Vivre (12)
Par Sophie Laroche
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À propos de ce livre électronique
Il parle de l'accident, et des jours qui ont suivi: leur copain Zach, toujours dans le coma, Noah, si différent depuis. Il raconte le regard des autres, la difficulté de revenir à une vie normale, après «ça».
Mais Nathan ne répond pas.
Nathan est mort.
Mort dans ce virage...
Une fraction de seconde où quatre vies ont basculé à jamais. À cause de l’alcool au volant. Pour quelques verres en trop, Félix a mis le V du verbe Vivre entre parenthèses. Ivre, il a cessé de Vivre. Il va pourtant bien falloir continuer. Survivre à l’absence de l’un, espérer la guérison de l’autre. Se supporter les uns les autres. Se supporter soi-même. Si c’est encore possible…
Sophie Laroche
Née en 1970, Sophie Laroche a grandi au bord de la mer, à Wimereux, dans le Pas-de-Calais. Après des années de journalisme, elle se consacre à l’écriture pour la jeunesse, la rédaction d’articles comme pigiste pour un magazine féminin et les rencontres dans les écoles. C’est indéniable, Sophie Laroche sait écrire pour la jeunesse. N’hésitant aucunement à aborder des thèmes graves, elle n’a cependant pas besoin d’être moralisatrice, les légèretés et gravités de ses romans suffiront à ce que le message soit compris par les jeunes lecteurs. La plume de Sophie Laroche est une vraie découverte.
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Aperçu du livre
Vivre (12) - Sophie Laroche
À Bertrand, mon amour
« Tu me manquais déjà, et ce n’était que le début. Il ne manquait que toi, notre cher disparu. »
Bénabar, Le fou rire
Chapitre 1
Un jeudi sans cours, ça devrait être une bonne nouvelle, non ? Surtout qu’on enchaîne deux heures de physique-chimie, ce jour-là, et que, tous les deux, on déteste ça.
Enfin, on détestait ça.
Un jeudi sans cours, c’est cool pour n’importe qui, non ? Seulement, toi et moi, on n’est plus « n’importe qui ».
Moi, parce que je me suis cassé un bras samedi soir dernier, dans un terrible accident de voiture.
Et toi, parce que tu… tu… Toi, tu es mort.
Il va falloir que je me le répète pour y croire vraiment. Et encore, je ne suis pas sûr que ça suffira. Même si, depuis samedi soir, tout le monde n’arrête pas de me répéter l’info. C’est Noah qui me l’a balancée en premier. Jamais je ne l’oublierai.
— Shit, Nathan ne respire plus ! Je crois qu’il est mort.
Puis les pompiers l’ont établi, les médecins l’ont confirmé, mes parents me l’ont pleuré. (Je n’avais jamais vu mon père en larmes, je n’ai pas su comment réagir.)
Même les yeux des gens me le répètent. J’ai bien vu, même si je sors peu, comment ils me regardent. Tu sais, c’est un des jeunes qui… Oui, la voiture, samedi… Le voisin du coin de la rue m’a même demandé comment j’allais. Oui, t’as bien entendu, ce vieux bonhomme qui me snobait depuis que, tous les deux, on avait fait exploser la vitre de sa cuisine avec notre ballon de football, il y a sept ans. Il me reparle, le petit vieux du coin de la rue. Eh bien, tu vois, Nathan, même si je suis pour les bonnes relations entre générations, je préférais quand il me méprisait et que toi tu vivais. Pas le contraire.
Ce matin, histoire de s’assurer que j’ai bien compris le message, ma mère veut que je délaisse ma bonne vieille paire de jeans troués pour rentrer dans ce costume de pingouin : cravate noire sur chemise blanche, pantalon et veste sombres. Ça fait un peu officiel tout ça et c’est difficile à enfiler avec un bras dans le plâtre. Mais je n’ai pas le choix, c’est aujourd’hui qu’on célèbre nos adieux officiels, il faut que je marque le coup côté look.
Toujours dans la même logique, ma mère insiste : il faudra que je vienne m’asseoir à côté d’elle, au premier rang de l’église. Mais moi, j’en ai pas envie. Nathan, mon ami, mon frère, mon double et ma moitié… Nathan, moi, aujourd’hui, j’ai tout simplement pas envie d’aller à ton enterrement.
Finalement, je préfère la physique-chimie.
Il me serre, en plus, ce fichu costume. Enfin, surtout le nœud de cravate. À moins que ce soit cette boule que j’ai dans la gorge depuis… Depuis quoi ? Comment doit-on dire : l’accident ? la sortie de route ? le retour du party chez John ?
Ta mort ?
Oui, je crois que c’est le mieux adapté : la boule que j’ai dans la gorge depuis ta mort.
Arrivé devant l’église, mon père ne trouve pas de place pour se garer. Je suis tenté de lui dire : C’est un signe, partons ! mais je me tais. Pas parce que je suis courageux, loin de là. Simplement parce que l’idée de rester une minute de plus dans la voiture me donne des palpitations. Tu sais, je suis monté à l’arrière, j’avais trop peur d’être devant, de voir la route défiler à travers le pare-brise. C’est si vite arrivé, un coup de volant, un virage mal négocié et… et on enterre son meilleur ami.
Ouais, t’as raison, assis derrière, ce n’est pas plus sûr, Zach ne te dira pas le contraire. C’est vrai que, pour l’instant, il ne « dit » pas grand-chose, Zach.
Le parvis de l’église est noir de monde et, pourtant, un chemin s’ouvre devant nous. Tu sais, comme dans les films, quand les « méchants » arrivent : les gens se taisent et s’écartent sur leur passage. Enfin, on imagine qu’ils se taisent, parce qu’en général, à ce moment-là, le technicien du son envoie une musique de fond hyper stressante. Ma famille et moi, on est parmi les personnages principaux de ce mauvais film, je tiens mon rôle comme je peux. (Mais le meilleur, c’est toi. Dans le rôle du mort… Applaudissez-le bien fort ! Nathan Boisvert ! ! ! !) Nous entrons dans l’église, nous remontons l’allée jusqu’aux premiers rangs et leurs bancs réservés pour les proches. Je me fais la réflexion — idiote ! — que ce ne sont pas forcément les meilleures, les places VIP. J’aimerais mieux aller me caser au fond, avec tous ces élèves de l’école qui te connaissaient si mal, qui se souviennent de ton visage uniquement pour l’avoir vu dans les journaux et les bulletins de nouvelles télévisés des derniers jours. Ils sont là simplement pour pouvoir dire J’y étais ou rater un cours d’anglais. Léa m’adresse un signe de la main. Je ne sais pas ce que ça signifie. Ma petite amie veut-elle me montrer qu’elle compatit ? Depuis l’accident, elle m’a laissé des tonnes de messages sur mon cellulaire. Je n’ai pas répondu. Pas envie. Une histoire d’amour, c’est la vie, et je ne suis plus dans la vie. Surtout pas à cet instant. J’ignore son geste.
Ta famille est déjà assise dans la rangée de droite. Mon père m’attrape par le bras — valide — et me pousse pour que je m’installe sur un banc à gauche. Heureusement… Je ne suis pas du tout prêt à supporter le regard de ta mère. Je ne veux pas le croiser, même une fraction de seconde.
Je sursaute quand l’orgue commence à jouer, comme si j’étais pris en faute. Flagrant délit de quoi ? De chagrin ? De colère ? J’en sais rien, mais qu’est-ce que je souffre… Pas le temps de m’apitoyer sur mon pauvre sort, tu fais ton entrée ! Hé, c’est quand même toi la vedette, aujourd’hui. J’ai mal, si mal, en voyant le cercueil remonter l’allée, porté par tes amis. Ils y sont tous, ou presque. Bien entendu, ton frère est devant. Tu le connais, il faut toujours qu’il joue les gros bras. En face de lui, Noah tient parfaitement son rôle. C’est sans doute parce qu’il était dans la voiture qu’il a eu droit à l’autre place devant. Amis dans la vie, amis dans la mort. Sans ce maudit bras cassé, je te porterais aussi. Pas une larme sur le visage de Noah, les yeux au loin, comme s’il fixait quelque chose ou quelqu’un derrière le prêtre. J’ai vérifié, il n’y a personne. (Dieu, si tu es là, c’est un peu tard. C’est samedi soir qu’on avait besoin d’un miracle.) Noah ne me regarde même pas quand il passe à ma hauteur. Solennel. Fier. Comme les cinq autres porteurs. Triste ? Sûrement, mais il ne le montre pas. Je les examine bien, pour essayer de ne pas te voir, toi. Ne pas te deviner dans cette boîte en sapin trop banale pour être ton dernier lit. Pas même un graffiti dessus ! Pas même un « J’aime les profs, surtout absents ! » gravé à la pointe du compas. Non, ce n’est pas toi.
Soudain, j’ai une idée loufoque : et si je lui faisais une jambette, à ce fier-à-bras de Noah ? À terre, le champion, et moi, je lui pique sa place, je te relève et on se pousse en courant ! Il faut bien que tu sois là, tout près de moi, pour que me prenne cette envie de blague idiote. Mon bras m’élance un peu plus, rappel efficace à la vraie vie. Je ne ferai pas tomber Noah, je suis un mauvais copain jusqu’au bout, pas même en état de te porter le jour de ton dernier hommage. Alors, je me recroqueville un peu plus sur mon banc et je les écoute parler de toi.
Ton père. Il est si digne. Un roc, tu me disais souvent, mi-agacé, mi-admiratif.
Ton grand frère et ta petite sœur, qui nous emmènent dans un voyage tendre et drôle à travers vos souvenirs d’enfance. Romy sourit et pleure en même temps, elle est si touchante. Je suis certain que la main de Luc sur son épaule, protectrice et écrasante, t’énerve. Il a toujours voulu être le premier, celui qui décide, celui qui guide, celui qui veille. Il y est toujours parvenu. Ce matin, ce côté grand frère qui supervise tout me rassure. Romy te murmure un tendre Je t’aime, Nathan, tout en posant sa main sur celle de son aîné. Tu as toujours été son frère préféré, tu le sais. Normal, me diras-tu. Luc est une grande gueule. C’est vrai. Mais je t’assure qu’il ne joue pas au fier en évoquant vos nuits de camping, tes descentes à ski, le jour où… Où il t’a appris à conduire ? ! ? Excuse-moi, il faut être un crétin fini pour parler de ta façon de conduire un tel jour. Tu l’as entendu, toi aussi, raconter ta première sortie, hésitante et saccadée, dans la vieille voiture hoquetante de votre grand-père ? Devant une assistance interloquée.
Tu m’as souvent dit que ton frère, si brillant en classe, avait une façon bien à lui de se montrer idiot. Jusque-là, je n’avais pas compris, mais je crois que, maintenant, je sais ce que tu essayais de m’expliquer.
Ta mère ne prend pas la parole. Pas nécessaire. Ses yeux racontent tout. Quand je croise enfin son regard, je ne peux pas lire plus loin que le premier chapitre, c’est trop dur.
Lili-Rose est fidèle à elle-même : amoureuse et classe. T’as vraiment de la chance de l’avoir connue… « De la chance » ? Mais je m’entends ? Me voilà aussi débile que ton frère. Un chanceux refroidi. Un chanceux qu’on sort de l’église, puis qu’on porte en terre. Que doit-on murmurer quand on jette une pelletée de terre sur le cercueil de son meilleur ami ?
Pardon.
C’est un peu court.
Alors, je repense à cette blague idiote qui nous faisait tant rire, enfants. Il y a un poisson rouge et un sous-marin qui se rentrent dedans. Qui est en tort ? Le sous-marin, parce qu’il n’avait rien à faire dans le bocal ! Notre blague rien qu’à nous. Nos fous rires à huit ans, les mêmes en soirées, quelques années plus tard, cette fois avec juste un peu plus d’alcool que de jus d’orange dans le sang. (Saloperie d’alcool.) Je te raconte une dernière fois notre histoire drôle, mais je ne peux pas aller jusqu’à la chute. C’est moi qui tombe.
Noah me rattrape par le bras avant que je ne touche le sol. Le bras blessé, bien entendu, il est toujours aussi délicat, notre copain. Il me serre contre lui, me tapote le dos. Amis à la vie, à la mort. Merde, les enfants devraient réfléchir à deux fois avant de se lancer des promesses pareilles ! J’aurais préféré que, ce jour-là, dans la cabane de nos dix ans, avec Noah et Zach, on s’engage « À la vie, à la vie ! » Je suis sûr que Zachary serait d’accord avec moi. Mais, pour ça, il faudrait que je puisse le lui demander, et donc qu’il se réveille. Même le jour de ton enterrement, Zach dort. Officiellement, il est dans le coma. Mais je préfère « dort ». « C’est un euphémisme », nous expliquerait notre prof de français.
Ta mère, elle, ne fait pas dans l’euphémisme quand elle me tombe dessus