Dossier - Métrique Et Fantaisie Autour Des Premiers Vers de Mallarmé
Dossier - Métrique Et Fantaisie Autour Des Premiers Vers de Mallarmé
Dossier - Métrique Et Fantaisie Autour Des Premiers Vers de Mallarmé
Les années 1864 et 1865 marquent un tournant important dans l’œuvre de Mallarmé. Chargé
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de cours depuis novembre 1863 au lycée de Tournon, dans l’Ardèche, Mallarmé y compose
une première version du poème intitulé Les Fleurs, qu’il adresse le 23 mars 1864 à son ami, le
poète Henri Cazalis , et qui ne sera publiée qu’en 1866, dans Le Parnasse contemporain, avec
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un certain nombre de corrections. Chacun sait que c’est dans ce texte qu’apparaît pour la
première fois le nom d’Hérodiade, à la troisième strophe :
A la fin de l’été 1864, Mallarmé conçoit le projet d’une œuvre dramatique mettant en scène
cette même Hérodiade, et il en commence la rédaction en octobre, entrevoyant « une langue
qui doit nécessairement jaillir d’une poétique très nouvelle, que je pourrais définir en ces deux
mots : Peindre, non la chose, mais l’effet qu’elle produit » (lettre à Cazalis du 30 octobre
1864) . Il poursuit sa tâche pendant les premiers mois de 1865, écrit ensuite Le Faune, une
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première version du texte qui sera publié chez Lemerre en 1876 sous le titre L’Après-midi
d’un faune, et, à l’automne 1865, se replonge dans Hérodiade. C’est en avril 1866, alors qu’il
travaille toujours sur sa composition, que survient une crise intellectuelle profonde qui allait
modifier radicalement sa vison du monde et sa poésie.
Ces faits sont bien connus, et on peut considérer que l’apparition du thème d’Hérodiade,
comme source d’inspiration, coïncide avec une orientation décisive de la poétique de
Mallarmé, et marque le début de ce que l’on appelle communément la période de « maturité »
d’un artiste. Cette période, qui commence aux alentours de 1865 pour s’achever avec la mort
du poète, le 9 septembre 1898, alors qu’il travaille toujours et encore à son Hérodiade4, a fait
l’objet d’innombrables études, et celles qui se sont intéressées plus particulièrement à la
versification ont privilégié, le plus souvent, les poèmes écrits dans cet espace de temps ou les
versions corrigées des pièces de « jeunesse » (voir, entre autres, Bobillot 1991, Cornulier
1977, 1979, 1982, Gouvard 1995, 1998). Ces recherches, si elles ne procèdent pas toutes
d’une même méthode, ont cependant permis de dégager un relatif consensus sur l’alexandrin
de Mallarmé : son dodécasyllabe présente, comme chez beaucoup de poètes du dernier tiers
du 19e siècle, divers types d’infractions, non seulement par rapport au modèle binaire
classique, prégnant depuis la seconde moitié du seizième siècle, mais aussi en regard des
premières discordances entre le mètre et la phrase que s’étaient accordés les poètes des deux
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générations précédentes, discordances qui se trouvent nettement accentuées à partir des années
1850 et, surtout, 1860. Comme l’ont montré les études susmentionnées, l’alexandrin de
Mallarmé mêle au traditionnel 6-6 des mètres de substitution qui, s’ils sont moins diversifiés
que ceux d’un Verlaine ou d’un Laforgue, n’en sont pas moins le signe d’une certaine
modernité.
Si l’alexandrin de la maturité est aujourd’hui relativement bien décrit, le vers du tout
premier Mallarmé n’a pas fait l’objet d’un examen particulier, alors qu’une telle étude ne
saurait qu’éclairer, d’une manière ou d’une autre, l’œuvre qui, au début des années 1860, était
encore à venir. Ceci est d’autant plus vrai que le poète reprit souvent ses textes de jeunesse
pour les réécrire, parfois en les amendant considérablement. Nous nous proposons donc de
replacer les premiers poèmes de Mallarmé dans le contexte historique de l’époque et, en
cherchant plus spécifiquement à mesurer le caractère plus ou moins original de certaines
infractions à la césure, de montrer que le jeune homme est en partie redevable à l’esthétique
fantaisiste de certaines de ses innovations formelles. Pour ce faire, nous avons retenu tous les
poèmes en alexandrins composés jusqu’en 1864, et ce à partir de Mon cher papa, poème de
1854 (Mallarmé a alors douze ans), où apparaît le premier 12-syllabe5 de l’auteur dont nous
avons gardé la trace, Je t’aime est le seul mot que j’ai bien retenu, et dont le lecteur appréciera
la facture impeccablement classique…
La méthode adoptée dans les lignes qui suivent est identique à celle exposée dans des
publications antérieures qui portent également sur l’histoire de l’alexandrin (voir Gouvard
1993a, 1994, 1995, 1996 a et b, 1997, 1999b, 2000a). Le principe de base est d’essayer de
réduire la part de la subjectivité dans l’analyse des scansions métriques, en choisissant comme
critères de description des phénomènes linguistiques clairement déterminés. Par exemple, on
observe que pendant toute une période, qui s’étend grosso modo des années 1580 aux années
1830 / 1840, tous les alexandrins qui apparaissent dans des recueils de poésie lyrique – à
l’exclusion des textes de chansons – présentent sur leur sixième syllabe la possibilité d’une
accentuation en sixième position, c' est-à-dire que toutes les fins de premier hémistiche se
terminent par la dernière voyelle tonique d’un mot graphique. En revanche, à partir du milieu
du 19e siècle, commencent à apparaître sur cette même sixième position des articles, des
déterminants, des prépositions monosyllabiques et, un peu plus tard, des mots enjambants et
des « e » muets post-toniques (tous ces phénomènes sont illustrés ci-dessous). L’apparition
convergente de ces phénomènes ne saurait être fortuite, et traduit une évolution dans la
structure même de l’alexandrin, ainsi que nous allons le montrer.
*
* *
5 Dans cet article, afin d’éviter des répétitions parfois désagréables, nous emploierons indistinctement les termes
« alexandrin », « dodécasyllabe » et « 12-syllabe », les deux premiers étant traditionnels, le second ayant été
introduit plus récemment (voir Cornulier 1982). Nous ajouterons aussi à ce paradigme le terme « vers », lorsque
le contexte permettra sans ambiguïté de comprendre qu’il s’agit de l’alexandrin.
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Ni tes bonbons, ni ton carmin, ni les Jeux mièvres
Il est remarquable que ces deux textes, qui offrent le même type d’infraction par rapport aux
habitudes classiques, apparaissent au recto et au verso d’un même manuscrit autographe daté
de 1862. Comme Placet a été publié le 25 février 1862 dans la revue Le Papillon, il est
probable que les deux poèmes ait été composés - au moins en partie - dès la fin 1861.
Ces deux alexandrins n’ont pas seulement en commun le déterminant sixième, mais aussi
la possibilité ménagée d’une scansion ternaire de substitution, 4-4-4 : O la mystique, + ô la
sanglante, + ô l’amoureuse et Ni tes bonbons, + ni ton carmin, + ni les Jeux mièvres. Cette
scansion est soutenue par une stricte concordance entre les trois constituants syntaxiques qui
dessinent les trois groupes accentuels de quatre syllabes, et elle est d’autant plus sensible que
les syntagmes en question sont de même rang syntaxique, puisqu’ils apparaissent dans une
énumération, par juxtaposition pour ce qui est de la première occurrence, dans L’Enfant
prodigue, et par coordination pour ce qui est la seconde, dans Placet.
Les ternaires n’ont pas été inventés par Mallarmé, bien entendu. Sans remonter jusqu’à la
poésie romantique, on notera que plusieurs alexandrins présentant, d’une part, une
impossiblité d’accentuation sixième et, d’autre part, une nette scansion 4-4-4 soulignée par les
articulations syntaxiques, ont été composés entre 1850 et 1861 par divers auteurs, comme par
exemple Baudelaire :
Chacun plantant, + comme un outil, + son bec impur (Un Voyage à Cythère, 1851)
Vivre est un mal. + C'
est un secret + de tous connu (Semper eadem, 1860)
Hugo :
Blanchecotte :
ou Leconte de Lisle :
Mais de ceci, + pour mon malheur, + ne sachant rien, (Le Corbeau, 1860)
A ma natu+ re, sans colére + et sans excés. (id.) 6
6 Certains auteurs découperaient cet alexandrin en 5-3-4, « A ma nature, + sans colère + et sans excès », mais une
pause rythmique après le « e » muet posttonique est impossible en français, justement parce que ce « e » muet
est posttonique et donc, par définition, atone : l’accent est sur le [a] de « nature » et non sur le « -e » final. Que la
posttonique se retrouve dans le deuxième sous-vers avec la scansion « A ma natu+re, sans colère + et sans
excès » est un phénomène banal. Non seulement il se retrouve dans l’ensemble des systèmes métriques européens
(espagnol, anglais, etc. – voir Gouvard 1994, 1995 et 2000b), mais il est extrêmement fréquent, dans la langue,
que les diverses articulations linguistiques ne concordent pas : un énoncé tels que « des oiseaux », prononcé
[dezwazo] se segmentera phonologiquement en trois syllabes [de], [zwa] et [zo] mais, sur le plan
morphologique, nous percevons en même temps l’unité [dez] comme correspondant à l’article indéfini pluriel. Il
n’est donc pas surprenant que l’on perçoive simultanément dans « A ma nature, sans colère et sans excès » une
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Cependant, il convient de ne pas pousser trop loin l’assimilation des deux vers composés
par Mallarmé, car l’un est beaucoup plus banal que l’autre. Commençons par replacer dans
une perspective historique l’alexandrin de L’Enfant prodigue. Il fait irrésistiblement penser au
troisième vers d’un poème sans titre de Baudelaire, traditionnellement désigné par son incipit,
« Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire » :
Le texte a été publié le 15 janvier 1855 dans La Revue de Paris, et il apparaît aussi bien dans
l’édition de 1857 des Fleurs du mal (pièce XXXVII) que dans celle de 1861 (pièce XLII),
dont nous savons que Mallarmé possédait un exemplaire . Non seulement nous retrouvons
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dans ce vers l’article « la » en sixième position, mais le déterminant est repris dans chacun des
trois syntagmes prépositionnels.
Le jeune Mallarmé connaissait aussi le dernier vers de Sonnet d’automne, paru le 30
novembre 1859 dans La Revue contemporaine et qui constitue la pièce LXIV de l’édition de
1861 des Fleurs du mal:
et dans La Vigne de Naboth, publié dans la Revue Contemporaine du 30 novembre 1860, avec
deux occurrences :
Ces deux textes seront recueillis ensuite dans les Poèmes barbares. Ce n’est sans doute pas un
hasard si Daudet et Aréne, dans leur pastiche du Parnasse contemporain paru en 1867 sous le
titre de Parnassiculet contemporain, ont composé entre autres un poème qui parodie le style
de Leconte de Lisle, Gael'Imar au grand pied, où se retrouve un alexandrin avec « la » article
en sixième position :
segmentation sémantique « A ma nature,] sans colère » et une segmentation prosodique non convergente avec
cette articulation sémantique : « A ma natu]re, sans colère ». Seule cette dernière intéresse le métricien.
7 Voir la note 2, p.151 de la Correspondance, op. cit.
8 Sur la description linguistique des proclitiques, voir Zwicky 1985, Miller 1991 et Fradin 1997.
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Repose; - Ainsi que la loi danoise l'
exige,
Il s’agissait très certainement de pointer du doigt une configuration qui, aux yeux de Daudet et
Arène, était un des signes de reconnaissance l’« école » du Parnasse.
Cependant, O la mystique, ô la sanglante, ô l’amoureuse ne révèle pas simplement de
l’influence conjointe de Baudelaire et des parnassiens. Les poètes assimilés au mouvement
fantaisiste avaient aussi commencer à composer de tels vers. Ainsi, en 1861, Banville écrit
dans Erinna, qui paraîtra en 1866 dans Les Exilés:
En ce qui concerne cette dernière occurrence, il semble que le poète se soit inspiré d’un jeu de
mots assez fréquent à l’époque, qui bénéficiait d’un effet de mode, « à la » évoquant le mot
arabe pour « Dieu », « Allah ». Par exemple, quelques années plus tard, dans L' Apothéose de
Mouça-al-Kébyr, paru dans la Nouvelle Revue du 15 octobre 1879, et recueilli ensuite dans les
Poèmes tragiques, Leconte de Lisle écrira très explicitement :
Un témoignage plus significatif encore nous a été transmis par Cazals et Le Rouge, dans Les
Derniers jours de Paul Verlaine, lesquels signalent la grande popularité dont jouissait à
l’époque un chansonnier aujourd’hui oublié, Hector Sombre, et en particulier une chanson
intitulée Le Pensionnaire du Chabanais, où le même jeu de mot est exploité, de manière tout
aussi explicite que chez Leconte de Lisle :
J'
étais avec Fathma
Fathma
Fathma
J'
y fis voir les quat'
mats
Quat' mats
Quat' mats
Allah ! Allah ! Allah !
A la place du Chat
Des quat'macach'bono
Place du Château d' eau !
Cazals et Le Rouge rappellent que Verlaine connaissait par cœur cette chanson et qu' il ne se
faisait pas prier pour la chanter.
Vu les données que nous avons rassemblées, nous pouvons avancer que Mallarmé n’a pas
inventé l’alexandrin avec l’article « la » sixième, qu’il a suivi très probablement l’exemple de
Baudelaire, voire de Leconte de Lisle, et que deux autres poètes, Banville et Mendès, assimilés
à la mouvance fantaisiste, ont réalisé une infraction identique vers la même période que lui. O
la mystique, ô la sanglante, ô l’amoureuse est donc un alexandrin de facture moderne,
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résolument « dans le vent ». Dans les quatre ou cinq ans qui suivent, nous relevons d’ailleurs
plusieurs occurrences similaires, par exemple dans les Automnales de Lacaussade :
c'est-à-dire avec un « ton » sixième, dans L’Almanach parisien pour l’année 1860 (publié en
octobre 1859, puis réédité à l’identique en décembre 1864), et dans l’édition des Fleurs du
mal de 1868. Selon Claude Pichois (1975:1033, note 5), il s’agirait d’une coquille,
initialement commise dans la première édition de L’Almanach parisien, et réitérée par la suite.
En effet, nous avons une version différente :
dans les autres publications de ce poème, soit la Revue contemporaine du 15 mars 1859, la
Revue française du 20 juillet 1859, L’Artiste du 1er février 1861, et enfin l’édition de 1861 des
Fleurs du mal, dont Mallarmé possédait un exemplaire, ainsi que nous l’avons rappelé ci-
dessus. Lorsqu’il compose Placet, fin 1861 / début 1862, il est donc probable que le jeune
poète ait connu seulement la version avec « tout » sixième. Or, cette version était perçue
comme plus anodine que celle avec « ton ». Tout d’abord, le morphème « tout » est apparu sur
la position sixième, en emploi préverbal, dès le début des années 1830, chez Victor Hugo,
dans Les Feuilles d’automne :
Cet alexandrin fait suite à un autre où « tout » est également distribué sur la sixième position,
mais cette fois-ci en position post-verbale, ce qui n’entraîne pas de discordance entre le mètre
et la phrase :
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Nous retrouvons une occurrence comparable dans Les Rayons et les Ombres :
Et d’un souffle il a tout + dispersé sur les flots ! (Oceano nox, 1836)
Hugo emploiera souvent cette configuration « tout » préverbal sixième dans la suite de son
œuvre. Ce n’est toutefois qu’en 1854 qu’il compose son premier alexandrin avec « tout »
sixième en fonction de déterminant nominal :
L’alexandrin En tout climat, sous tout soleil, la Mort t' admire attribué à Baudelaire
s’inscrit donc dans un travail sur la césure qui, s’agissant de « tout », a été amorcé dès les
années 1830. Il est toutefois plus discordant que ceux qui précèdent, car la rupture « tout +
climat » est plus marquée que celle de « tous + les êtres ». En effet, le lien syntaxique entre le
quantificateur et sa base est renforcé lorsque le terme apparaît seul devant le nom : la fonction
déterminative est alors assurée uniquement par « tout », qui se retrouve dans un emploi
proclitique comparable à celui assumé par un article. Ceci dit, il reste plus timide, du point de
vue de l’innovation formelle, que l’alexandrin avec « ton » sixième de Mallarmé.
Ce dernier était d’ailleurs pleinement conscient de la nouveauté du placement sixième du
déterminant possessif. Après avoir publié la pièce telle quelle dans Le Papillon du 25 février
1862, il entame en 1864 une réécriture du poème, auquel il donne le titre de La prière du
Gueux. Il n’achèvera pas ce travail, mais parmi les diverses corrections qu’il effectue, il
supprime le possessif en sixième position, puisque dans le dernier état du manuscrit retravaillé,
nous lisons le vers suivant, inachevé :
Il ne compte que onze syllabes, et il ne rime plus en « -èvres » avec les autres vers pairs du
sonnet, ce qui signifie qu’il n’est qu’un « brouillon » d’alexandrin. Cependant, il semble que
ce soit le deuxième hémistiche qui soit inachevé, puisque l’on note la possibilité d’une coupe
sixième, après « bonbons ». Cette correction est bien l’indice que le poète avait conscience
d’avoir composé, en 1861 / 1862, un vers foncièrement démarqué des us et coutumes, en
plaçant le possessif à la fin du premier hémistiche, puisqu’il hésita en 1864 à le maintenir tel
quel – ce qu’il finit toutefois par faire, vu que les états ultérieurs du texte présentent de
nouveau un « ton » sixième.
Cette configuration, inaugurée par Mallarmé, se retrouvera dans les années qui suivront
aussi bien chez des poètes plutôt parnassiens comme Leconte de Lisle, avec Pour l' absorber
dans ton impassible beauté ? (Ultra Coelos, 1863) ou Jean Aicard, avec Encore un coup de
ton tonnerre ! - & grand merci ! (Prométhée foudroyé, recueilli dans Les Rebellions et les
Apaisements, 1868) , que chez des auteurs qui contribueront pour partie à affirmer l’esthétique
fantaisiste, comme Cazalis, dans le recueil Melancholia, avec Pour les splendeurs de ton
palais au plafond bleu, (A la nature, 1868), dont on connaît les liens amicaux qu’il entretenait
avec Mallarmé ; et Catulle Mendès, dans les Soirs moroses, avec Morte effrayante ! ou ton
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suprême espoir déçu (Après la Fin, 1868).
*
* *
Les deux alexandrins avec déterminant sixième (« la » et « ton ») du début de 1862 furent
précédés d’une autre occurrence, également très démarquée des habitudes classiques,
présentant cette fois-ci une préposition monosyllabique sur la sixième position, avec une
scansion ternaire toujours aussi clairement soutenue par les articulations syntaxiques
majeures :
Ce vers termine le cinquième quatrain de Galanterie macabre, poème dont nous possédons un
manuscrit autographe daté de 1861.
Le placement d’une préposition devant la césure médiane apparaît dès les années 1820,
cependant il s’agit toujours d’une préposition bisyllabique, qui a l’avantage d’être
prosodiquement plus autonome par rapport à sa base, puisque la deuxième syllabe y est
toujours accentuable, même si elle ne reçoit le plus souvent qu’un accent secondaire. Là
encore, le jeune Hugo a joué un rôle important. En effet, on relève dans son œuvre, dès avant
1830, sept occurrences de prépositions bisyllabiques antécésurales, dans Les Orientales :
et dans Les Feuilles d’automne (le recueil comporte d’autres occurrences identiques datées de
1830 et 1831):
En revanche, pour la même période, il n’existe presque aucune occurrence d’alexandrin avec
une préposition monosyllabique sixième. Nous n’en connaissons que deux attestations avant
1850, l’une chez le poète-ouvrier Savinien Lapointe :
Voyez l’abeille, dans l’aubépine embaumée, (Une voix d’en bas, années 1830)
l’autre sous la plume du même Hugo, publiée dans La Légende des siècles en 1859, mais
peut-être composée dès 1846 :
On peut donc affirmer que les alexandrins avec une préposition monosyllabique sixième
constituent bien un phénomène propre seulement à la seconde moitié du siècle.
Il est difficile de savoir qui, de Leconte de Lisle ou de Baudelaire, composa le premier
alexandrin avec « sous » sixième. Dans Les Hurleurs, pièce publiée dans la Revue des deux
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Mondes le 15 février 1855, et recueillie ensuite dans les Poèmes Barbares, nous relevons
l’alexandrin suivant :
Ce poème n’a pas été prépublié en revue, et il apparaît donc pour la première fois seulement
en 1857, dans l’édition originale des Fleurs du mal. Toutefois, Graham Robb, dans son étude
sur La Poésie de Baudelaire et la poésie française, suggère comme période de composition
1854 / 1855, soit à peu près celle prêtée à Leconte de Lisle pour Les Hurleurs (Robb
1993:226). Quoi qu’il en soit, Mallarmé connaissait ces deux vers et, à notre connaissance,
c’est lui qui est le troisième à composer un alexandrin présentant cette configuration.
Remarquons que, chez Baudelaire, le vers ne présente pas une scansion ternaire 4-4-4, et
qu’il est assez difficile de décider à coup sûr de sa forme. D’un point de vue métrique, il est
important de noter que Le Beau Navire est composé de quatrains hétérométriques, dont le
mètre dominant est l’alexandrin, mais avec au vers trois de chaque quatrain un octosyllabe,
soit la structure (sans préjuger des césures du dodécasyllabe) 12-12-8-12. Il n’est donc pas
impossible que le lecteur ait pu percevoir, dans l’alexandrin avec « sous » sixième, un
découpage faisant ressortir un segment octosyllabique : Tes nobles jam+bes, sous les volants
qu'elles chassent. Nous aurions alors affaire à l’un des tout premiers alexandrins 4+8, puisque
cette forme dite « semi-ternaire » devait se répandre quelques années plus tard sous la plume
d’auteurs comme Verlaine (voir Cornulier 1982, Gouvard 1993a et b, 1997, 2000a).
Cependant, nous avons également un phénomène de rimes internes à l’hémistiche avec le vers
qui précède :
De plus, la prise en considération de toute la strophe conduit à repérer une première apparition
de la préposition « sous » au vers précédant, juste après la césure, au début du deuxième
hémistiche de Un chandelier, laissant + sous son argent austère. Nous sommes alors en droit
de nous demander s’il n’y pas recherche d’un mimétisme entre la place donnée à « sous » par
le poète, d’un côté puis de l’autre de la césure médiane dans les deux vers successifs, comme
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pour mieux faire sentir les représentations spatiales signifiées par le texte. Dans Rire le
cuivre, et, sous la pluie, un brin de buis, le rythme ternaire ne serait plus là que comme mètre
de soutien à un 6-6, certes affaibli par le positionnement sixième de « sous », mais encore
perceptible grâce au conditionnement contextuel qui vient d’être suggéré. Le 4-4-4 serait
ménagé pour excuser, en quelque sorte, l’affaiblissement de la scansion binaire, mais non pas
sa disparition, puisque couper en deux segments hexasyllabiques l’alexandrin Rire le cuivre,
et, sous + la pluie, un brin de buis produit un effet de sens, en mimant, par la discordance
mètre / phrase, le fait d’être « sous » quelque chose, « sous » l’accent, « sous » la césure,
« sous » la coupe médiane…
Avec cet alexandrin, Mallarmé apparaît donc à nouveau comme un précurseur en matière
d’innovation formelle, d’autant plus que les attestations d’alexandrins avec « sous » sixième
resteront plutôt rares tout au long des années 1860. Nous en avons relevé un dans un poème
de Jose-Maria de Heredia, Mer montante, qui ne sera recueilli qu’en 1893 dans Les Trophées,
mais qui est composé dès 1862 :
Quand je devine sous chacun de ses propos (Vas spirituale, II, 1866)
En revanche, cette configuration est beaucoup plus fréquente dans les années 1870. Nous n’en
donnons ici que quelques exemples, en commençant par Rimbaud, qui la réalise dès Soleil et
chair, un texte de 1870 qui demeure par ailleurs relativement sage dans ses procédés formels,
si nous le comparons à des textes ultérieurs :
Lui emboîteront le pas Léon Dierx, avec Comme Sisyphe sous son fardeau qui l' écrase,
(Soleil couchant, 1872) ; Théodore de Banville, avec Et toutes les deux, sous le rouge ciel de
flamme (Marie Stuart, 1874) ; Germain Nouveau, avec L' Enfant, si frêle sous d' énormes
cheveux d' ambre, (Janvier, 1874) ; ou encore François Coppée, avec Sains et superbes sous
leurs habits étoffés (Aux Bains de mer, 1874). Si l’on adopte une filiation parfois proposée qui
fait de Nouveau, Corbière et, plus tardivement, Laforgue, des héritiers des « premiers »
fantaisites que furent Banville, Mendès ou Coppée, on peut donc considérer qu’il y eut chez
les auteurs apparentés à cette mouvance une « postérité » de la configuration « sous » sixième,
mais qu’ils ne contribuèrent pas à l’imposer à l’origine, au cours de années 1860. Notons
enfin que Mallarmé lui-même réemploiera cette configuration, dès la version de 1868 du
Poëme d' Hérodiade, au vers 48 :
10
Et de seins vagues sous mes regards clos s'
enflant,
Compte tenu de la date plus tardive de composition de ce dernier vers, il semble difficile
d’attribuer à une quelconque « timidité » la suppression de cet alexandrin dans la version
publiée chez Alphonse Derenne l’année suivante, en 1876, sous le titre L’Après-midi d’un
faune : comme nous l’avons vu, une telle figuration n’était plus aussi novatrice au milieu des
années 1870 qu’elle l’était au début des années 1860. Notons que les vers cités ci-dessus ont
tous au moins un accent quatrième, et supporteraient donc éventuellement une coupe 4-8,
scansion de plus en plus fréquente pour cette période.
*
* *
Nous n’en avons pas tout à fait terminé avec la configuration « sous » sixième, car nous
avons laissé de côté une dernière attestation. Lorsque Le Guignon paraît pour la première fois,
le 15 mars 1862, dans L’Artiste, le cinquième tercet débute par ce vers :
La même version se retrouve dans un autographe joint à une lettre à Henri Cazalis, datée du
24 mai 1862, à l’attention de « mesdames Yapp » , et dans une autre copie encore, remise à
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elle non seulement comme moins « isolée », mais aussi comme une procédure que le poète
semble avoir appréciée, puisqu’il la réitéra après quelques mois dans Le Guignon. Cependant
il est encore plus intéressant de noter que cette configuration ne fut pas maintenue dans les
versions ultérieures du texte. Fin juillet 1864, Mallarmé envoie à Théodore Aubanel une
version de ce même poème datant de 1862, mais qu’il surcharge de diverses corrections, et où
il modifie de manière significative le vers 13 qui devient :
Le passage de « sous » à « par » est remarquable car, là encore, Mallarmé se révèle être parmi
les tout premiers à réaliser une telle configuration. La seule attestation antérieure d’un
placement sixième de la préposition « par » que nous connaissions se rencontre sous la plume
de Leconte de Lisle, dans Le Massacre de Mona, un poème publié dans la Revue
contemporaine du 15 septembre 1860, puis recueilli dans les Poèmes barbares :
où nous relevons une symétrie de construction, « Par… et par… », qui est absente de la
composition de Mallarmé. Les alexandrins de l’un et l’autre poètes offrent en revanche la
possibilité d’une scansion ternaire : S’ils sont vaincus, + c’est par un an+ge très puissant et
Par coups de foudre + et par rafa+les emporté.
L’originalité de la construction séduisit sans doute les fantaisites, puisque les deux seuls
auteurs qui composèrent des alexandrins comparables sont Villiers de l' Isle-Adam, dans Au
Bord de la mer, un poème inséré dans Conte d’amour, l’un des Contes cruels :
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Dans les flots tonnants, par les tempêtes, la nuit
et Théodore de Banville, avec qui le jeune Mallarmé entretenait des relations suivies, dans
deux poèmes des Exilés :
Par le rythme ailé, par le chant qui t'a fait roi, (Le Festin des Dieux, 1866)
arbre muet, par le fleuve qui s'
Par l' enfuit (La Cithare, 1869)
Il est à noter que ce vers constitue l’incipit du poème, et que la pièce s’ouvre donc d’emblée
sur un alexandrin dissonant, ce qui ne pouvait que manifester clairement, auprès du lecteur
des années 1860, le choix d’une esthétique aussi « moderne » que « nouvelle », et que les
premiers résultats exposés ci-dessus inciteraient à qualifier également de « fantaisiste ».
L’alexandrin sera maintenu tel quel dans la version de 1887 mais, à cette époque, de tels
alexandrins étaient devenus plus fréquents et, le public s’y étant habitué, ils avaient alors une
bien moindre valeur d’annonce ou de « manifeste » (voir Gouvard 1993b).
Un autre alexandrin « par » sixième apparaît dans une première version de ce qui allait
devenir le fameux « sonnet en yx » de l’édition photolithographiée des Poésies de 1887. Cet
état initial du texte fut composé à Avignon dans le premier semestre de 1868, et envoyé à
Cazalis dans une lettre datée du 18 juillet de la même année. Nous en reproduisons ici la
première strophe :
Il est intéressant que le deuxième vers présente un enjambement syntaxique assez prononcé,
entre l’adjectif monosyllabique « pur » en fin de premier hémistiche et le nom auquel il se
rattache, « Crime », au début du second. Cette discordance constitue un premier pallier dans la
dissonance par rapport au premier alexandrin, qui est un 6-6 très classique, avec son groupe
sujet dans le premier sous-vers, et son groupe verbal dans le second. Elle prépare la lecture du
troisième vers, encore plus démarqué des habitudes traditionnelles de composition, et on
notera au passage la ressemblance phonique entre « pur » et « par », dont le placement
conjoint en sixième position dans les vers 2 et 3 construit non pas une rime mais une
allitération « intérieure », ce qui contribue à mettre en valeur les procédures d’enjambement.
Un autre alexandrin « par » sixième date peut-être de cette période. Il s’agit de :
Cette occurrence est extraite d’une version de 1873 / 1874 du Monologue d’un faune, qui fut
envoyée à l’époque à Philippe Burty. A ce titre, elle outrepasse la période dite « de jeunesse »
12
à laquelle nous nous consacrons dans ces pages. Cependant, il est possible que ce texte ait été
rédigé vers le mois de mai 1866. En effet, après avoir délaissé la composition d’Hérodiade,
Mallarmé s’était lancé sur un nouveau sujet, à l’approche de l’été 1865, celui du « faune »,
pour lequel nous avons une première allusion dans une lettre à Cazalis du 15 ou du 22 juin
186512. Il y travaillera jusqu’en août, mais abandonnera le projet en octobre, Banville et
Coquelin lui ayant dit que la pièce ne saurait être produite sur une scène de théâtre en l’état13.
Nous avons conservé des états fragmentaires de ce premier « faune », et Des perfides, et par
d'idolâtres peintures n’y figure pas. Cependant l’histoire ne s’arrête pas là, puisqu’en 1866
Mallarmé dit vouloir reprendre son texte, dans une lettre de la fin avril adressée à Cazalis14.
Or, nous n’avons aucune trace de ce que l’on appelle traditionnellement « le Faune de 1866 ».
Il se peut que la version recopiée en 1873 / 1874 pour Burty représente un état très proche du
Faune de 1866, puisqu’à l’époque Mallarmé ne semble pas avoir longuement travaillé sur ce
thème. Des perfides, et par d' idolâtres peintures a donc peut-être été composé dès cette
année-là. Il est attesté ensuite sous une forme modifiée, en 1876, Des déesses ; et par
d'idolâtres peintures, dans la version la mieux divulguée de cette pièce, intitulée L’Après-midi
d’un faune. On trouve par ailleurs trois autres « par » sixième dans les textes de la maturité
(voir Gouvard 1995, 2000a).
*
* *
Revenons aux toutes premières années de composition du jeune Mallarmé. A côté des
prépositions « sous » et « par », nous rencontrons, sur la sixième position de l’alexandrin, une
autre préposition monosyllabique, « pour », au vers 5 du poème Les Fenêtres :
Le poème fut adressé à Cazalis le 3 juin 1863 . A notre connaissance, avant cette occurrence,
15
Mérat lui emboîte le pas l’année suivante, dans Les Champs de blé, recueilli dans Les
Chimères :
13
Pour regarder, et pour entendre des chansons
et recommencera en 1869, dans Devant un Tableau de Corrège, poème publié dans Les Villes
de marbre :
Cazalis, le destinataire et donc le premier lecteur des Fenêtres de 1863, publiera dans
Melancholia (1868) deux alexandrins « pour » sixième, dans deux poèmes différents :
Notons que, le premier vers de Glatigny mis à part, toutes les occurrences qui précèdent
admettent une scansion ternaire 4-4-4 en substitution au 6-6. Ce n’est pas le cas, en revanche,
sous la plume de Mendès, toujours en 1868 :
et de Banville en 1869 :
Si la scansion 3-6-3, qui est la seule qui conviendrait à ces deux derniers vers, est attestée
dans des corpus fin de siècle, comme l’a suggéré Henri Morier (1943), nous sommes à une
période encore trop récente pour qu’une telle scansion soit défendable, d’autant plus qu’elle
n’est pas attestée dans d’autres œuvres de ces auteurs ou de leurs contemporains les plus
immédiats. Par conséquent, il est probable que ces deux alexandrins, ainsi que le premier vers
de Glatigny cité ci-dessus, Des agonisants pour celui qui s' en allait, soient des 6-6, c'est-à-
dire des dodécasyllabes à scansion classique, mais dont la césure, quant à elle, ne répondait
plus aux critères traditionnels. Autrement dit, pour ces auteurs des années 1860, il était tout
aussi « moderne » - ou innovant -, de placer une préposition sixième sans pour autant
ménager un mètre de substitution au 6-6, que de composer des vers qui, en plus d’une sixième
position peu conforme aux habitudes, offraient aussi une possibilité de scansion ternaire. A
cette période, le marquage de la césure n’impliquait pas systématiquement une scansion de
substitution. Nous avons ainsi des alexandrins à la césure affaiblie, ou faiblement binaires, si
l’on peut risquer cette formule, mais tout aussi efficacement démarqués, par cela même, du
modèle classique aux deux hémistiches clairement dessinés. Comme nous l’avons suggéré ci-
dessus, il semble que cette procédure soit entre autres propre aux poètes « fantaisistes ».
Or, c’est cette même procédure que semble adopter Mallarmé en 1868, lorsqu’il écrit le
Sonnet allégorique de lui-même. Nous avons déjà vu, ci-dessus, que les trois premiers vers de
ce poème sont progressivement discordants, pour aboutir, au vers 3, à Du Soir aboli par + ( ?)
le vespéral Phœnix. Or, au vers 10, nous découvrons une infraction en tout point similaire :
Cette occurrence n’a pas une scansion ternaire bien concordante avec les articulations
syntaxiques majeures, contrairement à Se traîne et va, + moins pour chauffer + sa pourriture
14
ou, a fortiori, des vers tels que O la mystique, + ô la sanglante, + ô l’amoureuse. En effet,
l’adjectif « néfaste » se rattache au nom « or », à la fin du vers précédent, et il est donc sans
cohérence syntaxique immédiate par rapport à « incite » ; et séparer « beau » de « cadre » est
aussi dissonant que de placer à cheval sur deux hémistiches « pur » et « Crime » dans De ses
ongles au pur + Crime, lampadophore (cf. supra) :
De même que la progression dans la discordance ménagée dans les trois premiers vers du
poème nous a conduit à analyser Du Soir aboli par le vespéral Phœnix comme un 6-6
discordant – et donc « affaibli » –, nous pouvons considérer que la description binaire Néfaste
incite pour + son beau cadre une rixe prolonge le jeu des discordances, qui court tout au long
de ce Sonnet allégorique de lui-même, à la césure comme de vers à vers.
Il est d’ailleurs à noter que la version de 1887 est beaucoup plus concordante et que, si
Mallarmé y a maintenu le même incipit, il a en revanche supprimé les fortes discordances
entre le mètre et la phrase dans le tercet qui nous intéresse :
Le syntagme « un or » perd son adjectif et forme donc un groupe sujet non enjambant, limité à
la seule fin de vers, même s’il est isolé du verbe auquel il se rapporte. Quant à la préposition
« pour », elle est remplacée par « selon » qui est bisyllabique au lieu d’être monosyllabique, ce
qui autorise un accent secondaire sur la voyelle nasale « -on », rendu d’autant plus probable
que le terme est suivi d’une pause, grâce à l’incise du modalisateur énonciatif « peut-être ». Le
choix de « selon » en fin de premier hémistiche est donc non seulement moins dissonant que
ne l’était la version de 1868 avec « pour », mais aussi que ne l’eût été une version sans incise
telle que : « Agonise selon + le décor… ».
*
* *
Au milieu des années 1860, après avoir été le premier ou l’un des tout premiers à composer
les alexandrins de facture « moderne » que nous venons de relever, Mallarmé introduit dans sa
poésie une autre configuration, qu’il n’avait pas encore employée, où c’est l’article indéfini
« un » qui apparaît sur la sixième position, tout d’abord au vers 4 de Soupir, un des poèmes
recueillis dans le Carnet de 1864 et composé au début de l’année :
Puis, vers novembre, on trouve au dernier vers d’Image grotesque, pièce dont nous avons déjà
étudié le premier vers, Une négresse, par le démon secouée :
15
Lève l’ancre vers une exotique nature !
De telles configurations s’inscrivent dans une perspective relativement mieux dessinée que les
occurrences étudiées précédemment, et il est possible de retrouver dans la poésie de cette
période les diverses étapes qu’ont franchies les poètes avant de les réaliser.
Là encore, il convient de se tourner vers Baudelaire, dont l’influence est primordiale, non
seulement auprès de Mallarmé, mais pour comprendre l’évolution de l’alexandrin de la
seconde moitié du siècle. Dans plusieurs pièces composées avant 1850, et dont certaines
auraient dû faire partie des Lesbiennes ou des Limbes, recueils demeurés à l' état de projet,
nous rencontrons plusieurs fois en début de deuxième hémistiche le comparatif « comme »
devant l’article indéfini « un ». En voici quelques exemples, sans prétention à l'
exhaustivité :
Je suis belle, ô mortels ! + comme un rêve de pierre, (La Beauté, années 1840)
Je trône dans l' azur + comme un sphinx incompris; (id.)
De larves, qui coulaient + comme un épais liquide (Une Charogne, 1843)
Le violon frémit + comme un cœur qu' on afflige; (Harmonie du soir, vers 1845 / 1846)
Et dormir dans l' oubli + comme un requin dans l' onde, (Le Mort joyeux, avant 1848)
C’est très probablement à partir de cette habitude de composition que Baudelaire eut l’idée
d’une configuration plus discordante, illustrée à l’époque par seulement deux alexandrins, où
cette fois-ci « comme » apparaît sur la sixième position, et « un » au début du second sous-
vers (la liste se veut exhaustive) : 16
Les jambes en l’air, comme + une femme lubrique, (Une Charogne, 1843)
Serré, fourmillant, comme + un million d’helminthes, (Au Lecteur, fin des années 1840)17
Ce n’est pas un hasard si le même poème, Une Charogne, regroupe un exemple de l’une et
l’autre configuration. Il faudra ensuite attendre 1851, et la composition d’Un Voyage à
Cythère18, pour que l’auteur franchisse une autre étape. Dans ce poème, nous retrouvons un
vers comparable aux deux qui précèdent, avec « comme » sixième:
mais nous rencontrons également le premier alexandrin de notre poésie avec un article
16 Du moins pour la période précédant la composition du Voyage à Cythère. Baudelaire réutilisera le procédé
ultérieurement, dans le célèbre Spleen IV, au vers 6: Où l’Espérance, comme + une chauve-souris (1975:75), ou
encore, avec un pronom subséquent et non plus un article, dans Le Gouffre, au vers 9: J' ai peur du sommeil
comme + on a peur d’un grand trou (1975:143).
17 La datation de cette occurrence est problématique. Elle n’est directement attestée qu’en 1851 ; toutefois,
Claude Pichois, s’appuyant sur une analyse d’Antoine Adam, suggère qu’elle date des années 1840 (1975:830),
et cette suggestion a récemment été reprise par Graham Robb (1993 :189).
18 Graham Robb signale (1993:392) que le point de départ de ce poème est, de l’aveu même de Baudelaire, un
texte de Gérard de Nerval, publié dans L’Artiste le 11 août 1844. Toutefois, nous n’avons pas de témoignage
certain de la composition du poème avant septembre 1851. Comme le rappelle Robb, Prarond et Buisson disent
qu’ils l’aurait entendu en 1846, mais cela demeure sujet à caution. Aussi avons-nous maintenu la date de 1851,
car rien ne prouve que l’alexandrin qui nous intéresse ici ait été composé auparavant. Si cela était établi, cela ne
ferait que renforcer l’idée que Baudelaire a été l’un des premiers à introduire, dans la poésie lyrique française, les
bases d’une évolution formelle qui ne prendra tout son essor qu’après sa mort, mais qu’il aura largement
contribué à initier. (Pour une étude circonstanciée du texte de Baudelaire en parallèle avec celui de Nerval,
consulter Dominicy 1995.)
16
indéfini sixième et, cette fois-ci, un rythme ternaire 4-4-4 nettement appuyé par les coupes
syntaxiques majeures, avec l’incise du comparatif « comme un outil » au sein de la participiale
« chacun plantant son bec impur » :
On voit comment, peu à peu, il y a eu décalage d’une écriture du vers concordante, avec
« comme un » placé en début d’hémistiche, vers des compositions de plus en plus
discordantes, avec tout d’abord « comme » sixième + « un » septième, suivi de « comme un »
en fin de premier hémistiche, sur les syllabes cinq et six.
En ce qui concerne la composition d’un alexandrin « un » sixième, Baudelaire reste sans
imitateur pendant presque toutes les années 1850 . De manière significative, encore une fois,
19
les seules autres attestations pour la décennie apparaissent chez Villiers de l’Isle-Adam et
Banville. Villiers, en 1859, compose deux alexandrins « un » sixième, l’un dans le « Chant
premier » d’Hermosa, et l’autre dans le « Chant troisième » du Chant du calvaire :
Chez Banville, l’occurrence, qui date de 1854, consitue le premier emploi de l’article « un »
sixième sans antéposition du comparatif « comme » :
La construction est donc plus marquée que chez Baudelaire ou Villiers, puisqu’elle ne
bénéficie plus d’un soutien prosodique antécédent. Cette liberté de composition s’explique
toutefois contextuellement. Tout d’abord, l’occurrence est extraite des Folies nouvelles, une
pièce des Odes funambulesques qui ne relève pas de la poésie lyrique mais de la comédie en
vers. Or, dans le théâtre, on a observé beaucoup plus tôt que dans la poésie lyrique des
discordances entre le mètre et la phrase. Nous en relevons par exemple dès la première moitié
du siècle dans le drame romantique, à compter du Cromwell (1827) de Hugo, au vers
777 (pour d’autres exemples, voir Guilbaud 1995 et Gouvard 2000a) :
De plus, dans l’alexandrin de Banville qui nous intéresse ici, on note que la discordance à la
césure s’accompagne d’une discordance en fin de vers :
19 En revanche, nous avons par ailleurs d’autres attestations d’alexandrins avec « comme » sixième au cours des
années 1850, par exemple chez Hugo qui écrit, dans Châtiments : Toi qui regardes, comme + une mère se
penche (Force des choses, 1853) ; puis, dans Les Contemplations : Stupéfait, pâle, et comme + en proie aux
visions, (Halte en marchant, 1855 ; le poème est faussement daté de « juin 1835 » pour des raisons de
composition inhérentes au recueil).
17
Un mur, et j’ai cassé le verre de ma montre !
« Contre » est en emploi prépositionnel et non pas adverbial (comme cela aurait été le cas
avec une construction du type « il a voté contre »), et le lien syntaxique entre le terme et sa
base nominal, « un mur », nous fait percevoir l’enchaînement comme présentant un fort
enjambement de vers à vers, tout comme à la césure avec « un + bourgeois ». Les deux
discordances sont cependant fortement motivées, car elles sont mimétiques de l’inquiétude qui
agite le personnage, bourgeois veule et ridicule, comme le rappelle la didascalie insérée entre
« bourgeois » et « J’ai donné ». Dans cette perspective, la discordance en fin de vers coïncide
avec le heurt – bien réel – contre le mur et la phrase est brisée comme le verre de la montre.
Nous rencontrons ici un phénomène dont Banville n’était pas l’initiateur, puisque Musset,
dont certains textes préfigurent la liberté de forme caractéristique du courant fantaisiste, s’y
était essayé, par exemple dans Mardoche, dès 1829 :
Nous pourrions citer de même la querelle bien connue autour des rimes en « i », amorcée par
une fantaisie peu conforme aux canons classiques, dans un poème de jeunesse intitulé Ballade
à la lune (pour plus de détails, voir Gouvard 2000a) :
Ces jeux sur les rimes, dont les fantaisistes se firent une spécialité, influença
manifestement le jeune Mallarmé. Ainsi, la préposition « pour », dont nous avons déjà dit
qu’elle se rencontrait chez lui à la césure, se retrouve aussi à la rime, dans la version des
Fleurs qu’il adresse à Cazalis le 23 mars 186420, et ce dès la première strophe du poème :
Ceci doit nous rappeler qu’avant de réaliser telle ou telle configuration à la césure, Mallarmé
s’était autorisé, dès ses tout premiers textes, des fantaisies d’adolescent avec la rime. Le
recueil Entre quatre murs, qu’il composa en 1859 / 1860, à l’âge de dix-sept ans, en offre
deux exemples, au vers 4 de En envoyant un pot de fleurs (qui rime avec « lune », placé en
finale du premier vers, ce qui ne va pas sans évoquer les rimes en « i » de Musset, où la lune
est le motif de la strophe ; cf. supra) :
et au vers 9 de Pour ouvrir un album (dans la deuxième strophe d’un rondeau, que nous
reproduisons dans son entier) :
20 Correspondance, op. cit., p.174.
18
Ses larmes, ses amours et ses rêves d’azur,
Comme un gai papillon qui, vers le soir, se pose
Et laisse en s’endormant l’or de son aile sur
la rose !
Ces constructions marginales, qui affectent la fin des vers, constituent un facteur
complémentaire d’explication du phénomène auquel nous nous intéressons dans ces pages.
Les discordances en fin de vers précèdent celles à la césure, et elles peuvent donc avoir
contribué à préparer les infractions qui apparaissent en fin de premier hémistiche dans
l’alexandrin des années 1850-1865.
Le vers composé en 1854 par Banville, Au meurtre ! Epargnez un bourgeois ! J’ai donné
contre, avec « un » sixième, restera sans imitation jusque dans les années 1860. Pendant cette
période, Baudelaire continue à composer des alexandrins « comme un(e) », avec un article
sixième précédé du comparatif « comme » :
Exaspéré comme un ivrogne qui voit double, (Les sept Vieillards, 1859)
Qu' infiltre comme une extase dans toux ceux, (L'
il s' Imprévu, 1863)
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu (Semper eadem, 1860)
Disait: « La Terre est un gâteau plein de douceur, (La Voix, 1861)
Mais, cette fois-ci, il est suivi par d’autres auteurs. Dès 1863, Leconte de Lisle écrit, dans
Ultra Coelos, un poème recueilli dans les Poèmes barbares :
Puis Banville, de nouveau, compose un alexandrin « un » sixième, mais cette fois-ci dans un
poème de 1864, L' Ile, et non plus dans un texte en vers destiné à la scène :
La même année, dans Les petites Amoureuses, du recueil Les Flèches d'
or, Glatigny écrit
également :
Vers cette même période, Emmanuelle des Essarts, l’un des proches de Mallarmé, compose
un long poème, intitulé Pathmos, qu’il publiera dans Les Elévations en 1864, et où nous
rencontrons à la fois un alexandrin « comme un » avec article sixième, comparable par
conséquent à ce qu’avait fait Baudelaire dès 1851 dans Un Voyage à Cythère:
19
Morne et pâle, comme un hiver adolescent.
mais aussi un alexandrin « un » sixième sans comparatif antéposé, relevant donc d’une
tendance plus récente, en pleine prise sur « l’actualité » de l’alexandrin :
et que, de cette même année jusqu’au début de la décennie suivante, de nombreux recueils
publiés par de jeunes poètes comportent des alexandrins avec « un » sixième, avec ou sans
comparatif antécédent. Pour l’année 1866, on citera, par exemple, les Poésies de Chatillon,
avec :
20
On voit cela dés qu'un rayon de l'
aube a lui, (Rosée)
En 1869, Catulle Mendès réitère par deux fois la même construction, dans deux pièces de
Contes épiques :
Au vu de ces signatures, qui sont majoritairement celles de poètes qui contribuèrent peu ou
prou au courant fantaisiste, il semble bien que nous tenions, à travers notre critère formel, une
manifestation factuelle parmi d’autres de cette relative liberté de composition que l’on
considère souvent comme définitoire du mouvement. On voit comment une approche bien peu
fantaisiste du mètre conduit à isoler des phénomènes qui se révèlent être les indices d’une
esthétique par ailleurs quelque peu fugitive, ne serait-ce qu’à cause du refus des acteurs
impliqués de constituer une école clairement dessinée, ce qui eût été par définition contraire à
leurs principes. Notons d’ailleurs que les poètes plus académiques, qui n’appartiennent pas à
la nouvelle génération, ne réalisèrent de tels vers – lorsqu’ils en réalisèrent – qu’au milieu des
années 1870. Ce n’est qu’en 1874 que nous pouvons lire, chez Hugo, Comme un juge, comme
un bourreau, comme un soldat, dans Un voleur à un roi, texte recueilli ensuite dans La
Légende des Siècles, dernière série(1883). Et encore ne s’agit-il que d’un alexandrin avec
« comme un » en cinquième et sixième positions. Toutefois, le fait qu’un auteur né au début
du siècle tel que Hugo se soit mis à composer de tels dodécasyllabes est probablement l’indice
qu’ils étaient devenus plus habituels, plus courants, dans ces années 1870 qu’ils ne l’étaient
dans la première partie des années 60.
*
* *
Il nous reste à mesurer la spécificité d’un dernier alexandrin de Mallarmé datant d’avant la
crise des années 1865 / 1866, et qui présente un tout autre type d’infraction par rapport au
modèle classique. Il apparaît pour la première fois dans un manuscrit autographe de L’Azur
envoyé à Théodore Aubanel le 25 juillet 1864 (vers 2) :
21
Accable, belle indolemment comme les fleurs
L'
an de la quatre-vingt-cinquiéme olympiade,
De tels alexandrins, dont nous trouverions d’autres attestations dans les années 1860 et 70
(voir Grimaud 1979, Gouvard 1993a et 2000a)22, ne sont que des infractions
« typographiques » à la césure, dans la mesure où les lexèmes sont clairement distincts les uns
21 Dire d’un mot qu’il enjambe la césure est problématique, puisque si un mot enjambe la césure, celle-ci a de
fortes chances de n’être pas actualisée. Ce n’est donc que par référence à un modèle classique de l’alexandrin,
une scansion binaire 6-6, qu’il est possible de parler de « mot enjambant la césure ». Ceci étant posé, nous
emploierons cette expression elliptique par facilité, et nous renvoyons à Dominicy (2000) pour une critique en
règle de la notion de « césure enjambante ».
22 Pour donner une idée du phénomène, nous nous contenterons de citer quelques vers empruntés à différents
auteurs, en l’occurrence Baudelaire : Que celle de Montagne-aux-Herbes-Potagères (Sur les débuts d’Amina
Boschetti, 1864) ; Louisa Siefert : Du grand calife Haroun-al-Rachid si fantasque (Souvernis d’enfance, 1868) ;
Hugo : Et j’ai fait mettre au For-l’Evêque la Duthé (Esca, 1869) ; Albert Mérat : Joyeux des beaux lauriers-
roses et des olives (La Campagne, 1869) ; François Coppée : Je pris mes deux petits-enfants sur mes genoux (La
Grève des forgerons, 1869).
22
des autres, et qu’un accent tonique est toujours possible sur la sixième position : c’est même
une des caractéristiques des composés que de préserver cette possibilité d’une accentuation de
leur premier morphème lexical sur ce qui constitue leur voyelle accentuée en cas d’emploi
isolé : l’accent tombe sur le « -in- » dans « quatre-vingt », sur le « -é- » dans « enterrés », sur
le « -on » dans « Napoléon » et sur le « -en » dans « bien ». S’ils constituent une première
étape dans la libération de l’alexandrin, puisque ce sont eux qui apparaissent les premiers, dès
avant 1850, ils n’entravent nullement une scansion binaire classique.
L’étape suivante n’est franchie qu’au tout début des années 1860, avec l’apparition d’une
nouvelle configuration, beaucoup plus discordante, chez Banville :
Blanchecotte :
et Mendès :
Ces trois occurrences ont en commun non seulement leur période de composition, mais
aussi la configuration qui est la leur : elles portent sur la sixième syllabe, et ce pour la
première fois dans l’histoire de l’alexandrin français, la dernière voyelle d’un morphème
radical suivie de la première voyelle d’un morphème dérivationnel ou flexionnel en septième
position, OU la dernière voyelle d’un morphème dérivationnel suivie de la première voyelle
d’un morphème radical en septième position. Le premier cas de figure est illustré par les vers
de Banville et de Mendès, où un morphème radical (« pensiv- » et « terr- ») a sa dernière
voyelle placée sur la sixième position du vers ( [i] dans (« pensiv- », [Σ] dans « terr- ») et est
suivi par un morphème dérivationnel (le suffixe adverbial « -ement » et le suffixe verbal
23
« -ass- ») dont la première voyelle est septième ( [∂] dans « -ement », [a] dans « -ass- »). Le
second cas de figure est illustré par le vers de Blanchecotte, où un morphème dérivationnel
(« in- ») a sa dernière voyelle ( [Σ] ) placée en sixième position et est suivi par un morphème
radical (« -fin-») dont la première voyelle ( [i] ) est septième. (Dans ce dernier exemple, nous
avons des monosyllabes comme affixe et radical, mais il convient de maintenir les précision
« dernière » et « première » voyelles pour les cas où les morphèmes sont polysyllabiques. De
même, nous n’avons ici aucun morphème flexionnel septième, mais on en trouve des
exemples ultérieurement, par exemple chez Tristan Corbière, dans La Goutte (1873) : - Moi. –
Toi, lascar ? – Je chant+ais ça, moi, capitaine.)
Ce n’est qu’en 1868 que nous passerons à l’étape ultime du processus, lorsque toute
frontière morpho-lexicale disparaît entre la sixième et la septième position. La première
attestation que nous connaissions se rencontre chez Henri Cazalis, en 1868, dans le quatrième
de ses Poèmes panthésistes, avec :
Et l'
ennui des éternités déjà passées.
23 « -ement » est qualifié ici de suffixe adverbial par référence à une analyse morphologique synchronique.
23
Nous ne pourrions plus maintenir, ici, qu’il y a une frontière morpho-lexicale significative en
synchronie entre « éter- », d’une part, et « -nités », de l’autre.
Revenons à Mallarmé, et à son Accable, belle indolemment comme les fleurs de la fin
1863 / début 1864. Nous y repérons une frontière lexicale entre la base « indol- », dont la
dernière voyelle est sixième, et le morphème subséquent, le suffixe « -ement », dont la
première voyelle est septième. A notre connaissance, Mallarmé est donc le quatrième poète
après Banville, Blanchecotte et Mendès, dont les vers sont cités supra, à composer un
alexandrin de ce nouveau type. Ceci ne le relègue pas, toutefois, au rang de simple « suiveur »,
car si nous sommes habitués aujourd’hui à de tels vers, il faut bien comprendre que ces
alexandrins étaient perçus comme excessivement dissonants dans la première moitié des
années 1860, par les lecteurs de l’époque.
Signalons, par exemple, que les quatre vers cités ci-dessus reçoivent tous une scansion
ternaire de substitution :
qui offre la possibilité d’une coupe sixième, et supprime toute velléité de ternaire. En
revanche, dans les publications postérieures – et, en particulier, dès 1866 dans Le Parnasse
contemporain du 12 mai –, le poète reviendra à la version initiale avec l’adverbe enjambant.
Mais il y a un autre indice du caractère particulièrement innovant que pouvait présenter
encore, en 1863 / 1864, un alexandrin avec un mot enjambant. Alors que Mallarmé, ainsi que
nous l’avons vu dans les pages qui précèdent, a composé dès ses toutes premières œuvres
plusieurs vers avec un déterminant ou une préposition monosyllabique sixième, il n’a réalisé
au cours de la période que nous considérons qu’un seul autre dodécasyllabe avec mot
enjambant. Il apparaît dans la première version du Faune. Comme nous l’avons déjà
mentionné plus haut, délaissant la composition d’Hérodiade, qu’il ne parvient plus à
poursuivre, Mallarmé se tourne en juin 1865 vers un nouveau sujet, « un intermède héroïque,
dont le héros est un Faune » (lettre à Cazalis du 15 ou du 22 juin24). Il y travaillera jusqu’au
mois d’août. Dans ce premier état de ce qui allait devenir ultérieurement L’Après-midi d’un
faune, Mallarmé écrit sur l’un des fragments qui nous est resté :
24
D’une enfance qui s’en fuyait avec de longs
Le blanc typographique entre « s’en » et « fuyait » s’identifie, par analogie, à une licence
poétique, puisque cette orthographe n’était ni codifiée ni largement attestée par la pratique des
poètes. Elle s’inspire de la possibilité qui existe en français de rencontrer deux traductions
graphiques conventionnelles pour les verbes construits sur le schéma [Pronom réfléchi +
« en » + Verbe], dont les éléments sont typographiquement disjoints dans « s’en aller », par
exemple, et typographiquement conjoints dans « s’envoler ». L’orthographe de « s’en fuyait »,
aussi curieuse qu’elle soit, a le mérite de préserver le blanc typographique après la sixième
position, et de se rapprocher des occurrences où figure sur cette sixième position un
déterminant proclitique, un peu plus « familière » que les mots enjambant la césure.
Toutefois, dans un autre état du même texte, Mallarmé opte pour une version plus
conforme aux conventions d’écriture du français, mais aussi plus discordante par rapport à la
métrique :
puisque, cette fois-ci, nous avons bel et bien un mot enjambant. On remarquera que le passage
subit des conditionnements contextuels particuliers :
Les vers présentent d’autres enjambements, certes moins marqués mais indiscutables, avec le
présentatif « était-ce » isolé de son complément, et l’adjectif monosyllabique « longs » séparé
de sa base nominale « fleuves » - ce dernier phénomène de disjonction syntaxique ayant déjà
été observé supra, à la césure dans De ses ongles au pur + Crime, lampadophore, et dans
l’enchaînement de vers à vers (pour d’autres exemples similaires, voir Gouvard 1998) :
Ces enjambements comme celui de « s’enfuyait » à la césure, sont tous mimétiques de cela
même qui est représenté. Comment mieux traduire, en effet, le sentiment de la fuite, de
l’écoulement – du temps et des fleuves – sinon en ménageant ces discordances successives,
qui obligent le lecteur à poursuivre sa lecture sans plus s’arrêter aux articulations majeures du
vers, c'
est-à-dire aux positions sixième et douzième ?
Ce vers ne sera toutefois connu que de quelques amis, Aubanel, des Essarts, et quelques
relations comme Banville et Coquelin, auxquels Mallarmé lira son texte en septembre, lors
d’un séjour à Paris.
Le troisième alexandrin avec mot enjambant du poète apparaît dans la version de 1868 du
Poëme d’Hérodiade :
Mallarmé se souvient probablement de son premier alexandrin avec mot enjambant, puisque
nous retrouvons ici un adverbe, placé exactement comme celui de L’Azur, avec la base en fin
25
de premier hémistiche et le suffixe au début du second, la frontière morphologique coïncidant
encore avec la frontière entre la sixième et la septième syllabes du vers. (Sur l’importance des
adverbes chez Mallarmé, consulter Eells 1981 et Ruwet 1985.)
Il n’est cependant plus le seul à emboîter le pas à Banville, Blanchecotte et Mendès,
puisque la même année, nous relevons plusieurs constructions similaires dans la seule pièce
XXVI des Apaisements de Jean Aicard, avec :
et dans le quatrième des Poèmes panthésistes d’Henri Cazalis, recueilli dans Melancholia :
Et l'
ennui des éternités déjà passées
suivies en 1870, dans les Idylles et chansons de Lafesnestre, de Pas un arbre dans
interminable poussière (Survivants) ; dans un texte de jeunesse de Tristan Corbiére, intitulé
l'
Les Pannoïdes ou les trois mystères du greffier Panneau, de Tous les Panneau et Pariseau
sont réunis ; ou encore dans la pièce XIX du Siège de Paris, de Lacaussade, de Ton œuvre à
toi: la République universelle25. Ces quelques occurrences seront suivies de beaucoup
d’autres, mais cela nous entraînerait trop longuement hors de la période à laquelle nous nous
arrêtons pour cette étude (pour plus de détails, voir Gouvard 1993a et 2000). Elles montrent
bien comment, l’impulsion initiale de « fantaisistes » comme Banville ou Mendès fut ensuite
relayée non seulement par des héritiers plus ou moins directs, dont Mallarmé faisait partie, au
même titre que Cazalis ou Corbière, mais aussi par des auteurs plus académiques, tels que
Lacaussade.
*
* *
Elle est sans doute dérivée d’une infraction que Villiers commit dès la fin des années 1850,
dans Hermosa :
Avec le placement en début de second hémistiche d’un « e » posttonique non élidé, l’auteur
des Contes cruels réintroduisait dans la poésie lyrique française la césure dite « enjambante »,
dont les dernières attestations dans la poésie littéraire dataient du début du 16e siècle (voir
Gouvard 2000a).
Cette nouvelle infraction « fantaisiste » eut peu d’imitateurs dans un premier temps, et il
25 Où l’étymologie res publica explique certainement le placement du mot « république » (voir Gouvard 1994b).
26
semble que ce soit en fait Rimbaud qui ait contribué, une dizaine d’années plus tard, à la
divulguer (voir Gouvard 1994 ). Il est intéressant de noter que le jeune Mallarmé n’employa
26
et on peut se demander si cet unique alexandrin avec « e » posttonique sixième n’est pas un
ultime hommage de Mallarmé à la métrique même de Verlaine, lequel, pour sa part, avait en
revanche abondamment employé cette configuration dans son œuvre. Quoi qu’il en soit, ce
dernier critère formel semble beaucoup moins caractéristique des procédures propres à
l’esthétique fantaisiste des années 1850 et 1860, à laquelle nous nous arrêtons dans ces pages.
*
* *
Au cours de cet exposé, en prenant pour fil conducteur les premiers poèmes de Mallarmé,
nous avons esquissé un panorama des évolutions formelles que connaît l’alexandrin au début
de la seconde moitié du 19e siècle. Nous avons vu que parmi les poètes qui contribuèrent à la
rénovation du dodécasyllabe, Mallarmé joua un rôle important. Le jeune poète était bien plus
à l’écoute de son époque et des tendances les plus novatrices en matière de versification que
ne le laisserait penser l’image hiératique trop souvent associée au créateur mature, celui qui
commence à poindre à partir d’Hérodiade, ainsi que nous le rappelions en introduction.
Mieux, dans les années 1860, il fut non seulement l’un de ceux qui contribuèrent à divulguer
et à élaborer de nouvelles formes alexandrines, mais aussi un innovateur inspiré, proposant à
ses confrères des configurations jusqu’alors « inouïes », comme par exemple avec Ni tes
bonbons, ni ton carmin, ni les Jeux mièvres ou S’ils sont vaincus, c’est par un ange très
puissant, ainsi que nous l’avons établi. Par ailleurs, dans le jeu complexe des tendances et des
influences, nous avons dégagé des convergences factuelles, d’ordre linguistique, qui révèlent
les liens qui s’étaient tissés entre l’œuvre du jeune homme et ses contemporains. Bien
entendu, son alexandrin est en partie influencé, d’un côté, par Baudelaire et, d’un autre côté,
par Leconte de Lisle, l’un des grands défenseurs et illustrateurs de la doctrine de l’art pour
l’art, dont il ne faut pas oublier la position prédominante qui était la sienne à l’époque.
Cependant, nous avons aussi montré qu’il y avait eu entre le jeune Mallarmé et les poètes
fantaisistes un incessant dialogue et, de l’un et l’autre bord, un jeu constant d’échos et de
reprises. Et c’est sans doute ce qui constitue l’apport le plus novateur de notre enquête.
26 De plus, le statut phonologique de « e » dans « quelque » admet une réanalyse phonologique qui en fait une
voyelle « masculine » c' est-à-dire, entre autres, susceptible de recevoir un accent. Aujourd'hui encore, il arrive
que nous placions sur ce terme une proéminence accentuelle sur la seconde voyelle, qui passe alors de [∂] à [ ]
sur le plan phonétique. Le vers de Mendès, dans cette perspective, ne serait pas aussi démarqué que le sera,
quelques années plus tard, un alexandrin rimbaldien tel que : Forêts, soleils, rives, savanes ! – Il s’aidait (dans
Les Poètes de sept ans), où il est impossible, cette fois, de postuler une accentuation du « -e » de « rives » pour
sauver la scansion 6-6. Pour une mise au point sur le sujet, nous renvoyons à Dominicy 1984 et Gouvard 2000a.
27
Jean-Michel GOUVARD
Université de Bordeaux 3 – EA 2162 et 2568
Sources premières
[N.B. : Les éléments d’histoire du vers développés dans cet article s’appuient sur un corpus de 70 auteurs et sur
plus de 200 recueils publiés pour la plupart entre 1850 et 1875. Ne sont mentionnées ci-dessous que les œuvres
citées au fil de l’exposé. Pour une analyse exhaustive du corpus, on consultera Gouvard 2000a.]
28
Leconte de Lisle, 1976b: Poèmes Tragiques. Derniers Poèmes, même éditeur, Les Belles
Lettres.
Mallarmé, Stéphane, 1983 : Œuvres Complètes 1: Poésies, édition de Carl Paul Barbier et
Charles Gordon Millan, Flammarion.
Mallarmé, Stéphane, 1992 : Poésies, édition de Bertrand Marchal, Gallimard.
Mendès, Catulle, 1864: Philomèla, Lemerre.
Mendès, Catulle, 1876: Poésies, Sandoz et Fischbacher.
Mérat, Albert, 1866: Les Chimères, Faure.
Mérat, Albert, 1869: Les Villes de marbre, Lemerre.
Musset, Alfred de, 1957 : Poésies Complètes, édition de Maurice Allem, Gallimard.
Nouveau, Germain, 1970: Œuvres Complètes, édition de Pierre-Olivier Walzer, La Pléiade,
Gallimard.
Rimbaud, Arthur, 1991: Œuvres, édition de Simone Bernard et André Guyaux, Garnier.
Siefert, Louisa, 1868: Rayons perdus, Lemerre.
Vacquerie, Auguste, 1845: Demi-Teintes, Garnier Frères.
Villiers de l'
Isle-Adam, Jean-Marie-Mathias-Philippe-Auguste, 1986: Oeuvres complètes, 2
tomes, édition de Pierre-Georges Castex, Gallimard, collection « La Pléiade ».
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démarche critique. Hommage à Léon Somville, édité par D. Gullentops, Berne, Peter Lang,
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29
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