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L'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques
L'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques
L'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques
Livre électronique411 pages6 heures

L'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques

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Extrait : "Dans le tumulte des idées contradictoires qui nous assiègent, c'est une excellente règle d'hygiène morale pour chacun de nous, de se rendre compte de temps en temps de l'état de ses propres croyances, de recueillir sa conscience errante à travers les systèmes et les livres, dispersée au dehors par l'agitation de la vie ou par la curiosité..."
LangueFrançais
ÉditeurLigaran
Date de sortie9 févr. 2015
ISBN9782335031195
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    L'Idée de Dieu et ses nouveaux critiques - Ligaran

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    EAN : 9782335031195

    ©Ligaran 2015

    Avant-propos

    L’accueil qui a été fait à ce livre, dès son apparition, nous autorise à croire qu’il répondait à certaines préoccupations de l’esprit public, et que la raison n’a pas encore pris son parti, comme on le lui conseille, de renoncer aux problèmes de cet ordre. C’est là un symptôme favorable au succès des idées que nous défendons, en même temps qu’un précieux encouragement pour nos études.

    La Préface de la première édition annonçait la publication prochaine d’un autre ouvrage sous ce titre : La Nature et Dieu, où l’auteur devait essayer de rétablir sur ce point, dans sa légitimité scientifique, la doctrine spiritualiste, gravement menacée par les théories contemporaines.

    Mais il en est de ces hautes questions de la métaphysique comme des montagnes que l’on essaye de gravir : elles ont leurs illusions de perspective et leurs mirages. À mesure que l’on pense approcher du but par un plus grand effort, on dirait que le but, de loin entrevu, monte lui-même et recule plus haut.

    C’est peut-être aussi qu’en avançant dans la vie philosophique, on mesure mieux la difficulté scientifique des problèmes et l’étendue des recherches que chacun d’eux comporte. Je ne désespère pas cependant d’atteindre bientôt le terme que je me suis dès longtemps proposé. Le public nous a rendu le courage facile et la tâche aisée par la rapide faveur avec laquelle il a bien voulu accueillir nos efforts, comme par les sympathies dont il a entouré la chaire de la Sorbonne, où il nous a été donné de soutenir la même cause. Nous saisissons avec empressement cette occasion de remercier nos amis inconnus.

    CHAPITRE I

    Les origines de la philosophie nouvelle

    I

    Dans le tumulte des idées contradictoires qui nous assiègent, c’est une excellente règle d’hygiène morale pour chacun de nous, de se rendre compte de temps en temps de l’état de ses propres croyances, de recueillir sa conscience errante à travers les systèmes et les livres, dispersée au dehors par l’agitation de la vie ou par la curiosité. Il est bon de constater si notre manière de voir sur les questions fondamentales est restée la même ou si elle a insensiblement changé, sous quelles influences et jusqu’à quel point.

    S’il y a profit à se remettre ainsi au courant de ses propres pensées et à se ressaisir soi-même, n’y aurait-il pas profit plus grand encore à faire le même examen de conscience, non plus pour un homme, mais pour une génération tout entière ?

    Une nouvelle philosophie s’est élevée en France, dans ces derniers temps, par l’effet d’influences diverses et combinées, qu’il peut être intéressant d’analyser.

    La première, la plus active de ces influences, est celle que les grandes écoles allemandes ont exercée sur l’esprit français. Pour être juste, il faudrait commencer par Kant lui-même. Il est véritablement le père de la philosophie critique. C’est à lui que doit remonter la première responsabilité de ce mouvement général des intelligences qui les éloigne de plus en plus de la métaphysique. C’est lui qui a inspiré à nos contemporains cette défiance pour toute croyance qui dépasse les objets d’expérience. La condamnation rigoureuse des réalités transcendantes est le résultat le plus clair de la Critique de la Raison pure. – Notre tentation perpétuelle, selon Kant, notre incorrigible illusion est de transformer nos idées régulatrices, les formes de notre entendement en substances, en êtres. La raison obéit dans l’homme à la tendance presque irrésistible qui l’entraîne à l’unité. De là cette fureur de dogmatiser sur Dieu, sur l’âme et le monde, en créant au-delà des données de nos facultés expérimentales des unités artificielles, des centres de réalité indépendants de la pensée, des objets absolus. Tout cela est l’œuvre de la raison, qui devient la dupe de ses propres créations. Voilà le fond de l’argumentation de Kant qui se résume en ces deux objections ; 1° impossibilité de rien saisir au-delà du phénomène, impossibilité de rien connaître du noumène ; 2° contradictions radicales que s’inflige la raison à elle-même en dogmatisant sur Dieu, sur l’âme, sur l’univers et qui se traduisent dans les antinomies de la cosmologie, dans les hypothèses gratuites de la psychologie, dans les paralogismes de la théologie.

    Condamnation de la métaphysique, défiance à l’égard de nos plus hautes facultés qui s’entraînent elles-mêmes au-delà de leur juste portée, élimination de toute réalité qui n’est pas directement observable, toute la philosophie critique, et même les principes du Positivisme sont déjà là, dans la Critique de la Raison pure. À cette influence de Kant est venue se joindre celle de Hegel.

    On n’a pas conservé de la philosophie de Hegel ces grandes lois, si fortement liées entre elles, qui ont fait de cette philosophie la construction la plus originale du dix-neuvième siècle. L’être pur, identique au néant, se développant par un rythme à trois temps ; la nécessité qui impose à la Nature et à l’Histoire le mouvement géométrique de l’idée, scientifiquement déterminé ; le commencement, l’évolution, la conclusion de cette vaste dialectique ; tout ce qui constitue par les parties essentielles et les détails savamment enchaînés l’unité du système ; le réel et le rationnel, déclarés Identiques, le développement de l’idée réglant le développement de l’être, la logique et l’ontologie réduites à une seule et même science ; tout cela n’aurait que difficilement cours parmi des intelligences françaises. On y a provisoirement renoncé.

    Ce qu’on a gardé de Hegel, ce sont des habitudes d’esprit, des idées générales, des principes de critique, non rigoureusement enchaînés entre eux, mais d’autant plus puissants peut-être pour dissoudre les croyances spiritualistes. Un système, si spécieux qu’il soit, est toujours par quelque endroit artificiel et forcé. Au contraire, des vues isolées, flottantes, pénètrent bien plus facilement que le système lui-même dans les intelligences, moins en défiance, moins averties, si je puis dire.

    La négation du Dieu réel et vivant ; la thèse de la personnalité divine déclarée un non-sens, et ne souffrant même plus la discussion des penseurs sérieux ; l’idée d’un certain être indéterminé, placé à l’origine des choses, principe obscur qui se détermine par la succession des phénomènes, sous la double forme de la Nature et de l’Histoire ; la cause efficiente et la cause finale du Monde inhérentes au Monde lui-même, immanentes, non transcendantes, ce qui revient à dire que le Monde est à lui-même sa cause efficiente et sa cause finale ; l’identité des contradictoires adoptée, sinon comme la base d’une logique nouvelle, du moins comme un excellent principe de critique ; toute vérité et toute réalité s’évanouissant dans les formes fugitives de l’universel devenir ; voilà quelques idées que l’on a mises en grand crédit, et qui sont de la plus pure race hégélienne. C’est l’esprit de Hegel, débarrassé du poids de ses formules et de la longue chaîne de ses déductions abstraites, mais d’autant plus souple, plus actif, partout reconnaissable dans les écoles les plus nouvelles et les talents les plus divers. La critique, l’histoire, la philosophie en ont senti tour à tour la secrète contagion.

    La marque la plus générale par où je reconnais l’influence de l’esprit nouveau, c’est cette opinion partout répandue, que la vérité a un caractère essentiellement relatif. À supposer que l’absolu existe, on nous assure qu’il est situé hors des prises de notre esprit ; il est pour nous comme s’il n’était pas.

    Les objets de la raison tombent sous la condition de la nature où tout est mouvement, transition : L’univers, nous dit-on, n’est que le flux éternel des choses, et il en est du beau, du vrai, du bien, comme du reste ; lis ne sont pas, ils se font ; ils sont moins le but vers lequel tend l’humanité, que le résultat changeant des efforts de tous les hommes et de tous les siècles.

    Voilà la pensée abandonnée à ses propres incertitudes, condamnée à poursuivre sans fin un but qui fuit toujours, ne trouvant nulle part ni points de repère, ni points d’arrêt, rien de fixe où prendre son appui dans le vertige qui l’entraîne. Il n’y a plus que des points mouvants qu’elle sent vaciller autour d’elle, que le flot emporte au milieu de cet écoulement des choses, entre les rives mobiles du temps.

    Le mouvement de la Nature détruisant toute réalité fixe ; l’objet de la pensée entraîné dans le torrent des phénomènes avec la pensée elle-même ; l’homme devenant la mesure du vrai, non pas par sa raison générale, qui est une fiction des métaphysiciens, mais par ses impressions individuelles, cette doctrine, qui reparaît avec éclat au jour, sera reconnue sans peine par tous ceux qui ont eu quelque commerce avec l’antiquité. Cinq siècles avant l’ère chrétienne, Protagoras l’enseignait sous les portiques d’Athènes, aux applaudissements d’une jeunesse fatiguée des vieux dogmes, et qui trouvait, elle aussi, que la philosophie avait fait son temps. « L’homme est la mesure de toutes choses, disait l’audacieux novateur, des choses qui sont en tant qu’elles sont, des choses qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas. »

    On connaît l’admiration de Hegel, dans son Histoire de la Philosophie, pour cette célèbre maxime : Πάντων χρημάτων μέτρον ἄνθρωπος. Il la commente avec enthousiasme. C’est le retour de la pensée sur elle-même, dit-il. La dialectique tournée par les Éleates contre la nature se tourne maintenant contre les vérités rationnelles. Le sujet tend à s’ériger en principe absolu et à tout rapporter à lui. C’est une ère nouvelle qui commence en philosophie ; c’est l’arrêt de mort des vieux dogmatismes.

    Aujourd’hui la négation est la même ; les conséquences sont les mêmes aussi : la vérité soumise à la loi du devenir, rentrant dans la catégorie des phénomènes, toujours en voie de dissolution ou de formation, changeant selon les modes de l’esprit, ce qui revient à dire qu’il n’y a plus de vérités, mais des opinions ; plus de couleurs fixes, mais des nuances.

    Si l’on admet qu’il n’y ait pas de règle pour la raison, tout sera vrai à titre égal dans les conflits de l’opinion humaine, et rien ne sera vrai, aucune pensée ne saisissant l’ensemble complexe des choses. Chaque vérité est partielle, limitée, vraie et fausse à la fois. Pour être vraie autant qu’une approximation peut l’être, elle a besoin d’être complétée par ses contraires. La contradiction devient ainsi un élément Intégrant de la science. Les adeptes conservent pieusement ce culte pour la thèse et l’antithèse, pour l’affirmation et la négation, opposées par une sorte de symétrie logique dans les deux premiers moments de l’idée. Et ce n’est pas là un culte platonique, un stérile hommage au maître. Tous les écrits de la nouvelle école sont frappés au rythme de cette dialectique des contraires. La contradiction étant, on l’a dit, en certaines matières, le signe de la vérité, on s’en est fait un procédé, une façon habituelle de concevoir les choses. Voilà certes un trait bien reconnaissable qui nous permet de dire que si la doctrine de Hegel est morte, son esprit est plus vivant que jamais parmi nous.

    L’absolu étant une chimère, il faut que l’on renonce à étudier l’esprit humain en soi, dans ses idées pures, dans ses objets immuables, dans son fond éternel. On ne doit plus l’étudier que dans ses évolutions diverses, dans le relatif, dans l’histoire. C’est là, nous dit-on, le grand progrès du dix-neuvième siècle : les sciences historiques remplaçant la science psychologique et la métaphysique elle-même. La nouvelle critique abandonne aux scolastiques et aux rêveurs l’étude abstraite des idées pures. Elle s’honore de n’avoir de goût que pour les faits. D’ailleurs les faits se confondent avec les idées pour un hégélien qui admet l’identité de l’être et de la pensée, du réel et du rationnel. Les faits, ce sont les idées vues du bon côté, du côté réel et expérimental. Les idées vues de l’autre côté, du côté purement rationnel, ce sont des idoles métaphysiques, inertes et stériles comme toutes les abstractions.

    Sous cette influence se renouvellent simultanément toutes les formes de la critique littéraire, historique et religieuse.

    S’il faut croire que le vrai, le beau, le bien, ne sont pas, mais qu’ils se font ; qu’ils sont moins un but fixe qu’une résultante mobile, la doctrine de l’idéal est condamnée d’avance dans la littérature et dans Fart. Il n’y a plus de beau absolu dont les différentes œuvres ou les différentes générations s’approchent plus ou moins. Plus de grands siècles littéraires, plus de littératures classiques, qui puissent être proposées comme des modèles à notre admiration. Toutes les littératures exprimant à titre égal un moment de l’esprit universel dans la succession fatale des choses, toutes doivent avoir une égale valeur aux yeux de la critique nouvelle. Une préférence, au nom d’un idéal chimérique, est ou bien un goût particulier qui se déguise sous une doctrine, ou bien une superstition. La perfection est comme l’infini, elle n’est dans aucun sujet particulier, mais seulement dans l’ensemble des choses.

    Une curiosité sans préférence d’aucune sorte, sans choix, tel sera l’esprit de la critique. Le progrès intellectuel consiste à s’affranchir. Or, s’affranchir pour l’intelligence, c’est s’assouplir au contact de la réalité, c’est s’habituer à saisir les idées dans leurs rapports mobiles et leur succession nécessaire. – Le vrai critique, nous assure-t-on, s’identifie tour à tour avec tout ce qui s’offre à lui ; pour mieux pénétrer dans l’essence des choses, il s’abandonne à elles et se transforme à leur ressemblance. Comprendre, c’est sortir de sol pour se transporter, autant que possible, au sein des réalités, dans les intelligences qui ont conçu, sous telles ou telles conditions spéciales, cette œuvre d’art, ce poème, ce livre.

    On peut prévoir que cette vue nouvelle des choses produira dans l’histoire la même indifférence que dans la littérature et dans l’art. Si chaque fait n’est qu’un moment fatal de la réalité universelle ou mieux de l’universelle mobilité, qui ne voit que la conséquence est une tolérance sans limite pour ce qui a été, est ou sera ? On substitue l’analyse purement expérimentale sans principe fixe, sans principe même (car tout principe tient sa nature de l’absolu), au jugement de la conscience morale qui, en étudiant les faits, les absout ou les condamne. Il ne s’agit plus de les juger, mais de les comprendre. Les comprendre, c’est les absoudre, puisque c’est les ramener sous leur loi. La moralité ou l’immoralité sont des mots qui n’ont plus de sens dans l’histoire, l’œuvre unique de l’historien étant de saisir la raison de chaque chose dans sa nécessité.

    À ce compte, la critique n’est plus qu’une géométrie des forces : l’histoire n’est plus qu’une branche de la physique, qui plonge dans le passé.

    Parmi tous ces phénomènes qui s’offrent à l’étude du critique, il n’en est pas de plus intéressants que ceux qui constituent les religions. Cette curiosité pour les évolutions et les formes de l’idée religieuse peut s’allier d’ailleurs, nous le savons, à un dédain absolu pour le contenu de ces formes, pour le résultat dogmatique de ces évolutions. Les religions n’ont plus qu’une valeur archéologique. On les classe avec l’indulgence de l’antiquaire sur les tablettes de l’histoire, comme les vases étrusques dans un musée. On en étudie le relief extérieur et les contours ; on en détaille avec une passion d’artiste l’ornementation et le décor ; on tâche de reconstruire par l’imagination la vertu plastique de l’esprit humain qui inventa cette forme religieuse, qui s’incarna en elle et se manifesta par elle ; mais ce but atteint, tout est fini. Pour ces artistes délicats, chaque religion n’a d’intérêt que par son histoire ou plutôt par l’histoire des dispositions de l’esprit humain qu’elle révèle dans une certaine série de siècles. C’est un témoignage d’érudition psychologique, rien de plus. Sous quelle forme l’esprit de l’homme rêva le divin, comment il l’a imaginé à un certain âge de son enfance ou transformé par sa raison adulte, voilà ce qu’il est noble et beau de savoir.

    On est bien loin, d’ailleurs, on le dit avec orgueil, de la sécheresse d’esprit et de l’inintelligente fureur de certains rationalistes, qui condamnent inexorablement les révélations religieuses, et le christianisme en particulier, comme l’œuvre de l’imposture. Cette polémique vulgaire a fait son temps, elle déplaît aux esprits fins. Une transformation complète s’est opérée, depuis une trentaine d’années, dans l’esprit de la critique religieuse. Strauss, Baur, Ewald et leurs disciples ont fondé, en Allemagne, la théologie scientifique, la seule, paraît-il, qui convienne à notre époque. On a voulu démontrer que cette théologie conciliante satisfait les instincts les plus élevés de la conscience religieuse sans avoir recours à la fiction du surnaturel. Elle se sépare des orthodoxes, et, en ce sens, elle est scientifique, puisqu’elle supprime tout ce que les sciences positives repoussent, les miracles et les dogmes ; mais elle se sépare également des rationalistes étroits, qui ne comprennent pas la beauté du sentiment caché sous les symboles. C’est un éclectisme d’un nouveau genre.

    Ces idées ont passé le Rhin dans ces dernières années. Une érudition étendue et variée plus que profonde, recueillie dans les travaux de la philologie et de l’exégèse allemande, mais atténuée, déguisée, habile à ne prendre en chaque matière et à n’offrir à des lecteurs français que la fleur des choses, ayant à cœur d’épargner la peine à des esprits pressés et toujours prête à donner son affirmation en guise de preuve pour aller plus vite au but ; sur ce fond varié, sur cette substance légère une grâce attendrie ; une mélancolie amoureuse de ce qu’elle détruit ; une poésie qui vibre dans l’âme du critique à tous les échos de ces belles doctrines qu’un devoir cruel le contraint de dissoudre ; le secret charmant de nous enlever nos plus chères illusions en nous persuadant qu’on chérit ces illusions et qu’on les respecte plus que nous-mêmes ; un don singulier de s’émouvoir aux grands noms qu’adore la foule humaine, même après qu’on a réduit ces mots à ne plus exprimer aucune réalité, voilà ce qui, dans la nouvelle critique religieuse, ravit la faveur, l’enthousiasme même. Son œuvre s’accomplit aux applaudissements du grand nombre ; et je ne sais trop ce que j’admire le plus dans ce succès, l’art des uns ou l’entraînement des autres.

    Ces critiques indulgents font au Christianisme l’honneur de croire qu’il durera plus longtemps que les autres représentations de l’infini, et qu’il est impossible de fixer l’époque où les parties simples de l’humanité dépasseront ce symbole si bien assorti à leur degré de culture. En un sens même ils accordent que le Christianisme est la religion vraie, définitive, la bonne religion de l’humanité, puisque la critique l’a débarrassé du joug pesant des dogmes, et qu’en l’abandonnant aux inspirations du cœur, elle lui confère la faculté précieuse de se transformer indéfiniment, de s’adapter à toutes les situations individuelles, à tous les niveaux de la civilisation, à toutes les formes politiques et sociales que nous réserve l’avenir. Cette religion idéale, éternelle, repose sur un sentiment d’autant plus pur qu’il est absolument libre. Elle permet que chacun proportionne Dieu à sa hauteur.

    Mais au moins ce sentiment a-t-il un objet ? L’Infini existe-t-il ? N’est-il que le rêve d’une ombre prolongé sur le néant ? Cette sublime agitation de l’esprit humain a-t-elle un but en dehors de l’esprit ? Il faut bien croire que non, d’après le témoignage de nos plus illustres critiques. L’idéal n’est rien en dehors de nous ; il n’a de réalité que dans notre pensée et par elle. Pour dire vrai, il n’y a d’infini que l’esprit humain, quand il pense l’infini. Penser Dieu, c’est le créer. Ce que le vulgaire appelle de ce nom n’est que le plus haut degré où puisse s’élever la raison. Dieu n’est que le divins c’est une qualité, non un cêtre. Il y a des choses divines, mais Dieu n’est pas. – La critique nouvelle, a-t-on dit, ne détruit pas Dieu, elle le dissout et le dissémine. En vérité, il faut être bien délicat pour apercevoir quelque différence entre ces deux opérations. – Il est trop clair que le mouvement religieux de l’humanité n’a plus d’objet. L’élan se continue, mais il se perd dans le vide. En vain, pour remplir ce vide infini, évoque-t-on de grandes idées, de grands mots. Ces idées ne sont plus que de purs fantômes d’abstraction. L’absolu sans l’être, l’universel sans substance, l’idéal sans réalité, tout cela n’est pas Dieu, il y a là je ne sais quelle suprême ironie : des mots qui prennent la place des êtres ; un nom qui devient Dieu. L’axiome Nomina Numina est à la lettre une vérité pour les nouvelles écoles.

    On voit à quoi aboutit cette fameuse religion du sentiment libre. Elle n’est plus qu’un phénomène subjectif ; c’est une sensation sans objet, une hallucination d’un nouveau genre, l’hallucination du divin.

    Dieu n’est pas un être. Dès lors, il n’y a pas pour l’homme d’autre destinée que celle de l’espèce. Tous ces mots, immortalité, Ciel, vie future, sont le leurre des imaginations mystiques. Les vrais penseurs, fortifiés par la science, se font un cœur intrépide en conformant leurs sentiments aux idées vraies : ils écartent dédaigneusement cette nuée de chimères, qui assiègent les cerveaux faibles. La véritable forme de l’immortalité, c’est notre pensée, quand elle s’attache aux choses éternelles ; le vrai ciel, le seul, c’est notre raison. Connaître sa dépendance de l’ordre universel, qui est l’universel mécanisme, c’est la seule consolation qui nous soit laissée.

    Indifférence philosophique à l’égard des compensations de destinée que réclame notre cœur affamé de justice ; indifférence historique à l’égard des misères, des souffrances et des crimes du passé, qui, expliqués et ramenés sous leur loi, ne sont pas autre chose que des fatalités de race, de temps et de lieu ; c’est là une doctrine bien dure, implacable. Mais, quel intérêt voulez-vous que nous inspire cette multitude d’individualités, sans lien dans le passé, sans espérances dans l’avenir, formes fugitives dont l’apparition et l’évanouissement dans le temps sont réglés par la fatalité de lois inexorables ? Au vrai, sont-ce des êtres ? Non pas, ce sont des formes d’être, dont le seul but est de réaliser un instant le type, de manifester l’espèce. Ce qui existe seul, c’est le type. Lui seul importe ; la nature ne s’intéresse qu’à lui et proclame sa souveraine indifférence pour l’individu, dont le rôle est fini dès qu’il a transmis à d’autres l’hérédité de l’idée que l’espèce représente. Pouvons-nous faire mieux que d’imiter la nature, c’est-à-dire la nécessité des choses ? Pourquoi nous attendrir sur le sort de ces éphémères, qui n’ont rien de sacré que par les lois naturelles qu’ils manifestent ? Étudions ces lois et nous aurons atteint le but le plus élevé de la vie, la science.

    L’attendrissement sur des misères individuelles serait donc une indigne faiblesse pour qui s’est élevé à la contemplation de l’universel. Qu’importent les souffrances de cette vie, les douleurs vulgaires, les oppressions subies par les peuples, les injustices souffertes par les individus ? Qu’importe tout cela à qui, une fois, a conçu l’ensemble des choses et substitué en lui l’idée de la totalité de l’existence à l’étroite et basse préoccupation d’un simulacre d’individualité ?

    Il se crée ainsi dans certains esprits une habitude de curiosité désintéressée qui peut devenir, si l’on n’y prend garde, une jouissance mauvaise. On assiste au spectacle de l’humanité ; on ne se soucie que de mesurer les forces mécaniques par lesquelles se meut l’immense décor, et les forces intellectuelles, également fatales, par lesquelles sont produits les divers actes du drame qui se joue ; on ne s’inquiète d’ailleurs ni de la vérité des idées que contiennent les symboles éphémères, qui se succèdent, ni de l’obscur dénouement poursuivi par chacune des générations qui passent sur la scène et la remplissent tour à lourde leurs passions, de leurs douleurs, de leurs misères. Qu’il y ait des larmes et du sang sur cette scène, il importe peu. Les acteurs y passent si vite ! Tout cela, pure tragédie, blessures et cris de théâtre ! Le Penseur, simple spectateur dans l’univers, s’est dit d’avance à lui-même que le monde ne lui appartient que comme sujet d’étude. Ne le troublez pas dans ses joies d’artiste.

    D’ailleurs, pourquoi s’inquiéter de l’avenir ? On ne nie pas le progrès, on l’explique, on démontre qu’il s’accomplira bien malgré nous, sans nous. Les conceptions de Hegel ont renouvelé la philosophie de l’histoire. Le mouvement est fatal, continu, il ne se laisse ni arrêter ni diriger. Nos faibles efforts ne réussiraient pas plus à l’accélérer que nos résistances insensées à le suspendre. L’illusion de la volonté humaine se montre ici dans toute son impuissance. De là un quiétisme nouveau qui se fonde sur la conviction de l’universelle fatalité. L’idée fera bien son chemin toute seule, à travers les obstacles et les abîmes, vers le but qui fuit toujours, mais qu’elle poursuit sans trêve. L’esprit souffle où il veut ; il prend à son service et quitte tour à tour les plus hautes individualités humaines, qui ne sont que les formes passagères de son éternelle incarnation, Socrate ou Confucius, Bouddha ou Jésus, Périclès ou Washington, César ou Napoléon. Laissez-le accomplir, sans prétendre l’aider, son éternel labeur. Le seul effort digne du Penseur, qui n’en doit pas faire d’inutiles, est d’essayer de comprendre le sens divin des grands symboles dans lesquels passe successivement l’esprit infini. Comprendre, c’est égaler. Comprendre l’infini, c’est le devenir soi-même. La philosophie de l’histoire, ainsi entendue, ne sollicite ni le dévouement actif, ni l’effort pratique. Le dévouement spéculatif lui suffit. L’hommage le plus délicat qu’on puisse rendre à l’humanité, c’est d’essayer de saisir les lois qui la gouvernent. Le seul héroïsme qu’elle réclame, c’est l’héroïsme de l’étude. Son plus utile collaborateur, c’est le critique. Je cherchais le nom de ce quiétisme. C’est le quiétisme scientifique.

    Par bonheur la logique absolue n’est pas toujours celle que l’on suit. Plus d’un de nos hégéliens de Paris protestera contre ces conséquences. Il y a, parmi eux, des esprits ardents qui professent des doctrines sociales, très sympathiques à l’humanité, dans lesquelles se mêlent confusément des idées généreuses et d’incroyables illusions. Ils ont leur utopie au service de laquelle ils mettent un dévouement tout prêt. C’est un singulier contraste avec l’indifférence systématique des autres penseurs de la même école. Mais il faut tenir compte des contradictions de cette école, qui sont un des éléments essentiels de son histoire.

    « Nous poursuivrons le bonheur des peuples, s’écriait Henri Heine ; nous ne combattrons point pour les droits humains des peuples, mais pour les droits divins de l’humanité ; nous fonderons une démocratie de dieux terrestres, égaux en béatitude. » Je n’examinerai pas si le poète de l’ironie par excellence était sérieux en ce moment-là, ni si le programme de la démocratie hégélienne, tel que le développent certains adeptes, est, sur tous les points, d’accord avec la philosophie même de Hegel. Je reconnais volontiers, dans quelques hégéliens qui portent plus librement l’esprit du maître, une sorte de foi que j’appellerais religieuse (s’il ne se faisait un abus insupportable de ce mot), dans la liberté, et cet accent que donne aux âmes le sentiment vraiment agissant, non simplement spéculatif, de l’humanité. Je consens avec joie qu’il y ait chez eux un point fixe dans les agitations de la pensée et de la vie.

    Je n’ai que deux observations à présenter. D’abord, comme ils le disent eux-mêmes, la liberté est un moyen plutôt qu’un but. Si on l’aime d’un si ardent amour, c’est apparemment qu’elle est la condition d’un bien supérieur : le progrès du droit, par exemple, la réalisation d’une part plus grande de vérité et de justice sur la terre. Mais tout cela suppose la foi au bien, au vrai, et l’on nous répète sans cesse que le bien, le vrai ne sont pas un but fixe, mais une résultante variable. Nous retombons ainsi dans le relatif, et la foi à la liberté ne nous sauve un instant du scepticisme que pour nous y replonger.

    De plus, celle liberté elle-même, qu’est-elle en soi ? Vaut-elle toutes ces grandes luttes qu’on livre pour elle, si tout d’abord il n’est pas bien démontré qu’elle est la réalité même, le fait humain par excellence ? Comment se fait-il que ces esprits remplis de doute, d’incertitude, qui proclament que l’unique réalité est celle du rêve qui se sait rêve et du néant qui s’affirme, ces esprits si passionnément rebelles à tout dogmatisme dans l’ordre de la pensée pure, montrent un dogmatisme aussi passionné que leurs négations, dans l’ordre des applications politiques et sociales ? Quel est le principe de cette liberté dont ils se portent chaque jour, dans de vives polémiques, les ardents défenseurs ? La liberté politique n’est que l’expression de la liberté morale. Or, cette liberté n’existe pas pour eux. Ils avouent que leur philosophie détruit la liberté en l’expliquant, puisque l’expliquer c’est la ramener à la nécessité universelle. La liberté subsiste aussi longtemps que notre ignorance. Dès qu’elle est connue dans sa vraie nature, elle devient un fait semblable aux autres, elle rentre dans la succession fatale des choses… Eh quoi ! dépenser tant de passion et de talent au service d’une chimère, défendre avec une si vive éloquence une liberté qui n’est qu’une illusion, n’est-ce pas une contradiction trop forte, et qui pourrait la soutenir ?

    Comment la passion du progrès social peut se combiner avec une doctrine qui, en éliminant l’absolu de la raison, énerve le droit, et qui, en réduisant le tout de l’homme à un pur phénomène, supprime sa liberté, je n’entreprendrai pas de l’expliquer, ne le comprenant pas moi-même. Ce sont là, tout simplement, des contradictions à l’honneur de ceux qui les commettent. Je reste convaincu que les résultats naturels, logiques, de cette nouvelle philosophie sont une curiosité absolument désintéressée, une suprême indifférence.

    Tout homme qui prend à cœur les intérêts élevés de son temps et de son pays est en droit de redouter ces mortelles influences et de les combattre dans leur principe même, dans l’esprit nouveau dont elles sont sorties.

    II

    Ces dispositions philosophiques, qui sont des signes non équivoques de l’esprit du temps, ont trouvé un secours énergique, décisif, dans la prédominance des méthodes expérimentales, qui tendent à remplacer toutes les autres et qui deviendront en effet l’unique méthode, le jour où il n’y aura plus qu’une science, celle du monde physique.

    Par suite des progrès accomplis ou espérés dans les sciences de la nature, par l’effet des perspectives, peut-être chimériques, qu’elles semblent ouvrir à l’esprit sur le problème des origines, il s’est produit, à n’en pas douter, une décroissance notable de foi philosophique et religieuse dans les âmes. Pendant que s’éclaire de plus en plus la région moyenne des connaissances positives, l’ombre s’étend et s’épaissit sur les sommets de la pensée. Cette nuit qui se retire d’en bas devant la lumière active et bienfaisante des sciences naturelles remonte vers les hauteurs et les enveloppe. Il se fait ainsi comme un déplacement alternatif de lumière et d’ombre dans l’esprit humain. À mesure qu’il connaît mieux les lois des phénomènes et qu’il pénètre plus avant dans l’action complexe des forces de la nature, il semble qu’il perde de vie le Principe suprême d’où procèdent la loi, la vie, la pensée. La conscience religieuse de l’humanité s’obscurcit et se trouble.

    Voici quelques traits de cette philosophie naturelle, qui retient dans le cercle de ses enchantements presque magiques un grand nombre d’intelligences sincères.

    On fait remarquer les progrès que la science de la nature a faits depuis Galilée, depuis Bacon. On attribue avec raison la rapidité merveilleuse de ces progrès à la sévérité de la méthode appliquée depuis deux siècles. Or l’axiome fondamental, je pourrais presque dire unique de cette méthode, est que toute réalité doit être établie par l’observation, qu’aucune réalité ne peut être atteinte par le raisonnement. Mais il faut voir quelle extension on donne à ce principe. Ce qui est vrai des réalités et des relations physiques, on l’applique à toute réalité et à toute relation quelle qu’elle soit. On établit qu’il n’y a pas deux définitions de la science, parce qu’il n’y a qu’une science ; que la science est un enchaînement de faits liés entre eux par des relations directement observables et progressivement généralisées jusqu’aux lois les plus abstraites. Tout ce qui ne rentre pas dans cette définition n’est qu’un rêve, un jeu plus ou moins heureux d’imagination. La philosophie expérimentale déclare impossible toute définition rationnelle du réel, elle repousse toute déduction absolue et à priori, le monde ne saurait être deviné, pas plus le monde métaphysique, s’il y en a un, que le monde moral ou le monde physique ; il ne saurait non plus être déduit ni construit à l’image de la géométrie. La méthode qui résout chaque jour les problèmes du monde matériel et industriel est la seule qui puisse servir de fondement à la connaissance scientifique de l’esprit humain et à la solution des questions qui l’intéressent. C’est la méthode positive ; elle a donné son nom à une philosophie, le Positivisme.

    On nous répète avec insistance que les résultats de cette méthode sont la seule mesure de la certitude. Or, ces résultats sont strictement renfermés dans l’ordre des phénomènes et des relations directement observables. Il est trop clair qu’en s’interdisant toute notion qui dépasse la généralisation progressive des phénomènes, on arrive à nier les rapports qui lient ces phénomènes à un principe supérieur dont ils dépendent. On exclut de la science toute tentative pour pénétrer dans ce monde supérieur, qui échappe à la perception expérimentale, j’en conviens, et ne se laisse atteindre qu’à la conception idéale, dans ce monde des réalités nécessaires, pressenties, affirmées par nous, bien que leur essence reste inaccessible à nos expériences et voilée à nos yeux ; jusqu’à Dieu enfin, la première de ces réalités, la Cause primordiale par excellence. Nous pourrions demander si concevoir même idéalement ces réalités cachées, ces causes premières, ce n’est pas en quelque manière les connaître, s’il n’y a pour l’esprit qu’un mode de la connaissance, le mode expérimental, si les intuitions rationnelles, que l’on confond à tort avec la déduction logique, n’ont pas leur certitude, égale à toutes les autres. C’est qu’en effet toute la question est là, et trancher cette

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