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A Fresnes Au Temps de Robert Brasillach Brigneau

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Mes derniers cahiers

quatrime srie
PUBLICATIONS PB
AUX LECTEURS
A FRESNES, AU TEMPS DE ROBERT BRASILLACH
fonnent trois cahiers.
- Le premier (e La nuit du 16 octobre 1944 e Cellule 338, premire
division) tennine la troisime srie. On peut l'acqurir seul au prix de
60 F franco
- Le deuxime (e Un rude hiver) ouvre la quatrime srie. On peut
galement l'acqurir seul, au mme prix. 60 F franco
- Le troisime (e Avant le procs e 4' procs e La mise mort) est
un numro spcial de 88 pages et cote seul 60 F franco
On peut aussi s'abonner la quatrime srie (quatre cahiers).
170 F franco
Le troisime cahier de cette quatrime srie aura pour titre:
MON JOURNAL
PENDANT LA CAMPAGNE PRESIDENTIELLE
et comportera aussi des annexes
FRESNES, AU TEMPS DE ROBERT BRASILLACH.
ANCIENS ABONNS, A VEZ-VOUS PENS A VOUS
RABONNER?
Chque l'ordre des
Publications FB
24, rue de l'Amiral-Roussin
75015 PARIS
Mes derniers cahiers
quatrime srie
Franois Brigneau
A FRESNES
AU TEMPS DE
ROBERT BRASILLACH
3
* Avant le procs
** Le procs
*** La mise mort
PUBLICATIONS FB
Franois Brigneau - 1994
1
Avant le procs
J
"I anvier 1945. Le Finistrien Pierre Herv, membre de
..
...; . i.. l'Assemble consultative provisoire, rdacteur en chef
i. adjoint de L'Humanit, vedette de l'hebdomadaire
. ' ~ communiste Action, est, trente ans, un des journalistes
.'. ;J' dont on parle. Il a de la patte, du ton, une certaine ind-
pendance. Il sera du reste assez vite limog. Herv aurait recon-
nu, en public, que la condamnation mort d'Henri Braud tait
"exagre" .
- Faites un papier dans Action, lui dit Jeanson.
- Je le ferai aprs l'excution, rpond Pierre Herv.
C'est l'histoire que racontent les avocats. Braud continue
d'tre au centre de toutes les conversations. La condamnation
quinze ans de travaux forcs de Lucien Combelle, survenue la
veille, en a t escamote. On s'attendait pourtant pire.
Vingt ans ... Perpte ... Ou mme ... N'avait-il pas crit La
Gerbe, Je suis Partout, la NRF de Drieu La Rochelle ... Surtout
n'avait-il pas dirig Rvolution nationale de 1942 1944 ?
3
Pauvre ... mais ambitieux!
Ma mre est aux quatre cents coups. Elle a assist l'audien-
ce et croyait l'acquittement.
- Il tait pauvre, rpte-t-elle ... Pauvre.
C'est ce qu'elle a retenu des dbats. Nous sommes au parloir.
Je suis dans un clapier grillag. Elle se trouve dans un autre cla-
pier, pareillement grillag, de l'autre ct d'un couloir d'un
mtre vingt de large, dans lequel se promne le matuchard de
service. Je la vois, avec son chapeau voilette et son manteau
gris-bleu col de lapin. Forcment, pour les clapiers ... Je l'en-
tends. Tout le monde crie dans cette volire. Venus des cabines
voisines, des bouts de phrases se croisent et s'entrechoquent
dans le tumulte :
- Mm t'a tricot des chaussons.
- Me Dubonnard demande encore une avance.
- On a t avec oncle Louis la Porte Saint-Martin. Voir
Bach dans la Puce l'oreille. C'qu'on a pu rire. a fait du bien.
On a beaucoup pens toi.
- Celui qui m'inquite, c'est Fernand. J'ai trouv de l'argent
dans ses poches.
- J'peux pas v'nir mardi. J'suis d'garde.
- On a eu des ufs. On t'a fait un quatre-quarts.
- Monsieur Pommier, le pharmacien, dit que la guerre sera
finie au printemps et que vous serez tous dehors pour Pques.
Ma mre, ce qui l'meut, c'est la pauvret de Combelle.
- Ses parents taient de pauvres gens. Ils se sont privs pour
qu'il aille l'cole ... Au lyce ... Ave des fils de bourgeois,
des riches, lui, le petit pauvre ... Ce qu'il a d souffrir ... Il a t
pour les Allemands parce qu'ils taient pauvres.
On croirait entendre le rsum d'une pice d'Anouilh.
- Quinze ans de bagne parce qu'on est pauvre! Ah ! elle est
belle, leur justice.
L'indignation la fait grelotter. J'essaye de la calmer:
- L'essentiel, c'est qu'il a sauv sa tte.
-.: Je te trouve bien accommodant, soudain. On voit bien que
ce n'est pas toi! Quinze ans ... Quel ge a-t-il, ce pauvre garon?
4
- Je ne sais pas ... Une petite trentaine.
- a lui fera quarante-cinq ans quand il sortira du bagne.
C'est une honte! Ab, elle est propre, leur Rsistance! Tu l'as
vu?
- Non. Pas encore. Maintenant qu'il est condamn, c'est
plus difficile.
- Si tu le vois, dis-lui qu'on l'a trouv trs bien et qu'on
pense lui... Une honte ...
-Oui m'man.
Elle a raison, ma mre, doublement, et d'abord d'tre fidle
sa nature. Toujours contre les puissants, les superbes, les
matres, les arrogants, vieux ou nouveaux, toujours les mmes,
qui tonnent, de la voix et du fouet, sur le dos de la canaiIIe ...
Toujours du ct des faibles, des pauvres, des misreux, des
pue-la-sueur, des humilis. Quinze ans de bagne, pour avoir
dirig pendant deux ans, Paris, mais avec l'assentiment du
gouvernement lgal de Vichy, un hebdomadaire de bonne
tenue, de qualit intellectuelle incontestable, c'est norme ...
ahurissant ... pharamineux. L'curement de ma mre se com-
prend.
Je n'ai pourtant pas tort non plus. On ne peut pas ne pas tenir
compte de la situation. Le brave prsident Guillaumet n'a pas
mch ses mots. Prsident de chambre correctionnelle, il s'tait
port volontaire pour assurer la prsidence de la 6
e
section de la
Cour de justice avec toute la vigueur et la rigueur souhaites. II
n'a pas hsit parler de trahison. Lucien Combelle, c'tait en
quelque sorte la Mata-Hari de l'Occupation. Le prsident le
fusiIIait du regard, en attendant mieux.
Du coup, le substitut Coissac a mis les jurs en garde contre,
je le cite, les lments de moralit . II appelait ainsi les
tmoins dcharge - dont le R. P. Philippe de La Trinit, car-
mIitain, membre du Conseil national de la Rsistance - qui
sont venus vanter l'idalisme et le dsintressement de
Combelle. Les purs qui se trompent sont plus dangereux que les
autres car leur puret abuse ... En consquence il ne fallait pas
faillir. Pas de faiblesse coupable pour les coupables. Pas
d'indulgence dplace. Seule la mort pouvait punir ces for-
faits ... Avec ses quinze ans de traves, Lucien ne s'en tire pas
trop mal. Compar Georges Albertini, c'est norme et dispro-
5
portionn. Au regard de Braud, c'est cocagne! Le gros lot.
Toujours la loterie judiciaire.
Au demeurant Combelle n ~ s'en plaint pas. Ce n'est pas son
genre. Il est originaire de Rouen et sa ville l'a marqu pour la
vie. Les quartiers chargs d'histoire, o les maisons, les glises,
les monuments racontent le pass, le rattachent la tradition. Le
port, avec le mouvement des bateaux venant du bout du monde
ou y partant, l'appelle l'aventure. On trouve ces deux ten-
dances dans son caractre et ses jugements. Physiquement, c'est
un grand diable de pendard avec de grands bras de smaphore,
de grandes mains, de grandes jambes, de grandes lunettes, une
grande bouche, de grands rires qui roulent et qui coupent de
grands discours. Vagabond du monde intellectuel, il est riche de
curiosits, d'apptit de vivre, de contacts humains, de raisonne-
ments biscornus et d'arrivisme compliqu. Il a l'art de se faire
des relations utiles. Brillant, premptoire, entranant, sensible,
gnreux, c'est un bon compagnon duquel on peut tout attendre,
sauf l'ennui.
J'ai racont ailleurs (Brigneau en argot, tome 1, prface
Moi-Mzigue) comment nous nous tions connus. Il m'a tou-
jours montr beaucoup de gentillesse. Je ne suis jamais arriv
ne pas le trouver un peu bizarre. Ses propos sont souvent extra-
vagants et saugrenus. Il vient de Maurras mais, fascin par
Drieu, il rve d'une Europe socialiste que seule l'Allemagne
peut tablir. Est-il totalement convaincu de ce qu'il affimle ? Je
ne mettrais pas main couper. C'est aussi un homme de mode,
Combelle. En 1936, en plein Front Popu, il se passionne beau-
coup plus pour la littrature que pour la politique. Il dirige une
petite revue, Arts et Ides, et crit Jean Zay pour tre subven-
tionn. Son grand homme est Andr Suars, le type de l'intel-
lectuel dans sa tour d'ivoire. Il visite beaucoup Lautaud, au
Mercure, un libertin du XVIIIe, grand ami des btes qu'il
recueille dans sa maison de Fontenay, merveilleux chroniqueur
de thtre sous le nom de Maurice Boissard, hritier de
Chamfort et qui considre sots et niais, ce sont ses mots, les
crivains qui prennent parti en politique. Exemple: Gide.
L'engagement de celui-ci gauche, avec les staliniens et les
pires pompiers de l'antifascisme, n'empche pas Lucien
Combelle de devenir son secrtaire en 1938. Son passage
6
l'Action franaise, o il conserve des amitis, ne l'empche pas
non plus de se faire renflouer par une dame, Solange
Rosenmark. C'est donc un homme divers, ouvert, sensible aux
vents du solstice et de l'quinoxe. Ds 1940 et la dfaite, le
voil soudain plus politique que littraire. On lit dans le Journal
de Lautaud:
Mercredi 11 septembre [1940]. Tantt, visite de Lucien
Combelle et de Ren Maran [ ... ]. Aprs avoir t du mme avis
qu'on nous a certainement "bourr le crne" sur les dirigeants de
l'Allemagne actuelle, nous les prsentant comme des dgnrs,
des toxicomanes, des fous, des illumins, de bas ambitieux profi-
teurs (l'uvre qu'ils ont accomplie dment assez cela), aprs
avoir reconnu ce qu'il y a de bon, de principes de vraie paix dans
les lments de la rorganisation conomique de l'Europe (en
admettant qu'elle ne se double d'aucune fourberie ni domination
excessive, ce qui est prvoir), nous nous sommes pos cette
question : que faut-il prfrer, la victoire de l'Allemagne, dont
l'influence entranerait certainement une rorganisation poli-
tique, sociale et morale de la France, avec une diminution
presque certaine de liberts - surtout pour nous les crivains -
ou la victoire de l'Angleterre qui serait incontestablement la vic-
toire des juifs, qui n'en pulluleraient que de plus belle et n'en
occuperaient que de plus belle tous les postes dirigeants, y fai-
sant rgner de plus belle le rgime des combines, du rgne de
l'argent, de l'internationalisme le plus quivoque, le manque de
moralit politique et sociale,. mais, comme auparavant, avec une
libert assez grande de tout dire, de tout crire, de tout exprimer
(sauf au moins sur leur compte, la loi interdisant de les attaquer,
qui vient d'tre abroge, tant certainement remise aussitt en
vigueur) ? En gros, faut-il prparer le retour du pass et on est
gouvern par des fripouilles, mais avec une certaine libert de
dire qu'elles sont des fripouilles? L'intrt de la France, son
intrt gnral commande la premire solution. L'intrt de
l'individu fait prcher pour la seconde. Aucun de nous trois n'a
su se dcider choisir (Journal littraire de Paul Lautaud,
Mercure de France, 1962, tome XIII, pp. 166-167).
Moins d'un mois plus tard, Lucien Combelle a choisi. Il
essaye d'obtenir de la Kommandantur l'autorisation de lancer
une revue: Contacts. Devant la difficult, il se replie sur la
7
Nouvelle Revue Franaise, qui va reparatre sous l'autorit de
Drieu La Rochelle; il crit dans Le Fait (hebdo cr par
Bertrand de Jouvenel en octobre 1940) ; il a ses petites et ses
grandes entres La Gerbe,d'Alphonse de Chateaubriant, le
visionnaire du national-socialisme, le barde la barbe fleurie
chantant Adolf Hitler la qute du Graal ; enfin, il succde
Jean Fontenoy (ex-communiste, ex-doriotiste, fondateur avec
Deloncle du Mouvement social rvolutionnaire, MSR : "Aime et
sert") la direction de Rvolution nationale. Pourquoi? Par
ambition, si l'on en croit Lautaud.
Lundi 23 octobre [1944]. Combelle ... n'a t guid que par
l'ambition. Il me l'a dit lui-mme quand il m'a demand mon
avis sur sa dcision: "Je suis ambitieux. La littrature me parat
insuffisante contenter mon ambition. J'entre dans un parti poli-
tique. Qu'en pensez-vous 1" Je lui exprimai d'abord ma surprise,
comme celle qu'aurait Gide [ ... ] le croyant dvou uniquement
aux lettres. Puis: "Mon cher, c'est bien simple, si votre parti
russit, vous russirez. S'il choue, vous serez par terre avec
lui". Le voil par terre, littrairement, si l'on peut dire, en plus de
son arrestation (Op. cit., tome XVI, p. 116).
Dans les dernires semaines de l'Occupation, Lucien
Combelle caressait l'hypothse - mon avis contre tout bon
sens - d'un rtablissement du pacte germano-sovitique. Il
tenait de je ne sais trop qui, Lequerica je crois, que les pourpar-
lers taient en bonne voie ... Sur le point d'aboutir ... Je ne lui
cachai pas que cette perspective me paraissait compltement
farfelue. Pourquoi Staline, aprs avoir tellement subi la guerre,
l'arrterait-il brusquement alors qu'il tait en passe de la
gagner ? Lucien me regardait avec commisration. J'tais trop
brut de fonderie pour comprendre grand-chose aux subtilits de
la haute stratgie politique.
Nous avions repris nos controverses Fresnes. Robert disait
que nous tions, avec Benoist-Mchin, les rois de la poudre
d'escampette dans les couloirs. Quand se pointait le maton,
nous avions une adresse nous dbiner d'ici pour ressurgir l,
qui rvlait une science inne de la gurilla. Si nous avions t
rsistants, nous serions colonels, au moins.
8
Qui a sauv Braud ?
Retour Braud. Par ondes concentriques les rumeurs les
plus fantaisistes et les plus contradictoires se propagent dans
nos murs. On entend:
- Parat que l'ambassadeur de Grande-Bretagne Paris est
intervenu auprs du gnral de Gaulle, en faveur de l'auteur de
Faut-il rduire l'Angleterre en esclavage? C'est a le fair-
play!
L'amiral de Laborde s'esclaffe:
- Les Anglais fair-play! Vous n'avez jamais entendu parler
de Dunkerque, ni de Mers el-Kbir?
D'autres prtendent tenir de source sre, videmment, sinon
ce serait un racontar sans intrt, qu'une intervention de Londres
a bien t effectue ... Mais en sens oppos ... Pour recommander
une extrme svrit. La guerre n'est pas finie. On l'a vu dans
les Ardennes et en Alsace. L'arme britannique est partout enga-
ge : sur terre, sur mer, dans les airs. Elle ne comprendrait pas
que soit pargn un de ses ennemis les plus acharns.
- Turlututu chapeau pointu, je n'en crois rien, dit Benoist-
Mchin, en tirant dsesprment sur sa pipe qui couine, atteinte
d'une maladie chronique aigu: le manque de tabac. Je doute
qu'il y ait eu des dmarches officielles ... Des interventions pri-
ves, sous forme de conversations avec des personnes de
l'entourage du Gnral, peut-tre, et encore ... Ce problme des
grces est trs dlicat. Les chefs d'Etat sont excessivement
jaloux de leur souverainet. ils peuvent prendre ombrage d'une
dmarche, de quelque nature qu'elle soit. On risque alors de
provoquer des effets diamtralement contraires ceux qu'on
esprait. Les Anglais sont les plus mal placs pour risquer
quelque intervention que ce soit. Relisez Labiche. De Gaulle,
c'est M. Perrichon. il doit beaucoup, pour ne pas dire tout,
l'Angleterre. Donc il la dteste et ne manquera pas une occasion
de lui faire payer cher ses bienfaits.
Et Benoist-Mchin s'en va, la tte en avant, l'il gris et per-
ant derrire ses lunettes, les mains dans les poches de sa cana-
dienne, ravi de laisser un auditoire en quilibre, la recherche
9
d'un autre groupe pour l'tonner davantage encore. La meilleure
tte de la Collaboration est un des rois de la Premire division.
Amis, je vous confie mon destin, mon honneur et ma
mmoire , crivait Henri Braud la fin de son adresse aux
crivains. Il esprait leur leve en masse. Il est peu entendu. La
ptition pour la grce ne recueille que quelques signatures. A
part celui de Camus, on ne trouve que le nom des anciens du
Crapouillot: Galtier-Boissire, Jeanson, Pierre Seize, le
Lyonnais. Galtier crit dans son journal:
4 janvier. Il y a dix ans que je suis brouill avec Braud, depuis
le 6 fvrier, et je ne l'ai jamais revu. Il me hassait et je le lui ren-
dais bien. Tout de mme je ne puis m'empcher d'voquer le gai
compagnon, le prodigieux causeur, le polmiste truculent,
qu'tait notre cher Lyonnais au lendemain de l'autre guerre. Je le
revois prsidant le dner du Crapouillot avec son gilet de velours
fleurs et son fameux monocle; dans une avant-scne, lors du
lancement de la diseuse Jane Bruyre l'Olympia, s'essayant
jouer les Rastignac ; l'le de R, devant ses Trois bicoques, pre-
nant des poses hugoliennes, drap dans une cape romantique. En
avons-nous pass, mes amis, des nuits couter ce conteur d'une
verve ingalable! Et lorsque nous nous dgagions, au petit jour,
"le gros" avait encore une dernire histoire dtailler, et il nous
poussait derechef vers un estaminet qui ouvrait ses portes, histoire
de boire "le der des ders" ...
Me dire que ce vieil homme aux cheveux blancs qui a crit au
moins un chef-d'uvre, la Gerbe d'or, qui s'est tromp, certes,
qui s'est reni mme, mais qui n'a pas trahi son pays, sera peut-
tre rveill demain, au petit jour, et partira menottes aux mains
vers le peloton d'excution, comme un assassin ou comme un
tratre, cette ide me fait mal au cur (Op. cit., p. 104).
Versatilit et lchet des foules! L'crivain, le pamphltaire,
le reporter le plus connu de l'autre aprs-guerre, celui dont les
livres touchaient des centaines de milliers de lecteurs, ne reoit
que quelques lettres dans sa cellule de condamn mort.
10
Les unes fort belles, les autres plates et ridicules. Hors cela un
oubli complet, un inimaginable abandon (Henri Braud, Quinze
jours avec la mort, p. 227).
Pourtant, dans ce dsert hostile, une voix s'lve, frmissante.
C'est celle de Franois Mauriac :
Nous ne sommes presque jamais punis pour nos vritables
fautes. Henri Braud n'a pas besoin de protester qu'il est inno-
cent du crime d'intelligence avec l'ennemi. Les dbats l'ont
prouv avec vidence. Certes son anglophobie, en pleine guerre
- et bien qu'elle ne se manifestt qu'en zone libre - constitue
une faute trs grave. Mais si le fait que l'ennemi a utilis certains
de ses articles suffisait le charger du crime de trahison, la salle
des Assises serait trop petite pour contenir la foule des cou-
pables. Au vrai, tout Paris sait bien que le jugement est inique et
certaines circonstances qui l'entourent et qui seront connues (et
qui sont incroyables) ajoutent cette iniquit.
Grce Dieu et pour notre honneur tous, Henri Braud n'a pas
trahi ...
Qu'on dshonore et qu'on excute comme un tratre un crivain
franais qui n'a pas trahi, qu'on le dnonce comme ami des
Allemands, alors que jamais il n'y eut entre eux le moindre
contact et qu'il les hassait ouvertement, c'est une injustice
contre laquelle aucune puissance au monde ne me dfendra de
protester (Le Figaro, 4 janvier 1945).
Les deux hommes se connaissaient peine. Ils s'taient vus
une fois en 1930, dans un restaurant du Bois de Boulogne, la:
table d'un ami commun. C'tait l't. L'orchestre jouait La
Violettera, un air la mode. L'ami parti, Braud et Mauriac
continurent de boire. La soire se prolongea dans un ristorante
de la rue Germain Pilon, puis dans un assommoir en vogue: La
Maison Rouge. Mauriac interrogeait et Braud rpondait en
brossant les portraits des grands de ce temps qu'il avait rencon-
trs, Trotsky, Mussolini, Kemal Atatrk, Pilsudski, Primo de
Rivera. La scne est raconte dans Quinze jours avec la mort. Il
faisait grand jour quand les deux hommes se quittrent. Selon
Yoyo Prade, Mme Mauriac vivait dans les transes depuis la
minuit. Son poux ne lui avait pas donn l'habitude de dcou-
cher. A deux heures du matin, n'y tenant plus, elle tlphona au
prfet de police, Angelo Chiappe, qui se trouvait tre aussi le
beau-pre du directeur de Gringoire, Horace de Carbuccia.
Celui-ci ne savait rien. Il allait s'informer et rassura
11
Mme Mauriac: Braud avait la rputation d'aimer se coucher
trs tard. Il ne s'tait certainement rien pass de fcheux. Il
aurait t averti. De fait, l'aurore aux doigts de rose clairait
l'est de Paris, quand l'auteur du Baiser au lpreux rentra au
domicile conjugal, frais comme un gardon, gai comme un pin-
son, et un peu pompette.
L'article de Franois Mauriac est d'une grande importance. De
Gaulle tient son auteur en grande estime. C'est une conscien-
ce , disait-il. Il a d'ailleurs choisi comme secrtaire particulier
Claude Mauriac, le fils de l'acadmicien. A une heure du matin,
de Gaulle reoit Me Naud et Me Michaud, deux des avocats de
Braud, ainsi que l'avocat gnral Maurice Patin, magistrat class
gauche, trs attach l'indpendance de la justice.
C'est au cours d'un apart entre Maurice Patin et le chef du
gouvernement provisoire, que les avocats de Braud entendirent
ce dernier dclarer:
- Il n'y a pas eu d'intelligence avec l'ennemi, puisqu'il n'y
a eu aucun contact.
Une autre phrase retient l'attention des dfenseurs. Ils ont
rsum l'affaire Braud et racont le procs. Arriv au tmoi-
gnage de l'amiral Muselier, qui le fit basculer, le visage du
Gnral change.
- a, c'est trop fort, grommelle-t-il.
A part quelques initis, tout le monde ignore alors le grave
diffrend qui oppose le Gnral et l'Amiral. Benoist-Mchin,
qui sait tout, le connat.
- Muselier ? Un intrigant et un fourbe, disait-il en faisant
gmir sa pipe puise.
Et il raconte, grands traits, l'histoire de ce personnage drou-
tant, hors srie. Dans ce milieu qu'on appelait traditionnellement
"la Royale", Emile Muselier (n Marseille en 1882 et sorti de
l'Ecole navale en 1901) s'affichait officier de marine rpubli-
cain. Franc-maon , disaient ses camarades du Borda, qui ne
l'apprciaient gure. Vrai ? Faux ? Ce qui est sr, c'est que
durant la Premire guerre il avait fait carrire dans les cabinets
ministriels de Painlev, Jeanneney et Clemenceau. On l'avait
retrouv ensuite chef de la commission navale de contrle en
Allemagne. Ce genre de poste rcompense gnralement plus la
brigue et les protections que le mrite.
12
Le 9 octobre 1939, l'amiral Darlan nommait Muselier vice-
amiral mais le mettait la retraite douze jours plus tard.
Pourquoi? Mystre. Muselier n'avait que 57 ans. Il en fut pro-
fondment bless. Le lendemain de l'armistice (22 juillet 1940),
il faisait sortir un cargo britannique, le Cydonia, du port de
Marseille, et gagnait Londres, via Gibraltar. De Gaulle, qui se
sentait seul, l'accueillit bras ouverts. Il le bombarda sur-Ie-
champ commandant des forces navales franaises de guerre et
de commerce se trouvant en Angleterre: une centaine de bti-
ments et 15 000 hommes. Le jour mme de Mers el-Kbir
(3 juillet 1940), Muselier inventait l'emblme de la Flotte fran-
aise libre, la croix de Lorraine (rouge) pour rpondre la croix
gamme (noire). Le gnral de Gaulle s'en empara. Cela ne suf-
fit pas sduire les officiers et marins franais. La grande majo-
rit d'entre eux demanda tre rapatrie. L'humeur du
vice-amiral devenu amiral n'en fut pas amliore. C'est alors
qu'Henri Braud le traita d'amiral de bateau-lavoir .
Avec de Gaulle, les rapports n'taient pas meilleurs. Muselier
refusait de reconnatre son autorit. Il ngociait directement
avec les Britanniques. Lesquels se mfiaient de lui et l'enfenn-
rent mme la prison de Pentonville. On l'accusait d'avoir
gard des contacts Vichy et de renseigner l'ennemi. La vrit,
c'est que l'amirale Muselier tait demeure en France, sous
l'autorit du Marchal, o elle continuait percevoir les molu-
ments de son marin, pass la dissidence. Ah ! ce terrible gou-
vernement de Vichy !
Bientt, rien n'alla plus entre de Gaulle et Muselier. Celui-
ci voulait doter la France Libre d'une constitution. Le gnral
se voyait accorder des pouvoirs reprsentatifs. L'amiral s'arro-
geait la prsidence d'un "comit excutif', qui constituait le
vritable pouvoir. Quand il l'apprit, de Gaulle piqua une
colre tricolore. Aprs l'expdition de Saint-Pierre-et-
Miquelon, l'amiral Muselier fut mis la retraite d'office le
30 avril 1943.
Il ne s'avouait pas battu pour autant. On le retrouvait bientt
en Afrique du Nord, cette fois aux cts du rival n 1 du gnral
de Gaulle, le gnral Giraud. Il tait charg de maintenir l'ordre
dans un rayon de soixante kilomtres autour d'Alger. C'est--
dire de surveiller les agents gaullistes, voire de les faire arrter,
13
si Giraud passait aux actes et dclenchait un putch connu sous le
nom de "l'affaire du caf m a u r ~ " .
Ce projet, comme beaucoup d'autres, n'eut pas de suite.
Mais la guerre tait dclare entre Muselier et le gnral de
Gaulle. Benoist-Mchin pense que la dposition de l'amiral en
Cour de justice en fait partie. Muselier provoque le chef du
gouvernement provisoire, provisoirement chef de l'Etat. Aprs
sa dposition, si de Gaulle ne gracie pas Braud, il se couvre
de sang. S'il le gracie, il se couvre de honte, auprs des durs
de la Rsistance, des anglophiles et des communistes. D'o ce
cri du Gnral :
- a, c'est trop fort !
Le 12 fvrier 1944, un peu aprs dix-sept heures, le jour
tombe. Braud attend. TI sait que la dcision est imminente. TI
raconte:
14
Voici la soupe et son remue-mnage quotidien. Les chariots rou-
lent, les guichets claquent. Puis de nouveau le silence. On va fer-
mer la prison. L'oreille tendue, je me tiens aux aguets. A la
demie, toujours rien. Ils ne viendront pas. Pourtant, il me
semble ... L-bas, trs loin, vers le fond de la galerie ... Oui, ce
sont des pas. Les pas de deux hommes presss. Ils approchent.
Ils s'arrtent devant ma porte. On ouvre. Tout essouffls, Leroy
et Michaud entrent, leur serviette la main, venant du Palais. Ils
doivent savoir. Un coup d'il me suffit: ils savent. Parleront-
ils ? Mon sang reflue. En prsence du gardien (qui leur dit de se
hter car le temps presse), ils montrent des visages svres et fer-
ms. Enfin, cet homme sort. Voici la scne :
Je suis debout, au milieu de la cellule. Derrire moi, Michaud, en
face, Leroy, dans sa pose familire, un fume-cigarette de meri-
sier entre les dents, les mains aux poches de sa canadienne. Va-t-
il se dcider? Je me sens trs matre de moi. Nanmoins, je
m'impose de compter avec lenteur jusqu' dix et c'est d'une
voix gale et neutre - je l'ai su depuis - que j'ai demand:
- Vous avez du nouveau?
Jean-Marie (Me Michaud) qui, lui aussi, veut rsister l'mo-
tion, n'y tient plus.
- Mais regardez-le donc sourire! s'crie-t-il.
En mme temps, il se rapproche de mes paules, les mains en
avant, comme pour me retenir si je venais tomber dans les
pommes. Il en est bien question.
D'une oreille l'autre, la figure de Leroy n'est qu'un sourire.
- Non? dis-je.
Il fait si, de la tte, deux ou trois fois.
- Germaine? .. Elle sait? ..
- Cette question ! Nous lui avons tlphon du Parquet.
- Ah ! fais-je en m'asseyant sur mon lit, je boirais bien quelque
chose de fort.
- Voil, dit Jean-Marie qui pense tout.
Il me tend une gourde de poche en argent.
- Bon, dis-je, en la schant d'un trait. Elle tait prte pour
demain matin.
Sans rpondre, car peut-tre ont-ils, leur tour, la gorge serre,
tous deux m'ouvrent les bras ...
- Six heures, messieurs, crie le gardien, qui a compris et me
regarde en riant.
La porte retombe. Les murs sont-ils moins crasseux? On dirait
que la lumire a mont. Est-ce l'alcool? Je n'ai plus froid.
Si, cette nuit comme les autres, je suis rveill par les chanes, on
m'entendra peut-tre murmurer en retrouvant le sommeil :
-Je vis ...
(Op. cit., p. 238-240).
La grce d'Henri Braud, la prison la reoit comme le signe
d'une re nouvelle, celle de la justice retrouve et du pardon. De.
Gaulle magnanime ... T'as qu' croire, Grgoire! Benoist-
Mchin, derrire sa pipette toujours renifleuse, a son sourire
pointu, presque cruel.
- C'est Muselier qui a sauv Braud, dit-il.
Et il ajoute:
- Les voies de Dieu sont impntrables.
L'avenir est nous
Braud a quitt le rez-de-chausse pour le premier tage,
l'antichambre de la mort pour le vestibule du bagne. On voit
parfois sa crinire blanche passer sur la coursive. La veste qu'il
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porte est trop troite pour sa corpulence. On ne lui a pas trouv
de pantalon sa taille. Il a d conserver celui qu'il portait avant
la grce, fendu sur le ct, ' cause des chanes. J'ai remarqu
que Braud marchait comme si elles l'entravaient toujours, en
chaloupant. Les habitudes se prennent vite .. ,
Ses pauvres hardes, il les dpose tous les soirs, au coucher,
dans le couloir, devant sa porte, avec sa gamelle, sa cuvette et
les quelques bricoles qui lui sont encore tolres. Quand il y
joindra ses sabots, c'est qu'il sera en centrale, en centrouze
comme on dit quand on droule affranchi. Melun, Poissy,
Clairvaux, Fontevrault. ... Fontevrault, ton nom rime avec tom-
beau ... Les sabots sont l'insigne des centrales, l'hritage des
galriens, le signe extrieur de dtresse.
Les matons les plus humains nous prviennent charitablement
de l'avenir qui nous attend. A la suite des campagnes de presse
d'Albert Londres et d'autres reporters, les centrales avaient t
cres, entre les deux guerres, pour remplacer le bagne de
Cayenne, jug trop inhumain, incompatible avec la dignit de
l'homme. A en croire les initis, c'est pire. Les surveillants, la
casquette sur les yeux, la cl la main, se mettent trois ou
quatre, comme dans les churs parls, pour nous mettre au par-
fum:
- Attention, les gars, faites pas les mariolles. Dites vous
bien que vous tes en train de manger votre pain blanc en pre-
mier. ..
- Bientt vous allez savoir ce que c'est que la prison ...
- La vraie prison.
- Pour commencer tout le monde poil dans le collidor.
- Et quand je dis poil, je dis poil.
- Avec flexion sur les genoux, au commandement, des fois
que vous auriez cach quelque chose dans l'anus.
- Un tube ...
- Avec des billets de banque rouls serrs.
- a s'appelle: un plan.
- Aprs, la boule zro. Il y a des artistes de la tondeuse.
Comme exposition de ttes de veau on peut pas trouver mieux.
- Aprs, changement de fringues. Faut bien vous mettre a
dans la tronche. Vous n'avez plus droit rien de personnel. Ni
chanette, ni bague ...
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- Mme pas nos alliances, chef?
- Mme pas vos alliances. D'ailleurs, vous n'avez plus de
nom ...
- Vous n'avez plus de droit votre nom.
- Vous n'tes plus qu'un numro matricule. A 60, par
exemple.
-OuB 20.
- On ne vous appelle plus que comme a. A 60, au prtoi-
re , si vous avez fait une connerie. Et c'est huit jours de mitard
minimum, avec les rats et une demi-boule de pain.
- Ici les condamns se plaignent de leurs droguets.
- Les chochottes ...
- Il les trouvent grossiers.
- Ils vont voir l-bas. Il y a bure et bure. Tout ce que vous
avez, c'est le blouson, le falzar, une chemise et un caleon en
toile, raies rouges et blanches.
- Pas de pull-over ... Pas de chaussettes ...
- Mais des chaussons.
- Et des sabots de bois.
- Priez le ciel que ce ne soit pas des paires dpareilles.
- Surtout si vous avez les panards sensibles.
- C'est pour a qu'on dit : a va te faire les pieds !
- Y en a qui sont dforms pour le restant de leurs jours.
- Ils ne marchent plus qu'en canard.
- Car n'oubliez pas, la dtention, on marche au pas, une-
deux, une-deux, et vous avez intrt vous magner le cul.
- Une-deux, une-deux, et la file.
- A la queue leu leu.
- On appelle a le dfil.
- Rien que des dfils. Une-deux, une-deux, du dortoir aux
ateliers, des ateliers au rfectoire, du rfectoire la promenade,
pendant la promenade ...
- Une-deux, une-deux, si vous avez les nougats vif, a ne
fait rien, une-deux, une-deux, en dfil, de la promenade au
rfectoire, pour le dner. ..
- Qu'est kif-kif bourricot comme le djeuner. ..
- Du pareil au mme: la soupe, c'est de l'eau aux choux.
- Et le plat, des choux l'eau. Midi et soir. Pas de surprise
du chef.
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- C'est pour la ligne.
- Tout a en silence.
-Absolu.
- Celui qui cause, c'est le prtoire ...
- Donc le mitard.
- Vous n'avez le droit de l'ouvrir que pour demander de
l'eau ... La cruche.
- Pour tout le reste, la nuit, le jour, le dortoir, la promenade,
l'atelier: silence.
- Au bout de dix ans, y a des hommes qui savent plus cau-
ser.
- Vous allez voir ce que c'est que la prison.
- Surtout ceux qui ne sont pas assists.
- Car vous avez le droit un colis par semaine. Trois kilos
de produits alimentaires l'exception des boissons.
- Sous toutes les formes ...
- Des denres cuire.
- Des noix dcortiques.
-Du tabac.
- De l'alcool brler ...
- Solide ou liquide.
- Les tubes mtalliques.
- Dentifrice ... crme raser.
- Des produits qui pourraient se gter.
- Des mdicaments.
- L'administration vous fournit une musette.
- Pour mettre vos aliments.
- Elle ne doit jamais vous quitter.
- Sinon, c'est le prtoire.
- Donc le mitard.
- On aime autant vous prvenir tout de suite : quand vous
sortirez de centrale, vous n'aurez plus envie d'crire dans les
journaux.
- Ah, ah ... Elle est bien bonne celle-l!
Voil ce qui attend Lucien Combelle, Albertini, Braud,
maintenant que le gnral l'a graci avant de s'envoler pour la
confrence de Thran. Voil ce qui m'attend, sans doute.
L'avenir est nous! C'est une rengaine de ma jeunesse :
18
L'avenir est nous,
Du moment que l'on s'aime,
Chaque instant que l'on sme
Vafleurir tout d'un coup ...
Mme dans les cachots et les bagnes, l'avenir, c'est quand
mme l'avenir. Pourvu que ce soit aussi celui de Robert.
Me Isomi et le procs
C'est juste avant la grce de Braud que Robert crit le
Jugement des Juges. Il court de main en main, de la Premire
division la Troisime. Les dclamateurs en chambre le lisent,
la fentre ouverte, et leurs voix frmissent dans la nuit:
Ceux qu'on enfenne dans le froid, sous les serrures solennelles,
Ceux qu'on a de bure vtus, ceux qui s'accrochent aux barreaux,
Ceux qu'on jette la chane aux pieds dans les cachots sans soupiraux,
Ceux qui partent les mains lies, refuss l'aube nouvelle,
Ceux qui tombent dans le matin, tout disloqus leur poteau,
Ceux qui lancent un dernier cri au moment de quitter leur peau,
Ils seront quelques jours pourtant la Cour de Justice ternelle. [ ... ]
Les tire-laine dans la nuit, les voleurs crachant leurs poumons,
Les putains des brouillards anglais accostant les passants dans l'ombre,
Les dserteurs qui passaient l'eau happs dans le canot qui sombre,
Les laveurs de chques truqus, les ngres saouls dans leurs boxons,
Les gamins marchands d'explosifs, les terroristes des jours sombres,
Les tueurs des grandes cits serrs par les mouchards sans nombre,
Avant d'tre nouveau jugs feront la grande Cassation.
On les verra se rassembler, montant vers nous du fond des ges,
Ceux qui, les raquettes aux pieds, panni les neiges du Grand Nord
Ontfrapp au bord des placers leurs compagnons les chercheurs d'or,
Ceux qui, dans la glace et le vent, au comptoir des saloons sauvages
Ont bu dans des verres grossiers l'alcool de grain des hommes forts,
Et qui, ngligents de la loi, confondant l'oubli et la mort,
Ont rejet les vieux espoirs de gagner les tides rivages,
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Ils s'assiront auprs de ceux qui ont tu dans les tranches,
Et puis qui ont dit non, unjour,fatigus des annes d'horreur,
Des soldats tus pour l'exemple et des dcims par erreur,
Et prs des durs, des militants de toutes les causes gches,
De ceux qui tombent en hiver sous les balles des fusilleurs,
De ceux qu' eriferment aux cachots les polices des Empereurs
Et des jeunesses de partout par leurs chefs en fuite lches.
Au fond de lui, entre sa porte au guichet fenn et ses fentres
dont les barreaux dcoupent le ciel, chacun d'entre nous sait
bien que ce sont l des paroles illusoires, o le chant profond du
christianisme se mle aux voix de l'anarchie idologique du
sicle dernier. Chacun sait bien que les vaincus ne jugeront
jamais les vainqueurs. Ce sont toujours ceux qui gagnent qui
font Nuremberg et, s'ils remettent debout l'ennemi terre, c'est
pour le pendre. Nanmoins, ce sont des mots qui font du bien.
Ils apaisent. Ils sont comme une promesse de revanche sur le
malheur et elle est douce nos curs d'enfants trop vite grandis
dans un monde trop dur. Mme si je bronche toujours l'obses-
sion (<< Et des jeunesses de partoul par leurs chefs en fuite
lches J, la nuit, quand le sommeil tarde tout effacer, je laisse
ces vers magnifiques rouler dans ma tte, avec le mouvement
des vagues, lorsque le flot monte sur la grve.
A ce moment prcis, au plus noir de ma misre, je mesure la
chance inoue qui est la mienne. J'ai rencontr un homme
exceptionnel par l'esprit, le caractre et le cur. Son uvre est
dj considrable, remarquable par certains cts. Pourtant ce
n'est l qu'une uvre de jeunesse. Il n'a que 35 ans. Il commen-
ce peine donner sa mesure. Que vont lui apporter la maturit,
la vieillesse, en un mot : la vie ? A Y songer, on a des blouisse-
ments devant les richesses devines.
Or cet homme suprieur est d'une simplicit sans apprt.
Naturel et bon; toujours soucieux des autres, des siens, sa mre,
son beau-pre qu'il appelle Papa, sa sur et sa demi-sur, son
ami de Normale devenu son beau-frre, Maurice Bardche,
leurs enfants, ses autres amis, tous ceux qu'il ctoie, il est pour
tous d'une attention et d'une gnrosit extrmes, et sans osten-
tation. Toujours discret, d'une rserve souriante, mais toujours
prsent, sensible aux malheurs d'autrui, muet sur les siens ...
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Et avec cela, un hros. Car il en fallait de l'hrosme pour
aller se livrer la police, au mois de septembre 1944, dans la
fureur flamboyante de la Libration, quand on s'appelait Robert
Brasillach et qu'on avait t pendant six ou sept ans le rdacteur
en chef de Je suis Partout. Faute de lui passer les menottes, on
avait arrt sa mre, son beau-pre, sa sur Suzanne, Maurice
Bardche. Alors, il n'avait pas hsit. Il avait mis un peu de
linge, ses affaires de toilette, quelques vivres dans un sac de
camping et, de son pas lastique, il avait quitt sa planque *
pour se rendre la Prfecture de Police travers Paris sur-
chauff .
A Fresnes, sa premire proccupation est de rassurer les siens
sur son sort, ceux qu'il aime et ceux qui l'aiment. Il crit sa
mre:
Pour moi, je ne vois pas de raisons d'avoir peur, quoi qu'il se
passe. Nous sommes entrs dans une immense aventure qui nous
dpasse tous. Alors, la grce de Dieu. On ne sait pas ce que
sera l'avenir, ce que sera demain, et les ventualits qui,
d'autres poques, auraient t des catastrophes, peuvent se trou-
ver brusquement modifies. Donc, ne t'inquite de rien. Tous les
troubles politiques ont toujours t suivis d'amnistie, et on verra
bien. J'ai l'impression de participer, malgr moi, quelque chose
qui tient de la tragdie, certes, mais aussi du guignol, et a ne
russit pas me troubler beaucoup. Il me semble parfois qu'il ne
s'agit pas de moi, non que je me fasse des illusions sur les dan-
gers matriels et la mchancet: je crois qu'il ne faut pas s'en
faire. Mais aprs? (30 octobre 1944).
Malgr un fatalisme chrtien qui est profond chez lui, il n'est
pas certain qu'il soit totalement sincre. Il pense beaucoup son
procs. Il s'y prpare. Comme un oral de concours , crira
* Cette cachette lui avait t mnage par une de ses amies. Tout tait
prvu pour une retraite de plusieurs semaines ; plusieurs mois peut-
tre. A une condition: que cette amie ft l. Or elle se trouvait retenue
dans le midi. Les trains ne roulaient pas. Elle finit par gagner Paris, en
camion-stop. Quand elle arriva, Robert Brasillach venait de partir pour
la Prfecture de Police, non sans avoir remis les clefs la concierge.
Le destin ...
21
Jacques Isomi. Dans la nouvelle cellule qu'il occupe avec Henri
Bardche (la 314), il se fait poser des questions, rapides, poin-
tues, faites pour le dcontenancer, le dsaronner, l'embarrasser,
lui nuire auprs des jurs. Il doit trouver tout aussi rapidement la
rponse la plus habile qui soit, la plus convaincante, mais sans
se renier.
Sans se renier ! Ce fut l sa constante proccupation. Il savait
que l'indulgence d'un juge ne s'achte d'aucun reniement. Il ne
voulait, d'ailleurs, d'aucune indulgence et l'ide d'un pareil mar-
ch lui faisait horreur.
Etre soi-mme et ne pas se trahir, la minute mme o la vie
prend toute sa signification profonde, il n'avait pas d'autre pen-
se ... Il ne ressentait pourtant que piti ou quelquefois mme un
peu de tristesse l'gard d'autres qui croyaient forcer le sort au
prix d'abandons publics et qui ont perdu, tout la fois, la vie et
la face. Il n'avait pour eux aucune svrit parce qu'il savait ce
que comporte de dfaillances le gravissement d'un tel chemin.
On connaissait sous ses apparences rondes et espigles, sa vri-
table trempe. Personne ne doutait de sa qualit. On tait fier qu'il
ft l et de partager la mme infortune que lui (Jacques Isomi, Le
procs de Robert Brasillach, Flammarion, 1946, p. 9).
Toujours modeste, l'accus Brasillach ne dit pas que, plus
que la vie, ce qui lui importe, c'est qu'il soit digne de
Brasillach, l'crivain engag, celui qui revendiquait avec hau-
teur la responsabilit de ses engagements, mais on le devine.
C'est l sa vrit, sa richesse. Et, amis ou ennemis, il va leur
montrer tous ce qu'est un "dgonfl".
Une douzaine d'annes plus tard, je suis chroniqueur judiciai-
re Paris-Presse. Un soir, je reviens d'un procs Nantes, dans
la voiture de Me Ren Floriot, une RoUs, si je me souviens bien,
avec bar et fauteuil-lit. Me Floriot tait considr alors, tort ou
raison, comme le nO 1 du barreau franais. J'voquais Fresnes
et Brasillach. Floriot ne croyait pas grand-chose. Il frquentait
trop de beau linge pour qu'il en ft autrement. Sa passion tait
la chasse au gros (ses trophes couvraient les murs de son salon)
et les dames masochistes (on voyait aussi des cravaches). Il
considrit avec un certain ddain les malheureux qui avaient
t pris aux piges de l'Histoire. Lui l'avait traverse sans se
22
mouiller les cailles. L'accus qui l'avait le plus impressionn
tait le or Petiot. A propos de Brasillach, j'entends encore son
rire sarcastique :
- La meilleure plaidoirie qu'on pouvait faire pour Brasillach
tait de lui casser une jambe et de gagner du temps.
Pour Me Floriot, la dignit, c'est bien, mais l'efficacit, c'est
mieux. Il est certain que le personnage, sa gueule de brochet,
l'intelligence froide de son il gris, sa gouaille qui mordait,
eurent retenu la curiosit de Robert. Il est certain aussi qu'il
n'en aurait pas voulu comme dfenseur.
En revanche, avec Isorni, l'entente est immdiate. Ils ne se
connaissent pas. Brasillach a dsign, comme avocat, une vague
relation, Me Amiel, et une amie pour assurer la liaison :
Me Mireille Nol. C'est Suzanne Ge crois) qui l'on parle
d'Isorni. Elle le recommande son frre. Ils ont le mme ge,
deux ans prs. Brasillach est n le 31 mars 1909, Isorni le
3 juillet 1911. La collaboration rgulire de Brasillach
L'Action franaise date de 1931. En 1930, Isorni a cr, avec
son frre Pierre et un ami, un petit journal politique et littraire
d'inspiration maurrassienne, Rivarol ... Vingt ans avant l'hebdo-
madaire de Maurice Gat, que Camille-Marie Galic conduit
aujourd'hui avec tant d'intelligence et d'opinitret.
La pense de Charles Maurras imprgne celle de Brasillach
au moins jusqu'en 1942. En 1944, Fresnes, parmi les livres
qu'il demande sa sur de lui procurer figure le clbre
Dictionnaire politique et critique. Sa sur, qui le sait attentif
tout ce qui touche le vieux Matre, lui crit:
Maurras a commenc tre interrog. Il est avec Pujo. Parce que
Pujo seul peut lui parler sur le nez. La premire fois que le juge
d'instruction a voulu l'interroger, il a refus net de rpondre en
disant: "Je ne rponds pas un fonctionnaire de la Rpublique".
Le juge a dcid de lui faire un questionnaire par crit, et
Maurras rpond par crit, et ce sont ces rponses qui constituent
les articles de L'AF clandestine. On lui demande, par exemple:
"Etiez-vous attentiste? - Bien sr, rpond Maurras, j'tais
mme considr comme le chef de l'attentisme en France, parce
que je considrais qu'il n'tait pas sr du tout que l'Allemagne
gagne !" [ ... ] "Connaissiez-vous le marchal Ptain? - Bien
sr! Je ne connaissais que lui, j'tais son conseiller intime et il
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ne faisait rien sans moi ! - Etiez-vous sympathisant la
Milice ? - Bien sr ! La Milice tait contre le ramassis de
voyous et de bandits qui constituaient la Rsistance et qui consti-
tuent le gouvernement actuel, et il est bien vident que toute ma
sympathie allait vers elle !", etc ... C'est Maurice Fouquet qui me
racontait tout cela hier. Le vieux a l'air d'tre bien. En tout cas,
c'est fort drle (Lettre du 8 dcembre 1944).
Robert nous le raconte dans les couloirs. Il rit. La leon de
courage que donne dans son cachot de Lyon cet homme de
76 ans revigore et lectrise Fresnes. On a tous tellement besoin
d'exemple; tellement besoin d'admirer un homme seul qui,
malgr les ans, se lve et trouve la force de dire : Non !
Dans la cellule qui sert de parloir aux avocats, Brasillach doit le
rpter Me Isomi. Leur jeunesse maurrassienne tisse entre eux
des liens invisibles et serrs.
En outre, comme Brasillach, Isomi est un homme sensible et
noble. Je le regarde parfois arriver dans la galerie centrale, o
les avocats devisent avec leurs clients, faisant les cent pas en
attendant une place. Il est grand et de port altier. Un porte-docu-
ments noir sous le bras, ou soutenu deux mains dans le dos,
droit, il rejette en arrire une tte de violoniste au front dgarni
et aux cheveux qui bouclent dans la nuque. Il a les traits fins, la
bouche frmissante, je ne sais quoi de pathtique dans le regard.
En rgle gnrale, le taulard n'aime pas l'avocat. Il l'appelle
le "bavard". Il lui reproche de ne pas le visiter assez souvent,
toujours en coup de vent, et de ne pas s'intresser son affaire.
IlIa connat peine. IlIa confond avec d'autres. On entend:
- Je viens de voir mon bavard, matre Turlute ... Tu parles
d'un filandreux. Il rclame une rallonge la corn' de dpart
qu'il avait demande pour ouvrir le dossier, et le dossier, il l'a
jamais ouvert. S'il l'avait ouvert, il aurait vu que je suis un petit
cas ... Tout juste bon pour la chambre civique ... Cinq ans
d'indignit, c'est tout ce que je risque. Moins il jactera, mieux je
me porterai ... Il me prend pour Laval, cette tante, etc ...
Beaucoup de dtenus, qui avant Fresnes ignoraient tout de
l'argomuche et auraient cru dchoir en l'utilisant, mme pour
rire, depuis qu'ils sont enchrists dbagoulent le jars comme des
tatous. a fait costaud. a pose. En louced, on me demande
24
des quivalences, que je fournis, un rien flatt. Des hommes de
bien, bons poux, bons pres, marguilliers de leur paroisse,
membres de comits de bienfaisance et porte-drapeaux le
Il novembre, promettent maintenant de sataner mort les
arcans quand il vont dcarrer du ballon. Mais personne
n'emploierait ce vocabulaire pour parler de Me Isomi. Sauf
peut-tre pour dire:
- Celui-l, si Brasillach l'a choisi, c'est que c'est srement
une lame.
- Une lame? Tu peux dire une pe, mec.
Brasillach l'a d'abord trouv "sympathique", sans plus:
l'ai vu mon avocat plusieurs fois, il est sympathique, mais je ne
crois pas que quoi que ce soit serve quelque chose, tout est
hasard (Lettre sa mre, 22 octobre 1944).
Puis il y eut l'instruction fin octobre. Le juge, en argot: le
curieux, ne le fut gure. Une seule audience d'une heure et demie
pour juger un engagement politique de dix ans et les centaines
d'articles d'un homme, contre lequel la peine de mort allait tre
demande. Une heure et demie ... Et dans quelles conditions ! Le
prvenu qui passe au curieux est rveill avant l'aube et le reste
de la prison. Dans la langue du pnitencier, on dit qu'il est
"extrait" de sa cellule pour tre conduit au rez-de-chausse dans'
une sorte de placard qu'il occupe avec un autre "extrait". TI peut y
rester plusieurs heures, lire les inscriptions : Victor de la
Butte-aux-Cailles, PLV (pour la vie) , dans un cur, MAV
(mort aux vaches), et maintenant Vive Damand ! (ou Doriot;
ou Bucard. En revanche, je n'ai jamais vu : Vive Dat).
De ce placard, on passe dans celui de la voiture cellulaire, o
l'on peut tre menott, selon les jours et les humeurs.
Direction: le Palais de Justice (en 1944 ; aprs ce sera rue
Boissis-d'Anglas). Au lieudit la Souricire, nouvelle cellule fer-
me par une grille - comme dans les films amricains, mais en
plus crasseux - nouvelle attente.
Ce n'est qu' six heures que Brasillach est conduit, menottes
aux poignets, devant son juge d'instruction. Celui-ci est le
mme que celui d'Henri Braud. C'est le juge Raoult.
Brasillach raconte :
25
L'instruction dura environ une heure et demie. C'est--dire que
devant un greffier hargneux, qui arborait firement une croix de
Lorraine, un physique juif et une blessure pltre, soigneusement
entretenue, un juge poli et stupide me lut des morceaux d'articles
de moi dont il avait une grande quantit, et enregistra que je les
connaissais bien. Qu'avais-je nier? Je trouvais cela aussi bte
qu'ignoble. Je ne devais plus revenir l'instruction. En sortant,
comme il tait seul, le garde qui me conduisait, menottes au poi-
gnet, ne me permit pas de parler ma sur, qui attendait dans le
couloir depuis quatre heures, bien que le juge m'en et donn
l'autorisation, et me ramena la Souricire en m'expliquant que,
quand on mettait les gens en retard, on ne se doutait pas de la
perturbation que cela apportait dans la vie des gardes comme lui.
Je dcouvris que l'inspecteur de police tait un monsieur poli,
bien lev et comprhensif, ct de l'paisse stupidit du
garde. Quant au juge, il m'avait dit un mot aimable et mme
deux:
- Je ne suis pas charg de faire votre loge, avait-il dclar,
mais je puis vous dire qu'on ne vous considre pas tout fait
comme les autres, et que votre franchise me change agrable-
ment de l'attitude de certains inculps (Journal d'un homme
occup, uvres compltes, Club de l'Honnte Homme, 1964,
tome 6, p. 590).
Cette attitude dut aussi impressionner Me Isorni. Toujours
dans son Journal, on trouve ces quelques lignes de Brasillach
sur son dfenseur:
26
J'avais donc fait la connaissance de mon avocat, Jacques Isomi.
Il me plut beaucoup. Je le trouvai semblable ce qu'on m'avait
dit : subtil et ardent. Il avait pris cur la tche de me dfendre
mais, presque tout de suite, nous en vnmes des sentiments plus
amicaux. Nous tions immdiatement tombs d'accord sur le
point que tout tait bon pour la dfense, except la lchet. Un
peu trop de dtenus, mon gr, jouaient la carte inutile du repen-
tir, ou faisaient les imbciles qui n'ont rien compris ce qu'on
leur ordonnait. Dans la petite cellule o l'eau suintait, je liais de
nouveau connaissance avec le monde extrieur, grce cette pr-
sence nouvelle dans ma vie, mais pleine d'attention et de dlica-
tesse (Op. cit., p. 585-586).
Je n'ai jamais caus avec Me Isomi, Fresnes. Je ne l'ai vu
que deux ou trois fois, de loin. Je ne l'ai connu que bien plus
tard, dans les batailles contre l'Epuration, pour l'amnistie et la
rhabilitation du Marchal. Mais j'ai devin, immdiatement,
qu' la diffrence de beaucoup d'avocats, celui-ci tait sensible
la tragdie dont il tait la fois le spectateur, le tmoin et l'acteur.
J'ai tout de suite t persuad que Me Isorni, comme moi, voyait
la mort, l'ombre de la mort derrire ce jeune surdou, toujours
souriant et moqueur, et si amoureux de la jeunesse ... la mort,
comme on la montrait autrefois, avec son suaire gris autour d'une
face d'os aux orbites vides, debout, la faux la main, au milieu de
la joyeuse compagnie des vivants qui ne la voyaient pas. Je l'ai su,
en lisant, dans sa prface au Procs, ceci :
De la mort, Robert Brasillach ne parlait jamais. Mais on sentait
qu'il y pensait par tout ce qu'il prparait de la figure qu'il dsi-'
rait laisser pour toujours derrire lui. Depuis son arrestation, il
s'est vu monter vers la mort, chaque instant, je n'en doute pas, et
c'est dans cette monte, s'purant de toute violence, plus com-
prhensif de la misre humaine, qu'il a trouv sa vritable figure.
Je voudrais que ses adversaires qui l'ont couvert d'invectives,
que ses juges insensibles la puissance de l'me, l'aient connu
sur le chemin de l'agonie (Op. cit., p. 11).
La messe Fresnes
Quoique toute la semaine soit consacre l'oisivet et au
repos forc, le dimanche, Fresnes, n'est pas un jour comme les
autres. C'est vraiment le jour du Seigneur. Ds le petit matin,
l'aboyeur l'annonce. Son mugissement monte et rsonne:
- Prparez la mmmmesse !
Aussitt, c'est l'ouragan. Dans tous les tages, les auxiliaires
courent d'une porte l'autre. Ils les frappent coups de bton.
Ils crient:
- Messe ... messe ... messe ...
C'est un torrent de bruits qui roule sur les coursives. Il
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gonfle, il s'enfle, passe devant notre cellule, s'loigne, et lente-
ment s'apaise, comme la clameur de l'orage quand le tonnerre
s'est puis. Alors la voix de'l'aboyeur retentit nouveau:
- Envoyez la mmmmesse !
Clic-clac. Les cls tournent dans les serrures. Les portes
s'ouvrent.
- Dpchez ... Dpchez ...
TI serait impoli de faire attendre le Bon Dieu. Nous sortons en
pagaille. TI fait froid. Les plus dmunis d'entre nous ont gard
leur couverture et s'en servent comme d'un poncho.
- a caille, les gars.
- Un temps de saison.
- Le fond de l'air est frais.
- Si c'est pour la baignade, ce sera sans moi.
Les joyeux drilles ne dsarment jamais.
Le missel distingue les pratiquants srieux des catholiques de
circonstance. Les premiers le portent, parfois avec une certaine
ostentation. Les autres n'en ont pas. TIs se contentent des Prires
du Prisonnier, dition autorise par les autorits allemandes
d'occupation.
Mme les mcrants ne manquent pas la messe. C'est la
manire la plus licite d'chapper la rclusion et de sortir de la
cellule. (Les trane-couloirs de mon acabit sont rares.) On voit
des gens. On retrouve des copains. On peut raconter "son cas"
des ttes nouvelles. On fait des connaissances. Militer, c'est
aussi se choisir une seconde famille, que l'on croit plus serre
que la premire jusqu'au jour o ... Des illusions,
dsillusions , disait ce pauvre Jean-Hrold Paquis, qui avant le
feu de salve eut l'infortune de vivre ses derniers jours avec un
abcs dentaire et une joue comme a ...
- Et puis, si a ne fait pas de bien, a ne fait pas de mal,
disent les esprits forts.
Je remarque que ceux-ci s'affichent moins en prison que
dehors. Ceux qui bouffaient du cur tous les matins au petit
djeuner, ceux qui faisaient "croa-croa" quand passait une sou-
tane - l'poque, ces messieurs-prtres ne s'habillaient pas en
pkin - ceux qui ne perdaient pas une occasion de tourner en
drision l'Evangile et les miracles, la confession, le vu d'abs-
tinence, la qute, et de raconter des histoires de bonnes surs,
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source inpuisable de la paillardise gauloise, mettent un bmol
leur verve. Ils reconnaissent volontiers que tout n'est pas mau-
vais dans la religion et glissent sur le toboggan des concessions
fatales. Quelque chose chang. Hier, au bistrot, avec des argu-
ments la Homais et des raisonnements emprunts La
Calotte, ils crasaient les culs-bnis. Aujourd'hui, ils ont perdu
de leur assurance. Aux colis, j'ai entendu la discussion philoso-
phique suivante.
- Dieu existe ... Dieu existe ... C'est vite dit. Tu l'as vu toi?
- Non. Et aprs? Tu as vu mes fesses?
-Non
- Elles existent pourtant.
C'tait vulgaire, mais imparable. Autour, a se tordait. Les
rieurs avaient chang de camp. Sur un ton plus noble, Saint-
Germain fait la mme constatation:
l'ai eu l'occasion d'assister en cellule une passionnante
conversation mtaphysique entre deux ministres de Vichy, l'un
catholique, l'autre athe. Les citations de Pascal et de Renan
fusaient de part et d'autre comme des projectiles. De Platon
Jean-Paul Sartre, ils taient nombreux les philosophes qui ali-
mentaient la discussion. Je ne dirai pas que la thse catholique
marquait nettement des points dans cette spculation o les deux
protagonistes taient galement brillants. Mais je remarqua"i
bientt qu'en face de la srnit de son adversaire, l'athe lais-
sait percer le tourment de ses penses secrtes. Et le catholique,
sans le convaincre encore, dmontra avec force que la recherche
de la vrit laquelle il astreignait son esprit tait dj une
faveur de la grce. "Vous tes un croyant qui s'ignore", fit-il en
conclusion (Op. cit., p. 80).
Le long du couloir central, perpendiculaire aux Divisions,
deux par deux, et en groupes de vingt, nous gagnons la
Chapelle-Ecole, en devisant des altitudes moins leves. Notre
cortge est impressionnant. A chaque fois, je l'imagine trans-
form en bataillon d'assaut. Il suffirait de quoi? D'un chef,
d'une poigne de capitaines, d'une volont, d'un peu de coura-
ge, d'une grande vigueur mentale. Soudain, les premiers
groupes s'arrtent. Tout le dfil s'immobilise. Les mots d'ordre
circulent, voix basse, mais ferme. On se saisit des gardiens. Ils
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sont colls aux murs, dvtus en un tournemain. Un type poil
n'est plus que l'ombre de lui-mme. Les meneurs les plus hardis
se fringuent en matons. Ils.courent aux portes et aux grilles,
armes de clefs. La surprise est totale. Les premiers rangs sont
dj dehors. Les derniers librent les captifs. Toujours en
silence. Dans un ordre impressionnant. On peut rver ... Ne pas
imiter les films d'Hollywood sur les meutes dans les pniten-
ciers yankees ... Oui, que faudrait-il pour transformer ce trou-
peau en troupe ? Pas grand-chose : oser, oser risquer, oser se
battre, refuser la condition de mouton. Pas grand-chose, oui,
mais l'essentiel.
Au reste, ce sont l des songes creux. Les tentatives d'va-
sion collective sont toujours voues l'chec. Au mieux, elles
ne peuvent profiter qu' quelques gros malins, les plus prompts
se dsintresser des copains pour jouer leurs cartes person-
nelles. Il n'y a que les vasions individuelles - ou limites un
nombre d'individus trs rduit, cause des indiscrtions et du
mouchardage, la plaie des bagnes, avec l'homosexualit - qui
ont une chance de succs. Je mris un plan pour faire vader
Franois Chasseigne. Celui-ci occupe, au quatrime tage, une
cellule d'angle. De sa fentre, le regard plonge sur le chemin
qui jouxte, l'extrieur, le dernier mur d'enceinte. Nous
connaissons les horaires des rondes. A l'heure H, un petit com-
mando, trois hommes suffisent, se pointent l'endroit dsign
o, la nuit prcdente, une barre de fer avec anneau a t
enfouie en terre. (Prvoir des marteaux entours d'toffe.) A
l'aide d'un lance-pierre, un boulon est envoy dans la fentre
ouverte de Franois. A ce boulon est noue une cordelette,
laquelle est lie un cordage de marine, genre drisse de grande
voile, avec crochets et palan quatre brins. Il suffit, en haut, de
la hisser et de l'accrocher aux barreaux; en bas, de l'accrocher
l'anneau et de la raidir au palan. Aprs quoi, Franois passe
entre les barreaux scis et, accroch aux poignes d'une glissi-
re roulettes et freins (voir matriel de cirque), il lui reste se
laisser glisser comme une fleur, au-dessus des deux murs,
jusques terre o les gars l'attendent, l'embrassent, lui filent
une rasade de vieux rhum, lovent le cordage (largu en haut)
avant de disparatre dans la nuit.
Tout est prvu. a c'est du plan! Chasseigne en convient.
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Mais il se trouve trop lourd pour tenter la belle accroch un
filin. Pas assez muscl des bras. Dommage. S'il faut attendre
qu'il soit entran, il sera en centrale ... S'agira alors d'un tout
autre turbin. C'est ainsi, cause d'un dtail, des biceps insuffi-
sants, que les petits gnies ne peuvent donner toute leur mesure.
Peut-tre aussi que ces biscottos dficients nous ont empchs
de finir l'hiver au chtar.
Voil les penses qui me trottent dans la tte tandis que nous
avanons vers le lieu saint. La premire fois qu'on y entre, le
choc est assur. Aujourd'hui que nous avons pris l'habitude
d'entrer dans des glises qui ressemblent des manges forains,
des salles de boxe (avec ring), des bains-douches, n'importe
quoi, sauf des glises d'autrefois, il est possible que la surprise
ne soit pas aussi grande. Mais, en 1944, tous les tmoins vous le
diront, l'effet est saisissant. La Chapelle-Ecole est un amphi -'
thtre de cages. En demi-cercle, des gurites prires de cou-
leurs grises, riges sur des gradins, descendent vers l'autel.
Deux par deux, nous sommes pousss vers ces cabines tlpho-
niques faites pour une personne et enferms. Si le feu prenait
dans ces baraques de bois, a ferait un joli bcher de chrtiens.
Ils mourraient enfums avant mme d'tre brls.
Un petit pupitre permet de poser un livre, un sige de
s'asseoir, mais il est impossible de s'agenouiller. Par une ouver-
ture rectangulaire qui ressemble une meurtrire, on dcouvre
le prtre, les quatre enfants de chur, qui sont ici quatre tratres
d'une quarantaine d'annes, deux matons, les bras croiss sur la
poitrine, posant un regard souponneux sur ces visages dans
leurs niches, enfin une grande peinture murale reprsentant un
Christ en croix sur fond de tnbres.
Je suis une victime de la guerre de cent ans qui, depuis Jules
Ferry, oppose en Bretagne les "laques" aux "clricaux". Mes
parents, catholiques de naissance, devenus adversaires du parti
prtre, crurent de leur devoir de ne pas me faire baptiser. De
l'anglus de l'aube l'anglus du soir, les cloches rythmrent
les jours de mon enfance, mais la seule qui comptait tait la
cloche de l'cole laque, annonant le dbut et la fin des classes.
Je n'ai jamais eu de bel habit bleu sombre avec brassard
blanc comme en portaient mes camarades le jour de leur com-
munion solennelle. Lors des enterrements, je restais avec mon
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pre la porte de l'glise Saint-Gunol. Parfois, nous allions
attendre la fin de l'office au bistrot. Mon impit me valait une
limonade amliore d'une goutte de rhum, breuvage connu des
familles sous le nom de "champagne breton". Meilleur que le
vrai , affirmait mon pre qui tait un internationaliste d'idolo-
gie et un rgionaliste de passion.
Bref, j'tais programm pour conduire mon existence la
lumire de la raison, qui "tonne en son cratre", et de l' exp-
rience. Hlas, personne n'est parfait. Malgr toutes ces dfenses
et protections, j'ai dj connu des motions religieuses. Je n'ai
jamais oubli la premire, en septembre 1930. Une tempte
d'quinoxe avait vendang la flottille de cotres tape-cul, qui
pchaient le thon, dans le surot de Belle-Ile, la fin du golfe de
Biscaye. De nombreux bateaux de l'Ile d'Yeu, de Groix, de
Concarneau avaient coul, corps et biens. Les disparus se comp-
taient par centaines. Mon oncle Ambroise, le frre prfr de
mon pre, le patron du CC 1606 Aide-toi, arrach la barre par
un retour de bme, tait mort, noy. J'avais vu le bateau passer
le musoir de la digue. Le soir tombait. L'Aide-toi avanait lente-
ment, sous grement de fortune, le grand-mt cass mi-hau-
teur. Un drapeau noir flottait sur une drisse. Les hommes taient
debout, tte nue, sauf un, allong sur une civire, la cuisse dans
une gouttire de bois. Un autre de mes oncles, Charles, tait la
barre. Il vit mon pre et cria:
-Ambroise!
Mon pre me prit par la main. C'est la seule fois de ma vie
que je l'ai vu pleurer. De grosses larmes coulaient sur ses joues
tannes. Son menton tremblait. Il ne disait pas un mot. La foule
s'carta. Nous rentrmes, en silence. Ma mre guettait la
fentre. Si loin qu'elle nous vit, elle avait compris. Elle courut
vers nous, les bras tendus. Je l'entendis. Elle disait:
- Mon Dieu ... Mon Dieu ...
Dans les jours qui suivirent, il y eut une grande crmonie
devant le phare et le calvaire de la Croix, face la baie et au
large. Dans le ciel gris et bas roulaient des nuages noirs. La mer
avait son air des mauvais jours. J'ai le souvenir des cantiques que
le vent revenu syncopait. La foule en deuil me parut norme. Elle
tait agenouille jusqu'aux murs des conserveries. Debout sous la
croix, le frre prcheur se frappait la poitrine. Il tonnait:
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- C'est ma faute, c'est ma faute, c'est ma trs grande faute.
A genoux, les fidles se frappaient aussi la poitrine et rp-
taient dans un grondement sourd et martel: c'est ma faute,
c'est ma faute, c'est ma trs grande faute.
Je ne comprenais pas pourquoi ils se reprochaient une faute
dont taient seuls coupables la nature et la socit capitaliste -
la pauvret empchant les bateaux d'tre entretenus comme ils
auraient d l'tre - mais j'tais sensible au mystre qui nous
entourait, pesait sur nos destins, crasait ces hommes et
femmes, presque front contre terre et, en mme temps, allumait
en eux la flamme de l'esprance ...
Notre Pre qui tes aux Cieux ...
Que votre volont soit faite ...
Quelque quatorze ans plus tard, dans son placard de la
Chapelle-Ecole, le bout d'homme que je suis devenu, naufrag
son tour, prouve des sentiments voisins. Je ne comprends pas
bien le sens de la messe, ni ses articulations. Pourtant, une mo-
tion me pntre ... m'enveloppe ... une sorte de prise de
conscience confuse, mais forte, de l'existence de lois secrtes
entre les cratures et le Crateur... Le sable du quotidien les
recouvre ... Elles ressurgissent les jours d'preuves ... Etrange ....
Etrange que la scne de septembre 1930 me revienne, dans mon
cagibi misrable, serr contre un inconnu qui sent l'aigre, avec
une acuit aussi intense ... La mer d'un gris-vert, mchante,
sournoise, qui vient lcher en hypocrite les rochers du port ...
Les coiffes blanches aux rubans dnous, ras le sol... l'odeur
forte du gomon mouill ... les mouettes, que le gros temps a
ramenes terre, et qui tournent, en mange, avec des cris
aigus, autour du clocher de l'humble chapelle, devant l'Abri du
Marin ... Etrange que le mme vertige revienne ... La redcou-
verte blouie, qui s'vanouit sitt qu'on croit la tenir, d'un
inconnu connu ... La vie n'est pas plate ... Les tres et les choses
possdent un relief qui chappe notre connaissance ... Un
relief qui les relie un monde invisible, mais sensible et pr-
sent.
Etrange aussi que je n'aie jamais parl de tout cela Robert
Brasillach. Il sait tant de choses qu'il m'aurait indiqu les che-
33
mins prendre ... les tapes pour comprendre ... Au vrai, je le
croyais assez indiffrent ces problmes, ne l'ayant pas assez
lu, surtout assez bien lu, p O l ~ r deviner une vrit qui n'tait dite
qu' demi-mots et voix basse.
Je tenais Robert Brasillach pour un catholique de baptme
mais peu pratiquant, sduit par un paganisme de vacances dans
la lumire qui vibre du pays catalan, loign de l'Eglise par la
condamnation de l'Action franaise. Certes, il y avait eu la
rconciliation en 1939. Il n'tait pas certain qu'elle et cicatris
les blessures que laisse toujours l'injustice. Il l'crit lui-mme:
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Aux vacances de 1926, la condamnation de l'Action franaise
par l'archevque de Bordeaux, puis par le Saint-Sige, devait
nous apporter de plus graves sujets de discussion. Etait-il vrai
que Maurras cherchait s'emparer de l'me de la jeunesse ? Un
catholique devait-il se soumettre l'interdiction qui lui tait faite
de lire le journal, d'adhrer la Ligue? Ou devait-il penser qu'il
s'agissait l d'un domaine rserv, non religieux, mais poli-
tique ? L'approbation officielle donne au 1 er janvier par le
nonce la politique de M. Briand ne prouvait-elle pas qu'il
s'agissait l d'une condamnation irrecevable? Mais n'y avait-il
pas danger dans le naturalisme de la doctrine? Nous nous
posions ces questions diverses et contradictoires. Il y avait parmi
nous [les lves de l'Ecole Normale Suprieure] des catholiques
qui souffrirent de l'vnement. Il y avait des incroyants ou des
tides qui s'en tonnrent. [ ... ] Mais je ne crois pas, pour tre
sincre, que la condamnation de Rome ait beaucoup nui, chez
nous, au crdit de l'AF. Si quelques-uns cessrent de lire le jour-
nal, au moins avec rgularit, l'influence de la doctrine ne fut
pas branle.
Mais d'ailleurs nous parvenaient des nouvelles plus pnibles. De
vieux royalistes, qui avaient bris parfois leur vie pour l'Eglise,
au temps des Inventaires, par exemple, se voyaient refuser le
prtre leur lit de mort. Des enterrements civils faisaient scanda-
le dans des villages o ils taient inconnus. Des prtres taient
dchirs par le conflit. Dans un admirable livre, Les Manants du
Roi, Jean de La Varende a laiss le tmoignage poignant de cette
crise immense, qui aura t la grande crise spirituelle de cette
poque. Par l-mme, avant la rconciliation, les rigueurs s'att-
nurent, sans jamais disparatre tout fait. Rien n'est plus dur
qu'une perscution ecclsiastique. On voyait alors passer des
cercueils sans clerg, que les ligueurs dposaient devant la porte
ferme des glises, pendant que la foule voix haute rcitait les
psaumes ou le chapelet. Derrire cette porte, il y avait parfois un
prtre aussi tourment, aussi mu que ceux qu'il repoussait. La
porte ne s'ouvrait pas. Pendant ce temps, Paris, les vieux lut-
teurs continuaient leur combat patient, avec la mme violence et
le mme courage, sous les sarcasmes des dmocrates-chrtiens,
le rire des anticlricaux, les applaudissements des antipatriotes.
Aujourd'hui que l'apaisement est venu, dans la dignit, par la
dcision charitable et belle d'un grand pape, on peut demander le
silence sur tout cela. Je ne crois pas qu'on puisse raisonnable-
ment demander l'oubli de ceux qui ont souffert (Notre avant-
guerre, uvres compltes, tome VI, pp. 39-40-41).
Le chrtien, chez Brasillach, j'ai mis longtemps avant d'en
mesurer l'importance. Ni les Pomes de Fresnes, ni la lecture de'
Domrmy, sa premire pice, crite en 1932, publie quelque
trente ans plus tard dans les uvres compltes, ni la relecture du
Procs de Jeanne, ne me mirent sur la voie. Pour moi, Robert
tait un stoque gai. Deux mots clefs ouvraient son monde : le
mot bonheur et le mot honneur. Il tait le pote de la vie, des
petites joies de la vie, de la chaleur, du soleil sur la mer, des
feux dans la nuit, de l'amiti, de la prsence des tres que l'on
aime et de leur chaleur. Mme la fin du Journal d'un homme
occup, crit Fresnes, il ne dit rien d'autre:
Je crois n'avoir jamais perdu, le jour au moins, la gaiet ncessaire
la vie. Tout me paraissait d'une absurdit prodigieuse et les
hommes, dans leur ensemble, lches et mchants. Mais comment
oublier tant de dvouements et tant d'amitis? [ ... ] Non, dcid-
ment, dans cet univers atroce, il fallait encore croire quelque
chose, et cette chose demeurait bien l'amiti humaine, la tendresse.
Elle tait auprs de moi, dans ces jours froids, elle ne m'aban-
donnait jamais, je la sentais tide dans ma cellule glace, avec le
visage des miens, le visage de mes amis, disperss, de tous ceux
dont les fantmes se joignaient travers l'espace pour faire une
protection au-del mme de la vie - le visage de maman. Et
j'tais bien sr que tout cela servirait, qu'on ne pouvait rien de ter-
restre contre une telle somme de tendresse. Cela me suffisait pour
m'avancer plein de confiance et mme d'allgresse au milieu des
piges tendus. Mon pass avait t beau, il m'apportait dans
35
l'ombre ses joies et ses rconforts. Je revoyais parfois les paysages
que j'avais aims, je me retrouvais avec Maurice et Suzanne cam-
pant au pied des palmiers, dans le sud torride de l'Espagne, ou
dans les tranches de la guerre civile de Madrid. Je revoyais
Bruges et Florence et la place Djemaa el-Fna de Marrakech o
j'aurais voulu mener les petits enfants. Et je revoyais cette courbe
de vigne, cette maison carre sous le ciel mat, o se dcouvre la
mer dans le village de mon enfance, et qui me sont plus prcieux
encore que les tours de San Gimignano et les canaux de Venise ou
d'Amsterdam. Et tout cela, avec les figures aimes, avec la ten-
dresse du corps, les rues de Paris dix-huit ans, tait si proche
vraiment que je ne pouvais plus, merveill par mon pass, regar-
der l'avenir autrement qu'avec une indicible curiosit (uvres
compltes, tome VI, pp. 603-604).
Ces paillettes de mots de couleurs, au bout de la plume, ne
me semblaient pas trs catholiques, alors que la mort montait,
pas de loup, par les chemins de ronde. En tout cas, mon oreille
n'tait pas assez exerce pour entendre, sous le chant paen, le
chant profond. Il a fallu un livre, paru en 1958, mais que j'ai lu
plus tard, le pntrant Brasillach * de Jean Madiran, pour que la
rvlation se fasse.
Les cinquante dernires pages de ce livre seraient toutes
citer. Madiran connat ces domaines beaucoup mieux que moi.
Il en parle beaucoup mieux que je ne saurais jamais le faire et
avec une autre autorit. J'y renvoie le lecteur intress. Il y trou-
vera grand profit. Voici pourtant quelques extraits:
Brasillach tait chrtien et catholique comme on le lui avait
appris. Il tait all au catchisme et il avait fait sa premire com-
munion, il priait la Sainte Vierge et il avait un chapelet comme
on en faisait chez lui. Et comme on faisait chez lui, il n'allait
gure la messe. Il fit deux fois, pied, le plerinage de Notre-
Dame de Chartres, une poque o l'on n'avait pas encore rta-
* Aux Nouvelles Editions Latines, qui en firent une rdition en 1985.
Mme si l'on ne partage pas tous les jugements de l'auteur, le livre est
inoubliable. Il s'ouvre sur cette citation de Claudel: Pour com-
prendre une vie, comme pour comprendre un paysage, il faut choisir
un point de vue et il n'en est pas de meilleur que le sommet.
36
bli la coutume parmi les tudiants et parmi les fidles. Il en avait
sans doute trouv l'ide dans Pguy et peut-tre cela paratra-t-il
au premier abord un peu littraire. Mais sur le front, pendant
l'hiver 1939-1940, ce que lui apportait l'intercession de Pguy,
ce n'tait pas un souvenir littraire, c'tait une prire:
"A Notre-Dame de Chartres, nous savons aujourd'hui que nous
n'avons rien demander: car nous n'avons qu' faire comme
Pguy, nous remettre, nous confier, et ce n'est plus notre
tche de veiller sur nous".
Il avait chemin en Beauce et beaucoup souffert, il avait d
renoncer le matin du troisime jour mais, l'anne suivante, il
avait recommenc et cette fois il tait all jusqu'au bout.
"Croyant, chrtien, catholique, il l'avait toujours t et sa cultu-
re religieuse n'tait pas infrieure son rudition profane. Il
lisait la Bible plus que la plupart des catholiques, il connaissait
l'histoire religieuse, la liturgie," il n'tait point ignorant en t h o ~
logie. Mais, c'est unfait qu'il ne pratiquait pas rgulirement *.
" Il ressemblait beaucoup au Ren de Comme le temps passe :
"Dieu et le monde invisible avaient toujours fait partie de leurs
proccupations et il serait fou de dcrire une enfance sans indi-
quer le rle immense qu 'y joue la religion. Mais, peu peu, chez
Ren, cette religion devenait matire d'interrogation et de curio-
sit. Il mettait souvent l'preuve la science thologique,
d'ailleurs exacte, de l'excellent cur, cherchait des renseigne-
ments dans les dictionnaires et de vieux bouquins historiques au
grenier. Il s'intressait aux hrsies, aux doctrines bizarres." Il
ressemblait bientt au narrateur de L'Enfant de la Nuit: "Je
n'avais plus la foi," ou, plus exactement, je rpugnais prati-
quer, et il me restait de mon enfance le scrupule de mler Dieu
mes petites affaires personnelles." Cela, bien sr, lui restait de
son enfance, une foi catholique loigne de l'Eglise et spare de
* Georges Blond. Cahier des Amis de Robert Brasillach, nO 4, p. 17.
Georges Blond, officier de marine marchande, devenu journaliste en
1930 (il a 24 ans). Secrtaire de rdaction Candide. Collabore Je
suis Partout et La Libert (Doriot). Mobilis dans la marine en 39.
En juillet 40, refuse de rester en Angleterre (avec Muselier). Rentre en
France. Ecrit Je reviens d'Angleterre, ouvrage qui le fera mettre sur la
liste noire des crivains interdits d'dition. En cavale en 1944. Ami de
Brasillach. Il se ralliera au rgime et crira des livres de vulgarisation
sur les sujets les plus divers.
37
la ralit quotidienne, une foi relle mais un peu inaccessible,
une foi qui est un couronnement et un sommet, un refuge dans
les plus grands prils, une esprance intacte et en rserve, et non
pas mle la vie de tous les jours. [ ... ] Dieu restera longtemps
pour Brasillach: "Celui dont on ne parle pas".
"Celui dont on ne parle pas" n'en est pas moins prsent. Bien
avant les Pomes de Fresnes, les signes de cette prsence exis-
tent dans l' uvre de Brasillach. L' il et l'oreille exercs de
Jean Madiran les ont dcels et entendus.
Il les trouve dans son Corneille, le plus complet de nos
potes chrtiens avant Claudel . Brasillach y crit:
Nous savons sous quelle forme exacte Pierre Corneille rcitait
son Pater. [ ... ] Nous savons aussi comme il saluait la Vierge
envers qui il avait une dvotion particulire. Je ne crois pas qu'il
puisse tre tout fait indiffrent de connatre le Pater et l'Ave
Maria de Pierre Corneille.
Et Robert Brasillach ajoute cette notation trange de la part
d'un jeune maurrassien de vingt-neuf ans, que l'on pouvait pen-
ser assez loign de l'Eglise:
On imagine que les potes franais, aprs leur mort, doivent
recevoir comme rcompense le droit de suivre l'office de la
Sainte Vierge dans le missel traduit par Pierre Corneille
(Corneille, pp. 419-20-21).
Par on ne sait quelle mystrieuse prescience d'un avenir
somme toute pas trs loign, Brasillach songeait-il lui?
C'est surtout la prface au Procs de Jeanne d'Arc qui retient
l'attention de Jean Madiran. Il souligne ceci, qui est rvlateur:
38
Des analogies mystrieuses joignent la moindre des paroles de
l'enfant, dans leur simplicit riche d'un monde surnaturel, aux
paraboles que prononait son Matre en Palestine, quatorze
sicles avant sa naissance. Ce n'est pas la premire fois qu'on
rapproche Jeanne de Jsus, en s'excusant aussitt d'oser la com-
paraison. Pourquoi s'excuser, et quelle est cette timidit
trange? Le catholicisme ne nous enseigne-t-il pas que l'homme
doit s'efforcer l'imitation du Christ, et que les saints sont les
tres qui ont le plus merveilleusement pastich la ressemblance
du Seigneur? Jusque dans leur corps, certains d'entre eux ont,
force d'amour, retrouv les stigmates de la Croix, des clous et de
la lance.
Cette prface date de 1932. En 1941, Brasillach la complte :
On pourrait tirer du Procs de Jeanne d'Arc une sorte de cat-
chisme [et y apprendre comment] nous est enseigne la manire
non de fuir le monde mais de le transmuter par une alchimie de
chaque jour ... Ce que Dieu a cr nous aide l'couter.
Je prie le lecteur de vouloir bien excuser le nombre et la lon-
gueur de ces citations. Elles valent mieux que des paraphrases et
des commentaires. Mieux qu'un rcit fabriqu partir de ces
lments, elles laissent chacun libre de comprendre et de juger
le comportement d'un homme qui se prpare crire :
Ma vie est un oiseau aux filets du chasseur:
Voici le dernier acte et l'ultime seconde.
Ce qui est impossible aux promesses du monde
Reste possible encor, mais vous seul, Seigneur.
Voici le dernier acte et l'ultime seconde;
Laissez-moi le courage dfaut d'autre bien:
Il en faut pour briser les plus troits liens,
Et ce n' est plus qu'en vous que mon espoir se fonde.
(l erfvrier 1945).
39
A l'imitation de Jeanne
Le lendemain du procs, Mme Maugis, la mre de Robert
Brasillach, crit son fils :
Mon Robert chri
Je suis l, je pense toi. Ne te tourmente pas de nous surtout.
Je pense toi, je suis fire de ton courage. [ ... ] Tu as, toute ta
vie, t hant par le procs de Jeanne d'Arc et, toi aussi, ils t'ont
trouv insolent, car il y a un moment o, si l'on n'est pas lche,
on vous trouve insolent.
Je t'aime de tout mon cur si plein de toi. Je t'embrasse et je
suis fire de toi, mon fils.
Ta maman
(21 janvier 1945)
Je suis d'un pays, la Cornouaille, o le sens un peu pais et
possessif du solide, du concret, du palpable, du charnel se marie
sans difficult la croyance en un monde invisible. Il nous
entoure. Il nous baigne. Nous sommes une le, au soleil, au
milieu d'une mer de brumes ... Tout au long de notre existence,
cette prsence immatrielle jette sur nos pas des avertissements
et des signes. Nous en devinons quelques-uns. Le plus grand
nombre, nous ne comprenons leurs messages que longtemps
aprs les avoir reus. Il est souvent trop tard. Nous sommes
dans une petite gare de campagne d'autrefois. Aucun employ
ne s'y trouve qui pourrait nous informer. Nous entendons tinter
un grelot, mais nous ne savons pas qu'il annonce l'arrive d'un
train, ou, si nous le pressentons, nous ignorons d'o il vient, o
il va, le long de quel quai il doit se ranger, et s'il nous faut le
prendre. .
Si Robert Brasillach a t hant toute sa vie par le procs
de Jeanne d'Arc, tait-ce - en partie tout au moins - parce
qu'un jour, l'heure de midi, au temps de l't, dans le jardin de
40
son pre, une de ses voix l'avait prvenu qu'il en subirait un
semblable?
J'en ai l'intime conviction. J'ai la conviction qu'il s'est pr-
par y faire face, ['imitation de Jeanne , en utilisant ses
armes qui taient la simplicit, la sincrit, la droiture qui
n'empche pas l'habilet, parfois l'insolence et la volont d'tre
soi-mme jusqu'au bout, quoi qu'il en puisse coter. Et aprs,
que Votre volont soit faite ...
Il en parle peu lors de nos rencontres. Quelques mots seule-
ment, souvent en boutades. Il se moque de l'embarras de la jus-
tice devant le cas qu'il pose. La plupart des accuss battent leur
coulpe. Ils reconnaissent leurs erreurs, et ne cherchent que des
circonstances attnuantes. Brasillach va dfendre la lgitimit
de ses positions. Il va les justifier. Il arrive cuirass de citations
comme le chevalier de son armure. a se sait en prison. a se'
sait dehors.
- Attention, dit-on au Palais. C'est un procs o il va y avoir
de la pluie. Personne ne veut tenir le parapluie. Personne ne
veut tre mouill.
Malgr l'expresse rapidit de l'instruction, le procs trane. Il
est remis de novembre en dcembre, de dcembre en janvier, et,
dans ces mois, les dates fixes reculent. Je m'en rjouis. Dans
ma petite tte simplette, gagner du temps, voil l'
Me Isorni est d'un autre avis. Il redoute plus la rptition des
campagnes de presse que les jurs. L'avenir montrera qu'il n'a
pas tort.
Les jurs sont pourtant communistes 70 %. Ils sont choisis
sur des listes dresses par un certain Midol. Qui est ce Midol ? Le
fils d'un membre du Comit central, vieil apparatchik du parti,
arrt et condamn en 1940, par le gouvernement Daladier.
Le jeune Midol est secrtaire gnral du Front national judi-
ciaire. Il a t plac la Chancellerie par Marcel Willard, dont
nous avons dj parl, l'homme qui prfrait la justice la
mitraillette la justice la balance. Les jurys Midol sont donc
sans tats d'me. Ils obissent L'Huma. Si L'Huma dit : la
mort et la confiscation des biens, ce sera la mort et la confisca-
tion des biens.
Les magistrats le savent et se dfilent. On en cherche un ou
deux qui n'auraient pas prt serment au Marchal. Mission diffi-
41
cile. Sinon impossible. Alors on dsigne quelqu'un qui ne pourra
pas refuser. Le prsident sera le conseiller Vidal. Concluez.
Et l'avocat gnral ?
- L, a relve de Charlot... ou mieux des Marx Brothers,
dit Brasillach.
Le Procureur gnral, qui a la haute main sur le ministre
public, s'appelle Andr Boissarie. C'est un Prigourdin d'une
quarantaine d'annes. On le donne comme franc-maon. Ce qui
est certain, c'est qu'il deviendra un personnage important de la
Ligue des droits de l'homme.
Avocat et rsistant, Boissarie fut arrt par la Milice en 1944.
On l'interna la prison des Tourelles, que dirigeait Henry
Charbonneau. Boissarie n'eut pas trop s'en plaindre. La
Libration le retrouve l'infIrmerie de Nanterre, frais comme
l'il, mais d'une humeur de dogue, et le got du sang la truffe.
C'est ce qu'il faut. Voil cet ancien secrtaire la confrence,
bombard procureur gnral, autant dire le Fouquier-Tinville de
la nouvelle Terreur. C'est lui qui dcide du transfert de
Brasillach, du camp de Noisy Fresnes, pour prcipiter le chti-
ment. Alors commence le ballet bouffe. Boissarie pourrait
requrir lui-mme. Il s'en garde mais prouve de grandes diffi-
cults dnicher l'oiseau rare.
Rcit de Brasillach:
Les avocats-bcheurs (cet argot est admirable) se dgonflent tous
les uns aprs les autres. [ ... ] Samedi, tous les avocats gnraux
ayant refus, on nomme un avocat, Me de Gonfreville. Il reoit le
dossier, l'examine, le referme comme s'il avait vu le diable en
peinture, et va le rapporter le lundi d'un pied lger. On ramne le
dossier chez l'avocat gnral Reboul qui a requis contre
Maubourguet et dans l'affaire Laffont. Il avait dj refus. Ille
reprend pourtant, et le mercredi le rapporte aussi, dclarant que
seul un malhonnte homme peut l'accepter moins de deux mois
d'examen. On renomme donc un avocat, pote ses heures,
Me Nol Flici. Dj, le petit Salleron * se ruait la Nationale
* Paul Salleron tait membre du MLN (Mouvement de Libration
Nationale). Il crira sous le nom de Paul Srant une srie de romans et
d'essais importants: Les Inciviques, Les Vaincus de la Libration, etc ...
42
pour recopier les vers les plus ridicules de ce monsieur. Ce
matin, on venait m'annoncer cette nouvelle. Mais ce soir, on
venait me dire que, rflexion faite, l'inflix Flici avait rapport,
lui aussi, le dossier. Les choses en sont l. J'attends les prochains
gags [ ... ].
J'ai donc maintenant Reboul comme avocat-bcheur, pour le
16 janvier *. Personnellement, je le tiens pour un grotesque dans
le style Joseph Prudhomme. C'est ce qu'on appelle un homme de
talent. Et je ne lui pardonne pas d'avoir rclam la mort pour le
petit Maubourguet, qu'on ne lui a heureusement pas accorde.
C'est lui qui, dans une belle envole, a dit Bonny, qui prten-
dait n'tre qu'un fonctionnaire de la rue Lauriston: "Vous avez
cru que votre rond-de-cuir serait votre boue de sauvetage, ce
sera votre carcan." Moi, je ne pourrai faire autrement qu'clater
de rire s'il me sort des phrases de ce genre (Lettres Maurice
Bardche, uvres compltes, tome IX, pp. 239 et 244).
Je parle souvent de l'invention dbride du feuilletoniste qui
crit l'histoire. Pour les besoins de je ne sais quel roman popu-
laire, mlodrame, film rebondissement, quel romancier, auteur
dramatique ou scnariste oserait inventer ceci ?
Le conseiller Vidal, l'avocat-gnral Reboul et Me Isomi se
connaissent trs bien. Le hasard fait que M. Reboul est le voisin
de palier de Me Isorni. Surtout, sous l'Occupation, une premire
affaire les avait runis. Une affaire grave, que la presse avait pr-
fr taire. Etait-ce une histoire de rsistance, ou, pour employer la
terminologie de l'poque: de terrorisme? De terrorisme commu-
niste ? C'est possible. C'est mme vraisemblable. Ce que
Me Isorni laisse entendre Brasillach permet de le supposer:
- Nos positions, M. Reboul et moi, n'taient pas tout
fait les mmes qu'aujourd'hui...
C'est d'un ambigu qui en dit long, et qui explique peut-tre
pourquoi, aprs avoir refus deux fois le dossier, M. Reboul a
fini par tre contraint de l'accepter.
La concidence pourrait paratre fcheuse. Le prsident Vidal
s'en trouve, au contraire, tout moustill.
* Robert fait erreur, comme il faisait erreur en m'annonant le 20 jan-
vier, au lieu du 19 ... A moins qu'il y ait eu encore plusieurs change-
ments de date.
43
- Nous allons nous retrouver tous les trois, dit-il
Me Isorni.
Sous-entendu: comme au bon vieux temps ?
A Fresnes, pour potiner, 'l'avocat rapporte le propos son
client.
- Ah ! Vous allez vous retrouver tous les trois, dit
Brasillach, sarcastique, et moi je ferai le mort ...
Puis, il clate de rire.
Si Marcel Aym, dans La Tte des autres, avait imagin la
situation, les critiques lui auraient reproch le trait forc de sa
caricature.
Le baron (Benoist-Mchin) va de cellule en cellule colporter
le mot. Moi, je n'clate pas de rire ... En bon Breton, si la mort
est familire, si elle monte dans la nuit avec le flot, pour empor-
ter les mes dans les brouillards doux du matin, avec le jusant,
elle n'est pas prtexte plaisanterie.
Peut-tre n'est-ce l qu'une rplique sans importance. Robert
ne va pas son procs en victime expiatoire. Comme il est tou-
jours gai, il dit:
- C'est trange ... J'ai l'impression de me prparer l'exa-
men.
Il parle aussi de "soutenance de thse". Sans que le sourire le
quitte - un sourire qui bientt cessera d'tre moqueur pour
devenir un sourire de bont et de paix - il parle des lettres que
Me Isorni reoit, sans qu'il ait rien demand. Marcel Aym,
romancier, moraliste, fabuliste, le plus bouriffant raconteur
d'histoires et peintre de notre temps, crit:
44
Une connaissance encyclopdique si profonde et si lucide de tout
ce qui est du domaine de l'tre et des lettres franaises est proba-
blement sans gal, en France, l'heure qu'il est. Un accord aussi
rare de dons exceptionnels, surtout chez un homme encore trs
jeune, et qui nous a valu des livres de grande valeur, nous fait
esprer, pour l'avenir, une uvre grande et solide qui doit tre
l'honneur de nos lettres et de notre pays.
Commentaire de Robert Brasillach :
Il a t vraiment trs gentil, car il pourrait avoir peur d'tre com-
promis et attaqu pour cela. Ce n'est pas Me Isomi qui lui a
demand d'crire [ ... ] il a d inventer cela tout seul, avec son
petit air endormi et ttu de personne qui n'en fait qu' sa tte et
se moque vraiment des partis et des opinions (Lettre sa mre,
28 dcembre 1944, uvres compltes, tome IX, p. 253).
Paul Valry, grand pote officiel, dont les maximes furent
frappes en lettres d'or par le Front populaire au fronton du
Palais de Chaillot, ne s'est pas drob, mais avec mesure:
Brasillach tmoigne d'un incontestable talent dans l'ordre cri-
tique et de vues trs originales.
- Moins bien, mais utilisable, dit Robert.
Paul Claudel dclare que le talent de Brasillach fait hon-
neur la France . Franois Mauriac, enfin:
Robert Brasillach est l'un des esprits les plus brillants de sa gn-
ration. Si le romancier, chez lui, ne se dgage pas encore de cer-
taines influences, le critique et l'essayiste ont trouv un accent trs
personnel, irremplaable, qu'on peut ne pas aimer, mais qui force
l'attention. Il appartient cette lite de critiques, trs peu nom-
breux dans le journalisme, qui atteignent se faire lire avec pas-
sion. Il ne se perd jamais dans l'abstraction. Un livre, pour:
Brasillach, ne se spare pas de l'poque qui le produit. Il le juge
donc avec des partis-pris violents, mais c'est cette verve, souvent
injuste, qui prte ses articles un accent irrsistible.
Le meilleur de son uvre, jusqu' prsent, ce sont peut-tre ses
souvenirs de jeunesse. Par Brasillach, toute une gnration expri-
me ses gots et ses dgots. On lui doit sans doute les meilleures
pages qui aient t consacres au cinma entre les deux guerres,
et au thtre d'avant-garde. Chaque gnration prend conscience
d'elle-mme en un trs petit nombre d'crivains. Pour les
hommes de droite, Brasillach fut l'un d'eux.
Si la Cour estime qu'il a t, en politique, un disciple passionn,
aveugle, que trs jeune il a t pris dans un systme d'ides, dans
une logique implacable, elle attachera peut-tre quelque prix ce
tmoignage d'un homme, d'un crivain que Brasillach a toujours
trait en ennemi et qui pense pourtant que ce serait une perte
pour les lettres franaises, si ce brillant esprit s'teignait
jamais.
45
- Trs digne, dit Brasillach.
Ces lettres, j'ai le sentiment qu'elles le dopent encore, s'il en
tait besoin. Ce n'est pas le cas. Il attend l'preuve avec coura-
ge, fermet, ironie et cette agrable et ncessaire excitation
que donne l'approche du combat.
Parfois, quand je le regarde, j'prouve un trange sentiment.
Le sentiment qu'il existe deux Robert Brasillach. L'ami sup-
rieur que la vie m'a donn, moi qui ne le mritait pas, un tre
intelligent, sensible, grand lettr, mais simple, attentif aux
autres, dlicat, rserv, pudique et d'un courage de lion sous
un visage de jeune pote amoureux des jardins de lumire -
et un personnage plus svre, plus raide, plus austre, qui
regarde le premier avec une curiosit froide, en se demandant
si le premier va l'pater, s'il sera digne de ce pre officier, tu
au combat.
C'est peut-tre ce qui explique ce mlange de dsinvolture et
de rigueur qu'il n'affiche pas, mais que l'on devine chez lui
quand il parle du procs. On le presse de tous cts d'avoir des
tmoins dcharge. J'ai mme vu qu'il tait question de faire
venir Hilaire Belloc, crivain franco-anglais, ami de Chesterton,
qui dialoguait avec Dieu en cabotant le long des ctes du Dorset
et des Cornouailles, sur un gros cotre boute-hors. Robert fait
semblant de cder. Oui, oui ... peut-tre ... pourquoi pas? En
vrit il n'y tient pas. Ceux qui seraient capables de parler intel-
ligemment de ses prises de position, d'expliquer comment, par
quels cheminements, quelles tapes, ce maurrassien assez troit
(lisez ses lettres de guerre *) est devenu un germanophile fran-
ais, mais plus Franais que national-socialiste, sont en prison,
ou dans la nature. Pour rien au monde Brasillach ne leur deman-
derait de risquer leur libert, leur scurit, et de pntrer dans la
cage aux fauves afin de l'aider. Benoist-Mchin veut bien venir
dire comment le lieutenant Brasillach fut libr de son oflag en
1941, la demande du gouvernement de l'amiral Darlan, pour
prendre la direction du cinma franais. C'est son avocat,
Me Aujol, qui s'y oppose. Alors que son instruction n'est pas
encore commence, il serait stupide d'exciter la bte en lui pro-
* Dans 39-40, l'anne terrible, Publications FB.
46
menant un chiffon rouge sous les naseaux. Pas de vagues. Pas
de remous. Faisons le mort. Si nous ne voulons pas l'tre ... Le
baron se contentera d'une lettre au prsident Vidal pour expli-
quer l'affaire dans les dtails. Robert approuve. Pas de tmoin!
Il raconte en s'esclaffant l'histoire de Claude Roy. Le
"petit" Claude Orland, dit Claude Roy, tait en 1935 un jeune
intellectuel de vingt ans, class l'extrme droite. C'tait
Thierry Maulnier qui l'avait introduit dans le milieu des fasci-
sants d'Action franaise. Il collaborait Je suis Partout. Il
aidait Brasillach et classait, chaque anne, ses feuilletons,
articles, chroniques littraires. Fait prisonnier en 1940, Claude
Roy s'vada. Il gagna la zone libre grce des copains de Je
suis Partout et de l' AF. Aprs quoi, il changea. Il entra dans la
Rsistance. Ce que l'on peut parfaitement admettre et respec-
ter. En revanche, ce qui s'admet plus difficilement et parat
moins respectable, c'est que Claude Roy se rallia au Parti
communiste en 1943. En 1944, il acceptait d'entrer au comit
directeur du Comit national des crivains, charg de l'pura-
tion de la Rpublique des lettres, et aux Lettres franaises,
l'hebdoma-daire littraire stalinien d'Aragon et d'Elsa Triolet.
Cette fois, l'ampleur du retournement peut prter au sarcasme
et au mpris.
Gardons-nous pourtant de juger trop vite. Voici une nouvelle .
tonnante. Touch on ne sait trop par qui - sans doute par
Henri Poulain, secrtaire de rdaction de Je suis Partout -
Claude Roy se pointe chez Me Isorni. Conversation. L'avocat lui
demande de tmoigner sur l'homme Brasillach, ses motivations,
sa pense. Claude Roy hsite. Il bat en retraite, demande rfl-
chir et finalement refuse. Rire de Brasillach.
- a ne m'tonne pas ... Je l'ai toujours dit, depuis quatre
ans. Ce garon n'a aucun cur, aucun courage.
Nous allons arriver dans la dernire semaine. Sur le calen-
drier, trac au crayon, je barre les jours. Il fait de plus en plus
froid. Je suis comme ttanis. Je me sens devenir de pierre. Le
malheur est sur nous. L aussi, des signes existent. Isorni est
gripp. Il craint une angine et ne vient plus Fresnes, pour ne
pas arriver aphone l'audience. Robert s'est fait piquer avec le
dernier numro du Canard enchan, plac dans une chemise
sur laquelle on pouvait lire: Dossier pour la dfense. a ne
47
prend pas. Il passe au prtoire. C'est le tribunal de la prison, une
grande salle nue au parquet briqu au cul de bouteille comme
dans la marine. Derrire une longue table couverte d'un tapis
vert, sigent le directeur, le sous-directeur, un gardien-chef et un
autre gardien qui lit l'expos du dlit *. Son objet se trouve sur
la table: une tranche de galantine pour Benoist-Mchin, un
coussin chauffant pour Franois Lehideux, secrtaire d'Etat la
production industrielle, le Canard enfin, pour Robert. Tous trois
ont t victimes de la mme fouille rapproche. Brasillach
explique que, si loign qu'il soit du Canard enchan, il le
lisait beaucoup avant-guerre. Aujourd'hui, le Canard l'attaque
violemment. Connatre ces attaques est utile sa dfense. Et
patati, et patata ... Cause toujours, tu m'intresses ... Le direc-
teur et ses adjoints coutent en silence, sans ciller. Verdict
immdiat. Interdiction de colis et de visite pendant une
semaine ... La dernire avant le jugement.
Je l'apprends par un billet, roul dans un tube d'aspirine vide,
que Robert me fait porter par un auxiliaire. Il prcise que je ne
m'inquite pas. Tout va bien. Il n'a besoin de rien. La cambuse
de la cellule 314 a des rserves. Que faire? Pas de bavard. Pas
de colis. Pas de visite. Il ne peut plus sortir. Je vis dans une gu-
rite de glace, avec des somnolences coupes par des galops du
cur, qui tape comme un oiseau fou, dans sa cage. J'ai un
besoin d'alcool crier. Je ne veux pas lire les coupures de jour-
naux qu'on me passe. Je sais ce que je vais y trouver:
Ce sont ces grandes intelligences qui se sont tournes contre
nous, les Suarez, les Lauzanne, les Braud, les Brasillach, qui
furent les plus nfastes, et qui doivent par consquent tre ch-
ties le plus svrement sans que la Patrie ait pleurer la perte
de gnies qui la desservaient (L'Aurore, 19 janvier 1945).
C'est un tratre conscient qui, pour servir le matre qu'il choisis-
sait, l'aida assassiner notre pays. Hitlrien cent pour cent, il a
cess depuis longtemps d'tre franais (Jacques Debu-Bridel,
Front national).
On savourera particulirement cet extrait en sachant que
* J'y suis pass deux fois dans l't 45 et j'ai pris deux fois quinze
jours de mitard.
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Debu-Bridel fut form l'Action franaise. Il quitta Maurras en
1924, lors de la scission Valois, et adhra aux Faisceaux qui vou-
laient crer un fascisme franais. Aprs l'chec de cette tentative,
il revint l'AF, pour la quitter nouveau et fonder le Mouvement
national populaire et l'Action nouvelle. En 1933, au congrs de ce
nouveau mouvement, qui se voulait tre un rassemblement des
mouvements nationalistes sensibles aux problmes sociaux,
Debu-Bridel dclarait : Nous sommes anti-capitalistes parce
que nationaux et anti-marxistes ... Notre doctrine a ses racines
dans le sol du pays. Le terme mme de national-socialisme, on le
trouve chez un de nos matres les plus chers: Barrs (Action nou-
velle, 18 aot 1933). Aujourd'hui, le fasciste, le national-socia-
liste anti-marxiste Debu-Bridel est d'accord avec les marxistes
qui enjoignent aux jurs de chtier Brasillach:
Pas de circonstance attnuante (Le Populaire).
On nous objectera peut-tre que nous n'avons reprocher en
somme M. Brasillach qu'un dlit d'opinion. Un dlit d'opinion
de cette sorte, quand l'ennemi est l, cela s'appelle trahison [ ... ]
Qu'on ne vienne pas, au nom d'on ne sait quelle sensiblerie, d'on
ne sait quel respect du gnie, nous dire demain que Brasillach fait
partie du patrimoine franais et qu'on ne doit pas l'en retirer
(Madeleine Jacob, La France au combat, 18 janvier 1945).
Enfin ceci, pour la route:
Le verdict laissera augurer du sort rserv l'homme qui fut le
matre de Brasillach : Charles Maurras, le philosophe pervers, le
penseur funeste, conseiller de Ptain, Charles Maurras, l'homme
le plus nfaste qu'ait connu la France en un sicle.
Ces lignes sont extraites d'un long article non sign, publi
par le journal Libres, dont le directeur est un certain Franois
Mitterrand, mdaill de la Francisque, comme Maurras.
Il y a, en contre-poids, une lettre d'une mre son fils, dont
j'ai retenu ceci :
Mon Robert chri,
Le jour approche, le jour si longtemps diffr. Je t'ai mis
depuis si longtemps sous la protection de nos Saints et de nos
49
50
Morts, de la Vierge de Font-Romeu, de nos Protecteurs. Je le dis
et je le rpte, eux savent et connaissent le fond de nos penses,
ils voient qu'il n'y a jamais eu ni calcul, ni envie, ni haine. Pour
tre heureux, il nous suffisait de choses bien simples, la sant,
l'amour, un peu de beaut, et, ce qui appartient tous, le soleil,
la lumire, la chaleur, et, nous seuls, nos souvenirs.
Je ne me laisse envahir ni par le dsespoir, ni par aucune croyan-
ce des fables trompeuses, je vais droit devant, avec la seule
force de mon cur qui ne craint rien parce qu'il n'a rien redou-
ter de personne. Ma pense constante veille ct de toi, ct
de ceux qui t'ont donn leur amiti, leur affection. Je prie pour
qu'ils ne se trompent pas, qu'ils ne s'garent pas. Toi, tu diras ce
qui doit tre dit comme ce doit tre dit, parce que ceux qui d'en
haut te protgent ne te laisseront dire que ce qui est bon pour toi.
J'ai confiance, parce que si je n'avais pas confiance, c'est que
tout serait mort en moi (Lettres crites en prison, uvres com-
pltes, p. 27).
II
Le procs
~ . gliss trs tt hors du sommeil pour couter, dans la.
D
,' ". ix-neuf janvier 1945. La journe va tre longue. J'ai
~ : nuit, le rveil des "extraits", gibier d'instruction ou
i;: d'audience. J'essaye de regarder par l'illeton. Je
"'''''''@.,.} n'ai rien vu. Alors a commenc l'attente. J'ignorais
qu'elle allait durer jusqu'au six fvrier.
Quand reviennent les semaines anniversaires, j'y pense sou-
vent, ma faon rveuse et dsordonne, un monologue de voix
intrieures, avec arrt sur images. Celles qui me viennent, je ne
les ai pas vues. Je les ai imagines aprs lecture. Me Isorni
raconte:
Derrire la Cour d'Assises, il y a une petite salle rserve aux
prvenus. Il attendait, l. Il tait un peu blanc. Autour de son
cou, il avait nou un foulard de grosse laine rouge, et peut-tre
tait-ce cette couleur vive qui lui donnait un teint si ple. Les
gardes ne lui avaient pas retir les menottes. J'tais, sans doute,
aussi ple que lui. Nous nous sommes serr la main. Mais, cet
instant, nous n'avions plus rien dire.
51
A treize heures, il pntrait dans le box des accuss (Jacques
Isorni, Le Procs, p. 14).
A ce moment, Robert lui-mme prend le relais. Je le vois,
comme je l'ai vu, quand il vint dner la maison, en novembre
1943. Il avait tir une bouteille de bourgueil de la poche de sa
canadienne. Le petit pole-cuisinire ronflait comme une toupie.
Il y avait du chevreau rti dner. A table, Brasillach parlait
thtre. Il racontait les Pitoeff, en imitant les accents, avec des
rires ... Aujourd'hui, c'est encore de thtre qu'il s'agit. Il
raconte la scne ...
Quand on entre, on se sent vraiment taureau. Sortant du toril.
C'est grand, avec ces lambris de chne, et, en face de soi, la
presse jacassante sur des estrades, les jeunes gens en canadienne,
la Madeleine Jacob, laide faire peur, maigre et noire, l'il
intelligent, les dessinateurs ... Face au tribunal, les places assises,
les invitations. Sune tait au milieu avec Ba. [ ... ] Et, au fond,
sur les cts, partout, les "debout", les amis, les frres, les incon-
nus, pas mal d'tudiants et d'tudiantes. Ce que la presse appelle
"la cinquime colonne". Ceux qui ont cri la fin : "Assassins"
et "A mort les jurs", et qui l'ont cri longtemps dehors. Et puis,
des gens surgis du fond des ges, Merleau-Ponty, Jean Effel, des
avocats que j'ai connus aux armes. Le prsident parle d'une
voix brve et ennuye. Isomi dpose des "conclusions pra-
lables" demandant que le Marchal soit jug avant moi. On les
repousse, naturellement. C'tait pour liminer certaines choses,
ne plus avoir en reparler.
Puis la sance commence. Cela m'avait aussi permis de voir les
gens, les choses, de m'claircir la voix, en rpondant sagement
aux questions sur l'identit. Le Prsident trs quelconque. Assez
impartial, pour tre juste. S'est fait engueuler quasi unanimement
par la presse pour tre "au-dessous de sa tche" *. Lit l'acte
d'accusation (que le greffier avait lu en nonnant pour commen-
cer), s'interrompt de temps en temps, et je boule alors sur lui
pour placer une tirade, la plus longue possible. J'tais, bien sr,
trs prpar tout, mais on en oublie toujours. Lui aussi,
d'ailleurs. Il a nglig de me parler de la LVF. Je n'ai donc pas
eu faire tat des services antirusses de De Gaulle. Parfois, des
* Voir plus loin, une rapide revue de la presse du 20 janvier 1945.
52
"rvlations" qui font un gros effet: j'ai dn l'Institut alle-
mand avec Jean Giraudoux * j'y ai rencontr Gallimard et
Duhamel - de Lattre de Tassigny a sign une ordonnance
contre les "tratres gaullistes"**, etc ... Je me prcipite toujours
dans l'interstice d'une phrase pour parler tant que je peux. C'est
ce qui a dfi dgofiter le pauvre prsident qui a, tout d'un coup,
boucl l'interrogatoire.
Pour ma libration de captivit, Isorni a lu la lettre de Benoist-
Mchin disant que c'tait pour le cinma et a brandi un numro de
Ce Soir *** o Paul Grimault, des dessins anims, parlait de ses
"dmls" avec moi ce poste. On a attach une certaine impor-
tance Rive Gauche. J'ai expliqu qu'on y vendait mme des
livres interdits ****. J'ai lu moi-mme les fragments de lettres
Rebatet que Reboul avait dposes au dbut: "Devons-nous mou-
rir pour que Dantzig reste allemand? Non. - Je suis Franais plus
que national-socialiste, etc". Une vritable aubaine. A se deman-
der pourquoi Reboul avait dpos cette lettre. [ ... ] Pour finir, j'ai
racont l'arrestation de maman. On n'en parle naturellement pas
dans les journaux. l'ai dit que j'avais refus de partir en
Allemagne et mme en Suisse. Et que si j'avais pu me tromper sur
les faits et les personnes, je n'avais rien regretter des intentions
qui m'avaient fait agir. Et que je pensais aux jeunes gens qui
avaient cru en moi, qui demain seraient peut-tre mobiliss, dont
* Jean Giraudoux (1882-1944). Diplomate, crivain, auteur dramatique
(La Guerre de Troie n'aura pas lieu), deux fois gravement bless en
14-18, hant par le retour des grands massacres europens, accepta en
1939 de devenir secrtaire gnral l'Infonnation du gouvernement
Daladier et de diriger la propagande anti-hitlrienne en France
jusqu'en mars 1940. Son livre politique, Pleins pouvoirs, lui vaudrait
aujourd'hui des poursuites pour racisme.
** Le gnral de Lattre de Tassigny fit partie du Conseil de guerre qui
condamna le gnral de Gaulle mort en 1940.
*** Ce Soir. Quotidien communiste du soir fond en 1937 par Aragon,
qui, le 24 aofit 1939, y crivit que le pacte gennano-sovitique avait
fait reculer la guerre.
**** Rive Gauche. Librairie franco-allemande situe sur le boulevard
Saint-Michel. Le dpartement franais tait dirig par Henri Bardche,
le frre de Maurice. On n'y trouvait pas que des livres interdits.
Aragon et Elsa Triolet pouvaient aussi s'y acheter nonnalement.
53
certains taient dj sur le front de Lorraine, et que je savais qu'ils
pensaient moi, que je ne leur avais jamais appris que l'amour de
la vie et la confiance dans la vie, et que, ds lors, je n'avais rien
renier de ce qui avait t moi-mme. Tout le monde a cout cela,
qui tait assez long, dans un trs grand silence.
Puis Reboul a plaid. Il m'a beaucoup ennuy. Je le trouve ridicu-
le. Plein de mauvaise foi et d'ignorances, s'arrangeant pour qu'on
croie que j'ai crit mes articles les plus germanophiles au moment
d'Oradour, par exemple. M'accusant avec violence d'tre anti-
rpublicain. Tout a, mon avis, bien mauvais, mais a n'a pas
d'importance: il lui suffisait de lire de mes articles adroitement
dcoups. (Je m'tais servi de ton argument arithmtique *). Les
jurs sont en bois. On ne peut rien lire sur leur physionomie. Aprs
a, suspension, entr'acte d'un quart d'heure. Mireille m'a apport
du caf chaud. Puis plaidoirie d'Isorni. Trs belle. Il commence en
parlant de mon pre, mort il y a trente ans. Puis il fait un portrait
littraire flatteur, lit les lettres de Mauriac, Claudel, etc. Passe la
discussion des faits reprochs, lgitime la politique de collabora-
tion comme celle du "sauver ce qui peut tre sauv", termine par
l'appel aux "purs", aux "militants". C'tait trs mouvant. Mais je
crois que c'tait fait d'avance.
La dlibration a dur vingt minutes. J'attendais au-dehors.
Isomi est venu me trouver pour me dire que "quoi qu'il arrive, il
fallait rester ferme et esprer". J'ai compris. Peut-tre d'ailleurs
ne savait-il rien. Je suis ressorti de mon toril. Le prsident,
press, a bafouill ses "oui, aux deux questions" **, dcrt la
condamnation. La salle, indigne, a cri. Il a mis sa toque et il est
* Pendant quatre ans, j'ai fait un article par semaine au moins. Cela
reprsente cinq pages d'imprim et cela ferait un volume de 1 000
1 200 pages. On prend les phrases videmment les plus violentes et les
plus percutantes, celles que rien n'explique parce qu'on a supprim
tout ce qui pouvait les expliquer, et on dit " jugez l-dessus. (Procs,
pp. 66-67).
** 1) Robert Brasillach est-il coupable, depuis le 16 juin 1940 la
date de la Libration, d'avoir entretenu des intelligences avec
l'Allemagne et ses agents, en vue de favoriser les entreprises de toute
nature de cette puissance contre la France. 2) L'action ci-dessus spci-
fie a-t-elle t commise avec l'intention de favoriser les entreprises
de toute nature de l'Allemagne, puissance ennemie de la France, ou
puissance ennemie de l'une quelconque des nations allies en guerre
contre les puissances de l'Axe.
54
parti, comme aprs un mauvais coup. Des tudiants. Des avocats.
Je leur ai dit: "C'est un honneur !" Et je le pense. Je te jure que
je n'ai pas trembl un instant. On coute cela d'ailleurs, comme
si l'on croyait peine que ce soit de soi qu'il s'agit.
Je suis rentr Fresnes entour de la considration gnrale. On
m'a mis des chanes aux pieds qui font un bruit de VI. Ce matin,
j'ai eu le plaisir de voir Mireille assez longuement. Elle m'a
montr l'Argus de la grande premire. Dans l'ensemble, je ne
trouve pas cela tellement mchant. La Jacob mme n'est pas
dchane. Mais je dois dire que personne ne proteste comme
pour Braud. Combat, qui fait le compte-rendu le plus fidle,
sign d'un juif, Astruc, dclare que "pour la premire fois, une
impression de dignit s'est tablie dans la salle". C'est gentil, ce
n'est pas grand-chose si on veut voir les faits en face.
Le pourvoi en cassation n'est naturellement qu'une formalit.
Reste le recours. Je ne me fais gure d'illusions. Il est possible,
bien que je n'aie personne pour me soutenir. Braud avait les
Anglais, son parfait loignement de tout collaborationnisme, et
srement des amitis littraires. Comme Billy. Je n'ai pas cela.
Aucune ambassade trangre ne s'intresse moi. Et les amis lit-
traires ... Il n'y a que ce pauvre Mauriac, qui finit pas tre
dmontis force de faire le "Saint Franois des Assises", et
puis il ne se remuera pas trop pour moi, il n'a gure de raisons de
le faire. Cela ne veut pas dire du tout, cher Maurice, que je reste
sans esprance. Il y a tout ce qu'on ne connat pas. Je pense avec'
tristesse votre peine et votre angoisse, vous, et ma pauvre
maman. Mais il faut d'abord bien se tenir... (Lettres Maurice
Bardche, uvres compltes, pp. 285 et suivantes).
Une sentence exemplaire
C'est Benoist-Mchin qui me procura quelques-uns des
articles parus le 20 janvier sur le procs, mais longtemps aprs,
alors que circulait dj un des pomes les plus connus de Robert
Brasillach: Bijoux
55
Je n'aijamais eu de bijoux,
Ni bagues, ni chane aux poignets,
Ce sont choses mal vues chez nous:
Mais on m'a mis la chane aux pieds.
On dit que ce n'est pas viril,
Les bijoux sont faits pour les filles:
Aujourd'hui comment se fait-il
Qu'on m'ait mis la chane aux chevilles ?
Il faut connatre toutes choses,
Etre curieux du nouveau:
Etrange est l'habit qu'on m'impose
Et bizarre ce double anneau.
Le mur est froid, la soupe est maigre
Maisje marche, mafoi, trsfier,
Tout rsonnant comme un roi ngre,
Par de ses bijoux de fer.
29 janvier 1945
Je suis moins indulgent que Robert la lecture de la presse.
Le portrait que l'on trace de lui est peu flatt. Edouard Helsey
crit dans Le Figaro:
56
Maigre, comme rapetiss dans son pardessus trop large, les
mains toutes menues dbordant peine des manches, Robert
Brasillach, quand le garde le fait asseoir au banc des accuss,
n'est plus le garon jovial, avantageux, bruyant et premptoire
que nous avons connu. C'est un collgien pris en faute, sur le
point de comparatre devant le proviseur.
Il a fait soigneusement toilette. Il porte une belle cravate grenat
dans un grand col blanc. Ses tempes sont tondues de frais. Des
mches trs noires soulignent la pleur de son front. Le regard,
extrmement mobile derrire les grosses lunettes d'caille,
marque moins d'inquitude que de curiosit.
On oublierait, lui voir l'air si jeune, le rle qu'il a jou depuis
sept ou huit ans et qu'une accusation capitale pse sur lui [ ... ].
On se rappelle, non sans un sentiment de tristesse, le normalien
d'avant-guerre, ami du "canular", un tantinet fumiste, qui se
piquait de ne rien prendre trop au srieux et qui jonglait joyeuse-
ment avec les ides.
Mais les ides ne sont pas des jouets. Elles blessent et, souvent,
elles tuent (20 janvier 1945. Comme toutes les autres coupures).
Assis dans un angle mort, sur les marches d'un escalier qui
va d'un tage l'autre, je fais la lecture quatre ou cinq c1am-
pins, en vadrouille comme moi, et commente, agressif:
- Helsey, lui, il peut jongler avec ses ides, il ne risque rien.
Il ne se fera pas de mal ... Comment peut-il la fois considrer
Brasillach comme un "fumiste" et parler du rle qu'il a jou
depuis sept ou huit ans ? Vous avez bien entendu, les gars ! Sept
ou huit ans ! Ce qui signifie que M. Helsey, du Figaro, recon-
nat que l'intelligence avec l'ennemi commence quatre ans
avant la guerre et qu'on juge sur les positions politiques que
nous avons pu prendre ds 1936.
Ecrass par cette puissante dialectique, les c1ampins hochent
douloureusement la tte. Je passe Madeleine Jacob, dans
Franc-Tireur (<< Tireur, peut-tre, mais franc, srement pas!
Rires) :
Petit. Une tte d'intellectuel moderne. Il n'aurait pas paru dpay-
s l'ombre des grands arbres de l'abbaye de Pontivy [sic. Pour
Pontigny}. Le visage est presque enfantin. Il zzaie lgrement.
Du sang froid. Mieux, de la srnit mle d'un brin d'insolence.
Il a le sens des responsabilits. C'est le sentiment qui lui vaut
d'tre l o nous le voyons. De bien grands mots vont tre pro-
noncs sur son talent : gnie, patrimoine artistique franais, le
plus grand crivain de notre poque ... Il ne faudrait tout de
mme rien exagrer et il nous semble que les certificats de par-
fait littrateur et de profond essayiste que lui ont dcerns pour
cette audience MM. Marcel Aym, Paul Valry, Paul Claudel
et. .. Franois Mauriac, dplacent le dbat.
Ce n'est pas l'crivain qu'on juge ici. C'est le journaliste pol-
miste, le dnonciateur politique [ ... ] c'est l'aptre du fascisme,
issu de la doctrine maurrassienne, c'est l'anti-tout, l'insulteur de
la Rsistance et de ses chefs, le contaminateur de toute une partie
de la jeunesse, le collaborateur de qualit ...
Sa coreligionnaire de L'Aurore, Francine Bonitzer (future
57
pouse Lazurick), quoique n'ayant pas le mme talent que la
Jacob, a tremp sa plume dans le mme encrier:
La salle dbordait littralement. C'tait prvu. L'accus est sans
conteste l'une des grandes vedettes littraires de la
"Collaboration" .
On eut l'impression pourtant que, pouss dans le box d'o il
devait affronter tant de monde, il reut le mme choc que le
fauve lanc dans un cirque. On voyait une boule monter et des-
cendre le long de son cou et de ses mains aux doigts courts il
s'agrippait au rebord. Peu peu, il reprit son calme, sa voix se fit
plus ferme. Il semble que de sa personne soit banni tout le char-
me de ses uvres, la dlicatesse, la lgret, la tendresse. Des
lunettes rondes dans une face ronde, une bouche dont un coin
tombe plus que l'autre, la taille est petite mais le buste large, la
parole est heurte, son ton sec.
Mme Bonitzer n'a pas entendu le lger zzaiement dont parle
Mme Jacob. M. Vico, du Populaire, ne retient pas la parole heur-
te et le ton sec qui frappe Mme Bonitzer.
Brasillach parla pendant prs de trois heures avec loquence
pour dire qu'il ne regrettait rien et l'on en tait se demander si
c'tait bien lui l'avocat gnral, quand M. Reboul, commissaire
du gouvernement, commena son rquisitoire:
- Nous avons, dit-il, la sottise d'tre des dmocraties et la stupi-
dit de bannir les procs d'opinion. Je ne vous ferai pas de pro-
cs d'opinion, mais le procs de votre trahison.
La tche tait facile quant aux rsultats. Elle fut remplie, disons-
le, avec talent et avec grandeur. Que pouvait, aprs cela, le
dfenseur de Brasillach, Me Isomi ?
Sa plaidoirie, s'vadant d'une routine qui paraissait vouloir
s'installer la Cour de justice, fut d'une belle lvation de pen-
se. Elle se sauva pas l'accus parce qu'il ne pouvait tre sauv.
M. Mauriac avait, cette fois encore, apport sa contribution cha-
ritable. Elle fut sans effet sur les jurs.
Comme M. Vico, P.-J. Launay reproche, dans Libration, leur
dmarche M. Mauriac et M. Claudel.
Il ne s'agissait pas de juger un pote ni un romancier et l'on a pu
58
s'tonner que M. Mauriac et M. Claudel aient encore augment
la confusion par le secours crit qu'ils ont apport la dfense.
A quel degr d'infamie le gnie aurait-il donc donn droit si le
talent, le talent seul, peut servir de circonstance attnuante?
L' Humanit est encore plus direct. Plus question de posie ni
de roman. Ce sont ces violentes polmiques qui justifient
l'inculpation de "l'abject Brasillach". C'est un fasciste, un
antismite, un anticommuniste.
Enfin la Cour rapporte le verdict, la mort pour Brasillach qui
paie ainsi ses crimes odieux. "C'est un honneur", a-t-il le front
de s'crier, aprs avoir sign son pourvoi.
Bien que quelques nergumnes, qu'on n'a malheureusement pas
tous arrts sance tenante, l'approuvent bruyamment, ce n'est
pas l'avis du peuple de France qui rgle aujourd'hui avec
Brasillach un compte ouvert depuis longtemps.
C'est vrai que le prsident Vidal aurait mieux fait de rester
couch. TI n'a pas plu aux journalistes. L'Huma crit:
Le pauvre prsident Vidal poursuit l'interrogatoire avec une mol-
lesse sans gale.
Francine Bonitzer note dans l'Aurore:
Le prsident Vidal commence l'interrogatoire ou, plutt, il donne
la parole l'accus car c'est en fin de compte ce dernier seul qui
dirige les dbats. [ ... J
- A mon sens, dit-il, Reynaud, Blum, Mandel, Daladier ont
pouss la France dans une guerre pour laquelle elle n'tait pas
prpare.
M. Vidal n'a gure de rpartie [ ... J. Malgr tout, c'est la peine
de mort. Dans la salle, des cris s'lvent: "Assassins". On sug-
gre au prsident de garder les issues et de vrifier les identits,
mais dj affol, saisissant prcipitamment sa toque, il gagnait la
sortie en courant.
Madeleine Jacob est plus acerbe encore:
L'interrogatoire est conduit par le prsident Vidal avec une cer-
59
taine indigence d'intrt intellectuel. On dirait que ces dbats le
dpassent. Il glisse ds que la situation laisse prvoir un danger
de discussion politique ou philosophique pour laquelle il ne se
sent pas quip. Visiblement, il regrette les petits lampistes qu'il
a accoutum [sic] de juger et qui, eux, ne coupent pas les che-
veux en quatre. [ ... ] L'nonc du verdict est salu par des cris:
"C'est un scandale! Assassins! pousss par la se colonne. Le
prsident Vidal fait demi-tour et s'en va. Il n'aime pas les com-
plications.
Dans l'article du Figaro, Edouard Helsey voque encore la
proraison du rquisitoire de M. Reboul :
60
- On parlera des droits de la Justice. Oh ! la Justice ... Il yale
pays. C'est en toute sret de conscience que je requiers contre
vous la peine de mort.
Brasillach coute sans broncher, mais il lui faut prendre sur lui
pour garder son calme, et l'on vit un peu d'cume lui blanchir
soudainement les commissures des lvres.
Me Isomi, pour sauver la vie de son client, tentera vainement un
courageux effort. Il veut mouvoir le jury en rappelant que le
capitaine Brasillach, le pre de l'accus, fut tu, il y a juste trente
ans [ ... ]. Il parle du grand talent de l'accus en qui l'on avait le
droit d'attendre un crivain de trs grande classe. [ ... ] Mais ce
langage semble de l'hbreu pour les jurs, immobiles, comme
des accessoires peints en trompe-l'il sur une toile de fond. Sans
doute ont-ils connu Je suis Partout. Faute de tenir un Laubreaux,
un Cousteau, un Lesca ou un Rebatet, tous en fuite, ils feront
payer celui qui est l. Me Isomi perdra sa peine et son temps
s'efforcer de les flchir. Son ardente sincrit, ses appels la cl-
mence, la rconciliation, remueront peut-tre l'auditoire. Les
juges y sont impermables. Et le verdict de mort qu'ils rappor-
tent ne surprend personne. Ds le dbut de l'audience, on le
regardait comme acquis.
Le condamn l'accueillit avec une certaine crnerie. Il eut la
force de sourire aux amis qui se pressaient pour lui serrer la
main. Il a toujours soutenu qu'un chef devait se tenir pour res-
ponsable et il se regardait comme un chef.
- C'est une honte, lui dit quelqu'un en guise de condolances.
-Mais non, fit-il, c'est un honneur.
Pauvre bent de garon bien dou, mais sans jugement, que le got
de briller et le sectarisme auront finalement fait tomber comme un
soldat de l'ennemi. Hlas! N'est-ce pas un grand malheur, lors-
qu'on a l'esprit lger, de natre en des temps difficiles?
Pauvre bent ... sans jugement ... le got de briller ... le sec-
tarisme ... soldat de l'ennemi ... esprit lger ... , en quelques
lignes, tous ces mots choisis pour achever l'adversaire terre
me rvulsent et m'accablent tout la fois. Entour de quelques
copains devenus silencieux, j'ai la rvlation que notre avenir, si
tant est que nous ayons encore un avenir, ne sera pas sem de
roses ... Nous sommes entrs dans un tunnel troit et sombre, o
nous aurons peine la force de tenir debout, et dont nous ne
verrons peut-tre jamais la fin.
Mes vingt-cinq ans cabrs ne demandent ni indulgence, ni
clmence, ni piti, ni pardon. Pardon de quoi? D'avoir pressenti,
presque physiquement, en 1939, que si nous faisions la folie de
dclarer la guerre l'Allemagne nationale-socialiste, essentiel-
lement parce qu'elle tait nationale-socialiste, cette guerre nous
serait fatale? D'avoir vu, comme dans un cauchemar, une hallu-
cination prmonitoire, que la France qui en sortirait en serait
plus tout fait la France ... Ni pour elle-mme ... Ni pour les
autres? Demander pardon d'avoir dcouvert, dans les tumultes
et les fivres de la jeunesse, une vrit historique qui allait se
confirmer durant un demi-sicle, quels que fussent les oripeaux
dont on ait voulu l'habiller, moins pour la parer que pour la
cacher? Non jamais.
Ce que nous aurions pu esprer, en revanche, c'est un peu
d'quit et de comprhension. Cet article paru dans le journal de
Franois Mauriac suffit nous montrer qu'il n'y faut pas songer.
Comme nous disons: Faut pas rver, mec! Alors, pour nous
remonter le moral, je termine ma revue de presse par le pram-
bule de l'article d'Alexandre Astruc, dans Combat:
Hier aprs-midi, Robert Brasillach s'est prsent devant la Cour
de justice de la Seine pour crime d'intelligence avec l'ennemi. Il
a t condamn mort. Et, bien que de nombreux hommes aient
dj comparu, on est forc de constater que c'est la premire fois
que rgnait dans cette salle une atmosphre de dignit.
Pas un seul instant au cours de ce procs, Brasillach n'abandon-
61
nera une attitude fire. Il ne tremble pas. Il n'essaye pas d'atten-
drir les jurs par des platitudes ou des larmes. Il dit bien en face
qu'il a pris toutes ses responsabilits.
- Refile-nous-en un petit coup, disent les gars.
Je recommence. Ce sont des mots qui font du bien. Ils conso-
lent des injures et du mpris. Je ne me fais pourtant pas d'illu-
sions. Mme Alexandre Astruc - d'origine juive, de religion
protestante, mais frott de maurrassisme - ne trouve rien
redire au verdict. Comme Madeleine Jacob, comme Francine
Bonitzer, comme Jacques Vico, comme le rdacteur anonyme de
l' Humanit, il trouve la sentence exemplaire.
Je regagne ma cellule en vacillant, comme si j'avais trop bu.
Je voudrais bien. Mes compagnons me regardent par en des-
sous. Ils me trouvent un drle d'air. Je ne mange rien. Je n'ai
pas faim. Je suis comme barbouill. J'ai le cur sur les lvres et
le corps dans un tau. Je me couche. J'attends l'extinction des
feux et le sommeil des autres. Quand a ronflotte, je me relve.
Je m'agenouille, la tte dans l'angle que font les murs. Je prie.
Je ne sens pas le froid et ses chardes. Je prie je ne sais trop qui,
un barbu sur un nuage, un Dieu cruel et jaloux, un Dieu bon et
misricordieux, le Christ, les bras en croix, clou sur ses
madriers, pour avoir dit: Aimez-vous les uns les autres ... .
Qu'importe. Je ne connais pas de prire mais je prie et Lui je
demande piti.
62
III
La mise mort
J
e viens de le voir ... Une minute ... Dans sa cellule de
condamn mort, la 77, au rez-de-chausse de la premi- .
.... re division, quartier de la Haute Surveillance ... J'en suis
, essou!'fl, K.O: debout.
.i' L'emotlOn et la peur meles... SI Je m'etaIs faIt pIquer,
c'tait directo le mitard, quinze jours, le plus bas tarif, sans
attendre le prtoire ... le flag tentiaire dans toute sa beaut.
Heureusement Yoyo Prade avait mont l'affaire de main de
matre. Il fallait d'abord attendre qu'Arsne-le-Nantais, le
maton le plus la coule du secteur, qui marchait au paquet de
Lucky Strike comme d'autres au clairon, ft de service la HS,
pendant les heures vides du dbut de l'aprs-midi. Arrive le cr-
neau. Le Service social me fait extraire quinze heures. C'est
Arsne en personne qui vient me chercher. Impassible, immo-
bile, massif comme un bonhomme de pierre de l'le de Pques,
il porte la bche en arrire et la visire fait comme une aurole
son gros visage bouffi, cuivr l'aramon redoutable.
- Faut se magner, dit-il.
63
Je lui file le train. Nous plongeons dans le dernier escalier.
Trois tages. Le rez-de-chausse. Il tend la main, paisse et
large comme un jambon. Je. lui donne les cigarettes promises.
Coup de sabord droite. Coup de sabord gauche.
- Vite!
Nous traversons en ouragan le couloir central. Clic-clac. La
lourde. J'entre en bolide. Je vois d'abord l'ampoule murale allu-
me, jaune dans le jour gris. Robert est assis au bord du lit de
fer, les mains sur les cuisses, comme s'il conversait avec quel-
qu'un, mais il n'y a personne. Il parat d'une grande srnit. Il
sourit. Son visage est comme clair de l'intrieur mais baign
aussi d'une lumire qui vient on ne sait d'o.
C'est peine si je remarque qu'il est fringu clodo, avec des
chandails empils, une veste de bure trique, aux manches trop
courtes, un falzar de charpentier de marine, ou de zouave, en
bure galement, ferm par des boutons sur le ct des jambes.
Une chane de fer, rive d'une cheville l'autre, l'entrave. Pour
marcher il la soulve, l'aide d'une ficelle noue en son milieu
et retenue la taille.
Robert se redresse. Surpris, presque effar, comme s'il dou-
tait de la ralit de ce qu'il voit. Je le regarde, boulevers et
muet. Je tombe genoux. J'essaye sans y parvenir de m'emp-
cher de sangloter. Je dis des mots sans suite, n'importe quoi:
- Ce n'est pas possible ... Ce n'est pas possible.
Je lui embrasse les mains. Il me repousse, doucement:
- Allons, WeIL ..
n sourit toujours, d'un sourire de vitrail. n a un regard lumi-
neux, attendri, d'une humanit qui n'est plus seulement humaine.
- a suffit, dit Arsne. On ne va pas passer la nuit.
Je me relve pniblement... C'est comme si j'avais pris une
drouille sauvage.
-Robert ...
n fait un geste de la main. Toujours ce sourire. Je m'en vais,
de guingois, cass, rinc, vid ... Je l'ai vu ... J'ai vu qu'il tait
dj ailleurs ... Qu'il avait dj franchi le miroir, la frontire ...
J'ai vu ... Et pourtant, de toutes mes forces, de toutes les forces
de la vie, de la jeunesse, de l'amiti, de l'esprance, je refuse de
croire ce que je viens de voir. Je refuse d'admettre l'inluc-
64
table. Je refuse de reconnatre l'vidence. Je m'arc-boute pour
rsister au malheur qui vient. C'est cela que voulaient dire sans
doute ces Ce n'est pas possible , dans mon subconscient,
dans mon inconscient, que sais-je ? dans mon cur, dans mon
me, dans cette partie mystrieuse de vous-mme, o des voix
trangres, inconnues, des voix que vous entendez pour la pre-
mire fois, se mlent soudain la vtre, le plus familirement
qui soit.
Ce n'est pas possible ... Comme le naufrag l'pave, je
m'accroche tout ce qui peut me prouver que rien n'est encore
dfinitif. Dehors, des gens sont comme moi. Ils nient la fatalit.
Ils croient que ce n'est pas encore fini. Des mouvements de soli-
darit pour la dfense de la vie de Robert Brasillach s'organi-
sent spontanment. Marcel Aym est un de ceux qui se remuent
le plus. La nouvelle me rconforte. J'y vois comme une faveur.
Il est depuis toujours le romancier contemporain que je prfre.
Je crois que j'ai tout lu de lui: Travelingue, La Belle Image, La
Vouivre, Le Buf clandestin, La Jument verte, Maison basse,
Gustalin, Gustalin surtout, que je tiens pour le chef-d'uvre.
J'ai transport ce livre partout, avant la guerre, pendant la
guerre, sous l'Occupe, dans mon sac de griveton, ou ma valoche
de bohmien, celle en carton marron qui s'ouvrait par les char-
nires et qu'une vieille chambre air de bicyclette, utilise
comme une sangle, tenait ferme ... Gustalin, j'aurais pu en
rciter des pages : l'arrive de l'oncle Victor et de la tante Sarah
Chesnevailles, un village du Jura, prs de la route de Poligny;
et Marthe, la brune aux yeux de feu, qui voulait vivre la ville ;
et Hyacinthe, dans le jardin, avec la Janette Bonpain, la petite
fille de Bonpain-Tatou ; et Museau, le chien, qui me consolait
de celui qu'on n'avait jamais voulu me donner. .. Gustalin ...
L'intervention de l'auteur de Gustalin, la tte de la croisade
pour Robert, je la reois comme un message personnel, et bn-
fique.
Rien ne permettait de l'imaginer. Quoique ayant donn des
nouvelles et des romans, en feuilleton, Je suis Partout, Marcel
Aym ne partageait en rien les ides et les sentiments de
Brasillach, Rebatet, Cousteau et leur premier matre penser, le
futur acadmicien Pierre Gaxotte, aujourd'hui prudemment en
65
rserve des feux de peloton. Aym n'tait en rien fasciste, ni
fascisant, ni mme "de droite". Au contraire. S'il s'tait moqu
de la bourgeoisie et des intellos du Front Po pu (dans
Travelingue), il n'en tait pas moins de gauche, rpublicain,
libral, dreyfusard, dmocrate, mais sans illusions sur les
hommes et les vertus de l'lection ; plus sensible la cocasserie
et au chagrin qu'aux leons de morale; plus tent par la piti
que par l'anathme.
En 1945, Marcel Aym a 43 ans. Il ne s'est jamais engag.
Lucide, mfiant, solitaire et silencieux, anar tendances rac,
dtestant les partisans, le voil pourtant qui descend son avenue
Junot, retrousse ses manches, entre dans une bagarre terrible o
il n'y a que de mchants coups prendre, pour venir au secours
d'un homme enchan qu'il ne connat pratiquement pas. Pour
nous, les rprouvs, nationalistes au ban de la nation, Franais
rejets par la France, c'est comme une douce pluie d'avril sur
nos curs brls. Marcel Aym est avec nous!
Plus tard, de sa voix tranquille, sans effet, sans faire d'pates,
il a racont son combat pour Brasillach:
Une ptition circula en sa faveur et runit les signatures de nom-
breux crivains et artistes. Parmi ceux que je sollicitai personnelle-
ment, un seul refus, ce fut M. Picasso, le peintre. Comme je lui
demandais, avec toute la dfrence laquelle il est accoutum, de
signer cette ptition pour le salut d'un condamn mort, il me
rpondit qu'il ne voulait pas tre ml une affaire qui ne le regar-
dait pas. Sans doute avait-il raison. Ses toiles s'taient admirable-
ment vendues pendant l'Occupation et les Allemands les avaient
fort recherches. En quoi la mort d'un pote franais pouvait-elle
le concerner? [ ... ] La vie d'un pote tait peu de chose et infini-
ment moins qu'un tmoignage de satisfaction du parti commu-
niste. (Le Crapouillot: Les pieds dans le plat).
Avec la mme joie, nave mais revigorante, la mme fiert
charge de reconnaissance, j'apprends que Jean Anouilh, aussi,
s'est mobilis. Encore un cadeau de la Providence, que nous
n'aurions pas os esprer. Je me rends bien compte de ce que
ces mots ont de puril, mais ils traduisent exactement ce que
j'prouve. Si Marcel Aym fut le romancier de ma jeunesse,
66
Jean Anouilh en est l'auteur dramatique. En bon fils d'institu-
teur et en amateur de disciplines sportives, j'ai mon classement:
1) Jean Anouilh; 2) Marcel Pagnol; 3) Sacha Guitry; 4) Jules
Romains; 5) Loin derrire, Marcel Achard, Jean Sarment, etc.
Je n'apprcie gure Giraudoux ( part La Guerre de Troie ... ). Je
suis impermable Claudel (on voit que je suis loin des gots
de Brasillach). Marcel Aym n'a pas encore crit de pices.
Anouilh est en tte.
En 1942, alors que j'tais soldat en zone libre, j'ai pass clan-
destinement la ligne de dmarcation et brl le dur
Chtellerault (pris le train sans ticket, la frache tant compte),
pour venir voir Eurydice et, plus que Monelle Valentin et Alain
Cuny, c'taient Jean Dast dans le rle du pre et Alfred Adam
dans celui de Dulac, l'imprsario, qui m'avaient transport.
Mon got pour le comique dchirant, sans doute ...
En 1944, il n' y a pas encore un an, je me souviens
d'Antigone, l'Atelier, la lumire du ciel, grce au toit
ouvrant, cause des coupures d'lectricit, pice vue en pi-
sodes, tant les reprsentations furent haches par les alertes.
- Tout le monde aux abris, disait Boverio, qui faisait le
chur antique, lui tout seul.
Nous, nous prfrions rester sur la petite place Dancourt, le
nez en l'air, regarder les houppettes de la Flak, encadrant les
bombardiers amricains. Quand ils taient touchs, une partie de
la foule applaudissait.
Anouilh a aussi racont sa dmarche:
Le jeune homme Anouilh que j'tais rest jusqu'en 1945 * est
parti mal assur (il y avait de quoi en ces temps d'imposture) mais
du pied gauche pour aller recueillir les signatures de ses confrres
pour Brasillach. Il a fait du porte--porte pendant huit jours et il est
revenu vieux chez lui (Paris-Match, 2 fvrier 1952).
Les deux autres chefs collecteurs sont Thierry Maulnier, un
non-chrtien convaincu, et Franois Mauriac, un catholique, on
pourrait dire professionnel. Pour Thierry Maulnier, cela sem-
blait normal: l'amiti qui le lie Robert remonte l'Ecole.
* Jean Anouilh tait n en 1910.
67
C'est en travaillant tous les deux l'Etudiant franais, un petit
journal royaliste, que Jacques Talagrand devint Thierry
Maulnier. Ils crivirent ens.emble L'Action franaise o le
vieux Matre, que l'on disait si enferm, n'avait pas hsit
confier la page littraire des gamins de vingt-trois ans. Jusqu'
la guerre, leurs courses avaient t parallles, Brasillach Je
suis Partout, Maulnier L'Insurg. Mais la guerre tait venue,
l'Occupation, la guerre civile. Beaucoup d'amitis ne rsistrent
pas l'preuve. Si loign qu'il ft de Robert "collabo", Thierry
Maulnier demeura fidle au petit prince de la rue d'Ulm. Dans
l'hiver 45, quand on tait un journaliste-crivain de droite, cette
fidlit exigeait beaucoup de courage et de nerfs.
Brasillach me tient au courant par des billets, toujours rouls
dans des tubes pharmaceutiques. Ils me furent confisqus, lors
d'une fouille de cellule, mais j'en ai retrouv l'essentiel dans les
lettres Maurice Bardche :
La ptition d'artistes marche doucement. Marcel Aym qu'il fau-
dra, comme Thierry Maulnier, classer parmi les nonchalants
actifs et amicaux, se dmne lui aussi. Il a vu Picasso, qui ne
veut signer qu'avec accord du Parti. Alors Marcel Aym a vu
Cachin, qui m'est, parat-il, favorable, mais n'ose rien *. Pour
Colette (tu sais, honte sur elle! qu'elle ne voulait rien faire),
c'est Anouilh qui a vu Cocteau, lequel l'a fait signer. Toujours
des tas de lettres, dchirantes, de prisonniers. Mes anciens cama-
rades de l'Oflag VI font deux ptitions, l'une de Gaulle, l'autre
Frenay **. On me dit que les Khgneux de Louis-le-Grand ont
donn notre Khgne *** le nom de "Khgne Robert
Brasillach". Il doit s'agir d'une minorit, bien sr, mais le
Quartier serait-il dj, selon la plus sainte tradition, en train de
* On s'aperoit que les deux versions diffrent dans les dtails. Marcel
Aym ne mentionne pas Cachin. J'ai tenu les donner toutes les deux,
pour montrer comme il est difficile de saisir les souvenirs ...
** Henri Frenay. Un des fondateurs de l'Arme secrte. En 1945,
ministre des prisonniers et des dports dans le gouvernement
de Gaulle.
*** La "Khgne" est la classe o l'on prpare l'examen d'entre
l'Ecole normale suprieure.
68
passer dans l'opposition? Enfin, tu sais que tout s'agite, que la
chane des amitis se forme. Sera-t-elle capable de tenir? Et puis
tant de gens ont peur ... (uvres compltes, tome IX, p. 298).
Pour Franois Mauriac, c'est tout diffrent. Mauriac, adver-
saire et mme ennemi de Maurras et de l' AF, dfenseur des
Rouges espagnols, chantant le gloire du Gnral aprs avoir
vnr le Marchal (<< Ce vieillard tait dlgu vers nous par
les morts de Verdun et par la foule innombrable de ceux qui,
depuis des sicles, se transmettent ce mme flambeau que vien-
nent de laisser tomber nos mains dbiles , Le Figaro, 3 juillet
1940), Mauriac fut pendant quelque dix ans la cible, la tte de
turc de Robert Brasillach. Arrive le procs. Mauriac crit une
lettre d'une grande noblesse. Il reoit la mre du condamn. Il
va faire le sige du gnral de Gaulle. Il entrane un certain
nombre d'acadmiciens signer la ptition. Son prambule est
aussi bref et limit que possible:
Les soussigns se rappelant que le lieutenant Brasillach, pre de
Robert Brasillach, est mort pour la patrie le 13 novembre 1940,
demandent respectueusement au gnral de Gaulle, chef du gou-
vernement, de considrer avec faveur le recours que lui a adress
Robert Brasillach condamn mort le 19 janvier 1945.
Il retient soixante-trois noms. Certains sont clbres; d'autres
connus. Citons-en quelques-uns: Paul Valry, Jrme et Jean
Tharaud, Georges Duhamel, Louis Madelin, Emile Henriot,
Henry Bordeaux, Georges Lecomte, Claude Farrre, Paul
Claudel, Franois Mauriac, le prince et le duc de Broglie, le duc
de La Force, Daniel Rops, Albert Camus, Marcel Aym, Jean
Paulhan, Gabriel Marcel, Roland Dorgels, Jean Cocteau,
Colette, Arthur Honegger, Andr Derain, Maurice Vlaminck,
Gustave Cohen, Charles Rist, Thierry Maulnier, Max Favalelli,
Jean Anouilh, Jean-Louis Barrault, Charles Dullin, Jacques
Copeau, Georges Desvallires, Andr Obey, Rueff,
Monseigneur Bressolles, l'Amiral Lacaze, Jacques Bardoux,
membre de l'institut, grand-pre de Valry Giscard d'Estaing.
Claude Roy avait sign. JI a repris sa signature.
69
Dans sa cellule, Brasillach crit:
Je remercie les intellectuels franais, crivains, savants, artistes,
musiciens, universitaires, qui ont bien voulu formuler un recours
en grce en ma faveur. li en est dont les travaux et l'activit sont
fort loigns des miens et qui auraient pu se montrer indiffrents.
Nous ne nous connaissions pas personnellement, et je leur en ai
d'autant plus de gratitude. Pour certains autres, il m'est arriv,
dans le pass, de me montrer particulirement svre et je n'avais
rien fait pour mriter leur appui. C'est chez ceux-l que j'ai trouv
les dfenseurs les plus ardents et ils ont ainsi montr une gnro-
sit qui est dans la plus grande et la plus belle tradition des lettres
franaises. (Isorni, op. cit., dition de 1956, p. 218).
Il laisse dans ses Instructions au sujet de mes livres cette
note:
Je dsire qu'on supprime des Quatrejeudis, si jamais on le rdi-
te, ce que j' ai dit de Franois Mauriac, et aussi, a et l, de Notre
avant-guerre. 30 janvier 1945 (uvres compltes, tome VIII,
p.91).
La vie s'coule entre mes doigts ...
J'ai encore vu Robert Brasillach deux fois, mais de loin,
aprs avoir dpass la table des colis, l'air dgag, comme un
qui flne et qui pousse en avant, sans penser, jusqu' ce que le
maton se rue, la cl en main, comme un coup de poing amri-
cain, en hurlant de foutre le camp, et vite ... Deux fois, un ins-
tant, j'ai vu son visage s'encadrer dans le rectangle du guichet.
La dernire fois, son sourire taitsi lointain, et triste, que j'ai
senti l'angoisse couler lentement en moi, comme du plomb
fondu, pais, lourd et glac. Du plomb fondu glac, c'est
rare , me disais-je, pour essayer de rire. Mais je ne riais plus.
Je suis repass par le Service social. J'tais tout ple. Je me
70
suis assis sur un matelas pli, transform en fauteuil. Yoyo m'a
fil, en cachette, un fond de quart d'armagnac. Je crois que
j'aurais pu siffler une demi-bouteille, tant j'tais froid dedans.
Nous sommes au dbut de fvrier. Robert ne correspond plus.
Avec moi, tout au moins. Ce qui arrive, on ne sait comment, ce
sont des pomes, ou des fragments de pomes, toujours dats :
La vie s'coule entre mes doigts ...
Ce n'est pas une image en somme,
La vie s'coule entre mes doigts,
Je sens l'eau qui fuit de mes paumes.
En quelques jours brefs et tranges,
Plus riches qu'aucun jour pass,
En quelques jours brefs et tranges,
Toute la chance est entasse.
ou:
Au berceau de l'enfant Honneur
On a vu deux fes apporter
Leurs prsents pour l'enfant Honneur
Le courage avec la gaiet.
- A quoi, dit-on la premire,
Sert un prsent comme le vtre ?
- Presque rien, rpond la premire:
A donner du courage aux autres
- L'autre, dit-on la seconde,
N'est-il pas de trop pour l'Honneur?
- Un enfant, rpond la seconde,
A toujours besoin d'une fleur.
25 janvier 1945
30 janvier 1945
Des histoires circulent, provenant du Palais, colportes par
les avocats et que la caisse de rsonance de la prison amplifie.
Le procs a t rapide (moins de cinq heures). La dlibration a
t courte (vingt minutes). Nanmoins le prsident Vidal aurait
eu beaucoup de difficults faire voter la mort. Il en a fait la
71
confidence plusieurs personnes. Aprs la plaidoirie de
Me Isorni, qui doit un peu la lecture, mais que les tmoins
trouvrent admirable et bouleversante, les jurs taient trs
mus et hsitants. Il aurait fallu les bousculer, les mettre brutale-
ment devant leurs responsabilits et les consquences de leur
dcision:
- C'est la mort ou l'acquittement, mesurez l'effet ! *
Avis de Georges Prade:
- Dans ces conditions, de Gaulle va gracier.
Il y a aussi le coup abject d'Ambiance. Sous ce titre charmant
se cache un priodique d'influence, proche de la LICA, la Ligue
internationale contre l'antismitisme. Son directeur est un cer-
tain Jean Pierre-Bloch. Chasseigne nous renseigne. C'est un
ancien dput socialiste de l'Aisne, employ du Populaire,
franc-maon, intrigant, vnneux, remuant. Intern, puis vad,
il tait pass Londres, puis Alger pendant l'Occupation.
Philippe Henriot en avait parl dans une de ses allocutions la
radio:
Pierre Bloch, Mussidan, me racontait son vasion et, la voix
charge d'motion, me dclarait que le Marchal tait la chance
providentielle de la France (Editoriaux, nO 5, p. 24, 10 mars 1944).
Aujourd'hui, Bloch voue une haine froce tout ce qui fut,
de prs ou de loin, la France du Marchal. La tche la plus
urgente pour lui est d'purer, purer jusqu' l'os. C'est sans
doute pourquoi, le 17 janvier 1945, soit deux jours avant le pro-
cs de Brasillach, Ambiance est paru, avec, en couverture, une
photographie o l'on voit, devant un char, Claude Jeantet,
rdacteur en chef du Petit Parisien, Robert Brasillach et Jacques
Doriot. L'ancien dput communiste du Rayon de Saint-Denis,
devenu le chef du PPF (Parti populaire franais), tait demeur
trs en rserve aprs l'armistice. Condamnant le pacte germano-
sovitique, il changea d'allure en 1941, quand l'Allemagne
nationale-socialiste se mit en marche l'Est. Alors il participa
* Voir Raymond Aron, Histoire de l'Epuration (tome II, p. 243) et la
dclaration de Jacques Isorni, reprise par Charles-Ambroise Colin
dans: Un procs de ['Epuration (Ed. Marne, 1971, p. 193 et 199).
72
la fondation de la LVF (Lgion franaise contre le bolchevisme)
et s'y engagea. Ancien combattant de 14-18 (une citation au
chemin des Dames, en 1918), il porte donc l'unifonne allemand.
Une lgende accompagne le document. Elle est ainsi rdige:
Le sourire ignoble d'un triste individu en mascarade allemande.
Doriot parat ravi, ainsi que ses deux compagnons de honte,
Brasillach et Jeantet. Ce n'est pas un sourire garanti pour long-
temps.
Ce texte n'est pas sign Lvitan. Il aurait pu l'tre. Nul doute
que les jurs en ont eu connaissance. Cette photographie figurait
au dossier. Pendant son instruction clair, Brasillach avait eu le
temps de s'en expliquer. En reportage, avec Claude Jeantet, au
camp d'entranement de la LVF, ils avaient t reus par Jacques
Doriot. Le dtail paraissait sans importance. Il n'en avait pas t
fait mention durant l'audience, ni pendant l'interrogatoire, ni
lors du rquisitoire. Il n'empche que la photographie avait t
rendue publique, volontairement, pas par hasard, deux jours
avant que Brasillach comparaisse devant ses juges. En cons-
quence, "on" a pu trs bien en faire tat au cours du dlibr
contrairement la loi qui interdit que soit voqu ce que les
dbats ont ignor.
Certains vont plus loin. Ils tiennent le tuyau de la tante d'un
greffier qui l'a rpt au fils de la concierge, etc ... La confusion
a t entretenue. L'homme en uniforme boche, c'tait
Brasillach. Mme visage rond. Mme lunettes. En marchant
vite, a peut passer. Yoyo Prade se dit confinn dans son intui-
tion-pronostic.
- Excellent, excellent... De Gaulle graciera. Il ne peut se
faire complice d'une pareille infamie.
Chasseigne parat moins convaincu. Par prudence peut-tre et
tactique. Mieux vaut se prparer au pire, on l'affronte mieux s'il
survient, et la joie est encore plus blouissante ... magique ... si
par bonheur la vie n'est pas tranche. Les yeux bleus - bleu
d'enfance - de Chasseigne s'assombrissent quand il parle de
Brasillach. Il devient de plus en plus von Stroheim.
Une autre nouvelle me parat aussi de bon augure. Le procs
de Charles Maurras et de Pierre Pujo s'est ouvert le 24 janvier
73
Lyon, dans la grande salle des Assises du Palais de Justice.
Nous en avons beaucoup d'chos. L'Action franaise est le seul
mouvement politique fidle -au Marchal qui existe encore dans
la clandestinit. II a t dissous. Ses chefs sont en prison ou
dans la nature. Le journal est interdit. Mais les rseaux d'entraide,
d'influence et d'information se sont mis en place spontanment
et fonctionnent. Beaucoup de ceux qui par opposition la
dmocratie dpassrent le vieux Matre, sur le front de l'Est ou
dans la Collaboration, lui sont demeurs aussi fidles que les
autres, ceux qui avaient choisi Londres, New York et Tel-Aviv
par haine de l'Allemagne. Les orthodoxes, n'en parlons pas: ils
sont l. La dure preuve a chass les querelles intrieures
- pour quelques mois au moins, ne faisons pas trop dans le
pastel. .. Le tlphone arabe marche. Les mots et les gestes nous
sont rapports. Maurras et Pujo sont arrivs enchans. Ils ont
gravi les marches du Palais entre des ranges de FrP qui gron-
daient, les insultaient, leur montraient le poing et leur crachaient
dessus. Pujo a 73 ans. Il fut le condisciple de Pguy au lyce
d'Orlans. On lui doit le nom : l'Action franaise. Il est grand,
la barbe blanche et taille en carr. Al' Ambigu, il serait admi-
rable en pre noble. C'est un esprit distingu, artiste, philo-
sophe, d'une fidlit et d'un courage magnifiques. II vit dans
l'ombre du Matre depuis un demi-sicle au moins ... Charles
Maurras a 77 ans. Il est petit, amaigri, les pommettes creuses,
l' il enfonc mais furieux sous le lorgnon. Il ne pntre pas
dans le box des accuss. Il s'y prcipite et l'index point vers le
commissaire du gouvernement - un misrable du nom de
Marcel-Alexis Thomas - il l'apostrophe :
- Vous, l'avocat de la femme sans tte, je ne vous raterai pas.
Dans les couloirs de Fresnes, quand je raconte la scne mes
potes, les clampins de la dcarrade, toujours sur le qui-vive, car
faut faire gaffe aux gaffes, le cercle des amis applaudit grands
cris, et il y a mme des pleurs de joie.
En vrit, comme toujours, la lgende a enjoliv et festonn.
Maurras a dit:
- Soyez tranquille, monsieur le Procureur, je ne vous raterai
pas.
Ce qui est dj trs bien. Mais "la femme sans tte", qui est
74
bien sr la Rpublique, c'est encore mieux.
Les dernires phrases qu'il a prononces, font galement un
gros effet. Je les martle:
- Ce que vous avez dit ou rien, c'est la mme chose, lance-t-il
au prsident Henri Vainker. De vos accusations, celle de la vio-
lence est certainement celle qui peut tenir le moins. La violence
n'est pas du tout dans mes paroles, comme il y parat. Elle est
dans la situation. La violence, c'est que vous soyez la place o
vous tes et que je n'y sois pas [ ... ]. Pendant ces dbats, qui ont
t si longs, je regrette qu'on ait tant parl de l'Angleterre d'une
part, de l'Allemagne de l'autre - et si peu de la France ... Je lui
ai consacr ma vie, mes sueurs, mes forces. Si je pouvais lui
donner maintenant mon sang, je vous assure que rien ne serait
plus glorieux et plus agrable pour moi.
Quel homme ! Face la meute, il a fait plier le prsident. Celui-
ci voulait commencer sans entendre la dclaration que Maurras
avait prpare : 132 pages dactylographies, pas moins. Maurras
s'entte. Vainker cde. La lecture durera sept heures. Maurras la
fera debout, 77 ans. Quel homme ! Les tmoins charge comme
Claudel et Roger Stphane-Worms prfrent ne pas tre tmoins
l'audience. D'autres, comme Francisque Gay ou Franois Bidault
(le frre de Georges), ne maintiennent pas leur accusations.
Francisque Gay prtexte d'un train prendre pour courter sa
dposition. L'avocat de la femme sans tte ne mollit pas pour
autant. TI n'obtient pas satisfaction. Aprs une heure quinze de
dlibration, Pujo est condamn cinq ans d'emprisonnement et
Charles Maurras la rclusion perptuelle et la "dgradation
nationale" .
- C'est la revanche de Dreyfus! crie-t-il.
Ce verdict m'enchante. J'en attends beaucoup, normment,
l'essentiel: la grce. Les juges s'tant refus envoyer le
Matre au poteau, de Gaulle ne peut plus tuer celui qui fut long-
temps le disciple prfr de Charles Maurras. Mon raisonne-
ment se tient. Dix-sept ans plus tard, la fin d'une nouvelle
guerre franco-franaise connue sous le nom de guerre d'Algrie,
le gnral de Gaulle, sous la pression de Georges Pompidou et
de Jean Foyer, garde des Sceaux, ministre de la Justice, se verra
contraint de gracier le gnral Jouhaud, condamn mort par le
75
Haut Tribunal militaire, son chef, le gnral Salan, n'ayant t
condamn qu' la rclusion perptuelle.
Je saurai plus tard que Robert aura une raction identique. Il
crit Maurice Bardche :
l'ai t, en dfinitive, content du procs Maurras. Je crois,
d'aprs ce que j'en ai vu, qu'il y a eu l un mlange de grandeur,
de bouffonnerie et de vieilleries qui est toute l'AF. Jamais, natu-
rellement, le vieux Charles ne s'est laiss dmonter. Il a eu le tort
de mettre tout sur le mme plan et on a encore entendu voquer
Thalamas *, dont personne ne sait qui c'est! Et bien d'autres
antiques poussires. Mais il est vident qu'il les crasait tous.
Pujo lui-mme a fait une dclaration que je trouve belle: "Votre
verdict ne m'est pas indiffrent, a-t-il dit la fin, j'ai deux
enfants qui ont besoin de moi, mais qui ont encore plus besoin de
mon honneur !" Je ne pense d'ailleurs pas, bien entendu, que
l'honneur soit atteint par ces verdicts-l.
Enfin, si dans le peu de jours qui nous est maintenant imparti,
des gens qui hsitaient entre Maurras et moi peuvent faire
quelque chose, ils ont le champ libre. Ils peuvent dire, puisque le
matre est sauf, pourquoi pas le disciple. Ce raisonnement est
peut-tre spcieux mais il peut tre tenu. Il est vrai que le verdict
sur Maurras tait peut-tre, probablement mme, command
d'avance en haut lieu.
30 janvier 1945
(uvres compltes, tome IX, p. 304).
Cette lettre sera une des dernires de Robert Brasillach.
* Amde Thalamas (1867-1953), professeur d'Histoire la Sorbonne
y avait dispens, en 1908, un cours sur Jeanne d'Arc que l'AF jugea
offensant. Il fut gifl par le camelot du roi Maxime Real deI Sarte, puis
fess par d'autres tudiants d' AF qu'entranait Maurice Pujo.
Thalamas cessa alors ses cours et devint dput radical-socialiste de
Seine-et-Oise en 1910. Il tait franc-maon.
76
Le 5 fvrier au soir : j'ai confiance.
Maintenant, il n'y a plus que les pomes avant le sacrifice
rituel. Je ne les lirai qu'aprs. Robert ne les a pas fait circuler.
Par pudeur, sans doute... Pendant l'attente, leur lecture et t
trop cruelle pour ceux qui l'aimaient. J'ai cit le Psaume VI.
Ma vie est un oiseau aux filets du chasseur ...
Tout est possible encor, mais vous seul Seigneur ...
Le Psaume VII croit de moins en moins que tout est possible
encore:
Ce n'est pas sans grand mal, voyez-vous, qu'on arrache
Notre cur aux seuls biens auxquels ilfut vou,
Mais s'il vous faut encor mon attente, Seigneur,
S'il vous faut l'aube noire et la plus dure peine,
Prenez l'arrachement et prenez la douleur,
Que votre volont soit faite, et non la mienne.
3 fvrier 1945
Ce mme jour, Gethsmani:
Je monte vers Gethsmani
Tout au long de la nuit obscure.
La nuit est longue, la nuit dure,
6 nuit, odeur de l'agonie.
Mais s'ilfaut bien que je m'apprte,
Si nul ne peut rompre mes chanes,
Que votre volont soit faite,
La vtre, Pre, et non la mienne!
Les miens sont endormis encor,
Accabls sous l'immense peine.
77
La sueur coule de mon corps,
Le sang s'coule de mes veines.
S'ils viennent juges et vendus,
Pre, je pourrai leur jurer
Que personne ne s'est perdu
De ceux qu'on m'avait confis.
J'aurai gard de l'aventure
Ceux-l qui ont su m'couter.
La nuit est longue, la nuit dure,
Mais j'y maintiens cette fiert.
Si longue soit-elle et si dure,
En souvenir de l'agonie,
Seigneur, et de ta nuit obscure,
Sauve-moi de Gethsmani!
Enfin, le dernier, le plus beau sans doute, l'inoubliable,
Lazare:
Tout, quand vous voulez, Seigneur, est possible.
Le verrou se tire au seuil du cachot,
Le fusil s'abaisse au bord de la cible,
Les morts qu'on pleurait sortent du tombeau.
Prs du monument se tient invisible
La petite fille aux yeux de matin.
Tout, quand vous voulez, Seigneur, est possible.
L'enfant Esprance a joint les deux mains.
Je remets, Seigneur, aux plis de sa robe
Ul peine des miens, l'treinte du cur:
Que ['enfant me rende, l'heure de l'aube,
Le jour de la terre - ou, sinon, d'ailleurs.
4 Fvrier 1945
4 fvrier! Je ne sors plus de la cellule. Je vis recroquevill,
accroupi sur la paillasse, le dos contre le mur protg par une
couvrante, le menton sur les genoux. Aussi trange et incompr-
hensible que cela m'apparaisse aujourd'hui, plus les jours pas-
78
sent, plus la confiance revient. En Breton opinitre, je construis
mon esprance sur la logique et le raisonnement. Comme tou-
jours depuis la petite enfance, celui qui croit et agit dialogue
avec celui qui doute et critique:
- En moyenne, cet hiver, on flingue dans les quinze jours
qui suivent la condamnation. T'es d'accord?
- TI Y a eu des exceptions.
-Rares.
-TIyenaeu.
- Je parle de moyenne.
- Admettons.
- Alors, comptons. 19 + 15 = 3.
-3 quoi?
- 3 fvrier. Le 3 fvrier, a fait quinze jours qu'il a les
chanes. 15 jours qu' l'heure du laitier il se demande s'il ne va
pas voir rappliquer Reboul et sa face de rat.
- Comment tu sais qu'il a une face de rat, Reboul ? Tu ne
l'as jamais vu.
- Un procureur, a a toujours une face de rat. Donc quinze
jours ... Autant dire que le plus dur est fait.
- a, c'est vite dit.
- Non. C'est crit comme sur du papier musique. Il me
semble difficile qu'on puisse fusiller Robert, pass les vingt
jours d'attente. Libert, fraternit, humanit, sacrebleu! Nous
sommes le 4. Seize jours sont donc couls. Si demain le vian-
dox est l'heure, tous les espoirs sont permis.
- Pourquoi? a ne fera quand mme que dix-sept jours de
passs.
- Exact, bonhomme, seulement le dix-huitime jour tombe
le 6 fvrier.
-Et alors?
- Tu vois a, dans les canards : "Brasillach pass par les
armes le 6 fvrier". Cette fois, on crierait la revanche de
Stavisky! a ferait provocation.
- Ce n'est pas a qui va les gner, s'ils en ont envie et qu'ils
trouvent que a fait bien dans le tableau ... La preuve, pour qui
veut comprendre, que c'est l'avant-guerre qu'on paye, plus la
guerre.
79
- Non! Ce sont d'abominables salopards, des pervers qui
aiment le saignant, mais ce ne sont pas des cons. Le 6 fvrier, a
serait trop gros. Ce serait l'aveu. Ils sont trop tartuffes pour oser.
Or, le 7, nous serons au dix-neuvime jour aprs la sentence ...
Dix-neuvime, tu te rends compte? On pourra recommencer
essayer de respirer. .. Dix-neuf sur vingt!
- Le ciel t'entende !
Le 5 fvrier 1945, le viandox est l'heure. Si mon raisonne-
ment est juste, nous tenons le bon bout. Serrons les dents. Le
miracle est l. Je retrouve une sorte de gaiet, contenue, retenue,
une gaiet surveille quand mme. J'ignore que le gnral
de Gaulle qui, le 3, disait Mauriac: Mais non, on ne fusille-
ra pas votre Brasillach est revenu sur sa dcision. J'ignore
que ce 5 fvrier, au dbut de l'aprs-midi, le directeur des
Affaires criminelles a prvenu Me Isorni au tlphone. Le
recours en grce a t rejet. Ce sera pour demain, 6 fvrier.
J'ignore que Me Isorni se trouve dans la prison. Il a vu d'abord
Brasillach. Pour la premire fois, celui-ci n'tait pas ras. Isorni
lui dit:
- Mauriac m'a tlphon. Il est pessimiste.
- Je n'ai jamais cru la clmence, dit Brasillach. Cela ne
m'a pas empch de dormir. Jusqu'ici, je n'ai pass qu'une
mauvaise nuit. Je croyais que ce serait pour le matin.
Me Isorni quitte un instant Brasillach. Il doit aller voir
Maurice Bardche la troisime division. Il revient. Rcit :
80
A mon retour, je le trouve en conversation avec le prisonnier qui
fait office de coiffeur et qui tient absolument le raser. Il lui
donne une tape amicale dans le dos et lui dit en riant:
- Non ma vieille, pas aujourd'hui, demain matin ce sera beau-
coup mieux.
Je m'asseois sur le lit ct de lui. L'entrevue avec Maurice
Bardche a d encore bouleverser mes traits. Je n'ai rien dit.
Mais il sait - c'est manifeste - que ce sera demain matin. Il
m'invite le laisser. Il pense que j'ai autre chose faire.
- Je ne veux pas vous laisser seul.
- Etre seul ... J'aurai tout le temps ... Il faut que je m' habitue.
Il a crit quelques lettres pour ses amis. Pour sa mre, il attend la
dernire minute. Nous restons quelques instants silencieux. Il me
regarde alors avec une douceur et une bont qui sont, cette
minute, dchirantes. Le soir est venu. La prison se ferme. Le
rglement, au seuil de la mort, demeure le rglement. Il m'est
interdit de rester plus longtemps ses cts. Je dois partir et je
sais avec lui pour quel destin nous nous retrouverons dans
quelques heures. Au moment de franchir la porte, il me serre la
main avec tristesse. Quelle parole prononcer? Nous sentons bien
que nous ne pouvons dire " demain". Ce mot - qui porte en lui
la mort - se lit, peut-tre, dans notre regard, mais il restera au
fond de nous-mme. (Me Jacques Isomi, op. cit., p. 21).
Trois tages plus haut, je me couche, la soupe avale. Je som-
nole, je flotte, le cur tranquille, presque heureux, apais par mes
certitudes : on ne tue pas le 6 fvrier, plus exactement, on ne peut
tuer Robert Brasillach, le jour anniversaire du 6 fvrier 1934. Le
symbole et t trop flagrant. Aujourd'hui, les Franais n'y sont
sans doute plus sensibles. Ils ont oubli, ou ils ne savent pas.
Mais en 1945, c'est encore tout proche. C'est de l'histoire
bout portant. Le 6 fvrier, c'est le jour o la Rpublique du
Grand-Orient, puise d'avoir gaspill, en quinze ans, la victoi-
re que la France avait remporte en 1918 ; mine par les mil-
lions de chmeurs, la "crise" comme on disait l'poque ;
discrdite par la corruption profonde du parti gouvernemental,
le parti radical, que l'affaire Stavisky venait de rvler, avait os
rpondre aux manifestations nationalistes en faisant fusiller les
anciens combattants dsarms qui se permettaient de crier A
bas les pourris ! A bas les voleurs ! place de la Concorde
(quelle drision !), devant la Chambre des dputs.
La presse de gauche, communiste, socialiste, radicale-socia-
liste, maonnique, et o les croiss du Sillon se mlaient aux
fidles du Sentier, avait tent de justifier le crime en dnonant
l'meute fasciste , le coup classique, dans le style grosse
brute qui me donnez un coup de ventre dans le pied ... Elle
n'avait pas convaincu grand-monde. Alors, qui prendrait la res-
ponsabilit de faire fusiller Robert Brasillach, le rdacteur en
chef de Je suis Partout , comme crivait la presse
d'aujourd'hui, le 6 fvrier 1945 ? A l'vidence, personne, per-
sonne! Si Brasillach l'avait imagin un instant, il avait lui-
mme renonc le croire. Le 1 er fvrier, il commenait un
pome, intitul Aux morts de fvrier:
81
Les derniers coups de feu continuent de briller
Dans le jour indistinct o sont tombs les ntres.
Sur onze ans de retard, serai-je donc des vtres ?
Je pense vous ce sor, morts defvrier.
Il n'avait pas t plus avant. Tout permet de s'endormir sans
angoisse, le 5. On ne tuera pas Robert le 6. Le 6 est une journe
sans sang. Aprs, on en sera au dix-neuvime jour. La grce sera
pratiquement acquise. Je me laisse envahir par des rves inter-
dits.
Le dernier t de la paix ... Les grands arbres frissonnaient
dans la brise de mer. La fentre du salon n'tait que pousse.
J'tais entr, pas de loup, comme un voleur d'amour. Elle dor-
mait au premier tage. Son mari tait en voyage. Sa vieille tante
et dugne en crasait sonore, au bout du corridor. Le matin, elle
ne se sentait dispose, frache comme une rose et babilleuse
comme un pinson, que si elle avait fait le tour du cadran dans la
nuit, poings ferms de huit heures huit heures, la belle
sant ...
J'avais gratt l'autre porte. Celle de la nice. Elle avait
moins besoin de sommeil. Je n'tais pas attendu. Ce fut la sur-
prise, les murmures, les mains qui s'pousent, l'motion qui
monte ... Qu'y a-t-il de plus merveilleux que de sduire quand
on vous a dj sduit ? Que de plaire quand vous n'avez pas
dplu? Que de dsirer qui a consenti? Que d'aimer celle qui ne
peut pas vous aimer, mais qui pourtant vous aime ? .. Le tout
vingt ans?
Ce soir, je m'autorise une permission de nuit dans le pass.
On ne tue pas le 6. J'ai le droit au bonheur.
Mais le 6 fvrier 1945, au matin, le bruit que fait le silence
me rveille. On n'entend pas rouler les chariots. Le viandox est
en retard. C'est un avertissement qui ne trompe pas. Mon rai-
sonnement ne valait pas tripette. On va tuer le 6. Mais peut-tre
que ce ne sera pas Robert. Le vivier est plein, au rez-de-chaus-
se. On peut emmener qui ont veut. Il n'y a que l'embarras du
choix. Je suis coll la porte. Par l'illeton, je ne vois rien. Pas
me qui vive. Je n'entends rien. La prison semble retenir son
souffle. Un peu avant neuf heures et demie, il y a un cri :
- C'est un mec de la Gestape !
82
Je respire. J'essaye plutt. Au fond de moi, je ne suis pas
dupe. Dehors, des fentres, on rectifie, hlas :
- Non, c'est Brasillach ...
Brasillach, Brasillach. Le nom roule sur la faade de la pre-
mire division.
- Il a cri Adieu Braud 1 ... Adieu Lucien Combelle.
Je suis toujours debout, contre la porte, fig. A l'intrieur, je
vis ce que Jacques Isomi raconte dans son procs-verbal.
Le poteau est dress au pied d'une butte de gazon. Le peloton
qui comprend douze hommes et un sous-officier nous tourne le
dos. Robert Brasillach m'embrasse en me tapotant l'paule en
signe d'encouragement. Un sourire pur illumine son visage et
son regard n'est pas malheureux. Puis, calme, trs l'aise, sans
le moindre tressaillement, il se dirige vers le poteau. Je me suis
un peu dtach du groupe officiel. Il s'est retourn, adoss au
poteau. Il me regarde. Il a l'air de dire: "Voil, c'est fini."
Un soldat sort du peloton pour lui lier les mains. Mais le soldat
s'affole et n'y parvient pas. Le marchal des logis, sur ordre du
lieutenant, essaie son tour. Les secondes passent ... On entend
la voix du lieutenant qui coupe le silence: "Marchal des logis!
Marchal des logis ! .....
Robert Brasillach est li son poteau, trs droit, la tte leve et
fire. Au dessus du cache-col rouge, elle apparat toute ple. Le
greffier lit l'arrt par lequel le pourvoir est rejet.
Puis, d'une voix forte, Robert Brasillach crie au peloton:
"Courage ! ... " et les yeux levs: "Vive la France !" Le feu de
salve retentit. Le haut du corps se spare du poteau, semble se
dresser vers le ciel. La bouche se crispe. Le marchal des logis se
prcipite et donne le coup de grce. Le corps glisse doucement
jusqu' terre. Il est 9 h 48.
Le docteur Paul s'avance pour constater le dcs. L'aumnier et
moi-mme le suivons et nous inclinons. Le corps est apparem-
ment intact. Je recueille, pour ceux qui l'aiment, la grosse goutte
de sang qui roule sur son front.
Fait Paris, le 6 fvrier 1945, 11 heures, Jacques Isorni.
Quelques jours plus tard, des mains pieuses me faisaient por-
ter, dans ma cellule, une lettre qui ressemblait une lettre
d'outre-tombe. Je la publie pour la premire fois.
83
28 janvier 1945
Mon cher WeIl,
Voici une lettre que je fais un peu l'avance, et qui n'est pas
pour autre chose que pour te redire toute mon amiti. Nous
n'avons pas eu le loisir de nous connru"tre bien longtemps, depuis
tout juste une anne, mais nous avons pu nous connrure assez
profondment. Je ne veux pas faire de littrature, mais tu sais
que je suis trs fier de t'avoir connu et de t'avoir inspir de
l'amiti. Je voudrais que l'avenir te garde, qu'il garde D. et le
petit que vous allez avoir. Je n'ai pas de conseils te donner, ni
pour lui, ni pour toi. Je n'ai jamais voulu donner beaucoup de
conseils personne. Je sais tout ce que tu feras, je sais tout ce
que tu es. Cher WeIl, il me semble que tu avais encore beaucoup
de choses m'apprendre. Je ne dis pas cela par fausse modestie,
je le dis parce que c'est vrai, et j'aurais pu sans doute t'en
apprendre aussi. l'ai t heureux de te retrouver dans ces
sombres murs, o tu me ramenais mes derniers mois de libert.
Puisses-tu les quitter bientt.
Je t'embrasse fraternellement,
Robert.
Dix mois aprs, il tait exauc. Je ne l'ai jamais oubli.
Saint-Cloud,
juillet-novembre 1994.
Cinquante ans aprs ...
Je comptais faire suivre ce texte de quelques annexes. Les
dimensions des Cahiers l'interdisent. On les trouvera dans le
prochain (N 3)
84
Achev d'imprimer en dcembre 1994
LEs PREsSES LITTRAIRES
66240 Saint-Estve
Dpt lgal: 4 trimestre 1994
N d'impression: 16393
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dernire lettre adresse par Robert Brasillach Franois
Bngneau, et que celui-ci reu, dans sa cellule, aprs l'excution.

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