Études européennes
Par Bruylant
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À propos de ce livre électronique
Les auteurs proposent une vue englobante de leurs sujets respectifs et veillent à faire droit à la diversité croissante des paradigmes et méthodologies mobilisés par les études européennes. Chaque contribution souligne aussi les apports spécifiques de la recherche francophone, en insistant sur ce qui distingue ces travaux de la littérature anglo-saxonne dominante. Les auteurs veillent aussi à rendre compte des développements les plus récents des études européennes : après un net déclin au milieu des années 2000, elles ont connu un regain d’intérêt massif à la faveur des multiples crises qui ont affecté, mais aussi transformé, l’Union européenne, et ont mis de nouvelles questions à l’agenda des chercheurs.
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Aperçu du livre
Études européennes - Bruylant
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© ELS Belgium s.a., 2017
Éditions Bruylant
Rue Haute, 139/6 - 1000 Bruxelles
Tous droits réservés pour tous pays.
Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent ouvrage, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
ISBN : 9782802760856
Dernier paru :
Analyses électorales, sous la direction de Yves Déloye et Nonna Mayer, 2017
Remerciements
Nous tenons à remercier chaleureusement Jean-Michel De Waele et Yves Déloye qui nous ont proposé de diriger ce volume. Notre gratitude va également aux auteurs, qui se sont pliés avec talent à un exercice particulièrement exigeant. Enfin, nous adressons tous nos remerciements à Juliette Dupont, qui a assuré un remarquable travail de relecture de l’ensemble du traité.
Olivier COSTA et Frédéric MÉRAND
À propos des auteurs
Ece Ozlem ATIKCAN est Assistant Professor in Comparative Politics, Politics and International Studies à l’Université de Warwick.
Laurie BEAUDONNET est Professeure d’études européennes à l’Université de Montréal et Directrice du Centre Jean Monnet de Montréal.
Etienne BÉHAR est étudiant en Master de Sociologie à Sciences Po Paris.
Capucine BERDAH est collaboratrice parlementaire à l’Assemblée nationale.
Nathalie BRACK est Professeure assistante en sciences politiques à l’Université libre de Bruxelles (Cevipol – Institut d’études européennes) où elle enseigne les études européennes et les études législatives, et professeure invitée au Collège d’Europe (Bruges).
Caitríona CARTER est Directrice de recherche en science politique à l’Irstea, Bordeaux, membre de l’équipe « Environnement, Acteurs et Dynamiques Territoriales ».
Olivier COSTA est Directeur de recherche CNRS au Centre Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux, et Directeur des Études politiques et de gouvernance au Collège d’Europe, Bruges.
Renaud DEHOUSSE est Professeur des universités à Sciences Po et Président de l’Institut universitaire européen (Florence).
Nora EL QADIM est Maîtresse de conférences à l’Université Paris 8, membre du CRESPPA-LabTop.
François FORET est Professeur de science politique et Directeur du CEVIPOL à l’Université Libre de Bruxelles.
Virginie GUIRAUDON est Directrice de recherches CNRS au Centre d’études européennes de Sciences Po Paris.
Charlotte HALPERN est Chercheuse CNRS à Sciences Po, membre du Centre d’études européennes et de politique comparée, et responsable scientifique du master Stratégies territoriales et urbaines et du Double diplôme Sciences Po – LSE Urban policy.
Michel MANGENOT est Professeur à l’Institut d’études européennes de l’Université Paris 8, membre du CRESPPA-LabToP, et Vice-président de l’Association française de science politique.
Frédéric MÉRAND est Professeur de science politique et Directeur du Centre d’études et de recherches internationales de l¹Université de Montréal (CÉRIUM).
Patrick LEBLOND est Professeur d’économie politique, titulaire de la CN Paul M. Tellier Chair on Business and Public Policy, Université d’Ottawa.
Christian LEQUESNE est Professeur au département de science politique de Sciences Po Paris, membre du Centre d’Etudes et de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po, dont il a été le directeur de 2009 à 2013.
Stéphanie NOVAK est Enseignante-chercheuse en science politique et relations internationales à l’Université Ca’ Foscari de Venise.
Florent POUPONNEAU est Maître de conférences en science politique à l’Université de Strasbourg et membre du laboratoire SAGE (UMR 7363).
Antoine RAYROUX est Professeur adjoint au département de sciences politique de l’Université Concordia (Montréal).
Sabine SAURUGGER est Professeure des universités et Directrice de la recherche à Sciences po Grenoble, et Professeure invitée au Collège d’Europe à Bruges.
Andy SMITH est Directeur de recherche à la Fondation Nationale des Sciences Politiques et membre du Centre Emile Durkheim, Sciences Po Bordeaux / Université de Bordeaux.
Anne-Marie TOURNEPICHE est Professeur de droit public à l’Université de Bordeaux, membre du CRDEI (Centre de recherche et de documentations européennes et internationales).
Sommaire
Remerciements
À propos des auteurs
Introduction. La longue crise européenne : suite et fin ?
Olivier COSTA et Frédéric MÉRAND
Chapitre 1. Le régime politique de l’Union européenne
Renaud DEHOUSSE
Chapitre 2. La prise de décision dans l’Union européenne
Stéphanie NOVAK
Chapitre 3. Les acteurs des institutions européennes
Michel MANGENOT et Frédéric MÉRAND
Chapitre 4. Les partis politiques et l’Union
Laurie BEAUDONNET et Capucine BERDAH
Chapitre 5. Groupes d’intérêt et Union européenne
Sabine SAURUGGER
Chapitre 6. Le budget de l’Union européenne
Anne-Marie TOURNEPICHE
Chapitre 7. Les politiques de régulation
Charlotte HALPERN
Chapitre 8. L’Europe et les territoires
Caitríona CARTER et Andy SMITH
Chapitre 9. La gouvernance de la zone euro et la crise économique
Patrick LEBLOND
Chapitre 10. L’espace de liberté, de sécurité et de justice
Nora EL QADIM et Virginie GUIRAUDON
Chapitre 11. Diplomatie et politique de voisinage
Florent POUPONNEAU
Chapitre 12. L’Europe de la défense
Antoine RAYROUX
Chapitre 13. Européanisation et résistances à l’européanisation
Christian LEQUESNE et Etienne BÉHAR
Chapitre 14. Les élections et les référendums européens
Ece Ozlem ATIKCAN
Chapitre 15. Euroscepticisme
Nathalie BRACK
Chapitre 16. La légitimation de l’Union européenne
François FORET
Conclusion. Quatre chantiers pour les études européennes
Frédéric MÉRAND et Olivier COSTA
Index. Traité d’Études européennes
Table des matières
Introduction. La longue crise européenne : suite et fin ?
Olivier COSTA et Frédéric MÉRAND
Lorsque nous avons commencé la rédaction de ce Traité d’études européennes, certains de nos amis et collègues prédisaient qu’il n’aurait bientôt plus d’objet ; ils s’interrogeaient sur l’utilité de continuer à étudier l’Union européenne (Rozenberg, 2015). L’agonie de la Grèce était devenue le symbole d’une Union coupable d’une vaine ambition monétaire et incapable de solidarité à l’endroit de ses membres les plus fragiles. La crise budgétaire qui affligeait ce pays menaçait de se propager à d’autres membres de la zone euro, y compris des États fondateurs comme l’Italie et la France. L’arrivée de centaines de milliers de migrants au cœur du continent européen et la multiplication des attentats avaient amené plusieurs États à ériger des murs ou à rétablir des contrôles aux frontières, menaçant l’espace Schengen. Les propositions de la Commission visant à régler ces problèmes affectant les deux principaux piliers de l’Union européenne (UE) – la monnaie commune et la liberté de circulation – étaient au mieux moquées, au pire taxées d’autoritarisme. Et d’aucuns prédisaient que la décision d’une majorité de la population britannique de se retirer de l’Union lors du référendum du 23 juin 2016 serait le début d’une vague de départs, emportant le Danemark, la Suède et les Pays-Bas, voire la France dans le cas d’une victoire de Marine Le Pen, ou l’amorce du démantèlement de certaines politiques européennes.
Comme l’état d’esprit a changé au moment où nous bouclons notre ouvrage, à peine deux ans plus tard ! Si la Grèce n’est pas sortie de l’ornière, on parle désormais moins de Grexit que d’une possible restructuration de sa dette. L’implosion de la zone euro semble écartée alors que, à la faveur de la victoire d’Emmanuel Macron en France, l’idée d’un renforcement de la gouvernance économique est de retour à l’agenda. Petit à petit, malgré la résistance de certains pays d’Europe centrale et orientale, la nécessité d’une solidarité entre États membres pour traiter la question des demandeurs d’asile s’est imposée à la majorité, même si cela a été facilité par un accord moralement discutable avec la Turquie. Le Brexit semble s’être retourné contre ses instigateurs, qui se sont vite retrouvés en position de faiblesse face à des 27 plus unis qu’on ne l’aurait cru. Pour la première fois depuis son arrivée à la tête de la Commission, Jean-Claude Juncker a fait un discours sur l’état de l’Union (13 septembre 2017) quelque peu ambitieux, appelant à favoriser l’adoption de l’euro par de nouveaux États membres et à poursuivre l’élargissement de l’Union dans les Balkans, et mis sur la table des propositions de réformes institutionnelles d’inspiration fédéraliste. L’Union semble donc partie pour survivre quelques temps encore, et il n’est désormais pas exclu qu’une relance substantielle de l’intégration intervienne – même si de profondes divergences existent encore sur la méthode, et notamment sur l’opportunité de formaliser l’existence d’une Europe à plusieurs vitesses (Schimmelfennig et Rittberger, 2015).
Le principal effet de ce qu’on pourrait appeler la « longue crise européenne » (2005-2016) a été de remettre les questions fondamentales d’identité, de solidarité et de démocratie – bref, de réintroduire la question du politique – au cœur du débat entre citoyens, décideurs et chercheurs. À mi-chemin entre l’organisation internationale et l’État fédéral, l’UE a longtemps été pensée comme un objet technocratique, c’est-à-dire un système institutionnel destiné à produire des biens publics par la régulation de problèmes communs, dans un registre faisant la part belle à l’expertise et à l’ajustement des intérêts particuliers (Majone, 1996). Progressivement, il est apparu que l’UE était aussi un vecteur de conflit politique, parce qu’elle crée des gagnants et des perdants en redistribuant des ressources, et que de nombreuses normes et décisions ne sont pas fondées sur une expertise neutre ou sur l’accommodation des positions en présence, mais sur de vrais choix de société, qui viennent bousculer les arrangements historiques présents à l’échelle nationale (Quermonne, 2005 ; Magnette, 2009). En outre, il est apparu que les identités nationales n’étaient pas facilement solubles dans l’ensemble européen ; les opinions publiques du nord et du sud, de l’est et de l’ouest se démarquent sur des questions fondamentales comme la politique budgétaire et la circulation des travailleurs ; et les classes sociales s’affrontent sur l’idée même du projet européen, soutenue dans les catégories aisées mais rejetée chez les plus modestes (Coman et Lacroix, 2007).
Dans la foulée des référendums perdus en France et aux Pays-Bas sur le traité constitutionnel en 2005, la crise économique et financière, survenue fin 2008, a accentué la défiance de l’opinion publique face au projet européen. L’Union est en effet considérée par certains comme une organisation incapable d’apporter des solutions à la crise, voire comme la cause même de cette crise, en raison de sa propension à diffuser une idéologie néo-libérale, à contraindre les États membres à l’austérité budgétaire et à promouvoir la mondialisation. Les spécialistes s’entendent pour reconnaître que politique européenne est passée de l’ère du « consensus permissif » (Franklin, Marsh et Mclaren, 1994) à celle du « dissensus contraignant » (Hooghe et Marks, 2009). Jusqu’à la fin des années 1980, la construction communautaire était le résultat d’un processus essentiellement technocratique et diplomatique, conduit par des élites (politiques, administratives, économiques…) dans les États et à Bruxelles. Les citoyens n’étaient pas directement associés au projet, étaient peu au fait de ses tenants et aboutissants, et manifestaient une indifférence polie à son égard. Il y avait une sorte de consentement tacite qui permettait aux acteurs de la construction européenne de poursuivre leur travail. Depuis le début des années 1990, les questions européennes ont pris de l’importance dans les espaces publics nationaux et suscité des oppositions croissantes. La période actuelle se caractérise par une plus grande sensibilité des citoyens aux enjeux, notamment politiques, de la construction européenne. Le rejet de l’intégration est désormais une composante stable de la vie politique dans la plupart des États membres, qui contribue à la redéfinition des configurations partisanes. Les citoyens expriment des positions globalement moins favorables que leurs représentants à l’égard de l’intégration européenne et les référendums de ratification constituent aujourd’hui des obstacles majeurs à l’adoption de nouveaux traités. L’Europe est devenue un enjeu politique particulièrement clivant. Depuis 2005, l’UE est en soins intensifs : la crise est institutionnelle, économique, politique… voire civilisationnelle, selon certains. Mais en 2017, on craint moins pour la survie du patient.
Pour sortir l’UE définitivement de la crise, les propositions de solution institutionnelle ne manquent pas. En France, le Parlement de la zone euro proposé par Thomas Piketty et ses collègues semble avoir presque convaincu le président de la République (Hennette, Piketty, Sacriste et Vauchez, 2017). En Allemagne, la droite propose un saut fédéral conditionnel à ce que l’UE serve essentiellement à discipliner les États. En Italie comme en Grèce, on demande au contraire des mécanismes redistributifs semblables à la péréquation des États fédéraux. Le problème, c’est que les institutions de l’Union ne sont pas les seules en cause : l’idée même de solidarité entre les nations est abîmée. Ainsi, le premier ministre hongrois Viktor Orban organise un référendum pour refuser d’accueillir le moindre demandeur d’asile stationné en Grèce dans le cadre du plan européen ; la Suède bloque sa frontière avec le Danemark ; le président français et la première ministre polonaise s’invectivent au sujet de la directive sur les travailleurs détachés ; et Jean-Claude Juncker récuse, comme Angela Merkel, l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses.
La solution à la crise a eu pour prix une ingérence sans précédent des institutions européennes dans les politiques, notamment fiscales et sociales, des États membres, qui n’a pas été accompagnée de grandes avancées démocratiques. La crise a mis à l’agenda la question de la redistribution au niveau tant national – du fait des politiques d’austérité et des hausses de la fiscalité – qu’européen – avec la question de la solidarité financière entre les pays membres de la zone Euro. Parallèlement, la Banque centrale européenne a été critiquée, surtout depuis l’arrivée à sa tête de Mario Draghi, pour avoir intégré des considérations politiques dans la détermination d’une politique monétaire plus expansionniste. Il en résulte qu’on analyse de moins en moins l’UE comme une organisation internationale vouée à la coopération entre États, et davantage comme un système politique avec ses acteurs propres.
C’est dans ce contexte de politisation que le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, a annoncé sa volonté de conduire une « commission politique ». Le geste fort qu’il pose s’inscrit dans le sillage des élections européennes de 2014 qui ont étrenné le principe des Spitzenkandidaten à l’échelle européenne, c’est-à-dire d’une campagne électorale presque « normale », comparable à celles que connaissent les régimes parlementaires, opposant les chefs de file des principaux partis (Priestley, Schollgen, Penalver Garcia, 2015). Victorieux sur la base d’un programme en dix points, Jean-Claude Juncker a formé une coalition informelle reposant sur la collaboration entre chrétiens-démocrates, sociaux-démocrates et libéraux. Cette « grande coalition » est toutefois fragilisée par une fracture de plus en plus visible sur la question de l’austérité. Pour la plupart des observateurs, la politique européenne est maintenant structurée autour de deux clivages : entre la gauche et la droite, d’une part, et entre les europragmatiques et les eurosceptiques, d’autre part. Ces clivages se retrouvent au Parlement européen et à la Commission, mais aussi dans les élections nationales et entre les représentants des États membres au sein du Conseil et du Conseil européen. Politisant le projet européen, ils nourrissent le débat scientifique et intellectuel sur l’avenir de l’Europe.
L’époque est révolue où les études européennes pouvaient être réduites à l’hagiographie des pères fondateurs, à la description des procédures institutionnelles au Parlement européen ou à l’analyse statistique des taux de conformité du droit national aux directives. Si l’UE a perdu l’éclat qui était le sien dans les années 1980-90, lorsque la Commission semblait mener un irrésistible projet d’intégration et que la perspective d’une intégration proprement fédérale semblait réaliste, elle a gagné en complexité, en pertinence, en conflictualité – et donc en intérêt scientifique. L’objectif de ce traité est d’en faire découvrir les plus récentes avancées au lecteur.
Le triple intérêt scientifique de l’intégration européenne
Les crises multiples que rencontre l’intégration européenne depuis le début des années 2000, loin de remettre en cause la pertinence de son étude, viennent souligner un triple impératif scientifique. Il convient, en premier lieu, de continuer sans relâche à étudier les différents aspects d’un processus dont les contours, enjeux et modalités évoluent constamment, à un rythme qui n’a guère d’équivalent dans d’autres systèmes politiques ou organisations internationales. Outre la modification régulière des traités, l’Union européenne se caractérise, en tant que régime politique, par l’évolution permanente des rapports de force entre ses institutions et acteurs, par l’importance des processus d’apprentissage et d’adaptation qu’elle génère et qui la modèlent, et par l’évolution rapide des attitudes des citoyens et des élites à son égard. L’ensemble des paramètres qui gouvernent le fonctionnement de l’Union connaît ainsi des changements continus, qui méritent d’être étudiés longitudinalement, pour en comprendre les causes et en déterminer les conséquences.
Le deuxième impératif est la remise en cause des savoirs existants : le processus d’intégration européenne a donné lieu à l’émergence de multiples théories et paradigmes, destinés à rendre compte des logiques de fonctionnement de l’Union (Saurugger, 2013 ; Rosamond, 2000 ; Schwok, 2005 ; Wiener et Diez, 2004), et qui prétendent souvent à une portée normative, prescriptive ou prédictive. Leur pertinence doit être questionnée, à mesure que l’Union se transforme, que le contexte global de son opération change et que les attitudes et stratégies des acteurs et institutions évoluent. Ainsi, de nombreux auteurs tenaient pour acquis dans les années 1990 et 2000 le destin fédéral de l’Union, et décrivaient ses évolutions comme autant d’étapes franchies en direction de la mise en place d’un tel système (Sidjanski, 1992 ; Constantinesco, 2002). Si la pertinence d’une approche ou d’une théorie ne peut être définitivement remise en cause, en raison même de la labilité d’un processus d’intégration qui connaît des oscillations, sa pertinence à un moment donné doit être appréhendée avec précautions. Par exemple, les théories néo-fonctionnalistes, qui dominaient à la fin des années 1950 et jusqu’au milieu des années 1960 ont connu un regain d’intérêt après l’adoption de l’Acte unique européen en 1986, et ont été réactivées plus récemment pour rendre compte de certains aspects du Pacte budgétaire (2012) (Schmitter et Lefkofridi, 2016).
Un dernier impératif scientifique est l’identification de nouveaux objets, phénomènes ou acteurs en émergence dans le système politique de l’Union. C’est une tâche particulièrement ardue, qui implique de penser en dehors des cadres établis. Ainsi, la science politique européenne, et plus spécifiquement française, s’est longtemps détournée de l’étude même de l’intégration européenne, faute d’y reconnaître un processus politique, réputé confiné au cadre national ou sub-national (Smith, 2000 ; Costa, 2012). C’est parce qu’ils observaient le phénomène de l’extérieur, que les chercheurs d’outre-Atlantique se sont intéressés à l’intégration européenne dès les années 1950, d’abord sous l’angle des relations internationales, puis sous celui de la politique comparée (Haas, 1958 ; Lindberg, 1963). Les chercheurs doivent être attentifs à l’apparition de nouveaux objets de recherche, qu’il s’agisse d’institutions, de groupes d’acteurs, de procédures ou de phénomènes sociaux. Ainsi, l’euroscepticisme, qui a longtemps été considéré comme un phénomène marginal, produit d’un manque d’information sur les données de l’intégration européenne ou d’un conservatisme politique obtus, est depuis le début des années 2010 devenu un objet central des études européennes, dont les différentes dimensions et manifestations ont été analysées sous de multiples angles(1).
Pour le dire autrement, les études européennes ne sont pas un savoir constitué dont les progrès seraient essentiellement incrémentaux et issus d’un raffinement des savoirs existants. Elles ne suivent pas nécessairement le cycle décrit par Thomas Kuhn (1996), où de nouvelles théories naissent de la validation ou de l’invalidation des précédentes, du fait de la découverte d’une anomalie ou d’un progrès de la recherche, et ne constituent le plus souvent qu’une version plus sophistiquée d’une théorie préexistante. D’une part, il n’y a jamais eu d’invalidation définitive d’une approche donnée : pour ne prendre que les deux principales théories de l’intégration européenne, l’intergouvernementalisme/réalisme (dans toutes ses variantes) et le néo-fonctionnalisme, on constate que leur pertinence a connu des cycles tout au long de l’histoire communautaire. Ensuite, de nouvelles théories sont apparues dans le débat académique, du fait de l’émergence de problématiques inédites ou de l’application à l’Union de paradigmes développés dans d’autres cadres. Les études européennes présentent donc un paysage en transformation constante : les questions les plus centrales de la discipline n’ont toujours pas été tranchées (l’intégration européenne est-elle dans les mains des institutions de l’Union ou dans celles des États ? Existe-t-il un déficit démocratique et, si oui, comment peut-on y remédier ?), et de nouvelles questions sont sans cesse inscrites à l’agenda scientifique. Il est ainsi frappant de voir à quelle vitesse évolue la liste des thématiques jugées centrales pour les études européennes (Jorgensen, Pollack et Rosamond, 2007 ; Belot, Magnette et Saurugger, 2008 ; Jones, Menon et Weatherill, 2012).
Si les études européennes sont spécifiques, ce n’est pas seulement en raison de la nature des phénomènes étudiés : c’est également en raison de leur rapport aux autres disciplines des sciences humaines et sociales. Les études européennes se définissent, en effet, principalement par leur objet. Dans d’autres domaines, il existe aussi des passerelles ou un dialogue entre les différentes disciplines qui étudient une question donnée, mais celles-ci sont plus systématiques et mieux structurées dans le cadre des études européennes, en raison des modalités mêmes de leur genèse, puisqu’elles sont le produit d’un dialogue entre les disciplines et entre les chercheurs, militants et praticiens de l’intégration européenne. L’interdisciplinarité ou la pluridisciplinarité, promue à grand peine dans de nombreux secteurs d’activité scientifique, va davantage de soi lorsqu’il s’agit d’étudier l’Union européenne (Duprat, 1996). Il revient au présent Traité d’études européennes de faire justice à cela.
Que sont les études européennes ?
La notion d’études européennes (en anglais, ’European studies’) est fondamentalement ambiguë et ambivalente. Elle désigne, tout à la fois un cursus et une discipline. En tant que cursus (Smith, Belot et Georgakakis, 2004), le syntagme qualifie une formation universitaire interdisciplinaire visant à donner aux étudiants les connaissances et compétences leur permettant d’appréhender le processus d’intégration européenne dans tous ses aspects, afin d’envisager une carrière professionnelle dans ce secteur d’activité. L’objectif de ces formations est d’aider les étudiants à trouver un emploi dans les institutions européennes proprement dites, mais aussi dans les organisations publiques, privées ou associatives qui gravitent autour de celles-ci ou ont à gérer des questions européennes, que ce soit dans les capitales européennes, dans les États membres ou dans des États tiers. Généralement, les cursus en études européennes associent des enseignements de droit, d’économie, d’histoire, de science politique et de relations internationales, mais parfois aussi de sociologie, d’anthropologie, d’études culturelles, de géographie, de linguistique, de science administrative ou encore de philosophie.
La notion d’études européennes renvoie, en second lieu, à une discipline scientifique, dont l’objet d’étude central est l’intégration européenne dans toutes ses composantes et aspects. Il existe toutefois une ambiguïté fondamentale quant au périmètre de cette ’discipline’. Les études européennes peuvent être considérées comme un carrefour rassemblant des spécialistes de toutes les disciplines des sciences humaines et sociales se consacrant à l’étude de l’intégration européenne, comme une discipline à part, qui se définirait par son objet, et non par ses méthodes ou ses questionnements (Soulier, 1994). Mais les études européennes peuvent aussi être considérées comme l’ensemble des recherches portant sur les questions européennes au sein d’une discipline donnée. En ce sens, les juristes, politistes, économistes, internationalistes et historiens ont des perceptions contrastées de ce que le vocable recouvre, se référant avant tout aux travaux menés par leurs pairs.
Dans le cadre de ce traité, on entendra la notion d’études européennes comme l’ensemble des recherches menées en science politique et sociologie politique au sujet de l’intégration européenne et du fonctionnement de l’Union, avec toutefois une attention aux travaux menés sur le sujet dans des disciplines voisines. Ainsi, ce volume rassemble avant tout des politistes, mais inclut aussi des auteurs dont la discipline principale est le droit, l’économie ou les relations internationales. Cette définition restreinte correspond aux activités scientifiques des principales associations professionnelles de la discipline que sont UACES (Academic Association for Contemporary European Studies), EUSA (European Union Studies Association), le CES (Council for European Studies) et le SGUE (Standing Group on European Union de l’ECPR)(2). Sans se limiter à la science politique, elles se focalisent pour l’essentiel sur les institutions, acteurs et politiques de l’Union. Les études européennes ainsi entendues se distinguent de la science politique par une perméabilité plus grande et plus systématique aux autres disciplines, qui induit une surspécialisation quant aux objets, mais une plus grande ouverture quant aux approches.
On se gardera de disserter plus avant de ce que sont les études européennes, et de la manière dont elles doivent être conçues ou définies par rapport aux disciplines proches ou aux disciplines-mères. Il y a là un débat, pas toujours fascinant, qui mêle à des arguments scientifiques et épistémologiques des considérations d’ordre quasi-théologique et des enjeux institutionnels et professionnels. La notion d’études européennes est elle-même critiquée, parfois considérée comme une limite au développement d’une approche réellement scientifique de l’Union européenne, en agissant comme un repoussoir (Vauchez, 2015) ou comme un facteur de fermeture, incitant les auteurs à abuser d’un registre autoréférentiel, où les mêmes publications sont éternellement citées et commentées.
Décrire, prescrire ou analyser ?
On ne reviendra pas en détail ici sur l’histoire des études européennes, qui a fait l’objet de nombreuses publications et analyses, y compris discipline par discipline et pays par pays(3), et suscite désormais l’intérêt de la sociologie des sciences(4). On peut toutefois distinguer deux grandes périodes quant au rapport des européanistes à leur objet. Dans une première longue séquence, qui s’étend des années 1950 au milieu des années 1990, les études européennes ont été, pour l’essentiel, descriptives ou normatives. Elles étaient descriptives, car il s’agissait avant tout de présenter les institutions et procédures inédites qui gouvernaient le fonctionnement des Communautés, afin d’accéder à la compréhension de cet objet nouveau. Les approches dominantes étaient de l’ordre de l’analyse institutionnelle, du droit et de la science administrative, et avaient pour ambition première de décrire fidèlement la marche des Communautés ou de théoriser leur existence et leurs dynamiques internes. Certains travaux étaient moins empreints de neutralité, et visaient pour leur part à recommander un type de fonctionnement donné, à anticiper les évolutions du système ou à faire des propositions à cet égard. Leurs auteurs adoptaient un ton plus prescriptif, en tant que militants de la cause européenne ou que praticiens des institutions communautaires, soucieux d’assurer un approfondissement de l’intégration ou une montée en puissance de telle ou telle institution. Les écrits sur l’Union de cette époque mêlent ainsi allègrement les registres descriptifs, normatifs et prédictifs, et entretiennent parfois un rapport à la réalité ambigu, en ce sens qu’ils ne décrivent pas nécessairement ce qui est, mais plutôt ce qui, selon les auteurs, devrait être, aurait dû être ou sera peut-être un jour.
Dans les années 1990, les études européennes – et tout particulièrement celles issues de la science politique – ont adopté une approche plus analytique, comparative et systématique. Des chercheurs venus d’autres sous-disciplines (analyse des politiques publiques, sociologie des organisations, sociologie des élites, sociologie des partis, économie politique, théorie politique) ont développé des travaux plus en lien avec les réalités politiques, sociales, internationales, et moins marqués normativement. Cette génération est, par ailleurs, moins proche des milieux pro-européens et des institutions européennes, et s’abstient généralement de prendre position sur la question de l’intégration. L’adoption du traité de Maastricht a largement mobilisé les chercheurs en science politique à l’égard de l’Union, en imposant l’idée qu’elle avait vocation à devenir une véritable entité politique et à accroître significativement son impact sur les États membres. Les travaux consacrés à la notion d’européanisation ont établi qu’aucun des objets traditionnels de la science politique n’échapperait désormais à l’influence de l’Union, qu’il s’agisse des institutions politiques (à toutes les échelles de gouvernement), des partis et des organisations de la société civile, des opinions publiques et des mouvements sociaux, des politiques publiques, des relations internationales ou encore des élections (Risse, Caporaso et Green Cowles, 2001 ; Featherstone et Radaelli, 2003).
Les études européennes ont ainsi connu un développement considérable à partir du milieu des années 1990, qui a été entretenu par les besoins du milieu académique en enseignants spécialisés dans le domaine. Les questions européennes sont en effet devenues un objet de préoccupation pour toutes les disciplines des sciences humaines et sociales, et une composante incontournable de très nombreux cursus de l’enseignement supérieur. Les approches, courants et paradigmes ont foisonné : les études européennes ont perdu en cohérence, mais se sont imposées comme un véritable champ sous-disciplinaire, pouvant revendiquer une forme d’autonomie et de neutralité axiologique. Il existe ainsi depuis les années 1990 un nombre substantiel de politistes se définissant avant tout comme des spécialistes des questions européennes, qui disposent de leurs propres revues scientifiques(5), collections d’ouvrages, organisations professionnelles – ou sections dans celles-ci – et manifestations scientifiques.
Comprendre les crises de l’intégration européenne
On l’a vu : depuis le début des années 2000, on assiste à une multiplication et une récurrence des crises de l’intégration européenne. Elles ont d’abord été institutionnelles, avec l’incapacité des États membres à s’entendre sur une réforme substantielle de l’architecture de l’Union, pourtant jugée indispensable compte tenu de l’extension de ses compétences et de l’accroissement du nombre des États membres, puis à faire ratifier les traités négociés de haute lutte. L’idée d’une constitution européenne a vécu, laissant le sentiment que l’Union souffre d’un déficit démocratique chronique, auquel le traité de Lisbonne n’apporte qu’une réponse partielle. La crise a été ensuite financière et économique, à partir de 2008, lorsque certains États de la zone euro ont rencontré des difficultés à financer leur déficit public, et lorsque l’hémiplégie de l’Union économique et monétaire a été mise en évidence. Le Pacte budgétaire, adopté en 2012 par une partie seulement des États membres, a rassuré les marchés et convaincu de la viabilité de l’Euro, mais il n’a pas répondu aux questions qui entourent la gouvernance de la zone Euro, et ne prend pas en compte ses enjeux démocratiques. Plus récemment encore, la crise a pris un tour politique et social, avec la montée en puissance, dans la plupart des États membres, d’un rejet de l’intégration européenne, de l’ouverture des frontières et des politiques supranationales. Il a connu un point d’orgue avec le référendum sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union, et s’est institutionnalisé avec la présence au Parlement européen d’un nombre croissant de députés eurosceptiques, et la participation aux travaux du Conseil et du Conseil européen de dirigeants nationaux à tendance autoritaire, ouvertement anti-européens.
Ces crises multiples et répétées ont eu un double impact sur les études européennes. En premier lieu, elles ont encouragé les chercheurs à se pencher davantage sur les échecs de l’intégration européenne, les résistances à l’Europe et la montée de l’euroscepticisme. Longtemps considérés comme des événements marginaux, peu dignes d’intérêt, voire comme de simples artefacts ayant vocation à disparaître, ces phénomènes ont suscité une vaste littérature depuis le début des années 2000. Elle vise tant à les décrire et les catégoriser qu’à expliquer les raisons pour lesquelles les citoyens européens, les mouvements sociaux, les partis, voire les gouvernements, critiquent l’intégration européenne et s’y opposent. L’intégration, qui a longtemps été implicitement considérée par les européanistes comme un phénomène irrésistible, intrinsèquement vertueux et désirable d’un point de vue politique, économique et social, ne suscitant des réticences qu’auprès de gens mal informés ou mal intentionnés, est désormais analysée comme un sujet central du débat politique, économique et social, qui induit des oppositions que l’on ne peut disqualifier par principe.
On a aussi vu émerger dans le monde académique des écrits plus critiques vis-à-vis de l’intégration européenne, qui empruntent différents registres. Certains développent une critique sociale de l’Union, soulignant son tropisme néo-libéral, la proximité de ses décideurs avec les milieux d’affaires, sa contribution à la remise en cause des équilibres qui fondent le modèle socio-économique des États membres ou encore l’impossibilité d’une démocratie supranationale. D’autres entendent remédier aux difficultés que rencontre l’intégration européenne, en rendant intelligibles les oppositions qu’elle suscite, ou en proposant, sur un mode plus normatif, des solutions aux crises qu’elle affronte. De tels travaux se sont multipliés ces dernières années, dans un contexte où même les praticiens de l’Union les plus optimistes ont admis que l’euroscepticisme n’était pas un simple malentendu, mais un problème politique sérieux, appelant des réponses de la part des institutions européennes. On a ainsi vu fleurir des publications proposant des réformes plus ou moins radicales de l’Union, destinées à éloigner le spectre de son démantèlement progressif ou à assurer une relance ambitieuse de l’intégration, et qui alimentent aujourd’hui les propositions de réforme formulées par les responsables politiques nationaux et européens.
Le présent ouvrage s’inscrit dans un contexte où la recherche ne saurait être considérée comme extérieure à son objet d’étude, mais où elle joue au contraire un rôle-clé dans la diffusion de l’information sur celui-ci, dans la formation de ses acteurs et dans la réflexion des élites et de la collectivité sur ses carences et perspectives. Le but de ce traité ne peut donc être d’opérer une simple synthèse du savoir existant sur l’Union : il vise aussi à rendre compte des débats les plus récents sur les difficultés qu’elle rencontre, sur les motifs de son rejet et sur ce que les acteurs de l’Union entreprennent – ou pas – pour répondre à cela.
Existe-t-il une French touch en études européennes ?
Dans ce contexte, nous pensons que la recherche francophone a un rôle spécifique à jouer. Les spécialistes de l’Union ont débattu, tout au long des années 2000, de l’existence ou non d’une spécificité des études européennes francophones. On n’entrera pas ici dans ce débat, quelque peu caricatural. Les uns considéraient que la recherche francophone avait vocation à s’inscrire en faux contre les visions dominantes de l’Union, issues d’un ’mainstream’ anglo-saxon légitimiste, et à proposer une approche alternative, davantage inspirée par le constructivisme, le structuralisme et la sociologie des élites (Georgakakis, 2002 ; Mangenot et Rowell, 2009 ; Favell et Guiraudon, 2010 ; Saurugger et Mérand, 2010 ; Mérand et Weisbein, 2011). Les autres estimaient que les spécificités de la recherche francophone étaient moins le produit de choix épistémologiques et méthodologiques que des compétences et habitudes des chercheurs, et que le ’mainstream’ tant décrié n’était souvent qu’une illusion d’optique ou un argument rhétorique.
Au-delà de cette controverse, et malgré la grande diversité des travaux qui relèvent des études européennes francophones, on peut considérer qu’il existe une certaine spécificité de ces recherches en raison de la conjonction de cinq facteurs. Le premier est la langue, dont il a été amplement démontré qu’elle conditionne les visions du monde, et les manières de penser et d’écrire, tout particulièrement en sciences sociales (Hoijer, 1954 ; Krämer, 2013). En deuxième lieu, il faut souligner les spécificités des sciences sociales de langue française. On ne peut considérer que la France, le Luxembourg, et la Belgique, la Suisse et le Canada francophones présentent un paysage homogène à cet égard ; les sciences sociales, et la science politique en particulier, y sont apparues et s’y sont structurées selon des logiques institutionnelles et intellectuelles spécifiques. Toutefois, on peut distinguer dans l’espace scientifique de langue française une réticence plus ou moins explicite vis-à-vis d’un ’mainstream’ anglo-saxon, réel ou fantasmé, du positivisme et des modélisations par trop succinctes. Il existe ensuite dans cet espace des références communes à des auteurs centraux des sciences sociales de langue française, qui irriguent la manière dont les chercheurs appréhendent certains phénomènes, que ce soit pour s’en réclamer ou s’en distinguer ; ainsi, on ne saurait négliger l’impact, plus ou moins direct, d’auteurs comme Pierre Bourdieu, Michel Crozier ou Michel Foucault sur les études européennes de langue française. Il faut aussi compter avec le poids des institutions universitaires et de recherche : le chercheur francophone ne peut faire abstraction des règles de financement de la science, des logiques de la carrière académique et des courants scientifiques et écoles de pensée, qui sont souvent très différents de ceux que l’on trouve aux États-Unis ou dans les pays européens où la recherche est traditionnellement plus tournée vers le monde anglophone (Royaume-Uni, Scandinavie, Pays-Bas, Allemagne). En dernier lieu, l’espace des études européennes francophones se singularise par le poids de la tradition normative. En France, en Belgique et au Luxembourg, elle est liée à l’histoire même de l’intégration européenne, qui doit beaucoup aux penseurs et responsables politiques de ces trois pays fondateurs des Communautés. En Suisse francophone et au Québec, on s’est également intéressé très tôt à l’aventure européenne, en raison d’un double intérêt scientifique et idéologique pour le fédéralisme. Il existe donc une sorte de spécificité – ou plutôt un ensemble de spécificités – des études européennes francophones, que l’internationalisation de la recherche n’émousse pas. Un des objectifs du présent traité est de souligner, pour chaque thématique explorée, la contribution singulière des chercheurs de langue française, du double point de vue de leurs approches et de leurs résultats.
Comprendre un système politique ambivalent et indéterminé
Un autre enjeu majeur de cet ouvrage est d’accéder à une meilleure compréhension de ce qu’est l’Union européenne, et d’apporter des réponses, forcément partielles, aux grandes questions qui continuent de traverser le champ des études européennes. L’Union est-elle une organisation internationale un peu particulière ou un État quasi-fédéral en devenir ? Assiste-t-on à une montée en puissance d’une logique parlementaire ou, au contraire, à un retour de l’intergouvernementalisme ? L’Union peut-elle devenir une puissance ou est-elle condamnée à rester un marché ? A-t-elle la capacité de peser sur la politique intérieure des États ou n’en est-elle que le jouet ? La mise en place d’une Europe à plusieurs vitesses est-elle nécessaire au dépassement de ses crises actuelles ? L’euroscepticisme est-il conjoncturel et lié à une vague populiste nourrie par des considérations domestiques, ou reflète-t-il un rejet de fond de l’idée même d’une intégration supranationale ?
Pour éclairer ces différentes questions, et bien d’autres, ce traité est structuré en trois parties, qui examinent successivement l’Union sous l’angle de ses institutions et acteurs, de ses actions et politiques, et des grands enjeux qui conditionnent aujourd’hui son fonctionnement et son devenir.
En ouverture de la première partie, Renaud Dehousse fait le point sur le régime politique de l’Union européenne, qui reste à bien des égards spécifique et dont les évolutions récentes sont ambivalentes et délicates à analyser. Stéphanie Novak se penche ensuite sur la prise de décision dans l’Union, examinant en détail la manière dont les normes s’y élaborent aujourd’hui et soulignant les importantes évolutions qui ont marqué la fabrique des politiques européennes ces dernières années. Michel Mangenot et Frédéric Mérand proposent une analyse plus sociologique des acteurs de l’Union, en soulignant tout particulièrement la contribution de la recherche francophone à cet égard. Laurie Beaudonnet et Capucine Berdah analysent les rapports des partis politiques à l’Union, du double point de vue des formations européennes et nationales. Sabine Saurugger conclut ce tour d’horizon des acteurs de l’Union en se penchant sur le cas des groupes d’intérêt, qui jouent un rôle particulièrement sensible dans la décision et le processus de légitimation et dé-légitimation de l’Union.
La deuxième partie du traité considère les actions conduites par l’Union. Anne-Marie Tournepiche explore la question du budget de l’Union, déterminant crucial de la forme et de la portée de son action, et enjeu majeur des négociations interinstitutionnelles et intergouvernementales. Charlotte Halpern examine les politiques de régulation, qui restent le principal moyen d’action de l’Union et en sont le marqueur le plus fort. Caitriona Carter et Andy Smith montrent que l’Union est néanmoins sensible à ses territoires, et qu’elle a développé de multiples actions et politiques à leur endroit. Patrick Leblond fait le point sur l’épineuse question de la gouvernance de la zone euro et de l’Union bancaire, qui a connu des transformations considérables ces dix dernières années. Virginie Guiraudon et Nora El Qadim montrent dans quelle mesure l’Union s’est muée en espace de liberté, de sécurité et de justice, et de quelle manière elle fait face à de nombreux défis dans ce domaine. Florent Pouponneau examine pour sa part les données de la diplomatie de l’Union et de sa politique de voisinage, qui se déploient alors même que les États membres conservent une entière liberté pour ce qui concerne leur politique étrangère. Antoine Rayroux examine pour finir les principes et réalisations de l’Europe de la défense, qui est en gestation depuis le traité de Maastricht et dont on annonce sans cesse la relance.
La dernière partie du traité est consacrée aux grands enjeux contemporains de l’intégration européenne. Christian Lequesne et Etienne Béhar évoquent le vaste phénomène que constitue l’européanisation, et se penchent sur les résistances qu’il suscite aujourd’hui dans nombre d’États membres. Ece Ozlem Atikcan examine la manière dont les électeurs appréhendent l’intégration européenne, en analysant les référendums en lien avec elle et les élections européennes. Nathalie Brack fait le point sur la question complexe de l’euroscepticisme, qui est désormais au cœur des réflexions sur le fonctionnement et les réformes de l’Union. Enfin, François Foret évoque les différents aspects de la légitimation de l’Union, qui constitue aujourd’hui le principal enjeu des réflexions sur ses modalités de fonctionnement et son avenir.
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(1) On renverra à la somme récemment publiée : Leruth et al., 2017.
(2) A contrario, la CEDECE (Association d’Études européennes) française, qui vient de fêter ses cinquante ans, réunit essentiellement des juristes, malgré une vocation pluridisciplinaire sans cesse réaffirmée.
(3) Ce travail a été effectué de manière systématique dans le cadre du réseau européen SENT (Network of European Studies), qui a donné lieu à la publication d’une série de volumes consacrés à l’histoire (dir. Ariane Landuyt), à la science politique (dir. Federiga Bindi et Kjell A. Eliassen), au droit (dir. Valentino Cattelan), à la question des identités (dir. Vita Fortunati et Francesco Cattani) (tous quatre chez Il Mulino), à l’économie (dir. Amy Verdun et Alfred Tovias, chez Palgrave) et à l’enseignement de l’Union (dir. Stefania Baroncelli, Roberto Farneti, Ioan Horga et Sophie Vanhoonacker, chez Springer). Pour la science politique, voir Bindi et Eliassen, 2012.
(4) Citons, par exemple, la thèse de doctorat soutenue en 2017 par Hugo Canihac.
(5) Ces revues sont, pour l’essentiel, publiées en langue anglaise, mais il en existe dans d’autres langues. En français on trouve ainsi Politique européenne, Études européennes et plusieurs revues de droit européen.
CHAPITRE 1
Le régime politique de l’Union européenne
Renaud DEHOUSSE
Introduction
À l’heure où sont écrites ces lignes, la question de la nature du régime politique de l’Union européenne est posée avec vigueur par de nombreux mouvements politiques qui, dans la plupart des pays de l’Union, s’élèvent contre la façon dont celle-ci est organisée. Il n’en a pas toujours été ainsi. Bien au contraire, après quelques années de débats relativement improductifs au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les responsables politiques européens ont mis un point d’honneur à éviter ce genre de discussion. Lorsqu’ils ont cédé à la tentation, comme cela a été le cas à l’occasion du grand débat sur la nécessité d’une constitution européenne lancé par Joshka Fischer, le ministre allemand des Affaires étrangères en 2000, ils ont rapidement dû déchanter, tant les sources d’incompréhension et d’opposition ont été nombreuses. L’intégration s’est donc principalement développée sous un angle fonctionnel, en réponse à un certain nombre de problèmes auxquels les pays européens devaient faire face : comment reconstruire un continent dévasté par une guerre totale ? Comment réagir à la montée en puissance de concurrents économiques – hier le Japon, aujourd’hui les BRICS ? Comment stabiliser l’Euro face à des marchés financiers qui doutent de sa viabilité ? La question du régime politique n’en mérite pas moins d’être posée. D’une part, le fonctionnalisme comportait souvent une dimension tactique importante. On sait en effet que les problèmes font l’objet d’un travail de construction par les acteurs politiques. La déclaration Schuman du 9 mai 1950 présentait ainsi le pool charbon-acier comme une première étape vers la mise en place d’une « fédération européenne » et Jacques Delors, principal acteur de la relance européenne des années 1980, a clairement montré dans ses mémoires que l’accent mis sur le thème du « marché unique » répondait à la nécessité d’identifier un terrain sur lequel les gouvernements pourraient s’entendre pour confier de nouveaux pouvoirs à l’Europe (Delors, 2004). D’autre part, depuis la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) en 1951, les pays européens ont procédé à des transferts de pouvoir conséquents aux organisations qui ont par la suite été regroupées dans l’Union européenne. Si, pendant plusieurs décennies, ce processus a pu s’appuyer sur une forme de « consensus permissif » au sein de la population, il est manifeste que cela n’est plus le cas : l’intégration et les sujets « européanisés » font maintenant l’objet d’une contestation régulière dans les joutes électorales, que ce soit au niveau national ou lors des élections européennes (Hooghe et Marks, 2009). En somme, la question de l’organisation des pouvoirs au niveau européen et des modalités de son exercice se pose aujourd’hui sous un jour fonctionnel, puisque ce régime politique – peu expliqué et mal compris – fait l’objet d’une remise en cause systématique.
La notion de régime politique est abordée dans ce chapitre de façon traditionnelle. Il s’agit tout d’abord de déterminer quels sont les principes qui président à la répartition des pouvoirs entre les principales institutions. Il s’agit ensuite de s’interroger sur le mode de sélection des personnels politiques et sur les modalités de la légitimation du pouvoir. Par souci de clarté, après une présentation du choix qui a été fait en faveur d’un système de pouvoir fortement morcelé (section 1), on abordera ces questions selon deux axes. Le premier, que l’on pourrait qualifier de vertical, a trait aux relations entre les États et les institutions auxquelles ils ont donné naissance. La question principale, classique dans les organisations internationales, est de savoir de quelle autonomie ces dernières peuvent effectivement jouir. Nous verrons que des pressions contradictoires se sont manifestées, conduisant à une succession de poussées supranationalistes et de résistances intergouvernementales (section 2). C’est sous cet angle qu’a été abordée au départ la question de l’organisation de l’Europe. Progressivement, toutefois, un second axe a émergé, à la suite des efforts entrepris pour permettre à des représentants élus des peuples de peser sur les choix politiques européens. Quelles sont les relations qui se sont nouées, au niveau européen cette fois-ci, entre l’organe représentatif qu’est le Parlement européen et les autres institutions de l’Union (section 3)? En réalité, cependant, ces deux axes, loin d’être distincts, se superposent fréquemment : ce qui se produit à un niveau a des incidences, qui ne sont pas toujours clairement perçues, sur l’autre. En conclusion, nous essayerons donc de réfléchir à l’équilibre incertain qui a été atteint entre deux types de préoccupations bien distinctes : la nécessité d’institutions qui puissent jouer un rôle de médiateur ou d’arbitre dans les relations interétatiques, d’une part ; un souci de légitimité démocratique de l’Union, de l’autre.
1. – Un régime international original
1.1. – La « méthode communautaire »
Dès sa déclaration du 9 mai 1950 – donc avant même l’ouverture des négociations qui allaient donner naissance à la CECA –, Robert Schuman annonçait ce qui allait devenir la marque de fabrique de l’Europe communautaire : des transferts de pouvoir à des institutions supranationales, ayant la particularité de pouvoir agir de façon autonome, sans dépendre des instructions des États fondateurs. Cette architecture institutionnelle originale n’a rien d’accidentel ; elle constitue au contraire la clé de voûte de l’organisation de l’Europe de l’après-guerre. À la différence des tentatives antérieures d’unification du continent européen, celle-ci ne devait pas résulter de la mise en place d’une structure hiérarchique semblable à celle qui caractérise la plupart des États-nations. Équilibre et consensus sont au contraire depuis le début les attributs principales du nouveau système – un équilibre entre les États qui avaient décidé d’adhérer aux nouvelles structures : aucun d’entre eux ne devait être en position d’imposer ses intérêts au reste. Cet esprit « anti-hégémonique », joint à l’idée d’une forme d’intégration par le droit, représente la principale différence avec les tentatives antérieures d’unification du continent européen, lesquelles reposaient avant tout sur le recours à la force par des pays aux aspirations impériales, comme la France napoléonienne ou l’Allemagne nazie. Ce souci d’équilibre sous-tend toute la structure de l’Union européenne. Bien que des pouvoirs discrétionnaires importants aient été confiés à un exécutif supranational – hier la Haute autorité de la CECA, aujourd’hui la Commission européenne – et à un pouvoir judiciaire autonome pour assurer l’effectivité du système, les intérêts étatiques ne sont pas absents du système, puisque les membres de ces organes sont désignés par les gouvernements nationaux, avec néanmoins différents filtres destinés à assurer une prise en compte de l’intérêt général. Par la suite, le concept d’équilibre institutionne
a été développé dans le même esprit par la Cour de justice : chaque institution représentant un type d’intérêt bien défini, le partage des pouvoirs entre elles devant faire l’objet d’un soin particulierr (Jacqué, 1990).
Ce modèle original clé gouvernance, très vite baptisé méthode communautaire
, constitue la clef de voûte du régime politique européen. Deux de ses éléments méritent une attention particulière. Qu’un rôle autonome ait été attribué à des organes non élus comme la Haute autorité ou la Cour de justice n’a rien d’étonnant si l’on tient compte du fait qu’ils ont été créés par des gouvernements pour régler des rapports interétatiques : à l’époque, le problème de leur légitimation démocratique ne se posait pas avec la même acuité qu’aujourd’hui. Ensuite, la méthode communautaire s’appuie également sur la possibilité pour le Conseil, où siègent les représentants des gouvernements des États membres, de prendre des décisions à la majorité. La précision est importante à un double titre : d’une part, elle met en évidence le fait que les États y conservent un place centrale, ce qui distingue l’Union européenne d’un modèle fédéral, où les liens entre les composantes et le pouvoir central sont généralement plus ténus ; de l’autre, elle souligne que la participation au système implique une renonciation au moins partielle au droit de veto que les États conservent dans la plupart des enceintes internationales.
Pris dans leur ensemble, ces éléments soulignent l’originalité de la construction européenne par rapport aux schémas traditionnels de la coopération internationale. La différence tient moins à l’ampleur des compétences transférées aux institutions européennes – celles du Conseil de l’Europe sont aussi très étendues – qu’à la répartition du pouvoir entre les institutions. Non seulement la Commission européenne joue un rôle central dans l’élaboration des politiques communautaires, mais la combinaison du vote à la majorité et de décisions à caractère contraignant reste également extrêmement rare, même de nos jours. On vote bien à l’Assemblée générale des Nations unies, mais sur des résolutions, textes à caractère politique
– bel euphémisme qui revient à dire que les États ne sont pas tenus de les appliquer. Dans la plupart des enceintes internationales, lorsque des décisions contraignantes doivent être adoptées, l’unanimité, ou tout au moins un consensus, sont de mise, chaque État gardant par ailleurs le droit de ne pas ratifier les décisions élaborées de la sorte. Accepter la possibilité d’être contraint d’exécuter des décisions auxquelles on s’est opposé, comme l’ont fait les États membres en adhérant à l’Union européenne, équivaut bel et bien à un transfert de souveraineté, fût-il partiel ou temporaire.
Dans le système institutionnel mis en place par les traités européens, la Commission joue un rôle sans commune mesure avec celui qui incombe traditionnellement au secrétariat d’une organisation internationale. Organe d’impulsion, elle doit par ses propositions amener les autres institutions à réaliser les objectifs définis par les traités. Pour ce faire, elle dispose d’instruments considérables. Elle détient tout d’abord un monopole presque complet de l’initiative législative, puisque la plupart des décisions requièrent de sa part une proposition qu’elle peut modifier tout au long de la procédure législative. À la différence du fonctionnement de la plupart des démocraties nationales, les organes législatifs que sont le Parlement européen et le Conseil des ministres ne peuvent en principe prendre aucune initiative : s’ils estiment un texte européen nécessaire, ils doivent demander à la Commission de déposer une proposition en bonne et due forme. De plus, celle-ci ne peut être modifiée qu’avec l’accord unanime des États membres, ce qui permet à la Commission, en modifiant ses propositions, de favoriser la formation d’une majorité au sein du Conseil ou du Parlement. Bref, en fait sinon en droit, la Commission constitue la troisième branche du pouvoir législatif, aux côtés du Parlement et du Conseil. Enfin, gardienne des traités, elle doit assurer le respect par les États membres des obligations qui leur incombent en vertu des traités ou du « droit dérivé », à savoir les règles adoptées pour leur mise en œuvre. Elle dispose pour ce faire de pouvoirs quasi-judiciaires dans le cadre de la politique de concurrence, ainsi que d’un rôle de procureur dans les affaires qu’elle choisit de porter devant la Cour de Justice.
1.2. – Délégation et confiance : aux origines d’un mode de gouvernance atypique
Comment expliquer que l’on ait choisi de confier à des organes autonomes des pouvoirs d’une ampleur sans équivalent au plan national comme au plan international ? La question mérite d’autant plus d’être posée que les pouvoirs, qui tranchent par rapport au droit commun des organisations internationales, ne trouvent pas leur origine dans une interprétation audacieuse des traités : ils étaient bel et bien prévus dans les textes qu’ont signés les ministres des Affaires étrangères et que les parlements nationaux ont ratifiés. Au-delà des bénéfices économiques escomptés du nouvel accord, une des motivations principales du soutien français au Plan Schuman tenait à la crainte que l’Allemagne, une fois débarrassée du contrôle des Alliés, puisse représenter une menace renouvelée pour la sécurité française, en raison de la vitalité de son industrie, voire, à terme, sur le plan militaire. L’un des principaux objectifs des négociateurs français était d’enfermer l’Allemagne dans un schéma au sein duquel les décisions seraient à la fois facilitées et rendues plus facilement applicables, grâce à l’action des institutions supranationales, que dans un système purement intergouvernemental. Un contrôle européen des industries du charbon et de l’acier ôterait beaucoup de son intérêt stratégique à l’emprise alliée sur la Ruhr et sur la Sarre. Pour leurs interlocuteurs allemands aussi, les principales priorités étaient d’ordre politique : à l’époque leur pays était encore occupé et ses principales décisions politiques et économiques devaient être approuvées par les Alliés. La participation à la CECA apparaissait donc – paradoxalement – comme une façon de regagner des espaces de souveraineté, ce qui conduisit le Chancelier Adenauer à insister sur la disparition de l’Autorité de la Ruhr et sur l’élimination progressive du statut d’occupation. En d’autres termes, pour chacun de ces deux pays, la mise en place d’une autorité indépendante dotée de larges pouvoirs sur les secteurs stratégiques du charbon et de l’acier n’était à bien des égards qu’un pis-aller. La France aurait préféré le statu quo mais elle craignait que le temps ne joue contre elle, car les États-Unis poussaient en faveur d’une réinsertion de l’Allemagne dans l’ordre européen pour répondre à la menace soviétique. De son côté, l’Allemagne se serait volontiers passée des nombreuses contraintes qui allaient découler de l’adhésion à la CECA, notamment en termes de concentration industrielle, mais c’était le prix à payer pour regagner un plus grand contrôle sur sa destinée. Pour ces deux acteurs-clés, la délégation de pouvoirs à une institution neutre représentait une base de compromis acceptable, plutôt qu’un véritable objectif. Encore fallait-il pour cela que la neutralité de la nouvelle institution soit garantie, puisque l’un et l’autre savaient que leurs préférences ne correspondaient pas à celles de leur partenaire principal (Rittberger, 2001).
En clair, contrairement à ce que laissent tour à tour entendre partisans et détracteurs de la construction européenne, le nouveau régime est moins le fruit d’un parti-pris idéologique que de calculs d’intérêts bien compris. Bien que la déclaration Schuman présente la mise en place de la CECA comme « la première étape de la Fédération européenne », les signataires des premiers traités étaient loin d’être tous acquis à la cause fédéraliste. Mais même pour des gouvernements jaloux de leurs prérogatives, la voie communautaire offrait de nombreux avantages (Moravcsik, 1998). Le monopole d’initiative de la Commission, tant décrié de nos jours par les eurosceptiques, répondait alors à une demande expresse formulée par les petits États lors des négociations de Val Duchesse, au cours desquelles fut élaboré le traité de Rome. Craignant de se voir mis en minorité de façon systématique en raison du poids des « grands » au Conseil, les pays