Laventure Ambigue - Laventure Ambigue
Laventure Ambigue - Laventure Ambigue
Laventure Ambigue - Laventure Ambigue
LAVENTURE
AMBIGU
RCIT
Prface de Vincent Monteil
Domaine tranger
dirig par Jean-Claude Zylberstein
Julliard, 1961 ISBN 978-2-264-3693-3
PRFACE
Quil y ait, dans le rcit de Cheikh Hamidou Kane, une
saveur autobiographique, il le reconnat volontiers, en
ajoutant quil sest aussi inspir dexpriences diffrentes.
Si lhomme est conditionn par son milieu, Cheikh
Kane est bien lenfant du Fota, de ce Fleuve , qui, au
Sngal, est lOld Man River des Toucouleurs. Sa culture
maternelle, il la doit la langue peule, au pulr,
instrument riche et souple pour huit cent mille Sngalais
et, de lAtlantique au Tchad, moyen dexpression pour ou
moins cinq millions de Peuls.
Car lHomo Fullanus, lHomme Peul, sexprime. Il
transmet sa pense par tradition orale, bien sr, mais il
se sert aussi, plus souvent quon ne pourrait le croire, de
lcriture arabe. Comme, dautre part, des linguistes
europens ont recueilli (et, souvent, publi) beaucoup de
choses (par exemple, Henri Gaden, en 1931, avec 1282
proverbes et maximes peuls et toucouleurs ), on peut
se faire une ide du fonds considrable de concepts, de
techniques et dinstitutions qui constitue la culture peule.
Naturellement, le genre conte ou fabliau attire
lattention, par sa frquence, la malice de ses traits,
parfois la crudit du dtail. Dautres textes sont dallure
historique : les traditions, mme lgendaires, rvlent
des archtypes et la conception populaire du hros-
magicien. Ailleurs, au Niger, par exemple, Gilbert
Vieillard a not, avec de jeunes bergers, le rcit vivant et
fouill des preuves dinitiation virile (soro). Partout
affleurent les grands thmes de la condition humaine :
lamiti et lamour, le sommeil et la mort, dans le cours de
l a Pulgu cest--dire de la manire de se comporter
comme un Peul . Ethique behavioriste , si lon veut,
fonde sur la rserve , la retenue la honte ,
cette expression de la sensibilit des peuples de couleur.
Dans la famille de Cheikh Kane, on lappelle
Samba , qui est le nom de rang du deuxime fils. Et
quand, enfant, on voulait lui faire sentir quelque
rprobation pour une incartade, on le traitait de Mbare
(qui est un sobriquet desclave). De mme, le hros de
lAventure ambigu nomme Mbare ce que Franois
dAssise appelait mon frre lne .
Mais Samba porte aussi les prnoms musulmans de
Cheikh Hamidou. Cest que lIslam est lautre source o
sabreuve le Peul. Cheikh Kane, fils dun musulman
fervent, est lui-mme un croyant convaincu. Encore
tudiant, na-t-il pas dit que si llslam nest pas la seule
religion de lAfrique occidentale, elle en est la premire
par limportance. Je veux dire aussi quil me semble
quelle est la religion de son cur
1
.
Hsitant entre plusieurs titres, Cheikh Kane avait, un
moment, pens appeler son roman : Dieu nest pas un
parent expression, peine transpose du peul, de
linaccessibilit dAllah. Son hros dit, un jour : Mon
pre ne vit pas, il prie , et il ajoute : Notre monde est
celui qui croit la fin du monde . Sa premire formation,
il la doit au matre qui lui apprend en arabe, une Parole
incomprhensible, dont limpeccable rcitation est
exige, au besoin sous les coups ( verges, bches
enflammes, tout ce qui lui tombait sous la main servait
au chtiment ). Mais ce pdagogue austre est, sa
manire, une espce de saint, dont les dialogues avec le
vieux chef des Diallob sont un des sommets du livre.
Pourtant, le jeune gouverneur de This est aussi,
trente ans, lancien tudiant du Quartier Latin,
lconomiste aux ides claires, lami de lI. R. A. A.
M. de labb Pierre et de lquipe parisienne de la revue
Esprit. Il pourrait dire, avec son prsident, Lopold Sdar
Senghor
2
: Nous sommes des mtis culturels. Si nous
sentons en ngres, nous nous exprimons en franais,
parce que le franais est une langue vocation
universelle. Mais il sait bien quil nest pas toujours
facile de choisir, et que la tentation de lOccident ne
se borne pas la langue. LAventure ambigu, cest le
rcit dun dchirement, de la crise de conscience qui
accompagne, pour lAfricain europanis , sa propre
prise de conscience. Certains sen tirent, trop aisment,
en interrompant leurs tudes. Le hros de Cheikh Kane
est dsarticul , et sa mort ressemble un suicide.
Dj, au lendemain de la Premire Guerre mondiale, un
autre crivain sngalais, Bacari Diallo (dans son livre :
Force, Bont) traitait un sujet semblable.
Le nud de laffaire, cest, bien entendu, le problme
scolaire. Si je leur dis daller lcole nouvelle , scrie
le chef des Diallob, ils iront en masse. Mais, apprenant,
ils oublieront aussi. Ce quils apprendront vaut-il ce quils
oublieront ? Et, plus loin : Lcole o je pousse nos
enfants tuera en eux ce quaujourdhui nous aimons et
conservons avec soi, juste titre. Et puis, lcole
europenne dbouche sur quoi ? La civilisation est une
architecture de rponses Le bonheur nest pas fonction
de la masse des rponses, mais de leur rpartition. Il faut
quilibrer Mais lOccident est possd, et le monde
soccidentalise Ils sont tellement fascins par le
rendement de loutil, quils en ont perdu de vue
limmensit infinie du chantier. Aprs tout, dit le
chevalier : Lhomme civilis, nest-ce pas lhomme
disponible ?
Le jeune Toucouleur transplant Paris interroge
Descartes, mais ce quil rapporte nous concerne moins
aussi (que Pascal) et nous est de peu de secours Le
choix entre la foi et la sant du corps Mon pays se
meurt de ne pas oser trancher ce dilemme . A quoi, il est
vrai, une amie marxiste rpond que la possession de
Dieu ne devrait coter aucune de ses chances
lhomme . Mais est-ce bien l le fond du problme ? Le
hros de lAventure ambigu se situe en ces termes : Je
ne suis pas un pays des Diallob distinct, face un
Occident distinct, et apprciant dune tte froide ce que je
puis lui prendre et ce quil faut que je lui laisse en
contrepartie. Je suis devenu les deux. Il ny a pas une tte
lucide entre deux termes dun choix. Il y a une nature
trange, en dtresse de ntre pas deux. Le drame, cest
surtout quil arrive que nous soyons capturs au bout de
notre itinraire, vaincus par notre aventure mme. Il nous
apparat soudain que, tout au long de notre
cheminement, nous navons pas cess de nous
mtamorphoser, et que nous voil devenus autres.
Quelquefois, la mtamorphose ne sachve mme pas,
elle nous installe dans lhybride et nous y laisse. Alors,
nous nous cachons, remplis de honte Jai choisi
litinraire le plus susceptible de me perdre
Cheikh Hamidou Kane a crit un livre grave, une
uvre triste. Sans concession au facile exotisme, son
rcit est dpouill, rigoureux, pudique, en demi-teinte, en
clair-obscur. Les personnages sont des types ou
des pices de jeu dchecs : le matre, le chef, le
chevalier, le fou (et cette femme incarnation de
lAfricaine). Rien ne vient distraire lattention du thme
principal : point de divertissement, mais leitmotiv en
mineur. Malgr dapparentes similitudes, on est loin, avec
Cheikh Kane, des autobiographies, peine romances,
dont tant de romans africains ou orientaux contemporains
portent tmoignage. Lhistoire dun jeune musulman, qui
passe de lcole coranique la vie moderne a, entre
autres, inspir, en arabe, lEgyptien Th Hossein (le
Livre des jours, 1939), le Libanais Soheyl Idris, le
Marocain Ben-Jellon ; en franais, le Pass simple, de
Dris Chrabi, en tdjik sovitique, Sadroddin Aini (Prix
Staline 1950).
Laccent, ici, est diffrent. Tout est rserve peule
(gatye), recherche de labsolu, stocisme. La fin est sans
espoir, mais le seul fait que lauteur ait pu lcrire atteste
laccord profond entre son esprit et sa foi, sa vie et son
uvre. Ce grand garon souriant, ouvert et vif, lautorit
ferme, a su dpasser ses contradictions et senrichir de
ses diffrences . Il reprsente lAfrique au carrefour, ce
que Lopold Sdar Senghor appelle la contribution du
Ngro-Africain la Civilisation de lUniversel . Il est
significatif que Cheikh Hamidou Kane ait russi faire
accompagner des pomes dAim Csaire, la guitare,
par les airs anciens dun griot du Fota. Nest-ce pas au
Noir, dirait encore Senghor, quil appartient de donner le
rythme ?
Dakar, fvrier 1961, Vincent MONTEIL.
PREMIRE PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Ce jour-l, Thierno lavait encore battu. Cependant,
Samba Diallo savait son verset.
Simplement sa langue lui avait fourch. Thierno avait
sursaut comme sil et march sur une des dalles
incandescentes de la ghenne promise aux mcrants. Il
avait saisi Samba Diallo au gras de la cuisse, lavait pinc
du pouce et de lindex, longuement. Le petit enfant avait
halet sous la douleur, et stait mis trembler de tout son
corps. Au bord du sanglot qui lui nouait la poitrine et la
gorge, il avait eu assez de force pour matriser sa douleur ;
il avait rpt dune pauvre voix brise et chuchotante,
mais correctement, la phrase du saint verset quil avait mal
prononce.
La rage du matre monta dun degr :
Ah ! Ainsi, tu peux viter les fautes ? Pourquoi
donc en fais-tu ? Hein pourquoi ?
Le matre avait abandonn la cuisse ; maintenant il
tenait loreille de Samba Diallo. Ses ongles staient
rejoints travers le cartilage du lobe quils avaient travers.
Le garonnet, bien quil et frquemment subi ce
chtiment, ne put sempcher de pousser un lger
gmissement.
Rpte ! Encore ! Encore !
Les ongles du matre staient dplacs et avaient
poinonn le cartilage en un autre endroit. Loreille, dj
blanche de cicatrices peine guries, saignait de
nouveau. La gorge noue, les lvres sches, Samba Diallo
tremblait de tout son corps et singniait rpter
correctement son verset, refrner les rles que la douleur
lui arrachait.
Sois prcis en rptant la Parole de ton Seigneur
Il ta fait la grce de descendre Son Verbe jusqu toi. Ces
paroles, le Matre du Monde les a vritablement
prononces. Et toi, misrable moisissure de la terre, quand
tu as lhonneur de les rpter aprs lui, tu te ngliges au
point de les profaner. Tu mrites quon te coupe mille fois
la langue
Oui Matre Grce Je ne me tromperai plus.
coute
Une fois encore, tremblant et haletant, il rpta la
phrase tincelante. Ses yeux taient implorants, sa voix
mourante, son petit corps tait moite de fivre, son cur
battait follement. Cette phrase quil ne comprenait pas,
pour laquelle il souffrait le martyre, il laimait pour son
mystre et sa sombre beaut. Cette parole ntait pas
comme les autres. Ctait une parole que jalonnait la
souffrance, ctait une parole venue de Dieu, elle tait un
miracle, elle tait telle que Dieu lui-mme lavait
prononce. Le matre avait raison. La parole qui vient de
Dieu doit tre dite exactement, telle quil Lui avait plu de la
faonner. Qui loblitre mrite la mort
Lenfant russit matriser sa souffrance. Il rpta la
phrase sans broncher, calmement, posment, comme si la
douleur ne let pas lancin.
Le matre lcha loreille sanglante. Pas une larme
navait coul sur le fin visage de lenfant. Sa voix tait
calme et son dbit mesur. La Parole de Dieu coulait, pure
et limpide, de ses lvres ardentes. Sa tte endolorie tait
bruissante. Il contenait en lui la totalit du monde, ce quil a
de visible et ce quil a dinvisible, son pass et son avenir.
Cette parole quil enfantait dans la douleur, elle tait
larchitecture du monde, elle tait le monde mme.
Le matre qui tenait maintenant une bche ardente tire
du foyer tout proche regardait et coutait lenfant. Mais
pendant que sa main menaait, son regard avide admirait
et son attention buvait la parole du garonnet. Quelle puret
et quel miracle ! Cet enfant, vritablement, tait un don de
Dieu. Depuis quarante ans quil stait vou la tche,
combien mritoire, douvrir Dieu lintelligence des fils de
lhomme, le matre nen avait jamais rencontr qui, autant
que ce garon et par toutes ses dispositions, attendt Dieu
dune telle me. Tant quil vivra avec Dieu, cet enfant, ainsi
que lhomme quil deviendra, pourra prtendre le matre
en tait convaincu aux niveaux les plus levs de la
grandeur humaine. Mais, inversement, la moindre
clipse Mais Dieu ne plaise, le matre chassait cette
ventualit de toute la force de sa foi. Toujours en
considrant lenfant, il fit une courte prire, mentalement :
Seigneur, nabandonne jamais lhomme qui sveille en
cet enfant, que la plus petite mesure de ton empire ne le
quitte pas, la plus petite partie du temps
Seigneur, songeait lenfant en psalmodiant son verset,
Ta Parole doit tre prononce telle que Tu las parle
La bche ardente lui roussit la peau. Sous la brlure, il
bondit, secoua spasmodiquement la chemise lgre quil
portait et se rassit, jambes croises, yeux baisss sur sa
tablette, quelques pas du matre. Reprenant le verset, il
rectifia le lapsus.
Ici, approche ! Tant que de vaines penses te
distrairont de la Parole, je te brlerai Sois attentif : tu le
peux. Rpte avec moi : Dieu, donnez-moi.
Dieu, donnez-moi lattention
Encore
Dieu, donnez-moi lattention
Maintenant, reprends ton verset.
Lenfant, tremblant et soumis, reprit la psalmodie
passionne du verset incandescent. Il le rpta jusquau
bord de linconscience.
Le matre, rassrn, tait plong dans ses prires.
Lenfant savait sa leon du matin.
Sur un signe du matre, il avait rang sa tablette. Mais il
ne bougeait pas, absorb dans lexamen du matre quil
voyait maintenant de profil. Lhomme tait vieux, maigre et
maci, tout dessch par ses macrations. Il ne riait
jamais. Les seuls moments denthousiasme quon pouvait
lui voir taient ceux pendant lesquels, plong dans ses
mditations mystiques, ou coutant rciter la Parole de
Dieu, il se dressait tout tendu et semblait sexhausser du
sol, comme soulev par une force intime. Les moments
taient nombreux par contre o, pouss dans une colre
frntique par la paresse ou les bvues dun disciple, il se
laissait aller des violences dune brutalit inoue. Mais
ces violences, on lavait remarqu, taient fonction de
lintrt quil portait au disciple en faute. Plus il le tenait en
estime, plus folles taient ses colres. Alors, verges,
bches enflammes, tout ce qui lui tombait sous la main
servait au chtiment. Samba Diallo se souvenait quun jour,
pris dune colre dmente, le matre lavait prcipit terre
et lavait furieusement pitin, comme font certains fauves
sur leur proie.
Le matre tait un homme redoutable beaucoup
dgards. Deux occupations remplissaient sa vie : les
travaux de lesprit et les travaux des champs. Il consacrait
aux travaux des champs le strict minimum de son temps et
ne demandait pas la terre plus quil ne faut pour sa
nourriture, extrmement frugale, et celle de sa famille, sans
les disciples. Le reste de son temps, il le consacrait
ltude, la mditation, la prire et la formation des
jeunes gens confis ses soins. Il sacquittait de cette
tche avec une passion rpute dans tout le pays des
Diallob. Des matres venant des contres les plus
lointaines le visitaient priodiquement et repartaient
difis. Les plus grandes familles du pays se disputaient
lhonneur de lui envoyer leurs garons. Gnralement, le
matre ne sengageait quaprs avoir vu lenfant. Jamais
aucune pression navait pu modifier sa dcision, lorsquil
avait refus. Mais il arrivait qu la vue dun enfant, il
sollicitt de lduquer. Il en avait t ainsi pour Samba
Diallo.
Deux ans auparavant, le garonnet revenait avec son
pre, par la voie du fleuve, dun long voyage travers les
capitales du Diallob ; lorsque le bateau qui les transportait
avait accost, une nombreuse affluence tait accourue
dans la cabine quoccupait le pre du garon. Les visiteurs
qui se succdaient venaient courtoisement saluer ce fils du
pays que ses fonctions administratives maintenaient, de
longues priodes durant, loin de son terroir.
Le matre tait venu parmi les derniers. Quand il pntra
dans la cabine, Samba Diallo tait juch sur les genoux de
son pre, lui-mme assis sur un fauteuil. Deux autres
hommes taient l : le directeur de lcole rgionale et le
cousin de Samba Diallo, qui tait le chef coutumier de la
province. lentre du matre, les trois hommes staient
levs. Le pre de Samba Diallo avait pris le matre par le
bras et lavait forc sasseoir sur le fauteuil quil venait de
quitter lui-mme.
Les trois hommes staient longuement entretenus des
sujets les plus divers, mais leurs propos revenaient
rgulirement sur un sujet unique : celui de la foi et de la
plus grande gloire de Dieu.
Monsieur le directeur dcole, disait le matre, quelle
bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils des hommes
pour quils dsertent nos foyers ardents au profit de vos
coles ?
Rien, grand matre ou presque. Lcole apprend
aux hommes seulement lier le bois au bois pour faire
des difices de bois
Le mot cole, prononc dans la langue du pays,
signifiait bois. Les trois hommes sourirent dun air entendu
et lgrement mprisant ce jeu de mots classique
propos de lcole trangre.
Les hommes, certes, doivent apprendre se
construire des demeures qui rsistent au temps, dit le
matre.
Oui. Cela est vrai surtout de ceux qui, avant larrive
des trangers, ne savaient point construire de maisons.
Vous-mme, chef des Diallob, ne rpugnez-vous
pas envoyer vos enfants lcole trangre ?
moins de contrainte, je persisterai dans ce refus,
matre, sil plat Dieu.
Je suis bien de votre avis, chef cest le directeur de
lcole qui parlait , je nai mis mon fils lcole que parce
que je ne pouvais faire autrement. Nous ny sommes alls
nous-mmes que sous leffet de la contrainte. Donc, notre
refus est certain Cependant, la question est troublante.
Nous refusions lcole pour demeurer nous-mmes et pour
conserver Dieu sa place dans nos curs. Mais avons-
nous encore suffisamment de force pour rsister lcole
et de substance pour demeurer nous-mmes ?
Un silence lourd stablit entre les trois hommes. Le
pre de Samba Diallo, qui tait rest mditatif, parla
lentement, selon son habitude, en fixant le sol devant lui,
comme sil sadressait lui-mme.
Il est certain que rien nest aussi bruyamment
envahissant que les besoins auxquels leur cole permet de
satisfaire. Nous navons plus rien grce eux, et cest
par l quils nous tiennent. Qui veut vivre, qui veut demeurer
soi-mme, doit se compromettre. Les forgerons et les
bcherons sont partout victorieux dans le monde et leur fer
nous maintient sous leur loi. Sil ne sagissait encore que
de nous, que de la conservation de notre substance, le
problme et t moins compliqu : ne pouvant les vaincre,
nous eussions choisi de disparatre plutt que de leur
cder. Mais nous sommes parmi les derniers hommes au
monde possder Dieu tel quil est vritablement dans
Son Unicit Comment Le sauver ? Lorsque la main est
faible, lesprit court de grands risques, car cest elle qui le
dfend
Oui, dit linstituteur, mais aussi lesprit court de
grands risques lorsque la main est trop forte.
Le matre, tout sa pense, leva lentement la tte et
considra les trois hommes.
Peut-tre est-ce mieux ainsi ? Si Dieu a assur leur
victoire sur nous, cest quapparemment, nous qui sommes
Ses zlateurs, nous lavons offens. Longtemps, les
adorateurs de Dieu ont gouvern le monde. Lont-ils fait
selon Sa loi ? Je ne sais pas Jai appris quau pays des
blancs, la rvolte contre la misre ne se distingue pas de la
rvolte contre Dieu. Lon dit que le mouvement stend, et
que, bientt, dans le monde, le mme grand cri contre la
misre couvrira partout la voix des muezzins. Quelle na
pas d tre la faute de ceux qui croient en Dieu si, au
terme de leur rgne sur le monde, le nom de Dieu suscite
le ressentiment des affams ?
Matre, votre parole est terrible. Que la piti de Dieu
soit sur nous, profra le pre de Samba Diallo aprs un
silence Mais faut-il pousser nos enfants dans leur
cole ?
Il est certain que leur cole apprend mieux lier le
bois au bois et que les hommes doivent apprendre se
construire des demeures qui rsistent au temps.
Mme au prix de Son Sacrifice ?
Je sais aussi quil faut Le sauver. Il faut construire
des demeures solides pour les hommes et il faut sauver
Dieu lintrieur de ces demeures. Cela, je le sais. Mais
ne me demandez pas ce quil faut faire demain matin, car
je ne le sais pas.
La conversation dura ainsi, morne et entrecoupe de
grands silences. Le pays Diallob, dsempar, tournait sur
lui-mme comme un pur-sang pris dans un incendie.
Le matre, dont le regard tait revenu diverses
reprises sur Samba Diallo, attentif et silencieux, demanda
en le dsignant du doigt son pre :
Quel ge a-t-il ?
Six ans.
Encore un an et il devra, selon la Loi, se mettre en
qute de notre Seigneur. Il me plairait dtre son guide
dans cette randonne. Voulez-vous ? Votre fils, je le crois,
est de la graine dont le pays des Diallob faisait ses
matres.
Aprs un silence, il ajouta :
Et les matres des Diallob taient aussi les matres
que le tiers du continent se choisissait pour guides sur la
voie de Dieu en mme temps que dans les affaires
humaines.
Les trois hommes staient recueillis. Le pre du
garon parla :
Sil plat Dieu, matre, je vous confie mon fils. Je
vous lenverrai ds lanne prochaine, quand il sera en ge
et que je laurai prpar.
Lanne suivante en effet, Samba Diallo, conduit par sa
mre, revenait au matre qui prit possession de lui, corps et
me. Dsormais et jusqu ce quil et achev ses
humanits, il nappartenait plus sa famille.
CHAPITRE II
La paix de Dieu soit sur cette maison. Le pauvre
disciple est en qute de sa pitance journalire.
La phrase, chevrote plaintivement par Samba Diallo,
fut reprise par ses trois compagnons. Sous la morsure du
vent frais du matin, les quatre jeunes gens grelottaient sous
leurs lgers haillons, la porte de la vaste demeure du chef
des Diallob.
Gens de Dieu, songez votre mort prochaine.
veillez-vous, oh, veillez-vous ! Azral, lAnge de la mort,
dj fend la terre vers vous. Il va surgir vos pieds. Gens
de Dieu, la mort nest pas cette sournoise quon croit, qui
vient quand on ne lattend pas, qui se dissimule si bien que
lorsquelle est venue plus personne nest l.
Les trois autres disciples reprirent en chur :
Qui nourrira aujourdhui les pauvres disciples ?
Nos pres sont vivants et nous mendions comme des
orphelins. Au nom de Dieu, donnez ceux qui mendient
pour Sa Gloire. Hommes qui dormez, songez aux disciples
qui passent !
Ils se turent. Samba Diallo reprit seul :
Gens de Dieu, la mort nest pas cette nuit qui
pntre dombre, tratreusement, lardeur innocente et vive
dun jour dt. Elle avertit, puis elle fauche en plein midi de
lintelligence.
Les trois disciples en chur :
Hommes et femmes qui dormez, songez peupler
par vos bienfaits la solitude qui habitera vos tombeaux.
Nourrissez le pauvre disciple !
Gens de Dieu, vous tes avertis, reprit Samba
Diallo. On meurt lucidement, car la mort est violente qui
triomphe, ngation qui simpose. Que la mort ds
prsent soit familire vos esprits
Sous le vent du matin, Samba Diallo improvisait des
litanies difiantes, reprises par ses compagnons, la
porte close de son cousin, le chef des Diallob. Les
disciples circuleront ainsi, de porte en porte, jusqu ce
quils aient rassembl suffisamment de victuailles pour leur
nourriture du jour. Demain, la mme qute recommencera,
car le disciple, tant quil cherche Dieu, ne saurait vivre que
de mendicit, quelle que soit la richesse de ses parents.
La porte du chef souvrit enfin. Une de ses filles parut,
qui fit un sourire Samba Diallo. Le visage du garon
demeura ferm. La jeune fille dposa terre une large
assiette contenant les reliefs du repas de la veille. Les
disciples saccroupirent dans la poussire et
commencrent leur premier repas du jour. Lorsquils eurent
mang leur faim, ils mirent prcautionneusement le reste
dans leurs sbiles. Samba Diallo, de son index repli,
nettoya lassiette sur toute sa surface et porta la boulette
ainsi recueillie sa bouche. Il se releva ensuite et tendit
lassiette sa cousine.
Merci, Samba Diallo. Bonne journe, fit-elle dans un
sourire.
Samba Diallo ne rpondit pas. Mais Mariam tait
habitue son humeur taciturne et presque tragique.
Quand elle eut tourn le dos, Demba, le plus g des
quatre disciples du groupe de Samba Diallo, claqua la
langue et sesclaffa, sefforant la vulgarit :
Si javais une cousine avec des fossettes si
mignonnettes
Il sinterrompit, car Samba Diallo, qui avait dj fait
quelques pas vers le portail, stait arrt et le fixait de son
regard tranquille.
coute, Samba Diallo, dit Demba, sans toi, je sais
que ma nourriture de la journe serait considrablement
rduite. Nul, parmi tous les disciples du pays, ne sait autant
que toi, en inspirant aux honntes gens une peur aussi
salutaire dAzral, arracher leur gosme cette aumne
dont nous vivons. Ce matin, en particulier, tu as atteint un
tragique ingalable. Javoue que moi-mme jai t sur le
point de dpouiller mes haillons pour ten faire offrande.
Les disciples sesclaffrent.
Eh bien ? senquit Samba Diallo dune voix quil
sefforait de matriser.
Eh bien, tu es le plus fort de tous les disciples, mais
assurment tu es aussi le plus triste. On te sourit aprs
tavoir nourri, mais tu demeures morose De plus, tu
nentends rien la plaisanterie
Demba, je tai dj dit que rien ne te retenait ct
de moi. Tu peux partir avec un autre Je ne ten voudrai
pas.
Quelle magnanimit, mes amis ! scria Demba,
goguenard, en sadressant aux autres disciples. Quelle
magnanimit ! Mme quand il congdie, il congdie
noblement Va, me dit-il, abandonne-moi. Et si tu meurs
de faim, je ne ten voudrai pas.
Les disciples clatrent de rire.
Bon, bon, poursuivit Demba. Cest entendu, grand
chef, tu seras obi.
Samba Diallo tressaillit. Demba lui cherchait querelle : il
ne pouvait plus en douter. Tous les disciples savaient
combien il lui dplaisait que soit fait cas de son origine
patricienne. Assurment, il tait le mieux n de tout le foyer
du matre des Diallob. Nul, dans ce pays, ne le lui laissait
ignorer. Lorsquil mendiait sa nourriture et, comme ce
matin, passait dans toutes les demeures, des plus humbles
aux plus cossues, chacun, en lui apportant les restes
pourris des repas, lui manifestait par un signe ou par un
geste que sous ses haillons le pays reconnaissait et saluait
dj un de ses guides futurs. La noblesse de son origine lui
pesait, non point comme un fardeau dont il et peur, mais
la manire dun diadme trop encombrant et trop visible.
la manire dune injustice aussi. Il dsirait la noblesse,
certes, mais une noblesse plus discrte, plus authentique,
non point acquise mais conquise durement et qui ft plus
spirituelle que temporelle. Il stait humili et mortifi, par
manire dexercice et aussi pour manifester hautement
quil revendiquait dtre align au niveau de tous ses
condisciples. Mais rien ny avait fait. Il semblait au contraire
que ses camarades lui en voulussent de ce que, par-
devers eux, ils ntaient pas loin de considrer comme le
comble de lorgueil. Il ne se passait pas de jour que
quelquun ne ft de remarque sur la noblesse de son port ou
sur llgance race de son maintien, en dpit des haillons
sordides dont il se couvrait. Il arrivait mme quon lui ft
grief de ses mouvements naturels de gnrosit et jusqu
sa franchise. Plus il se surveillait, plus on le dnonait : Il en
tait exaspr.
Ses compagnons de groupe du moins staient
abstenus jusqu prsent de lui faire des remarques
dsobligeantes. Il leur en savait gr, silencieusement,
quoiquil ne se ft pas dillusions sur ce que certains
pensaient rellement. Il savait que Demba, notamment,
lenviait. Ce fils de paysan, patient et obstin, portait en lui
une ambition dadolescent, vivace et intraitable. Mais du
moins, songeait Samba Diallo, Demba a su se taire
jusquici. Pourquoi me cherche-t-il querelle ce matin ?
Dites-moi, les gars, quel est, votre avis, parmi les
autres meneurs du foyer celui que je devrais suivre ?
Puisque je reois mon cong de Samba Diallo, je dois
limiter les dgts en choisissant bien. Voyons
Tais-toi, Demba, je ten prie, tais-toi, scria Samba
Diallo.
Voyons, poursuivit Demba, imperturbable, bien sr,
de toute faon mon nouveau meneur ne peut valoir Samba
Diallo dans lart de limprcation, car, notez bien, ajouta-t-il
sadressant toujours au groupe, votre prince ne lest pas
seulement de sang ! Il lui faut tout ! Il est aussi prince de
lesprit ! Dailleurs, le grand matre lui-mme le sait. Lavez-
vous remarqu ? Il a un faible pour Samba Diallo.
Tu mens ! Tais-toi, Demba, tu sais bien que tu
mens ! Le matre ne peut pas avoir de prfrence pour moi
et
Il sinterrompit et haussa les paules.
Il tait quelques pas de Demba. Les deux jeunes gens
avaient peu prs la mme taille, mais tandis que Samba
Diallo, qui dimpatience dansait lentement sur une jambe
puis sur lautre, tait tout en lignes longues et nerveuses,
Demba, lui, tait plutt rondelet, paisible et immobile.
Samba Diallo se dtourna lentement et marcha de
nouveau vers le portail quil franchit. Dans la ruelle, il sentit
derrire lui le mouvement lent de ses compagnons qui le
suivaient.
Il a toutes les qualits, sauf une cependant, il nest pas
courageux.
Samba Diallo simmobilisa, dposa sa sbile terre et
revint Demba.
Je ne tiens pas me battre avec toi, Dembel, lui dit-
il.
Non, hurla linterpell. Ne mappelle pas Dembel.
Pas de familiarit.
Soit, Demba. Mais je ne veux pas me battre. Pars ou
reste mais nen parlons plus.
En mme temps quil parlait, Samba Diallo se
surveillait, attentif matriser cette vibration qui lui
parcourait le corps, dissiper cette odeur de feu de
brousse qui lui chatouillait les narines.
Pars ou reste, rpta-t-il lentement, comme dans un
rve.
De nouveau, il tourna le dos Demba et sen alla. ce
moment, son pied buta sur un obstacle, comme un pige
tendu devant lui. Il saffala de tout son long. Quelquun il
ne sut jamais qui lui avait fait un croc-en-jambe.
Quand il se releva, nul de ceux qui taient l navait
boug, mais il ne vit personne dautre que, devant lui,
toujours immobile, une silhouette qui tout lheure encore
reprsentait Demba, et qui prsent tait la cible que son
corps et tout son tre avaient choisie. Il neut plus
conscience de rien, sinon vaguement que son corps,
comme un blier, stait catapult sur la cible, que le nud
de deux corps enrouls tait tomb terre, que sous lui
quelque chose se dbattait et haletait, et quil frappait.
Maintenant son corps ne vibrait plus, mais se pliait et se
dpliait, merveilleusement souple, et frappait la cible
terre, son corps ne vibrait plus, sinon en cho merveilleux
des coups quil frappait et chaque coup calmait un peu la
sdition du corps, restituait un peu de clart son
intelligence obnubile. Sous lui, la cible se dbattait,
haletait et frappait aussi, peut-tre, mais il ne sentait rien,
que progressivement la matrise de son corps imposait la
cible, la paix que les coups quil assenait restituaient son
corps, la clart quils lui rendaient. Soudain la cible sarrta
de bouger, et, la clart fut entire. Samba Diallo perut que
le silence stait fait, et aussi que deux bras puissants
lavaient saisi et sefforaient de lui faire lcher prise.
Lorsquil leva la tte, son regard rencontra un grand
visage altier, une tte de femme quemmitouflait une lgre
voilette de gaze blanche.
On la nommait la Grande Royale. Elle avait soixante ans
et on lui en et donn quarante peine. On ne voyait delle
que le visage. Le grand boubou bleu quelle portait tranait
jusqu terre et ne laissait rien apparatre delle que le bout
pointu de ses babouches jaunes dor, lorsquelle marchait.
La voilette de gaze entourait le cou, couvrait la tte,
repassait sous le menton et pendait derrire, sur lpaule
gauche. La Grande Royale, qui pouvait bien avoir un mtre
quatre-vingts, navait rien perdu de sa prestance malgr
son ge.
La voilette de gaze blanche pousait lovale dun visage
aux contours pleins. La premire fois quil lavait vue,
Samba Diallo avait t fascin par ce visage, qui tait
comme une page vivante de lhistoire du pays des
Diallob. Tout ce que le pays compte de tradition pique
sy lisait. Les traits taient tout en longueur, dans laxe dun
nez lgrement busqu. La bouche tait grande et forte
sans exagration. Un regard extraordinairement lumineux
rpandait sur cette figure un clat imprieux. Tout le reste
disparaissait sous la gaze qui, davantage quune coiffure,
prenait ici une signification de symbole. LIslam refrnait la
redoutable turbulence de ces traits, de la mme faon que
la voilette les enserrait. Autour des yeux et sur les
pommettes, sur tout ce visage, il y avait comme le souvenir
dune jeunesse et dune force sur lesquelles se serait
appos brutalement le rigide clat dun souffle ardent.
La Grande Royale tait la sur ane du chef des
Diallob. On racontait que, plus que son frre, cest elle
que le pays craignait. Si elle avait cess ses infatigables
randonnes cheval, le souvenir de sa grande silhouette
nen continuait pas moins de maintenir dans lobissance
des tribus du Nord, rputes pour leur morgue hautaine. Le
chef des Diallob tait de nature plutt paisible. L o il
prfrait en appeler la comprhension, sa sur tranchait
par voie dautorit.
Mon frre nest pas un prince, avait-elle coutume de
dire. Cest un sage. Ou bien encore : Le souverain ne
doit jamais raisonner au grand jour, et le peuple ne doit pas
voir son visage de nuit.
Elle avait pacifi le Nord par sa fermet. Son prestige
avait maintenu dans lobissance les tribus subjugues par
sa personnalit extraordinaire. Cest le Nord qui lavait
surnomme la Grande Royale.
Le silence stait fait parmi les disciples mduss. Elle
sadressa Samba Diallo.
Javais prvenu ton grand fou de pre que ta place
nest pas au foyer du matre, dit-elle. Quand tu ne te bats
pas comme un manant, tu terrorises tout le pays par tes
imprcations contre la vie. Le matre cherche tuer la vie
en toi. Mais je vais mettre un terme tout cela. Va
mattendre la maison
Ayant dit, elle reprit sa marche. Les disciples se
dispersrent.
Lorsquau soir le matre vit Samba Diallo revenir,
couvert decchymoses et habill de neuf, il eut une colre
terrible.
Viens ici, linterpella-t-il du plus loin quil le vit.
Approche, fils de prince, je jure que je rduirai en toi la
morgue des Diallob.
Il le dvtit jusqu la ceinture et le battit longuement,
furieusement. Samba Diallo, inerte, subit lorage. Le matre
appela ensuite le disciple le plus pauvre, le plus mal habill
du foyer et lui ordonna dchanger ses hardes contre les
habits neufs de Samba Diallo, ce qui fut fait la grande
joie du disciple. Samba Diallo revtit avec indiffrence les
haillons de son camarade.
Tous les disciples taient revenus. Chacun deux avait
repris sa tablette et rejoint sa place en un grand cercle. La
Parole, scande par toutes ces voix juvniles, montait,
sonore et bienfaisante au cur du matre, assis au centre.
Il considra Samba Diallo.
Le garon lui donnait entire satisfaction, sauf sur un
point. Le regard perant du vieil homme avait dcel chez
ladolescent ce qui, son sens, moins dtre combattu
de bonne heure, faisait le malheur de la noblesse du pays
des Diallob, et travers elle du pays tout entier. Le matre
croyait profondment que ladoration de Dieu ntait
compatible avec aucune exaltation de lhomme. Or, au fond
de toute noblesse, il est un fond de paganisme. La
noblesse est lexaltation de lhomme, la foi est avant tout
humilit, sinon humiliation. Le matre pensait que lhomme
na aucune raison de sexalter, sauf prcisment dans
ladoration de Dieu. Encore quil sen dfendt, il aimait
Samba Diallo comme jamais il navait aim un disciple. Sa
duret pour le garon tait la mesure de limpatience o il
tait de le dbarrasser enfin de toutes ses infirmits
morales, et de faire de lui le chef-duvre de sa longue
carrire. Il avait form de nombreuses gnrations
dadolescents et se savait maintenant prs de la mort.
Mais, en mme temps que lui, il sentait que le pays des
Diallob se mourait sous lassaut des trangers venus
dau-del des mers. Avant de partir, le matre essaierait de
laisser aux Diallob un homme comme le grand pass en
avait produit.
Le matre se souvenait. Du temps de son adolescence
les enfants des grandes familles dont il tait vivaient
encore tout leur jeune ge loin des milieux aristocratiques
dont ils taient issus, anonymes et pauvres parmi le
peuple, et de laumne de ce peuple.
Au bout de ce compagnonnage, ils revenaient de leur
longue prgrination parmi les livres et les hommes,
doctes et dmocrates, aguerris et lucides.
Le matre mdita longuement, rveill au souvenir des
temps vanouis o le pays vivait de Dieu et de la forte
liqueur de ses traditions.
*
* *
Ce soir-l, alors quil priait silencieusement au bord de
sa case, le matre sentit soudain auprs de lui une
prsence. Lorsquil leva la tte, son regard rencontra un
grand visage altier, une tte de femme quemmitouflait une
lgre voilette de gaze blanche .
La paix rgne-t-elle dans votre demeure, matre des
Diallob ?
Je rends grce Dieu, Grande Royale. La paix
rgne-t-elle chez vous de mme ?
Grces soient rendues au Seigneur.
Elle se dchaussa trois pas du matre et prit place sur
le tapis quil lui indiqua.
Matre, je viens vous voir au sujet de Samba Diallo.
Ce matin, jai entendu les litanies quil improvisait.
Je les ai entendues aussi. Elles sont belles et
profondes.
Jen ai t effraye. Je sais bien que la pense de la
mort tient le croyant veill et je compte linquitude quelle
met dans nos curs parmi les bienfaits de Notre-Seigneur.
Je sais aussi quelle fiert je devrais prouver des dons
dintelligence quil a plu Notre-Seigneur dimpartir mon
jeune cousin.
Oui, dit lentement le matre comme se parlant lui-
mme. Il nest pas un des lourds croyants veills par ses
sermons matinaux dans le cur de qui, la grande terreur
quil suscite, ne se mle un sentiment dadmiration.
Nanmoins, je suis inquite, matre. Cet enfant parle
de la mort en termes qui ne sont pas de son ge. Je venais
vous demander, humblement, pour lamour de ce disciple
que vous chrissez, de vous souvenir de son ge, dans
votre uvre ddification.
Ayant dit, la Grande Royale se tut. Le matre demeura
longtemps silencieux. Quand il parla, ce fut pour poser une
question.
Grande Royale, vous souvenez-vous de votre pre ?
Oui, matre, rpondit-elle simplement, surprise
nanmoins.
Moins que moi, car je lai connu bien avant vous et
lai toujours approch de prs. Mais vous souvenez-vous
dans quelles dispositions il mourut ?
Je me souviens, certes.
Moins que moi encore, car cest moi qui lui ai dit la
prire des agonisants et qui lai enterr. Permettez-moi de
lvoquer ce soir et cela ne sort point de nos propos.
Le matre se tut un instant, puis reprit :
Il a longtemps souffert seul, sans que nul nen st
rien, car il navait rien chang dans son mode dexistence.
Un jour, il me fit appeler. Lorsque je parus, aprs quil meut
longuement salu, que nous emes caus comme
laccoutume, il se leva, alla une malle quil ouvrit et en
sortit une grande pice de percale. Ceci, me dit-il, est
mon linceul et je voudrais que vous mindiquiez la faon
rituelle de le tailler. Je cherchais son regard. La paix et la
gravit que jy observai anantirent, dans mon esprit, les
vaines paroles de protestation que jallais prononcer. Je
me flicite de les avoir tues, tellement, aujourdhui encore,
je sens en moi leur ridicule, devant cet homme qui dominait
sa mort de toute sa stature. Jobis donc et lui donnai les
indications du Livre. Il tailla son linceul de sa propre main.
Ayant fini, il me pria de laccompagner en un lieu retir de
sa demeure, et l, en sa prsence, me demanda dindiquer
son esclave MBare les gestes et le dtail de la toilette
funraire. Nous revnmes dans sa chambre alors et
causmes longuement, comme si la souffrance net pas
visiblement martyris son corps. Quand je me levai pour
partir, il me demanda de bien vouloir lassister quand
viendrait lheure.
Deux jours aprs, on vint me qurir de sa part. Je
trouvai une famille silencieuse et consterne, une maison
remplie de monde. Votre pre tait dans sa chambre,
tendu sur une natte terre et entour de beaucoup de
personnes. Ce fut la seule fois quil ne se leva pas mon
entre. Il me sourit et, aprs mavoir salu, me demanda
de runir tous ceux quil avait fait convoquer dans sa
maison. Je les supplie de me dire, avant que je meure,
ce que je pourrais leur devoir et que jaurais oubli de
rendre. Sil en est qui conservent le souvenir dune injustice
de moi, quon me prvienne et je men excuserai
publiquement. tous, je demande que me soient
pardonns les maux particuliers que jai pu commettre et le
grand mal qui a tenu ma fonction de chef des Diallob.
Htez-vous, sil vous plat, je vous attends. Ma-t-on
pardonn ? senquit-il mon retour et tout le monde vit
linquitude qui lagita alors. Je rpondis que tous avaient
pardonn. Il me posa trois fois cette question. Il eut ensuite
la force de saluer tous ceux qui taient autour de lui. Il me
demanda mon bras quil serra fort, souhaitant que je fisse
de mme du sien, et mourut en prononant le nom de Dieu.
Grande Royale, ce fut un chef, votre pre, qui me montra,
moi qui traduis le Livre, comme il faut mourir. Je voudrais
transmettre ce bienfait son petit neveu.
Je vnre mon pre et le souvenir que vous en avez.
Mais je crois que le temps est venu dapprendre nos fils
vivre. Je pressens quils auront affaire un monde de
vivants o les valeurs de mort seront bafoues et faillies.
Non, madame. Ce sont des valeurs ultimes qui se
tiendront encore au chevet du dernier humain. Vous voyez
que je blesse la vie dans votre jeune cousin, et vous vous
dressez en face de moi. La tche, cependant ne mest pas
agrable, ni facile. Je vous prie de ne point me tenter, et de
laisser ma main sa fermet. Aprs cette blessure
profonde, pratique dune main paternelle, je vous promets
que plus jamais cet enfant ne se blessera. Vous verrez de
quelle stature, lui aussi, dominera la vie et la mort.
CHAPITRE III
Dans la case silencieuse, le matre seul tait demeur.
Les disciples staient envols avec le crpuscule, la
qute de leur repas du soir. Rien ne bougeait, sinon, au-
dessus du matre, le froufrou des hirondelles parmi les
lattes enfumes du toit de chaume. Lentement, le matre se
leva. Le craquement de toutes ses articulations noues par
les rhumatismes se mla au bruit du soupir que lui arracha
son effort pour se lever. En dpit de la solennit de lheure
il se levait pour prier le matre ne put refrner le rire
intrieur que suscitait en lui cette grotesque misre de son
corps qui, maintenant, regimbait la prire. Tu te lveras
et tu prieras, pensa-t-il. Tes gmissements et ton bruit ny
feront rien. Cette scne tait devenue classique. Le
matre dclinait. Son corps, chaque jour davantage,
accentuait sa fcheuse propension rester coll la terre.
Par exemple, le matre ne comptait plus sur ses
articulations des pieds, qui lui refusaient toute obissance.
Il avait rsolu de sen passer et ses jarrets taient
devenus secs et rigides comme le bois mort que brlaient
les disciples. La dmarche du matre avait, de ce fait, pris
la curieuse allure dandine des palmipdes anatids. Le
matre avait d se rsoudre, de la mme faon, ne tenir
aucun compte de la pesante douleur quil ressentait au
niveau des reins, chaque fois quil se courbait ou se
redressait. Les articulations des genoux et des coudes
fonctionnaient encore, quoique en craquant de faon
incongrue. Paradoxalement, toute cette souffrance et cette
sdition de son corps suscitaient dans lhumeur du matre
une gaiet qui le laissait perplexe. Cependant que la
douleur le pliait, il avait peine maintenir son srieux,
comme si le grotesque quil observait ntait pas le sien
propre. De nouveau, ce rire en lui se retenait dclater.
ce moment, le matre qui avait lev les deux bras, face
lEst, pour commencer sa prire sinterrompit, assombri
soudain par un soupon. Ce rire nest-il pas impie ?
Peut-tre est-ce une mauvaise vanit qui me gonfle
ainsi. Il rflchit un instant. Non, pensa-t-il. Mon rire est
affectueux. Je ris parce que mon vieux compagnon fait des
farces avec le craquement de ses articulations. Mais sa
volont est meilleure que jamais. Je crois bien que mme
quand il sera tout fait coll la terre, de tout son long, sa
volont sera encore trs bonne. Il priera, je laime bien,
va. Rassrn, il se recueillit et prluda sa prire.
Lorsque vint lmissaire, le matre ne le vit pas.
Simplement, il entendit une voix derrire lui.
Grand matre, le chef souhaiterait que vous lui fassiez
lhonneur dune visite, si vos hautes proccupations vous
en laissent le loisir.
La pense du matre, lentement et comme regret, se
dtacha des cimes quelle contemplait. Le matre, la
vrit, revenait de loin.
Tant que mon corps mobira, toujours je rpondrai
au chef. Ainsi dites-lui que je vous suis, sil plat Dieu.
Quand il pntra dans la chambre du chef, il le trouva
qui priait encore. Il sassit sur la natte, sortit son chapelet et
attendit.
Des volutes odorantes dencens schappaient du
grand lit blanc et estompaient lgrement la lumire que
diffusait la lampe tempte. Tout dans cette chambre tait
propre et pur. Le chef, revtu dun grand boubou blanc tait
maintenant assis, immobile, face lEst. Sans doute en
tait-il au tmoignage final. Le matre se figea et, par la
pense, avec le chef, rpta, peut-tre pour la millionime
fois de sa vie, la grande profession de foi :
Je tmoigne quil ny a de divinit que Dieu, et je
tmoigne que Mohammed est son envoy
Le chef finissait de prier en effet. Il se tourna vers le
matre et, des deux mains, le salua longuement.
Je me serais fait un plaisir et un devoir de venir
jusqu vous, si vous ne me laviez expressment dfendu,
un jour. Vous disiez, il me souvient : La stabilit vous est
la fois un privilge et un devoir, vous, princes de ce
monde.
En effet, vous tes le repre et vous tes le recours.
prouvez cela un peu, chef du Diallob. Un homme seul a-
t-il le droit daccaparer ce qui est tous ? Je rponds non.
Si le repre bouge, o vont les hommes ?
Ils ne savent pas.
Ainsi du recours, dont la prsence les rassure.
Les deux hommes, que la ressemblance de leur nature
rapprochait sur lessentiel, prouvrent une fois encore la
solidit de ladmiration rciproque quils se vouaient.
Matre, suis-je un repre suffisamment fixe, un
recours suffisamment stable ?
Vous ltes.
Ainsi, je suis lautorit. O je minstalle, la terre cde
et se creuse sous mon poids. Je mincruste, et les hommes
viennent moi. Matre, on me croit montagne
Vous ltes.
Je suis une pauvre chose qui tremble et qui ne sait
pas.
Cest vrai, vous ltes aussi.
Les hommes de plus en plus viennent moi. Que
dois-je leur dire ?
Le matre savait de quoi le chef allait lui parler. Ce sujet,
le chef lavait abord avec lui mille fois. Les hommes du
Diallob voulaient apprendre mieux lier le bois au
bois . Le pays, dans sa masse, avait fait le choix inverse
de celui du matre. Pendant que le matre niait la rigidit de
ses articulations, le poids de ses reins, niait sa case et ne
reconnaissait de ralit qu Ce vers Quoi sa pense
chaque instant senvolait avec dlice, les Diallob, chaque
jour un peu plus, sinquitaient de la fragilit de leurs
demeures, du rachitisme de leur corps. Les Diallob
voulaient plus de poids.
Lorsque sa pense buta sur ce mot, le matre tressaillit.
Le poids ! Partout il rencontrait le poids. Lorsquil voulait
prier, le poids sy opposait, chape lourde de ses soucis
quotidiens sur llan de sa pense vers Dieu, masse inerte
et de plus en plus sclrose de son corps sur sa volont de
se lever, dans les gestes de la prire. Il y avait aussi
dautres aspects du poids qui, de mme que le Malin, revt
divers visages : la distraction des disciples, les feries
brillantes de leur jeune fantaisie, autant dhypostases du
poids, acharnes les fixer terre, les maintenir loin de
la vrit.
Dites-leur quils sont des courges.
Le matre rprima un sourire. Gnralement,
lespiglerie de sa pense lamusait. Le chef cependant
attendait sachant par habitude quel fonds il faut faire aux
sautes du vnrable.
La courge est une nature drle, dit enfin le matre.
Jeune, elle na de vocation que celle de faire du poids, de
dsir que celui de se coller amoureusement la terre. Elle
trouve sa parfaite ralisation dans le poids. Puis, un jour,
tout change. La courge veut senvoler. Elle se rsorbe et
svide tant quelle peut. Son bonheur est fonction de sa
vacuit, de la sonorit de sa rponse lorsquun souffle
lmeut. La courge a raison dans les deux cas.
Matre, o en sont les courges du Diallob ?
Cest au jardinier de rpondre, pas moi.
Le chef demeura silencieux un moment.
Si je leur dis daller lcole nouvelle, ils iront en
masse. Ils y apprendront toutes les faons de lier le bois au
bois que nous ne savons pas. Mais, apprenant, ils
oublieront aussi. Ce quils apprendront vaut-il ce quils
oublieront ? Je voulais vous demander : peut-on apprendre
ceci sans oublier cela, et ce quon apprend vaut-il ce quon
oublie ?
Au foyer, ce que nous apprenons aux enfants, cest
Dieu. Ce quils oublient, cest eux-mmes, cest leurs corps
et cette propension la rverie futile, qui durcit avec lge
et touffe lesprit. Ainsi ce quils apprennent vaut infiniment
mieux que ce quils oublient.
Si je ne dis pas aux Diallob daller lcole
nouvelle, ils niront pas. Leurs demeures tomberont en
ruine, leurs enfants mourront ou seront rduits en
esclavage. La misre sinstallera chez eux et leurs curs
seront pleins de ressentiments
La misre est, ici-bas, le principal ennemi de Dieu.
Cependant, matre, si je vous comprends bien, la
misre est aussi absence de poids. Comment donner aux
Diallob la connaissance des arts et lusage des armes, la
possession de la richesse et la sant du corps sans les
alourdir en mme temps ?
Donnez-leur le poids, mon frre. Sinon, jaffirme que
bientt il ne restera plus rien ni personne dans le pays. Les
Diallob comptent plus de morts que de naissances.
Matre, vous-mme, vos foyers steindront.
La Grande Royale tait entre sans bruit, selon son
habitude. Elle avait laiss ses babouches derrire la porte.
Ctait lheure de sa visite quotidienne son frre. Elle prit
place sur la natte, face aux deux hommes.
Je me rjouis de vous trouver ici, matre. Peut-tre
allons-nous mettre les choses au point, ce soir.
Je ne vois pas comment, madame. Nos voies sont
parallles et toutes deux inflexibles.
Si fait, matre. Mon frre est le cur vivant de ce
pays mais vous en tes la conscience. Enveloppez-vous
dombre, retirez-vous dans votre foyer et nul, je laffirme, ne
pourra donner le bonheur aux Diallob. Votre maison est la
plus dmunie du pays, votre corps le plus dcharn, votre
apparence la plus fragile. Mais nul na, sur ce pays, un
empire qui gale le vtre.
Le matre sentait la terreur le gagner doucement,
mesure que cette femme parlait. Ce quelle disait, il navait
jamais os se lavouer trs clairement, mais il savait que
ctait la vrit.
Lhomme, toujours, voudra des prophtes pour
labsoudre de ses insuffisances. Mais pourquoi lavoir
choisi, lui, qui ne savait mme pas quoi sen tenir sur son
propre compte ? ce moment, sa pense lui remmora
son rire intrieur linstant solennel de sa prire. Je ne
sais mme pas pourquoi jai ri. Ai-je ri parce que, en
vainquant mon corps, javais conscience de faire plaisir
mon Seigneur, ou par vanit, tout simplement ? Je ne sais
pas dcider de ce point. Je ne me connais pas Je ne me
connais pas, et cest moi quon choisit de regarder ! Car
on me regarde. Tous ces malheureux mpient et, tels des
camlons, se colorent mes nuances. Mais je ne veux
pas : je ne veux pas ! Je me compromettrai. Je commettrai
une grande indignit, sil plat Dieu, pour leur montrer qui
je suis. Oui
Mon frre, nest-il pas vrai que sans la lumire des
foyers nul ne peut rien pour le bonheur des Diallob ? Et,
grand matre, vous savez bien quil nest point de drobade
qui puisse vous librer.
Madame, Dieu a clos la sublime ligne de ses
envoys avec notre prophte Mohammed, la bndiction
soit sur lui. Le dernier messager nous a transmis lultime
Parole o tout a t dit. Seuls les insenss attendent
encore.
Ainsi que les affams, les malades, les esclaves.
Mon frre, dites au matre que le pays attend quil
acquiesce.
Avant votre arrive, je disais au matre : Je suis une
pauvre chose qui tremble et qui ne sait pas. Ce lent
vertige qui nous fait tourner, mon pays et moi, prendra-t-il
fin ? Grande Royale, dites-moi que votre choix vaudra
mieux que le vertige ; quil nous en gurira et ne htera pas
notre perte, au contraire. Vous tes forte. Tout ce pays
repose sous votre grande ombre. Donnez-moi votre foi.
Je nen ai pas. Simplement, je tire la consquence
de prmisses que je nai pas voulues. Il y a cent ans, notre
grand-pre, en mme temps que tous les habitants de ce
pays, a t rveill un matin par une clameur qui montait du
fleuve. Il a pris son fusil et, suivi de toute llite, sest
prcipit sur les nouveaux venus. Son cur tait intrpide
et il attachait plus de prix la libert qu la vie. Notre
grand-pre, ainsi que son lite, ont t dfaits. Pourquoi ?
Comment ? Les nouveaux venus seuls le savent. Il faut le
leur demander ; il faut aller apprendre chez eux lart de
vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat na pas
cess encore. Lcole trangre est la forme nouvelle de la
guerre que nous font ceux qui sont venus, et il faut y
envoyer notre lite, en attendant dy pousser tout le pays. Il
est bon quune fois encore llite prcde. Sil y a un
risque, elle est la mieux prpare pour le conjurer, parce
que la plus fermement attache ce quelle est. Sil est un
bien tirer, il faut que ce soit elle qui lacquire la
premire. Voil ce que je voulais vous dire, mon frre. Et,
puisque le matre est prsent, je voudrais ajouter ceci.
Notre dtermination denvoyer la jeunesse noble du pays
lcole trangre ne sera obie que si nous commenons
par y envoyer nos propres enfants. Ainsi, je pense que vos
enfants, mon frre, ainsi que notre cousin Samba Diallo
doivent ouvrir la marche.
ces mots, le cur du matre se serra trangement.
Seigneur, se peut-il que je me sois tant attach cet
enfant ? Ainsi, jai des prfrences dans mon foyer Ainsi,
mon Dieu ! Pardonnez-moi. Et ils me regardent, me
veulent pour guide.
Samba Diallo est votre enfant. Je vous le rendrai ds
que vous en exprimerez le souhait.
La voix du matre tait lgrement enroue cependant
quil sexprimait ainsi.
De toute faon, rpondit le chef, cela est un autre
problme.
CHAPITRE IV
Samba Diallo pressentait vaguement limportance du
problme dont il tait le centre. Il avait souvent vu la Grande
Royale se dresser, seule, contre lensemble des hommes
de la famille Diallob, groups autour du matre. Sur le
moment, elle tait toujours victorieuse, parce que nul
nosait lui tenir tte longtemps. Elle tait lane. La Grande
Royale enlevait alors Samba Diallo presque de force, et le
gardait chez elle, renvoyant tous les missaires que lui
dpchait le chef. Elle gardait Samba Diallo une semaine
daffile, le choyant de toutes les faons, comme pour
corriger les effets de lducation du foyer, dans ce quelle
pouvait avoir dexcessif.
Samba Diallo se laissait gter avec apparemment la
mme profonde galit dme que lorsquil subissait les
mauvais traitements du foyer. Il se sentait
incontestablement heureux, chez la Royale. Mais il ny
prouvait pas cependant cette plnitude du foyer, qui
faisait battre son cur, par exemple lorsque, sous la
redoutable surveillance du matre, il prononait la Parole.
La vie au foyer tait douloureuse constamment et dune
souffrance qui ntait pas seulement du corps
Elle en acqurait comme un regain dauthenticit.
Lorsquau bout dune semaine la Grande Royale le
relchait, repu de gteries, le chef des Diallob et le matre
redoublaient de svrit, comme pour lui faire expier cette
semaine de bonheur.
Ce fut au cours dune de ces semaines de svrit
concerte quil se dcouvrit une retraite o nul net song
venir le chercher.
Or, depuis quelques jours, il lui tait devenu
extrmement pnible de vivre au village. Le matre tait
devenu bizarre, et semblait-il Samba Diallo, la fois
moins svre et plus distant. Il ntait pas jusqu la Grande
Royale qui ne part lviter un peu. Cette situation persista
si longtemps, au gr du garon, quun soir, ny tenant plus, il
reprit le chemin de son asile.
Vieille Rella, songea-t-il lorsquil se fut allong ct
delle, bonsoir, Vieille Rella, si tu mentends.
Cest ainsi que, chaque fois, il sannonait. Il doutait
peine quelle lentendt.
Naturellement, jamais elle ne lui avait rpondu, et ctait
l un argument de poids en faveur du doute. Samba Diallo
savait mme qu lintrieur de ces monticules de terre, il
ne restait quun petit tas dossements. Un jour quil se
rendait prs de la Vieille Rella, il avait, par inadvertance,
march sur un tertre semblable celui sous lequel reposait
son amie silencieuse, et le tertre avait cd. Lorsquil avait
tir son pied, il avait aperu, au fond du trou quil venait de
creuser ainsi, une excavation. Il stait pench et avait
distingu, dans la pnombre, une blancheur qui luisait
doucement. Ainsi, il avait su que, sous tous ces tertres, il
ny avait plus de chair, plus dyeux ouverts dans lombre,
doreilles attentives aux pas des passants, comme il lavait
imagin, mais seulement des chanes allonges
dossements blanchis. Son cur avait battu un peu plus
fort : il songeait la Vieille Rella. Ainsi, mme les yeux,
mme la chair disparaissent ? Peut-tre dans les
demeures suffisamment anciennes les ossements eux-
mmes svanouissent-ils ? Samba Diallo ne le vrifia
jamais, mais il en demeura convaincu. Cet
engloutissement physique de la Vieille Rella par le nant,
lorsque le garonnet en prit conscience, eut pour effet de le
rapprocher davantage de sa silencieuse amie. Ce quil
perdait delle, de prsence matrielle, il lui sembla quil le
regagnait dune autre faon, plus pleine.
Il commena sadresser silencieusement elle :
Vieille Rella, bonsoir, Vieille Rella si tu mentends.
Mais si tu ne mentends pas, que fais-tu ? O peux-tu tre ?
Ce matin mme, jai aperu Coumba, ta fille. Tu laimais
bien, Coumba. Pourquoi nes-tu jamais revenue la voir ? Tu
laimais bien cependant. Ou peut-tre te retient-on ? Dis,
Vieille Rella, te retient-on ? Azral peut-tre ? Non, Azral
ne peut rien. Cest seulement un envoy. Ou, Vieille Rella,
peut-tre naimes-tu plus Coumba ? Tu ne peux plus
aimer
Samba Diallo navait pas peur de la Vieille Rella. Elle lui
causait de linquitude plutt et mettait sa curiosit la
torture. Il savait quelle ntait plus chair, ni os, ni rien de
matriel. Qutait-elle devenue ? La Vieille Rella ne pouvait
pas avoir cess dfinitivement dtre. La Vieille Rella
Elle avait laiss des traces. Quand on a laiss la grosse
Coumba, et quon aimait la grosse Coumba comme lavait
aime la Vieille Rella, on ne peut pas avoir cess dtre.
Comment le souvenir de cet amour peut-il durer encore si
lamour lui-mme a cess compltement, dfinitivement ?
Car le souvenir habite encore Coumba. De temps en
temps, elle pleure : Samba Diallo lavait vue un soir,
pendant quelle revenait du cimetire. Pourquoi pleurerait-
elle si tout tait fini, dfinitivement ? Tout nest pas fini
Mais pourquoi la Vieille Rella nest-elle jamais revenue,
alors ? Lui Samba Diallo, il sait quil aime tant son pre et
sa mre que, si jamais il mourait avant eux, et quil lui ft
possible de revenir, ou de leur faire signe de quelque faon
que ce ft, il se manifesterait pour leur dire ce quil avait vu,
leur donner des nouvelles du Paradis. moins que ?
Oui, peut-tre, peut-tre oublie-t-on Mais Samba Diallo
se sentit au bord des larmes, rien que de penser quil pt
oublier compltement son pre, ainsi que sa mre, et quil
les aime tant. Vieille Rella, Vieille Rella, oublie-t-on ?
Il chassa cette ide et songea au Paradis. Oui. Ctait
cela lexplication : le Paradis. Quelle que soit la raison de
leur silence, de leur absence, elle ne peut tre que
bnfique, que paradisiaque. Ils nont pas disparu dans un
nant obscur, ils ne sont ni haineux, ni oublieux. Ils sont
simplement au Paradis.
Longtemps, lenfant, prs de son amie morte, songea
lternel mystre de la mort et, pour son compte, rebtit le
Paradis de mille manires. Lorsque vint le sommeil, il tait
tout fait rassrn, car il avait trouv : le Paradis tait bti
avec les Paroles quil rcitait, des mmes lumires
brillantes, des mmes ombres mystrieuses et profondes,
de la mme ferie, de la mme puissance.
Combien de temps dormit-il ainsi, prs de cet absolu
qui le fascinait et quil ne connaissait pas ?
Il fut rveill en sursaut par un grand cri, qui le fit
tressaillir violemment. Lorsquil ouvrit les yeux, dj on
lentourait. Une lampe tempte, tenue bout de bras,
clairait le mausole qui abritait le tertre de la Vieille Rella.
Lissue en tait bloque par un groupe dhommes qui
grandissait. Samba Diallo referma les yeux. Il entendit des
paroles.
Mais cest Samba Diallo Que peut-il bien faire
ici ?
Peut-tre est-il malade ? Un enfant dans les
cimetires, la nuit.
Il faut appeler le chef.
Samba Diallo avait paisiblement rabattu sur son visage
un pan des haillons dont il tait revtu. Le silence se fit
autour de lui. Il sentit que quelquun tait pench sur lui et
dcouvrait son visage. Il ouvrit les yeux et son regard
rencontra celui du chef des Diallob.
Voyons, mon enfant, naie pas peur. Quest-ce que tu
as ? Que fais-tu ici ?
Je nai plus peur. Un grand cri ma rveill. Jai d
effrayer quelquun.
Lve-toi. Depuis quand viens-tu ici ?
Depuis longtemps Je ne sais pas.
Tu nas pas peur ?
Non.
Cest bon. Lve-toi. Je vais te ramener la maison
o tu resteras dsormais.
Je veux aller au Foyer-Ardent.
Bon. Je te ramne au Foyer-Ardent.
Lentement, les hommes quavait runis un enterrement
de nuit se dispersrent, lgrement amuss par la
msaventure de Hamadi, mari de Coumba, qui, dcouvrant
la forme de Samba Diallo allonge tout contre la tombe de
sa belle-mre avait cri. Pourquoi avait-il cri ?
*
* *
Il y eut un grondement bref, puis un grondement long. La
gamme changea, le ton monta, il y eut un grondement bref
puis un grondement long. Les deux gammes se mlrent, il
y eut deux voix simultanes, lune longue, lautre brve.
La houle commena de connatre des ressauts.
Quelque chose qui ntait point se mit surgir le long de la
vrille de chaque grondement. La houle durcit. Les vrilles se
multiplirent. Le surgissement eut un paroxysme : Samba
Diallo tait rveill. Des battements de tam-tam secouaient
le sol.
Samba Diallo se souvint. Cest aujourdhui, se dit-il,
que la Grande Royale a convoqu les Diallob. Ce tam-
tam les appelle.
Il se leva du sol de terre battue o il avait dormi, fit une
brve toilette, pria et sortit en hte de la maison du matre,
pour se rendre la place du village o se runissaient les
Diallob. La place tait dj pleine de monde. Samba
Diallo, en y arrivant, eut la surprise de voir que les femmes
taient en aussi grand nombre que les hommes. Ctait
bien la premire fois quil voyait pareille chose.
Lassistance formait un grand carr de plusieurs rangs
dpaisseur, les femmes occupant deux des cts et les
hommes les deux autres. Lassistance causait tout bas, et
cela faisait un grand murmure, semblable la voix du vent.
Soudain, le murmure dcrt. Un des cts du carr souvrit
et la Grande Royale pntra dans larne.
Gens du Diallob, dit-elle au milieu dun grand
silence, je vous salue.
Une rumeur diffuse et puissante lui rpondit. Elle
poursuivit.
Jai fait une chose qui ne nous plat pas, et qui nest
pas dans nos coutumes. Jai demand aux femmes de
venir aujourdhui cette rencontre. Nous autres Diallob,
nous dtestons cela, et juste titre, car nous pensons que
la femme doit rester au foyer. Mais de plus en plus, nous
aurons faire des choses que nous dtestons, et qui ne
sont pas dans nos coutumes. Cest pour vous exhorter
faire une de ces choses que jai demand de vous
rencontrer aujourdhui.
Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je
naime pas lcole trangre. Je la dteste. Mon avis est
quil faut y envoyer nos enfants cependant.
Il y eut un murmure. La Grande Royale attendit quil et
expir, et calmement poursuivit.
Je dois vous dire ceci : ni mon frre, votre chef, ni le
matre des Diallob nont encore pris parti. Ils cherchent la
vrit. Ils ont raison. Quant moi, je suis comme ton bb,
Coumba (elle dsignait lenfant lattention gnrale).
Regardez-le. Il apprend marcher. Il ne sait pas o il va. Il
sent seulement quil faut quil lve un pied et le mette
devant, puis quil lve lautre et le mette devant le premier.
La Grande Royale se tourna vers un autre point de
lassistance.
Hier, Ardo Diallob, vous me disiez : La parole se
suspend, mais la vie, elle, ne se suspend pas. Cest trs
vrai. Voyez le bb de Coumba.
Lassistance demeurait immobile, comme ptrifie. La
Grande Royale seule bougeait. Elle tait, au centre de
lassistance, comme la graine dans la gousse.
Lcole o je pousse nos enfants tuera en eux ce
quaujourdhui nous aimons et conservons avec soin,
juste titre. Peut-tre notre souvenir lui-mme mourra-t-il en
eux. Quand ils nous reviendront de lcole, il en est qui ne
nous reconnatront pas. Ce que je propose cest que nous
acceptions de mourir en nos enfants et que les trangers
qui nous ont dfaits prennent en eux toute la place que
nous aurons laisse libre.
Elle se tut encore, bien quaucun murmure ne let
interrompue. Samba Diallo perut quon reniflait prs de
lui. Il leva la tte et vit deux grosses larmes couler le long du
rude visage du matre des forgerons.
Mais, gens des Diallob, souvenez-vous de nos
champs quand approche la saison des pluies. Nous
aimons bien nos champs, mais que faisons-nous alors ?
Nous y mettons le fer et le feu, nous les tuons. De mme,
souvenez-vous : que faisons-nous de nos rserves de
graines quand il a plu ? Nous voudrions bien les manger,
mais nous les enfouissons en terre.
La tornade qui annonce le grand hivernage de notre
peuple est arrive avec les trangers, gens des Diallob.
Mon avis moi, Grande Royale, cest que nos meilleures
graines et nos champs les plus chers, ce sont nos enfants.
Quelquun veut-il parler ?
Nul ne rpondit.
Alors, la paix soit avec vous, gens des Diallob,
conclut la Grande Royale.
CHAPITRE V
Le pays des Diallob ntait pas le seul quune grande
clameur et rveill un matin. Tout le continent noir avait eu
son matin de clameur.
trange aube ! Le matin de lOccident en Afrique noire
fut constell de sourires, de coups de canon et de
verroteries brillantes. Ceux qui navaient point dhistoire
rencontraient ceux qui portaient le monde sur leurs
paules. Ce fut un matin de gsine. Le monde connu
senrichissait dune naissance qui se fit dans la boue et
dans le sang.
De saisissement, les uns ne combattirent pas. Ils
taient sans pass, donc sans souvenir. Ceux qui
dbarquaient taient blancs et frntiques. On navait rien
connu de semblable. Le fait saccomplit avant mme quon
prt conscience de ce qui arrivait.
Certains, comme les Diallob, brandirent leurs
boucliers, pointrent leurs lances ou ajustrent leurs fusils.
On les laissa approcher, puis on fit tonner le canon. Les
vaincus ne comprirent pas.
Dautres voulurent palabrer. On leur proposa, au choix,
lamiti ou la guerre. Trs sensment, ils choisirent
lamiti : ils navaient point dexprience.
Le rsultat fut le mme cependant, partout.
Ceux qui avaient combattu et ceux qui staient rendus,
ceux qui avaient compos et ceux qui staient obstins se
retrouvrent le jour venu, recenss, rpartis, classs,
tiquets, conscrits, administrs.
Car, ceux qui taient venus ne savaient pas seulement
combattre. Ils taient tranges. Sils savaient tuer avec
efficacit, ils savaient aussi gurir avec le mme art. O ils
avaient mis du dsordre, ils suscitaient un ordre nouveau.
Ils dtruisaient et construisaient. On commena, dans le
continent noir, comprendre que leur puissance vritable
rsidait, non point dans les canons du premier matin, mais
dans ce qui suivait ces canons. Ainsi, derrire les
canonnires, le clair regard de la Grande Royale des
Diallob avait vu lcole nouvelle.
Lcole nouvelle participait de la nature du canon et de
laimant la fois. Du canon, elle tient son efficacit darme
combattante. Mieux que le canon, elle prennise la
conqute. Le canon contraint les corps, lcole fascine les
mes. O le canon a fait un trou de cendre et de mort et,
avant que, moisissure tenace, lhomme parmi les ruines
nait rejailli, lcole nouvelle installe sa paix. Le matin de la
rsurrection sera un matin de bndiction par la vertu
apaisante de lcole.
De laimant, lcole tient son rayonnement.
Elle est solidaire dun ordre nouveau, comme un noyau
magntique est solidaire dun champ. Le bouleversement
de la vie des hommes lintrieur de cet ordre nouveau est
semblable aux bouleversements de certaines lois
physiques lintrieur dun champ magntique. On voit les
hommes se disposer, conquis, le long de lignes de forces
invisibles et imprieuses. Le dsordre sorganise, la
sdition sapaise, les matins de ressentiment rsonnent
des chants dune universelle action de grce.
Seul un tel bouleversement de lordre naturel peut
expliquer que, sans quils le veuillent lun et lautre, lhomme
nouveau et lcole nouvelle se rencontrent tout de mme.
Car ils ne veulent pas lun de lautre. Lhomme ne veut pas
de lcole parce quelle lui impose, pour vivre cest--dire
pour tre libre, pour se nourrir, pour shabiller de passer
dsormais par ses bancs ; lcole ne veut pas davantage
de lhomme parce quil lui impose pour survivre cest--
dire pour stendre et prendre racine o sa ncessit la
dbarque de compter avec lui.
*
* *
Lorsque la famille Lacroix arriva dans la petite ville noire
de L., elle y trouva une cole. Cest sur les bancs dune
salle de classe de cette cole remplie de ngrillons que
Jean Lacroix fit la connaissance de Samba Diallo.
Le matin de leur quinzime jour L., M. Lacroix avait
men ses deux enfants, Jean et Georgette, lcole de la
petite ville. Pau, les deux enfants navaient gure t
qu lcole maternelle. La classe de M. NDiaye
correspondait largement ce quil leur fallait.
Lhistoire de la vie de Samba Diallo est une histoire
srieuse. Si elle avait t une histoire gaie, on vous et
racont quel fut lahurissement des deux enfants, en ce
premier matin de leur sjour parmi les ngrillons, de se
retrouver devant tant de visages noirs ; quelles furent les
pripties du vaste mouvement dapproche que Jean et sa
sur sentaient qui se resserrait petit petit autour deux,
comme un ballet fantastique et patient. On vous et dit
quelle fut leur surprise purile de constater, au bout de
quelque temps combien, sous leurs ttes crpues et leurs
peaux sombres, leurs nouveaux camarades ressemblaient
aux autres, ceux quils avaient laisss Pau.
Mais il ne sera rien dit de tout cela, parce que ces
souvenirs en ressusciteraient dautres, tout aussi joyeux, et
gaieraient ce rcit dont la vrit profonde est toute de
tristesse.
Bien longtemps aprs, y songeant, Jean Lacroix croyait
se souvenir que cette tristesse, il lavait perue ds les
premiers moments de ses contacts avec Samba Diallo,
quoique de faon diffuse et imprcise.
Ce fut dans la classe de M. NDiaye quil la ressentit
dabord. Il avait eu, dans cette classe, comme limpression
dun point o tous les bruits taient absorbs, o tous les
frmissements se perdaient. On et dit quexistait quelque
part une solution de continuit latmosphre ambiante.
Ainsi, lorsquil arrivait la classe entire de rire ou de
sesclaffer, son oreille percevait comme un trou de silence
non loin de lui. Lorsque, lapproche des heures de sortie,
un frmissement parcourait tous les bancs, que des
ardoises taient agites puis serres subrepticement, que
des objets tombaient qui taient ramasss, la personne
entire de Jean sentait au cur de cette animation comme
une brche de paix.
En ralit, bien quil let peru ds le dbut, il neut une
claire conscience de cette fausse note universelle quaprs
une dizaine de jours passs dans la classe de M. NDiaye.
partir de ce moment, tous ses sens se tinrent en veil.
Un matin, M. NDiaye interrogeait la classe. Il avait pris
prtexte justement de la prsence de Jean et de Georgette
pour interroger sur la gographie et lhistoire de France. Le
dialogue entre le matre et la classe tait soutenu et rapide.
Subitement, le silence, un silence gn pesa sur la classe.
Voyons mes enfants, insistait M. NDiaye, Pau se
trouve dans un dpartement dont il est le chef-lieu. Quel est
ce dpartement ? Que vous rappelle Pau ?
Jean, qui cette question ne sadressait pas, perut
trs nettement alors que quelquun non loin de lui, ntait
pas gn par ce silence, quelquun se jouait de ce silence
et le prolongeait comme plaisir, quelquun qui pouvait le
rompre, qui allait le rompre. Lentement, il tourna la tte et,
pour la premire fois, observa son voisin de droite, celui
qui, avec Georgette et lui, occupait la premire table de la
range centrale. Ce fut comme une rvlation. Le trou de
silence, la brche de paix, ctait lui ! Lui qui, en ce
moment mme attirait tous les regards par une espce de
rayonnement contenu, lui que Jean navait pas remarqu
mais dont la prsence dans cette classe lavait troubl ds
les premiers jours.
Jean lobserva de profil, il tait tout son aise pour le
faire, car lautre avait lev la tte et toute son attention tait
fixe sur M. NDiaye. La classe le regardait et il regardait le
matre. Il paraissait tendu. Son visage, dont Jean remarqua
la rgularit, son visage rayonnait. Jean eut limpression
que sil se penchait et regardait son camarade en face, il
lirait sur son visage, tant son rayonnement tait vif, la
rponse quattendait M. NDiaye. Mais lui, part cette
tension et ce rayonnement, ne bougeait pas. Jean devait
constater par la suite quil ne levait jamais la main
lhabitude tait cependant, lorsquon voulait rpondre, de la
lever, de claquer les doigts. Son voisin demeurait immobile
et tendu, comme angoiss. M. NDiaye se tourna vers lui.
Jean perut comme une relaxation musculaire chez lautre.
Il sourit et eut lair confus ; puis il se leva.
Le dpartement dont le chef-lieu est Pau est celui
des Basses-Pyrnes. Pau est la ville o naquit Henri IV.
Sa voix tait nette et son langage correct. Il parlait
M. NDiaye, mais Jean eut limpression quil sadressait
la classe, que cest elle quil expliquait.
Quand il eut fini de parler, il se rassit sur un signe de
M. NDiaye. Jean le fixait toujours. Il remarqua que lautre
en fut gn et sabsorba dans la contemplation de son
ardoise.
La classe, un moment suspendue, tait repartie. Alors
seulement Jean se souvint que ce ntait pas par hasard
quil tait prs de Samba Diallo. Il se rappela que, le
premier jour de leur arrive, il avait voulu entraner
Georgette vers une table o il avait remarqu deux places
inoccupes. M. NDiaye tait intervenu et les avait fait
asseoir la premire table, prs de Samba Diallo.
Lorsque midi sonna, que M. NDiaye eut libr ses
lves et que Georgette et Jean furent sortis, il fut
impossible ce dernier de retrouver Samba Diallo. Jean
se dressait sur la pointe des pieds, regardant de tous
cts, lorsquon lui toucha lpaule. Il se retourna : ctait
Ammar L, le premier garon avec lequel il se fut li dans
cette classe.
Qui cherches-tu, le Diallob ?
Quest-ce que cest
Mais ton voisin, Samba Diallo.
Jean fut surpris et un peu fch quAmmar L let
devin. Il ne rpondit pas.
Nattends plus Samba Diallo, il est parti.
Lui-mme tourna le dos et sen fut.
M. Lacroix tait venu chercher ses enfants en voiture.
Quand Jean revint en classe laprs-midi, Samba Diallo
tait absent. Il en eut quelque dpit.
Le lendemain tait jeudi. Jean ne sortit pas de la
matine. Laprs-midi, il se rendit la Rsidence du
Cercle, au bureau de son pre.
Il frappa la porte et entra. Deux personnes taient
dans la pice o il pntra, occupant deux bureaux
spars. Lune de ces personnes tait son pre. Il se
dirigea vers lui, tout en regardant son voisin, qui tait un
noir.
Lhomme tait grand, on le remarquait tout de suite,
quoiquil ft assis. Les boubous quil portait taient blancs
et amples. On sentait sous ses vtements une stature
puissante mais sans emptement. Les mains taient
grandes et fines tout la fois. La tte, quon et dit
dcoupe dans du grs noir et brillant, achevait, par son
port, de lui donner une posture hiratique. Pourquoi, en le
regardant, Jean songea-t-il certaine gravure de ses
manuels dhistoire reprsentant un chevalier du Moyen-ge
revtu de sa dalmatique ? Lhomme, sur le visage de qui
sesquissait un sourire, tournait lentement la tte pour le
suivre du regard. Jean lobservait tant, de son ct, quil
faillit buter sur une chaise.
Eh bien, Jean ? dis bonjour monsieur.
Jean fit quelques pas vers lui qui sourit derechef et
tendit la main dun geste quamplifia son grand boubou.
Alors jeune homme, comment allez-vous ?
Sa main enveloppa celle de Jean dune treinte
vigoureuse et sans brutalit. Lhomme regardait lenfant, et
son visage, son beau visage dombre serti de clart, lui
souriait. Jean eut limpression que lhomme le connaissait
depuis toujours et que, pendant quil lui souriait, rien dautre
nexistait, navait dimportance.
Cest mon fils, Jean. Il nest pas bte, mais il est trs
souvent en voyage dans la lune
Cette dplorable habitude quavait son pre de toujours
divulguer les secrets de famille ! Jean let encore tolre
en toutes circonstances, mais ici, devant cet homme
Chut, ne faites pas rougir ce grand jeune homme. Je
suis sr que ses voyages dans la lune sont passionnants,
nest-ce pas ?
La confusion de Jean net pas connu de bornes si,
ce moment prcis, lattention navait t dtourne de lui
par deux coups faibles mais nets, frapps la porte.
Samba Diallo parut. De la confusion, Jean passa la
surprise. Samba Diallo, revtu dun long caftan blanc,
chauss de sandalettes blanches, pntra dans la salle
dun pas souple et silencieux, se dirigea dabord vers
M. Lacroix qui lui tendit la main en souriant. Ensuite, il
marcha sur Jean, la main ouverte :
Bonjour, Jean.
Bonjour, Samba Diallo.
Leurs mains staient rencontres. Puis Samba Diallo
tourna le dos et salua le chevalier la dalmatique. Ni lun ni
lautre ne souriaient plus ; simplement, ils se regardrent
dans les yeux, lespace de quelques secondes, ensuite,
dun mme mouvement, ils se retournrent, leurs visages
de nouveau illumins.
Je vois que ces jeunes gens se connaissent dj, dit
M. Lacroix.
Samba Diallo est mon fils, ajouta le chevalier. O
donc vous tes-vous rencontrs si ce nest pas
indiscret ?
Son ton tait ironique en prononant ces derniers mots.
Nous occupons la mme table, dans la classe de
M. NDiaye, rpondit Samba Diallo, sans quitter Jean du
regard. Seulement, nous navions gure eu loccasion de
nous parler nest-ce pas ?
Laisance de Samba Diallo depuis quil tait entr ne
laissait plus aucun doute Jean : Samba Diallo avait dj
rencontr M. Lacroix. Mais il nen avait rien laiss voir
lcole.
Jean confirma, en rougissant, quils ne staient jamais
parl en effet.
Samba Diallo se mit entretenir son pre demi-voix.
Jean en profita pour aller M. Lacroix.
Les deux garons sortirent du bureau en mme temps.
Ils sengagrent sans parler dans lalle de marne blanche
borde de fleurs rouges qui menait au portail de la
rsidence. Samba Diallo coupa une fleur et se mit la
contempler. Il la tendit ensuite Jean.
Regarde, Jean, comme cette fleur est belle. Elle sent
bon.
Il se tut un instant puis ajouta, de faon inattendue.
Mais elle va mourir
Son regard avait brill, les ailes de son nez avaient
lgrement frmi quand il avait dit que la fleur tait belle.
Il avait eu lair triste, linstant daprs.
Elle va mourir parce que tu las coupe, risqua Jean.
Oui, sinon, voil ce quelle serait devenue.
Il ramassa et montra une espce de gousse sche et
pineuse.
Puis, prenant son lan, il tourna sur lui-mme, lana
bien loin la gousse et se retourna en souriant :
Tu ne veux pas venir te promener avec moi ?
Je veux bien, rpondit Jean.
Ils sortirent de la rsidence et prirent une de ces
longues rues de marne blanche qui sillonnent le sable
rouge de la petite ville de L. Ils marchrent longtemps sans
parler. Ils abandonnrent la marne blanche pour le sable
rouge. Une vaste tendue de ce sable soffrait prcisment
eux, quentouraient des euphorbes laiteuses. Au milieu
de la place, Samba Diallo sarrta, sassit, puis stendit
sur le dos, le visage au ciel et les mains sous la nuque.
Jean sassit.
Le soleil se couchait dans un ciel immense. Ses rayons
obliques, qui sont dor cette heure du jour, ses rayons
staient empourprs davoir travers les nuages qui
incendiaient lOccident. Le sable rouge, clair de biais,
semblait de lor en bullition.
Le visage de basalte de Samba Diallo avait des reflets
pourpres. De basalte ? Ctait un visage de basalte, parce
quaussi il tait comme ptrifi.
Aucun muscle nen bougeait plus. Le ciel, dans ses
yeux, tait rouge. Depuis quil stait tendu, Samba Diallo
tait-il riv la terre ? Avait-il cess de vivre ? Jean eut
peur.
Dis-moi, Samba Diallo, quest-ce quun Diallob ?
Il avait parl pour dire quelque chose. Le charme se
rompit. Samba Diallo clata de rire.
Ah, tiens, on ta parl de moi Un Diallob Eh,
bien, ma famille, les Diallob, fait partie du peuple des
Diallob. Nous venons des bords dun grand fleuve. Notre
pays sappelle aussi le Diallob. Je suis le seul originaire
de ce pays, dans la classe de M. NDiaye. On en profite
pour me plaisanter
Si tu es Diallob, pourquoi nes-tu pas rest dans le
pays des Diallob ?
Et toi, pourquoi as-tu quitt Pau ?
Jean fut embarrass. Mais Samba Diallo reprit :
Cest chez moi ici, toujours chez moi. Bien sr,
jaurais prfr rester au pays, mais mon pre travaille ici.
Il est grand, ton pre. Il est plus grand que le mien.
Oui, il est trs grand
Pendant quils parlaient, le crpuscule tait venu. Lor
des rayons stait dlay un peu et de pourpre tait devenu
rose. Sur leur frange infrieure, les nuages staient glacs
de bleu. Le soleil avait disparu, mais dj lEst la lune
stait leve. Elle aussi clairait. On voyait bien comment la
clart ambiante tait faite du rose plissant du soleil, du
blanc laiteux de la lune et aussi, de la paisible pnombre
dune nuit quon sentait imminente.
Excuse-moi, Jean. Voici le crpuscule et il faut que je
prie.
Samba Diallo se leva, se tourna vers lEst, leva les bras,
mains ouvertes, et les laissa tomber, lentement. Sa voix
retentit. Jean nosa pas contourner son camarade pour
observer son visage, mais il lui sembla que cette voix
ntait plus la sienne. Il restait immobile. Rien ne vivait en
lui, que cette voix qui parlait au crpuscule une langue que
Jean ne comprenait pas. Puis son long caftan blanc que le
soir teintait de violet fut parcouru dun frisson. Le frisson
saccentua en mme temps que la voix montait. Le frisson
devint un frmissement qui secoua le corps tout entier et la
voix, un sanglot. lEst, le ciel tait un immense cristal
couleur de lilas.
Jean ne sut pas combien de temps il demeura l,
fascin par Samba Diallo pleurant sous le ciel. Il ne sut
jamais comment sacheva cette mort pathtique et belle du
jour. Il ne reprit conscience quen entendant un bruit de pas,
non loin de lui. Il leva la tte et vit le chevalier la
dalmatique, qui savana en souriant, lui tendit la main pour
laider se lever. Samba Diallo tait accroupi, la tte
baisse, son corps encore frissonnant. Le chevalier
sagenouilla, le prit par les paules, le mit sur les jambes et
lui sourit. travers ses larmes, Samba Diallo sourit aussi,
dun clair sourire. Avec le pan de son boubou, le chevalier
lui essuya le visage, trs tendrement.
Ils reconduisirent Jean en silence jusqu la rue
marneuse, puis rebroussrent chemin pour rentrer. Sous la
clart de la lune, la rue tait dune blancheur liliale. Jean
avait regard sloigner les deux silhouettes se tenant par
la main, puis lentement, tait rentr.
Cette nuit-l, en songeant Samba Diallo, il fut saisi de
peur. Mais cela se passa bien tard, aprs que tout le
monde fut couch et que Jean se fut retrouv seul dans son
lit. La violence et lclat du crpuscule ntaient pas la
cause des larmes de Samba Diallo. Pourquoi avait-il
pleur ?
Longtemps, Jean fut obsd par les deux visages du
pre et du fils. Ils lobsdrent, jusquau moment o il
sombra dans le sommeil.
CHAPITRE VI
Samba Diallo demeura silencieux tout le long du
chemin. Le chevalier aussi. Ils marchrent lentement, lun
tenant lautre par la main. Lagitation de Samba Diallo
stait calme.
As-tu des nouvelles du matre des Diallob ?
demanda-t-il.
Le matre des Diallob est en bonne sant. Il te dit de
ne pas te faire dinquitude son sujet. Il pense toi. Tu ne
dois plus pleurer Tu es un homme maintenant.
Non, ce nest pas a
Ce ntait pas la tristesse qui lavait fait pleurer, ce soir-
l. Il savait maintenant que le matre des Diallob ne le
quitterait plus, et jusquaprs sa mort. Mme la Vieille
Rella, que rien ne liait cependant Coumba quun souvenir
un gros amour continuait dagiter Coumba. Ce qui
restera du matre, lorsque son corps si fragile aura disparu,
ce sera plus quun amour et quun souvenir. Du reste, le
matre vivait encore et cependant Samba Diallo ne
connaissait plus son apparence cette apparence si
drisoire que de faon estompe, par le souvenir. Le
matre nanmoins continuait de le tenir veill et dtre
prsent son attention aussi efficacement que sil et t
l, tenant la bche ardente. Quand le matre mourra, ce qui
restera de lui sera plus exigeant que le souvenir. La Vieille
Rella, quand elle vivait, navait que son amour. Quand elle
mourut, son corps disparut compltement et son amour
laissa un souvenir. Le matre, lui, a un corps fragile qui dj
est trs peu prsent. Mais, de plus, il a la Parole qui nest
faite de rien, mais qui dure qui dure. Il a le feu qui
embrase les disciples et claire le foyer. Il a cette
inquitude plus forte que nest lourd son corps. La
disparition de ce corps peut-elle rien tout cela ?
Lamour mort laisse un souvenir, et lardeur morte ? Et
linquitude ? Le matre, qui tait plus riche que la Vieille
Rella, mourrait moins compltement quelle, Samba Diallo
le savait.
Ce soir, en ce crpuscule si beau, pendant quil priait, il
stait senti envahi dexaltation soudain, comme jadis, prs
du matre.
Il revcut par la pense les circonstances de son dpart
du foyer.
Quelque temps aprs que le chef des Diallob eut
trouv Samba Diallo paisiblement couch prs de la Vieille
Rella au cimetire, un long conciliabule avait runi le chef,
le matre et la Grande Royale. Lenfant ne sut jamais ce
quils dirent. Le chef lavait fait venir ensuite et lui avait
annonc quil allait retourner L., prs de son pre. Sur le
moment, la joie de Samba Diallo avait t trs vive. Il
stait mis tout dun coup penser L., ses parents,
avec une intensit inusite.
Mais avant de partir, tu iras prendre cong du matre,
avait ajout le chef.
ce nom, Samba Diallo avait senti sa gorge se nouer.
Le matre En effet, il allait quitter le matre. Son dpart
pour L. signifiait aussi cela. Il ne verrait plus le matre. La
voix du matre rcitant la Parole. Lair du matre coutant la
Parole. Loin du matre, il y avait bien son pre et sa mre, il
y avait bien la douceur de la maison L. Mais prs du
matre, Samba Diallo avait connu autre chose, quil avait
appris aimer.
Lorsquil essayait de se reprsenter ce qui le retenait
ainsi attach au matre, en dpit de ses bches ardentes et
de ses svices, Samba Diallo ne voyait rien, sinon peut-
tre que les raisons de cet attrait ntaient pas du mme
ordre que celles qui lui faisaient aimer son pre et sa
mre, et sa maison de L. Ces raisons sapparentaient
plutt la fascination quexerait sur lui le mystre de la
Vieille Rella. Elles devaient tre du mme ordre aussi que
celles qui lui faisaient har quon lui rappelle la noblesse de
sa famille. Quelles quelles fussent en tout cas, ces raisons
taient imprieuses.
Eh bien ! Eh bien ! tu pleures ? Voyons, ton ge !
Tu nes pas content de retourner L. ? Viens ici, approche.
Le chef des Diallob lavait attir sur ses genoux. Du
pan de son boubou, il avait essuy ses larmes, doucement,
tendrement, comme avait fait son pre tout lheure.
Tu sais, Samba Diallo, le matre est trs content de
toi Allons, cesse de pleurer, cest fini
Le chef avait essuy dautres larmes encore, en tenant
troitement serr sur sa poitrine le corps frissonnant de
son petit cousin.
Tu sais en allant voir le matre, tu lui conduiras
Tourbillon . Jai donn les instructions ncessaires pour
quon le tienne prt.
Tourbillon tait un magnifique pur-sang arabe,
proprit du chef.
Tu nauras pas peur ? Tu ne te laisseras pas
dsaronner nest-ce pas ? Dailleurs, il y aura quelquun
avec toi. Ah, propos, la Grande Royale ta offert des
cadeaux. Viens les voir avec moi.
Et avait t un dballage de trsors. Il y avait l des
boubous richement teints, des babouches, des pagnes
tisss, le tout fait spcialement pour Samba Diallo par les
meilleurs artisans du Diallob. Tard dans laprs-midi.
Samba Diallo juch sur Tourbillon , et accompagn de
quelquun qui tenait le cheval par la bride pour refrner son
ardeur, se dirigea vers la demeure du matre.
Lorsquil arriva proximit, il descendit de cheval et
marcha le reste du chemin. la porte du matre, il se
dchaussa, prit ses babouches la main et entra.
Le matre tait assis parmi les disciples qui formaient
autour de lui un cercle sonore. Ds quil aperut Samba
Diallo, il se mit lui sourire et se leva pour venir lui.
Samba Diallo, boulevers, courut et lobligea rester
assis.
Tu vois, mon fils, je ne sais mme plus me lever.
Mais comme tu es beau, Seigneur, comme tu es beau !
Voyez-moi a ! Allons bon quest-ce ? Tu pleures ?
Voyons, voyons tu es courageux pourtant. Tu ne pleurais
jamais quand je te battais
Les disciples taient silencieux. Samba Diallo eut un
peu honte davoir pleur devant eux.
Matre, je viens prendre cong de vous. Je suis bien
triste
Les larmes de nouveau ltouffaient. Il rabattit sur sa tte
le pan de son boubou.
Mon cousin vous prie de lui faire la grce
daccepter
Il dsigna Tourbillon du doigt.
Juste ciel ! Ton cousin en vrit me comble de ses
bienfaits. Ce cheval est trop beau ! Je ne puis pas
cependant en faire un cheval de trait
Il se tut un moment.
Non Ce cheval ne peut pas tre un cheval de trait.
Il a la tte trop haute, il est trop beau. On ne peut pas
demander au pur-sang de tirer la charrue
Puis, il eut lair de sveiller dune profonde mditation.
Ainsi tu vas retourner L. ? Tu noublieras pas la
Parole, nest-ce pas, mon fils ? Tu noublieras jamais ?
Seigneur, avait pens le matre, nabandonne jamais
cet enfant. Que la plus petite mesure de Ton empire ne le
quitte pas, la plus petite partie du temps.
Puis Samba Diallo avait pris des mains du serviteur qui
lavait accompagn un lourd paquet, contenant la totalit
des cadeaux quon lui avait faits. Revenant au matre, il le
lui avait remis :
Je voudrais donner ceci aux disciples qui en
voudraient
Nous prierons pour toi, mon enfant, avait dit le matre.
Samba Diallo avait couru presque pour sortir du foyer.
Derrire lui, il avait entendu le matre demander aux
disciples, dune voix svre, ce quils attendaient pour
poursuivre la psalmodie de la Parole.
Ce soir-l, les gens du Diallob apprirent que le matre
avait fait cadeau au directeur de lcole nouvelle dun pur-
sang. Cette bte smillante, assurait le matre, serait
mieux sa place lcole nouvelle quau Foyer-Ardent
Samba Diallo stait embarqu, quelques jours aprs
pour L.
*
* *
Une lettre avait annonc au chevalier que les ans de la
famille des Diallob la Grande Royale ainsi que le chef
avaient dcid de lui renvoyer Samba Diallo afin quil le mt
lcole nouvelle.
En recevant cette lettre, le chevalier sentit comme un
coup dans son cur. Ainsi, la victoire des trangers serait
totale ! Voici que les Diallob, voici que sa propre famille
sagenouillait devant lclat dun feu dartifice. clat solaire,
il est vrai, clat mridien dune civilisation exaspre. Le
chevalier se sentit une grande souffrance devant
lirrparable qui saccomplissait l, sous ses yeux, sur sa
propre chair. Que ne comprennent-ils, tous ceux-l, jusque
dans sa famille, qui se prcipitent, que leur course est un
suicide, leur soleil un mirage ! Que navait-il, lui, la stature
assez puissante pour se dresser sur leur chemin, afin
dimposer un terme leur course aveugle !
En vrit, ce nest pas dun regain dacclration que
le monde a besoin : en ce midi de sa recherche, cest un lit
quil lui faut, un lit sur lequel, sallongeant, son me
dcidera une trve. Au nom de son salut ! Est-il de
civilisation hors lquilibre de lhomme et sa disponibilit ?
Lhomme civilis, nest-ce pas lhomme disponible ?
Disponible pour aimer son semblable, pour aimer Dieu
surtout. Mais, lui objectera une voix en lui-mme, lhomme
est entour de problmes qui empchent cette quitude. Il
nat dans une fort de questions. La matire dont il
participe par son corps que tu hais le harcle dune
cacophonie de demandes auxquelles il faut quil rponde :
Je dois manger, fais-moi manger ? , ordonne lestomac.
Nous reposerons-nous enfin ? Reposons-nous, veux-
tu ? lui susurrent les membres. lestomac et aux
membres, lhomme rpond les rponses quil faut, et cet
homme est heureux. Je suis seule, jai peur dtre seule,
je ne suffis pas, seule cherche-moi qui aimer , implore
une voix. Jai peur, jai peur. Quel est mon pays
dorigine ? Qui ma apport ici ? O me mne-t-on ?
interroge cette voix, particulirement plaintive, qui se
lamente jour et nuit. Lhomme se lve et va chercher
lhomme. Puis, il sisole et prie. Cet homme est en paix. Il
faut que lhomme rponde toutes les questions. Toi, tu
veux en ignorer quelques-unes Non, objecta le chevalier
pour lui-mme. Non ! Je veux seulement lharmonie. Les
voix les plus criardes tentent de couvrir les autres. Cela est-
il bon ? La civilisation est une architecture de rponses. Sa
perfection, comme celle de toute demeure, se mesure au
confort que lhomme y prouve, lappoint de libert
quelle lui procure. Mais prcisment les Diallob ne sont
pas libres, et tu voudrais maintenir cela ? Non. Ce nest
pas ce que je veux. Mais lesclavage de lhomme parmi
une fort de solutions vaut-il mieux aussi ?
Le chevalier tournait et retournait toutes ces penses de
mille faons, dans son esprit.
Le bonheur nest pas fonction de la masse des
rponses, mais de leur rpartition. Il faut quilibrer Mais
lOccident est possd et le monde soccidentalise. Loin
que les hommes rsistent, le temps quil faut, la folie de
lOccident, loin quils se drobent au dlire
doccidentalisation, le temps quil faut, pour trier et choisir,
assimiler ou rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les
latitudes, trembler de convoitise, puis se mtamorphoser
en lespace dune gnration, sous laction de ce nouveau
mal des ardents que lOccident rpand.
ce moment de ses rflexions, le chevalier eut comme
une vision hallucine. Un point de notre globe brillait dun
clat aveuglant, comme si un foyer immense y et t
allum. Au cur de ce brasier, un grouillement dhumains
semblait se livrer une incomprhensible et fantastique
mimique dadoration. Dbouchant de partout, de
profondes valles dombres dversaient des flots dtres
humains de toutes les couleurs, dtres qui, mesure quils
approchaient du foyer, pousaient insensiblement le
rythme ambiant et, sous leffet de la lumire, perdaient
leurs couleurs originales pour la blafarde teinte qui
recouvrait tout alentour.
Il ferma les yeux pour chasser la vision. Vivre dans
lombre. Vivre humblement et paisiblement, au cur
obscur du monde, de sa substance et de sa sagesse
Ainsi, quand il avait reu la lettre du chef des Diallob,
le chevalier tait rest assis longtemps. Puis il stait lev
et, dans un coin de la cour, stant tourn vers lEst, il avait
longuement pri son Seigneur. Samba Diallo irait lcole,
si telle tait la volont de Dieu.
Au retour du garon, le chevalier navait fait aucun clat.
Mais travers son calme et son affectueuse sollicitude,
Samba Diallo avait peru la douleur profonde. Devant cette
rprobation qui ne sexprimait pas, cette tristesse qui
naccablait pas, devant ce silence de son pre, Samba
Diallo avait fondu en larmes et regrett mille fois son
dpart du Foyer-Ardent.
Cette nuit-l, il sembla que la nature avait voulu
sassocier une dlicate pense du garon, car le
lumineux crpuscule stait peine teint quau ciel un
millier dtoiles avait germ. La lune naquit au cur de leur
festival scintillant et la nuit, subitement, parut semplir dune
exaltation mystique.
La maison tait silencieuse. Le chevalier, tendu sur
une chaise longue, dans la vranda, mditait. Les femmes,
groupes autour de la mre de famille, causaient voix
basse.
Samba Diallo sortit doucement de sa chambre dans la
cour, se promena de long en large, puis, lentement, prluda
la Nuit du Coran
3
quil offrait au chevalier. Sa voix peine
audible dabord saffermit et sleva par gradation.
Progressivement, il sentit que lenvahissait un sentiment
comme il nen avait jamais prouv auparavant. Toute
parole avait cess dans la maison. Le chevalier dabord
nonchalamment tendu, stait dress la voix de Samba
Diallo et il semblait maintenant quen entendant la Parole il
subt la mme lvitation qui exhaussait le matre. La mre
stait dtache du groupe des femmes et stait
rapproche de son fils. De se sentir cout ainsi par les
deux tres au monde quil aimait le plus, de savoir quen
cette nuit enchante, lui, Samba Diallo tait en train de
rpter pour son pre ce que le chevalier lui-mme avait
fait pour son propre pre, ce que, de gnration en
gnration depuis des sicles, les fils des Diallob avaient
fait pour leurs pres, de savoir quil navait pas failli en ce
qui le concernait, et quil allait prouver tous ceux-l qui
lcoutaient que les Diallob ne mourraient pas en lui,
Samba Diallo fut un moment sur le point de dfaillir. Mais, il
songea quil importait pour lui, plus que pour aucun autre
de ceux qui lavaient prcd, quil sacquittt pleinement
de sa Nuit. Car, cette Nuit, lui semblait-il, marquait un
terme. Ce scintillement dtoiles au-dessus de sa tte,
ntait-il pas le verrou constell rabattu sur une poque
rvolue ? Derrire le verrou, un monde de lumire stellaire
brillait doucement, quil importait de glorifier une dernire
fois. Sa voix, qui avait progressivement lev comme lie
la pousse des toiles se haussait maintenant une
plnitude pathtique. Du fond des ges, il sentait sourdre
en lui et sexhaler par sa voix un long amour aujourdhui
menac. Progressivement se dissolvait, dans le
bourdonnement de cette voix, quelque tre qui tout
lheure encore tait Samba Diallo. Insensiblement, se
levant de profondeurs quil ne souponnait pas, des
fantmes lenvahissaient tout entier et se substituaient lui.
Il lui sembla que sa voix tait devenue innombrable et
sourde comme celle du fleuve certains soirs.
Mais la voix du fleuve tait moins vhmente et aussi
moins prs des larmes. La voix du fleuve ne charriait pas
ce refus dramatique que maintenant il criait. Elle navait
pas non plus laccompagnement de fond de cette mlope
nostalgique.
Longtemps, dans la nuit, sa voix fut celle des fantmes
aphones de ses anctres quil avait suscits. Avec eux, il
pleura leur mort ; mais aussi longuement, ils chantrent sa
naissance.
CHAPITRE VII
lhorizon, il semblait que la terre aboutissait un
gouffre. Le soleil tait suspendu, dangereusement, au-
dessus de ce gouffre. Largent liquide de sa chaleur stait
rsorb, sans que sa lumire et rien perdu de son clat.
Lair tait seulement teint de rouge et, sous cet clairage,
la petite ville soudain paraissait appartenir une plante
trange.
Paul Lacroix, debout derrire la vitre ferme, attendait.
Quattendait-il ? Toute la petite ville attendait aussi, de la
mme attente consterne. Le regard de lhomme erra sur
le ciel o de longues barres de rayons rouges joignaient le
soleil agonisant un znith quenvahissait une ombre
insidieuse. Ils ont raison, pensa-t-il, je crois bien que
cest le moment. Le monde va finir. Linstant est fragile. Il
peut se briser. Alors, le temps sera obstru. Non ! Paul
Lacroix faillit prononcer ce non . Dun geste brusque, il
baissa sur la vitre carlate le rideau vert qui la surplombait.
Le bureau devint un aquarium glauque. Lentement, Paul
Lacroix regagna sa chaise.
Derrire sa table, le pre de Samba Diallo tait
demeur immobile comme indiffrent au drame cosmique
qui se perptrait dehors. Son boubou blanc tait devenu
violet. Les larges draperies qui en tombaient contribuaient,
par leur immobilit, lui donner une stature de pierre.
Jean a raison, pensa Lacroix, il a lair dun chevalier du
Moyen-ge.
Il sadressa lhomme.
Ce crpuscule ne vous trouble-t-il pas ? Moi, il me
bouleverse. En ce moment, il me semble plus proche de la
fin du monde que de la nuit
Le chevalier sourit.
Rassurez-vous, je vous prdis une nuit paisible.
Vous ne croyez pas la fin du monde, vous ?
Au contraire, je lespre mme, fermement.
Cest bien ce que je pensais. Ici, tous croient la fin
du monde, du paysan le plus fruste aux hommes les plus
cultivs. Pourquoi ? Je me le demandais, et aujourdhui
seulement jai commenc de comprendre en regardant le
crpuscule.
Le chevalier considra Paul.
mon tour de vous demander : vous ne croyez pas
vraiment la fin du monde ?
Non, videmment. Le monde naura pas de fin. Du
moins pas la fin quon attend ici. Quune catastrophe
dtruise notre plante, je ne dis pas
Notre paysan le plus fruste ne croit pas cette fin-l,
pisodique et accidentelle. Son univers nadmet pas
laccident. Il est plus rassurant que le vtre, malgr les
apparences.
Peut-tre bien. Malheureusement pour nous, cest
mon univers qui est vrai. La terre nest pas plate. Elle na
pas de versants qui donnent sur labme. Le soleil nest pas
un lampadaire fix sur un dais de porcelaine bleue.
Lunivers que la science a rvl lOccident est moins
immdiatement humain, mais avouez quil est plus solide
Votre science vous a rvl un monde rond et
parfait, au mouvement infini. Elle la reconquis sur le chaos.
Mais je crois que, ainsi, elle vous a ouvert au dsespoir.
Non pas, elle nous a librs de craintes puriles et
absurdes.
Absurdes ? Labsurde, cest le monde qui ne finit
pas. Quand saurait-on la vrit ? toute la vrit ? Pour
nous, nous croyons encore lavnement de la vrit. Nous
lesprons.
Cest donc cela, pensa Lacroix. La vrit quils nont
pas maintenant, quils sont incapables de conqurir, ils
lesprent pour la fin. Ainsi, pour la justice aussi. Tout ce
quils veulent et quils nont pas, au lieu de chercher le
conqurir, ils lattendent la fin. Il nexprima pas sa
pense. Il dit simplement :
Quant nous, chaque jour, nous conqurons un peu
plus de vrit, grce la science. Nous nattendons pas
Jtais sr quil naurait pas compris, songea le
chevalier. Ils sont tellement fascins par le rendement de
loutil quils en ont perdu limmensit infinie du chantier. Ils
ne voient pas que la vrit quils dcouvrent chaque jour
est chaque jour plus trique. Un peu de vrit chaque
jour bien sr, il le faut, cest ncessaire. Mais la Vrit ?
Pour avoir ceci, faut-il renoncer cela ?
Je crois que vous comprenez trs bien ce que je
veux dire. Je ne conteste pas la qualit de la vrit que
rvle la science. Mais cest une vrit partielle, et tant quil
y aura de lavenir, toute vrit sera partielle. La vrit se
place la fin de lhistoire. Mais je vois que nous nous
engageons dans la voie dcevante de la mtaphysique.
Pourquoi dites-vous dcevante ?
toute parole on peut en opposer une autre ,
nest-ce pas ce qua dit un de vos Anciens ? Dites-moi
franchement si ce nest pas l votre conviction, aujourdhui
encore.
Non. Et, sil vous plat, ne vous retenez pas de faire
de la mtaphysique. Je voudrais connatre votre monde.
Vous le connaissez dj. Notre monde est celui qui
croit la fin du monde. Qui lespre et la craint tout la
fois. Voil pourquoi, tantt, jai prouv une grande joie
lorsquil ma sembl que vous tiez angoiss devant la
fentre. Voil, me disais-je, il pressent la fin
Non, ce ntait pas de langoisse, la vrit. a
nallait pas jusque-l
Alors, je vous souhaite du fond du cur de retrouver
le sens de langoisse devant le soleil qui meurt. Je le
souhaite lOccident, ardemment. Quand le soleil meurt,
aucune certitude scientifique ne doit empcher quon le
pleure, aucune vidence rationnelle, quon se demande sil
renatra. Vous vous mourez lentement sous le poids de
lvidence. Je vous souhaite cette angoisse. Comme une
rsurrection.
quoi natrions-nous ?
une vrit profonde. Lvidence est une qualit de
surface. Votre science est le triomphe de lvidence, une
prolifration de la surface. Elle fait de vous les matres de
lextrieur mais en mme temps elle vous y exile, de plus
en plus.
Il y eut un moment de silence. Dehors, le drame
vespral avait pris fin. Le soleil tait tomb. Derrire lui,
une masse imposante de nuages carlates achevait de
scrouler sa suite, comme une monstrueuse trane de
sang coagul. Lclat rouge de lair stait progressivement
attendri, sous leffet de la lente invasion de lombre.
trange, songeait Lacroix, cette fascination du nant
sur ceux qui nont rien. Leur nant, ils lappellent labsolu. Ils
tournent le dos la lumire, mais ils regardent fixement
lombre. Est-ce que cet homme nest pas sensible sa
pauvret ?
ce moment sleva la voix du chevalier. Elle tait
basse et mditative, comme sil se parlait lui-mme.
Je voulais vous dire, nanmoins
Il hsitait.
Que voulez-vous dire, monsieur ?
Je voulais vous dire que cest moi-mme, finalement
qui ai mis mon fils votre cole.
A votre tour, vous me donnez une grande joie.
Jai mis mon fils votre cole et jai pri Dieu de
nous sauver tous, vous et nous.
Il nous sauvera, sil existe.
Jai mis mon fils lcole parce que lextrieur que
vous avez arrt nous envahissait lentement et nous
dtruisait. Apprenez-lui arrter lextrieur.
Nous lavons arrt.
Lextrieur est agressif. Si lhomme ne le vainc pas, il
dtruit lhomme et fait de lui une victime de tragdie. Une
plaie quon nglige ne gurit pas, mais sinfecte jusqu la
gangrne. Un enfant quon nduque pas rgresse. Une
socit quon ne gouverne pas se dtruit. LOccident rige
la science contre ce chaos envahissant, il lrige comme
une barricade.
ce moment, Lacroix dut lutter contre la tentation
imprieuse de tourner le commutateur lectrique porte
de sa main. Il et aim scruter le visage dombre de cet
homme immobile, face lui. Il percevait dans sa voix une
tonalit qui lintriguait et quil aurait voulu rfrer
lexpression du visage. Mais aussi, songea-t-il, si
jallume, cet homme peut se taire. Ce nest pas moi quil
parle. Cest lui-mme ! Il lcouta.
Chaque heure qui passe apporte un supplment
dignition au creuset o fusionne le monde. Nous navons
pas eu le mme pass, vous et nous, mais nous aurons le
mme avenir, rigoureusement. Lre des destines
singulires est rvolue. Dans ce sens, la fin du monde est
bien arrive pour chacun de nous, car nul ne peut plus vivre
de la seule prservation de soi. Mais, de nos longs
mrissements multiples, il va natre un fils au monde. Le
premier fils de la terre. Lunique aussi.
Lacroix le sentit qui se tournait lgrement, dans
lombre, vers lui.
Monsieur Lacroix, cet avenir, je laccepte. Mon fils en
est le gage. Il contribuera le btir. Je veux quil y
contribue, non plus en tranger venu des lointains, mais en
artisan responsable des destines de la cit.
Il nous enseignera les secrets de lombre. Il nous
dcouvrira les sources o sabreuve votre jeunesse.
Ne vous forcez pas, monsieur Lacroix ! Je sais que
vous ne croyez pas en lombre. Ni la fin. Ce que vous ne
voyez pas nest pas. Linstant, comme un radeau, vous
transporte sur la face lumineuse de son disque rond, et
vous niez tout labme qui vous entoure. La cit future,
grce mon fils, ouvrira ses baies sur labme, do
viendront de grandes bouffes dombre sur nos corps
desschs, sur nos fronts altrs. Je souhaite cette
ouverture, de toute mon me. Dans la cit naissante, telle
doit tre notre uvre, nous tous, Hindous, Chinois, Sud-
Amricains, Ngres, Arabes ; nous tous, dgingands et
lamentables, nous les sous-dvelopps, qui nous sentons
gauches en un monde de parfait ajustement mcanique.
Il faisait tout fait nuit, maintenant. Lacroix, immobile,
entendit dans lombre cette trange prire :
Dieu en qui je crois, si nous ne devons pas russir,
vienne lApocalypse ! Prive-nous de cette libert dont nous
naurons pas su nous servir. Que Ta main, alors, sabatte,
lourde, sur la grande inconscience. Que larbitraire de Ta
volont dtraque le cours stable de nos lois
CHAPITRE VIII
Pourquoi veulent-ils que je sache, pensait le matre. Ils
savent mieux que moi ce quils dsirent. Au fond
Il sinterrompit pour se gratter nergiquement le flanc.
Soulevant le pan de son boubou, il vit, courant sur sa peau,
une grosse punaise brune. Il la prit dlicatement et la posa
sur le sol, puis se recoucha.
Au fond, ils ont dj choisi. Ils sont comme une femme
consentante. Lenfant qui nest pas encore conu appelle. Il
faut bien que lenfant naisse. Ce pays attend un enfant.
Mais, pour que lenfant naisse, il faut que le pays se
donne Et a a Mais, aussi, la misre, la longue,
ne mettra-t-elle pas lamertume dans nos curs ? La
misre est ennemie de Dieu
Tout le ct droit du matre tait endolori. Il se retourna
sur le dos.
Ce jour-l, rien ntait mont vers le ciel, ni la flamme du
foyer ni lcho des voix juvniles. Le matre avait rduit ses
prires au strict minimum. Lui, qui dormait peu parce quil
priait toujours, il tait rest couch depuis le matin et son
corps, dshabitu la mollesse, se fatiguait de ce repos.
Cette maison silencieuse concentrait sur elle,
cependant, la pense de tout le pays des Diallob, sur elle
et sur la forme inquite quelle contenait en son sein,
comme lamande au cur de la noix.
Le matre et pu dire oui, ctait facile et le pays et
explos de joie. Il lui et t facile de dire non, et le pays
et obi. Il ne disait rien. Les hommes du Diallob
sentaient le drame et pensaient leur matre avec
compassion et reconnaissance tout la fois.
Mon Dieu, vous avez voulu que vos cratures vivent
sur la coquille solide de lapparence. La vrit les noierait.
Mais, Seigneur de vrit, vous savez que lapparence
prolifre et durcit. Seigneur, prservez-nous de lexil
derrire lapparence.
Cest la veille au soir que la dlgation tait venue.
Ardo Diallob, le premier fils du pays, la conduisait. On
avait remarqu aussi Dialtab, le matre des pcheurs,
Farba, le matre des griots, le chef de la corporation des
forgerons, celui des cordonniers, et bien dautres encore.
La maison du matre en avait t remplie.
Matre, avait dit Ardo Diallob, le pays fera ce que
vous direz.
Je ne dirai rien, avait rpondu le matre, car je ne
sais rien. Je suis seulement lhumble guide de vos enfants,
et non point de vous, mes frres.
Un silence avait suivi et le premier des Diallob avait
repris :
La Parole, certes, peut se suspendre comme un
habit, matre. La vie ne se suspend pas. Lheure de
prendre une dcision est venue pour notre pays. Le chef
des Diallob nous a dit : Je suis la main qui fait. Le corps
et la tte, cest vous, gens des Diallob. Dites et je ferai.
Que dirons-nous ?
Le matre stait dress alors :
Je jure sur la Parole que je ne le sais pas. Ce quun
homme sait vraiment est pour lui comme la suite des
nombres : il peut le dire infiniment et le prendre dans tous
les sens, sans limites. Ce que je pourrais vous dire
maintenant, au contraire, est rond et court : Faites ou
bien encore Ne faites pas , sans plus. Ne voyez-vous
pas, vous-mmes, la facilit avec laquelle cela peut se
dire, et comme il ny a pas plus de raisons de dire ceci que
cela ?
Le matre avait parl avec vhmence, et ses yeux
regardaient tout le monde la fois, comme pour
communiquer chacun la conviction quil ne savait rien.
Mais lassistance tait demeure morne. La parole du
matre avait t trop haute peut-tre. Il reprit, cherchant
sexpliquer dune autre faon :
Je sais ce que vous attendez, gens des Diallob.
Vous ne savez pas ce que vous devez faire. Vous avez
pens alors : Allons voir le matre de nos enfants, pour
quil nous dise ce que nous devons faire , nest-ce pas ?
Cest exact, acquiesa le premier des Diallob.
Le matre poursuivit :
Vous attendez que ce que je vous dirai indique ce
que vous ferez, comme dix indique onze celui qui compte
bien, nest-ce pas ?
Il y eut un murmure dacquiescement.
Gens des Diallob, je vous jure que je ne sais rien de
semblable. Autant que vous, je voudrais savoir.
Les hommes runis se regardrent profondment
troubls. Si le matre ne savait pas, qui donc saurait ? Le
pays cependant devait prendre une dcision. Les
voyageurs venus des provinces lointaines rapportaient que
les hommes partout avaient choisi denvoyer leurs enfants
lcole trangre. Ces gnrations nouvelles allaient
apprendre construire des demeures, soigner les corps
lintrieur de ces demeures, comme savaient le faire les
trangers.
Le matre neut pas conscience de leur dpart. Ayant
dit, il stait replong dans ses penses.
*
* *
Lorsque le fou vint, il trouva le matre dans la mme
attitude, allong sur le dos, un bras le long du corps, lautre
repli sur le visage, au-dessus des yeux.
Lhomme tait sangl dans une vieille redingote, sous
laquelle le moindre des gestes quil faisait rvlait quil
portait les habits amples des Diallob. La vieillesse de
cette redingote, sa propret douteuse par-dessus la
nettet immacule des boubous donnaient au personnage
un aspect insolite. La physionomie, comme les habits,
laissait une impression htroclite. Les traits en taient
immobiles hormis les yeux quhabitait une inquitude de
tous les instants. On et dit que lhomme savait un secret
malfique au monde et quil sefforait, par un effort
constant, den empcher le jaillissement extrieur. La
versatilit du regard ensuite, jamais arrt, dont les
expressions taient dtruites peine taient-elles nes,
faisait douter que le cerveau de cet homme pt seulement
contenir une pense lucide.
Il parlait peu, et cela, depuis quon avait commenc le
surnommer le fou .
Cet homme, qui tait un fils authentique du pays, en
tait parti jadis, sans mme que sa famille st o il allait. Il
tait rest absent de longues annes durant, puis un matin,
il tait revenu, sangl dans sa redingote. Au moment de ce
retour, une grande volubilit lhabitait. Il prtendait quil
revenait du pays des Blancs et quil sy tait battu contre
des Blancs. Dans les dbuts, on le crut sur parole, bien
quaucun des autres fils du pays, qui avaient t la guerre
des Blancs, net confirm ly avoir vu. Mais, assez vite, on
commena de mettre ses propos en doute.
Cest que, dabord, son rcit tait si extravagant quil
tait difficile de lui accorder foi. Mais, plus encore que
cette extravagance du rcit, ctait la mimique de lhomme
qui inquitait. En effet, mesure quil racontait, le fou se
mettait revivre, comme dans un dlire, les circonstances
de son rcit. Un jour, en expliquant comment il avait t
bless au ventre de fait, il y portait une cicatrice ,
lhomme stait subitement recroquevill, puis tait tomb,
les bras au ventre, en poussant un rle dagonie. Une
longue fivre avait suivi. Depuis, on singnia lviter,
cependant que lui-mme ne se remettait de ses crises que
pour courir la recherche dauditeurs complaisants, devant
qui il faisait revivre dramatiquement les circonstances de
ses souvenirs.
Un jour, il sut quon lavait surnomm le fou . Alors, il
se tut. Le surnom lui resta nanmoins.
Lhomme sassit ct du matre, quil croyait endormi,
pour attendre son rveil.
Ah ! cest toi ? Quest-ce que tu fais l ?
Ils te fatiguent beaucoup, nest-ce pas, tous ces
gens
Et le fou dsigna vaguement les maisons autour de la
demeure du matre.
Chasse-les. Tu les chasseras, nest-ce pas, la
prochaine fois quils viendront ?
Son regard brillant eut lair, une fraction de seconde,
dattendre avec anxit une rponse.
Dis, tu les chasseras, nest-ce pas ?
Oui, je les chasserai.
Lhomme se calma.
Maintenant ils viennent toi. Ils sont humbles et doux
comme des brebis. Mais il ne faut pas quils te trompent.
Dans le fond, ils ne sont pas des brebis. Cest parce que tu
es encore l, avec ta maison vide et tes pauvres habits,
quils restent encore des brebis. Mais tu vas mourir, ainsi
que ta maison pauvre. Alors vite, leur nature changera, je te
le dis : ds que tu mourras. Toi seul retiens la
mtamorphose.
Il se pencha et baisa avec passion la main du matre.
Celui-ci sursauta, retira sa main comme si elle et t
brle, puis, se ravisant, la rendit au fou, qui se mit la
caresser.
Tu vois, quand tu mourras, toutes ces maisons de
paille mourront avec toi. Tout, ici, sera comme l-bas. Tu
sais, l-bas
Le matre qui tait toujours allong voulut se lever, mais
le fou, doucement le retint. Simplement, il se rapprocha un
peu et soulevant du sol, dlicatement, la tte du matre, il la
posa sur le gras de sa cuisse, confortablement.
Comment cest, l-bas ? senquit le matre.
Une furtive expression de bonheur se peignit dans le
regard du fou.
Cest vrai ? Tu veux que je te dise ?
Oui, dis-moi.
Et le fou parla ainsi :
Ce fut le matin que jy dbarquai. Ds mes premiers
pas dans la rue, jprouvai une angoisse indicible. Il me
sembla que mon cur et mon corps ensemble se
crispaient. Je frissonnai et revins dans limmense hall du
dbarcadre. Sous moi, mes jambes taient molles et
tremblantes. Je ressentis une forte envie de masseoir.
Alentour, le carrelage tendait son miroir brillant o
rsonnait le claquement des souliers. Au centre de
limmense salle, japerus une agglomration de fauteuils
rembourrs. Mais, peine mon regard sy tait-il pos que
je ressentis un regain de crispation, comme une
insurrection accentue de tout mon corps. Je posai mes
valises terre et massis mme le carrelage froid. Autour
de moi, les passants sarrtrent. Une femme vint moi.
Elle me parla. Je crus comprendre quelle me demanda si
je me sentais bien. Lagitation de mon corps se calmait,
malgr le froid du carrelage qui me pntrait les os.
Japlatis mes mains sur ce carrelage de glace. Lenvie me
prit mme dter mes souliers, pour toucher du pied le froid
miroir glauque et brillant. Mais jeus vaguement conscience
dune incongruit. Simplement, jtendis mes jambes, qui
entrrent ainsi en contact de toute leur longueur avec le
bloc glac.
Le matre se souleva un peu pour rencontrer le regard
du fou. La cohrence subite du rcit lavait frapp. Son
tonnement crt alors lorsquil vit que ce regard maintenant
tait fixe. Jamais il ne lavait vu ainsi. Le matre remit sa
tte sur les genoux du fou. Il perut que lhomme tremblait
doucement.
Dj autour de moi un petit groupe stait form. Un
homme se fraya un passage jusqu moi et me prit le
poignet. Puis, il fit signe quon me mt sur un divan proche.
Quand des mains empresses se tendirent vers moi pour
me soulever, je les cartai, et, dun mouvement trs
dgag, je me mis debout, dominant dune bonne tte
toute lassistance. Javais recouvr ma srnit et,
maintenant que jtais debout, rien ne dut leur apparatre,
de toute ma personne, qui ne ft solide et parfaitement
sain. Autour de moi, je sentis que les gens se consultaient,
un peu surpris de ma rsurrection subite. Je bredouillai des
mots dexcuse. Je me baissai et, ramassant aisment une
lourde valise de chaque main, je traversai le cercle des
spectateurs bahis. Mais, peine tais-je dans la rue que
je sentis de nouveau renatre ma crispation. Au prix
defforts considrables, je russis nen rien laisser
paratre et me htai de mloigner de cet endroit. Sur mon
dos, je sentais travers les vitres du hall immense le poids
de nombreux regards. Je tournai un coin de rue et, avisant
une porte enfonce dans un mur, je dposai mes valises
terre et massis sur lune delles, labri de la sollicitude
des passants. Il tait temps, car mon tremblement
recommenait de devenir apparent. Ce que jprouvais
tait plus profond quune simple sdition de mon corps. Ce
tremblement qui, maintenant que jtais assis, se mourait
de nouveau, me parut lcho fraternel de mon corps un
dsarroi plus intime. Un homme, passant ct de moi,
voulut sarrter. Je tournai la tte. Lhomme hsita puis,
hochant la tte, poursuivit son chemin. Je le suivis du
regard. Son dos carr se perdit parmi dautres dos carrs.
Sa gabardine grise, parmi les gabardines. Le claquement
sec de ses souliers se mla au bruit de castagnettes qui
courait ras dasphalte. Lasphalte Mon regard
parcourait toute ltendue et ne vit pas de limite la pierre.
L-bas, la glace du feldspath, ici, le gris clair de la pierre,
ce noir mat de lasphalte. Nulle part la tendre mollesse
dune terre nue. Sur lasphalte dur, mon oreille exacerbe,
mes yeux avides guettrent, vainement, le tendre
surgissement dun pied nu. Alentour, il ny avait aucun pied.
Sur la carapace dure, rien que le claquement dun millier
de coques dures. Lhomme navait-il plus de pieds de
chair ? Une femme passa, dont la chair rose des mollets
se durcissait monstrueusement en deux noires conques
terminales, ras dasphalte. Depuis que javais dbarqu,
je navais pas vu un seul pied. La mare des conques sur
ltendue de lasphalte courait ras. Tout autour, du sol au
fate des immeubles, la coquille nue et sonore de la pierre
faisait de la rue une vasque de granit. Cette valle de
pierre tait parcourue, dans son axe, par un fantastique
fleuve de mcaniques enrages. Jamais, autant que ce
jour-l, les voitures automobiles que je connaissais
cependant ne mtaient apparues ainsi souveraines et
enrages, si sournoises bien quobissantes encore. Sur
le haut du pav quelles tenaient pas un tre humain qui
marcht. Jamais je navais vu cela, matre des Diallob.
L, devant moi, parmi une agglomration habite, sur de
grandes longueurs, il mtait donn de contempler une
tendue parfaitement inhumaine, vide dhommes.
Imagines-tu cela, matre, au cur mme de la cit de
lhomme, une tendue interdite sa chair nue, interdite aux
contacts alterns de ses deux pieds
Cela est-il vrai ? Est-il vrai quau cur de sa propre
demeure la furtive silhouette de lhomme connt maintenant
des espaces mortels ?
Le fou tressaillit de joie, quon let si bien compris.
Oui, je lai vu. Tu sais, matre, la dlicate silhouette
qui sappuie sur une jambe, puis sur une autre, pour
avancer
Eh bien ?
Je lui ai vu, dans sa propre demeure, des tendues
mortelles. Les mcaniques y rgnaient.
Le fou se tut. Les deux hommes demeurrent
silencieux, longtemps ; puis, doucement, le matre
demanda :
Quas-tu vu encore ?
Cest vrai ? Tu veux que je te dise ?
Oui, dis-moi.
Jai vu les mcaniques. Ce sont des coquilles. Cest
ltendue enroule, et qui se meut. Or, tu sais que ltendue
na point dintrieur ; elle na donc rien perdre. Elle ne
peut pas se blesser, comme la silhouette, mais seulement
se drouler. Aussi, elle a refoul la silhouette, peureuse,
elle, en se blessant, de perdre lintrieur quelle contient.
Je te comprends, continue.
Cette tendue se meut. Or, tu sais quelle tait la
stabilit mme qui rendait apparent le mouvement, comme
son miroir. Maintenant, elle a commenc se mouvoir. Son
mouvement est plus achev que la progression saccade
de la silhouette hsitante. Elle ne peut tomber, o
tomberait-elle ? Aussi, elle a refoul la silhouette,
peureuse, elle, en tombant, de perdre le mouvement.
Le fou se tut. Le matre, prenant appui sur un coude, se
dressa et vit quil pleurait.
Le matre sassit alors tout fait et attirant le fou,
lobligea sadosser sur sa poitrine, la tte du fou au creux
de son paule. De sa main nue, il essuya les larmes de
lhomme, puis, doucement, se mit le bercer.
Matre, je voudrais prier avec toi, pour repousser le
surgissement. De nouveau le chaos obscne est dans le
monde et nous dfie.
CHAPITRE IX
Le chevalier ta ses lunettes, referma son Coran et,
longuement, demeura immobile, face lEst. Son visage
tait tout la fois grave et serein. Samba Diallo, tendu
tout prs sur un tapis, glissa le crayon quil tenait la main
droite entre deux pages du livre quil lisait et considra son
pre.
La Parole doit continuer de retentir en lui, se dit-il. Il
est de ceux qui ne cessent pas de prier, pour avoir referm
leur livre de prires. Dieu lui est prsence constante et
indispensable. Cest cette prsence, je crois, qui lui colle
ainsi la peau sur les os du front, lui enfonce dans les
orbites profondment excaves ce regard lumineux et
calme. Sa bouche nest ni sourire, ni amertume. Les
prires profondes doivent certainement incinrer dans
lhomme toute exubrance profane de vie. Mon pre ne vit
pas, il prie
Tiens ! Pourquoi ai-je pens cela ? Pourquoi ai-je
pens la prire et la vie en termes dopposition ? Il prie, il
ne vit pas coup sr, nul autre dans cette maison ne
laurait pens ainsi. Moi seul pouvais avoir cette ide
bizarre dune vie qui serait, de quelque faon, hors la
prsence de Dieu Curieux. Ide bizarre. O donc ai-je pu
la prendre ? Cette ide mest trangre. Ltonnement
dans lequel elle me met en est la preuve. Cest en tout cas
une ide volue, je veux dire qui marque un progrs de
prcision sur mon tat desprit antrieur : elle distingue,
elle spcifie. Il y a Dieu et il y a la vie, qui ne sont pas
ncessairement confondus. Il y a loraison et il y a le
combat. Cette ide est-elle juste ? Si je ncoutais que cet
homme qui dort en moi dun sommeil de plus en plus
profond, je rpondrais : Non, cette ide est mme
insense, la vie nest que de faon seconde ; elle est de
temps en temps. Dieu seul est, constamment. La vie nest
que dans la mesure et de la faon de ltre de Dieu.
Cet homme avait-il raison ? Le mal est de la vie, le
mal est-il de Dieu ? Il y a mme plus simple et plus
prosaque. Soit le travail. Je ne peux pas lutter, travailler
pour vivre, pour faire vivre ma famille, et en mme temps
tre pleinement avec Dieu. Mon matre au Foyer-Ardent
prie toujours, sauf quand il cultive la terre. Il est vrai quil
chante encore des litanies. Mais, il ne prie pas de la mme
faon que quand il est au foyer, sur son tapis de prires.
Ainsi de mon pre. Avec lui, cest mme plus net. Quand il
est au bureau, il est moins prs de Dieu encore que le
matre aux champs. Le travail de mon pre absorbe sa
pense. la limite, un travail qui absorberait compltement
son homme le maintiendrait tout le temps hors de Dieu Il
nest pas de travail qui absorbe compltement son homme,
il est vrai. Mais cependant, il est des pays o de grandes
masses dhommes sont longuement alines de Dieu.
Peut-tre Peut-tre est-ce le travail qui fait lOccident de
plus en plus athe Ide curieuse
Que lis-tu donc l ?
Le chevalier, toujours assis sur son tapis, en une pause
de prire, lui souriait.
Samba Diallo lui tendit le livre quil tenait encore dune
main.
Les Penses Hum ! Pascal. Cest certainement
lhomme dOccident le plus rassurant. Mais, mfie-toi
mme de lui. Il avait dout. Lui aussi a connu lexil. Il est
vrai quil est revenu ensuite, en courant ; il sanglotait de
stre gar, et en appelait au Dieu dAbraham, dIsaac,
et de Jacob , contre celui des philosophes et des
savants . Son itinraire de retour commena comme un
miracle et sacheva comme une grce. Les hommes
dOccident connaissent de moins en moins le miracle et la
grce
Mais prcisment, je pensais que cest peut-tre
parce que lOccident a du travail
Que veux-tu dire ? Je ne sais si je comprends bien
ton objection.
Samba Diallo nosait pas tout fait rvler au chevalier
la teneur de sa pense, et en particulier la faille redoutable
quil avait cru dcouvrir. Il craignait de linquiter en
songeant combien lui-mme avait t surpris. Il tempra
donc son propos.
Tu as parl dexil de Pascal, en songeant, sans
doute la partie de son existence qui a prcd le
Mmorial Or, cette priode de drliction fut aussi une
priode de travail scientifique intense
Oui, je te comprends. Mais ton ide est bizarre.
Le chevalier considra son fils en silence, quelques
secondes, puis, au lieu de rpondre sa question, il lui
demanda :
ton avis, pourquoi travaille-t-on ?
Pour vivre
Ta rponse me plat. Mais ta place, jaurais t
moins catgorique. Ma rponse aurait t numrative, de
la forme suivante, par exemple : On peut travailler pour
vivre, on peut travailler pour survivre, dans lespoir de
multiplier la vie quon a, sinon dans la dure on ne le peut
encore du moins dans son intensit : le but du travail est
alors daccumuler. On peut travailler pour travailler, cela
se trouve. Mon numration nest pas limitative. Admets-
tu que je sois plus dans le vrai que toi ? et que mon
numration est juste ?
Oui.
Le chevalier joignit ses deux mains si belles et les posa
sur ses genoux. Son regard se perdit devant lui. Mme
en pensant, il a lair de prier, se dit Samba Diallo. Peut-tre
prie-t-il rellement ? Dieu la vraiment envahi tout entier.
Donc, on peut travailler par ncessit, pour faire
cesser la grande douleur du besoin, celle qui sourd du
corps et de la terre, pour imposer silence toutes ces voix
qui nous harclent de demandes. On travaille alors pour se
maintenir, pour conserver lespce. Mais on peut travailler
aussi par avidit ; dans ce cas, on ne cherche pas
seulement obstruer le trou du besoin ; il est dj
pleinement combl. On ne cherche pas mme devancer
la prochaine chance de ce besoin. On accumule
frntiquement, on croit quen multipliant la richesse on
multiplie la vie. Enfin, on peut travailler par manie du travail,
je ne dis pas pour se distraire, cest plus frntique que
cela, on travaille par systme. Il en est du travail comme de
lacte sexuel. Tous deux visent la perptuation de lespce.
Mais tous deux peuvent avoir leur perversion ; chaque fois
quils ne se justifient pas par cette vise.
Son regard sembla revenir plus prs. Il changea
dattitude et se pencha vers Samba Diallo. Oh ! comme il
est beau et comme je laime de se passionner ainsi pour
son ide.
Veux-tu maintenant que nous largissions et
examinions ces ides en fonction de Dieu ?
Oui. Prenons le cas o le travail vise conserver la
vie. Raisonnons sur lui, puisquil est le cas de rigueur.
Mme dans ce cas, le travail diminue la place de Dieu
dans lattention de lhomme. Cette ide me blesse par
quelque ct. Elle me parat contradictoire. La
conservation de la vie donc le travail qui la rend possible
doit tre uvre pie. La contemplation de Dieu est
luvre pie par excellence. Do vient la contrarit de ces
deux vises, cependant les mmes par ailleurs ?
Tout le temps quil parlait, Samba Diallo avait baiss le
regard, en partie pour mieux suivre son ide et en partie
pour se drober au regard du chevalier. Quand il eut fini, il
leva les yeux. Le chevalier, toujours dans la mme posture
de prire, souriait maintenant dun air la fois ravi et
moqueur. Ses yeux ptillaient. Il tincelle, le moine
tincelle , pensa Samba Diallo.
Pourquoi tobstines-tu baisser le regard ?
Discutons plutt, apprenti philosophe.
Il marqua un temps, eut lair de sassombrir et ajouta :
Jaime mieux ces ides quon prouve au grand jour
que celles quon laisse rancir par-devers soi. Ce sont
celles-l qui empoisonnent et parfois tuent.
Il se rassrna linstant et nouveau se mit sourire.
Il me semble, jeune philosophe, pour en revenir
lide qui tinquite, quil nous faut la serrer de plus prs,
afin de lavoir simple et pure. Or, lide du travail pour la
conservation de la vie ne me parat pas assez simple. Elle
a des stades antrieurs.
Assurment, par exemple lide mme de la vie, en
tant que valeur.
Bravo ! Considrons le travail dans le cas o il est li
la vie par un rapport de justification. Je dis que tout ce qui
justifie et donne son sens la vie, par l mme et a
posteriori, donne son sens au travail
Je vois ta conclusion. Lorsquune vie se justifie de
Dieu, tout ce qui tend la conserver donc le travail se
justifie aussi de Lui.
Correct. Le travail, en effet, se justifie de Dieu dans
la mesure stricte o la vie quil conserve se justifie de Dieu.
Si un homme croit en Dieu, le temps quil prend sa prire
pour travailler est encore prire. Cest mme une trs belle
prire.
Samba Diallo, longtemps, demeura silencieux. Le
chevalier tait absorb par ses penses. Il ne souriait plus.
Jajoute mais ce nest plus l que lexpression
dune conviction personnelle quune vie qui se justifie de
Dieu ne saurait aimer lexubrance. Elle trouve son plein
panouissement dans la conscience quelle a, au contraire,
de sa petitesse compare la grandeur de Dieu. Chemin
faisant, elle se grandit, mais cela ne lui importe pas.
Mais si la vie ne se justifie pas de Dieu ? Je veux
dire, si lhomme qui travaille ne croit pas en Dieu ?
Alors, que lui importe de justifier son travail
autrement que par le profit quil en tire ? La vie dans ce cas
nest pas uvre pie. La vie est la vie, aussi court que cela
puisse paratre.
Ils observrent le silence quelque temps, puis le
chevalier reprit :
LOccident est en train de bouleverser ces ides
simples, dont nous sommes partis. Il a commenc,
timidement, par relguer Dieu entre des guillemets .
Puis, deux sicles aprs, ayant acquis plus dassurance, il
dcrta : Dieu est mort . De ce jour, date lre du travail
frntique. Nietzsche est contemporain de la rvolution
industrielle. Dieu ntait plus l pour mesurer et justifier.
Nest-ce pas cela, lindustrie ? Lindustrie tait aveugle,
quoique, finalement, il ft encore possible de domicilier tout
le bien quelle produisait Mais dj cette phrase est
dpasse. Aprs la mort de Dieu, voici que sannonce la
mort de lhomme.
Je ne comprends pas
La vie et le travail ne sont plus commensurables.
Jadis, il existait comme une loi dairain qui faisait que le
travail dune seule vie ne pouvait nourrir quune seule vie.
Lart de lhomme a bris cette loi. Le travail dun seul
permet de nourrir plusieurs autres, de plus en plus de
personnes. Mais voici que lOccident est sur le point de
pouvoir se passer de lhomme pour produire du travail. Il ne
sera plus besoin que de trs peu de vie pour fournir un
travail immense.
Mais, il me semble quon devrait plutt se rjouir de
cette perspective.
Non. En mme temps que le travail se passe de la
vie humaine, en mme temps il cesse den faire sa vise
finale, de faire cas de lhomme. Lhomme na jamais t
aussi malheureux quen ce moment o il accumule tant.
Nulle part, il nest aussi mpris que l o se fait cette
accumulation. Cest ainsi que lhistoire de lOccident me
parat rvlatrice de linsuffisance de garantie que lhomme
constitue pour lhomme. Il faut au bonheur de lhomme la
prsence et la garantie de Dieu.
Il se tut, puis ajouta pensivement :
Peut-tre Pascal avait-il aperu cela, peut-tre son
regard perant avait-il vu de loin ce que la myopie
mthodologique des savants navait pas vu.
Subitement, le chevalier leva le regard au ciel et dit :
Mais voici lheure du crpuscule. Prions.
*
* *
Sur le moment, Samba Diallo avait retrouv la paix. La
parole de son pre lavait rassrn une fois encore,
comme jadis celle du matre. Il y a ceux qui croient et il y a
ceux qui ne croient pas, la division est nette. Elle ne laisse
aucun homme en dehors delle.
Donc, il y a ceux qui croient. Ce sont, avait dit le
chevalier, ceux qui se justifient de Dieu. Samba Diallo
sarrta considrer ce nouveau pas. Lide tait juste. En
effet, se dit-il, lacte de foi est un acte dallgeance. Il nest
rien du croyant qui ne tire de cette allgeance une
signification particulire. Ainsi, lacte dun croyant, sil est
volontaire, est diffrent dans son essence de lacte
matriel identique dun non-croyant. Ainsi de son travail.
ce moment de sa rflexion, Samba Diallo entendit, comme
un cho ramen par sa mmoire, la voix du matre qui
commentait, bien des annes auparavant, un des versets
de la Parole : Cest Dieu qui nous a crs, nous et ce
que nous faisons , disait le matre, et il insistait sur le
second membre de sa phrase, expliquant quil dcoulait
ncessairement du premier. Il ajoutait que la grandeur de
Dieu se mesurait ce que, en dpit dune lgislation aussi
totalitaire, lhomme nanmoins se sentait libre. Pour tre
dans leau, le poisson est-il moins libre que loiseau dans
les airs ? Samba Diallo dut faire un effort pour dtacher
sa pense du souvenir du matre.
Si un homme se justifie de Dieu, le temps quil prend
sa prire pour travailler est encore prire Le
chevalier avait raison. Tout tait cohrent, satisfaisant pour
lesprit. Sur le moment donc, Samba Diallo avait retrouv la
paix. La prire quil fit, derrire le chevalier fut une prire
sereine.
Lorsquil leut acheve, il se replongea dans ses
penses. Il reprit les conclusions du chevalier et se mit
les considrer. Toujours, il prouvait un plaisir de grande
qualit tourner dans son esprit les penses claires
lorsquil les atteignait, comme pour en vrifier laloi. Il tait
assur, quel que soit le biais par lequel il les prenait, de les
retrouver identiques et stables, contraignantes. Cette
duret des ides le rjouissait. En mme temps, il y
prouvait son intelligence, comme le fil dun rasoir la
lime.
Le travail de celui qui croit se justifie de Dieu. Cela
lui semblait vrai de quelque faon quil le considrt.
Croire cest reconnatre sa volont pour une parcelle de
la volont divine. Ds lors, lactivit, crature de la volont
est crature de Dieu. ce moment, sa pense lui ramena
en mmoire un autre souvenir, une page de Descartes. O
avait-il lu cela ? Dans les Mditations mtaphysiques,
peut-tre. Il ne se souvenait plus. Il se rappela seulement la
pense du matre franais : le rapport entre Dieu et
lhomme est dabord un rapport de volont volont. Peut-
il y avoir rapport plus intime ?
Ainsi, se dit-il, les matres sont daccord. Descartes,
ainsi que le matre des Diallob, ainsi que mon pre, ont
ainsi que le matre des Diallob, ainsi que mon pre, ont
tous prouv la duret irrductible de cette ide. La joie
de Samba Diallo saccrut de cette convergence.
De plus, songea-t-il, procder de Dieu, volont
volont, cest reconnatre sa Loi, laquelle est une loi de
justice et de concorde entre les hommes. Le travail nest
donc pas une source ncessaire de conflit entre eux
La nuit tait tout fait venue, prsent. Le chevalier la
dalmatique tait toujours accroupi, face lEst, immobile.
Samba Diallo, allong sur le dos ct de lui, ouvrait de
grands yeux sur le firmament toil, quil ne voyait pas
cependant.
Il ny a pas antagonisme entre lordre de la foi et
lordre du travail. La mort de Dieu nest pas une condition
ncessaire la survie de lhomme.
Samba Diallo ne voyait pas le firmament scintillant, car
la mme paix rgnait au ciel et dans son cur. Samba
Diallo nexistait pas. Il y avait des toiles innombrables, il y
avait la terre refroidie, il y avait lombre et il y avait leur
prsence simultane.
Cest au cur mme de cette prsence que naquit la
pense, comme sur leau un train dondes autour dun point
de chute. Mais il y a ceux qui ne croient pas
Samba Diallo, subitement, vit le ciel. Dans un clair, il
en constata la sereine beaut.
Il y a ceux qui ne croient pas Nous qui croyons, nous
ne pouvons abandonner nos frres qui ne croient pas. Le
monde leur appartient autant qu nous. Le travail leur est
une loi autant qu nous. Ils sont nos frres. Leur ignorance
de Dieu, souvent, elle leur sera advenue comme un
de Dieu, souvent, elle leur sera advenue comme un
accident du travail, sur les chantiers o sdifie notre
demeure commune. Pouvons-nous les abandonner ?
Mon Dieu, au-del de ceux qui tont perdu, tous ceux,
aujourdhui comme depuis les commencements de
lhistoire, qui nont jamais connu Ta grce, pouvons-nous
les abandonner ? Nous timplorons de les agrer comme
Toi Seul sais agrer qui Tu agres, car ils ont difi le
monde avec nous, do nous pouvons, dune pense
chaque jour moins proccupe, Te chercher et Te saluer. Il
ne faut pas que ce soit au prix de Ta Grce que lhomme
conquire sa libert. Le faut-il ?
Samba Diallo se dressa sur son sant, et ouvrit la
bouche pour interroger le chevalier. Mais il ne losa pas.
Quy a-t-il ? demanda son pre.
Jai froid, dit-il. Je vais me coucher.
DEUXIME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Lorsque Samba Diallo pntra dans le salon, tout le
monde se leva dun mme mouvement. Lucienne vint sa
rencontre, souriante et rose, la main tendue.
Socrate a-t-il enfin bu la cigu ? senquit-elle, un
sourire dans la voix.
Non, rpondit Samba Diallo en lui rendant son
sourire. Le vaisseau sacr nest pas encore revenu de
Dlos.
Lucienne expliqua, sadressant ses parents :
Samba Diallo prpare pour notre groupe dtudes un
travail sur le Phdon, et ce travail le passionne un point
tel que jai craint un moment quil noublie de venir.
Puis, se tournant vers Samba Diallo, elle prsenta sa
famille : son pre, sa mre et son cousin Pierre, tudiant
en mdecine.
Jespre, monsieur, que vous mexcuserez de vous
recevoir ainsi, en toute simplicit, dit Mme Martial.
Lucienne et moi voulons que vous vous sentiez tout fait
laise ici, comme chez vous.
Je vous remercie de votre prvenance madame, et
de votre invitation.
Ajoutez donc que vous ne rpondez ainsi que par
politesse, scria le pre de Lucienne. Ma femme
simagine que votre milieu africain ne se distingue du ntre
que par une moindre complexit.
Derrire les verres correcteurs, le visage de lhomme
ptillait de malice.
Paul Martial tait pasteur. Il portait sur un corps robuste,
presque massif, une tte qui et paru vieillie prcocement,
net t l fracheur du regard derrire les lunettes. Sous
une chevelure grisonnante et drue, clatait la blancheur
dun front large qui rappela Samba Diallo, en dpit de la
diffrence de couleur, le front, la peau racornie par les
longues prosternations, du matre des Diallob. Le long nez
mince surplombait une bouche douloureuse. la
scheresse des lvres, leur crispation au moment de
parler, Samba Diallo reconnut linaptitude de cette bouche
prononcer des paroles futiles. Le front cependant et les
yeux clataient de srnit, comme pour envelopper de
clart et anantir dans la lumire le chaos quvoquerait la
bouche terrible. Mais, en ce moment mme, lhomme
sefforait la gaiet et paraissait ravi de la confusion o il
voyait que sa remarque avait plong sa femme,
Toi, pour faire dire aux autres tes propres
penses, protesta Mme Martial.
Bien envoy, ma tante ! dit Pierre. Vous savez il
sadressait maintenant Samba Diallo vous avez devant
vous une belle incarnation de ce que vous autres,
philosophes, appelez, je crois, un couple dialectique. Vous
sentez-vous une vocation darbitre ?
M. et Mme Martial se regardrent dun air de comique
ahurissement.
Ma pauvre Marguerite, tu as entendu ? Nous
sommes un couple machinchouette
Ils firent mine de se jeter dans les bras lun de lautre et
tout le monde clata de rire.
Lucienne cependant les avait fait asseoir et tait alle
chercher des boissons. Lorsquelle prsenta Samba
Diallo son verre, il tendit le bras pour le prendre, mais
interrompit son geste mi-chemin.
Oh ! Lucienne, dit-il, je suis vraiment confus. Jai
oubli de te dire que je ne bois pas dalcool. Mais
dailleurs, ne te drange pas, je nai pas soif.
Mais si, mais si, intervint Mme Martial. Donne-lui
donc un jus de fruits, Lucienne. Il y en a. Mais non, ne
protestez pas !
Samba Diallo tait atterr. Il ne comptait plus les
occasions, depuis son arrive en France, o le refus dun
verre offert avait soudain failli gcher absurdement les
fragiles moments de ses premiers contacts avec les gens.
Comment, vous ne buvez pas ? Vous navez jamais
bu la moindre goutte dalcool, demanda Pierre, lair ahuri.
Non, sexcusa Samba Diallo. Ma religion linterdit. Je
suis musulman.
Mais, je connais bien des musulmans qui boivent,
moi, des Arabes, des Noirs
Oui, je sais.
M. Martial considra Samba Diallo. Comme il a
prononc cela, pensa-t-il. Il a fait claquer sa chahda
4
,
comme un tendard au vent.
Lucienne et sa mre vaquaient entre la cuisine et la
table. Samba Diallo, qui sentait les regards de Pierre et du
pasteur fixs sur lui, saisit son verre de jus de fruits et y but,
pour se donner une contenance. Il entendit que le pasteur
sadressait lui.
Lucienne a souvent parl de vous la maison. Elle a
t trs impressionne par la passion et le talent avec
lesquels vous menez vos tudes de philosophie.
Votre fille est trop bonne, monsieur. Elle aura trouv
cette faon logieuse pour moi de vous dire quel mal
considrable me donnent ces tudes.
Vous vous destinez donc lenseignement ?
Peut-tre enseignerai-je en effet. Tout dpendra de
ce quil sera advenu de moi au bout de tout cela. Vous
savez, notre sort nous autres, tudiants noirs, est un peu
celui de lestafette. Nous ne savons pas, au moment de
partir de chez nous, si nous reviendrons jamais.
Et de quoi dpend ce retour ? demanda Pierre.
Il arrive que nous soyons capturs au bout de notre
itinraire, vaincus par notre aventure mme. Il nous
apparat soudain que, tout au long de notre cheminement,
nous navons pas cess de nous mtamorphoser, et que
nous voil devenus autres. Quelquefois, la mtamorphose
ne sachve pas, elle nous installe dans lhybride et nous y
laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte.
Je ne crois pas que vous prouverez jamais cette
honte, quant vous, ni que vous vous perdrez, dit le
pasteur, en souriant avec beaucoup de douceur. Je crois
que vous tes de ceux qui reviennent toujours aux sources.
Nest-ce pas dailleurs cet attrait des sources qui vous a
orient vers la philosophie ?
Samba Diallo hsita avant de rpondre.
Je ne sais pas, dit-il finalement. Quand jy rflchis
maintenant, je ne puis mempcher de penser quil y a eu
aussi un peu de lattrait morbide du pril. Jai choisi
litinraire le plus susceptible de me perdre.
Pourquoi ? interrogea encore Pierre. Est-ce par
volont de dfi ?
Ce fut le pasteur qui rpondit, sadressant Samba
Diallo.
Non, je crois que cest par honntet. Nest-ce pas ?
Vous avez choisi de nous connatre par ce qui vous est
apparu le plus caractristique, le plus fondamental. Mais, je
voulais vous demander : ce que vous avez pu percevoir de
lhistoire de notre pense vous est-il apparu radicalement
tranger, ou bien vous tes-vous un peu reconnu, tout de
mme ?
Samba Diallo neut pas une hsitation, comme sil et
dj longuement rflchi cette question.
Il ma sembl que cette histoire avait subi un
accident qui la gauchie et, finalement, sortie de son projet.
Est-ce que vous me comprenez ? Au fond, le projet de
Socrate ne me parat pas diffrent de celui de saint
Augustin, bien quil y ait eu le Christ entre eux. Ce projet est
le mme, jusqu Pascal. Cest encore le projet de toute la
pense non occidentale.
Quel est-il ? demanda Pierre.
Je ne sais pas, dit Samba Diallo. Mais ne sentez-
vous pas comme le projet philosophique nest plus tout
fait le mme chez Pascal et chez Descartes dj ? Non
quils se soient proccups de problmes diffrents, mais
quils sen soient occups diffremment. Ce nest pas le
mystre qui a chang, mais les questions qui lui sont
poses et les rvlations quon en attend. Descartes est
plus parcimonieux dans sa qute ; si, grce cette
modestie et aussi sa mthode, il obtient plus de
rponses, ce quil apporte nous concerne moins aussi, et
nous est de peu de secours. Ne croyez-vous pas ?
Pierre ne rpondit que par une moue dubitative. Le
pasteur sourit.
Cramponnez-vous ferme votre opinion, dit-il, mme
sil vous semble que vous ne ltayez pas suffisamment.
Elle constitue bien une ligne de dmarcation, et ceux qui
sont de votre bord diminuent chaque jour. De plus, ceux
den face leur donnent mauvaise conscience par leur
assurance et leur succs dans laccumulation des
rponses partielles.
Mme Martial entra et appela les hommes table.
Le pasteur, qui sapprtait bnir le repas, nota que
Samba Diallo lavait prcd dans la prire. Le jeune
homme stait recueilli pendant un bref instant et avait
murmur imperceptiblement.
Lon commena de manger. Lucienne se tourna vers
Samba Diallo.
Tu sais, papa a failli commencer son ministre en
Afrique. Il ne te la pas encore dit ?
Ah ? senquit Samba Diallo en regardant tour tour
le pasteur et sa fille.
Cest bien vieux tout a, rpondit M. Martial avec une
pointe de mlancolie. Je rvais de fonder une mission qui
et t en Afrique, la dcouverte de pays o nul militaire,
nul mdecin, bon ou mauvais, ne nous et prcds. Nous
nous serions prsents, munis du seul livre de Dieu. Notre
tche tant dvangliser, jeusse vit demporter jusquau
mdicament le moins encombrant et le plus utile. Je voulais
que la rvlation dont nous aurions t les missionnaires
ne dt rien qu elle-mme, et ft littralement, pour nous,
une Imitation de Jsus-Christ. Du reste, je nen attendais
pas seulement ldification de ceux que nous aurions
convertis. Jescomptais quavec laide de Dieu, lexemple
de votre foi et raviv la ntre, que lglise noire que nous
aurions suscite et trs rapidement pris notre relais dans
le combat pour la foi Quand je mouvris de ce projet
mes suprieurs, ils neurent aucune peine men montrer
la navet.
Lorsquil se tut, Samba Diallo eut limpression quil
stait ht dabrger lvocation de son vieux rve. Il ne
ma pas tout dit, pensa-t-il. Ni que ses suprieurs ne lont
pas convaincu, bien quil se soit soumis, ni quel grand
dbat a d le diviser de lui-mme.
Je me dis, pour ma part, quil est infiniment
regrettable quon ne vous ait pas suivi, dit-il au pasteur.
Hein ? Crois-tu vraiment quil tait plus urgent de
vous envoyer des pasteurs que des mdecins ? demanda
Lucienne.
Oui, si tu me proposes ainsi le choix entre la foi et la
sant du corps, rpondit Samba Diallo.
Il faut se fliciter quil ne sagisse l que dune
hypothse, dit Lucienne. Je suis sre que si le destin
pouvait te proposer ce choix
Il me la propos, il me le propose encore
prsentement. Mon pays se meurt de ne pas oser trancher
cette alternative.
mon avis, cest proprement insens !
Lucienne, voyons ! intervint Mme Martial.
Lucienne tait rose dexaspration et de confusion tout
la fois. Elle se tournait alternativement vers le pasteur et
vers Samba Diallo, comme indcise entre les deux. Il
semblait que le mme sentiment animt les deux hommes.
Dans leurs yeux, sur leurs lvres, il y avait le mme air
daffectueuse rprobation.
Je nai pas voulu mettre en cause la valeur de la foi,
dit enfin Lucienne dune voix rassrne. Jai seulement
voulu dire que la possession de Dieu ne devait coter
aucune de ses chances lhomme.
Je sais bien, dit Samba Diallo. Le scandale de ce
choix est difficilement admissible. Il existe cependant et
me parat tre un produit de votre histoire.
Puis il ajouta avec, sembla-t-il, un regain dpret :
Pour ma part, si la direction de mon pays
mincombait, je nadmettrais vos mdecins et vos
ingnieurs quavec beaucoup de rticence, et je ne sais
pas si, la premire rencontre, je ne les aurais pas
combattus.
Sache du moins en quelle compagnie tu te serais
trouv, dans ce combat, dit Lucienne. Ta cause est
dfendable, peut-tre ; le malheur est que ceux qui la
dfendent nont pas toujours votre puret papa et toi. Ils
se parent de cette cause, pour couvrir des desseins
rtrogrades.
Samba Diallo eut lair triste, soudain.
CHAPITRE II
Ayant, dun geste lent, achev de ceindre la tte de
Demba du turban blanc, le matre des Diallob entreprit
interminablement de saccroupir. Dune main, il sappuya
sur un genou, pendant que la main droite, paume ouverte,
descendait en tremblant vers le sol. Quand elle y eut atteint,
la main gauche suivit. Lassistance, immobile, observait.
Nul au monde, coup sr, ne stait, son existence
durant accroupi autant de fois que le matre des Diallob,
car nul navait pri autant que lui. Le grand ge et les
rhumatismes avaient fait de ce geste, chaque jour encore
vingt fois rpt, cette gymnastique grotesque et pnible
que lassistance mue suivait en haletant.
Lhomme entreprit de plier ses genoux, afin de leur faire
toucher le sol. Avec eux, toute la charpente du corps se mit
craquer. Soudain, il scroula et demeura immobile, le
temps de reprendre son souffle. Dun coin de lassistance
monta un faible sanglot, vite retenu.
Le vieillard, tendu terre sur le ventre, se roula sur lui-
mme, de manire reposer sur le dos et marqua une
nouvelle pause pour souffler. Prenant appui sur ses coudes
replis, il redressa le buste et sassit enfin. Un soupir
monta de lassistance, qui couvrit celui du matre, puis le
silence stablit.
Je ne suis rien, dit le matre haletant. Je vous supplie
de sentir avec moi, comme moi, que je ne suis rien.
Seulement un cho minuscule qui prtendit, le temps de sa
dure, se gonfler de la Parole. Prtention ridicule. Ma voix
est un mince filet qutouffe ce qui nest pas ma voix. La
Parole dont prtendit se gonfler ma voix est luniversel
dbordement. Ma voix ne peut pas faire entendre son bruit
misrable, que dj la dure par deux fois ne lait bouche
et emprisonne. Ltre est l, avant quelle slve, qui est
intact, aprs quelle sest tue. Sentez-vous comme je suis
lcho vain ?
Nous le sentons, dit le fou, en rprimant un nouveau
sanglot.
La Parole tisse ce qui est plus intimement que la
lumire ne tisse le jour. La Parole dborde votre destin, du
ct du projet, du ct de lacte, tant les trois de toute
ternit. Je ladore.
Matre, ton propos nous dpasse, dit le forgeron.
Je ne vous parlais pas.
Parle-nous.
Le matre considra lhomme, que son regard parut
percer.
Un matin donc, tu te rveilles, lui dit-il. Le flot obscur
a reflu loin, autour dun dur surgissement ; cest bien toi,
nul autre ta place, qui es veill. Cette sourde inquitude
qui gonfle en mme temps que sinstalle la lumire, cest
toi quelle emplit : cet homme que terrifie le souvenir de sa
mort, cest toi qui lcartes et te lves. Tu crois en Dieu.
Tu te prcipites et pries. Cette famille dpourvue de
nourriture et certaine de manger aujourdhui, cest la tienne
qui attend que tu la nourrisses. Tu la hais, tu laimes aussi.
Voici que tu lui souris et la couves, tu te lves et sors dans
la rue ; ceux que tu rencontres sont ton image ; tu leur
souris, ils te sourient, tu les mords, ils te mordent, tu les
aimes et tu les dtestes, tu les approches puis tu
tloignes, tu les vaincs et ils te battent : tu reviens chez toi,
oblitr et charg de nourriture. Ta famille mange, tu
souris, elle sourit, contente, tu te fches : il faut repartir.
Cette famille dpourvue de nourriture et certaine de
manger, cest la tienne qui attend que tu la nourrisses. Cet
homme quagresse le souvenir de sa mort, cest toi qui
lcartes et te lves. Tu crois en Dieu, tu te prcipites et
pries De qui ai-je parl ?
De moi, matre, dit le forgeron atterr.
Non, dit le matre, cest de moi.
Le fou clata derechef en sanglots, honts et
puissants.
*
* *
Un homme, fut-il jamais aussi familier des sommets,
que ce vieillard qui pleure son chec ? songeait Demba. Il
a le vertige et me cde le pas.
Il croit son vertige d son grand ge. Il a raison. Ma
jeunesse se permettra plus de tmrit ; elle est plus
obtuse, et cest bien ainsi. Il hsite, je trancherai. Mais
sagit-il bien dge ? Samba Diallo, mon ge, lui aussi,
hsiterait, cest sr. Donc, je suis obtus. Mais je
trancherai.
Il est bien que ce jeune homme remplace le matre, se
flicita la Grande Royale. Il na pas, il naura jamais ce got
du vieil homme qui prfre les valeurs traditionnelles,
mme condamnes et mourantes, aux valeurs
triomphantes qui nous assaillent. Ce jeune homme est
tmraire. Le sens du sacr ne le paralyse pas. Cest un
cuistre. Mieux que tout autre, il saura accueillir le monde
nouveau. Mais auparavant, le matre aura vcu, ainsi que
mon frre. Ainsi que mon jeune cousin oui Samba Diallo
aussi aura vcu, spirituellement. Pauvre enfant, qui et d
natre contemporain de ses anctres. Je crois quil en et
t le guide. Aujourdhui Aujourdhui
Pourquoi a-t-il fallu que je le laisse partir, se demanda
le chef des Diallob. Il a le mme ge que ce jeune homme
quon vient de faire matre des Diallob. Je leusse nomm
chef des Diallob, ma place, moins que le matre ne
let choisi pour porter son turban. Il et contenu le
mouvement des Diallob sur la voie troite qui serpente
entre leur pass et ces champs nouveaux, o ils veulent
patre et sbattre et se perdre. Au lieu quaujourdhui, me
voici en face de ce jeune homme, seul avec lui, abandonn
de mon vieux compagnon et matre.
Le vieux compagnon riait, en attendant. Le chef des
Diallob le regarda, curieux de savoir quelle nouvelle saute
lamusait, quand les larmes quil avait arraches au fou
staient peine sches. Ctait prcisment le fou qui le
mettait en joie. Sangl dans sa tunique militaire, linsens
tait agenouill en face du matre et lui parlait de prs, en
lui tenant le bras. Le mme rire distendait leurs visages,
trs proches lun de lautre, comme sils eussent cherch
ntre entendus de personne autour deux.
Voulez-vous dire la prire, maintenant, matre ?
demanda le chef.
Le vieil homme carta doucement le fou, fit face
Demba, tendit les bras dans un geste de prire. Toute
lassistance suivit.
la fin de la prire, Demba dclara qu partir du
lendemain, il modifierait les horaires du foyer. Ainsi, tous
les parents qui le voudraient pourraient envoyer leurs fils
lcole trangre. Car, conclut-il, le Prophte la
bndiction soit sur lui a dit : Vous irez chercher la
Science, sil le faut, jusquen Chine.
*
* *
Du premier coup dil, Samba Diallo reconnut lcriture
du chef des Diallob. Il sempara de la lettre et grimpa les
escaliers en courant.
Comment lhomme, dont le sort est de vieillir, puis de
mourir, peut-il prtendre gouverner qui est lart,
chaque instant, davoir lge et les dsirs de la gnration
qui change et ne vieillit pas ? avait crit son cousin. Nul
autant que moi na connu le pays des Diallob. Ses dsirs
naissaient en moi avant mme quil les pressentt. Jtais
lminence qui accueille et rflchit les premiers rayons
venus des profondeurs du monde. Toujours je prcdais et
nen prouvais ni inquitude ni fatuit. En mme temps,
jtais larrire-garde. Je ntais jamais rassasi, que les
dsirs du dernier des Diallob neussent t combls. Les
temps ont bien vcu, o je contenais ce pays, sans que nul
de nous dbordt lautre.
Il tait lui-mme, il tait le pays, et cette unit ntait
fissure daucune division, pensa Samba Diallo en
sarrtant de lire. mon pays, dans le cercle de tes
frontires, lun et le multiple saccouplaient hier encore, je
savais bien que je ne lai pas rv ! Le chef et la multitude,
le pouvoir et lobissance taient du mme bord et cousins
issus de germains. Le savoir et la foi coulaient de source
commune et grossissaient la mme mer. lintrieur de
tes frontires, il tait donn encore de pntrer le monde
par le grand portail. Jai t le souverain qui, dun pas de
matre, pouvait franchir le seuil de toute unit, pntrer au
cur intime de ltre, lenvahir et faire un avec lui, sans que
nul de nous dbordt lautre. Chef des Diallob, pourquoi
a-t-il fallu que je franchisse la frontire de ton royaume ?
Aujourdhui, poursuivait le chef, tout fuit et scroule
autour de mon immobilit, comme la mer le long du rcif.
Je ne suis plus le repre, mais lobstacle que les hommes
contournent pour ne pas labattre. Si tu pouvais voir de
quels regards ils mpient ! Ils sont pleins de sollicitude et
de piti ; de brutale dtermination aussi. Lheure sonne o
je choisirais de mourir, si jeusse dispos de ce choix.
Hlas, je ne puis mme pas faire comme ton vieux
matre, dpouiller cette partie de moi-mme qui appartient
aux hommes et la leur laisser entre les mains, en me
retirant.
Un soir, il est venu moi, selon cette vieille habitude
que tu lui connais. Le fou, qui ne le quitte plus, lui tenait le
bras et tous les deux riaient comme des enfants, contents
dtre ensemble. Voici que la valle va prendre cong de
la montagne , dit le fou, et je me sentis tout triste, soudain,
comme jamais depuis la mort de mon pre. La valle
profonde, o clapote le cur du monde Chut, tais-toi,
linterrompit le matre. Tu mavais promis dtre sage. Si tu
ne les pas, nous allons repartir. Le fou se tut.
Je ne quittais pas le matre du regard. Il ntait pas
triste.
Demain, me dit-il, je remettrai le turban Demba,
sil plat Dieu.
Il ne peut en rsulter que du bien, si vous lavez
dcid, acquiesai-je.
Avez-vous peru comme je suis bte ? senquit-il.
Jai, depuis longtemps, senti que jtais le seul obstacle au
bonheur de ce pays. Jai feint de ntre pas cet obstacle.
Jesprais mais cela, je le sais maintenant seulement
que le pays me passerait dessus, de sorte quil obtnt
son bonheur sans que je perdisse ma bonne conscience.
Vous tes injuste pour vous-mme.
Quen savez-vous ?
Ce nest pas vous-mme que vous dfendiez, mais
Dieu.
Que vient-il faire ici ? Vous voyez, vous-mme je
vous ai abus. Dieu fut ma grande trouvaille. Je suggrais,
par mon attitude, que cest lui que je dfendais. Mais, je
vous le demande, peut-on dfendre Dieu des hommes ?
Qui le peut ? Qui a ce droit ? qui Dieu appartient-il ? Qui
na pas le droit de laimer ou de le bafouer ? Songez-y,
chef des Diallob, la libert daimer ou de har Dieu est
lultime don de Dieu, que nul ne peut enlever lhomme.
Matre, je parle de ces hommes qui habitent le
pays des Diallob. Ils sont, sous nos yeux, comme des
enfants. Nous avons le devoir de leur prendre leur libert,
pour en user leur avantage.
Vous. Rien nest plus vrai. Pas moi.
Il se tut longuement. Quand il reparla, ce fut avec un
regain de tristesse.
Jai pens cette chose infme : que Dieu pouvait
tre un obstacle au bonheur des hommes. Comme cest
bte, mon Dieu, comme jai t bte ! La vrit est quil
sest toujours trouv des malins pour se servir de Toi.
Toffrant et Te refusant, de mme que si Tu leur eusses
appartenu, dans le dessein de maintenir dautres hommes
sous leur obissance. Chef des Diallob, songez quil
arrive que la rvolte de la multitude contre ces malins
prenne la signification dune rvolte contre Lui. Quand, au
contraire, elle est la plus sainte de toutes les guerres
saintes !
Longtemps, il me parla ainsi, balayant toutes mes
objections, pleurant sur sa turpitude. Dans son coin, le fou
stait endormi
Samba Diallo laissa tomber la lettre.
Et puis non, pensa-t-il. Que me font leurs problmes ?
Jai le droit de faire comme ce vieil homme, de me retirer
de larne ou senchevtrent leurs dsirs, leurs infirmits,
leur chair, de me retirer au-dedans de moi-mme. Aprs
tout, je ne suis que moi-mme. Je nai que moi.
Il se leva, sapprta et se mit au lit. Tard dans la nuit, il
saperut quil avait oubli de faire sa prire du soir, et dut
se faire violence pour se relever et prier.
*
* *
Mon Dieu, Tu ne Te souviens donc pas ? Je suis bien
cette me que Tu faisais pleurer en lemplissant. Je ten
supplie, ne fais pas que je devienne lustensile que je sens
qui svide dj. Je ne tai pas demand de faire clore
cette lueur qui, un jour, perut quelle ardait. Tu mas voulu.
Tu ne saurais moublier comme cela. Je naccepterais pas,
seul de nous deux, de ptir de Ton loignement
Souviens-Toi, comme tu nourrissais mon existence de
la tienne. Ainsi, le temps est nourri de la dure. Je te
sentais la mer profonde do spandait ma pense et en
mme temps quelle, tout. Par toi, jtais le mme flot que
tout.
Ils disent que ltre est cartel de nant, est un
archipel dont les les ne se tiennent pas par en dessous,
noyes quelles sont de nant. Ils disent que la mer, qui est
telle que tout ce qui nest pas elle y flotte, cest le nant. Ils
disent que la vrit, cest le nant, et ltre, avatar multiple.
Et toi, tu bnis leur errement. Tu lui attaches le succs
comme lendroit lenvers. Sous le flot de leur mensonge
qui stend, la richesse cristallise ses gemmes. Ta vrit
ne pse plus trs lourd, mon Dieu
Le matin trouva Samba Diallo accroupi tout veill sur
le tapis des prires, les membres nous de douleur.
Il songea quil fallait quil crive son pre.
CHAPITRE III
Juin tirait sa fin, et dj il faisait sur Paris une chaleur
accablante.
Samba Diallo, lentement, descendait le boulevard
Saint-Michel. Il marchait dans un tat de demi-somnolence,
engourdi par la chaleur. Un filet tnu de pense claire filtrait
avec difficult de la lourde nappe de ses sensations,
comme un courant deau frache travers la masse inerte
dune mer tide. Samba Diallo sefforait de concentrer ce
qui lui restait dattention au point de rsurgence de la petite
lueur.
Ces rues sont nues, percevait-il. Non, elles ne sont
pas vides. On y rencontre des objets de chair, ainsi que
des objets de fer. part cela, elles sont vides. Ah ! on y
rencontre aussi des vnements. Leur conscution
encombre le temps, comme les objets encombrent la rue.
Le temps est obstru par leur enchevtrement mcanique.
On ne peroit pas le fond du temps et son courant lent. Je
marche. Un pied devant, un pied derrire, un pied devant,
un pied derrire, un deux un deux Non ! Il ne faut
pas que je pense : un deux un deux Il faut que je
pense autre chose. Un deux un deux un Malte
Laurids Brigge Tiens ! Oui je suis Malte Laurids
Brigge. Comme lui, je descends le boulevard Saint-Michel.
Il ny a rien que moi que mon corps, veux-je dire. Je le
touche, je touche ma cuisse travers la poche de mon
pantalon. Je pense mon gros orteil droit. Il ny a rien, que
mon gros orteil droit. Sinon, leur rue est vide, leur temps
encombr, leur me ensable l-dessous, sous mon gros
orteil droit et sous les vnements et sous les objets de
chair et les objets de fer les objets de chair et
Soudain, il eut conscience dun obstacle, l, devant son
corps. Il voulut contourner. Lobstacle tait opinitre.
Samba Diallo sut quon sollicitait son attention.
Bonjour, monsieur, dit lobstacle.
Ce fut comme si cette voix le rveillait. Devant Samba
Diallo se tenait un vieux ngre.
Il devait avoir la mme taille que le jeune homme,
malgr son grand ge. Il portait de vieux habits et le col de
sa chemise tait dune propret douteuse. Un bret noir
coupait sa chevelure blanche et ses bords paraissaient
ainsi enfoncs dans la calotte crnienne. Il tenait une canne
blanche, le regard de Samba Diallo sattacha ses yeux
pour voir sil tait aveugle. Lhomme ne ltait pas, mais
une taie blanche recouvrait toute la surface centrale de lil
gauche. Lil droit tait sans anomalie, bien quil prsentt
des stigmates de fatigue. En souriant, la bouche dcouvrit
de vieilles dents jaunes, espaces et plantes de guingois.
Bonjour, monsieur, rpondit Samba Diallo, tout fait
rveill maintenant et qui en prouvait un grand bien-tre.
Excusez un vieil homme de vous arrter ainsi, sans
faon. Mais on est compatriotes, nest-ce pas ? De quel
pays tes-vous donc ?
Du pays des Diallob.
Ah, dAfrique Noire ! Jai connu bien des vtres,
commencer par vos deux premiers dputs, Blaise Diagne
et Galandou Diouf, qui taient Sngalais, je crois. Mais,
voulez-vous que nous nous attablions quelque part, si du
moins vous ntes pas press ?
Ils sinstallrent la terrasse dun caf.
Je mappelle Pierre-Louis. Jai t magistrat et jai
servi un peu partout, chez vous, pendant vingt ans. La
retraite est venue ensuite, point nomm. Je commenais
avoir assez des emmerdements du systme. Alors, je
suis descendu du sige pour aller de lautre ct du
barreau. Douze annes durant, jai dfendu mes
compatriotes gabonais, camerounais, contre ltat et les
colons franais. De la merde, ces colons
Do tes-vous exactement ?
Je ne sais pas. Mon arrire-grand-pre sappelait
Mohammed Kati oui, Kati, comme lauteur du Tarikh El
Fettch et il tait de la mme rgion que son grand
homonyme, du cur mme du vieil empire du Mali. Mon
arrire-grand-pre a t fait esclave et envoy aux Iles o il
fut rebaptis Pierre-Louis Kati. Il a supprim le nom de Kati
pour ne pas le dshonorer et sest appel Pierre-Louis tout
court. Que boirez-vous donc ? demanda-t-il Samba
Diallo.
Quand le garon se fut loign pour aller chercher les
commandes, Pierre-Louis revint Samba Diallo.
Que disais-je donc ? Ah, oui, je vous disais que les
colons et ltat franais se nourrissaient alors des pauvres
Camerounais et Gabonais. Ha ! Ha ! Ha !
Lhomme riait comme sil toussait, du fond de la
poitrine, bouche ouverte, et sans que son visage ni ses
lvres ni ses yeux participt le moins du monde cette
hilarit. Le rire ne montait pas et sarrtait aussi
brusquement quil avait commenc, sans dcrotre.
Au Cameroun, la source de tous les litiges tait que
les Franais prtendaient avoir hrit plus de droits que
nen avaient rellement dtenus leurs prdcesseurs
allemands. Avez-vous tudi le droit, monsieur ?
Non.
Cest bien dommage. Tous les Noirs devraient
tudier le droit des Blancs : franais, anglais, espagnols, le
droit de tous les colonisateurs, ainsi que leurs langues.
Vous devriez tudier la langue franaise je veux dire,
profondment. Quelles tudes faites-vous ?
Jachve une licence de philosophie.
Ah, excellent, mon fils. Cest trs bien. Car, savez-
vous : ils sont l, tout entiers, dans leur droit et leur langue.
Leur droit, leur langue, constituent la texture mme de leur
gnie, dans ce quil a de plus grand et dans ce quil a de
plus nfaste, aussi. Bon, voyons, que disais-je ? Ah, oui !
Donc, les Franais, mandataires de la S. D. N., ne
pouvaient dtenir plus de droits que leurs mandants. Or, la
S. D. N. elle-mme, savez-vous ce quelle a hrit de
lAllemagne, sagissant du Cameroun ? Elle a hrit un
procs ! Pas plus ! Ha ! Ha ! Ha ! Je vous tonne, hein ?
Jai des documents, chez moi. Je vous les montrerai. Vous
y verrez que les Allemands avaient sign des traits
damiti et de protectorat avec les souverains
camerounais. Le kaiser traitait dgal gal avec lesdits
souverains, et cest ainsi que les princes camerounais ont
t levs dans la Cour impriale mme, avec les fils de
lEmpire germanique. On a voulu nous faire croire que les
Allemands taient racistes fondamentalement, plus que
les autres nations blanches occidentales. Cest faux !
Hitler, oui, et ses nazis, ainsi que tous les fascistes du
monde, sans doute. Sinon, les Allemands ne sont pas plus
racistes que les colons civils ou militaires de toutes
nationalits : souvenez-vous de Kitchener Khartoum, des
annes franaises de la conqute dAlgrie, de Cortez, au
Mexique, etc. Ce quil y a, cest que les Allemands sont des
mtaphysiciens. Pour les convaincre, il faut des arguments
de transcendance pure, et leurs racistes lont compris.
Ailleurs, on est juriste, et on se justifie du Code ; ailleurs
encore, on combat pour Dieu et on se justifie de Lui pour
redresser ses cratures tordues ou les massacrer si
elles rsistent Que disais-je ? Ah, oui ! Donc, tout alla
bien et fort civilement, entre les Allemands et les
Camerounais, tant quon sen tint aux traits. Avec
lagrment des princes, les Allemands encourageaient les
cultures dexportation en achetant cher les produits aux
ngres, et en leur bottant le derrire, sans racisme aucun
croyez-moi, sils ne voulaient pas travailler. La bagarre
commena quand, sous prtexte de je ne sais quelle
ncessit dassainir le pays, les Allemands prtendirent
faire main basse sur les terres des Camerounais. Les
princes constiturent, en Allemagne mme, un avocat pour
dfendre leur cause. La justice allemande donna raison
aux Camerounais et ltat allemand laissa laffaire en
suspens, car la guerre clatait. Les Franais remplacrent
les Allemands au Cameroun. Peuvent-ils prtendre, je vous
le demande, plus qu lhritage dun procs ?
Si cest ainsi, videmment, commena Samba
Diallo.
Cest ainsi, monsieur. mon tour, jeus lhonneur
comme avocat dhriter la charge de dfendre le droit
naturel des Camerounais sur leur terre. Ce devoir, jai t
jusqu Genve pour men acquitter. Cest un lion,
monsieur, que vous avez devant vous, qui rugit et bondit
chaque fois quil est port atteinte la cause sacre de la
libert !
De fait, le vieil homme, dans son dlire, secouait sur les
tasses de caf une crinire de lion. Samba Diallo avait
senti monter en lui, la manire dune onde chaude, un
fort sentiment de sympathie pour ce vieux ngre. En ce
jour, pensait-il pendant que Pierre-Louis radotait, dans ces
rues o je me dsesprais que le temps ft recouvert par
lignoble sdiment de lvnement et de lobjet, voici que
lme des temps, voici que la passion rvolutionnaire surgit
devant moi, ainsi que ses rves fous. Sous la crinire du
vieux lion noir, cest le mme souffle qui agita Saint-Just
qui continue dagiter lespce. Mais, en vrit, de Saint-
Just ce vieux fou de Pierre-Louis, la dure sest alourdie,
comme mrit un fruit. La Rvolution franaise est
ladolescence de la rvolution, aussi un adolescent
lincarna-t-il mieux que tout autre. Avec le vingtime sicle
est-ce le grand soir de la rvolution qui sannonce ? Voici
que fbrilement elle se barricade dans lombre, derrire la
peau noire du dernier des esclaves, Pierre-Louis. Est-ce
pour livrer son ultime combat ?
Vous ne mavez pas dit votre nom, monsieur.
Samba Diallo sursauta et rpondit :
Je mappelle Samba Diallo. Je vous ai dj dit, je
crois, que je suis tudiant. Tenez, voici mon adresse et il
tendit une carte Pierre-Louis.
Voici la mienne, rpondit ce dernier. Jaimerais vous
avoir chez moi, un de ces jours. Je ne vous ennuierai pas
trop. Dailleurs, ma petite famille y veillera, vous verrez.
Ils se levrent et Pierre-Louis prit cong de son nouvel
ami.
CHAPITRE IV
Ds quil fut entr dans le caf, Samba Diallo aperut le
bras lev de Lucienne qui lui faisait signe. Il se dirigea vers
elle, en souriant, et lui tendit la main.
Loiseau nest sur la fleur balanc par le vent
Et la fleur ne parfume et loiseau ne soupire
Que pour mieux enchanter lair que ton sein
respire,
dclama-t-il en sasseyant.
Elle retira sa main et fit mine de lui en fermer la bouche.
Idiot !
Il baissa la tte, rabattit les commissures de ses lvres,
renifla et mima si bien un gros dpit denfant quelle clata
de rire.
Si je ne te savais pas si vieux Turc, jaurais jur que
tu as bu, dit la jeune fille avec la gravit dun mdecin
nonant un diagnostic.
Mais voil, je nai pas encore bu ! Je men vais le
faire cependant.
Il fit signe au garon et commanda un caf. Puis, il se
tourna vers Lucienne.
Le caf ne me vaut rien, je le sais, mais je ne cesse
pas den boire. Cest ce signe, entre autres, que je
reconnais la prsence, parmi nous, de la Fatalit
Lucienne, les coudes sur la table, le menton pos sur
ses mains ouvertes, fixait maintenant sur lui un regard qui
exprimait la rsignation.
Bon, dit-il. Voici mon caf. Je ne dirai plus rien. Je
tcoute.
Le garon dposa le caf et Samba Diallo commena
de le boire en observant Lucienne.
Il avait un peu redout ce rendez-vous. Depuis le soir o
il avait dn chez la jeune fille, ils ne staient revus que trs
peu, notamment loccasion des examens de fin danne.
Il y avait, bien sr, une excuse dont Samba Diallo pouvait
arguer : les rvisions. Mais la jeune fille savait son emploi
du temps, et que lapproche des examens ne lavait que
fort peu modifi. Elle savait quen tout tat de cause, sil
avait voulu la voir, il et dispos du temps ncessaire. Il
sentait quelle ntait pas dupe.
Mais il ne pouvait pas non plus avouer la raison de sa
retenue soudaine : limpossibilit de supporter plus
longtemps la tranquille inquisition de ce regard bleu que la
jeune fille avait fix sur lui depuis les premiers moments de
leur rencontre. Que voulait Lucienne ?
Un jour, aprs les examens quils avaient russi tous les
deux, il avait reu un mot delle : Si la mention que tu as
obtenue tes examens ne ta pas tourn la tte, peut-tre
te souviendras-tu de moi ?
Tu vois, je mefforce la plaisanterie. Jai
malheureusement tout lieu de craindre que la raison de ta
retenue ne soit plutt mon attitude stupide, lorsque tu es
venu dner la maison. Javais seulement cru quavec un
philosophe, je pouvais discuter en toute libert, sans
craindre de dbusquer de vieilles susceptibilits.
Jaimerais mexpliquer de tout cela, si tu es disponible.
Fixe-moi un rendez-vous.
Il avait fix ce rendez-vous et y tait venu non sans
apprhension, craignant tout ce quelle pourrait deviner de
lui. Il avait souhait maintenir la conversation sur le ton
badin quils avaient adopt, mais il semblait que Lucienne,
pour sa part, ne lentendt pas ainsi, cette fois.
Je ne tai jamais vu cet aimable brio, constata-t-elle
en souriant.
Je te mnageais. Jai dautres talents et si tu veux
Elle lui saisit la main.
Samba Diallo, tai-je vraiment vex en te parlant
comme je lai fait, lautre soir ?
Mais non, voyons, je ne vois dailleurs pas ce qui
aurait pu me vexer.
Je ne sais pas. Aprs coup, jai pens que jai t un
peu vive. Je nai pas voulu te blesser, en tout cas
Elle hsitait, comme si elle cherchait quajouter dautre,
pour se faire pardonner de son camarade.
Lucienne, Lucienne, tu ne sais pas mnager tes
effets. L, de toute vidence, Shakespeare simposait :
Si, en lanant ma flche par-dessus le toit etc. Voir
Hamlet.
Est-ce que tu vas mcouter la fin, dit-elle en
frappant du pied.
Il redevint srieux.
Oui, Lucienne. Je tcoute.
Voil. Je voulais te dire aussi que je suis inscrite au
parti communiste
Je le savais
Ah tu savais ?
Oui. Je tai vue distribuer des tracts.
Un jour, en effet, il lavait vue distribuer des tracts la
porte de la Sorbonne. Il avait ht le pas, avait saisi un des
tracts des mains dune autre jeune fille qui en distribuait
aussi et stait loign rapidement de peur dtre vu de
Lucienne. Au coin de la rue, il avait dpli le papier. Il tait
sign du Parti. Du mme coup, une infinit de petits faits
quil avait observs, de propos quil avait nots, staient
rassembls dans son souvenir et avaient achev de le
convaincre. Il saperut que cette dcouverte ne le
surprenait pas beaucoup nanmoins, comme si depuis leur
rencontre, il avait pens que cette jeune fille ne pouvait tre
mue que par des fidlits de cet ordre. Il en avait ressenti
un regain destime pour elle. Il admirait que la propre fille
dun ministre du culte, de lenvergure de M. Martial et
survcu laridit de ce chemin de Damas rebours. Ce
que Samba Diallo savait de la culture et de lintelligence de
Lucienne le convainquait assez que cette aventure
spirituelle navait pas t banale ni escamote, mais bien
quelle avait t rude, de bout en bout vcue dans la clart.
Il ne semblait pas Samba Diallo quil et eu lenvergure
de survivre pareille aventure.
et tu vois, ajouta-t-il lentement, jen ai conu un
regain dadmiration pour toi.
Elle rougit un peu et dit :
Jaccepte ton admiration et la porterai dsormais
comme une parure. Mais, elle nenrichit que moi
Elle hsita, baissa les yeux.
Sur la table, ses mains pliaient et dpliaient le papillon
de la commande, laiss par le garon. Ses joues taient
roses, mais lobstination de son petit front, la rgularit
de son souffle, on devinait quelle tait dcide aller
jusquau bout de sa pense.
Ce fut Samba Diallo qui parla, cependant. La lumire
stait faite soudain dans son esprit ; il avait compris ce
que lui voulait sa blonde camarade. Ds lors, il prit
loffensive.
Lucienne, mon combat dborde le tien dans tous les
sens.
Il stait pench sur la table et prenait ainsi lapparence
de quelque trange et immense oiseau de proie, aux ailes
dployes. Il semblait quune profonde exaltation let
envahi soudain :
Tu ne tes pas seulement exhausse de la nature.
Voici mme que tu as tourn contre elle le glaive de ta
pense ; ton combat est pour lassujettir. Nest-ce pas ?
Moi, je nai pas encore tranch le cordon ombilical qui me
fait un avec elle. La suprme dignit laquelle jaspire,
aujourdhui encore, cest dtre sa partie la plus sensible, la
plus filiale. Je nose pas la combattre, tant elle-mme.
Jamais je nouvre le sein de la terre, cherchant ma
nourriture, que pralablement je ne lui en demande pardon,
en tremblant. Je nabats point darbre, convoitant son
corps, que je ne le supplie fraternellement. Je ne suis que
le bout de ltre o bourgeonne la pense.
Les grands yeux bleus de Lucienne fixaient Samba
Diallo de toute leur immensit. Le visage ntait plus,
autour des yeux, quune vague aurole blanche, rose et
blonde.
Par l, mon combat est loin derrire le tien, dans la
pnombre de nos origines.
Samba Diallo stait relch sur sa chaise. Il semblait
maintenant quil se parlt lui-mme, avec une profonde
mlancolie.
Lucienne saisit et pressa sa main qui tait reste sur la
table. Il frissonna.
Mais non, je nai pas peur, protesta-t-il, comme sil
et voulu prvenir des paroles de compassion. Non, tu
vois, ma chance est que maintenant, tu es debout ;
japercevrai ta tte blonde et je saurai que je ne suis pas
seul.
Soudain, il retira sa main, et se pencha de nouveau :
Ne nous cachons rien, cependant. De ton propre
aveu, lorsque tu auras libr le dernier proltaire de sa
misre, que tu lauras rinvesti de dignit, tu considreras
que ton uvre est acheve. Tu dis mme que tes outils,
devenus inutiles, dpriront, en sorte que rien ne spare le
corps nu de lhomme de la libert. Moi, je ne combats pas
pour la libert, mais pour Dieu.
Lucienne dut se retenir de rire aux clats. Il vit
nanmoins son sourire et, paradoxalement, sourit aussi, en
se relchant encore plus. Il y avait le mme dfi dans leurs
deux sourires.
Jaimerais te poser une question indiscrte, dit-elle.
Ne rponds pas, si elle te gne vraiment.
Il sourit.
Je nai plus le choix : ne pas rpondre serait un aveu.
Je rpondrai donc.
Si on te proposait si un mdecin psychanalyste par
exemple te proposait de gurir ton peuple de cette partie
de lui-mme qui lalourdit, laccepterais-tu ?
Ah, parce que tu penses que cela relve de la
psychanalyse ? Et dabord, cet appel la psychanalyse
mtonne dune marxiste.
Je nai pas dit cela. Jai dit un mdecin comme je
dirais un prtre ou nimporte qui. Accepterais-tu dtre
dlivr ?
Cela ne me parat pas possible.
Jadmire au passage ta dfense impeccable, mais
rponds, sil te plat, ma question
Samba Diallo hsita, parut embarrass.
Je ne sais pas, dit-il finalement.
Trs bien, cela me suffit ! Et le visage de Lucienne
sclaira. Je sais maintenant que ta ngritude te tient
cur.
Javoue que je naime pas ce mot et que je ne
comprends pas toujours ce quil recouvre.
Que tu naimes pas le mot est la preuve de ton bon
got, dit simplement Lucienne.
Elle sadossa bien sur la banquette, pencha la tte de
ct et sourit lgrement.
Tu as beaucoup pratiqu le XIXe sicle russe, ses
crivains, ses potes, ses artistes, dit-elle. Je sais que tu
aimes ce sicle. Il tait rempli de la mme inquitude, du
mme tourment passionn et ambigu. tre lextrme bout
oriental de lEurope ? Ne pas tre la tte de pont
occidentale de lAsie ? Les intellectuels ne pouvaient ni
rpondre ces questions ni les viter. Comme toi la
ngritude , eux non plus naimaient pas entendre parler
de slavisme . Cependant, lequel dentre eux na pas pli
le genou, finalement, devant la Sainte Russie ?
Samba Diallo linterrompit :
Je te le disais bien ! et aucun prtre ou mdecin na
rien pu ce tourment.
Oui, mais Lnine ?
Samba Diallo se dressa sur sa chaise et considra
Lucienne. La jeune fille tait demeure paisible sa place.
Simplement, elle avait cess de sourire et regardait
Samba Diallo avec, semblait-il, une lgre anxit.
Samba Diallo, dit-elle, le lait que tu as suc aux
mamelles du pays des Diallob est bien doux et bien
noble. Fche-toi chaque fois quon te contestera et corrige
le crtin qui doutera de toi parce que tu es noir. Mais,
sache-le aussi, plus la mre est tendre et plus tt vient le
moment de la repousser
Samba Diallo regarda Lucienne droit dans les yeux et,
le cur battant, articula lentement :
Je crois que je prfre Dieu ma mre.
*
* *
Soudain, au milieu du courant, Samba Diallo cessa de
ramer et sadossa confortablement. En face de lui, lautre
bout de la barque, Lucienne, tendue le visage au soleil,
paraissait dormir.
Il aspira lair longuement, stira, regarda le ciel et
sourit.
Jaurais voulu que la chaleur du soleil sadouct
soudain, que le ciel bleut un peu plus, que leau du fleuve
court plus vite et ft plus de bruit. Lunivers, tout autour
devrait scintiller. Lucienne, nest-ce pas possible ? Quand
jtais enfant, jtais matre de cela. Jobtenais des matins
neufs ds que je les voulais. Et toi ?
Elle avait ouvert les yeux et le regardait, sans bouger
nanmoins.
Jamais. Sauf quand jallais la campagne. Et
encore, jobtenais tout juste des matins amliors ,
jamais ceux-l que tu suscitais.
Un long silence suivit.
Dis-moi, Lucienne, ne ris pas de moi aujourdhui.
Mme si je te parais saugrenu, ne ris pas. En ce jour, je
voudrais plonger, plonger en moi, au plus profond de moi,
sans pudeur. Je voudrais tant savoir si jai seulement rv
de tout ce bonheur dont je me souviens, ou sil a exist.
Je ne rirai pas : Quel bonheur ?
Le dcor est le mme. Il sagit de cette mme
maison quenferment un ciel plus ou moins bleu, une terre
plus ou moins vivante, leau y coule, les arbres y poussent,
des hommes et des btes y vivent. Le dcor est le mme,
je le reconnais encore.
Elle se redressa et saccouda sur le bord de
lembarcation.
Quel bonheur ? demanda-t-elle nouveau.
Lucienne, ce dcor, cest du faux ! Derrire, il y a
mille fois plus beau, mille fois plus vrai ! Mais je ne retrouve
plus le chemin de ce monde.
CHAPITRE V
Samba Diallo appuya sur le bouton de la sonnette et
attendit. travers la porte, il perut le silence brusque de
voix animes. La porte souvrit.
Entrez donc, monsieur.
Devant lui, souriante, se tenait une jeune fille. Samba
Diallo ne bougea pas, malgr linvite, comme fascin par
lapparition. Elle tait grande et bien prise dans un jersey
serr, dont la couleur noire rehaussait le teint chaud de
soleil couchant du cou, du visage et des bras. Une masse
pesante de cheveux noirs aurolait la tte et descendait en
un pan lourd jusquaux paules, o elle se confondait, ne
plus sen distinguer, avec le noir brillant du jersey. Le cou
tait gracile sans tre mince et sa sveltesse soulignait le
poids dune gorge ferme. Sur le soleil rouge du visage
clatait le jais des yeux immenses, le reflet tour tour
retenu et offert du sourire timide.
Entrez donc, monsieur. Nous vous attendions,
rpta-t-elle.
Pardon, sexcusa Samba Diallo, confus.
Il entra et attendit que la jeune fille et ferm la porte
derrire lui. Il la suivit, et son regard sattarda sur le lent
ondoiement du buste quanimait le rythme de jambes
longues, et quil devinait fines, dans le prolongement de
petits pieds chausss de mocassins.
la porte du salon, un rire bien connu accueillit Samba
Diallo.
Ha ! Ha ! Ha ! le voici ! Voici lhomme nouveau. Il est
jeune, il est neuf, il
Pierre-Louis, prsente-nous monsieur, et cesse de
bavarder comme un vieux fou.
La personne qui venait de parler tait une grosse
mtisse, couverte de bijoux, qui fixait sur Samba Diallo un
regard maternel.
Bon, bon, obtempra le vieux fou. Jeune homme,
voici ma femme, Adle. Telle que vous la voyez, malgr
ses cris, elle a du sang royal, tant princesse gabonaise.
Ce disant, Pierre-Louis se tenait une distance
prudente de la grosse princesse. Samba Diallo sinclina et
prit la lourde main abondamment bague, qui lui tait
tendue.
Ce rayon de soleil, l-bas, qui cherche se cacher
de votre regard, cest ma petite-fille. Elle na quune seule
imperfection, qui napparat pas de prime abord dailleurs :
elle sappelle Adle aussi.
Samba Diallo sut gr la princesse bague du
projectile un ventail pliant quelle envoya sgarer par-
dessus la tte de Pierre-Louis. Les rires et lagitation
abritrent son trouble au moment o il sinclinait devant
lapparition et serrait une petite main quil crut sentir
trembler dans la sienne.
Et voici mes deux fils : capitaine Hubert Pierre-Louis,
qui est le pre dAdle, et Marc qui est ingnieur.
Samba Diallo changea deux rudes poignes de main.
Ce sera tout pour ce soir, conclut Pierre-Louis
comiquement.
Vous avez beaucoup impressionn mon pre,
Samba Diallo, dit Marc. Il na fait que nous parler de vous.
Samba Diallo parut surpris et allait se rcrier, quand la
princesse bague len dispensa.
Je sais la raison de lenthousiasme de Pierre-Louis,
dit-elle. Vous lavez cout : rien ne limpressionne tant, et
moi aussi du reste. Jai su par l quelle ducation est la
vtre.
Tout le monde rit et Samba Diallo en profita pour cder
une furieuse envie de regarder Adle.
La jeune fille, assise mme le tapis, la tte sur les
genoux de Pierre-Louis, fixait Samba Diallo de ses grands
yeux.
Le jeune homme en prouva un sentiment de plaisir
quil regretta aussitt, puis ce regret lui-mme le surprit.
Tiens, tiens, se dit-il. On dirait que MBare bouge. Le
voici qui adresse des clins dil canailles une jeune fille
quil voit pour la premire fois. MBare, nom typique
desclave au pays des Diallob, tait le sobriquet dont les
parents de Samba Diallo usaient du temps de son
enfance, pour lui faire honte dun mauvais comportement.
Il rpondit Marc :
Cest moi qui suis reconnaissant votre pre davoir
conjur le dcouragement qui menvahissait lentement,
lorsque je le rencontrai il y a un mois. Je ne sais si vous
avez ressenti parfois cette impression poignante de
vacuit que donnent les rues de cette ville par ailleurs si
bruyante cependant. Il y a comme une grande absence, on
ne sait de quoi. Jtais en proie cette trange sensation
lorsque je rencontrai votre pre, et jai eu limpression quil
me remettait flot, dans le courant.
Vous habitez seul, senquit Hubert, pratique.
Non, ce nest pas cela, intervint Marc. Jai souvent
entendu des hommes de couleur parler comme Samba
Diallo. Je crois, pour ma part, que cette impression
provient de ce que, paradoxalement, ils attendaient de
trouver Paris ce quils ont quitt pour y venir. Nest-ce pas
votre avis, Samba Diallo ?
Je ne crois pas que ce soit lenvironnement matriel
de mon pays qui me manque, si cest ce que vous voulez
dire.
Ah ! senquit Marc, intress. Essayez donc
dexpliquer. Vous savez, mon pre ma envoy ici depuis
ma plus tendre enfance, mais je me sens tranger aussi,
dans ce pays. Je voudrais bien savoir
Il nacheva pas sa phrase et attendit. Samba Diallo
hsita, ne sachant que dire. Son regard chercha celui de
Pierre-Louis, mais le vieil homme paraissait attendre
aussi.
Cest difficile, pronona enfin Samba Diallo. Ici, on
dirait que je vis moins pleinement quau Pays des Diallob.
Je ne sens plus rien, directement Vous savez, tout ceci,
la rflexion, me parat ridicule. Il se peut, aprs tout, que,
plus que mon pays, ce que je regrette, ce soit mon
enfance.
Essayez toujours. Dites comment se prsente votre
nostalgie.
Il me semble quau pays des Diallob lhomme est
plus proche de la mort, par exemple. Il vit plus dans sa
familiarit. Son existence en acquiert comme un regain
dauthenticit. L-bas, il existait entre elle et moi une
intimit, faite tout la fois de ma terreur et de mon attente.
Tandis quici, la mort mest redevenue une trangre. Tout
le combat, la refoule loin des corps et des esprits. Je
loublie. Quand je la cherche avec ma pense, je ne vois
quun sentiment dessch, une ventualit abstraite,
peine plus dsagrable pour moi que pour ma compagnie
dassurances.
En somme, dit Marc en riant, vous vous plaignez de
ne plus vivre votre mort.
Lon rit. Samba Diallo aussi, tout en acquiesant.
Il me semble encore quen venant ici, jai perdu un
mode de connaissance privilgi. Jadis, le monde mtait
comme la demeure de mon pre : toute chose me portait
au plus essentiel delle-mme, comme si rien ne pouvait
tre que par moi. Le monde ntait pas silencieux et neutre.
Il vivait. Il tait agressif. Il diluait autour de lui. Aucun savant
jamais na eu de rien la connaissance que javais alors de
ltre.
Aprs un court silence, il ajouta :
Ici, maintenant, le monde est silencieux, et je ne
rsonne plus. Je suis comme un balafon crev, comme un
instrument de musique mort. Jai limpression que plus rien
ne me touche.
Le rire de Pierre-Louis retentit, rocailleux et bref.
Ha ! Ha ! Ha ! Je sais ce que cest. Ce nest pas
labsence matrielle de votre terroir qui vous tient en
haleine. Cest son absence spirituelle. LOccident se
passe de vous, lon vous ignore, vous tes inutile, et cela,
quand vous-mme ne pouvez plus vous passer de
lOccident. Alors, vous faites le complexe du Mal Aim.
Vous sentez que votre position est prcaire.
Samba Diallo regarda Pierre-Louis, et, cette fois, les
yeux dAdle ne le retinrent pas. Le vieux bonhomme tait
grav, presque triste. Je sais maintenant la raison de la
folie de cet homme. Il a t trop lucide durant une vie trop
longue.
Il ny a que des intellectuels pour souffrir de cela,
trancha le capitaine Hubert. Du moment que lOccident
accepte de donner, quimporte sil refuse de prendre ?
Moi, a ne me gne pas.
Non, objecta Samba Diallo. Cest, au contraire, cette
attitude, capitaine, qui me parat impossible autrement
quen thorie. Je ne suis pas un pays des Diallob distinct,
face un Occident distinct, et apprciant dune tte froide
ce que je puis lui prendre et ce quil faut que je lui laisse en
contrepartie. Je suis devenu les deux. Il ny a pas une tte
lucide entre deux termes dun choix. Il y a une nature
trange, en dtresse de ntre pas deux.
Mais Marc sadressait Pierre-Louis :
Jaurais voulu trouver un argument pour rfuter ce
que tu viens de dire. Car, en un sens, il me semble que tu
nous as condamns. Comment lOccident aurait-il pu se
passer de nous si notre message navait pas t superflu,
de quelque faon ? LOccident poursuit victorieusement
son investissement du rel. Il ny a aucune faille dans son
avance. Il nest pas dinstant qui ne soit rempli de cette
victoire. Il nest pas jusqu ce loisir de philosopher, dont
nous usons prsentement, que nous ne devions lefficace
vigueur de leffort par lequel il tient le monde sur nos ttes,
comme un abri dans la tempte. Ds lors, peut-il rien
exister, hors cet effort, qui ait un sens ? Je vois bien ce qui
nous distingue deux. Notre premier mouvement nest pas
de vaincre comme ils font, mais daimer. Nous avons aussi
notre vigueur qui nous place demble au cur intime de la
chose. La connaissance que nous en avons est si intense
que sa plnitude nous enivre. Nous avons alors une
sensation de victoire. Mais o est cette victoire ? Lobjet
est intact, lhomme nest pas plus fort.
Samba Diallo sagita.
Moi je voyais, au propos de votre pre, une autre
porte, comment dirais-je ? plus historique. La
consquence en serait moins dsespre. Ce nest pas
dans une diffrence de nature, entre lOccident et ce qui
nest pas lOccident, que je verrais lexplication de cette
contrarit de leurs destins. Sil y avait une diffrence de
nature, il en et rsult en effet que, si lOccident a raison,
et parle haut, ncessairement ce qui nest pas lOccident a
tort et doit se taire ; que si lOccident sort de ses limites et
colonise, cette situation est dans la nature des choses et
est dfinitive
En effet, scria Pierre-Louis.
Samba Diallo se mit sourire alors, sollicit soudain
par un souvenir.
Jai une vieille cousine, dit-il, chez qui la ralit ne
perd jamais ses droits. On lappelle la Grande Royale. Elle
nest pas encore revenue de la surprise o lont plonge la
dfaite et la colonisation des Diallob. Je ne dois dtre
all lcole, et dtre ici ce soir, qu son dsir de trouver
une explication. Le jour o je prenais cong delle, elle me
disait encore ; Va savoir chez eux comment lon peut
vaincre sans avoir raison.
Voil une femme qui ne sen laisse pas conter, au
moins. Elle doit tre une bien grande princesse
Ce disant, Pierre-Louis coulait un regard de biais vers
la princesse bague, laquelle stait dsintresse de la
causerie et vaquait avec Adle, entre la table et la cuisine.
Vous disiez donc ? intervint Marc sadressant
Samba Diallo.
Il paraissait press de la suite.
Je ne pense pas que cette diffrence existe dans la
nature. Je la crois dartifice, accidentelle. Seulement,
lartifice a forci dans le temps recouvrant la nature. Ce qui
nous manque tant en Occident, nous qui venons de la
priphrie, cest peut-tre cela, cette nature originelle o
clate notre identit avec eux. La consquence est que la
Grande Royale a raison : leur victoire sur nous est aussi un
accident. Ce sentiment de notre absence qui nous pse ne
signifie pas que nous soyons inutiles, mais, au contraire,
tablit notre ncessit et indique notre tche la plus
urgente, qui est le dblaiement de la nature. Cette tche
est anoblissante.
Le capitaine Hubert sagita dans son fauteuil.
Javoue que je ne comprends pas. Tout ceci me
parat trop comment dire trop hors de la ralit. La
ralit, cest que nous avons un grand besoin deux et
quils sont notre disposition. Ou nous la leur, peu
importe.
Vous vous trompez, capitaine. Il importe beaucoup,
dit Samba Diallo, exaspr.
Mais il eut honte de son emportement, et poursuivit, plus
calmement.
Je comprends bien votre point de vue et ladmets en
un sens. Mais excusez-moi de vous dire quil me parat
insuffisant. Vous prtendez que le grand besoin o nous
sommes de lOccident ne nous laisse plus le choix, et
autorise seulement la soumission, jusquau jour o nous
aurons acquis leur matrise.
Puisque vous le comprenez si bien, dit le capitaine,
en souriant, expliquez-moi pourquoi votre gnration ne se
fait pas une raison et parat supporter si mal cette ide.
Cest que, si nous lacceptons et nous en
accommodons, nous naurons jamais la matrise de la
chose. Car nous naurions pas plus de dignit quelle. Nous
ne la dominerions pas. Lavez-vous remarqu ? Cest le
mme geste de lOccident, qui matrise la chose et nous
colonise tout la fois. Si nous nveillons pas lOccident
la diffrence qui nous spare de la chose, nous ne
vaudrons pas plus quelle, et ne la matriserons jamais. Et
notre chec serait la fin du dernier humain de cette terre.
La princesse bague survint bruyamment.
Vous autres, nouveaux ngres, vous tes dgnrs,
attaqua-t-elle. Vous ne savez plus manger. Vous ne savez
plus porter attention aux femmes. Votre vie se passe en
dbats interminables et forcens. Mangez donc ! Quand
vous aurez retrouv cela, vous aurez tout retrouv.
Pierre-Louis essayait, par des manuvres dtournes,
davoir Samba Diallo ct de lui, table. La princesse le
remarqua.
Venez ici, jeune homme. Vous vous mettrez entre
Adle et moi.
Comme vous avez raison, madame, lui dit Samba
Diallo ! Nous ne vivons plus. Nous sommes vides de
substance et notre tte nous dvore. Nos anctres taient
plus vivants. Rien ne les divisait deux-mmes.
Nest-ce pas ! se rjouit la princesse. Les hommes
taient pleins. Ils navaient pas vos penses moroses.
Cest, affirma Samba Diallo, quils avaient des
richesses que nous perdons chaque jour un peu plus. Ils
avaient Dieu. Ils avaient la famille qui ntait quun seul tre.
Ils possdaient intimement le monde. Tout cela, nous le
perdons petit petit, dans le dsespoir.
Je suis bien de ton avis, Samba Diallo, dit Marc en
fixant sur lui un regard pathtique. Je suis bien de ton avis,
rpta-t-il plus bas, pensivement.
Le capitaine clata de rire et Samba Diallo tressaillit.
Et toi, ma petite Adle ? Tu es aussi de leur avis
nest-ce pas ? demanda-t-il.
Adle sourit dun air confus, regarda Samba Diallo, puis
baissa la tte sans rpondre.
Mais le capitaine, abandonnant sa fille, stait tourn
vers Marc.
Samba Diallo eut conscience quon lui parlait. Ctait
Adle, la gauche de qui il tait plac. La jeune fille avait
russi vaincre le fort sentiment de timidit qui lavait
paralyse devant Samba Diallo, depuis quelle lui avait
ouvert la porte.
Je voulais dire, commena-t-elle.
Samba Diallo lencouragea dun sourire et se pencha
vers elle, car elle parlait bas, attentive ne pas gner la
conversation qui se poursuivait entre les hommes.
Je nai jamais t en Afrique, et jaimerais tant y
aller. Il me semble que jy apprendrais trs vite
comprendre les choses comme vous. Elles doivent tre
tellement plus vraies, vues de cette faon.
Peut-tre ne faut-il pas, justement, rpondit-il. Cest
pour apprendre comprendre autrement que nous
sommes ici, nous tous qui ne sommes pas dOccident.
Cest quoi vous devez dtre ne ici.
Mais je ne veux pas ! Ici, tout est tellement aride.
Vous savez, jai trs bien compris, tout lheure, quand
vous parliez. Comme vous aviez raison !
Ses grands yeux taient fixs sur Samba Diallo, pleins
despoir, comme si elle et attendu quil lui donnt tout de
suite ce pouvoir de comprendre les choses et les tres
quil avait voqu.
Sentirait-elle vraiment lexil , cette fille ne aux
bords de la Seine ? Cependant, elle na jamais connu
queux. Et son oncle Marc ? mes premiers mots, ils se
sont reconnus des ntres. Le soleil de leur savoir ne peut-il
vraiment rien lombre de notre peau ?
Samba Diallo tait loin de se douter de leffet
considrable que ses paroles ces aveux quil avait
regretts ds quil les avait profrs avaient produit sur
lexile des bords de la Seine . Lexil dAdle, bien
des gards, tait plus dramatique mme que le sien. Lui,
du moins, ntait mtis que par sa culture. LOccident
stait immisc en lui, insidieusement, avec les penses
dont il stait nourri chaque jour, depuis le premier matin
o, L., il avait t lcole trangre. La rsistance du
pays des Diallob lavait averti des risques de laventure
occidentale.
Lexemple toujours vivant de son pays tait l, enfin,
pour lui prouver, dans ses moments de doute, la ralit
dun univers non occidental. Adle navait pas son pays
des Diallob. Lorsquil lui arrivait de percevoir en elle un
sentiment ou une pense qui lui part trancher dune
certaine faon sur la toile de fond de lOccident, sa raction
avait t, longtemps, de sen carter avec terreur, comme
dune monstruosit. Loin que cette ambigut dcrt, elle
saccentuait au contraire de sorte que, progressivement,
Adle sinstalla dans la conviction quelle tait anormale de
quelque manire. Ce soir, en parlant sans retenue, comme
il lavait fait, de ce que lui-mme ntait pas loin de
considrer comme une monstruosit honteuse, Samba
Diallo venait, sans le savoir, de donner figure humaine
cette partie delle que la jeune fille croyait sans visage.
CHAPITRE VI
Adle, appela Samba Diallo.
Oui.
Je crois que je les hais.
Elle lui prit le bras et lobligea marcher.
Lautomne avait mri, puis pel les frondaisons des
arbres. Un petit vent aigrelet chassait les promeneurs des
quais. Adle poussa Samba Diallo vers le passage clout.
Ils traversrent la chausse et se dirigrent vers un caf.
Je ne les hais pas comme, peut-tre, tu penses, la
manire de ton grand-pre, par exemple. Ma haine est plus
complique. Elle est douloureuse. Cest de lamour rentr.
Ils pntrrent dans le caf presque vide et prirent une
table, dans un coin.
Que dsirez-vous quon vous serve ?
Le garon attendait. Ils commandrent deux cafs et
demeurrent silencieux, jusqu son retour. Ayant servi, il
partit.
Ma haine est une rdhibition damour. Je les ai
aims trop tt, imprudemment, sans les connatre assez.
Tu comprends ? Ils sont dune nature trange. Ils ninspirent
pas des sentiments simples. Nul ne devrait se lier eux
sans les avoir bien observs, au pralable.
Oui. Mais ils nen laissent pas le temps aux gens
quils conquirent.
Alors, les gens quils conquirent devraient se tenir
sur leurs gardes. Il ne faut pas les aimer. Les haines les
plus empoisonnes sont celles qui naissent sur de vieilles
amours. Est-ce que tu ne les hais pas ?
Je ne sais pas, rpondit-elle.
Je crois que tu les aimes. Il me semble que, de
prime abord, on ne peut pas ne pas les aimer, malgr leurs
procds.
Raconte-moi comment ils tont conquis, demanda-t-
elle.
Elle en profita pour quitter la chaise quelle occupait, et
sinstalla tout contre Samba Diallo, sur la banquette.
Je ne sais pas trop. Cest peut-tre avec leur
alphabet. Avec lui, ils portrent le premier coup rude au
pays des Diallob. Longtemps, je suis demeur sous la
fascination de ces signes et de ces sons qui constituent la
structure et la musique de leur langue. Lorsque jappris
les agencer pour former des mots, agencer les mots pour
donner naissance la parole, mon bonheur ne connut plus
de limites.
Ds que je sus crire, je me mis inonder mon pre
de lettres que je lui crivais et lui remettais en main propre,
afin dprouver mon savoir nouveau, et de vrifier, le
regard fix sur son visage pendant quil lisait, quavec mon
nouvel outil, je pouvais lui transmettre ma pense sans
ouvrir la bouche. Javais interrompu mes tudes chez le
matre des Diallob au moment prcis o il allait minitier
enfin la comprhension rationnelle de ce que, jusque-l,
je navais fait que rciter, avec merveillement il est vrai.
Avec eux, voil que, subitement, jentrais de plain-pied
dans un univers o tout tait, de prime abord,
comprhension merveilleuse et communion totale
Le matre des Diallob, quant lui, avait pris tout son
temps. Voulant tapprendre Dieu, il croyait avoir, pour cela,
jusqu sa mort.
Cest cela mme, Adle. Mais ils Mais ils
sinterposrent et entreprirent de me transformer leur
image. Progressivement, ils me firent merger du cur
des choses et mhabiturent prendre mes distances du
monde.
Elle se serra davantage contre lui.
Je les hais, dit-elle.
Samba Diallo tressaillit et la regarda. Elle tait adosse
de tout le poids de son corps sur lui et regardait la rue, les
yeux mi-clos.
Un trouble trange envahit Samba Diallo. Doucement, il
la repoussa. Elle cessa de sadosser lui, et lui fit face.
Il ne faut pas, Adle, dit-il.
Il ne faut pas quoi ?
Il ne faut pas les har.
Alors, tu dois mapprendre pntrer dans le cur
du monde.
Je ne sais pas si on retrouve jamais ce chemin,
quand on la perdu, dit-il, pensivement.
Il sentit quelle scartait de lui, et la regarda.
Maintenant, elle pleurait silencieusement. Il lui prit la main,
mais elle se leva.
Il faut que je rentre maintenant, dit-elle.
Je taccompagne.
Ils sortirent du caf et Samba Diallo hla un taxi. Ayant
dpos Adle sa porte, il rebroussa chemin, pied, vers
le mtro.
Ce fut l que, lorsque la rame eut dmarr, son
souvenir, soudain, lui prsenta un visage. Il le vit avec une
intensit presque hallucinante : l, en face de lui, dans la
lumire jaune et parmi la foule entasse, le visage du
matre des Diallob avait surgi. Samba Diallo ferma les
yeux, mais le visage ne bougea pas.
Matre, appela-t-il en pense, que me reste-t-il ? Les
tnbres me gagnent. Je ne brle plus au cur des tres
et des choses.
Le visage du matre ne bougeait pas. Il ne riait pas, il ne
se fchait pas. Il tait grave et attentif. Samba Diallo, de
nouveau, linvoqua.
Toi, qui ne tes jamais distrait de la sagesse des
tnbres, qui, seul, dtiens la Parole, et as la voix forte
suffisamment pour rallier et guider ceux qui se sont perdus,
jimplore en grce ta clameur dans lombre, lclat de ta
voix, afin de me ressusciter la tendresse secrte
Mais le visage avait disparu.
CHAPITRE VII
Le lendemain, la lettre du chevalier parvint Samba
Diallo.
Mon opinion est que tu reviennes. Peu importe que tu
naies pas men tes tudes au terme que tu aurais voulu.
Il est grand temps que tu reviennes, pour rapprendre
que Dieu nest commensurable rien, et surtout pas
lHistoire, dont les pripties ne peuvent rien Ses
attributs. Je sais que lOccident, o jai eu le tort de te
pousser, a l-dessus une foi diffrente, dont je reconnais
lutilit, mais que nous ne partageons pas. Entre Dieu et
lhomme, il nexiste pas la moindre consanguinit, ni je ne
sais quelle relation historique. Si cela tait, nos
rcriminations eussent t admissibles ; nous eussions t
recevables de Lui faire grief de nos tragdies qui eussent
manifestement rvl Ses imperfections. Mais cela nest
pas. Dieu nest pas notre parent. Il est tout entier en dehors
du flot de chair, de sang et dhistoire qui nous relie. Nous
sommes libres ! Voil pourquoi il me parat illgitime de
fonder lapologtique par lHistoire et insens de vituprer
Dieu en raison de notre misre.
Cependant, ces errements, quelle que soit leur gravit
intrinsque, ne mauraient pas inquit outre mesure, telle
est leur gnralit, si, en mme temps, tu navais pas
avou un trouble plus personnel et plus profond. Tu crains
que Dieu ne tait abandonn, parce que tu ne le sens plus
avec autant de plnitude que dans le pass et, comme il la
promis ses fidles, plus proche que lartre carotide .
Ainsi, tu nes pas loin de considrer quil ta trahi.
Mais tu nas pas song quil se puisse que le tratre,
ce ft toi. Et pourtant Mais rponds plutt : donnes-tu
Dieu toute sa place, dans tes penses et dans tes actes ?
Tefforces-tu de mettre tes penses en conformit avec Sa
loi ? Il ne sagit pas de lui faire allgeance une fois pour
toutes, par une profession de foi gnrale et thorique. Il
sagit que tu tefforces de conformer chacune de tes
penses lide que tu te fais de son ordre. Le fais-tu ?
Je croyais tavoir suffisamment entretenu des mrites
de la pratique religieuse. LOccident, o tu vis, croit que
Dieu accorde ou retire la foi comme il lui plat. Je ne
discuterai pas ce point de vue que je partage. Mais je crois
aussi que la toute-puissance de Dieu crateur est telle,
justement, que rien ne saurait y contredire, pas mme
laffirmation de notre libre dtermination. Ton salut, la
prsence en toi de Dieu vivant dpendent de toi. Tu les
obtiendras si tu observes rigoureusement, desprit et de
corps, sa loi, que la religion a codifie.
Mais, prcisment, cest l, quand il ne sagit plus de
philosopher, que les esprits forts trbuchent piteusement et
sensablent. Et toi qui, dune pense vigoureuse, te
hausses la comprhension de Dieu et prtends Le
prendre en dfaut, sais-tu seulement le chemin de la
mosque ? Tu cloueras Dieu au pilori quand tu Lauras
qut, comme Il la dit, et quil ne sera pas venu
CHAPITRE VIII
Matre, il est lheure de prier, allons la mosque, dit
le fou en saisissant Samba Diallo au menton, comme pour
le forcer le regarder.
Mais non, je ne suis pas le matre, tu ne vois pas que
je ne suis pas le matre ? Le matre est mort.
Oui, matre, allons la mosque.
Samba Diallo eut un geste las.
Et puis, je ne vais pas la mosque. Je tai dj dit
de ne plus mappeler la prire.
Oui, matre des Diallob. Tu as raison. Tu es fatigu.
Ils sont si fatigants, nest-ce pas ? Repose-toi. Quand tu
retrouveras le repos, nous irons la mosque. Nest-ce
pas ? Nest-ce pas, dis ? rpta-t-il en saisissant de
nouveau le menton de Samba Diallo.
Excd, Samba Diallo le repoussa lgrement.
Cela suffit pour lui faire perdre lquilibre, et il tomba
assez grotesquement. Samba Diallo sentit une telle piti
lenvahir quil se prcipita, releva le fou et le serra sur sa
poitrine.
Lhomme clata en sanglots, se dgagea de ltreinte
de Samba Diallo, le regarda les yeux pleins de larmes et
dit :
Tu vois, tu es le matre Tu es le matre des
Diallob. Je men vais la mosque, je reviendrai.
Attends-moi.
Il tourna le dos et partit, la dmarche sautillante et
lgre.
En dpit de la redingote qui le sanglait et des amples
boubous blancs quil portait dessous, on sentait que sa
silhouette stait amenuise. Le cou et la tte qui
mergeaient de la masse des vtements taient graciles
et minces. Il se dgageait de tout ltre du petit bonhomme
une srnit et une mlancolie poignantes. Il disparut
derrire la palissade.
Pour le fou, le vieux matre des Diallob ntait pas
mort, bien quil et t le tmoin le plus constant de
lagonie du vieil homme, deux mois auparavant.
Un matin, il tait arriv la demeure, depuis longtemps
silencieuse, de son ami.
son entre dans la chambre, il avait vu le matre prier
la manire des agonisants. Il ne se levait pas. Assis sur
son tapis, face lEst, il bauchait seulement et navait plus
la force dachever les gestes de la prire. Le fou tait
demeur la porte, fascin par cette prire brise,
mimique incongrue et tragique. Le fou avait attendu que le
matre et fini.
Tu vois, lui avait dit son ami, couvert de sueur et
hoquetant. Tu vois jusquo a t la grce de mon Dieu. Il
ma donn de vivre, jusqu lheure de le prier de cette
faon quil avait prvue de toute ternit et codifie Tu
vois jai cette force. Regarde, oh, regarde !
Et le matre avait recommenc sa prire infirme.
Le fou stait prcipit dehors et avait couru dune traite
jusque chez le chef. Il lavait trouv en audience, avait
enjamb les hommes assis en qute de justice.
Je crois que lheure est arrive pour le matre.
Le chef avait baiss la tte et, lentement, prononc la
chahda avant de se lever.
Le fou, cependant, tait reparti. Dans la chambre du
matre, il avait trouv sa famille, ainsi que Dembel.
Traversant lassistance jusqu son ami tendu sur une
natte, il lavait soulev demi et lavait appuy sur sa
poitrine. Ses larmes, lentement, tombaient sur le visage en
sueur de lagonisant.
Tu vois, Il est l, mon Ami est l. Je savais bien que
ctait la grande clameur de ma vie qui te cachait, mon
Crateur. Maintenant que le jour baisse, je te vois. Tu es l.
La chambre achevait de se remplir.
Les arrivants sasseyaient silencieusement. Puis la
maison semplit aussi, et les gens sassirent dans les
ruelles avoisinantes. De toutes parts, on accourut. Le
village entier ne fut plus bientt quune immense
assemble dhommes assis et silencieux.
Matre, emmne-moi, ne me laisse pas ici,
chuchotait le fou, en berant lagonisant dun lent
mouvement de son buste.
Mon Dieu, je te remercie de cette grce que tu me
fais de me soutenir de ta prsence de memplir ainsi
que tu fais maintenant, avant mme que je meure.
Chut tais-toi. Mais tais-toi donc, on tcoute, dit le
fou en lui mettant brutalement la main la bouche.
En mme temps, il tournait autour de lui un regard empli
de larmes, comme pour sassurer que nul navait entendu.
Aucune personne de lassistance, pas mme le chef
des Diallob, accroupi contre le matre et plong dans la
prire, nosait intervenir pour carter le fou.
Soudain, le matre se raidit, pronona le nom de Dieu
puis, lentement, parut se relcher. Le fou le dposa terre,
sortit sans un regard personne, et sen alla.
Alors, au-dehors, le grand tabala
5
funbre retentit. Le
village silencieux sut que le matre avait cess de vivre.
Nul ne vit le fou lenterrement. Il ne reparut que le
lendemain, calme et rassrn, niant que le matre ft mort
et refusant nanmoins daller lui rendre visite sa
demeure, comme il le faisait quotidiennement.
Quand, peu de temps aprs, Samba Diallo revint, le fou
attendit, pour lui rendre visite, que les dlgations venues
de tout les pays fussent passes. Il arriva seul et trouva
Samba Diallo tendu sur un lit de rotin, dans la cour de la
demeure du chef, entour des membres de sa famille. Il
sarrta quelques pas, regarda longuement Samba
Diallo quil voyait pour la premire fois, puis arriva jusqu
lui et sassit terre.
Matre des Diallob, te voil revenu ? Cest bien.
Lon rit autour deux.
Mais non, je ne suis pas le matre des Diallob, je
suis Samba Diallo.
Non, dit le fou. Tu es le matre des Diallob.
Il embrassa la main de Samba Diallo.
On ny peut rien, dit le chef en souriant.
Samba Diallo retira sa main quil avait sentie humide. Il
releva la tte baisse du fou, et vit quil pleurait.
Il est comme cela depuis la mort du matre, dit le
chef. Il pleure tout le temps.
Samba Diallo caressa la tte du petit homme assis
terre.
Je viens du pays des Blancs, lui dit-il. Il parat que tu y
as t. Comment tait-ce alors ?
Il y eut une lueur passionne dans le regard du fou.
Cest vrai ? Tu veux que je te dise ?
Oui, dis-moi.
Matre, ils nont plus de corps, ils nont plus de chair.
Ils ont t mangs par les objets. Pour se mouvoir, ils
chaussent leurs corps de grands objets rapides. Pour se
nourrir, ils mettent entre leurs mains et leur bouche des
objets en fer Cest vrai ! ajouta-t-il soudain, se tournant
dun air agressif vers lassistance, comme si on lavait
contredit.
Cest bien vrai, dit Samba Diallo, pensivement.
Le fou, rassrn, le regarda en souriant.
CHAPITRE IX
lhorizon, le soleil couchant avait teint le ciel de
pourpre sanglante. Pas un souffle nagitait les arbres
immobiles. On nentendait que la grande voix du fleuve,
rpercute par ses berges vertigineuses. Samba Diallo
tourna son regard vers cette voix et vit, au loin, la falaise
dargile. Il se souvint quen son enfance, il avait longtemps
cru que cette immense crevasse partageait lunivers en
deux parties que soudait le fleuve.
Le fou, qui tait loin devant, revint sur ses pas, le prit par
le bras et lentrana.
Soudain, il comprit o le fou le conduisait. Son cur se
mit battre. Ctait bien le petit chemin o ses pieds nus
scorchaient jadis aux pines. Ctait bien la mme
termitire dserte de ses habitants. Au dtour, ce
serait ce serait la Vieille Rella et la Cit des Morts.
Samba Diallo sarrta. Le fou voulut le tirer et, ny
russissant pas, le lcha et courut tout seul. Lentement,
Samba Diallo suivit. Le fou dpassa le mausole rnov
de la Vieille Rella, courut travers les tombes et
brusquement saccroupit auprs de lune delles.
Samba Diallo simmobilisa. Il vit que le fou priait.
Tu tu nas pas pri, remarqua le bonhomme
haletant.
Ctait la mme tombe, la mme orientation, le mme
monticule oblong que partout alentour. Rien ne distinguait
le tertre du matre des Diallob des autres tertres.
Samba Diallo sentit quune houle profonde montait en
lui, le submergeait, lui humectait les yeux, les narines,
faisait trembler sa bouche. Il se dtourna. Le fou vint se
planter devant lui, et lui saisit le menton, avec violence.
On noblige pas les gens prier. Ne me dis plus
jamais de prier.
Le fou scruta son visage, puis, lentement, sourit.
Oui, matre des Diallob. Tu as raison. Tu es encore
fatigu. Quand tu seras repos de leur fatigue, tu prieras.
Matre des Diallob, mon matre, pensa Samba
Diallo, je sais que tu nas plus de chair, tu nas plus dyeux
ouverts dans lombre. Je sais, mais grce toi, je nai pas
peur.
Je sais que la terre a absorb ce corps chtif que je
voyais nagure. Je ne crois pas, comme tu me lavais
appris quand jtais enfant, quAzral, lange de la mort, et
fendu la terre en dessous, pour venir te chercher. Je ne
crois pas quen bas, sous toi, il y ait un grand trou par
lequel tu ten es all avec ton terrible compagnon. Je ne
crois pas je ne crois plus grand-chose, de ce que tu
mavais appris. Je ne sais pas ce que je crois. Mais
ltendue est tellement immense de ce que je ne sais pas,
et quil faut bien que je croie
Samba Diallo sassit terre.
Comme je voudrais encore que tu fusses ici, pour
mobliger croire et me dire quoi ! Tes bches ardentes
sur mon corps je me souviens et je comprends. Ton Ami,
Celui qui ta appel Lui, ne soffre pas. Il se conquiert. Au
prix de la douleur. Cela je le comprends encore. Cest
peut-tre pourquoi tant de gens, ici et ailleurs, ont combattu
et sont morts joyeusement Oui, peut-tre quau fond
ctait cela En mourant parmi la grande clameur des
combats livrs au nom de ton Ami, cest eux-mmes que
tous ces combattants voulaient chasser deux-mmes, afin
de se remplir de Lui. Peut-tre, aprs tout
Samba Diallo sentit quon le secouait. Il leva la tte.
Lombre descend, voici le crpuscule, prions, dit le
fou, gravement.
Samba Diallo ne rpondit pas.
Prions, oh, prions ! implora le fou. Si nous ne prions
pas immdiatement, lheure passera et tous les deux ne
seront pas contents.
Qui ?
Le matre et son Ami. Prions, oh, prions !
Il avait saisi Samba Diallo lencolure de son boubou,
et le secouait.
Prions, dis, prions.
Les veines de son visage saillaient. Il tait devenu
hagard.
Samba Diallo le repoussa et se leva pour sen aller.
Tu ne peux pas ten aller ainsi, sans prier, lui cria le
fou. Tu ne peux pas !
Peut-tre, aprs tout. Contraindre Dieu Lui donner
le choix, entre son retour dans votre cur, ou votre mort, au
nom de Sa gloire.
Tu ne peux pas ten aller. Arrte, oh, arrte ! Matre
Il ne peut pas luder le choix, si je Ly contrains
vraiment, du fond du cur, avec toute ma sincrit
Dis-moi que tu prieras enfin demain, et je te
laisserai
Tout en parlant, le fou stait mis en marche derrire
Samba Diallo, fouillant fbrilement dans la profondeur de
sa redingote.
Tu ne saurais moublier comme cela. Je naccepterai
pas, seul de nous deux, de ptir de Ton loignement. Je
naccepterai pas. Non
Le fou tait devant lui.
Promets-moi que tu prieras demain.
Non je naccepte pas
Sans y prendre garde, il avait prononc ces mots
haute voix.
Cest alors que le fou brandit son arme, et soudain, tout
devint obscur autour de Samba Diallo.
CHAPITRE X
Tout prs une voix parla.
Ma prsence maintenant te trouble. Dlicieux accueil
que fait la valle dessche au flot revenu, tu rjouis le flot.
Je tattendais. Jai longtemps attendu. Je suis prt.
As-tu la paix ?
Je nai pas la paix. Je tai attendu longtemps.
Tu sais que je suis lombre.
Jai choisi. Je tai choisi, mon frre dombre et de
paix. Je tattendais.
Lombre est profonde, mais elle est la paix.
Je la veux.
Lapparence et ses reflets brillent et ptillent. Ne
regretteras-tu pas lapparence et ses reflets ?
Je te veux.
Dis, ne regretteras-tu rien ?
Non, je suis las de cette rondeur ferme. Ma pense
toujours me revient, rflchie par lapparence, lorsque, pris
dinquitude, je lai jete comme un tentacule.
Mais elle te revient. Vers quelque ct que tu
tournes, cest ton propre visage que tu vois, mais rien que
lui. Toi seul emplis la rondeur ferme. Tu es roi
La matrise de lapparence est apparence.
Alors viens. Oublie, oublie le reflet. pands-toi, tu es
ouverture. Vois comme lapparence craque et cde, vois !
Plus loin, plus loin encore !
Lumire et bruit, forme et lumire, tout ce qui
soppose et agresse, soleils aveuglants de lexil, vous tes
rves oublis.
O es-tu ? Je ne te vois plus. Il ny a que cette
turgescence qui sourd en moi, comme fait leau nouvelle
dans le fleuve en crue.
Sois attentif. Voici que sopre la grande
rconciliation. La lumire brasse lombre, lamour dissout
la haine
O es-tu ? Je nentends rien, que cet cho en moi qui
parle quand tu nas pas fini de parler.
Sois attentif, car voici que tu renais ltre. Il ny a
plus de lumire, il ny a plus de poids, lombre nest plus.
Sens comme il nexiste pas dantagonismes
Plus loin, plus loin encore
Sens comme ta pense plus ne te revient comme un
oiseau bless, mais infiniment se dploie, peine las-tu
ose !
Sagesse, je te pressens ! Lumire singulire des
profondeurs, tu ne contournes pas, tu pntres.
Sois attentif, car voici la vrit : tu nes pas ce rien
quenferment tes sens. Tu es linfini qu peine arrte ce
quenferment tes sens. Non, tu nes pas cette inquitude
close qui crie parmi lexil.
Je suis deux voix simultanes. Lune sloigne et
lautre crot. Je suis seul. Le fleuve monte ! Je dborde
o es-tu ? Qui es-tu ?
Tu entres o nest pas lambigut. Sois attentif, car
te voil arriv Te voil arriv.
Salut ! Got retrouv du lait maternel, mon frre
demeur au pays de lombre et de la paix, je te reconnais.
Annonciateur de fin dexil, je te salue.
Je te ramne ta royaut. Voici linstant, sur lequel tu
rgnas
Linstant est le lit du fleuve de ma pense. Les
pulsations des instants ont le rythme des pulsations de la
pense ; le souffle de la pense se coule dans la
sarbacane de linstant. Dans la mer du temps, linstant
porte limage du profil de lhomme, comme le reflet du
calcdrat sur la surface brillante de la lagune. Dans la
forteresse de linstant, lhomme, en vrit, est roi, car sa
pense est toute-puissance, quand elle est. O elle a
pass, le pur azur cristallise en formes. Vie de linstant, vie
sans ge de linstant qui dure, dans lenvole de ton lan
indfiniment lhomme se cre. Au cur de linstant, voici
que lhomme est immortel, car linstant est infini, quand il
est. La puret de linstant est faite de labsence du temps.
Vie de linstant, vie sans ge de linstant qui rgne, dans
larne lumineuse de ta dure, infiniment lhomme se
dploie. La mer ! Voici la mer ! Salut toi, sagesse
retrouve, ma victoire ! La limpidit de ton flot est attente
de mon regard. Je te regarde, et tu durcis dans ltre. Je
nai pas de limite. Mer, la limpidit de ton flot est attente de
mon regard. Je te regarde, et tu reluis, sans limites. Je te
veux, pour lternit.
NOTES
1
Bulletin de lAssociation musulmane des tudiants
africains de Dakar , numro de mai-juin 1956.
2
Ethiopiques, Paris, 1956, p. 120.
3
Il tait dusage que, revenu prs de ses parents, lenfant
qui avait achev ses tudes coraniques rcitt de mmoire
le Livre Saint, toute une nuit durant, en leur honneur.
4
Formule de la profession de foi musulmane.
5
Tambour annonciateur des grandes nouvelles.