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L'Enfer
L'Enfer
L'Enfer
Livre électronique277 pages4 heures

L'Enfer

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À propos de ce livre électronique

"L'Enfer" nous plonge dans un univers etrange dès la première page. Un homme désabusé, las, blasé, echoue dans un hôtel de province, se vautre dans sa chambre. On sent qu’il n’a gout à rien, qu’il est fatigué de la vie, de l’amour. On ne sait rien de lui, ni son nom, juste son âge, la trentaine. Des bruits venant de la pièce d’à coté attirent son attention. Il se lève, intrigué, et remarque en hauteur, sous le plafond, un trou qui lui permet de voir dans la chambre voisine. Et c’est là qu’il regardera, plusieurs jours durant, avec une fascination qui va le detruire, tous les episodes possibles de la vie humaine. Sexe, plaisir, adultère, décès, accouchement, homosexualité, creation artistique, mensonges : rien ne nous est epargné. On devient voyeur par le prisme du héros qui reprend gout à la vie petit à petit, mais qui perd pied en même temps.

Le roman d'Henri Barbusse fait scandale à sa sortie en 1908, par sa modernité et son audace. Depuis, il est tombé dans l’oubli. "L'Enfer" reste un très beau moment de lecture. À decouvrir !
LangueFrançais
ÉditeurE-BOOKARAMA
Date de sortie9 oct. 2024
ISBN9788829587650
L'Enfer
Auteur

Henri Barbusse

Henri Barbusse (1873-1935) was a novelist and member of the French Communist Party. Born in Asnières-sur-Seine, he moved to Paris at 16. There, he published his first book of poems, Pleureuses (1895) and embarked on a career as a novelist and biographer. In 1914, at the age of 41, Barbusse enlisted in the French Army to serve in the First World War, for which he would earn the Croix de guerre. His novel Under Fire (1916) was inspired by his experiences in the war, which scarred him and influenced his decision to become a pacifist. In 1918, he moved to Moscow, where he joined the Bolshevik Party and married a Russian woman. Barbusse briefly returned to France, joining the French Communist Party in 1923, before moving back to Russia to work as a writer whose purpose was to support Bolshevism, illuminate the dangers of capitalism, and inspire revolutionary movements worldwide. In addition to his writing, Barbusse took part in the World Committee Against War and Fascism and the International Youth Congress, as well as worked as an editor for Monde, Progrès Civique, and L’Humanité. His final work was a biography of Joseph Stalin, which appeared in 1936 after his death from pneumonia in Moscow. Buried in Paris, his funeral was attended by a half million mourners. Among his many friends and colleagues were Egon Kisch, Albert Einstein, and Romain Rolland.

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    Aperçu du livre

    L'Enfer - Henri Barbusse

    L'ENFER

    Chapitre 1

    L’hôtesse, M me Lemercier, me laissa seul dans ma chambre, après m’avoir rappelé en quelques mots tous les avantages matériels et moraux de la pension de famille Lemercier.

    Je m’arrêtai, debout, en face de la glace, au milieu de cette chambre où j’allais habiter quelque temps. Je regardai la chambre et me regardai moi-même.

    La pièce était grise et renfermait une odeur de poussière. Je vis deux chaises dont l’une supportait ma valise, deux fauteuils aux maigres épaules et à l’étoffe grasse, une table avec un dessus de laine verte, un tapis oriental dont l’arabesque, répétée sans cesse, cherchait à attirer les regards. Mais à ce moment du soir, ce tapis avait la couleur de la terre.

    Tout cela m’était inconnu ; comme je connaissais tout cela, pourtant : ce lit de faux acajou, cette table de toilette, froide, cette disposition inévitable des meubles, et ce vide entre ces quatre murs…

    * * *

    La chambre est usée ; il semble qu’on y soit déjà infiniment venu. Depuis la porte jusqu’à la fenêtre, le tapis laisse voir la corde : il a été piétiné, de jour en jour, par une foule. Les moulures sont, à hauteur des mains, déformées, creusées, tremblées, et le marbre de la cheminée s’est adouci aux angles. Au contact des hommes, les choses s’effacent, avec une lenteur désespérante.

    Elles s’obscurcissent aussi. Peu à peu, le plafond s’est assombri comme un ciel d’orage. Sur les panneaux blanchâtres et le papier rose, les endroits les plus touchés sont devenus noirs : le battant de la porte, le tour de la serrure peinte du placard et, à droite de la fenêtre, le mur, à la place où l’on tire les cordons des rideaux. Toute une humanité est passée ici comme de la fumée. Il n’y a que la fenêtre qui soit blanche.

    … Et moi ? Moi, je suis un homme comme les autres, de même que ce soir est un soir comme les autres.

    * * *

    Depuis ce matin, je voyage ; la hâte, les formalités, les bagages, le train, les souffles des diverses villes.

    Un fauteuil est là ; j’y tombe ; tout devient plus tranquille et plus doux.

    Ma venue définitive de province à Paris marque une grande phase dans ma vie. J’ai trouvé une situation dans une banque. Mes jours vont changer. C’est à cause de ce changement que, ce soir, je m’arrache à mes pensées courantes et que je pense à moi.

    J’ai trente ans ; ils sonneront le premier jour du mois prochain. J’ai perdu mon père et ma mère il y a dix-huit ou vingt ans. L’événement est si lointain qu’il est insignifiant. Je ne me suis pas marié ; je n’ai pas d’enfants et n’en aurai pas. Il y a des moments où cela me trouble : lorsque je réfléchis qu’avec moi finira une lignée qui dure depuis l’humanité.

    Suis-je heureux ? Oui ; je n’ai ni deuil, ni regrets, ni désir compliqué ; donc, je suis heureux. Je me souviens que, du temps où j’étais enfant, j’avais des illuminations de sentiments, des attendrissements mystiques, un amour maladif à m’enfermer en tête à tête avec mon passé. Je m’accordais à moi-même une importance exceptionnelle ; j’en arrivais à penser que j’étais plus qu’un autre ! Mais tout cela s’est peu à peu noyé dans le néant positif des jours.

    * * *

    Me voici maintenant.

    Je me penche de mon fauteuil pour être plus près de la glace, et je me regarde bien.

    Plutôt petit, l’air réservé (quoique je sois exubérant à mes heures) ; la mise très correcte ; il n’y a, dans mon personnage extérieur, rien à reprendre, rien à remarquer.

    Je considère de près mes yeux qui sont verts, et qu’on dit généralement noirs, par une aberration inexplicable.

    Je crois confusément à beaucoup de choses ; par dessus tout, à l’existence de Dieu, sinon aux dogmes de la religion ; celle-ci présente cependant des avantages pour les humbles et les femmes, qui ont un cerveau moindre que celui des hommes.

    Quant aux discussions philosophiques, je pense qu’elles sont absolument vaines. On ne peut rien contrôler, rien vérifier. La vérité, qu’est-ce que cela veut dire ?

    J’ai le sens du bien et du mal ; je ne commettrais pas d’indélicatesse, même certain de l’impunité. Je ne saurais non plus admettre la moindre exagération en quoi que ce soit.

    Si chacun était comme moi, tout irait bien.

    * * *

    Il est déjà tard. Je ne ferai plus rien aujourd’hui. Je reste assis là, dans le jour perdu, vis-à-vis d’un coin de la glace. J’aperçois, dans le décor que la pénombre commence à envahir, le modelé de mon front, l’ovale de mon visage et, sous ma paupière clignante, mon regard par lequel j’entre en moi comme dans un tombeau.

    La fatigue, le temps morne (j’entends de la pluie dans le soir), l’ombre qui augmente ma solitude et m’agrandit malgré tous mes efforts et puis quelque chose d’autre, je ne sais quoi, m’attristent. Cela m’ennuie d’être triste. Je me secoue. Qu’y a-t-il donc ? Il n’y a rien. Il n’y a que moi.

    * * *

    Je ne suis pas seul dans la vie comme je suis seul ce soir. L’amour a pris pour moi la figure et les gestes de ma petite Josette. Il y a longtemps que nous sommes ensemble ; il y a longtemps que, dans l’arrière-boutique de la maison de modes où elle travaille, à Tours, voyant qu’elle me souriait avec une persistance singulière, je lui ai saisi la tête et l’ai embrassée sur la bouche, – et ai trouvé brusquement que je l’aimais.

    Je ne me rappelle plus bien maintenant le bonheur étrange que nous avions à nous déshabiller. Il y a, il est vrai, des moments où je la désire aussi follement que la première fois ; c’est surtout quand elle n’est pas là. Quand elle est là, il y a des moments où elle me dégoûte.

    Nous nous retrouverons là-bas, aux vacances. Les jours où nous nous reverrons avant de mourir, nous pourrions les compter… si nous osions.

    Mourir ! L’idée de la mort est décidément la plus importante de toutes les idées.

    Je mourrai un jour. Y ai-je jamais pensé ? Je cherche. Non, je n’y ai jamais pensé. Je ne peux pas. On ne peut pas plus regarder face à face la destinée que le soleil, et pourtant, elle est grise.

    Et le soir vient comme viendront tous les soirs, jusqu’à celui qui sera trop grand.

    * * *

    Mais voilà que, tout d’un coup, je me suis dressé, chancelant, dans un grand battement de mon cœur comme dans un battement d’ailes…

    Quoi donc ? Dans la rue, un son de cor a éclaté, un air de chasse… Apparemment, quelque piqueur de grande maison, debout près d’un comptoir de cabaret, les joues gonflées, la bouche impérieusement serrée, l’air féroce, émerveille et fait taire l’assistance.

    Mais ce n’est pas seulement cela, cette fanfare qui retentit dans les pierres de la ville… Quand j’étais petit, à la campagne où j’ai été élevé, j’entendais cette sonnerie, au loin, sur les chemins des bois et du château. Le même air, la même chose exactement ; comment cela peut-il être si infiniment pareil ?

    Et malgré moi, ma main est venue sur mon cœur avec un geste lent et tremblant.

    Autrefois… aujourd’hui… ma vie… mon cœur… moi ! Je pense à tout cela, tout d’un coup, sans raison, comme si j’étais devenu fou.

    * * *

    … Depuis autrefois, depuis toujours, qu’ai-je fait de moi ? Rien, et je suis déjà sur la pente. Ah ! parce que ce refrain m’a rappelé le temps passé, il me semble que c’est fini de moi, que je n’ai pas vécu, et j’ai envie d’une espèce de paradis perdu.

    Mais, j’aurai beau supplier, j’aurai beau me révolter, il n’y aura plus rien pour moi ; je ne serai, désormais, ni heureux, ni malheureux. Je ne peux pas ressusciter. Je vieillirai aussi tranquille que je le suis aujourd’hui dans cette chambre où tant d’êtres ont laissé leur trace, où aucun être n’a laissé la sienne.

    Cette chambre, on la retrouve à chaque pas. C’est la chambre de tout le monde. On croit qu’elle est fermée, non : elle est ouverte aux quatre vents de l’espace. Elle est perdue au milieu des chambres semblables, comme de la lumière dans le ciel, comme un jour dans les jours, comme moi partout.

    Moi, moi ! Je ne vois plus maintenant que la pâleur de ma figure, aux orbites profondes, enterrée dans le soir, et ma bouche pleine d’un silence qui doucement, mais sûrement, m’étouffe et m’anéantit.

    Je me soulève sur mon coude comme sur un moignon d’aile. Je voudrais qu’il m’arrivât quelque chose d’infini !

    * * *

    Je n’ai pas de génie, de mission à remplir, de grand cœur à donner. Je n’ai rien et je ne mérite rien. Mais je voudrais, malgré tout, une sorte de récompense…

    De l’amour ; je rêve une idylle inouïe, unique, avec une femme loin de laquelle j’ai jusqu’ici perdu tout mon temps, dont je ne vois pas les traits, mais dont je me figure l’ombre, à côté de la mienne, sur la route.

    De l’infini, du nouveau ! Un voyage, un voyage extraordinaire où me jeter, où me multiplier. Des départs luxueux et affairés au milieu de l’empressement des humbles, des poses lentes dans des wagons roulant de toute leur force comme le tonnerre, parmi les paysages échevelés et les cités brusquement grandissantes comme du vent.

    Des bateaux, des mâts, des manœuvres commandées en langues barbares, des débarquements sur des quais d’or, puis des faces exotiques et curieuses au soleil, et, vertigineusement ressemblants, des monuments dont on connaissait les images et qui, à ce qu’il semble dans l’orgueil du voyage, sont venus près de vous.

    Mon cerveau est vide ; mon cœur est tari ; je n’ai personne qui m’entoure, je n’ai jamais rien trouvé, pas même un ami ; je suis un pauvre homme échoué pour un jour sur le plancher d’une chambre d’hôtel où tout le monde vient, d’où tout le monde s’en va, et pourtant, je voudrais de la gloire ! De la gloire mêlée à moi comme une étonnante et merveilleuse blessure que je sentirais et dont tous parleraient ; je voudrais une foule où je serais le premier, acclamé par mon nom comme par un cri nouveau sous la face du ciel.

    Mais je sens retomber ma grandeur. Mon imagination puérile joue en vain avec ces images démesurées. Il n’y a rien pour moi : il n’y a que moi, qui, dépouillé par le soir, monte comme un cri.

    L’heure m’a rendu presque aveugle. Je me devine dans la glace plus que je ne me vois. Je vois ma faiblesse et ma captivité. Je tends en avant, du côté de la fenêtre, mes mains aux doigts tendus, mes mains, avec leur aspect de choses déchirées. De mon coin d’ombre, je lève ma figure jusqu’au ciel. Je m’affaisse en arrière et m’appuie sur le lit, ce grand objet qui a une vague forme vivante, comme un mort. Mon Dieu, je suis perdu. Ayez pitié de moi ! Je me croyais sage et content de mon sort ; je disais que j’étais exempt de l’instinct du vol ; hélas, hélas, ce n’est pas vrai, puisque je voudrais prendre tout ce qui n’est pas à moi.

    Chapitre 2

    Le son du cor a cessé depuis longtemps. La rue, les maisons, se sont calmées. Silence. Je passe ma main sur mon front. Cet accès d’attendrissement est fini. Tant mieux. Je reprends mon équilibre par un effort de volonté.

    Je m’assois à ma table, et tire de ma serviette, qu’on y a déposée, des papiers. Il faut les lire, les ranger.

    Quelque chose m’aiguillonne ; je vais gagner un peu d’argent. Je pourrai en envoyer à ma tante, qui m’a élevé et qui m’attend toujours dans la salle basse où, l’après-midi, le bruit de sa machine à coudre est monotone et tuant comme celui d’une horloge, et où, le soir, auprès d’elle, il y a une lampe qui, je ne sais pourquoi, lui ressemble.

    Les papiers… Les éléments du rapport qui doit faire juger de mes aptitudes, et rendre définitive mon admission dans la banque Berton… M. Berton, celui qui peut tout pour moi, qui n’a qu’un mot à dire, M. Berton, le dieu de ma vie actuelle…

    Je m’apprête à allumer la lampe. Je frotte une allumette. Elle ne prend pas, le phosphore s’écaille, elle se casse. Je la jette, et, un peu las, j’attends…

    Alors j’entends un chant murmuré tout près de mon oreille.

    Il me semble que quelqu’un, penché sur mon épaule, chante pour moi, pour moi seul, confidentiellement.

    Ah ! une hallucination… Voilà que j’ai le cerveau malade… C’est la punition d’avoir trop pensé tout à l’heure.

    Je suis debout, la main crispée sur le bord de la table, étreint par une impression de surnaturel ; je flaire au hasard, la paupière battante, attentif et soupçonneux.

    Le chantonnement est là, toujours ; je ne m’en débarrasse pas. Ma tête se tourne… Il vient de la chambre d’à côté… Pourquoi est-il si pur, si étrangement proche, pourquoi me touche-t-il ainsi ? Je regarde le mur qui me sépare de la chambre voisine, et j’étouffe un cri de surprise.

    En haut, près du plafond, au-dessus de la porte condamnée, il y a une lumière scintillante. Le chant tombe de cette étoile.

    La cloison est trouée là, et par ce trou, la lumière de la chambre voisine vient dans la nuit de la mienne.

    Je monte sur mon lit. Je m’y dresse, les mains au mur, j’atteins le trou avec ma figure. Une boiserie pourrie, deux briques disjointes ; du plâtre s’est détaché ; une ouverture se présente à mes yeux, large comme la main, mais invisible d’en bas, à cause des moulures.

    Je regarde… je vois… La chambre voisine s’offre à moi, toute nue.

    Elle s’étend devant moi, cette chambre qui n’est pas à moi… La voix qui chantait s’en est allée ; ce départ a laissé la porte ouverte, presque encore remuante. Il n’y a dans la chambre qu’une bougie allumée qui tremble sur la cheminée.

    Dans le lointain, la table semble une île. Les meubles bleuâtres, rougeâtres, m’apparaissent de vagues organes, obscurément vivants, disposés là.

    Je contemple l’armoire, confuses lignes brillantes et dressées, les pieds dans l’ombre ; le plafond, le reflet du plafond dans la glace, et la fenêtre pâle qui est sur le ciel comme une figure.

    Je suis rentré dans ma chambre, – comme si, en vérité, j’en étais sorti, – étonné d’abord, toutes les idées brouillées, jusqu’à oublier qui je suis.

    Je m’assois sur mon lit, je réfléchis à la hâte, un peu tremblant, oppressé par l’avenir…

    Je domine et je possède cette chambre… Mon regard y entre. J’y suis présent. Tous ceux qui y seront, y seront, sans le savoir, avec moi. Je les verrai, je les entendrai, j’assisterai pleinement à eux comme si la porte était ouverte !

    * * *

    Un instant après, dans un long frisson, j’ai haussé ma figure jusqu’au trou, et j’ai de nouveau regardé.

    La bougie est éteinte, mais quelqu’un est là.

    C’est la bonne. Elle est entrée sans doute pour ranger la chambre, puis elle s’est arrêtée.

    Elle est seule. Elle est tout près de moi. Je ne vois pas très bien pourtant l’être vivant qui bouge, peut-être parce que je suis ébloui de le voir si réel : tablier bleu azuré, d’une couleur presque nocturne, et qui, devant elle, tombe aussi comme les rayons du soir ; poignets blancs, mains plus sombres, à cause du travail. La figure est indécise, noyée, et pourtant saisissante. L’œil y est caché, et pourtant il rayonne ; les pommettes saillent et brillent ; une courbe du chignon luit au-dessus de la tête comme une couronne.

    Tout à l’heure, sur le palier, j’ai entrevu cette fille qui, pliée, frottait la rampe, sa figure enflammée proche de ses grosses mains. Je l’ai trouvée repoussante, à cause de ses mains noires, et des besognes poussiéreuses où elle se penche et s’accroupit… Je l’ai aperçue aussi dans un couloir. Elle allait devant moi, balourde, des cheveux traînant, laissant siller une odeur fade de toute sa personne qu’on sentait grise et empaquetée dans du linge sale.

    * * *

    Et maintenant, je la regarde. Le soir écarte doucement la laideur, efface la misère, l’horreur ; change, malgré moi, la poussière en ombre, comme une malédiction en bénédiction. Il ne reste d’elle qu’une couleur, une brume, une forme ; pas même : un frisson et le battement de son cœur. D’elle, il ne reste plus qu’elle.

    C’est qu’elle est seule. Chose inouïe, un peu divine, elle est vraiment seule. Elle est dans cette innocence, dans cette pureté parfaite : la solitude.

    Je viole sa solitude, des yeux, mais elle n’en sait rien, et elle n’est pas violée.

    Elle va vers la fenêtre, les yeux s’éclaircissant, les mains ballantes, le tablier céleste. Sa figure et le haut de sa personne sont illuminés ; il semble qu’elle soit dans le ciel.

    Elle s’assoit sur le canapé, grand, bas, rouge sombre, qui occupe le fond de la pièce près de la fenêtre. Son balai est appuyé à côté d’elle.

    Elle tire une lettre de sa poche, la lit. Cette lettre est, dans le crépuscule, la plus blanche des choses qui existent. La double feuille remue entre les doigts qui la tiennent précautionneusement, – comme une colombe dans l’espace.

    Elle a porté à sa bouche la lettre palpitante, l’a embrassée.

    De qui cette lettre ? Pas de sa famille ; une fille ne garde pas, lorsqu’elle est femme, de piété filiale assez forte pour embrasser une lettre de ses parents. Un amant, un fiancé, oui… Je ne sais pas le nom de l’aimé que beaucoup savent peut-être ; mais j’assiste à l’amour comme personne de vivant ne l’a fait. Et ce simple geste d’embrasser ce papier, ce geste enseveli dans une chambre, ce geste dépouillé et écorché par l’ombre, a quelque chose d’auguste et d’effrayant.

    Elle s’est levée et approchée tout contre la fenêtre, la lettre blanche pliée dans sa main grise.

    Le soir s’épaissit partout, et il me semble que je ne sais plus ni son âge, ni son nom, ni le métier qu’elle fait par hasard ici-bas, ni rien d’elle, ni rien… Elle regarde l’immensité pâle qui la touche. Ses yeux luisent ; on dirait qu’ils pleurent, mais non, ils ne débordent que de clarté. Les yeux ne sont pas de la lumière par eux-mêmes ; ils ne sont que toute la lumière. Qu’est-ce qu’elle serait, cette femme, si la réalité fleurissait sur la terre ?

    Elle a soupiré et elle a gagné la porte à pas lents. La porte s’est refermée comme quelque chose qui tombe.

    Elle est partie sans avoir fait rien d’autre que lire sa lettre et l’embrasser.

    * * *

    Je suis retourné dans mon coin, seul, plus grandement seul qu’avant. La simplicité de cette rencontre m’a divinement troublé. Ce n’était pourtant là qu’un être, un être comme moi. Rien n’est-il donc plus doux et plus fort que d’approcher un être, quel qu’il soit ?

    Cette femme intéresse ma vie intime, elle participe à mon cœur. Comment, pourquoi ? Je ne sais pas… Mais quelle importance elle a prise !… Non par elle-même : je ne la connais pas et ne me soucie pas de la connaître ; mais par la seule valeur de son existence un instant révélée, par l’exemple d’elle, par le sillage de sa présence réelle, par le vrai bruit de ses pas.

    Il me semble que le rêve surnaturel que j’avais tout à l’heure est exaucé, et que ce que j’appelais d’infini est arrivé. Ce que m’a offert sans le savoir cette femme qui vient de passer profondément sous mes yeux, en me montrant son baiser nu, n’est-ce pas l’espèce de beauté qui règne, et dont le reflet vous couvre de gloire ?

    * * *

    La sonnerie du dîner a retenti parmi l’hôtel.

    Ce rappel à la réalité quotidienne et aux occupations usuelles change momentanément le cours de mes pensées. Je m’apprête, pour descendre à table. J’endosse un gilet de fantaisie, un vêtement sombre. Je pique une perle à ma cravate. Mais, bientôt je m’arrête et je prête l’oreille, à côté – au loin – espérant entendre encore un bruit de pas ou de voix humaine.

    En accomplissant les gestes qu’il faut, je continue à subir l’obsession du grand événement qui est survenu : cette apparition.

    Je suis descendu parmi ceux qui habitent avec moi la maison. Dans la salle à manger, marron et or, pleine de lumières, je me suis assis à la table d’hôte. C’est un scintillement général, un brouhaha, le grand empressement vide du début des repas. Beaucoup de personnes sont là, qui prennent place, avec la discrétion d’une société bien élevée. Sourires partout, bruit des chaises mises au point, paroles éparses s’aventurant, voix se cherchant et reprenant contact, dialogues s’amorçant… Puis le concert des couverts et des assiettes s’installe, régulier et grandissant.

    Mes deux voisins causent chacun de leur côté. J’entends leur murmure qui m’isole. Je lève les yeux. En face de moi s’alignent des fronts luisants, des yeux brillants, des cravates, des corsages, des mains occupées en avant, sur la table éclatante de blancheur. Toutes ces choses attirent mon attention et la rebutent en même temps.

    Je ne sais pas ce que pensent ces gens ; je ne sais pas ce qu’ils sont ; ils se cachent les uns aux autres et se gardent. Je me heurte à leur lumière, aux fronts comme à des bornes.

    Bracelets, colliers, bagues… Les gestes étincelants de bijoux me repoussent aussi loin que le feraient les étoiles. Une jeune fille me regarde de son œil bleu et vague. Qu’est-ce que je peux contre cette espèce de saphir ?

    On parle, mais ce bruit laisse chacun à soi-même, et m’assourdit, comme la lumière m’a aveuglé.

    Pourtant, ces gens, parce qu’ils ont, au hasard de la conversation, pensé à des choses qui leur tenaient à cœur, se sont, à certains moments, montrés comme s’ils étaient seuls. J’ai reconnu cette vérité-là et j’ai pâli d’un souvenir.

    On a parlé d’argent ; la conversation s’est généralisée sur ce sujet et l’assistance a été remuée d’une impression d’idéal. Un rêve de saisir et de toucher a transparu dans les yeux, à fleur d’eau, comme un

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