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La Faim
La Faim
La Faim
Livre électronique231 pages3 heures

La Faim

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À propos de ce livre électronique

Faim (en norvégien Sult) est un roman de l'écrivain norvégien Knut Hamsun, publié dans sa version définitive en 1890, après une parution partielle dans le magazine danois Ny Jord en 1888. Ce roman de la solitude, inspiré de l'expérience de l'auteur avant qu'il ne rencontre le succès, relate à la première personne la vie d'un écrivain qui erre dans les rues de Christiania, tenaillé par la faim qu'il recherche autant qu'il la fuit, et la déchéance physique et mentale qu'il subit en conséquence.

Knud Pedersen, plus connu sous son nom de plume Knut Hamsun (Knut Hamsund avant 1885), né le 4 août 1859 à Vågå1, en Norvège, et mort le 19 février 1952 à Nørholm (en), près de Grimstad, est un écrivain norvégien, lauréat du prix Nobel de littérature en 1920.

Son œuvre, rapprochée de la littérature moderniste, s'oppose au naturalisme pour reconstituer les mécanismes de la pensée. Elle dresse l'éloge d'une nature humaine libérée des contraintes sociales.

Traduit du norvégien par Georges Sautreau.
 
LangueFrançais
ÉditeurPasserino
Date de sortie24 nov. 2023
ISBN9791222476292
La Faim
Auteur

Knut Hamsun

(Lomel Gudbrandsdal, 1859-Grimstad, 1952). Seudónimo de Knut Pedersen. Novelista noruego. Ejerció las profesiones más diversas: carbonero, maestro de escuela, picapedrero, empleado comercial, vendedor ambulante y escribiente de un puesto de policía. Emigró a Estados Unidos y, a su vuelta, en 1888, publicó su primera novela, 'Hambre', que le proporcionó una celebridad inmediata. Pasó grandes etapas de su vida en una cómoda cabaña del bosque. Fruto de esta época son sus obras 'Pan y La bendición de la tierra', por la que recibió en 1920 el Premio Nobel de Literatura.

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    Aperçu du livre

    La Faim - Knut Hamsun

    couverture

    Knut Hamsun

    La faim

    The sky is the limit

    UUID: 7895e343-cfee-4a4c-a069-5665b0c6c042

    Ce livre a été créé avec StreetLib Write (https://writeapp.io).

    table des matières

    Introduction

    Préface

    Première partie

    Deuxième partie

    Troisième partie

    Quatrième partie

    Introduction

    Je voudrais parler aujourd’hui d’un homme singulièrement doué, d’un personnage original et puissant qui mérite, à tous égards, l’attention des lettrés et des curieux d’âmes peu banales. Il s’appelle Knut Hamsun, et l’éditeur Albert Langen vient de nous révéler une œuvre extraordinaire de ce Norvégien : La Faim.

    Extraordinaire, vraiment, et qui ne ressemble à aucune œuvre connue. N’allez pas vous imaginer que ce titre cache un livre de révolte sociale, des prêches ardents, des anathèmes et des revendications. Nullement, La Faim est le roman d’un jeune homme qui a faim, voilà tout, qui passe des jours et des jours sans manger, et qui n’a pas une plainte, et qui n’a pas une haine...

    Nul autre drame, nulle autre action, dans ce livre, que la faim. Et, dans ce sujet poignant mais qu’on pourrait croire à la longue monotone, c’est une diversité d’impressions, d’épisodes renouvelés de rencontres dans la rue, de paysages nocturnes, un défilé curieux de figures imprévues, étrangement bizarres, qui font de ce livre une œuvre unique, de premier ordre et qui passionne.

    Autobiographie, sûrement.

    J’ai là, sous les yeux, la photographie de Knut Hamsun. C’est un homme de forte carrure, de membres vigoureux et souples. Sous des cheveux rudes, impeignés, son front est modelé en coups de pouce énergiques et nets. Son regard est étrange. Dans l’enfoncement de l’orbite, il a des lueurs profondes et sourdes. On sent qu’il a dû connaître bien des spectacles exceptionnels : il a quelque chose de lointain, de voyageur, de nostalgique, comme le regard des marins. La moustache se retrousse, courte et mangée aux bords, sur une lèvre pleine de bonté. Physionomie d’expression double, énergique et tendre, ardente et contenue, pénétrante et voilée, fière et triste et, marquée çà et là aux joues creuses, aux narines pincées et reniflantes, des signes de la souffrance, elle impressionne et retient longtemps l’esprit.

    Knut Hamsun n’a que trente-quatre ans, et je crois bien qu’aucune vie ne fut plus aventureuse que la sienne. De bonne heure, elle fut trempée au malheur.

    À vingt-deux ans, il quitta la Norvège, chassé par la misère et la faim. Las de lutter, avec un incroyable courage, contre les fatalités qui ne cessaient de l’accabler, désespérant de gagner par le travail un morceau de pain, préservé d’ailleurs par une nature strictement loyale et une indomptable fierté contre les tentations mauvaises, il s’embarqua un beau jour sur un navire qui s’en allait pêcher la morue sur les bancs de Terre-Neuve. Lui-même, dans d’étonnantes pages publiées, il y a un an, par La Revue blanche, il a raconté son existence là-bas...

    Il faudrait lire en entier ces courtes et impressionnantes pages, qui ont un autre accent d’humanité frénétique et bestiale que celui de Pêcheurs d’Islande. L’apparition soudaine des grands steamers dans la brume, les hallucinations qu’elle provoque dans la nuit, sont rendues par Knut Hamsun avec une force, une terreur, une grandeur d’expression inconnues de Pierre Loti.

    ... Après trois ans de cette existence, Knut Hamsun partit pour l’Amérique où, sans ressources, sans appui, sans relations, il se fit ouvrier. Durant trois ans encore, il travailla la terre, gagnant à peine sa vie, réduit aux privations mais n’en souffrant pas, car il avait acquis une force d’endurance extraordinaire. Alors, il rêva de retourner en Norvège. Mais comment faire ? Il n’avait pas d’économies, pas d’argent pour payer son voyage et il était trop fier pour solliciter son rapatriement. D’ailleurs, il n’y songea pas, sans doute. Il put, enfin, se faire accepter comme conducteur de sleeping-car, sur une des grandes lignes d’Amérique. Nourri, logé, suffisamment payé, il put, au bout de quatre ans, réunir des économies assez notables pour entreprendre son voyage de retour et se mettre au travail littéraire dont il avait toujours, en soi, gardé la passion.

    Mais quelque temps après son arrivée en Norvège, il fut obligé, je ne sais pour quelle raison, de s’expatrier de nouveau. Et il se réfugia à Paris où, seul, pauvre, ignoré de tous, il poursuivit avec acharnement une des plus belles œuvres de ce temps.

    Il faut aimer cet homme ; il faut suivre, avec passion, cet admirable et rare artiste, à la simple image de qui j’ai vu briller la flamme du génie.

    O CTAVE M IRBEAU.

    Mars 1895.

    Préface

    On tourne les feuillets de ce livre étrange. Au bout de peu de temps on a des larmes et du sang plein les doigts, plein le cœur. Dans son édition d’avant guerre, je crois que j’avais été l’un des premiers à le lire ; puis aussitôt à le faire admirer autour de moi. L’attention du public à son égard ne commença pourtant de s’éveiller que lorsque Jean-Louis Barrault s’avisa de porter ce vaste soliloque sur la scène ; c’était, si je ne fais erreur, concurremment avec le Hamlet de Laforgue. Je n’étais pas en France à ce moment et garde le très vif regret de n’avoir pu voir notre grand mime assumer paradoxalement un rôle, tout inventé par lui, où il sut, me dit-on ensuite, se montrer admirable. « Inventé » ? Non précisément. Knut Hamsun lui-même n’a rien inventé du tout. C’est là le propre de ce chef-d’œuvre de s’imposer par le seul fait de sa réalité. Aucune histoire, aucune intrigue : au cours du livre rien d’autre ne nous est offert que le lamentable spectacle d’un homme sans cesse sur le point de mourir de faim. La faim est le sujet même du livre avec tous les troubles intellectuels et les déformations morales qu’entraîne une inanition prolongée. C’est moins un héros de roman qu’un cas de clinique. Vais-je oser dire que ceci me gêne un peu ; que cet homme, dès le début, ne soit pas normal ?

    Knut Hamsun est parfaitement dans son droit de nous présenter un être bizarre, dont le comportement, même s’il est repu, nous désoriente ; mais alors nous changeons de sujet ; ou, plus précisément, le sujet bifurque : il y a ce qui est dû à la faim et ce qui est dû à un état pathologique, fort intéressant par lui-même, mais qui ne dépend plus de la faim. Sans doute cet effroyable orgueil qui l’entraîne en dépit de tout vers la souffrance, vers l’abnégation gratuite et parfaitement inutile, sans doute tous ces sursauts absurdes de fierté sont-ils de naturelles réactions d’une nature très particulière : ou faut-il admettre que son être même, comme son estomac, reste à ce point façonné par le jeûne, qu’il ne peut rien garder. La réserve physiologique, intellectuelle ou morale, lui est (devenue ?) intolérable. Tout ce qu’il prend ou qu’on lui donne, il le vomit presque aussitôt. De sorte que son amour-propre malade est, de beaucoup, ce qui lui coûte le plus cher à nourrir. Il ne se fait aucun scrupule de profiter de la double sortie d’un immeuble pour ne point payer un fiacre dans lequel il est monté sans raison ; mais prend un macératoire plaisir à jeter à la tête de quelqu’un, à qui il ne doit rien, quantité de couronnes qu’il vient inespérément de recevoir et qui suffiraient à le tirer d’affaire, du moins pour un temps, à lui permettre de travailler en paix. Avons-nous affaire à un fou ? Non ; pas précisément comme dans l’ Inferno de Strindberg ; mais du moins à quelqu’un qu’attire l’abîme et qui reste sans cesse sur le point de s’y précipiter à cœur perdu.

    Ah ! combien toute notre littérature paraît, auprès d’un tel livre, raisonnable. Quels gouffres nous environnent de toutes parts, dont nous commençons seulement à entrevoir les profondeurs ! Notre culture méditerranéenne a dressé dans notre esprit des garde-fous, dont nous avons le plus grand mal à secouer enfin les barrières ; et c’est là ce qui permettait à La Bruyère d’écrire, il y a déjà deux siècles de cela : « Tout est dit ». Tandis que devant La Faim on est presque en droit de penser que, jusqu’à présent, presque rien n’est dit, au contraire, et que l’Homme reste à découvrir.

    Façon de parler, il va sans dire, et sans doute serait-il bien de préciser : ce qui se déplace lentement ce n’est point tant la limite des connaissances, l’étendue des terræ incognitæ, mais bien plutôt celle de l’ostracisme ; j’allais dire : de la pudeur – ou, si l’on préfère, regardant de l’autre côté de la barrière : de l’obscénité. Il y a des régions humaines qu’il n’est pas décent d’exposer sur la scène ; mais qui n’en existent pas moins. Ces régions « tabou » varient d’époque en époque ; et, durant un long temps, notre littérature, par exemple, se montra beaucoup plus soucieuse d’approfondir que d’élargir notre champ d’investigation. Mais celui-ci varie plus encore de pays à pays. Le Français se montre aujourd’hui beaucoup plus soucieux qu’il n’était au temps de ma jeunesse de porter les yeux non plus constamment sur soi-même : il jette des regards de côté et découvre, parfois avec une surprise un peu naïve, que bien des comportements ne cessent pas d’être humains, pour cesser, en apparence du moins, d’être spécifiquement français ; qu’ils pourraient bien devenir intéressants du jour où lui, Français, commencerait à s’y intéresser. C’est une remarque que je faisais il y a déjà quelque cinquante ans ; de nos jours elle a presque perdu sa raison d’être. La Faim de Knut Hamsun m’invite à y revenir.

    A NDRÉ G IDE.

    Première partie

    C’était au temps où j’errais, la faim au ventre, dans Christiana, cette ville singulière que nul ne quitte avant qu’elle lui ait imprimé sa marque...

    Je suis couché dans ma mansarde, éveillé, et j’entends au-dessous de moi une pendule sonner six heures. Il faisait déjà grand jour et les gens commençaient à circuler dans l’escalier. Là-bas, près de la porte, ma chambre était tapissée avec de vieux numéros du Morgenbladet. Je pouvais y voir distinctement un AVIS du directeur des Phares et, un peu à gauche, grasse et rebondie, une annonce de pain frais, de Fabian Olsen, boulanger.

    Aussitôt j’ouvris les yeux tout grands et, suivant une vieille habitude, je me mis à réfléchir, cherchant si j’avais aujourd’hui quelque sujet de me réjouir. J’avais été un peu serré dans les derniers temps ; l’un après l’autre, mes effets avaient pris le chemin de « Ma tante », j’étais devenu nerveux et susceptible ; à deux ou trois reprises aussi j’étais resté au lit toute la journée, à cause de vertiges. De temps en temps, quand la chance me souriait, je pouvais à la rigueur toucher cinq couronnes pour un feuilleton dans un journal ou l’autre.

    Le jour grandissait et je me mis à lire les annonces là-bas, près de la porte ; je pouvais distinguer jusqu’aux maigres caractères grimaçants de : Suaires, chez Demoiselle Andersen, à droite sous la porte cochère. Cela m’occupa un long moment ; j’entendis la pendule au-dessous sonner huit heures avant de me lever pour m’habiller.

    J’ouvris la fenêtre et regardai dehors. D’où j’étais, j’avais vue sur une corde à linge et un terrain vague ; tout au bout, il restait, de l’incendie d’une forge, un foyer éteint que quelques ouvriers étaient en train de déblayer. Je m’accoudai à la fenêtre, et examinai le ciel. Il allait certainement faire une belle journée. L’automne était venu, la saison délicate et fraîche où toutes choses changent de couleur et passent de vie à trépas. Dans les rues le vacarme avait déjà commencé et ce bruit m’attirait dehors. Cette chambre vide dont le plancher ondulait à chaque pas que j’y faisais était pareille à un lugubre cercueil disjoint. Il n’y avait pas de serrure convenable à la porte et pas de poêle dans la chambre ; j’avais coutume de coucher la nuit sur mes chaussettes pour les avoir à peu près sèches le lendemain matin. Le seul objet avec lequel je pusse me distraire était un petit fauteuil rouge, à bascule, où je m’asseyais le soir pour y somnoler en songeant à maintes et maintes choses. Quand le vent soufflait fort et que les portes, au-dessous, étaient ouvertes, toutes sortes de sifflements bizarres se faisaient entendre à travers le plancher et les cloisons. Et là-bas, près de ma porte, des fissures, longues d’une main, s’ouvraient dans le Morgenbladet.

    Je me redressai, allai dans le coin du lit inspecter un paquet, à la recherche d’un peu de nourriture pour déjeuner, mais je ne trouvai rien et revins à la fenêtre.

    Dieu sait, pensais-je, si jamais cela me servira à quelque chose de chercher une situation ! Ces multiples refus, ces demi promesses, ces « non » tout secs, ces espoirs tour à tour nourris et déçus, ces nouvelles tentatives qui à chaque fois tournaient à rien, avaient eu raison de mon courage. En dernier lieu j’avais sollicité une place de garçon de caisse, mais j’étais arrivé trop tard ; au surplus je ne pouvais fournir caution pour cinquante couronnes. Toujours il se trouvait un obstacle ou un autre. Je m’étais aussi présenté au corps des sapeurs-pompiers. Nous étions une cinquantaine d’hommes dans le préau, bombant la poitrine pour donner une impression de force et de grande hardiesse. Un inspecteur faisait la ronde et examinait ces postulants, leur tâtait les bras et leur posait des questions. Devant moi il passa tout droit et se contenta de secouer la tête en disant que j’étais refusé à cause de mes lunettes. Je me présentai une seconde fois, sans lunettes ; je me tenais les sourcils froncés, les yeux aigus comme des couteaux, et de nouveau l’homme passa tout droit devant en souriant... il avait dû me reconnaître. Le pire de tout, c’était que mes vêtements avaient commencé à devenir si minables que je ne pouvais plus me présenter dans une place en homme convenable.

    Avec quelle régularité, quel mouvement uniforme j’avais descendu la pente, constamment ! J’avais fini par être si singulièrement dénué de tout qu’il ne me restait pas même un peigne, pas même un livre à lire quand la vie me devenait par trop triste. Tout l’été durant j’avais rôdé dans les cimetières ou dans le parc du Château où je m’asseyais et composais des articles pour les journaux, colonne après colonne, sur les choses les plus diverses : inventions bizarres, lubies, fantaisies de mon cerveau agité. Dans mon désespoir je choisissais souvent les sujets les plus inactuels, qui me coûtaient de longues heures d’efforts et n’étaient jamais acceptés. Quand un morceau était fini, je m’attaquais à un nouveau et me laissais rarement décourager par le « non » des rédacteurs en chef : je me disais sans cesse qu’un jour cela finirait bien par réussir. Et, en effet, quand j’avais la veine et que mon article était assez bien tourné, je pouvais parfois toucher cinq couronnes pour le travail d’un après-midi.

    De nouveau, je me redressai, quittai la fenêtre, allai vers la chaise qui me servait de toilette. J’humectai avec un peu d’eau les genoux luisants de mon pantalon pour les noircir et leur donner l’air plus neuf. Cela fait, je mis, comme à l’ordinaire, du papier et un crayon dans ma poche et je sortis. Je me glissai en grand silence en bas de l’escalier pour ne pas éveiller l’attention de mon hôtesse ; quelques jours étaient passés depuis l’échéance de mon terme et il ne me restait plus de quoi le payer.

    Il était neuf heures. Le bruit des voitures et des voix emplissait l’air : immense chœur matinal où se fondaient les pas des piétons et les claquements de fouet des cochers. Ce bruyant trafic de toutes parts me redonna aussitôt de l’énergie et je commençais à me sentir de plus en plus content. Rien n’était plus loin de ma pensée qu’une simple promenade dans l’air frais du matin. Qu’importait l’air à mes poumons ? J’étais fort comme un géant et j’aurais pu arrêter une voiture avec mon épaule. Un sentiment étrange et délicat s’était emparé de moi, le sentiment de toute cette joyeuse insouciance. Je me mis à observer les gens que je croisais ou dépassais, et j’allais, lisant les affiches sur les murs, cueillant l’impression d’un regard qu’on me lançait d’un tram en marche, laissant entrer en moi les moindres bagatelles, toutes les menues contingences qui croisaient ma route et disparaissaient.

    Si seulement on avait un peu à manger par une si belle journée ! L’impression de ce gai matin me subjuguait, j’étais incapable de refréner ma joie et je me mis à fredonner de contentement, sans motif précis. Devant une boucherie, une bonne femme, le panier au bras, était arrêtée et méditait sur des saucisses pour son déjeuner ; quand je passai près d’elle, elle me regarda. Elle n’avait plus qu’une dent de devant. Nerveux et facilement impressionnable comme je l’étais devenu ces derniers jours, le visage de la femme me causa soudain une sensation de dégoût. Sa longue dent jaune avait l’air d’un petit doigt qui lui sortait de la mâchoire, et son regard était encore tout chargé de saucisses quand elle le tourna vers moi. Du coup je perdis l’appétit et le cœur me leva. En arrivant à la halle aux viandes, j’allai à la fontaine et bus un peu d’eau ; je levai les yeux... il était dix heures au clocher de Notre-Sauveur.

    Je continuai à marcher par les rues, flânant sans me soucier de rien, m’arrêtai à un coin sans nécessité, changeai de direction et pris une rue latérale où je n’avais aucune affaire. Je laissais aller les choses, errant dans le matin joyeux, berçant mon insouciance de-ci, de-là parmi les autres heureux mortels. L’air était vide et clair et il n’y avait pas une ombre sur mon âme.

    Depuis dix minutes j’avais eu constamment devant moi un vieil homme boiteux. Il portait un paquet d’une main et marchait avec tout son corps, travaillant de toutes ses forces pour prendre de la vitesse. Je l’entendais souffler de fatigue et l’idée me vint que je pourrais porter son paquet ; toutefois je ne cherchai pas à le rattraper. En haut de la rue Grænsen je rencontrai Hans Pauli, qui salua et passa très vite. Pourquoi était-il pressé ? Je n’avais pas la moindre intention de lui demander une couronne, je voulais même, au tout premier jour, lui renvoyer une couverture que je lui avais empruntée quelques semaines plus tôt. Aussitôt que je serais un peu remonté je ne voulais plus devoir de couverture à personne. Peut-être commencerais-je dès aujourd’hui un article sur « Les Crimes de l’Avenir » ou « Le Libre-arbitre », n’importe quoi, quelque chose d’intéressant qui me rapporterait dix couronnes au moins... Et, à la pensée de cet article, je me sentis tout à coup traversé d’un besoin impérieux de m’y mettre tout de suite pour épancher la plénitude de mon cerveau. J’allais me chercher un endroit convenable dans le parc du Château pour ne pas me reposer avant d’avoir fini.

    Mais devant moi, dans la rue, le vieil estropié continuait à faire les mêmes mouvements clopinants. À la fin, cela commençait à m’irriter d’avoir tout le temps cet invalide devant moi. Son voyage semblait ne jamais devoir prendre fin. Peut-être s’était-il fixé précisément le même but que moi et tout le long du chemin il me faudrait l’avoir sous les yeux. Dans mon exaspération il me sembla qu’à chaque croisement de rue il ralentissait un brin, comme s’il m’attendait, pour voir quelle direction j’allais prendre. Sur quoi il se remettait à balancer son paquet dans les airs et repartait de toutes ses forces pour prendre de l’avance. Plus je vais et plus je regarde cet être obsédant, plus je me sens rempli d’irritation contre lui. J’avais le sentiment que petit à petit il me gâtait ma belle humeur et du même coup entraînait avec soi dans la laideur cette pure, belle

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