Half-Life: Le FPS libéré
Par Yann François
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À propos de ce livre électronique
Half-Life. Un nom d’origine scientifique connu de millions de joueurs, qui vouent au jeu un culte éternel. Un nom synonyme d’odyssée inoubliable : celle d’un héros en fuite, Gordon Freeman, à travers les couloirs d’un centre de recherche envahi par des hordes d’extraterrestres qu’il sera obligé d’affronter avec les moyens du bord. Un nom associé à un autre : celui de Valve, studio surdoué dont le mythe s’est forgé précisément avec Half-Life. Un nom qui a redéfini tout un genre, le FPS, auquel il aura permis d’accéder enfin à la maturité, de la plus belle des manières.
Derrière ce jeu inoubliable se cache le studio Valve, qui ont construit le mythe avec la création d'Half-Life. Un décryptage complet du phénomène Half-Life, de sa conception à ses retombées, qui parlera à tous les amateurs de gaming !
EXTRAIT
2004
Je fais mes premiers pas chez Arkane Studios. On n’est pas plus de quinze personnes ! Lors de l’entretien d’embauche, je leur demande s’ils développent toujours leur moteur en interne : « On a mieux que ça. Les gens de chez Valve sont fans d’Arx Fatalis, et ils nous offrent leur moteur Source, avec le support ! »
Je me mets à décortiquer des niveaux de Half-Life 2, en avant-première mondiale, pour comprendre comment ces gars-là bossent. Je passe des heures à me balader dans Cité 17, à écouter le son du vent dans les rues, scrutant les textures, à me demander comment quelqu’un a pu entremêler de façon si crédible science-fiction et monde contemporain chargé d’histoire. Et aussi bien donner naissance à cette illusion de vie, créer de l’empathie pour les personnages, alliés ou ennemis, me procurer autant de plaisir à jouer, tout en me laissant le contrôle total.
Je joue aux jeux vidéo depuis tout petit. Depuis mon premier ordinateur, un TI-99. Je me suis ensuite procuré toutes les générations de consoles. J’ai vu de superbes jeux, qui m’ont donné un plaisir fou, mais il faut que je l’avoue : Half-Life 2 a été une étape significative dans ma vie, un tournant, même. Il m’a fait comprendre l’importance des mondes qu’on crée à partir de rien, et de l’imbrication entre gameplay, musique, histoire, technologie et design.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
À lire absolument si vous vous intéressez de près ou de loin aux jeux vidéos, à la science-fiction d'anticipation ou à ce véritable phénomène culturel. - Godefroy Vandepoele, Sens critique
Très bien écrit, jamais ennuyant, « Half-Life : le FPS libéré » est un excellent livre qui parvient surtout à rappeler aux joueurs pourquoi Half-Life et sa suite sont des jeux si marquants [...] C’est un livre passionnant et sans aucun doute, l’un des meilleurs actuellement disponible sur le marché. - Skywilly, gamesidestory.com
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Avis sur Half-Life
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Aperçu du livre
Half-Life - Yann François
CHAPITRE PREMIER
GENÈSE
CHAQUE ÉPISODE de Half-Life résulte d’un long processus de création ayant connu énormément de détours, d’impasses et d’accidents de parcours. Pour aborder l’histoire de ce processus, il faut d’abord se pencher sur la naissance du studio Valve, qui fait avec Half-Life ses premiers pas. Comme beaucoup d’histoires, celle de Valve commence par une amitié : celle entre Gabe Newell et Mike Harrington, deux collègues devenus associés. Retour à la case départ.
ET MICROSOFT TOURNA LA VALVE
NEWELL & HARRINGTON : DE REDMOND À KIRKLAND
Né à Seattle le 3 novembre 1962, Gabe Logan Newell fait ses études à Harvard, où il a été admis en 1980 en tant qu’undergraduate¹. Malgré le prestige du lieu, Newell passe trois ans à s’ennuyer sur les bancs de l’université, sans perspective professionnelle². Un jour d’été, il part pour quelques semaines de vacances dans l’État de Washington, chez son frère Dan. Ce dernier vient d’être embauché à Redmond, dans une jeune société en pleine croissance, spécialisée dans l’édition de logiciels : Microsoft. Travailleur acharné, Dan Newell n’a pas le temps de s’occuper du pauvre Gabe, qui va le suivre tous les jours au bureau. À force de voir le jeune homme traîner dans les locaux à ne rien faire, Steve Ballmer, alors directeur des ventes de l’entreprise dirigée par Bill Gates³, finit par lui confier quelques tâches. Par ses facultés d’adaptation et son inventivité, Gabe Newell va convaincre Ballmer de le prendre sous son aile. Pendant trois mois, Newell apprend les ficelles du développement et de la production informatique. À la fin de ce stage improvisé, Ballmer lui propose de laisser tomber Harvard (comme du reste l’avait fait Bill Gates en son temps) pour rejoindre son équipe. Sans y réfléchir à deux fois, Gabe Newell déménage à Redmond et devient le 271e employé de Microsoft. Il va être affecté à un nouveau projet que l’entreprise cherche à développer pour le marché des compatibles PC : un système d’exploitation destiné au grand public, qui masquerait le langage MS-Dos derrière une interface graphique. Nom de code : Windows. Sortie en 1985 sur le marché américain, la version 1.0 fait un flop commercial, car trop rudimentaire, mais elle pose les bases d’un projet ambitieux. Newell, dont le travail et la productivité sont appréciés, passe ensuite chef de projet sur le développement des versions 1.2 (1986, destinée aux ventes internationales) et 1.3 (fin 1986). Formé aux méthodes de Bill Gates, Newell retient une leçon cruciale : la recette d’un succès informatique passe avant tout par la capacité d’un meneur à s’entourer d’une équipe de jeunes talents polyvalents et à la motiver par un projet de grande ambition. C’est à cette époque qu’il fait la connaissance de Mike Harrington. Jeune programmeur virtuose, celui-ci a commencé sa carrière dans le jeu vidéo chez Dynamix, avant de rejoindre Microsoft en 1987 pour travailler au futur OS/2 (système d’exploitation conçu en partenariat avec IBM) et à Windows NT. Immédiatement, le courant va passer entre les deux employés, que rapproche notamment une passion commune et grandissante pour le jeu vidéo.
En 1993, ils découvrent Doom, jeu de tir en vue subjective mis au point par le studio texan id Software, qui va les marquer à vie. À force d’y passer leurs nuits, ils prennent conscience que le média encore jeune qu’est le jeu vidéo vient de franchir un nouveau cap vers la maturité. Alors qu’il planche sur la première version d’un prototype de son OS, le futur Windows 95, Newell est rebuté par l’un de ses défauts, jugé mineur par son employeur, mais qui lui l’obsède : les systèmes d’exploitation de Microsoft ne sont pas de bonnes plates-formes pour faire tourner un jeu. C’est alors qu’il va demander à son équipe de travailler à une version shareware de Doom destinée à leur OS. Il contactera par ailleurs John Carmack, patron d’id Software, pour lui proposer de mettre au point, gratuitement, une version officielle compatible avec Windows – initiative que Carmack, reconnaissant, saura récompenser quelques années plus tard.
Cette amitié s’épanouit aussi, à cette époque, grâce à leur étroite collaboration avec Michael Abrash, spécialiste et théoricien de la programmation en assembleur. Engagé par Microsoft pour ses compétences en optimisation de code, Abrash fait figure de superstar aux yeux des jeunes Newell et Harrington, qui apprennent énormément à son contact⁴. Mais voilà qu’un jour Abrash est débauché par John Carmack : il rejoint id Software pour travailler à un nouveau moteur graphique, l’id Tech 2, dont l’ambition est d’afficher des décors et personnages en 3D polygonale⁵. Son cobaye : un jeu intitulé Quake, qui marquera le prochain coup d’éclat du studio, en 1996.
Le départ d’Abrash fait l’effet d’une révélation pour Newell et Harrington. Les deux compères, comme leur mentor, ont soif de changement. Devenus des « Microsoft millionaires » grâce aux options sur titres liées aux ventes de Windows, ils ne trouvent plus à s’épanouir au sein de leur entreprise, qui ne partage pas leurs rêves de gosse. Voilà des années que Harrington aimerait créer son propre studio, sans pour autant se voir devenir un patron d’entreprise.
Newell, de son côté, se sent frustré par le manque d’audace de Microsoft. Son ambitieux projet de plate-forme de distribution multimédia par Internet, entièrement dématérialisée, vient d’être refusé⁶ – un projet qu’il ne manquera pas d’exhumer un jour avec sa propre société. À l’aube de l’été 1996, Harrington réussit à convaincre Newell de prendre le large pour qu’ensemble ils tentent leur propre aventure : après treize ans de bons et loyaux services, les deux hommes décident de liquider leurs options sur titres chez Microsoft pour fonder leur studio de jeu vidéo, à huit kilomètres de Redmond, dans la petite ville de Kirkland. Nous sommes le 24 août 1996, et Valve Software LLC⁷ voit le jour.
CAMPAGNE DE RECRUTEMENT
Valve tient les premières étapes pour cruciales : mettre sur pied une petite équipe et acquérir une technologie pas trop chère en vue de donner naissance à un premier jeu modeste, qui attirera sur le studio l’attention des éditeurs. Heureux hasard, Michael Abrash réussit à convaincre le directeur d’id Software, John Carmack, de rencontrer le duo Newell-Harrington. Pour remercier Newell de sa générosité passée, Carmack conclut la réunion en accordant aux deux hommes la permission d’utiliser le code source⁸ de Quake comme ils l’entendent, sans contrepartie⁹.
En dépit d’un capital de départ confortable et de leurs CV prestigieux, Newell et Harrington sont lucides : ils n’ont jamais créé de jeu. « Mike et moi n’avions travaillé qu’à des systèmes d’exploitation et à des logiciels de bureautique [...] Disons que nous nous préparions à l’idée de réaliser un jeu médiocre avant de retourner chez Microsoft la queue entre les jambes¹⁰. » Ils décident de mettre en pratique l’enseignement tiré de leurs années aux côtés de Bill Gates : dégoter parmi les experts en informatique des talents sachant faire preuve de créativité ou d’une personnalité forte. Autre critère : ils devront être passionnés de jeu vidéo, et si possible de FPS. C’est en toute logique qu’ils commencent par écumer les locaux de Microsoft dans l’idée de débaucher d’anciens collègues.
Le premier, un des futurs piliers de Valve, s’appelle Ken Birdwell. Ami d’enfance de Newell, il l’a rejoint chez Microsoft en 1994. Petit génie de l’informatique, Birdwell s’est spécialisé, après des études d’art, dans l’utilisation de logiciels de rendu 3D, se découvrant notamment une passion pour l’animation de modèles polygonaux. Quelque peu lassé du manque de liberté chez Microsoft, il rejoint Valve peu de temps après sa création, où il aidera Newell et Harrington à mener leurs premiers entretiens. Ils vont par exemple décider ensemble d’engager Kelly Bailey, ancien chef de produit chez Microsoft spécialisé dans le contenu multimédia. Ingénieur du son à ses heures perdues, Bailey est aussi musicien, membre d’un groupe de rock de Seattle : avec ce bagage, il compte bien mettre à profit ses connaissances musicales pour un jeu vidéo dont il signerait le sound design et la bande originale. Bientôt, ils vont encore convaincre Bill Van Buren, ancien concepteur et producteur de contenus multimédia chez Microsoft, de rejoindre l’équipe. Soucieux de dégoter des artistes inventifs et iconoclastes, Newell et Harrington acceptent de rencontrer Ted Backman, jeune ami skater de Ken Birdwell, qui a pressenti en lui un potentiel artistique considérable. Celui-ci vient de terminer les Beaux-Arts et accepte de montrer en entretien les créations de son portfolio : des monstres difformes à l’aspect effrayant, avec une forte dimension psychanalytico-sexuelle¹¹. Impressionnés par les qualités esthétiques dont témoignent les travaux du dessinateur, Newell et Harrington l’embauchent sur le champ.
L’amour que vouent au FPS les dirigeants de Valve les encourage à puiser dans le vivier de concepteurs passionnés des autres studios aussi bien qu’au sein de la jeune scène montante du modding¹², qui brille par sa créativité avec Doom et Quake. C’est ainsi par exemple qu’ils vont repérer deux modders âgés d’à peine vingt et un ans, John Guthrie et Steve Bond. Recommandés par John Carmack, les deux jeunes amateurs se sont distingués en créant le site Quake Command, qui détaille avec grande minutie et pédagogie l’usage du moteur de Quake, qu’ils maîtrisent à la perfection. Résidant en Floride, Guthrie et Bond sont un jour contactés par Newell, qui leur offre deux billets d’avion pour venir discuter à l’autre bout des États-Unis. Les deux croient à une blague... Quelques jours plus tard, ils prennent possession de leur bureau chez Valve. Bond sera chargé de l’intelligence artificielle des personnages, Guthrie du level design général. Valve parvient aussi à débaucher Harry Teasley, qui venait pourtant de signer un contrat avec le studio Shiny Entertainment. C’est à lui que l’on doit notamment le portage de Doom sur la console PlayStation ; pour son approche intelligente et inventive de l’action tactique, il représenterait pour Valve un énorme atout en tant que concepteur de niveaux. De même s’agissant de Chuck Jones, qui a signé la conception et les animations des personnages de Rise of the Triad ou Duke Nukem 3D chez 3D Realms.
Au total, c’est une petite trentaine de personnes, venues de tous horizons, qui vient s’installer dans les locaux de Kirkland pour donner le premier coup de valve aux ambitions de Newell et Harrington.
HALF-LIFE : UNE LONGUE MUE AVANT LE CHEF-D’ŒUVRE
À TÂTONS
Malgré leur expérience en entreprise chez Microsoft, Newell et Harrington choisissent de privilégier l’ouverture d’esprit et le dialogue avec leur équipe avant de décider de la marche à suivre : en réunion, chacun a le droit d’exposer ses opinions, sans formalisme hiérarchique. Très vite, les idées fusent de toutes parts. Deux projets sont retenus. Le premier, Prospero, est un jeu d’aventure permettant d’incarner une héroïne dotée de pouvoirs psioniques, qui mettrait l’accent sur l’exploration et la coopération entre joueurs connectés en réseau.
Le deuxième est proposé par Newell lui-même. Fan de Brume (The Mist, roman court de Stephen King), il aimerait en réaliser une adaptation sous la forme d’un FPS. Dans ce récit, King décrit du point de vue d’un homme ordinaire l’invasion d’une bourgade américaine par une brume surnaturelle abritant des créatures monstrueuses. Le protagoniste trouve alors refuge avec son fils et d’autres survivants dans un supermarché. Cette brume s’avère le fruit d’une expérience ratée menée par des scientifiques dans une base militaire voisine. Newell, lui, veut « un jeu d’horreur en 3D et en vue subjective, mais du point de vue des scientifiques qui causent cette catastrophe¹³ ». Un premier titre est choisi : Quiver – ce qui constitue autant une référence au récit de King qu’au genre horrifique en général¹⁴, mais aussi à Quake par sa consonance, dont Newell veut reprendre, outre le moteur graphique, une grande partie du gameplay. Un premier synopsis est rapidement proposé : le joueur incarnera un scientifique venant d’être recruté au sein d’une base expérimentale top secret, remplie de silos nucléaires. Durant son premier jour, il tombe sur des collègues en train de mener les tests d’un portail interdimensionnel, ouvrant l’accès à un autre univers, peuplé de créatures extraordinaires. En essayant d’emprunter ce portail en secret, le héros provoque une surcharge d’énergie qui ouvre une faille dimensionnelle d’où surgit une armée de monstres pour envahir la base en tuant tout ce qui bouge. Alors que la CIA tente d’étouffer l’affaire, le héros devra à la fois essayer de repousser l’assaut de ces créatures et d’empêcher les agents de poser des explosifs aux quatre coins de la base, sans imaginer qu’ils pourraient causer une apocalypse nucléaire mondiale.
S’il sent bon la série B, le scénario de Quiver se teinte d’un humour noir dans la lignée de l’écriture de King. Les premiers croquis des personnages¹⁵ attestent aussi d’un ton décalé, loin de la noirceur présentée dans d’autres jeux d’horreur. Même si l’équipe ne sait pas encore vraiment ce qu’elle va pouvoir tirer du moteur de Quake, elle s’accorde sur un point essentiel : le jeu sera associé à une narration forte, qui permettra de respirer entre les phases d’action. L’équipe a beau être inexpérimentée, elle désire faire évoluer le genre vers de nouvelles formes, ainsi qu’en témoigne Ken Birdwell : « Au début, nous n’avions pas la moindre idée de l’objectif à atteindre. Nous savions juste quelles étaient les choses qui nous frustraient le plus en tant que joueurs, et quelles techniques pouvaient être améliorées. Chacun voulait réaliser le jeu auquel il avait toujours rêvé de jouer, mais personne ne savait encore comment l’articuler¹⁶. »
PREMIERS TOURS DE MANIVELLE
Une fois le scénario validé, les concepteurs se lancent dans les premières modélisations de personnage. Le héros prend forme : un homme barbu et corpulent, équipé d’une combinaison Hazmat antiradiations, que l’équipe surnomme temporairement (et non sans ironie) « Ivan le biker de l’espace ». Puis vient un modèle de scientifique moustachu, dont le visage évoque celui d’Einstein, puis celui d’un garde de sécurité (surnommé Barney par ses créateurs, avant que ce prénom devienne celui de tous les agents du centre¹⁷), dont les yeux révulsés et l’air ahuri confirment l’orientation décalée du jeu. Même s’il est d’abord un outil précieux, le moteur de Quake montre rapidement ses limites. Il se révèle notamment très capricieux pour tout ce qui concerne l’incorporation de scripts¹⁸ dans l’action de jeu. Programmeur en chef, Mike Harrington aimerait mettre au point une intelligence artificielle (IA) qui excède les schémas habituels du shooter, une IA qui autoriserait autant les attitudes primaires et instinctives (pour les monstres adverses) que les actions tactiques complexes (pour les soldats humains). Son autre ambition est de faire de certains PNJ¹⁹ des alliés du héros, qui viendront lui prêter main-forte lors de combats. Pour disposer d’une plus grande marge de manœuvre, Mike Harrington et Steve Bond décident de décortiquer entièrement le code source du moteur de Quake en vue de le remodeler à leur convenance. Au terme de plusieurs semaines de travail intensif, le moteur Goldsrc (pour Goldsource) devient le nouvel outil maison de Valve, fruit d’un ensemble de modifications de soixante-dix pour cent du code original d’id Software.
Polyvalent, le moteur permet notamment de calculer des modèles 3D complexes. Après de nombreuses recherches, Ken Birdwell réussit à mettre au point un système d’animation squelettique qui permettra d’atteindre en matière de mouvement des personnages un réalisme alors totalement inédit. Birdwell dit s’être inspiré des procédés d’animation du cinéma : « Ma théorie reposait sur le fait d’associer les techniques d’animation utilisées depuis le début des années quatre-vingt et la puissance de nos ordinateurs de l’époque, pour reproduire [les premières] en temps réel²⁰. » En plus de donner un résultat plaisant à l’œil, avec des mouvements articulés en gestes fluides et amples, la technique a le mérite de se révéler peu coûteuse en ressources : alors que la plupart des jeux en 3D de l’époque mettent en scène des personnages limités à cinq cents polygones, ceux que Birdwell, lui, réussit à animer en comptent plus de six mille ! De quoi donner vie à toute une série de monstres originaux dessinés par Ted Backman, qui vont du simple chien cyclope (le houndeye²¹) au tentacule géant, comme tout droit sorti du roman de King. Problème : cette technique n’en demande pas moins beaucoup de temps pour arriver au résultat espéré. Mais Birdwell est capable de passer des journées de vingt heures sans bouger de son fauteuil. Il va même jusqu’à expérimenter, avec la complicité de Kelly Bailey et dans le dos de leurs patrons, un système d’animation de bouche et de voix synthétique ! Ce système, auquel l’équipe réservera un accueil triomphal, permettra ainsi d’implanter des boucles de plusieurs dialogues chez les PNJ, donnant l’illusion d’une personnalité unique. Une fois de plus, c’est une première.
En lien avec les prouesses de Birdwell, Steve Bond travaille tout aussi ardemment à l’IA du jeu (il aurait appris le C++²² en seulement quelques semaines). À la suite de l’expérience qu’il a acquise avec le moteur de Quake, Bond veut concevoir l’IA autrement que comme un simple curseur de difficulté s’adaptant au type d’ennemi ou un programme rudimentaire produisant des types de comportement automatique à la chaîne : chaque ennemi devra faire preuve d’une combativité individualisée et évolutive, variant en fonction des actions du joueur : « L’IA devait contribuer au plaisir de jeu tout en étant capable de donner du fil à retordre aux meilleurs joueurs, sans être trop punitive pour les néophytes²³. » En tant que FPS, le jeu doit briller en proposant une action tactique révolutionnaire qui ne donnera jamais la même fusillade d’une partie à l’autre.
Pour élaborer les premiers niveaux, John Guthrie recourt à Worldcraft, outil gratuit de création de cartes très prisé par les modders de Quake. Grâce à Goldsrc, il peut modéliser des graphismes en soixante-cinq mille couleurs, intégrer des effets de fumée, des surfaces réfléchissantes, des fluides translucides ou encore des sources lumineuses colorées. Interactif et réaliste, l’environnement doit traduire visuellement les actions du joueur sur les éléments du décor, notamment grâce à des surfaces destructibles (bois, vitres) ou qui conservent les impacts des tirs. Très malléable, Goldsrc est également conçu pour tirer parti au maximum de l’accélération matérielle des cartes graphiques comme des bibliothèques logicielles de l’époque (Direct3D, OpenGL ou encore 3dfx), tout en restant accessible à des configurations plus modestes sans perdre une once de fluidité. Entre professionnalisme et amateurisme, Valve pose les bases d’un esprit de jeu pensé par des joueurs, pour des joueurs.
QUIVER S’EFFACE POUR HALF-LIFE
Une fois munie de la bonne boîte à outils, l’équipe se réunit pour élaborer une première architecture complète du jeu. Elle dresse ensuite une liste d’objets interactifs qu’elle voudrait intégrer au décor, comme des caisses ou encore des mécanismes qui permettraient de créer des énigmes en rapport avec l’environnement, que le joueur devrait résoudre par déduction logique. Ces fonctionnalités vont du simple levier à baisser à la valve (aucun hasard) que l’on peut tourner pour ouvrir ou fermer certaines canalisations. Parce que Quiver semble s’éloigner de plus en plus de Quake, Newell décide qu’il lui faut un nouveau titre. Soucieux de mieux coller au cadre du jeu, mais aussi de s’éloigner des clichés du moment, il va suggérer Half-Life, proposition à la fois originale, évocatrice²⁴ et cryptique qui suggère le mystère irriguant son scénario. L’équipe, enthousiasmée, l’adopte à l’unanimité.
L’année 1996 parvient à son terme. Le projet avance bien, mais réclame plus de temps et un budget plus important que prévu. Un premier prototype sous le bras, Newell et Harrington partent faire le tour des éditeurs... En vain. Frileux, ces derniers vont se montrer dubitatifs face à cette jeune entreprise inexpérimentée, refusant d’investir dans un projet aussi ambitieux. La mort dans l’âme, Newell et Harrington s’apprêtent à abandonner quand ils reçoivent le courriel d’un certain Ken Williams, qui les invite dans son bureau à Seattle. Il s’agit du patron de Sierra On-Line, société de création et d’édition de jeux vidéo fondée en 1979, célèbre pour ses séries de jeux d’aventure (King’s Quest, Leisure Suit Larry...). À cette époque, Sierra cherche à diversifier son catalogue avec des titres orientés vers l’action 3D, dans la lignée de Quake : une aubaine pour Valve, qui en quelques minutes de vidéo réussira à séduire Williams. Confiant dans le potentiel du studio, celui-ci n’en préfère pas moins jouer la sécurité. Octroyant une avance de trente mille dollars, il signe avec Newell et Harrington un partenariat pour un seul jeu, tout en garantissant leur liberté de création s’agissant de la version définitive. En contrepartie, Valve s’engage à présenter le jeu à l’E3 au printemps 1997, pour une sortie l’hiver suivant. Soulagés, les deux associés repartent avec le soutien d’une enseigne au catalogue prestigieux, dont le chiffre d’affaires dépasse alors la dizaine de millions de dollars.
PREMIER ESSAI ET COUP D’ÉPÉE DANS L’EAU
L’enthousiasme de l’équipe sera pourtant vite douché par la réalité cruelle qui remonte des salles de test : le jeu a beau être impressionnant d’un point de vue technique, il n’est ni amusant ni révolutionnaire. Pire, il ressemble à un énième clone de Doom ou Quake, comme il en paraît par dizaines depuis le triomphe des deux jeux en question. « Jouez à n’importe quel FPS médiocre de l’ère 1997-1999, nous confirme Birdwell, vous venez de jouer à la première version de Half-Life. Non que le jeu ait été mauvais ; simplement, il n’avait rien de spécial. Et nous ne voulions pas d’un truc qui n’ait rien de spécial
: nous voulions un jeu auquel personne n’ait jamais joué²⁵. »
Dos au mur, Newell et Harrington réfléchissent sérieusement à reporter le projet pour le retravailler de fond en comble. Mais l’E3 approche à grands pas, et il faut faire bonne figure. Après avoir publié deux captures du jeu – une montrant le héros, l’autre avec trois houndeyes – l’équipe prépare un prototype non jouable, qu’il saupoudre de quelques scènes-chocs pour faire illusion : on y trouve l’affrontement entre un savant et des tentacules géants, l’agression d’un vigile par un panthereye²⁶ ainsi que quelques plans qui permettent de découvrir l’architecture tortueuse du complexe scientifique, histoire de donner une idée des potentiels de Goldsrc. Cela devra faire l’affaire.
Voilà quelques années déjà que le salon de l’E3 est devenu l’endroit à la mode pour présenter les futurs poids lourds de l’industrie. L’édition 1997 ne déroge pas à la règle : Tomb Raider II, The Legend of Zelda : Ocarina of Time ou Metal Gear Solid y font leurs premières sensations publiques. Mais ce sera aussi « l’année des clones de Doom », comme la baptiseront certains commentateurs : en plus de Half-Life sont ainsi présentés Sin, Daikatana, Quake II, Prey, Star Wars : Jedi Knight, ou encore GoldenEye 007, premier FPS du genre destiné exclusivement à une console. Autant dire que Valve a toutes les chances de passer inaperçu...
Racheté quelques mois auparavant par CUC²⁷, Sierra a loué un petit stand pour Valve, qu’il place à côté de celui de Blizzard Entertainment (également racheté par CUC) dans les couloirs excentrés de l’Inforum, loin du tapage médiatique du Georgia Dome. Intrigués par un bouche-à-oreille grandissant, les journalistes ne s’en pressent pas moins bientôt sur le stand du studio. En quelques jours, les articles se multiplient autour de ce futur phénomène « qui a réussi à améliorer le moteur de Quake, en y incorporant des éléments de jeu d’aventure²⁸ » ou « qui dispose du moteur le plus novateur depuis l’invention du Doom-like²⁹ ». Véritable outsider, Half-Life rafle quelques prix de