Quelle éthique pour la finance?: Portrait et analyse de la finance socialement responsable
Par André Lacroix et Allison Marchildon
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À propos de ce livre électronique
André Lacroix
André Lacroix est professeur titulaire au Département de philosophie et d’éthique appliquée de l’Université de Sherbrooke. Ses enseignements et ses recherches portent sur la philosophie pratique, l’éthique professionnelle et organisationnelle, de même que sur les dimensions éthiques de la gouvernance et les interactions entre le droit et l’éthique.
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Aperçu du livre
Quelle éthique pour la finance? - André Lacroix
Janvier 2013
Introduction
Les dernières décennies ont été le théâtre de profondes transformations dans la structuration et le fonctionnement de la plupart des économies nationales. Pour une bonne partie, ces métamorphoses résultent bien sûr de la mondialisation, mais aussi de la dérèglementation qui en a découlé et de la financiarisation de nombreuses économies, parmi lesquelles figurent les plus influentes du monde. Même si plusieurs facteurs ont favorisé cette évolution et engendré ces changements de fond dans nos systèmes économiques, certains nous semblent avoir plus de poids que d’autres. Ainsi, pour comprendre cette évolution et le sens de cette transformation, on ne peut faire l’économie de l’élection du président Reagan aux États-Unis, et à l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, au tournant des années 1970 et 1980. Sans être la seule cause des récentes évolutions économiques à travers le monde, l’arrivée au pouvoir conjuguée de ces deux chefs d’État a entraîné une importante remise en question de la gestion de nos économies : désengagement et réduction de la taille de l’État, privatisation de nombreux services publics, transferts à l’entreprise privée d’importants pans des économies nationales, accélération de la réduction des impôts aux entreprises et allègements des impôts des mieux nantis et, surtout, modification de notre manière d’envisager l’arène économique. Plutôt que d’être envisagé comme un lieu d’échanges de biens et de services, celle-ci a été vue, comprise et interprétée comme le lieu d’émancipation d’un agent rationnel capable de formuler seul ses choix et, pour la même raison, d’assumer aussi seul ses responsabilités et les conséquences de ses choix, fussent-ils funestes pour lui. L’arrivée au pouvoir de ces deux chefs d’État correspond ainsi à la montée en puissance de l’idée voulant qu’il revienne à chacun de se responsabiliser et d’assumer ses choix économiques. Et de tels postulats économiques vont être à l’origine d’un important déplacement de la réflexion éthique : des questions sociales, cette réflexion va progressivement se déplacer vers les questions de choix individuels, professionnels, institutionnels et corporatifs, les nouvelles entités économiques prises en compte par nos décideurs au moment de formuler leurs choix.
Ainsi, le désengagement progressif des États encouragé par les analyses économiques soutenant que les marchés sont des entités autonomes capables de se réguler par elles-mêmes et, les entreprises, des « agents économiques » aptes à assumer leur responsabilité sociale, vont favoriser l’éclosion d’une économie désormais soumise à des logiques financières et allant au-devant de nombreuses crises. À la faveur de cette nouvelle compréhension de la sphère économique, il semblait en effet tout naturel, dès lors que les principaux secteurs de nos économies – activités bancaires, activités de placement et d’investissement, activités boursières – allaient être progressivement déréglementés, d’assister à une montée en puissance de certains joueurs qui allaient instrumentaliser les institutions à leurs fins et profits personnels. C’était en quelque sorte le retour à un darwinisme social et économique qui n’était pas sans rappeler les belles heures du capitalisme sauvage de la fin du xixe siècle. Cette évolution de la pensée économique a entraîné une remise en question des modes de gouvernance et progressivement fait passer l’économie, qui était une économie de travailleurs et d’investisseurs, à une économie soumise aux pressions des milieux financiers. On allait assister à une financiarisation de l’économie. Les outils financiers, d’abord conçu pour aider au développement de la richesse, à la redistribution, même partielle de cette dernière, et à la saine gestion de nos économies, ont ainsi été progressivement « instrumentalisés » par certains au profit de quelques joueurs. Les profits générés par ces outils économiques devenaient ainsi des fins en soi plutôt que d’être compris comme des moyens pouvant aider nos sociétés à assurer leur développement.
Les prémisses qui ont prévalu aux révolutions reaganienne et that-chérienne, sur le plan politique, ont ainsi amené les dirigeants de nos démocraties à opérer d’importants remaniements économiques. Elles ont également incité les décideurs à ignorer les dimensions éthiques de leurs choix pour se concentrer sur les rendements et la performance des portefeuilles boursiers et indiciels. De tels réaménagements économiques ont aussi eu pour effet de gonfler les performances boursières au point de conforter les décideurs dans leurs choix politicoéconomiques. Enfin, ils ont aussi et surtout eu pour effet d’engendrer d’importants questionnements éthiques à l’égard des milieux financiers. Ainsi, que l’on pense à la bulle spéculative liée à l’industrie des nouveaux médias à la fin des années 1990, ou encore à la crise des subprimes de 2008 (Stiglitz, 2006 et 2012 ; Aglietta et Rigot, 2009), pour ne nommer que ces deux événements, c’est toute la sphère économique de nos démocraties qui semble être en perte de repères, tant politiques qu’économiques et sociologiques, laissant aux seuls indices de performances le soin de qualifier de bonnes ou de mauvaises les décisions économiques.
Dans les faits, ces deux « crises économiques » témoignent non seulement de la désorientation politique de nos sociétés, mais aussi de la « crise épistémologique » de la théorie économique, de même que de la crise éthique que traversent les milieux économiques financiers. En effet, parmi bien d’autres exemples que nous aurions pu retenir, ces deux cas de figure illustrent la faiblesse de la théorie économique actuelle qui attribuent aux marchés une capacité autorégulatoire intrinsèque qu’ils n’ont manifestement pas, et l’erreur de plusieurs théoriciens à qui échappent les changements de fond qui s’opèrent actuellement au sein de nos sociétés (Dardot et Laval, 2009 ; Rifkin, 2012). Ils sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à remettre en question ce fameux postulat relatif à l’autosuffisance et la rationalité des marchés. Pour Krozinsky et ses collaborateurs¹ entre autres, il faut remettre en question cette sacro-sainte perfection des marchés² et la croyance que l’investisseur agit « rationnellement³ » (Krozinsky et al., 2012, p. 16)⁴. Et cette remise en question doit se traduire par une reconsidération des modes de gouvernance, soit la réintroduction des préoccupations politiques dans la gestion de l’économie. Se référant à Keith Ambachtsheer (2009), ils expliquent que « la cause fondamentale de cette crise est un échec des mécanismes de gouvernance du secteur financier tant au niveau gouvernemental que privé » (Krozinsky et al., 2012, p. 18)⁵. Sans aller aussi loin que Krozinsky et d’autres critiques et opposants aux marchés, plusieurs analystes soutiennent néanmoins que ce type de crise est le symptôme du phénomène de financiarisation de l’économie dans la foulée de la mondialisation amorcée depuis le tournant des années 1970 (Sievänen, 2011, p. 959). Cette financiarisation signifie que l’activité économique structurante de nos sociétés a progressivement migré vers le monde de la finance et que ce dernier détient désormais les clés de nos économies occidentales, qui échappent de plus en plus aux responsables politiques, et qui les oriente en fonction de leurs valeurs. Surtout, les stratégies de placement et d’investissement prônées par le milieu financier empêchent l’exercice d’un jugement adéquat permettant de contrer les effets d’un marché irrationnel et de sortir du marché lorsqu’une « bulle » se forme (Joly, 2011, p. 197) aux dires de plusieurs observateurs et spécialistes des milieux financiers.
Un tel tableau qui révèle tout à la fois les dysfonctionnements épistémologiques, politiques et sociologiques de l’économie et de la financiarisation qui la caractérise depuis la fin des années 1990, ne peut que militer en faveur d’une réflexion de fond sur les valeurs qui prévalent à l’activité financière, celles qui interviennent dans les choix économiques structurants de nos économies, celles qui sont absentes de ces choix, voire celles qui devraient être prises en compte au moment de formuler ces choix. En fait, si notre économie semble être mal en point aux yeux de plusieurs, d’autres soutiennent qu’elle est malade et dépourvue de toute « structure éthique » qui devrait baliser cette activité et les grandes orientations politicoéconomiques de nos sociétés.
Face à cette situation, c’est presque naturellement que le concept de « finance socialement responsable » (FSR) va prendre son essor, en parallèle avec le concept de « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) au tournant des années 1990, pour faire contrepoids à cette financiarisation de l’économie. Aussi appelée « investissement socialement responsable » (ISR)⁶, la FSR s’est en effet peu à peu imposée, comme mouvement, pour inciter les entreprises à adopter des comportements responsables et ainsi contribuer à l’amélioration de la responsabilité sociale des entreprises, laquelle suppose habituellement la prise en compte, dans la gestion des entreprises, de considérations sociales et environnementales. Elle a pour but d’encourager la conciliation de la performance financière et de l’éthique entendue au sens du respect de certaines valeurs autres que financières, dont celles mises de l’avant par les tenants du développement durable selon lesquels tout modèle de développement économique devrait soumettre la croissance à long terme au respect de l’être humain et de son environnement. D’une manière plus précise, Voorhes et Humphreys présentent la FSR comme une approche de l’investissement prenant en compte les dimensions environnementales et sociales, de même que les considérations liées à la gouvernance corporative pour générer un retour sur l’investissement à plus long terme, lequel aura un impact positif sur la société (Voorhes et Humphreys, 2011, p. 91). Bien que la définition donnée par Voorhes et Humphreys nous semble quelque peu réductrice, il n’en reste pas moins que ces trois critères, qui sont également discutés dans la littérature relative à la responsabilité sociale des entreprises (RSE) et à celle liée au développement durable, constituent une espèce de toile de fond de la réflexion éthique relative à l’économie. Les spécialistes et décideurs se rendent en effet de plus en plus compte de l’importance de tenir compte des externalités dans les décisions économiques. Il s’agit en fait de générer une réflexion qui ira au-delà du court terme pour intégrer des variables comme la responsabilité à l’égard des générations futures, de tenir compte des risques découlant de nos choix économiques (Krozinsky et al., 2012).
Ainsi, plus qu’un simple mouvement alternatif, la FSR s’est peu à peu imposée comme « modèle de responsabilité sociale et de saine gestion » aux milieux financiers qui ont calqué certaines mesures proposées par la FSR. Ainsi, même si il y a souvent détournement de sens et de fonctions des pratiques de la FSR, celle-ci est là pour durer et imposer, sinon des standards, à tout le moins une manière de réfléchir la finance (Voorhes et Humphrey, 2011 ; Krozinsky et al., 2012). Il faut toutefois bien prendre garde de ne pas se laisser berner par l’étiquette : beaucoup prétendent être acquis à la FSR mais ne l’utilise que par pur souci de marketing. On dira alors de ces derniers qu’ils instrumentalisent plus qu’ils n’utilisent vraiment une approche FSR. C’est d’ailleurs pour contrer de tels débordements que nous proposerons au terme du présent ouvrage d’aller au-delà des approches actuelles de la FSR pour faire transporter le « travail éthique » sur le terrain des pratiques réflexives, sur le terrain de la formation professionnelle qui consisterait à « humaniser » en quelque sorte le travail des financiers. Il s’agirait alors de redonner tout son sens à la finance en lui redonnant la fonction de moyens plutôt que de la tenir pour une fin en soi. Dès lors, nous pourrions envisager un recentrement de la gouvernance publique autour de la dimension axiologique de nos choix de sociétés.
Mais si nous présentons le mouvement de la finance socialement responsable dans la foulée de la crise financière de 2008, et dans le contexte des relectures économiques qui s’opèrent au courant des années 1990 (Dardot et Laval, 2009 ; Stiglitz, 2010 ; Boltanski et Chiapello, 1999) alors que le concept devient plus populaire (Knowles, 1997), les origines du concept sont en fait beaucoup plus anciennes. Il prend ses racines à la fin du xixe siècle et dans les nombreuses crises financières qui ont jalonné le xxe siècle.
Ces crises économiques qui se sont multipliées et aggravées à la fin du xxe siècle, et la mutation des valeurs en Occident ont amené gestionnaires et chercheurs à élaborer des indicateurs et des outils analytiques pour aider les gestionnaires et décideurs à mieux identifier et à intégrer ces nouvelles valeurs extrafinancières dans leur gestion. Toutefois, et bien que son importance ne fasse pas de doute, ce phénomène n’a pas encore fait l’objet d’un intérêt notable de la part des chercheurs.
Notre intérêt pour la FSR est lié au fait que toute décision économique, qu’elle soit financière, comptable ou d’un autre type, a nécessairement des conséquences sociales et humaines. Et si l’éthique peut avoir un rôle dans la sphère économique, c’est précisément au carrefour de la décision du professionnel et de ses impacts sur la société. Plus concrètement, nous espérons donc contribuer à élaborer une approche éthique qui permette de fournir des outils de décision intégrant une dimension éthique dans les choix financiers ainsi que des indicateurs pour mesurer la performance de ces choix au niveau social.
Dans le présent livre, nous souhaitons par conséquent circonscrire le concept de FSR à partir de la littérature existante et dresser un bilan de ce qui la constitue. C’est là notre premier objectif. Ce livre s’adresse donc à tous ceux qui s’intéressent de près à la finance. Il s’adresse ensuite à ceux qui sont à la recherche de pistes alternatives pour mieux réguler la finance et surtout à ceux qui sont soucieux de réintroduire une dimension éthique dans leurs choix économiques et financiers. Parce que trop souvent, les impératifs financiers sont perçus comme étant contraires à l’éthique, alors que l’éthique, entendue comme réflexion et analyse des valeurs et des normes à l’origine de la plupart de nos choix, est bien plus souvent un outil pouvant guider nos choix économiques, plutôt que de s’opposer à toute considération économique.
Pour proposer un livre qui soit à la fois le plus complet et le plus utile possible, nous avons divisé le présent ouvrage en quatre chapitres. Dans le premier chapitre, il nous est apparu important de « camper » historiquement le concept de finance socialement responsable. Si en effet le concept se popularise et, d’une certaine manière, se laisse découvrir à la fin des années 1990, le mouvement en lui-même est beaucoup plus ancien. Il remonte justement à la fin du xixe siècle alors que le capitalisme sauvage sévissait en Occident, générant quelques scandales et dysfonctionnements, tout comme aujourd’hui. C’est donc ces origines que nous exposons dans le premier chapitre d’abord. Les rappels historiques faits, il nous est ensuite apparu important de bien baliser le champ conceptuel de la FSR. C’est pourquoi nous revenons sur la définition de la FSR, de même que sur diverses appellations qu’a connues ce mouvement social, puisqu’il s’agit bel et bien d’un mouvement social. Ainsi, au terme de ce premier chapitre, le concept de « finance socialement responsable » aura été historiquement circonscrit et conceptuellement précisé avec, à la clé, une définition opératoire du concept.
Ces rappels et précisions faits, le second chapitre est consacré aux pratiques et stratégies de la FSR tandis que le troisième chapitre est consacré aux acteurs. Dans le deuxième chapitre, il nous a semblé important de répertorier les principales manières et lieux de pratiques de la FSR. Parce que si la FSR est un mouvement et que l’idée qui y est défendue est de prendre en compte des valeurs autres que le simple rendement au moment de faire des choix économiques, encore fallait-il être capable de voir les différentes manières dont la FSR s’est développée dans les divers secteurs d’activité économique. Ainsi, la première manière – et sans doute toujours la plus populaire – de prendre en compte des valeurs pour formuler des choix économiques reste le tamisage. Il s’agit de prendre en considération certaines valeurs, par exemple la « non-violence », et de passer notre portefeuille au « tamis de ces valeurs » pour en exclure toute entreprise qui ne respecterait pas les valeurs de non-violence. À cette première pratique s’ajoutent ensuite l’activisme actionnarial, la finance solidaire et le capital de développement. En arrière-fond de ces pratiques figurent bien sûr des stratégies qui reposent sur des approches et des principes éthiques spécifiques. Cela nous a permis de rappeler les grandes théories éthiques prises en compte et utilisées pour produire des outils et des indicateurs. Le troisième chapitre est pour sa part entièrement consacré aux acteurs qui œuvrent au sein de la FSR. Nous avons alors cherché à construire une typologie des acteurs afin de nous permettre, dans le chapitre 4, d’élaborer une approche éthique qui soit transposable dans les différents secteurs financiers.
Dans le dernier chapitre, nous formulons quelques propositions pour discuter la dimension éthique de la finance et produire des outils pertinents aux pratiques des financiers. Comment en effet mieux intégrer l’éthique dans le travail fait par les milieux financiers ? Comment redonner une légitimité à des décisions financières de plus en plus mathématisées et, pour cette raison, dépersonnalisée, voire désincarnée ? Dans ce dernier chapitre, plutôt que de fonder notre réflexion sur les différents secteurs, les différentes pratiques et les différents acteurs, nous avons voulu proposer une approche plus large, que nous pourrions qualifier d’« approche transversale ». Ainsi, plutôt que de proposer de nouveaux principes, plutôt que de proposer de nouveaux indicateurs qui « normeraient » et « civiliseraient » les lieux financiers, nous avons voulu aller en amont de l’action technique et faire porter notre travail sur la formation et les outils devant être offerts aux principaux professionnels de la finance et cela, peu importe ensuite la sphère d’activité que ces derniers intégreront. Il est important de mentionner que ce choix s’est progressivement imposé au fil de notre travail de recherche. En effet, en prenant conscience des origines du mouvements de la FSR, et de l’évolution qu’a connu ce mouvement à la fin du xxe siècle tout particulièrement, nous avons observé une « complexification » du mouvement, un souci de doter l’industrie de nouveaux critères de choix, d’une multiplication des indices, méthodes et approches pour assurer des choix « éthiques ». Bien que fort intéressante, cette évolution a néanmoins laissé un problème entier : le fait que tous ces efforts pouvaient souvent receler une simple volonté d’améliorer les rendements sans souci des finalités poursuivies, et ce faisant, instrumentalisant l’éthique aux finalités financières et économiques.
Confrontés à ces constats, nous avons donc reporté notre réflexion sur ceux et celles qui prennent les décisions. Non pas dans la sphère économique, mais dans la gestion des portefeuilles, dans la formulation des prises de décision « professionnelles ». Plutôt que de considérer l’éthique comme un « extrant » ou une « externalité » à prendre en considération dans les calculs économiques, un peu comme le propose l’industrie de la FSR, il nous est apparu plus naturel de soumettre tout simplement l’économie et, dans ce cas-ci, l’industrie de la finance, à une véritable réflexion éthique. Et pour y parvenir, ce sont ceux qui ferraillent quotidiennement dans cet univers qu’il fallait atteindre, les financiers et les analystes, de même que les techniciens de la finance. C’est là que nous déployons notre proposition d’intervention en éthique.
1 . Dans le présent ouvrage, le genre masculin est utilisé sans aucune discrimination et uniquement dans le but d’alléger le texte.
2 . Ces auteurs précisent que, selon John Maynard Keynes et Hyman Minsky, « Les marchés ne sont pas parfaits – en fait, ils sont fondamentalement instables » (Krozinsky et al., 2012, p. 16).
3 Ces auteurs expliquent que les « êtres humains ne correspondent pas au modèle de rationalité » présenté par la théorie économique (Krozinsky et al., 2012, p. 16). Ils citent aussi à cet égard John Maynard Keynes, selon lequel les investisseurs n’ont pas « les rudiments de ce qui est requis pour exercer un jugement valable et sont la proie des espoirs et des craintes que suscitent facilement des événements éphémères » (Krozinsky et al., 2012, p. 11). Ils proposent plutôt de considérer l’« hypothèse d’une personne raisonnable » qui mise sur son « devoir fiduciaire de prudence » (Krozinsky et al., 2012, p. 22).
4 Carlos Joly soutient également que « l’hypothèse de l’efficience des marchés n’a pas de sens » (Joly, 2011, p. 197, note no 11).
5 . Au sujet des causes de la crise financière, voir aussi Sievänen, 2011, p . 94-95 et Musuraca, 2012, p. 53. Ce dernier insiste également sur la gouvernance responsable des fiduciaires de fonds (Musuraca, 2012, p. 57-59).
6 Les appellations finance socialement responsable (FSR) et investissement socialement responsable (ISR) se recoupent, mais nous avons pour notre part retenu l’emploi de la première.
Chapitre 1.
L’historique et les définitions
de la FSR
La finance socialement responsable est un mouvement qui a pris forme avec le début du xxe siècle. Pour bien comprendre ce qu’il est devenu, il est important de retourner aux sources du mouvement. C’est pourquoi nous avons consacré le premier chapitre de ce livre à la reconstitution de l’histoire de ce mouvement. C’était d’autant plus important de passer par là que le mouvement de la finance socialement responsable est un mouvement pluraliste et polysémique, comme bien des mouvements. En fait, plus qu’un mouvement, la FSR est aussi et avant tout un concept. Et pour comprendre le concept, il faut d’abord en identifier les origines historiques. Cette première identification du mouvement de la FSR, dans le temps et dans l’espace géographique, va ensuite nous permettre de mieux circonscrire le concept, de le définir afin de mieux l’utiliser.
Ce premier chapitre cible plus spécifiquement l’historique et les définitions qui sont attribuées à ce nouveau courant financier. Dans la première section, il nous est apparu important de présenter l’historique de la FSR, dans le but de mieux comprendre la réalité dans laquelle les tenants de ce courant de pensée ont inscrit leur travail et développé une approche de la finance répondant à des besoins biens précis. On verra ainsi le courant se développer à partir de la fin du xixe siècle en réponse à un capitalisme déjanté et sauvage dont les supporters étaient d’abord occupés à spéculer et à faire progresser de nouvelles industries. Cette première vague de développement a sans doute été la plus longue puisqu’elle se développe progressivement jusqu’au début des années 1960. Elle fera place à une seconde vague qui, sans délaisser les objectifs poursuivis par les initiateurs du mouvement, va capitaliser sur les événements politiques (crise écologique et apartheid en Afrique du Sud pour ne nommer que ceux-là) pour relancer le mouvement. Enfin, la troisième vague qui s’amorce au milieu des années 1990 marquera un tournant majeur pour la FSR comme nous le verrons puisque ce sera le moment de son organisation et de sa structuration en mouvement organisé au sein même de l’industrie de la Finance. Ce sera le moment de son institutionnalisation qui culminera avec la crise financière des subprimes en 2008.
Nous nous attarderons ensuite, dans la seconde section de ce chapitre, à la terminologie et aux définitions de ce concept en présentant d’abord les appellations les plus courantes de ce phénomène, puis les deux principales façons dont est dépeinte la notion de FSR, soit en tant que processus d’intégration de critères extrafinanciers et en tant que visée du bien commun. Parce que si nous avons adopté le concept de finance socialement responsable dans le présent ouvrage, il faut aussi reconnaître que d’autres intervenants et chercheurs lui ont préféré les termes d’investissement socialement responsable ou d’investissement éthique, par exemple. Il fallait donc, non seulement expliquer notre choix terminologique, mais comprendre aussi ce que les autres chercheurs ont souhaité « représenter » avec leurs choix terminologiques. Loin de nous l’idée d’imposer notre choix au détriment de celui des autres, loin de nous également l’idée de refuser les autres appellations. Mais comme pour tout, les définitions de concepts sont l’occasion de bien circonscrire notre objectif et de faire comprendre ce que nous avions à l’esprit comme mode de représentation de ce courant de pensée. Nous avons ainsi retenu le terme finance socialement responsable pour insister sur l’importance du recentrement social de la finance pour les tenants de ce courant de pensée. Le terme investissement social offre pour sa part le désavantage d’être trop étroit et d’exclure un ensemble d’activités financières qui peuvent aussi prétendre à la responsabilité sociale. À l’opposé, l’appellation finance éthique ou placement éthique laisse entendre que les placements faits sous cette bannière sont forcément éthiques à la différence des autres types d’activités financières. Elle laisse aussi croire que sont « éthiques » les seules formes d’activités financières qui épousent un ensemble précis de valeurs alors que l’éthique est davantage un questionnement axiologique qu’un regroupement de valeurs préalablement défini. En ce sens, l’appellation finance socialement responsable indique bien la volonté de prendre en compte des valeurs plus respectueuses du bien-être de la communauté sans pour autant imposer des principes, des finalités et des choix spécifiques. Même si plusieurs des tenants de ce concept peuvent avoir une conception a priori des choix économiques à faire, et des valeurs à respecter, le concept de FSR va pouvoir nous permettre de rendre compte de la pluralité des choix possibles et des conceptions sociales pouvant être défendues à l’intérieur de cette famille de pensées. Mais encore fallait-il nous assurer d’identifier les différentes options possibles, leurs avantages et désavantages. C’est ce que la seconde section de ce premier chapitre permet de faire. Elle nous permet aussi de nous expliquer sur notre propre choix conceptuel et d’exposer les avantages de ce choix à nos yeux, tant sur sa capacité à bien rendre compte du mouvement, que sur sa capacité de rendre compte de la dimension éthique de cette approche sans pour autant la subordonner à de quelconques impératifs moraux.
1. HISTORIQUE
Plusieurs spécialistes considèrent que le mouvement de la FSR prend sa source dans les textes religieux, ce qui en ferait remonter l’origine à plusieurs siècles. Selon les chercheurs et spécialistes de l’économie, le souci d’étayer les choix économiques d’une légitimité morale pourrait ainsi remonter au tout début du capitalisme, voire au tout début de l’ère chrétienne. La Bible, le Coran et le Talmud, par exemple, seraient ainsi des textes qui auraient souvent servi à justifier des interdits ou certaines manières d’aborder les choix économiques.
Ce retour sur l’histoire devrait nous permettre de mettre en relief l’éclosion du mouvement et ses objectifs originaux. Il devrait en outre nous permettre de saisir comment il a évolué, comment ses objectifs se sont modifiés et comment, aujourd’hui, il est possible de tabler sur ce mouvement