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Les défis de la douleur chronique: Comprendre et accompagner les patients
Les défis de la douleur chronique: Comprendre et accompagner les patients
Les défis de la douleur chronique: Comprendre et accompagner les patients
Livre électronique852 pages10 heures

Les défis de la douleur chronique: Comprendre et accompagner les patients

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À propos de ce livre électronique

Les douleurs chroniques étudiées d'un point de vue psychologique.

Un quart de la population est confronté à une douleur chronique à un moment ou à un autre de son existence et une partie en sera durablement et fortement affectée. Dans ces situations complexes, considérer la douleur uniquement sous l’angle d’un symptôme n’est pas suffisant.

Un regard qui intègre tout ce que la douleur vient bousculer dans le quotidien est indispensable. Les points de fragilisation peuvent en effet être nombreux : déconditionnement physique, peur de la douleur, ancrage social déstructuré, difficultés socioprofessionnelles, troubles du sommeil, ruminations mentales, perturbations émotionnelles et cognitives...

La douleur chronique pose différents défis aux soignants : conjuguer leur savoir avec le vécu du patient, mais aussi s’ouvrir à leur propre vécu. La prise en compte de la singularité de l’expérience du patient et de celle du soignant est une des conditions de la remise en mouvement de la personne figée dans son existence par la douleur.

Ce livre propose ainsi un angle d’approche inédit : les connaissances scientifiques s’y articulent autour de la pièce maîtresse du travail clinique, la rencontre avec le patient.

Quelle que soit sa discipline, le soignant trouvera dans cet ouvrage des repères et des pistes pour enrichir sa réflexion.

CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

[L’ouvrage] s’intéresse aux douleurs chroniques mais avec un angle d’approche inédit : l’ordre habituel des présentations médicales (anatomie, physiologie, physiopathologie...) est délaissé pour aborder les diverses questions se présentant au soignant dans l'ordre où elles apparaissent habituellement lors de la rencontre avec le patient. – Jean-Emile Vanderheyen, Neurone

L’ouvrage s’est voulu engagé, ne désirant pas se dissimuler sous les conventions. Ce livre se veut un hommage aux personnes souffrant de douleur chronique. – Raphaël Duboisdenghien, Dailyscience

Il y a dans ce livre un vrai souci d’accompagner les soignants confrontés à ce problème, ainsi que de valoriser l’écoute du patient. – Cerveau & psycho

Excellente synthèse, écriture claire, propos édifiants. [...] ce travail est d’autant plus remarquable que le sujet est difficile. Et traiter du soignant est déjà en soi un beau défi que ces auteurs ont su fort bien relever. – Patrick Sichère, RéfleXions Rhumatologiques

À PROPOS DES AUTEURS

Anne Berquin
est docteure en Sciences biomédicales, médecin spécialiste en médecine physique et réadaptation, coordinatrice du Centre multidisciplinaire de la douleur chronique aux Cliniques universitaires Saint-Luc à Bruxelles. Elle est également professeure à l’UCL et ancienne présidente de la Belgian Pain Society.

Jacques Grisart est docteur en Sciences psychologiques. Psychothérapeute formé à la thérapie cognitive et comportementale et à l’approche rogérienne centrée sur la personne. Il travaille au Centre multidisciplinaire de la douleur chronique aux Cliniques universitaires Saint-Luc.
LangueFrançais
ÉditeurMardaga
Date de sortie14 juil. 2016
ISBN9782804703653
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    Aperçu du livre

    Les défis de la douleur chronique - Anne Berquin

    PARTIE 1

    Comprendre la personne vivant des douleurs persistantes

    Introduction

    Éric, 35 ans, se présente à la consultation de la douleur sur demande de son orthopédiste. Il marche avec des béquilles et porte une orthèse couvrant l’ensemble du membre inférieur droit, posée au-dessus du pantalon. Cette orthèse lui permet de marcher quelques mètres en déchargeant le pied, afin de limiter les douleurs. Il raconte une longue histoire d’entorse de cheville survenue trois ans auparavant, suivie de diverses complications ayant mené à quatre opérations. L’orthopédiste nous l’adresse pour avis, il envisage une nouvelle opération, mais hésite. Les douleurs sont la cause d’un handicap sévère, de troubles du sommeil, de troubles de la concentration. Rouge et tremblant, très tendu, Éric raconte les frustrations que cet état de fait implique : ne plus pouvoir jouer son rôle de père, de mari, de sportif, de cadre d’une société dans laquelle il était très investi. Il donne le sentiment de réprimer avec peine une tension nerveuse énorme. De nombreux traitements ont été essayés, sans résultat convaincant. L’orthopédiste propose une arthrodèse, mais Éric voudrait une amputation pour pouvoir marcher avec une prothèse et ne plus avoir mal. Il insiste pour qu’une solution rapide soit trouvée, car il est en arrêt de travail depuis trop longtemps et il craint un licenciement.

    L’histoire d’Éric pourrait sembler un cas extrême, du fait du caractère rebelle de sa douleur. Pourtant, une douleur qui s’enlise et vient bousculer le quotidien, en raison de tout ce qu’elle entraîne sur le plan physique, social, émotionnel et professionnel, est un problème courant (tableau 1). Il n’est donc pas étonnant que la plupart des soignants rencontrent tôt ou tard des personnes souffrant d’un problème de douleur chronique. C’est également un problème potentiellement sévère, pas uniquement d’un point de vue médical mais à cause du handicap qui peut en résulter.

    TABLEAU 1

    Épidémiologie de la douleur chronique (Breivik et al., 2006; Haute Autorité de Santé, 2009)

    La douleur chronique, un problème

    – fréquent :

    • 19 % des adultes en Europe ;

    • 20 % (plus de 10 millions d’adultes) en France ;

    • 23 % (environ 2 millions d’adultes) en Belgique ;

    – lourd de conséquences :

    • 33 % des personnes décrivent une réduction d’autonomie ;

    • 19 % des personnes ont perdu leur emploi ;

    • 20 % des personnes souffrent ou ont souffert de dépression ;

    • 16 % ont souhaité mourir ;

    – mal soigné : 40 % des patients ont un traitement inadéquat.

    Paradoxalement, les soignants sont bien peu formés à faire face à ces situations. Il n’existe pas actuellement en Belgique d’enseignement étoffé spécifiquement dédié à ce sujet dans le cursus de base du futur médecin ou de la plupart des autres soignants. En France, un enseignement de la douleur en deuxième cycle de médecine est obligatoire depuis 2004, mais ne représente qu’une petite dizaine d’heures. Aucun enseignement de ce type n’est systématique en Belgique. De plus, les rares cours existants, souvent centrés sur l’anatomie, la physiologie et la pharmacologie, sont peu utiles aux futurs praticiens amenés à gérer des situations cliniques complexes parce qu’embrassant bien plus que les notions médicales apprises. La science médicale a en effet longtemps considéré la douleur comme un symptôme à valeur essentiellement diagnostique qui, comme la fièvre, disparaît suite au traitement causal. En conséquence, elle a tardé à s’intéresser à la douleur-maladie et, alors que les trente dernières années ont connu un essor important des connaissances scientifiques fondamentales et cliniques dans le domaine de la douleur chronique, les pratiques reposant sur ces connaissances restent trop peu répandues.

    Ce manque de recherche et d’enseignement dans le domaine de la douleur chronique s’explique partiellement par le fait que la douleur chronique reste un défi pour le soignant et pour la science. Elle ne se laisse pas docilement prendre dans les filets du modèle biomédical, aucune méthode d’investigation classique (radiographie, prise de sang, scanner, IRM…) n’en reflète la présence de manière fiable. Tout au plus peut-elle en donner des indices, qui de toute façon demeurent en deçà de ce que la douleur est pour le patient. Mesurer et décrire la douleur est dès lors impossible sans la parole du patient. La disproportion entre la douleur et d’éventuelles lésions tissulaires observables laisse souvent perplexe – en partie par une connaissance trop lacunaire des bases physiopathologiques de la douleur. L’efficacité des antalgiques contre la douleur chronique est souvent insuffisante. Or, la douleur s’accompagne toujours d’une pulsion à s’en échapper, à s’en défaire. Elle entraîne de la part du patient des demandes persistantes de soulagement, et ce, malgré de nombreuses tentatives insatisfaisantes pour contrôler la douleur. Autant d’éléments qui mettent à rude épreuve les soignants pouvant se sentir démunis, dépassés, frustrés dans de telles situations. Il y a toujours comme suspendu dans les airs un rapport d’urgence avec la douleur, l’idée qu’il faille toujours vite faire quelque chose.

    Prendre le temps d’écouter le patient peut pourtant permettre de comprendre dans sa globalité comment la sensation de douleur et la plainte de douleur – en tant qu’expression d’une demande d’aide – ont pu apparaître et être ce qu’elles sont au moment de la rencontre avec le patient. L’écoute est une clé essentielle pour un regard neuf sur la situation du patient. Cela suppose que nous laissions momentanément en suspens notre connaissance a priori de la douleur, que cette connaissance soit scientifique (pour ceux qui ont une formation spécifique) ou profane (pour ceux qui se basent sur leurs expériences personnelles). Ensuite seulement, il sera précieux de marier la parole du patient et nos connaissances.

    L’objectif de cet ouvrage est de fournir des réflexions, des pistes théoriques et pratiques pour mieux comprendre les problèmes de douleur chronique (première partie) et accompagner les personnes qui en souffrent (deuxième partie). Nous délaisserons l’ordre habituel des présentations médicales (anatomie, physiologie, physiopathologie…) pour aborder les diverses questions se présentant au soignant dans l’ordre où elles apparaissent habituellement lors de la rencontre avec le patient. La troisième partie de l’ouvrage abordera plus spécifiquement certaines pathologies fréquentes. Puisque ces problématiques de douleurs chroniques – parfois rebelles aux traitements – suscitent fréquemment des sentiments mélangés chez le soignant, un arrêt sur nous-même comme soignant habité par le désir de guérir, d’aider, de maîtriser sera également proposé.

    Chapitre 1

    Écouter en nous les échos de la douleur

    PERCEVOIR LES ENJEUX POUR LA RELATION THÉRAPEUTIQUE

    Avant de découvrir la situation du patient qui nous accompagnera tout au long de ce texte, braquons un instant le projecteur sur nousmêmes. La relation thérapeutique se nourrit d’un échange entre au moins deux pôles, qui contribuent tous deux à la dynamique de cet échange. Le pôle patient fait partie automatiquement des propos quand il est question de relation thérapeutique. Il est moins souvent question du pôle soignant. Or, la douleur de l’autre induira inévitablement en nous l’expérience d’être en face du vécu subjectif d’autrui, vécu qui nous restera largement inaccessible et mystérieux. En même temps, cet autre nous demande une intervention thérapeutique qui réponde à son expérience subjective. Une partie du travail d’accompagnement mené par les soignants sera d’être plus attentifs aux échos de la douleur en eux-mêmes et à la contribution de ces échos à l’entrelacs des subjectivités. Ce texte reviendra à plusieurs reprises sur la nécessité d’une clairvoyance des soignants à leur vécu dans la relation thérapeutique. Arrêtons-nous dès à présent un instant sur les questions développées au tableau 1 (prenez le temps d’y penser et d’y répondre vous-même avant de lire la suite).

    Dans sa fonction initiale, la douleur alerte d’un danger à l’égard du corps et permet des mesures nécessaires au retour à l’intégrité corporelle. Face à une douleur qui se maintient, l’être humain essaye de lui donner un sens. Diverses interprétations de la douleur coexistent dans notre société (Le Breton, 1995) : punition divine pour nos péchés, mise à l’épreuve de notre capacité à faire face à l’adversité, moyen de se dépasser ou de se connaître (A. de Musset : « Rien ne nous rend si grand qu’une grande douleur »), élément incontournable de l’existence à combattre dans la mesure de nos moyens, sensation inutile à supprimer… Nous y reviendrons.

    TABLEAU 1

    Comment est-ce que je me situe face aux questions suivantes ?

    – La douleur a-t-elle un sens, pour moi ? À quoi sert-elle ? Ai-je la même réponse quand il s’agit d’une douleur passagère ou d’une douleur installée ?

    – Que m’arrive-t-il de ressentir quand je vois un patient douloureux chronique dans la salle d’attente de ma consultation ?

    – Qu’est-ce que je pense au plus profond de moi des causes et des facteurs d’entretien de la douleur chronique ?

    – Que m’arrive-t-il de ressentir quand un patient ne suit pas mes recommandations, n’adhère pas à mes explications ?

    – Que m’arrive-t-il de ressentir si j’ai l’impression de ne rien pouvoir faire pour le patient qui me demande de l’aide ?

    – Quels étaient mes objectifs quand j’ai choisi un métier de soin ?

    – Dans quelle situation ai-je vraiment l’impression de jouer pleinement le rôle de soignant que je me suis implicitement assigné ?

    – Comment est-ce que je me situe par rapport à ces objectifs aujourd’hui ? S’il y a eu évolution, quels sont les éléments qui m’ont amené(e) à changer ?

    Nos représentations personnelles concernant la douleur influencent les émotions que nous ressentons et la manière dont nous réagissons en situation concrète : les personnes souffrant de douleur chronique peuvent susciter compassion, découragement ou rejet, mais ne laissent personne indifférent. La douleur chronique est-elle une « vraie » maladie dont les mécanismes somatiques finiront par être élucidés et nécessitant que tout soit tenté pour soulager ceux qui en souffrent ? Est-elle l’expression de la faiblesse particulière de certains individus qui feraient mieux d’arrêter de se plaindre et de « se botter le… »? Est-elle un problème essentiellement psychopathologique ? Où se situer entre ces extrêmes ?

    Un autre motif de notre difficulté par rapport à la douleur chronique tient au sentiment d’impuissance que nous pouvons éprouver face à des patients qui ont déjà « tout essayé ». Comment pouvons-nous « tenir » quand tant de traitements ont échoué, alors que nous avons vraisemblablement choisi un métier de soin pour aider les autres ? Comment «être confronté à l’incapacité à faire taire le symptôme et aux limites de son pouvoir de soignant, tout en maintenant une relation d’accueil plutôt que de rejet » (Bouckenaere, 2007) ?

    Il est du ressort de chacun de s’interroger et de faire son propre chemin. Certains auteurs proposent cependant des pistes susceptibles d’aider à la réflexion.

    Dans un premier temps, il pourrait être utile de tenter de comprendre d’où vient notre inconfort. Tout être vivant est mû par une recherche de bonheur qui sous-tend trois désirs (Longneaux, 2004) : toute-puissance (être à la hauteur, pour être digne d’amour), reconnaissance (être aimé et reconnu par ceux qui comptent), jouir d’un bonheur que nous considérons comme notre dû. Cependant, la vie et ses désillusions, notamment dans notre activité clinique, nous rappellent au contraire que « nous sommes fondamentalement finitude, solitude et incertitude » (Longneaux, 2004, p. 28) : nous ne sommes pas tout-puissants (notamment contre la souffrance et la mort), personne ne peut vraiment rejoindre l’autre dans son vécu (la douleur est incommunicable), rien n’est certain en ce bas monde (une bonne hygiène de vie ne suffit pas à éviter les maladies). Que faire de ce constat ? S’accrocher à ses illusions au risque d’être en décalage par rapport à la vie réelle ? Faire le deuil de nos attentes infantiles et essayer tant bien que mal de vivre avec nos limites et notre solitude ?

    Par ailleurs, le mouvement auquel est contraint le soignant confronté à l’impossibilité de guérir est du même ordre que celui du malade confronté à l’obligation de vivre avec sa douleur : « D’un côté, le patient est malgré lui contraint à sa douleur, et de l’autre le médecin accepte la contrainte, la frustration de l’impuissance thérapeutique. […] Il est important que les soignants soient initialement confrontés concrètement à l’impossibilité de traiter, il nous paraît primordial qu’ils éprouvent cette impossibilité de déployer leurs compétences réelles, car c’est dans l’acceptation authentique de cette situation que peuvent parfois se rejoindre médecin et patient. […] Cet échange tacite et pour le moins étrange nous paraît être le fondement phénoménologique de ce que l’on a coutume d’appeler l’alliance thérapeutique » (Tamman, 2007, p. 60).

    Ces questions restent ouvertes et en travail permanent. Y voir un peu plus clair nous permettra peut-être de mieux accueillir les réactions diverses que suscitent en nous les personnes souffrant de douleur chronique et de mieux faire la part de nos propres réactions et de la plainte du patient.

    Après cet arrêt dont nous espérons qu’il nous rende plus présents à nous-mêmes dans l’abord clinique de la douleur chronique, il peut être utile d’explorer comment les conceptions du corps et de la douleur ont évolué au cours de l’histoire et dans différents groupes sociaux et de se rappeler qu’elles contribuent à notre insu à modeler notre regard et nos attitudes vis-à-vis de la santé et de la douleur.

    REPRÉSENTATIONS DU CORPS ET DE LA DOULEUR AU FIL DE L’HISTOIRE

    Le corps, la maladie et la douleur ont été envisagés diversement à différents moments de l’histoire de l’humanité. Notre expérience intime comprend les faits culturels qui nous baignent depuis l’enfance, qu’ils nous soient contemporains ou (bien) antérieurs : nos gestes, notre regard sont portés par l’histoire de notre civilisation. Le corps est un fait culturel et ne peut jamais être ramené à un statut d’objet.

    Tenter de résumer l’évolution des représentations culturelles du corps, de la douleur et de l’être humain (anthropologie) ainsi que de celles du monde dans lequel ces conceptions se sont développées (cosmologie) et des modifications du rapport au savoir (épistémologie) qui les influencent est périlleux. Si des tendances générales, des représentations majoritaires dans des groupes de population peuvent être distinguées, c’est au prix d’une simplification potentiellement abusive. Deux personnes du même groupe social sont parfois plus dissemblables que deux personnes appartenant à des groupes culturellement éloignés. De plus, il nous est difficile de nous « mettre dans la peau » de personnes vivant dans des contextes historiques et religieux très différents des nôtres. Comment un Européen profondément imprégné du dualisme cartésien peut-il comprendre le vécu de l’Indien canaque, pour qui la notion même d’individu n’a aucun sens ?

    Malgré ces difficultés, il nous semble que le soignant ne peut pas faire l’économie d’une réflexion sur ces questions, dans la mesure où elles influenceront profondément sa relation aux malades et à la maladie : « Ce ne sont pas seulement les malades qui intègrent leur douleur dans leur vision du monde, mais également les médecins ou les infirmières qui projettent leurs valeurs, et souvent leurs préjugés, sur ce que vivent les patients dont ils ont la charge » (Le Breton, 1995, p. 136). Les paragraphes ci-dessous sont largement inspirés des travaux de Le Breton (1995, 2003).

    Sociétés traditionnelles

    Chez les Indiens canaques, le corps était considéré comme un élément parmi d’autres du système végétal qui constitue le monde. Il n’y avait aucune différence entre la substance dont sont faits les humains et celle qui constitue le reste du monde. Dans la plupart des sociétés traditionnelles se retrouve ainsi la notion de « consubstantialité » entre l’homme et la nature, constitués des mêmes ingrédients et dont le fonctionnement obéit à des lois communes : tout est lié, l’homme est part intégrante de la nature. L’individu en tant que tel n’existe pas, chaque homme est un membre du « corps social » dont il se distingue peu, à l’image d’une fourmi dans sa fourmilière. La succession des saisons, les catastrophes naturelles, les maladies et la souffrance s’inscrivent dans un ensemble de causalités bien définies. Donner un sens à ces événements permet à l’homme d’y faire face.

    Dans la tradition bouddhiste, la douleur est méritée et purificatrice, elle n’est pas une punition mais bien la résultante quasi mathématique des fautes commises dans les vies antérieures. Elle a aussi valeur de purification, permettant d’espérer une meilleure vie future. Le monde ici-bas est une illusion, de même que la souffrance, qui résulte de notre ignorance.

    Les traditions de l’Antiquité grecque mettent l’accent sur la volonté et le contrôle de soi. Pour les épicuriens, il est important de s’imprégner de tout plaisir qui se présente, afin de se le remémorer lors des moments pénibles et ainsi alléger la souffrance. Les stoïciens insistent sur le fait que la manière dont nous réagissons à un événement dépend du sens que nous lui attribuons. La douleur n’est rien et s’en souvenir permet de garder le contrôle sur soi. Cette tradition de contrôle n’empêche pas l’utilisation de l’opium.

    La tradition biblique souligne que, à l’origine, la souffrance n’existait pas. Ce n’est que lorsque l’homme a péché, a accédé à la connaissance, qu’il s’est en quelque sorte démarqué de Dieu. La souffrance est une conséquence de cette rupture, le prix de la conscience de soi, un élément de la condition humaine, nécessaire au fait d’être pleinement humain. Le Livre de Job décrit les souffrances d’un juste frappé de tous les maux par Dieu, ce dernier ayant été mis au défi par le Diable. Job s’y engage dans un débat incessant avec Dieu : pourquoi ? La tradition juive reste imprégnée de cette discussion. L’homme est autorisé à combattre la douleur par tous les moyens dont il dispose ici-bas.

    Dans l’islam, où Dieu est puissance plus qu’amour, les souffrances sont une mise à l’épreuve de la foi. Se révolter ou se désespérer serait blasphémer. Mais il ne faut pas pour autant se complaire dans la douleur : utiliser tous les moyens disponibles pour la combattre est licite.

    Dans le catholicisme, le Christ sur la croix efface par ses souffrances les péchés de l’humanité. La douleur y a valeur de purification, de rédemption, d’offrande, elle est un moyen de racheter les péchés. Dans cette perspective, il ne faut pas chercher à la supprimer. Elle peut même être recherchée, entretenue (dolorisme), lorsqu’elle est considérée comme un moyen de se rapprocher du Christ, comme une preuve de l’amour de Dieu.

    La réforme protestante insiste sur le fait que l’homme est définitivement en dette envers Dieu depuis le péché originel. Rien ne permet de racheter les fautes. L’ascèse quotidienne permet de se rapprocher de Dieu, mais n’apporte aucune garantie quant à l’accession au Paradis. Dans ce contexte, la douleur est une épreuve permettant d’éprouver sa force d’âme.

    Modernité

    Les conceptions de la douleur vont profondément évoluer suite à une modification du rapport de l’homme à la connaissance. Alors qu’au Moyen Âge, la cosmologie était très proche de celle des sociétés traditionnelles, l’époque moderne voit apparaître la démarche scientifique. La connaissance n’est plus un savoir révélé, à déchiffrer dans les textes sacrés ou les écrits des Anciens. On revient à l’observation des phénomènes naturels, l’élaboration d’hypothèses explicatives et la réalisation d’expériences permettant de tester ces hypothèses.

    Sur le plan cosmologique, cette démarche est appliquée avec succès par des chercheurs comme Galilée, Kepler ou Newton. Newton « découvre » la loi de la gravitation universelle, qui permet de décrire le mouvement des planètes et de prévoir leur position à n’importe quel moment du passé ou du futur : le monde devient prévisible. C’est la naissance du déterminisme, qui postule que les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets et que la nature est régie par des « lois » mathématiques, absolument vraies. Les propriétés des objets sont réduites à un petit nombre de paramètres pertinents, tous les autres paramètres pouvant être négligés : c’est le réductionnisme.

    L’application des méthodes scientifiques en médecine a également eu des conséquences importantes sur le plan anthropologique. Les premières dissections de cadavres, notamment par De Vinci et Vésale, indiquent et favorisent une modification fondamentale du rapport de l’homme à son corps. Ces dissections ne sont en effet possibles que si le corps est envisagé isolément de l’homme, s’il est associé à l’avoir et non plus à l’être. Les progrès en anatomie ont favorisé l’application au corps humain des raisonnements déjà développés concernant les planètes : de même que le reste du monde, le corps fonctionne comme une horloge. Descartes écrit : « L’homme est composé d’un corps-machine et d’une âme, lieu du savoir rationnel et de la liberté ». Le rationalisme postule que seule la raison permet d’élucider les phénomènes naturels. Le dualisme dévalorise le corps et consacre l’âme, qui reste divine. Un exemple révélateur de cette perspective mécaniste appliquée au corps est la description de la douleur par Descartes, à laquelle nous reviendrons plus loin (voir le chapitre 3). Un peu plus tard, Claude Bernard ajoutera au modèle mécanique une dimension biochimique en décrivant le rôle du foie et du glycogène dans la régulation de la glycémie et en développant les concepts de milieu intérieur et d’homéostasie. Darwin contribuera également à une modification du rapport de l’homme à son corps en montrant, dans sa théorie de l’évolution, que l’homme appartient au règne animal.

    Déterminisme, rationalisme et démarche scientifique réductionniste permettent d’élucider les principes de fonctionnement de la nature et ainsi de mieux la maîtriser. Une illustration en est le modèle biomédical, dans lequel le corps est considéré comme une machine biologique. La médecine essaie de comprendre comment fonctionne cette machine, dans le but de la réparer et de l’améliorer, et ce avec succès, comme l’attestent les premiers vaccins de Pasteur et les greffes d’organe. La santé et la maladie deviennent une affaire de spécialistes, un ensemble de problèmes techniques.

    La douleur devient alors une fonction biologique à contrôler. La morphine est isolée de l’opium en 1803. La première démonstration officielle d’une anesthésie générale (à l’éther) est réalisée en 1846 à Boston. Malgré de nombreuses difficultés et résistances, l’anesthésie générale diffuse progressivement et, en réduisant le choc opératoire, permet une diminution spectaculaire de la mortalité périopératoire. Les anesthésies spinales et régionales apparaissent vers la fin du XIXe siècle. Le paracétamol est synthétisé en 1878… mais doit attendre cinquante ans avant d’être utilisé comme médicament. L’aspirine est synthétisée en 1897. La chirurgie de la douleur se développe au début du XXe siècle, notamment grâce à Leriche. Il semble permis de croire qu’un jour, on pourra vaincre la douleur.

    Une conséquence de ces évolutions est que l’homme se retrouve « coupé de lui-même (ici sous le clivage ontologique entre le corps et l’homme), coupé des autres (le cogito n’est pas le cogitamus) et coupé du cosmos (dorénavant le corps ne plaide plus que pour lui-même, il n’est plus l’écho d’un cosmos humanisé) » (Le Breton, 2003, p. 58).

    Cette transformation des représentations influence les conceptions actuelles du corps et de la douleur

    L’idée d’organisme réparable, objet de la médecine biomédicale, est très présente. Dans cette perspective, la maladie est une intruse : « Pour mieux la comprendre, le médecin dépersonnalise la maladie. Celle-ci n’est plus perçue comme l’héritage de l’aventure individuelle d’un homme situé et daté, mais comme la faille anonyme d’une fonction ou d’un organe. L’homme est atteint par ricochet d’une altération qui ne concerne que son organisme » (Le Breton, 2003, p. 187). Le médecin est un technicien : « Le médecin formé à la médecine scientifique est dans la position du garagiste : comme ce dernier, il dispose d’un savoir qui ne prend nullement en compte le sujet malade ; l’organisme est pour le médecin comme la voiture pour le garagiste ; sa connaissance de l’organisme en tant que tel n’a aucunement besoin de me connaître comme sujet » (Le Brun, 1992, p. 30-31). Le malade doit se laisser faire : « Cette vision de la maladie ne peut que conduire le malade à se déposer passivement entre les mains du médecin et à attendre que le traitement reçu fasse son effet. La maladie est autre chose que lui, son effort, pour guérir, sa collaboration active ne sont pas considérés comme essentiels » (Le Breton, 2003, p. 188). Le rêve de la modernité, celui d’un monde parfait et d’une vie sans maladie, alimente le « droit à la santé ». Certains cliniciens ont revendiqué que le droit au soulagement de la douleur soit inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (Brennan & Carr, 2004), avant de faire quelque peu marche arrière et de prôner plutôt le droit à l’accès aux soins contre la douleur (IASP, 2010). Il y eut des campagnes « Stop à la douleur » ou « Vers un hôpital sans douleur ». « La civilisation moderne transforme l’expérience de la douleur. Elle retire à la souffrance sa signification intime et personnelle et transforme la douleur en problème technique. La souffrance cesse alors d’être acceptée comme contrepartie de chaque réussite de l’homme dans son adaptation au milieu et chaque douleur devient un signal d’alarme qui appelle une intervention extérieure pour l’étouffer. Cette médicalisation de la douleur réduit la capacité que possède tout homme de s’affirmer face au milieu ou de prendre la responsabilité de sa transformation, capacité en quoi consiste précisément la santé » (Illich, 2003, p. 713).

    Peut-être en réaction à cette objectivation réductrice du corps et de la douleur (re)naît un ensemble de croyances hétéroclites, dans lesquelles le corps, élément du cosmos, est réintégré dans le monde. Ces croyances recourent à des théories faisant appel à l’équilibrage des flux énergétiques, aux correspondances. Les médecines parallèles tiennent compte de la dimension métaphorique du corps, réinstaurent une dimension symbolique, remettent du sens… D’où peut-être une part de leur succès face à la médecine scientifique.

    D’autre part, et toujours dans une perspective dualiste, le corps reste dévalorisé dans nos sociétés. Ce corps absent, méprisé et honteux est l’objet d’un effacement ritualisé dans la vie quotidienne (évitement des contacts physiques, excuses en cas de contact inopiné ou de bruits déplacés, contacts corporels ritualisés dans les poignées de mains). Un « bon » corps est un corps absent. En témoignent les définitions de la santé de Leriche (« la vie dans le silence des organes ») ou de Canguilhem (« l’inconscience où le sujet est de son corps »). Dans cette mise à distance, on comprendra que le regard domine sur les autres sens, en particulier le tact ou l’odorat. Ceci n’est pas sans conséquence en médecine, où l’imagerie a pris une place particulièrement importante. Elle s’assimile à « des signes qui s’affirment plus réels que le réel » (Le Breton, 1995, p. 203). Des interviews de personnes souffrant de lombalgie chronique ont confirmé l’importance pour eux d’obtenir des radiographies qui puissent rendre visible (la cause de) leur douleur, ou leur souffrance (Rhodes et al., 1999).

    Les travaux phénoménologiques mettent l’accent sur le corps comme un élément incontournable de notre être-au-monde. La phénoménologie revient au vécu, aux choses mêmes. Pour cela, elle propose de suspendre le jugement, de faire abstraction de tout présupposé théorique ou idéologique, pour mieux décrire le phénomène en soi. Les phénoménologues conçoivent le corps comme parcouru en permanence par un flux sensoriel coloré affectivement, interprété en fonction de l’expérience du sujet. Indissociable de l’homme, il est le lieu de son identité. S’il est modifié, c’est tout le rapport au monde du sujet qui est altéré. Nous y reviendrons dans le chapitre 12.

    Pour la phénoménologie, la douleur est violence, intrusion, « ce qui ne doit pas être ». Expérience intime, solitaire et incommunicable, elle exile l’homme hors de lui-même et lui rappelle sa finitude. « Souffrir, c’est sentir dans sa pureté, sans pouvoir mobiliser d’autres défenses que techniques ou morales, la précarité de sa condition personnelle » (Le Breton, 1995, p. 170). Elle peut induire une métamorphose, pour autant qu’elle cesse : la douleur a toujours eu une dimension initiatique. Il n’est pas possible d’éradiquer la douleur sans supprimer la vie : « Pourtant, même si elle semble à l’homme l’événement le plus étrange, le plus opposé à sa conscience, celui qui avec la mort lui apparaît le plus irréductible, il n’empêche que la douleur est la marque de son humanité. Abolir la faculté de souffrir serait abolir sa condition d’homme. Le fantasme d’une suppression radicale de la douleur grâce aux progrès de la médecine est un imaginaire de mort, un rêve de toutepuissance qui débouche sur l’indifférence à la vie » (Le Breton, 1995, p. 170).

    CONCLUSION

    De tout temps, l’homme a essayé de donner sens à ce qu’il vivait. Le sens protège, rassure, donne des moyens symboliques pour faire face. Le corps, qui n’échappe pas à cette quête, est ainsi un construit culturel tout autant, voire plus qu’un objet perceptible.

    TABLEAU 2

    Le corps et la douleur à travers l’histoire

    Sociétés traditionnelles – consubstantialité entre l’homme et la nature, tout est lié, tout fait sens, le corps est inviolable :

    – bouddhisme : douleur méritée et purificatrice ;

    – Antiquité : contrôle personnel et volonté ;

    – traditions bibliques : la souffrance est une conséquence de la rupture avec Dieu, un élément de la condition humaine :

    • judaïsme : la douleur n’est ni épreuve, ni rédemption, elle peut être combattue ;

    • islam : soumission à Dieu, mise à l’épreuve de la foi ;

    • catholicisme : punition, rédemption, voire moyen de se rapprocher de Dieu ;

    • réforme : punition sans rédemption, épreuve.

    Modernité – comprendre pour contrôler, corps-machine :

    – naissance de la science : déterminisme, rationalisme, démarche scientifique réductionniste permettent d’élucider les principes de fonctionnement de la nature et d’espérer maîtriser les processus naturels ;

    – cosmologie : désenchantement du monde, la nature est un jouet mécanique ;

    – anthropologie : dualisme (corps-machine) ;

    – médecine : modèle biomédical.

    Postmodernité – superposition de diverses perspectives :

    – persistance vivace du dualisme, d’une perception :

    • du corps comme un organisme réparable ;

    • de la santé comme un droit ;

    • de la douleur comme un phénomène biologique à contrôler ;

    – corps caché et honteux mais paradoxalement surexposé, prééminence de la vision sur les autres sens ;

    – réapparition de croyances hétéroclites dans lesquelles le corps est resitué comme un élément du cosmos ;

    – phénoménologie :

    • le corps est un élément incontournable de notre être au monde ;

    • la souffrance est un rappel de notre finitude, un élément incontournable de notre condition humaine.

    Les attentes des personnes confrontées à la douleur chronique – notamment l’espoir d’une réparation technique – seront inévitablement influencées par leur arrière-plan culturel. Personne n’y échappe. Que l’on soit patient ou soignant, ces siècles d’histoire pèsent sur nos gestes et pensées, sans que nous le réalisions.

    Après ce détour historique, il est temps de rencontrer Éric. Pour découvrir sa situation, rien de tel que de lui laisser la parole en lui demandant de raconter l’histoire de sa douleur.

    Chapitre 2

    Prendre le temps de (re)connaître la douleur de l’autre

    FAIRE PARLER DE L’HISTOIRE DE LA DOULEUR

    Voici comment Éric nous raconte l’arrivée de la douleur :

    Il y a trois ans, je me suis fait une bête entorse au travail, en trébuchant sur des outils qui traînaient sur le sol. Ces outils n’auraient pas dû se trouver là, ils ont sans doute été oubliés par un ouvrier négligent. J’ai été plâtré pendant huit semaines, puis j’ai fait de la rééducation. Les douleurs ont disparu, mais le pied a continué à craquer à la marche. Cela ne m’a pas empêché de reprendre mes activités.

    Quelques mois plus tard, ma cheville a gonflé brusquement, sans raison. On a fait de nombreux examens, qui ont montré des lésions cartilagineuses. On a dit qu’il fallait opérer, mais le Dr A., qui me suivait, n’était pas disponible avant plusieurs mois. Comme j’étais pressé de travailler, j’ai consulté le Dr B., dans un autre hôpital, qui m’a rapidement opéré en pratiquant un curetage et un avivement osseux. J’ai ensuite repris le travail. J’avais peu de douleurs, mais je devais utiliser une béquille lorsque j’étais fatigué. Les craquements dans le pied persistaient et je boitais un peu.

    Six mois plus tard, en faisant des travaux dans la maison, j’ai brusquement eu l’impression de passer au travers de mon pied. La douleur était intenable. Je suis retourné voir le Dr B., qui a constaté qu’il n’y avait plus de cartilage, que tout était arraché et que les os frottaient l’un contre l’autre. Un an après l’entorse, il m’a réopéré et fait une greffe ostéocartilagineuse.

    Lors de la kinésithérapie, mon kiné trouvait que ma douleur n’était pas normale et m’a demandé de revoir le chirurgien. Le pied était rouge et gonflé. Le Dr B. n’a pas accordé beaucoup d’intérêt à ma demande, j’ai dû insister et je suis retourné le voir plusieurs fois. Finalement (trop tard à mon avis), il a posé le diagnostic d’algodystrophie. J’ai alors été adressé au Dr C., rhumatologue, qui a essayé de nombreux traitements, sans effet. Parmi les traitements essayés, il y avait des antidépresseurs. Vous vous rendez compte, il pensait que cela allait m’aider !

    Six mois après la greffe, les douleurs se sont brutalement étendues à toute la jambe (avant, je n’avais mal qu’à la cheville et au pied). On a dit que la greffe était nécrosée et le Dr B. a fait une nouvelle greffe. Mais j’ai ensuite fait une grave infection avec une septicémie et des douleurs très fortes. Je pense que cette infection résulte d’une erreur médicale, car j’avais reçu de la cortisone. Or, on sait bien que la cortisone favorise les infections. Le Dr B. a réopéré pour faire un drainage.

    À ce moment, l’algodystrophie s’est réveillée. Je suis retourné chez le Dr B. car j’avais toujours très mal. Il m’a expliqué que « tout est remis, les douleurs qui persistent sont psychosomatiques » et m’a adressé au Dr D., un professeur d’université. J’ai l’impression que le Dr B. ne savait plus que faire de moi. Quand j’y repense, je regrette de ne pas être resté chez le Dr A. : peut-être que je n’aurais pas eu toutes ces complications.

    Le Dr D. a fait un bilan très complet et m’a proposé de réopérer : il voulait ôter la vis et voir ce qui se passe. Après l’opération, il m’a montré des photos dans lesquelles on voit des trous dans mes os, rien n’est soudé. J’ai encore fait une rechute d’algodystrophie et on m’a transféré en rhumatologie, chez le Dr E. Il m’a expliqué que « ce n’est pas normal qu’il y ait récidive » et il a fait de nouveaux essais de médicaments, mais cela n’a pas aidé.

    Pendant qu’il raconte tout cela, Éric est figé sur sa chaise. Il a l’air extrêmement tendu, ramassé sur lui-même. Ses mains tremblent. Il est très rouge. Il fait un peu peur, on a l’impression qu’il faudrait très peu de choses pour qu’il explose.

    Établir un historique du problème de douleur permet de récolter de nombreuses informations concernant la douleur et l’affection causale : mode de début (la douleur a-t-elle commencé brutalement ou progressivement ? Est-elle apparue suite à un accident ? Y avait-il des facteurs favorisants ? Comment était la douleur initiale ? Dans quel contexte de vie a-t-elle commencé?…), médecins consultés et examens complémentaires réalisés (radiographies, échographies, prises de sang…) avec leurs conclusions, diagnostics proposés, traitements essayés (médicaments, techniques, chirurgie, kinésithérapie, médecines « parallèles »…) et leurs résultats, positifs et négatifs (effets sur l’affection causale ou la douleur, effets indésirables), évolution des douleurs depuis l’événement initial.

    Dans un dossier médical, l’histoire d’Éric serait résumée comme suit :

    – il y a trois ans : entorse, immobilisation plâtrée durant huit semaines ;

    – il y a deux ans : curetage et avivement osseux, puis greffe ostéocartilagineuse, compliquée d’une algodystrophie ;

    – l’année dernière : reprise de greffe, compliquée d’une infection et d’une septicémie, majoration de l’algodystrophie ;

    – cette année : retrait de matériel d’ostéosynthèse.

    Au-delà de l’aspect factuel, le récit d’Éric apporte d’autres informations concernant son vécu, sa compréhension de son état de douleur et de ses conséquences au quotidien. Demander au patient de raconter son histoire et non pas uniquement lui demander de rapporter des faits médicaux sera une première manière de lui montrer que l’on s’intéresse à sa logique, de lui faire de la place, de l’écouter plutôt que de plaquer notre compréhension souvent rationalisante. Cette entrée en matière est capitale. Souvent, les patients se plaignent de ne pas avoir été entendus, et tant qu’ils n’auront pas le sentiment d’être réellement entendus, ils resteront aux prises avec l’inacceptable non-écoute, ce qui fait aussi partie de leur souffrance et devrait pouvoir se dire. Pouvoir laisser dire cette souffrance, pouvoir guider l’entretien dans le factuel et dans le vécu de la douleur et de ce qui gravite autour demande un savoir-faire (Silverman et al., 2010) qui permettra de conjuguer les besoins du soignant et ceux du patient. Cette dynamique de rencontre sera une base incontournable.

    TABLEAU 1

    Historique du problème de douleur, informations à récolter

    – mode de début ;

    – examens paracliniques et leurs résultats ;

    – diagnostics proposés ;

    – traitements essayés et leurs résultats ;

    – évolution ultérieure ;

    – vécu du patient et de son entourage.

    Ce qui est appelé l’approche narrative remet les événements dans le contexte du patient et fait toute la place à la manière dont il raconte son parcours et dont il l’a vécu. Dans le cas du récit d’Éric, cette approche nous suggère qu’il pense avoir été victime de la négligence ou de l’incompétence d’autres personnes, voire d’erreurs médicales, et ce, à plusieurs reprises (l’ouvrier qui a laissé traîner un outil, le médecin qui a tardé à diagnostiquer une algodystrophie, celui qui lui a donné de la cortisone…). Il croit peut-être qu’on lui a caché certaines choses (le kiné et un rhumatologue ont dit que « ce n’est pas normal »). Il se sent peut-être un peu responsable de ce qui lui arrive (était-il justifié, parce qu’il était pressé, de changer de médecin avant la première opération ? Peut-être qu’il n’y aurait pas eu de problème s’il avait été opéré par le Dr A. ?). Il a le sentiment de ne pas toujours avoir été pris au sérieux (il a dû insister pour qu’on s’intéresse à ses douleurs après la deuxième opération ; on lui a donné des antidépresseurs, cela lui fait penser qu’on a cru qu’il n’avait pas vraiment mal ; on lui a dit que c’était psychosomatique). Éric semble très en colère en disant tout cela. Il n’exprime pas verbalement cette colère, mais sa posture physique laisse penser qu’il est prêt à exploser. Enfin, Éric est convaincu d’avoir un pied en très mauvais état (« il n’y avait plus de cartilage, tout était arraché et les os frottaient l’un contre l’autre », « on voit des trous dans mes os, rien n’est soudé »). On peut s’interroger sur l’impact que ces représentations peuvent avoir sur sa possibilité d’utiliser son pied.

    Même si le patient arrive avec un dossier bien fourni et une longue lettre de son médecin, une problématique de douleur persistante ne s’explore pas sur papier. Il est indispensable de prendre le temps d’écouter l’histoire de la douleur (et des autres problèmes de santé) et de ses conséquences. Cela nécessite que le soignant ait développé certaines compétences (tableau 2).

    TABLEAU 2

    Outils pour la relation thérapeutique

    Approche narrative : laisser le sujet raconter son histoire avec ses propres mots, en prenant tout le temps nécessaire, dans un climat favorisant l’expression de son vécu.

    Écoute constructive : tenter de comprendre le vécu de la personne en décodant la dimension émotionnelle du discours.

    Des comportements facilitateurs :

    – être authentique, conscient de son propre vécu ;

    – être bienveillant, ne pas juger, prendre ce qui vient ;

    – poser des questions ouvertes ;

    – prendre le temps, ne pas interrompre, laisser la place au silence ;

    – être attentif au verbal et au non-verbal ;

    – reformuler, refléter ;

    – vérifier la bonne compréhension.

    L’approche narrative ne prend tout son sens que si le soignant adopte une attitude d’écoute constructive (voir le chapitre 12). La véritable écoute constructive requiert un savoir-faire qui donne à cette écoute une dimension particulière de puissance en décalage avec l’écoute habituelle. Cette écoute particulière permet au patient de faire son récit, de le questionner de manière ouverte, d’écouter ce qu’il dit et d’écouter au-delà des mots tout ce que la communication non verbale peut livrer, mais aussi d’écouter ce que cette rencontre provoque en soi-même comme soignant (Bioy & Maquet, 2007; Randin, 2008). L’écoute constructive repose sur un ensemble de « techniques » visant à faciliter l’expression de soi du patient : avoir une attitude bienveillante et sans jugement, montrer son intérêt, poser des questions ouvertes (« racontez-moi comment ça a commencé » plutôt que « en quelle année vous a-t-on opéré? »), prendre le temps d’écouter (sans couper l’autre ni avoir peur du silence), être attentif au langage verbal (choix des mots) et non verbal (intonation, posture, expression du visage…), reformuler (répéter ce que la personne a dit avec d’autres mots), refléter (mettre des mots sur les émotions et sentiments exprimés par l’interlocuteur), vérifier si reformulations et reflets sont en accord avec le vécu de la personne… le tout en restant conscient de notre propre vécu et de la manière dont celui-ci peut influencer notre perception des choses.

    L’histoire d’Éric n’est malheureusement pas rare. De nombreuses personnes souffrant de douleur chronique racontent un parcours jalonné par l’incompréhension, la méfiance et le rejet de certains soignants. Le sentiment d’être victime d’erreurs médicales est fréquent, qu’il soit justifié ou non. En effet, des « accidents thérapeutiques », parfois inévitables et indépendants de la volonté ou de la compétence du praticien, peuvent être compris par les patients comme résultant d’une erreur ou d’une faute, surtout si personne n’a pris le temps de leur expliquer ce qui s’est passé. Les attitudes d’incompréhension et de rejet des soignants contribuent à aggraver le problème de douleur chronique. Elles pourraient miner les relations du patient avec d’autres soignants (est-il encore possible de faire confiance ?). L’incompréhension ressentie enkyste la plainte tant que le patient ne rencontre pas l’ouverture d’autrui à sa plainte comme elle est.

    « Quand tu acceptes comme un simple fait que je ressens ce que je ressens (peu importe la rationalité), je peux arrêter de te convaincre, et je peux essayer de commencer à comprendre ce qu’il y a derrière » (auteur anonyme indien, 2008).

    Le fait qu’assez fréquemment, les patients rapportent le sentiment de ne pas avoir été entendus dans ce qui était présenté par eux – que cela soit nié, minimisé, banalisé – fait poser la question de la contribution iatrogène de l’attitude de certains professionnels à la pérennisation de la plainte de douleur.

    TABLEAU 3

    Les attitudes iatrogènes

    Négation de la douleur ou attributions psychologiques :

    – « vous n’avez rien »;

    – « c’est psychosomatique »;

    – « allez voir un psychiatre »;

    – « vous faites une dépression ».

    Explications inadéquates :

    – absentes (surtout en cas de complications) : « il n’y a rien »;

    – contradictoires : « il n’y a pas de hernie mais soyez quand même prudent lorsque vous bougez »;

    – catastrophistes : « votre pied est foutu ».

    Promesses de réparation intégrale :

    – « je vous opère et dans deux semaines, vous courez comme un lapin ».

    Culpabilisation :

    – « vous êtes un paresseux/un parasite »;

    – « secouez-vous et ça ira mieux ».

    Rejet :

    – « je ne peux plus rien pour vous »;

    – plus subtil : « allez voir le Dr X ».

    Peut-être y a-t-il là des raisons qui sous-tendent inconsciemment le comportement de certains patients, réclamant à cor et à cri les radiographies dont ils pensent qu’elles finiront par expliquer – donc justifier – leur douleur, demandant un traitement dont la prescription attestera de la réalité de leur souffrance, trop « visiblement » handicapés par leur douleur lorsqu’on les regarde (alors qu’ils bougent nettement mieux lorsqu’ils pensent moins à leur douleur), qui viennent encore et encore répéter que personne ne comprend combien ils vont mal et qu’il faut absolument trouver une solution. Bien loin de vouloir nous tromper, nous manipuler ou obtenir des « bénéfices secondaires » financiers, ces personnes dont les ressources personnelles sont dépassées ont peut-être simplement besoin d’une reconnaissance de leur souffrance (Allaz, 2003)… D’où l’importance de comprendre la manière dont les patients se présentent à nous, de ne pas nous laisser enfermer dans des explications toutes faites et défensives.

    Beaucoup d’éléments du parcours médical et de l’histoire d’Éric doivent inciter à la retenue. Il a déjà eu beaucoup de traitements, avec les résultats que l’on sait. En proposer un de plus, cela pourrait être tentant ! Cependant, après un tel parcours, la question est-elle uniquement de se dire qu’il faudrait trouver LE bon traitement ou plutôt de d’abord créer des conditions plus propices ? En effet, quelle confiance Éric peut-il encore avoir dans le corps médical ? Dans quelle mesure pense-t-il que son pied peut aller mieux ? Comment rétablir un lien où la méfiance peut reculer peu à peu ? L’urgence à aller mieux que nous communique Éric est tellement grande qu’elle pourrait aussi faire le lit de l’échec. Il semble en tout cas important de ne pas se précipiter pour proposer un nième traitement, qui risque de tomber en porte-à-faux par rapport à ce qui est nécessaire et qui dépasse peut-être l’entendement d’Éric, coincé dans sa légitime demande de soulagement. Tout ceci montre que souvent cohabitent l’urgence d’une solution et la nécessité de ne pas se précipiter.

    Éric a insisté à plusieurs reprises sur l’urgence de trouver une solution. Cela fait trois ans qu’il souffre et qu’il est en arrêt de travail. Il faut absolument qu’il reprenne le travail, sinon il risque d’être licencié. Son orthopédiste a quant à lui mis beaucoup de pression pour qu’Éric soit vu rapidement en clinique de la douleur, court-circuitant les procédures habituelles de demande de rendezvous et insistant pour qu’Éric bénéficie d’une priorité sur les patients déjà en attente.

    TABLEAU 4

    Festina lente. Prendre le temps malgré l’urgence à aller mieux

    L’urgence affichée dans la demande de soulagement ne doit pas faire oublier la complexité du syndrome douloureux et la difficulté à y apporter une réponse simple.

    Prendre le temps d’une écoute large permet d’ouvrir un espace où une autre compréhension de la douleur et des objectifs thérapeutiques peut se développer peu à peu.

    La précipitation n’est pas bonne conseillère en ce domaine. L’importance de prendre le temps est difficile à entendre pour le patient et pour certains soignants du fait de la pression au soulagement. Cependant, le peu d’efficacité de mesures hâtives est souvent observé. Il ne s’agit peut-être pas juste d’éteindre un incendie ! En dépit de la rudesse de certaines situations, l’absence de « solutions » doit toujours être assortie d’une assurance pour le patient que le soignant reste concerné par son état, dans un cadre à définir.

    PARLER DE LA DOULEUR ET LA DÉCRIRE

    Éric explique que la douleur est localisée essentiellement à la face interne de la cheville ; elle irradie vers la voûte plantaire et le cou-de-pied, parfois dans toute la jambe. Elle est décrite comme intenable, comparable à une rage de dents ou à la présence d’un poignard dans le pied. Parfois, il existe des décharges électriques très intenses, survenant surtout la nuit et dans certaines positions. La douleur est présente en permanence, mais elle peut être plus ou moins intense, sans horaire clairement défini. Elle est aggravée par le fait de poser le pied sur le sol, la position assise prolongée, le port prolongé de l’attelle, mais elle peut également s’aggraver sans raison. Elle n’est réduite que par la tilidine et la morphine. Le pied est souvent gonflé et violacé.

    FIGURE 1

    Le dessin de la douleur fait par Éric

    Du temps pour décrire la douleur est nécessaire. La description sémiologique de la douleur inclut une évaluation de sa localisation et de ses irradiations éventuelles, son horaire, ses facteurs modulateurs (qu’est-ce qui l’augmente ou la calme ?), ainsi qu’une description qualitative (à quel type de sensation ressemble la douleur ?). Cette description est souvent difficile, et cela se comprend (il suffit de se demander comment nous décririons les petites douleurs que nous expérimentons dans la vie quotidienne). Idéalement, elle doit se faire avec les mots et les métaphores du patient, et le soignant ne fera de proposition (piqûre, coup de poignard, coupure, brûlure, froid, chaud, fourmis, picotement, étau, compression…) que si le patient ne trouve pas spontanément les mots pour décrire sa douleur. La description sémiologique de la douleur est une étape essentielle pour tenter d’en comprendre les mécanismes.

    TABLEAU 5

    Décrire la douleur

    Où?

    – localisation ?

    – irradiations ?

    Quand ?

    – intermittent ou permanent ?

    – la douleur est-elle pire à certaines heures ?

    – si crises : durée, fréquence ?

    Comment ?

    – à quoi ressemble la douleur ?

    Combien ?

    – intensité au moment présent ?

    – maximum, minimum, moyenne au cours des derniers jours ?

    Qu’est-ce qui module la douleur ?

    – qu’est-ce qui aggrave/déclenche la douleur ?

    – qu’est-ce qui fait du bien ?

    exemples : position, effort, activité/repos, chaud/froid, distraction, stress/détente, fatigue…

    L’intensité de la douleur peut être évaluée au moyen de diverses échelles. Les plus fréquemment utilisées sont l’échelle visuelle analogique (EVA, en anglais VAS pour Visual Analog Scale), les échelles verbales numériques (EVN, en anglais NRS pour Numerical Rating Scales) en 11 ou 101 niveaux et les échelles verbales simples (EVS ou VRS pour Verbal Rating Scales) en quatre ou cinq niveaux.

    L’échelle visuelle analogique (figure 2) est une ligne mesurant habituellement 10 cm, sur laquelle le patient doit indiquer son estimation de l’intensité de la douleur, entre deux bornes qui sont l’absence de douleur et la douleur la plus forte imaginable. Le clinicien mesure ensuite la distance X (exprimée en cm ou en mm), qui traduit l’intensité de la douleur. Il est important de présenter correctement cette échelle au patient, afin de limiter certains biais. Le maximum correspond à « la douleur la plus forte imaginable » et non à l’intensité maximale de la douleur chez le sujet considéré, ou à la douleur la plus intense qu’il a ressentie dans sa vie. Il faut également éviter de présenter des lignes préalablement graduées.

    FIGURE 2

    Exemple d’échelle visuelle analogique

    Pour évaluer l’intensité de la douleur selon une échelle verbale numérique, on demande verbalement au sujet d’évaluer sa douleur, sur une échelle de 0 à 10 ou de 0 à 100 (où 0 représente l’absence de douleur et 10 ou 100 la douleur la plus forte imaginable).

    Les échelles verbales simples sont des échelles en quatre ou cinq niveaux, dans lesquelles le patient doit choisir l’item décrivant le mieux sa douleur (figure 3).

    FIGURE 3

    Exemple d’échelle verbale simple

    Une comparaison de ces échelles dans les domaines de la douleur aiguë et chronique (Jensen et al., 1986, 1989) montre qu’elles sont toutes valides, mais les échelles verbales numériques semblent plus pratiques et mieux acceptées par les patients. Cependant, une majorité de patients préfère les échelles verbales simples (Clark et al., 2003). Puisque toutes sont valides, le choix de l’une ou l’autre échelle est surtout une question de préférence, tant pour le patient que pour l’équipe soignante. Cependant, l’EVA et l’échelle verbale numérique en 101 points sont susceptibles de donner une illusion de précision. En effet, un individu ne peut discerner de manière fiable qu’un nombre limité de niveaux d’intensité douloureuse : deux ou trois chez l’enfant, quatre ou cinq chez l’adulte (Decruynaere et al., 2007, 2009).

    Ces échelles permettent d’analyser l’évolution de la douleur chez un patient donné, par exemple en réponse à un traitement. Elles ont deux limites importantes. D’une part, la douleur étant un phénomène subjectif, la mesure obtenue ne peut pas être utilisée pour comparer des patients entre eux. D’autre part, ces échelles sont ordinales et non linéaires : elles indiquent des niveaux successifs d’intensité croissante, mais rien ne permet d’affirmer que l’intervalle entre deux points voisins est le même partout dans l’échelle (Merbitz et al., 2007). Par exemple, avec une échelle verbale simple, rien ne permet d’affirmer qu’une douleur augmente de la même quantité lorsqu’elle passe de « légère » à « modérée » et lorsqu’elle passe de « modérée » à « intense ». De même, une douleur évaluée à 90 sur une EVA ou une échelle verbale numérique est supérieure à une douleur évaluée à 30, mais il serait faux d’en conclure qu’elle est trois fois plus intense. Faire des opérations arithmétiques sur les mesures d’intensité douloureuse est donc aberrant. C’est pourquoi il est illicite de moyenner les résultats d’EVA obtenus sur un groupe de patients, par exemple pour analyser la réponse à un traitement : il faut faire appel à des tests statistiques non paramétriques.

    Les journaliers de la douleur sont des documents que le patient remplit une à plusieurs fois par jour. Ils permettent d’observer les fluctuations de la douleur et d’en repérer plus facilement les facteurs modulateurs. Un exemple est donné figure 4.

    Certains questionnaires précisent les aspects qualitatifs de la douleur. Le plus fréquemment utilisé en français est le Questionnaire de la douleur de Saint-Antoine, version française du McGill Pain Questionnaire. On demande au patient de coter de 0 (absent) à 4 (extrêmement fort) chacun des qualificatifs suivants, correspondant à la douleur habituellement ressentie lors des huit derniers jours : élancements, pénétrante, décharges électriques, coups de poignard, en étau, tiraillement, brûlure, fourmillements, lourdeur, épuisante, angoissante, obsédante, insupportable, énervante, exaspérante, déprimante. Ces termes précisent la description de la douleur et son intensité. Les qualificatifs sensoriels ont une certaine valeur d’orientation diagnostique (Boureau et al., 1990). Les qualificatifs affectifs évaluent surtout le retentissement émotionnel. Chaque terme est à évaluer séparément, il n’y a pas de score global.

    FIGURE 4

    Exemple de journalier de la douleur

    Journalier de la douleur

    Nom et prénom

    D’autres questionnaires existent (Bragard & Decruynaere, 2010), il serait fastidieux de les énumérer ici. En annexe sur le site de l’éditeur (www.editionsmardaga.com), une sélection de questionnaires en accès libre est proposée.

    Il n’existe pas de mesure pure, « organique » de la douleur car elle résulte d’un ensemble d’influences inextricables. Phénomène subjectif tant dans sa perception que dans son expression, nous ne pouvons en savoir que ce que le patient nous en dit (verbalement ou non). La manière dont le patient parle de sa douleur ou dont il se comporte est influencée par de nombreux facteurs : ses référents familiaux et culturels sur la manière dont il est de bon ton de se comporter lorsqu’on a mal (faut-il se montrer stoïque ou plutôt expressif ?), ses représentations et ses craintes concernant la maladie (peut-être aura-t-il tendance à amplifier un symptôme s’il pense que celui-ci est le signe d’une maladie grave ou au contraire à minimiser ses plaintes s’il a peur qu’on lui propose une opération), son parcours antérieur (s’il a l’impression de ne pas avoir été pris au sérieux, il peut avoir tendance à insister sur sa plainte de douleur), la qualité de la relation thérapeutique (peut-être hésitera-t-il à parler de symptômes « bizarres », tels qu’une douleur fantôme, s’il craint qu’on le prenne pour un fou)… Il convient aussi d’être conscient de l’influence que le mode de présentation d’une douleur peut avoir sur notre propre interprétation de la douleur : la manière de délivrer un message ne doit pas se confondre avec le message lui-même. Il y a un risque de minimisation ou de surestimation de la douleur du patient à travers une écoute de sa douleur qui se ferait juste à partir de notre propre perception. Parler de « biais » dans l’évaluation de la douleur renvoie sans doute à une vision tronquée de la douleur, par exemple à une confusion de niveau entre douleur et nociception.

    Car il est vrai que, comme tout être humain dans sa lecture du monde, le soignant lui-même a ses propres préjugés et attentes concernant le comportement du patient et la manière de l’interpréter (Cedraschi et al., 1998). Il attribue plus ou moins de crédit à certaines pathologies, celles qui se voient (« si la radio est négative,

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