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Formation Esprit

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Gaston Bachelard (1934)

LA FORMATION
de lesprit scientifique
Contribution une psychanalyse de la connaissance objective

Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie retrait du Cgep de Chicoutimi Courriel : jean-marie_tremblay@uqac.ca Site web pdagogique : http ://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/

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Cette dition lectronique a t ralise par JeanMarie Tremblay, professeur de sociologie partir de :

Gaston Bachelard (1934),

La formation de lesprit scientifique. Contribution une psychanalyse de la connaissance objective.


Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 5e dition, 1967. Collection : Bibliothque des textes philosophiques, 257 pages.

Polices de caractres utilise : Times New Roman, 14 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition numrique ralise le 18 septembre 2012 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Qubec.

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La formation de lesprit scientifique. Contribution une psychanalyse de la connaissance objective.

Paris : Librairie philosophique J. VRIN, 5e dition, 1967. Collection : Bibliothque des textes philosophiques, 257 pages

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REMARQUE

Ce livre est du domaine public au Canada parce quune uvre passe au domaine public 50 ans aprs la mort de lauteur(e). Cette uvre nest pas dans le domaine public dans les pays o il faut attendre 70 ans aprs la mort de lauteur(e). Respectez la loi des droits dauteur de votre pays.

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Table des matires


DISCOURS PRLIMINAIRE

CHAPITRE I. CHAPITRE II. CHAPITRE III. CHAPITRE IV. CHAPITRE V. CHAPITRE VI. CHAPITRE VII CHAPITRE VIII. CHAPITRE IX. CHAPITRE X. CHAPITRE XI. CHAPITRE XII. Index des noms cits

La notion d'obstacle pistmologique. Plan de l'ouvrage Le premier obstacle : l'exprience premire La connaissance gnrale comme obstacle la connaissance scientifique Un exemple d'obstacle verbal : l'ponge. Extension abusive des images familires La connaissance unitaire et pragmatique comme obstacle la connaissance scientifique L'obstacle substantialiste Psychanalyse du Raliste L'obstacle animiste Le mythe de la digestion Libido et connaissance objective Les obstacles de la connaissance quantitative Objectivit scientifique et Psychanalyse

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Discours prliminaire
I

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Rendre gomtrique la reprsentation, c'est--dire dessiner les phnomnes et ordonner en srie les vnements dcisifs d'une exprience, voil la tche premire o s'affirme l'esprit scientifique. C'est en effet de cette manire qu'on arrive la quantit figure, michemin entre le concret et l'abstrait, dans une zone intermdiaire o l'esprit prtend concilier les mathmatiques et l'exprience, les lois et les faits. Cette tche de gomtrisation qui sembla souvent ralise soit aprs le succs du cartsianisme, soit aprs le succs de la mcanique newtonienne, soit encore avec l'optique de Fresnel - en vient toujours rvler une insuffisance. Tt ou tard, dans la plupart des domaines, on est forc de constater que cette premire reprsentation gomtrique, fonde sur un ralisme naf des proprits spatiales, implique des convenances plus caches, des lois topologiques moins nettement solidaires des relations mtriques immdiatement apparentes, bref des liens essentiels plus profonds que les liens de la reprsentation gomtrique familire. On sent peu peu le besoin de travailler pour ainsi dire sous l'espace, au niveau des

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relations essentielles qui soutiennent et l'espace et les phnomnes. La pense scientifique est alors entrane vers des constructions plus mtaphoriques que relles, vers des espaces de configuration dont l'espace sensible n'est, aprs tout, qu'un pauvre exemple. Le rle des mathmatiques dans la Physique contemporaine dpasse donc singulirement la simple description gomtrique, Le mathmatisme est non plus descriptif mais formateur. La science de la ralit ne se contente plus du comment phnomnologique ; elle cherche le pourquoi mathmatique. Aussi bien, puisque le concret accepte dj l'information gomtrique, puisque le concret est correctement analys par l'abstrait, pourquoi n'accepterions-nous pas de poser l'abstraction comme la dmarche normale et fconde de l'esprit scientifique. En fait, si l'on mdite sur l'volution de l'esprit scientifique [6] on dcle bien vite un lan qui va du gomtrique plus ou moins visuel l'abstraction complte. Ds qu'on accde une loi gomtrique, on ralise une inversion spirituelle trs tonnante, vive et douce comme une gnration ; la curiosit fait place l'esprance de crer. Puisque la premire reprsentation gomtrique des phnomnes est essentiellement une mise en ordre, cette premire mise en ordre ouvre devant nous les perspectives d'une abstraction alerte et conqurante qui doit nous conduire organiser rationnellement la phnomnologie comme une thorie de l'ordre pur. Alors ni le dsordre ne saurait tre appel un ordre mconnu, ni l'ordre une simple concordance de nos schmas et des objets comme cela pouvait tre le cas dans le rgne des donnes immdiates de la conscience. Quand il s'agit des expriences conseilles ou construites par la raison, l'ordre est une vrit, et le dsordre une erreur. L'ordre abstrait est donc un ordre prouv qui ne tombe pas sous les critiques bergsoniennes de l'ordre trouv. Nous nous proposons, dans ce livre, de montrer ce destin grandiose de la pense scientifique abstraite. Pour cela, nous devrons prouver que pense abstraite n'est pas synonyme de mauvaise conscience scientifique, comme semble l'impliquer l'accusation banale. Il nous faudra prouver que l'abstraction dbarrasse l'esprit, qu'elle allge l'esprit, qu'elle le dynamise. Nous fournirons ces preuves en tudiant plus particulirement les difficults des abstractions correctes, en marquant l'insuffisance des premires bauches, la lourdeur des premiers schmas, en soulignant aussi le caractre discursif de la

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cohrence abstraite et essentielle qui ne peut pas aller au but d'un seul trait. Et pour mieux montrer que la dmarche de l'abstraction n'est pas uniforme, nous n'hsiterons pas employer parfois un ton polmique en insistant sur le caractre d'obstacle prsent par l'exprience soidisant concrte et relle, soi-disant naturelle et immdiate. Pour bien dcrire le trajet qui va de la perception rpute exacte l'abstraction heureusement inspire par les objections de la raison, nous tudierons de nombreux rameaux de l'volution scientifique. Comme les solutions scientifiques ne sont jamais, sur des problmes diffrents, au mme stade de maturation, nous ne prsenterons pas une suite de tableaux d'ensemble ; nous ne craindrons pas d'mietter nos arguments pour rester au contact de faits aussi prcis que possible. Cependant, en vue d'une clart de premier aspect, si l'on nous forait de mettre de grossires tiquettes historiques sur les diffrents ges de la pense scientifique, nous distinguerions assez bien trois grandes priodes : [7] La premire priode reprsentant l'tat prscientifique comprendrait la fois l'antiquit classique et les sicles de renaissance et d'efforts nouveaux avec le XVIe, le XVIIe et mme le XVIIIe sicles. La deuxime priode reprsentant l'tat scientifique, en prparation la fin du XVIIIe sicle, s'tendrait sur tout le XIXe sicle et sur le dbut du XXe. En troisime lieu, nous fixerions trs exactement l're du nouvel esprit scientifique en 1905, au moment o la Relativit einsteinienne vient dformer des concepts primordiaux que l'on croyait jamais immobiles. partir de cette date, la raison multiplie ses objections, elle dissocie et rapparente les notions fondamentales, elle essaie les abstractions les plus audacieuses. Des penses, dont une seule suffirait illustrer un sicle, apparaissent en vingt-cinq ans, signes d'une maturit spirituelle tonnante. Telles sont la mcanique quantique, la mcanique ondulatoire de Louis de Broglie, la physique des matrices de Heisenberg, la mcanique de Dirac, les mcaniques abstraites et bientt sans doute les Physiques abstraites qui ordonneront toutes les possibilits de l'exprience.

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Mais nous ne nous astreindrons pas inscrire nos remarques particulires dans ce triptyque qui ne nous permettrait pas de dessiner avec assez de prcision les dtails de l'volution psychologique que nous voulons caractriser. Encore une fois, les forces psychiques en action dans la connaissance scientifique sont plus confuses, plus essouffles, plus hsitantes, qu'on ne l'imagine quand on les mesure du dehors, dans les livres o elles attendent le lecteur. Il y a si loin du livre imprim au livre lu, si loin du livre lu au livre compris, assimil, retenu ! Mme chez un esprit clair, il y a des zones obscures, des cavernes o continuent vivre des ombres. Mme chez l'homme nouveau, il reste des vestiges du vieil homme. En nous, le XVIIIe sicle continue sa vie sourde ; il peut - hlas - rapparatre. Nous n'y voyons pas, comme Meyerson, une preuve de la permanence et de la fixit de la raison humaine, mais bien plutt une preuve de la somnolence du savoir, une preuve de cette avarice de l'homme cultiv ruminant sans cesse le mme acquis, la mme culture et devenant, comme tous les avares, victime de l'or caress. Nous montrerons, en effet, l'endosmose abusive de l'assertorique dans l'apodictique, de la mmoire dans la raison. Nous insisterons sur ce fait qu'on ne peut se prvaloir d'un esprit scientifique tant qu'on n'est pas assur, tous les moments de la vie pensive, de reconstruire tout son savoir. Seuls les axes rationnels permettent ces reconstructions. [8] Le reste est basse mnmotechnie. La patience de l'rudition n'a rien voir avec la patience scientifique. Puisque tout savoir scientifique doit tre tout moment reconstruit, nos dmonstrations pistmologiques auront tout gagner se dvelopper au niveau des problmes particuliers, sans souci de garder l'ordre historique. Nous ne devrons pas non plus hsiter multiplier les exemples si nous voulons donner l'impression que, sur toutes les questions, pour tous les phnomnes, il faut passer d'abord de l'image la forme gomtrique, puis de la forme gomtrique la forme abstraite, poursuivre la vole psychologique normale de la pense scientifique. Nous partirons donc, presque toujours, des images, souvent trs pittoresques, de la phnomnologie premire ; nous verrons comment, et avec quelles difficults, se substituent ces images les formes gomtriques adquates. Cette gomtrisation si difficile et si lente, on ne s'tonnera gure qu'elle s'offre longtemps comme une conqute dfinitive et qu'elle suffise constituer le solide

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esprit scientifique tel qu'il apparat au XIXe sicle. On tient beaucoup ce qu'on a pniblement acquis. Il nous faudra pourtant prouver que cette gomtrisation est un stade intermdiaire. Mais ce dveloppement suivi au niveau de questions particulires, dans le morcellement des problmes et des expriences, ne sera clair que si l'on nous permet, cette fois en dehors de toute correspondance historique, de parler d'une sorte de loi des trois tats pour l'esprit scientifique. Dans sa formation individuelle, un esprit scientifique passerait donc ncessairement par les trois tats suivants, beaucoup plus prcis et particuliers que les formes comtiennes. 1 L'tat concret o l'esprit s'amuse des premires images du phnomne et s'appuie sur une littrature philosophique glorifiant la Nature, chantant curieusement la fois l'unit du monde et sa riche diversit. 2 L'tat concret-abstrait o l'esprit adjoint l'exprience physique des schmas gomtriques et s'appuie sur une philosophie de la simplicit. L'esprit est encore dans une situation paradoxale : il est d'autant plus sr de son abstraction que cette abstraction est plus clairement reprsente par une intuition sensible. 3 L'tat abstrait o l'esprit entreprend des informations volontairement soustraites l'intuition de l'espace rel, volontairement dtaches de l'exprience immdiate et mme en polmique ouverte avec la ralit premire, toujours impure, toujours informe. [9] Enfin, pour achever de caractriser ces trois stades de la pense scientifique, nous devrons nous proccuper des intrts diffrents qui en constituent en quelque sorte la base affective. Prcisment, la Psychanalyse que nous proposons de faire intervenir dans une culture objective doit dplacer les intrts. Sur ce point, dussions-nous forcer la note, nous voudrions du moins donner l'impression que nous entrevoyons, avec le caractre affectif de la culture intellectuelle, un lment de solidit et de confiance qu'on n'a pas assez tudi. Donner et surtout garder un intrt vital la recherche dsintresse, tel n'estil pas le premier devoir de l'ducateur, quelque stade de la formation que ce soit ? Mais cet intrt a aussi son histoire et Il nous faudra

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tenter, au risque d'tre accus de facile enthousiasme, d'en bien marquer la force tout au long de la patience scientifique. Sans cet intrt, cette patience serait souffrance. Avec cet intrt, cette patience est une vie spirituelle. Faire la psychologie de la patience scientifique reviendra adjoindre la loi des trois tats de l'esprit scientifique, une sorte de loi des trois tats d'me, caractriss par des Intrts : me purile, ou mondaine, anime par la curiosit nave, frappe d'tonnement devant le moindre phnomne instrument, jouant la Physique pour se distraire, pour avoir un prtexte une attitude srieuse, accueillant les occasions du collectionneur, passive jusque dans le bonheur de penser. me professorale, toute fire de son dogmatisme, immobile dans sa premire abstraction, appuye pour la vie sur les succs scolaires de sa jeunesse, parlant chaque anne son savoir, imposant ses dmonstrations, tout l'intrt dductif, soutien si commode de l'autorit, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le tout venant de la bourgeoisie comme fait l'Agrg de l'Universit 1. Enfin, l'me en mal d'abstraire et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse, livre aux intrts inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu prilleux de la pense sans support exprimental stable ; tout moment drange par les objections de la raison, mettant sans cesse en doute un droit particulier - l'abstraction, mais si sre que l'abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin pure de la pense du monde ! Pourrons-nous ramener la convergence des intrts si contraires ? En tout cas, la tche de la philosophie scientifique est trs nette : psychanalyser l'intrt, ruiner tout utilitarisme [10] si dguis qu'il soit, si lev qu'il se prtende, tourner l'esprit du rel vers l'artificiel, du naturel vers l'humain, de la reprsentation vers l'abstraction. Jamais peut-tre plus qu' notre poque, l'esprit scientifique n'a eu plus besoin d'tre dfendu, d'tre illustr au sens mme o du Bellay travaillait la Dfense et Illustration de la langue franaise. Mais cette illustration ne peut se borner une sublimation des aspirations communes les plus diverses. Elle doit tre normative et cohrente. Elle doit rendre clairement conscient et actif le plaisir de l'excitation
1 Cf. H.-G. WELLS, La Conspiration au grand jour, trad., pp. 85, 86, 87.

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spirituelle dans la dcouverte du vrai. Elle doit faire du cerveau avec de la vrit. L'amour de la science doit tre un dynamisme psychique autogne. Dans l'tat de puret ralise par une Psychanalyse de la connaissance objective, la science est l'esthtique de l'intelligence.

Un mot maintenant sur le ton de ce livre. Comme nous nous donnons en somme pour tche de retracer la lutte contre quelques prjugs, les arguments polmiques passent souvent au premier rang. Il est d'ailleurs bien plus difficile qu'on ne croit de sparer la raison architectonique de la raison polmique, car la critique rationnelle de l'exprience fait vraiment corps avec l'organisation thorique de l'exprience : toutes les objections de la raison sont des prtextes expriences. On a dit souvent qu'une hypothse scientifique qui ne peut se heurter aucune contradiction n'est pas loin d'tre une hypothse inutile. De mme, une exprience qui ne rectifie aucune erreur, qui est platement vraie, sans dbat, quoi sert-elle ? Une exprience scientifique est alors une exprience qui contredit l'exprience commune. D'ailleurs, l'exprience immdiate et usuelle garde toujours une sorte de caractre tautologique, elle se dveloppe dans le rgne des mots et des dfinitions ; elle manque prcisment de cette perspective d'erreurs rectifies qui caractrise, notre avis, la pense scientifique. L'exprience commune n'est pas vraiment compose ; tout au plus elle est faite d'observations juxtaposes et il est trs frappant que l'ancienne pistmologie ait tabli un lien continu entre l'observation et l'exprimentation, alors que l'exprimentation doit s'carter des conditions ordinaires de l'observation. Comme l'exprience commune n'est pas compose, elle ne saurait tre, croyons-nous, effectivement vrifie. Elle reste un fait. Elle ne peut donner une loi. Pour confirmer scientifiquement le vrai, il convient de le [11] vrifier plusieurs points de vue diffrents. Penser une exprience, c'est alors cohrer un pluralisme initial. Mais si hostile que nous soyons aux prtentions des esprits concrets qui croient saisir immdiatement le donn, nous ne chercherons pas incriminer systmatiquement toute intuition isole. La meilleure preuve, c'est que nous donnerons des exemples o des

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vrits de fait arrivent s'intgrer immdiatement dans la science. Cependant il nous semble que l'pistmologue - diffrent en cela de l'historien - doit souligner, entre toutes les connaissances d'une poque, les ides fcondes. Pour lui, l'ide doit avoir plus qu'une preuve d'existence, elle doit avoir un destin spirituel. Nous n'hsiterons donc pas inscrire au compte de l'erreur - ou de l'inutilit spirituelle, ce qui n'est pas loin d'tre la mme chose - toute vrit qui n'est pas la pice d'un systme gnral, toute exprience, mme juste, dont l'affirmation reste sans lien avec une mthode d'exprimentation gnrale, toute observation qui, pour relle et positive qu'elle soit, est annonce dans une fausse perspective de vrification. Une telle mthode de critiquer rclame une attitude expectante presque aussi prudente vis--vis du connu que de l'inconnu, toujours en garde contre les connaissances familires, sans grand respect pour la vrit scolaire. On comprend donc qu'un philosophe qui suit l'volution des ides scientifiques chez les mauvais auteurs comme chez les bons, chez les naturalistes comme chez les mathmaticiens, se dfende mal contre une impression d'incrdulit systmatique et qu'il adopte un ton sceptique en faible accord avec sa foi, si solide par ailleurs, dans les progrs de la pense humaine.

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LA FORMATION DE L'ESPRIT SCIENTIFIQUE


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CHAPITRE I
La notion d'obstacle pistmologique Plan de l'Ouvrage

I
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Quand on cherche les conditions psychologiques des progrs de la science, on arrive bientt cette conviction que c'est en termes d'obstacles qu'il faut poser le problme de la connaissance scientifique. Et il ne s'agit pas de considrer des obstacles externes, comme la complexit et la fugacit des phnomnes, ni d'incriminer la faiblesse des sens et de l'esprit humain : c'est dans l'acte mme de connatre, intimement, qu'apparaissent, par une sorte de ncessit fonctionnelle, des lenteurs et des troubles. C'est l que nous montrerons des causes de stagnation et mme de rgression, c'est l que nous dclerons des causes d'inertie que nous appellerons des obstacles pistmologiques. La connaissance du rel est une lumire qui projette toujours quelque part des ombres. Elle n'est jamais immdiate et pleine. Les rvlations du rel sont toujours rcurrentes.

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Le rel n'est jamais ce qu'on pourrait croire mais il est toujours ce qu'on aurait d penser. La pense empirique est claire, aprs coup, quand l'appareil des raisons a t mis au point. En revenant sur un pass d'erreurs, on trouve la [14] vrit en un vritable repentir intellectuel. En fait, on connat contre une connaissance antrieure, en dtruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l'esprit mme, fait obstacle la spiritualisation. L'ide de partir de zro pour fonder et accrotre son bien ne peut venir que dans des cultures de simple juxtaposition o un fait connu est immdiatement une richesse. Mais devant le mystre du rel, l'me ne peut se faire, par dcret, ingnue. Il est alors impossible de faire d'un seul coup table rase des connaissances usuelles. Face au rel, ce qu'on croit savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir. Quand il se prsente la culture scientifique, l'esprit n'est jamais jeune. Il est mme trs vieux, car il a l'ge de ses prjugs. Accder la science, c'est, spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un pass. La science, dans son besoin d'achvement comme dans son principe, s'oppose absolument l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de lgitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion ; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances ! En dsignant les objets par leur utilit, elle s'interdit de les connatre. On ne peut rien fonder sur l'opinion : il faut d'abord la dtruire. Elle est le premier obstacle surmonter. Il ne suffirait pas, par exemple, de la rectifier sur des points particuliers, en maintenant, comme une sorte de morale provisoire, une connaissance vulgaire provisoire. L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problmes ne se posent pas d'eux-mmes. C'est prcisment ce sens du problme qui donne la marque du vritable esprit scientifique. Pour un esprit scientifique, toute connaissance est une rponse une question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n'est donn. Tout est construit. Une connaissance acquise par un effort scientifique peut ellemme dcliner. La question abstraite et franche s'use : la rponse

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concrte reste. Ds lors, l'activit spirituelle s'invertit et se bloque. Un obstacle pistmologique s'incruste sur la connaissance non questionne. Des habitudes intellectuelles qui furent utiles et saines peuvent, la longue, entraver la recherche. Notre esprit, [15] dit justement M. Bergson 1 a une irrsistible tendance considrer comme plus claire l'ide qui lui sert le plus souvent . L'ide gagne ainsi une clart intrinsque abusive. l'usage, les ides se valorisent indment. Une valeur en soi s'oppose la circulation des valeurs. C'est un facteur d'inertie pour l'esprit. Parfois une ide dominante polarise un esprit dans sa totalit. Un pistmologue irrvrencieux disait, il y a quelque vingt ans, que les grands hommes sont utiles la science dans la premire moiti de leur vie, nuisibles dans la seconde moiti. L'instinct formatif est si persistant chez certains hommes de pense qu'on ne doit pas s'alarmer de cette boutade. Mais enfin l'instinct formatif finit par cder devant l'instinct conservatif. Il vient un temps o l'esprit aime mieux ce qui confirme son savoir que ce qui le contredit, o il aime mieux les rponses que les questions. Alors l'instinct conservatif domine, la croissance spirituelle s'arrte. Comme on le voit, nous n'hsitons pas invoquer les instincts pour marquer la juste rsistance de certains obstacles pistmologiques. C'est une vue que nos dveloppements essaieront de justifier. Mais, ds maintenant, il faut se rendre compte que la connaissance empirique, qui est celle que nous tudions presque uniquement dans cet ouvrage, engage l'homme sensible par tous les caractres de sa sensibilit. Quand la connaissance empirique se rationalise, on n'est jamais sr que des valeurs sensibles primitives ne coefficientent pas les raisons. D'une manire bien visible, on peut reconnatre que l'ide scientifique trop familire se charge d'un concret psychologique trop lourd, qu'elle amasse trop d'analogies, d'images, de mtaphores, et qu'elle perd peu peu son vecteur d'abstraction, sa fine pointe abstraite. En particulier, c'est verser dans un vain optimisme que de penser que savoir sert automatiquement savoir, que la culture devient d'autant plus facile qu'elle est plus tendue, que l'intelligence enfin, sanctionne par des succs prcoces, par de simples concours universitaires, se capitalise comme une richesse matrielle. En admettant mme qu'une tte bien faite chappe au narcissisme
1 BERGSON, La Pense et le Mouvant, Paris, 1934, p. 231. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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intellectuel si frquent dans la culture littraire, dans l'adhsion passionne aux jugements du got, on peut srement dire qu'une tte bien faite est malheureusement une tte ferme. C'est un produit d'cole. En fait, les crises de croissance de la pense impliquent un [16] refonte totale du systme du savoir. La tte bien faite doit alors tre refaite. Elle change d'espce. Elle s'oppose l'espce prcdente par une fonction dcisive. Par les rvolutions spirituelles que ncessite l'invention scientifique, l'homme devient une espce mutante, ou pour mieux dire encore, une espce qui a besoin de muter, qui souffre de ne pas changer. Spirituellement, l'homme a des besoins de besoins. Si l'on voulait bien considrer par exemple la modification psychique qui se trouve ralise par la comprhension d'une doctrine comme la Relativit ou la Mcanique ondulatoire, on ne trouverait peut-tre pas ces expressions exagres, surtout si l'on rflchissait la relle solidit de la science ant-relativiste. Mais nous reviendrons sur ces aperus dans notre dernier chapitre quand nous aurons apport de nombreux exemples de rvolutions spirituelles. On rpte souvent aussi que la science est avide d'unit, qu'elle tend identifier des phnomnes d'aspects divers, qu'elle cherche la simplicit ou l'conomie dans les principes et dans les mthodes. Cette unit, elle la trouverait bien vite, si elle pouvait s'y complaire. Tout l'oppos, le progrs scientifique marque ses plus nettes tapes en abandonnant les facteurs philosophiques d'unification facile tels que l'unit d'action du Crateur, l'unit de plan de la Nature, l'unit logique. En effet, ces facteurs d'unit, encore agissants dans la pense prscientifique du XVIIIe sicle, ne sont plus jamais invoqus. On trouverait bien prtentieux le savant contemporain qui voudrait runir la cosmologie et la thologie. Et dans le dtail mme de la recherche scientifique, devant une exprience bien dtermine qui pourrait tre enregistre comme telle, comme vraiment une et complte, l'esprit scientifique n'est jamais court pour en varier les conditions, bref pour sortir de la contemplation du mme et chercher l'autre, pour dialectiser l'exprience. C'est ainsi que la Chimie multiplie et complte ses sries homologues, jusqu' sortir de la Nature pour matrialiser les corps plus ou moins hypothtiques suggrs par la pense inventive. C'est ainsi que dans toutes les sciences rigoureuses, une pense anxieuse se

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mfie des identits plus ou moins apparentes, et rclame sans cesse plus de prcision, ipso facto plus d'occasions de distinguer. Prciser, rectifier, diversifier, ce sont l des types de penses dynamiques qui s'vadent de la certitude et de l'unit et qui trouvent dans les systmes homognes plus d'obstacles que d'impulsions, En rsum, l'homme anim par l'esprit scientifique dsire sans doute savoir, mais c'est aussitt pour mieux interroger. [17]

II
La notion d'obstacle pistmologique peut tre tudie dans le dveloppement historique de la pense scientifique et dans la pratique de l'ducation. Dans l'un et l'autre cas, cette tude n'est pas commode. L'histoire, dans son principe, est en effet hostile tout jugement normatif. Et cependant, il faut bien se placer un point de vue normatif, si l'on veut juger de l'efficacit d'une pense. Tout ce qu'on rencontre dans l'histoire de la pense scientifique est bien loin de servir effectivement l'volution de cette pense. Certaines connaissances mme justes arrtent trop tt des recherches utiles. L'pistmologue doit donc trier les documents recueillis par l'historien. Il doit les juger du point de vue de la raison et mme du point de vue de la raison volue, car c'est seulement de nos jours, que nous pouvons pleinement juger les erreurs du pass spirituel. D'ailleurs, mme dans les sciences exprimentales, c'est toujours l'interprtation rationnelle qui fixe les faits leur juste place. C'est sur l'axe exprience-raison et dans le sens de la rationalisation que se trouvent la fois le risque et le succs. Il n'y a que la raison qui dynamise la recherche, car c'est elle seule qui suggre au del de l'exprience commune (immdiate et spcieuse) l'exprience scientifique (indirecte et fconde). C'est donc l'effort de rationalit et de construction qui doit retenir l'attention de l'pistmologue. On peut voir ici ce qui distingue le mtier de l'pistmologue de celui de

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l'historien des sciences. L'historien des sciences doit prendre les ides comme des faits. L'pistmologue doit prendre les faits comme des ides, en les insrant dans un systme de penses. Un fait mal interprt par une poque reste un fait pour l'historien. C'est, au gr de l'pistmologue, un obstacle, c'est une contre-pense. C'est surtout en approfondissant la notion d'obstacle pistmologique qu'on donnera sa pleine valeur spirituelle l'histoire de la pense scientifique. Trop souvent le souci d'objectivit qui amne l'historien des sciences rpertorier tous les textes ne va pas jusqu' mesurer les variations psychologiques dans l'interprtation d'un mme texte. une mme poque, sous un mme mot, il y a des concepts si diffrents ! Ce qui nous trompe, c'est que le mme mot la fois dsigne et explique. La dsignation est la mme ; l'explication est diffrente. Par exemple, au tlphone correspondent des concepts qui diffrent totalement pour l'abonn, pour la tlphoniste, pour l'ingnieur, pour le mathmaticien proccup des quations diffrentielles du courant [18] tlphonique. L'pistmologue doit donc s'efforcer de. saisir les concepts scientifiques dans des synthses psychologiques effectives, c'est--dire dans des synthses psychologiques progressives, en tablissant, propos de chaque notion, une chelle de concepts, en montrant comment un concept en a produit un autre, s'est li avec un autre. Alors il aura quelque chance de mesure rune efficacit pistmologique. Aussitt, la pense scientifique apparatra comme une difficult vaincue, comme un obstacle surmont. Dans l'ducation, la notion d'obstacle pdagogique est galement mconnue. J'ai souvent t frapp du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres si c'est possible, ne comprennent pas qu'on ne comprenne pas. Peu nombreux sont ceux qui ont creus la psychologie de l'erreur, de l'ignorance et de l'irrflexion. Le livre de M. Grard-Varet est rest sans cho 1. Les professeurs de sciences imaginent que l'esprit commence comme une leon, qu'on peut toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu'on peut faire comprendre une dmonstration en la rptant point pour point. Ils n'ont pas rflchi au fait que l'adolescent arrive dans la
1 Grard VARET, Essai de Psychologie objective. L'Ignorance et l'Irrflexion, Paris, 1898.

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classe de Physique avec des connaissances empiriques dj constitues : il s'agit alors, non pas d'acqurir une culture exprimentale, mais bien de changer de culture exprimentale, de renverser les obstacles dj amoncels par la vie quotidienne. Un seul exemple : l'quilibre des corps flottants fait l'objet d'une intuition familire qui est un tissu d'erreurs. D'une manire plus ou moins nette, on attribue une activit au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l'on essaie avec la main d'enfoncer un morceau de bois dans l'eau, il rsiste. On n'attribue pas facilement la rsistance l'eau. Il est ds lors assez difficile de faire comprendre le principe d'Archimde dans son tonnante simplicit mathmatique si l'on n'a pas d'abord critiqu et dsorganis le complexe impur des intuitions premires. En particulier sans cette psychanalyse des erreurs Initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui merge et le corps compltement immerg obissent la mme loi. Ainsi toute culture scientifique doit commencer, comme nous l'expliquerons longuement, par une catharsis intellectuelle et affective. Reste ensuite la tche la plus difficile : mettre la culture scientifique en tat de mobilisation permanente, remplacer le savoir ferm et statique par une connaissance ouverte et dynamique, [19] dialectiser toutes les variables exprimentales, donner enfin la raison des raisons d'voluer. Ces remarques pourraient d'ailleurs tre gnralises : elles sont plus visibles dans l'enseignement scientifique, mais elles trouvent place propos de tout effort ducatif. Au cours d'une carrire dj longue et diverse, je n'ai jamais vu un ducateur changer de mthode d'ducation. Un ducateur n'a pas le sens de l'chec prcisment parce qu'il se croit un matre. Qui enseigne commande. D'o une coule d'instincts. MM. von Monakow et Mourgue ont justement not cette difficult de rforme dans les mthodes d'ducation en invoquant le poids des instincts chez les ducateurs 1. Il y a des individus auxquels tout conseil relatif aux erreurs d'ducation qu'ils commettent est absolument inutile parce que ces soi-disant erreurs ne sont que l'expression d'un comportement instinctif. vrai dire, MM. von Monakow et Mourgue visent des individus psychopathes mais la
1 VON MONAKOV et MOURGUE... [Introduction biologique l'tude de la neurologie et de la psychopathologie, p. 89].

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relation psychologique de matre lve est une relation facilement pathogne, L'ducateur et l'duqu relvent d'une psychanalyse spciale. En tout cas, l'examen des formes infrieures du psychisme ne doit pas tre nglig si l'on veut caractriser tous les lments de l'nergie spirituelle et prparer une rgulation cognito-affective indispensable au progrs de l'esprit scientifique. D'une manire plus prcise, dceler les obstacles pistmologiques, c'est contribuer fonder les rudiments d'une psychanalyse de la raison.

III
Mais le sens de ces remarques gnrales ressortira mieux quand nous aurons tudi des obstacles pistmologiques trs particuliers et des difficults bien dfinies. Voici alors le plan que nous allons suivre dans cette tude : La premire exprience ou, pour parier plus exactement, l'observation premire est toujours un premier obstacle pour la culture scientifique. En effet, cette observation premire se prsente avec un luxe d'images ; elle est pittoresque, concrte, naturelle, facile. Il n'y a qu' la dcrire et s'merveiller. On croit alors la comprendre. Nous commencerons notre enqute en caractrisant cet obstacle et en montrant qu'il y a rupture et non pas continuit entre l'observation et l'exprimentation. [20] Immdiatement aprs avoir dcrit la sduction de l'observation particulire et colore, nous montrerons le danger de suivre les gnralits de premier aspect, car comme le dit si bien d'Alembert, on gnralise ses premires remarques, l'instant d'aprs qu'on ne remarquait rien. Nous verrons ainsi, l'esprit scientifique entrav sa naissance par deux obstacles en quelque manire opposs. Nous aurons donc l'occasion de saisir la pense empirique dans une oscillation pleine de saccades et de tiraillements, finalement toute dsarticule. Mais cette dsarticulation rend possible des mouvements

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utiles. De sorte que l'pistmologue est lui-mme le jouet de valorisations contraires qu'on rsumerait assez bien dans les objections suivantes : Il est ncessaire que la pense quitte l'empirisme immdiat. La pense empirique prend donc un systme. Mais le premier systme est faux. Il est faux, mais il a du moins l'utilit de dcrocher la pense en l'loignant de la connaissance sensible ; le premier systme mobilise la pense. L'esprit constitu dans un systme peut alors retourner l'exprience avec des penses baroques mais agressives, questionneuses, avec une sorte d'ironie mtaphysique bien sensible chez les jeunes exprimentateurs, si srs d'eux-mmes, si prts observer le rel en fonction de leur thorie. De l'observation au systme, on va ainsi des yeux bahis aux yeux ferms. Il est d'ailleurs trs remarquable que, d'une manire gnrale, les obstacles la culture scientifique se prsentent toujours par paires. C'est au point qu'on pourrait parler d'une loi psychologique de la bipolarit des erreurs. Ds qu'une difficult se rvle importante, on peut tre sr qu'en la tournant, on butera sur un obstacle oppos. Une telle rgularit dans la dialectique des erreurs ne peut venir naturellement du monde objectif. A notre avis, elle provient de l'attitude polmique de la pense scientifique devant la cit savante. Comme dans une activit scientifique, nous devons inventer, nous devons prendre le phnomne d'un nouveau point de vue. Mais il nous faut lgitimer notre invention : nous pensons alors notre phnomne en critiquant le phnomne des autres. Peu peu, nous sommes amens raliser nos objections en objets, transformer nos critiques en lois. Nous nous acharnons varier le phnomne dans le sens de notre opposition au savoir d'autrui. C'est naturellement surtout dans une science jeune qu'on pourra reconnatre cette originalit de mauvais aloi qui ne fait que renforcer les obstacles contraires. Quand nous aurons ainsi bord notre problme par l'examen de l'esprit concret et de l'esprit systmatique, nous en viendrons des obstacles un peu plus particuliers. Alors notre plan sera [21] ncessairement flottant et nous n'viterons gure les redites car il est de la nature d'un obstacle pistmologique d'tre confus et polymorphe. Il est bien difficile aussi d'tablir une hirarchie de l'erreur et de suivre un ordre pour dcrire les dsordres de la pense. Nous exposerons donc en vrac notre muse d'horreurs, laissant au

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lecteur le soin de passer les exemples fastidieux ds qu'il aura compris le sens de nos thses. Nous examinerons successivement le danger de l'explication par l'unit de la nature, par l'utilit des phnomnes naturels. Nous ferons un chapitre spcial pour marquer l'obstacle verbal, c'est--dire la fausse explication obtenue l'aide d'un mot explicatif, par cet trange renversement qui prtend dvelopper la pense en analysant un concept au lieu d'impliquer un concept particulier dans une synthse rationnelle. Assez naturellement l'obstacle verbal nous conduira examiner un des obstacles les plus difficiles surmonter parce qu'il est soutenu par une philosophie facile. Nous voulons parler du substantialisme, de l'explication monotone des proprits par la substance. Nous aurons alors montrer que le ralisme est, pour le Physicien et sans prjuger de sa valeur pour le Philosophe, une mtaphysique sans fcondit, puisqu'il arrte la recherche au lieu de la provoquer. Nous terminerons cette premire partie de notre livre par l'examen d'un obstacle trs spcial que nous pourrons dlimiter trs prcisment et qui, en consquence, donnera une illustration aussi nette que possible de la notion d'obstacle pistmologique. Nous l'appellerons dans son titre complet : l'obstacle animiste dans les sciences physiques. Il a t presque entirement surmont par la Physique du XIXe sicle ; mais comme il est bien apparent au XVIIe et au XVIIIe sicles au point d'tre, d'aprs nous, un des traits caractristiques de l'esprit prscientifique, nous nous ferons une rgle presque absolue de le caractriser en suivant les physiciens du XVIIe et du XVIIIe sicles. Cette limitation rendra peut-tre la dmonstration plus pertinente puisqu'on verra la puissance d'un obstacle dans le temps mme o il va tre surmont. Cet obstacle animiste n'a d'ailleurs que de lointains rapports avec la mentalit animiste que tous les ethnologues ont longuement examine. Nous donnerons une grande extension ce chapitre prcisment parce qu'on pourrait croire qu'il n'y a l qu'un trait particulier et pauvre. Avec l'ide de substance et avec l'ide de vie, conues l'une et l'autre sur le mode ingnu, s'introduisent dans les sciences physiques d'innombrables valorisations qui viennent faire tort aux vritables valeurs de la pense scientifique. Nous proposerons [22] donc des psychanalyses spciales pour dbarrasser l'esprit scientifique de ces fausses valeurs.

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Aprs les obstacles que doit surmonter la connaissance empirique, nous en viendrons, dans l'avant-dernier chapitre, montrer les difficults de l'information gomtrique et mathmatique, les difficults de fonder une Physique mathmatique susceptible de provoquer des dcouvertes. L encore, nous amasserons des exemples pris dans les systmes maladroits, dans les gomtrisations malheureuses. On verra comment la fausse rigueur bloque la pense, comment un premier systme mathmatique empche parfois la comprhension d'un systme nouveau. Nous nous bornerons d'ailleurs des remarques assez lmentaires pour laisser notre livre son aspect facile. D'ailleurs pour achever notre tche dans cette direction, il nous faudrait tudier, du mme point de vue critique, la formation de l'esprit mathmatique. Nous avons rserv cette tche pour un autre ouvrage. A notre avis, cette division est possible parce que la croissance de l'esprit mathmatique est bien diffrente de la croissance de l'esprit scientifique dans son effort pour comprendre les phnomnes physiques. En fait, l'histoire des mathmatiques est une merveille de rgularit. Elle connat des priodes d'arrt. Elle ne connat pas des priodes d'erreurs. Aucune des thses que nous soutenons dans ce livre ne vise donc la connaissance mathmatique. Elles ne traitent que de la connaissance du monde objectif. C'est cette connaissance de l'objet que, dans notre dernier chapitre, nous examinerons dans toute sa gnralit, en signalant tout ce qui peut en troubler la puret, tout ce qui peut en diminuer la valeur ducative. Nous croyons travailler ainsi la moralisation de la science, car nous sommes intimement convaincu que l'homme qui suit les lois du monde obit dj un grand destin.

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CHAPITRE II
Le premier obstacle : l'exprience premire. I

Retour la table des matires

Dans la formation d'un esprit scientifique, le premier obstacle, c'est l'exprience premire, c'est l'exprience place avant et au-dessus de la critique qui, elle, est ncessairement un lment intgrant de l'esprit scientifique. Puisque la critique n'a pas opr explicitement, l'exprience premire ne peut, en aucun cas, tre un appui sr. Nous donnerons de nombreuses preuves de la fragilit des connaissances premires, mais nous tenons tout de suite nous opposer nettement cette philosophie facile qui s'appuie sur un sensualisme plus ou moins franc, plus ou moins romanc, et qui prtend recevoir directement ses leons d'un donn clair, net, sr, constant, toujours offert un esprit toujours ouvert. Voici alors la thse philosophique que nous allons soutenir l'esprit scientifique doit se former contre la Nature, contre ce qui est, en nous et hors du nous, l'impulsion et l'instruction de la Nature, contre l'entranement naturel, contre le fait color et divers. L'esprit

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scientifique doit se former en se rformant. Il ne peut s'instruire devant la Nature qu'en purifiant les substances naturelles et qu'en ordonnant les phnomnes brouills. La Psychologie elle-mme deviendrait scientifique si elle devenait discursive comme la Physique, si elle se rendait compte qu'en nous-mmes, comme hors de nous-mmes, nous comprenons la Nature en lui rsistant. notre point de vue, la seule intuition lgitime en Psychologie est l'intuition d'une inhibition. Mais ce n'est pas le lieu de dvelopper cette psychologie essentiellement ractionnelle. Nous voulons simplement faire remarquer que la psychologie [24] de l'esprit scientifique que nous exposons ici correspond un type de psychologie qu'on pourrait gnraliser. Il est assez difficile de saisir de prime abord le sens de cette thse, car l'ducation scientifique lmentaire a, de nos jours, gliss entre la nature et l'observateur un livre assez correct, assez corrig. Les livres de Physique, patiemment recopis les uns sur les autres depuis un demi-sicle, fournissent nos enfants une science bien socialise, bien immobilise et qui, grce la permanence trs curieuse du programme des concours universitaires, arrive passer pour naturelle ; mais elle ne l'est point ; elle ne l'est plus. Ce n'est plus la science de la rue et des champs. C'est une science labore dans un mauvais laboratoire mais qui porte quand mme l'heureux signe du laboratoire. Parfois c'est le secteur de la ville qui fournit le courant lectrique et qui vient apporter ainsi les phnomnes de cette antiphysis o Berthelot reconnaissait la marque des temps nouveaux (Cinquantenaire scientifique, p. 77) ; les expriences et les livres sont donc maintenant en quelque partie dtachs des observations premires. Il n'en allait pas de mme durant la priode prscientifique, au XVIIIe sicle. Alors le livre de sciences pouvait tre un bon ou un mauvais livre. Il n'tait pas contrl par un enseignement officiel. Quand il portait la marque d'un contrle, c'tait souvent celui d'une de ces Acadmies de province recrutes parmi les esprits les plus brouillons et les plus mondains. Alors le livre parlait de la nature, il s'intressait la vie quotidienne. C'tait un livre de vulgarisation pour la connaissance vulgaire, sans l'arrire-plan spirituel qui fait parfois de nos livres de vulgarisation des livres de haute tenue. Auteur et lecteur pensaient au mme niveau. La culture scientifique tait comme crase par la masse et la varit des livres secondaires, beaucoup plus

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nombreux que les livres de valeur. Il est au contraire trs frappant qu' notre poque les livres de vulgarisation scientifique soient des livres relativement rares. Ouvrez un livre de l'enseignement scientifique moderne : la science y est prsente en rapport avec une thorie d'ensemble. Le caractre organique y est si vident qu'il serait bien difficile de sauter des chapitres. A peine les premires pages sont-elles franchies, qu'on ne laisse plus parler le sens commun ; jamais non plus on n'coute les questions du lecteur. Ami lecteur y serait assez volontiers remplac par un avertissement svre : fais attention, lve ! Le livre pose ses propres questions. Le livre commande. [25] Ouvrez un livre scientifique du XVIIIe sicle, vous vous rendrez compte qu'il est enracin dans la vie quotidienne. L'auteur converse avec son lecteur comme un confrencier de salon. Il pouse les intrts et les soucis naturels. Par exemple, s'agit-il de trouver la cause du Tonnerre ? On en viendra parler au lecteur de la crainte du Tonnerre, on tentera de lui montrer que cette crainte est vaine, on prouvera le besoin de lui rpter la vieille remarque : quand le tonnerre clate, le danger est pass, puisque l'clair seul peut tuer. Ainsi le livre de l'abb Poncelet 1 porte la premire page de l'Avertissement : En crivant sur le Tonnerre, mon intention principale, a toujours t de modrer, s'il tait possible, les impressions incommodes que ce mtore a coutume de faire sur une infinit de Personnes de tout ge, de tout sexe, de toute condition. Combien n'en ai-je pas vu passer les jours dans des agitations violentes, et les nuits dans des inquitudes mortelles ? L'abb Poncelet consacre tout un chapitre, qui se trouve tre le plus long du livre (p. 133 155) des Rflexions sur la frayeur que cause le tonnerre. Il distingue quatre types de craintes qu'il analyse dans le dtail. Un lecteur quelconque a donc quelques chances de trouver dans le livre les lments de son diagnostic. Ce diagnostic tait utile, car l'hostilit de la nature paraissait alors en quelque manire plus directe. Nos causes d'anxit dominantes sont actuellement des causes humaines. C'est de l'homme aujourd'hui que l'homme peut recevoir
1 Abb PONCELET, La Nature dans la formation du Tonnerre et la reproduction des tres vivants 1769.

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ses plus grandes souffrances. Les phnomnes naturels sont dsarms parce qu'ils sont expliqus. Pour faire saisir la diffrence des esprits un sicle et demi d'intervalle, demandons-nous si la page suivante prise dans le Werther de Goethe correspond encore une ralit psychologique : Avant la fin de la danse, les clairs, que nous voyions depuis longtemps briller l'horizon, mais que j'avais jusquel fait passer pour des clairs de chaleur, augmentrent considrablement ; et le bruit du tonnerre couvrit la musique. Trois dames sortirent prcipitamment des rangs, leurs cavaliers les suivirent, le dsordre devint gnral, et les musiciens se turent... C'est ces causes que j'attribue les grimaces tranges auxquelles je vis se livrer plusieurs de ces dames. La plus raisonnable s'assit dans un coin, tournant le dos la fentre et se bouchant les oreilles. Une autre, agenouille devant la premire, se cachait la tte sur les genoux de celle-ci. Une troisime s'tait glisse entre ses deux surs, qu'elle embrassait en versant des torrents de larmes. Quelques-unes voulaient retourner [26] chez elles ; d'autres, encore plus gares, n'avaient mme pas assez de prsence d'esprit pour se dfendre contre la tmrit de quelques jeunes audacieux, qui semblaient fort affairs recueillir sur les lvres de ces belles affliges les prires que, dans leur frayeur, elles adressaient au ciel... Je crois qu'il semblerait impossible d'inclure un tel rcit dans un roman contemporain. Tant de purilit accumule paratrait irrelle. De nos jours, la peur du tonnerre est domine. Elle n'agit gure que dans la solitude. Elle ne peut troubler une socit car, socialement, la doctrine du tonnerre est entirement rationalise ; les vsanies individuelles ne sont plus que des singularits qui se cachent. On rirait de l'htesse de Goethe qui ferme les volets et tire les rideaux pour protger un bal. Le rang social des lecteurs entrane parfois un ton particulier au livre prscientifique. L'astronomie pour les gens du monde doit incorporer les plaisanteries des grands. Un rudit d'une trs grande patience, Claude Comiers, commence en ces termes son ouvrage sur les Comtes, ouvrage souvent cit au cours du sicle : Puisqu' la Cour, on a agit avec chaleur, si Comte tait mle ou femelle, et qu'un des marchaux de France pour terminer le diffrent des Doctes, a prononc, qu'il tait besoin de lever la queue cette toile, pour

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reconnatre s'il la faut traiter de la, ou de le... 1 Un savant moderne ne citerait sans doute pas l'opinion d'un marchal de France. Il ne continuerait pas, sans fin, des plaisanteries sur la queue ou la barbe des Comtes : Comme la queue, suivant le proverbe, est toujours le plus difficile de la bte corcher, celle des Comtes a toujours donn autant de peine expliquer que le nud Gordien dfaire . Au XVIIe sicle, les ddicaces des livres scientifiques sont, s'il est possible, d'une flatterie plus pesante que celles des livres littraires. En tout cas, elles choquent davantage un esprit scientifique moderne indiffrent aux autorits politiques. Donnons un exemple de ces ddicaces inconcevables. Le sieur de La Chambre ddi Richelieu son livre sur la Digestion : Quoi qu'il en soit Monseigneur c'est une chose bien certaine que je vous dois les Connaissances que j'ai eues en cette matire (sur l'estomac). Et en voici tout de suite la preuve : Si je n'eusse vu ce que vous avez fait de la France, je ne me fusse jamais imagin qu'il y et en dans nos corps un esprit qui pt amollir les choses dures, [27] adoucir les amres, et unir les dissemblables, qui pt enfin faire Couler la vigueur et la force en toutes les parties, et leur dispenser si justement tout ce qui leur est ncessaire . Ainsi l'estomac est une sorte de Richelieu, le premier ministre du corps humain. Souvent il y a change de vues entre l'auteur et ses lecteurs, entre les curieux et les savants. Par exemple, on a publi en 1787 toute une correspondance sous le titre suivant : Expriences faites sur les proprits des lzards tant en chair qu'en liqueurs, dans le traitement des maladies vnriennes et dartreuses . Un voyageur retir Pontarlier a vu bien des ngres de la Louisiane se gurir du mal vnrien en mangeant des anolis . Il prne cette cure. Le rgime de trois lzards par jour amne des rsultats merveilleux qui sont signals Vicq d'Azyr. Dans plusieurs lettres Vicq d'Azyr remercie son correspondant. La masse d'rudition que devait charrier un livre scientifique au XVIIIe sicle fait obstacle au caractre organique du livre. Un seul exemple suffira pour marquer ce trait bien connu. L Baron de
1 Claude COMIERS, La Nature et prsage des Comtes. Ouvrage mathmatique, physique, chimique et historique, enrichi des prophties des derniers sicles, et de la fabrique des grandes lunettes, Lyon, 1665. [pp. 7-74.]

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Marivetz et Goussier, ayant traiter du feu dans leur clbre Physique du Monde (Paris, 1780) se font un devoir et une gloire d'examiner 46 thories diffrentes avant d'en proposer une bonne, la leur. La rduction de l'rudition peut, juste titre, passer pour la marque d'un bon livre scientifique moderne. Elle peut donner une mesure de la diffrence psychologique des poques savantes. Les auteurs du XVIIe et du XVIIIe sicles citent davantage Pline que nous-mmes nous ne citons ces auteurs. La distance est moins grande de Pline Bacon que de Bacon aux savants contemporains. L'esprit scientifique suit une progression gomtrique et non pas une progression arithmtique. La science moderne, dans son enseignement rgulier, s'carte de toute rfrence l'rudition. Et mme elle ne fait place que de mauvais gr l'histoire des Ides scientifiques. Des organismes sociaux comme les Bibliothques universitaires, qui accueillent sans grande critique des ouvrages littraires ou historiques de maigre valeur, cartent les livres scientifiques du type hermtique ou platement utilitaire. J'ai cherch vainement des livres de cuisine la Bibliothque de Dijon. Au contraire les arts du distillateur, du parfumeur, du cuisinier donnaient lieu au XVIIIe sicle des ouvrages nombreux soigneusement conservs dans les Bibliothques publiques. La cit savante contemporaine est si homogne et si bien garde que les uvres d'alins ou d'esprits drangs trouvent-difficilement un diteur. Il n'en allait pas de mme il y a cent cinquante ans. J'ai sous les yeux un livre intitul : Le Microscope moderne, pour [28] dbrouiller la nature par le filtre d'un nouvel alambic chymique. L'auteur en est Charles Rabiqueau, avocat en Parlement, ingnieuropticien du Roi. Le livre a t publi Paris en 1781. On y voit l'Univers entour des flammes infernales qui produisent les distillations. Le soleil est au centre, il a seulement cinq lieues de diamtre. La Lune n'est point un corps, mais un simple reflet du feu solaire dans la vote arienne. L'opticien du Roi a ainsi gnralis l'exprience ralise par un miroir concave. Les toiles ne sont que le brisement glapissant de nos rayons visuels sur diffrentes bulles ariennes. On reconnat l une accentuation symptomatique de la puissance du regard. C'est le type d'une exprience subjective prdominante qu'il faudrait rectifier pour atteindre au concept de l'toile objective, de l'toile indiffrente au regard qui la contemple.

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Plusieurs fois, j'ai pu observer, l'Asile, des malades qui dfiaient du regard le Soleil comme le fait Rabiqueau. Leurs vsanies trouveraient difficilement un diteur. Elles ne trouveraient pas un abb de la Chapelle qui, aprs avoir lu par ordre du Chancelier une lucubration comme celle-l, la jugerait en ces termes, en lui donnant l'estampille officielle : on avait toujours pens que les objets venaient en quelque sorte trouver les yeux ; M. Rabiqueau renverse la perspective, c'est la facult de voir qui va trouver l'objet... l'ouvrage de M. Rgbiqueau annonce une Mtaphysique corrige, des prjugs vaincus et des murs plus pures, qui mettent le comble son travail 1 . Ces remarques gnrales sur les livres de premire instruction suffisent peut-tre pour indiquer la diffrence du premier contact avec la pense scientifique dans les deux priodes que nous voulons caractriser. Si l'on nous accusait d'utiliser bien des mauvais auteurs et d'oublier les bons, nous rpondrions que les bons auteurs ne sont pas ncessairement ceux qui ont du succs et puisqu'il nous faut tudier comment l'esprit scientifique prend naissance sous la forme libre et quasi anarchique - en tout cas non scolarise - comme ce fut le cas au XVIIIe sicle, nous sommes bien oblig de considrer toute la fausse science qui crase la vraie, toute la fausse science contre laquelle prcisment, le vritable esprit scientifique doit se constituer. En rsum, la pense prscientifique est dans le sicle . Elle n'est pas rgulire comme la pense scientifique instruite dans les laboratoires officiels et codifie dans des livres scolaires. Nous allons voir s'imposer la mme conclusion d'un point de vue lgrement diffrent.

Charles RABIQUEAU, Le microscope moderne pour dbrouiller la nature par le filtre d'un nouvel alambic chymique, o l'on voit un nouveau mchanisme physique universel, Paris, 1781, p. 228.

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II
M. Mornet a en effet bien montr, dans un livre alerte, le caractre mondain de la science du XVIIIe sicle. Si nous revenons sur la question, c'est simplement pour ajouter quelques nuances relatives l'intrt, en quelque manire puril, que, soulvent alors les sciences exprimentales, et pour proposer une interprtation particulire de cet intrt. Notre thse cet gard est la suivante : En donnant une satisfaction immdiate la curiosit, en multipliant les occasions de la curiosit, loin de favoriser la culture scientifique, on l'entrave. On remplace la connaissance par l'admiration, les ides par les images. En essayant de revivre la psychologie des observateurs amuss, nous allons voir s'installer une re de facilit qui enlvera la pense scientifique le sens du problme, donc le nerf du progrs. Nous prendrons de nombreux exemples dans la science lectrique et nous verrons combien furent tardives et exceptionnelles les tentatives de gomtrisation dans les doctrines de l'lectricit statique puisqu'il faut attendre la science ennuyeuse de Coulomb pour trouver les premires lois scientifiques de l'lectricit. En d'autres termes, en lisant les nombreux livres consacrs la science lectrique au XVIIIe sicle, le lecteur moderne se rendra compte, selon nous, de la difficult qu'on a eue abandonner le pittoresque de l'observation premire, dcolorer le phnomne lectrique, dbarrasser l'exprience de ses traits parasites, de ses aspects irrguliers. Il apparatra alors nettement que la premire emprise empirique ne donne mme pas le juste dessin des phnomnes, mme pas une description bien ordonne, bien hirarchique des phnomnes. Le mystre de l'lectricit une fois agr - et il est toujours trs vite fait d'agrer un mystre comme tel - l'lectricit donnait lieu une science facile, toute proche de l'Histoire naturelle, loigne des calculs et des thormes qui, depuis les Huyghens, les Newton, envahissaient peu peu la mcanique, l'optique, l'astronomie.

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Priestley crit encore dans un livre traduit en 1771, Les expriences lectriques sont les plus claires et les plus agrables de toutes celles qu'offre la Physique. Ainsi ces doctrines primitives, qui touchaient des phnomnes si complexes, se prsentaient comme des doctrines faciles, condition indispensable pour qu'elles soient amusantes, pour qu'elles intressent un public mondain. Ou encore, pour parler en philosophe, ces doctrines se prsentaient [30] avec la marque d'un empirisme vident et foncier. Il est si doux la paresse intellectuelle d'tre cantonne dans l'empirisme, d'appeler un fait un fait et d'interdire la recherche d'une loi ! Actuellement encore tous les mauvais lves de la classe de Physique comprennent. les formules empiriques. Ils croient facilement que toutes les formules, mme celles qui dcoulent d'une thorie fortement organise, sont des formules empiriques. Ils imaginent qu'une formule n'est qu'un ensemble de nombres en attente qu'il suffit d'appliquer chaque cas particulier. Au surplus combien l'empirisme de la premire lectricit est sduisant ! C'est un empirisme non seulement vident, c'est un empirisme color. Il n'y a pas le comprendre, il faut seulement le voir. Pour les phnomnes lectriques, le livre du Monde est un livre d'images. Il faut le feuilleter sans essayer de prparer sa surprise. Dans ce domaine il parat si sr qu'on n'aurait jamais pu prvoir ce que l'on voit ! Priestley dit justement : Quiconque aurait t conduit ( prdire la commotion lectrique) par quelque raisonnement, aurait t regard comme un trs grand gnie. Mais les dcouvertes lectriques sont tellement dues au hasard, que c'est moins l'effet du gnie que les forces de la Nature, qui excitent. l'admiration que nous leur accordons ; sans doute, c'est une ide fixe chez Priestley que de rapporter toutes les dcouvertes scientifiques au hasard. Mme lorsqu'il s'agit de ses dcouvertes personnelles, patiemment poursuivies avec une science de l'exprimentation chimique trs remarquable, Priestley se donne l'lgance d'effacer les liaisons thoriques qui l'ont conduit monter des expriences fcondes. Il a une telle volont de philosophie empirique que la pense n'est plus gure qu'une sorte de cause occasionnelle de l'exprience. A entendre Priestley, le hasard a tout fait. Pour lui, chance prime raison. Soyons donc tout au spectacle. Ne nous occupons pas du Physicien qui n'est qu'un metteur en scne. Il n'en va plus de mme de nos jours o l'astuce de l'exprimentateur, le trait de gnie du thoricien soulvent l'admiration. Et pour bien montrer que l'origine du phnomne

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provoqu est humaine, c'est le nom de l'exprimentateur qui est attach - sans doute pour l'ternit - l'effet qu'il a construit. C'est le cas pour l'effet Zeeman, l'effet Stark, l'effet Raman, l'effet Compton, ou encore pour l'effet Cabannes-Daure qui pourrait servir d'exemple d'un effet en quelque manire social, produit par la collaboration des esprits. La pense prscientifique ne s'acharne pas l'tude d'un phnomne bien circonscrit. Elle cherche non pas la variation, mais la varit. Et c'est l un trait particulirement caractristique : [31] la recherche de la varit entrane l'esprit d'un objet un autre, sans mthode ; l'esprit ne vise alors que l'extension des concepts ; la recherche de la variation s'attache un phnomne particulier, elle essaie d'en objectiver toutes, les variables, d'prouver la sensibilit des variables. Elle enrichit la comprhension du concept et prpare la mathmatisation de l'exprience. Mais voyons l'esprit prscientifique en qute de varit. Il suffit de parcourir les premiers livres sur l'lectricit pour tre frapp du caractre htroclite des objets o l'on recherche les proprits lectriques. Non pas qu'on fasse de l'lectricit une proprit gnrale : d'une manire paradoxale, on la tient la fois pour une proprit exceptionnelle mais attache aux substances les plus diverses. Au premier rang - naturellement - les pierres prcieuses ; puis le soufre, les rsidus de calcination et de distillation, les blemnites, les fumes, la flamme. On cherche mettre en liaison la proprit lectrique et les proprits de premier aspect. Ayant fait le catalogue des substances susceptibles d'tre lectrises, Boulanger en tire la conclusion que les substances les plus cassantes et les plus transparentes sont. toujours les plus lectriques 1 . On donne toujours une grande attention ce qui est naturel. L'lectricit tant un principe naturel, on espra un instant avoir l un moyen pour distinguer les diamants vrais des diamants faux. L'esprit prscientifique veut toujours que le produit naturel soit plus riche que le produit factice. cette construction scientifique tout entire en juxtaposition, chacun peut apporter sa pierre. L'histoire est l pour nous montrer l'engouement pour l'lectricit. Tout le monde s'y intresse, mme le

PRIESTLEY, Histoire de l'lectricit, trad., 3 vol., 1771, tome I, p. 231.

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Roi. Dans une exprience de gala 1 l'abb Nollet donna la commotion en prsence du Roi, cent quatre-vingts de ses gardes ; et dans le couvent des Chartreux de Paris, toute la communaut forma une ligne de 900 toises, au moyen d'un fil de fer entre chaque personne... et toute la compagnie, lorsqu'on dchargea la bouteille, fit un tressaillement subit dans le mme, instant, et tous sentirent le coup galement . L'exprience, cette fois, reoit son nom du publie qui la contemple si plusieurs personnes en cercle reoivent le choc, on appelle l'exprience, les. Conjurs (p. 184). Quand on en vint volatiliser des diamants, le fait parut tonnant et mme dramatique pour les personnes de qualit. Macquer fit l'exprience devant 17 personnes. Quand [32] Darcet et Rouelle la reprirent, 150 personnes y assistrent (Encyclopdie, Art. Diamant). La bouteille de Leyde fut l'occasion d'un vritable merveillement 2 Ds la mme anne o elle fut dcouverte, il y eut nombre de personnes, dans presque tous les pays de l'Europe, qui gagnrent leur vie aller de tous cts pour la montrer. Le vulgaire de tout ge, de tout sexe, et de tous rangs considrait ce prodige de la nature, avec surprise et tonnement 3 Un Empereur pourrait se contenter, pour revenu, des sommes qui ont t donnes en schellings et cri menue monnaie pour voir faire l'exprience de Leyde. Au cours du dveloppement scientifique, on verra sans doute une utilisation foraine de quelques dcouvertes. Mais cette utilisation est maintenant insignifiante. Les dmonstrateurs de rayons X qui, il y a trente ans, se prsentaient aux directeurs d'cole pour offrir un peu de nouveaut dans l'enseignement ne faisaient certes pas d'impriales fortunes. Ils paraissent avoir compltement disparu de nos jours. Un abme spare dsormais, du moins dans les sciences physiques, le charlatan et le savant. Au XVIIIe sicle, la science intresse tout homme cultiv. On croit d'instinct qu'un cabinet d'histoire naturelle et un laboratoire se montent comme une bibliothque, au gr des occasions ; on a confiance : on attend que les hasards de la trouvaille individuelle se
1 2 3 Loc. cit., tome I, p. 181. Loc. cit., tome I, p. 156. Loc. cit., tome III, p. 122.

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coordonnent d'eux-mmes. La Nature n'est-elle pas cohrente et homogne ? Un auteur anonyme, vraisemblablement l'abb de Mangin, prsente son Histoire gnrale et particulire de l'lectricit avec ce sous-titre bien symptomatique : Ou ce qu'en ont dit de curieux et d'amusant, d'utile et d'intressant, de rjouissant et de badin, quelques physiciens de l'Europe . Il souligne l'intrt tout mondain de son ouvrage, car si l'on tudie ses thories, on pourra dire quelque chose de net et de prcis sur les diffrentes contestations qui s'lvent tous les jours dans le monde, et au sujet desquelles les Dames mmes sont les premires proposer des questions... Tel cavalier qui jadis un filet de voix et une belle taille et pu suffire pour se faire un nom dans les cercles, est oblig l'heure qu'il est de savoir au moins un peu son Raumur, son Newton, son Descartes 1 . [33] Dans son Tableau annuel des progrs de la Physique, de l'Histoire naturelle et des Arts, anne 1772, Dubois dit propos de l'lectricit (p. 154... 170). Chaque Physicien rpta les expriences, chacun voulut s'tonner soi-mme... M. le Marquis de X., a, vous le savez, un trs joli cabinet de Physique, mais l'lectricit est sa folle, et si le paganisme rgnait encore, il lverait sans doute des autels lectriques. Il connaissait mon got, et n'ignorait pas que j'tais aussi travaill d'Electromanie. Il m'invita donc un souper o devaient se trouver, disait-il, les gros bonnets de l'ordre des lectrisants et lectrisantes. On voudrait connatre cette lectricit parle qui rvlerait sans doute plus de choses sur la psychologie de l'poque que sur sa science. Nous avons des renseignements plus dtaills sur le dner lectrique de Franklin (voir Letters, p. 35), Priestley le raconte en ces termes 2. En 1748, Franklin et ses amis turent un dindon par la commotion lectrique, le firent rtir avec un tournebroche lectrique, devant un feu allum par la bouteille lectrique - ensuite ils burent la sant de tous les lectriciens clbres d'Angleterre, de Hollande, de
1 2 Sans nom d'auteur, Histoire gnrale et particulire de l'lectricit, 3 parties, Paris, 1752, 2e partie, pp. 2 et 3. PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 167.

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France et d'Allemagne, dans des verres lectriss, et au bruit d'une dcharge d'une batterie lectrique . L'abb de Mangin raconte, comme tant d'autres, ce prestigieux dner. Il ajoute (1re partie, p. 185) : Je pense que si M. Franklin faisait jamais un voyage Paris, il ne tarderait pas couronner son magnifique repas par de bon caf, bien et fortement lectris . En 1936, un ministre inaugure un village lectrifi. Lui aussi, il absorbe un dner lectrique et ne s'en trouve pas plus mal. La presse relate le fait en bonne page, pleines colonnes, faisant ainsi la preuve que les intrts purils sont de tous les temps. On sent du rest que cette science disperse sur toute une socit cultive ne constitue pas vraiment une cit savante. Le laboratoire de Mme la Marquise du Chtelet Cirey-sur-Blaise, vant dans des lettres si nombreuses, n'a absolument rien de commun, ni de prs ni de loin, avec le laboratoire moderne o travaille toute une cole sur un programme de recherches prcis, tels que les laboratoires de Liebig ou d'Ostwald, le laboratoire du froid de Kammerling Onnes, on le laboratoire de la Radioactivit de Mme Curie. Le thtre de Cirey-surBlaise est un thtre ; le laboratoire de Cirey-sur-Blaise n'est pas un laboratoire. Rien ne lui donne cohrence, ni le matre, ni l'exprience. Il n'a pas [34] d'autre cohsion que le bon gte et la bonne table voisine. C'est un prtexte conversation pour la veille ou le salon. D'une manire plus gnrale, la science au XVIIIe sicle n'est pas une vie, pas mme un mtier. A la fin du sicle, Condorcet oppose encore ce propos les occupations du jurisconsulte et celles du mathmaticien. Les premires nourrissent leur homme et reoivent ainsi une conscration qui manque aux secondes. D'un autre ct, la ligne scolaire est, pour les mathmatiques, une ligne d'accs bien chelonne qui permet au moins de distinguer entre lve et matre, de donner l'lve l'impression de la tche ingrate et longue qu'il a fournir. Il suffit de lire les lettres de Mme du Chtelet pour avoir mille occasions de sourire de ses prtentions la culture mathmatique. A Maupertuis, elle pose, en faisant des grces, des questions qu'un jeune lve de quatrime rsout de nos jours sans difficult. Ces mathmatiques minaudes vont tout l'inverse d'une saine formation scientifique.

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III
Un tel publie reste frivole dans le moment mme o il croit se livrer des occupations srieuses. Il faut l'attacher en illustrant le phnomne. Loin d'aller l'essentiel, on augmente le pittoresque : on plante des fils dans la boule de moelle de sureau pour obtenir une araigne lectrique. C'est dans un mouvement pistmologique inverse, en retournant vers l'abstrait, en arrachant les pattes de l'araigne lectrique, que Coulomb trouvera les lois fondamentales de l'lectrostatique. Cette imagerie de la science naissante amuse les meilleurs esprits. C'est par centaines de pages que Volta dcrit ses correspondants les merveilles de son pistolet lectrique. Le nom complexe qu'il lui donne est, lui seul, un signe bien clair du besoin de surcharger le phnomne essentiel. Il l'appelle souvent : le pistolet lectricophlogo-pneumatique . Dans des lettres au marquis Franois Castelli, il insiste en ces termes sur la nouveaut de son exprience : S'il est curieux de voir charger un pistolet de verre en y versant et reversant des grains de millet, et de le 'voir tirer sans mche, sans batterie, sans poudre et seulement en levant un petit plateau, il l'est encore plus, et l'tonnement se mle alors l'amusement, de voir une seule tincelle lectrique [35] faire d'un seul coup la dcharge d'une suite de pistolets qui communiquent les uns aux autres 1 . Pour intresser, on cherche systmatiquement l'tonnement. On amasse les contradictions empiriques. Un type de belle exprience, style XVIIIe sicle, est celle de Gordon qui mit le feu des liqueurs spiritueuses, par le moyen d'un jet d'eau (Philo. Trans., Abridged, vol. 10, p. 276). De mme le Dr Watson, dit Priestley 2 alluma de
1 2 Lettres d'Alexandre VOLTA sur l'air inflammable des marais, trad. Osorbier, 1778, p. 168. PRIESTLEY, loc. cit., tome I, p. 142.

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l'esprit de vin... par le moyen d'une goutte d'eau froide, paissie par un mucilage fait de graine d'herbe aux puces, et mme par le moyen de la glace . Par de telles contradictions empiriques du feu allum par l'eau froide ou la glace, on croit dceler le caractre mystrieux de la Nature. Pas un livre, au XVIIIe sicle, qui ne se croit oblig de faire trembler la raison devant ce mystrieux abme de l'inconnaissable, qui ne joue avec le vertige qui nous prend devant les profondeurs de l'inconnu ! C'est l'attrait premier qui doit nous fasciner. Avec le naturel et l'utile de l'histoire, dit l'abb de Mangin, l'lectricit parat rassembler en elle tous les agrments de la fable, du conte, de la ferie, du roman, du comique ou du tragique. Pour expliquer l'origine de l'intrt prodigieux que l'lectricit a tout de suite rencontr, Priestley crit 1 Ici nous voyons le cours de la Nature, en apparence, entirement renvers dans ses lois fondamentales, et par des causes qui paraissent les plus lgres. Et non seulement les plus grands effets sont produits par des causes qui paraissent peu considrables, mais encore par celles avec lesquelles ils semblent n'avoir aucune liaison. Ici, contre les principes de la gravitation, on voit des corps attirs, repousss et tenus suspendus par d'autres, que l'on voit n'avoir acquis cette puissance que par un trs lger frottement tandis qu'un autre corps par le mme frottement, produit des effets tout opposs. Ici l'on voit un morceau de mtal froid, ou mme l'eau ou la glace lancer de fortes tincelles de feu, au point d'allumer plusieurs substances inflammables... Cette dernire observation prouve bien l'inertie de l'intuition substantialiste que nous tudierons par la suite. Elle la dsigne assez clairement comme un obstacle la comprhension d'un phnomne nouveau : quelle stupeur, en effet, de voir la glace qui ne contient pas de feu dans sa substance, lancer quand mme des [36] tincelles ! Retenons donc cet exemple o la surcharge concrte vient masquer la forme correcte, la forme abstraite du phnomne. Une fois partie pour le rgne des images contradictoires, la rverie condense facilement les merveilles. Elle fait converger les possibilits les plus inattendues. Quand on eut utilis l'amiante incombustible pour faire des mches de lampes inusables, on espra trouver des
1 PRIESTLEY, loc. cit., tome III, p. 123.

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lampes ternelles . Il suffisait pour cela, pensait-on, d'isoler l'huile d'amiante qui ne se consumerait sans doute pas davantage que la mche d'amiante. On trouverait de nombreux exemples de convergences aussi rapides et aussi inconsistantes l'origine de certains projets d'adolescents. Les anticipations scientifiques, si en faveur prs d'un publie littraire qui croit y trouver des oeuvres de vulgarisation positive, procdent suivant les mmes artifices, en juxtaposant des possibilits plus ou moins disparates. Tous ces mondes augments ou diminus par simple variation d'chelle s'attachent, comme le dit Rgis Messac dans sa jolie tude sur Micromgas 1 des lieux communs qui, pourtant, correspondent des pentes si naturelles de l'esprit humain qu'il sera permis de les ressasser plaisir, et qu'on pourra toujours les rpter avec succs un publie complaisant, pour peu que l'on y mette quelque habilet, ou que l'on apporte une apparence de nouveaut dans la prsentation . Ces anticipations, ces voyages dans la Lune, ces fabrications d gants et de monstres sont, pour l'esprit scientifique, de vritables rgressions infantiles. Elles amusent quelquefois, mais elles n'instruisent jamais. Parfois on peut voir l'explication se fonder tout entire sur les traits parasites mis en surcharge. Ainsi se prparent de vritables aberrations. Le pittoresque de l'image entrane l'adhsion une hypothse non vrifie. Par exemple, le mlange de limaille de fer et de fleur de soufre est recouvert de terre sur laquelle on plante du gazon : alors vraiment il saute aux yeux qu'on a affaire un volcan ! Sans cette garniture, sans cette vgtation, l'imagination serait, semble-t-il, droute. La voil guide ; elle n'aura plus qu' dilater les dimensions et elle comprendra le Vsuve projetant lave et fume. Un esprit sain devra confesser qu'on ne lui a montr qu'une raction exothermique, la simple synthse du sulfure de fer. Tout cela et rien que cela. La physique du globe n'a rien voir ce problme de chimie. Voici encore un autre exemple o le dtail pittoresque vient donner l'occasion d'une explication intempestive. On trouve [37] en note (p. 200) du livre de Cavallo, qui relate des expriences souvent ingnieuses, la remarque suivante 2 : Aprs avoir tudi a l'effet du
1 2 Rgis MESSAC, Micromgas. Nimes, 1935, p. 20. Tibre CAVALLO, Trait complet d'lectricit, trad., Paris, 1785.

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coup lectrique lorsqu'il passe sur une carte ou sur un autre corps , il ajoute : Si on charge le carreau de glace de petits modles en relief, de maisonnettes, ou autres difices, l'branlement que le choc lectrique y occasionnera, reprsentera assez naturellement un tremblement de terre. On trouve la mme imagerie apporte cette fois comme une preuve de l'efficacit des paratremblements de terre et des paravolcans l'article de l'Encyclopdie : tremblements de terre J'ai imagin, dit l'abb Bertholon, et fait excuter une petite machine qui reprsente une ville qu'un tremblement de terre agite, et qui en est prserve ds que le paratremblement de terre, ou le prservateur est plac . On voit de reste comment chez Cavallo et chez l'abb Bertholon le phnomne, trop illustr, d'une simple vibration physique produite par une dcharge lectrique conduit des explications aventureuses. On arrive par des images aussi simplistes d'tranges synthses. Carra est l'auteur d'une explication gnrale qui rattache l'apparition des vgtaux et des animaux la force centrifuge qui a, d'aprs lui, une parent avec la force lectrique. C'est ainsi que les quadrupdes primitivement confins dans une chrysalide furent soulevs sur leurs pieds par la mme force lectrique qui les sollicitait depuis longtemps et commencrent marcher sur le sol dessch 1 . Carra ne va pas loin pour lgitimer cette thorie. L'exprience du petit homme de carte redress et balanc dans l'air ambiant par les vibrations de la machine lectrique, explique assez clairement comment les animaux pieds et pattes ont t soulevs sur leurs jambes, et pourquoi ils continuent, les uns de marcher, ou de courir, et les autres de voler. Ainsi la force lectrique de l'atmosphre, continue par la rotation de la terre sur elle-mme est la vritable cause de la facult que les animaux ont de se tenir sur les pieds. On imagine assez facilement qu'un enfant de huit ans, la seule condition d'avoir sa disposition un vocabulaire pdant, pourrait dvelopper de telles billeveses. C'est plus tonnant chez un auteur qui a retenu parfois l'attention des socits savantes et qui est cit par les meilleurs auteurs 2.
1 2 CARRA, Nouveaux Principes de Physique, ddis au Prince Royal de Prusse. 4 vol., 1781 (2 premiers), 3 e vol. 1782, 4e 1783, tome IV, p. 258. Baron DE MARIVETZ et GOUSSIER, Physique du Monde, Paris, 1780, 9 vol., tome V, p. 56.

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[38] En ralit nous imaginons mal l'importance que le XVIIIe sicle attribuait aux automates. Des figurines de carton qui dansent dans un champ lectrique semblaient, par leur mouvement sans cause mcanique vidente, se rapprocher de la vie. Voltaire va jusqu' dire que le flteur de Vaucanson est plus prs de l'homme que le polype ne l'est de l'animal. Pour Voltaire lui-mme, la reprsentation extrieure, image, pittoresque prime des ressemblances intimes et caches. Un auteur important, de Marivetz, dont luvre a exerc une grande influence au XVIIIe sicle dveloppe de grandioses thories en s'appuyant sur des images aussi inconsistantes. Il propose une cosmogonie fonde sur la rotation du soleil sur lui-mme. C'est cette rotation qui dtermine le mouvement des plantes. De Marivetz considre les mouvements plantaires comme des mouvements en spirale d'autant moins courbes que les plantes s'loignent davantage du Soleil . Il n'hsite donc pas, la fin du XVIIIe sicle, s'opposer la science newtonienne. L encore, on ne cherche pas bien loin les preuves qu'on estime suffisantes. Les soleils que font les artificiers offrent une image sensible des prcessions et des lignes spirales dont nous parlons. Pour produire ces effets, il faut que les fuses dont les circonfrences de ces soleils sont garnies ne soient pas diriges vers leur centre ; car dans ce cas le soleil ne pourrait tourner sur son axe, et les jets de chaque fuse formeraient des rayons rectilignes : mais lorsque les fuses sont obliques la circonfrence, le mouvement de rotation se joint celui de l'explosion des fuses, le jet devient une spirale qui est d'autant moins courbe qu'elle plonge plus loin du centre. Quel curieux va-et-vient des images ! Le soleil des artificiers a reu son nom de l'astre solaire. Et voici, par une trange rcurrence, qu'il fournit une image pour illustrer une thorie du soleil ! De tels chasss-croiss entre les images sont frquents quand on ne psychanalyse pas l'imagination. Une science qui accepte les images est, plus que toute autre, victime des mtaphores. Aussi l'esprit scientifique doit-il sans cesse lutter contre les images, contre les analogies, contre les mtaphores.

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IV
Dans nos classes lmentaires, le pittoresque et les images exercent les mmes ravages. Ds qu'une exprience se prsente avec un appareil bizarre, en particulier, si elle vient, sous un nom inattendu, des lointaines origines de la science, comme par exemple [39] l'harmonica chimique, la classe est attentive aux vnements : elle omet seulement de regarder les phnomnes essentiels. Elle entend les beuglements de la flamme, elle n'en voit pas les stries. S'il se produit quelque accident - triomphe du singulier - l'intrt est son comble. Par exemple, pour illustrer la thorie des radicaux en Chimie minrale, le professeur a fait de l'iodure d'ammonium en passant plusieurs fois de l'ammoniaque sur un filtre couvert de paillettes d'iode. Le papier filtre sch avec prcaution explose ensuite au moindre froissement tandis que s'carquillent les yeux des jeunes lves. Un professeur de chimie psychologue pourra alors se rendre compte du caractre impur de l'intrt des lves pour l'explosion, surtout quand la matire explosive est obtenue si facilement. Il semble que toute explosion suggre chez l'adolescent la vague intention de nuire, d'effrayer, de dtruire. J'ai interrog bien des personnes sur leurs souvenirs de classe. peu prs une fois sur deux, j'ai retrouv le souvenir de l'explosion en Chimie. La plupart du temps les causes objectives taient oublies mais l'on se rappelait la tte du Professeur, la frayeur d'un voisin timide ; jamais la frayeur du narrateur n'tait voque. Tous ces souvenirs, par leur alacrit, dsignaient assez la volont de puissance refoule, les tendances anarchiques et sataniques, le besoin d'tre matre des choses pour opprimer les gens. Quant la formule de l'iodure d'ammonium et la thorie si importante des radicaux que cet explosif illustre, elles n'entrent point, est-il besoin de le dire, dans le bagage d'un homme cultiv, ft-ce par le moyen de l'intrt trs spcial que suscite son explosion. Il n'est d'ailleurs pas rare de voir les jeunes gens s'attacher aux expriences dangereuses. Dans leurs rcits leur famille, un grand

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nombre d'lves exagrent les dangers qu'ils ont couru au laboratoire. Bien des doigts sont jaunis avec une savante maladresse. Les blouses sont perces par l'acide sulfurique avec une trange frquence. Il faut bien, en pense, vivre le roman de la victime de la science. Bien des vocations de chimistes commencent par un accident. Le jeune Liebig mis en apprentissage, quinze ans, chez un pharmacien, est bientt renvoy : au lieu de pilules, il fabriquait du fulminate de mercure. Les fulminates firent d'ailleurs l'objet d'un de ses premiers travaux scientifiques. Faut-il voir dans ce choix, un intrt purement objectif ? 1 La patience dans la recherche est-elle suffisamment explique par une cause psychologique [40] occasionnelle ? Dans le Fils de la Servante qui est, par bien des cts, une autobiographie, Auguste Strindberg nous donne ce souvenir d'adolescent. Pour avoir sa revanche dans la maison o on le raillait de sa malheureuse exprience, il prpara des gaz fulminants. Strinberg fut d'ailleurs longtemps obsd par le problme chimique. Dans l'interview d'un professeur contemporain, Pierre Devaux crit : Il eut, comme tous les chimistes en herbe, la passion des explosifs, des poudres chlorates, des mches de bombe fabriques avec un lacet de soulier . Parfois de telles impulsions dterminent de belles vocations. On le voit du reste dans les exemples prcdents. Mais le plus souvent l'exprience violente se suffit elle-mme et donne des souvenirs indment valoriss. En rsum, dans l'enseignement lmentaire, les expriences trop vives, trop images, sont des centres de faux intrt. On ne saurait trop conseiller au professeur d'aller sans cesse de la table d'expriences au tableau noir pour extraire aussi vite que possible l'abstrait du concret. Il reviendra l'exprience mieux outill pour dgager les caractres organiques du phnomne. L'exprience est faite pour illustrer un thorme. Les rformes de l'enseignement secondaire en France, dans ces dix dernires annes, en diminuant la difficult des problmes de Physique, en instaurant mme, dans certains cas, un enseignement de la Physique sans problmes, tout en questions orales, mconnaissent le sens rel de l'esprit scientifique. Mieux vaudrait une ignorance complte qu'une connaissance prive de son principe fondamental.
1 Cf. OSTWALD, Les grands Hommes, trad., p. 102, Paris.

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V
Sans la mise en forme rationnelle de l'exprience que dtermine la position d'un problme, sans ce recours constant une construction rationnelle bien explicite, on laissera se constituer une sorte d'inconscient de l'esprit scientifique qui demandera ensuite une lente et pnible psychanalyse pour tre exorcis. Comme le note M. douard Le Roy en une belle et dense formule 1 : La connaissance commune est inconscience de soi . Mais cette inconscience peut saisir aussi des penses scientifiques. Il faut alors ranimer la critique et ramener la connaissance au contact des [41] conditions qui lui ont donn naissance, revenir sans cesse cet tat naissant qui est l'tat de vigueur psychique, au moment mme o la rponse est sortit du problme. Pour qu'on puisse vraiment parler de rationalisation de l'exprience, il ne suffit pas qu'on trouve une raison pour un fait. La raison est une activit psychologique essentiellement polytrope : elle veut retourner les problmes, les varier, les greffer les uns sur les autres, les faire prolifrer. Une exprience, pour tre vraiment rationalise, doit donc tre insre dans un jeu de raisons multiples. Une telle thorie de la rationalisation discursive et complexe a, contre elle, les convictions premires, le besoin d'immdiate certitude, le besoin de partir du certain et la douce croyance en la rciproque que la connaissance d'o l'on est parti tait certaine. Aussi, quelle n'est pas notre mauvaise humeur quand on vient contredire nos connaissances lmentaires, quand on vient toucher ce trsor puril gagn par nos efforts scolaires ! Et quelle prompte accusation d'irrespect et de fatuit atteint celui qui porte le doute sur le don d'observation des anciens ! Ds lors, comment une affectivit si mal place n'veillerait-elle pas l'attention du psychanalyste ? Aussi Jones nous parat bien inspir dans son examen psychanalytique des
1 M. Edouard LE Roy, Art. : Science et Philosophie, in Revue de Mtaphysique et Morale, 1899, p. 505

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convictions premires indures. Il faut examiner ces rationalisations prmatures qui jouent, dans la formation de l'esprit prscientifique, le rle jou par les sublimations de la libido dans la formation artistique. Elles sont la marque d'une volont d'avoir raison en dehors de toute preuve explicite, d'chapper la discussion en se rfrant un fait qu'on croit ne pas Interprter alors mme qu'on lui donne une valeur dclarative primordiale. Le P. Louis Castel disait fort bien 1 : La mthode des faits, pleine d'autorit et d'empire, s'arroge un air de divinit qui tyrannise notre crance, et impose notre raison. Un homme qui raisonne, qui dmontre mme, me prend pour un homme : je raisonne avec lui ; il me laisse la libert du jugement ; et ne me force que par ma propre raison. Celui qui crie voil un fait, me prend pour un esclave. Contre l'adhsion au fait primitif, la psychanalyse de la connaissance objective est particulirement difficile. Il semble qu'aucune exprience nouvelle, qu'aucune critique ne puissent dissoudre certaines affirmations premires. On concde tout au plus que les expriences premires peuvent tre rectifies et prcises [42] par des expriences nouvelles. Comme si l'observation premire pouvait livrer autre chose qu'une occasion de recherche ! Jones donne un exemple trs pertinent de cette rationalisation trop rapide et mal faite qui construit sur une base exprimentale sans solidit 2. L'usage courant de la valriane, titre (le mdicament spcifique contre l'hystrie nous fournit un exemple de mise en oeuvre du mcanisme de rationalisation. Il convient de rappeler que l'assa ftida et la valriane ont t administres pendant des sicles, parce qu'on croyait que l'hystrie rsultait des migrations de l'utrus travers le corps, et on attribuait ces remdes malodorants la vertu de pouvoir remettre l'organe dans sa position normale, ce qui devait avoir pour effet la disparition des symptmes hystriques. Bien que l'exprience n'ait pas confirm cette manire de voir, on n'en continue pas moins de nos jours de traiter de la mme manire la plupart des maladies hystriques. Il est vident que la persistance de l'emploi de ces
1 R. P. CASTEL, Jsuite, L'Optique des couleurs, fonde sur les simples observations, et tourne surtout la pratique de la Peinture, de la Teinture et des autres Arts coloristes, Paris, 1740, p. 411. JONES, Trait thorique et pratique de Psychanalyse, trad., 1925, p. 25.

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remdes rsulte d'une acceptation aveugle d'une tradition profondment enracine et dont les origines sont aujourd'hui compltement oublies. Mais la ncessit d'expliquer aux tudiants les raisons de l'emploi des substances en question a conduit les neurologistes les dcorer du nom d'antispasmodiques et expliquer leur action d'une faon quelque peu raffine, qui est la suivante : un des lments constitutifs de la valriane, l'acide valrianique a reu le nom de principe actif et est administr, gnralement, sous la forme d'un sel de zinc et enrob dans du sucre destin masquer son got dsagrable. Quelques autorits modernes, au courant des origines de ce traitement, proclament leur admiration devant le fait que les anciens, malgr leur fausse conception de l'hystrie, avaient pu dcouvrir une mthode de traitement aussi prcieuse, tout en donnant de son action une explication absurde. Cette rationalisation persistante d'un processus dont on sait cependant qu'il a t autrefois irrationnel s'observe frquemment... De cette page scientifique, il nous parat trs instructif de rapprocher une page littraire, ne de la rverie d'un auteur trange et profond. Dans Axel Borg, Auguste Strindberg prtend, lui aussi, gurir l'hystrie. Il est conduit utiliser l'assa ftida par une suite de rflexions qui n'ont videmment aucun sens objectif et qui doivent tre interprtes du seul point de vue subjectif (trad., p. 163). Cette femme se sentait malade de corps, sans [43] l'tre directement. Il se composa donc une srie de mdicaments dont le premier devait susciter un rel malaise physique, ce qui forcerait la patiente quitter l'tat d'me maladif et localiserait simplement le mal dans le corps. Dans ce but, Il prit dans sa pharmacie domestique la plus repoussante de toutes les drogues, l'assa foetida, et la jugeant plus apte qu'aucune autre faire natre un tat de malaise gnral, il en prit une dose assez forte pour pouvoir produire de vritables convulsions. C'est--dire que tout l'tre physique devait se soulever, se rvolter contre cette substance trangre, et que toutes les fonctions de l'me concentreraient leurs forces pour la repousser. Par suite, les souffrances imaginaires seraient oublies. Ensuite, il ne s'agirait plus que de provoquer des transitions, de l'unique sensation rebutante travers d'autres plus faibles, jusqu' parfaite libration, en remontant par degrs une gamme de remdes rafrachissants, balsamiques, amollissants, apaisants ; de rveiller un complet sentiment de bien-

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tre, comme aprs des peines et des dangers subis qu'il est doux de se rappeler. Il s'habilla d'une jaquette de cachemire blanc... Nous voudrions avoir le loisir de psychanalyser tout le long rcit de Strindberg qui nous permettrait d'tudier un curieux mlange d'a priori subjectif de valeurs soi-disant objectives. Mais dans cette page les valeurs affectives apparaissent avec une telle vidence que nous n'avons pas besoin de les souligner. Nous saisissons donc bien, soit chez les savants, soit chez les rveurs, les mmes procds de dmonstration impure. Nous ne saurions trop engager nos lecteurs rechercher systmatiquement des convergences scientifiques, psychologiques, littraires. Qu'on arrive au mme rsultat par des rves ou par des expriences c'est, pour nous, la preuve que l'exprience n'est qu'un rve. Le simple apport d'un exercice littraire parallle ralise dj une psychanalyse d'une connaissance objective. Cependant la rationalisation immdiate et fautive d'un phnomne incertain serait peut-tre plus visible sur des exemples plus simples. Est-il vrai que les feux follets disparaissent vers minuit ? Avant qu'on authentifie le fait, on l'explique. Un auteur srieux, Saury, crit en 1780 1 : cette disparition vient peut-tre de ce que le froid tant alors plus grand, les exhalaisons qui produisent (les feux follets) sont alors trop condenses pour se soutenir dans l'air ; et peut-tre sont-elles aussi dpouilles d'lectricit, ce qui les empche de fermenter, de produire de la lumire, et les fait retomber sur la terre . Les feux follets poursuivent-ils [44] la personne qui tente de les fuir ? C'est qu'ils sont pousss par l'air qui vient remplir l'espace que cette personne laisse derrire elle. On voit clairement que dans toutes ces rationalisations imprudentes, la rponse est beaucoup plus nette que la question, mieux, la rponse a t donne avant qu'on claircisse la question. Cela nous justifie peut-tre de dire que le sens du problme est caractristique de l'esprit scientifique. Enfin, si nous parvenions prendre, propos de toute connaissance objective, une juste mesure de l'empirisme d'une part et du rationalisme d'autre part, nous serions tonns de l'immobilisation de la connaissance produite par une adhsion immdiate des observations particulires. Nous verrions que, dans la connaissance
1 SAURY, Docteur en Mdecine, Prcis de Physique, 2 vol., Paris, 1780, tome II, p. 37.

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vulgaire, les faits sont trop tt impliqus dans des raisons. Du fait l'ide, le circuit est trop court. On croit pouvoir s'en tenir au fait. On dit volontiers que les anciens ont pu se tromper sur l'interprtation des faits, mais que, du moins, ils ont vu - et bien vu les faits. Or il faut, pour qu'un fait soit dfini et prcis, un minimum d'interprtation. Si cette interprtation minima correspond une erreur fondamentale, que reste-t-il du fait ? videmment, quand il s'agit d'un fait dfini en quelque sorte extrinsquement, dans un domaine manifestement tranger son essence, cette pauvre dfinition - qui n'engage rien pourra ne pas tre fautive (Elle n'est pas assez organique pour cela !) Par exemple, s'il s'agit de voir, de dire et de rpter que l'ambre frott attire les corps lgers, cette action mcanique, tout extrinsque l'gard des lois lectriques caches, donnera sans doute l'occasion d'une observation exacte, condition encore qu'on ne mette aucune valeur sous le vocable attraction. Mais cette observation exacte sera une exprience ferme. On ne devra gure s'tonner qu'elle traverse de longs sicles sans fructifier, sans susciter des expriences de variation.

VI
On commettrait d'ailleurs une grave erreur si l'on pensait que la connaissance empirique peut demeurer dans le plan de la connaissance rigoureusement assertorique en se cantonnant dans la simple affirmation des faits. Jamais la description ne respecte les rgles de la saine platitude. Buffon lui-mme a dsir cette expression prudemment plate dans les livres scientifiques. Il s'est fait gloire d'crire avec uniformit, sans clat, en laissant aux [45] objets leurs aspects directs. Mais cette volont si constante de simplicit a des accidents. Soudain. un mot retentit en nous et trouve un cho trop prolong dans des ides anciennes et chres ; une image s'illumine et nous convainc, avec brusquerie, d'un seul coup, en bloc. En ralit le mot grave, le mot clef n'entrane que la conviction commune, conviction qui relve du pass linguistique ou de la navet des images premires plus que de la vrit objective, comme nous le

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montrerons dans un chapitre ultrieur. Toute description est aussi noyaute autour de centres trop lumineux. La pense inconsciente s'agglomre autour de ces noyaux et ainsi l'esprit s'introvertit et s'immobilise. Buffon a bien reconnu la ncessit de maintenir les esprits en suspens, pour une adhsion future une connaissance rflexive 1. L'essentiel est de leur meubler la tte d'ides et de faits, de les empcher, s'il est possible, d'en tirer trop tt des raisonnements et des rapports. Mais Buffon vise surtout un dficit d'information, il ne voit pas la dformation quasi immdiate que reoit une connaissance objective interprte par l'inconscient, agglomre autour des noyaux d'inconscience. Il croit que sur une base empirique trop troite, l'esprit s'puise en fausses combinaisons . En ralit la puissance de rapprochement n'a pas sa source la surface, sur le terrain mme de l'observation, elle jaillit de ractions plus intimes. Les tables baconiennes ne dsignent pas directement une ralit majore. Il ne faut pas oublier que les instances, avant d'tre catalogues, sont cherches. Elles sont donc les rsultats d'ides de recherche plus ou moins sourdes, plus ou moins valorises. Avant d'enseigner dcrire objectivement, il aurait donc fallu psychanalyser l'observateur, mettre soigneusement au jour les explications irrationnelles refoules. Il suffira de lire les parties de l'uvre de Buffon o l'objet ne se dsigne pas naturellement l'observateur pour reconnatre l'influence des concepts prscientifiques noyaux inconscients. C'est dans ses recherches sur les minraux que cette remarque pourra le plus nettement s'illustrer. On y verra en particulier une sorte de hirarchie des minraux, en contradiction flagrante avec les prtentions de plat empirisme. On pourra alors relire l'Histoire naturelle de Buffon d'un oeil plus perspicace, en observant l'observateur, en adoptant l'attitude d'un psychanalyste l'afft des raisons irraisonnes. On comprendra que les portraits des animaux, marqus au signe d'une fausse hirarchie biologique, sont chargs des traits imposs par la rverie inconsciente du narrateur. Le lion est le roi des animaux [46] parce qu'il convient un partisan de l'ordre que tous les tres, fussent les btes, aient un roi. Le cheval reste noble dans sa servitude parce que Buffon, dans ses fonctions sociales, veut rester un grand seigneur.
1

BUFFON, Oeuvres compltes, An VII, Premier discours, tome I, p. 4.

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VII
Mais pour bien prouver que ce qu'il y a de plus immdiat dans l'exprience premire, c'est encore nous-mmes, nos sourdes passions, nos dsirs inconscients, nous allons tudier un peu longuement certaines rveries touchant la matire. Nous essaierons d'en montrer les bases affectives et le dynamisme tout subjectif. Pour faire cette dmonstration, nous tudierons ce que nous appellerons le caractre psychologiquement concret de l'Alchimie. L'exprience alchimique, plus que toute autre, est double : elle est objective ; elle est subjective. C'est sur les vrifications subjectives, immdiates et directes, que nous allons ici attirer l'attention. Nous aurons ainsi donn un exemple un peu dvelopp des problmes que devrait se poser une psychanalyse de la connaissance objective. Dans d'autres chapitres de cet ouvrage, nous aurons d'ailleurs l'occasion de revenir sur la question pour dgager l'influence de passions particulires sur le dveloppement de l'Alchimie.

La condamnation de l'Alchimie a t porte par des chimistes et par des crivains. Au XIXe sicle, tous les historiens de la Chimie se sont plu reconnatre la fureur exprimentale des alchimistes ; ils ont rendu hommage quelques-unes de leurs dcouvertes positives ; enfin ils ont montr que la Chimie moderne tait sortie lentement du laboratoire des alchimistes. Mais, lire les historiens, il semble que les faits se soient pniblement imposs malgr les ides, sans qu'on donne jamais une raison et une mesure de cette rsistance. Les chimistes du XIXe sicle, anims par l'esprit positif, ont t entrans un jugement sur la valeur objective, jugement qui ne tient aucun compte de la cohsion psychologique remarquable de la culture alchimiste.

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Du ct des littrateurs, de Rabelais Montesquieu, le jugement est encore plus superficiel. L'alchimiste est reprsent comme un esprit drang au service d'un cur avide. [47] Finalement, l'histoire savante et le rcit pittoresque nous dpeignent une exprience fatalement malheureuse. Nous imaginons l'alchimiste ridicule comme un vaincu. Il est, pour nous, l'amant, jamais combl, d'une Chimre. Une interprtation aussi ngative devrait cependant veiller nos scrupules. Nous devrions au moins nous tonner que des doctrines si vaines pussent avoir une si longue histoire, qu'elles pussent continuer se propager, au cours mme du progrs scientifique, jusqu' nos jours. En fait, leur persistance au XVIIIe sicle n'a pas chapp la perspicacit de M. Mornet. M. Constantin Bila a consacr sa thse en suivre aussi l'action dans la vie littraire du XVIIIe sicle ; mais il n'y voit qu'une mesure de la crdulit des adeptes et de la rouerie des matres. On pourrait cependant poursuivre cet examen tout le long du XIXe sicle. On verrait l'attrait de l'Alchimie sur des mes nombreuses, la source duvres psychologiquement profondes comme luvre de Villiers de l'Isle-Adam. Le centre de rsistance doit donc tre plus cach que ne l'imagine le rationalisme naf. L'Alchimie doit avoir, dans l'inconscient, des sources plus profondes. Pour expliquer la persistance des doctrines alchimiques, certains historiens de la Franc-Maonnerie, tout frus de mystres, ont dpeint l'Alchimie comme un systme d'initiation politique, d'autant plus cach, d'autant plus obscur, qu'il paraissait avoir, dans l'oeuvre chimique, un sens plus manifeste. Ainsi M. G. Kolpaktchy, dans un intressant article sur l'Alchimie et la. Franc-Maonnerie crit : Il y avait donc derrire une faade purement alchimique (ou chimique) trs relle, un systme initiatique non moins rel... ce systme initiatique se retrouve la base de tout sotrisme europen, partir du XIe sicle, par consquent la base de l'initiation rosicrucienne et la base de la francmaonnerie . Mais cette interprtation, encore que M. Kolpaktchy reconnaisse que l'Alchimie n'est pas simplement une immense mystification

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destine tromper les autorits ecclsiastiques reste trop intellectualiste. Elle ne peut nous donner une vraie mesure de la rsistance psychologique de l'obstacle alchimique devant les attaques de la pense scientifique objective. Aprs toutes ces tentatives d'explication qui ne tiennent pas compte de l'opposition radicale de la Chimie l'Alchimie, il faut donc en venir examiner des conditions psychologiques plus intimes pour expliquer un symbolisme aussi puissant, aussi complet, aussi durable. Ce symbolisme ne pouvait se transmettre comme de simples formes allgoriques, sans recouvrir une ralit [48] psychologique incontestable. Prcisment, d'une manire gnrale, le Psychanalyste Jones a montr que le symbolisme ne s'enseigne pas comme une simple vrit objective. Pour tre enseign, il faut qu'un symbolisme s'attache des forces symbolisantes qui prexistent dans l'inconscient. On peut dire avec Jones que chacun recre... le symbolisme avec les matriaux dont il dispose et que la strotypie tient l'uniformit de l'esprit humain quant aux tendances particulires qui forment la source du-symbolisme, c'est--dire l'uniformit des intrts fondamentaux et permanents de l'humanit 1 . C'est contre cette strotypie d'origine affective et non pas perceptive que l'esprit scientifique doit agir. Examine au foyer de la conviction personnelle, la culture de l'alchimiste se rvle alors comme une pense clairement acheve qui reoit, tout le long du cycle exprimental, des confirmations psychologiques bien rvlatrices de l'intimit et de la solidit de ses symboles. En vrit, l'amour d'une Chimre est le plus fidle des amours. Pour bien juger du caractre complet de la conviction de l'alchimiste, nous ne devons pas perdre de vue que la doctrine philosophique qui affirme la science comme essentiellement inacheve est d'inspiration moderne. Il est moderne aussi, ce type de pense en attente, de pense se dveloppant en partant d'hypothses longtemps tenues en suspicion et qui restent toujours rvocables. Au contraire, dans les ges prscientifiques, une hypothse s'appuie sur une conviction profonde : elle illustre un tat d'me. Ainsi, avec son chelle de symboles, l'alchimie est un memento pour un ordre de mditations intimes. Ce ne sont pas les choses et les substances qui sont mises l'essai, ce sont des symboles psychologiques
1 JONES, loc. cit., p. 218.

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correspondant aux choses, ou mieux encore, les diffrents degrs de la symbolisation intime dont on veut prouver la hirarchie. Il semble en effet que l'alchimiste symbolise de tout son tre, de toute son me, avec son exprience du monde des objets. Par exemple, aprs avoir rappel que les cendres gardent toujours la marque de leur origine substantielle, Becker fait ce souhait singulier (qui est d'ailleurs encore enregistr par l'Encyclopdie l'article : Cendre). Plt Dieu... que j'eusse des amis qui me rendissent ce dernier devoir ; qui, dis-je, convertissent un jour mes os secs et puiss par de longs travaux, en une substance diaphane, que la plus longue suite de sicles ne saurait altrer, et qui conserve sa couleur gnrique, non la verdure des vgtaux, mais cependant la couleur de l'air du tremblant narcisse ; ce qui pourrait tre excut en peu d'heures. Libre un historien de [49] la Chimie positive de voir l surtout une exprience de Chimie plus ou moins claire sur le phosphate de calcium ou, comme le disait un auteur du XVIIIe sicle, sur le verre animal . Nous croyons que le souhait de Becker a une autre tonalit. C'est plus que les biens terrestres que poursuivent ces rveurs, c'est le bien de l'me. Sans cette inversion de l'intrt, on juge mal le sens et la profondeur de la mentalit alchimique. Ds lors, si l'action matrielle attendue venait manquer, cet accident opratoire ne ruinerait pas la valeur psychologique de la tension qu'est cette attente. On n'hsiterait gure ngliger cette exprience matrielle malheureuse : les forces de l'esprance resteraient intactes car la vive conscience de l'esprance est dj une russite. Il n'en va naturellement plus de mme pour l'esprit scientifique : pour lui, un chec matriel est aussitt un chec intellectuel puisque l'empirisme scientifique, mme le plus modeste, se prsente comme impliqu dans une contexture d'hypothses rationnelles. L'exprience de Physique de la science moderne est un cas particulier d'une pense gnrale, le moment particulier d'une mthode gnrale. Elle est libre du besoin de la russite personnelle dans la mesure, prcisment, o elle a t vrifie par la cit savante. Toute la science dans son intgralit n'a pas besoin d'tre prouve par le savant. Mais qu'arrive-t-il quand l'exprience dment la thorie ? On peut alors s'acharner refaire l'exprience ngative, on peut croire qu'elle n'est qu'une exprience manque. Ce fut le cas pour Michelson qui reprit si souvent l'exprience qui devait, selon lui, montrer

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l'immobilit de l'ther. Mais enfin quand l'chec de Michelson est devenu indniable, la science a d modifier ses principes fondamentaux. Ainsi prit naissance la science relativiste. Qu'une exprience d'Alchimie ne russisse pas, on en conclut tout simplement qu'on n'a pas mis en exprience la juste matire, les germes requis, ou mme que les temps de la production ne sont pas encore arrivs. On pourrait presque dire que l'exprience alchimique se dveloppe dans une dure bergsonienne, dans une dure biologique et psychologique. Un oeuf qui n'a pas t fcond n'clt pas ; un uf mal couv ou couv, sans continuit se corrompt ; une teinture vente perd son mordant et sa force gnrante. Il faut chaque tre, pour qu'il croisse, pour qu'il produise, son juste temps, sa dure concrte, sa dure individuelle. Ds lors, quand on peut accuser le temps qui languit, la vague ambiance qui manque mrir, la molle pousse intime qui paresse, on a tout ce qu'il faut pour expliquer, par l'interne, les accidents de l'exprience. [50] Mais il y a une faon encore plus intime d'interprter J'chec matriel d'une exprience alchimique. C'est de mettre en doute la puret morale de l'exprimentateur. Manquer produire le phnomne attendu en s'appuyant sur les justes symboles, ce n'est pas un simple chec, c'est un dficit psychologique, c'est une faute morale. C'est le signe d'une mditation moins profonde, d'une lche dtente psychologique, d'une prire moins attentive et moins fervente. Comme l'a trs bien dit Hitchcock, en des ouvrages trop ignors, dans les travaux des alchimistes, il s'agit bien moins de manipulations que de complication. Comment l'alchimiste purifierait-il la matire sans purifier d'abord sa propre me ! Comment l'ouvrier entrerait-il tout entier, comme le veulent les prescriptions des matres, dans le cycle de l'ouvrage s'il se prsentait avec un corps impur, avec une me impure, avec un cur avide ? Il n'est pas rare de trouver sous la plume d'un alchimiste une diatribe contre l'or. Le Philalethe crit : Je mprise et je dteste avec raison cette idoltrie de l'or .et de l'argent 1 . Et (p. 115) J'ai mme
1 Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermtique, avec le vritable Philalethe, Paris, 1742, 3 vol., tome III, p. 113.

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de l'aversion pour l'or, l'argent et les pierres prcieuses, non pas comme cratures de Dieu, je les respecte ce titre, mais parce qu'elles servaient l'idoltrie des Isralites, aussi bien que du reste du monde . Souvent, l'alchimiste devra, pour russir son exprience, pratiquer de longues austrits. Un Faust, hrtique et pervers, a besoin de l'aide du dmon pour assouvir ses passions. Au contraire, un cur honnte, une me blanche, anime de forces saines, rconciliant sa nature particulire et la nature universelle trouvera naturellement la vrit. Il la trouvera dans la nature parce qu'il la sent en lui-mme. La vrit du cur est la vrit du Monde. Jamais les qualits d'abngation, de probit, de patience, de mthode scrupuleuse, de travail acharn, n'ont t si intimement intgres au mtier que dans l're alchimique. Il semble que, de nos jours, l'homme de laboratoire puisse plus facilement se dtacher de sa fonction. Il ne mle plus sa vie sentimentale sa vie scientifique. Son laboratoire n'est plus dans sa maison, dans son grenier, dans sa cave. Il le quitte le soir comme on quitte un bureau et il retourne la table de famille o l'attendent d'autres soucis, d'autres joies. Selon nous, en passant en revue tous les conseils qui abondent dans la pratique alchimique, en les interprtant, comme il semble qu'on puisse toujours le faire, dans leur ambivalence objective [51] et subjective, on arriverait constituer une pdagogie plus proprement humaine, par certains cts, que la pdagogie purement intellectualiste de la science positive. En effet, l'Alchimie, tout bien considr, n'est pas tant une initiation intellectuelle qu'une initiation morale. Aussi, avant de la juger du point de vue objectif, sur les rsultats exprimentaux, il faut la juger, du point de vue subjectif, sur les rsultats moraux. Cet aspect n'a pas chapp Mme Hlne Metzger qui crit propos de Van Helmont 1 : Cette interprtation de la pense de Van Helmont n'apparatra pas comme trange si l'on se souvient que notre philosophe ne considrait le travail de laboratoire, aussi bien que les prires et les jenes, que comme une prparation l'illumination de notre esprit ! Ainsi, au-dessus de l'interprtation matrialiste de l'Alchimie doit trouver place une psychanalyse anagogique de l'Alchimiste.
1 Mme Hlne METZGER, Les Doctrines chimiques en France, du dbut du XVIIe la fin du XVIIIe sicle, Paris, 1923, p. 174.

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Cette illumination spirituelle et cette initiation morale ne constituent pas une simple propdeutique qui doit aider des progrs positifs futurs. C'est au travail mme, dans les lentes et douces manuvres des matires, dans les dissolutions et les cristallisations alternatives comme le rythme des jours et des nuits, que se trouvent les meilleurs thmes de la contemplation morale, les plus clairs symboles d'une chelle de perfection intime. La nature peut tre admire en extension, dans le Ciel et la terre. La nature peut tre admire en comprhension, dans sa profondeur, dans le jeu de ses mutations substantielles. Mais cette admiration en profondeur, comme elle est, de toute vidence, solidaire d'une intimit mdite ! Tous les symboles de l'exprience objective se traduisent immdiatement en symboles de la culture subjective. Infinie simplicit d'une intuition pure ! Le soleil joue et rit sur la surface d'un vase d'tain. Le jovial tain, coordonn Jupiter, est contradictoire comme un dieu : il absorbe et rflchit la lumire, sa surface est opaque et polie, claire et sombre. L'tain est une matire terne qui jette soudain un bel clat. Il ne faut pour cela qu'un rayon bien plac, qu'une sympathie de la lumire, alors il se rvle. N'est-ce pas l pour un Jacob Boehme, comme le dit si bien M. Koyr en un livre auquel il faut toujours revenir pour comprendre le caractre intuitif et prenant de la pense symbolique, n'est-ce pas l le vrai symbole de Dieu, de la lumire divine qui, pour se rvler et se manifester, avait besoin d'un autre, d'une rsistance, d'une opposition ; qui, pour tout dire, avait [52] besoin du monde pour s'y rflchir, S'y exprimer, s'y opposer, s'en sparer . Si la contemplation d'un simple objet, d'un vase oubli aux rayons du couchant, nous procure tant de lumire sur Dieu et sur notre me, combien plus dtaille et plus vocatrice sera la contemplation des phnomnes successifs dans les expriences prcises de la transmutation alchimique ! Ainsi comprise, la dduction des symboles ne se droule plus sur un plan logique ou exprimental, mais bien sur le plan de l'intimit toute personnelle. Il s'agit bien moins de prouver que d'prouver. Qui saura jamais ce qu'est une renaissance spirituelle et quelle valeur de purification a toute renaissance, s'il n'a dissout un sel grossier dans son juste mercure et s'il ne l'a rnov en une cristallisation patiente et mthodique, en piant la premire moire cristalline avec un cur anxieux ? Alors retrouver l'objet c'est

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vraiment retrouver le sujet : c'est se retrouver l'occasion d'une renaissance matrielle. On avait la matire dans le creux de la main. Pour qu'elle soit plus pure et plus belle, on l'a plonge dans le sein perfide des acides ; on a risqu son bien. Un jour l'acide adouci a rendu le cristal. Toute l'me est en fte pour le retour du fils prodigue. Le psychanalyste Herbert Silberer a montr ainsi, en mille remarques d'une singulire pntration, la valeur morale des diffrents symboles alchimiques. Il est frappant que toutes les expriences alchimiques se laissent interprter de deux manires, chimiquement et moralement. Mais alors une question surgit : O est l'or ? Dans la matire ou dans le cur ? Aussitt, comment hsiter sur la valeur dominante de la culture alchimique ? L'interprtation des crivains qui dpeignent l'alchimiste la recherche de la fortune est un non-sens psychologique. L'Alchimie est une culture intime. C'est dans l'intimit du sujet, dans l'exprience psychologiquement concrte qu'elle trouve la premire leon magique. Comprendre ensuite que la nature opre magiquement, c'est appliquer au monde l'exprience intime. Il faut passer par l'intermdiaire de la magie spirituelle o l'tre intime prouve s'a propre ascension pour comprendre la valorisation active des substances primitivement impures et souilles. Un alchimiste, cit par Silberer, rappelle qu'il ne fit de progrs importants dans son art que le jour o il s'aperut que la Nature agit magiquement. Mais c'est l une dcouverte tardive ; il faut la mriter moralement pour qu'elle blouisse, aprs l'esprit, l'exprience. Cette magie n'est pas une thaumaturgie. La lettre ne commande pas l'esprit. Il faut une adhsion du cur, non des lvres. Et toutes les plaisanteries faciles sur les mots cabalistiques que murmurait [53] l'exprimentateur mconnaissent prcisment l'exprience psychologique qui accompagnait l'exprience matrielle. L'exprimentateur se donne tout entier, et lui d'abord. Silberer remarque encore que ce qui doit. tre sem dans la terre nouvelle, est appel habituellement Amour . L'Alchimie rgne dans un temps o l'homme aime plus la nature qu'il ne l'utilise. Ce mot Amour entrane tout. Il est le mot de passe entre l'ouvrage et l'ouvrier. On ne peut, sans douceur et sans amour, tudier la psychologie des enfants. Exactement dans le mme sens, on ne peut, Sans douceur et sans amour, tudier la naissance et le comportement des substances chimiques. Brler d'un tendre amour est peine une image pour qui

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sait chauffer un mercure feu doux. Lenteur, douceur, espoir, voil la secrte force de la perfection morale et de la transmutation matrielle. Comme le dit Hitchcock 1 : Le grand effet de l'Amour est de tourner toute chose en sa propre nature, qui est toute bont, toute douceur et toute perfection. C'est cette puissance divine qui change l'eau en vin ; le chagrin et l'angoisse en joie exultante et triomphante . Si l'on accepte ces images d'un amour plus sacr que profane, on ne s'tonnera plus que la Bible ait t un ouvrage de pratique constante dans les laboratoires des alchimistes. On pourrait sans peine trouver, dans les paroles des Prophtes, des milliers d'exemples o le plomb, la terre, l'or, le sel disent les vertus et les vices des hommes. L'Alchimie n'a fait souvent que codifier cette homologie. En effet tous les degrs de la transmutation magique et matrielle apparaissent certains comme homologues aux degrs de la contemplation mystique : Dans le Rosarium de Johannes Daustenius, les sept degrs sont l'objet de la description suivante : ... Et de la sorte le corps (1) est cause que l'eau se conserve. L'eau (2) est cause que l'huile se conserve, et qu'elle ne s'allume pas au-dessus du feu. Et l'huile (3) est cause que la teinture est fixe, et la teinture (4) est cause que les couleurs apparaissent, et la couleur (5) est cause que la blancheur se montre ; et la blancheur (6) est cause que tout ce, qui est fugace (7) est fix et cesse d'tre fugace. Il en est absolument de mme quand Bonaventure dcrit septem gradus contemplationis, et David d'Augsbourg les 7 chelons de la prire. Boehme connat 7 Quellgeister... Ces chelles homologues nous indiquent assez clairement qu'une ide de valeur est associe aux produits successifs des manipulations alchimiques. Par la suite, nous aurons bien des occasions de montrer que toute valorisation dans l'ordre de la connaissance objective doit donner lieu une psychanalyse. Ce sera [54] un des thmes principaux de cet ouvrage. Pour l'instant, nous n'avons retenir que le caractre direct et immdiat de cette valorisation. Elle est faite de l'adhsion passionne des ides premires qui ne trouvent dans le monde objectif que des prtextes. Dans ce long paragraphe, nous avons tenu totaliser les caractres psychologiques et les prtextes plus ou moins objectifs de l culture
1 HITCHCOCK, Remarks upon Alchemy and the Alchemists, p. 133.

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alchimique. Cette masse totalise nous permet en effet de bien comprendre ce qu'il y a de trop concret, de trop intuitif, de trop personnel dans une mentalit prscientifique. Un ducateur devra donc toujours penser dtacher l'observateur de son objet, dfendre l'lve contre la masse d'affectivit qui se concentre sur certains phnomnes trop rapidement symboliss et, en quelque manire, trop intressants. De tels conseils ne sont peut-tre pas aussi dpourvus d'actualit qu'il semblerait premire vue. Quelquefois, en enseignant la Chimie, j'ai eu l'occasion de suivre les tranes d'Alchimie qui cheminent encore dans de jeunes esprits. Par exemple, tandis que je faisais, durant une matine d'hiver, de l'amalgame d'ammonium, du beurre d'ammonium comme disait encore mon vieux matre, tandis que je ptrissais le mercure foisonnant, je lisais des passions dans les yeux attentifs.' Devant cet intrt pour tout ce qui foisonne et grandit, pour tout ce qu'on ptrit, je me souvenais de ces anciennes paroles d'Eyrne Philalthe 1. Rjouissez-vous donc si vous voyez votre matire s'enfler comme de la pte ; parce que l'esprit de vie y est enferm et dans son temps, par la permission de Dieu, il rendra la vie aux cadavres. Il m'a sembl aussi que la classe tait d'autant plus heureuse de ce petit roman de la Nature qu'il finit bien, en restituant au mercure, si sympathique aux lves, son aspect naturel, son mystre primitif. Ainsi dans la classe de chimie moderne comme dans l'atelier de l'Alchimiste, l'lve et l'adepte ne se prsentent pas de prime abord comme de purs esprits. La matire elle-mme ne leur est pas une raison suffisante de calme objectivit. Au spectacle des phnomnes les plus intressants, les plus frappants, l'homme va naturellement avec tous ses dsirs, avec toutes ses passions, avec toute son me. On ne doit donc pas s'tonner que la premire connaissance objective soit une premire erreur.

Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermtique, avec le vritable Philalthe, loc. cit., tome II, p. 230.

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CHAPITRE III
La connaissance gnrale comme obstacle la connaissance scientifique I
Retour la table des matires

Rien n'a plus ralenti les progrs de la connaissance scientifique que la fausse doctrine du gnral qui a rgn d'Aristote Bacon inclus et qui reste, pour tant d'esprits, une doctrine fondamentale du savoir. Entendez encore les philosophes parler, entre eux, de la science. Vous aurez bien vite l'impression que E. Mach ne manquait pas de malice quand il rpondait l'affirmation de W. James Tout savant a sa philosophie par la constatation rciproque Tout philosophe a sa science lui . Nous dirions plus volontiers encore : la philosophie a une science qui n'est qu' elle, la science de la gnralit. Nous allons nous efforcer de montrer que cette science du gnral est toujours un arrt de l'exprience, un chec de l'empirisme inventif. Connatre le phnomne gnral, s'en prvaloir pour tout comprendre, n'est-ce point, la mode d'une autre dcadence, jouir comme la foule du mythe inclus dans toute banalit ? (MALLARM, Divagations, p. 21.) Il y a en effet une jouissance intellectuelle dangereuse dans une

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gnralisation htive et facile. Une psychanalyse de la connaissance objective doit examiner soigneusement toutes les sductions de la facilit. C'est cette condition qu'on aboutira une thorie de l'abstraction scientifique vraiment saine, vraiment dynamique. Pour bien montrer l'immobilit des rsums trop gnraux, prenons tout de suite un exemple. Bien souvent, afin d'indiquer d'une manire simple comment le raisonnement inductif, fond sur une collection de faits particuliers, conduit la loi scientifique gnrale, les professeurs de philosophie dcrivent rapidement la [56] chute de divers corps et concluent : tous les corps tombent. Pour s'excuser de cette banalit, ils prtendent montrer qu'avec un tel exemple, ils ont tout ce qu'il faut pour marquer un progrs dcisif de la pense scientifique. En effet, sur ce point, la pense moderne se prsente vis--vis de la pense aristotlicienne comme une gnralit rectifie, comme une gnralit amplifie. Aristote enseignait que les corps lgers, fumes et vapeurs, feu et flamme, rejoignaient l'empyre leur lieu naturel, tandis que les graves cherchaient naturellement la terre. Au contraire, nos professeurs de philosophie enseignent que tous les corps tombent sans exception. Et voil fonde, croient-ils, la saine doctrine de la gravitation. En effet, sur ce point, on tient une gnralit bien place et c'est pourquoi nous commenons par cet exemple pour donner notre polmique toute sa loyaut. Nous aurons par la suite un combat beaucoup plus facile quand nous pourrons montrer que la recherche htive du gnral conduit le plus souvent des gnralits mal places, sans lien avec les fonctions mathmatiques essentielles du phnomne. Commenons donc par le dbat le plus dur. Au gr de nos adversaires, au gr des philosophes, nous devrions mettre la base de la culture scientifique, les gnralits les plus grandes. la base de la mcanique : tous les corps tombent. la base de l'optique : tous les rayons lumineux se propagent en ligne droite. la base de la biologie : tous les tres vivants sont mortels. On mettrait ainsi, au seuil de chaque science, de grandes vrits premires, des dfinitions intangibles qui clairent toute une doctrine. En fait, le dbut des livres prscientifiques est embarrass par cet effort de dfinition prliminaire, comme on peut s'en rendre compte aussi bien pour la Physique du XVIIIe sicle que pour la Sociologie du XXe sicle. Et pourtant, on peut se demander si ces grandes lois constituent

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des penses vraiment scientifiques, ou, ce qui est pour nous la mme chose, des penses suggrant d'autres penses. Si l'on prend la mesure de la valeur pistmologique de ces grandes vrits en les comparant aux connaissances fautives qu'elles ont remplaces, il ne fait pas de doute que ces lois gnrales ont t agissantes. Mais elles ne le sont plus. Et c'est en cela que les stades pdagogiques ne sont pas entirement homologues aux stades historiques. L'on peut en effet voir que de telles lois gnrales bloquent actuellement la pense. Elles rpondent en bloc, ou mieux, elles rpondent sans qu'on questionne, puisque la question aristotlicienne, depuis longtemps, s'est tue. Et voici [57] la sduction de cette rponse trop prompte : pour l'esprit prscientifique, le verbe tomber est suffisamment descriptif ; il donne l'essence du phnomne de chute. Au fond, comme on l'a dit souvent, ces lois gnrales dfinissent des mots plus que les choses ; la loi gnrale de la chute des graves dfinit le mot grave ; la loi gnrale de la rectitude du rayon lumineux dfinit la fois, le mot droite et le mot rayon, dans une telle ambigut de l'a priori et de l'a posteriori qu'elle nous donne personnellement une sorte de vertige logique ; la loi gnrale de la croissance et de la mort des tres vivants dfinit le mot vie en une sorte de plonasme. Alors tout est clair ; tout est identifi. Mais, notre avis, plus court est le procd d'identification, plus pauvre est la pense exprimentale. La pdagogie est l pour prouver l'inertie de la pense qui vient d'avoir une satisfaction dans l'accord verbal des dfinitions. Pour le montrer, suivons un instant la leon de mcanique lmentaire qui tudie la chute des corps. On vient donc de dire que tous les corps tombent, sans exception. En faisant l'exprience dans le vide, avec l'aide du tube de Newton, on arrive une loi plus riche : dans le vide, tous les corps tombent avec la mme vitesse. On tient cette fois un nonc utile, base relle d'un empirisme exact. Toutefois, cette forme gnrale bien constitue peut arrter la pense. En fait, dans l'enseignement lmentaire, cette loi est le stade o s'arrtent les esprits essouffls. Cette loi est si claire, si complte, si bien ferme sur soi, qu'on ne sent pas le besoin d'tudier la chute de plus prs. Avec cette satisfaction de la pense gnralisante, l'exprience a perdu son aiguillon. Faut-il tudier seulement le jet d'une pierre sur la verticale ? On a tout de suite l'impression que les lments de l'analyse font

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dfaut. On ne sait pas distinguer entre la force de pesanteur agissant positivement dans le mouvement de haut en bas et la force de pesanteur agissant ngativement dans le mouvement de bas en haut. Autour d'une connaissance trop gnrale, la zone d'inconnu ne se rsout pas en problmes prcis. En rsum, mme en suivant un cycle d'ides exactes, on peut se rendre compte que la gnralit immobilise la pense, que les variables relatant l'aspect gnral portent ombre sur les variables mathmatiques essentielles. En gros, ici, la notion de vitesse cache la notion d'acclration. C'est pourtant la notion d'acclration qui correspond la ralit dominante. Ainsi, la mathmatique des phnomnes est elle-mme, hirarchise et ce n'est pas toujours la premire forme mathmatique qui est la bonne, ce n'est pas toujours la premire forme qui est rellement formative. [58]

II
Mais nos remarques paratront peut-tre plus dmonstratives si nous tudions les cas nombreux o la gnralit est de toute vidence mal place. C'est presque toujours le cas pour les gnralits de premier aspect, pour les gnralits dsignes par les tables de l'observation naturelle, dresses par une sorte d'enregistrement automatique en s'appuyant sur les donnes des sens. Au fond, l'ide de table, qui parat bien tre une ide constitutive de l'empirisme classique, fonde une connaissance toute statique qui entrave tt ou tard la recherche scientifique. Quoi qu'on pense sur la valeur, de toute vidence plus grande, de la table de degrs ou de la mthode des variations concomitantes, il ne faut pas oublier que ces mthodes, sans doute enrichies d'un certain dynamisme, restent solidaires de la table de prsence. On a d'ailleurs toujours tendance revenir la table de prsence, en vinant les perturbations, les variations, les anomalies. Or, un des aspects les plus frappants de la Physique contemporaine, c'est qu'elle travaille presque uniquement dans la zone des

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perturbations. Ce sont les perturbations qui posent actuellement les problmes les plus intressants. Bref il arrive toujours un instant o il faut briser les premires tables de la loi empirique. Il serait trop facile de montrer que tous les faits gnraux isols par Bacon se sont rvls, ds les premiers progrs de la pense empirique, sans consistance. Liebig a apport contre le baconisme un jugement qui, pour tre passionn, n'en est pas moins foncirement juste. Du petit livre de Liebig nous n'invoquerons qu'une page, celle o Liebig donne une interprtation de la mthode baconienne en fonction des proccupations dominantes de Bacon. L'inversion de valeurs d'explication que Liebig signale nous parat en effet relever d'une vritable psychanalyse. La mthode de Bacon cesse d'tre incomprhensible quand on se rappelle qu'il est jurisconsulte et juge, et que, par suite, il applique la nature les procds d'une enqute civile et criminelle. Se plaant ce point de vue, on comprend immdiatement sa division en Instances et les valeurs relatives qu'il leur attribue ; ce sont des tmoins qu'il entend et sur les dispositions desquels il fonde son jugement... Relativement la chaleur, voici donc peu prs la manire dont raisonne Bacon, selon ses habitudes de juriste : Il n'y a rien faire avec la chaleur du soleil cause de la prsence des neiges perptuelles sur les montagnes leves, bien [59] qu'elles soient rapproches du soleil... La chaleur des plumes, de la laine, de la fiente de cheval, sont en relation avec la chaleur animale, trs mystrieuse quant son origine (Bacon ne perdra donc pas son temps chercher dans cette voie)... Comme le fer ne se dilate point sous l'action d'une temprature trs leve (c'est, parat-il, une des affirmations de Bacon 1) et comme l'eau bouillante est trs chaude sans tre lumineuse, cela permet de lancer contre les phnomnes de la dilatation et de la lumire un jugement d'alibi. Les sens peuvent tromper l'gard de la chaleur, puisqu'il une main froide l'eau tide parat chaude, et que la main chaude peut trouver froide la mme eau. Le got est encore moins concluant. Le vitriol brle les toffes, mais tendu d'eau il a le got acide et ne fait pas prouver la langue une sensation de chaleur ; le spiritus origani a une saveur brlante, mais il ne brle pas la main. Il ne reste donc plus que ce que les yeux peuvent
1 JUSTUS DE LIEBIG, Lord Bacon, trad., p. 58, Paris, 1866.

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voir et les oreilles entendre, c'est--dire la trpidation ainsi que le mouvement intrieur de la flamme et le murmure de l'eau bouillante. Voil des aveux qu'on peut renforcer par l'application de la torture, et cette torture c'est le soufflet, l'aide duquel l'agitation et le mouvement de la flamme deviennent si violents qu'on entend celle-ci bruire exactement comme le fait l'eau qui bout. Qu'on y ajoute enfin la pression du pied qui expulse tout ce qui reste de calorique, et la malheureuse chaleur, serre ainsi par le juge, est force de se laisser arracher l'aveu qu'elle est un tre inquiet, tumultueux et fatal l'existence civile de tous les corps. Finalement, la constitution d'une table ne fait que gnraliser une intuition particulire, majore par une enqute tendancieuse. Sans nous attarder davantage Bacon, et pour bien montrer l'influence nfaste du baconisme, 150 ans d'intervalle, donnons un seul exemple o l'usage des tables de prsence et d'absence a conduit des affirmations insenses. Un auteur important, l'abb Bertholon, professeur de physique exprimentale des tats-Gnraux du Languedoc, membre d'une dizaine d'Acadmies royales de province et de plusieurs Acadmies trangres crit en 1786. Le gnie de Milton brillait du mois de septembre jusqu' l'quinoxe du printemps, temps o l'lectricit de l'air est plus abondante et plus continuelle, et pendant le reste de l'anne, on ne trouvait plus Milton dans Milton mme 1 . On [60] voit de suite comment, en s'appuyant sur une telle table, on dveloppera une thorie lectrique du gnie. Bien entendu, Montesquieu aidant, l'abb Bertholon n'hsite pas mettre la diversit des caractres nationaux sous la dpendance des variations de l'lectricit atmosphrique. Ce qu'il faut bien souligner, c'est que les physiciens du XVIIIe sicle, en usant d'une telle mthode, se croient prudents. L'abb Bertholon dit incidemment : En physique comme en trigonomtrie il faut tablir une base certaine de toutes ses oprations. L'usage des tables baconiennes donne-t-il vraiment une triangulation initiale qui puisse servir de base la description du rel ? Il ne le semble gure quand on lit dans le dtail les livres de l'abb Bertholon.
1 Abb BERTHOLON, De l'lectricit du corps humain dans l'tat de sant et de maladie, 2 vol., Paris, 1786, tome 1, p. 107.

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Mais plutt que de disperser nos remarques, nous allons tudier quelques faux concepts scientifiques, forms dans l'examen naturel et empirique des phnomnes. Nous verrons l'action de ces faux concepts dans la culture du XVIIe et du XVIIIe sicles. Nous saisirons aussi toutes les occasions que nous rencontrerons pour montrer la formation quasi naturelle des fausses tables. Notre condamnation du baconisme sera donc cette fois toute psychologique, bien dgage des conditions historiques.

III
Avant d'exposer nos exemples, il serait peut-tre bon que nous indiquions, d'une page rapide, quelle est, d'aprs nous, la vritable attitude de la pense scientifique moderne dans la formation des concepts. Alors l'tat sclros des concepts forms par la mthode baconienne serait plus apparent. Comme nous le disions dans notre premier chapitre, l'esprit scientifique peut se fourvoyer en suivant deux tendances contraires l'attrait du singulier et l'attrait de l'universel. Au niveau de la conceptualisation, nous dfinirons ces deux tendances comme caractristiques d'une connaissance en comprhension et d'une connaissance en extension. Mais. si la comprhension et l'extension d'un concept sont, l'une et l'autre, des occasions d'arrt pistmologique, o se trouvent les sources du mouvement spirituel ? Par quel redressement la pense scientifique peut-elle trouver une issue ? Il faudrait ici crer un mot nouveau, entre comprhension et extension, pour dsigner cette activit de la pense empirique inventive. Il faudrait que ce mot pt recevoir une acception [61] dynamique particulire. En effet, d'aprs nous, la richesse d'un concept scientifique se mesure sa puissance de dformation. Cette richesse ne peut s'attacher un phnomne isol qui serait reconnu de plus en plus riche en caractres, de plus en plus riche en

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comprhension. Cette richesse ne peut s'attacher davantage une collection qui runirait les phnomnes les plus htroclites, qui s'tendrait, d'une manire contingente, des cas nouveaux. La nuance intermdiaire sera ralise si l'enrichissement en extension devient ncessaire, aussi coordonn que la richesse en comprhension. Pour englober des preuves exprimentales nouvelles, il faudra alors dformer les concepts primitifs, tudier les conditions d'application de ces concepts et surtout incorporer les conditions d'application d'un concept dans le sens mme du concept. C'est dans cette dernire ncessit que rside, d'aprs nous, le caractre dominant du nouveau rationalisme, correspondant une forte union de l'exprience et de la raison. La division classique qui sparait la thorie de son application ignorait cette ncessit d'incorporer les conditions d'application dans l'essence mme de la thorie. Comme l'application est soumise des approximations successives, on peut dire que le concept scientifique correspondant un phnomne particulier est le groupement des approximations successives bien ordonnes. La conceptualisation scientifique a besoin d'une srie de concepts en voie de perfectionnement pour recevoir le dynamisme que nous visons, pour former un axe de penses inventives. Cette conceptualisation totalise et actualise l'histoire du concept. Au-del de l'histoire, pousse par l'histoire, elle suscite des expriences pour dformer un stade historique du concept. Dans l'exprience, elle cherche des occasions pour compliquer le concept, pour l'appliquer en dpit de la rsistance du concept, pour raliser les conditions d'application que la ralit ne runissait pas. C'est alors qu'on s'aperoit que la science ralise ses objets, sans jamais les trouver tout faits. La phnomnotechnique tend la phnomnologie. Un concept est devenu scientifique dans la proportion o il est devenu technique, o il est accompagn d'une technique de ralisation. On sent donc bien que le problme de la pense scientifique moderne est, de nouveau, un problme philosophiquement intermdiaire. Comme aux temps d'Ablard, nous voudrions nous fixer nous-mme dans une position -moyenne, entre les ralistes et les nominalistes, entre les positivistes et les formalistes, entre les partisans des faits et les partisans des signes. C'est donc de tous cts que nous nous offrons la critique.

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[62]

IV
En opposition avec ce lger dessin d'une thorie des concepts prolifrants, donnons maintenant deux exemples de concepts sclross, forms dans une adhsion trop prompte une connaissance gnrale. Ces deux exemples sont relatifs la coagulation et la fermentation. Le phnomne si spcial de la coagulation va nous montrer comment se constitue un mauvais thme de gnralit. En 1669, l'Acadmie propose en ces termes une tude du fait gnral de la coagulation 1 : Il n'appartient pas tout le monde d'tre tonn de ce que le lait se caille. Ce n'est point une exprience curieuse... c'est une chose si peu extraordinaire qu'elle en en est presque mprisable. Cependant un Philosophe y peut trouver beaucoup de matire de rflexion ; plus la chose est examine, plus elle devient merveilleuse, et c'est la science qui est alors la mre de l'admiration. L'Acadmie ne jugea donc pas indigne d'elle d'tudier comment la coagulation se fait ; mais elle en voulut embrasser toutes les diffrentes espces pour tirer plus de lumires de la comparaison des unes aux autres. L'idal baconien est ici assez net pour nous dispenser d'insister. Nous allons donc voir les phnomnes les plus divers, les plus htroclites s'incorporer sous la rubrique : coagulation. Parmi ces phnomnes, les produits complexes tirs de l'conomie animale joueront, comme c'est souvent le cas, le rle de premiers instructeurs. C'est l un des caractres de l'obstacle animiste, que nous signalons au passage, mais sur lequel nous reviendrons par la suite. L'Acadmie tudie donc la coagulation sur le lait, le sang, le fiel, les graisses. Pour les graisses, qui figent dans nos assiettes, le refroidissement est une cause assez visible. L'Acadmie va alors s'occuper de la solidification des mtaux fondus. La conglation de l'eau est ensuite mise au rang d'une
1 Histoire de l'Acadmie des sciences, tome I, p. 87.

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coagulation. Le passage est si naturel, il soulve si peu d'embarras, qu'on ne peut mconnatre l'action persuasive du langage. On glisse insensiblement de la coagulation la conglation. Pour mieux connatre les conglations naturelles, on trouve bon d'en considrer quelques-unes qui se font par art . Du Clos rappelle, sans toutefois s'en porter garant, que Glauber... parle, d'un certain sel, qui a la vertu de congeler en forme de glace, [63] non seulement l'eau commune, mais les aquosits des huiles, du vin, de la bire, de l'eau-de-vie, du vinaigre, etc... Il rduit mme le bois en pierre (pp. 88-89). Cette rfrence des expriences non prcises est trs caractristique de l'esprit prscientifique. Elle marque prcisment la solidarit dtestable de l'rudition et de la science, de l'opinion et de l'exprience. Mais voici maintenant la gnralit extrme, la gnralit pdante, type vident d'une pense qui s'admire (p. 88). Quand la sve des arbres devient bois, et que le chyle prend dans les animaux la solidit de leurs membres, c'est par une espce de coagulation. Elle est la plus tendue de toutes, et peut, selon M. du Clos, s'appeler transmutative. On le voit, c'est dans la rgion de l'extension maxima que se produisent les erreurs les plus grossires. Ainsi l'on est parti des liquides organiques. Aprs un dtour dans le monde inanim, on revient des phnomnes organiques, bonne preuve que le problme n'a pas avanc, qu'il ne s'est pas prcis et qu'on n'a pas trouv une ordination des formes conceptuelles. On peut d'ailleurs juger, sur cet exemple, des ravages produits par une application trop rapide du principe d'identit. Il est loisible de dire que l'Acadmie, en appliquant si aisment le principe d'identit des faits disparates plus ou moins bien prciss, comprenait le phnomne de la coagulation. Mais il faut ajouter tout de suite que cette manire de comprendre est antiscientifique. Inversement, l'unit phnomnale de la coagulation une fois constitue de si libre faon, on n'prouvera que mfiance devant toute question qui proposerait des diversifications subsquentes. Cette mfiance des variations, cette paresse de la distinction, voil prcisment des marques du concept sclros ! Par exemple, on partira dsormais de cette proposition bien typique d'une identification par l'aspect gnral : Qu'y a-t-il de plus semblable que le lait et le

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sang ? et quand, propos de la coagulation on trouvera une lgre diffrence entre ces deux liquides, on n'estimera pas ncessaire de s'y arrter. De dterminer quelle est cette qualit, c'est un dtail et une prcision o l'on ne peut gure entrer. Un tel ddain pour le dtail, un tel mpris de la prcision disent assez clairement que la pense prscientifique s'est enferme dans la connaissance gnrale et qu'elle veut y demeurer. Ainsi, par ses expriences sur la coagulation, l'Acadmie arrtait les recherches fcondes. Elle ne suscitait aucun problme scientifique bien dfini. La coagulation, par la suite, sera souvent prise comme un thme d'explication universelle, pour des problmes cosmogoniques. [64] On pourrait tudier ici une tendance trs curieuse qui conduit insensiblement de l'explication par le gnral l'explication par le grand. C'est une tendance que M. Albert Rivaud a signale avec une grande finesse en montrant que dans l'explication mythologique c'est l'Ocan qui joue le rle de principe et non pas l'eau comme on le prtend le plus souvent 1. Voici comme Wallerius, dans un livre traduit en 1780, fait de la coagulation un motif d'explication cosmogonique 2 : Les eaux (sont) assez portes se coaguler avec d'autres matires et se runir en un corps solide... Cette disposition de l'eau la solidit, nous l'observons encore dans l'cume excite par le mouvement seul. L'cume est beaucoup moins fluide que l'eau, puisqu'on peut la prendre avec la main... Le mouvement seul change donc l'eau en corps solide. Suivent de longues pages pour dcrire divers processus de la coagulation de l'eau. Aux dires du clbre gologue, la coagulation est suffisante pour expliquer la formation de l'animal (p. 111). Tout le monde sait d'ailleurs que les animaux proviennent d'une matire liquide, qui devient solide par une sorte de coagulation. Nous retrouvons ainsi l'intuition premire du sicle prcdent. Enfin, pour parfaire la conviction sur l'action gnrique du principe coagulant, Wallerius cite Job : Instar lactis me mulxisti, et instar casei coagulari permisisti.
1 Albert RIVAUD, Le problme du devenir et la notion de la matire dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu' Thophraste, Paris, 1905, p. 24. WALLERIUS, De l'origine du Monde et de la Terre en particulier, trad., Varsovie, 1780, pp. 83, 85.

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Les Alchimistes sont aussi trs nombreux qui ont rv devant une coagulation. Crosset de la Haumerie crit en 1722 1 : Il n'est pas plus difficile un Philosophe hermtique de fixer le vif argent, qu' une simple bergre de coaguler le lait pour en faire du fromage... Pour changer le vif-argent en vrai argent, par la semence de l'argent, il n'est pas plus difficile que d'paissir le lait en fromage par la prsure, qui est du lait digr. Que ce soit chez le gologue ou chez l'alchimiste, on voit le symbole de la coagulation s'enrichir de thmes animistes plus ou moins purs : l'ide de semence et de levain sont en action dans l'inconscient. Avec ces ides de croissance anime et vivante apparat une valeur nouvelle. Comme nous aurons bien souvent [65] l'occasion de le faire remarquer, toute trace de valorisation est un mauvais signe pour une connaissance qui vise l'objectivit. Une valeur, dans ce domaine, est la marque d'une prfrence inconsciente. Bien entendu, comme nous en ferons aussi souvent la remarque, ds qu'une valeur intervient, on peut tre sr de trouver des oppositions cette valeur. La valeur produit automatiquement attraction ou rpulsion. l'intuition qui imagine que la coagulation est l'action d'un germe et d'un levain qui va produire la vie, affermir la vie, s'oppose celle qui y voit, sans plus de preuve, le signe de la mort. Ainsi dans son Trait du feu et du sel, Blaise Vigenere crit, en 1622 : Toute coagulation est une espce de mort, et la liquorosit de vie. Naturellement, cette valorisation ne vaut pas mieux que l'autre. Une psychanalyse de la connaissance objective doit rsister toute valorisation. Elle doit non seulement transmuter toutes les valeurs ; elle doit dvaloriser radicalement la culture scientifique.

Pour illustrer la diffrence entre l'esprit prscientifique, plus ou moins valorisateur, et l'esprit scientifique, il suffirait, propos du concept examin, de considrer quelques travaux contemporains sur

CROSSET DE LA HEAUMERIE, Les Secrets les plus cachs de la philosophe des Anciens, dcouverts et expliqus, la suite d'une histoire des plus curieuses, Paris, 1722, pp. 97, 90.

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les collodes et sur les gels. Comme on l'a dit 2, un savant moderne cherche plutt limiter son domaine exprimental qu' multiplier les instances. En possession d'un phnomne bien dfini, il cherche en dterminer les variations. Ces variations phnomnologiques dsignent les variables mathmatiques du phnomne. Les variables mathmatiques sont solidarises intuitivement dans des courbes, solidarises en fonctions. Dans cette coordination mathmatique, il peut apparatre. des raisons de variation qui sont restes paresseuses, teintes ou dgnres dans le phnomne mesur. Le physicien essaiera de les provoquer. Il essaiera de complter le phnomne, de raliser certaines possibilits que l'tude mathmatique a dceles. Bref, le savant contemporain se fonde sur une comprhension mathmatique du concept phnomnal et il s'efforce d'galer, sur ce point, raison et exprience. Ce qui retient son attention, ce n'est plus le phnomne gnral, c'est le phnomne organique, hirarchique portant la marque d'une essence et d'une forme, et, en tant que tel, permable la pense mathmatique. [66]

V
Mais nous voulons encore tudier, du mme point de vue, un concept mieux dfini, plus important, en nous rapprochant encore des temps modernes. En effet, pour atteindre le but de notre critique, il nous faut prendre des concepts corrects et utiles et montrer qu'ils peuvent constituer un obstacle en offrant la pense une forme gnrale prmature. Nous tudierons ainsi le concept de fermentation en nous adressant un auteur important, vou l'esprit nouveau. C'est le cas de David Maebride dont le livre, traduit de l'anglais par Abbadie en 1766, porte en exergue la phrase de Newton : La Philosophie naturelle doit surtout s'attacher raisonner des phnomnes, sans avoir recours aux hypothses. On va voir
2

LIEBIG, loc. cit., p. 119.

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cependant avec quelle tranquillit on dsigne sous le nom de vues exprimentales des intuitions tout hypothtiques. Au dpart, Maebride retient cette dfinition de Macquer qu'il juge prcise et claire : la fermentation est un mouvement intestin qui s'excite de lui-mme entre les parties insensibles d'un corps, duquel rsulte un nouvel arrangement, et une nouvelle combinaison de ces mmes parties . Suivant cette dfinition, la fermentation touche le rgne animal et le rgne vgtal ; la digestion en est un des cas privilgis. Et voici notre auteur devant les premires expriences, devant ls expriences qui prcdent, soi-disant, les hypothses : Mlange de pain et d'eau Mlange de pain, de mouton et d'eau. Un tel mlange donne sans doute, pour l'esprit prscientifique, un phnomne complet qui unit dans le mme vase les trois rgnes de la nature. Est-il besoin de souligner combien ce caractre complet, dans le sens de somme extensive, diffre du caractre complet, dans le sens de cohrence comprhensive que nous voquions un peu plus haut comme un des traits distinctifs de la pense physico-mathmatique contemporaine ? ce dernier mlange, pour varier l'exprience, on ajoutera du citron, ou des pinards, ou du cresson, ou de la salive, ou du miel, ou de l'eau-de-vie. Et l'on tiendra registre des mouvements intestins. On notera aussi les odeurs, en dsignant souvent les phnomnes produits en les rfrant l'odeur du fromage ou du fenugrec. Le lien de l connaissance prscientifique et de la connaissance vulgaire est donc court et fort. On n'oubliera pas d'ailleurs de rapprocher, de cette enqute objective, les expriences tout intimes de la digestion, expliquant vraiment la fermentation par [67] une digestion. Le mouvement intestin dans l'estomac n'est-il pas suscit par la chaleur douce du lieu, par les restes du dernier repas, et par la vertu fermentative de la salive et du sue gastrique ? Notons au passage l'influence attribue aux restes du dernier repas. Ces restes font office d'un vritable levain, jouant le mme rle, d'une digestion une autre, que la rserve de pte garde par la mnagre au coin du ptrin pour porter, d'une cuisson une autre, les vertus de la panification. La comparaison entre la fermentation et la digestion n'est pas occasionnelle ; elle est fondamentale et elle continue guider la recherche, ce qui nous montre bien la gravit de l'inversion ralise

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par l'esprit prscientifique qui place les phnomnes de la vie la base de certains phnomnes chimiques. Ainsi, Macbride notera qu'aprs un bon repas, ce sont les aliments vgtaux qui donnent des renvois, de la mme faon que le citron ou l'oignon dans les mixtures prcdemment tudies in vitro. On voit du reste combien est troit le contact entre les diffrents districts de la phnomnologie. La pense prscientifique ne limite pas son objet : peine a-t-elle achev une exprience particulire qu'elle cherche la gnraliser dans les domaines les plus varis. On pourra aussi retenir, comme un caractre trs distinctif du prpositivisme utilitaire, des remarques comme celle-ci : tant donne la fermentation acide du lait dans l'estomac, il y a intrt en acclrer la digestion et comme la digestion est essentiellement un mouvement, le docteur Maebride en arrive conseiller de faire prendre de l'exercice aux enfants la mamelle 1 . Effectivement, en agitant un flacon n'active-t-on. pas les mlanges et les fermentations ? Secouez donc les nourrissons aprs chaque tte. bien suivre, sur cet exemple, le parcours de la pense prscientifique depuis les dfinitions pralables trop gnrales jusqu'au conclusions utilitaires de l'exprience, on peut voir que ce parcours est un vritable cercle : Si Maebride n'avait pas dfini arbitrairement la fermentation comme un mouvement intestin, il ne serait pas arriv cet trange conseil de secouer les enfants la mamelle pour qu'ils digrent mieux le lait maternel. L'intuition premire n'a pas boug, l'exprience n'a pas rectifi l'hypothse premire, l'aspect gnral, saisi de prime abord, est rest l'attribut unique du concept immobile. [68] Le livre de Maebride est d'ailleurs trs symptomatique par son plan d'ensemble qui manifeste un besoin de gnralit illimite. Maebride entreprend en effet de prouver, par des tudes sur les substances animales et vgtales, que l'air fixe est le principe de leur cohsion, de leur unit substantielle. Cet air fixe est le vinculum ou le gluten verum . Quand Maebride a longuement tudi la viande et les
1 MACBRIDE, Essais d'expriences, trad. de l'anglais par Abbadie, Paris, 1766, p. 30.

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lgumes, quand il a constat que toutes ces matires organiques devenaient molles aprs la fermentation, perdant ainsi, croit-il, leur air fixe qui faisait leur cohsion, il en vient tudier le rgne minral. Cette tude du rgne minral, d'ailleurs succincte, est ainsi entreprise en s'appuyant sur des intuitions trs vagues, trs gnrales, prises dans les rgnes vgtaux et animaux. Il y a l encore une inversion bien caractristique que nous tudierons systmatiquement dans notre chapitre sur l'obstacle animiste. Cette inversion montre que la classification des penses objectives par vole de complexit croissante est bien difficile constituer. Maebride, confiant dans ses intuitions gnrales, commente l'action chimique de l'anhydride carbonique (air fixe) sur la chaux teinte dans le sens d'une cohsion . Il s'agit cette fois d'une simple perte de mouvement, d'un phnomne inverse de la fermentation. Tout le jeu de l'explication des phnomnes oseille donc du ple : mouvement et libert, au ple : repos et cohsion, en restant toujours sur le plan des donnes Immdiates de l'intuition. Ce qui est la qualit saillante : cohsion ou division est alors la gnralit qui suffit tout expliquer. C'est elle qu'on explique et c'est par elle qu'on explique, suivant le cercle sans fin de l'empirisme primitif. Et cette explication nave s'merveille bon compte (p. 304). Il tait trs agrable de voir les particules de la chaux, qui deux ou trois minutes auparavant taient invisibles, et dissoutes dans l'eau, courir ensemble, se prcipiter au fond, et revenir leur premier tat d'insolubilit, au moment, qu'elles furent satures d'air fixe. La chaux avait retrouv son principe cimentant . Ce que Maebride trouve d'agrable dans ce simple prcipit, n'est-ce pas simplement l confirmation facile de ses hypothses ? Dans une autre exprience, on nous fera assister la dissolution inverse de la viande, les gaz produits par cette putrfaction seront dirigs dans la solution d'eau de chaux. La conclusion est alors nette (p. 318) Il y a ici un surcrot de preuve que l'air fixe est le principe cimentant des substances animales ; puisqu'on voit que pendant que la dissolution s'empare de la viande, et qu'elle tombe en morceaux par la perte de l'air fixe, la chaux redevient solide lorsqu'il est rtabli . C'est vraiment [69] l'ide gnrale et si pauvre de solidit qui forme le motif dominant de l'explication. Ainsi, nous venons de trouver un exemple d'une suite d'observations exactes et prcieuses qui permettent de rsoudre le

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faux problme de la cohsion et de la dissolution des viandes et qui ne font que dplacer des ides fausses. Prcisment, le thme intuitif de cohsion, de solidit est un thme de trop grande gnralit. Il appartient entirement l'intuition nave. C'est un thme dominant de l'explication prscientifique. Le rapport du mot et du concept est d'ailleurs ici bien remarquable. Dans le mot air fixe, il y a dj la supposition d'un air qui est, comme le dit Hales, priv de son ressort, et rduit un tat de fixit et d'attraction . On ne doit donc pas s'tonner que l'air fixe fixe. On pourra trouver de nombreux cas o l'esprit prscientifique assemble les expriences sur un plan vritablement tymologique, en runissant simplement des mots de mme famille. L'air fixe trouve un nom trop gnral dans l'exprience particulire de l'action de l'anhydride carbonique sur l'eau de chaux. Sa fonction est alors gnralise avec l'excs qu'on vient de voir. Nous devons insister sur le fait que Maebride n'est pas un de ces auteurs sans valeur qui se bornent copier des expriences faites par d'autres. C'est un bon observateur, souvent ingnieux et perspicace. Magdeleine de Saint-Agy continuant au XIXe sicle l'Histoire des sciences naturelles de Cuvier rend compte (tome V, p. 17) des recherches de Maebride. Il ajoute mme : Les expriences de Maebride contriburent plus que celles de Black diriger l'attention des physiciens et des chimistes vers l'tude des gaz (Cf. aussi l'loge de Maebride par VICQ D'Azyn, suite des loges, 1780). Une fois bien compris que la fermentation est un phnomne premier pour une intuition gnrale, on s'explique qu'il suffise d'y ajouter un luxe d'adjectifs pour rendre compte des phnomnes chimiques les plus varis. Ainsi sera satisfaite la pense prscientifique qui estime que classer les phnomnes, c'est dj les connatre. Par exemple, l'abb Poncelet qui croit, lui aussi, que la fermentation est essentiellement un mouvement, crit 1 : Comme il y a plusieurs degrs de mouvement, il peut y avoir plusieurs degrs de fermentation : on les dsigne communment par leur rapport avec les sens du got et de l'odorat. Ainsi, l'on peut dire : une fermentation acerbe, austre, acescente, alcaline, [70] vineuse, acteuse, aromatique, ftide, styptique, etc. . L'abb Poncelet ne manque pas
1 PONCELET, loc. cit., p. 94.

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de dnoncer par ailleurs (p. 103) l'abus des termes (qui) a rpandu d'tranges tnbres sur les notions que l'on croit avoir des tres abstraits ou mtaphysiques (comme le mouvement). C'est un trait assez curieux de l'esprit scientifique de ne pouvoir diriger ses critiques contre soi-mme. L'esprit scientifique a une tout autre puissance d'auto-critique. Ainsi que nous en avons fait la remarque pour la coagulation, nous pouvons aussi donner des exemples o le concept trop gnral de fermentation reoit une extension manifestement abusive. Pour Geoffroy 1 : La Vgtation est une sorte de fermentation qui unit quelques-uns de ces mmes principes dans les Plantes, tandis qu'elle en carte les autres . La fermentation est ici un processus si gnral qu'il totalise les contraires. Un auteur inconnu, crivant comme Geoffroy en 1742, s'exprime ainsi 2 : Dans la grappe de raisin, le sue vineux ne fermente pas autrement que dans le tonneau... Mmes ferments, mmes actions, fins gales ; auxquelles vous pouvez comparer gnralement tout ce qui se passe dans l'histoire des vgtaux. Ainsi la fermentation est tablie sur un systme gnral (qui ne fait) que varier dans les sujets . De cette gnralisation excessive et sans preuve on peut rapprocher l'opinion de Boerhaave qui affirme que tous les vgtaux, prpars par une fermentation convenable, donnent des Esprits vineux qui s'exhalent : Ainsi on peut regarder l'Air comme une nue d'Esprits de Vin 3 Naturellement, la notion de fermentation porte sa valeur d'explication dans le rgne minral. Pour Lmery 4 la fermentation, qui agit comme le feu, carte dans la production du mtal les parties terrestres et grossires... Il faut un degr de fermentation pour la
1 2 Histoire de l'Acadmie des Sciences, p. 43. Sans nom d'auteur, Nouveau trait de Physique sur toute la nature ou mditations, et songes sur tous les corps dont la Mdecine tire les plus grands avantages pour gurir le corps humain ; et o l'on verra plusieurs curiosits qui n'ont point paru, 2 vol., Paris, 1742, tome I, p. 181. Herman BOERHAAVE, lments de Chymie, traduits du latin par J. N. S. Allamand, membre de la Soc. Roy. de Londres, 2 vol., Leide, 1752, tome I, p. 494. Nicolas LMERY, Cours de Chymie, 7e d., Paris, 1680, p. 75.

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production des mtaux qui ne se trouve pas dans toutes les terres... Comme le mtal est un ouvrage de la fermentation, il faut ncessairement que le Soleil ou la chaleur des feux souterrains y cooprent, . La fermentation fait souvent lever jusqu'au haut de la montagne... des filets de mine pesante ou quelque marcassite (p. 76). Ici encore, comme nous l'avons [71] dj vu pour la coagulation, l'explication par le gnral glisse l'explication par le grand et devient un principe cosmogonique. Lmery qui est pourtant un dmonstrateur de talent est ainsi emport, comme tant d'autres, par sa rverie savante. Ce qui bouillonne dans sa cornue lui suffit pour former une image de ce qui se passe au centre de la Terre. Dans le domaine mme des phnomnes matriels, le thme gnral de la fermentation pourra runir les phnomnes les plus htroclites : il ne faudra pour cela qu'un jeu d'adjectifs. Par exemple, le Comte de Tressan explique les phnomnes lectriques par des fermentations. Il dfinit des fermentations chaudes qui produisent une expansion et des fermentations froides qui donnent un coagulum . Avec une telle gnralisation qui englobe les deux contraires, il peut dfier la contradiction. propos du thme de la fermentation que nous venons de caractriser dans son aspect prscientifique, il serait bien facile de montrer que la pense scientifique moderne est vraiment un seuil diffrentiel de la culture. En particulier, on pourrait montrer qu'aucune observation du XVIIIe sicle n'a donn naissance une technique du XIXe sicle. Il n'y a aucune comparaison possible entre une observation de Maebride et une technique pastorienne. La pense scientifique moderne s'acharne prciser, limiter, purifier les substances et leurs phnomnes. Elle cherche le ferment spcifique, objectif, et non la fermentation universelle. Comme le dit trs bien Marcel Boll (Mercure de France, 1er mai 1929) ce qui caractrise le savant moderne c'est l'objectivit et non pas l'universalisme : la pense doit tre objective, elle ne sera universelle que si elle le peut, que si la ralit l'y autorise . Or l'objectivit se dtermine dans la prcision et dans la cohrence des attributs, non pas dans la collection des objets plus ou moins analogues. Cela est si vrai que ce qui limite une connaissance est souvent plus important, pour les progrs de la pense, que ce qui tend vaguement la connaissance. En tout cas, tout concept scientifique doit s'associer son anti-concept. Si tout

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fermente, la fermentation est bien prs d'tre un phnomne sans intrt. Il est donc bon de dfinir ce qui ne fermente pas, ce qui peut arrter la fermentation. En fait, dans Pre pastorienne, les conditions de strilisation ont t intgres, comme essentielles, la connaissance des conditions de fermentation. Mme sous la simple distinction du grand et du petit, on peut voir, dans la science moderne, la tendance rduire plutt qu' augmenter les quantits observes. La chimie de prcision opre sur des [72] quantits de matire trs petites. L'erreur relative diminuerait pourtant si l'on prenait des quantits plus grandes. Mais les techniques sont plus sres avec les appareils dlicats. L'idal de limitation prime tout. Une connaissance qui manque de prcision ou, pour mieux dire, une connaissance qui n'est pas donne avec ses conditions de dtermination prcise n'est pas une connaissance scientifique. Une connaissance gnrale est presque fatalement une connaissance vague.

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[73]

CHAPITRE IV
Un exemple d'obstacle verbal : L'ponge Extension abusive des images familires I

Retour la table des matires

Nous venons d'tudier, titre d'exemples, deux thmes gnraux de la connaissance prscientifique pour montrer avec quelle facilit l'esprit prscientifique se laisse emporter des gnralisations indfinies. Nous voulons, dans ce court chapitre, tre encore plus prcis et considrer un cas o une seule image, ou mme un seul mot, constitue toute l'explication. Nous prtendons caractriser ainsi, comme obstacles de la pense scientifique, des habitudes toutes verbales. Nous aurons d'ailleurs l'occasion de dvelopper les mmes ides la suite de notre chapitre sur l'obstacle substantialiste. Alors. il s'agira d'une explication verbale par rfrence un substantif charg d'pithtes, substitut d'une substance aux riches puissances. Ici, nous

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allons prendre le pauvre mot d'ponge et nous allons voir qu'il permet d'exprimer les phnomnes les plus varis. Ces phnomnes, on les exprime : on croit donc les expliquer. On les reconnat : on croit donc les connatre. Dans les phnomnes dsigns par le mot ponge, l'esprit n'est cependant pas la dupe d'une puissance substantielle. La fonction de l'ponge est d'une vidence claire et distincte, tel point qu'on ne sent pas le besoin de l'expliquer. En expliquant des phnomnes par le mot ponge, -on n'aura donc pas l'impression de verser dans un substantialisme obscur ; on n'aura pas davantage l'impression qu'on fait des thories puisque cette fonction est tout exprimentale. A l'ponge correspond donc un denkmittel de l'empirisme naf. [74]

II
Adressons-nous tout de suite un auteur important en nous reportant un article de Raumur paru dans les Mmoires de l'Acadmie royale des Sciences en 1731 (p. 281) : Une ide assez ordinaire est de regarder l'air comme du coton, comme de la laine, comme de l'ponge, et beaucoup plus spongieux encore que ne sont tous les autres corps ou assemblages de corps auxquels on peut les comparer. Cette ide est trs propre pour expliquer pourquoi il se laisse comprimer considrablement par les poids, pourquoi aussi il peut tre extrmement rarfi, et paratre sous un volume qui surpasse considrablement celui sous lequel nous l'avions vu auparavant . Pourvu de cet attirail mtaphorique, Raumur va rpondre Mariotte qui avait pourtant apport quelque lumire en assimilant le phnomne de la dissolution de l'air dans l'eau la dissolution d'un sel. Je pense, dit Raumur (p. 382) que M. Mariotte a pouss sa supposition plus loin qu'il n'en avait besoin ; il me parat qu'au lieu de supposer que l'eau peut dissoudre l'air, dissolution d'ailleurs assez difficile concevoir, si on se contente de supposer qu'elle peut le

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pntrer, le mouiller, on a tout ce qu'il faut pour rendre raison des phnomnes qu'on a expliquer ici . En suivant dans le dtail l'explication de Raumur, nous allons bien saisir ce qu'est une image gnralise, exprime par un seul mot, leitmotiv d'une intuition sans valeur. Continuons de regarder l'air comme ressemblant par sa structure aux corps spongieux, et qu'il soit de ceux que l'eau peut pntrer, qui en peuvent tre imbibs, et nous cesserons d'tre surpris de ce que l'air, qui est contenu dans l'eau, n'y est plus compressible, et de ce qu'il y occupe peu de place. Si j'enveloppe une ponge de quelque membrane que l'eau ne puisse pntrer, et que le tienne cette ponge suspendue dans l'eau, par le moyen de quelque fil arrt au fond du vase, l'ponge, sera alors aussi compressible qu'elle l'tait au milieu de l'air. Si avec un piston, ou autrement, je, presse l'eau, l'eau descendra, l'ponge sera force d'occuper beaucoup moins de volume, ses parties seront contraintes d'aller se loger dans les vides qu'elles tendent se conserver entre elles, l'eau occupera la place que les parties de l'ponge auront abandonne. Cessons de presser l'eau, l'ponge se rtablira dans son premier tat... Si ensuite nous tons notre ponge l'enveloppe dont nous l'avions recouverte, il sera permis l'eau de s'insinuer dans son intrieur ; donnons lui le temps d'aller remplir tous les [75] vides qui sont entre les fils spongieux, aprs quoi si nous avons encore recours au piston pour presser l'eau, nous trouverons qu'elle ne cdera point, comme elle a fait la premire fois, ou qu'elle cdera trs peu. L'ponge alors est devenue incompressible, ou presque incompressible ; ses parties presses ne trouvent plus de places vides o elles puissent se loger, l'eau les a remplies ; celle qui s'est loge arrte l'effort de celle qui tend l'en chasser. Si l'air peut donc, comme l'ponge, tre pntr par l'eau, si elle peut aller remplir les vides qui sont entre ses parties, le voil qui cesse d'tre compressible. Nous sentons le besoin de nous excuser auprs du lecteur d'avoir cit cette page interminable, cette page si mal crite, d'un auteur clbre. Mais nous lui en avons pargn bien d'autres, du mme style, o Raumur explique sans fin les phnomnes par le caractre spongieux. Il nous fallait cependant apporter un exemple un peu long o l'accumulation des images fait videmment tort la raison, o le concret amass sans prudence fait obstacle la vue abstraite et nette des problmes rels.

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Par la suite, Raumur affirme bien que le dessin propos n'est qu'une esquisse, qu'on peut naturellement donner aux ponges de l'air des formes extrmement diffrentes de l'ponge ordinaire. Mais toute sa pense est instruite sur cette image, elle ne peut sortir de son intuition premire. Quand il veut effacer l'image, la fonction de l'image subsiste. Ainsi Raumur se dfend de dcider sur la forme des grains de l'air . Il ne rclame, pour son explication, qu'une chose (p. 286) c'est que l'eau puisse pntrer les grains de l'air . Autrement dit, il veut bien, en fin de compte, sacrifier l'ponge, mais il veut garder la spongiosit. Voil la preuve d'un mouvement purement et simplement linguistique qui, en associant, un mot concret, un mot abstrait, croit avoir fait avancer la pense. Une doctrine de l'abstraction cohrente a besoin d'un plus grand dtachement des images primitives. Mais nous verrons peut-tre mieux le caractre mtaphorique dficient de l'explication par l'ponge si nous nous adressons des cas o cette explication est propose pour des phnomnes moins immdiats. Ainsi Franklin crit 1 : La matire commune est une espce d'pong pour le fluide lectrique ; une ponge ne recevrait pas l'eau, si les parties de l'eau n'taient plus petites que les pores de l'ponge ; elle ne la recevrait que bien [76] lentement, s'il n'y avait pas une attraction mutuelle entre ses parties, et les parties de l'ponge ; celle-ci s'en imbiberait plus promptement, si l'attraction rciproque entre les parties de l'eau n'y mettait pas obstacle, en ce qu'il doit y avoir quelque force employe pour les sparer ; enfin l'imbibition serait trs rapide, si au lieu d'attraction, il y avait entre les parties de l'eau une rpulsion mutuelle qui concourt avec l'attraction de l'ponge. C'est prcisment le cas o se trouvent la matire lectrique et la matire commune . Tous ces dtails, toutes ces suppositions, tous ces dessins pleins de repentirs, nous montrent assez clairement que Franklin essaie d'appliquer les expriences lectriques sur l'exprience primitive de l'ponge. Mais Franklin ne pense que sur le plan de l'ponge. L'ponge est pour lui une vritable catgorie
1 Benjamin FRANKLIN, Expriences et observations sur l'lectricit, communiques dans plusieurs Lettres P. Collinson de la Soc. Roy. de Londres, trad., Paris, 1752, p .135.

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empirique. Peut-tre, en sa jeunesse, s'tait-il merveill devant ce simple objet. C'est assez frquent. J'ai souvent surpris des enfants trs Intresss par un buvard qui boit une tache. Naturellement, si l'on s'adresse des auteurs subalternes, l'application sera plus rapide, plus directe, si possible, moins surveille. Alors l'image expliquera automatiquement. Dans une dissertation du P. Braut, on trouve condense cette double explication : Les verres et matires vitrifiables sont des ponges de lumire, parce qu'ils (sont) tous pntrs de la matire qui fait la lumire ; par la mme raison on peut dire qu'ils sont tous des ponges de matire lectrique . Lmery appelait la pierre de Bologne une ponge de lumire avec un peu plus de prcision car cette pierre phosphorescente garde, aprs exposition au soleil, une certaine quantit de matire lumineuse qu'elle laisse ensuite s'couler. Aussi rapidement, en trois lignes, Marat explique le refroidissement d'un corps chaud plong dans l'air ou dans l'eau 1 : Ici l'air et l'eau n'agissent que comme ponges ; car un corps n'en refroidit un autre qu'il touche, qu'en absorbant le fluide ign qui s'en chappe . L'image si claire peut tre, l'application, plus confuse et complique. Ainsi l'abb de Mangin dit brivement 2 : La glace tant une ponge d'eau paissie et gele par la retraite du feu, elle a une aptitude recevoir aisment tout celui qui se prsente . Il semble que, dans ce dernier cas, on assiste l'intriorisation [77] du caractre spongieux. Ce caractre est ici une aptitude recevoir, absorber. On trouverait facilement des exemples o l'on rejoindrait ainsi insensiblement les intuitions substantialistes. L'ponge a alors une puissance secrte, une puissance primordiale. Pour le Cosmopolite 3 :
1 MARAT, Docteur en Mdecine et Mdecin des Gardes du Corps de Monseigneur le Comte d'Artois, Dcouvertes sur le Feu, l'lectricit et la Lumire, constates par une suite d'expriences nouvelles, Paris, 1779, p. 31. Abb DE MANGIN, Question nouvelle et intressante sur l'lectricit, Paris. 1749, p. 38. Cosmopolite ou nouvelle lumire chymique. Pour servir d'claircissement aux 3 Principes de la Nature, Paris, 1723, p. 142.

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La Terre est une ponge et le rceptacle des autres lments . Un accoucheur du nom de David 1 juge utile cette image le sang est une espce d'ponge imprgne de feu .

III
On mesurera peut-tre mieux le caractre d'obstacle pistmologique prsent par l'image de l'ponge, en voyant les difficults qu'un exprimentateur patient et ingnieux a eues pour s'en dbarrasser. Le Recueil de Mmoires publi sous le titre d'Analogie de l'lectricit et du magntisme en 1785 par J.H. van Swinden est une longue srie d'objections contre les multiples analogies par lesquelles on prtendait runir, dans une mme thorie, l'lectricit et le magntisme. Van Swinden donne plusieurs reprises la prfrence une exprience touche dj par la lumire mathmatique. Mais avant d'tre un constructeur de pense mathmatique, il faut tre iconoclaste. Voici alors le programme de Van Swinden 2 : J'examinerai en second lieu les expriences par lesquelles M. Cigna a cru dmontrer que le fer est un conducteur du fluide magntique, ou qu'il en est l'ponge comme le pense M. Brugmans. L'intuition de Brugmans est reproduite dans toute sa navet (p. 87). De mme qu'une ponge transporte l'eau par toute sa masse et en quantit d'autant plus considrable que son volume est plus grand, de mme le fer, qui a le plus de masse ou de volume, parat attirer et soutirer
1 Jean-Pierre DAVID, Docteur et Mdecin, Matre s-Arts et en Chirurgie de Paris, Professeur Royal de Chirurgie et d'Anatomie Rouen, LithotomistePensionnaire, Chirurgien en Chef de l'Htel Dieu, et membre de l'Acadmie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de la mme ville. Trait de la nutrition et de l'accroissement, prcd d'une dissertation sur l'usage des eaux de l'Amnios, Paris, 1771, p. 304. J.-H. VAN SWINDEN, Analogie de l'lectricit et du magntisme, 3 vol., La Haye, 1785, tome I, p. 74.

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(abducere) une plus grande quantit de Fluide que le Fer d'un moindre volume. La fonction du fer qu'on vient d'aimanter, c'est de transporter [78] ce Fluide dans un lieu o il n'tait pas, comme une ponge plonge dans l'eau la suce et la transporte . Ce n'est qu'aprs des expriences trs nombreuses et varies que Van Swinden se croit en droit de rejeter cette intuition. Il crit alors (I, p. 120) : Cette expression : le fer est une ponge du Fluide magntique est donc une mtaphore qui s'carte du vrai : et cependant toutes les explications sont fondes sur cette expression employe dans le sens propre. Mais, quant moi, je pense qu'il n'est pas de l'exactitude de dire, que tous les Phnomnes se rduisent ceci, que le Fer est une ponge du fluide magntique, et d'tablir cependant que c'est l une apparence trompeuse : de penser que la raison indique que ces expressions sont errones, et de les employer nanmoins l'explication des Expriences. Sous une forme un peu embarrasse, la pense de Van Swinden est trs nette : On ne peut confiner aussi facilement qu'on le prtend les mtaphores dans le seul rgne de l'expression. Qu'on le veuille ou non, les mtaphores sduisent la raison. Ce sont des images particulires et lointaines qui deviennent insensiblement des schmas gnraux. Une psychanalyse de la connaissance objective doit donc s'appliquer dcolorer, sinon effacer, ces images naves. Quand l'abstraction aura pass par l, il sera temps d'illustrer les schmas rationnels. En rsum, l'intuition premire est un obstacle la pense scientifique ; seule une illustration travaillant au del du concept, en rapportant un peu de couleur sur les traits essentiels, peut aider la pense scientifique.

IV
On peut d'ailleurs trouver des exemples o de trs grands esprits sont pour ainsi dire bloqus dans l'imagerie premire. Mettre en doute la clart et la distinction de l'image que nous offre l'ponge, c'est, pour Descartes, subtiliser sans raison les explications (Principes, II, 7). Je ne sais pourquoi, lorsqu'on a voulu expliquer comment un corps est rarfi, on a mieux aim dire que c'tait par l'augmentation de sa quantit que de se servir de l'exemple de cette ponge. Autrement

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dit, l'image de l'ponge est suffisante dans une explication particulire, donc on peut l'employer pour organiser des expriences diverses. Pourquoi aller chercher plus loin ? Pourquoi ne pas penser en suivant ce thme gnral ? Pourquoi ne pas gnraliser ce qui est clair et simple ? Expliquons donc les phnomnes compliqus avec un matriel de phnomnes [79] simples, exactement comme on claire une ide complexe en la dcomposant en ides simples. Que les dtails de l'image viennent se voiler, cela ne devra pas nous amener abandonner cette image. Nous la tenons par un aspect, cela suffit. La confiance d Descartes dans la clart de l'image de l'ponge est trs symptomatique de cette impuissance installer le doute au niveau des dtails de la connaissance objective, dvelopper un doute discursif qui dsarticulerait toutes les liaisons du rel, tous les angles des Images. Le doute gnral est plus facile que le doute particulier. Et nous ne devons pas faire difficult de croire que la rarfaction ne se fasse ainsi que je dis, bien que nous n'apercevions par aucun de nos sens le corps qui remplit (les pores d'un corps rarfi), parce qu'il n'y a point de raison qui nous oblige croire que nous devions apercevoir par nos sens tous les corps qui sont autour de nous, et que nous voyons qu'il est trs ais de l'expliquer en cette sorte, et qu'il est impossible de la concevoir autrement. En d'autres termes : une ponge nous montre la spongiosit. Elle nous montre comment une matire particulire s'emplit d'une autre matire. Cette leon de la plnitude htrogne suffit tout expliquer. La mtaphysique de l'espace chez Descartes est la mtaphysique de l'ponge.

V
En corrlation avec l'intuition d'ponge, on pourrait tudier la notion de pore qui est pour l'explication prscientifique, un leitmotiv si persistant qu'il faudrait tout un ouvrage pour en suivre toutes les ramifications. Par cette notion, particulirement spcieuse, on arrive sans peine concilier les contraires. Il faut qu'une porte soit ouverte ou ferme. Mais un pore est ouvert aux uns dans le mme temps qu'il est ferm aux autres. Il y a des pores spcifiques pour des matires

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spcifiques. L'image est prte fonctionner dans les deux sens, comme l'image de l'ponge, pour absorber ou pour filtrer. On ne s'tonnera gure qu'on ait pu mettre cette image au compte d'une proprit fondamentale de la matire. Tous les corps de la nature, dit le Comte de La Cpde en 1782, sont remplis de pores ; la porosit est donc une proprit gnrale des corps 1 . [80]

VI
Il ne serait pas difficile de multiplier des tudes similaires celle que nous venons d'esquisser dans ce chapitre. On s'apercevrait, assez rapidement que les connaissances objectives se concentrent, souvent autour d'objets privilgis, autour d'instruments simples qui portent le signe de l'homo faber. On pourrait tudier, dans cet ordre d'ides, le levier, le miroir, le tamis, la pompe... L'on constaterait l'existence de physiques particulires bien rapidement gnralises. On pourrait aussi tudier, toujours dans le mme esprit, des phnomnes particuliers comme le choc, si peu important dans la phnomnologie naturelle, et qui joue cependant un si grand rle dans l'explication intuitive, dans certaines cultures philosophiques. On pourrait accumuler sans fin des images simplistes qu'on ose proposer comme explicatives. Donnons quelques exemples : Franklin enregistre, en lectricit, le pouvoir des pointes sous le couvert de cette rapide image 2 comme en arrachant les crins de la queue d'un cheval, un degr de force insuffisant pour en arracher une poigne la fois, suffirait pour la dpouiller crin crin, de mme un corps mouss que l'on prsente n saurait tirer plusieurs parties la fois, mais un corps pointu, sans une plus grande force, les enlve aisment partie par partie.
1 Comte DE LA CPDE, des Acad. et Soc. Roy. de Dijon, Toulouse, Rome, Stockholm, Hesse-Hombourg, Munich, Physique gnrale et particulire, 2 vol., Paris, 1782, tome I, p. 191. FRANKLIN, loc. cit., p. 18.

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En 1782, Marat explique la machine lectrique en la comparant une pompe 3 : On la compare avec raison une pompe : la roue en reprsente le piston, les coussins sont la source immdiate d'o la roue tire le fluide, et le conducteur isol forme le rservoir o elle le dpose. Ainsi pas de mystre, pas de problme. On se demande comment l'extension d'une image comme celle-l pourrait servir amliorer la technique, penser l'exprience. Mettra-t-on des coussins plus gros pour avoir une source plus abondante ? Donnera-t-on la roue un mouvement de va-et-vient pour imiter le piston ? Prcisment, la science moderne se sert de l'analogie de la pompe pour illustrer certains caractres des gnrateurs lectriques ; mais c'est pour tcher d'claircir les ides abstraites de diffrence de potentiels, d'intensit de courant. On voit ici un vif contraste des deux mentalits : dans la mentalit scientifique, l'analogie hydraulique joue aprs la thorie. Elle joue avant dans la mentalit prscientifique. Si l'on nous objectait une fois [81] de plus que Marat est un auteur scientifique de second ordre, nous rpondrions que ses oeuvres furent abondamment cites la fin du XVIIIe sicle et nous retournerions l'objection en rptant que ce qui caractrise prcisment la priode prscientifique, c'est que les auteurs de second ordre y ont une grande influence. Ils sont des ouvriers actifs de la cit savante. Il n'en est plus de mme de nos jours. Le nombre des expriences faites par Marat est prodigieux, il a fait quelque cinq mille expriences sur la lumire, dit-il. Parmi ces cinq mille expriences, pas une seule n'est retenue par la Physique. Un tudiant contemporain qui fait son diplme dans un laboratoire de recherches sous la direction d'un matre peut esprer au contraire faire oeuvre utile. Le danger des mtaphores immdiates pour la formation de l'esprit scientifique, c'est qu'elles ne sont pas toujours des images qui passent ; elles poussent une pense autonome ; elles tendent se complter, s'achever dans le rgne de l'image. Donnons un exemple de cet achvement. Pour expliquer le Tonnerre, le P. de Lozeran du Fesc en assimile la matire la poudre canon. Chimiquement, il prtend retrouver dans les exhalaisons sensibles en temps d'orage l'quivalent du nitre, du charbon et du soufre dont le mlange, comme
3 MARAT, Recherches physiques sur l'lectricit, Paris, 1782, p. 112.

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on sait, constitue la poudre. Historiquement, on peut trouver assez plausible une telle affirmation, surtout si l'on considre les ides fortement valorises qu'on se faisait, depuis des sicles, sur les exhalaisons. Il n'y avait l, en somme, qu'une simple ide fausse, entre bien d'autres, sur la nature chimique de la Foudre. Mais voyons comment s'achve cette image nave de l'explosion du Tonnerre. Pour expliquer l'inflammation de la poudre de Tonnerre, l'auteur utilise une thorie des tourbillons, infidle d'ailleurs la thorie cartsienne, et il conclut 1 : Comme il n'y a point d'air le long de l'axe de ces tournants (les tourbillons), et que leurs cts rsistent extrmement, ce qui se prouve tant parce qu'ils soutiennent tout le poids de l'atmosphre, que par la force surprenante des colonnes de nues qui arrachent les plus grands arbres et renversent les maisons, ils forment comme un long Canon. La matire du Tonnerre venant alors clater, elle doit couler pour la plus grande partie le long de ce Canon avec une extrme rapidit... Ainsi la poudre Canon ne suffisait pas, il fallait le Canon pour que la thorie ft complte. La dissertation du P. de Lozeran du Fesc a t [82] prime par l'Acadmie en 1726 ; l'Acadmie qui n'avait pu discerner le prix l'anne prcdente se flicite d'avoir attendu un si beau mmoire. Mais toutes ces puriles images, saisies, en quelque sorte, par leurs traits extrieurs, sont loin d'tre les plus agissantes. Dans cet ordre d'ides, les obstacles les plus puissants correspondent aux intuitions de la philosophie raliste. Ces obstacles fortement matrialiss mettent en jeu, non pas des proprits gnrales, mais des qualits substantives. C'est l, dans une exprience plus sourde, plus subjective, plus intime, que rside la vritable inertie spirituelle. C'est l que nous trouverons les vritables mots obstacles. Nous remettrons donc la fin du chapitre sur l'obstacle substantialiste, l'tude de quelques substances abusivement privilgies qui nous permettront de mieux saisir l'ide de privilge pistmologique, l'ide de valorisation pistmologique. C'est aussi la fin de ce chapitre que nous

R. P. DE LOZERAN Du FESC, de la Compagnie de Jsus, Prof. royal de Math. l'universit de Perpignan. Dissertation sur la cause et la nature du tonnerre et des clairs, Paris, 1727, p. 34.

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donnerons son plein dveloppement la psychanalyse de la connaissance objective.

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[83]

CHAPITRE V
La connaissance unitaire et pragmatique comme obstacle la connaissance scientifique

Retour la table des matires

Nous avons tudi la fonction gnralisante et ses dangers propos d'expriences ou d'intuitions aussi bien dfinies que, possible, comme la coagulation, la fermentation, la fonction toute mcanique de l'ponge. Mais on peut saisir la sduction de gnralits bien plus vastes. Alors il s'agit, non plus de pense empirique, mais vraiment de pense philosophique. Alors une douce lthargie immobilise l'exprience ; toutes les questions s'apaisent dans une vaste Weltanschauung ; toutes les difficults se rsolvent devant une vision gnrale du monde, par simple rfrence un principe gnral de la Nature. C'est ainsi qu'au XVIIIe sicle, l'ide d'une Nature homogne, harmonique, tutlaire efface toutes les singularits, toutes les contradictions, toutes les hostilits de l'exprience. Nous allons montrer qu'une telle gnralit - et des gnralits connexes - sont, en fait, des obstacles la pense scientifique. Nous n'y consacrerons que

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quelques pages car la preuve est facile. En particulier, pou, ne pas allonger excessivement notre ouvrage, nous renoncerons citer les crivains et les philosophes. Par exemple, une tude un peu fouille pourrait montrer que luvre de Bernardin de Saint-Pierre est une longue parodie de la pense scientifique. Il y aurait aussi beaucoup reprendre une physique comme celle sur laquelle s'appuie la philosophie de Schelling. Mais de tels auteurs, en de ou au del de la pense scientifique ont peu d'influence sur l'volution de la connaissance objective. L'aspect littraire est cependant un signe important, souvent un mauvais signe, des livres prscientifiques. une harmonie [84] grands traits s'associe une grandiloquence que nous devons caractriser et qui doit attirer l'attention du psychanalyste. C'est en effet la marque indniable d'une valorisation abusive. Nous n'en donnerons toutefois que quelques exemples, car les pages qu'elle touche sont parmi les plus ennuyeuses et les plus inutiles que les Physiciens aient crites. Dans un livre crit sous forme de lettres familires, un auteur inconnu commence en ces termes son Plantaire ou abrg de l'histoire du Ciel : Est-ce prendre un vol trop hardi que d'oser s'lever jusqu'au plafond cleste ? Et m'accusera-t-on de tmrit, de vouloir entreprendre l'examen de ces flambeaux qui paraissent attachs la vote du firmament ? Le mme auteur, dans sa 29e lettre, aborde ainsi l'tude de la Lumire. Quelle sublimit dans les paroles dont Moyse s'est servi pour nous transmettre la volont de Dieu : Fiat lux, et jacta est, nul intervalle entre la pense et l'action... Cette Expression est si merveilleuse, et si divine, qu'elle lve l'me autant qu'elle la saisit de respect et d'admiration... C'est de ce fluide si prcieux, de cet Astre lumineux, de cet lment qui claire l'univers, de la lumire enfin, qu'il faut traiter, en chercher les causes, et en dmontrer les effets. Mme admiration religieuse dans le Discours de 105 pages qui sert d'introduction la Physique gnrale et particulire du Comte de La Cpde 1. Nous avons considr la lumire, cet tre qui chaque jour parat produire de nouveau l'univers nos yeux, et nous retrace l'image de la cration. On peut d'ailleurs saisir ce qu'il y a de peu
1 DE LA CPDE, loc. cit., p. 12

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objectif dans cette admiration. En effet, si l'on cartait les valeurs inconscientes qui viennent chaque matin rconforter le cur de l'homme abm. dans la nuit, on trouverait bien pauvre, bien peu suggestive, cette image de la cration qu'offre une aurore radieuse. Aprs un effort d'analyse, le Comte de la Cpde nous promet une synthse mouvante (p. 17), Nous avons assez examin sparment les diverses parties qui forment le squelette de la nature ; runissons ces parties, revtons-les de leur brillante parure, et composons-en ce corps immense, anim, parfait, qui constitue proprement cette nature puissante. Quel spectacle magnifique s'tale nos yeux ! Nous voyons l'univers se dployer et s'tendre ; une foule innombrable de globes lumineux par eux-mmes y rayonnent avec splendeur... Quand une admiration similaire anime une plume vraiment littraire, on en reoit tout de mme une confidence la fois plus intime et plus discrte. Alors c'est moins le spectacle admirable [85] que l'homme admirant qu'on admire et qu'on aime. Au seuil d'une tude psychologique, avant que s'engage le roman, avant la confidence du cur, il se peut qu'un paysage prpare un tat d'me, serve tablir un lien symbolique de luvre au lecteur. Au seuil d'une Physique, de tels lans admiratifs, s'ils taient efficaces, ne pourraient que prparer des valorisations nuisibles. Toutes ces parades littraires ne peuvent conduire qu' des, dsillusions. Sans doute, tout auteur est anim par le dsir de valoriser le sujet qu'il a choisi. Il veut montrer, ds sa prface, qu'il tient un sujet. Mais les procds de valorisation actuelle, pour rprhensibles qu'ils soient, sont plus discrets ; ils sont relis troitement au contenu de l'ouvrage. On n'oserait plus dire, comme C. de la Chambre, que le sujet trait La Lumire va trouver son application dans la lumire de l'esprit, celle de l'honneur, du mrite, de la vertu. On carterait des arguments comme ceux-ci 1 (Avant-Propos, III) : La lumire anime et rjouit toute la Nature, et o elle n'est pas, il n'y a point de joie, de force, ni de vie, ce n'est qu'horreur, que faiblesse, que nant. La lumire est donc la seule de toutes les cratures sensibles qui est la plus semblable et la plus conforme la Divinit.

DE LA CHAMBRE, Conseiller du Roi en ses cor cils et son 1-1 mdecin ordinaire, La lumire, Paris. 1662.

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Ce besoin d'lever les sujets est en rapport avec un Idal de perfection accord aux phnomnes. Nos remarques sont donc moins superficielles qu'elles ne le paraissent, car la perfection va servir d'indice et de preuve pour l'tude des phnomnes physiques. Par exemple, pour trouver l'essence de la lumire, C. de la Chambre pose la question suivante (p. 99) : Voyons donc si nous pourrons dcouvrir une chose qui blouit l'esprit autant que les yeux . Ainsi, il s'agit de placer la lumire sur une chelle de perfection qui va de la matire Dieu, de l'ouvrage l'ouvrier. Parfois, il est bien sensible que la valeur trouble la table de prsence : ainsi notre auteur se refuse tablir un rapport quelconque entre les bois pourris qui brillent (par phosphorescence) et les substances si pures et si nobles comme sont les toiles . Par contre, C. de la Chambre parle des anges... dont l'extension a tant de rapport avec celle de la Lumire (p. 301). L'ide de perfection sera souvent assez puissante pour contredire des intuitions familires et pour former obstacle des recherches utiles (p. 230). Si nous suivions les opinions communes, il nous faudrait ajouter ici que la Lumire s'affaiblit d'elle-mme en s'loignant du corps lumineux ; [86] qu' l'exemple de toutes les autres qualits, elle perd peu peu sa vertu dans les progrs qu'elle fait ; et que c'est l la vritable raison pour laquelle elle s'affaiblit et que mme la fin elle devient insensible. Mais, quoi qu'il en soit des autres qualits, nous tenons pour certain que la Lumire est d'une nature et d'un ordre si relev au-dessus d'elles, qu'elle n'est sujette aucune de leurs infirmits... (son) affaiblissement n'est qu'extrieur, et ne va pas jusqu' l'essence et la vertu intrieure de la Lumire. On voit ici bien clairement l'influence strilisante d'une valorisation irrgulire. Un fait physique aussi net que la dcroissance de l'clairement en raison inverse du carr des distances la source lumineuse est obscurci pour des raisons qui n'ont rien voir avec la pense objective. On voit aussi que la perfection des phnomnes physiques est, pour l'esprit prscientifique, un principe fondamental de l'explication. Bien entendu, on rattache souvent le principe de cette perfection l'acte crateur (p. 105). Nous pouvons conclure que cette premire et toute puissante Parole, qui cra (la lumire) la naissance du monde, fait encore tous moments le mme effet, et tire du nant cette Forme admirable pour l'introduire dans les corps qui sont disposs la recevoir.

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Certaines doctrines sont tout entires solidaires d'une vole de perfection. Ainsi Mme Hlne Metzger a montr d'une manire lumineuse que l'Alchimie n'est concevable que si l'volution des substances n'a lieu que dans un sens, dans le sens d'un achvement, d'une purification, de la conqute d'une valeur 1. Dans toutes ces uvres, l'ide de perfection n'est donc pas une valeur qui vient s'ajouter, aprs coup, comme une considration philosophique leve, des conclusions tires de l'exprience, elle est la base de la pense empirique, elle la dirige et elle la rsume.

II
Pour l'esprit prscientifique, l'unit est un principe toujours dsir, toujours ralis bon march. Il n'y faut qu'une majuscule. Les diverses activits naturelles deviennent ainsi des manifestations varies d'une seule et mme Nature. On ne peut concevoir que l'exprience se contredise ou mme qu'elle se compartimente. Ce qui est vrai du grand doit tre vrai du petit et vice-versa. [87] la moindre dualit, on souponne une erreur. Ce besoin d'unit pose une foule de faux problmes. Par exemple, de Marivetz et Goussier s'inquitent d'une dualit toute mcanique qu'on pourrait souponner la base de leur cosmogonie. Comme ils ralisent en Dieu le premier mouvement de l'Univers, une objection se prsente leur esprit : L'impulsion premire ne viendrait-elle pas s'ajouter, comme une sorte de cration dynamique, au-dessus d'une cration matrielle, de sorte qu'on aurait une cration en deux temps : les choses d'abord, le mouvement ensuite, dualit qui, sans doute, est, leurs yeux, une normit. Ils prennent alors la peine de rpondre qu'ils n'ont point suppos que cet Ouvrier ait t oblig de frapper physiquement et mcaniquement ce ressort, c'est--dire le Soleil, par un choc imprim, ou au centre de la masse, ou tout autre point de cette masse, ou au centre et tout autre point la fois. Ils ont crit, Dieu dit ces corps de tourner sur leurs centres. Or il n'y a ici rien d'inconcevable. Ils
1 Mme Hlne METZGER, Les Concepts scientifiques, pp. 97-118.

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dduisent de cet ordre, dont l'excution devient la loi unique de la Nature, tous les phnomnes des mouvements clestes . L'unit a t bien vite ralise, la dualit bien vite subtilise ! Ce qui tait inconcevable mcaniquement, par une action physique, devient ainsi concevable quand on le rattache une action divine. Qui ne voit que la concevabilit a chang de domaine ? Un esprit moderne a rompu avec ce mythe de l'unit du concevable. En particulier, il pense le problme thologique sur un plan diffrent du problme cosmologique. On pourrait d'ailleurs crire tout un livre en tudiant les oeuvres, encore nombreuses au XVIIIe sicle, o la Physique est associe une Thologie, o la Gense est considre comme une Cosmogonie scientifique, o l'Histoire du Ciel est considre selon les ide des Potes, des Philosophes et de Mose . Des livres comme celui de l'abb Pluche, qui travaille sous cette inspiration, sont, au XVIIIe sicle, entre toutes les mains. Ils connaissent des rditions jusqu' la fin du sicle. Sans nous tendre sur l'imprudence de telles penses, essayons, d'un mot, de caractriser l'tat d'me de leurs auteurs. Ils ont peine avanc une de ces hypothses d'unification grandiose qu'ils font acte d'humilit intellectuelle, rappelant que les desseins de Dieu sont cachs. Mais cette humilit, qui s'exprime d'une manire si diserte et si tardive, voile mal une immodestie primitive. On retrouve toujours un orgueil la base d'un savoir qui s'affirme gnral en dpassant l'exprience, en sortant du domaine d'expriences o il pourrait subir la contradiction.

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[88]

III
Mais revenons des principes d'harmonie, en apparence plus prs du ni onde objectif. Les historiens de la Chimie ont longuement tudi les thories qui, au moyen ge et la Renaissance, ont t fondes sur de vastes analogies. En particulier Mme Metzger a runi, dans ds livres pleins de documents, tout ce qui a gard aux analogies paracelsistes. Elle a montr qu'on posait une analogie entre les astres et les mtaux, entre les mtaux et les parties du corps. D'o une sorte de triangle universel qui unit le Ciel, la Terre et l'Homme. Sur ce triangle jouent des correspondances ultrabaudelairiennes o les rveries prscientifiques se transposent sans fin. Cette trilogie est si convaincante qu'on ose s'y fier pour le traitement des maladies 1. Pour chaque maladie de l'homme, chaque dsharmonie accidentelle d'un organe, le remde appropri se trouve tre le mtal en rapport avec la plante analogue l'organe souffrant. Est-il besoin d'ajouter que ces analogies ne favorisent aucune recherche ? Au contraire elles entranent des fuites de pense ; elle empche cette curiosit homogne qui donne la patience de suivre un ordre de faits bien dfini. A tout moment les preuves sont transposes. On croyait faire de la Chimie dans le creux d'un flacon ; c'est le foie qui rpond. On croyait ausculter un malade ; c'est la conjonction d'un astre qui influe sur le diagnostic. Il est facile de trouver des exemples o la croyance cette unit harmonique du Monde conduit poser une surdtermination bien caractristique de la mentalit prscientifique. L'Astrologie est un cas particulier de cette surdtermination. Fayol crit en 1672 2 dans l'Harmonie Cleste : Sans droger la sainte Providence, on dit que les changements des Royaumes, et des Religions ne viennent que du changement des Plantes d'un lieu dans un autre, et que leur
1 2 Mme METZGER, Les Doctrines chimiques..., loc. cit., p. 104. Jean-Baptiste FAYOL, Prieur commendataire de Notre-Dame de Donges, L'harmonie cleste, Paris, 1672, pp. 81, 82.

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excentricit est la roue de fortune qui tablit, augmente, ou diminue les tats selon l'endroit du monde o elle commence ou finit... De sorte que par un calcul du mouvement du petit cercle qui emporte le centre de l'excentrique l'entour de la circonfrence, l'on pourrait connatre le temps prcis de la ruine des Monarchies prsentes. La surdtermination de l'Astrologie est telle que certains auteurs vont jusqu' se servir d'une vritable rciproque pour infrer, en [89] partant de donnes humaines, des renseignements sur les corps clestes. Et il ne s'agit pas alors de signes, comme on le croit trop souvent quand on parle maintenant d'Astrologie ; il s'agit d'action relle, d'action matrielle. Claude Comiers 1 rappelle que Bodin, au second livre de son Thtre de la Nature prtend que les Comtes sont les mes des Grands et Saints Personnages, lesquelles quittent la Terre, montent en triomphe dans le Firmament ; d'o s'ensuit que les Peuples abandonns de ces belles mes, qui apaisaient la colre de Dieu, souffrent la famine, sont affligs par les maladies contagieuses, et ressentent les malheurs des guerres civiles . On pourrait donner des milliers d'exemples o intervient, comme pense dirigeante, une incroyable surdtermination. Cette tendance est si nette qu'on pourrait dire : toute pense non-scientifique est une pense surdtermine. Donnons un seul exemple 2. Le chat se sent de Saturne et de la Lune, il aime si fort l'herbe valriane que lorsqu'elle est cueillie sous la conjonction de ces deux Astres, elle assemble tous les chats l'endroit o elle est. Il y a des gens qui soutiennent que cet animal est venimeux, et que son venin est au poil et la tte : mais je ne le crois qu' la tte, parce que ses esprits animaux qui croissent en pleine Lune, et diminuent en nouvelle, offensent en pleine Lune seulement, en sortant de ses yeux pont communiquer leur venin. Trois gouttes de sang d'un chat mle, tir d'une petite veine qui est sous la queue sont bonnes contre le mal caduc, sa chair ouvre les hmorrodes et purge le sang mlancolique, son foie cuit et bu dans du vin avant l'accs, est utile la fivre quarte, et la goutte, la graisse d'un chat chtr ramollit, chauffe et dissipe les humeurs de la goutte, sa peau est fort bonne sur l'estomac, sur les articles, et sur les jointures, elle chauffe les parties affaiblies par les
1 2 COMIERS, loc. cit., p. 31. FAYOL, loc. cit., p. 292.

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humeurs froides, son excrment fait crotre les cheveux. Celui qui porte l'herbe valriane sur soi peut emporter tel chat qu'il voudra sans apprhension. Cet animal se gurit les yeux par l'usage de la valriane. Nous avons rapport cette longue et ridicule page dans la Seule vue de montrer avec quel laisser aller l'on juxtapose les proprits les plus htroclites, l'une dterminant l'autre. Alors tout est cause de tout. On nous accusera sans doute de triompher bien facilement en talant une telle vsanie. En fait, .toutes les fois que nous avons cit des pages comme celle-l des mdecins des historiens de la science, on nous a rpondu, avec [90] quelque mauvaise humeur, que de telles pages n'entachaient nullement des doctrines purement cliniques et que tel grand mdecin des sicles passs tait videmment libr de semblables prjugs. Mais la mdecine, rpondions-nous, est-elle pratique par les grands mdecins ? Et si l'on veut juger des difficults de la formation de l'esprit scientifique, ne doit-on pas scruter d'abord les esprits troubles en essayant de dessiner les limites de l'erreur et de la vrit ? Or il nous semble-trs caractristique qu' l'poque prscientifique la surdtermination vienne masquer la dtermination. Alors le vague en impose au prcis. Nous allons d'ailleurs plus loin, et nous croyons que c'est la surdtermination qui a enseign une dtermination purement et simplement affirme, sans qu'on se soit rfr des expriences. Ainsi, la dtermination quantitative, si importante dans certaines philosophies, par exemple dans. la philosophie leibnizienne, est-elle mieux fonde que la dtermination qualitative dont nous venons de voir les vagues articulations ? On nous rpte qu'en soulevant un doigt, nous drangeons le centre de gravit de la Terre, et que cette faible action dtermine une raction aux antipodes. Comme si le centre de gravit de la Terre, quand on la considre justement comme l'ensemble des atomes tout vibrants qui la constituent, tait autre chose qu'un point statistique ! L'esprit philosophique est ainsi le jouet de l'absolu de la quantit comme l'esprit prscientifique est le jouet de l'absolu de la qualit. En fait, la science contemporaine s'instruit sur des systmes isols, sur des units parcellaires. Elle sait, maintenir des systmes isols. En ce qui concerne les principes pistmologiques, la science contemporaine affirme que les quantits ngligeables doivent tre ngliges. Il ne suffit pas de dire qu'elles peuvent tre ngliges.

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On coupe donc court des dterminations purement plausibles, jamais prouves. Enfin, la science quantique nous familiarise avec la notion de seuil quantitatif. Il y a des nergies insuffisantes pour franchir un seuil. Ces nergies ne peuvent perturber des phnomnes bien dfinis, bien isols. On voit donc que la doctrine de la dtermination doit tre rvise et que la solidarit quantitative de l'Univers n'est pas un caractre dont on puisse arguer sans prcaution.

IV
Un des obstacles pistmologiques en rapport avec l'unit et la puissance attribues la Nature, c'est le coefficient de ralit que l'esprit prscientifique attribue tout ce qui est naturel. [91] Il y a l une valorisation indiscute, sans cesse invoque dans la vie courante et qui, finalement, est une cause de trouble pour l'exprience et la pense scientifique. Ainsi Raumur attribue aux liquides naturels une aptitude particulire rsister au froid 1. Nous ne sommes pas surpris que les liqueurs inflammables, telles que l'esprit de Vin, et peut-tre ne le devons-nous pas tre encore, que les puissants esprits acides, que les eaux mmes charges de beaucoup de sels conservent leur liquidit contre les froids excessifs. Mais la Nature sait composer des liqueurs qui ne sont nullement inflammables, qui n'ont pas d'acidit sensible pour nous, qui cependant sont en tat de rsister de trs grands froids. Je veux parler de l'espce de sang qui circule dans des insectes de tant d'espces ; par sa couleur, par son got, nos sens grossiers le jureraient de l'eau, ou du moins une liqueur extrmement aqueuse. Certaines chenilles cependant ont rsist aux plus grands froids ; moins 17 degrs Raumur, elles restaient souples. Le sang et les principales liqueurs qui se trouvent dans le corps de ces insectes, tout aqueuses qu'elles semblent, sont donc d'une nature soutenir un froid excessif sans se geler. On sent assez nettement que Raumur prjuge de l'exprience et que son intuition animiste le prpare mal tudier
1 Mmoires de l'Acadmie des Sciences, 1734, p. 186.

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in vitro, comme il y a lieu de le faire, les phnomnes de la conglation des solutions salines.

V
L'utilit donne elle-mme une sorte d'induction trs spciale qu'on pourrait appeler l'induction utilitaire. Elle conduit des gnralisations exagres. On peut partir alors d'un fait avr, on peut mme en trouver une extension heureuse. Mais la pousse utilitaire conduira presque infailliblement trop loin. Tout pragmatisme, par le seul fait qu'il est une pense, mutile, s'exagre fatalement. L'homme ne sait pas limiter l'utile. L'utile, par sa valorisation, se capitalise sans mesure. Voici un exemple o l'induction utilitaire joue malheureusement. Pour Raumur, les chrysalides de chenille transpirent . C'est cette communication avec l'extrieur qui maintient la vie sourde de la chrysalide et la fait voluer. Il suffit de recouvrir une chrysalide de vernis pour que le dveloppement en soit ralenti ou [92] arrt. Or les oeufs, pense Raumur par une induction hardie, sont des espces de chrysalides . Il propose donc de garnir de suif ou de vernis les oeufs conserver. Toutes les mnagres emploient de nos jours ce bon procd fond sur une gnralisation douteuse. Mais l'induction utilitaire va-t-elle s'arrter l ? va-t-elle se borner ce premier succs ? L'historien de l'Acadmie ose aller plus loin. Peut-tre a-t-on le droit de conclure 1 que les hommes pourraient aussi se conserver plus longtemps, en s'induisant de quelques espces de vernis qui leur convinssent, comme faisaient autrefois les Athltes, comme font aujourd'hui les sauvages, quoique peut-tre dans d'autres intentions . Ce n'est pas l une ide isole. Bacon regardait dj la diminution de la transpiration comme un moyen de prolonger la vie. En 1776, le Dr Berthollet (Observations sur l'air, p. 31) n'hsite pas crire : Je crois que si l'on supprimait la transpiration pendant les premiers temps de la vie (chez les jeunes enfants), les couloirs de l'urine
1 Mmoires de l'Acadmie des Sciences, 1736, p. 19.

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s'agrandiraient, et les humeurs y tabliraient pour toujours un cours plus abondant . Dans tous les phnomnes, on cherche l'utilit tout humaine, non seulement pour l'avantage positif qu'elle peut procurer, mais comme principe d'explication. Trouver une utilit, c'est trouver une raison. Pour convaincre de l'action mdicatrice de l'aimant, van Swinden, pourtant trs prudemment attach l'exprience, crit 1 : Je demande encore tout Physicien sincre, s'il est intrieurement convaincu que cette Force magntique, si universel le, si varie, si tonnante, et si admirable, a t produite par le Crateur uniquement pour diriger les Aiguilles aimantes, qui cependant ont t si longtemps inconnues au Genre humain... Les phnomnes les plus hostiles l'homme font souvent l'objet d'une valorisation dont le caractre antithtique devrait retenir l'attention du Psychanalyste. Ainsi, pour l'abb Bertholon 2, le tonnerre porte en mme temps l'effroi dans les mes les plus Intrpides et la fertilit dans les terres les plus ingrates . C'est le Tonnerre aussi qui rpand ce feu producteur, qui est regard, avec raison, comme un cinquime lment . Il en est de mme de la grle, qui rend aussi les terres trs fertiles ; on a remarqu gnralement qu'aprs sa chute tout reverdit, et que le bl surtout, sem aprs la grle, donne une rcolte infiniment plus abondante que dans les annes pendant lesquelles elle n'est [93] pas tombe. Il n'est pas jusqu'aux tremblements de terre qui n'agissent favorablement sur les rcoltes. C'est tous les dtails d'un phnomne qu'on cherche attribuer une utilit caractristique. Si une utilit ne caractrise pas un trait particulier, il semble que ce caractre ne soit pas expliqu. Pour le rationalisme pragmatique, un caractre sans utilit est un irrationnel. Ainsi Voltaire voit bien clairement l'utilit du mouvement annuel de la Terre et de son mouvement diurne. Il n'y a que la priode de 25.920 annes correspondant au phnomne de la prcession des quinoxes laquelle il ne dcouvre aucun usage sensible . Il s'efforce de faire admettre cette inutilit, preuve que, pour l'esprit de
1 2 61. VAN SWINDEN, loc. cit., II, p. 194. Abb BERTHOLON, De l'lectricit des vgtaux, Paris, 1783, pp. 27, 46,

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son sicle, la justification par l'utile tait la justification la plus naturelle. Malgr un lger scepticisme, on sent que pour Voltaire, le Ciel est utile la Terre 1. Loin que les comtes soient dangereuses, elles sont, selon (Newton) de nouveaux bienfaits du Crateur... (Newton) souponne que les vapeurs qui sortent d'elles sont attires dans les orbites des plantes, et servent renouveler l'humidit de ces globes terrestres qui diminue toujours. Il pense encore que la partie la plus lastique et la plus subtile de l'air que nous respirons nous vient des comtes... Il me semble que c'est deviner en sage, et que si c'est se tromper, c'est se tromper en grand homme. Flourens a dnonc chez Buffon cette rfrence systmatique l'utilit 2 (BUFFON) ne veut plus juger des objets que par les rapports d'utilit ou de familiarit qu'ils ont avec nous ; et sa grande raison pour cela, c'est qu'il nous est plus facile, plus agrable et plus utile de considrer les choses par rapport nous que sous aucun autre point de vue . On voit de reste que l'examen empirique pratiqu suivant les conseils de Buffon, en partant du point de vue familier et utilitaire, risque d'tre offusqu par un intrt qui n'est pas spcifiquement intellectuel. Une psychanalyse de la connaissance objective doit rompre avec les considrations pragmatiques. Des systmes entiers sont fonds sur les considrations utilitaires. Seule l'utilit est claire. Seule l'utilit explique. Les oeuvres de Robinet sont trs caractristiques cet gard 3. Je ne crains point d'avancer ici que, s'il y avait une seule inutilit relle dans la Nature, il serait plus probable que le hasard et prsid sa formation, qu'il ne le serait qu'elle et pour auteur une intelligence. Car il est plus singulier qu'une intelligence infinie [94] agisse sans dessein, qu'il ne serait tonnant qu'un principe aveugle se conformt l'ordre par pur accident. Ainsi le vrai doit se doubler de l'utile. Le vrai sans fonction est un vrai mutil. Et lorsqu'on a dcel l'utilit, on a trouv la fonction relle du vrai. Ces vues utilitaires sont cependant ds
1 2 3 18. VOLTAIRE, Physique, uvres compltes. d. 1828, tome 41, Paris, p. 381. FLOURENS, Histoire des travaux et des ides de Buffon, p. 15. J.-B. ROBINET, De la nature, 3e d., 4 vol., Amsterdam, 1766, tome 1, p.

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aberrations. On a si souvent. montr les dangers des explications finalistes que nous n'avons pas souligner davantage l'importance de cet obstacle une culture vraiment objective. Nous avons cru simplement devoir faire remarquer que cet obstacle tait, au XVIIIe sicle, particulirement dangereux, car l'exploitation littraire et philosophique de la science tait encore cette poque trs facile et les excs de Bernardin de Saint-Pierre ne font qu'exagrer une tendance dont nous avons vu la force chez les crivains scientifiques secondaires.

VI
Le besoin de gnraliser l'extrme, par un seul concept parfois, pousse des ides synthtiques qui ne sont pas prs de perdre leur pouvoir de sduction. Nanmoins, de nos jours, une certaine prudence retient l'esprit scientifique. Il n'y a plus gure que des philosophes pour chercher, sinon la pierre philosophale, du moins l'ide philosophale qui expliquerait le monde. Pour l'esprit prscientifique, la sduction de l'unit d'explication par un seul caractre est toutepuissante. Donnons des exemples. En 1786, parat le livre du Comte de Tressan, livre, vrai dire, crit en 1747. Ce livre prtend expliquer tous les phnomnes de l'Univers par l'action du fluide lectrique. En particulier, pour de Tressan, la loi de gravitation est une loi d'quilibre lectrique. Mieux, tout quilibre est d'essence lectrique. La proprit essentielle du fluide lectrique, laquelle les deux gros tomes se rfrent sans cesse, c'est de tendre toujours l'quilibre avec luimme . Ds lors, o Il y a quilibre, il y a prsence lectrique. C'est l le seul thorme, d'une dconcertante inanit, d'o l'on tirera les conclusions les plus Invraisemblables. Puisque la Terre tourne autour du Soleil sans s'en rapprocher, c'est qu'il y a quilibre entre l'lectricit des deux astres. D'une manire plus prcise, les vgtaux marqueront l'quilibre de l'lectricit qui irradie du sol et de l'lectricit des rayons

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solaires 1. Tous les corps possibles qui touchent [95] la terre, ainsi que ceux qui y sont implants, sont autant de conducteurs qui reoivent et qui transmettent l'lectricit terrestre en rapport de la force jaillissante qu'elle peut avoir alors, selon l'obliquit ou la verticalit des rayons solaires. Un autre auteur, le Chevalier de la Perrire, occupe un livre de 604 pages une synthse aussi accueillante 2 (Prface, X) : L'empire de l'lectricit est si tendu qu'il n'a de bornes et de limites que celles de l'Univers qu'il embrasse ; la suspension et le cours des Plantes ; les ruptions des foudres clestes, terrestres et militaires ; les mtores ; les Phosphores naturels et artificiels ; les sensations corporelles ; l'ascension des liqueurs dans les tuyaux capillaires ; les rfractions, les antipathies, sympathies, gots et rpugnances naturelles ; la gurison musicale de la piqre de la tarentule, et des maladies mlancoliques, le vampirisme, ou succion que les personnes qui couchent ensemble exercent rciproquement les unes sur les autres, sont de son ressort et de sa dpendance, comme les mcanismes lectriques que nous en donnons le justifient . Est-il besoin de dire que le livre du Chevalier de la Perrire et celui du Comte de Tressan ne tiennent pas leurs promesses. On trouverait, au XVIIIe sicle, d'innombrables exemples de ces livres qui promettent un systme et qui ne donnent qu'un amas de faits mal lis, donc mal vus. Ces oeuvres sont aussi inutiles du point de vue philosophique que du point de vue scientifique. Elles ne vont pas au fond d'une grande intuition mtaphysique comme les oeuvres de Schelling ou de Schopenhauer. Elles n'accumulent pas les documents empiriques comme le font les oeuvres des chimistes et des botanistes de l'poque. Finalement, elles encombrent la culture scientifique. Le XIXe sicle, au contraire, a vu presque compltement disparatre ces lettres familires et prtentieuses de matres improviss. Le plan de culture scientifique en est singulirement clairci. Les livres
1 Comte DE TRESSAN, un des quarante de l'Ac. fr., membre des Ac. royales des Sciences de Paris, Londres, Edimbourg, Berlin, Nancy, Rouen, Caen, Montpellier, etc. Essai sur le fluide lectrique considr comme agent universel, 2 vol., Paris, 1786, p. 131. J.-C.-F. DE LA PERRIRE, Chevalier, Seigneur de Roiff, Mcanismes de l'lectricit et de l'Univers, Paris, 1765, 2 vol.

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lmentaires ne sont plus des livres faux. Cette mise en ordre ne doit pas nous faire oublier la confusion qui rgnait durant l're prscientifique. C'est en prenant conscience de cette rvolution de la cit savante qu'on peut comprendre vraiment la puissance de formation psychologique de la pense scientifique et qu'on apprciera la distance de l'empirisme passif et enregistr l'empirisme actif et pens. [96]

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[97]

CHAPITRE VI
L'Obstacle substantialiste I

Retour la table des matires

L'obstacle substantialiste, comme tous les obstacles pistmologiques, est polymorphe. Il est fait de l'assemblage des intuitions les plus disperses et mme les plus opposes. Par une tendance quasi naturelle, l'esprit prscientifique bloque sur un objet toutes les connaissances o cet objet a un rle, sans s'occuper de la hirarchie des rles empiriques. Il unit directement la substance les qualits diverses, aussi bien une qualit superficielle qu'une qualit profonde, aussi bien une qualit manifeste qu'une qualit occulte. On pourrait cependant distinguer un substantialisme de l'occulte, un substantialisme de l'intime, un substantialisme de la qualit vidente. Mais, encore une fois, de telles distinctions conduiraient oublier le caractre vague et infiniment tolrant de la substantialisation ; elles conduiraient ngliger ce mouvement pistmologique qui va alternativement de l'intrieur l'extrieur des substances, en se

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prvalant de l'exprience extrieure vidente, mais en fuyant la critique dans les profondeurs de l'intimit. Pour ce qui est d'une explication par les qualits occultes, on rpte que, depuis Molire, on en connaissait le caractre la fois pdant et dcevant. Cependant, d'une manire plus ou moins dissimule sous les artifices du langage, c'est l un type d'explication qui menace toujours la culture. Il semble qu'il suffirait d'un mot grec pour que la vertu dormitive de l'opium qui fait dormir cesse d'tre un, plonasme. Le rapprochement de deux tymologies de gnies diffrents produit un mouvement psychique qui peut passer pour l'acquisition d'une connaissance. Toute dsignation d'un phnomne connu par un nom savant [98] apporte une satisfaction une pense paresseuse. Certains diagnostics mdicaux, certaines finesses psychologiques jouant avec des synonymes donneraient facilement des exemples de ces satisfactions verbales. Des finesses non coordonnes ou simplement solidaires de nuances de langage ne peuvent prtendre dterminer une structure psychologique. A fortiori, quand ces finesses visent l'exprience, quand elles touchent des dtails empiriques, leur liaison une substance, ou un substantif, ne peut dterminer une pense scientifique.

II
Ce qui est occulte est enferm. En analysant la rfrence l'occulte, il est possible de caractriser ce que nous appellerons le mythe de l'intrieur, puis le mythe plus profond de l'intime. Il serait naturellement facile de montrer que la psychologie littraire repose sur ces mythes : il suffit de parler avec gravit et lenteur d'un sentiment profond pour passer pour un psychologue profond de la vie intime. On peut se demander si la psychologie traditionnelle des sentiments serait possible si on lui interdisait l'emploi du seul mot profond qu'elle accole partout et qui ne correspond, aprs tout, qu' une pauvre image. En fait, l'impression de profondeur reste une impression superficielle : cela est si vrai qu'elle

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s'attache surtout des sentiments nafs, mal travaills, livrs aux monotones impulsions de la nature. Pour nous, dont la tche n'est pas d'tudier prsentement la psychologie du moi, mais bien de suivre les errements de la pense qui cherche l'objet, nous devons saisir la rverie sur la pente de l'intimit attribue aux objets. Le but est diffrent, mais les processus sont homologues - le psychologue de l'intimit et le raliste naf obissent la mme sduction. L'homologie est si nette qu'on pourrait, croiser les caractres : le ralisme est essentiellement une rfrence une intimit et la psychologie de l'intimit une rfrence une ralit. Pour fonder cette affirmation, nous n'avons besoin que de rappeler diverses intuitions valorises : toute enveloppe parat moins prcieuse, moins substantielle que la matire enveloppe - l'corce, si indispensable fonctionnellement, est prise comme une simple protection du bois. Ces enveloppes passent pour ncessaires, mme dans la nature inanime. Paracelse disait qu'en toute chose le noyau ne peut tre sans cailles, et l'caille sans corce. L'ide substantialiste est souvent illustre par une simple [99] contenance. Il faut que quelque chose enferme, que la qualit profonde soit enferme. Ainsi Nicolas de Locques, mdecin spargyrique de Sa Majest affirme, en 1665 1, le besoin d'une Froideur pour combattre la violence de la Chaleur cette Froideur volatile se jette en la superficie pour empcher la dissipation de la chaleur et lui servir de vase . Ainsi la qualit chaleur est bien garde au sein de la substance par une enveloppe de froid, bien garde par son contraire. Cette valorisation intuitive de l'intrieur conduit des affirmations curieuses. Pour Zimmermann (Encyclopdie. Art. Caillou) les cailloux sont toujours plus durs et plus transparents vers le milieu ou centre , vers ce qu'il appelle le grain intrieur, qu' l'enveloppe. En analysant de telles intuitions, on se rendra vite compte que, pour l'esprit prscientifique, la substance a un intrieur ; mieux, la substance est un intrieur.

Nicolas DE LOCQUES, Mdecin spargyrique de Sa Majest, Les Rudiments de la philosophie naturelle touchant le systme du corps mixte. Cours thorique, 1er tome. Cours pratique, 2e tome, Paris, 1665, tome Il, p. 19.

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Aussi la mentalit alchimique a t souvent domine par la tche d'ouvrir les substances, sous une forme beaucoup moins mtaphorique que celle du psychologue, cet alchimiste moderne, qui prtend nous ouvrir son cur. Jean Le Pelletier 1 dit que les mercures des mtaux sont trop bien ferms, que les soufres sont renferms trop troitement pour tre ouverts et dvelopps par l'Arche de notre estomac . On est toujours la recherche d'une cl pour ouvrir les substances. Un lecteur moderne a trop tendance prendre le mot cl au figur comme le simple moyen de comprendre un grimoire secret. En fait, chez bien des auteurs, la cl est une matire qui ouvre une substance. Il n'est pas jusqu' la signification psychanalytique de la cl qui n'apparaisse alors intuitivement agissante. Ainsi pour ouvrir une substance un auteur propose de la frapper avec une verge de feu. L'ide de retourner les substances est aussi symptomatique. Joachim Poleman 2 se demande pourquoi il n'y a que la seule huile qui ait le pouvoir de dissoudre doucement et naturellement le soufre, et de renverser son dedans en dehors... Poleman affirme encore (p. 62) que le double corrosif a entirement renvers le cuivre, et tourn son dedans au dehors, et l'a rendu propre, non seulement laisser aller son me, mais encore... [100] par la vertu de ce corrosif, l'me douce du cuivre est devenue luisante, comme par un milieu ressuscitatif et vivifiant . Comment mieux dire que l'me du cuivre, que la substance prcieuse du cuivre est son intrieur ! Il faut donc trouver le moyen d'ter peu peu et comme insensiblement ce corrosif du cuivre, afin que (le cuivre) puisse demeurer dans son renversement et sa douceur, aussi bien que dans sa proprit lumineuse et luisante . Ainsi la notation psychologique : on le retourne comme un gant est fortement ancre dans l'inconscient. Elle a donn lieu, on le voit, une fausse conception de la substance. Il est penser que ce n'est pas le gant qui a donn la leon initiale. La clart consciente de l'image cache, comme souvent, le principe de la conviction inconsciente.

Jean LE PELLETIER, L'Alkaest ou le dissolvant universel de Van Helmont. Rvl dans plusieurs traits qui en dcouvrent le secret. 2 vol., Rouen, 1704, II, p. 89. Joachim POLEMAN, Nouvelle lumire de Mdecine du mistre du souffre des philosophes, trad. du latin, Rouen, 1721, p. 5.

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Des esprits plus proches de la pense scientifique acceptent cette trange image du retournement des substances et en font mme un thme directeur. Boerhaave relatant, il est vrai, la pense des Alchimistes 1, mdite sur les symboles de l'or (un cercle) et de l'argent (un croissant form de deux arcs de cercle, l'un concave, l'autre convexe). Il dit que le croissant dnote ce qui est un demi-or : ce qui deviendra de l'or parfait sans aucun mlange de matire htrogne ou corrosive, si l'on peut le renverser en mettant dehors ce qui est dedans . On voit du reste, dans cet exemple, que la pense prscientifique est fortement engage dans la pense symbolique. Pour elle, le symbole est une synthse active de la pense et de l'exprience. Dans une lettre philosophique trs clbre imprime la suite du Cosmopolite en 1723 on lit 2. Celui qui sait rduire les vertus centrales de l'or sa circonfrence, acquiert les vertus de tout l'Univers dans une seule Mdecine. Comment mieux dire qu'une vertu matrielle est l'homologue d'une puissance psychologique intime ? Il peut naturellement y avoir contradiction entre l'extrieur et l'intrieur d'une substance (p. 53). L'or parait et est extrieurement fixe, mais intrieurement il est volatil. Expression trs curieuse, charge sans doute d'une songerie personnelle, car on ne voit gure quelle qualit correspond cette volatilit intime. la mme date, en 1722, Crosset de la Heaumerie crit 3 : Le vif-argent, quoique blanc l'extrieur... est rouge au-dedans... La teinture rouge... parat lorsqu'on le prcipite et le [101] calcine au, feu . Ici, un chimiste reconnatra l'oxydation du mercure et il en profitera pour indiquer une rationalisation de la pense alchimique. Mais il reste vrai que cette rationalisation ne correspond aucunement la pense rveuse de l'Alchimiste qui prtendait voir la matire d'un point de vue intime. Si la substance a un intrieur, on doit chercher la fouiller. Cette opration est appele l'extraction ou l'excentricit de l'me . Le Cosmopolite (p. 109) dit au mercure longtemps flagell et fouill :
1 2 3 BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 37. Lettre philosophique. Trs estime de ceux qui se plaisent aux Vrits hermtiques, trad. de l'allemand en franais par Antoine Duval, Paris, 1723, p. CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., pp. 82, 106.

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Dis-moi quel tu es en ton centre, et je ne te tourmenterai plus . Dans cet intrieur au centre du moindre atome des mtaux se trouvent les vertus caches, leur couleur, leur teinture . On voit assez nettement que les qualits substantielles sont penses comme des qualits intimes. De l'exprience, l'Alchimiste reoit plutt des confidences que des enseignements. En effet, de ce centre, on ne peut avoir aucune espce d'exprience directe et un esprit positif se rend compte tout de suite que toutes les proprits actives se superficialisent ncessairement. Mais le mythe de l'intrieur est un des processus fondamentaux de la pense inconsciente les plus difficiles exorciser. notre avis, l'intriorisation est du rgne des songes. On la retrouve particulirement agissante dans les contes fabuleux. Alors l'esprit prend les plus grandes liberts avec la gomtrie. Le grand entre dans le petit. Ainsi, dans un conte de Nodier, Trsor des fves, portant trois litres de haricots sur son paule, entre dans un seul pois chiche. Il est vrai que ce pois chiche est le carrosse de la petite fe Fleur des pois. De mme, dans un autre conte, quand Michel le Charpentier doit entrer dans la maison de la Fe aux Miettes, il s'crie : Par le Ciel ! Fe aux Miettes... vous tes-vous jamais mis dans l'esprit que nous puissions entrer l-dedans ? Il vient en effet de dpeindre cette maison comme un joli jouet de carton verni. Mais, en se baissant un peu, gentiment pouss par la main de la fe, le gros Michel finit par s'installer dans la petite demeure. Il s'y trouve soudain bien au large, bien au chaud... L'Alchimiste ne rve pas autrement la puissance de son or dissout dans le mercure. L'enfant qui joue avec la petite maison de carton verni l'habite aussi avec les joies solides du propritaire. Conteurs, enfants, alchimistes vont au centre des choses ; ils prennent possession des choses ; ils croient aux lumires de l'intuition qui nous installe au cur du rel. En effaant ce qu'il y a, la fois, de puril et de prcis dans cette Einfhlung, en oubliant la faute gomtrique originelle du grand qui tient dans le petit, le philosophe raliste croit pouvoir suivre la mme vole et raliser les mmes conqutes. Le raliste accumule alors dans la substance, comme un homme prvoyant [102] dans son grenier, les puissances, les vertus, les forces, sans se rendre compte que toute force est relation. En peuplant ainsi la substance, il entre, lui aussi, dans la maison des fes.

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III
La substantialisation d'une qualit immdiate saisie dans une intuition directe n'entrave pas moins les progrs ultrieurs de la pense scientifique que l'affirmation d'une qualit occulte ou intime, car une telle substantialisation donne lieu une explication aussi brve que premptoire. Elle manque du dtour thorique qui oblige l'esprit scientifique critiquer la sensation. En effet, pour l'esprit scientifique, tout phnomne est un moment de la pense thorique, un stade de la pense discursive, un rsultat prpar. Il est plutt produit qu'induit. L'esprit scientifique ne peut se satisfaire en liant purement et simplement les lments descriptifs d'un phnomne une substance, sans aucun effort de hirarchie, sans dtermination prcise et dtaille des relations aux autres objets. Pour bien faire voir le caractre tout fait insuffisant de l'attribution directe suivant la mthode du ralisme immdiat, nous allons en donner plusieurs exemples. Nous montrerons ainsi comment se constituent les fausses explications substantialistes.

Que les corps lgers s'attachent un corps lectris, c'est l une image immdiate - d'ailleurs bien incomplte - de certaines attractions. De cette image isole, qui ne reprsente qu'un moment du phnomne total et qui ne devrait tre agre dans une description correcte qu'en en fixant bien la place, l'esprit prscientifique va faire un moyen d'explication absolu, et par consquent immdiat. Autrement dit, le phnomne immdiat va tre pris comme le signe d'une proprit substantielle : aussitt toute enqute scientifique sera arrte ; la rponse substantialiste touffe toutes les questions. C'est ainsi qu'on attribue au fluide lectrique la qualit glutineuse, onctueuse, tenace . La thorie de M. Boyle sur l'attraction

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lectrique, dit Priestley 1 tait que le corps lectrique lanait une manation glutineuse, qui se saisissait des petits corps dans sa route et les rapportait avec elle dans son [103] retour au corps d'o elle partait. Comme ces rayons qui vont chercher les objets, ces rayons parcourus en aller et retour, sont, de toute vidence, des adjonctions parasites, on voit que l'image initiale revient considrer le bton d'ambre lectris comme un doigt enduit de colle. Si l'on n'intriorisait pas cette mtaphore, il n'y aurait que demi mal ; on pourrait toujours se sauver en disant qu'il ne s'agit l que d'un moyen de traduire, d'exprimer le phnomne. Mais, en fait, on ne se borne pas dcrire par un mot, on explique par une pense. On pense comme on voit, on pense ce qu'on voit : Une poussire colle la paroi lectrise, donc l'lectricit est une colle, une glu. On est alors engag dans une mauvaise voie o les faux problmes vont susciter des expriences sans valeur, dont le rsultat ngatif manquera mme de rle avertisseur, tant est aveuglante l'image premire, l'image nave, tant est dcisive son attribution une substance. Devant un chec de la vrification, on aura toujours l'arrire-pense qu'une qualit substantielle qui manque apparatre reste masque, reste occulte. L'esprit continuant la penser comme telle deviendra peu peu impermable aux dmentis de l'exprience. La manire dont s'exprime Priestley montre assez clairement qu'il ne met jamais en question la qualit glutineuse du fluide lectrique : Jacques Hartmann a prtendu prouver par exprience que l'attraction lectrique tait effectivement produite par l'mission de particules glutineuses. Il prit deux substances lectriques : savoir deux morceaux de colophane, dont il en rduisit un, par distillation, la consistance d'un onguent noir, et le priva, par l, de son pouvoir attractif. Il dit que celui qui ne fut pas distill retint sa substance onctueuse, au lieu que l'autre fut rduit, par distillation, un vrai Caput mortuum, et ne retint pas la moindre chose de la substance bitumineuse. En consquence de cette hypothse, il pense que l'ambre attire les corps lgers plus puissamment que ne le font les autres substances, parce qu'il fournit plus abondamment qu'elles des manations onctueuses et tenaces. En fait, une telle exprimentation est mutile ; il lui manque prcisment la partie .positive. Il et fallu examiner le produit
1 PRIESTLEY, loc. cit., tome I, p. 13.

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rsultant de la rfrigration des parties empyreumatiques de la colophane et constater que la substance lectrique glutineuse, onctueuse et tenace, s'y tait concentre. C'est ce qu'on n'a pas fait, et pour cause ! On a dtruit la qualit pour prouver qu'elle existait, en appliquant tout simplement une table d'absence. C'est que la conviction substantialiste est si forte qu'elle se satisfait bon march. Cela montre aussi bien clairement que la conviction substantialiste rend [104] impropre varier l'exprience. Trouverait-elle des diffrences dans les manifestations de la qualit intime qu'elle les expliquerait tout de suite par une intensit variable : l'ambre est plus lectrique que les autres substances parce qu'il est plus riche en matire glutineuse, parce que sa colle est plus concentre. Voici un deuxime exemple particulirement net o l'on va bien saisir les ravages de l'attribution directe la substance, des donnes immdiates de l'exprience sensible. Dans un livre relativement rcent (floral an XI) Aldini, neveu de Galvani, rapporte une lettre de Vassalli 1 : Rossi m'a assur que le fluide galvanique prend diffrentes proprits des animaux vivants et des cadavres par lesquels il passe . Autrement dit, la substance de l'lectricit s'imprgne des substances qu'elle traverse. D'une manire plus prcise, continue Aldini (p. 210) j'ai obtenu les rsultats suivants des dcharges successives de la mme pile travers l'urine, 5 de force, got trs cre, clair blanc ; travers le lait, 4 de force, got doux, acidul, clair rouge ; travers le vin, 1/2 de force, got acidul ; travers le vinaigre, 2 de force, got piquant, clair rouge ; travers la bire, 1/2 de force, got piquant, clair blanchtre... travers la solution de muriate de soude, 10 de force ; dans cette exprience et les suivantes, on ne pouvait pas souffrir la sensation la langue... On le croit aisment puisque le muriate de soude , bon conducteur, devait donner un courant d'une intensit beaucoup plus grande que les liquides prcdents moins bons conducteurs de l'lectricit. Mais cette dernire remarque exacte tant laisse de ct, essayons de pntrer par quel entranement on arriva trouver un got au courant lectrique. Cela ne pouvait tre qu'en suivant les suggestions substantialistes. Le fluide lectrique tait considr comme un vritable esprit matriel, une manation, un gaz. Si cette matire
1 ALDINI, Essai thorique et exprimental sur le galvanisme, 2 vol., 1804, tome II, p. 206.

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subtile traverse un tube contenant de l'urine, ou du lait, ou du vinaigre, elle doit s'imprgner directement de la saveur de ces substances ; en rapprochant deux lectrodes sur le bout de la langue, on gotera ce courant lectrique matriel modifi par son passage dans des matires diverses : il sera donc cre comme l'urine, ou doux comme le lait, ou piquant comme le vinaigre. Si l'on s'adresse au toucher, dans les mmes conditions exprimentales, on sera moins affirmatif, car le toucher est plus mouss que le got. Comme le singe de la fable, on ne sait pour quelle [105] cause on ne distingue pas trs bien, mais on distingue tout de mme (p. 211) : Dans toutes ces expriences on avait une sensation trs diffrente dans les doigts... la sensation que prsenta le fluide en passant par l'acide sulfurique tait aigu ; celle qu'il donna en passant par le muriate d'ammoniac... tait d'un corps gras ; par le lait il paraissait acqurir une douceur . Ainsi, comme le lait est doux au got et onctueux au toucher, il porte cette douceur et cette onctuosit jusque dans le phnomne du courant lectrique qui vient de le traverser. Ces fausses qualits attribues par une intuition nave au courant lectrique nous paraissent illustrer compltement l'influence de l'obstacle substantialiste. Pour mieux voir le dfaut de cette orientation sensualiste de la science, il suffirait de mettre en regard, sur ce problme prcis, l'orientation abstraite et mathmatique que nous croyons dcisive et juste. Le concept abstrait qu'Ohm mit en usage quelques annes plus tard pour dsigner les diffrents conducteurs est le concept de rsistance. Ce concept dbarrasse la science de toute rfrence des qualits sensibles directes. Peut-tre pourrait-on objecter ce qu'il y a encore de trop imag dans le concept d'une rsistance ? Mais, en liaison avec les concepts d'intensit et de force lectromotrice, le concept de rsistance perd peu peu sa valeur tymologique pour devenir mtaphorique. Ce concept est dsormais l'lment d'une loi complexe, loi au fond trs abstraite, loi uniquement mathmatique, qui forme une sorte de nud de concepts. Alors on conoit que l'urine, le vinaigre, le lait puissent avoir des effets spcifiques, mais ces effets ne sont enregistrs que par l'intermdiaire d'une notion vritablement abstraite, c'est--dire sans signification immdiate dan$ la connaissance concrte, sans rfrence directe la sensation premire. La rsistance lectrique est une rsistance pure par une dfinition

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prcise ; elle est incorpore dans une thorie mathmatique qui en limite toute extension abusive. L'empirisme est alors en quelque manire dcharg ; il n'a plus rendre compte la fois de tous les caractres sensibles des substances mises en exprience. Il nous semble que nous venons de dessiner, en une demi-page, une opposition assez nette entre l'esprit prscientifique reprsent par Aldini et l'esprit scientifique reprsent par Ohm quelques annes d'intervalle. Sur un exemple prcis, nous venons ainsi de dvelopper une des thses principales de notre livre qui est la suprmatie de la connaissance abstraite et scientifique sur la connaissance premire et intuitive. L'intuition substantialiste d'Aldini l'gard du fluide galvanique n'est pas une exception. C'est la pense normale du XVIIIe sicle. [106] On la trouve moins dveloppe, mais peut tre plus instructive par sa brivet dans bien des textes. Par exemple, le feu lectrique est un feu substantiel. Mais ce qu'il faut souligner, c'est qu'on croit tout naturellement qu'il participe la substance d'o on l tire. L'origine substantielle est toujours trs difficile exorciser. Le Monnier crit dans l'Encyclopdie (Art. : Feu lectrique) : la lumire qui sort des corps frotts est plus ou moins vive, suivant la nature de ces corps ; celle du diamant, des pierres prcieuses, du verre, etc., est plus blanche, plus vive, et a bien plus d'clat que celle qui sort de l'ambre, du soufre, de la cire d'Espagne, des matires rsineuses, ou de la soie . Nous avons soulign le petit mot etc. parce qu'il mriterait, lui seul, un long commentaire. Il est, lui seul, la marque de tout un type de pense. Si nous tions devant un empirisme correct, accumulant et enregistrant fidlement les expriences vraiment faites, il faudrait bien achever l'numration. Mais l'auteur est illumin par une vidence premire : ces corps brillants et blancs ds leur premier aspect, dans leur clat de nature, ne projetteront-ils pas, quand on les aura lectriss, un feu lectrique plus brillant et plus blanc que celui qui est produit par les corps opaques et ternes ! Par consquent, inutile de poursuivre l'exprience ! Inutile mme de bien regarder l'exprience, de recenser foutes les variables de l'exprience ! Inutile d'achever l'numration ; le lecteur, de lui-mme, supplera l'etc. En effet, l'on croit tenir la racine substantielle du phnomne observ. On ne sent donc pas la ncessit de faire varier des circonstances qu'on estime plus ou moins accidentelles, plus ou moins superficielles. Une

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fois de plus, la rponse substantialiste a tari les questions scientifiques. L'origine substantielle dcide de tout, surtout si elle s'enrichit d'une puissance vitale. Dans une lettre Zanotti, Pivatti 1 prtend que les tincelles qu'il tire des plantes lectrises sont colores diversement suivant la nature de la plante et qu'elles tirent presque toujours sur la couleur de la fleur qu'elle doit produire . Un mme principe de coloration est inscrit dans l'essor vgtal d'une plante particulire. De mme que la fleur est une claboussure de l'lan vital, la bluette de feu qu'on tire du vgtal, comme une fleur lectrique, dessine nos yeux toutes les tensions intimes de l'tre qu'elle exprime. [107]

IV
Suivant notre mthode constante, examinons maintenant un cas o l'obstacle substantialiste est surmont, o par consquent la pense se corrige et voyons le caractre insuffisant de cette premire correction. Au XVIIIe sicle, on a cru remarquer qu'en enduisant la surface intrieure des verres destins aux expriences de l'lectricit, de substances doues de qualits mdicales, les parties les plus subtiles de ces substances traversaient le verre avec la matire de l'lectricit, et s'insinuaient ensemble dans le corps pour y produire les effets les plus salutaires . Joseph Veratti qui rapporte les thories de Pivati et de Zanotti cet gard 2 entreprit des expriences prcises. Il purge son domestique en lui mettant de la scammone dans le creux de la main pendant qu'il l'lectrise. Comme une deuxime exprience sur une dame a donn un rsultat moins rapide et moins net, il se demande si la vertu de la scammone n'a pas t diminue par la premire
1 Sans nom d'auteur, Recueil sur l'lectricit mdicale, dans lequel ou a rassembl les principales pices publies par divers savants sur les moyens de gurir en lectrisant les malades. 2 vol., Paris, 2e d., 1761, tome I, p, 14. Joseph VERATTI, Professeur publie de l'Universit, et de l'Acadmie de l'Institut de Bologne. Observations physico mdicales sur l'lectricit, La Haye, 1750, p. XII.

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lectrisation. Il recommande donc de remplacer chaque fois le morceau de scammone vent par l'lectrisation. Des purgations aussi indirectes russissent, aux dires de Veratti, avec l'alos, avec la gomme-gutte. Veratti voit dans ces expriences la confirmation d'une opinion de Hoffmann qui attribue J'effet des purgatifs aux particules les plus subtiles et les plus volatiles, la subtilit tant presque toujours, pour l'esprit prscientifique, un signe de puissance. Pivatti prne les expriences dont il est l'auteur comme une mdication tout fait douce 1 . Quelle commodit ne serait-ce pas en effet, si en laissant le dgot et lamertume dans le cylindre, On tait sr de s'en appliquer toute la vertu en y touchant du bout du doigt ? Ce souhait marque assez nettement le besoin de valoriser. Naturellement cette mdication si douce ne se borne pas des purgations. La rverie savante l'tend toutes les maladies et Pivatti a tout un assortiment de cylindres diurtiques, hystriques, anti-apoplectiques, sudorifiques, cordiaux, balsamiques 2 (tome I, p. 28). Pour voir de telles merveilles, l'abb Nollet [108] fait un voyage en Italie. Malheureusement, devant le Physicien franais, aucune de ces purgations par participation ne russit. Mais qu'on ne triomphe pas trop tt de cette rduction de l'erreur ! Mme aprs la critique de l'abb Nollet, la thorie de Pivatti trouve des adeptes. La sduction substantialiste ne peut tre arrte si facilement 3. L'abb de Mangin allonge mme la liste des remdes qu'on peut employer dans les cylindres lectriques. Il recommandera cette technique pour l'esprit volatil de vipre contre les morsures des btes venimeuses, pour l'esprit de corne de cerf contre les convulsions, pour l'eau de fleur d'oranger contre les maladies de nerfs, etc... Les objection& que se fait l'abb de Mangin sont relatives la dfense en mdicaments, au nombre de machines lectriques puisque chaque drogue demanderait son cylindre particulier . Il
1 21. 2 3 Sans nom d'auteur, Histoire gnrale et particulire de l'lectricit, loc. cit., 3e partie, p. 205. CARRA, de la Bibliothque du Roi, Dissertation lmentaire sur la nature de la lumire, de la chaleur, du leu et de l'lectricit, Londres, se trouve Paris, 1787, p. 23. Sans nom d'auteur, Recueil sur l'lectricit mdicale, loc. cit., tome I, p.

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suggre d'ailleurs une autre technique : imbiber un linge avec le mdicament, appliquer ce linge sur la partie malade, y porter la vertu lectrique de manire que cette vertu ne pntrant dans le corps qu' travers le linge, elle emporterait ncessairement avec elle le plus fin et le plus spiritueux du remde . Nous soulignons le mot ncessairement qui dsigne une valorisation indpendante de l'exprience effective. Mais pourquoi ne pas avaler tout simplement le remde ? C'est que dans l'estomac, il change de nature au lieu qu'en s'introduisant dans le corps par le moyen de l'lectricit, c'est une manire tout fait douce et commode de les administrer avec toute leur activit, et d'une faon, pour ainsi dire, insensible (p. 221). Comment des substances qu'on imagine si spiritualises, si insinuantes, si valorises par la vertu lectrique, n'auraient-elles pas la grce infuse ? Leur action effective a beau avoir t dmentie. Leur action affective demeure. L'imagination travaille en dpit des oppositions de l'exprience. On ne se dtache pas du merveilleux quand une fois on lui a donn sa crance, et pendant longtemps on s'acharne rationaliser la merveille plutt qu' la rduire.

V
Toute qualit appelle sa substance. la fin du XVIIIe sicle, Carra 1 cherche encore une substance pour rendre directement compte de la scheresse de l'air. Il oppose aux vapeurs aqueuses qui rendent l'air humide, les vapeurs sulfureuses qui rendent l'air [109] sec. Comme on le voit, on ne manie pas facilement, dans la Physique de l're prscientifique, les quantits ngatives. Le signe moins parat plus factice que le signe plus. Des proprits manifestement indirectes pour un esprit scientifique sont immdiatement substantifies par la mentalit prscientifique. Sydenham ayant rendre compte de la malignit de certaines fivres la faisait consister dans le dveloppement de particules trs chaudes et trs spiritueuses , en se rfrant en somme une sorte d'atome de
1 CARRA, de la Bibliothque du Roi, Dissertation lmentaire sur la nature de la lumire, de la chaleur, du leu et de l'lectricit, Londres, se trouve Paris, 1787, p. 23.

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fivre charg de feu. Et Chambon de Montaux cite Sydenham 1 : Je pense que ces particules chaudes et spiritueuses acquirent une grande action par leur runion ; car par les lois de la nature, tout principe actif tend crer des substances qui lui ressemblent : c'est ainsi que le feu cre le feu, et qu'un liquide corrompu par une dpravation maligne, porte l'infection dans le reste des fluides . Cette curieuse pense qui veut que tout principe actif cre de la substance est trs symptomatique. Elle nous semble dsigner nettement la tendance la ralisation directe, tendance que nous prtendons caractriser comme une dviation de l'esprit scientifique. Peut-tre nous fera-t-on remarquer qu'une telle thorie de la malignit spcifique des fivres prlude aux dcouvertes de la microbiologie. Mais une telle rationalisation de l'histoire scientifique nous parat mconnatre la diffrence fondamentale de deux mentalits. Pour l'esprit prscientifique, la malignit est substantifie directement, avec tous ses caractres phnomnologiques : il y a court-circuit de la substance ses modes et la substantification clt les recherches. La microbiologie se dveloppe, au contraire, par diffrenciation, en isolant en quelque sorte les modes du principe cach. C'est par une longue technique que la microbiologie trouve le microbe spcifique qui permet de perfectionner le diagnostic spcifique. Il y a, dans la microbiologie moderne, une prcision discursive, une prcision corrlative des symptmes et des causes, qui s'oppose absolument au substantialisme intuitif que nous essayons de caractriser. Le besoin de substantifier les qualits est si grand que des qualits toutes mtaphoriques peuvent tre poses comme essentielles. C'est ainsi que Boerhaave n'hsite pas attribuer l'eau, comme qualit premire, la douceur 2 : l'eau est si [110] douce... qu'applique sur les parties du corps, o le sentiment est le plus dlicat.., elle n'y excite aucune douleur... Si l'on applique quelque peu d'Eau sur la corne de lil, qui est une partie de notre corps la plus propre distinguer toute cret par le sentiment douloureux ou incommode, qui s'y excite... l'on ne ressent cependant pas la moindre incommodit. L'Eau ne produit
1 CHAMBON DE MONTAUX, de la Fac. de Md. de Paris, de la Soc. Roy. de Md., Md. de l'Hpital de la Salptrire. Trait de la fivre maligne simple et des fivres compliques de malignit, 4 vol., Paris, 1787, 1, p. 68. BOERHAAVE, loc. cit., tome II, p. 586.

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non plus aucune sensation dsagrable, ou aucune nouvelle odeur dans la membrane du nez, qui n'est qu'un tissu de nerfs presque dcouverts (p. 587). Enfin on a une preuve de sa grande douceur, en ce que toutes sortes de corps cres, dtremps dans une suffisante quantit d'eau, perdent leur cret naturelle qui les rend si nuisibles au corps humain . En consquence de cette proprit essentielle on met l'Eau chaude au nombre des principaux remdes anodins et pargoriques . On voit du reste que la qualit de douceur a gliss de mtaphore en mtaphore, mais qu'elle n'en dsigne pas moins, pour Boerhaave, une qualit profondment substantifie. Inutile d'ailleurs de montrer l'inanit bien vidente d'une telle pense. Naturellement, le jeu des substantifications directes peut. conduire ds attributions qui, d'un auteur l'autre, se contredisent. Pour Pott, ce n'est pas la douceur, c'est la duret, qui est la qualit essentielle de l'eau. La preuve en est d'ailleurs aussi rapide 1. Il faut que les particules de l'eau soient fort dures, puisqu'elle creuse les pierres et les rochers exposs son mouvement continuel. On sait aussi qu'on ressent une douleur, si l'on frappe fortement la surface de l'eau avec la paume de la main. On multiplierait sans difficult des exemples d'attributions aussi ridicules. Des qualits aussi externes que la sonorit peuvent tre incluses dans l'intimit de la substance. Pour F. Meyer 2 la preuve que l'air fixe est un lment intgrant de la chaux c'est que, fondue avec du soufre et refroidie, elle est sonnante ; c'est l'acidum pingue qui est la cause du son : tout ce qui vient du feu comme corps solide, sonne aussi. La chaux, les charbons de bois frais et d'os, quelques sels fondus, mtaux, verre commun et mtallique, porcelaine, vaisseaux de verre, tuiles et pierres-ponces sonnent. [111]

Jules-Henri POTT, Des clments, ou Essai sur la nature, les proprits, les effets et les utilits de l'air, de l'eau, du leu et de la terre. 2 vol., Lausanne, 1782, tome II, p. Il. Frederich MEYER, Apothicaire Osnabrck. Essais de Chymie sur la chaux vive, la matire lastique et lectrique, le leu, et l'acide universel primitif, avec un supplment sur les lments, trad., 2 vol., Paris, 1766, p. 199.

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VI
Ds que l'esprit accepte le caractre substantiel d'un phnomne particulier, il n'a plus aucun scrupule pour se dfendre contre les mtaphores. Il charge l'exprience particulire souvent prcise par une foule d'images puises dans les phnomnes les plus divers. Carra 1 explique ainsi le magntisme : Le flegme qui suinte de l'aimant est un effet de la pression ou gravitation continuelle que ce minral exerce sur lui-mme ; c'est une espce de mercure qui, obstruant les surfaces du fer et le rendant impermable l'air ambiant, laisse au fluide lmentaire seul la facult de le percuter dans (une) direction (privilgie)... le flegme laiteux qui sort du fer battu aprs la fusion, est trs certainement une preuve que celui qui suinte de l'aimant n'est point une chimre. Ainsi toutes les images substantialistes symbolisent entre elles. L'incandescence du fer travaill par le forgeron est substantifie en un flegme laiteux qu'expulse un marteau diligent. Ce flegme laiteux suggre un flegme magntique invisible, Ces flegmes, un pour l'incandescence, l'autre pour le magntisme, ont permis de transcender la contradiction du visible l'invisible. La substantialisation pallie cette contradiction phnomnologique. Ici, comme souvent, la substance est pense pour raliser des contradictions. Devons-nous une fois de plus faire observer que l'auteur que nous citons est trs souvent cit la fin du XVIIIe sicle ? Il est d'ailleurs vivement attaqu par Lalande. Il suffit de lire un avis au lecteur publi la fin du tome IV pour voir que Carra sait manier la plume de polmiste. Dans ses rapports avec Lalande, il se montre assez fin psychologue, ce qui prouve que la maturit scientifique ne va pas de pair avec la maturit psychologique.

VII
1 CARRA, Nouveaux Principes de Physique, loc. cit., tome II, p. 38.

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Un des plus clairs symptmes de la sduction substantialiste, c'est l'accumulation des adjectifs sur un mme substantif : les qualits tiennent la substance par un lien si direct qu'on peut les juxtaposer sans trop se soucier de leurs relations mutuelles. Il y a l un empirisme tranquille qui est bien loign de susciter [112] des expriences. Il s'affine bon compte en multipliant les synonymes. Nous en avons vu un exemple avec le caractre glutineux, onctueux et tenace du fluide lectrique. C'est l une tendance gnrale, dont on trouverait d'ailleurs la trace dans des domaines bien loigns de la pense scientifique, comme la psychologie et la littrature : moins une ide est prcise et plus on trouv de mots pour l'exprimer. Au fond, le progrs de la pense scientifique revient diminuer le nombre des adjectifs qui conviennent un substantif et non point l'augmenter. On pense scientifiquement des attributs en les hirarchisant et non pas en les juxtaposant. Naturellement, c'est dans les sciences retardes, comme la mdecine, que cet empirisme prolixe est le plus apparent. Un mdicament, au XVIIIe sicle, est littralement couvert d'adjectifs. En voici quelques exemples entre mille : Le soufre dor est donc emmnagogue, hpatique, msentrique, bchique, fbrifuge, cphalique, diaphortique et alexipharmaque. (Encyclopdie. Art. Antimoine.) L'eau-de-vie de Genivre est sudorifique, cordiale, hystrique, stomachique, carminaline, apritive, bchique 1. Les simples sont particulirement complexes. D'aprs l'Encyclopdie, la seule racine de chardon-bnit est vomitive, purgative, diurtique, sudorifique, expectorante, emmnagogue, alexitre, cordiale, stomachique, hpatique, antiapoplectique, anti-pileptique, antipleurtique, fbrifuge, vermifuge, vulnraire et aphrodisiaque, soit 17 proprits pharmaceutiques. Le fumeterre en a 7, l'huile d'amandes douces en a 9, le citron 8, la betoine 7, le camphre 8, etc, Si les attributs les plus divers se trouvent ainsi accols une mme substance, vice versa, il ne faut pas s'tonner de voir des substances multiples cooprer pour donner un remde particulier. Les apothicaires du XVIIIe sicle utilisent encore les mlanges les plus
1 Sans nom d'auteur. Chimie du Got et de l'Odorat ou Principes pour composer facilement et peu de frais les liqueurs boire et les eaux de senteurs. Paris, 1755, p. 115.

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compliqus. L'empltre diabotanum amasse une grande quantit de plantes. Si l'on se souvient que chacune de ces plantes est elle-mme riche de nombreux caractres, on voit quelle somme substantielle ralise le diabotanum. L'onguent des aptres est naturellement compos de 12 drogues. L'lectuaire anti-scorbutique de Malouin contient 22 simples. Le baume tranquille de l'abb Rousseau en contient 19. Le fameux sel polychreste que les frres Seignette donnent comme un compos de trois sels parat trop simple aux doctrinaires polypharmaques . Les [113] thriaques obissent aussi un substantialisme clectique qui pourrait servir symboliser une mentalit toute spciale. Dans une thriaque qui runit 150 substances, on ne s'occupe pas des proportions ; on se confie l'efficacit de la seule prsence des ingrdients. La thriaque est une somme de substances jamais trop accueillante 1. D'aprs les statuts rochelais, la fabrication de la thriaque, comme celle des grandes confections, o se combinaient une infinit de drogues, devait tre faite par tous les matres et le produit obtenu partag entre eux. La constitution de cette somme des sommes substantielles nous parat trs curieuse. Elle dsigne bien l'idal du thriacleur qu'on pourrait rapprocher du complexe du petit profit tudi par la Psychanalyse. Cet idal est plus persistant qu'on ne croit. Raspail crit encore en 1843 2 : Que de bestiaux malades, quand on les svre de foin, cette thriaque compose de mille baumes d'espces diffrentes ! Pour l'inconscient, les mlanges les plus composs sont toujours valoriss. La locution tout fait ventre n'est qu'une traduction, sur le mode alimentaire, de l'attachement aux sommes polypharmaques pour la prservation des maladies. Mais, pour bien caractriser ce mythe de la substance mdicale surcharge d'attributs par l'esprit prscientifique - soit que cet amas se prsente comme naturel dans les simples, ou comme artificiel dans les thriaques, - voyons, par opposition, comment se prsente un mdicament moderne, fabriqu par l'industrie comme un objet en

1 2

Maurice SOENEN, La Pharmacie La Rochelle avant 1803, La Rochelle, 1910, p. 67. RASPAIL, Histoire naturelle de la Sant et de la Maladie, 2 vol., Paris, 1843, tome I, p. 240.

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srie, dans un idal d'unit et de prcision. Rapprochons, par exemple, l'antipyrine d'un sdatif ancien. Pour bien dvelopper ce parallle, il nous faut faire abstraction du prospectus de rclame commerciale. Prcisment, ce prospectus s'appuie, hlas, sur la certitude de trouver, dans le public, une adhsion d'un caractre prscientifique. Le commerce n'hsite pas faire glisser l'emploi des comprims sur les malaises les plus varis. Il n'est d'ailleurs que trop bien cout. Et l'on serait bien tonn si l'on connaissait tous les usages individuels - singulirement varis - d'un mdicament moderne chimiquement bien dfini. Si donc nous faisons abstraction, comme il se doit, de cet usage antiscientifique d'un produit scientifique, si nous nous rfrons un usage savant et honnte, alors nous comprendrons qu'il y a un essai de correspondance prcise entre [114] l'entit nosologique soulager et l'entit chimique du remde. La science pharmaceutique moderne vise, dans la substance, une qualit et une seule. L'idal, c'est le remde monofonctionnel, le substantif pourvu d'un seul adjectif. Autant dire que, par le moyen de la substance, on tend raliser un attribut bien dfini. La science pharmaceutique moderne fabrique plutt une qualit qu'une substance, plutt un adjectif qu'un substantif. Elle est raliste d'une manire discursive parce qu'elle ralise, dans un mouvement strictement inverse du ralisme classique par lequel on a cru pouvoir caractriser philosophiquement la science moderne. Cette prcision qualitative, cet tat d'absolue distinction de la qualit, apparatront trs clairement si l'on veut bien considrer certains vaccins ou srums prcis, soigneusement numrots, dsigns par des jeux de lettres bien nettement fixs. C'est alors qu'on comprendra bien que le produit scientifique est un moment particulier bien dfini d'une technique objective. Pour le dterminer, on ne se confie pas une activit substantielle plus ou moins sourde, plus ou moins mrie. On veut un instant d'volution bien choisi, et c'est cet instant qu'on fixe et immobilise dans la substance. Vue dans cette perspective de ralisations, on peut bien dire que la substance n'est que la concrtisation d'ides thoriques abstraites. Sans ces ides thoriques, on ne pourrait pas crer la substance, car c'est vraiment crer une substance que d'tablir d'une manire permanente une proprit dans un tat bien dfini. Nous reviendrons sur cet aspect de la ralisation scientifique moderne, mais il nous a paru qu'en

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confrontant ici, sur un point trs prcis, les doctrines scientifiques et prscientifiques, nous ferions mieux sentir l'tat de confusion du substantialisme prscientifique et quelle rvolution de pense il faut oprer pour surmonter l'obstacle raliste. Cette question philosophique est beaucoup plus actuelle qu'il ne le semble premire vue car, dans tout esprit cultiv, il reste de nombreuses traces de substantialisme, psychanalyser. Voici une ligne d'un trait de Chimie contemporaine que j'ai utilise comme test pour reconnatre chez les lves la difficult de quitter l'tymologie, d'chapper l'influence du mot racine qui semble toujours reprsenter, dans une famille de mots, une ralit privilgie. L'auteur du livre, M. Martinet, dit simplement : Le menthol, la menthone et l'actate de menthyle sentent la menthe. la lecture de cette ligne, il n'est pas rare d'entendre un lecteur cultiv rpondre : Naturellement . Il voit dans cette triple affirmation un triple plonasme. Il lui semble que ces terminaisons - ol - one - yle - viennent dcliner certaines fonctions [115] supplmentaires qui laissent naturellement subsister la qualit essentielle exprime par la racine du mot. Le lecteur ignorant la chimie organique ne se rend pas compte que les drivs d'un mme corps chimique peuvent avoir des proprits trs diverses et qu'il y a des fonctions qui, greffes sur un mme noyau, ne comportent pas les proprits organoleptiques, comme l'odeur. Bien entendu, pour le faire remarquer en passant, propos de cet exemple un esprit non scientifique ne se place pas, comme il convient souvent de le faire, au point de vue de la nature factice. Du point de vue de la Chimie factice, c'est--dire du point de vue de la Chimie scientifique, il faudrait dire que la menthe sent le menthol et non pas l'inverse que le menthol sent la menthe. Il faudrait dire encore, en mettant notre thse de la suprmatie de l'abstrait sous une forme voyante, que le concret sent l'abstrait . En effet, c'est en tudiant le menthol pur qu'on pourra dgager le groupement osmophore qui est responsable de l'odeur ; c'est en tudiant la structure molculaire de ce groupement qu'on pourra comprendre la construction gomtrique d'une proprit sensible en partant d'un schme abstrait ou, mieux encore, la ralisation matrielle d'une odeur mathmatiquement dfinie.

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VIII
En contradiction avec ce ralisme invers qu'est le ralisme instruit, nous pouvons souligner le rle privilgi que jouent certaines sensations grossires dans la conviction substantialiste. En particulier, la saveur et l'odeur, par leur aspect direct et intime, paraissent nous apporter un sr message d'une ralit matrielle. Le ralisme du nez est bien plus fort que le ralisme de la vue. la vue, les fumes et les rves ! Au nez et la bouche, les fumets et les viandes ! L'ide de vertu substantielle est lie l'odeur par un lieu troit. Macquer l'affirme sans discussion 1 Une grande partie de la vertu des plantes rside dans ce principe de leur odeur, et c'est lui qu'on doit les effets les plus singuliers et les plus merveilleux que nous leur voyons produire tous les jours. Sans doute possible, il faut prendre bien garde que les produits pharmaceutiques ne s'ventent. De cette prcaution, qui devrait tre particulire et relative certains [116] produits volatils, on fait un principe fondamental. On croit que la puissance de la matire, comme la puissance florale, se perd et se disperse. Maintenir l'odeur, c'est garder la vertu. On voit avec quelle simplicit s'tale le substantialisme des odeurs. L'odeur est alors une qualit valorise. Le fait qu'une substance est, en quelque manire, signe par une odeur spcifique va contribuer affermir la croyance en l'efficacit de cette substance. Aussi Charas s'oppose-t-il 2 ceux qui veulent enlever l'odeur dsagrable du sel de Vipre. Ces dlicats ne comprennent pas que cette odeur ne se pouvait pas toute sparer de ce sel, qu'on ne lui ott sa vertu . Fixer le sel volatil par la chaux, c'est aussi lui faire perdre sa puissance, son essence spirituelle puisque la chaux le ptrifie . Charas n'apporte naturellement aucune preuve de ces affirmations, laisser aller logique qui est toujours la marque de valorisations a priori. Il a donc purement et simplement substantialis l'odeur. Pour lui, la sensation premire ne doit pas, un seul instant, tre spare de la substance dont elle est le signe.
1 2 MACQUER, de l'Ac, roy. de Sc., lments de Chymie pratique, 3 vol., Paris, 1751, II, p. 54. CHARAS, Nouvelles expriences sur la vipre, Paris, 1669, p. 168.

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La force insinuante des odeurs, le fait qu'elles s'imposent, qu'on le veuille ou non, les marquent comme des ralits actives. En fait, les odeurs ont t souvent donnes comme des preuves de ralits individualises. Boerhaave n'a jamais pu se dgager entirement de cette ide que chaque tre a un principe individualisateur, principe concret qu'une chimie subtile peut esprer isoler 1. Enfin la Chymie est la seule qui nous apprenne qu'il y a dans chaque animal, dans chaque plante, une espce de vapeur propre uniquement ce Corps, et qui est si subtile qu'elle ne se manifeste que par son odeur, ou par sa saveur, ou par quelques effets qui lui sont particuliers. Cette vapeur est imprgne de ce qui constitue la nature propre du Corps o elle rside, et de ce qui le distingue exactement de tout autre. La prodigieuse subtilit fait qu'elle chappe la vue, aide mme des meilleurs microscopes, et sa grande volatilit empche qu'elle ne soit sensible l'attouchement ; ds qu'elle est pure et dgage de toute autre chose, elle est trop mobile pour rester tranquille, elle s'envole, se mle avec l'air, et rentre dans le chaos commun de tous les corps volatiles. Cependant elle y conserve sa propre nature, et elle y voltige jusqu' ce qu'elle retombe avec la neige, la grle, la pluie ou la rose ; alors elle retourne dans le sein de la Terre, elle la fconde par sa semence prolifique, elle se mle avec ses fluides, pour redevenir [117] Suc de quelqu'Animal ou de quelque Plante... Ce texte nous montre bien clairement le fort ralisme de l'odeur. L'odeur est pour Boerhaave la ralit la plus indpendante qui soit de toutes nos manoeuvres. Exhale par les roses en un soir de printemps, l'odeur revient au rosier avec la rose du matin. Elle est une ralit qui transmigre mais qui jamais ne se dtruit ni ne se transfigure. Bien entendu, nous ne pouvons pas la crer 2. Nous ne connaissons rien que l'Art puisse moins imiter que ces Esprits odorifrants, particuliers chaque plante, et auxquels nous avons donn le nom d'Esprits Recteurs : s'ils se font remarquer partout, c'est parce qu'ils se dispersent d'eux-mmes dans l'atmosphre... Que d'effets surprenants ne doit-il pas rsulter de l ! Que de choses tonnantes ne doit pas oprer cette merveilleuse Mtempsychose universelle ! Faut-il souligner, en passant, que la technique moderne, sur des bases abstraites, a su multiplier les odeurs
1 2 BOERHAAVE, loc. cit., tome 1, p. 97. BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 494.

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au point que le laboratoire soit plus riche que le jardin ? Mais l'essentiel pour notre objet est de faire remarquer l'intense valorisation d'une sensation particulire, valorisation qui est dj sensible dans le ton enthousiaste de Boerhaave. L'ide qu'une petite matire dirige une grande est aussi bien remarquable et montre une valorisation facile. L'esprit recteur d'une huile est agile . Il est le fils du feu. Inn, retenu et comme li dans les huiles, il leur communique une vertu singulire, et assez efficace, qu'on ne retrouve pas ailleurs ; mais ds qu'il en est chass tout fait, il les laisse presque sans forces, et telles qu' peine peut-on les distinguer entre elles 1 . Cela prouve bien la puissance individualisante et par suite fortement relle des esprits matriels. Rciproquement, on comprend qu'on tienne l'huile. prive de son esprit recteur pour une matire vente, sans vertu, bref, pour une matire dvalorise. Si l'on mdite sur cette matire coefficiente qu'est un Esprit Recteur, on ne s'tonnera plus de l'importance attribue la distillation par l'esprit prscientifique. Cette opration a fourni pendant des sicles, l'inconscient des chercheurs une image vraiment technique de leurs rves de transmigration. On a cru, pendant longtemps, que la distillation gardait les qualits spcifiques, les qualits essentielles des matires. Le ralisme de la quintessence n'tait naturellement pas l'objet du moindre doute. L'alambic, dont le mcanisme nous semble clairement factice, tait assez souvent considr comme un appareil en quelque sorte [118] naturel. Au milieu mme du XVIIIe sicle, un auteur peut encore crire 2 : Le cerveau contenu dans notre tte, pos sur le tronc de notre corps, peu prs comme le chapiteau d'un alambic sur sa cucurbite, ne recevra pas galement ces esprits par forme de distillation, et alors les nerfs adapts au cerveau ne feront pas cet gard les fonctions du bec du chapiteau qui se rpand dans ces rcipients . D'autres auteurs, la fin du sicle, forment des cosmogonies sur le plan de la distillation en expliquant l'univers comme un vaste alambic. On sait du reste le rle
1 2 BOERHAAVE, loc. cit., tome II, p. 767. Sans nom d'auteur. Nouveau Trait de Physique sur toute la nature ou mditations et songes sur tous les corps dont la mdecine tire les plus grands avantages pour gurir le corps humain, 2 vol., Paris, 1749, tome II, p. 152.

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important qu'a jou l'alambic dans les expriences de l'Acadmie, qui distillait des paniers de crapauds, de la chair d'lphant et les matires les plus diverses. Nous n'insisterons pas sur ce point, car voici longtemps qu'on a dnonc le caractre vain des distillations prscientifiques. Il y aurait cependant une longue tude faire sur l'alambic. On serait tonn du nombre de rveries qui accompagnent l'usage de cet appareil. On comprendrait alors la puissante valorisation des produits lentement distills. Il ne serait pas difficile d'opposer, sur ce point, la technique des distillations fractionnes aux anciennes pratiques des distillateurs. On verrait qu'il y a plutt rupture que continuit entre l'usage vulgaire et l'usage savant de l'alambic.

IX
La saveur, comme l'odeur, peut apporter, au substantialisme, des assurances premires qui se rvlent par la suite comme de vritables obstacles pour l'exprience chimique. Par exemple, si les fonctions acides et basiques se sont rvles, dans l'volution finale de la Chimie, des principes de cohrence trs utiles pour une classification gnrale, il ne faut pas oublier que les proprits chimiques acides et basiques ont t d'abord prises comme des attributs en rapport direct avec les sensations gustatives. Aussi quand ces attributs inhrents, attachs par l'esprit prscientifique au fin fond de la substance comme la douceur ou l'acidit - venaient tre masqus, on s'en tonnait comme devant une transsubstantiation. De nombreux faux problmes sont ns d'une impression gustative mystrieuse. Reportons-nous au rsum de l'Exprience d'un sel doux tir de matires fort cres qui figure [119] la date de 1667 dans l'Histoire de l'Acadmie Royale des Sciences (p. 23) : L'illustre Boyle, dans son livre De formarum origine, avait propos tous les chimistes une espce d'nigme ; c'tait de trouver un sel qu'il appelle Anomal et qui mrite bien ce nom, pour la nature irrgulire dont il est. La saveur en est douce, quoiqu'il soit compos d'ingrdients, ou plus sals ou plus cres que la saumure, ou plus aigre que le plus fort vinaigre. Du Clos travaille rsoudre l'nigme de Boyle : Il conjecture que ce sel

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si bizarre tait celui dont parle Schroder, c'est--dire un sel compos de cristaux doux de sel commun, prpar avec du vinaigre de miel. Faut-il s'tonner, aprs ce miracle de conciliation des proprits sensibles contraires, que ce sel Anomal gurisse plusieurs maladies et qu'il dissolve radicalement l'or : double signe d'une valeur substantielle qui apporte, comme souvent, une me avide de bien, un esprit toujours dsireux de travailler sur une ralit, la preuve fondamentale de la prsence d'une substance. Une substance vaut quelque chose. C'est un bien. C'est une puissance qui peut, qui doit montrer son arbitraire. Rien ne vaut pour cela la contradiction. Pour le sel de Boyle, il n'y manque mme pas la valeur historique ainsi que l'entrevoit l'auteur en se rfrant la Bible : Cette nigme de M. Boyle avait quelque rapport celle que Samson proposa aux Philistins, de forti egressa est duleedo. De telles accumulations de penses valorisantes, que nous devons signaler au passage pour viter des redites, nous autoriseront, semble-t-il, parler, au chapitre suivant, d'une ncessaire psychanalyse du substantialisme. Pour l'instant, notons simplement qu'une runion des contradictions sensibles fait souvent office de ralit. Sur cet exemple simple au possible, matriel souhait, on pourrait peut-tre comprendre et juger les thses philosophiques qui veulent que la ralit soit foncirement irrationnelle. On pourrait mme saisir ces philosophies dans une rciproque o il suffit d'accumuler l'irrationnel pour donner l'illusion de la ralit. N'est-ce pas ainsi que procde le romancier moderne qui passe pour crateur ds l'instant o il ralise l'illogisme, l'inconsquence, le mlange des conduites, ds l'instant o il mle le dtail et la loi, l'vnement et le projet, l'originalit et le caractre, la douceur et l'cret ? Mais le procs de cette objectivit psychologique truque n'est pas sa place ici. Nous ne l'voquons que pour faire sentir que le romancier moderne n'est souvent qu'un mauvais chimiste et que la psychologie littraire en est au stade de la Chimie prscientifique. [120]

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Une substance prcieuse doit tre cherche, pour ainsi dire, en profondeur. Elle est cache sous des enveloppes. Elle est noye dans des matires grossires et des gangues. On l'obtient dans des distillations rptes, dans des macrations prolonges, en de longues digestions . Ainsi extraite, rduite et pure, elle est une quintessence ; elle est un suc. Tenir sous un faible volume les principes de la nourriture ou de la gurison, tel est l'idal usuel qui sduit sans peine la pense substantialiste. Ce mythe de la concentration substantielle est accept sans discussion. Mme L. Randoin et M. H. Simonnet l'ont soulign dans leur livre sur les Vitamines (p. 7) comme une tendance de l'esprit humain depuis les dbuts de la Civilisation : arriver concentrer les principes dits nourrissants, les dbarrasser de ce qui ne parat pas utile, et qui doit mme, imagine-t-on, troubler les actes digestifs. Nous retrouverons par la suite l'occasion de psychanalyser cette volont de puissance digestive. Il est peut-tre intressant de rappeler simplement ici qu'on a pu proposer comme un idal humain la nourriture par comprims. Cela montre assez clairement la valorisation du comprim. ce point de vue, le sel est li une concentration qui sert de type. Par vaporation du superflu apparat bientt, dans une dissolution de sel, la matire essentielle et prcieuse. Le mythe est naturellement pouss sa limite par l'intuition de l'intriorisation. Comme le dit Nicolas de Locques 1 le sel est toujours l'intime de l'intime . Autrement dit, le sel est l'essence de l'essence, la substance de la substance. D'o une raison de valeur substantielle non discute. Parfois, se priver de sel, c'est se priver d'aliment. La superstition d'abstinence du sel, quel qu'en puisse tre le motif originaire, se rencontre un peu partout , d'aprs Oldenberg 2, qui donne quelques cas de jene du sel dans l'antiquit vdique. La surpuissance du sel est si grande qu'on la met l'origine de la vie. Dans un autre opuscule, Nicolas de Locques n'hsite pas crire 3 : Comme la terre au grand Monde est l'Aimant, [121] l'attrait
1 2 3 Nicolas DE LOCQUES, loc. cit., p. 156. H. OLDENBERG, La Religion du Veda, trad., Paris, 1903, p. 352 Nicolas DE LOCQUES, Les Vertus magntiques du sang. De son usage interne et externe pour la gurison des maladies, Paris, 1664, p. 20.

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de toutes les influences clestes... de mme le sel qui est cette terre virginale, au centre de toute chose, est l'Aimant de tout ce qui peut entretenir la vie du microcosme. Cette substance virginale cache au centre de toute chose nous donne un clair exemple d'une matire privilgie a priori qui fait obstacle une pense empirique fidle. Une des raisons qui fait du sel une substance privilgie c'est, sans doute, qu'on en emploie une petite quantit pour dterminer de grands effets. L'homo faber est quelquefois charcutier, Il prend ses intuitions dans son saloir. Il pense comme il sale. Un auteur, un peu ancien, Blaise Vigenre, crivant en 1622, s'exprime ainsi 1 (p. 25) : Toutes les humeurs du corps animal, sang, pituite, urine et le reste sont sales ; sans cela tout se corromprait d'un instant l'autre. Bernard Palissy fait la mme remarque, sous une forme beaucoup plus gnrale et, bien entendu, toujours sans preuve (Des sels divers, p. 203) : Si le sel tait extrait des poutres, solives et chevrons, le tout tomberait en poudre. Autant en dis-je du fer, de l'acier, de l'or et de l'argent, et de tous les mtaux. Une fois qu'on attribue une puissance secrte une substance, on peut tre sr que l'induction valorisante ne connatra plus de bornes. En runissant tous ces exemples dans leur filiation inconsciente, on peut voir comment la conservation du lard par le sel conduit infrer la conservation de l'or par un produit similaire adquat. Ce qui conserve peut produire. Pour Vigenre (p. 265), le sel n'est pas infertile , au contraire il cause la fertilit. En voici des preuves : Il provoque l'apptit vnrien dont Vnus aurait t dite engendre de la mer , aussi donne-t-on du sel aux animaux pour les exciter davantage... On voit encore par exprience que dans les bateaux chargs de sel s'engendrent plus de rats et de souris que dans les autres . Le sel empche aussi la terre de se figer et de se constiper, laquelle constipation empcherait les herbes de poindre (p. 266). Et enfin, aprs une accumulation d'opinions aussi absurdes, Vigenre ose en dduire comme suprme conseil : ce qui devrait d'autant dcrier le sel pour le regard des choses saintes, dont toute lubricit doit tre bannie. Nous n'hsitons pas transcrire un texte aussi surcharg de vsanies, prcisment parce qu'il montre le glissement entre les valeurs les plus htroclites, le besoin d'accder
1 BlAISE-VIGENRE, Troict du feu et du sel, Paris, 1622, p. 25.

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des valeurs dominantes qui n'ont pourtant rien voir avec les valeurs empiriques. [122] Bien entendu, le sel marin n'est qu'un aspect du sel fondamental qui se trouve la base de toutes les substances. Si l'on voulait tudier la conviction que donnent ces valorisations essentielles, il suffirait de prendre des textes alchimiques. La maxime : Cum sale et sole omnia revient dans la plupart des ouvrages. Nicolas de Locques crit encore en 1665 : Celui qui travaille sans sel, est comme celui qui veut tirer de l'arc sans corde, ou sans flche. Le sel intervient aussi comme substance particulirement active dans les thories de la palingnsie qui eurent un si grand et si trange succs au XVIIIe sicle. On imagine que les cendres des vgtaux et des animaux peuvent reproduire les tres dont elles sont les restes. Par exemple l'abb de Vallemont crit des pages et des pages pour prouver l'action de ces sels essentiels 1 Les sels contiennent les ides, la figure et le fantme des plantes dont ils sont extraits. Puis (p. 284) la vertu sminale de chaque mixte est concentre dans ses sels. Ce secret nous apprend qu'encore que le corps meure, Les formes font pourtant aux cendres leur demeure. D'o cette consquence (p. 294) : Les Ombres des Trpasss, qu'on voit souvent paratre aux cimetires sont naturelles, tant la forme des corps enterrs en ces lieux : ou leur figure extrieure, non pas l'me... Il est certain que ces apparitions peuvent tre frquentes aux lieux o il s'est donn des batailles. Et ces Ombres ne sont que les figures des corps morts, que la chaleur, ou un petit vent doux excitent et lvent dans l'air. La vision de l'Aiglon sur le champ de bataille
1

Abb DE VALLEMONT, Curiosits de la Nature et de l'Art sur la vgtation ou l'Agriculture et le Jardinage dans leur perfection, Paris, 1709, p. 279.

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d'Austerlitz et donc t facilement rationalise par l'intuition substantialiste de l'abb de Vallemont. Enfin comme c'est un des traits fondamentaux d'une pense valorisante que toute valeur peut tre nie, on pourrait trouver des textes o les proprits du sel et des cendres sont juges d'une manire pjorative. Par exemple, pour Pierre Fabre 1, le seul nom que mrite le sel est graisse du monde et paisseur des lments . C'est un excrment. Le sel est, pour ainsi dire, la ralisation de l'impuret. [123]

XI
Tout travail patient et rythmique, qui rclame une longue suite d'oprations monotones, entrane l'homo faber la rverie. Alors il incorpore sa rverie et ses chants la matire labore ; il coefficiente la substance longuement travaille. L'effort partiel, le geste lmentaire ne dessinent plus les limites gomtriques de l'objet ; c'est le groupement des gestes dans le temps, c'est la cadence qui est connaissance claire et joyeuse. L'alacrit d'un potard tournant son pilon dans son mortier nous dit dj le prix que, sincrement, il attache ses pilules. Toute cette norme surcharge du rve, toute cette valorisation des substances par le temps pass les prparer, il faudra en dbarrasser la pense scientifique. Il faudra dvaloriser le produit d'un travail patient si l'on veut psychanalyser la connaissance objective. A propos de ce thme, on peut montrer assez clairement la diffrence d'un esprit scientifique et d'un esprit prscientifique sur un exemple trs simple. Pour nous, la trituration est un moyen mcanique dont nous comprenons tout de suite le caractre. Il n'en va pas de mme au XVIIIe sicle et a fortiori dans les sicles antrieurs. Alors c'est une opration vraiment polymorphe qui s'apparente aux oprations chimiques profondes. L'Encyclopdie rappelle que, pour Boerhaave, la trituration a une force merveilleuse pour dissoudre certains corps,
1 Pierre-Jean FABRE, Docteur en la Facult de Mdecine de l'Universit de Montpellier, L'Abrg des secrets chymiques, Paris, 1636, p. 83.

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et qu'elle les rend aussi fluides que s'ils taient fondus par le feu. Le docteur Langelotte peut de mme, par trituration, rendre l'or aussi fluide que par le moyen du feu, et faire un or potable par le seul mouvement d'un moulin. Il importe peu, comme le fait observer finement M. Brunschvicg, que Langelotte ait dcouvert ainsi l'or collodal. Il l'a dcouvert pour nous, non pas Pour lui et M. Brunschvicg s'interdit, comme nous le faisons nous-mme systmatiquement, cet optimisme rcurrent des historiens des sciences qui veulent souvent plaquer sur les dcouvertes anciennes les valeurs nouvelles 1. Il n'est pas permis de dire qu'on sait une chose alors mme qu'on la fait tant qu'on ne sait pas qu'on la fait. Ici le systme de valorisation est diffrent de notre plan de jugement. Il dpend d'une mystique du broiement. Alors que, pour nous, le broiement n'est qu'une prparation accessoire des oprations plus essentielles, [124] il est pris, au XVIIIe sicle, comme une opration qui fournit, dans les domaines les plus varis, un motif d'explication suffisante. On pourra s'en rendre compte en suivant les polmiques sur la digestion stomacale. Une longue lutte divise les partisans de la fermentation et ceux de la trituration. La thorie de la trituration, propose par le docteur Pitcairn, eut une longue carrire. Un mdecin aussi renomm que Boerhaave n'hsite pas crire 2 : Dans le corps des coureurs... les poissons et les viandes fraches... se pourrissent aisment, cause du trop grand frottement qu'elles prouvent. L'auteur de l'article dans l'Encyclopdie rappelle la trituration chez les Hbreux et donne un verset de la Bible. Saint Paul en fit une parabole. Le poids d'une tradition apporte une exprience substantielle une valeur supplmentaire qui n'a plus cours dans la formation d'un esprit vraiment scientifique. D'une opration qui ne demande que de la patience comme la trituration, on peut rapprocher les oprations qui ne demandent que du temps, comme les lentes et douces cuissons. Les bouillons, si varis, si spciaux, dont l'usage tait si frquent dans la dittique du XVIIIe sicle, devaient sans doute en partie la faveur dont ils jouissaient cette ide que le temps prolong des cuissons est une condition indispensable aux concentrations substantielles.
1 2 Lon BRUNSCHVICG, La Connaissance de soi, Paris, p. 68. BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 101.

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Mais o le temps prend toute sa puissance valorisante, c'est dans les expriences en quelque manire temporellement structures. De l, la valeur des produits obtenus dans des oprations rptes sept fois, ce qui prouve assez le caractre mystique de cette valorisation substantialiste. Boerhaave dit encore 1 : Il faut fondre le cuivre fossile une douzaine de fois pour le bien rendre ductile sous le marteau. Cette observation exacte ne comporte pas toutefois la description de l'affinement progressif. Dans la Chimie moderne, quand les oprations sont longues et nombreuses, on en donne la raison dtaille. On suit une mtallurgie comme un raisonnement. La mtallurgie contemporaine est un raisonnement : le thme abstrait explique les manoeuvres industrielles. Une opration comme la distillation fractionne qui est plus monotone, est entirement arithmtise : elle procde presque comme une progression gomtrique. La mystique de la rptition ne s'introduit donc pas dans un esprit scientifique moderne. [125] cet gard, une opration comme la cohobation doit paratre actuellement de tout point incomprhensible. On sait en quoi elle consiste : quand on s'est donn bien du mal pour sparer, dans une distillation, la matire volatile de la matire fixe, on reconstitue le mlange pour recommencer la distillation, ou, comme on dit dans un langage assez clairement valorisant, on remet l'esprit sur ses fces . La patience et le courage des recommencements rpts sont un gage de valeur pour le produit final. Macquer met la cohobation au rang des oprations que les anciens Chymistes pratiquaient avec beaucoup de patience et de zle et qui sont aujourd'hui trop ngliges . Ainsi, le fait que la cohobation soit tombe en dsutude n'est pas suffisant pour lui enlever, aux yeux de Macquer, sa valeur.

XI
1

BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 10.

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La substance reoit facilement un pouvoir absorbant si intense quand oh la considre sans se dfendre contre les rveries inconscientes, qu'on finit par admettre qu'elle retienne les proprits du lieu o elle a sjourn. La mdecine du XVIIIe sicle n'hsite pas fonder ses choix sur un principe aussi obscurment affirm. A propos des bouillons, on peut lire dans l'Encyclopdie qu'un estomac affaibli par une longue maladie est souvent peu propre digrer le sue des animaux, et s'accommode mieux de celui de carpe, de tanche, de grenouille, etc... qui d'ailleurs porte une fracheur dans le sang qu'on ne doit pas attendre de celui des animaux terrestres ou volatiles . Cette numration, promptement suivie d'un etc., montre, comme nous en avons dj fait la remarque, que l'induction substantialiste a prcd, et non pas suivi, les expriences particulires. Cette induction est fonde sur l'explication toute substantielle des sucs qui peuvent porter leur fracheur dans le sang , fracheur vidente quand on songe la longue vie des poissons et des batraciens dans l'eau froide. En 1669, l'Acadmie dissqua une civette pour la comparer au castor prcdemment tudi. Voici les conclusions : Le Castoreum est d'une odeur forte et peu agrable et celle de la liqueur qui vient de la civette est entirement douce, et l'on jugea que cette diffrence peut venir de l'humidit froide du castor qui est un demi-poisson, au lieu que la civette est d'un temprament chaud et sec, boit peu, et habite ordinairement les sables de l'Afrique. [126] On mesurera peut-tre mieux encore cette fausse signature du lieu dans les phnomnes en s'adressant des expriences qui relvent de la Physique. la fin du XVIIIe sicle, on a longuement discut pour savoir si les grenouilles du Pimont taient plus ou moins aptes manifester l'lectricit que les grenouilles de Provence : plaisante objectivit qu'une montagne borne 1 lectricit en de des Alpes, neutralit au-del.

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D'une manire gnrale, toute valeur substantielle est intriorise par la vie, surtout par la vie animale. La vie assimile profondment les qualits ; elle les attache fortement la substance. Le rapprochement entre la nature d'un animal et la qualit naturelle est si direct qu'on peut, sous le couvert d'une idiosyncrasie, entriner les affirmations les plus saugrenues. En 1772, Dubois, dans son Tableau annuel de la Physique, raconte ses observations sur Mignon, le Perroquet de Mme de X, lectrisante zle (p. 157). Tous les animaux ont en partage une portion plus ou moins grande de cette vertu d'attraction et si elle est plus sensible dans les plumes de perroquet, c'est qu'il est d'une constitution plus sche et plus convenable que les autres oiseaux. Une preuve bien sensible de cette proposition, c'est leur aversion naturelle pour boire. Souvent elle est si forte, qu'il ne leur faut que quelques gouttes d'eau pour les faire mourir. M. Hartmann explique ce phnomne de la manire la plus ingnieuse. Le perroquet, dit-il, qui conserve toujours la quantit d'lectricit qui lui est propre, ne peut manquer de se trouver mal, lorsqu'il boit de l'eau, parce qu'alors il prouve, par la combinaison de ces deux choses, une commotion qui a beaucoup de rapport l'exprience de Leyde. Ce n'est pas l une vsanie isole. Dans un norme livre sur la Baguette divinatoire, un auteur anonyme, qui est sans doute Thouvenel, redit en 1781 la mme chose et en tire des consquences 1. On connat des oiseaux, dans la classe des perroquets, par exemple, qui sont minemment lectriques, et qui ont une aversion naturelle pour l'eau, surtout pour la boire... Il est prsumer qu'il y a beaucoup d'autres animaux qui cherchent ou qui fuient l'eau et ses manations, [127] d'aprs cette espce de sens exquis pour le fluide lectrique. Les hydrophobes ne sont peut-tre tels, que parce qu'ils sont en effet dans l'tat de la plus vive lectricit animale spontane, reconnaissable par plusieurs symptmes. Et l'auteur y voit une explication des phnomnes prsents par le fameux sourcier Bleton. Les fausses sciences s'agglomrent d'ellesmmes. Bleton, docile la physique du jour, cessait de ragir aux sources caches ds qu'on mettait sous ses pieds des isoloirs de verre.
1

T*** D. M. M., Mmoire physique et mdical, montrant des rapports vidents entre les phnomnes de la Baguette divinatoire, du Magntisme et de l'lectricit, Londres, 1er tome, 1781, 2e tome, 1784, tome I, p. 94.

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De telles billeveses ne pourraient videmment s'introduire dans un livre scientifique contemporain, ft-il d'une vulgarisation de trs mauvais aloi. Mais, au XVIIIe sicle, elles encombrent et entravent la culture. Il n'y a aucune hirarchie dans la cit savante. Tous les observateurs se dclarent gaux devant l'exprience. Tous les faits peuvent tre cits comme autant d'anecdotes de la nature . Cet empirisme pulvris, cette exprience concrte sans effort d'abstraction accueillent toutes les fantaisies individuelles. Il suffit de trouver une nature particulire, une activit substantielle pour expliquer toutes les particularits de l'exprience, puis, de proche en proche, tous les prjugs, tous les on-dit, toutes les folies de la Sagesse des Nations.

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XIII
L'tre humain est naturellement un facteur d'intriorisation privilgi. Il semble que l'homme puisse sentir et connatre directement les proprits intimes de son tre physique. L'obscurit du je sens prime la clart du je vois. L'homme a conscience d'tre, par son corps saisi dans un vague sentiment, une substance. On va voir quel niveau d'intimit substantielle l'Abb Bertholon, dont nous avons dj not la clbrit, explique l'action de l'lectricit sur l'tre humain, en 1786 1. Il n'est point de vrit mieux tablie que celle de l'influence des passions sur la sant ; le dsordre qu'elles portent dans l'conomie animale est si connu par tant d'exemples, que personne ne peut tre tent d'en douter. Ce ne serait donc point tre draisonnable, pour diminuer l'effervescence du sang et le ton des ressorts de la machine entire, que de recommander l'usage de l'lectricit ngative ceux qui sont les victimes des passions violentes, qui agitent et dchirent le cur de la plupart des hommes, au moins de ceux qui composent quelques classes [128] brillantes de la socit. Ce moyen, directement oppos l'effet pernicieux des passions, serait bien propre procurer le calme et la tranquillit, en diminuant cette tension nuisible que les agitations de l'me n'occasionnent que trop souvent ; et, eu gard la dpendance rciproque qui se trouve entre l'esprit et le corps, on affaiblirait le genre moral, en attaquant le genre physique. Tous ces moyens de conserver la sant suivent ncessairement des principes les plus certains, et on ne peut, sans l'inconsquence la plus marque, en contester l'efficacit. Une telle page nous semble trs caractristique de cet arrt d'une pense prscientifique qui s'accroche des convergences verbales, renforces d'impressions subjectives. Si l'on n'avait pas employ le mot agitations pour dpeindre les effets de la passion, on n'aurait pas propos de les calmer par l'lectricit. Si l'on n'avait pas employ le mot ngatif pour dsigner un aspect des phnomnes lectriques, on n'aurait pas propos l'lectricit ngative pour diminuer la tension trop grande de l'me. De toute vidence, dans cette page, la pense de l'abb Bertholon se dplace sur le plan
1 BERTHOLON, De l'lectricit du corps humain.... loc. cit., tome I, p. 205.

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linguistique. Les noms donns des phnomnes partiels, des aspects tout particuliers de l'exprience, par convention ou par mtaphore, deviennent des substantifs pleins, des substantifs chargs de substance. L'abb Bertholon n'hsite pas dsigner lectriquement les individus, donner ainsi la marque lectrique un caractre foncier, vraiment substantiel (p. 206). Lorsqu'il s'agit de former ces liens de la nature, sans lesquels la socit ne pourrait se perptuer, on doit faire une attention toute particulire aux qualits lectriques des tempraments. Deux individus, en qui le fluide lectrique abonde, jouiront d'une sant moins parfaite que si la constitution lectrique de l'un des deux tait faible. Il en est de mme de deux tempraments trop peu lectriques, compars deux autres qui ont une vertu lectrique ingale ; parce qu'il est ncessaire que le dfaut de l'un soit dtruit par l'excs de l'autre : la juste compensation qui se fait dans ce dernier cas, mme par la simple cohabitation, combat sans cesse le vice dominant du temprament. Indpendamment de la sant que les individus acquirent rciproquement par ce croisement lectrique des races, l'tat y gagne une population plus nombreuse et plus vigoureuse ; ainsi que l'observation le confirme tous les jours aux yeux du philosophe qui pie la nature, toujours admirable, jusque dans ses uvres les plus-communes. L'ide de richesse lectrique est donc prise ici comme une ide claire en soi qui a une valeur explicative suffisante dans les domaines les plus varis. On retrouve presque [129] mot pour mot, sous la plume de cet lectricien, les banalits psychologiques qui ont encore cours sur l'utilit d'un contraste de caractres entre les poux. Faut-il en conclure une fois de plus que la psychologie littraire de notre temps en est exactement au stade de la science lectrique du XVIIIe sicle ? Elle aussi s'occupe plus volontiers des passions de ceux qui composent quelques classes brillantes de la socit. Alors l'intimit est sans doute plus profonde. La riche personnalit reoit les caractres les plus divers. On voit du reste que des intuitions substantialistes si faciles ne rsolvent que de faux problmes, aussi bien dans le domaine scientifique que dans le domaine de la psychologie littraire.

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[131]

CHAPITRE VII
Psychanalyse du Raliste I

Retour la table des matires

Si nous voulons essayer de bien caractriser la sduction de l'ide de substance, nous ne devons pas craindre d'en chercher le principe jusque dans l'inconscient o se forment les prfrences indestructibles. L'ide de substance est une ide si claire, si simple, si peu discute, qu'elle doit reposer sur une exprience beaucoup plus Intime qu'aucune autre. Nous partirons donc de quelques remarques qui paratront tout de suite outres. Elles nous ont choqu nous-mme au dbut de nos rflexions. Puis, les interminables lectures que nous avons faites des livres alchimiques, les enqutes psychologiques auxquelles nous avons pu nous livrer au cours d'un enseignement dj long et divers, nous ont mis en prsence de convictions substantialistes tellement ingnues que nous n'hsitons plus gure faire du ralisme un instinct et en proposer une psychanalyse spciale. En effet, non seulement la conviction premire du ralisme n'est pas discute, elle n'est mme pas enseigne. De sorte que le ralisme peut juste titre, ce qui n'est

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pas pour nous une raison de faveur, tre dit la seule philosophie inne. Pour en bien juger, il faut mme dpasser le plan intellectuel et comprendre que la substance d'un objet est agre comme un bien personnel. On en prend possession spirituellement comme on prend possession d'un avantage vident. Entendez argumenter un raliste : il a immdiatement barre sur son adversaire, parce qu'il a, croit-il, le rel pour lui, parce qu'il possde la richesse du rel tandis que son adversaire, fils prodigue de l'esprit, court aprs de vains songes. Dans sa forme nave, dans sa forme affective, la certitude du raliste procde d'une joie d'avare. Pour bien prciser notre thse, disons donc sur un ton polmique : Du point de vue psychanalytique [132] et dans les excs de la navet, tous les ralistes sont des avares. Rciproquement, et cette fois sans rserve, tous les avares sont ralistes. La psychanalyse qu'il faudrait instituer pour gurir du substantialisme est la psychanalyse du sentiment de l'avoir. Le complexe qu'il faudrait dissoudre est le complexe du petit profit qu'on pourrait appeler, pour tre bref, le complexe d'Harpagon. C'est le complexe du petit profit qui attire l'attention sur les petites choses qui ne doivent pas, se perdre car on ne les retrouve pas si on les perd. Ainsi un objet petit est gard avec une grande attention. Le vase fragile est celui qui dure le plus longtemps. Ne rien perdre est donc de prime abord une prescription normative. Cette prescription devient ensuite une description ; elle passe du normatif au positif. Finalement, l'axiome fondamental du ralisme non prouv : Rien ne se perd, rien ne se cre, est un dire d'avare. Le complexe du petit profit a dj fait l'objet d'tudes nombreuses dans la Psychanalyse classique. Nous ne l'aborderons qu'en tant qu'il forme obstacle la culture scientifique, qu'en tant qu'il majore un type de connaissance particulier, qu'il valorise des matires et des qualits. Nous sommes d'ailleurs oblig d'engager le dbat trs obliquement, en insistant d'abord sur des valorisations en apparence objectives. Ainsi, il est bien sr que les pierres prcieuses sont, dans nos socits, des valeurs matrielles indiscutables. Mais en acceptant comme fonde cette valorisation sociale, il est dj intressant, nous semble-til, de la voir se glisser dans des domaines trangers la valorisation initiale comme dans la pharmacie. Ce glissement a t souvent signal, mais on n'a peut-tre pas montr les nuances affectives de

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cette valorisation secondaire. Nous allons, dans un premier paragraphe, caractriser brivement cette premire mutation de valeurs pour prparer l'examen de valorisations plus nettement subjectives. Nous remettons donc quelques pages plus loin l'apport de textes beaucoup moins remarqus o transparat, cette fois, l'affectivit lourde et obscure des auteurs. D'ailleurs, dans nos dmonstrations, nous ne pouvons pas tre complet car, tant donne la nature de notre livre, nous ne pouvons pas faire de psychologie directe ; nous n'avons droit qu' une psychologie de reflet, telle qu'elle rsulte de rflexions sur la thorie de la connaissance. C'est donc dans l'acte mme de connatre qu'il nous faut dceler le trouble produit par le sentiment prvalent de l'avoir. C'est l seulement - et non pas dans la vie usuelle qui pourrait pourtant nous apporter tant de preuves ! qu'il nous faut montrer cette avarice directe et inconsciente, cette avarice qui, sans savoir compter, trouble [133] tous les calculs. Nous en retrouverons d'ailleurs une forme peut-tre encore plus primitive dans le mythe de la digestion quand nous traiterons de l'obstacle animiste. Pour un examen plus complet du problme, le lecteur pourra se reporter, par exemple, au curieux ouvrage de MM. R. et Y. Allendy : Capitalisme et Sexualit.

II
D'abord il est frappant de voir que les matires prcieuses gardent longtemps dans les recherches prscientifiques une place privilgie. Mme au moment o l'esprit critique se fait jour, il respecte la valeur qu'il attaque. Il suffit de parcourir les nombreuses pages consacres aux pierres prcieuses dans les traits de Matire mdicale du XVIIIe sicle pour se convaincre de cette induration des croyances anciennes. Nos dmonstrations seraient plus faciles, mais elles auraient moins de sens, si nous remontions des poques plus anciennes. Voyons donc la gne de l'esprit prscientifique devant des prjugs grossiers. Mme lorsque les croyances sont taxes de superstition, il faut y regarder deux fois pour tre sr que l'auteur en est dbarrass. D'abord il prouve le besoin de les noter ; les passer

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sous silence serait sans doute dcevoir le publie, manquer la continuit de la culture. Mais ensuite, ce qui est plus grave, l'auteur se donne trs souvent pour tche de les rectifier partiellement, effectuant ainsi la rationalisation sur une base absurde, comme nous l'avons dj signal en nous inspirant du psychanalyste Jones. Cette rationalisation partielle est la connaissance empirique ce qu'est la sublimation des instincts la production esthtique. Mais ici, la rationalisation nuit la recherche purement rationnelle. Le mlange de pense rudite et de pense exprimentale est en effet un des plus grands obstacles l'esprit scientifique. On ne peut pas complter une exprience qu'on n'a pas soi-mme recommence dans son intgrit. On ne possde pas un bien spirituel qu'on n'a pas acquis entirement par un effort personnel. Le signe premier de la certitude scientifique, c'est qu'elle peut tre revcue aussi bien dans son analyse que dans sa synthse. Mais donnons quelques exemples o, malgr des critiques trs vives, l'exprience plus ou moins exacte vient s'adjoindre la tradition compltement errone. Dans le trait de la Matire mdicale de Geoffroy, trait qui reprsente une norme culture et qui fut extraordinairement rpandu au XVIIIe sicle, on peut [134] lire 1 Outre les vertus superstitieuses qu'on attribue ( l'meraude), et que nous passons sous silence, on croit communment qu'elle arrte les hmorragies, les dyssenteries, le flux hmorrodal. On l'emploie avec les autres fragments des pierres prcieuses dans l'lectuaire que l'on en fait, et dans la Confection d'Hyacinthe, avec l'hyacinthe et les saphirs . On ne peut mieux dire que la superstition est une ancienne sagesse qu'il suffit de moderniser et d'monder pour en dgager la vritable valeur. Puisqu'il y a au fond quelque chose de vrai dans cette tradition, on va faire des objections et y rpondre, sans plus s'occuper d'expriences positives. On peut objecter, dit Geoffroy (p. 158), que ces fragments (d'meraude) sont si durs, qu'ils rsistent le plus souvent l'eau-forte, et que, par consquent, le levain de l'estomac ne peut les dissoudre, et qu'on les rend tels qu'on les a pris. Mais cette objection n'est d'aucun poids. Car l'meraude mise sur les charbons ardents s'allume comme le soufre ; et sa couleur verte s'exhalant avec
1 GEOFFROY, Trait de la Matire mdicale ou de l'histoire des vertus, du choix et de l'usage des remdes simples, Paris, 1743, tome I, p. 157.

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la flamme, cette pierre reste diaphane et sans couleur comme le crystal... Certainement ce qui se fait par le moyen du feu... se peut faire par la chaleur naturelle et la lymphe stomacale. Quoique la substance cristalline de ces pierres ne se dissolve pas, cependant la partie sulfureuse et mtallique peut se sparer de la partie cristalline et tant ainsi dgage, elle peut exercer ses vertus sur les liqueurs du corps humain. Ainsi l'action mdicale envisage se fait par l'intermdiaire d'une quintessence, d'une teinture qui substantifie en quelque sorte la partie la plus prcieuse de la pierre prcieuse. Cette vertu, prsente on le voit sous le couvert d'une simple possibilit, puisqu'on n'a jamais pu constater la dcoloration des meraudes par les actions stomacales, n'est, d'aprs nous, que le substitut de la valeur immdiate, le substitut du plaisir qu'on a de contempler l'clat vert et doux de l'meraude. Elle est aussi valorise par la science pharmaceutique que par la posie. Les mtaphores de l'apothicaire n'ont pas plus de ralit que les mtaphores de Remy Belleau quand il chantait la couleur et la vertu de l'meraude, Couleur qui rassemble et rallie La force des yeux affaiblie Par trop longs et soudains regards, Et qui repat de flammes douces Les rayons mornes, las ou mousses De notre oeil, quand ils sont pars. [135] Ainsi les possibilits et les rves qui travaillent l'inconscient suffisent pour que Geoffroy demande le respect de la sagesse ancienne (p. 159) : Il ne faut donc pas proscrire sans sujet les pierres prcieuses des compositions de Pharmacie, reues depuis longtemps et approuves par une longue et heureuse patience. Respecter une science qu'on ne comprend pas ! C'est bien l substituer des valeurs subjectives aux valeurs objectives de la connaissance exprimentale. C'est jouer sur deux valuations diffrentes. Le mdecin qui impose au malade une prparation d'meraude a dj la garantie de savoir que

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le malade connat une valeur, la valeur commerciale du produit. Son autorit mdicale n'a donc qu' renforcer une valeur existante. On ne saurait trop exagrer l'importance psychologique de l'accord de la mentalit du malade et celle du mdecin, accord facile dans l'ge prscientifique. Cet accord donne une vidence spciale, et par consquent une valeur accrue certaines pratiques mdicales. Il est aussi trs intressant d'tudier l'appareil doctrinal des donc et des c'est pourquoi par lesquels les gens d'autorit relient les prjugs anciens et les coutumes usuelles. Par exemple, propos de la topaze, Geoffroy crit (p. 160) : Les Anciens lui ont attribu la nature du Soleil : c'est pourquoi on croit qu'elle diminue les peurs nocturnes et la mlancolie, qu'elle fortifie le cur et l'esprit, qu'elle est contraire aux songes fcheux, et qu'elle arrte les hmorragies. On l'emploie dans la confection d'hyacinthe. On n'a pas assez tudi cette bivalence psychologique et physique. Nous connaissons des mdicaments qui, par l'intermdiaire d'une action somatique, apaisent certaines mlancolies. Nous connaissons aussi une mdecine psychologique. Du moins nous ne donnons plus notre crance des remdes bivalents. Cette ambivalence est toujours le signe d'une valorisation impure. Il faut en effet souligner que, pour la plupart des pierres prcieuses, l'esprit prscientifique admet une action conjointe sur le cur et sur l'esprit. C'est l un indice de la convergence des joies de la richesse et des joies de la sant. Ds qu'un mdicament a la rputation d'arrter une hmorragie, c'est--dire quand on croit qu'il contribue entraver la perte du plus prcieux des biens : le sang, il devient un cordial dans toute l'acception du terme. Geoffroy rappelle (p. 153) les vertus de la Cornaline qui est, comme dit Belleau, d'incarnate couleur. Les Anciens croyaient que la Cornaline rendait l'esprit joyeux ; qu'elle dissipait la crainte, donnait de l'audace, empchait les enchantements, et dfendait le corps contre toute sorte de poisons. La Cornaline pulvrise se prend intrieurement pour arrter toute sorte de flux de sang : [136] mais on en fait rarement usage prsent, car on a d'autres remdes bien plus excellents. On voit que cette restriction n'est point totale. On s'en tient un compromis qui donne la mesure de la rsistance aux saines mthodes scientifiques.

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Parfois l'action de la matire prcieuse est toute psychologique. Le chevalier Digby dit simplement, comme allant de soi 1 : Le diamant, le grenat, l'meraude... excitent la joie dans le cur . On sent assez nettement quelle joie est ainsi substantifle. Nicolas Papin, vraisemblablement le pre de Denis Papin, ajoute, ce qui est moins clair, le saphir, l'meraude, les perles et autres portent la chastet . Une fois de plus le mdecin retrouve les chants du pote : Remy Belleau vantait lui aussi la chastet de l'meraude : Bref, elle est si chaste et si sainte Que si tt qu'elle sent l'atteinte De quelque amoureuse action, Elle se froisse, elle se brise Vergongneuse de se voir prise De quelque sale affection. La science des Arabes mrite, bien entendu, le mme respect que la science des Anciens. Il est d'ailleurs assez curieux que, mme de nos jours, la science arabe qui nous apporte la mditation du dsert profite toujours d'un prjug favorable. propos de l'or, Geoffroy crit 2 : Autrefois les Grecs ne connaissaient pas l'usage de l'Or dans la mdecine. Les Arabes sont les premiers qui en ont recommand la vertu ; ils l'ont ml dans leurs compositions rduit en feuilles. Ils croient que l'Or fortifie le cur, ranime les esprits et rjouit l'me ; c'est pourquoi ils assurent qu'il est utile pour la mlancolie, les tremblements et la palpitation du cur. Dans des sicles plus matrialistes, cette croyance a besoin d'tre soutenue par des arguments plus matriels. Aussi les Chimistes ajoutent de plus que l'or contient un soufre fixe le plus puissant ; lequel tant incorruptible,
1 Chevalier DIGBY. Discours fait en une clbre assemble touchant la gurison des plaies par la poudre de sympathie. Comme suite, Il y a une Dissertation touchant la poudre de sympathie, trad. du latin du sieur Papin, Dr en Md. de la ville de Blois par Rault. Paris, 1681, p. 169. GEOFFROY, loc. cit., tome I, p. 54.

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si on le prend intrieurement, et s'il est ml avec le sang, il le prserve de toute corruption, et il rtablit et ranime la nature humaine de la mme manire que le Soleil, qui est la source intarissable de ce soufre, fait revivre toute la nature. Peut-on donner un [137] plus bel exemple d'un raisonnement par participation qui vient ici fondre dans une mme valeur l'or, le soleil et le sang ! Geoffroy hsite sans doute accepter de telles convergences ; mais cette hsitation est prcisment caractristique de l'esprit prscientifique. C'est cette hsitation qui nous fait dire que la pense prscientifique est ici devant un obstacle non encore surmont, mais en voie de l'tre. C'est cette hsitation qui appelle une psychanalyse. Dans les sicles prcdents on accepte les yeux ferms. Dans les sicles qui suivront, on ne lira plus ces lucubrations. Mais les faits sont l : Geoffroy, crivant en plein XVIIIe sicle, affirme son respect pour l'cole Arabe ; il ne se rsout pas, comme il dit, exiler l'or de toutes les prparations cordiales . Exiler l'or ! Dire tranquillement que l'or ne donne pas la sant, que l'or ne donne pas du courage, que l'or n'arrte pas le sang qui coule, que l'or ne dissipe pas les fantmes de la nuit, les souvenirs pesants venus du pass et de la faute, que l'or n'est pas la richesse ambivalente qui dfend le cur et l'me ! Cela demande un vritable hrosme intellectuel ; cela demande un inconscient psychanalys, c'est--dire une culture scientifique bien isole de toute valorisation inconsciente. L'esprit prscientifique du XVIIIe sicle n'a pas ralis cette libert d'apprciation. Nous pourrions facilement multiplier les exemples de ces mdications prcieuses telles que la Confection Royale d'Alkerms de Charas, la poudre Panonique de Charas, la Confection d'Hyacinthe, la Poudre de joie, la Poudre de Perles rafrachissante. Nous verrions qu'il y a une matire mdicale de la richesse en opposition la matire mdicale des simples. Nous comprendrions la juste importance du conseil donn comme fondamental par certains apothicaires de conserver les remdes prcieux dans des bottes d'or ou d'argent, d'ivoire ou d'albtre, ou le conseil plus modeste de faire peindre et dorer les botes 1. Ce n'est pas tant pour bien les conserver que pour

SOENEN, loc. cit., p. 79

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bien les exposer, pour que tout le monde s'entende bien, marchands et clients, sur la valeur prcieuse du remde. Il ne serait d'ailleurs pas difficile de montrer que la poudre de perles rafrachissante a d'autant plus &'activit inconsciente qu'elle reprsente un sacrifice plus conscient. Sa valorisation est ambigu et joue la limite de l'inconscient et du conscient. La poudre de perles est plus efficace sur le bourgeois avare que sur le prince prodigue. On tient tant aux perles et aux pierres prcieuses qu'on a quelque mrite les broyer dans le mortier d'or et les dissoudre [138] dans une potion. On fait un tel sacrifice d'un bien objectif qu'on en espre fermement un bien subjectif. La valeur de la pierre prcieuse pour l'inconscient se transmute en une valeur scientifique dans l'valuation de la conscience instruite. C'est l une confusion qui est encore bien frquente. On fait souvent bon march d'un remde bon march. Mais l'inconscient qui sait compter, qui sait troquer, n'est pas l'inconscient primitif. L'homme inconscient, qui, rve, une perle dans sa main, un diamant au doigt, est une me plus lourdement charge. En sacrifiant son bijou, c'est une partie de sa substance, une partie de ses rves les plus chers, qu'il offre en holocauste.

III
Mais il est temps de marquer plus fortement, plus directement, les joies du possesseur et les scurits objectives qu'apporte le maniement de certaines substances. La pierre prcieuse est petite et elle est d'un grand prix. Elle concentre la richesse. Elle est donc propre concentrer la douce mditation du propritaire. Elle donne la clart de l'vidence au complexe du petit profit. D'habitude, le complexe du petit profit se dveloppe partir d'objets insignifiants : c'est le complexe de Laffitte ramassant une pingle. Mais cette dviation ne doit pas nous tromper sur le principe de l'avarisme intelligent : Possder beaucoup sous un moindre volume. Nous rejoignons le besoin de la concentration des biens. Malouin donne comme un des grands avantages de la chimie, de rduire quelquefois les mdicaments un moindre volume, sans en affaiblir la vertu . De

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nos jours encore, un radiologue sur deux ne peut s'empcher de dire son client qu'un petit tube de radium contient cent mille francs. Jadis les Alchimistes tenaient leur poudre de projection dans un petit tui. Ils pensaient l'or comme une concentration de vertus 1. L'or... possde les vertus dilates du Soleil resserres dans son corps. De Locques dit aussi : dans l'or, l nature a ramass les vertus comme l'infini 2 . Par cette dernire expression, on sent bien que c'est l'inconscient qui trouve dans l'or la cause occasionnelle de tous ses rves. La contradiction Intime du faible volume et du grand prix se double d'une autre : la pierre prcieuse brille et elle se cache. Elle [139] est aussi bien la fortune ostensible que la fortune dissimule,, la fortune du prodigue aussi bien que la fortune de l'avare. Le mythe du trsor cach est impossible sans cette condensation des biens. ce mythe anime des gnrations successives. Le pre de Villiers de l'IsleAdam a cherch toute sa vie l'or enfoui par ses anctres. Villiers de l'Isle-Adam a ralis le souhait de son pre en crivant Axel. Toute raret se localise en cachette . L'or se cache autant qu'on cache l'or. Le meilleur est le plus cach. Certains alchimistes attribuent ainsi la nature un comportement d'avare. Thomas Sonnet dit, sans preuve 3 : La nature fait lection et choix pour la gnration de l'or d'une mine et carrire particulirement enclose et cache dans le sein de la terre . Ainsi l'or blouit et attire. Mais cette attraction et cet blouissement sont-ils des mtaphores ? On lit dans la Chimie mdicinale de Malouin, imprime en 1755 (tome II, p. 5) : J'ai remarqu au Jardin Royal une certaine joie peinte sur le visage des auditeurs, la vue de l'or qu'on leur mettait sous les yeux, avant que d'en faire la dissolution . J'ai moi-mme fait souvent la mme observation : quand les temps scolaires revenaient de dissoudre la feuille d'or dans l'eau de chlore, je me heurtais des questions, des scrupules : la feuille d'or serait-elle perdue ? Cette mort d'une richesse
1 2 3 Lettre philosophique. Trs estime de ceux qui se plaisent aux Vrits hermtiques, trad. de l'allemand par Antoine Duval, Paris, 1723, p. 47. Nicolas DE LOCQUES, lments philosophiques des arcanes et du dissolvant gnral : de leurs vertus, proprits et effets, Paris, 1668, p. 49. Thomas SONNET, Satyre contre les charlatans et pseudo mdecins empyriques, Paris, 1610, p. 194.

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parfaite, d'une richesse indiscute donnait la classe un instant dramatique. Devant cet intrt, passionn, on s'explique plus facilement que Malouin continue en affirmant en toute tranquillit que (p. 6) : L'or (dit Mathiole sur Dioscoride) a une certaine vertu attractive, par laquelle il allge les curs de ceux qui le regardent . Ce n'est pas l un simple recours l'rudition car Malouin dit pour son compte : l'or fortifie merveilleusement le cur . Ainsi ce bon chimiste du XVIIIe sicle passe insensiblement de la joie peinte sur le visage, signe d'un rconfort ambigu, une action tonique positive sur le plus noble des viscres. Un pas, de plus et, si l'on ose dire, Il digrera sa joie pour bien nous rappeler que la digestion est le signe de la plus douce et de la plus sre des possessions. Malouin crit en effet : l'or est un bon remde pour la dysenterie . Le Chancelier Bacon, qui ne ddaigne pas les richesses, remarque dans sa Sylva Sylvarum ce qu'il y a de certain, c'est que les pierres prcieuses contiennent des esprits subtils, ainsi que le dmontre leur clat, esprits qui, par voie de sympathie, agissent sur l'homme d'une manire vivifiante et dlectante. Celles qui [140] se prtent le plus produire un semblable effet sont le diamant, l'meraude, le rubis et la topaze . Pour bien comprendre tout le sens de telles affirmations, il faut runir toutes les raisons de la conviction. La joie de possder se substantifie. Elle donne lieu une exprience intime, un rconfort qui rend bien inutile une vrification objective. L'ordre d'efficacit est purement et simplement un ordre de prfrence personnelle. Dans de telles opinions, on assiste la runion d'une exprience psychologique et d'une lgende mdicale, autrement dit, la fusion d'une passion vraie et d'une ide fausse. C'est alors la passion vraie qui forme obstacle la rectification de l'ide fausse. Pour lgitimer de telles sommes impures, si l'on invoque des lectures et des leons qui font passer de gnrations en gnrations de si incroyables prjugs, il reste rendre compte de leur transmission facile et fidle. En fait, de tels prjugs sont confirms par l'adhsion immdiate de l'inconscient. L'attrait pour l'or devient naturellement, chez certains auteurs, une attraction matrielle. Un auteur anonyme crivant en 1640 s'exprime ainsi 1 : L'or a de soi-mme une force aimantine qui attire les curs
1 Oeuvre de la Physique contenant les trois principes des philosophes, La Haye, 1640, p. 90.

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par le lustre brillant de son tincelante et pure teinture, en laquelle Nature a install tout ce qu'elle pouvait de mieux. Comme on le sait, les influences astrales sont pour l'astrologue et l'alchimiste, dont il faut runir les deux mentalits pour bien comprendre la psychologie de l'esprit prscientifique, des influences vraiment matrielles, des attractions de matire. En particulier on commettrait une profonde erreur si l'on pensait que ces influences ne sont que des signes, des symboles. Ainsi, pour ne donner qu'un seul exemple, un auteur du nom de R. Decartes dont nous avons tudi l'uvre dans un rcent article s'exprime ainsi 1 : La Lune pleine renvoie sur la Mer certaine substance, qui lui sert de levain pour la fermenter comme de la pte, et par son lvation causer les flux et reflux . C'est dans cet esprit que la correspondance du Soleil et de l'Or est rifie. Ainsi Basile Valentin accumule les preuves de cette interaction physique 2 : Le Soleil et l'Or ont aussi une particulire correspondance et certaine vertu attractive mutuellement entre eux, [141] parce que le Soleil a travaill dans l'Or ayant servi comme d'un puissant mdiateur pour unir et lier insparablement ces trois principes qui ont leur Aymant l'entour de ce Soleil suprieur, et ce Mtal a obtenu un si grand degr de perfection qu'on y trouve les trois principes tre en trs grande vertu d'o rsulte la forme corporelle de l'Or, parce qu'elle a t compose dans une parfaite union de ces trois principes ; ainsi l'Or a son origine de l'Aymant dor et cleste . Si nous transcrivons un passage aussi informe, c'est prcisment parce que s'y accumulent les impressions les plus vagues, les plus impures. Loin de rationaliser et de classer les preuves, l'auteur totalise les valeurs. Un autre auteur est en apparence plus clair mais le mme mlange d'arguments manifeste encore l'endosmose des valeurs. Pour Nicolas de Locques 3, l'or est comme un Globe plein de toutes les vertus clestes, qui influe tous les mtaux comme le cur fait la vie toutes les parties du corps. Il est estim de la Mdecine Universelle
1 2 3 R. DECARTES, Les vritables connaissances des influences clestes et sublunaires, Paris, 1667, p. 430. Basile VALENTIN. Voir titre, trad. Isral, Parts, 1648, p. 51. Dr LOCQUES, Rudiments de la philo. nat., loc. cit., tome II, p. 127.

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par la sympathie qu'il a avec l'homme et le Soleil, et par le mutuel amour et vertu attractive qui se trouvent entre eux, si bien que l'Or est un puissant mdiateur qui lie la vertu du Soleil l'homme... L'or gurit les maladies vnriennes, la lpre, fortifie le Cur, le Cerveau, la Mmoire et excite la gnration . L'action sur le cur, l cerveau, la mmoire dit assez clairement le caractre psychologique de la mdication par l'or. Enfin l'action sur la gnration qui est relate dans des textes innombrables est assez symptomatique de l'audace du personnage au gousset gonfl d'or. Un autre auteur encore trouve vidente cette comparaisons 1 : Comme l'me rend chaud l'animal, tandis qu'elle est dans le corps : de mme l'or chasse le froid de l'argent vif et le tempre, tandis qu'il sera vraiment uni avec lui . Qui n'a pas t rconfort par une poigne d'or comme par un verre d'alcool ? Faut-il rappeler le pre Grandet ? Dans l'Argent, Zola, dit Sombart 2, nous montre avec beaucoup de finesse Saccard revenant sans cesse vers l'endroit o s'effectue le poinonnage de l'or et o plusieurs millions de pices d'or sont transformes journellement en or en barres, et coutant avec dlices le mystrieux tintement qui rconfortait son me de grand spculateur : c'est la musique [142] de l'or qui plane sur toutes les affaires, semblable aux voix des fes dans les contes . notre avis ce retour la richesse concrte, bien plus douce l'inconscient que les abstractions de lettre de change, marque profondment une me. Ce retour est une rgression. Pas de sympathie sans rciproque. J.-B. Robinet en vient crire 3 : M'accusera-t-on encore de trop de raffinement, si je conjecture que l'or, l'argent et... les pierres prcieuses... peuvent jouir, dans un certaine mesure, de la considration que nous leur 'accordons ? Et encore (p. 195) : L'or ignore-t-il tout fait les honneurs dont il jouit ? .Robinet compare aussi (tome IV, pp. 190-191) l'escarboucle lumineuse et l'oeil qui voit la lumire et conclut : La facult d'tre lumineux est srement quelque chose de plus parfait que celle de voir
1 2 3 Gaston LE Doux, dit de Claves. Trait philosophique de la triple prparation de l'Or et de l'Argent, Paris, 1695, p. 81. Werner SOMBART, Le Bourgeois, trad., Paris, 1926, p. 378. ROBINET, loc. cit., tome IV, p. 192.

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la lumire P. En effet donner est plus difficile que recevoir, l'action de l'escarboucle a donc plus de valeur que la rception de l'il. Ici s'tale aussi le principe fondamental du substantialisme, qui est en mme temps un axiome de l'avarice nullum potest dare quod non habet . Robinet continue : (la facult d'tre lumineux) suppose plus de puret dans la substance, plus d'homognit dans les parties, plus de dlicatesse dans la structure. On a appel l'me une lumire invisible, on a appel la lumire une me visible ; on voit donc que les valeurs de l'objet et du sujet peuvent s'inverser. Et voici toujours la mme conclusion (ces pierres qui jettent de la lumire) : ne jouissent-elles donc pas leur manire de l'exercice d'une telle proprit ? N'en ontelles aucune sorte de conscience ? L'exercent-elles sans le moindre sentiment de satisfaction ? Inversez ces images pour les traduire du mode optimiste au mode pessimiste et vous aurez, avec l'intuition de Schopenhauer, une mtaphysique qu'on ne traitera plus de stupide comme cet optimisme envahissant de Robinet. Au lieu d'un ralisme de la joie de donner, vous aurez un ralisme de la volont de garder, un vouloir-vivre et un vouloir-possder inscrits comme un pouvoir absorbant au fond mme de la matire. C'est ce sentiment pre qui passe pour profond car c'est ce sentiment qui mne l'inconscient. Soyez triste et vous serez philosophe. Au contraire, les oeuvres de Robinet dfient actuellement la lecture de l'pistmologue le plus intrpide. Mais le jugement que nous portons actuellement sur des oeuvres aussi ridicules mconnat leur importance relle et effective. Nous citons Robinet d'aprs la troisime dition. Ce fut un auteur trs clbre et trs rpandu au XVIIIe sicle.

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[143]

IV
Sur l'or, on peut facilement saisir le mythe de l'intimit substantielle qui est un mythe dominant de la philosophie substantialiste. Le Cosmopolite crit 1 : On voit aussi par l'exacte anatomie des mtaux qu'ils participent en leur Intrieur de l'or, et que leur extrieur est entour de mort et de maldiction. Car premirement l'on observe en ces mtaux, qu'ils contiennent une matire corruptible, dure et grossire, d'une terre maudite ; savoir, une substance crasse, pierreuse, impure et terrestre, qu'ils apportent ds leur minire. Secondement, une eau puante, et capable de donner la mort. En troisime lieu, une terre mortifie qui se rencontre dans cette eau puante ; et enfin une qualit vnneuse, mortelle et furibonde. Mais quand les mtaux sont dlivrs de toutes ces impurets maudites, et de leur htrognit, alors on y trouve la noble essence de l'Or . Comme on le voit, il s'agit bien d'une sorte de valorisation en noyau, qui doit traverser des couches et des couches d'impurets et de poisons, payer son tribut de peines et d'affres pour trouver la valeur suprme. Ainsi mdite l'inconscient par possession intime. Une valorisation si profonde, atteinte par de si longs dangers est facilement dithyrambique. De Locques s'exprime ainsi 2 : L'or tant le plus pur, le plus spirituel, le plus incorruptible, et le plus tempr de tous les sujets ; vu que la nature l'a enrichi de tous les dons du Ciel, et de la Terre, et que les Dments reposent dans l'or comme dans le centre de leur perfection ; enfin l'or tant le trne de l'me gnrale, lequel renferme les proprits, vertus, et facults de toutes choses, il est avec raison estim un remde universel, lequel contient les vertus des lixirs, et des quintessences merveilleuses . Comme aucune de ces puissances n'est prouve, il faut bien conclure que ces puissances ne font que manifester la valeur inconsciente. Si cette valeur venait
1 2 Cosmopolite, loc. cit., p. 278. DE LOCQUES, lments philosophiques des arcanes.... loc. cit., p. 48.

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tre dvalorise par une psychanalyse adquate, toute une nue de faux problmes poss la connaissance objective serait dissipe. Parfois l'on voit trs bien le motif valoris en partant de l'exprience. C'est ce qui est manifeste pour le diamant. Son clat et sa puret toute phnomnologique sont immdiatement magnifis. Pivatti dit ainsi 1 que le diamant lectris jette un [144] clat qui blouit, et (que) ses tincelles reprsentent, en petit, la foudre et les clairs . Il est prsumer que si l'on n'attribuait pas un grand prix au diamant, on ne lui attacherait pas des images aussi exagres. Pour Bonnet, la puret va de pair avec la valeur substantielle 2. La Terre qui fait la base du Crystal de roche, et surtout celle du Diamant, est regarde comme des plus pures, et qui approche le plus de la Terre primitive. Bien entendu, cette affirmation de puret ne s'appuie pas sur une analyse objective ; elle est ne plutt dans une analyse psychologique o l'on a t frapp de l'ingnuit de la joie de regarder. Voil ce qui mne dire que la terre primitive est sans doute un pur cristal, un brillant diamant.

V
Les matires prcieuses s'apparentent aisment. Elles donnent lieu des transmutations de valeurs plutt qu' des transmutations de substances, ce qui prouve finalement la valorisation des substances par la mentalit prscientifique. En expliquant le mystre des lampes spulcrales perptuelles, lampes qui brlent sans usure et qu'on a trouves, dit-on, dans certains tombeaux, en particulier dans celui de Tullia, fille de Cicron, Gosset fait cette anticipation 3 . Quoique je regarde les pierres prcieuses
1 2 3 Sans nom d'auteur. Recueil sur l'lectricit mdicale..., loc. cit., p. 17. Ch. BONNET, Contemplation de la nature, tome VII des uvres compltes, Neuchtel, 1781, p. 65. GOSSET, Docteur, Rvlations cabalistiques d'une mdecine universelle tire du vin avec une manire d'extraire le sel de rosit et une dissertation sur

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comme matires prochaines pouvoir tre labores, pour en extraire une substance lumineuse perptuelle ; attendu nanmoins qu'elles empruntent leur feu et leur clat de la teinture des mtaux, je ne doute nullement que de ces mmes mtaux, on ne puisse extraire galement des esprits lumineux, principalement de ceux que nous appelons parfaits, tels que l'or et l'argent. Puisque l'or est incombustible et cependant capable d'ignition, pourquoi ne pourrait-on pas en tirer une liqueur qui ne se consumerait pas en dispensant lumire et feu ? Cette huile d'or qu'on ne tardera sans doute pas Isoler, pense Gosset, donnera la lampe ternelle. Les sustantialisations les plus htrognes viennent ici converger : la lumire perptuelle des pierres prcieuses s'associe l'inaltrabilit de l'or. Rien ne [145] peut arrter le raliste qui accumule sur une ralit des perfections. La valeur est la qualit occulte la plus insidieuse. C'est elle qu'on exorcise la dernire. car c'est elle laquelle l'inconscient s'attache le plus longtemps, le plus nergiquement.

VI
On a fait souvent remarquer que l'alchimiste tait soutenu dans son long travail par des ambitions de fortune. Nous avons dvelopp dans un chapitre antrieur une autre interprtation o l'attitude formelle, ducative, morale est prsente comme un motif d'explication psychologique. A vrai dire, les mentalits primitives sont ambivalentes et, pour tre complet, il faudrait pouvoir runir les thses contradictoires. Autrement dit, la permanence de l'exprience alchimique peut tre prise aussi bien comme une lutte contre les passions que comme une lutte pour les passions. Mme Metzger crit trs justement 1 : Les passions n'agiraient pas longtemps dans le mme sens si elles ne rencontraient quelque complice dans l'esprit de ceux qui se laissent sduire par elles . On peut, en d'autres occasions, inverser trs exactement le rapport et dire la pense n'agirait pas
les lampes spulcrales, Amiens, 1735, p. 106. 1 Mme METZGER, Les Doctrines chimiques en France.... loc. cit., p. 102.

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longtemps dans le mme sens si elle ne rencontrait quelque complice dans les passions de ceux qui se laissent guider par les lumires de la pense . A dfendre exclusivement l'une ou l'autre thse, on perd la possibilit de saisir la pense dans sa dynamique exacte, je veux dire dans sa discorde essentielle. En fait, la dialectique de l'amour du rel et de la connaissance du rel, qui sont presque contraires, oseille sans fin. Le pasteur Oscar Pfister a bien not la cohabitation des deux tendances contraires dans un seul et mme inconscient 1. Tout homme a en soi une tendance qui le pousse s'emparer du monde extrieur, l'attirer lui en quelque sorte et l'assujettir ses fins et une tendance oppose qui voudrait qu'il s'abandonne au monde du dehors. Il y a un thme, sur lequel reviennent d'innombrables alchimistes, qui peut nous montrer la superposition des deux tendances opposes : c'est l'affirmation que l'or cherch n'est pas l'or vulgaire. Par exemple, Nicolas de Locques s'exprime ainsi 2 : [146] Vous voyez bien que je n'entends pas ici parler de l'Or commun, mais de l'or prpar en un sel clarifi, dans une me glorieuse, et dans un esprit cleste sous forme d'une liqueur potable . La sublimation qui se dessine ainsi permet toutes les contradictions, elle joue sur le thme de l'apparent et du rel : j'ai l'air de dsirer la fortune, d'tre un homme avide d'or ; dtrompez-vous, je cherche un autre or, un or idalis. La sublimation se fait donc ici, en quelque manire, au niveau mme de l'objet. C'est l'objet qui doit lui fournir ses prtextes. De mme toute avarice s'excuse par une prodigalit chance lointaine. entendre l'avare, son amour de l'or est surtout une haine du gaspillage, un besoin d'ordre. Par mille traits, on peut ainsi saisir l'ambivalence du sentiment de l'avoir.

1 2

Oscar PFISTER, La Psychanalyse au service des ducateurs, trad., Berne, 1921 p. 109. DE LOCQUES, Les Rudiments.... loc. cit., tome II, p. 127.

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VII
Il nous semble aussi que le raisonnement par participation relve galement d'une psychanalyse du sentiment de J'avoir. La participation permet en effet d'accumuler sur un objet particulier les puissances les plus varies. Alors le simple signe est pourvu de valeurs substantielles nombreuses. Il n'y aurait naturellement aucun intrt signaler ici l'influence du raisonnement par participation si nous ne pouvions faire constater qu'il est actif dans des esprits qu'on classe bien rapidement parmi les esprits scientifiques. Nous allons en relater des exemples pris dans les livres de Bacon o ils foisonnent littralement. Van Swinden 1 sent encore le besoin en 1785 de s'opposer ce fait suivant enregistr par Bacon, ce qui prouve le rle d'obstacles des prjugs gards sous le couvert d'un grand nom. Aprs avoir dit qu'il est bien connu qu'on gurit des verrues, si on laisse pourrir les matires dont on les a frottes, Bacon ne craint pas de se porter personnellement garant du fait. Il ajoute qu'il en a fait sur lui-mme l'exprience : qu'il avait depuis son enfance une verrue au doigt, et qu'tant Paris, il lui en vint encore un grand nombre ; que l'pouse de l'Ambassadeur d'Angleterre entreprit de les gurir en les frottant avec de la graisse de lard : qu'ensuite elle suspendit ce lard hors de ses fentres au soleil, pour l'y laisser pourrir, et que le succs de l'opration fut qu'en sept mois de temps toutes les verrues disparurent . Comment [147] ne gurirait-on pas quand l'pouse de l'Ambassadeur d'Angleterre vous soigne avec une telle sollicitude ! Il suffira de rapprocher ce raisonnement de certaines penses de la mentalit primitive pour faire le diagnostic du crateur de l'empirisme moderne . Voici par exemple une coutume rapporte par M. Lvy-Bruhl 2. Pour combattre l'action d'une flche empoisonne, la mentalit primitive pense traiter la flche et non pas la blessure, de
1 VAN SWINDEN, loc. cit., tome II, pp. 369-370.

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mme que Bacon traite le lard et non pas la verrue. Si la pointe de la flche est reste dans la plaie, on la retire et on la porte dans un endroit humide ou on l'enveloppe de feuilles fraches. .Alors on peut s'attendre ce que l'inflammation soit lgre et tombe vite. Comme on le voit, dans l'un et l'autre cas, on charge la substance objective de qualits qui ne lui appartiennent pas. En particulier, le bien et le mal sont reus trs facilement par les substances. Bacon conseille de porter, dans les temps de l'pidmie de peste, des sachets remplis de mercure ou de tablettes d'arsenic non que ces substances aient la proprit de fortifier les esprits, mais parce qu'tant elles-mmes des poisons, elles attirent celui de la peste, qui s'est ml ces esprits, et les purifient par ce moyen . La primaut des qualits dans l'explication directe conduit une ralisation excessive de la puissance qualitative. On lit dans la Sylva Sylvarum, 704 : Si l'on pouvait supprimer tout coup (la) force de gravit, l'on verrait le plomb attir par le plomb ; l'or par l'or ; le fer par le fer, mme sans le secours de l'aimant. Mais ce mme mouvement de pesanteur et de gravit, qui est inhrent et commun la matire en gnral, tue, pour ainsi dire, l'autre, moins qu'il ne soit lui-mme dtruit par quelque mouvement violent. Il serait ds lors avantageux de se servir d'une flche en bois pour percer le bois. Pour faire suer une personne au lit, on emploiera des bouteilles remplies d'eau chaude ce qui est assez clairement explicable ; mais ce qui ne l'est pas, c'est ce qu'ajoute Bacon : le rsultat sera meilleur si l'on a mis dans le cruchon une dcoction d'herbes sudorifiques . On voit d'ailleurs que cette exagration de la puissance substantielle est presque irrductible par l'exprience. Un esprit qui se prvaut d'une connaissance directe de l'influence d'une qualit trouve toujours dans les nuances de la qualit le moyen de fuir la vrification. L'esprit de finesse n'est pas loin alors de l'esprit de finasserie. Si, comme nous le croyons, la Psychanalyse gnralise revient [148] tablir une prvalence de la dmonstration objective sur les convictions purement individuelles, elle doit considrer de trs prs les mentalits qui posent des preuves chappant la discussion et au
2 LVY-BRUHL, La mentalit primitive, 9e d., Paris, 1922, p. 385. [Livre disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]

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contrle., Or, le meilleur moyen de fuir les discussions objectives, c'est de se retrancher derrire les substances, c'est de charger les substances des nuances les plus diverses, d'en faire les miroirs de nos impressions subjectives. Les images virtuelles que le raliste forme ainsi, en admirant les mille nuances de ses impressions personnelles, sont parmi les plus difficiles disperser.

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[149]

CHAPITRE VIII
L'Obstacle animiste I

Retour la table des matires

Le problme prcis que nous voulons traiter dans ce chapitre est le suivant : Comment l'intuition de la vie, dont nous montrerons le caractre envahissant, a-t-elle pu tre resserre sur son domaine propre ? En particulier, comment les sciences physiques se sont-elles dbarrasses des leons animistes ? Comment la hirarchie du savoir a-t-elle t redresse en cartant la considration primitive de cet objet privilgi qu'est notre corps ? Pour que notre examen soit utile, il faut qu'il soit trs restreint. Nous n'avons pas l'intention, en particulier, d'tudier la vie dans son vritable domaine ; nous nous tiendrons l'cart de toute critique sur la lgitimit d'une intuition proprement vitaliste quand cette intuition s'adresse aux phnomnes de la vie elle-mme. C'est en tant qu'obstacles l'objectivit de la phnomnologie physique que les connaissances biologiques doivent retenir notre attention. Les phnomnes biologiques ne nous intresseront donc que dans les domaines o leur science porte faux, o cette science, plus ou moins

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bien assure, vient rpondre des questions qu'on ne lui pose pas. En somme, aux entraves quasi normales que rencontre l'objectivit dans les sciences purement matrielles vient s'ajouter une intuition aveuglante qui prend la vie comme une donne claire et gnrale. Sur cette intuition se fonde ensuite une science gnrale, confiante en l'unit de son objet ; cette science appelle - soutien ruineux - la biologie naissante au secours d'une chimie et d'une physique qui ont dj obtenu, par ailleurs, des rsultats positifs. On voit alors se constituer un vritable ftichisme de la vie, d'allure toute scientifique, qui persiste dans des poques et dans des domaines o l'on s'tonne qu'il n'ait pas fait scandale. Ainsi nous prendrons la plupart de nos exemples dans la science du XVIIIe sicle, comme nous nous en sommes fait une rgle presque [150] absolue dans tout cet ouvrage. Il serait videmment bien trop facile de dceler une confusion du vital et du matriel en s'adressant la science antique ou la science du moyen ge. Notre travail ne peut tre utile que s'il se place l'instant o l'intuition se divise, o la pense objective se rtracte et se prcise, o l'esprit scientifique fait son effort d'analyse et de distinction et o il dtermine l'exacte porte de ses mthodes.

II
Ce qui peut sans doute montrer le plus clairement le caractre mal plac du phnomne biologique, c'est l'importance donne la notion des trois rgnes de la Nature et la place prpondrante qu'on donne aux rgnes vgtal et animal l'gard du rgne minral. Il n'est pas rare de voir des chimistes prtendre que les matires vivantes sont plus simples que les matires inertes. En 1738, Geoffroy dirige ainsi ses recherches l'envers de ce qui sera l'ordre de complexit positiviste. Les substances mtalliques, dit-il, tant d'un tissu plus serr, plus li, plus tenace que les Vgtaux et les Animaux, exigent un travail beaucoup plus long et plus obstin, si l'on veut en sparer les principes et en reconnatre les diffrences. la fin du XVIIIe sicle et mme au dbut du XIXe sicle, les chimistes ont une tendance tudier directement les matires organiques. En 1788, Lavoisier distille encore la cire, l'huile, l'ivoire,

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l'amidon, la viande, concurremment au sulfate de fer calcin. Dans la chimie de Fourcroy, la place faite une tude directe des matires organiques est importante. De mme dans la Chimie de Berzlius. Tout ce qui est fond sur l'analogie des trois rgnes l'est toujours au prjudice du rgne minral ; et, dans le passage d'un rgne l'autre, c'est le but et non la cause qui est le thme directeur, en suivant, par consquent, une intuition valorisante. Lavoisier est proccup de la correspondance des rgnes. Il crit 1 : Par quels procds la nature opre-t-elle cette merveilleuse circulation entre les trois rgnes ? Comment parvient-elle former des substances combustibles, fermentescibles et putrescibles, avec des matriaux qui n'avaient aucune de ces proprits ? Ce sont l jusqu'ici des mystres impntrables. On entrevoit [151] cependant que la vgtation et l'animalisation doivent tre des phnomnes inverses de la combustion et de la putrfaction . Notons ; en passant, que le mme texte que nous prenons dans l'ouvrage de Berthelot est cit par Claude Bernard dans ses Leons sur les phnomnes de la vie (tome I, p. 128). De telles vues montrent bien quel niveau de gnralit mal dfinie se dplace la pense d'un exprimentateur clbre, ds qu'il suit les thmes caractristiques de la philosophie purement biologique. Sur le solide terrain de l'tude de la matire inerte, le phnomne inverse de la combustion n'est pas la vgtation, c'est la rduction : l'union du carbone et de l'oxygne ralise dans une combustion s'oppose la sparation du carbone et de l'oxygne ralise par une rduction. Mais, pour un esprit du XVIIIe sicle, la vgtation est une entit si primordiale qu'elle doit tre place la base d'un processus chimique fondamental. De mme, la fausse dialectique de l'animalisation et de la putrfaction ne s'explique pas sans la valorisation de la vie et de la mort. On ne cesse de passer d'un rgne un autre, mme pour les fonctions de dtail. L'abb Poncelet crit 2 : la putrfaction est aux plantes ce que la mastication est aux animaux . On voit de reste que de telles analogies ne rsument aucune connaissance solide et ne prparent aucune exprience utile.
1 2 BERTHELOT, La Rvolution chimique, Lavoisier 2e d., Paris, 1902, p. 168. PONCELET, loc. cit., p. 68.

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On a aussi le souci constant de comparer les trois rgnes de la Nature, parfois propos de phnomnes trs spciaux. Il n'y a pas l simplement un jeu d'analogies, mais un rel besoin de penser suivant le plan qu'on imagine le plan naturel. Sans cette rfrence aux rgnes animal et vgtal, on aurait l'impression de travailler sur des abstractions. Ainsi en 1786, Sage croit encore ncessaire de distinguer entre le verre ign et le verre animal 1. Parmi les verres igns, il comprend le verre vgtal, le verre minral, le verre mtallique, le verre mixte. On voit tout de suite comme cette division est mal engage. Sage convient lui-mme (p. 291) que le verre animal ne diffre en rien l'extrieur du verre ign . Cependant distill avec de la poudre de charbon, il se dcompose et il en rsulte du phosphore . Sage note encore que le squelette d'un pendu a produit vingt-sept onces de verre animal . Il distingue de mme (tome II, p. 206) les argiles en argile vgtale, argile animale, argile minrale. Les trois rgnes sont manifestement des principes de classification trop fortement [152] valoriss. Tout ce qui a t labor par la vie porte sa marque initiale comme une valeur indiscutable. Le besoin d'unit est tel, qu'entre les trois rgnes, on pose des analogies et des passages, une chelle de perfection, qui ne tardent pas amener les pires confusions. Ainsi de Bruno, un bon observateur qui a dcrit avec soin d'innombrables expriences sur les spectres magntiques, crit en 1785 2 : L'aimant nous offre cette nuance qui rapproche la nature vivante de la nature inanime ; elle se fait connatre dans la runion de la pierre et du mtal, et dans celui-ci, ce principe de vie se dploie encore avec plus d'nergie. Cette tonnante pierre nous prsente les prodiges qu'on admire dans le polype d'eau douce, cette plante, ou plutt cet animal extraordinaire qui sert lier le genre des vgtaux celui des animaux. L'aimant est, comme lui, susceptible d'tre coup paralllement ou transversalement son axe, et chaque nouvelle partie devient un aimant... C'est la nature active qui travaille dans le silence et d'une manire invisible. Pour Bonnet, les amiantes forment le passage des solides bruts aux solides
1 2 SAGE, de l'Acadmie des Sciences, Analyse chimique et concordance des trois rgnes, 3 vol., Paris, 1786, tome I, p. 286. DE BRUNO, Recherches sur la direction du fluide magntique, Amsterdam, 1785, p. 15.

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organiss. Il dit qu'il n'y a pas loin de l'amiante la truffe. Ce souci d'tablir des correspondances montre bien clairement qu'on pense trs souvent les phnomnes physiques en les appliquant sur les phnomnes plus saillants, mieux illustrs, de la vie.

III
La nature, dans tous ses phnomnes, est implique dans une thorie gnrale de la croissance et de la vie. En 1722, Henckel publie, Leipzig, un ouvrage intitul Flora saturnisans o il dveloppe l'analogie du rgne vgtal et du rgne minral. De tels livres ne sont pas rares. Ils ont d'ailleurs l'immobilit des livres de philosophie gnrale. En 1760, le livre est encore traduit par le baron d'Holbach. Ce sont les vgtaux qui donnent les leons de classification et, partant, les ides directrices. Auguste Comte dira encore qu'on ne peut bien comprendre les principes d'une bonne classification, si l'on n'a pas la pratique des sciences de la vie. Il demandera au chimiste philosophe de se mettre l'cole de la science de la vie 1. Cette inversion de [153] l'ordre de complexit croissante montre assez clairement la persistance d'un privilge plus ou moins conscient au profit des phnomnes de la vie. Tout ce qui pousse insensiblement est mis au compte d'une vgtation. Bordeu, qui en tait venu retrouver, dans le corps humain, les diffrents rgnes de la nature, attribuait au rgne vgtal les ongles, les cheveux, les poils (1768). Il semble que la vgtation soit un objet vnr par l'inconscient. Elle illustre le thme d'un devenir tranquille et fatal. Si l'on voulait tudier systmatiquement cette image privilgie du devenir, on verrait mieux la juste perspective d'une philosophie tout animiste, toute vgtale, comme nous parat tre la philosophie de Schopenhauer. Des animismes gnraliss qui passent pour des philosophies gniales prennent sous la plume de mdecins une allure de pauvret
1 Auguste COMTE, Cours de Philosophie positive. Ed. Schleicher, Paris, 1908, tome III, p. 50.

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insigne. Ainsi, en 1787, un mdecin de Bordeaux, Desze, inscrit sans prcaution les phnomnes les plus divers au compte d'une substance propre qu'il nomme substance vivante (et qui) circule dans toute la nature, peu prs comme la substance igne dont Buffon avait dj parl. Mais ce dernier supposait seulement sa substance igne une capacit essentielle pour donner la vie ; il ne lui attribuait pas la vie proprement dite. Desze, au contraire, prtend formellement qu'une substance vivante par elle-mme, exerant plus ou moins sa proprit, selon les organisations dans lesquelles elle est employe, circule dans toute la nature, comme la substance du feu, comme le calorique 1. Cette croyance au caractre universel de la vie peut prsenter des excs incroyables ds qu'il en vient se prciser. Pour GaspardFrdric Wolf, reu docteur Halle en 1759, le ftus n'est pas le produit de ses parents ; il est le produit du monde entier, ce sont toutes les forces de la nature qui concourent sa formation 2 . Alberti, n Nuremberg en 1682, prtend que le pre maigrit quand le ftus prend son plus grand accroissement, ce qu'il fixe au huitime mois, et qu' partir de ce temps, c'est toujours aux dpens du pre qu'il se dveloppe. Ainsi la vie ne s'enferme pas dans l'tre qu'elle anime. Elle se propage, non seulement de gnrations en gnrations, le long de l'axe du temps, mais aussi dans l'espace, comme une puissance physique, comme une chaleur matrielle. [154] Le caractre physique de la vie est attest par certaines intuitions tires des phnomnes physiques. L'auteur de la lettre Watson regrette qu'on ait donn, partir d'une substance bien particulire (Electron = ambre), le nom d'lectricit un phnomne aussi merveilleux qu'on doit regarder proprement comme le premier principe de la nature. Peut-tre n'aurait-on pas mal fait de l'appeler Vivacit. Ce n'est pas l un simple mot ; il prtend traduire fidlement l'intuition du, feu et de la vie qui explique les phnomnes lectriques. D'o cette page trs caractristique de l'influence du
1 2 CUVIER G., Histoire des Sciences naturelles depuis leurs origines jusqu' nos jours, 5 vol., Paris, 1844-1845, tome IV, p. 321. CUVIER, loc. cit., tome IV, p. 277.

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langage sur la pense : Nous voyons gnralement que la jeunesse a beaucoup plus de ce que nous appelons feu et vivacit que la vieillesse... Or, si la vie animale doit tre rapporte la mme cause que le feu d'lectricit, il ne sera plus difficile concevoir la raison du danger qu'il y a de faire coucher de vieilles gens avec les enfants : car comme un vieux corps contient beaucoup moins de ce feu qu'un jeune, il n'est pas tonnant qu'il en attire de celui-ci, qui par l perd sa force naturelle et tombe dans un tat de langueur, comme l'exprience l'a prouv de tout temps dans les enfants. Et l'auteur continue en dcouvrant, avec la mme facilit, en s'appuyant sur une thorie de la vivacit , comment les rhumatismes viennent aux hommes et la nielle aux arbres. Le mot vie est un mot magique. C'est un mot valoris. Tout autre principe plit quand on peut invoquer un principe vital. Le livre du Comte de Tressan (2 tomes de 400 pages chacun) tablit une synthse qui runit tous les phnomnes sur la seule intuition d'une matire vive qui commande une matire morte. C'est parce que le fluide lectrique est cette matire vive qu'il anime et meut tout l'univers, les astres et les plantes, les curs et les germes. Il est la source de tout essor, de toute fermentation, de toute croissance, car il est rpulsif lui-mme . Dans une telle oeuvre, on peut facilement surprendre l'intuition d'une intensit en quelque sorte indfinie, inpuisable, par laquelle l'auteur condense une valeur vitale sur un infiniment petit matriel. Sans aucune preuve, par la simple sduction d'une affirmation valorisante, l'auteur attribue une puissance sans limite des lments. C'est mme un signe de puissance que d'chapper l'exprience. La matire morte est inerte et sans forme organique, la matire vive un million de fois plus tnue que la plus petite molcule de matire morte, que le meilleur microscope puisse nous faire apercevoir... On peut chercher dans l'norme trait du Comte de Tressan, on ne verra rien qui puisse prouver cette tnuit, rien non plus qui puisse lgitimer cette substantialisation [155] d'un essor vital. Il n'y a l, une fois de plus, que les mtaphores sduisantes de la vie. Ce n'est pas l l'intuition d'un seul auteur. Le Comte de La Cpde crit comme un axiome, en 1781 : l'expansibilit ne peut convenir en aucune manire la matire morte 1 . Tout lan est vital.
1 Comte DE LA CPDE. Essai sur l'lectricit naturelle et artificielle, 2 vol., Paris, 1781, tome II, p. 32.

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La vie marque les substances qu'elle anime d'une valeur indiscute. Quand une substance cesse d'tre anime, elle perd quelque chose d'essentiel. Une matire qui quitte un tre vivant perd des proprits importantes. La cire et la soie sont dans ce cas : aussi sont-elles l'une et l'autre non-lectricables. Pour pousser ce raisonnement plus loin, la cire et la soie ne sont en effet que des excrments des corps qui ont t en vie (p. 13).

IV
La vie conue comme proprit gnralise conduit une thse philosophique qui reste sduisante, condition toutefois de ne pas la prciser et de lui laisser-l'appui d'une sympathie obscure unissant tous les tres de l'Univers. Ds lors, rappeler les applications prcises de cette thse, c'est presque srement soulever une rprobation dans le inonde des philosophes. Il semble qu'on tourne en drision une conviction profonde, une conviction respectable. Combien donc taient diffrents les temps o la thse de la vie universelle pouvait se prciser sans gne ! Nous allons taler quelques-unes de ces prcisions intempestives pour bien dsigner un tat d'esprit rvolu. Dans ce paragraphe nous runirons diverses citations attribuant la vie aux minraux. Mme Metzger n'a pas manqu de signaler cette attribution. Elle a bien vu qu'au XVIIe et au XVIIIe sicle, la Chimie et la Minralogie taient, comme elle le dit si bien, de l'inorganique plaqu sur du vivant , ce qui est proprement la thse que nous exposons en caractrisant comme obstacle l'intuition animiste dans les phnomnes de la matire. Si nous revenons sur ce problme, c'est pour bien montrer son extension. A notre avis, l'intuition de la vie a un caractre affectif qu'il nous faut souligner. Elle est moins intellectualiste que ne le pense Mme Metzger. Elle est aussi plus durable ; on la trouve dans des textes plus rcents que ceux qui ont retenu l'attention de Mme Metzger. Dans le domaine de la culture intellectuelle, plus la faute est rcente, et plus le pch est grave... [156]

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Dans une poque vrai dire un peu lointaine, en 1640, Guillaume Granger 1 marque une diffrence entre les mtaux que nous manions et les mtaux dans leur gte naturel. En examinant leurs proprits, il faut, dit-il, bien prendre garde qu'ils sont maintenant hors de leurs matrices et lieux naturels, dlaisss entirement de la tutelle et protection de la nature . Nicolas de Locques, en 1664, dveloppe le mme thme 2 : Les maladies des minraux viennent de plus loin que des lments... elles viennent encore de leur forme et des Vertus qui y sont attaches, lesquelles leur arrivent des Astres et du vice de leur Matrice . Suit une longue numration de ces maladies congnitales. Toujours vers la mme date, on peut voir un chimiste aussi clbre que Glauber dans les mmes opinions. Le mtal, tir de la terre de laquelle il ne reoit (plus) de nourriture, peut fort bien tre compar en cet tat l'homme vieux, dcrpit.. la nature garde la mme circulation de naissance et de mort dans les mtaux comme dans les vgtaux et dans les animaux 3 . Plus prs de nous, et chez un auteur clbre entre tous, on peut trouver des affirmations aussi incroyables. Boerhaave affirme 4 que l'air des Bermudes est tel que les Mtaux mmes prissent bientt . Des valorisations videntes donnent lieu des aperus moraux bien curieux. Ainsi, nombreux sont les auteurs pour lesquels la rouille est une imperfection. Aussi un auteur crivant en 1735 affirme qu'avant la faute d'Adam, les minraux et mtaux taient sans rouille dans les entrailles de la terre . Le concept de maladie, considre comme une entit claire et absolue, est appliqu aux objets du monde matriel. Tard dans le XVIIIe sicle, en 1785, de Bruno, dans un livre d'expriences souvent trs exactes, crit 5 : La rouille est une maladie laquelle le fer est
1 2 3 4 5 Guillaume GRANGER, Dijonnais, Mdecin du Roy et de Monsieur, Paradoxe que les mtaux ont vie, Paris, 1640, p. 18. Nicolas DE LOCQUES, Les Rudiments de la Philosophie naturelle touchant le systme du corps mixte. De la Fermentation, Paris, 1665, p. 58. Mme METZGER, Les Doctrines chimiques.... loc. cit., p. 124. BOERHAAVE, loc. cit., tome I, p. 504. DE BRUNO, loc. cit., p. 123.

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sujet... L'aimant perd sa vertu magntique lorsqu'il est rong par la rouille. On en voit qui reprennent une partie de leurs forces, lorsqu'on en a enlev la surface attaque par cette maladie . En 1737, un auteur anonyme qui, par ailleurs, montre assez [157] d'esprit critique, crit 1 : Il y a des mines o les mtaux encore imparfaits se perfectionnent ; enfin, souvent on ferme les creux o l'on avait trouv des matires mtalliques qui n'taient pas formes entirement ; dans la suite des temps on y a trouv des mines trs riches. L'Acadmie, en 1738, donne la garantie de son autorit des affirmations aussi prcises : On tire depuis des sicles des pierres fusil dans des carrires situes dans le Berry. Malgr cette longue extraction, les pierres fusil n'y manquent jamais, ds qu'une carrire est vide, on la ferme, et plusieurs annes aprs on y trouve des pierres fusil comme auparavant... Les carrires et les Mines puises se remplissent donc de nouveau et sont toujours fcondes . L'ide de production est si prdominante que la relation simple qui veut que le contenu soit plus petit que le contenant est contredite sans gne. R. Decartes, cet homonyme du grand philosophe, affirme qu'on a plus tir de fer des mines de l'le d'Elbe qu'il n'en faudrait pour doubler ou tripler la montagne. Un autre auteur, crivant en 1682, Dedu, parle des mines qui ne diminuent pas, quelque quantit de matire qu'on en tire ; parce que l'air voisin va prendre la place du minral, et en acquiert la nature. Nous avons plusieurs de ces mines : on en voit une de nitre dans l'tat de Venise, une de fer dans l'Ile d'Elbe . Aussi, il faut laisser la reproduction mtallique son mystre et se garder d'ouvrir trop tt les mines 2. Si une Mine tait vente, l'on y pourrait trouver des mtaux non encore achevs ; et parce que l'ouverture de la mine interromprait l'action de la Nature, ces Mtaux resteraient imparfaits, et ne s'accompliraient jamais, et toute la semence mtallique contenue dans cette mine perdrait sa force et sa vertu ; en sorte qu'elle deviendrait ingrate et strile.
1 2 52. Sans nom d'auteur, Nouveau Cours de Chymie suivant les principes de Newton et de Sthall. Nouvelle dition, Paris, 1737, tome II, p. 4. Sans nom d'auteur, Le Texte d'Alchymie et le Songe verd, Paris, 1695, p.

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Un auteur important, dont l'uvre a t tudie par de nombreux matres de forges et qui a t traduite en 1751 de l'espagnol en franais, rappelle, lui aussi, la fcondit des mines de fer de l'le d'Elbe et ajoute qu' Potosi, on tire des Mines des pierres charges d'Argent qu'on y avait laisses quelques annes auparavant, parce qu'elles n'en taient point charges. Ce fait arrive tous les jours et l'abondance est si continuelle qu'on ne peut l'attribuer qu' l'action de la semence vgtative de l'Argent . Parfois, l'on trouve des tentatives de rationalisation qui s'appuient sur des [158] comparaisons faciles 1. D'aprs Hecquet, les minraux croissent et renaissent la manire des plantes, car si les boutures de celles-ci prennent racines, les dbris des pierres ou des diamants qu'on a taills, tant enfouis en terre, reproduisent d'autres diamants et d'autres pierres au bout de quelques annes . la fin du XVIIIe sicle, les mmes affirmations sont encore possibles. En 1782, Pott relate plusieurs cas de fcondit minrale 2 : Tous ces faits, dit-il, prouvent la reproduction successive des mtaux, en sorte que les filons qui ont t exploits anciennement peuvent, au bout d'un certain temps, se trouver remplis de nouveau de matires mtalliques . Crosset de la Heaumerie 3 rapporte que, dans certains pays, on rpand dans la mine use des cassures et des limures de fer , bref, on sme du fer. Aprs cette semaille, on attend quinze ans puis a la fin de ce temps on en tire une trs grande quantit de fer... Il n'y a point de doute que cette multiplication si abondante de fer provient de ce. que le vieux fer qu'on met dans la terre se pourrit et se mle avec le ferment sminal de la mme minire tant dlay par les pluies ; de sorte que l'essence sminale du vieux fer tant dissoute et dlie des liens qui la tenaient enferme, agit peu prs de mme que les autres semences, attirant soi comme un aimant, et changeant en sa propre nature l'air, l'eau et le sel de terre, qui se convertissent en fer Par la suite des temps .
1 Sans nom d'auteur, De la digestion et des maladies de l'estomac suivant le systme de la trituration et du broyement, sans l'aide des levains ou de la fermentation, dont on fait voir l'impossibilit en sant et en maladie, Paris, 1712. (Cet ouvrage est de HECQUET.), p. 136. POTT, loc. cit., tome II, p. 372. CROSSET DE HEAUMERIE, loc. cit., p. 119.

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Malgr d'assez nombreuses recherches, nous n'avons pas trouv dans des livres du XIXe sicle des affirmations similaires. Le mythe de la fcondit des mines est de toute vidence incompatible avec l'esprit scientifique. Il marque au contraire d'un trait profond la mentalit prscientifique. Nous aurons d'ailleurs l'occasion, aprs avoir tudi la notion de germe, de revenir sur le problme. Nous pourrons alors prouver que l'intuition de fcondit des mines relve de la psychanalyse. Pour l'instant, nous n'avions qu' provoquer l'tonnement d'un lecteur moderne devant cette introduction prcise du concept de vie dans un domaine qui lui est manifestement tranger. [159]

V
Indpendamment de ces vues philosophiques gnrales, certains progrs techniques se sont faits en majorant encore le privilge d'explication des phnomnes biologiques. Ainsi le microscope a t, de prime abord, appliqu l'examen des vgtaux et des animaux. Son objet primitif, c'est la vie. Ce n'est que par accident et rarement qu'il sert l'examen des minraux. Mais alors, on peut saisir sur le vif le rle d'obstacle pistmologique d'une occupation habituelle : le microscope rvle-t-il une structure intime inconnue des tres vivants ? aussitt s'tablit une curieuse rciproque : Si le microscope dcle une structure dans un minral, cette structure est l'indice, pour un esprit prscientifique, d'une vie plus ou moins obscure, plus ou moins ralentie, en sommeil ou en attente. Parfois cet indice ne trompe pas : Quand on dcouvrira l'origine animale des coraux, on trouvera cette dcouverte toute naturelle. Mais parfois l'indice provoque une dviation totale. Par exemple, voyons Robinet en train de lier. les conjectures 1. J'ai vu sur plusieurs astrotes des vaisseaux fibreux, tourns en forme de petits arcs, comme sur la tunique du ventricule de l'estomac. Je ferais voir une foule de tuyaux, de poils, de fils, de mamelons, de touffes glanduleuses, dans les corps les plus compacts, les plus roides, dits tout fait bruts... Puis donc que l'organisation des
1 ROBINET, De la Nature., loc. cit., tome I, p. 202.

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solides du corps animal n'est que le tissu des fibres capillaires parsemes de glandules dont ils sont composs. qui s'y trouvent en paquet, en rseau, en cordon, en lame, en houppe, en arc, en vis, avec divers degrs de tension, de roideur, d'lasticit, n'est-on pas forc d'admettre pour des corps vritablement organiss, tous ceux o l'on rencontre une telle structure ? On voit bien ici s'taler dans toute son ingnuit la rciproque dont nous parlions plus haut. En s'appuyant sur cette intuition fine et savante des structures microscopiques, la rverie pdante de Robinet ne connat plus de borne ; elle accumule les valorisations 1 Les minraux ont tous les organes et toutes les facults ncessaires la conservation de leur tre, c'est--dire leur nutrition. Ils n'ont point la facult loco-motrice non plus que les plantes, et quelques animaux coquille comme l'hutre et le lpas. C'est qu'ils n'en ont pas besoin pour aller chercher leur nourriture qui vient les trouver. [160] Cette facult, loin d'tre essentielle l'animalit, n'est dans les animaux qui la possdent qu'un moyen de pourvoir leur conservation... de faon que l'on peut regarder ceux qui en sont privs comme des tres privilgis, puisqu'avec un moyen de moins ils remplissent la mme fin... Ai-je tort, aprs cela, de regarder les minraux comme privilgis cet gard, en ce que sans changer de place, ils trouvent leur nourriture la porte de leurs suoirs ? Si elle leur manque, ils souffrent et languissent et l'on ne peut douter qu'ils n'prouvent le sentiment douloureux de la faim et le plaisir de la satisfaire... Si (la nourriture) est mlange, ils savent en extraire ce qui leur convient et rejeter les parties vicies - autrement il ne se formerait jamais ou presque jamais d'or parfait, ni de diamant de belle eau. Du reste, ils ont, comme les autres animaux, les organes intrieurs requis pour la filtrer, la distiller, la prparer et la porter dans tous les points de leur substance. La valorisation essentielle du microscope est la dcouverte du cach sous le manifeste, du riche sous le pauvre, de l'extraordinaire sous l'usuel. Il entrane des passages la limite. En fait, l'hypothse de Buffon sur les molcules de vie tait presque fatale. Un dualisme pourra subsister entre la matire et la vie dans les formes leves ; mais ce dualisme sera son minimum dans l'infiniment petit. Un disciple de Buffon, l'abb Poncelet, indique clairement comment
1 Loc. cit., tome IV, p. 184.

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l'invention du microscope a permis d'tablir les rapports, qu'il estime exacts, entre le vivant et l'inerte. On va voir que les rveries animistes se poursuivent encore quand lil est plac derrire le microscope 1. Avant l'invention du microscope, on ne jugeait de la matire que d'aprs quelques rapports trs vagues, trs palpables, trs grossiers, comme son tendue, sa divisibilit, son impntrabilit, sa forme extrieure, etc. Mais, depuis l'invention de cet instrument admirable, on a dcouvert des rapports nouveaux et jusqu'alors inconnus, qui ont ouvert la Philosophie une carrire bien intressante. force de varier, de rpter, de tourner les observations en tous sens, on est parvenu analyser la matire presque l'infini. On y a rellement aperu des particules rpandues partout, toujours en mouvement, toujours vivantes, et des particules pour ainsi dire mortes, et dans un tat d'inertie. De l on a conclu que la matire tait essentiellement doue de deux puissances, l'une active, l'autre rsistante, que l'on peut regarder comme deux des principaux agents de la Nature. On pose ainsi une quivalence gratuite de l'activit la vie ; un mouvement vif est un signe de vivacit, donc de vie (p. 19). J'ai [161] reconnu, chose surprenante, que le mouvement de ces particules parat tre indestructible, puisque dans le cas o ces particules vivantes semblent perdre leur mouvement, comme il arrive lorsque le fluide dans lequel il faut qu'elles nagent pour tre aperues, vient se desscher, en leur rendant un fluide nouveau tel que l'eau commune... on les fait pour ainsi dire sortir de leurs cendres, on les rappelle la vie, et on ls voit distinctement s'agiter avec la mme vivacit qu'elles avaient avant que leur mouvement et t suspendu, et cela six mois, un an, deux ans aprs leur destruction apparente. Grce cette valorisation animiste d'expriences microscopiques, l'abb Poncelet peut dire (p. 59) : Il rgne une grande affinit entre les particules vivantes et brutes de la matire : cette affinit, cette inclination, cette tendance, ne peuvent avoir pour objet que la conservation de l'individu : or, cette tendance ressemble fort au dsir... Comme on le voit, c'est l'intuition du vouloir-vivre prsente plus d'un demi sicle avant Schopenhauer. Elle apparat ici sur le plan des tudes prscientifiques, ce qui lui donne un caractre superficiel. En fait, chez le physicien comme chez le mtaphysicien, une telle intuition a une source commune : cette source est dans l'inconscient. C'est l'inconscient qui interprte toute
1 PONCELET, loc. cit., p. 17.

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continuit comme une dure intime, comme un vouloir-vivre, comme un dsir... Tant que l'intuition animiste reste gnrale, elle nous meut et elle nous convainc. l'chelle des particules, sous la plume de l'abb Poncelet, elle manifeste son insuffisance. C'est l pourtant qu'elle devrait se vrifier s'il s'agissait de vrification objective. Mais en ralit il ne s'agit que de poursuivre, avec les images nouvelles livres par le microscope, les ancestrales rveries. Qu'on s'merveille si longuement, si littrairement de ces images, c'est la meilleure preuve qu'on en rve.

VI
Mais nous allons essayer d'augmenter la prcision de nos remarques en mettant en lumire un renversement total des moyens d'explication. Nous allons montrer en effet qu' un certain stade du dveloppement prscientifique, ce sont les phnomnes biologiques qui servent de moyens d'explication pour les phnomnes physiques. Et cette explication n'est pas une simple rfrence l'obscure intuition de la vie, la sourde motion des satisfactions vitales ; elle est un dveloppement dtaill qui applique, le phnomne physique sur le phnomne physiologique. Plus que le [162] mcanisme objectif, c'est le mcanisme corporel qui sert d'instructeur. Parfois, comme nous en donnerons de nombreux exemples, le corps humain est, dans toute l'acception du terme, un appareil de physique, un dtecteur chimique, un modle de phnomne objectif. Donnons d'abord un exemple d'une image anatomique privilgie. Tel nous parat le cas des veines et des poils. Un exprimentateur d'une grande habilet comme Fuss garde, la fin du XVIIIe sicle, des intuitions aussi naves que les intuitions de Descartes sur l'aimant. Tandis qu'avec patience, en multipliant et diversifiant les touches, Fuss fabrique les meilleurs aimants de l'poque, il explique tous les jeux diffrents du magntisme par les mouvements d'un fluide dans les pores de l'aimant... qu'on conoit unanimement forms de tuyaux contigus, parallles et hrisss ; comme les veines et les vaisseaux lymphatiques et d'autres conduits destins pour la circulation des humeurs dans l'conomie animale, de petits poils ou

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soupapes, qui, couches dans le mme sens, donnent un libre passage au fluide, qui s'insinue dans les pores suivant la mme direction et se refusent au contraire tout mouvement en direction oppose 1 . Ainsi, il frotte ses aimants comme il caresse son chat. Sa thorie ne va pas plus avant que son geste., Si le geste est plus pnible, Fuss renforce l'image. L'acier plus dur se refuse plus longtemps la disposition rgulire de ces conduits, et il y faut bien plus de peine pour y exciter des tourbillons semblables ceux qui environnent les aimants naturels (p. 9). Pour l'abb Jadelot, le cheveu est un type objectif trs clair 2 : Le fil de fer, comme on sait, sert pour les tons les plus aigus des instruments corde de mtal. Or, cette forte tension qu'il peut supporter, semble indiquer que ce mtal est fait de cheveux qui peuvent se filer et se cordeler comme notre chanvre. En 1785, de Bruno rappelle que Huyghens et Hartsoeker ont cru que l'aimant tait compos d'une infinit de prismes creux livrant passage la matire magntique. Il ajoute 3 : M. Euler, qui a adopt, leur sentiment, compare ces prismes creux aux veines et aux vaisseaux lymphatiques qui sont dans le corps des animaux. Un esprit scientifique' se demande en quoi la comparaison d'Euler claire la premire image de Huyghens. Pour l'esprit prscientifique, l'image animiste est en somme [163] plus naturelle, donc plus convaincante. C'est pourtant, de toute vidence, une fausse lumire. Voici maintenant un exemple d'un phnomne biologique privilgi pris comme principe de mesure. On a si grande confiance dans l'extrme rgularit des lois vitales qu'on prend le pouls comme chronomtre pour certaines expriences. Bacon apporte cette rfrence imprcise un luxe de prcisions trs caractristiques de l'esprit prscientifique. On lit dans la Sylva Sylvarum : La dure d'une flamme place dans les diverses conditions mrite d'tre tudie. Nous allons d'abord parler des corps qui brlent directement
1 Nicolas Fuss, Observations et expriences sur les aimants artificiels, principa. lement sur la meilleure manire de les faire, Saint-Ptersbourg, 1778, p. 6. Abb JADELOT, Mcanisme de la Nature ou systme du monde, fond sur les forces du Feu, prcd d'un examen du systme de Newton, Londres, 1787, p. 201. DE BRUNO, loc. cit., p. 22.

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et sans l'intermdiaire d'une mche quelconque. Une cuillere d'esprit de vin chaud brla pendant 116 battements de pouls ; la mme cuillere, avec l'addition de 1/6 de salptre brla pendant 94 pulsations, et avec 1/6 de sel, pendant 83 pulsations ; avec 1/6 de poudre tirer, pendant 110 pulsations ; un morceau de cire, plac au milieu de l'esprit de vin, brla pendant 87 pulsations ; un morceau de silex (!) pendant, 94 pulsations ; avec 1/6e d'eau, pendant 86 pulsations, et avec la mme quantit d'eau, seulement pendant 4 pulsations. Faut-il souligner au passage qu'aucune de ces expriences ne correspond, ni dans son principe ni dans sa mesure, un problme scientifique bien dfini ? Dans tout le courant du XVIIIe sicle, on trouve de nombreuses rfrences l'action de l'lectricit sur le pouls. On prtend mme distinguer deux lectricits d'aprs cette action. Pour Mauduit, l'lectricit positive acclrerait le pouls du septime, tandis que l'lectricit ngative, d'aprs d'Alibard, le diminuerait d'un quarantime, ce qui est d'une sensibilit bien grande. D'autres auteurs ne font pas cette distinction, ce qui devrait souligner l manque d'objectivit de telles mesures. D'aprs Cavallo, l'lectricit positive ou ngative acclre le pouls d'un sixime ou aux environs . Un livre entier serait ncessaire pour dmler le dbat entre les partisans de Galvani et ceux de Volta, entre l'lectricit biologique et l'lectricit physique. Mais quelque cole que les exprimentateurs appartiennent, ils multiplient les expriences physiologiques. C'est ces expriences que va de prime abord l'intrt. Reinhold a tudi l'action sur le got. Sur l'odorat, Cavallo (rapport par Sue,) 1 dit qu'ayant uni ensemble un fil d'argent, introduit le plus avant possible dans les narines, et un morceau de zinc appliqu sur la langue, il a senti une odeur [164] putride . Le problme se pose ainsi plutt du nez la langue que de l'argent au zinc. Reinhold cite un grand nombre d'expriences sur la vue : L'argent sur lil droit, le zinc sur l'il gauche, on voit une lueur trs vive. Parfois, l'exprience est conue sous une forme peine vraisemblable, et cependant l'exprience laquelle nous faisons
1 P. SUE, Histoire du Galvanisme, 4 vol., Paris, 1805, tome I, p. 159.

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allusion est rpte par beaucoup d'auteurs et varie dans des conditions vraiment incroyables. Ne donnons que quelques exemples 1. Humboldt tablit mme... quatre manires de produire cette lumire (il s'agit seulement de l'impression lumineuse). La plus remarquable est celle qui la fait voir trs videmment, lorsqu'aprs avoir mis sur la langue un morceau de zinc, il a introduit profondment dans l'intestin rectum un morceau d'argent. Fowler dit avoir vu sur lui-mme et sur d'autres, outre la lueur, qui tait trs vidente, la pupille se contracter ; ce qui lui parat prouver le pouvoir du fluide galvanique sur l'iris. On conviendra que ce pouvoir est bien indirect et qu'il nous est assez difficile d'imaginer l'importance donne une telle exprience. Nous n'avons pu davantage dcouvrir par quels dtours on tait arriv imaginer cette exprience qui met en jeu tout le tube digestif. Peut-tre est-ce en vertu du mythe d'intriorisation si bien illustr par les phnomnes de la digestion. Achard, qui a repris cette exprience, note en plus de la lumire l'envie d'aller la selle . Humboldt l'a recommence sur une linotte, sur des grenouilles, sur deux serins. L'action est si forte que Humboldt conclut tranquillement 2 : Si l'on trouvait un moyen commode de couvrir d'une armature une grande surface du rectum dans l'homme, son effet serait certainement plus efficace pour rappeler les noys la vie que l'usage de la fume de tabac. Quand on a valoris le caractre biologique, les expriences du galvanisme prsentent bien nettement le caractre de l'obstacle animiste. C'est alors le phnomne complexe qui prtend servir l'analyse du phnomne simple. Humboldt s'exprime ainsi (p. 183) : Un nerf uni organiquement avec quelques lignes cubes de chair musculaire, indique si deux mtaux sont homognes ou htrognes, s'ils sont l'tat de rgule pur ou s'ils sont oxyds ; [165] il indique si la coloration d'un minral dpend du carbone ou d'une oxydation. L'alliage des monnaies est facile dterminer par ce moyen. Deux anciens louis,. ou deux pices d'or de la Rpublique, servant d'armature des muscles et des nerfs dans des animaux affaiblis, ne
1 2 SUE, loc. cit., tome I, p. 158. Frdric-Alexandre HUMBOLDT, Expriences sur le Galvanisme et en gnral sur l'irritation des fibres musculaires et nerveuses, trad. par J.-F.-N. Jadelot. Mdecin, Paris, 1799, p. 335.

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produisent presque aucune irritation ; il en est de mme des nouveaux frdrics d'or de Prusse. Mais il en est autrement des anciens louis neufs... Puis (p. 184) : La fibre nerveuse vivante indique, si une mine contient un mtal l'tat de rgule ou d'oxyde. Si une substance organise se rapproche de la nature animale... Elle est un anthrascope vivant, un moyen de dcouvrir le carbone, presque aussi sr que l'action du feu et celle des alcalis. Et, sduit par cette vue, Humboldt baisse d'un ton son esprit critique. Il est bien prs d'accepter ce qu'on a rapport de l'homme merveilleux de Thouvenel qui tait en mme temps un hydroscope, un anthrascope et mtalloscope vivant (p. 449). Aux hommes les plus cultivs, il suffit parfois d'un commencement ou d'un prtexte de rationalisation pour accepter la science de la baguette magique. Humboldt se mit lui-mme en exprience pour attester la spcificit des fluides galvaniques, unissant ainsi l'intuition animiste et l'intuition substantialiste. La question prcise qu'il se propose de rsoudre est la suivante : le fluide galvanique de certains animaux diffre-t-il essentiellement de celui d'autres animaux ? Voici la rponse : (p. 476) Un fil de fer qui servait tablir communication entre des parties de mon dos o la peau tait mise nu et munie d'armatures, produisit une irritation trs sensible dans l'organe du got sur plusieurs personnes qui assistaient mes expriences. Il n'y eut jamais d'irritation de cette espce lorsqu'on rpta le mme essai avec des cuisses de grenouille. Cette diffrence ne dpendrait-elle pas de ce que les organes de l'homme sont plus aisment affects par un fluide man d'un animal sang chaud, que par celui qui mane d'un animal sang froid ? Ne doit-on pas imaginer, que de mme que tous les fluides du corps vivant diffrent selon les espces d'animaux, le fluide trs tnu, accumul dans les nerfs et dans les muscles, peut aussi diffrer non seulement dans les diverses espces, mais encore selon le sexe, l'ge et le genre de vie des individus ? Comme on le voit, loin de se diriger vers l'tude objective des phnomnes, ou est plutt inclin, par les intuitions animistes, individualiser les phnomnes, accentuer le caractre individuel des substances marques par la vie. Comme on le rpte souvent au XVIIIe sicle, le corps humain est un des plus amples magasins de matires lectriques. Aldini [166] regarde tous les tres vivants comme autant de piles animales et il croit que le fluide lectrique a sur tous nos liquides

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et sur les organes scrteurs une action dont les effets nous sont encore inconnus. On pourrait aller plus loin, et considrer toutes nos glandes comme autant de rservoirs du galvanisme, qui, accumul dans une partie plus que dans l'autre, rendu plus ou moins libre, et modifi en diffrentes manires, donne au sang qui parcourt la totalit du systme glanduleux, le moyen de subir tous les changements qu'il prouve par diffrentes scrtions . Guid par ces vues animistes, Aldini n'hsite pas affirmer une action lectrique de diffrentes substances qui agissent sur le corps humain. Ainsi l'opium, le quinquina, et autres stimulants analogues, qui ont beau coup d'action sur le systme animal, augmentent aussi l'effet de la pile... J'ai fait des solutions de divers stimulants proposs par Brown ; j'en ai humect les cartons que je plaais entre les disques de la pile ordinaire, et j'ai vu que ces substances en augmentaient l'intensit . C'est donc bien le corps humain qui est le dtecteur chimique primitif. La complexit du dtecteur animal conduit tudier des variations vraiment secondaires et mme fugaces. Galvani opre sur des animaux morts et vivants, sur des animaux sang froid et a sang chaud. Il trouve que les plus propres manifester les mouvements de contraction sont ceux dont l'ge est plus avanc 1. La Cpde va plus loin Les os me paraissent idio-lectriques, surtout dans les animaux qui ont pass l'ge de la verte jeunesse, et dans lesquels ils ne sont plus aussi tendres et commencent se durcir . Galvani crit Spallanzani que l'lectricit animale n'est pas absolument une lectricit commune, telle qu'on la rencontre dans tous les corps, mais une lectricit modifie et combine avec les principes de la vie, par lesquels elle acquiert des caractres exclusivement . On voit de reste que toute l'cole de Galvani a t trouble dans ses recherches par la spcificit des dtecteurs biologiques employs. Elle n'a pu aborder la perspective objective. Tandis que le mouvement de l'aiguille dans la balance de Coulomb tait un mouvement aux maigres caractristiques mcaniques, la contraction musculaire a t pour l'cole de Galvani un mouvement privilgi, charg de caractres et de sens, en quelque sorte un mouvement vcu. Par rciproque, on a cru que ce mouvement biologico-lectrique tait plus propre que tout autre expliquer les
1 SUE, loc. cit., tome I, p. 3.

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phnomnes de la vie. Aldini s'est demand si les [167] expriences de contraction lectrique ne pourraient pas conduire une connaissance plus prcise sur l'organisation des insectes ? Peut-tre nous indiqueront-elles quelles sont les parties de ces animaux qui sont spcialement doues de contractilit . En particulier, Aldini rappelle les expriences de Zanotti de Bologne : sur la cigale tue on obtient immdiatement le mouvement et le son, sur un petit ver luisant les anneaux phosphoriques deviennent plus brillants, et rpandent une lumire plus vive que celle qui leur est naturelle... Les gros vers luisants brillent aussi davantage, et l'on dcouvre en outre une petite toile trs lumineuse l'extrmit de chacun des poils qui couvrent la superficie de leur corps . Ainsi, ce n'est pas du ct de la saine abstraction que se dirige l'esprit prscientifique. Il cherche le concret, l'exprience fortement individualise. Mais les problmes lectriques se sont forms de prime abord sur une base biologique et l'on peut excuser le biologiste Galvani d'avoir continu la pratique de son propre mtier tandis qu'il rencontrait des phnomnes d'un ordre nouveau et inconnu. Nous allons donc essayer de caractriser l'obstacle animiste sur un thme plus naturel. Nous allons tudier, dans un chapitre spcial, la fausse clart apporte dans la connaissance objective par le thme de la digestion.

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[169]

CHAPITRE IX
Le Mythe de la Digestion I

Retour la table des matires

La digestion est une fonction privilgie qui est un pome ou un drame, qui est source d'extase ou de sacrifice. Elle devient donc pour l'inconscient un thme explicatif dont la valorisation est immdiate et solide. On a coutume de rpter que l'optimisme et le pessimisme sont questions d'estomac. Mais on vise la bonne humeur ou la mauvaise humeur dans les relations sociales : C'est prs des hommes que Schopenhauer cherchait des raisons pour soutenir son systme, ou, comme il le disait d'une manire si clairement symptomatique, des aliments de misanthropie. En ralit, la connaissance des objets et la connaissance des hommes relvent du mme diagnostic et, par certains de ses traits, le rel est de prime abord un aliment. L'enfant porte la bouche les objets avant de les connatre, pour les connatre. Le signe du bien-tre ou du malaise peut tre effac par un signe plus dcisif : le signe de la possession raliste. La digestion correspond en effet une prise de possession d'une vidence sans pareille, d'une sret inattaquable. Elle est l'origine du plus fort des ralismes, de la plus pre des avarices. Elle est vraiment la fonction de l'avarice

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animiste. Toute sa cnesthsie est l'origine du mythe de l'intimit. Cette intriorisation aide postuler une intriorit . Le raliste est un mangeur. Cette fonction de possession, qu'il suffit de dsigner pour en faire saisir l'vidence, est bien apparente dans certains textes prscientifiques. Par exemple, C. de la Chambre 1 majore l'apptit dans le sens mme d'une possession : le got est dans la bouche et la porte... mais l'apptit est dans le lieu qui reoit ce qui est entr, d'autant que la possession tant la fin et le but [170] de l'apptit, et que celui doit dsirer qui doit possder, l'estomac devant recevoir l'aliment a d avoir aussi l'apptit . Cette possession fait l'objet de tout un systme de valorisation. L'aliment solide et consistant a une prime immdiate. Le boire n'est rien devant le manger. Si l'intelligence se dveloppe en suivant la main qui caresse un solide, l'inconscient s'invtre en mchant, pleine bouche, des ptes. On peut saisir facilement, dans la vie quotidienne, ce privilge du solide et de la pte. On peut aussi en voir la trace dans bien des livres prscientifiques. Pour Hecquet, publiant, sans nom d'auteur, un Trait des dispenses du Carme 2 la faim n'a rien que de naturel, la soif, au contraire, est toujours contre nature febricitantes sitiunt, esuriunt convalescentes . La faim vient d'un estomac vigoureux, qui sent sa force et qui l'excite, vide qu'il est de sucs, mais plein de ressort... la soif vient de l'inaction des fibres nerveuses que le desschement roidit, et rend impuissantes au mouvement. La faim est donc le naturel besoin de possder l'aliment solide, durable, intgrable, assimilable, vraie rserve de force et de puissance. Sans doute les chameaux mettent de l'eau en rserve pour traverser les dserts. Peut-tre encore ont-ils l'instinct de troubler toujours l'eau avant que de la boire, afin qu'tant plus fangeuse et plus pesante, elle se garde plus longtemps dans ces rservoirs et passe plus tard dans l'estomac. Bien entendu, quand on pense sur un plan valoris, la contradiction des valeurs n'est pas loin. Mais cette contradiction ne vise qu'en
1 2 DE LA CHAMBRE, Nouvelles conjectures sur la digestion, Paris, 1636, p. 24. Sans nom d'auteur, Trait des dispenses du Carme, Paris, 1710, tome II, p. 224.

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apparence les lments rationnels. En ralit, elle s'anime dans la simple dialectique du got et du dgot. La longue polmique sur les ptes au XVIIIe sicle est trs instructive cet gard. Diderot, digne mule de Rousseau, va nous donner quelques conseils d'hygine, curieux mlange de verbiage scientifique et de valorisation inconsciente (Encyclopdie. Art. Bouillie). Il est d'un usage presque gnral, d'empter les enfants dans les deux ou trois premires annes de leur vie, avec un mlange de farine dlaye dans du lait que l'on fait cuire, auquel on donne le nom de bouillie. Rien de plus pernicieux que cette mthode. En voici la preuve pdante : En effet, cette nourriture est extrmement grossire et indigeste pour les viscres de ces petits tres. C'est une vraie colle, une espce de mastic capable d'engorger les routes troites que le chyle prend pour se vider dans le sang, et elle n'est propre le plus souvent qu' obstruer les glandes du msentre, parce que la farine dont elle est compose, n'ayant point encore [171] ferment, est sujette s'aigrir dans l'estomac des enfants, et de l le tapisse de glaires, et y engendre des vers qui leur causent diverses maladies qui mettent leur vie en danger. Que de raisons, de dductions et d'infrences pour nous dire que Diderot n'aime pas les bouillies ! Bien n'est tant raisonn que l'alimentation chez les bourgeois. Rien n'est davantage sous le signe du substantiel. Ce qui est substantiel est nourrissant. Ce qui est nourrissant est substantiel. Durade, dans un ouvrage qui a remport le prix de Physique de l'Acadmie de Berlin en 1766, commentait simplement cet axiome de la digestion substantielle une seule substance nourrit ; tout le reste n'est, qu'assaisonnement 1 , Un des mythes les plus persistants qu'on peut suivre travers les priodes scientifiques, accommod la science du jour, c'est l'assimilation des semblables par la digestion. Pour en montrer le caractre prconu, le mieux est de prendre un auteur assez ancien. Le docteur Fabre de Montpellier dit en son langage philosophique 2 : Que si l'aliment est en son commencement diffrent de son aliment, il faut qu'il se dpouille de cette diffrence, et par diverses altrations, qu'il se rende semblable son aliment, avant qu'il puisse
1 2 DURADE, Trait physiologique et chymique sur la nutrition, Paris, 1767, p. 73. FABRE, loc. cit., p. 15.

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tre son dernier aliment . Mais l'idal de l'alimentation moderne n'est gure en avance sur ce texte. Elle reste aussi matrialiste. On gorge les enfants de phosphates pour leur faire des os sans mditer le problme de l'assimilation. Mme quand une exprience est relle, on la pense sur un plan philosophique faux. On veut toujours que le semblable attire le semblable, que le semblable ait besoin du semblable pour s'accrotre. Telles sont les leons de cette assimilation digestive. On transporte bien entendu ces leons dans l'explication des phnomnes inorganiques. C'est prcisment ce que fait le docteur Fabre qui dveloppe tout un cours de chimie et de mdecine gnrale en s'appuyant sur le thme fondamental de l'assimilation digestive.

II
La valorisation conduit donner l'estomac un rle primordial. L'antiquit le nommait le roi des viscres. Hecquet en parle avec admiration. L'estomac n'est pourtant, dans sa thorie, qu'un organe charg de triturer les aliments. Mais, tout de mme, quelle merveille ! Cette meule philosophique et anime qui broie sans [172] bruit, qui fond sans feu, qui dissout sans corrosion ; et tout cela par une force aussi surprenante qu'elle est simple et douce ; car si elle surpasse la puissance d'une prodigieuse meule, elle agit sans clat, elle opre sans violence, elle remue sans douleur. En 1788, Roy Desjoncades se contente d'admirer le site de l'estomac, mais quel lan 1 ! La situation de l'estomac, ce vase de digestion, sa forme, son diamtre, l'paisseur de ses parois, les assistants qui sont placs autour de lui, tout est arrang avec une symtrie des plus rgulires, pour favoriser l'entretien de cette chaleur vitale... Les viscres, les muscles et les troncs d'artres et de veines qui l'environnent, sont comme autant de braises allumes qui entretiennent ce feu. Le foie le couvre et l'chauffe du ct droit. La rate en fait autant du ct oppos. Le cur et le diaphragme font le mme office par en haut. Les muscles
1 A. Roy DESJONCADES, Docteur mdecin, Les loix de la nature, applicables aux loix physiques de la Mdecine, et au bien gnral de l'humanit, 2 vol., Paris, 1788. tome I, p. 97.

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abdominaux, l'piploon et le pritoine lui portent la chaleur par devant, et enfin les troncs de la grosse artre et ceux de la veine cave avec les muscles de l'pine dorsale, lui rendent un gal service par derrire. Cette valorisation de la chaleur stomacale est aussi, elle seule, trs instructive. Elle est trs frquente dans les textes de la priode prscientifique. On lit dans l'Histoire de l'Acadmie des Sciences pour 1673 la page suivante (I, p. 167) - Notre estomac fait des extraits des Plantes comme le feu, et il ne les altre pas moins. Il tire du vin, par exemple, un esprit qui monte la tte, et la suite de la digestion donne des parties combustibles, et des substances sulfures volatiles. Mais ce qui est le plus remarquable, et le plus heureux pour le rapport des oprations de l'estomac celles de la Chimie, on voit dans plusieurs exemples qu'il forme, ou qu'il dgage par sa seule chaleur douce et humide les mmes substances que la Chimie ne peut avoir que par un grand feu. Ce n'est que par ce moyen que l'on tire de la Poudre Emtique, insipide en apparence, des substances ares ; et l'estomac en tire doucement et facilement ces mmes substances, qui sont les seules qui puissent l'irriter et le soulever . Bien entendu, quand il y a des diffrences entre la Chimie de l'estomac et la chimie artificielle , c'est toujours la premire, in vivo, qu'on estime la plus naturelle et partant la plus adroite. Nous touchons ici la proprit pivot autour de laquelle va tourner sans fin l'esprit prscientifique : la digestion est une lente [173] et douce cuisson, donc toute cuisson prolonge est une digestion. On ne mditera jamais trop cette rciproque si l'on veut comprendre l'orientation de la pense animiste. Il n'y a pas l un simple tour mtaphorique. En fait, dans l'esprit prscientifique, la chimie prtend s'instruire en scrutant les phnomnes de la digestion. D'abord la forme du corps humain ne dessine-t-elle pas un four bien compris ? Dans un texte un peu ancien, la fin du XVIe sicle, Alexandre de la Tourette nous dit ingnment sa rverie : Nous voyons aussi, comme ce trs excellent alchymiste, notre bon Dieu, a bti son four (qui est le corps de l'homme) d'une si belle et propre structure, qu'il n'y a rien redire : avec ses soupiraux et registres ncessaires comme sont la bouche, le nez, les oreilles, les yeux. ; afin de conserver en ce four une chaleur tempre, et son feu continuel,

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ar, clair, et bien rgl, pour y faire toutes ses oprations alchimistiques . La digestion dit un auteur du XVIIIe sicle est un petit incendie... les aliments doivent tre autant proportionns la capacit de l'estomac, que le fagot la disposition du foyer . Il n'est pas sr que la traduction actuelle de la valeur des aliments en calories soit plus adapte la ralit que ces images simples. Pour le biologiste prscientifique, les degrs de cuisson stomacale suffisent spcifier les substances. Le mme auteur dit encore 1 : Soyez persuad qu'entre le lait et le chyle... il n'y a de diffrence que par les degrs d'une cuite ou digestion plus ou moins avance . Ce n'est pas pour rien que la marmite de Papin, qui tait au fond une vritable marmite norvgienne, a t appele le digesteur de Papin. On en explique les phnomnes en pensant au travail de l'estomac. En effet ce qui a frapp surtout c'est que la viande, en six ou huit minutes, sur petit feu se trouve rduite en pulpe, ou plutt en une liqueur parfaite : en poussant un peu le feu, ou seulement en le laissant agir tel qu'il est quelques minutes de plus, les os les plus durs se transforment en pulpe ou en gele. On attribue cet effet l'exactitude avec laquelle cette machine est ferme ; comme elle ne permet ni l'entre ni la sortie de l'air, les secousses occasionnes par la dilatation et les oscillations de l'air renferm dans la chair, sont uniformes et trs vigoureuses. On reconnat l la thorie de la trituration stomacale. D'ailleurs, l'article reprend : Cette exprience parat avoir une parfaite analogie avec l'opration de l'estomac ; car quoique la dissolution [174] de ce viscre ne soit pas ordinairement si vive et si pntrante, nanmoins proportion de sa chaleur et de sa construction M. Drake pense que l'effet est tout fait semblable (Encyclopdie, Art. Digesteur). Pour dfendre la thorie de la trituration stomacale, Hecquet rappelle que ce qui fait la bont, la dlicatesse et la sret du chocolat, c'est qu'il est bien broy. La ptisserie en fournirait un million d'autres (preuves), car d'une mme farine galement assaisonne, mais diffremment tourne et ptrie, elle en tire diffrents mets. Peut-tre
1 Sans nom d'auteur. Nouveau trait de Physique sur toute la nature.... loc. cit., tome II, p. 40.

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faudrait-il omettre ce dtail, ordinairement peu satisfaisant pour des esprits philosophiques, que rien ne touche, que le sublime ou le merveilleux. Une telle manire d'argumenter montre bien la continuit de la cuisine la digestion. On a dit bien souvent que la digestion commence la cuisine ; la thorie savante aussi. L'homo faber qui correspond l'intelligence biologique est cuisinier. Des oprations vraiment insignifiantes pour nous taient jadis marques du mythe de la digestion. L'Encyclopdie relate encore au mot buccellation une opration par laquelle on divise en morceaux, comme par bouches, diffrentes substances pour les travailler . Ds le mortier, l'histoire animiste d'une opration chimique est ainsi commence. Tout le long des manuvres, les mtaphores de la digestion soutiendront la pense objective : l'exprience physique travaillera sur le plan de l'exprience biologique. Certains Alchimistes donnent mme l'ide de nourriture toute sa force, tout son sens prcis, alors mme qu'ils travaillent sur la matire. Sous le nom de cibation, ils prtendent aider une raction en la nourrissant de pain et de lait. Crosset de la Heaumerie en 1722, parle, encore de nourrir et allaiter le compos 1 . Parfois c'est une image. Parfois c'est une ralit et l'on verse du lait dans la cornue. vrai dire, l'intuition animiste est tellement trouble que toute poudre blanche peut faire office de farine. Un auteur crivant en 1742 reconnat ainsi formellement, dans certains minraux, les proprits de la farine. Certes toutes ces farines ne sont pas galement nourrissantes mais avec de l'eau, une telle farine devient une sorte de lait. Le lait mme qu'on trait des vaches... n'est pas une liqueur diffrente . On voit donc bien que le concept d'aliment nourrissant, si clair et si fortement valoris dans l'inconscient, s'introduit, d'une manire plus ou moins obscure, dans les raisonnements de la chimie prscientifique. Les anciennes mthodes de cmentation de l'acier sont de [175] toute vidence sous la dpendance d'une cibation plus ou moins mystique. On lit dans l'Encyclopdie l'article Trempe cette page o la rationalisation n'empche pas de reconnatre la trace de l'ide primitive de nourriture : Faire de l'acier c'est charger le fer d'autant de phlogistique, ou de parties inflammables qu'il en peut contenir. Pour produire cet effet, on joint au fer que l'on veut convertir en acier,
1 CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., p. 21.

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toutes sortes de matires, grasses, qui contiennent une grande quantit de principe inflammable qu'elles communiquent au fer... C'est sur ce principe que l'on emploie des substances du rgne animal, telles que des os, de la carne, des pattes d'oiseaux, du cuir, des poils, etc. . Certains primitifs approchent du foyer o l'on travaille le minerai de fer, pour des fins magiques, un coffret plein de plumes et de poils. Le mtallurgiste prscientifique, plus matrialiste, jette les plumes et les poils dans le creuset. La technique de la trempe au jus d'ail correspond de mme, sinon un mythe digestif, du moins un mythe de l'assaisonnement qui joue comme une causalit de l'infinie. On peut lire dans l'Encyclopdie cette mthode de trempe pour les aciers fins. On coupe l'ail en petits morceaux ; on verse de l'eau-de-vie par dessus, on les laisse en digestion pendant 24 heures dans un lieu chaud ; au bout de ce temps, on presse le tout au travers d'un linge, et on conserve cette liqueur dans une bouteille bien bouche, afin de s'en servir au besoin pour tremper les outils les plus dlicats. Diderot, le fils du coutelier, n'a pas ragi contre cette mthode ; il a laiss passer l'article. On ne critique pas la technique de ses pres. Mais naturellement, c'est surtout dans la pratique alchimiste que le mythe de la digestion est prodigu. On ne devra donc pas s'tonner des mtaphores nombreuses qui relvent de la digestion dans les organes alchimistes. Ainsi 1 Les corrosifs ordinaires, affams comme ils sont, cherchent dvorer les mtaux, pour assouvir leur faim, ils les attaquent avec furie. L'antimoine est un loup dvorant . Nombreuses sont les gravures qui le reprsentent ainsi 2. Ce sel cristallin, comme un enfant affam, mangera et transformera en peu de temps en sa propre nature, telle huile essentielle que vous voudrez lui donner. Et toute l'opration est dcrite comme une nutrition : De mme les alcalis et les esprits rectifis se doivent joindre ensemble de telle sorte, que l'un semble avoir mang l'autre. Le nombre de ces images, qu'un esprit. scientifique estime pour le moins inutiles, dit assez clairement qu'elles jouent un rle explicatif suffisant pour l'esprit prscientifique. [176]
1 2 POLEMAN, loc. cit., p. 22. LE PELLETIER, loc. cit., tome Il, p. 156.

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III
Puisqu'on a li l'estomac et la cornue, puis l'ensemble des phnomnes biologiques et l'ensemble des phnomnes chimiques en une mme unit, on va pousser l'analogie l'extrme. Dans certaines cosmogonies prscientifiques, la terre est prise comme un vaste appareil digestif. Prcdemment, nous avions voqu une vie un peu vague de la terre. C'est maintenant d'une vie prcise qu'il s'agit. De la Chambre dit simplement 1 : Pour les vgtaux, l'aliment n'a Point d'autre organe de sa coction que la terre qui lui sert d'estomac (p. 18). Les zoophytes... n'ont point d'autre estomac que la terre. Ainsi tous les animaux ont un estomac il est interne aux uns et fait partie de leur corps, et aux autres non. Mais d'autres auteurs sont plus prolixes. Un auteur met sur la mme ligne les trois digestions qui se dveloppent dans la terre, la cuisine ou l'estomac. La matire minrale dont les plantes et les fruits sont produits, est donc premirement prpare dans la terre, qui comme un estomac aid de la chaleur du soleil, la cuit et la digre ; les cuisiniers lui succdent, et se placent, pour ainsi parler, entre elle et notre estomac ; y ajoutant par l'artifice de leurs industrieuses digestions, triturations, macrations, fermentations, lixations, fritures, torrfactions, et le reste de leurs assaisonnements ce qui manque la maturit des fruits... L'estomac est ensuite plac entre les cuisiniers et les veines pour exalter par son levain la quintessence de ces matires, je veux dire ce mercure alimentaire, ou cet humide radical, dont se fait la nourriture des parties : enfin la fermentation des veines tient le milieu entre la digestion de l'estomac, et l'assimilation des humeurs, ou leur conversion en la substance des parties 2 . Voil certes une

1 15. 2

DE LA CHAMBRE, Nouvelles conjectures sur la digestion..., loc. cit., p. HUNAULT, Discours physique sur les fivres qui ont rgn les annes dernires, Paris, 1696, p. 16.

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Weltanschauung qui se disperserait immdiatement si le mythe de la digestion perdait sa clart. C'est un mme dpassement qu'on peut saisir chez Hecquet. Il ne lui suffit pas que la digestion stomacale se fasse, par la trituration. Il veut montrer que tout l'univers triture et digre (p. 126). Tout un chapitre de son livre est consacr dmontrer que le broyement a beaucoup de part dans les digestions qui se font dans les vgtaux et dans les minraux . Les nuds de la tige sont autant de pressoirs ou de petits curs . L'air bat [177] et agite tout ce qu'il touche... les chimistes le nomment la toison de la terre. Mais rien n'arrte la rverie pdante : La lune surtout et les astres, ces masses normes qui roulent sur leur centre, psent toutes la fois sur l'air, le foulent et l'agitent, l'affinent et le broyent. La lune pousse l'air ; l'air pousse l'eau ; l'eau, tant incompressible, dtermine des pressions dans les entrailles de la terre et facilite les digestions minrales. L'action de broyement paratra peut-tre plus malaise concevoir dans les digestions qui se font dans les minraux, mais ces digestions sont des vgtations, et l'on vient de voir que les vgtations se font par le moyen du broyement. Pourquoi d'ailleurs chercher des diffrences dans les manires que la nature employe dans les productions du mme genre 1 ? . Hecquet rappelle la thorie des veines terrestres et ajoute : (p. 136) La nature paratrait donc presque avoir copi la terre d'aprs le corps humain . Ainsi, la cit savante, il y a peine deux sicles, tolrait des inversions aussi scandaleuses. On peut d'ailleurs remarquer, en lisant certains textes, la liaison des images trs prcises et des inspirations animistes les plus sourdes. Pour un auteur crivant en 1742 dans un mmoire lu l'Acadmie (tome I, p. 73) la terre (a) comme ses entrailles, et ses viscres, ses philtres, ses colatoires. Je dirais mme quasi comme son foie, sa rate, ses poumons, et les autres parties destines la prparation des sucs alimentaires. Elle a aussi ses os, comme un squelette trs rgulirement form . Si l'on ne prend pas, devant un tel texte, l'attitude ironique, si l'on en accepte un instant la sduction purile, en suivant une inspiration sympathique, on sent bientt l'ide vague se reformer derrire les prcisions intempestives. Cette ide vague et
1 Sans nom d'auteur. De la digestion et des maladies de l'estomac.... loc. cit., p. 135.

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puissante, c'est celle de la Terre nourricire, de la Terre maternelle, premier et dernier refuge de l'homme abandonn. Alors on comprend mieux les thmes psychanalytiques que dveloppe Rank dans le Traumatisme de la naissance ; on arrive donner un sens tout nouveau au besoin qu'un tre douloureux et craintif prouve de retrouver partout la vie, sa vie, de se fondre, comme disent les philosophes loquents, dans le grand Tout. C'est au centre qu'est le mystre et la vie ; tout ce qui est cach est profond, tout ce qui est profond est vital, vivant ; l'esprit formateur est souterrain . Dans la Terre comme dans nos corps... pendant qu'au dehors tout se passe en dcoration, ou tout au plus en oprations peu embarrassantes, [178] le dedans est occup aux ouvrages les plus difficiles, et les plus importants. Robinet crit encore en 1766 : Un liquide circule dans l'intrieur du globe. Il se charge de parties terreuses, huileuses, sulfureuses, qu'il porte aux mines et aux carrires pour les alimenter, et hter leur accroissement. Ces substances en effet sont converties en marbre, en plomb, en argent, comme la nourriture dans l'estomac de l'animal se change en sa propre chair . On pourrait trouver les lments d'une thorie inconsciente de l'Univers fonde sur les solides convictions de la boulimie. La gloutonnerie est une application du principe d'identit. Tout se mange. Rciproquement, tout est mang. Les choses, continue Robinet 1, se servent mutuellement de nourriture... La conservation de la Nature se fait ses propres dpens. Une moiti du tout absorbe l'autre, et en est absorbe son tour . Cette absorption rciproque est difficile rationaliser, difficile mme imaginer. Pour un digrant, elle est au contraire trs facile rver. Mais nous retrouverons bientt l'occasion d'accentuer toutes ces remarques, en leur donnant leur vritable interprtation psychanalytique, quand nous examinerons le mythe de la gnration tellurique beaucoup plus puissant et sducteur que le mythe de la simple digestion.

ROBINET, De la Nature.... loc. cit., tome I, p. 45.

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IV
Au mythe de la digestion se rattache, de toute vidence, l'importance donne aux excrments. Nombreux sont les psychanalystes qui ont caractris la phase anale dans le dveloppement psychique de l'enfant. R. et Y. Allendy rappellent que Freud en 1908, Jones en 1921 et Abraham en 1921 ont longuement tudi ce que devient chez l'adulte, sous forme de caractre anal, l'accentuation prvalente de cette phase digestive 1 . On en trouvera une tude trs claire dans leur, livre Capitalisme et Sexualit. En lisant cet ouvrage, on sentira la ncessit de doubler la psychanalyse classique par une psychanalyse du sentiment de l'avoir qui est, comme nous l'avons marqu, d'essence primitivement digestive. Nous ne pouvons nous tendre sur ce sujet. Nous voulons simplement noter que la connaissance objective prtentions scientifiques est embarrasse, elle aussi, par des valorisations aussi absurdes. [179] Il est peine croyable que le XVIIIe sicle ait gard dans son Codex des remdes comme l'eau de Millefleurs et l'album graecum. L'eau de Millefleurs n'est autre que le produit de la distillation de la bouse de vaches. Malouin 2 y consacre un petit chapitre. Qu'on ne croie pas que la distillation, en nettoyant le mdicament, excuse le mdecin. On donne aussi, sous le nom d'eau de millefleurs, l'urine elle-mme. On choisit celle d'une gnisse, ou d'une jeune vache saine et brune, nourrie dans un bon herbage, dans le mois de mai, ou dans celui de septembre, et le matin... on la porte toute chaude au malade qui doit tre jeun... c'est une liqueur savonneuse qui dissout efficacement les obstructions formes par l'paisseur de la bile, ou par la viscosit des autres humeurs ; elle purge abondamment, et mme fait quelquefois vomir... Malouin la recommande pour l'asthme, l'hydropisie, la migraine. La fiente frache de vache nourrie d'herbes, a la qualit d'apaiser les inflammations des plaies et
1 2 R. et Y. ALLENDY, Capitalisme et Sexualit, Paris, p. 47. MALOUIN, Chimie mdicinale, 2 vol., 2e d., Paris, 1755, tome I, p. 112.

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tumeurs... Le temprament du mle tant diffrent de celui de la femelle, on ne peut disconvenir que la fiente de buf ne soit en quelque chose diffrente de celle de la vache... Celle du buf sert particulirement retenir en son lieu la matrice relche. Notons au passage la surdtermination sexuelle prsente comme un principe vident. Notons aussi, dans la fixation de la matrice par une matire malodorante le mme moyen de rationalisation que nous avons dj signal en suivant le psychanalyste Jones. Il est remarquer qu'aucune critique n'est indique par Malouin. Mme absence de critique dans la Matire mdicale de Geoffroy qui recommande les crottes de rat Stercus nigrum contre les constipations. A l'extrieur, elles gurissent la gratelle, mles au miel et au jus d'oignon, elles font crotre et revenir les cheveux. L'album graecum est de la crotte de chien. L'Encyclopdie en parle en ces termes : Plusieurs auteurs, et entr'autres Ettmuller ont donn beaucoup de proprits l'album graecum ; ils l'ont clbr comme tant sudorifique, attnuant, fbrifuge, vulnraire, mollient, hydragogue, spcifique dans les crouelles, l'angine, et toutes les maladies du gosier . On reconnat l une valorisation polyvalente d'autant plus pousse que la matire peut sembler plus mprisable. L'auteur de l'article manifeste une certaine dsaffection de cette pratique. On ne s'en sert gure parmi nous que dans (les maladies du gosier) la dose d'un demi-gros ou d'un gros, dans un gargarisme appropri. Cette restriction dans l'usage, jadis si tendu, de l'album graecum, prpare une [180] rationalisation qui doit nous donner une mesure de la rsistance d'un obstacle pistmologique. On ne croit pas avoir d'autres moyens de triompher de l'obstacle qu'en l'amoindrissant, qu'en le tournant. On ne sent pas que l'obstacle est dans l'esprit mme. Un reste de valeur trane longtemps sur des ides fausses valoirses par l'inconscient. Ainsi l'auteur dveloppe la rationalisation suivante : L'album graecum n'est proprement qu'une terre animale, et par consquent absorbante, analogue l'ivoire prpar, la corne de cerf philosophiquement prpare, etc. Les humeurs digestives du chien et l'eau employe aux lotions de cet excrment dans sa prparation, ont puis les, os mchs et avals par le chien, ou en ont dissout la substance lymphatique peu prs de la mme faon que l'eau bouillante a puis la corne de cerf dans sa prparation philosophique. On ne voit donc pas quel avantage il

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pourrait avoir au-dessus des autres substances absorbantes de la mme classe. Encore une fois, cette dvalorisation, timide et inacheve, dit assez clairement la primitive valeur de cet trange mdicament. Les matires fcales ont fait l'objet de nombreuses distillations. Le procd par lequel M. Homberg est parvenu retirer de la matire fcale une huile blanche et sans odeur est curieux, et mrite de trouver place ici, cause des vues et des sujets de rflexions qu'il peut fournir 1 . Macquer ne nous dit gure quelles sont ces vues et ces rflexions, mais on les devine si l'on veut bien mettre en scne le besoin de valorisation. En effet, la distillation a fait perdre la mauvaise odeur qui est change en simple odeur fade... M. Homberg a reconnu une valeur cosmtique cette eau : il en a donn quelques personnes dont le teint du visage, du col et des bras tait tout fait gt, tant devenu gris, sec, grenu et rude : elles s'en sont dbarbouilles une fois par jour. L'usage continue de cette eau leur a adouci et blanchi la peau considrablement . On trouve dans la Suite de la Matire mdicale de Geoffroy (tome VI, p. 474) un rcit encore plus circonstanci et partant plus incroyable. Ce rcit ncessiterait une psychanalyse dtaille, d'ailleurs trs facile. Geoffroy ne nie pas plus l'efficacit que la rpugnance. Nous sommes persuads que cette liqueur, qui est douce et onctueuse, peut en effet adoucir et embellir la peau. Mais n'y a-t-il pas de l'extravagance tre assez esclave de sa beaut pour vouloir la conserver par l'usage d'une chose aussi sale et aussi dgotante. Un inconscient trs troubl peut seul conseiller de tels usages. [181] Pour juger du trouble, il ne faut pas seulement s'occuper du lecteur de telles vsanies ; il faut s'adresser celui qui le premier en a fait l'essai. Comment l'ide peut-elle venir de chercher le cosmtique, comme le fait Hombert ou la dame cite par Geoffroy ? Ce ne peut tre que par valorisation antithtique. On ne veut pas croire que la mauvaise odeur d'un produit naturel soit fondamentale. On veut donner une valeur objective au fait qu'on a vaincu une rpugnance personnelle. On veut admirer et tre admirable. Tout joue pour donner une valeur mme aux anti-valeurs. Dj Hecquet rpondait aux auteurs qui voulaient expliquer la digestion par une sorte de

MACQUER, loc. cit., tome II, p. 406.

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putrfaction 2 : C'est se former une trange ide d'une opration si belle, si pleine d'art et de merveille . Les sucs produits par la digestion sont en effet parfaits, doux et bienfaisants . Il conviendrait mal aux sucs nourriciers qu'ils vinssent s'empuantir. La digestion est difficile expliquer preuve certaine de la majest de la nature mais pour l'esprit prscientifique elle ne s'explique que dans le rgne des valeurs. Une telle explication cesse de donner prise la contradiction. C'est aimer profondment que d'aimer des qualits contradictoires. [182]

Sans nom d'auteur. De la digestion.... loc. cit., p. 38.

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[183]

CHAPITRE X
Libido et connaissance objective

Retour la table des matires

Le mythe de la digestion est bien terne quand on le compare au mythe de la gnration ; l'avoir et l'tre ne sont rien devant le devenir. Les mes nergiques veulent avoir pour devenir. C'est donc avec raison que la Psychanalyse classique a marqu la suprmatie de la libido sur l'apptit. L'apptit est plus brutal, mais la libido est plus puissante. L'apptit est immdiat ; la libido, au contraire, les longues penses, les projets longue chance, la patience. Un amant peut tre patient comme un savant. L'apptit s'teint dans un estomac repu. La libido, peine est-elle apaise, qu'elle renat. Elle veut la dure. Elle est la dure. tout ce qui dure en nous, directement ou indirectement, s'attache la libido. Elle est le principe mme de la valorisation du temps. Le temps gratuit, le temps vid, le temps d'une philosophie du repos est un temps psychanalys. Nous y travaillerons dans un autre ouvrage. Retenons simplement que la patience est une qualit ambigu, mme lorsqu'elle a un but objectif. Le psychanalyste aura plus de travail qu'il ne pense s'il veut bien tendre ses recherches du ct de la vie intellectuelle.

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En effet, la psychanalyse classique, proccupe surtout d'interpsychologie, c'est--dire des ractions psychologiques individuelles dtermines par la vie sociale et la vie familiale, n'a pas dirig son attention sur la connaissance objective. Elle n'a pas vu ce qu'il y avait de spcial chez l'tre humain qui quitte les hommes pour les objets, chez le surnietzschen qui, vers une plus haute montagne, quittant aussi son aigle et son serpent, s'en va vivre parmi les pierres. Et pourtant, quel curieux destin, plus curieux encore dans le sicle o nous sommes ! En ces heures o toute la culture se psychologise , o l'intrt pour l'humain [184] s'tale dans la presse et les romans, sans plus d'exigences que celle d'un rcit original, sr de trouver des lecteurs quotidiens et assidus, voici qu'on trouve encore des mes qui pensent un sulfate ! Ce retour la pense de la pierre, c'est, sans doute, aux yeux des psychologues la rgression d'une vie qui se minralise. eux l'tre et le devenir, eux l'humain tout gonfl d'avenir et de mystre ! Il y aurait une longue tude faire sur cette dvalorisation de la vie objective et rationnelle qui proclame la faillite de la science, du dehors, sans jamais participer la pense scientifique. Mais notre besogne est plus modeste. C'est dans le dtail de la recherche objective qu'il nous faut faire sentir la rsistance des obstacles pistmologiques. C'est l que nous allons voir l'influence de la libido, libido d'autant plus insidieuse qu'elle a t plus tt carte, que le refoulement est, dans les tches scientifiques, la fois plus facile et plus ncessaire. Naturellement, dans ce domaine de l'aridit voulue qu'est un domaine scientifique, les affleurements de la libido sont souvent Peu apparents. Nous rclamons donc l'indulgence du lecteur qui doit mesurer la difficult d'une tche qui se propose, en somme, d'analyser la sensibilit d'un cur de pierre. Voici alors le plan que nous allons suivre dans ce chapitre complexe. Dans cette psychologie d'un inconscient scientifique, nous procderons du vague au prcis. En effet, dans le rgne de la libido, le plus vague est le plus puissant. Le prcis est dj un exorcisme. Toute intellectualisation, alors mme que cette intellectualisation porte encore la marque indniable de l'affectivit, est dj une dcharge de cette affectivit. Nous trouverons de bons terrains d'tude, pour la sexualit vague, dans l'Alchimie, pour la sexualit norme, dans la gnration tellurique. En ce qui concerne la sexualit prcise, nous trouverons d'abondants exemples dans la Pharmacope du XVIIIe

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sicle et dans les recherches lectriques de la mme poque. Enfin, ainsi qu'on a pu le voir, pour illustrer les grands obstacles pistmologiques nous avons pris des exemples particuliers : pour l'obstacle constitu par une image gnrale, nous avons tudi les phnomnes de l'ponge ; pour l'obstacle substantialiste, nous avons tudi l'or, ce qui nous a donn prtexte une psychanalyse du raliste, En ce qui concerne l'obstacle constitu par la libido, nous concrtiserons et prciserons nos remarques en tudiant l'ide de germe et de semence. Nous verrons alors ce qu'est un devenir privilgi, un devenir substantifi. Nous terminerons en donnant, titre d'exercices, quelques pages psychanalyser. [185]

II
On ne peut penser longtemps un mystre, une nigme, une entreprise chimrique, sans en sexualiser, d'une manire plus ou moins sourde, le principe et les pripties. Cela tient sans doute ce que le problme de la naissance a t pour l'enfant le premier mystre. Le secret de la gnration que les parents savent et qu'ils cachent sans adresse, avec ironie ou malveillance, en souriant ou en grondant les consacre comme des autorits intellectuelles arbitraires. De ce fait, les parents sont ds lors, aux yeux des enfants, des ducateurs qui ne disent pas tout. L'enfant doit donc chercher seul. Il reconnat, seul, l'absurdit des premires explications. Il a rapidement conscience que cette absurdit est une malveillance intellectuelle, une preuve qu'on veut, intellectuellement, le tenir en tutelle ; d'o un veil de l'esprit dans les voies mmes qu'on voulait interdire. Bientt une rciproque s'installe dans l'esprit en formation. Puisque la libido est mystrieuse, tout ce qui est mystrieux veille la libido. Aussitt, on aime le mystre, on a besoin du mystre. Bien des cultures s'en trouvent purilises ; elles perdent le besoin de comprendre. Pour longtemps, sinon pour toujours, la lecture rclame des thmes mystrieux ; il faut qu'elle pousse devant elle une masse d'inconnu. Il faut aussi que le mystre soit humain. Finalement toute la culture se romance .

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L'esprit prscientifique lui-mme en est touch. Une vulgarisation de mauvais aloi tend remettre sans cesse une frange de possibilits indfinies et mystrieuses autour des lois prcises. Elle va au-devant de ce besoin de mystre dont nous voyons la source impure. Elle forme, en fin de compte, obstacle l'essor de la pense abstraite. L'alchimiste traite le nouvel adepte comme nous traitons nos enfants. Des absurdits provisoires et fragmentaires font office de raisons au dbut de l'initiation. Ces absurdits procdent par symboles. Les symboles alchimiques pris enfin dans leur systme ne sont que des absurdits cohrentes. Ils aident alors dplacer le mystre, autant dire jouer du mystre. Finalement, le secret alchimique est une convergence de mystres : l'or et la vie, l'avoir et le devenir, sont runis dans une mme cornue. Mais, comme nous l'avons marqu plus haut, les longues manuvres pour atteindre la pierre philosophale viennent valoriser la recherche. Souvent la longueur des chauffes est prsente comme un sacrifice pour mriter le succs. C'est de la patience [186] valorise, une espce de broderie aux mille points, inutile et charmante, la tapisserie de Pnlope. Le temps doit tre inscrit dans l'uvre : d'o les dlais et les rptitions rgles. Si l'adepte qu'on initie se souvient de son pass, il doit se dire que parmi tous les mystres de la vie, seul le premier mystre de la naissance a t aussi rsistant que le mystre, de l'uvre. Et voici la solitude qui devient mauvaise conseillre. Une solitude aussi opinitre que celle du veilleur de fourneaux alchimiques se dfend mal des tentations sexuelles. Par certains cts, on pourrait dire que l'alchimie est le Vice secret. Un psychanalyste reconnatra facilement l'onanisme dans certaines pages du trait Le triomphe hermtique ou la pierre philosophale victorieuse . La Pierre vante en effet sa supriorit sur la simple union de l'or mle et du mercure femelle en ces termes : Elle s'pouse elle-mme ; elle s'engrosse elle-mme ; elle nat d'elle-mme ; elle se rsout d'elle-mme dans son propre sang, elle se coagule de nouveau avec lui, et prend une consistance dure ; elle se fait blanche ; elle se fait rouge d'ellemme 1 . Il importe peu notre diagnostic qu'un chimiste moderne
1 Sans nom d'auteur, Le triomphe hermtique ou la pierre philosophale victorieuse, trait plus complet et plus intelligible qu'il y ait eu jusques ici,

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trouve un sens objectif, un sens exprimental aux noces de la pierre avec elle-mme. Le symbolisme lui-mme n'en reste pas moins symptomatique. Au cours des sicles, certains alchimistes rptent souvent que le sperme d'un animal ne peut servir former un mtal. Cette affirmation est d'autant plus trange que la mentalit primitive admet facilement qu'une plante devienne un homme qu'une statue s'anime, qu'un homme soit chang en un bloc de sel, Un auteur anonyme 1 dconseille pour la grande oeuvre le sang et le sperme humain. Pourquoi donc tait-il ncessaire de le dconseiller ? La Pierre manifeste, dans certains livres, un vritable complexe de puissance. Si les artistes avaient port leurs recherches au-del, et qu'ils eussent bien examin quelle est la femme qui m'est propre ; qu'ils l'eussent cherche et qu'ils m'eussent uni elle ; c'est alors que j'aurais pu teindre mille fois davantage : mais au lieu de cela ils ont entirement dtruit ma propre nature, en me mlant avec des choses trangres... C'est, comme on le voit, la complainte du mal mari. On l'imagine assez bien dans la bouche d'un savant qui quitte son foyer pour son laboratoire, [187] qui vient chercher prs des beauts de la science des extases que lui interdit son pouse disgracie. C'est l, d'ailleurs, une explication valable pour la Recherche de l'Absolu de Balzac. Quand Eudoxe explique ce passage (p. 89), toutes les mtaphores de la femme qu'on a rve s'accumulent : la femme qui est propre la Pierre, c'est cette fontaine d'eau vive, dont la source toute cleste, qui a particulirement son centre dans le soleil et dans la lune, produit ce clair et prcieux ruisseau des sages... C'est une Nymphe cleste... la chaste Diane, dont la puret et la virginit n'est point souille par le lien spirituel qui l'unit la pierre. Ce mariage du ciel et de la terre revient sans cesse sous des formes tantt vagues, tantt prcises. Bien des oprations alchimiques sont dsignes sous le nom de divers incestes. De toute vidence, le mercure des alchimistes souffre
touchant le magistre hermtique, sec. d., Amsterdam, 1710, p. 17. 1 Sans nom d'auteur, La lumire sortant de soi-mme des Tnbres ou Vritable thorie de la Pierre des philosophes, trad. de l'Italien, 2e d., Paris, 1693, p. 30.

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du complexe d'Oedipe 1. Il est plus vieux que sa mre qui est l'eau, cause qu'il est plus avanc en l'ge de la perfection. C'est ce qui a donn sujet de le feindre en Hercule, parce qu'il tue les monstres, tant vainqueur des choses trangres et loignes du mtal. C'est lui qui rconcilie son pre et sa mre bannissant leur ancienne inimiti ; c'est lui qui coupe la tte au Roi... pour avoir son royaume. Ailleurs, on peut voir plus nettement encore, le mme complexe : Pre devant que fils j'ai ma mre engendr, Et ma mre sans pre en ses flancs m'a port Sans avoir nul besoin d'aucune nourriture. Hermaphrodite suis d'une et d'autre nature, Du plus fort le vainqueur, du moindre surmont Et ne se trouve rien dessous le Ciel vot De si beau, de si bon, et parfaite figure. Le thme de la castration est visible dans d'autres textes 2 (p. 112). Le mercure est strile. Les Anciens l'ont accus de strilit cause de sa froideur et humidit ; mais lorsqu'il est purg et prpar comme il faut, et chauff par son soufre, il perd sa strilit... Le mercure d'Abraham la Juif, qui le Vieillard veut couper les pieds avec sa faux : c'est la fixation du mercure des Sages (qui de sa nature est volatil) par l'lixir parfait au blanc ou au rouge ; ainsi couper les pieds Mercure, c'est--dire lui ter la volatilit ; lequel lixir ne se peut faire que par un grand [188] temps, qui nous est reprsent par ce Vieillard. Si l'on tudie les gravures qui accompagnent souvent un texte comme celui-l, on ne peut gure avoir de doute sur l'interprtation psychanalytique que nous proposons. La mentalit alchimique est en rapport direct avec la rverie et les rves : elle fond les images objectives et les dsirs subjectifs.
1 2 D***, Rares expriences sur l'esprit minral pour la prparation et la transmutation des corps mtalliques, Paris, 1701, 2e partie, p. 61. Dictionnaire hermtique, Paris, 1695, p. 112.

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bien des indices, on pourrait aussi attribuer au mercure des murs inavouables. Le dialogue de l'Alchimiste et du Mercure dans le Cosmopolite pourrait tre crit par Plaute, comme la semonce d'un matre son esclave malhonnte Mchant coquin, Pendard, tratre, vilain, malotru, diable dmon ! Il le conjure comme on ferait pour un serpent : Ux, Ux, Os, Tas ! Il suffit de se reporter la premire scne du premier acte de l'Amphytrion de Plaute pour mesurer la porte de l'animisme des Alchimistes. Parfois le Mercure se plaint : Mon corps est tellement flagell, fouill, et charg de crachat, que mme une pierre aurait piti de moi . De l'Alchimiste au Mercure, on dirait souvent d'un jaloux qui bat et questionne sa femme. D'ailleurs, quand une exprience manque, l'Alchimiste bat son pouse . C'est l une expression assez frquente. Elle est bien ambigu : la scne se passe-t-elle l'atelier ou dans l'alcve ? Assez frquemment aussi, ou revendique, comme une supriorit, le caractre hermaphrodite 1. La Pierre se vante de possder une semence masculine et fminine 2. Ce feu sulfureux est la semence spirituelle que notre Vierge, mme en conservant sa virginit, n'a pas laiss de recevoir... c'est ce soufre qui rend notre mercure Hermaphrodite. Quand la contradiction sexuelle qui oppose mle et femelle a t surmonte, toutes les autres sont, de ce fait, domines. Alors s'accumulent sur une mme substance les qualits contraires et l'on obtient les valorisations compltes 3. Le mercure est une substance qui ne mouille pas les mains, trs froide au toucher, quoique trs chaude au dedans, une eau de vie et de mort, une eau coulante et congele, trs humide et trs sche, blanche et trs noire et de toute couleur, qui n'a point d'odeur, et qui a nanmoins toutes les odeurs du monde... trs pesante et trs volage, mtallique et fulgide comme le talc et les perles ; verte comme une meraude, qui contient sous cette verdeur, la blancheur [189] de la neige, et a la rougeur des pavots. Bref un tre ondoyant et divers, un cur humain charg de passions.
1 2 3 Sans nom d'auteur. Le triomphe hermtique..., loc. cit., p. 21. Sans nom d'auteur, Histoire de la philosophie hermtique, avec le Vritable Philalethe, 3 vol., Paris, 1742, p. 53. DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 26.

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Pour un psychanalyste, ces textes, qu'on pourrait aisment multiplier, indiquent clairement des turpitudes. On s'tonnera peuttre que nous les runissions systmatiquement. En particulier, on nous rappellera que nous avons dvelopp, dans un chapitre ultrieur, une interprtation analogique de l'Alchimie o nous entreprenions de prouver que l'Alchimie peut tre une culture morale leve. On pourra donc nous accuser de contradiction. Mais cette accusation reviendrait oublier que l'Alchimie se dveloppe dans un rgne de valeurs. Et c'est parce que les tendances impures sont manifestes que le besoin de puret ou de purification est prn dans de si nombreux textes. L'invective l'alchimiste impur donne la mesure des tentations qu'il subit. Le livre alchimique est aussi bien un livre de morale qu'un livre de science. Il faut qu'il prserve aussi bien de la faute que de l'erreur. On ne trouverait dans aucun livre scientifique moderne des pages comme celle-ci crite contre l'alchimiste impur 1 : Comment est-ce donc que la sagesse divine pourrait demeurer dans une telle table pourceau, remplie de fange et d'ordure, l'orner de ses dons, et y imprimer ses images. Leur intrieur et extrieur ne reprsentent partout que les images abominables de la superbe de Paon, l'avarice du porc et autres vices des chiens et des bufs, dont ils sont peints et incrusts . Notons au passage que si le porc est dit avare, c'est parce qu'il est gourmand : la gourmandise est donc bien, comme nous le soutenions dans le Mythe de la digestion, la forme animiste de la prise de possession. La leon de morale est souvent plus calme, mais elle figure dans la plupart des ouvrages. Elle est profondment influence par les conceptions du bien naturel, du bien attach la nature. Par exemple, le Cosmopolite crit 2 : Les Scrutateurs de la Nature doivent tre tels qu'est la Nature mme ; c'est--dire vrais, simples, patients, constants, etc., mais ce qui est le principal point, pieux, craignant Dieu, et ne nuisant aucunement leur prochain . Ainsi l'Alchimie est, plus que la science moderne, implique dans un systme de valeurs morales. L'me de l'alchimiste est engage dans son oeuvre, l'objet de ses mditations reoit toutes les valeurs. Pour manier l'cumoire, il faut

1 2

POLEMAN, loc. cit., p. 161. Cosmopolite.... loc. cit., p. 7.

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vraiment un idal moral. L'art de l'alchimiste doit sparer 1 : les [190] taches et les ordures des trois principes gnraux ; leur fournissant une matire, un lieu, ou un vaisseau plus convenable que n'est celui o la nature opre qui est rempli de crasses et de mille sortes d'immondices . L'art retranche les crasses et les parties plus grossires du sel, les aquosits superflues du mercure, et les parties adustibles du soufre . On le voit, cette purification est faite dans un idal plus moral qu'objectif. Elle n'a pas le ton de la purification des substances de la Chimie moderne. On y mprise ce qu'on rejette. On manie l'cumoire avec une mine de dgot.

III
Bien entendu, la sexualit normale est l'objet de rfrences sans nombre dans les livres d'Alchimie. Pour s'en rendre compte, il suffirait de lire dans le Cosmopolite le chapitre VI intitul Du mariage du serviteur rouge avec la femme blanche . Mais comme cet aspect a fait l'objet de nombreux exposs, nous nous bornerons en donner quelques exemples. Les oprations alchimiques sont souvent dcrites comme des copulations plus ou moins soigneusement observes 2 : Quand vous aurez vu dans le vaisseau de verre les natures se mler et devenir comme un sang coagul et brl, soyez sr que la femelle a souffert les embrassements du mle... donc que l'Enfant Royal est conu. (p. 9). C'est l cet or, qui dans notre uvre tient lieu du mle, et que l'on joint avec un autre or blanc et cru, qui tient lieu de semence fminine, dans lequel le mle dpose son sperme : ils s'unissent ensemble d'un lien indissoluble... propos du mot mariage, Dom Pernety, dans son Dictionnaire mytho-hermtique, crit en 1758 Bien n'est plus usit dans les crits des Philosophes que ce terme. Ils
1 2 Abb D. B., Apologie du Grand uvre ou Elixir des philosophes dit vulgairement pierre philosophale, Paris, 1659, p. 49. Sans nom d'auteur. Histoire de la Philosophie hermtique..., loc. cit., p. 199.

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disent qu'il faut marier le Soleil avec la Lune, Gabertin avec Beya, la mre avec le fils, le frre avec la soeur ; et tout cela n'est autre chose que l'union du fixe avec le volatil, qui doit se faire dans le vase par le moyen du feu. Le Cosmopolite veut que nous sachions marier les choses ensemble, selon la Nature, de peur de conjoindre le bois l'homme, ou le buf ou quelqu'autre bte avec le mtal ; mais, au contraire, qu'un semblable agisse sur son semblable, car alors la Nature ne manquera pas de faire son devoir 1 . Le Cosmopolite prtend, lui aussi, commander la Nature en lui obissant, mais [191] son obissance est quasi fminine, c'est une sduction. Regarde en quoi et par quoi elle s'amliore... Si tu veux, par exemple, tendre la Vertu intrinsque de quelque mtal... il te faut prendre la Nature mtallique, et ce encore au mle et en la femelle, autrement tu ne feras rien. (p. 8). Bref, ne brusque rien, mais surveille les affinits sexuelles. Un auteur qui est plutt mdecin qu'alchimiste crit aussi 2. Les maladies des mtaux qui viennent de leurs formes ou esprits mtalliques sont doubles, ou elles arrivent de la diversit de leurs sexes, ou par la contrarit de leurs formes. Pour lui, les mtaux vitrioliques sont masculins, les mtaux mercuriels fminins. Pour un autre auteur, il y a deux sortes de rubis : les mles et les femelles. Naturellement les mles sont les plus beaux, et sont ceux qui jettent plus de feux ; les femelles sont ceux qui reluisent. moins . A une poque beaucoup plus rcente, Robinet, aprs un instant d'hsitation, espre encore dcouvrir la sexualit minrale 3. Quant la distinction des sexes qu'on n'a pas encore reconnue dans les mtaux, nous avons assez d'exemples qui prouvent qu'elle n'est point absolument ncessaire pour la gnration ; et en particulier les fossiles pourraient se rgnrer par leurs parties casses, brises et dtaches, toutefois il ne faut pas dsesprer qu'on ne parvienne distinguer un jour de l'or mle et de l'or femelle, des diamants mles et des diamants femelles. Ainsi la sexualisation, en action dans l'inconscient, veut distinguer dans le mme mtal, dans un corps amorphe comme l'or, sinon des organes sexuels, du moins des puissances sexuelles diffrentes. Naturellement, quand le minral prsente des figures,
1 2 3 Cosmopolite.... loc. cit., p. 7. DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 60. ROBINET, loc. cit., tome IV, p. 189.

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alors l'inconscient qui rve projette clairement ses dsirs. C'est l une habitude bien connue chez certains obsds. Robinet nous donne ingnuement la couleur de sa rverie 1. En considrant de prs des pierres figures, canneles, hrisses, pointilles, je me suis senti port croire les petites minences des unes et les cavits des autres, autant de gousses spermatiques... On trouvera beaucoup de capsules vides ; dans ce cas j'invite les curieux examiner la loupe les petits clats pierreux qui formaient la gousse ; ils les verront percs de petits trous par lesquels la semence a t jacule. On le voit, la connaissance objective de Robinet aurait gagn une psychanalyse pralable. [192]

IV
Mais la libido n'a pas toujours besoin d'images aussi prcises et elle peut se contenter d'intrioriser des puissances plus ou moins mystrieuses. Dans cette intriorisation, les intuitions substantielles et animistes se renforcent. La substance enrichie d'un germe s'assure d'un devenir. Quoique ce soit un corps extrmement parfait et digr, cependant notre or se rincrude dans notre Mercure, o il trouve une semence multiplicative, qui fortifie moins son poids, que sa vertu et sa puissance. D'une manire plus frappante, pour l'alchimiste, tout intrieur est un ventre, un ventre qu'il faut ouvrir. Un auteur crit 2 Ouvre le sein de ta mre avec la lame d'acier, fouille jusques dans ses entrailles, et pntre jusques dans sa matrice ; c'est l que tu trouveras notre matire pure, n'ayant encore pris aucune teinture du mauvais temprament de sa nourrice . L'anatomie de ce minral mystrieux (p. 60) qui a le mme volume que l'or s'accompagne parfois d'un discours de sducteur. Ouvre-lui donc les entrailles avec une lame
1 2 ROBINET, loc. cit., tome I, p. 214. Sans nom d'auteur. Le trait d'Alchymie et le Songe verd, loc. cit., p. 64.

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d'acier, et sers-toi d'une langue douce, insinuante, flatteuse, caressante, humide et ardente. Par cet artifice tu rendras manifeste ce qui est cach et occulte. On le voit, l'alchimiste, comme tous les philosophes valoirsateurs, cherche la synthse des contraires : par l'acier et la langue, par J'eau et le feu, par la violence et la persuasion, il atteindra son but. Pierre-Jean Fabre dit que l'Alchimie n'tudie pas seulement les mtaux 1 mais mme ces quatre corps vastes que nous appelons les quatre lments, qui sont les colonnes du monde, ne peuvent empcher, par leur grandeur et vaste solidit, que J'Alchimie ne les pntre d'outre en outre, et ne vole par ces oprations ce qu'ils ont dans leur ventre, et ce qu'ils ont de cach dans le plus recul de leur centre inconnu . Avant l'exprience, pour l'inconscient qui rve, il n'y a pas d'intrieur placide, tranquille, froid. Tout ce qui est cach germine 2. La source de la liqueur des sages... est cache sous la pierre ; frappez dessus avec la verge du feu magique, et il en sortira une claire fontaine. Le contraire sort de l'intrieur. L'intrieur doit magnifier l'extrieur. Du moins tel le voudraient les rves. Aussi. quand le conscient dment l'inconscient, quand toutes les expriences sont faites, [193] quand tous les livres sont lus, combien la chair est triste 1 La dsillusion de l'enfant toujours du par l'intrieur du polichinelle n'a d'gale que la dsillusion de l'amoureux quand il connat sa matresse.

1 2

FABRE, loc. cit., p. 9. Sans nom d'auteur. Triomphe hermtique, loc. cit., p. 144.

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V
Certains livres alchimiques ont un caractre trs symptomatique qu'il nous faut noter : c'est la frquence de la forme dialogue. Cette forme dialogue est la preuve que la pense se dveloppe plutt sur l'axe du je-tu que sur l'axe du je-cela, pour parler comme Martin Buber. Elle ne va pas l'objectivit, elle va la personne. Sur l'axe du je-tu se dessinent les mille nuances de la personnalit ; l'interlocuteur est alors la projection de convictions moins sres, il concrtise un doute, une prire, un dsir sourd. Mais le dialogue prpare souvent mal les dialectiques objectives. La personnalisation des tendances marque trop profondment les diffrenciations du rel. En d'autres termes, deux interlocuteurs, qui s'entretiennent en apparence d'un objet prcis, nous renseignent plus sur eux-mmes que sur cet objet. Portant le mme signe de pense parle, de pense confie, de pense chuchote, il faut noter la vritable logorrhe de certains alchimistes. On a souvent fait remarquer en effet que les alchimistes donnaient un mme principe des noms trs nombreux et trs diffrents. Toutefois on ne semble pas avoir vu le sens psychologique de ces multiplications verbales. On les a interprtes Comme de simples moyens pour rserver les mystres et les secrets. Mais le mystre et t suffisamment gard par des noms cabalistiques qui abondent : notre avis, c'est plus qu'un mystre, c'est une pudeur. D'o le besoin de compenser un genre par un autre. Ainsi la matire mytho-hermtique s'appelle tantt femme, tantt homme. Elle est Adam et elle est ve. Un esprit moderne prend mal la mesure de ces variations. On reste confondu, par exemple, quand on parcourt la liste des noms que les philosophes hermtiques ont donns leur matire. Pour cette matire des matires , pour cette pierre non pierre , pour cette mre de l'or , pour ce sperme non pierre , j'ai compt 602 noms, et j'en ai vraisemblablement oubli. 602 noms pour un seul et mme objet, voil ce qui suffit montrer que cet objet est une

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illusion ! Il faut du temps, et il faut de la tendresse, pour couvrir un seul tre d'une adoration si loquente. C'est la nuit, quand l'alchimiste rve auprs du fourneau, quand l'objet n'est encore que dsir [194] et espoir, que s'assemblent les mtaphores. Ainsi la mre, en berant son enfant, l'accable de mille noms. L'amant seul peut donner six cents noms l'tre aim. De mme un amant seul peut apporter autant de narcissisme dans les protestations de son amour. Sans cesse l'alchimiste rpte : mon or est plus que l'or, mon mercure est plus que le vif argent, ma pierre est plus que la pierre, de mme que l'amoureux qui prtend que son amour est le plus grand qui ait jamais habit un cur humain. On nous objectera peut-tre que cette logorrhe coule sur l'objet sans le dfinir et l'on nous rappellera quelques expriences prcises qu'on peut reconnatre sous les parures verbales. Ainsi procdent systmatiquement les historiens de, la Chimie. L'interprtation raliste, positive, empirique leur parat donner une solidit indniable certaines connaissances alchimiques. D'un autre ct, il semble que l'effort littraire nous a habitus aux images gratuites, aux images d'une heure, aux images qui, sans s'attacher aux choses, se bornent en traduire des nuances fugitives. Personnellement, nous nous plaons dans une position intermdiaire, entre les historiens et les potes : nous sommes moins certain que les historiens de la base raliste des expriences alchimiques ; nous sommes plus raliste que les potes condition de chercher la ralit du ct d'un concret psychologique. En effet, d'aprs notre point de vue, les mtaphores portent toujours le, signe de l'inconscient ; elles sont des rves dont la cause occasionnelle est un objet. Aussi, quand le signe mtaphorique est le signe mme des dsirs sexuels, nous croyons qu'il faut interprter les mots dans le sens fort, dans le sens plein, comme une dcharge de la libido. D'aprs nous, si l'on va au fond des mes, si l'on revit l'homme dans son long travail, dans son travail facile ds qu'il est matris, dans le geste mme d'un effort bien conduit, il faut nous souvenir que sa pense rvait et que sa voix traduisait sa caresse par des chants. Dans un travail monotone - et tout travail instruit est monotone l'homo faber ne fait pas de gomtrie, il fait des vers. notre avis, jadis, quand le vigneron mariait la Vigne l'Ormeau, il recevait les flicitations du Satyre.

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Et c'est d'Annunzio qui chante : Viva dell' olmo E della vite L'almo fecondo Sostenitor ! (Le Feu, trad. p. 85.) [195]

VI
On dira encore que toutes les mtaphores sont uses et que l'esprit moderne, par la mobilit mme des mtaphores, a triomph des sductions affectives qui n'entravent plus la connaissance des objets. Pourtant, si l'on voulait bien examiner ce qui se passe dans un esprit en formation, plac devant une exprience nouvelle, on serait surpris de trouver de prime abord des penses sexuelles. Ainsi il est trs symptomatique qu'une raction chimique o entrent en jeu deux corps diffrents soit immdiatement sexualise, d'une manire peine attnue parfois, par la dtermination d'un des corps comme actif et de l'autre comme passif. En enseignant la chimie, j'ai pu constater que, dans la raction de l'acide et de la base, la presque totalit des lves attribuaient le rle actif l'acide et le rle passif la base. En creusant un peu dans l'inconscient, on ne tarde pas s'apercevoir que la base est fminine et l'acide masculin. Le fait que le produit soit un sel neutre ne va pas sans quelque retentissement psychanalytique. Boerhaave parle encore de sels hermaphrodites. De telles vues sont de vritables obstacles. Ainsi la notion de sels basiques est une notion

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plus difficile faire admettre, dans l'enseignement lmentaire, que la notion de sels acides. L'acide a reu un privilge d'explication du seul fait qu'il a t pos comme actif l'gard de la base. Voici un texte du XVIIe sicle qui peut conduire aux mmes conclusions. L'acide se fermente avec l'alcali, parce qu'ayant une fois engag sa petite pointe, dans quelqu'un de ses pores, et n'ayant pas encore perdu son mouvement, il fait effort pour pousser plus avant. Par ce moyen, il largit les parties, de sorte que le peu d'acide, qui est dans l'alcali, ne se trouvant plus si serr, se joint avec son librateur, pour secouer de concert le joug que la nature lui avait impos. Un esprit scientifique, qu'il soit de formation rationaliste ou de formation exprimentale, qu'il soit gomtre ou chimiste, ne trouvera dans une telle page aucun lment de rflexion, aucune question sense, aucun schma descriptif. Il ne peut mme pas en faire la critique, tant il y a loin entre l'explication figure et l'exprience chimique. Au contraire un psychanalyste n'aura pas de peine dceler le foyer exact de la conviction. Si l'on savait provoquer des confidences sur l'tat d'me qui accompagne les efforts de connaissance objective, on trouverait bien des traces de cette sympathie toute sexuelle pour certains phnomnes chimiques. Ainsi Jules Renard transcrit, dans son [196] Journal, (I, p. 66) la rverie suivante, lie de toute vidence des souvenirs d'colier : Faire une idylle avec l'amour de deux mtaux. D'abord on les vit inertes et froids entre les doigts du professeur entremetteur, puis, sous l'action du feu, se mler, s'imprgner l'un de l'autre et s'identifier en une fusion absolue, telle que n'en raliseront jamais les plus farouches amours. L'un d'eux cdait dj, se liqufiait par un bout, se rsolvait en gouttes blanchtres et crpitantes... De telles pages sont bien claires pour un psychanalyste. Elles le sont moins pour une interprtation raliste. Il est en effet bien difficile de dterminer la ralit que Jules Renard a vue. On ne fait gure d'alliages de mtaux dans l'enseignement lmentaire, et les mtaux ne cdent pas si facilement, en se liqufiant par un bout. Ici donc, c'est la voie de l'interprtation objective qui est ferme et c'est la voie de l'interprtation psychanalytique qui est grande ouverte, Il est d'autant plus piquant de voir un ironiste si malhabile cacher ses dsirs et ses habitudes de collgien.

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VII
Mais l'Alchimiste n'est pas un colier. Ce n'est mme pas un Jeune homme. D'habitude, l'Alchimiste c'est le Vieil homme, c'est le Vieillard. Aussi le thme du rajeunissement est un des thmes dominants de l'Alchimie. Les thories mercantiles de l'Alchimie prparent, l comme ailleurs, de fausses interprtations. Sans doute, on trouvera des Alchimistes pour vendre de l'eau de jouvence, on trouvera des princes riches et vieux pour l'acheter. Mais qu'est -ce que l'argent au prix de la jeunesse ! Et ce qui soutient la patience durant les longues veilles, durant les longues chauffes, ce qui rend lgre la perte de fortune, c'est l'espoir de rajeunir, l'espoir de se retrouver soimme au matin avec la grce au front et des flammes dans le regard. Le centre de perspective pour comprendre l'Alchimie, c'est la psychologie de la cinquantaine, c'est la psychologie de l'homme qui, pour la premire fois, vient de sentir une valeur sexuelle menace. Pour faire reculer cette ombre, pour effacer ce mauvais signe, pour dfendre la valeur suprme, qui marchandera ses peines ? C'est en interprtant les occupations en fonction des proccupations qu'on pourra vraiment mesurer leur sens intime et rel. Ds qu'on est bien convaincu que l'alchimiste est toujours un homme de cinquante ans, les interprtations subjectives et psychanalytiques que nous proposons deviennent bien claires. [197] Les substances alchimiques, qui doivent ainsi faire reculer le temps, sont de ce fait trs fortement temporalises. Quand il s'agit de savoir quelle est la meilleure poque pour les noces alchimiques , on hsite entre le printemps et l'automne, entre le germe et le fruit. On voudrait pouvoir totaliser les deux saisons, additionner, sur le mme lixir, le printemps et l'automne, la jeunesse et l'ge mr ! C'est prcisment ce que ralise l'meraude des philosophes. Cette eau de jouvence, c'est la rose des mois de mars et de septembre, qui est

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verte et tincelante ; celle de l'automne est plus cuite que celle du printemps, d'autant qu'elle participe plus la chaleur de l't qu'au froid de l'hiver : c'est pourquoi ceux qui s'en servent appellent mle celle de l'automne, et femelle celle du printemps 1 . Qu'il faut peu de choses et peu de raisons pour soutenir le principe de rajeunissement ! La moindre cause occasionnelle rveille en nous la volont de rajeunir ; forts de cette sourde volont, nous faisons, du prtexte objectif, une cause efficiente. Charas crit en 1669 dans son Trait sur la Vipre, trait qui fait, par ailleurs, preuve de relles qualits d'observateur (p. 7) : Les Vipres quittent une peau tous les printemps, et mme parfois en automne ; ce qui fait qu'on a cru avec raison, qu'elles possdent une vertu qui est propre renouveler et conserver les forces de ceux qui s'en servent pour prservatif ou pour remde. Et plus loin (p. 135) On attribue encore, avec raison, la Vipre une vertu rnovative... capable de rajeunir, qu'elle dmontre tacitement, en ce qu'elle se dpouille deux fois l'anne de sa peau, et se renouvelle elle-mme, se trouvant couverte d'une peau nouvelle. Cela joint aux parties subtiles dont la Vipre est compose, et son regard vif et intrpide, tmoigne que c'est fort propos que les Anciens lui ont attribu la vertu d'claircir et de fortifier la vue . On voit ici clairement que tout le raisonnement revient intrioriser et multiplier le phnomne de la mue, en faire une vertu substantielle et vivante, attache non pas seulement l'tre entier, mais toutes ses fibres, toute sa matire. L'inconscient qui veut rajeunir n'en demande pas plus.

Dictionnaire hermtique, loc. cit., p. 53.

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[198]

VIII
Mais la puissance animiste prend toute sa valeur quand elle est conue sur un mode universel, unissant le Ciel et la Terre. La Terre est alors prsente non seulement comme nourricire, ainsi que nous l'avons expos dans le mythe de la digestion, mais encore comme une mre qui engendre tous les tres. Nous allons runir quelques textes de la priode prscientifique qui montrent avec quelle facilit cette thse amasse les rveries les moins objectives. Pour Fabre 1 Tout travaille pour la terre, et la terre pour ses enfants, comme mre qu'elle est de toutes choses ; il semble mme que l'esprit gnral du monde aime plus la terre que tout autre lment ; d'autant qu'il descend du plus haut des Cieux o est son sige et son trne royal, parmi ses palais azurs, dors, maills d'une infinit de diamants et escarboucles pour habiter dans les plus creux cachots, obscurs et humides cavernes de la terre ; et y prendre le corps le plus vil et le plus mpris de tous les corps qu'il sache produire dans l'Univers, qui est le sel de la plus crasse partie, duquel la Terre a t forme . La gnration est ainsi une conciliation des hautes et des basses valeurs, du bien et du mal, de l'amour et du pch. Autrement dit encore, la gnration est une valorisation des matires infrieures. Fabre ne voit pas l des mtaphores. Ce qui vient d'en haut, c'est vraiment une matire qu'il suffirait de colliger pour avoir la mdecine universelle. Il faut la prendre dans son jaillissement, dans sa naissance, son origine, en suivant des conseils qu'on 'pourrait retrouver sous la plume des psychologues modernes, quand ils dveloppent leurs dithyrambes sur l'intuition frache, sur l'intuition naissante. Mais chez le mdecin du XVIIe sicle, ce qui commence, c'est ce qui engendre ; ce qui engendre c'est la matire ralisant la puissance. Cette matire cleste, (p. 120) il la faut prendre l'instant
1 FABRE, loc. cit., p. 80.

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qu'elle descend du Ciel, et qu'elle ne fait que baiser doucement et amoureusement les lvres des mixtes et composs naturels, et que son amour maternel envers ses enfants lui fait jeter des larmes plus claires et luisantes que perles et topazes, qui ne sont que lumires revtues et couvertes d'une nuit humide . On voit de reste la porte de ce matrialisme sexuel qui concrtise les mois printaniers, qui collige la rose du matin comme l'essence des Noces du Ciel et de la Terre. [199] La Mer est, elle aussi, souvent considre comme une matrice universelle. Nicolas de Locques 1 dit qu'elle forme une humidit aqueuse nourricire et une substance sale spermatique engendrante et, dans une image plus prcise et plus symptomatique encore (p. 39) : Tout de mme que la femme dans le temps de sa conception, ou de la corruption de la semence, voit et sent sa couleur s'altrer, son apptit se perdre, son temprament se troubler, etc. De mme la Mer devient orageuse, trouble, dans les Temptes, quand elle produit ce sel au dehors pour la conception de ce qu'elle enfante. L'acte gnrateur est une ide aussi explicative qu'obsdante, autrement dit, bien qu'elle soit charge de toutes les vsanies de l'inconscient, l'ide fixe est une ide claire. Le Cosmopolite s'exprime ainsi (p. 10) : Tout ainsi que le sperme de l'homme a son centre ou rceptacle convenable dans les reins ; de mme les quatre lments, par un mouvement infatigable et perptuel_, jettent leur sperme au centre de la Terre o il est digr, et par le mouvement pouss dehors... (p. 11). Comme l'homme jette sa semence dans la matrice de la femme, dans laquelle il ne demeure rien de la semence : mais aprs que la matrice en a pris une due portion, elle jette le reste dehors. De mme arrive-t-il au centre de la Terre, que la force magntique ou aymantine de la partie de quelque lieu, attire soi ce qui lui est propre pour engendrer quelque chose et le reste, elle le pousse dehors pour en faire des pierres et autres excrments. Dans tous ces exemples, on peut voir aussi l'influence de la valorisation par le fait que les valeurs opposes, le bon et le mauvais, le pur et l'impur, le suave et le pourri sont en lutte. Alors l'ide directrice est que la gnration est issue de la corruption. L'alchimiste,
1 DE. LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., tome II, p. 17.

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suivant son dire, va chercher sa matire prcieuse dans le ventre de la corruption comme le mineur va la chercher dans le ventre impur de la Terre. Il faut que les germes pourrissent, se putrfient pour que l'action formative dans le sein d'une mre ou dans le sein de la Terre se produise. Cette valorisation antithtique est trs symptomatique. Elle peut se reconnatre sur d'autres motifs que la gnration. Ainsi la puanteur prpare le parfum. Le passage par la couleur noire et l'odeur puante prouve l'Artiste qu'il est en bon chemin ; les mauvaises odeurs souterraines prouvent au mineur qu'il atteint les rgions la fois putrfiantes et gnrantes de la Terre. Les remdes qui ont mauvais got et mauvaise odeur passent [200] pour meilleurs. Ce qui est amer la bouche est bon au corps. On peut dire que toute la pense prscientifique se dveloppe dans la dialectique fondamentale du manichisme.

IX
Mais tout ce sexualisme vague, plus ou moins bien enrob de posie traditionnelle, va se prciser si nous prenons des textes un peu plus rcents. Il sera trs instructif, croyons-nous, de considrer en particulier des textes relatifs la science lectrique au XVIIIe sicle. On aura alors une confirmation de cette ide que toute science objective naissante passe par la phase sexualiste. Comme l'lectricit est un principe mystrieux, on doit se demander si c'est un principe sexuel. D'o les expriences sur les Eunuques. Sublata causa, tollitur effectus. Voici l'avis du prudent Van Swinden 1 : Quelques personnes affirment qu'on ne saurait faire passer le coup foudroyant par un Eunuque, et que le cercle de commotion est interrompu si quelque Eunuque en fait partie : je puis affirmer que cela n'a pas lieu pour les chiens et les chapons (Van Swinden renvoie un avis semblable de Herbert) mais je n'ai pas encore eu occasion de faire de pareilles expriences sur les hommes . Il rappelle ensuite que ces expriences ont t faites par Sigaud de la Fond, un exprimentateur
1 Van SWINDEN, loc. cit., tome II, p. 128.

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important, dont les livres ont eu une grande clbrit. Sigaud de la Fond a fait cette exprience sur trois Musiciens de la chapelle du Roi de France, dont l'tat n'tait nullement douteux. Ces personnes ressentirent la commotion, et ne l'interceptrent dans aucun endroit de la chane qui tait composes de vingt personnes. Ils y parurent mme plus sensibles qu'aucune des autres personnes qui l'prouvrent avec eux : mais il est trs vraisemblable que cet excs de sensibilit ne provenait que de leur surprise... Ainsi, mme lorsque l'hypothse oiseuse est dtruite, on veut encore lgitimer l'influence de la sexualit sur les principes lectriques. Les Eunuques ne sont pas insensibles la commotion comme le postulait l'inconscient sexualis. La conclusion est immdiatement bascule : ils sont donc plus sensibles que les autres. En vain Sigaud de la Fond cherchera des raisons psychologiques cette sensibilit majore : Les eunuques sont sujets la surprise, plus rfractaires sans doute l'avertissement qu'ils ne courent aucun [201] danger se laisser lectriser. D'ailleurs le climat de cette belle sance d'exprimentation est facile imaginer. Les spectateurs abordaient le laboratoire avec des questions suggres par l'inconscient. Ils y renouvelaient le baiser lectrique 1 : deux exprimentateurs monts sur le tabouret isol fermaient la chane avec les lvres. Au moment de la dcharge de la bouteille de Leyde, l'lectricit valorisait le baiser en lui donnant piquant et flamme. Rciproquement, le baiser valorisait la science lectrique. L'lectricit a une puissance moins superficielle. Le srieux abb Bertholon prodigue ses conseils techniques 2. Deux personnes maries n'avaient pu avoir d'enfants depuis plus de dix ans, l'lectricit ranima leurs esprances. Aussitt qu'elles eurent connaissance de l'efficacit du moyen que je propose, elles firent isoler leur lit. Un fil de fer de communication, mais isol, traversait la cloison qui sparait leur appartement d'une pice voisine, dans laquelle tait place la machine lectrique... Au bout de douze ou quinze jours d'lectrisation, la femme conut et mit ensuite au jour un enfant qui jouit actuellement d'une bonne sant : c'est un fait qui est
1 2 WHEWELL, History of the inductive sciences, 3 vol., Londres, 1857, tome III, p. 11. BERTHOLON, De l'lectricit, du corps humain, loc. cit., tome I, p. 514.

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de la dernire notorit... M. Le Camus, de l'Acadmie de Lyon, a connu un jeune voluptueux. qui, dans des vues relatives ses desseins, se fit lectriser par tincelles, d'une manire particulire, et qui, le soir, eut lieu d'tre trs satisfait de ses tentatives. M. Bonnefoi rapporte que M. Boze, professeur de Wittemberg, n'ayant pu avoir d'enfants au bout de vingt ans de mariage, se fit lectriser avec sa femme, ce qui fut suivi d'un heureux succs. M. Mazars a observ plusieurs fois que l'lectricit avait triomph du dfaut de virilit. Naturellement, on pourrait citer des exemples sans nombre o l'lectricit est employe pour la gurison des maladies vnriennes, sans que, bien entendu, des statistiques prcises aient d'abord lgitim cette mthode. L'lectricit jouit d'un prjug de faveur. Elle est d'autant plus sexualise qu'elle est plus mystrieuse. C'est par son mystre qu'elle peut tre sexuellement efficace. Un exprimentateur trs souvent cit, Jallabert, associe les intuitions substantialistes et sexualistes 1. Pour lui, si l'on tire de vives tincelles des corps anims, c'est qu'ils abondent en parties huileuses, sulfureuses et par consquent inflammables . [202] Il rappelle que l'omentum et le sang, la bile, etc., en renferment une assez grande quantit... l'urine distille aprs avoir ferment, et diverses autres matires animales fournissent des phosphores trs actifs... Jallabert y trouve alors une explication facile du fait que les personnes de diffrents ges et tempraments ne produisent pas des tincelles galement fortes (p. 290) et poussant plus loin ses conjectures en ralisant dans toute la force du terme les mtaphores de l'ardeur, il rattache au phnomne lectrique la diffrence de la vigueur des personnes chastes et de celles qui s'abandonnent immodrment au plaisir . Pour La Cpde 2 le fluide lectrique est pour les vgtaux ce que l'amour est pour les tres sensibles ; avec cette diffrence nanmoins qu'il n'est pour les plantes que la cause d'une existence tranquille et paisible . Dans ce livre d'lectricit, suit une page pour montrer que
1 JALLABERT, Professeur en Philosophie exprimentale et en Mathmatiques, des Socits royales de Londres et de Montpellier, et de l'Acadmie de l'Institut de Bologne, Expriences sur l'lectricit avec quelques conjectures sur la cause de ses effets, Paris, 1749, p. 288. LACPDE, Essai sur l'lectrieit..., loc. cit., tome II, p. 160.

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l'amour est, chez l'homme, une source de malheurs et de peines . Puis on revient aux vgtaux qui croissent et se multiplient sans jalousie et sans peine . Le fluide lectrique est si sain, si vivifiant pour les vgtaux qu'ils ne sont pas troubls par la crainte des orages : la nature tonnante n'est pour eux qu'une mre tendre qui vient pourvoir leur besoin ; et si quelquefois les arbres les plus levs trouvent leur perte dans ce qui n'est que le plus grand des biens pour des vgtaux plus humbles, exemples, en quelque sorte, d'un dvouement bien rare parmi nous, on dirait qu'ils prsentent leur cme la foudre qui doit les frapper, et qu'ils cherchent par l garantir de ses coups les plantes tendres, les jeunes arbrisseaux qui croissent l'ombre de leurs branches . Des pages nombreuses expliquent rationnellement cette intuition grandiose et cette tendre sympathie. Par quels ressorts secrets le fluide lectrique donne-t-il aux vgtaux la force de s'lever et de s'tendre, et est-il, en quelque sorte, ncessaire leur reproduction ? Ce ressort, c'est la sve. C'est la pluie printanire charge de foudre. Pourquoi alors l'homme n'arroserait-il pas son jardin avec de l'eau lectrise ? Et voici l'exprience, sans cesse rappele au XVIIIe sicle, des deux myrtes d'Edimbourg qui, lectriss au mois d'octobre 1746, se sont couverts de boutons. On passerait peut-tre de telles harmonies un Bernardin de Saint-Pierre. On les excuserait par leur jeu littraire. Elles sont plus difficiles accepter sous la plume d'un auteur qui n'a que des prtentions scientifiques. Elles nous confirment dans cette ide qu'une philosophie animiste est plus aisment admissible dans son [203] inspiration gnrale que dans ses preuves particulires, dans ses vues d'ensemble que dans ses vues prcises, son sommet qu' sa base. Mais alors, que penser d'une telle philosophie et o trouver les raisons de son succs ? Une philosophie n'est pas cohrente par son objet ; elle n'a comme cohsion que la communaut des valeurs affectives de l'auteur et du lecteur.

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Nous allons essayer maintenant de condenser toutes nos remarques qui tendent engager une psychanalyse de la connaissance objective, en montrant l'norme valeur qui vient se condenser sur la notion de germe, de semence, de graine, notion qu'on emploie comme synonyme de substance majore en dehors du strict domaine de la vie, en suivant toujours l'inspiration animiste. Voyons d'abord les valorisations gratuites, sans preuves, les valorisations nettement a priori. Au germe sont attribus l'intensit, la concentration, la puret 1. Charas dit, comme allant de soi, sans le moindre commentaire, la semence est la partie la plus pure, et la plus labore, que l'animal puisse produire, elle est aussi accompagne de beaucoup d'esprits . Plus d'un sicle plus tard 2, mme valorisation implique dans une vritable transmutation gnrale de valeurs substantielles. La semence de l'homme n'est-elle pas compose de la partie la plus subtile des aliments, qui, digrs et perfectionns par la dernire coction qui s'en est faite, sont rpandus dans toutes les parties du corps ? Or, l'aliment qui fournit cette semence n'est-il pas tir de la semence universelle, rpandue dans les rgions suprieures, pour tre ensuite jete dans le sein de la terre, o elle est cuite et digre, et de l distribue tous les mixtes pour leur entretien ? Ainsi cette semence se trouvant donc dans tous les minraux, vgtaux et animaux, dont l'homme tire sa nourriture et ses mdicaments, pour le soutien de sa vie, la semence de l'homme mane donc de la semence universelle. On reconnat l une panspermie trs substantielle qui valorise la vie humaine, en faisant de la semence humaine une quintessence de la semence universelle. Prcisment, Guy de Chauliac dit que la semence perfectionne dans un appareil de structure admirable... est devenue un lixir [204] des plus prcieux. Une telle thorie est la base de dviations sexuelles dont on trouvera de nombreux exemples dans luvre de Hivelock Ellis.

1 2

CHARAS, Suite des nouvelles expriences sur la Vipre, Paris, 1672, p. 233. Roy DESJONCADES, loc. cit., tome I, p. 121.

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La valeur est si profondment intgre dans la semence qu'on croit facilement, comme le dit un auteur anonyme crivant en 1742 1 que ce sont les plus petites semences qui sont les plus vivaces, les plus fcondes, et mme qui produisent les plus grandes choses . Nous reconnaissons l l'union valorise du petit et du prcieux. Le germe est ce qu'il y a de plus naturel, de moins modifiable. Il faut le traiter aussi naturellement que possible. cette intuition premire, l'abb Poncelet relie toute sa thorie agricole 2. Je crois que les vux de la Nature, dans la reproduction des vgtaux, sont de dposer les nouveaux germes dans la terre aussitt qu'ils sont forms : retarder cette opration, peut-tre la plus essentielle de toutes (en rcoltant et engrangeant le bl), c'est s'exposer nerver les germes par les maladies que l'on ne souponne mme pas ; c'est appauvrir la substance laiteuse dans laquelle ils nagent pour ainsi dire, et qui doit leur servir de premier aliment. Voici alors le corollaire agricole de cette philosophie vitaliste. Puisque les germes, depuis le premier instant de leur formation, tendent sans cesse au dveloppement, on ne saurait les dposer trop tt dans une matrice convenable... Ainsi le temps des semailles ne doit point tre fort loign du temps de la rcolte. Pour cette philosophie naturelle, la Terre vaut mieux que le grenier. L'action du germe est souvent rapporte un principe plus interne. Les graines sont diverses mais le principe est un. Les intuitions substantialiste et animiste runies ralisent cette unit. Ainsi Crosset de la Heaumerie crit 3. Il n'y a personne, pour peu clair qu'il soit, qui ne sache que la vritable semence, de la chose n'est ni la graine ni le sperme, mais la matire essentielle et constitutive d'un tel tre, c'est-dire un certain mlange de l'lment subtil en certaines proportions prcises, qui font qu'une chose est telle et qu'elle a certaines proprits : que cette essence sminale est enveloppe d'autres lments grossiers qui la retiennent afin que par sa subtilit elle ne s'vapore. On reconnat dans toute sa clart le mythe de l'intriorisation. L'esprit sminal apparat aussi comme une vritable
1 2 3 Sans nom d'auteur. Nouveau Trait de Physique.... loc. cit., tome I, p. 130. PONCELET, loc. cit., p. 5. CROSSET DE LA HEAUMERIE, loc. cit., p. 84.

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ralit. Nicolas de Locques [205] crit 1 : L'esprit sminal est l'Architecte des formes essentielles..., les sels volatils le sont des accidentelles ; l'un nous parat en s'exhalant sous la forme d'une vapeur, fume ou exhalaison imperceptible ; l'autre sous la forme de toutes les choses volatiles qui se mtorisent sous la forme d'une plus grosse vapeur humide ou sche. On comprend ds lors que le germe, sinon l'amour, soit plus fort que la mort. Quelle sduction exercent de nos jours les thses toujours imprcises - qui parlent de l'ternit du germen par opposition la caducit du soma. Robinet traduisait son vitalisme sous une forme susceptible de rallier ses croyances religieuses nous ne ressusciterons, disait-il, que dans l'tat de germe 2 Tout ce qui pousse participe de la nature du germe ou de la semence. Pour un auteur crivant en 1742 3. Les boutons des Arbres sont peu diffrents de leur semence. Bonne preuve que le germe n'est plus que le sujet du verbe germer. Plus gnralement encore le germe est un substantif qui correspond au ralisme de la croissance. La croissance est pour ainsi dire sentie par le dedans, plutt qu'elle n'est examine dans ses phnomnes, dans ses modifications structurales. Aussi, il est trs symptomatique que, dans la biologie prscientifique, le germen soit une force plutt qu'une forme, une puissance plutt qu'une structure. Ce manque d'objectivit discursive est l'origine de croyances trs curieuses dont nous allons donner quelques exemples. Le chevalier Digby prtend tirer d'animaux pils et broys des sucs vitaux. Il distille des crevisses ; ce qui reste est calcin, dissout, filtr. On reprend le sel par le produit distill ; cette cohobation ne tarde pas produire des crevisses grosses comme des grains de millet 4 . L'abb de Vallemont, dans un livre trs clbre, parle d'une eau gnrative. Parmi l'eau commune, il y en a une autre que j'appelle
1 2 3 4 DE LOCQUES, Les Rudiments..., loc. cit., p. 48. ROBINET, loc. cit., tome I, p. 57. Sans nom d'auteur. Nouveau Trait de Physique.... loc. cit., tome II, p. 145. DE VALLEMONT, Curiosits de la Nature.... loc. cit., p. 297.

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Germinative pour les Plantes, Conglative pour les minraux, Gnrative pour les Animaux, sans laquelle nulle chose ne pourrait dire : je suis. Mais cette intuition germinative se prcise et prtend donner lieu des applications utiles. L'abb de Vallemont fait bouillir un boisseau de bl dans cinq seaux d'eau. Il donne ensuite le bl [206] aux Volailles pour ne rien perdre, mais c'est l'eau de macration qui est prcieuse. Elle est propre exciter la germination de toute autre graine ainsi que la croissance de toute autre plante. Une pinte de cette eau au pied de chaque jeune arbre est un rgal, qui lui fait faire merveille. Et cela ne gterait pas les vieux. Une vigne s'en rjouirait beaucoup, et rendrait ce bienfait au centuple dans le temps des Vendanges. L'abb de Vallemont est si bien convaincu que la germination est condense dans son eau, qu'il propose d'ajouter directement l'engrais, du salptre et du purin, l'eau emblave. Les plantes ne sont pas les seules bnficier de la puissance de cette eau germinative (p. 68). Les Animaux ne feront que crotre et embellir, si on mouille leur son, si on trempe leur grain avec la liqueur de multiplication. (p. 69). Je sais par exprience que d'un cheval dans l'avoine duquel on a mis un peu de cette liqueur, on a tir des services, qui ne sont pas imaginables. Il n'est rien qu'il ne franchisse, et point de mauvais pas d'o il ne se tire... Les vaches indemnisent, par une extraordinaire abondance de lait, des frais que cote l liqueur. Les poules payent en oeufs. Tout multiplie... Tout est vif, alerte et l'abb de Vallemont ajoute, dcelant la nature de sa conviction inconsciente : tout est gaillard dans la basse-cour. Ce n'est pas l une intuition isole. Quarante ans plus tard, en 1747, l'abb Rousseau, cy-devant Capucin, et mdecin de sa Majest prtend que des grains infuss dans une eau-de-vie faite avec du bl germeront beaucoup plus vigoureusement parce que cette Eau-de-Vie qui contient l'essence vgtative des grains dont elle a t faite, tant imbibe par ce grain, elle fortifie sa fcondit et donne par son ferment un plus prompt mouvement au grain qui est imprgn, comme le levain qui fait lever d'autre pte . Il ne faut pas cependant mettre trop d'alcool, ajoute-t-il, car les grains se dsanimeraient . On sent qu'il a fait des expriences qui furent ngatives : le grain confit dans un alcool trop concentr n'a pas pouss. Pour les expriences positives qui dcelaient des macrations

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indiffrentes, sans effet, elles ont t coefficientes par la valorisation animiste. L'abb Rousseau continue en levant son intuition jusqu'au rang des principes dominants 1 C'est sur cette rgle que les Philosophes parlent de leurs imbibitions pour faire la rsurrection et la ranimation des ttes mortes qu'ils veulent volatiliser ; ils leur redonnent peu peu [207] les esprits ou les mes qu'ils en avaient spares par une affusion copieuse et dominante. Ainsi (p. 70) l'eau-de-vie renferme en soi un principe de fcondit ; quelque drangement qu'il y ait de la figure des Plantes dont elle est tire . Dans tous ces exemples, le principe de fcondit n'a rien de mtaphorique. Ce n'est pas un tre abstrait, c'est un extrait. Ds lors, que le bl soit en terre, qu'il soit press et moulu en farine, boulevers et confondu dans la pte ; ou encore, dtremp dans la cuve d'un brasseur , qu'importe ! Plant, mang, bu, c'est toujours le mme principe de fcondit qui rnove la plante et l'homme. Ubi virus ibi virtus. La puissance sminale est la puissance suprme ; c'est elle qui totalise et rsume toutes les actions, toutes les puissances. J'ai toujours cru, dit l'abb Rousseau (p. 7), que la vertu Physique rside dans le principe essentiel et sminal de chaque tre. D'une manire plus prcise (p. 10), Je dis que le mme tre sminal du Pavot, qui est capable de produire sa plante, l'est aussi de produire les effets qu'il opre dans la Mdecine. On, sent combien cette intuition reste concrte, donc vicieuse, combien elle s'loigne de la philosophie chimique moderne pour laquelle l'extraction de l'opium est plutt une dsindividualisation, une dconcrtisation. Cette substitution toute moderne de l'abstrait l'extrait est d'ailleurs entirement prouve par les prparations synthtiques en partant des lments chimiques. C'est sur des intuitions aussi ingnues que repose le livre de Wells, Place aux Gants ; sous le verbiage scientifique, on y trouverait sans peine les convictions simplistes que nous avons notes dans le mythe de la digestion et dans le mythe du germe universel. La thorie de la croissance sans palier qui est l'ide directrice de Wells est dj visible dans la pratique chimrique de l'abb de Vallemont. Belle preuve que la vulgarisation du romancier n'a de, succs qu'en s'appuyant sur un fonds d'ides dont la permanence est bien loin de prouver la valeur.
1 Abb ROUSSEAU, Secrets et Remdes prouvs dont les prparations ont t faites au Louvre, de l'ordre du Roy, Paris, 1747, p. 69.

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XI
Une psychanalyse complte de l'inconscient scientifique devrait entreprendre une tude de sentiments plus ou moins directement inspirs par la libido. En particulier, il faudrait examiner la volont de puissance que la libido exerce sur les choses, sur les animaux. C'est sans doute une dviation de la volont de puissance qui, dans toute sa plnitude, est une volont de dominer les hommes. Cette dviation est peut-tre une compensation. En tout cas, elle [208] est bien apparente devant des reprsentations qui sont rputes dangereuses. Nous n'apporterons qu'un exemple qui nous parat relever d'une psychanalyse spciale. C'est le cas d'un orgueil vaincu, d'une puissance ostensible, marque d'une impuissance latente. On va voir un orgueilleux thaumaturge pris son pige. La vue de certains objets, de certains tres vivants, est charge d'une telle masse d'affectivit qu'il est intressant de surprendre les dfaillances des esprits forts qui se font gloire de les tudier. Voici un amusant rcit de l'abb Rousseau 1 (p. 134). Van Helmont dit que si on met un crapaud dans un vaisseau assez profond pour qu'il ne puisse en sortir, et qu'on le regarde fixement, cet Animal ayant fait tous ses efforts pour sauter hors du vaisseau et fuir ; il se retourne, vous regarde fixement, et peu de moments aprs tombe mort. Van Helmont attribue cet effet une ide de peur horrible que le crapaud conoit la vue de l'homme. Laquelle par l'attention assidue s'excite et s'exalte jusqu'au point que l'animal en est suffoqu.. Je l'ai donc fait par quatre fois, et j'ai trouv que Van Helmont avait dit la vrit. l'occasion de quoi un Turc qui tait prsent en gypte, o j'ai fait cette exprience pour la troisime fois, se rcria que j'tais un saint d'avoir tu de ma vue une bte qu'ils croient tre produite par le Diable... Voil le thaumaturge dans toute sa gloire 1 Voyons maintenant la dfaite qui va nous permettre de bien voir l'ambivalence exacte d'un courage si
1 Abb ROUSSEAU, loc. cit., p. 134.

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mal employ. Mais ayant voulu faire pour la dernire fois la mme chose Lyon... bien loin que le crapaud mourt, j'en pensai mourir moi-mme. Cet animal aprs avoir tent inutilement de sortir, se tourna vers moi ; et s'enflant extraordinairement et s'levant sur les quatre pieds, il soufflait imptueusement sans remuer de sa place, et me regardant ainsi sans varier les yeux, que je voyais sensiblement rougir et s'enflammer ; il me prit l'instant une faiblesse universelle, qui alla tout d'un coup jusqu' l'vanouissement accompagn d'une sueur froide et d'un relchement par les selles et les urines. De sorte qu'on me crut mort. Je n'avais rien pour lors de plus prsent que du Thriaque et de la poudre de Vipre, dont on me donna une grande dose qui me fit revenir ; et je continuai d'en prendre soir et matin pendant huit jours que la faiblesse me dura. Il ne m'est pas permis de rvler tous les effets insignes dont je sais que cet horrible animal est capable. Cette page nous parat donner un bel exemple de cette concrtisation de la peur qui trouble tant de cultures prscientifiques. [209] La valorisation de la poudre de vipre est faite en partie d'une peur vaincue. Le triomphe contre la rpugnance et le danger suffit valoriser l'objet. Alors le mdicament est un trophe. Il peut fort bien aider un refoulement et ce refoulement, en quelque manire matrialis, peut aider l'inconscient. On en arriverait assez volontiers cette doctrine qu'il faut soigner sottement les sots et que l'inconscient a besoin d'tre dcharg par des procds grossirement matrialistes, grossirement concrets. On le voit, c'est l'homme tout entier avec sa lourde charge d'ancestralit et d'inconscience, avec toute sa jeunesse confuse et contingente, qu'il faudrait considrer si l'on voulait prendre la mesure des obstacles qui s'opposent la connaissance objective, la connaissance tranquille. Hlas ! les ducateurs ne travaillent gure donner cette tranquillit ! Partant, ils ne guident pas les lves vers la connaissance de l'objet. Ils jugent plus qu'ils n'enseignent ! Ils ne font rien pour gurir l'anxit qui saisit tout esprit devant la ncessit de corriger sa propre pense et de sortir de soi pour trouver la vrit objective. [210]

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CHAPITRE XI
Les Obstacles de la Connaissance quantitative I

Retour la table des matires

Une connaissance objective immdiate, du fait mme qu'elle est qualitative, est ncessairement fautive. Elle apporte une erreur rectifier. Elle charge fatalement l'objet d'impressions subjectives ; il faudra donc en dcharger la connaissance objective ; il faudra la psychanalyser. Une connaissance immdiate est, dans son principe mme, subjective. En prenant la ralit comme son bien, elle donne des certitudes prmatures qui entravent, plutt qu'elles ne la servent, la connaissance objective. Telle est la conclusion philosophique que nous croyons pouvoir tirer de l'ensemble des chapitres prcdents. On se tromperait d'ailleurs si l'on pensait qu'une connaissance quantitative chappe en principe aux dangers de la connaissance qualitative. La grandeur n'est pas automatiquement objective et il suffit de quitter les objets usuels pour qu'on accueille les dterminations gomtriques les plus bizarres, les dterminations quantitatives les plus fantaisistes. Comme l'objet scientifique est toujours par certains cts un objet nouveau, on comprend tout de suite que les dterminations premires

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soient presque fatalement mal venues. Il faut de longues tudes pour qu'un phnomne nouveau fasse paratre la variable convenable. Ainsi, en suivant l'volution des mesures lectriques, on peut s'tonner du caractre trs tardif des travaux de Coulomb. Tard dans le sicle, on proposera encore des vitalo-mtres, c'est--dire des appareils fonds sur une action lectrique sans doute saillante et immdiate mais complique et par consquent mal approprie l'tude objective du phnomne. Des conceptions en apparence trs objectives, trs clairement figures, engages de toute vidence dans une gomtrie prcise, comme la Physique cartsienne, manquent curieusement d'une doctrine de la mesure. lire les Principes, on pourrait presque dire que la grandeur [212] est une qualit de l'tendue. Mme lorsqu'on a affaire des professeurs vigoureux et clairs comme Rohault, l'explication prscientifique ne parat pas s'engager dans une doctrine nettement mathmatique. C'est. un point qu'a fort bien indiqu M. Mouy, (fans son beau livre sur le Dveloppement de la Physique Cartsienne 1 : La physique cartsienne est une physique mathmatique sans mathmatiques. C'est une gomtrie concrte. Ce gomtrisme immdiat, par manque d'une algbre discursive et explicative, trouve le moyen de n'tre pas proprement parler un mathmatisme. Ces remarques deviendront plus pertinentes si l'on veut bien caractriser l'influence de l'ordre de grandeur humain sur tous nos jugements de valeur. Nous n'avons pas revenir sur la dmonstration si souvent faite que la rvolution copernicienne a mis l'homme devant une chelle nouvelle du monde. Tout le long du XVIIe et du XVIIIe sicles, le mme problme s'est pos, l'autre extrmit des phnomnes, avec les dcouvertes microscopiques. De nos jours, les ruptures d'chelle n'ont fait que s'accentuer. Mais le problme philosophique s'est toujours rvl le mme : obliger l'homme faire abstraction des grandeurs communes, de ses grandeurs propres ; l'obliger aussi penser les grandeurs dans leur relativit la mthode de mesure ; bref rendre clairement discursif ce qui s'offre dans la plus immdiate (les intuitions.

Paul Mouy, Le Dveloppement de la Physique Cartsienne, 1646-1712, Paris, 1934, p. 144.

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Mais comme les obstacles pistmologiques vont par paires, dans le rgne mme de la quantit on va voir s'opposer l'attrait d'un mathmatisme trop vague, l'attrait d'un mathmatisme trop prcis. Nous allons essayer de caractriser ces deux obstacles sous leurs formes lmentaires, par des exemples aussi simples que possible ; car s'il nous fallait dterminer toutes les difficults de l'information du phnomne par les mathmatiques, c'est tout un livre qu'il faudrait crire. Ce livre dpasserait le problme de la premire formation de l'esprit scientifique que nous voulons dcrire dans le prsent ouvrage.

II
L'excs de prcision, dans le rgne de la quantit, correspond trs exactement l'excs du pittoresque, dans le rgne de la qualit. La prcision numrique est souvent une meute de chiffres, [213] comme le pittoresque est, pour parler comme Baudelaire, une meute de dtails . On peut y voir une des marques les plus nettes d'un esprit non scientifique, dans le temps mme o cet esprit a des prtentions l'objectivit, scientifique. En effet, une des exigences primordiales de l'esprit scientifique, c'est que la prcision d'une mesure doit se rfrer constamment la sensibilit de la mthode de mesure et qu'elle doit naturellement tenir compte des conditions de permanence de l'objet mesur. Mesurer exactement un objet fuyant ou indtermin, mesurer exactement un objet fixe et bien dtermin avec un instrument grossier, voil deux types d'occupations vaines que rejette de prime abord la discipline scientifique. Sur ce problme des mesures, en apparence si pauvre, on peut aussi saisir le divorce entre la pense du raliste et la pense du savant. Le raliste prend tout de suite l'objet particulier dans le creux de la main ; C'est parce qu'il le possde qu'il le dcrit et le mesure. Il en puise la mesure jusqu' la dernire dcimale, comme un notaire compte une fortune jusqu'au dernier centime. Au contraire, de cet objet primitivement mal dfini, le savant s'approche. Et d'abord il

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s'apprte le mesurer. Il discute les conditions de son tude ; il dtermine la sensibilit et la porte de ses instruments. Finalement, c'est sa mthode de mesure plutt que l'objet de sa mesure que le savant dcrit. L'objet mesur n'est gure plus qu'un degr particulier de l'approximation de la mthode de mesure. L savant croit au ralisme de la mesure plus qu' la ralit de l'objet. L'objet peut alors changer de nature quand on change le degr d'approximation. Prtendre puiser d'un seul coup la dtermination quantitative, c'est laisser chapper les relations de l'objet. Plus nombreuses sont les relations de l'objet aux autres objets, plus instructive est son tude. Mais ds que les relations sont nombreuses, elles sont soumises des interfrences et aussitt l'enqute discursive des approximations devient une ncessit mthodologique. L'objectivit est alors affirme en de de la mesure, en tant que mthode discursive, et non au del de la mesure, en tant qu'intuition directe d'un objet. Il faut rflchir pour mesurer et non pas mesurer pour rflchir. Si l'on voulait faire une mtaphysique des mthodes de mesure, c'est au criticisme, et non pas au ralisme, qu'il faudrait s'adresser. Mais voyons l'esprit prscientifique se prcipiter au rel et s'affirmer dans des prcisions exceptionnelles. On peut faire ces observations soit dans l'exprience pdagogique quotidienne, soit dans l'histoire scientifique, soit dans la pratique de certaines sciences naissantes. [214] Les problmes de physique au baccalaurat donneraient une mine inpuisable d'exemples de cette prcision mal fonde. La plupart des applications numriques sont conduites sans souci du problme d'erreurs. Il suffit d'une division qui se fait mal , de calculs o l'on ne trouve pas juste , pour affoler le candidat. Il s'acharne des divisions interminables, dans l'esprance d'un rsultat exact. S'il s'arrte, il croit que le mrite de la solution se mesure au nombre des dcimales indiques. Il ne rflchit pas qu'une prcision sur un rsultat, quand elle dpasse la prcision sur les donnes exprimentales, est trs exactement la dtermination du nant. Les dcimales du calcul n'appartiennent pas l'objet. Ds qu'interfrent deux disciplins, comme la discipline des mathmatiques et la discipline de la physique, on peut tre peu prs sr que les lves n'harmoniseront pas les deux prcisions . Ainsi, j'ai souvent donn,

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en vue de l'ducation des saines approximations, le simple problme suivant : calculer un centimtre prs le rayon moyen d'un chne de 150 centimtres de circonfrence. La grande majorit de la classe utilisait pour le calcul la valeur strotype du nombre = 3,1416, ce qui s'loigne manifestement de la prcision possible. Dans le mme ordre d'ides, j'ai montr ailleurs, en commentant une page lumineuse de Borel, la dsharmonie des prcisions qui veut qu'on paie Paris un terrain btir au centime prs, alors qu'on le mesure, tout au plus, au dcimtre carr prs et que le prix d'un dcimtre carr affecte le chiffre des francs. Cette pratique rappelle la plaisanterie de Dulong qui disait d'un exprimentateur : il est sr du troisime chiffre aprs la virgule, c'est sur le premier qu'il hsite. Au XVIIIe sicle, l'excs tout gratuit dans la prcision est la rgle. Nous n'en donnerons que quelques cas pour fixer les ides. Par exemple, Buffon arriva ces conclusions qu'il y avait 74.832 ans que la Terre avait t dtache du soleil par le choc d'une comte ; et que dans 93 291 annes elle serait tellement refroidie que la vie n'y serait plus possible 1 . Cette prdiction ultra prcise du calcul est d'autant plus frappante que les lois physiques qui lui servent de base sont plus vagues et plus particulires. Dans l'Encyclopdie, l'article Bile, on peut lire cette dtermination prcise indique par Hales : les calculs hpatiques donnent 648 fois plus d'air que leur volume, les calculs urinaires en donne 645 fois leur volume. Habitus comme nous le sommes [215] considrer soigneusement les erreurs exprimentales, nous verrions dans ces chiffres diffrents, mais voisins, fournis par une technique assez grossire, non pas le signe d'une diffrence substantielle, comme le fait Hales, mais plutt la preuve d'une identit exprimentale. Le souci de la prcision conduit aussi certains esprits poser des problmes insignifiants. En voici deux pour encadrer le XVIIIe sicle. Le Pre Mersenne demande : Je vous prie de me dire combien un homme haut de six pieds ferait plus de chemin avec la tte qu'avec les pieds, s'il faisait le circuit de la Terre. tant donne la grossiret de la connaissance du rayon terrestre, on saisit l'absurdit toute gomtrique du problme pos par le Pre Mersenne, en dehors de l'insignifiance totale de la question. la fin du XVIIIe sicle,
1 CUVIER, loc. cit., tome III, p. 169.

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Bernardin de Saint-Pierre observe le vol des mouches 1. Certaines s'levaient en l'air, en se dirigeant contre le vent, par un mcanisme peu prs semblable celui des cerfs-volants de papier, qui s'lvent en formant avec l'axe du vent, un angle, je crois, de vingt-deux degrs et demi . Ici 22,5 a t mis de toute vidence pour la moiti de 45. L'crivain a voulu gomtriser une vision. La notion d'obliquit lui a paru trop vague. Il a d'ailleurs sans doute estim que la belle et simple obliquit correspondait 45. On le voit, tout un calcul puril vient en aide un besoin de prcision hors de propos. La recherche d'une fausse prcision va de conserve avec la recherche d'une fausse sensibilit. Mme du Chtelet donne comme une savante pense cette rflexion 2. Puisque le Feu dilate tous les corps, puisque son absence les contracte, les corps doivent tre plus dilats le jour que la nuit, les maisons plus hautes, les hommes plus grands, etc., ainsi tout est dans la Nature dans de perptuelles oscillations de contraction et de dilatation, qui entretiennent le mouvement et la vie dans l'Univers. On voit de reste avec quelle lgret l'esprit prscientifique associe les vues gnrales des faits particuliers insignifiants. Mme du Chtelet continue encore, en mlant les genres : La chaleur doit dilater les corps sous l'quateur, et les contracter sous le Ple ; c'est pourquoi les Lapons sont petits et robustes, il y a grande apparence que les Animaux et les Vgtaux qui vivent sous le Ple, mourraient sous l'quateur, et ceux de l'quateur sous le Ple ; moins qu'ils n'y fussent ports par des gradations insensibles, comme les Comtes passent de leur aphlie leur prihlie . [216] On applique parfois le calcul des dterminations qui ne le comportent pas. Ainsi on peut lire dans l'Encyclopdie l'article Air ces incroyables prcisions. Il est dmontr que moins de 3.000 hommes, placs dans l'tendue d'un arpent de terre, y formeraient de leur transpiration dans 34 jours une atmosphre d'environ 71 pieds de
1 2 Bernardin DE SAINT-PIERRE, tudes de la Nature, 4e dition, 4 vol., Paris, 1791. tome I, p. 4. Mme DU CHTELET, Dissertation sur la nature et la propagation du feu, p. 68.

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hauteur, laquelle n'tant point dissipe par les vents, deviendrait pestilentielle en un moment. Enfin ce ne sont pas seulement les crivains du XVIIIe sicle ou les bacheliers de notre temps qui tombent dans ce travers des prcisions intempestives, ce sont des sciences entires qui n'ont pas dtermin la porte de leurs concepts et qui oublient que les dterminations numriques ne doivent en aucun cas dpasser en exactitude les moyens de dtection. Les manuels de gographie, par exemple, sont actuellement gorgs de donnes numriques dont on ne fixe ni la variabilit ni le champ d'exactitude. Un manuel utilis dans la classe de quatrime contre des lves de 13 ans inflige des prcisions comme celle-ci : la temprature moyenne annuelle Menton est de 1603. On arrive ce paradoxe que la moyenne est apprcie au dixime de degr tandis que la seule utilisation pratique des donnes climatriques se contente de l'apprciation du degr. Le mme auteur, comme bien d'autres, donne une prcision exagre au concept de densit de population, concept qui est clair et utile si on lui laisse l'indtermination convenable. On lit dans le manuel incrimin : le dpartement de la Seine a une densit de 9.192 habitants au kilomtre carr. Ce nombre fixe pour un concept flottant, dont la validit, sous la forme exacte n'est mme pas d'une heure, servira, avec quelques autres de mme espce, pendant quelque dix ans, instruire les lves. Le livre de gographie de Premire du mme auteur contient 3.480 nombres qui ont presque tous la mme valeur scientifique. Cette surcharge numrique impose aux lves de retenir plus de 100 nombres par leon d'une heure. Il y a l le prtexte d'une pdagogie dtestable qui dfie le bon sens, mais qui se dveloppe sans rencontrer la moindre critique dans des disciplines qui ne sont scientifiques que par mtaphore.

III
D'une manire plus nette encore et quasi matrielle, on pourrait dterminer les diffrents ges d'une science par la technique de ses instruments de mesure. Chacun des sicles qui viennent de s'couler son chelle de prcision particulire, son groupe de [217] dcimales

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exactes, et ses instruments spcifiques. Nous ne voulons pas retracer cette histoire des instruments que nous avons voque dans un autre ouvrage. Nous voulons simplement marquer la difficult de dterminer les premires conditions de la mesure. Par exemple, Martine rappelle que les premiers thermomtres taient construits avec beaucoup d'imprcision 1. Ceux mmes de Florence dont le plus haut degr tait fix suivant la plus grande chaleur du Soleil en cette contre, se trouvaient par trop vagues et indtermins. On se rend compte, sur ce simple exemple, du caractre nfaste de l'usage direct du thermomtre. Comme le thermomtre doit nous renseigner sur la temprature ambiante, c'est des indications mtorologiques que l'on demandera d'abord le principe de sa graduation. Dans une vue semblable, Halley propose comme point fixe la temprature des lieux souterrains insensibles l'hiver et l't. Cette insensibilit a t reconnue par le thermomtre. Elle n'tait pas directement objective en l'absence d'une mesure instrumentale. Du temps de Boyle encore, remarque Martine, les thermomtres taient si variables et si indtermins qu'il paraissait moralement impossible d'tablir par leur moyen une mesure de la chaleur et du froid comme nous en avons du temps, de la distance, du poids, etc. Devant un tel manque de technique instrumentale, on ne doit pas s'tonner de la prodigieuse varit des premiers thermomtres. Ils se trouvrent bientt de types plus nombreux que les mesures de poids. Cette varit est trs caractristique d'une science d'amateurs. Les instruments d'une cit scientifique constitue comme la ntre sont presque immdiatement standardiss. La volont de technique est, de notre temps, si nette et si surveille que nous nous tonnons de la tolrance des premires erreurs. Nous croyons que la construction d'un appareil objectif va de soi, nous ne voyons pas toujours la somme des prcautions techniques que rclame le montage de l'appareil le plus simple. Par exemple est-il rien, en apparence, de plus simple que le montage, sous forme de baromtre, de l'exprience de Torricelli ? Mais le seul remplissage du tube rclame beaucoup de soins. Et la moindre faute cet gard, la plus petite bulle d'air qui reste, dtermine des diffrences notables dans la
1 MARTINE, Dissertation sur la chaleur avec les observations nouvelles sur la construction et la comparaison des thermomtres, trad., Paris, 1751, p. 6.

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hauteur baromtrique. L'amateur Romas, dans la petite ville de Nrac, suivait les variations diffrentes d'une cinquantaine d'appareils. Dans le mme temps, on multipliait les observations pour pntrer l'influence [218] des variations baromtriques sur diverses maladies. Ainsi l'appareil et l'objet de la mesure se rvlaient la fois mal adapts, loigns l'un et l'autre des bonnes conditions d'une connaissance objective. Dans la connaissance instrumentale primitive, on peut voir se dresser le mme obstacle que dans la connaissance objective ordinaire : le phnomne ne livre pas ncessairement la mesure la variable la plus rgulire. Au contraire, au fur et mesure que les instruments s'affineront, leur produit scientifique sera mieux dfini. La connaissance devient objective dans la proportion o elle devient instrumentale. La doctrine de la sensibilit exprimentale est une conception toute moderne. Avant toute entreprise exprimentale, un physicien doit dterminer la sensibilit de ses appareils. C'est ce que ne fait pas l'esprit prscientifique. La marquise du Chtelet est passe tout prs de l'exprience que Joule ralisa un sicle plus tard, sans en voir la possibilit. Elle dit explicitement : Si le mouvement produisait le Feu, l'eau froide, secoue avec force, s'chaufferait, mais c'est ce qui n'arrive point d'une manire sensible ; et si elle s'chauffe, c'est fort difficilement. Le phnomne que la main ne distingue pas d'une manire sensible et t signal par un thermomtre ordinaire. La dtermination de l'quivalent mcanique de la chaleur ne sera que l'tude de cet chauffement difficile. On s'tonnera moins de cette absence de perspicacit exprimentale si l'on considre le mlange des intuitions de laboratoire et des intuitions naturelles. Ainsi Voltaire demande, comme la marquise du Chtelet, pourquoi les vents violents du Nord ne produisent pas de la chaleur. Comme on le voit, l'esprit prscientifique n'a pas une nette doctrine du grand et du petit. Il mle le grand et le petit. Ce qui manque peut-tre le plus l'esprit prscientifique, c'est une doctrine des erreurs exprimentales.

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III
Dans le mme ordre d'ides, l'esprit prscientifique abuse des dterminations rciproques. Toutes les variables caractristiques d'un phnomne sont, d'aprs lui, en interaction et le phnomne est considr comme galement sensibilis dans toutes ses variations. Or, mme si les variables sont lies, leur sensibilit n'est pas rciproque. Il faut faire de chaque recherche un cas d'espce. C'est ce que fait la Physique moderne. Elle ne postule pas le surdterminisme qui passe pour indiscutable dans la priode [219] prscientifique. Pour bien saisir ces surdterminations quantitatives, donnons quelques exemples o elles sont particulirement choquantes. Retz 1 constatant qu'on ne dispose pas d'un instrument pour apprcier la quantit de fluide lectrique contenu dans le corps humain tourne la difficult en s'adressant au thermomtre. La relation des entits lectricit et chaleur est bien vite trouve : La matire lectrique tant regarde comme du feu, son influence dans les organes des corps vivants doit causer la chaleur ; la plus ou moins grande lvation du thermomtre appliqu la peau indiquera donc la quantit de fluide lectrique du corps humain . Et voil tout un mmoire dvi ; des efforts souvent ingnieux conduisent finalement l'auteur des conclusions ingnues comme celle-ci (p. 25) : la fameuse retraite de Prague, le froid rigoureux de la saison ayant priv beaucoup de soldats d'lectricit et de vie, les autres ne furent conservs que par le soin qu'eurent les officiers de les exciter, grands coups, marcher, et par consquent s'lectriser. Il faut noter que la relation de l'lectrisation la temprature du corps est fausse, du moins avec la sensibilit dont disposait la thermomtrie au XVIIIe sicle ; pourtant l'exprience est faite et refaite par de nombreux exprimentateurs, qui enregistrent des variations thermomtriques strictement insignifiantes. Ils croient faire

RETZ, Mdecin Paris, Fragments sur l'lectricit du corps humain, Amsterdam, 1785, p. 3.

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une exprience de Physique ; ils font, dans de trs mauvaises conditions, une exprience sur la physiologie des motions. Par cette ide directrice de la corrlation totale des phnomnes, l'esprit prscientifique rpugne la conception toute contemporaine d'un systme clos. peine a-t-on pos un systme clos qu'on droge cette audace et que, par une figure de style invariable, on affirme la solidarit du systme morcel avec le grand Tout. Pourtant une philosophie de l'approximation bien rgle, prudemment calque sur la pratique des dterminations effectives, conduirait tablir des niveaux phnomnologiques qui chappent absolument aux perturbations mineures. Mais cette phnomnologie instrumentale, coupe par les seuils infranchissables de la sensibilit opratoire, qui est la seule phnomnologie qu'on puisse appeler scientifique, ne tient pas devant le ralisme invtr et indiscut qui veut, en tous leurs caractres, sauver la continuit et la solidarit des phnomnes. Cette croyance nave une corrlation universelle, qui est un des thmes favoris du ralisme naf, est d'autant plus frappante qu'elle arrive runir des faits [220] plus htrognes. Donnons un exemple bellement excessif ! La thorie de Carra sur l'enchanement des causes qui oprent les diffrentes rvolutions des corps clestes le conduit donner, du point de vue astronomique, des prcisions naturellement toutes gratuites - non seulement sur les saisons des diverses plantes mais encore sur des proprits vgtales ou animales, comme la couleur des plantes et la dure de la vie. Les vgtaux de Mercure sont d'un vert trs brun, ceux de Vnus d'un vert brun dans les terres de l'un de ses ples, et d'un jaune d'or dans les terres de son autre ple . Sur Mars, ils sont verts clair. Sur Vnus, on vit plus longtemps que sur la Terre. La longvit des Martiens est d'un tiers de moins que la ntre 1 . Les proprits astronomiques entranent tout ; tout se met l'chelle. Carra avance tranquillement que Saturne connat une richesse incroyable. Elle doit compter plusieurs milliards d'tres semblables aux hommes, des villes immenses de dix vingt millions d'habitants (p. 99). On peut reconnatre dans ces cosmologies totalitaires la thorie des climats de Montesquieu tendue l'Univers. Sous cette forme exagre, la thse de Montesquieu parat dans toute sa faiblesse. Rien de plus
1 CARRA, Nouveaux Principes de Physique..., loc. cit., tome II, p. 93.

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antiscientifique que d'affirmer sans preuve, ou sous le couvert de remarques gnrales et imprcises, des causalits entre des ordres de phnomnes diffrents. Ces ides d'interactions sans limite, d'interactions franchissant des espaces immenses et reliant les proprits les plus htroclites tranent depuis des sicles dans les esprits prscientifiques. Elles y font office d'ides profondes et philosophiques et elles sont prtextes toutes les fausses sciences. On pourrait prouver que c'est l'ide fondamentale de l'astrologie. Un point que ne soulignent pas toujours les historiens de l'astrologie, c'est le caractre matriel attribu aux influences astrologiques. Comme nous en avons dj fait la remarque, ce ne sont pas seulement des signes et des signatures que nous envoient les astres, ce sont des substances ; ce n'est pas tant une qualit qu'une quantit. L'astrologie du XVIIe sicle sait fort bien que la lumire de la lune n'est que la lumire du soleil rflchie. Mais on ajoute que, dans cette rflexion, un peu de matire lunaire imprgne le rayon rflchi comme une balle qui rebondit d'un mur peint la chaux en apporte une tache blanche . L'action des astres est donc l'action quantitative d'une matire relle. L'astrologie est un matrialisme dans toute l'acception du terme. La dpendance que nous venons de [221] marquer plus haut entre un astre et ses habitants n'est qu'un cas particulier de ce systme matrialiste totalitaire, fond sur un dterminisme gnral. D'un sicle l'autre, on modifie peine quelques preuves. Carra, qui crit la fin du XVIIIe sicle, reprend les ides du Pre Kircher qui avait calcul 150 ans plus tt quelle devait tre, suivant la grosseur des plantes de notre systme solaire, la taille de leurs habitants. Carra critique le P. Kircher, mais il rationalise sa faon la mme hypothse, nouvel exemple de rationalisation sur place des absurdits manifestes (tome II, p. 161162) ce que nous appelons sang sera pour les habitants du corps cleste le plus dense, un liquide noir et pais qui circulera lentement dans leurs artres, et pour les habitants du corps cleste le moins dense, un fluide bleu trs subtil qui circulera comme la flamme dans leurs veines . Suivent des pages et des pages qui contiennent des affirmations aussi oses. D'o, en conclusion, cet merveillement qui dit assez clairement la valorisation attribue une conception unitaire de l'Univers, encore que cette identit soit opre par l'intermdiaire du simple concept quantitatif de densit : Quels vastes objets de

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mditation ne nous prsente pas la pluralit des mondes, si on veut la considrer sous tous les rapports ! Le plus ou moins de densit des corps clestes tablit une chane immense de varits dans la nature des tres qui les habitent ; la diffrence de leurs rvolutions annonce une chane immense dans la dure des tres . (tome II, p. 164). Un lecteur scientifique accusera sans doute cet exemple d'tre trop voyant, trop grossirement ridicule.. Mais, pour notre dfense, nous rpondrons que nous nous sommes servi de cette fiche comme test. Nous la proposions la mditation de quelques personnes claires sans veiller de raction, sans amener un sourire sur les visages impassibles et ennuys. Elles y reconnaissaient un des thmes de la pense philosophique : tout se tient dans les Cieux et sur la Terre ; une mme loi commande et les hommes et les choses. En donnant le texte de Carra comme sujet de dissertation nous n'avons jamais obtenu une tentative de rduction de l'erreur fondamentale. Et pourtant, c'est une rduction dans la porte du dterminisme qu'il faut consentir si l'on veut passer de l'esprit philosophique l'esprit scientifique. Il faut affirmer que tout n'est pas possible, dans la culture scientifique, et qu'on ne peut retenir du possible, dans la culture scientifique, que ce dont on a dmontr la possibilit. Il y a l une rsistance courageuse et parfois risque contre l'esprit de finesse, qui sans cesse fuira la preuve pour la prsomption, le plausible pour le possible. [222] On tient peut-tre l un des signes les plus distinctifs de l'esprit scientifique et de l'esprit philosophique : nous voulons parler du droit de ngliger. L'esprit scientifique explicite clairement et distinctement ce droit de ngliger ce qui est ngligeable qu'inlassablement l'esprit philosophique lui refuse. L'esprit philosophique accuse alors l'esprit scientifique de cercle vicieux, en rtorquant que ce qui semble ngligeable est prcisment ce qu'on nglige. Mais nous pouvons faire la preuve du caractre positif et du caractre actif du principe de ngligeabilit. Pour prouver que ce principe est positif, il suffit de l'noncer sous une forme non quantitative. C'est prcisment ce qui fait le prix d'une

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remarque comme celle d'Ostwald 1. Quel que soit le phnomne considr, il y a toujours un nombre extrmement considrable de circonstances qui sont sans influence mesurable sur lui. La couleur d'un projectile ne modifie pas ses proprits balistiques. Il est peuttre intressant de voir comment prcisment l'esprit scientifique rduit les circonstances inutiles. On connat la thorie des deux fluides de Symmer, mais ce qu'on ne connat peut-tre pas c'est qu'elle fut d'abord, en quelque sorte, la thorie de ses deux bas. Voyons comment, d'aprs Priestley, la vocation d'lectricien vint Symmer 2. Cet auteur avait remarqu depuis quelque temps qu'en tant ses bas le soir, ils ptillaient... Il ne doute pas que cela ne vnt de l'lectricit ; et aprs avoir fait un grand nombre d'observations, pour dterminer de quelles circonstances dpendaient ces sortes d'apparences lectriques, il pensa enfin que c'tait la combinaison du blanc et du noir qui produisait cette lectricit ; et que ces apparences n'taient jamais si fortes que lorsqu'il portait un bas de soie blanc et un noir sur la mme jambe. Sans doute la nature chimique de la teinture peut intervenir, mais c'est prcisment dans le sens de la nature chimique que chercherait l'exprimentation scientifique pour rduire une diffrence d'action de circonstances ngligeables comme la coloration. Cette rduction n'a pas t facile, mais la difficult ne souligne que mieux le besoin de rduire les proprits phnomnales en raction. Mais la volont de ngliger est vraiment active dans la technique opratoire contemporaine. Un appareil peut en effet tre dcrit, si l'on peut s'exprimer ainsi, aussi bien au ngatif, qu'au positif. On le dfinit par les perturbations dont il se garde, par la technique de son isolement, par l'assurance qu'il donne qu'on peut ngliger [223] des influences bien dfinies, bref par le fait qu'il enferme un systme clos. C'est un complexe d'crans, de ganes, d'immobilisateurs, qui tient le phnomne en clture. Tout ce ngativisme mont qu'est un appareil de physique contemporain contredit aux molles affirmations d'une possibilit d'interaction phnomnologique indtermine. Le principe de ngligeabilit est, de toute vidence, la base du calcul diffrentiel. L, il est vraiment une ncessit prouve. Ds lors les critiques d'un cartsien attard comme le Pre Castel n'en sont que
1 2 OSTWALD, nergie, trad., Paris, p. 10. PRIESTLEY, loc. cit., tome II, p. 51.

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plus frappantes. Il note chez Newton l'expression frquente ce qu'on peut ngliger et la condamne avec vigueur. Il rpte ainsi, dans le rgne de la quantit o le principe de ngligeabilit triomphe si manifestement, des attaques qui ne sont pas plus fondes dans le rgne de la qualit.

IV
C'est une confusion similaire que commet l'esprit prscientifique dans sa mconnaissance des ralits d'chelles. Il porte les mmes jugements exprimentaux du petit au grand et du grand au petit. Il rsiste ce pluralisme des grandeurs qui s'impose pourtant un empirisme rflchi, en dpit de la sduction des ides simples de proportionnalit. Quelques exemples suffiront pour illustrer la lgret avec laquelle on passe d'un ordre de grandeur un autre. Un des traits les plus caractristiques des cosmogonies du XVIIIe sicle, c'est leur brivet. Celles de Buffon, du baron de Marivetz sont un peu circonstancies, mais le principe en est rudimentaire. Parfois une image, un mot suffisent. En quelques lignes, par une simple rfrence une exprience usuelle, on explique le Monde ; on va sans gne du petit au grand. Ainsi le Comte de Tressan se rfre l'explosion de la larme batavique, simple goutte de verre bouillant trempe dans l'eau froide, pour faire comprendre l'explosion qui spara la matire des Plantes et la masse du Soleil 1 . Voici le programme qu'un membre de l'Acadmie propose ses confrres pour juger de la validit de l'hypothse cartsienne des tourbillons 2 choisir un tang pour faire tourner l'eau en son milieu, laquelle communiquera le mouvement au reste de l'eau par diffrents degrs de vitesse, polir y examiner le mouvement [224] des divers
1 2 DE TRESSAN, loc. cit., tome Il, p. 464. Joseph BERTRAND, Histoire de l'Acadmie des Sciences, p. 8.

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corps flottants en divers endroits et ingalement loigns du milieu, pour faire quelque comparaison des plantes dans le monde. Quand le microscope accrut subitement l'exprience humaine du ct de l'infiniment petit, on se servit tout naturellement d'une proportionnalit biologique, pose sans aucune preuve et sans aucune mesure, pour faire concevoir la profondeur de cet infini. De Bruno 1 rappelle encore en 1785 ce raisonnement de Wolf, sans aucun fondement objectif : L'espace d'un grain d'orge peut contenir 27 millions d'animaux vivants, qui ont chacun vingt-quatre pattes... le moindre grain de sable peut servir de demeure 294 millions d'animaux organiss, qui propagent leur espce, et qui ont des nerfs, des veines et des fluides qui les remplissent, et qui sont sans doute aux corps de ces animaux, dans la mme proportion que les fluides de notre corps sont sa masse . Il est frappant qu'une ralit aussi nettement installe dans un ordre de grandeur typique comme l'est un corps vivant soit minime ainsi, sans l'ombre d'une preuve, par certains esprits prscientifiques. On doit remarquer aussi que le mythe du contenu permet ici de dterminer un contenu numriquement prcis (294 millions d'tres vivants) dans un contenant imprcis qui peut varier du simple au double (un grain de sable). On a souvent rappel des affirmations encore plus audacieuses d'observateurs qui prtendaient avoir dcouvert des infusoirs visages humains. Maillet remarquant que la peau humaine apparat au microscope recouverte de petites cailles y trouve une confirmation de sa thse de l'origine marine de l'homme. Sauf chez les observateurs de grand talent qui dpassrent, par leurs observations patientes et sans cesse reprises, l'tat du premier merveillement, les observations microscopiques furent l'occasion des jugements les plus incroyables. Il nous faut d'ailleurs souligner des tonalits affectives assez diffrentes entre les mditations des deux infinis. Quand les deux infinis furent en quelque sorte multiplis par les inventions du tlescope et du microscope, c'est du ct de l'infiniment petit que le calme fut le plus difficile atteindre. Cette dissymtrie dans l'effroi scientifique n'a pas chapp Michelet qui donne dans l'Insecte, ce rapide parallle (p. 92) : Rien de plus curieux que d'observer les impressions toutes contraires que les deux rvolutions firent sur leurs
1 DE BRUNO, loc. cit., p. 176.

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auteurs. Galile, devant l'infini du ciel, o tout parat harmonique et merveilleusement calcul, a plus [225] de joie que de surprise encore ; il annonce la chose l'Europe dans le style le plus enjou. Swammerdam, devant l'infini du monde microscopique, parat saisi de terreur. Il recule devant le gouffre de la nature en combat, se dvorant elle-mme. Il se trouble ; il semble craindre que toutes ses, ides, ses croyances n'en soient branles. Il y a sans doute, dans ces ractions, des influences psychologiques particulires, mais elles peuvent quand mme nous servir de preuve de la valorisation affective assez trange que nous portons sur des phnomnes subitement loigns de notre ordre de grandeur. Les leons frquentes d'humilit que nous donnent les auteurs prscientifiques et les vulgarisateurs de nos jours montrent assez nettement une rsistance quitter l'ordre de grandeur habituel. Ces rsistances franchir le niveau biologique o nous insrons la connaissance de notre vie, les tentatives de porter l'humain dans les formes lmentaires de la vie sont maintenant entirement rduites. Peut-tre le souvenir de cette russite de l'objectivit biologique devrait nous aider triompher de la rsistance actuelle qu'prouve l'objectivit atomique. Ce qui entrave la pense scientifique contemporaine, sinon chez ses crateurs, du moins dans la tche d'enseignement, c'est un attachement aux intuitions usuelles, c'est l'exprience commune prise dans notre ordre de grandeur. Il ne s'agit alors que de rompre avec des habitudes. L'esprit scientifique doit allier la souplesse et la rigueur. Il doit reprendre toutes ses constructions quand il aborde de nouveaux domaines et ne pas imposer partout la lgalit de l'ordre de grandeur familier. Comme le dit M. Reichenbach 1 : Il ne faut pas oublier qu'en fait presque tout nouveau domaine objectif. dcouvert en physique conduit l'introduction de lois nouvelles . Tout de mme, cette obligation devient de, plus en plus facile, car la pense scientifique a travers depuis un sicle de nombreuses rvolutions. Il n'en allait pas de mme lors du premier dcrochement. L'abandon des connaissances de sens commun est un sacrifice difficile. Nous ne devons pas nous tonner des navets qui s'accumulent sur les premires descriptions d'un monde inconnu. [2267]

REICHENBACH, La Philosophie scientifique, p. 16.

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V
Il est d'ailleurs assez facile de montrer que la mathmatisation de l'exprience est entrave et non pas aide par des images familires. Ces images vagues et grossires donnent un dessin sur lequel la gomtrie n'a pas de prise. La rfraction de la lumire trouve ainsi immdiatement son image matrielle qui arrtera longtemps la pense en interdisant les exigences mathmatiques . Un auteur anonyme, crivant en 1768, donne cette intuition rapide 1 : Que l'on enfonce un clou un peu long dans du pltre ou de la pierre, presque toujours ce fer se recourbe . Il n'en faut pas plus un esprit non scientifique pour comprendre l'exprience scientifique. J'ai eu souvent l'occasion, dans l'enseignement lmentaire de la physique, de constater que cette image matrielle donne une prompte et dsastreuse satisfaction aux esprits paresseux. Mme quand la dmonstration prcise est apporte, on retourne l'image premire. Ainsi, critiquant les clairs travaux de Newton, le Pre Castel veut prouver le caractre factice du concept de rfrangibilit par lequel Newton explique la rfraction des rayons dans le prisme. Le P. Castel invoque alors des images familires, entre autres, un faisceau de baguettes qu'on ploie. Elles sont individuellement, dit-il, d'gale pliabilit ; cependant la mise en faisceau entranera des divergences et les baguettes situes au-dessus du faisceau se plieront moins. Il en va de mme pour un faisceau de rayons qui se rfracte... Il est aussi trs frappant de constater qu'au moment o l'on a dcouvert la double rfraction, plusieurs ouvrages laissent le rayon extraordinaire flotter sans loi ct du rayon ordinaire nettement dsign par la loi du sinus. On lit, par exemple, dans l'Encyclopdie (Art. Crystal d'Islande) : De ces deux rayons, l'un suit la loi ordinaire ; le sinus de l'angle d'incidence de l'air dans le cristal, est au sinus de l'angle de rfraction comme 5 est 3. Quant l'autre rayon, il se rompt selon une loi particulire. L'indtermination fait alors bon mnage avec la dtermination scientifique.
1 65. Sans nom d'auteur, Essai de Physique en forme de lettres, Paris, 1768, p.

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Parfois des images plus vagues encore contentent l'esprit prscientifique, au point qu'on peut se demander s'il ne faudrait pas parler d'un vritable besoin de vague qui vient mettre du flou jusque dans les connaissances de la quantit. Ainsi, pour expliquer la rfraction, Hartsoeker donnera cette comparaison : [227] Il n'arrive autre chose un rayon de Lumire, que ce qu'on verrait. arriver un homme, qui aprs avoir travers une foule d'enfants rencontrerait obliquement au sortir de l une foule d'hommes forts et vigoureux car assurment cet homme serait dtourn de son chemin en passant obliquement de la foule des uns dans les autres. Suit une explication, avec figure adjointe, qui prtend montrer la rfraction d'un homme qui joue des coudes. Il n'y a pas l un paradoxe accidentel, comme il en surgit parfois de la verve anglo-saxonne de certains professeurs. C'est le fond mme de l'explication. Le refus d'une information mathmatique discursive, qui conduirait srier diverses approximations, se fait au bnfice d'une forme d'ensemble, d'une loi exprime en une mathmatique vague qui satisfait le faible besoin de rigueur des esprits sans nettet. Un docteur de Sorbonne, Delairas, crit en 1787 un gros livre sous le titre : Physique nouvelle formant un corps de doctrine, et soumise la dmonstration rigoureuse du calcul . Or, on y chercherait vainement la moindre quation. Le systme de. Newton, aprs un sicle de succs, y est critiqu et premptoirement rfut sur plusieurs points sans qu'on en examine les diverses liaisons mathmatiques. L'auteur a, au contraire, confiance en des formes gnrales comme celle-ci : Chaque masse qui occupe le centre d'un de ces cantons de l'univers qu'on appelle un systme, n'est qu'un compos de marches organiques revenant sur elles-mmes et formant des jeux de mouvement de toutes espces. Ces marches intestines en revenant sur elles-mmes sont assujetties des accroissements de vlocit provenant de facults acclratrices. Il nous semble trs caractristique de voir ainsi l'imprcision critiquant la prcision. L'auteur se rfre sans cesse une gomtrie naturelle, la porte de tout le monde (p. 247), affirmant ainsi qu'il y a, pour atteindre la connaissance mathmatique des phnomnes, sinon une voie royale, du moins une voie populaire. Il est trs frappant qu'une mcanique qui refuse les caractristiques du nombre en vienne toujours circonstancier les

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phnomnes mcaniques par des adjectifs. Ainsi l'abb Poncelet crit 1 : Il y a autant de sortes de mouvements que le mouvement est lui-mme susceptible de modifications. Il y a le mouvement droit, oblique, circulaire, centripte, centrifuge, d'oscillation, de vibration, de commotion, de vertige, etc. C'est le mme besoin de vague et la mme recherche de qualificatifs [228] directs qu'animent les critiques de l'abb Pluche ; d'aprs lui, la loi de gravitation de Newton qui est l'augmentation ou la diminution des puissances attractives en raison inverse du carr de la distance... est le progrs de tout ce qui se disperse la ronde. C'est le progrs des odeurs 2... . On se demande comment une vision gnrale aussi accommodante peut se satisfaire d'une augmentation de puissance avec le champ d'action. Le mme ddain des mathmatiques anime Marat 3. Aprs une longue critique de l'optique de Newton, il crit : Ici paraissent, dans tout leur jour, l'abus de la science et la varit des spculations mathmatiques : car quoi ont abouti tant d'expriences ingnieuses, tant de fines observations, tant de savants calculs, tant de profondes recherches, qu' tablir une doctrine errone qu'un simple fait renverse sans retour ? Et pourquoi ont t prodigus tant d'efforts de gnie, tant de formules bizarres, tant d'hypothses rvoltantes, tant de merveilleux, que pour mieux faire sentir l'embarras de l'Auteur ? Pour nous, qui nous plaons au point de vue psychanalytique, nous devons nous demander si l'embarras o l'on accuse Newton de se trouver, n'est pas une preuve de J'embarras de son lecteur devant les difficults mathmatiques de l'uvre. L'hostilit aux mathmatiques est un mauvais signe quand elle s'allie une prtention de saisir directement les phnomnes scientifiques. Marat va jusqu' crire : Newton courut aprs des chimres, fit un roman physique et s'puisa en fictions ridicules, ayant toujours la nature sous les yeux

1 2 3

PONCELET, loc. cit., p. 30. Abb PLUCHE, Histoire du Ciel. Nouvelle dition, Paris, 1778, tome II, p, 290. MARAT, Mmoires acadmiques ou nouvelles dcouvertes sur la lumire, relatives aux points les plus importants de l'optique, Paris, 1788, p. 244.

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VI
Le simple thme de la facilit ou de la difficult des tudes est beaucoup plus important qu'on ne croit. Ce n'est pas l en particulier un caractre secondaire. Au contraire, du point de vue psychologique, o nous nous plaons dans cet ouvrage, la difficult d'une pense est un caractre primordial. C'est cette difficult qui se traduit en de vritables oppressions physiologiques et qui charge d'affectivit la culture scientifique. C'est elle qui peut pousser Marat, dans sa priode de douceur, alors qu'il fait profession de sensibilit et de courtoisie, accuser Newton de courir aprs des chimres et de s'puiser en fictions ridicules. Par contre, [229] c'est cette mme difficult qui, par une ambivalence caractristique, attire les esprits vigoureux. Enfin, sur le seul thme de la facilit relative, on peut montrer que la connaissance objective a subi une inversion en passant de l're prscientifique l're scientifique. Il n'est pas rare en effet de voir poser, au XVIIIe sicle, l Physique comme plus facile que la Gomtrie lmentaire. Dans son discours prliminaire sa Physique, le R. P. Castel crit 1 : La Physique est de soi simple, naturelle et facile, je dis facile entendre. On en sait les termes, on en connat les objets. Naturellement nous observons, et nous prouvons la plupart des choses, la lumire, la chaleur, le froid, le vent, l'air, l'eau, le feu, la pesanteur, le ressort, la dure, etc. Chaque coup dil est une observation de la nature ; chaque opration de nos sens et de nos mains est une exprience. Tout le monde est un peu Physicien, plus ou moins suivant qu'on a l'esprit plus ou moins attentif, et capable d'un raisonnement naturel. Au lieu que la Gomtrie est toute abstraite et mystrieuse dans son objet, dans ses faons, jusque dans ses termes . J'ai plusieurs fois donn ce texte comme sujet de dissertation des tudiants de philosophie, sans en indiquer l'auteur. Le plus souvent les commentaires ont t
1 R. P. Louis CASTEL, Le vrai systme de Physique gnrale de Newton, expos et analys avec celui de Descartes ; la porte du commun des Physiciens, Paris, 1743, p. 6.

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logieux. On y a vu une belle expression des thses pragmatiques. De ce texte vieilli, tout imprgn d'esprit prscientifique, les esprits philosophiques, ivres d'intuitions premires, hostiles toute abstraction, n'hsitent pas faire un thme actif et actuel. C'est prcisment sous le rapport de la simplicit essentielle que le Pre Castel juge et condamne la science newtonienne. Il constate qu'avec Newton, l'ordre des difficults pdagogiques des sciences mathmatiques et physiques vient d'tre invers, puisqu'il faut savoir le calcul intgral pour comprendre le mouvement des astres et les phnomnes de la lumire. Il voit dans cette inversion une anomalie rectifier. Son gros livre est crit pour remettre la Physique la place qu'il croit juste et bonne : dans son aspect facile et immdiat. D'abord, du point de vue exprimental, il faut maintenir la simplicit. Il y eut - le croira-t-on ? - de nombreux physiciens qui ne russirent pas l'exprience de Newton sur la dispersion de la lumire par le prisme. Que de complications, disait-on, il faut des prismes : c'est le plus ais. Il faut une chambre obscure. [230] Il faut de longs appartements, et qui est-ce qui en a, surtout parmi les savants de profession ? Il faut des ceci et des cela ; il faut un attirail de mille je ne sais quoi. Et puis il faut du temps et une suite de mille oprations trs dlicates, sans parler d'un certain esprit d'observation. Et le P. Castel conclut (p. 488), pour bien faire ces expriences sur la rfraction de la lumire, il faudrait tre millionnaire . D'ailleurs (p. 452) les couleurs du Prisme ne sont que des couleurs fantastiques, spculatives, idales, et la pointe de l'esprit et des yeux... Comment en n'y mesurant que des angles et des lignes, M. Newton s'est-il flatt de parvenir la connaissance intime et philosophique des couleurs... En fait de couleurs, il n'y a d'utile et de substantiel mme, que les couleurs des peintres et des teinturiers. Celles-ci se laissent manier, tudier et mettre toutes sortes de combinaisons et de vraies analyses. Il serait tonnant et cependant il est assez vraisemblable que Newton a pass toute sa vie tudier les couleurs, sans jamais jeter les yeux sur l'atelier d'un Peintre ou d'un Teinturier, sur les couleurs mmes des fleurs, des coquilles, de la nature . Comme on le voit, l'intuition raliste est ici dominante. L'esprit prscientifique veut qu'une couleur soit la couleur de quelque chose. Il veut manier la substance colore. Composer les couleurs, c'est, pour lui, composer les substances colores. Dans un autre

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ouvrage, le Pre Castel revient sur la question. Pour lui, l'homo faber est le grand matre de Physique. Plus le mtier est matriel, plus il est instructif 1. Les teinturiers, soit dit sans dplaire personne, sont les vrais Artisans des couleurs... les couleurs sont l'unique but du Teinturier. Chez le Peintre elles ne sont qu'un moyen. Le mot spectre, qui n'veille en nous aucune ide troublante, a encore son plein sens (p. 376). Je me dfiais du prisme et de son spectre fantastique. Je le regardais comme un art enchanteur ; comme un miroir infidle de la nature, plus propre par son brillant donner l'essor l'imagination, et servir l'erreur, qu' nourrir solidement l'esprit, et tirer du puits profond l'obscure vrit... Je le regardais avec terreur, comme un cueil signal par le naufrage d'un vaisseau fameux, suivi de mille vaisseaux . L'excs des images, la crainte de dpenser un million pour acheter un prisme, tout concourt nous prouver l'affectivit qui charge l'inconscient de notre auteur en lutte contre le mathmatisme newtonien. Mais, aprs avoir montr la volont de rester dans l'exprience physique pour expliquer la Physique, voyons comment un esprit [231] pr-scientifique va s'opposer l'information mathmatique. C'est surtout contre la thorie de l'attraction que va ragir le Pre Castel. Pour lui, Newton s'tait trop schement livr la Gomtrie. Avare de formes, car il ne concevait gure d'autres diffrences dans les corps que la matire mme, la densit, le poids, il tait en consquence tout aussi avare de matire que Descartes en tait prodigue. (Il a) immatrialis les espaces clestes . Contre le premier effort d'information mathmatique de la Physique, tel que l'effectue Newton, on prsente donc, comme une objection pralable, le reproche d'abstraction. On donnera des compliments au Newton mathmaticien pour mieux accabler Newton physicien 2. Le systme que (Newton) donne dans son troisime livre (des Principes) pour un systme de Physique est rellement tout mathmatique. Ce qui lui assure incontestablement le nom de Physico-mathmatique : restant savoir si un systme vraiment Physico-mathmatique peut tre regard comme un vrai systme de Physique.
1 2 R. P. CASTEL, Jsuite, L'Optique des couleurs, Paris, 1740, p. 38. P. CASTEL, Le vrai systme de Physique gnrale de Newton.... loc. cit., p. 52.

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Ce n'est naturellement pas une critique isole. Elle est plutt un leit-motiv au XVIIIe sicle. Il y a alors une relle volont d'carter les mathmatiques de la Physique. Pour bien des auteurs, les mathmatiques n'expliquent en rien les phnomnes. De Marivetz crit tranquillement, sans plus de commentaires 1 : Cette phrase, calculer un phnomne est trs impropre elle a t introduite en Physique par ceux qui savent mieux calculer qu'expliquer. Il suffirait de forcer peine les mots de cette opinion sur le rle des mathmatiques en physique pour trouver la thorie pistmologique, sans cesse rpte notre poque, qui veut que les mathmatiques expriment mais qu'elles n'expliquent pas. Contre cette thorie, nous croyons personnellement que la pense mathmatique forme la base de l'explication physique et que les conditions de la pense abstraite sont dsormais insparables des conditions de l'exprience scientifique. D'ailleurs beaucoup de ces adversaires de l'information mathmatique prcise se servent quand mme de termes gomtriques. Ils s'en servent mme avec une dsinvolture incroyable. Par exemple, Carra 2 croit que les comtes dcrivent une parabole spirale et il explique ainsi, son systme astronomique : Par ma thorie, le premier mouvement de projection de tous les corps clestes est une ligne qui dcline en parabole ; cette parabole devient spirale ; cette spirale se conforme en ellipse, [232] l'ellipse en cercle ; le cercle redevient ellipse ; l'ellipse parabole et la parabole hyperbole. Ce changement gradu de courbes simples en courbes composes, et de courbes composes en courbes simples, explique, non seulement les changements, la mutation des axes polaires, leur inclination gradative et dgradative, l'obliquit des quateurs... Nous pourrions accumuler sans fin de telles macdoines gomtriques. Mais cet exemple suffit pour montrer la sduction des images gomtriques poses en bloc, sans qu'on apporte le moindre principe de constitution pour les justifier, sans qu'on donne - et pour cause ! - la transformation qui permet de passer d'une courbe l'autre, de l'ellipse l'hyperbole. Au contraire la conception mathmatique et saine, telle qu'elle est ralise dans le systme de Newton, permet d'envisager diffrents cas
1 2 DE MARIVETZ, loc. cit., tome V., p. 57. CARRA, Nouveaux Principes de Physique, loc. cit., tome II, p. 182.

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gomtriques, en laissant un certain jeu - mais un jeu dtermin - pour les ralisations empiriques. Le systme de Newton donne un plan des possibilits, un pluralisme cohrent de la quantit qui permet de concevoir des orbites non seulement elliptiques, mais encore paraboliques et hyperboliques. Les conditions quantitatives de leurs ralisations sont bien dtermines ; elles forment un plan qui peut runir dans une mme vue gnrale les attractions et les rpulsions lectriques. On peut sentir, sur ce simple exemple o l'on compare l'activit de l'imagination et l'activit de la raison, la ncessit de l'explication algbrique, donc indirecte et discursive, des formes gomtriques trop sduisantes pour l'intuition. Dans l'histoire et dans l'enseignement, on pourrait d'ailleurs assez facilement saisir la valorisation inconsciente des formes gomtriques simples. Ainsi, tant qu'on se borne des noncs gnraux des lois de Kpler, on peut tre peu prs sr d'tre mal compris. La raison, c'est que pour l'esprit prscientifique les ellipses que dcrivent les plantes sont penses partir du cercle qui reste la forme pure, la forme naturelle, la forme valorise. Pour l'esprit prscientifique l'ellipse est un cercle mal fait, un cercle aplati, ou comme dit encore un auteur du XVIIIe sicle en une formule qui indique bien la valorisation, l'ellipse est un cercle en voie de gurison. Dans une telle intuition, l'ellipse est dj une perturbation, elle est le rsultat d'un vritable accident. Cette conception est particulirement claire dans le systme de Nicolas Hartsoeker. Dans un livre publi en 1706 sous le titre Conjectures physiques, Hartsoeker relie l'ellipticit de l'orbite terrestre des bouleversements terrestres, analogues au tremblement de terre du 18 septembre 1692 (pp. 25, 26, 27). Ces tremblements de terre dterminent des tassements qui augmentent la [233] densit de la Terre ; la Terre tombe alors vers le Soleil puisqu'elle est devenue plus lourde ; en descendant elle perd de sa vlocit, sans doute en raison de son incorporation un tourbillon intrieur (?). Elle reste alors un instant stationnaire, puis remonte l'endroit d'o elle tait partie, sans qu'on puisse bien distinguer, dans le long dveloppement de Hartsoeker, comment et pourquoi la Terre regagne sa place primitive. En tout cas, puisque le cataclysme a dtermin un rapprochement suivi d'un loignement, on a maintenant deux rayons diffrents : cela suffit, pense Hartsoeker, expliquer l'ellipticit de l'orbite. Aussi bien,

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ce n'est pas de ce ct que Hartsoeker sent un besoin de preuves. Pour lui, l'ellipticit est d'abord un accident. C'est donc fournir la preuve de tels accidents qu'il fera les plus grands efforts. Il ne va pas loin pour trouver les preuves dont il a besoin : il tudie la complication des couches gologiques. C'est ainsi que, sans aucune transition, il passe la description des diffrents lits de terre rencontrs pendant le forage d'un puits de 232 pieds o l'on va de l'argile au sable, du sable l'argile et encore de l'argile au sable... Autant de contradictions matrielles qui n'ont pu tre provoques que par des accidents. Ces accidents matriels ont produit des accidents astronomiques. Ce qui est mal fait dans le Ciel est le rsultat de ce qui est mal fait dans la Terre. Ces images premires de la topologie nave sont extrmement peu nombreuses. Elles sont alors des moyens de comprhension sans cesse employs. De cet usage constant, elles reoivent une lumire accrue qui explique la valorisation que nous incriminons. Ainsi, pour un esprit non scientifique, tout rond est un cercle. Une telle majoration d'un caractre intuitif conduit des fautes relles. Par exemple, Voltaire nonce tranquillement cette normit 1 : Un cercle chang en ovale n'augmente ni ne diminue de superficie . Il imagine que c'est l'aire incluse dans la courbe qui mesure la pleine ralit de cette courbe : une ligne ferme est faite pour enfermer une ralit comme un bien. Il n'est pas impossible de trouver mme des intuitions plus charges. Pour l'intuition animiste - on peut en faire assez frquemment la remarque - tout ovale est un oeuf. Un auteur explicite assez clairement cette vsanie. Delairas, crivant en 1787, prtend trouver une doctrine synthtique de la gnration. Cette gnration se fait, d'aprs lui, suivant un principe uniforme ; les circonstances particulires ne font qu'apporter des diversits l'application du principe. Aussi propose-t-il d'tudier les principes [234] de la gnration relativement aux tres organiss les plus considrables, o la nature dveloppe en grand les dispositions qu'elle suit et qu'elle parat nous cacher dans les tres moins composs et d'un petit volume . Et il entreprend d'claircir le problme de la gnration des animaux par la gnration des astres. Il ne faut pour cela qu'un
1 VOLTAIRE, Oeuvres compltes, d. 1828, Paris, tome 41, p. 334.

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minimum de gomtrie. Le fluide astronomique d'un astre ne prend-il pas la forme ovale ? Or 1 toute gnration se fait par la vole de luf cuncta ex ovo, c'est--dire par un ovale . Voil l'essence de la preuve ; voil la preuve entire. On saisit dans sa purilit, dans une scheresse gomtrique frappante, un type de gnralisation animiste. Au surplus une vue philosophique qui repose sur une intuition profonde , sur une prtendue communion avec la vie universelle at-elle une, autre richesse, un autre fonds que luf astronomique de Delairas ? En tout cas, la reprsentation gomtrique fait saillir le ridicule et il fallait un inconscient bien obr pour pousser une telle gnralisation animiste Pour rompre avec cette sduction des formes simples et acheves sur lesquelles peuvent s'amasser tant d'interprtations fautives, le mieux est d'en expliciter la production algbrique. Par exemple, un enseignement scientifique des mouvements plantaires ne doit pas se contenter de rpter que les plantes dcrivent ds ellipses autour du Soleil plac l'un des foyers ; cet enseignement doit relier, par un calcul discursif, la ralit algbrique de l'attraction avec le phnomne du mouvement kplrien. Sans doute, il serait plus simple de n'enseigner que le rsultat. Mais l'enseignement des rsultats de la science n'est jamais un enseignement scientifique. Si l'on n'explicite pas la ligne de production spirituelle qui a conduit au rsultat, on peut tre sr que l'lve combinera le rsultat avec ses images les plus familires. Il faut bien qu'il comprenne . On ne peut retenir qu'en comprenant. L'lve comprend sa manire. Puisqu'on ne lui a pas donn des raisons, il adjoint au rsultat des raisons personnelles. Assez facilement un professeur de physique qui serait psychologue pourrait voir, sur le problme qui nous occupe, comment mrit une intuition non explique. Ainsi, assez communment, au bout de quelques semaines, quand le souvenir verbal de la leon a fait place, comme le dit si bien Pierre Janet, au souvenir travaill, le Soleil s'est dplac : il n'est plus au foyer de l'ellipse, il est au centre. En effet, dans l'enseignement [235] des rsultats, qu'est-ce que le foyer d'une ellipse ? Pourquoi un foyer et pas l'autre ? Si un foyer est rifi par le Soleil, pourquoi l'autre est-il dsert ? Quand le rsultat correct est
1 DELAIRAS, Physique nouvelle formant un corps de doctrine, et soumise la dmonstration rigoureuse du calcul, Paris, 1787, Chez l'auteur, rue des vieilles Garnisons, en face du rverbre , p. 268.

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maintenu dans la mmoire, c'est souvent grce la construction de tout un chafaudage d'erreurs. D'abord c'est le mot loyer qui sauve tout. Que le Soleil soit un Foyer, c'est trop clair ! Ainsi il donne sa chaleur et sa lumire tout l'Univers. Si le foyer d'une ellipse avait reu un autre nom, un nom mathmatique et neutre, l'nonc correct des lois de Kpler et t une question plus difficile pour un bachelier et les fautes formelles se fussent multiplies. Trs symptomatique par son indtermination gomtrique et par le besoin d'un adverbe pompeux est aussi l'expression du Comte de La Cpde 1 : Le Soleil... occupe glorieusement un des foyers des rvolutions de nos comtes et de nos plantes . Mais, au cours de l'enseignement de la Physique, j'ai trouv des rationalisations plus captieuses que cette simple rationalisation linguistique. Un lve intelligent me fit un jour cette rponse : le soleil est au foyer de l'ellipse terrestre, car s'il tait au centre, il y aurait dans une seule anne deux ts et deux hivers. Cette objection fonde sur une ignorance complte de l'influence de l'inclination de l'axe terrestre sur le plan de l'cliptique est psychologiquement instructive. Elle nous montre un esprit ingnieux en train de coefficienter sa reprsentation totalitaire image. L'esprit veut relier toutes ses connaissances l'image centrale et premire. Il faut que tous les phnomnes soient expliqus par la connaissance majeure. Telle est la loi du moindre effort. Si le professeur de Physique multipliait les enqutes psychologiques, il serait tonn de la varit des rationalisations individuelles pour une mme connaissance objective. Il suffit de laisser passer quelques semaines aprs la leon pour constater cette individualisation de la culture objective. Il semble mme qu'une image trop claire, trop facilement et trop vivement saisie, attire ensuite dans le lent travail d'individualisation une nue de fausses raisons. Il conviendrait, par de frquents retours sur les thmes objectifs, d'arrter les prolifrations subjectives. Il y a l tout un enseignement rcurrent, particulirement nglig dans nos cours secondaires, et qui nous semble pourtant indispensable pour affermir une culture objective. Bien entendu, l'histoire scientifique, cette mine inpuisable des erreurs raisonnes, pourrait nous fournir bien des exemples de cette
1 LA CPDE. Essai sur l'lectricit... loc. cit., tome Il, p. 244.

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suprmatie de l'image rsultante sut le calcul qui doit l'expliquer. [236] Sur le point trs prcis de l'ellipticit des orbites plantaires dduit par un calcul correct de l'attraction en raison inverse du carr des distances, les objections toutes ralistiques du Pre Castel sont frappantes ; elles rejoignent les observations pdagogiques que nous avons pu faire : S'il y avait... dcider de la priorit des deux il serait incontestablement plus naturel de dduire la Raison l'Ellipticit, que l'Ellipticit de la Raison
I de D2 I . L'Ellipticit est une D2

chose bien plus connue que cette Raison. Elle nous est donne par l'observation immdiate des mouvements clestes, et est un fait sensible et de pure physique. Au lieu que la Raison de Gomtrie et d'une Gomtrie profonde, subtile, newtonienne en un mot 1 Le dernier trait est, pour le Pre Castel, la plus vive critique. Mais il semble que ce trait se retourne bien vite contre son auteur. Le Pre Castel n'a pas voulu suivre Newton dans la ralisation mathmatique de l'attraction. Or il arrive lui-mme des dclarations la fois gnrales et vagues qui n'ont pas cours dans la cit savante (p. 405), tout se fait par une contranitence . Rien de plus individualis que l'astronomie du Pre Castel. Il a trouv, en amassant les erreurs, le moyen de penser subjectivement les connaissances objectives rsumes dans le systme de Newton. On peut d'ailleurs essayer de lutter directement contre la valorisation des images gomtriques usuelles en essayant de les mettre en liaison avec des familles d'images plus gnrales. Il est bien sr qu'un esprit mathmatique, qui comprend que l'ellipse est un cas particulier des courbes du second degr, est moins esclave de la ralisation d'une image particulire. Les expriences d'lectricit, en nous mettant en prsence de forces rpulsives et en nous donnant un exemple rel important des trajectoires hyperboliques, comme dans l'exprience de Rutherford sur la dviation des particules a au travers d'une lame mince, ont aid la saine gnralisation des principes newtoniens. A cet gard, la gnralisation objective est une vasion des images individuelles. Ds l'enseignement lmentaire, nous ne saurions trop recommander aussi les inversions de l'ordre constructif.
1 P. CASTEL. Le vrai systme de Physique... loc. cit. pp. 97, 98. I est une affaire D2

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On ne domine vraiment le problme de l'astronomie newtonienne que lorsqu'on peut alternativement tirer la loi de la forme empirique et reconstruire la forme pure en s'appuyant sur la loi. Alors seulement [237] le problme des perturbations prend un sens. Cette remarque bien vidente, et qui n'est certes pas nouvelle, n'a tout son prix que si on la juge, du point de vue psychologique, comme une incitation multiplier l'exercice psychologique de l'analyse et de la synthse rciproques. Par ces exercices dans les deux sens, on vitera que l'esprit ne se complaise dans une dmarche prfre, bientt valorise ; on corrigera en particulier la tendance au repos intellectuel que donne la pratique de l'intuition ; on dveloppera l'habitude de la pense discursive. Mme dans le simple rgne des images, nous avons souvent essay utilement des conversions de valeurs. Ainsi nous dveloppions dans notre enseignement l'antithse suivante. Pour la science aristotlicienne, l'ellipse est un cercle mal fait, un cercle aplati. Pour la science newtonienne, le cercle est une ellipse appauvrie, une ellipse dont les foyers se sont aplatis l'un sur l'autre. Je me faisais alors l'avocat de l'ellipse : le centre de l'ellipse est inutile puisqu'elle a ses deux foyers distincts ; sur le cercle, la loi des aires est une banalit ; sur l'ellipse, la loi des aires est une dcouverte. Peu peu j'essayais de dsancrer doucement l'esprit de son attachement des images privilgies. Je l'engageais dans les voles de l'abstraction, m'efforant de donner le got des abstractions. Bref, le premier principe de l'ducation scientifique me parat, dans le rgne intellectuel, cet asctisme qu'est la pense abstraite. Seul, il peut nous conduire dominer la connaissance exprimentale. Aussi, j'ai peu d'hsitation prsenter la rigueur comme une psychanalyse de l'intuition, et la pense algbrique comme une psychanalyse de la pense gomtrique. Jusque dans le rgne des sciences exactes, notre imagination est une sublimation. Elle est utile, mais elle peut tromper tant que l'on ne sait pas ce que l'on sublime et comment l'on sublime. Elle n'est valable qu'autant qu'on en a psychanalys le principe. L'intuition ne doit jamais tre une donne. Elle doit, toujours tre une illustration. Dans notre dernier chapitre nous allons, d'une manire aussi gnrale que possible, montrer la ncessit d'une psychanalyse de la connaissance objective. [238]

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[239]

CHAPITRE XII
Objectivit scientifique et Psychanalyse I

Retour la table des matires

Toutes les fois que nous l'avons pu, nous avons indiqu par de brves remarques comment, d'aprs nous, l'esprit scientifique triomphait des divers obstacles pistmologiques, et comment l'esprit scientifique se constituait comme un ensemble d'erreurs rectifies. Mais ces remarques disperses sont sans doute bien loin de former une doctrine complte de l'attitude objective et il peut sembler qu'un lot de vrits gagnes contre des erreurs disparates ne fournisse pas ce domaine du vrai, bien homogne, bien arrondi, qui donne au savant la joie de possder un bien tangible et sr. A vrai dire, le savant devient de moins en moins avide de ces joies totalitaires. On a souvent rpt qu'il se spcialisait de plus en plus. Le philosophe, spcialiste en gnralits, s'est offert pour les synthses. Mais, en fait, c'est partir d'une spcialit que le savant veut et cherche la synthse. Il ne peut prendre pour une pense objective une pense qu'il n'a pas personnellement objective. De sorte que, si l'on fait de la

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psychologie, et non de la philosophie, il faudra toujours revenir, croyons-nous, au point de vue o nous nous plaons dans cet ouvrage : psychologiquement, pas de vrit sans erreur rectifie. Une psychologie de l'attitude objective est une histoire de nos erreurs personnelles. Nous voulons cependant, en forme de conclusion, tenter de runir les lments gnraux d'une doctrine de la connaissance de l'objet. C'est encore par une polmique que nous ouvrirons notre expos. A notre avis, il faut accepter, pour l'pistmologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait tre dsign comme un objectif immdiat ; autrement dit, une marche vers l'objet n'est pas initialement objective. Il faut donc accepter une vritable rupture entre la connaissance sensible et la connaissance scientifique. [240] Nous croyons en effet avoir montr, au cours de nos critiques, que les tendances normales de la connaissance sensible, tout animes qu'elles sont de pragmatisme et de ralisme immdiats, ne dterminaient qu'un faux dpart, qu'une fausse direction. En particulier, l'adhsion immdiate un objet concret, saisi comme un bien, utilis comme une valeur, engage trop fortement l'tre sensible ; c'est la satisfaction intime ; ce n'est pas l'vidence rationnelle. Comme le dit Baldwin en une formule d'une admirable densit : C'est la stimulation, non la rponse qui reste le facteur de contrle dans la construction des objets des sens . Mme sous la forme en apparence gnrale, mme lorsque l'tre repu et combl croit voir venir l'heure de penser gratuitement, c'est encore sous forme de stimulation qu'il pose la premire objectivit. Ce besoin de sentir l'objet, cet apptit des objets, cette curiosit indtermine, ne correspondent encore - aucun titre - un tat d'esprit scientifique. Si un paysage est un tat d'me romantique, un morceau d'or est un tat d'me avare, une lumire un tat d'me extatique. Un esprit prscientifique, au moment o vous tentez de l'embarrasser par des objections sur son ralisme initial, sur sa prtention saisir, du premier geste, son objet, dveloppe toujours la psychologie de cette stimulation qui est la vraie valeur de conviction, sans jamais en venir systmatiquement la psychologie du contrle objectif. En fait, comme l'entrevoit Baldwin, ce contrle rsulte de prime abord d'une rsistance. Par contrle on entend en gnral the cheeking, limiting, regulation of the constructive processes . Mais avant le frein et la rprimande qui correspondent curieusement au

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concept anglais intraduisible de check, nous expliciterons la notion d'chec, implique elle aussi dans le mme mot. C'est parce qu'il y a chec qu'il y a freinage de la stimulation. Sans cet chec, la stimulation serait valeur pure. Elle serait ivresse ; et par cet norme succs subjectif qu'est une ivresse, elle serait la plus irrectifiable des erreurs objectives. Ainsi d'aprs nous, l'homme qui aurait l'impression de ne se tromper jamais se tromperait toujours. On objectera que cette fougue premire a t bien vite rduite et que prcisment les erreurs des essais sont limines par le comportement : la connaissance scientifique pourrait donc faire fonds sur une connaissance sensible rendue cohrente par un comportement. Mais nous n'acceptons pas cette conciliation, car l'impuret originelle de la stimulation n'a pas t amende par les rprimandes de l'objet. Des valeurs sont restes attaches aux objets primitifs. La connaissance sensible reste un compromis fautif. [241] Pour tre bien sr que la stimulation n'est plus la base de notre objectivation, pour tre bien sr que le contrle objectif est une rforme plutt qu'un cho, il faut en venir au contrle social. Ds lors, dt-on nous accuser de cercle vicieux, nous proposons de fonder l'objectivit sur le comportement d'autrui, ou encore, pour avouer tout de suite le tour paradoxal de notre pense, nous prtendons choisir lil d'autrui - toujours lil d'autrui - pour voir la forme - la forme heureusement abstraite - du phnomne objectif : Dis-moi ce que tu vois et je te dirai ce que c'est. Seul ce circuit, en apparence insens, peut nous donner quelque scurit que nous avons fait compltement abstraction de nos visions premires. Ah ! sans doute nous savons bien tout ce que nous allons perdre ! D'un seul coup, c'est tout un univers qui est dcolor, c'est tout notre repas qui est dsodoris, tout notre lan psychique naturel qui est rompu, retourne, mconnu, dcourag. Nous avions tant besoin d'tre tout entiers dans notre vision du monde ! Mais c'est prcisment ce besoin qu'il faut vaincre. Allons ! Ce n'est pas en pleine lumire, c'est au bord de l'ombre que le rayon, en se diffractant, nous confie ses secrets. Il faut d'ailleurs remarquer que toute doctrine de l'objectivit en vient toujours soumettre la connaissance de l'objet au contrle d'autrui. Mais d'habitude, on attend que la construction objective

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ralise par un esprit solitaire soit acheve, pour la juger dans son aspect final. On laisse donc l'esprit solitaire son travail, sans surveiller ni la cohsion de ses matriaux ni la cohrence de ses devis. Nous proposons au contraire un doute pralable qui touche la fois les faits et leurs liaisons, l'exprience et la logique. Si notre thse parait artificielle et inutile, c'est que l'on ne se rend pas compte que la science moderne travaille sur des matriaux exprimentaux et avec des cadres logiques socialiss de longue date, par consquent dj contrls. Mais pour nous qui voulons dterminer les conditions primitives de la connaissance objective, il faut bien que nous tudiions l'esprit dans le moment o, de lui-mme, dans la solitude, devant la nature massive, il prtend dsigner son objet. En retraant les dbuts de la science lectrique, nous croyons avoir fait la preuve que cette dsignation premire tait fausse. Il suffit aussi d'observer un jeune exprimentateur, dans son effort pour prciser sans guide une exprience, pour reconnatre que la premire exprience exigeante est une exprience qui rate . Toute mesure prcise est une mesure prpare. L'ordre de prcision croissante est un ordre d'instrumentalisation croissante, donc de socialisation croissante. Landry disait : Dplacer d'un centimtre un objet pos sur une table est chose [242] simple ; le dplacer d'un millimtre exige une mise en jeu complexe de muscles antagonistes et entrane une fatigue plus grande. Prcisment cette dernire mesure fine rclame le freinage de la stimulation, on la conquiert aprs des checs, dans cette objectivit discursive dont nous essayons de dgager les principes. Mais ce dplacement d'un millimtre d'un objet sur une table n'est pas encore une opration scientifique. L'opration scientifique commence la dcimale suivante. Pour dplacer un objet d'un dixime de millimtre, il faut un appareil, donc un corps de mtiers. Si l'on accde enfin aux dcimales suivantes, si l'on prtend par exemple trouver la largeur d'une frange d'interfrence et dterminer, par les mesures connexes, la longueur d'onde d'une radiation, alors il faut non seulement des appareils et des corps de mtiers, mais encore une thorie et par consquent toute une Acadmie des Sciences. L'instrument de mesure finit toujours par tre une thorie et il faut comprendre que le microscope est un prolongement de l'esprit plutt que de lil 1. Ainsi la prcision discursive et sociale fait clater les
1 Cf. Edouard LE Roy, Revue de Mtaphysique, avril 1935.

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insuffisances intuitives et personnelles. Plus une mesure est fine, plus elle est indirecte. La science du solitaire est qualitative. La science socialise est quantitative. La dualit Univers et Esprit, quand on l'examine au niveau d'un effort de connaissance personnelle, apparat comme la dualit du phnomne mal prpar et de la sensation non rectifie. La mme dualit fondamentale, quand on l'examine au niveau d'un effort de connaissance scientifique, apparat comme la dualit de l'appareil et de la thorie, dualit non plus en opposition mais en rciproques.

II
Nous reviendrons sur le processus de rectification discursive qui nous parat tre le processus fondamental de la connaissance objective. Nous voulons auparavant souligner quelques aspects sociaux de cette pdagogie de l'attitude objective propre la science contemporaine. Puisqu'il n'y a pas de dmarche objective sans la conscience d'une erreur intime et premire, nous devons commencer les leons d'objectivit par une vritable confession de nos fautes intellectuelles. Avouons donc nos sottises pour que notre frre y reconnaisse les siennes, et rclamons de lui et l'aveu [243] et le service rciproques. Traduisons, dans le rgne de l'intellectualit, les vers comments par la Psychanalyse : Selten habt Ihr mich verstanden Selten auch verstand ich Euch Nur wenn wir in Kot uns fanden So verstanden wir uns gleich ! Rompons, ensemble, avec l'orgueil des certitudes gnrales, avec la cupidit des certitudes particulires. Prparons-nous mutuellement

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cet asctisme intellectuel qui teint toutes les intuitions, qui ralentit tous les prludes, qui se dfend contre les pressentiments intellectuels. Et murmurons notre tour, tout entier la vie intellectuelle : erreur, tu n'es pas un mal. Comme le dit fort bien M. Enriques 1. Rduire l'erreur une distraction de l'esprit fatigu, c'est ne considrer que le cas du comptable qui aligne des chiffres. Le champ explorer est bien plus vaste, lorsqu'il s'agit d'un vritable travail intellectuel. C'est alors qu'on accde l'erreur positive, l'erreur normale, l'erreur utile ; guid par une doctrine des erreurs normales, on apprendra distinguer, comme le dit encore M. Enriques les fautes auxquelles il convient de chercher une raison de celles qui, proprement parler, ne sont pas des erreurs, mais des affirmations gratuites, faites, sans aucun effort de pense, par des bluffeurs qui comptent sur la chance pour deviner du coup ; dans ce dernier cas l'entendement n'y est pour rien . Le long d'une ligne d'objectivit, il faut donc disposer la srie des erreurs communes et normales. On sentirait ds lors toute la porte d'une psychanalyse de la connaissance si l'on pouvait seulement donner cette psychanalyse un peu plus d'extension. Cette catharsis pralable, nous ne pouvons gure l'accomplir seuls, et il est aussi difficile de l'engager que de se psychanalyser soi-mme. Nous n'avons pu dterminer que trois ou quatre grandes sources de l'erreur pour la connaissance objective. Nous avons vu que la dialectique du rel et du gnral se rpercutait dans les thmes psychanalytiques de l'avarice et de l'orgueil. Mais il ne suffit pas de dsancrer l'esprit de ces deux sites prilleux. Il faut le dterminer des abstractions de plus en plus fines, en vinant des fautes de plus en plus captieuses. Pour cette pdagogie fine, il faudrait des socits scientifiques complexes, des socits scientifiques qui doubleraient l'effort logique par un effort psychologique. En fait, il y a dans ce sens un progrs manifeste. La socit [244] moderne, qui professe - du moins dans les dclarations de ses administrateurs - la valeur ducative de la science, a dvelopp les qualits d'objectivit plus que ne pouvaient le faire les sciences dans des priodes moins scolarises. Boerhaave a not que si la Chimie a t si longtemps errone dans ses principes mmes, c'est qu'elle fut longtemps une culture solitaire. Il faisait cette observation au seuil trs
1 17. ENRIQUES, Signification de l'histoire de la pense scientifique, Paris, p.

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embarrass de son trait de Chimie. Pour lui, la, Chimie se prsentait comme une science difficile enseigner 1. Contrairement ce qu'on pourrait croire, l'objet chimique, tout substantiel qu'il est, ne se dsigne pas commodment dans la science primitive. Au contraire, dans la proportion o une science devient sociale, c'est--dire facile enseigner, elle conquiert ses bases objectives. Il ne faut pourtant pas s'exagrer le prix des efforts spcifiquement scolaires. En fait, comme le remarquent MM. von Monakow et Mourgue, l'cole, le jeune milieu est plus formateur que le vieux, les camarades plus importants que les matres. Les matres, surtout dans la multiplicit incohrente de l'Enseignement secondaire, donnent des connaissances phmres et dsordonnes, marques du signe nfaste de l'autorit. Au contraire, les camarades enracinent des instincts indestructibles. Il faudrait donc pousser les, lves, pris en groupe, la conscience d'une raison de groupe, autrement dit l'instinct d'objectivit sociale, instinct qu'on mconnat pour dvelopper de prfrence l'instinct contraire d'originalit, sans prendre garde au caractre truqu de cette originalit apprise dans les disciplines littraires. Autrement dit, pour que la science objective soit pleinement ducatrice, il faudrait que son enseignement ft socialement actif. C'est une grande mprise de l'instruction commune que d'instaurer, sans rciproque, la relation inflexible de matre lve. Voici, d'aprs nous, le principe fondamental de la pdagogie de l'attitude objective : Qui est enseign doit enseigner. Une instruction qu'on reoit sans la transmettre forme des esprits sans dynamisme, sans autocritique. Dans les disciplines scientifiques surtout, une telle instruction fige en dogmatisme une connaissance qui devrait tre une impulsion pour une dmarche inventive. Et surtout, elle manque donner l'exprience psychologique de l'erreur humaine. Comme seule utilit dfendable des compositions scolaires, j'imagine la dsignation de moniteurs qui transmettraient toute une chelle de leons de rigueur dcroissante. Le premier de la classe reoit, comme rcompense, la joie de donner des rptitions au second, [245] le second au troisime et ainsi de suite jusqu'au point o les erreurs deviennent vraiment trop massives. Cette fin de classe n'est d'ailleurs pas sans utilit pour le psychologue ; elle ralise l'espce non
1 BOERHAAVE, loc. cit, p. 2.

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scientifique, l'espce subjectiviste, dont l'immobilit 'est minemment instructive. On peut se pardonner cette utilisation un peu inhumaine du cancre, en usage dans d'assez nombreuses classes de mathmatiques, en se rappelant que celui qui a tort objectivement se donne raison subjectivement. Il est de bon ton, dans la bourgeoisie lettre, de se vanter de son ignorance en mathmatiques. On se repat de son chec, ds que cet chec est suffisamment net. En tout cas, l'existence d'un groupe rfractaire aux connaissances scientifiques favorise une psychanalyse des convictions rationnelles. Il ne suffit point l'homme d'avoir raison, il faut qu'il ait raison contre quelqu'un. Sans l'exercice social de sa conviction rationnelle, la raison profonde n'est pas loin d'tre une rancune ; cette conviction qui ne se dpense pas dans un enseignement difficile agit dans une me comme un amour mconnu. En fait, ce qui prouve le caractre psychologiquement salubre de la science contemporaine quand on la compare la science du XVIIIe sicle, c'est que le nombre des incompris diminue. La meilleure preuve que cette pdagogie progressive correspond une ralit psychologique chez l'adolescent, nous la trouvons dans la thorie du jeu bilatral indiqu d'un trait rapide par MM. von Monakow et Mourgue 1. Quand nous avons tudi l'instinct de conservation, nous avons mis l'accent sur le besoin de primer qu'on observe chez les enfants, durant leurs jeux. Mais il y a, au cours de ceux-ci, un autre aspect, qu'il convient de mettre en lumire. L'enfant, en effet, ne cherche pas s'imposer, de faon constante ; il acceptera volontiers, aprs avoir jou le rle du gnral, de prendre celui du simple soldat. S'il ne le faisait pas, la fonction du jeu (prparation la vie sociale) serait fausse et.. ce qui arrive effectivement pour les enfants insociables, le rfractaire aux rgles plus ou moins implicites du jeu serait limin du petit groupe que forment les enfants. La pdagogie des disciplines exprimentales et mathmatiques gagnerait raliser cette condition fondamentale du jeu. Si nous nous sommes permis de tracer ce lger dessin d'une utopie scolaire, c'est qu'il nous semble donner, toutes proportions gardes, une mesure pratique et tangible de la dualit psychologique des
1 VON MONAKOW et MOURGUE, Introduction biologique l'tude de la Neurologie et de la Psychopathologie, Paris, 1928, p. 83.

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attitudes rationaliste et empirique. Nous croyons en [246] effet qu'il court toujours un jeu de nuances philosophiques sur un enseignement vivant : un enseignement reu est psychologiquement un empirisme ; un enseignement donn est psychologiquement un rationalisme. Je vous coute : je suis tout oue. Je vous parle : je suis tout esprit. Mme si nous disons la mme chose, ce que vous dites est toujours un peu irrationnel ; ce que je dis est toujours un peu rationnel. Vous avez toujours un peu tort, et j'ai toujours un peu raison. La matire enseigne importe peu. L'attitude psychologique faite, d'une part, de rsistance et d'incomprhension, d'autre part, d'impulsion et d'autorit, devient l'lment dcisif dans l'enseignement rel, quand on quitte le livre pour parler aux hommes. Or, comme la connaissance objective n'est jamais acheve, comme des objets nouveaux viennent sans cesse apporter des sujets de conversation dans le dialogue de l'esprit et des choses, tout l'enseignement scientifique, s'il est vivant, va tre agit par le flux et le reflux de l'empirisme et du rationalisme. En fait, l'histoire de la connaissance scientifique est une alternative sans cesse renouvele d'empirisme et de rationalisme. Cette alternative est plus qu'un fait. C'est une ncessit de dynamisme psychologique. C'est pourquoi toute philosophie qui bloque la culture dans le Ralisme ou le Nominalisme constitue les obstacles les plus redoutables pour l'volution de la pense scientifique. Pour essayer d'clairer l'interminable polmique du rationalisme et de l'empirisme, M. Lalande proposait rcemment au Congrs de philosophie, dans une improvisation admirable, d'tudier systmatiquement les priodes o la raison prouve des satisfactions et les priodes o elle prouve des embarras. Il montrait qu'au cours du dveloppement scientifique, il y a soudain des synthses qui semblent absorber l'empirisme, telles sont les synthses de la mcanique et de l'astronomie avec Newton, de la vibration et de la lumire avec Fresnel, de l'optique et de l'lectricit avec Maxwell. Alors les professeurs triomphent. Et puis les temps lumineux s'assombrissent : quelque chose ne va plus, Mercure se drange dans le Ciel, des phnomnes photo-lectriques grnent l'onde, les champs ne se quantifient pas. Alors les incrdules sourient, comme des coliers. En multipliant l'enqute propose par M. Lalande, nous pourrions dterminer d'une manire prcise ce qu'il faut entendre au

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juste par cette satisfaction de la raison quand elle rationalise un fait. Nous verrions aussi exactement que possible, sur des cas prcis, dans le sr domaine de l'histoire accomplie, le passage de l'assertorique l'apodictique ainsi que l'illustration de l'apodictique par l'assertorique. [247] Toutefois cette enqute purement historique, en nous donnant le sens quasi logique de la satisfaction de la raison, ne nous livrerait pas, dans toute sa complexit, dans son ambivalence de douceur et d'autorit, la psychologie du sentiment d'avoir raison. Pour connatre toute cette affectivit de l'usage de la raison, il faut vivre une culture scientifique, il faut l'enseigner, il faut la dfendre contre les ironies et les incomprhensions, il faut enfin, fort de son appui, venir provoquer. les philosophes, les psychologues du sentiment intime, les pragmatistes et le raliste 1 Alors, on peut juger de l'chelle des valeurs du sentiment rationnel : avoir raison des hommes par les hommes, doux succs o se complat la volont de puissance des hommes politiques ! Mais avoir raison des hommes par les choses, voil l'norme succs o triomphe, non plus la volont de puissance, mais la lumineuse volont de raison, der Wille zur Vernunft. Mais les choses ne donnent jamais raison , l'esprit en bloc et dfinitivement. Il est d'ailleurs bien certain que cette satisfaction rationnelle doit tre renouvele pour donner un vritable dynamisme psychique. Par une curieuse accoutumance, l'apodictique vieilli prend got d'assertorique, le fait de raison demeure sans l'appareil de raisons. De toute la mcanique de Newton, les hommes ont retenu qu'elle tait l'tude d'une attraction, alors que, chez Newton mme, l'attraction est une mtaphore et non un fait. Ils ont oubli que la mcanique newtonienne assimilait apodictiquement la parabole du mouvement des projectiles sur la terre et l'ellipse des orbites plantaires, grce un appareil de raisons. Il faut donc dfendre contre l'usure les vrits rationnelles qui tendent toujours perdre leur apodicticit et tomber au rang des habitudes intellectuelles. Balzac disait que les clibataires remplacent les sentiments par les habitudes. De mme, les professeurs remplacent les dcouvertes par des leons. Contre cette indolence intellectuelle qui nous prive peu peu de notre sens des nouveauts spirituelles, l'enseignement des dcouvertes le long de l'histoire scientifique est d'un grand secours. Pour apprendre

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aux lves inventer, il est bon de leur donner le sentiment qu'ils auraient pu dcouvrir. Il faut aussi inquiter la raison et dranger les habitudes de la connaissance objective. C'est d'ailleurs une pratique pdagogique constante. Elle ne va pas sans une pointe de sadisme qui montre assez clairement l'intervention de la volont de puissance chez un ducateur scientifique. Cette taquinerie de la raison est rciproque. Dj, dans la vie commune, nous aimons embarrasser notre prochain. Le cas du poseur d'nigmes est rvlateur. Souvent, [248] la brusque nigme est la revanche du faible sur le fort, de l'lve sur le matre. Poser une nigme son pre, n'est-ce pas, dans l'innocence ambigu de l'activit spirituelle, satisfaire au complexe d'Oedipe ? Rciproquement, l'attitude du professeur de mathmatiques, srieux et terrible comme un sphinx, n'est pas difficile psychanalyser. On peut enfin dceler, chez certains esprits cultivs, un vritable masochisme intellectuel. Ils ont besoin d'un mystre derrire les solutions scientifiques les plus claires. Ils acceptent difficilement la clart consciente d'elle-mme que procure une pense axiomatique. Mme vainqueurs et matres d'une notion mathmatique, ils ont besoin de postuler un ralisme qui les dpasse et les crase. Dans les sciences physiques, ils postulent un irrationalisme foncier pour la ralit, alors que, dans les phnomnes de laboratoire, phnomnes bien matriss, bien mathmatiss, cet irrationalisme n'est gure que la somme des maladresses delJ'exprimentateur. Mais l'esprit ne veut pas jouir tranquillement d'une connaissance bien ferme sur elle-mme. Il pense non pas aux difficults de l'heure, mais aux difficults de demain ; il pense non pas au phnomne bien srement emprisonn dans les appareils prsentement en action, mais au phnomne libre, sauvage, impur, peine nomm ! De cet innomm, les philosophes font un innommable. Jusqu' la base de l'arithmtique, M. Brunschvicg a reconnu cette dualit, toute teinte de valorisations contraires, quand il parle d'une science du nombre utilise soit pour dmontrer, soit pour blouir, tant bien entendu qu'il s'agit avant d'blouir les autres de s'aveugler soi-mme 1.

Lon BRUNSCHVICG, Le rle du pythagorisme dans l'volution des ides, Paris, 1937, p. 6.

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Mais ces tendances sadiques ou masochistes, qui apparaissent surtout dans la vie, sociale de la science, ne caractrisent pas suffisamment la vritable attitude du savant solitaire ; elles ne sont encore que les premiers obstacles que le savant doit surmonter pour acqurir la stricte objectivit scientifique. Au point d'volution o se trouve la science contemporaine, le savant est plac devant la ncessit, toujours renaissante, du renoncement sa propre intellectualit. Sans ce renoncement explicite, sans ce dpouillement de l'intuition, sans cet abandon des images favorites, la recherche objective ne tarde pas perdre non seulement sa fcondit, mais le vecteur mme de la dcouverte, l'lan inductif. Vivre et revivre l'instant d'objectivit, tre sans cesse l'tat naissant de l'objectivation, cela rclame un effort constant de dsubjectivation. [249] Joie suprme d'osciller de l'extroversion l'introversion, dans un esprit libr psychanalytiquement des deux esclavages du sujet et de l'objet ! Une dcouverte objective est immdiatement une rectification subjective. Si l'objet m'instruit, il me modifie. De l'objet, comme principal profit, je rclame une modification spirituelle. Une fois bien ralise la psychanalyse du pragmatisme, je veux savoir pour pouvoir savoir, jamais pour utiliser. En effet, vice versa, si j'ai pu, par un effort autonome, obtenir une modification psychologique - qui ne peut gure s'imaginer que comme une complication sur le plan mathmatique - fort de cette modification essentielle. je retourne vers l'objet, je somme l'exprience et la technique, d'illustrer, de raliser la modification dj ralise psychologiquement. Sans doute le monde rsiste souvent, le monde rsiste toujours, et il faut que l'effort mathmatisant se reprenne, s'assouplisse, se rectifie. Mais il se rectifie en s'enrichissant. Soudain, l'efficacit de l'effort mathmatisant est telle que le rel se cristallise sur les axes offerts par la pense humaine : des phnomnes nouveaux se produisent. Car on peut sans hsitation parler d'une cration des phnomnes par l'homme. L'lectron existait avant l'homme du vingtime sicle. Mais avant l'homme du vingtime sicle, l'lectron ne chantait pas. Or il chante dans la lampe aux trois lectrodes. Cette ralisation phnomnologique s'est produite un point prcis de la maturit mathmatique et technique. Il et t vain de tenter une ralisation prmature. Une astronomie qui aurait voulu raliser la musique des sphres aurait chou. C'tait un pauvre rve qui valorisait une pauvre science. La musique de l'lectron dans un champ alternatif s'est

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trouve au contraire ralisable. Cet tre muet nous a donn le tlphone. Le mme tre invisible va nous donner la tlvision. L'homme triomphe ainsi des contradictions de la connaissance immdiate. Il force les qualits contradictoires la consubstantiation, ds l'instant o il s'est libr lui-mme du mythe de la substantialisation. Il n'y a plus d'irrationalisme dans une substance soigneusement fabrique par la chimie organique : Cet irrationalisme ne serait qu'une impuret. Cette impuret peut d'ailleurs tre tolre. Ds l'instant o elle est tolre, c'est qu'elle est inefficace, sans danger. Fonctionnellement, cette impuret n'existe pas. Fonctionnellement, la substance ralise par la synthse chimique moderne est totalement, rationnelle. [250]

III
Sans doute, aux heures mmes o la science rclame les mutations psychologiques les plus dcisives, les intrts et les instincts manifestent une trange stabilit. Les psychologues classiques triomphent alors facilement de nos vues aventureuses ; ils nous rappellent, pleins d'amre sagesse, qu'il faut plus qu'une quation pour changer le cur de l'homme et que ce n'est pas en quelques heures d'adorables extases intellectuelles qu'on rduit des instincts et qu'on suscite des fonctions organiques nouvelles. Malgr ces critiques, nous persistons croire que la pense scientifique, sous la forme exclusive o la vivent certaines mes, est psychologiquement formative. Comme le fait observer M. Julien Pacotte en des pages pntrantes 1, dans l'volution biologique, la subite orientation du vivant vers le milieu pour l'organiser indpendamment de son corps est un vnement incomparable... La technique prolonge la biologie . Mais voici que la pense abstraite et mathmatique prolonge la technique. Voici que la pense scientifique rforme la pense phnomnologique. La science contemporaine est de plus en plus une
1 Revue de Synthse, oct. 1933, p. 129.

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rflexion sur la rflexion. Pour montrer le caractre rvolutionnaire de cette complexit, on pourrait reprendre tous les thmes de l'volution biologique en les tudiant sous le seul point de vue des relations de l'interne l'externe : on verrait qu'au fur et mesure de l'volution, comme l'a fort bien montr M. Bergson, le rflexe immdiat et local se complique peu peu, il s'tend dans l'espace, il se suspend dans le temps. L'tre vivant se perfectionne dans la mesure o il peut relier son point de vie, fait d'un instant et d'un centre, des dures et des espaces plus grands. L'homme est homme parce que son comportement objectif n'est ni immdiat ni local. La prvoyance est une premire forme de la prvision scientifique. Mais enfin, jusqu' la science contemporaine, il s'agissait de prvoir le loin en fonction du prs, la sensation prcise en fonction de la sensation grossire ; la pense objective se dveloppait quand mme en contact du monde des sensations. Or, il semble bien qu'avec le vingtime sicle commence une pense scientifique contre les sensations et qu'on doive construire une thorie de l'objectif contre l'objet. Jadis, la rflexion rsistait au premier rflexe. La pense scientifique moderne rclame qu'on rsiste la premire [251] rflexion. C'est donc tout l'usage du cerveau qui est mis en question. Dsormais le cerveau n'est plus absolument l'instrument adquat de la pense scientifique, autant dire que le cerveau est l'obstacle la pense scientifique. Il est un obstacle en ce sens qu'il est un coordonnateur de gestes et d'apptits. Il faut penser contre le cerveau. Ds lors une psychanalyse de l'esprit scientifique prend tout son sens : le pass intellectuel, comme le pass affectif, doit tre connu comme tel, comme un pass. Les lignes d'infrence qui conduisent des ides scientifiques doivent tre dessines en partant de leur origine effective ; le dynamisme psychique qui les parcourt doit tre surveill ; toutes les valeurs sensibles doivent tre dmontises. Enfin, pour donner la conscience claire de la construction phnomnologique, l'ancien doit tre pens en fonction du nouveau, condition essentielle pour fonder, comme un rationalisme, la physique mathmatique. Alors, ct de l'histoire de ce qui fut, ralentie et hsitante, on doit crire une histoire de ce qui aurait d tre, rapide et premptoire. Cette histoire normalise, elle est peine inexacte. Elle est fausse socialement, dans la pousse effective de la science populaire qui ralise, comme nous avons essay de le montrer au

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cours de cet ouvrage, toutes les erreurs. Elle est vraie par la ligne des gnies, dans les douces sollicitations de la vrit objective. C'est cette ligne lgre qui dessine le destin vritable de la pense humaine. Elle surplombe peu peu la ligne de vie. En la suivant, on voit que l'intrt la vie est supplant par l'intrt l'esprit. Et pour juger de la valeur, on voit nettement apparatre une utilit l'esprit, spirituellement toute dynamique, alors que l'utilit la vie est particulirement statique. Ce qui sert la vie l'immobilise. Ce qui sert l'esprit le met en mouvement. La doctrine de l'intrt est donc essentiellement diffrente dans le domaine de la biologie et dans le domaine de la psychologie de la pense scientifique. Lier les deux intrts : l'intrt la vie et l'intrt l'esprit, par un vague pragmatisme, c'est unir arbitrairement deux contraires. Aussi, c'est distinguer ces deux contraires, rompre une solidarit de l'esprit avec les intrts vitaux, que doit s'occuper la psychanalyse de l'esprit scientifique. En particulier, quand l'obstacle animiste, qui rapparat insidieusement presque chaque sicle sous des formes biologiques plus ou moins actualises, sera rduit, on pourra esprer une pense scientifique vraiment animatrice. Mais comme le dit avec une si noble tranquillit M. Edouard Le Roy, pour que ce succs gnral de la pense scientifique soit possible, il faut le vouloir. Il faut une volont sociale puissante pour viter ce polygnisme dont M. Le Roy [252] n'carte pas la possibilit. Il craint en effet une rupture entre les mes libres et les mes obres 1. Cette volont d'esprit, si nette chez quelques mes leves, n'est de toute vidence pas une valeur sociale. Charles Andler faisait en 1928 cette profonde remarque 2. Pas mieux que la Grce, Rome ne sut taire de la science la base d'une ducation populaire. Nous devrions faire notre profit de cette remarque. Si nous allions au del des programmes scolaires jusqu'aux ralits psychologiques, nous comprendrions que l'enseignement des sciences est entirement rformer ; nous nous rendrions compte que les socits modernes ne paraissent point avoir intgr la science dans la culture gnrale. On s'en excuse en disant que la science est difficile et que les sciences se spcialisent. Mais plus une oeuvre est difficile, plus elle est ducatrice. Plus une science est spciale, plus elle demande de concentration spirituelle ; plus
1 2 Edouard LE Roy, Les Origines humaines et l'volution de l'intelligence, Paris. p. 323. Revue de Mtaphysique et de Morale, avril 1928, p. 281.

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grand aussi doit tre le dsintressement qui l'anime. Le principe de la culture continue est d'ailleurs la base d'une culture scientifique moderne. C'est au savant moderne que convient, plus qu' tout autre, l'austre conseil de Kipling. Si tu peux voir s'crouler soudain l'ouvrage de ta vie, et te remettre au travail, si tu peux souffrir, lutter, mourir sans murmurer, tu seras un homme, mon fils. Dans l'uvre de la science seulement on peut aimer ce qu'on dtruit, on peut continuer le pass en le niant, on peut vnrer son matre en le contredisant. Alors oui, l'cole continue tout le long d'une vie. Une culture bloque sur un temps scolaire est la ngation mme de la culture scientifique. Il n'y a de science que par une cole permanente. C'est cette cole que la science doit fonder. Alors les intrts sociaux seront dfinitivement inverss : la Socit sera faite pour l'cole et non pas l'cole pour la Socit.

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Index des noms cits

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ABBADIE ABLARD ABRAHAM ACHARD ALBERTI ALDINI ALEMBERT (D') ALIBARD ALLENDY (R. et Y.) ANDLER ARCHIMDE ARISTOTE BACON BALDWIN BALZAC BAUDELAIRE

BECXER BELLEAU (Remy) BRAUT BERGSON BERNARD (Claude) BERTHELOT BERTHOLLET BERTHOLON (Abb) BERTRAND (Joseph) BERZLIUS BILA BLACK BLTON BODIN BOEHME

BOERHAAVE BOLL (M.) BONAVENTURE BONNEFOI BONNET BORDEU BOREL BOULANGER BOYLE BOZE BROGLIE (L. DE) BROWN BRUGMANS BRUNO (DE) BRUNSCHVICG BUBER BUFFON

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CABANNES, CARRA, CASTEL (L.) CASTELLI CAVALLO (T.) CHAMBON DE MONTAUX CHARAS CHATELET (Mme DU) CHAULIAC (DE) CIGNA COMIERS COMPTON COMTE (A.) CONDORCET COULOMB CROSSET DE LA HEAUMERIE CURIE (Mine) CUVIER DARCET DAUBE DAVID DAVID D'AUGBOURG DECARTES DELAIRAS DESCARTES DESZE DEVAUX (Pierre) DIDEROT DIGBY DIRAC DRAKE Du BELLAY DUBOIS

Du CLOS DULONG DURADE ENRIQUES ETTMULLER EULER FABRE FAYOL FLOURENS FOURCROY FOWLER FRANKLIN FRESNEL FREUD FUSS GALILE GALVANI GEOFFROY GRARD-VARET GLAUBER GOETHE GORDON GOSSET GOUSSIER GRANGER HALES HALLEY HARTMANN HARTSOEKER HAVELOCK ELLIS HECQUET HEISENBERG HELMONT (VAN) HENCKEL

HERBERT HITCHCOCK HOFFMANN HOLBACK (D') HOMBERG HUMBOLDT HUNAULT HUYGHENS JADELOT JALLABERT JAMES (W.) JANET (Pierre) JONES JOULE KAMMERLING ONNES KPLER KIPLING KIRCHER KOLPAKTCHY KOYR LA CPDE (DE) LA CHAMBRE (DE) LA CHAPELLE (DE) LAFFITTE LALANDE LALANDE (A.) LANDRY LANGELOTTE LA PERRIRE (DE) LA TOURETTE (DE) LAVOISIER

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LE CAMUS LE Doux LMERY LE MONNIER LE PELLETIER LE ROY (Edouard) LVY-BRUHL LIEBIG LOCQUES (DE) LOZERAN DU FESC (DE) MACBRIDE MACH MACQUER MAGDELEINE DE SAINT-AGY MAILLET MALLARM MALOUIN MANGIN (DE) MARAT MARIOTTE MARIVETZ (DE) MARTINE MARTINET MAUDUIT MAXWELL MAZARS MERSENNE METZGER (Mme) MEYER MEYERSON MICHELET MICHELSON MILTON MOLIRE

MONAKOW (VON) MONTESQUIEU MORNET MOURGUE Mouy NEWTON NODIER NOLLET OHM OLDENBERG OSTWALD PACOTTE PALISSY PAPIN (Denis) PAPIN (Nicolas) PARACELSE PERNETY (Dom) PFISTER PITCAIRN PIVATTI PLAUTE PLINE PLUCHE (Abb) POLEMAN PONCELET (Abb) POTT PRIESTLEY RABELAIS RABIQUEAU RAMAN RANDOUIN (Mme) RANK (0.) RASPAIL, RAUMUR REICHENBACH

REINHOLD RENARD (Jules) RETZ RIVAUD ROBINET ROHAULT ROMAS Rossi ROUELLE ROUSSEAU (Abb) ROUSSEAU (J.-J.) Roy DESJONCADES RUTHERFORD SAGE SAINT-PIERRE (Bernardin DE) SAURY SCHELLING SCHOPENHAUER SCHROEDER SEIGNETTE SIGAUD DE LA FOND SILBERER SIMONNET SOENEN SOMBART SONNET SPALLANZANI STAHL STARK STRINDBERG SUE (P.) SWAMMERDAM SWINDEN (VAN) SYDENHAM SYMMER

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THOUVENEL TRESSAN (DE) VALENTIN VALLEMONT (DE) VASSALLI VERATTI VICQ D'AZYR

VIGNRE VILLIERS DE L'ISLE-ADAM VOLTA VOLTAIRE WALLERIUS WATSON WELLS (H. G.)

WHEWELL WOLF (Frdric) ZANOTTI ZEEMAN ZIMMERMANN ZOLA

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