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Le PETIT FOU
Le PETIT FOU
Le PETIT FOU
Livre électronique349 pages4 heures

Le PETIT FOU

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À propos de ce livre électronique

Au dernier souffle du printemps, une jeune femme disparaît à Montréal. Des semaines plus tard, elle est retrouvée morte, à des kilomètres de chez elle, ses vêtements soigneusement pliés près de son corps. Consultée par son ami détective pour l’assister dans son enquête, Clara Robinson, psychologue judiciaire aux pratiques marginales, a la certitude que le démon responsable de ce crime odieux n’a pas assouvi complètement son fantasme.
Le futur lui donne raison lorsqu’un fermier tombe sur un deuxième cadavre, abandonné dans le même secteur. Étrangement, les victimes sont découvertes dans une forêt où, vingt-huit ans plus tôt, trois jeunes se sont volatilisés sans laisser de traces.
Dans la région, il existe une légende : celle d’un grand fou claudiquant dans les bois, assoiffé de vengeance. Serait-il l’auteur de ces meurtres sordides ? Dans l’ombre de ce dernier se cache le petit fou, terrifié par ce que pourrait être la vérité. Et si le terrible secret qu’il porte en lui-même pouvait tout expliquer ?
LangueFrançais
Date de sortie23 oct. 2024
ISBN9782897926892
Le PETIT FOU
Auteur

Marie-Eve Mathieu

Marie-Eve Mathieu est infirmière clinicienne de métier et autrice dans l’âme. L’écriture fait partie de sa vie depuis sa plus tendre enfance, passant des bandes dessinées farfelues aux poèmes mélancoliques et aux récits d’aventures. Entre les soins aux patients et l’éducation de ses jeunes enfants, elle écrit puis publie en 2019 son premier roman, intitulé « À dos de corbeau ». À ce jour, elle continue d’imbriquer sa passion à sa carrière, lorsque les temps libres le lui permettent.

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    Aperçu du livre

    Le PETIT FOU - Marie-Eve Mathieu

    1.

    Mes paupières sont lourdes. J’ai juste envie de dormir. Mais j’attends. Comme tous les soirs. J’attends patiemment, avachi sur la moquette rouge du salon. Les longues fibres rugueuses grattent mes mollets nus. Je n’aime pas ça, parce que j’imagine des bestioles qui grimpent sur mes genoux. De minuscules parasites avides de mon sang et de ma chair. Éric Paradis, le grand brun dans ma classe, a beaucoup de piqûres sur le corps. Il dit que ça vient de son lit. Je ne sais pas pourquoi, mais ça l’amuse. Il nous pourchasse à la récréation pour nous serrer dans ses bras. Moi, ça ne m’amuse pas du tout. Depuis ce temps, j’évite de me coucher dans mon lit simple. Je combats la nuit qui s’impose en pianotant sur la télécommande. Souvent, je tombe endormi sur un vidéoclip ennuyant à MusiquePlus avant qu’il ne rentre. Alors, il me transporte jusque sur mon matelas pendant mon sommeil. Parfois, je me réveille en sursaut dans le noir de ma chambre et je me gratte au sang, certain que mes draps grouillent de petits insectes affamés. Il m’arrive de retourner au salon, comme si le divan et le tapis m’offraient un abri antipunaise. Au petit matin, j’effectue toujours une inspection rigoureuse à la salle de bain. Je pousse un soupir de soulagement lorsque je remarque que seuls des sillons d’ongles et de sang séché parsèment ma peau de préadolescent. « Il va vraiment falloir que t’arrêtes ça », me dit-il tous les matins dans l’embrasure de la porte.

    Je me réveille subitement dans ma chambre. Je retiens ma respiration et j’attends une longue minute avant de creuser ma peau. Je suis surpris de constater que je n’ai aucune démangeaison. Il a peut-être raison. C’est dans ma tête. J’ai même envie de rester sous ma couette et de me rendormir, presque rassuré. Mais j’ai encore ce mal de crâne qui s’étire depuis deux jours. Je touche mon front avec ma main. Le bout de mes doigts effleure la croûte qui s’étend jusque sur ma joue gauche, par-dessus la plaie. Le sang a cessé de couler ; ça sèche, donc ça va mieux. Dans quelques jours, ce sera réglé.

    J’entends un bruit dans l’appartement. Il fait nuit noire dehors. Il doit être rentré depuis longtemps. Je me lève. Mes pieds se refroidissent sur le parquet. Je vais au salon. Fardoche est là. Il me dévisage de ses yeux jaunes perçants, une patte plantée dans le velours côtelé du divan. Il sait qu’il a été pris en flagrant délit, car il bondit vers la cuisine. Sale chat ! Il ne peut s’empêcher de faire ses griffes partout où il le veut. Il sera furieux quand il verra le tissu déchiré. La dernière fois, il a laissé Fardoche dehors pendant une semaine. Tous les matins, le chat miaulait à la porte-fenêtre du logement, quémandant de la chaleur et de la nourriture. Et lui, il fixait son reflet dans la vitre sans jamais poser les yeux sur le misérable félin. J’ai dû le supplier de le reprendre. Devant mes larmes, il a rouvert la porte avec mépris. « Sa dernière chance », m’a-t-il averti, avant de lui envoyer un coup de botte au derrière. Mais Fardoche n’en avait que faire de ses semelles, il était déjà penché au-dessus de son bol de Miss Mew.

    Voyant le matou disparaître sous une chaise de la cuisine, je retourne sur mes pas, avec la ferme intention de me rendormir dans mon lit. Mais, au bout du couloir, un faisceau lumineux traverse le sillon de la porte de sa chambre, qu’il a laissée, pour une rare fois, entrebâillée. Une toute petite ouverture, juste assez pour piquer ma curiosité. Jamais il ne m’autorise à mettre le nez dans son domaine, encore moins en pleine nuit. Il m’arrive de coller mon oreille sur sa porte verrouillée. Alors, mes jambes tremblent et mon cœur bat à tout rompre. Je me sens comme dans un film d’épouvante, au moment crucial où le personnage principal longe des murs sombres, à proximité de bêtes féroces aux dents aiguisées. Je devrais aller me coucher. Mais je ne le fais pas. J’avance à pas de loup. Je sais exactement où mettre les pieds, où le plancher ne faiblit pas sous mon maigre poids. Je l’entends grommeler. Alors, je m’arrête et je retiens ma respiration. Instinctivement, je soulève mes épaules jusqu’aux oreilles. Je fais un pas de plus. C’est à ce moment que je le vois. Son petit royaume, juste un peu plus grand que le mien. Le lit défait, la moquette aussi râpeuse que celle du salon, la télévision cathodique placée sur son bureau de bois massif, près de l’étagère où il range sa collection de CD. Il est assis sur une chaise, le nez presque collé sur l’écran. Il regarde le journal télévisé qui a été diffusé à dix-huit heures. Mes yeux se posent sur le magnétoscope VHS. Il a enregistré les nouvelles. Bah, moi, ça m’ennuie pour mourir. Ce ne sont jamais de très bonnes nouvelles. Mais lui, il semble intéressé au plus haut point, assis sur le bout de sa chaise. Il écoute la discussion en cours. Je n’y fais pas attention, trop concentré à le regarder, médusé, la bouche entrouverte. La séquence se termine. Il pousse un soupir et bondit comme un lapin. Surpris, je me recule, le cœur palpitant. Je devrais retourner à ma chambre. Et s’il me voyait l’épier ainsi ? Je n’ose même pas imaginer ce qui se produirait. Je l’entends jouer avec le magnétoscope, et la discussion repart. Je fronce les sourcils. Encore ? Qu’a-t-elle de si extraordinaire pour qu’il veuille la réécouter ? Le présentateur a l’air sérieux. Il parle avec un homme qui se trouve à l’extérieur, dans un quartier résidentiel. Le son n’est pas très élevé, alors je tends l’oreille et j’essaie de lire sur les petites lèvres pincées de l’homme qui gesticule, dehors. Un portrait apparaît dans un encadré, en haut, à droite de l’écran, mais je ne peux distinguer si c’est celui d’un homme ou d’une femme. Nouveau soupir. Il se frotte la nuque, ses cheveux semblent détrempés sous ses doigts. Étrange. Je l’aurais entendu s’il avait pris une douche en revenant du travail. Je plisse les yeux, puis je capte quelques phrases. Les hommes évoquent une personne disparue. Nul doute qu’il s’agit de celle sur la photo. Ils se remercient, et la discussion se termine de nouveau. Et le lapin. Et le magnétoscope qui recule. Et on recommence. Pourquoi cette fascination ? Est-ce qu’il connaît cette personne ? Je ne me sens soudainement pas bien. La nausée grimpe dans mon estomac vide. Je devrais retourner à ma chambre, et vite. C’est là que Fardoche arrive. Comme une souris, il se glisse entre mes jambes, heureux de se frotter contre la main qui le nourrit et le cajole de temps en temps. Il me surprend, donc je crie. Un cri strident, maladroit, venant d’une voix qui ne mue pas encore. Je relève les yeux, pétrifié. J’ai à peine le temps de réaliser que la télévision s’est éteinte et que le lapin bondit vers moi, les conjonctives piquées de feu.

    Saut d’espace temps.

    La pluie tombe en cascade depuis au moins trois jours. On dirait qu’elle tente d’effacer la haine qui gronde au travers du roc de la ville. Le ciel est voilé. Malgré la pénombre, Alexie parvient à admirer le déluge qui inonde les ruelles et les égouts. Contrairement à la majorité des gens, elle idolâtre la pluie. Si elle le pouvait, elle folâtrerait des heures sous les gouttes explosant sur sa peau. Même si elle l’a jadis glorifié, le soleil ne lui manque plus. Elle a fait le deuil d’un épiderme gorgé de mélanine, préférant son reflet pâle et exempt du ravage grossier des rayons ardents. Du haut de sa tour, elle contemple avec extase la masse de gens qui se frottent les uns contre les autres au rythme de sa musique, leur cœur atteignant les cent vingt-huit pulsations à la minute tant idéalisées. Elle les imagine se transformer en cette pluie battante, comme un torrent qui se serait faufilé entre les murs de béton qui abritaient autrefois l’usine de textile. Leur danse effrénée se répète, soir après soir, nuit après nuit. Elle ne s’en lasse pas. Elle ne s’en lassera jamais.

    La console vibre sous ses doigts. Il lui arrive de flatter l’aluminium brossé du revers de la main et de glisser ses phalanges entre les boutons-poussoirs, en fermant les yeux, se faisant croire que la machine lui dicte ses mouvements. Instinctivement, elle sait où poser ses doigts pour provoquer une euphorie chez son auditoire. Le vrombissement des haut-parleurs fait frémir sa cage thoracique. Chaque fois, elle se rappelle à quel point elle aime se percher sur son belvédère, profitant ainsi de la meilleure vue du raz-de-marée tout en restant hors de sa portée.

    Elle ajuste son casque d’écoute et s’allume une troisième cigarette en vingt minutes.

    — Lâche ça. Ça va te tuer.

    Benjamin a tiré sur l’un des écouteurs pour lui faire la leçon. La bulle confortable dans laquelle elle s’était réfugiée éclate en mille morceaux.

    — Mêle-toi de tes oignons, Benji, le sermonne-t-elle.

    Alexie embrasse le filtre de sa cigarette de sa bouche d’un rouge flamboyant et affiche un sourire narquois. Elle aime l’appeler Benji. Qu’il déteste cela la fait rigoler.

    Il pince les lèvres et s’adosse à la rambarde métallique tout en évitant de regarder la foule. Les hauteurs, ce n’est pas son truc. Son truc à lui, c’est la musique, leur seul point en commun d’ailleurs.

    Elle observe ses yeux bruns bordés de longs cils, son nez fin, sa peau claire sans aucune pilosité et ses cheveux foncés tombant en rideau sur ses épaules, cachant une nuque rasée. Elle sait que son apparence de jeune adolescent l’importune, raison pour laquelle il a couvert son corps frêle de tatouages et troué sa narine ainsi que sa lèvre inférieure de boucles argentées. Il croit qu’elle maintient une relation amicale entre eux à cause de cette raison esthétique. Il a tort. Elle se moque qu’il n’ait pas l’air d’un homme des cavernes comme beaucoup de ceux qu’ils côtoient. Elle apprécie sa beauté candide. Il ignore qu’elle a pour lui un amour presque fraternel. Une seule fois, elle a succombé à ses yeux implorant sa chair. La chute a été divine, mais un malaise pourtant prévisible s’est installé entre eux lorsqu’elle a refusé le café chaud qu’il lui tendait. Elle l’a quitté, le regard las. Depuis, son orgueil gonflé à bloc de jeune homme prétend que rien ne s’est passé, mais elle flaire le cœur meurtri qui s’effeuille dans sa poitrine.

    À regret, elle retire complètement les écouteurs de ses oreilles et les laisse pendre à son cou. Elle ne comprend pas pourquoi il s’est donné la peine de la rejoindre dans sa tourelle.

    — Bernard veut te voir, l’informe-t-il.

    Elle fait la moue.

    — Maintenant ? Et qu’est-ce que je fais avec tout ça ?

    Elle pointe la console, puis la foule à leurs pieds.

    — Je prends la relève.

    — Vraiment ? Tu t’en crois capable ?

    Il appuie ses mains sur ses hanches.

    — Hé ! Tu me prends pour qui ? Tu oublies que c’est moi qui t’ai initiée !

    Il avance un peu vers elle, mais garde une distance respectable, celle qu’il s’impose depuis leur nuit d’abandon.

    — Tu as encore changé la couleur de tes cheveux, ajoute-t-il. Vert… j’adore !

    Il admire ses mèches noires aux pointes vert fluo qui mettent en valeur ses iris émeraude. Le mois précédent, elles étaient orangées ; celui d’avant, violettes. Mais le vert reste la couleur préférée de Benjamin.

    — Bon sang ! Comment fais-tu pour travailler de cette hauteur ? s’alarme-t-il.

    Le jeune homme prend possession des écouteurs et se penche exagérément sur la console. Alexie retient un fou rire devant son ami qui semble tout sauf à l’aise du haut des soixante pieds qui les séparent du sol.

    Lorsqu’elle a appris les rudiments du métier de disque-jockey, elle a tout de suite demandé à être envoyée au dernier étage. Bernard l’a d’abord prise pour une folle. Puis, quand elle a grimpé les quelque quatre-vingt-dix marches jusqu’à l’ultime passerelle et qu’il l’a aperçue aux commandes, tout là-haut, il a changé d’avis. Alexie dominait. Ce n’est pas la vue sur les rues briquetées du Vieux-Montréal qui l’attire si haut, ni le son de sa propre voix qui résonne en écho au petit matin lorsque le dernier client quitte le plancher ruisselant de sueur et de vomissures. Ce ne sont pas non plus les petits cris affamés des oisillons, leur cou bien étiré dans leur nid, attendant le retour de leur mère qui, malgré le bruit assourdissant de sa musique remixée, a choisi le coin de la fenêtre doublée pour élever sa famille. C’est le sentiment d’égarement tout en contrôle, la fuite calculée, la solitude parmi la foule. Elle l’appelle son phare, son refuge. Rien n’égale le plaisir qui se vautre en elle chaque soir et chaque nuit. Elle est à la vue de tous et, pourtant, elle a l’impression d’être seule au monde, se sentant en sécurité, camouflée.

    En dévalant l’escalier, elle se demande si Bernard sait pour le vol de cigarettes. C’est plus fort qu’elle, cette manie qu’elle a de lui en dérober une chaque fois qu’elle voit le paquet ouvert sur son bureau. C’est à croire qu’il fait exprès de les présenter de cette façon, comme s’il voulait qu’elle se serve dans le piège à souris. C’est un petit vol qui ne fait de mal à personne, sauf à moi. Elle n’est pas idiote. Elle sait que la fumée encrasse ses poumons roses de jeune adulte, mais elle a besoin de ça pour calmer son agitation intérieure. C’est quand même mieux que ce qu’ingurgitent les gens pour danser ici toute la nuit sans s’effondrer.

    Elle longe le couloir, cogne doucement sur la porte du bureau de son patron et l’ouvre sans attendre de réponse.

    — Tu voulais me voir ?

    — Tu la connais, il paraît ? lance le grand homme au crâne rasé, sans lever les yeux de son écran d’ordinateur.

    Gabrielle se tient debout à côté de lui, ses cheveux blonds emmêlés au-dessus de ses épaules frêles. Elle porte une salopette en denim et un haut de pyjama à l’effigie de Sailor Moon. Ses mains jointes devant elle tremblent, et ses yeux rougis soutiennent à peine le regard de sa demi-sœur.

    — Gaby, que fais-tu ici, pour l’amour du ciel ?

    La jeune fille se jette dans ses bras.

    Alexie caresse son petit crâne du bout des doigts avant de se baisser devant elle.

    — Tu vas bien ?

    — Oui, renifle-t-elle.

    — Que s’est-il passé ? Tu t’es enfuie ?

    Alexie regarde sa montre. Il est six heures vingt-quatre du matin. Leur mère ne devrait pas tarder à se lever.

    — J’étais incapable de dormir et j’avais peur. Je ne veux pas que ça m’arrive. Je n’en ai pas glissé un mot à maman, comme tu me l’as demandé. Mais maintenant, j’angoisse quand il fait nuit.

    — Oh !

    Alexie serre sa demi-sœur contre sa poitrine. Quelle idiote elle a été de parler de sa condition à une jeune de douze ans.

    — Je suis tellement désolée, chuchote Gabrielle.

    — Non, c’est moi qui suis désolée. Je n’aurais jamais dû te faire part de mes problèmes et…

    — Non ! Je suis contente que tu l’aies fait ! Je sens que tu me fais confiance. Seulement, il me faut du temps pour accepter que… enfin, que tu n’es pas comme les autres.

    Alexie s’agenouille devant sa demi-sœur.

    — Écoute-moi bien. Ce qui m’arrive n’affecte que moi et moi seule.

    — Pourquoi ? pleurniche Gabrielle.

    Alexie réfléchit. Elle doit faire attention à ce qu’elle lui dit. Gabrielle est brillante et rusée. Toutefois, la jeune femme réalise que les douze ans de sa demi-sœur la rendent encore vulnérable. Alexie a quitté le nid familial il y a un an. Gabrielle l’a appelée en sanglots à maintes reprises, mais jamais elle n’était venue la rejoindre ici, à des kilomètres de la maison.

    — Ma condition n’est pas héréditaire, tu comprends ? J’ai été malchanceuse. Comme si j’avais perdu à la loterie. De toute façon, même si elle l’était, nous n’avons pas le même père. Paul n’a pas les mêmes gènes que mon papa.

    Gabrielle hoche lentement la tête.

    — Mais ton papa, il est mort.

    — Oui, mais cela n’a rien à voir avec moi ou ma condition.

    Nouveau hochement de tête.

    — Comment es-tu venue jusqu’ici ?

    — En autobus…

    — Tu as pris l’autobus seule, avant même que le soleil se lève ? Tu as perdu la tête ?

    Gabrielle se renfrogne.

    — Je ne suis plus un bébé.

    — Bébé ou pas, il y avait d’autres solutions beaucoup moins téméraires. Tu aurais pu facilement me contacter sur mon téléavertisseur. Tu sais très bien que je te rappelle toujours rapidement. Je vais devoir téléphoner à maman. Elle va perdre les pédales si elle ne te trouve pas dans ton lit, ce matin.

    — Mais…

    — Et je te ramène à la maison immédiatement, point à la ligne.

    — Comment ?

    — Dans ma bagnole, répond Alexie en faisant cliqueter son trousseau de clés devant les yeux de sa sœur.

    — Tu as une voiture ?

    — Bien sûr ! Une allemande en plus, rouge sang, tu vas adorer ! Elle sent un peu mauvais, elle fait des sons étranges quand je change les vitesses, mais le vrombissement de son moteur en vaut la peine.

    2.

    Clara consulte sa montre. Il reste moins de dix minutes avant la fermeture des magasins. Elle se dépêche, a tout juste le temps de s’infiltrer entre les portes coulissantes de l’épicerie. Elle baisse son nez pointu pour éviter le mécontentement évident des commis aux caisses. La journée a été longue, encombrée de rencontres interminables. Son estomac hurle encore après les trois tisanes qui n’ont nourri que son ennui. Elle sillonne les rangées de fruits et de légumes, ne prend pas autant de temps qu’elle l’aurait souhaité pour sélectionner trois pommes et un casseau de framboises. Clara peste devant le comptoir presque vide des salades prêtes à servir. Les mâches et les cressons sont flétris et arborent des couleurs automnales. Résignée, elle opte pour une soupe aux lentilles et au bœuf. À petits pas pressés, elle termine ses courses dans l’allée réfrigérée, choisit un carton de lait sans lactose qu’elle dépose soigneusement entre les autres articles. Elle aime quand c’est bien rangé dans le panier. Peu lui importe ce qu’elle y met, pourvu que le résultat final lui donne la sensation que chaque chose est à sa place. De toute façon, elle ne vient toujours que pour quelques articles à la fois. Ce n’est pas sa siamoise qui demanderait à être servie avec des plats gastronomiques. Quoique…

    Une jeune caissière à la chevelure platine et abondante l’accueille, son sourire allongé jusqu’aux oreilles. Clara y détecte un automatisme ordonné par son employeur. Sans cela, elle lui aurait certainement fait un geste obscène. L’heure de fermeture est passée depuis sept bonnes minutes. Elle imagine les autres employés lui faire une haie d’honneur et l’applaudir alors qu’elle se dirige vers la sortie avec son sac d’épicerie.

    Son cellulaire sonne et l’écarte de cette étrange idée. Nerveusement, elle regarde le numéro sur l’afficheur. À cette heure tardive, ce n’est jamais de très bonnes nouvelles.

    — Qu’est-ce qui ne va pas, Pierre ? lance-t-elle, sans préambule.

    Elle reconnaît le grognement de son ami au bout du fil et comprend aussitôt qu’il ne l’appelle pas pour lui souhaiter une belle soirée. Elle ne peut pas espérer cela, surtout en ce moment. Pierre est débordé, comme toujours. Elle sait qu’il ne va pas bien, le stress ayant fini par gruger la coquille de l’homme dur. Tous les jours, elle se demande comment aborder le sujet avec lui. Est-ce parce que l’anniversaire de la mort de sa femme approche ? Elle qui a été frappée par un chauffard alors qu’elle se baladait avec Gigi, le bichon maltais du couple. C’était un mardi. Comment peut-on perdre la vie un soir de semaine, sur une rue résidentielle, lors d’une simple promenade ? C’est pourtant ce qui est arrivé. Le conducteur était un habitant du quartier. Un homme ordinaire qui aimait prendre un coup le mardi soir.

    « Je ne devrais pas te dire ça, mais je fais un rêve récurrent où je lui serre la gorge jusqu’à ce que ses yeux sortent de leurs orbites », lui a déjà confié son ami. Peut-elle le blâmer ? L’alcoolo a fait son temps en prison, et sa maison a été vendue. Il doit déambuler librement dans les rues, désormais. Il a le droit, lui, de faire une promenade un mardi soir. Quand Clara s’endort, la nuit, elle a l’impression de sentir la colère de son ami se déplacer jusqu’à elle. Alors, des images sombres envahissent son cerveau. Parfois, elle voit ses propres mains soulever un énorme caillou et fracasser le crâne du conducteur fautif.

    Toutefois, il y a autre chose, elle en a la certitude. Mais en tant que sergent-détective aux crimes majeurs de Montréal, en tant qu’homme fier, fondamentalement têtu et orgueilleux, Pierre s’ouvrirait les veines plutôt que de lui avouer qu’il est tourmenté.

    — Nous en avons une deuxième, Clara.

    — Et voilà. Je me demandais quand il se manifesterait de nouveau. Quel âge ?

    — Dix-neuf ans. C’est toi qui avais raison.

    Comme elle aime l’entendre dire cela !

    — De Montréal ? demande-t-elle.

    — Évidemment.

    — Depuis combien de temps ?

    — Le signalement a été fait hier vers quatorze heures par ses parents, de retour de Hawaï. Elle n’est jamais allée les chercher à l’aéroport comme convenu. Des témoins affirment l’avoir vue, la veille, sortir de son condo. Elle était seule. Ses parents ont trouvé son cellulaire chez eux, mais pas ses cartes personnelles.

    — Des transactions ?

    — Quelques achats avec sa carte bancaire dans une fruiterie du quartier, avant-hier, à quinze heures dix-sept. Plus rien depuis. Elle a une carte de crédit de ses parents, mais elle ne l’a pas utilisée depuis le début du mois. Elle aurait pris l’autobus en matinée, possiblement pour se rendre au travail, c’est à valider. Aucun déplacement sur sa carte OPUS ensuite.

    — Tu as rencontré les parents ?

    — Mes agents seulement. Ils sont convoqués pour demain matin. Après, j’irai voir ses collègues de travail. Cloutier doit s’entretenir avec sa sœur. Mais selon le rapport, personne ne sait grand-chose. Comme pour l’autre demoiselle, elle s’est volatilisée.

    — Elle reste toujours chez ses parents ?

    — Plutôt avec sa sœur aînée. Cependant, elle logeait depuis trois semaines chez ses parents, le temps du voyage, pour s’occuper du condo et du chat. Ah oui, le chat aussi a disparu.

    — Le chat ?

    — Ouais, enfin, la chatte. Les parents ont signalé son absence.

    Une chatte disparue. En voilà une nouveauté.

    — Elle a un nom, cette pauvre petite ?

    — La chatte ?

    — La disparue, imbécile !

    — Chloé Savard.

    Clara ferme les yeux et s’imprègne du vent qui lui fouette les joues. Elle tient toujours son sac d’épicerie, le dos appuyé contre la portière de sa voiture. Chloé Savard. C’est la deuxième jeune femme portée disparue dans des circonstances similaires en douze mois. La première a été retrouvée morte, assassinée. Des disparitions, il y en a tous les jours. Mais si Pierre a pris en charge ce cas, c’est qu’il y a assez de doutes raisonnables pour croire que ce n’est pas qu’une simple fugue.

    — Je sais ce que tu penses, lance le policier.

    — Impossible. Personne ne peut deviner ce qui me passe par la tête en ce moment. J’ai trop faim. Mon ventre crie famine plus fort que mes pensées. Au fait, tu as pris le temps de manger, toi, aujourd’hui ?

    — Ne t’inquiète pas pour moi. Comme d’habitude, je t’appelle si j’ai du nouveau. Affûte tes yeux de lynx et aligne tes chakras, nous aurons peut-être enfin de la viande sur les os.

    Et il raccroche.

    3.

    L’animateur enjoué à la radio annonce une magnifique journée sans nuages. Alexie stationne sa Volkswagen dans l’entrée double de son ancienne demeure, derrière la camionnette de Paul. Le soleil du matin réchauffe déjà l’asphalte neuf. En sortant de la voiture, elle admire le jardin coloré longeant le chemin pavé ainsi que les fleurs suspendues dans des pots de chaque côté de la galerie. Elle cogne doucement, ouvre la porte, mais laisse sa sœur entrer la première.

    — Maman, nous sommes là ! annonce Alexie.

    Elle trouve qu’il fait bon de revenir à la maison. Rien n’a vraiment changé, si ce n’est que le miroir accroché au mur de l’entrée n’y est plus. Celui-là même qui, jadis, exposait leurs joues rouge écarlate lors des journées froides d’hiver. L’odeur du café chaud titille ses narines. Suzanne apparaît en haut de l’escalier, les bras croisés.

    — Gabrielle Chalifoux, qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? gronde sa mère, qui ne peut toutefois s’empêcher de descendre et d’étreindre sa plus jeune fille.

    Gabrielle se contente de hausser les épaules, ne sachant pas comment expliquer à sa mère sa décision de déserter la maison en pleine nuit. Alexie prend donc la parole pour elle :

    — Je lui ai déjà fait un sermon, pas la peine d’en rajouter. Elle est d’accord pour être privée de sortie pendant une semaine, suggère-t-elle.

    Gaby, encore blottie dans les bras de sa mère, lui fait les gros yeux. Aucune entente n’a été conclue entre elles, mais elle accepte la conséquence sans broncher.

    — Maman, je vais être en retard ! fulmine Gabrielle en se dégageant de l’emprise maternelle.

    — Tu veux rire ? Tu n’as pas dormi de la nuit et…

    — C’est ma dernière journée d’école, je veux y aller !

    Gaby se dirige vers sa chambre et claque la porte. La quinquagénaire lance un

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