Le commencement de l'histoire: Réflexions hier et aujourd’hui: Russie, Ukraine, Europe centrale
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
Jaime Antunèz Aldunate - Président de l’Académie des Sciences Sociales, Politiques et Morales de l’Institut du Chili.
Écrivain, éditeur, docteur en philosophie et licencié en théologie. Auteur de sept livres, dont "La philosophie de l’histoire chez Christopher Dawson" et "Benoît XVI, le Pape de la modernité".
Fondateur et directeur pendant 23 ans de la revue d’anthropologie et culture Humanitas (1995-2018).
Editeur du supplément culturel Arts et Lettres du journal El Mercurio de Santiago du Chili (1980-1995).
Il est aussi, entre autres distinctions, membre correspondant de l’Académie Royale des Sciences Morales et Politiques d'Espagne.
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Aperçu du livre
Le commencement de l'histoire - Jaime Antunèz Aldunate
Préface
Par Chantal Delsol, de l’Institut
Un jour de 1990, un humoriste du grand journal tchèque Lidové Noviny avait dessiné pour la première page un citoyen affolé qui saisissait l’appareil dans une cabine téléphonique, en criant : « Police ! Police ! Au secours ! On vient de me voler cinquante années de vie ! ».
Les totalitarismes bousculent l’histoire, celle que l’on vit et celle que l’on fait. Ils la dérobent, ils la torturent, ils l’escamotent.
À la fin des années 90, j’ai été invitée à un colloque à l’Est extrême de la Pologne, à côté de Bialystok, sur le sujet suivant : l’analogie entre le nazisme et le communisme. L’assistance était composée pour un tiers de Polonais, pour un tiers de Russes, pour un tiers d’Allemands. J’étais la seule française. Le dernier soir, pendant le dîner un Russe a pris sa guitare et a commencé à chanter un chant de guerre de l’époque soviétique. À ma surprise, les Polonais présents se sont tous mis à chanter avec enthousiasme, et même certains d’entre eux montaient sur les tables pour que leur voix porte mieux. C’était sidérant. À la fin, j’ai demandé la parole et j’ai rappelé que nous sortions d’un colloque où l’on avait montré les analogies entre les deux totalitarismes : ainsi, les Allemands présents pourraient-ils nous chanter avec enthousiasme un chant nazi ? À ces mots, et sans surprise, tous les Allemands présents piquèrent le nez sur leur assiette. Plus tard, alors que je demandais à mes amis polonais d’où venait cette différence de comportement entre les victimes des deux totalitarismes, ils m’ont dit : c’est une question d’histoire, d’appréhension de l’histoire.
Voilà leur explication. On se souvient que pour Kierkegaard, les systèmes utopiques : ces palais de concepts où nul ne peut vivre, rejettent les humains hors du cercle de l’existence naturelle (la société civile) pour les obliger à vivre dans la loge du concierge, voire dans la niche du chien. Victimes d’un Système, grelottants et égarés, les sujets du communisme se blottissaient dans la niche du chien, où ils menaient une existence d’humiliations, de privations, d’ersatz, d’interdictions. Cependant cette existence dura un demi-siècle, trois quarts de siècle pour les Russes. Pendant une si longue période, plusieurs générations ont eu le temps de naître, de vivre leur enfance innocente, de tomber amoureux, de fonder une famille, de nourrir quelques pauvres ambitions. Un humain n’a qu’une vie : et pour eux, c’était celle-ci, une vie dans la niche du chien. Aussi, on comprend facilement que ces humains tombés au mauvais moment aient tout fait pour sauver l’étincelle du simple bonheur de vivre. Les Polonais avaient conservé leur entière spiritualité et leur entière gaieté (les deux vont ensemble). Et c’est pourquoi ils étaient capables de chanter les chants soviétiques dans un élan de revanche ironique. Fallait-il leur demander de biffer de la carte une existence entière, la seule qu’ils eussent ? Tandis que pour les Allemands la chose était bien différente : le nazisme a duré douze ans. Un monstre qui passe. Un éclat de fièvre, que certes on n’oubliera pas, et qui changera tout, mais qui peut faire dans la vie une parenthèse. Un Allemand peut écarter le nazisme et juste baisser le nez quand on en parle, parce
qu’il s’agit là d’un morceau sanglant de sa vie. Mais pour le soviétisé, le communisme c’est toute sa vie, d’un bout à l’autre, depuis la corde à sauter de l’enfance jusqu’aux rides de l’âge. Comment, victimes pourtant de la même Bête, n’en seraient-ils pas différents ? Ainsi la préhension de l’histoire forge-t-elle les peuples.
Et les théories de l’histoire façonnent les oppositions.
Avec les révolutions centre-européennes de 1989, nous nous trouvons devant un phénomène absolument inédit.
Les révolutions, on le sait, représentent des retournements ou retours en arrière symboliques. Originairement, les révolutions politiques sont des cycles, à l’image de celles des orbes célestes. Tantôt elles ont l’ambition de rappeler un moment du passé considéré comme davantage enviable (avant la domination anglaise, pour la révolution américaine ; avant la monarchie autocratique, pour la révolution française de 1789). Tantôt elles espèrent retourner en un point mythique du passé inventé, et ce sont alors des révolutions idéologiques (retrouver les sociétés égalitaires et heureuses des origines, avant l’institution de la propriété privée et de la famille : révolution de 1793 en France ou de 1917 en Russie). Dans le second cas seulement, la révolution engage un totalitarisme, pour une raison bien compréhensible : le mythe installé dans le futur concret devient utopie, et l’on ne peut imposer à une société de vivre une utopie qu’en la terrorisant.
En 1989, pour la première fois, les sociétés totalitaires chargées de réaliser les mythes de l’âge d’or se trouvent en bout de course, et s’organisent alors des révolutions anti-utopiques, qui se donnent pour but de revenir au stade pré-utopique, autrement dit, de revenir à la vie réelle, ou comme l’ont dit leurs acteurs, de « rentrer dans l’histoire ».
Cette situation originale attise la curiosité du philosophe ou de l’historien des idées : comment vont se comporter ces acteurs, qui pour la première fois sont en mesure de renverser l’utopie, alors qu’auparavant c’était toujours l’utopie qui renversait la tradition ? comment revient-on d’un pays tellement lointain qu’il est un non-pays, u-topie ? comment se reconstitue l’esprit des peuples dont on a voulu changer l’esprit ?
Les acteurs de ces révolutions, pour la plupart et, on va le voir, par une sorte de nécessité, sont des conservateurs. On s’étonnera de leur voir attribuer cette qualification : voilà au contraire des gens qui ne veulent rien maintenir du régime précédent, qui le jugent positivement détestable. En ce sens, on ne saurait être conservateur s’il n’y a rien à conserver.
C’est là justement qu’apparaît la signification majeure de ces révolutions : elles sont conservatrices, non pas au sens politique, institutionnel, social, mais au sens philosophique. En s’élevant contre l’utopie et ses réalisations inhumaines¹, elles affirment que l’on ne peut pas changer l’homme, et que tous les efforts justifiés d’amélioration sociale, politique, économique, doivent s’appuyer sur une connaissance et une reconnaissance de ce qui échappe à notre pouvoir de transformation. Il ne s’agit pas de conserver un régime politique ni une organisation sociale ni des comportements économiques, mais ce qui constitue l’homme, ce qui le structure et permet son équilibre. Les révolutionnaires anti-utopiques insistent sur ce qui, dans la réalité de l’homme, doit être sauvé : la politique doit se fonder sur une anthropologie. Ou encore : on ne peut pas vouloir faire n’importe quoi de l’homme, on ne peut pas le refaçonner selon la volonté d’un système idéal et abstrait ; il y a en lui quelque chose qui renâcle, et qu’il s’agit de préserver, de sauver, de protéger.
Les utopies ont voulu faire de l’homme un démiurge, un créateur de soi, le débarrasser pour toujours de sa médiocrité et du mal qui le taraude. Les révolutionnaires anti-utopiques sont des conservateurs de la créature humaine dans sa finitude et sa tragédie.
C’est bien pourquoi Josef Tischner écrit : « Il ne restera du communisme que la résistance au communisme »². Le grand mérite de l’utopie communiste sera d’avoir permis la révélation de l’homme à lui-même, d’avoir dévoilé les structures anthropologiques dans la douleur et la gabegie de leur absence. En tentant concrètement de détruire la propriété privée ou la famille, elle a marqué la force de leur exigence. Elle a désigné l’essentiel en le supprimant, réalisant ainsi à sa manière la prophétie de Nietzsche : « Nous devons d’abord passer par l’épreuve du nihilisme pour y découvrir par après ce qu’était réellement la valeur des valeurs »³. L’utopie a été la catharsis des illusions, et par un paradoxe des conséquences, contre elle-même et à son insu, elle a servi à défaire les erreurs qu’elle portait, par son échec humain monstrueux elle a signé la certitude de ce qu’elle avait nié.
Désormais, « la connaissance de l’Histoire peut nous préserver d’espoirs déraisonnables et mettre en lumière les limites de nos efforts : limites que définissent les constantes physiques et culturelles, des traits immuables de la nature humaine, la nature elle-même et le poids de la tradition »⁴. Les deux totalitarismes nous enseignent que nous ne façonnons pas la morale, mais que bien plutôt c’est elle qui nous façonne : Eichmann, disait Hannah Arendt, est le fils du relativisme moral. Sortir du communisme, comme d’ailleurs du nazisme, c’est « rejeter l’idée que les critères du bien et du mal sont librement inventés (et en corollaire, librement abolis) par les êtres humains, ou qu’ils ne font qu’exprimer leurs constantes biologiques »⁵. Il ne s’agit pas ici, en fuyant les utopies par cette révolution nouvelle, de décrire une essence humaine irréductible dont aucun progrès ne saurait se défaire : ou de retomber dans les anciennes ornières auxquelles les utopies avaient précisément voulu nous soustraire. Il s’agit d’échapper au « choix entre une intransigeance fataliste et une indifférence nihiliste »⁶, choix dans lequel les utopies ont tenté de nous enfermer afin de faire valoir leur fuite en avant. Il s’agit de reconnaître simplement l’existence d’une anthropologie constituante, imposant des limites à notre pouvoir, même si ces limites mêmes sont toujours à redéfinir et à revérifier.
Rescapés d’une utopie qui niait que l’humanité eût une figure (elle pouvait donc elle-même se réinventer ou se refigurer), les acteurs de 1989 considèrent que la restitution d’un ordre politique et social juste passe par une réflexion philosophique sur l’homme. Ce faisant ils déplacent la révolution en profondeur. Rompre avec les produits ou les conséquences du totalitarisme est une chose. Faut-il encore rompre avec la mentalité idéologique de la « fin de l’histoire » ou de l’humanité parfaite. C’est le sens, par exemple, du discours de Vaclav Havel lors de sa réception à l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France en octobre 1992. Il analyse de façon critique sa propre impatience de président de la Tchécoslovaquie, juste après 1989, devant la difficulté à instaurer rapidement un véritable ordre démocratique : « Je constatai avec effroi que mon impatience à l’égard du rétablissement de la démocratie avait quelque chose de communiste. Ou, plus généralement, quelque chose de rationaliste, l’unité des Lumières. J’avais voulu faire avancer l’Histoire de la même manière qu’un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite ». Nous ne sortirons de cette mentalité idéologique, dit-il, qu’en « manifestant notre estime pour l’ordre intrinsèque des choses », car « on ne peut duper une plante, pas plus qu’on ne peut duper l’Histoire. Mais on peut l’arroser. Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour ».
La « fin de l’histoire » communiste et la « fin de l’histoire » démocratique des Occidentaux de la fin du xxe siècle, sous la houlette de Francis Fuku-Yama, révèlent la même signature morbide.
Ce souci de plonger jusqu’aux tréfonds du mensonge totalitaire, qui exige de pointer l’accusation sur une nébuleuse bien plus vaste et finalement sur tous les excès de la modernité, se révèle dès avant 89 lorsque les dissidents posent une question que d’ordinaire les révolutionnaires ne se posent guère : qu’allons-nous mettre exactement à la place du système que nous aurons renversé ? On trouve chez eux, avant même l’espoir très concret de la sortie du communisme, cette mise en garde : si c’était pour instaurer une société assise sur des bases aussi bancales, quoique différentes, ce ne serait pas la peine de vouloir cette révolution. Autrement dit : s’il s’agissait de remplacer un despotisme par un autre (le communisme par un catholicisme intolérant), une idéologie par une autre (le communisme par une démocratie prétendant à la perfection), cette méconnaissance de l’homme par une autre (le nihilisme communiste de l’Est par quelque chose qui ressemblerait au nihilisme relativiste de l’ouest), alors ce ne serait pas une véritable révolution.
Autant et davantage qu’une révolution politique, il y a bien là une révolution philosophique et morale, puisqu’elle met en avant la responsabilité de l’homme et lui demande instamment de tenir compte de sa dette constitutive : la finitude sous ses expressions diverses. Ce que les acteurs de 89 veulent conserver, c’est la conscience et l’acceptation de la finitude humaine. Et c’est bien cet impératif de responsabilité non seulement face à l’autre, mais aussi face à soi, et face aux exigences propres à l’homme, s’imposant à un sujet dont la liberté se déploie dès lors « sous conditions » (Mounier), qui marque la pensée 1989.
La tragédie qui a frappé ces sociétés, brisant l’histoire en miettes et la frappant d’indignité tout en la divinisant, a suscité chez elles un sens historique marqué par le discernement et par une philosophie chrétienne qu’il faut bien appeler personnaliste. Ces premières révolutions anti-utopiques ont permis d’exorciser l’historicisme moderne. En même temps que la longue vie obscure « dans la niche du chien » soulignait la flamme de la simple vie, faite de joies familiales, de chansons et de prières.
La connaissance approfondie des pays et des auteurs du centre-est depuis des années, me laisse une profonde admiration pour ces sociétés aussi créatrices que brisées. Je suis heureuse de partager cette réflexion avec Jaime Antúnez Aldunate.
¹ Nicolas Berdiaev écrit pour Le meilleur des mondes de Huxley l’épigraphe suivante : « Les utopies apparaissent comme bien plus réalisables qu’on ne le croyait autrefois. Et nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante : comment éviter leur réalisation définitive ?… Les utopies sont réalisables. La vie marche vers les utopies. Et peut-être un siècle nouveau commence-t-il, un siècle où les intellectuels et la classe cultivée rêveront aux moyens d’éviter les utopies et de retourner à une société non utopique moins « parfaite » et plus libre. »
² Esprits Libres, Printemps 2000. Leszek Kolakowski, qui a lui-même été un croyant communiste, écrit : « Le marxisme était le plus grand phantasme de notre siècle… Ce système est mort intellectuellement… Le marxisme, en tant que système cohérent, ou prétendant à la cohérence d’une explication universelle, n’a rien à apporter… C’est un pur jeu verbal », L’esprit révolutionnaire, Bruxelles 1978, p. 83
³ Novembre 1887-Mars 1888
⁴ Leszek Kolakowski, Idolâtrie de la politique, La Lettre, Hiver 87
⁵ Id.
⁶ Id.
Introduction
Né en 1946 dans la capitale du finistère latino-américain, Santiago du Chili, dans une famille où tout le monde parlait assez couramment le français, ce n’est que huit ou dix ans plus tard que j’ai eu un premier aperçu de l’existence historique de la France, sur des chemins qui suscitaient une certaine curiosité et un certain intérêt. La Russie et l’Europe centrale m’étaient encore, et pour longtemps, inconnues.
Mon grand-père paternel, Nemesio Antúnez Cazotte, né en 1881, était le petit-fils d’Henri-Scevole de Cazotte, ministre plénipotentiaire et premier représentant de la France auprès de la République du Chili, alors indépendante, qui arriva à Valparaíso en 1843 avec les lettres de créance du roi Louis Philippe. Il épouse bientôt la belle Carmen Alcalde y Velasco, fille du 4e comte de Quinta Alegre, figure de l’émancipation, et forme une famille nombreuse. Henri-Scevole était entre-temps le petit-fils de l’écrivain Jacques Cazotte – dont Jorge Luis Borges a parlé sous ces latitudes – un ancêtre que notre grand-père vénérait, au point de faire donner son nom à une rue d’un quartier résidentiel de Santiago.
Ayant passé une partie de son enfance à Paris et ayant lu l’Histoire de France de François Guizot écrite en 1869 et sous-titrée « racontée à mes petits enfants » (dont je possède encore les cinq volumes magnifiquement reliés), il n’est pas surprenant que mon grand-père Nemesio l’ait assimilée, comme un moyen instructif de s’occuper de ses propres petits-enfants. L’histoire de France que j’ai commencé à apprendre de lui lorsque j’avais huit ou dix ans était, bien sûr, encadrée par la biographie de son arrière-arrière-grand-père admiré, Jacques Cazotte, avec ses gloires et ses malheurs. Depuis « Le diable amoureux », commenté seulement en passant pour ne pas effrayer les enfants, nous avons continué à écouter attentivement le récit des fameuses « prophéties » de Cazotte, proclamées dans quelque salon de l’Ancien Régime et racontées par Jean François de la Harpe, qui en était le témoin, dans lesquelles était prédit le sort tragique de plusieurs convives, l’exécution de Louis XVI lui-même et la guillotine tombant sur Cazotte lui-même.
Mon grand-père racontait ainsi les jours mornes passés à la Conciergerie, la fidélité de sa fille Élizabeth Cazotte, héroïne de l’amour filial, jusqu’au moment précédant sa mort sur la place de la Concorde et ses paroles inoubliables, qui ont bouleversé notre imaginaire d’enfant, adressées à la foule avant qu’il ne fût guillotiné : « Je meurs comme j’ai vécu, fidèle à Dieu et à mon roi ».
Ces circonstances pourraient laisser croire qu’un sentiment monarchiste était ainsi infusé à nos esprits innocents, mais ce n’était pas le cas. Le père de mon grand-père, Carlos Antúnez González – marié à Laura Cazotte Alcalde – était un important fermier de la province de Talca, gouverneur de cette même province, député et plusieurs fois ministre d’État des régimes libéraux. Il fut ensuite ambassadeur à Paris pendant la Troisième République, sous le mandat du président libéral José Manuel Balmaceda, à une époque mouvementée, où le parlementarisme était en crise au Chili, où la marine se révoltait et affrontait l’armée dans une guerre civile sanglante, celle de 1891, qui dura six mois et fit plus de 10 000 morts. Mon arrière-grand-père, en plus d’acheter des navires et des armes, dans un conflit qui, à l’époque, attirait l’attention du monde entier, devait défendre la légitimité du gouvernement qu’il représentait devant les autorités de la France et des autres puissances. Le président Balmaceda, qui luttait pour établir un État moderne et anti-oligarchique, démissionna et, réfugié dans l’ambassade d’Argentine, se suicida. Quatre-vingts ans plus tard, Salvador Allende a déclaré qu’il suivrait l’exemple de José Manuel Balmaceda et il l’a fait.
La descendance de Cazotte au Chili, peut-on la voir, ainsi, soit du côté monarchiste, soit du côté républicain…
Vingt ans plus tard…
… lorsque le Président Valéry Giscard d’Estaing était au pouvoir à l’Élysée – et ces histoires d’enfance s’étant alors enfoncées dans l’oubli, c’est-à-dire dans les profondeurs de ma mémoire – je suis arrivé pour la première fois à Paris chez le frère de mon père, un peintre chilien très estimé de sa génération, Enrique Zañartu, qui était né à Paris en 1921, connu en tant qu’artiste sous le nom de sa mère. Ce fut une rencontre non pas encore avec les Français, mais avec la monumentalité de la France. M’étant forgé à cette époque une âme « cathédralique », Amiens, Rouen, Reims et Notre-Dame de Paris m’ont marqué d’une manière indélébile.
Peu après, ayant terminé mes études de philosophie à Madrid, l’expérience et les connaissances que j’avais acquises m’ont ramené à Santiago, où je suis devenu directeur de l’édition dominicale culturelle du journal El Mercurio, le plus ancien journal de continuité hispanophone – fondé à Valparaíso en 1826 et à Santiago en 1900 – l’un des plus importants d’Amérique latine.
Certains reprochent à Borges d’avoir affirmé que le passé de l’Amérique latine est l’Europe et que, l’Europe devant être notre présent, il est regrettable que nous ne nous tournions plus vers le Vieux Continent. Un autre grand latino-américain, Octavio Paz, rétorque à Borges que ce n’est pas vrai pour les nations qui bordent l’océan Pacifique, du Pérou au Mexique, mais qu’il a raison pour son Argentine, le Chili et l’Uruguay. Comment expliquer autrement l’étonnement de Régine Pernoud devant la résonance de son œuvre – essentiellement française et européenne – qu’elle découvre lors de son séjour au Chili ?
Quoi qu’il en soit, ma responsabilité éditoriale à El Mercurio m’a rapidement amené à inclure dans les pages culturelles de ce journal un certain nombre de très jeunes intellectuels européens et français, comme l’auteur de la Postface de ce livre, ainsi que des intellectuels très connus, expérimentés et très différents, comme Jean-François Revel et Régine Pernoud elle-même. Je me souviens surtout d’interviews mémorables et substantielles – publiées dans le journal et plus tard dans des livres au Chili et en Espagne – avec d’illustres membres de l’Académie française tels que Jean Guitton, Eugène