Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Après L'extase, La Lessive - JACK KORNFIELD

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 397

Jack Kornfield

'

APRES

L'EXTASE
LA

LESSIVE
Comment
la sagesse du cur se dveloppe
sur la voie spirituelle

LA

TABLE RONDE

Collection Les Chemins de la Sagesse


dirige par Veronique Loiseleur

v{prs l'extase, la lessive

DU MME AUTEUR
Prils et promesses de la vie spirituelle,

La Table Ronde, 1998.


Le Petit Manuel du Bouddha

La Table Ronde, 1999.

JACK KORNFIELD

cA'prs l'extase, la lessive


Comment la sagesse du cur se dveloppe
sur la voie spirituelle
,
TRADUIT DE L 'AMERICAIN

PAR DOMINIQUE THOMAS

La Table Ronde
7, rue Corneille, Paris 6e

Titre original : After the Ecstasy, the Laundry.


Bantam Books, 2000.
2000 by Jack Kornfield.
ditions de La Table Ronde, Paris 2001.
ISBN: 2-7103-2404-0.

SOMMAIRE

1.

Un hommage rvlateur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

11

Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

15

. . . . . . . . . . . . . . . .

27

r. Baba Yaga et notre aspiration sacre . . . . . . . . . . . .

29
54
71

LA PRPARATION L'EXTASE

Les gardiens du cur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


3 Les feux de l'initiation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
2.

,'

97

II. LES PORTES DE L EVEIL

4 Le cur, mre du monde . . . . .


5 Rien et tout . . . . . . . . . . . . . .
6. Qyi es-tu rellement, vagabond?
7 La porte sans porte . . . . . . . . .

.
.
.
.

101
113
128
138

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

153

8. Au-del du satori . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9 L'veil n'est pas une fin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
10. Le linge sale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

173

IV. NETTOYER POUR s'VEILLER . . . . . . . . . . . . . . . . .

217

III. L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

.
.
.
.

..
..
..
..

.
.
.
.

155
192

Le mandala de l'veil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219


12. Notre corps actuel, le bouddha . . . . . . . . . . . . . . . 233
13. motions veilles et perfection ordinaire . . . . . . . . 259
11.

APRS L'EXTASE, LA LESSIVE

14. Honorer le karma familial ................... 288

rs.

De nombreux frres et surs ................. 315


r6. S'veiller avec tous les tres . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
q. Le rire du sage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
Remerciements . ........................... 393

mon matre Ajahn Chah,


son frre du dharma Ajahn Buddhadasa

Et la ligne des Ans de la fort.

UN HOMMAGE RVLATEUR

.(orsqu'il y a plus de trente ans je


suis devenu moine bouddhiste dans un monastre au cur de
la fort thalandaise, j'ai d apprendre me prosterner. Au
dbut, j'tais mal l'aise. chaque fois que nous entrions dans
la grande salle de mditation, nous devions nous mettre
genoux et, par trois fois, toucher respectueusement de notre
tte le sol en pierre entre nos mains. C'tait une pratique de
rvrence et d'attention, une manire d'honorer par un geste du
corps notre engagement dans la voie monastique, une voie de
simplicit, de compassion et de vigilance. Nous devions aussi
nous prosterner chaque fois que nous prenions place pour
tudier auprs du matre.
Aprs une ou deux semaines dans le monastre, l'un des
moines les plus anciens me prit part pour de plus amples instructions. Dans ce monastre, me dit-il, tu dois non seulement te prosterner en entrant dans la salle de mditation ou
avant de recevoir les enseignements du matre, mais tu dois
galement t'incliner chaque fois que tu rencontres un de tes
ans. tant le seul Occidental et soucieux d'agir selon les
rgles, je lui demandai alors quels taient mes ans. D'aprs
la tradition, rpondit-il, tous ceux qui ont reu l'ordination

12

UN HOMMAGE RVLATEUR

avant toi et qui sont moines depuis plus longtemps que toi sont
tes ans. Il me fallut juste un instant pour raliser que cela
signifiait tout le monde.
Je commenai donc m'incliner devant tous les moines. Parfois
c'tait tout fait normal- bon nombre d'ans, sages et respectables, vivaient dans la communaut- mais d'autres moments, cela
me semblait ridicule. Je croisais des moines d'une vingtaine d'annes,
pleins de morgue, qui n'taient l que pour plaire leurs parents ou
avoir une nourriture meilleure que chez eux, et je devais m'incliner
devant eux simplement parce qu'ils avaient pris les vux une
semaine avant moi. Ou bien encore, je devais me courber face un
vieux paysan dbraill, venu au monastre quelques mois plus tt
selon le plan de retraite des cultivateurs, qui mchait constamment
des noix de btel sans jamais avoir mdit un seul jour de sa vie.
C'tait dur de rendre hommage ces rustres comme s'ils taient de
grands matres.
Malgr tout, je m'inclinais et, comme cela me posait problme,
je cherchai un moyen pour sortir de ce dilemme. Finalement, alors
que je me prparais une nouvelle journe de rvrence envers mes
ans ,je me mis chercher ce qu'il y avait de respectable en chacune
des personnes devant lesquelles je m'inclinais. Je rendis hommage
aux rides du vieux paysan pour toutes les difficults qu'il avait vues,
endures et surmontes. Je saluais la vitalit et la joyeuse insouciance
des jeunes moines et par l mme les possibilits incroyables que leur
offrait la vie qu'ils avaient encore devant eux.
Je commenai aimer rendre hommage. Je m'inclinais devant
mes ans, je m'inclinais avant d'entrer dans le rfectoire et en sortant. Je m'inclinais en pntrant dans ma cahute au milieu des bois,
je m'inclinais devant le puits avant de me laver. Au bout d'un certain
temps, rendre hommage devint ma voie, je ne faisais que cela : si
quelque chose bougeait, je joignais les mains et m'inclinais.

UN HOMMAGE RVLATEUR

I3

Rendre hommage est le cur de ce livre. Le vritable devoir


de la vie spirituelle ne se trouve ni dans des lieux loigns ni
dans des tats de conscience sortant de l'ordinaire. Il prend
place ici, dans l'instant prsent. Cela exige un esprit bienveillant, prt accueillir d'un cur sage, respectueux et bon,
tout ce que la vie nous prsente. Nous pouvons saluer aussi bien
la beaut que la souffrance, nos troubles, notre confusion, nos
peurs et les injustices de ce monde. Honorer ainsi la vrit est
le chemin de la libration. S'incliner devant ce qui est, plutt
qu'au pied d'un idal, n'est pas ncessairement chose facile
mais, quelles que soient les difficults, c'est l'une des pratiques
les plus utiles et louables.
En saluant les vnements de notre vie, les chagrins, les trahisons, nous les acceptons et par cette dmarche profonde nous
dcouvrons que dans la vie rien n'est insurmontable ou inutile.
Apprendre rendre hommage permet de dcouvrir que le cur
dtient plus de libert et de compassion que nous ne pouvions
l'imaginer. Le pote persan Rumi, sur ce sujet, s'exprimait
amst:
L'tre humain est un lieu d'accueil,
Chaque matin un nouvel arrivant.
Une joie, une dprime, une bassesse,
Une prise de conscience momentane arrive
Tel un visiteur inattendu.
Accueille-les, divertis-les tous
Mme s'il s'agit d'unefoule de regrets
Qui d'un seul coup balaye ta maison
et la vide de tous ses biens.

UN HOMMAGE RVLATEUR

Chaque hte, quel qu'il soit, traite-le avec respect,


Peut-tre te prpare-t-il
de nouveaux ravissements.
Les noires penses, la honte, la malveillance
Rencontre-les la porte en riant
et invite-les entrer.
Sois reconnaissant envers celui qui arrive
Quel qu'il soit,
Car chacun est envoy comme un guide de l'au-del.

INTRODUCTION
QUELQUES VRAIES QUESTIONS

Si l'oiseau et le livre sont en dsaccord, tu dois


toujours croire l'oiseau. OamesAudubon.)

~veil existe, on peut s'veiller.


Libert et joie sans limite, union avec le divin, ouverture un
tat de grce intemporel, toutes ces expriences sont plus communes qu'on ne le pense et ne sont pas si loignes de nous. Il
existe cependant un corollaire : ces expriences ne durent pas.
Nos ralisations et nos prises de conscience nous dvoilent la
ralit du monde, elles apportent des changements mais elles
passent.
Vous avez srement lu des rcits traditionnels contant la vie de
grands sages asiatiques parfaitement veills ou l'histoire de saints
et mystiques occidentaux d'une puret irrprochable. Ces crits
sont magnifiques; ils peuvent pourtant nous induire en erreur. En
ralit, dans le processus d'veil du cur, il ny a rien qui, de prs
ou de loin, puisse tre assimil une fin veille. Les choses ne se
passent pas ainsi. Nous savons tous qu'aprs la lune de miel vient
le mariage et aprs les lections la dure tche de gouverner. Dans
la vie spirituelle, il en va de mme : aprs l'extase, il y a la lessive.
La plupart des popes spirituelles s'achvent sur l'illumination ou l'veil. Mais demandons-nous ce qu'il se passe

INTRODUCTION

ensuite? ~'advient-il lorsque le matre zen rentre chez lui et


retrouve femme et enfants? ~'arrive-t-il lorsqu'un mystique
chrtien va faire ses courses? quoi ressemble la vie aprs
l'extase? Comment vivre de tout son cur ce qui a t ralis?
Pour approfondir ces questions, j'ai interrog de nombreuses personnes ayant consacr vingt-cinq, trente-cinq ou quarante ans une dmarche spirituelle, en particulier des Occidentaux devenus matres de mditation ou pres suprieurs,
enseignants et lamas de notre gnration. Ils m'ont parl de
leur cheminement initial et de l'veil de leur conscience puis ils
m'ont dcrit les leons reues dans les annes qui suivirent,
alors qu'ils tentaient d'accomplir sur cette terre le vrai chemin
de la compassion.
Voici le rcit du premier satori (exprience d'veil) d'un
matre zen occidental et de ce qui s'ensuivit. De telles narrations sont rarement rendues publiques car elles risquent de
donner la fausse impression que ceux qui exprimentent ces
veils de la conscience sont des individus qui, d'une certaine
manire, sortent de l'ordinaire. S'il est vrai que l'exprience sort
de l'ordinaire, elle n'arrive pourtant pas des personnes extraordinaires. Elle s'lve en chacun de nous quand les conditions
de lcher-prise et d'ouverture du cur sont prsentes, lorsque
nous sommes mme de percevoir le monde d'une faon totalement nouvelle.
En ce qui concerne ce matre, l'veil de sa conscience survint l'ge de cinquante-huit ans, aprs de nombreuses annes
de pratiques avec plusieurs matres de mditation tandis que
dans le mme temps il poursuivait sa carrire et levait une
famille.
La semaine mditative d'une sesshin zen tait toujours pour moi
trs intense. je ressentais un profond relchement motionnel et des

INTRODUCTION

souvenirs puissants s'levaient comme si je me trouvais dans un


processus de naissance :fortes douleurs et catharsis physiques qui se
prolongeaient des semaines durant lorsque je rentrais chez moi.
Cette sesshin dbuta de la manire habituelle: les premiers jours,
je me dbattis avec de puissantes motions et le jaillissement des nergies qui dferlaient travers mon corps. chaquefois que je voyais le
matre, il tait assis, l, comme un roc. Sa prsence me stabilisait tel
un gouvernail au milieu de flots sombres et tumultueux. j'avais
l'impression que j'allais mourir ou exploser et lui me poussait plonger dans mon koan, laisser mon tre sy abandonner totalement. je
n'aurais su dire o commenait et o s'achevait ma vie.
Puis une douceur tonnante commena filtrer. Derrire lafentre, je vis trois jeunes arbres, des bouleaux qui taient comme ma
fomille. Je me sentis aller caresser leur corce lisse et je devins l'arbre
touchant ma propre personne. Ma mditation s'emplit alors de
lumire.
j'avais dj expriment laflicit auparavant- durant certaines retraites, de grandes vagues de bonheur lorsque mes douleurs physiques se dnouaient- mais celle-ci tait d'un autre ordre. Toute lutte
cessa et mon esprit devint lumineux, rayonnant, aussi vaste que le
ciel, empli du plus exquis parfum de libert et d'veil je me sentais tel
le Bouddha, assis sans effort, heure aprs heure, soutenu et protgpar
l'univers entier. je vivais dans un monde de paix infinie et de joie
indicible.
Les grandes vrits de la vie taient tellement claires :la manire
dont la saisie cause la souffrance, le fait que, mens par cette troite
ide de nous-mmes, cet egofictif, nous nous agitons dans tous les sens
comme de petits propritaires se querellantpour un rien. Je pleurai sur
toutes nos peines inutiles. Puis durant des heures, je ne cessai de sourire
et de rire. Je vis quel point tout est parfait et comment chaque instant est veil, pourpeu qu'on s'ouvre lui.
je restai ainsi, pendant desjours, dans cettepaix complte et intemporelle. Mon corps flottait, mon esprit tait vide. Quand je me
rveillais, des vagues d'amour et une nergiejoyeuse coulaient travers
ma conscience. Puis les prises de conscience et les rvlations se succd-

r8

INTRODUCTION

rent. je vis comment le flot de la vie se droule en une trame que nous
modelons selon le courant de notre karma. je vis toute ide de renoncement spirituel comme une sorte de jeu consistant vouloir contraindre
notre tre abandonner la vie ordinaire et les plaisirs. En foit, le nirvana est ouvert, tellement ouvert, joyeux, tellement joyeux, tellement
au-del de tous ces petits plaisirs auxquels nous nous accrochons. Vous ne
renoncez pas au monde, vous recevez le monde.

La description d'un veil de cet ordre apparat habituellement la fin des rcits spirituels. L'veil est obtenu, l'individu
entre dans le courant des tres de sagesse, tout se droule ensuite
naturellement. Concrtement, nous restons sur l'impression que
la personne veille vit dsormais heureuse en permanence. Mais
que se passe-t-il si, au lieu de quitter ce rcit, nous demandons
en entendre quelques chapitres supplmentaires?
Quelques mois aprs cette extase, j e me sentis dprim et vcus dans le
mme temps quelques trahisons d'ordre professionnel assez significatives. j'avais aussi continuellement des problmes avec mes enfants et
ma fomille. Oh! mes enseignements taient bien. je donnais des confrences trs inspires mais si vous parlez avec ma femme, elle vous
dira que plus le temps passait, plus je devenais grincheux, impatient
comme jamais. je savais que cette vision spirituelle grandiose tait la
vrit et qu'elle tait l, sous-jacente, mais je reconnaissais galement
que bon nombre de choses n'avaient pas du tout chang. dire la
vrit, mon esprit et ma personnalit taient rests pratiquement
identiques, mes nvroses galement. Peut-tre tait-ce mme pire, car
maintenantje les voyais plus clairement. Ily avait ces rvlations cosmiques et moi,je continuais avoir besoin d'une thrapie simplement
pour me dbrouiller parmi les erreurs et les leons d 'une simple vie
quotidienne d'tre humain.
~el bienfait pouvons-nous tirer d'un tel rcit de l'veil de

la conscience et de ce qui s'ensuit? L'utiliser comme un miroir

INTRODUCTION

pour nous comprendre nous-mmes. Les traditions sacres ont


toujours t vhicules en majeure partie par des histoires. On
parle et reparle de l'histoire de No, de Ba'al Shem Tov, de
Mahomet, de sainte Thrse, de Milarepa, de Krishna et
Arjuna, de la qute du Bouddha, de la vie du Christ. En ce qui
concerne l'poque moderne, nous tudions les vies de Thomas
Merten, Suzuki Roshi, Anne Frank, Martin Luther King.
travers la vie spirituelle d'autres tres, nous pouvons percevoir
nos propres possibilits et mieux comprendre comment vivre
avec sagesse.
I..:observation des individus fait galement partie de ma ligne.
Mon matre Ajahn Chah savait que notre caractre est porteur la
fois de notre souffrance et de notre libration. Il examinait donc tous
ceux qui venaient le voir, comme un horloger qui enlve le botier
d'une montre pour en voir le battement.
Du fait des circonstances, tant un professionnel de la spiritualit, j'ai eu la chance d'approcher de nombreuses personnalits
de la vie spirituelle moderne.J'ai vcu et enseign auprs de saintes
nonnes et de trs sages pres dans des monastres chrtiens, auprs
de juifs mystiques, auprs d'hindous, de soufis, de matres bouddhistes, et j'ai galement t en contact avec des figures marquantes
des mouvements jungiens et transpersonnels. Ce que l'on entend
et observe en telle compagnie est trs rvlateur quant au droulement du cheminement spirituel moderne et aux difficults rencontres, mme par les personnes les plus engages. Voici un exemple
de ce que l'on peut ainsi apprendre.
Depuis le dbut des annes 90, j'ai particip l'organisation d'une suite de congrs runissant des enseignants bouddhistes de toutes les grandes traditions. Un de ces meetings eut
lieu Dharamsala, sur invitation du Dala-Lama en son palais.
L, les enseignants occidentaux et asiatiques se runirent pour
voir de quelles manires les pratiques bouddhistes pouvaient

20

INTRODUCTION

tre une aide dans le monde moderne et pour voquer aussi les
difficults que nous rencontrions. La salle tait pleine de matres zen, de lamas, de moines et de matres de mditation bienveillants et compassionns dont la sagesse, le travail et les communauts avaient apport leur bienfait des milliers de
personnes. Nous parlions des nombreux succs et de notre joie
d'y tre pour quelque chose. Mais quand vint le moment de
parler honntement de nos problmes, il devint manifeste que
la vie spirituelle n'tait pas totalement harmonieuse: nos luttes
collectives et nos nvroses personnelles s'y rvlaient aussi.
Mme au sein d'une si noble et si pieuse assemble, des zones
importantes de prjugs et d'aveuglement perduraient.
Sylvia Wetzel, une enseignante bouddhiste allemande, expliqua combien il tait difficile pour les femmes et la sagesse fminine
d'tre totalement intgres dans la communaut bouddhiste. Elle
montra les Bouddhas dors et les splendides peintures tibtaines
qui entouraient la salle, faisant remarquer que tous taient reprsents sous une forme masculine. Puis elle demanda au DalaLama et aux autres matres et lamas de fermer les yeux et de mditer avec elle: d'imaginer qu'ils entraient dans cette salle et que
celle-ci avait t transforme, de sorte qu'ils se prosternaient maintenant devant la quatorzime rincarnation fminine du DalaLama. Avec elle, se trouvaient bon nombre de conseillres qui toujours avaient t des femmes et autour d'elles, il y avait des reprsentations de Bouddhas et de personnes saintes, toutes videmment sous une forme fminine. Il n'avait, bien entendu, jamais t
enseign qu'il tait moins bien d'tre de sexe masculin, mais il fut
nanmoins demand ces hommes de s'asseoir derrire et de rester
silencieux puis aprs la runion d'aller aider en cuisine. Au terme
de cette mditation, chaque homme rouvrit les yeux passablement
branl.

INTRODUCTION

2I

Ensuite, ce fut le tour d'Ani Tenzin Palmo, une nonne tibtaine d'origine anglaise, pratiquante depuis vingt ans, dont douze
dans une grotte la frontire tibtaine. D'une voix douce, elle
dcrivit l'aspiration spirituelle et les difficults inimaginables des
femmes pratiquantes, autorises vivre uniquement la priphrie
des monastres et la plupart du temps prives d'enseignement, de
nourriture ou de soutien. Lorsqu'elle eut termin, le Dala-Lama
prit sa tte entre ses mains et pleura. li s'engagea tout mettre en
uvre pour que la place des femmes dans sa communaut
devienne plus quitable. Pourtant dans les annes qui suivirent,
beaucoup d'enseignants parmi les anciens ont continu, dans tous
les pays bouddhistes, rsister et lutter contre ces changements,
parfois au nom de la tradition, parfois au nom de facteurs psychologiques et culturels. Lors de ces assembles avec le Dalai-Lama,
un des suprieurs de la communaut zen admit que sa relation
douloureuse avec sa mre l'avait rendu pratiquement incapable de
guider le groupe de femmes devenues officiantes dans son temple.
D'autres encore reconnurent leurs propres conflits dans ce
domaine.
Nos discussions s'orientrent alors vers d'autres formes
d'aveuglement: le sectarisme et les conflits de pouvoir destructeurs qui existent entre certains matres bouddhistes et des
communauts; l'isolement et la solitude du rle d'instructeur;
les enseignants qui un beau jour profitent de leurs tudiants par
un mauvais usage du pouvoir, de l'argent et de la sexualit. Au
cours de conversations informelles, nous avons aussi parl de
problmes plus personnels : des enseignants dcrivirent des
divorces douloureux, des priodes de peur et de dpression, des
conflits familiaux ou avec d'autres membres de la communaut.
Des matres de mditation parlrent de stress et de maladie,
d'adolescents menaant de se suicider, de jeunes enfants qui,
voulant rester dehors toute la nuit, faisaient face leurs parents

22

INTRODUCTION

en leur disant: Tu es un matre zen et regarde comme tu es


attach. Nous rencontrons tous des problmes associs au
corps, aux personnalits, la famille et la communaut et
nous avons donc vu notre humanit commune.
Heureusement, nous avons aussi partag les prsents prodigieux que nous procurent les pratiques spirituelles, la joie et la
libert que nous avons appris porter en nous dans les difficults et les circonstances mouvantes de ce monde.
L'honntet avec laquelle nous parlions tait remarquable et
nouvelle. Notre motivation tait inspire par l'humilit et la compassion du Dala-Lama lui-mme, toujours avide d'apprendre,
mme de ses propres erreurs. Nous commenmes voir que nous
pouvions apprendre les uns des autres, trouver des moyens pour ne
pas commettre nouveau des erreurs douloureuses et permettre
nos idaux d'intgrer notre humanit. C'tait comme si l'panouissement de la sagesse et de l'apprentissage individuels devenait plus
complet, plus vivant sous une forme collective et globale.
Les difficults exprimer la sagesse d'une vie spirituelle dans les
circonstances de la vie moderne ne se limitent pas aux seules traditions orientales. Une mre suprieure, abbesse bien-aime d'un couvent catholique vieux d'un sicle dans le Maine, vcut dans le silence
du clotre de l'ge de dix-sept ans jusqu'en 1960, date laquelle le
pape Jean XXIII, dans un esprit de rforme, changea la messe du
latin en anglais et assouplit la rgle stricte de silence des ordres
monastiques. Ce fut terriblement difficile pour celles et ceux qui,
pendant des dcennies, avaient trouv refuge dans un silence sacr,
leurs journes combles par les prires et l'introspection. Ils ne surent
tout simplement pas comment parler et quand ils le firent, ce qu'ils
exprimaient tait parfois tonnamment conflictuel. Paralllement
leur amour, apparut une multitude de jugements cachs, de ressentiments accumuls, de mesquineries et de peurs qui avaient t
gards secrtement l'intrieur d'un univers de prires et de silence.

INTRODUCTION

23

Les surs taient maintenant contraintes d'aborder leur vie spirituelle haute voix, sans s'tre entranes au pralable user de la
parole avec sagesse. Beaucoup fuirent le couvent et il fallut quelques
annes la communaut pour retrouver dans les mots humains la
grce qu'elles avaient ressentie dans le silence. La vie spirituelle a
besoin des deux. Tout comme le soufRe entre et sort du corps, il nous
faut intgrer connaissance intrieure et expression extrieure. li ne
suffit pas d'accder l'veil, nous devons trouver les moyens de vivre
pleinement sa vision.
Le parfait veil apparat dans beaucoup de textes mais, parmi
les matres et enseignants occidentaux que je connais, une telle perfection absolue n'est pas manifeste. Les priodes de grande sagesse,
de profonde compassion et de conscience relle de libert alternent
avec des phases de peur, de confusion, de nvroses et de luttes. La
plupart des enseignants admettent facilement cette vrit. Malheureusement, quelques Occidentaux prtendent avoir atteint une
perfection et une libration que rien ne saurait ternir. C'est dans
leurs communauts que les choses sont les pires : par auto-inflation, ils ont souvent cr les groupes les plus destructeurs et les plus
axs sur le pouvoir de toutes nos communauts.
Les plus sages, eux, expriment une humilit plus grande. Des
pres abbs comme par exemple Frre Thomas Keating du
monastre de Snowmass ou Norman Fisher du centre zen de San
Francisco disent rgulirement: J'apprends, Je ne sais pas.
Dans l'esprit de Gandhi, de Mre Teresa, de Dorothy Day ou du
Dala-Lama, ils comprennent que la perfection spirituelle ne nat
pas du seul individu mais de la patience et de l'amour qui s'panouissent grce la sagesse d'une communaut plus large. Ils
ralisent galement que l'accomplissement spirituel et la libration portent en eux une compassion envers tout ce qui se manifeste sous cette forme humaine.

INTRODUCTION

ce stade, on peut se demander ce qu'il en est des vieux matres orientaux? Peut-tre les matres zen et les lamas occidentaux
sont-ils trop jeunes et pas assez avancs pour manifester un veil
total? Beaucoup d'enseignants occidentaux diront qu'en ce qui les
concerne c'est vrai. Mais s'il est possible de trouver un tre loign
qui semble correspondre l'image d'un veil parfait, cette apparence peut tre le rsultat d'une confusion entre les niveaux de
l'archtype et de l'humain. Au Tibet, un dicton affirme que votre
gourou doit vivre une distance d'au moins trois valles. Ces valles tant spares par des montagnes gigantesques, cela implique
que, pour rencontrer votre instructeur, de nombreux jours de
voyage difficile sont ncessaires. L'ide est qu' cette distance seulement vous pouvez tre inspir par la perfection du gourou.
Lorsque je me plaignis mon suprieur Ajahn Chah, considr comme un grand saint par des millions de personnes, qu'il
n'agissait pas toujours comme s'il tait parfaitement veill, il rit et
me dit que c'tait bien ainsi, car autrement vous continueriez
imaginer pouvoir trouver le Bouddha l'extrieur de vous-mme.
Et il n'y est pas .
En fait, la plupart des matres asiatiques parmi les plus charismatiques et les plus hautement considrs disent qu'ils sont encore
eux-mmes des tudiants et qu'ils continuent toujours apprendre
de leurs erreurs. Certains, comme le matre zen Shunryu Suzuki,
ne prtendent mme pas tre veills. Suzuki Roshi disait au
contraire : vrai dire, il n'y a pas d'individus veills mais seulement une activit veille. Cette affirmation remarquable nous
indique que l'veil ne peut tre dtenu par qui que ce soit. n existe
simplement en instants de libert.
Pir Vilayat Khan, matre de l'ordre soufi en Occident, g
de soixante-quinze ans, rvle sa propre conviction :

INTRODUCTION

25

Tous les grands matres que j'ai rencontrs en Inde et en Asie, si vous
les ameniez en Amrique et leur donniez une maison, deux voitures,
une femme, trois enfants, un travail, des polices d'assurances, des
impts... ils auraient tous beaucoup de dijjicults.
Qyelle que soit notre vision initiale de la vie spirituelle, pour
tre authentique, elle doit tre ralise ici et maintenant,
l'endroit o nous vivons. quoi ressemble le cheminement d'un
Occidental au sein d'une socit complexe? Comment ceux qui
ont consacr vingt-cinq, trente ou quarante ans de leur vie une
pratique spirituelle ont-ils appris vivre? Voil les questions que
j'ai commenc poser aux Occidentaux qui sont devenus des
matres zen, des lamas, des rabbins, des pres, des nonnes, des
yogis, des enseignants et leurs plus anciens tudiants.
Pour comprendre la vie spirituelle, j'ai commenc par le
commencement. J'ai demand ce qui nous amne la vie spirituelle et quelles difficults nous avons traverser sur ce chemin.
J'ai demand quels prsents, quels veils nous taient offerts et
ce que nous pouvions savoir de l'illumination. Puis j'ai
demand ce qui arrivait aprs l'extase, lorsqu'on mrit au cours
des cycles de la vie spirituelle. Y a-t-il une sagesse qui intgre
la fois l'extase et la lessive?

PREMIRE PARTIE

LA PRPARATION L'EXTASE

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION


SACRE

Au moment o j'entendis ma premire


histoire, je commenai vous chercher...
(Rumi.)

~est-ce qui amne un tre la


vie spirituelle? D'aussi loin que nous puissions nous en souvenir, le fait d'tre vivant est pour nous tous un mystre et ce mystre devient tangible lorsque nous sommes en prsence d'un
nourrisson juste aprs sa naissance ou quand la mort nous frle,
frappant un tre cher. Il est galement prsent quand nous
assistons un coucher de soleil resplendissant ou quand le flot
routinier de nos journes laisse place au calme silence d'un instant. tablir un lien avec le sacr est sans doute notre besoin et
notre aspiration les plus profonds.
L'veil nous appelle de mille faons. Comme le chante le
pote Rumi : Le raisin veut se transformer en vin. Qyand
bien mme l'oublierions-nous, nous sommes attirs vers
l'accomplissement, vers le fait d'tre totalement vivants. Les
hindous affirment que dans le ventre de sa mre l'enfant chante
Ne me laisse pas oublier qui je suis, mais qu'aprs la naissance ce chant devient: Oh! j'ai dj oubli.
Pourtant, aussi srement qu'il y a loignement, il y a retour.

30

LA PRPARATION L'EXTASE

Partout dans le monde, on trouve des rcits de ce cheminement, des images de l'aspiration l'veil; y sont dcrits les diffrentes tapes que nous avons tous parcourir, les voix qui
appellent, l'intensit de l'initiation laquelle nous allons peuttre tre soumis, le courage dont nous avons besoin. Au cur
de chacune de ces histoires, il y a la sincrit primordiale du
chercheur qui doit reconnatre honntement quel point notre
connaissance de l'univers est infime et combien l'inconnu
demeure immense.
L'honntet requise par la qute spirituelle nous est rvle
dans le conte initiatique russe de Baba Yaga. Baba Yaga est une
vieille femme sauvage au visage de sorcire. Elle connat tout et
vit au plus profond de la fort, faisant bouillir son chaudron.
Lorsque nous partons sa recherche, nous sommes effrays car
elle nous oblige avancer dans le noir, poser des questions
dangereuses et sortir du monde de la logique et du confort
Le premier venir la trouver est un jeune homme. Il frappe
en tremblant la porte de la cabane. Baba Yaga lui demande :
Viens-tu de ton propre choix ou es-tu envoy par
quelqu'un? Le jeune homme, encourag dans sa qute par sa
famille, rpond : Je suis envoy par mon pre. Baba Yaga le
jette alors prestement dans son chaudron pour le faire cuire. La
prochaine tenter sa chance est une jeune femme; elle voit le
feu qui couve et entend les ricanements de Baba Yaga. Baba
Yaga demande nouveau : Viens-tu de ton propre choix ou
es-tu envoye par quelqu'un? La jeune femme qui toute seule
avait t attire dans les bois pour voir ce qu'elle pouvait y trouver rpond: Je suis ici de mon propre choix. Baba Yaga la
prcipite dans le chaudron et la fait cuire aussi.
Plus tard, un troisime visiteur arrive, encore une jeune
femme. Elle est profondment trouble par le monde et se prsente devant la hutte de Baba Yaga au cur de la fort. Elle aussi

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

31

voit la fume et sait qu'il y a grand danger. Baba Yaga lui fait face :
Viens-tu de ton propre choix ou es-tu envoye par quelqu'un? >>
Et la jeune femme de rpondre sincrement : Je viens en grande
partie de ma propre initiative, mais en grande partie aussi cause
des autres. Je suis aussi venue en grande partie parce que vous tiez
ici, parce qu'il y a la fort et pour une autre raison que j'ai oublie.
Mais en grande partie je ne sais pas pourquoi je suis venue. Baba
Yaga la regarde alors pendant un moment et dit : a va et elle
l'invite entrer dans sa hutte.

Dans les bois


Au milieu du chemin de notre vie,
je me trouvai par unefort obscure
(Dante Alighieri.)

Nous ne connaissons pas toutes les raisons qui nous propulsent


sur un chemin spirituel mais, d'une manire ou d'une autre,
notre vie nous oblige y aller. Qyelque chose en nous sait que
nous ne sommes pas ici uniquement pour peiner la tche;
quelque chose de mystrieux nous pousse nous souvenir. Ce
qui nous tire hors de chez nous pour nous conduire vers l'obscurit de la fort de Baba Yaga peut tre une somme d'vnements. Ce peut tre une aspiration qui remonte l'enfance, la
rencontre accidentelle d'un livre ou d'une personnalit spirituelle. Parfois quelque chose se rveille en nous lors d'un
voyage dans un pays de culture diffrente : le monde exotique
des rythmes nouveaux, des odeurs parfumes, des couleurs et
des comportements nous catapulte hors de notre perception
habituelle de la ralit. Pour d'autres, il s'agira d'une simple
marche travers des montagnes verdoyantes ou d'un chant

32

LA PRPARATION L'EXTASE

entendu, tellement beau qu'il semble inspir des dieux. Ou bien


encore ce sera la mystrieuse transformation qui s'opre
lorsqu'au chevet d'un mourant, nous voyons une personne disparatre de l'existence pour ne laisser qu'un sac de chairs sans
vie attendant l'inhumation. Des milliers de portes conduisent
la spiritualit. Qye ce soit dans l'clat de la beaut ou dans les
forts obscures de la confusion et du chagrin, une force aussi
sre que la gravitation nous ramne notre cur. Cela arrive
chacun d'entre nous.

Les messagers de la souffrance


La voie d'accs au sacr la plus frquente est notre propre souffrance et notre insatisfaction. D'innombrables dmarches spirituelles ont commenc par la rencontre des difficults de la vie.
Chez les matres occidentaux, la souffrance vcue dans leur
famille pendant l'enfance est un point de dpart assez
commun : parents alcooliques ou violents, grave maladie, perte
d'un proche, froideur distante des parents, conflits entre les
membres d'une famille, toutes ces choses reviennent frquemment dans leurs tmoignages. Pour un matre de mditation,
sage et vnr, tout a commenc par l'isolement et la rupture :
Quand j'tais petit, ma famille eut beaucoup de malheurs. Tout le
monde hurlait etj'avais le sentiment de ne pas appartenir ce mondel;je me sentais tranger. Vers neufans, je me suis beaucoup intress
aux soucoupes volantes et, pendant des annes, la nuit, je rvais qu'un
ovni venait me chercher, quej'tais enlev et emmen sur une autreplante. Je voulais vraiment sortir de mon alination et de ma solitude. Je
pense que cefot le dbut de mes quarante annes de qute spirituelle.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

33

Nous savons tous combien, dans les moments difficiles, le


cur aspire un soutien spirituel. Honore cette aspiration,
chante Rumi; sois reconnaissant envers toutes les choses qui,
pour quelque raison que ce soit, te ramnent l'esprit.
Inquite-toi des autres choses, de celles qui te procurent un
confort dlicieux qui te tient loign de la prire.
Un autre enseignant de la voie spirituelle, mdecin et gurisseur, dbuta lui aussi ses trente annes de recherche intrieure la suite de problmes familiaux.
Quandj'tais jeune, mes parents se disputaient terriblement. Puis ifs
divorcrent assez brutalement et je Jus expdi dans un pensionnat
horrible. Ma viefamiliale tait si douloureuse qu'elfe m'amena tre
solitaire, plein de chagrins et d'inquitudes, mcontent de tout. je ne
savais pas comment vivre.
Un jourje vis un homme portant une robe orange et fe crne ras;
il chantait Hare Krishna sur les marches du square et navementje
pensai qu'il s'agissait de quelque saint homme venu de !1nde. If me
parla de karma, de rincarnation, de mditation et des possibilits de
libration. Cela sonnaitjuste dans tout mon tre.]'tais tellement excit
queje tlphonai ma mrepour fui dire: je quitte l'cole, je veux tre
un moine Hare Krishna. Elle devint pratiquement hystrique, un
compromis fot donc trouv: j'allais apprendre fa mditation. Cela
m'ouvrit un autre monde. j'appris lcher mon pass et avoir de fa
compassion pour moi-mme. La mditation m'a sauv fa vie.
Une crise est une invitation la spiritualit non seulement
durant l'enfance mais chaque fois que notre vie rencontre la
souffrance. Pour beaucoup de matres, la porte du monde spirituel s'est ouverte quand la perte ou le dsespoir, la souffrance
ou la confusion les ont conduits chercher un rconfort pour
leur cur, une plnitude non dvoile. Le long cheminement

34

LA PRPARATION L'EXTASE

d'un enseignant commena ainsi l'ge adulte de l'autre ct de


l'ocan.
j'tais Hong Kong et mon mariage allait mal Ma plus jeunefille
avait disparu d'une mort subite du nourrisson deux ans plus tt et sur
aucun plan je n'tais heureux. Nous retournmes en Amrique et, la
Business School de Stanford,je vis une annonce pour des cours de tai
chi; je m'y inscrivis. Cela commena apaiser mon corps mais mon
cur, lui, restait plein d'amertume et de conjsion. je me sparai de
ma femme et essayai diverses formes de mditation pour me calmer.
Un jour, une amie me prsenta son matre de mditation qui
m'invita foire une retraite. L'ambiance dans la salle tait formelle
et silencieuse tandis que nous demeurions assis des heures durant. Le
deuxime matin, j e me vis soudain debout regardant la tombe de ma
fille, une pellete de terre rouge avait tjete dessus. Des larmes me
montrent aux yeux etje me mis gmir. Mes proches voisins s'agitrent et me murmurrent Tais-toi , mais le matre s'approcha et leur
dit de rester tranquilles. Pendant un moment, il me tint par les paules. je pleurai et sanglotai toute la matine, ivre de chagrin. C'est
ainsi que cela a commenc. Maintenant, trente ans plus tard, j e suis
celui qui soutient ceux qui pleurent.

La rencontre d'une souffrance conduisant la qute d'une


rponse est une histoire universelle. On la retrouve dans la vie du
Bouddha. Le prince Siddharta, le futur Bouddha, tait dlibrment tenu l'cart des problmes du monde par son pre. Durant
ses premires annes, il vcut l'intrieur de palais magnifiques
sans jamais en sortir. Mais un jour, le jeune prince insista pour aller
voir le monde extrieur et, tandis qu'il circulait travers le
royaume, conduit par son serviteur Channa, il vit quatre choses qui
le heurtrent profondment. Tout d'abord, le Bouddha vit une
personne trs ge : elle tait chancelante, vote et frle. Ensuite
il vit un homme gravement malade, veill par ses amis. Puis un

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

35

cadavre. chaque fois le Bouddha demanda son guide : qui


ces choses-l arrivent-elles? Et chaque fois Channa rpondit:
tout le monde, seigneur. Ces visions sont appeles les Messagers Clestes car, tout comme elles veillrent le Bouddha, elles
rappellent chacun de nous qu'il doit se mettre en qute de la libration et chercher dans cette vie une libert spirituelle.
Vous souvenez-vous de votre premire rencontre avec un cadavre ou une personne gravement malade? Ctoyer ainsi la maladie
et la mort heurta vivement Siddharta dans tout son tre et le fit
s'interroger : Comment vivre au mieux une existence hante par
la maladie et la mort? Le quatrime messager se prsenta sous la
forme d'un moine demeurant la lisire de la fort, un ermite
ayant ddi son humble vie la recherche d'une issue mettant fin
aux misres du monde. cette vue le Bouddha ralisa que lui aussi
devait suivre cette voie, faire pleinement face aux misres de la vie
et tenter de trouver un chemin conduisant au-del de leur emprise.
Tel un Siddharta des temps modernes, une enseignante
raconte comment un priple travers la campagne et les villes
l'amena sur la voie.
Aprs mes tudes, je travaillai dans un centre d'aide sociale Philadelphie oj'essayai d'apporter mon soutien un certain nombre defamilles
dsespres: pas de travail, beaucoup d'enfants, des maisons sordides,
des problmes de drogue. Certains jours je quittais mon travail et rentrais chez moi en pleurant. Un jour, je partis avec un ami en Amrique
centralepour travailler au Salvador et au Guatemala. Pour les pauvres
campesinos, la vie tait comme un ocan de problmes. Ils s'puisaient
la tche pour avoirjuste peine assez de nourriture et de mdicaments
pour leurs enfants, sans compter les raids rguliers des militaires. C'tait
trs dur. mon retour, j'entrai au couvent pour quatre ans: non pas
pourfoir mais pour me trouver, pour apprendre ce que je pouvaisJaire
pour tre vraiment utile au monde.

LA PRPARATION L'EXTASE

Les messagers clestes se manifestent chacun de nous


sous diffrentes formes, nous appelant rechercher la plnitude
qui manque dans notre vie. Ils ne viennent pas seulement sous
forme de problmes personnels, mais aussi travers les misres
du monde qui ont un effet tellement puissant sur nos curs que
ceux-ci peuvent chaque jour s'ouvrir au vu des informations:
perptuelles inondations au Bangladesh, famines et guerres en
Mrique, en Europe, en Asie, crise cologique mondiale,
racisme, pauvret et violence dans nos cits. Toutes ces nouvelles sont des messagers. Elles nous appellent comme elles le
firent pour le Bouddha; elles nous demandent de nous veiller.

Retour l'innocence
Il ne faudrait pas penser que cette ouverture ne se fait qu' travers
la douleur : un autre aspect de ces forces conduit lui aussi bon
nombre d'entre nous dans la fort : c'est l'appel de la beaut, de la
plnitude dont nous connaissons l'existence. Les soufis parlent de
la voix du Bien-Aim et nous sommes venus au monde avec ce
chant dans nos oreilles. Dans un premier temps pourtant, c'est par
son absence que nous commenons le connatre.
Lorsque nous vivons sans aucun lien ni clairage spirituel, nous
pouvons ressentir le dsir profond de l'enfant perdu, l'aspiration
subtile de celui qui sait que quelque chose d'essentiel fait dfaut:
quelque chose qui danse la limite de notre vision, toujours prsent comme l'air que nous respirons et que nous oublions jusqu'
ce que le vent se mette souiller. C'est pourtant cet esprit insaisissable qui nous soutient, nourrit notre cur et nous somme de
chercher en quoi consiste la vie. Nous sommes amens revenir
notre vraie nature, notre cur sage et connaissant.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

37

Cette aspiration sacre peut s'lever ds l'enfance comme ce


fut le cas pour le matre zen d'une communaut importante en
Europe.
je me souviens avoir eu, erifant, des expriences d'merveillement et
d'identification au monde. je m'identifiais aux collines et les voyais
danser, aux rivires dans les valles. Un jour, je me suis imaginpartie
intgrante de la grande tempte qui, cet t-l, balayait notre ville. Vers
douze ans, je reconnus combien le jeu de la vie tait incroyable et quel
point il dpassait largement tout ce queje connaissais. Ensuite j'oubliai
tout et retournai jouer au football ou avec mes camarades jusqu' ce
qu'un autre moment de cette douce et nave ouverture seproduise nouveau. Plus tard, l'universit, j'coutai un swami indien parler du
monde de la nature et de ses mystres;je me mis pleurer sans retenue.
j'tais tellement touch, c'tait comme sij'tais en train d'couter parler
le Christ. j'ai commenc alors me souvenir de cette connexion innocente de mon enfance. Quand vous ralisez combien vous avez perdu,
vous vous devez de partir nouveau la recherche de ces moments o
votre espritpour la premirefois tait devenu vivant.
Au fil des ans, une socit pragmatique et matrialiste peut
supplanter le mystre originel de notre enfance. Trs tt, nous
sommes envoys l'cole pour grandir, pour devenir
srieux et si nous ne quittons pas notre innocence d'enfant, la
plupart du temps le monde se charge de nous l'extirper. Il y a une
centaine d'annes, le peintre amricain James McNeill Whisder
fut confront cette situation en classe de Gnie Militaire
l'Acadmie de West Point. On demandait aux tudiants de dresser le plan prcis d'un pont et Whisder prsenta un trs joli dessin, pittoresque et dtaill, avec une arche en pierre au sommet
de laquelle deux enfants taient en train de pcher. Le lieutenant
responsable lui ordonna : C'est un exercice militaire, enlevezmoi ces enfants du pont. Whisder proposa alors un dessin dans

LA PRPARATION L'EXTASE

lequel les deux enfants, cette fois, pchaient au bord de la rivire.


Je vous ai dit d'enlever ces deux enfants du croquis! dit le lieutenant en colre. La dernire version prsente par Whistler fut
donc celle d'un pont au-dessus d'une rivire dont l'une des rives
contenait deux petites pierres tombales.
Comme l'a crit l'crivain existentialiste Albert Camus :
La vie d'un homme n'est rien d'autre qu'un long voyage travers les
mandres de l'art pour se rapproprier les quelques instants o son
cur pour la premire fois s'est ouvert.

La tradition zen dcrit ce voyage dans le rcit du buf


sacr. Dans l'Inde antique, les bufs symbolisaient les qualits puissantes et merveilleuses, prsentes en chaque tre, qui
se rvlent lorsque nous reconnaissons notre vritable nature.
L'histoire zen du bouvier dbute par la reprsentation d'un
homme qui erre dans les montagnes lointaines. Cette image
s'intitule la recherche du buf. Derrire l'homme se
trouve un ddale de routes enchevtres: les vieilles autoroutes de l'ambition et de la peur, de la confusion et de la perte,
de la louange et du blme. Pendant longtemps cet homme a
oubli le murmure des rivires et le paysage des montagnes
mais un jour, s'en souvenant enfin, il part la recherche des
traces du buf sacr. Dans son cur, il sait que mme parmi
les gorges les plus profondes ou les sommets les plus hauts il
ne peut perdre le buf. Alors, dans la splendeur de la fort, il
s'arrte pour se reposer et, en baissant le regard, il voit les premires traces.
Une femme d'une soixantaine d'annes qui enseigne la
mditation commena sa qute du buf sacr vers cinquante
ans, aprs avoir lev ses trois enfants.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

39

Petite fille, j'ai vcu dans un environnement intellectuel dans lequel


la vie spirituelle n'tait jamais voque, sauf peut-tre Nol
Comme si mes parents pensaient que nous tions au-dessus de tout ce
fatras religieux. j'tais trs jalouse de mes amies qui allaient l'glise.
Ds l'ge de sept ans, je dcoupais sur les cartes de vux les images de
Marie, des anges et du Christ etje les cachais aufond de ma penderie
dans laquelle j'avais install un autel secret. Chaque semaine, je sortais tout cela et officiais ma propre manire.
Ensuite, quarante-trois ans, alors que je voyageais pour affoire,
je visitai une cathdrale clbre. L'intrieur tait vaste et frais; en y
entrant, je vis la lumire du soleilflamboyer travers les vitraux. Un
chur entama des chants grgoriens pour l'office de fin de journe. Sur
l'autel se dressait une Vierge Marie aussi belle que celle de mes cartes de
Nol. je dus m'asseoir,j'avais nouveau sept ans. Mes yeux s'emplirent
de larmes et mon curfot sur le point d'clater. Cette pauvre petitefille
tait spirituellement affome. La semaine suivante, je me rendis un
cours de yoga et m'inscrivis une retraite mditative.

La question sacre
La premire vision des traces du buf est dcrite par Joseph
Campbell comme un appel l'veil, une pulsion intrieure.
Arrive en mme temps la question sacre, diffrente pour
chacun de nous. Il y a ceux qui se dbattent avec la douleur,
ceux qui veulent simplement savoir comment vivre mieux. Certains s'interrogent sur ce qui est important ou sur le sens de la
vie. D'autres se demandent comment aimer, qui ils sont ou
comment tre libres. D'autres enfin, courant jour aprs jour, se
posent la question : quoi sert de tant courir?
Certains des matres interrogs disent s'tre tourns vers la
philosophie pour rpondre leurs questions, alors que pour
d'autres ce fut la voie de la posie et des arts. Le questionnement sacr est la source de nombreux pomes. Yeats crivit :

40

LA PRPARATION

L'EXTASE

La rhtorique est le discours que vous utilisez pour les autres,


la posie pour vous-mme. L'appel au voyage est comme un
pome demi compos qui attend d'tre achev. Kabir, le pote
mystique indien, demande : Pouvez-vous me dire qui a construit cette maison qui est la ntre? Et vers o vous courez avant
de mourir? Pouvez-vous trouver ce qui a vraiment de la valeur
dans ce monde?

Qlelle que soit la source de ce profond questionnement,


nous devons aller l o il nous conduit. Une enseignante
bouddhiste vit ses questions s'accrotre lorsqu'elle complta sa
formation dans un service psychologique.
j'avais fini mon doctorat en psychologie et avais commenc travailler dans une unitpour adolescents et dans un service de prvention du suicide. Pendant des annes, j'avais cru que la psychologie
apportait toutes les rponses que je cherchais. Mais plus je travaillais,
plus ma confiance commenait dfaillir. Du fait des souffrances non
soulages que je rencontrais, l'ide que la psychologie allait me donner
toutes les rponses finit par me sembler ridicule. Ds lors, vers o
devais-je me tourner pour comprendre cette vie?
En I972, je rendis un jour visite une amie de Berkeley et, pendant que nous marchions, elle rencontra un homme d'origine trangre
qui tait jovial et serein; elle commena lui parler. Par la suite, elle
m'expliqua qu'il s'agissait d'un lama tibtain et m'invita son enseignement sur les rves. je n'en compris pas un mot mais un moment
donn, lorsqu'une femme l'interrogea sur les actes de compassion et que
je vis sa manire d'y rpondre, la compassion nefut plus un simple mot.
Il y eut dans sa rponse une manifestation de compassion qui toucha
profondment mon cur. j'tais abasourdie. jusqu' cet instant j'avais
considr la compassion comme un mot, un joli nom religieux qui
n'avait aucune ralit. Vous savez, juste une belle ide1L, c'tait une
force vivante et j'tais trs intrigue. je voulus savoir ce qu'il en tait.
Cela m'ouvrit la porte de la spiritualit.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

Une femme d'affaires de Chicago, leve dans une famille


trs unie, mena une vie tout fait classique jusqu' ce que sa
russite professionnelle lui devienne pnible et vaine. Elle commena alors tout remettre en question.
j'tais la troisime de cinq enfants qui s'adoraient tous; j'allais la
messe tous les jours etfis mes tudes dans une cole catholique defilles
jusqu' l'universit. Fillette, je priais souvent et avecferveur. Jefaisais des offrandes pour les mes au purgatoire, accomplissais toutes
sortes de rituels trs nafs pour me souvenir de jsus et de combien il
m'aimait. Puis je me mariai. Nous tions dans les tumultueuses
annes 6o et ds mes vingt-neufansj'avais dj divorc. Entre dans
un mode de vie plus large, plus os et plus effrayant que celui connu
jusqu'alors,j'obtins mon diplme de la Business School de Chicago et
dans le mme temps entrepris plusieurs annes de thrapie. La trentainefut pour moi un enfer... je me dbattais dans une longue etprofonde dpression, sans avoir la moindre ide de qui j'tais et de ce que
je pouvais esprer de la vie. La seule chose que je sus faire fut de me
plongerjour et nuit dans le travail et, en dix ans, j e devins la premire
femme vice-prsidente de notre socit. Cette lection donna lieu une
crmonie dans les salons du Carlton et ce succs fut tout d'abord
enivrant: c'tait une compensation pour les autres manques. Mais
peu peu le charme se dissipa et ma vie m'apparut terriblement gocentrique. Les riches devenaient plus riches et les pauvres pataugeaient au bas de l'chelle;je ralisai quej'avais ma part dans ce problme et que je n'en tirais pas la moindre satisfaction.
Deux de mes plus proches amis moururent. Puis ce fut au tour de
ma mre de tomber malade etje dmissionnai pour prendre soin d'elle,
mettant un terme mon partenariat. Je dcouvris qu'tre l, prs de
mon pre et de ma mre confronts au choc et leur refus d'accepter la
situation, tait la chose la plus satisfaisante de ma vie. j e devins bnvole dans un hospice et commenai mditer. tre pour la premirefois
en prise directe avec le dmon permanent de la vacuitfut pour moi
comme revenir la maison. Je n'aurais jamais cru cela possible. Pourtant aujourd'hui je me sens beaucoup plus moi-mme, assise dans le

LA PRPARATION L'EXTASE

silence, l'coute. Aprs tant d'annes,j'ai enfin retrouv mon cur et


le courage de le suivre, avec le soutien de mes amis.

Appels de L'au-del
L'ouverture de l'esprit et du cur survient parfois comme s'il y
avait un appel des dieux, une impulsion trangre notre vie ordinaire. Comme si nous tions contraints par des forces qui dpassent nos connaissances pntrer dans la fort, la recherche de
Baba Yaga. Le pome de Rumi cit prcdemment en introduction conseille d'tre reconnaissant envers quiconque se prsente
nous, car chacun est envoy comme un guide de l'au-del.
Des milliers d'Amricains trouvrent dans le choc extrmement puissant des expriences de mort imminente l'occasion
d'une ouverture spirituelle. Dans son livre Des erifants dans la
lumire de l'au-del, le docteur Melvin Morse tudie les expriences de mort imminente des enfants. Une petite fille se
rveilla d'un coma la suite d'une noyade et parla son mdecin stupfait d'un personnage dor, un ange, qui l'avait tire
hors de l'eau sombre et entrane vers un tunnel o elle avait
rencontr son grand-pre mort des annes plus tt puis le Pre
Cleste. Les uns aprs les autres, les rcits des enfants voquent
la dcouverte d'une lumire dont nous sommes tous constitus, d'une lumire porteuse de tout ce qui est bon. Aprs
cela, vous n'avez, disent-ils, plus peur de devoir vivre quoi que
ce soit.
Un matre soufi parle de l'accident de moto qu'il eut dixneuf ans:
j'tais dans un tat critique, avec des fractures et des lsions internes.
En revenant moi, je me suis souvenu avoir regard, pendant une

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

43

seconde aprs le choc, mon corps et la rue, d'en haut, une courte distance. je pouvais voir mais mon tre tait totalement immatriel.
j'tais serein, tranquille, soulag. je savais qu'ily avait deux options:
retourner dans mon corps ou me laisser glisser dans ces tnbres merveilleusement apaisantes. Mais en regardant la scne en dessous de
moi, j'prouvai un sentiment intense d'amour pour ce corps et pour la
vie. L'amour et la joie m'ont retenu et l'on m'a racontpar la suite que
dans l'ambulance je pleurais et riais.]'exprimentais la ralit d'une
libert qui n'avait rien de physique, unejoie intense et un bonheur qui
ont motiv ma vie spirituelle depuis maintenant plus de trente-cinq
ans. j'aime cette ralit;j'ai suivi son appel.

Tout appel de l'au-del nous demande de sortir de notre


perception habituelle du monde. Pour une enseignante de kundalini yoga, cela se passa lors d'un accouchement.
Ma respiration devenait de plus en plus rapide. Mon corps commena
trembler entre les contractions et s'emplir d'une lumire rayonnante. Tout mon corps, pas seulement mon bassin mais aussi mon
cur, ma tte, chaque partie de mon tre essayait de s'ouvrir. je me
sentais comme mon propre enfant, je me dilatais, englobant toutes les
nergies du monde. Par la suite le mdecin m'avoua que cela l'avait
e.ffray et qu'il avait tent de me donner un tranquillisant pour me
calmer. Mes yeux taient grands ouverts, merveills. partir de cet
instant, j'ai constamment voulu apporter cette nergie dans ma vie.

Bien que notre culture et notre monde matrialiste et scientifique tentent de nous carter de la vaste source de notre vie,
celle-ci ne saurait tre nie. O!I'ils soient anodins ou marquants, nous entendons trs souvent des rcits de curs,
d'esprits ou d'mes qui s'veillent une plus large vision de la
ralit.
La maladie peut aussi nous inciter avancer. Un lama occidental raconte :

44

LA PRPARATION L'EXTASE

j'tais venu en Californie oj e vivais de l'air du temps dans une communaut. Unjour,je me retrouvai avec une hpatite que j'allai soigner dans une cabane que l'on m'avait prte dans les montagnes de
Santa Cruz. je vomissais chaque nuit, ma peau tait jaune :je me
sentais au bout du rouleau physiquement et psychiquement. j'avais
tout abandonn etje ne savais plus ce que je devais foire.
Une nuit, j'entendis chanter. fe me levai et regardai par lafentre
prs du lit. travers lesgouttes d'eau,je vis un homme assez gros assis
dehors, une main sur sa coijfe noire. Des gongs et des chants rsonnaientfortement dans ma tte. Il resta l pendant longtemps etfinalement je me rendormis. Quand au matin je me rveillai et allai me
regarder dans la glace, ma peau tait claire et je me sentais mieux. fe
sortis dans les bois pour la premirefois depuis des semaines.]e m'assis
prs du ruisseau et pleurai.
Plus tard, j'entrai en contact avec une troupe de thtre tibtaine
compose de hippies que je suivis jusqu'au Npal Le seizime Karmapa, matre du bouddhisme tibtain, revint Katmandou pour la
premire fois depuis trente ans. j'allai le rencontrer avec deux autres
Occidentaux et il nous dit qu'il attendait notre visite. j 'tais stupfait,
c'tait l'homme derrire ma fentre Santa Cruz! Il nous fut alors
expliqu qu'il pouvait se manifester dans nos rves et que nous pouvions ainsi gurir de maladies.
Se rjouissant de notre visite, il nous dit, aprs de nombreuses
journes passes ensemble, que nous avions tous t Tibtains dans nos
vies prcdentes, de vieux compagnons lui. Un des lamas les plus
gs me montra une photo de notre monastre. Que tout cecift vrai
ou pas, toujours est-il que j'eus l'impression de retrouver erifin ma
maison. Aujourd'hui, trente-deux ans plus tard, nous sommes tous les
trois devenus nous-mmes lamas.

!;appel de l'au-del peut se faire de mille et une faons. Nous


ne saurions donc ignorer l'effet des hallucinognes sur la vie de
nombreux enseignants actuels. Andrew Weil, un mdecin de
Harvard qui a tudi l'emploi des substances sacres travers le
monde, crit: De la Chine l'Inde, de la Grce aux Amri-

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

45

ques, les traditions des cultures les plus anciennes incluent toutes
l'utilisation positive de substances psychotropes.
Parmi ceux qui se sont engags dans un chemin spirituel, bon
nombre virent leurs portes de perception s'ouvrir d'un seul coup
grce des expriences psychdliques. En fait, la plupart des
enseignants spirituels occidentaux actuels suivirent cette voie, au
moins en partie. Un mauvais usage de ces substances comporte
de multiples dangers et nous connaissons tous les consquences
tragiques de leur abus mais, qu'on le veuille ou non, elles font
partie de notre hritage. De la gnration zen des annes 50 aux
hippies des annes 6o et 70 jusqu'aux adeptes du chamanisme
des annes 8o, bon nombre des chefs spirituels que j'ai rencontrs
m'ont parl des consquences de leurs expriences d'altration de
la conscience.
Un matre de mditation franais qui a pass plusieurs
annes en Inde et au Tibet n'avait au dpart aucune ide du
chemin spirituel.

j'tais un jeune artiste vivant au bord de la mer en qute des plaisirs


de la vie. Un jour ma compagne me quitta et quelques amis de retour
du Mexique me mirent dans la main deux doses de LSD en me
disant: Prends-les. Aprs tu ne seras plus jamais le mme. Et plus
jamais je neJus le mme. j'eus des visions, je vis des royaumes spirituels, des formes artistiques que je n'aurais jamais pu imaginer avec
mon seul esprit. Ensuite, une ouverture sefit, immense, dans laquelle
je mourus, me dissolvant dans un monde mouvant: agonie et extase,
j'tais parti. je sus qu'enjin de compte toute vie est un plerinage spirituel, un voyage de retour cette comprhension. Aprs cela, ds que
je le pus, je partis en Inde.
Un autre enseignant, qui tudia les mathmatiques la
Columbia University de New York, se souvient:

LA PRPARATION L'EXTASE

j'avais toujours t intresspar les lois de l'esprit. C'est ce qui m'avait


pouss vers les mathmatiques. Un jour, mon compagnon de chambre
me donna une grande omelette aux champignons hallucinognes.
Aprs l'avoir mange, les sons et les couleurs s'intensifirent un point
jamais expriment jusqu'alors. D'une certaine manire, mon cur
fondait, simplement ouvert;je connaissais le monde en le ressentant,
en fait en l'aimant. je ralisai comment l'amour unissait toutes les
choses.
je marchai jusqu'au Clotre, le vieux monastre du Parc de Fort
Tryon; les pierres se mirent chanter pour moi. je rendis visite
Merlon. Maintenant, je vis dans un monastre trappiste depuis
vingt et un ans, en foit depuis ce jour-l.

Une enseignante zen assez connue commena galement sa


qute spirituelle par des voyages psychdliques. Puis elle comprit
que les visions de ses premires expriences ne suffisaient pas et se
rendit alors en Core et au Japon en qute d'un matre zen. Elle
visita de nombreux temples mais aucun endroit ne semblait convenir. De retour Kyoto, la cit du zen, il lui vint l'esprit de prendre
du LSD et de se rendre dans le temple le plus vnr de la ville.
je marchais lorsqu'une force m'arrta, comme une main norme et
invisible. j'tais stupfaite. C'tait comme si les dieux ne voulaient
pas m'autoriser foire un pas de plus. Que pouvais-je foire? je me
dtournai et franchis les portes d'un temple qui tait l prs de moi,
dans cette rue. l'intrieur ily avait un homme, petit, assis lesjambes
croises, enseignant dans un anglais trs simple. Il disait les choses les
plus claires que j'aie jamais entendues propos de l'esprit et du cur.
C'tait l'tape suivante, exactement ce que je cherchais. je posai mon
sac et restai l douze ans.

La plupart des enseignants ralisrent rapidement que les


hallucinognes, mme les meilleurs, se rvlaient tre un chemin
trop limit: ils n'apportaient aucun moyen systmatique pour

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

47

vivre l'esprit veill et le cur ouvert. Un enseignant bouddhiste


raconte:
Les hallucinognes firent partie de mes premires approches mais je
savais que ce n'tait pas sz1Jisant. je dcidai donc de me rendre dans
l'Himalaya. ]'yJus convi une puja de fou accomplie par un vieux
lama tibtain aux abords de Dharamsala. Mon ami et moi avons
march un kilomtre et demi travers unefort de rhododendrons en
fleurs jusqu' une clairire proche d'une cascade rugissante. Les montagnes enneiges se dessinaient au-dessus de nous, six ou huit lamas en
robe taient assis en rond, versant des offrandes de beurre sur un
grandfou, faisant tinter leurs cloches etfrappant de petits tambours.
Ils faisaient des incantations et des moudras. Autour d'eux, formant
un second cercle, il y avait une soixantaine de merles. je sentis que
j'tais tmoin de quelque chose de trs ancien, d'avant la sparation
des hommes et des animaux. je sus que j'tais en prsence d'un grand
mystre et que ma voie serait de travailler avec les enseignants qui
vivaient dans cette ralit.

L'appel de l'au-del a conduit nombre d'enseignants actuels


dans des aventures qu'ils n'auraient jamais imagines. Pir
Vilayat Khan, matre soufi, raconte comment son pre Hazrat
lnayat Khan lui parla sur son lit de mort. Pir n'avait que dix ans
cette poque et Hazrat lui demanda de partir en Inde la
recherche d'un grand sage prs des sources du Gange sacr et
de la rivire Yamuna.
dix-neuf ans, avec un peu d'argent, je me rendis en Inde par la
route. Ce fut un dur voyage. Dans une ville je fus jet en prison en
tant que Pakistanais suspect d'espionnage. En remontant le Gange
au-dessus du charmant village de Gangotri, je trouvai un sage
tonnant, assis dans une cavit de glace. Ce sage m'expliqua que les
sources du Gange et de la rivire Yamuna taient secrtes et il

LA PRPARATION L'EXTASE

m'indiqua un glacier au-del de ]amnotri, trs haut dans les montagnes himalayennes.
je suivis un sentier et, tandis que je marchais dans la neige loin
de tout tre humain, je trouvai des empreintes de pieds dans la neige.
Elles taient assez grandes et j'en fos effray. Je pensais qu'il devait
s'agir d'un ours.]e suivis ces traces pendant quelques heures et arrivai
enfin une grotte assez spacieuse. L, l'entre, assis tel un roi, il y
avait un rishifantastique. Il mefit un signe qui semblait me signifier
de ne pas entrer.
je m'assis donc dans la neige, les jambes croises etfermai les yeux.
Aprs quelques instants comme je rouvrais les yeux, il sourit. D'une
manire ou d'une autre, il savait que je parlais anglais et me dit:
Pourquoi es-tu venu si loin pour voir qui tu devrais tre?- C'est
merveilleux de me voir en vous " rpondis-je. Tu n'as pas besoin de
gourou, me dit-il. Mon gourou est mon pre, je ne cherche pas un
gourou.- Bien, alors si tu ne cherches pas de gourou, approche ici. Il
y a une autre grotte l-bas pour toi, me dit le rishi, pour que tu t'y
assoies. Il me donna ensuite une pratique accomplir: elle consistait
regarder dans mon cur avec le troisime iljusqu' ce que je puisse
le sentir ouvert comme un lotus. Ce que je fis. Il me dit ensuite:
Demeure dans la lumire, pas la lumire physique ni son reflet.
Accde la vraie lumire, c'est cela seul qui importe.
Ce n'tait pas le genre de personne avec laquelle vous pouvez discuter. Totalement illumin, il demeurait en samadhi. Le temps est
bientt venu, dit-il, o il n'y aura plus aucun rishi vivant dans ces
grottes comme je le Jais. Maintenant les tres veills devront aller
dans le monde parmi les hommes.
Aprs plusieurs jours il me dit : Tu as assez appris. Je ralisai
alors combien j'avais appris me suffire moi-mme, me dtacher
et avoir du recul j'prouvais un merveilleux sentiment de paix et
de bonheur et ne voulais plus partir. Je savais pourtant que je devais
retourner dans le monde. Ce jt un bon prodigieux sur le chemin de
toute une vie.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

49

Il semble impossible qu'il n'y ait pas un courant spirituel, un


courant d'veil potentiel qui attende chacun de nous le moment
venu.
Lama Govinda a beaucoup parl de sa vie dans le Chemin
des Nuages blancs. Par la suite, il complta son rcit :
Au dbut de mon sjour en Inde, un vieux Tibtain en plerinage
travers l'Himalaya vit les drapeaux prires sur ma maison dans la
montagne et il entra. j'tais absent mais il donna l'adorable logeuse
qui veillait sur moi comme une mre un cadeau pour son fils>> puis il
continua sa longue route vers les lieux saints. Le prsent de ce Tibtain
tait un livre que je fus incapable de lire ou de comprendre et que je
remisai dans le grenier. Bien des annes plus tard, aprs de longues
tudes du bouddhisme tibtain, j'tais devenu lama mais ne savais
pas quoi foire ensuite. Il me fut demand de remanier la traduction
originale du Livre des Morts Tibtain . Malheureusement, il n'y
avait aucune copie disponible en dehors du Tibet. Trois jours plus
tard, dans mon grenier, je tombai par hasard sur mon vieux cadeau.
C'tait l'dition originale, imprime Lhassa, du Livre des Morts
Tibtain. je pris aussitt contact avecEvans- Wentz et me mis tout
de suite au travail Les crits qui suivirent, l'endroit o je vcus, le
travail de toute ma vie, toutes ces choses arrivrent car un jour par
hasard, un vieux plerin me laissa ce prsent.

Retrouver sa vraie demeure


Parmi ces histoires, nombreuses sont celles qui comportent
un voyage extrieur mais leur vrai propos est de trouver notre
demeure spirituelle. Il ne s'agit pas de comparer ces rcits
exotiques et en quelque sorte magiques avec nos propres histoires. Nous avons chacun notre parcours unique, notre
propre appel au retour. Ces rcits, par contre, peuvent heurter
notre mode de fonctionnement et nous amener nous souve-

so

LA PRPARATION L'EXTASE

nir, nous rappeler que nous sommes tous ici pour une mission de grande importance.
Chacun de nous, son rythme, doit s'veiller et ce qui va
nous y conduire peut rester cach dans notre grenier pendant
des annes, attendant que nous finissions d'lever nos enfants
ou que nous menions terme notre carrire professionnelle.
Mais un jour cela apparat en enfonant la porte et en nous
disant : Qte tu sois prt ou pas, me voici. >>
tre vivant est dj en soi l'expression d'un mystre. Les
indices quant notre vraie nature sont constamment autour de
nous: quand l'esprit s'ouvre, quand le corps change ou quand
le cur est touch, tous les lments de la vie spirituelle se rvlent. Les grands questionnements, les souffrances inattendues,
l'innocence originelle peuvent tous exiger que nous allions audel de notre routine quotidienne, que nous sortions du fonctionnariat de notre ego comme le recommandait le matre
tibtain Chgyam Trungpa. Chaque jour apporte ses propres
appels au retour vers l'esprit; certains sont petits, d'autres plus
importants, les uns surprenants, les autres ordinaires.
Un pratiquant zen assez avanc en ge tait en 1969 un
jeune avocat, pre de famille, lorsqu'il rencontra les uvres
d'Alan Watts sur le zen. Cela piqua sa curiosit et son esprit et
lui rappela qu'il y avait quelque chose de plus dans la vie. Il consulta donc l'annuaire la lettre Z et trouva un numro. Aprs
quelques instants, il parla avec le roshi du centre zen de San
Francisco, obtint les horaires du centre et, avec l'encouragement du matre, commena pratiquer. Trente ans plus tard, il
pratique toujours avec ardeur : Ma vie, dit-il, a t transforme par ce premier contact tlphonique.
Plus banale encore est l'histoire raconte par un autre
matre de mditation qui fut un sportif forcen il y a trente ans.

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

Le golf tait son sport favori et en y jouant il ralisa combien sa


conscience et son esprit influaient sur la qualit de son jeu.
j'essayai de me calmer. j'tais surpris de voir combien j'tais agit et
incapable de contrler mon esprit. Une amie me suggra de venir son
cours de yoga et de mditation et mme si j'ai d lutter pour rester
assis, je me suis senti revenu chez moi.
Les pistes sont l pour chacun de nous mais notre famille et
notre ducation nous ont appris prtendre ne pas les voir. Une
femme juive, maintenant rabbin, raconte que sa famille ignorait
tout enseignement spirituel. Leurs visites occasionnelles au
temple rform taient surtout dues des responsabilits sociales
et la cuisine kasher. Il lui fallut donc, comme le dit Rilke, aller
vers une glise d'Orient oublie de notre pre >>. Pendant dix
ans, elle commena par chercher sa voie auprs des Indiens
d'Amrique. Puis elle fut curieusement attire par Jrusalem o
elle rencontra la femme d'un vieux pratiquant de l'hassidisme qui
lui remmora l'hritage spirituel cach de plusieurs millnaires
de sa propre tradition.
Aprs avoir visit le Mur des Lamentations, la femme du rabbin,
Miriam, me conduisit dans le petit salon attenant sa chambre o elle
mefit asseoir et me parla de sesgrands-parents et de la manire sainte
avec laquelle ils allumaient leurs bougies, coupaient leur pain, et levaient leurs enfants; elle m'expliqua comment chaque lment de leur
vie tait gouvernpar la Torah et chaque action un acte sacr. C'tait
terriblement proche de ces Amrindiens que j'aimais. Mais lorsqu'elle
sortit des pages d'criture cabalistique, fines et crites la main, je pris
conscience que j'appartenais cette ligne ancienne et que cet hritage
spirituel coulait dans mes veines aussi bien que dans mon cur.

52

LA PRPARATION L'EXTASE

Baba Yaga vit dans notre entourage aussi bien que dans la
fort. Elle fait partie de l'histoire de notre famille. Nous pouvons nous rendre en Inde ou Jrusalem- certains des rcits
les plus magiques faits par ces matres peuvent nous donner
penser que c'est ainsi qu'il faut commencer une vie spirituelle.
Mais cela peut aussi dbuter en jardinant ou simplement en
rentrant chez soi aprs un voyage et en redcouvrant sa vie d'un
il nouveau. Ou bien encore en percevant un morceau de
musique inspire, le chant d'un pome, le vol d'un oiseau. Tous
les regards dans lesquels nous nous plongeons peuvent devenir
les yeux du Bien-Aim.
Pour moi, grandir sur la cte Est fut associ au plaisir de
voir en t le vol des lucioles. Mais ma fille, ne en Californie,
n'en avait jamais vu. Lors d'un voyage, nous avons dcouvert
qu'il y avait des lucioles dans les nuits tropicales de Bali. Une
nuit, aprs que ma fille fut alle se coucher, je la bordai dans sa
moustiquaire et sortis en capturer quelques-unes. Ses yeux
taient ferms lorsque je les introduisis dans sa moustiquaire. Je
lui dis doucement de se rveiller : les lucioles volaient l'intrieur et, jusqu' ce que nous les librions, elle fut totalement
fascine par leurs traces lumineuses dans la nuit. Combien
improbable et fantastique, combien inattendu est le fait de
trouver de jolis insectes avec de douces lumires clignotantes!
Et pourtant ce n'est pas plus improbable qu'un cur plein
d'amour. Nos curs brillent comme les lucioles avec la mme
lumire que le soleil et la lune.
Il y a en nous une secrte aspiration nous souvenir de cette
lumire, sortir du temps et trouver notre place vritable dans
la danse du monde. C'est l o nous avons dbut, c'est l o
nous retournons.
Qye nous attendions jusqu'au dernier moment ou que nous
le voyions aujourd'hui mme, l'appel au mystre se prsente

BABA YAGA ET NOTRE ASPIRATION SACRE

53

encore et toujours nos yeux et nos curs comme l'a crit


Mary Oliver.
Quand vient la mort
te/l'ours affam en automne;
Quand vient la mort et qu'elle puise dans sa bourse
toutes ses pices tincelantes pour m'acheter
Puis reforme cette bourse d'un coup sec...
je veux passer cette porte, emplie de curiosit en me demandant:
quoi donc va ressembler cette demeure d'obscurit?
C'est pourquoije regarde toutes choses
Comme unefraternit et une communaut...
je pense chaque vie comme unefleur aussi commune
Qu'un champ de marguerites et aussi remarquable,
Chaque corps est un lion de courage, quelque chose de prcieux
Pour la terre.
Quand ce sera la jin, je veux pouvoir dire:
Toute ma vie j'ai t l'pouse marie la stupeur.
j'tais le mariprenant le monde dans mes bras.

LES GARDIENS DU CUR


ANGES DE LUMIRE, OCAN DE LARMES

La scurit est en grande partie une


superstition. Elle n'existe pas dans la
nature et les enfants des hommes ne
l'exprjmentent pas comme une plnitude. Eviter le danger n'est pas plus sr
long terme que de s'y exposer totalement.
La vie est une aventure tenter sinon elle
n'est rien. (Helen Keller.)

Une fois appels vers l'aventure


intrieure, nous commenons suivre les traces du buf sacr
dans la fort. En regardant dans notre esprit ou notre cur,
nous dcouvrons qu'il recle et englobe tout notre monde. Si,
au dehors, nos tlescopes rvlent l'tendue de l'univers avec ses
myriades de galaxies et ses toiles naissantes, intrieurement,
nous commenons dcouvrir un espace identique, celui de
notre conscience d'o s'lve toute chose.
Certains disent que nous devons faire attention si nous
choisissons de suivre les traces du buf sacr, car le voyage spirituel peut tout remettre en question dans notre vie. Certains
mme nous mettent en garde avant que nous ne commencions.
Un jour que le matre tibtain Chogyam Trungpa arrivait
en retard, comme son habitude, dans une salle de confrence

LES GARDIENS DU CUR

55

bonde de San Francisco, il offrit de rembourser toute personne


ne souhaitant pas rester. Il avertit les nouveaux venus que le
vritable chemin spirituel tait difficile et exigeant, qu'il impliquait une humiliation aprs l'autre. Il suggra donc ceux
qui avaient des doutes de ne pas se mettre en route. Si vous
n'avez pas commenc, il vaut mieux ne pas le faire, dit-il; puis
regardant la salle avec insistance il ajouta : Mais si vous avez
commenc, il vaut mieux aller jusqu'au bout.

Une pratique digne de ce nom


Nous vivons une poque chaotique, complexe, agite et exigeante et malgr cela, il va nous falloir toute notre attention et
notre dtermination pour nous maintenir dans une pratique
spirituelle. Dans presque toutes les dmarches spirituelles, la
premire tche consiste se calmer suffisamment pour arriver
entendre les voix du cur et percevoir ce qui se trouve au-del
de nos proccupations quotidiennes. Qye ce soit par la prire,
la mditation, la visualisation, le jene ou le chant, nous devons
sortir de notre rle habituel et de nos journes affaires vcues
en pilotage automatique. Nous devons trouver le moyen de
devenir rceptifs et ouverts.
Reconnatre son aspiration spirituelle ne suffit pas. Le cur a
besoin d'inspiration pour se rtablir et d'aide pour accder au pardon, veiller sa libert et s'ouvrir la grce. Nous devons trouver un
vaisseau, une pratique valable qui nous emmne sur ce chemin, une
discipline fiable capable de nous ramener dans le prsent et de nous
ouvrir au mystre- non pas pour devenir quelqu'un d'autre ou
pour nous cadrer , mais pour que nous puissions voir qui nous
sommes vraiment.

LA PRPARATION L'EXTASE

Les grandes traditions spirituelles proposent une centaine


de moyens excellents pour le faire. Certaines pratiques utilisent
la respiration pour calmer l'esprit et ouvrir le cur. Il y a des
mditations de discipline du corps qui transcendent la saisie de
notre petit ego et nous mnent l'ouverture. Il existe des mantras et des rituels axs sur la dvotion, des prires et des rcitations de rosaires, des pratiques quotidiennes de prsence
sacre; il y a la qute silencieuse du cur. Dans une communaut amrindienne, les adolescents vont jener, cherchant
obtenir des visions :pendant des jours ils tournent sans arrt un
petit caillou autour d'un plus grand comme la lune autour de la
terre, jusqu' ce que la rponse leur demande apparaisse.
Si, dans un premier temps, nous pouvons explorer diverses
traditions et pratiques, nous devons par la suite en choisir une
et la suivre de tout notre cur. Ce qui importe, c'est la sincrit
avec laquelle nous suivons le chemin choisi, c'est la persvrance, la volont de nous y tenir et de dcouvrir ce qui s'ouvre
l'intrieur de nous.
Une pratique authentique conduit au silence de la fort.
Olrel que soit notre point de dpart, nous allons devoir nous
arrter et couter. Du temps o Bill Moyers, ministre du culte,
tait attach de presse du Prsident Lyndon Johnson, il lui fut
demand au cours d'un repas de travail la Maison-Blanche de
dire l'action de grce. Parle plus fort Bill, lui demanda Johnson, je n'entends rien du tout. Du bout de la table, Moyers
rpondit doucement: Je ne m'adressais pas vous,
monsieur le Prsident.
Aquoi devons-nous nous attendre en pntrant dans la fort
pour mieux entendre le plus silencieux des discours? Qye ce soit
travers un rituel, une prire ou une mditation, nos premiers
pas dans la fort nous rservent quelques petites surprises et de
douces rvlations. Qyand notre cur attentif commence dis-

LES GARDIENS DU CUR

57

tinguer la ralit prsente de nos incessantes cascades de penses,


le monde brille d'une beaut clatante. Nous commenons alors
voir quel point des tats intrieurs insouponns et des
croyances non formules contrlent notre vie. Nous prenons
conscience de tout un rseau d'motions et d'habitudes et percevons avec un plus grand recul les conflits dont nous sommes porteurs, les observant depuis le large fleuve de la pratique que nous
avons choisie. chaque pas nous nous ouvrons davantage.
Une histoire traditionnelle sudoise donne une ide de la
phase suivante du voyage. Du fait de l'infortune de ses parents,
une jeune princesse nomme Aris fut promise en mariage un
terrible dragon. Lorsque le roi et la reine l'annoncrent la
princesse, celle-ci eut trs peur pour sa vie mais, reprenant ses
esprits, elle se rendit travers le march auprs d'une femme de
sagesse qui avait lev douze enfants et vingt-neuf petitsenfants et connaissait les manires des dragons et des hommes.
Cette femme annona Aris qu'elle allait effectivement se
marier avec le dragon mais qu'il existait des moyens appropris
pour s'en approcher. Puis elle lui donna des instructions pour la
nuit de noces et demanda en particulier la princesse de revtir
cette occasion dix robes magnifiques, l'une au-dessus de
l'autre.
Les noces eurent lieu et il y eut une grande fte au palais.
Puis le dragon emporta la princesse vers la chambre coucher.
Lorsqu'il s'approcha de son pouse, celle-ci l'arrta en lui disant
qu'elle devait enlever avec prcaution toutes ses parures avant
de lui offrir son cur. Et sur les conseils de la vieille femme, elle
ajouta qu'il devait, lui aussi, enlever prcautionneusement ce
qui l'habillait. Le dragon accepta de bon cur.
chaque fois que j'enlve une paisseur de robes, tu dois
aussi enlever quelque chose. Alors, enlevant sa premire robe,
la princesse regarda le dragon se dfaire de la premire couche de

LA PRPARATION L'EXTASE

sa cuirasse d'cailles. Bien que ce ft douloureux, le dragon avait


dj fait cela de temps en temps. Mais la princesse enleva une
autre robe, et une autre encore. A chaque fois le dragon se vit
oblig de retirer une paisseur d'cailles de plus en plus profonde.
A la cinquime robe, le dragon commena verser de chaudes
larmes de souffrance. Malgr cela la princesse continua.
A chaque nouvelle couche, la peau du dragon devenait de plus
en plus tendre et sa silhouette s'adoucissait. Il devint de plus en plus
lumineux et quand la princesse ta sa dixime robe, le dragon laissa
tomber le dernier vestige de sa forme de dragon et apparut en
homme, un beau prince dont les yeux tincelaient comme ceux
d'un enfant, enfin libr du vieux sortilge d'tre un dragon. La
princesse Aris et son nouveau mari s'abandonnrent ensuite aux
plaisirs de leur chambre nuptiale, suivant ainsi le dernier conseil de
la femme de sagesse aux douze enfants et vingt-neuf petitsenfants.
Comme pour les rves, nous pouvons retrouver en nous tous
les personnages d'une histoire comme celle-ci : le dragon couvert
d'cailles, la douce princesse, la sage grand-mre, le roi et la reine
irresponsables, le prince cach et aussi l'inconnu qui jeta ce sort il y
a longtemps. Ce que rvle cette histoire ds le dpart, c'est que ce
voyage ne va pas dbuter dans la lumire. Les impulsions de notre
aventure humaine et nos obscurcissements sont tenaces et puissants. Le chemin de la libert intrieure exige de les surmonter.
Recevoir la grce, s'ouvrir l'illumination, devenir sage n'a jamais
t chose facile mme pour les matres. Cela a toujours t dcrit
comme une purification ardue : purifier, lcher prise, se dpouiller.
Suzuki Roshi appelle cela le grand nettoyage de printemps de
l'esprit. Se dfaire de ses propres cailles est douloureux et les
dragons qui en gardent la voie sont froces. Cela requiert l'inspiration des anges et demande de plonger dans l'ocan des larmes.

LES GARDIENS DU CUR

59

Parfois le bout du chemin se rvle assez tt, comme si le mystique flirtait avec nous pour nous attirer dans le monde spirituel.
Un matre de mditation s'en souvient ainsi:
Les gens parlent de moments exceptionnels. la jin de ma toute premire retraite de mditation... Eh bien, ce fot un jour entier exceptionnel Aprs une semaine de grandes souffrances, de frustrations et
de luttes considrables, le dernierjour, les couleurs des arbres le long de
la route semblrent tinceler de lumire; mon cur tait ouvert comme
la mre du monde. je sentis que je pouvais embrasser la totalit de la
vie, toutes les choses que je voyais baignaient dans un amour naturel.
Tout paraissait naturel et pur. je savais qu'il en tait toujours ainsi
mme lorsque je 1'oubliais. Cela ne dura pas mais inspira mon cur
continuer.

Garder en mmoire cette premire beaut est important mais


aous devons aussi nous souvenir des semaines de douleurs et de
grandes luttes qui prcdrent cet instant, ainsi que des nombreuses annes de pratique qui ncessairement lui succdent.
Qyand nous cherchons nous ouvrir l'illumination du divin,
mme si nous savons que le prince et la princesse russiront
s'veiller et mme si nous pouvons rellement entrevoir les noces
sacres, il nous est impossible de nous rendre tout simplement
directement la dernire page de l'histoire et de vivre ensuite
heureux jamais. Nous devons traverser la grande peur d'pouser
le dragon, chercher de sages conseils et suivre le long processus
du douloureux dpouillement des habitudes auxquelles nous
nous accrochons. Seul ce lcher-prise difficile et lent peut nous
permettre de nous librer de notre ensorcellement.

6o

LA PRPARATION L'EXTASE

Se dfaire des cailles du corps


La plupart des gens racontent que leurs premires annes de
pratique spirituelle ont consist enlever les cailles du dragon.
Nous exprimentons directement ces diffrentes couches au
niveau du corps, du cur et de l'esprit. La premire couche
d'cailles mise en vidence, que ce soit travers la prire, la
mditation ou la dvotion, est un tissu de tensions que nous
gardons dans notre corps. Il nous suffit de nous asseoir tranquillement pour que les zones de contractures et de crispations
deviennent manifestes : tensions dans nos paules, dans le dos,
au niveau des mchoires et dans les jambes. Au cours de nos
vies, chaque fois que nous rencontrons un conflit ou un stress,
nous avons l'habitude de nous contracter, fabriquant ainsi ce
que Wilhelm Reich appelle une carapace caractrielle .
Dans certaines traditions, on relche les tensions physiques
de la respiration et du corps directement par des techniques
comme le yoga, le tai chi ou les exercices soufi.s. Qyand ces pratiques sont utilises avec sagesse, pour librer le corps plutt
que le dominer, les tensions commencent naturellement se
dnouer et la crispation laisse place une nouvelle souplesse.
Mais mme dans les traditions dpourvues de pratiques
physiques de ce genre, les cailles du corps se rvlent d'ellesmmes et doivent tre prises en compte. Au fur et mesure des
heures de prire, de mditation ou de contemplation, nous
commenons ressentir douleurs et crispations. Les cristallisations de toutes ces annes commencent refaire surface. Un
tudiant se souvient :
Au dbut, ce forent mes genoux qui devinrent douloureux et je ne
cessai de les blmer pendant toute la mditation. Puis je sentis ma
nuque et mes paules devenir brlantes et mon dos plus douloureux, l

LES GARDIENS DU CUR

61

o je l'avais toujours senti nou. La tension continua grandir dans


mon corps, il devenait mme parfois difficile de respirer profondment. Des souvenirs et de vieilles douleurs remontaient maintenant
la surface. C'tait tellement dsagrable que j'essayai de les repousser.
Je tentai mme de mditer en m'allongeant sur la surface la plus douce
que je pouvais trouver, en esprant que la douleur voudrait bien s'en
aller. Mais ma grande surprise, mme couch, ds que je devenais
vraiment attentif, toutes les tensions taient l nouveau m'attendre. Je me suis dbattu avec mon corps pendant longtemps, pendant
des annes. Lorsqu'enfin j'ai appris accepter les douleurs les plus
intenses, les accueillir avec bont, elles ont commenc se dissoudre.
Maintenant elles vont, elles viennent. Quelle bndiction d'accepter
enfin son corps!

Paralllement aux tensions du corps, apparaissent aussi


d'autres niveaux d'agitation et de rsistance, comme par exemple la difficult se calmer au milieu d'une journe trs active.
Au dbut nous pouvons peine rester assis, nous avons tellement d'ides et de responsabilits. Une sorte de fivre nous
agite. Les pratiques de prire, de mditation ou de dvotion
exigent un abandon sans cesse renouvel et une persvrance
constante l'encontre de toute forme d'agitation et de rsistance. Un matre se souvient du dbut de sa pratique des cent
mille prosternations.
Quand je fis la traditionnelle pratique tibtaine de dvotion et de
prosternations, pendant les premires annes, je luttai uniquement
pour ne pas l'interrompre. j'avais toujours t trs active et n'avais
dans ma vie jamais su m'asseoir et me dtendre. j'tais toujours en
train d'ouvrir le rfrigrateur, d'allumer la tlvision, de tlphoner
un ami. C'tait probablement d la fois la solitude et aux douleurs caches dans mon corps. Je commenai pratiquer carj e ne voulais pas mefoir plus longtemps. Je pensai que me prosterner et bouger
seraitplusfacile que m'asseoir maisje rencontrai les mmes rsistances.

62

LA PRPARATION L'EXTASE

j'appris que l'on ne pouvait chapper soi-mme. Si vous accomplissez rellement une pratique, vous devez faire face. Vous traversez des
priodes pnibles, mais enJin de compte vous y arrivez.

Heureusement quand on se dfait des peaux du dragon, il


n'y a pas que de la douleur. Lorsque chaque robe de mariage est
te, une lgret se fait jour, comme si des anges nous apportaient des bndictions pour alterner avec nos larmes. Des
moments d'espace et de calme merveilleux peuvent s'lever et
nous conduire une ouverture des sens et au rtablissement de
l'innocence du cur. Un moine chrtien se souvient:
Dans le jardin du monastre, jefaisais une simple promenade mditative, allant de-ci de-l en rcitant une prire et en respirant avec
calme chacun de mes pas pour me stabiliser. D'un seul coup, je me
retrouvai enfant, g de deux ans, en train deJaire mes premiers pas.
C'tait magnifique :le simple plaisir de poser mon pied sur le sol dans
l'herbe grasse, au milieu d'un parfum de terre et de roses. Tout me
semblait beaucoup plus grand: les plantes, les insectes, comme du
temps o j'tais tout petit. Tout m'apparaissait tellement vivant. je
compris que j'allais toutfaire pour rester en contact avec ce cur pur.

Se dfaire des corces du cur


Dans nos efforts pour l'ouverture du corps, ouvrir et soigner
galement notre cur devient invitable. Les corces du cur
du dragon apparaissent tout d'abord sous la forme d'nergies
inconscientes de tension. Les soufis les appellent les nafs tandis
que bouddhistes et hindous parlent d'entraves la puret du
cur. Les chrtiens, eux, se dbattent avec les sept pchs capitaux, tels que la luxure et l'orgueil. Tous les chemins spirituels
nous obligent faire face sans dtours ces nergies de saisie,

LES GARDIENS DU CUR

de colre, d'orgueil, de peur, d'agitation et de doute- ces


habitudes qui maintiennent notre cur ferm.
Au dbut nous allons dcouvrir comment notre cur se
ferme lorsque nous sommes sous l'emprise de notre propre saisie. Le dsir ou bien ce sentiment de besoin qui est en nous veut
toujours plus que ce que nous avons actuellement. Il tente
d'utiliser les expriences extrieures pour satisfaire notre besoin
spirituel d'tre relis. Aprs trente ans de pratique, une enseignante se souvient :
Mes parents taientports la spiritualit mais durant les annes 6o,
toute mon nergie fut consacre aux plaisirs du sexe et la fte. Je ne
voulais pas aller vers Dieu etje me prcipitais vers le bas de l'chelle.
Pendant des annes, j'ai considr les hommes et la sexualit comme
tant la voie du bonheur.
Je devins une actrice assez clbre et unjour,j'en eus enfin assez
de toute cette Jolie sexuelle;je ralisai que ce n'tait pas la solution.
Mais je voulais quand mme quelque chose. Ma mre avait bien
essay de m'amener une retraite de yoga maisje n'y taisjamais alle
carj'avais eu alors trop peur que cela ne devienne une entrave ma
vie sexuelle. Et bien sr, lorsque jefinis par y aller, c'est ce quoijeJus
confronte. Je dus foire foce au dsir qui me dirigeait. Mes premiers
pas dans le yoga et la mditationJurent consacrs cela.
Pour se dfaire des peaux du dragon, faites de saisies et de
dsirs, nous devons tout d'abord arriver connatre directement
comment elles prennent place dans notre corps et les histoires
qu'elles racontent notre esprit. Nous devons localiser et nommer
nos dsirs. Nous devons dcouvrir qu'il est possible de tirer notre
cur hors de ces sillons qui nous enlisent.
l'oppos du dsir et de l'esprit qui veut s'approprier les
choses, nous allons dcouvrir la carapace cailleuse qui rejette
le monde : la colre et le jugement qui refusent les choses telles

LA PRPARATION L'EXTASE

qu'elles sont. Dans toutes les disciplines, les nouveaux pratiquants sont habituellement choqus de voir combien de jugements, d'aversions et de haines ils dcouvrent en eux-mmes.
chaque fois que nous dnigrons et combattons le monde
autour de nous, nous rejetons et dchirons une partie de nousmmes. Alexandre Soljenitsyne, dont les livres sur la Russie
stalinienne nous ont veills aux souffrances de millions de personnes, crit :
Si seulement il y avait des gens mchants l-bas, commettant insidieusement des actions nuisibles et qu'il faille seulement les sparer
du reste du monde et les dtruire. Mais la ligne de partage entre le
bien et le mal passe par le cur de chaque tre humain et qui parmi
nous voudrait dtruire un morceau de son propre cur?

Comme le dragon, avant d'tre libres d'aimer, nous devons


toucher nos propres cailles et mettre un terme nos voix sentencieuses. Nous allons trouver des couches de colre et de haine causes par la trahison et la perte, nous allons dcouvrir des milliers
d'aversions et de rsistances aux modes d'tre des choses. La prise
de conscience mditative commence dmler le tissu des penses
qui jugent. Nous dcouvrons un commentaire critique qui continuellement nous value, ainsi que les autres autour de nous, et nous
maintient en lutte avec la vie telle qu'elle est. Un enseignant
bouddhiste affirme :
jusqu' ce queje mdite, je n'avais jamais su quelpointje portais un
jugement sur tout. j'avais une opinion et un verdict sur toutes les petites choses intrieures et extrieures : trop fort, trop doux, pas assez,
trop. Pourfinir, mon propre instructeur me lesfit compter: des centaines de jugements en une heure. je commenai sourire un peu quand
je ralisai que de toute vidence c'tait une habitude et que je n'avais
pas les prendre au srieux. Mais l'anne suivante, ma pratique

LES GARDIENS DU CUR

changea etje me heurtai la rage. Cefut difficile. j'avais utilis tous


ces jugements pendant si longtemps pour tenter d'tre un bon garon
etje n'avais aucune ide de la quantit de douleur et de colre accumules ici. Pendant des mois, tout cela sortit sous forme de sensations,
d'images, de penses et de symptmesphysiques.

Une nonne ursuline de soixante-cinq ans se souvient d'un


processus semblable :
Au dbut, pendant le noviciat, nous emes une priode de grande
innocence et d'inspiration. Mais lorsque la plupart d'entre nous
eurent une trentaine d'annes, un sentiment de trahison s'installa.
Nous avions travaill, pri, tent d'tre saintes pendant toutes nos
jeunes annes; nous avions laiss derrire nous tellement de nousmmes. Lorsqu'enfin nous avons commenc devenir honntes avec
nous-mmes vis--vis de ce que nous tions rellement, certaines
d'entre nous devinrent trs en colre, et la colre remonta loin en
arrire, bien avant que nous ne soyons nonnes.

La colre, comme la saisie du dsir ou la tyrannie du jugement,


est une peau dont nous pouvons nous dfaire. Dans l'histoire de la
princesse et du dragon, ils doivent se rvler eux-mmes, une
couche aprs l'autre, et tous deux deviennent plus accessibles et
plus tendres. En enlevant les premires cailles et robes de nos
accoutrements, nous commenons percevoir ce qui demeure sous
les tensions de colre, de jugement et de dsir. D'ordinaire nous
dcouvrons un nouveau voile fait de blessures, de solitude, de peur
et de chagrin.
C'est ici qu'il devient essentiel de prsenter un cur sensible.
C'est ici que prend place le courage - celui de recueillir avec
amour la douleur la plus forte, nos chagrins les plus profonds et
nos peurs les plus grandes. C'est ici que viennent se nourrir la
confiance et l'abandon. L'veil de cet esprit charitable et bon est

66

LA PRPARATION L'EXTASE

comme l'apparition des anges: c'est l'mergence d'une nergie


de pardon, d'une nouvelle douceur et rceptivit du cur.
Mon matre Ajahn Chah en parle ainsi: Si vous n'avez
pas pleur profondment, vous n'avez pas commenc
mditer.
La peine et l'affliction qui s'lvent quand nous commenons nous ouvrir sont la fois personnelles et universelles.
Beaucoup d'enseignants racontent qu'ils ne s'attendaient pas
la venue d'un tel chagrin; mais le cur a sa propre logique. Un
enseignant zen vnr se souvient :
Aprs mes premires longues annes de flirt avec le zen, ilfut temps
pour moi de m'engager. je m'inscrivis une session hivernale de pratiques, trois mois d'entranement intensifsans aucune pause. je gardais fa posture, calme et l'aise, et je m'attendais seulement ce que
cette clart zen se dveloppe. Mais ce ne fot pas fe cas. je passai toute
cette priode de retraite pleurer etje pleurai encore pendant fa moiti
de fa session hivernale qui suivit. je pleurai tous les conflits, toutes les
frayeurs de mes premires annes, les blessures des relations perdues, je
pleurai fa manire avec laquelle je m'tais mal servi de mon corps, je
pleurai mes peines, je pleurai fa mort de mon pre. C'est seulement
deux annes plus tard que ma pratique s'ouvrit un silence immense
et profond.
La peau de dragon, la carapace de nos larmes non verses,
couvre la tristesse et le manque qui nous relient au royaume des
peines envers toutes les choses de la vie. Parfois notre chagrin
rsulte d'un vnement particulier : la mort d'un parent, une histoire de famille base d'alcoolisme ou de violence, une perte
majeure dans notre vie. Dans d'autres cas, c'est le fait d'une accumulation de milliers d'instants o nous riavons t ni vus, ni reconnus, ni soutenus.

LES GARDIENS DU CUR

Dans un pome intitul Qyand je reviens en mai 1937 ,


Sharon Olds rend hommage la ncessaire reconnaissance de nos
peines et leur manire de nous amener devenir l'tre que nous
sommes maintenant. Elle peroit ses parents comme les enfants
innocents qu'ils taient lorsqu'ils se rencontrrent pour la premire
fois:

je les vois debout l'entre de leur collge,


je vois mon pre dambulant l'extrieur sous l'arche de grs ocre...
je vois ma mre quelques livres lgers la hanche...
Ils sont sur le point d'avoir leur diplme, sur le point de se marier...
je veux aller vers eux et leur dire: Stop! Ne faites pas cela.
Ce n'est pas la femme qu'il tefout, ce n'est pas l'homme qu'il tefout.
Vous allezfoire des choses que n'auriez jamais imaginpouvoirfoire.
Vous allezfoire du mal aux enfants...
Mais je ne vais pas vers eux. je veux vivre
je les prends comme des poupes de chiffon, mle etfemelle,
Et les frappe l'un contre l'autre hauteur de hanche
Comme deux morceaux de silex d'o je voudraisfoire jaillir des tincelles.
je leur dis: Faites tout ce que vous vous prparez foire, je le raconterai.
Une pratique spirituelle digne de ce nom reconnat les pertes
dont nous avons souffert, relate notre histoire et fait couler nos
larmes pour nous librer du pass. Le pote soufi Ghalib invite
les nuages de la tempte se vider d'eux-mmes jusqu'au bout
pour que le ciel puisse une fois encore tre spacieux et clair.
Qye ce soit travers le chagrin, la colre, le dsir ou l'agitation, nous pouvons voir que la plupart des mouvements de
tension du cur sont le fruit d'affaires non rgles. Nous
rencontrons des forces et des situations qui nous amnent
nous fermer nous-mmes et aux autres. Ce qui fut conflictuel,
non digr, inachev se manifeste ds que nous devenons
attentifs. C'est ici que nous devons apprendre travailler, dans

68

LA PRPARATION L'EXTASE

le respect, avec les fores profondes qui gouvernent la vie


humaine. Ce sont ces couches d'nergies qui crent les tensions
et la souffrance. S'en librer mne l'veil et la dlivrance.

Les couches de L'esprit


Comme pour le corps et le cur, quand nous nous penchons
sur l'esprit, des tensions se rvlent galement. Il y a les couches
de doute, d'ambition, de peur, de croyance, les mille histoires et
images de soi, le pass, le futur : tout ce qui constitue notre
structure mentale dfensive. Nous voyons comment l'esprit
abandonne trs souvent l'instant prsent pour se rendre quelque part ailleurs ou devenir quelqu'un d'autre. En nous engageant dans la prire, la mditation ou l'activit altruiste, nous
allons rencontrer les penses rptitives et les croyances limites
cres par notre petit ego. La coupe de nos penses tant pleine,
plus rien ne peut y pntrer.
Pendant nos annes de noviciat, nous avons appris nous abandonner aux heures de pratiques collectives, aux litanies, l'tude des critures, la dvotion et au culte. Durant les sept premiers mois, j'ai vu
quelpoint j'allais frquemment me perdre dans quelque fantasmagorie ou histoire et n'tais pas du toutprsente. f e m'imaginais tre une
grande sainte, me distinguant devant ma famille, retrouvant ceux
qui m'avaient traite avec mpris, ou bien encore m'inquitant
propos du pass, racontant, moi-mme ou quelqu'un d'autre, comment cela pourrait tre ou comment cela aurait pu tre. Notre mre
suprieure me reprochait d'tre perdue dans mes histoires au lieu d'tre
ce que je faisais, un point tel que je risquais de rater le noviciat.

Tellement emptrs dans nos penses et nos croyances


propos de nous-mmes, de ceux qui sont autour de nous et du

LES GARDIENS DU CUR

monde en gnral, il nous est impossible d'tre l o nous sommes. Nous sommes comme ce peintre zen qui, ayant termin le
portrait grandeur nature d'un tigre sur le mur de sa maison,
rentre chez lui quelques jours plus tard, perdu dans ses penses,
et est effray de voir soudain un tigre, ayant oubli que c'tait
sa propre cration.
O!tand nous entreprenons de calmer notre esprit travers
la mditation ou la prire, nous voyons combien notre vie est
gouverne par ces fictions inconscientes. Les thmes peuvent
en tre l'ambition ou l'insignifiance, la scurit ou l'espoir, la
haine de soi ou l'autosatisfaction. Ces histoires refltent notre
conditionnement personnel et culturel. O!tand un groupe de
psychologues amricains rencontra le Dala-Lama, celui-ci leur
demanda quelles taient les difficults les plus courantes chez
les tudiants bouddhistes occidentaux. L'une des plus mentionnes et des plus fortes tait le mpris de soi. Le Dala-Lama eut
une raction d'incrdulit car le mpris de soi est une notion
inconnue dans la culture tibtaine. Il circula alors travers la
salle pour demander: Et vous, avez-vous aussi expriment
ce mpris de vous-mme? Pratiquement tout le monde
rpondit oui.
Dans les histoires que nous nous racontons, il y a un point
commun : les ides fixes que nous avons propos de nousmmes. Comme si nous avions t projets dans un film en tant
que personne dpressive ou trs jolie, en tant que diplomate ou
clown, victime en colre ou battant que rien ni personne ne
saurait contraindre nouveau. Comme ces penses et ces convictions sont puissantes, nous manifestons sans cesse leurs
nergies. Ces schmas de penses associs aux tensions du
corps et du cur produisent une notion limite de nousmmes. Cette trame est parfois appele le corps de peur .

LA PRPARATION L'EXTASE

<2!tand nous vivons dans ce corps de peur, notre vie est faite
uniquement d'habitudes et de ractions.
Une pratique valable rvle ces fictions et libre ces croyances restrictives, tout comme elle ouvre le corps et le cur. Nous
commenons reconnatre ces schmas de tensions, apprendre qu'ils ne sont pas la ralit la plus fondamentale. Nous
apprenons sortir de ces vieilles peaux, de cette petite ide de
nous-mmes, et entrer dans la ralit du prsent. Nous trouvons les moyens de permettre notre corps de se dtendre,
notre cur de s'adoucir et aux vieilles histoires de notre esprit
de disparatre. C'est l'instant o les peaux du dragon sont
reconnues pour ce qu'elles sont: un sortilge karmique qui n'est
plus maintenant ncessaire. Le prince et la princesse se rvlent
tels qu'ils sont : tendres, vulnrables et neufs. Avec l'innocence
et l'ouverture, nous retournons la simplicit de l'exprience
directe. Lorsque nous sortons du courant de penses, lorsque
nous dlaissons les Comment tait-ce? , Comment cela
aurait-il d tre? , Comment devrions-nous tre? , nous
entrons dans l'ternel prsent.
Mais ce dpouillement de peaux, cette ouverture du corps,
du cur et de l'esprit n'est que la prparation un voyage plus
profond. Le prince et la princesse se sont reconnus l'un l'autre,
maintenant ils doivent ensemble faire face la vie et la mort
qui sont devant eux.

LES FEUX DE L'INITIATION

Je recommande tout le monde d'aller


jusqu'au seuil de la mort, cela forme le caractre. Vous avez une vision beaucoup plus
claire de ce qui est important et de ce qui ne
l'est pas, de la beaut de la vie et de sa valeur.
(L'astronome Karl Sagan aprs avoir survcu
une trs grave maladie.)
Va de l'avant, allume tes bougies, fais brler
ton encens et tinter les cloches, appelle Dieu
mais prends garde, Dieu va venir et li va prparer Son enclume, allumer Sa forge et te
battre et rebattre jusqu' ce qu11 transforme
le cuivre en or pur. (Sant Keshavadas.)

/1 est temps maintenant d'aller


plus avant dans la fort. Ce que nous avons dcrit jusqu' prsent tait une prparation. Nous avons commenc nous
dfaire des vieux schmas de tensions du corps. Nous nous
sommes consciemment ouverts aux motions profondes qui
sous-tendent et produisent la plupart de nos expriences. Nous
avons galement commenc travailler sur les processus rptitifs et les croyances de notre esprit.
Grce ce travail, nous nous retrouvons maintenant dans
une clairire, face au buf sacr dont nous percevons le souffle
calme et puissant. La tche suivante, dpeinte dans les ensei-

72

LA PRPARATION L'EXTASE

gnements zen, consiste dompter cette bte puissante pour,


ensuite, librer la fois le buf et nous-mmes, afin d'accder
une union harmonieuse avec le monde. Librer toutes les
nergies de la vie exige un processus de transformation radical
qui s'accompagne souvent d'un rite initiatique exigeant.
Dans la pratique spirituelle, l'initiation n'est pas une simple
crmonie mais le passage d'une preuve difficile travers
laquelle le cur va mrir. En surmontant les preuves et les difficults d'une phase initiatique, nous pouvons transformer la
vision que nous avons de nous-mmes et du monde. Nous pouvons veiller notre autorit spirituelle et notre savoir intrieur,
activer une confiance capable de nous soutenir face aux difficults et la mort. I.:initiation nous oblige un dplacement
d'identit dans lequel nous pouvons dpasser la petite ide que
nous avons de nous-mmes et nous dfaire de ce que l'on
appelle le corps de peur ))'pour nous veiller une sagesse, un
amour et une absence de peur imprissables.
Le processus de la transformation initiatique n'est pas toujours visible extrieurement. Certains l'exprimentent comme
une lente spirale, une reconstruction ferme et renouvele de
l'tre intrieur. travers les pratiques cent mille fois ritres,
le cur approfondit graduellement sa connaissance, sa compassion, sa confiance et sa sincrit l'gard d'une discipline
spirituelle rgulire. Le Bouddha comparait ce processus au
fond sablonneux de l'ocan qui petit petit descend vers les
profondeurs de la mer.
Les tudiants du matre zen Dainan Katagiri Roshi lui
demandrent une fois de leur parler de sa foi merveilleuse et de la
chaleur qu'il irradiait : C'est ce que nous voulons apprendre de
vous, lui dirent-ils. Comment pouvons-nous le faire? - Qyand
les gens me voient aujourd'hui, leur rpondit-il, ils ne voient pas les
annes passes simplement demeurer auprs de mon matre! >) Et

LES FEUX DE L'INITIATION

73

il dcrivit comment il avait pratiqu anne aprs anne, vivant


modestement, coutant encore et toujours les mmes enseignements, s'asseyant chaque matin quoi qu'il arrive et accomplissant
les rituels du temple.
C'est la manire lente du processus initiatique: continuellement se mettre dans les conditions d'attention et de respect,
mijoter longuement dans le four jusqu' ce que tout notre tre
soit cuit, mri, transform.
Mais plus communment, l'initiation entrane un changement intense, radical et rapide. Une telle transformation est un
passage rituel qui prend souvent la forme d'un archtype. Un
rite de passage peut tre compar un voyage forc travers des
gorges escarpes, tellement troites que l'on ne peut emporter
aucun bagage avec soi - une renaissance dans laquelle il faut
laisser derrire soi sa vieille vie. Cela comporte de grands risques, on doit parfois frler la mort, car seulement ensuite le
chercheur pourra dcouvrir l'absence de peur et trouver en son
for intrieur ce qui demeure au-del de cette mort.
Parfois l'initiation arrive spontanment. Une grande perte,
une crise ou une maladie, utilise avec sagesse, peut permettre
nos curs de grandir. Dans d'autres cas, nous pouvons requrir une initiation plus dlibrment labore. L'aspiration
l'initiation est universelle et c'est un besoin vital pour la jeunesse moderne. Si aucune initiation spirituelle n'est propose
pour marquer l'entre dans le monde des hommes et des femmes, d'autres initiations prennent place sur la route ou dans la
rue, avec des voitures roulant grande vitesse, avec la drogue,
avec des pratiques sexuelles dangereuses ou avec des armes.
Aussi risqu soit-il, ce comportement a pour origine une vrit
fondamentale: une des grandes motivations de la qute initiatique, et en mme temps un de ses outils, est la conscience

74

LA PRPARATION L'EXTASE

grandissante de la mort. Un lama amricain du bouddhisme


tibtain m'a dit:
Mes parents moururent l'un aprs l'autre quand j'avais seulement
dix-sept et dix-huit ans. La ralit de la mortfut un choc norme et
subit. Il me fallut longtemps pour surmonter ce chagrin. Mes parents
partis, je sentis qu'il ny avait plus rien entre la mort et moi. Cette
prise de conscience m'aforc la pratique spirituelle. Il est invraisemblable que l'on ne ralise pas l'imminence de la mort.
Don Juan, le chaman guide de Carlos Castaneda, recommande de prendre la mort comme conseiller.
La mort est notre ternelle compagne. Elle demeure toujours sur
notre gauche, un bras de distance. Elle a toujours eu un il sur
nous et elle l'aura toujours jusqu' ce qu'elle vienne nous frapper. La
chose faire quand nous sommes impatients est ... de nous tourner
vers notre gauche et de demander conseil notre mort. Bien des
mesquineries seront balayes si notre mort fait un geste vers nous, si
nous l'entrevoyons un instant ou mme si nous avons simplement la
sensation que notre compagne est l et nous regarde.

Si nous nous sommes engags spirituellement, nous devons


de notre vivant faire face notre peur de la mort. Dans les pratiques mystiques chrtiennes, cela consiste revivre le mystre de la crucifixion et de la rsurrection . Dans la mditation
bouddhiste, il s'agit d'apprendre mourir avant de mourir.
Puisque, de toute manire, la mort nous emportera, pourquoi
vivre dans la peur? Pourquoi ne pas mourir nos vieilles habitudes et tre libres de vivre?

LES FEUX DE L'INITIATION

75

Nachiketa et le seigneur de la Mort


Un vieil enseignement indien raconte l'histoire d'un jeune
homme, Nachiketa, et la manire dont il fit face la mort.
Aprs la mort de plusieurs amis, Nachiketa prit conscience de
la brivet de la vie. Il perut la futilit des occupations mondaines quand ces activits sont dissocies de tout entendement
spirituel. Fils d'un riche marchand, il avait compris que le bonheur du cur ne venait pas de la quantit de biens possds, ce
qui explique sa raction lorsque son pre fut encourag par les
prtres brahmines de la communaut faire une grandiose
offrande au temple pour s'assurer une bonne renaissance dans
la vie suivante. Nachiketa fut constern l'ide que la vertu et
le mrite puissent s'acheter ainsi, en grandes pompes au centre
de la ville, sous le regard de tous les habitants.
Le jour venu, le pre dclara: Je fais don de mon btail,
de mon or et de toutes les choses de valeur aux prtres du temple.- Toutes les choses de valeur? Ah! s'exclama Nachiketa,
et qu'en est-il de moi ton fils? Honteux et publiquement
offens par ces mots, le pre de Nachiketa rpondit en colre:
Toi aussi je t'offre. Je t'offre la Mort! Les yeux de Nachiketa flamboyrent et il rpondit J'accepte, puis il partit.
Nachiketa se rendit en un lieu perdu dans les profondeurs
de la fort et s'y assit en attendant que la Mort se prsente lui.
Durant trois jours et trois nuits, il demeura assis l, rsolu,
immobile, dtermin dpister le buf blanc et le regarder
dans les yeux, dcid dans sa qute spirituelle faire face la
Mort. Persistant malgr la faim, la douleur et l'puisement,
Nachiketa arriva enfin au royaume de Yama, le roi de la Mort,
appel galement Le Dtenteur des comptes >>. L, il fut
accueilli par trois des assistants de la Mort - la Peste, la
Famine et la Guerre - qui lui expliqurent que le seigneur

LA PRPARATION L'EXTASE

Yama tait absent. Il est parti collecter ses rentes.- Bon! Je


vais l'attendre, dit Nachiketa. Qyand la Mort fut de retour
trois jours plus tard, ses assistants lui parlrent de ce jeune
homme singulier venu le chercher. D'habitude, au seul nom du
seigneur de la Mort les humains s'enfuient au loin mais ce jeune
homme l'avait attendu pendant trois jours, fermement dcid.
Le seigneur Yama se prsenta devant Nachiketa, ils se salurent
mutuellement puis le seigneur de la Mort s'excusa de l'avoir fait
attendre. Bienvenue dans mon royaume. Je vois que vous tes
un homme rsolu faire ce voyage. Hlas je vous ai fait attendre. Pour compenser ces trois jours de retard, je vais vous accorder une faveur. Vous pouvez faire trois vux pour votre
voyage.
Durant son priple et son attente, Nachiketa avait pntr
la zone liminale situe entre les mondes, l o se rvle la vrit.
Maintenant qu'il pouvait faire trois vux, il reconnut, dans cet
tat d'esprit lumineux, que ce dont il avait le plus besoin tait
d'aller de l'avant. La premire faveur que Nachiketa demanda
fut donc le pardon pour lui-mme et pour tous ceux qu'il avait
approchs. Qye mon pre puisse me regarder avec la mme
joie que le jour o je suis n. Nachiketa savait qu'il ne pourrait
continuer son chemin qu'en se librant du pass et en se rconciliant avec tout ce qui dans son cur demeurait inachev.
En demandant le pardon pour lui-mme, Nachiketa pardonne en mme temps son pre, car le pardon doit toujours
voyager dans les deux sens. Ce n'est pas une simple affaire de
volont; pardonner n'est pas toujours facile. Cela demande de
s'ouvrir un long processus fait d'outrages, de chagrins et de
regrets. Pardonner ne signifie pas abolir les injustices du pass.
Nous devons faire le vu Je ne permettrai plus jamais ceci
d'arriver.>> En fin de compte, le pardon est simplement un
lcher-prise des douleurs passes et de la haine. A travers sa

LES FEUX DE L ' INITIATION

77

bont adoucissante, nous nous librons des ressassements aveugles, nous cessons de transporter la douleur du pass dans le
futur. Pardonner signifie que nous n'excluons plus personne de
notre cur, comme Nachiketa qui savait qu'il ne pouvait chasser
son pre hors de son cur s'il voulait poursuivre son chemin de
tout son tre.
Rejoindre la vie est la bndiction accorde par le pardon et
ce premier vu laissa le cur de Nachiketa ouvert et limpide.
Le seigneur Yama le regarda dans les yeux et approuva : Votre
premier souhait tait sage, Nachiketa. Maintenant quel est le
second? Parlez! Aprs un instant de silence et de rflexion,
Nachiketa demanda: Je requiers la bndiction du feu
intrieur. >>
Il savait que pour russir son voyage spirituel il aurait besoin
la fois d'ardeur et de courage pour suivre de tout son tre ce chemin. Il demanda donc la force de s'adonner totalement cette
qute : le feu intrieur est l'nergie du cur, la passion spirituelle,
la shakti, la plnitude vivante d'tre.
Ce feu ou cette plnitude, ncessaire dans l'initiation, ne doit
pas tre confondue avec l'ambition, le dsir ou la saisie d'un but.
Il ne s'agit pas d'un effort pour se dvelopper soi-mme ou pour
atteindre quelque chose de spcial. Avec ce souhait d'tre pleinement vivant, Nachiketa ne demande pas d'arriver au bout d'un
voyage imaginaire mais d'tre pleinement l o il est. Rencontrer
et dompter le buf sacr requiert l'nergie de notre entire prsence. Une fois encore, le seigneur Yama rendit hommage la
sagesse de N achiketa et lui accorda la bndiction de la force
intrieure.
Libre des entraves des conflits anciens et maintenant empli
de l'nergie illimite de la persvrance, Nachiketa possdait la
plus grande partie de ce qui est ncessaire pour traverser une initiation. Le seigneur de la Mort demanda enfin Nachiketa de

LA PRPARATION L'EXTASE

formuler son dernier vu. Aprs rflexion, celui-ci regarda la


Mort et dit : Je demande ce qui est immortel. Surprise, la
Mort rappela au jeune homme audacieux que c'tait l son dernier vu et qu'il pouvait choisir ce que bon lui semblait. Puis le
seigneur Yama fit apparatre des visions de ce que Nachiketa
pourrait choisir la place : un harem empli de jeunes femmes
splendides qui pourraient l'accompagner durant son voyage, un
char royal de combat, en or, men par les coursiers les plus rapides du monde, un palais dont Nachiketa serait le roi.
Nachiketa contempla toutes ces choses et plus encore.
Pourquoi ne rien choisir d'entre elles? lui demanda encore
la Mort. Mais N achiketa tait un jeune homme dtermin, difficile berner. Une fois que nous avons vu le buf blanc, nous
reconnaissons les choses pour ce qu'elles sont. Il rejeta donc ces
visions. Toutes les choses que vous m'avez montres ne vontelles pas trs bientt rejoindre votre royaume, seigneur Yam a?
Face l'entendement de Nachiketa, le seigneur de la Mort
sourit et rpondit: Oui c'est vrai.- Alors je requiers la connaissance de ce qui est immortel.
ces mots, le seigneur Yama dit Nachiketa: Je t'accorde
cette troisime faveur. Et il lui tendit un prsent, simple et
pourtant extraordinaire : un miroir. Nachiketa, si tu souhaites
trouver le secret de l'immortalit, je ne peux pas t'aider davantage. Tu dois regarder directement l'intrieur de toi. Ensuite tu
dois te poser maintes reprises la plus grande de toutes les questions humaines : Qyi suis-je? Regarde au-del de ton corps et
de tes penses, Nachiketa. De cette manire tu trouveras ce que
tu cherches.
Qye cela prenne place au cours d'une initiation ou dans la
mditation, nous devons, nous aussi, faire face au seigneur de
la Mort. Nous devons nous demander quelle est cette chose qui
nat et qui meurt. Lorsque Nachiketa regarda dans le miroir

LES FEUX DE L'INITIATION

79

sacr, il pntra au cur des profonds questionnements spirituels qui mnent l'absence de mort. Olrand tout ce qu'il retenait fut relch et balay au loin, un cur pur et ternel
apparut: Nachiketa tait libre.

Les leons de Nachiketa : en premier lieu, le dsenchantement


Chacune des tapes de l'initiation de Nachiketa se retrouve dans
les cheminements des chercheurs modernes. Les mmes thmes
ternels apparaissent : le besoin de faire face la mort, la ncessit
du pardon, la dcouverte de l'nergie et du courage, la recherche de
la vrit. Ces impratifs rsonnent dans le cur de tous ceux qui
suivent un chemin d'veil.
Comme pour tant d'autres chercheurs rencontrs dans ce livre,
ce qui pour la premire fois appela Nachiketa s'initier fut un terrible dsenchantement, un rejet violent des valeurs superficielles du
monde. Notre dsillusion vis--vis de nos propres parents, de notre
communaut ou mme de la religion peut en fait servir de support
notre voyage. Joseph Campbell regrettait que les religions institutionnalises offrent beaucoup trop souvent une immunisation
contre la mystique , en proposant des rituels vides de seconde
main qui sapent l'impulsion spirituelle. Chacun de nous peut de
multiples manires perdre son cur avec de faux dieux.
Pour revenir notre essence, un choc ou un coup dur peut
tre ncessaire: la mort des amis de Nachiketa ou l'hypocrisie
des prtres qui promirent son pre le salut en change
d'argent. La valeur de nos plus grandes difficults dpend de
l'intensit avec laquelle elles nous amnent nous remettre sincrement en question, renforcent notre courage, donnent vie
notre raison d'tre intrieure la plus profonde et ractivent la

8o

LA PRPARATION L'EXTASE

fonction de notre me sur cette terre. L'croulement douloureux de notre monde est souvent l'opportunit prcieuse dont
notre cur avait besoin pour apprendre tre sincre avec luimme.
Mon propre matre de mditation avait l'habitude de nous
poser des questions au sujet de notre vie spirituelle : Qyelles
ont t vos leons les plus utiles, les moments agrables ou les
difficults? >> Qyand nous perdons nos illusions, la souffrance
et les troubles qui en rsultent nous donnent le courage de tout
remettre en question. Il nous est demand, comme Nachiketa, d'abandonner la certitude et le confort et de placer notre
confiance dans la recherche elle-mme. Survient alors une
aspiration tre vrai.
Kabir, le mystique indien, a compris cela. C'est l'intensit
de l'aspiration qui fait tout le travail, dit-il.

Faire rsolument face l'inconnu


Dans de nombreux rcits initiatiques, la recherche de ce qui
est au-del de la mort est dcrite comme un hros traversant
les grandes eaux, escaladant l'inaccessible montagne, affrontant les dragons ou faisant face aux armes de Mara qui personnifie les forces du mal. Dans chacune de ces images, il faut
risquer la vie que nous avons connue pour dcouvrir quelque
chose de nouveau.
Peut-tre ces comparaisons nous impressionnent-elles : le
territoire inconnu de l'initiation ne s'ouvrira nous que dans la
mesure o nous tournons tout notre tre courageusement vers
lui. En affrontant l'inconnu de notre plein gr, nous accordons
notre confiance une raison de vivre plus large. Puis nous
devons nous aventurer l o la route nous conduit, quel que soit

LES FEUX DE L'INITIATION

8r

l'endroit, malgr l'obscurit, malgr les palpitations de notre


cur.
Faire rsolument face l'inconnu ncessite le soutien de la
pratique ou du rituel auquel nous nous sommes confis. Pour
Nachiketa, cette aide rsulta de sa constante mditation et de
son assise immobile trois jours et trois nuits durant. Pour
d'autres ce sera une prire ininterrompue au milieu des crises ou
un rituel initiatique traditionnel conduit par des Ans.
L'intensit de l'aspiration et de la rsolutwn nous diriger vers
l'inconnu va nous conduire au royaume du seigneur Yama.
La rencontre avec la mort peut prendre de nombreuses formes. l'image des forts lointaines dans lesquelles pntra
Nachiketa, les monastres thalandais o je fis mon apprentissage de moine bouddhiste taient dessein situs dans des
rgions rputes pour leurs animaux sauvages, leurs grottes
obscures et leurs fantmes. L'entranement incluait le fait de
s'asseoir seul toute la nuit, de mditer dans des lieux de crmation dans la fort, de rester auprs des cadavres qui avaient t
brls jusqu' ce que le feu s'teigne l'aube.
Dans le droulement naturel de nos vies quotidiennes, la
maladie ou la naissance d'un enfant peut nous amener rencontrer la mort et modifier ainsi le cours de notre vie. Lorsque
ma femme accoucha de notre fille Caroline, cela dura trois
nuits et trois jours comme l'preuve de Nachiketa. Nous respirions ensemble, nous nous tenions la main et attendions. Peu
peu, au fil des heures, elle devint de plus en plus puise et rsigne, jusqu' ce que la dernire phase intense de l'accouchement lui ouvre le monde de la maternit.
Dans une initiation, nous donnons naissance nous-mmes.
Une nonne du bouddhisme tibtain d'origine anglaise, qui passa
douze ans de retraite dans des grottes himalayennes, raconte
comment elle dut s'en remettre sa pratique spirituelle pour

82

LA PRPARATION L'EXTASE

rester en vie le jour o une norme avalanche recouvrit sa grotte


et la valle, tuant de nombreuses personnes. Aprs avoir creus
un trou pour l'air, elle mdita des jours et des nuits dans une
longue obscurit hivernale.
Chaque initiation nous propose une preuve dans laquelle
il nous est demand d'abandonner ce qui est ancien et de nous
ouvrir une plus large vision. Parfois l'initiation se droule en
priv mais, dans d'autres cas, elle peut nous demander de prendre part un rituel collectif de transformation et d'accomplir
un acte public courageux. Pendant les mouvements en faveur
de la dmocratie dans les annes 70 en Thalande, les tudiants
et la police militaire se battirent des jours entiers dans les rues
de Bangkok, coups de pierres, faisant des centaines de morts
et de blesss parmi les tudiants. Un matin, aprs une journe
sanglante la veille, un matre de mditation de Bangkok rassembla ses moines et ses nonnes et leur dit qu'il tait temps de
mettre l'preuve ce qu'ils avaient dvelopp. Puis prenant la
tte de cette centaine de personnes en robe avec leur bol
d'aumne, il les mena en file indienne vers le conflit. Ils avancrent dans le no man's land entre les barricades. Les fusils
s'abaissrent et les tensions diminurent tandis qu'ils restaient
l, hommes et femmes en robes pour la paix, rappelant tous
ceux qui taient prsents une autre possibilit. Ce matin-l, le
processus graduel de rconciliation commena vritablement.

Pardon et rconciliation
L'initiation de Nachiketa exigeait galement la bndiction de
la rconciliation et du pardon. Tant qu'il abordait son voyage
comme une lutte contre son pre, il tait intrieurement distrait
de son vrai but : rencontrer sa propre peur et veiller son cur.

LES FEUX DE L'INITIATION

Dans la vie spirituelle, le pardon est la fois une prparation et un achvement, un sujet sur lequel on doit revenir frquemment. Pour pardonner, nous devons faire face la douleur
et au chagrin de la trahison et de la dception et dcouvrir le
mouvement du cur qui malgr tout s'ouvre au pardon.
Comme Nachiketa, chacun de nous va trouver son cur ferm
ou se sentir otage du pass certains moments du voyage.
Notre processus de pardon peut inclure le fait de parler sans
dtour et de demander justice, mais au bout du compte il s'agit d'un
lcher-prise plein de compassion tant dans notre propre intrt que
dans celui des autres. Une rencontre de deux anciens prisonniers de
guerre illustre ce fait. Lorsque l'un d'entre eux demanda: As-tu
pardonn tes geliers?>> I;autre rpondit: Non, jamais! Alors le
premier regarda avec bont son ami et lui dit: Bien! Alors ils te
retiennent toujours prisonnier, n'est-ce pas?
L'initiation des instructeurs spirituels avancs a toujours
exig le pardon - pour les autres, pour eux et pour la vie ellemme. Sans un cur sage sachant pardonner, nous portons le
poids du pass notre vie entire.
Une infirmire, pratiquante chevronne qui travaille dans
une maternit, raconte cette histoire :
Mme s'ils sont douloureux, la plupart des accouchements se passent
bien et ily a unejoie immense ds que les parents peuventprendre leur
enfant dans leurs bras. Mais j'ai remarqu que lorsqu'ily a un drame,
lorsqu'un enfant est mort-n ou va mourir, les autres infirmires
m'appellent. je pense que c'est cause de ce que j'ai vcu. Quand
j'avais huit ans, on me laissa un jour la garde de ma j eune sur et de
mon petitfrre g de trois mois. Ce jour-l, il mourut touff. Pendant des annes j e me sentis responsable et en prouvai une douleur
indescriptible. Ma mre ne me dit jamais que c'tait de mafoute mais
jamais elle ne me dit non plus que a ne l'tait pas. Elle ne m'autorisa

LA PRPARATION L'EXTASE

pas le moindre chagrin. j'tais une grande fille et les grandes filles ne
pleurent pas.
Lorsque j'entrai l'cole d'infirmires, je me sentais encore coupable. je travaillais la nuit dans un centre pour cancreux, auprs de
malades sous respiration artificielle. Parfois ils me suppliaient de les
laisser mourir. L'extrieur tait le reflet de ce qui tait l'intrieur de
moi. C'tait terriblement dur. je partis ensuite pour ma premire
retraite de mditation. Dans le silence, tout cela ressurgit. Tellement
de scnes :la mort de monfrre, les hpitaux, les vagues de douleurs et
de chagrins du pass. je ralisai que pendant toutes ces annes je
n'avais jamais pardonn ni ma mre ni moi-mme. Des jours
entiers, en silence, je demeurai assise avec toute ma douleur, comme si
j'allais accoucher. je pleurai chaudes larmes; puis le pardon que
j'avais recherch toute ma vie arriva.je ressentis une grce. Mon cur
s'ouvrit l'amour de moi-mme et au pardon de ma mre, librant
tout ce qui en moi tait vivant et aimait.
j'ai mditpendant maintenant presque vingt ans et d'une certaine manire je suis capable d'aborder l'angoisse et la douleur sans
avoir les contrler ou les transformer, tel point que maintenant
les mdecins et les infirmires font appel moi. Parfois je m'assieds
avec les parents, nous nous tenons simplement les mains et pleurons
ensemble notre vulnrabilitfoce un ftus malform pour lequel ils
doivent prendre de terribles dcisions. Seul le pardon peut rendre cette
vie supportable.

Si le pardon de soi est essentiel, celui des blessures que les


autres nous ont causes est galement ncessaire pour accder
la gurison. Dans un ashram hindou, un enseignant dcrit la
priode durant laquelle il fut confront au souvenir de la svrit et de la mfiance de son beau-pre.
C'est lui qui m'a lev depuis l'ge de deux ans et, pendant des annes,
soitje me battais avec lui, soitj'essayais de gagner son estime. Un jour,
aprs un mois de retraite de yoga, tandis que je marchais dehors, dans

LES FEUX DE L'INITIATION

ss

les champs derrire l'ashram, je sentis que mon beau-pre n'avaitplus


longtemps vivre. je ralisai que, pendant toutes ces annes, il avait
essay de m'aimer mais qu' cause de la svrit de son proprepre, trop
effray il n'avaitjamais pu montrer ses sentiments. Maladroitement,
il m'avait lev sa manire comme son fils. Alors, maladroitement,
ma manire, je lui pardonnai. je rentrai leur rendre visite et par la
suite tant de choses s'allgrent dans ma vie. Grce Dieu, le pardon
existe.

Parfois il ne s'agit pas tant de pardonner des actions nfastes que d'apprendre reconnatre et respecter le dur combat
de la vie elle-mme. Un pisode de la Seconde Guerre mondiale montre comment un cur tendre sachant pardonner peut
permettre la rintgration dans le monde.
Durant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux soldats
japonais taient en poste dans les les du Pacifique. Qyand les
Japonais battirent en retraite, ils abandonnrent ces es si rapidement qu' la fin de la guerre des centaines de soldats loyaux
restrent en activit, ignorant tout de leur dfaite. Au cours des
annes suivantes, la plupart de ces hommes furent retrouvs et
ramens la ralit par la population locale mais, comme
chacun sait, un petit nombre cach dans des grottes et des
forts continua tenir ses positions. Tous pensaient tre de
valeureux soldats, essayant de rester fidles leur pays et de
dfendre la nation japonaise du mieux qu'ils le pouvaient face
de terribles difficults.
Comment ces hommes furent-ils traits lorsqu'ils furent
enfin retrouvs aprs dix ou quinze ans? Ils ne furent pas considrs comme des mutins ou des fous, bien au contraire : chaque
fois qu'un de ces soldats tait localis, le premier contact tait
toujours tabli avec beaucoup d'attention. Un ancien officier
japonais de haut rang pendant la guerre ressortait de son armoire

86

LA PRPARATION L'EXTASE

son vieil uniforme et son pe de samoura. Il montait bord


d'un vieux bateau militaire et se rendait l'endroit o le soldat
perdu avait t aperu. L'officier marchait alors travers la jungle
en appelant le soldat jusqu' ce qu'ille trouve. Lors de leur rencontre, l'officier, les larmes aux yeux, remerciait le soldat de sa
loyaut et de son courage pour avoir continu dfendre son pays
pendant tant d'annes. Il l'interrogeait ensuite sur ses expriences
vcues et l'invitait rentrer chez lui. Aprs quelque temps seulement, le soldat tait inform en douceur de la fin de la guerre et
du fait que, son pays tant nouveau en paix, il ne devait plus
continuer se battre. De retour chez lui, le soldat tait accueilli
avec les honneurs : on clbrait son rude combat, son retour et ses
retrouvailles avec ses proches.
Nous avons jug les autres et nous-mmes pendant si longtemps, perptuant ainsi notre lutte avec le pass et avec la vie
elle-mme. En pardonnant, nous nous inclinons devant tout
cela avec charit et respect. C'est la manire de commencer
apprivoiser le buf blanc: en faisant amiti avec lui. Grce au
pardon, notre cur devient, pour un temps, clair et entier. Le
courage de notre pardon nous autorise aborder la phase suivante de notre initiation.

Le feu intrieur
La deuxime requte de Nachiketa fut celle du feu intrieur:
l'ardeur et le courage ncessaires pour persvrer dans ce
voyage, mme au risque de sa vie. Cette passion et cette volont
d'ouvrir, de dcouvrir, d'apprendre, sont l'une des qualits centrales de tous ceux qui progressent dans la vie spirituelle.
La qualit du feu intrieur peut transformer tous les obstacles et toutes les difficults en processus d'veil et d'illumina-

LES FEUX DE L'INITIATION

tion. Nous conservons tous prcieusement les instants o nous


sommes totalement vivants. Avec la passion spirituelle, nous
pouvons nous veiller quel que soit l'endroit o nous nous trouvons. Ainsi lorsqu'un tudiant se plaignit mon matre Ajahn
Chah de ne pas avoir le temps de mditer, vu sa vie trs active,
Ajahn Chah lui dit en riant : As-tu le temps de respirer? Si tu
es dtermin, tu dois simplement prter attention. C'est notre
pratique, o que nous soyons, quoi qu'il arrive : respirer, tre
totalement prsent, voir ce qui est vrai.
Une enseignante bouddhiste se souvient de ses premires
annes dans le zen. Elle dcrit quel point elle tait profondment inspire par le matre, par la plnitude de sa prsence, sa
compassion et sa spontanit. Elle voulait tre vivante comme
lui.
je m'assis dans le zendo et je ne sus pas vraiment quoifaire. La seule
instruction dont j'arrivais me souvenir tait Meurs sur ton
coussin. je restai assise l, trs enthousiaste en me disant : << Oui!
C'est ce queje veux faire. Mais j e n'avais pas la moindre ide de la
manire de procder. Puis je participai d'autres retraites et appris
peu peu que la manire defaire consistait s'abandonner de plus en
plus entirement la pratique elle-mme. Mon corps apprit rester
assis plus longtemps et dormir moinsjusqu' ce qu'erifin, pendant ma
premire retraite de trois mois de Vipassana,je me retrouve brlante
d'ardeur pratiquer, ayant seulement besoin de trois heures de sommeil. En m'abandonnant cela, maforce intrieure s'accrut.
Parfois ce feu intrieur nous tombe dessus. Dipama Barua,
une de mes enseignantes, tait une grande yogini Calcutta.
la mort de son mari et de deux de ses enfants, elle se sentit
pousse la pratique de la mditation. Au dbut, pendant les
premiers jours dans le temple, elle devint assez malade mais
rien n'aurait pu la dcourager. tant trop faible pour marcher,

88

LA PRPARATION L'EXTASE

elle se trana jusqu'en haut des marches du temple et s'y assit,


dtermine affronter ses peurs pour pouvoir s'en librer.
Il est possible de trouver le chemin de cette libert mme
en prison. Actuellement nous dpensons plus d'argent pour
notre systme carcral que pour l'ducation de nos enfants.
Conscientes de cette douloureuse ralit, de nombreuses communauts spirituelles ont commenc enseigner aux millions
de personnes sous les verrous. Cette dmarche part du principe
que tous les tres humains ont besoin de trouver leur libert
intrieure et leur salut et que personne n'est au-del de la
rdemption. Fleet Maul, un prisonnier qui suit les enseignements tibtains de Thrangu Rinpoch, crit :
En prison, le bruit et le manque d'intimit sont les plus grands obstacles aux pratiques formelles de mditation. De 7 heures du matin
II heures du soir, les espaces de vie commune sont surpeupls et il y
rgne un vacarme quasiment constant. Pour pratiquer durant ces
heures, j'avais l'habitude de nettoyer l'un des cagibis dans lequel
taient rangs les ponges, les balais et les seaux immondices. je mettais tout cela dehors de manire ne pas tre drang, prenais une
chaise et m'asseyais une heure ou deux. Les gens pensaient que j'tais
un peu bizarre, assis dans un placard balais, mais ils s'habiturent
me voir l. Lorsqu'enfin j'obtins une cellule individuelle, aprs des
annes de surpopulation infernale, je commenai la pratique tibtaine
des cent mille prosternations et rcitations de mantra. Maintenant,
les gardiens quifont leur ronde 5 heures du matin me trouvent ct
de mon lit, en train defoire des prosternations sur le sol.

un certain moment, nous devons laisser tomber nos peurs


et nos espoirs, mourir ce que nous supposions tre la ralit et
nous ouvrir au mystre. Nachiketa n'a pas demand d'accder
au terme d'un voyage imaginaire mais d'tre totalement prsent

LES FEUX DE L'INITIATION

8g

l o il tait. Mme une prison, mme un palais peuvent tre


un lieu d'veil.
Parfois ce lcher-prise initiatique survient dans la joie et
l'extase. Je visitais un temple Bnars, le long du Gange sacr,
juste au moment o des plerins achevaient une semaine de
chants dvotionnels ddis la Mre Divine. Pendant sept jours
et sept nuits, ils avaient chant sans s'arrter. Lorsqu'ils taient
puiss, ils s'croulaient sur le sol pour dormir quelques heures
puis ils recommenaient nouveau. Sans pause, sans nourriture,
ils chantaient le nom de Dieu. Encore et encore, tournant autour
de l'autel, une foule de dvots chantait le nom divin au son des
harpes indiennes et des tambourins. Une femme me raconta plus
tard comment, les premiers jours, la douleur, la faim, les problmes familiaux, les inquitudes avaient perturb intrieurement
son chant. Mais en se plongeant continuellement dans le saint
nom de Dieu, tout cela avait disparu peu peu et elle avait commenc tourner sans effort autour de l'autel, l'esprit du Divin
l'emplissant d'extase tandis qu'elle dodelinait de tout son corps
la lueur des bougies.
Un rabbin, mystique, raconte que son passage travers le
feu n'eut pas lieu dans un temple mais sur l'autel d'un pre
divorce amricain. Pendant de longues annes, il avait tudi
Jrusalem auprs de matres de l'hassidisme et de la cabale et
tait maintenant matre d'cole et chef spirituel d'une communaut juive pratiquante.
Puis celle qui avait t ma femme pendant quatorze ans me quitta,
condamnant tout ce que j'avais foit, se plaignant que je n'avais
jamais pris soin d'elle, qu'elle s'tait sacrifie dans ce mariage et avait
gch sa vie. Elle se battit frocement pour la garde de nos trois
enfonts et pour obtenir la maison o nous avions vcu et la plus
grande partie de notre argent. Elle devint haineuse et destructrice,

LA PRPARATION

A L'EXTASE

disant publiquement du mal de moi aux amis et la communaut


tandis que ses exigences grandissaient. En tant qu'enseignant spirituel, cefut pour moi la priode de pratique la plus effroyable de toute
ma vie spirituelle : comme si je n'arrtais pas de mourir, dchir de
toutes parts, contraint traverser leJeu du lcher-prise de mes enfants
et de ma rputation, tout en devant garder le cur ouvert.

Plusieurs annes aprs cette priode horrible, le rabbin


ajouta:
Je n'aurais jamais imagin souhaiter tant de souffrances mais elles
m'ont apport une humilit et une honntet nouvelles vis--vis de
moi-mme et de ma vie spirituelle. j'ai tforc devenir plus simple,
plus vrai avec moi-mme, moins enclin juger les autres. Heureusement la relation avec mes enfants est redevenue normale. Quand on
parle d'apprendre la compassion! C'tait une manire rude,j'imagine
que j'en avais besoin.

Voil un des rles de l'initiation. Dans la mesure o nous


nous adonnons de tout cur au travail spirituel, notre v1e
devient simple et entire. Le pote Rilke en parle ainsi :
Vous voyez, je dsire beaucoup.
Je dsire peut-tre tout:
l'obscurit qui s'tend chaque dclin infini
et leflamboiement vibrant de chaque marche vers le ciel.
Tant de gens vivent et ne veulent rien
Ils sont levs au rang de princes
par la facilit instable de leurs jugements sans poids.
Mais ce que tu aimes voir sont ces visages
qui travaillent et ont soif ..

LES FEUX DE L'INITIATION

91

Tu n'es pas vieux et il n'est pas trop tard


pour plonger dans tes profondeurs grandissantes
o la vie calmement livre son secret.

Bndictions ternelles
La dernire requte de Nachiketa fut celle de la connaissance
de ce qui est immortel, ternel. Le seigneur Yama rpondit :
Pour trouver ce qui est ternel, tu dois regarder au cur de la
vie elle-mme. Puis il tendit un miroir Nachiketa.
Le mystre de l'identit, Qyi suis-je? , est une des questions spirituelles centrales du genre humain. Sommes-nous ce
corps de chair et de sang? La conscience est-elle simplement le
produit de notre systme nerveux, de nos penses, de nos
sensations? Sommes-nous la rsultante de notre hritage gntique et de nos anctres ou notre nature essentielle est-elle plus
fondamentalement spirituelle? Sommes-nous une cration de
la conscience elle-mme, une tincelle du Divin, le reflet de
l'esprit universel? Telles sont les questions des mystiques et des
sages.
Dans les monastres o je pratiquais dans la fort, tout
nouveau venu est introduit dans un bosquet sacr pour y recevoir l'ordination. Puis les Ans enseignent au nouveau moine
sa premire et plus importante pratique mditative : l'examen
du mystre de la naissance et de la mort. Vous tes ainsi amen
mditer la question Qyi suis-je? , Au dbut vous devez
observer votre corps physique, voir qu'il est compos de terre,
d'air, de feu et d'eau, comprendre comment ces lments se
combinent dans les diffrentes parties de la peau, des cheveux,
des ongles, des dents, des fluides, du sang, du cur, du foie, des
poumons, des reins. Qyi tes-vous l'intrieur de ce sac de

92

LA PRPARATION L'EXTASE

peau et d'os? Vous devez vous poser la question de l'identit,


abandonner tout ce qui, dans le corps et l'esprit, est impermanent et dcouvrir une conscience ternelle, au-del de la naissance et de la mort.
La question de l'identit peut tre pose de multiples faons.
Au cours d'une retraite annuelle de trois mois de mditation sur
la vision intrieure, un vieux matre zen coren, du monastre des
Neuf Montagnes, vint parler aux tudiants. Il leur dit que toutes
les pratiques qu'ils taient en train de faire pendant ces trois mois,
quelles qu'elles soient, taient une perte de temps. La seule pratique valable, dit-il en frappant sur son bton zen et en le dirigeant vers lui-mme, est de se demander: "<29'est-ce que
c'est?">> QU'EsT-CE QUE c'EsT? cria-t-il.
Pour veiller ses disciples, le sage indien Ramana Maharshi
utilisait presque exclusivement cette auto-analyse. 09and les
gens venaient le voir avec des problmes et des questions, il les
regardait avec ce que l'on appelle le regard charitable, une
profonde compassion pour toutes les manires qu'ils avaient de
s'garer. Ensuite il les amenait mditer ces questions: Qui
suis-je? Qui a pris naissance dans ce corps? >> Rsoudre cette
question, c'est rsoudre tous les problmes. S'interroger ainsi
revient se regarder dans le miroir de Nachiketa. chaque exprience qui s'lve on se demande: Suis-je vraiment cela? Estce cela qui est ternel? Les expriences s'lvent les unes aprs
les autres -penses propos de nous-mmes, images et projets,
amours et peurs, sentiments pour ou contre quelque chose, sensations fluctuantes de sons et de perceptions du monde physique
-et chacune est reconnue pour ce qu'elle est: transitoire, limite, incapable de durer. Alors l'une aprs l'autre, chacune est
dlaisse comme n'tant ni ceci ni cela, jusqu' ce qu'enfin
tout sentiment d'ego soit entirement abandonn et que nous
demeurions dans un silence profond et inexprimable.

LES FEUX DE L'INITIATION

93

Un mystique juif, le rabbin Mezritcher, enseigne la mme


vrit : nous ne pouvons remplacer notre ralit limite par une
autre moins de retourner tout d'abord au nant, l'tat
authentique, ce qui demeure avant et aprs toutes choses .
En nous veillant, nous dcouvrons que nous ne sommes
pas limits celui que nous pensons tre. Toutes les histoires
que nous nous racontons - les jugements, les problmes,
l'identification totale cette troite ide de nous-mmes, ce
corps de peur -peuvent tre abandonnes en un instant. Un
sentiment ternel de grce et de libration peut alors se rvler
nouveau.
Faire face la mort a un prix, abandonner notre vieille identit aussi. Le prix de cet abandon est le lcher-prise de tout ce
que nous retenons et considrons tre nous-mmes : un
dpouillement allant jusqu' ce que seul demeure ce qui est
ternel. travers l'ouverture, l'initiation, la difficult et la
grce, nous avons accs une autre ralit. Un lama amricain
que j'ai interview dcrit son initiation de cette manire:
je reus la leon la plus importante durant ma retraite de trois ans. Ces
trois ans et trois mois n'taient qu'une succession de mditations, de
prires et de pratiques rigoureuses, le jour comme la nuit. Mais au
milieu de la dernire anne, j efos inform que mon jeune.frre venait
juste de mourir, un accident ou un suicide. Lorsque je reus le tlgramme, tout mon tre en fut boulevers. j'tais tellement ouvert.
Cette mort avaitjet toute ma fomille dans le chaos, le chagrin et le
dsespoir. Ils voulaient que je rentre la maison pour les aider. je
devais donc dcider soit de quitter la retraite et ne pas lafinir, car si
vous en sortez vous ne pouvez plus revenir, soit de rester. j'avais
l'impression d'tre au bord d'un goziffre.
j 'interrogeai mon matre tibtain vnr. Il me dit que durant
une retraite de trois ans beaucoup de gens mouraient et que de nombreux obstacles survenaient. Il me dit defaire ce queje voulais mais il

94

LA PRPARATION L'EXTASE

me rappela quej'avaisfait vu de rester en retraite pendant trois ans.


C'tait une rponse ultime et sans dtour. je m'assis donc; des vagues
d'impuissance, de chagrin, de culpabilit et de peur me submergrent,
crasantes. Chaque facette de mon conditionnement, chaque entit
dont j'avais tenu le rle jusqu' maintenant au cours de ma vie me
suppliait de retourner chez moi. Je ressentis le conflit dans toutes les
cellules de mon corps. j'tais dchir. Mais je m'tais engag pratiquer au royaume de la vrit absolue, trouver une compassion universelle pour tous les tres et je ralisai que pour accomplir cela, je
devais quitter mes attachements personnels.
Alors je sus que je devais rester. C'tait comme sauter du haut
d'un prcipice dans l'obscurit la plus totale. C'tait incroyablement
difficile. Pourtant grce la pratique et l'esprit de mon matre,
j'tais reli la libert absolue de ma vritable nature quoi qu'il arrive
et maintenant je sais simplement que c'est vrai.
Lorsque six mois plus tard je sortis et rencontrai ma famille, ils
m'avaient entre-temps tous soutenu et taient heureux de ma dcision
et du fait que je puisse maintenant tre avec eux d'une manire totalement nouvelle. Aujourd'hui je sais que tout ce que j'ai endurpendant cette retraite, au plus profond de mes dbats de conscience, fut en
jin de compte une aide pour eux.

Il existe un parallle troit dans la tradition chrtienne. Pour


s'veiller dans le cur du Christ nous devons accepter de marcher longtemps comme un aveugle dans l'obscurit. Ainsi crivait saint Jean de la Croix. Le chef-d'uvre contemplatif intitul
Le Nuage d1nconnaissance insiste sur le fait que les vrais contemplatifs doivent mourir eux-mmes et perdre la conscience radicale
gocentrique de leur tre, car c'est notre ego qui se dresse en travers
du chemin vers Dieu. Un matre soufi raconte combien cette
perte d'identit fut effrayante pour lui lorsque s'ouvrit sa vie
spirituelle :

LES FEUX DE L'INITIATION

95

Tandis queje regardais tout ce quej'avais considr comme tant moimme, un individu distinct, les choses commencrent se dmler. Au
dbut ily eut une ouverture et un vide, mais cela s'accompagna d'une
pousse de peur, d'une lutte pour exister, une sorte de terreur. je sentis
que je lchais tout - toute ide de moi avait compltement disparu.
Un jour, durant cette priode, j'tais en avion, assis prs d'un hublot
etj'eus l'impression de tomber par le hublot; la terreur m'envahit par
grandes vagues, irrationnelle, puissante. je me sentis comme un
animal tombant dans l'espace. Plus tard seulement, ayant appris
m'abandonner cela et laisser tomber mon ego, un ciel sans nuage
s'ouvrit dans lequelje disparus.

Si, pour cet enseignant soufi, l'initiation fut comme une


mort, un enseignant hindou avec lequel j'ai parl eut, lui, une
exprience plus littrale de l'approche de la mort. Aprs des
annes de yoga et de mditation, principalement en Occident,
il retourna passer une anne en Inde quarante-trois ans :
Aprs des mois l'ashram, je me rendis en plerinage Bnars,
Allahabad et Rishikesh. Puis je tombai malade et me retrouvai dans
un hpital terriblement sale avec trs peu d'argent et aucun ami
autour. j'tais tellementfaible queje pouvais peine parler. j'tais sr
que j'allais mourir l tout seul et pendant plusieurs jours defortes fivres j e restai entre la vie et la mort. j'tais tendu l, frissonnant,
e.ffray; puis, aprs quelques jours de confusion, il me vint l'esprit
que c'tait l ce quoi mes annes de pratique devaient servir. je
formai les yeux et pus sentir la jin de ma vie juste un petit souffle de
moz.
je pus sentir le cycle entier de la naissance et de la mort tourner
autour de moi. Il tait prsent dans tout mon corps- douleur, recherche du plaisir- et tandis quej efaisais face l'normit de cettepeur,
c'tait comme si je mourais un peu. Ensuite un tat deperception pur
s'leva: Tu n'es pas cela. Alors je sus que ce que les yogis m'avaient
enseign tait vrai et ma rsistance tomba. Il existe quelque chose qui

g6

LA PRPARATION L'EXTASE

ne meurt pas et qui ne se rencontre que lorsque nous foisons face la


mort. Aprs cela je suis devenu un homme guri et humble.
C'est comme si je mourais un peu est une phrase sembla-

ble celle employe par ljukarjuk, un chaman esquimau


renomm, lorsqu'il dcrivit son initiation pendant un jene de
trente jours en hiver dans un petit igloo. Grce cette exprience,
Ijukarjuk devint un homme sage et un gurisseur. Si nous devons
tre libres comme Nachiketa, nous devons nous poser les questions sacres et les suivre, mme jusqu'au pays du seigneur Yama
et de la Mort. C'est l que se trouvent les bndictions ternelles.
Il y a un aspect de plus dans l'histoire de Nachiketa. la
fin, nous voyons le jeune homme, totalement serein, s'incliner
une dernire fois devant le seigneur Yama. Ensuite, comme par
magie, le paysage du Royaume de la Mort laisse place aux rizires de son Inde natale au printemps. Un dernier secret lui est
ainsi rvl -la mort et la naissance ne sont pas spares. Le
renouveau vient en mourant. Qyand nous avons t confronts
la mort et la solitude, nous ne sommes plus effrays de vivre;
la vie fleurit sous nos pas. Partout o nous allons devient une
terre sacre.
Dans son cur Nachiketa le savait. Il retourna chez lui
embrasser son pre et entamer une nouvelle vie. Si cette histoire devait tre peinte par un tudiant zen, nous verrions
marcher ses cts la silhouette tranquille d'un buf blanc
apprivois.

DEUXIME PARTIE

LES PORTES DE L'VEIL

0 n trouve dans chaque tradition


spirituelle des rcits d'individus qui se sont veills de leur tat
ordinaire, semblable un rve, pour entrer dans le mode d'tre
sacr. travers l'initiation, la purification, la prire ou en
s'abandonnant largement la danse de la vie, ils arrivent connatre ce qui est omniprsent et saint.
Dogen, le fondateur du zen japonais, explique :
L'esprit humain a pour vraie nature la libert absolue. Des milliers
et des milliers d'tudiants ont pratiqu la mditation et accd
cette ralisation. Ne mettez pas en doute ces possibilits du fait de
la simplicit de la mthode. Si vous ne pouvez trouver la vrit l o
vous tes, o donc pensez-vous la trouver?

Aussi srement que chacun de nous connat son propre prnom, une partie de nous-mmes connat l'ternit. Ce peut tre
oubli ou recouvert mais c'est l. Comme Nachiketa, nous avons
seulement solliciter la vrit et nous apprendrons qu'elle se trouve
dans un miroir. Mon matre Ajahn Chah appelait ce centre de
sagesse l'intrieur de nous : Celui Qui Sait.
Les pratiquants interrogs dans ce livre l'ont dcouvert en
eux-mmes. Mais Celui C21Ii Sait n'existe pas uniquement chez

100

LES PORTES DE L'VEIL

les pratiquants. Une enqute clbre sur la vie spirituelle amricaine rvla que la plupart des personnes interroges avaient
eu un moment de leur vie une exprience mystique. Les
enquteurs dcouvrirent galement que la plupart de ces gens
ne souhaitaient pourtant pas que cela se reproduise. Pourquoi?
Lorsque nous n'avons pas de mots pour une chose, nous ne
pouvons la comprendre; elle n'entre pas dans notre vision du
rel. Et si nous tombons dessus, nous risquons, comme le
montre cette tude, d'tre pris par surprise et effrays. Les
anciens cartographes avaient pour habitude d'indiquer sur leurs
cartes les rgions inconnues en les nommant Territoires des
Dragons.
S'il ne fait aucun doute que notre existence demeure au sein
du mystre de la naissance et de la mort, s'il est vident que la
nuit est emplie d'toiles et s'il est sr que nous reconnaissons la
ncessit de l'amour, il est tout aussi certain que nous portons
en nous la possibilit de l'veil. Mme de nos jours, dans de
nombreux endroits sur la plante, bon nombre d'individus sont
reconnus comme des tres veills ou illumins de saintet et
les sages sont largement vnrs. Le sage qui est en nous peut
lui aussi s'veiller; Celui Olti Sait peut se rvler dans notre
propre VIe.
Il y a de nombreux points d'accs la sagesse ternelle du
cur. On peut les appeler les portes d'veil car elles nous
ouvrent nous-mmes et la vrit. En voici quatre parmi les
plus puissantes, chacune d'elles sera dcrite par ceux qui
l'empruntrent. Vous reconnatrez ces portes dans votre propre

vre.

LE CUR, MRE DU MONDE


LA PORTE DE LA DOULEUR

Dpasse toute amertume car tu n'as pas


atteint la somme de douleurs qui t'a t
confie. Comme la mre du monde, tu
portes en ton cur la douleur du monde.

(Souji.)

5\(gus franchissons les portes


d'veil ports par les mmes mlodies, les mmes chants de joie
et de dsespoir qui, dans un premier temps, nous avaient mens
la spiritualit. L'ocan de la vie nous apporte ses vagues de
naissances et de morts, de joies et de chagrins. Comme au
dbut de notre qute, ce sont les douloureuses ralits de la vie
qui pour bon nombre d'entre nous vont constituer la porte
sacre conduisant au cur gnreux de compassion. Si le choc
d'une tragdie, le bouleversement d'une sparation peuvent
avoir initi notre retour la spiritualit, cette dimension d'veil
ouvre maintenant notre tre, une octave plus bas, la douleur
partage du monde. S'ouvrir ainsi cet tat, c'est accder
l'veil par la porte de la douleur.
Il est dit qu'au matin de son illumination, le Bouddha contempla le vaste univers, de ses yeux de sagesse nouvellement
veills; des larmes commencrent rouler sur ses joues. Il vit
comment les tres tentaient d'tre heureux en toutes circons-

102

LES PORTES DE L'VEIL

tances et comment, par mauvaise comprhension, ils agissaient


de telle sorte que cela dbouchait sur de la souffrance pour euxmmes et pour les autres. Certains racontent que, lorsque ces
larmes touchrent le sol, elles prirent vie, devenant Tara, la
desse de Compassion.
Si vous allez Jrusalem, au Mur des Lamentations, vous
verrez les mmes larmes et les mmes pleurs de compassion; ces
larmes ne sont pas verses uniquement pour le temple perdu
d'Isral mais pour les peines de tous les tres qui vivent spars
du Divin.
Matin et soir le cur appelle la prire :
Dieu, rponds-nous, car nous sommes dans une grande dtresse. S'il
te plat, coute nos pleurs et laisse ta bont nous conforter. Avant que
nous ne t'appelions, rponds-nous, car mme le prophte Isae l'a
annonc : Il en sera ainsi : avant qu'ils n'appellent je rpondrai;
tandis qu'ils parleront j'couterai.

Sans comprendre l'origine de la souffrance, les tres


humains s'efforcent de parvenir au bonheur travers la possession, l'avidit, la violence et la haine. L'illusion et l'ignorance
tant la base de nos actions, il en rsulte invitablement de la
souffrance. Nos attachements, nos dmls agressifs vis--vis
du monde conduisent des conflits et des pertes invitables,
alors que tout tait fait dans un but de scurit et de bonheur.
Le Bouddha vit ce que tout cur sage est amen connatre :
la vie sur terre est douloureuse mais galement magnifique. Nos
ractions confuses amplifient cette douleur fondamentale en une
souffrance encore plus grande. Pendant que j'cris ces mots, des
dcisions humaines instaurent la guerre dans vingt-huit pays. Des
millions de personnes sont affames alors qu'il y a abondance de
nourriture. Des millions de personnes dprissent dans leur cham-

LE CUR, MRE DU MONDE

103

bre ou dans des hpitaux, souffrant de maladies dont nous connaissons et possdons les remdes et les vaccins prventifs. Cette
souffrance est la ntre, nous n'en sommes pas spars. L'enseignante bouddhiste Sylvia Boorstein dcrit sa visite la synagogue
un jour o la Prire pour les personnes en deuil tait dite pour ceux
qui avaient perdu des proches dans l'holocauste. Beaucoup de
monde tait debout et rcitait la prire. Je regardai combien de
personnes taient l debout et pensai : Est-il possible que toutes
ces personnes soient de vrais survivants? Puis je ralisai que nous
tions tous des survivants et je me levai aussi.
Il y a des moments dans la vie spirituelle o il semble que
toutes les barrires que nous avons riges pour nous protger
des douleurs du monde se sont croules. Nos curs deviennent tendres et vif; nous ressentons une filiation naturelle
avec tout ce qui vit. Les pleurs des enfants des rues rsonnent
dans notre esprit, les scnes de terrorisme, de racisme, de destruction cologique, de pauvret et d'esclavage emplissent
notre conscience, comme si celle-ci s'tait ouverte aux problmes de l'humanit et du monde en gnral. On peut avoir le
sentiment d'tre dans un charnier et voir la souffrance de gnrations innombrables, tout en reconnaissant qu'il n'y a aucun
moyen d'chapper cela.
Pourtant, en ouvrant simplement nos yeux et notre cur
la souffrance du monde, nous pouvons trouver la libert et la
paix. Comme un futur Bouddha, chacun doit, sa manire,
examiner cette vaste question : quelle est la vrit de la souffrance dans la vie humaine et quelle est la cause de cette
souffrance?
Dans le Sermon du Feu, le Bouddha parle de la gense des
peines du monde.

I04

LES PORTES DE L'VEIL

Tout brle. L'il brle, les choses visibles brlent. Les oreilles et les
sons qu'elles peroivent brlent; le nez, la langue, le corps et l'esprit
brlent. Et de quels feux brlent-ils? Des feux de l'avidit, de la haine
et de l'ignorance; ils brlent d'anxit, de jalousie, consums par la
perte, le dclin et la douleur. Celui qui suit la voie considre cette
souffrance et se lasse de ces feux; il se lasse de l'avidit et de la haine
qui alimentent l'attachement ce qui est vu, entendu, senti, got,
touch, pens. Fatigu de cela, il se dtourne de cette saisie et, par
absence de saisie, il devient libre.

Voir totalement la vrit de la souffrance revient accder


la libration par la porte de la souffrance. Nous ne pouvons
jamais saisir ou contrler avec succs les conditions fluctuantes
de la vie. Nous ne pouvons possder notre bien-aime, notre
pouse, notre maison, notre travail. Nous ne pouvons mme
pas possder nos enfants. Nous pouvons certes les aimer et
prendre soin d'eux, mais si nous essayons de les contrler, nous
crons seulement de la souffrance. Plaisir et douleur, louange et
blme, succs et dfaite alternent jour aprs jour. Le monde luimme comporte de la douleur et du plaisir, entremls comme
le sont la nuit et le jour. Si nous rsistons cette vrit, nous
souffrirons invitablement.
Voici l'histoire de Ramakrishna, un sage hindou dont les
visions et la dvotion devinrent lgendaires travers toute
l'Inde au sicle pass. Assis pendant des jours au bord du
Gange, perdu dans la prire, il attendait la rvlation du visage
de la Divine Mre, de celle-l mme qui donne la vie. Alors, en
un moment extraordinaire, la surface de l'eau se rida et du
fleuve mergea une desse immense et trs belle, ses cheveux
brillants tombaient en cascades avec les eaux de la rivire et ses
yeux ressemblaient des fontaines abritant toute la cration.
Elle carta les jambes et des tres sortirent de son corps - des
enfants, des animaux, un flot de naissances de toutes sortes.

LE CUR, MRE DU MONDE

ros

Puis, en un terrible instant, elle se baissa, porta un nouveau-n


sa bouche et commena le dvorer, le sang dgoulinant de
sa bouche sur sa poitrine. Celle qui cre est aussi celle qui
dtruit; elle est la source, la continuit et la fin de toute vie. La
desse rejoignit enfin lentement les eaux profondes, laissant
Ramakrishna contempler sa puissance.
Lorsque notre cur s'ouvre grce la porte du chagrin, nous
sentons combien la douleur et l'insatisfaction sont imbriques
dans toute exprience. Mme au sein du plaisir, nous luttons
pour le perptuer, anxieux de savoir quand il prendra fin. Au
milieu de nos possessions, nous nous inquitons de leur perte et
la plus belle des naissances ou la mort la plus sereine s'accompagne de douleur : entrer dans un corps et le quitter est en soi un
processus douloureux. Nous savons que tout au long de la journe
notre exprience passe de l'agrable au neutre, du neutre au dsagrable et ainsi de suite. Ce changement incessant est en luimme source de douleur et nos ractions habituelles cet gard
peuvent nous crer un perptuel sentiment de trouble.
Un moyen d'accder la libration consiste focaliser notre
attention directement sur cette exprience, inhrente et continue, d'insatisfaction et de douleur. Nous devons vivre cette
exprience avec clart et trouver en elle une libert qui nous
dlivre de toute identification ou saisie.
En Thalande, Maha Naeb enseigne ses tudiants comment comprendre l'insatisfaction en prtant une attention
minutieuse ce qui motive chaque action et chaque mouvement de la journe. Elle leur apprend rester absolument
immobiles et ne changer de position ou n'accomplir la
moindre action qu'aprs avoir vu quelle exprience du corps ou
de l'esprit ncessite ce changement. leur rveil, il leur est
demand de rester tendus et de mditer ainsi tranquillement,
pendant un certain temps, sans se mouvoir. Aprs quelque

106

LES PORTES DE L'VEIL

temps, ils se rendent compte qu' la longue, la posture allonge


rend le corps rigide ou douloureux et ils bougent donc pour tre
plus confortables. Un peu plus tard, ils prennent conscience de
l'inconfort d'avoir la vessie pleine et se rendent aux toilettes
pour soulager cette source de douleur. Mais le sige des toilettes
est dur, la pice est froide et pour compenser ce dsagrment ils
sortent s'asseoir confortablement sur une chaise. Leur estomac
les soumet alors une faim matinale laquelle ils mettent un
terme en allant manger. Mais ils doivent ensuite nettoyer car les
restes de nourriture pourrissent et sentent mauvais. Enfin ils
vont se rasseoir tranquillement pendant quelque temps jusqu'
ce que la douleur ou l'inconfort suivant les amne bouger
nouveau.
travers l'observation attentive de l'origine de chaque action,
un mouvement constant visant soulager la souffrance se rvle.
Ceux qui prennent conscience de cette vrit ne vont pourtant pas
y trouver une raison de se dcourager mais au contraire un moyen
d'accder la compassion: le cur contient une libert et un
amour encore plus grands que la souffrance. En rencontrant la
douleur du monde, un cur sans peur, empli de misricorde,
s'veille : c'est l'universel droit de naissance l'humanit.
Le pote soufi Rumi clbre cette sagesse qui aspire plonger dans les feux de la vie.
La prsence de Dieu est l en foce de nous,
un brasier gauche,
une douce rivire droite ...
Quiconque marche dans lefeu
apparat soudain dans la fracheur du courant,
chaque tte disparaissant sous la surface de l'eau,
ressurgit hors du feu.
Beaucoup de gens veillent ne pas aller dans le feu

LE CUR, MRE DU MONDE

107

etfinissent dedans ...


Si vous tes ami de Dieu,
lefeu est votre eau.
Vous devriez souhaiter possder cent mille ailes de papillon,
pour pouvoir en brler une paire chaque nuit.
Un instructeur de mditation dcrit comment la souffrance
devint sa porte d'accs l'veil et comment il fut capable de
s'abandonner ce feu et de s'y asseoir au milieu, immobile.
j'avais toujours eu beaucoup de mal mditer. j'avais normment de
tensions et de douleurs, tant dans le corps que dans le cur. M'occupant de l'environnement, je m'tais dbattu pendant des annes au
milieu des souffiances du monde et toutes ces images et ces peines ressurgissaient devant moi lorsque je m'asseyais. C'tait comme si j'tais
au milieu d'une fort tropicale en proie aux flammes et aux bulldozers. je vis les ravages de la guerre et de la pollution, le triste spectacle
de ce que nous infligeons la terre. je m'asseyais et pleurais, mais je
tenais bon et faisais foce, mme quand cela devenait plus intense. je
ne croyais pas laJuite;je devais me confronter au monde, m'y plonger. Un changement survint alors.
j'tais dans l'ashram, en train de pratiquer avec un petit nombre
d'tudiants avancs. j'avais prouv beaucoup de douleurs physiques
au cours des dernires semaines mais je continuai malgr cela
m'asseoir, encore et toujours, sans bouger. Mon esprit taitpos, tout
fait centr. Mes penses diminurent jusqu' pratiquement disparatre et ma conscience mergea au centre de mon cur. Lorsqu'un son,
une sensation ou une pense s'levait, je la ressentais immdiatement
commt une subtile vibration ondulant travers l'espace de mon cur.
C'est tout ce que je ressentais. C'tait comme si le calme de mon cur
s'tendait au monde entier. Toutes les expriences devinrent comme de
petites vibrations, des vagues voluant subtilement travers ce cur
vaste et paisible.
Puis je m'abandonnai davantage et pntrai la srnit la plus
profonde qu'on puisse imaginer, sans mme un son ni une sensation si

108

LES PORTES DE L'VEIL

subtile soit-elle. C'tait totalement silencieux et vide. je ne ressentais


plus du tout mon corps ou mon esprit, j'tais pure conscience. Toute
mon identit s'effaa. C'tait couper le souffle, fantastique, au-del
de laflicit. je sus qu'aprs cela je ne pourrais plus jamais avoir peur
de la mort car seule est relle cette conscience non ne, cette conscience
ternelle.
Je ralisai que rien dans le monde ne pouvait tre compar cette
srnit. Chaque objet, chaque son, chaque pense, aussi plaisants
soient-ils, est une perturbation, une douleur compare ce silence.
Quandje revins moi, je pus ressentir ce que le Bouddha voulait dire
propos de la souffrance : comment chaque naissance conduit la
mort et combien est douloureuse en elle-mme la lutte des opposs de la nuit et du jour, de la joie et du chagrin, de tout ce qui s'lve et
disparat.
Quelque temps plus tard, je m'en souviens, en marchant dans la
rue en Inde, je vis natre un agneau. Tandis qu'il apparaissait, je fus
boulevers de voir cette lutte pour la naissance. Je ralisai que toute
identification la vie - tout attachement au processus de la naissance, de la vieillesse et de la mort - tait souffrance. je restai l
debout pleurer les souffrances du monde que je ressentais avec beaucoup de compassion. je sus que je n'oublierais jamais cela.
Pourtant, c'est incroyable de constater quel point le dsir est
puissant lui aussi; quel point sont tenaces les racines du besoin de
plaisir et de stimulation. Quelques mois plus tard, de retour en Occident,j'tais nouveau en qute de musique et de bon vin. Laforce du
dsir et de l'indulgence revint de la manire la plus honte, comme un
coup deJouet en raction ce quej'avais vu. Mais je poursuivis quand
mme ma pratique spirituelle : il y a toujours en vous une partie qui
sait que vous avez vu la vrit et vous ne pouvez l'oublier.
Lorsque nous honorons cette porte de la souffrance, le merveilleux pouvoir de la compassion apparat. Cette compassion est
dcrite comme le frmissement du cur face la douleur de tout
tre vivant. C'est une tendresse pour toute forme de vie, pour
tous ceux qui naissent et meurent, pour toutes les cratures qui

LE CUR, MRE DU MONDE

109

vivent grce la naissance et la mort d'un autre. Parfois cette


compassion est dirige vers nous-mmes. La ncessit d'une telle
compassion est prsente dans toutes les voies, bouddhiste, hindoue, juive ou chrtienne. Cette question de la souffrance
humaine est au centre du cheminement vers la grce et la
rdemption.
Une nonne se souvient:
Le mois prcdant Pques avait t consacr sa prparation habituelle faite de veilles et de prires plus nombreuses. C'tait le printemps et j'avais dcid de me dtendre et de m'abandonner ces pratiques comme jamais je ne l'avais fait auparavant. je passais des
heures contempler le mystre du Christ sur la Croix. Puis Pques
arriva et nous vcmes la joie de la rsurrection; toute la communaut
s'en ressentit plus ouverte.
Une semaine plus tard, j'tais un soir dans ma chambre, regardant la seule chose que nous avions au mur: un crucifix moderne. je
fus alors submerge de tristesse et de douleur. Mon corps commena
me foire mal et je m'tendis sur mon lit, angoisse. j'eus l'impression
de mourir, c'tait tellement rel. jeJus submerge et commenai pleurer jsus sur sa Croix, sa sou.lfrance et sa mort. Puis je devins Marie
tenant son fils crucifi etje sus que la crucifixion tait encore actuelle.
je devins les mres a.ffames du Biafra qui ne peuvent nourrir leurs
enfants, la mre emprisonne dans un tremblement de terre en Chine,
se dbattant dsesprment et incapable de sauver son enfant. je
devins les jeunes soldats des guerres insenses, les vaches et les cochons
en route vers l'abattoir. Puis je Jus gnral d'une arme moderne,
soldat romain, mre bienfaitrice, seigneur des taudis, tous ceux qui
meurent, tous ceux qui sou.lfrent. j'tais tendue l, regardant fa douleur du monde, une si grande douleur. je ne pouvais la supporter. Mon
cur ne pouvait que pleurer.
Puis fe Christ fut l, dans mon corps. Ensemble nous primes la
soujfrance du monde. je dcouvris que prendre cette soujfrance avec
misricorde tait un acte divin. Cela ouvrit mon cur, cela changea ma

IIO

LES PORTES DE L'VEIL

vie. Quandje rencontre la douleur, ce n'estplus ma douleur mais la douleur sainte qui ouvre le cur. Tel est le sens divin de nos peines: relier
nos curs. Il y a tant de misricorde. De misricorde l'intrieur de la
misricorde.

Parfois cette misricorde s'apprend dans la solitude d'une


cellule; d'autres moments nous ne pouvons le faire tout seul
et avons besoin de la prsence d'un autre tre humain pour qu'il
soit tmoin de nos peines et qu'il mette le doigt sur ce qui est
ferm en nous.
L'un des prsents offerts par un enseignant plein de sagesse
est sa capacit tenir le miroir de compassion de telle sorte que
nos curs retrouvent le moyen de s'ouvrir. Un matre se souvient de ses premires annes de zen :
je pratiquais tellement dur etj'tais confront tant de douleurs et de
peines quej'avais atteint ma limite-j'tais sur le point d'abandonner. j'allai alors rencontrer mon matre qui, voyant mon trouble,
quitta son rle strict de Roshi exigeante pour devenir en un instant la
desse de Misricorde. Trs bien, trs bien , dit-elle. je sentis
qu'avec sa compassion et sa voix elle avait atteint et touch la partie
la plus tendre de mon cur.

Dipama Barua, une sainte bouddhiste, ge et grand-mre,


agissait ainsi avec ses tudiants Calcutta et lors de ses dplacements. Les tudiants l'approchaient avec des questions sur la
mditation auxquelles elle rpondait patiemment. Ensuite elle leur
offrait du th et de la nourriture et se proccupait de leur sant ou
de leur famille. Lorsqu'un tudiant expliquait quel point ses
parents dsapprouvaient le fait qu'il soit en Inde pour apprendre
mditer, elle plongeait sa main sous son matelas et en ressortait une
partie de ce qu'elle possdait en disant : Va acheter ta mre un
souvenir de l'Inde. 01Iand des tudiants arrivaient trs troubls

LE CUR, MRE DU MONDE

III

ou le cur bris par les souffrances du monde, elle les encourageait


dans leur pratique. Tu dois aussi voir cela leur disait-elle puis
elle les bnissait, les prenait dans ses bras, les caressait tout en rptant des paroles pleines d'amour et de bont jusqu' ce qu'ils s'apaisent comme bercs par la grce d'une mre gnreuse.
Telle est la manire de se librer par la porte du chagrin. Par
elle nous dcouvrons suffisamment de misricorde et de compassion pour tre capables de voir et accepter sans rsistance
l'entire vrit de la vie et de notre propre incarnation, avec sa
danse d'angoisse et de beaut.
Si nous permettons ce que le matre zen John Tarrant
appelle l'ouverture aux Larmes du Chemin , la sagesse va
natre. Dans son livre The Light Inside The Dark*, il cite une
pratiquante avance qui semblait vaincue par une tristesse soudaine et sanglota jour aprs jour jusqu' ce que ses larmes se
transforment.
Des souvenirs m'envahirent : ceux de mon pre, ceux de la douleur de ses
absences endures, ceux d'tre passe de main en main dans des maisons
de placement, nglige, dlaisse. j'avais pens m'tre ouverte et soudain, tout cela, toute cette masse compacte d'vnements personnels
m'avait submerge. j'tais totalement saisie. je pleurai etpleurai encore.
Tout ce que je voyais me semblait tre une nouvelle occasion de pleurer.
Tandis que j'observais tout cela pendant plusieurs jours, mon tat
d'esprit commena changer et mes larmes devinrentplus impersonnelles, sans cause prcise-j'tais mue par la vie. Une tendresse m'envahit, en particulier l'gard des choses invisibles, ngliges, dlaissesune nuance particulire de bleu l'aube dans le ciel, les ossements d'une
souris laisss l par un hibou. Ces larmes sont les larmes de l'initiation.
Nous sommes emports dans l'immensit.
Lumire au cur de l'obscurit.

II2

LES PORTES DE L'VEIL

Atteindre les moindres recoins du cur, se dfaire de tous


les troubles et de tous les dsirs, nous conduit la connaissance
de ce qui est ternel. ce propos un matre a dit :
En m'ouvrant, bien au-del de tout sentiment gocentrique, je pus
sentir ma douleur devenir la douleur, la douleur du monde. je
vis comment l'univers voluait et quelpoint notre plante tait en
flammes - tant de douleurs. Et pourtant tout ceci pouvait tre totalement accueilli sans rien affecter. Tout ceci demeurait au cur d'une
paix immense.
Par la porte du chagrin, nous nous librons des illusions,
des saisies et de la sparation fictive avec la vie; en intgrant
tout cela, nous demeurons dans le noble cur du Bouddha, du
Christ, de Celui ~i Sait.

RIEN ET TOUT
LA PORTE DE LA VACUIT

Vous vivez dans l'illusion et l'apparence


des choses. Il y a une ralit mais vous ne
la reconnaissez pas. Qyand vous la ralisez, vous voyez que vous n'tes rien. Et
n'tant rien, vous tes tout. Voil. (Ka/ou

Rinpoch.)

CJJ 'o provient notre vie faite de


joies et de peines? Lorsque nous personnifions la source de cration, nous lui donnons des noms tels que Allah, Brahma, Dieu.
Cette source divine peut galement tre exprimente en dehors
de toute personnification. Les mystiques et mditants qui la dcrivent exprimentent le cosmos comme tant issu d'un vide sacr, la
Grande Vacuit. Les mystiques juifs en parlent ainsi :
Dieu cra le monde partir du nant. Ce monde n'existe que dans
le cur de Dieu. Pour connatre notre place, nous devons retourner
ce nant. Alors ce qui est saint va s'animer en nous et illuminer
tout ce que nous accomplissons.

Qye signifie retourner ce nant ? Comprendre la


vacuit ou l'absence de soi est dconcertant :c'est tout aussi difficile dcrire que l'eau pour un poisson, alors que sa prsence
est une vidence. Pourtant, quand nous exprimentons cette

LES PORTES DE L'VEIL

ralit, elle nous ouvre la paix et la joie de faon remarquable. Anglus Silesius, mystique chrtien de la Renaissance,
expliquait :
Dieu, dont l'amour et la j oie sont omniprsents,
ne peut vous visiter
moins que vous ne soyez l.

Lorsque le seigneur de la Mort tendit un miroir Nachiketa, celui-ci fut invit rechercher la source de son tre. Dans
les profondeurs de cette qute, les mditants peuvent dcouvrir
l'exprience de la vacuit. Cette vacuit a deux aspects: la
vacuit du soi et la vacuit du vide.
La vacuit du soi se manifeste en premier lieu dans notre
manque de contrle sur notre ego prsuppos existant. Qyiconque se tourne vers l'intrieur pour mditer ou prier rencontre immdiatement le flot constamment mouvant des penses
de notre esprit et les ondulations incessantes des tats d'esprit
et des motions qui colorent chaque instant. Ces courants de
penses et ces motions ont leur vie propre. travers eux, la
vision complte de notre enfance apparat, nos expriences
complexes d'adultes sont rejoues, attirant notre attention pour
disparatre l'instant suivant. D'ordinaire nous nous prenons
pour la somme de ces penses, ces ides, ces motions, ces sensations physiques, mais elles n'ont rien de tangibles. Comment
pouvons-nous affirmer tre nos penses, nos opinions, nos
motions ou notre corps quand rien de tout cela ne demeure
jamais identique? Peut-tre pourrions-nous prendre un peu de
recul et regarder qui est celui qui exprimente tout cela, quel est
cet espace de connaissance dans lequel cela apparat.
Dans la mditation, nous pouvons dplacer notre
attention : abandonner le sentiment que toutes les choses sont

RIEN ET TOUT

ns

inconsciemment relies entre elles en tant que mon


exprience et nous ouvrir une observation plus silencieuse,
moins possessive. Cette observation silencieuse nous permet de
voir le premier aspect de la vacuit, appel absence de soi ou
absence d'ego. C'est la dcouverte que l'ide habituelle de
nous-mmes en tant qu'entits solides et distinctes n'est qu'une
image cre dans notre esprit. C'est ce qu'Alan Watts, dans son
livre Le Livre de la Sagesse, appelle notre secret le mieux gard.
Lorsqu'un Occidental, maintenant moine tibtain depuis
vingt ans, rencontra son matre, Lama Yeshe, dans les
annes 6o, il tait metteur en scne et producteur de tlvision
assez connu. Une fois les prsentations faites, Lama Yeshe,
dcouvrant que son futur tudiant faisait des films, lui dit en
riant: Oh! Vous faites de la tlvision et des films? Moi bon
acteur, moi le meilleur acteur! Je peux tre tout, voyez-vous, car
je suis vide, je ne suis rien. Et il se remit rire.
Emily Dickinson mit en vidence le sentiment intuitif de
cette vrit:
je ne suis personne! Qui tes-vous?
tes-vous -personne -vous aussi?

De quoi est-il question dans ces mystrieuses descriptions


de l'absence d'ego? L'exprience de la vacuit du soi fut rvlatrice dans la vie spirituelle d'une mditante qui avait tudi avec
des lamas et des matres travers toute l'Inde. Lorsqu'elle
rentra aprs plusieurs annes en Asie, elle continua rgulirement consacrer des journes la mditation.
j'tais en montagne etj e me rveillais tt, lorsqu'ilfaisait encore sombre. je m'asseyais ainsi, trs calme, jour aprs jour et l'exprience la
plus merveilleuse et la plus terrible arriva. je disparus. Tout ce que

n6

LES PORTES DE L'VEIL

j'taisfut balay. Au dbut jeJus incapable de nommer ce qui m'arrivait. Vous ne pouvez lui donner un nom, pas mme celui de nirvana,
car c'est bien au-del des mots. Une telleflicit! je sus que ce n'tait
plus mon propre cur ni mon propre corps, c'tait le cur et le corps du
monde.

Dans la vacuit du soi, le monde devient transparent, clair,


simple. Nous ralisons que notre ide d'un soi spar est fausse.
Celui que nous sommes dans cet ego conventionnel disparat
dans le silence, la paix et la pure exprience d'tre, sans que personne ne soit prsent pour s'approprier ces expriences. Lorsque la vacuit du soi est reconnue, nous arrivons la comprhension de la deuxime dimension de la vacuit, celle de tous
les phnomnes. Un texte bouddhiste, le Samutta Nikaya,
explique cela ainsi :
Suppose qu'une personne, qui n'est pas aveugle, aperoive toutes les
bulles flottant la surface du Gange et qu'aprs un examen attentif
elle voit comment chacune d'elles est vide, irrelle et sans substance.
Nous pouvons, exactement de la mme manire, examiner avec attention nos perceptions sensorielles, nos sensations, nos penses, tout ce
que nous exprimentons et dcouvrir tout cela vide, dnu de ralit
et dnu de soi.

La vacuit du soi nous ouvre l'exprience du vide luimme, de cette vacuit dynamique d'o naissent toutes choses.
Dans la tradition bouddhiste, s'veiller la vacuit est la porte
du nirvana, la libration du cur; cela fait rfrence au NonN, Non-Cr, Non-Conditionn.
La ralisation de cette porte a t loue par les mystiques de
tout temps. On peut y accder de nombreuses manires. Les trois
moyens les plus courants sont la mditation, la rencontre d'un tre

RIEN ET TOUT

veill et l'immersion dans une solitude si profonde que nous en


devenons transparents.

La ralisation par la mditation


Voici l'exprience d'un matre au cours d'une longue retraite de
mditation sur la vision.
cette priode, aprs plusieurs mois, j'avais seulement besoin de trois
ou quatre heures de sommeil Ma seule instruction tait de rester absolument prsent et attentifet, quoi qu'if arrive, de ne pas ragir. Tant
de penses et d'motions taient venues puis reparties. Ify eut des jours
d'intense solitude, de larmes et de chagrin, et des moments de ravissement. Certainsjours,j'avais l'impression de mourir, mon corps tombait en morceaux. j'tais entour d'un monde de mort et de destruction. Puis tout redevenait normal j'avais l'impression deflotter aufil
des heures de mditation, parmi des vagues de lumire et d'extase,
mon corps se dissolvant, ouvert comme fe ciel, sans limites.
Plus je devenais calme, plus les expriences s'levaient rapidement. C'tait maintenant comme si je pouvais remarquer chaque
pense malgr feur flot constant. Chaque forme-pense crait un
monde d'ides, de souvenirs ou un monde imaginaire qui s'vanouissait ds qu'if tait repr. Dans fe silence profond de l'esprit, je commenai sentir les subtiles pr-penses, comme si l'esprit, telle une
femme enceinte, tait prt donner vie fa pense suivante. Les sons,
les odeurs, les motions, chaque perception, si petite soit-elfe, tait
reconnue, libre ou plutt laisse fibre de faire surface, perue comme
une luciole dans fa nuit. Je conservais cette attention en m'asseyant,
en marchant, me sentant souvent comme si j'tais sous l'eau, dans un
monde calme et transparent.
Un aprs-midi, j e m'tendis pour mditer dans fa chaleur de fa
journe. Mes yeux taient clos et, sans effort, j'eus conscience de toutes
les sensations de cette nouvelle posture. Toutes mes perceptions flottaient, s'levant et disparaissant comme des bulles d 'eau gazeuse. Je

II8

LES PORTES DE L'VEIL

sentis mon tre s'abandonner cela et les perceptions arrivrent encore


plus vite, comme si l'univers vibrait rapidement -pulsations de
lumire, comme des lucioles. Un moment de crainte sefit jour puis disparut, mon esprit s'ouvrit et d'une certaine manire sombra; tout
tait parfaitement silencieux, au-del du silence. Il ny avait plus de
moi, plus d'exprience, plus rien: aucun mot associer cela, seulement une comprhension. Le monde demeurait dans un ocan de paix
d'o toutes les manifestations s'levaient puis disparaissaient. C'tait
formidable. Je sus que l'essence de la conscience tait cette paix
immense. Une chose tait sre : tous les phnomnes et moi-mme
tions simplement une manifestation de l'esprit. Au-del de ce monde
o tout nat, se transforme et meurt, il y a la ralit omniprsente.
Toutes ces apparences reparurent, bien sr, mais elles taient plus
lumineuses, plus transparentes, plus clatantes dejoie.

Les premiers instants d'ouverture l'absence de soi peuvent


tre encore plus simples que cela. Un autre enseignant raconte
sa premire exprience de la vacuit :
C'tait pendant une marche mditative dans lejardin prs du temple.
Je me souviens de l'endroit exact. Je levai mon pied et le reposai par
terre, ressentant toutes les sensations du mouvement. Je sus qu'il ny
avait personne qui cela arrivait, aucun soi! La pense C'est un
processus vide arriva et cette pense tait aussi vide que mes pas.

Une enseignante zen vcut en douceur sa comprhension


de la vacuit. Elle appelle cette approche la persvrance
tranquille et explique qu'elle n'tait pas une pratiquante zen
du genre guerrier .
Jefaisais zazen avec les autres, pratiquant l'assise avec le koan mu.
j'tais en fait assez dtendue et mu se rptait tout seul Il avait sa
propre vie. Puis je disparus, tout simplement. Ily avait l'assise, la respiration, les sons et mu; tout tait mu. Je n'tais rien et j'tais mu.

RIEN ET TOUT

Lorsquej'allai voir le matre, je souriais, je riais. je n'avaisjamais t


rien d'autre que cela.

Il est dit que l'esprit de la mditation doit se poursuivre


lorsque nous nous levons de notre coussin. Un matre de mditation avait pratiqu l'assise pendant une longue retraite en
Inde, mais sa ralisation commena dans la cour avec un chiot
malade, dans un tissu sur ses genoux :
Les gens abandonnent prs du temple les chiens qu'ils ne dsirent pas,
pour que l'on prenne soin d'eux et, durant cette retraite, il y eut une
nouvelle porte de chiots dont plusieurs taient malades. je m'assis
pendant des jours, prenant l'un aprs l'autre ces chiots gmissants.
Cela me dchirait. Beaucoup de chiens apparaissaient et disparaissaient mais ce jour-l pourtant, je vis que la vrit sous-jacente la
vie tait immuable, bien qu'elle se manifestt dans des corps changeants. je continuai mditer au milieu des chiots et de leurs excrments puis je retournai dans la salle de mditation.
j e devins trs calme. Penses et intentions s'levaient et s'vanouissaient en un instant, et il n'y avait aucune impulsion les suivre. Un lcher-prise plus profond vint ensuite, comme une norme
explosion de toutes les perceptions, dans l'espace, dans la vacuit. Soudain il n'y eutplus moi, plus rien Jaire ni rsoudre. Tout ceci n'tait
que sottise. JeJus soulev de mon coussin, j'avais un sourire de six
pieds de large et dans la vacuit s'leva unejoie, une rivire sans rives,
une danse de vacuit, une confirmation de libert dans laquelle la vie,
le soi et mme les chiens malades ne sont pas un problme.

La vacuit dans la prsence sacre d'un tre


La comprhension de la vacuit est contagieuse : il semble que
nous puissions la recevoir d'un autre. Nous savons que
lorsqu'une personne triste ou en colre entre dans une pice,

120

LES PORTES DE L'VEIL

nous devenons, nous aussi, souvent tristes ou irrits. Il n'est


donc pas surprenant que la prsence d'un matre qui est vide,
ouvert et veill, puisse avoir un effet puissant sur une autre
personne, en particulier lorsque cette personne est mre. Dans
toutes les traditions, des rcits racontent l'veil de disciples
ayant lieu grce la rencontre directe avec leur matre. Un
enseignant de mditation et de raja yoga exprimenta une prise
de conscience dcisive lors d'un enseignement public en Californie, ce qui l'amena aller pratiquer en Inde pendant dix ans.
Un jour de printemps, j'coutais Krishnamurti dans son cole d 'Ojai
Valley. Il tait assis sur une simple chaise en bois, vieil homme frle
d'une prsence imposante. Nous tions un millier, assis dans l'herbe
l'ombre de vieux chnes. Toute notre attention tait centre sur l'orateur qui remettait en cause tout ce que nous connaissions de la vie et
de nous-mmes. Il parlait de l'attention authentique. tes-vous
rellement en train d'couter? demanda-t-il Pas avec les ides limites d 'une pense ou d'une rflexion, mais dans le silence absolu audel de l'esprit? cet instant mon esprit s'arrta. j e pntrai un
calme immense. Le bosquet sembla s'tendre etflotter, comme si nous
tions au centre de la galaxie. Les mots sortaient des troncs et je me
sentis totalement vivant, bien que mort, au-del de moi-mme. Tout
tait empli de lumire; un espace ternel et sans limite tait la seule
chose qui ait jamais exist. Tandis que les mots me parvenaient
comme dans un rve, je sus queje m'tais abandonn Krishnamurti,
comme si la joie de son veil tait contagieuse et que j e l'avais reue,
sentie, pntre.

Dans le zen, on utilise l'expression mots rvlateurs pour


dcrire des paroles- comme celles de Krishnamurti : le silence
au-del de l'esprit>>- capables d'ouvrir en un instant l'esprit
sa vraie nature. Dans le zen, ces instants d'veil sont relats dans
des centaines d'histoires classiques considres comme des

RIEN ET TOUT

121

koans. La rponse du matre zen Hui Neng propos d'un drapeau flottant au vent est ce titre exemplaire. tait-ce le drapeau
qui bougeait ou le vent? Hui Neng rpondit: Ni l'un ni l'autre.
C'est l'esprit qui bouge.
En prsence d'un matre comptent, une telle question peut
amener quelqu'un sortir des particularits du moment pour
entrer dans une perception d'ternit. Nous nous souvenons
alors de notre nature originelle, de ce cur sans limite qui contient toutes choses sans pour autant tre limit par elles. Un
enseignant bouddhiste occidental se souvient d'un moment
vcu dans les montagnes indiennes :
je m'tais ddi avec passion la mditation pendant de nombreuses
annes. Un soir, le matre nous appela pour le chant, la prire et un
enseignement. j'tais assis au premier rang, totalement attentif Au
milieu de son enseignement, j'entendis le matre dire" Votre visage est
comme un masque. Ce fut comme un clair dans un ciel bleu sans
nuages : cela fissura mon univers. En un instant toutes les choses que
je pensais et que je connaissais disparurent. Avant de venir en Asie,
j'avais pris une centaine d'acides, mais compares cela, toutes ces
expriences taient bien ternes. C'tait d'une dimension totalement
nouvelle, en dehors de toutes perceptions connues. Cela transcendait
compltement mes sens, mon identit, tout ce que je pensais tre.
C'tait au-del du plaisir et de la douleur, de l'extase et de la joie.
Devant tant de beaut, je pleurai longuement. C'tait ily a vingt-six
ans. Durant toutes ces annes c'est cette ralit non ne qui a compt
plus que toute autre chose. C'est une torche qui illumine tout. Il n'y a
que cela. D'une certaine manire c'est l, prsent en ce moment mme.
Diverses conditions doivent tre runies pour ces instants
d'veil partag: l'ouverture de l'tudiant, une volont sincre
de dcouverte et souvent une importante priode prparatoire
de pratique ou de purification. Le rcit prcdent faisait suite

122

LES PORTES DE L'VEIL

de nombreuses annes de strictes retraites tant Vajrayana que


Vipassana. Le respect et la crainte qui entourent le matre sont
galement ncessaires. Sans oublier le champ de conscience du
matre -la prsence directe d'amour, de libert et de vacuit
qu'il est capable de vhiculer.
Pour une instructrice de mditation qui pratiqua vingt ans
auprs des matres de nombreuses lignes bouddhistes, quelque
chose manquait encore dans ma vie .
j'tais en train de foire un plerinage spirituel en Asie. Par courrier
me parvint la plus belle lettre d'invitation, celle d'un matre auquel
j'avais crit. Il y dcrivait l'instant o, le Bouddha ayant tendu une
fleur Maha Kasyapa, le zen tait n. C'est ainsi, grce cette invitation, que mon ami et moi arrivmes en Inde pour rendre visite ce
matre peu connu, un grand-pre avec une poigne d'tudiants, tapi
dans son petit salon aufond d'une impasse.
Je me dbattais dans le bruit et le chaos de 11nde. Les jours passant, je me disais : Je n'arrive rien, rien ne se passe. Il me semblait qu'ilprtait plus attention aux hommes dans la pice et je pensais, Oh! C'est encore une histoire d'hommes, il ne comprendpas les
femmes. Chaque jour les gens se prosternaient devant lui et je me
disais: quoi bon me prosterner? Ce n'est pas mon affaire, je suis
unefministe amricaine.
Il enseignait en nous demandant d'examiner qui nous pensions
tre, non pas par la contrainte mais par le lcher-prise. Abandonne
le chercheur et ce qui est chercher, disait-il. Puis un aprs-midi, il
s'approcha de moi et me regarda dans les yeux avec insistance. Je me
sentis comme un animal traqu. Une peur immense surgit comme si
une chose norme tait sur le point d'arriver. j'avais l'impression de
m'tre dtourne de cette chose pendant des ons mais maintenant
j'tais prise et ne pouvais lui chapper. je ne pouvais pas l'viter plus
longtemps.
Il pronona quelques mots mais peu importe ce qu'ilsfurent. Une
lumire immense et un espace norme de nant apparurent; j'tais

RIEN ET TOUT

123

partie, nulle part etpartout. Vinrent ensuite des clats de riresformidables, de la joie et des pleurs. Tout ce qui dans ma vie semblait
m'avoir conduite ce moment prit un sens :toutes les luttes, toutes les
peurs. Maintenant c'taitfini. j'tais tout, je n'tais rien,j'tais compltement libre. Voil. Aprs cela, ma gratitude tait tellement grande
que je ne serai jamais capable de me jeter ses pieds suffisamment de
fois. je lui aurais tout donn mais, bien sr, il ne voulait rien. Maintenant, dans mon travail avec mes tudiants, je vois que ma plus
grande surprise est que les gens pensent qu'ily a quelque chose obtenir, quelque chose Jaire, alors qu'il est tellement vident qu'il ny a
rien Jaire- saufqu'ilfaut leJaire quand mme. Il y a l'agir qui est
ncessaire pour arriver l'endroit du non-agir.
j'avais une ide nave de la facilit faire don de cette libration
aux autres. Vous ne devez pas aller en Inde pour l'obtenir. Une intention vraiment sincre est la seule chose dont vous avez besoin. O que
vous soyez, si vous voulez rellement la libration, l'univers vous
rpondra. Ille doit. Le chemin vous sera montr.

!.:'accs par la solitude


La connaissance de la vacuit nat aussi dans la solitude du
cur. Dans l'vangile selon saint Marc il est dit:
Le matin, bien avant le jour, il se leva, sortit et s'en alla dans un lieu
dsert, et l il priait.

Don Jos Rios, un indien Huichol, chaman vnr, visita


les tats-Unis l'ge de cent six ans. Il dit:
Pendant mes quatre-vingts annes de pratique, j'ai beaucoup souffert.
De nombreuses fois je me suis rendu seul dans les montagnes et vous
devez le faire car ce n'est pas moi qui peux vous enseigner les manires
des dieux. Ces choses-l ne peuvent tre apprises que par vousmmes, uniquement dans la solitude.

124

LES PORTES DE L'VEIL

En entrant dans la solitude, on ne trouve pas forcment le


silence. Au dbut, la solitude peut tre bruyante, envahie par
les conflits du corps et le commentaire incessant de l'esprit, ce
que Chgyam Trungpa appelle le bavardage subconscient.
Les pratiques de mditation nous aident trouver un moyen
d'accder au calme authentique. travers elles, nous comprenons qu'il y a plusieurs niveaux de silence. Le premier est simplement le silence extrieur, une absence de bruit. Ensuite il
y a le silence du corps, un calme physique grandissant. Peu
peu arrive l'apaisement de l'esprit. Nous dcouvrons ensuite
le silence, tmoin de toutes choses puis vingt autres niveaux
d'absorption silencieuse dans la prire et la mditation. Plus
profondment encore, nous accdons au silence indescriptible, au-del de l'esprit, le silence qui donne naissance toutes
choses. Pntrer le silence est un voyage, un lcher-prise vers
des niveaux de calme de plus en plus profonds, jusqu' ce que
nous disparaissions dans l'immensit.
Une mystique chrtienne, Bernadette Roberts, fut nonne pendant dix ans et devint par la suite mre de quatre enfants. Elle parle
de son voyage vers le silence, de ses accs de peur du dbut, puis de
son absorption dans le silence jusqu' ce que des penses subtiles
viennent par instants la tirer hors de cette treinte. Mais, un jour,
assise seule dans une chapelle, elle commena dcouvrir o
menait ce silence. Ses expriences faisaient partie d'un long processus la conduisant la vacuit et au lcher-prise jusqu' ce que sa vie
mme s'unifie en un ensemble. Voici son tmoignage :
Il y avait nouveau un silence pntrant... Mais cette fois aucun
mouvement ne vint. je quittai la chapelle comme une plumeflottant
au vent... Dehors ce fut difficile car j e retombais continuellement
dans ce vaste silence. Mais au fil des jours, je devins plus apte agir
normalement. je remarquai que quelque chose manquait mais je ne

RIEN ET TOUT

pouvais dire quoi... je ne pus trouver aucune explication dans les


crits de saint jean de la Croix ni nulle part ailleurs dans la bibliothque. Ce fut en rentrant chez moi ce jour-l, marchant au milieu
d'un paysage de valles et de collines, que je tournai mon regard vers
l'intrieur. Ce que je vis arrta mes pas. la place du centre habituel,
non localis, de moi-mme, il n'y avait rien, c'tait vide. Au moment
mme o je vis cela, jaillit un flot de joie tranquille et je sus erifin ce
qui manquait- c'tait mon ego.
Physiquement je me sentis comme soulage d'une lourde charge;
j'tais si lgre. je regardai mes pieds pour tre sre qu'ils taient sur le
sol. Plus tardje pensai l'exprience de saint Paul- " maintenant,
ce n'est pas moi mais le Christ qui vit en moi - et je ralisai que,
malgr ma vacuit, personne d'autre n'tait venu prendre ma
place. j e dcidai donc que le Christ tait la joie, la vacuit elle-mme.
Il tait tout ce qui demeurait de cette exprience humaine. Pendant
des jours je marchai emplie de cette joie... plus rien n'tait mien ,
tout tait Sien .

Pour un autre enseignant, la dcouverte de la vacuit se fit


par surprise, au tout dbut de son chemin. Puis il passa trente
ans pratiquer le bouddhisme pour comprendre et intgrer ce
par quoi il avait dbut.
C'tait au dbut de ma vie spirituelle. j'tais all quelques cours de
mditation et maintenant j'tais tranquillement allong, seul, me
reposant aprs tant de temps pass penser et m'interroger. Mon
esprit tait dans un tat des plus clairs et des plus ouverts. Il se sentait
recharg, vivant et dans le mme temps totalement calme. je n'avais
jamais su qu'un tel quilibre de vivacit et de dtente tait possible. je
pris un vieux texte bouddhiste et en lus quelques lignes :
Bien que l'Esprit soit, il n'a pas d'existence. Dans son tat vritable, l'Esprit est nu, immacul, par nature Vacuit, transparent,
ternel, non compos; on ne peut le raliser comme une entit spare
mais comme l'unit de toutes choses, sans pour autant tre compospar

126

LES PORTES DE L'VEIL

elles. S'levant d'elles-mmes et naturellement libres, comme les


nuages dans le ciel, toutes les choses qui apparaissent s'vanouissent
nouveau... La totalit du monde et du nirvana, unit insparable,
est notre propre esprit.
Tout ce que je savais du monde clata en morceaux. je n'aurais
pu dire ce qu'il en restait car rien de moi n'avait subsist. Seul
demeurait ce qui est prsent avant que l'ide de soi n'existe jamais.
Je compris une bonne fois pour toutes qu'il ny a pas de soi, que
toute ide de soi est une illusion. Nous sommes vides, comme un
rve, un jeu de l'esprit. Peu peu une partie du monde revint,
bien que, sous de nombreux aspects, ma manire de lepercevoir ait
totalement chang. Comment tais-je suppos vivre dsormais? Je
n'en avais aucune ide. Pendant des semaines je tournai en rond
dans une sorte de lgret et d'tat de choc.

La porte de la vacuit peut se rvler dans la solitude, dans


la prsence sacre d'un autre, dans la mditation profonde ou
dans les montagnes. Attentif ce mystre, le cur peut s'ouvrir
l'exprience directe de la vacuit qui donne naissance toutes
choses.
Les taostes parlent d'une coute sacre. Il ne s'agit pas de
comprhension intellectuelle mais de l'coute de l'esprit
dans laquelle toutes nos facults sont ouvertes et vides. Alors
seulement, avec la vacuit de tous nos sens, notre tre entier
peut couter et connatre ce qui est l devant nous, ce qui ne
pourra jamais tre peru uniquement par l'oreille ou par l'esprit.
C'est la sagesse de ceux qui ne connaissent pas et qui pourtant,
tant vides, ont un cur plein de lumire.
Isaac Newton connaissait cela lorsqu'il crivit:
Pour moi, je ne suis qu'un enfant jouant sur la plage tandis que les
vastes ocans de vrit s'tendent devant moi, inconnus.

RIEN ET TOUT

127

travers la porte de la vacuit, ce vaste inconnu n'est pas


pour cet enfant une source de terreur, mais le domaine de sa
JOie.

QUI ES-TU RELLEMENT,

VAGABOND?
'
,
LE SATORI ET LA PORTE DE L UNITE

Un jour, j'effaai toute notion de mon


esprit. J'abandonnai tous les dsirs, je
rejetai tous les mots avec lesquels je pensais et demeurai dans la quitude. Je me
sentis un peu bizarre- comme si j'tais
emport vers quelque chose ou comme si
je touchais quelque pouvoir inconnu de
moi ... Ahhh! J'entrai. Je perdis les limites de mon corps physique. Il y avait ma
peau bien sr mais j'avais l'impression
d'tre au centre du cosmos. Je parlais mais
mes mots avaient perdu leur sens. Je vis
des gens venir vers moi mais ils taient
tous identiques. Ils taient tous moimme! Jamais je n'avais connu ce monde.
Je croyais avoir t cr mais maintenant
je devais changer d'avis : je n'avais jamais
t cr. J'tais le cosmos; aucun individu
n'existait. (Matre S.)

. (e but de la vie spirituelle est de


nous ouvrir la ralit qui existe au-del de notre petite ide de
nous-mmes. Ds que nous pntrons cette ralit travers
notre souffrance commune ou par l'espace de la vacuit, nous
pouvons franchir la porte de l'unit et dcouvrir ce que nous

QUI ES-TU RELLEMENT, VAGABOND?

129

pourrions appeler l'veil du Bien-Aim)). Par la porte de


l'unit, nous prenons conscience de l'ocan qui est en nous.
Nous sommes amens connatre d'une manire nouvelle que
les mers dans lesquelles nous nageons ne sont spares
d'aucune crature vivante.
Cette porte nous rvle le mystre du lien divin. Chaque culture comporte des rituels et des voix qui nous appellent cette ralit. On peut entendre cet appel en coutant une messe de Haendel
ou de Mozart ou en pntrant dans une vieille cathdrale lorsque
le soleil tincelle travers les vitraux. On le peroit en Inde dans la
danse des ashrams, en Turquie chez les derviches, dans le chant des
noms du Divin des nuits entires et dans la Danse du Soleil des
Amrindiens. Qyand l'esprit sacr est prsent, nous ne pouvons
que nous incliner de gratitude.
Un swami amricain en parle ainsi :
Une nergie de bonheur explosa en moi au sommet de mon crne et
mon cur s'emplit d'amour pour tous les tres et toutes les choses. j e ne
cessai de m'incliner et de toucher le sol, rptant constamment avec
bonheur: "La terre m'est tmoin.

Les formes de mditations, de rituels, de prires et d'art


sacr les plus profondes sont destines rouvrir nos yeux et nos
oreilles l'unit.
Symon, un thologien du xx< sicle, disait :
Nous nous veillons dans le corps du Christ...
je bouge ma main et, oh merveille!
Ma main devient le Christ.. .
je bouge mon pied, et d'un seul coup
Il apparat comme la lueur d'un clair...
Si nous l'aimons vritablement,
nous nous veillons dans le corps du Christ,

130

LES PORTES DE L'VEIL

dans son intgrit, sa bont et son rayonnement...


Nous nous veillons, nous sommes le Bien-Aim
Dans la moindre parcelle de notre corps.

Des rituels collectifs, destins veiller l'unit, se sont


dvelopps au cours de nombreuses gnrations. Un enseignant
occidental raconte comment il participa un ancien rituel de
reliaison alors qu'il visitait le Tibet pour la premire fois :
Pour seulement arriver au Tibet depuis Katmandou, nous avons
voyag quatorze heures dans un vieux bus, grimpant et dvalant des
escarpements rocheux pour nous lever ensuite de plus en plus travers
des montagnes gigantesques. Au fil des jours, le voyage devint encore
plus reintant et dangereux tandis que nous traversions le haut plateau tibtain couvert de petitesfleurs et de rochers scintillants. Le ciel
changea, il devint vaste et sombre, plus grand que la terre, comme si
dans ces montagnes sauvages l'image du ciel et de la terre s'tait
inverse.
Aprs de nombreuses tapes, nous arrivmes un temple au
milieu des montagnes, le fameux monastre de Drepung. C'tait
l'poque o des plerins ajjluaient de tout le Tibet pour unefte. Pendant des jours, la courfut emplie de lampes jites de beurre de yack et
rsonna d'incantations et de chants gutturaux. La dernire nuit, vers
4 heures du matin, tout le monde se prcipita dehors pour grimper
rapidement au sommet d'une colline en dehors de l'enceinte ety attendre le lever du jour. Serrant sa robe dans le vent glacial, chacun rcitait des prires sacres et des mantras. Les trompes en cuivre du
monastre, tellement grandes qu'ilfallait trois hommes pour en porter
une, fois aient entendre leurs longues notes puissantes dans toute la
valle, ponctues par le rythme des cymbales.
Lorsque le ciel commena s'claircir, une reprsentation gante
du Bouddha de Compassion, de pratiquement un demi-hectare, fut
droule le long du mur du monastre en foce de nous. Il en atteignit
la base juste l'aube. Les trompes retentirent nouveau.

QUI ES-TU RELLEMENT, VAGABOND?

131

Puis les premiers rayons du soleil touchrent cette peinture. Le


gigantesque Bouddha dor s'embrasa de lumire et, dans le mme
temps, les premiers rayonnements me rchaujjrent le corps dans fe
dos. Tout tait dispos de telle sorte que fa lumire semblait provenir
de ce glorieux Bouddha et je me sentis rchauff par son propre cur,
comme si fe Bouddha tait venu en moi. cet instant, jeJus totalement transform. je sus que le Bouddha tait en moi.

Les plerinages peuvent certes inspirer notre veil mais voyager n'est pas l'essentiel. Le but est de dcouvrir cette exprience
en nous-mmes, o que nous soyons. Dans son livre Returning to
the Source*, Wilson Van Dusen explique en quoi consiste le fait
d'tre un mystique en Occident, c'est--dire quelqu'un ayant
expriment le Divin d'innombrables fois : dans un coucher de
soleil en t, dans les yeux d'un enfant ou dans le got d'une
pomme.
tre un mystique dans ce monde, c'est en partie triste. Les mystiques peuvent traverser de longues priodes durant lesquelles ils font
l'exprience de Dieu, mais ils restent incertains. Un jour, aprs une
causerie dans une glise, une vieille femme attendit que la foule se
disperse pour venir vers moi. Je vis qu'elle n'en avait plus pour longtemps dans ce monde. Agissant de faon trs circonspecte, elle me
raconta un rve assez court dans lequel un soleil extraordinaire en or
tait venu vers elle. Elle me demanda si c'tait Dieu. Je pensai tout
d'abord ma rponse habituelle: Nous devons examiner ce rve et
voir ce qu'il en est. >> Puis je fus touch par l'impact motionnel
d'une situation plus large. Cette vieille femme tait mourante et il
tait trs important pour elle qu'elle ait rencontr Dieu au moins
une fois dans sa vie. Je lui affirmai donc: Oui, c'tait Dieu>> et
nous fondmes en larmes. Mais que c'est triste! Elle montrait les
signes d'une personne de grande spiritualit dont la vie tait indis Retour la source.

132

LES PORTES DE L'VEIL

sociable de Dieu et pourtant elle se demandait dsesprment si elle


l'avait rencontr ne serait-ce qu'une fois. Cette femme reprsente
selon moi la majeure partie du genre humain. Dj bien avance sur
le chemin, elle ne reconnaissait pas les signes.

Chaque tradition a sa mystique et chaque forme sincre de


pratique peut apporter la rvlation de l'unit. Un rabbin dcrit
comment il en prit conscience un t, lors d'une retraite :
L'exprience qui me rvla tout mon monde intrieur survint au cours
d'une semaine de prires et de retraite. Un matin, au calme, je m'assis
pour prier. Tout d'abordje m'emmitouflai dans un chle de prires et
plaai les traditionnels phylactres mon front et mes bras. ( Tu les
attacheras comme symbole sur ta main. ) Tandis queje priais dans le
calme, les yeuxferms, une lumire surnaturelle trs forte commena
luire autour de moi, comme si elle rayonnait travers fe monde. En
m'clairant, elle traversa les rouleaux de la Loi et les trois botes
prires, laissant instantanment son empreinte dans mon corps. Cette
luminosit qui irradiait des phylactres imprima dans toutes les directions et dans chacune de mes cellules fa grande prire, l'essence de mon
tre. Cette grande prire dit: coute, oh! Isral, fe seigneur est un.
Ce qui signifie qu'en toutes choses if n'y a que Dieu. cet instant, je
compris pourquoi les traditions mystiques taient tellement attentives
la perfection des prires crites :aucune des lettres ne doit tre efface
ou endommage. Au fieu de rciter fa prire, je demeurai en elle. je
vcus fa merveilleuse exprience d'tre une prire ralise. je sais que
notre vraie vie, notre vrai corps est une prire.
Ds lors, je commenai lire les f!saumes et les prires, de David
jusqu'au Talmud, et tout s'ouvrit. A partir d'un tat de conscience
transforme, les grands sages du pass s'exprimaient clairement.

L'histoire d'un taoste, ermite dans les montagnes, tmoigne


avec un humour divin de la vrit de cette unit. Une dlgation
officielle du temple confucen situ dans la valle dcida de lui

QUI ES-TU RELLEMENT, VAGABOND?

133

rendre visite et de lui demander conseil. Lorsqu'ils arrivrent sa


cabane sans s'tre annoncs, ils fi.rrent scandaliss de le trouver
compltement nu. Comment pouvez-vous tre l, mditer sans
aucun vtement? demandrent-ils. Le monde entier est ma
cabane, rpliqua-t-il. Cette petite chambre est mon vtement.
J'aimerais savoir ce que vous faites dans mes vtements?
Telle est la vrit que nous connaissons dj intuitivement.
Dans un roman d'Alice Walker, l'un des personnages en parle
ams1:
Un jour, alors que j'tais assis tranquillement et me sentais comme
un enfant orphelin, ce qui tait le cas, j'eus le sentiment de faire
partie d'un tout, de n'tre en rien spar. Je sus qu'en coupant un
arbre, mes bras saigneraient. Alors je me mis rire, pleurer et
courir tout autour de la maison. Je connaissais tout simplement ce
qui tait. En fait, lorsque cela arrive, vous ne pouvez le manquer.

Le monde est notre cabane. Nous savons que nous partageons l'air que nous respirons avec les chnes et les sapins des
forts, que l'eau que nous buvons tombe des nuages sous forme
de pluie avant de parvenir nos cellules. Tout ce que nous possdons, tout ce que nous sommes est un don qui nous est fait
par l'ensemble dont nous provenons et auquel nous retournons.
Nos esprits et nos corps ne sont pas spars. Entrevoir cette
unit veille une compassion et un sens de justice naturels
partir desquels nous commenons traiter avec sagesse les
autres parties de nous-mmes, c'est--dire tout ce qui est. En
nous veillant l'unit, nous dcouvrons que nous portons le
mme nom que les montagnes, les rivires et les forts de
squoias.
L'exprience complte de cette vrit est appele satori:
c'est le premier got de l'veil. Nous sommes tous candidats au

134

LES PORTES DE L'VEIL

satori; pour nous souvenir de notre vrai nom, nous devons simplement apprendre lcher. Un matre zen europen eut
trente-sept ans sa premire exprience de satori. Etudiant, il
vint la vie spirituelle en partie pour fuir la douleur et la confusion qui rgnaient dans sa famille et en partie pour accder
une ralit plus large qu'il savait possible. La discipline qu'il
suivit ne se limita pas aux pratiques traditionnelles zen; elle
inclut un travail sur le rve, le traitement et la thrapie. Chaque
discipline l'aida dmler et librer ses peines et ses dfenses
passes. Dans le mme temps, il continua la pratique de zazen.
Ma premire exprience de satori s'leva au cours d'une session de zen
mais seulement aprs neufans de soins psychologiques et de pratiques
intensives de mditation. Ce fut en quelque sorte comme si, la prparation et la purification tant suffisantes, j'tais maintenant mr.
Une nuit, je rvai d'une montagne sacre avec ses pieds les temples
ddis aux saints du pass. je sus qu'ils n'taient visibles que pour une
minorit. En rve, j'escaladai la montagne tout en mangeant un
grand cornet de glace, tandis que tous les enfonts du monde dvalaient
de son sommet, galopant joyeusement vers le monde. Moi j'avais une
glace et je m'esclaffais. Pour nous tous, il n'y avait que rires et innocence. C'tait trs dijfrent de mon enfance relle: comme si de nouvelles possibilits s'ouvraient l'intrieur de moi.
Peu de temps aprs ce rve, je participai une retraite de printemps. je me souviens avoir expriment une mditation profonde et
pure. je pensai queje commenais trouver ce quej'avais tant cherch
- mais j'en savais suffisamment pour ne pas m'accrocher cette
pense et continuai mditer. Puis au quatrime jour, mon esprit
sombra dans le chaos etje me dis : Bon! je m'tais tromp. Mais au
lieu d'utiliser ma concentration comme une pe pour trancher la confusion et chasser au loin tout cela, mis part cette base de lumire,
j'embrassai ce chaos de tout mon cur. Mon corps, mon esprit et le
monde commencrent alors s'ouvrir. Il y eut comme une grande
vague dferlant au-dessus de moi. j'tais empli de joie et de clart.

I35

QUI ES-TU RELLEMENT, VAGABOND?

la fois vide et plein, un hiverfroid en mme temps qu'un chaudprintemps. je sentis que je pouvais tout comprendre.
Cela continua pendant des jours et des semaines. je me souviens
des sessions du milieu de l'aprs-midi lorsque tout le monde taitfatigu, assoupi, luttant contre le sommeil. Moi, j'tais tellement heureux.
Nous pouvions aller voir le matre zen pour qu'il nous pose ses impossibles questions. je souriais moi-mme. "Oh! j'en connais la
rponse. Et je me contentais de rester simplement assis. L'nergie
s'levait, s'levait. Pourfinir, j'allai voir le matre et il me posa l'un
des plus vieux koans, ponctu d'un petit geste de la main. Avec ce
geste, la chambre entire s'effaa. Tout avait disparu - le vent, les
toiles, les chiens au dehors. Nous disparmes tous dans la mme
immensit. Il n'y avait rien, il y avait tout.fe me mis rire et rire,
merveill. je connus l'esprit de mon matre et l'ge du monde. Mon
corps tait transparent, le soujjle du vent devint ma respiration et mes
pas la terre en mouvement. Aprs cela, ma vie fut trs joyeuse,
vivante; mes peurs les plus anciennes furent balayes, elles disparurent tout simplement. j'tais enfin vraiment vivant. Mme si pendant des semaines et des mois j'ai souri, ce fot une priode bizarre.
Dans la communaut, je ne parlai personne de ce qui m'arrivait car
je savais que les gens, d'une manire ou d'une autre, se sentiraient
exclus. C'est ainsi queje devins trs vite conscient de toutes les limites
douloureuses du monde et compris comment, mme l'intrieur de
cette grande ouverture, les limites doivent absolument tre respectes.

En nous veillant, notre sens d'identit se dplace totalement. Nous dlaissons l'troite ide de nous-mmes et pntrons
la conscience illimite dont nous sommes issus. Avec une certitude absolue, nous savons que nous ne sommes pas et n'avons
jamais t spars du monde. Il apparat que notre cur et notre
prise de conscience s'tendent toujours d'avantage jusqu' tout
englober, jusqu' ce que nous soyons le monde.
Un autre enseignant dcrit la
reconnaissance :

simplicit de

cette

LES PORTES DE L'VEIL

Un jour de printemps, durant une priode de pratique intensive,


j'tais en train de manger. Pendant bon nombre dejours,j'tais rest
assis me dbattre et foire beaucoup d'efforts, dtermin abattre
toutes les barrires et foire jaillir toute la vrit- quij'tais, quelle
pratique j'tais en train de foire. j'levai mon bol et soudain tout
devint clair. Les choses sont bien telles qu'elles sont! Le monde entier
est compltement, profondment entier. je n'avais pas besoin de faire
quoi que ce soit. je n'avais pas besoin d'essayer avec tant d'acharnement. En disant cela maintenant avec des mots, cela peut sembler trs
terre terre, mais ce fut une rvlation gigantesque, stupifiante, qui
instantanment coupa court toutes mes questions et me libra des
centaines de manires par lesquelles j'avais toujours essay de changer
ou de figer le monde et moi-mme. Une dimension physique surprenante tait galement prsente. Tout mon corps disparaissait, la
coquille ou le rceptacle de moi-mme s'vanouissait, lefond du monde
se drobait. je n'avais pas uneforme distincte de celle du monde. Tout
mon mode d 'tre se libra et changea au fil des mois qui suivirent,
tel point que les gens commencrent me demander ce qu'il s'tait
pass.
Cette complte ouverture peut survenir en toutes
circonstances; Eugne O'Neill's Edmund connut cette exprience en Argentine, durant des nuits en mer :
J'tais tendu sur le beaupr, l'eau moutonnant en cumes au-dessous de moi. Le mt me surplombait avec ses voiles blanches dans
le clair de lune. Je devins ivre de beaut et j'en chantai le rythme.
Pendant un instant je me perdis- en fait je perdis ma vie. J'tais
libre ... dissous dans la mer, devenu voiles blanches, cume au vent,
devenu beaut, rythme, ciel noir empli d'toiles ... J'appartenais
l'unit, la joie de la vie elle-mme.

Pendant une seconde vous voyez et, voyant le secret, vous tes le
secret. Les soufis appellent cela l'union avec le Bien-Aim. Ce que
nous avons cherch connatre illumine notre propre corps et notre

QUI ES-TU RELLEMENT, VAGABOND?

37

cur comme ce fut le cas pour une nonne dominicaine qui demeura
quarante-deux ans dans cet ordre.

Ds mon enfonce, j'eus une relation trs personnelle avec le Christ.


Une fois nonne, connaissant mieux la prire, je me posai cette
question: "O est jsus maintenant? Nous priions, officiions et
tentions de rendre notre cur pur afin de l'accueillir. Mais je savais
qu'il y avait plus que cela. Le Christ vint moi la nuit, comme un
espritfort et rconfortant. Il pntra mme mon corps. En de multiples occasions, une extase spirituelle s'empara pendant des heures de
toutes les parties de mon corps, comme un amant. Durant des heures
j'tais au ciel. je ne pouvais pas vraimentparler de cela, mme sije me
sentais rayonnante etprofondment comble. Il inondait mon cur de
tant d'amour. je commenai voir le Christ partout- chez les tres
en lutte, chez les pauvres, dans la dernire de Ses cratures, chez mes
surs et aussi chez les riches. je les servis tous avec amour comme tant
"le Christ dans son accoutrement de misre. Pour certains cela semblera une hrsie, mais jsus est l parmi nous, en chaque tre humain,
dans chaque caillou, dans nos actions, dans nos succs et nos erreurs.
Sa gloire se trouve dans l'abricotier du jardin, dans le cadeau queje
fois mes nices, dans mes propres mains et mes yeux. je Le sens
bouger dans ce corps qui m'a t donn. Quel magnifique royaume o
s'veiller: la prsence divine dans le monde.
Qyand notre identit s'tend jusqu' inclure toutes choses,
nous trouvons la paix dans la danse du monde. L'ocan de la vie
s'lve et retombe l'intrieur de nous- naissance et mort,
joie et douleur, tout ceci est ntre. Notre cur est plein et vide,
il est assez vaste pour tout embrasser.

LA PORTE SANS PORTE


,'
'
LA PORTE DE L ETERNEL PRESENT

En fait il n'y a pour toi aucun vritable


enseignement ressasser ou t'approprier. Comme tu ne crois pas en toi, tu
fais tes bagages et pars en visite chez les
autres la recherche du zen, du tao, de
mystres, de prises de conscience, en
qute du Bouddha, de matres, d'instructeurs. Tu penses que l est la recherche de
l'ultime et tu en fais ta religion. Mais tu es
comme un coureur aveugle. Plus tu cours
plus tu t'loignes. Tu ne fais que t'puiser,
et pour quel bienfait en fin de compte?

(Fo Yan, matre zen.)


Un jeune moine demanda au matre :
Comment pourrai-je un jour tre
mancip?>> Le matre rpondit: << Qli
t'a jamais tenu en esclavage? >> (Enseigne-

ments de l'Advata.)

~us rencontrons parfois des


gens pleins de sagesse qui ne se sont jamais rendus en un lieu
spcial, n'ont jamais suivi de pratiques spirituelles systmatiques, ni eu la moindre exprience mystique. Ce peut tre lapersonne en charge des enfants, qui prend soin d'eux avec tant de
bont et de gnrosit, le sage qui travaille dans la librairie au

LA PORTE SANS PORTE

I39

coin de la rue ou encore la grand-mre pleine de compassion,


aime de toute la communaut. De telles personnes manifestent la sagesse et l'immdiatet d'un cur bienveillant et libre;
ce sont des exemples d'individus qui n'ont pas peur de vivre,
d'aimer et de lcher prise.
Alors quand nous parlons d'entreprendre une dmarche
spirituelle, ces exemples nous amnent nous poser des questions. Car il y a aussi des gens qui pratiquent durant des annes,
progressent au sein d'une sagesse toujours plus profonde mais
n'obtiennent jamais aucune exprience notable de grce, de
satori ou d'veil. Ce cas est assez courant. Comment est-ce
possible?
L'tude de ces exemples nous permet d'viter une confusion
qui aurait pu s'tablir travers les derniers chapitres. S'il est
dangereux pour une culture d'ignorer le processus initiatique et
les expriences de satori, de grce et d'illumination, il est tout
aussi dangereux de les dcrire de faon trop dtaille. Nous
courons alors le risque que ces tats prennent trop d'importance
dans nos esprits ou que nous enjolivions ces rcits et finissions
par croire qu'ils sont indispensables toute vie spirituelle. Si
nous prenons pour but une exprience particulire, nous risquons de passer des annes rechercher ce but en dehors de
nous-mmes, courir aprs quelque chose qui est depuis toujours prsent en nous. Nous pouvons aussi commencer douter
de nous-mmes et de nos propres expriences et juger notre
cur et notre vie spirituelle inadquats et insuffisants.
De retour auprs de mon matre Ajahn Chah, aprs une
longue priode de pratiques intensives dans d'autres monastres, je lui parlai des visions et des expriences particulires que
j'avais eues. Il m'couta avec bienveillance puis rpondit:
Voil encore quelque chose dont tu vas devoir te dfaire,
n'est-ce pas? >>

LES PORTES DE L'VEIL

Le lieu o nous nous rendons est ici mme, nous devons


nous en souvenir. Une pratique, quelle qu'elle soit, est simplement un moyen d'ouvrir notre cur ce qui est en face de nous.
L o nous nous trouvons dj se trouvent le chemin et le but.
~and je parlai un lama de sa propre ralisation, il me dit
qu'il ne pourrait jamais mettre suffisamment l'accent sur la
sagesse de sa banalit. Il avait fait de longues retraites et suivi
un entranement traditionnel, mais c'tait son boulot))'
comme un boulanger fait son pain. Lorsque j'insistai pour qu'il
me raconte un moment particulier d'illumination, il rit et
rpliqua:
Nous essayons toujours defoire quelque chose de spcial, de plus grand,
de meilleur que ce qui est l rellement. Pour moi, chaque ralisation
nejt que la simple confirmation de ce qui tait dj l. Les rumeurs
et les enseignements sont vrais : nous sommes des tres lumineux et
l'veil est notre nature. Si vous souhaitez une histoire, il n'y a rien de
spcial; je peux pourtant dire que je me reposais tranquillement
lorsqu'un moine entra. Il me regarda seulement et dit: Ah! je vois
que quelque chose s'est pass. >>j'tais dtendu et prsent. Un moment
ternel ou des heures - que sais-je? - de parfaite plnitude et de
srnit avaient alors pris place. Pourtant, je l'avais peine remarqu. Le moine au contraire le vit immdiatement et dans ses yeux cela
me fut renvoy. je commenai en voir partout le reflet et dans ce
reflet j'tais totalement dtendu. Il n'y avait rien foire ou tre.
Tout tait compltement ordinaire et en mme temps totalement clair
-s'veiller l'instant prsent, c'est tout ce qu'il y a.

Lorsqu'il fut demand au Bouddha quel tait le chemin de


la pratique, il expliqua que la vie spirituelle se dveloppait de
quatre manires. La premire est rapide et agrable. Par cette
voie, l'ouverture et le lcher-prise surviennent naturellement,
comme une naissance facile, dans la joie et le ravissement. Le

LA PORTE SANS PORTE

deuxime chemin est rapide mais douloureux. Nous pouvons


avoir faire face une exprience forte de mort imminente,
un accident ou la perte insupportable d'un tre que nous
aimions. Cette voie traverse une porte enflamme qui nous
enseigne le lcher-prise. La troisime forme de progrs spirituel est agrable et graduelle. Sur ce chemin, l'ouverture et le
lcher-prise ont lieu sur une priode de plusieurs annes, le plus
souvent avec douceur et contentement. La quatrime situation
est la plus commune : l'volution est, l aussi, lente et graduelle
mais elle prend place principalement dans la souffrance. Les
difficults et les luttes y sont des thmes rcurrents; c'est travers elles que peu peu nous apprenons nous veiller.
Mais dans ce domaine nous n'avons pas le choix des prfrences. Notre dveloppement est le reflet des trames de nos vies,
de ce que l'on appelle parfois notre destin ou notre karma. Peu
importe la vitesse apparente, il nous est simplement demand de
nous consacrer ce processus. En ralit, nous ne pouvons mesurer nos progrs. C'est comme si nous tions dans une petite
barque au milieu de l'ocan; nous ramons mais il y a un courant
puissant. Nous mettons constamment le cap vers l'est mais nous
ne pouvons savoir de combien nous avons progress. Ce problme de la distance et du temps est une question qui n'apparat
qu'au dbut. Peu importe la distance que nous pensons avoir parcourue. Ce qui caractrise ce voyage, c'est notre consentement
nous ouvrir entirement et chaque instant.
Peut-tre pourrions-nous ajouter, pour tre prcis, un cinquime chemin aux quatre voies d'volution spirituelle dcrites
par le Bouddha. C'est celui qui ne comporte aucun effort,
aucune vitesse, aucun voyage. Au lieu de franchir la porte de
l'unit ou celle du chagrin, nous traversons la porte sans porte,
ralisant que toute ide de voyage et d'effort est une illusion.
Nous allons l o nous sommes.

LES PORTES DE L'VEIL

Pour mieux comprendre, nous devons distinguer deux chemins complmentaires permettant de dcouvrir l'veil et l'illumination. Le premier est celui de la lutte et de l'effort, le second
celui de l'absence d'effort. Dans la voie de l'effort, vous vous
purifiez, vous luttez pour vous dfaire de tout ce qui vous empche d'tre prsent; vous vous focalisez sur l'veil ou l'illumination
un point tel que toute autre chose disparat. Pour finir vous tes
oblig de relcher la dernire saisie, le dsir de l'veil, et dans ce
lcher-prise tout devient clair. Sur la voie du non-effort, il n'y a
pas de lutte. Vous vous ouvrez la ralit du prsent. Demeurer
dans la perception de l'tat naturel est la seule chose requise. La
comprhension et la compassion en dcoulent.
En fait ces deux chemins existent des moments diffrents
dans la dmarche de chacun. Tous deux mnent au lcherprise. Un de mes instructeurs, Dipama, avait coutume de dire
que tous les deux taient meilleurs. Un effort judicieux est
important. Peu importe la difficult du chemin, peu importe la
quantit d'efforts dpenss, la fin, l'veil du cur arrive
comme un acte de grce, comme un vent printanier qui
emporte toutes nos proccupations et nos peurs et rafrachit
notre cur.
En mditant, en priant et en coutant, nous ouvrons grand
portes et fentres. Vous ne pouvez programmer le vent. Vous
ne pouvez, disait Suzuki Roshi, prendre rendez-vous avec
l'veil. Un dicton rappelle d'ailleurs que l'obtention de
l'veil est un accident. La pratique spirituelle nous prdispose
simplement cet accident.
Lorsque nous cristallisons, nous manquons l'instant prsent. Nous sommes comme ce disciple zen ambitieux qui arrivant dans un temple demande : Je veux me joindre la communaut et travailler pour obtenir l'veil. Combien de temps
cela prendra-t-il?- Dix ans, rpondit le matre. Bien! Et

LA PORTE SANS PORTE

143

si je travaille dur et redouble d'efforts? - Vingt ans. - Eh!


Une minute. Ce n'est pas juste! Pourquoi comptez-vous le
double maintenant?- Dans ton cas, lui dit le matre, j'ai bien
peur qu'il ne faille trente ans.
L'exprience d'ouverture d'un matre soufi se droula bien
plus selon un processus graduel que sous la forme d'un vnement transformateur unique et grandiose.
je me souviens bien sr de plusieurs visions et rvlations mais dans
l'ensemble ma vie spirituellefut, au fil des ans, un processus graduel
d'ouverture de la conscience. Ceprocessus doit simplement tre respect
et encourag. Sije prte attention ce qui sepasse l'intrieur de moi,
ce qui veut s'ouvrir maintenant, cela va toujours s'intensifier. En
percevant chaque capacit nouvelle, je dcouvre dans le mme temps ce
qui sur le chemin entrave mon ouverture. Donc quandj e ressens un
accroissement de ma compassion, j e rencontre aussi les doutes et les
rsistances qui m'empchent de la vivre rellement et cette reconnaissance devient l'tape suivante du processus d'ouverture.
Mme si nous connaissons la vrit, nous devons travailler sur les
saisies et les croyances qui nous limitent. Pendant longtemps vous
devez permettre ce processus d'ouverture de sefoire, grce l'attention. Puis vous arrivez un stade o il se droule de lui-mme. Mme
si parfois vous avez encore quelques rsistances, il ny a plus de retour
en arrire car vous savez en quoi consiste le foit de demeurer dans
l'tre authentique et avoir confiance. Vous tes vraiment cela et, le
sachant, votre comprhension ne peut disparatre.

Plutt que de concevoir l'veil comme un tat loign, apprenons reconnatre qu'il est plus proche que proche , comme
l'enseigne le zen. La porte sans porte honore cet veil naturel; c'est
notre droit de naissance.
Ajahn Chah, qui vivait dans une culture bouddhiste mettant trop fortement l'accent sur la longueur et la difficult du

144

LES PORTES DE L'VEIL

chemin vers l'veil, prit grand soin de rappeler ses moines et


ses nonnes que leur veil tait naturel et porte de main. Il
avait l'habitude de dire que si vous n'aviez pas got au courant
d'veil durant vos six premiers mois au monastre, vous aviez
perdu votre temps. Il insistait sur le fait que l'veil est notre tat
inhrent et que nous pouvons apprendre demeurer dans notre
cur naturellement silencieux et libre, indpendant de toutes
les conditions changeantes qui nous entourent.
En lui-mme, l'esprit est ternel, naturellement paisible, immobile.
Demeure dans cet tat naturel. Si la perception des changements amne
ton esprit s'oublier lui-mme, tomber dans l'illusion et la confusion,
alors ta pratique consiste voir ce processus dans son ensemble et simplement revenir l'esprit originel.

Ajahn Chah nous rappelle qu'une rflexion attentive et une


mditation diligente peuvent nous rvler cette ralit chaque
fois que nous sommes l'coute. Toutes les expriences sont
dnues d'ego, dnues d'existence indpendante. Elles s'lvent comme le vent et passent, en fonction des conditions.
chaque instant paisible o nous voyons cette vrit, enseignaitil, nous avons la possibilit de sortir de ce conditionnement que
nous appelons moi )) et de demeurer dans la connaissance
ternelle, l'Inconditionn. Les pratiques ardues que nous
entreprenons nous servent donc connatre le monde changeant et ne pas nous y perdre.
Dans cet enseignement, l'apparence et le fondement de
notre exprience sont inverss. L'illumination est notre tat
vritable et la pratique spirituelle un moyen de nous librer de
notre confusion et de vivre dans la ralit du prsent. Nous
sommes le but.

LA PORTE SANS PORTE

145

Une bouddhiste, matre de mditation, nous raconte comment sa vie fut transforme. Pour elle aussi, aucun vnement
marquant, aucun satori n'est signaler, seule une suite sans fin
de prises de conscience.
je suis l etj'enseigne des centaines et des centaines d'tudiants dont
certains ont expriment grce la mditation de puissants tats
d'ouverture. Mais ce nejtpas mon cas, ce qui d'ailleursfut pour moi
pendant longtemps la chose la plus difficile accepter: il ne s'est rien
pass. je ne suis pas de celles qui eurent de grandes expriences bouleversantes. Depuis maintenant trente ans, je poursuis simplement ma
pratique sans me laisser emporter par mes propres ides de dcouragement ou de succs. j'ai particip de longues retraites de pratique
intensive et aucune exprience spectaculaire ne m'est jamais arrive.
Ce fut particulirement difficile pendant les dix premires annes
mais, au moins, je ne suis jamais tombe dans le pige de croire que
j'tais quelqu'un de spcial spirituellement.
Pourtant, d'une certaine manire, quelque chose a chang. Ce qui
m'a le plus transforme, ceJurent ces heures innombrables de vigilance
durant lesquelles je prtais soigneusement attention ce quejefaisais.
je compris queje n'allais pas me dfaire de monfardeau d'un seul coup
mais petit petit. je laissai donc tomber le poids de mes jugements, de
mes peurs, de mon manque de corifiance en moi-mme, de la raideur
de mon corps et de mon esprit. un certain moment, je dcouvris comment les tensions et la saisie prenaient place automatiquement et, en
ralisant cela, je commenai lcher prise, apprendre apprcier la
vie et trouver le calme. Lentement les enseignements traditionnels
s'incarnrent en moi -lefait que dans la ralit, rien ne vient, rien
ne part et quefondamentalement il n'arrive rien l'tre et il n'arrivera jamais rien. Cette prise de conscience corifirma ce que je savais
dj. je devins moins srieuse, moins concerne par moi-mme. Ma
bienveillance commena s'approfondir. Bizarrement, quelques-uns
de mes amis me dirent que je devenais de plus en plus moi-mme. Ils
affirment qu'il y a eu une grande transformation en moi; mais ce ne

LES PORTES DE L'VEIL

fot pas le rsultat d'un vnementparticulier. j'imagine que c'estjuste


lefruit de la prsence sans cesse renouvele. C'est aussi simple que cela.

Dans la vie spirituelle, il est facile de se laisser captiver par


la notion d'un but, d'un tat, d'un endroit particulier atteindre. Des rcits d'expriences extraordinaires peuvent nous
donner des ides propos de notre vie -comment elle devrait
tre- et nous amener nous comparer d'autres. Au Tibet,
un clbre yogi vcut pendant des annes en pratiquant avec
ardeur dans une cabane de montagne. Il vivait du soutien des
villageois de la valle et un jour de fte, il entendit que ceux-ci
venaient lui rendre visite. Le yogi balaya soigneusement sa
cabane, nettoya les bols d'offrandes sur l'autel, fit une offrande
spciale et lava ses vtements. Puis il s'assit et attendit mais un
sentiment de malaise l'envahit. Qyi donc essayait-il d'tre?
Pour finir, il se leva, prit plusieurs poignes de poussire et les
jeta sur l'autel. Il est dit que ces poignes de poussire furent sa
plus grande offrande spirituelle.
Lorsque nous franchissons la porte sans porte, nous arrivons la fin de la recherche. Auparavant nous avions sans doute
essay dans notre vie de nombreuses manires d'atteindre l'veil
ou de devenir quelqu'un de spcial. Nous accdons enfin la
porte de l'ternel prsent et dcouvrons que nous n'allons nulle
part. L'endroit o nous sommes est le lieu, le seul lieu pour la
perfection de la patience, la paix, la libert et la compassion. Le
pote zen Ryokan nous prsente cette vrit comme le point
culminant d'une vie en qute de sagesse :
Ma vie peut sembler mlancolie,
Mais en voyageant travers le monde,
je me suis confi au Ciel.
Dans mon sac, trois parts de riz

LA PORTE SANS PORTE

I47

Prs de l'tre un tas de bois.


Si quelqu'un demande quel est le signe
De l'veil ou de l'illusion,
je ne saurais le dire- richesses et honneurs ne sont que poussire.
Quand tombe la pluie du soir, je m'assieds dans mon ermitage
Et en rponse j'tire mes deux jambes.

Ryokan demeure dans la comprhension du cur. N'attendant plus rien du monde, il fait confiance au tao. L'veil est sa
propre prsence, sa rponse au monde est naturelle et compassionne.
Une chrtienne contemplative qui eut une vie spirituelle
active pendant trente ans raconte son histoire :
j'avais toujours t touche par la ferveur de mystiques comme sainte
Thrse d'Avila ou saint jean de la Croix. Lorsqu' la suite d'un chec
relationnel et de problmesfamiliaux je passai un an dans un couvent,
je lus et relus leurs paroles. j'avais l'ide romantique d'tre en train de
traverser la nuit obscure de mon me. Mais cela ne s'arrtajamais,je
n'eus aucune exprience importante ni aucune illumination mystique.
Quandje quittai le couvent pour devenir assistante sociale, je poursuivis ma vie de prire et de pratique contemplative mais cela resta
ordinaire et obscur pendant des annes. Maintenant je ralise que
j'tais en foit dprime et seule, et qu'il n'y avait l rien de vraiment
mystique.
Puis il y a dix ans, jefis une retraite avec le pre Bede Griffiths,
un vieux moine catholique rayonnant qui avait un ashram en Inde.
Il portait une robe de yogi, couleur orange; des cheveux blancs et une
joie profonde jaillissaient de lui comme des narcisses resplendissants
aprs un long hiver. Nous avons parl et il me dit que je m'tais foit
toute une histoire propos du cheminement spirituel et de la manire
dont il devait se drouler. Puis ilprit mon visage dans ses mains et me
transmit un tel amour! Pourquoi ne pas tre toi-mme, me dit-il,
dans toute ton unicit? C'est la seule chose que Dieu dsire de toi. je

LES PORTES DE L'VEIL

pleurai, je dansai, riant de tout ce que j'essayais d'tre. Et maintenant, depuis des annes, ma vie de prires et de contemplation continue de faon ordinaire mais cela ne me dprime pas etj'en suis venue
aimer cette vie. Aucune grande exprience ne m'est jamais arrive
mais en m'aimant moi-mme, tout a chang.
La tradition zen est pleine de rcits de ce genre. Le matre
zen Kassan avait un disciple qui dans un premier temps vcut
ses cts puis, trouvant que ses enseignements ne lui convenaient pas, partit en plerinage. Partout o il allait, les gens faisaient l'loge de son matre Kas san, considr comme le plus
grand. Pour finir le disciple revint, salua son vieux matre et lui
demanda: Pourquoi ne m'avez-vous pas rvl votre profonde ralisation? Le matre lui rpondit avec un sourire :
Qyand tu faisais cuire du riz, n'ai-je pas allum le feu? Qyand
tu me portais de la nourriture, n'ai-je pas tendu mon bol pour
la recevoir? Qyand t'ai-je jamais tromp? ces mots le
moine s'veilla.
La sainte perfection que nous recherchons a toujours t
prsente. Dame Julienne de Norwich exprime cette perfection
au cur de ses prires lorsqu'elle crit: Tout sera bien, oui,
tout sera bien. Absolument tout sera bien. Reconnatre la
perfection des choses telles qu'elles sont est une ouverture
du cur radicale, un respect de la plnitude sacre sous-jacente
tous les phnomnes. Cette plnitude tant toujours prsente,
nous pouvons nous y veiller en toute occasion.
Une question peut cependant se poser: Pourquoi aucune
saveur d'veil ou de perfection ne s'est-elle manifeste moi?
Le fait est que cela s'est sans doute produit mais que nous ne
l'avons pas remarqu ni reconnu. Comme l'air invisible qui
nous entoure et nous maintient en vie.

LA PORTE SANS PORTE

149

Ajahn Bouddhadasa, dont le monastre se situe dans une


grande fort de la pninsule malaise, invitait ses tudiants
s'asseoir avec lui dans la fracheur des arbres. Puis il les incitait
se mettre en qute du nirvana par les moyens les plus simples,
chaque instant de la vie quotidienne. Le nirvana, disait-il, est
la fracheur du lcher-prise, le dlice inhrent l'exprience
quand il n'y a ni saisie ni rsistance la vie.
Tout le monde sait que si la saisie et l'aversion taient en nous jour
et nuit, sans interruption, nous ne pourrions le supporter. Dans de
telles conditions, les tres vivants mourraient ou deviendraient fous.
Nous survivons au contraire grce des priodes naturelles de fracheur, de plnitude, de tranquillit. En fait celles-ci durent plus
longtemps que les flammes de nos saisies et de nos peurs. Voil ce
qui nous sustente. Nous avons des phases de repos qui nous permettent d'tre frais, vivants, bien. Pourquoi n'prouvons-nous pas de
gratitude envers ce nirvana quotidien?

Nous savons dj comment lcher prise - nous le faisons


chaque nuit en allant dormir; le lcher-prise est un dlice,
comme une bonne nuit de sommeil. En nous ouvrant ainsi, nous
pouvons vivre dans la ralit de notre plnitude. Un petit lcherprise nous apporte un peu de paix, un lcher-prise plus important
nous apporte une srnit plus grande. En franchissant la porte
sans porte, nous commenons apprcier les moments de plnitude. Nous commenons faire confiance au rythme naturel du
monde, tout comme nous avons confiance en notre sommeil et
en la capacit de notre soufRe respirer par lui-mme.
Pendant une retraite, un thrapeute, psychologue, qui avait
ddi quinze ans de sa vie la pratique spirituelle, se dbattait
encore dans des problmes relationnels. Des sentiments de
dsir, de convoitise et de reproche ne cessaient d'apparatre.
Nous avons parl. Je lui suggrai de passer quelques jours

ISO

LES PORTES DE L'VEIL

orienter sa mditation d'amour et de bienveillance vers luimme. Au dbut il rsista; comme beaucoup d'entre nous, il
tait mal l'aise de devoir se concentrer sur sa propre personne.
Ddier soi-mme, pendant des jours et des jours, cette intention d'amour et de bienveillance tait embarrassant. Mais peu
peu son cur s'attendrit et le pardon arriva, pour lui-mme et
pour les autres. Le monde commena sembler plus beau et la
ralisation eut lieu.
C'est moi qui dois m'aimer. Personne d'autre ne peut me faire sentir
la plnitude. Moi seul peux procurer cet amour. Maintenant je sais
que tous les tres et moi-mme avons accs cette plnitude, toujours
et partout. Savoir cela mepermet de vivre avec une srnit nouvelle
et une bienveillance envers les autres et moi-mme. De la manire la
plus simple, cela a compltement chang ma vie.
Une fois encore, le propos d'une pratique spirituelle n'est pas
d'acqurir un savoir mais d'apprendre comment nous aimons.
Sommes-nous capables d'aimer ce qui nous est donn? D'aimer en
toutes circonstances? De nous aimer nous-mmes, d'aimer les
autres? Sommes-nous capables de voir l'illumination que nous
offre le soleil chaque matin? Si nous en sommes incapables, que
devons-nous faire au niveau de notre corps, de notre cur et de
notre esprit pour nous permettre de nous ouvrir, de lcher prise, de
demeurer dans notre perfection naturelle? La porte est ouverte, ce
que nous cherchons est juste en face de nous. Il en est ainsi
aujourd'hui et chaque jour.
Larry Rosenberg, qui enseigne la mditation, alla pratiquer
en Core chez un matre zen, Seun Sahn. Durant son sjour, il
entreprit un plerinage auprs d'autres matres et de temples.
Voyageant sur une route perdue, il passa devant un sanctuaire
bouddhiste particulirement soign, une sorte de stoupa au

LA PORTE SANS PORTE

rsr

pied de la montagne. ct, il y avait un panneau, Sentier


menant au plus beau Bouddha de Core. Une flche indiquait
un escalier de mille marches dans la montagne. Larry dcida
d'y aller et grimpa les marches jusqu'au sommet. L-haut, dans
toutes les directions, la vue tait couper le souffle. Une simple
pagode zen en pierre contrebalanait l'lgance de celle du bas
mais la place du Bouddha sur l'autel il n'y avait rien. Juste un
espace vide et, derrire, le panorama splendide des collines verdoyantes. En approchant, il vit une plaque sur l'autel vide: Si
vous ne pouvez voir le Bouddha ici, vous feriez mieux de redescendre et de pratiquer encore.

TROISIME PARTIE

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

AU-DEL DU SATORI
'
LES CARTES DE L ' EVEIL

La fille d'un pasteur demanda son pre


d'o lui venaient ses ides pour les sermons.
<< De Dieu , rpondit-il. <<Alors pourquoi
toutes ces ratures? lui demanda-t-elle.

(Pre Anthony de Mello.}


Un tre totalement veill tombe dans un
puits. Comment est-ce possible? (Koan zen

traditionnel)

Comment comprendre ce qui est


au-del de l'veil? Lorsque Socrate attendait en prison sa condamnation mort, il entendit un compagnon de cellule chanter
une composition lyrique du pote Stsichore. Il pria l'homme
de lui enseigner ce pome. Mais pour quoi faire? lui
demanda ce dernier. Socrate rpondit : Ainsi je peux mourir
en connaissant une chose de plus.
La vie spirituelle est pareille. Elle implique pour tout le monde
un mrissement de la comprhension, un dveloppement constant. C'est la sagesse de l'aprs-veil. Comme l'expliqua le
matre chinois Hsu Yun avant de mourir l'ge de cent vingt ans,
il y a de nombreux satori mineurs avant un satori majeur et beaucoup de satori majeurs sur le chemin de l'veil vritable.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Les mystiques de chaque tradition enseignent que, quelle


que soit la puissance de l'veil obtenu, notre capacit vivre dans
cette ralit sera presque certainement transitoire. Au premier
abord on pourrait en douter : les satori veillent en nous une
comprhension et une libert tellement impressionnantes qu'il
est difficile de croire que cette ralisation n'est qu'une premire
tape. Pourtant des descriptions ou cartes du processus volutif
d'veil existent dans pratiquement toutes les voies spirituelles.
Ce droulement est parfois dcrit comme un accs aux
plus hauts niveaux de vision. Le mystique chrtien saint Jean
de la Croix parle de l'ascension du Mont Carmel et des
visions de plus en plus claires que l'on a depuis ses pentes les
plus hautes. Dans d'autres cas, le processus est peru comme
une stabilisation de la ralisation initiale, un affermissement
ncessaire comme nous le disent les matres tibtains du Dzogchen. Dans la dernire scne du bouvier zen, l'homme et le
buf reviennent ensemble sur la place du march et y donnent des bndictions. Leur voyage est pourtant loin d'tre
termin. En fait, on peut dire que leurs aventures ne font que
commencer. Chaque tradition offre sa propre image du
droulement de la vie quand le cur s'est veill, mais toutes
s'accordent sur le fait que la premire ouverture n'est qu'un
dbut.

l:veil n'est que le dbut d'un processus


Dans le bouddhisme, l'une des cartes de l'veilles plus connues
est celle de la tradition Theravada des Ans du Sud-Est asiatique. Cette carte dcrit l'veil en quatre tapes successives
dites de noble ralisation; chacune d'elles conduit un nouveau degr de libration. La premire tape est appele Entrer

AU-DEL DU SATORI

I57

dans le courant. Cette entre dans le courant survient lorsque


nous gotons pour la premire fois la saveur de libert absolue
de l'veil : une libert du cur, au-del de toutes les conditions
mouvantes du monde.
Comme le satori ou, dans le zen, le kensho (veil profond),
l'entre dans le courant apporte un changement de comprhension stupfiant. Lors de son premier veil l'individu peroit
l'illusion d'un soi spar, se libre de son identification au corps
et l'esprit et s'veille la paix ternelle du nirvana. De ce fait,
le sens de sa vie est chang jamais et il pntre dans un courant qui l'emporte vers une libert plus large, aussi srement
qu'un courant rapide entrane une feuille vers la mer.
Mme lorsque nous avons vu la vrit, de plus amples purifications demeurent ncessaires, selon les Ans, pour transformer notre caractre et intgrer cette nouvelle comprhension
dans notre vie. Ainsi commence le voyage allant de l'entre
dans le courant jusqu' la seconde tape, Revenir encore.
Par un processus profond qui demande souvent de nombreuses
annes, nous dcouvrons et vacuons nos habitudes les plus
grossires de saisie et d'aversion qui recrent ce sentiment d'un
soi, plein de peurs et de limites. Atteindre la deuxime tape
requiert une attention constante, sensible la souffrance qui
survient lorsque nous nous accrochons nos dsirs et nos
peurs, nos ides et nos idaux. Qyand nous comprenons ces
forces de la vie humaine, elles perdent leur emprise sur nous.
Pour finir, une ralisation profonde fait disparatre de faon
significative les forces les plus puissantes de dsir, de saisie, de
colre et de peur. Nous accomplissons alors la deuxime tape.
La troisime phase est appele Non-Retour,. par les
Ans. A ce stade nous sommes dfinitivement librs de tout
ce qui reste de dsirs, saisies, colres et peurs; nous n'aurons
plus jamais retomber sous leur joug. Ceux qui progressent

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

jusqu' cette troisime tape sont trs peu nombreux et ils y


accdent au terme d'un long processus consistant demeurer
profondment dans le calme et la vacuit. La sagesse grandissant, les mouvements subtils de saisie au niveau du cur sont
abandonns au moment mme o ils apparaissent. ce stade,
nous demeurons dans la libert et la ralit du prsent. Cette
paix profonde du cur est rarement perturbe.
Arrive enfin la quatrime tape, la plus extraordinaire,
appele Grand veil , dans laquelle les dernires traces de
saisies subtiles - l'gard de la joie, de la libration et de la
mditation elle-mme - disparaissent. Maintenant, sans la
moindre identification un soi, l'individu est libre de tous vestiges d'orgueil, de jugement, d'agitation, de sparation qui voilaient l'tre pur. Le rayonnement de notre vraie nature brille
sans obstacle dans notre vie entire.
Cette carte des Ans explique comment une personne,
ayant expriment un veil manifeste et profond, peut encore
se laisser emporter par l'avidit, la colre et l'illusion. Une fois
entr dans le courant, un individu peut donner des enseignements vraiment inspirs sur la ralisation et l'illumination et
pourtant ne pas les vivre. Pour cette raison, des tapes ultrieures d'veil sont essentielles.
La plupart des matres s'accordent sur le fait qu'aprs la premire illumination, des priodes de peur, de confusion, de laisser-aller de leur conduite spirituelle peuvent encore s'lever;
des phases de comportements insenss peuvent apparatre.
Qyelles que soient la force de la vision et la profondeur de la
perception initiale de libert et de grce, un processus de mrissement doit suivre. Au cours des ans, je n'ai pas rencontr un
seul Occidental drogeant cette rgle et il semble que ce soit
galement vrai pour la plupart des enseignants asiatiques. Si
nous ne reconnaissons pas cette vrit, nous nous trompons

AU-DEL DU SATORI

159

nous-mmes. Lorsqu'une mre orgueilleuse annona un jour


au Mullah Nasruddin: Mon fils a termin ses tudes))'
Nasruddin rpliqua : Sans aucun doute Dieu va lui en envoyer
davantage. )) Il en va ainsi pour nous tous.
Les signes concrets et les moyens de ralisation tant trs
divers, un dsaccord important existe entre les Ans euxmmes propos de l'entre dans le courant. En quoi consistet-elle? Selon une ligne, elle s'lve de la mditation la plus
profonde, celle qui dissout la solidit du corps et toutes les
identifications qui lui sont associes. Pour une autre ligne, elle
correspond la libration de l'identification l'esprit. Certains
monastres enseignent que l'entre dans le courant n'a rien
voir avec une mditation profonde mais qu'elle se produit naturellement pendant les premiers mois de pratiques, lorsque nous
dlaissons tout attachement. D'aprs certains enseignants, la
simple rencontre d'un matre ou la rvlation instantane de la
perfection omniprsente non gotique peuvent conduire cette
entre dans le courant, alors que d'autres affirment qu'elle survient dans le zen au terme d'une longue confrontation avec un
koan. l'intrieur mme d'un monastre, il arrive que des matres se querellent entre eux pour savoir si un tudiant a vraiment
obtenu ces ralisations.
Mais il est encore plus difficile pour les tudiants d'obtenir des
instructions prcises et sans ambigut ds qu'il s'agit de suivre le
chemin qui se situe au-del de l'entre dans le courant. Un enseignant bouddhiste avanc, connu comme l'un des pratiquants occidentaux les plus expriments, m'a dit :
Aprs des annes de retraite,j e me rendis en Birmanie. Le matre nous
incitait aux plus grands efforts et j'exprimentai de nombreux
niveaux de visions qui m'amenrent une ralisation stupfiante du
dharma- qui semblait correspondre l'entre dans le courant, ce que

r6o

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

le Sayadaw avait l'air de confirmer. Cefut une priode extrmement


inspirante et les effets de ce degr de conscience durrent longtemps.]e
pensais donc quej'allais sans dtour me diriger vers la prochaine tape
d'veil et, toute l'anne suivante, je me plongeai dans la pratique.
Mais j'eus l'impression de simplement retrouver ce que j'avais dj
dcouvert sans que rien de nouveau n'arrive. je me sentisfrustr. En
creusant, je vis quel point le niveau d'attachement suivant tait
profond
Comme je voulais savoir ce dont j'avais besoin pour atteindre
cette deuxime tape, j'essayai d'obtenir des rponses directes de nombreux matres mais toutes les rponses taient tonnamment vagues et
obscures. Pour finir, mon Sayadaw me raconta que, pour lui, la
deuxime phase de pratiques avait consist en une purification qui lui
avait demand de nombreuses annes. Ce queje sais aujourd'hui, c'est
qu'ilfaut continuer suivre la direction du dharma, mais je ne suis
pas sr que nous puissions savoir exactement quel point nous en
sommes arrivs et combien il nous reste faire.

Sans doute le mieux est-il de considrer authentiques ces nombreuses voies. I.:entre dans le courant survient ds que nous abandonnons sincrement l'ide troite de nous-mmes et que nous
nous ouvrons totalement la libert et la confiance. Peut-tre estce semblable ce que Louis Armstrong disait : Je ne peux pas
vous parler de jazz - quand vous l'entendez, vous savez ce que
c'est.

L'Humilit et La Nuit Obscure


La carte des contemplatifs chrtiens dcrit les plus hautes
tapes spirituelles comme un processus de dveloppement de
l'humilit et de la purification. Saint Jean de la Croix nous
enseigne qu'aprs certaines expriences initiales de grce, de
longues priodes douloureuses vont suivre durant lesquelles

AU-DEL DU SATORI

r6r

nous perdons le sentiment de lien avec le Divin. De telles nuits


obscures, ajoute-t-il, sont des phases ncessaires au voyage
sacr.
En premier lieu arrive, selon saint Jean, la Nuit Obscure des
Sens , durant laquelle les choses de ce monde perdent leur
saveur. C'est une priode de deuil profond : tout ce qui dans le
pass nous a procur du plaisir perd son sens. Aprs cette illumination tellement splendide, nous pntrons dans un endroit
aride, strile, sans comprendre clairement quelle est la route du
cur. Saint Jean de la Croix dcrit cette phase comme un temps
de patiente purification du caractre l'gard de l'orgueil, de
l'avidit et de la colre. Nous approfondissons ainsi notre comprhension des peines du monde causes par notre sparation du
Divin.
Aprs la Nuit Obscure des Sens vient la Nuit Obscure de
l'Esprit , dans laquelle une purification et un abandon plus
grands encore nous sont demands. C'est un purgatoire fait de
douleurs et de confusion, semblable aux preuves de Job. De
cette priode de dpouillement merge une aspiration et un
amour ardents, uniquement tourns vers le Divin.
Une grande rcompense attend ceux qui honorent les nuits
obscures de l'me :saint Jean chante la douceur inexprimable et
le vertige de grce qui inondent l'me profondment soumise
cette obscurit splendide . Dans ce long priple, seule
importe une humble persvrance. L'amour du cur, dit saint
Jean, est une flamme de bougie qui nous conduit travers le
chemin de l'obscurit.
Un enseignant de mditation traversa cette nuit sombre aprs des
annes de contemplation intrieure et la rencontre du Divin.
Aprs de nombreuses annes dans des communauts catholiques et
bouddhistes, une chose indescriptible arriva. C'tait pendant une

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

longue priode de retraite solitaire. La description la plus exacte que


je puisse donner, ce sont les paroles de saint Augustin -je vis que
Dieu tait plus proche de moi que je ne l'tais moi-mme. Dieu tait
comme un vaste ocan et tout ce quej'avais l'habitude d'exprimenter
en tant que Moi n'tait qu'une fine membrane, flottant la surface,
insubstantielle puis dissoute .. .
Quand la flicit et l'ouverture divine qui avaient accompagn
cette ralisation disparurent quelques mois plus tard, je sombrai
dans une lourdeur et une crainte profondes. Ce fut le dbut d'une
priode infernale. Aprs un te/jaillissement motionnel, tout sefigea
dans la stagnation, sans aucune sensation ni aucun sens. je quittai
le centre bouddhiste et revins dans l'Ohio pour tre proche de ma
fille. je pris un travail d'entretien qui n'avait aucun sens; j'eus de
l'urticaire et de l'asthme. Mes perptuels douleurs et deuils intrieurs me dsespraient et, bien qu'extrieurement tout semblt normal, j'tais au bord du suicide ou de la psychose. Prier et mditer
m'tait devenu impossible.
Aprs des mois de souffrance, jefinis par tre tellement accabl que
je mejetai sur le sol de la salle de bains et implorai Dieu pour qu'il ait
piti carje ne pouvais continuer ainsi. En un instant, tout mon maltre et mes tourments s'coulrent hors de moi, comme l'eau d'une baignoire qui se vide. Pendant deux heures je restai assis l, sur le sol,
dans la flicit, la joie et la paix. je vis que toutes les difficults taient
l'uvre de Dieu et je me souvins de ma confiance en Lui; ces peines
faisaient partie du chemin. Aprs deux heures de repos, jeJus capable
de reconnatre que je pouvais supporter cela et que, si telle tait
l'uvre de Dieu, je l'acceptais. Au moment mme o je vis cela, tout
revint de faon incroyable - ressurgissant comme si la baignoire se
remplissait nouveau. Tout tait exactement comme avant, aussi
douloureux et terrible; mais cette courte priode de Misricorde
Divinefaisait toute la diffrence. j e sus que je pouvais le supporter et
que je voulais vivre tout ce que Dieu me proposait, quoi que ce fot.
Une gratitude immense s'leva pour la grce et la tendresse que Dieu
venait de me manifester comme la plus douce des mres : nous accompagnant, invisible, et dsirant nous aider et nous retenir en cas de

AU-DEL DU SATORI

chute. C'est l, dans ma pire douleur, que j'ai appris qu'il n'y a pas
d'autre choix que de vivre dans la grce de Dieu.

Si saint Jean parle d'une nuit obscure, sainte Thrse d'Avila


utilise l'image d'un chteau intrieur pour dcrire comment le
sens du mystre et de l'humilit doit grandir, tandis que l'me
progresse vers la demeure de Dieu au centre du chteau . Elle
dcrit les annes de cheminement de l'me travers sept phases
ou tats intrieurs. Chaque tape apporte une purification graduelle des dangers de la peur, de la richesse et des honneurs, une
libration des consolations du monde. Comme saint Jean de
la Croix, elle explique comment les grands contemplatifs doivent
traverser des phases de solitude, de peines et de dsillusions, uniquement soutenus par l'ardeur constante de l'amour et de la
prire. La chose importante n'est pas de penser beaucoup, mais
de beaucoup aimer. )) Elle montre comment, travers un long
cheminement d'amour et de grce inbranlables, nous arrivons
enfin une renaissance spirituelle dans laquelle l'me devient une
chenille dans le cocon du Divin, mourant ses vieux modes
d'tre et dployant ses ailes.
Pourtant, mme aprs nous tre veills et avoir dploy
nos ailes, des nuages demeurent, plus subtils. Le mystique anonyme du XIVe sicle qui crivit Le Nuage d1nconnaissance nous
rappelle que, mme si travers la contemplation une personne est purifie de ses peines ... nous n'arrivons jamais dans
cette vie une scurit parfaite )).

Le chemin n'est pas linaire mais circulaire et continu


Ces descriptions systmatiques des tapes spirituelles peuvent
donner l'impression que le chemin est simple, linaire et progressif,

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

comme si la vie spirituelle tait un dveloppement de nous-mmes


travers le temps, tape par tape. D'une certaine manire, ces
cartes sont correctes et effectivement, petit petit, nous nous purifions, nous nous ouvrons, nous nous librons et nous nous stabilisons au fil des annes de pratique spirituelle. Mais tout ce qui
advient ne se fait pas de faon linaire. Qye ce soit dans les monastres de Birmanie et du Tibet ou dans les rcits des mystiques chrtiens, juifs ou soufis, il n'y a pratiquement jamais eu personne dont
le cheminement fut simplement linaire.
Le dveloppement du cur humain est habile et mystrieux. Nous pouvons souhaiter un chemin d'veil ordonn et
prvisible mais les modes d'tre du cur sont un paysage que
l'on ne peut dcouvrir qu'au cours du voyage. Nous ne pouvons
nous emparer de la libert et la situer dans le temps. Pour
l'esprit mr, la libert est le voyage lui-mme. Comme un labyrinthe, un cercle, l'panouissement d'une fleur, ptale aprs
ptale; comme une spirale ascendante, une danse autour de
l'immuable, centre de toutes choses. Il y a toujours des cycles
nouveaux- des hauts et des bas, des ouvertures, des fermetures, des veils l'amour et la libert, souvent suivis de nouveaux troubles subtils. En progressant sur cette grande spirale,
nous revenons sans cesse l o nous tions, mais chaque fois
avec un cur plus entier, plus ouvert.
Les mystiques juifs disent que les tats les plus exaltants nous
ramnent la simplicit des prires quotidiennes. Dans la kabbale,
les mditations les plus sublimes sur la conscience ternelle, appeles binah et cochma, doivent se raccorder une vie quotidienne
faite de gnrosit et de dvotion. Les plus hauts tats divins nous
ramnent invitablement notre famille, nos prires, allumer
chaque semaine les bougies du sabbat, aux saintes pratiques
d'entraide et de pardon. Rappelons-nous la formule mystique :
Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.

AU-DEL DU SATORI

Sainte Thrse galement parle d'un cycle. La vie intrieure,


de ferveur et d'absence de soi, ne s'achve pas dans l'union avec
le Divin. Sainte Thrse insiste sur le fait que nous revenons sans
cesse de cette source et cette source, pour y puiser et apporter
sa radiance au monde car par elle, une nouvelle vie nous est
donne . Le souhait est d'intgrer les faveurs merveilleuses
d'veil qui nous sont accordes de telle sorte que nous puissions
mener dans ce monde une vie sainte. Le fruit de notre voyage
intrieur se trouve dans nos bonnes uvres . Les mystres
nous rvlent seulement que nous devons revenir et avoir la
force de servir. Comme le bouvier zen, nous retournons sur la
place du march, les mains charges du don de flicit. Nous
revenons apporter les bndictions d'un cur veill tous ceux
que nous rencontrons.

Plus potes que cartographes


Le cur s'veille et s'ouvre comme un lotus: combl par sa
propre beaut et son parfum naturels, il enchante le jardin qui
l'entoure. Mais la nature des fleurs est de s'ouvrir la lumire
du jour et de se refermer la nuit. Comment dresser une carte et
dcrire un tel processus? Bien sr, il y a les tapes nommes
pousse, bourgeon et fleur. Mais cette description omet plus
qu'elle ne dit. Elle oublie la nutrition des racines dans la vase,
l'absorption de la lumire du soleil, la pollinisation des abeilles,
les surs et parents lotus qui entourent cette fleur et emplissent
le monde d'encore plus de beaut. Elle omet la croissance qui
s'opre la nuit et les bourgeons, invisibles sous la surface de
l'eau, qui ne se souviennent pas encore du monde de la lumire
solaire.

166

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Le droulement de cette spirale mystique tant ce point


organique, de nombreuses traditions se tournrent vers la posie
pour en exprimer l'essence. La posie a un pouvoir mystrieux :
elle arrive transmettre des valeurs pratiquement impossibles
exprimer directement. Les crits zen n'offrent quasiment aucune
description littrale des tapes de l'veil mais proposent des
mtaphores et des images : comme celle du doigt qui montre la
lune ou la fameuse histoire du bouvier que nous avons voque.
L'image d'un crne blanc pos dans la neige ou d'un corbeau noir
minuit peut inciter l'esprit s'veiller, plus srement que des
centaines de pages d'explications abstraites, si les oreilles de celui
qui coute sont ouvertes. Le Bouddha s'veilla la vue de l'toile
du berger. Les Ans disent que ses premiers mots furent alors un
pome.
Architecte de cet difice de souffrances
Tu ne construiras plus de poutres...

Dans le zen, une image diffrente nous est propose, tout aussi
potique dans sa manire d'induire l'interconnexion.
Avec cette toile,
toutes les choses et moi-mme s'veillent.

Kabir, le mystique indien, chante les merveilles d'tre


veill l'intrieur de cette terre qui constitue notre corps.

A l'intrieur de cette cruche en terre,


Il y a des gorges et des montagnes couvertes de pins,
et le crateur des gorges et des montagnes couvertes de pins!
Il y a les sept ocans et les centaines et les millions d'toiles.

AU-DEL DU SATORI

Il y a l'acide qui authentifie l'or, celui qui value les joyaux.


Ily a la musique des cordes que personne n'effleure, la source de toutes les eaux.
Si tu veux la vrit, je vais te la dire:
Ami coute! L'tre Saint que j'aime est l'intrieur.

Le langage quasi potique des koans est utilis dans le zen


pour encourager l'veil. Le disciple rpte interminablement un
pome profond ou un koan et l'examine jusqu' ce que son esprit
s'ouvre d'une manire totalement nouvelle. Des douzaines
d'autres koans vont alors suivre pour l'inviter assimiler plus profondment la libert trouve, ou encore pour illuminer les directions dans lesquelles sa ralisation pourrait s'garer. Pris ensemble, ces koans et ces histoires forment une carte potique de la vie
d'un pratiquant et le conduisent intgrer le monde de l'veil
ce monde-ci : Rapporte-moi une perle du fond de l'ocan sans
te mouiller , peut demander un matre zen. Ou bien encore :
Indique-moi quel est le son du battement d'une seule main ,
ou Olt'est-ce qui est droit dans la courbe?
L'tudiant mis face ces histoires, ces questions et ces pomes, ne peut les aborder avec son seul esprit conceptuel toute rponse simpliste tant fermement rejete. Les rponses
ces koans n'apparaissent qu'en approfondissant notre capacit
de vivre dans la ralit du prsent, de nous ouvrir et nous fermer
comme le lotus, de pntrer la sombre fort et de danser sur la
place du march. Ils ne nous indiquent pas un tat idal mais la
:flexibilit du tao, l'tat naturel du lotus. Ils enseignent un
lcher-prise vis--vis de la peur, de l'gocentrisme, des saisies
mondaines et spirituelles, jusqu' ce qu'enfin nous soyons libres
d'tre nous-mmes.
Le but ultime des koans peut tre peru dans l'histoire suivante, chantillon d'humour zen moderne l'gard d'un disciple qui envoyait son matre le compte rendu fidle de ses pro-

168

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

grs spirituels. Le premier mois, l'tudiant crivit : Je ressens


une expansion de ma conscience et j'exprimente l'unit avec
l'univers. Le matre jeta un regard ce papier et le jeta. Le
mois suivant, voici ce que l'tudiant avait dire : J'ai finalement dcouvert que le Divin est prsent en toutes choses. Le
matre sembla du.
Dans sa troisime lettre, le disciple expliqua avec
enthousiasme :Le mystre de l'unit et de la multiplicit s'est
rvl mes yeux merveills. Le matre se mit biller. La
lettre suivante disait : Personne ne nat, personne ne vit, personne ne meurt, car le soi n'existe pas. Le matre leva les bras
en signe de dsespoir.
Un mois passa, puis deux, puis trois, une anne entire. Le
matre pensa qu'il tait temps de rappeler son disciple l'engagement qu'il avait pris de le tenir inform de son volution spirituelle. Le disciple lui rpondit : Je vis simplement ma vie.
Et, quant la pratique spirituelle, pourquoi m'en proccuper?
Lorsque le matre lut ces mots, il s'cria : Dieu merci. Il a
enfin compris!
Cette histoire montre que le zen enseigne la perfection des
choses telles qu'elles sont. Le crne blanc dans la neige est un
crne blanc pos dans la neige, le corbeau noir minuit est vraiment ce qu'il est.

les idaux ne sont pas des ralits


Pourquoi donc avoir tabli des cartes qui n'incluent ni la posie
ni l'humour et semblent indiquer avec prcision un chemin
fixe, linaire et ascendant? Nous courons le risque de vouloir
grimper ces marches et de simplement nous perdre dans une
nue d'idaux inaccessibles. Il est srement utile de regarder

AU-DEL DU SATORI

comment de telles cartes peuvent nous servir dans notre vie


relle de pratiquants, en prenant par exemple les Dix Bhmis
du bouddhisme tibtain.
Dcrits comme les dix tapes de l'veil la nature de
Bouddha, les Bhmis sont tour tour appels : Premire Terre,
Joie; Deuxime Terre, Immacule; Troisime Terre, Lumineuse;
O!tatrime Terre, Rayonnante, et ainsi de suite. La phase<< Joie
dbute aprs l'entre dans le courant. Bien que ce niveau soit
lev et pur, il comporte quelques pratiques humaines ordinaires,
telles que les vux de grande gnrosit et le souhait de contribuer l'veil de tous les tres. Le pratiquant ayant atteint le
deuxime Bhmi doit, lui, tre capable de voir clairement dans le
pass et le futur, de s'tablir dans une centaine de formes
d'absorption mditative, de multiplier son corps pour apparatre
dans le mme temps en plusieurs lieux et sous plusieurs formes et
d'amener une centaine de bouddhas et de bodhisattvas se
manifester autour de ces formes o qu'elles aillent. De la troisime la dixime Terre, il est question de pouvoirs encore plus
miraculeux et remarquables.
Je demandai un jour un vieux lama du Tibet si ces dix
tapes faisaient rellement partie de la pratique. Bien sr,
elles existent vraiment ,me rpondit-il. Mais lorsque je voulus
savoir qui, dans sa tradition, avait atteint ces Terres, il devint
songeur : En ces temps difficiles, dit-il, je ne peux nommer
un seul lama ayant matris ne serait-ce que le deuxime
Bhmi.
Au-del de ce que pourrait sembler signifier ce dialogue, ces
tapes recouvrent bien sr une vrit de principes. Dans les
moments de grce ou d'illumination, nous sommes rellement
entours par les bouddhas - nous voyons la nature de Bouddha
dans tous les tres que nous rencontrons. Nous dployons de
multiples aspects de notre corps chaque fois que nous expri-

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

170

mentons quel point chaque tre est interconnect avec lui et de


quelles manires nous sommes cette trame de vie, de forts tropicales, de squoias, de champignons et de mitochondries. En
d'autres termes, mme ces cartes ne devraient pas tre ostensiblement prises au pied de la lettre mais plutt abordes comme des
sortes de pomes riches de significations possibles.
Le suprieur zen Norman Fisher explique la diffrence
entre idal et ralit :
Les idaux sont les reflets de notre nature profondment religieuse.
Mais comme nous le savons, ils peuvent devenir des poisons quand ils
sont pris en trop grande quantit ou de faon incorrecte; en d'autres
termes si nous ne les regardons plus comme des idaux mais comme des
ralits concrtes. Ils doivent nous inspirer nous dpasser et nous en
avons besoin pour aspirer voluer si nous voulons tre de vrais
humains-ce que nous nefoisons jamais vritablement carjustement
nous sommes de vrais humains. Les idaux sont des outils d'inspiration mais pas des ralits en eux-mmes. Nous avons trop souvent
oubli cefait et cela s'illustre dans la malheureuse histoire religieuse de
la civilisation humaine... Bien compris, les idaux nous rendent le
cur lger et nous donnent une direction suivre.

Deux visions de rveil


Lorsque nous comparons un chemin linaire ascendant avec une
spirale volutive, nous dcouvrons deux conceptions assez diffrentes de l'accomplissement spirituel. Le chemin linaire vhicule
la vision idaliste d'un tre humain parfait, un Bouddha, un saint
ou un sage. Dans cette perspective, toute avidit, colre, peur, jugement, tromperie, ego personnel et dsir sont dracins jamais,
compltement limins. Ne demeure qu'un tre humain absolument immuable, rayonnant et pur qui n'exprimente jamais la

AU-DEL DU SATORI

qr

moindre difficult; un sage illumin qui suit seulement le tao ou la


volont de Dieu, jamais la sienne. Si tel est notre idal, nous
devons cependant reconnatre que des tres semblables sont extrmement rares ou n'existent peut-tre mme pas de nos jours sur
cette terre.
L'approche plus circulaire de l'veil nous prsente la libration
comme un dplacement d'identit. De ce point de vue galement,
nous nous veillons notre vraie nature et demeurons dans la
libert ternelle de l'esprit. Nous savons que notre vritable ralit
est au-del du corps et de l'esprit et que, pourtant, puisque nous
vivons l'intrieur de ce corps et de cet esprit limits, les schmas
ordinaires de la vie vont continuer. Chez les prophtes juifs, chrtiens, musulmans, parmi les anciens des peuples du monde, les
tres veills sont des personnages complexes, alliant saintet et
imperfection du genre humain. Il y a pourtant une diffrence : les
vieilles difficults ne sont plus saisies mais abordes d'une manire
plus dtendue, sans nuisances. Le sage Nisargadatta disait :
Les peines et les difficults peuvent survenir, voire l'impatience ou
l'irritation, mais elles n'ont rien voir avec moi. Je ne suis pas n et
je ne mourrai jamais ... Bien que ce corps et cet esprit soient limits
du fait des conditions, ma vie est un droulement perptuel dans
l'ternit.

Oye nous adhrions un idal parfait ou une libert au


sein de notre humanit, l'veil est un mystre auquel chaque
tradition, chaque tudiant doit s'attaquer. La rsolution de ce
mystre trouvera sa rponse finale dans le cur. C'est l que les
opposs peuvent tre apprhends, compris, rconcilis. Seul le
cur peut contenir la fois notre perfection et notre humanit.
Au bout du compte, dlaissant toute carte et toute attente,
nous devons tourner nos curs vers l'amour et l'attention,

172

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

advienne que pourra. Anims par ce cur veill nous devenons


tous des bodhisattvas, des serviteurs du divin. Nous resituons toute
prtention un niveau d'veil dans le vu de nous veiller chaque
instant avec tous les tres. C'est le chemin de la patience, de la
compassion, de la sagesse et de la gnrosit; le chemin de la
volont de vivre dans la ralit du prsent. Ici seulement, nous pouvons obtenir la libration et le repos, dans une ternelle perfection.
Suzuki Roshi disait : Il n'y a pas, proprement parler, de
personne veille; il y a seulement une activit veille. Si
quelqu'un revendique l'veil, ce n'est pas l'veil. Au contraire,
poursuivait-il, ce dont nous parlons, c'est de l'veil de chaque
instant, un veil aprs l'autre.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

S'il y a quelque part sur terre quelqu'un


aimant Dieu et ne courant jamais aucun risque, je n'en ai pas connaissance car on ne
m'en a jamais parl. Mais on m'a montr
ceci : quand nous tombons et quand nous
nous relevons, nous sommes toujours gards
prcieusement dans un mme amour.
(julienne de Norwich.)
On ne peut pas rester au sommet ternellement. On doit redescendre ... on grimpe et
on voit; on redescend et on ne voit plus, mais
on a vu. Il y a une manire de se comporter...
en se souvenant de ce qu'on a vu l-haut
Lorsque l'on ne peut plus voir, on peut
encore au moins savoir. (RenDaumal)

.(,a nuit de son illumination, le


Bouddha, ayant fait vu de s'veiller, fut attaqu par les armes
de Mara, le dieu de l'illusion. Mais, assis sous l'arbre de la
bodhi, il fut capable de mditer sans tre affect par les tentations de Mara les plus fortes, l'avidit et le plaisir. Puis le cur
empli de compassion, il triompha de la colre et de l'agressivit
dchanes par Mara qui finalement partit vaincu. L'veill se
leva alors pour aller enseigner travers l'Inde pendant quarante-cinq ans.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Dans les rcits des dernires annes de la vie du Bouddha,


nous apprenons que la disparition de Mara fut seulement temporaire. Il revint par la suite de nombreuses fois l'attaque pour
tenter ou pour dstabiliser le Bouddha. Mais il est dit qu'
chaque fois qu'il apparaissait, le Bouddha le reconnaissait et
n'tait donc pas sujet la tentation, la peur ou le doute. Estce encore toi Mara? demandait le Bouddha. Ainsi dmasqu,
Mara s'esquivait pour tenter sa chance une autre fois.
D'autres textes racontent que le Bouddha et Mara devinrent finalement amis. Selon une version, le Bienheureux est
assis dans une grotte lorsque Mara ressurgit. Au dehors, les disciples sont effrays et tentent de se dbarrasser de lui en le traitant d'ennemi de leur matre. Le Bouddha a-t-il dit qu'il avait
des ennemis? demande Mara. Voyant l'inexactitude de leur
affirmation, bien que rticents, ils avertissent le Bouddha qui
rpond immdiatement avec sollicitude.
Oh! Mon vieil ami est revenu, dit le Bouddha en
accueillant Mara chaleureusement et en l'invitant pour le th.
O tais-tu pass? Ils s'assoient ensemble et Mara se plaint de
la difficult d'tre constamment mauvais. Le Bouddha l'coute
avec sympathie et lui demande : Penses-tu qu'il soit facile
d'tre un Bouddha? Sais-tu ce qu'ils font de mes enseignements, ce qu'ils font dans certains temples en mon nom? Il y a
des difficults dans nos deux situations : celle d'un Bouddha,
celle d'un Mara. Personne n'en est exempt. Dans un manuscrit, cette histoire s'achve lorsque Mara devint veill comme
le Bouddha lui-mme.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

1 75

Des transitions invitables


Qyelle que soit la version lue, Mara ne disparat pas. Il n'y a pas
un tat d'veil dans lequel nous puissions nous retirer, ni une
exprience d'veil qui nous place en dehors de la vrit du
changement. Tout respire et se transforme selon des cycles. La
lune, le cours de la bourse, nos curs, les galaxies, tout ceci se
dilate et se contracte au rythme de la vie. Toute vie spirituelle
existe dans une alternance de gains et de pertes, de plaisirs et de
douleurs. Ce n'est qu'en nous abandonnant cette vrit que
chacun de nous, mme le Bouddha, peut s'veiller ce qui est
ternel, la ralit de la libert.
Pour quasiment tous les pratiquants, les phases d'veil et
d'ouverture sont suivies de priodes de peur et d'enfermement.
Ces moments de srnit profonde et d'amour nouveau laissent
souvent place des situations de perte, de fermeture, de peur,
de dcouverte d'une trahison qui leur tour disparatront
devant l'quanimit et la joie. De manire mystrieuse, le cur
se rvle semblable une fleur qui s'ouvre et se ferme. Telle est
notre nature.
La seule chose surprenante est de voir quel point cette
vrit nous surprend. Tout se passe comme si nous esprions au
plus profond de nous-mmes qu'une exprience, une importante ralisation, un nombre suffisant d'annes ddies la pratique puissent enfin nous hisser hors d'atteinte de l'existence,
au-del des conflits ordinaires du monde. Nous nous accrochons l'espoir de pouvoir, grce la vie spirituelle, nous lever
au-dessus des blessures de notre souffrance humaine et ne
jamais avoir les endurer de nouveau. Nous attendons d'une
exprience qu'elle dure. Mais la permanence n'est pas la vraie
libration, ce n'est pas la vritable ouverture du cur.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Tout voyageur sens apprend qu'il ne peut s'terniser dans


le dernier port o il a fait escale, si beau soit-il. Agir ainsi serait
comme retenir son souffle, crer une prison partir du pass.
Un matre zen en parle ainsi:
L'illumination est seulement le commencement, juste une tape du
voyage. Vous ne pouvez vous y accrocher comme une nouvelle identit sinon vous avez immdiatement des problmes. Vous devez revenir l'activit dsordonne du monde et continuer vous impliquer
dans cette vie pendant des annes. Alors seulement vous pourrez intgrer ce que vous avez appris. Alors seulement vous pourrez apprendre
la parfaite confiance.

Comme le moine dans les illustrations du bouvier, la plupart d'entre nous doivent retourner sur la place du march pour
parfaire leur ralisation. En redescendant de la montagne, nous
pouvons tre choqus de voir avec quelle facilit nos vieilles
habitudes nous attendent, comme des vtements confortables
et familiers. Mme si notre transformation est de taille, mme
si nous nous sentons sereins et inbranlables, par certains cts
notre retour va invitablement nous tester. Nous pouvons devenir confus vis--vis de ce que nous allons faire de notre vie et de
la manire de vivre dans notre famille et dans la socit. Nous
allons peut-tre nous inquiter de savoir comment intgrer
notre vie spirituelle un mode d'tre et un travail ordinaires.
Nous pouvons avoir envie de nous enfuir pour revenir la simplicit de la retraite ou du temple. Mais quelque chose d'important nous pousse nouveau vers le monde et cette transition
difficile fait partie du chemin.
Un lama se souvient:

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

De retour chez moi, mes douze annes d'exprience en Inde et au Tibet


me semblrent avoir t un rve. Le souvenir et la valeur de ces expriences transcendantes taient, d'un certain point de vue, un rve contrebalanc par le choc culturel du retour dans ma famille et la reprise
de mon travail en Occident. De vieux schmas revinrent une vitesse
tonnante. je devins irritable et confus. je ne pris pas soin de mon
corps, je m'inquitai de mon argent et de ma relation. Au pire
moment, j'eus peur de perdre ce quej'avais appris. Puis je ralisai que
je ne pouvais vivre dans une sorte de souvenir veill. Il m'apparut
vident que la pratique spirituelle a trait uniquement ce que vous
faites dans le prsent. Tout le reste estfantaisie.

Toute vie spirituelle est une prparation pour passer d'un


tat un autre, d'une circonstance une autre. L'art de faire ces
transitions avec sagesse rside dans l'habilet conserver un
esprit de dbutant. Le changement n'est pas un ennemi.
Comme Mara, il revient demander au cur d'tre de plus en
plus profondment prsent et confiant.
L'intgration d'une exprience spirituelle est un processus
qui prend de nombreuses annes. Aprs une retraite de trois
mois de mditation silencieuse sur la vision, les participants
sont prvenus que, lorsqu'ils vont apprendre inclure dans leur
vie tout ce qu'ils ont peru, ils peuvent s'attendre douze mois
de transition, faits de joies, de dsillusions, de sagesse renouvele. L'exprience montre que ceux qui ont vcu dans un monastre ou ont voyag en Asie pendant cinq, dix ou quinze ans ont
en gnral besoin de cinq ou dix ans de transition pour simplement rtablir leur vie d'une faon complte et pose.
Une femme, enseignant la mditation sur la vision, parle de
cycles de cinq ans. Ses premires cinq annes de pratique intensive l'ouvrirent un vaste monde intrieur et des ralisations
profondes et libratrices.

IJ8

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

C'est comme si mon cur avait eu absolument besoin de cette stabilit et


de cette nourriture avant que je puisse commencer aborder les souffrances du pass. Mais quand ensuite elles ressurgirent, les cinq annes
suivantesforent l'oppos. Le gouffre de douleurs et d'angoissefot gal
l'extase des annes prcdentes. j'imagine que les deux taient ncessazres.

Dans un esprit semblable, une abbesse, contemplative


chrtienne, ressentit une grce immense en arrivant au couvent.
Mais un temps de difficile pratique allait suivre.
La vie dans notre communaut tait simple et quilibre. Je m'y jetai
avec tout mon amour et toute mon nergie, en y mettant toute l'habilet d'un caractre bien form et bien protg. De profondes prires et
des expriences mditatives me nourrirent longtemps. Aprs quelques
annes, je sentis que je pouvais faire corifiance la communaut et je
pris donc le temps de souffler. Pendant cette priode, une des surs les
plus ges mourut. j'avais t trs proche d'elle et celafit remonter une
foule de souvenirs :la mort de mon.frrejumeau notre naissance, ma
mre presque morte, la distance, la haine et la perte de mon pre. je
ralisai quel point ma vie avait t brise par mes chagrins. je vis
que, mme dans la communaut monastique, j'avais vcu en surface,
fuyant la douleur et le vide. je m'arrtai erifin. Cette ralisation fut le
dbut de plusieurs annes d'un travail thrapeutique destin trouver l'endroit o la douleur, le monastre, toutes les peines de ma vie et
les peines du mondepourraientprendreplace dans le mme cur sacr.

Chutes et brlures
Ces cycles ordinaires d'ouverture et de fermeture sont des
remdes ncessaires l'intgration de notre cur. Dans certains cas, cependant, il n'y a pas simplement des cycles mais une
chute. Autant nous pouvons grimper haut, autant nous pou-

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

vons tomber bas et cela doit galement tre indiqu dans nos
cartes de vie spirituelle, et respect comme faisant tout naturellement partie de ce grand cycle.
Le koan zen cit en introduction du huitime chapitre
demandait aux disciples qui avaient expriment un premier
veil: Un tre totalement veill tombe dans un puits. Comment est-ce possible? Un matre zen rappelle ses tudiants :
Aprs toute exprience spirituelle forte, on redescend invitablement, on a du mal intgrer ce que l'on a peru. Le puits
dans lequel nous tombons peut tre cr par la saisie de notre
exprience et de nos idaux spirituels ou parce que nous nous
accrochons des ides excessives sur nos matres, notre chemin
ou nous-mmes. Ce peut tre d au travail inachev de notre vie
psychologique et motionnelle, au refus de reconnatre nos zones
d'ombre, de tenir compte des ncessits humaines, de la douleur
et de l'obscurit dont nous sommes porteurs, de voir que nous
gardons toujours un pied dans l'obscurit. Si lumineux soit-il,
l'univers a aussi besoin que l'on s'ouvre son autre aspect.
Une enseignante de l'ordre soufi avait vingt-trois ans
lorsqu'elle entra dans une tradition consacre aux louanges de
Dieu et aux rcitations de prires. Elle vendit ses biens et vcut
pendant plus de dix ans dans une communaut soufie contemplative, voue la prire. Ce fut une priode radieuse de sa vie
durant laquelle elle ouvrit son cur. Puis elle dcida de se
marier et repartit vers le monde.
On m'avait enseign tre ouverte et pleine d'amour. j'avais eu de
stupifiantes expriences d'extase et dejoie; notre vie de prires en tait
emplie. Lorsqueje quittai la communaut, je ne sus quefoire. Quand
/a jalousie, la peur et la solitude s'/evrent,je dus me dbrouiller toute
seule, sans le soutien de mon matre ou de mes amis soujis. je n'avais
eu aucune exprience en rapport avec la douleur et les besoins. Mon

r8o

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

conjoint, souji lui aussi, tait pire. Il ne pouvait supporter defoire foce
la colre, lafrustration et les exigences d'une vie de couple autonome.
Alors il me quitta. je restai seule dans cettepetite maison. Quel queft
le niveau que j'avais atteint, je retombai encore plus bas. Son dpart
souleva en moi une vague de fond, charge de dsespoir, provenant de
la noyade de ma sur et de l'abandon conscutifde mafamille par ma
mre- choses que je m'tais empresse d'aller soigner auprs des soufis. Dieu que cefut dur! Il n'y avait aucune lumire au bout du tunnel
et au milieu de tout cela, ce n'tait qu'obscurit. Peu importait que ce
ft le milieu de la nuit, l't ou l'hiver. Cela dura une anne et tout ce
que je pus foire fut de rechercher des gens capables de me soutenir, de
simplement couter mes larmes et ma rage jusqu' ce qu'enfin je puisse
demeurer avec moi-mme. Ces annesfurent certes douloureuses mais
elles m'apportrent quantit de gurisons et d'assimilations. j'aurais
juste souhait avoir cette poque plus de recul ou un meilleur accompagnement spirituel.

Les matres rputs ne sont pas non plus exempts de tout


risque d'effondrement. Un Amricain, en qute pendant vingt
ans, ralisa enfin la plnitude de la libration auprs d'un
gourou en Inde. Il vcut cette extase un an, demeurant dans
la perfection, baignant dans le silence et l'amour. Sa femme
tant enceinte, ils rentrrent aux tats-Unis et trs rapidement
la joie spirituelle qu'il avait dcouverte attira amis et pratiquants. En deux ans, il eut des groupes de mditation quotidienne, un centre et des centaines d'tudiants. Son cheminement semblait se drouler la perfection et il pensait avoir
surmont les troubles du monde jusqu' ce qu'une crise surVIenne.
Je me proccupais toujours de mes tudiants et de leur sagesse qui me
semblait tellement instable. Aprs de premires ralisations profondes
de vacuit et de libert, la plupart avaient la douloureuse tendance
tre de nouveau pris par la dispersion. Puis cela m'arriva, moi! Je

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

r8r

reus une intense leon de confusion, de panique et de dprime. Cela


commena en tombant trs malade cause des parasites que j'avais
ramens d'Inde. Puis dufait defaillites et de tromperies, je perdis tout
l'argent que j'avais pargnpendant des annes et investi dans deux
ciffairesflorissantes. D'un seul coup, le gourou tait malade etpauvre. Cela m'effraya terriblement. Ma vie familiale devint un lieu de
conflits. Nous dmes quitter notre maison, nous dbattre avec des problmesfinanciers et nous proccuper de choses ordinaires. j'eus des problmes avec ma mre. Durant tout ce temps, je pensais queje ne devais
pas en tre affect- aprs tout j'avais touch au sommet. je pensais
connatre totalement le jeu.
Pourfinir, je dus cesser d'enseigner.je perdis tout contrle.]'avais
atteint un stade infantile dans lequelje n'essayais plus de comprendre
les choses; j'tais seulement totalement bris, vivant au jour le jour.
D'une certaine manire, c'est ce moment-l que ma vie spirituelle a
vraiment commenc devenir authentique pour la premirefois.

La clbrit n'est pas une protection contre ce genre de


chute; en fait elle peut y conduire. Bhagawan Das, un yogi de
prs de deux mtres de haut, les cheveux blonds ramens en
chignon au sommet du crne, vcut sept ans en Inde, marchant
pieds nus, mditant dans des grottes, chantant avec ravissement les noms de Dieu. Il prsenta Ram Das son gourou.
Leur histoire est relate dans son uvre, maintenant un classique des annes 6o : Remember, ici et maintenant. Bhagawan
Dass voyagea en Occident avec Ram Dass, enseignant et chantant lors de grands rassemblements spirituels.
je revins en Amrique et me retrouvai sur scne devant des milliers de
personnes.]e donnais des prnoms aux enfants, bnissais les gens et les
gens tombaient mes pieds. je me sentais comme un roi avec mes
PDG et mes stars de cinma mais j'tais encore un enfant, un gourou
de vingt-cinq ans assis sur une peau de tigre dans un building de
Manhattan.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

182

Si vousjouez avec la Mre Divine, elle vajouer avec vous car elle
est tout. . . Elle est tous les dsirs, toutes les colres, toutes les
convoitises; elle est tout. Si vous voulez un nom, une rputation, vous
pouvez l'avoir- Mre va vous le donner. Mais ce quej'avais atteint
par la pratique provenait de la grce de vivre auprs des saints. Vous
dtenez cet espace grce la bndiction des saints. En commenant
tre complaisant avec moi-mme,}'interrompis ma vritable pratique
etje perdis tout.
La vie spirituelle ne se joue pas une bonne fois pour toutes; c'est
un processus constant. Aprs trois ans d'une vie spirituelle qui tait
en fait des mondanits, j'en eus assez et dcidai de rentrer chez moi
auprs de mes enfants. je retournai dans le monde ordinaire et vendis
des voitures d'occasion Santa Cruz. je devins un homme d'affaires
et peu peu perdis totalement conscience du divin.
Vingt ans plus tard, un ami m'amena voir un saint qui tait de
passage. Pendant trois heures, je tombai dans une mditation profonde.
Puis la voix de mon gourou me parvint et je voulus chanter le nom de
Dieu. C'est donc ce que j'aifait, jusqu' maintenant. Mais cettefois je
suis plus attentifetje regarde avec qui je passe mon temps. Vous devez
faire attention si vous pensez avoir ralis quelque chose car vous
pouvez encore le perdre. Vous devez prserver vos engagements spirituels et continuer votrepratique. Maintenantj'essaie simplement d'tre
un vritable tre humain et si mon exprience peut servir d'autres,
alors tout ceci ne sera pas arrivpour rien.

Honorer la chute
Qyand la mystique chrtienne Julienne de Norwich affirme
qu'elle ne connat personne aimant Dieu qui puisse tre sr de
ne pas chuter, elle exprime sa comprhension que la chute est
aussi une volont divine. Qye nous le comprenions ou pas,
Mara revient. La chute, la descente et l'humilit qui en rsulte
peuvent tre perues comme une autre forme de bndiction.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Les succs que nous rencontrons, quels qu'ils soient, sont


en gnral unilatraux. Nos aspects les moins dvelopps, nos
ombres, comme les appelle Jung, viennent ensuite la
lumire. Ce sont les parties de nous-mmes les plus vif et les
moins contrles. Certaines vrits ne peuvent tre apprises
qu' travers un dclin, mais elles apportent plnitude et humilit dans l'abandon. Dans les moments de plus grande vulnrabilit de notre cur, nous approchons des mystres non gotiques de la vie. Nous avons tous besoin de priodes fcondes, de
temps de jachre, d'instants o nous sommes ramens plus prs
de l'humus de la terre. Comme si quelque chose en nous ralentissait et nous rappelait. Une connaissance et une beaut plus
profondes peuvent alors merger.
C'est ce que nous enseigne le mythe d'Orphe. Fils d'une
Muse, Orphe est capable de composer la musique humaine la
plus belle que nous puissions entendre. Mais peu aprs son
mariage, sa femme bien-aime, Eurydice, meurt et c'est un
Orphe plein de chagrin qui en esprit l'accompagne tout au
long de ce parcours souterrain. Face au seigneur de la Mort,
avec sa lyre, il chante son amour immortel comme le dcrit le
pote Rilke :
Une femme tant aime qu'une seule lyre exprime plus de lamentations que toutes les pleureuses, tant aime qu'un univers de lamentations jaillit dans lequel toute la nature rapparat : forts et valles ... champs et rivires, animaux, tous en deuil ... tant elle fut
aime.

Ce chant d'Orphe est tellement mouvant que Hads


autorise Eurydice retourner au pays de la lumire mais une
condition : Orphe doit promettre de ne jamais se retourner ni
regarder en arrire pour la voir pendant le long voyage du

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

retour. Guide par Herms, le dieu mdiateur entre les deux


mondes, elle suit Orphe en silence sur le lent chemin qui la
reconduit vers le monde de la lumire.
Rilke poursuit :
Il se dit qu'ils doivent tre derrire lui...
mais leurspas
sont terriblement lgers. Si seulement il pouvait
se retourner juste unefois ...
Notre cur est ainsi fait : il est dans notre nature humaine
de nous retourner - et Orphe pour finir se retourne, bien
qu'en agissant ainsi il perde Eurydice jamais. Nous ne pouvons vivre uniquement dans le monde de la lumire. Notre
cur sait que pour s'ouvrir il doit toucher tous les aspects de la
vrit, tout ce que nous sommes, mme au risque de perdre ce
que nous aimons. En dfinitive, pour chanter pleinement notre
plus profonde comprhension, la musique d'Orphe doit
inclure les tendances ternelles de perte et de douleur.
Il est dit traditionnellement que si nous n'honorons pas nos
devoirs inachevs, notre karma se charge de nous le rappeler et
nos conflits non rsolus vont rapparatre. Nous serons alors
forcs de nous tourner vers ce que nous n'avons pas regard en
nous-mmes. En clair, les circonstances de la vie humaine vont
insister pour attirer notre attention. Notre chute doit tre honore au mme titre que notre ascension. Cette simple reconnaissance est parfois la seule chose ncessaire. Un matre zen en parle
ams1:
Aprs des mois de joie, due une retraite durant laquelle mon matre
zen avait reconnu en moi un veil authentique, je devins dprim.
Par la suite, j eparticipai une autre retraite, simplement pour avoir

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

r8s

une exprience avec Toni Packer. Un soir, lors d'un enseignement, elle
mentionna le fait que les gens, aprs avoir expriment de grands
tats d'ouverture, taient souvent assez dprims. Au moment mme
o j'entendis ces mots, ma dprime commena s'allger. C'tait
comme si j'avais eu besoin d'une permission pour accepter ce qui tait
et pour qu'ensuite le cycle puisse se poursuivre.
La chute nous invite une transformation la fois intrieure
et extrieure. Mais parfois cette difficult d'ordre spirituel ne se
rsout pas rapidement et cela peut prendre des annes avant de
passer la phase suivante. Un moine catholique, enseignant,
quitta son abbaye au bout de douze ans pour retourner dans le
monde du travail et mener une vie de couple. Il dcrit ce qui lui
arriva alors :

Nos journes dans l'abbaye suivaient un rythme harmonieux de prires et de silence, de communion sacre et de solitude. Si je quittai cet
endroit, cefut cause de ce qui ne vivait pas en moi. Parmi toutes les
merveilles et toutes les extases de la vie clotre, j'avais essay d'inclure
toute ma passion, mon tre physique, mon humanit et, bien que cela
fonctionnt pour certains, pour moi, au bout du compte, cela semblait
impossible. Aprs mon dpart, l'euphorie initiale fut vite recouverte
par une nuit sombre. j'avais appris demeurer dans le calme, couter, tre confiant dans la prire; de ce ct-l mon esprit tait mr.
Mais de nombreuses parties de ma vie restaient immatures.
je ne pouvais revenir en arrire etje nepouvais avancer. je dcidai
donc de me mettre au service des autres. Je pris un travail la soupe
populaire. je pris une matresse et nous essaymes de vivre ensemble. je
dus m'appuyer sur la force spirituelle pour traverser les doutes et une
dpression suicidaire. Ce furent les trois annes les plus dijjiciles de ma
vie. Maintenant je peux voir qu'ellesfurent essentielles la dcouverte
de ma vraie vocation spirituelle, une vie consacre servir. Cefurent ces
annes qui m'apprirent avoir confiance en ce que ma vie m'apportait.

186

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Aujourd'hui, je suis reconnaissant pour tout ce que j'ai d traverser.


Cela m'a rapproch de Dieu.

Lcher prise
Parmi ces hauts et ces bas invitables, ces phases d'expansion
et de contraction qui surviennent lorsque vous donnez naissance
vous-mme, il peut y avoir des moments o il convient d'insister et de faire des efforts en direction d'un but spirituel. Mais le
plus souvent, la tche consiste lcher prise, dcouvrir un cur
empli de grce, qui honore les changements de la vie.
Suzuki Roshi rsuma une fois tous les enseignements bouddhistes en ces trois simples mots : Pas toujours pareil. Les conditions changent toujours. Nous descendons du sommet. Mara
revient. Honorer cette vrit de l'phmre permet notre exprience de l'obscurit et de la chute de faire partie d'une plnitude
plus large.
Un lama occidental sortit d'une retraite silencieuse de sept
ans pour aller voyager et enseigner sept ans galement.
La plus grande surprise fut pour moi de voir quel point j'avais
encore besoin d'apprendre tre confiant. Pendant des annes, je pensais que la vie spirituelle consistait en des tats spciaux de perfection
ou d'veil. Il s'agit en foit d'abandonner l'attachement. La vie ne
dpendpas seulement de ce que vousfoites. Les grandes illusions pour
lesquelles nousfoisons des efforts, que ce soit dans le monde ou dans la
vie spirituelle, se rvlent trefousses. Quand vous apprenez lcher,
vous trouvez unefoi immense vis--vis de tout et dcouvrez ce qui est
et demeure vrai avant et aprs tous vos projets. Tout apparat et passe
-voil la vraie perfection. j'ai ralis queje pouvais avoir confiance
en cela.

L 1 VEIL N 1 EST PAS UNE FIN

Dans toutes les pratiques et traditions libratrices, la tche


du cur est assez simple. La vie nous offre juste ce qu'elle nous
offre et notre devoir est de nous incliner et d'aller la rencontre
de ce qui nous est propos, avec comprhension et compassion.
Il n'y a aucun laurier obtenir. Les enseignants charismatiques
et les buts spirituels peuvent devenir des piges pour nos efforts
et nous faire perdre la vision de notre propre nature de
Bouddha, ici et maintenant. Ajahn Sumedho, qui fut le premier Amricain en charge d'un monastre bouddhiste Theravada, nous met en garde contre le fait d'essayer trop durement
d'atteindre quelque chose de spcial.
Pour les esprits obsds par des penses et des saisies puissantes, il
faut simplifier la pratique mditative ces deux seuls mots lcher prise >>-plutt que d'essayer de dvelopper cette pratiqueci et ensuite celle-l, parachever ceci, pntrer cela. L'esprit qui saisit
veut lire les soutras, tudier l'Abhidharma, apprendre le pali et le
sanskrit, puis le Madhyamika et la Prajnaparamita, obtenir l'ordination dans la voie Hinayana, Mahayana, Vajrayana, crire des livres
et devenir une autorit reconnue du bouddhisme.
Au lieu de devenir un expert mondial du bouddhisme et tre
invit de grandes confrences internationales, pourquoi ne pas simplement lcher prise, lcher prise, lcher prise ? Pendant des
annes, je n'ai fait que cela comme pratique. chaque fois que
j'essayais de comprendre et d'examiner les choses, je me disais lche
prise, lche prise, lche prise jusqu' ce que le dsir s'vanouisse.
Pour vous viter d'tre crass par une montagne de souffrances, je
vous dis les choses de la faon la plus simple possible. Il n'y a rien de
plus pnible que de devoir participer des confrences internationales
bouddhistes. Certains d'entre vous ont peut-tre le dsir de devenir le
Bouddha de notre re, Maitreya, irradiant l'amour travers le monde.
Soyez au contraire un ver de terre qui connat seulement deux mots :
lcher prise, lcher prise, lcher prise .Vous savez, notre chemin est
appel le petit vhicule, le Hinayana, nous n'avons donc que ces pratiques qui portent la marque du dnuement.

188

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Lcher prise est l'essence mme de l'histoire du yogi et


saint, favori du Tibet, Milarepa. Longtemps aprs son illumination, Milarepa alla ramasser du bois l'extrieur de la grotte
o il avait pratiqu dans la flicit. Lorsqu'il revint, il trouva
dans sa grotte sept dmons d'acier; ils avaient des corps normes et les yeux de la taille d'une tasse. Certains broyaient de
l'orge et faisaient du feu, d'autres accomplissaient des tours de
magie. Ds que Milarepa les aperut, il fut effray. Il mdita sur
la prsence du Bouddha, pronona un mantra pour les subjuguer mais fut incapable de les pacifier. Il pensa alors : Ce sont
peut-tre les divinits de ce lieu. J'ai t ici pendant des mois et
des annes mais je ne leur ai jamais rendu hommage ni offert
aucune torma. Alors il se mit chanter cette louange :
Vous, dmons non humains rassembls ici, vous tes des obstacles.
Buvez ce nectar d'amiti et de compassion et partez.
Les trois dmons qui faisaient de la magie s'en allrent.
Milarepa, ralisant que les autres taient des obstacles magiques, chanta alors la confiance.
C'est merveilleux que vous, dmons, soyez venus aujourd'hui.
Revenez encore demain.
Nous devons parler de temps en temps.

ces mots trois dmons disparurent encore, s'vanouissant


comme un arc-en-ciel. Voyant le seul dmon restant accomplir
une danse pour le dominer, Milarepa pensa : Celui-ci est
vicieux et puissant. Et il chanta un nouveau chant, celui du
pinacle de la ralisation.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Un dmon comme toi ne m'intimide pas.


Si un dmon comme toi devait m'intimider,
L'mergence de l'esprit de compassion aurait bien peu de sens.
Dmon, si tu dois rester plus longtemps, cela ne me drange pas.
Si tu as des amis, amne-les.
Nous parlerons de nos diffrences.
Seigneur Vajradhara, Bouddha,
Accordez vos bndictions pour que cet tre de peu d'importance
Puisse jouir d'une totale compassion.

Et, avec bienveillance et compassion, sans se proccuper de


son corps, Milarepa se mit dans la bouche du dmon - mais
le dmon ne put le manger et disparut.
Les pratiques tibtaines nous enseignent qu'il est trs bnfique d'honorer et de nourrir les dmons. Qyand ceux-ci se
manifestent, nous devons reconnatre qu'ils font partie de la
danse de la vie. Lorsqu'ils nous menacent, seules nos illusions
sont en pril. Plus nous nous inclinons profondment devant
les forces imposantes de la mouvance de la vie, plus nous agissons avec sagesse et lorsque nous leur ouvrons les bras, elles se
transforment en arc-en-ciel; chaque couleur brille alors dans
notre cur veill.
Comme nous le dit Julienne de Norwich, quand nous
tombons et quand nous nous relevons, nous sommes toujours
maintenus prcieusement dans un mme amour. Ce n'est
qu'en lchant prise vis--vis du changement que nous pouvons
vivre en harmonie avec ceux qui nous entourent et avec notre
nature vritable. Peu importe la situation, l'veil requiert la
confiance : confiance dans les grands cycles de la vie, confiance
qu' la fin quelque chose de nouveau va natre, confiance que

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

tout, absolument tout est parfait. Lcher prise avec sagesse ne


consiste pas s'carter du monde avec indiffrence. Lcher
prise, c'est treindre la vie avec le cur, lcher prise, c'est
s'ouvrir volontairement la totale ralit du prsent.
Telle est la sagesse du tao :
En te prcipitant dans l'action, tu choues.
En essayant de saisir les choses, tu les perds.
C'est pourquoi le matre agit en laissant les choses
suivre leur cours.
Il demeure aussi calme la jin qu'au dbut.

L'treinte secrte
Mme si cela semble simple, le lcher-prise est une pratique
avance. Elle nous est demande dans les plus grandes preuves
de nos vies et nos derniers instants. C'est l que le cur
apprend le secret : lcher prise, c'est aussi treindre ce qui est
vra1.
Une enseignante bouddhiste, ayant pratiqu pendant des
annes dans la voie monastique, vcut ensuite un divorce douloureux puis la mort d'un de ses enfants. Cela la plongea dans
un chagrin profond qui l'amena rexaminer toutes ses annes
de pratique.
je Jus submerge. je sanglotai pendant des jours sans jin, ne sachant
comment vivre ni que Jaire. C'tait un enseignement auquel mes
mditations, si nombreuses soient-elles, ne m'avaient nullement prpare. Il mefallut vraimentJaireface la sou.ffrance du monde et la
sou.ffrance de mon propre esprit. Au bout de ces annes, j'avais enfin
appris la ncessit de lcher prise et de m'ouvrir la vrit quelle
qu'elle soit.

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Lorsque la chute arrive, nous devons nous y abandonner.


La libert du cur fut seulement rvle au Bouddha lorsqu'il
put toucher la souffrance de Mara avec compassion. Ce secret
est enseign dans les arts martiaux comme l'akido : entrer dans
l'nergie de son adversaire, enlacer son agression et se mouvoir
avec. Dans cette treinte nous nous rconcilions et faisons la
paix avec toute chose. Notre adversaire et nous, sommes tous
deux protgs.
Une sentence humoristique d'Emerson l'illustre bien:
Lorsqu'un chien te poursuit, siffle-le. Telle est la vrit du
cur : ce quoi nous rsistons nous rend peureux, durs et
inflexibles; ce que nous enlaons se rvle transform.
Lorsque nous accueillons Mara par son nom et l'invitons
prendre le th, la peur, la confusion et le conflit, en rapport avec
la chute, deviennent nos allis. La vulnrabilit et l'humilit de
notre cur deviennent notre sauvegarde. Par le lcher-prise la
confiance est ne; par l'abandon des conflits la vraie force se
rvle; l'intrieur d'un cur empli de compassion, notre
amour envers les tres est totalement combl. Nous ne pouvons
rester au sommet mais nous pouvons trouver la paix et l'unit
avec toute chose. En allant la rencontre de toute cette mouvance cyclique, par cette treinte secrte, le lieu o nous nous
trouvons, quel qu'il soit, devient un lieu saint :le sige de l'veil.

10

LE LINGE SALE

D'habitude les gens pensent que puisque je


suis un Bouddha vivant je ne dois exprimenter que srnit et bonheur permanents, sans jamais avoir la moindre
proccupation. Il n'en est malheureusement
pas ainsi. En tant que grand lama et incarnation de l'veil, j'ai une connaissance plus
grande. (Kanju Khutush Tu/ku Rinpoch.)
Lorsque nous sommes face un tre dont la
valeur nous impressionne vraiment, ne
devrions-nous pas tre plus mus que gns
de savoir qu'il a atteint ce stade uniquement
travers ses faiblesses? (Lou AndreasSalom, biographe de Freud}

CIJ ans son livre publi rcemment, Lift in The Shadow*, Radha Rajagopal Sloss dcrit de
faon intime comment elle grandit auprs de Krishnamurti.
Elle dpeint comment il encouragea des milliers d'tudiants
travers le monde et leur offrit des possibilits d'veil; elle
raconte les nombreuses annes durant lesquelles Krishnamurti
fut pour elle un second pre trs affectueux. Mais elle rvle
aussi quel point elle fut choque d'apprendre, dans le dtail,
* La Vie dans l'ombre.

LE LINGE SALE

193

la relation qu'il eut pendant vingt ans avec sa mre, l'poque


o son pre s'occupait des affaires de Krishnamurti et tait l'un
de ses plus proches amis. D'une faon plus gnrale, elle parle
du besoin imprieux mais secret de Krishnamurti d'avoir
d'autres femmes encore dans sa vie. Elle dvoile les avortements secrets, les dissimulations mensongres, l'attachement
croissant au luxe et une arrogance et une intransigeance qui
dbouchrent sur de longues batailles juridiques avec ses propres collaborateurs. (J'ai entendu ces faits relats galement par
d'autres personnes qui le connaissaient bien.) Pourtant, lorsque
Radha lui demanda quelle tait sa part dans tout cela, Krishnamurti rtorqua en colre :Je n'ai pas d'ego.
O!Ie devons-nous retenir d'une telle histoire et des nombreuses autres semblables? Chaque scandale spirituel est-il un
manquement unique ou existe-t-il certaines dynamiques, presque des archtypes, que nous pourrions discerner et qui pourraient nous aider naviguer plus consciemment travers ces
aspects de la vie spirituelle?

Comment rpondre avec sagesse : en dveloppant la sagesse


discriminante
Avant de commencer tout inventaire de nos dfaillances et de
celles des autres, il est important de sonder nos yeux et notre
cur pour tre srs que nous abordons ce domaine l'esprit
ouvert et attentif, plus que dans une perspective de colre, de
comparaison ou pour nous justifier nous-mmes. Dans un tel
contexte une chose est indispensable : l'esprit de la sagesse discriminante.
Dans le Kalama Soutra, le Bouddha enseigne chaque pratiquant comment observer honntement ce qui est sage et salutaire

194

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

et ce qui est draisonnable et malsain, indpendamment de tout


texte, enseignement ou autorit. Cet inventaire moral et
minutieux , comme on le nomme chez les Alcooliques Anonymes, est une pratique ncessaire et fconde, aussi bien pour les tudiants que pour les enseignants.
Sagesse discriminante signifie vision claire. Tout comme
nous devons prendre conscience que notre linge est sale et qu'il
a besoin d'tre lav, le premier pas faire pour traiter un problme est de l'valuer honntement pour ce qu'il est. Dans les
difficults spirituelles collectives, nous devons avoir suffisamment de courage pour remettre en question nos croyances,
notre communaut, notre enseignant et nous-mmes. Nous
devons mettre fin l'isolement en regardant et en exprimant
nous-mmes, aux uns et aux autres, la pnible vrit mais toujours dans un esprit de compassion et un sentiment d'interdpendance. Cette seule tape est d'un immense bienfait, mme
si au dpart elle nous fait peur. Nous devons apprendre que
nous pouvons faire confiance la vrit et que cette vrit nous
mnera la libration.
La sagesse discriminante, si intrpide soit-elle, doit aussi se
baser sur la compassion. Elle voit non seulement les problmes
mais leurs causes et les intentions malencontreuses qui les ont
prcds. Comme elle constate sans jugement brutal, elle arrive
sparer et distinguer ce qui est judicieux de ce qui n'est que
supercherie. La sagesse discriminante reconnat en outre que
toutes les traditions et tous les enseignants ont des points forts
et des points faibles. Elle est ainsi capable de prendre ce qui est
bon et de laisser le reste.
La sagesse discriminante possde modestie et bienveillance : elle
n'attend pas la perfection mais souhaite voir les deux cts des choses, apprendre de chaque situation, reconnatre les difficults et comprendre leurs causes. C'est donc de cette manire, le cur ouvert,

LE LINGE SALE

195

que nous allons examiner certains des principaux domaines problmatiques auxquels sont confronts des enseignants de la voie spirituelle et les communauts.

Les quatre principaux domaines dans lesquels les difficults


apparaissent
Un danger courant dans les communauts spirituelles est l'abus
de pouvoir. C'est ce qui risque le plus souvent d'arriver
lorsqu'un enseignant ou un matre dtient tous les pouvoirs
dans une communaut. Qyand les souhaits du matre sont souverains, quand les disciples sont l'afft de sa moindre parole,
quand on dcourage les questions et qu'il n'y a aucun feed-back,
l'enseignant peut trs facilement commencer contrler la vie
de ses tudiants sous prtexte que c'est pour leur bien. Petit
petit, l'ivresse inconsciente du pouvoir finit par remplacer la
sagesse, et l'amour devient une rcompense dispense selon le
bon vouloir de l'enseignant. Les attitudes sectaires et les rivalits se dveloppent invitablement lorsque le pouvoir est mal
employ. Il y a ceux qui sont sauvs et ceux qui sont perdus
ou punis. Il y a des clans, des factions, des secrets et des luttes
de pouvoir. A l'extrme, l'abus de pouvoir cre la paranoa, les
sectes et d'autres horreurs.
Un autre domaine problmatique pour les enseignants et
les communauts est d'ordre financier. La grce trouve dans la
vie spirituelle suscite une large gnrosit et, quand une communaut devient florissante, l'argent afflue: pour Dieu, pour le
temple, pour la sainte activit du guide. Comme la plupart des
traditions religieuses sont imprgnes de simplicit, leurs
enseignants ne sont pas forms au maniement de l'argent. S'ils
ne reviennent pas chaque fois au cur de leur pratique, les

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

chefs spirituels peuvent trs facilement, dans notre socit


matrialiste, tre submergs par l'argent, se cramponner un
besoin de scurit ou, au nom de la spiritualit, passer du
besoin l'avidit. Dans les cas les plus graves, ces excs peuvent
mener des comptes en banque secrets, un luxueux train de
vie et un usage frauduleux des donations, tout en demandant
aux autres membres de la communaut de continuer vivre de
manire austre et travailler sans aucune rtribution.
Le troisime secteur de prjudice habituel est en rapport
avec la sexualit. L'abus de l'nergie sexuelle prvaut malheureusement notre poque et cela peut aisment devenir un problme dans une communaut spirituelle si un enseignant est,
sur ce plan, inconscient. Les besoins du matre, combins
l'ambivalence que l'on trouve dans la plupart des enseignements spirituels en faveur et l'encontre de la sexualit, peuvent conduire des relations secrtes, l'emploi du sexe pour
avoir accs l'enseignant, des tudiants qui se mettent sexuellement au service de leur instructeur au nom des tantras ou
toute autre forme d'exploitation sexuelle. De telles relations
apportent une souffrance inutile. l'extrme, l'inconduite
sexuelle dbouche sur des harems secrets, sur l'abus d'enfants,
voire sur la transmission du virus du sida par un matre affirmant ses disciples que ses pouvoirs spciaux les protgent.
Enfin, le quatrime domaine est l'abus d'alcool et de drogues. La culture moderne est pleine de dpendances que l'on
retrouve dans les communauts spirituelles. Certaines traditions considrent l'ivresse comme une mtaphore de la transformation spirituelle. Pris la lettre, cela peut servir d'excuses
des dpendances notoires ou secrtes. Les enseignants
alcooliques ou toxicomanes ont caus la chute de communauts entires et provoqu de trs grandes souffrances dans la vie

LE LINGE SALE

197

d'tudiants qui se retrouvrent pns dans une culture de


dpendance.

Pourquoi les difficults arrivent-elles?


Comment les problmes que nous venons de dcrire arriventils dans des communauts de gens bien intentionns? Il est
clair que quelque chose est all compltement de travers. Se
tourner vers le monde des mythes permet d'avoir une perspective plus large de ces dviations.
La mythologie grecque est riche en lgendes qui voquent
l'lvation, la chute et ce qui arrive lorsqu'on oublie sa place
vritable. L'une des histoires les plus instructives est celle
d'Icare dont le pre, Ddale, tait considr comme le plus
ingnieux de tous les artistes et artisans. Originaire d'Athnes,
Ddale se rendit en Crte pour dessiner l'tonnant labyrinthe
dans lequel le roi Minos retint captif le funeste Minotaure.
Mais le jour o Ddale n'eut plus les faveurs du roi Minos, il fut
emprisonn avec Icare, tout d'abord dans le labyrinthe puis
dans une tour en pierre sur la cte. Trs vite, Ddale conut un
moyen pour s'enfuir. Le pre et le fils rcuprrent les restes de
leur nourriture pour attirer les mouettes dans la tour et se
mirent patiemment recueillir leurs plumes et collecter dans
le mme temps la cire qui s'coulait des bougies. Avec les
plumes assembles par du fil et de la cire, Ddale construisit
deux ailes. Il apprit voler et fit une seconde paire d'ailes pour
Icare.
Enfin prt pour le voyage vers la libert, Ddale attacha les
ailes au corps de son fils, lui recommandant de voler modestement et de ne pas trop s'lever car, dans le cas contraire, le soleil
risquait de faire fondre la cire. Lorsqu'enfin tous deux s'chap-

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

prent de l'le, les pcheurs et les bergers qui levrent les yeux
les prirent pour des dieux.
La Crte ayant disparu derrire eux, Icare se rjouit de la
puissante porte de ses battements d'ailes et il commena
s'lever, s'abandonnant l'ivresse du vol. S'levant de plus en
plus, il approcha du soleil avec la sensation de pouvoir atteindre
les cieux. Mais bien vite la chaleur fit fondre la cire et les plumes
tombrent de ses ailes. Hurlant au secours, Icare tomba comme
une feuille dans la mer et s'y noya, laissant juste quelques
plumes la surface de l'eau. Le cur empli de chagrin et de
dsespoir, Ddale rentra dans son pays, accrocha ses ailes dans
un temple ddi Apollon et ne tenta plus jamais de voler.
Nous pouvons, nous aussi, nous retrouver comme Ddale,
prisonnier du labyrinthe de la vie que nous avons cr nousmmes. Grce une longue et patiente pratique, nous pouvons
dvelopper les moyens qui nous permettent de nous en chapper.
Une partie de nous-mmes connat nos limites et peut naviguer
travers les dangers d'un envol librateur. Mais si nous oublions
que nous sommes des humains, si une partie de nous pense
qu'elle peut s'lever trs haut sans prendre de prcautions, alors
c'est le vol lui-mme qui va nous laisser tomber et nous allons
invitablement tre prcipits dans les eaux sombres.

Intoxication et identification aux dieux


Voler, comme nous le voyons dans le mythe d'Icare, fait partie
du domaine des dieux et non des hommes. Au cours de la pratique, notre conscience peut tout fait s'identifier un dieu,
un archtype reprsentant le possible idal. Ce peut tre de
grande valeur, condition de comprendre ce que cela implique.
L'identification un archtype signifie que l'on essaye d'tre

LE LINGE SALE

199

quelqu'un de parfait, un Bouddha, un Christ, un matre totalement pur. Mais le monde des dieux est attirant - en gotant
aux fruits de la libert, on risque d'tre emport par ces expriences. Des problmes se posent alors si l'on croit pouvoir
rester l, sans jamais avoir revenir aux ralits temporelles,
terrestres et humaines. En psychologie, cette dynamique est
dite inflationniste .
Dans la plupart des cas o le rle des enseignants est abusif,
ceux-ci ne sont pas intentionnellement malhonntes. Entours
d'une foule de disciples qui veulent les considrer parfaits, ils en
arrivent croire leurs propres communiqus de presse et
s'identifier au rle de matre. Une intoxication collective se
dveloppe, cre par l'enseignant tout autant que par les tudiants, chacun avec de bonnes intentions. Mais dans ce climat
d'attentes irralistes, un enseignant peut facilement perdre pied
et se mettre hors d'atteinte, ayant le sentiment, comme Icare
avant sa chute, qu'il peut s'envoler pour toujours.

Isolement et reniement
Lorsqu'une communaut s'tablit l'cart du monde ou a tendance s'enfermer dans un semblant de culte, il n'y a plus de
possibilits relles pour un regard critique. De la mme
manire, quand des enseignants sont ports aux nues et considrs comme des tres parfaits, ils peuvent devenir isols et
coups de leurs semblables intgres, de leurs partenaires et de
leurs amis spirituels. Les membres de la communaut peuvent
dans cette situation perdre de vue ce qui se passe rellement.
Les enseignants entours d'tudiants qui les idoltrent plus que
des pairs peuvent tre en proie la solitude et au manque de
reconnaissance de leurs besoins de vritable intimit; pire

zoo

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

encore, ils risquent de tomber sous l'emprise d'une confiance


aveugle en eux-mmes ou de l'arrogance et de l'intolrance.
L'isolement doubl d'inflation devient le terreau fertile de l'illusion trompeuse, de la manipulation mentale et de la transformation d'une pratique communautaire en secte.
Souvent des tendances culturelles contribuent aussi ces
problmes. Nos cultures patriarcales nous ont conditionns
considrer les autorits comme tant suprieures, ne faire
confiance ni nos corps ni nos sensations et suivre ceux qui
savent mieux. Nous n'avons pas t encourags ou initis
penser par nous-mmes. Le dsir d'tre secourus, de trouver
quelqu'un qui connat la vrit au milieu de ce monde de confusions, est la base de nombreuses communauts de disciples
aveugles.
L'idalisation et l'isolement mnent une culture de reniements partags. En idalisant, nous devenons aveugles face
l'vidence qui est sous nos yeux, tandis que l'isolement interdit
toute autre personne de mettre en vidence les faits. un certain stade, le degr de reniement dans certaines communauts
spirituelles est choquant, en particulier pour celui qui regarde
cela de l'extrieur, les yeux ouverts. On est aveugle propos du
leader, aveugle devant les tendances sectaires des enseignements, aveugle face au nombre de membres de la communaut
qui se sont perdus dans ce systme spirituel et ont oubli leur
propre sagesse naturelle.
J'ai entendu l'histoire d'un matre dou d'un grand charisme et appartenant une ancienne ligne : il disait une
kyrielle de femmes maries que chacune tait son amour secret.
Il les faisait s'enduire le corps d'huile et se raser dans l'attente
de sa visite et de ses enseignements les plus levs. On m'a
aussi parl d'un rabbin, trs connu dans le monde, qui confondait les chants de prires enivrantes avec la fcheuse ivresse de

LE LINGE SALE

20I

l'alcoolisme et caressait toutes les femmes et demoiselles qu'il


pouvait.
Qye ce soit le gourou arrogant et tyrannique qui maltraite
et contrle la vie de ses tudiants afin de dtruire leur
gocentrisme , la dissimulation organise des cas de prtres
pdophiles dans l'glise ou le matre birman que je connaissais
qui fut finalement battu par ses plus jeunes moines aprs des
annes d'abus et de conduite scandaleuse, les consquences
douloureuses de tout reniement et de tout isolement peuvent
durer des annes.
La plupart des traditions mettent en garde contre les abus
du rle d'enseignant. Nombreux cependant sont ceux qui adhrent une communaut sans imaginer ni croire que ces avertissements puissent s'appliquer eux. Ils sont comme Icare, ignorant les mots de son pre dans l'ivresse du vol. Notre capacit
humaine nous tromper nous-mmes est pratiquement aussi
vaste que notre capacit nous veiller. Comme la remise en
question des enseignants nous met en contact avec notre propre
obscurit et nos douleurs, les tudiants refusent d'admettre que
les abus existent et ils continuent comme avant, en dpit de la
vrit douloureuse vidente. Mme lorsque l'on parle clairement aux tudiants de problmes avec leurs enseignants ou
lorsqu'il y a des campagnes nationales sur le contrle des sectes
ou les abus de pouvoir dans un mouvement spirituel, financiers
ou sexuels, les tudiants ne peuvent y croire. Pendant ce temps,
les enseignants impliqus justifient ce qu'ils font avec des explications labores: J'utilise l'argent et le pouvoir pour le bienfait de tous. Il ne s'agit pas de sexe mais d'enseignements
tantriques. Je donne tant de gens, j'ai besoin d'un peu de
soutien et de rconfort. Il est difficile de rsister l'ivresse de
l'altitude.

202

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Confondre charisme et sagesse


Une autre source de quiproquo spirituel est la confusion qu'il y
a entre charisme et sagesse authentique. Certains chefs spirituels ont une grande capacit susciter des tats extraordinaires. Amplifies par nos espoirs, des sensations de bonheur et de
transcendance s'lvent facilement auprs de ces officiants, prtres, matres zen, mystiques, rabbins et gourous charismatiques. Il est facile de prendre de tels pouvoirs spirituels pour des
signes irrfutables de sagesse ou d'veil, ou encore d'amour
divin. Nous oublions que le pouvoir et le charisme ne sont que
du pouvoir et du charisme et que ces nergies peuvent tout aussi
bien tre au service des dmagogues, des politiciens et des amuseurs publics.
Il est possible qu'un individu soit charismatique mais sans
sagesse. l'inverse, la sagesse n'est pas forcment flamboyante
ou puissante- elle peut se manifester en un cur simple et
humble, sous l'apparence la plus ordinaire. Dans les communauts o les pouvoirs spirituels spciaux sont hautement considrs, les tudiants doivent particulirement faire attention :
lorsque l'on fait appel des enseignements secrets ou des
lignes anciennes, lorsqu'un groupe est choisi pour tre sauv
ou veill contrairement au reste du monde, les communauts
spirituelles sont mres pour devenir des sectes. Cela n'arrive
pas toujours, bien sr, mais c'est un risque spcifique au sein de
l'arne aveuglante du charisme. Les traditions de sagesse possdent des garde-fous contre de tels abus, souvent en crant un
rseau d'Ans, d'enseignants respects capables de veiller les
uns les autres sur leurs conditions et comportements spirituels.

LE LINGE SALE

203

Les tentations du pouvoir mondain


Des croisades aux djihads, des saints hommes corrompus et
vques tyranniques la vente d'indulgences - l'histoire des
abus de pouvoir de nos religions occidentales institutionnalises est bien connue. Nous avons, d'une certaine manire, imagin que les religions orientales et les traditions mditatives
taient exemptes de cette forme de corruption. Mais la Core,
le Japon, le Sri Lanka, la Chine, le Tibet et la Birmanie ont tous
une histoire religieuse qui comporte de graves priodes d'abus
de pouvoir. Dans The Zen oJWar*, Brian Victoria dcrit avec de
douloureux dtails comment de nombreux matres zen japonais
d'un grand charisme, comme Sawaki Kodo Roshi et Harada
Daiun Roshi, violrent et dnaturrent les enseignements zen
pendant la Seconde Guerre mondiale seule fin d'encourager
cette guerre et ses tueries. Pendant de nombreux sicles, des
matres zen, parlant d'une bnfique guerre de compassion ,
incitrent les pratiquants se joindre, au nom du bouddhisme,
aux massacres de l'arme perptrs l'encontre de ceux qui
n'taient pas japonais. Le fait de tuer fut dcrit comme une
expression de l'illumination et les plus grands temples fournirent des soldats et de l'argent pour les armes; ils bnirent les
canons et les campagnes militaires. Il y eut mme des cas de
monastres en guerre les uns contre les autres, luttant pour
accrotre leurs pouvoirs.
De mme, les guerres entre sectes, moines ou monastres
font partie de l'histoire du Tibet. Tsipon Shuguba, ancien
ministre tibtain des Finances et auteur du livre In the Presence
ofmy Enemies**, parle des conflits de pouvoir et des combats qui
* Le Zen de la guerre.
**En prsence de mes ennemis.

204

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

eurent lieu pendant les dcennies qui prcdrent la mainmise


du communisme chinois sur le Tibet. De grands monastres
comme Sra, de grands lamas comme Reting Rinpoch (le
rgent du Dala-Lama), et des centaines de moines furent
impliqus dans des batailles avec chevaux, fusils et canons.
Durant ces combats, de nombreux moines-soldats moururent.
Le sectarisme et les luttes de pouvoir continuent d'exister dans
la communaut tibtaine en exil, tout ceci au nom d'une pratique religieuse (( correcte .
Bon nombre de hirarchies religieuses tablies en sont arrives possder de grandes proprits, des trsors artistiques,
une reconnaissance internationale et une influence morale. Il
s'agit maintenant de trouver le moyen de dtenir tout cela sans
se laisser emporter par ses scintillants attraits. Un chef spirituel
sage aura un esprit simple et un cur libre, qu'il porte des brocard et traite avec les rois ou des guenilles et vive dans la solitude du dsert. L'amour authentique pour tous les tres considre le pouvoir politique comme une mesquinerie inutile,
compar la richesse d'une vie au sein de la vrit.

Quand toute notre humanit n'est pas prise en compte


Renier les aspirations humaines ordinaires est une forme
d'idalisme tellement rpandue dans les traditions spirituelles
travers le monde que cela demande d'y regarder de plus prs.
Certaines traditions, tant orientales qu'occidentales, enseignent qu'il vaut mieux n'avoir aucun besoin ni dsir personnel.
Cet idal de perfection d'un autre-monde ne reconnat aucune
valeur aux relations et besoins ordinaires; il dnie aux tres spirituels toute possibilit d'tre bnfiques en ayant une vie sortant des troites fonctions religieuses. Cet idal attend des

LE LINGE SALE

enseignants, des abbs et des matres qu'ils soient au-dessus du


monde et demeurent dans une simplicit sainte et une puret
asctique.
Le choix de la simplicit est d'une grande valeur certes,
mais il faut faire la diffrence entre la pratique d'une vie asctique et le reniement. En lui-mme, l'asctisme est le choix conscient d'un chemin de simplicit : simplicit de la nourriture,
des vtements et de l'action. Ce peut tre une manire dlibre
d'apprendre le renoncement intrieur et de se librer des incitations externes du monde. Le clibat peut galement tre
choisi en tant qu'expression de renoncement et de simplicit.
En se plaant en dehors de la sphre des relations de couple
et des relations sexuelles, la nonne, le prtre ou le moine accde
un mode de vie qui peut tre totalement consacre la prire,
au culte et la communaut. Dans un tel contexte, le chemin
librement choisi du clibat et de l'asctisme peut tre la fois
utile et prcieux. Un signe de saine puret sera de constater que
la personne qui fait ce choix ne supprime pas simplement ses
besoins et ne dnie pas non plus leur existence. La libido, les
besoins intimes et toute la gamme d'motions sont au contraire
reconnus et inclus dans une vie spirituelle riche.
Le problme survient lorsque le reniement de notre humanit est rig en valeur spirituelle. Pour des tudiants, cela
signifie s'enfermer dans un mode puritain et craintif en se coupant de leur propre exprience. Et pour les enseignants galement, les exigences prolonges de puret non gotique, infaillible, peuvent se traduire par la rpression ou l'ignorance de leurs
propres ombres.
Les chefs spirituels enferms dans une telle idalisation
dnue de fondement ne prennent pratiquement jamais en
compte les besoins humains, la sexualit, le chagrin et la vuln
rabilit. Leurs systmes spirituels idalistes offrent donc peu

206

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

d'instruction ou d'aide vritable quant la manire de travailler


sur ces ralits. Peu importe le niveau de puret et d'exaltation,
notre humanit ignore va ressurgir et tous nos besoins dlaisss vont rapparatre. Le corps d'Icare a un poids d'tre
humain; Mara revient gracieusement nous rendre rgulirement visite.
Si les besoins du corps et de notre humanit ne sont pas
reconnus, ils peuvent tre transforms en dmons et projets
sur les autres, alimentant la paranoa, la chasse aux sorcires et
l'inquisition. La communaut vivra dans la peur de nombreux
aspects de la vie. Une abbesse catholique, grandement considre pour sa sagesse et sa saintet, fonda une communaut contemplative il y a quelques dcennies. Elle savait que ses nonnes
et postulantes devaient tenir compte des nergies de leur corps
et de leurs motions; elle fut rprimande pour cela. Les autorits de l'glise fermrent brusquement l'abbaye la suite de
rumeurs concernant d'autres pratiques telles que la mditation, le travail sur le souffle et une thrapie individuelle qui servaient de complment aux sessions quotidiennes de prires et
de silence sacr. Je n'arrive pas croire, dit-elle, que notre
communaut fut traite ainsi parce qu'elle incluait la respiration et le corps ce qui est sacr. Thomas Merton pratiqua
pourtant des mditations bouddhistes avec l'autorisation de
son directeur spirituel. Les autorits spirituelles, comme
toutes les autres, different largement dans leur comprhension
et leur vision.
La vie du matre zen Dainan Katagiri Roshi tmoigne d'une
plus humble approche de notre nature humaine dans sa globalit.
Il vcut Minneapolis avec sa famille au sein d'une grande communaut zen. Lorsqu'on lui diagnostiqua un grave cancer, de
nombreux tudiants vinrent le soutenir mais ils furent effrays et
troubls par l'ide que leur enseignant tait sujet la fragilit

LE LINGE SALE

humaine ordinaire. Un jour, il appela ses tudiants son chevet.


Je vois que vous m'observez avec attention. Vous voulez voir
comment meurt un matre zen. Je vais vous le montrer. li agita
bras et jambes et hurla paniqu :Je ne veux pas mourir, je ne veux
pas mourir! Puis il s'arrta et les regarda. Je ne sais pas comment
je vais mourir. Ce sera peut-tre dans la peur ou la douleur. Souvenez-vous, il riy a pas de modle prtabli. Voil un enseignant qui
ne s'tait pas cart de la vie des autres et qui savait que chaque instant apporte ce qu'il apporte.
Si un enseignant et une communaut vivent dans la reconnaissance ouverte des besoins et des motions humaines, ils
vont avoir une certaine aisance vis--vis de ces problmes qui
apparatront certainement mais seront reconnus comme des
problmes ordinaires, comme quelque chose que chacun doit
rencontrer tt ou tard. Si par contre l'esprit communautaire est
fait de jugements et de peurs, la dissimulation et l'hypocrisie
vont s'instaurer et des dgts bien plus importants apparatront
lorsque la faade d'existence supra-humaine s'croulera. C'est
une vrit autant pour les communauts orientes vers le clibat
que pour celles dans lesquelles la pratique spirituelle se dveloppe au sein d'une famille ordinaire. Personne, qu'il soit moine
ou lac, n'est exempt des temptes que les motions et les relations peuvent soulever. Ces temptes font partie du riche
domaine de notre pratique.

Confusion interculturelle
Les traditions d'origine asiatique rencontrent une autre difficult
en Occident : la confusion interculturelle. Venant d'un environnement dans lequel l'habillement est sans prtention et les hommes
et les femmes strictement spars, les enseignants peuvent perdre

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

208

la mesure de ce qui est appropri lorsqu'ils sont soudain immergs


dans la culture amricaine. A l'inverse, les tudiants occidentaux
peuvent galement sombrer dans la confusion. I..:histoire du vnrable Kalou Rinpoch, un vieux lama tibtain, sage et respect,
peut servir de mise en garde. Il fut de nombreux titres un excellent enseignant mais il cra pourtant une longue situation de souffrance pour sa jeune disciple et traductrice dvoue, June Campbell, lorsqu'il en fit sa partenaire sexuelle. Dans son livre Traveler in
Space*, celle-ci raconte vingt annes de lutte pour venir bout de
sa confusion, de sa douleur et de ce qu'elle ressentit comme un
dnigrement gnral de la femme dans le bouddhisme tibtain.
Une enseignante occidentale, fervente du bouddhisme
tibtain, essaya d'accder une comprhension interculturelle
de la relation enseignant/tudiants mais, pour finir, elle prfra
s'en tenir sa propre sagesse plutt que s'abandonner une
autorit ou un idal.
Comme on avait abus de moi dans mon enfance et que je m'tais
battue pour les droits de la femme, je ne pouvais comprendre. Comment ce vieux lama, un matre ralis du Mahamoudra qui est la pratique suprme du Vajrayana, pouvait-il choisir chaque anne une
nonne de son monastre, de treize ou quatorze ans, pour qu'elle
devienne sa compagne sexuelle? Que pensait la femme du lama? je
sais que !1nde et le Tibet sont un monde diffrent. On m'expliqua
qu'avoir des rapports avec une trs jeune femme tait une pratique
de longue vie qui donnait de laforce au lama. Les hommes puissants
l'ont toujours cru et en Asie les personnalits tant religieuses que politiques ont toujours agi ainsi.
On me dit ensuite que dans une socit encore fodale comme le
Tibet, c'tait un honneur pour sa famille. Ils taient probablement
pauvres et maintenant ils faisaient partie de l'entourage du lama;
* Voyageuse dans l'espace.

LE LINGE SALE

209

tous allaient tre mieux traits. Pourtant je m'interrogeais encore au


sujet des jeunesfilles? Qu'en pensaient-elles?
je parlai de nombreusesfemmes occidentales qui avaient couch
avec leurs lamas. Certaines avaient aim- elles avaient trouv cela
spcial. Certaines se sentirent utilises, ce qui les dtourna de leurs
pratiques. D'autres dirent qu'elles avaient matern le lama. Mais
aucune d'entre elles ne dcrivit cela comme un enseignement; il n'y
avait rien de tantrique dans tout cela. Le sexe tait pour le lama, pas
pour elles.

notre poque, la sexualit est un domaine complexe.


Nous ne pouvons pas juger une culture ancienne avec nos seules
valeurs occidentales contemporaines. Mais les enseignants
issus d'autres cultures ne peuvent pas non plus s'attendre venir
en Occident et avoir des tudiants qui les servent sexuellement ou d'une autre manire. long terme, nous devrons
dvelopper une prise de conscience dans ce domaine sinon cela
continuera produire plus de prjudices et de souffrance.

Transformer les difficults en progrs


Dans la lgende d'Arthur, le jeune chevalier Perceval rejoint les
Chevaliers de la Table ronde en qute du Saint Graal. Cornemans, son mentor, lui dit que pour garder son honneur, il doit
observer deux rgles: tout d'abord ne jamais sduire ni tre
sduit. En second lieu, s'il atteint le chteau du Saint Graal, il
doit demander: Au service de qui est le Graal? En chemin,
Perceval voit tout autour de lui des signes de souffrances et de
dsarroi. Mais lorsqu'il trouve enfin la piste conduisant au chteau du Graal, il se laisse compltement subjuguer par la cour.
Il rencontre le Roi Pcheur qui est bless; un banquet magique
lui est offert, prsentant tout ce qu'il pourrait dsirer. Il en

210

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

oublie son but et ne pose pas la question essentielle. Au matin


suivant, le chteau et le royaume ont entirement disparu et
Perceval est contraint d'errer et de souffrir de nombreuses
annes avant de pouvoir revenir une seconde fois, au terme d'un
mrissement durement acquis. Cette fois il n'oublie pas. Au
service de qui est le Graal? demande-t-il. Le Roi Pcheur
rpond : Le Saint Graal est au service du Roi Graal. (Le
Roi Graal tant Dieu.) Ds que cette sainte vrit est remise en
mmoire du Roi Pcheur, est guri et, tant guri, tout ce qui
pourrissait dans les champs, toutes les disharmonies, toutes les
souffrances de son royaume font place la paix et au bien-tre.
La rsolution de se mettre en route vers l'illumination est
prise lorsque nous reconnaissons que notre souffrance et notre
veil sont au service d'un bien plus lev. Si nous ne servons pas
le Divin, nos besoins insatisfaits peuvent se mler notre qute
et nos expriences spirituelles serviront simplement crer une
forme d'ego encore plus dilate. Lorsqu'un enseignant est trop
identifi l'nergie spirituelle, il peut subtilement arriver
croire qu'en tant que dtenteur des enseignements, c'est lui
qu'il faut servir. Nous devons tre prudents quand il y a autour
d'un enseignant une cour qui se focalise plus sur la personne
que sur la sagesse de la ligne. 01tand le Roi Pcheur oublie qui
sert, la prosprit du royaume s'effondre et tout le monde
souffre de la maladie spirituelle du roi.

Une humble reconnaissance de la vrit


Un cur sage sait que, quelle que soit l'nergie spirituelle que
nous dcouvrons, elle ne nous appartient pas et nous est simplement confie. Les vux de bodhisattva et la prire de saint
Franois nous conseillent de ddier toutes les bndictions

LE LINGE SALE

2II

reues au bienfait d'autrui. Un cur sage reconnat galement


que nous sommes ouverts aux bndictions de l'veil certains
jours plus que d'autres.
Il y a de nombreuses annes, j'tais en Indonsie et rendais
visite un certain nombre de chamans et de gurisseurs. Mon
traducteur me raconta que son oncle avait t un gurisseur
rput mais qu'aprs bien des annes, il avait totalement arrt.
Lorsque je lui demandai pourquoi, il m'expliqua:
Mon oncle tait un riche agriculteur qui cultivait le riz. Il apprit
soigner par la mditation et la transe. Ds le premier jour o il commena soigner les gens, l'nergie des dieux venait l'aider percevoir
les maux de ses patients. Il lui tait montr quelles herbes utiliser et o
agir. Pendant vingt ans les dieux l'assistrent, mais un jour ils cessrent de se manifster. Alors mon oncle dit aux gens qu'il ne pouvait
plus les soigner et il retourna sa vie de cultivateur.

Il y a l une intgrit stupfiante. Il est difficile d'imaginer


un thrapeute, un mdecin ou un enseignant spirituel ayant une
mauvaise journe et disant : Les dieux ne sont pas avec moi
aujourd'hui. >> Pourtant nous savons tous que cela arrive.

Intgrit et fondements thiques


Toute religion sense reconnat qu'un fondement de vertu
humaine, d'honntet et d'intgrit est ncessaire dans la vie
spirituelle. Qie ce soit dans les prceptes bouddhistes, les
yamas et niyamas hindous, les commandements musulmans ou
judo-chrtiens, l'attention que nous devons porter notre
comportement est sous-jacente tout dveloppement spirituel.
Ce n'est pas uniquement parce qu'il est difficile de mditer ou
de prier aprs une journe passe tuer, mentir et voler, mais

212

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

parce qu'on ne peut trouver ni libert ni possibilit de vivre dans


la grce quand on est tellement emport par ses colres et ses
dsirs qu'on en arrive mentir, tuer, voler ou tromper.
Mme si la vertu et la compassion se dveloppent naturellement partir d'une prise de conscience, il demeure ncessaire
pour le bien de toute communaut d'crire noir sur blanc un
code thique. Ces rgles de conduite s'appliquent aussi bien
l'enseignant qu'aux tudiants; si les matres se placent au-del
de la vertu, alors, comme le Roi Pcheur, ils sont destins
crer de la souffrance. Mme le zen et les traditions tantriques,
qui furent cres pour librer les tudiants de la rigidit des
rgles spirituelles, reconnaissent rgulirement le bien-fond
d'une attitude vertueuse. Si ce n'tait pas le cas, la voie qu'ils
enseigneraient serait un simulacre.
Les traditions spirituelles apportes en Occident et issues
d'autres cultures peuvent avoir des rgles et des codes de conduite non crits en ce qui concerne le comportement de l'enseignant. Les limites de conduite des enseignants et des tudiants
sont d'ordinaire prserves par une communaut plus large qui
offre le support dont les pratiquants dpendent. Mais en arrivant en Occident, dans une culture mettant tellement en valeur
l'argent, le sexe, le pouvoir, la boisson et la drogue, ces vieilles
rgles peuvent sembler ne plus avoir d'importance: les enseignants trangers risquent de confondre une culture populaire
avec une invitation aux excs et l'Amrique avec un pays n'ayant
pas besoin de rgles.
Pour viter toute nuisance, les communauts spirituelles
doivent, comme le Bouddha le conseilla ses moines, dfinir
des codes de conduite thique clairs, pour tous les membres, y
compris les responsables. Beaucoup agissent ainsi. Lorsque ce
n'est pas le cas, les tudiants ont la responsabilit de demander
une formulation explicite des principes. Fonder une commu-

LE LINGE SALE

213

naut spirituelle sans une thique claire fait le lit de la trahison.


Les valeurs de compassion et d'amour qui sous-tendent toutes
les grandes traditions rsident dans notre engagement la
vertu.

La trahison : une brutale initiation


Nous avons abord ces questions dans un esprit de sagesse discriminante. Le but d'une rflexion sur les checs du pass consiste plus chercher comprendre ce qui contribue la gurison et la rdemption qu' blmer. Le fait est que, quel que soit
le nombre d'avertissements, il y aura toujours des trahisonsc'est un thme tonnamment courant dans le parcours. La
moiti de ceux avec lesquels j'ai parl de leur vie spirituelle
dcrivirent des formes de trahisons significatives. La trahison
est un passage violent traverser, un douloureux destructeur
d'illusions et d'innocence. Elle agit comme une initiation non
dsire, une initiation la complexe vrit de l'humanit et des
ombres projetes par la lumire. Les peines et les leons d'une
trahison spirituelle peuvent durer des annes.
Une telle leon survint une femme dans l'ashram o elle
pratiquait le yoga. Elle venait de perdre son enfant dans une
fausse couche et, le cur bris, elle demanda son gourou si le
rgime physique reintant de l'ashram dans la chaleur de l't
pouvait avoir contribu la perte de son enfant. Irrit d'entendre ses enseignements de yoga remis en question, le matre la
fit se lever au milieu de centaines d'tudiants et s'cria: Elle
carte les jambes pour son mari et maintenant elle veut impliquer le yoga dans la perte de son enfant. Peut-tre n'est-elle
simplement pas capable d'tre mre. cet instant, des annes
de confiance aveugle volrent en clat. Elle quitta l'ashram. Un

214

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

long processus de peine et de colre, de rflexion et de travail


intrieur, l'amena comprendre que la plus grande trahison
avait t d'abandonner son propre jugement.
En 1993, lors de la premire grande assemble des enseignants bouddhistes amricains laquelle participrent cent
vingt dirigeants bouddhistes, de nombreux enseignants
demandrent la tenue d'un forum pour parler librement des
abus de pouvoir et des trahisons. Comme ces expriences
avaient t un sujet tabou pendant trs longtemps, il y eut normment de douleurs et une quantit impressionnante de larmes
verses. Dans certains cas, la lutte pour la gurison et le pardon
avait dur des annes et dans d'autres, une gurison plus profonde encore tait ncessaire. En fait, ce n'est pas la trahison
des enseignants qui nous choque ou nous veille le plus-c'est
la comprhension grandissante de la manire avec laquelle nous
nous sommes trahis nous-mmes. Nous avons prtendu ne pas
voir l'ombre qui pourtant tait juste sous nos yeux. cause de
nos besoins et de notre idalisme, nous avions dlaiss la
sagesse de notre cur, notre nature vritable.
Pour dire la vrit et endurer les peines du lcher-prise et du
pardon, nous avons besoin du soutien de nos amis spirituels et de
la force de notre pratique. Nous devrons trouver notre propre
autorit et notre propre grandeur de cur. claire-toi toimme, deviens toi-mme une lumire furent les dernires
paroles du Bouddha. Aucun enseignant ni aucune autorit extrieure ne peuvent nous donner la vrit ou nous la prendre. Nous
dcouvrirons enfin que notre cur dtient la vision simple et la
compassion inbranlable que nous n'avons cess de chercher.
La trahison elle-mme devient un enseignement. Nous
devons rendre hommage la supercherie car elle nous ramne
la vrit. Elle exige que nous dveloppions la sagesse discriminante, que nous parlions avec honntet, que nous exami-

LE LINGE SALE

nions nos idaux et nos fautes, que nous nous dbattions dans
le pardon. Peu de tches sont aussi riches d'enseignements.
Qyand la communaut Kripalu Yoga du yogi Amrit Desai
clata en 1994, un immense sentiment de trahison balaya la communaut. La rvlation publique des affaires secrtes du matre
et des manipulations de pouvoir et d'argent durant vingt ans fit
perdre toute illusion de nombreuses personnes. Mais comme
Amrit Desai tait aussi un enseignant plein de crativit et de
sagesse, ses tudiants furent capables d'utiliser les pratiques qu'il
leur avait enseignes - d'analyse, d'quilibre et de compassion
-pour grer ces dsillusions. Aprs des mois de rencontres et de
runions difficiles, il fut demand au matre de partir et les tudiants durent par eux-mmes faire un travail sur leurs confusions
et leur dsespoir. Depuis lors, au fil des ans, la communaut s'est
reconstruite et se ddie aux principes de yoga et de saine spiritualit que la crise due la trahison leur a enseigns. Le matre a
dclar que lui aussi avait beaucoup appris dans cette affaire.
Le matre zen Dogen affirme que la vie d'un matre zen est
une erreur permanente c'est--dire une opportunit
d'apprendre, erreur aprs erreur. travers la trahison et l'abus
de pouvoir nous rencontrons les checs qui rsultent du fait
d'tre des humains. En consquence, que nous quittions une
communaut en crise ou que nous restions, il nous faudra de
toute faon apprendre la vraie pratique de la sagesse et de la
compasswn.
En arant ce linge sale, ne soyons pas trop empresss de
juger. Les forces impersonnelles d'idalisme et d'exagration, la
profondeur des illusions et des peurs, les mandres subtils de
l'auto-illusion et de l'ambition font partie de notre nature
humaine. Les tragdies grecques, les vedas indiens, les mythes
des tribus africaines, les koans zen sont en prise avec ces forces
qui depuis des temps anciens ont faonn notre lot humain.

216

L'VEIL N'EST PAS UNE FIN

Croire en une vie spirituelle sans ombre, dans laquelle Mara ne


reparatrait jamais, revient imaginer un ciel o le soleil resterait au znith jamais.
En Inde, un dicton affirme que mme un saint de quatrevingt-dix ans n'est pas l'abri. Nous sommes vulnrables aussi
longtemps que nous sommes vivants. Le grand matre zen Hui
Neng nous rappelle la rapidit avec laquelle l'esprit change :
En ce qui concerne la nature de Bouddha, il n'y a aucune diffrence
entre un pcheur et un sage . .. Une pense veille et on est un
Bouddha, une pense stupide et on est nouveau une personne
ordinaire.

L'effort de comprhension du linge sale dans une pratique


spirituelle doit plutt tre peru comme une invitation la
vrit. Si l'veil peut succomber devant l'illusion, la comprhension et la rdemption peuvent ressurgir en un instant, quel
que soit le degr de notre garement. En un instant de vrit,
nous pouvons reconstituer ce qui tait cass et commencer
remdier nos trahisons. En un instant de vrit, nous pouvons
reconnatre quel point nous nous sommes gars et faire
amende honorable. De nos erreurs et de notre faiblesse vont
merger quelques-unes de nos plus profondes leons. Au cur
d'une conversation sincre, dans un moment de calme lorsque
nous faisons le point ou mme sur notre lit de mort, la libert
attend. En reconnaissant les souffrances et les trahisons des
autres et de nous-mmes, nous pouvons nous veiller rellement au grand cur de compassion.

QUATRIME PARTIE

NETTOYER POUR S'VEILLER

II

LE MANDALA DE L'VEIL
DE QUOI NE TIENS-TU PAS COMPTE?

tant entr dans le courant du dharma, le


pratiquant examine rgulirement son
propre cur et contemple :voici la libert
dj acquise et voici les chanes et les
imbroglios dont je dois encore me librer.
(Bouddha.)

Un vieux moine trappiste, le pre


Thophane, raconte une histoire propos d'un monastre magique o l'on peut avoir accs aux vrais dons de la vie spirituelle.
Je savais qu'il y avait de nombreux lieux intressants mais je ne voulais plus de petites rponses, je voulais la grande rponse. Je demandai donc au maitre des lieux de m'indiquer directement la demeure
de Dieu.
Je m'assis, tout fait dcid attendre cette grande rponse. Je
restai dans le silence toute la journe, jusque tard dans la nuit. Je Le
regardais dans les yeux et j'imagine que Lui aussi me regardait dans
les yeux. Tard, tard dans la nuit, il me sembla entendre une voix :
De quoi ne tiens-tu pas compte? Je regardai alentour et entendis
nouveau: De quoi ne tiens-tu pas compte? tait-ce mon
imagination? Bientt ce ne fut tout autour de moi que murmures et
rugissements : De quoi ne tiens-tu pas compte? De quoi ne tienstu pas compte? >>

220

NETTOYER POUR s'VEILLER

tais-je en train de devenir fou? Je russis me lever et me dirigeai vers la porte. Je voulais le rconfort d'un visage ou d'une voix
humaine. Juste ct, il y avait le couloir menant au quartier des
moines. Je frappai une cellule.
Qy'est-ce que tu veux? dit une voix endormie.
- Dis-moi de quoi je ne tiens pas compte.
- De moi >>, rpondit-il.
Je frappai la porte suivante.
Qye veux-tu?
-Dis-moi de quoi je ne tiens pas compte.
-De moi ...
Une troisime, une quatrime cellule, toujours la mme
rponse.
Ils sont tous focaliss sur eux-mmes , pensai-je. cur, je
sortis du btiment. Juste cet instant le soleil se leva. Je n'avais jamais
parl au soleil auparavant mais je m'entendis implorer: Dis-moi de
quoi je ne tiens pas compte. >>
Et le soleil de me rpondre lui aussi : << De moi. Cela
m'acheva.
Je me jetai sur le sol; la terre me dit alors : De moi non plus. ,.

L'histoire du pre Thophane montre ce qui est vraiment en


jeu dans le mrissement spirituel : si nous esprons ouvrir notre
cur au monde entier, nous ne devons rien laisser de ct. La
libert et l'veil ne se trouvent que prcisment l o nous sommes.
Si nous souhaitons aimer Dieu, nous devons aussi apprendre
aimer chacune de ses crations - y compris nous-mmes, dans
toute notre complexit et imperfection. L'esprit qui intgre tout
cre un mandala ou cercle d'veil dans lequel nous nous ouvrons
la ralit du prsent, en y englobant toutes les dimensions de la vie.

LE MANDALA DE L'VEIL

221

Le Mandala d'Intgralit
Un mandala est une image souvent complexe. Il reprsente le
grand cercle de l'existence, la compltude sacre, un univers
entier. Le but d'une vie spirituelle sense consiste dcouvrir et
incarner dans notre vie cette intgralit sacre.
Il y a deux principes essentiels pour s'veiller cela. Tout
d'abord, pour que la libert puisse s'panouir totalement, tous
les domaines importants de notre exprience terrestre doivent
tre inclus dans notre vie spirituelle. Aucun aspect significatif
ne peut tre exclu de notre prise de conscience. Les Ans
bouddhistes disent qu'il faut cultiver les quatre fondements de
l'attention sacre: vis--vis du corps, des sensations, de l'esprit
et des principes qui rgissent la vie. Leurs enseignements tendent ensuite la mme prsence d'esprit sacr la famille, la
communaut, aux moyens d'existence et d'une faon plus large
aux relations avec le monde. C'est seulement travers une
attention l'gard de chacune de ces choses que nous accomplissons l'veil. Ces aspects seront plus largement dvelopps
dans les chapitres suivants.
Le second principe pour s'veiller la plnitude consiste
tenir compte du fait que notre conscience dans un domaine ne
se retrouve pas forcment dans les autres aspects de notre vie.
Nous savons que les athltes de niveau olympique sont trs
entrans et ont une grande conscience de leur forme physique,
ce qui n'empche pas certains d'tre motionnellement immatures ou mentalement limits. l'inverse, certains intellectuels
brillants souffrent parfois d'ignorance et de manque d'intrt
en ce qui concerne leur corps ou leurs motions. D'autres, conscients de leurs sensations et experts en relations humaines, peuvent tre terriblement inconscients des systmes de pense et
des croyances qui les enferment.

222

NETTOYER POUR s'VEILLER

Il en va de mme dans la vie spirituelle. Certains matres de


mditation, comptents pour naviguer au cur des tats
d'expansion de la conscience, peuvent tre troubls par le monde
motionnel et relationnel. Des nonnes ou des moines ayant une
relation troite avec Dieu peuvent avoir des rapports chaotiques,
voire destructeurs, avec leur famille - ou avec leur propre corps.
Les yogis et gourous, qui ont une stupfiante matrise physique
et contrlent leur respiration et leurs penses, peuvent avoir des
croyances et des opinions irrflchies, source de souffrance pour
ceux qui les entourent. Les moines et les nonnes les plus mrs,
les matres de mditation et les pratiquants dcouvrent un jour
des facettes entires de leur vie dont ils n'taient pas conscients.
Pour de nombreux enseignants, c'est l'entranement spirituel luimme qui peut les avoir amens ngliger ou renier leurs
ncessits humaines fondamentales. Et tant que ces dimensions
ne seront pas intgres leur pratique, ils souffriront inutilement
de tous les maux allant d'une sant fragile des problmes motionnels. Chaque domaine encore non reconnu apporte avec lui
de la souffrance, des conflits et des limitations. Gandhi disait :
Dans la vie, on ne peut agir correctement dans un domaine
alors qu'on est encore occup mal agir dans un autre. La vie est
un tout indivisible.
Lorsque nous observons des aspects de notre vie que nous
avons ngligs spirituellement, nous y dcouvrons souvent un
parti pris ou une peur sous-jacente. Nous croyons peut-tre que
le corps ou les relations, ou encore nos projets d'avenir, l'argent,
la sexualit, la famille, la communaut, la politique ne sont pas
d'ordre spirituel mais sont au contraire des piges dangereux
et rpugnants. Cette crainte rige des murs et isole notre cur
de la vie. Elle divise le monde de telle sorte que tel ou tel aspect
est considr comme dnu de saintet. Nos expriences de

LE MANDALA DE L'VEIL

223

ralisation demeurent alors compartimentes et incompltes,


comme des bonsas, magnifiques mais amputs.
La vrit est que ces frontires intrieures doivent tre dissoutes. Comme le montre l'histoire du Pre Thophane, c'est
dans l'coute profonde et honnte de tout ce qui a t craint ou
dlaiss que nous trouverons notre libert. Et si nous ne nous
dcidons pas ouvrir les yeux, ce qui a t nglig viendra nous
chercher; les facettes oublies de nous-mmes se manifesteront
toutes seules, frappant chaque fois plus fort si nous n'coutons
pas leurs plaintes. Ces voix, nous les entendrons enfin au cours
de divorces, de dpressions, de maladies ou d'tranges dfaillances. Si nous prtons l'oreille et accueillons toutes les parties de
nous-mmes, nous verrons qu'elles enrichissent notre jardin
comme un compost, comme un aliment pour la vie.
Il y a une unit sous-jacente toutes choses. Un cur empli
de sagesse en est conscient tout comme il connat l'inspir et
l'expir. Chaque chose fait partie d'un ensemble sacr dans
lequel nous existons; au fond, tout est parfaitement digne de
confiance. Nous n'avons pas craindre les nergies de ce monde
ni aucune autre. Nous devons seulement redouter notre confusion leur gard. Le matre zen Rinzai dcrit un tre vraiment
sage comme tant celui qui peut entrer dans le feu sans se brler, plonger dans l'eau sans se noyer et s'amuser dans les trois
enfers les plus bas comme sur un champ de foire : quelqu'un qui
pntre le monde des esprits et des animaux sans qu'ils lui fassent du tort. Aucun des royaumes d'existence ne doit demeurer en dehors de notre pratique.
Le matre de mditation Vimala Thakar demande : Si
j'aime la vie, comment puis-je rester en dehors d'un seul de ses
domaines? Ainsi, sous l'influence de Gandhi, sa communaut
travaille dans les plus pauvres villages du Gujarat en Inde o
elle fore des puits, dveloppe l'irrigation et plante de nouvelles

224

NETTOYER POUR s'VEILLER

semences tandis qu'elle-mme, dans l'esprit de son ami et instructeur Krishnamurti, anime des retraites contemplatives
travers le monde. Ses mditations et prires ne sparent pas la
pratique spirituelle de la politique, la compassion de la justice,
la connaissance de soi des moyens d'existence. Tout ceci est pris
comme un ensemble.

Un langage spirituel adulte


Au dbut, lorsque nous entrons dans la voie spirituelle, nous
parlons de surmonter les obstacles, d'efforts ncessaires, de
purification des fautes et d'ardeur dans la qute de Dieu. Mais
ce langage, bien qu'il puisse nous avoir t utile au dpart,
risque de devenir trop unilatral, tablissant une chose contre
l'autre : le monde contre la libration, la volont personnelle
contre la grce de Dieu, le pch contre la rdemption. C'est un
langage bas sur l'exclusion.
Avec l'veil de la sagesse, le cur se dploie peu peu pour
englober tout le paradoxe de la vie. Comme l'crit Walt
Whitman : Je suis vaste, je contiens des multitudes. Dans la
maturit du cur s'lve une perfection plus profonde qui ne
s'oppose pas aux choses du monde mais les embrasse toutes de sa
compassion. Notre vie spirituelle est alors plus en rapport avec la
misricorde et la bienveillance qu'avec les conflits intrieurs et les
luttes contre l'ego ou les pchs. Notre hrosme devient maintenant un amour sans peur pour l'ensemble de la cration sans
aucune exception. Nous pouvons tre prsents ce que Zorba le
Grec appelait la totale catastrophe.
Ce mrissement est illustr dans la psychologie bouddhiste
par un arbre vnneux qui reprsente la souffrance du monde.
Lorsque nous dcouvrons qu'un arbre dans notre environne-

LE MANDALA DE L'VEIL

225

ment est toxique, notre premier geste est d'essayer de le couper,


de le faire disparatre pour qu'il ne puisse plus nuire. ce stade
initial de la pratique, notre langage est celui du conflit : peur du
poison et des impurets, efforts pour draciner et dtruire ce
qui est dangereux.
Mais notre compassion s'approfondissant, nous prenons
conscience que l'arbre fait lui aussi partie du rseau de la vie. Au
lieu de le dtruire, nous en arrivons respecter cet arbre, en
l'entourant cependant d'une barrire pour avertir les autres du
danger afin qu'ils n'en soient pas victimes. Notre langage a
chang, il est maintenant devenu celui de la compassion et du
respect, bien plus que de la peur. Nos difficults intrieures et
extrieures sont dsormais abordes avec misricorde. C'est la
seconde tape de la pratique.
Enfin, notre sagesse s'approfondissant encore, nous ralisons que nos vritables problmes et nos poisons sont nos
meilleurs enseignants. Il est dit que l'tre le plus sage partira
la recherche de cet arbre toxique pour en utiliser les fruits
comme remde capable de transformer les souffrances du
monde. Les nergies de passion et de dsir, de colre et de confusion sont transformes en ardeur, force et clart, porteuses
d'veil. Nous comprenons que c'est en faisant face aux souffrances relles du monde que notre libert et notre compassion
les plus profondes se rvlent. Ce que nous appelions poison est
maintenant reconnu comme un alli pour notre pratique.
Cette libert grandissante du cur nous donne le courage
de nous interroger, de clarifier et d'affiner pour nous-mmes les
enseignements que nous avons ingurgits d'un coup. Nous voluons d'une croyance en des idaux la dcouverte de la sagesse
qui merge de notre propre exprience. Nous obtenons une
comprhension directe de ce qui alimente et soutient la libert.

226

NETTOYER POUR s'VEILLER

Maintenant nous pouvons enfin voir et connatre par nousmmes.


Avec la maturit, nous nous librons de notre langage unilatral de dpart. Nous passons au-del des ides simplistes de
bien et de mal, de bon et de mauvais. Dsormais le monde n'est
plus une bataille entre le blanc et le noir, le pur et l'impur; il ne
s'agit plus d'un arbre vnneux abattre ou faire disparatre.
Notre vision du sacr intgre maintenant la complexit, le paradoxe, l'ironie et l'humour. Le cur devient clair, capable de
comprendre le monde plutt que de se battre contre lui, capable
de rcolter le fruit de l'arbre toxique plutt que de draciner
celui-ci.
Avec notre clart grandissante, nous comprenons le langage
du non-attachement et de la renonciation d'une faon nouvelle.
L'attachement est la cause de la souffrance, enseigne le
bouddhisme. Il est plus facile pour un chameau de passer par
le chas d'une aiguille que pour un riche d'entrer au royaume de
Dieu, dclare Jsus. En fait, l'attachement et l'avidit sont
causes de souffrance. Mais un enseignement sera plus complet
et plus mr s'il reconnat qu'il existe un attachement malsain et
un attachement salutaire. Une mre doit montrer un attachement profond et naturel envers son enfant sinon l'enfant sera
bless et souffrira. Un employeur peut aussi tre attach de
faon salutaire au bien-tre de ses salaris.
En apprenant distinguer ce qu'est un attachement douloureux de ce qui ne l'est pas, nous devenons plus lucides quant
au sens de l'engagement. Un engagement sage envers une relation exclusive, la vertu, la prire, la mditation, Dieu ou une
voie sacre, devient l'expression de notre libert intrieure
beaucoup plus qu'une limitation. Le renoncement apporte la
libert non pas parce que nous abandonnons des choses (bien
qu'en fait il en soit ainsi), mais parce que nous abandonnons la

LE MANDALA DE L'VEIL

227

saisie et la possessivit et lchons la peur, la colre et l'illusion


qui treignaient nos curs.
De la mme manire, le non-attachement et la sagesse discriminante se runissent en un ensemble. La sagesse discriminante peut poser des limites, dire oui, dire non, se dresser pour
la justice et agir avec compassion. Elle devient l'expression
intrpide et non gotique d'une absence d'attachement pleine
de sagesse. Avec la sagesse discriminante, nous agissons sans
saisie ni agressivit, nous cherchons dire la vrit et accomplir le bienfait de tous les tres.
Au cours de notre volution sur le chemin spirituel, le dsir
et la passion sont eux aussi compris d'une manire nouvelle.
Comme l'crivait William Blake: Ceux qui franchissent la
porte du ciel ne sont pas des tres dnus de passion ou les
ayant rprimes, mais des individus ayant cultiv une comprhension de ces passions. Au lieu de condamner tous les dsirs,
nous les abordons avec sagesse et sensibilit. Nous voyons alors
le monde comme un jeu de dsirs et la diffrence entre ceux qui
sont senss et insenss devient vidente. Certains dsirs sont
causes de souffrance mais d'autres, comme les besoins naturels
d'amour familial, de nourriture et de refuge sont salutaires. Le
dsir d'apprendre, de comprendre, de servir Dieu peut nous
aider atteindre l'veil. De ce fait nous en arrivons respecter
la passion et l'ardeur comme des nergies humaines pouvant,
certes, tre associes la contrainte et la saisie, mais galement
tre diriges vers l'engagement et l'intgrit de l'tre.
Ces nergies ne sont plus des pchs mortels craindre; elles
sont transformes en remde pour l'veil. Nous sommes capables
de rester dans le monde sans tre emports par lui, d'utiliser les
nergies de la vie pour enseigner et veiller partout o nous
allons. Mme Socrate, qui menait une vie trs frugale et simple,
aimait aller au march. Qyand ses tudiants lui demandaient

228

NETTOYER POUR s'VEILLER

pourquoi, il rpondait : J'aime aller voir toutes les choses sans


lesquelles je suis heureux.}} Les fastes d'Athnes n'taient pas ses
ennemis et sa sagesse pouvait se mouvoir parmi eux avec un plaisir imperturbable.
Un cur mr nous aide travailler mme avec les forces de
la colre et de la haine. Nous apprenons distinguer la colre
de la souffrance plus profonde qu'est la haine. Nous comprenons que toutes deux sont des nergies puissantes. Ainsi lorsque Shantideva, le sage bouddhiste, nous avertit que mille
ons d'actes bnfiques seront dtruits par un instant de
colre }}, nous ne saisissons pas compltement la ralit de cette
affirmation. Parfois mme, la colre a du bon. Le Dala-Lama,
avocat passionn de la non-violence, admet que, bien que la
colre soit dangereuse, il puisse aussi y avoir une colre positive, tempre par la compassion et le sens des responsabilits,
capable d'agir comme une force conduisant une action rapide
et utile}}. Si nous hassons et craignons notre colre, nous
allons perptuer la bataille. Notre tche consiste comprendre
et transformer ces nergies en clart et en force.

La voie du milieu
Ce vocabulaire d'une comprhension plus large montre comment
le cur s'assouplit et se sensibilise. Les tendances dogmatiques et
rigides de la ferveur religieuse laissent place la voie du milieu,
une prsence sage qui n'est ni indulgente ni craintive.
Mon matre Ajahn Chah manifestait cette souplesse
lorsqu'il se montrait le plus incohrent, contredisant des choses
qu'il avait affirmes auparavant, rejetant des enseignements
qu'il avait prconiss la veille. Qiand un tudiant frustr (moi)
lui en fit la remarque, Ajahn Chah se mit rire. C'est comme

LE MANDALA DE L'VEIL

229

cela, dit-il. Il y a une route que je connais bien, mais il peut y


avoir du brouillard ou de l'obscurit. Qyand je vois un voyageur
sur cette route, prt se perdre sur une voie de garage droite,
je l'appelle et lui dis: Va gauche! De la mme manire, si
j'aperois quelqu'un qui risque de s'garer dans une impasse sur
la gauche, je l'appelle et lui dis : Va droite! C'est la seule
chose que je fais quand j'enseigne. Si tu tombes et que tu te laisses emporter par quoi que ce soit, je te dis : Lche a aussi. )) ))
La voie du milieu embrasse les opposs. Elle repose entre
eux et reconnat les deux vrits sans se laisser prendre ni par
l'une ni par l'autre. Ainsi, nous voyons que, d'un ct, la vie
humaine est souffrance, avec un enchanement invitable de
pertes culminant dans la maladie, la vieillesse et la mort. Mais
d'un autre ct, elle est aussi une grce- emplie de dons et de
bndictions, exprimant une beaut divine. Notre relle souffrance peut tre considre comme une grce nous conduisant
la compassion, l'abandon et l'humilit.
Le fait de s'veiller dissout les tiquettes que nous avons
colles sur notre exprience. Dans un cur empli de sagesse,
toutes les notions par rapport nous-mmes - individus aux
prises avec l'illusion ou Bouddhas, pcheurs ou fils de Dieu se dfont. Oui, un cur sage connat la dimension de l'gosme
et du pch. Mais il comprend aussi notre humanit dans une
ralit plus large, celle de la bndiction originelle et de la
bont fondamentale. Il demeure dans notre nature divine, notre
nature de Bouddha.
Grce cette comprhension, nous pouvons mieux aborder
les enseignements spirituels qui nous disent de dtruire les attitudes centres sur nos propres satisfactions : nous pouvons les
quilibrer avec la ncessit d'encourager l'amour de nousmmes comme l'enseigne le Bouddha dans le Sam utta Nikaya :
Vous pouvez chercher dans les dix dimensions de l'univers et

NETTOYER POUR s'VEILLER

230

ne pas trouver un seul tre plus digne d'amour et de bienveillance que vous-mmes.)) Nous devons parfois nous dfaire
de notre ego mais parfois ce sont notre haine et notre mpris de
nous-mmes qui posent problme. Dans ce cas, la gurison et
la libration de notre cur ne peuvent se faire qu' travers
l'amour de cet ego que nous avons rejet.
La sagesse du cur apporte de la compassion l'imperfection elle-mme. Une tude sur les thrapeutes blesss)) a t
faite l'universit de Stanford. Elle compare les psychologues
qui travaillent de manire dtache, sans rien rvler d'euxmmes, ceux qui partagent certaines de leurs difficults et de
leurs blessures. Les thrapeutes blesss gurissent leurs patients
plus rapidement.
Un cur de sagesse est en paix avec le mode d'tre des choses. N'tant plus en conflit avec le monde, nous nous dtendons
sans nous y perdre. Les qualits saintes de comprhension,
d'humilit et de patiente attention sont nos dons. Notre corps,
notre parole et notre esprit deviennent, l'image du tao,
satisfaits du changement des saisons)). Nous devenons l'amour
que nous avons cherch. Et dans cet amour, nous sommes aussi
ramens nous-mmes.
L'enseignant zen Edward Espe Brown est l'auteur de nombreux livres de cuisine inspirs du zen, dont The Tassajara Bread
Book*. Tout en dcrivant ces pratiques culinaires, il parle des
vrits du cur.
Lorsque pour la premire fois je commenai cuisiner Tassajara,
j'eus un problme. Je n'arrivais pas ce que mes biscuits sortent
comme ils auraient d. J'avais suivi une recette et tent des variantes
mais rien n'y faisait. Ces biscuits n'taient pas comme il fallait.
Le Livre du Pain Tassajara.

LE MANDALA DE L'VEIL

2JI

Dans mon enfance, j'avais fait deux sortes de biscuits. L'une


partir des Bisquick et l'autre avec des Pillsbury. Pour les Bisquick, il
fallait ajouter du lait au mlange puis, avec une cuillre, laisser
couler la pte dans la pole - il ne fallait mme pas en faire des
galettes. Avec les Pillsbury, les biscuits taient dans une sorte de
bote en carton. Vous donniez un coup sec sur la bote au coin de la
table et elle s'ouvrait d'un coup. Ensuite vous tordiez la bote pour
qu'elle s'ouvre plus et jetiez les biscuits dj prts dans une pole
frire. J'aimais vraiment ces biscuits Pillsbury. N'tait-ce pas ainsi
que devaient tre les biscuits? Les miens, eux, ne sortaient pas bien.
Il est tonnant et stupfiant de voir les ides que nous avons
propos du got que doivent avoir les biscuits ou de la forme que
notre vie doit prendre. En comparaison avec quoi? Des biscuits Pillsbury en bote? Au diable tout cela. Les gens qui mangeaient mes
biscuits en vantaient les qualits, les dvorant les uns aprs les
autres, mais pour moi, ces trs bons biscuits n'taient pas comme il
fallait.
Un jour enfin, je remis les choses leur juste place, je m'veillai.
<<Pas comme il faut>> par rapport quoi? Oh, fichtre! J'avais pass
mon temps essayer de faire des biscuits Pillsbury en bote! Vint
alors le dlicieux moment de goter rellement mes biscuits sans les
comparer quelque standard secrtement prtabli. Ils avaient le
got du bl, taient feuillets, au beurre, croustillants, terrestres,
rels. Ils taient incomparablement vivants, prsents, vibrants beaucoup plus satisfaisants en fait qu'aucun souvenir.
Ces situations peuvent tre tellement renversantes et tellement
libratrices. Ce sont les moments o vous ralisez que votre vie va
bien telle qu'elle est, merci. Seule une comparaison insidieuse avec
un produit magnifiquement prpar et joliment emball peut la faire
paratre insuffisante. Essayer de raliser un biscuit- une vie- sans
salir de bols, sans un sentiment de dsordre, sans dprime ni colre,
tait tellement frustrant. Alors savourer ou goter rellement le
moment prsent de l'exprience - tellement plus complexe et
diversifi! Tellement insondable!
En tant qu'tudiants zen, nous avons pass des annes essayer
que les choses paraissent correctes, tenter de recouvrir les fautes et
masquer le dsordre. Nous savons quoi ressemble un tudiant

232

NETTOYER POUR s'VEILLER

bisquick zen : il est calme, plein d'entrain, souriant, dynamique,


srieux et profond. Comme le disait un de mes amis, notre devise
tait: Paratre bien. Nous l'avons tous fait, essayant d'avoir l'air
d'un bon mari, d'une bonne pouse ou de bons parents. Essayant
d'atteindre la perfection. Essayant de faire des biscuits Pillsbury.
Bon! Au diable tout cela. Rveille-toi, sens l'odeur du caf. Qye
dirais-tu de quelques bons vieux biscuits faits maison, les biscuits du
prsent.

Qyand nous acceptons notre place dans le mandala d'intgralit, nous revenons simplement l o nous sommes. Et l,
nous dcouvrons la joie, le bien-tre, la simplicit, le courage et
ce queT. S. Eliot nomme la libert de se soucier ou de ne pas
se soucier . Les chapitres suivants illustrent cet panouissement de la plnitude et du retour nous-mmes.

12

NOTRE CORPS ACTUEL,


LE BOUDDHA

l'intrieur de ce corps, si long dcouvrir, se trouvent tous les enseignements,


se trouvent la souffrance, la cause de souffrance et la fin de la souffrance.
(Bouddha.)
Il est aussi utile de raliser que le corps
que nous avons, qui est assis ici mme,
maintenant ... avec ses douleurs et ses
plaisirs ... est exactement ce dont nous
avons besoin pour tre pleinement
humains, totalement veills, compltement vivants. (Pema Chadron*.)

cA'vant l'illumination nous devons


vivre avec notre corps. Aprs l'illumination nous devons encore
vivre avec notre corps. Le matre zen Danan K.atagiri disait : Le
point important dans une pratique spirituelle est de ne pas essayer
de fuir sa vie mais de lui faire face- parfaitement, totalement. Il
parlait la fois pour ceux qui dbutent sur la voie et pour ceux qui
ont dj ralis quelques degrs d'veil. Peu importe o nous nous
trouvons sur le chemin de l'veil, le corps doit y tre associ.
* The Wisdom ofNo Escape, ouvrage paru en franais sous le titre Entrer en
amiti avec soi-mme, La Table Ronde.

234

NETTOYER POUR s'VEILLER

Pourtant des religions, tant orientales qu'occidentales, n'ont


pas respect cette vrit. Dans chaque tradition, il y a des courants
qui mettent l'accent sur le reniement et l'aversion de l'entit physique, qui ont peur du corps et mprisent ses impulsions. Dans un
monastre birman o j'ai pratiqu, certains matres interdisaient le
yoga, les tirements et les exercices physiques, conseillant leurs
tudiants de se lancer dans des mditations intensives de plusieurs
mois et d'abandonner tout intrt pour leur corps. Beaucoup
d'tudiants acceptrent cette injonction- comment auraient-ils
pu ne pas avoir confiance dans les paroles de leur matre? Des
annes plus tard, ils durent lutter pour retrouver un corps et une
sant qui leur permettent enfin de vivre de manire sense.
Dans l'hindouisme, l'islam, le judasme et la chrtient, il
est tout aussi frquent de rencontrer des enseignants qui encouragent un dtachement puritain et craignent ou mprisent le
corps. Une vieille nonne ursuline dcrit comment le corps est
considr dans sa communaut :
Ds le dpart, on m'enseigna avoir honte de mon corps de femme.
Pendant ces annes de pratiques au sein de l'glise, jefus force d'en
ignorer tous les aspects. la place, ils mirent en avant tous les saints
qui sacrifirent leur corps plein de pchs et moururent en martyrs.
C'tait une spiritualit trique qui renfora profondment ma propre
honte intrieure.
Voici une histoire traditionnelle qui tente de faire prendre
conscience aux tudiants que nous avons perdu toute connexion. Dans la Chine ancienne vivait un veuf avec ses deux
charmantes filles. Qyand sa fille ane mourut, il ne lui resta
plus que la cadette, Sen-jo. Comme elle tait trs belle, beaucoup demandrent sa main et lorsqu'elle en eut l'ge, son pre
lui choisit parmi tous ses prtendants un mari bon et prospre.

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

235

Mais hlas, Sen-jo tait depuis longtemps tombe amoureuse


d'Occhu. Ils se connaissaient depuis leur enfance. Lorsqu'un
jour le pre de Sen-jo leur avait dit en riant qu'ils taient faits
l'un pour l'autre et qu'ils devraient se marier quand ils seraient
grands, ils l'avaient cru profondment. Imaginant qu'ils taient
fiancs, ils avaient fini par s'aimer perdument.
Qyand Sen-jo entendit qu'elle tait promise un autre, elle
en fut si dsespre qu'elle manqua de s'vanouir. Occhu, de
son ct, eut tellement de peine qu'il sentit ne pouvoir supporter la douleur de son cur bris qu'en s'enfuyant secrtement.
Ce soir-l, minuit, il dtacha sa petite barque du quai du village et commena ramer pour descendre la rivire. Il aperut
une silhouette qui se prcipitait hors des buissons pour courir
le long de la rivire. C'tait Sen-jo. Ils s'enlacrent en pleurant
puis Sen-jo monta le rejoindre dans la barque et ils vogurent
ensemble jusqu' un village perdu en aval.
Ils s'y marirent et y vcurent cinq ans, construisant une
ferme et levant leurs deux enfants. Mais dans son cur, Sen-jo
tait inquite pour son pre et se sentait ingrate de s'tre enfuie
ainsi. Son pass inachev la hantait, teintant son bonheur de chagrin. Lorsqu'elle en parla Occhu, celui-ci lui avoua que sa
maison lui manquait lui aussi. Ils dcidrent immdiatement de
revenir demander pardon sa famille. Ils empruntrent un plus
grand bateau et remontrent le courant avec leurs deux enfants.
Ils arrivrent au village la nuit tombante.
Lorsque Occhu se rendit la maison du pre de Sen-jo
pour lui demander pardon, il fut reu avec un grand tonnement. Le pre refusa de croire que sa fille tait dans le bateau.
Du jour o tu es parti, lui dit-il, ma fille est reste tendue, l,
dans son lit, trop malade pour parler. Dconcert, Occhu
insista : Elle est dans le bateau, pre, avec deux jolis petits
enfants. Viens sur la rive et regarde par toi-mme. Mais le

NETTOYER POUR s'VEILLER

pre envoya son serviteur; celui-ci revint bientt tout excit en


disant : Oui, c'est vrai. )) L'homme dsorient retourna au
chevet de sa fille silencieuse et lui raconta l'histoire.
Immdiatement Sen-jo -la malade- fut pleine d'nergie
et se leva de son lit sans un mot. Elle sortit de la maison et descendit la rue, suivie par son pre. Ds qu'elle rencontra l'autre
Sen-jo et ses enfants, toutes deux s'enlacrent et immdiatement ne firent plus qu'une. Par la suite, Sen-jo runifie expliqua que pendant tout ce temps, dans les deux vies, elle avait eu
la sensation de vivre un rve.
Qye pouvons-nous apprendre de cette histoire, de ce triste
rcit d'une vie cartele? Sen-jo a d couper une grande part
d'elle-mme pour survivre et chaque moiti a souffert sa
propre manire. Mais y a aussi un espoir : la dtermination de
Sen-jo revenir nous invite revenir nous-mmes. Comme
Sen-jo, nombre d'entre nous dcouvrent qu'ils vivent de faon
partielle dans un monde rv, coups de parties entires de leur
vie, de leur corps, de leur pass. Il n'en a pas toujours t ainsi.
Qyand nous sommes ns, y avait une plnitude originelle,
une unit avec notre mre et notre propre corps. Puis au cours
des annes passes devenir un individu dans la socit, nous
avons perdu cette plnitude. Nous sommes constamment confronts au manque de respect et de soutien - chose typique
dans de nombreuses familles modernes - , aux jugements et
aux peurs de ceux qui nous sont proches, des frustrations invitables, des pertes et la fragmentation culturelle due la
tentative de satisfaire les attentes de la socit. De ce fait, nous
commenons nous sparer de notre corps sacr et de nos sentiments les plus profonds. Le plus souvent, cela prend place de
faon invisible et inconsciente, dans l'obscurit, comme la
course de Sen-jo poursuivant le bateau d'Occhu minuit. Bien

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

2 37

que nous puissions percevoir cette dissociation, nous ne savons


pas exactement ce qui cloche.
James Joyce a bien saisi ce dilemme lorsqu'il dcrit un
personnage : M. Duffy vivait courte distance de son corps.
Joan Tollifson, enseignante zen, explique quel point il peut tre
difficile de simplement reconnatre la vrit de son corps. Ne
avec un avant-bras en moins, elle dcrit une enfance au cours de
laquelle les autres enfants avaient un sursaut d'horreur.
Certaines personnes me disaient que j'tais trs doue pour
lacer mes chaussures. Pire encore, d'autres faisaient semblant de
ne rien remarquer et personne ne disait mot. Si dans un ascenseur des enfants lui demandaient ce qui lui tait arriv, leurs
parents les faisaient taire immdiatement: Chut! Il ne faut pas
parler de a.
Puis Joan dcouvrit la mditation et pendant des annes
elle s'assit, faisant d'une seule main le demi-moudra du cercle,
essayant d'tre une tudiante zen comme il faut. D'une certaine
manire, elle ne s'tait jamais encore rellement regarde. Je
me souviens de la premire fois o j'ai vraiment regard mon
bras. J'avais vingt-cinq ans. Il lui fallut tout ce temps pour
dvelopper le courage de voir ce qu'elle tait vritablement.
<<Et quand vous y arrivez, crit-elle, l'horreur n'est pas dans
votre corps mais dans votre tte.
Bien qu'il puisse tre douloureux d'examiner de prs nos bras,
nos jambes, notre ventre, notre poitrine, notre visage, notre
peau, nos parties gnitales, nos cheveux, il nous en cotera
encore plus de ne pas regarder. Le fait de ne pas regarder conduit une perte de sensation et de lien avec nous-mmes, avec
la terre, avec notre vraie vie humaine. Cela engendre une perte
de cette sagesse inne et instinctive qui est la ntre. Mme
aprs des annes de pratiques spirituelles, nous pouvons tre
encore comme Sen-jo avant son retour: notre contentement et

NETTOYER POUR s'VEILLER

notre bonheur alourdis par les parties abandonnes de nousmmes que nous ne regardons pas.
Un abb bouddhiste dcrit ce qui lui arriva aprs avoir survcu une intervention chirurgicale et aux radiations subies
cause d'un cancer.
Lorsqu'enfin je revins dans ma communaut,je la considrai d'un il
nouveau. je vis de vieux tudiants qui taient l depuis longtemps
sans sejeter vraiment l'eau. j'en vis d'autres qui nepratiquaientpas
mais taient simplement dpendants et avaient besoin d'un endroit
pour vivre. j'avais pris les vux de bodhisattva ce qui, pensais-je
cette poque, signifiait que je devais essayer de prendre soin de tous de
faon inconditionnelle. En tant que bodhisattva, je voulais que tous
restent; mais mon corps qui avait ajfront la vrit de la vie et de la
mort en dcida autrement. je renvoyai la moiti des tudiants. En fin
de compte, jefos forc d'couter la sagesse de mon corps.
Un manque de lien avec cette vie qui s'incarne n'est pas uniquement notre lot individuel; cette carence est lie la dispersion rapide et gnrale de la socit de consommation
moderne. La femme pote Adrienne Rich se fait l'cho du chagrin cach derrire nos vies affaires :
Le problme, jusqu' prsent non abord,
est de savoir comment vivre dans un corps endommag,
dans un monde o la douleur est garantie,
laisse sans soins ni rconfort.
Le problme est de relier, sans hystrie,
la douleur du corps de chacun la douleur du corps du monde.

ce propos, un lama tibtain occidental raconte :

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

239

j'ai vu bon nombre de dtachements pathologiques en moi-mme et


chez les autres. De longues annes de retraite m'ont mis en contact avec
de nombreuses choses mais j'tais aussi en prise avec la vieille culture
bouddhiste dans laquelle certains lments sont ignors et rejets. je ne
sais pas combien j'ai rencontr d'enseignants de mditation, de lamas,
d'instructeurs Vipassana qui avaient des problmes de sant. On peut
dire que la maladie est normale, qu'elle foit partie de la premire
Noble Vrit de la souffiance, enseigne par le Bouddha. Mais la plupart de ces enseignants n'avaient pas pris soin de leur corps pendant
des annes. Et moi? j'avais l'habitude de me vanter de mon calme et
de mon dtachement, jamais irrit ou me laissant aller la colre, audel de tout stress, le cerveau nivel. Mais qu'en tait-il de mon corps?
Dans quels organes avais-je fourr tout cela au dtriment de ma
sant? Maintenant, vingt-cinq ans plus tard, je commence respecter
mon corps, mon besoin de repos et d'exercice. je retrouve la sagesse
physique que j'avais perdue pendant si longtemps.
Alice Miller, qui consacra sa vie mettre en valeur notre
tre authentique, crit avec passion que le corps est une cl.
La vrit de notre enfance est conserve dans notre corps; bien que
nous puissions la rprimer, jamais nous ne pourrons l'altrer. Notre
intellect peut tre tromp, nos sentiments manipuls, nos conceptions troubles et notre corps mystifi par des mdicaments. Mais
un beau jour, notre corps va nous prsenter l'addition car il est incorruptible comme un enfant qui, l'esprit entier, n'accepte aucun compromis ni aucune excuse. Il ne cessera de nous tourmenter jusqu' ce
que nous arrtions de fuir la vrit.

Si nous voulons devenir totalement nous-mmes, nous


devons revendiquer ce corps- et mme considrer que sa douleur et ses limites sont les ntres. Un pratiquant bouddhiste
avanc, dont les parents avaient survcu l'holocauste, finit par
reconnatre: Je suis n dans un traumatisme et j'ai dcouvert

NETTOYER POUR s'VEILLER

que toute ma vie j'avais retenu mon souffle. Une enseignante


de yoga avoue, elle, avoir pouss son corps la perfection
jusqu' ce que je ralise que j'tais terrifie de vieillir, de perdre
mon allure, de constater ma faiblesse et ma vulnrabilit. Mon
yoga tait une manire d'essayer de contrler ma vie.
Une femme rabbin avait dj fait un long cheminement
avant de raliser pleinement la ncessit d'y associer son corps.
Les femmes ont de telles craintes pour leur corps. Les hommes aussi
j'imagine. Dans ma vie spirituelle j'avais travaill sur de profondes
blessures dans ce domaine. Les enseignements les plus sages du
judasme considrent la sexualit et le corps comme sacrs et reconnaissent qu'en abuser revient abuser du divin. Je suis rabbin et je
me soigne depuis de nombreuses annes, mais c'est seulement
maintenant que je commence apprendre le yoga, le mouvement et
les danses juives. Je ralise que l'nergie du corps est l'nergie de
Dieu. Nous devons le tenir en estime. Tout arrive travers lui.

Illumination incarne
L'illumination doit tre vcue ici et maintenant, dans ce corps
mme, sinon elle n'est pas authentique. C'est dans ce corps et
cet esprit que nous trouvons la cause de la souffrance et la fin
de cette souffrance. Pour que l'veil soit une ouverture la
libert dans cette vie mme, le corps doit en tre la base.
L'illumination incarne n'est pas l'obtention d'accomplissements psycho/physiques spciaux, ni la matrise des yogas du
feu intrieur, ni la ralisation des tantras sexuels, ni la manifestation d'un corps d'arc-en-ciel. Bien sr, certains lamas tibtains sont capables de s'asseoir nus dans la neige cinq mille
mtres d'altitude et de produire suffisamment de chaleur pour
faire fondre cette neige vingt pieds autour d'eux. Des saints

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

catholiques ont montr des stigmates et des pouvoirs de gurison miraculeux. Mais ces pouvoirs ne sont pas le vrai miracle,
dit le Bouddha. S'veiller la vrit, voil le miracle. L'illumination incarne consiste vivre avec sagesse au jour
d'aujourd'hui, dans son propre corps, tel qu'il est dans cette vie
stupfiante.
Pema Chdrn, nonne bouddhiste occidentale et matre de
mditation, nomme cette comprhension la sagesse de ne pas
fuir! .
Il est utile de raliser qu'tre ici, assis en mditation ou accomplissant les choses simples de tous les jours - travailler, marcher
dehors, parler aux gens, manger, aller aux toilettes - est en fait
exactement ce dont nous avons besoin pour tre pleinement veills,
totalement vivants, parfaitement humains. Il est utile de raliser
galement que le corps que nous possdons, ce corps qui est assis ici
mme, maintenant, dans cette pice, ce corps qui est parfois douloureux et cet esprit que nous avons l'instant mme sont exactement
ce qu'il nous faut pour tre totalement humains, totalement veills
et totalement vivants. En outre, les motions que nous avons juste
l'instant, qu'elles soient ngatives ou positives, sont ce dont nous
avons rellement besoin. C'est exactement comme si nous cherchions alentour quelle pourrait tre la plus grande richesse qu'il nous
serait possible d'avoir pour mener une vie dcente, bonne, totalement satisfaisante, nergique et inspire, et que nous trouvions cette
richesse ici mme.

I..:illumination ne fleurit pas en un idal mais s'panouit dans


la ralit miraculeuse de notre forme humaine, avec ses plaisirs et
ses peines. Aucun matre ne peut chapper cette vrit : l'illumination ne fait pas disparatre la vulnrabilit de notre corps. Le
Bouddha eut des maladies et mal au dos. Des sages comme
Ramana Maharshi, Karmapa et Suzuki Roshi moururent du
cancer malgr leur sainte ralisation. Leur exemple montre que

NETTOYER POUR s'VEILLER

nous devons trouver l'veil dans la maladie comme dans la sant,


dans le plaisir comme dans la douleur, dans notre corps humain
tel qu'il est.
Comment approcher ce corps vivant, ses joies et ses peines?
Si l'veil incarn n'est ni un reniement ni une offense au corps,
il ne s'accroche pas non plus ni ne se laisse aller inconsidrment aux plaisirs. En incarnant l'veil, nous sommes prsents
la vie qui nous est donne et respectueux de ce que les Tibtains
appellent cette prcieuse forme humaine . Tsongkhapa,
grand matre tibtain du pass, enseigna : Ce corps humain
est plus prcieux que le plus rare des joyaux. Soigne ton corps;
il est toi pour cette fois seulement... une belle chose qui
meurt. Cette prsence respectueuse permet la vie de notre
corps d'tre bnie. Galway Kinnell dcrit cette bndiction
dans Saint Franois et la Truie.
Le bourgeon
existe pour toutes choses,
mme pour celles qui nefleurissent pas,
car toutfleurit de l'intrieur, de par sa propre bndiction;
cependant il est parfois ncessaire
de rapprendre une chose sa beaut,
de poser une main sur le contour
d'unefleur
et de lui redire en paroles et en touchers
qu'elle est belle
jusqu' ce qu'ellefleurisse nouveau, de l'intrieur,
de par sa propre bndiction;
comme saint Franois
qui posa sa main sur lefront pliss
de la truie en lui offrant par la parole et le toucher
les bndictions de la terre pour les truies; alors la truie
commena se souvenir de son corps volumineux,

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

243

allant de son groin plein de terre, toujours dans la nourriture et la fange,


jusqu' la dlicate courbure de sa queue...
la grande et parfaite beaut d'une truie.
Un An, pre catholique enseignant, parle de la gratitude
et des bndictions dcouvertes dans le corps.
je viens d'une famille blanche et pauvre o l'on buvait et avait une
vie rude. Les hommes traitaient leur corps comme un vhicule que l'on
utilise et ignore. Avec la religion ce fut pire. je dtestais avoir affaire
mon corps. je vivais de cafs puis de whisky. Petit petit, en regardant les gens simples qui venaient meparler et en voyant combien leur
corps tait tortur, tout comme leur me, mafoi et mon amour mirent
au rancart toutes ces sornettes de l'glise propos du pch et du corps.
Il ne servait rien d'tre si dur. je ralisai que le Christ avait enseign qu'ilfallait aimer son ennemi. jefis vu de non-violence et cela
incluait mon corps. Ma pratique devint: Ne te tourmente pas toimme, n'amplifiepas ta peine. je commenai l'enseigner aux autres
et cela devint une pratique de gratitude. je me lve le matin et commence par prendre soin de mon corps. C'est tonnant de simplicit.
Si nous voulons accder la sagesse, nous devons intgrer
l'aspect sacr du corps. Une enseignante de la voie spirituelle
dcrit une priode durant laquelle, longtemps aprs sa premire
exprience d'veil, elle fut srieusement aux prises avec un cancer.
Une grosse tumeur abdominale mefut enleve et avec elle tout ce que
j'avais comme certitudes dans ma vie. je quittai mon travail et cessai
tout enseignement spirituel. De l'acupuncture aux thrapies profondes, je me tournai vers tout ce qui pourrait m'aider, pensai-je, changer ce qui m'avait amene au cancer. je devins humble face mon
corps. C'tait il y a quinze ans; maintenant je peux dire que cefut le
plus grand tournant et le plus grand veil de ma vie. j'avais utilis
mon corps pourpratiquer. Maintenant je devais l'habiter, le respecter,

NETTOYER POUR s'VEILLER

244

l'aimer de toutes les forces fminines, de toutes les nourritures et les


comprhensions que j'avais cartes de ma vie spirituelle. Ma pratique consista garder mon cur dans mon corps et celui-ci devint
radieux. Mme les premiers veils la perftction et la grce ne
purent me procurer autant de joie que celle de vivre chaque instant
dans mon corps, avec mes sensations. j'aime ma vie d'unefaon nouvelle. Mon corps est devenu le lieu de la libert.

Ne rien dlaisser
Comme nous l'avons vu, vivre cette illumination incarne comporte des dfis dont l'un des plus importants est li la sexualit. Les traditions religieuses nous mettent souvent en garde
contre les risques de nous perdre dans le monde sensoriel et il
est vrai que nous pouvons nous y attacher et trop nous identifier
au corps et ses plaisirs. Notre culture a exploit cette tendance
jusqu' l'extrme. Mais dans les cercles spirituels, le danger
oppos, celui de l'aversion, de la peur et de l'inconscience est
peut-tre encore plus courant. Il existe, comme le suggre le
Bouddha, une voie mdiane trouver dans chacune de nos vies.
Lorsqu'elle enseignait une posture difficile, une femme, professeur de yoga, s'arrtait souvent un instant et recommandait
ses lves: Vous, les acharns, dtendez-vous! Et vous, les
indolents, redressez-vous!
Jung dcrivit l'quilibre ncessaire entre notre corps animal
et son lien avec les plus hautes formes de spiritualit travers
l'ros.
L'instinct rotique est quelque chose de problmatique et le sera toujours, quoi que puissent dire les lois sur ce sujet. D'un ct, il appartient la nature animale originelle de l'homme et existera aussi longtemps que l'homme aura un corps animal. D'un autre ct, il est reli

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

245

aux plus hautes formes de spiritualit. Mais il fleurit seulement quand


l'esprit et l'instinct sont dans une vritable harmonie. Si l'un ou l'autre
aspect fait dfaut, il y a alors une blessure, un manque d'quilibre d'un
ct, qui peut facilement driver vers une pathologie. Un excs d'animalit dfigure l'tre humain civilis, un excs de culture en fait un
animal malade.

Les formes de spiritualit les plus rigides condamnent tout


simplement la sexualit. Le bon sens nous montre que c'est le
mauvais usage de la sexualit qui est dcrit comme cause de
souffrance. Les Dix Commandements nous enjoignent de ne
pas commettre l'adultre. Les prceptes bouddhistes nous invitent ne pas causer de souffrances par une sexualit incorrecte.
Mais la peur de nuire peut facilement se transformer en une
peur du corps et de la sexualit en gnral. Un matre soufi
m'expliqua que dans sa tradition, au contraire, il tait enseign
que plus les matres taient veills, plus la sexualit devenait
importante. Il ne voulait pas simplement parler de sexe mais
du fait d'tre plus prsents leur corps, plus veills, plus
vivants. Jack Engler, enseignant bouddhiste et psychologue de
Harvard, parla un jour de son apprentissage en tant que novice,
sous la conduite du clbre moine trappiste Thomas Merton.
Thomas Merton, dit-il, tait l'homme le plus sexuel que j'aie
jamais rencontr.
Au dbut des annes 8o, comme j'essayais de comprendre
et honorer la sexualit en tant que partie consciente du cheminement spirituel, j'ai interview cinquante-trois matres
zen, lamas, swamis et leurs principaux tudiants, sur leur
sexualit. Voici un extrait de l'article que j'crivis alors pour le
Yoga journal.
Comme n'importe quel groupe de personnes de notre culture, leurs
pratiques varient. Il y a des htrosexuels, des bisexuels, des homo-

NETTOYER POUR s'VEILLER

sexuels, des exhibitionnistes, des monogames et des polygames. Il y


a des enseignants clibataires heureux et d'autres clibataires et
malheureux; certains sont maris et monogames, d'autres ont de
nombreuses relations secrtes; il y a ceux qui saisissent ouvertement
toutes les occasions; ceux qui ont une relation sexuelle consciente et
engage et qui la considrent comme un aspect de leur spiritualit;
mais il y a surtout des enseignants qui sur ce plan ne sont pas plus
veills ou conscients que n'importe qui d'autre autour d'eux.

Nous savons qu'une sexualit empreinte de sagesse peut


apporter une intimit, une connexion et un abandon de soi;
mais le clibat, s'il est sage et saint, peut faire de mme. Les
deux choix peuvent tre une expression d'amour et de conscience. En incarnant l'illumination, l'tre a conscience et respect de son corps sans pour autant se perdre dans les extrmes
de l'indulgence ou du reniement de lui-mme. Dans les tantras
hindous et bouddhistes, la sexualit est considre comme un
moyen de s'veiller; les traditions juives et soufies en clbrent
la dimension divine. L'intgration de la sensualit et de l'ros
permet de les honorer et de les transformer. Dans le mme tat
d'esprit, le clibat peut lui aussi tre honor et transform dans
la saintet du cur. Il est possible de dcouvrir l'aspect vital du
corps par ces deux voies.
Ce prcieux corps humain est un lieu saint inestimable pour
agir et s'veiller. Le cur est saint, les oreilles sont saintes, les
membres et la poitrine sont saints, les pieds et les mains sont
saints, la respiration et la peau sont saintes, les cheveux et les
organes sexuels sont saints, le foie, les poumons, le sang et la
moindre cellule ou souffle de vie.
Le pote Eduardo Galeano l'exprime ainsi :
L'glise dit: le corps est un pch.
La science dit: le corps est une machine.

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

247

La publicit dit: le corps est un business.


Le corps dit :je suis uneflte.

Qyand ce prcieux corps humain est soign correctement, sa


bienveillance se rpercute dans tous les domaines de la vie. La
propension veiller, tre attentif, gurir, incarner l'amour et
la libert se dveloppe en nous. Les mondes qui en nous taient
spars se runifient en un tout.
Lors de l'un de ses derniers enseignements, avant de se retirer
l'ge de quatre-vingts ans, Robert Aitken Roshi s'adressa une
assemble compose d'une centaine d'enseignants bouddhistes
pour leur parler de son demi-sicle de pratique zen qui dbuta en
prison au Japon durant la Seconde Guerre mondiale. la fin, il
lui fut demand de proposer un koan et, s'il l'acceptait, d'en
donner la rponse. Il nous raconta cette histoire : en 1951, alors
qu'il pratiquait New York sous la conduite de matre Nyogen
Sensaki, celui-ci leva un bol, trs beau, sur lequel tait peinte une
spirale partant du bord vers le centre. Il demanda : Cette spirale
va-t-elle de l'extrieur vers l'intrieur ou le contraire? C'tait le
koan demand et nous restmes silencieux mditer dessus. Puis
vint le moment de nous donner une rponse. Aitken Roshi se
leva de son coussin, lgrement tremblant, et carta les bras
comme un grand oiseau fragile, prenant avec son corps totalement dploy la forme du bol. Tout d'abord il tourna dans un
sens comme si la spirale allait vers l'intrieur. Puis il tourna dans
l'autre sens en une spirale dirige vers l'extrieur. De tout son
corps, de tout son tre intrieur et extrieur, il tait devenu le bol.
C'tait sa rponse.

NETTOYER POUR S'VEILLER

La sagesse de L'incarnation
En mai rgg8, dans notre Centre de Mditation de Spirit Rock,
nous avions organis une grande collecte destine aux soins mdicaux de Ram Dass qui avait eu une grave attaque l'anne prcdente. Aprs presque un an de convalescence, Ram Dass tait
capable de parler, bien qu'hsitant et cherchant encore ses mots.
la fin de la journe, on amena son fauteuil roulant sur l'estrade pour
qu'il puisse parler. Rappelant, parmi les rires, qu'on l'avait prvenu
qu'il tait peu recommandable de venir juste pour son propre bienfait- et pourtant il tait l pour a - Ram Dass fit un discours
qui posa la question de l'identit.
Pendant des annes j'ai pratiqu le karma-yoga, la voie du service.
j'ai crit des livres montrant comment apprendre servir, comment
aider les autres. Maintenant c'est le contraire. j'ai besoin que les gens
m'aident me lever ou me mettre au lit. Ce sont les autres qui me
nourrissent et me lavent le derrire. Et je peux vous dire : il est plus
dur d'tre celui qui est aid que celui qui aide!
Mais c'est juste une autre tape. C'est comme si je mourais et
renaissais encore et encore. Dans les annes 6o, j'tais professeur
Harvard puis quand cela se termina, je partis avec Tim Leary diffuser le LSD. Dans les annes 70, cette vie-l m'a tu. Alors je revins
d1nde en tant que Baba Ram Dass, le gourou. Dans les annes 8o,
toute ma viefut consacre servir-j'aifond avec d'autres la Seva
Foundation, construit des hpitaux et travaill auprs des rfugis et
des prisonniers. Pendant toutes ces annes,j'aijou du violoncelle, fait
du golf, conduit ma MG. Depuis mon attaque, la voiture est au parking, le violoncelle et les clubs de golfdans un placard Si maintenant
je pense tre celui qui nepeut plus jouer de violoncelle ni conduire ou
travailler en Inde, je vais me sentir terriblement dsol pour moimme. Mais je ne suis pas celui-l. Pendant l'attaque je suis mort
nouveau et maintenant j'ai une nouvelle vie dans un corps infirme.

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

249

C'est dans ce corps-l que je suis. Vous qui tes ici maintenant, vous
avez eu droit mon curriculum.

Voil la sagesse de l'incarnation. Avec elle, nous entrons


volontairement dans la vie, ni effrays par cette vie, ni perdus
en elle, mais veills et libres dans tout ce que l'instant nous
prsente. Kabir, le pote mystique indien, crit :
Saute dans l'exprience tant que tu es vivant ... Ce que tu nommes
le salut appartient au temps d'avant la mort.

Entrer dans la vie demande de comprendre pleinement que


la saintet, Dieu ou le nirvana ne se trouvent pas en dehors de
l'exprience mais qu'ils en sont l'essence. Ce que nous cherchons
est ce que nous sommes. Le Soutra du Cur enseigne cette
vrit lorsqu'il affirme : La forme ne differe pas de la vacuit.
Symon, le chrtien mystique, parle, lui, de s'veiller dans le
corps du Christ comme le Christ s'est veill dans le ntre.
Le Bouddha, aprs des annes de lutte contre son corps,
obtint la cl de ce cur ouvert et libre. Mais auparavant il erra
travers l'Inde pendant six ans, jenant et accomplissant des
pratiques asctiques extrmes et pnibles, luttant pour vaincre
tout dsir et toute peur physique. Pour finir, il se retrouva
puis, au seuil de la mort, allong sur le sol. Spontanment un
souvenir lui revint de l'poque o il tait enfant assis sous un
pommier rose dans le jardin de son pre. Il se rappela comment,
ce matin de printemps, s'tait lev en lui un sentiment merveilleux et naturel de calme et de plnitude, le cur au repos en
lui au sein de toutes ces choses. Stupfait, il ralisa que toute sa
qute spirituelle pour la libration s'tait transforme en un
combat strile contre son corps et contre le monde.

250

NETTOYER POUR s'VEILLER

Grce cette vision, il dcouvrit la voie du milieu, une unit


intrieure qui, sans entrer en lutte contre le monde, ne s'y complat et ne s'y perd pourtant pas. Il ouvrit son cur la souffrance et la beaut de la vie telle qu'elle est et demeura en paix.
A cet instant, une jeune femme approcha et, voyant le sage
maci, elle lui offrit un bol du lait de riz qu'elle portait. Le
Bouddha le but avec gratitude, maintenant rafrachi tant dans
son corps que dans son esprit. Il retourna alors sa mditation
avec une nouvelle comprhension de son chemin.
Une version moderne de cette histoire prit place dans la
premire clinique du Dr John Kabat-Zinn, dans les sous-sols
du Centre mdical de l'Universit du Massachusetts. Lorsqu'il
dmarra son Programme de rduction du stress, bas sur
l'attention, il invita les mdecins du Centre mdical lui
envoyer les patients qu'ils n'arrivaient plus aider, les meilleurs
moyens de la chirurgie et de la mdecine modernes ayant
chou. Il agissait ainsi car, comme il me le dit plus tard, nous
pouvons proposer la plus forte des mdecines -la vrit . Les
patients souffrant de cancer, de douleurs intenses, de maladies
de dgnrescence des os et des articulations ou ayant des problmes de dos, ceux qui avaient tout essay dans leurs dmls
avec leur corps- tous lui furent adresss. Le Dr Kabat-Zinn
leur apprit dvelopper une profonde attention, comment tre
simplement prsents la vrit de leur corps au lieu de traiter
leurs maladies comme des ennemis abattre. Grce cette
attention et cette acceptation, des rsultats remarquables furent
obtenus. Certains gurirent de leur stress, de leur douleur et de
leur maladie. D'autres, bien que pas totalement rtablis, apprirent, sur une base de compassion, de nouvelles manires d'tre
avec leur corps, ce qui transforma leur vie. Maintenant ce programme est tendu des centaines d'hpitaux travers le pays.

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

25!

Le courage incarn
Les fruits de l'intgration, de la plnitude, de la sagesse et de la
compassion ont un prix. Qyand mon matre Ajahn Chah eut
soixante-trois ans, il entra l'hpital pour un ensemble de
symptmes : dme du cerveau, diabte, attaque et problmes
cardiaques. Hospitalis pendant neuf mois, il souffrit normment et fut souvent incapable de parler. Lorsqu'il ressortit
l'anne suivante, certaines de ses capacits taient revenues et il
put recommencer enseigner, bien que de faon limite. J'allai
lui rendre visite dans un temple prs de Bangkok et vis quel
point il semblait plus faible et combien il avait vieilli travers
cette preuve. Je m'inclinai respectueusement. un moment de
notre conversation, je me souvins que pendant des annes il
nous avait souvent exhorts rflchir au caractre invitable
de la vieillesse, de la maladie et de la mort. Je fis remarquer
d'une voix forte que manifestement ces choses lui arrivaient
maintenant. Ajahn Chah me fixa d'un regard perant et dit :
Ne dis pas cela si lgrement!
Se ddier la spiritualit n'offre aucune immunit contre les
joies et les tristesses de la vie du corps. Comme nous, chaque
matre spirituel doit affronter les difficults de la fatigue, de la
maladie et de la mort. Ce que donne la pratique, ce sont les
moyens d'veiller la compassion et la conscience dans ce royaume
humain, moyens pour le cur d'intgrer tout cela.
Chaque partie de la vie est une terre fertile pour la pratique.
Rachel Naomi Remen, mdecin et thrapeute, parle de la
maladie comme d'une porte, une invitation approfondir le
lien de notre me avec la vie. Elle affirme que le but d'une
maladie est de nous ramener ce qui est important pour nous,
de nous rveiller. Le propos d'une pratique spirituelle n'est pas
d'attendre qu'une maladie ou la mort vienne nous rveiller mais

NETTOYER POUR s'VEILLER

d'encourager la vie et la sant que nous avons maintenant procurer de la paix notre corps, notre cur et notre esprit.
Si nous n'avons pas le courage d'assumer compltement
notre corps, alors la vie elle-mme va tout simplement insister.
Comme Marcel Proust nous le rappelle :
La maladie est le plus cout des mdecins. la bont, au savoir on
ne fait que promettre. On obit la souffrance.

Un rabbin qui avait constamment travaill pendant des


annes comme professeur et chercheur, se retrouva surmen et
tomba srieusement malade. Pendant son anne de convalescence, il pria pour avoir la bndiction d'une vie nouvelle et fit
vu de ddier ses prires la saintet du corps.
Au dbut ce ne fut pas facile. j'avais ignor mon corps pendant si
longtemps. Mais je ralisai que le corps est un moyen essentiel pour
tre en contact avec Dieu. C'est ce qui nous est donn. je commenai
prier chaque matin, faisant le souhait de pouvoir exprimenter les
sensations donnes par Dieu chaque instant.]'observais une pratique d'exercices et de mouvements physiques mais ce ne fut pas le plus
important. Ce qui fit la diffrence, ce fut l'intention, chaque matin,
d'tre vivant, prsent, l'nergie de l'univers coulant travers mon
corps. Ce fut ma prire et au fil des mois mon corps changea; grce
cette intention, ma vie se transforma et devint plus belle, bnie.

Apprcier pleinement les particularits de notre incarnation est une bndiction. Un matre zen explique :
Mon enseignement du zen s'est approfondi en encourageant les tudiants se jeter vraiment dans le monde et dans la vie. je veux que
les gens entrent dans la vie, qu'ils incarnent leur pratique et sy adonnent avec leur cur. Prendre soin de la vie, de ce corps, c'est l'aimer,

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

253

c'est le bnir. Nous devons en particulier trouver le moyen de bnir nos


blessures et l'obscurit dans laquelle nous nous trouvons. Bnir nos
blessures demande de la patience car on ne nous a pas appris les respecter. Mais si vous bnissez votre corps, vous remarquerez que vous
y trouvez ce qui est bon pour vous. Vous avez le genre de douleurs qui
vous convient, comme vous convient le genre de joies et d'expriences
qui sont les vtres et que vous avez pleinement mrites.
Lorsque nous sommes l'coute de notre corps, notre
sagesse physique grandit. Nous pouvons ressentir les impulsions du corps se mouvoir et honorer ses cycles de repos. Nous
pouvons mditer et danser, nous pouvons respecter son besoin
de solitude, nous pouvons autoriser ses sensations vives et nous
pouvons connatre ses plaisirs et ses limites. Au lieu de craindre
notre corps, ses deuils et son trange vulnrabilit, nous l'honorons. Qyand le mandala de l'veil inclut le corps plutt qu'il ne
l'exclut, nos dons peuvent s'panouir et notre cur rester libre.
Le rabbin Nachman de Breslau essaya de faire comprendre
ses disciples que :
Si vous voulez ne jamais voir le visage de l'enfer, chaque soir, en rentrant chez vous du travail, dansez dans la cuisine avec votre essuiemains. Et si vous avez peur de rveiller votre famille, enlevez vos
chaussures.

Le courage incarn choisit de ne pas attendre que le spectre


de la maladie et de la mort require notre attention. Pntrons
au contraire de notre plein gr dans cette existence physique et
sacrifions les faux idaux la ralit du prsent. Nous n'avons
que cela. Une histoire zen parle d'un fervent disciple qui
demande son matre la vrit de l'illumination. Le matre,
indiquant deux proches bosquets de bambous, demande :
Vois-tu ces bambous sur la gauche, comme ils sont grands?

254

NETTOYER POUR s'VEILLER

Et regarde ces bambous droite, comme ils sont petits. C'est


leur nature. ces mots, le disciple s'veille. Accepter la vrit
est la porte de l'veil. cet instant prcis, quelle est notre
nature? Pouvons-nous, nous aussi, l'accepter?

Incarnation et lessive
Hakuin Zenji crivait dans son ancien Chant de Zazen: Tous
les tres sont par nature des bouddhas, comme la glace est par
nature de l'eau. Comme il est triste que les gens ignorent ce qui
est proche et cherchent au loin la vrit. Ils sont semblables
celui qui, au milieu de l'eau, se lamente de la soif.. . Honntement, quelque chose nous manque-t-il maintenant? Le nirvana est juste ici, devant nos yeux; cet endroit mme est la pure
terre du lotus; ce corps mme est le Bouddha.
Pour Hakuin, la porte pour demeurer dans le nirvana est
l'attention incarne. La saintet d'tre vient en pntrant compltement l'instant, de toute notre attention. Toutes les formes
extrieures de religion -les temples, les enseignants, les pratiques- nous convient simplement l'ternel prsent: elles
nous invitent incliner notre cur pour qu'il touche chaque
instant.
Une fable chinoise parle d'un jeune homme qui observe un
sage prs du puits du village. Le vieil homme fait descendre un
seau en bois avec une corde puis remonte doucement l'eau la
main. Le jeune s'loigne et revient avec une poulie. Il s'approche du vieil homme et lui montre comment utiliser cet outil.
Regardez! Vous placez la corde dans la roue et faites remonter
l'eau en tournant la manivelle. Le vieil homme refuse alors :
Si j'utilise un outil comme celui-ci, moa esprit va se croire
intelligent. Avec un esprit malin, je ne vais plus mettre mon

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

zss

cur dans ce que je fais et bientt seuls mes poignets travailleront. Si mon cur et tout mon corps ne participent pas ce travail, celui-ci deviendra sans joie. Si mon travail est sans joie,
quel got aura l'eau selon toi?
Il est dit dans le zen que l'ensemble du ciel et de la lune se
reflte dans une goutte de rose sur un brin d'herbe. Chaque
petite chose, chaque instant contribue l'ensemble et le reflte.
Border un enfant dans son lit, payer ses factures, couter un
associ, payer le pompiste la station d'essence, crire une
lettre ou taper un mmoire, se runir autour d'un repas, planifier un travail, arroser le jardin- chaque chose devient l'incarnation du cur veill. Il est incroyable que nous puissions
oublier cette vrit.
Une petite fille de six ans demanda sa mre ce qu'elle faisait l'universit o elle allait chaque jour. Je suis dans le
dpartement des beaux-arts. J'apprends aux gens dessiner et
peindre , rpondit la mre. Stupfaite, la petite fille
demanda : Tu veux dire qu'ils oublient?
Qyand nous oublions, l'veil nous rappelle la bndiction
de l'activit simple de chaque instant. Un lama occidental se souvient d'avoir recouru un travail physique, associ la prire,
pour rester conscient et pos aprs tre sorti d'une retraite tibtaine de trois ans :
Le plus dur fut de maintenir vivante ma vie spirituelle parmi leflot
d'activits quotidiennes innombrables et l'norme complexit inutile
de la vie occidentale. Les cinq premires annes furent les plus
dijjiciles : garder intrieurement la simplicit du cur quand je me
trouvais avec des gens qui n'taient sensibiliss qu'au gain et la prcipitation. Au dbut ce fut trs instable, presque dment. Comme
j'avais peur d'oublier ce que j'avais appris, je m'appuyai sur un travailphysiquepour stabiliser ma pratique et mon esprit.]epassai mon

NETTOYER POUR s'VEILLER

temps foire le mnage, me spcialisant dans la vaisselle, le balayage


et la lessive. De toute faon, personne autour de moi ne voulait
nettoyer; tout le monde tait heureux que quelqu'un d'autre lefosse.
je pris l'habitude de rciter silencieusement le mantra de compassion en lavant chaque plat et en nettoyant le sol. je priais pour qu'
travers cette activit, les yeux et les curs de tous les tres autour de
moi soient lavs etpurifis, rendus leur innocence et leur clart. Le
temps s'arrtait, comme si je faisais partie de la terre qui se nettoie
elle-mme au printemps. C'tait une merveilleuse manire de travailler. Les tches physiques simples sont la porte d'entre pour
apprendre tre dans ce monde d'une manire sacre.
Les hindous et les soufis enseignent que tout acte doit tre
accompli pour le Bien-Aim. En incarnant la prsence d'esprit,
nous plions le linge comme si c'tait les robes de Jsus ou du
Bouddha, nous ne servons pas un repas notre famille ou
nous-mmes mais l'tre Saint. Qyand le corps est inclus dans
le mandala de la pratique, la moindre action devient celle du
cur autant que des mains. Une sur dominicaine appelle cela
la thologie incarne .
soixante ans,je suis revenue aux choses simples que j'avais apprises
quandj'tais jeune. Si je corrige des copies, en les lisant, je prie pour
chaque tudiant. Si je m'inquite pour un patient, je rcite un rosaire.
Adoration, action de grce, imploration. j'essaye de tout apprcier,
mme les choses difficiles, mme de venir en aide face l'injustice.
Voil ce qui est donn maintenant, voil la vrit. Ma vie est devenue
une vie d'interdpendances,foite des petites piphanies de chaque instant bien vcu. je ne fois pas confiance aux grandes dans lesquelles
mon ego devient tout bouffi. C'est ici et maintenant ou alors nous
l'avons rat.
Il y a tellement de pratiques simples pour revenir notre
corps, notre cur, cet instant : une prire avant de franchir

NOTRE CORPS ACTUEL, LE BOUDDHA

257

chaque porte, une pense avant de manger, une pause pour respirer consciemment avant de rpondre au tlphone. Une
prire ou un vers peuvent mme tre composs pour la tlvision, dit le matre zen Thich Nhat Hanh : En regardant le
journal du soir, je sais qu'il s'agit de mon histoire. Inspirant avec
calme, je nous maintiens tous dans la compassion. En nous
souvenant du souffle, nous rtablissons toutes les choses leur
place dans le corps.
Lorsqu'un tudiant zen affirma son matre: Tout ce qui
est laiss de ct, ce ne sont que des dtails ,le matre s'exclama :
Des dtails, oui! Mais il n'y a rien d'autre. Incarner la prsence, c'est ne pas oublier d'tre avec chaque chose qui se prsente. Gandhi appelait cela la monotonie bnie et comparait
ce rythme quotidien au soleil et la lune sur leurs orbites rgulires et aux cycles silencieux des toiles et des saisons. Le zen
rapproche cela de la cuisson du pain dans un four : vous enfournez chaque jour et vous dgustez la saveur particulire de chaque
miche de pain. Claude Monet, qui vcut Giverny pendant
trente-cinq ans, a peint les mmes nnuphars, anne aprs anne,
dans la lumire nouvelle de chaque journe. Voir avec la fracheur
des yeux qui peroivent la lumire particulire de l'instant-c'est
l'esprit du dbutant.
Cette intimit simple d'aide relle et physique tait galement au centre de l'activit de Mre Teresa.

Je n'ai jamais considr les masses comme relevant de ma


responsabilit; je regarde l'individu. je ne peux aimer qu'une personne lafois-juste une, une, une. On dbute ainsi. Pour commencer, j'aidai une personne. Si j e ne l'avais pas fait, peut-tre n'en
aurais-je pas secouru quarante-deux mille. Tout ce travail n'est
qu'une goutte dans l'ocan. Mais si je ne verse pas cette goutte, il
manque une goutte l'ocan. C'est la mme chose pour vous, la mme

NETTOYER POUR s'VEILLER

chose pour votrefamille, la mme chose dans votre glise et votre communaut. Simplement dmarrer- un, puis un, puis un.

Des mystiques, des enseignants et des adeptes nous disent


que nous devons nous veiller au caractre sacr du quotidien.
La vie, dit Thomas Merton, est aussi simple que cela : nous
vivons dans un monde absolument transparent et le divin
rayonne travers lui tout le temps. Ce n'est pas juste une belle
histoire ou une fable. C'est la vrit.
Une histoire du Moyen-Orient raconte comment un
homme, faussement accus de crimes, est jet en prison. Son
ami lui rend visite et lui laisse un tapis de prire. En colre, le
prisonnier retourne dans sa cellule. Il avait espr une lime ou
un couteau et tout ce qu'il avait c'tait ce tapis. Mais puisqu'il
l'avait, il se dit qu'il ferait aussi bien de l'utiliser. Il commena
donc s'agenouiller sur ce tapis pour prier. Chaque jour
davantage, il se familiarisait avec les motifs tisss sur le tapis
et il commena discerner une image intressante. C'tait le
schma du verrou lui permettant d'ouvrir sa cellule et de
s'vader.
La libert du cur ne se trouve pas en levant les yeux- elle
est ici mme, tisse en couleurs sous nos pieds.

13

MOTIONS VEILLES
ET PERFECTION ORDINAIRE

Moines, vous devez tre conscients des sensations plaisantes, des sensations neutres et
des sensations dsagrables; vous devez
dvelopper une attention des sensations
dans les sensations. (Satipatthana Soutra.}
Lorsqu'un tudiant demanda : Vous nous
enseignez de simplement nous asseoir
quand nous nous asseyons et de manger
quand nous mangeons; un matre zen peutil, de la mme manire, tre simplement en
colre? , Suzuki Roshi rpondit : Vous
voulez dire avoir simplement une colre qui
clate comme un orage et qui, une fois passe, est termine? Ah! Comme j'aimerais
en tre capable. , (Shunryu Suzuki Roshi.)
D'ordinaire je suis trs courageux, mais
aujourd'hui j'ai mal la tte. (Tweedledum.)

Comment faut-il comprendre la


vie motionnelle une fois le processus d'veil en marche? Certaines traditions dcrivent le cur veill comme totalement
immuable. Dans l'Anguttara Nikaya, le Bouddha enseigne:
Un gros rocher ne saurait tre branl par le vent; de la mme
manire, aucune impression sensorielle ni aucun contact de

z6o

NETTOYER POUR s'VEILLER

quelque type que ce soit, plaisant ou dplaisant, dsir ou non,


ne peut tre source d'agitation pour le cur de celui qui s'est
vritablement veill. On m'a enseign cela de nombreuses
manires. Un jour, comme je sanglotais au cours d'une mditation, notre matre de mditation qui tait de passage, Dipama
Barna, affirma que de tels chagrins taient inutiles pour un
yogi. Ceux qui enseignent la mditation ne pleurent pas ,me
dit-elle. Pourtant mon premier matre de mditation, Ajahn
Chah, prtendait exactement le contraire : Les larmes font
partie de la mditation. Si vous n'avez pas pleur profondment, vous n'avez pas commenc mditer.
Dans certaines situations, le Bouddha rejeta le chagrin
comme une saisie inutile. Mais les textes bouddhistes racontent
qu' d'autres moments il suscitait ce chagrin chez ses auditeurs
pour veiller les larmes et la douceur de leur cur de sorte
que, totalement ouverts et attentifs, ils puissent connatre les
profondeurs des enseignements .
Selon les lignes, les motions sont considres de manires
diffrentes. Dans certaines traditions, il est dit que les schmas
inconscients de l'avidit, de la haine, de l'illusion et de la peur
disparaissent compltement; d'autres enseignent que ces mcanismes demeurent mais sont transforms en expriences de
sagesse et de compassion. Chaque tradition sense offre en tout
cas la possibilit d'une libration profonde de l'esprit. Cet
esprit qui ne saurait tre jugul doit tre dcouvert au sein de la
puissance des motions et des temptes de la vie, son amour est
inbranlable.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

261

Vulnrabilit et cur tendre


Il y a de nombreuses annes, quelques amis organisrent pour
le Chur tantrique de Gyuto, moines tibtains clbres pour la
profondeur de leurs chants polyphoniques, une reprsentation
la prison de San Qyentin; la Chorale des Gospels de San
Qyentin devait galement chanter. Mais plus le jour approchait, plus il devint vident pour les organisateurs qu'il allait y
avoir un gouffre culturel franchir.
Les membres de la chorale des gospels de San Qyentin
taient tous des Noirs amricains dont la plupart taient des
colosses habitus porter des charges. Pendant leurs annes
d'incarcration, touchs par l'esprit du Christ, ils taient ns
une vie nouvelle; leurs chants tmoignaient de la profondeur de
leur souffrance et de la lumire de l'vangile qui s'tait veille
en eux. Les organisateurs craignaient que les moines tibtains
ne soient perus par ces chrtiens de frache date comme des
trangers et des paens. Qyand les moines paens >> arrivrent,
le contraste devint encore plus saisissant. Un groupe d'hommes
asiatiques, minuscules devant ces Noirs amricains, tait l,
dans leurs robes marron. Le problme tait de savoir comment
combler cette distance.
Un important sponsor de l'vnement trouva la solution
dans une prsentation inspire. La plupart des Tibtains qui
sont ici avec nous aujourd'hui, dit-il, ont pass des annes dans
de terribles prisons. L'arme communiste chinoise ne les a pas
seulement emprisonns parce qu'ils exprimaient leurs croyances mais elle les a aussi torturs. D'une manire ou d'une autre,
ils furent relchs ou purent s'vader. Alors, pour tre libres, ils
franchirent l'Himalaya, les plus hautes montagnes sur terre.
Certains entourrent leurs pieds de chiffons car ils n'avaient pas
de bonnes chaussures. Mais mme maintenant, ils sont encore

262

NETTOYER POUR s'VEILLER

en exil, contraints vivre loin de chez eux, spars de leurs


familles et de leurs communauts et ne sachant pas s'ils pourront y revenir un jour. Ce qui leur a permis de traverser toutes
ces difficults, ce sont leurs chants et leurs prires et c'est ce
qu'ils vont chanter pour vous aujourd'hui.
D'un seul coup, la Chorale des Gospels et les moines tibtains se regardrent avec les yeux de ceux qui partagent les profondeurs vulnrables de la douleur humaine et ils se comprirent. Chaque groupe chanta pour l'autre du fond du cur et,
lorsque leurs musiques cessrent, ils se regrouprent pour se
prendre dans les bras et s'embrasser comme des frres longuement spars.
Les chants de ces hommes exprimaient les motions de leur
cur. Leurs luttes et leur capacit les affronter, leurs espoirs et
aspirations de libert, la rdemption, tout cela tait contenu dans
leurs voix. Les sentiments sont ce qui nous relie la vie et aux
autres. tre capable de ressentir est l'un des dons extraordinaires
de l'humanit. Tout l'art consiste ne pas supprimer nos sentiments ni tre emports par eux, mais les comprendre.

le travail sur Les motions aprs L'veil


Le Bouddha a enseign que nous devions devenir conscients et
accepter toute la gamme de nos sensations- sensation plaisante, neutre et dsagrable telle qu'elle s'lve. Il ajouta : En
devenant conscients de toute l'tendue des motions et en
exprimentant les sensations dans les sensations nous pouvons
trouver en leur sein la paix et devenir libres .Mais ce processus
ne s'arrte pas ds la premire exprience de ralisation. Une
enseignante bouddhiste se souvient de son apprentissage
auprs de son matre zen.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

263

je travaillais sur les koans et certainesfois, en me rendant des entretiens, je ne pouvais mme pas parler de mon koan. je devais parler de
mes motions car elles taient tellement au centre de ma pratique. Il
tait parfois question de joie, mais le plus souvent il s'agissait de sentiments difficiles et de conflits avec mes parents ou mon partenaire. Il
coutait et pleurait avec moi. Il me disait: Oui, je sais comme c'est
dur. C'estpareil dans mafamille aussiparfois. je pensais qu'il n'tait
pas cens dire cela. Son ouverture pour ressentir ma vie allait ouvrir
mon cur. Il tait tellement humain dans sa volont d'tre prsent.

Je rencontrai pour la premire fois l'enseignant bouddhiste et


psychiatre, Robert Hall, en 1974. Il tait l'un des protgs de Fritz
Perls et fut un des cofondateurs de l'Institut Gestalt San Francisco dans les annes 6o. Puis il cra la Lomi School, une des premires approches combinant le travail spirituel avec celui du corps
et des motions. tant jeune psychologue, je me souviens de lui
avoir dit que j'arrivais assez bien diagnostiquer les difficults de
ceux qui venaient me voir, reconnatre leurs problmes et m'y
retrouver dans leur parcours mdical mais que le domaine o
j'hsitais encore tait celui de savoir comment les aider le mieux
possible changer. Oh! Je n'agis pas ainsi, dit Robert. Non?
lui demandai~e incrdule. Non, me rpondit-il, je les aide tre
avec ce qui est vrai. La gurison vient de l. >>
Tant que nous sommes incapables d'tre prsents nos propres sensations, nous continuons, individuellement et collectivement, accuser les autres de nos troubles. Comme le dit
James Baldwin : J'imagine qu'une des raisons pour lesquelles
les gens s'accrochent aussi obstinment leur haine est qu'ils
devinent qu'une fois la haine partie ils seraient obligs de faire
face leurs propres souffrances. >> Notre pratique ne peut avancer que lorsque nous sommes permables ce qui est vrai en
nous.

NETTOYER POUR s'VEILLER

Afin d'encourager une prise de conscience de notre richesse


motionnelle intrieure, je rcite parfois pendant les retraites une
liste parmi cinq cents modes d'tre. On y trouve: affectueux,
ambitieux, ambivalent, amus, annihil, antagoniste, apprciateur, avide, bouillonnant, calme, chicaneur, claustrophobe, cornpassionn, concentr, concern, content, craintif, curieux,
dcourag, dpendant, dprim, effray, enchant, endormi, gai,
gourmand, grandiose, grave, haineux, heureux, honor, humble,
hystrique, indiffrent, jaloux, jovial, joyeux, prude, rabat-joie,
reconnaissant, satisfait, sobre, stupide, sympathique, triste, etc.
Dans le cur veill, nous dcouvrons une capacit toucher avec tendresse toutes les parties de cette vie stupfiante
d'tats d'me. En commenant accepter les rythmes et l'tendue des ressentis, nous rendons hommage aux dix mille joies
et dix mille peines du tao. En acceptant les circonstances intrieures et extrieures telles qu'elles se produisent, les hommes
et les femmes du tao ne se battent pas pour se tailler un
chemin travers la vie. Ils prennent la vie comme elle vient,
avec joie ... Ils n'essayent pas d'aider le tao par leurs propres
artifices .

!:esprit et le cur
Le Joyau dans le Lotus est la traduction du mantra universel
de compassion Om Mani Padme Houng >>.Il a de nombreuses significations mais une des explications de son symbolisme
est que la compassion s'lve lorsque le joyau de l'esprit
demeure dans le lotus du cur. L'esprit veill a la clart d'un
diamant. Qyand cette vision claire demeure dans la tendre
compassion du cur, les deux dimensions de la libration sont
runies.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

265

En psychologie bouddhiste, l'esprit et le cur sont souvent


dsigns par le mot citta. Ce cur-esprit a de nombreuses
dimensions. Il contient et inclut toutes nos penses, nos sensations et motions, nos ractions, notre intuition, notre temprament et notre conscience elle-mme. Qyand en Occident
nous parlons de l'esprit, nous nous rfrons d'habitude uniquement au processus rationnel des penses. En observant cet
aspect de l'esprit, nous dcouvrons un courant incessant de
penses, d'ides et d'histoires. Si l'esprit discriminant a une
valeur pratique, il peut aussi nous sparer du monde; trs facilement, nos ides produisent les notions nous , eux , bien,
mal, pass, futur. Nos penses aiment galement crer des problmes imaginaires. Comme le dit Mark Twain: Ma vie fut
une somme de terribles malheurs . .. dont la plupart n'arrivrent
jamais. Citons galement un de mes enseignants, Sri
Nasargadatta: L'esprit cre le gouffre, le cur le franchit.>>
En parallle avec les penses et les impulsions, les sensations sont dcrites dans la psychologie bouddhiste comme tant
aussi un aspect naturel du cur-esprit. Au dbut, nous remarquons qu'une sensation plaisante, neutre ou dsagrable s'lve
chaque exprience. Si nous observons attentivement, sans
saisir ce qui est plaisant ni condamner ce qui est dsagrable,
nous allons dcouvrir comment ces sensations de base donnent
vie toute une srie d'motions. Certaines personnes croient
que les motions sont dangereuses mais les motions sont rarement un problme en elles-mmes; ce sont plutt notre
manque de conscience de ces motions et les histoires les concernant auxquelles nous croyons qui crent notre souffrance.
Sans conscience, un vcu douloureux peut tourner en manies,
en haine ou dgnrer en torpeur; pour finir, nous risquons de
perdre contact non seulement avec ce qui est ressenti, mais
aussi avec la sagesse qui est l'essence de notre cur. Une mys-

266

NETTOYER POUR s'VEILLER

tique chrtienne du XX" sicle, Simone Veil, remarque : Le


danger n'est pas que l'me doute du fait qu'il y ait du pain mais
que, par mensonge, elle se persuade qu'elle n'a pas faim.
Ma premire relation, aprs avoir abandonn la robe de
moine, fut avec une amie de collge qui commenait enseigner Harvard. En moi-mme, je me sentais encore moine,
n'ayant aucune prfrence pour ou contre quoi que ce soit, prenant tout ce qui m'tait offert dans mon bol d'aumne. Lorsque
ma compagne me demandait ce que je voulais pour le dner ou
quel film je dsirais voir, je rpondais : Ce que tu veux, chrie;
pour moi a n'a pas d'importance. <2!Iand elle me demandait
si j'avais envie de sortir me promener ou de rester la maison,
je lui disais que cela m'tait gal, ce qui la rendait folle. Ce
n'tait pas simplement un dtachement spirituel plein de
sagesse; elle me fit observer que j'avais peur de m'engager et
que j'avais perdu le lien avec mes sensations. Elle me rappela
aussi que j'avais t pareil avant d'entrer au monastre. Et
c'tait vrai. Je ne savais pas ce que je ressentais. Alors elle me
donna un petit carnet et me suggra d'crire chaque jour dix
choses que j'avais aimes ou pas aimes, jusqu' ce que je redevienne capable de connatre mes propres sentiments. Retrouver
mes sensations fut un long processus qui changea ma vie.

Sentiments et temprament
S'veiller aux motions signifie les ressentir- ni plus, ni moins. Il
n'est donc pas ncessaire de modifier nos sentiments- ils changent tout le temps d'eux-mmes. Cela ne veut pas dire non plus
changer de temprament. <2!Ie nous soyons nerveux, bilieux, sanguins ou lymphatiques, cela va rester pratiquement tel quel.
L'ventail sera plus large mais notre temprament et notre person-

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

267

nalit vont dans les grandes lignes demeurer identiques. Un enseignant bouddhiste raconte qu'il s'attendait avec l'veil une
transformation personnelle>>. Il eut la surprise de voir qu'en fait
une transformation impersonnelle s'accomplissait. Il s'agit
d'une ouverture du cur et non d'un changement de personnalit.
Cet enseignant poursuit :
Sous de nombreux aspects, la transformation spirituelle de ces dernires dcennies fut diffrente de ce que j'avais imagin. Je suis toujours
la mme personne bizarre avec peu prs le mme style et les mmes
modes d'tre. Extrieurement, je ne suis donc pas cette personne
veille, transforme defaon incroyable, quej'avais espr devenir au
dbut. Mais intrieurement, une grande transformation s'est opre.
Ces an nies de travail sur mes sentiments et mes rapports familiaux
ont adouci mon humeur et ma manire de les aborder. travers les
luttes menes pour connatre et accepter ma vie en profondeur, celle-ci
s'est transforme, mon amour s'est dvelopp et largi. Ma vie ressemblait un garage encombr dans lequel je passais mon temps me
cogner contre les tagres et me juger moi-mme; aujourd'hui, c'est
comme si j'avais dmnag dans un hangar avion avec les portes
ouvertes. Toutes mes vieilles affoires sont l mais elles ne m'encombrent pas comme avant. Je suis toujours le mme mais maintenantje
suis libre de bouger et mme de voler.
Nous l'avons vu plus haut, c'est une erreur de croire que
nous pouvons fuir notre karma, l'histoire dont nous sommes la
rsultante. Cela m'apparut trs clairement, il y a vingt ans, lorsque je dirigeai pour la premire fois une grande retraite en
Suisse. Les participants taient originaires de toute l'Europe.
Lors des entretiens privs avec ces tudiants, j'essayai d'largir
la conscience de chaque individu sans prjuger ni tenir compte
de sa culture ou de son pays. Je fus donc surpris la fin de la
retraite de dcouvrir que pratiquement tous les entretiens avec

z68

NETTOYER POUR s'VEILLER

les tudiants allemands venus me parler avaient pour thme les


conflits, la colre et l'autocritique, tandis que la plupart des tudiants franais taient tourments par des questions existentielles sur le doute et la motivation. O!rant aux Italiens, leurs entretiens et leurs mditations dbordaient d'motions : ils
arrivaient en gesticulant, me racontant avec passion quel
point le processus avait t douloureux, beau, difficile et merveilleux- tous, les uns aprs les autres. Chaque individu tait
certes particulier, mais il tait aussi conditionn par un ensemble culturel plus large.
L'veil motionnel ne consiste pas devenir quelqu'un de
diffrent. Nous pouvons tre par nature une personne introvertie ou extravertie, joyeuse ou impatiente. Dzongsar Khyentse
Rinpoch va mme jusqu' dire : Parfois un matre peut tre
un grand enseignant mais pas forcment un individu exemplaire. Il ou elle peut avoir un caractre emport, tre difficile
vivre et trs exigeant. Lorsqu'on demanda Ram Dass si,
aprs toutes ces annes de discipline spirituelle, sa personnalit
avait chang, il se mit rire et rpondit non. Il affirma, la
place, tre devenu connaisseur de mes nvroses .
Notre personnalit et notre temprament nous sont donns
pour la vie, tout comme notre sexe, la couleur de nos cheveux
et notre taille. Ils peuvent avoir subi des dommages dans notre
enfance et un travail intrieur peut les restaurer mais, de toute
faon, ils font partie de notre nature. Selon la psychologie
bouddhiste, les types de personnalit ne disparaissent pas aprs
l'veil mais sont ennoblis par un cur empli de sagesse et de
compassion. Il y a des tempraments faits de dsirs, des tempraments faits d'aversions, des tempraments dans l'illusion.
Chacun d'eux s'affine avec l'veil et exprime un amour de la
beaut, une clart et une immensit qui ne sont pas dnus
d'humour. Ainsi lorsqu'on demanda Joshu Sasaki Roshi,

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

269

actuellement principal matre de l'cole zen Rinzai en Occident, pourquoi il tait venu enseigner ici, il rpliqua: Je ne
suis pas venu en Amrique pour enseigner. Je suis venu en
Amrique pour prendre du bon temps. Je veux que les Amricains apprennent rire vraiment.
On nous a enseign craindre nos motions de multiples
faons; de nombreux concepts errons nous enferment dans cette
peur. Le traumatisme, le jugement, la peur, la honte que nous
rencontrons dans l'enfance peuvent tre terriblement inhibants.
Nous imaginons parfois que la quitude spirituelle est la
meilleure rponse - ne pas trop ressentir, ne pas sombrer dans
l'excitation ou la colre sous peine de faire chavirer le bateau qui
vogue vers l'illumination. Des notions de passivit, de reniement
de soi, de cessation de vie palpitante se mlent alors la pratique
spirituelle.
Mme les pratiquants sincres peuvent confondre un dcorum extrieur factice avec l'aspect paisible de la libert intrieure. Nous pouvons secrtement croire que, si nous nous
autorisons vraiment exprimenter nos sentiments et nos
dsirs, la complaisance vis--vis de nous-mmes n'aura plus de
limite, notre agressivit et notre indolence vont nous submerger. Croire cela, c'est confondre sa vraie nature avec les sentiments associs une ide de soi dficiente et mesquine. Si les
motions sont en fait des forces puissantes, ce n'est ni la peur ni
la rpression qui vont nous librer de leur emprise -la seule
rponse est la prise de conscience.
Tant que nous ne les avons pas reconnues pour ce qelles sont
vraiment, nous craignons le pouvoir destructeur de nos motions.
Nous confondons le fait de nous autoriser tre conscients d'elles
avec l'obligation d'y ragir. Mais pour intgrer la totalit de notre
tre au chemin, nous avons besoin de comprendre comment nous
nous sommes emptrs dans nos motions et identifis elles.

2JO

NETTOYER POUR s'VEILLER

Nous devons voir l'identit du corps de peur>> pour percevoir


comment ont t conditionns en nous les blessures et les frustrations de l'enfance, les forces de colre, d'avidit, d'orgueil, de dsir
sexuel et le besoin. En exprimentant toute l'tendue de nos sensations lorsqu'elles s'lvent et disparaissent dans notre conscience,
nous pouvons commencer demander chacune : Suis-je vraiment cela? Si nous sommes capables d'apprhender ce que nous
ressentons avec un cur vaste et intrpide, les sentiments de solitude, de dchirement, de malveillance et de confusion vont s'lever
sous une forme diffrente, transforms par notre acceptation.

Bouddha en larmes, Bouddha courrouc


Nous blindons notre cur et le dfendons non seulement contre le
monde mais aussi contre nous-mmes. Certains d'entre nous ont
peur de la tristesse, d'autres de la joie. Certains craignent la faiblesse, d'autres la force. Il y a un dessin anim qui montre deux
gnraux arpentant les couloirs du Pentagone. Le premier murmure l'autre: La nuit dernire, j'ai eu un vrai cauchemar. J'ai
rv que la douceur envahissait la terre.
Contrairement au Pentagone, le cur veill est sans dfense.
Il autorise toutes les douleurs et les beauts de la vie. Lama
Chogyam Trungpa disait: C'est ce cur ouvert et tendre qui a la
capacit de transformer le monde.
Qyand une socit perd sa capacit de ressentir sa peine, de
pleurer ses morts la guerre, les vies gches des jeunes dans les
ghettos, la perte de ses forts vierges et des valeurs nobles,
l'entassement raciste des hommes dans d'immenses prisons,
elle ferme certaines parties de son cur l'espoir. Si nous ne
savons plus nous attrister, nous ne pouvons tirer les leons du
pass et les utiliser pour ouvrir nos curs un amour nouveau.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAl RE

271

Au Japon, le bodhisattva Jizo est une des manifestations de


ce cur ouvert. Comme saint Christophe,Jizo est le protecteur
des voyageurs et des enfants, le saint de la peine et du renouveau. Yvonne Rand qui enseigne le zen a adapt une crmonie
d'offrandes Jizo pour les parents de water babies enfants mort-ns ou avorts - mme si ce deuil remonte un
lointain pass. Durant cette crmonie, les parents font des
offrandes de prires et cousent pour ces enfants perdus de
minuscules vtements avec lesquels ils habillent solennellement
la reprsentation de Jizo, enfant, dans le jardin du temple. Il est
surprenant de voir combien de douleurs et de larmes insouponnes jaillissent du cur des parents qui participent. La plupart d'entre eux n'avaient pas ide de ce qu'ils avaient rprim
en eux.
Dans le mme ordre d'ide, le Mmorial des Vtrans du
Vietnam Washington est devenu un sanctuaire public ddi
aux peines et aux deuils de cette guerre. C'est un des rares
endroits en Amrique o l'on peut voir des hommes adultes
pleurer en public. Un millier d'offrandes y sont faites chaque
jour et les billets, les prires et les pomes sont recueillis et conservs par le Smithsonian. Ils furent publis dans plusieurs
livres et dans l'un d'entre eux on y trouve le mot suivant, tmoignage du lien entre reconnaissance et dbut de gurison :
Ton nom est sur le mur noir D.C. Beaucoup de monde passe
devant chaque jour. Tu peux reconnatre les vtrans ... Nous
sommes l, simplement regarder et sangloter, sans prter garde
ceux qui nous voient pleurer. .. J'tais tellement en colre de te trouver l, mme si je savais que tu y serais. J'ai si longtemps espr pouvoir te sauver. J'aurais donn ma vie si j'avais su que cela pouvait te
ramener d'une manire ou d'une autre ... J'ai port l'angoisse de ta
mort pendant si longtemps! Mais maintenant, je peux cesser de
t'attendre. Je pense que je peux commencer vivre ( nouveau) ...

272

NETTOYER POUR s'VEILLER

Les temples bouddhistes asiatiques sont pleins de reprsentations de Bouddhas sereins mais aussi de Bouddhas qui pleurent et de bodhisattvas courroucs, reprsents avec des pes
de feu, chacun exprimant la puissance des motions aprs
l'veil. Mme des matres comme Thich Nhat Hanh et le
Dala-Lama reconnaissent avoir d'occasionnels accs de colre.
Lorsque, en 1991, le bombardement amricain de l'Irak rveilla
en lui les horreurs du Vietnam, Thich Nhat Hanh dans un premier temps ressentit une colre telle qu'il annula son programme d'enseignements en Amrique. Il raconte qu'il lui
fallut plusieurs jours pour souffler, calmer son cur et transformer cette colre en chagrin et en une puissante compassion
ardente, ce qui lui permit de se rendre en Amrique et de parler
avec passion du problme sa racine.
Le Dala-Lama a crit : Dans les situations de grande
injustice, je peux tre en colre pendant un certain temps; mais
bien vite je me demande quoi a sert? et petit petit cette
colre se transforme en compassion. Ses enseignements
reconnaissent qu'une grande force est ncessaire pour agir dans
le monde. Les Bouddhas courroucs ne brandissent cependant
pas l'pe de la haine mais celle d'une puissante compassion.
Collectivement et individuellement, il y a des moments o
il faut utiliser cette pe avec adresse. J'ai vu un matre zen
coren utiliser cette force de compassion avec un tudiant de
longue date, tomb amoureux d'une femme nouvelle dans la
communaut, laquelle, moins d'un an plus tard, le quitta brusquement pour un autre homme. Durant plusieurs mois le
matre zen montra de la comprhension vis--vis du chagrin de
son disciple et prit soin de sa douleur. Puis il entreprit un
voyage de neuf mois d'enseignements travers l'Europe et la
Core. son retour, il prit le temps de faire le point avec
chacun des membres de sa communaut.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

273

Qiand cet tudiant lui fit savoir qu'il tait toujours afflig
par cette perte, le matre zen fouilla dans son sac et en sortit un
rosaire de perles magnifiquement sculptes qu'il lui donna. TI le
posa dlicatement dans les mains de son tudiant ravi, l'y maintenant de sa propre main. Puis d'un seul coup, le matre leva
l'autre main et gifla violemment la joue du disciple en lui
criant : Laisse-la tomber.
Le matre s'inclina ensuite et sortit. Tous ceux qui avaient
assist la scne taient stupfaits. Mais nous remarqumes
bien vite que l'tudiant avait t radicalement transform par ce
soufflet. Il lcha prise et continua sa vie.
Avec la force du cur, nous pouvons faire face l'ensemble
des motions humaines, sans avoir peur de ce que nous ressentons, sans identification ni lutte. Qiand nous acceptons les
motions comme des forces impermanentes et impersonnelles,
nous sommes libres de les honorer sans tre mis bas, effrays
ou encore emports par elles. Wilhelm Reich fit un jour remarquer une de ses patientes qui s'efforait de ne rien ressentir:
Vous avez un masque. La femme rtorqua : Mais docteur,
vous aussi, vous avez un masque! Il rpliqua : Oui, c'est vrai.
Mais le masque, lui, ne m'a pas!
Morrie Schwartz enseigna la psychologie sociale Brandeis. Le best-seller Tuesdays with Morrie* a pour thme les derniers enseignements qu'il donna son ami Mitch Albom avant
sa mort. Au milieu de l'angoisse de la maladie de Lou Gehrig,
il dit son dernier tudiant :
-Maintenant, continua-t-illes yeux encore clos, je me dtache de
l'exprience.
-Vous vous dtachez?
*Les Mardis avec Morrie.

NETTOYER POUR s'VEILLER

- Oui, je me dtache... Vous savez ce que les bouddhistes


disent? Ne t'attache pas aux choses car tout est impermanent.
-Mais attendez, dis-je. Ne parliez-vous pas constamment du
fait d'exprimenter la vie? Toutes les motions, qu'elles soient
bonnes ou mauvaises? Comment pouvez-vous le faire si vous tes
dtach?
-Le dtachement ne signifie pas que vous interdisez l'exprience de vous pntrer. Au contraire, vous la laissez compltement
entrer en vous. C'est comme cela que vous tes capable de l'abandonner.
-Je m'y perds.
- Prenez n'importe quelle motion - l'amour pour une
femme, un chagrin pour un tre aim ou bien ce que je suis en train
de traverser, la peur et la douleur d'une maladie mortelle. Si vous
retenez vos motions, si vous ne vous autorisez pas les traverser
compltement, vous ne pourrez jamais en tre dtach car vous serez
trop occup en tre effray. Vous tes effray par la douleur, vous
tes effray par le chagrin. Vous tes effray par la vulnrabilit
qu'implique l'amour.
Mais en vous abandonnant ces motions, en vous autorisant y
plonger entirement, par-dessus la tte, vous les exprimentez totalement, compltement. Vous savez ce qu'est la douleur. Vous savez ce
qu'est l'amour. Vous savez ce qu'est le chagrin. Seulement alors vous
pouvez dire:<< D'accord, j'ai expriment cette motion. Je reconnais
cette motion. Maintenant je suis libre de me dtacher d'elle pour un
temps ...
Je sais que vous pensez que tout cela a uniquement voir avec
la mort mais c'est comme je vous le dis. Qyand vous apprenez
mourir, vous apprenez vivre.

Perfection ordinaire
Dans la maturit spirituelle, nous devons trouver la perfection
dans ce qui est imparfait. Seng-Tsang, fondateur du zen, enseigne que l'illumination ne commence poindre que lorsque

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

275

nous sommes sans inquitude propos du manque de


perfection. Il s'agit d'aller la rencontre du monde tel qu'il
est, avec notre cur, sans avoir peur de sa beaut ou de ses
dfauts, de prendre confiance en notre corps, en nos motions,
en la vie elle-mme telle qu'elle se droule. Notre lutte pour
devenir quelqu'un d'autre, pour nous accrocher une image du
bonheur disparat. Comme le dit le sage tibtain Guendune
Rinpoch:
Seule notre qute du bonheur nous empche de le percevoir. Il est
comme un arc-en-ciel clatant que l'on poursuit partout sans jamais
l'attraper ou comme un chien qui court aprs sa queue. La paix et le
bonheur ne sont pas des choses ou des lieux rels et pourtant, ils sont
toujours accessibles et nous accompagnent chaque instant.
tant vouloir saisir l'insaisissable, vous vous puisez en vain. Ds
que vous ouvrez et dtendez ce poing serr qu'est la saisie, un espace
infini est l- ouvert, accueillant et confortable.
Utilise cet espace, cette libert et cette aise naturelle. Ne cherche pas plus loin. Ne va pas dans la jungle inextricable la recherche
du grand lphant veill qui se repose dj tranquillement chez toi,
devant ton propre cur.

Robert Fulghum, auteur du livre Ail 1 Real/y Need to Know 1


Learned in Kindergarten*, dcrit comment dans les annes 6o il
arriva au terme d'une difficile priode de pratique, dans le clbre
temple rinzai de Kyoto. Il eut un dernier entretien avec le suprieur, le matre zen Kohara Roshi. Au lieu de parler uniquement
de la mditation ou de la pratique d'un koan, le matre insista sur
le fait qu'il n'y avait pas devenir quoi que ce soit. Puis il voqua
sa propre vie, le stress qu'impliquait la prise en charge d'un vieux
temple aussi important, les qualits mdiocres des jeunes prtres,
Tout ce que j'ai besoin de savoir, je l'ai appris au jardin d'enfants.

NETTOYER POUR s'VEILLER

les difficults trouver des fonds et composer avec ma femme


et mes enfants qui ne sont pas, sourit-il, aussi saints que moi.
Parfois, continua-t-il, j'aimerais trouver un petit endroit Hawa
et simplement jouer au golf. Et il sourit nouveau.
Vois-tu, c'tait comme cela avant que je sois illumin.
Et maintenant, aprs l'illumination, c'est la mme chose. Un
long silence permit Fulghum d'assimiler cette sagesse, puis le
matre lui enjoignit de retourner chez lui, l o, selon l'auteur,
il avait t un homme assoiff, cherchant se dsaltrer alors
que pendant tout ce temps il tait dans une rivire, de l'eau
. ,
JUsqu aux genoux .
Sans la comprhension d'une perfection ordinaire, la spiritualit peut nous conduire des choses tranges par rapport
notre vie. Les images que l'on nous a enseignes propos de la
perfection peuvent tre destructrices pour nous, comme pour
ce chasseur esquimau qui demande aux missionnaires : Si
j'ignore tout de Dieu et du pch, puis-je aller en enfer? Non, rpondit le prtre, pas si tu ne sais pas.- Alors, demanda
l'Esquimau srieusement, pourquoi m'en avez-vous parl?
Nous restons coincs, comme Edward Espe Brown en train
d'essayer de fabriquer des biscuits Pillsbury, essayant de
paratre comme il faut au lieu d'apprcier nos propres biscuits et de nous veiller notre propre vie.
Une pratiquante du bouddhisme tibtain remarque aprs
plus de trente ans :
Malgr toutes ces annes de pratique spirituelle, certains aspects de
moi-mme me demeuraient inconnus. j'avais tellement souvent
essay de satisfaire les attentes des autres; ce que j'tais tait enterr,
invisible. Nous tions unefamille trs affable. Tout ce qui tait extrieur tait important. Enfant, on m'apprit tre l'aise en socit et
c'est ainsi que j'ai abord ma vie spirituelle, en essayant de devenir

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

277

quelqu'un de spcial, de foire les choses comme il convient. Pendant


plus de dix ans, je pris en charge tous les problmes pratiques, faisant
office d'htesse, de gouvernante et de bienfaitrice pour mes lamas lors
de leurs voyages en Occident;j'organisais d'innombrables retraites et
manifestations pour rassembler des fonds. j'invitais tout le monde
chez moi. Ce fot une priode active et excitante. Mais bien que constamment lie aux richesses spirituelles tibtaines, je ralisai peu peu
que je vivais la vie de quelqu'un d'autre. Alors grandirent en moi de
la tristesse et du dsenchantement, pas vis--vis des Tibtains mais
vis--vis de moi-mme. Mme si je pensais devoir aider, j'en avais
assez. Puis mes mditations s'espacrent de plus en plus. Au dbut je
me sentis coupable mais j'aimais la solitude. je me dcouvris par
nature plus introvertie et artiste que je ne le pensais.
Aprs un voyage en Asie, en rentrant chez moi, j'aspirai seulement une vie ordinaire et commenai dire non tout. j'tais devenue incapable de continuer ainsi. je dmnageai la campagne pour
y vivre tranquillement en prenant soin de mes animaux, de mon
jardin et en jouant du piano. Maintenant,j'aidefinancirement deux
monastres, discrtement au lieu de courir dans tous les sens essayer
d'tre spciale. Nourrir la terre de faon simple est ce qui m'est leplus
naturel je ne savais pas qui j'tais.

La perfection ordinaire, c'est tre vrai avec soi-mme, avec la


manire dont les choses sont. Allons-nous dans un jardin en souhaitant que les penses soient plus grandes que les jonquilles ou en
pensant que les roses seraient plus belles si elles n'avaient pas
d'pines? Allons-nous dans un jardin d'enfants en souhaitant que
ceux-ci correspondent au modle de perfection que nous portons
en nous ou sommes-nous capables de voir que la diversit fait la
beaut des jardins et des hommes et que notre tche spirituelle ne
consiste pas fabriquer la perfection mais nous veiller celle qui
nous entoure?
Un vieux lama affirme:

NETTOYER POUR S 1 VEILLER

La perfection doit tre prs d'ici, quelque part. O est-elle? Est-ce la


prochaine exprience ou celle qui viendra aprs? Ma vraie pratique
est la patience: ne pas vouloir que quelque chose de spcial ou d'inusit
arrive. Ds queje me surprends m'efforcer et avoir des attentes, je
sais queje me suis cart de la grande perfection.
La chose la plus difficile que je doive encore traverser est la ralisation du fait qu'il n'y a aucune condition finale parfaite sur laquelle
on puisse s'appuyer. Tout est fondamentalement incertain et changeant. On n'apprendpas cela rapidement - on doit s'abandonner
cette perfection ordinaire maintes et maintesfois.

Il y a de la modestie dans cette perfection humaine ordinaire.


Nous avons besoin de reconnatre la fois nos dons et nos faiblesses, qui que nous soyons. Lequel d'entre nous ne s'est jamais
dbattu avec sa propre humanit? Au lieu de nous accrocher une
vision dmesure, supra humaine de la perfection, nous allons
apprendre nous accorder l'espace de la bont. Il y a de la beaut
dans ce qui est ordinaire. Invitons notre cur s'asseoir l'entre
et, de cet endroit calme, laissons-le exprimenter les invitables
alles et venues des motions et des vnements, des luttes et des
succs du monde.
Un matre sou:fi explique cela ainsi :
Ma vie est complique etje souffre encore beaucoup, mais cela ne veut
rien dire. C'est phmre, juste une partie de la vie. je ressens aussi trs
profondment la souffrance du monde etjefois ce queje peux. Mais en
mme temps, il m'apparat vident que les choses sont ce qu'elles sont
et que, pour que mes actions aient le moindre impact bnfique, elles
doivent provenir d'un cur serein. Tel est mon but: manifester la
paix au milieu de tout cela.

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

279

Au-del de la louange et du blme


Le tao enseigne que lorsque nous faisons du bien, nous faisons
du mal galement; lorsque nous agissons correctement, nous
agissons aussi de faon incorrecte. Alors au lieu de juger, nous
devons plutt laisser reposer ce cur fatigu. C'est la libert
du tao.
Tu veux amliorer le monde?
je ne pense pas que ce soitfaisable.
Si tu veux intervenir, tu vas l'endommager.
Si tu le traites comme un objet, tu vas le perdre.
Le matre voit les choses telles qu'elles sont,
sans essayer de les contrler.
Il/es laisse aller leur propre chemin
et demeure au centre du cercle.

l'intrieur de l'esprit de perfection ordinaire, la louange


et le blme, le succs et l'chec, l'orgueil et l'autocritique sont
reconnus comme des imposteurs, des opinions de seconde
main sur notre exprience. Lorsqu'enfin nous passons au-del
de la louange et du blme, il y a un soulagement norme. Dans
la libration du cur et dans l'action qui en rsulte, de nombreuses choses deviennent possibles.
Voici un exemple de ce genre de libration. Dans certaines
rgions de l'Inde, il y a pnurie de mdecins et des villages mettent parfois en commun leur argent pour envoyer certains de
leurs enfants au collge et dans des coles mdicales, pour qu'ils
reviennent ensuite soigner leur communaut. Dans une petite
ville de montagne, pauvre, il y a un criteau l'extrieur du
cabinet d'un mdecin: Dr V.S. Krishna, recal son docto-

NETTOYER POUR s'VEILLER

280

rat, cole de mdecine de Calcutta . Cela signifie que le


Dr Krishna a suivi des tudes mdicales Calcutta mais qu'il
n'a pas russi ses examens. Il est nanmoins revenu chez lui
ouvrir un cabinet, disant la vrit propos de ses diplmes et
mettant disposition toute la connaissance mdicale qu'il avait
acquise. Son cabinet marche trs bien.
Peut-tre sommes-nous tous comme le Dr Krishna notre vie humaine comprend la fois des succs et des checs
considrables. Si nous nous laissons emporter par des sentiments de honte ou d'orgueil, nous allons limiter l'tendue de ce
que nous pouvons faire et de ce que nous pouvons tre.
De nombreux enseignants spirituels s'aperoivent que
devenir indpendants de l'orgueil et du blme est un long
processus. Nous commenons par de simples instants puis,
avec la pratique, nous pouvons tendre cela, peu peu, des
heures et des jours durant lesquels nous devenons libres du
jugement des autres et de nous-mmes. Nous apprenons
laisser les jugements s'lever et retomber sans tre emports
par eux. Nous dcouvrons alors quel point la vie est plus
vaste et plus tonnante que ce que nous avions cru. Un repos,
une libert se fait jour : nous exprimentons la danse de la vie
sans penses critiques sur l'apparence que cela devrait avoir.
Un magasin de meubles, qui avait envoy ce courrier un
client:
Cher Monsieur Jones,
Qye penseraient vos voisins si nous devions envoyer un camion
chez vous pour reprendre les meubles que vous n'avez pas encore fini
de payer?

reut la rponse suivante :

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

281

Messieurs,
J'ai discut avec mes voisins pour dterminer ce qu'ils en penseraient. Tous disent que ce serait un sale tour fait par une socit minable avec laquelle ils ne voudraient plus jamais traiter.
Sincrement vtre,
M. Jones.

Vivre au-del de la louange et du blme ne signifie pas que


nous n'allons plus faire d'erreurs. soixante-seize ans, Ruth
Denison est l'une des enseignantes de la mditation de la vision
les plus respectes en Occident. Ces dernires annes, son
mari, pratiquant du dharma depuis toujours, fut atteint par la
maladie d'Alzheimer, jusqu'au point de sortir de sa maison et
d'errer ne sachant plus qui il tait. Pendant des mois, Ruth fit
rgulirement des allers-retours, quatre heures de trajet entre
son centre de retraite et sa maison. Elle restait debout toute
heure pour le veiller. Un jour, il laissa le pole sans surveillance
et une partie de la maison brla.
C'est pendant cette priode qu'elle fut invite Portland,
dans l'Oregon, pour donner une confrence et diriger une
retraite. Arrive puise, elle pntra dans la salle o cent cinquante tudiants s'taient runis pour ses enseignements. Elle
commena par les inciter tre conscients de leur respiration et
de leur corps, connatre directement leur exprience de l'instant. Elle parla de la ncessit d'tre attentif ce qui se passe.
Puis elle raconta l'histoire de la maladie d'Alzheimer de son
mari et le rcent incendie.
Elle continua parler de la prsence d'esprit et demanda:
Vous ai-je parl de mon mari et de l'incendie? Elle poursuivit,
racontant une nouvelle fois toute l'histoire. Puis elle parla nouveau de l'attention et aprs un certain temps ajouta: Oh! Je dois
vous raconter ce qui se passe avec mon mari et l'incendie que nous

zSz

NETTOYER POUR s'VEILLER

avons eu , commenant raconter l'histoire une troisime fois.


Dans la salle, bon nombre furent effars et s'irritrent contre cette
femme qui, semblait-il, commenait manifester elle aussi des
signes de la maladie d'Alzheimer.
Beaucoup se levrent pour partir mais avant d'atteindre la
porte, ils furent rappels par Ruth: Attendez! Vous qui apprenez la mditation, o pensez-vous aller? Je veux que vous observiez vos attentes. Qy'attendiez-vous lorsque vous tes venus?
Les secondes passrent pendant qu'ils taient l, debout, rflchir. Elle poursuivit : Ce soir, vous avez la chance de voir quelque chose de spcial. Vous avez l'occasion d'observer une vieille
enseignante du dharma en difficult. Je ne sais mme pas ce que
je viens de dire. Tout le monde se rassit et Ruth continua
enseigner : Pouvez-vous tre conscients de tout ce qui arrive?
C'est votre pratique.
La perte de mmoire de Ruth ne dura fort heureusement que
ce soir-l et ritait due qu' son puisement. Ds qu'elle eut pris un
peu de repos, sa mmoire et son nergie revinrent dans toute leur
puissance. Mais ce soir-l, elle avait dmontr une vritable prsence -la capacit de demeurer avec toute chose, mme sa propre
dsorientation, lui permettant ainsi de se manifester dans la conscience et la compassion.

Devenir excentrique
Lorsque les motions sont libres, lorsque le cur peut s'exprimer sans se proccuper de l'opinion des autres, cette libert
s'tend tous les aspects de notre caractre. Si vous deviez rencontrer Ruth Denison, vous la verriez comme une vieille
femme excentrique. Si nous regardons honntement la communaut des enseignants spirituels, nous trouvons bon nombre

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

283

d'excentriques. Certains sont des ermites bizarres, d'autres


brillent en public. Certains font partie du gotha spirituel, des
stars du dharma, alors que d'autres sont des enrags du dharma.
Certains sont calmes et attentifs, d'autres passionns et motifs. Il n'y a pas de modle unique parfait. Excentricit fait rfrence au ct unique, la libert trouve en assumant compltement sa propre personnalit. Mme si extrieurement nous
ne semblons pas diffrents, l'intrieur il y a la capacit intrpide d'tre entirement l'incarnation de nous-mmes.
Un jour, le peintre Georges Braque exhorta ceux qui
l'entouraient: Cela dpend de nous d'tre de vrais excentriques suffisamment forts pour ne pas vaciller. Un matre zen
appelle cela le point culminant ou le fruit de l'entranement
zen : tre fidle soi-mme et la vie.
Dans le zen, d'un ct nous nous centrons pour ne pas nous perdre
dans l'avidit, la haine et l'ignorance. Nous devons suivre ce processus purificateur de lcher-prise jusqu' ce que nous lchions totalement prise. Mais ensuite nous devons revenir et tre authentiques,
totalement sincres avec notre propre vie.

Ajahn Sumedho, moine occidental qui tablit une demidouzaine de monastres en Thalande et en Occident, se souvient de ses premiers pas en tant qu'abb:
je ne savais pas vraiment ce que je devais faire ni comment j'tais
suppos lefaire. j'essayai donc d'tre simplement comme mon matre.
je l'admirais tellement que j'essayai de diriger le monastre comme il
l'auraitfait lui-mme. Mais cela ne marchait pas : cefot un dsastre
carje ne suis pas lui.]e ralisai alors que ce que les gens admiraient en
lui tait le fait qu'il tait simplement lui-mme. je dcouvris ainsi ce
que je devais faire: tre moi-mme.

NETTOYER POUR s ' VEILLER

Les enseignants spirituels ont souvent un grand charisme et


les traditions une tendance imposer, ce qui fait qu'au dbut la
spiritualit induit une grande part d'imitation. Pendant un certain temps c'est normal. Mais cela peut devenir rigide. Si nous
pensons que spirituel signifie tre calme et sans agitation,
nous risquons d'en tre une fade imitation. D'un autre ct, si
le matre est un dbauch ou un ivrogne, cela peut dboucher
sur des communauts d'alcooliques et des disciples voulant
prouver leur anticonformisme exactement de la mme manire.
Tout ceci n'est qu'une forme de matrialisme spirituel.
Le monde spirituel peut malheureusement devenir aussi
rducteur et born que le reste de notre culture; il apparat que
pratiquement toutes les communauts religieuses ou spirituelles
ont plus ou moins consciemment leurs modes de penses et de
comportements spcifiques. Une vieille nonne catholique, sur
Claire, dcrit avec tristesse comment, durant ses premires
annes au couvent, ce n'tait pas ma vie intrieure qui importait
l'glise, mais uniquement mon attitude extrieure et ma foi .
Un tudiant, qui avait fini par quitter une communaut hindoue
dans laquelle chacun croyait avoir trouv le chemin le
meilleur, fit ce commentaire: Nous essayions tellement d'tre
hindous que nous oubliions d'tre nous-mmes. Comme le dit
E.E. Cumrnings: N'tre personne d'autre que vous-mme,
dans un monde qui fait tout pour que vous soyez quelqu'un
d'autre, implique le combat humain le plus dur qui soit et le fait
que vous ne cesserez jamais de vous battre.
Si la libert motionnelle, physique et mentale ne peut tre
une simple imitation, il ne s'agit pas non plus d'agir par besoins
ou peurs inconscientes. l'image de Ram Dass qui devint le
connaisseur de ses nvroses, nous parvenons nous connatre
tels que nous sommes, sans indulgence ni piti pour nousmmes. <2!rand nous sommes vraiment conscients de nos sen-

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

285

timents sans tre enchans par leurs nergies, nous avons le


choix; peu importe les circonstances, nous sommes libres de
suivre notre sagesse. Celui qui a got cette relle libration
regarde la richesse de la vie comme un tout.
Nous retrouvons cette large perspective dans la sagesse des
lgendes humaines allant du Ramayana Shakespeare, des Jataka
la Bible. li y a dans cette libert une joie comme nulle autre.
Trudy Dixon, diteur d'Esprit zen, esprit neuj nous dcrit ce type
de libert qu'incarnait son matre Suzuki Roshi :
Ses qualits de vie sont extraordinaires - un entrain, une vigueur,
une franchise, une simplicit, une humilit, une srnit, une gaiet,
une incroyable perspicacit ... mais pour finir, ce ne sont pas ces
aspects extraordinaires du matre qui laissent le disciple perplexe,
intrigu et le font aller en profondeur. C'est plutt son aspect compltement ordinaire. tant simplement lui-mme, il est un miroir
pour ses tudiants ... En sa prsence, nous dcouvrons notre visage
originel; les choses extraordinaires que nous voyons sont simplement notre vraie nature.

Bonheur d'tre
Ryokan, le pote zen le plus apprci au Japon, tait clbre pour
sa sagesse et son absence de prtention. Comme saint Franois, il
aimait les choses simples, les enfants et la nature. Dans ses pomes,
il parle ouvertement de ses larmes et de sa solitude pendant les longues nuits d'hiver, de son cur qui frmit avec les bourgeons du
printemps, de ses deuils et de ses regrets, de la confiance profonde
qu'il a apprise. Ses motions coulent librement comme les saisons.
C29and les gens lui posent des questions sur l'illumination, il leur
offre le th. Lorsqu'il se rend au village en qute de nourriture et
pour y donner des enseignements, il finit le plus souvent par jouer

286

NETTOYER POUR s'VEILLER

avec les enfants. Son bonheur rside dans le fait d'tre en paix avec
lui-mme.
La qute d'aumne est termine pour aujourd'hui:
au croisement, je me promne le long du temple bouddhiste,
parlant avec quelques enfants.
L'anne dernire un moinefou.
Cette anne, rien n'a chang!

La sagesse motionnelle du cur est simple. Qyand nous


acceptons nos motions humaines, une remarquable transformation s'opre. La tendresse et la sagesse s'lvent naturellement,
spontanment. L o auparavant nous recherchions la force chez
les autres, cette force est maintenant devenue ntre; l o nous
cherchions nous dfendre, nous rions. Donner de l'espace nos
dpendances et nos besoins rvle une plnitude cache. Le
bonheur et l'amour arrivent naturellement en abandonnant la
peur. Ils jaillissent comme l'eau d'une source et se diffusent dans
tout notre tre.
Ajahn Jumnien, qui fut un de mes enseignants dans les jungles de la pninsule malaise, vhicule cet tat d'esprit lorsqu'il
enseigne en Amrique. C'est une boule de vitalit, en robe
orange, toujours de bonne humeur, le cur rayonnant. Parlant
peine quelques mots d'anglais, ses enseignements lorsqu'il n'y
a pas de traducteur sont trs simples. Vide, vide! dit-il. Heureux, heureux! Il ouvre les bras comme s'il enlaait le monde
entier et dit nouveau : Vide, vide! Heureux, heureux! Il
sait que toute chose s'lve et disparat comme un rve, qu'elle
change et ne peut tre possde. Acceptant cette vrit, il se
dplace dans le monde avec grce et il est heureux.
Une enseignante raconte l'histoire d'une femme noire amricaine qui participa son programme de douze mois de pratiques

MOTIONS VEILLES ET PERFECTION ORDINAIRE

287

spirituelles. Au cours de sa vie, cette femme avait d faire face des


traumatismes, la pauvret, des abus, la perte d'un proche, au
racisme, la maladie, un divorce la suite d'un mariage douloureux et la difficult d'lever seule deux enfants. Tout cela rejaillissait de son me pendant les sessions de groupe : combien elle s'tait
battue durant des annes pour s'duquer elle-mme, pour qu'on lui
rende justice et pour petit petit trouver sa voie. Les autres membres du groupe racontrent eux aussi leurs histoires et leurs difficults, leurs douleurs et leurs dfis, les nombreuses fois o ils avaient
d se battre. Lors de la dernire runion, cette femme annona
enfin: Aprs tout ce que j'ai travers, tous les problmes que j'ai
d affronter, je vais faire quelque chose de vraiment radical. Je vais
devenir heureuse.
Qyand nous comprenons que la libert du cur est possible
pour nous galement, nous pouvons nous veiller notre
propre bonheur, o que nous soyons.

14

HONORER LE KARMA FAMILIAL

Un prophte n'est mpris que dans sa


patrie et dans sa maison. (jsus dans
l'vangile selon saint Matthieu.}
Peu importe le nombre de villages et de
communauts qu'ils tablissent, ils en
reviennent toujours la famille. (Margaret Mead.}

C'est une chose d'offrir une multitude de prires pour les malades et les pauvres ou de faire des
mditations sur la bont et la compassion que l'on ddie des
milliers d'tres vivants de par le monde, mais c'en est une autre
que d'appliquer ces mmes pratiques sa propre famille et son
entourage immdiat.
Mme le Bouddha et Jsus rencontrrent des difficults
lorsqu'ils rentrrent chez eux aprs avoir commenc prcher.
Le saint ministre de Jsus fut rejet par sa famille, sans aucun
respect. <2ltand par la suite sa mre et ses frres arrivrent
l'endroit o il enseignait, Jsus refusa de les laisser entrer et
dsigna ses disciples en disant : Voici ma vraie mre et mes
vrais frres, ceux qui accomplissent la volont de Dieu.
De faon similaire, lorsque le Bouddha rentra chez lui aprs
son illumination, son pre lui reprocha d'tre un mendiant peu
prsentable et lui demanda avec sa belle-mre de cesser d'tre

HONORER LE KARMA FAMILIAL

moine, de changer de vtements et de revenir ses obligations


princires. Qyand le Bouddha voulut transmettre son enseignement sa famille, celle-ci rejeta sa ralisation comme
n'ayant aucun intrt. Il dut accomplir un miracle - flotter
dans les airs tout en crachant en mme temps de l'eau et du feu
-pour les convaincre qu'il avait appris quelque chose qui avait
de la valeur.
Comme Jsus, le matre zen Basho nous avertit: Vous ne
pouvez enseigner la vrit dans votre ville natale. Les gens ne
vous y connaissent que par vos noms d'enfant. Puisqu'il en est
ainsi, c'est sans doute la meilleure raison de rentrer chez soi. O
pourrions-nous mieux accomplir une pratique authentique du
cur, le mandala de la plnitude, qu'auprs de notre famille et
de nos voisins? Leur regard tant dnu de tous voiles faits
d'idaux spirituels, d'image ou de rputation, ils nous donnent
l'occasion de tester vritablement notre pratique. Ma fille
Caroline m'a plus d'une fois fait remarquer que j'tais en colre,
inattentif, que je me tenais mal table ou que j'tais hors de
moi: Papa, je croyais que tu enseignais l'attention! ou
Papa, regarde ce que tu es en train de faire. Qyelle sorte
d'enseignant de mditation es-tu donc? Parfois, quand j'ai un
moment difficile, elle dit simplement : Papa, je pense qu'il est
temps que tu ailles mditer. ))
Comme le dit un matre zen :
Le rle d'enseignant spirituelpeut nous emprisonner dans laJonction
d'aide veille: en apportant aux autres la sagesse et la compassion,
nous pouvons perdre nos relations humaines ordinaires. La plupart
des gens que nous connaissons sont dans le rle d'tudiants et nous courons le risque d'tre isols, de devenir une sorte de monstre sacr sans
avoir en contrepartie des liens humains ordinaires -des amis, de la

NETTOYER POUR s'VEILLER

famille et de vraies relations. La famille pourvoit cela mieux que


toute autre chose.

Une fervente pratiquante parle en riant de son mari, un


enseignant hindou rput : Mon mari est rentr de son dernier sjour en Inde dans une forme stupfiante. Pendant six
mois, il fut en tat d'veil, jusqu' ce qu'il passe quelque temps
avec sa mre. Une autre enseignante de Raja Yoga, trs respecte, avait pour habitude d'insister sur ce que son gourou lui
avait appris: Tu n'es pas le corps, tu n'es pas l'esprit. Pendant des annes, elle enseigna ces vrits et crivit sur ce sujet.
En vieillissant, elle avait dcid de ne dpendre de personne.
Aprs plusieurs attaques, elle runit ses enfants autour d'elle et,
tout en leur rappelant Je ne suis pas le corps, s'injecta avec
leur aide une forte dose de morphine pour mettre un terme sa
vie. Qyelques jours plus tard, elle sortit du coma l'hpital et
lorsqu'elle rentra chez elle, sa famille tait, comme on peut le
comprendre, dans un grand dsarroi. Participer une tentative
de suicide avait non seulement t une preuve terriblement
difficile, mais cette exprience avait rveill d'autres rancurs
longtemps contenues. Son leitmotiv Tu n'es ni le corps ni
l'esprit)) en avait fait, au cours des ans, une pitre mre sur de
nombreux plans. Elle passa sa dernire anne s'amender,
apprenant prendre soin de sa famille et autorisant les autres
prendre soin d'elle.
Les problmes familiaux sont courants dans notre culture et les
communauts spirituelles attirent souvent ceux qui ont un pass
familial douloureux. Ceux qui sont en recherche spirituelle peuvent venir pour se librer, se soigner ou trouver une manire de
transcender les troubles dont ils sont porteurs. Ce n'est pas vrai
uniquement pour les tudiants. La plupart des Occidentaux, qu'ils
soient chefs spirituels, instructeurs de mditation, moines, nonnes,

HONORER LE KARMA FAMILIAL

membres du clerg, portent eux aussi de profondes blessures familiales. Eux aussi peuvent avoir au dpart espr que le dtachement
spirituel et la paix les libreraient du fait d'avoir maille partir avec
la douleur familiale.
Mais un matre chan, de Chine, nous prvient :
Ne confondez pas le non-attachement et la libert avec la fuite. Votre
ide de quitter votre famille et vos enfants pour renoncer au monde
revient fuir votre ombre. C'est de la fausse vacuit. Il n'y a nul
endroit o vous puissiez aller qui soit un peu plus ou un peu moins
vide que votre propre maison. L'illumination est ici, depuis toujours.

Nous ne pouvons viter le contexte familial et les blessures


qu'il nous inflige. Nous ne pouvons pas non plus imposer nos
idaux spirituels notre famille. Une jeune femme trs implique dans la pratique bouddhiste retourna chez ses parents.
Pendant un certain temps, elle lutta contre leur fondamentalisme chrtien jusqu' ce qu'elle fasse la part des choses. Elle
envoya alors une lettre au monastre disant : Mes parents me
dtestent quand je suis bouddhiste mais ils m'aiment quand je
suis un Bouddha. Telle est notre tche: veiller le Bouddha
en assumant notre karma familial.
Mon pre souffrait d'une insuffisance cardiaque congestive.
Dans la priode qui prcda sa mort, je vins chaque jour lui tenir
compagnie dans le centre hospitalier de la facult de mdecine de
Pennsylvanie. Comme il tait biophysicien et qu'il avait enseign
dans des coles de mdecine, il connaissait parfaitement tous les
appareils qui contrlaient son cur. Terrifi par la mort et plus particulirement par l'ide de mourir pendant son sommeil sans que
les infirmires s'en aperoivent, il n'osait pas s'endormir. Il sombrait dans le sommeil pendant trois minutes puis s'veillait en sur-

NETTOYER POUR s'VEILLER

saut, se tournant avec inquitude vers l'cran de contrle pour voir


si son cur fonctionnait encore. Et ce, de nuit en nuit.
Homme brillant, mon pre avait aussi un temprament violent et physiquement imposant. Pour son entourage, c'tait un
paranoaque et un homme difficile. Maintenant qu'il ne dormait plus depuis des jours, il tait encore plus dur vivre.
Malgr tout, au fil des ans, j'avais fait la paix avec lui et je
l'aimais.
Je m'asseyais prs de lui et nous parlions. Comme il tait trs
angoiss et distrait, j'essayais de lui apprendre mditer. Nous pratiquions la conscience du souille pour le calmer et abordions la
mditation sur l'amour bienveillant en prenant pour support ses
petits-enfants. Cela ne servit rien. Qyinze minutes de pratique
mditative ne pouvaient rduire soixante-quinze ans de pratique
paranoaque. Qyand je lui demandai ce qui, selon lui, allait arriver
lorsqu'il mourrait, il rpondit : Rien. En tant que scientifique,
il ne croyait en rien au-del du monde physique : la mort tait le
point final. Je lui fis pourtant remarquer que, dans le monde, la
majorit croyait en une vie aprs la mort et que cela tait galement
attest par les recherches sur les tats de mort imminente. Je lui
parlai de mes propres expriences de sortie du corps et de conscience de mes vies passes, lui expliquai mme les tapes de la mort
et ce qu'il allait sans doute exprimenter. Il ne fut pas convaincu.
Attends simplement et tu seras surpris, lui dis-je. Et si cela arrive,
souviens-toi que je t'en avais parl. Cela le fit rire.
Plus tard dans la soire, la plupart des visiteurs tant partis,
je dis mon pre que j'avais besoin de dormir. Ne pars pas!
me supplia-t-il. Je restai assis prs de lui une heure de plus, tandis
qu'il ne cessait de glisser dans le sommeil puis de sursauter,
effray ds qu'il se rveillait. Je ne peux pas dormir. S'il te plat,
je t'en prie, ne pars pas! J'acceptai avec joie; j'avais appris
m'asseoir. Onze heures, minuit, une heure, deux heures, je restai

HONORER LE KARMA FAMILIAL

293

assis prs de lui comme cela un bon nombre de nuits. Il n'y avait
pas grand-chose dire. Je lui tenais la main, il avait peur. Il ne
voulait rien savoir de la mditation, il ne voulait mme pas en
parler. L'important tait que je sois assis, ici, sans peur, sans rejeter sa peur ni sa douleur, simplement lui tenir la main. Il
mourut quelques jours plus tard. J'tais heureux d'avoir pu
m'asseoir ainsi ses cts pendant ces moments extraordinaires.
Peut-tre est-ce ce que nous pouvons faire de mieux : aider
quand nous le pouvons; tmoigner l'autre de la bont; offrir
notre prsence; montrer la confiance que nous avons dans la
vie. La vie spirituelle ne consiste pas beaucoup savoir mais
beaucoup aimer.
La plupart d'entre nous doivent dans leur vie spirituelle
effectuer un grand travail de gurison au niveau familial. Arriver tre capable de m'asseoir prs de mon pre en toute tranquillit fut le rsultat de nombreuses annes de travail intrieur.
Ma douleur familiale avait t recouverte par mes premires
mditations monastiques, durant lesquelles je m'tais focalis
sur le fait d'tre vide, serein et sage. Mais elle tait toujours l,
sous-jacente, attendre, influenant inconsciemment tout mon
mode d'tre et, quand je me retrouvai avec une famille et des
relations intimes, tous les conflits ressortirent. Sans doute
auraient-ils fini par ressurgir galement si j'tais rest dans une
voie asctique.
Devoir me dbattre nouveau avec mes motions fut difficile.J'avais besoin de l'aide de la mditation et en mme temps
d'une thrapie pour tre enfin capable de reconnatre les
niveaux les plus profonds de peur, de colre, de jugement et de
peine dont j'tais porteur. Le thrapeute tait essentiel en tant
que tmoin compatissant, un tre diffrent de moi qui puisse
m'aider faire face aux images et aux peurs inscrites dans mon
corps et tout ce que je n'avais pas t capable d'affronter seul.

294

NETTOYER POUR s'VEILLER

Je vis quel point de vieux schmas avaient renforc cet troit


sentiment d'ego. Face la douleur rgnant dans notre famille,
mes frres et moi tions devenus, chacun notre tour, rgulirement dprims, colreux, craintifs, cyniques, ncessiteux ou
circonspects. Ces blessures profondes faisaient jusqu'alors
partie de chacun de nous, mais en nous ouvrant elles, nous
commenmes en diminuer la puissance.
Dans le mandala de la plnitude, nos difficults demeurent,
y compris les problmes de gnration, jusqu' ce que la douleur du pass soit transforme. Dans son pome sur la mort,
Lama Chogyam Trungpa voqua la valeur des enseignements
qu'il avait donns ses tudiants, puis il leur rappela: Je vais
vous hanter. Nos schmas familiaux peuvent de la mme
manire continuer nous hanter, mme aprs des annes de
pratique spirituelle. Nous pouvons transporter ainsi, comme un
legs familial, la dpendance, la peur, l'autocritique, le dnigrement de soi, la colre ou le dcouragement. Ces blessures de
jeunesse doivent tre soignes, que ce soit travers une relation
thrapeutique ou grce la sagesse croissante de notre voie spirituelle. Nous devons trouver la libert de notre propre esprit et
dcouvrir que notre histoire familiale n'est pas ce que nous
sommes.
Une nonne catholique me disait:
Mon passfamilial taitplein de douleurs et d'abus. Dans ma vie spirituelle, la plupart des transformations les plus importantesforent en
rapport avec la honte. j'avais grandi dans unefamille alcoolique et ce
au moins depuis mon grand-pre. Le sentiment que nous avions de
nous-mmes tait bas sur la honte. Quand il s'levait avec suffisamment deforce, aucune de mespratiques ou de mesprires n'y remdiait.
Je ne me sentais pas bien vis--vis de quoi que ce soit. j'tais en train
de prier et une voix me disait: Tu es une honte, compare ce que

HONORER LE KARMA FAMILIAL

295

tu devrais tre. Tu n'utilises pas tes dons; tu n'en fois pas assez.
jamais assez! j'avais tellement l'habitude d'tre critique et je me
sentais si mal Mais avec une bonne thrapie et beaucoup de travail
intrieur, j'ai commenc comprendre : maintenant je vois tout cela
comme des cyclesfamiliaux, des phases de honte qui simplement s'lvent. je les reconnais pour ce qu'elles sont. Oh! Une autre phase de
honte. Aujourd'huije peux mme en rire. Cette vision aplus contribu la gurison de mon cur que mes annes de lutte pour tre une
sainte.

La tolrance donne naissance l'intimit


Les enseignements traditionnels se focalisent tellement souvent sur l'amour et son esprit de transformation que nous risquons de simplement survoler une force plus basique et
fondamentale : la tolrance du cur.
Aprs l'extase d'un veil spirituel, il y a l'accomplissement
au quotidien, dans la blanchisserie de notre pratique assidue.
Une des consquences naturelles de notre exprience d'veil,
qui va nous soutenir durant cette priode, est l'accroissement de
notre esprit de tolrance, d'acceptation de ce qui est. Et c'est
dans cette tolrance, rafrachie et vaste, que l'on peut trouver
l'harmonie du cur. Les diffrences humaines sont normes :
nos rythmes, ce que nos corps aiment, notre sens de l'esthtique, nos motions, nos peurs, notre manire de bouger, de parler, d'aimer et de nous reposer. Il y a de grandes diffrences de
race, de culture, de classe et de valeurs. Sans la tolrance, il n'y
a aucune place pour une relation, aucune possibilit d'intimit.
Sans la tolrance, la vie familiale risque d'tre insupportable.
Les tempraments et les personnalits different terriblement.
Sans la tolrance, nous aurions une socit en conflit perptuel,
un monde sectaire, fait de clans, de guerres et de gnocides.

296

NETTOYER POUR s'VEILLER

Nous n'avons pas apprcier, sans mme parler d'aimer, ce


que nous tolrons. En vrit, mme les enseignants spirituels
ne s'apprcient pas toujours les uns les autres; ils ne font pas
ncessairement bon mnage. Beaucoup de matres respects,
zen, swamis, ajahns, sheikhs, lamas, rabbins ont de profonds
dsaccords. Certains prouvent du dgot pour les enseignements ou le style d'un autre. Nanmoins, ceux qui parmi eux
possdent la sagesse incarnent une tolrance sincre. Ils savent
que les raisons de l'autre ne leur sont pas forcment perceptibles
et que le mode d'tre d'autrui est aussi digne de respect que le
leur.
Tolrance ne veut pas dire accepter ce qui est nuisible. Tout
comme le dtachement et le flegme peuvent tre spirituellement
mal employs lorsqu'ils servent fuir les sensations, la tolrance
peut, elle aussi, tre mal utilise si en son nom nous refusons de
voir la vrit ou de prendre position quand c'est ncessaire. tre
tolrant ne signifie pas dtourner les yeux de tout abus. Pour viter
des souffrances ultrieures, nous devons rpondre avec une grande
force. Mais quand notre cur est associ nos actions, mme cette
force peut tre teinte de compassion et de comprhension.
J'ai vu cela l'uvre chez Ajahn Chah, dans sa manire
d'agir avec le suprieur d'un monastre annexe. Cet homme du
nom d'Ajahn Som avait t un voyou et un bandit de petite
envergure avant de prendre les vux. M me en tant qu'abb, il
avait la rputation d'tre dur et difficile; les moines qui revenaient de son temple se plaignaient souvent de lui. Un jour, je
demandai Ajahn Chah pourquoi quelqu'un comme lui tait
autoris tre un abb. Ajahn Chah s'arrta pensivement et
rpondit qu'Ajahn Som tait certes une personne difficile mais il
avait cr cet ermitage dans des grottes, de ses propres mains,
grce des annes de travail dans une fort sauvage et lointaine.
Son dvouement spirituel tait lentement en train de grandir.

HONORER LE KARMA FAMILIAL

2 97

Il n'avait jamais t un moine modle, c'est vrai, mais si


Ajahn Chah le chassait de son monastre, il retournerait probablement dans la rue. tait-ce cela que je lui conseillais?
Nous critiquons si facilement les autres. Parfois, plus nous
sommes proches d'une personne et plus notre jugement et
notre frustration peuvent tre grands. C'est pour cette raison
que la famille est l'une des dernires frontires du dveloppement spirituel.
Un homme, qui avait t un swami hindou, m'a dit:
Aprs des annes de yoga en Inde, je revins enseigner et me marier.
Par la suite, je devins responsable d'un temple. Mes expriences de
samadhi me montraient laftlicit de toute chose. Peu peu je devins
trs affair et commenai vrai dire perdre cette comprhension.
J'essayai de mditerplus pour que cela revienne. Il y avait des conflits
dans le temple et des querelles parfois terribles dans mon mariage.
Certains jours, je me demandais si j'aurais jamais d essayer de pratiquer dans cette vie matrialiste. Mme la mditation ne m'apportait
pas beaucoup d'aide.
Un jour, je rendis visite ma famille et m'occupai de mon petitneveu. Ce fut une journe difficile tant pour le swami que pour cet
enfant de trois ans. Nous avons mis la maison sens dessus dessous. Il
piqua une crise de colre. jefinis par le prendre dans mes bras et, en le
tenant simplement, j e me mis chanter des airs sanskrits. je ralisai
alors que la seule chose que dsire le monde, c'est d 'tre pris dans les
bras, quoi qu'il advienne. Laflicit et le samadhi ressurgirent ds que
j'ouvris mon cur.

La tolrance et l'acceptation naissent plus facilement prs de


chez soi. Dans ma propre maison, ma femme et moi avons des
tempraments opposs et tous deux sommes issus de familles au
pass difficile. Elle est calme, artiste et crivain, ayant grand
besoin de solitude, de calme et de vie intrieure. Moi, bien que

NETTOYER POUR s'VEILLER

mditant, je suis plus extraverti;j'ai un immense rseau d'amis du


dharma, de collgues et de membres de communauts.
Durant nos premires annes, je rvais d'une grande
maison la campagne avec beaucoup de chambres pour les
amis. Elle, bien sr, avait en tte quelque chose de plus petit.
Qyand je protestai, elle me demanda: Ne viens-tu pas de
passer dix ans vivre dans un centre de mditation la campagne, avec une grande bibliothque et une grande cuisine? Si
c'est ce que tu veux, pourquoi ne retournes-tu pas tout simplement dans ton centre de retraite?
En tant trs attentifs et avec l'aide d'une bonne thrapie,
nous avons travers les temptes du dbut. Nous nous sommes
maris et avons eu un enfant magnifique. Mais quelques-unes
de nos diffrences sont restes. Un jour, nous marchions avec
notre petite fille dans le jardin d'un centre zen. Liana m'avait
rcemment pass le livre de Jean Shinoda Bolen, Goddesses in
Every Woman*, aprs l'avoir lu elle-mme, pour que nous puissions parler des aspects propres l'nergie fminine et l'ducation d'une fille. Je lui dis que j'avais aim ce livre et en particulier les chapitres dcrivant la force d'Artmis et la grce et la
beaut d'Aphrodite. J'ajoutai qu'en revanche il y avait une
desse avec laquelle je ne me sentais pas particulirement
d'affinits: Hestia, celle qui n'a pas de temple. C'est la desse
de la Terre et des Maisons, omniprsente mais invisible.
Lorsque j'eus dit cela, Liana se tourna vers moi abasourdie,
jeta le livre par terre et clata en sanglots. C'est moi! Cette
desse dcrit ma vie! Je savais que tu ne m'avais jamais vraiment
aime. Je le savais. Puis elle fit demi-tour et partit.
Desses en chaquefemme.

HONORER LE KARMA FAMILIAL

299

Il me fallut quelques instants pour ressentir la force de ses


paroles avant de me reprendre et de la rattraper. branl par la
vrit de ce qu'elle m'avait dit et par un flux de ralisations, je
ne pus que lui rpondre : Tu sais, ma chrie, je suis dsol
mais tu as raison. Je t'aime mais sans le savoir. D'une certaine
manire, j'esprais encore que tu serais diffrente. J'avais
gard pendant si longtemps un espoir inconscient, une ide de
comment elle devrait changer. Et videmment elle l'avait ressenti. Ce n'est qu'aprs avoir t forc de voir sa ralit au lieu
de mes propres dsirs que j'ai appris l'aimer pour ce qu'elle est.
Ensemble, nous avons construit une maison pour Hestia.
Maintenant je pars travailler avec de larges assembles et je
rentre chez moi retrouver une vie de famille calme et simple. Je
suis arriv me sentir nourri et protg par ma famille et
l'aimer telle qu'elle est. Je loue chaque jour la sagesse de ma
femme.
La famille est un miroir. Dans nos pouses, nos amants, nos
parents, nos enfants se refltent nos besoins, nos peurs et nos
espoirs, crits en lettres capitales. Les relations intimes nous
atteignent et touchent notre histoire sans anesthsie. Les blessures que nous portons, les dsirs que nous avons d'tre nourris
sont directement sur la table. Ils ont besoin d'tre respects.
Pour cette raison, mme dans nos propres familles, dire qu'au
fond nous nous aimons malgr tout ne suffit pas. Chacun doit
aussi tre tolrant et respectueux des autres. Nous tendons aux
membres de notre famille la mme largesse d'esprit et de cur que
celle que nous pratiquons dans la prire ou dans la conscience
impartiale de nos tats intrieurs.
Une sur catholique se rappelle comment ses annes de
prires l'amenrent cela:

NETTOYER POUR s'VEILLER

300

j'en tais arrive une chose essentielle: la volont d'avoir une relation continue avec le bien et le mal, de m'autoriser soujfrir consciemment, d'tre le champ de tolrance o se dversent les larmes du
monde, proches comme lointaines. Ma spiritualit ne s'oppose dsormais plus la colre, la passion ni au conflit. Cela ne vaut rien. Ces
enseignements ontfait plus de tort que de bien. lafin, on ralise qu'il
n'y a rien condamner. jefois vu de non-violence vis--vis de tout.
Ne te tourmente pas, n'accrois pas la douleur en toi-mme ni autour
de toi, voil maintenant l'une de mes plus grandes prires.

La tolrance et l'absence de blme grandissent quand nous


voyons les qualits remarquables et surprenantes de chacune
des vies que nous ctoyons. Chaque personne est singulire et
unique, exprimant sa propre nature- mme les tres difficiles
vivent au mieux de ce qu'ils connaissent.

duquer avec respect


Savoir s'apprcier honorablement entre adultes est la base d'une
sage ducation des enfants. Un autre mot pour cette tolrance est
le respect. Cette qualit est illustre par l'histoire de cet enfant
de sept ans qui dne dehors avec ses parents et leurs amis. La serveuse prend sa commande en dernier. Gy'est-ce que tu
aimerais? lui demande-t-elle. Je voudrais un hot-dog avec des
frites , rpond le garon. Sa mre intervient immdiatement :
Donnez-lui un steak avec de la pure, des carottes et un verre de
lait. En s'loignant, la serveuse demande: Tu veux du ketchup
ou de la moutarde sur ton hot-dog? L'enfant se retourne alors
vers la table et annonce avec un sourire: Tu sais, elle pense que
j'existe!
Nos enfants aiment tre respects. Mme les tout-petits
souhaitent que l'on respecte leurs besoins et leurs peurs. Nos

HONORER LE KARMA FAMILIAL

JOI

amants, nos parents, nos collgues de travail, les animaux et les


arbres autour de nous s'panouissent grce notre respect.
Montrer du respect est la base d'une ducation aborde comme
une pratique spirituelle. Sans conscience ni respect, nous ne
faisons que reproduire ce que l'on nous a fait, en agissant conditionns par notre propre ducation. Sans respect, nous allons
perptuer tous les cycles de blessures, de honte, de mpris de
soi, de stress et de rsignation qui ont exist dans notre pass.
Sans une perspective spirituelle, les attentions naturelles du
cur pour l'ducation peuvent tre supplantes par la vitesse et le
matrialisme du monde moderne, par les valeurs envahissantes des
mdias et par les normes communment acceptes de stress et de
violence. Si nous n'avons pas une vigilance respectueuse, nous permettons aux mdias et aux pressions de la vie moderne d'obliger
nos enfants grandir, en oubliant de protger leur dpendance et
leur vulnrabilit. Nous oublions d'avoir confiance dans le fait que
les enfants deviennent naturellement indpendants, leur propre
rythme. Sans tre l'coute de notre cur, nous devenons comme
ces gnrations de parents qui, sur les conseils d'experts renomms,
refusaient de nourrir ou de prendre dans leurs bras leurs enfants qui
pleuraient, mme si leur instinct de sagesse et les impulsions de
chacune des cellules de leur corps leur enjoignaient de le faire et de
consoler leurs souffrances. Avec le respect, nous pouvons offrir
nos enfants une protection et un soutien attentionns tout en
posant les limites acceptables de comportement. Notre enseignement spirituel ne leur sera plus seulement transmis par la parole
mais par l'intgrit de notre vie quotidienne, par notre manire
d'incarner les valeurs les plus profondes de notre cur.
Il n'est jamais trop tard pour manifester ce respect. Lorsque
nous devenons adultes, nous pouvons le reporter sur notre
famille. Une femme, qui pratiqua le bouddhisme en tant que
nonne dans des monastres de Thalande et de Birmanie, me

302

NETTOYER POUR s'VEILLER

raconta combien il lui tait difficile de rentrer chez elle pour


rendre visite ses parents. Sa famille vivait dtroit, dans un
milieu ouvrier. Elle s'tait dj libre de bon nombre des souffrances de son pass familial, mais aujourd'hui encore, ils ne la
comprenaient toujours pas et refusaient qu'elle soit nonne, le
crne ras. Qyels que soient ses efforts pour essayer de leur
enseigner le dharma, cela n'aboutissait qu' des conflits et
encore plus de frustrations. Les soires familiales taient
d'ordinaire consacres boire de la bire et regarder la tlvision. chaque fois, au bout d'une semaine, elle s'enfuyait. Je
lui fis quelques suggestions. Pourquoi n'essayez-vous pas
d'aller chez vos parents sans votre robe de nonne et sans enseigner. Soyez l, simplement comme membre de la famille, et
aimez-les tels qu'ils sont. Peut-tre mme pouvez-vous vous
asseoir avec eux pour boire une bire et regarder les missions
de tlvision. Oh oui! Mais ne restez pas trop longtempstrois jours au plus. C'est ce qu'elle fit et, lorsque je la revis la
fois suivante, elle souriait : cela avait march.
Un matre soufi affirme:
tre avec safamille et ses amis intimes diffre de toutes les autres relations. C'est trs dijfrent du rle d'enseignant. Avec ma famille, je
dois juste tre et laisser l'amour et l'ouverture oprer. j e ne suis ni mis
en avant ni responsable. j'essaye de les accepter, d'tre ce que j e suis et
tolrant avec ce qu'ils sont. Il y a galement dans tout cela une indniable passion, un ros, un rle jouer entre parents, erifnts etpetitsenfants. Ce peut tre en positif comme en ngatif M me les conflits
deviennent plus importants cause de la profondeur de nos liens. Ce
quej'essaye de faire, c'est d'tablir une brche pour accder la connexion des curs, l'essence sous-jacente notre histoire.

Thomas Merton dcrit ce type de tolrance envers les autres


comme un apprentissage voir la secrte beaut de leur cur

HONORER LE KARMA FAMILIAL

au-del de toutes les attentes que l'on a vis--vis d'eux. Qyand


nous voyons la beaut secrte du cur d'autrui, nous nous relions
lui depuis notre nature vritable. Nous voyons l'tincelle sacre
qui illwnine galement notre vie.

Vous serez mis rpreuve


Dans les commandements des grandes religions moyen-orientales, juive, chrtienne et musulmane, il est dit que vous devez
honorer votre mre et votre pre. Dans les traditions indiennes et
chinoises, ces enseignements sont encore plus marqus. Si vous
deviez porter vos parents sur votre dos, dit un texte, vous pourriez
difficilement vous acquitter du fait qu'ils vous ont donn la vie.
Qyelle que soit votre tradition, ces obligations demeurent; les
honorer n'est pas toujours simple.
Parents vieillissants, adolescents malheureux, conflits avec les
tout-petits, problmes financiers, maladie familiale, dpendances - tout ceci est inclus dans le fait d'accepter la vie familiale
comme une pratique permanente. Ces difficults deviennent
encore plus lourdes dans une socit comme la ntre qui ne vit
plus beaucoup de faon communautaire, o les personnes ges
sont expdies dans des maisons de retraite et o les adolescents,
isols de leurs ans, cherchent souvent s'initier de manire destructrice. Derrire tous ces problmes, il y a le besoin humain
essentiel d'tre reli. Qyelqu'un a dit un jour : Mieux vaut tre
recherch par la police que pas du tout. Pour le meilleur et pour
le pire, la famille est la source originelle de cette connexion; elle
offre la fois l'amour et la responsabilit.
Les responsabilits familiales ne finissent jamais. Beaucoup
d'entre nous vont se retrouver devoir prendre soin de leurs
parents qui subissent le lent dclin de la maladie d'Alzheimer,

NETTOYER POUR s'VEILLER

d'un cancer ou d'une attaque. D'autres auront affaire des adolescents difficiles, une dpression familiale ou seront impliqus dans des conflits matrimoniaux, des divorces chez nos
proches, nos enfants ou nous-mmes. Les sacrifices dans une
famille sont semblables ceux de tout monastre exigeant et ils
offrent exactement le mme genre d'entranement au renoncement, la patience, la fermet et la gnrosit.
Aussi, lorsqu'un moine d'un certain ge m'affirma que les
moines avaient s'autodiscipliner et se sacrifier alors que dans
la vie laque on tait par nature indulgent, je me mis rire. Il
poursuivit : Vous pouvez manger quand vous voulez, porter les
vtements que vous voulez, faire la fte, jouir d'une multitude de
partenaires, vivre une vie insouciante. Je me demandai quel
genre de vie laque il tait en train de dcrire. Une conversation
plus approfondie rvla qu'il avait pris les vux monastiques
vingt et un ans, de sorte que sa vision de la lacit se basait sur ses
annes d'adolescence. Il ne comprenait donc pas que le mariage,
le travail, l'ducation des enfants et la citoyennet avaient aussi
leurs propres formes de discipline.
L'enseignant et pote zen, le pre Gary Snyder, crit:
Nous sommes tous des apprentis ayant le mme enseignant - la
ralit ... Il est aussi difficile de prparer des enfants et de les conduire jusqu'au bus que de chanter des soutras dans un temple
bouddhiste par un matin froid. L'un n'est pas mieux que l'autre; les
deux choses peuvent tre assez pnibles et elles ont toutes deux la
qualit vertueuse de la rptition. La rptition et ses effets positifs
font de nos activits quotidiennes un chemin.

Les exigences de la vie familiale mobilisent nos curs et


testent notre force, plus que toute autre chose. Une enseignante
me disait:

HONORER LE KARMA FAMILIAL

jeune catholique, j'tais inspire par les saints. j'avais toujours voulu
foire des choses comme travailler avec Mre Teresa en Inde mais la plus
grande partie de ma vie nefut pas aussi glorieuse. Aprs mes tudes, je
suis devenue institutrice dans une coleprimaire. Puis ma mre a eu une
attaque etj'ai d arrter l'enseignementpour lui venir en aidependant
deux ans :la laver, prendre soin de ses escarres, cuisiner, rgler lesfactures, entretenir la maison. Parfoisje voulais enfinir avec ces responsabilits et retourner ma vie spirituelle. Puis un matin, la lumire sefit
dans mon esprit-j'tais en train defoire le travail de Mre Teresa, et
je lefaisais dans ma propre maison.

Chez soi ou dans un temple, c'est pareil. Une vieille histoire raconte que le Bouddha trouva un de ses moines malade
et sans aucun soin car les autres moines taient tous occups
mditer. Le Bouddha lava et soigna lui-mme le moine puis
il appela tous les membres de la communaut pour les rprimander et les instruire : Si vous ne prenez pas soin les uns
des autres comme une famille, qui le fera? Moines! Ceux qui
veulent servir le Bouddha doivent servir le malade. Cinq
cents ans plus tard, le Christ dit ses disciples : En vrit je
vous le dis, tout ce que vous faites au plus petit de mes frres,
c'est moi que vous le faites. Voil l'amour qui sait que nous
sommes une famille. Tous les amours ultrieurs de notre vie
seront issus de celui-ci.
Robert Johnson, psychanalyste jungien et auteur, raconte
son premier voyage en Inde il y a quelques annes. On l'avait
averti du chaos, de la salet et de la pauvret mais personne,
dit-il, ne m'avait prpar au bonheur profond et intense de pratiquement tout le monde en Inde . Puis il dcrit comment,
dans ce pays, notre sens de la ralit se dilate pour inclure plus
de vie, souffrance et sublime coexistant ensemble. S'il rencontra
des difficults normes, il fut dans le mme temps entour de
l'amiti immdiate de la communaut indienne. Ses amis lui

NETTOYER POUR s'VEILLER

montrrent une nouvelle dimension de ce que peut tre l'amour


familial.
Si vous voulez vous lier d'amiti avec un Indien, installez-vous prs
de lui - toujours auprs de quelqu'un du mme sexe que vous,
jamais avec le sexe oppos - et attendez. S'il consent partager
quelque chose avec vous, il ne partira pas. Il va juste rester l, et
aprs ce qui va paratre un temps terriblement long, quelqu'un dit ou
fait quelque chose. Alors vous tes sans doute amis, aussi longtemps
que vous le souhaitez ou en avez l'intention tous les deux, peut-tre
mme pour la vie.
C'est ainsi qu'en Inde je me fis des amis avec une rapidit tonnante. Puis je tombai malade. J'tais dans un hpital indien- un
cauchemar. Ils m'expliqurent que c'tait un hpital vraiment
moderne, occidentalis. Ils avaient un thermomtre qu'utilisaient
tous les patients l'un aprs l'autre, tour de rle. Comme je le refusai, ils dirent :Aucun problme, nous le rinons l'eau courante.
D'une manire ou d'une autre, nous avons survcu.
Le point important de cette histoire fut qu'un Indien, un ami
qui m'avait adopt comme son frre de sang- j'ignore pour quelle
raison et le lui demander n'avait aucun sens -vint dormir sous mon
lit la nuit. Il disait: Je ne vais pas te laisser ici tout seul. Et c'est
ainsi que, chaque nuit, lui ou un autre dsign par lui dormit sous
mon lit d'hpital. Maintenant, si je vais dans un hpital en Amrique, personne n'est autoris dormir sous mon lit; c'est tout simplement impossible. Un jour que j'avais plus de quarante de fivre et
que je dlirais lgrement, Amba Shankar- c'est son nom- se
mit au pied de mon lit et me raconta l'histoire de Baba.
Baba avait un ami et cet ami tait malade. Il tait, semblait-il,
sur le point de mourir, alors Baba vint le trouver et lui dit : Je souhaite mourir pour toi; tu dois seulement dire un mot et je partirai et
mourrai pour que tu puisses vivre. C'est mon souhait, c'est mon
amiti, c'est comme cela. L'ami accepta. Baba partit et mourut
tandis que l'ami, lui, survivait.
Le fait que l'on me raconte cette histoire, qui semblait sortir des
contes des Mille et une Nuits, me fit reprendre conscience car ensuite

HONORER LE KARMA FAMILIAL

Amba Shankar ajouta : << Dis un seul mot et je pars mourir pour que
tu te portes mieux. >>Je restai sans parole. Je ne comprends pas ce
genre de choses. Je parvins enfin dire: Amba,je ne pense pas tre
si malade. Ne fais rien d'irrflchi maintenant, s'il te plat. Je pense
que nous allons nous en sortir tous les deux. Et c'est ce qui arriva.
Mais cet homme m'avait offert un prsent inestimable- sa vie.

Lorsque j'entendis l'histoire de Robert Johnson, cela


rveilla mon dsir ardent de vivre nouveau des liens
semblables : demeurer dans la confiance de la communaut et
l'amiti du cur. Ayant vcu dans les cultures anciennes
indiennes et asiatiques, je connaissais la ralit de ce mode
d'tre et savais quel point il avait disparu notre poque
moderne.
Mais l'essence du lien familial, elle, ne peut tre perdue. Ne
doutez pas de sa puissance. C'est cet amour des parents et des
enfants, des frres et des surs qui est l'origine des histoires
les plus stupfiantes : celle de la mre qui miraculeusement soulve une voiture qui crase le corps de son enfant ou du pre
infirme qui plonge dans la piscine avec son fauteuil roulant
pour s'accrocher au bord pendant des heures afin de sauver de
la noyade son tout petit enfant.
En Argentine, la terrible dictature militaire des annes 70 a
tortur, tu et fait disparatre des dizaines de milliers d'opposants ou supposs tels au rgime. Sebastian Rotella dcrit comment des mres dsespres commencrent protester en dpit
des dangers et devinrent clbres sous le nom de Mres de la
Place de Mai.
Il y a vingt ans, les mres se rendirent sur la place devant le palais
prsidentiel et affrontrent la bureaucratie de l'horreur.
Elles en avaient assez des visites inutiles auprs des aumniers
militaires qui portaient des bottes de l'arme sous leur soutane, assez

308

NETTOYER POUR s'VEILLER

du bureau des plaintes o la dictature interdisait toute demande


relative aux personnes qu'elle avait systmatiquement kidnappes,
tortures et tues pendant des annes.
Qyand les femmes s'assemblrent sur la place, la police leur
ordonna de circuler. Alors les quatorze mres marchrent lentement
en cercles autour de la place. Elles revinrent rgulirement protester,
bravant les matraques, les chiens policiers et les espions militaires
qui infiltrrent le groupe et turent trois de leurs leaders.
On dit que les Mres de la Place de Mai taient sans peur, dit
Maria Adela Antokolez, ge maintenant de quatre-vingt-cinq ans
et qui se dplace petits pas chancelants avec beaucoup de dignit.
Mais nous avions une peur mortelle. Nous avons appris marcher
avec la peur, vivre avec la peur. Nous tions dans l'obligation de
retrouver nos enfants. ~
Tous les jeudis aprs-midi, les mres reprennent cette marche
pour demander justice. Ce rituel meut les passants jusqu'aux larmes
et ils applaudissent. Ces femmes sont maintenant trs ges et fragiles. Elles marchent en se tenant par le bras, votes sous leur foulard blanc, devenu un symbole international de la lutte pour les
droits de l'homme.
Nous n'avons jamais retrouv nos enfants, dit Maria. Mais sur
la place nous tions l'cole. Nous avons racont notre histoire cinquante fois. Nous avons pleur ensemble. C'tait notre cole
d'apprentissage. Cette place nous a sauves de l'asile psychiatrique.~
3h25, la place tait aussi vide qu'un dsert. Cinq minutes plus tard,
les mres apparaissaient comme des plantes grandissantes, sortant de
la station de mtro et des rues attenantes. Les gens approchaient et
demandaient : Qui tes-vous? Des enseignantes, des retraites?
Contre quoi protestez-vous? >> De bouche oreille cet vnement se
rpandit et lorsque Cortazar, notre grand crivain, en entendit parler
Paris, il affirma : Les mres sont dans la rue, les militaires ont dj
perdu. >>

HONORER LE KARMA FAMILIAL

tendre la misricorde du cur


Mfronter la souffrance dans notre famille et dans notre communaut nous soumet une grande ncessit : rester fidles
nos plus profondes valeurs tout en demeurant ouverts et vulnrables. Tout ce qui endurcit et ferme notre cur nous laisse
rigides, effrays, froids. travers nos rancurs et nos peurs,
nous marquons de plus en plus notre territoire et demeurons
sur la dfensive. Mais comment garder le cur ouvert sans
perdre notre force et notre sens de la justice?
Pour y arriver, nous devons permettre notre cur de se renforcer d'une autre manire. Volontairement nous allons nous
tourner vers la souffrance du monde et la laisser susciter notre
compassion. Dans les douleurs invitables, les conflits et les trahisons, nous dcouvrons que nous sommes capables de dvelopper le pouvoir de l'amour. Au sein de la difficult, nous pouvons,
de faon rpte, nous arrter, revenir notre cur, nous reconnecter notre force de compassion et notre vulnrabilit.
Un enseignant soufi parle de ses prires et de ses
mditations :
Ma principale pratique consiste m'arrter et couter mon cur.
C'est comme un moment de silence chez les Quakers. Mme si je ne
peux demeurer immobile, intrieurement je m'arrte, sors du drame,
reconnais la douleur, l'affairement et l'garement. je respire et je
reviens. Avec ma fomille ou mes tudiants, j'essaye de foire retour
mon propre cur avant de parler, de considrer ou reconnatre ce qui
en moi a besoin d'attention. j'inclus alors cela dans l'espace de mon
cur. Cela donne une prsenceforte, un lien.
Oltand les temps sont durs et que nous ne sommes pas
capables de faire cela tout seuls, nous pouvons avoir besoin
d'une autre personne qui nous aide revenir cette vrit. C'est

310

NETTOYER POUR s'VEILLER

la base d'une amiti spirituelle authentique et d'une bonne thrapie. Un matre zen raconte comment cela lui fut ncessaire
pendant sa premire anne d'enseignement. Il avait pratiqu
pendant trente ans lorsqu'il reut la transmission formelle de
roshi. Des mois plus tard, il se retrouva douloureusement perdu
et incertain, comme il l'avait t des annes plus tt avant de
pratiquer.
Dsespr, je me rendis auprs d'un vieux matre zen de ma ligne.
j'avais peur qu'il condamne mon incertitude mais, au contraire, il me
fit entrer, me manifesta son amour et exprima sa totale confiance en
moi. Il m'aida aborder ma souffrance et ma confosion avecfermet et
foi. Mon esprit se dtendit et mes enseignements enforent transforms.

Lorsque nous sommes dans la confusion ou la douleur, nous


nous jugeons souvent comme n'tant pas assez spirituels.
Mais le cur veill ne juge rien - ni notre famille, ni notre
amour, ni notre douleur, ni notre confusion, notre passion ou
notre colre. Un mal terrible a t fait avec cette mauvaise
interprtation , dit un moine catholique.
Dans une spiritualit adulte, nous avons la volont d'tablir un dialogue avec la sou.ffrance, avec le mal, et de les accueillir dans nos prires. Dans des situations de grandes peines, il fout consciemment en
endurer l'impact et devenir la terre sur laquelle les chagrins peuvent
tre recueillis et retravaills. Ces choses peuvent tre vcues dans la
grce. Mais on ne saurait tricher. Si vous allez vers quelqu'un avec
99 %de bonne volont mais que vous gardez encore I %de colre, tout
ce que cette personne va ressentir, c'est la colre et cela va empcher la
rconciliation. Le cur doit volontairement accepter toute la souffrancepour qu'elle puisse tre transforme.

HONORER LE KARMA FAMILIAL

JII

Dans le zen, accueillir la souffrance prend parfois la forme


de manger le blme comme l'illustre l'histoire de ce cuisinier
qui prparait une soupe pour les moines partir d'une tortue
offerte le matin par les pcheurs. Une fois la soupe servie dans
le bol des moines, le roshi hurla au cuisinier de venir. La tte de
la tortue, qui aurait d tre te avant de servir, flottait dans le
bol du matre. Le cuisinier s'inclina devant le matre, regarda le
bol et, voyant le problme, d'un mouvement rapide, il prit avec
des baguettes la tte de la tortue et l'avala. Puis il s'inclina
devant le matre, le matre s'inclina son tour et le cuisinier
retourna ses fourneaux.
Manger le blme demande la fois force et compassion,
l'image de ce pre en train de divorcer et qui, au milieu des
ngociations litigieuses, accorde consciemment plus que ce qui
lui tait demand lgalement, pour pargner ses enfants les
dommages et la souffrance d'une bataille juridique prolonge.
Mme si c'est injuste, dit-il, je veux que cette souffrance
cesse. Je prfre me sacrifier maintenant pour que cela ne se
rpercute pas sur mes enfants.
En vrit, dans la vie spirituelle, notre conscience de la
souffrance s'accrot beaucoup au fil des ans. Nous voyons et
connaissons les malheurs du monde avec plus de clart. Nous
ne saurions tre aveugles plus longtemps leurs manifestations.
Cette prise de conscience s'accompagne d'un approfondissement de la compassion.
Mme lorsque les circonstances sont extrmes, la compassion reste possible. Un jour, dans le train allant de Washington
Philadelphie, je me retrouvai assis ct d'un Noir amricain qui
avait travaill pour le dpartement d'tat en Inde. Il avait quitt
ce poste pour s'occuper d'un programme de rhabilitation pour
jeunes dlinquants dans le district de Columbia. La plupart des

312

NETTOYER POUR s'VEILLER

jeunes avec lesquels il travaillait faisaient partie de gangs et


avaient commis des meurtres.
Un garon de quatorze ans, qu'il suivait ainsi, avait utilis
une arme feu et tu un adolescent innocent, simplement pour
faire ses preuves vis--vis de sa bande. Au procs, la mre de la
victime demeura assise, impassible et silencieuse jusqu'au verdict. Qland le jeune fut reconnu coupable du meurtre, elle se
leva lentement et, fixant le garon, elle dclara: Je vais te
tuer. Le jeune assassin fut ensuite emmen dans une institution pour mineurs o il devait passer plusieurs annes.
Au bout de six mois, la mre de la victime rendit visite au
meurtrier. Celui-ci, ayant vcu dans la rue avant ce crime,
n'avait eu aucun autre visiteur. Ils parlrent pendant un certain
temps et, lorsqu'elle partit, elle lui donna un peu d'argent pour
ses cigarettes. Puis, petit petit, elle commena venir le voir
plus rgulirement, en lui apportant de la nourriture et de petits
cadeaux. Vers la fin des trois annes d'emprisonnement, elle lui
demanda ce qu'il comptait faire lorsqu'il sortirait. C'tait trs
confus et vague et elle lui proposa donc de l'aider en lui trouvant un travail dans la socit d'un ami. Puis elle lui demanda
o il pensait vivre et, comme il n'avait pas de famille, elle lui
offrit d'utiliser la chambre vide de sa maison.
Il y vcut pendant huit mois, mangeant ce qu'elle lui cuisinait et travaillant dans cette entreprise. Un soir, elle l'appela
dans le salon pour parler. Elle s'assit en face de lui et marqua
une pause. Tu te souviens, commena-t-elle, au tribunal,
quand j'ai dit que j'allais te tuer?- Bien sr, rpondit-il, je
n'oublierai jamais cet instant.
Eh bien, dit-elle, c'est ce que j'ai fait! Je ne voulais pas que
le garon qui avait tu sans raison mon fils reste vivant sur cette
terre. Je voulais qu'il meure. C'est pour cela que j'ai commenc
te rendre visite et t'apporter des affaires. C'est pour cela que

HONORER LE KARMA FAMILIAL

313

je t'ai trouv un travail et que je t'ai laiss vivre ici dans ma maison. C'est comme cela que j'ai commenc te changer. Ce
garon a maintenant disparu. Aujourd'hui, puisque mon fils est
parti, puisque son assassin est parti aussi, je veux te proposer de
rester ici. Tu as une chambre et je souhaiterais t'adopter si tu le
veux bien. >> Elle devint ainsi la mre du meurtrier de son fils,
la mre qu'il n'avait jamais eue.

Pardon et attention bienveillante


Cette histoire nous ramne nouveau au voyage de Nachiketa
et au premier souhait qu'il fit auprs du seigneur de la Mort :
celui du pardon. Dans le mandala de la plnitude, nous sommes
amens la pratique du pardon. Nous devons en particulier
retrouver ce cur qui sait pardonner notre famille et nos
proches. Alors seulement nous pourrons tendre ce pardon au
monde. Oye nous pratiquions la mditation bouddhiste ou,
comme l'a enseign le Christ, que nous tendions l'autre joue >>
ou encore trouvions la misricorde d'Allah, nous devons
apprendre pardonner nous-mmes et aux autres. Booker
T. Washington le disait trs simplement : Ne les laisse jamais
te mettre si bas que tu finisses par les har. >> Le pardon est la
capacit du cur abandonner sa saisie des douleurs du pass
et se librer pour continuer.
Il y a tant apprendre sur le lcher-prise et l'amour. La
famille devient le lieu d'panouissement de cette sagesse. J'ai
entendu d'innombrables histoires de gratitude d'un individu
envers sa famille. J'ai enfin rappel ma mre avant qu'elle
meure pour lui dire que je l'aimais.>> Aprs toutes ces annes
douloureuses, je me suis finalement rconcili avec mon frre. >>

NETTOYER POUR S 1 VEILLER

Le pardon offre la misricorde du cur que notre blessure et


notre peur avaient si longtemps refuse.
C'est dans la tendresse et la tolrance que notre chemin
devient complet. C'est dans la rconciliation et l'amour de ceux
qui nous sont les plus proches que notre esprit de famille s'largit au genre humain et finit par embrasser totalement notre
vraie famille :celle de tous les tres vivants. Nous nous veillons
comme membre de la famille des uns et des autres.
!shi in Two Worlds* est le remarquable rcit du dernier
Indien Yana de Californie. Il se lia d'amiti avec les anthropologues Theodora et Alfred Kroeber. Ishi dcrit la manire de
vivre de son peuple, un mode qu'on ne reverra plus jamais sur
cette terre. L'une des histoires les plus mouvantes n'est pas
raconte dans le livre. Parmi tous les chants initiatiques et la
connaissance dlicate de la nature rvls par Ishi aux Kroeber,
il y avait un chant sacr qu'il avait fait vu de ne jamais enseigner quiconque ne faisant pas partie de sa tribu. Il s'agissait
du Chant destin aux mourants, qui servait les diriger aprs
la mort vers leur famille et leurs terres ancestrales. Personne
d'autre n'tait autoris en connatre l'usage mais comme Ishi
tait le dernier membre de sa tribu, seul et la fin de sa vie, il
enseigna son dernier secret aux Kroeber pour qu'ils puissent le
chanter pour lui et le conduire vers son peuple.
Au bout du compte, peu importe que nos vies soient solitaires ou conflictuelles, nous avons besoin les uns des autres
comme famille; chacun a besoin du cur de l'autre et de ses
chants pour l'aider trouver le chemin.

!shi dans Deux Mondes.

DE NOMBREUX FRRES ET SURS


LES BIENFAITS DE LA COMMUNAUT

Le joyau de la communaut de la sangha


doit tre considr l'gal du Bouddha et
du dharma... En vrit, toute vie sainte
s'accomplit grce l'amiti spirituelle.

(Bouddha.)
Les saints sont ce qu'ils sont, non pas
cause de leur saintet mais parce qu'ils ont
le don vertueux de savoir admirer tous les
tres. (Thomas Merlon.)
Tu dis que tu ne peux rien crer
d'original? Ne t'inquite pas. Fabrique un
bol en terre pour que ton frre puisse
boire. (Rumi.)

Zes histoires de Jsus et du


Bouddha, des chamans et des sages peuvent dans un premier
temps mettre l'accent sur leur qute solitaire, seuls dans le
dsert ou la fort, la recherche d'une comprhension sainte de
notre dilemme humain. Mais ces histoires voluent ensuite.
Qyiconque passe au-del de l'ide d'un soi individuel pour se
relier l'ternit retourne forcment vers la communaut car
c'est le moyen d'exprimer la ralisation du cur et, grce aux
autres, de l'amener maturit.

NETTOYER POUR s'VEILLER

Dans le bouddhisme, un soutien est offert au pratiquant par


ce que l'on appelle les Trois Joyaux: le Bouddha, le dharma et
la sangha. Le Bouddha est un soutien car son veil reprsente
le potentiel d'veil prsent en chaque tre vivant. Le dharma,
expression de la vrit ternelle et des enseignements conduisant la libration, est la deuxime source de support. Oyant
au troisime joyau, de valeur identique, c'est la sangha, la communaut des tres veills et de tous ceux qui pratiquent le
dharma.
Sangha signifie communaut spirituelle. Elle est considre comme prcieuse car sans elle on ne pourrait s'veiller.
C'est la sangha qui est dtentrice des enseignements et des connaissances auxquels nous ne pouvons accder seuls. Le monde
de la prire et de la pratique spirituelle se perptue travers les
enseignants, les amis spirituels et la communaut. Par notre
pratique, nous entretenons ce processus qui alimente l'veil des
autres tres. Chaque instant de compassion ou de ralisation
auquel nous donnons vie jaillit de nous-mmes et s'coule vers
notre famille, notre communaut, notre monde.

La communaut sacre est vnre dans le judasme sous le


nom de minyan, nombre minimum de juifs requis pour un
office de prires. On parle galement de communion sacre
chez les soufis, du satsang hindou et du saint amour chrtien
chaque fois que deux personnes au moins se runissent en mon
nom. Oye cela s'exprime d'une manire ou d'une autre, une
vraie communaut est au centre de toute vie spirituelle.

De L'isolement La communaut
Un vieux rabbin pratiquant l'hassidisme demandait ses lves
comment ils arrivaient dterminer la fin de la nuit et le lever

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

du jour, moment unique consacr certaines prires sacres.


Est-ce lorsque voyant un animal au loin on peut dire s'il s'agit
d'un mouton ou d'un chien? , proposa un tudiant. Non ,
rpondit le rabbin. Est-ce quand on peut voir clairement les
lignes de sa main? Est-ce en regardant un arbre au loin
qu'on peut dterminer qu'il s'agit d'un figuier ou d'un poirier?
-Non! >>,rpondit le rabbin chaque fois. Alors, c'est quel
moment? demandrent les lves. C'est lorsque vous
pouvez regarder le visage d'un homme ou d'une femme quel
qu'il soit et voir qu'il est votre frre ou qu'elle est votre sur.
Avant cet instant, il fait encore nuit.
Au cours du mrissement de la vie spirituelle, nous progressons d'une sagesse transcendante - l'illumination spirituelle au-del du monde- une sagesse immanente. Nous
dcouvrons que le sacr est toujours prsent. Ce sont souvent
les cycles naturels de la vie spirituelle qui nous conduisent de la
solitude mystique une certaine forme de communaut. Celui
qui a cherch et dompt le buf sacr des rcits zen doit invitablement revenir dans le monde avec ses prsents.
Ce retour peut tre difficile, en particulier parce que le vritable esprit de communaut s'est gnralement perdu notre
poque, mme par nous-mmes. La vie contemporaine est
marque par l'clatement dans lequel chacun court et s'emballe
sur un chemin individuel. On peut littralement voir les forces
individualistes de la socit moderne : chacun dans sa voiture,
les maisons avec des chambres spares, des bureaux informatiss o tout le monde travaille son propre terminal, les
enfants levs devant la tlvision. L'individualisme moderne
amricain entrane trop souvent ce que Marian Wright Edelman appelle le sacrifice de notre communaut et de nos
enfants . Comment retourner sur la place du march avec,

318

NETTOYER POUR s'VEILLER

comme le suggre l'histoire du bouvier, les mains pleines de


dons offrir ? Ce n'est pas facile.
Lorsqu'ils reviennent aprs avoir achev des retraites de
longue dure, bouddhistes ou hindoues, les Occidentaux exprimentent en gnral de la confusion et se sentent isols.
Retraitants et yogis parlent souvent des difficults et des conflits qu'ils rencontrent lorsqu'ils pntrent nouveau dans les
tracas et la complexit de la vie moderne. L'amiti spirituelle est
une cl qui permet de faire le lien entre ces mondes. L'un des
dons les plus importants que nous puissions nous offrir les uns
aux autres est celui d'une amiti compatissante.
Un matre de mditation en parle ainsi :

Aprs cinq ans de retraite et quelques expriences extraordinaires de


mditation, je retournai vivre Seattle. Mon point de vue avait
chang, il tait trs diffrent de celui de tous ceux qui m'entouraient.
La ville, au dbut, me sembla attrayante mais quelquepeu survolte.
je ne savais pas comment concilier le monde intrieur et le monde
extrieur. Puis je devins de plus en plus submerg moi-mme. je me
sentais perdu et un peuJou. j'avais vraiment besoin d'amis spirituels.
Lorsque j'en rencontrai quelques-uns, ils m'aidrent traverser ces
annes dijjiciles. Quand les temps sont durs, souvenez-vous de ceci :
n'oubliez pas l'amiti spirituelle. C'est la chose la plus importante que
je puisse vous dire.
Pour nous soutenir dans notre vie spirituelle, nous avons
besoin du regard et du cur des autres, tout comme nous avons
besoin d'aide pour produire de la nourriture et construire un abri.
Cette rflexion et cette incitation ne sont pas ngliger. Comme
le dit Adrienne Rich : La sincrit et le respect ne sont pas des
choses qui jaillissent d'elles-mmes avec clat, les tres doivent
les crer entre eux.

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

La sangha et l'amiti spirituelle se manifestent sous des formes


inattendues. Pendant plusieurs annes, j'ai particip un programme de retraites pour les jeunes adultes des grandes villes. La
plupart de ces hommes sont d'anciens membres de bandes qui
reprennent pied et sortent d'un environnement fait de dsespoir,
de racisme, de pauvret et de violence. Ce qui est l'origine de leur
nouveau dpart est invariablement un ami, un mentor, un bienfaiteur. Il a fallu que quelqu'un, ne serait-ce que pour un instant, voie
leur beaut, leurs possibilits. Ce peut tre une grand-mre, un
surveillant l'cole, un enseignant ou un oncle proche. Le fait
d'tre vritablement reconnu et honor par quelqu'un d'autre nous
rappelle qui nous sommes. Ne sous-estimons pas l'importance des
prises de conscience que nous nous apportons les uns aux autres.
Les jeunes des rues ne sont pas les seuls avoir besoin d'tre
accompagns sur le chemin. Bon nombre de moines dirigeant
des centres de retraite racontent quel point ceux qu'ils reoivent sont avides d'amiti spirituelle et comment de ce fait les
moines et les nonnes ont encore plus de reconnaissance envers
leur communaut. La communaut est une bndiction.
Un lama occidental dcrit cet aspect de la pratique:
Pour la retraite de trois ans, nous avons tjets tous ensemble dans
un minuscule centre de retraite. Quinze personnes, comme si nous
avions t maris et largus dans une zone de conflits. Cela avait la
mme intensit. Vivre trs proches les uns des autres arrondit vos
angles saillants : vous ne pouvez vous tromper vous-mme car les
autres vous peroivent plus clairement que vous-mme n'osez vous
regarder. Ce fot une priode trs constructive. Sur un certain plan, la
vie en collectivit avait autant de valeur que toutes les autres mditations. Cela rendit vivants chaque instant les enseignements de
compassion.
Maintenant ma pratique principale est devenue la communion :
reconnatre l'esprit de vie qui est en chacun, en chaque chose et pas

320

NETTOYER POUR s'VEILLER

uniquement chez les personnes paisibles. Si vous regardez dans les


yeux de n'importe qui, la lumire brille; elle est l aussi dans chaque
animal, dans chaquefeuille, dans chaquefleur, dans chaque goutte de
rose, dans chaque motte de terre. Les gens ne sont pas plus veills
dans les monastres que dans le monde extrieur. C'est partoutpareil.
La spiritualit n'estpas au sommet des montagnes. Elle consiste voir
le sacr ici mme, en clbrant et en affirmant la perfection de l'instant. Mme nos ennemis nous montrent comment nous veiller si nous
reconnaissons la vrit.

La vie communautaire n'est pas toujours facile


Mme si elle revt de l'importance pour tre totalement humain,
la vie communautaire n'est pas facile. Vivre avec les autres soulve
toutes sortes de difficults. Qyand nous devenons suffisamment
proches les uns des autres pour offrir de manire intime amour et
soutien, nos vieux schmas familiaux, nos peurs, nos besoins, nos
limitations font galement surface. Tout est l, juste devant notre
nez. Peut-tre sommes-nous capables d'viter les conflits dans nos
prires et nos mditations, mais dans la communaut, qu'on le
veuille ou non, ils ressurgissent.
Si quelques comptes rendus de communauts spirituelles
anciennes parlent d'harmonie, du fait de vivre ensemble
comme le lait et l'eau, en se regardant les uns les autres avec les
yeux pleins de bont, les textes du pass font plus frquemment mention de problmes. Les rcits hassidiques voquent
de nombreux conflits entre des membres d'une communaut ou
entre des enseignants et des tudiants. Les histoires du dbut
de la chrtient parlent galement de conflits et de troubles
communautaires; les ptres de Paul sont remplies de conseils
sur la manire de rsoudre ces difficults. Les sept premiers
volumes des critures bouddhistes, entirement consacrs aux

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

321

communauts spirituelles, rendent compte de centaines de


conflits, de mfaits et de problmes qui se dvelopprent parmi
les moines et les nonnes, mme du temps o le Bouddha tait
encore vivant. Un cousin du Bouddha, jaloux, tenta de le faire
assassiner. Plus tard, une querelle clata parmi des moines obstins Kosambi. Elle prit une telle ampleur qu'ils ne voulaient
mme plus couter le Bouddha qui finit par lever les bras au ciel
et partit vivre au milieu des animaux paisibles de la fort, laissant pendant un certain temps les moines se dbrouiller tout
seuls.
Une enseignante hindoue parle de sa rticence s'engager
dans une vie communautaire.
Aprs des annes en Inde, je rentrai et devins connue pour les retraites
de yoga que je dirigeais. je courais d'une ville l'autre. Les gens
n'arrtaient pas de me dire: tablissons une communaut permanente de yoga. Je prfrais viter cela et, mme lorsque mes amis disposrent d'un grand ashram, je continuai partir voyager et enseigner. Finalement, il m'apparut queje ne voulais tout simplement pas
de communaut et en particulier si je devais y tenir le rle d'enseignante. C'tait trop de responsabilit, trop difficile d'tre proche de
tous ces gens. je suppose que cela rveillait mes drames familiaux. je
ne pouvais imaginer une vie de groupe qui ne soit ni touffante ni
douloureuse. je n'tais pas prte, tout simplement.
Si nous nous attendons ce que les relations communautaires
soient idales, spirituelles, amicales et veilles, nous cherchons
quelque chose que nous ne pouvons mme pas attendre de notre
propre esprit. Vouloir la compagnie des autres sans souffrance est
irraliste. De toute faon, en vitant les relations trop proches,
nous allons quand mme souffrir. Dans une communaut spirituelle sage, nous reconnaissons nos difficults et choisissons de
nous aider les uns les autres par tous les moyens. Parfois, nous

322

NETTOYER POUR s'VEILLER

serons celui qui apporte les bndictions d'espace et d'amour.


d'autres moments, nous serons source de conflits et de troubles
pour le groupe, ce qui est galement un prsent dont les autres
peuvent tirer la leon. Nous jouons les deux rles dans ce systme, passant priodiquement de l'un l'autre.
Si nous entrons dans une communaut spirituelle la recherche d'une parfaite srnit, nous allons invitablement rencontrer
des cueils. Mais si nous comprenons la communaut comme un
endroit nous permettant de mrir notre pratique de l'assiduit, de
la patience et de la compassion, de devenir conscients avec les
autres, nous disposons alors d'une terre fertile pour nous veiller.
Un matre zen coren disait ses tudiants que la pratique de la
communaut revenait mettre des pommes de terre dans un pot
et les agiter ensemble suffisamment longtemps pour en enlever
toute la pelure.
En communaut, nous devenons les miroirs les uns des
autres. Une vieille nonne se souvient :
Dans ma seconde communaut, il n'y avait qu'une douzaine de nonnes. je les aimais toutes, sauf deux. L'une tait paresseuse et l'autre
goste. Au bout d'un an, j'tais dans la cuisine et me plaignais une
amie qui me dit: Tu sais, elles ne sont vraiment pas mchantes.
Qu'est-ce qui te drange en elles? je rpondis: La premire est
paresseuse et l'autre s'occupe beaucoup trop d 'elle-mme. Elle me dit
alors: Bon! Tu devrais tre plus paresseuse et prendre plus souvent
soin de toi!
Notre formation spirituelle - notre entranement - tait collective. Nous n'avions pas beaucoup de temps pour les prires individuelles et toute notre vie personnelle de jeune fimme tait presque
entirement ddie l'ensemble communautaire. C'tait une preuve
sur bien des plans et cela exigeait unefoi immense car on y sacrifiait
tant de dsirs. Ce n'taitpas comme les pratiques solitaires chrtiennes
ou bouddhistes dans lesquelles vous vous dbattez seulement avec

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

vous-mme. Pour nous, la communaut primait et c'est seulement


aprs bien des annes que nous pouvions dcouvrir l'individu rsultant de ce monde communautaire fait de prires et de dvouement.
S'abandonner rellement cet entranement, accepter la dijjicult
comme un don fut une source d'extase. tre avec d'autres mes progressant vers ce but sublimefot un cadeau.
Je continue aimer rencontrer des surs qui sont passes par cet
veil collectif Vous apprenez vous relier au niveau du cur. Pour
vivre une vie spirituelle complte, nous avons besoin d'apprendre
comment tre l'un avec l'autre.

De tels rcits n'impliquent pas que nous devions quitter


notre travail, notre maison et notre famille pour rejoindre une
communaut monastique. Nous avons l'opportunit d'apprendre de la communaut tout moment. Il y a tout autour de
nous d'autres tres qui peuvent mettre en lumire nos prjugs,
nos peurs, nos attachements et nous montrer le chemin de
l'ouverture du cur.
Un militaire, officier, qui tudiait la mditation dans un
cours de rduction du stress, en fit l'exprience rcemment dans
un supermarch. Il y avait beaucoup de monde ce soir-l et la
file d'attente tait longue. La femme qui tait devant lui portait
un enfant et n'avait achet qu'une seule chose; pourtant, elle ne
voulut pas passer par la caisse rapide. L'officier, qui avait pour
habitude d'tre impatient, commena s'nerver. La situation
empira lorsqu'elle arriva la caisse et qu'elle se mit avec la caissire gazouiller devant l'enfant, allant mme jusqu' le confier
aux bras de cette dernire.
Cela l'irrita et sa colre se dveloppa la pense de l'gosme
de cette femme. Mais comme il revenait juste de son cours, il prit
conscience du tort qu'il tait en train de se faire lui-mme et
commena respirer plus calmement et se dtendre. Il remarqua mme que le bb tait mignon. Le temps d'arriver auprs

NETTOYER POUR s'VEILLER

de la caissire, il avait suffisamment lch prise pour russir


dire: Il tait mignon cet enfant.- Oh, merci! C'est mon bb,
rpondit la caissire. Voyez-vous, mon mari tait dans l'aviation
militaire et il est mort l'anne dernire dans un accident d'avion.
Maintenant, c'est ma mre qui prend soin de mon fils et qui me
l'amne une fois par jour pour que je puisse le voir.
Nous nous jugeons les uns les autres tellement vite alors que
nous connaissons si peu les choses qui habitent le cur d'autrui.
Pour nous veiller vraiment la grce et la prsence sacre, nous
devons offrir tous un respect identique celui que nous manifesterions un grand enseignant. Les bouddhas apathiques,
colriques, rustres, presss, ombrageux qui nous entourent peuvent nous enseigner la persvrance, l'quanimit et la compassion. Nous sommes le bl pour le moulin d'un autre.
Stan Grof, un ami intime, psychiatre faisant des recherches
sur la conscience, relate un enseignement de cet ordre qui eut
lieu peu de temps aprs son arrive aux tats-Unis. Grce son
travail la facult de mdecine Johns Hopkins, Stan fit la connaissance d'un psychiatre amrindien qui lui proposa d'organiser, pour lui et plusieurs autres membres de son quipe, une
visite dans le Kansas auprs de sa confrrie de la tradition du
peyocl.
Lorsqu'ils arrivrent, ils furent conduits travers les plaines
la rencontre du chef de la voie, l'An qui prside aux crmonies
de l'glise amrindienne. Bien que ce chef ait accept au pralable la prsence de ces visiteurs, les autres Indiens furent contraris la vue de ces hommes blancs et il fallut une bonne dose de
persuasion pour qu'ils consentent cette participation inhabituelle. Un pass de prjudices ports aux Indiens, de pertes considrables de la culture indienne et de gnocides dus aux hommes
blancs tait encore douloureusement prsent. Mais les mdecins
du Johns Hopkins avaient fait un long voyage et ils furent donc

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

325

finalement autoriss rejoindre le cercle des participants. Un


homme, pourtant, demeura obstinment irrit contre ces
hommes blancs venus voler ce dernier trsor indien, leur
richesse spirituelle. Tout au long de la crmonie qui dura toute
la nuit, sa mauvaise humeur ne fit que crotre, amplifie par le
peyotl et les tambours. Avec colre, silencieusement assis, il
regardait Stan qui tait dans le cercle, en face de lui. Au matin,
mme aprs une nuit entire de prires, il ne s'tait pas radouci.
Il semblait que cela allait finir ainsi, dans le dsaccord et la rage.
Lors des derniers instants de bndiction, le psychiatre
amrindien remercia la tribu d'avoir accept la prsence de ces
gurisseurs blancs et en particulier celle de Stan qui vivait en
exil puisque les communistes l'empchaient de rentrer en
Tchcoslovaquie, son pays natal. D'un seul coup, le visage de
l'homme en colre se transforma. Bondissant sur ses pieds, il
traversa le feu et se jeta en sanglots aux genoux de Stan. Pendant de nombreuses minutes, ille serra dans ses bras ainsi que
ceux qui l'entouraient, s'excusant pour sa haine injustifie.
Tout en pleurant, il raconta son histoire. Il avait vol sur un
bombardier durant la Seconde Guerre mondiale. Dans les dernires semaines de la guerre, alors que les nazis se repliaient,
son avion avait bombard et dtruit inutilement Pilsen, l'une
des plus belles villes tchcoslovaques, malgr le fait que la
Tchcoslovaquie ait t antinazie et occupe de force par les
Allemands.
Maintenant la situation s'tait retourne. Non seulement
Stan et les Tchques ne s'taient jamais appropri le territoire
indien, mais lui, un Indien Patowatame, avait contribu la destruction de la patrie de Stan. C'tait lui l'auteur d'un crime; Stan
et ses proches en taient les victimes. Raliser cela tait plus qu'il
ne pouvait supporter. Il continua treindre Stan, lui demandant
pardon, s'excusant pour son attitude pendant la crmonie

NETTOYER POUR s'VEILLER

sacre. Puis, marquant une pause, il expliqua ce qu'il avait appris :


Je vois maintenant qu'il n'y a aucun espoir pour le monde si
nous continuons vhiculer la haine qui rsulte des actions commises par nos anctres. Je sais maintenant que vous n'tes pas mes
ennemis mais mes frres. Tout ce qui s'est pass il y a longtemps,
c'tait du temps de nos anctres. Qli sait? cette poque j'aurais
peut-tre t de l'autre ct. Nous sommes tous les enfants du
Grand Esprit. Notre Mre la Terre est menace et si nous ne travaillons pas ensemble, nous mourrons.

Reconnaitre Le Bouddha en L'autre


Dans la mythologie bouddhiste, il est dit qu' chaque re nouvelle
un Bouddha se manifeste et enseigne sous une forme parfaite pour
l'poque. Maitreya, le bouddha de l'Amour, est le nom du prochain Bouddha qui apparatra sur cette terre. Le matre zen Thich
Nhat Hanh a dclar que ce prochain Bouddha riapparatrait
peut-tre pas sous la forme d'un individu veill unique. Notre
comprhension de l'interdpendance s'tant accrue, le prochain
Bouddha sera peut-tre, dit-il, la sangha elle-mme . Cela signifie que nous nous aiderons collectivement nous veiller les uns les
autres.
Dans un journal de San Francisco, une bande dessine
montre un homme marchant dans la rue avec un panneau sur
lequel est crit : Jsus arrive! Un peu plus loin, un autre
homme, de type asiatique, porte aussi un panneau affirmant
cette fois: Bouddha est ici maintenant! Avec une maturit
spirituelle, nous ralisons que le Bouddha et Jsus sont tous
deux ici, maintenant, prsents en chaque personne rencontre,
y compris en l'homme portant le premier panneau.

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

327

Il existe une pratique traditionnelle consistant percevoir


tous les tres comme des Bouddhas, voir le Christ en chacun
de nous. Le rabbin Hillel disait que cette seule comprhension
rsumait toutes les paroles saintes : Aime Dieu en aimant ton
prochain. Le matre zen Dogen ajoute: tre veill, c'est
tre intime avec toutes choses.
Nous avons maintenant fait le tour; nous en revenons l'art
de rendre hommage et de montrer du respect la vie telle
qu'elle est. C'est la fois un dbut et une pratique avance, pour
les tudiants comme pour les abbs et les lamas, pour les dbutants comme pour les pratiquants confirms : rencontrer
chaque tre comme son propre frre ou sa propre sur.
L'inconscience d'autrui, la frustration, le blme, le conflit,
les querelles et les trahisons auxquels nous sommes confronts
peuvent tous tre accueillis par un hommage. Ils viennent
nous, comme Mara devant le Bouddha, pour nous veiller sans
cesse la compassion. Les seuls dmons dans le monde, disait
le M ahatma Gandhi, sont ceux qui virevoltent dans notre
propre cur. C'est l que nous devons livrer bataille.>>
Qyand Ram Dass proposa, il y a de nombreuses annes
Auckland, un cycle d'enseignements sur la serviabilit, les participants s'interrogrent pour savoir comment il tait possible
d'apprhender le Divin dans chaque personne rencontre. Au
bout de quelques semaines, une femme se leva et dit qu'elle
avait, chaque jour pendant des mois, dpos des pices de monnaie dans la sbile d'un sans-logis mais que depuis le dbut de
cet enseignement elle avait ralis n'avoir jamais vraiment
regard cet homme. En y rflchissant, cela l'avait surprise.
J'ai dcouvert, dit-elle, que ma grande peur tait de ne pouvoir le regarder dans les yeux sans que la semaine suivante il ne
dorme sur le canap de mon salon. ~

NETTOYER POUR s'VEILLER

Au dpart, il y a la peur. Si nous nous ouvrons compltement aux autres, comment ne pas tre submergs par leur
souffrance? Il semble que notre cur ne soit pas suffisamment
vaste pour la contenir toute. Ou alors nous sommes effrays de
devoir tout donner, y compris nous-mmes. Mais ce n'est pas
ce qui nous est demand. Ce qui nous est demand, c'est notre
attention compatissante, c'est le fait d'accueillir dans notre
cur les joies et les peines de nos frres et de nos surs. Qyand
nous voyons le Bouddha qui vit l'intrieur de tous les tres,
une rponse sage et naturelle apparat.

Une coute pleine de compassion


Une coute compatissante est une cl pour transformer le
monde. Dans un mouvement diplomatique en faveur de la
paix, Gene Knudson-Hoffman et d'autres de confessions quaker, bouddhiste et juive ont fond le Projet d'coute compatissante. Ddi la paix mondiale, ce projet a envoy des quipes
travers le monde pour essayer de comprendre les cas d'isolements les plus grands ainsi que les plus conflictuels. Ils ont
rendu visite Mu'ammar Kadhafi en Libye, ont cout tous les
mouvements impliqus dans les rvolutions d'Amrique centrale, prt l'oreille aux factions les plus fanatiques d'Asie et du
Moyen-Orient. Leur croyance est qu' travers une coute profonde des peines et des situations difficiles des autres les conflits
vont changer.
Le tao appelle cela : couter avec le cur pour pouvoir
trouver la voie. >> Cette compassion par l'coute concerne aussi
nos propres conflits. Ce serait nous trahir que d'oublier que cette
sphre de compassion nous inclut galement. Grce une sage
compassion, nous dcouvrons ce qui est bon pour les autres et

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

329

pour nous-mmes. Nous veillons l'tonnante capacit de notre


cur recueillir tout ce qui est humain. Nous ralisons que nous
sommes une partie de tout ce qui vit et par cette vrit la compassion du cur en sort renforce.
De nombreuses annes aprs les meutes insurrectionnelles
de Los Angeles en 1993,j'ai entrepris avec Malidoma Som, Luis
Rodriguez et Michael Meade, une srie de retraites multiculturelles pour traiter du dialogue difficile entre les races. Lors d'une
de ces retraites, une centaine d'hommes des communauts noires
et latino-amricaines de Watts et de la partie Est de Los Angeles
se joignirent des participants de race blanche pour y suivre des
enseignements, porter tmoignage, tablir un dialogue sincre et
participer des rituels rparateurs. Ces retraites taient bases sur
des pratiques courantes issues des traditions anciennes d'Mrique
de l'Ouest, amrindiennes et bouddhistes pour tenter de crer
une base de comprhension commune. Ce fut une semaine effervescente et passionnante.
Un des moments les plus forts fut l'instant o un homme blanc
raconta quel point il avait eu peur pour sa famille quand les
meutes de Los Angeles s'taient rapproches quelques kilomtres de chez lui. Il avait t tellement effray qu'il tait sorti et avait
achet un revolver, pour se protger disait-il. De nombreux Noirs
amricains bondirent alors sur leur sige et l'interpellrent. Qui
pensiez-vous tuer avec cette arme? Vous savez, vous l'avez achete
pour tuer des Noirs! dit un homme. Un autre cria: Tu parles de
peur. Si tu veux tre effray, mon frre, tu ferais mieux de te regarder dans un miroir. Regarde qui a invent les revolvers et les mines
anti-personnel. Regarde qui sont les propritaires des usines
d'armes feu. Regarde qui construit des armes nuclaires et les utilise ensuite. Regarde qui a dport jusqu'en Amrique vingt millions de personnes pour en faire des esclaves, qui a dclench les
plus grandes guerres de ce dernier millnaire, qui a colonis le

330

NETTOYER POUR s'VEILLER

monde. Si tu veux tre effray, regarde les Blancs. Tu ferais mieux


de vendre ce revolver, mon vieux.
Plusieurs Blancs se levrent pour soutenir l'homme au
revolver. Ils commencrent rpondre en criant, parlant de la
dfense des individus. D'autres Noirs argumentrent plus fort
encore. La tension montait et nous nous demandions si nous
allions pouvoir viter l'explosion.
Enfin, Ralph Steele, un Noir amricain immense qui enseigne le bouddhisme, se leva. Dans sa voix nous pouvions entendre les douces intonations de la langue Gullah de son enfance
en Caroline du Sud.
Je vis dans la campagne du Nouveau-Mexique o tout le monde possde des armes pour chasser et se protger mais je n'en ai pas. Quand
j'tais au Vietnam, j'ai vu suffisamment de combats pour cette vie.
Nous sortions en patrouille et allions dans les villages; chaque jour,
quelqu'un tait touch, parfois notre meilleur ami. Nous sommes arrivs dans une zone nouvelle. Les gens l-bas se dplaaient et certains
taient dcouvert. Nous avons commenc foire feu et, plus tard,
nous nous sommes rendu compte que nous avions tir sur des femmes
et des enfants. Dans notre compagnie, certains individus aimaient
tirer sur d'autres tres humains, mme des femmes et des enfants.
Nous ne savions quefoire d'eux. Pendant deux ans, a a t ma vie.
Vous ne voulez pas d'armes. Peu importe qui vous tes, vous ne
voulez pas d'armes. Vous ne voulez pas des rves et des cauchemars qui
proviennent de l'utilisation des armes feu. Vous ne voulez mme pas
du souvenir d'une arme dans votre main. Et vous devez vivre toute
une vie avec cela.
Oliand Ralph eut fini de parler, il resta debout calmement,
regardant autour de lui. Tous les autres s'assirent. Il avait parl sans
colre, sans tre sur la dfensive, avec une compassion plus grande

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

331

que toutes les colres et les peurs prsentes dans la salle. Nous restmes silencieux pendant un moment.
En coutant avec le cur, en donnant voix la vrit de la
compassion, un tre peut orienter vers la paix une nergie de conflit. Dans toute relation et communaut, il y aura de la frustration,
du blme, de la saisie, de la colre et de la trahison. Peu importe qui
nous sommes ou quel point nous sommes veills, tout cela arrivera. Et c'est l que notre connexion avec la communaut va nous
aider. En dsignant la sangha comme tant le Bouddha, Thich
Nhat Hanh nous rappelle que la sagesse est un bien collectif. Lorsque nous-mmes ou notre communaut sommes dans l'impasse et
que nous ne pouvons trouver les bndictions de la compassion, en
nous apportant une vritable amiti spirituelle un autre peut ouvrir
les portes du ciel.
La table du rabbin, la runion des Alcooliques Anonymes,
l'Assemble de vrit des soufis, le Concile bouddhiste ont ce
pouvoir. Dans notre propre communaut, nous suivons la tradition ancienne des Ans bouddhistes et recherchons le consensus
en nous runissant rgulirement en conseil. cette assemble
d'coute, nous avons ajout le bton palabres des Amrindiens
et encourag la simplicit et la vrit spontane. Qyand des problmes difficiles apparaissent, comme la rsolution de conflits
entre des enseignants, le choix d'une quipe ou l'tablissement de
nouvelles perspectives pour notre centre, nous tenons une assemble. Qyiconque tient le bton palabres est cout sans interruption. Ce bton est ensuite pass d'autres et ainsi, chacun
peut dire ce qu'il a sur le cur. Grce cette coute respectueuse,
nous trouvons les solutions, le consensus et de nouvelles directions. Au fil des ans, ces assembles ont par leur sincrit rvl
la sagesse de notre exprience collective, une sagesse plus vaste
que celle que chacun d'entre nous peut avoir individuellement.

332

NETTOYER POUR s'VEILLER

L'amiti spirituelle peut nous aider mme distance. L'analyste jungien James Hillman raconte l'histoire du dissident chinois Liu Qjng qui fut dtenu pendant onze ans dans la clbre
prison Weinan numro 2. Il fut forc de s'asseoir sans bouger
sur un tabouret minuscule, dix heures par jour. S'il remuait ou
parlait d'autres prisonniers, on le frappait. Pour mettre fin
cette souffrance, il lui suffisait seulement de signer une dclaration admettant les erreurs de son mode de pense. Mais rien
n'y faisait, il refusait de signer. Lorsqu'on lui demanda plus tard
comment il avait pu rester fort, Liu Qing raconta qu'il avait vu
devant lui le visage de ses amis et de sa famille et qu'il savait
qu'il ne pouvait signer. Le lien de son cur avec la communaut
des tres ne lui permettait pas de les trahir.
Le Gyari 14 est un groupe de jeunes nonnes tibtaines, ges
de quatorze vingt et un ans, qui furent emprisonnes et battues
par l'arme communiste chinoise pour avoir publiquement rcit
leurs chants et leurs prires. Mme en prison, elles dcidrent de
rester unies dans leur dtermination prier et chanter librement. Lorsqu'elles russirent faire sortir un enregistrement des
prires chantes en prison, leur sentence fut double. Elles
demeurrent pourtant inbranlables et crivirent: Nous
sommes reconnaissantes du soutien de tant de gens l'extrieur
de la prison et nous n'oublierons jamais. Le plus remarquable
est qu'elles ne prient pas pour elles-mmes mais pour les gens de
leur pays - et pour leurs geliers. Dans le documentaire film
qui retrace leur lutte, A Prayerfor the Enemy*, elles s'expriment
travers une lettre passe en fraude: Nous avons t traites tellement mal. Qye devons-nous faire? Qye pouvons-nous faire?
Nous prions pour l'ennemi.
Une prire pour l'ennemi.

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

333

Dans nos propres campagnes, dans nos villes, nos hpitaux


et nos prisons, nous trouvons tant de gens qui ont besoin de nos
prires : le malade et le bien portant, le prisonnier et le gelier.
Les prires de ces jeunes nonnes se joignent aux ntres. Nous
offrons nos bndictions; nous partageons notre confiance en
la gurison au-del de toute peine. Nous largissons le cercle de
notre cur.

!:intention du cur
Devenir conscient d'une intention est une cl pour s'veiller
la pratique de l'instant. Dans chaque situation qui requiert
notre engagement, une intention intrieure va prcder notre
rponse. La psychologie bouddhiste enseigne que cette intention est ce qui fait la trame de notre karma. Le karma, la loi de
la cause et du rsultat de toute action, provient des intentions
du cur qui prcdent chaque action. Qyand elles sont bonnes,
le rsultat karmique est trs diffrent de celui qui rsulte de
celles bases sur l'avidit ou l'agression. Si nous ne sommes pas
attentifs, nous allons inconsciemment agir par habitude et par
peur. Mais si nous veillons nos intentions, nous allons dterminer si elles proviennent de notre corps de peur ou d'une
rflexion dlibre et de notre attention.
Chaque tradition propose des prires et des mditations pour
tablir la meilleure des intentions du cur. Celles-ci sont parfois
gnrales. Puissent les paroles prononces par ma bouche et les
ddicaces de mon cur vous servir, oh seigneur!~ Puisse chaque
activit tre une prire. Puisse mon cur offiir librement la bienveillance et le pardon. Je fais vu d'apporter l'veil chaque tre
que je rencontre en pense, en parole ou en action. La tradition

334

NETTOYER POUR s'VEILLER

juive utilise des centaines de prires tout au long de la journe pour


entretenir une gratitude sans faille et l'amour du cur.
Les intentions peuvent galement se focaliser sur un jour ou
une situation. Puiss-je me souvenir de ma respiration et me
centrer chaque fois que je rencontre un conflit aujourd'hui.
Puiss-je dans mon travail traiter tous les tres avec bont.
Puiss-je prendre le temps cette semaine de faire savoir ma
famille que je les aime.
Dans les priodes difficiles, c'est cet tablissement ritr de
l'orientation de notre cur qui dtermine le rsultat. Qye ce soit
au sein d'un dsaccord familial ou d'un conflit communautaire,
nous pouvons, avant de parler et d'agir, devenir conscient de notre
intention la plus profonde. Mme les mots les plus simples ont un
effet trs diffrent selon ce qui les motive. La question Qye veuxtu dire? peut sembler accusatrice et critique ou au contraire attentionne et humble. Nos curs sont comme des sismographes : ils
enregistrent les frmissements de nos intentions.
Regardez comment cela se passe dans les conversations. Parlons-nous avec un dsir subtil de contrle ou de duplicit ou souhaitons-nous vraiment couter et apprendre? Si nous tournons nos
esprits vers la libert, nos bonnes intentions vont nous aider nous
dfaire de ce qui bloque notre ouverture. En orientant notre cur
vers la compassion, nous allons raffirmer notre amour en dpit de
toutes les difficults rencontres.
Au lieu d'attiser une situation mauvaise, nous pouvons rechercher les moyens d'atteindre ce qui est bon en l'autre. Sans dnier la
douleur ni l'injustice, nous pouvons regarder aussi la secrte beaut
d'autrui. Notre pratique spirituelle peut tre aussi simple que cela:
regarder avec les yeux de la compassion et agir selon notre intention la plus sage. Cela produit souvent un effet surprenant. Nelson
Mandela disait ce propos : Penser trop de bien des gens leur

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

335

permet souvent de se comporter mieux qu'ils ne l'auraient fait


autrement. ))
Ne doutez pas de la transformation qui peut natre d'une telle
attention consciente. Lorsque Ananda, qui tait un proche du
Bouddha et le servait, rencontra une jeune femme hors caste au
puits du village, il lui demanda poliment de l'eau pour boire. Elle
eut honte et refusa, de peur que sa condition d'intouchable ne contamine la saintet d'Ananda. Celui-ci rpliqua: Je ne demande
pas une caste mais de l'eau. La vie de cette femme fut transforme par cette simple bont et, joyeusement et avec amour, elle
suivit Ananda jusqu'au monastre. L, le Bouddha la bnit et lui
ordonna d'honorer la bont qu'Ananda lui avait manifeste en
maintenant la simple intention de permettre aux actions de ta vie
de briller comme des joyaux princiers )).
C'est grce de telles choses minimes que nous accomplissons les leons du cur. La vie se dveloppe partir de nos
intentions et c'est en nous ouvrant les uns aux autres que notre
chemin devient complet.

Vivre la communaut, c'est servir le Bien-Aim


Mre Teresa parle de voir le Christ dans le pauvre et le malade )).
Aspirant au Divin, le pote Rumi dclare : Dans le visage de tout
ce qui est spar, je ne veux que Vous voir. )) Et lorsqu'il se souvient
qu'il n'y a rien d'autre que Dieu, il rit et demande : Pourquoi se
battre pour ouvrir une porte qui nous spare, alors que le mur tout
entier est une illusion?)) chaque inspiration et expiration,
chaque bouche de nourriture, chaque mot que nous prononons, nous exprimons notre interaction avec tout ce qui vit. Depuis
Internet jusqu' CNN, la technologie moderne en est une preuve
clatante. Le Premier ministre isralien Yitzak Shamir disait avec

NETTOYER POUR s'VEILLER

ironie : La tlvision a rendu les dictatures impossibles et la


dmocratie intolrable. Nous sommes tous dans le mme bain.
Un lama occidental rappelle:
Aprs avoir pratiqu en Inde avec mon gourou, un rinpoch trs
vnr, j'ai dvelopp un trs grand respect pour la ligne et pour le
groupe de matres qu'il reprsentait. Ces hommes avaient incarn le
pinacle de la ralisation bouddhiste pendant des sicles jusqu' ce que
lui fosse de mme hors du Tibet. L'une des dernires journes ses
cts, je marchai quelques kilomtres jusqu' son domicile en pratiquant l'change avec autrui*, bas sur la compassion. D'un seul coup,
ma comprhension de la ligne s'accrut. Il ne s'agissait pas seulement
des grands lamas, mais aussi des femmes dvotes qui, dans des choppes le long de la rue, nourrissaient les plerinsfaisant route vers mon
lama, des vieux bergers et des commerants tibtains qui lui rendaient
visite et subvenaient ses besoins. En faisaient galement partie
l'homme qui lavait les vtements en bas dans la rivire, le cuisinier
derrire sesJeux, les herbes qui poussaient dans son jardin. Le monde
entier servait mon lama et lui servait le monde.

Nous existons dans un mandala de plnitude, parmi une


nue de Bouddhas visibles ds que nous ouvrons les yeux de
l'amour et de la sagesse.
Qyand mon collgue et ami Gil Fronsdal voyagea au
Maroc dans sa jeunesse, il se rendit au milieu du dsert saharien. L, avec un ami, ils furent accueillis par une tribu
bdouine et, comme le veut la tradition des nomades arabes,
pendant trois jours, il y eut des ftes somptueuses en leur honneur. L'on prit tant soin d'eux que Gil raconte que c'tait
*Pratique mditative destine dvelopper la pense altruiste. Elle consiste
offrir aux autres tout ce qui est source de satisfaction et de bonheur et prendre sur soi les difficults et les peines endures par tous les tres.

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

337

comme si nous tions des rois . Lorsqu'il fut temps de partir,


ils le remercirent chaleureusement. De retour chez moi, ditil, je ralisai que j'avais mal compris. C'tait eux qui taient des
rois, eux qui nous avaient montr la vraie gnrosit des rois. ))
Servir le Bien-Aim revient admirer ceux qui sont en face
de nous, les voir comme des Bouddhas, les accueillir comme
le Christ. Un de mes enseignants, Ajahn Jumnien, parle de
cette ncessit dans sa fonction d'abb. Il regarde et admire le
Bouddha qui est en chacun de ceux qui viennent au temple. La
plupart des hommes thas prennent des vux pour une certaine
priode de leur vie et il reoit chaque postulant avec admiration. Qyand un champion local de boxe vint pour l'ordination,
AjahnJumnien lui demanda s'il voulait tre son garde du corps.
Je n'avais pas besoin de garde du corps mais il veilla sur moi
avec une grande dignit et pour finir il devint un bon moine. ))
Un autre homme arriva, se vantant orgueilleusement de ses
prouesses de constructeur. Ajahn Jumnien lui sourit et dit:
Parfait! Nous avions besoin d'une nouvelle salle de mditation depuis quelque temps. Je vous confie tout le projet.)) Notre
noblesse s'panouit lorsque nous sommes admirs et respects.
Il y a des annes, Ram Dass alla voir son gourou, Neem
Karoli Baba, pour lui demander : Comment puis-je tre plus
veill? )) Son gourou rpondit : Aime les gens. )) Lorsqu'il lui
demanda le chemin le plus direct pour l'veil, il eut cette
rponse: Nourris les gens. Aime-les et nourris-les. Sers le
Divin sous toutes ses formes. )) Kabir, le mystique indien,
disait: Une seule chose peut satisfaire mon cur... Te servir
de tout mon souffle. ))
Servir est l'expression du cur veill. Mais qui servonsnous? Nous-mmes. Qyand quelqu'un demanda Gandhi comment il pouvait se sacrifier ainsi continuellement pour l'Inde, il
rpliqua : Je fais cela uniquement pour moi. )) Qyand nous ser-

NETTOYER POUR s'VEILLER

vons les autres, nous nous servons nous-mmes. Les Upanishads


disent que c'est Dieu qui nourrit Dieu.
Une communaut spirituelle qui a de la sagesse doit servir
quelque chose de plus vaste qu'elle-mme. Si les gens se runissent en communaut principalement pour soulager leur propre
isolement et leur solitude, pour voir leurs besoins satisfaits par
les autres, ils deviennent comme un groupe d'enfants ncessiteux et invitablement cette communaut est voue l'chec.
Mais si leur vision et leur crativit sont au service du sacr, de
Dieu, d'un bien commun plus large, il y a plus de chances pour
qu'une communaut saine et sage se dveloppe.
Un matre soufi parle de cette ncessit:
Lorsque nous avons fond notre communaut, nous nous sommes
aperus que les gens se rassemblaientpour des besoins sociaux, pour des
raisons financires et politiques. Nous ne voulions pas que ces causes
soient le point central de notre rassemblement. Nous nous runissions
pourprier et servir Dieu, pour voluer spirituellement d'une manire
authentique, pour exprimer des choses plus vastes que nous-mmes.
Nous voulions imprgner de saintet chaquepartie de notre vie et contribuer ce que cette saintet rayonne dans le monde.
En Amrique, les gnrations passes comprenaient cela
d'une manire aujourd'hui totalement oublie. Notre histoire
est remplie d'exemples de soutien mutuel allant de la construction d'une grange ou du partage de nourriture et des semences
dans les priodes de famine jusqu' la pratique religieuse et la
communion spirituelle.
Dans les priodes de catastrophes, comme l'inondation des
grandes plaines il y a quelques annes, cette aide mutuelle ressurgit
de faon remarquable, au-del de toute barrire de classe et de race.
Puis la vie redevient normale et les gens parlent avec regret de

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

339

cet tat d'esprit qu'ils voudraient garder et dans lequel chacun se


sent proche de l'autre. Ces communauts de pionniers et d'immigrants sont pour nous comme une mmoire gntique qui nous
rappelle ce que nous pouvons tre les uns pour les autres.
tre au service d'autrui est une manifestation de notre lien
sacr. Cela ractive l'unit qui a t perdue et nous permet d'oser
nouveau nous regarder dans les yeux et dcouvrir le Divin qui
brille en toutes choses. Une pratiquante bouddhiste avance, qui
travaille rgulirement dans les hospices, se souvient avec ses
patients moribonds des liens plus forts qu'avec n'importe qui
d'autre dans sa vie.

Au dbut, je pensais que c'tait cause de leur ouverturefoce la mort.


Mais par la suite, je ralisai que c'tait surtout parce que je faisais
chaque jour pour eux plusieurs sessions de mditation sur l'amour
bienveillant. Quand vous offrez intentionnellement quelqu'un vos
souhaits pleins d'amour, vos prires et vos bndictions, et ce d'une
faon rpte, cela change votrepropre cur. Vous devenez l'amour que
VOUS offrez.
Nous sommes tous engags dans une multitude d'actions
au service de nos frres et de nos surs. chaque fois que nous
nous arrtons un feu rouge, donnons de l'argent au caissier,
disons bonjour, lavons la vaisselle, sortons la poubelle, nous servons notre famille, notre communaut et la terre. Dans chacune
de nos fonctions quotidiennes - en tant que constructeur,
marchand, jardinier, artiste, enseignant, soignant, secrtaire ou
commerant, nous pouvons veiller la compassion, nous pouvons trouver l'esprit de la sangha et la libert.
Comme le dit le matre indien Meher Baba :

340

NETTOYER POUR s'VEILLER

Servir ne se limite pas des actes hroques, de grands gestes ni des


dons normes des institutions publiques. Servent aussi ceux qui
expriment leur amour dans les petites choses. Un mot qui donne du
courage un cur bris ou un sourire porteur d'espoir au milieu de la
morosit est un service, au mme titre qu'un sacrifice hroque. Un
regard qui balaye l'amertume du cur est aussi un service, bien qu'if
puisse ny avoir aucune intention de cet ordre. En elles-mmes, ces
choses peuvent sembler minimes mais la vie est faite de beaucoup de
petites choses. Si ces petites choses taient ignores, la vie serait laide et
insupportable.

Servir habilement ncessite un cur paisible


Pour que l'intention soit empreinte de sagesse et le service habile,
il faut les nourrir de priodes de calme et de prires. Chaque
grande tradition contient une forme de sabbat. En Occident, nous
avons hrit de la bndiction du sabbat chrtien et juif. Pour les
musulmans, le vendredi est un jour saint et, de la mme manire,
les hindous et les bouddhistes renouvellent leurs vux de simplicit les jours de pleine lune, de nouvelle lune et de demi-lune. Dans
ma jeunesse, le Massachusetts avait le sabbat des Lois Bleues ,
demandant toute forme d'activit de cesser le dimanche. Mais
maintenant, une gnration plus tard, nous avons des supermarchs ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre et des banques
sept jours sur sept. Notre socit de consommation a proclam le
droit d'oprer sans contrainte, ce qui est une recette pour se brler
les ailes.
I.:esprit qui se met au service des autres et de nous-mmes peut
se dvelopper sur diffrentes bases : les instants de souvenirs, les
moments de prires et de bndiction. Si nous prtons attention
notre respiration et aux battements de notre cur, il y a une pause
lgre et indispensable entre chacun d'eux. Pour battre pendant

DE NOMBREUX FRRES ET SURS

34I

toute notre vie, le cur doit se rgnrer, immobile, avant chaque


nouveau battement. La maturit spirituelle demande, elle aussi, de
telles priodes de sabbat durant lesquelles nous sortons du temps
commercial pour entrer dans l'intemporel.
Nous devons devenir le sanctuaire que nous cherchons. Cela
peut commencer avec une journe de sabbat ou une priode quotidienne de mditation et de prires. Parfois cela demande d'instituer des priodes rgulires de silence, l o nous travaillons. Cela
peut aussi impliquer un remodelage de notre style de vie: se tourner vers une simplicit volontaire, passer du temps dans la nature,
s'adonner des retraites priodiques. Peut-tre nous faudra-t-il
teindre CNN et allumer Mozart et, dans les priodes de difficults ou de conflits, prendre le temps de soufRer, de clarifier notre
cur et d'couter en silence notre intention la plus profonde. Dans
ces moments, nous nous souvenons du rle de notre cur sur terre.
Un contemplatif chrtien enseignant se souvient :
j'avais vcu de nombreuses annes dans une petite communautprotge. Puis il m'apparut qu'il tait temps de retourner dans la socit
pour la servir. Je commenai la rintgration en faisant des allers et
retours.]e travaillais dans un hpitalpour les malades du sida et dans
un centre d'urgence. Une fois par mois, je rentrais dans ma communaut, mon cur aspirant au silence. j'tais debout foire la queue
quand le don de nourriture fut clbr et je ressentis quel point
chaque chose ici, mme la plus ordinaire, tait tenue pour sacre. C'est
en fait comme cela tout le temps : le mystre de la grce. Je savais que
ce qui importait n'tait pas uniquement la prire ou la mditation.
C'tait le silence, le fait de s'arrter et de respirer, d'ouvrir son cur,
de voir que la plante entire et tout ce qu'elle porte est saintet. Je
veux apporter cette beaut toutes les personnes que j'approche et je
reviens donc rgulirement au silence. Je sais que si je peux m'arrter
et me souvenir de cefait, la vie accomplira pour moi ses promesses.

342

NETTOYER POUR S'VEILLER

De ces instants de calme apparat clairement la manire la


plus habile d'aimer et de servir. En nous arrtant pour couter,
nous nous connectons les uns aux autres et la vraie communaut prend naissance.

S'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

Le vritable travail consiste demeurer


dans la nature de notre cur, arriver
comprendre que nous vivons vraiment ici,
que ce continent est rellement celui sur
lequel nous sommes et que nos engagements sont l, vis--vis de ces montagnes,
de ces rivires, de ces zones verdoyantes,
de ces cratures. Le vritable travail
implique une loyaut qui remonte ... des
milliards d'annes. Notre vrai travail consiste accepter la citoyennet de la terre.

(Gary Snyder.}
Chaque matin, je m'veille tiraill entre le
dsir de sauver le monde et celui de le
dguster. (E. B. White.)

.(e mandala de l'veil rvle la


trame de la vie de telle sorte que nous pouvons ressentir directement le lien subtil du souffle qui nous unit tous ceux qui vivent.
En Inde, on nomme cela le Prcieux Filet d'Indra, trame dans
laquelle chaque maille contient le joyau tincelant d'un individu,
troitement li aux autres brins de l'existence et les refltant. En
approfondissant cette connexion avec le monde de la nature, elle
devient une ralit indniable et nous apporte la fois responsabilit et joie. Chef Seattle disait : Qye serait un homme sans les

344

NETTOYER POUR s'VEILLER

animaux? Sans eux, les hommes mourraient d'une grande solitude


de l'esprit.
De la mme manire, nous pouvons nous demander comment nous pourrions marcher et danser sans la terre? Et s'il n'y
avait pas de montagnes, o tomberait la neige? O le lopard
des neiges pourrait-il continuer secrtement faire le guet?
Nous devons intgrer la terre entire et tous les tres dans notre
pratique cur ouvert.

Pratiquer avec les montagnes et les rivires


Qgand le Bouddha, aprs avoir contempl l'toile du berger et
atteint l'veil sous l'arbre de la Bodhi, partit enseigner, il choisit
de le faire au dbut dans la fort, l'ombre des arbres du Parc
des Gazelles de Sarnath plutt que dans la ville de Bnars
situe une dizaine de kilomtres de l. De mme, Mose conduisit son peuple dans la nature : il n'tait pas la recherche
d'une ville mais d'une terre qui ruisselle de lait et de miel. Jsus
se rendit seul dans le mme dsert et, bien qu'il ait enseign
dans des villes, il revint souvent au bord de la mer, dans les oliveraies, les champs et les jardins. Ses paroles s'inspiraient de la
vie des bergers et des pcheurs, du lion, de l'agneau et des fleurs
de lys. Toutes les traditions spirituelles incluent le monde de la
nature dans leur sagesse, la fois comme un lieu de refuge et
comme une manifestation de la loi naturelle et sacre.
Les catholiques et les bouddhistes contemplatifs continuent pratiquer dans les montagnes et les forts. Un de mes
enseignants, Ajahn Bouddhadasa, qui fonda un grand monastre au cur d'une fort, parle du monde de la nature comme
d'un enseignant.

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

345

Les organes de notre corps, nos bras, nos mains, nos poumons, nos
reins fonctionnent comme une cooprative afin de survivre. Les
humains, les animaux, les arbres et la terre sont entremls, associs
en cooprative. Le soleil, la lune, les plantes et les toiles sont aussi
une cooprative gigantesque. En nous veillant ce qui est au-del
de notre intrt individuel, nous dcouvrons une cologie naturelle
de l'esprit et de la nature, frache, ouverte, joyeuse, dans laquelle
nous sommes organiquement relis toute chose.

Les notions modernes de culture base sur l'cologie ne


sont pas une nouveaut. Un enseignement traditionnel bouddhiste de l'Inde suggre aux humains de planter un arbre tous les
cinq ans; l'un des gouvernants les plus sages de l'histoire du
monde, l'empereur indien Ashoka, cra un vaste royaume rgi
selon les principes de l'interdpendance.
Un jour, pein par une campagne particulirement sanglante destine conqurir le sud de l'Inde, Ashoka vit un
simple moine qui marchait sereinement travers le champ de
bataille gorg de sang. En regardant cet homme, l'empereur
pensa : Moi qui ai tout, je ne suis pas aussi heureux ni aussi
paisible que cet homme qui n'a rien. Ashoka devint donc le
disciple de ce moine et le dharma qu'il dcouvrit transforma
son pays en un royaume de vertu. Ses armes avaient pour mission de maintenir la paix plutt que de faire la guerre. La tolrance religieuse, la responsabilit morale et le renoncement
taient mis en valeur. On encouragea le vgtarisme, des puits
furent creuss, les forts furent prserves et des lois promulgues pour la sant et le bien-tre du peuple mais aussi de la
terre. On trouve encore partout en Inde des piliers de pierre,
vieux de deux mille ans, o sont inscrits les dits d'Ashoka.
Malheureusement, la sagesse comme l'environnement doivent tre constamment aliments pour s'panouir. Aprs le rgne
d'Ashoka, l'attitude de nombreux moines et nonnes asiatiques

NETTOYER POUR s'VEILLER

l'gard de leur lien interdpendant avec la terre devint passive et


ils ne se proccuprent plus beaucoup de l'environnement. Dans
les villages tropicaux et les monastres des forts du Sud-Est
asiatique, on jette tout simplement ses ordures par terre. Cela
pouvait encore aller tant que ces dchets taient des feuilles de
bananiers et des papiers d'emballage locaux. Mais c'est devenu
un cauchemar depuis que les plastiques les ont remplacs. Et
pourtant, les enseignements de nombreux matres continuent
se focaliser presque exclusivement sur l'esprit de l'individu et
n'encouragent aucun sens de responsabilit vis--vis du monde
de la nature qui nous entoure.
Mais les coupes des forts de Thalande, du Laos et de Birmanie devinrent si gnralises que les moines durent agir pour prserver des bcherons les derniers endroits sauvages. Ils commencrent sortir et entourer crmonieusement de leurs robes les
arbres centenaires, les ordonnant abbs de la fort. Maintenant les
moines sont devenus les dfenseurs de la fort, les sauveteurs de
l'environnement. De la mme manire, un mouvement cologique
chrtien se dveloppe en Occident. Suivant l'exemple des nonnes
et des prtres d'Amrique latine, des glises travers le monde
commencent considrer le soin apport la saintet de la nature
comme faisant partie du chemin vers Dieu.
Les nonnes d'un couvent dcrivent comment cette prise de
conscience se dveloppe.
Pendant des dcennies, nous nous tions volontairement isoles des
problmes du monde. Nous continuions ne pas nous impliquer dans
la politique ou dans tout ce qui est vnementiel.
Mais nous avons commenc faire du recyclage en I9J8. Puis
nous avons cess d'utiliser des pesticides en I98J. Aujourd'hui la plus
grande partie de notre nourriture est biologique. Nous rduisons au
minimum l'usage de nos voitures et de nos camionnettes. Une atten-

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

347

tian la terre s'est peu peu glisse dans nos actions et nos prires.
Nous apprenons cela ceux qui nous rendent visite. Certaines de nos
surs sont devenues militantes en Amrique latine. Cela ne veut pas
dire que tout ceci tait exclu de nos prires vers Dieu, mais maintenant les espces en voie de disparition, lafort tropicale et les cultivateurs pauvres sont intgrs notre activit sacre; ils sont une partie
de nous-mmes.

Les royaumes du genre humain et de la nature ne sont pas


spars. Qye ce soit en regardant la responsabilit de notre mode
de vie dans le rchauffement de la plante ou dans la pollution de
nos rivires, ou en considrant l'origine de notre alimentation,
nous devons ouvrir les yeux et reconnatre cette interdpendance.
Lorsque nous faisons nos courses dans un supermarch, nous
pouvons penser aux nuages de pluies qui nous procurent cette
nourriture, au terreau humide dans lequel elle pousse et au millier
d'activits humaines grce auxquelles elle arrive sur notre table.
Le pote Alison Luterman a crit:
Les fraises sont trop dlicates pour tre rcoltes la machine.
Celles qui sont parfaitement mres s'crasent au moindre contact
humain trop prononc ... Chaque fraise que vous avez mange chaque fruit - a t cueillie par des mains humaines calleuses.
Chaque tranche de pain couverte de confiture reprsente quelqu'un
genou, avec son mal au dos ou la hanche, quelqu'un avec un
mouchoir autour du poignet pour essuyer sa sueur.

Au dpart, la vie spirituelle peut se concentrer sur la transformation de l'tre et la sagesse dans les relations humaines.
Mais une perception non gotique doit aussi nous conduire la
globalit qui nous unit aux montagnes. Voici les rflexions d'un
enseignant de yoga :

NETTOYER POUR s'VEILLER

Quand je vivais en Inde dans les annes 70, l'un de mes gourous
enseignait le yoga dans une ville bruyante, sale et pollue. Nous
apprenions tout ce qui concernait la puret intrieure mais jamais il
ne mentionna la misre autour de nous. Mon deuxime gourou avait
un ashram la campagne et, l aussi, nous tudiions le yoga, la mditation et de puissantes pratiques de respiration pour transcender le
monde. L encore, l'environnement tait laiss lui-mme. C'tait
choquant de voir comment la conscience cologique et la pratique du
yoga taient deux mondes tellement spars. Nous pensions qu'tre
vgtariens suffisait. Maintenant, je dirige des retraites de yoga dans
des endroits sauvages etj'essaye d'enseigner comment l'esprit pur et la
puret de nos rivires et de notre air sont interconnects. Il est devenu
ncessaire de vivre avecplus d'attention et d'avoir un yoga du monde,
pour relier consciemment nos corps avec le corps du monde.
Joanna Macy, enseignante bouddhiste visionnaire et militante, fait remarquer qu'une transformation cologique ne peut
avoir lieu que s'il y a une rvolution spirituelle, un large revirement de la conscience humaine .
Mme nos scientifiques peuvent voir qu'il n'y a pas de solution
technologique : aucune montagne d'ordinateurs, aucun produit magique ne peuvent nous sauver de l'explosion dmographique, de la dforestation, du drglement climatique, de l'empoisonnement par la
pollution et de l'extinction massive des espces vgtales et animales.
Nous allons devoir aspirer des choses diffrentes, rechercher des
plaisirs diffrents, poursuivre des buts diffrents de ceux qui nous ont
anims jusqu'alors, nous et notre conomie mondiale.

A travers l'veil spirituel, les valeurs de consommation se


rvlent comme tant de plus en plus superficielles et fausses.
La saisie et le besoin de possession laissent place l'amour et
l'intgrit, au dsir profond de vivre en harmonie avec toute la
cration. Une aspiration vivre plus simplement s'lve pour le

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

349

plus grand bien de nos curs; un sens de responsabilit pour la


vie sur Terre se dveloppe.
Mais cette transformation nest pas automatique. Dans tous
les domaines du mandala de l'veil, nous devons consciemment
faire face notre conditionnement et nos habitudes. Une
enseignante parle de ses luttes quotidiennes cet gard.
Les souffrances du monde continuent tre un dilemme qui me torture.
Il ne se passe pas un seuljour sans queje sois choque par la quantit de
choses foire. j 'ai enseign les pratiques contemplatives pendant trente
ans etje pense que l'veil intrieur est la racine de toute possibilit de
transformation de notre existence gocentrique en quelque chose de bon
pour le monde. Mais parfois cela semble tellement lent. Ce n'estpas que
j'attende un changement du genre humain. En Inde et au Npal, dans
les circonstances les plus pauvres que l'on puisse imaginer, j'ai vu aussi
la complteperfection de la vie et la ralit vivante de la libert. j'ai vu
galement, etje continue de voir, qu'ily a des millions depersonnes ajJames, pauvres, malades et un nombre incroyable d'tres dans le besoin.
j efois ce que je peux pour aider. j'essaie de vivre simplement. Chaque
jour je me demande si j e soutiens les causes justes et si je fois les choix
appropris. Est-ce quej'en fois assez?

notre grand dsappointement, les tats-Unis demeurent


le plus grand fabricant et fournisseur d'armes travers la plante. Nous savons que le monde dpense ses richesses en armement, des milliards de dollars alors que seulement ro % de ces
sommes pourraient nourrir chaque anne tous nos enfants,
toutes les personnes affames sur terre. Nous avons dcouvert
que la pollution croissante de nos ressources en eau douce
affecte chacun de nous- une analyse biologique du lait maternel des Indiennes Mohawk de l'tat de New York montre que
toutes ces atteintes du sol se retrouvent dans notre corps.
Qy'allons-nous faire?

350

NETTOYER POUR s'VEILLER

Les valeurs spirituelles ne nous demandent pas de vivre


comme des renonants, dans la simplicit monastique ou dans
le retour la terre. Nous avons aussi besoin de guides spirituels
en politique, en mdecine, dans la justice, Wall Street, dans
nos forces de police - dans tous les domaines de la vie. L'histoire bouddhiste du bodhisattva Vimilakirti nous montre comment un tre illumin peut choisir dessein de s'incarner en
tant que riche commerant afin d'apporter la sagesse dans le
monde du commerce. Plus tard, il entra l'hpital en tant que
patient pour enseigner la compassion aux mdecins puis il se
rendit dans les bars et les maisons closes pour offrir ces enseignements ceux qui s'y trouvaient. Aucun royaume de la vie
humaine n'tait exclu de son activit de compassion.
Apporter des bndictions tous en se jetant compltement
dans la vie est une ide noble mais nous pouvons facilement nous
tromper nous-mmes en prtendant suivre l'exemple de Vimilakirti. Les richesses dont nous jouissons dans la socit moderne
occidentale ont un prix lev, comprenant l'exploitation des
autres cultures, la colonisation conomique de la plus grande
partie du monde, la dvastation cologique de l'habitat et des
espces. Chaque fois que nous conduisons, nous contribuons la
pollution du monde et au rchauffement de la plante. Chaque
fois que nous prenons l'avion, son carburant nous est fourni grce
une politique dominatrice au Moyen-Orient et la destruction
des territoires de caribous en Alaska. Notre dsir de manger de
la nourriture importe un prix aussi bas que possible peut avoir
de terribles consquences pour les agriculteurs et la terre du Guatemala et du Brsil.
Dans la Grce antique, veil se disait alethe. L'oppos d'veil
n'est ni le mal ni l'ignorance mais !ethe, le sommeil. Mme aprs
une exprience quelconque d'veil, nous pouvons demeurer
endormis face aux consquences de notre mode de vie moderne.

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

351

L'interdpendance et la comprhension cologique ne sont malheureusement pas explicitement enseignes dans la plupart des
cursus spirituels traditionnels. Nous devons nous duquer nousmmes pour voir le cot invisible de nos actions, jusqu' ce que
notre vie extrieure soit en harmonie avec les vraies valeurs de
notre cur.
De nos jours, l'inventaire moral d'un tre humain doit
tre tendu son mode de vie. L'Octuple Sentier bouddhiste
comporte la pense juste, l'action juste, la parole juste et les
moyens d'existence justes. Notre mode de vie, notre travail,
notre maison, nos revenus, nos voyages, notre niveau de consommation, notre participation politique et sociale sont-ils en
harmonie avec notre comprhension nouvelle et largie de
l'interdpendance? O!Ielle direction notre attention la terre et
notre ralisation de l'interdpendance nous demandent-elles de
prendre dans notre vie? Comment devons-nous changer, non
pas par culpabilit mais par amour? Cette transformation commence par l'acte mme de nous poser ces questions.

Voir avec les animaux, couter avec les rivires


Nous devons parfois sortir totalement de notre conscience gocentrique. Pour effectuer ce travail d'ouverture l'interdpendance,
John Seed, qui milite pour la dfense de l'environnement, a cr un
groupe de mditation appel l'Assemble de tous les tres. Ces
runions se tiennent partout dans le monde. Lors de ces rassemblements qui se droulent dans des lieux o la nature rvle sa
beaut, il est demand chaque membre du groupe d'aller dehors
pendant un jour ou deux, de marcher et de relier son cur une
voix qui cherche tre entendue, celle d'un lieu particulier, d'une
montagne particulire ou d'une rivire, d'une plante, d'un animal,

352

NETTOYER POUR s'VEILLER

un hron, un pin, un bison, une colombe. Ensuite, aprs avoir


fabriqu des masques ou des costumes qui reprsentent ce qu'ils
ont choisi, les membres du groupe tiennent leur assemble.
Chacun parle au nom de son espce ou de son endroit. Je
suis un canard et je parle au nom du gibier d'eau. Je suis un
ruisseau de montagne et je parle pour les rivires du monde. >>
Qgand toutes les espces se sont prsentes, elles commencent
exposer leurs problmes l'assemble. Il est demand quelques membres du groupe de rester dans leur rle humain et de
s'asseoir au centre pour couter.
En tant qu'oie sauvage, je veux dire l'assemble que mes
longues migrations sont maintenant rendues difficiles du fait
de la disparition des marcages. Les coquilles de mes ufs sont
fines et fragiles; elles se brisent avant que mes petits soient prts
natre. Je crains que mon squelette soit empoisonn.
L'assemble se recueille sur cette vrit.
Oh, humains! Je parle en tant que rivire, porteuse de vie.
Regardez ce que je vhicule maintenant que vous m'avez dvers
vos dchets et vos produits toxiques .. . Je suis devenue source de
maladies et de mort. L'assemble continue couter.
Une fois que toutes les autres espces ont t entendues, la
parole est donne aux humains. D'ordinaire, ils expriment des
regrets et des peurs quant l'avidit humaine et aux forces qu'ils
ont dchanes et ne contrlent plus maintenant. Les peines du
monde qui sont exprimes galvanisent leur inquitude pour
l'avenir de toutes les espces.
Les humains sont alors invits demander de l'aide auprs
du vaste monde de la nature. Les non-humains offrent leur
sagesse et leurs forces: la montagne fait don de sa stabilit paisible, le faucon de sa vue perante, le coyote de sa crativit
joyeuse, la fleur sauvage d'un parfum qui nous rappelle la
beaut, le vieux pin de son infatigable rsistance.

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

353

Comme dans cette assemble, nous pouvons apprendre de


la nature o que nous soyons. Les plantes, les animaux et les
rivires dans les valles nous apportent sagesse et soutien; ils
nous apportent le dharma. Le grand matre zen Dogen dit un
jour : Dans chaque bambou, il y a tous les Bouddhas. Et
pourtant, si ce bambou Bouddha est transport de faon irrflchie de son pays natal dans notre arrire-cour, il devient rapidement un flau pour notre voisinage. Sa puissante tnacit
doit tre respecte autant que sa beaut. O!te ce soit en transportant des bambous ou en condamnant des rivires, pour vivre
avec sagesse dans le monde de la nature, nous devons honorer
sa puissance et son intgrit et ne pas imaginer pouvoir simplement l'adapter nos propres ides et nos propres convenances. Les moines qui vivent dans les forts de tecks aiment la
beaut et l'ombre de leurs votes verdoyantes mais ils respectent aussi la force du tigre, le venin du cobra, les fivres de
malaria et toute la vie sauvage qui s'y abrite. Tous sont pour eux
des enseignants.

Les plantes et les arbres en guise d'enseignants


La tradition des Ans de la fort nous recommande de passer
du temps dans la nature. Nous commenons transformer
notre esprit chaque fois que nous allons faire une marche et
sentons les massifs de lauriers aprs la pluie, chaque fois que
nous nous arrtons pour admirer un cognassier au printemps,
un rable aux couleurs de feu en automne, l'ombre particulire
d'une rose au crpuscule, le lis bourgeonnant sur la grille
d'entre de notre voisin, le dernier bruissement des petits animaux dans le silence stupfiant des montagnes la tombe de
la nuit. Nous ranimons notre vie spirituelle chaque fois que

354

NETTOYER POUR s'VEILLER

nous retournons vers la vie sauvage du monde et percevons la


beaut qui nous a donn vie et les cycles que nul ne saurait assujettir, bien plus vastes que tous nos projets. De cette manire,
notre attention au monde non humain peut s'accrotre, non par
obligation mais par amour, par gratitude et respect pour
l'ensemble de la cration et sa saintet perptuelle.
En prenant soin de cette terre, nous faisons partie de son
veil. Comme l'crivit Ralph Waldo Emerson: Apprcier la
beaut et dcouvrir le meilleur chez les autres; laisser un monde
un peu plus harmonieux, que ce soit par un enfant en bonne
sant, un bout de jardin, une condition sociale amliore;
savoir que, parce que vous avez vcu, une vie, ne serait-ce
qu'une seule, peut mieux respirer, c'est avoir russi. Veiller sur
le monde de la nature est un chemin qui nous amne prendre
galement soin du genre humain.
Le projet des jardins en prison de Cathy Sneed a montr les
bienfaits remarquables qui peuvent apparatre lorsqu'il y a
reconnaissance de notre lien avec tout ce qui vit. En 1984, soucieuse de la mort spirituelle de la population carcrale amoindrie par l'emprisonnement, elle conut un projet permettant
chaque dtenu de s'occuper d'un bout de jardin. Dans le pnitencier du comt de San Francisco, on proposa aux prisonniers
de faire pousser des lgumes sur un lopin de terre derrire l'un
des btiments de la prison. Grce des fonds recueillis, Cathy
Sneed put leur offrir de jeunes plants, du paillis, de l'engrais et
les outils de base pour le jardinage.
Pouvoir de ses propres mains cultiver un jardin, tre responsable de sa floraison, lutter contre les insectes et la scheresse
firent ressurgir le meilleur de ces tres mis l'cart. Ils dvelopprent un lien et une attention pour quelque chose d'extrieur
eux-mmes. (Cathy voque un gant assez macho disant: Ne
marche pas sur mes petits. ) Les gardiens de la prison furent stu-

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

355

pfaits du changement. Ces jardins devinrent si importants pour


ceux qui s'en occupaient que leur vie commena tourner autour
de ces lopins de terre. Certains mme, quand leur temps d'incarcration vint terme, commirent dessein de petites infractions
ou ne tinrent pas parole pour pouvoir ainsi retrouver leur jardin.
Cela amena Cathy l'invitable tape suivante : un projet
de jardins pour anciens dtenus et des jardins communautaires
pour les exclus, dans de nombreuses villes de la baie de San
Francisco. Ce projet de jardins devint lui-mme une sorte de
verger dont la rcolte tait les gens eux-mmes. Offrir l'opportunit de jardiner donna naissance une communaut constitue de personnes ayant une attention et un intrt grandissants
pour la terre. Ce fut une grande bndiction. L'attention et
l'intention de ces jardiniers s'panouirent dans leur cur autant
que sur leur petit lopin de terre.
Le monde de la nature nous apprend une relation diffrente
avec le temps, base sur des rythmes et des cycles autres que nos
projets habituels. Certains insectes ne vivent qu'un seul jour.
Certaines plantes ne fleurissent qu'une fois par sicle. Le mandala de l'veil embrasse ces diffrentes structures temporelles et
nous permet de les honorer dans notre vie de pratiquant. Nous
devenons les gardiens du cycle de la vie.
Les anciens Amrindiens enseignaient la ncessit de prvoir jusqu' la septime gnration. Gregory Patterson,
anthropologue et thoricien des systmes, nous donne une ide
de ce que cela signifie. Il raconte une histoire propos du nouveau collge de l'universit d'Oxford, fond au dbut du
xVI{ sicle. Qyand le grand hall y fut construit, son plafond
tait soutenu par d'normes poutres en chne de quatre pieds
de large. Il y a quelques annes, les hommes chargs de l'entretien du btiment dcouvrirent que ces poutres taient trs affai-

NETTOYER POUR s'VEILLER

blies par la moisissure. Un problme se posa alors: comment


trouver de telles poutres notre poque?
Un jour, l'un de ces hommes en parla au garde forestier du
Collge qui lui dit en souriant : Nous nous demandions
quand vous feriez appel nous. Celui qui a construit ce hall
savait qu'un jour ces poutres allaient pourrir et il nous a donn
l'ordre de planter un bosquet de chnes pour les remplacer. Ces
arbres ont maintenant trois cent cinquante ans -juste la taille
approprie pour les poutres.
Grce un esprit d'attention sincre, des actions prventives
comme celle-ci deviennent un mode de vie. Nos petites actions et
notre souci de bienveillance prennent place dans une perspective
plus large. Nous savons que nous faisons partie d'un ensemble
incommensurable. Qyand notre conscience ne se limite pas notre
simple vie humaine, notre soufRe peut circuler librement, notre
cur peut accueillir la compassion pour tous les tres.

Agir au nom de tous les tres


Dans la tradition bouddhiste, un bodhisattva est un tre qui se
ddie l'veil universel, qui offre compassion et sagesse tout ce
qui vit, peu importe le temps ncessaire. On peut exprimer cela en
faisant vu de ne pas accder au royaume du nirvana tant que le
moindre brin d'herbe riy est pas entr lui-mme. Chaque jour,
avant chaque mditation, de nombreux pratiquants travers le
monde rcitent les vux de bodhisattva pour se souvenir de cette
intention. Ces vux commencent ainsi : Innombrables sont les
tres vivants; je fais vu de les servir jusqu' ce qu'ils soient tous
librs. L'ignorance et la saisie sont sans limite; je fais vu de les
transformer et de les draciner compltement.

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

357

Faire vu d'apporter veil et compassion aux tres innombrables pendant des ons est une tche qui nous dpasse. Tout
tudiant qui s'engage ainsi doit mesurer ce que cela signifie et
comment cela doit tre vcu. Cela veut-il dire que moi, ce
petit ego ,je dois voyager travers l'univers et sauver tous les
tres? Comment puis-je valuer ma russite? Comment doisje commencer?
C'est assez simple. Les vux de bodhisattva ne parlent pas
d'un accomplissement mais d'une direction, de l'tablissement
d'une intention. Peu importe les circonstances qui s'lvent,
que ce soit la naissance ou la mort, la joie ou la tristesse,
j'engage mon corps, ma parole et mon esprit dans la direction
de la compassion et de l'veil. chaque nouvel instant, je vais
planter des graines de bienveillance et de libration pour tous
les tres vivants et moi-mme.
Les vux de bodhisattva ne sont pas une jauge mais une
boussole, un guide que le cur doit suivre. Ils deviennent la
source d'une action sage, la direction partir de laquelle tout le
reste suit. Ils deviennent notre hritage. Comme le disait
Martin Luther King Junior: Je veux que vous puissiez dire
que j'ai essay d'aimer et de servir l'humanit ... Je veux juste
laisser derrire moi une vie faite d'engagements.
Au milieu de la terrible tragdie que traverse le peuple tibtain, le Dala-Lama a souvent rappel combien il tait important
pour lui de pouvoir s'appuyer sur ses vux. Il dut, en tant que
chef politique et spirituel et exemple de la non-violence travers
le monde, prendre de douloureuses dcisions pour sa nation et
son peuple, et ce pendant de difficiles dcennies. Il avoue ne pas
tre toujours sr que sa dcision est la meilleure et admet avoir
parfois commis des erreurs. La seule chose sur laquelle je peux
compter, explique-t-il, est ma sincre motivation. La motivation de son cur consiste encourager du mieux qu'il peut, dans

NETTOYER POUR s'VEILLER

chacune de ses actions, la compassion et la libration. Il prend


refuge dans la graine d'intention qui motive ses actes. Si nous
semons des graines de bont, quelque chose de magnifique apparatra un jour.
Pour tre utile tous les tres, nous devons nous souvenir
d'une autre vrit essentielle: il n'est jamais trop tard pour commencer. Lorsqu'avec sagesse nous regardons la lourde pression
du temps, cela transforme notre responsabilit vis--vis des choses. Nous dcouvrons la perspective du long terme. Nous ne
sommes pas en charge de quelque chose. Dans nos relations,
dans notre communaut, sur cette terre, nous ne vivrons sans
doute pas assez longtemps pour voir tous les changements auxquels nous contribuons - nous sommes les planteurs de semences. Oltand les graines de nos actions sont bases sur l'attention
et la sincrit, nous savons qu'elles produiront des fruits qui
nourriront tous les tres. Peu importe ce qui s'est pass, nous
pouvons commencer nouveau. Nous ne pouvons commencer
que maintenant, l o nous sommes, et c'est ce prsent qui
devient la graine de tout ce qui va suivre. Notre responsabilit,
notre crativit sont les seules choses qui nous sont demandes.
Avec une motivation sincre, nous allons naturellement poser les
bonnes questions, offrir une vritable attention, prendre soin de
ce que nous aimons avec une sagesse longue chance. C'est le
travail long terme d'un agriculteur dans son verger, d'un parent
pour son enfant.
Cette large perspective est celle de l'Ain, du sage. Elle se
dveloppe naturellement au sein d'une vie qui s'engage dans un but
spirituel. Un enseignant de mditation raconte :
C'est comme si ma vie spirituelle avait t un cheval lent. j'ai commenc avec beaucoup d'ambition. j'ai essay de galoper au dbut, de
foire des longues pratiques ici et en Asie :j'tais en route pour l'illu-

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

359

mination. j'ai rencontr l'extase, la flicit, des tats mystiques et une


vision incroyable - oui, tout cela est arriv. Mais tout cela n'a fait
que m'veiller ce que je devais foire. Pour tre vritablement une
personne heureuse, j'ai d ralentir le cheval, revenir sur terre etfoire
en sorte que ma vie s'accorde avec mes valeurs. Alors, aprs de nombreuses nouvelles mditations et un travail intrieur, j'ai pris un
tournant cent quatre-vingts degrs vers le monde. j'ai vu de plus en
plus comment lesforts, les ocans, les pandas, le plancton, la biosphre
dpendaient de moi comme je dpendais d'eux. je suis devenu un
militant spirituel. j'ai enseign et crit sur ce sujet;je l'ai vcu. Nous
avons eu quelques succs mais ensuite j'ai d nouveau ralentir le
cheval car mon ambition tait revenue d'une nouvelle manire.
Maintenant je comprends mieux le renoncement. Il ne s'agit pas
de monastres ni de renoncer la vie. Nous sommes ici pour apprendre
les leons de la vie humaine. C'est la renonciation l'avidit et
l'ambition, l'enfermement gocentrique de notre temps. Ici, nous ne
sommes pas en charge de quoi que ce soit. Nous devons tre patients,
laisser nos actions merger d'un cur simple et pur et des circonstances
dans lesquelles nous nous trouvons. Tout ce qui est bon en dcoule.

Action approprie, repos appropri


Le monde de la nature nous enseigne l'action mais aussi le nonagir. Les arbres portent des fruits et s'assoupissent en automne;
les loutres et les truites arc-en-ciel dorment et se rveillent; le
jour alterne avec la nuit et l't avec l'hiver. Nous avons souvent
le sentiment de devoir faire un effort continu pour mettre en
acte nos intentions de bodhisattva, sinon nous sommes des
rats ou des paresseux. Mais la communaut plus large des tres
nous dit que sans les mois d'assoupissement de l'hiver glac il
ne peut y avoir de pommes. Dans le mandala de la vie veille,
le repos, le non-agir, l'coute sont aussi importants et essentiels
que l'action.

NETTOYER POUR s'VEILLER

Thomas Merton nous avertit :


Se laisser emporter par une multitude de problmes conflictuels, se
soumettre trop de demandes, s'engager dans trop de projets, vouloir aider tout le monde en toute chose est en soi succomber la violence de notre poque.

Parfois il est ncessaire de marcher, parfois il est ncessaire


de s'asseoir, de prier. Chaque chose peut son tour ramener
l'quilibre dans le cur et dans le monde. Pour que nous agissions avec sagesse, notre compassion doit faire part gale avec
l'quanimit, la capacit de laisser les choses telles qu'elles sont.
Si notre cur passionn peut tre touch par les peines du
monde, nous devons cependant nous souvenir qu'il n'est pas de
notre responsabilit de rparer toutes les fractures du monde
mais seulement celles dont nous sommes capables. Autrement,
nous dpassons la mesure, comme si nous tions sur cette terre
pour tre le sauveur de l'humanit qui nous entoure.
Compassion et quanimit sont en harmonie lorsque nous
vivons dans la ralit du prsent. C'est trs simple. L'attention
et la compassion ne sont vritablement prsentes que pour un
pas la fois, une personne la fois, un moment aprs l'autre.
Autrement nous sommes submergs par tous les problmes
rsoudre : les dilemmes dans notre famille ou notre communaut au sens large, l'injustice et la souffrance du monde entier.
La compassion sera plus relle si elle s'adresse ce qui est
particulier et rpond l'immdiatet de l'instant prsent.
Mme dans des situations globales il faut agir ainsi. C'est dans
les choses particulires que la misricorde du cur se dveloppe. Qye ce soit notre voisin de palier malade ou l'laboration
pas pas d'une campagne mondiale pour bannir les mines ou
arrter la destruction des forts tropicales, chaque jour, chaque

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

tape est comme une respiration, une pratique d'largissement


du cur. C'est dans ces petites tapes que notre vrit peut
,,
.
s epanomr.
Un enseignant de mditation rappelle :
Aprs trente ans de pratiques assises, il semble que mme cinquante
annes ne seront qu'un court instant. Maintenant je considre le long
terme, surplusieurs vies. Mon engagement est simple. Il consiste me
ddier la plus haute aspiration vers l'illumination. Le temps n'est
pas un problme. L'important est d'enseigner la possibilit de devenir
totalement libre et de laisser chaque action, chaque jour tre illumin
par cette possibilit et cette vrit.

Toute prire, tout acte conscient contribue gurir l'ensemble.


Gandhi disait :
Je crois en l'unit essentielle de tout ce qui vit. C'est pourquoi je crois
que si une personne progresse spirituellement, l'ensemble du monde
progresse et si une personne chute, le monde chute de la mme
manire.

Dans le domaine de l'action, tous les gestes ne doivent pas


tre grandioses. De petits actes sont galement importants
comme on peut s'en apercevoir dans l'histoire d'un vieil homme
qui marchait le long de la plage au Mexique aprs une tempte
exceptionnellement forte au printemps. La plage tait couverte
d'toiles de mer en train de mourir, ballottes par les vagues, et
le vieil homme les remettait l'eau l'une aprs l'autre. Voyant
cela, un visiteur s'approcha de lui. Qye faites-vous? J'essaye d'aider ces toiles de mer, rpondit le vieil homme.
Mais il y en a des dizaines de milliers choues l, sur ces plages. En rejeter une poigne ne sert rien , protesta le visiteur.

NETTOYER POUR s'VEILLER

a sert celle-l, rpliqua le vieil homme en rejetant l'eau


une autre toile de mer.

Porter tmoignage pour La justice


D'une certaine manire, notre acte politique le plus radical est
la transformation de notre cur. Si nous voulons vaincre l'avidit, le racisme, l'exploitation, la haine, en finir avec la souffrance et mettre nos vies en harmonie avec la terre, nous devons
comprendre que la crise fondamentale se trouve dans la conscience humaine. Si le monde doit tre guri, cela ne peut se
faire par des moyens uniquement politiques et conomiques.
Nous avons pu voir comment les rvolutionnaires d'une gnration peuvent devenir les oppresseurs de la suivante et comment le pouvoir politique engendre l'avidit et la tromperie.
Nous devons affronter directement les forces de rupture, d'avidit, de haine et apprendre vivre sereinement avec un cur
libre. Si nous ne pouvons le faire, comment pouvons-nous
attendre cela des autres?
La sagesse nous dit que le genre humain a toujours sur terre
expriment le gain et la perte, la peine et la joie, l'avidit et la
gnrosit, la laideur et la beaut. Mme s'il en est ainsi, nous
ne pouvons nous dtourner des souffrances actuelles. Avec un
cur serein, nous nous reconnaissons la responsabilit de soulager la souffrance, quels que soient les leurres qui nous entourent. Nous tirons notre fermet et notre courage de nos prires
et de nos mditations, puis naturellement nous agissons. Vient
alors la prise de conscience grandissante du fait que nous ne
pouvons tre complices des outrages du monde. Comme le dit
William Faulkner :

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

Il y a certaines choses que vous devez toujours tre incapables de tolrer. Certaines choses, vous ne devez jamais arrter de refuser de les
tolrer. L'injustice, l'outrage, le dshonneur et la honte. Peu importe
que vous soyez jeunes ou vieux. Ni pour la gloriole, ni pour l'argent.
Ni pour votre photo dans le journal, ni pour votre compte en banque.
Refusez simplement de les tolrer.

Parfois la rponse la plus puissante consiste porter tmoignage courageusement et ce seul geste suffit gnrer une transformation. Joanna Macy, enseignante bouddhiste et militante,
raconte comment elle mena son travail sur le dsespoir et l'initiation dans une des villes les plus proches de la centrale nuclaire
de Tchernobyl. La rgion de Tchernobyl tait jadis connue non
pas pour la fusion partielle des racteurs de sa centrale nuclaire
mais pour ses forts et ses montagnes magnifiques. Durant des
sicles, les gens qui vivaient l marchaient dans la montagne, y
pique-niquaient, ramassaient des champignons, pchaient, chassaient et coupaient du bois pour le feu. Maintenant, la maison
comme au travail, leurs fentres et leurs portes sont scelles par
du ruban adhsif et ils ne peuvent sortir sans courir le risque
d'irradiation meurtrire. Il ne leur reste que les photos de ces
forts accroches aux murs.
En rencontrant les responsables de ces populations,Joanna
demanda avec insistance combien de temps il faudrait avant de
pouvoir retourner dans les forts. Un homme rpondit: Mes
arrire-petits-enfants ne connatront pas ce jour, ni mme
LEURS propres arrire-petits-enfants! >> Il faudra des sicles. Il y
eut un silence.
Puis une femme se leva en colre et voulut savoir pourquoi
Joanna et son quipe mettaient leur nez dans cette histoire.
Joanna demeura calmement assise. Un vieil homme prit enfin
la parole: Nous pouvons au moins expliquer nos enfants

NETTOYER POUR s'VEILLER

que nous avons dit la vrit. Aprs un nouveau silence, une


autre femme ajouta : Ces visiteurs viennent se joindre nous
pour une bonne raison : tmoigner de notre souffrance. Maintenant, ils vont retourner dans leurs propres communauts et
raconter notre histoire. Ils ont la possibilit d'aller travers le
monde et de faire connatre aux autres ce qui s'est pass. Ils ne
doivent en aucun cas laisser une autre terre ou d'autres enfants
tre empoisonns ainsi. Par cette remarque, l'amertume personnelle fut transforme en un acte de bodhisattva.
Une psychologue rpute de ma connaissance travaille aux
Nations Unies la prise en charge de rfugis nouvellement arrivs, demandant l'asile politique du fait des dictatures travers le
monde. Elle a parfois du mal s'endormir, oublier les rcits et
les images de torture rapports par les rfugis afghans, ougandais, hatiens, guatmaltques, venus du Burundi, de Bosnie et
de tant d'autres pays. Supporter tout cela, c'en est trop pour le
cur humain.
En discutant, nous avons vu comment le fait de ne pouvoir
supporter seule tant de douleurs l'avait conduite installer sur
son lieu de travail un grand autel o se trouvaient runies les
reprsentations de Kwan Yin, desse de Compassion, de Jsus,
du Bouddha et de la Vierge Marie. Elle y avait ajout des
images des dieux hatiens, un rouleau en langue arabe citant des
passages du Coran sur la misricorde, des effigies des dieux
bienveillants d'Mrique et d'Amrique latine. Qlelques fleurs
et un fruit taient galement toujours prsents. Chaque jour,
elle invoquait les dieux et les anctres de toutes les lignes sur
terre. Elle priait pour que ces grands esprits la soutiennent et
soutiennent ceux qui lui confiaient leurs souffrances.
Maintenant, elle sent qu'elle n'a plus besoin de porter entirement la charge toute seule. L'autel est un rappel quotidien,
non seulement de ce quoi elle a ddi sa vie, mais aussi de la

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

manire dont les grandes forces de compassion s'y consacrent


avec elle travers le monde. Si la vrit de l'interdpendance
conduit la responsabilit, elle apporte galement un sentiment de partage et de soulagement. Nous ne travaillons pas
seuls ce changement; les grandes puissances de l'existence y
travaillent avec nous.
L'veil s'approfondissant, le respect et la prire se dveloppent. Un autel peut tre l'expression d'un cur concern. Le
simple rituel consistant se tourner vers un autel est un acte
profond de ractualisation de son engagement. A chaque fois
que nous nous inclinons, nous nous donnons la possibilit de
prendre nouveau conscience que nous ne sommes pas seuls. A
chaque fois que nous mditons ou prions, chantons ou officions, nous dpassons l'troit sentiment de notre individualit
et nous nous souvenons que tous les tres s'veillent ensemble.
Parfois, en tant que bodhisattvas, nous devons agir de faon
dcisive pour mettre un terme une souffrance, pour ne pas
l'autoriser plus longtemps. Mais certaines fois, la rponse la
meilleure consiste simplement porter tmoignage; parfois
notre intention sera source de succs, d'autres moments nous
serons tmoins de notre chec.
L'une des histoires de la vie du Bouddha rappelle l'hostilit
qui rgnait entre deux pays voisins, Magadha et Kapilivatthu,
contre o vivait le clan Sakya, la famille du Bouddha.
Qyand le peuple Sakya ralisa que le roi de Magadha projetait de les attaquer, ils implorrent le Bouddha pour qu'il
intervienne et prserve la paix. Le Bouddha accepta et fit de
nombreuses propositions en faveur de la paix mais rien n'y fit,
le roi de Magadha ne voulut rien entendre. Son esprit n'arrtait
pas de s'embraser et pour finir il dcida d'attaquer.
Le Bouddha partit alors de son ct et s'assit pour mditer
sous un arbre mort au bord de la route menant Kapilivatthu. Le

NETTOYER POUR s'VEILLER

roi de Magadha, passant sur la route avec son arme et le voyant


assis sous cet arbre mort dans la pleine fournaise du soleil, lui
demanda : Pourquoi vous asseyez-vous sous cet arbre mort? Je sens la fracheur mme sous cet arbre mort, rpondit le
Bouddha, car il a pouss dans mon si beau pays natal. >> Cette
rponse alla droit au cur du roi qui, reconnaissant le lien et le
dvouement des Sakyas pour leur pays, rentra chez lui avec son
arme. Qyelques annes plus tard, ce mme roi voulut nouveau
guerroyer et cette fois son arme dtruisit Kapilivatthu. Le
Bouddha Sakyamuni tait l et regardait.
Devenir la paix que nous recherchons peut souvent transformer une situation. Mais mme en cas d'chec, nous pouvons
maintenir notre engagement inbranlable de compassion.
Nous pouvons, comme Martin Luther King Junior, nous lever
au nom de la vrit.
Je continue croire que se lever au nom de la vrit est la plus grande
chose au monde. C'est l'aboutissement de la vie. Le but de la vie
n'est pas d'tre heureux ni d'accder au plaisir et d'viter la peine. Le
propos de la vie est d'accomplir la volont de Dieu, quoi qu'il
advienne.

Lorsque nous ddions nos vies tmoigner de la vrit, rien


ne rsiste nos curs. Un photographe occidental me raconta
quel point il avait constat cela avec une vieille nonne tibtaine
qui avait t emprisonne et torture par l'arme chinoise pendant quinze ans. Aprs sa libration, elle s'tait enfuie en Inde et
il avait voulu inclure son visage parchemin parmi ses portraits de
vieux Tibtains. En regardant travers le viseur de son appareil,
il avait vu ses lvres prononcer une prire. Lorsqu'il lui demanda
ce qui l'avait soutenue dans ces preuves terribles, elle lui dit
qu'elle n'avait jamais cess de rciter des prires de compassion

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

pour tous les tres, quelles qu'aient pu tre les choses qui lui
taient arrives. Au milieu de ses tortures, elle priait pour ses
bourreaux. Ceux-ci, lorsqu'ils virent ses lvres bouger, la billonnrent avec un ruban adhsif. Voyant le ruban bouger, ils en
rajoutrent plusieurs paisseurs mais cela ne put arrter ses prires. Et lorsqu'elle fut libre, ses prires continurent. Peu
importe ce qui arrivait, cette nonne priait pour le bien-tre de
tous. C'tait sa vraie libration, son tre vritable, que rien ne
pouvait empcher de rayonner.

Notre don la terre


Avant de nous veiller, notre joie consiste utiliser les choses
de cette terre; aprs la grce de l'veil, notre joie consiste
servir les choses de cette terre. Avec l'accroissement de la
sagesse, nos vies deviennent de plus en plus un acte de cration,
un acte de service. La beaut d'une telle comprhension rside
dans le fait que personne n'est exclu. Dans la culture traditionnelle balinaise, il n'existe pas de mot pour artiste , ni de
groupes particuliers de crateurs , ni l'ide que certains sont
utiles et d'autres pas. Chaque personne doit offrir son don particulier et chaque action servir les dieux. La musique sacre, la
danse, la peinture, le chant, l'histoire, la transe mystique et la
prire se mlent la cuisine, l'agriculture et la conduite
d'une charrette. Tout acte est considr digne de valeur, tout
tre est connect aux dieux.
Nous avons tous des dons pour la terre; nous faisons tout le
temps prsent de nous-mmes aux rseaux de vie. Souvent
nous n'honorons pas les graines de nos petites contributions et
nous ignorons comment elles vont porter leurs fruits l'environnement, au vaste ensemble de tout ce qui est vivant. Avec

NETTOYER POUR s'VEILLER

l'veil, nous voyons que toutes nos actions ont des consquences pour cet ensemble.
Voir ainsi les choses rend nos vies diffrentes. Elles deviennent l'histoire d'un enseignement perptuel. Un homme, qui
visitait en Europe un gigantesque chantier couvert de pierres
avec lesquelles les ouvriers continuaient lever les tours d'un
difice attenant comme ils l'avaient fait pendant des sicles,
demanda l'un d'eux ce qu'il faisait. Celui-ci rpondit d'un ton
las : Mon travail consiste tailler des pierres et les dplacer.
la mme question, un deuxime ouvrier expliqua: Je suis
tailleur de pierres et je travaille pour subvenir aux besoins de ma
femme et de mes enfants et pour nourrir ma famille. Un troisime homme accomplissant la mme tche le regarda joyeusement et dit : Je construis une grande cathdrale. Qyand nous
sommes capables de voir que la terre est notre cathdrale, nos
yeux s'ouvrent un bonheur secret dans tout ce que nous entreprenons. Chacun des tailleurs de pierres contribuait un travail
grandiose, la seule diffrence tait que l'un d'entre eux le savait.
Qye nous prenions position politiquement ou que nous travaillions dans nos coles, que nous mditions pendant un an ou
que nous vivions un an dans un squoia- comme le fait une jeune
femme du nom de Julia Butterfly Hill pour empcher l'abattage
des vieux squoias dans le comt de Humboldt - nous devons
offrir notre contribution et faire entendre notre voix. Peut-tre nos
dons particuliers sont-ils en rapport avec le monde de l'enfance, de
la justice, du commerce, de la musique, des rseaux informatiques,
du jardinage. Peu importe le type de briques que nous apportons
l'difice, l'essentiel est de permettre notre voix, unique et singulire, d'agir en harmonie avec une direction vivante.
Car si nous sommes incapables de nous souvenir de notre
part dans la cathdrale, d'offrir nos dons spcifiques et la contribution de notre voix particulire, notre vie devient d'une grande

s'VEILLER AVEC TOUS LES TRES

tristesse. Par la perte de cette vision, notre esprit se racornit et


s'teint. Nous avons le choix, mme dans les tches les plus simples. J'ai vu certaines personnes travaillant au page du Golden
Gate Bridge voquer l'esprit de saint Franois en souhaitant la
bienvenue chaque vhicule entrant San Francisco. L'expression de notre don n'a pas besoin d'tre grandiose. Tous ceux qui
crivent de la posie ne doivent pas en publier dix recueils ni
obtenir le Prix du Livre. L'agriculteur qui dans sa campagne asiatique travaille la terre pauvre de sa famille pour survivre peut
labourer, une chanson aux lvres, porter la mosque ses prires
inspires, enrichir le village de sa voix potique. Lui aussi transforme le monde.
Un enseignant de mditation dcrit l'impact de chaque petite
contribution comme un effet compensateur )). Qyand un transatlantique fait route, sa force d'inertie est si grande qu'on ne peut
le diriger en tournant le gouvernail. Une succession d'ajustements est faite l'aide des volets situs en bordure du gouvernail :
les compensateurs. Ces petits changements commencent
modifier la direction du bateau jusqu' ce que le gouvernail luimme puisse tre tourn; le bateau prend alors un autre cap.
Comme ces compensateurs, nos actions dlibres, si minimes
soient-elles, peuvent changer le cours de la vie autour de nous.
Utiliser notre vie pour amener le monde la compassion et l'loigner de la souffrance est la seule chose qui importe.
Nos dons sont des bndictions des anctres, des dieux, de
l'intelligence cratrice de la vie. Si nous sommes ouverts, nos
dons nous choisiront tout autant que nous les choisirons. Pour
commencer, nous devons seulement couter. Si nous apaisons
en nous-mmes la clameur et l'avidit de la socit de consommation moderne, nous dcouvrirons les murmures intimes qui
nous chuchotent ce que nous devons faire. Cette voix nous dira
si nous devons entamer un projet de jardin, crire une lettre

370

NETTOYER POUR s'VEILLER

pour Amnesty International, rconforter un enfant qui pleure


ou apporter notre pierre la grande cathdrale mme si nous ne
devons jamais vivre assez pour en voir l'achvement.
Le dicton indien Ojibway nous le rappelle : Parfois je me
promne en m'apitoyant sur mon sort et, pendant tout ce temps, je
suis port par les grands vents travers le ciel. Ds que nous nous
veillons, nous commenons nous sentir ports par ces grands
vents, par cet esprit saint, par le tao, par le dharma, la rivire sacre
de la vie. Nous ralisons que nous appartenons cette terre. Qll
que nous soyons, nous sommes la personne approprie; o que
nous soyons, nous sommes l'endroit appropri pour nous veiller,
la place que l'on nous a donne pour servir.
Cette comprhension apporte un bien-tre et une gratitude
naturels. On nous a donn tellement de bndictions : la nourriture de la terre, l'obscurit du ciel toil, la chaleur de l'amiti,
la crativit des arts, le changement des saisons, la capacit de
compassion. notre poque, il nous est demand de reconnatre les dons de vie de cette terre magnifique, de les protger, de
les clbrer et d'offrir notre tour nos propres dons comme nos
bndictions.
Voici ce que vous devez foire :aimez la terre, le soleil et les animaux,
ddaignez les riches, donnez l'aumne tous ceux qui la demandent,
dressez-vous foce aux idiots et auxfous,
consacrez vos revenus et votre travail aux autres, hassez les tyrans,
n'ayez pas de controverses propos de Dieu,
soyez patient et indulgent avec les gens ...
Rexaminez tout ce qui vous a t dit l'cole, l'glise ou dans un livre,
rejetez ce qui insulte votre me vritable,
votre chair doit devenir un grandpome.
(Walt Whitman.)

LE RIRE DU SAGE

Puisque chaque chose n'est rien d'autre que


ce qu'elle est, on ne peut qu'clater de rire.
(Long Chen Pa.)
La fin de toutes nos recherches sera d'arriver l o nous avons commenc et de connatre cet endroit pour la premire fois.
(T. S. Eliot.)

c:../'V[on ami James Baraz raconte


son voyage en Inde auprs de son gourou H.W.L. Poonja. Poonja
tait connu pour sa libert d'esprit, l'nergie d'veil qu'il transmettait ses disciples et son rire joyeux. Aprs vingt ans de pratique
mditative, James tait devenu un enseignant bouddhiste trs
apprci. Comme il voulait pourtant continuer progresser et
aspirait toucher plus profondment au vritable cur de la vie
spirituelle, il se rendit en Inde. Aprs quelques jours de discussions
avec le matre, James expliqua que sa pratique bouddhiste lui avait
permis de dvelopper vigilance, compassion et sagesse, mais qu'il
avait trs peu appris sur la grce et tait perplexe ce sujet. Comment savoir s'il recevait la grce du gourou? Comment devait-ilia
rechercher, demanda-t-il. Tous les disciples rassembls coutaient
avec attention.
Le matre jeta un regard vers James et rit, amus par cette
question. Vous enseignez dans une communaut consacre

NETTOYER POUR s'VEILLER

372

la vie spirituelle, vous avez une famille en bonne sant dans


cette Californie magnifique, vous tes en Inde entour de frres
et de surs pratiquant le chemin. Vous tes maintenant assis,
parler avec le matre et vous demandez o est la grce? Il se
mit rire nouveau. Vous tes dans la grce jusqu'au cou!>>
Nous baignons tous dans la grce. Nous recevons la chaleur
du soleil et l'treinte blouissante de la neige, nous sommes nourris par les eaux douces de la pluie, nous vivons dans ce grand mystre. En toutes circonstances, nous avons la parfaite capacit de
nous veiller. Le cur ouvert, l'esprit ouvert, nous dcouvrons un
calme immense, une prsence aimante aux choses telles qu'elles
sont. Si l'on demeure dans la simple conscience du prsent, on
peut faire confiance son cur. En acceptant le courant de la vie,
l'illumination et la grce s'lvent naturellement. Ce est pas un
savoir acquis, mais une sagesse vivante.
Comme le dit Suzuki Roshi : O!Iand nous ralisons
l'ternelle vrit que tout change et que nous y trouvons
notre dtente, nous sommes dans le nirvana. Chaque instant
de cet veil est porteur d'un sentiment naturel d'attention et de
sensibilit la tragdie comme la beaut. Lorsque nous faisons appel la force, elle est l; lorsque nous faisons appel la
flexibilit et l'abandon, ils sont l galement. Nous sommes
l'aise dans cette vie stupfiante.

Demeurer dans le mystre


l'intrieur du Grand Mystre qui demeure,
nous ne possdonspas vraiment quoi que ce soit.
Aprs quoi courons-nous donc
avant de.franchir, l'un aprs l'autre, la mme porte?
(Rumi.)

LE RIRE DU SAGE

373

Dans le mystre de la vie, il y a l'obscurit infinie du ciel nocturne, claire par de lointaines boules de feu, il y a la peau granuleuse d'une orange qui dlivre son parfum ds qu'on la touche, il y a l'insondable profondeur des yeux de notre amant.
Aucun rcit de cration, aucun systme religieux ne peut
dcrire compltement ni expliquer cette richesse et cette profondeur. Le mystre est tellement omniprsent que personne
ne peut savoir avec certitude ce qui arrivera d'ici une heure.
L'avantage du mystre est qu'il n'y a pas de chemin fixe. En
vrit, il n'y a pas du tout de chemin, sinon cela reviendrait
situer ce mystre dans le domaine de l'espace et du temps. Or
l'espace et le temps sont eux aussi un mystre -le pass a dj
disparu, le futur n'est qu'imaginaire et le prsent est aussi fluide
que l'eau. S'veiller ne consiste ni fixer ni dtenir tout ce qui
se prsente mais l'aimer. La connaissance de cette vrit libre
nos curs de toute saisie. Le mystre qui nous a donn naissance devient une danse.
Les sages hindous nomment cette danse lila, la danse ternelle de la vie. Les mystiques chrtiens et juifs disent qu'elle est
l'esprit de Dieu, le jeu du Divin, tandis que les bouddhistes
dcrivent la naissance et la mort comme des vagues sur l'ocan
de la conscience, vagues qui s'lvent un bref instant puis disparaissent comme un rve.
Cette vrit nous accompagne toujours. chaque fois que
nous exprimentons le contact avec cette ralit ternelle, nous
sommes guris. Cela peut arriver quand nous sommes soumis
une peur ou un dsir ardent, emports par l'amour ou la jalousie,
la colre ou le succs, gars dans le mlodrame de notre vie. un
moment, nous entendons une voix qui nous dit : Tu es vraiment
emport par cette histoire, n'est-ce pas? cet instant, nous rions
et sommes libres.

374

NETTOYER POUR s'VEILLER

C'est cette comprhension que Ram Dass me communiqua


lorsqu'il revint pour la premire fois chez lui aprs une grave attaque. Comme je l'appelais pour lui demander comment il allait, il
me rpondit d'une voix lente et hsitante : Ce fut un sacr
voyage. n m'expliqua que, pendant les semaines les plus pnibles,
il s'en tait remis aux prires et son gourou. Puis il me remercia
pour le beau portrait du sage Ramana Maharshi que je lui avais
laiss en guise d'inspiration dans sa chambre d'hpital o il tait en
rducation. n proposa gentiment de m'offrir en change un portrait de son gourou, Neem Karoli Baba. Puis il ajouta doucement :
C'est... hum ... comme ... des images de base-bali... je vais t'en
donner une de ... hum ... Neem Karoli Baba... et... hum ... une
de Mickey Mande*. . . contre une... de Ramana Maharshi... et
une de Ted Williams**. )) Il rit bruyamment et je me mis rire, soulag, car en cet instant je compris que malgr des lsions importantes Ram Dass, au fond, allait bien.
Le sage Herms Trismgiste prsente cette mditation
comme une manire de se souvenir de la vrit ternelle de la
vie humaine.
Imagine que tu n'as pas encore t engendr, que tu es ftus, que tu
es jeune, que tu es vieux, que tu es mort, que tu es dans le monde
au-del du tombeau. Saisis tout cela dans ton esprit d'un seul coup,
tous les temps, tous les lieux; largis cela l'ensemble des qualits et
des forces rassembles; tu peux alors commencer voir le jeu du
Divin.

Le pome suivant nous remet cela en mmoire sous une


forme moderne.
*Clbre joueur de base-bail aux tats-Unis (N d. T).
**Idem.

375

LE RIRE DU SAGE

LA VIE L'ENVERS

La vie est coriace,


elle vous prend beaucoup de temps,
tous vos week-ends,
et qu'est-ce que vous avez au bout du compte?
La mort, une grande rcompense.
je pense que le cycle de la vie est compltement invers.
Vous devez d'abord mourir, vous dbarrasser de cela.
Ensuite vous vivez vingt ans dans une maison pour les vieux.
Puis on vous jette dehors car vous tes trop jeune.
Vous avez une montre en or etpartez travailler.
Vous travaillez quarante ans
jusqu' ce que vous soyez suffisammentjeunepourprofiter de votre retraite.
Vous allez l'universit et des ftes
jusqu' ce que vous soyez prtpour le lyce.
Vous devenez un enfant, vous jouez,
vous n'avez pas de responsabilit,
vous devenez un petit garon ou une petitefille,
vous retournez dans le ventre de votre mre
et vous passez les derniers neufmois flotter.
Puis vousfinissez en lueur dans l'il de quelqu'un.
La religion essaye d'expliquer le mystre de notre naissance
dans le monde; la mditation et la prire tentent de nous ouvrir
ce mystre. La sagesse le clbre et la compassion l'aime en
totalit -la lueur qui brille dans l'il de tous les tres.
Qyand j'tais au lyce, mon professeur de sciences nous
demanda : Si notre vaste systme solaire, depuis son soleil
norme jusqu' la lointaine orbite de Pluton, avait la taille de cette
balle de base-bali dans ma main, quelle dimension aurait le reste
dans notre galaxie?- La taille d'une montagne, proposa un tudiant. Aussi grand que cette ville? demanda un autre. Non,
rpondit le professeur. Compare cette balle de base-bali, notre
galaxie est plus grande que notre pays tout entier. Aujourd'hui,

NETTOYER POUR s'VEILLER

nos meilleurs tlescopes peuvent voir des centaines de milliards de


galaxies et nous n'avons pas ide de ce qui se trouve au-del.
Le mystre nous entoure. Il est prsent dans les millions
d'espces diffrentes de scarabes, dans le miracle de la parole
grce laquelle mes penses font vibrer l'air en des mots qui
frappent la membrane de votre oreille et jaillissent en images
dans votre imagination. Tout cela prend place par le mystre de
la conscience. La science le reconnat, la mditation nous y
ouvre mais personne ne peut vraiment l'expliquer.
Tout est produit de l'esprit, commente le Bouddha.
Rabindranath Tagore dveloppe cette ide: D'habitude, nous
considrons l'esprit comme un miroir recevant des impressions
prcises du monde extrieur et nous ne ralisons pas que c'est
l'esprit lui-mme qui est l'lment principal de la cration.
Comment expliquer autrement les tudes faites par Randolf
Byrd au centre mdical de l'Universit de Californie, tudes qui
prouvrent que les patients pour lesquels on priait sans qu'ils le
sachent gurissaient plus vite de leur maladie que ceux pour lesquels personne ne priait. La conscience est la source de l'exprience, le jeu mme du mystre. La vie spirituelle nous ouvre
l'exprience directe de cette vrit.
Rodney Smith, enseignant bouddhiste qui dirige un hospice, se souvient de la visite de deux enfants adultes, un matin,
auprs de leur pre qui tait trs malade et proche de la mort.
Ils venaient d'apprendre que le plus jeune frre de leur pre
s'tait tu dans un accident de voiture. Devaient-ils lui en
parler? Aprs rflexion, ils dcidrent de ne pas perturber sa
paisible agonie par cette tragique nouvelle. Ils entrrent ensemble dans la chambre de leur pre pour voir comment il se portait. Aprs quelques minutes, celui-ci leur dit: Vous n'avez
rien me dire?- Qy'est-ce que tu entends par l? demandrent ses enfants. propos de mon frre qui vient de mourir.

LE RIRE DU SAGE

377

-Comment es-tu au courant?, s'exclamrent-ils stupfaits.


Oh! Je lui ai parl toute la matine. Ils passrent encore
quelques minutes ensemble partager leur amour et peu de
temps aprs il mourut.
Au premier abord, de telles histoires peuvent nous rassurer
quant une vie au-del du corps. Mais nous devons veiller ne
pas nous dbarrasser de ce mystre avec des explications trop
rapides. Notre image du paradis chrtien, les enseignements
hindous sur la rincarnation, les royaumes tellement dtaills
du Livre des Morts Tibtain peuvent nous amener croire de
faon errone que nous comprenons le mystre de la mort.
Pourtant, quand la mort nous frappe, c'est encore l'inconnu.
Stephen Levine, qui pendant des annes fut un pionnier en
matires de soin et travailla dans des hospices, raconte l'histoire
d'un enfant atteint d'un cancer incurable. De plus en plus
proche de la mort, le jeune garon commena flotter entre
deux mondes. maintes reprises, sa respiration cessa. mergeant de l'un de ces instants de mort imminente, il ouvrit des
yeux brillants et, lorsqu'il put parler, il raconta Stephen qu'il
avait vu une grande lumire et l'entre d'un tunnel. Jusque-l,
ce rcit n'tait pas inhabituel pour Stephen. Mais ce que
l'enfant avait vu ensuite lui fut expliqu avec une certaine
crainte et une grande excitation. Aprs, j'ai vu Raphal et il
essayait de m'aider. Il ne s'agissait pas de l'archange Raphal,
mais de Raphal la Tortue Ninja, l'un des personnages bienveillants et sages des tortues mutantes Ninja populaires chez les
enfants cette poque. C'tait elle qui tait venue le guider
dans l'au-del.
Cela signifie-t-il que nous ne voyons que les illusions de notre
propre esprit au moment de la mort? Ou cela veut-il dire que la
lumire qui nous attend brille travers n'importe quelle image qui
nous est chre? Nous ne pouvons le savoir. La mort demeure un

NETTOYER POUR s'VEILLER

mystre. Qgand on demanda un matre zen ce qui arrivait


lorsqu'on mourait, il rpondit : Je ne sais pas.- Mais n'tes-vous
pas un matre zen?, poursuivit celui qui l'interrogeait. Si,
rpondit-il, mais pas un matre zen mort.
Thoreau comprit cette simplicit d'une manire totalement
amricaine. Qgand quelqu'un lui demanda s'il croyait en la
mort et en l'au-del, il rpliqua: Un seul monde la fois.

La sagesse de ne pas savoir


La sagesse ne consiste pas connatre mais tre. Les mystiques chrtiens enjoignirent aux chercheurs de pntrer d'un
cur confiant le Nuage d'Inconnaissance. Le cur sage n'est
pas celui qui comprend tout-c'est un cur qui peut tolrer la
vrit de ne pas connatre. La sagesse devient vivante en prsence du mystre, quand le cur est ouvert, sensible et totalement rceptif. De cette simple prsence, l'empathie, l'amour, la
sensibilit et toutes les choses bonnes apparaissent.
Un enseignant hindou dcrit comment, l'ge aidant, il en
tait arriv ne pas faire confiance au savoir mais l'amour.
j'ai laiss tomber le besoin de beaucoup savoir. Ce que nous pouvons
connatre est tellement infime - la saintet qui nous entoure est si
vaste. Maintenant jefois corifiance la simplicit, la simplicit et
l'amour.

Mon matre, Ajahn Chah, rpondait souvent aux questions


des gens, leurs projets et leurs ides, d'un sourire en disant :
Mai Neh. Ce qui signifie: Ce n'est pas sr, n'est-ce pas?>>
Il comprenait la sagesse de l'incertitude, la vrit du changement et se trouvait l'aise en son sein.

LE RIRE DU SAGE

379

Un matre sou:fi m'a dit:


La chose la plus surprenantepar rapport au processus d'ouverture spirituelle est combien il est inattendu. j'ai tudi les textes sacrs pendant des annes mais je n'ai jamais su ce qui allait arriver. De puissantes expriences surviennent, de nouvelles possibilits qui dpassent
mes connaissances et mes croyances m'emportent. j'ai appris que
l'exprience ne se droule jamais comme on le pense. Savoir cela, c'est
la vraie sagesse.

La vrit est que nous ne savons pas. Ni le pape, ni le grand


rabbin de Jrusalem, ni mme notre mre ne peuvent savoir ce
qui arrivera demain. Et nous non plus. Nous n'en avons pas la
connaissance, tout simplement.
Seung Sahn, matre zen coren, apprenait ses disciples
demeurer dans ce qu'il appelait l'esprit qui ne sait pas. Il leur
demandait : Qui tes-vous? O est votre esprit? Qy'est-ce que la
conscience? D'o venez-vous? Et chaque fois les tudiants
rpondaient : Je ne sais pas. Maintenant, disait-il, demeurez
dans cet esprit qui ne sait pas! Reposez en lui, ayez confiance en
lui. Comme dans le Nuage d'Inconnaissance ou dans la nontude du tao, la sagesse se dveloppe en s'ouvrant cette vrit de
ne pas savorr.
Il y a un plaisir naturel parler avec quelqu'un qui ne connat
pas tout et dont l'esprit est ouvert, avide d'couter. Un tel esprit
offre une prsence, une rceptivit et une humilit dlicieuses. Le
troisime patriarche zen a dit : Si tu veux connatre la vrit,
arrte seulement de chrir des opinions. Dans le plus vieux des
textes bouddhistes, le Sutta Nipata, le Bouddha aborde ce thme
et termine par une petite pique pleine d'humour en direction de
ceux qui s'accrochent des opinions :

NETTOYER POUR s'VEILLER

Voyant la misre qui rside dans les points de vue et les opinions, je
n'en adopte aucune et trouve ainsi la paix intrieure et la libert. Celui
qui est libre ne s'accroche aucun point de vue et ne se querelle pas
pour une ide. Pour le sage, il n'y a rien qui soit plus haut, plus bas, ni
gal, aucun endroit o l'esprit puisse s'accrocher. Mais ceux qui
s'accrochent des points de vue et des opinions ne font qu'errer travers le monde en ennuyant les gens.

Pendant longtemps, je n'ai pas compris cette vrit. Aprs


avoir pratiqu dans un monastre et commenc proposer des
retraites, j'avais beaucoup d'ides. Mon but initial tait d'enseigner aux gens les principes bouddhistes qui allaient leur permettre de dpasser l'avidit, la haine et l'illusion, de dvelopper
attention et comprhension. Je voulais que les gens comprennent leur systme de saisie pour qu'ils se librent de leur avidit,
de leur colre, de leur haine et de leur confusion. Je pensais que
cette vision conduirait la transformation. En mrissant, j'ai
fini par voir que c'est beaucoup plus simple que cela.
En de de tous nos dsirs et de toutes nos saisies, sousjacent notre besoin de comprendre, il y a ce que nous avons
appel le corps de peur . la racine de la souffrance, il y a un
cur, petit, effray d'tre l et qui a peur de faire confiance au flot
du changement, peur de s'abandonner cet univers de transformation. Ce petit cur ferm s'accroche; il a besoin de contrler
ce qui est imprvisible et que nul ne peut s'approprier et il
s'efforce de le faire. Nous ne pouvons jamais savoir ce qui va arriver. Avec la sagesse, cette absence de connaissance devient une
forme de confiance. Nous demeurons sur ce que Jocelyn King,
pratiquante bouddhiste de longue date, appelait en riant la terre
ferme de la vacuit. Chgyam Trungpa, lui, parlait d'abandon
du territoire gotique et de confiance en l'absence de base. Saint
Jean de la Croix disait : Si un homme veut tre sr du chemin
qu'il doit suivre, qu'il ferme les yeux et marche dans l'obscurit.

LE RIRE DU SAGE

Terry Dobson tait l'un des principaux matres d'arts martiaux en Occident. Lorsqu'il tudia l'akido Tokyo, il apprit
dans le mme temps le travail du bois auprs d'un matre charpentier japonais. Toute une anne durant, on lui demanda de
balayer l'atelier, d'aiguiser les outils et d'observer. Puis, lorsqu'on
lui donna enfin les premiers morceaux de bois travailler, on lui
banda les yeux. Pendant des mois, il dut apprendre galiser,
aplanir et quarrir des bouts de bois avec le seul sens du toucher.
Cette priode fut l'une des expriences les plus inoubliables de
son sjour au Japon : un apprentissage patient, avec son corps et
avec son cur, qui fait maintenant partie de sa pratique de
l'akido tout autant que de son travail du bois.
Avec la sagesse, il ne s'agit pas d'information mais de prsence permanente, d'ouverture intuitive et sentie du corps et du
cur. Dans la sagesse, le corps de peur s'vanouit, notre cur
parvient au repos. La sagesse, comme l'amour, n'a pas besoin
d'explication. Elle apporte harmonie et bien-tre comme le tao.
On comprend comment le pote zen bien-aim Ryokan pouvait rpondre aux questions de ses visiteurs au sujet de l'illumination ou de la nature du bien et du mal en disant: Je n'ai que
la tranquillit de mon ermitage offrir en rponse.

Les pratiques de sagesse


Dans le mandala de la plnitude, nous avons dcouvert la volont
du cur veill de s'ouvrir toutes les dimensions de la vie. Mais
au fil des ans, qu'advient-il des pratiques de prire, de contemplation, de dvotion et des rituels quotidiens de yoga, de chant ou de
mditation? D'un certain point de vue, rien n'arrive. Nous poursuivons les mmes pratiques, souvent mme avec plus d'attention
et de dvouement; elles continuent tre des ingrdients impor-

NETTOYER POUR s'VEILLER

tants pour une vie sacre. Nanmoins, nous les accomplissons


d'une manire radicalement diffrente.
Avec le mrissement spirituel, la base de ces pratiques se
dtourne de l'ambition, de l'idalisme et du dsir de se transformer. Comme si le vent avait tourn et qu'une girouette toujours centre sur le mme point - indiquait maintenant
une direction nouvelle : le retour l'instant. Nous ne courons
plus aprs un but spirituel, nous ne nous accrochons plus un
autre monde, diffrent de celui dans lequel nous sommes. Nous
sommes chez nous. Et tant chez nous, nous balayons le sol,
cuisinons des plats et sommes attentifs nos htes. Qyand
nous avons ralis les vrits ternelles de la vie, qu'y a-t-il
d'autre faire si ce n'est de continuer notre pratique?
Si notre pratique tait de nous prosterner, nous continuons
le faire, veills l'hommage que nous rendons tout ce qui
constitue la vie. Si notre pratique tait de prier, nous prions
encore plus, par amour pour nous-mmes et pour tous les tres.
Si notre pratique tait la mditation ou bien les danses sacres,
nous nous asseyons ou dansons exprimant ainsi l'veil de notre
cur.
Nous avons bien sr besoin de ces pratiques continues car
nous pouvons encore nous garer, emptrs dans les difficults de
la vie moderne et emports par elles. Nos pratiques rgulires
nous purifient, nous affermissent, nous rappellent ce qui est vrai.
Nos pratiques quotidiennes nous aident demeurer quilibrs,
prendre soin de notre corps, garder notre cur ouvert, renforcer notre capacit d'offrir un amour clair. C'est comme nettoyer
sa maison. Nous ne nettoyons pas notre maison une bonne fois
pour toutes. C'est une tche rgulire pour le plaisir de vivre dans
un lieu propre et d'honorer tous ceux qui y viennent. Mais nous
ne sommes pas la maison. Aucun nettoyage, si ambitieux soit-il,

LE RIRE DU SAGE

ne pourra changer la nature de notre vie. Nous pratiquons pour


exprimer notre veil et non pour l'atteindre.
Une vieille nonne raconte:
Quandje regarde les surs ges, ce quej'admire le plus, c'est la bont
de leur cur. Elles continuent servir, travailler, prier et enseigner comme elles l'ontfait pendant des annes lorsqu'elles taientjeunes. Mais maintenant, ily a une beaut diffrente en elles. Du temps
de leur jeunesse, elles taient pleines d'ardeur, elles voulaient devenir
vertueuses et dignes de Dieu. Elles s'attendaient trouver quelque
chose de spcial dans la vie sainte. Maintenant, nous prions parce que
nous avons fini par aimer la prire; nous enseignons ou travaillons
avec une bont et un amour simples et naturels. C'est devenu une
manire d'offrir la joie de Dieu.

Frank Ostaseski, directeur pendant des annes du Zen


Center Hospice de San Francisco, raconte cette simple histoire
de sagesse et de confiance :
Le jour prcdant sa mort, John tait dans un coma veill. Son
visage tait tendu, sa tte fortement rejete en arrire, les muscles de
sa gorge serrs et contracts. Respirer tait une lutte. C'tait visiblement une autre phase de son agonie, mais il me semblait que quelque chose tait bloqu. Un enseignant rput qui avait l'exprience
de ces situations m'expliqua que son esprit essayait de sortir de son
corps et que je devais toucher le sommet de son crne pour lui indiquer le chemin. Un mdecin me conseilla d'augmenter sa dose de
morphine pour dtendre sa respiration. Un masseur me dit de presser certains points d'acupuncture au niveau des pieds pour soulager
les tensions. J'essayai tout, mais cela ne changea rien.
Instinctivement, je voulus juste l'entourer de ma prsence. Je
grimpai sur le lit et pris John dans le creux de mes bras.Je me souviens
l'avoir berc d'avant en arrire et de m'tre mis dans le mme temps
lui chanter de douces berceuses. Pas celles que l'on entonne dans les
nurseries mais celles du genre que l'on invente quand on marche seul,

NETTOYER POUR s'VEILLER

quand les mots et les sons se mlangent au hasard, sans donner aucun
sens -juste des sons d'amour comme je les appelle. Tous les
parents l'ont fait pour un enfant malade ou effray.
Tandis que je chantais doucement son oreille et que j'embrassais son front, mes mains surent quoi faire, bien qu'il n'y ait eu aucun
but dans mon esprit. Mes doigts caressrent sa gorge, massrent son
visage puis mes mains ouvertes entourrent son cur. Nous perdmes toute notion de temps. Je pouvais le sentir couler en moi, mon
corps servant de coussin ce qui restait de sa forme squelettique. Sa
gorge commena enfin se dtendre et sa tte revenir vers l'avant.
Ses yeux s'ouvrirent. Ils semblaient soulags.
Par la suite, je me suis demand si j'avais fait la chose approprie.
Peut-tre aurais-je d suivre les conseils de l'enseignant. L'avais-je
dtourn de quelque tat de mort imminente? Avais-je interrompu
un processus de dlivrance? Honntement, je l'ignore. Je sais seulement que le cur doit s'adoucir avant que chacun de nous puisse tre
libre.

L'Esprit Enfant
Le cheminement spiriruel nous a conduits dans de nombreuses
aventures avant de nous ramener l o nous sommes maintenant.
Rumi et Nietzsche utilisent trois images potiques pour dcrire ce
parcours : le chameau, le lion et l'enfant. Ces phases de la voie ne
sont que des aspects du dveloppement de la conscience; chaque
instant ils sont tous prsents en nous. Pourtant, il nous est utile de
les apprhender comme des tapes successives du chemin.
Le chameau symbolise notre abandon initial, notre engagement, notre acceptation nous agenouiller, porter dignement
notre charge, traverser la misre et voyager dans de lointains
pays. ce stade d'veil de la conscience, nous nous ouvrons
l'esprit par la grce, l'humilit, la prire, la rptition et l'activit physique. Le respect que nous manifestons l'gard de

LE RIRE DU SAGE

chaque tape difficile nous conduit en un lieu de confiance, ici


sur cette terre. Notre dvotion apporte la gurison, la patience
de notre cur alimente la compassion. Le chameau nous conduit au royaume de la dignit base sur la simplicit.
En dcouvrant les capacits de notre cur faire face
toute situation, aux joies et aux peines de l'existence telles
qu'elles sont, nous nous veillons la libert. Le lion d'or
s'exprime alors par un rugissement. De la gueule du lion jaillit
la voix intrpide de la vrit, la libration du cur que plus rien
n'emprisonne. Le royaume est ntre. Dans cette deuxime
phase, nous ne sommes plus des chercheurs; au-del de notre
petit ego, nous avons dcouvert la certitude de la grce et l'unit
ternelle.
Il est dit que le Bouddha s'exprima par un rugissement de
lion. Un lion rugit de tout son corps et, mme dans un zoo,
cette voix rduit au silence tous les autres animaux. Mme aprs
vingt ans, elle hurle: Je ne suis pas une crature de zoo. Tel
un roi ou une reine, le lion a une aisance majestueuse et une
libert du cur sans entraves. La royaut du lion accorde des
bndictions tout ce qu'il touche.
Pour la dernire tape, le lion fait place l'enfant, l'innocence originelle. C'est l'Esprit Enfant pour lequel toutes les
choses sont nouvelles. Pour cet enfant divin, tout est merveillement, aise, jeu. L'enfant est chez lui dans la ralit du
prsent; il est capable de se rjouir, de rpondre, de pardonner
et de partager la bndiction d'tre vivant.
Par l'enfant, notre parcours nous ramne au fait d'tre
tmoin, avec stupfaction et amour, du droulement naturel de
tout ce qui vit. Le Bouddha enseigne : Ce monde, et le cur
pur qui le peroit sont lumineux. Qyand nous acceptons de
nous ouvrir l'innocence, toutes les existences deviennent
sacres.

NETTOYER POUR s'VEILLER

Thomas Merton dcrivit l'instant o il ouvrit ainsi les


yeux:
Puis ce fut comme si j'avais soudain vu la beaut secrte de leur cur,
la profondeur de leur cur, l o aucune souillure ni aucun dsir... ne
peuvent atteindre l'essence de leur ralit, l'tre que nous sommes tous
aux yeux de Dieu. Si seulement ils pouvaient se voir tels qu'ils sont
rellement. Si seulement nous pouvions tout le temps nous voir les
uns les autres de cette manire, il n'y aurait plus de guerre, plus de
haine, plus de cruaut ni d'avidit ... Je suppose que le plus grand problme serait alors que chacun se jetterait sur le sol pour vnrer l'autre.

L'innocence de cette sagesse semblable un enfant est clbre dans toutes les traditions. Les hindous tmoignent de cet
aspect juvnile de Dieu dans les histoires du seigneur Krishna,
cet enfant saint qui vient jouer de la flte au milieu des gardiennes de troupeaux et des fleurs. La chrtient fte la naissance du
Christ aux alentours du solstice d'hiver et reprsente l'image de
l'enfant Jsus dans les bras de sa mre. Le mystique Anglus
Silesius enseigne : Si tu tablis dans ton cur une crche pour
sa naissance, Dieu va alors une nouvelle fois redevenir un
enfant sur cette terre. Chaque anne en Thalande et au Laos,
les fidles bouddhistes versent de l'eau sur les moines des
monastres, baignant chacun d'eux comme s'il tait un Bb
Bouddha nouveau-n.
Ajahn Chah nous incite pntrer cette innocence en
demeurant simplement en notre Esprit Originel. Il enseigne
que cet Esprit Originel est toujours l - le silence entre les
penses; notre conscience fondamentale est claire, sans obstruction, pure. C'est l'ouverture qui prcde et suit l'exprience,
tellement vaste qu'elle embrasse d'une compassion illimite la
fois la souffrance et la joie. Un koan zen rvle cet Esprit Ori-

LE RIRE DU SAGE

ginel en disant: Montre-moi ton visage d'avant la naissance


de tes parents.

Voir avec Les yeux de rinstant


Dans le cur innocent, rien ne se rpte. 09and le philosophe
grec Hraclite affirme que nous ne pouvons jamais traverser
deux fois la mme rivire, il sait galement que nous ne pouvons jamais rencontrer deux fois la mme personne, que le fait
de prononcer le mot pain ne pourra jamais rendre compte
de sa forme et de sa texture, du moment unique o ce morceau
particulier est adouci avec du beurre avant que nous nous prparions le mettre dans notre bouche. Rumi se rjouit de cette
fracheur.
Seigneur, l'air sent bon aujourd'hui,
Il arrive directement des mystres des palais intrieurs de Dieu.
Une grce semblable de nouveaux habits, lancs par-del le jardin,
mdecine libre pour tous.
Les arbres en prire, les oiseaux dans leurs louanges.
Nous ne pouvons prdire comment cette conscience du
mystre va se rveiller en nous, ni sous quelle forme. Il y a longtemps, je vivais avec l'un de mes premiers amours et ses jeunes
enfants, Seth et Chani. 09and ils eurent trois et cinq ans, le
cirque des Ringling Brothers vint en ville. Pour leur faire plaisir,
j'achetai des tickets, de bonnes places au centre, au deuxime
rang.
Seth et Chani apprcirent grandement les clowns et les
tigres mais la plupart des autres numros -l'quilibriste, les
jongleurs, les contorsionnistes, les chevaux dresss - taient

NETTOYER POUR s'VEILLER

trop loigns, trop petits pour sembler particulirement remarquables leurs yeux d'enfants.
Mais les lphants apparurent ensuite, tout caparaonns
avec leur cornaque enturbann. En formation, ils firent deux
fois le tour de la piste puis se dirigrent vers nous. L ils s'arrtrent tandis que le prsentateur parlait. D'un seul coup, le gros
lphant juste en face de nous commena uriner; un flot
norme se rpandit sur le sable, faisant une immense flaque.
Les enfants carquillrent les yeux. L'lphant commena
ensuite dfquer. Des crottes rondes de la taille de boules de
bowling tombrent sur le sol avec un bruit sourd, l'une aprs
l'autre: plop, plop, splash. Chacune d'elles tait observe avec
un tonnement et une excitation grandissants.
De retour la maison et pendant les semaines qui suivirent,
les enfants voulurent retourner au cirque. Ils ne cessaient de
raconter l'histoire de l'lphant. C'tait pour eux le numro de
cirque le plus tonnant.
Ce qui est stupfiant, c'est la vie elle-mme, chacun de ses
moments uniques. Le zen honore ce mystre en portant attention chaque chose tour tour. Comme l'enseigne Kodo
Rishi : Vous ne mangez pas pour dfquer, vous ne dfquez
pas pour produire de l'engrais. >> Avec le mme regard de
sagesse, nous ne pratiquons pas la mditation ou la prire pour
crer quelque ralit particulire. Manger, marcher, parler, voir,
respirer, dfquer - chaque chose est stupfiante en ellemme.
Ce cur innocent, notre nature de Bouddha, l'Esprit
Enfant, l'tre saint qui est en nous n'est jamais altr ni perdu.
Il n'est jamais n et ne mourra jamais. Percevoir ainsi les choses,
c'est, comme le dit le tao, regarder avec des yeux non voils
par le dsir . Qyand nous veillons ce cur innocent, nous

LE RIRE DU SAGE

trouvons notre vraie demeure. Dtendus, nous clbrons les


merveilles simples du quotidien.
Le matre zen Dogen nous rappelle :
Un jour de vie suffit nous rjouir. Mme si vous ne vivez qu'un seul
jour, si vous tes veills, ce seul jour est largement suprieur une
vie de torpeur sans fin ... Si vous perdez ce seul jour, mme en cent
ans de vie, l'aurez-vous jamais porte de main une nouvelle fois?

Le rire du sage
La vieille ville de Kyoto abrite les plus beaux monastres du Japon.
Les gens y viennent en plerinage pour dcouvrir les jardins de
pierres, pour se prosterner dans les temples ou boire le th aux
abords des sanctuaires anciens. Un jour, le fameux pote zen Basho
visitant ces lieux dessina ces lignes :
M me Kyoto,
En entendant le chant du coucou
je suis en qute de Kyoto.

Nous aspirons secrtement revenir l o nous sommes et


connatre cet endroit pour la premire fois . Nous retrouvons alors
notre vraie nature. Sri Nisargadatta avait l'habitude de rire et de
demander: Comment pouvez-vous ne pas avoir confiance? Vous
tes sur le chemin du retour chez vous. >> Puis il poursuivait :
Qgand vous vous inquitez de devoir renoncer au monde, c'est une
erreur. Vous ne devez pas renoncer au monde, cessez seulement de
vous efforcer et d'avoir peur; vous renoncez aux plaisirs mineurs pour
le plaisir immense du Divin.
Le Yi King dit: Une rvolution doit rjouir le cur du
peuple. Nous adonner l'veil est un acte rvolutionnaire, une

390

NETTOYER POUR s'VEILLER

transformation du monde. Mme parmi les souffrances de son


peuple, Mahaghosananda, originaire du Cambodge, enseigne
que ron peut rester le cur heureux. Il explique que le but
d'une pratique bouddhiste est d'veiller un cur bienveillant et
empli de compassion quoi qu'il advienne. Si nous ne pouvons
tre heureux, quelle est l'utilit de notre pratique? Ce n'est que
dans la sagesse d'un cur ouvert et imperturbable que nous
sommes capables de tenir dans une tendre compassion tous les
aspects de ce monde, sachant qu'ils n'apparaissent qu'une seule
fois. Nous pouvons demeurer dans leur source ternelle, dans la
grce infinie d'o tout s'lve avant de disparatre.
Cette sagesse sainte est murmure par les Tibtains
r oreille des mourants. Souviens-toi de la claire lumire, la
pure et claire lumire d'o proviennent toutes les choses de
l'univers et o toutes les choses retournent, la nature originelle
de ton propre esprit. C'est ta vraie nature; c'est ta demeure.~
On le chante aussi dans la prire judaque de l'unit, on le
vnre comme le Saint Esprit de l'amour chrtien, on le clbre
chez les hindous en tant que Brahman ternel, c'est galement
ressence du tao.
Si tu ne ralises pas la source,
Tu trbuches dans la confusion et la peine.
Quand tu ralises d'o tu viens,
Naturellement tu deviens tolrant,
dsintress, amus, bienveillant comme une grand-mre,
digne comme un roi.
Baignant dans la splendeur du tao,
Tu peuxfoire foce tout ce que la vie apporte,
Et quand la mort arrive, tu es prt.

LE RIRE DU SAGE

391

Lorsque nous incarnons cette vrit, notre vie devient une


bndiction. Une compassion, une comprhension, une libert
joyeuse touchent tout ce que nous rencontrons. Un rayonnement d'amour mane de nous, comme des pousses de vgtation jaillissant travers les fissures du ciment. Nous devenons
comme ces vieilles thires chinoises. Qyand une thire est
aime et utilise par une famille chinoise pendant un sicle ou
plus, il est dit qu'il n'est plus ncessaire d'y mettre du th. Il
suffit de verser simplement de l'eau, la thire fera le reste.
Comme la thire, nous devenons nous-mmes la source.
Dlaissant l'ambition ou la peur, nous revenons dans notre
vraie demeure. Sans imiter qui que ce soit, nous devenons simplement qui nous sommes. Notre tre est l'aise, notre cur
s'ouvre. La joie et la libert de l'esprit emplissent nos journes.
Une histoire qui tmoigne de cet tat d'esprit m'a t raconte par un ami qui assistait au Madison Square Garden un
enseignement du Dala-Lama portant sur la Roue Tibtaine du
Temps. Ces enseignements faisant partie des plus hautes pratiques du Vajrayana, leur initiation s'accompagnait d'un rituel
labor et solennel. On fit des mandalas de sable et un trne
majestueux destin l'enseignant fut rig, couvert de tapis et
de brocarts. Qyand la foule des milliers de personnes fut assise,
une assemble riche en couleur, compose de lamas et de moines, entonna des chants sacrs, rythms par le son des cymbales
et des cloches tibtaines et par les grandes trompes himalayennes. Lorsque le Dala-Lama entra, il marcha jusqu'au trne et
grimpa les marches pour prendre place sur ce sige de dharma
au sommet du trne. Pour rendre l'assise plus confortable, les
organisateurs avaient plac sur le dessus des matelas recouverts
de tapis et de soieries. Qyand le Dala-Lama s'assit, tout ceci le
fit rebondir. Un sourire claira son visage. Il rebondit nouveau
et sourit encore. Alors, face des milliers d'tudiants, avant de

392

NETTOYER POUR s'VEILLER

donner les enseignements les plus subtils sur la Roue du Temps


et la cration du monde, le Dala-Lama se mit sauter joyeusement sur son sige comme un enfant.
Pour terminer ce livre, je rends hommage l'unit qui est
votre vraie nature. Puisse votre chemin vous conduire votre
demeure. Puissiez-vous demeurer dans la grce et la compassion naturelle, le cur libr. Qye ce soit dans les priodes de
joie ou de peine, pendant l'extase ou la lessive, puissiez-vous
tre heureux. Puissent tous ceux qui lisent ces mots trouver la
libration et la joie. Puisse votre amour apporter un bienfait
tous les tres. Et au milieu de tout cela, puissiez-vous vous souvenir de rebondir.
Et en ce qui me concerne, je ne connais rien d'autre que les miracles.
(Walt Whitman.)

REMERCIEMENTS

J e m'incline, tout d'abord, avec gratitude devant le vcu d'environ une centaine de personnes dont les
histoires apparaissent dans ce livre, qu'ils soient matres zen, enseignants de mditation, lamas, nonnes, moines, prtres, rabbins,
swamis ou leurs principaux disciples. Mme si certains ont t lgrement modifis pour prserver la vie intime de chacun, tous ces
rcits sont vrais. Nos entretiens eurent lieu sous le sceau d'une promesse de confidentialit (pour qu'ils puissent s'exprimer librement)
et je ne peux donc les nommer ici, mais l'engagement de leur vie sur
un chemin spirituel rayonne travers leurs mots. Merci vous tous,
amis chers et respects.
Ma profonde gratitude va ensuite Evelyn Sweeney qui, quatrevingts ans, a travaill sur ces pages pendant trois ans. Elle les a transcrites, retapes et dites avec une extrme attention. Sans le dvouement
inlassable d'Evelyn, ce livre n'aurait jamais pu tre entre vos mains.
Jane Hirshfield est la principale correctrice de cet ouvrage etc'est
une grande bndiction que de travailler avec elle. Elle est un pote
du cur, une professionnelle de l'dition qui sait annoter et trancher.
Sa comprhension lucide et son amour du chemin embellissent chacune de ces pages. Un grand merci.
Toni Burbank, mon avise et dlicieuse directrice de publication
aux ditions Bantam, m'a offert tout du long ses conseils gnreux
et pleins de bon sens. De nos jours, c'est un privilge rare que de pou-

394

REMERCIEMENTS

voir travailler dans le monde de l'dition avec un mentor aussi comprhensif et encourageant.
Je ne dois pas non plus oublier tout ce que j'ai continu apprendre auprs de mes collgues enseignants au cours de ces annes;
auprs des seize membres du conseil enseignant de Spirit Rock,
Ajahn Amaro, Guy Armstrong, James Baraz, Sylvia Boorstein,
Eugene Cash, Deborah Chamberlin-Taylor, Sally Clough, Howard
Cohn, Anna Douglas, Gil Fronsdal, Robert Hall, Phillip Moffitt,
Wes Nisker, Mary Orr,John Travis, Julie Wester. Auprs de mes collgues de longue date, Stan et Christina Grof, Michael Meade,
Malidoma Som, Luis Rodriguez, Joseph Goldstein, Sharon Salzberg, Ram Dass, Stephen Levine et du cercle grandissant de tous
mes amis enseignants dans chaque ligne.
Pour finir, je remercie tout particulirement ma femme et ma
fille, Liana et Caroline. Leur amour et leur sagesse ont t mon soutien constant.
}AcK KoRNFIELD,

Spirit Rock Center, 2000.

Cet ouvrage a t ralis par la


SOCIT NOUVELLE FIRMIN-DIDOT
Mesnil-sur-l'Estre
pour le compte des ditions de La Table Ronde
en mars 2001

APRS L'EXTASE, LA LESSIVE

A plupart des

popes spirituelles s'achvent sur l'illumination ou l'veil. Mais que se passe-t-il ensuite ?
Qu'advient-il lorsque le matre zen rentre chez lui et retrouve
jmme et enfonts ? Qu'arrive-t-i/lorsqu'un mystique chrtien vafaire ses courses ? quoi ressemble la vie aprs l'extase ? Comment vivre de tout son cur ce qui a t ralis ?
C'est pour rpondre ces questions que Jack
Kornfield a men une vaste enqute auprs de nombreux matres et instructeurs qui, aprs avoir consacr
leur vie une recherche spirituelle, transmettaient
d'autres ce qu'ils avaient eux-mmes reu. Matres zen,
lamas tibtains, rabbins, abbs de monastres, nonnes
et yogis, disciples de longue date ou enseignants chevronns, en acceptant de livrer en toute sincrit les
difficults auxquelles ils ont t confronts, nous montrent que la sagesse ne consiste pas nier nos faiblesses
mais les intgrer notre dmarche. Car, comme le dit
l'adage: Ou vous entrerez entier au Paradis, ou vous
n'entrerez pas.
Jack Kornfield nous invite ne plus considrer l'veil
comme une fin en soi mais privilgier une action
veille qui, tout en accueillant nos plus profondes expriences spirituelles, accepte de procder un grand nettoyage intrieur.
N aux tats-Unis en 1945,jack Kornjield a reu une
formation de moine bouddhiste en Thalande, en Birmanie
et en Inde. C'est lui principalement que l'on doit l'introduction du bouddhisme Theraveda en Occident. L 'essentiel
de son travail consiste intgrer defoon vivante les grands
enseignements spirituels d'Extrme-Orientpour qu'ils deviennent accessibles aux tudiants et la socit occidentale contemporaine. Il est galement titulaire d'un doctorat en psychologie clinique. Il est mari, pre defamille, psychothrapeute et
fondateur de la Insight Meditation Society et du Spirit Rock
Center. Il a publiplusieurs livres aux tats-Unis.
ILLUSTRATION :ANNE-MARIE ADDA.

01-111

&

122391-6

ISBN 2-7103-2404-0
145,00 F

Vous aimerez peut-être aussi