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1985

LA GRANDE ANTHOLOGIE DE
LA SCIENCE FICTION
DEUXIME SRIE
HISTOIRES DE L'AN
2000
(1985)
PRFACE
LAN 2000 ET ENSUITE :
LES SCNARIOS DE LINACCEPTABLE
Lan 2000 : combien de fois a-t-on voqu
son millsime ? Depuis la fin du sicle derni-
er, et mme bien avant, cet an 2000 apparat
comme le seuil dun monde diffrent, en par-
ticulier dans le domaine de la technologie et
de ses effets sur la vie quotidienne, et en
mme temps comme un avenir assez proche,
en continuit avec le ntre, pensable, con-
cret. Il abrite des horreurs ou des merveilles
qui ne sont pas encore ralises mais dont on
croit pouvoir dire quelles seront presque
certainement ralises. Il y a de la certitude
dans ce millsime-l, comme une faon de
dire demain.
En lvoquant, il sagit moins de dater une
prvision qui mettrait se produire la dure
qui reste courir jusqu cette chance, que
dancrer des images du futur. Ces images
paraissent plus volontiers optimistes dans
les anticipations anciennes, toutes im-
prgnes du progressisme du sicle dernier,
et devenir de plus en plus pessimistes ou en-
core de plus en plus neutres avec le temps
parce quelles rejoignent les objets, proccu-
pations et mthodes, de la prvision
rationnelle.
De plus en plus, elles ont donc voir avec
les pratiques de ces deux surs ennemies af-
faires sonder lavenir, la futurologie et la
prospective, et lopposition entre ces deux
approches, sur laquelle on reviendra, se ret-
rouve dans les nouvelles qui constituent
cette anthologie. Il faut du reste faire re-
marquer ici quun grand nombre de textes
publis dans dautres volumes de La Grande
Anthologie de la science-fiction font
rfrence un avenir assez proche et
relveraient par consquent de ces histoires
4/771
de lan 2000 : mais elles ont t rattaches
leur thme dominant tandis que celles qui
paraissent ici correspondent des faits de
socit, voire des tranches de vie , in-
classables ailleurs.
Depuis quand utilise-t-on lan 2000
comme synonyme du futur ? Depuis beauc-
oup plus longtemps quon aurait pu le croire
puisque, ds le XVIII
e
sicle, Restif de la Bre-
tonne intitule lune de ses uvres LAn deux
mille, ou la rgnration. En 1869, un
certain Jules-Antoine Moilin propose ses
contemporains un portrait de Paris en lan
2000. Jules Verne, en 1875, dcrit Une ville
idale : Amiens en lan 2000. Lutopiste
amricain Edward Bellamy publie en 1888
son fameux Looking Backward, 2000-1887
(Cent ans aprs). Aux alentours de la fin du
sicle, les rfrences se multiplient : il est
touchant de dcouvrir que vers 1900 une
marque de chocolat met une srie de 78
vignettes diffrentes portant toutes
5/771
linscription En lan 2000 et une illustration
de la vie en cette anne mcanique. Et bien
entendu, Albert Robida, limmortel auteur et
dessinateur du Vingtime Sicle (quil dcrit
en son tat de lan 1952), na pas pu sem-
pcher de dpeindre dans LAlbum, en 1901,
La Sortie de lOpra en lan 2000.
Rapporter toutes les rfrences lan
2000 dans des titres duvres publies, ro-
mans, nouvelles, essais et parfois publica-
tions scientifiques, serait ici fastidieux. Le
curieux en trouvera une bonne liste dans
ltonnant travail dAndr Decoufl et Alain
Villemur, Les Millsimes du Futur, contribu-
tion une bibliographie des anticipations
dates dans leur titre, dit par le Labor-
atoire de Prospective Applique et la librairie
Temps Futurs
(i)
. Il y apprendra aussi que sur
lensemble des anticipations dates re-
censes, prs de 35 % renvoient lan 2000,
et gure loin de 40 % si lon y ajoute les
rfrences aux annes 2001 et 2002 qui
6/771
relvent manifestement du mme cr. Les
seules annes qui tmoignent dune concen-
tration aussi significative encore que trs in-
frieure sont les annes 1984 et 1985 par la
grce de George Orwell : encore ne frisent-
elles elles deux que les 10 %. Comparative-
ment, lan 3000 na droit qu 3,2 % des
titres.
Faire rfrence lan 2000, cest donc, au
moins depuis quelques dcennies, dcrire un
avenir en quelque sorte dj certain. Le
thme de la rupture, de ltranget absolue
sefface de plus en plus devant celui du coup
parti, de lvolution fatale, du dj crit, de la
tendance prvisible. Cela vient videmment
de ce que lon se rapproche du terme. Mais
cela procde aussi dune ide beaucoup
moins triviale et pourtant de plus en plus
reue, et qui nen est pas moins contestable
et conteste, que laccumulation des connais-
sances, notamment conomiques et sociales,
sous la forme extrapolable de statistiques,
7/771
permet de dire avec une certaine assurance
ce que sera vraiment lan 2000. Ce serait en
somme comme aujourdhui mais en plus
grande quantit, pour le meilleur et pour le
pire.
Une telle confiance dans la validit des
prvisions statistiques a culmin dans les an-
nes 60 en raison de la convergence appar-
ente de plusieurs facteurs. Dabord ltab-
lissement dassez bonnes sries statistiques
dans des domaines trs varis dont par ex-
emple la dmographie et les comptabilits
nationales : ces sries taient parfois assez
longues pour plonger dans lhistoire et faire
ressortir des rgularits remarquables, sous
la forme de progressions assez constantes ou
parfois sous celle de cycles. A partir de telles
sries, il est tentant dextrapoler mcanique-
ment et de prtendre dire, sinon ce que sera
exactement la vie quotidienne en lan 2000,
du moins par quel faisceau de possibilits et
de contraintes elle sera dfinie. Ds lors que
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le nombre des extrapolations constituant ce
faisceau devient trs considrable, on peut
penser, sans doute navement, que lavenir
proche, sauf cataclysme, est crit et que lon
peut brosser une bonne image des conditions
de vie dun individu moyen. Il ne reste plus
en somme qu se laisser glisser le long du
temps jusqu rejoindre ce grandiose avenir.
Un second facteur de cette belle confiance
a tenu alors au dveloppement, appuy sur
les sries quantitatives, de modles explic-
atifs, partiels ou gnraux, du dveloppe-
ment des socits. Lapproche ou
lillusion structuraliste, alors en vogue
dans les sciences humaines, y a t pour
quelque chose. De bons esprits, revenus de
lhistoire et des vicissitudes de sa
mtaphysique, pensaient quon tait enfin en
train dapprocher, dans les sciences hu-
maines, le degr de vraisemblance et dex-
actitude des sciences exactes. En face deux,
il est vrai, les tenants de lhistoricisme
9/771
continuaient prner lirrductibilit des
phnomnes humains au calcul, mais leur
propension, au moins dans les dbats journ-
alistiques, se rfugier derrire des con-
sidrations de valeurs et des discours
moraux, semblait tmoigner de leur
mauvaise conscience et dun peu avouable
retrait stratgique dans les nues de la
mtaphysique.
Curieusement, lide que lvolution dun
systme peut tre la fois dtermine, au
moins en termes statistiques, et en mme
temps rigoureusement imprvisible, qui
avait t introduite dans la physique une
gnration plus tt et qui faisait alors son
chemin en biologie, ne venait ni rompre ni
enrichir le dbat.
Cest peut-tre que, troisime facteur ap-
puy son tour sur les connaissances stat-
istiques et sur lespoir ou lillusion des thor-
ies sociales scientifiques, une technologie
certes complexe et souvent empirique de la
10/771
rgulation sociale semblait de nature r-
duire ce quil subsistait derratique et pour
ainsi dire dincongru dans le dveloppement
des socits avances. Aprs tout, depuis la
Seconde Guerre mondiale, les conomistes
par exemple avaient su, semblait-il, inspirer
aux gouvernements des mesures garantis-
sant une expansion rgulire. Cette technolo-
gie pouvait sans le moindre doute tre per-
fectionne, mais son brillant succs sur plus
de vingt ans semblait la garantir contre tout
accident denvergure. Mieux encore, elle al-
lait progressivement stendre au Tiers
Monde et assurer, certes non sans soubre-
sauts, lhomognisation par le haut de la
plante.
En rsum, on croyait savoir dcrire, sa-
voir expliquer et savoir contrler. Lapoge
de cette confiance est jalonn par deux types
de travaux, les uns nettement optimistes et
les autres plutt pessimistes, qui avaient
nanmoins ceci de commun quils
11/771
affirmaient dcrire peu prs ce qui pouvait
se passer et indiquer comment parvenir au
meilleur et viter le pire.
Au premier type, celui de la futurologie
triomphante, appartient un ouvrage dHer-
mann Kahn, LAn 2000. Au second type, ce-
lui de la futurologie inquite, on rattachera le
premier Rapport du club de Rome ; ce derni-
er ouvrage, mettant laccent sur les de-
mandes croissantes imposes lenviron-
nement et sur les graves risques de ruptures
qui en dcoulaient, nen concluait pas moins
implicitement qu la condition de se
montrer raisonnable et de confier aux sav-
ants et aux structures rationnelles du monde
moderne (cest--dire en clair aux dirigeants
de lconomie transnationale) les leviers de
commande, le pire pouvait tre vit. Les es-
prits frondeurs soulignrent aussitt que
dans un cas comme dans lautre, les soi-dis-
ant prvisions taient fondes sur des mod-
les exagrment simplificateurs et pour tout
12/771
dire mystificateurs. Restait cependant, peu
prs intacte, la porte pdagogique dune
rflexion invitable et incontournable sur un
avenir que tous les esprits lucides sat-
tachaient reconnatre comme substantielle-
ment diffrent du prsent et par consquent
comme redoutable lignorant et
limprvoyant.
Ds le dbut des annes 70, les craque-
ments du systme montaire international
avec la dvaluation de fait du dollar en 1971,
puis en 1973 le dbut de la crise dite
prmaturment et abusivement nergtique,
semblrent donner raison aux prophtes de
malheur et ridiculiser les chantres du paradis
technologique. Il apparut brusquement que
lon (les experts et les gouvernements) ne
savait plus prvoir, ni expliquer, ni contrler.
Et la confiance excessive dans les possibilits
de lavenir proche se mua tout aussi excess-
ivement en une mfiance lendroit de toute
rflexion sur lavenir. On (toujours les
13/771
experts et les gouvernements) choisit dans la
tempte de naviguer lestime, cest--dire
courte vue. On perdit des yeux lan 2000
pour mieux entendre le seul bruit du ressac
sur ses rcifs. Ou quand on continua in-
voquer le grandiose avenir, ce fut pour as-
surer que la tempte ne durerait pas tou-
jours, ce qui revient dire que demain il fera
jour.
Ce qui se perdit temporairement, il faut
lesprer dans ce tumulte, cest lide quil
est possible de tenir sur lavenir, cest--dire
sur les possibles, un discours nullement em-
phatique mais cohrent et inform, et quil
est prcisment dautant plus ncessaire de
sy rfrer que la conjoncture est plus
trouble, le changement plus certain et ses
effets plus douloureusement manifestes.
Lorsque lavenir est peu prs la rpti-
tion du prsent, il nest nul besoin de pr-
voir. Lorsque lavenir semble tort ou rais-
on peu prs dfini, encore que diffrent du
14/771
prsent, sa prvision relve surtout dune in-
cantation. Mais cest lorsquil se montre le
plus incertain quil est le moins temps de
faire conomie de son exploration et de sa
prparation, mme si cest alors le plus diffi-
cile. A long terme, la grande crise des annes
70 et 80 apparatra, jen suis persuad,
comme une crise du dfaut de prvision. Et il
ne sera pas difficile de retrouver des travaux
solides qui annonaient la monte du
chmage pour cause de technologie et lin-
stabilit des marchs de lnergie.
Il y a en effet une contradiction vidente
entre linertie considrable avec laquelle
voluent les socits dveloppes et les com-
portements sociaux (inertie qui caractrise
des tendances dites lourdes et qui justifie
jusqu un certain point les prtentions des
prvisionnistes) dune part, et dautre part la
porte purement conjoncturelle, de lordre
de lanne ou du couple dannes, de la plu-
part des politiques conomiques et sociales
15/771
et en particulier de celles de la France. Les
difficults actuelles semblent prcisment
dcouler de la rencontre brutale entre les ef-
fets de ces tendances lourdes et des vne-
ments inattendus ou annoncs mais refouls
quelles ignorent superbement un certain
temps.
Faute davoir reconnu et admis temps
ces vnements inattendus, les responsables
ont la tentation de les minimiser ou de les
prsenter comme transitoires, et faute de
prise sur les tendances lourdes, ils ont celle
de leur appliquer des traitements homo-
pathiques ou purement symptomatiques, ou
encore de prconiser des solutions miracles
qui relvent parfois du charlatanisme. Le
plus souvent, leur seule excuse est quils ont
t pris au dpourvu : cest aussi une faute.
La reconnaissance dune distinction entre
tendances lourdes et vnements inattendus
mais non strictement imprvisibles fonde
deux approches diffrentes de la prvision
16/771
long terme : la futurologie et la prospective.
Curieusement, le vocabulaire anglo-saxon ne
connat que le premier terme tandis que le
franais fait la diffrence et que la plupart
des prvisionnistes franais du long terme se
rclament de la prospective et enragent lor-
sque les mdias, avec un got trs marqu
pour le nologisme douteux, les traitent de
futurologues. La distinction nest pas de pure
forme en effet.
Le terme de futurologie est form du suf-
fixe logie hrit du grec et qui signifie peu
prs science, et du mot dorigine latine futur
qui exprime ce qui sera de faon certaine, ce
qui doit tre. On dit parfois quil ny a quun
futur tandis quil y a des avenirs. Considr
de la sorte, le futur est un symtrique du
pass historique : il ny a quun pass, il ny
aura quun futur. Tout ce qui ne sest pas
produit, par exemple la victoire de Napolon
Waterloo, est contrefactuel et par con-
squent ngligeable. De mme, en forant un
17/771
peu le trait, sil ny a quun futur, toutes sor-
tes de possibles sont exclus et le problme du
futurologue est de discerner peu prs bien
partir des sries passes ce futur unique.
Lexprience et une srie ditrations doivent
le lui permettre.
La futurologie ainsi comprise ne peut que
flatter une grande puissance dominatrice et
sre de son destin puisquelle lui ressasse
plaisir que ce destin est manifeste et quil ne
peut pas tre entam, dvi ou contraint. La
futurologie est donc une faon lgante daf-
firmer que lavenir est comme le prsent et le
pass et quil suffit ou convient dappliquer
les mmes mthodes ou recettes pour le faire
advenir tel quon le souhaite. La prvision
technologique, surtout nave, est gnrale-
ment de nature futurologique : une technolo-
gie est quelque chose que lon matrise, le
plus souvent de mieux en mieux, et il ny a,
dans son champ limit, aucune raison pour
quil en aille autrement dans lavenir.
18/771
Cependant, et mme sil nexiste partir
dun prsent donn quun futur peu
lastique, ce qui est fort contestable, il y a au
moins trois raisons pour que la futurologie
soit impraticable et quelle ne parvienne pas
dpasser le niveau dun simple exercice
idologique.
La premire est lextrme complexit
de la situation initiale (prsent et tendances
passes) qui exclut sa description complte
et suffisante. Qui plus est, les mathmatiques
de lalatoire, des perturbations et des turbu-
lences qui se consacrent des objets comme
la mtorologie, bien moins complexes que
les socits humaines, indiquent que des
phnomnes trs petits peuvent avoir trs
rapidement des effets tout fait considr-
ables. Le moyen de les empcher serait de
tout contrler, mais alors le futur ne se pr-
voit plus : il se dcrte, avec au besoin re-
maniement du pass, comme dans le 1984 de
George Orwell. On voit mal au surplus
19/771
comment dtecter ces phnomnes eux-
mmes et les prvenir.
La seconde est quune prvision cer-
taine est destine servir, un projet, celui du
renforcement ou de lvitement de ce futur.
Par l, la prvision change les conditions ini-
tiales et sannule delle-mme. Cest un para-
doxe bien connu des auteurs de science-fic-
tion et des spculateurs boursiers. Si par ail-
leurs toute prvision qui aboutit une
contrefactualit un avenir diffrent du
seul et unique futur nexerce aucune influ-
ence sur lavenir, alors toute prvision, vraie
ou fausse, est inutile.
La troisime enfin tient ce que, mme
sil tait possible de donner du futur un
tableau raisonnablement valid par lvne-
ment, les clairages retenus dans le prsent
ne seraient pas forcment pertinents. Les
amliorations du futur qui supposent une
certaine marge de libert doivent tre en-
visages du point de vue du futur et non de
20/771
celui du prsent, mme et surtout si elles im-
pliquent des dcisions dans le prsent. Les
anticipations venues du pass tonnent
souvent plus par leur manque de pertinence
que par leurs inexactitudes.
Pour toutes ces raisons et quelques
autres, la prospective renonce donner de
lavenir un tableau empirique et global. Elle
ne considre pas le futur comme un pays
dj form que lon puisse visiter et dcrire.
Elle se veut au contraire problmatique.
Peut-tre reflte-t-elle les incertitudes de-
moyennes puissances comme la France et la
Grande-Bretagne quant leur propre avenir.
La prospective tente donc de reprer dans
lhistoire et dans le prsent, des lignes de
force, de grandes tendances explicatives,
dans la foule de gants comme Tocqueville
ou comme Marx, sans prtendre quelles
puisent les possibles. Et parce quelle met
prcisment laccent sur la pluralit des pos-
sibles, elle sefforce dexplorer des
21/771
ventualits dont quelques-unes apparais-
sent trs probables mais dont dautres, si im-
probables quelles semblent, sont import-
antes ou graves. La prospective met volonti-
ers laccent sur la rupture, sur laccident : sil
se produit, du moins on y aura rflchi et on
ne sera peut-tre pas totalement pris au d-
pourvu. Du coup, la prospective, beaucoup
plus quune science, savoue un art qui laisse
beaucoup de place la subjectivit de son
praticien. De l vient sans doute lintrt
quelle porte la science-fiction et le profit
que disent en tirer certains prospectiv-
istes
(ii)
.
Les physionomies de lan 2000 que pro-
posent ces deux approches sont videmment
trs diffrentes. La futurologie en donne un
portrait globalisant, structur par des scn-
arios assez peu contrasts, qui dordinaire se
dmode vite mais qui frappe limagination.
La prospective fournit des clairages divers,
parfois contradictoires, qui visent nourrir
22/771
la rflexion plus qu simposer comme total-
it. Elle date peu, elle ne recule pas devant
limprobable actuel.
Des travaux ambitieux comme celui dirig
lchelle internationale par Jacques Le-
sourne se sont efforcs de concilier les avant-
ages des deux approches : le rapport Interfu-
turs en a t le fruit
(iii)
. Il demeurera cer-
tainement une rfrence au moins mthodo-
logique, le tmoignage dun effort lucide et
passionn pour comprendre et prvenir,
sinon gurir, les tensions de notre temps.
Sil demeure impossible la futurologie,
malgr ses prtentions, de coloniser lavenir,
et la prospective, en dpit de ses prcau-
tions, de lentrevoir, cette dernire a-t-elle un
sens ? Ou bien la prospective elle-mme est-
elle condamne demeurer un exercice de
savants ou de salon, mi-chemin de la philo-
sophie, de lhistoire, de la prophtie, de lart
divinatoire et de la rflexion de bon sens, in-
forme et ordonne sil est possible ?
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La prospective me parat en fait la fois
comme la science-fiction un produit de
lpoque une poque de changements et
une absolue ncessit, et cela pour trois rais-
ons encore.
La premire est dordre pdagogique.
Le monde change et nul nest labri. Toute
sensibilisation la notion mme de change-
ment est la bienvenue. Tous commencer
par les dcideurs doivent se persuader que
lavenir sera radicalement diffrent du
prsent, que ce ne sera pas ncessairement
pour le pire et que ladaptation et la matrise
sont les conditions de la survie, voire du
mieux-tre. La prospective incite penser,
sinon les changements, du moins le
changement.
La seconde est que les sources de ces
changements potentiels se modifient elles-
mmes trs vite. Lhumanit a connu
jusquici une volution relativement lente, au
moins au regard des gnrations. Il tait
24/771
donc possible dexprimenter en vraie
grandeur, non sans risques ni dgts, les ac-
quis, notamment technologiques. Cela nest
plus possible. Les consquences des innova-
tions doivent tre estimes au moyen dex-
priences conceptuelles avant dtre subies,
sous peine dincommensurables cata-
strophes. Lhistoire ne nous laisse plus le
temps de lessai et de lerreur.
La troisime raison et la plus
problmatique est que devant la porte des
innovations qui ne laissent lcart aucune
rgion du monde, ni aucun groupe humain,
si loign, si arrir, si conservateur quil
puisse sembler, des stratgies doivent tre
soupeses et adoptes. Tout nest pas simul-
tanment possible. A se faire spontanment,
lavenir risque de se dfaire. La question de
savoir comment et par qui ces choix et
stratgies se dfiniront reste hautement
problmatique. Il est douteux et peu souhait-
able quils relvent daropages de sages
25/771
comme en a si souvent propos la science-
fiction. Il serait prfrable que ce devienne,
sinon laffaire, de tous, du moins celle de
tous ceux qui se sentent concerns. Dans la
mesure o elle se projette dans les possibles
et o elle scarte des thtres de la lutte im-
mdiate pour le pouvoir, la prospective peut
constituer un lieu de dbats relativement
sereins. Elle vient remplacer dans une cer-
taine mesure, sur un mode plus prag-
matique, les grandes constructions idolo-
giques du pass. Elle a aussi une dimension
ludique : esprons quelle conduise un jeu
somme non nulle, et positive.
Et la science-fiction dans tout cela ?
Serait-elle la prospective du pauvre (en sa-
voir) ? Son histoire est indissolublement lie
celle de la prvision sociale rationnelle,
mme si une grande partie de ses expres-
sions nont rien voir avec cette dernire.
Jules Verne qui extrapole les techniques de
son prsent et considre leurs effets sociaux,
26/771
est bien lun des anctres de la futurologie.
Une bonne partie de luvre de H.G. Wells
revt la forme de lessai prospectif. Cest le
seul genre littraire romanesque qui ait tent
consciemment et collectivement de supputer
lavenir. On peut se gausser de sa navet
mais ses auteurs ont invent, expriment et
dvelopp la plupart des procds qui sont
ceux des prospectivistes aujourdhui : extra-
polation, exagration dun trait, dforma-
tion, combinaison des procds prcdents
sur plusieurs thmes, passage la limite,
raisonnement par labsurde, etc. Une tude
des figures rhtoriques de la science-fiction
prospective serait clairante cet gard. Du
reste, des spcialistes minents comme
Andr Decoufl ou Bernard Cazes lui rendent
volontiers hommage et nhsitent pas dire
le profit quils ont tir de sa frquentation.
Mme si on lui dnie tout caractre de re-
prsentation dun avenir certain et toute di-
mension scientifique, elle constitue un
27/771
remarquable conservatoire des projections
de prsents successifs sur leurs avenirs : il ne
nous est pas indiffrent de savoir comment
nos prdcesseurs dil y a un demi-sicle ou
un sicle envisageaient leur avenir qui est
notre prsent. Leurs erreurs et aussi leurs
bonheurs de jugement peuvent nous aider
perfectionner notre propre pense anti-
cipatrice et peut-tre surtout nous maintenir
dans ltat de scepticisme qui convient.
Bien entendu, toute la science-fiction
nest pas concerne par une interrogation
sincre sur les avenirs. Les univers de con-
vention dEdgar Rice Burroughs et de La
Guerre des toiles ne renvoient qu des
fadaises hroco-sentimentales. Mais une
partie impressionnante de la littrature de
science-fiction convoie une rflexion authen-
tique, souvent inquite, parfois fine, con-
structive et originale, sur lavenir proche,
cest--dire distance de deux ou trois
gnrations. Elle contribue par l amplement
28/771
cette pdagogie prospective du changement
qui parat indispensable. Cette curiosit, par-
fois cette passion de lavenir, ne peuvent se
dvelopper que sur un terrain o les r-
ponses ne sont pas prformes par des sys-
tmes traditionnels de valeurs, par exemple
les grandes religions, ou par des idologies
globalisantes prophtisant le futur. Cest
sans doute pourquoi la science-fiction en
gnral et la science-fiction prospective en
particulier ont trouv leur terrain dlection
dans le monde anglo-saxon.
Un aspect essentiel de la porte prospect-
ive de la science-fiction tient au caractre
collectif de cette littrature. Elle ne dcrit pas
un futur unique, mme lorsquelle sessaie
lanticipation date, mais une multitude de
possibles indpendants qui reprsentent
autant dexpriences conceptuelles, mais qui
entretiennent malgr tout entre eux cer-
taines relations de connivence et de compl-
mentarit. Lextrme complexit de la
29/771
thmatique du genre est en grande partie
leffet de son intertextualit et de son rapport
volutif au prsent. En cela dj, la science-
fiction donne une leon de pluralisme
prospectif.
Le souci dune description riche et
problmatique de lavenir proche culmine
probablement avec ltonnante trilogie de
John Brunner qui vaut mieux que bien des
rapports pdants. Son premier volet, Tous
Zanzibar
(iv)
, dcrit une terre surpeuple. Le
second, Le Troupeau aveugle
(v)
, dresse un
tableau dramatique des consquences de la
pollution. Le troisime, Sur londe de
choc
(vi)
, expose les effets de
linformatisation. Il est mme arriv aux
crivains de science-fiction de mettre en
scne des prospectivistes ou des futuro-
logues, ainsi Wilson Tucker dans LAnne du
soleil calme
(vii)
o des prvisionnistes sont
expdis dans lavenir proche pour vrifier
leurs conclusions ; ou encore Robert
30/771
Silverberg qui met lpreuve dans
LHomme stochastique
(viii)
les fondements
philosophiques de la prvision ; ou enfin Rob
Swigart qui, dans Le Livre des rvla-
tions
(ix)
, met en parallle prvisionnistes et
prophtes des temps anciens.
Sil est un mythe qui hante ces auteurs et
ceux des nouvelles quon va lire, cest celui de
Cassandre. Ils dcrivent trs souvent, sur le
mode ironique ou sur le mode tragique, des
catastrophes survenues dans lavenir parce
quon na pas entendu leurs avertissements
dans le temps o ils crivaient. Plutt du
reste que de mettre en scne des cataclysmes
spectaculaires, ils indiquent quel prix
lev de nouveaux quilibres ont t
atteints.
Ces nouvelles, compares des tudes ab-
straites, ont de surcrot lintrt de montrer
en action des personnages, de proposer des
tranches de vie. Les deux premires con-
cernent les loisirs, les deux suivantes les
31/771
transports. Logiquement, les deux nouvelles
qui viennent ensuite sintressent aux ban-
lieues. Puis cest aux conditions de vie dans
les centres urbains que se consacrent quatre
autres histoires. Conditions de vie que pallie
(mal) lusage gnralis de drogues dans le
texte de Norman Spinrad. Ces problmes
conduisent lexclusion des bouches inutiles
dans les deux contes de Thomas M. Disch et
de Richard Matheson, aux deux extrmits
de la vie, tandis quenfin celui de John Brun-
ner, splendide et plus dsespr encore que
tous les prcdents ce qui nest pas peu
dire rappelle quau sommet de la pyramide
sociale, on ne souffre jamais des mmes
maux.
On aura reconnu dans tous ces sujets ceux
prcisment de la majeure partie des travaux
rcents de prospective, plus rcents en fait
que ces textes eux-mmes.
Cette anthologie est sans doute la plus
pessimiste de toute la srie. Lavenir y est
32/771
carrment noir. Mais plus quun dsespoir
sans appel, il faut y lire, ici et l, lappel au
sursaut. En un certain sens, toutes ces His-
toires de lan 2000 et beaucoup dautres qui
ont mme sujet mais qui se trouvent r-
parties dans dautres volumes de cette antho-
logie en fonction de leurs thmes, indiquent
qu des problmes aigus, il est toujours pos-
sible de trouver des solutions.
Mais ces solutions nous semblent le plus
souvent inhumaines, pouvantables ou grot-
esques, parce quelles impliquent la perte de
valeurs, de nos valeurs. Ce faisant, la
science-fiction tablit explicitement la pro-
spective et la rflexion sur le changement so-
cial son plus haut niveau, le plus difficile
aussi, celui de linterrogation sur lexistence,
le sens, la permanence et la subversion des
valeurs, en dehors de quoi il ny a de place
que pour un exercice technique assez futile.
La question la plus profonde que pose toute
33/771
prospective est de savoir si dans tel avenir la
vie vaudra dtre vcue.
On transporte videmment toujours ses
propres valeurs avec soi, mme dans lavenir,
mais voici justement venu le temps de les
mettre lpreuve. La rponse nest pas
simple. A vous den juger avant que lavenir,
devenu histoire, ne vous juge.
GRARD KLEIN.
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MEURTRE AU JEU DE
BOULES
par William Harrison
Nous sommes entrs, dit-on, dans la so-
cit des loisirs. Plus les spectateurs sont
blass, plus les jeux doivent tre corss. Il
ny a pas de limite lhabilet dun champi-
on. Il ny a pas de limite aux rgles du jeu. Il
ny a pas de vainqueur ternel. Lecteur, te
morituri salutant.
L
E jeu, toujours le jeu. Gloire au jeu car
tout ce que je suis et tout ce que je suis
devenu, cest au Jeu de Boules que je le dois.
Notre quipe est aligne et nous sommes
tous les vingt au garde--vous pendant que
lorchestre interprte lhymne de la socit
anonyme. Nous faisons face lanneau ovale
de bois o nous attendent les joies de la mu-
tilation ; la piste aux bords surlevs mesure
cinquante mtres de long sur trente mtres
de large aux extrmits ; tout en haut, il y a
les canons qui tirent ces terrifiantes sphres
de 10 kilos en bonite (elles ressemblent
des boules de bowling) des vitesses
suprieures 500 km/h. Les balles se
promnent sur la piste pour ne ralentir et
tomber quen perdant de leur force centri-
fuge et lorsquelles atteignent le sol ou heur-
tent un joueur, on lche une nouvelle salve.
Nous sommes au complet, dix patineurs,
cinq motards, cinq coureurs (ou matra-
queurs). Pendant que lhymne sachve, nous
36/771
restons immobiles, le regard fix droit
devant nous ; 80 000 spectateurs nous ob-
servent depuis les tribunes et deux milliards
de gens devant leur poste de multivision sur-
veillent la duret de nos expressions.
Les coureurs, ces ordures, enfilent leurs
gros gants de cuir et empoignent leurs battes
en forme de crosse dont ils se servent pour
dtourner les balles ou pour essayer de nous
frapper. Les motards roulent tout en haut de
la piste (attention, camarades, cest l que les
boules tires par les canons sont les plus
dangereuses) et piquent vers le bas pour aid-
er les coureurs aux moments cruciaux. Cest
alors que nous intervenons, nous les
patineurs, du moins ceux dentre nous qui en
ont le cran. Notre rle est de bloquer le pas-
sage, de tenter dempcher les coureurs de
nous dpasser et de marquer des points ;
nous sommes en fait de la vritable chair
canon. Il y a donc deux quipes, quarante
joueurs au total, qui patinent, courent et
37/771
roulent sur la piste, poursuivis par les
grosses balles (elles arrivent toujours par-
derrire, nous renversant comme des quilles
et nous mettant hors de combat), et le prin-
cipe du jeu, au cas ou vous lignoreriez, con-
siste pour les coureurs dpasser tous les
patineurs de lquipe adverse, semparer
dune balle et la passer un motard pour
marquer un point. Les motards dailleurs
peuvent galement venir pauler les
coureurs et dans ce cas, nous qui sommes
sur patins roulettes, devons tout tenter
pour renverser ces motos de 175 cm3.
Il ny a ni mi-temps, ni remplaants.
Quand une quipe perd un homme, cest tant
pis pour elle.
Aujourdhui, je veille prsenter mon
meilleur profil aux camras. Moi, je suis
Jonathan E, le champion, et personne ne me
dpasse sur la piste. Je suis le pivot de
lquipe de Houston et pendant les deux
heures de la partie (il ny a plus ni rgles, ni
38/771
sanctions une fois le premier tir de balles
lanc) je vais dmolir tous ces fumiers de
coureurs qui oseront lever leur crosse sur
moi.
Cest parti ; aussitt, cest la mle, motos,
patineurs, arbitres et coureurs qui sac-
crochent, cognent puis cherchent se d-
gager quand une balle fonce vers nous. Je
prends mon lan, soulve un patineur ad-
verse et le balance hors de la piste, au milieu
du stade ; aujourdhui, je suis la vitesse
brute ; je pousse, je plonge, jvite une balle
et me prcipite sur ces salauds de coureurs.
Deux dentre eux se battent mains nues et
un coup terrible arrache le casque et la
moiti du visage de lun deux ; le vainqueur
reste une fraction de seconde de trop ad-
mirer son uvre et se fait liminer par un
motard qui avait piqu sur lui et laplatit. La
foule rugit et je sais que les cameramen ont
saisi cette phase de jeu qui a d faire bondir
de leur fauteuil relax tous les spectateurs de
39/771
Melbourne, de Berlin, de Rio et de Los
Angeles.
Le match est entam depuis une heure et
je patine toujours en souplesse ; nous avons
perdu quatre hommes souffrant de fractures
diverses, un jeunot qui est peut-tre mort, et
deux motos. Lautre quipe, lquipe de ce
bon vieux Londres, nest gure plus brillante.
Lune de leurs motos semballe, reoit une
balle de plein fouet et explose dans un jet de
flammes. Les spectateurs hurlent leur joie.
Continuant rouler tranquillement, jar-
rive prs du fameux Jackie Magee de lquipe
de Londres ; je prends tout mon temps pour
ajuster mon coup. Il se tourne vers moi,
ricane travers son casque ; et je frappe. Je
sens ses dents et ses os cder tandis que la
foule mencourage de ses vivats. Nous les
tenons maintenant, ils sont nous. Et la
partie se termine sur le score de 7 2 en
notre faveur.
40/771
Les annes passent et les rgles changent,
toujours dans le sens de la satisfaction du
public et donc dun carnage accru. Il y a plus
de quinze ans que je joue et par miracle, je
nai jamais souffert que de fractures aux bras
et aux clavicules. Je ne suis plus aussi rapide,
mais je suis devenu plus mchant et aucun
jeunot, mme au sommet de sa forme, ne
pourra apprendre massacrer comme moi
moins de venir maffronter.
Mais ce qui me gne, ce sont les rgles.
Jai entendu parler de parties Manille, ou
Barcelone, sans limitation de temps o les
joueurs se dmolissent jusqu ce quil ne
reste plus de coureurs et aucun moyen de
marquer des points. Voil ce qui nous attend.
Il y a aussi, parat-il, du Jeu de Boules avec
des quipes mixtes, hommes et femmes
vtus de maillots qui se dchirent facilement,
ce qui ajoute un peu de piment au spectacle.
On ne reculera plus, maintenant. Les rgles
seront modifies jusqu ce quon finisse par
41/771
patiner sur des mares de sang. Nous le
savons tous.
Avant le dbut de ce sicle, avant la
Grande Guerre asiatique des annes 90, av-
ant que les socits prives ne remplacent les
nations et que les forces de police des so-
cits ne supplantent les armes, aux
derniers jours du football amricain et de la
Coupe du Monde en Europe, jtais un jeun-
ot, un dur moi aussi, et je savais ce que pouv-
ait mapporter ce jeu. Les femmes, dabord ;
jai eu toutes celles que je voulais et je me
suis mme mari une fois. Largent ensuite ;
jen ai gagn tant aprs mes premires vic-
toires que jai pu macheter des maisons, du
terrain et des lacs en dehors des grandes
mtropoles rserves aux cadres. Ma photo,
cette poque comme maintenant, stalait
en premire page des magazines et mon nom
se confondait avec celui du sport que je
pratiquais ; jtais Jonathan E, le champion,
42/771
le survivant du sport le plus sanglant du
monde.
Au dbut, je portais les couleurs des So-
cits Ptrolires. Ensuite, elles sont deven-
ues tout simplement lEnergie. Jai toujours
jou pour cette quipe de Houston ; ils mont
donn tout ce que je dsirais.
Comment te sens-tu, aujourdhui ? me
demande Mr. Bartholemew.
Cest le grand patron dnergie, lun des
hommes les plus puissants de la terre, et il
me parle comme si jtais son propre fils.
Je me sens mchant , lui dis-je pour le
faire sourire.
Il mapprend que la multivision voudrait
me consacrer une mission spciale re-
traant toute ma carrire avec des extraits de
mes plus beaux matches sur crans annexes,
lhistoire de ma vie, le rle dnergie qui re-
cueille les orphelins, leur offre travail, pro-
tection et la possibilit de faire carrire.
43/771
Alors, tu te sens vraiment mchant ?
me redemande Mr. Bartholemew.
Et je lui rponds la mme chose sans lui
dire tout ce que je garde pour moi car je
crains quil ne comprenne pas ; je ne lui dis
pas que je suis fatigu de cette longue saison,
que je me sens seul et que ma femme me
manque, que jaspire des penses plus
hautes, plus importantes, plus diverses et
que peut-tre, mais seulement peut-tre, il y
a comme une cassure dans mon esprit.
Un vieux copain, Jim Cletus, dbarque
mon ranch pour le week-end. Mackie, la fille
qui est avec moi en ce moment, sort nos re-
pas du conglateur et les met sous les ray-
ons ; ce nest pas une femme dintrieur,
cette Mackie, mais elle a des gros seins et
une taille plus fine que ma cuisse.
Cletus est juge maintenant. Pour chaque
match il y a deux arbitres, des guignols, dont
44/771
le boulot consiste sassurer que tout se
droule correctement, et un juge qui enre-
gistre les points marqus. Cletus appartient
aussi au Comit International du Jeu de
Boules et il mapprend que de nouveaux
changements sont envisags dans les rgles
du jeu.
Il y aurait par exemple une pnalisation
pour un joueur qui prend un tour de retard
sur son quipe, me dit-il. La sanction serait
dailleurs toute simple : on lui te son
casque.
Mackie, que son joli petit cul soit bni, fait
un de surprise avec ses lvres.
Cletus, un ancien coureur de lquipe de
Toronto, sinstalle confortablement dans
mon immense fauteuil et pose ses mains sur
ses genoux abms.
Et quoi dautre ? fais-je. A moins que tu
naies pas le droit den parler ?
Oh, juste des trucs financiers. Une aug-
mentation des primes pour les meilleures
45/771
attaques. Et aussi pour lquipe Championne
du Monde, ce qui devrait une fois de plus te
faire plaisir. Et on parle de rduire linter-
saison. Les spectateurs en veulent toujours
plus et ils trouvent que deux mois cest trop
long.
Aprs dner, Cletus et moi allons nous
promener autour du ranch. Il me demande si
je dsire quelque chose en particulier.
Oui, quelque chose, mais je ne sais pas
quoi, dis-je avec sincrit.
Tu as quelque chose derrire la tte ,
me lance-t-il en observant mon profil tandis
que nous grimpons un sentier qui serpente
flanc de colline.
La campagne texane stend devant nous
sous une ceinture de nuages.
Tu nas jamais pens la mort quand tu
jouais ?
Je sais que je me montre un peu trop
songeur pour ce vieux Clete.
46/771
Jamais pendant la partie elle-mme, me
rpond-il avec fiert. Mais en dehors de la
piste je ne pensais qu a.
Nous nous arrtons et regardons un long
moment le paysage.
Il y a encore une chose dont on discute
au Comit, finit-il par admettre. On envisage
de supprimer la limitation de temps, ou du
moins, que Dieu nous vienne en aide,
Johnny, la question a t officiellement
pose.
Jaime bien les collines. Je possde une
autre maison en France prs de Lyon o les
collines ressemblent celles-ci encore
quelles soient plus luxuriantes ; l-bas, mes
promenades du soir se font sur un ancien
champ de bataille. Les villes sont tellement
inhabitables quil faut avoir un passeport
daffaires pour pntrer dans des mgapoles
comme New York.
Naturellement, moi je suis partisan de
maintenir la limitation de temps, poursuit
47/771
Cletus. Je suis un ancien joueur et je sais
quon ne peut pas tout exiger dun homme.
Tu vois, Johnny, mais quand jinsiste auprs
du Comit pour quon maintienne encore un
minimum de rgles, jai parfois limpression
dtre compltement dpass.
* *
*
Les statistiques touchant au Jeu de Boules
passionnent autant les foules que tout autre
aspect du jeu. Le plus grand nombre de
points m arqus au cours dune partie : 81.
La plus grande vitesse laquelle une balle a
t stoppe par un coureur : 282 km/h. Le
plus grand nombre de joueurs mis hors de
combat pendant un match par un seul
patineur : 13, record du monde dtenu par
votre serviteur.
48/771
Le plus grand nombre de morts au cours
dune rencontre : 9, Rome contre Chicago, le
4 dcembre 2012.
Des crans gants qui entourent lanneau
contrlent nos performances et enregistrent
chaque dtail du massacre ; et aussi trange
que cela me paraisse, nous avons des mil-
lions de supporters qui ne regardent jamais
laction, mais qui se contentent dtudier ces
panneaux de statistiques.
Une enqute de la multivision a prouv ce
fait.
Avant de gagner le stade de Paris pour la
partie de ce soir, je me promne sous les
ponts au bord de la Seine.
Certains de mes admirateurs franais
minterpellent, me font des signes et parlent
aussi mes gardes du corps, de sorte que je
prends trangement conscience de moi-
49/771
mme, de ma taille, de mes vtements, de la
faon dont je marche. Un trange moment.
Je mesure 1,90 mtre et pse 115 kilos.
Mon cou fait 21 centimtres. Jai les mains
dun pianiste. Je porte ma traditionnelle
combinaison de saut rayures et mon
fameux chapeau espagnol. Jai trente-quatre
ans et je crois quen vieillissant je ressem-
blerai beaucoup au pote Robert Graves.
Les hommes les plus puissants de la terre
sont les cadres. Ils dirigent les grandes so-
cits qui fixent les prix, les salaires et qui r-
gissent lconomie gnrale ; nous savons
tous que ce sont des escrocs, quils ont des
pouvoirs pratiquement illimits et de largent
volont, mais moi aussi jai beaucoup de
pouvoir et beaucoup dargent, pourtant je me
sens inquiet.
Je me demande bien ce qui me manque,
sauf, peut-tre, un peu plus de savoir ?
50/771
Je repense lhistoire rcente, la seule en
fait dont les gens se souviennent, et la
faon dont les guerres de socits se sont ter-
mines pour parvenir au regroupement des
Six Grandes : nergie, Transport, Alimenta-
tion, Logement, Services et Luxe. Joublie
parfois de qui dpend telle ou telle activit,
par exemple maintenant que les universits
sont administres par les Grandes (ce sont
les universits qui forment les joueurs de Jeu
de Boules), je ne sais plus qui sen occupe.
Les Services ou le Luxe ? La musique est
lune de nos plus grosses industries, mais je
ne me rappelle pas qui la dirige. La recher-
che sur les narcotiques relve maintenant du
domaine de lAlimentation alors quavant
elle dpendait de Luxe.
De toute faon, je crois que je vais poser
des questions sur le savoir Mr. Barthole-
mew. Cest un homme qui a une large vision
du monde, un homme qui a des valeurs et
des souvenirs. Pendant que mon quipe
51/771
passe son temps cogner, la sienne enchane
le soleil, exploite les ocans, dcouvre de aux
alliages et tout cela me parat quand mme
sacrment plus srieux.
Le match de Mexico apporte une nou-
veaut : on a chang la forme de la balle.
Cletus ne ma mme pas prvenu, et peut-
tre ne le pouvait-il pas, mais nous devons
jouer avec une balle qui nest plus tout fait
ronde et dont le centre de gravit a t d-
plac de sorte que sa trajectoire sur la piste
devient irrgulire et imprvisible.
Et cette partie est dj bien assez difficile
avec les motards qui jouent aux malins avec
moi ; depuis des annes, depuis que ma
rputation est solidement tablie, les mo-
tards ont toujours essay de se dbarrasser
de moi ds le dbut du match. Mais au dbut
du match, je suis sur mes gardes, en posses-
sion de tous mes moyens, et cest toujours
52/771
avec plaisir que je me paie un motard, mme
depuis quon a pos des boucliers sur les mo-
tos pour quon ne puisse pas les attraper par
le guidon. Mais maintenant, ces salauds
savent que je vieillis (encore mchant mais
un peu plus lent, comme laffirment les pages
sportives) et ils me laissent cogner le plus
longtemps possible sur les patineurs et les
coureurs avant de menvoyer les motards.
Assommez Jonathan E, disent-ils, et vous
aurez battu Houston ; cest vrai, mais ils ne
mont pas encore eu.
Les supporters locaux, pour la plupart des
travailleurs non spcialiss de
lAlimentation, hurlent dans les tribunes
tandis que je russis garder toute ma lucid-
it et que la balle ovale, zigzaguant sur la
piste, faisant mme parfois des bonds, finit
par faucher pratiquement toute leur quipe.
Ensuite, trois ou quatre dentre nous parvi-
ennent coincer leur dernier coureur / mat-
raqueur et le rduire ltat de masse
53/771
sanguinolente ; cest termin maintenant car
plus de coureurs, plus de points. Ces pauvres
imbciles de travailleurs de lAlimentation
quittent le stade en file indienne pendant
que, pour le spectacle, nous continuons
marquer les points les plus invraisemblables
quaucun adversaire nest l pour nous con-
tester. Score final : 37 4. Je me sens mer-
veilleusement bien, mais malgr tout, cette
balle ovale minquite.
Mackie est partie (ses lvres ne feront
plus de dans ma villa ou mon ranch) rem-
place par une nouvelle, Daphn. Ma Daph-
n est grande, anglaise, et elle aime la photo ;
elle veut toujours poser pour moi. Parfois,
nous sortons nos cartons de vieilles photos
(les miennes me reprsentent surtout en
joueur de Jeu de Boules, et les siennes en
modle) et nous les regardons.
54/771
Tu as vu ton dos comme il est muscl !
sexclame Daphn en examinant un instant-
an de moi pris sur une plage de Californie.
Comme si ctait la premire fois quelle le
remarquait !
Aprs les photos, je vais me promener
derrire le jardin. Lherbe brune qui ondule
dans les champs me rappelle Ella ma femme,
ma seule femme, et ses longs cheveux si doux
qui formaient comme une tente au-dessus de
ma tte quand nous nous embrassions.
Je donne des cours au camp de jeunots
patronn par nergie ; je leur dis quils ne
pourront vraiment commencer compren-
dre quaprs avoir reu quelques bonnes
racles sur la piste.
Ce soir, je leur explique comment arrter
un motard qui cherche vous renverser.
Vous pouvez heurter le bouclier de
lpaule, dis-je. Et dans ce cas cest lui ou
vous.
55/771
Les garons me regardent comme si jtais
fou.
Ou bien vous pouvez vous aplatir sur la
piste, vous protger, tendre tous vos muscles
et laisser ce connard vous passer dessus et
culbuter.
Comptant sur mes doigts et faisant de
mon mieux pour ne pas clater de rire, je
continue :
Vous pouvez encore esquiver avec un
pas sur le ct, remonter et dun coup de
pied le faire sortir de la piste, ce qui de-
mande un minimum dexprience et une
bonne coordination.
Aucun deux ne sait quoi dire. Nous
sommes assis sur la pelouse au milieu du st-
ade ; la piste est claire, les tribunes sont
vides et les visages des jeunots refltent la
stupidit et leffroi. Je poursuis :
Ou bien si un motard pique sur vous
bonne vitesse et en position dquilibre, vous
le laissez passer, mme sil porte un coureur.
56/771
Noubliez pas que le coureur devra descendre
pour semparer dune nouvelle balle, ce qui
est loin dtre facile et vous permettra en
gnral de le rattraper.
Les jeunots prennent un air studieux
pendant que je me rends sur la piste pour la
dmonstration. Un motard fonce sur moi.
Vitesse brute. Je bondis sur le ct, vite
le bouclier, agrippe le bras de ce connard et
larrache sa machine dun seul mouvement.
La moto senvole. Le motard a lpaule
dbote.
Tiens cest vrai, fais-je. Javais oubli
cette solution-l.
Vers le milieu de la saison, quand je revois
Mr. Bartholemew, il a t dmis de ses fonc-
tions de responsable dEnergie. Cest tou-
jours un personnage important, mais il na
plus son assurance passe ; il est dhumeur
pensive et je dcide de saisir cette occasion
pour lui parler de mes problmes.
57/771
Nous djeunons dans la Tour Houston ; il
y a un bon buf Wellington et un excellent
bourgogne. Daphn est assise comme une
statue, simaginant probablement quelle est
dans un film.
Ah, le savoir, je vois, fait Mr. Barthole-
mew en rponse mon expos. Et quest-ce
qui tintresse, Jonathan ? Lhistoire ? Les
arts ?
Je peux tre franc avec vous ?
Mais bien sr. Naturellement , me
rpond-il en marquant une hsitation.
Et bien que Mr. Bartholemew ne soit pas
prcisment le genre de personne qui on
aime se confier, je dcide de tout lui dire :
Jai commenc luniversit. Ctait,
voyons, il y a un peu plus de dix-sept ans. A
cette poque il y avait encore des livres et
jen ai lu quelques-uns, un assez grand
nombre en fait, parce que je pensais pouvoir
devenir cadre.
58/771
Jonathan, crois-moi, je devine ce que tu
vas me dire, soupire Mr. Bartholemew en
buvant une gorge de bourgogne et en jetant
un coup dil Daphn. Je suis lun des
rares regretter sincrement ce qui est ar-
riv aux livres. Tout est sur bandes, mais
cest diffrent, nest-ce pas ? Aujourdhui
seuls les spcialistes en informatique
peuvent dchiffrer ces bandes et nous
sommes revenus au Moyen Age o seuls les
moines savaient lire les crits en latin.
Exactement, dis-je, laissant ma viande
refroidir.
Tu voudrais que jattache un spcialiste
ton service ?
Non, ce nest pas a.
Il y a la cinmathque. Tu pourrais ob-
tenir un permis pour voir tout ce que tu
veux. La Renaissance. Les philosophes grecs.
Jai vu un jour un beau film condens sur la
vie et les penses de Platon.
59/771
Tout ce que je connais, dis-je, cest le
Jeu de Boules.
Tu ne veux pas abandonner ? me
demande-t-il avec une certaine prudence.
Non, non, pas du tout. Cest simple-
ment que je veux mon dieu, Mr. Barthole-
mew, je ne sais pas comment lexprimer. Je
veux je veux plus.
Il a lair drout.
Mais pas des choses matrielles. Je veux
plus pour moi.
Il laisse chapper un profond soupir, se
radosse dans son fauteuil et laisse le garon
remplir son verre. Je sais quil comprend ;
cest un homme de soixante ans, extrm-
ement riche, un puissant parmi les puissants,
et au-del de son regard il y a la lassitude, la
comprhension indniable de la vie quil a
vcue.
Le savoir, me dit-il, conduit soit au
pouvoir, soit la mlancolie. Que cherches-
tu donc, Jonathan ? Le pouvoir, tu las. Tu as
60/771
le standing, des talents ; quant ta vie
dhomme, beaucoup dentre nous aimeraient
lavoir. Et dans le Jeu de Boules, il ny a pas
place pour la mlancolie, tu le sais. Pendant
le jeu, lesprit nexiste que pour le corps,
pour lamener faire le maximum de rav-
ages, nest-ce pas ? Et tu voudrais changer
cela ? Tu voudrais que lesprit existe pour lui
seul ? Je ne pense pas que ce soit cela que tu
veuilles.
Vraiment, je ne sais pas, dois-je
admettre.
Je vais te procurer quelques autorisa-
tions, Jonathan. Tu pourras voir des films
vido et apprendre un peu dchiffrer les
bandes si tu veux.
Je ne crois pas avoir le moindre
pouvoir, dis-je, cherchant toujours
comprendre.
Allons, allons. Et vous, quest-ce que
vous en pensez ? demande-t-il en se tournant
vers Daphn.
61/771
Oh, il a indiscutablement des
pouvoirs , rpond-elle, avec un sourire.
Je ne sais comment, mais la conversation
finit par mchapper ; au signal, Daphn, en
bonne espionne de la socit quelle est prob-
ablement, est entre dans le jeu de
Mr. Bartholemew et bientt nous nous ret-
rouvons parler de mon prochain match
contre Stockholm.
Une sorte de vide grandit en moi, comme
une flamme lchant les bords dun trou.
Nous discutons de la fin de la saison, de la fi-
nale du Championnat du Monde, des records
tablis cette anne et ma dception, sans
mme que je sache ce qui la provoque, me
rend un peu malade.
Mr. Bartholemew me demande ce qui ne
va pas.
Oh, la nourriture, dis-je. Dhabitude, jai
une excellente digestion, mais aujourdhui,
peut-tre pas.
62/771
Dans les vestiaires, nous cdons latmo-
sphre lugubre des fins de saison. Nous
nchangeons pratiquement pas une parole
et comme des soldats ou des gladiateurs qui
savent ce qui les attend, nous errons parmi
les odeurs chirurgicales en essayant de nous
convaincre nous-mmes que nous allons
survivre.
Notre dernire sance dentranement de
lanne est consacre ltude des coups
mortels ; nous nen sommes plus aux gen-
tilles bousculades des saisons passes. En ce
qui me concerne. Jestime possder deux
armes particulirement efficaces : dune part,
grce mon exceptionnel sens de lquilibre
sur patins, jarrive souvent faire clater le
genou de mon adversaire dun coup de pied
et dautre part, je frappe du tranchant de la
main avec beaucoup de prcision quand un
salopard roulant ct de moi savise de
mattaquer. Pour un joueur que les nouvelles
rgles auront contraint ter son casque,
63/771
cest la mort coup sr ; telle que la situation
se prsente actuellement (il y a tous les jours
des rumeurs concernant dventuelles modi-
fications du Jeu de Boules), on vise la
trache, la cage thoracique, le diaphragme ou
tout autre point nvralgique sur lequel on ne
risque pas de se casser la main.
Nos instructeurs, deux tonnants gentle-
men orientaux, nous proposent toutes sortes
de solutions anatomiques et nous montrent
des dessins du corps humain o les centres
nerveux sont peints en rose.
Voil ce quil faut faire, dit Moonpie
pour parodier ces deux-l (Moonpie est un
bon patineur qui en est sa quatrime saison
et qui se prend pour un cow-boy texan.) Ce
quil faut faire, cest cogner sur la mchoire
et le leur faire remonter jusquaux ganglions.
Jusquaux quoi ? je fais en souriant
Moonpie.
Jusqu ces putains de ganglions. Un
gros tas de nerfs juste sous loreille. Tu leur
64/771
fais remonter la mchoire dans tout ce bor-
del de nerfs et jte jure quils le sentent
passer.
Daphn est partie son tour, et en attend-
ant la venue dune nouvelle compagne, ca-
deau de mes amis et de mes employeurs
dnergie, les images dElla hantent mes
rves.
Je suis un enfant des socits, le btard de
quelque cadre comme je me plais le penser,
et jai t lev dans le quartier Galveston de
la ville. Naturellement, jtais un gosse grand
et fort ce qui, selon ma thorie, ma gale-
ment donn des gnes mentaux parfaitement
sains car je tiens maintenant pour acquis
quun corps sain donne un esprit sain ; un
homme qui possde la vitesse brute possde
aussi la capacit de rflchir sur sa vie.
Toujours est-il que je me suis mari lge
de quinze ans alors que je travaillais sur les
65/771
docks pour les Socits Ptrolires. Elle tait
secrtaire ; elle tait mince, avait de longs
cheveux bruns et nous avons russi obtenir
tous deux les permis pour nous marier et en-
trer ensemble luniversit. Elle suivait des
cours dlectronique Gnrale (il faut recon-
natre quelle tait intelligente) et moi des
cours de prparation la carrire de cadre et
des cours de Jeu de Boules. Pendant cette
premire anne, elle ma si bien nourri que
jai pris quinze kilos de muscles ; la nuit, elle
pansait mes blessures. Je me suis souvent
demand si ce ntait pas elle aussi une espi-
onne dont la mission consistait dorloter le
fauve que jtais ; mais peut-tre le faisait-
elle parce que ctait ma premire femme,
ma seule femme, quelle avait dix-nuit ans,
quelle tait belle. Cette femme que je nai ja-
mais vraiment oublie.
Elle ma quitt pour un cadre ; elle a fait
sa valise et elle est partie en Europe avec lui.
Six ans plus tard, je les ai rencontrs un
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banquet sportif au cours duquel on devait
me remettre une coupe ; ils taient l, souri-
ants, gentils et je ne leur ai pos quune ques-
tion, une seule : Vous avez eu des enfants,
vous deux ?
Ella, mon amour, jai rflchi, est-ce que
tu mas engraiss puis bris le cur pour r-
pondre quelque grand dessein dune
socit ?
Quoi quil en soit, jtais furieux, bless.
Irrcuprable, pensais-je lpoque. Mais la
main qui avait caress Ella ne tarda pas
frapper les ennemis de Houston.
Je fais tristement le point sur moi-mme
au cours de cette priode de calme qui
prcde larrive dune nouvelle femme ; je
sais que je suis plutt intelligent ; il fallait bi-
en que je le sois pour avoir survcu. Pour-
tant, jai limpression de ne rien savoir et je
sens les vides de mon propre cur.
Comme ces spcialistes des ordinateurs,
jai des comptences ; je sais ce
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quaujourdhui signifie, ce que demain sera
mais cest peut-tre parce quil ny a plus de
livres (Mr. Bartholemew a raison, cest une
honte de les avoir transforms) que je me
sens si creux. Je me rends compte que si je
navais pas le souvenir de mon Ella, je ne
chercherais mme pas me rappeler parce
que cest lamour seulement que je me
rappelle.
Oui, je me rappelle ; jai lu pas mal de
livres pendant cette anne avec Ella et aprs
aussi, avant de devenir professionnel du Jeu
de Boules. En plus de tous les volumes con-
cernant le monde des affaires, jai lu lhis-
toire des rois dAngleterre, ce monument de
sagesse de T.E. Laurence, tous les romans
oublis, un peu de Rousseau, une biographie
de Thomas Jefferson et autres tranges mor-
ceaux. Cest sur bandes maintenant, tout
cela, en train de tourner, de seffacer, dans
quelque sous-sol humide.
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* *
*
Les rgles continuent se dgrader.
Pour le match de Tokyo, nous apprenons
que trois balles ovales seront en jeu en mme
temps.
Certains de nos joueurs les plus expri-
ments ont peur dentrer sur la piste. Mais
aprs avoir t d abord cajols, puis men-
acs, ils finissent par accepter de se joindre
lquipe ; seulement, ds que la partie est
commence, ils feignent des blessures et
dtalent sur la pelouse au milieu du stade
comme des lapins. Quant moi, je joue avec
encore plus de dsinvolture que dhabitude
et jen donne au public pour son argent. Les
patineurs de Tokyo sont ou bien en train de
jeter un coup dil furtif derrire eux pour
guetter lapproche de la balle quand je les
cogne, ou encore, les pauvres types, ils me
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surveillent de trop prs et se font descendre
par les balles.
Un de ces petits salauds a les reins briss
et frtille comme un poisson avant de mourir
dans une violente convulsion.
Les balles bondissent sur nous comme si
elles taient intelligentes.
Mais ainsi que je le sentais, le destin me
porte ; je suis un champ de force, un destruc-
teur. Dun coup de pied, je prcipite un mo-
tard sur la trajectoire dune balle lance
plus de 300 km/h. Jvite un enchevtre-
ment de motos et de patineurs, monte en
haut de la piste, pique vers un coureur / mat-
raqueur qui, pris de panique, me rate avec le
moulinet de sa crosse ; je ne fignole pas et je
le frappe aussitt avec la certitude absolue
(cest quelque chose que jai dj prouv)
quil est dj mort avant de toucher la
pelouse.
Une balle, peu aprs avoir t tire par le
canon, sort de la piste, dfonce la barrire de
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protection et retombe dans la foule en
fauchant le public. Quel spectacle !
Je me fais prendre par une balle ; cest
peut-tre la troisime ou la quatrime fois de
ma carrire que je suis touch. La balle tait
dj vers le bas de la piste quand elle a
heurt ma cuisse et ma botte et le coup nest
pas trop violent encore quil me fasse tituber
comme un bb. Un salopard de coureur se
prcipite sur moi mais larrive dun de nos
motards le force fuir. Puis un de leurs
patineurs passe ct de moi et cherche
me frapper, je le cogne dans le bas-ventre
avec mon coude ce qui le dcourage
dfinitivement.
Do je suis, en bas de la piste, et souf-
frant de ma jambe, jassiste la mort de
Moonpie. Ils lui tent son casque, douce-
ment, comme au ralenti, pendant que, me
tordant de douleur, incapable de venir son
secours, je hurle des insultes ; un salaud de
patineur lui ouvre la bouche du bout de sa
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botte ; ensuite, ils le cognent sur le sommet
du crne et lui cassent toutes ses dents qui
roulent sur la piste ; puis ils le savatent en-
core et le pitinent ; cette fois cest sa cervelle
qui jaillit. Il pousse un dernier soupir que les
camras ne manquent pas denregistrer.
Plus tard, je reviens en piste, roulant
nouveau en souplesse ; je me sens mal mais
je sais quil en est de mme pour tous les
autres ; jai alors ce dernier sursaut
dnergie, celui que jai toujours quand je
suis en forme, et juste avant la fin de la
partie, je russis un coup splendide :
coinant sous mon bras la tte dun de leurs
coureurs dune clef magistrale, je continue
patiner tout en lexpdiant en enfer, lui
crasant la figure de mon poing et prenant
de la vitesse jusqu ce quil pende derrire
moi comme un drapeau en berne ; puis je le
lche devant une balle qui le fait voler en lair
o il effectue un soubresaut des plus
comiques. Oh ! mon dieu ! mon dieu !
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Avant la partie qui doit dsigner le Cham-
pion du Monde, Cletus vient me voir avec la
nouvelle que jattendais, ce match qui doit se
drouler New York devant toutes les
camras de la multivision sera jou sans lim-
itation de temps. Les motos seront plus puis-
santes, il y aura quatre balles simultanment
en jeu et les arbitres sanctionneront les
joueurs trop timors en leur tant leur
casque.
Avec ces rgles-l, plus de souci se
faire, dis-je Cletus. Avant une heure de jeu
nous serons tous morts.
Cest un samedi aprs-midi et nous
sommes dans mon ranch de Houston ; nous
nous promenons dans ma voiture lectrique
parmi mes btes de Santa Gertrude. Cest
probablement la dernire fois que je con-
temple ce vritable trsor : mon propre
troupeau de bufs une poque o seuls
quelques rares privilgis de la classe des
cadres ont la possibilit de manger de temps
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en temps de la viande pour les changer de la
chair insipide des poissons dlevage.
Tu me dois une faveur, Clete, dis-je.
Tout ce que tu voudras , me rpond-il
en vitant de me regarder dans les yeux.
Je dirige la petite voiture vers ma barrire
en bois rustique et nous pntrons sous la
vote feuillue de mes chnes tandis que les
lupins bleus et les jonquilles des prs
avoisinants parfument lair de ce dbut de
printemps. Tout au rond de moi, je sens quil
est impossible que je survive ; jaimerais que
mes cendres soient parpilles ici (les enter-
rements ne sont pratiquement plus autor-
iss) pour quelles deviennent fleurs.
Je veux que tu mamnes Ella, dis-je.
Oui, aprs toutes ces annes, cest bien ce
que je veux. Alors tu arranges a, et nessaie
pas de trouver dexcuses, daccord ?
* *
*
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Notre rencontre a lieu dans ma villa prs
de Lyon au dbut du mois de juin, une se-
maine avant le match de New York, et je
crois quelle lit tout de suite au fond de mes
yeux quelque chose qui laide maimer
nouveau. Naturellement, moi je laime. Je
comprends en la voyant que depuis trs
longtemps je navais plus le sentiment de
vivre ; depuis cette poque trs lointaine,
dans un sicle pass o je navais pas dautre
identit que mon nom, o je ntais quun
simple travailleur des docks, bien avant que
jaie voyag dans le monde entier et que je
me sois immerg dans le bruyant cauchemar
du Jeu de Boules.
Elle embrasse mes doigts.
Oh, fait-elle doucement tandis que son
visage reflte un merveillement sincre.
Quest-ce qui test arriv, Johnny ?
Quelques jours de tendresse. Quand nos
deux corps ne sont pas enlacs, nous essay-
ons de nous souvenir et de tout nous dire : la
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faon dont nous nous tenions par la main,
comment nous nous tracassions dans lat-
tente du permis de mariage, quoi les livres
ressemblaient sur les tagres de notre an-
cien appartement de River Yaks. Nous lut-
tons parfois pour tenter de nous rappeler
limpossible ; cest vrai que lhistoire a dis-
paru, que nous navons ni familles ni repres
et que nous navons que nos courtes vies per-
sonnelles pour nous juger ; je veux quelle
me parle de son mari, des endroits o ils ont
vcu, du mobilier de sa maison, de tout. Et
moi, mon tour, je lui parle des femmes, de
Mr. Bartholemew et de Jim Cletus, du ranch
dans les collines non loin de Houston.
Je voudrais croire, ne serait-ce quune
fois, quelle ma t enleve par quelque force
malveillante de cet horrible sicle, mais je ne
peux chapper la vrit : elle est partie sim-
plement parce que je ntais rien cette
poque, parce que je navais aucune aspira-
tion et que je commenais ne vivre que
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pour le Jeu de Boules. Mais peu importe. De-
puis quelques jours, elle reste assise sur mon
lit et mes doigts touchent sa peau comme si
jtais aveugle.
Cest notre dernire matine ; elle sort de
la chambre en costume de voyage, les
cheveux ramasss sous une toque de four-
rure. Toute trace de douceur a disparu de sa
voix et elle a un sourire machinal. Elle joue
comme un motard, me dis-je ; elle grimpe
loin au-dessus de la mle, choisit le moment
o elle va piquer et dlivre un coup mortel,
imparable.
Au revoir, Ella , lui dis-je.
Et elle dtourne lgrement la tte pour
viter mes lvres qui effleurent la fourrure de
sa toque.
Je suis contente dtre venue, dit-elle
poliment. Bonne chance, Johnny.
* *
*
La fivre sempare de New York.
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La foule se presse sur la Place de
lnergie, sagglutine aux guichets du stade ;
partout o je passe, les gens cherchent
mapprocher, bousculent mes gardes du
corps et essaient de toucher ma manche
comme si jtais une ancienne figure reli-
gieuse, un voyant ou un prophte.
Avant que la partie ne commence, je suis
au garde--vous avec toute mon quipe
pendant quon joue les hymnes de la socit.
Aujourdhui, je suis la vitesse brute, me dis-
je pour me stimuler ; mais quelque part au
fond de moi, il y a une trace de doute.
La musique senfle et des voix se joignent
lorchestre.
Le jeu, toujours le jeu, gloire au jeu, dit la
musique et je sens mes lvres qui bougent.
Je chante.
Traduit par MICHEL LEDERER.
Roller Bail Murder.
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Tous droits rservs.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
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DIS-MOI TOUT DE TOI
par F.M. Busby
La recherche de sensations fortes peut al-
ler jusquau spectacle de la mort. Mais elle
peut aller encore plus loin : une socit qui a
perdu tout sens des valeurs peut aller
chercher la petite mort du ct des morts
eux-mmes. Mme si lamour reste le plus
fort.
LIDE vint de Charlie. Lui, Vance et moi
tions en ville, et nous ftions notre bonne
toile. Ramener le gros cargo hydrofoil sain
et sauf Hong Kong aprs avoir coup dans
les franges dun petit typhon pour respecter
lhoraire navait pas t chose facile. Nous
arrosions donc lvnement en long, en large
et en travers laide de drogues diverses ;
aucun dentre nous nen faisait usage bord,
mais terre ctait diffrent. Il y avait de lal-
cool, bien sr, plus certaines autres choses
selon les gots de chacun. Je me contentais
de cannabis et de lun des euphorisants les
plus anodins ; jai oubli la marque. Vance
tait en plein voyage, et dj loin ; quant
Charlie, il avait pris une telle vitesse sur les
amphtamines que je mattendais chaque
instant le voir draper dans les virages.
Eh, Vance ! Dale ! Avalez-moi un de ces
trucs-l, et allons prendre un pied quelque
part. Il nous tendait des Sensies violettes
quon nachte pas pour des clous ; lexpan-
sion sensorielle vaut de largent, et les
vendeurs le savent.
Quel genre de pied, Chazz ? Quand
Charlie se dchane, je deviens prudent.
Il y a un Nec dans le coin, quelques
blocs dici. Jamais essay a, Dale ?
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Non. Je ntais jamais all dans un
bordel Ncro ; je ne savais dailleurs pas trop
si jen avais vraiment envie.
Alors bon dieu, allons-y, vieux. Cest pas
quand tu seras plus jeune que tapprendras.
Quen penses-tu, Vance ? demandai-
je. Je perdais ma salive. Quoi que pt penser
Vance derrire son sourire bat, il aurait eu
bien du mal, de l o il tait, trouver les
mots pour le dire. Au bout dun moment, il
hocha la tte, trs posment. Un message
venu dailleurs, en stno.
Alors, daccord les copains ? Charlie
tendit une pilule Vance, puis il men donna
une et en prit une lui-mme. Vance avala la
sienne. Jhsitai, puis avalai la mienne mon
tour. Aprs tout, je ntais pas oblig de les
suivre jusquau bout si je nen avais pas en-
vie. Mais nous nous mmes en route vers le
Nec, Charlie en tte.
Tu as essay a souvent, Charlie ? Je
parle du Nec.
82/771
Quelquefois, Dale.
Quest-ce que a a de si attirant ? Je ne
vois pas trs bien. Je veux dire : les
gonzesses sont clamses, et aprs ?
Charlie haussa les paules. Cest
diffrent, cest tout. Bon, je vais te dire : un
jour, dans un boxon rgul, je crois que ctait
Marseille, jai dgot une nana sourde-
muette. Ctait reposant, si tu veux, pas be-
soin de parler. a naurait dailleurs pas servi
grand-chose. Au Nec, cest encore mieux,
parce quelles ne bougent pas. Et tu peux te
poser des questions leur sujet, te demander
ce quelles diraient si elles le pouvaient, et
ainsi de suite. Jen sais rien, Dale ; il faut y
tre, je suppose.
Vance ajouta : Le plus important, cest
ce quelles ne disent pas. Je navais jamais
souponn Vance dtre un Ncro ; Charlie,
videmment, touche tout ce qui ne risque
pas de le tuer. Et mme pour a, je crois quil
frle un peu les limites.
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Avant que jaie pu me dcider, nous tions
arrivs. Une femme nous accueillit ; je ne
my attendais pas. Petite, Eurasienne, elle
tait vtue de collants lastiques. Jaurais
aim que ce soit un bordel vivant ; la pilule
sensorielle commenait faire son effet, et
javais envie delle. Je nentendis pas les
premires questions de Charlie.
Ce soir, nous avons une bonne slection
dans les chambres A, dit-elle. Je suppose,
messieurs, que cest la catgorie A qui vous
intresse ? Je savais ce que cela signifiait :
aprs une certaine volution physique, la
catgorie passe B. Jai entendu parler den-
droits o il y a mme une catgorie C, mais je
prfre ne pas y penser.
Nous hochmes tous la tte, mme Vance.
Oui, nous avions choisi la catgorie A.
Alors je vais vous montrer les photo-
graphies de la liste A , dit-elle. Elle passa
derrire un comptoir pareil celui dun htel
et en revint avec deux paquets de
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photographies en couleurs de format 18 x 24.
Chaque photo reprsentait une femme nue,
tendue sur le dos, bras et jambes carts,
yeux clos. Mortes ; elles devaient ltre, bien
que ce ne ft pas vident.
Elle tala les deux paquets sur une lourde
table en teck. Celles-ci, dit-elle en
montrant un paquet du doigt, sont main-
tenues la temprature normale du corps.
Celles-l sont rfrigres, afin de pouvoir
servir plus longtemps dans la catgorie A. A
chacun ses prfrences.
Charlie et moi ne consultmes que la srie
des chaudes ; avec un sourire panoui, Vance
fouilla dans les deux paquets. Je maperus
que jtais trs attir par limage dune
femme petite et brune, voluptueuse dans sa
compacit. Charlie me la prit des mains.
H, a cest pour moi , sexclama-t-il.
Jallais discuter, bien quil ft vain de dis-
cuter avec Charlie, lorsque la photo lui fut ar-
rache son tour.
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Je navais pas vu lhomme entrer. Il tait
grand, avec un mince visage blme, portait
un costume gris clair et se dplaait silen-
cieusement. Il regarda la photographie.
Alors, elle attire dj des clients, dit-il.
M. Holmstrom, dit la femme, jai ici un
chque pour vous. Jespre que tout est satis-
faisant, lapparence de Mme Holmstrom et
tout le reste ?
Tout fait. LEurasienne retourna
derrire le comptoir et en rapporta une en-
veloppe quelle remit Holmstrom. Celui-ci
reposa la photographie sur la table, la remer-
cia et se dtourna pour prendre cong.
Une seconde, dit Charlie. Cette dame-l
est votre femme, peut-tre ?
Elle ltait.
Dsol, dsol. Mais je peux vous poser
une petite question ?
Bien sr. Je rpondrai si jen ai envie.
86/771
Charlie sourcilla. Alors voil, dit-il, ce
que je voudrais savoir, cest comment elle
tait quand enfin, je veux dire, avant ?
Je doute que vous puissiez dceler une
grande diffrence , dit lhomme, qui pivota
sur ses talons pour sortir. La porte se
referma sur lui tandis que Charlie restait
bouche be.
Mon intrt pour la petite femme brune
stait vanoui ; je feuilletai la pile des
chaudes. Je prends quand mme celle-ci ,
dit Charlie, payant son d lEurasienne qui
lui tendit une clef numrote. Il prit la direc-
tion quelle lui indiquait et sloigna dans un
couloir, droite du comptoir.
Je navais pas remarqu si le choix de
Vance stait port sur les chaudes ou sur les
froides, mais il sortit par une autre porte. Je
regardais toujours les photographies, incap-
able de choisir, incapable de me dcider.
La femme vint mon ct. Sans doute
navons-nous rien qui vous intresse dans
87/771
cette catgorie, monsieur ? La catgorie B,
peut-tre ?
Bon dieu, NON ! Je secouai violemment la
tte, feuilletant frntiquement les photos.
Celle-ci, peut-tre ? Non. Que diable faisais-
je l, de toute faon ?
Quelque chose dun peu spcial vous
conviendrait peut-tre mieux, monsieur.
Plus cher, videmment. Mais si le prix nest
pas un problme Une jeune fille, une gam-
ine, mais parfaitement dveloppe. Tue
dans un accident malheureux. Aucune mutil-
ation apparente, aucune intervention de
chirurgie esthtique. Et vierge, chose ex-
trmement rare dans notre commerce.
Permettez-moi de vous montrer sa photo.
La pilule sensorielle et leuphorisant se
livraient un duel lintrieur de ma tte et de
mon corps. Jattendis quelle mapportt la
photographie, que jexaminai.
Je nai jamais attach dimportance la
virginit ; visuellement, de toute faon, a na
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rien dapparent. Mais en regardant la jeune
fille sur cette image aux couleurs brillantes,
je me pris daffection pour elle. Ctait
quelquun que jaurais aim connatre. Je d-
cidai de me lancer, et de faire de mon mieux.
Aprs avoir pay, suivi un couloir et en-
gag la clef dans la serrure dune porte
numrote, jentrai et la regardai. Je ne com-
pris pas tout dabord le sentiment dtran-
get qui me saisit.
La diffrence entre une personne et sa
photographie, aussi bonne soit-elle, cest que
la personne est prsente, alors que limage
ne lest pas. La vision que javais l tait
mi-chemin entre les deux. La jeune fille tait
plus quune photographie, mais moins
quune personne. Je ne parvins pas saisir la
diffrence immdiatement ; il me fallut un
moment pour men imprgner.
Les cheveux blond-roux taient les
mmes, longs et boucls, tals autour de sa
tte. Je ne voulais pas les dranger ; je ne
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voulais pas toucher les tuyaux qui pompaient
travers son corps un liquide conservateur
tide pour le maintenir bonne temprature.
Le corps et les membres fins mais solides
semblaient encore assez sains pour quelle
pt se lever et marcher. Sa peau tait
vraiment chaude un peu sche, peut-tre.
Mais ctait le visage qui mattirait : des traits
forts bien que dlicats. Et je narrivais pas
comprendre comment quelquun pouvait
sourire dun air si heureux aprs sa mort. Je
voulais lui en demander la raison. Je voulais
lui demander un tas de choses.
La pilule sensorielle exigeait plus encore
de moi. Il y a des choses, je le sais, qui
peuvent aider une fille vierge. Bien que je
nen eusse connu que deux, lhabitude me
disposait ces prparatifs. Puis je me rendis
compte, stupidement, quaucun stimulus
naurait pu provoquer la moindre raction, et
que ltablissement lavait prpare aussi
90/771
soigneusement quil tait possible. Je la
pntrai donc.
Lentement et doucement, lentement et
doucement, levant la tte pour contempler
son sourire. Il fallait que je parle. Aimes-tu
a ? Et a ? Tu es belle ; le savais-tu ?
Le sourire sinflchit ; je ne sais comment
ni pourquoi. Mais par ce lger mouvement,
sa beaut me saisit et me captiva. Lintensit
de cette attirance mtonna. Jessayai de me
perdre dans la sensation le plaisir accru
par la pilule sensorielle mais je ny parvins
pas. Le sourire men empchait. Et je cessai
de lutter contre ce que jprouvais.
Pourquoi nas-tu jamais connu
lamour ? demandai-je. Tu aurais d. Tu
tais faite pour a. Jaurais aim Jaurais
aim lavoir rencontre avant. Car je savais,
maintenant, que ctait elle que javais tou-
jours cherche.
Et cela serait-il le seul amour quelle
aurait connu ? Avec mnagements, avec
91/771
douceur, jessayai de donner mon acte
toute sa valeur.
Il me fallait en savoir plus. Qui es-tu ?
Seul son sourire me rpondit. Que voulais-
tu ? Que puis-je te donner ?
Ce fut mon corps qui rpondit cela ; je le
donnai. Sans le vouloir, accueillant
contrecur lextase finale. Il me restait en-
core tant de choses dire, demander ; je ne
voulais pas la quitter. Mais ctait fait ; cest
la rgle, vivant ou mort.
Jembrassai son front lisse et relchai
mon treinte ; je me sentais vide, comme si
ctait moi qui avait d tre tendu l, et non
elle. Avec des gestes engourdis, je cherchai
mes vtements. Debout et rhabill, la main
sur la poigne de la porte, je regardai der-
rire moi. Rien navait chang ; elle souriait
comme lorsque je lavais vue pour la
premire fois. Sur la photo, et ici.
Mais tu ne mas rien dit. Non, et elle
ne me dirait rien. Au revoir, fis-je, je suis
92/771
dsol. Et je refermai la porte derrire moi.
A loppos du ct par o jtais venu, un
signe indiquait la sortie. Je me dirigeai vers
cette porte-l et posai la main sur la poigne,
mais je ne pus me rsoudre la tourner.
Si je men allais, je ne la reverrais jamais.
Il fallait que je retourne. Mon subconscient
devait le savoir depuis le dbut ; je maperus
que javais encore la clef.
Elle tait toujours pareille. Toujours le
mme corps mince et robuste, les cheveux, le
sourire. Si belle, et si seule. Le silence.
Je la contemplai un long moment. Puis je
lui dis de nouveau au revoir et me dtournai.
Mais je ne pouvais pas partir. Je mtais
souvenu de quelque chose.
Sa photographie. Elle allait maintenant
faire partie de la pile des chaudes, dans la
catgorie A pour Charlie, pour Vance et
pour nimporte qui. Et elle tait sans dfense.
Jimaginai Charlie avec elle. Charlie est un
type sympa ; je laime bien, en gnral. Mais
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quelquefois, aprs coup, il dit des choses que
je naime pas entendre. Je ne pouvais pas
supporter cette pense.
Et Charlie nest pas le pire. Certains
hommes la brutaliseraient.
Non. Ils ne lauraient pas. Personne ne
laurait. Elle tait moi, dsormais.
Avec douceur, je dplaai ses cheveux
pour faire apparatre les tubes en plastique
marron par lesquels le liquide entrait et sor-
tait de sa nuque. Les raccords sobstruaient
automatiquement ; seules quelques gouttes
de liquide incolore schapprent lorsque
jcartai les tubes.
Une robe aux couleurs criardes tait ac-
croche une patre, prs de la porte. Un
motif plus sobre lui aurait mieux convenu,
mais ctait tout ce quil y avait.
Je la vtis, aussi molle quune personne
ivre morte, et lemportai hors de la pice,
puis vers la sortie. Javais laiss la plus
grande partie de mon argent dans la
94/771
chambre ; ce ntait pas suffisant, je le savais,
mais javais un peu moins limpression dtre
un voleur.
Dans Hong Kong surpeupl, il y a encore
des pousse-pousse ; lhomme demanda :
Dame, pas bien ?
a ira mieux , dis-je, et il memmena
mon htel. Aprs nos deux premiers sjours,
je navais plus jamais pris de chambre dans
le mme htel que Charlie et Vance lorsque
nous tions terre.
Le veilleur de nuit senquit : Dame, a
va ? Je souris avec un hochement de tte et
la portai jusqu ma chambre.
Une fois l, je pris soin de sa beaut. a
va comme a ? Veux-tu autre chose ? Puis
je laimai de nouveau, et mendormis en la
tenant serre contre moi pour la protger du
froid.
Mais au matin, il ne subsistait plus aucun
doute. Mes ides staient rafrachies, elle
95/771
aussi. Elle ne ferait bientt plus partie de la
catgorie A, ni mme de la catgorie B.
Je ne pouvais pas laisser cela lui arriver.
Ni moi ; je naurais pu supporter de voir ce
que le temps lui ferait subir.
Je parcourus les rues encombres de
Hong Kong en rflchissant, me demandant
que faire. Leffet des drogues tait pass,
mais le problme demeurait. Nulle part dans
la ville je naurais pu lenterrer, mme si je
lavais voulu. Un ensevelissement en mer
tait hors de question ; je ne voulais la laisser
pourrir ni sous la terre ni sous la mer. Et le
bordel maurait fait poursuivre par la police
aussi inexorablement que ma compagne tait
elle-mme poursuivie par la catgorie B.
Il existe un quartier, sur les quais, o les
touristes peuvent louer des bateaux
moteur ; je my rendis, louai une embarca-
tion et croisai le long du rivage jusqu ce que
jeusse trouv un appontement dsaffect o
mamarrer. Les pousse-pousse taient rares,
96/771
dans les parages, mais jen trouvai un qui me
ramena dans les quartiers commerants, o
jachetai un radeau de sauvetage et quelques
autres objets, la plupart au march noir. Je
les emportai sur le bateau, puis retournai
mon htel.
Aussi froide quelle ft devenue, elle
souriait toujours. Je respectai sa rserve ;
ctait son droit. Je lui expliquai mes plans.
Je fais bien ? Cest ce que tu veux ? Son
sourire ne changea pas. Je restai assis
longtemps lui caresser les cheveux ; rien de
plus. Dans le miroir tach fix au mur, je vis
un imbcile. Je souris, et limbcile me re-
tourna mon sourire.
Nous restmes assis jusqu la nuit. Elle
demeura parfaitement tranquille, sans ja-
mais rpondre mes questions, et il fut enfin
temps de partir.
Le pousse-pousse tait lent ; lhomme,
mon avis, perdit son chemin plus souvent
quil ntait dusage pour les touristes
97/771
ordinaires. Mais nous finmes par rejoindre
le bateau de location, elle et moi.
Nous fmes bientt sur leau, dans lob-
scurit, vers le milieu de la baie o personne
ne risquait de nous dranger. Je gonflai le
radeau pneumatique et le mis couple, puis
je lui enlevai sa robe, que jtalai dans le
radeau. Enfin, malgr la houle de la baie qui
entravait mes mouvements, je ltendis sur
sa robe du mieux que je pus pour mettre sa
beaut en valeur. Puis je disposai les autres
objets autour delle, ce dont elle avait besoin,
avant dloigner le bateau et de jeter la
torche.
Les premires lueurs clairrent son
sourire inchang. Ses cheveux disparurent
dans une blouissante couronne de feu.
Jaurais voulu dtourner les yeux, il le fallait,
mais je ne pus my rsoudre. Je vis son souri-
re slargir en une expression dextase avant
quun rideau de flammes ne dissimult toute
la scne. Jen fus soulag. La thermite que
98/771
javais dispose autour delle senflamma al-
ors. Une explosion de chaleur fulgurante, un
nuage de vapeur deau, et elle disparut avec
le radeau.
Je ramenai le bateau son propritaire.
Le lendemain, de retour bord, Charlie
nous parla longuement de sa partenaire du
Nec. A lentendre, cette dernire voquait
plutt la catgorie B, mais je nen dis rien.
Vance ne fut pas trs loquace ; il se conten-
tait de grimacer un sourire. Je pense quil
ntait pas encore redescendu, bien quavec
lui, ce ft difficile dire. Il faisait son travail,
de toute faon.
Je ne pouvais rien raconter. Pas Charlie,
pas mme Vance. Difficile imaginer.
Jaurais tellement aim quelle me r-
ponde, mais elle navait pas voulu.
Traduit par JACQUES POLANIS.
Tell me all about yourself.
99/771
Robert Silverberg, 1973 (extrait de
For new dimensions, 3 ).
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
100/771
LE SYNDROME DE LA
MARIE-CLESTE
par Frank Herbert
Le monde moderne est devenu trop com-
plexe, trop rapide, trop prouvant pour bien
des gens. Quadviendra-t-il sil le devient en-
core un peu plus ?
LAUTOMOBILE de Martin Fisk, une Buick
1997 de lanne passe, triple turbine et
racteurs assists, jaillit de lautoroute, sin-
sinua entre un gigantesque camion-citerne
de rapprovisionnement en marche et un
autobus de banlieue, fila comme une flche
et sengouffra sur la premire des huit files
de droite, juste temps pour prendre la
bretelle marque NOUVEAU
PENTAGONE SEULEMENT Vitesse maxi-
male autorise : 120 km/h.
Fisk jeta un coup dil lindicateur de
rapport air / surface palpeur et vit quil
roulait 130, pas trop au-dessus donc de la
vitesse limite. Il se fraya alors un chemin
dans la circulation dense du matin et se
trouva dans la seconde file largement
temps pour rejoindre les voitures qui bifur-
quaient vers la rampe daccs au cinquime
niveau.
Une grosse limousine officielle, dont laile
avant tait orne dune dcalcomanie re-
prsentant un drapeau de gnral deux
toiles, lui fit une queue de poisson et il fut
oblig de redescendre 80 kilomtres
lheure. Il entendait la barre dattelage hurler
dans son dos alors que les voitures de sa file
102/771
sefforaient frntiquement dajuster leur
vitesse. Lombre dun hlicoptre de la circu-
lation passa sur la chausse. Jespre que le
chauffeur de ce gnral va y laisser son per-
mis, se dit-il.
Il tait dj dans la courbe ample qui
menait au cinquime niveau. A cet endroit, la
vitesse tait limite 90, et contrle. La
chausse entrait dans le btiment et Fisk ra-
mena la vitesse limite son indicateur
palpeur, cherchant des yeux le code de sa
sortie, BR71D2, qui brillait un peu plus loin,
clignotant mnmonique dun vert
blouissant.
Fisk arrivait derrire une navette interne
au btiment ; il se faufila dans la file de
droite, donna un coup sec sur le bouton de
commande de la centrale warning qui mit en
marche tous les feux clignotants autour de sa
voiture et dclencha les automatismes. Sa
machine capta le signal mis par la chausse,
103/771
passa sur automatique et, toujours 90,
sengagea sur la sortie.
Fisk lcha le levier de commandes.
Des crochets de traction qui se trouvaient
sous la Buick sengagrent dans les rubans
de freinage de la bretelle de sortie et sa voit-
ure sarrta si brusquement quil fut projet
en avant ; ce fut son harnais qui le retint.
Le grand signal lumineux rouge qui occu-
pait toute la paroi en face de lui se mit clig-
noter un avertissement : 7 SECONDES ! 7
SECONDES !
On a tout le temps, pensa-t-il.
Il tira dun coup sec avec la main droite
sur sa serviette qui se trouvait dans le loge-
ment sous le tableau de bord, tandis quil
dtachait son harnais de scurit de la main
gauche et pressait sur la commande douver-
ture de la portire avec son genou. Il se
trouva sur le passage pour pitons avec trois
secondes davance. La paroi lumineuse
sclipsa : la voiture fit un bond en avant et
104/771
plongea dans une cage dascenseur qui la
descendrait au sous-sol o elle serait range
dans un casier programm. En indiquant son
signal didentification personnel au systme
contrl par ordinateur, il rcuprerait sa
voiture vrifie, rvise et prte au trajet de
ce soir : la sortie de la ville, toujours
prilleuse.
Fisk jeta un coup dil sa montre-brace-
let ; plus que quatre minutes avant son
rendez-vous avec William Merill, lofficier de
liaison du Prsident du Bureau de Contrle
Intrieur, patron de Fisk. Adoptant la dis-
courtoisie impersonnelle de rigueur, Fisk se
joignit la cohue des gens qui se htaient sur
le tapis roulant.
Un jour, se disait-il, jaurai un chic trav-
ail agrable et de tout repos dans une sta-
tion hydroponique ocanique, o tout ce que
jaurai faire consistera surveiller des
cadrans et o il ny aura rien de plus rapide
que des tapis roulants qui iront 65
105/771
kilomtres lheure. Il pcha une pilule verte
dans la poche de son veston et lavala, es-
prant quil ne serait pas oblig den repren-
dre une autre pour ramener la normale sa
pression sanguine.
Mais il tait dj dans la capsule pneu-
matique de lascenseur qui lamnerait selon
une courbe particulire une courte distance
pied de sa destination. Il entoura de ses
bras la barre dappui. La porte se referma
avec un bruit sourd. Il entendit un sifflement
lointain, prouva sur ses paules la douce ac-
clration du mouvement sinusodal de
translation et se retrouva devant le mur op-
pos, jaune et nu, quil connaissait bien. La
pression diminua, la capsule simmobilisa et
sa porte souvrit.
Fisk pntra dans une vaste galerie, es-
quiva les files qui menaient au trottoir
grande vitesse et se fraya un chemin parmi
les pitons qui se rendaient leur travail en
se htant tout autour de lui.
106/771
Quelques secondes plus tard, il tait dans
le bureau de Merill, devant une secrtaire du
Corps Auxiliaire des Femmes, une brune bi-
en roule et lair efficace. Elle le regarda
entrer depuis son bureau.
Oh, monsieur Fisk, dit-elle, je suis bien
contente que vous ayez une minute davance.
M. Merill est dj arriv. Vous pourrez avoir
neuf minutes. Jespre que ce sera suffisant.
Il a un emploi du temps trs charg, au-
jourdhui, et cet aprs-midi, il y a la runion
de la Sous-Commission du Conseil de Scur-
it, avec le Prsident. Elle tait dj leve et
lui ouvrait la porte intrieure. Est-ce que ce
ne serait pas merveilleux si on pouvait in-
venter des journes de quarante-huit
heures ? demanda-t-elle.
Cest dj fait, pensa-t-il. On sest simple-
ment content de les faire tenir dans le bon
vieux modle de vingt-quatre heures.
M. Fisk est arriv , annona-t-elle en
seffaant.
107/771
Fisk tait maintenant dans le Saint des
Saints, et il se demandait pourquoi il nar-
rivait pas ster de lesprit la soudaine prise
de conscience du fait quil ny avait que
trente-deux minutes quil tait sorti au
volant de sa voiture de lascenseur du garage
de son appartement, 160 kilomtres de l.
Merill, un homme roux et sec, au visage
troit, la peau livide seme de taches de
rousseur, tait assis, lair tendu, derrire son
bureau qui se trouvait juste en face de la
porte. Il leva sur Fisk ses yeux verts et linvita
franchir le seuil. Entrez et asseyez-vous,
Marty, mais dpchez-vous.
Fisk traversa le bureau. Ctait un
hexagone irrgulier, dont la plus grande di-
agonale mesurait peut-tre douze mtres.
Merill tournait le dos au mur le plus troit. A
sa droite se trouvait la paroi la plus large, en-
tirement occupe par un tableau synoptique
reprsentant une carte des tats-Unis, lin-
tensit lumineuse des lignes rouges, bleues
108/771
et violettes qui la sillonnaient symbolisant la
densit de la circulation sur les grandes voies
express qui sentrecroisaient dans tout le
pays. Il y avait une carte semblable au pla-
fond, mais celle-ci montrait lensemble de
lhmisphre nord et se limitait aux axes de
premire priorit, large de vingt voies ou
plus.
Fisk se laissa tomber dans le fauteuil qui
se trouvait devant le bureau de Merill, re-
poussa une mche brune sur son front et
sentit quil tait humide de transpiration.
Flte ! pensa-t-il. Il va falloir que je prenne
une autre pilule.
Alors ? demanda Merill.
Tout est l, rpondit Fisk en flanquant
la serviette sur le bureau de Merill. Dix jours
de voyage, soixante-cinq mille kilomtres et
dix-huit entretiens particuliers, plus cin-
quante et une autres entrevues et des rap-
ports de mes assistants.
109/771
Vous savez que le Prsident est trs
proccup par ce sujet, fit Merill. Jespre
que cest prsent de telle sorte que je puisse
lui en parler cet aprs-midi.
Cest en ordre, rpondit Fisk. Mais a
ne va pas vous plaire.
Ouais, eh bien je my attendais, dit
Merill. De toute faon, il ny a pas grand-
chose qui me plaise dans tout ce qui choue
sur ce bureau. Il leva tout dun coup les
yeux sur une ligne jaune qui tait apparue
sur la Carte au-dessus de leurs ttes, indi-
quant une obstruction partielle sur la
transcontinentale, prs de Caracas. Sa main
droite se leva vers le bouton dun interphone
et resta dessus jusqu ce que le jaune ait fait
place du rouge, puis du bleu tirant sur le
violet.
Le quatrime problme dans cette r-
gion depuis deux jours, fit Merill en retirant
sa main du bouton. Il faudra que je trouve le
moyen den parler Mendoza dans le
110/771
programme de ce matin. Bon. Il se tourna
vers Fisk. Faites-moi un rsum, le modle
conomique. Quest-ce qui prend tous ces
cingls pour quils dmnagent dun bout du
pays lautre, comme a ?
Il y a une vingtaine dlments qui se
recoupent tous, pour tayer mon ide
premire, rpondit Fisk. Le service Psy la
confirme galement. La question est de sa-
voir si a va se stabiliser et sarranger. Vous
pourriez signaler au Prsident, en dehors du
rapport, que tout cela est plein dimplica-
tions politiques. Et dlicates, avec a, si lhis-
toire vient filtrer.
Merill appuya sur le bouton dun enregis-
treur, sur son bureau. Trs bien, Marty,
nous allons enregistrer tout a. Reprenons
les faits et rsumons-nous. Jcouterai la
bande pour examen en lisant votre rapport.
Fisk hocha la tte Trs bien. Il sortit
de la serviette des dossiers bourrs de papi-
ers et les rangea devant lui. Nous
111/771
disposions videmment du rapport originel,
qui exposait le fait que des gens se d-
plaaient hardiment dun bout du pays
lautre, en quantits plus importantes que la
normale, depuis des points de dpart
auxquels nous naurions jamais pens, pour
rallier les destinations auxquelles nous nous
attendions le moins. Et ces gens, loin dtre
des pionniers audacieux qui auraient dplac
leurs racines par esprit daventure, se
rvlaient tre les individus les plus timides
qui soient.
Les profils psy se trouvent-ils dans
votre rapport ? demanda Merill. Je ne men
sortirai pas avec le Prsident si je nai pas
toutes les preuves ncessaires.
Cest l, rpondit Fisk en tapotant lune
des chemises. Jai aussi des photocopies de
factures de restoroutes itinrants et de
camions-citernes pour des ravitaillements en
marche, qui montrent que les gens dont il est
112/771
question dans ces rapports sont bien ceux
que nous avons analyss.
Inquitant , fit Merill. Il jeta un coup
dil au plafond sur une brve lueur jaune
du ct de Seattle et ramena son attention
sur Fisk.
Les rapports des services national et
fdral des contributions directes sont l
aussi, poursuivit Fisk en dsignant un autre
dossier. Et, ah oui, le nombre des pro-
pritaires de voitures est, par endroits, en
chute vertigineuse. Jai aussi des chiffres sur
les transferts de permis de conduire, et des
relevs de banques et de compagnies das-
surances qui montrent les transactions com-
merciales effectues lors de ces dmnage-
ments. Vous savez, certains de ces cingls
ont vendu perte des affaires florissantes
pour sadonner des carrires diffrentes sur
les lieux de leur nouveau domicile. Dautres
ont accept un nouvel emploi un salaire in-
frieur. De trs grosses entreprises en sont
113/771
fort ennuyes. Elles ont perdu leurs chevilles
ouvrires pour des raisons insenses. Et le
ministre de la Sant Publique a calcul
que
Oui, mais quest-ce que a voir avec
leffondrement du nombre des propritaires
dautomobiles ? demanda Merill.
On peut toujours lui faire confiance pour
mettre droit dans le mille, se dit Fisk. On
enregistre parmi ces gens une dgringolade
du nombre des propritaires de voitures,
rpondit-il.
Est-ce que les gens de Dtroit se
doutent de quelque chose ? demanda Merill.
Jai fait de mon mieux pour les
dpister, rpondit Fisk, mais a va faire du
bruit lorsque leurs enquteurs iront interrog-
er les mmes personnes que moi.
Nous ferions mieux de les inviter
tudier nos constatations, suggra Merill. Il y
a de gros allis politiques l-bas. Et quoi
114/771
ressemblent les communauts choisies par
ces cingls ?
Cest trs rvlateur, rpondit Fisk. La
plupart des rgions qui ont reu une grosse
affluence sont ce que les ingnieurs qui con-
struisent nos autoroutes appellent irrvren-
cieusement des marcages de cours
suprieur, cest--dire des endroits o les
embranchements des autoroutes vont en se
ramifiant, ce qui permet de quitter plus fa-
cilement les voies express.
Par exemple ?
Oh New York, San Francisco, Seattle,
Los Angeles.
Cest tout ?
Non. Il y a eu des augmentations de
population significatives dans des zones o
la construction des autoroutes ralentissait la
circulation. Il y a eu des vagues Bangor,
dans le Maine, Blaine, dans le Washing-
ton Et, grand Dieu ! Calexico, en Cali-
fornie ! Ces villes ont vu dbarquer cent
115/771
soixante-dix nouveaux arrivants au cours de
deux week-ends conscutifs.
Je suppose que les courbes de distribu-
tion sont cohrentes ? fit Merill dune voix
lasse.
Dun bout lautre. Ils sont tous dun
certain ge, voire dun ge certain, ils con-
duisent des voitures anciennes, bien entre-
tenues, ont peur de prendre lavion et
naiment pas dire pourquoi ils sont alls si
loin. Le profil de rgions entires de ces
zones de marcages en a t modifi. Il y a
quelque chose duniforme chez eux : ce sont
des gens conservateurs, timides vous voyez
le genre.
Jen ai bien peur. a risque davoir des
rpercussions politiques, aussi. La reprsent-
ation au Congrs changera dans ces rgions
pour se conformer au nouvel tat de fait,
cest certain. Cest ce que vous vouliez dire,
nest-ce pas ?
116/771
Oui. Fisk vit quil ne lui restait plus
que cinq minutes et sentit sa nervosit aug-
menter. Il se demanda sil oserait avaler une
pilule devant Merill, dcida quil valait mieux
nen rien faire et poursuivit. Vous devriez
galement tudier le problme du point de
vue des assurances. Les tarifs augmentent et
les gens commencent se plaindre. Il y avait
un rapport sur mon bureau, lorsque je suis
rentr, hier soir. A un homme prs, ces
cingls taient tous des conducteurs faible
risque. Comme ils sortent du march, les
charges supportes par les autres augmen-
tent dautant.
Je ferai peut-tre faire une enqute
complmentaire, rpondit Merill. Autre
chose ? Il ne vous reste presque plus de
temps.
Il ne vous reste presque plus de temps, se
rptait Fisk. Lhistoire de notre vie tous. Il
montra un autre dossier. Voici les rapports
sur les personnes disparues. La courbe qui
117/771
lillustre correspond cette thorie. Jai aussi
des notes sur les divorces, qui valent la peine
dtre regardes de prs : des femmes ont re-
fus de rejoindre leur mari lors de ces d-
placements ; et des choses comme a.
Le mari a dmnag et sa femme a re-
fus de le rejoindre ?
Cest ce qui se passe le plus souvent. Il
est quand mme arriv aussi quelquefois que
ce soit la femme qui sen aille et refuse de re-
venir. Abandon de domicile Trs
caractristique.
Oui, cest bien ce que je craignais, fit
Merill. Trs bien, jtudierai tout a quand
Encore une chose, chef, le coupa Fisk.
Les tlgrammes et les comptes rendus des
compagnies de dmnagement. Il indiqua
du doigt un pais dossier sur la droite. Jai
fait faire des photocopies, parce que sans
cela peu de gens accepteraient de nous
croire.
Ah oui ?
118/771
Une compagnie de dmnagement
reoit lordre de disons Bangor, daller
chercher tout le contenu de la maison qui se
trouve, par exemple, Tulsa, dans lOk-
lahoma. La demande contient une requte,
celle de nourrir le chat, le chien, le perroquet
ou nimporte quel animal. Et, lorsque les
dmnageurs se rendent ladresse, cest
pour dcouvrir dans la maison un chat ou un
chien affam, voire mme parfois mort de
faim. Un dmnageur a trouv un bocal de
poissons rouges morts.
Et alors ?
Ces maisons cadrent parfaitement avec
le reste, expliqua Fisk. Les dmnageurs
trouvent des dners quon avait laisss mi-
joter, le couvert mis et tous les signes qui
montrent que les gens taient partis avec
lintention de revenir mais ntaient pas
revenus. Il y a un nom pour a dans lindus-
trie du dmnagement : ils appellent a les
119/771
dmnagements la Marie-Cleste, daprs
lhistoire du bateau voiles qui
Je connais lhistoire , trancha Merill
dune voix morose.
Merill passa une main lasse sur son vis-
age, puis la laissa retomber sur son bureau
avec un bruit sourd. Trs bien, Marty, a
colle, dit-il. Ces gens-l sen vont pour la
promenade du samedi ou du dimanche
aprs-midi. Ils se trompent de chemin,
prennent par erreur une bretelle daccs
sens unique et se retrouvent coincs sur une
voie express grande vitesse. Ils nont jamais
roul plus de 240 de toute leur vie et le ray-
on porteur de a voie express les force rouler
plus de 450 ou 480, alors ils paniquent, ils
passent sur automatique et ils nosent plus
toucher rien jusqu ce que les automat-
ismes les fassent ralentir pour bifurquer.
Aprs a, on a de la chance si on arrive les
faire remonter dans quelque chose avec des
roues.
120/771
Ils vendent leurs voitures, poursuivit
Fisk. Ils sen tiennent au mtro local et aux
moyens de transport de surface. Les
marchands de voitures doccasion ont repr
ces gens-l ; ils les appellent des paniqus.
Un cingl avec une plaque dimmatriculation
dun autre tat vient les voir, tout tremblant,
lil vitreux, et leur demande : Combien
me donnez-vous pour ma voiture ? Le
marchand lassomme au passage,
videmment.
videmment, rpta Merill. Enfin, il
vaut mieux que nous passions tout cela sous
silence, jusqu ce que le Congrs ait vot les
crdits pour la nouvelle voie express, le
Trans-Huron. Aprs a Il haussa les
paules. Je ne sais pas quoi, mais nous
trouverons bien quelque chose. Il fit un
geste de la main pour congdier Fisk, se pen-
cha vers lenregistreur de rapports qui jaillit
du bureau. Ne vous loignez pas, Marty,
121/771
que je puisse vous joindre en cas
durgence , dit-il.
Quelques secondes plus tard, Fisk tait
dans la galerie, devant les files allant vers le
tapis roulant grande vitesse qui le con-
duirait son propre bureau. Un homme le
bouscula et Fisk se rendit compte quil se
tenait debout sur le pas de la porte du bur-
eau, peu dsireux de sengager dans le
couloir envahi par les multitudes grouil-
lantes qui passaient dans un sifflement.
Non, se dit-il. Ce nest pas que je nen aie
pas envie ; jai peur, cest tout.
Mais il tait tout de mme assez honnte
envers lui-mme pour raliser que ce ntait
pas du tapis roulant grande vitesse quil
avait peur. Ctait de ce que le tapis signifiait,
de lendroit o il pourrait lemmener.
Je me demande ce que ma voiture me
rapporterait, pensa-t-il. Puis il se posa une
question : Est-ce que ma femme dmn-
agerait ? Il essuya sur sa manche la paume
122/771
de sa main couverte de sueur avant de pren-
dre une autre pilule verte dans sa poche et de
lavaler. Puis il fit un pas en avant dans la
galerie.
Traduit par DOMINIQUE HAAS.
Mary Celeste Move.
Frank Herbert, 1976.
Presses Pocket, 1981, pour la
traduction.
123/771
MASQUE A GAZ
par James D. Houston
La voiture est probablement lobjet le
plus caractristique du XX
e
sicle, celui qui
a le plus profondment remodel le paysage,
les villes, les comportements humains eux-
mmes. Dans la prcdente nouvelle, elle al-
lait trop vite. Dans celle-ci, elle ne roule plus
du tout : le Grand Embouteillage est prob-
ablement, avec la guerre atomique, le fant-
asme le plus significatif de notre avenir
proche.
Charlie Bates nattachait pas une grande
importance aux autoroutes. Comme il le
disait souvent sa femme, quand il rentrait
de son travail, il les utilisait ou non. Il les
classait parmi ces commodits obstacles
dont le monde tait si invitablement en-
combr. Il ne fut donc ni surpris, ni drout
lorsquun aprs-midi dt, vers dix-sept
heures trente, sur les huit voies autour de lui,
la circulation se mit ralentir, puis finale-
ment sarrta compltement.
Il ne commena sinquiter que lorsque
le mouvement reprit une demi-heure plus
tard. Son moteur tait arrt, sa voiture tait
en prise : pourtant elle se mit avancer
lentement comme si une autre voiture la
poussait. Charlie se retourna, mais le con-
ducteur derrire lui stait retourn aussi, et
celui derrire lui galement. Tous les con-
ducteurs sur toutes les voies staient re-
tourns pour voir qui poussait. Charlie en-
tendit sa plaque minralogique se froisser. Il
ouvrit la portire et mit pied terre.
Il se trouvait dans le tournant dun
changeur lev, qui dominait un autre
125/771
changeur en contrebas, et plus bas encore
une ligne droite douze voies qui menait au
centre de la ville.
Aussi loin que Charlie pt voir, dans nim-
porte quelle direction, les voitures taient
presses les unes contre les autres, voie
contre voie, et rien ne bougeait. On ne pous-
sait plus, car, de toute vidence, il ny avait
plus dendroit vers lequel pousser. Il regarda
lintrieur des voitures prs de lui. Les con-
ducteurs taient un peu inclins suivant la
pente du tournant. Personne ne semblait
sinquiter. Ils attendaient tranquillement.
Tous les moteurs taient maintenant arrts.
Au-dessous de lui, aux niveaux infrieurs, on
attendait aussi des milliers de voitures, et
pas un son, pas de klaxon, pas de cris. Au
dbut, le silence ennuya Charlie, leffraya.
Cependant, il dcida que ctait la seule faon
civilise de se comporter. Pas la peine de
snerver, pensa-t-il. Il remonta dans sa
126/771
voiture, et referma la porte aussi doucement
que possible.
Lorsque Charlie se fut habitu au silence,
il finit par le trouver reposant. Une autre
heure passa. Puis un hlicoptre les survola
et un haut-parleur annona :
Votre attention, sil vous plat. Vous tes
pris dans un embouteillage qui concerne
toute la ville. Il faudra au moins vingt-quatre
heures pour le rsorber. Vous avez le choix :
ou passer la nuit sur place dans votre voit-
ure, ou la laisser sur lautoroute. La municip-
alit assurera la protection par la police
pendant la dure de la crise.
Lhlicoptre dlivra son message environ
tous les cinquante mtres. Un lourd mur-
mure le suivit le long de lautoroute. Le con-
ducteur le plus proche de Charlie se pencha
la fentre :
Ils sont fous ?
Charlie le regarda.
127/771
Ils doivent tre fous ! Vingt-quatre
heures pour rsorber un damn
embouteillage ?
Charlie secoua la tte, partageant la stu-
peur de lautre automobiliste.
Probablement un carambolage quelque
part plus loin, dit lhomme. Jen ai vu
dautres avant. a ne prend jamais plus
dune heure ou deux. Je ne sais pas ce que
vous allez faire, mais moi, je vais attendre
que a se passe. Sils simaginent que je vais
laisser ma voiture l sur lautoroute, ils se
mettent le doigt dans lil !
Il sappelait Arvin Bainbridge. Pendant
que scoulaient deux heures de plus, Charlie
et lui parlrent de la circulation et au monde.
Il commenait faire nuit quand Charlie d-
cida que lui, au moins, devrait aller tl-
phoner sa femme. Arvin pensait que lem-
bouteillage allait se terminer dun instant
lautre, de sorte que Charlie attendit encore
un peu. Mais rien ne se passa. Finalement,
128/771
Charlie sortit de sa voiture avec lintention
de trouver une cabine tlphonique. Mais il
se rendit compte que pour arriver en bas, il
lui faudrait faire au moins deux kilomtres
pied pour trouver la sortie. Heureusement,
Arvin avait une corde de remorquage dans
son coffre. Charlie lattacha la rambarde,
agita le bras en signe de remerciement, passa
par-dessus la barrire et descendit jusquau
second niveau. L, il saccrocha au tronc dun
grand arbre et se laissa glisser jusquau sol.
En levant les yeux vers le contrefort en bton
massif de lautoroute et vers la corde dArvin
se balanant loin au-dessus de lui, Charlie
comprit quil ne regrimperait jamais l-haut.
Au diable ! se dit-il, je ferais aussi bien de
rentrer. Les flics seront l pour surveiller. De
plus, la voiture est entirement paye. Il se
mit la recherche dun autobus ou dun taxi,
mais tout semblait bloqu par
lembouteillage.
129/771
Dans un bar, o il sarrta pour se ra-
frachir, il apprit que chaque sortie, chaque
entre, chaque voie dans le complexe
autoroutier autour de la ville, tait
embouteill.
Et vous savez, lui dit le patron du bis-
trot, cest drle : il ny a pas eu un seul acci-
dent. Ils ont dit que tout stait pass gradu-
ellement. Les choses ont ralenti petit petit,
et la ville tout entire sest arrte tout fait.
Certains types nont mme pas utilis leurs
freins. Ils ont juste avanc dun kilomtre
lheure et puis ils se sont arrts.
Il fallut deux heures Charlie pour ren-
trer chez lui pied. Quand il arriva, sa
femme, Fay, tait au bord de la crise de
nerfs.
Pourquoi nas-tu pas tlphon ?
Mais jai essay, chrie !
Et quest-ce qui est arriv ton
pantalon ?
130/771
Il regarda dun air penaud son pantalon
en whipcord tout dchir.
Je me suis laiss glisser le long dun
arbre et je suppose que quelquun y avait
laiss un clou.
Pour lamour de Dieu, Charlie, ce nest
pas le moment de plaisanter. Si tu savais ce
que je me suis fait comme mauvais sang !
Mais je ne plaisante pas ! Tu as de la
veine que jaie pu descendre. Quelques-uns
des gars sont encore l-haut. Les plus vieux,
les plus gros ne pouvaient pas passer par-
dessus la rambarde. Et un tas de types ne
voulaient pas sen aller. Ils vont probable-
ment rester dehors toute la nuit.
Elle avait lair au bord des larmes et le re-
gardait comme sil tait fou.
Charlie, je ten prie
Il lentoura de son bras et la serra contre
lui.
Quest-ce quil sest pass, Charlie ? O
as-tu t ?
131/771
Il la conduisit jusquau canap et ils sas-
sirent. Son genou poilu passait travers le
tissu dchir.
Jai pens que tu le verrais la tl, ou
quelque chose
Mais voir quoi la tl ?
Pendant que Fay sanglotait et reniflait, il
lui raconta toute lhistoire. Quand il arriva au
terme de son rcit, elle tait assise toute
droite et le regardait fixement.
Charlie Bates, tu veux dire que tu as
laiss ta voiture sur lautoroute ?
Mais, chrie, quest-ce que je pouvais
faire dautre ? Je ne pouvais pas rester l-
haut toute la nuit ! Pas dans une Volkswa-
gen. Jaurais attrap froid. Jaurais eu des
crampes partout !
Tu aurais pu te mettre dans la voiture
de quelquun dautre. Cet Arvin, ce type,
taurait bien laiss monter. Quelquun avec
un chauffage ou un grand sige larrire, ou
quelque chose
132/771
Tu ne peux pas entrer comme a dans
la voiture de quelquun dautre et y passer la
nuit. De toute faon, je voulais te tlphoner.
Cest pourquoi je suis descendu, en premier
lieu.
Elle frotta son genou nu.
Oh ! Charlie. Et sappuyant de nou-
veau contre lui :
Au moins, dit-elle, il ne test rien arriv
toi. Cest la chose la plus importante !
Elle se pelotonna contre lui et ils restrent
silencieux jusqu ce quelle dise :
Charlie, quest-ce quon va faire ?
A quel sujet ?
Pour la voiture.
Attendre, je suppose. Attendre jusqu
demain au moins, jusqu ce quils aient li-
quid lembouteillage. Puis y retourner. Bien
sr, ce ne sera pas aussi facile que cela en a
lair. Probablement, il faudra arriver jusqu
la pntrante la plus proche et faire deux ou
trois kilomtres pied sur lautoroute, sur le
133/771
terre-plein central, je pense En plus il faut
aller jusqu lapproche elle-mme, qui se
trouve au beau milieu de la ville. Peut-tre
pourrais-je emprunter une bicyclette. Je ne
sais pas trs bien comment nous
Dis donc, Don et Louise ont un tandem.
Peut-tre quon pourrait le leur emprunter et
y aller tous les deux.
Peut-tre, dit Charlie dun air fatigu.
On se proccupera de a demain. Je suis
fourbu !
Le lendemain matin, Charlie emprunta le
tandem de Don et Louise, Fay emballa un
panier repas et ils pdalrent travers la
ville, en simaginant quils allaient arriver as-
sez tt pour tre sur place quand leur voiture
serait libre, bien quune solution rapide ne
part plus probable. Les nouvelles du matin
prdisaient trente-six heures de plus avant
que la circulation ne reprenne. Lembouteil-
lage ne couvrait pas seulement les
autoroutes, mais toutes les rues principales
134/771
et les intersections clefs, o les autobus, les
cars et les camions taient tous imbriqus les
uns dans les autres. Cela stendait mme
au-del de la ville. La police avait essay de
bloquer le trafic larrive, mais ctait im-
possible. Toutes les autoroutes traversaient
la ville ou son rseau de faubourgs. Des mo-
tocyclistes impatients avaient mis en doute
les rapports de police. Ils finirent par rompre
les barrages sur les routes et la confusion
stendit dans toutes les directions raison
de cent voitures lheure.
Charlie et Fay dpassrent tout cela
adroitement en suivant une dviation par des
rues restes libres que Charlie avait repres,
aprs avoir vu les nouvelles la tlvision. Ils
pdalrent pratiquement toute la matine. A
la fin, ils gravirent une norme cte et d-
cidrent de prendre un ascenseur jusquau
toit dun immeuble dominant lautoroute o
tait gare leur voiture. Charlie avait em-
port une paire de jumelles de marine. Cest
135/771
ce poste de guet quils mangrent leur
djeuner et surveillrent le long serpent de
voitures silencieuses.
Tu peux voir la ntre, Charlie ?
Oui, elle a lair O.K. Un peu com-
presse, mais O.K.
Fais voir !
L !
Bon sang ! dit Fay. Quelques-uns de ces
pauvres types sont encore assis l-bas. Ils ne
savent donc pas quel point leurs femmes
doivent tre inquites ?
Leurs femmes ont probablement en-
tendu les nouvelles. A lheure quil est, tout le
monde doit tre au courant.
Mais inquites tout de mme, jen suis
sre.
Elle embrassa Charlie. Je suis contente
que tu sois rentr ! Puis, regardant de
nouveau :
136/771
Je suppose que tous ces gens ont faim.
Peut-tre faudrait-il leur apporter des
sandwiches.
Il en faudrait un tas pour nourrir tous
ceux qui sont sur lautoroute, ma chrie.
Je veux dire ceux qui sont juste autour
de notre voiture. Cet Arvin, par exemple. Tu
sais enfin, tes amis, quoi
Mais Fay, je ne les connais pas trs
bien.
Oui, mais nous devrions faire quelque
chose !
La Croix-Rouge doit y tre, dit Charlie,
ce nest pas une croix sur cet hlicoptre du
ct de lhtel de ville ? Passe-moi les
jumelles.
Ah ! oui, dit Fay. Oui, ils jettent des
petits paquets.
L ? Montre. Oui. Oui, cest exactement
ce quils font. Les gars sont debout sur le toit
de leur voiture et font des signes. Je suis sr
137/771
quils ont d passer une nuit drlement
dsagrable !
Pauvres choux !
Charlie mchait un sandwich au thon et
scrutait la ville comme un navigateur. Au
bout dun moment, Fay pointa son doigt :
Regarde, Charlie, l-bas. Deux hli-
coptres de plus.
O ? Ah ! oui ! Ils ont lair doiseaux
militaires. Je suppose que lArme doit tre
dans le coup aussi.
Quest-ce quils font ? Ils enlvent une
des voitures ?
Non. Ce nest pas une voiture. a
ressemble une longue caisse troite. Et ils
ne la soulvent pas, ils la descendent. Il y a
deux types en bas, en bleus, en train de lat-
tendre. Voil. Cest descendu. Ils lattachent
au terre-plein central. Attends une seconde.
Ce nest pas une caisse. Un des gars vient
douvrir une porte sur le devant et vient dy
entrer. H ! Les gens sautent hors de leur
138/771
voiture et accourent vers le terre-plein. Ils
arrivent en courant de partout, passant par-
dessus les capots. Quelquun vient de ren-
verser lautre type en bleu. Je crois quil va y
avoir une bagarre. Ils sont tous rassembls
autour de la porte en train de pousser. Non.
Je crois que a va sarranger. Le gars lin-
trieur vient de sortir et il est en train de
coller un signe sur la porte. Les hommes sen
vont. Les femmes salignent le long du terre-
plein maintenant.
Pauvres petites !
Une femme vient juste douvrir la porte
et elle est entre.
Oh ! Charlie, que je suis contente que tu
sois rentr !
Et moi donc !
Du haut de leur toit, ils pouvaient en-
tendre priodiquement les messages de
lhlicoptre de la police. A la fin de la
premire journe, les prdictions pour
mettre fin lembouteillage taient dau
139/771
moins deux, sinon trois jours de plus. Srs
dtre tout prs, si jamais cela prenait fin,
mais fatigus la seule pense de pdaler
travers la ville deux fois par jour du poste de
guet leur domicile et retour, ils dcidrent
de louer un appartement dans limmeuble
au-dessous deux. Heureusement, il y en
avait un de libre au dernier tage, juste en
face de lautoroute. Ils sy installrent le soir
mme, bien quils aient eu peu de choses y
installer en dehors des jumelles et dun ther-
mos. Ils convinrent que Charlie pdalerait
jusqu la maison, le lendemain, pour pren-
dre quelques objets de premire ncessit,
pendant que Fay garderait un il sur la
voiture.
Leur plan marcha merveilleusement. Une
fois sur place, ils tablirent un tour de garde,
quatre heures chacun. Charlie avait calcul
que depuis lappartement, si les choses
avaient lair de sarranger, il pouvait at-
teindre la voiture en une demi-heure. Il
140/771
pensait quil serait prvenu suffisamment
temps en coutant les messages des hli-
coptres, en regardant la tl, et en surveil-
lant les progrs dans la ville basse o fonc-
tionnaient les grues. A travers ses jumelles, il
regardait les gigantesques mchoires sou-
lever les bus, les cars et les fourgons, pour les
dposer sur les bas-cts de lautoroute.
Cest l, pensait-il, que les choses se
dnoueraient en premier, ce qui lui per-
mettrait de remonter bicyclette six blocs
dimmeubles jusqu larbre un kilomtre
au-dessous de sa voiture. En escaladant
larbre, il pouvait atteindre le sommet dun
mur de soubassement de cinq mtres de haut
et se laisser tomber sur lautoroute. Et de l,
par le terre-plein central et en contournant le
virage en pingle cheveux, il arriverait
lchangeur.
Pour en tre tout fait sr, Charlie faisait
le circuit froid plusieurs fois par jour : des-
cendre par lascenseur, monter sur sa
141/771
bicyclette, sur larbre, par-dessus le mur, le
long de lautoroute, jusqu sa voiture. Il
mettait le moteur en route pour le chauffer
pendant quelques minutes. Puis il retournait
pied, faisant des signes aux automobilistes
qui attendaient et qui surveillaient son pas-
sage, avec une admiration mle denvie et
dincrdulit. Le troisime jour, les hommes
avaient le visage fatigu et la barbe nais-
sante, les yeux cerns de noir par un mauvais
sommeil. Les femmes taient cheveles, le
visage pteux et pltreux, la plupart dentre
elles regardant dans le vide travers les
pare-brise. Charlie comprit quil devait faire
quelque chose. Quelquefois, il saccroupissait
sur le terre-plein pour bavarder avec le bon-
homme qui lui avait prt la corde.
Comment a va, Arv ?
A peu prs pareil, Charlie.
Il fait plutt chaud aujourdhui non ?
A peu prs ce que a a t, Charlie. On
shabitue, je suppose. Vous le sentez
142/771
probablement plus que moi. Mais a dure
longtemps
Ce ne sera plus aussi long maintenant,
a se tire.
Combien de temps avez-vous mis ?
Vingt-huit minutes dix aujourdhui.
a diminue, eh ?
Poco a poco, dit Charlie, poco a poco.
Cest lascenseur qui me retarde le plus. Cest
lascenseur le plus lent que jaie jamais vu !
Vous navez pas pens attendre sur le
bas-ct quelque part. Votre femme pourrait
vous faire signe par la fentre quand le mo-
ment sera venu.
Dites donc
Cela mest venu hier, dit Arvin, mais jai
suppos que vous y aviez pens.
a ne mest jamais venu lesprit. Cest
une ide formidable. Charlie fit une pause.
Je voulais vous demander, poursuivit-il.
Pourquoi ne venez-vous pas lappartement
faire la connaissance de Fay ? Je lui ai parl
143/771
de vous. Je sais que vous laimeriez bien. On
pourrait prendre un pot ou deux et se
dtendre pendant un moment.
Eh bien, cest vraiment gentil de votre
part, Charlie. Mais je ne suis pas sr Len-
nui, cest quon ne sait jamais quand cette
histoire va se terminer.
Jai ce tandem, Arv. Sil se passe
quelque chose, on revient bicyclette en un
rien de temps. Je vais plus vite chaque voy-
age. Allons, venez ! Cela vous ferait du bien
de sortir de l.
Jaimerais bien, Charlie, vraiment,
jaimerais bien. Mais pour tre honnte, je
nai pas cette voiture depuis trs longtemps,
jai encore des traites payer et eh bien ! je
sens quil vaudrait mieux que je reste tout
fait proximit.
Je comprends ce que vous pouvez res-
sentir, Arv. Dun certain point de vue, je ne
vous blme pas. Je suis moi-mme un peu
nerveux, surtout la nuit, quand je ne peux
144/771
pas voir grand-chose. Mais au cas o vous
changeriez davis, je repasse cet aprs-midi
Merci, Charlie !
A plus tard, Arv, et merci pour lide.
Tout le plaisir est pour moi, Charlie. Je
ne voudrais pas vous voir rater votre voiture
au moment o a se remettra en route.
Suivant lavis dArvin, Charlie passa la
plus grande partie de chaque journe, assis
sur le banc dun arrt dautobus dans la rue
en face de limmeuble.
A la fin de laprs-midi du sixime jour
aprs que la circulation se fut arrte, le
mouchoir blanc de Fay apparut la fentre
du 12
e
tage. La bicyclette de Charlie tait
devant lui dans le caniveau. Il enfourcha la
roue arrire comme un cavalier du Poney ex-
press et en un clin dil il fut parti pdalant
vite et fort pour atteindre son sapin.
A plusieurs blocs de l, il pouvait en-
tendre le bruit dj presque oubli dun mil-
lier de moteurs. Lorsquil atteignit le sommet
145/771
du mur de bton et sarrta, prt sauter, un
nuage de gaz dchappement sleva vers lui
et laveugla. Cela lui brla les yeux. Il se mit
tousser. Il sauta tout de mme, sr de la
route suivre, mme sil ne pouvait rien voir.
Haletant et sessuyant les yeux, il escalada les
capots en direction du terre-plein central. La
fume ne se dissipait pas. Elle montait et
augmentait, touffant Charlie. Chaque con-
ducteur tait en train de pousser son moteur,
le rchauffant pour dmarrer enfin. Pris de
panique lide quil allait manquer sa voit-
ure et quelle serait emporte par le flot
dferlant, Charlie avanait laveuglette en
titubant, assourdi par le tonnerre des cyl-
indres longtemps refroidis, secou de naus-
es par les fumes, gar dans la demi-ob-
scurit des grandes vagues grises qui
lentouraient.
Les voitures disparurent. Il lui sembla
avoir titub pendant des heures travers la
146/771
fume. Il oublia presque o il tait, jusqu ce
quil entendt un cri derrire lui :
H, Charlie ! O vous allez ?
Cest vous, Arv ?
Oui ! Vous avez presque dpass votre
voiture !
Cest cette damne fume !
Cest infernal, hein ?
Arv tait enchant. A travers le voile de
fume qui schappait de dessous sa voiture,
Charlie pouvait voir une attente sauvage
dans ses yeux hagards et derrire sa barbe, le
sourire de ses dents jaunes.
Quest-ce quil se passe ? dit Charlie en-
core haletant, saccrochant lantenne
dArvin, pendant que ses poumons se
convulsaient.
On dirait quon va sortir. Vaut mieux
rchauffer le moteur.
Quand avez-vous reu le signal ?
Pas de signal, vraiment, cria Arvin,
mais tout le monde dans la file a mis en
147/771
route, alors jai mis en route aussi. On dev-
rait dmarrer sans plus tarder.
Mais vous avez avanc un peu ?
Pas encore. Mais vous avez intrt
chauffer votre moteur, Charlie. On va partir,
mon vieux, on va repartir !
Toussant et pleurant, Charlie tituba
jusqu sa voiture, y monta et la mit en route.
Il acclra plusieurs fois, puis il se pencha en
avant pour appuyer sa tte contre le volant,
pendant quune nause le submergeait. Le
bruit autour de lui lui perait les tympans. Il
perdit connaissance.
Lorsquil revint lui, il fixait la jauge es-
sence travers son volant. Elle tait presque
vide. Il regarda autour de lui. Il y avait moins
de bruit. La fume stait un peu dissipe. Il
aperut de vagues silhouettes dautomobiles
sur la file voisine. Aucune navait boug. Il
arrta son moteur. De toute vidence,
dautres faisaient la mme chose. Dinstant
en instant, le bruit des moteurs diminua de
148/771
manire perceptible. Il y avait peu de vent.
La fume svaporait lentement. Ce nest que
petit petit quil put discerner des formes
autour de lui. Derrire lui, il vit un conduc-
teur couch sur son capot, la poitrine
secoue de spasmes. Devant lui, un homme
et une femme, les yeux vitreux, taient
adosss leur voiture. Dans la file voisine, il
entendit le haltement dun homme en train
de vomir. Il se retourna et vit Arvin se pen-
chant par la porte ouverte vers le caniveau.
Lhlicoptre de la police arriva sur eux en
vrombissant, tournoya, aspirant la fume et
annona :
Prire darrter vos moteurs. Prire
darrter vos moteurs. Lembouteillage ne
sera pas termin avant au moins trente-six
heures. Vous serez prvenus bien lavance
de lheure du dpart. Prire darrter vos
moteurs
Personne ne sembla couter. Lhlicoptre
passa. Charlie sortit, encore mal laise,
149/771
mais capable de se tenir debout. Arvin tait
assis sur le bord de son sige maintenant,
pench en avant, la tte dans les mains.
H, Arv ! a va, oui ? Charlie le re-
garda pendant un long moment avant que la
rponse ne lui parvienne.
Oui, je crois.
Fausse alerte, h ?
Arv mit un grognement.
On dirait pourtant que demain sera le
jour J , dit Charlie. Arv fit un signe dacqui-
escement puis il leva lentement la tte. Ses
yeux taient sombres, puiss, vaincus. Tout
espoir lavait quitt. De profondes rides de
fatigue ravinaient ses joues et son front. Sa
barbe tait sale et broussailleuse. Il avait lair
terriblement vieux.
Charlie, dit-il dune voix faible et en-
roue, si ce nest pas pour demain ? Quest-
ce que nous allons faire, pour lamour de
Dieu ? a fait six jours !
Charlie fut remu de compassion.
150/771
coutez, Arv, dit-il. Vous avez entendu
le dernier message ? a va durer encore au
moins trente-six heures. Pourquoi ne venez-
vous pas lappartement vous tendre un
moment ?
Une petite lueur claira les yeux dArvin.
Sa bouche esquissa un faible sourire, comme
sil se souvenait dun plaisir depuis
longtemps enfui. Mais il dit :
Je ne peux pas, Charlie. Il haussa les
paules en signe de dsespoir.
Charlie acquiesa lentement.
Je sais, Arv, je sais. Puis, aprs une
pause : Bon, alors, dit-il, je pense que je
vous verrai cet aprs-midi.
Il attendit la rponse dArvin, mais la tte
de celui-ci tait retombe dans ses mains et il
restait assis l, oscillant doucement. Charlie
sen alla.
La plus grande partie de la fume stait
dissipe. Le lourd silence ntait coup, et
l, que de lointains gmissements, ou de toux
151/771
saccades. Tout autour de lui, dans le
tournant quil allait suivre, sur les autres
routes qui sinuaient si gracieusement au-
dessous de lui, au milieu des voitures
poussireuses, il voyait des gens tals,
accroupis, allongs sur le terre-plein central,
plis en deux par-dessus les rambardes, plis
en deux sur les portires, vitres baisses,
haletants, lil fixe, sonns. Il se fraya un
chemin jusquau mur de bton, lescalada, et
laissa derrire lui la dsolation. Cependant, il
savait quil lui faudrait revenir, peut-tre
mme plusieurs fois. Personne ne pouvait
dire quand ce serait fini. Les rapports de po-
lice navaient aucune signification. Il re-
tourna lappartement consoler Fay, qui se
sentait coupable de lui avoir fait courir ce
livre pour rien. Puis il pdala jusqu la
basse ville vers un magasin de surplus milit-
aires. Il dcida dacheter un masque gaz
pour Arvin et un autre pour lui-mme.
152/771
Traduit par DOROTHE TIOCCA.
Gas Mask.
James D. Houston, 1969.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
153/771
BANLIEUE ROUGE
par Richard E. Peck
Les transports urbains ont suscit la ban-
lieue, anneau intermdiaire qui enserre le
cur urbain, zone tampon entre la vraie
ville et la nature, ou ce quil en reste, et par-
fois zone tout court. Dans limaginaire col-
lectif, la banlieue cerne souvent la ville
comme une arme dassigeants. On
shabitue tout, mme forcer un blocus
deux fois par jour.
J
ACK BRENS appuya le pouce sur la touche
de lidentificateur et attendit que les portes
hermtiques de la motrice souvrent. Il stait
trop attard son bureau, dans lespoir
dviter davoir parler aux autres usagers,
et avait d traverser au pas de course la gare
ftide. Les portes scartrent ; il avana la
tte et aspira avec soulagement lair frais de
lintrieur, puis essuya ses paumes moites
sur ses cuisses et entra vivement dans la
voiture. La sueur lui ruisselait au creux des
reins. Il tira ses lvres dans une parodie de
sourire serein.
La plupart des passagers taient assis, la
ceinture attache, quelques-uns affectant de
dormir, dautres sefforant de se concentrer
sur leur journal dont les pages raides de
papier-fax leur tressautaient dans les mains.
Des traits de lumire zbraient la pnombre
en diagonale ; certaines des plaques de tle
paisse soudes sur les fentres navaient ap-
paremment pas rsist au tir de barrage
biquotidien.
Brens se mordit le bout de la langue pour
se faire souvenir de tlphoner au service
dentretien de la Coop quand il arriverait
155/771
chez lui. Aujourdhui, le train tait sous sa
responsabilit un jour sur cent ; un jour
sur vingt semaines ouvrables. Sil ne corri-
geait pas les dfauts quil remarquait, il
risquait den souffrir demain mme si la re-
sponsabilit incombait alors quelquun
dautre. A qui ? Karras. Demain, Karras oc-
cuperait le sige du conducteur.
Brens adressa un petit signe de tte
plusieurs des voyageurs grisonnants qui le
saluaient.
H, Brens ! a va ?
Hello, Mr. Brens.
Rentre-leur dans le chou, Jack.
Il savana grandes enjambes dans le
passage envahi par lcre odeur de la peur
manant des quelque quatre-vingt-dix
hommes tasss sur leur sige. Certains ban-
lieusards avaient dj descendu du filet leur
cloche fumer individuelle. Le rglement in-
terdisait de fumer avant que le train se mette
156/771
en marche, mais Brens les comprenait trop
bien pour en exiger lapplication.
Seul Karras tait assis au premier rang.
Les siges ct et derrire lui taient vides.
Jai cru que vous ne viendriez pas et que
jaurais la conduire moi-mme, dit Karras.
Mais cest mon tour demain.
Brens hocha la tte et se glissa sur le sige
du mcanicien. Pendant quil se familiarisait
avec le tableau de bord, il eut conscience que
le regard de Karras stait fix avidement
non pas sur lui mais au-del sur le pare-
brise. Lclairage dans le tunnel de la gare
avait baiss et lobscurit extrieure trans-
formait temporairement la glace en miroir.
Brens y jeta un coup dil et vit limage
ddouble de Karras reflte dans les
couches intrieure et extrieure du verre
lpreuve des balles : quatre yeux globuleux,
deux calvities luisantes qui oscillaient altern-
ativement du flou au prcis.
La sonnerie annonant le dpart retentit.
157/771
Il consulta le rtroviseur intrieur. Deux
places vides seulement, devant bien sr. Il
navait pas entendu parler de dmissions de
la Coop et pensa donc que les hommes qui
auraient d occuper ces places taient mal-
ades ; il fallait un motif grave pour ne pas
prendre le train qui vous tait assign et en-
courir lamende dun jour entier de salaire.
Le train sanima en vibrant. Des lumires
sallumrent, les ventilateurs vrombirent
jusqu leur maximum de puissance et la
voiture tangua en se hissant sur son coussin
dair. Brens sappliqua garder les mains
proches de la commande de contrle
manuel.
Vous vous donnez vraiment fond ce
truc-l, hein ? dit Karras. Dtendez-vous.
Vous navez rien dautre faire qu jouir du
paysage, moins que vous ne vous preniez
pour un vritable mcanicien.
Brens seffora doublier sa prsence. Il
tait exact que le train tait presque
158/771
entirement automatique, mais lhomme
dont venait le tour doccuper le sige avant
assumait tout de mme certaines responsab-
ilits, avait certaines fonctions remplir et
pas de temps perdre. Jusqu ce que le
train ait dpass sain et sauf le troisime
cercle dpass la Limite-de-la-Ville,
dpass Air-Libre, dpass la Zone-Industri-
elle. Et, aprs cela, un parcours facile dune
cinquantaine de kilomtres pour arriver chez
lui.
Brens se reprsenta la ville au-dessus
deux tandis que le train fonait travers la
pnombre souterraine quil repoussait dun
ventail de lumire clatante. La Ville
stendait sur trente pts de maisons depuis
le centre dans cette direction et sarrtait au
mur de dfenses la sparant dAir-Libre.
Toute ltendue de la Ville tait maintenant
unifie, finalement les btiments rejoints
et enclos hermtiquement labri de lair
pollu en dehors de cette ruche massive
159/771
presque autonome. Des escaliers mcaniques
montants et descendants, des trottoirs roul-
ants, une temprature et une pollution in-
trieures maintenues un niveau accept-
able ctait en somme assez agrable.
En comparaison dAir-Libre ctait idyll-
ique. Le cercle dAir-Libre avec ses incroy-
ables multitudes dhabitants stendait tout
autour de la Ville quil tenait sous sa menace
perptuelle. Brens ny tait pas pass depuis
des annes, pas depuis que le traverser en
voiture pour se rendre son travail reprsen-
tait une perte de temps et un danger hors de
toute mesure. Vingt ans auparavant, il avait
t un des derniers heureux que la Direction
de la Scurit Sociale avait jugs rcupr-
ables maintenant, personne ne quittait
Air-Libre. Dailleurs, personne non plus ay-
ant un grain de bon sens ny entrait.
Il se rappelait encore vaguement y avoir
vu des maisons rserves une seule famille,
que sa femme Hazel le croie ou non, et plus
160/771
nettement la pice pour une seule famille
quil avait partage avec ses parents et son
grand-pre. Il se souvenait mme des premi-
ers colporteurs dO qui taient venus dans
Sheridan Street. normes et muscls, un
rservoir vert attach sur le dos, ils plais-
antaient avec les enfants qui les tiraient par
la manche et qumandaient grands cris une
bouffe dO pur pour livresse que cela pro-
voquait selon la rumeur. Mais les colporteurs
ne voulurent dabord traiter quavec les asth-
matiques et les emphysmateux au premier
stade de la maladie qui se rassemblaient par
les aprs-midi lourds et humides pour
respirer leur dollar dair pur travers le
masque de caoutchouc crasseux pendu au
bras du colporteur. Cela se passait avant que
chaque famille ait son ballon personnel
branch directement sur le distributeur de la
Ville.
Il ignorait ce qutait lexistence dans Air-
Libre prsent, en dehors de ce quil pouvait
161/771
dduire des statistiques qui transitaient par
son bureau la Direction de la Scurit So-
ciale. Ces chiffres ne signifiaient pas grand-
chose : tant dcoles entretenir, tant de
centres dassistance aux chmeurs dont il
fallait complter et garder les stocks, tant de
vigiles ncessaires pour assurer la surveil-
lance de divers centres de loisirs il se
bornait convertir les chiffres du budget de
la Ville en pourcentages correspondant aux
demandes des conseillers techniques dAir-
Libre. Et il ne stait pas entretenu avec un
conseiller technique depuis prs dun an.
Mais il pensait que ce ne devait pas tre
agrable. La Direction de la Scurit Sociale
avait rcemment dissous toutes les brigades
anti-meutes et avait affect les hommes la
garde du mur ; lobjectif dsormais ntait
plus de rprimer mais de contenir. Ce qui se
passait dans Air-Libre ne regardait que les
Ars, pour autant quils nessayaient pas
dentrer dans la Ville.
162/771
Bon. Dix kilomtres dAir-Libre jusqu la
Zone-Industrielle, cinq kilomtres de Zone-
Industrielle, o les Ars maintenaient ron-
flants les hauts-fourneaux et vivante lindus-
trie de la Ville. Mais cette partie du trajet ne
serait pas dsagrable. Seuls les Ars rais-
onnables taient autoriss pntrer dans la
Zone-Industrielle, et la plupart tenaient
leur emploi de peur que lempreinte de leur
pouce ne soit efface des identificateurs
chaque porte de sortie dAir-Libre. Un con-
trle aussi strict avait paru barbare au dbut,
mais Brens savait prsent quil tait nces-
saire. La multiplication des sabotages dans la
Zone-Industrielle lavait rendu indispens-
able. Les Ars qui choisissaient de travailler
avait pratiquement libre accs la Zone-In-
dustrielle. Et ceux qui choisissaient de ne pas
travailler eh bien, libre eux. Ils avaient en
tout cas de quoi soccuper. Chaque anne, la
Scurit Sociale installait un nombre crois-
sant de centres de loisirs, et les coles
163/771
publiques taient ouvertes nimporte qui
au-dessous de cinquante ans condition de
ne pas avoir un casier judiciaire trop charg.
Au-del de la Zone-Industrielle com-
menait le quartier rsidentiel. Quelques
kilomtres de faubourgs hrisss dim-
meubles grande hauteur pour les
secrtaires et le personnel administratif
dbutant, qui samalgamaient soudain aux
lots disperss des blocs dimmeubles dhab-
itation des quartiers rnovs, puis la vraie
campagne. Brens voyait la ligne de banlieue
comme un baromtre de la valeur sociale :
plus on tait prcieux pour la Ville, plus on
avait les moyens den vivre loign. Brens et
sa femme avaient dmnag la dernire fois
un an seulement auparavant vers le bout de
la ligne, une cinquantaine de kilomtres.
Ils disposaient dun petit carr dherbes
jaunies et de deux pommiers nains qui ne
voulaient pas donner de pommes. Ctait
164/771
Il sarracha sa rverie et essaya de per-
cer lobscurit qui fonait leur rencontre.
Leur allure sacclrait et il perdait para-
doxalement la notion de mouvement donne
par les oscillations du dpart et la lente
marche souterraine. La vitesse plus grande
augmentait le taux de compression du
coussin mesure que lair sengouffrait en
mugissant dans les oues et filait en sifflant
par les tuyres le long des parois de la mo-
trice. La Limite-de-la-Ville serait atteinte
dun instant lautre.
Brens se concentra sur lune ds quelques
oprations non encore automatises : la
Limite-de-la-Ville, quand le train sortait du
tunnel, sa tche relle commencerait. Par
trois fois le mois dernier des Ars avaient
tent de faire une perce travers les protec-
tions de la Ville en passant par le tunnel.
Dites donc ! sexclama Karras. Vous
navez pas vrifi les systmes de dfense.
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Merci, murmura Brens les dents ser-
res, mais ils sont au point.
Cependant, parce quil savait que Karras
avait raison, il fit jouer la manette darm-
ement des mitrailleuses 12.7 montes sur le
toit et sassura du bon fonctionnement de
linverseur de courant pour alimenter les
lasers placs lavant. Les lampes tmoins
sallumrent vertes, comme toujours.
Il ny avait bien que Karras, prsent
courb en avant sur son sige par lexpectat-
ive, pour avoir remarqu cette omission.
Parce que Karras tait un malade. Ce type
semblait littralement attendre avec impa-
tience son tour au sige avant, pas seulement
pour le spectacle que tous les autres usagers
de la Coop essayaient de ne pas voir mais
aussi pour une occasion de se servir des
armes dont le train venait dtre quip.
Un de ces jours, ils vont tenter un gros
coup. Ils donneraient tous leur bras droit
pour entrer dans la Ville, rien que pour
166/771
camper dans les couloirs. Moi, leur place,
je chercherais un moyen de faire une sortie
vers les Faubourgs. Mais eux ? Tout ce quils
savent faire, cest dtruire. Dailleurs, est-ce
que vous vous imaginez quils vont accepter
sans broncher laugmentation de la taxe sur
lO ? Pensez-vous ! Ils attendent leur heure et
nous le savons, vous et moi. Voil pourquoi
on doit vrifier le fonctionnement de tous les
appareils que nous avons. On ne sait jamais
quand
Aprs, Karras ! On arrive.
Brens sentit son cur se serrer en voyant
le lointain cercle de lumire foncer vers
eux la sortie du tunnel, la Limite-de-la-
Ville. Ses avant-bras se raidirent et il fixa in-
tensment les instruments, prt pour lven-
tualit davoir passer des commandes auto-
matiques la commande manuelle et ar-
rter le train. Mais un feu vert salluma ;
devant, le cercle de ciel sclaircit comme le
train en approchant passait sur la manette
167/771
qui coupe la diffusion de brouillard la
sortie du tunnel. Et en mme temps que le
brouillard, se dissipait aussi la barrire de
vingt mille volts qui crpitait ordinairement
entre les pylnes de sortie. Pendant les
quelques instants qui suivraient, o le train
dboucherait dans Air-Libre, la Ville serait
virtuellement vulnrable.
Brens regarda la sortie avec une attention
accrue mais ne vit rien. La motrice senfona
comme une flche dans le crpuscule gris et
il se dtendit. Linstinct ou une impulsion
machinale lui fit cependant tourner les yeux
vers les rtroviseurs extrieurs. Et il les aper-
ut : une masse indcise de corps qui se pr-
cipitaient lintrieur du tunnel en direction
de la Ville. Il enfona une srie de boutons
sur le tableau de bord et se raidit pour af-
fronter la secousse.
Elle se produisit.
Un murmure parcourut la voiture bonde
derrire lui, mais il fit comme sil navait rien
168/771
entendu et tint son regard dirig droit devant
lui.
Quest-ce que ctait donc ? questionna
Karras. Je nai rien vu.
Des Ars. Ils attendaient que la
premire voiture soit passe, je pense. Ils
avaient d simaginer que de cette faon per-
sonne ne les reprerait.
Je ne parlais pas de a, je vous de-
mandais ce que vous aviez utilis. Je nai pas
entendu les mitrailleuses.
Pour quelquun qui a la charge du train
demain, vous ntes pas la page. Rien dex-
traordinaire, pas de ce vacarme ni de ces
clairs qui excitent tellement certaines per-
sonnes. Jai simplement mis en marche les
arofreins sur les trois dernires voitures.
Dans le tunnel ? Bont divine ! Ils ont
d les balayer tout le long des parois et les
jecter comme une raclette. Qui a eu cette
ide-l ?
169/771
Ctait une suggestion du bulletin de la
Coop de ce matin, vous ne vous rappelez
pas ?
Karras se renfrogna.
Jai mieux faire qu tudier tout ce
quils bavent. Ils doivent passer leur journe
dicter des mmos. Ces types qui soccupent
de la direction, cest un ramassis dimbciles.
Pourquoi ne pas vous proposer ?
Je leur donne mes quatre jours de paie
par mois. Qui a besoin de senquiquiner avec
a ?
Brens acquiesa en silence. Cela namusait
personne de faire marcher la Coop. Personne
ne savait le faire, au fond. Et ctait un des
problmes majeurs dcoulant dune direc-
tion assume par des amateurs : de fichues
conditions pour exploiter une voie ferre.
Mais les seules, puisque la compagnie mme
avait dpos son bilan, et que les dirigeants
de ltat aussi bien que la municipalit
avaient refus de se substituer elle. Sans la
170/771
Coop, la Ville serait morte ulcre purulent
au milieu du cancer dAir-Libre.
Air-Libre dfilait toute allure autour
deux prsent. De chaque ct, le talus de la
voie en dblai sornait dune frange de
jambes pendantes. Des gens taient assis sur
le fate des cavaliers et lanaient des pro-
jectiles sur les wagons dacier inoxydable qui
filaient comme des flches. Leur adresse
avait toujours stupfi Brens. En dpit de
son effort de volont pour ne pas broncher, il
tressaillait quand les ufs, pierres, bouteilles
et dtritus divers heurtaient et maculaient le
pare-brise.
Regardez-moi la prcision de ces
salauds-l, hein ? Vous avez jamais essay de
calculer le temps ncessaire pour atteindre
un objectif qui se dplace aussi vite que
nous ?
Brens secoua la tte.
Je pense quils en ont pris lhabitude.
171/771
Cest bien possible. Quont-ils dautre
faire en dehors de sexercer ?
Derrire eux, une mitraillade retentit et
des balles crpitrent sur le blindage. Bon
nombre des passagers plongrent la
premire rafale.
Regardez-les l-bas, dit Karras en dsig-
nant larrire de la voiture. Tous verts de
frousse. Je connais un psychologue qui a
trouv le moyen de dtendre la situation,
ce quil prtend. Son ide, cest de peindre
des cibles sur le flanc des voitures au-dessus
des fentres. Je vous en ai parl ? Il pense
que cela peut tre efficace de deux ou trois
faons. Premirement, si les tireurs font
mouche, le risque que quelquun soit touch
travers une faille du blindage de tle di-
minue. Deuximement, peut-tre quils se
lasseront de tirer quand ils verront que cela
ne nous empche pas de respirer. Ou
troisimement, daprs lui, mme sils con-
tinuent, cela leur donne de quoi soccuper,
172/771
canalise en quelque sorte leur agressivit.
Sils se dfoulent sur le train, peut-tre quils
sen prendront moins la Ville. Quest-ce
que vous en pensez ?
Ne serait-il pas plus intelligent din-
staller des stands de tir dans tous les centres
de loisirs ? Ou de trouver le moyen dobtenir
de nouvelles voitures pour les trains ? Nous
ne pouvons pas continuer ternellement
rafistoler ces vieilles guimbardes pour les
faire rouler cote que cote. La dernire
chose dont nous ayons besoin pour le mo-
ment, cest de nous transformer en cible plus
que nous ne le sommes dj.
O.K. Si vous voulez. Seulement moi, je
me disais
Brens lui ferma ses oreilles et cligna des
paupires pour regarder lultime clat ardent
du soleil couchant. Ses rayons plaquaient des
arcs-en-ciel travers les tranes dufs que
le remous dair talait lentement sur la vitre.
Ce magma se coagulait et noircissait de
173/771
toutes les particules de cendre apportes par
le vent qui se plaquaient dessus et formaient
crote. Quand il fut incapable de le support-
er plus longtemps, Brens mit en marche les
essuie-glaces et contempla cette glu
grumeleuse qui stalait sur la vitre, comme
il lavait prvu. Mais une partie se dtacha
pour aller rejaillir le long du train lanc
toute vitesse.
Il y avait toujours des gens l-haut. Sil
prenait soin de regarder droit devant lui, leur
prsence devenait simplement une ombre en
lisire du chenal travers lequel il surveillait
la voie qui se droulait sa rencontre. Il
doutait quun regard puisse accrocher le sien
assez longtemps pour que cela ait une im-
portance quelconque, mais il vitait les vis-
ages. Il risquait tout de mme den recon-
natre un. Vingt ans, cela ne fait pas si
longtemps. Vingt ans plus tt, il avait re-
gard comme ceux-l passer les trains du
haut dun talus.
174/771
Le train se cabra pour filer sur son
coussin dair le long de la voie surleve, de
niveau avec les fentres du premier tage qui
le bordaient de chaque ct. Des ttes floues
taient postes ces fentres, ici dtaches
du corps, l le menton dans la main et le bras
appuy sur le rebord de la fentre. Les rtro-
viseurs extrieurs lui montraient des visages
qui reculaient pour viter la bouffe de vent
souleve par le train et les dbris en suspen-
sion qui tournoyaient dans lair pollu du
soir. Il essaya de se reprsenter le schma
laiss par le passage du train la poussire
schappant du tourbillon comme les lignes
de polarisation autour dune pointe
aimante. Quelques visages portaient des
respirateurs ou de simples masques de
coton, peu prs inutiles. Beaucoup ne se
donnaient mme pas la peine de reculer et
restaient exposs la brise que provoquait le
train. Alors, comme chacune des rares fois
o prcdemment il avait t appel
175/771
occuper le sige du mcanicien, Brens eut
envie de ralentir le train, de laisser le courant
dair sapaiser et diminuer derrire eux, m
par ce que lui mme considrait comme de la
sympathie ridicule et mal place pour les
Ars, qui semblaient apprcier le divertisse-
ment donn par le passage tincelant du
train. Cela temprait la monotonie de leur
journe.
Cest par ici que le six heures trente a
eu lexplosion. Il y a cinq mois. Vous vous
souvenez ?
De quoi ?
Lexplosion. Des gamins avaient d
mettre la main sur des dtonateurs et les
avaient attachs des fils de fer pendus un
arbre. Quand le train les a heurts, ils ont r-
duit le pare-brise en miettes. Failli blesser
quelquun. Mais les quipes sont venues et
ont brl tous les arbres le long de la voie.
Ces petits salauds ne pourront plus recom-
mencer cette plaisanterie-l.
176/771
Brens hocha la tte. Il y avait une des
voitures-ateliers blindes plus loin, sur une
voie de garage labri sous lavance de
pierre du talus.
Le train sleva encore pour franchir la
rivire qui marquait la frontire entre Air-
Libre et Zone-Industrielle. Ils avanaient en
scurit dans la coque concave du pont. Sur
la rivire au-dessous, un chat ou un chien,
ctait difficile dterminer cette dis-
tance savanait avec prcaution sur la
crote dalgues qui recouvraient presque
compltement le cours deau. Du milieu de la
rivire gonfle montait une vapeur jauntre
reflets rouges ; et un peu plus loin en amont
de brillantes taches vertes marquaient lem-
placement du principal dversoir de la Zone-
Industrielle.
A lautre extrmit du pont, un groupe
denfants dgagea prcipitamment la voie en
tranche et se suspendit la paroi.
177/771
H ! Mettez les lasers en marche.
Grillez-leur les fesses.
Karras sautait dexcitation sur son sige.
Vous ne pouvez pas vous taire une
minute, non ? Ils ne sont pas dans le chemin.
Ah, mais dites donc ! Vous ne compren-
ez plus la plaisanterie ? Dailleurs vous savez
bien quils se faufilent dans la Zone-Industri-
elle pour chaparder. Vous estimez que nous
devrions les laisser faire ?
Je vous demande simplement de vous
taire. Je suis fatigu, cest tout. Ne cherchez
pas la petite bte.
Bien sr. La bonne excuse. Fatigu !
Mais demain la place avant sera moi. Alors
ne venez pas me tourner autour pour jeter un
coup dil, compris ?
Cest promis.
Des nuages sulfureux flottaient dans lair
et Brens vrifia le niveau de pollution lin-
trieur de la voiture. Un 18 satisfaisant,
comme il aurait pu sen douter. Mais la vue
178/771
de btiments verdis, de briques cailles et
peles sur tous les murs des usines le
dprimait toujours. Le trajet de retour tait
pire que celui pour aller en Ville. Les heures
de tolrance stendaient de cinq huit, o
les interdictions de pollution taient leves.
Il connaissait la thorie : lair du soir tait
plus sujet la condensation cause de la
baisse de temprature et dverser des pollu-
ants dans lair nocturne pouvait mme
dclencher une pluie qui nettoierait. Il con-
naissait aussi les considrations pratiques
qui nen taient pas absentes : une interdic-
tion permanente ferait presque srement
fuir les industries. Des accommodements
taient indispensables pour que la Ville
survive.
Ce serait agrable de rentrer chez soi.
Le train amora sa descente en courbe
lgre vers la sortie de la Zone-Industrielle et
Brens se cramponna instinctivement aux
bras de son sige quand celui-ci pivota sur
179/771
son cardan. Au bas de la courbe, il aperut la
barricade. Quelque chose dentass sur la
voie.
Pas un instant il ne douta de ses yeux. Son
bras se dtendit vers la manette de contrle
manuel, mais il se retint temps. Retomber
maintenant sur la voie, mi-courbe, risquait
de faire basculer le train ou de le laisser
sortir de la voie sur le ballast affouill et
plein de nids de poule o le sol ingal nof-
frait pas de base stable pour reformer le
coussin dair et repartir.
Devant vous ! Sur la voie !
Karras fit un mouvement vers les com-
mandes mais Brens allongea un bras rigide
et le bloqua dun geste de sa main ouverte
qui le plaqua au sol. Brens concentra son at-
tention sur la voie qui accourait vers eux. A
la dernire minute, au moment o la courbe
se modifiait et amorait une inclinaison vers
lhorizontale, il mit en marche tous les
180/771
arofreins et fit fonctionner le coupe-circuit
principal.
Des panneaux verticaux jaillirent des
flancs des voitures sous la pousse de leurs
vrins hydrauliques pour former des chi-
canes contre le remous dair et le train re-
tomba violemment sur la voie. La bote de
vitesses enclenche sur la traction grina son
dsaccord avec une stridence qui noya pr-
esque le vrombissement mourant des ventil-
ateurs et le train simmobilisa en tressautant.
A lintrieur, les lumires sassombrirent
et clignotrent. Des voix jaillirent dans lob-
scurit au milieu du vacarme dhommes qui
se relevaient pniblement.
Brens relcha le coupe-circuit et appuya
sur le signal dalarme au-dessus de sa tte.
Attention ! cria-t-il. Du calme, sil vous
plat ! Il y a quelque chose sur la voie et jai
t oblig de stopper. Ne bougez pas. Jai
prvenu les quipes de surveillance et elles
vont arriver dune minute lautre.
181/771
Puis il dtourna son attention des pas-
sagers pour regarder par le pare-brise. La
barricade se trouvait six mtres peine
des dbris de fonte rouills et des moules
hors dusage entasss sur le terre-plein. Ce
fouillis htroclite semblait embras dans a
lumire rouge intermittente projete par les
feux dalarme tournant sur le toit des wag-
ons. Derrire la barricade et le long du bal-
last, des silhouettes sans visage se dressrent
dans cette clart dmoniaque et restrent
immobiles, se contentant de contempler le
train. La lumire stroboscopique qui passait
sur eux faisait de chaque visage un essaim de
fugaces ombres mouvantes. Brens fit tirer
une rafale davertissement par les mitrail-
leuses fixes sur le toit de la premire voit-
ure, puis les brancha aussitt en commande
automatique, mais les silhouettes aux aguets
demeuraient figes comme des statues.
Ils doivent savoir, commenta Karras
qui, debout ct de Brens, massait son
182/771
paule meurtrie. Regardez. Il ny en a pas un
qui remue.
Puis lun des observateurs rompit son im-
mobilit et fona sur la voiture en brandis-
sant un gourdin. Il russit faire deux en-
jambes avant que les mitrailleuses ajustent
son mouvement et se dclenchent. Un bref
crpitement den haut et lhomme seffondra.
En tombant, il lana le gourdin dont les mit-
railleuses suivirent avec mthode larc quil
dcrivait dans les airs, crachant un feu
nourri qui le fit danser dans une pluie dtin-
celles. Il sparpilla en mille morceaux avant
datteindre le sol.
Les autres guetteurs ne bronchrent pas.
Brens les contempla longtemps avant de
parvenir dfinir ce qui le dconcertait dans
leur aspect : aucun ne portait de masque
respiratoire. Essayaient-ils de se suicider ?
Et pourquoi cette attaque qui naboutirait
rien ? Ses yeux staient accoutums
lclairage intermittent et il examina la foule.
183/771
Des visages jeunes et vieux, principalement
des hommes mais quelques femmes ici et l
parmi eux, de toutes les couleurs, unis en ap-
parence seulement par leurs vtements. Des
Ars de la Zone-Industrielle en tablier de
cuir, avec des souliers semelle paisse,
probablement vads dune usine du voisin-
age. Il tressaillit quand lun deux hocha
lgrement la tte voyons, ils ne pouvaient
pas le distinguer travers le pare-brise. Le
hochement devint plus violent et il comprit
alors que lhomme toussait. En proie une
quinte, il porta les mains sa bouche et se
plia involontairement en deux. Cela suffit.
Les mitrailleuses crpitrent une nouvelle
fois et il tomba.
Mais quest-ce quils esprent ?
Dans son dsarroi il stait tourn vers
Karras.
Est-ce quon sait ? Ils sont cingls, tous
tant quils sont. Des mcontents ou des an-
archistes. Surtout stupides, mon avis.
184/771
Comme leurs tentatives pour sintroduire en
Ville. Mme sils nous expulsaient, ils ne
sauraient pas quoi faire aprs. Reprsentez-
vous lun deux assis dans votre bureau. A
votre place.
Ce nest pas ce que je veux dire. Sils
nous empchent de passer, qui soccupera
deux ? Vous comprenez, nous les nourris-
sons, nous dirigeons leurs coles, nous les
enterrons. Je ne vois pas quoi ils pensent
que tout a les mnera.
coutez ! Lantenne de secours arrive.
Elle va soccuper deux.
La plainte syncope dune sirne grandis-
sait dans le crpuscule qui sassombrissait,
mais les guetteurs restaient toujours figs
sur place. Quand la sirne se changea en
klaxon insistant, Brens remit les mitrail-
leuses en contrle manuel pour protger la
voiture-atelier qui approchait. Lattroupe-
ment se dispersa au mme signal. Il y avait
des gens l, puis il ny en eut plus. Ils
185/771
disparurent le long de la voie et se fondirent
dans lombre.
La grue de lquipe de secours enleva les
pices de fonte qui encombraient la voie et
les dposa sur le ct. En quelques minutes
ce fut fini. Des signaux verts sallumrent
lintention de Brens, et la voiture-atelier
sloigna toute vitesse.
En passant devant les gardes de la sortie
de la Zone-Industrielle, Brens nota mentale-
ment de prvenir la Coop. Si les Ars sen-
hardissaient assez pour se rebeller ouverte-
ment dans la Zone-Industrielle, mieux valait
augmenter les gardes de la sortie. Mme les
Faubourgs risquaient de ntre plus en scur-
it. A une cinquantaine de kilomtres, il
ntait pas vraiment inquiet pour son propre
foyer mais certains banlieusards habitaient
dangereusement prs de la Zone-
Industrielle.
Il regarda dans le rtroviseur extrieur. La
voiture de queue se dtacha et sengagea sur
186/771
une voie de garage o elle simmobilisa
tandis que le reste du train poursuivait sa
route. Le mme mange recommenait tous
les trois kilomtres. Les wagons se dta-
chaient lun aprs lautre et se rattacheraient
le lendemain matin. Brens prouvait souvent
une curieuse sorte de jalousie envers les ban-
lieusards qui habitaient plus prs : ils
ntaient jamais de service aux commandes
de la voiture de tte en partant de la Ville. La
responsabilit du train ne leur incombait que
pour de brefs parcours, et seulement pour le
trajet aller.
Mais ctait juste, se gourmanda-t-il. Cest
lui qui habitait le plus loin. Les privilges ne
vont pas sans obligations. Et il tait quitte
pour vingt nouvelles semaines, ses obliga-
tions remplies.
A la gare, il fit son rapport par tlex au
bureau de la Coop et sortit dun pas press
la rencontre de Hazel. Les autres pouses
taient parties. Seule sa fourgonnette
187/771
attendait, le moteur tournant au ralenti, prs
du quai. Il savait quil aurait d ne songer
quau plaisir de se dtendre chez lui, mais le
trajet quil venait de faire lobsdait toujours
curieusement. Il fut agac dtre incapable de
rejeter de son esprit les Ars. Il passait sa
journe entire travailler pour eux ; ses
soires devraient lui appartenir.
Il jeta un coup dil derrire lui la Ville,
mais ne vit rien dans la cuvette noye de
brume au pied des collines qui se suc-
cdaient vers lest. Si la pluie tombait cette
nuit, cela claircirait peut-tre latmosphre.
Hazel sourit et agita le bras.
Il lui rpondit par un sourire. Il connais-
sait davance sa raction quand elle appren-
drait ce qui lui tait arriv : un brin de peur
et dinquitude conjugales pour lui, ce qui la
rendait toujours plus tendre. Presque lac-
cueil du hros. Somme toute, il sen tait tir
assez bien. Un retour sain et sauf, avec juste
quelques minutes de retard, pas de blesss
188/771
ou de problmes graves. Et son tour de pren-
dre la place du mcanicien ne reviendrait pas
avant plusieurs mois. Ctait bon dtre chez
soi.
Traduit par Arlette Rosenblum.
Ganlet.
Damon Knight, 1972. Reproduit de
Orbit 10 avec lautorisation de lauteur.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
189/771
UNE JOURNE EN
BANLIEUE
par Evelyn E. Smith
Inscurit : le thme est devenu domin-
ant dans le discours politique. Quarrive-t-il
si on ny prte mme plus attention, si
lagression est devenue un mode de vie, un
moyen peut-tre dpicer lennui des ban-
lieues bourgeoises ?
B
AISSE la tte, Margie ! cria Mrs. Skin-
ner, tandis que les balles frappaient les vitres
de la voiture.
Les vitres sont lpreuve des balles, fit
remarquer Margie, en tournant la tte pour
regarder par la glace arrire.
Ne ty fie pas, dit sa mre sombrement.
Je crois savoir que les Toits-Plats ont une
cinquime colonne Dtroit.
Margie se remit droite sur son sige.
Cest cette vieille Helen Kempf qui nous
tirait dessus. Elle nest pas capable dat-
teindre un lphant !
Elle est tout de mme arrive toucher
une portire de voiture. Jespre que nous
aurons le temps de faire une rapide pul-
vrisation avant que ton pre rentre la
maison. Heureusement quil y a de la pein-
ture qui sche immdiatement.
Quand je retournerai en classe, je lat-
tirerai dans le vestiaire et je la tuerai, dit
Margie.
Tu sais que lcole est un terrain neut-
re , murmura Mrs. Skinner, les yeux fixs
sur la route. Aucun risque de mines (les
191/771
Toits-Plats utilisaient aussi cette voie), mais
il pourrait toujours y avoir un traquenard.
Nous avons un accord avec le conseil.
Le conseil ! ironisa Margie. Il com-
prend presque exclusivement des Rsidents
du Manoir du Vieux-Moulin--Vent. Leurs
enfants vont dans des coles prives, ou
quelque chose de ce genre : leurs classes sont
pratiquement vides.
Mrs. Skinner nentendit les mots qu
moiti. Elles traversaient maintenant une r-
gion accidente, et ses yeux scrutaient avec
attention les massifs qui masquaient les
talus. tait-ce le canon dun revolver qui bril-
lait au soleil ou seulement un morceau de
bouteille casse ?
Tu connais mon opinion sur les Rsid-
ents du Vieux-Moulin--Vent ? dit Margie.
Et elle se mit lexposer sa mre en termes
tout fait crus.
Cela capta lattention de Mrs. Skinner, qui
pina les lvres.
192/771
Margery, je ne sais pas o tu prends
cette faon de parler.
Les Toits-Plats sexpriment toujours de
cette manire en classe.
Ne mens pas ta mre. Le professeur
ne permettrait jamais mme un Toit-Plat,
davoir un tel langage en classe. Tu tiens cela
des garons.
Mais, ce sont nos garons.
Les garons sont des garons. Ils
Attention ! hurla Margie.
Le pied de Mrs. Skinner, chauss de haut
talon, appuya lourdement sur lacclrateur.
La voiture fit un bond en avant. Derrire, un
norme caillou sabattit sur la route, pro-
jetant de la boue sur la glace arrire. Le front
de Mrs. Skinner tait emperl de sueur.
La prochaine fois, dit-elle calmement,
ne me distrais pas quand nous passons dans
la gorge.
Margie se mit pleurer doucement.
As-tu vu qui ctait ?
193/771
Mrs. Pascal avec tous les gosses, sauf le
bb, sanglota Margie. Ils sont tous la
maison et nont rien faire en raison des va-
cances de Pques.
Elle ne doit plus savoir quel saint se
vouer avec huit enfants amuser. Mais aprs
tout cest son affaire.
Un lger sourire voltigeait sur le visage de
Mrs. Skinner tandis quelle tirait rapidement
ses plans.
Tu la coinceras la prochaine runion
de lAssociation des Parents dlves, hein,
dis, maman ?
Mrs. Skinner eut un sourire nigmatique,
et Margie sabstint dautres questions. Sa
mre avait toujours aim faire cavalier seul.
Les autres Toits-Pointus auraient pu lui en
tenir rigueur, mais elle tait il faut le dire
la meilleure tireuse du lotissement. Avec
maestria elle pntra dans le parking par
lentre de Brightview.
194/771
Il vaut mieux prendre ton revolver,
conseilla-t-elle, quand elles sortirent de voit-
ure. Je sais que le March Central est un ter-
rain neutre, mais ces chausse-trapes de la
route ne me disent rien qui vaille.
Cependant, tant donn que les Toits-
Plats et les Toits-Pointus frquentaient la
partie du supermarch rserve aux dten-
teurs de revenus allant de 15 990 17 990
dollars, le directeur demanda aux Skinner de
dposer leurs revolvers son bureau.
Le magasin est paisible, Mrs. Skinner, et
jessaie quil le reste. Cest dj assez des ba-
garres coups de poing. La semaine
dernire, Mrs. Knowland et Mrs. Maltese se
sont battues au rayon de la Crmerie et ont
fracass une caisse de gros ufs de Jersey. Si
seulement vous autres femmes vous vous
rendiez compte que ce genre dhistoire passe
dans les frais gnraux et fait monter les
prix !
195/771
Les Skinner prirent un chariot dans lar-
mada aligne et entamrent leur promenade
dans les alles, Quand elles rencontraient
des Toits-Plats, il y avait des regards hostiles
et, parfois, le brusque cart dun chariot. Si
elles croisaient dautres Toits-Pointus, elles
sarrtaient pour se dire lheure et changer
des nouvelles qui ne figuraient pas dans les
journaux locaux car il arrive que ces derniers
tombent entre les mains des maris.
Mfiez-vous dune femme qui circule en
disant quelle fait la qute pour la Fondation
Anti-Sborrhe, signala Mrs. Belton. Cest
une Toit-Plat qui espionne les demeures de
Brightview. Vous avez eu une ide merveil-
leuse de mettre des rideaux aux grandes
baies.
Nimporte qui dautre y aurait pens ,
rpondit modestement Mrs. Skinner.
Prs de la Ptisserie, Mrs. Skinner et Mar-
gie se heurtrent Mrs. Richmond, dbord-
ant de potins.
196/771
Avez-vous appris ce qui est arriv la
petite Ava Pratt ? Les Toits-Plats sen sont
empars hier. Ils lont attire dans un terrain
vague.
Mrs. Skinner mit des petits claquements
de langue.
Est-ce que je peux avoir des biscuits en-
robs de chocolat, dis, maman ? Maman ?
demanda Margie.
Non, rpondit Mrs. Skinner. Cela te
donne des boutons.
On ne croit pas quelle vivra, poursuivit
Mrs. Richmond.
Et des craquelins la farine davoine,
alors ?
Oui, mais un petit paquet Et qua-t-
on dit au pre ?
Mrs. Richmond haussa les paules.
Comme dhabitude un maniaque
sexuel. Quoi dautre ? Les hommes vont
mettre sur pied une patrouille et battre les
buissons ce soir.
197/771
Les deux dames eurent de petits rires
tristes.
Jespre quil ny aura personne de
bless, mit Mrs. Skinner, tolrante Alors,
tu vois, recommanda-t-elle Margie, tandis
quelles poussaient leur chariot le long des
Condiments et des Confitures, ne va pas
dans le terrain vague toute seule. Il faut que
tu apprennes ne pas courir de risque si tu
veux avoir, plus tard, un mari et des enfants
toi et vivre dans un joli lotissement comme
Brightview.
Margie fit un saut de ct, mais pas assez
vite. Un gros pot dolives dgringola dune
pyramide et lui effleura lpaule.
Pourquoi ne vivrais-je pas Brightview
mme ? questionna-t-elle en frottant len-
droit endommag.
Parce que ce sera vieux quand tu auras
grandi. Il ny aura pas les dernires commod-
its modernes. Les gens te regarderont de
haut si tu ne vas pas tinstaller dans une
198/771
maison neuve ds que tu seras marie Zut !
encore pas de langues de paon en gele !
Il y en a des quantits dans la section
du Manoir du Vieux-Moulin--Vent , dit
Margie, scrutant travers la sparation
amthyste en verre incassable qui sparait
ceux qui disposaient de 30 600 dollars de
leurs semblables aux revenus infrieurs. On
apercevait des silhouettes vagues, vtues de
tweed, qui voluaient dans ces rgions
lointaines.
Des botes et des botes.
Ne te fais pas remarquer en train de les
regarder ! scria Mrs. Skinner en la tirant en
arrire. Ce quils font, disent ou ont ne nous
regarde pas ! Nous nous en moquons !
Une dame Toit-Plat, tiraille entre deux
marques de gibier marin, leva les yeux.
Un de ces jours, il faudra que nous, les
Toits-Plats, et vous, les Toits-Pointus, nous
dcrtions un armistice, et que nous allions
l-haut, et quon leur fasse leur affaire ces
199/771
Rsidents du Vieux-Moulin--Vent,
sexclama-t-elle dune voix passionne et
contenue. Quon brle leurs maisons de haut
en bas pour leur apprendre se croire
suprieurs nous.
Pendant un instant, elles restrent l,
unies par un lien commun de haine. Puis
Viens, Margie, dit Mrs. Skinner. Il
faudra nous contenter dun salmis dagouti.
Une minute, maman.
Visant soigneusement par-derrire les
Conserves de Poisson, Margie dclencha sa
fronde. Il y eut un hurlement.
a apprendra Marilyn Sforza me
faire tomber un pot dolives dessus , mur-
mura Margie, rangeant sa fronde dans son
tui.
Sa mre lui tapota les cheveux.
Un hlicoptre qui rdait au-dessus du
supermarch les arrosa de balles tandis
quelles gagnaient en courant le parking.
200/771
Cest trop fort ! haleta Mrs. Skinner
quand elles furent en voiture. Jai son
numro et je vais la dnoncer. Canarder un
peu bon, a passe mais bombarder, cest
vraiment passer la mesure !
Margie navait pas oubli la leon et resta
silencieuse pendant quelles roulaient sur la
grand-route. Les yeux de Mrs. Skinner, aux
aguets, allaient dun ct lautre, mais cest
de derrire que vint le danger : une voiture
de sport bonde de mres Toits-Plats voci-
frantes arriva toute vitesse et les fora
quitter la route. Pendant un instant,
Mrs. Skinner fut prise de panique. La voiture
se mit osciller, senfona de quelques pieds,
puis simmobilisa dans un foss. Tandis que
Margie et elle la ramenaient sur la route,
elles entendirent le bref fracas dune explo-
sion. Quand elles continurent leur chemin,
elles dcouvrirent que le pont devant elles
avait saut. La voiture des Toits-Plats, tait
une masse de ferraille tordue.
201/771
Cest nous qui tions vises, dit avec sat-
isfaction Mrs. Skinner en sengageant vers
une dviation. Il y en a une qui sest trompe
dans ses messages.
Elle et Margie rirent de concert.
Je parie que cest la mme bande qui a
fait un raid contre la rception de bridge de
Mrs. Perkins, consomm toutes les provi-
sions et tu le bb, dclara Margie.
Cela ne mtonnerait pas, convint
Mrs. Skinner. Heureusement que ce ntait
quun garon !
Quest-ce quon a dit cette fois
Mr. Perkins ?
Quil tait tomb du berceau. Naturelle-
ment, le mdecin la confirm. Tous les m-
decins sont avec nous. Mrs. Skinner palpa
affectueusement son pistolet automatique.
Cest leur intrt. Nous les bourrerions de
plomb, ces mdicastres, sils nous
vendaient sils nous dnonaient, Margie,
202/771
ou mieux encore sils donnaient des rensei-
gnements sur nous.
Sils donnaient des renseignements sur
nous , rpta complaisamment Margie.
Quand elles sarrtrent devant le Petit
Cap Cod parmi une range de Caps Cod
presque identiques, Rock, le frre an de
Margie, arrachait dun air maussade les
mauvaises herbes de la pelouse.
a a march, les achats dpicerie ?
demanda-t-il avec un petit sourire
ddaigneux.
Naturellement, rpondit sa mre.
Comme toujours.
Il saccroupit sur le trottoir pour examiner
les traces de balles sur la voiture.
Eh ben, quand papa va voir a
Il ne le verra pas. Tu vas y mettre de la
peinture Vite-sche .
Il se releva et la dfia.
Et si je ne le fais pas ? Si je lui disais la
vrit pour une fois ?
203/771
Leurs yeux se rencontrrent. Il grandit,
pensa-t-elle avec un serrement de cur. Bi-
entt il la quitterait. Mais Margie serait tou-
jours elle, mme si elle se mariait et
partait
Et quen dirais-tu si je lui parlais de cet
argent que tu as pris dans mon sac ?
Il shumecta les lvres.
Mais je nai pas
Et de ton flirt avec Sue Richmond ?
Je ne voudrais pas toucher Sue Rich-
mond mme avec des pincettes Bon, a va,
tu mas eu, dit-il avec amertume. De nous
deux, cest toi quil croirait. Il ne penserait ja-
mais que
Trs juste. Il ne penserait pas, convint
Mrs. Skinner, regrettant dtre oblige dagir
ainsi, mais sachant quil ny avait pas dautre
moyen. Tu nes pas le seul Brightview ni
Marcus Park non plus. Les autres aussi es-
saient davertir leur pre.
204/771
Maman, dit-il en fronant les sourcils,
une supposition que jaille luniversit, que
je dcroche mes diplmes, et que je devienne
banlieusard comme papa, et que je me mar-
ie que nous partions tous les deux, ma fu-
ture et moi, vivre dans un ensemble immob-
ilier o les maisons sont tout fait mod-
ernes. Avec des toits plats, je veux dire.
Tu ne ferais pas cela, rpliqua-t-elle
aprs un silence. Aprs tout, tu es toujours
mon fils. Maintenant, dpche-toi. Dbarque
les provisions, puis tu peindras la voiture.
Margie et elle entrrent dans la maison de
leurs petits pas fminins rapides, et elles fer-
mrent la porte derrire elles.
Il partira bientt, nest-ce pas ? ques-
tionna tristement Margie.
Mrs. Skinner prit la petite fille par la
taille.
Jen ai bien peur. Et quand il reviendra,
il aura tout oubli, ou il croira que ctait
un effet de son imagination. Il est mme
205/771
possible quil aille voir un psychiatre ce
sujet.
Mais nous, nous saurons toujours,
nest-ce pas, mman ?
Nous saurons toujours, confirma
Mrs. Skinner, parce que cest toujours nous
que reviendra le soin de nous occuper de
tout.
Mr. Skinner rentra tout joyeux, par le
train de six heures trois. Il embrassa sa
femme et sa fille et se glissa derrire le volant
de la voiture.
Tu as pass une bonne journe, chri ?
senquit Mrs. Skinner.
Assez mouvemente, dit-il en riant.
Marshall a fait des histoires comme
dhabitude, et Winterhalter a dclar quil al-
lait annuler. Il sagissait dun ordre de dix
wagons cest quelque chose !
Sapristi, je pense bien !
Alors le patron ma dit : Henry, vous
allez aller trouver le vieux Winterhalter et
206/771
voir si vous pouvez lui faire entendre rais-
on. Eh bien, au commencement, Winter-
halter ne voulait pas dire un mot ; il tait
trop furieux. A vrai dire, jai cru quil allait
me jeter dehors, moi et ma valise
dchantillons.
Mr. Skinner se mit rire, et sa femme fit
de mme gentiment.
Puis il sest calm, et nous avons dis-
cut ; finalement il a consenti maintenir sa
commande. Mr. Skinner ajouta, dune voix
pleine de modestie : Seulement, il a dit
que, la prochaine fois, le patron devrait
menvoyer, la place de Marshall, sil voulait
quil lui passe dautres ordres. Le patron a
t hem assez enthousiaste.
Je pense bien, commenta Mrs. Skinner
de sa voix douce.
Il a dclar quil me tmoignerait sa
gratitude dune manire plus tangible que
par des mots et que, lorsque je recevrais mon
207/771
enveloppe la semaine prochaine, je verrais ce
quil voulait dire.
Cest merveilleux, chri. Nous saurons
bien employer un supplment de fonds.
Pour tacheter de jolies choses, h ? dit
tendrement Mr. Skinner. Ta journe a t
bonne ?
La routine habituelle, rpondit-elle.
Ce doit tre bien monotone pour vous
autres, les femmes. Jai une ide : pourquoi
nirais-tu pas demain en ville avec Margie as-
sister une matine ? Et je vous retrouverais
pour le dner, quen penses-tu ?
Pour aller la ville, il fallait traverser la
Rsidence de la Valle Heureuse et le Parc de
Schlossman, couper par les Bois de Chez-
Vous et longer la limite des Ranches du
Paradis. On disait que les Rancheros du
Paradis avaient des dispositifs atomiques sur
leurs revolvers.
208/771
Eh bien, Henry, vrai dire, cela ne me
chante pas de conduire dans tous ces
encombrements.
Une de ses mains quitta le volant et vint
presser les paules de sa femme.
Cest lennui dhabiter en banlieue. Tu es
devenue une vraie petite sauvage
Je me plais ici, rpliqua Mrs. Skinner.
Et tu ferais bien de garder tes deux mains sur
le volant, Henry.
Je pourrais pratiquement conduire
dans cette rue avec les pieds, plastronna
Mr. Skinner. On y est aussi tranquille que
chez soi. Je ne peux pas comprendre pour-
quoi il y a tant daccidents par ici dans la
journe. Ah ! ces femmes au volant !
Naie pas lesprit troit, Henry , dit en
souriant Mrs. Skinner.
Elle sadossa son sige et ferma les yeux.
Elle pouvait se dtendre. La rue tait sans
danger maintenant. De cinq heures et demie
de laprs-midi huit heures trente du
209/771
matin, de mme que les week-ends et jours
fris, il ny avait aucun risque.
Sur la route, Mr. Skinner se laissait aller
rver.
Je vais te dire : si laugmentation est
aussi importante que je lespre et que je le
(il eut un sourire dubitatif) mrite, et si jen
ai une autre lanne prochaine, nous pourri-
ons commencer songer une maison
neuve. Peut-tre une dans Il acheva avec
une dsinvolture affecte : la Rsidence
du Manoir du Vieux-Moulin--Vent.
Il ne pouvait pas voir le visage de
Mrs. Skinner se crisper, les yeux de Margie
sagrandir de terreur. Mais il perut le
silence.
Quil a-t-il ? Tu ne veux pas aller au
Manoir du Vieux-Moulin--Vent ? Tu ne
voudrais pas vivre dans de meilleures
conditions ?
Nos amis sont ici Brightview, Henry.
210/771
Mais, pour lamour du Ciel, le Manoir
est juste de lautre ct de la route. Ils pour-
raient venir te voir. Et tu te feras de nou-
veaux amis.
Somme toute, maman, dit Margie pens-
ive, les maisons du Manoir du Vieux-Moulin-
-Vent ont des toits pointus. Des tas de
pointes.
Des pignons, corrigea Mrs. Skinner, on
les appelle des pignons.
Margie avait raison. Les pignons ne pouv-
aient pas se comparer aux toits plats ; ctait
plutt le fin du fin en matire de pointes .
Elle se reprsentait, habille de tweed, dam-
bulant doucement dans des couloirs
amthyste aux votes de cathdrale, o il y
aurait tout moment des langues de paon en
gele Tandis que ses amis de Brightview
(sauf que, bien sr, ce ne seraient plus ses
amis) aplatiraient leurs nez envieux contre le
verre couleur de soutane dvque, invulnr-
able aux balles, incassable.
211/771
Veux-tu dire que tu ne voudrais pas al-
ler habiter dans le quartier du Vieux-Moulin-
-Vent ? La voix de Mr. Skinner tait au
maximum de lincrdulit.
Elle prit un peu de temps pour rpondre.
videmment, cela mennuierait de quit-
ter notre vieille maison, dit-elle enfin. Nous y
avons pass tant dheureuses annes en-
semble. Et elle le regarda, tendrement.
Mais le Manoir serait si bien pour les
enfants
Ce serait beaucoup mieux pour les en-
fants, se dit-elle. Plus sr, en tout cas. Si les
Rancheros du Paradis avaient des armes
atomiques, ce ntait quune question de
mois pour que les Rsidents du Vieux-
Moulin--Vent en aient aussi. Ils taient
peut-tre conservateurs, mais pas raction-
naires. Et, bien entendu, leurs armes
seraient plus importantes et plus efficaces
(quoique ne brillant pas davantage) que
celles de nimporte qui comme tout ce
212/771
quavaient les Rsidents du Vieux-Moulin.
Nous nous y adapterons, pensa
Mrs. Skinner, passant en revue dans son es-
prit pour en rejeter la majeure partie sa
garde-robe actuelle. Nous nous y adapterons
trs bien.
Traduit par ARLETTE ROSENBLUM.
A Day in the Suburbs.
Mercury Press, Inc. 1960.
ditions Opta, pour la traduction.
213/771
COMPAGNONS DE
CHAMBRE
par Harry Harrison
Un monde urbain surpeupl, pollu, af-
fam : cest limage du futur peu rjouis-
sante que renvoient dinnombrables uvres
de science-fiction et certains scnarios de
prospective. Lune des plus fortes est cette
nouvelle qui est lorigine du roman Soylent
green devenu lui-mme un film clbre :
Soleil vert.
LT
L
E soleil daot entrait par la fentre
ouverte et brlait les jambes dAndrew
Rusch, que cette sensation inconfortable ar-
racha des profondeurs de sa torpeur. Peu
peu, il prit conscience de la chaleur, de la
prsence du drap humide et froiss sous son
corps. Il frotta ses paupires encrotes, puis
resta tendu fixer le pltre tach et
craquel du plafond, encore peine veill,
avec une impression de dpaysement, sans
savoir en ces premiers instants de lveil o il
se trouvait au juste, bien quil vct dans
cette mme chambre depuis plus de sept ans.
Il billa, et le sentiment dtranget le quitta
quand il chercha ttons la montre quil po-
sait toujours sur la chaise prs du lit ; puis il
bailla de nouveau en clignant les paupires
devant les aiguilles quil distinguait comme
dans une brume sous le verre ray. Sept
heures sept heures du matin, et le petit
chiffre 9 sinscrivait au milieu de la minus-
cule fentre carre. Lundi 9 aot 1999 et
ctait dj la fournaise, avec la ville encore
englue dans la vague de chaleur qui cuisait
et faisait suffoquer New York depuis dix
jours. Andy se gratta le flanc o coulait la
transpiration, puis tira ses jambes hors de la
flaque de lumire et roula loreiller sous sa
nuque. De lautre ct de la mince cloison
qui divisait la chambre en deux, lui parvint
un grincement ml de cliquetis qui se mua
vite en un bourdonnement continu dans
laigu.
Bonjour cria-t-il pour dominer le
bruit, puis il se mit tousser. Toujours
toussant, il se leva regret et traversa la
216/771
pice pour se verser un verre deau au rser-
voir mural ; le liquide sortit en un mince filet
bruntre. Il lavala puis frappa des doigts le
cadran du rservoir dont laiguille tressauta
proximit de lindication Vide. Il fallait le re-
mplir, il devrait sen occuper avant de point-
er quatre heures au commissariat. La
journe tait commence.
Une glace en pied, fle du haut en bas,
tait fixe sur la porte de la grande armoire,
et il en approcha le visage tout en frottant
son menton o la barbe pointait. Il lui
faudrait se raser avant daller au boulot. Per-
sonne ne devrait jamais se regarder le matin,
tout nu, tout expos, conclut-il avec dgot,
les sourcils froncs la vue de la blancheur
cadavrique de sa peau et de la lgre cour-
bure de ses jambes que dissimulait nor-
malement le pantalon. Et comment se
dbrouillait-il pour avoir la fois les ctes
saillantes comme celles dun cheval affam et
une brioche grandissante les deux en
217/771
mme temps ? Il tripota sa chair molle et se
dit que ce devait tre le rgime base de
fculents, en plus du fait quil restait assis la
plupart du temps. Du moins la graisse
napparaissait-elle pas sur sa figure. Son
front se dgarnissait un peu plus tous les
ans, mais ce ntait pas trop vident tant quil
gardait les cheveux trs courts. Tu viens tout
juste de prendre trente berges, songea-t-il, et
tu as dj des rides autour des yeux. Et tu as
le nez trop gros nest-ce pas loncle Brian
qui prtendait que ctait le sang gallois de la
famille ? Et tes canines sont un peu trop vis-
ibles, si bien que tu ressembles un peu une
hyne quand tu souris. Tu es vraiment beau
garon, Andy Rusch ! Et cest miraculeux
quune fille comme Shirl consente seulement
te regarder, bien plus se laisser embrass-
er par toi ! Il se fit la grimace puis se mit la
recherche dun mouchoir pour vider son im-
pressionnant appendice nasal gallois.
218/771
Il ny avait quun seul caleon propre dans
le tiroir ; il lenfila. Encore une chose se
rappeler aujourdhui ; faire un peu de lessive.
Le bourdonnement grinant slevait tou-
jours derrire la cloison quand il poussa la
porte de communication.
Tu vas te choper une coronarite, Sol ,
dit-il lhomme barbe grise perch sur la
bicyclette sans roues, en train de pdaler
avec tant dardeur que la sueur ruisselait sur
sa poitrine et imbibait la serviette de bain at-
tache autour de ses reins.
Pas de coronarite pour moi, souffla So-
lomon Kahn, sans cesser son mouvement. Il
y a si longtemps que je fais a tous les jours
que mon palpitant en serait priv si je ces-
sais. Et pas de cholestrol non plus dans mes
artres, puisque des nettoyages rguliers
lalcool men dbarrassent. Et pas de cancer
du poumon, puisque je nai pas les moyens
de fumer mme si jen avais envie, ce qui
219/771
nest pas le cas. Et, lge de soixante-quinze
ans, pas de prostatite parce que
Je ten prie, Sol pargne-moi ces atro-
ces dtails quand jai le ventre vide. Est-ce
que tu aurais un cube de glace de trop ?
Prends-en deux la journe sannonce
chaude. Et ne laisse pas la porte ouverte trop
longtemps.
Andy entrebilla le petit rfrigrateur
tass contre le mur, en tira rapidement la
bote de plastique o tait la margarine, puis
vida deux cubes de glace dans son verre av-
ant de refermer la porte. Il remplit le verre
deau au rservoir et le posa sur la table prs
de la margarine. As-tu dj mang ?
demanda-t-il.
Je mange avec toi. Les accus devraient
tre rechargs prsent.
Sol cessa de pdaler ; le grincement ste-
ignit en un gmissement, puis le silence st-
ablit. Il dbrancha les fils de la dynamo in-
stalle sur laxe arrire de la bicyclette et les
220/771
enroula soigneusement prs des quatre bat-
teries dautomobiles alignes sur le dessus
du rfrigrateur. Ensuite, aprs stre essuy
les mains sa serviette de bain sale, il trana
un des siges baquets rcuprs sur une vie-
ille Ford 1975 et sassit de lautre ct de la
table, face Andy.
Jai entendu le bulletin dinformation de
six heures, dit-il. Les Anciens organisent en-
core une marche de protestation aujourdhui
contre le Bureau de lassistance. Cest l que
tu risques den avoir, des coronarites !
Srement pas, et Dieu merci ! Je ne
suis pas de service avant quatre heures, et
Union Square ne dpend pas de notre com-
missariat. Andy ouvrit la bote pain, y
prit un des biscuits rouges de quinze
centimtres carrs et poussa la bote vers Sol.
Il y tala une mince couche de margarine et
en mordit une bouche, le nez pinc pendant
quil mastiquait. Jai limpression que la
margarine a ranci.
221/771
Ah ! oui, tu crois ? grommela Sol, en
mordant un des biscuits. Tout ce qui est fab-
riqu avec de lhuile de moteur et du gras de
baleine est ranci par avance.
Voil que tu te mets encore parler
pour ne rien dire, observa Andy en dglutis-
sant son biscuit laide dune gorge deau.
Toutes les graisses synthtises partir des
ptrochimiques nont quasiment pas de got,
et tu sais bien quil nexiste plus de baleines
dont on puisse utiliser la graisse ce nest
que de la bonne vieille huile de chlorelle.
Les baleines, le plancton, lhuile de har-
eng, cest tout du pareil au mme. a a got
de poisson. Je mange mon biscuit sans rien
pour ne pas avoir de nageoires ! On frappa
soudain coups rpts sur la porte et Sol
grogna : Il nest pas huit heures quils sont
dj aprs vous !
a peut tre nimporte qui, rpondit
Andy en se dirigeant vers la porte.
222/771
Possible, mais ce nest pas le cas, tu le
sais aussi bien que moi, et je te parie des dol-
lars contre des boutons de culotte que jai
raison. Tu vois ? Il hocha la tte dun air
sombrement satisfait quand Andy ouvrit le
battant et quils virent le maigre messager
aux jambes nues qui se tenait dans le couloir
obscur.
Que veux-tu, Woody ? demanda Andy.
Je veux rien du tout , zzaya Woody
travers ses gencives nues. Bien quil et d-
pass de peu les vingt ans, il navait pas une
seule dent. Le lieutenant dit : apporte, jap-
porte. Il tendit Andy la planchette mes-
sages avec son nom inscrit dessus.
Andy se tourna vers la lumire et dplia la
planchette pour lire le message ; il dchiffra
le gribouillis pointu du lieutenant sur lar-
doise. Il prit ensuite la craie, apposa ses ini-
tiales et remit le tout au messager. Ayant
referm la porte, il revint achever de
djeuner, le front pliss de rflexion.
223/771
Ne me regarde pas ainsi, dit Sol. Ce
nest pas moi qui tai envoy ce message. Est-
ce que je me trompe en pensant que les nou-
velles ne sont pas des plus agrables ?
Ce sont les Anciens. Ils encombrent
dj Union Square et le commissariat a be-
soin de renforts.
Mais pourquoi toi ? a me parat le
boulot des flics en uniforme.
Les flics en uniforme ? Do tires-tu cet
argot mdival ? Bien sr quils ont besoin
dagents pour contenir la foule, mais il faut
des inspecteurs sur les lieux pour reprer les
provocateurs connus, les pickpockets, les
dtrousseurs et les autres. a va faire du
bruit dans ce parc aujourdhui. Il faut que je
me prsente neuf heures, ce qui me laisse
donc le temps de nous approvisionner en eau
auparavant.
Andy revtit lentement un pantalon et
une ample chemisette, puis il mit une casser-
ole deau chauffer sur le bord de la fentre,
224/771
au soleil. Il prit les deux bidons de plastique
de quinze litres et, quand il sortit, Sol leva les
yeux de lcran de tlvision pour le regarder
par-dessus ses lunettes dmodes.
Quand tu rapporteras la flotte, je te ser-
virai un verre ou penses-tu quil soit trop
tt ?
Srement pas, dans mon tat prsent.
Le couloir fut plong dans les tnbres
une fois la porte referme derrire lui, et il
suivit le mur ttons jusquen haut de les-
calier, en grenant des jurons. Il faillit
tomber en trbuchant sur un tas dordures
que quelquun avait dpos l. Deux tages
plus bas, une ouverture avait t perce dans
le mur, laissant filtrer assez de clart pour
quil descende en scurit les deux derniers
tages jusqu la rue. Aprs lhumidit du
couloir, la chaleur de la 25
e
Rue lassaillit en
un flot malodorant, miasmes touffants com-
poss de pourriture, dordures et dhumidit
mal lave. Il dut se frayer un passage parmi
225/771
les femmes qui encombraient dj le perron,
en marchant prudemment pour viter de
pitiner les enfants qui jouaient par terre. Le
trottoir tait encore dans lombre mais les
gens sy entassaient au point quil dut cir-
culer sur la chausse, se tenant loign du
caniveau pour viter les dtritus et les
dchets qui sy amassaient. Les journes suc-
cessives de chaleur avaient si bien amolli
lasphalte que celui-ci cdait dabord sous les
pas, puis adhrait ses semelles. Il y avait
lhabituelle queue aboutissant la prise
deau peinte en rouge au coin de la 7
e
Aven-
ue, mais elle se rompit au milieu des
clameurs et certains agitrent le poing, juste
comme il allait y prendre place. La foule m-
contente et grommelante se dispersa et Andy
vit que lagent de service fermait clef la
porte dacier.
Que se passe-t-il ? Je croyais que cette
prise deau restait ouverte jusqu midi ?
stonna Andy.
226/771
Le policier se retourna, gardant mach-
inalement la main porte de son revolver,
puis il reconnut un inspecteur de son propre
commissariat. Il repoussa en arrire sa cas-
quette et sessuya le front du dos de la main.
Le sergent vient de nous donner des or-
dres ; toutes les prises boucles pour vingt-
quatre heures. Le niveau des rservoirs a
baiss en raison de la scheresse et il faut
conomiser leau.
Pas marrant, fit Andy en regardant la
clef toujours dans la serrure. Je vais prendre
mon service, ce qui signifie que je naurai ri-
en boire pendant deux jours
Aprs un coup dil circulaire et circon-
spect, lagent rouvrit la porte et prit un des
bidons des mains dAndy. Un seul devrait
vous suffire. Il le tint sous le robinet et le
remplit, puis, baissant le ton : Ne le rptez
pas, dit-il, mais il parat quil y a eu un nou-
veau dynamitage de laqueduc au nord de
ltat.
227/771
Encore les paysans ?
Sans doute. Jtais au service de
surveillance l-bas avant dtre mut et
ctait duraille. Ils nhsitent pas vous faire
sauter en mme temps que laqueduc. Ils
prtendent que cest la ville qui leur vole leur
eau.
Ils en ont pourtant assez, observa Andy
en reprenant le bidon plein. Plus mme quil
ne leur en faut. Et ici, dans la ville, il y a
trente-cinq millions de personnes qui
crvent de soif.
Ce nest pas moi qui vous contredirai ,
fit lagent en claquant la porte de mtal et en
tournant la clef.
Andy fendit nouveau la foule amasse
sur le perron et se rendit dabord dans la
cour de derrire. Tous les cabinets taient
occups et il dut attendre ; quand il russit
enfin entrer dans un des boxes, il y em-
porta avec lui ses bidons. Un des gosses qui
jouaient sur le tas dordures contre la
228/771
palissade les lui aurait srement vols sil les
avait laisss sans surveillance.
Quand il eut remont les sombres tages
et eut ouvert la porte de la chambre, il en-
tendit le tintement clair des cubes de glace
contre les verres.
Cest la Cinquime Symphonie de
Beethoven que tu nous joues l, dit-il en
posant les bidons pour se laisser choir sur
une chaise.
Mon air prfr , confirma Sol en ap-
portant les deux verres glacs quil avait
placs sur le rfrigrateur. Puis, avec la
solennit dun rite religieux, il fit tomber un
petit oignon dans chacun. Il tendit un verre
Andy qui trempa prcautionneusement les
lvres dans le liquide.
Cest quand je gote une de tes prpara-
tions, Sol, que jarrive presque croire que tu
nes pas dfinitivement cingl. Pourquoi
appelle-t-on cela des gibsons ?
229/771
Un secret qui se perd dans la nuit des
temps. Pourquoi appelle-t-on stinger un
stinger, et pink lady un pink lady ?
Je ne sais pas Pourquoi ? Je nen ai
jamais bu de ceux-l.
Je ne sais pas non plus, mais cest leur
nom. Comme ces trucs verts quils servent
dans les bouges, les Panamas. a ne veut ri-
en dire, cest seulement un nom.
Merci, dit Andy, qui vida son verre. La
journe sannonce dj meilleure.
Il passa dans sa chambre, prit son pistolet
dans la gaine, au fond de son tiroir, et lac-
crocha la ceinture de son pantalon. Son in-
signe tait son trousseau de clefs, sa place
habituelle, et il glissa son calepin dans la
mme poche, avant dhsiter un instant. La
journe serait longue et dure et pouvait lui
rserver nimporte quelle surprise. Il prit
aussi ses menottes, sous ses chemises, puis le
tube de plastique souple bourr de plombs
de chasse. Il en aurait peut-tre besoin dans
230/771
la foule, ce serait moins dangereux quune
arme feu avec toutes ces vieilles gens qui
pitineraient en rond. Et en plus, avec les
nouveaux rglements daustrit, il fallait
avoir de foutrement bonnes raisons pour
utiliser une seule cartouche. Il se lava de son
mieux avec le demi-litre deau qui chauffait
au soleil sur le bord de la fentre, puis se
frotta le visage avec le petit morceau de
savon gris et granuleux pour amollir un peu
ses poils de barbe. Sa lame de rasoir tait
maintenant brche des deux cts, et tout
en lafftant lintrieur dun verre il songea
quil tait temps dessayer de sen procurer
une neuve. Peut-tre lautomne.
Sol arrosait sa jardinire de fentre lor-
sque Andy repassa derrire la cloison ; il ir-
riguait avec un soin mticuleux les ranges
de fines herbes et de minuscules oignons.
Ne ten fais pas , dit-il Andy.
Le soleil tait prsent haut dans le ciel et
la chaleur augmentait dans la valle
231/771
dasphalte et de bton que constituait la rue.
Le bandeau dombre tait plus troit et le
perron si bond de gens quil narriva pas
franchir le seuil. Il se glissa doucement
contre une petite fille au nez morveux,
couverte seulement de sous-vtements
gristres et descendit dune marche. Les
femmes maigres ne scartaient qu regret,
sans lui prter attention, mais les hommes
lui adressrent des regards froids et fixes,
avec sur les traits une haine vidente qui leur
confrait une ressemblance trange, comme
sils eussent tous t les membres dune seule
et mme famille en colre. Andy se dgagea
dentre les premiers et, parvenu sur le trot-
toir, dut passer au-dessus de la jambe tendue
dun vieillard tal l. Il paraissait mort et
non endormi, et il pouvait tout aussi bien
ltre pour lintrt quon lui portait. Son
pied nu tait sale et une ficelle noue sa
cheville menait un bb nu assis sur le trot-
toir, qui mchonnait une assiette en
232/771
plastique tordue. Le bb tait tout aussi sale
que lhomme et la ficelle tait passe autour
de sa poitrine, sous ses bras gros comme des
tuyaux de pipe, parce quil avait le ventre en-
fl et lourd. Le vieux tait peut-tre bien
mort. Mais quelle importance, puisque son
seul travail dans le monde tait de servir
dancre pour le bb, ce quil pouvait tout
aussi bien faire mort que vivant ?
Sorti de la chambre prsent, et dans lin-
capacit de converser avec Sol avant son re-
tour, Andy se rendit compte quune fois de
plus il navait pas russi lui parler de Shirl.
Ctait pourtant assez simple, mais il oubliait
toujours, il vitait le sujet. Sol pourtant se
vantait continuellement davoir toujours t
un chaud lapin, et il aimait numrer les
filles avec lesquelles il avait couch quand il
tait dans lArme. Il comprendrait.
Ils taient compagnons de chambre, voil
tout. Il ny avait rien dautre entre eux. Amis,
233/771
bien sr. Mais amener une fille pour vivre l
ny changerait rien.
Alors, pourquoi ne lui en avait-il pas
parl ?
234/771
LAUTOMNE
Tout le monde dit que cest le mois doc-
tobre le plus froid quon ait jamais connu.
Moi, en tout cas, je nai jamais vu plus froid.
Et la pluie en plus, jamais assez forte pour
remplir les rservoirs mais juste suffisante
pour vous tremper et vous faire avoir encore
plus froid. Pas vrai ?
Shirl hochait la tte, coutant peine les
mots. La longue file avana et elle fit
quelques pas tranants derrire la femme qui
lui avait parl : un ballot informe de lourds
vtements sous un impermable dchir en
plastique, avec une ficelle noue la taille, si
bien quelle ressemblait un sac bossel.
Non pas que jaie tellement meilleure allure,
se dit Shirl en rabattant davantage sur sa tte
le coin de sa couverture pour se protger du
crachin obstin. Il ny en aurait plus pour
longtemps, il ne restait que quelques
douzaines de personnes devant elle, mais
cela avait pris beaucoup plus de temps
quelle navait cru ; il faisait presque nuit.
Une lampe salluma au-dessus du wagon-
citerne, accrochant des reflets ses flancs
noirs et clairant le rideau de pluie. La queue
bougea de nouveau et la femme devant Shirl
se propulsa en avant, entranant son enfant,
un paquet aussi envelopp et informe que sa
mre, le visage cach par une charpe
tricote, do sortait une plainte presque
continue.
Tais-toi , dit la mre. Elle se retourna
vers Shirl ; sa figure tait une masse rouge
autour du trou noir de sa bouche presque
sans dents. Il pleure parce quil a t voir le
mdecin, il se croit malade, mais ce nest que
236/771
la kwash. Elle leva la main enfle, ballon-
ne de lenfant. On le sait bien quand ils
enflent, avec des taches noires sur les gen-
oux. Il a fallu que jattende deux semaines
lhpital de Bellevue pour voir un docteur qui
ma dit ce que je savais dj. Mais cest la
seule faon pour quil vous signe le papier.
Comme a jai obtenu une ration de beurre
de cacahutes. Mon bonhomme aime bien
a. Vous habitez dans ma rue, pas vrai ? Je
crois bien vous y avoir vue ?
26
e
Rue , dit Shirl en tant le
couvercle du bidon pour le mettre dans la
poche de son manteau. Elle se sentait gele
jusquaux os et avait la certitude quelle allait
attraper un rhume.
Tout juste. Je savais bien que ctait
vous. Attendez-moi, on rentrera ensemble. Il
se fait tard et y a des tas de voyous qui nous
voleraient notre eau, ils peuvent toujours la
revendre. Mme Ramirez dans mon im-
meuble, cest une Espagnole mais elle est
237/771
bien, vous savez, sa famille habite l depuis
la Deuxime Guerre mondiale, elle a un il
au beurre noir tellement gonfl quelle ny
voit plus et deux dents casses. Un voyou qui
la matraque pour lui voler son eau.
Oui, je vais vous attendre, bonne ide !
dit Shirl, qui se sentait soudain trs seule.
Les cartes , dit lagent et elle lui tendit
les trois cartes de lAssistance : la sienne,
celle dAndy et celle de Sol. Il les approcha de
la lumire puis les lui rendit. Six litres !
lana-t-il au prpos la soupape.
a ne fait pas le compte, protesta Shirl.
Ration rduite aujourdhui, madame.
Avancez, il y a encore un tas de gens qui
attendent.
Elle tendit le bidon ; lhomme de la soupa-
pe y insra le bout dun gros entonnoir et fit
couler leau. Au suivant , appela-t-il.
Le bidon glougloutait tandis quelle mar-
chait, et il tait dune lgret tragique. Elle
alla se placer prs de lagent de police pour
238/771
attendre la femme, laquelle arriva tranant
son enfant dune main et portant de lautre
un bidon de quinze litres qui tait presque
plein. Elle devait avoir une famille
nombreuse.
Allons-y , dit la femme, et lenfant se
laissa tirer bout de bras en geignant.
Au moment o elles quittrent lembran-
chement de chemin de fer de la 12
e
Avenue,
il fit plus sombre encore, car la pluie ab-
sorbait la totalit du jour faiblissant. Les b-
timents de ce secteur taient surtout dan-
tiques entrepts et des usines aux murs sans
fentres qui dissimulaient leurs occupants.
Les trottoirs taient mouills et dserts. Le
rverbre le plus proche tait un pt de
maisons de distance.
Quest-ce que mon mari va me passer
pour rentrer si tard ! dit la femme quand
elles tournrent langle de la rue. A ce mo-
ment deux silhouettes leur barrrent le pas-
sage sur le trottoir.
239/771
Donnez-nous la flotte ! dit la plus
proche, et la lointaine lumire accrocha un
reflet au couteau quelle pointait en avant.
Non, je vous en prie ! Je vous en
prie ! supplia la femme, ramenant derrire
elle son bidon deau, le plus loin possible des
deux voyous. Shirl se tassait contre le mur.
Quand ils avancrent, elle constata que
ctaient de jeunes garons, des moins de
vingt ans. Mais ils avaient quand mme le
couteau.
La flotte ! dit le premier, en feignant de
porter la lame vers la femme.
Prenez-la ! glapit-elle en balanant le
bidon au bout du bras. Avant que le garon
ait pu esquiver, elle lavait frapp sur le ct
de la tte ; il fut projet sur le pav, hurlant
de douleur, tandis que le couteau lui chap-
pait de la main. Vous en voulez autant ?
lana-t-elle au second garon, qui navait pas
darme.
240/771
Non, je ne veux pas dennuis , assura-
t-il en tirant lautre par le coude et en battant
en retraite lapproche de la femme. Quand
elle se baissa pour ramasser le couteau, il
russit remettre son camarade debout et
lentraner derrire langle de la rue. La scne
navait dur que quelques secondes et Shirl
tait reste tout ce temps le dos au mur,
tremblante de frayeur.
Ils ont eu une surprise, croassa la
femme en levant hauteur de ses yeux le
vieux couteau dcouper, pour ladmirer. a
me sera plus utile qu eux. Des mmes, des
demi-sel. Elle tait tout excite et
heureuse. Elle navait pas lch un seul in-
stant la main de lenfant qui sanglotait en-
core plus fort.
La femme accompagna Shirl jusqu sa
porte, sans quelles rencontrent dautre diffi-
cult. Merci, mille fois, dit Shirl. Je ne sais
ce que jaurais fait
241/771
Ce nest rien, dit la femme, ravie. Vous
avez vu ce que je lui ai fait et qui a le
couteau prsent ! Elle partit grands pas,
le lourd bidon dune main, son enfant de
lautre. Shirl entra.
O tais-tu passe ? senquit Andy
quand elle ouvrit la porte. Je commenais
me demander ce qui ttait arriv. Il faisait
chaud dans la pice, avec une vague odeur de
poisson frit. Andy et Sol taient assis la
table, le verre en main.
Cest cause de leau. La queue nen fin-
issait pas. Ils ne mont donn que six litres ;
les rations sont encore rduites. Elle vit le
regard noir dAndy et dcida de ne pas lui
parler de lincident du retour. Il se serait mis
deux fois plus en colre et elle ne voulait pas
lui gcher son repas.
Cest vraiment patant, fit Andy, sar-
castique. La ration tait dj trop faible al-
ors maintenant ils la diminuent encore.
Quitte tes vtements mouills, Shirl, et Sol va
242/771
te servir un gibson. Son vermouth maison a
vieilli comme il faut et je me suis procur de
la vodka.
Buvez, dit Sol en lui tendant le verre
glac. Jai fait de la soupe avec cette saloperie
dEner-J, cest la seule faon de le manger.
a devrait tre prt. Nous commencerons
par l, avant de Il termina sa phrase dun
geste de la tte en direction du rfrigrateur.
Que se passe-t-il ? demanda Andy. Un
secret ?
Aucun secret, rpondit Shirl en ouvrant
le rfrigrateur. Une surprise, seulement.
Jai achet a au march, aujourdhui, un
pour chacun de nous. Elle montra une assi-
ette charge de trois petits hamburgers de
soja et lentilles. Ce sont les nouveaux quils
ont montrs la tl, ceux qui ont un got de
viande grille au barbecue.
a a d coter une fortune, dit Andy. Il
va falloir nous priver de manger jusqu la
fin du mois.
243/771
Ce nest pas tellement cher. De toute
faon, jai pay a avec mon argent person-
nel, pas sur le budget.
Ce qui ne change rien : largent, cest
largent. On aurait sans doute pu vivre toute
une semaine avec ce que ces trucs ont cot.
La soupe est servie , dit Sol en posant
les assiettes sur la table. Shirl avait une boule
dans la gorge et ne pouvait parler ; elle con-
templait son assiette en sefforant de retenir
ses larmes.
Je regrette, fit Andy. Mais tu sais
comme les prix montent il faut bien pr-
voir. Limpt municipal sur le revenu a t
port quatre-vingts pour cent, cause des
versements plus levs la Scurit sociale,
ce qui va nous faire passer un hiver difficile.
Ne crois pas que je napprcie pas ton
attention
Dans ce cas, pourquoi ne fermes-tu pas
ta gueule ? Mange ta soupe ! intervint Sol.
Ne ten mle pas, Sol.
244/771
Je ne men mlerai pas tant que vous
aurez vos querelles hors de ma piaule. Al-
lons, allons, il ne faut pas se gcher un pareil
festin.
Andy allait rpondre mais se retint. Il prit
la main de Shirl. Nous allons faire un trs
bon dner, dit-il. Tchons de le manger
gaiement.
Pas tellement bon, observa Sol en
pinant les lvres sur une cuillere de soupe.
Attends davoir got a. Enfin, les ham-
burgers vont nous ter ce mauvais got de la
bouche.
Le silence rgna pendant quils avalaient
la soupe, puis Sol commena une de ses his-
toires de larme, quand il tait la
Nouvelle-Orlans, et ctait dune telle
normit quils clatrent de rire ; aprs, la
situation se dtendit. Sol leur partagea le
reste des gibsons tandis que Shirl servait les
steaks.
245/771
Si jtais assez sol, je prendrais presque
a pour de la viande, annona Sol en masti-
quant avec entrain.
Cest bon , dit Shirl, et Andy approuva
de la tte. Elle acheva rapidement son mor-
ceau, essuya la sauce avec un morceau de
biscuit dherbes, puis but une gorge de gib-
son. Lincident avec les voyous son retour
de la corve deau lui paraissait dj lointain.
Quest-ce que la femme avait dit, dj, au
sujet de la maladie de son enfant ?
Savez-vous ce quest la kwash ?
demanda-t-elle.
Andy haussa les paules. Une sorte de
maladie, voil tout ce que jen sais.
Pourquoi ?
Il y avait une femme prs de moi dans
la queue pour leau et on sest parl. Elle
avait avec elle un petit garon atteint de cette
kwash. Je ne crois pas quelle aurait d lem-
mener sous la pluie, dans son tat. Et je me
demandais si ctait contagieux.
246/771
Alors, ne vous en faites pas, dit Sol.
Kwash, cest une abrviation de kwashi-
orkor . Si, dans lintrt de votre sant, vous
suiviez comme moi les programmes mdi-
caux, ou si vous ouvriez de temps en temps
un livre, vous seriez renseigne. Ce nest pas
contagieux parce que cest simplement une
maladie de sous-alimentation, comme le
bribri.
Jamais entendu parler de celle-l non
plus, dit Shirl.
Ce nest plus aussi frquent de nos
jours, mais il y a beaucoup de kwash. a
provient dune insuffisance de protines. En
un temps, on ne la trouvait quen Afrique,
mais maintenant on en a dans tous les tats-
Unis. Formidable, hein ? Il ny a plus de vi-
ande, les lentilles et le soja cotent trop cher,
alors les mres bourrent leurs gosses de bis-
cuits dherbes et de confiserie, tout ce qui est
bon march
247/771
Lampoule clignota puis steignit. Sol tra-
versa la pice ttons et trouva un com-
mutateur parmi le labyrinthe de fils au-des-
sus du rfrigrateur. Une faible ampoule,
branche sur la batterie, salluma. Il
faudrait recharger, dit-il, mais a peut at-
tendre demain matin. Il ne faut pas faire
dexercice aprs les repas, cest mauvais pour
la circulation et la digestion.
Je suis vraiment enchant que vous
soyez ici, docteur, dit Andy. Jai besoin dun
avis mdical. Jai des ennuis. Vous compren-
ez tout ce que je mange passe dans mon
estomac
Trs drle, petit malin. Shirl, je ne com-
prends pas que vous puissiez supporter ce
plaisantin.
Le repas leur avait fait du bien et ils bav-
ardrent un moment. Puis Sol annona quil
allait teindre pour conomiser le courant de
la batterie. Ils se souhaitrent bonne nuit et
Andy entra devant pour prendre sa lampe de
248/771
poche ; la moiti de la pice quils occupaient
tait encore plus froide que lautre, rserve
Sol.
Je me couche, dit Shirl. Ce nest pas que
je sois si fatigue, mais cest le seul moyen
davoir chaud.
Andy manipula en vain le commutateur
du plafonnier. Le courant nest pas encore
rtabli et jai un travail terminer. a fait
combien une semaine que nous navons
plus dlectricit le soir ?
Attends que je sois au lit et ensuite jac-
tionnerai la lampe de poche a ira ?
Il faut bien.
Il ouvrit son calepin sur la commode, posa
ct une formule rutilisable et se mit in-
scrire les renseignements dans son rapport.
De la main gauche, il manuvrait inter-
valles lents et rguliers le levier de la lampe,
qui lui fournissait ainsi une lumire contin-
ue. La ville tait calme ce soir-l, la pluie et le
froid ayant chass les gens des rues. Le
249/771
bourdonnement de la petite dynamo et les
quelques grincements de la pointe sur le
plastique paraissaient anormalement
bruyants. La clart de la lampe suffisait
Shirl pour se dshabiller. Elle frissonna en
tant ses vtements et passa vivement un py-
jama pais ; puis une paire de chaussettes
trs reprises avec lesquelles elle couchait,
avant denfiler enfin un gros pull-over. Les
draps taient froids et humides. Ils navaient
plus t changs depuis le dbut de la
pnurie deau, bien quelle seffort de les
arer le plus souvent possible. En portant les
doigts ses joues, elle saperut quelles
taient mouilles et se rendit compte quelle
pleurait. Elle se retint de renifler de peur
dagacer Andy. Il faisait de son mieux, aprs
tout. Oui, avant quelle vienne sinstaller ici,
ctait diffrent ; elle avait eu la vie facile,
une bonne nourriture, une chambre chaude
et, quand elle sortait, son garde du corps per-
sonnel, Tab. Tout ce quelle avait faire,
250/771
ctait de coucher avec lui deux fois par se-
maine. Elle avait eu la chose en horreur,
mme le simple contact de ses mains, mais
au moins cela ne durait pas trop longtemps.
Avoir Andy auprs delle, ctait tout autre,
ctait bon ; elle aurait voulu quil vienne la
rejoindre au lit en ce moment mme. Elle
frissonna de nouveau, sans russir cesser
de pleurer.
251/771
LHIVER
La ville de New York vacillait au bord du
dsastre. Chacun des entrepts ferms tait
un noyau de discorde, encercl de foules af-
fames et apeures qui cherchaient un bouc
missaire. La colre les poussait lmeute,
les bagarres pour la nourriture devenaient
des bagarres pour leau, et celles-ci
tournaient au pillage chaque fois que pos-
sible. La police luttait, mais elle ntait plus
quune mince barrire entre les protestations
furieuses et le chaos sanglant.
Au dbut, les btons de police et les mat-
raques plombes avaient suffi stopper les
chauffoures, puis cela ne faisant plus
deffet, on avait eu recours aux gaz pour dis-
perser les foules. La tension grandissait, car
les gens ne senfuyaient que pour se rassem-
bler en un autre lieu. Les jets des pompes
incendie les arrtaient facilement quand ils
sefforaient de pntrer dans les stations de
lAssistance, mais il ny avait pas assez de
vhicules et ceux-ci ne pouvaient remplir
leurs citernes une fois quils les avaient
puises. Le ministre de la Sant avait in-
terdit de recourir leau de rivire : cela
aurait quivalu rpandre du poison. Le peu
deau disponible tait plus quindispensable
pour combattre les incendies qui se dclen-
chaient dans toute la ville. Les rues taient
bloques en de nombreux points et le matri-
el des pompiers ne pouvait passer ou devait
sastreindre de longs dtours. Certains des
incendies prenaient de lextension et, ds
midi, la totalit du matriel tait dj en
usage.
253/771
Le premier coup de feu fut tir quelques
minutes aprs midi, le 21 dcembre, par un
garde de lAssistance sociale, et tua un
homme qui avait bris une fentre du dpt
alimentaire de Tompkins Square pour tenter
de sy introduire. Ce fut la premire balle,
mais non la dernire ni non plus la
dernire victime.
On boucla certaines zones agites dans
des filets ariens, mais il ny en avait quune
quantit limite. Ensuite les hlicoptres
durent se contenter de planer sans efficacit
au-dessus des rues en bullition, comme
simples postes dobservation pour la police,
qui savait ainsi o envoyer des renforts. Con-
naissances dailleurs inutiles, puisque la po-
lice navait plus de rserves, tous les hommes
tant engags quelque part.
Aprs le premier accrochage srieux, plus
rien nimpressionna vivement Andy. Tout le
reste de la journe et toute la nuit, ainsi que
tous les autres agents de la ville, il dut
254/771
affronter la violence et lappliquer pour rt-
ablir la loi et lordre dans une cit dchire
par les combats. Il neut de repos quaprs
avoir t victime de son propre gaz et stre
fait emmener lambulance du Service des
hpitaux pour y recevoir des soins. Un in-
firmier lui lava les yeux et lui administra un
comprim pour lutter contre la nause. Al-
long sur une des civires, serrant sur sa
poitrine son casque, ses grenades et sa mat-
raque, il tenta de rcuprer. Le chauffeur du
vhicule tait assis sur un autre brancard,
arm dune carabine pour dcourager
quiconque et manifest trop dintrt en-
vers lambulance ou son prcieux contenu de
produits mdicaux. Andy aurait aim y rester
plus longtemps, mais le brouillard froid en-
trait par la porte et il se mit frissonner au
point que ses dents claquaient. Il eut du mal
reposer les pieds terre, mais, ds quil se
mit en marche, il se sentit un peu mieux un
peu rchauff. Lattaque avait t jugule et il
255/771
alla lentement rejoindre le groupe le plus
proche de silhouettes en bleu, en fronant le
nez tant ses vtements sentaient mauvais.
Ensuite la fatigue ne le quitta plus et il
neut plus le souvenir que de visages hur-
lants, de pas prcipits, de dtonations, de
cris, de lclatement sourd des grenades lac-
rymognes, dun objet quon lui avait lanc et
qui lui avait laiss une large ecchymose et
une enflure au revers de la main.
Quand le soir vint, il se mit tomber une
froide averse mle de neige fondue qui,
sajoutant lpuisement, chassa les gens des
rues mais pas la police. Quand les foules se
furent retires, les forces de police saper-
urent que leur travail ne faisait que com-
mencer. Il fallait surveiller les portes dfon-
ces et les fentres bantes en attendant
quelles soient rpares, dcouvrir les blesss
et les faire soigner, pendant que les pompiers
avaient galement besoin daide pour com-
battre les incendies. Cela dura toute la nuit.
256/771
A laube, Andy se retrouva affal sur un banc
au commissariat et entendit le lieutenant
Grassioli qui appelait son nom sur une liste.
Voil tout ce que je peux autoriser,
ajouta le lieutenant. Vous autres, prenez vos
rations avant de partir et laissez ici votre
matriel anti-meute. Soyez tous de retour
dix-huit heures. Il ny aura pas dexcuses !
Nous ne sommes pas au bout de nos
peines.
A un moment de la nuit, la pluie avait
cess. Le soleil levant projetait de longues
ombres dans les rues transversales, con-
frant un clat dor au revtement noir et
mouill. Une maison isole brlait encore et
Andy dut enjamber les dbris calcins qui
encombraient la chausse. Au coin de la 7
e
Avenue, il vit les carcasses de deux vlos-tax-
is dont on avait dj vol toutes les pices
utilisables et, quelques mtres plus loin, le
corps tass dun homme. Il aurait pu tre en-
dormi, mais au passage Andy constata quil
257/771
tait mort, voir les marques de violence que
portait son visage renvers. Il poursuivit sa
route. Les services de sant nallaient re-
cueillir que des cadavres ce jour-l.
Les premiers troglodytes sortaient dune
bouche de mtro, en clignant les paupires
sous la lumire. Durant lt, tout le monde
stait moqu des troglodytes : ceux que
lAssistance avait logs dans les stations
maintenant silencieuses du chemin de fer
souterrain. Mais, quand lhiver tait venu,
lenvie avait remplac les rires. Peut-tre que
ctait sale et sombre, sous la surface, mais il
y avait tout de mme quelques rchauds
lectriques. Ces gens ne vivaient certes pas
dans le luxe, mais au moins lAssistance ne
les laissait pas mourir de froid. Andy parvint
sa rue.
En montant lescalier, il pitina lourde-
ment quelques dormeurs ; mais peu lui im-
portait : il tait trop fatigu mme pour sen
apercevoir. Il eut du mal introduire sa clef
258/771
dans la serrure. Sol lentendit et vint lui
ouvrir.
Je viens justement de faire de la soupe.
Tu as bien calcul ton moment.
Andy tira de sa poche quelques morceaux
de biscuits dherbes et les rpandit sur la
table.
Tu voles de la nourriture ? fit Sol en
ramassant un biscuit et en le grignotant. Je
croyais quil ny aurait plus de distribution
avant deux jours ?
Ma ration de la police.
Cest normal. Impossible de tabasser
les citoyens quand on a le ventre vide. Je vais
en mettre un peu dans la soupe pour lui don-
ner de la consistance. Tu nas sans doute pas
vu la tl aujourdhui, alors tu ignores tout
du carnaval qui se droule au Congrs. a
bouge srieusement
Shirl est rveille ? demanda Andy en
se dbarrassant de son manteau pour se lais-
ser choir sur un sige.
259/771
Sol demeura un instant silencieux puis r-
pondit lentement : Elle nest pas ici.
Andy billa. Il est un peu tt pour sortir.
Pourquoi ?
Ce ntait pas aujourdhui, Andy. Sol,
le dos tourn, remuait la soupe. Elle est
partie hier, deux heures aprs toi. Elle nest
pas encore rentre
Tu veux dire quelle est reste dehors
tout le temps des meutes et toute la nuit ?
Quest-ce que tu as fait ? Il se redressa sur
sa chaise, oubliant son puisement.
Que pouvais-je faire ? Sortir pour me
faire pitiner comme tout le reste des vieux
imbciles ? Je te parie quelle va trs bien.
Elle a d se rendre compte de la situation et
se rfugier chez des amis au lieu de rentrer.
Quels amis ? Quest-ce que tu ra-
contes ? Il faut que jaille la retrouver.
Reste assis ! Que pourrais-tu fabriquer
dehors ? Mange ta soupe et dors, cest ce que
260/771
tu as de mieux faire. Elle se dbrouillera, je
le sais, ajouta Sol regret.
Quest-ce que tu sais, Sol ? Andy le
saisit par les paules, le retournant demi.
Bouscule pas le pot de fleurs ! cria Sol,
en repoussant les mains dAndy. Puis, dun
ton plus calme : Tout ce que je sais, cest
quelle nest pas sortie pour rien. Elle avait
ses raisons. Elle avait mis son vieux
manteau, mais jai aperu dessous une robe
qui ma paru vraiment chic. Et des bas nylon.
Une fortune sur ses jambes. Et quand elle
ma dit au revoir, jai remarqu quelle tait
trs maquille.
Sol que cherches-tu me dire ?
Je ne cherche pas je te dis. Elle tait
habille pour aller en visite, pas pour faire
les courses. Comme si elle allait voir
quelquun. Son pre, par exemple elle
pourrait lui avoir rendu visite.
Pourquoi aurait-elle envie de le voir ?
261/771
A toi de me le dire. Vous vous tes
chamaills, pas vrai ? Peut-tre quelle est
partie pour se calmer.
Chamaills oui, sans doute. Andy
retomba sur son sige et se serra le front
entre les paumes. Ntait-ce que la veille ?
Non, lavant-veille. Pour lui, cela faisait un
sicle quils avaient eu cette stupide querelle.
Mais ils se disputaient si souvent depuis
quelque temps ! Une querelle de plus
naurait rien d changer. Il leva soudain les
yeux, effray. Elle na pas emport ses af-
faires rien ? demanda-t-il.
Rien quun petit sac, rpondit Sol en
posant devant Andy un bol de soupe fu-
mante. Mange. Je vais en prendre moi aussi.
Elle va revenir.
Andy tait presque trop fatigu pour dis-
cuter. Et que dire ? Il tournait machinale-
ment sa cuiller dans sa soupe, puis il prit
conscience de sa faim. Il mangea, le coude
262/771
sur la table, soutenant sa tte de sa main
libre.
Tu aurais d couter les discours au
Snat hier, reprit Sol. Le spectacle le plus
marrant de la terre. Ils essaient de faire pass-
er leur Dcret de Crise tu parles dune
crise, il ny a que cent ans quelle a com-
menc ! et il fallait les entendre tourner en
rond autour des petites questions en vitant
de mentionner les grandes. Sa voix prit un
accent du Sud prononc. Devant la gravit
des circonstances, nous envisageons la pro-
spection de toutes les immenses richesses du
plus grand bassin alluvial, du delta,
messieurs, du plus puissant des fleuves, le
Mississippi. Des digues et des canalisations
de drainage, monsieur, les merveilles de la
science, monsieur, et vous aurez ici mme les
terres cultives les plus riches du monde oc-
cidental ! Sol souffla colreusement sur sa
soupe. Des digues, cest bien le mot ! En-
core un doigt pour boucher la fissure. Cela
263/771
fait un millier de fois quils dbattent la
question ! Mais y en aurait-il un seul pour
faire tat de la seule et unique raison dtre
du Dcret de Crise ? Bien sr que non !
Aprs tant dannes, ils sont toujours aussi
dgonfls et nosent pas dire la vrit, alors
ils la planquent dans lune des minuscules
notes de bas de page.
De quoi donc parles-tu ? demanda
Andy qui ncoutait qu moiti, plus
soucieux de Shirl.
De la surpopulation, cest tout. Quand
je pense quils viennent seulement de rendre
lgales les cliniques davortement ouvertes
toutes les femmes et de fournir obligatoire-
ment toutes les mres des informations sur
la contraception ! Mon vieux, quest-ce quon
va entendre quand les conservateurs sen
apercevront !
Assez pour le moment, Sol. Je suis
fatigu. Est-ce que Shirl a parl de son
retour ?
264/771
Je tai rpt tout ce quelle a dit. Sol
se tut pour couter un bruit de pas dans le
couloir. Ils simmobilisrent et on frappa
discrtement la porte.
Andy y fut le premier, tournant la clenche,
ouvrant brusquement le battant.
Shirl ! scria-t-il. Tout va bien ?
Mais oui, bien sr tout va bien.
Il la serrait contre lui, lui coupant presque
la respiration. Avec les meutes je ne
savais que penser, dit-il. Je ne suis moi-
mme rentr que depuis un petit moment.
O tais-tu ? Que test-il arriv ?
Javais seulement envie de sortir. Elle
plissa le nez. Quest-ce que cest que cette
drle dodeur ?
Il scarta delle, sa colre perant sous sa
fatigue. Jai chop un peu de mon propre
gaz et a ma fait vomir. Cest difficile sur-
monter. Quest-ce que tu veux dire, tu avais
envie de sortir un moment ?
Laisse-moi ter mon manteau.
265/771
Andy la suivit dans la chambre et referma
la porte sur eux. Elle tira une paire de chaus-
sures talons hauts du sac quelle portait
pour les ranger dans le placard. Alors ?
insista-t-il.
Rien de plus. Ce nest pas compliqu.
Je me sentais prise au pige ici, avec les
pnuries, le froid et tout, et sans jamais te
voir, et javais du chagrin de notre querelle.
Rien ne paraissait marcher comme il fallait.
Alors je me suis dit que si je mhabillais
lgamment et que jaille dans un des res-
taurants que je frquentais avant, pour pren-
dre une simple tasse de caf, je me sentirais
peut-tre mieux. Un remontant moral, tu
comprends ? Elle observa le visage froid
dAndy puis dtourna vivement les yeux.
Et quest-il arriv ?
Je ne suis pas la barre des tmoins,
Andy. Pourquoi ce ton accusateur ?
Il pivota sur ses talons et regarda par la
fentre. Je ne taccuse de rien, mais tu es
266/771
reste dehors toute la nuit. Que crois-tu que
je ressente ?
Oh ! tu sais lagitation quil y avait hier,
javais peur de rentrer. Jtais chez Curley
Le restaurant clandestin o il y a de la
viande ?
Oui, mais quand on ny mange pas, ce
nest pas cher. Seule la nourriture est
coteuse. Jai rencontr des gens de connais-
sance et on a bavard ; ils allaient une
soire et mont invite. Alors je les ai accom-
pagns. On a regard les nouvelles des
meutes la tl et personne ne tenait re-
partir dans les rues, alors on a prolong la
runion. Elle sinterrompit, puis ajouta :
Voil tout.
Tout ? Une question colreuse, un
noir soupon.
Cest tout , rpta-t-elle, dune voix
maintenant aussi froide que celle dAndy.
Elle lui tourna le dos pour commencer
retirer sa robe, et les mots changs se
267/771
dressaient entre eux comme une barrire
glace. Andy se laissa tomber sur le lit, lui
tourna galement le dos, et ils furent comme
des trangers dans la chambre minuscule.
268/771
LE PRINTEMPS
Lenterrement les rapprocha comme rien
navait pu le faire dans les froides pro-
fondeurs de lhiver. Une journe pleine de
vent mordant et de pluie, avec cependant
limpression que lhiver touchait sa fin.
Mais lhiver avait t trop long pour Sol dont
la toux tait devenue rhume, puis le rhume
pneumonie, et que peut faire un vieillard
dans une pice glaciale, sans mdicaments,
par un hiver qui semble ne jamais vouloir
finir ? Mourir, seule solution, alors il tait
mort. Ils avaient oubli leurs griefs pendant
sa maladie et Shirl lavait soign de son
mieux, mais des soins affectueux ne suffisent
pas gurir la pneumonie. Lenterrement
avait t bref et aussi froid que le jour. Ils re-
gagnrent la chambre dans la nuit qui
tombait vite. Ils ntaient pas rentrs depuis
une demi-heure que lon frappait schement
la porte. Shirl soupira.
Le messager ! Oh ! non Tu ne vas pas
devoir travailler aujourdhui !
Ne ten fais pas. Grassy lui-mme ne re-
viendrait pas sur sa parole en pareille circon-
stance. De plus, ce nest pas la faon de frap-
per du messager.
Peut-tre un ami de Sol qui na pas pu
assister aux obsques ?
Elle alla ouvrir le battant et cligna un in-
stant les paupires dans les tnbres du
couloir avant de reconnatre lhomme qui se
tenait devant elle.
Tab ! Cest toi, nest-ce pas ? Entre, ne
reste pas plant l. Andy, je tai parl de Tab,
mon garde du corps
270/771
Bonjour, Miss Shirl, dit fermement
Tab, qui demeura dans le couloir. Dsol,
mais ce nest pas une visite amicale, je suis
en service pour le moment.
Quy a-t-il ? senquit Andy en sap-
prochant de Shirl.
Il faut que vous compreniez. Je prends
le boulot quon veut bien moffrir , dit Tab.
Il ne souriait pas, la mine triste. Jappar-
tiens au service des gardes du corps depuis
septembre, pas titre rgulier mais pour des
tches occasionnelles. On accepte ce qui se
prsente. Si on refuse un boulot, on est tout
de suite rejet au bout de la liste. Jai une fa-
mille, nourrir
O voulez-vous en venir ? fit Andy. Il
se rendait compte quil y avait une autre per-
sonne derrire Tab, dans le noir du couloir.
Et, aux frottements de semelles, il devinait
quil y en avait dautres qui restaient hors de
vue.
271/771
Vous laissez pas embobiner, dit
lhomme qui se dissimulait derrire Tab,
dune voix de nez, dplaisante. Jai la loi pour
moi. Je vous ai pay. Montrez-lui le
commandement !
Je crois enfin comprendre, dit Andy.
carte-toi, Shirl. Entrez, Tab, que nous puis-
sions causer.
Tab savana et lhomme tenta de le
suivre. Vous nallez pas entrer sans moi
cria-t-il. Andy lui coupa la parole en lui
claquant la porte au nez.
Je regrette que vous ayez fait cela , dit
Tab. Il avait autour de ses doigts crisps un
coup-de-poing amricain muni de pointes.
Du calme, dit Andy. Je veux vous parler
seul dabord pour savoir ce qui se passe. Il a
un commandement doccupation, nest-ce
pas ?
Tab fit un signe affirmatif, lair mal-
heureux, sans relever les yeux.
272/771
Mais de quoi diable sagit-il ? de-
manda Shirl qui jetait des regards inquiets
leurs expressions figes.
Andy ne rpondit pas et ce fut Tab qui se
tourna vers elle : Le commandement doc-
cupation est dlivr par le tribunal
quiconque peut prouver quil a besoin dun
endroit o habiter. On nen dlivre quun
certain nombre, et en gnral aux gens qui
ont des familles nombreuses et sont dans
lobligation de quitter un autre habitat. Avec
un commandement doccupation, vous avez
le droit de vous mettre la recherche dun
appartement ou dune chambre libre. Le
commandement est une sorte de mandat de
perquisition. Il peut y avoir des difficults,
des gens qui ne tiennent pas voir des in-
connus sinstaller chez eux. Aussi les gens
qui ont obtenu un commandement doccupa-
tion se font accompagner dun garde du
corps. Ce qui explique ma prsence ici. Le
273/771
type dans le couloir il sappelle Belicher
ma embauch.
Mais quest-ce que tu fais ici ? insista
Shirl qui ne comprenait toujours pas.
Il est ici parce que Belicher est un vam-
pire, dit Andy, le ton amer. Il tourne autour
des morgues, en qute de cadavres.
Cest une faon de voir, convint Tab, en
contrlant sa colre. Cest aussi un type qui a
une femme et des gosses et aucun lieu o se
loger, ce qui est une autre faon de voir les
choses.
On tambourina soudain sur le battant et
la voix geignarde de Belicher se fit entendre.
Shirl, qui avait enfin compris la signification
de la prsence de Tab, poussa un soupir.
Tu es venu pour les aider, dit-elle. Ils ont
appris que Sol est mort et ils veulent cette
chambre.
Tab ne put quopiner de la tte.
Il y a encore un moyen de sen sortir,
dclara Andy. Si lun des gars de mon
274/771
commissariat venait ici vivre avec nous, ces
gens ne pourraient sy installer.
Les coups augmentrent de violence et
Tab fit un demi-pas en arrire vers la porte.
Sil y avait quelquun ici en ce moment, a
pourrait coller, mais Belicher serait sans
doute en mesure de porter laffaire devant le
tribunal et dobtenir les droits doccupation
parce quil a une famille. Je vais faire de mon
mieux pour vous faciliter les choses mais
Belicher reste mon employeur.
Nouvrez pas cette porte ! dit sche-
ment Andy. Pas avant que nous ne soyons
daccord.
Il le faut ce nest pas ma faute. Il se
redressa et referma son poing arm. Nes-
sayez pas de marrter, Andy. En tant que
policier, vous connaissez la loi sur ce point.
Tab, est-ce obligatoire ? intervint
Shirl voix basse.
Il se tourna vers elle, les yeux lourds de
dtresse. Nous avons t bons amis, Shirl,
275/771
et cest ce que je veux me rappeler. Mais tu
nauras pas bonne opinion de moi, dsor-
mais, parce quil faut que je fasse mon
boulot. Je dois les laisser entrer.
Allez-y. Ouvrez cette foutue porte ,
concda Andy avec amertume. Il pivota pour
sapprocher de la fentre.
Les Belicher firent irruption. Mr. Belicher
tait mince, avec une tte de conformation
bizarre, presque sans menton, et lair davoir
juste assez dintelligence pour signer son
nom au bas de la demande de lAssistance.
Mrs. Belicher tait le pilier de la famille ; de
la graisse molle de son corps taient sortis
les sept enfants prsents auprs delle. Tous
destins grossir les allocations familiales
qui les faisaient vivre. Le numro huit dess-
inait dj une bosse supplmentaire sous la
masse pteuse de sa chair ; ctait dailleurs
en ralit le numro onze puisque trois des
Belicher antrieurs avaient pri de maladie
ou daccident. La plus grande fille, ge de
276/771
douze ans au plus, portait le dernier bb
couvert de pustules qui puait atrocement et
hurlait en permanence. Les autres enfants
sappelaient maintenant grands cris,
soulags davoir chapp au silence et la
tension qui rgnaient dans le couloir sombre.
Oh ! regarde le joli rfrigrateur, sex-
clama Mrs. Belicher qui avanait en se dand-
inant pour louvrir.
Ny touchez pas , fit Andy. Mr. Belich-
er le prit par le bras.
Elle me plat, cette chambre pas
grande, vous savez, mais agrable. Quy a-t-il
l derrire ? Il se dirigeait vers la porte en-
trebille de la cloison de sparation.
Ma chambre, rpondit Andy en lui
claquant le battant au visage. Tchez de ne
pas y mettre les pieds.
Pas la peine de vous fcher, dit Belich-
er, en scartant vivement de ct comme un
chien qui a dj reu trop de coups de pied.
Je connais mes droits. La loi dcrte que je
277/771
peux tout regarder, si je veux, avec un com-
mandement doccupation. Il sloigna en-
core quand Andy fit un pas vers lui. Non
pas que je doute de votre parole, monsieur,
je vous crois. Cette pice-ci va trs bien une
bonne table, des chaises, un lit
Ce mobilier mappartient. Cette pice
en fait est vide, et elle est plutt petite. Elle
nest pas assez spacieuse pour vous et toute
votre famille.
Elle est assez grande. Nous avons vcu
dans de plus petites
Andy empche-les ! Regarde Le cri
dsol de Shirl fit pivoter Andy ; il vit que
deux des enfants avaient dcouvert les
sachets de fines herbes et dpices que Sol
avait si patiemment fait pousser dans ses
jardinires sur la fentre et quils les ouv-
raient sans prcaution, simaginant que
ctait quelque forme de nourriture.
278/771
Posez a ! cria-t-il. Mais avant quil
soit parvenu jusqu eux, ils y avaient dj
got et en recrachaient la substance.
a me brle la bouche ! hurla le plus
grand des garons en rpandant sur le
plancher le contenu de son sachet. Lautre
garon se mit bondir sur place, en dchir-
ant ceux qui restaient. Ils chapprent
Andy et, en un clin dil, tous les sachets
furent vids.
Ds quAndy eut le dos tourn, le garon
plus jeune, toujours aussi nerv, monta sur
la table o les chiffons souills de boue qui
lui enveloppaient les pieds laissrent des
tranes rpugnantes et mit en marche la
tl. La musique beuglante couvrit les hurle-
ments des gosses et les remontrances inef-
ficaces de leur mre. Tab retint Belicher qui
tournait la clef de la penderie pour voir ce
quil y avait dedans.
Faites-moi sortir ces gosses dici, dit
Andy, le visage livide de fureur.
279/771
Jai un commandement, jai mes
droits ! scria Belicher en reculant et en
brandissant un carr de plastique imprim.
Peu mimporte vos droits, rpliqua
Andy en ouvrant la porte du couloir. Nous en
reparlerons quand ces petits voyous seront
dehors.
Tab mit fin la situation en empoignant
le gamin le plus proche par la nuque et en le
poussant lextrieur. Mr. Rusch a raison,
dclara-t-il. Les gosses peuvent attendre de-
hors pendant que nous nous expliquons.
Mrs. Belicher sassit lourdement sur le lit
et ferma les yeux comme si toute la scne lui
tait compltement trangre. Belicher se
tassa contre le mur en disant des mots que
personne nentendait ou ncoutait. Il y eut
encore quelques cris aigus et des sanglots de
colre dans le couloir quand le dernier en-
fant y eut t expdi.
Andy jeta un coup dil circulaire ; Shirl
stait retire dans leur partie de la
280/771
chambre ; il lentendit verrouiller la serrure.
Jimagine quil ny a rien faire ?
demanda-t-il Tab.
Celui-ci haussa les paules. Dsol,
Andy, sincrement. Que puis-je faire
dautre ? Cest la loi. Sils veulent rester ici,
vous narriverez pas les en expulser.
Cest la loi, cest la loi , rpta Belicher
dune voix sans timbre.
Andy navait que faire de ses poings cris-
ps ; il se fora les ouvrir. Aidez-moi
porter tout a de lautre ct, sil vous plat,
Tab.
Volontiers, dit Tab en saisissant lautre
bout de la table. Essayez dexpliquer Shirl
ma position, hein ? Je ne pense pas quelle
comprenne que cest simplement mon
travail.
Les fines herbes et les pices sches
rpandues sur le plancher craquaient sous
leurs pieds. Andy ne rpondit pas.
281/771
Traduit par Bruno Martin.
Roommates.
Harry Harrison, 1970.
Casterman, 1975, pour la traduction.
282/771
THRAPIE 2000
par Keith Roberts
Entre toutes les formes de pollution, celle
par le bruit passe pour lune des plus
prouvantes : elle rend fou ltre loue
fine. On peut videmment tenter de se
boucher les oreilles. Mais quand tout a
chou, il faut recourir aux grands moyens.
Ceux par exemple que prvoit une mdecine
devenue infaillible.
C
TAIENT les boules Quies qui avaient
dclench le problme. Ou plutt leur
absence et les difficults que rencontrait
Travers dans ses tentatives pour acheter un
de ces objets dsuets et potentiellement anti-
social. Il stait bien sr invent une couver-
ture : en fait, il en avait quatre, chacune
vaguement moins crdible que les autres.
Mais mme comme technicien de laboratoire
menant des expriences dans le cadre dun
nouveau projet ultra-secret de guerre du Son
il navait aucun succs. On ne pouvait ni ne
devait trouver dobturateurs doreilles.
Une fois entre en lui, cette ide ne le
quitta plus. Il cultiva lhabitude rprhens-
ible de se bourrer les oreilles de toutes sortes
de bouts de papier, de Kleenex, de tout ce qui
lui tombait sous la main. Il tudia les pro-
prits dabsorption sonore dune vaste srie
de substances. A un moment, la cire chaude
lui parut tre une bonne solution ; mais il ny
avait aucun moyen de contrler son
coulement. Peut-tre en travaillant sur soi-
mme, la tte plat sur la table Sa seule
284/771
exprience fut un chec poisseux. La cire fut
dfinitivement limine, mais il restait beau-
coup dautres choses essayer.
Il devint distrait. Son imprcision
sexprimait sous forme de tentatives de plus
en plus douloureuses de fourrer dautres
choses dans ses oreilles dj remplies ras
bord. Le problme tait, bien sr, tout le
problme tait que rien ne durait. Quelques
minutes, peut-tre, seulement quelques
secondes dengourdissement dlicieux : lab-
sence totale de sensation auditive, et puis le
bruit se mettait nouveau sinfiltrer et
sinsinuer le long des parois, dans les inter-
stices du rembourrage ; et les dmons re-
venaient, quoique assourdis, dansant et frap-
pant dans son crne.
Il chafauda une nouvelle thorie quil
tait incapable, malgr son absence de plaus-
ibilit scientifique, de chasser de son esprit.
En substance, ctait lide que les obturat-
eurs absorbaient le bruit, taient vite saturs
285/771
de vacarme et devenaient donc permables.
Sa nouvelle proccupation lui dictait de rap-
ides et frntiques changements dobturat-
eurs et une alternance incessante de matri-
aux. Il essayait maintenant la cramique et le
bois taill la main et bien graiss. Il mettait
rgulirement et ostensiblement ces derniers
chefs-duvre goutter dans lvier.
Ctait la vie de Travers. A laube, obis-
sant, il se levait au son de lmission de Dicky
Dobson Levez-vous en pleine forme .
Deux heures plus tard deux heures de
Keeling Cocos Walker et son groupe, de
flashes dinformation, et de Salut les
mecs , et caetera, le mtro inter-bloc le
dversait lendroit de son travail, un grand
ensemble de quarante tages surmont,
comme un gteau recouvert de glaage, par
les deux tages et annexe de la socit
Maschler-Crombie-Cohen. Son plaisir con-
sistait l monter un flot interminable de
petites annonces, jongler avec des objets
286/771
aussi disparates que la crme aux hormones
et les harmonicas et les harmoniser soit
avec des mots en caractres gras, soit avec
une toile, soit encore avec le symbole du
dollar, signes qui depuis des temps imm-
moriaux servaient proclamer leur
excellence.
Le colleur le domaine des petites an-
nonces, devenu depuis maintenant plusieurs
dcennies le parent pauvre des relations
publiques et une des professions les plus
conservatrices attachait encore ces
tiquettes dsutes ses produits chris. En
fait, Travers utilisait un Grant et Digby,
mlange volumineux dpidiascope et de ma-
chine imprimer qui permettait dagrandir,
de rduire, de rtrcir, damplifier, de colorer
loisir les images avant de les fixer en ap-
puyant simplement sur un bouton. Ctait
une bonne machine. Travers pouvait presque
avoir lillusion dune certaine intimit une
fois quil tait entr dans les subtilits de ses
287/771
diffrents soufflets pliants de plastique noir,
bien que le vacarme du bureau pntrt
jusque-l. Pas de vido, naturellement, mais
les haut-parleurs revendiquaient bruyam-
ment la journe de six heures et quart
rclame par le syndicat, leurs slogans al-
ternaient avec les cris furieux du chef du stu-
dio qui courait aprs une reproduction dis-
parue de nature morte. Et, bien sr, chaque
artiste avait ct de lui son propre mini-
transistor si bien qu tout moment, le vacar-
me gnral tait encore rehauss de bribes
dinterprtation de morceaux aussi radicale-
ment diffrents que du Puccini et du free jazz
du milieu du XX
e
sicle.
A dix-huit heures juste, Travers rentrait
chez lui en mtro pour entamer sa longue
soire de loisirs. Les wagons taient main-
tenant tous pourvus de Trivid ; il se de-
mandait comment les jeunes avaient jadis pu
supporter leurs courts trajets sans elle. Lui, il
avait dcid quil ntait plus jeune. Il se
288/771
souvenait bien des wagons sans Trivid et de
beaucoup dautres choses. Aprs tout, il avait
consacr douze ans de sa vie de travail au
Grant et Digby. Une fois en se rasant le
XXI
e
sicle, ayant atteint le sommet de la
perfection technologique dans beaucoup de
domaines, navait toujours pas trouv de
solution dfinitive au problme de la barbe
humaine il se dcouvrit un unique cheveu
blanc. Il en parla Deidre le soir mme, mais
elle se contenta de se moquer de lui de cette
faon lente et froide qui tait la sienne, lui dit
combien lge importait peu aux vrais
hommes et aux vraies femmes, lembrassa et
partit en courant lancer un galet dans la mer.
Ctait la vie de Travers, le soir. Le mtro
le laissait au pied de son propre Bloc dHab-
itation. Il prenait lascenseur il tait ques-
tion de mettre des Trivids dans les ascen-
seurs et traversait des tages pleins de hur-
lements jusqu sa propre chambre, au
quarante-troisime. Mais lexpression
289/771
propre chambre le frappait de temps en
temps par son tranget. Si, par malchance,
il lui arrivait un jour de ne pas aboutir dans
la chambre 633, mais dans lune des huit
cents autres cellules de plastique fleuri
fond crme que comprenait le B.H., il se de-
mandait comment il saurait que la cellule
ntait pas la sienne, son fragment priv, per-
sonnel, et compltement scurisant de la cul-
ture du XXI
e
sicle. Ce serait peut-tre
cause de petites marques, de petites bosses,
draflures sur les murs, contre lesquels il
avait de temps en temps lanc des objets
dans ces accs de rancune infantile qui
semblaient survenir de plus en plus frquem-
ment. Les chocs ne provoquaient bien en-
tendu aucune raction : les murs taient ce
point imprgns de Son quun coup ne lais-
sait pour ainsi dire aucune trace. Aussi, les
bottes de Travers, les condiments de son
maigre garde-manger, et loccasion Travers
lui-mme, taient projets contre des murs
290/771
souples et translucides de plastique bouton
de rose derrire lesquels des ombres lectro-
niques brillaient et se pavanaient toute la
sainte journe. Et toute la sainte nuit, ex-
cept un court moment.
Mais comme ce moment de silence tait
prcieux ! Travers avait depuis longtemps
calcul le nombre des appareils de Trivid en-
vironnants et devin leur situation exacte
daprs ce quil entendait. Fondamentale-
ment, il tait encercl. Par en haut et par en
bas, naturellement, et par les deux cts. Le
troisime ct de la pice, le mur du cor-
ridor, sil ntait pas impntrable, tait celui
qui le rapprochait le plus du silence total. Le
quatrime mur tait la cloison des toilettes.
Il ny avait pas de fentres. Les chambres
avec fentre taient chres : quatre-vingts
dollars par semaine contre les cinquante que
Travers payait pour ses quatre murs. Ce
ntait pas que labsence de vue le perturbt
outre mesure. Il tait, ou tait devenu,
291/771
impermable au paysage. Un mur extrieur
lui aurait valu une lgre zone suppl-
mentaire de calme, aurait rendu lassaut con-
tinuel contre ses sens moins
multidirectionnel.
Travers vivait ce qui faisait sa vie pendant
les trois heures entre lmission La Fin des
Fins (qui passait aprs lmission Deuxime
Spectacle et mission Il est assez tard mais
pas trop tard) et le chur de laube de lin-
imitable Dicky Dobson. Nagure, linterrup-
tion des missions durait quatre heures.
Jadis, quatre heures et demie. Travers avait
observ son rtrcissement impitoyable avec
terreur et consternation, comme un homme
primitif regarderait en fronant les sourcils
linexorable disparition du soleil pendant
une clipse. Une fois certes, la trve navait
dur vraiment que deux heures, mais (sans
doute pour la premire fois) Dieu lui tait
292/771
venu en aide. Pas en personne, bien entendu,
mais grce aux bons offices de Marche dans
la lumire, un corps immensment puissant
qui possdait des cellules dans tous les pays
du monde. Travers avait entendu lannonce
un soir, sans le vouloir : conformment aux
possibilits inpuisables des mathmatiques,
trois Trivids voisines staient un jour
branches sur la mme chane et avaient
russi pntrer la dernire version du
Dispositif de Protection Mentale de
Travers sans grand mal. La dclaration tait
faite par le prsident de Marche dans la lu-
mire en personne. Au prix de mgadollars,
annonait-il firement, la Corporation avait
achet une heure de silence par jour, des-
tine la mditation et la prire. Cela avait
probablement dclench un toll ; mais
Marche dans la lumire tait une secte riche,
vraiment trs riche, et linterdiction avait t
maintenue. Par gratitude et par curiosit,
Travers leur avait mme demand leur
293/771
brochure, Le Salut. Elle tait arrive dans
une enveloppe en plastique couleur kraft sur
laquelle une femme et un homme nus, tous
les deux dlicatement asexus, levaient les
bras vers un envahissant soleil orange.
Travers fut intrigu, moins sans doute par la
perspective de lAmiti Immortelle que par
les chapelles insonorises de lordre, o on
pouvait acheter du temps pour mditer, sous
forme de tickets de roulement. Mais lentre
et linscription taient chres, hors de prix
pour Travers, avec ses pauvres deux cent dol-
lars par semaine, et il avait d abandonner
son rve regret.
Son autre rve le rve important
demeurait.
Il lappelait Deidre. Ou plutt, ils avaient
dcid par consentement mutuel quelle sap-
pellerait Deidre. Elle, souriante et dore, sec-
ouait ses cheveux dor. Elle tait son seul
vice, son seul espoir, sa seule vasion.
294/771
Il ne savait pas, ou ne se souvenait pas de
quelle manire elle stait mise exister. Elle
tait peut-tre ne de ces rves enfantins, de
ces histoires que les enfants se racontent la
nuit sous les draps. Mais Deidre ntait pas
une forme nocturne, une succube. Elle tait
relle et vivante, relle autant que nimporte
quelle femme, plus relle que certaines ; elle
avait le cafard et des rhumes, et une fois, elle
stait coupe et avait saign. Elle avait ses
moments de calme et ses moments de rflex-
ion, et elle avait aussi une humeur singulire
digne dun petit chat o rien de ce quil
disait, ni rien de ce quil faisait ne lui con-
venait, et o il snervait tout en sachant
quelle ne voulait pas tre mchante, mais en
pensant quelle ne se rendait pas compte de
la fuite du temps. A ces moments-l, ils se
querellaient ou bien elle sasseyait en silence
et le regardait, le visage calme, glac et
douloureux ; et le jour suivant, ctait lenfer.
Lenfer, au bureau, lenfer dans le projecteur
295/771
o des images delle, lumineuse, mordore et
bleu de mer, flottaient, taches insupportables
devant ses yeux. Lenfer le jour et la nuit qui
suivaient, jusqu larrt de la dernire
Trivid, jusquau moment o elle venait en
courant vers lui, petite fille surgie de laube
ou du crpuscule frais, et lui disait que a
avait t long, tellement long. Et puis, elle lui
racontait sa journe, ce quelle avait fait, les
vtements quelle avait fabriqus elle tait
trs forte pour faire des choses, des vte-
ments, des maisons, du bonheur, de tout et
lui demandait comment a stait pass,
comment cela avait t pour lui. Et tout jail-
lissait, la frustration, le dsespoir, le vacarme
infini, gris et lumineux dans la ville infinie,
grise et lumineuse, ruche humaine de Nant.
Et puis elle le prenait dans ses bras, pressait
fort sa tte contre ses seins, chantonnait et
riait, et lui faisait tout oublier, et il se perdait
dans sa chaleur et dormait pour se rveiller
et se rendormait encore.
296/771
Lide que Deidre tait relle tait sa con-
clusion personnelle et mrement pese.
Quelque part, le lien spatial et temporel avait
clat, il tait arriv mi-chemin dune autre
ralit, la seule qui eut le moindre sens pour
lui. Un lien temporel, presque certainement
car les choses que Deidre lui montrait, les
endroits dans lesquels ils flnaient, ne pouv-
aient exister. Pas maintenant, plus
maintenant.
Inventait-elle ces endroits pour lui faire
plaisir ? Il le lui avait demand assez
souvent. Mais elle se contentait de rire, in-
variablement, de le taquiner et elle ne disait
rien. Pendant un moment, il avait pens
quelle lui cachait quelque chose un secret bi-
en elle qui, une fois dcouvert, risquait de
les replonger tous les deux dans les limbes de
la monotonie journalire. Mais il ny avait ri-
en ; elle le lui dit une fois, honntement et
simplement, ses mains dans les siennes, ses
yeux bleus cherchant les siens, oscillant
297/771
davant en arrire avec ces petits mouve-
ments et ces petits changements de direction
qui faisaient tellement partie delle. Quand
elle parlait comme cela, avec srnit et as-
surance, on ne pouvait douter delle. De cette
voix-l, de cette manire-l, elle lui avait dit
que Dieu existait vraiment.
Le fait dtre relle avait ses inconvni-
ents. Car qui pouvait dire de quelle centaine,
de quel millier de manires Travers pourrait
faire du mal son amie ? Un mot dit ou un
geste accompli, inconsciemment, dans la
journe, des liens tranges qui pourraient
quoi ? dtruire, empoisonner tout ce qui tait
beau et vrai ? Conscient de cela, Travers eut
une norme raction. Pendant les mois qui
suivirent rien ne fut trop bon pour Deidre. Et
Deidre tait si dlicieusement et si facile-
ment capable dtre gte. Car elle prenait,
acceptait tout avec le mme plaisir naf pas
naf, ce ntait pas le mot, ni enfantin, ni
simple le mme plaisir, ce got des choses
298/771
physiques qui caractrisait tout ce quelle
faisait. Occupe-toi de moi, disait-elle.
Entoure-moi. Que je me sente toute chaude
et toute bien ! Il faisait ces choses, content,
mais encore apeur ; ce jour-l, un jour
Foutaise.
Deidre tait assise sur une plage. Sa plage
prfre. La courbe du sable, blanc l o le
soleil lavait sch, marron crme l o la
mare descendante le dvoilait, stendait
jusqu une haute colline, un cap vert cour-
onn par un bosquet darbres balays par le
vent. Derrire ce cap, il y en avait dautres,
des colonnes de rochers salignaient en une
procession majestueuse, la lumire tait va-
poreuse sur leurs visages, jusquau brouillard
lumineux de lhorizon.
Pouah , dit Deidre. Puis elle lui reprit
les mains. Mon chri, je taime. Tu ne com-
prends pas je ne peux pas expliquer, je ne
suis pas doue pour les phrases mais tu ne
299/771
comprends pas que cest tout ce qui
compte ?
Il ne rpondait pas, pas ce moment-l. Il
tait perdu dans ses penses. Et puis elle
ramassa un peu de sable pour le lancer sur
lui, partit en courant, plongea dans la mer.
Et ils revinrent la petite cabane de la
plage ctait la cabane, cette fois-ci, et non
la villa. Elle avait aussi une villa, avec des
murs blancs imprgns de lumire et
couverts dustensiles de cuisine en cuivre
jaune et en cuivre rouge ; il y avait toujours
un grand feu dans la chemine et des peaux
de mouton crme et trs moelleuses qui ser-
vaient de tapis. Ils les empilaient et se
mettaient dessus pour faire lamour, la lu-
mire dansante, sautillante et changeante,
des flammes. Venait ensuite le moment o il
soccupait le plus delle. Le caf frmissait
dans ltre : il lui en apportait une tasse, et
lui soulevait les paules encore enveloppe
dans les toisons, et la tenait pendant quelle
300/771
buvait, blottie contre lui. Puis elle se rveil-
lait demi, peine, restait allonge,
bouriffe, dore et dtendue, la lueur de la
flamme sur son visage, les yeux clos, faisant
des bruits de chatte heureuse, souriant
malicieusement pour le taquiner ; et elle
voulait refaire lamour, ils recommenaient
et puis dormaient, dormaient merveilleuse-
ment bien. Elle se brossait les cheveux, ses
longs cheveux soyeux quelle avait laisss
pousser pour lui, ronronnait encore, lui don-
nait des petits noms, et, venant delle, ces
syllabes chaudes et brunes ntaient pas ri-
dicules. Enfin, ils se pressaient et sagitaient,
affols tous les deux par le Temps, comme
des enfants surpris en train de manger de la
confiture, plus que comme des adultes
srieux et responsables. Elle le reprenait
dans ses bras pendant un instant, lembrass-
ait une fois encore
Comment le quittait-elle ?
Il ne savait pas.
301/771
Mais les murs couleur crme de sa cellule
sanimaient soudain, pleins de lumire, et
derrire eux rsonnaient les voix familires
si haes.
Debout, debout, levez-vous en pleine
forme, cest Dicky Dobson qui vous parle
Et Deidre sestompait dans la brume,
triste, comme une apparition.
Et puis les journes, les longues journes
insipides et remplies de Son ! Il lui semblait
que les heures stiraient interminablement
avant quil puisse la retrouver. Dormir tait
impossible pour Travers, dans ce vacarme, et
les tranquillisants lui taient interdits eux
aussi. Une fois, drogu, il avait essay de
faire venir Deidre, et elle navait pas pu ou
pas voulu se montrer ; elle tait reste une
ombre dans lobscurit, une silhouette qui
pleurait, pleurait, comme un oiseau, ple et
mince avant de svanouir dans une aube
nouvelle. De ce jour-l, il navait plus touch
302/771
a. De ce jour-l avait commenc le jeu des
boules.
Deidre tait contre. Quand il lui en parla,
elle se mordit la lvre et frona les sourcils.
Elle ne voulait pas lui dire pourquoi. Il per-
ut sa blessure et son inquitude, se sentit
perdu, et une heure entire, irremplaable,
scoula avant quils ne redeviennent eux-
mmes. Aprs cela, il ne lui dit plus rien. Il
navait jamais eu, aussi loin quil pt se
souvenir, de secret pour elle auparavant.
Trois jours plus tard, il comprit partielle-
ment pourquoi elle avait t blesse. Il en fit
un abcs.
Ctait trs douloureux. Pour tre plus
prcis, ctait comme si un petit soleil flam-
boyait, enferm de manire irrvocable et at-
roce dans sa mchoire. Il tait exclu de
dormir avec cette douleur, malgr la
prsence des mains de Deidre, lesprit et la
force de vie de Deidre, qui faisait tout pour
latteindre travers la douleur qui
303/771
lenveloppait. Il cria et pleura, se cogna la
tte, svanouit presque. Le matin, ds la
premire lueur ou mme avant avant
mme lmission de Dicky Dobson il fut
oblig daller voir un mdecin.
Quatre heures dagonie avant le rendez-
vous. Il appela son patron au vidophonie.
Celui-ci se mit rire en voyant sa tte, lui de-
manda si cela changerait quelque chose sil
pleurait, et quand Travers fit non de la tte
sans un mot, il rit encore un peu plus. A ce
moment-l, Travers tait devenu grotesque.
Le pus clatait et se rpandait en de nou-
velles poches, causant de nouveaux points
dinflammation. Mais au fur et mesure quil
enflait, la douleur sapaisait miraculeuse-
ment. La douleur en son esprit saggravait
prsent ; il avait conscience de son erreur et
de sa btise, davoir bless Deidre, en faisant
ce quil avait fait. Il avait besoin de la voir de
manire urgente, de lui expliquer, de la tenir
304/771
dans ses bras mais ctait impossible, et sa
place, il y avait le docteur Tees.
Le docteur tait ennuy. Avec quelque
raison, se dit Travers. Car les corps trangers
que le docteur Tees laccusait davoir mis
dans ses oreilles on en retrouva apparem-
ment quelques lambeaux taient la cause
originelle de ses souffrances. Et les souf-
frances de Travers taient la cause originelle
de la perte de temps que subissait le
docteur Travers tait dsol. Il aimait le
docteur Tees, ou plus exactement, il essayait
de laimer, consciencieusement et srieuse-
ment. Mais ctait difficile, car le docteur
avait une Trivid fixe son bureau et
pendant quil lexaminait, et donnait son dia-
gnostic, Kandjar pour la cinquime fois de
la semaine, Travers avait fait le compte se
battait avec Willy Chester le Sanglant, en un
classique combat de quinze rounds. Des ray-
ons de lumire de couleur jouaient sur le
dessus du bureau et il y avait du bruit.
305/771
Travers dcida quil souffrait de rtention de
mmoire. Il connaissait le commentaire
frntique par cur, presque mot pour mot.
Il saperut galement quil tait sensibilis
chaque esquive, chaque direct du droit et
du gauche, chaque flot de sang.
Mais le docteur parlait.
Ctait un jeune homme affable, ventripo-
tent. Et incroyablement, assez extraordin-
airement boutonneux. Travers en incriminait
secrtement la Trivid. Ctait une autre de
ses thories, aussi peu scientifique que pos-
sible : le bruit continuel, dirig surtout vers
la tte, devait finir par tre absorb par les
tissus jusquau point o, devenus pour ainsi
dire imbibs, ils rejettent chaque nouvel as-
saut de carres et de rondes, chaque choc
doctaves et de dissonances. Le visage du
docteur Tees suait de bruit travers le
spectre auditif tout entier, de quarante hertz
quinze mille, avec des traces de ces
vingtimes harmoniques, qui ne sont
306/771
discernables que sur loscilloscope. Lharmo-
nique, lante-harmonique, plutt, comme
thorie des pustules.
Travers devait vraiment faire attention. Il
comprit quon lenvoyait un spcialiste
parce que tout cela devait cesser. Oui, fit-il
de la tte, oui, il comprenait et approuvait.
Ils lavaient soign, il tait dsinfect et
navait plus mal. Il ferait tout, absolument
tout, pour son propre bien, il se rendait
compte. Sinon il y aurait de vrais problmes,
et Travers, sans lavoir voulu et un peu mys-
trieusement, en aurait sa part.
Il en parla Deidre, cette nuit-l. Elle
avait une cinquantaine de questions lui
poser sur le docteur, sur ce quil avait dit et
fait, sur le spcialiste que Travers devait voir.
Quelle sorte de spcialiste ?
Travers rougit, se sentit bte. Il avait t
trop nerv pour le demander.
Mais il pensa de nouveau, ce quil avait
dj pens souvent, que Deidre ferait une
307/771
merveilleuse infirmire. Il la voyait dans un
pavillon frais, blanche, empese et grande,
avec une coiffe qui ressemblait un grand
papillon de toile raide. Il se rveilla un peu
plus frais et cette image le soutint tout au
long de ses heures de travail chez Maschler
et Crombie.
Mais le soir, les problmes
recommencrent.
Il avait voulu faire venir Deidre tt, pour
une fois. Parce quil y avait tellement de
choses dire sur sa courte et tumultueuse
journe. Il avait entendu parler simple-
ment entendu, remarquez, ctait juste dans
lair dun nouveau travail chez Maschler.
Un meilleur poste. Il en avait parl son chef
de studio, et Rowlinson navait pas dit non,
navait vraiment pas dit non. Il avait fait
hum, et toussot, lavait regard par-dessus
ses lunettes et avait mis quelques doutes
sur ceci ou cela, mais il navait pas dit non,
pas franchement. Il gagnait au change
308/771
cinquante dollars par semaine, et la possibil-
it dune chambre donnant sur lextrieur.
Travers dfaillait presque en y pensant. Une
pice de faade, avec tous les privilges que
cela comportait. Un mur entier, tout un ct
de son existence libr du vacarme ! Main-
tenant, il voyait dj la pice, lui-mme assis
prs de la fentre ; une nuit dt peut-tre,
et le million de lumires clignotantes qui
formaient la ville, luisantes et rampantes,
carte vivante tale tout en bas Aprs cela,
la ralit de la chambre 633 tait dure sup-
porter. Surtout maintenant quon lui avait
interdit dexercer son vice secret. Il restait
assis ruminer, dans la lumire et le
brouhaha, la tte dans le creux de ses mains ;
il sallongeait sur sa paillasse, sagitait, se
levait, faisait du caf, le buvait, se ral-
longeait, sasseyait. Les aiguilles de lhorloge
murale rampaient avec une lenteur im-
possible, marquant tristement les secondes
et les minutes comme si mme lhorloge
309/771
voulait le priver de cet interlude de paix qui
tait encore si douloureusement loign dans
le temps.
Vers vingt heures, une humeur curieuse
sempara de lui. Pour la premire fois depuis
des annes peut-tre, il se retrouva en train
de se demander pourquoi lui, Travers, devait
se distinguer par des msaventures si
tranges. Laffaire des obturateurs, par ex-
emple. En y repensant, en reconstituant
chacun de ses actes, il ne trouvait aucune
faille dans sa logique, aucun moment o on
pouvait dire : Cest l que Travers a d-
raill. Non, il avait fait ce quil avait fait par
ncessit. Ctait peut-tre un faux-fuyant,
mais ctait une ncessit vitale pour lui en
tant quindividu. Puis, il se prit se de-
mander sil y avait eu une poque
lpoque cambrienne, par exemple, ou
lpoque dvonienne calme et hante de
lagons o il y avait eu du silence, et sil y
avait vraiment aujourdhui un endroit (en
310/771
dehors de ces chapelles hors de prix qui
faisaient la fortune de Marche dans la lu-
mire) o on pouvait dire que la tranquillit
rgnait, mme pour peu de temps. Certaine-
ment pas dans ce qui restait de la campagne.
Il avait conomis sou par sou pendant des
annes pour payer ses seules courtes va-
cances en dehors de la ville, mais cela avait
t en vain. Partout, tous les quelques
mtres, semble-t-il, dans ces champs
soigneusement prservs, sur les bouts de
plage, sur les collines qui un endroit dfin-
issaient les limites de la ville, ils avaient in-
stall des aires de confort. Les touristes qui
erraient sans but, un peu effars, sy
rassemblaient, branchant leurs couteurs,
leur Trivid de poche, rechargeant les accu-
mulateurs de mini-transistors, se remplis-
sant lme dune dlicieuse ambroisie de son.
Il ny avait rien pour lui dans ces endroits.
Rien des plages dsertes de ses rves, ou de
ceux de Deidre, ni soupirs du vent dans les
311/771
herbes, ni clapotis ni chuchotement des
vagues contre les rochers et le sable
A sa grande surprise, il se vit en train
dutiliser, contre sa volont et sa raison, son
vidophone. Les numros de lannuaire d-
filrent, verts et brillants, tandis quil consul-
tait les listes. Il trouva ce quil cherchait,
composa le numro de la Poste, Tour Cent-
rale, sa gorge se serra deux reprises, puis il
dposa sa plainte aussi clairement et brive-
ment que possible.
Lhomme qui lui faisait face dans le petit
cran ptillant se montra comprhensif. Oui,
oui, excs de bruit, cest trs regrettable ; bi-
en sr, chaque citoyen tait contrl de man-
ire trs stricte, chacun avait droit une cer-
taine quantit de dcibels en fonction de son
statut exact. Travers tait-il certain que le
rglement ntait pas respect ?
Il en tait certain.
Alors, dit son nouvel ami et bienfaiteur,
on allait entreprendre une action.
312/771
Immdiatement. Les ingnieurs centraux ra-
tissaient constamment la ville la recherche
de contrevenants. Une camionnette tait en
service dans le quartier, elle tait dj en
route, en fait. Ne vous inquitez pas, mon-
sieur Travers ; restez tranquille, attendez la
lumire Avec un sourire impersonnel, pro-
fessionnel, lemploy des rclamations
seffaa lui-mme.
Je lai fait maintenant, pensa Travers,
avec un mlange de terreur et dexultation.
Deidre, je lai vraiment fait, maintenant
Mais, et si supposons, espoir contre es-
poir supposons que quelque chose soit
vraiment fait ? Travers imagina, ou essaya de
se reprsenter le Silence. Stendant comme
un baume, comme les ondulations majes-
tueuses dun lac, partir de sa cellule, tra-
vers limmeuble et au-del. Il sabandonna
son rve. Il se vit devenir le patriarche, lar-
chiprtre dune nouvelle religion. Et si, aprs
ses dbuts modestes, cette foi devait
313/771
continuer se rpandre ? A travers la ville, le
pays, franchissant les mers, peut-tre, pour
couvrir le monde. Cette vision tait enivrante
et immense. Le Silence. Une nouvelle foi qui
rassemblerait des centaines, des milliers, des
millions peut-tre, de convertis. Il se de-
manda de quelle paisseur devraient tre les
murs qui lui assureraient le calme absolu ?
Un mtre, cent mtres, cinq cents mtres ?
Largent ne serait pas un problme. Il voyait
les routes bordes darbres qui rayonneraient
partir du sanctuaire, la circulation ralentie
et son bruit amorti. Il voyait lendroit comme
sil y tait, le bloc blanc et carr, abreuv de
soleil, form par ses murs. A lintrieur, une
ternit de calme. Avec Deidre
Le signal lumineux des visiteurs clignotait
avec insistance au-dessus de la porte, comme
un il rouge, en colre.
Combien de temps tait-il rest absorb
dans ses penses ? Quelques minutes seule-
ment ; mais mme le Son stait
314/771
momentanment vanoui pour lui. Il se d-
plaa jusqu la porte, comme dans un rve,
encore saisi par sa nouvelle et provisoire
exaltation.
Il y avait deux techniciens. Et une grande
abondance dappareils, de compteurs, de
dtecteurs en forme de bol, de chariots
dbordant de leviers de contrle et de
cadrans, un micro sur un pied flexible, dont
la tte tait aplatie comme un serpent de
chrome brillant. Ils branchrent ceci et
testrent cela, notrent lheure, firent un rap-
port au service central, vrifirent le nom et
le numro didentification de Travers, con-
sultrent des liasses de tableaux et de notes,
en sortirent un norme plan du B.H. ils lui
paraissaient merveilleusement bien
quips et finalement furent prts
commencer.
Travers priait en silence.
La tte du micro cherchait en tournant,
tandis que les aiguilles du cadran oscillaient
315/771
et tremblotaient. Les lumires sallumaient
et steignaient.
Travers sentit la sueur jaillir de son front
et de ses aisselles.
Le micro reniflait maintenant le plafond.
Ngatif, dit lhomme de la poste. A peu
prs deux virgule huit en dessous du
maximum.
Ils dirigrent la petite machine vers le sol.
Ngatif ici, dit loprateur. Cinq en
dessous.
Mais les cris et les hurlements, la mu-
sique, les rythmes qui se surajoutaient et se
recouvraient furieusement, le vacarme
clatant, permanent, ctait ngatif ? Le mi-
cro tait sourd, ou mal rgl. Ils se
moquaient de lui.
coutez, monsieur, dit lhomme de la
poste, vous nous avez fait venir pour des
clous.
Attendez une minute.
Nouvel espoir.
316/771
La tte du micro tait dirige vers un coin
de la pice. Il semblait presque Travers
quelle tremblait. Comme si elle sentait une
victime.
On a un neuf virgule cinq par ici, dit
loprateur. Daccord, monsieur, vous avez
votre cause de rclamation.
Les dtecteurs furent mis en marche. Les
cadrans consults, le plan tal sur la pail-
lasse de Travers.
Cest lui, dit lhomme de la poste, en in-
diquant un nom du doigt. Il sappelle
Lupcheck. Une amende de quatre-vingts dol-
lars. Daccord, monsieur Travers, merci de
nous avoir appels. On ne peut pas per-
mettre que tout le monde soit drang par le
boucan. Cest pas bon pour le systme.
Et aprs un talage final de sondes et de
tuyaux, de mystrieux objets brillants qui
disparaissaient dans des botes, ils partirent.
Travers se tordit les mains.
317/771
Lupcheck Il connaissait Lupcheck assez
bien. Et Lupcheck connaissait Travers. Leurs
chemins staient dj croiss une fois.
Lupcheck conduisait une grue au super-
march local : une chose volumineuse, bleu
vif, qui circulait continuellement, avec des
chuintements et des ronflements pneu-
matiques, tout le long du circuit des rails
suspendus au-dessus du demi-hectare de
produits prsents. Des pamplemousses, des
botes de conserve, du papier hyginique et
des mini-transistors, des fleurs artificielles,
des botes dufs, du fromage et tout ce
quon peut imaginer dautre, tout tait em-
port par Lupcheck de son casier de len-
trept, jet vers lendroit qui lui tait attribu
tandis que les tas diminuaient sous les mains
fivreuses et voraces des consommateurs.
Travers avait souvent admir sa dextrit
dans le maniement de la grue ; jusquau jour
o eut lieu un vnement compliqu qui
laissa un consommateur tout secou et sans
318/771
chapeau et rpandit des morceaux de ba-
nanes, des oranges amres en conserve, des
pots de confiture et des crales sur le sol. Le
consommateur cria quelque chose vers le toit
dun air trs en colre, on lui rpondit, il con-
tinua crier jusquau moment o Lupcheck
sauta en bas il avait une petite chelle
daraigne presque invisible fixe sur un ct
de la grue. Lupcheck ntait pas grand, mais
il tait trapu et il arborait des cheveux gris
orang qui poussaient en touffes irrgulires
sur son large crne, et des avant-bras massifs
et rougeauds. Ses poings taient gros, avec
des articulations couvertes de cicatrices et de
crevasses. Un coup de ce poing et les lunettes
du consommateur furent compltement en-
fonces dun ct de son visage, et du sang
ruissela et claboussa le sol en grosses
gouttes rondes. Le consommateur hurlait
tandis que Lupcheck remontait dans sa ma-
chine en grommelant, encore fch. Et
Travers sen alla vite vers la sortie, se sentant
319/771
mal et ne voulant plus des choses quil avait
achetes, se demandant avec une sorte
dtonnement cur pourquoi il navait en-
core jamais compris le pouvoir destructeur
du paquet dos qui terminait le bras humain.
Travers avait peur de Lupcheck. Et main-
tenant il lui avait cot quatre-vingts dollars.
Quelque temps aprs le dpart des chas-
seurs de dcibels, il ntait pas vident que le
tumulte gnral des Trivids se fut lgrement
calm. Travers passa une nuit agite, trop
mal pour dormir, incapable dinvoquer
Deidre. Comme toujours, lincrdulit venait
avec la fin du vacarme. Ctait comme des-
sayer de se souvenir de la douleur ; il
semblait inconcevable que le B.H. nait pas
toujours connu un calme aussi parfait. Les
lumires steignirent dans les boxes alen-
tour, et Travers resta allong les yeux ouverts
dans des tnbres de velours. Dans le noir, il
se maudit amrement. Quelle petite chose
cela semblait, aprs coup, cette simple affaire
320/771
de bruit ! Sans aucune raison, ou presque
aucune, il avait compromis le matin suivant.
Et il stait alin Deidre, et lui avait fait du
mal, il nen doutait pas. Il se prpara au som-
meil avec une espce de dsespoir, mais
laube pointa et Dicky Dobson surgit avec sa
cacophonie quotidienne, tandis que Travers
tait encore allong, les yeux rouges de fa-
tigue. Maintenant, des horreurs
lattendaient, car mme sil parvenait viter
Lupcheck, ctait en tout cas le Jour du
Spcialiste.
Lupcheck lattrapa au vol dans
lascenseur.
Travers appuya sur les boutons, paniqu,
mais lautre tait trop rapide pour lui. Il
avana une paule dans la porte qui tait en
train de se fermer poussivement ; le mcan-
isme siffla pniblement, se rouvrit et se
referma sur Lupcheck. Lascenseur com-
mena sa descente rgulire.
321/771
Lupcheck agrippa les vtements de
Travers, le souleva sur la pointe des pieds et
le poussa contre la paroi de lappareil.
Travers respirait avec difficult, fixant les
yeux bleu ple et globuleux. Comme ctait
dj arriv auparavant, il se sentait curieuse-
ment dtach ; mentalement, il se rendait
compte que Lupcheck tait vraiment irrit, et
il rflchissait tout en observant la texture
grossire de la peau de lautre, le rseau
form par ses veines minuscules, la couleur
des poils en bataille de ses sourcils pais,
certains roux, dautres blancs, dautres gris.
Un petit muscle se crispa au coin de la
bouche de Lupcheck, et Travers se demanda
un instant si le grutier ntait pas aussi mal-
heureux que lui. Puis monta la rage, verti-
gineuse et froide. Elle lui disait quil devait
envoyer son genou dans le bas-ventre de
Lupcheck, lancer un coup de poing la join-
ture du nez et des yeux pour le mettre hors
de combat. Il fut retenu par ce quil avait vu
322/771
au supermarch. Lupcheck tait invincible ;
il y aurait dautres coups, comme les coups
dun grand marteau puissant, trop terribles
pour tre supports et des choses se cas-
seraient dans la bouche de Travers il voyait
dj le sang et sentait dj la douleur. Aussi
resta-t-il tout flasque pendant que Lupcheck
le cognait une fois encore contre la paroi de
lascenseur, et il grogna, et il promit, et il
jura.
Quoi quil arrive maintenant, Deidre
serait fche. Fche de sa lchet, fche sil
se battait et tait inutilement bless. Aussi,
Travers dut couter les choses que disait
Lupcheck et faire les promesses que de-
mandait Lupcheck et il dguerpit, reconnais-
sant de ce rpit, quand Lupcheck le relcha
enfin. La rage bouillonnait encore ; elle ne le
quitterait plus, il le savait, tant que Deidre
nen aurait pas souffert. Comme toujours,
contre sa volont. Mais elle devait souffrir,
323/771
par la folie et lincomptence de Dieu, sinon
pour dautres raisons.
La rage amena Travers jusquau bloc
hpital. Il y avait dj t une fois, des an-
nes plus tt, et se souvenait obscurment du
chemin. Il se fraya un passage le long de sou-
terrains bonds qui renvoyaient le fracas ai-
gu des auto-transporteurs et le brouhaha en-
core plus intense des voitures. Des Trivids
installes et l dans les murs et les toits,
renforaient le vacarme. Entre les crans, il y
avait encore des affiches et des publicits
parlantes encadres de fausses flammes et de
motifs cossais bleus, roses, rouge vif, blancs
et jaunes. Le bloc hpital tait bien signalis.
On aurait dit quil tendait ses fibres
nerveuses lectroniques jusque dans les sou-
terrains ; bientt, Travers se trouva con-
front aux possibilits contradictoires of-
fertes par les services Nez, Gorge et Oreille,
Ophtalmologie, Griatrie, Cancer, et une
demi-douzaine dautres aux noms encore
324/771
plus menaants. Les sillons lumineux
suivez le rouge et bleu clignotaient, eux
aussi. Il se trompa deux fois de chemin, rev-
int sur ses pas, et finit par trouver son
chemin jusqu un auto-transporteur qui
grimpa doucement une rampe assez raide et
le dposa la rception de lendroit.
Il sen souvenait aussi. Les murs de bton
sans fin, la lueur dure et blanche qui manait
de petites ouvertures latrales, et le vacarme.
Des haut-parleurs, dirigs dans tous les sens,
vocifraient des numros didentification, di-
rigeant les patients de la consultation vers
lune des portes ou lun des ascenseurs.
Range aprs range de boxes ouverts, aux
murs bruts, les cas qui navaient pas sembl
dignes dtre admis dans le ddale du dessus
taient reus par un personnel habill de
blanc qui courait frntiquement ; au-del se
trouvait la section des accidents, envahie
par le flot de la ville entire. Des ambulances,
jectes quelques secondes dintervalle
325/771
dune batterie de monte-charges, vomis-
saient des brancards et des blesss encore
valides ; dautres employs, des infirmires
et des aides soignantes, grouillaient autour
deux. Des sonnettes dalarme retentissaient
constamment, des chariots sen-
trechoquaient en cliquetant. A un endroit,
Travers vit lpave dun vhicule transport
dans la panse dun camion de soins, dvers
sans crmonie aucune sur une rampe in-
cline. Des hommes se prcipitrent dessus,
lun tenait les cylindres dune lame doxy-
coupage. On extrairait probablement les vic-
times immdiatement, comme des harengs
tout frais dune bote.
Travers frissonna dhorreur, se retourna
et prsenta son Identicket lexamen imper-
sonnel du contrle des Rendez-vous. La ma-
chine clignota, pointa rapidement et lui
rendit une carte perfore et code. Il se
pressa, bouscul, dchiffrant ses instructions
en chemin.
326/771
Dans son bloc, le vacarme tait pire
quailleurs. Il dpassa des salles pleines de
bruit, et violemment claires, des couloirs
pleins du cliquetis mtallique des chariots et
des ustensiles. Il fut harcel et ballott, ex-
pdi dun endroit lautre. A la longue, en
haut de limmeuble les signaux muraux com-
mencrent avoir un sens. Il trouva son
couloir, dnombra les portes, prsenta sa
carte une sonde lectrique, et fut admis
mcaniquement dans une antichambre sans
caractre, mais moquette.
Au moins, il y faisait plus calme. Une
Trivid solitaire fonctionnait, le Son coup.
Un rceptionniste humain, enfin prit en
main le destin de Travers. On lui dit de sas-
seoir et dattendre, on lui donna un magazine
aux pages de plastique feuilleter. Il lut
automatiquement des mots qui navaient
aucun sens. Et pria pour Deidre. En dautres
temps, dautres grandes crises de sa vie, cette
technique avait march. Il ferma les yeux,
327/771
concentr. Repoussant la lumire qui filtrait
travers ses paupires, repoussant le bruit.
Monsieur Travers
Travers leva les yeux avec un sursaut en
entendant cette voix irrite. Il tait de nou-
veau parti du mauvais pied. Maintenant, il
avait contrari le spcialiste.
On le fit entrer dans un bureau. Ici, enfin,
il y avait du Silence. Un silence si intense que
le ouic-ouic, le ronflement lent du ventilateur
encastr dans le plafond semblait puissant.
Le spcialiste consulta un classeur couvert de
plastique, frona les sourcils, gloussa et sec-
oua la tte. Puis, il joignit les doigts et re-
garda Travers dun air morose au-dessus de
ses mains en parlant.
Cet homme minent prsenta soigneuse-
ment ses arguments, tapotant parfois le des-
sus du bureau pour appuyer son discours.
Tout dabord, Travers devait comprendre le
problme considrable que lui et ses
semblables posaient une socit moderne ;
328/771
une socit, souligna le spcialiste, organise
en fonction de grands principes historiques
pour le bien du plus grand nombre de ses
membres. En fait, il rpta les admonitions
du docteur Rees, tandis que Travers ac-
quiesait en silence, ne voulant pas le
dranger. Voulant seulement, la vrit,
schapper une fois de plus dans son dsert
de Son.
Mais il semblait que cela ne se pouvait
pas, car le spcialiste parlait toujours, posant
des questions de plus en plus pntrantes
avec insistance. La direction que prenait lin-
terrogatoire tait trange. Des choses sur
lenfance de Travers, des vnements
loigns quil extrayait, rexaminait et re-
tournait dans tous les sens. Travers r-
pondait, tout dabord rticent, puis plus
coopratif, jusqu ce quenfin toute sa
douleur sortt de lui avec des sanglots bouil-
lonnants, le besoin, le grand besoin de calme
de son me. Son ide de sanctuaire.
329/771
Travers sarrta, pouvant. Mais le sp-
cialiste rayonnait prsent, le pressant de
continuer. Le spcialiste lui-mme compren-
ait le problme de Travers, il comprenait
vraiment. Quant la solution, eh bien, dans
cette socit moderne, dans ce meilleur des
mondes possibles, on pouvait tout obtenir.
Et ce besoin tait aprs tout trs simple
satisfaire. La rponse ? Elle ntait pas dans
dnormes botes de mdicaments, ni dans
des systmes tranges, ni dans des rves ro-
mantiques inaccessibles
Travers cligna des yeux devant la beaut
parfaite de la solution qui commenait
poindre. Si simple, si subtilement simple,
simple comme la relativit, simple comme
toutes les grandes ides vraiment ori-
ginales Elle signifiait bien sr le sacrifice
de son nouveau poste, la fin de son rve dun
jour dune pice spare. Mais son esprit ray-
onnait dj lide des autres possibilits,
plus grandes encore. Le bonheur total et
330/771
complet pour lui, et pour Deidre. Il se voyait
dj, annonant la merveilleuse nouvelle : le
Temps, le temps illimit dtre ensemble lui
et elle. Le monde sestompait ; il ne voyait
plus que lavenir lumineux et parfait. Il ac-
quiesa, fivreux, sans voix, tant il tait im-
patient, dsireux seulement de signer les for-
mulaires que le spcialiste lui prsentait, et
de commencer.
Il fut conduit une nouvelle pice. Asep-
tise, cette fois, laque de blanc. Linfirmire
qui le prparait tait brune de peau et
souple. Presque comme Deidre, avec des
cheveux soyeux, dont la masse tait sre-
ment cache dans son bonnet blanc impec-
cable. Mais elle le poussait dans tous les sens
avec indiffrence, comme sil ntait quune
carcasse, quun simple morceau de viande
indigne de toute considration humaine. Ses
yeux, il les aperut une fois, semblaient
331/771
pleins de mpris ennuy ; mis il vit lcouteur
du transistor dans son oreille,le fin cordon
qui entrait dans le col de son uniforme et
parvint lui retourner son regard du haut
dune indiffrence plus condescendante
encore.
Lanesthsie locale fit immdiatement ef-
fet, un engourdissement glac se rpandit de
ses mchoires son cou et ses tempes. Il
fut conduit vers un sige qui pousa ses
formes quand il sy assit, et qui saffaissa et
bascula au moyen dinnombrables leviers
brillants. Une lampe fut allume, lumineuse
comme une plante et, toute proche, il sentit
la bouffe de chaleur momentane quelle
provoquait sur ses joues et son nez, juste av-
ant quon lui fixe un tissu sur les yeux. Sa
tte tait tourne ; des doigts fouillaient ses
joues mortes, les creusaient.
Les instruments faisaient de petits bruits.
Des tintements et des cliquettements. Puis
des crissements et des grincements plus
332/771
rapprochs, enfin un craquement, puis rien.
Plus rien du tout.
Le tissu fut enlev, et Travers regarda au-
tour de lui hbt. Le cauchemar tait ter-
min, proprement et correctement ; il avait
suffi dun court instant. Plus de Dicky Dob-
son, plus de Levez-vous en forme ; plus
de gens, rien. On lui avait assur que la tech-
nique tait si parfaite que son sens de lqui-
libre demeurerait intact ; une simple affaire
dexcision, de suppression dos minuscules
qui travaillaient en accord avec dautres os
minuscules : des alignements qui fonction-
naient avec une prcision dhorlogerie et ser-
vaient transmettre lenfer des quatre quarts
du globe lintrieur de son crne
Les visages lui faisaient des grimaces.
Linfirmire, lanesthsiste, le chirurgien ;
des compliments ou des insultes, des flicita-
tions ou du mpris. Il rpondait en souriant
euphoriquement. Il ne savait ni ne voulait
savoir.
333/771
Et il y avait la ville silencieuse, dehors. Les
wagons silencieux et les auto-transporteurs
silencieux, les gens silencieux et les vhicules
silencieux. Un million de fentres silen-
cieuses, veux de cellules qui abritaient un
million de Trivids silencieuses. Quelque part,
Lupcheck conduisait une grue silencieuse,
mimait sa rage silencieuse, pauvre et stupide
Lupcheck, il tait vaincu maintenant, il ne
comptait plus du tout.
Il tait hors de question de travailler au-
jourdhui. Travers se faufila prcaution-
neusement chez lui, attentif au vertige qui
pouvait se manifester un moment. Il em-
prunta lascenseur jusqu sa chambre, fit
glisser silencieusement le panneau de porte
pour la refermer. Derrire les murs, comme
toujours, des formes lectroniques dan-
saient. Il leur sourit aussi, ctait un sourire
de bndiction.
Il se dvtit lentement, il avait tout le
temps du monde, prsent. Lanxit de la
334/771
nuit, la tension de la journe lavaient puis.
Il se recroquevilla sur la paillasse, senvel-
oppa dans les couvertures et sendormit pr-
esque instantanment.
La plage surgit. Et dessus, Deidre courait
comme elle navait jamais couru. Il courut
aussi, les bras tendus, il sentait ses pieds
trbucher dans le sable chaud. Il essaya de
lenlacer, mais elle le repoussa. Tout aba-
sourdi, il vit alors la trace de ses larmes brill-
er sur son menton et sur sa gorge, et ses
yeux, la terrible accusation de ses yeux. Elle
tomba genoux, se tenant la gorge et se bal-
anant, figure de a dtresse, posant encore et
encore la mme question silencieuse, pour-
quoi, pourquoi, jusqu ce quil comprenne
enfin.
Deidre tait muette.
Traduit par Sylvie Finkielsztajn.
Therapy 2000.
335/771
Publi avec lautorisation de lAgence
Hofman, Paris.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
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PERSONNE NHABITE
BURTON STREET
par Gregory Benford
Quand on a renonc rsoudre les
problmes urbains, ceux notamment qui
conduisent de brusques explosions de viol-
ence, des soulvements incontrls, il reste
une issue.
Celle qui consiste faire du problme sa
propre solution.
J
E me tenais prs dun de nos postes de
commandement provisoires, juste aprs le
petit djeuner, et me nettoyais les dents avec
un cure-dent tout en bavardant avec Joe
Murphy, lorsque le premier acte des
Troubles Domestiques nous frappa de plein
fouet.
Le printemps avait perdu sa parure de
fleurs depuis un mois, et lt tait l
chaud, touffant, le genre de temps qui vous
laisse couvert de sueur avant mme que vous
ayez fini votre premire tasse de caf du mat-
in. Un tel t annonce toujours des ennuis, et
celui-ci paraissait le pire depuis que jtais
entr dans la Force.
Nous savions quils taient dans le sec-
teur, et se rapprochaient progressivement.
Depuis une demi-heure, notre rseau de
communications tait en effervescence, fais-
ant le point sur leurs positions et demandant
aux ordinateurs quelle attitude adopter
quand ils seraient l.
338/771
Je regardais la rue. Au fond, se trouvait
un tas de boutiques semi-permanentes, ainsi
quune bote aux lettres. La bote aux lettres
mennuyait : elle naurait pas d se trouver
l.
Au loin, de lautre extrmit de Burton
Street, on entendait dj le grondement de
basse de la foule.
Pendant que nous nous prparions, Joe
ne cessait de ronchonner sur les mensualits
quil devait cause du Snocar quil stait
laiss refiler. Je ne lcoutais que dune or-
eille : de lautre, je suivais la rumeur de la
foule.
Si encore yavait que a, continua Joe.
Mais tout cloche : les voisins, les coles, tout.
Tout cloche sauf Murphy, hein ? lui dis-
je en souriant.
Allons, tu me connais mieux que a.
Mais personne ne fait rien de valable. Bien
sr, tout le monde a du travail, mais la
339/771
plupart du temps, ce sont des emplois
inutiles imposs par les syndicats.
Pour avoir un vrai boulot, il faut avoir
une vraie formation , dis-je, mais ce ntait
nullement pour me moquer de lui. Jaime
mon boulot, et il vaut mieux que bien
dautres, mais je sais bien que ce nest pas de
la haute spcialisation. Joe et moi, on est des
gars ordinaires.
Pourquoi est-ce que a te travaille, tout
dun coup ? lui demandai-je. a ne te
ressemble pas.
Joe haussa les paules. Sais pas. Ma
bourgeoise membte pour que je gagne plus
dargent et quon dmnage. Elle sentend
pas avec les voisins, il y a mme eu des ba-
garres. Il paraissait presque gn.
Plus dargent ? Enfin, tu as tout ce quil
te faut, comme nous tous ! Bien des gens
sont plus mal lotis que toi. Regarde tous ces
Africains misreux qui vivent de rien du
tout.
340/771
Jallais le taquiner sur le fait quil tait
mari, mais, comme je lai dit, je continuais
prter loreille la foule. Il est facile de juger
de la direction que suit un groupe de gens ou
une meute de loups ; aprs un curieux si-
lence qui dura environ cinq secondes, je fus
fix : ils venaient droit vers nous.
Scott ! criai-je au gars des
transmissions. Donne-moi un bilan
dfinitif !
Murphy cessa de me faire part de ses en-
nuis et couta un moment le bruit de la
foule, comme sil venait seulement de se
rendre compte de sa prsence, puis partit au
trot vers les Polauts rangs en bas dans le
camion. Ils taient prchauffs, tout prts
partir, mais Joe tenait jeter un ultime coup
dil, peut-tre aussi programmer les
dernires instructions de Scott.
Je finis par jeter mon cure-dent et vrifiai
une dernire fois les joints volume constant
de ma combinaison en plastiform lpreuve
341/771
des balles. Scott arriva au pas de course avec
le diagnostic du Q.G. Comme toujours, le bil-
an lectronique tait la fois net et imprcis.
Je pus nanmoins en dduire les indices
bruts reprs au sein de la foule qui venait
vers nous. La meilleure estimation il ne
faut jamais esprer mieux quune estima-
tion tait un tas de Troubles Psy et de
Prjugs Raciaux, sans compter un bon
nombre de Chmeurs. Il y en a de plus en
plus dans la ville, et ils nous donnent bien du
fil retordre. Ils sont dingues, prts tout
casser.
Aprs avoir paraph le document, je len-
voyai Scott. Javais pris mon temps pour le
lire ; je distinguais maintenant des cris isols
et des bruits de verre bris. Jabaissai la vis-
ire de mon casque et branchai le micro ex-
trieur. Jallais touffer avec ce truc, mais je
ntais pas assez stupide pour traner le cli-
matiseur en plus de tout le reste.
342/771
Je refis face la rue au moment mme o
un groupe dune centaine de personnes
tournaient le coin du bas, se rpandant
comme une vague grise et crasseuse. Je
plongeai derrire le parapet et fis signe
Murphy de lancer trois Polauts pour com-
mencer. Je dus lever trois doigts carts car
il y avait dj trop de bruit pour se parler. Je
jetai un coup dil sur ma montre : fichtre,
mme pas neuf heures du matin !
Scott dvala lescalier que nous avions in-
stall sur le ct du btiment. Je le suivis
sans perdre de temps. En haut, nous tions
trop exposs. Murphy nous rejoignit avec les
tableaux de commandes. Aprs avoir suivi
lalle, nous nous accroupmes derrire une
clture basse pour observer ce qui se passait.
La plupart continuaient crier tue-tte,
comme si le souffle ne devait jamais leur
manquer, et brandissaient ce quils avaient
sous la main. Peu peu, ils se dispersrent
pour former des groupes plus petits. Les plus
343/771
rapides avaient dj atteint les premires
maisons.
Un grand Noir remonta la rue dun pas
souple, sans se presser. Il sarrta devant la
boutique en bois du coiffeur, lana quelque
chose travers la fentre et whoom ! Les
flammes lchrent le haut de la vitrine,
stendant rapidement.
Un homme plus trs jeune ramassa
quelques pierres et se mit les jeter
mthodiquement sur les vitrines des magas-
ins suivants. Il tait suivi par une femme, qui
marchait maladroitement avec ses talons
hauts ; on aurait dit quelle allait faire ses
courses, ntait quelle tenait un marteau la
main. Le Noir sourit et lui montra lenseigne
du coiffeur, qui continuait tourner sur elle-
mme devant la boutique ; dun coup bien
assen, elle rpandit des clats de verre sur
dix mtres de trottoir.
Je me tournai vers Murphy : Tout est
prt ?
344/771
Il fit un signe affirmatif. Tu donnes le
signal.
Lagence de voyages voisine du coiffeur
tant en bton, ils ne purent y mettre le feu.
Cinq hommes se lancrent contre la porte.
Au troisime essai, ils russirent lenfoncer.
Un moment plus tard, une grande affiche
touristique vola sur le trottoir, suivie par un
pied de chaise. Ils faisaient tout leur pos-
sible, mais sans outils, ils avaient du mal
dmolir le mobilier.
Cest bon, dis-je. Lance les premiers
Polauts.
Une fume noire remontait Burton Street,
et je commenais en sentir lodeur cre. Les
filtres allaient liminer a. La seule chose
quils ne neutralisaient malheureusement
pas, ctait la sueur humaine, et elle nallait
pas me lcher de toute la journe.
Notre premire voiture de patrouille prit
beaucoup trop vite le tournant du bas de la
rue. Je regardai Murphy, qui la contrlait,
345/771
mais il tait trop occup essayer dviter les
gens qui emplissaient la rue. Quelque chose
le tracassait ; il avait d relcher son
attention.
Jtais certain que la voiture allait faire un
tonneau, avec de vilaines consquences, mais
elle se redressa et le conducteur put limiter
le drapage. Le hurlement des pneus fit
tourner des ttes dans la foule, qui changea
de direction et arriva sur la voiture au mo-
ment mme o celle-ci freinait pile, laissant
des traces de caoutchouc sur la chausse.
Murphy composa une nouvelle instruction,
et le Polaut assis ct du chauffeur se mit
tirer sur un type qui essayait dallumer un
cocktail Molotov ; lengin du Polaut faisait le
bruit dune carabine rptition. Le type le
fixa un moment, puis alla se rfugier dans
une quincaillerie.
La foule stait mise bombarder la voit-
ure : briques, fragments de mobilier,
marchandises diverses provenant des
346/771
magasins. Un objet lourd et dur fracassa le
pare-brise ; le chauffeur se jeta de ct, trop
tard pour viter davoir la main droite
crase par une bouteille. Un type sans
doute le mme que tout lheure apparut
sur le toit de la quincaillerie, rejeta le bras en
arrire et lana quelque chose dans la rue.
Il y eut un bruit de verre bris et un cercle
de flammes slargit juste devant la voiture,
qui fut bientt entoure dun nuage de fume
noire et grasse. Murphy allait devoir se fier
son intuition ; on ne voyait plus rien dans la
voiture.
Un jeune arm dun fusil canon sci ap-
parut sur le pas dune porte et saccroupit
dans le plus pur style Western. Il tira deux
coups en succession rapide sur la voiture, at-
teignant un des policiers en plein visage al-
ors quil descendait et plaquant son corps
contre le toit de la voiture, o il resta un mo-
ment immobile avant de seffondrer.
347/771
Une mare rouge se forma rapidement au-
tour de sa tte et scoula vers le trottoir, aux
cris approbateurs de la foule. Ladolescent
courut vers le corps, lui arracha son insigne
et scria : Souvenir ! avant de battre en
retraite. Il eut droit quelques rires.
Murphy me regarda ; je lui fis signe quon
allait passer aux pompiers, et pris mon
tableau de contrle. Scott tait tout occup
cracher dans son enregistreur des notes pour
un futur rapport. Lorsque Murphy lui donna
une bourrade, il sinterrompit le temps dt-
ablir le contrle radio sur les pompiers.
La majeure partie de Burton Street tait
maintenant en feu et noye dans une lumire
orange. La foule avait cess de sintresser
au flic, et commenait se diriger vers
nous mais ctait prvu. Les pompiers ar-
rivrent en courant de leur pas saccad, juste
devant nous. Ils amenaient une simple lance
dincendie : la foule ntait pas assez import-
ante pour que a vaille la peine dengager
348/771
une voiture et tout le reste. Mais ils portaient
luniforme rouge rglementaire. De loin, on
aurait pu les prendre pour des vrais.
Leur programme de routine tait une fois
de plus une belle salade. Au lieu de se diri-
ger, comme je lavais programm, vers la
boutique du coiffeur ou un des autres magas-
ins en feu, ils foncrent droit vers une pape-
terie que la foule navait pas touche. Ils
taient trois, tranant le tuyau et la lance
dincendie. La foule stait recule pour voir
ce qui allait se passer.
Lorsque leau sous pression jaillit, elle en-
fona la devanture du magasin et inonda tout
limmeuble. Il y eut des rires dans la foule,
ou plutt dans ce qui en restait beaucoup
avaient commenc gagner un autre secteur.
Les rires cessrent soudain, un grand
type, lair absolument fou, arrivait en
brandissant une cogne. Il labattit sur le
tuyau, mais le rata. Les gens sapprochrent
pour regarder la suite. Pour le type, ctait
349/771
devenu un point dhonneur, mais ces tuyaux
sont plus solides quon ne pense. Il insista ;
au cinquime essai un joint cda sans
doute une rparation mal faite.
La foule rit de nouveau : le gars reculait
prcipitamment. Il avait failli prendre le jet
deau en plein visage ; avec cette pression, ce
nest pas une plaisanterie, croyez-moi.
Le pompier qui tenait le tuyau ny prta
pas attention, car il ntait pas programm
pour cela. Lorsque le gars finit par sen
rendre compte, il alla vers lui et lui enfona
posment la hache dans le dos.
Il commenait faire chaud. Comme je
navais vraiment pas envie de modifier le
programme de routine, les-autres pompiers
ne tardrent pas tre eux aussi mis hors de
combat plus ou moins de la mme man-
ire. Une petite grand-mre (qui avait sans
doute se plaindre des allocations) em-
prunta la hache au gars, juste le temps de
couper les bras et les jambes des pompiers,
350/771
puis trottina pour rejoindre le gros de la
foule.
Je levai ma visire et les regardai dis-
paratre au bout de la rue. Je pris mon lance-
grenades et tirai une cartouche lacrymogne
faible, pour quils se dpchent un peu. Le
vent soufflant de ct allait rapidement dis-
perser le gaz. Bien ! Je ne tenais pas avoir
des rclamations si quelquun y tait rest
expos trop longtemps.
Scott commandait dj de nouveaux
policiers et pompiers pour lquipe de
laprs-midi. Les remplaants allaient sre-
ment arriver temps. Il y avait eu peu de
dgts ; la foule aurait pu faire nettement
mieux.
Jappelle lquipe de rcupration ? de-
manda Murphy.
Bien sr. Ils ne risquent pas de revenir ;
ils avaient dj lair compltement crevs.
Ils avaient pris la direction du secteur dHor-
ton, quelques rues de l.
351/771
Un camion sarrta au milieu de la rue.
Deux hommes en combinaisons de travail en
descendirent et commencrent charger les
androdes, tout en teignant les foyers din-
cendie au passage. Dici une heure, tout allait
tre remis en place, y compris la boutique de
coiffeur prfabrique.
Quel fichu truc, fit observer Murphy.
Quoi ? dis-je.
Tout a. Du geste, il embrassa Burton
Street. Quel gchis de construire tout a,
juste pour que ces crtins aient le plaisir de
le dmolir.
Un gchis ? dis-je. Cest le meilleur in-
vestissement que lon ait jamais fait. Il y
avait combien de gens dans cette foule ?
Deux cents, au jug ? Pendant des semaines,
ils vont se tenir tranquilles, racontant leurs
potes comment ils ont mis le feu la rue ou
descendu un flic.
Tas sans doute raison. Pour le prix,
cest pas cher, si cest vraiment utile.
352/771
Si cest utile ! Allons, si a ne ltait pas,
ils ne seraient pas l, tu peux en tre sr. Tu
sais que pour avoir le droit dy participer, il
faut lavis favorable dun psycho. Les ordin-
ateurs calculent exactement ce dont ils ont
besoin, le genre daction quil leur faut pour
dcharger leur agressivit, puis nous le pro-
jettent lors du briefing au Q.G. a marche
tous les coups.
Je me demande Tu sais ce que les
Comsies disent des psychos, des sondes et
des mdicaments : cest une at
Atteinte la vie prive ?
Ouais, maugra Murphy, morose.
Mais mon vieux, les psychos, cest la
sant publique ! a fait partie de lassistance
sociale ! On na plus besoin de perdre du
temps et de largent pour aller se mettre sur
un divan et parler un type. Le gouverne-
ment te donne bien mieux, et cest gratuit !
353/771
Murphy me lana un drle de regard.
Tas raison. Faudrait peut-tre que jaille
me faire faire un check-up un de ces jours.
Je fronai les sourcils pas trop, juste ce
quil fallait. Je me demande, Joe. Il nous
arrive tous davoir des ennuis une fois de
temps en temps, mais a ne veut pas dire
quon ait besoin de se faire soigner, tu sais.
Ny pense plus, et a passera tout seul.
Joe tait rgulier, mais mme un gars
comme moi, qui na jamais t mari, pouv-
ait voir que ce ntait pas lui qui pensait tout
a. a venait de sa femme. Encore une qui
ntait pas satisfaite de ce quelle avait.
Et a, a pouvait devenir grave. Un gars
comme Joe, qui na pas fait dtudes, na
gure de dbouchs dans linformatique ou
dans lautomation, mme pas de chances de
promotion dans larme. Si bien que la pres-
sion montait dans sa tte.
Les chefs, comme moi, sont censs veiller
ltat mental de leurs hommes, et je suis le
354/771
rglement, comme tout le monde. Mais le
problme ntait pas du ct de Joe.
Je pris mentalement note de faire exam-
iner la femme de Joe par un psycho.
Bon, dit-il en tant son casque. Faut que
jaille prparer les Polauts pour la
prochaine.
Je regagnai lentement notre centre
doprations permanent pour faire mon rap-
port. Aprs avoir rflchi un bon moment, je
dcidai de signaler galement Joe lui-mme.
On nest jamais trop prudent.
Aprs, il se sentira mieux dans sa peau et
travaillera mieux. Je me sens coup sr bien
mieux quavant. Cest un bon boulot que jai :
veiller la bonne marche des affaires pub-
liques et aider les gens tre plus heureux.
Jarrivais au bout de la rue, me demand-
ant o je pourrais aller prendre un verre, lor-
sque javisai la bote aux lettres. Je la vrifie
chaque fois, sr que a ne peut tre quune
erreur.
355/771
On prtend que tout est strictement ral-
iste dans Burton Street, mais y mettre une
bote aux lettres, cest vraiment une ide
tordue.
Elle est en fonte, et solidement fixe. On
ne peut pas y mettre le feu, ni larracher. Im-
possible de dcharger son agressivit sur un
truc pareil.
Et elle ne sert certainement rien. Pas
langle de Burton Street.
Personne nhabite ce quartier.
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
Nobody Lives on Burton Street.
Gregory Benford, 1969.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
356/771
LHOMME QUI AVAIT
DISPARU
par Katherine MacLean
Les immenses cits du prsent et de
lavenir sont constitues de systmes inter-
dpendants extrmement complexes et fra-
giles. On la vrifi lors des grandes pannes
qui ont priv plusieurs reprises New York
dlectricit. Un incident relativement
minime peut entraner des consquences
qui, de proche en proche, senchanent et
conduisent une vritable catastrophe.
Cest un vritable mtier que de prvoir
et de prvenir ces sinistres. Un mtier sus-
ceptible comme tout savoir dtre
retourn.
V
OUS ntes pas seul. Les mots
stalaient en lettres lumineuses rouges dans
le ciel du soir. Dans les rues libres, les gens
qui revenaient de leur travail navaient qu
lever les yeux pour apercevoir lenseigne ;
elle projetait une lueur pourpre dans le ciel
tandis que les passants franchissaient les
portes de leur Royaume, leur micro-socit
rgie par ses propres lois. Ils se changeaient,
revtaient dtranges costumes, parfois des
armures lgres, et organisaient des tournois
pour gagner les faveurs des dames. Ou
358/771
encore, dans un autre Royaume, protg par
de hauts murs, ils pratiquaient les rites du
culte sadique aztque ou bien la simple
pauvret et lamiti des Communes de la Fra-
ternit dAmour. Ils ntaient pas seuls.
Les non-conformistes qui ne parvenaient
pas trouver de cellules pour les accueillir
vivaient dans les zones publiques libres et se
rendaient des runions libres pour ren-
contrer leurs semblables. Mais quoi bon ?
Lorsque, tard dans la nuit, ils quittaient seuls
ces runions, ils passaient devant les panon-
ceaux rouges qui brillaient dans les vitrines
des magasins. Vous ntes pas seul.
Trouvez vos mes surs. Trouvez votre dis-
traction favorite. Trouvez votre com-
pagnon, votre compagne. Utilisez les ser-
vices d Harmonie , diagnostics de la per-
sonnalit et conseils en unions.
Carl Hodges tait seul. Il errait dans un
quartier en ruine dsert, et il voyait dans le
ciel brumeux de New York se reflter la lueur
359/771
rouge de lenseigne qui vacillait comme la
flamme carlate dune bougie. Il savait ce
que proclamaient les nons. Vous ntes pas
seul.
Il ferma les yeux et les larmes jaillirent
sous ses paupires closes. Maudit soit le jour
o il avait appris parcourir le temps. Il
avait la facult de se souvenir. De se souvenir
de Suzanne. Il revoyait le mouvement de la
planche de surf et Suzanne se dirigeant vers
une norme vague, puis lavant de la planche
pris sous le rouleau, la lame qui la soulevait
trs haut, toujours plus haut et enfin la reje-
tait avec une violence inoue. Il savait com-
ment, pour son plaisir, revenir aux vne-
ments passs, mais prsent, il ne parvenait
pas sarracher cette vision. La mme
scne se droulait sans cesse sous ses yeux.
Pense quelque chose dautre.
Alors, encore en train de chialer, papa ?
fit une jeune voix insolente. (Une main glissa
deux comprims entre ses lvres.) Tiens, des
360/771
pilules de bonheur. Tu nas aucune raison de
pleurer. Le monde est beau.
Carl Hodges, docilement, prit les cachets
dans sa bouche et les avala.
Bientt il ne souffrirait plus ; ses souven-
irs et sa peine allaient disparatre. Penser
quelque chose dautre. Son travail. Oui, il
devrait tre son travail au lieu davoir quit-
t son poste et se trouver en compagnie de
ces enfants fugitifs. Penser des trucs drles.
Peut-tre tait-il prisonnier, mais il sen
moquait. Autour de lui, agglutins dans le
noir, se tenaient des groupes denfants et
dadolescents fugitifs vtus dtranges cos-
tumes provenant de nombreuses communes
parpilles sur tout le territoire des tats-
Unis. Ils lui avaient dit avoir fui les Roy-
aumes et les coutumes bizarres de leurs par-
ents car ils hassaient la Fraternit, le con-
formisme et luniformit de ces adultes avec
lesquels ils avaient t contraints de vivre
parce que la loi obligeait les villages-socits
361/771
duquer les enfants lintrieur de leurs
murs.
Les adolescents lui avaient dclar que
toute rgle tait nfaste, que toute habitude
ntait que rptition neurotique et que la
peur tait restrictive, de mme que le prag-
matisme et la piti.
Il se disait que ce ntaient que des en-
fants traversant une phase momentane de
rvolte.
Les pilules commenaient produire leur
effet, le plongeant dans un tourbillon de
plaisir. Il se rappela des trucs drles.
Je vous ai dj racont la dernire partie
de Futurologie que jai joue avec Ronny ?
demanda-t-il la bande dadolescents dont il
tait le prisonnier-invit. On avait travaill
tard et il tait dix heures et demie. Donc,
aprs avoir fini, on a dbranch le grand or-
dinateur de ses contrles distance pour
jouer aux checs Urbains. Nos trois premiers
coups devaient tre trois erreurs mineures de
362/771
maintenance. Ronny ma pris ma moiti de
ville en dclenchant un tremblement de terre
partir dune panne de Frigidaire dans une
cantine. Il supprimait tout le personnel de la
centrale lectrique grce une intoxication
alimentaire et la centrale de Croton explosa-
it, celle qui se trouve sur une faille de lcorce
terrestre. Mais l, il avait trich parce quil ne
pouvait pas prouver la prsence de la faille
cet endroit. Alors, jai fait disparatre ses
technocrates de Brooklyn Dme en inversant
la polarit des machines air conditionn.
Heureusement que nous ne jouons pas pour
de vrai. A la fin dune bonne partie, il ne
reste plus personne.
Un gamin blond qui semblait tre le chef
de la bande savana et prit Carl Hodges par
le bras pour le reconduire vers sa chambre
dans la cave.
Tu avais dj commenc men parler,
mais jaimerais bien avoir quelques
prcisions, demanda-t-il. a mintresse
363/771
normment. a me plairait dtudier la Pr-
diction de Maintenance pour en faire mon
mtier. Comment le simple fait dintervertir
les fils dun appareil air conditionn peut-il
dtruire tout un lot dhabitation ?
Parce que a change lodeur de lair, r-
pondit Carl Hodges, lhomme qui avait dis-
paru et qui en savait trop. Tu naurais jamais
cru que a pourrait avoir de telles con-
squences, hein ?
Depuis le 3 juin, toutes les forces de police
disponibles recherchaient un informaticien
qui, la dernire fois quon lavait aperu, ra-
contait comment dtruire la ville de New
York.
Judd Oslow, Chef de la Brigade de Se-
cours, semblait fort excit au tlphone :
364/771
George, ton histoire de contre-hasard ne
marche pas. Je voudrais que tu nous trouves
lendroit o se cache Carl Hodges et que tu
nous donnes dautres indices comme les trois
premiers. Je ne suis pas cens envoyer mes
hommes la recherche de Carl Hodges, a ne
dpend pas de mon service ; mais cest ma
tte et non la tienne qui risque de tomber.
Essaie de te concentrer pour mmoriser une
description.
Daccord. (George se prpara visual-
iser un homme.)
Carl Hodges, 29 ans, 70 kilos, 1,73
mtre, cheveux bruns, yeux marrons.
George visualisa quelquun dun peu plus
petit et dun peu plus mince que lui. Il se
souvint des hommes plutt frles quil avait
connus et qui taient toujours prts se
battre pour prouver quils taient les plus
forts.
365/771
Il est assistant coordinateur de lauto-
mation informatise des services munici-
paux, prcisa Judd Oslow.
a consiste en quoi ? demanda George
qui cherchait mieux comprendre le travail
de Carl Hodges.
En gros, cest lhomme qui fait fonc-
tionner la ville, le cerveau de toutes les
quipes dentretien et de rparation. Il utilise
lordinateur pour prvoir les points dusure,
les accidents, les orages ou les crues qui
pourraient endommager les lignes tlpho-
niques, les cbles lectriques ou les con-
duites deau, puis il envoie des quipes de r-
paration pour arranger les choses avant que
la situation ne saggrave. Bref, son boulot
consiste viter les ennuis graves.
Oh, fit George qui pensa : Carl Hodges
doit tre fier de son travail. Il ne tient pas
tre le plus fort. Comment se comporte-t-il
avec ses amis ? Comment vit-il ?
366/771
Attends une seconde. (Judd reprit le
dossier quil avait sous les yeux.) Distrac-
tions favorites : checs, minimax et surf. Pas
de commune. Peu damis. Une fille morte
dans un accident pendant quils taient en
voyage amoureux le mois dernier, nest pas
heureux. Vu pour la dernire fois un Club
de rencontres pour trangers au coin de la
36
e
Rue et de la 8
e
Avenue. tait peut-tre
dfonc, ou bien psychotique, car on nous a
rapport quil parlait avec incohrence dun
sujet dangereux quil avait normalement
lhabitude dviter.
Quel sujet ?
Secret.
Pourquoi ?
Panique.
George, se souvenant des raisons in-
voques par les autorits, matrisa la colre
quil ressentait toujours lorsquon lui oppo-
sait le secret. La panique, ou toute autre
stimulation de masse qui prcipiterait
367/771
subitement un grand nombre de gens dans la
mme direction pouvait provoquer
dnormes bousculades sur les trottoirs et
dans les transports. Des gens seraient serrs,
pitins, touffs. Dans une ville surpeuple
o chacun avait accs tout, la seule faon
dempcher la cohue tait de veiller une
bonne utilisation des diffrences en sassur-
ant que chacun restt sa place. Les autor-
its dcrtaient parfois le secret, ou bien con-
trlaient les informations, pour viter que
des nouvelles intressantes nattirent trop de
monde au mme endroit.
Le Chef de la Brigade de Secours brancha
le relais TV sur la ligne tlphonique et mon-
tra George une photo de lhomme qui avait
disparu. La bouche pince, le regard vide,
celui-ci ressemblait un tudiant maigre et
de petite taille. George essaya de se brancher
en sefforant de croire quil sagissait de son
propre visage quil contemplait dans une
368/771
glace. Le regardant dans les yeux, il se sentit
trs seul.
Il commena par se rendre au Club de
rencontres pour trangers. Il suivit sa
premire impulsion et fit semblant dtre
Carl Hodges. Il parcourut la ville sur les
traces de ce dernier, mais il nen retira
aucune assurance car il pensait que les flots
dmotions qui le ballottaient dun endroit
lautre ntaient que le reflet de ses propres
sentiments de solitude et de tristesse. Aprs
avoir vcu quelques vnements mal-
heureux, il fut convaincu que ctait bien lui
qui tait en cause.
George sveilla laube. Il vit la ple lu-
mire du soleil effleurer les buissons en haut
dun immeuble. La vgtation sillumina
comme des bougies sur un gteau danniver-
saire. Il resta allong, les yeux ouverts, tandis
que le jour se levait et que les dernires
369/771
tranes roses disparaissaient dans le ciel.
Les grillons chantaient et les hautes herbes
lui caressaient le visage.
George ne bougeait pas. Il se sentait endo-
lori. Il souffrait. La bande dadolescents qui
lavait attaqu lui avait mme laiss des
marques de chanes sur les jambes. Ils
navaient pas cherch le tuer, mais seule-
ment lui donner une leon pour quil ne re-
vienne plus empiter sur leur territoire.
George prouvait une impression bizarre ;
il tait seul. Dhabitude, il parvenait sint-
grer nimporte quel groupe, se lier avec
nimporte qui. Aurait-il oubli comment frat-
erniser avec des trangers ? Les adolescents
lavaient abandonn sur le trottoir, les mains
et les pieds attachs ensemble par une ri-
dicule cordelette chinoise. Il avait russi se
librer et avait march jusqu la Commune
de Fraternit dAmour de sa petite amie pour
y dormir. Lorsquil tait entr, mal laise, se
sentant en tat dinfriorit, il avait espr
370/771
que personne ne le regarderait. Les frres,
dans les pices de devant, lui avaient dit quil
dgageait de mauvaises vibrations et quil
troublait une importante mditation de
groupe ; ils lui avaient donn une tasse de
th et lavaient mis dehors avec son sac de
couchage.
Vers quatre heures du matin, se demand-
ant ce qui nallait pas, il stait install pour
dormir dans un coin de la ceinture verte, en
race des quartiers gnraux de la Brigade de
Secours du centre-ville. Et maintenant, dans
la lumire du petit matin, le corps couvert de
bleus, restant sur une impression dchec, il
se sentait triste. Cette nuit-l, il stait rendu
dans de nombreux endroits travers la ville,
mais il navait pas trouv Carl Hodges. Lin-
formaticien tait encore prisonnier quelque
part.
Le soleil tait dj haut dans le ciel et Ge-
orge franchissait le pont George Washington
par la voie la plus difficile. Il progressait sous
371/771
le tablier, saccrochant aux traverses, escal-
adant un enchevtrement de poutrelles et de
cbles. De temps en temps, il sasseyait et re-
gardait, plus de trente mtres en contrebas,
les eaux qui scintillaient dans le soleil tandis
que dnormes bateaux, ressemblant des
jouets, passaient lentement.
Le vent caressait sa peau, parfois chaud,
parfois froid et brumeux. George suivit des
yeux lombre dun nuage qui, au sud, longea
le cours du fleuve puis recouvrit les flches
des grands immeubles avant de venir
driver, lot bleu fonc dans le bleu clair de
londe. Puis lombre envahit le pont tandis
que George, levant la tte, voyait un gros
nuage noir obscurcir le soleil.
Le nuage passa et le soleil, nouveau,
flamboya. George, des taches noires dansant
devant ses yeux, dtourna le regard et aper-
ut lombre du nuage qui grignotait le flanc
dune gigantesque falaise louest avant de
disparatre derrire la crte. George repartit
372/771
le long dune poutrelle incline ; il avana
avec prudence car il tait encore bloui. Au-
dessus de lui, le bruit continu du trafic
rendait un son lointain et rassurant.
A lhorizon, une mouette slanait dans le
ciel. Elle trouva un courant ascendant, et, ses
larges ailes dployes, immobiles, elle se rap-
procha et vint planer devant lui, corps dun
blanc immacul, tte cynique, sardonique,
bouche amre et petits yeux scrutateurs.
George eut envie de tendre la main pour
la toucher. Il affermit sa prise sur la traverse
et passa une jambe au-dessus dune
poutrelle.
La mouette, dun petit coup dailes,
sloigna et se laissa driver, encore toute
proche, tentatrice.
George se dit quil ntait finalement pas
assez stupide pour se faire avoir par une
mouette et tomber du pont.
Loiseau de mer vira, glissa le long dun
courant invisible puis clata dun rire rauque
373/771
de mouette : Criii. Ha, ha, ha. George
espra quil aurait loccasion de revenir, mais
il navait jamais entendu parler de quelquun
qui se ft li damiti avec une mouette. Il
continua se diriger vers le littoral du New
Jersey. Il grimpa une chelle mtallique
pour atteindre une petite plate-forme de
peintre et un tlphone. Il composa le
numro de la Brigade de Secours et demanda
Judd Oslow.
Chef, jen ai marre de mes vacances.
Ahmed ma dit que ce matin tu marcha-
is comme un infirme. Jusqu quelle heure tu
as travaill hier soir ?
Jusqu trois heures et demie.
Tu as trouv quelque chose sur Carl
Hodges ?
Pas vraiment.
George leva les yeux sur le ciel bleu sillon-
n dhlicoptres et davions. Il navait pas
envie de parler de son chec de la veille.
O es-tu en ce moment ?
374/771
Sur une plate-forme de peintre sous le
pont George Washington.
Cest a que tu appelles te dtendre ?
Escalader le pont George Washington ?
Cest loin de la foule. Et jaime bien
lescalade.
Aprs tout, a te regarde. Tu nes pas
loin du Centre Mdical Presbytrien.
Prsente-toi au poste de la Brigade de Se-
cours du Centre et rdige quelques rapports
sur ce que tu as fait toute cette semaine. Il y
a probablement certains trucs pour lesquels
on aimerait peut-tre te payer. La fille du
bureau dinformation taidera remplir les
formulaires. Elle te plaira, George. La paper-
asserie ne la drange pas. Laisse-la taider.
Ahmed Kosavakats, le suprieur de Ge-
orge et son ami denfance, tait prt ad-
mettre sa dfaite. Sa raison lavait pouss
375/771
essayer de retrouver Carl Hodges et il avait
pens juste.
La commune o Carl Hodges stait rfu-
gi pourrait lui demander comment utiliser
lordinateur de la ville son profit. Ahmed
avait vrifi les livraisons habituelles de
pices de rechange, les amliorations, les re-
constructions et les projets de chaque com-
mune par lintermdiaire de lordinateur des
statistiques. Rien. Pas le moindre signe dune
brillante manipulation destine dtourner
les services urbains.
Ahmed se leva et, plong dans ses
penses, il tira ses longs bras. Ceux qui
dtenaient Carl Hodges ne se servaient pas
de lui. Sil pouvait sauver Carl Hodges et de-
venir son ami, il ne raterait certes pas locca-
sion de lutiliser. Quand on voulait influer
sur lavenir de sa ville
Puisquil ne parvenait pas retrouver Carl
Hodges laide de sa propre logique, ctait
que ses ravisseurs ne pensaient pas
376/771
logiquement et quil tait impossible de pr-
voir leurs ractions par la logique. Sils pen-
saient sur un plan motionnel, George San-
ford pourrait probablement se brancher sur
eux et les localiser. Mais il faudrait
quAhmed lui dise sur quel type de gens se
brancher et quelles taient leurs motions.
Les intuitions de George Sanford taient
dignes de confiance. Jadis, lorsque George
ntait quun gamin grassouillet de la bande
dAhmed, celui-ci avait constat combien les
simples remarques et les suppositions de Ge-
orge se rvlaient souvent exactes. George ne
stait jamais tromp. Mais George ne pen-
sait pas. Avec une pointe denvie, Ahmed
avait expliqu que la tte de George tait
comme une radio, quon pouvait brancher
son cerveau sur nimporte quelle station
pour obtenir les nouvelles, les prvisions
mto et lheure exacte Paris, San Fran-
cisco ou Hong Kong ; mais une radio est in-
capable de raisonner, incapable de faire la
377/771
plus simple des additions : une radio, a
marche parce que cest vide.
George Sanford tait devenu un type
grand et fort lallure fline, un tre renfer-
m. Il tait trs costaud et ne se souciait ap-
paremment pas de manger, de boire ou de
dormir ; il avait un visage sans expression,
mais il continuait se brancher sur les gens.
Son seul but dans lexistence tait davoir des
amis et de les aider ; et comme il tait bien
accueilli, il avait des amis partout.
Sous son modeste Q.I. se dissimulaient
des facults inexploites napparaissant
quau moment o lon demandait le maxim-
um de George et quon lappelait au secours.
Mais on ne savait pas encore jusquo Ge-
orge pouvait aller. Lui-mme ne le savait
pas. Il ny pensait dailleurs probablement
pas. Il navait aucune exigence en ce qui le
concernait.
378/771
Ce quil fallait, pensa Ahmed, ctait
garder George sous pression. Le noyer sous
le travail.
Ahmed trouva George en train de dicter
ses rapports une jolie fille. La charmante
employe, les mains poses sur le clavier de
sa machine crire, coutait George avec
une expression de surprise et de doute. Ge-
orge, le front pliss, tait lanc dans le rcit
de quelque chose quil avait fait la veille. La
fille amena le chariot de la machine en face
dun espace vide du formulaire et posa tim-
idement une question ; la lampe rouge dun
magntophone salluma pour enregistrer la
rponse. George hsitait ; les yeux au pla-
fond, il cherchait en vain linspiration, le
front creus de rides encore plus prononces
quauparavant.
George avait toujours du mal compren-
dre les raisonnements de ladministration. Il
ne savait pas pourquoi on exigeait de lui cer-
taines rponses. La fille et lui eurent tous
379/771
deux lair soulag quand Ahmed les inter-
rompit en coupant le magntophone.
On ma dit de faire quipe avec toi cet
aprs-midi, dclara-t-il. Ce boulot passe av-
ant les rapports ou toute autre mission. Tu te
sens bien maintenant ?
Naturellement, Ahmed, rpondit Ge-
orge, lgrement surpris.
Alors, sortons. On va voir si on peut se
brancher sur ce type. Daccord ?
Daccord.
George se leva avec aisance. Il avait un
bleu la naissance des cheveux, sur le ct
de la tte, deux ecchymoses marquaient son
bras droit et sous son pantalon, sa cheville
droite tait profondment entaille. Ces
blessures auraient pu tre provoques par
une matraque manie par un gaucher ou bi-
en par une chane manie, de gauche
droite, par un droitier.
380/771
Lorsquils sortirent du bureau de la Bri-
gade de Secours, Ahmed dsigna les bleus
sur le bras de George.
Je peux te demander do a vient ?
Non , rpondit George. Puis il pina
les lvres et les yeux fixs droit devant lui, il
franchit la double porte.
George ne tient pas en parler parce quil
a eu le dessous, songea Ahmed. Ils devaient
tre nombreux. Mais George ntait pas
mort, ni srieusement bless. Ses agresseurs
ntaient donc pas des tueurs, moins que
George ne leur ait chapp. Probablement
une histoire dempitement. George avait d
pntrer sur un territoire ou un Royaume
pendant que, la veille, il recherchait Carl
Hodges. Ahmed chassa ces penses de son
esprit. Ils sarrtrent sur un trottoir au mi-
lieu des buissons et des arbres et ils levrent
les yeux sur les grands btiments du Centre
Mdical Presbytrien qui se dressaient dans
le ciel comme de gigantesques murailles. Des
381/771
hlicoptres-ambulances tourbillonnaient
telles des mouches autour des aires
datterrissage.
Ne perdons pas de temps, George.
Branche-toi sur Carl Hodges, fit Ahmed en
prenant un carnet et un stylo. Tu as une
photo de lui ?
Non. (Le grand type paraissait mal
laise.) Tu vas faire comme les autres fois ?
Sil est malade, est-ce que je serai malade
moi aussi ?
Jai une photo.
Ahmed tira un portefeuille de sa poche et
tendit un clich George.
Le sol, sous leurs pieds, se mit trembler
avec un bruit sourd.
A un peu plus de quinze kilomtres de l,
et deux minutes plus tt, Brooklyn Dme, la
banlieue sous-marine de New York, perdait
soudain son dme. Le poids norme de
locan crasa la ville et de lair, charriant un
flot de dbris, maisons et habitants,
382/771
sengouffra dans un puits de ventilation. Une
fontaine de ruines jaillit dans le ciel avant de
retomber en pluie, paves flottant la sur-
face de la mer.
Durant toute la matine, le dsir collectif
dchapper lencerclement des murs avait
propuls George, rayonnant de bonheur, vers
les hauteurs et les vents dun ciel dgag.
Mais cette envie diffuse de toute une ville se
modifia brusquement pour devenir panique,
impuissance, dfaite, douleur, puis rien, plus
rien. Les vnements se tlescopaient et se
fondaient en un bloc de tnbres. Les mis-
sions de milliers desprits sinterrompirent et
leurs bourdonnements au sein des vibrations
de la ville cessrent.
Tendant ses facults la recherche din-
formations, George rencontra le souvenir de
limpact ; il traversa son cerveau comme
londe de choc dun bang supersonique,
comme une vague de brouillard noir. Il
ferma les yeux pour se brancher et ne trouva
383/771
rien. Sauf que le monde stait allg. Un
lourd fardeau de peurs venait dtre lev.
George ouvrit les yeux et inspira
profondment.
Quelque chose dimportant, dit-il.
Quelque chose
Ahmed regardait sa montre.
1650 mtres, 1600, murmura-t-il.
Quest-ce que tu fais ?
Il y a eu une explosion quelque part. Je
calcule la distance. Le son se propage
dabord par la terre, puis par lair. Jattends
que le bruit arrive. Le dcalage entre les deux
me donnera la distance.
Trente secondes plus tard, le son de mort
dune ville sous-marine leur parvint, sorte
dtrange rugissement grinant, touff,
sourd. Lointain.
George ferma nouveau les yeux et il sen-
tit le monde autour de lui se dplacer.
384/771
Tu trouves quelque chose, George ? de-
manda Ahmed avec impatience. Ctait en-
viron dix kilomtres.
Quelquun sait ce qui est arriv. At-
tends. Je lai. Brooklyn Dme sest effondr.
Douze mille habitants, fit Ahmed. (Lair
mcontent, lcouteur loreille, il rgla sa
radio-poignet.) Je ne parviens pas joindre
le quartier gnral. Cest occup.
George referma les yeux pour explorer cet
autre endroit quil avait peru.
Quelquun a un cauchemar. Il narrive
pas se rveiller.
Ne flippe pas, George. Reste en contact
avec la ralit. Beaucoup de gens sont morts,
cest tout. Tiens-toi a. Jessaie davoir des
instructions.
George, paupires closes, tudiait la sen-
sation quil prouvait dans sa tte. Un
homme, quelque part, tait prisonnier dun
cauchemar, moiti endormi dans une
385/771
sombre cellule ou un placard. Ctait une es-
pce de dlire.
Le monde de la ralit, en cette journe
ensoleille, tait bien cruel, mais les frag-
ments de lunivers de cet homme taient
pires encore. Il y avait quelque chose dim-
portant dans ses penses. Il avait, comme
eux, ressenti le choc de la lointaine explo-
sion, et il avait su immdiatement ce que cela
signifiait. Il sy tait attendu.
Je narrive pas le localiser , dclara
George en ouvrant les yeux pour retrouver le
monde baign de lumire qui lentourait.
Ahmed, grimaant dans le soleil, la tte
lgrement incline, coutait le dbit rapide
des voix anonymes qui sadressaient lui par
lintermdiaire de sa radio.
Laisse tomber cette affaire, George.
Cest probablement Carl Hodges. a peut at-
tendre. Le quartier gnral diffuse des ordres
durgence. Les quipes de rparation et din-
spection doivent vrifier sur le champ tous
386/771
les points vulnrables des services auto-
matiques et rechercher des traces de
mauvais fonctionnement ou de sabotage. Des
quipes ont lordre de se rendre Jersey
Dme et de tout passer au crible pour sas-
surer quil ne va pas exploser comme Brook-
lyn Dme. Ils ont pour instruction de
prsenter a comme une inspection de
routine.
Et nous, quest-ce quon fait ?
Une seconde, jcoute. Ils parlent de
nous. On doit aller Jersey Sous-Marine et
essayer darrter le saboteur qui aurait pu
faire exploser Brooklyn Dme et qui pourrait
utiliser la mme mthode avec Jersey Dme.
Quelle mthode ?
Ils ne savent pas. Ils ne savent mme
pas sil y a vraiment un saboteur. Ils nous en-
voient vrifier.
Si ce saboteur existe, il est probable-
ment dj au travail.
387/771
George se dirigea vers lentre du mtro et
dvala les marches qui conduisaient aux
rames de fauteuils. Ahmed le rejoignit et ils
purent attraper deux siges vides qui ralen-
tissaient avant de repartir sur les voies
rapides.
Salauds ! Laissez-moi sortir dici ! Je
vous tuerai !
Carl Hodges se dbattait furieusement
entre ses liens. Il se souvenait enfin. Il savait
ce quavait fait la bande de jeunes qui le re-
tenaient prisonnier.
Espces de lzards dcervels ! Laissez-
moi sortir dici ! Vous avez dtruit Brooklyn
Dme. Il faut que je retourne travailler pour
stabiliser les changes avant quil ny ait une
autre catastrophe. Laissez-moi sortir dici !
Ils se reculrent. Leurs sourires sef-
facrent devant la colre de Carl Hodges. Le
388/771
plus grand dentre eux rpliqua, avec une
pointe de ressentiment :
Ten fais pas, papa. Ce ntaient pas de
vraies gens. Rien que des technocrates, des
objectivistes, des fascistes et tout.
Oui, ctaient des techs. Et la ville a be-
soin de techs. Ce sont les gens avec des
boulots de tech qui font marcher la ville. Ne
loubliez pas.
Le grand type se pencha sur lui. Il
rayonnait.
Je me rappelle mes bandes. Ce sont les
objectivistes qui ont fait passer la loi disant
que la strilisation obligatoire des femmes ne
peut tre leve quen payant cinq cents dol-
lars pour lopration. Si jamais je veux me
marier il faudra donc que jconomise cinq
cents dollars pour que ma femme ait un en-
fant. Ils veulent tous nous anantir. Per-
sonne ne dispose de tant dargent, sauf les
techs. La prochaine gnration, on aura tous
389/771
disparu. On ne fait que se dfendre en les
dtruisant notre tour.
Oui, et nous a va plus vite, pouffa un
gamin. Boum !
Les objectivistes ont fait passer cette loi
lgalement. Alors pourquoi ne pas runir
suffisamment de suffrages pour la faire abro-
ger ? demanda Carl Hodges.
On nous a expdis dans les bleds. On
na plus le droit de voter. Tu parles comme
un objectiviste. Tu crois peut-tre que tous
ceux qui nont pas dargent doivent
disparatre ?
Je crois que tous ceux qui nont pas de
cervelle doivent disparatre ! rpondit Carl
Hodges dun ton hargneux. Vos mres
nauraient pas pay dix cents pour vous
avoir. Dommage que cette loi nait pas t
vote plus tt.
Un gnocide. (Le plus grand de la
bande le frappa sur la bouche.) Et on a t
gentils avec toi. Avec toi !
390/771
Il se retourna et cracha par terre dun air
dgot.
Les autres savancrent.
Du calme !
Le chef sinterposa. Puis il sadressa
Carl :
Nous ne voulons pas te faire de mal. Tu
nous as appris des choses ; tu es un trs bon
professeur. Tu auras tout ce que tu veux. De
largent dabord. Tu resteras ici jusqu ce
que tu aies assez dargent pour payer ta liber-
t. a te cotera cinq dollars. Cest moins
cher que cinq cents dollars pour avoir le
droit de natre. Cest une bonne affaire,
non ?
Les gosses qui se pressaient derrire le
chef sesclaffrent, puis leurs rires senflrent
tandis que, petit petit, ils commenaient
comprendre. Aprs quelques lourdes plais-
anteries, ils le dtachrent et sen allrent, le
laissant enferm dans une troite chambre
sans fentre.
391/771
Carl Hodges fit le tour de la pice, cher-
chant mthodiquement un moyen de
svader. Il fallait quil sorte pour remettre de
lordre dans la ville aprs leffondrement de
Brooklyn Dme. Il fallait quil sorte et fasse
arrter ces gosses avant quils ne sabotent
autre chose. Mais il ny avait aucun moyen de
svader. Il tait coinc et il le mritait bien.
Il se concentra, rflchit encore, luttant
contre ses larmes et sa faiblesse. Il pensa
prendre une pilule de bonheur. Il saisit la
bouteille pleine de cachets blancs et en vida
le contenu dans un trou du sol.
* *
*
Les deux hommes de la Brigade de Se-
cours firent passer leurs fauteuils par les
couloirs dacclration vers les voies les plus
rapides, dpassant de nombreux fauteuils
vides. Tous deux taient penchs sur la barre
392/771
de scurit de leurs siges comme pour les
faire avancer plus vite. Les gens quils
croisaient tenaient des TV portatives comme
des magazines et ils regardaient lcran de la
mme manire que, jadis, on lisait.
Ils entendirent faiblement la voix dun
journaliste de tlvision, une voix qui se fit
plus claire au fur et mesure quils ap-
prochaient du fauteuil dont loccupant tait
lcoute. Brooklyn Dme. Pression atmo-
sphrique de sept kilos. Implosion dabord,
puis explosion. La dernire phrase se per-
dit dans un murmure, puis le son devint
nouveau plus fort tandis quils savanaient
vers un autre fauteuil glissant sur la voie
lente ; le passager avait les yeux rivs sur
lcran du poste pos sur la barre de scurit
et le son tait pouss fond. Des dbris de
toutes sortes flottent dans un rayon de trois
kilomtres autour du centre de lexplosion.
Des garde-ctes, des sous-marins et des
hommes-grenouilles convergent vers la zone
393/771
sinistre pour rechercher dventuels sur-
vivants. Et maintenant voici comment lex-
plosion a t perue depuis le pont dun
cargo, le Mary-Lou, qui se trouvait huit
kilomtres au sud de Brooklyn Dme. Les
deux hommes croisrent un fauteuil et virent
sur lcran de tl limage distante de lexplo-
sion, gigantesque parapluie qui souvrait sur
lhorizon.
George sadossa son sige et ferma les
yeux pour se concentrer. Il fallait empcher
quune telle explosion se produise dans
lautre dme sous-marin. Celui qui lavait
provoque, quel quil ft, devait beaucoup
samuser en regardant la tlvision ; il tait
certainement avide de destruction, se r-
jouissant de lagonie et de la mort dune
petite ville.
George Sanford explora la cit avec toute
la gamme de perceptions dont son tre se
composait.
394/771
La police continue enquter sur les
causes de lexplosion , disait la voix dabord
dans un murmure, puis plus nettement
tandis quils dpassaient un tlspectateur
sur la voie lente. Quelquun tendit une note
au prsentateur. Ah, une dernire nouvelle.
La Compagnie de Tlphone Bell a livr aux
enquteurs huit enregistrements pris dans
des cabines publiques de Brooklyn Dme.
Ces coups de tlphone ont t donns au
moment de la destruction de Brooklyn
Dme.
Un visage apparut sur lcran derrire le
journaliste. Ctait limmense visage dune
femme en train de tlphoner. Aprs un in-
stant dajustement mental, les traits de la
femme prirent des proportions normales aux
yeux des tlspectateurs tandis que le
prsentateur, rduit l taille dune fourmi,
seffaait et que la femme parlait rapidement
dans le combin : Je ne supporterai pas cet
endroit une minute de plus. Si javais pu, je
395/771
serais partie depuis longtemps. La station est
bonde et il y a la queue devant les guichets.
Je nai jamais vu autant de monde. Jerry
soccupe des billets. Jespre quil ne va pas
tarder. La femme, lair inquite, regarda
autour delle. Je viens dentendre un drle
de bruit. On dirait un orage. Ou une chute
deau. Puis elle se mit hurler ; tout
trembla ; le visage grimaant et la cabine
basculrent. Une main passa devant
lobjectif, un voile de tnbres sabattit et
limage disparut pour faire place aux para-
sites. Sur lcran vide, il ny avait plus que le
journaliste, silhouette minuscule dans un
coin ; la camra savana et il reprit une di-
mension normale. Il montrait un plan.
George ouvrit les yeux et se redressa. Tout
autour de lui, les gens dans leurs fauteuils re-
gardaient les images quil venait de voir par
lesprit. Le plan indiquait les emplacements
des cabines publiques de Brooklyn Dme.
Puis on passa un autre enregistrement ;
396/771
quelquun qui appelait innocemment depuis
une cabine vidophone, quelquun qui allait
mourir, quelquun qui ignorait ce qui tait
sur le point de se produire, le visage innocent
dun homme dge mr.
Les voyageurs des siges-mtro, visages
inexpressifs, scrutaient lcran, mains
plaques de chaque ct du poste, doigts
crisps dans lattente de lexplosion. La soif
du public ; amour du pouvoir, de la
grandeur, de la catastrophe de la force ab-
solue et de la perfection triomphe admirat-
if de la perfection dune telle destruction. Du
grand spectacle. Espoir de plus dhorreur
encore.
Dans toute la ville, les gens avaient les
yeux rivs sur le pauvre homme prononant
des mots insignifiants et ils attendaient et ils
regardaient et ils se dlectaient par avance
du malheur venir. Cette fois ce sera plus
norme, plus horrible, plus effrayant, plus
meurtrier.
397/771
George ferma les yeux ; aprs les rauques
hurlements il les rouvrit et les posa sur la
nuque dune tlspectatrice quils dpas-
saient. Puis il se retourna et tudia ses traits.
Elle ne remarqua rien, plonge dans la con-
templation de lcran. Le visage vide de toute
motion.
Cette femme aurait-elle avou le plaisir
quelle ressentait ? Savait-elle quelle incitait
lnorme masse deau frapper, quelle
plongeait avec locan pour craser la ville ?
Elle ntait pas diffrente des autres.
Tlspectateur type, amoureux des extrmes.
Pourtant, lorsque lcran montrait de jeunes
amants, elle les poussait saimer plus fort et
se rjouissait de leurs baisers. Les amoureux
de la vie sont galement des amoureux de la
mort.
George senfona dans son fauteuil, ferma
nouveau les yeux et se laissa porter par les
raz de mare des motions de masse tandis
que des millions de tlspectateurs, leurs
398/771
ractions synchronises par le spectacle,
gotaient les dlices de leur participation
collective aux rites de mort dune petite ville.
Et toujours lattente, la panique, la dfaite, la
mort, la satisfaction.
Le dieu de la mort, ador en secret, tait
tout-puissant.
Vingt minutes plus tard, aprs avoir
chang plusieurs fois pour passer par des sas
donnant accs des zones latmosphre
plus dense, ils empruntrent le tunnel sous-
marin et arrivrent la cit de Jersey Dme.
Population : dix mille habitants. Des fonc-
tionnaires et leurs familles.
Le btiment abritant les bureaux du re-
sponsable de la ville tait fait de grands blocs
multicolores de mousse de plastique translu-
cide ressemblant des jeux de construction
pour enfants. Il ny avait pas le moindre
souffle de vent pour disperser ces cubes
ultra-lgers. A lintrieur, le bureau du maire
baignait dans un arc-en-ciel de couleurs. Le
399/771
maire tait un petit homme assis derrire un
immense bureau ; il tenait un tlphone la
main tandis que le voyant rouge dun second
appareil pos sur son socle clignotait. Je
sais bien que les rames sont bondes. Nous
avons mis en service toutes les voitures
disponibles. Mais tout le monde veut partir
en mme temps. Non. Il ny a pas de pan-
ique. Aucune raison de saffoler. Il rac-
crocha et contempla le voyant rouge qui tait
toujours allum.
Ce maudit tlphone, jura-t-il. Cest une
ligne extrieure et ces imbciles de journal-
istes ne cessent de me demander comment
les dmes sont fabriqus et comment Brook-
lyn Dme a bien pu exploser ou seffondrer.
Foutaises. Bon, et vous, quest-ce que vous
voulez ?
Ahmed sortit son portefeuille et prsenta
sa carte.
Nous sommes de la Brigade de Secours
Mtropolitaine. Nous sommes spcialiss
400/771
dans la recherche des gens par prdiction du
comportement. On nous a envoys pour es-
sayer de localiser un ventuel psychopathe
qui aurait pu saboter Brooklyn Dme et qui
aurait lintention de faire de mme avec Jer-
sey Dme.
Ce nest quune pure hypothse, r-
pondit le responsable de Jersey Dme dune
voix tremblante de vhmence contenue. Et
les seuls dangereux psychopathes ici, cest
certainement vous. Des fous qui prtendent
que Jersey Dme pourrait se rompre. Car
cest impossible, vous comprenez. La seule
chose craindre cest la panique. Et rien
dautre.
Bien sr, fit Ahmed dun ton apaisant.
Mais nous nen parlerons pas. Notre boulot
consiste rechercher un saboteur. Simple
vrification de routine.
Le maire sortit un pistolet dun tiroir de
son bureau et le braqua sur eux dune main
mal assure.
401/771
Vous venez encore dvoquer cette pos-
sibilit. Je suis le responsable de cette ville.
Cest un cas de force majeure et je peux
appeler ma police pour vous faire taire et
vous faire enfermer dans un hpital
psychiatrique.
Ne vous inquitez donc pas, dit Ahmed
dune voix douce en reprenant son porte-
feuille pour le glisser dans sa poche. Nous
sommes ici pour admirer larchitecture et les
machines de la ville. Vous avez un plan ?
Le maire abaissa son arme et la posa sur
le bureau.
Si vous vous montrez coopratifs, la fille
de la rception vous donnera tous les plans
et renseignements ncessaires. Un grand
nombre de techniciens sont dj au travail
pour tout vrifier. Ils sont ici pour tudier
dventuelles amliorations. Cest bien
compris ?
Il parlait plus calmement prsent.
402/771
Compris, lassura Ahmed. Il ny a abso-
lument aucun danger. Nous allons admirer
les crations et les amliorations des techni-
ciens. Tu viens, George.
Il sortit du bureau, sarrta la rception
pour prendre un plan, le consulta et franchit
grandes enjambes la pelouse bien entre-
tenue du parc, suivi par George.
Sur le trottoir incurv baign par linno-
cente lueur bleu-vert du dme, Ahmed se
retourna.
Je ne suis pas sr quil ne reprsente
pas lui-mme un danger. Il est en train de
craquer, hein, George ?
Il nen est pas loin.
George jeta un regard charg dapprhen-
sion vers la clart bleu-vert, croyant avoir
aperu une fissure ; ce ntait quune passer-
elle tout en haut du dme.
Quest-ce quil va faire quand il va
craquer ? demanda Ahmed.
403/771
Courir dans toutes les directions en
hurlant le Ciel va nous tomber sur la
tte ! , marmonna George. Quest-ce que tu
veux quil fasse dautre ?
Il lana un coup dil inquiet au-dessus
de lui. Est-ce que le dme ne se fendait pas
au milieu ? Non, ce ntait quun effet dop-
tique. Et cette cassure prs du puits dara-
tion ? Rien quune autre passerelle accroche
comme une toile daraigne au plafond.
Il fit un violent effort pour dtacher son
regard du dme. Ahmed se tenait devant un
petit btiment portant linscription Cent-
rale lectrique. Sous-Station 10002 qui
ressemblait une construction denfant den-
viron trois mtres de haut, en partie masqu
par une haie assortie celles du parc. Ahmed
regardait par la porte ouverte. Il fit signe
George dapprocher et celui-ci sexcuta. Il
avait limpression que lair pressuris avait la
consistance de leau.
404/771
A lintrieur, un homme tait pench sur
les gros cbles qui fournissaient la lumire et
llectricit au dme sous-marin. Des pan-
neaux taient dvisss, exposant les
connexions.
Le comportement et les penses de
lhomme taient ceux dun travailleur srieux
et attentif. Il brancha un compteur, nota un
chiffre, puis le brancha nouveau. George
ltudiait. Il se dgageait de cet homme une
trange impression de peur, quelque chose
de plus violent que le sentiment de claustro-
phobie quon prouve sous leau. George res-
sentait une apprhension similaire. Une ap-
prhension qui ne cessait de grandir. Il se
tourna vers Ahmed dun air hsitant.
Ahmed, adoss au montant de la porte,
navait cess dobserver George et linconnu.
Il prit une profonde inspiration et savana,
le poids de son corps parfaitement rparti
sur ses deux pieds, prt laction.
405/771
Bien, et comment se prsentent ces
amliorations ? demanda-t-il louvrier.
Lhomme sourit par-dessus son paule.
Son front tait lgrement dgarni.
Pas la moindre amlioration. Mme pas
une petite bombe.
Carte didentit. Nous recherchons un
saboteur.
Ahmed tendit la main.
Lhomme, obligeamment, dtacha la carte
pingle son revers et posa son pouce
ct de la photographie de ses empreintes
pour quAhmed pt vrifier quelles con-
cordaient. Il paraissait calme et amical.
Bien. Ahmed lui rendit son badge.
Lingnieur le remit son revers.
Amusez-vous bien, les flics. Jespre que
vous coincerez bientt un plastiqueur quel-
conque pour quon puisse arrter de tout
vrifier et rentrer chez nous. Je ne supporte
pas latmosphre ici. Une odeur dgueulasse.
Je naime pas a.
406/771
Moi non plus , fit George.
Un pais parfum flottait dans lair
pressuris.
George sentait la pression de leau qui,
loin au-dessus de la ville, semblait
comprimer latmosphre et lui confrer une
certaine densit.
Lair est vici, ajouta-t-il.
Il y a de lhlium dedans , fit re-
marquer Ahmed.
Il consulta le plan de la ville et se tourna
vers un puits dascenseur en verre. Une cab-
ine grillage slevait lentement qui brillait
dans la pnombre comme une gigantesque
cage doiseau, pleine de gens, suspendue au-
dessus dune immense salle.
George inspira profondment. Ce ntait
pas de lair quil respirait.
a sent tout drle. Comme de lair
artificiel.
Peu importe ce que a sent, rpliqua
Ahmed qui marchait devant. Cest pour que
407/771
les gens naient pas daccidents de dcom-
pression en sortant dici. Pourquoi tu nas
pas blanchi ce type, George ? Il tait en rgle.
Il avait peur.
Peur de quoi ?
Pas de nous, en tout cas. Je ne sais pas.
Alors, ce nest pas grave. Il ne fait rien
de dangereux.
Les deux hommes traversrent le petit
parc de verdure dans lair pais et se di-
rigrent vers ltincelante cage dascenseur
qui slevait en direction du dme vert, le toit
de la ville. Dans lnorme tube de verre, la
cabine brillamment claire progressai lente-
ment, bourre de gens qui regardaient la
ville en dessous deux comme un canari re-
garderait une pice depuis son perchoir.
Maintenant, on vrifie les compres-
seurs, dclara Ahmed. Ils sont ct de
lascenseur.
Ils croisrent des passants, lair guind
dans leurs luxueux vtements, ples et
408/771
silencieux, raides et soigns. Pas le genre des
gens quils frquentaient. Des fonctionnaires,
des administrateurs, des comptables.
George, le souffle court, suivait Ahmed.
Lair ntait plus de lair mais quelque ple
substitut. De petits btiments colors bor-
daient le parc, bien rangs, comme des dents
sur une mchoire. Il avait limpression de se
trouver dans la gueule dun tigre. Lair sen-
tait le lis des cimetires. Les gens d-
gageaient des vibrations de dfaite inluct-
able qui ne faisaient quaccrotre sa propre
dprime. Ils passrent devant une foule de
personnes assez misrables, portant des
cannes pche et des costumes de bain, qui
attendaient lascenseur.
Au-dessus deux, la cabine descendait tout
doucement.
Cest moche, fit George. Tu le sens aussi,
Ahmed ?
Quoi ?
409/771
Ahmed sarrta devant une petite con-
struction ronde accole la cage. Le bti-
ment palpitait, tel un gigantesque cur, avec
une pulsation rgulire.
Je veux sortir dici, dit George. Tu ne
sens donc rien ?
Je ne connais pas ce genre de sensa-
tions , fit Ahmed dun air absent en
tournant la poigne de la porte menant la
salle des compresseurs. Elle ntait pas fer-
me clef. Elle souvrit. Les trpidations se
firent plus fortes.
a aurait d tre ferm , marmonna
Ahmed.
Ils regardrent lintrieur.
Dans la salle des compresseurs, en bas
dun escalier, deux hommes travaillaient sur
de grosses machines chaudes et vibrantes.
Les dtectives descendirent les marches.
410/771
Contrle didentit. Montrez vos
cartes , fit George.
Il tudia les badges que les deux hommes
lui tendirent comme il avait vu Ahmed et ses
collgues le faire. Il compara leurs empre-
intes digitales avec celles des photos, de
mme que leurs visages. Lun tait grand et
fort avec des traits durs, taills la serpe et
des rides verticales le long des joues. Lautre
tait plus petit, plus marqu, un peu plus
mince, avec un peu plus dhumour dans lex-
pression du visage. Tous deux se
prsentrent comme ingnieurs de la Socit
lectricit et Lumire, inspecteurs dappar-
eillages lectriques et de systmes de
maintenance.
A quoi servent les compresseurs ? de-
manda Ahmed en regardant autour de lui.
A pomper lair et refouler leau, r-
pondit lun des deux hommes. Cette pompe
refoule lexcs deau vers la surface o elle
jaillit comme une petite fontaine
411/771
ornementale au centre dune le artificielle.
La pression squilibre delle-mme et il nest
donc pas ncessaire de faire appel un
matriel sophistiqu. Il faut juste de
lnergie.
Mais pourquoi a-t-on besoin daspirer
leau ? demanda Ahmed. La pression de lair
est si leve quelle devrait refouler toute
leau.
Lhomme clata de rire :
Ce nest pas aussi simple que a. La
pression atmosphrique est peu prs la
mme ici quau sommet du dme, mais par
contre, la pression de leau augmente au fur
et mesure quon descend. Ici, au fond, elle
est plus leve que la pression de lair. Leau
sinfiltre entre les dalles de ciment et pntre
dans la couche de terre. Des drains
rcuprent les infiltrations deau et les amn-
ent jusqu cette pompe. Nous avons tout
prvu.
412/771
Pourquoi ne pas pomper plus dair ?
Une pression atmosphrique plus leve em-
pcherait leau dentrer.
Un excs de pression atmosphrique
ferait clater le sommet du dme comme un
ballon. Le poids de la masse deau ne serait
pas suffisant pour quilibrer la pousse.
George visualisa limage floue de lair lut-
tant pour sortir et de leau luttant pour
entrer.
Et a fonctionne bien ? demanda-t-il en
rendant leurs badges aux deux ingnieurs.
Parfaitement bien, rpondit celui qui
avait dj fourni les explications
prcdentes. Il faudrait une bombe pour
drgler ces machines. Je me demande bien
pourquoi on nous a envoys faire des vrific-
ations. Je prfrerais tre la pche.
Ils cherchent une bombe, espce
didiot, intervint lautre dun ton aigre.
Oh, fit le plus grand avec une grimace.
Comme pour Brooklyn Dme, tu veux dire ?
413/771
(Il jeta un coup dil autour de lui.) Sil ar-
rive quelque chose, on est juste ct de las-
censeur. On aura le temps darriver en haut.
Certainement pas, rpliqua le plus
petit. Lascenseur est bien trop lent. Et tu as
vu la queue ? Il faut se rsigner. Si Jersey
Dme saute, on saute avec.
Pourquoi lascenseur est-il aussi
lent ? demanda George. Rparez-le donc,
souhaita-t-il intrieurement. Ils coutrent le
bourdonnement du moteur de lascenseur. Il
tait lent. Trs lent.
Il peut aller plus vite. Le rgulateur est
par l.
Lingnieur aigri fit quelques pas et exam-
ina larmoire.
Quelquun la rgl au minimum. Je me
demande bien pourquoi.
Pour profiter de la vue, dit George.
Mais jai vu la foule des gens qui attendaient.
Ils avaient des canns pche. Ils ne de-
mandaient qu arriver en haut et pas
414/771
admirer le panorama, suspendus dans les
airs.
Trs bien.
Le grand ingnieur, le plus bavard des
deux, sapprocha et mit rsolument laiguille
sur maximum . Le bruit de lascenseur
leur parvenait travers le mur. La cabine
sarrta dans un grincement et les portes
souvrirent.
Ils tendirent loreille. Ils perurent des
voix et des bruits de pas tandis que les gens
sengouffraient dans la cabine. Les portes se
refermrent et lascenseur sleva. Le ronron-
nement du moteur tait aigu, rapide. Le voy-
age jusquau sommet dura trois fois moins de
temps quauparavant. Le moteur se tut.
Les deux ingnieurs hochrent la tte en
signe dapprobation.
Jespre quils sont contents.
Ils arrivent plus vite, dit George. Cest
logique.
Ahmed acquiesa.
415/771
Ils sortirent et regardrent lascenseur re-
descendre. La grande cage argente semblait
tomber en chute libre le long du puits de
verre ; puis elle ralentit, sarrta et souvrit.
Elle tait vide. Aucun de ceux qui taient
monts ne retournait la ville.
Les gens entrrent.
Quest-ce quil y a l-haut ? demanda
George, refrnant un dsir panique de se
prcipiter dans lascenseur avec les autres
pour chapper cette ville close.
Jai limpression quon devrait y aller,
ajouta-t-il en esprant quAhmed prendrait
cela pour une intuition.
Quest-ce que tu sens ?
Ahmed le dvisageait attentivement. Les
portes coulissrent et la cabine sleva avec
rapidit.
Je sens quon naurait pas d laisser
partir lascenseur sans nous. Bon, eh bien,
mon vieux, nous y voil. Ravi de tavoir con-
nu. Je ne mattendais pas mourir si jeune.
416/771
Ferme-la. Ahmed fit claquer ses
doigts devant les yeux de George. Ce nest
pas toi qui parle ; chasse cette impression de
ton esprit. Ce nest pas ton comportement
habituel. George Sanford na pas peur. Ja-
mais. Tu ne penses pas comme a.
Si , rpondit George avec tristesse.
Il entendit, trs loin au-dessus, souvrir
les portes de la cabine. L-haut, des gens
venaient de schapper. Ils taient la sur-
face de locan, pas au fond. Un dock ? Une
le ? L-haut, quelque part, des vents frais
caressaient les vagues.
Essaie de localiser ce sentiment de d-
faite, dit Ahmed. Notre plastiqueur est peut-
tre un suicidaire qui cherche couler avec
le navire. Ferme les yeux. O es-tu ?
En haut, sur une le baigne de soleil,
rpondit George avec mlancolie, voyant en
imagination le sable et les mouettes. Cest
trop tard, Ahmed. Nous sommes morts.
417/771
De nouveaux arrivants se placrent der-
rire eux. Le bruit de lascenseur sleva, en-
core tnu. Des gens venant de la gare traver-
saient le parc. George se rappela quil y avait
des barrires afin de canaliser la foule qui at-
tendait les rames pour sortir de la ville. Cer-
tains avaient d simpatienter et vouloir
respirer un peu dair pur. La queue sal-
longea et les gens se mirent pousser. Les
portes de lascenseur souvrirent juste devant
George.
Allons-y, George, fit Ahmed en le pren-
ant par le coude. On monte l-haut.
Merci.
George entra. Ils se retrouvrent coincs
au fond de la cabine tandis que les portes se
refermaient et que lascenseur montait une
vitesse qui faisait bourdonner les oreilles.
George, par-dessus la tte des passagers, eut
une vue panoramique de la ville sous-mar-
ine, petits btiments entourant un parc cent-
ral artistiquement clair par des spots verts
418/771
et bleus accrochs aux arbres et aux plantes
grimpantes, lumire ondulante comme des
algues. Les sentiers et les routes taient illu-
mins par des lampes dores vapeur de so-
dium. De lautre ct du parc, il y avait la
gare, carr de douce lumire jaune, entoure
dun entrelacs de murs mtalliques. Beauc-
oup de gens tout autour. Trop de gens. Une
foule dense. Les alles du parc grouillaient
de citadins qui se dirigeaient vers
lascenseur.
La cabine atteignit le sommet du dme et
sengouffra dans un puits de tnbres.
Quelques instants plus tard, ils sentirent
quils ralentissaient, puis sarrtaient. Les
portes coulissrent avec un grand bruit et les
gens se dversrent, franchirent un portail
de verre et dvalrent un escalier. Il ny avait
plus personne au dernier tage.
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George regarda autour de lui. Il y avait bi-
en les grands espaces de ciel et docan dont
il avait rv, mais le ciel tait nuageux,
locan gris et il les contemplait travers une
vitre paisse. La plate-forme panoramique
de lle tait compose dune succession dim-
menses paliers de verre ; lascenseur stait
arrt au dernier tage, une salle de verre qui
ouvrait sur toutes les directions, offrant une
vue claire de lhorizon, des pices situes en
dessous et des petits bateaux moteur qui
dcrivaient des cercles prs des quais dune
le artificielle.
Et ton intuition ? Quest-ce que tu
sens ? lana Ahmed dun ton brusque. Il
tait aux aguets, dress sur la pointe des
pieds, prt bondir sur quelque plastiqueur
dment que George, esprait-il, allait
localiser.
Lair est vici. Je narrive pas
respirer , rpondit George.
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Il respirait bruyamment par la bouche. Il
avait envie de pleurer. Ce ntait pas ce quil
avait cru. Limpression de malheur persistait
et ne faisait quempirer.
Cest le mme air et la mme pression
atmosphrique quen bas, expliqua Ahmed
avec impatience. On laisse une pression
leve pour que les gens puissent monter ici
sans passer par des sas. Ils peuvent admirer
le panorama, prendre des photos et redes-
cendre. Daccord, a pue, mais tu ferais bien
de ne plus y penser.
Tu veux dire que lair, ici, est pressur-
is, comme au fond de locan ?
videmment, abruti. Pour eux cest lo-
gique et cest pour a quils lont fait.
Cest donc pour a que les vitres sont si
paisses, pour quelles nclatent pas , fit
George.
Il avait le sentiment quil sagissait des
parois dun cercueil dont il tait prisonnier.
Il regarda en dessous de lui, en direction du
421/771
toit de verre de la pice panoramique situe
lavant-dernier tage. Il vit des chaises et des
magazines, comme dans une salle dattente.
Les gens qui taient monts avec eux
faisaient la queue derrire une porte vitre et
le premier tirait sur la poigne. La porte ne
souvrait pas.
Quest-ce quils font ? demanda-t-il.
Ils attendent que la pression atmo-
sphrique de la pice diminue et arrive au
niveau de celle de la cage descalier et de la
pice suivante. Pour le moment, la pression
maintient la porte ferme et elle souvrira
vers lintrieur ds que la pression aura suff-
isamment baiss, expliqua Ahmed avec un
air de lassitude.
Il faut quon sorte.
George savana vers une porte donnant
sur un escalier menant la salle adjacente. Il
tourna la poigne. La porte vitre ne bougea
pas.
La pression ?
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Oui. Attends, lascenseur arrive. On
dirait quil comprime lair en montant.
Latmosphre dense confrait la voix
dAhmed une sonorit aigu, lointaine.
George tira sur la poigne, sentant lair
spaissir encore et lui craser les tympans.
Il y a dj assez de pression. On na plus
besoin dair artificiel. Juste de lair pur. Je
veux sortir dici.
Les portes de lascenseur souvrirent. Les
gens se dversrent en se bousculant ; cer-
tains portaient des valises, dautres des
quipements de pche. Ils tournrent en
rond quelques instants puis se placrent der-
rire George en se poussant et en se
plaignant sur un ton beaucoup moins aim-
able quil ntait de rgle au sein du
fonctionnariat.
Lascenseur fit claquer ses portes et
replongea et la pression atmosphrique
dcrt comme si lair tait aspir par le pis-
ton que formait la cabine. George dglutit.
423/771
Ses tympans bourdonnaient. Il tira de toutes
ses forces sur la poigne de la porte. Elle
souvrit avec un chuintement pneumatique et
George scarta en tenant le battant. Les gens
se prcipitrent dans lescalier, le remerciant
poliment au passage. George sentait la peur
qui manait de chacun deux. Il tudia les
visages dune femme, dun adolescent, dune
jeune fille, dun bel homme dge mr, cher-
chant trouver autre chose que la peur et ne
dcouvrant que la peur et le dsir de fuir de
souris prises au pige, une peur qui les lais-
sait muets, terroriss lide de formuler
limpression de dsastre qui emplissait leurs
imaginations.
Vite, scria George tandis que le dernier
disparaissait dans lescalier. Dpche-toi,
Ahmed. Ils ont peut-tre raison.
Il laissa passer son ami et se lana der-
rire lui en direction de la grande salle pan-
oramique avec ses tables et ses magazines
chargs dagrmenter lattente. Il entendit,
424/771
en haut des marches, se refermer la porte du
sas et le bourdonnement de lascenseur qui
repartait vers le sommet avec une nouvelle
cargaison.
George appuya son front contre lpaisse
paroi de verre et regarda les petits bateaux
sapprocher de la plate-forme, ballotts par
une mer grise et agite, sous de gros nuages
gris.
Quest-ce quil y a dehors ? demanda
Ahmed.
Le salut.
Et le saboteur ? fit Ahmed avec une
pointe dimpatience. Quest-ce quil pense ?
Quest-ce quil ressent ? Tu trouves quelque
chose ?
Un de ces bateaux, mentit George pour
viter de retourner dans la ville sous-marine.
Ou peut-tre un sous-marin de poche ; tout
prs. On va faire sauter le dme depuis la
425/771
plate-forme dobservation. Fais venir des
vedettes de secours. Vite, utilise ta radio et
trouve-moi un hlicoptre. Je veux survoler
cette zone pour reprer le bon bateau.
Ce ntaient pas uniquement des men-
songes ; une partie de ce discours sonnait
vrai. Il appuya nouveau son front contre la
vitre et jeta un coup dil lextrieur,
sachant quil raconterait ou ferait nimporte
quoi pour sortir dici. Il tenta de se brancher
sur lide de sabotage et il souvrit aux
penses des autres. Mais le dsir de fuir las-
saillit une nouvelle fois avec une force mala-
dive, occultant tout autre sentiment.
Pourquoi ? demanda-t-il la peur. Que va-t-
il arriver ? Il eut la vision de chevaux ruant
pour dmolir les cloisons de leur curie, dun
troupeau fuyant en dsordre, dun poussin
essayant de briser sa coquille coups de bec,
un poussin qui ntait encore quun embryon
incapable de survivre lair libre. Les pieds
dun squelette firent clater une bulle qui
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lemprisonnait et la bulle disparut. Les im-
ages devinrent confuses. George se dtourna
de ses penses et regarda la plate-forme
extrieure.
La plate-forme tait noire de monde. Les
gens frissonnaient dans le vent glacial, semb-
lant attendre leur tour pour une promenade
bord des petits bateaux. George savait
quils taient dehors seulement parce quils
ne supportaient plus de se trouver
lintrieur.
Ahmed lui frappa doucement le bras. Il
avait mis les deux couteurs de sa radio-
poignet. Sa voix tait sourde, trange.
Le quartier gnral demande des explic-
ations, George. Tu peux me donner des
dtails ?
Dis-leur quils ont cinq minutes, sept
avec un peu de chance. Fais venir les pat-
rouilleurs pour intervenir et (George hurla
presque dans le micro poignet dAhmed)
TROUVE-MOI CET HLICOPTRE. Et
427/771
vite ! Il faut quil soit l ds quon aura fran-
chi le sas !
La porte vitre souvrit et les gens
sengouffrrent en se bousculant. De lautre
ct se trouvait une autre pice toute en
verre. La foule sagglutina derrire les parois
transparentes comme des phalnes attires
par une fentre claire.
Pourquoi doit-on attendre si
longtemps ?
Ctait un gmissement, un son plaintif
telle une sirne dambulance dans la nuit.
Les gens, hochant la tte, murmurrent pour
approuver la femme dont les mains griffaient
le verre comme pour essayer de toucher la
ralit extrieure.
Je nai pas peur du mal des caissons, dit
un vieillard corpulent. Ils prolongent la d-
compression pour ceux qui ont des
problmes de sinus ou de tympans. Est-ce
que quelquun ici a une sinusite ou une
otite ?
428/771
Dans ce cas, on na pas besoin dat-
tendre plus longtemps, reprit lhomme
comme personne ne stait manifest.
Quelquun sait comment ouvrir la porte ? On
peut sortir tout de suite.
Mon fils a un tournevis , suggra une
femme en poussant un adolescent devant
elle.
Ahmed sinterposa. La femme le dvis-
agea et ouvrit la bouche pour protester.
Une vieille femme tira la porte qui cda
brusquement. Oubliant toute querelle, les
gens sortirent sur les quais dans le vent salin
au bruit des vagues fouettant les piliers de
ciment.
Un vrombissement sourd sleva au-des-
sus des docks.
Ahmed leva les yeux. Une chelle se
droula et vint se balancer devant eux.
Ahmed saisit un barreau et tira lchelle vers
429/771
lui. Il posa le pied sur un chelon et com-
mena grimper.
George se tenait immobile, respirant pro-
fondment cet air qui sentait bon, qui sentait
lair et qui bouillonnait dans ses poumons,
symbole de vie et dnergie. Les voiles de pa-
nique et de rsignation qui obscurcissaient
son esprit se dissiprent et il entendit les cris
joyeux des mouettes qui suivaient le sillage
des petits bateaux et plongeaient vers les re-
liefs de sandwiches. Les gens se pressaient
au bord des quais et se mettaient parler
avec des voix normales.
Lchelle oscillait devant lui. Les barreaux
de corde vinrent leffleurer. Il les repoussa.
Que stait-il pass ? Quel tait ce danger
auquel il avait chapp ? Il tenta de se
rappeler ce sentiment davoir t pris au
pige, tenta de comprendre ce quil avait
signifi.
Tu viens, George , scria une voix au-
dessus de lui.
430/771
Il attrapa lchelle et se mit monter, re-
gardant les nuages gris et argents qui fil-
aient dans le ciel en partie occult par un
hlicoptre blanc et bleu de la police qui dan-
sait dans les airs et dont les pales projetaient
de violentes rafales de vent frais quil prenait
plaisir combattre. Lchelle de corde se ter-
minait par un petit escalier de mtal qui don-
nait sur le sol recouvert dune moquette
lintrieur du grand hlicoptre
dobservation.
Ahmed tait assis sur le sol, jambes
croises, et il tremblait dimpatience, les
lvres colles sa radio-poignet. Je rpte,
George sest branch dessus. Quest-ce qui va
faire exploser le btiment panoramique ?
Qui, quoi, o ? Les garde-ctes attendent des
informations !
Encore plong dans le souvenir de
ltrange dpression quil avait prouve
dans le btiment dobservation et dans lat-
mosphre de Jersey Dme, George regarda
431/771
en bas, se brancha et apprit ce que ressen-
taient ceux qui se trouvaient encore lin-
trieur et ce quils voulaient.
Dans cette brillante construction de trois
tages, chaque pice de verre tait pleine de
gens qui attendaient devant les portes. Il vit
lascenseur arriver et dverser une nouvelle
cargaison de passagers qui se bousculrent et
tirrent en vain sur la porte du dernier
niveau. Dsespoir. Le besoin de sortir.
Avec un sentiment de grande tristesse,
George sut enfin qui taient les saboteurs.
Tous les gosses avec des tournevis, tous les
individus serviables dous de talents de tech-
niciens et qui faisaient acclrer les ascen-
seurs, tous ceux qui ne comprenaient rien
la mcanique et laissaient ouvertes les portes
des toilettes payantes pour ceux qui
suivaient. Ils voulaient se montrer serviables.
Ils passaient les sas en bloquant grandes
ouvertes les portes derrire eux. Plus rien
pour retenir lnorme pression
432/771
atmosphrique qui pesait sur la cit pressur-
ise et sengouffrait derrire lascenseur
quand il montait.
Il avait feint de croire quil sagissait dun
plastiqueur, dun fou. Comment pourrait-il
dire aux policiers et aux garde-ctes que ce
ntaient que les habitants de la ville qui,
dans leur dsir de fuir, dtruisaient leur
propre systme protg par des sas ?
George releva la tte, aveugl par des vis-
ions de mort.
Ils coincent en position douverture les
portes des sas dans le btiment panor-
amique, Ahmed. Il faut leur dire darrter. Ils
ne peuvent pas continuer comme a. a va
sauter !
Le besoin panique de fuir obscurcit nou-
veau son esprit.
Remontez ! scria George, grimaant.
Faites remonter ce putain dhlicoptre.
Il se sent pas bien ? demanda le pilote
Ahmed.
433/771
Ahmed parlait rapidement dans le micro
de sa radio-poignet, relayant le message de
George.
Dun geste de la main il fit signe au pilote
de se taire.
Lhomme leur lana un drle de regard et
reprit de laltitude. Lentement. Trs
lentement.
Brassant lair de ses pales, lhlicoptre,
couch sur le flanc, sleva et sloigna de la
plate-forme de verre tincelant samenuisant
au milieu de locan gris.
George, honteux parce que ses mains
tremblaient, regardait en dessous de lui, ag-
ripp au rail de scurit.
Il vit quelque chose dtrange, dindfin-
issable, modifier la forme de la construction
de verre.
Et voil , murmura-t-il.
Il sassit brusquement sur le plancher et
se cacha le visage dans ses mains.
434/771
Accrochez-vous aux commandes. a y
est. Ahmed, regarde, toi. Prends des photos,
ou nimporte quoi.
Il y eut un norme craquement, puis une
violente explosion. Quelque chose qui
ressemblait une cabine dascenseur tordue,
bourre de gens, jaillit dans le ciel, passa
lentement ct de lhlicoptre puis re-
tomba en tournoyant.
Une colonne dair, rugissante, frappa
lhlicoptre et le fit bondir dans le ciel. Lap-
pareil tangua, glissa sur le flanc, se retourna
et commena tomber, accompagn dune
pluie dobjets divers, valises, cannes pche,
et autres dbris impossibles identifier. Ge-
orge saccrocha au rail pour ne pas perdre
lquilibre. Lhlicoptre se redressa. Ses
pales battaient frntiquement lair dans un
ultime effort pour chapper la tornade qui
cherchait le reprendre.
Avec un grondement assourdissant, Jer-
sey Dme ructa son contenu par le puits
435/771
daration, btiments crass, blocs de
mousse, habitants, mobilier qui crevaient la
surface dans une fontaine de mort avant de
retomber, dchiquets par la brutale dcom-
pression, la surface de locan.
Le champignon de lexplosion obscurcit
un long moment lhorizon avant de
disparatre.
Accroch au rail par une jambe, Ahmed
avait les mains colles ses oreilles pour
maintenir les couteurs en place. Il parla
dans le micro :
Le maire est vivant et il diffuse des in-
formations. Il dit que la vote du dme na
pas craqu, quelle sest juste affaisse. La
conduite daration a aspir tout ce qui se
trouvait sa porte et pour le moment elle
est bouche par les blocs de mousse des im-
meubles mais ils se compriment lintrieur.
Il dit quils entendent nouveau le sifflement
de lair. Les survivants enfilent des
scaphandres et cherchent se mettre labri
436/771
au cas o la conduite serait nouveau dblo-
que. Le maire craint que leau sinfiltre par
en dessous et les noie car la pression atmo-
sphrique diminue. Il voudrait quon colmate
le puits daration par en haut. Il suggre
quon le bombarde pour empcher lair de
schapper.
Puis Ahmed, l tte penche, couta
attentivement.
Les gens dans leau, fit George. Les
bombes provoquent des ondes de choc. Il
faut les sortir de l.
Affirmatif, approuva le pilote de la po-
lice. Recherchons les survivants.
Lhlicoptre rasait les flots et les trois oc-
cupants scrutaient la surface pour reprer
dventuels survivants.
L.
Ahmed dsignait un bras et une tte qui
mergeaient. Lhlicoptre dcrivit un cercle
437/771
et simmobilisa juste au-dessus. Les hommes
de la Brigade de Secours jetrent lchelle,
descendirent et, laide dun large filet,
repchrent le corps dune jeune femme nue
et inconsciente. Sa tte ballottait et les
vagues vinrent lui lcher les genoux tandis
quils la tiraient hors de leau.
ATTENTION, ATTENTION, proclama
une norme voix amplifie. ORDRE TOUS
LES BATEAUX DE PATROUILLER DANS
LA ZONE SINISTRE POUR RECUEILLIR
LES SURVIVANTS. DANS CINQ MINUTES,
AU PROCHAIN SIGNAL, TOUS LES
BATEAUX DOIVENT SCARTER DANS
UN RAYON DE CINQ CENTS MTRES DU
CENTRE DU CONDUIT DARATION
POUR PERMETTRE LE BOMBARDEMENT.
ATTENDEZ LE SIGNAL. JE RPTE. VOUS
AVEZ CINQ MINUTES POUR
PATROUILLER ET RECUEILLIR LES
SURVIVANTS.
438/771
Pars , crirent Ahmed et George
lintention du pilote.
Celui-ci, laide dun treuil, fit remonter
le filet emprisonnant la jeune femme et le
tira bord de lhlicoptre par une porte qui
souvrait sous le ventre de lappareil.
Ahmed et George, tremps, regagnrent
lintrieur, puis ils allongrent le beau corps
nu sur le plancher pour pratiquer la respira-
tion artificielle. La jeune femme tait froide.
Elle saignait des oreilles, du nez et de ses
yeux ferms. On ne sentait plus son pouls.
Sur sa peau lisse, il ny avait nulle trace de
fracture ou dhmatome. George appuya
doucement sur sa cage thoracique pour es-
sayer de rtablir la respiration. Du sang jaillit
de sa bouche. George appuya nouveau. Des
gouttes de sang schapprent de ses pau-
pires comme des larmes.
Cest inutile, George. Elle est morte , fit
Ahmed avec lassitude.
439/771
George se redressa et scarta du corps
reculons.
Quest-ce quon fait ? On la rejette
leau ?
Non, il faut ramener les cadavres
lhpital. Le rglement , marmonna le
pilote.
Lhlicoptre continua dcrire des
cercles au-dessus de la mer agite. Les
essuie-glaces fonctionnaient. Le corps repo-
sait sur le plancher entre Ahmed et George,
effleurant leurs jambes.
Ils aperurent un bras port par les
vagues.
On le remonte ? demanda George.
Non. On na pas besoin de ramasser les
morceaux , rpondit le flic dun ton uni.
Ils patrouillrent encore au-dessus des
petits canots lectriques dont les occupants
taient en train de pcher quand le dme
avait explos. Les visages quils levaient sur
lhlicoptre taient ples et tirs.
440/771
Le cadavre reposait toujours entre eux, la
peau lisse, intacte, belle. Lappareil vira et le
corps roula sur le plancher. Les bras et les
jambes suivirent le mouvement.
Ahmed alla sasseoir dans le sige du copi-
lote. Il boucla son harnais de scurit et en-
fouit son visage dans ses mains pour ne plus
voir la morte. George regarda par le pare-
brise, observant les morceaux de mobilier et
autres dbris impossibles identifier qui
flottaient la surface de locan. Il aperut
les vedettes des gardes-ctes qui ap-
prochaient de la zone sinistre.
La radio de bord bourdonna avec insist-
ance. Le pilote lalluma :
Commandement des gardes-ctes
lhlicoptre de police PB 1005768. Merci
pour votre coopration. Nous avons main-
tenant suffisamment de bateaux et dappar-
eils dans le secteur de recherche. Veuillez d-
gager la zone sinistre. Je rpte : veuillez
dgager la zone sinistre.
441/771
Bien reu. Nous dgageons , rpondit
le pilote qui teignit la radio.
Il changea ensuite de longueur dondes,
passa un bref message au quartier gnral de
la Brigade de Secours et dirigea son hli-
coptre vers le littoral lointain.
Quel est votre boulot dans la police ?
demanda-t-il par-dessus son paule.
George garda le silence.
Secours, Dtection et Prvention, r-
pondit Ahmed. Nous tions encore Jersey
Dme il y a dix minutes.
Derrire eux, les bombes commenaient
exploser, dtruisant et bloquant le haut du
puits daration.
Vous navez pas vit grand-chose ,
lcha le pilote de lhlicoptre.
Ahmed se tut.
Ceci est un chantage. Une copie de cette
bande a t expdie chacune des
442/771
principales communes et agglomrations du
district de New York.
Cest nous qui avons provoqu la de-
struction de Brooklyn Dme. Ctait un aver-
tissement, une dmonstration de nos possib-
ilits. Nous dtenons un expert en futurolo-
gie dont la spcialit est de localiser et de
prvoir les dangers accidentels qui menacent
le complexe urbain la suite dventuelles
dfaillances humaines ou mcaniques. Il est
drogu et coopre sans rserve. Nous lui
avons demand comment Brooklyn Dme
pouvait sautodtruire la suite dune panne
mcanique simple et il nous la expliqu.
Nous sommes prsent disposs vendre
ses services. Notre tarif est de 15 000 dollars
la question. Si vous pensez que votre com-
mune a des ennemis, vous pourrez en toute
logique poser la question de savoir qui ou
quoi peut dtruire votre commune et com-
ment prvenir cette attaque. Nous sommes
prts fournir cette rponse vos ennemis
443/771
pourvu quils paient. Peut-tre sont-ils dj
en train de nous demander comment dtru-
ire votre commune. Souvenez-vous de
Brooklyn Dme. Le nom et ladresse ci-joints
sont ceux de votre contact personnel avec
nous. Ce nom est rserv vous seuls. Ne le
communiquez pas la police et utilisez-le
lorsque vous serez dcids payer. Si vous le
livrez la police, vous vous couperez dfinit-
ivement de nos services et vos ennemis pren-
dront contact avec nous grce dautres per-
sonnes pour nous acheter des conseils pour
vous dtruire. Souvenez-vous de Brooklyn
Dme. Ne tardez pas nous contacter. Notre
prix est de 15 000 dollars la question. Ce
nest pas cher pour survivre.
Tous les dpartements de la police en
possdent un exemplaire. Tu veux que je le
repasse ? demanda Judd Oslow.
Il tait assis jambes croises sur son bur-
eau, comme un gros bouddha, et il buvait
lentement un caf.
444/771
Une fois suffit, rpondit Ahmed. Paran-
oa et tat de guerre entre les communes.
Quest-ce que ces dingues simaginent ?
Gagner de largent. (Judd Oslow avala
une gorge de caf, gardant soigneusement
son calme.) Ils en ont envoy une copie
chaque commune situe dans les limites de
la ville et deux seulement nous ont fait par-
venir lenregistrement ou ont admis lavoir
reu. Une seule nous a communiqu son ad-
resse. Les autres prfrent probablement
garder le secret en prvision des questions
quelles dsirent poser.
Armageddon, fit Ahmed.
George, demanda Judd, quest-ce que
tu attends pour te remuer un peu et nous ra-
mener Carl Hodges ? Si on le rcupre, ces
malades ne pourront plus monnayer son
cerveau.
Ahmed intervint :
Tu as refil ce boulot George seule-
ment hier soir. Il lavait presque retrouv ce
445/771
matin mais quand Brooklyn Dme a explos,
on a reu lordre dabandonner la piste de
Carl Hodges pour aller New Jersey Dme.
Mais la journe nest pas finie. George
ma habitu au succs et jattends toujours
des rsultats immdiats. Bon, George, il me
faut Carl Hodges emball et ficel dans ce
bureau.
George leva sur lui des yeux ronds.
Je suis cens aider les gens. Chaque fois
que jessaie daider Carl Hodges, il arrive
quelque chose de mal. Ce nest pas normal. Il
aime peut-tre les ennuis. Des cadavres par-
tout ! Tu ne veux quand mme pas que je
continue laider. Avec ma veine.
Ta gueule, George. Ce nest pas le mo-
ment de nous sortir ta philosophie pessim-
iste. Va avec Ahmed, hypnotise-toi et dis-moi
o est Carl Hodges.
A quoi bon ?
446/771
George se passa la main dans les cheveux
dun geste de lassitude qui ne lui tait pas
coutumier.
Les habitants de Brooklyn Dme sont
dj morts, poursuivit-il. Et ceux de Jersey
Dme ne vont pas tarder suivre le mme
chemin. Ceux qui meurent restent morts.
Des milliards de gens depuis le commence-
ment des temps. Et comment envisages-tu
de secourir ceux-l ? Pourquoi ne pas en lais-
ser mourir quelques-uns de plus ? Quelle
diffrence ?
pargne-nous un essai sur lternit,
George. Rien ne fait de diffrence aux yeux
de lternit. Nous ne vivons pas dans
lternit. Nous vivons dans le prsent et
cest maintenant quil nous faut Carl Hodges.
A quoi bon ? rpta George. Mes con-
seils ne font quamener des ennuis. Je nai
pas sauv les gens de Jersey Dme. Je nai
pas t assez malin pour comprendre quils
voulaient dtruire leurs propres sas. Ce
447/771
ntait pas la panique mais la dpression.
Lair a chang de charge lectrique. Les an-
imaux de laboratoire se comportent irration-
nellement quand on fait passer la masse le
gradient de charge statique de lair. Jaurais
d
George ! scria Judd. Ta mauvaise con-
science ne mintresse pas. Si tu veux aider
les gens, contente-toi de rpondre aux ques-
tions quon te pose.
George tressaillit et fixa Judd, le regard
humble, louchant presque.
George ?
Fantastique ! (Ahmed savana.) At-
tends une seconde, Judd. George vient juste
de russir. Ctait Carl qui te rpondait.
Judd oscilla, pris entre le dsir de se
pencher en avant et de reculer. Il esquissa
enfin un geste, puis il se figea. Son indcision
se lisait maintenant sur son visage. Il hurla :
Foutez le camp dici, espces de timbrs.
Allez traner vos fantasmes ailleurs. Et
448/771
quand vous ramnerez Carl Hodges, je ne
veux pas savoir comment vous vous y tes
pris !
Compris, fit Ahmed. Tu viens, Carl ?
* *
*
Troubl, habit par un sentiment de culp-
abilit, George se retrouva sur le trottoir bor-
d dune haie drables. Le vent agitait les
rameaux verts. Il savait quil avait chou
dans sa mission et il ne voyait pas comment
il pourrait la mener bien. Il se dirigea vers
un banc et sassit.
Tu as compris ce qui sest pass ? de-
manda Ahmed.
Oui. (George fouilla dans son esprit et
ny trouva que confusion.) Non.
Ferme les yeux. Tu crois tre sur un
banc dans un parc, mais ce nest quune illu-
sion. Ce nest pas l que tu es. O es-tu ?
449/771
George avait ferm les yeux. La voix
pntra trs loin dans un coin de son esprit
o il savait tre dans une pice, prisonnier, et
ctait uniquement de sa faute. Il naimait
pas cette pense. Mieux valait feindre. Il ouv-
rit les yeux.
Je veux tre ici, dans le parc. Faire
semblant dtre rel.
Il se pencha et effleura les pousses ses
pieds. Il sentit les petites feuilles des
fougres.
Lhistoire ne compte pas. Seules les sen-
sations comptent, affirma-t-il avec beaucoup
de srieux. Mme ces illusions sont relles
parce quelles existent cet instant. Nous
vivons dans linstant. La mmoire nest pas
relle. Le pass nexiste pas. Pourquoi penser
au pass ? Pourquoi se proccuper du
pass ?
Ahmed se dit quil y avait de fortes prob-
abilits pour que ce fut Carl Hodges qui
sexprimait par la bouche de George et qui
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regardait par ses yeux en qute dvasion. La
rationalisation tait aise et le vocabulaire
utilis ntait pas celui de George. Le choix
des mots est une constante au mme titre
que les empreintes digitales.
Ctait Carl Hodges qui parlait. Il fallait
que ce ft lui.
Carl Hodges. Voulez-vous sortir do
vous tes et vous allonger dans lherbe de ce
parc ?
Vous tes un interrogateur. Je ne dev-
rais pas rpondre.
Cest donc mal de rpondre aux
questions ?
Oui. Les rponses tuent. Des gens sont
morts. Suzanne est morte. Ils sont tous
morts. Est-ce que pleurer quelquun tue aus-
si les autres ? Ils se sont noys eux aussi. Ils
flottent. Vous avez vu cette fille dans leau
le rapport ?
George parlait comme dans un rve, les
yeux carquills fixs droit devant lui, vides.
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Il ferma les paupires et tous les muscles de
son corps et de son visage se raidirent dans
un spasme de douleur. Il glissa du banc et
tomba genoux dans la tendre bruyre.
Faites-moi sortir de l. Faites que ce ne
soit pas arriv. Inversez le temps. Dtruisez-
moi avant que je ne le fasse.
Ce spasme, tait-ce de la douleur ou une
prire ?
Devant cette image de la souffrance,
Ahmed se livra de rapides calculs. Il fallait
soccuper uniquement de ce dsir honteux
dchapper au souvenir. Lutiliser.
Carl, vous tes sur une pelouse dans un
petit parc entre East Avenue et la 5
e
Rue.
Cest une scne du futur. Dici deux heures
on viendra vous sauver. Vous serez libre,
dbarrass de votre sentiment de culpabilit,
dtendu, et vous serez heureux dtre dehors.
Nous sommes de la police. Nous prenons un
hlico-taxi et nous venons vous chercher.
Quel chemin devons-nous prendre ?
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Amsterdam Avenue et la 53
e
Rue
jusqu Colombus Avenue, llot dtruit, une
des caves en bon tat prs du centre de la
partie nivele des ruines. Sonnez deux fois.
Merci. Je pense que je pourrai assommer un
gosse quand je vous entendrai, et sortir vous
faire signe. Venez vite.
O.K. ! fit Ahmed en se redressant et en
scartant de la silhouette accroupie en posi-
tion de prire.
George carta les mains de son visage.
O.K. quoi ?
Ctait la voix habituelle de George. Il se
releva et enleva quelques brins dherbes qui
staient colls ses genoux.
O.K. ! nous allons attaquer le territoire
dune autre bande, fit Ahmed.
O est le Gros ? demanda George en re-
gardant autour de lui comme sil sattendait
voir surgir les gosses de leur propre bande.
Oh, cest vrai, il est parti aux Canaries. Et les
autres au Sahara, ils sont tous partis (Il
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secoua la tte comme sil se rveillait.)
Ahmed, quest-ce que cest que cette histoire
daller attaquer une autre bande ? Tout a
cest fini. Nous sommes des adultes
prsent.
Nous allons dlivrer cet informaticien
qui a t enlev. Une bande libre dadoles-
cents le tient prisonnier dans les ruines prs
de la 53
e
Rue Ouest. Nous savons bien com-
ment affronter une bande de gosses !
George se raccrochait au bon sens. Il se
rassit sur le banc et se plongea dans la con-
templation de la chaude verdure du parc en
frottant la meurtrissure qui marquait un de
ses bras.
Appelons la police, cest leur boulot.
Cest nous la police, espce dabruti.
Ahmed tait debout. Il souriait, certain
que la force de sa personnalit et son
habitude du commandement contraindraient
George obir. Celui-ci leva la tte vers lui,
clignant des yeux dans le soleil. Une
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ecchymose courait le long de sa tempe et dis-
paraissait sous ses cheveux.
Ahmed, ne sois pas stupide. Les penses
rationnelles ne peuvent pas lutter contre des
chanes et des matraques. Tu es sans aucun
doute trs intelligent mais il nous faut des
muscles pour combattre une arme dados
parce quils ne connaissent rien au raison-
nement et quils ncoutent pas.
Et sils sont tous dans leur cave, ab-
ruti ? On doit les mettre hors dtat de nuire
avant quils ne senfoncent plus loin en
emmenant Carl Hodges. Quest-ce qui les
ferait sortir pour quun hlicoptre puisse
utiliser des gaz ?
George se caressa dun air absent la
marque sombre qui lui zbrait la joue.
Ils sortent quand quelquun pntre sur
leur territoire, Ahmed. Pas devant une arme
de flics ou un hlicoptre, ce ntait pas ce
que je voulais dire. Quand un pauvre type
traverse leur territoire, cherchant un
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raccourci pour rentrer chez lui, l ils sortent
tous pour le tabasser.
Exactement.
Comment supposes-tu ah, je vois, tu
ne pensais pas hier. Tu parles de stratgie
et tout a. Ils sortent pour me cogner dessus,
l'hlico les descend avec des gaz et peut-tre
quil ne restera personne en bas pour tuer
Carl Hodges ou lemmener ailleurs. (George
se leva.) O.K. ! allons-y.
Ils dbouchrent du mtro la 3
e
Rue et
prirent le trottoir en face des carcasses des
vieux immeubles bombards. Au loin, on en-
tendait un hlicoptre.
Sparons-nous, mais restons en contact.
Ouvre ta radio uniquement pour mettre
mais noublie pas de lteindre aprs pour
quaucun son ne sen chappe. Le pilote de
lhlico restera lcoute. Je vais faire le tour
du bloc et regarder dans les couloirs. Toi, tu
passes tout droit. Il faut quon donne lim-
pression davoir une raison dtre ici, comme
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si je cherchais une adresse. Nous sommes
des trangers.
Trs bien, acquiesa George. Jai une
histoire toute prte pour expliquer ma
prsence. Ne ten fais pas pour moi.
Il fit demi-tour, tourna le coin dune d-
marche nonchalante, traversa la rue, longea
quelques ruines et pntra dans la zone
nivele, l o se trouvaient jadis des cours
paves avec des marches menant aux caves
des immeubles disparus. Des dcombres et
des pans de murs subsistaient encore lem-
placement des btiments.
George atteignit le milieu dune cour, prs
de deux escaliers qui senfonaient dans le
sol et sarrtaient devant des portes dlab-
res. Il savana lentement, tudiant le ter-
rain, lair troubl, maladroit, comme la
dernire fois quil tait venu ici.
Le soleil couchant projetait des ombres al-
longes sur le pavage blanc, dfonc par en-
droits. George se retourna, puis il reprit sa
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marche lorsquil vit une autre ombre venir
effleurer la sienne. Il jeta un coup dil de
ct et aperut, tout prs de lui, un adoles-
cent la carrure impressionnante, vtu dun
trange costume, qui se tenait immobile, une
lourde batte la main. Ladolescent ne le re-
gardait pas ; il avait les yeux levs vers le ciel,
les lvres entrouvertes comme sil sifflait en
silence.
George tressaillit en voyant apparatre
devant lui, dbouchant dun pan de mur en
ruine, un garon plutt petit aux cheveux
blonds et raides.
Alors, on est revenu ? fit le blond.
George sentit les ombres des autres
samasser derrire lui.
Il dit :
Je cherche une montre de gousset que
jai perdue le soir o vous mavez tabass.
Vous savez, cest une vritable pice de
muse et elle me rappelle quelquun. Il faut
absolument que je la retrouve.
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Il se mit tourner en rond, scrutant le sol.
Il tait entour par un cercle de pieds poss
sur le seuil de portes dlabres ou sur des
amas de dcombres ; il distinguait les ex-
trmits des gourdins sur lesquelles les
jeunes sappuyaient et les chanes qui, lente-
ment, se balanaient.
Tu dois tre compltement idiot , fit le
chef, les lvres retrousses en un sourire qui
navait rien damical.
O tait Carl Hodges ? La zone o se
trouvait George tait bien dgage, probable-
ment aplanie par des alles et venues incess-
antes. Les marches menant la porte de la
cave taient lisses et la poigne de la porte
avait la patine confre par un usage rpt.
Le chef tait apparu en dernier et George ne
lavait pas vu arriver. Il se tenait sur une pile
de dbris, un peu en retrait du secteur
dblay par les nombreux passages. Il navait
probablement pas voulu surgir devant Ge-
orge par le chemin habituel, probablement la
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porte en face, celle qui avait lair de servir
souvent.
Ctait un peu comme ces gosses qui jou-
aient tu brles avec un objet cach. Si
Carl Hodges tait derrire cette porte, les ad-
olescents ne le laisseraient pas sen ap-
procher. George, lentement, lair embarrass,
fit deux pas dans cette direction. Il y eut aus-
sitt des bruits de pieds et des froissements
dtoffe. Le cercle se refermait autour de lui.
George sarrta et les bruits cessrent.
Il tait entour dadolescents arms. Deux
dentre eux sinterposaient entre les marches
et lui. Lhlicoptre bourdonnait toujours
dans le lointain, survolant llot. George
savait que sil criait, ou mme sil sexprimait
clairement pour rclamer du secours, le pi-
lote parviendrait survoler lendroit en
quelques secondes.
Le blond navait pas boug. Toujours
souriant, il tait rest adoss au mur et il tu-
diait George avec lexpression dun savant
460/771
examinant un trange spcimen de gorille
dans un zoo.
Jai quelque chose dimportant vous
apprendre , lui dit George.
Mais ils ncoutaient pas.
Cest vraiment dommage, fit le blond
lintention des autres. Il est dj tellement
idiot que si on lui crabouille la cervelle il ne
se rendra mme pas compte quil nen a
plus.
George se tourna vers le chef et risqua un
nouveau pas en direction de lescalier ; il en-
tendit aussitt le bruit des pieds raclant le sol
autour de lui. Il cessa tout mouvement et ils
limitrent. Cette porte dissimulait sans
aucun doute quelque chose. Ils tenaient en
carter les trangers !
coutez, si vous trouvez ma montre et
que vous me la rendiez, je vous apprendrai
quelque chose qui devrait vous intresser.
Sil parvenait parler suffisamment
longtemps et de faon suffisamment confuse,
461/771
tous les membres de la bande finiraient par
sortir pour couter ce quil essayait de dire.
Ils seraient alors tous lair libre. Lhli-
coptre arm dun quipement antimeutes,
pourrait pulvriser des gaz anesthsiants et
les mettre tous hors de combat.
Il ne sentit mme pas le coup. Il se ret-
rouva soudain genoux, un voile pourpre
flottant devant ses yeux. Il tenta de se relever
et retomba sur le flanc, en position de ftus.
Il saperut quil ne respirait plus.
Un coup de karat sur la nuque pouvait-il
bloquer les centres respiratoires ? Quest-ce
que le professeur avait dit ce sujet ? Ses
poumons se contractrent, laissant chapper
encore un peu dair, incapables den aspirer.
On devait plutt lui avoir enfonc un gourdin
dans le plexus. Mais dans ce cas pourquoi ne
lavait-il pas aperu ? Le brouillard pourpre
se transformait en un tourbillon de tnbres.
Il ne voyait plus rien.
Quest-ce quil voulait nous raconter ?
462/771
Demande-le-lui.
Il ne peut pas rpondre, imbcile. Il ne
peut mme pas pousser un grognement. Tu
devras attendre.
a ne me drange pas , rpondit la
voix de celui qui tenait une chane.
George entendit la chane siffler, frapper
quelque chose et il se demanda si ctait lui
quelle avait atteint. Son corps nenregistrait
plus rien si ce ntait la brlure de ses pou-
mons avides dair.
Nous ne voulons pas quon empite sur
notre territoire, fit une voix. On veut simple-
ment tapprendre le respect. Tu dois rester
sur les trottoirs publics libres et ne pas
pntrer dans le Royaume des autres. Sauf
sils tinvitent.
La chane sabattit nouveau.
George essaya de respirer, mais cet effort
lui serra la poitrine comme dans un tau et il
expira encore un peu dair.
463/771
Il avait la terrifiante impression que ses
poumons uvraient contre lui. Le nud qui
les nouait demeura encore un instant puis il
se relcha. George inspira une petite bouffe
dair frais, puis une autre. Lair sengouffra
comme des flots de lumire, dissipant sa c-
cit et ramenant la vie dans ses membres. Il
se dplia et resta allong sur le dos, inspirant
profondment et coutant les bruits qui
lentouraient.
Lhlicoptre bourdonnait au loin. Le pi-
lote de lhlicoptre est lcoute, pensa Ge-
orge. Mais il ne sait pas que jai des ennuis.
Il entendit le souffle rauque dune respira-
tion, un haltement. Il roula soudain sur le
ct et se protgea le visage. La chane
frappa le sol lendroit o il se trouvait une
fraction de seconde auparavant. Il se mit en
boule, les deux pieds ramens en dessous de
lui et, pour la premire fois, il regarda le
cercle des visages de ces adolescents qui
lavaient rou de coups et staient moqus
464/771
de lui lorsquil avait fait semblant dtre ivre
et de se prendre pour Carl Hodges en fran-
chissant dune dmarche hsitante les limites
de ce territoire interdit. Il stait efforc de
reconstituer les actes de Carl Hodges et il
navait eu aucune excuse invoquer quand
ils lavaient puni pour avoir viol leurs
frontires. Les visages taient les mmes.
Jeunes mais froids ; certains dentre eux
paraissaient hsitants lide de corriger un
adulte mais ils puisaient du courage auprs
des autres. Des jeunes de toutes tailles, vtus
de costumes de nombreuses communes ;
pourtant, lamiti et la complicit quil avait
lhabitude de sentir au sein des groupes
taient absentes.
Dans le temps, jtais dans une bande
comme la vtre, dit-il rapidement pour in-
former le radio. Je ne pensais pas que vous
alliez mattaquer. Je ne suis pas venu pour
me faire assommer. Je veux juste retrouver
ma montre et vous dire quelque chose.
465/771
Il finit sa phrase avec un petit bond sur le
ct mais la chane, cette fois, suivit le
mouvement et latteignit, lui entaillant la
cage thoracique et les bras. Laimant fix au
bout se colla un maillon. Celui qui maniait
la chane tira sur la poigne et les dents
dacier mordirent dans sa chair pour se
resserrer comme une corde autour de lui. Il
tituba puis il se figea, prisonnier de ltau
meurtrier.
Il ne bougea plus.
Eh, fit-il doucement. Ce nest pas trs
gentil.
Quest-ce que tu voulais nous dire ?
Les adolescents qui lentouraient at-
tendaient avec curiosit le message quil al-
lait leur dlivrer.
George dclara alors :
Lun de mes amis, voyant les bosses que
jai rcoltes ici la dernire fois, en a dduit
que vous aviez quelque chose dimportant
me cacher. Il simagine que vous dtenez
466/771
linformaticien qui a disparu. Lhomme qui a
fait sauter Brooklyn Dme. Il y a une rcom-
pense pour
-
celui qui le retrouvera.
Les visages autour de lui plirent sous le
choc, mais il ne fallut pas longtemps au gam-
in blond pour saisir toute la menace que cela
impliquait. Sans modifier son expression, il
fit un geste de commandement et ordonna :
Vous trois, allez patrouiller dans les
rues. Il nest peut-tre pas venu seul.
Trois jeunes slancrent dans des direc-
tions opposes.
Je ne fais que vous rendre un service en
vous informant de ce quon raconte, dit Ge-
orge avec une note de stupidit. Maintenant,
vous pourriez me rendre service votre tour
et maider retrouver ma montre.
Un service ? scria le grand adolescent
mal proportionn, celui la chane. Un ser-
vice ? Espce de sale indic, tu aurais mieux
fait de fermer ta grande gueule.
467/771
Il tira sur la chane dont les dents mor-
dirent encore plus profondment.
La fureur qui habitait George gonfla sa
poitrine. Il resta encore une seconde immob-
ile, lair humble, perdu, regardant ses ravis-
seurs ricaner, le hassant pour avoir rap-
port , puis il se baissa, renversa le posses-
seur de la chane dun coup de tte, bondit
par-dessus lui et se laissa rouler en bas des
trois marches en ciment, entranant le ser-
pent dacier derrire lui. Il se releva sur un
genou et saisit la chane ; elle avait environ
deux mtres de long et tait munie dune
poigne chaque extrmit ; ctait une arme
terrible entre les mains dun homme fort et si
elle stait trouve plus prs au moment o il
avait agi, il aurait pu la faire tournoyer et les
faucher tous comme un carr de mauvaises
herbes. Il lenroula, surveillant la foule des
adolescents trangement vtus. Son unique
cible. Il agit trop vite pour quon pt linter-
cepter, et avec trop de souplesse pour
468/771
sembler rapide. Il leva le bras et, tous les
muscles tendus, ignorant deux matraques
qui sabattaient sur ses paules avec un
grognement, il projeta la chane en avant
avec une puissance terrifiante ne de la rage
qui montait en lui. Les jeunes senfuirent en
sparpillant tandis que lacier meurtrier sab-
rait lair lendroit o ils staient tenus.
Pauvres cons, fit George, haletant sous
leffort. Pourquoi vous navez pas agi en
frres ? Personne ne peut devenir votre ami.
Vous vous croyez malins sans savoir
Il se tut et laissa lentement retomber la
chane. Il lenroula nouveau autour de son
bras, puis autour de ses phalanges. Le soleil
stait couch. Lombre envahissait les coins
et il devenait difficile de voir. George d-
tourna un gourdin avec sa chane puis, de sa
main libre, il parvint en saisir un autre.
Quelque chose fendit lair et rebondit contre
le mur. Probablement un couteau. Le chef de
la bande nallait pas tarder comprendre
469/771
que George en savait trop et ordonner
quon le tue. Le gosse tait logique, cruel, et
il conclurait que la vie dun tranger tait peu
de chose en comparaison des millions quil
esprait gagner en vendant les rponses de
linformaticien.
Carl Hodges, hurla George. Le chemin
est libre. Jai besoin daide. Informaticien
Carl Hodges, sortez. Sortez vite.
Le policier de la brigade anti-meute dans
lhlicoptre allait entendre son appel au
secours et arriver avec son appareil. Quant
aux adolescents, ils lentendraient seulement
crier le nom de Carl Hodges ne sachant tou-
jours pas si la police tait dans es parages.
Deux coups sourds retentirent sur la porte
de la cave. Avec un craquement, les gonds ar-
rachs, elle scrasa sur les marches. Un
homme tomba avec elle, se reut quatre
pattes, rampa par dessus et, toujours
quatre pattes, grimpa lescalier.
470/771
Parvenu en haut des marches, il se re-
dressa et regarda George. Il tait mince,
chauve, nerveux, un peu plus petit que la
moyenne, tout fait diffrent de George tant
par la carrure que par les traits du visage,
mais limpression de familiarit qui se d-
gageait deux tait saisissante. Les yeux de
George scrutaient ltrange visage.
George lui tendit une matraque quil avait
ramasse.
Protgez-moi par-derrire. Ils vont es-
sayer de vous prendre vivant, je crois, mais
pas moi.
Il pivota lentement, tous les sens aux
aguets. Tout tait calme. Les adolescents
taient cachs plus loin, surveillant les voies
que George pourrait emprunter pour tenter
de schapper.
George reporta son regard sur Carl
Hodges ; le petit informaticien ltudiait,
perplexe, les sourcils froncs. Il avait le
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sentiment de contempler son image dans un
miroir.
Salut, cest moi, fit George.
Salut, cest moi, fit lhomme. Vous tes
informaticien ? Quand je reprendrai mon
travail, est-ce que vous viendrez jouer aux
checs Urbains avec moi ? Vous pourriez
peut-tre obtenir un poste dans mon
dpartement.
Non, mon vieux. Nous sommes nous,
mais je ne joue pas aux checs Urbains. Je
ne suis pas comme vous.
Alors pourquoi
Carl Hodges se baissa pour esquiver un
gourdin qui rebondit sur le ciment. Alors
pourquoi ai-je cette impression que nous ne
formons quune seule et mme personne ?
avait-il eu lintention de demander.
Nous avons une certaine communion
dide, fit George. Mais je ne pense pas
comme vous. Je ne fais que sentir ce que
vous sentez.
472/771
Que Dieu vienne en aide tous ceux qui
prouvent ce que jprouve, rpliqua Carl
Hodges. Il y a des gosses qui sapprochent.
Tenez-les distance. Dos dos. Nous
avons juste besoin de gagner un peu de
temps.
George se dtourna nouveau de lui et
fouilla des yeux les coins sombres, prt re-
pousser lattaque.
A propos de ce que vous ressentez, fit-il.
Ce nest pas si moche que a. Je pourrai le
surmonter.
Je lai fait, dit Carl Hodges. Mais com-
ment ? Jai limpression je veux dire, javais
une raison, pour ressentir je me suis sol
et la bombe est entre par le ventilateur.
Comment ai-je pu surmonter a ?
Sa voix fut couverte par des grognements
et par le bruit des projectiles qui, dtourns,
les manquaient et heurtaient les murs et le
sol de ciment.
473/771
Ils restrent dos dos, vitant les briques,
les bouts de bois et des objets brillants qui,
lesprait George, ntaient pas des couteaux.
Ils vont nous tuer si a continue, dit Ge-
orge. Attention !
Un bton fendit lair et frappa George
loreille tandis quil lcartait avec son
gourdin. Les assaillants savancrent dans la
lumire ple, leurs ombres se profilant sur
les murs de pierre. Lun deux ramassa le
bton et le lana nouveau.
Ae, scria Carl Hodges. Baissez-
vous !
Ils saccroupirent. Un large filet les man-
qua de peu.
On se dbrouille bien tous les deux, fit
la voix sche de Carl Hodges. Il faudra quon
se retrouve et quon se batte contre une autre
bande. Daccord ? Ae, merde !
George reut un coup du plus grand de la
bande ; il russit saisir lextrmit du
gourdin et il tira, amenant son adversaire
474/771
lui. Il essaya de le faire tomber lorsquil
passa sa porte, mais il choua et se re-
tourna pour le voir trbucher sur un bton
que Carl avait tendu la hauteur de ses chev-
illes. Ladolescent tomba la tte la premire,
puis il roula sur lui-mme, hors datteinte.
Bien jou !
Frapp la tte et aux paules, George fut
contraint de surveiller ce qui se passait de
son ct. Lgrement tourdi, il pivota, em-
poignant son gourdin quil abattit des deux
mains ; il le sentit heurter deux masses con-
fuses. Il le leva nouveau et assomma un as-
saillant avec un grognement de satisfaction.
Dans un sourd grondement accompagn
dune violente rafale de vent, lhlicoptre
apparut au-dessus dun mur, volant trs bas
comme un rapace guettant sa proie, puis il
lcha un nuage de gaz sur groupe.
George inspira une profonde bouffe dair
pur avant que le nuage ne fut sur lui. Carl
Hodges, surpris, ouvrit la bouche et respira
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une goule de gaz avant de scrouler aussi
soudainement que sil avait t atteint par un
coup de massue.
Retenant son souffle, George lenjamba,
et, dans le brouillard, il aperut des silhou-
ettes encore debout qui se dplaaient. Qui
taient-elles ? Quatre-vingts secondes sans
respirer. Pas de problmes. Il pouvait tenir
deux minutes dhabitude. Il tenta de percer
les nuages blancs qui lentouraient. Il en-
tendait le bruit de lhlicoptre qui dcrivait
des cercles de plus en plus larges, pulvrisant
des nuages de gaz pour prendre au pige de
ses serres tous ceux qui avaient fui le centre
de laction.
Les formes se matrialisrent brusque-
ment ct de lui. Touch de plein fouet, Ge-
orge partit en arrire et atterrit sur le dos,
glissant sur le sol de ciment. Aprs un premi-
er hoquet de surprise, il se rappela quil ne
devait pas respirer puis, se relevant en si-
lence, il chargea.
476/771
La silhouette inconsciente de Carl Hodges
avait disparu. George vit quelque chose
bouger dans le brouillard blanc devant lui ; il
perut des bruits de pas raclant le sol de
bton, puis rsonnant sur du bois creux et il
se lana leur poursuite. Il dvala lescalier
de ciment, faillit tomber, marcha sur la porte
et pntra dans un couloir. Il distingua une
ombre devant lui et entendit se refermer la
porte dun placard. Retenant toujours sa res-
piration, ttonnant dans lobscurit, il saisit
la poigne, ouvrit la porte, vit une brche au
milieu dun mur branlant, sentit lodeur du
ciment mouill et de conduites souterraines,
puis il passa par-dessus une pile de vieux
balais pour bondir par louverture.
Il pouvait respirer maintenant. Il prit une
profonde bouffe dair. La lumire
aveuglante dune torche lblouit.
Jai un pistolet braqu sur toi, dclara,
toute proche, la voix brusque de ladolescent
blond. Tourne gauche et avance lentement.
477/771
Je pourrais te tuer sur place et personne ne
retrouverait jamais ton cadavre. Au moindre
geste suspect, je tire.
O est Carl Hodges ? demanda Ge-
orge en marchant les mains leves.
La lampe projetait devant lui son ombre
qui, gigantesque, stalait sur les murs
rapprochs.
On va tous se cacher sous terre. Ici,
gauche.
La voix tait trange.
En tournant, George jeta un coup dil
par-des-sus son paule et vit que ladolescent
trapu portait un masque gaz. Alors quil
sapprtait en demander la raison, des vo-
lutes blanches sengouffrrent par une cre-
vasse ouvrant sur le ciel au-dessus deux. Il
sen dgageait une odeur moite, lgrement
alcoolise.
Continue avancer , ordonna le gosse
avec un geste de son arme.
478/771
George prit gauche, sinterrogeant sur ce
qui arrivait quand on respirait ce brouillard.
Une journe bien remplie. Une nuit bien re-
mplie. Les gens frapps par les gaz anti-
meutes de la police ont souvent dclar
avoir prouv un sentiment symbolique
dacuit sensitive. Quelle tait la signification
de cette journe ? Pourquoi de tels
vnements survenaient-ils ?
Flottant dans des brumes blanches, Ge-
orge chappa son corps ; il survola la ville
et aperut une vaste entit spirituelle dune
logique froide et complexe qui menaait lag-
glomration et qui existait galement dans
son futur. George lui parla, se servant de
penses qui ne se formulaient pas en mots.
Ahmed utilise la vision du monde de sa
grand-mre, la gitane. Il croit que tu es le
Destin. Il croit que tu as des intentions et des
plans.
La crature clata de rire et pensa : Les
roues du temps nont pas de jeu. Pas de
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place entre les pignons pour le changement.
Le futur existe, logique et immuable. Pas de
place pour le changement dans la logique.
Quand tout sadditionne, tout se passe selon
le mme schma final. La ville est une nces-
sit. Le futur est construit. Les rouages nous
emportent vers lui. Je suis le Destin.
George lui objecta une trange pense :
Le pass peut changer. Donc tout ce qui vi-
ent du pass peut changer.
Il y eut un gmissement dans latmo-
sphre. La vaste entit qui planait,
menaante, au-dessus de la ville disparut,
dtruite, svanouissant dans le nant, in-
cre, jamais devenue ralit, comme la Sor-
cire de lOuest dans Le Magicien dOz
quand Dorothy verse un seau deau sur elle,
avec la mme plainte lancinante : Mais
toutes mes belles catastrophes, la logique, la
logique
Non, pas darithmtique, affirma Ge-
orge avec conviction. Si on peut voir lavenir,
480/771
on peut le changer. Si on ne peut pas voir le
pass, il peut changer de lui-mme et devenir
nimporte quoi. a ne sadditionne jamais
deux fois de la mme faon.
Toutes les visions cristallises de la ville
du futur se dsintgrrent et se fondirent
dans un brouillard blanc, un brouillard
crateur qui pourrait tre model volont
par la pense. George se tenait au centre de
la cration. Il rsistait. A nouveau, ils le ten-
taient, essayant de lentraner dans le jeu
bureaucratique des lois et de la servitude.
Non, fit-il. Je nentraverai personne
avec mes ides. Quils choisissent leur propre
pass !
Il revint lui allong sur le sol dune
petite pice troite ; ladolescent blond tait
assis sur un lit et braquait une arme sur lui.
Ils ont repris Carl Hodges, fit-il. Tu as
tout gch. Tu es peut-tre un flic, je ne sais
pas. Je devrais peut-tre te tuer.
481/771
Je viens de faire un rve extravagant,
dit George en soulevant lgrement la tte,
vitant de trop bouger pour ne pas risquer
dtre abattu. Jai rv que je parlais au
Destin de New York. Jai dit au Destin que le
futur pouvait changer nimporte quel mo-
ment, de mme que le pass. Au dbut tait
le milieu, je lui ai dit. Et le Destin sest mis
pleurer, sangloter et il a disparu. Plus de
Destin. Disparu.
Il y eut un long silence pendant lequel le
blond garda son pistolet point sur la tte de
George, le scrutant dans le prolongement du
canon. Le gosse essaya de prendre une ex-
pression coriace, mais la curiosit finit par
lemporter. Ctait avant tout un intellectuel,
bien que trs jeune, et la curiosit avait pour
lui plus de sens que lamour ou la haine.
Quest-ce que tu veux dire ? Que le
pass est variable ? Que tu peux le changer ?
Ce que je veux dire, cest que nous ne
savons pas ce qui est exactement arriv dans
482/771
le pass. De toute faon, il nest plus l. Il
nest plus rel. Nous pouvons par consquent
affirmer quil est arriv tout ce que nous
souhaitons quil soit arriv. Si un pass doit
amener des ennuis, on peut le changer sim-
plement en se taisant et tout rentrera dans
lordre. Par exemple, nous venons de nous
rencontrer, ici, cet instant prcis. Nous
venons juste de nous rencontrer. Rien
dautre nest arriv.
Oh ! Le gosse abaissa son arme,
rflchissant aux implications de ces paroles.
Ravi de te connatre. Je mappelle Larry.
Et moi George.
George sinstalla un peu plus confortable-
ment sur le plancher, vitant tout
mouvement brusque.
Ils eurent une longue discussion philo-
sophique pendant que Larry attendait que la
police ait fini de fouiller les environs et sen
aille. Larry reprit plusieurs fois son pistolet
pour le braquer sur George, mais dans
483/771
lensemble, ils parlrent et se racontrent des
histoires en refusant tout pass.
Larry seffora avec srieux de convaincre
George que le monde possdait trop de
techniciens.
Ils ne savent pas se comporter en tres
humains. Ils aiment lire des livres sur Tarz-
an, ou voir de vieux films en se prenant pour
Humphrey Bogart ou James Bond, mais ils
ont seulement le courage de lire et dtudier.
Cest comme a quils gagnent de largent,
fabriquent encore plus de gadgets et pro-
gramment les ordinateurs pour penser leur
place et supprimer tous les dfis et les con-
qutes de lexistence. Ils versent une pension
ceux qui veulent vivre dans les forts ou
faire du surf plutt que de rester enferms
pousser des boutons ; ils appellent les sur-
feurs et ceux qui vivent dans les les ou dans
les bois des Parias Libres et ils veillent
ce quils soient bien striliss et quils naient
pas denfants. Cest un gnocide. Ils sont en
484/771
train dexterminer les gens vritables. Les-
pce va se perptuer travers ces pousseurs
de boutons et elle oubliera ce quest la vie.
Ctait un beau discours. George tait mal
laise car les mots sonnaient justes et il
tait en outre persuad que personne ntait
assez intelligent pour rfuter les arguments
du jeune tueur. Il essaya quand mme.
Est-ce quun type qui voudrait vraiment
des enfants ne pourrait pas gagner suffisam-
ment dargent afin dobtenir un permis dac-
couplement pour lui et une opration pour sa
femme ?
Il ny a plus assez de travail. Il ne reste
plus que des boulots de pousseurs de
boutons et il faut vingt ans dtudes pour ap-
prendre appuyer sur le bon bouton. Ils ont
lintention de striliser tout le monde sauf les
polisseurs de boutons.
485/771
George ne trouva rien rpondre. Ctait
logique, mais sa propre exprience ne sint-
grait pas ce schma.
Moi, je ne suis pas strilis, Larry. Pour-
tant je suis un vritable crtin. Je nai jamais
t au-del du sixime chelon.
Quand est-ce que tes subventions dad-
olescent ont t coupes ?
Lanne dernire.
Plus de logement et de nourriture gra-
tuits. Et ta famille, ils taident ?
Je nai pas de famille. Je suis orphelin.
Jai beaucoup damis, mais ils ont tous en-
caiss leurs allocations et sont partis. Sauf
un. Il a trouv un boulot.
Tu nas pas encore demand la pension
pour jeune sans emploi ?
Non. Je voulais rester prs de la ville.
Je ne voulais pas tre expdi au loin. Je
croyais pouvoir trouver un travail.
486/771
Tu me fais rire, George. Il faut beauc-
oup de chance pour trouver du boulot.
Comment comptes-tu manger ?
Je donne parfois un coup de main aux
communes et ils me font partager leur repas.
Gnralement, on maime bien dans les com-
munes de Fraternit.
George changea de position et sassit sur
le plancher. Ctait presque un mensonge. Il
avait du travail maintenant, mais il ne tenait
pas parler de la Brigade de Secours car
Larry pourrait le considrer comme un flic et
le descendre.
Mais je ne tape personne, ajouta-t-il.
Combien de temps tu as dj tenu sans
manger ?
Je nai jamais trs faim. Je suis rest
une fois deux jours sans rien avaler. Je suis
en bonne sant.
Le gosse sinstalla jambes croises sur le
lit et clata de rire.
487/771
a, pour tre en bonne sant ! Tu es
couvert de muscles. De la tte aux pieds !
Alors tu essaies de combattre le systme de
lintrieur ! Il est justement fait pour se
dbarrasser des tas de muscles comme toi. Si
tu demandes lassistance publique, on te
strilise. Si tu touches ton allocation dem-
ploi, on te strilise. Si on te surprend men-
dier, on te strilise. Largent finit toujours
par avoir les types comme toi. Et tu ny
chapperas pas. Je parie que quand tu auras
faim tu penseras la bouteille de vin et
lnorme repas gratuit de la clinique de
strilisation. Et tu penseras que tu pourrais
gagner le million du sweepstake si lopra-
tion te fait avoir le bon numro de tatouage.
Cest pas vrai ?
George ne rpondit pas.
Tu ne le sais peut-tre pas, mais ton al-
location de sans emploi saccumule et la
moiti est mise de ct chacune des se-
maines o tu ne la rclames pas. a fait dj
488/771
presque un an que tu ne las pas touche,
cest a ? Quand la somme sera suffisam-
ment leve, tu iras demander ton argent et
tu les laisseras te striliser et texpdier dans
les petits bleds comme tous les autres.
Non, pas moi.
Et pourquoi donc ?
George, nouveau, garda le silence ; puis
quelques instants plus tard, il demanda :
Et toi, tu vas les laisser te striliser ?
Larry sesclaffa. Il avait un visage de
fouine avec de grandes oreilles.
Tu crois a ? Il y a un tas de faons pour
un type intelligent dchapper au systme.
Mes descendants seront l le jour o le soleil
dclinera et o nous quitterons la Terre la
recherche dune autre plante. Mes descend-
ants feront du surf dans lespace sur les
ondes lumineuses. Personne ne maura et
personne ne fera de mes enfants des pous-
seurs de bouton.
Trs bien, je vois.
489/771
George se leva et arpenta la petite
chambre, deux pas dun ct, deux pas de
lautre.
Pour qui travailles-tu, Larry ? Sur qui
pleures-tu ? Sur les gens qui se font acheter
pour ne pas assurer leur descendance ? Ils ne
sont pas comme toi, Larry. Est-ce quils ont
assez de cran pour mriter quon soccupe
deux ? Est-ce quils valent la peine que tu te
fasses laver le cerveau la suite dune d-
cision de justice ? Je crois que tu as raison en
ce qui concerne lhistoire. Je suis le genre de
type dont les techs cherchent se dbarrass-
er. Mais toi, dans le fond, tu es aussi un tech.
Alors pourquoi ne pas ladmettre et cesser de
provoquer des troubles ?
Arriv au fond de la pice, le dos tourn
Larry, George sarrta et contempla le mur,
les poings serrs.
Larry, est-ce que tu te rends compte de
ce que tu as fait ?
Je lai vu la tlvision, rpondit Larry.
490/771
Les gens que tu as tus taient rels, fit
George, le regard toujours fix sur le mur.
Cet aprs-midi, jai pratiqu la respiration
artificielle sur une fille. Elle saignait des
yeux. (Sa gorge se serra. Les muscles puis-
sants de ses bras saillirent et ses phalanges
blanchirent tandis quil faisait un violent ef-
fort pour se contrler.) Elle tait morte,
mont-ils dit. Moi, elle me semblait presque
normale, sauf ses yeux. Probablement parce
que je suis stupide.
Il se retourna. Au fond de ses yeux bril-
lants de larmes dansait une lueur de folie. Il
parcourut la pice du regard, cherchant une
arme.
Larry reprit son revolver et le pointa sur
George avant de descendre htivement du lit.
Ah, ah, on dirait que le pass est re-
devenu rel. Il est temps que je parte !
Tenant George en joue, il mit de grosses
lunettes noires et passa son masque gaz
491/771
autour de son cou en se servant de sa main
libre.
Ne bouge pas, George, si tu ne veux pas
que je te troue la cervelle. Tu es contre moi,
alors pour qui travailles-tu ? Certainement
pas pour des gens comme toi. Penses-y,
George.
Il recula vers la porte. George pivota
lentement, sans le quitter des yeux, les mains
cartes de son corps et prt bondir. Une
expression dtermine se lisait sur son
visage.
Larry fit quelques pas en arrire dans le
couloir plong dans lobscurit.
Ne me suis pas, George. Tu nas pas in-
trt le faire. Ce pistolet est muni din-
frarouges et peut tirer dans le noir ! Si tu
passes la tte par la porte, je serai peut-tre
juste ct pour y faire un joli petit trou.
Reste ici dix minutes et tiens-toi tranquille.
Cette arme est silencieuse. Si je te descends,
492/771
tu nauras pas la moindre mdaille titre
posthume. Personne ne le saura.
Larry disparut dans le couloir.
George tait toujours accroupi. Il secoua
la tte comme sil essayait de chasser un
voile qui tait tomb devant ses yeux.
Il entendit Larry buter contre quelque
chose dans le couloir. Il tait dj loin.
Moi, je le saurai , fit une voix venue du
plafond.
Ahmed se laissa glisser par un trou, ac-
croch par ses longs bras, puis il sauta, atter-
rissant avec le silence et la souplesse dun
chat. Il tait grand, sale, couvert de suie et de
toiles daraigne. Il sourit et ses dents
brillrent dans son visage noir.
Tu viens de rater une mdaille titre
posthume. Je croyais que tu allais tenter de
le tuer.
Il tripota le cadran de sa radio-poignet,
mit un couteur son oreille et parla dans le
micro :
493/771
Jen ai dbusqu un. Il se dirige vers
louest dans le couloir de la cave du centre. Il
porte un masque gaz, des lunettes. Il est
arm et dangereux. Cest un type important,
alors ne le ratez pas, les gars.
George sassit au bord de la couchette. Il
transpirait.
Je deviens vraiment fou, parfois. Jai pr-
esque essay de le tuer. Il avait probable-
ment raison. Probablement.
Ahmed ta son couteur.
Cest surtout toi que jcoutais, mon
vieux. Ton expos philosophique tait par-
ticulirement passionnant. Javais envie
dternuer. Comment as-tu fait pour te lan-
cer dans une discussion philosophique aprs
avoir t pass tabac la veille ? Tout fonc-
tionne lenvers.
Cest toi le cerveau de lquipe. Ahmed,
fit George lentement, acceptant davoir t
protg. Merci.
494/771
Il baissa les yeux sur ses mains, tour-
ment par une pense qui ne quittait pas son
esprit.
Comment se fait-il que tout ce qua dit le
gosse semblait logique ?
Ce ne ltait pas, rpondit Ahmed avec
impatience. Cest toi qui las rendu logique.
Mais Larry a dit que les techs se dbar-
rassaient de tous les non-techs.
Cest peut-tre vrai, mais ils ne tuent
personne. Les gosses, eux, ils tuent.
George croisa les mains. Il sentit ses
paumes moites de transpiration et il les es-
suya sur sa chemise.
Jai failli tuer ce gamin. Mais ce quil
disait semblait juste. Il parlait des choses
comme elles taient et comme elles vont de-
venir, comme le Destin.
Tuer est contraire la philosophie, dit
Ahmed. Tu es fatigu, George. Repose-toi.
Nous avons encore une longue journe
devant nous.
495/771
Ils entendirent une sirne de police, puis
de lointains coups de feu. Ahmed remit son
couteur.
Ils viennent dabattre quelquun avec
des lunettes. Les gaz taient inefficaces. Ils
ont d utiliser des hypo-balles. Probable-
ment Larry. Essayons de sortir d ici.
Ils lancrent une pile de couvertures dans
le couloir. Aucune raction. Ils quittrent la
chambre avec prcaution et longrent le
couloir obscur la recherche dune issue.
Ahmed, aprs quelques instants de si-
lence, dclara :
Ainsi, tu crois que Larry tait le doigt
capricieux du Destin sur la main ttonnante
du futur. Aucune puissance sur la Terre ne
peut sopposer la force dune ide lorsque
son heure est venue, a dit un jour quelquun.
Mais bon Dieu, quand je tcoutais l-haut
avec les araignes qui rampaient sur ma
peau, jai cru tentendre inventer une
496/771
nouvelle mtaphysique. Est-ce que tu ne
venais pas tout simplement dabolir le
Destin ?
Le couloir slargit ; George sentit un
courant dair frais et aperut une lueur par
un trou. Ils grimprent et arrivrent devant
une porte fracture.
Je ne sais pas, Ahmed, fit George dun
ton vague. Tu crois ?
Ils franchirent la porte, montrent un es-
calier de pierre et dbouchrent dans une
cour dserte au milieu des ruines. Tout tait
calme ici. Plus loin, la lisire de llot, les
hlicoptres de la police survolaient les rues.
Et comment ! rpondit Ahmed. Tu as
aboli le Destin. Je tai entendu.
George leva les yeux sur la lune. Elle tait
pleine et brillait sur toute la ville comme le
Destin malveillant de ses rves, mais ce
ntait que la lune, et la ville tait paisible.
Soudain, George bondit en lair, faisant
claquer ses talons.
497/771
Je lai fait ! Je lai fait ! scria-t-il. Eh,
vous entendez ! Je lai fait ! Jai aboli le
Destin !
Il se reut sur le sol et cessa de sauter,
haletant. La lueur rouge de lenseigne gigant-
esque quils ne pouvaient voir clignotait dans
le ciel de New York.
Flicitations, fit Ahmed, posant un in-
stant sa main sur lpaule de George. Puis-je
toffrir un tranquillisant ?
Non, mais tu peux minviter manger,
rpondit George. Et puis non, oublie a.
Judd ma donn de largent hier. Un steak,
une douche chaude, une chambre dhtel.
Fantastique ! Jai trouv du travail. (Il fit
brusquement demi-tour et sloigna.) A de-
main. Fantastique !
Grand et seul, fatigu, couvert de
poussire et de toiles daraigne, Ahmed le
regarda partir. Il se sentait trahi. O tait
tout le respect que George avait lhabitude de
lui tmoigner ? George, jadis, tait un petit
498/771
gamin grassouillet qui traitait Ahmed
comme son patron. Et maintenant il se
dressait comme un gant et sen allait sans
demander la permission.
Ahmed leva les yeux sur la lune
asymtrique.
Miroir, miroir sur le mur, qui est
lhomme le plus intelligent de tous ? Ne r-
pondez pas, gente dame. Ce lut une longue
journe et je suis fatigu.
Traduit par MICHEL LEDERER.
The Missing Man.
Katherine MacLean, 1971.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
499/771
NULLE PART CHEZ SOI
par Norman Spinrad
Au cours des annes soixante, de grands
espoirs et de grandes craintes ont t fonds
sur le dveloppement de drogues syn-
thtiques, tailles sur mesure. De lexpan-
sion de la conscience la toxicomanie, des
tranquillisants aux drogues dures, une
gamme presque continue sest constitue.
Dans un avenir qui a tout prouv, tout es-
say, o la conception de drogues est deven-
ue un art, quelle nouvelle exprience saurait
provoquer la grande secousse ?
Comment se sent-on
Lorsquon est seul ?
Nulle part chez soi
Comme un parfait
inconnu.
Comme une pierre qui
roule.
Bob DYLAN, Comme
une pierre qui roule
(Like a Rolling Stone).
M
AIS jai russi une fois tout remettre
dans la bote de Pandore, dit Richardson en
prenant un autre hit. Tu te souviens de Pan-
dore Deutchman, Will, non ? Au dparte-
ment de biochimie chacun finissait un jour
ou lautre par tout fourrer dans la bote de
Pandore. Je me souviens vaguement dune
soire o tu las fait toi-mme.
Quel comdien tu fais, Dave, dit Gold-
berg en crasant le mgot de son joint tout
501/771
en mettant un bouchon sur la fiole quil
venait de remplir au purgeur de lappareil.
a ne mtonnerait pas quun de ces jours, tu
mettes de la strychnine dans la marchandise.
a serait une belle rigolade, dailleurs.
Je te jure que je ny avais jamais pens,
mais ce nest peut-tre pas si bte. On verrait
des mecs sortir dici le sourire aux lvres, sat-
isfaction garantie. Je te jure que si on leur
disait exactement ce quil y a dedans, tu en
trouverais encore pour lacheter.
Cest pas drle, mon vieux, dit Gold-
berg en tendant la fiole Richardson, qui la
rangea prcautionneusement ct des
autres dans une bote en carton ondul. Ce
nest pas drle, parce que cest vrai.
Tu vas pas avoir une crise de morale,
non ? Attends, je tamne un peu de
mthaline, a te remettra les ides en place.
Elles sont parfaitement en place, jai
pris de lacide canabinolique, notre propre
invention.
502/771
De lacide canabinolique ? O tas
trouv a, dans une pharmacie ? a fait trois
ans quon ne se donne plus la peine den fab-
riquer, de ce machin.
Goldberg plaa une fiole vide sous le
purgeur et ouvrit le robinet. Je lai achet
dans la rue, pour mamuser. Les gosses en
fabriquent dans leur baignoire, mainten-
ant. Il hocha la tte. Tu te souviens du
mal quon a eu pour le synthtiser, au
dbut ?
La science progresse !
Dommage quon nait pas pu le brev-
eter, dit Goldberg en regardant le mince filet
de liquide vert couler dans la fiole. Avec les
droits quon aurait touchs, on aurait pu
prendre notre retraite.
Si la Mafia les encaissait pour nous.
a pourrait se faire.
Ouais, je devrais peut-tre men occu-
per, opina Richardson en prenant la fiole
pleine que lui tendait Goldberg. Mais il ne
503/771
faudrait pas tre trop gourmands. Quelque
dix pour cent prlevs la fabrication, pas
davantage. Il ne faut pas touffer lentreprise
prive !
Je parle srieusement, Dave. On aurait
d essayer de breveter le produit. Dautres le
font pour des psychdliques combins, tu
sais.
Dautres ? Pas des gens comme nous.
Des botes comme American Marijuana
& Psychedelics, Inc., oui. Elles peuvent payer
les avocats et graisser la patte ladministra-
tion. Elles ont les contacts quil faut. Pas
nous.
Goldberg ouvrit de nouveau le robinet.
En tout cas, il faudra bien six mois lin-
dustrie de la drogue pour dcouvrir com-
ment synthtiser cette nouvelle saloperie, et
dici l, jaurais tout juste rsolu le problme
de laltration dans le processus dextraction
du cocanol. Cela nous donne au moins un an
davance sur les rglos.
504/771
Tu sais ce que je pense, Will ? dit
Richardson en tapotant affectueusement la
bote contenant les fioles. Nous avons une
mission sacre, voil ce que je pense. Nous
sommes les serviteurs du processus de
lvolution. Chaque fois que nous sortons un
nouveau psychdlique, nous faisons pro-
gresser la conscience humaine. Nous crons
un produit, et en vivons un certain temps,
puis lindustrie de la drogue russit la syn-
thse de notre produit et en lance la produc-
tion grande chelle, et alors, il faut que
nous sortions une nouvelle drogue si nous
voulons continuer vivre avec un minimum
de style. Ntaient lindustrie et les lois sur la
drogue, nous pourrions devenir des plouto-
crates pourris de fric rien quen vendant la
mme vieille drogue pendant des annes. Les
choses tant ce quelles sont, nous faisons du
bien en participant lvolution de
lhomme.
505/771
Goldberg lui tendit une fiole pleine :
Lvolution de lhomme peut aller se faire
foutre, dit-il. Qua-t-elle jamais fait pour
nous ?
Comme vous le savez sans doute,
docteur Taller, nous avons quelques effets
secondaires imprvus avec
leucomorfamine , commena le gnral
Carlyle en bourrant sa Dunhill prfre dun
mlange aromatique grosse coupe. Taller
prit un paquet de Golds, en sortit un joint
quil alluma avec un briquet portant
linsigne, non de Psychedelics, Inc., mais de
lAir Force. Peut-tre le geste tait-il
dlibr, mais ce ntait pas certain.
Lon ne saurait parler deffets imprvus
propos dun psychdlique aussi nouveau
que leucomorfamine, gnral, dit Taller.
Aprs tout, le projet Marmotte est lui-mme
exprimental.
506/771
Carlyle alluma sa pipe et aspira une
bouffe de bonne fume cancrigne ; le
gnral estimait quun soldat devait avoir au
moins un vice mineur dangereux. Je vous
en prie, docteur, ne jouons pas sur les mots.
Leucomorfamine est cense aider nos
hommes dans les conditions claustrophobi-
ques de la base lunaire Marmotte ; elle nest
pas cense faire deux des pdales. Or, les
rapports que je reois indiquent quelle a ces
deux effets. LAir Force ne dsire pas quelle
ait ces deux effets la fois. Par consquent et
par dfinition, elle a des effets secondaires
indsirables. Et par consquent, il va falloir
rviser notre contrat.
Allons, allons, gnral, les drogues
psychdliques ne sont pas des uniformes,
on ne peut pas les tailler sur mesure. Vous
avez demand un produit susceptible de
combattre la claustrophobie sans affecter
lveil, la capacit dattention, le cycle du
sommeil ni linitiative. Pensez-vous que ce
507/771
soit facile ? Leucomorfamine produit de la
claustrophilie sans autre effet secondaire
quune augmentation de la pulsion sexuelle.
Je la considre comme un des petits miracles
de la science psychdlique.
Sans doute, Taller, mais vous compren-
drez srement que nous ne pouvons tolrer
un comportement homosexuel violent chez
nos hommes de la base lunaire.
Taller sourit, avec un brin de fatuit.
Mais vous ne pourriez pas davantage
tolrer un fort pourcentage de dpressions
dues la claustrophobie. Vous navez que
quatre solutions, gnral Carlyle : continuer
utiliser leucomorfamine et accepter un
certain niveau dincidents homosexuels ;
cesser lusage de leucomorfamine et ac-
cepter un niveau trs lev de dpressions
claustrophobiques ; annuler le projet Mar-
motte ; ou bien
Le gnral finit par comprendre quil avait
t soumis une campagne de promotion-
508/771
vente assez sophistique. Ou bien utiliser
une drogue qui liminerait leffet secondaire
de leucomorfamine Votre compagnie
aurait-elle mis au point un tel produit ?
Le docteur Taller lui lana un clin dil
complice. Psychedelics, Inc. a effective-
ment travaill sur un calmant sexuel, admit-
il sans se faire prier. Pas facile. Le problme
tant que, si lon diminue effectivement la
pulsion sexuelle, on risque de diminuer
galement les performances des centres
nerveux suprieurs, ce qui na gure dim-
portance dans des institutions pnitentiaires,
mais ne serait gure apprci dans le cas du
projet Marmotte. Lastuce consiste donner
un autre dbouch la pulsion sexuelle ex-
cdentaire. Nous parvnmes la conclusion
que la seule solution valable tait de la canal-
iser vers des tats de fugue mystique. En-
suite, laspect purement biochimique ne
prsenta pas de difficults. Le produit que
nous avons mis au point dpos sous
509/771
lappellation nadabrine approche du stade
de la production.
La pipe du gnral stait teinte, mais il
ne prit pas la peine de la rallumer. Il prfra
prendre 5 mg de lbmil, ce qui paraissait
plus adapt aux circonstances. Cette
nadabrine, dit-il avec une lenteur dlibre,
canalise la sexualit en excs vers quoi ?
Des tats de fugue ? De transe ? Nous ne
voulons pas dune drogue qui rendrait nos
hommes psychotiques !
Il ne saurait en tre question ! Quelque
trois cents microgrammes de nadabrine
produisent chez lhomme une exprience
mystique qui dure au maximum quatre
heures. Pendant ce temps, les hommes vous
seront certes de peu dutilit, mais leur
niveau de pulsion sexuelle restera trs bas
pendant une semaine environ. Trois cents
microgrammes pour chaque homme prenant
de leucomorfamine, disons tous les cinq
jours, pour calculer large.
510/771
Le gnral Carlyle ralluma sa pipe et
rflchit. Les choses semblaient sarranger.
a ne ma pas lair mal, finit-il par ad-
mettre. Mais quen est-il du contenu de ces
expriences mystiques ? Rien qui empch-
erait les hommes dtre fidles leur devoir,
jespre ?
Taller teignit son joint. Jai moi-mme
essay la nadabrine, dit-il. Aucun problme.
Comment tait-ce ?
Taller sourit de nouveau avec une satis-
faction bate. Cest ce quil y a de bien avec
la nadabrine, dit-il. Je ne me souviens de ri-
en ! On ne garde aucun souvenir de ce qui se
passe lorsque lon est sous leffet de la nadab-
rine. Une vritable fugue mentale. Comme
cela, on est certain que les expriences mys-
tiques nont aucun contenu indsirable,
nest-ce pas ? On peut en tout cas tre certain
quelles ninterfreront en rien avec lexcu-
tion des devoirs militaires.
511/771
Ce dont les hommes ne se souviennent
pas ne peut pas leur nuire, hein ? ronchonna
Carlyle en mordant le tuyau de sa pipe.
Vous disiez, mon gnral ?
Je disais que je vais donner un avis fa-
vorable pour un essai.
Assis lun ct de lautre, cte cte
dans un coin enfum, ils se jaugeaient mu-
tuellement du regard, tandis quautour deux
la foule qui emplissait la bote braillait et
tournoyait perdue dans une autre ralit.
Quest-ce que tas pris ? lui demanda-t-
il, tout en admirant sa chevelure noire, sans
raie, lisse comme une carapace de scarabe,
aurolant son ple visage dun casque
mtallique.
Peyotadrne, rpondit-elle de ses lvres
pareilles des ptales articuls, un pr-
cieux bijou. a fait trois heures que je plane.
Et toi, avec quoi tu trippes ?
512/771
Acide canabinolique. La distorsion de
ses traits, suite au mouvement de sa bouche,
formait une structure idographique quelle
russit dchiffrer comme la promesse
dune dcharge dnergie. Ils allaient peut-
tre y arriver.
a fait des mois que je nai pas essay ce
truc, dit-elle. Je me souviens mme plus
comment cest. Sa peau tait lumineuse,
comme claire de lintrieur, masque trans-
lucide de blanche porcelaine entourant la
flamme dune bougie. Elle tait une splen-
dide uvre dart, cration de dieux raffins
et blass.
Cest bon , rpondit-il, ses sourcils
formant une srie de courbes qui, intgres
lensemble form par le mouvement de ses
lvres contre ses dents, indiquait le dsir
manifeste dun don dnergie, afin de remplir
son vide elle. Oui, ils allaient le faire. Tu
me trouveras peut-tre vieux jeu, mais je
513/771
trouve lacide canabinolique drlement
chouette.
Tu penses que tu pourrais faire un sex-
trip, aprs ? demanda-t-elle. Les replis de
son oreille taient sculpts avec une pr-
cision exquise dans de livoire rose.
Oh, je crois, oui, dune faon assez
marrante , rpondit-il en avanant les
paules dans un geste doffrande. Elle vit
clairement quil recoupait harmonieusement
sa propre trajectoire spatio-temporelle.
Je veux dire, si tu as envie que je te
saute, je crois que jy arriverais.
Le fin duvet dor qui couvrait son visage
devint pareil un champ de bl ondoyant
dans la brise de t, lorsquelle rpondit :
Voil la chose la plus sense quon mait
dite depuis des heures.
Dans langle form par les courbes de ses
lvres, se refltait lumineusement la conver-
gence de toutes les nergies de lunivers vers
la structuration idale de leur rayonnement.
514/771
Une heure et demie avant son rendez-
vous avec le cardinal Rillo, le cardinal
McGavin prit un combi de peyotadrne-mes-
camil et 5 mg de metadrne. Il avait dcid
de traiter avec Rome un niveau mystique
plutt que politique, et il se sentait plus pro-
fondment chrtien lorsquil prenait ce
mlange. Et Dieu savait combien il tait diffi-
cile de se sentir profondment chrtien lor-
squon ngociait avec un reprsentant du
pape.
Le cardinal Rillo arriva ponctuellement
trois heures, alors que McGavin approchait
de son high mystique. La ponctualit du car-
dinal tait lgendaire. McGavin fut mu par
la tristesse de la situation : un prince de lg-
lise dont la principale influence sur les mes
de ses frres venait du fait quil tait esclave
de lhorloge ! Mais, prcisment parce que
lasctique vieillard, avec ses yeux dcolors
et ses lvres minces et exsangues, tait si peu
digne damour, le cardinal McGavin se
515/771
surprit laimer cause de sa misre exist-
entielle mme. Il pria en silence pour que
lui ou dfaut, quelquun dautre devi-
enne linstrument lu par lequel cette
crature dfavorise pourrait bnficier
dune certaine mesure de grce divine.
Le cardinal Rillo accepta ses congratula-
tions avec une politesse froide, mais ne re-
fusa toutefois pas un verre de bordeaux. Le
cardinal McGavin sabstint de lui offrir un
joint ; Rillo tait au premier rang de lopposi-
tion qui avait conduit le pape retarder,
depuis un nombre ridicule dannes, la pub-
lication de son encyclique sur la marijuana.
Le fait que le Saint-Pre et choisi un tel
missaire en la circonstance tait mauvais
signe.
Le cardinal Rillo savoura son vin en si-
lence ; le cardinal McGavin tait profond-
ment afflig en pensant la solitude de lme
de cet homme, incapable de rompre la solen-
nit de son rle pour raconter les derniers
516/771
potins du Vatican en buvant un verre de vin.
Lmissaire papal finit par sclaircir la
gorge comportement sec et archaque et
entra sans transition dans le vif du sujet :
Le Souverain Pontife ma demand de
vous faire part de son inquitude devant lad-
dition de psychdliques lhostie dans
larchidiocse de New York , dit-il, indi-
quant clairement par son ton quil et
prfr que le Saint-Pre let charg
dmettre une mise en garde moins
prudente. Mais si le pape avait appris
quelque chose en cette re schismatique,
ctait bien lart de la prudence surtout
dans ses relations avec la hirarchie amri-
caine, dont lallgeance Rome ntait
fonde sur rien de plus solide quune vague
nostalgie et une convenance symbolique. Le
pape avait t le dernier se convaincre de
sa propre faillibilit, mais les vnements de
ces dernires annes avaient fini par imposer
517/771
cette nouvelle subtilit concernant la Vrit
divine.
Je conois et respecte linquitude du
Saint-Pre, dit le cardinal McGavin, je pri-
erai pour que Dieu laide rsoudre ses
doutes.
Je nai pas parl de doutes ! rtorqua
schement Rillo, entrouvrant peine ses
lvres sches et dures comme des tenailles.
Comment pouvez-vous insinuer que le Saint-
Pre ait des doutes !
Lesprit du cardinal McGavin sleva au-
dessus de sa premire raction de colre
devant lobstination de cet homme, et essaya
dapaiser lme du cardinal Rillo : Je recon-
nais mon erreur, dit-il. Je vais prier pour que
les inquitudes du Saint-Pre sapaisent.
Mais le cardinal Rillo demeura implac-
able. Sur son visage, seule une membrane
dimpassibilit masquait la rage qui con-
tractait les muscles : Il vous serait facile
518/771
dapaiser les inquitudes du Saint-Pre en
supprimant le peyotacfrne de vos hosties !
Sont-ce les termes du Saint-Pre lui-
mme ? demanda le cardinal McGavin, bien
quil connt davance la rponse sa
question.
Ce sont les miens, cardinal McGavin,
dit Rillo, et vous feriez bien de leur accorder
foi. Il y va peut-tre du salut de votre me
immortelle.
Une intuition soudaine, semblable un
petit satori, traversa McGavin : Rillo tait
sincre. Pour lui, ladjonction dun produit
chimique lhostie ntait pas une question
de politique ecclsiastique, comme ctait
sans doute le cas pour le pape, mais de pro-
fonde conviction religieuse. Le cardinal Rillo
tait rellement inquiet pour le salut de son
me ; il tait de son devoir, en tant que car-
dinal et en tant que catholique, de considrer
le problme ce niveau. Aprs tout, la com-
munion psychdlique tait pour lui aussi
519/771
une question de profonde conviction reli-
gieuse. Le cardinal Rillo et lui-mme taient
spars par un abme thologique de propor-
tions existentielles.
Peut-tre y va-t-il galement du salut de
la vtre, cardinal Rillo, dit-il.
Je ne suis pas venu de Rome pour rece-
voir des conseils spirituels de la part dun
homme qui est au bord de lhrsie, cardinal
McGavin. Je suis venu vous transmettre un
avertissement solennel du Saint-Pre : il
nest pas exclu quune encyclique contre
votre position soit envoye aux vques. Est-
il besoin de vous rappeler que si vous
dsobissiez une telle encyclique, vous
risqueriez lexcommunication ?
Seriez-vous rellement fch si cela ar-
rivait ? rtorqua McGavin tout en se de-
mandant si cette menace exprimait relle-
ment les intentions papales, ou seulement un
dsir personnel de Rillo. Ou estimeriez-vous
520/771
simplement que lglise se serait dfendue
comme il convenait ?
Les deux, rpondit le cardinal Rillo
sans hsitation.
Votre rponse me plat , dit McGavin
en vidant le fond de son verre. Ctait une
bonne rponse, sincre sur les deux points.
Le cardinal Rillo tait inquiet et pour lglise
et pour lme de larchevque de New York,
et il tait hors de doute que, comme il con-
venait, il plaait lglise au premier plan. Sa
sincrit tait spirituellement rafrachis-
sante, bien quil ft dans lerreur la plus
totale. Mais voyez-vous, une partie de la
Grce inhrente la communion chimique-
ment amplifie sur une base scientifique-
ment saine est la certitude que personne, pas
mme le pape, ne peut en quoi que ce soit
vous couper de la communication avec Dieu.
Dans la communion psychdlique, on fait
lexprience directe de lamour divin. Il nest
521/771
pas plus loin quune hostie ; mme la foi
nest plus ncessaire.
Le cardinal Rillo se rembrunit : Vous
vous rendez compte, je suppose, quil est de
mon devoir de rapporter cela au Saint-Pre.
A qui suis-je en train de parler, cardinal
Rillo, vous ou au pape ?
Vous parlez lglise catholique, car-
dinal McGavin. Je suis un missaire du
Saint-Pre. McGavin ressentit une
soudaine culpabilit : la colre veille en
Rillo par la vivacit de sa rplique lavait
amen exprimer un mensonge, car la mis-
sion dont le pape lavait charg tait cer-
tainement plus limite quil ne le laissait en-
tendre. Le pape tait infiniment trop raliste
pour brandir la vaine menace de lexcommu-
nication contre un prince de lglise qui esti-
mait prcisment que son pouvoir dexcom-
munication tait dnu de signification.
De nouveau, une soudaine intuition illu-
mina la conscience du cardinal : aux yeux de
522/771
Rillo, et dune importante fraction de la
hirarchie de lglise, la menace dexcommu-
nication avait conserv toute sa signification.
Partager leur position sur la communion
chimique , ctait accepter la notion que le
pape avait le pouvoir de priver un homme de
la Grce divine. Au contraire, accepter le ca-
ractre sacr et la validit de la communion
psychdlique, ctait nier la validit de
lexcommunication.
Savez-vous, cardinal Rillo, je suis intim-
ement persuad que, si le pape mexcom-
muniait, cela ne nuirait en rien mon me.
Ce nest l quun blasphme gratuit !
Dsol, dit le cardinal McGavin avec
sincrit, je navais nullement lintention de
dire des choses gratuites ou blas-
phmatoires. Jessayais simplement dexpli-
quer que lexcommunication ne peut plus
gure avoir de signification, puisque Dieu a
jug bon, par le biais de la science
psychdlique, de nous accorder, au moins
523/771
dans une certaine mesure, une exprience
directe de Sa nature. Du plus profond de
mon cur, je crois que cela est vrai. Et du
plus profond du vtre, vous croyez que ce ne
lest pas.
Je crois que ce dont vous faites lexpri-
ence lors de votre communion psychdlique
nest rien dautre quun coup de matre de
Satan, cardinal McGavin. Le Malin est dune
infinie subtilit ; ne peut-il prendre le
masque du Bien ultime ? Ce nest pas sans
raison que lon appelle le Diable le prince des
menteurs. Je crois que, pensant sincrement
servir Dieu, vous servez Satan. Pouvez-vous
avoir la certitude que je me trompe ?
Pouvez-vous tre certain que je ne suis
pas dans le vrai ? Si cest le cas, vous tentez
dtouffer la volont du Seigneur, et vous
vous soustrayez volontairement Sa grce.
Nous ne pouvons avoir raison tous les
deux dit le cardinal Rillo.
524/771
La lumire aveuglante dune sombre intu-
ition mystique emplit de terreur lme du
cardinal McGavin, jetant une lumire
impitoyable sur ses relations existentielles
avec lglise et avec Dieu : ils ne pouvaient
avoir raison tous les deux, mais rien ne sop-
posait ce quils eussent tous les deux tort.
En dehors de Dieu et de Satan, il y avait le
vide.
Le docteur Braden adressa Johnny un
sourire empli de bienveillance et lui tendit
une sucette la mangue extraite du tiroir in-
frieur gauche de son bureau. Johnny prit la
sucette, ta prestement le papier, la fourra
dans sa bouche et, sinstallant confortable-
ment sur sa chaise, se mit la sucer
avidement, oublieux du reste de lunivers.
Ctait bon signe un pr-scolaire ragissant
normalement au traitement se fixe entire-
ment sur llment le plus intressant de son
525/771
environnement, et aime les saveurs in-
habituelles. Pendant les quatre premires
annes de sa vie, la sphre sensorielle dun
enfant doit shabituer accepter un spectre
de stimulations sensuelles aussi large que
possible.
Braden tourna son attention vers la mre
du petit garon, qui fumait nerveusement un
joint, perche sur le bord de sa chaise. Al-
lons, allons, madame Lindstrom, il ny a pas
de quoi sinquiter. Johnny rpond tout fait
normalement son traitement. Il ne peut fix-
er longtemps son attention, ce qui est normal
son ge ; son spectre sensuel excde lgre-
ment la norme ; son sommeil est profond et
dun rythme rgulier. Et, comme vous laviez
demand, nous lui avons donn un sens con-
stant de lamour universel.
Dans ce cas, docteur Braden, pourquoi
le mdecin scolaire a-t-il demand que lon
change son traitement de base ? Il a dit que
le traitement donnait la personnalit de
526/771
Johnny une structure ne convenant pas un
enfant dge scolaire.
Le docteur Braden tait contrari, mais il
le cachait soigneusement la jeune mre
nerveuse quil avait devant lui. Il connaissait
ce genre de gnralistes rats qui finissent
par devenir mdecins scolaires. De vieux im-
bciles dpasss par les vnements, qui nen
savaient pas davantage sur la pdiatrie
psychdlique que sur la chirurgie crni-
enne. En fait, ce quils savaient tait pire que
rien : un saupoudrage de vagues gnralits
et de btises pures et simples, qui suffisait
leur faire croire quils taient des spcial-
istes. Ce qui leur donnait le droit, apparem-
ment, deffrayer les mres des patients
dautres mdecins
Hum Vous aurez mal compris ce que
le mdecin scolaire voulait dire, madame
Lindstrom. Je lespre, du moins, car dans le
cas contraire, il se trompe. Voyez-vous, ma-
dame, la pdiatrie psychologique moderne
527/771
estime que la conscience de lenfant doit tre
fixe sur des centres dintrt changeant
selon les stades de son volution, afin quil
devienne un adulte sain et vivant au maxim-
um de ses capacits. Un enfant de lge de
Johnny se trouve un stade de transition.
Afin quil soit prt pour lcole, il me suffira
de modifier son traitement de faon aug-
menter sa facult dattention, de diminuer
un soupon son intensit sensorielle et
daugmenter son intrt pour les abstrac-
tions. Ainsi, il fera une bonne scolarit, ma-
dame Lindstrom. En fait, madame, ajouta-t-
il en fronant les sourcils avec une svrit
modre, vous auriez d mamener Johnny
pour un check-up avant quil ne commence
lcole.
Mme Lindstrom tirait nerveusement sur
son joint, tandis que Johnny continuait
sucer son bonbon avec ravissement. Voil,
docteur Javais un peu peur, en fait. Je sais
que cest ridicule, mais je craignais que, si
528/771
vous changiez le traitement conformment
ce que lcole dsirait, vous lui supprimiez le
paxum. Et je ne le voulais pas ; je pense quil
est plus important pour Johnny de continuer
sentir lamour universel que daugmenter
sa capacit dattention ou quelque chose de
ce genre-l. Vous nallez pas arrter le
paxum, nest-ce pas ?
Au contraire, madame Lindstrom. Je
vais lgrement augmenter la dose et lui
donner en plus 10 mg dorodalamine par
jour. Il se soumettra la ncessaire autorit
de ses professeurs dans un esprit de confi-
ance et damour, et non par peur.
Mme Lindstrom sourit, pour la premire
fois depuis le dbut de la consultation.
Alors, il ny a rellement pas de quoi sin-
quiter, docteur ? Elle tait radieuse de
bonheur et de soulagement.
Le docteur Braden lui rendit son sourire,
se chauffant au soleil de ce soudain afflux de
vibrations positives. Ctait l le meilleur
529/771
moment de la pratique pdiatrique : sentir la
sincre reconnaissance dune mre inquite
dont les craintes avaient t dissipes. Ctait
l la raison dtre de la mdecine ! Elle avait
confiance en lui. Elle remettait la conscience
de son enfant entre ses mains, certaine que
celles-ci nhsiteraient ni ne se tromperaient.
Il tait fier et reconnaissant dtre un pdi-
atre psychdlique. Cela lui permettait dac-
crotre le bonheur humain.
Oui, madame Lindstrom, tout ira bien,
vous verrez.
Dans son coin, Johnny Lindstrom suait
batement sa sucette, le visage transfigur
par une extase enfantine.
Par moments, le design psychdlique
donnait la nause Bill Watney, et ces mo-
ments de dgot profond devenaient de plus
en plus frquents. Il fut content de trouver
Spiegelman seul dans le salon du studio, car
530/771
Lennie tait bien le seul qui pt quelque
chose pour son me.
Jme dmande, dit-il, en avalant 15 mg
de lbmil avec une bonne rasade de bour-
bon, mais je pense srieusement laisser
tomber ce foutu mtier.
Lonard Spiegelman alluma une Gold
avec son briquet en or 14 carats (rien ntait
trop bon pour le meilleur dans la profes-
sion), sourit Watney et lui dit avec entrain :
Tu perds la tte, Bill.
Lgrement pench en avant dans son
fauteuil, Watney observait Spiegelman, le
meilleur crateur de Psychedelics, Inc. et son
an. Il lenviait, non seulement pour son tal-
ent, mais pour son attitude lgard de son
travail. Non seulement Lennie Spiegelman
croyait en ce quil faisait, mais il y prenait
plaisir. Watney aurait voulu tre sa place :
Spiegelman tait un homme heureux ; il
avait laura satisfaite de celui qui possde
rellement tout ce quil dsire.
531/771
Spiegelman tendit les bras dun geste en-
globant tout ce qui lentourait, comme si
ctait sa proprit personnelle. Nous
sommes les artistes les plus choys de
lunivers, dit-il. Nous sortons deux ou trois
designs psychdliques valables chaque an-
ne, et cela nous permet de vivre comme des
rois. Sans compter que nous pratiquons la
forme dart la plus accomplie de tous les
temps ; nous crons des ralits. Nous avons
une chance folle ! Avec le talent que tu as,
abandonner le design de drogues ?
Watney eut du mal trouver ses mots, ce
qui tait ridicule pour un homme dont le
mtier consistait dcrire de nouvelles pos-
sibilits de la conscience humaine dune
faon suffisamment prcise pour que les
biochimistes puissent mettre au point des
psychdliques crant, un nouveau style de
ralit. Ctait humiliant den arriver l, en
prsence de ce Lennie quil enviait et ad-
mirait la fois. Je passe par des moments
532/771
pnibles ces derniers temps, finit-il par dire.
De profonds clairs de conscience qui tra-
versent tous les styles de conscience que jes-
saie, et qui me disent que je devrais avoir
honte de ce que je fais, que cela devrait me
dgoter.
Oho ! pensa Spiegelman, le petit com-
mence avoir le cafard du styliste. Il patauge
dans le syndrome du nulle part chez soi
et simagine que cest la fin du monde. Je
sais ce qui te chiffonne, Bill, dit-il. On passe
tous par l, un moment ou un autre. Tu
penses que concevoir des styles
psychdliques mne au solipsisme, exact ?
Tu estimes quil est moralement condam-
nable de concevoir de nouveaux styles de
conscience lintention dautrui, que nous
jouons au bon Dieu, que modifier la con-
science des gens dune faon que nous seuls
comprenons pleinement est une chose que
de simples mortels nont pas le droit de
533/771
faire lorgueil puni par les Dieux. Je me
trompe ?
Watney fut pris dune soudaine admira-
tion pour Spiegelman lassurance de ce
dernier ntait donc pas fonde sur lignor-
ance de la signification existentielle de la
situation. Cela ranima son espoir.
Comment fais-tu pour continuer aimer le
design psychdlique comme tu le fais, bien
que tu comprennes tout cela ?
Parce que tout cela nest quun tas
de conneries, voil pourquoi ! coute, mon
vieux, nous sommes des artistes, et qui plus
est, des artistes commerciaux. Nous con-
cevons des psychdliques, des styles de
ralit nous ne disons pas aux gens ce
quils doivent penser. Sils aiment les ralits
que nous crons pour eux, ils achtent les
drogues, et sils naiment pas notre art, ils ne
les achtent pas. Les gens ne vont pas achet-
er des aliments qui ont mauvais got, ni
couter de la musique qui leur fait mal aux
534/771
oreilles, et pas davantage des drogues qui les
projettent dans des ralits moches. De toute
faon quelquun va concevoir des styles de
conscience pour lhumanit ; si ce nest pas
nous, ce seront des politiciens assoiffs de
pouvoir.
Mais en quoi valons-nous mieux
queux ? demanda Watney. Pourquoi
aurions-nous plus queux le droit de jouer
avec la conscience de la race humaine ?
Le petit est dur la comprenette, se dit
Spiegelman. Il sourit nanmoins, se souven-
ant qu lge de Watney, il stait trouv pris
dans le mme trip stupide. Parce que nous
sommes des artistes, et pas eux, dit-il. Notre
but nest pas de contrler les gens. Ce qui
nous fait jouir, cest de crer de la beaut
partir du vide. Ce que nous cherchons faire,
cest denrichir la vie des hommes. Nous
crons de nouveaux styles de conscience qui,
nous le pensons du moins, amliorent la
ralit, mais nous nobligeons pas les gens
535/771
les adopter. Nous mettons notre marchand-
ise la disposition du public, cest tout le
bien et le mal nont rien voir l-dedans.
Quelque chose nous pousse pratiquer cet
art. Le bien et le mal sont des concepts arbit-
raires qui varient selon le style de con-
science Quest-ce qui te permet de dire que
le design psychdlique est bien ou mal ? Le
seul critre applicable est dordre es-
thtique : lart que nous produisons est-il
bon ou mauvais ?
Peut-tre, mais cela ne varie-t-il pas
aussi selon le style de conscience ? Qui peut
juger dans labsolu si notre production est
artistiquement agrable ou non ?
Sacr nom, Bill, je peux en juger, non ?
Je sais parfaitement quand une srie de sp-
cifications psychdliques constitue ou non
une uvre dart russie. Elle me plat ou pas,
voil tout.
Watney finit par comprendre que ctait
prcisment cela qui le chiffonnait : le
536/771
styliste psychdlique modifiait sa propre
ralit grce un vaste spectre de drogues,
puis concevait des psychdliques destins
modifier la ralit des autres. A quelle
certitude pouvait-il saccrocher, dans ces
circonstances ?
Lennie, dit-il, ne comprends-tu donc
pas que nous navons pas la moindre ide de
ce que nous faisons ? Nous entranons la race
humaine dans une volution dont nous ig-
norons o elle mne ! Nous avanons dans le
noir !
Spiegelman aspira une profonde bouffe
de son joint. Le petit commenait lnerver
avec ses rcriminations. Watney ne voulait
rien de bizarre, non rien de plus quune
certitude ! Tu voudrais sans doute que je te
dise quil existe un moyen de savoir si un
style est bien ou mal dans un con-
texte volutionnaire absolu ? Dsol, Bill,
mais il nexiste rien dautre que nous et le
vide, et ce que nous arrivons en tirer. Nous
537/771
sommes nos propres crations : nos ralits
sont nos propres uvres dart. En dehors de
nous, il ny a rien, ici.
Watney passait justement par une de ses
priodes dangoisse et se rendit compte que
les mots de Spiegelman en dcrivaient ex-
actement la nature. Mais cest prcisment
ce qui me torture ! sexclama-t-il. O donc se
trouve notre ralit fondamentale ?
Il ny a pas de ralit fondamentale. Je
croyais quon apprenait a ds la maternelle,
de nos jours.
Alors, ltat fondamental, ltat de
base ? Notre ralit telle quelle tait avant
lexistence du design psychdlique ? Le style
de conscience qui sest form naturellement
au fil des millnaires ? Ctait a, la ralit de
base, et nous lavons perdue !
Tu parles que ctait a ! dit Spiegel-
man. Notre conscience pr-psychdlique
voluait au hasard, sans le contrle de les-
prit. En quoi cette ralit serait-elle
538/771
suprieure une autre ? Parce quelle tait l
au dpart ? Nous avanons peut-tre
laveuglette, mais lvolution naturelle tait
bien pire ctait un processus imbcile avec
pas un soupon de conscience derrire !
Le pire, cest qutas raison, Lennie !
sexclama Watney avec angoisse. Raison de A
Z ! Mais pourquoi cela te rend-il si joyeux,
alors que a me donne la nause ? Je
voudrais bien me sentir comme toi, mais je
ne peux pas !
Bien sr, que tu peux, Bill , dit
Spiegelman. Il se souvenait dans labstrait
que, des annes plus tt, il stait senti
comme Watney, mais pour lui, cela navait
plus de ralit existentielle. Que pourrait-on
dsirer de plus quun univers dirig par le
hasard, o rien nest prvu et qui est tout ce
quon est capable den faire, et rien de plus ?
Qui ne prfrerait un style de conscience
cr par un artiste un autre rsultant dune
539/771
suite de stupides accidents dans le processus
de lvolution ?
Il parle avec une telle assurance, une telle
certitude, pensait Watney. Ciel ! que jaim-
erais quil ait raison ! Comme jaimerais faire
face ce vide, cette absence de toute certi-
tude, avec le courage dun Lennie Spiegel-
man ! Cela faisait quinze ans que ce dernier
tait dans la profession ; peut-tre avait-il
rellement trouv toutes les rponses.
Jaimerais pouvoir le croire , dit
Watney.
Spiegelman sourit, se rappelant quel fat
stupide et solennel il avait lui-mme t dix
ans auparavant Il y a dix ans, je me sen-
tais exactement comme toi en ce moment,
dit-il. Mais je me suis repris en mains, et me
voil, parfaitement heureux de ce que je suis
et de ce que je fais.
Mais comment fais-tu, Lennie, pour
lamour du Ciel, comment fais-tu ?
540/771
50 mcg de mthaline, 40 mg de lbmil
et 20 mg de peyotadrne quotidiennement,
dit Spiegelman. Cela a fait de moi un homme
nouveau, et cela en fera un de toi aussi.
Comment a va, mon vieux ? demanda
Kip en tant le joint de sa bouche et en fixant
Jonesy dans les yeux. Jonesy avait vraiment
lair bizarre ple, dlirant, peut-tre
vraiment un peu dingue. Kip ne regrettait
plus que Jonesy nait pas essay de le con-
vaincre de tripper avec lui.
Oooh, fit Jonesy dune voix rauque, pas
trs bien. Je me sens bizarre, vraiment
bizarre, cest pas trs chouette
Le soleil tait haut dans un ciel bleu sans
un nuage, fontaine dore emplissant ltre de
Kip dune nergie radieuse. Lcorce et le
bois de larbre auquel ils taient adosss
taient une ralit organique reliant la peau
de son dos aux entrailles de la terre dans un
541/771
circuit ininterrompu dlectricit protoplas-
mique. Il tait une fleur de la plante, pro-
fondment enracine dans le riche terreau,
se dlectant du nectar cosmique de la lu-
mire solaire.
Mais une sorte de terrible tourbillon gris
se devinait dans le regard de Jonesy. Jonesy
avait vraiment une sale mine. Il flottait
coup sr aux abords de labme.
Je me sens pas bien du tout, dit Jonesy.
Dis, tu sais, le sol est couvert dun tas de
trucs durs et morts, et lherbe grouille din-
sectes inconscients, et le soleil est chaud, je
te dis, comme si jallais brler
Allons, mon vieux, du calme, ne
dcroche pas. Tu flippes, voil tout ! lui dit
Kip avec une supriorit imbcile. Cest quil
ne comprenait absolument pas quel point
ce trip tait dur, ni ce que ctait que dtre
nu et sans protection. Comme si on tait
coup de lnergie de lunivers fragile
structure matrielle, boue protoplasmique,
542/771
isole dans un vide nergtique, nexistant
quen relation ce vide absolu de lhorrible
matire inconsciente.
Tu ne comprends pas, Kip, dit-il. Cest
la ralit telle quelle est rellement et cest
horrible, je te dis, une norme et laide ma-
chine faite dun tas dautres machines, et toi
aussi tes une machine, je suis une machine.
Tout a, cest comme un mcanisme dhorlo-
gerie, rien que de la mcanique. Nous
sommes des tas de matire morte anims par
un mcanisme, maintenus en vie par des
processus chimiques et lectriques.
La lumire dore du soleil imprgnait la
peau de Kip, faisait du centre de son tre un
phnix stellaire en miniature. Le vent
passant travers les herbes disposes par le
hasard faisait lamour avec la plante de ses
pieds. Quelles conneries racontait-il sur un
mcanisme ? Jonesy tait sans doute atteint
dun doux dlire. Il fallait tre dingue pour se
mettre dans une ralit aussi moche
543/771
Tu fais un mauvais trip, Jonesy. Calme-
toi. Tu ne vois pas lunivers comme il est
rellement, en admettant que a veuille dire
quelque chose. La ralit est toute entire
dans ta tte. Tu dcroches de rien du tout.
Cest a, cest exactement a. Je
dcroche de rien du tout. Comme un zro.
Comme rien. Comme le vide. En ralit, nous
en sommes au nant.
Comment expliquer ? Comment expliquer
que la ralit ntait rien dautre quun vide
immense stendant linfini dans lespace et
le temps ? Par-ci, par-l, ce nant parfait
tait contamin par de petites quantits de
matire morte. Par une complexe srie din-
cidents fortuits, une parcelle de cette matire
avait contamin cette mort universelle avec
des traces de vie, de boue protoplasmique, de
mcanisme biochimique. Et ce mcanisme
tait parfois devenu complexe au point den-
gendrer la pense, la conscience. Ctait l
tout ce qui existait, tout ce qui existerait
544/771
jamais dans lespace et le temps. Des mcan-
ismes dhorlogerie spuisant rapidement
pour retourner au vide froid et noir. Tout ce
qui ntait pas dj matire morte devait tt
ou tard se terminer ainsi.
Cest comme a que cest rellement, dit
Jonesy.
Jadis, les gens flippaient tout le temps
comme a. Cest ainsi, et nous ne pouvons ri-
en faire pour y changer quoi que ce soit.
Moi, je peux changer a, dit Kip en
sortant une bote pilules de sa poche. Il suf-
fit de le vouloir. Dis-moi quand tu en auras
assez et je te sortirai de l. Lbmil,
peyotadrne, mescamil, tu nas qu choisir.
Mais tu comprends pas, mon vieux,
cest rel. Cest a, mon trip : a fait douze
heures que je nai absolument rien pris. Cest
ltat naturel, la ralit toute nue, et je te dis
que cest horrible, tu mentends ? Cest
moche. Seigneur, pourquoi est-ce que je suis
545/771
all me fourrer l-dedans ? Je ne veux pas
voir lunivers de cette faon, a sert rien !
Kip commenait tre de mauvais poil.
Jonesy lui donnait le cafard. Quavait-il be-
soin de choisir une aussi belle journe pour
sembarquer dans ce stupide trip rien ?
Alors, prends quelque chose , dit-il en
lui tendant la bote pilules.
Dune main tremblante, Jonesy prit une
capsule de peyotadrne et un comprim de
15 mg de lbmil, quil avala avidement sec.
Comment les gens pouvaient-ils vivre av-
ant les psychdliques ? dit-il. Comment
faisaient-ils pour supporter a ?
Qui sait ? dit Kip, fermant les yeux face
au soleil, laissant sa conscience semplir de
lunivers de lumire orange dlimit par ses
paupires. Ils avaient peut-tre trouv un
moyen pour ne pas y penser.
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
No Direction Home.
546/771
Michael Moorcock, 1971.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
547/771
LE TEST
par Richard Matheson
La tentation dune socit surpeuple
en quelque sorte assige par elle-mme ,
certains diront : la solution logique, cest de
supprimer les bouches inutiles. Mais les
gens manifestent une curieuse tendance
dsirer durer un peu plus longtemps, mme
si leur vie, du point de vue rationnel dun
observateur extrieur, ne leur donne plus
grande satisfaction. Ils senttent survivre.
Heureusement, ladministration veille, qui
dfinit des critres rigoureux et les fait
respecter avec une misricordieuse
impartialit.
L
A veille du test, Leslie aida son pre
tudier dans la salle manger. En haut, Jim
et Tommy dormaient dj, tandis que, dans
le living-room, Terry cousait, le visage im-
passible, enfonant et tirant laiguille dun
mouvement vif et cadenc.
Tom Parker tait assis le buste droit sur sa
chaise, ses mains dcharnes aux veines sail-
lantes jointes sur la table, ses yeux bleu ple
rivs sur les lvres de son fils comme si cela
et d lui permettre de mieux comprendre.
Il avait quatre-vingts ans et en tait son
quatrime test.
Voyons, dit Leslie, jetant un coup dil
sur le modle de test que le docteur Trask
leur avait procur. Rpte les sries de
nombres suivantes.
549/771
Sries de nombres , murmura Tom,
cherchant assimiler les mots mesure quil
les entendait prononcer. Mais les mots ne se
laissaient plus assimiler rapidement ; ils
semblaient sattarder sur les tissus de son
cerveau, tels des insectes sur un carnivore in-
dolent. Il les rpta mentalement : srie de
srie de nombres. L, a y tait. Il regarda
son fils et attendit.
Alors ? dit-il avec impatience aprs un
moment de silence.
Papa, je tai dj donn la premire, lui
dit Leslie.
Euh Son pre fit un effort pour
trouver les mots propres. Veux-tu me dire
la la Sois assez gentil pour
Leslie soupira avec lassitude. Huit, cinq,
onze, six , dit-il.
Les lvres dessches remurent ; le
cerveau de Tom se mit fonctionner comme
une mcanique rouille.
550/771
Huit cinq Ses paupires se fer-
mrent et se rouvrirent lentement sur ses
yeux ples. Onze-six , finit-il dune seule
haleine avant de se redresser avec fiert.
Oui, cest bien, pensa-t-il trs bien. De-
main, on ne le possderait pas comme a ; il
chapperait leur loi criminelle. Il serra les
lvres et pressa fermement ses mains lune
contre lautre sur le dessus de table blanc.
Comment ? demanda-t-il, ramenant ses
yeux sur Leslie qui avait repris la parole. Plus
fort, dit-il dun ton irrit. Parle plus fort.
Je viens de te donner une autre srie,
dit Leslie avec calme. Tiens, je la relis.
Tom se pencha lgrement en avant, lor-
eille tendue.
Neuf, deux, dix-huit, sept, trois , dit
Leslie.
Tom sclaircit la gorge avec effort. Parle
plus lentement , dit-il son fils. Il navait
pas bien compris cette fois-ci. Comment
pouvait-on penser que quelquun retienne
551/771
une suite de nombres dune longueur si
ridicule ?
Comment, comment ? demanda-t-il en
colre tandis que Leslie relisait les nombres.
Papa, lexaminateur lira les questions
plus vite que moi en ce moment. Tu
Je le sais parfaitement, coupa Tom dun
ton cassant. Parfaitement. Permets-moi de te
rappeler cependant que tu ne me fais pas
passer un test. Tu me fais tudier ; cest une
rvision. Une rvision, un point cest tout.
Cest stupide de me bousculer ainsi. Stupide.
Il faut que je prpare ce ce test , acheva-t-
il, irrit contre son fils et nerv de voir fuir
devant lui les mots quil cherchait.
Leslie haussa les paules et reporta son
regard sur le test.
Neuf, deux, dix-huit, sept, trois, lut-il
lentement.
Neuf, deux, huit, sept
Dix-huit, sept, Papa.
Cest ce que jai dit.
552/771
Tu as dit huit, Papa.
Crois-tu par hasard que je ne sais plus
ce que je dis ?
Leslie ferma les yeux un moment.
Cest bon, Papa, fit-il.
Alors, est-ce que tu les relis, oui ou
non ? questionna Tom avec aigreur.
Leslie relut les nombres, puis, tout en
coutant son pre les rpter non sans mal, il
tourna la tte vers le living-room.
Terry tait assise, les traits figs, et con-
tinuait de coudre. Elle avait teint le poste de
radio et Leslie savait que, de l-bas, elle
pouvait entendre le vieillard noncer avec
hsitation les suites de nombres.
Daccord, sentendit-il penser comme sil
parlait sa femme. Daccord, je sais quil est
vieux et quil nest plus bon rien. Mais est-
ce que tu veux que je le lui dise en face et que
je lui plonge ainsi un poignard dans la
poitrine ? Tu sais comme moi quil chouera
son test. Pardonne-moi au moins cette
553/771
brve hypocrisie. Demain, la sentence sera
prononce. Ne me demande pas de la pro-
noncer ce soir et de briser le cur du pauvre
vieux.
Cest bien a, je crois , entendit-il son
pre dire dune voix digne. Il fixa de nouveau
les yeux sur le visage maigre, sillonn de
rides.
Oui, cest a , sempressa-t-il
dapprouver.
Il eut limpression davoir commis une
trahison en voyant un lger sourire trembler
sur les lvres de son pre. Cest de labus de
confiance, pensa-t-il.
Passons autre chose , dit son pre.
Leslie regarda vivement sa feuille. Quest-
ce que je pourrais lui demander de facile ?
sinterrogea-t-il, se mprisant secrtement
de nourrir une telle pense.
Allons, dpchons-nous, Leslie, dit son
pre dune voix contenue. Nous navons pas
de temps perdre.
554/771
Tom regarda son fils feuilleter ses papiers
et serra les poings. Demain, sa vie serait en
jeu et son fils se contentait de compulser dis-
traitement le test comme si rien dimportant
nallait se passer dici vingt-quatre heures.
Allons, allons , dit-il dun ton bourru.
Leslie prit un crayon auquel tait attache
une ficelle, traa un cercle dun peu plus dun
centimtre de diamtre sur une feuille de
papier blanc et tendit le crayon son pre.
Tu dois tenir la pointe du crayon
suspendue au-dessus du cercle pendant trois
minutes , dit-il avec la crainte soudaine
davoir choisi justement lpreuve quil aurait
d viter. Il avait vu les mains de son pre
trembler en mangeant ou tripoter gauche-
ment les boutons et les fermetures mtal-
liques de ses vtements.
Avalant sa salive nerveusement, Leslie
tira son chronomtre, le fit dmarrer et fit un
signe de tte son pre.
555/771
Tom prit une longue inspiration, se pen-
cha sur le papier et seffora de maintenir au-
dessus du cercle le crayon qui oscillait
doucement. Leslie le vit prendre appui sur
son coude, ce qui ne lui serait pas permis lors
du test, mais il sabstint de lui en faire la
remarque.
Il restait immobile, sans quitter son pre
des yeux. Le visage du vieillard perdait le peu
de couleurs quil avait eues jusque-l et
Leslie distinguait nettement sous la peau de
ses joues les minuscules lignes rouges des
vaisseaux sanguins clats. Il regarda la peau
dessche, parchemine, jauntre et seme
de taches brunes. Quatre-vingts ans, pensa-
t-il Quel effet cela fait-il davoir quatre-
vingts ans ?
Il tourna une nouvelle fois la tte en direc-
tion de Terry. Celle-ci leva les yeux et leurs
regards se croisrent, mais ni lun ni lautre
ne sourit ni ne fit aucun signe. Terry se remit
coudre.
556/771
Je crois que a fait trois minutes , dit le
vieux Tom dune voix tendue.
Leslie consulta son chronomtre.
Une minute et demie, Papa, dit-il, se de-
mandant sil avait bien fait de mentir une
fois de plus.
Eh bien, garde les yeux sur ta montre
alors, dit son pre dun ton troubl, tandis
que son crayon passait nettement en dehors
du cercle. Cest un test, nest-ce pas ? Et non
un un un amusement. :
Leslie regardait sans ciller la pointe in-
stable du crayon. Il se rendait parfaitement
compte de la vanit de cette comdie et
songeait avec amertume quaucun effort de
leur part ne pourrait sauver la vie de son
pre.
Encore heureux, se disait-il, que les exam-
inateurs ne fussent pas les fils et les filles qui
avaient vot la loi. Ainsi, il naurait pas ap-
pliquer le timbre en lettres noires
557/771
INAPTE sur le dossier de son pre et, par
l, prononcer sa condamnation.
Le crayon franchit de nouveau la limite du
cercle pour revenir lintrieur lorsque Tom
eut dplac imperceptiblement son bras sur
la table, geste qui lui vaudrait une disquali-
fication immdiate dans cette preuve.
Cette montre ne marche pas ! dit Tom,
clatant soudain de fureur.
Leslie retint son souffle et regarda sa
montre. Deux minutes et demie.
Trois minutes , annona-t-il, appuyant
sur le bouton darrt.
Tom reposa bruyamment le crayon sur la
table.
Voil ! dit-il avec irritation. preuve
stupide en tout cas. Une note de tristesse
passa dans sa voix. a ne prouve rien. Pas
la moindre chose.
Tu veux rsoudre des questions dar-
gent, Papa ?
558/771
Est-ce que ce sont les questions
suivantes du test ? demanda Tom, jetant un
coup dil souponneux sur le papier pour
sen assurer par lui-mme.
Oui, mentit Leslie qui savait que la vue
de son pre tait trs faible, bien que le vieil-
lard se ft toujours refus admettre quil
avait besoin de verres. Oh ! attends une
seconde, il y en a une avant celles-l, ajouta-
t-il, pensant quelle serait plus facile pour
son pre. On vous demande de lire lheure.
Question idiote, marmonna Tom.
Quest-ce quils
Il tendit la main au-dessus de la table
dun air courrouc, se saisit de la montre et
en observa le cadran.
Dix heures quinze , fit-il avec ddain.
Avant davoir eu le temps de rflchir,
Leslie stait cri : Mais non ! Il est onze
heures quinze, Papa !
Cette rvlation fit son pre leffet dune
gifle.
559/771
Quand il se ressaisit, il prit de nouveau la
montre et la regarda, les lvres agites dun
fin tremblement. Leslie eut lhorrible pres-
sentiment que le vieux allait soutenir quil
tait rellement dix heures quinze.
Eh bien, cest ce que je voulais dire, fit
Tom avec brusquerie. Ma langue a fourch.
videmment quil est onze heures un quart,
le premier imbcile venu peut le constater.
Onze heures quinze. Cette montre ne vaut ri-
en. Chiffres trop rapprochs. Bonne jeter.
Tiens
Tom plongea la main dans la poche de son
gilet et en tira sa propre montre en or. a,
cest une montre, dit-il avec fiert. Elle
donne lheure exacte depuis soixante ans !
Voil ce que jappelle une montre. Pas
comme celle-l.
Il lana le chronomtre de Leslie sur la
table dun air ddaigneux. Le chronomtre se
retourna en tombant et le verre se cassa.
560/771
Regarde-moi a, dit vivement Tom pour
couvrir sa confusion. Une montre qui ne
peut mme pas supporter
Il vita le regard de Leslie en reportant le
sien sur sa propre montre. Ses lvres se con-
tractrent quand il ouvrit le botier pour ex-
aminer la photographie de Mary. Mary
trente ans, avec son visage anglique et ses
boucles dores.
Dieu merci ! pensa-t-il, elle navait pas
subir ces tests. Cette chose au moins lui tait
pargne. Tom naurait jamais cru quil
pourrait en arriver considrer un jour
comme heureuse la mort accidentelle de
Mary cinquante-sept ans, mais celle-ci tait
survenue avant lintroduction des tests.
Il referma la montre et la remit dans sa
poche.
Laisse-moi la tienne, dit-il dun ton re-
vche. Demain, je moccuperai de te faire
mettre un bon euh un bon verre.
561/771
Mais non, a ne fait rien, Papa. Ce nest
quune vieille montre.
Mais si. Justement. Laisse-la-moi et je
te ferai mettre un un verre comme il faut.
Un verre qui ne cassera pas. Laisse-la-moi.
Tom rpondit alors aux questions portant
sur des sommes dargent, telles que : Combi-
en de quarters dans cinq dollars ? ou : Si je
vous prends trente-six cents sur votre dol-
lar, combien vous reste-t-il ?
Ctaient des questions crites et Leslie at-
tendait, chronomtre en main. La maison
tait silencieuse et il y faisait bon. Tout
semblait normal et dans lordre tandis quils
taient l assis tous deux et que Terry cousait
dans le living-room.
Mais cest cela qui tait horrible.
La vie poursuivait son cours habituel. Per-
sonne ne parlait de mourir. Le gouverne-
ment adressait aux vieillards des convoca-
tions aux tests et ceux qui chouaient taient
invits se prsenter au Centre mdical
562/771
officiel pour y subir linjection rglementaire.
La loi fonctionnait, le taux de mortalit tait
stable, la population maintenue dans les lim-
ites fixes, le tout officiellement, imperson-
nellement, sans un cri ni une protestation.
Mais ctaient ceux quon aimait que ltat
supprimait.
Tu nas pas besoin dtre pench comme
a sur ta montre, dit son pre. Je peux r-
soudre ces questions sans que tu sois l, les
yeux clous sur cette montre.
Papa, les examinateurs regarderont
leur montre.
Les examinateurs sont les examin-
ateurs, fit Tom dune voix cassante. Tu nen
es pas un.
Papa, jessaie de taider
Eh bien, aide-moi alors, aide-moi. Ne
reste pas couver cette montre.
Cest toi qui passes le test, Papa, pas
moi, fit remarquer Leslie, le rouge de la
colre lui montant aux joues. Si
563/771
Eh bien, oui, cest moi qui passe le test !
hurla son pre avec une rage soudaine. Vous
avez tous fait ce quil fallait pour cela, nest-
ce pas ? Vous avez tous fait en sorte que
que
Les mots lui manquaient de nouveau. Des
penses furieuses saccumulaient dans son
esprit.
Il est inutile de crier, Papa.
Je ne crie pas !
Papa, les enfants dorment ! intervint
Terry.
Quest-ce que a peut me fiche que Il
sinterrompit et se renversa en arrire dans
son fauteuil. Le crayon lui chappa des
doigts sans quil sen apert et roula sur le
dessus de la table. Le vieillard frissonnait, sa
poitrine efflanque se soulevant et re-
tombant un rythme acclr, ses mains se
crispant involontairement sur ses genoux.
Veux-tu continuer, Papa ? demanda
Leslie, contenant sa colre et sa nervosit.
564/771
Je ne demande pas grand-chose, mur-
mura Tom entre ses dents. Pas grand-chose
dans la vie.
Papa, est-ce que nous continuons ?
Son pre se redressa sur son sige.
Si tu en as le temps, dit-il lentement,
dun ton la fois fier et indign. Si tu en as le
temps.
Leslie regarda ses documents, ses doigts
treignant nerveusement les feuillets
brochs. Des questions psychologiques ?
Non, il ne pouvait en poser. Comment de-
mander un pre de quatre-vingts ans son
opinion sur le problme sexuel ? A un pre
rigoriste pour qui la remarque la plus inno-
cente tait obscne .
Alors ? demanda le vieux dune voix
plus forte.
Il ne parat plus rien y avoir, dit Leslie.
Voici bientt quatre heures que nous
travaillons.
565/771
Et toutes ces pages que tu viens de
passer ?
La plupart concernent lexamen
daptitude physique, Papa. Il vit les lvres
de son pre se crisper et craignit que le vieil-
lard net quelque chose dire de nouveau
ce sujet. Mais il se contenta de grommeler :
Comptez toujours sur un ami ! Un joli
coco !
Papa, tu
Leslie ne poursuivit pas. Il tait inutile de
reprendre la discussion. Tom nignorait
nullement que le docteur Trask ne pouvait
lui dlivrer un bulletin de sant pour ce test
comme il lavait fait pour les trois tests
prcdents.
Leslie savait combien le vieillard tait in-
dign et inquiet par avance davoir se
dvtir et comparatre devant des mdecins
qui le palperaient et le tapoteraient de par-
tout et lui poseraient des questions
choquantes. Il savait combien Tom craignait
566/771
le moment o il se rhabillerait tandis que
quelquun le surveillerait par un trou dans la
cloison pour noter sur une fiche la faon
dont il passait ses vtements. Il savait combi-
en il tait pouvant la pense que, lor-
squil djeunerait la cantine de tat vers le
milieu de cet examen qui ne durerait pas
moins de la journe, des yeux lpieraient de
nouveau pour voir sil faisait tomber une
fourchette ou une cuiller ou sil renversait un
verre deau ou laissait dgoutter de la sauce
sur sa chemise.
On te demandera dinscrire ton nom et
ton adresse , dit Leslie qui voulait faire
oublier son pre lexamen mdical et qui
savait quel point Tom tait fier de sa belle
criture.
Feignant de sy prter de mauvaise grce,
le vieillard prit le crayon et crivit. Ils vont
tre bien attraps, pensa-t-il tout en faisant
courir le crayon sur la page dune main
assure.
567/771
Mr. Thomas Parker, 2719 Brighton
Street, Blairtown New York.
Et la date , dit Leslie.
Le vieux crivit : 17 janvier 2003 et une
main de glace lui tordit les entrailles. Le test
tait pour demain.
* *
*
Ils taient couchs lun prs de lautre,
mais ils ne dormaient pas. Ils staient
peine adress la parole en se dshabillant et
quand Leslie stait pench pour lembrasser
et lui souhaiter bonne nuit, elle avait mur-
mur quelque chose quil navait pas
entendu.
Il se retourna vers elle avec un profond
soupir. Dans lobscurit, elle ouvrit les yeux
et regarda dans sa direction.
Tu dors ? demanda-t-elle doucement.
Non.
568/771
Il ne dit rien de plus. Il attendait quelle
comment.
Mais elle ne commenait pas et, aprs un
court instant, ce fut lui qui dit :
Voil a y est. Il ny a plus qu at-
tendre. Il baissa la voix sur les dernires
syllabes parce que les mots lui dplaisaient ;
ils avaient une rsonance ridiculement
mlodramatique.
Terry ne rpondit pas tout de suite. Puis,
comme si elle rflchissait tout haut, elle dit :
Penses-tu quil y ait une chance que
Leslie se raidit en entendant cette ques-
tion trop facile complter.
Non, dit-il. Il ne russira jamais.
Il entendit Terry faire un bruit de dgluti-
tion. Ne le dis pas, pensa-t-il avec ferveur.
Ne me dis pas que je rpte la mme chose
depuis quinze ans. Je le sais. Je le disais
parce que je pensais que ctait vrai.
Soudain, il regretta de navoir pas sign la
Demande de Sparation des annes
569/771
auparavant. Ils avaient absolument besoin
dtre dbarrasss de Tom ; pour le bien de
leurs enfants et pour le leur propre. Mais
comment exprimer ce besoin par des mots
qui ne vous donnent pas le sentiment dtre
un assassin ? On ne pouvait pas dire : jes-
pre que le vieux chouera, jespre quils
vont le tuer. Et pourtant tout ce quon pouv-
ait dire dautre ntait quun hypocrite eu-
phmisme parce quon ne pensait pas autre
chose.
Il se rappelait comment on avait utilis
tous les arguments possibles pour obtenir le
vote de la loi par rfrendum : termes mdi-
caux, graphiques montrant le dclin de la
production agricole et labaissement du
niveau de vie, la menace de famine, la d-
gradation de la sant. Et tout cela ntait que
mensonges. Mensonges flagrants et inutiles,
car la loi avait t vote parce que les gens
voulaient tre tranquilles, parce quils
voulaient vivre leur guise.
570/771
Et sil russissait, Leslie ? demanda
Terry.
Il sentit ses doigts senfoncer dans le
matelas.
Leslie ?
Je ne sais pas, ma chrie , dit-il.
La voix de sa femme tait ferme dans lob-
scurit. Ctait une voix bout de patience.
Tu devrais savoir , dit-elle.
Il remua nerveusement la tte sur
loreiller.
Ma chrie, pense autre chose, dit-il
dun ton implorant. Je ten prie.
Leslie, si jamais il passe ce test, en voil
encore pour cinq ans. Cinq ans, Leslie. As-tu
song ce que cela signifie ?
Ma chrie, il ne peut pas russir ce test.
Mais sil y parvient malgr tout ?
Terry, il na pas su rpondre aux trois
quarts des questions que je lui ai poses ce
soir. Il nentend presque plus, sa vue est
mauvaise, son cur est faible, il a de
571/771
larthrite. De son poing, Leslie martelait
dsesprment le lit. Il ne sera mme pas
admis lexamen mdical , dit-il, se
crispant sous leffet de la haine quil prouv-
ait pour lui-mme convaincre sa femme
que Tom tait condamn davance.
Si seulement il avait pu oublier le pass et
voir en son pre lhomme quil tait mainten-
ant : un vieillard inutile et radoteur qui g-
chait leur vie. Mais il tait difficile doublier
combien il avait aim et respect son pre,
difficile doublier les randonnes dans la
campagne, les parties de pche, les longues
conversations le soir et toutes les choses que
son pre et lui avaient partages.
Ctait pour cela quil navait jamais eu le
courage de signer la demande. Il aurait pour-
tant t simple de remplir la formule, autre-
ment plus simple que dattendre les tests
renouvels tous les cinq ans. Mais cela net
signifi rien de moins que mettre dun trait
de plume un terme la vie de son pre, en
572/771
demandant au gouvernement de se dfaire
de celui-ci comme dun dchet. Il navait ja-
mais pu sy rsigner.
Et, pourtant, son pre avait maintenant
quatre-vingts ans et malgr leur ducation
morale, malgr les principes chrtiens qui
leur avaient t inculqus toute leur vie,
Terry et lui avaient une crainte terrible que le
vieux Tom ft admis son test et vive cinq
ans de plus avec eux cinq ans de plus
fureter dans la maison, donner aux enfants
des ordres contradictoires ceux de leurs
parents, briser les objets, vouloir aider,
mais sans russir faire autre chose que gn-
er, et faire de la vie un supplice parce quil
faudrait continuellement se retenir de le
malmener.
Tu devrais bien dormir , lui dit Terry.
Il essaya, mais ce fut en vain. Il restait
couch sur le dos, les yeux grands ouverts
dans le noir. Il cherchait une solution, mais il
ne trouvait rien.
573/771
* *
*
Le rveil sonna six heures. Leslie navait
pas besoin de se lever avant huit heures,
mais il voulut dire au revoir son pre. Il
sortit du lit et shabilla sans bruit pour ne pas
rveiller Terry.
Elle se rveilla nanmoins et le regarda
sans lever la tte de sur son oreiller. Au bout
dun moment, elle se souleva sur un coude et
le considra dun air endormi.
Je vais me lever pour te prparer ton
petit djeuner, dit-elle.
Pas la peine, dit Leslie. Reste au lit.
Tu ne veux pas que je me lve ?
Ne te tourmente pas, ma chrie, dit-il.
Je veux que tu te reposes.
Elle se laissa retomber dans le lit et se re-
tourna pour que Leslie ne vt pas son visage.
Elle ne comprenait pas pourquoi elle pleurait
en silence. tait-ce parce quil ne voulait pas
574/771
quelle vt son pre ou tait-ce cause du
test ? Mais elle ne pouvait retenir ses larmes.
Elle ne put que se raidir dans le lit jusqu ce
que la porte de la chambre se ft referme.
Alors ses paules furent secoues dun
tremblement et un sanglot emporta la bar-
rire quelle avait dresse en elle-mme.
La porte de la chambre de son pre tait
ouverte quand Leslie passa devant. Il regarda
lintrieur et vit Tom assis sur son lit, le
buste pench pour lacer ses chaussures
noires, il vit les doigts noueux trembler en
manipulant les lacets.
Tout va bien, Papa ? , senquit-il.
Surpris, son pre leva les yeux.
Que fais-tu dj lev cette heure ?
Jai pens que je prendrais bien le petit
djeuner avec toi , rpondit Leslie.
Un moment, ils sentre-regardrent en si-
lence. Puis son pre se pencha de nouveau
sur ses chaussures.
Ce nest pas ncessaire, dit-il.
575/771
Eh bien, je vais toujours djeuner, en
tout cas, dit-il, et il tourna les talons pour ne
pas avoir discuter plus longtemps avec son
pre.
Oh Leslie.
Leslie se retourna.
Jespre que tu nas pas oubli de laisser
cette montre ici, dit son pre. Je veux la port-
er au bijoutier aujourdhui pour quil y mette
un bon verre, un verre qui ne se cassera pas.
Ce nest quune vieille montre, Papa, dit
Leslie. Elle ne vaut pas cinq cents.
Son pre hocha la tte et balaya lobjec-
tion dun geste de la main. Peu importe, fit-
il lentement. Je veux le faire.
Cest entendu, Papa. Je te la mettrai sur
la table de la cuisine.
Son pre le regarda longuement dun air
vague, puis comme sil et obi une impul-
sion plutt quexcut un acte conscient un
instant retard, il se remit lacer ses
chaussures.
576/771
Leslie observa un moment ses cheveux
gris et ses doigts maigres et tremblants. Puis
il sloigna.
La montre tait encore sur la table de la
salle manger. Leslie la prit et la porta sur
celle de la cuisine. Le vieillard avait d con-
centrer son esprit sur cette montre pendant
toute la nuit. Sinon il naurait jamais pu sen
souvenir.
Il mit de leau dans le rservoir sphrique
de la cafetire et pressa les boutons de
rglage pour obtenir deux portions dufs au
bacon. Puis il emplit deux verres de jus dor-
ange et se mit table.
Un quart dheure plus tard environ, son
pre descendit. Il avait revtu son costume
bleu marine ; ses chaussures taient con-
sciencieusement cires, ses ongles faits, ses
cheveux brosss, peigns et lisss. Jamais il
navait paru si soign et si vieux. Il alla re-
garder dans la cafetire.
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Assieds-toi, Papa, dit Leslie. Je vais te
servir.
Je ne suis pas impotent, dit son pre.
Reste o tu es.
Leslie parvint lui faire un sourire.
Je vais nous mettre en train des ufs au
bacon, dit-il.
Pas faim, rpliqua son pre.
Tu auras besoin davoir un bon
djeuner dans le corps, Papa.
Je nai jamais mang grand-chose le
matin, dit son pre avec raideur, toujours
tourn vers le rchaud. Je nen suis pas par-
tisan. Ce nest pas bon pour lestomac.
Leslie ferma les yeux un moment et une
expression dimpuissance et de dcourage-
ment passa sur son visage. Pourquoi ai-je
pris la peine de me lever ? se demanda-t-il
avec un sentiment de dfaite. Nous ne fais-
ons que nous chamailler.
Non. Il sentit sa volont se tendre. Non, sa
mort serait un soulagement.
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Tu as bien dormi, Papa ? demanda-t-il.
Bien sr que jai bien dormi, rpondit le
vieillard. Je dors toujours bien. Trs bien. Tu
croyais peut-tre que je ne dormirais pas
parce quil faut que jaille passer ce
Il sinterrompit et se tourna vers Leslie
dun air accusateur. O est cette montre ?
demanda-t-il imprieusement.
Leslie poussa un soupir de lassitude et
tendit la montre. Son pre sapprocha dune
dmarche saccade, la lui prit des mains et la
considra un instant en plissant ses lvres
sches.
De la camelote, dit-il. De la pure cam-
elote ! Il la mit soigneusement dans la
poche de son veston. Tu auras un bon
verre, murmura-t-il. Un verre qui ne cassera
pas.
Leslie acquiesa de la tte.
a sera parfait, Papa.
Le caf tait prt et le vieux Tom en versa
une tasse pour chacun. Leslie se leva et
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teignit le gril automatique. Lui non plus
navait pas envie dufs au bacon prsent.
Il tait assis face au visage svre de son
pre. Il sentait le caf chaud lui descendre
pniblement dans la gorge. Le caf avait
mauvais got, mais rien au monde, il en avait
la certitude, naurait pu lui sembler bon ce
matin.
A quelle heure faut-il que tu y sois,
Papa ? demanda-t-il pour rompre le silence.
Neuf heures, rpondit Tom.
Alors, cest vrai, tu ne veux pas que je
ty conduise avec la voiture ?
Non, non, dit son pre comme sil par-
lait patiemment un enfant insupportable et
ttu. Le mtro est bien bon pour moi. Il my
amnera largement temps.
Cest bon, Papa , dit Leslie, qui se mit
contempler son caf. Il aurait d pouvoir
dire quelque chose, mais il ne trouvait rien
dire. Le silence pesa sur eux pendant de
longues minutes, tandis que Tom buvait son
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caf noir petites gorges, lentement et
mthodiquement.
Leslie shumectait nerveusement les
lvres et en cachait le tremblement derrire
sa tasse. Parler, pensait-il, parler sans dis-
continuer de voitures, de transport par
mtro et dhoraires dexamens alors que,
pendant ce temps, ils savaient lun comme
lautre que la condamnation mort pouvait
tre pour le jour mme.
Il regretta de stre lev. Mieux et valu
sveiller pour sapercevoir simplement du
dpart de son pre. Il et souhait que les
choses se passent de cette faon Il et
souhait pouvoir se lever un de ces matins et
trouver la chambre de son pre vide ses
deux costumes disparus, ses chaussures
noires disparues, ses vtements de travail
aussi, et ses mouchoirs, ses chaussettes, ses
fixe-chaussettes, ses bretelles, son ncessaire
pour se raser toutes ces preuves muettes
dune vie disparue.
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Mais les choses ne se passeraient pas ain-
si. Quand Tom aurait chou son test,
plusieurs semaines scouleraient avant que
parvienne la convocation finale et encore en-
viron une semaine avant le jour indiqu dans
cette convocation. Ce serait lhorrible et
longue attente pendant laquelle on em-
ballerait les affaires dont on voulait se dbar-
rasser ou faire cadeau. Ce serait la longue
suite de repas pris ensemble, de conversa-
tions gnes, puis un dernier dner, un long
voyage jusquau centre gouvernemental, la
monte dans un ascenseur bourdonnant, et
enfin
Dieu du ciel !
Il saperut quil tremblait comme une
feuille et craignit de se mettre pleurer.
Il redressa la tte avec une expression de
stupeur lorsque son pre se leva.
Je vais partir maintenant , dit Tom.
Leslie jeta un regard sur la pendule
murale.
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Mais il nest que sept heures moins le
quart, dit-il dune voix tragique. Il ne faut
pas si longtemps pour
Jaime tre lheure, dit fermement son
pre. Jai toujours dtest arriver en retard.
Mais mon Dieu, Papa, il ne faut pas
plus dune heure pour aller en ville , dit-il,
prouvant une terrible sensation de vide
dans la rgion de lestomac. Son pre secoua
la tte et Leslie comprit quil navait pas
entendu.
Il est encore trop tt, Papa, dit-il dune
voix forte et qui tremblait lgrement.
a ne fait rien, dit son pre.
Mais tu nas rien mang.
Je ne mange jamais beaucoup le matin,
rpliqua Tom. Ce nest pas bon pour
Leslie nentendit pas le reste les phrases
sur lhabitude de toute une vie, le petit
djeuner copieux quon a trop de mal
digrer et toutes les autres affirmations de
son pre. Il sentit une frayeur insurmontable
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lassaillir en vagues furieuses et il et voulu
se lever pour se jeter au cou de son pre et lui
dire de ne pas se tourmenter pour le test
parce que cela navait pas dimportance,
parce quils laimaient et quils le garderaient
avec eux et prendraient soin de lui.
Mais il ne le put pas. Il resta assis, para-
lys par la peur, les yeux levs sur son pre.
Il ne put mme pas articuler un mot quand
celui-ci franchit la porte de la cuisine et que,
dune voix quil eut toutes les peines du
monde rendre calme et indiffrente, il eut
dit simplement : A ce soir, Leslie.
La porte se referma et lair qui effleura les
joues de Leslie le glaa jusquau cur.
Il se leva dun bond en poussant un
grognement de dtresse et traversa la cuisine
comme une flche. Il poussa le battant et
aperut son pre qui avait presque atteint la
porte dentre.
Papa !
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Tom sarrta et se retourna, surpris,
tandis que Leslie sapprochait en entendant
rsonner ses pas dans sa tte un, deux,
trois, quatre, cinq.
Il sarrta devant son pre et parvint lui
faire un ple sourire.
Bonne chance, Papa, dit-il. A ce soir. Il
avait t sur le point de dire : Je fais des
vux pour ton succs , mais il ne le put pas.
Son pre fit un signe dacquiescement, un
seul signe, bref et discret, comme lorsquon
sapprouve entre gens bien levs.
Merci , dit-il enfin, et il tourna les
talons.
Quand la porte se fut referme, Leslie eut
limpression quelle tait soudain devenue un
mur impntrable par o son pre ne pour-
rait jamais plus repasser.
Il alla la fentre et regarda le vieil
homme descendre lentement lalle et tourn-
er gauche dans la rue. Il le vit se redresser,
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rejeter en arrire ses paules maigres et sen-
foncer dun pas alerte dans le matin gris.
Leslie crut dabord quil pleuvait. Mais il
comprit aussitt que le voile humide qui lui
troublait la vue ntait pas sur les vitres.
Il se sentit incapable daller travailler. Il
tlphona quil tait malade et resta la
maison. Terry prpara les enfants pour
lcole et, quand ils eurent pris leur petit
djeuner, Leslie laida dbarrasser la table
et mit les tasses dans la machine laver la
vaisselle.
Terry ne dit rien en voyant quil restait
la maison. Elle faisait comme si sa prsence
auprs delle un jour de semaine et t
chose normale.
Il passa la matine et laprs-midi bri-
coler dans son atelier, o il entreprit sept
projets diffrents et les abandonna success-
ivement parce que ny trouvant plus
dintrt.
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Vers cinq heures, il revint la cuisine
pour boire une bouteille de bire tandis que
Terry prparait le dner. Il ne dit rien sa
femme. Il alla dans le living-room quil se
mit arpenter, ne sinterrompant que pour
regarder par la fentre le ciel couvert de
nuages.
Je me demande o il est, dit-il enfin
quand il eut regagn la cuisine.
Il rentrera , dit-elle. Il se dressa, croy-
ant entendre du dgot dans sa voix. Puis il
se dtendit en se rendant compte que ce
ntait quun effet de son imagination.
Il tait cinq heures quarante quand il se
rhabilla aprs avoir pris une douche. Les en-
fants venaient de rentrer de jouer et ils pri-
rent tous place table pour dner. Leslie re-
marqua un couvert pour son pre et se de-
manda si Terry lavait mis par habitude.
Il ne put rien manger. Il coupait sa viande
en morceaux de plus en plus petits et crasait
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du beurre sur sa pomme de terre rtie sans
rien porter sa bouche.
Quy a-t-il ? demanda-t-il comme Jim
sadressait lui.
Papa, si grand-pre ne russit pas son
test, on lui donne un mois, nest-ce pas ?
Leslie sentit les muscles de son estomac
se nouer quand il regarda son fils an.
Donne un mois, nest-ce pas ? la fin de la
question de Jim continuait de lui marteler le
cerveau.
De quoi parles-tu ? demanda-t-il.
Mon livre dInstruction Civique dit
quon donne aux vieux un mois vivre quand
ils nont pas russi leur test. Cest bien a,
pas vrai ?
Non, intervint Tommy. La grand-mre
dHarry Senker a reu sa lettre au bout de
deux semaines seulement.
Comment le sais-tu ? demanda Jim
son frre qui avait neuf ans. Est-ce que tu las
vue ?
588/771
a suffit, dit Leslie.
Pas eu besoin de la voir ! dclara
Tommy. Harry ma dit que
a suffit, jai dit !
Les deux garons regardrent leur pre
dont le visage avait pli.
Ne parlons pas de a, dit-il.
Mais quest-ce que
Jimmy ! fit Terry dun air impratif.
Jimmy regarda sa mre un instant, puis
ramena son attention sur son assiette et le
repas se poursuivit en silence.
La mort de leur grand-pre ne les affecte
pas, pensa amrement Leslie pas du tout.
Il avala sa salive et essaya de dtendre ses
muscles raidis. Aprs tout, pourquoi devrait-
elle les toucher dune faon quelconque ? se
dit-il. Ils ont bien le temps de se tourmenter.
Pourquoi leur imposer de participer ce
deuil ? Leur tour viendra bien assez tt.
Quand la porte dentre souvrit et se
referma six heures dix, Leslie se leva de
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table si brusquement quil renversa un verre
vide.
Non, Leslie ! scria Terry, et Leslie
comprit aussitt quelle avait raison. Son
pre naimerait pas le voir se prcipiter sa
rencontre pour le presser de questions.
Il se laissa retomber comme une masse
sur sa chaise et, le cur battant, contempla
la nourriture quil avait peine touche.
Comme il empoignait sa fourchette avec des
doigts raides, il entendit le vieillard traverser
la salle, manger et commencer monter
lescalier. Il regarda Terry dont la gorge se
contracta.
Il ne pouvait pas manger. Il restait l, la
respiration courte, triturant ses aliments du
bout de sa fourchette. En haut, il entendit se
refermer la porte de la chambre de son pre.
Terry tait en train de mettre la tarte sur
la table quand Leslie balbutia une excuse et
se leva.
590/771
Il tait au pied de lescalier lorsque la
porte de la cuisine souvrit derrire lui.
Leslie , fit Terry dune voix pressante.
Il resta sur place sans dire un mot tandis
quelle venait lui.
Ne vaut-il pas mieux le laisser
tranquille ? demanda-t-elle.
Mais, ma chrie, je
Leslie, sil avait russi son test, il serait
venu nous le dire la cuisine.
Ma chrie, il ne saurait pas si
Sil avait russi, il le saurait. Les deux
dernires fois, il nous a annonc le rsultat.
Sil avait russi, il aurait
Elle sinterrompit et frissonna en voyant
la faon dont il la regardait. Dans le silence
lourd, elle entendit la pluie fouetter soudain
les vitres.
Ils changrent un long regard, puis
Leslie dit : Je monte.
Leslie, murmura-t-elle.
591/771
Je ne dirai rien qui puisse le frapper,
dit-il. Je vais
Ils se regardrent encore un moment, puis
il fit demi-tour et monta les marches du pas
dun homme reint. Terry le suivit des yeux,
la tristesse et limpuissance se refltant sur
son visage.
Leslie resta une bonne minute devant la
porte ferme, rassemblant son courage. Je ne
lui causerai pas dmotion, se dit-il. Non.
Il frappa doucement, se demandant, en
cet instant mme, sil ne commettait pas une
faute. Peut-tre ferais-je mieux de le laisser
tranquille, songea-t-il tristement.
A travers la porte, il devina quon
bougeait sur le lit, puis il entendit le bruit
que firent les pieds de son pre en touchant
le plancher.
Qui est-ce ? demanda Tom.
Leslie prit une profonde bouffe dair.
Cest moi, Papa, rpondit-il.
Que veux-tu ?
592/771
Puis-je te voir ?
A lintrieur, le silence.
Ma foi dit enfin son pre sans
achever. Leslie lentendit se lever et marcher
dans la pice. Puis il y eut un bruit de papier
froiss et dun tiroir de bureau soigneuse-
ment referm.
Finalement la porte souvrit.
Tom portait sa vieille robe de chambre
rouge par-dessus ses vtements. Il avait en-
lev ses chaussures et mis ses pantoufles.
Puis-je entrer, Papa ? demanda calm-
ement Leslie.
Son pre hsita un moment avant de r-
pondre : Entre , mais ce ntait pas une
invitation. Ctait davantage comme sil et
dit : Cest ta maison ; je ne peux pas tem-
pcher dentrer dans cette chambre.
Leslie allait dire son pre quil ne voulait
pas le dranger, mais il ne le put pas. Il
savana jusquau centre de la moquette o il
attendit, immobile.
593/771
Assieds-toi , dit son pre. Leslie prit
place sur la chaise au dossier de laquelle
Tom accrochait ses vtements le soir. Quand
il fut assis, son pre se laissa tomber sur le lit
avec un grognement.
Longtemps ils se regardrent sans un
mot, comme de parfaits trangers, chacun
attendant que lautre prt la parole. Com-
ment a t le test ? Leslie entendait ces mots
rpts dans son esprit. Comment a t le
test, comment a t le test ? Il ne parvenait
pas mettre un son. Comment a t
Je suppose que tu veux savoir ce qui
sest pass, dit enfin son pre, faisant un vis-
ible effort pour se dominer.
Oui, dit Leslie. Je Il se reprit.
Oui , rpta-t-il, et il attendit.
Le vieux Tom considra le plancher un
moment. Puis, soudain, il leva la tte et re-
garda son fils dun air de dfi.
Je ny suis pas all , dit-il.
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Leslie eut limpression que toute sa force
venait dtre aspire dans le plancher. Il res-
tait assis immobile, regardant son pre avec
des yeux gars.
Je navais pas lintention dy aller, reprit
aussitt son pre. Pas lintention de subir
toutes ces imbcillits. Tests physiques, tests
mentaux, placer des blocs sur un tableau
Dieu sait quoi ! Je navais pas lintention dy
aller.
Il sinterrompit et jeta son fils un regard
sombre comme sil mettait Leslie au dfi de
dire quil avait eu tort.
Mais Leslie restait sans raction.
Un temps interminable scoula et enfin
Leslie parvint ordonner les mots dans sa
tte pour demander :
Que vas-tu faire maintenant ?
Ne tinquite pas de a. Ne tinquite
pas, dit son pre, presque reconnaissant, et-
on dit, de sentendre poser cette question. Ne
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te tourmente pas pour ton pre. Ton pre est
assez grand pour soccuper de lui.
Et soudain, Leslie entendit le tiroir du
bureau se fermer de nouveau et le bruisse-
ment dun sac en papier. Il se tourna presque
vers le bureau pour voir si le sac y tait tou-
jours. Il sentit des lancements dans sa tte
comme il combattait cette envie.
Eh bien alors, dit-il avec hsitation,
une expression stupide se peignant sur son
visage.
Ne tinquite pas pour linstant, rpta
son pre dun ton calme, presque bienveil-
lant. Le problme ne te concerne pas. Tu nas
rien y voir.
Mais si ! sentendait crier Leslie in-
trieurement. Mais il restait muet. Quelque
chose dans le vieillard lempchait de parler ;
une sorte de force terrible, une dignit fa-
rouche quoi il ne pouvait sattaquer.
Je voudrais me reposer maintenant ,
dit Tom, et ces mots firent Leslie leffet
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dun coup violent au creux de lestomac. Je
voudrais me reposer maintenant. Reposer
maintenant les mots rsonnaient dans son
esprit comme dans un long tunnel. Reposer
maintenant, reposer maintenant
Il se sentit pouss jusqu la porte. Sur le
seuil, il se retourna et regarda son pre. Au
revoir. Mais les mots se refusaient sortir.
Bonne nuit, Leslie, dit son pre avec un
sourire.
Papa.
Il sentit la main du vieillard dans la si-
enne plus forte, plus ferme que la sienne
qui le calmait, le rassurait. Il sentit la main
gauche de son pre sur son paule.
Bonne nuit, fiston , dit son pre et,
tandis quils se tenaient ainsi lun prs de
lautre, Leslie aperut, par-dessus lpaule du
vieillard, le sac du drugstore dans le coin de
la pice o il paraissait avoir t jet une fois
chiffonn pour quon ne le remarque pas.
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Quelques secondes plus tard, il tait de-
bout dans le vestibule, coutant avec terreur
le dclic de la serrure la porte de son pre.
Il savait que celui-ci ne mettait pas le verrou,
mais que nanmoins il ne pouvait pas re-
monter dans la chambre de son pre.
Il resta longtemps regarder cette porte,
en proie un tremblement irrpressible.
Puis il sloigna.
Terry lattendait au pied de lescalier, le
visage exsangue. Elle linterrogea du regard
lorsquil fut prs delle.
Il ny est pas all , fit-il simplement.
Elle exprima son tonnement par un in-
fime bruit de gorge.
Mais
Il est all au drugstore, dit Leslie. Jai
vu le sac dans le coin de la chambre. Il la jet
pour que je ne puisse pas le voir, mais je
lai vu.
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Un instant, il sembla quelle allait slan-
cer dans lescalier, mais ce navait t quun
mouvement involontaire.
Il a d montrer au pharmacien la lettre
de convocation au test, dit Leslie. Le phar-
macien a d lui donner des pilules. Comme
ils font tous.
Ils restrent debout en silence dans la
salle manger tandis que la pluie battait les
vitres.
Quallons-nous faire ? demanda-t-elle,
dune voix peine perceptible.
Rien , murmura-t-il. Sa gorge remuait
convulsivement et chaque aspiration le
faisait frissonner intrieurement. Rien .
Il retourna la cuisine la tte vide et sen-
tit le bras de sa femme lenlacer troitement
comme si elle et cherch lui communiquer
son amour autrement que par des mots
quelle ne pouvait prononcer.
Toute la soire, ils restrent dans la
cuisine. Lorsquelle eut mis les enfants au lit,
599/771
elle revint et ils restrent assis boire du
caf, et parler tristement voix basse.
Vers minuit, ils quittrent la cuisine et, au
moment de monter lescalier, Leslie sarrta
prs de la table de la salle manger et y
trouva sa montre avec un verre tout neuf. Il
ne put se dcider la toucher.
Ils montrent et passrent devant la porte
de la chambre coucher de Tom. Aucun son
ne venait de lintrieur. Ils se dshabillrent
et se mirent au lit et Terry rgla le rveil
comme elle le faisait chaque soir. Quelques
heures plus tard, ils parvinrent sendormir.
Et toute la nuit ce fut le silence dans la
chambre du vieillard. Et le lendemain, tou-
jours le silence.
Traduit par ROGER DURAND.
The Test.
Publi avec lautorisation de Intercontinental
Literary Agency, Londres.
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ditions Opta, pour la traduction.
601/771
LA MORT DE SOCRATE
par Thomas M. Disch
On vient dexaminer une solution par un
bout au problme de la surpopulation, en
quelque sorte par le haut. Il y en a une autre
par le bas : limiter le droit davoir des en-
fants. Et pour faire dune mesure adminis-
trative deux coups, exclure de ce droit tous
ceux qui prsentent une tare gntique. Cest
peine si nous sommes encore ici dans la
science-fiction ou dj dans lavenir, tant
leugnisme hante le monde contemporain.
Comme disait ( peu prs) Socrate, la loi de
la cit simpose mme ceux qui la trouvent
injuste.
603/771
1
U
NE douleur sourde, une sorte de creux,
lui tenaillait le ventre dans la rgion du
foie le sige de lintelligence daprs la psy-
chologie dAristote comme si quelquun
samusait gonfler une baudruche lin-
trieur de sa cage thoracique, ou comme si
son corps tout entier tait cette baudruche.
Elle profitait de ce quil tait coll derrire ce
bureau pour le lanciner comme une dent
malade quon ne peut sempcher de palper
constamment du bout du doigt ou de la
langue. Et pourtant on ne pouvait pas ex-
actement parler de maladie.
Ctait quelque chose dindfinissable.
Le professeur Ohrengold leur parlait de
Dante Bla, bla, bla, bla, n en 1265. 1265,
crivit-il sur son cahier.
Ses jambes taient ankyloses force
dtre coinces sous ce bureau a au moins
ctait quelque chose de clair et de prcis.
Et Milly pour ce qui tait de la clart et
de la prcision, on ne pouvait pas faire
mieux. Je mourrai, pensa-t-il (bien quen
lespce, le terme penser soit impropre) je
mourrai dun cur bris.
Le professeur Ohrengold disparut pour
cder la place lembrouillamini dun
tableau abstrait. Birdie tira ses jambes dans
lalle centrale en pressant les genoux lun
contre lautre et en contractant les muscles
des cuisses. Il billa. Pocahontas lui dcocha
un regard dsapprobateur. Il sourit.
Et voil que le professeur Ohrengold
rapparaissait, reprenant son bled bled
bled Rauschenberg et bla bla bla, lenfer de
Dante est un enfer atemporel. Cest lenfer
605/771
que chacun de nous recle au plus profond
de son me.
Merde, se dit Birdie, avec une grande
prcision.
Tout a ctait de la merde. Il crivit
Merde sur son cahier, puis donna aux lettres
un effet de perspective et hachura soigneuse-
ment leurs cts. Tout a ne mritait
vraiment pas le nom denseignement. La
Section denseignement non spcialis tait
la rise des tudiants part entire de Bar-
nard. Cest Milly qui lavait dit. Une faon de
dorer la pilule, ou quelque chose comme a.
De la merde enrobe de chocolat.
Ohrengold leur parlait maintenant de
Florence et des papes et de trucs comme a,
et puis soudain il disparut. Bon. Qui peut
me dire ce que cest que la simonie ? de-
manda lappariteur. Personne ne leva la
main. Lappariteur haussa les paules et ap-
puya sur le bouton commandant la reprise
606/771
du cours. On vit une image reprsentant les
pieds dun homme en train de brler.
Il coutait mais ce quil entendait navait
ni queue ni tte. A vrai dire, il ncoutait pas.
Il essayait de dessiner un portrait de Milly
dans son cahier, mais il ntait pas trs dou
pour le dessin. Sauf quand il sagissait de
ttes de mort. Il savait dessiner des ttes de
mort, des serpents, des aigles, des avions
nazis dun ralisme saisissant. Peut-tre
aurait-il d faire les Beaux-Arts. Il trans-
forma le portrait de Milly en un crne dot
dune longue chevelure blonde. Il ne se sen-
tait pas bien.
Il avait comme mal au cur. Ctait peut-
tre la barre chocolate quil avait mange en
guise de djeuner chaud. Il navait pas une
alimentation quilibre. Ctait une erreur.
Pendant la moiti de sa vie il avait mang
dans des caftrias et dormi dans des dor-
toirs. Ctait pas une vie. Il avait besoin dune
vie de famille, de rgularit. Il avait besoin
607/771
de baiser un bon coup. Quand il pouserait
Milly, ils auraient des lits jumeaux, un deux-
pices-cuisine eux tout seuls, avec seule-
ment deux lits dans une des pices. Il ima-
gina Milly dans son chouette petit uniforme
dhtesse. Puis, les yeux ferms, il commena
la dshabiller dans son imagination.
Dabord la petite veste bleue avec linsigne
Pan Am au-dessus du sein droit. Puis il fit
sauter la boucle de la ceinture et dfit la fer-
meture clair. La jupe glissa sans bruit sur
lAntron lisse du slip. Rose. Non noir, bor-
d de dentelle. Elle avait un de ces
chemisiers dmods, avec des tas de
boutons. Il essaya dimaginer quil les dbou-
tonnait un un, mais Ohrengold choisit ce
moment prcis pour balancer un de ses jeux
de mots la con. Ha, ha. Il ouvrit les yeux, et
vit Liz Taylor, de son cours de lanne
dernire sur lhistoire du cinma, avec ses
gros nichons roses et ses cheveux de fil bleu.
608/771
Cloptre et Francesca di Rimini, dit
Ohrengold, sont l parce que leur pch tait
moindre.
Comme Rimini tait une ville italienne, on
leur montra une fois de plus la carte dItalie.
Italie, chie-talie.
On ne sattendait tout de mme pas quil
sintresse ce genre de conneries ? a in-
tressait qui, de savoir la date de naissance
de Dante ? Peut-tre quil ntait jamais n.
En quoi est-ce que a le concernait, lui, Bird-
ie Ludd ?
En rien.
Il devrait carrment se lever et lui poser
cette question-l, au professeur Ohrengold,
et sans y aller par quatre chemins. Mais on
ne discute pas avec un cran de tl, et le
professeur Ohrengold ntait rien de plus
une nue de points lumineux. Lappariteur
avait mme dit quil tait mort depuis
longtemps. Encore un satan expert mort sur
une satane cassette.
609/771
Ctait ridicule : Dante, Florence, les
chtiments symboliques (ctait prcis-
ment ce que cette bonne vieille Pocahontas
notait au mme moment sur son bon vieux
cahier). On ntait plus au foutu Moyen Age.
On tait au XXI
e
sicle, et il sappelait Birdie
Ludd et il tait amoureux et il tait seul et il
tait sans emploi (et probablement incapable
den occuper un, de surcrot) et il ne pouvait
rien faire, mais alors rien de rien, pour se
sortir de la merde, et il ny avait pas un seul
endroit o se rfugier dans tout ce putain de
pays.
Et si un jour Milly navait plus besoin de
lui ?
Limpression de creux dans sa poitrine
saccentua. Il essaya de le chasser en pensant
aux boutons de la blouse imaginaire, au
corps chaud quelle renfermait, sa Milly. Il
ne se sentait vraiment pas bien. Il arracha de
son cahier la feuille sur laquelle il avait dess-
in une tte de mort. Il la plia en deux et la
610/771
dchira avec soin le long du pli. Il rpta
lopration jusqu ce que les morceaux fus-
sent trop petits pour pouvoir tre dchirs,
puis les mit dans la poche de sa chemise.
Pocahontas le regardait avec un sourire
mauvais qui disait ce que disait laffiche ac-
croche au mur : Le papier est prcieux. Ne
le gaspillez pas ! Le bouton de Pocahontas,
ctait lcologie, et Birdie avait appuy des-
sus. Comme il comptait sur ses notes de
cours pour les examens de fin danne, il lui
adressa un doux sourire en manire
dexcuse. Il avait un sourire formidable. Les
gens narrtaient pas de le fliciter pour
lclat et la chaleur de son sourire. Son seul
vritable problme, ctait son nez, qui tait
petit.
Ohrengold fut remplac par le symbole du
cours un homme nu enferm dans un carr
et un cercle et lappariteur, qui aurait pu
faire preuve de moins de zle, demanda sil y
avait des questions. A la grande surprise de
611/771
tout le monde, Pocahontas se leva et balbutia
quelque chose au sujet de quoi ? De Juifs,
daprs ce que Birdie avait compris. Il nai-
mait pas les Juifs.
Pourriez-vous rpter votre question ?
demanda lappariteur. Il y en a au fond qui
nont pas entendu.
Eh bien, si jai bien compris le docteur
Ohrengold, a disait que le premier cercle
tait rserv aux gens qui ntaient pas
baptiss. Ils navaient rien fait de mal, ils
taient simplement ns trop tt.
Cest exact.
Eh bien moi, a ne me parat pas juste.
Oui ?
Je veux dire, je nai pas t baptise,
moi.
Moi non plus, dit lappariteur.
Alors comme a, daprs Dante, on irait
tous les deux en enfer.
En effet.
612/771
Mais ce nest pas juste. Sa voix tait
passe du ton plaintif au glapissement
suraigu.
Il y avait des gens qui riaient, et dautres
qui se levaient. Lappariteur leva la main.
Il y a interrogation crite.
Birdie fut le premier gmir.
Ce que je veux dire, insistait
Pocahontas, cest que si cest la faute
quelquun que ces gens soient ns dune cer-
taine faon et pas dune autre, cest bien
Dieu.
Cest une remarque judicieuse, dit lap-
pariteur. Je ne sais pas sil y a moyen de
rpondre. Rasseyez-vous, je vous prie. Il va y
avoir un bref test de comprhension.
Deux vieux surveillants commencrent
distribuer des markers et des formulaires.
Le malaise de Birdie stait prcis, et le
fait quil avait maintenant un motif dafflic-
tion quil pouvait partager avec tous les
autres ntait pas tranger la chose.
613/771
La lumire baissa, et la premire question
choix multiple apparut sur lcran : 1.
Dante Alighieri est n en (a) 1300 (b) 1265
1625 (d) Date inconnue.
Pocahontas cachait ses rponses, la chi-
enne. Alors, quand tait-il n, ce connard ? Il
se souvint avoir not la date dans son cahier
de cours, mais ne se rappelait pas la date
elle-mme. Il regarda de nouveau les quatre
possibilits qui lui taient offertes, mais la
question numro deux tait dj sur lcran.
Il fit une croix dans la case (c) puis, sentant
obscurment que ce choix tait mal inspir, il
leffaa, mais finit quand mme par cocher
cette case de toute faon.
La quatrime question apparut lcran.
Il navait jamais vu un seul des noms quon
lui proposait, et la question lui parut incom-
prhensible. Dgot, il cocha la case (c) de
chaque question et porta sa feuille-rponse
au surveillant qui gardait la porte et qui re-
fusa de toute faon de le laisser sortir avant
614/771
la fin du test. Il resta plant l promener un
regard furibond sur tous ces pauvres cons en
train de cocher les mauvaises rponses sur
leurs formulaires.
La sonnerie retentit. Tout le monde
poussa un soupir de soulagement.
Le n 334 de la Onzime Rue Est tait une
unit parmi vingt autres units semblables
sans jamais tre identiques, qui avaient t
construites dans le cadre du premier projet
fdral MODICUM pendant le boom des an-
nes 80, juste avant les restrictions. Un mt
en aluminium pour les drapeaux et un bas-
relief en ciment prcontraint reprsentant le
numro de limmeuble dcoraient lentre
principale, deux pas de la Premire Aven-
ue. Hormis ces deux dtails, limmeuble ne
portait aucun signe distinctif. Une nuit, bien
des annes auparavant, lAssemble des loc-
ataires tait parvenue, en signe de protesta-
tion, faire sauter un morceau du gigant-
esque 4 , mais en gros (en admettant que
615/771
les arbres et les opulentes vitrines ny
eussent jamais figur que par pure politesse),
la maquette initiale telle quelle avait t
publie dans le Times tait encore fort
ressemblante. Du point de vue architectural,
le 334 tait lgal des pyramides peine
dpass et pas du tout dgrad.
Sa peau de verre et de brique jaune abri-
tait une population de trois mille habitants
environ (sans compter les temporaires) qui
se rpartissait sur 812 appartements (quar-
ante par tage plus douze au rez-de-
chausse, derrire les magasins), ce qui tait
un chiffre peine suprieur de 30 p. 100 au
plafond idal de 2 250 fix par lagence. Ain-
si donc, pour peu quon acceptt de voir la
chose dun il raliste, 334 tait, de ce point
de vue galement, un succs assez honnte.
Pour sr, bien des gens acceptaient de vivre
dans des endroits bien pires que celui-l
surtout sils taient, comme Birdie Ludd, des
temporaires.
616/771
En ce moment, sept heures et demie ce
jeudi soir, Birdie tait un temporaire install
sur le palier du seizime tage, deux tages
au-dessous de lappartement des Holt. Le
pre de Milly ntait pas chez lui, mais
comme de toute faon personne ne lavait in-
vit rentrer, il resta l se geler les miches
et couter quelquun engueuler quelquun
dautre pour une question dargent ou de
sexe. ( Largent ou le sexe tait le refrain
dune comdie succs que Milly lui repas-
sait constamment. Largent ou le sexe.
Tout se rduit toujours lun ou lautre.
Ouarf ouarf.) Cependant une tierce personne
leur disait de la fermer et de trs loin,
comme le vrombissement dun avion sur-
volant Central Park, lui parvenait le vagisse-
ment strident et ininterrompu dun bb
quon assassinait. Voici mon amour, chantait
une radio. Si tu nen veux pas je mourrai. Je
mourrai dun cur bris. Class troisime
au hit-parade des tats-Unis. a faisait une
617/771
journe, une semaine entire que Birdie
avait cet air-l dans la tte.
Avant de rencontrer Milly, il navait ja-
mais souponn que lamour pouvait tre
quelque chose de plus compliqu ou de plus
redoutable que faire joujou deux. Mme
pendant les deux premiers mois de leur liais-
on il stait born faire joujou comme
dhabitude, avec un petit quelque chose en
plus. Mais maintenant, il lui suffisait den-
tendre la moindre chanson cucul la radio,
et mme parfois les pubes, pour se trouver
au bord des larmes.
La chanson fut coupe net et les gens sar-
rtrent de gueuler, et Birdie entendit un
bruit de pas qui montait lentement vers lui
dans la cage descalier. a devait tre Milly.
Les pieds se posaient sur chaque marche
avec le bruit mat du talon plat dune chaus-
sure de femme et sa gorge commena se
serrer sous leffet de lamour, de la peur, de
la douleur, de tout sauf du bonheur. Si ctait
618/771
Milly, que lui dirait-il ? Mais oh ! si ce ntait
pas elle
Il ouvrit son livre de cours et fit semblant
de lire, non sans avoir sali la page avec la
crasse dont il stait couvert les mains en es-
sayant douvrir la fentre qui donnait dans
lescalier de service. Il essuya le reste sur son
pantalon.
Ce ntait pas Milly. Une vieille bonne
femme portant un sac de provisions. Elle
sarrta un demi-tage au-dessous de lui, sur
le palier, sappuya sur la rampe et posa son
sac terre avec un grand ouf. Elle avait un
btonnet dOraline au coin de la bouche,
avec, fix dessus, un de ces boutons quon
donne en prime, une sorte de rosace qui
semblait tourbillonner quand elle bougeait la
tte, comme une boussole ayant perdu le
nord. Elle regarda Birdie, et Birdie fixa dun
air but la mauvaise reproduction de La
Mort de Socrate, par David, qui figurait sur
619/771
la page ouverte de son livre. Les lvres
flasques formrent un sourire.
On apprend ses leons ? demanda la
femme.
Ouais. Cest a. On apprend ses leons.
Cest bien, a. Elle retira le btonnet
vert ple de sa bouche et, brandissant la
chose comme si elle consultait un thermo-
mtre, lexamina pour voir ce qui lui restait
de ses dix minutes chronomtres. Son
sourire se contracta imperceptiblement,
comme si elle mditait une plaisanterie, laf-
ftait comme une lame avant de la lcher.
Cest bien, a, jeune homme, finit-elle
par dire presque en gloussant. Cest bien de
faire des tudes.
La radio ressuscita avec la nouvelle publi-
cit Ford. Ctait une des pubs prfres de
Birdie gaie comme tout mais en mme
temps solide. Il aurait tellement voulu que la
vieille sorcire ferme sa gueule pour quil
puisse lentendre.
620/771
On ne peut rien faire de nos jours quand
on na pas fait dtudes.
Birdie ne rpondit pas.
Elle changea son angle dattaque.
Ces escaliers , dit-elle.
Birdie leva les yeux de son livre, exaspr.
Quest-ce quils ont, ces escaliers ?
Quest-ce quils ont ? Les ascenseurs
sont en panne depuis des semaines ! Voil ce
quils ont ! Des semaines !
Et alors ?
Alors, pourquoi est-ce quils ne rpar-
ent pas les ascenseurs ? Mais essayez donc
de poser une question comme celle-l au
bureau du secteur, histoire de voir ce que a
donnera. Rien, voil ce que a donnera.
Il avait envie de lui dire daller se laver les
cheveux. Elle parlait comme si elle avait
pass sa vie dans une cellule et non dans le
grand ensemble, pouilleux quelle portait
tatou sur son visage. Daprs Milly a faisait
des annes, et non des semaines, quil ny
621/771
avait plus un seul ascenseur en tat de
marche dans tout ce complexe dimmeubles.
Avec une expression dgote il se rap-
procha du mur pour laisser passer la vieille
dame. Elle gravit trois marches, de sorte que
son visage se trouva exactement au niveau
du sien. Elle puait la bire et le chewing-gum
et la vieillesse. Il dtestait les vieillards. Il
dtestait leurs visages rids et le contact de
leur peau froide et sche. Ctait parce que
les vieillards taient tellement nombreux que
Birdie Ludd ne pouvait pas pouser la fille
quil aimait et avoir une famille lui. Ctait
fichtrement injuste.
Et quest-ce quil tudie, le jeune
homme ?
Birdie jeta un coup dil au tableau. Il lut
la lgende quil navait pas lue auparavant.
a, cest Socrate, dit-il en se souvenant
vaguement de quelque chose que son prof de
civilisation avait dit lanne dernire au sujet
622/771
de Socrate. Cest un tableau, expliqua-t-il.
Un tableau grec.
Vous voulez devenir un artiste ? Ou
quoi ?
Quoi ! rtorqua Birdie.
Vous tes le gars de la petite Milly Holt,
pas vrai ?
Il ne rpondit pas.
Cest elle que vous attendez ?
Cest pas interdit dattendre quelquun,
que je sache ?
La vieille dame lui clata de rire en pleine
figure, et ce fut comme sil fourrait son nez
dans le con dune morte. Puis elle se mit en
devoir de gravir les marches une une
jusquau palier suivant. Birdie essaya de rs-
ister la tentation de se retourner pour la re-
garder, mais son envie fut la plus forte. Leurs
regards se croisrent, et elle clata nouveau
de rire. Finalement il dut lui demander pour-
quoi elle riait. Cest pas interdit de rire, que
je sache ? rpliqua-t-elle, aussi sec. Puis
623/771
son rire se transforma en une quinte de toux
sortie tout droit dun vieux film dducation
sanitaire sur les dangers du tabac. Il se de-
manda sil tait possible quelle soit une tox-
icomane. Elle tait assez vieille pour a. Le
pre de Birdie, qui devait bien avoir dix ans
de moins quelle, fumait du tabac chaque fois
quil pouvait sen procurer. Birdie trouvait
que ctait une faon idiote de jeter largent
par les fentres, mais laversion que lui in-
spirait ce vice nallait pas au-del dune
vague rpugnance. Milly, en revanche, lab-
horrait surtout chez les femmes.
Quelque part, du verre vola en clats, et
quelque part des enfants se tiraient dessus
Acka ! Ackitta ! Ack ! et tombaient avec
force cris en jouant au commando de gor-
illes. Birdie jeta un coup dil dans labysse
de la cage descalier. Une main toucha la
rampe beaucoup plus bas, simmobilisa, se
souleva, toucha la rampe en se rapprochant
de lui. Les doigts taient minces (comme le
624/771
seraient ceux de Milly) et les ongles
semblaient recouverts dun vernis dor. Dans
cette lumire et cette distance, ctait diffi-
cile dire. Une soudaine vague despoir fou
lui fit oublier le rire de la vieille femme, la
puanteur, les cris ; la cage descalier devint
un dcor romantique, une brume daction au
ralenti. La main se soulevait, simmobilisait
et touchait la rampe.
La premire fois quil tait entr dans
lappartement de Milly, il avait gravi ces es-
caliers derrire elle, les yeux fixs sur son
petit cul bien ferme qui se tortillait de gauche
droite en faisant frmir et scintiller comme
ltalage dun marchand de vin les franges
pailletes de son short. Pas une fois il ne
stait retourn pendant toute la monte.
Au onzime ou douzime tage, la main
quitta la rampe et ne rapparut pas. Ce
ntait donc pas Milly en fin de compte.
Il bandait rien que de sen souvenir. Il
dfit sa fermeture clair et passa la main
625/771
dans son slip pour se donner deux ou trois
coups, mais le cur ny tait pas et ctait
parti avant quil ait pu dmarrer.
Il consulta sa montre Timex sous
garantie. Huit heures pile. Il pouvait se per-
mettre dattendre encore deux heures. En-
suite, sil ne voulait pas payer plein tarif dans
le mtro, ce serait quarante minutes de
marche jusqu son dortoir. Sil navait pas
t lessai cause de ses notes, il aurait bi-
en attendu toute la nuit.
Il sinstalla pour tudier LHistoire de
lArt. Il contempla limage de Socrate dans la
mauvaise lumire de lescalier. Dune main il
tenait une grande coupe ; de lautre il dsig-
nait quelquun dun geste accusateur. Il
navait pas lair de mourir du tout. Lexamen
de fin de semestre avait lieu le lendemain
deux heures de laprs-midi. Il fallait
vraiment quil sy mette. Il examina limage
de plus prs. Et puis de toute faon, pour-
quoi les gens peignaient-ils des tableaux ? Il
626/771
fixa limage jusqu ce que ses yeux lui fas-
sent mal.
Le bb recommena son piqu sur Cent-
ral Park. Une poigne de partisans birmans
dvalrent lescalier en poussant des cris in-
articuls, suivis de peu par une bande de
gosses portant des masques noirs des gor-
illes de lU.S. Army qui les poursuivaient
en hurlant des obscnits.
Il se mit pleurer. Il tait certain, bien
que ce ft une certitude encore presque in-
consciente, que Milly le trompait. Il laimait
tant, et elle tait si belle. La dernire fois
quil lavait vue, elle lavait trait de con.
Tes tellement con, mon pauvre Birdie
Ludd, avait-elle dit, quil y a des fois o tu
mcures. Mais elle tait si belle. Et il
laimait.
Une larme tomba dans la coupe de So-
crate et fut immdiatement absorbe par le
mauvais papier. Il saperut quil pleurait.
627/771
Ctait la premire fois quil pleurait de toute
sa vie dadulte. Il avait le cur bris.
628/771
2
Birdie navait pas toujours t un tel
raseur, loin de l. Il y avait eu un temps o
son caractre ouvert, amical, dcontract, o
sa joie de vivre faisaient plaisir voir. Il ne se
croyait pas oblig de se mesurer vous ds
quil vous rencontrait, et quand par hasard il
sy voyait contraint par les circonstances, il
savait se montrer bon perdant. Son esprit
comptitif avait reu une note mdiocre
lcole communale 141, et une note encore
moins bonne au centre o il avait t trans-
fr aprs le divorce de ses parents. Un bon
bougre qui se dbrouillait voil ce quon
disait de Birdie.
Et puis un jour, pendant lt qui avait
suivi son examen de fin dtudes
secondaires, au moment o a commenait
devenir vraiment srieux avec Milly, il avait
t convoqu dans le bureau de M. Mack et
en lespace de quelques minutes sa vie avait
t rduite en miettes. Norman Mack tait
un homme dge mr, maigre et dot dune
calvitie naissante, dun ventre bedonnant et
dun nez juif bien que Birdie net aucun
moyen de savoir sil tait ou non rellement
juif, et que sur ce point il en ft rduit aux
conjectures. La principale raison, hormis son
nez, qui lincitait le penser tait que lors de
toutes leurs entrevues dorientation, Birdie
avait la sensation dsagrable sensation
quil prouvait galement en prsence des
Juifs que M. Mack jouait avec lui, que sa
bonne volont dbonnaire et professionnelle
dissimulait un mpris sans bornes, que tous
ses conseils si raisonnables taient un pige.
Le plus triste de lhistoire ctait que, de par
630/771
sa nature mme, Birdie ne pouvait pas ne
pas sy laisser prendre. Cest M. Mack qui
avait tabli les rgles du jeu et il fallait sy
conformer.
Assieds-toi, Birdie.
Premire rgle.
Birdie stait assis, et M. Mack avait expli-
qu quil avait reu une lettre dAlbany
(x)
,
des services centraux de la Slection
gntique, il tendit Birdie une grande en-
veloppe grise de laquelle Birdie tira une
paisse liasse de papiers et de formulaires
et quen gros elle disait Birdie remit les
papiers dans lenveloppe que Birdie avait
t reclass.
Mais jai pass les tests, monsieur
Mack ! Il y a quatre ans. Et jai t reu !
Jai tlphon Albany pour massurer
quune erreur ne stait pas gliss quelque
part. Mais ce ntait pas le cas. La lettre
631/771
Regardez ! Il extirpa son portefeuille
de sa poche et en sortit sa carte. Regardez,
cest crit l, noir sur blanc vingt-cinq !
M. Mack prit la carte fatigue en faisant
une moue compatissante.
Birdie, je suis navr de devoir te dire
que sur la nouvelle carte il y a crit vingt-
quatre.
Un point ? Pour un point vous allez
Il ne pouvait pas se rsoudre penser ce
quils allaient faire. Oh ! monsieur Mack !
Je sais, Birdie. a me fait autant de
peine qu toi, tu peux me croire.
Jai pass leurs fichus tests et jai t
reu.
Comme tu sais, Birdie, il y a dautres
facteurs qui entrent en ligne de compte en
plus des notes de test, et en ce qui te con-
cerne, un de ces facteurs a chang. Il semble
que ton pre fasse du diabte.
Premire nouvelle.
632/771
Il est possible que ton pre ne le sache
pas encore lui-mme. Les hpitaux sont
relis par un lien informatique automatique
au Centre de slection gntique lequel
Centre de slection gntique ta son tour
envoy cette lettre automatiquement.
Mais quest-ce que mon pre vient faire
dans tout a ?
Au fil des ans, les rapports de Birdie avec
son pre staient rduits une voix au bout
du fil les jours fris et une moyenne de
quatre visites expditives par an lasile
fdral de la Seizime Rue, loccasion de-
squelles M. Ludd recevait des tickets-repas
valables dans un restaurant de la ville. La vie
de famille tant la plus grande sinon la seule
force de cohsion de toute socit, les re-
sponsables du MODICUM essayaient de lut-
ter bon gr mal gr contre la dsagrgation
des familles, mme des familles aussi peu
unies que celle constitue dun pre et dun
fils se runissant toutes les douze semaines
633/771
pour manger des lasagnes aux Vpres sicili-
ennes. Son pre ? Il y avait de quoi rigoler.
Avant tout, M. Mack expliqua quil ny
avait pas de quoi avoir honte. Deux pour cent
et demi de la population, soit plus de douze
millions de personnes ce qui tait loin
dtre ngligeable totalisaient moins de
vingt-cinq points. Une mauvaise note de test
ne faisait pas de Birdie un dbile mental, a
ne le privait daucun de ses droits civiques ;
a voulait seulement dire, comme bien sr il
le savait, quil naurait pas le droit davoir des
enfants, que ce soit directement, par le
mariage, ou indirectement, par insmination
artificielle. Il voulait tre bien sr que Birdie
le comprenait bien. Birdie le comprenait-il
bien ?
Oui, il le comprenait.
Le visage de M. Mack sclaira, et il fit re-
marquer quil tait toujours possible, prob-
able mme, tant donn quil tait juste la
limite, dtre reclass une nouvelle fois, vers
634/771
le haut. Patiemment, point par point, il passa
en revue avec Birdie les composantes de sa
note, en indiquant les faons dont il pouvait
esprer lamliorer et les faons dont il ne le
pouvait pas.
Le diabte tait une maladie hrditaire.
Elle exigeait des soins coteux et parfois fort
longs. Le propos initial des instigateurs de la
loi avait t de classer le diabte dans la
mme catgorie que lhmophilie et le chro-
mosome XYY. Ctait plutt draconien, mais
Birdie pouvait certainement comprendre
pourquoi une tendance gntique vers le di-
abte devait tre dcourage tout prix.
Certainement. Il le pouvait.
Et puis il y avait cet autre problme fch-
eux concernant son pre le fait quau cours
des dix dernires annes il avait travaill
moins de 50 p. 100 du temps. A premire
vue, il pouvait paratre injuste de pnaliser
Birdie pour linsouciance de son pre, mais
les statistiques montraient que ce trait
635/771
tendait tre aussi hrditaire que, disons,
lintelligence.
La vieille opposition hrdit-environ-
nement ! Mais avant que Birdie proteste trop
vigoureusement, il ferait mieux de jeter un
coup dil au paragraphe suivant. M. Mack
le tapota au bout de son crayon. Voil, nen
point douter, une curieuse illustration de
lhistoire au travail. La loi rvise sur lvalu-
ation gntique avait finalement t vote
par le Snat en 2011 la suite de ce quon
avait appel le Compromis Jim Crow, et voil
que ce Compromis avait pratiquement vol
la rescousse de Birdie puisque ces cinq
points quil avait perdus cause de la tend-
ance au chmage qui se manifestait chez son
pre, il les avait regagns du seul fait quil
tait noir !
En aptitude physique, Birdie avait eu un
9, ce qui le plaait au point moyen, ou apo-
ge, de la courbe normale. M. Mack fit une
petite plaisanterie ses propres dpens sur
636/771
la note que lui aurait probablement obtenue
en aptitude physique. Birdie pouvait de-
mander repasser le test physique, mais bi-
en rares taient ceux qui parvenaient
amliorer leur note dans ce domaine ; par
contre ceux qui la faisaient baisser taient l-
gion. Par exemple, dans le cas de Birdie, la
plus lgre tendance lhypoglycmie pouv-
ait maintenant, eu gard au diabte de son
pre, le mettre dfinitivement hors datteinte
du seuil des 25 points. Ne paraissait-il pas
plus raisonnable, par consquent, de se con-
tenter de sa note actuelle dans ce domaine-
l ?
Effectivement, cela paraissait plus
raisonnable.
M. Mack se montrait plus optimiste en ce
qui concernait les deux autres tests, le
Stanford-Binet (Version courte) et le
Skinner-Waxman. Birdie navait pas obtenu
une mauvaise note ces deux tests (7 et 6),
mais dun autre ct il nen avait pas obtenu
637/771
de bonnes non plus. Les gens faisaient
souvent des progrs saisissants dune fois sur
lautre. Un mal de tte, le trac, lindiffrence,
mme il y avait tellement de facteurs qui
pouvaient gner une performance mentale
optimale. Quatre ans, ctait long, mais
Birdie avait-il quelque raison de croire quil
navait pas donn toute la mesure de ses
moyens ?
Et comment ! Il se souvenait davoir voulu
se plaindre lpoque, mais comme il avait
t reu aux tests, il ne sen tait pas donn
la peine. Le jour du test, un moineau tait
entr dans la salle dexamen. Il narrtait pas
de voleter de droite gauche, de gauche
droite, dune fentre hermtiquement ferme
lautre. Qui aurait pu se concentrer avec un
cirque pareil ?
Ils dcidrent que Birdie demanderait
repasser la fois le Stanford-Binet et le
Skinner-Waxman. Si pour une raison ou
pour une autre il ne se sentait pas sr de lui
638/771
le jour fix par le Centre de slection
gntique, il naurait qu reporter lpreuve
une date ultrieure. M. Mack tait convain-
cu que les gens seraient disposs se plier en
quatre pour un garon dans sa situation.
Le problme semblait tre rsolu, et Bird-
ie sapprtait prendre cong, mais M. Mack
dut passer en revue deux ou trois dtails sup-
plmentaires, pour la forme. Hormis les fac-
teurs hrditaires et es tests du Centre de
slection gntique, qui mesuraient tous
deux les potentialits, il existait un autre
groupe dlments dterminant, la perform-
ance individuelle. Tout service exceptionnel
rendu au pays ou lconomie donnait auto-
matiquement 25 points, mais Birdie ne
devait pas trop compter l-dessus. De mme,
une manifestation daptitudes physique, in-
tellectuelle ou crative nettement au-dessus
de la moyenne indique par et caetera, et
caetera.
639/771
Birdie tait galement davis quon pouv-
ait sauter ce passage.
Mais l, en revanche, sous la gomme du
crayon, il y avait quelque chose
dintressant le facteur niveau dtudes
Dj Birdie avait eu cinq points pour avoir
termin ses tudes secondaires. Sil entrait
lUniversit
Hors de question. Birdie ne pourrait ja-
mais faire un tudiant. Il navait rien dun
imbcile, mais dun autre ct il navait rien
non plus dun Isaac Einstein.
Normalement, M. Mack aurait applaudi
au ralisme dune telle dcision, mais dans
les circonstances prsentes, il valait mieux ne
pas brler ses vais
1
seaux. Tout rsident de la
ville de New York avait le droit de frquenter
lune quelconque des universits de la ville
comme tudiant part entire ou, sil ne re-
mplissait pas un certain nombre de condi-
tions, dans le cadre de la Section denseigne-
ment non spcialis. Birdie avait intrt y
640/771
rflchir avant dcarter dfinitivement cette
solution.
M. Mack tait vraiment dsol. Il esprait
que Birdie apprendrait considrer sa re-
classification comme un accident de par-
cours plutt quun chec dfinitif. Lchec
ntait quune faon denvisager la ralit.
Birdie acquiesa, mais M. Mack ne lui
rendit pas la libert pour autant. M. Mack in-
vita Birdie envisager la question de la con-
traception et de la gntique avec une ouver-
ture desprit aussi large que possible. Dj
les ressources disponibles ne suffisaient plus
nourrir la population de la plante ; si lon
ninstaurait pas un systme volontaire de
limitation des naissances, cette population
saccrotrait dans des proportions cata-
strophiques. M. Mack esprait que Birdie en
viendrait un jour ou lautre voir que la
Slection gntique tait, malgr ses incon-
vnients vidents, la fois souhaitable et
ncessaire.
641/771
Birdie promit quil sefforcerait de con-
sidrer la chose sous cet angle, moyennant
quoi il put partir.
Parmi les papiers que contenait
lenveloppe grise, Birdie trouva un livret in-
titul Votre test daptitude gntique publi
par le Conseil national de lducation, qui ex-
pliquait que la seule faon efficace de se pr-
parer son rexamen tait de laborder avec
un esprit ouvert et confiant. Un mois plus
tard, fidle au rendez-vous, Birdie se rendit
Center Street dans un tat desprit ouvert et
confiant. Ce ne fut que plus tard, en dis-
cutant des tests avec ses compagnons din-
fortune autour de la fontaine, sur la place,
quil saperut quon tait un vendredi 13.
Manque de pot ! Il navait pas besoin dat-
tendre la lettre recommande pour savoir
que sa note allait tre gratine. Pourtant
quand il reut les rsultats, ce fut comme un
642/771
coup de massue : son Q.I. avait baiss dun
point ; sur lchelle de crativit de Skinner-
Waxman il tait tomb 4 une note de
dbile mental. Son nouveau total : 21.
Le 4 le mettait hors de lui. La premire
partie du Skinner-Waxman consistait en un
test choix multiples o il fallait slectionner
parmi quatre jeux de mots celui quon con-
sidrait comme le meilleur, et aussi la meil-
leure des quatre fins dhistoire. Jusque-l,
pas de surprise il se souvenait de cette
partie du test. Mais ensuite ils lin-
troduisirent dans une drle de pice toute
vide. Deux cordelettes pendaient au plafond.
Ils lui donnrent une pince et lui dirent de
les nouer ensemble. On navait pas le droit
de dcrocher les cordes.
Ctait impossible. En tenant lextrmit
dune des cordes dans une main, on ne pouv-
ait tout simplement pas attraper lautre,
mme en allant la chercher avec la pointe du
pied. Les quelques centimtres
643/771
supplmentaires quon gagnait avec la pince
ntaient daucune utilit. Au bout des dix
minutes imparties il avait envie de hurler. Il
y avait trois autres problmes impossibles,
mais il ntait plus en tat de se concentrer
sur quoi que ce ft.
A la fontaine, une espce de petit branleur
avec une grosse tte leur expliqua ce quils
auraient tous d faire : attacher la pince
lextrmit dune des cordes et lui imprimer
un mouvement de balancier ; ensuite aller
chercher
Tu sais ce que jaimerais voir, dit Birdie
en interrompant la grosse tte, en train de se
balancer au bout de cette corde la con,
hein, duchnoque ? Toi !
Ce qui, de lavis de tous, tait une bien
meilleure blague que tous leurs choix
multiples.
644/771
Ce ne fut quaprs avoir t recal ses
tests que Birdie annona son reclassement
Milly. Une certaine fracheur avait gagn
leurs relations depuis quelque temps un
nuage passager dans le ciel de leur bon-
heur mais Birdie redoutait nanmoins sa
raction, les noms dont elle allait peut-tre le
traiter. Ce fut le contraire qui se produisit ;
Milly se montra hroque, dploya des
trsors de tendresse, de sollicitude et de fer-
me rsolution. Elle ne stait pas aperue
jusqualors, dit-elle, quel point elle aimait
Birdie et avait besoin de lui. Elle laimait
davantage maintenant, parce que mais elle
navait pas besoin dexpliquer pourquoi.
Ctait crit sur leurs visages, dans leurs
yeux ceux de Birdie sombres et luisants,
ceux de Milly noisette mouchets dor. Elle
jura de rester ses cts pour laider tra-
verser cette preuve. Du diabte ! Et ce
ntait mme pas le sien ! Plus elle y pensait,
plus a la mettait en colre, plus elle tait
645/771
dcide ne pas laisser un Moloch bureau-
cratique jouer les dieux tout-puissants avec
Birdie et elle. (Moloch ?) Si Birdie acceptait
de suivre les cours la S.E.N.S. de Barnard,
Milly se dclarait prte lattendre aussi
longtemps quil le faudrait.
Quatre ans, daprs leurs calculs. Le sys-
tme des points tait conu de telle sorte que
chaque anne ne comptait quun demi-point
jusquau diplme de fin de cycle, mais que ce
diplme valait, lui, quatre points. Si Birdie
stait content de son ancienne note rector-
ale, il aurait pu regagner le terrain perdu en
deux ans. Maintenant il lui fallait essayer de
dcrocher un diplme.
Mais il laimait, sa Milly, et il voulait
lpouser, sa Milly, et ils pouvaient dire ce
quils voulaient, un mariage nest pas un
mariage si lon ne peut pas avoir denfants.
Il sinscrivit Barnard. Quaurait-il pu
faire dautre ?
646/771
3
Le matin du jour o il devait passer son
examen dhistoire de lart, Birdie se prlas-
sait au lit dans le dortoir vide du S.E.N.S., la
tte pleine de sommeil et damour. Il ne
pouvait pas se rendormir, mais il ne voulait
pas encore se lever. Il se sentait dborder
dnergie, remont bloc, mais ce ntait pas
le genre dnergie qui pousse se lever pour
se brosser les dents ou pour descendre pren-
dre le petit djeuner. De toute faon lheure
du petit djeuner tait passe, et il tait trs
bien o il tait.
Le soleil entrait flots par la fentre sud.
Une brise fit frmir les petites annonces
primes qui taient pingles sur le pan-
neau daffichage, tournoyer une chemise qui
pendait dune tringle rideau, vint terminer
sa course sur le dos de la main de Birdie, o
le nom de sa bien-aime ntait plus quune
tache estompe dans un cur trac au stylo
bille. Birdie rit, heureux de sentir cette pln-
itude qui lui gonflait la poitrine, heureux de
la belle journe qui sannonait. Il se re-
tourna sur le flanc gauche en laissant la
couverture glisser jusquau sol. La fentre
encadrait un rectangle parfait de ciel bleu.
Magnifique ! On tait en mars, mais on se
serait cru en avril ou en mai. allait tre une
superbe journe, un superbe printemps. Il le
sentait dans les muscles de sa poitrine et les
muscles de son ventre quand il aspirait une
bouffe dair.
Le printemps ! Ensuite lt. La brise.
Torse nu.
Lt dernier Great Kills Harbour, le
sable chaud, la brise marine dans les cheveux
648/771
de Milly. Encore et encore sa main se levait
pour les repousser comme un voile. De quoi
avaient-ils parl ce jour-l ? De tout. De
lavenir. De son fumier de pre. Milly at-
tendait dsesprment le jour o elle pour-
rait quitter le 334 et vivre sa vie. Maintenant
avec son boulot la Pan Am, elle avait une
option sur un dortoir, mais ctait dur pour
elle qui navait pas, contrairement Birdie,
une grande habitude de la vie commun-
autaire. Mais bientt, bientt
Lt. Marcher avec elle, un slalom entre
les autres corps tendus sur le sable, pelouse
de chair. Lui masser la peau pour faire
pntrer la crme solaire. La magie de lt.
Sa main se faufilant sur sa peau. Rien de pr-
cis, et puis tout coup ce serait prcis clair
comme le jour. Comme si le monde entier
faisait lamour la mer, le ciel, tout le
monde. Ils seraient des chiots et ils seraient
des porcs. Lair se remplirait de chansons, de
centaines de chansons la fois. En de tels
649/771
moments il savait quelle impression cela
devait faire dtre un grand compositeur ou
un grand musicien. Il devenait un gant,
gonfl de grandeur. Une bombe
retardement.
Lhorloge murale affichait onze heures
sept. Cest mon jour de chance : il se le pro-
mit. Dun bond, il sextirpa du lit et fit dix
pompes sur le carrelage encore humide de la
serpillire matinale. Puis dix de plus. Aprs
la dernire pompe Birdie se reposa mme
le sol, ses lvres presses contre le carrelage
humide et frais. Il bandait.
Il se saisit pleines mains, en fermant les
yeux. Milly ! Tes yeux. Oh ! Milly, je taime.
Milly, oh ! Milly. Tellement ! Les bras de
Milly. La cambrure de ses reins. Son corps
arqu vers larrire. Milly, ne me quitte pas !
Milly ? Tu maimes ? Je !
Il jacula longs jets continus, inondant
de sperme ses doigts, le dos de sa main et le
cur bleu et Milly .
650/771
Onze heures trente-cinq. Lexamen dhis-
toire de lart tait deux heures. Il avait dj
rat une sortie de groupe prvue dix heures
en consommatologie. Embtant, a.
Il enveloppa sa brosse dents, son Crest,
son rasoir et sa crme raser dans une servi-
ette et se rendit ce qui avait t, au temps
o les locaux de la section avaient t un im-
meuble de bureaux, les toilettes rserves
aux cadres du service des statistiques de la
New York Life. La musique se dclencha lor-
squil ouvrit la porte : Et hop, et vlan !
Pourquoi suis-je si content ?
Et hop, et vlan !
Pourquoi suis-je si content ?
Cest pas moi
Qui pourrai vous le dire, les gars.
Il dcida de mettre son pull blanc avec
son Levis blanc et ses tennis blanches. Il
passa un agent blanchissant dans ses
651/771
cheveux, qui avaient repris leur couleur nor-
male. Il contempla son image dans la glace
de la salle de bain. Il sourit. La sono entama
sa pub prfre, celle de Ford. Seul devant
les urinoirs, il commena danser tout seul
en chantonnant le jingle publicitaire.
Il y avait quinze minutes de trajet jusqu
larrt de South Ferry. Dans limmeuble du
ferry il y avait un restaurant Pan Am o les
serveuses portaient le mme uniforme que
Milly. Bien quil ne pt se le permettre, il y
prit son djeuner, le mme djeuner que ce-
lui que servait peut-tre Milly au mme mo-
ment 2 500 mtres daltitude. Il laissa un
pourboire de vingt-cinq cents. Maintenant il
navait plus un sou en poche part son jeton
de transport pour revenir au dortoir. Vive la
libert.
Il dambula devant les bancs o les vieil-
lards venaient sasseoir tous les jours pour
652/771
contempler la mer en attendant la mort.
Birdie nprouvait plus ce matin la mme
haine pour les vieillards que la veille au soir.
Aligns en rang doignons, pathtiques dans
la lumire crue de midi, ils paraissaient loin-
tains, inoffensifs, insignifiants.
La brise qui soufflait de lHudson charri-
ait des relents de sel, de ptrole et de pourrit-
ure. a ntait pas dsagrable du tout,
comme odeur. Vivifiant. Sil avait vcu des
sicles auparavant, il serait peut-tre devenu
marin. Des squences de films sur les bat-
eaux lui revinrent lesprit. Dun coup de
pied, il envoya une canette vide de Fun tra-
vers les barreaux du garde-fou et la regarda
danser sur les taches vertes et noires.
Le ciel tait rempli davions raction qui
filaient dans toutes les directions. Elle tait
peut-tre bord de lun deux, qui sait ?
Quavait-elle dit, la semaine dernire ? Je
taimerai toujours. La semaine dernire ?
653/771
Je taimerai toujours. Sil avait eu un
couteau sous la main, il aurait pu sculpter a
dans quelque chose.
Il se sentait en pleine forme. Absolument.
Un vieux bonhomme habill dun vieux
complet remontait la promenade en se ten-
ant au garde-fou. Son visage tait envahi
dune paisse barbe blanche et boucle bien
que sa tte ft aussi dgarnie quun casque
de police. Birdie se recula pour le laisser
passer.
Il fourra sa main sous le nez de Birdie et
dit :
Tas pas un ptit queqchose pour moi,
mec ?
Birdie plissa le nez.
Dsol.
Il me faudrait vingt-cinq cents.
Un accent tranger. Espagnol ? Non. Il
rappelait quelque chose, quelquun Birdie.
A moi aussi.
654/771
Le vieux barbu brandit lindex devant sa
figure et tout coup Birdie se rappela qui il
ressemblait. Socrate !
Il jeta un coup dil son poignet, mais
comme sa montre ne cadrait pas avec son
projet de shabiller en blanc de pied en cap ce
jour-l, il lavait laisse au vestiaire. Il fit
volte-face. La gigantesque horloge publi-
citaire de la First National Citibank affichait
deux heures quinze. Ce ntait pas possible.
Birdie demanda si ctait bien lheure deux
des petits vieux assis sur les bancs. Leurs
montres concordaient.
Ctait inutile dessayer daller lexamen
lheure quil tait. Sans trop bien savoir
pourquoi, Birdie sourit. Il poussa un soupir
de soulagement et sassit pour regarder
lOcan.
En juin il y eut la traditionnelle runion
de famille aux Vpres siciliennes. Birdie
nettoya son plateau sans trop prter atten-
tion ni ce quil mangeait ni linterminable
655/771
rcit que racontait son pre, une histoire de
type de la Seizime Rue qui avait pris une
option sur la chambre n 7, aprs quoi on
avait dcouvert que le bonhomme en ques-
tion avait t un prtre catholique. M. Ludd
paraissait soucieux. Birdie ne savait trop si
ctait cause de la chambre n 7 ou du r-
gime que lui imposait son diabte. Finale-
ment, histoire de donner son vieux locca-
sion dattaquer ses nouilles, Birdie lui fit part
du projet darticle mis au point par M. Mack
bien que (comme M. Mack lavait fait re-
marquer tant et plus) les problmes et les
dissertations de Birdie relevassent de la
S.E.N.S. de Barnard et non pas de lcole
communale 141. En dautres termes, ce serait
sa dernire chance, bien que cela pt tre, si
Birdie le voulait bien, une source de motiva-
tion. Et il le voulait bien.
Et tu vas crire un livre ?
Mais bon sang, coute ce que je te dis,
papa !
656/771
M. Ludd haussa les paules, entortilla les
spaghettis sur sa fourchette et couta :
Ce que Birdie devait faire pour remonter
25, ctait manifestement des aptitudes
nettement suprieures celles quil avait
manifestes en ce malheureux vendredi 13.
M. Mack avait pass en revue les diffrentes
composantes de son profil, et puisque ctait
en aptitudes verbales quil avait eu la meil-
leure note, ils dcidrent que ce serait en
crivant quelque chose quil aurait les meil-
leures chances de russir. Quand Birdie avait
demand quoi, M. Mack lui avait donn of-
fert un exemplaire de A la force des
poignets.
Birdie le prit sur le banc o il lavait pos
en sasseyant. Il le brandit bout de bras
pour que son pre puisse le voir : A la force
des poignets, publi et prfac (dune faon
encourageante mais quelque peu obscure)
par Lucille Mortimer Randolph-Clapp. Lu-
cille Mortimer Randolph-Ciapp tait
657/771
larchitecte du Systme de slection
gntique.
Le dernier spaghetti fut entortill et
mang. Respectueusement, M. Ludd toucha
la surface du spumoni du bout de sa cuillre.
Avant de savourer cette premire bouche, il
demanda :
Et alors comme a, ils te paient simple-
ment pour que tu puisses ?
Cinq cents dollars. Pas mal, hein ? Ils
appellent a une indemnit. Je suis cens
vivre avec a pendant trois mois, mais je ne
sais pas si jy arriverai. Mon loyer Mott
Street nest pas trop mal, mais il y a dautres
trucs.
Ils sont dingues.
Cest un systme quils ont. Tu com-
prends, jai besoin de temps pour dvelopper
mes ides.
Tout le systme est dingue. crire ! Tu
peux pas crire un livre.
658/771
Pas un livre. Seulement une histoire,
un essai, quelque chose comme a. a na
pas besoin de faire plus dune page ou deux.
Ils disent dans le bouquin que les meilleures
choses sont gnralement trs je ne me
souviens plus du mot exact, mais a voulait
dire court. Tu devrais lire un peu certains des
trucs qui ont t accepts. De la posie et des
machins o, un mot sur deux est une
grossiret. Mais alors vraiment une
grossiret. Mais il y a aussi des trucs chou-
ettes. Il y a un type qui a quitt lcole en
quatrime et qui raconte comment ctait
quand il travaillait dans une rserve de cro-
codiles, en Floride. Et puis il y a de la philo-
sophie. Il y a lhistoire dune fille qui tait
aveugle et infirme. Je vais te montrer.
Birdie retrouva la page : Ma Philo-
sophie , par Dlia Hunt. Il lut le premier
paragraphe haute voix :
Il y a des fois o jaimerais tre une
grosse philosophie, et il y a des fois o
659/771
jaimerais arriver avec une grosse hache pour
mabattre. Si jentendais quelquun crier Au
secours ! Au secours ! , je pourrais rester l,
assise sur mon tronc darbre me dire : On
dirait que quelquun est en difficult. Mais
pas moi, parce que je suis assise l regarder
les lapins et tout courir et sauter. Eux aussi,
ils doivent fuir la fume. Mais je resterais l
assise sur ma philosophie en me disant : on
dirait que cette fois, la fort est vraiment en
feu.
M. Ludd, tout absorb quil tait par son
spumoni, se contenta de hocher plaisam-
ment la tte. Il refusait de se laisser tonner
par quoi que ce ft, de protester ou dessayer
de comprendre pourquoi les choses ne se
passaient jamais comme prvu. Si les gens
voulaient quil fasse quelque chose, il le
faisait. Sils voulaient quil fasse autre chose,
il le faisait aussi. Sans discuter. La vida,
comme le faisait galement remarquer Delia
Hunt, es un sueo.
660/771
Plus tard, tandis quils retournaient la
Seizime Rue, son pre dit :
Tu sais ce que tu devrais faire, hein ?
Quoi ?
Tu devrais utiliser un peu de cet argent
quon ta donn et payer une grosse tte pour
quil tcrive ton truc.
Impossible. Ils ont des ordinateurs qui
reprent ce genre de truc.
Ah ! bon. M. Ludd soupira.
Quelques centaines de mtres plus loin, il
demanda emprunter dix dollars pour un
Fadeout. Ctait une tradition lorsquils se
rencontraient, et traditionnellement Birdie
refusait, mais comme il venait juste de se
vanter de son indemnit, il dut sexcuter.
Jespre que tu seras capable dtre un
meilleur pre que moi, dit M. Ludd en met-
tant le billet pli dans son porte-cartes.
Ouais. Ben, moi aussi.
Ce qui les fit tous les deux rigoler un bon
coup.
661/771
Le lendemain matin, suivant lunique sug-
gestion quil avait russi arracher au con-
seiller qui il avait pay vingt-cinq dollars
pour la consultation, Birdie fit sa premire
visite seul la Bibliothque nationale. (Des
annes auparavant, il avait eu droit une
visite guide des locaux de New York. Nord
en compagnie de plusieurs dizaines dautres
lves de quatrime.) Limmeuble qui abri-
tait la branche de Nassau tait un vieux bti-
ment aux faades en verre situ un peu
louest du quartier de Wall Street. A lin-
trieur il y avait un vritable nid dabeilles
dalvoles destins recevoir les chercheurs.
Seul le vingt-huitime et dernier tage en
tait dpourvu, occup quil tait par les
cbles reliant Nassau la branche nord de la
bibliothque, puis par un systme de relais,
toutes les grandes bibliothques du monde
lexception de celles de France, du Japon et
de lAmrique du Sud. Un appariteur qui ne
devait pas tre beaucoup plus g que Birdie
662/771
lui montra comment taper ses questions sur
le clavier touches. Lorsque lappariteur fut
parti, Birdie contempla dun il morne
lcran teint qui tait devant lui. Il ne pen-
sait qu une chose : le plaisir quil aurait
pulvriser lcran dun coup de poing.
Tapez vos questions ici, monsieur.
Aprs avoir mang un djeuner chaud au
restaurant, au sous-sol de la bibliothque, il
se sentit mieux. Il se souvint de Socrate avec
ses grands gestes et de lessai philosophique
de la fille aveugle. Il demanda consulter les
cinq meilleurs livres crits sur Socrate un
niveau de fin dtudes secondaires et com-
mena y piocher au hasard.
Tard dans la nuit Birdie finit de lire le
passage de La Rpublique de Platon qui con-
tient le clbre mythe de la caverne. bloui,
un peu abasourdi, il dambula dans la ferie
de Wall Street lheure de la troisime relve
dans les bureaux. Bien quil ft minuit pass,
les rues et les places grouillaient de monde.
663/771
Il se retrouva en train de boire un Kaf
brlant dans un hall encombr de distrib-
uteurs automatiques. Promenant son regard
sur les visages qui lentouraient, il se de-
manda si, parmi eux, il y avait quelquun la
femme plonge dans la lecture du Times, les
vieux coursiers qui discutaient avec anima-
tion qui souponnait la vrit. Ou taient-
ils, comme les pauvres prisonniers de la cav-
erne, tourns vers la paroi rocheuse re-
garder des ombres, sans se douter que de-
hors il y avait un soleil, un ciel, tout un
monde dune clatante beaut ?
Il navait jamais compris auparavant ce
que ctait que la beaut que ctait plus
quune brise entrant par la fentre ou la
courbe des seins de Milly. a navait rien
voir avec ce que lui, Birdie Ludd, ressentait,
ou avec ce quil voulait. Ctait l, dans les
choses ; elles en rayonnaient. Mme les stu-
pides distributeurs automatiques. Mme les
visages aveugles.
664/771
Il se souvint du vote du snat athnien
condamnant Socrate mort. Corruption de
la jeunesse, ha ! Il hassait le Snat athnien,
mais ce ntait pas le mme genre de haine
que celui auquel il tait habitu. Il les has-
sait au nom de quelque chose : la justice !
La beaut. La justice. La vrit. Lamour
aussi, probablement. Quelque part il devait y
avoir une explication tout. Un sens. Tout a
tenait debout. Ce ntait pas quun tas de
mots.
Il sortit. De nouvelles motions le sub-
mergeaient sans arrt une cadence telle
quil dut renoncer les analyser, comme de
gros nuages films en acclr. Tantt, en re-
gardant son image dans la vitrine obscurcie
dune picerie fine, il avait envie dclater de
rire. Linstant daprs, en se souvenant de la
jeune prostitue qui habitait ltage au-des-
sous de la chambre o il vivait maintenant,
tendue sur son mauvais lit dans une robe en
rsille ajoure, il avait envie de pleurer. Il lui
665/771
semblait voir la souffrance et le dsespoir qui
pesaient sur la vie de cette pauvre fille avec
autant de clart que si son pass et son
avenir taient un objet tangible pos devant
lui, une statue dans un parc.
Il resta seul, accoud la rambarde face
la mer, dans Battery Park. Des vagues noires
lchaient le rivage en bton. Des feux de pos-
ition clignotaient, rouges et verts, blancs et
blancs, en se frayant un chemin entre les
toiles vers Central Park.
La beaut ? Le concept semblait un peu
faible maintenant. Il y avait quelque chose de
plus que la simple beaut derrire tout a.
Quelque chose qui, inexplicablement, lui
faisait froid dans le dos. Et pourtant ctait
grisant en mme temps. Son me nouvelle-
ment veille luttait pour empcher ce senti-
ment, ce principe, de lui chapper sans quil
pt le dfinir. Chaque fois, au moment mme
o il pensait le tenir, il lui chappait.
666/771
Finalement, aux premires lueurs de laube,
il rentra chez lui, provisoirement vaincu.
Au moment o il gravissait les escaliers
jusqu sa chambre, un gorille, en civil mais
reconnaissable grce au drapeau amricain
tatou sur son front, sortit de la chambre de
Frances Schaap. Birdie sentit une brve
flambe de haine lencontre de lindividu,
suivie immdiatement dune vague de com-
passion pour la fille. Mais cette nuit il navait
pas le temps dessayer de laider, supposer
quelle voult de son aide.
Il dormit par intermittence, comme un
corps qui tour tour senfonce dans leau et
remonte la surface. A midi il se rveilla au
milieu dun rve qui tait sur le point de
tourner au cauchemar. Il stait trouv dans
une pice dont le plafond avait des poutres
apparentes. Deux cordes pendaient des
poutres. Il tait debout entre les deux et es-
sayait de saisir lune ou lautre, mais chaque
fois quil croyait tenir lune des cordes, elle
667/771
scartait brusquement de lui en oscillant
comme un pendule drgl.
Il savait ce que signifiait le rve. Les
cordes taient destines tester sa crativ-
it. Il tenait enfin le concept quil avait essay
de dfinir la veille, debout face la mer. La
crativit tait la clef de tous ses problmes.
Sil se donnait la peine dtudier la question,
de lanalyser, il serait en mesure de rsoudre
ses problmes.
Il navait pas encore une ide trs prcise
de ce quil cherchait, mais il tait sur la
bonne voie. Il mangea quelques ufs amli-
ors et but une tasse de Kaf en guise de
petit djeuner, puis se rendit directement
la bibliothque pour poursuivre ses
recherches. Les choses avaient perdu de leur
clat exaltant de la veille. Les immeubles
taient redevenus des immeubles. Les gens
semblaient aller et venir un peu plus vite que
dhabitude, mais ctait tout. Malgr cela, il
se sentait dans une forme blouissante.
668/771
Jamais de sa vie il ne stait senti en aussi
bonne forme quaujourdhui. Il tait libre. Ou
bien tait-ce autre chose ? Il y avait une
chose au moins dont il tait sr : tout ce qui
appartenait au pass tait de la merde,
tandis que lavenir, ah ! lavenir tait charg
dineffables promesses.
669/771
4
PROBLMES DE CRATIVIT
Par Berthold Anthony Ludd
Rsum.
Depuis la nuit des temps jusqu nos
jours nous avons vu quil y a plus dun
critre par lequel le critique analyse les
produits de la Crativit. Peut-on savoir
laquelle de ces mesures utiliser ? Doit-on
sattaquer directement au sujet ? Ou
indirectement ?
Il y a une autre source pour tudier la
Crativit dans le grand drame du philo-
sophe Wolfgang Goethe appel le Faust.
Personne ne peut nier cette uvre lapoge
incontest de chef-duvre . Toutefois
quelle motivation a pu le pousser dcrire
le Paradis et lEnfer de cette trange faon ?
Qui est Faust, sinon nous-mmes ? Cela ne
montre-t-il pas un authentique besoin de
communication ? Nous ne pouvons rpon-
dre que par laffirmative.
Ainsi une fois de plus nous revenons au
problme de la Crativit. Toute beaut doit
respecter trois conditions : 1 Le sujet sera
de format littraire. 2 Toutes les parties
seront comprises dans le tout. Et 3 la signi-
fication sera libre de toute quivoque. La
vritable crativit nest prsente que dans
luvre dart. Cest aussi la philosophie
dAristote qui est valable de nos jours.
Non, les critres de la Crativit ne se
trouvent pas seulement dans le domaine du
langage . Le scientifique, le prophte, le
peintre ne proposent-ils pas leurs propres
critres de jugement en vue du mme but ?
671/771
Quelle route choisirons-nous si cest le cas ?
Ou bien est-il vrai que toutes les routes mn-
ent Rome ? Nous vivons une poque o il
est plus important que jamais de dfinir les
responsabilits de chaque citoyen.
Un autre critre de Crativit fut avanc
par Socrate, si cruellement mis mort par
ses propres concitoyens, et je cite : Ne rien
savoir est la condition premire de tout sa-
voir. Ne pouvons-nous nous inspirer de la
sagesse de ce grand philosophe grec pour
tirer nos propres conclusions au sujet de ces
problmes ? La Crativit est laptitude a
voir des rapports l o il ny en a pas.
672/771
5
Pendant que Birdie restait au lit se curer
les ongles des pieds, Frances descendit
chercher le courrier. En dehors des heures
o elle travaillait, Birdie vivait plus ou moins
dans sa chambre, la sienne tant devenue
quasiment inhabitable pendant la priode o
il avait crit son essai. Leurs rapports
ntaient pas des rapports sexuels, bien
quune fois ou deux, histoire de lui faire
plaisir, Frances lui et propos de lui tailler
une pipe, ce que Birdie avait accept ; mais
avait t une corve pour lun comme pour
lautre.
Ce qui les rapprochait, en dehors du fait
quils partageaient la mme salle de bain,
ctait le fait triste et irrmdiable que la
note gntique de Frances se montait en tout
et pour tout 20. A cause dune maladie
quelle avait. Hormis un gosse lcole com-
munale 141, une sorte de nain moiti de-
meur, ctait la premire fois que Birdie
avait rencontr quelquun ayant une note in-
frieure la sienne. Frances ntait gure af-
fecte par son propre 20, moins quelle ne
ft tout simplement assez sage pour refuser
de ltre, mais pendant les deux mois que
Birdie avait passs travailler sur ses
problmes de Crativit , elle avait cout
religieusement chaque version successive de
chaque paragraphe. Sans ses applaudisse-
ments constants, son soutien de tous les in-
stants, les encouragements quelle lui avait
prodigus chaque fois quil flanchait ou per-
dait le moral, Birdie naurait jamais t
jusquau bout de son essai. Aussi le fait quil
674/771
allait retrouver Milly maintenant quil avait
surmont lpreuve semblait-il quelque peu
injuste. Mais Frances avait dit que cela non
plus ne la drangeait pas. Birdie navait ja-
mais rencontr quelquun de si peu goste,
mais elle avait dit que non, que ce ntait pas
a. Laider avait t sa faon elle de lutter
contre le systme.
Alors ? demanda-t-il quand elle revint.
Rien. Seulement a. Elle jeta une carte
postale sur le lit. Un coucher de soleil entre
des palmiers. Adress elle.
Je ne savais pas que ces gars-l savaient
crire.
Jock ? Oh ! il menvoie constamment
des trucs. Tiens, a elle saisit une poigne
de son peignoir rutilant a vient du
Japon.
Birdie mit un grognement. Lui-mme
avait eu lintention dacheter un cadeau
Frances en signe de reconnaissance, mais il
675/771
navait plus un sou. Il vivait, en attendant sa
lettre, avec ce quil pouvait lui emprunter.
On ne peut pas dire que ce soit passion-
nant, ce quil raconte.
Non, on peut pas dire.
Elle avait lair dprime. Avant daller
chercher le courrier, elle avait t gaie
comme une pute. La carte postale avait d
laffecter plus quelle ne voulait le laisser
paratre. Peut-tre tait-elle amoureuse de ce
Jock ? Pourtant en juin, la nuit de leur
premire solographie cur ouvert, aprs
quil lui eut parl de Milly, elle lui avait con-
fi quelle attendait toujours le prince
charmant.
Quelle quen ft la cause, il dcida de ne
pas se laisser gagner par son cafard, et se
brancha sur lide de shabiller. Il sortirait
ses vtements bleu-ciel et son foulard vert et
irait se balader du ct du fleuve dans ses
pieds-nus bien propres. Ensuite vers les
quartiers nord. Pas jusqu la Onzime Rue,
676/771
non. De toute manire ctait jeudi et Milly
ne rentrait jamais chez elle le jeudi aprs-
midi. De toute manire il avait dcid de ne
pas aller la voir avant de pouvoir lui balancer
lhistoire de son succs en plein dans sa jolie
petite figure.
Elle arrivera sans doute demain.
Sans doute.
Frances tait assise par terre en tailleur et
coiffait ses cheveux dun brun terne en les ra-
menant devant son visage ;
a va faire deux semaines.
Birdie ?
Cest mon nom.
Hier quand jtais Stuyvesant Town,
au march, tu sais ? Elle trouva sa raie et
tira de ct une moiti du voile. Jai achet
deux pilules.
Extra, a.
Pas du genre que tu crois. Des pilules
quon prend pour tu sais, pour pouvoir de
nouveau avoir des enfants. Elles changent le
677/771
truc quils mettent dans leau. Je me suis dit
que peut-tre si on en prenait chacun une
Tu sais bien quon ne peut pas faire a
comme a, Frances. Mais enfin bon Dieu, ils
te feraient avorter avant que taies le temps
de dire Lucille Mortimer Randolph-Clapp.
Ctait la plaisanterie prfre de Frances,
et elle lavait trouve elle-mme, mais cette
fois elle nesquissa mme pas un sourire.
On ne serait pas obligs de leur signaler.
Je veux dire, pas avant quil soit trop tard.
Tu sais ce quils font, non, aux gens qui
essaient de faire ce coup-l en douce ? A
lhomme comme la femme ?
a mest gal.
Eh bien moi pas. Puis, pour mettre un
point final la discussion : Nom de
Dieu !
Elle ramena ses cheveux vers larrire et
les attacha maladroitement avec un bout de
ruban jaune. Elle essaya de faire croire
quelle venait davoir une ide.
678/771
On pourrait aller au Mexique.
Au Mexique ! Mais bon Dieu, tu ne lis
donc jamais que des bandes dessines ?
Lindignation de Birdie tait dautant plus vi-
olente que dans un pass fort proche il avait
fait essentiellement la mme proposition
Milly. Au Mexique ! Mais cest pas vrai, ma
parole !
Frances, blesse, alla se poster devant la
glace et se mit au travail avec sa crme. Bird-
ie lavait vue passer jusqu une demi-
journe dcaper, frotter et lisser. Pour
tout rsultat, elle obtenait invariablement le
mme visage abm de femme entre deux
ges. Frances avait dix-sept ans.
Leurs regards se rencontrrent lespace
dun instant dans la glace. Celui de Frances
se droba. Il comprit que sa lettre tait ar-
rive. Quelle lavait lue. Quelle savait.
Il sapprocha delle par-derrire et saisit
ses bras maigres travers ltoffe paisse de
son peignoir.
679/771
O est-elle, Frances ?
O est quoi ? Mais elle savait, elle
savait.
Il rapprocha ses coudes lun de lautre
comme sil actionnait un musculateur
ressort.
Je je lai jete.
Tu las jete ! Ma lettre personnelle ?
Je suis dsole. Je naurais pas d. Je
voulais que tu sois je voulais juste quon
passe encore une journe comme celles
quon a passes ces derniers temps.
Quest-ce quelle disait ?
Birdie, arrte !
Tu vas me le dire, oui ou merde ?
Trois points. Tu as gagn trois points.
Il la lcha.
Cest tout ? Cest tout ce quelle
disait ?
Elle se frotta les bras l o il lavait saisie.
Elle disait que tu pouvais tre fier de ce
que tu avais crit. Trois points, cest une
680/771
bonne note. Lquipe qui ta not ne savait
pas combien de points il te fallait. Tu nas
qu la lire toi-mme si tu ne me crois pas.
Elle est l.
Elle ouvrit un tiroir, rvlant lenveloppe
jaune avec son cachet dAlbany et le flam-
beau du savoir dans le coin oppos.
Tu ne la lis pas ?
Je te crois sur parole.
Elle dit que si tu veux le point qui te
manque, tu peux lobtenir en tengageant
dans lArme.
Comme ton copain Jock, hein ?
Je suis dsole, Birdie.
Moi aussi.
Peut-tre que maintenant tu voudras
bien changer davis.
Au sujet de quoi ?
Des pilules que jai achetes.
Tu vas pas bientt me foutre la paix
avec cette histoire de pilules ? Hein, dis ?
681/771
Je ne leur dirai jamais qui est le pre.
Je le jure. Birdie, regarde-moi. Je le jure.
Il regarda les yeux noirs et humides, la
peau grasse et pele, les lvres minces et
dures qui ne souriaient jamais assez loin
pour trahir ses dents.
Je prfrerais me branler dans les chi-
ottes plutt que de ten donner. Tu sais ce
que tu es ? Tes une dbile.
Tu peux me traiter des noms que tu
veux, Birdie. a mest gal.
Tes rien quune pauvre tare.
Je taime.
Il savait ce quil lui restait faire. Il avait
repr la chose la semaine passe en fouil-
lant dans ses tiroirs. Ce ntait pas vraiment
un fouet, mais il ne connaissait pas le nom
exact. Il le retrouva sous le linge.
Quest-ce que tu viens de dire ? Il lui
fourra la chose sous le nez.
682/771
Je taime, Birdie. En vrai. Et je crois que
je suis la seule personne au monde qui taime
vraiment.
Eh bien, moi je vais te montrer les sen-
timents que jai pour toi.
Il saisit le col de son peignoir et le lui ar-
racha des paules dune secousse. Elle ne
lavait encore jamais laiss la voir nue, et
prsent il comprit pourquoi. Son corps tait
couvert de bleus et decchymoses. Ses fesses
avaient t fouettes au point de ntre plus
quune plaie bante. Ctait pour a quon la
payait. Pas pour la sauter. Pour a.
Il lui rentra dedans de toutes ses forces. Il
continua cogner jusqu ce que cela nait
plus dimportance, jusqu ce quil soit vid
de tout sentiment.
Laprs-midi, sans mme prendre la peine
de se soler la gueule, il se rendit Times
Square et sengagea comme volontaire dans
les Marines pour aller dfendre la dmo-
cratie en Birmanie. Il y avait huit autres
683/771
types qui prtaient serment en mme temps
que lui. Ils levrent le bras droit, firent un
pas en avant et rcitrent le serment dall-
geance ou quelque chose dans ce genre-l.
Puis le sergent sapprocha et passa le masque
noir du Marine Corps sur le sombre visage
de Birdie. Son nouveau matricule tait in-
scrit sur le front en gros caractres blancs :
USMC 100-7011-D07. Et voil, ils taient des
gorilles.
Traduit par RONALD BLUNDEN.
Problems of Creativeness.
Thomas M. Disch, 1972.
ditions Denol, 1976, pour la
traduction.
684/771
LES POSSDANTS
par John Brunner
Il y a bien entendu ceux qui tous ces
maux surpopulation, pollution, misre
sont pargns. Il y a une faon de sen
prmunir : tre riche, fabuleusement, totale-
ment riche. Un mythe peut-tre fond sur
une vrit partielle sattache aux super-
riches, aux possdants ultimes, aux matres
secrets de la plante. John Brunner le ren-
ouvelle de faon tonnante. Est-ce que pour
autant lavenir appartient ceux qui ont
tout ?
I
LS possdent la richesse absolue. Vous
navez jamais entendu parler deux car ce
sont les seules personnes au monde suffis-
amment riches pour soffrir ce quelles
dsirent : une existence totalement discrte.
La foudre peut sabattre sur votre vie ou sur
la mienne ; vous gagnez le gros lot, ou bien
votre voisin tue sa femme coups de hache,
ou encore vous achetez un perroquet atteint
de psittacose : et vous voil plac sous les
feux de lactualit, ne sachant plus o vous
fourrer et priant Dieu de vous dlivrer de
lexistence.
Eux, ils ont gagn le gros lot du simple fait
de leur naissance. Ils nont pas de voisins, et
si un crime est ncessaire, ils utiliseront des
outils plus subtils quune hache. Ils
nachtent pas de perroquets. Et si, par un
hasard rarissime, les projecteurs viennent
tre braqus sur eux, ils achtent celui qui les
manie et lui ordonnent de les teindre.
686/771
Jignore combien ils sont. Jai tent de
lestimer en additionnant le produit national
brut de tous les pays du monde et en divisant
le total par la somme ncessaire pour acheter
le gouvernement dune grande puissance in-
dustrielle. Il va sans dire que lon ne saurait
avoir la paix si lon na pas de quoi acheter
deux gouvernements, nimporte lesquels.
Je pense quils sont une centaine. Jen ai
rencontr un, et jai failli en rencontrer un
autre.
Dans lensemble, ils ont des habitudes
nocturnes. La victoire de la lumire sur lob-
scurit fut le premier progrs conomique.
Mais, pas plus qu deux heures de laprs-
midi, vous ne les trouverez deux heures du
matin dans les clubs exclusifs, ni sur un ter-
rain de polo, ni dans la Loge Royale dAscot
et pas davantage sur la pelouse de la Maison
Blanche.
On ne les trouve pas sur les cartes. Vous
comprenez ce que cela signifie ?
687/771
Littralement, les lieux o ils vivent devi-
ennent des espaces blancs dans les atlas. Ils
ne figurent pas sur les listes de recensement,
ni dans le Whos Who ou dans le Bottin
Mondain, pas plus que sur les rles du per-
cepteur, et aucun bureau de poste ne possde
leurs adresses. Pensez tous les endroits o
votre nom figure les registres jaunissants
de lcole, les fiches des hpitaux, les factures
des commerants, les lettres que vous avez
crites Leurs noms ne figurent en aucun de
ces endroits.
Combien sont-ils ? En fait, je lignore. Je
ne peux que hasarder lhypothse que, sur la
quasi-totalit des tres humains, la perspect-
ive davoir tout ce dont ils ont jamais pu
rver, et davantage encore, agit comme un
choc traumatique. Cest le lavage de cerveau
instantan. Ds linstant o ils se mettent
croire cette promesse, le modle de sou-
mission est imprim en eux, comme diraient
les psychologues. Mais ils ne prennent
688/771
aucun risque. Ce ne sont pas des monarques
absolus en fait, ils ne gouvernent rien qui
ne les concerne directement mais ils ont
beaucoup en commun avec ce calife de Bag-
dad qui fit un jour venir un sculpteur auquel
il avait command une fontaine. Cette fon-
taine tait la plus belle du monde, et le calife
en tait totalement satisfait. Il demanda al-
ors au sculpteur si quelquun dautre aurait
pu construire une fontaine aussi belle, et le
sculpteur rpondit firement que personne
dautre au monde nen aurait t capable.
Payez-lui la somme promise, dit le
calife. Et ensuite crevez-lui les yeux.
Ce soir-l, javais envie de champagne, de
musique, de filles, de lumires Tout ce que
javais, ctait une bote de bire, mais du
moins elle tait frache. Jallai la chercher
la cuisine ; en revenant, je marrtai sur le
seuil de mon living, atelier, laboratoire, ce
689/771
que vous voudrez. Ctait un peu tout cela
la fois.
Cest vrai, je narrivais pas y croire. On
tait le 23 aot, cela faisait un an et un mois
que jtais ici, et le travail tait termin. Je
ny croyais pas, et je ny croirais pas avant de
lavoir dit dautres personnes avant
davoir rassembl mes amis pour quils
portent un toast en se passant la bote de
bire la ronde.
Je levai la bote en disant la fin du
travail ! et bus une gorge. Non, a ne
faisait pas le poids. leffet Cooper !
Ctait dj un peu mieux, mais pas encore
vraiment bien.
Je plissai le front, puis, pensant que cette
fois, a y tait, je mexclamai triomphale-
ment : Santadora, le plus bel endroit sur
terre, sans lequel une telle concentration et
t impossible ; que Dieu le bnisse, ainsi
que tous ceux qui partent de ses rives !
690/771
Je buvais mon troisime toast, non sans
une certaine satisfaction, lorsque la voix de
Naomi me parvint du porche plong dans
lobscurit :
Buvez ma sant, Derek. Vous ap-
prochez, mais ce nest pas encore tout fait
a.
Je lanai la bote de bire sur la table la
plus proche, traversai la pice en trois en-
jambes, et la pris dans mes bras. Elle ne
ragit pas ; elle ressemblait un beau man-
nequin prsentant dans une vitrine les
dernires crations des couturiers parisiens.
Je ne lavais jamais vue quen noir ; ce soir,
ctaient un chemisier de grosse soie noire
tisse la main et un pantalon collant dont le
bas svasait sur des espadrilles galement
noires. Ses cheveux couleur dor ple, ses
yeux bleu-saphir, sa peau, lumineuse sous le
bronzage clatant, mavaient toujours paru
dune perfection irrelle. Ctait la premire
rois que je la touchais. Parfois, la nuit, je me
691/771
demandais pourquoi elle vivait seule. Javais
rationalis mon attitude en me disant que je
tenais trop ce havre de paix, et la concen-
tration quil me permettait, pour entamer
une liaison avec une femme qui ne de-
mandait jamais rien, mais qui ctait
vident ne se satisferait de rien qui fut
moins que tout.
a y est ! mexclamai-je en faisant volte-
face, le bras tendu. Lge dor est arriv ! Jai
russi ! Me prcipitant vers la machine
hrisse de mille fils, que je navais jamais
cru pouvoir raliser, jajoutai : Il faut fter
a ! Je vais aller chercher tous ceux qui
voudront
Jentendis ma voix steindre. Elle avait
lev le bras, et sa main tenait un objet
jusqualors rest dans lombre. A la lumire,
je vis que ctait une bouteille de champagne.
Mais comment ? dis-je. En mme
temps, je me surpris penser que, depuis
treize mois que jtais arriv Santadora,
692/771
ctait la premire fois que je me trouvais
seul avec Naomi.
Asseyez-vous, Derek, dit-elle, posant la
bouteille ct de la bote de bire. Cela ne
sert rien daller chercher les autres. Il ny a
personne ici, en dehors de vous et de moi.
Je gardai le silence.
Elle leva un sourcil moqueur. Vous ne
me croyez pas ? Cela ne tardera pas.
Elle alla dans la cuisine et revint avec les
deux verres qui me servaient lorsque javais
de la compagnie. Je me tenais pench en av-
ant, les mains sur le dossier dune chaise, et
me surpris penser quinconsciemment,
javais peut-tre voulu mettre la chaise entre
cette inconcevable trangre et moi.
Elle dboucha habilement la bouteille, re-
cueillit la mousse dans le premier verre, puis
emplit lautre et me le tendit. Je mavanai
pour le prendre, avec les gestes lourds dun
animal stupide.
Asseyez-vous, me dit-elle de nouveau.
693/771
Mais o sont passs tous les autres ?
O est Tim ? O sont Conrad et Ella ? O ?
Ils sont partis. Son verre la main,
elle vint sasseoir face moi, sur lunique
autre chaise qui ne ft pas encombre de
pices et dappareils casss. Ils ont quitt le
village il y a environ une heure.
Mais Pdro ? Et
Ils ont pris la mer. Ils sont alls ail-
leurs. Elle eut un geste dindiffrence. Je
ne sais pas o, mais on sest occup de
tout.
Levant son verre, elle poursuivit :
vous, Derek. Et toutes mes flicitations. Je
ntais pas certaine que vous russiriez, mais
il fallait essayer.
Je courus la fentre donnant sur la mer,
louvris et essayai de percer lobscurit.
Quatre ou cinq bateaux de pche sortaient
du port, leurs feux de position se balanant
comme des toiles. Sur le quai, je distinguai
un tas de meubles abandonns et du matriel
694/771
de pche. Cela ressemblait vraiment un d-
part dfinitif.
Asseyez-vous, Derek, me dit-elle pour la
troisime fois. Nous perdons du temps, et de
plus le champagne va tre vent.
Comment peuvent-ils
abandonner leurs maisons ances-
trales, se couper de leurs racines, partir pour
de nouveaux pturages ? (Son ton tait lger,
presque moqueur.) Ils ne font rien de
semblable. Ils nont aucune attache par-
ticulire Santadora. Santadora nexiste pas.
Le village a t construit il y a un an et demi,
et sera ras le mois prochain.
Aprs un silence digne de lternit, je de-
mandai : Naomi, vous tes certaine que
vous vous sentez bien ?
Merveilleusement bien, merci. Elle
sourit, et la lumire fit resplendir ses dents
dune incomparable blancheur. En outre,
les pcheurs ntaient pas des pcheurs, pas
plus que le pre Francisco ntait un prtre ;
695/771
et pour Conrad et Ella, la peinture ntait
quun violon dIngres. Mon nom nest dail-
leurs pas Naomi, mais puisque vous y tes
habitu et moi aussi il continuera
servir.
Il fallait que je boive mon champagne. Il
tait fantastique. Le meilleur que jeusse ja-
mais bu. Je ntais malheureusement pas en
tat de lapprcier pleinement.
Vous voulez dire que le village entier
tait un trompe-lil ? Une sorte de gigant-
esque dcor de cinma ?
En un sens. Un dcor de thtre serait
une description plus exacte. Sortez sur le
porche, et tirez fort sur le feston qui sur-
plombe les marches ; il se dtachera. Exam-
inez la surface ainsi dcouverte. Et faites de
mme pour les autres maisons du village ay-
ant des porches semblables. Il y en a cinq.
Ensuite, nous pourrons parler
srieusement.
696/771
Elle croisa ses jambes exquises et but
doucement son champagne. Elle ne doutait
pas un instant que je ferais ce quelle mavait
dit.
Dun pas dtermin (surtout pour ne pas
paratre stupide), je sortis sur le porche, al-
lumai la lumire une lampe qui se bal-
anait au bout dun fil visiblement fix par
un amateur et regardai le feston qui dcorait
le bord du petit toit en surplomb. Les insect-
es de lt arrivaient, attirs par la lumire.
Je tirai sur la pice de bois sculpt, qui se
dtacha facilement. Le tournant vers la lu-
mire, je pus lire sur la surface jusqualors
cache, un cachet bleu ple qui disait :
Numro 14.006 Jos Barcos,
Barcelona.
Sur le moment je neus aucune raction ;
je revins dans la maison et me plantai face
Naomi, tenant devant moi le morceau de
bois comme si ctait un talisman. Je pr-
parais un commentaire rageur, mais, avant
697/771
mme de savoir ce quil serait, mon regard
tomba sur ltiquette de la bouteille. Ce
ntait pas du champagne, et le nom de la
firme mtait inconnu.
Cest le meilleur vin mousseux du
monde, dit Naomi, qui avait suivi mon re-
gard. On en fait oh une douzaine de
bouteilles par an.
Mon palais me dit quil y avait certaine-
ment une part de vrit dans ce quelle disait.
Javanai dun pas incertain vers mon
fauteuil et my affalai. Javoue ne pas com-
prendre. Je je nai tout de mme pas pass
une anne entire dans un endroit qui nex-
iste pas ?
Mais si ! Parfaitement calme, elle prit
le verre entre ses longues et belles mains et
saccouda sur les bras crasseux du fauteuil.
propos, avez-vous remarqu quil ny a
pas un seul moustique parmi les insectes at-
tirs par la lampe ? Il ny avait gure de
698/771
chances que vous attrapiez la malaria, mais il
fallait liminer le moindre risque.
Cela me fit sursauter. Plus dune fois,
javais fait remarquer en plaisantant Tim
Hannigan que lun des grands avantages de
Santadora tait labsence de moustiques
Bien. Les faits commencent vous
impressionner. Reportez-vous lavant-
dernier hiver. Vous souvenez-vous avoir fait
la connaissance dun homme disant se nom-
mer Roger Gurney, et que vous avez revu une
fois par la suite ?
Bien sr, je me souvenais de Roger Gur-
ney. Souvent, depuis mon arrive Santa-
dora, je mtais dit que cette premire ren-
contre avec lui avait constitu lun des deux
vnements cruciaux qui avaient transform
ma vie.
Par une assez vilaine nuit de novembre,
vous lavez emmen Londres sa voiture
tait en panne ; il tait impossible de la r-
parer avant le lendemain car il manquait une
699/771
pice, et il avait un rendez-vous urgent dans
la capitale le lendemain matin. Layant
trouv trs sympathique, vous lavez em-
men dans votre appartement, o vous avez
dn, puis parl jusqu quatre heures du
matin de ce qui a maintenant pris une forme
concrte dans cette pice : vous avez parl de
leffet Cooper.
Je sentis un frisson me parcourir, comme
si un doigt surgi de cette sinistre nuit de
novembre mavait frl la colonne vertbrale.
Et ensuite, enchanai-je, cette mme nuit-
l, je lui ai dit que je voyais un seul moyen de
parvenir faire les expriences ncessaires :
trouver un village sans distractions, sans
journaux ni tlphone, sans mme un poste
de radio, et o la vie serait si bon march que
je pourrais me consacrer mon travail
pendant deux ou trois ans sans avoir me
soucier de gagner ma vie.
Oh ! mon Dieu ! me dis-je en posant une
main sur mon front. Javais limpression que
700/771
ma mmoire se rvlait, comme de lencre
sympathique expose une flamme.
Exactement, dit Naomi avec satisfac-
tion. Et vous avez revu une seconde et
dernire fois ce charmant Gurney, le jour o
vous clbriez votre petit gain au tierc.
Deux mille cent quatre livres, dix-sept shil-
lings et un penny. A cette occasion, il vous
parla dun petit village espagnol nomm
Santadora, o toutes les conditions nces-
saires vos recherches seraient runies. Il
vous raconta quil avait t y voir des amis,
Conrad et Ella Williams. Vous naviez jamais
examin srieusement la possibilit de ral-
iser votre rve, mais aprs quelques verres
en compagnie de Gurney, il vous sembla
trange de ne pas encore avoir fait de projets
prcis.
Je posai si brusquement mon verre sur la
table quil faillit se briser, et demandai dune
voix rauque : Qui tes-vous ? Et quel jeu
jouez-vous avec moi ?
701/771
Ce nest pas un jeu, Derek. Elle stait
penche en avant, et ses yeux dun bleu dur
de pierre prcieuse taient fixs sur mon vis-
age. Cest une affaire trs importante, dans
laquelle vous avez aussi un enjeu. Pourriez-
vous honntement dire que, si vous naviez
pas rencontr Roger Gurney, et si vous
naviez pas gagn cette modeste somme,
vous seriez ici ou nimporte o, dailleurs
ayant russi transposer leffet Cooper dans
la ralit ?
Aprs un long moment pass me rem-
morer toute une anne de ma vie, je r-
pondis : Non. Non, honntement, je ne
peux pas le dire.
Et voil la rponse la question que
vous mavez pose il y a un instant. Elle
abandonna son verre sur la table et sortit un
mince tui cigarettes de sa poche. Je suis
la seule personne au monde qui voulait ob-
tenir et utiliser leffet Cooper. Personne
dautre ny tenait suffisamment pour le
702/771
raliser mme pas Derek Cooper. Prenez
une cigarette.
Elle me tendit ltui, dont schappait un
parfum dlicieux et inconnu. Il ny avait pas
de nom sur la cigarette ; seul le filigrane du
papier pouvait indiquer leur provenance.
Mais ds la premire bouffe, je sus que,
comme le vin, ctaient les meilleures du
monde.
Elle avait observ ma raction avec
amusement, le me dtendis un peu son
sourire me la faisait paratre plus familire.
Combien de fois ne lavais-je pas vue sourire
ainsi, ici mme, ou, plus souvent, chez Tim
ou Conrad ?
Je voulais leffet Cooper, rpta-t-elle.
Et maintenant, je lai.
Un moment ! dis-je. Je
Dans ce cas, je veux le louer. Elle
haussa lgrement les paules, comme sil se
ft agi dun problme dnu dimportance.
Aprs quoi, il est vous, et le sera jamais.
703/771
Vous avez reconnu que, sans disons, sans
certaines interventions dcisives donc si je
navais pas t l, vous en seriez encore au st-
ade de la thorie. Un jouet intellectuel.
Nanmoins, je ne vous demanderai pas de
considrer que cette aide constitue un juste
prix de location. Pour utiliser votre machine
dans un but unique et prcis, je vous paierai
suffisamment pour que pendant tout le reste
de votre vie vous puissiez obtenir tout ce
dont vous aurez envie. Tenez !
Elle me lana un objet jignore o elle
lavait cach que jattrapai automatique-
ment. Ctait un portefeuille long et troit, en
cuir souple, muni dune fermeture glissire.
Ouvrez-le.
Son ton tait sans rplique. A lintrieur,
je trouvai une, deux, trois cartes de crdit et
un chquier mon nom. Chaque carte pos-
sdait un dtail que je navais encore jamais
vu, un seul mot imprim en travers, en
rouge. Et ce mot tait : ILLIMIT.
704/771
Je remis le tout dans le portefeuille. Un
doute sur la vracit de ce quelle me disait
traversa mon esprit, mais il se dissipa aus-
sitt. Oui, Santadora avait t cr afin de
me permettre de travailler dans des condi-
tions idales. Oui, elle lavait cr. Aprs ce
quelle mavait dit de Roger Gurney, il ny
avait plus de place pour le doute.
Je pouvais donc aller Madrid, entrer
dans un hall dexposition et en ressortir au
volant dune Rolls-Royce. Je pouvais me
rendre ensuite dans une banque et libeller un
premier chque dun million de pesetas, et
les toucher si lagence disposait dassez
dargent liquide.
Ouvrant et fermant mcaniquement le
portefeuille, je lui dis : Bon. Vous tes la
personne qui voulait lEffet. Qui tes-vous ?
La personne qui pouvait lobtenir.
Elle eut un petit rire sec et secoua la tte ; sa
chevelure fouetta son visage, pareille des
ailes. Ne membtez pas avec vos
705/771
questions, Derek. Je ny rpondrai pas parce
que les rponses nauraient pas de sens.
Je restai silencieux un moment, puis, ne
trouvant aucun autre commentaire faire :
Il faudra bien que vous me disiez pourquoi
vous vouliez ce que je pouvais vous donner.
Aprs tout, je suis encore la seule personne
au monde qui le comprenne.
Oui. Elle me regarda attentivement.
Reprenez du vin. Il semble vous plaire.
Pendant que je mexcutais, sentant mon
corps se calmer aprs le choc et la tempte
des dix dernires minutes, elle parla, sans
me regarder. Vous tes unique, le savez-
vous ? Un gnie sans gal dans sa spcialit.
Cest pour cela que vous tes ici, pour cela
que jai pris quelque peine pour vous. Je
peux obtenir tout ce que je veux, mais pour
certaines choses, je dpends invitablement
de lunique personne susceptible de les
fournir.
706/771
Son regard se tourna vers la machine
laspect presque dlabr mais qui
fonctionnait.
Je voulais que cette machine me rende
un homme, dit-elle. Il est mort depuis trois
ans.
Le temps sembla sarrter. Javais t
aveugl par cette vision dune fortune illim-
ite. Je mtais dit que, puisque Naomi pouv-
ait obtenir tout ce quelle dsirait, elle savait
ce quelle obtenait. Mais il tait vident
quelle ne le savait pas.
Une petite scne imaginaire se droula
dans mon esprit, joue par des poupes sans
visage sur fond de nuages roses. Une poupe
vtue de noir, aux longs cheveux ples,
disait : Il est mort. Je veux le retrouver. Ne
discutez pas. Trouvez un moyen.
Les autres poupes sinclinrent et
sortirent. Finalement, lune delles revint :
707/771
Jai trouv un certain Derek Cooper qui a
des ides sortant de lordinaire. Cest le seul
homme au monde qui ait rflchi au
problme.
Veillez ce quil obtienne ce dont il a
besoin , dit la poupe en noir.
Je reposai la bouteille de vin. Jhsitais
oui, jhsitais encore, tellement javais t
bloui. Mais je finis par prendre le porte-
feuille de cuir souple pour le lancer sur les
genoux de Naomi :
Vous vous tes dupe vous-mme.
Comment ! Elle ne pouvait y croire.
Le portefeuille qui avait atterri sur ses gen-
oux dut lui faire leffet dune apparition ; elle
ne fit pas un geste pour le prendre, comme si
le simple fait de le toucher risquait de
changer un mauvais rve en une ralit
tangible.
Je me mis parler, lentement, en
rflchissant au fur et mesure : Vous dis-
iez avoir besoin de ma machine pour une
708/771
tche spcifique. Jtais trop berlu pour
me demander laquelle aprs tout, elle peut
accomplir certaines tches. Vous tes trs
riche, Naomi. Vous avez toujours eu telle-
ment dargent que vous ignorez lunique
autre lment qui spare la formulation dun
problme de sa solution. Et cet lment,
Naomi, cest le temps !
Je tapotai le haut de la machine. Jen tais
toujours aussi fier ; juste titre.
Vous tes comme cette, impratrice de
la Chine ancienne. Peut-tre a-t-elle relle-
ment exist, peut-tre pas. Toujours est-il
quun jour, elle dclara : Il ma t rvl
que mes anctres rsident sur la Lune. En
fille obissante, je veux aller leur prsenter
mes respects. Trouvez un moyen. Ils
passrent lempire au peigne fin, et un cour-
tisan finit par ramener un pauvre homme en
haillons devant limpratrice : Altesse, cet
homme a invent une fuse.
709/771
Trs bien, dit limpratrice.
Perfectionnez-la pour quelle puisse mem-
mener sur la Lune. Javais voulu conter
cette petite fable sur un ton badin, et la ter-
miner par un clat de rire. Mais un coup
dil sur Naomi men ta le moindre dsir.
Elle tait ple et immobile comme une
statue de marbre, les yeux exorbits, les
lvres lgrement entrouvertes. Sur une de
ses joues, une larme brillait comme un
diamant.
Je regrettai ma lgret. Ctait comme si
javais cru donner un coup de pied dans une
pierre, pour mapercevoir que javais bris un
vase prcieux.
Non, Derek, me dit-elle aprs un mo-
ment. Vous navez pas besoin de mappren-
dre ce quest le temps. Elle se redressa, se
tourna de ct sur son sige et regarda la
table. Ce verre est le mien ? demanda-t-
elle sur un ton plus lger, en avanant sa
main fine et longue. Elle nessuya pas la
710/771
larme, qui resta accroche sa joue jusqu
ce que le baiser de lair chaud et sec let fait
disparatre.
Prenant son verre sur mon signe affirm-
atif, elle se leva et sapprocha de la machine.
Elle lexamina un moment sans faire de com-
mentaires, puis : Je navais pas lintention
de vous dire ce que je dsirais. Cest le temps
qui my a pousse. Elle vida avidement son
verre avant de poursuivre : Et maintenant,
dites-moi de faon prcise ce que votre pro-
totype peut faire.
Jhsitais. Il y avait tant de choses que je
navais pas encore formules. Pendant lan-
ne coule, javais compartiment mon es-
prit : dun ct, ce qui concernait le travail,
de lautre, tout le reste ; lorsque je me
dtendais en compagnie damis, je ne parlais
que de choses insignifiantes. Plus jap-
prochais du but final, plus je devenais super-
stitieux, et mabstenais de mentionner la
nature de mes recherches.
711/771
Et, comble de labsurdit, maintenant que
je savais ce quelle voulait, je me sentais
vaguement honteux de voir mon triomphe
rduit aussi peu de chose.
Devinant mes penses, elle me regarda
avec un soupon de sourire : Alors,
Mr. Faraday ou est-ce Humphry Davy ? A
quoi cela sert-il ? Je suis dsole.
Un nouveau-n. Lexpression tait bonne,
et soudain, je saisis toute sa signification
motionnelle. Tout sentiment de honte avait
disparu. Jtais aussi fier quun pre ; bien
plus en ralit.
Repoussant une pile de schmas et de
graphiques, je me perchai sur la table, tout
prs de la machine. Je tenais le verre entre
mes mains, et le silence tait tel que je crus
entendre les bulles qui venaient crever la
surface du liquide.
Si jai une dette de reconnaissance en-
vers vous, ce nest pas parce que vous mavez
aid matriellement, avec cette somme
712/771
dargent par exemple. Non, cest pour
mavoir envoy ce charmant et persuasif Ro-
ger Gurney. Je navais jamais rencontr une
personne prte prendre mes ides au
srieux, au lieu de les considrer comme un
amusant sujet de conversation. Jen avais
discut avec quelques-uns des esprits les
plus brillants que je connaisse ; danciens
collgues de luniversit par exemple, qui
depuis ont fait carrire, me laissant loin der-
rire eux. Ctait trange, je ny avais ja-
mais pens auparavant. Il y avait apparem-
ment bien des choses auxquelles je navais
jamais song.
Mais Gurney, lui, en faisait une ralit,
continuai-je. En gros, je lui avais dit la mme
chose quaux autres. Je lui avais parl de de
lespace que, par son comportement, un or-
ganisme vivant dfinit autour de lui. Mme
un mobile le fait. Cest pourquoi jen ai un l-
bas.
713/771
Je dsignai un coin mal clair de la
pice ; comme sur commande, un souffle de
vent entra par la fentre et fit bouger les pan-
neaux mtalliques suspendus au plafond. Ils
grinaient lgrement ; javais eu trop de
travail ces derniers temps pour penser
huiler les roulements.
Javais les sourcils froncs, les muscles du
front crisps ; cela allait me valoir un mal de
tte, mais je ne pouvais pas men empcher.
Il doit exister une relation mutuelle in-
tgrale entre lorganisme et son environ-
nement, tout particulirement avec les autres
organismes de la mme espce. Lors dex-
priences de simulations mcaniques dtres
vivants, un des premiers phnomnes que
lon remarqua fut celui de lauto-identifica-
tion. Cela navait pas t prvu ; on avait
construit des tortues mcaniques avec des
petites lampes sur la tte et une attirance
pour la lumire ; mais lorsquon mettait un
miroir devant cette crature, elle semblait se
714/771
reconnatre elle-mme Voil la bonne dir-
ection : non pas la reconstitution dlibre
dun homme, un dtail aprs lautre, mais un
essai pour dfinir la forme que lhomme lui-
mme dfinit en ragissant avec ses
semblables.
Jusque-l, rien de bien difficile. Quant
traiter un milliard de bits dinformation, les
enregistrer, les ordonner dans le temps, les
rexprimer dans lintention de reproduire ce
que eh ! ce que quoi ? Je ne vois vraiment
pas. Ce que vous voulez, cest
Je haussai les paules, vidai mon verre et
me levai : Ce que vous voulez, cest leffet
Cooper. Tenez, prenez ceci. De lune des
fentes situes en haut de lappareil, je sortis
un disque translucide de la taille approxim-
ative dune pice dun franc, mais plus pais.
Pour le manier, jutilisai une clef si prcise
quune fois insre dans lorifice au centre du
disque, elle le retenait par le seul frottement.
Je le tendis Naomi. Dune voix qui
715/771
tremblait lgrement ctait mon premier
essai non prpar je lui dis :
Tenez-le entre vos mains. Maniez-le,
frottez-le avec vos doigts ; refermez votre
main dessus.
Tout en faisant ce que je lui disais, elle me
demanda : Quest-ce que cest ?
Un cristal pizo-lectrique artificiel. Bi-
en, cela devrait suffire. Remettez-le sur la
clef. Je crains dinfluencer les rsultats en le
touchant.
Comme elle avait du mal le fixer, elle se
retint ma main. Ses doigts vibraient
comme si son corps entier rsonnait, tel un
instrument de musique.
Voil , dit-elle sur un ton neutre.
Je ramenai le disque la machine et lin-
srai prudemment dans le lecteur ; il glissa
comme un disque se posant sur une platine.
Je retins ma respiration pendant une ou
deux secondes, guettant la raction de
lappareil.
716/771
Ensuite, je lus attentivement les cadrans.
Ce ntait pas parfait. Jtais un peu dsap-
point : javais espr mieux, pour cette
premire fois. Ctait toutefois extrmement
prcis, dautant plus quelle navait mani le
disque que pendant une dizaine de secondes.
La machine dit que vous tes une
femme, mince, aux cheveux blonds, aux yeux
probablement bleus, de temprament
artistique, nayant pas lhabitude du travail
manuel, Q.I. entre 120 et 140, sous lemprise
dun tat motionnel violent
Elle minterrompit dune voix qui claqua
comme un coup de fouet : Quest-ce qui me
dit que cest la machine qui dit cela, et non
vous-mme ?
Sans lever les yeux, je lui rpondis : La
machine me transmet les modifications que
vous avez fait subir au disque de cristal en le
touchant. Je lis les cadrans comme on inter-
prterait un graphique
Vous dit-elle autre chose ?
717/771
Oui, mais il doit y avoir une erreur
quelque part. Je crains que le calibrage nait
pas t trs prcis ; il faudrait le complter
par un chantillonnage statistique portant,
disons, sur un millier de personnes de toutes
conditions sociales. Avec un rire mal as-
sur, je poursuivis : Voyez-vous, elle dit
que vous avez entre quarante-huit et cin-
quante ans, ce qui est tout simplement
absurde.
Je mapprochai dans lintention de remp-
lir mon verre lorsque je maperus quelle
tait fige dans une immobilit absolue. La
main sur le col de la bouteille, je lui
demandai :
Quelque chose ne va pas ?
Elle sortit instantanment de sa stupeur
et dit sur un ton lger : Non, non, tout va
bien. Vous tes lhomme le plus tonnant du
monde, savez-vous, Derek. Je vais avoir cin-
quante ans la semaine prochaine.
718/771
Vous plaisantez Jaurais dit oh,
trente-cinq ans, nayant pas eu denfant et
prenant grand soin de son apparence. Mais
pas un jour de plus.
Cest vrai, dit-elle avec une trace
damertume dans la voix. Je voulais tre
belle il me parat inutile dexpliquer pour-
quoi. Et je voulais continuer tre belle,
parce que ctait la seule chose que je pouv-
ais donner quelquun qui avait, comme
moi, tout ce quil pouvait dsirer. Et je jy ai
veill.
Que lui est-il arriv ?
Je prfrerais que vous ne le sachiez
pas. Son ton tait sans rplique. Elle al-
longea dlibrment les jambes et se
dtendit avec un sourire daise. Son pied ay-
ant touch quelque chose sur le sol, elle se
pencha pour voir ce que ctait :
Ah, a ! Elle ramassa le portefeuille,
qui avait gliss de ses genoux lorsquelle
stait leve. Prenez-le, Derek. Vous lavez
719/771
gagn, je le sais. Par accident, par erreur, peu
importe le mot, vous avez prouv que vous
tiez capable de faire ce que jesprais.
Je le pris, mais au lieu de le mettre tout de
suite dans ma poche, je le tournai et le re-
tournai mcaniquement entre mes mains.
Je nen suis pas certain. coutez-moi,
Naomi. Prenant le verre que je venais de
remplir, jallai me rasseoir face elle. Le
but final de ma recherche, cest de reconstit-
uer lindividu partir des traces quil a lais-
ses. Vous le savez : ctait le rve dont je
mtais ouvert Roger Gurney. Mais nous
nen sommes pas l. Entre une simple ana-
lyse superficielle de matriaux spcialement
prpars et lexploitation, un par un, de dix
mille objets affects non seulement par lin-
dividu en question mais par de nombreux
autres, dont tous ne pourront pas tre ret-
rouvs afin didentifier leur influence para-
site, puis le traitement de toutes ces donnes
afin den faire un ensemble cohrent, il
720/771
scoulera des annes et peut-tre des dcen-
nies de travail et de recherche, mille fausses
pistes, mille expriences prliminaires sur
lanimal Et pour utiliser les donnes
runies il faudra inventer de toutes pices
des techniques entirement nouvelles ! Ad-
mettons mme que vous ayez votre votre
analogue dun homme, quallez-vous en
faire ? Allez-vous essayer de fabriquer artifi-
ciellement un homme correspondant ces
spcifications ?
Oui.
Ce petit oui tout simple me coupa le
souffle, comme si javais reu un coup de po-
ing dans lestomac. Elle me fixa de son re-
gard tincelant et eut de nouveau un lger
sourire :
Ne vous inquitez pas, Derek. Ce nest
pas votre job. Il y a longtemps, me dit-on,
que diverses quipes de chercheurs travail-
lent sur ce problme. La seule chose que
721/771
vous ayez t le seul tudier, ctait le
problme de la personnalit globale.
Jtais incapable de rpondre quoi que ce
soit. Elle se reversa du vin avant de repren-
dre, dune voix plus tendue :
Il faut que je vous pose une question,
Derek. Elle est tellement cruciale que jai
peur dentendre la rponse. Mais je ne peux
supporter cette incertitude plus longtemps.
Je veux savoir combien de temps il faudra,
selon vous, pour que je puisse avoir ce que je
veux. En supposant tenez cela pour ac-
quis que les plus grands spcialistes du
monde se mettent au travail sur les
problmes secondaires, ce qui leur vaudra
probablement la clbrit, et certainement la
fortune. Je veux savoir ce que vous en
pensez.
Votre question est difficile Jai dj
mentionn le problme consistant isoler les
traces
722/771
Cet homme menait une existence
diffrente de la vtre, Derek. Si vous vous
donniez la peine de rflchir un moment,
vous vous en douteriez. Je peux vous em-
mener dans un lieu qui tait exclusivement
lui, et o sa personnalit a faonn jusquau
moindre grain de poussire. Ce nest pas une
ville o des millions de personnes sont
passes, ni une maison o une douzaine de
familles ont vcu.
Ne serait-ce quune heure auparavant,
cela maurait paru incroyable, mais cela
devait tre vrai. Je hochai la tte.
Trs bien, dis-je. videmment, il faudra
que je trouve des mthodes permettant dex-
ploiter le potentiel de substances non pr-
pares il sera ncessaire de calibrer les
proprits de chacune de ces substances. Et
le passage du temps risque davoir brouill
les traces par des mouvements molculaires
anarchiques. Sans compter que ces tests
723/771
pralables risquent eux aussi de perturber
les traces ncessaires la lecture.
Noubliez pas, rpta-t-elle patiem-
ment, que les meilleurs spcialistes mondi-
aux sattaqueront aux problmes
secondaires.
Ce ne sont pas des problmes
secondaires, Naomi. Jaurais voulu pouvoir
tre moins honnte. Mon insistance la
blessait, et je commenais me douter que,
en dpit de sa situation on ne peut plus envi-
able, elle avait dj t gravement blesse.
Cest simplement un fait, et il ne sert rien
de le nier.
Elle vida son verre et le reposa sur la
table. Je suppose, dit-elle dun ton
songeur, que lobjet quune personne affecte
le plus, et le plus directement, cest son
propre corps. Si le simple fait de toucher
votre petit disque avec les mains rvle
autant de choses, que ne saurait rvler
724/771
lexamen des mains elles-mmes, des lvres,
des yeux !
Certes, dis-je, mal laise. Mais il nest
gure possible danalyser un corps humain.
Jai son corps , dit-elle.
Le silence qui sensuivit fut terrible. Un
scarabe stupide, gros comme une balle de
fusil, sassommait contre la lampe du porche,
et dautres insectes bourdonnaient, tandis
que la mer bruissait dans le lointain. Pour-
tant, le silence tait aussi profond que celui
de la tombe.
Tout ce quil tait possible de prserver
a t prserv, poursuivit-elle enfin. Par tous
les moyens existants. Jai Sa voix se brisa
un instant. Jai veill ce que tout ft prt.
Seule la chose qui est lui, est morte : ces
petits courants lectriques, ce rseau dans le
cerveau. Curieux, quune personne soit aussi
fragile
725/771
Reprenant courage, elle me posa de nou-
veau sa question :
Combien de temps, Derek ?
Je me mordis les lvres, et, fixant le sol,
passai tous les facteurs en revue, en retenant
certains, en rejetant dautres, envisageant
des problmes, les supposant rsolus et ra-
menant tout lultime et irrductible facteur
temps. Jaurais pu lui rpondre dix ans ,
tout en me trouvant dun optimisme ridicule.
En fin de compte, je ne lui donnai aucune
rponse.
Elle attendit, patiemment ; soudain, elle
se leva dun bond et sexclama en riant :
Ce nest pas juste, Derek ! Vous venez de
russir une chose fantastique, vous avez bien
mrit de vous dtendre et de clbrer a, et
vous en avez visiblement envie ! Et au lieu de
cela, je vous assaille de questions, exigeant
des rponses immdiates. Je sais trs bien
que vous tes trop honnte pour me rpon-
dre sans avoir eu le temps de rflchir, voire
726/771
de faire quelques calculs. Et je vous oblige
rester dans cette pice exigu, quand votre
plus cher dsir est sans doute de sortir. Je
me trompe ?
Elle me tendit la main, le bras tendu,
comme pour me tirer de mon fauteuil. Son
visage soudain lumineux semblait exprimer
le plaisir ltat pur. Je pouvais moins que
jamais croire quelle avait cinquante ans. Elle
tait littralement transfigure. On aurait dit
une jeune fille son premier bal.
Mais cette transformation ne dura quun
instant. Son expression redevint grave et
calme lorsquelle me dit : Je suis dsole,
Derek. Il y a il y a une chose que je dteste
dans lamour. Il vous rend incroyablement
goste y aviez-vous jamais song ?
Nous sortmes main dans la main, dans la
douce nuit estivale. Il y avait un mince crois-
sant de lune et les toiles mettaient une
727/771
lumire implacable. Pour la centime fois au
moins, je descendis ltroite ruelle mal pave
menant au port, passant une fois encore
devant la maison de Conrad, devant lpicer-
ie et le marchand de vin ; le toit de lglise lu-
isait comme de largent, et les petites mais-
ons des pcheurs taient sagement alignes
face la mer. Et l, se trouvaient les rebuts
de deux cent soixante-dix existences qui
navaient jamais rellement exist, nes sur
ordre comme un coup de baguette magique.
Lorsque nous fmes arrivs sur le quai, je
lui dis : Je ne peux pas le croire, Naomi, bi-
en que je sache que cest vrai. Ce village
ntait pas une faade, un dcor. Il tait rel.
Je le sais.
Elle regarda autour delle. Oui. Il tait
destin tre rel. Cela exige de la pense et
de la patience, cest tout.
Quavez-vous dit ? Leur avez-vous dit
peu importe qui Construisez-moi un
vrai village ?
728/771
Ce ntait pas ncessaire. Ils savaient.
Cela vous intresse donc, de savoir comment
cela a t fait ? Elle tourna vers moi son
visage interrogateur, que javais du mal dis-
cerner dans la faible lumire.
Bien sr ! Mon Dieu ! Crer des per-
sonnes relles et un lieu rel comment cela
ne mintresserait-il pas, alors que lon me
demande de recrer une personne relle ?
Sil tait aussi facile de recrer que de
crer, dit-elle, je ne serais pas seule.
Nous nous arrtmes prs du muret de
pierre qui allait du quai au petit promontoire
rocheux protgeant le port. Derrire nous, la
range de petites maisons ; devant nous, rien
que la mer. Penche en avant, elle stait ac-
coude sur le muret et regardait le large. Je
my adossai moins dun mtre delle, et, les
mains jointes devant moi, lobservai comme
si je la voyais pour la premire fois. De fait,
je ne lavais jamais vraiment regarde.
729/771
Craignez-vous de ne pas tre belle ? lui
demandai-je. Quelque chose vous
tourmente.
Elle haussa les paules : Un mot comme
toujours cela nexiste pas, nest-ce pas ?
A vous voir, il semblerait que cela
existe.
Non, non ! fit-elle en riant. Merci
davoir dit cela, Derek. Mme si je sais
mme si je peux voir dans le miroir quil en
est toujours ainsi, jadore quon me
rassure.
Comment y tait-elle parvenue,
dailleurs ? Javais la fois envie, et gure en-
vie, de le lui demander. Peut-tre ne le
savait-elle pas elle-mme ; elle avait simple-
ment dit quelle le dsirait, et ce fut fait. Ma
question fut donc diffrente :
Parce que cest ce qui vous appartient
le plus ?
Elle se tourna un instant vers moi, puis se
replongea dans la contemplation de la mer.
730/771
Oui. Cest la seule chose qui mappartienne.
Vous avez de la compassion ; cest une qual-
it rare. Merci.
Comment vivez-vous ?
Je sortis de ma poche quelques cigarettes
crases et lui en offris ; elle refusa de la tte
et jen allumai une pour moi.
Comment je vis ? Oh de bien des
faons. Comme des personnes diffrentes,
bien entendu, sous divers noms. Je nai
mme pas de nom que je puisse vraiment
dire le mien, vous savez. Deux femmes qui
me ressemblent parfaitement existent pour
moi, et lorsque jen ai envie, je prends leur
place, en Suisse, en Sude ou en Amrique
du Sud. Jemprunte leurs existences, je les
utilise un certain temps, puis je les leur
rends. Je les ai vues vieillir, je les ai rem-
places par dautres, faites mon image.
Mais ce ne sont pas rellement des per-
sonnes : ce sont des masques. Je vis derrire
731/771
des masques. Cest du moins ce que vous dir-
iez, je suppose.
Vous ne pouvez faire autrement.
Non. Non, bien sr, je ne le peux pas.
Et avant que cela ne marrive, je navais ja-
mais imagin que je pourrais le dsirer.
Oui, je pouvais la comprendre. Je fis
tomber la cendre de ma cigarette dans les
eaux du port. Changeant de sujet, je lui fis
observer : Vous savez, cela me semble une
honte de dmonter Santadora. Cela pourrait
devenir un adorable petit village. Un vrai,
pas un dcor.
Non , dit-elle. Puis, se redressant et
faisant brusquement volte-face : Non !
Regardez ! Elle se prcipita vers la ruelle et
dsigna les pavs de son bras tendu : Vous
ne voyez donc rien ? Des pierres qui ntaient
pas fissures se fendent dj ! Et les mais-
ons ! Elle courut vers la plus proche.
Le bois joue dj ! Et ce volet, qui ne
tient plus ! Et ces marches ! Elle
732/771
sagenouilla pour passer ses mains sur la
marche basse qui donnait accs la maison.
Surpris par cette passion soudaine, je
lavais suivie.
Touchez ! mordonna-t-elle. Touchez la
pierre ! Elle est dj use par les pas ! Mme
le mur, vous ne voyez donc pas que la fissure
au coin de la fentre sest largie ?
Elle tait de nouveau debout, et ttait les
pierres rugueuses du mur. Le temps les
ronge, comme un chien rongerait un os. Oh
non, Derek ! Voudriez-vous que je laisse tout
a, en sachant que le temps le dtruit, le
dtruit, le dtruit ?
Je restai muet de stupeur.
coutez ! sexclama-t-elle soudain. Mon
Dieu, coutez La tte leve, elle stait
fige comme une biche prise de peur.
Je nentends rien, dis-je, la gorge serre.
On dirait des clous que lon enfonce
dans un cercueil Elle stait prcipite sur
733/771
la porte, et essayait de louvrir. Vous devez
lentendre !
Maintenant, je lentendais, en effet. Un
tic-tac lent et majestueux provenait de lin-
trieur de la maison, si discret que je ne
laurais pas entendu si elle ne mavait pas
contraint prter loreille. Ctait une hor-
loge. Rien quune horloge.
Alarm par sa violence, je la pris par les
paules. Elle se retourna et saccrocha moi
comme un enfant en larmes, enfouissant sa
tte contre ma poitrine. Je ne peux pas le
supporter , dit-elle, les dents serres. Je la
sentais trembler.
Venez. Si cela vous fait tellement mal,
allons-nous-en.
Non, je ne veux pas men aller. Je con-
tinuerais lentendre vous ne comprenez
donc pas ? Elle scarta lgrement et leva
la tte pour me regarder. Je continuerais
lentendre ! Ses yeux se voilrent ; toute
son attention tait concentre sur ce bruit
734/771
venant de la maison. Tic tac, tic tac Mon
Dieu, cest comme si jtais enterre
vivante !
Jhsitai un moment avant de lui dire :
Soit. Je vais arranger a. cartez-vous.
Elle recula dun pas. Je levai la jambe et
abattis mon pied sur la porte. Jentendis un
craquement, et la violence de limpact re-
tentit jusqu ma hanche. Je recommenai.
Cette fois, le montant se fendit et la porte
souvrit violemment. Immdiatement, le tic-
tac devint plus fort.
Et, visible dans un rai de lune, face
nous, il y avait une norme horloge ancienne,
plus haute que moi. Un clat de lumire mar-
quait chaque battement du lourd pendule.
Une bribe dun ancien et macabre negro
spiritual me revint lesprit :
Le marteau frappe et frappe sur le
cercueil
Brusquement, ce bruit me parut aussi
fatal qu Naomi. En quelques enjambes,
735/771
jarrivai devant lhorloge et ouvris la porte
vitre ; dun geste dcid, jarrtai le pendule.
Le silence apporta un soulagement compar-
able un verre deau frache aprs une
longue soif.
Elle me suivit prudemment, regardant
comme hypnotise le cadran de lhorloge. Je
remarquai alors quelle ne portait pas de
montre, et, y bien rflchir, je ne lui en
avais jamais vu une.
tez-la dici, dit-elle dune voix mal as-
sure. Je vous en prie, Derek. Otez-la.
Je jaugeai le monstre du regard. a ne
va pas tre facile ! Vous vous rendez compte
de ce que a pse ?
Derek. Sil vous plat. Son ton me fit
peur. Elle se dtourna, regardant fixement
un coin de la pice. Comme toutes ces petites
maisons faussement anciennes, celle-ci
navait que trois pices, et celle o nous nous
trouvions tait encombre de meubles : un
grand lit, une table paysanne, des siges, un
736/771
coffre linge Autrement, javais limpres-
sion quelle serait alle se cacher dans ce coin
dombre.
Soit. Je pouvais toujours essayer.
En examinant le problme, je parvins la
conclusion que le mieux serait de la
dmonter.
Il y a une lampe ? demandai-je. Ce
serait plus facile si jy voyais.
Elle murmura quelque chose dincom-
prhensible, puis jentendis le bruit dun bri-
quet. Peu aprs, une lumire jaune et vacil-
lante emplit la pice. Elle posa la lampe sur
la table. Une odeur de ptrole monta mes
narines.
Je commenai par dcrocher les poids, et
les mis dans mes poches. Ensuite, je sortis
un tournevis et tai le cadran. Comme je
lavais espr, je pus alors retirer tout le
mouvement, y compris les chanes
semblables des cordons ombilicaux, qui
grincrent en passant sur le cadre.
737/771
Voil , dit Naomi dune voix trangle
en me larrachant des mains. Il ne reprsen-
tait quune partie tonnamment faible du
poids total de lhorloge. Elle se prcipita
dans la rue avec sa charge. Un moment plus
tard, jentendis un plouf.
Un instant, mon cur se serra, mais je le
regrettai aussitt. Ce ntait trs probable-
ment pas une rare antiquit, mais une vul-
gaire imitation. Comme tout le village. Pren-
ant le corps de lhorloge bras le corps, je le
fis pivoter jusqu la porte. Javais gard ma
cigarette la bouche, mais comme la fume
me piquait les yeux, je la crachai et lcrasai
du talon.
Je parvins, je ne sais trop comment, le
sortir dans la rue, et le traner jusqu la
petite digue. Je marrtai un moment pour
souffler, puis, prenant mon lan, le poussai
de toutes mes forces. Lhorloge culbuta par-
dessus la digue, excuta une pirouette et
frappa leau.
738/771
Je me penchai pour regarder, et le re-
grettai aussitt. Flottant sur la mer, lhorloge
ressemblait exactement un cercueil.
Pendant une bonne minute, je ne pus en
dtacher mon regard, possd par la certi-
tude que je venais daccomplir un acte a une
signification symbolique impossible
traduire en mots, mais bien relle aussi
relle que cette lourde masse de bois qui
sloignait lentement du quai.
Je revins pensivement sur mes pas, et ne
levai les yeux quen atteignant la porte de la
maison. Je mimmobilisai soudain, un pied
sur la marche dont Naomi avait dit quelle
tait dj use par les pas. La flamme
jauntre de la lampe vacillait dans le courant
dair, et la mche mal rgle noircissait le
verre.
Avec une lenteur dlibre, comme pour
prolonger le dlice de chaque mouvement,
Naomi, les yeux fixs sur la lampe, dbou-
tonnai son chemisier noir. Elle fit glisser les
739/771
manches et le laissa tomber au sol. Son
soutien-gorge tait galement noir. Je re-
marquai quelle avait dj t ses espadrilles.
Cest peut-tre un acte de dfi, dit-elle,
se parlant plutt elle-mme. Je vais quitter
mes vtements de deuil. Elle dfit la fer-
meture de son pantalon et le laissa tomber
ses pieds. Mme son slip tait noir.
Jen ai fini avec le deuil. Je crois que
cest possible. Ce sera fait temps. Oh, oui !
A temps ! Ses bras minces et dors
passrent derrire son dos pour dfaire
lagrafe du soutien-gorge. Elle le laissa gale-
ment tomber ; quant son ultime vtement,
elle lempoigna et le lana contre le mur. En-
suite, elle resta un moment immobile et
parut sapercevoir de ma prsence pour la
premire fois. Lentement, elle se tourna vers
moi :
Suis-je belle ?
740/771
La gorge serre, je lui dis : Ciel, oh, oui !
Vous tes une des plus belles femmes que
jaie jamais vues.
Elle se pencha vers la lampe et la souffla.
A linstant mme o lobscurit se faisait, elle
dit : Prouve-le-moi.
Un peu plus tard, sur la rude couverture
du lit, lorsque je leus appele deux ou trois
fois : Naomi Naomi ! elle parla de nou-
veau, dune voix froide qui semblait venir de
trs loin :
Je navais pas lintention de mappeler
Naomi. En fait, javais pens Niob, mais
javais t incapable de men souvenir.
Et, bien plus tard, lorsque, ses bras autour
de moi, ses jambes noues aux miennes,
nous tions sous la couverture, maintenant,
parce que la nuit tait frache elle semblait
saccrocher la vie mme, je sentis ses lvres
contre mon oreille :
Combien de temps faudra-t-il, Derek ?
741/771
Cest peine si je savais encore o j'tais ;
jamais encore je ne mtais senti aussi vid,
comme si javais t ballott sur une mer
dchane et assomm contre les rochers. In-
capable douvrir les yeux, je dis dune voix
sourde Hein ?
Combien de temps ?
Jarrachai de force une rponse mon es-
prit dfaillant, sans gure me soucier de ce
quelle signifiait. Avec un peu de chance,
marmonnai-je, cela ne prendra mme pas
dix ans. Je ne sais pas, Naomi Dans un ul-
time effort, je russis ajouter :
Timagines-tu que je suis encore capable de
penser, aprs tout cela ?
Il se produisit alors une chose extraordin-
aire. Javais cru que jallais sombrer dans la
nuit, dans le coma, comme un cadavre. Au
lieu de cela, tandis que mon corps dormait,
mon esprit sveilla un tat de conscience
suraigu, me projetant sur un sommet do je
pouvais embrasser lavenir. Javais
742/771
conscience de ce que javais fait ; je vis que
de ma grossire machine exprimentale, en
natrait une seconde, puis une troisime, et
que cette dernire suffirait la tche. Je vis
clairement les corollaires, et aussi que ces
problmes taient solubles. Des noms me
vinrent, des gens que je connaissais et qui, si
on leur en donnait la chance, pourraient
crer dans leurs domaines respectifs des
techniques nouvelles, exactement comme je
lavais fait. Sunissant comme des rouages
faonns la main, les parties devinrent un
tout.
Pendant tout ce temps, un calendrier et
une horloge taient prsents mon esprit.
Ce ntait pas seulement un rve ; une
bonne partie tait de la nature de linspira-
tion, avec la diffrence que jtais conscient
de ce qui se passait et que je savais que
ctait vrai. A la fin toutefois, je fis un vrai
rve fait, non pas dimages visuelles, mais
dune atmosphre motionnelle. Jprouvais
743/771
une sensation totalement satisfaisante, d-
coulant du fait que jtais sur le point de ren-
contrer pour la premire fois un homme qui
tait dores et dj mon meilleur ami, et que
je connaissais plus intimement quaucun tre
humain nen a jamais connu un autre.
Je commenais merger du sommeil.
Jaurais voulu prolonger encore un peu cette
extraordinaire chaleur motionnelle, et luttai
pour ne pas mveiller, tout en sentant que je
souriais depuis si longtemps que les muscles
de mes joues commenaient me faire mal.
Javais pleur, aussi, et loreiller tait tout
humide.
Je me retournai et allongeai doucement le
bras vers Naomi, rptant dj dans ma tte
le merveilleux cadeau que javais pour elle :
Naomi ! Maintenant, je sais combien de
temps cela va prendre ! Pas plus de trois ans,
peut-tre seulement deux ans et demi.
744/771
Ma main ne rencontra que le drap grossi-
er. Je ttai plus loin, puis ouvris les yeux et
me redressai brusquement.
Jtais seul. La lumire du jour inondait la
pice ; le soleil tait dj haut dans un ciel
immacul, et il faisait trs chaud. O tait-
elle ? Il fallait que jaille sa recherche pour
lui annoncer la merveilleuse nouvelle !
Mes vtements taient par terre au pied
du lit. Je mhabillai htivement, glissai mes
pieds dans mes sandales et allai dun pas in-
certain vers la porte ; l, appuy contre le
chambranle, jattendis que mes yeux se fus-
sent accoutums laveuglante clart du
jour.
En bas de la ruelle, accoud sur le muret
du port, un homme me tournait le dos. Il ne
bougea pas, ne se sentant apparemment pas
observ. Je lavais immdiatement reconnu,
bien que je ne leusse rencontr que deux fois
dans ma vie. Ctait Roger Gurney.
745/771
Je lappelai par son nom. Il ne se retourna
pas, mais leva simplement le bras, comme
pour me aire dapprocher. Je compris alors
ce qui stait pass ; je descendis vers lui et
mimmobilisai un pas, attendant quil me le
confirme.
Toujours sans me regarder, il dsigna de
la main le promontoire escarp qui pro-
longeait le muret : Elle est sortie laube,
et est venue l. Tout en haut des rochers. Elle
portait ses vtements la main. Un un, elle
les a jets la mer. Et ensuite Il retourna
la paume de sa main, comme pour verser un
peu de sable.
Je voulus parler, mais ma gorge tait si
serre que jen fus incapable.
Elle ne savait pas nager, ajouta Gurney
au bout dun moment. Bien entendu.
Soudain, la voix me revint : Mon Dieu !
mexclamai-je. Vous avez tout vu ?
Il fit un signe dassentiment.
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Vous navez pas couru aprs elle ? Vous
navez pas essay de la sauver ?
Nous avons retrouv son corps.
Vous navez rien tent ? La respiration
artificielle
Elle avait perdu sa course contre le
temps, dit Gurney aprs un moment de si-
lence. Elle avait fini par le reconnatre.
Je Soudain, tout devint terriblement
clair.
Quel imbcile javais t ! Lentement, je
repris : Pendant combien de temps aurait-
elle continu tre belle ?
Oui Oui, ctait cela quelle fuyait. Elle
voulait quil revienne pendant quelle tait
encore belle, et personne au monde ne pouv-
ait lui promettre plus de trois ans. Aprs
cela, disaient les docteurs, elle se serait Il
eut un geste vague. effrite.
Elle aurait toujours t belle, dis-je.
Mon Dieu ! Mme en paraissant son ge, elle
aurait t belle !
747/771
Cest ce que nous pensons.
Tout cela est tellement stupide, telle-
ment vain ! Jabattis mon poing sur ma
paume ouverte. Et vous, Gurney vous
rendez-vous compte de ce que vous avez fait,
espce dimbcile ? Ma voix vibrait de
colre, et pour la premire fois, il me re-
garda. Pourquoi diable ne lavez-vous pas
ranime, et pourquoi ne mavez-vous pas ap-
pel ? Cela naurait pas pris plus de trois
ans ! Hier soir, elle avait exig une rponse,
et je lui avais dit dix ans, mais au cours de la
nuit, je me suis rendu compte quil nen
faudrait mme pas trois !
Cest plus ou moins ce que javais
pens , dit-il. Son visage tait trs ple ;
seule lextrmit de ses oreilles tait dun
rose ridicule. Si vous naviez pas dit cela,
Cooper. Si seulement vous naviez pas dit
cela.
Ce fut alors seulement (jtais toujours ce
bouchon ballott par les vagues, un moment
748/771
au sommet, le suivant, dans le creux) que je
me rendis compte de toutes les implications
de mon inspiration nocturne. Je me frappai
le front de la main.
Quel idiot je suis ! mexclamai-je. Je ne
suis vraiment pas encore rveill ! Vous avez
son corps, nest-ce pas ? Emmenez-le l o
est lautre. Sans perdre un instant ! Enfin
quoi ! tout mon travail avait pour but de re-
crer un tre humain, nest-ce pas ? Et main-
tenant, je sais comment my prendre.
Je peux le faire je peux la recrer aussi
bien que lui ! Jtais pris dune excitation
fivreuse, et me sentais transport dans cet
trange avenir que javais visit dans mon
rve ; mes thories peine visualises map-
paraissaient comme des faits solides.
Il me fixait dun regard trange. Pensant
quil navait pas bien compris, je continuai :
Pourquoi restez-vous ne rien faire ? Je
vous dis que jen suis capable : jai vu com-
ment cela pouvait se faire. Il faudra des
749/771
hommes et de largent, bien sr, mais il est
facile dobtenir cela.
Non, dit Gurney.
Comment ? fis-je, laissant retomber
mes bras et battant des paupires pour me
protger du soleil aveuglant.
Non , rpta-t-il.
Il se redressa et stira, engourdi dtre
rest si longtemps appuy sur les pierres ru-
gueuses. Largent nest plus elle, vous
savez. Maintenant quelle est morte, il appar-
tient quelquun dautre.
Abasourdi, je fis un pas en arrire. Mais
qui ?
Comment pourrais-je vous le dire ? Et
quoi cela vous servirait-il de le savoir ? Vous
devriez commencer savoir quel genre de
gens vous avez affaire.
Je cherchai mcaniquement une cigarette
dans ma poche, tout en essayant de com-
prendre : maintenant que Naomi tait morte,
elle ne contrlait plus les ressources qui
750/771
auraient pu la ramener la vie. Mon rve
ntait donc quun rve. Oh ! mon Dieu
Je fixais stupidement lobjet que javais
retir de ma poche. Ce ntait pas mon
paquet de cigarettes, mais le portefeuille
quelle mavait donn.
Vous pouvez le garder, dit Gurney. On
ma dit que vous pouviez le garder.
Je le regardai. Et je compris.
Lentement, trs lentement, jouvris le
portefeuille et en sortis les trois cartes. Elles
taient plastifies. Je les pliai en deux, et le
plastique craqua. Je pus alors les dchirer.
Les morceaux tombrent sur le sol. Ensuite,
jarrachai un un les chques du carnet. Ils
senvolrent vers la mer, pareils des
confettis.
Tandis quil me regardait faire, la couleur
lui revint peu peu ; la fin, il tait rouge
comme une tomate. De culpabilit, de
honte ? Je lignore. Lorsque jeus termin, il
dit dune voix quil contrlait encore : Vous
751/771
tes stupide, Cooper. Cela aurait pu vous ser-
vir raliser vos rves.
Je lui lanai le portefeuille au visage et me
dtournai. Aveugle de rage et de douleur,
javais bien fait une dizaine de pas lorsque je
lentendis mappeler. Je me retournai ; il
tenait le portefeuille deux mains, et criait :
Que le diable Que le diable vous em-
porte, Cooper ! Je je croyais laimer, mais
jaurais t incapable de faire ce que vous
avez fait. Pourquoi tenez-vous ce que je me
sente tellement sale ?
Parce que vous ltes, rpondis-je. Et
maintenant, vous le savez.
Trois hommes que je navais jamais vus
entrrent dans la maison alors que je mettais
la machine dans sa caisse. Silencieux comme
des fantmes, impersonnels comme des ro-
bots, ils maidrent mettre mes possessions
dans la voiture. Jacceptai leur aide unique-
ment parce que je voulais mchapper le plus
vite possible de ce village truqu. Je leur dis
752/771
de jeter les objets que je voulais emporter
dans le coffre et sur la banquette arrire,
sans prendre la peine de faire les valises.
Pendant que je triais ce quil me fallait, je vis
Gurney approcher de la maison et rester un
moment prs de la voiture, comme sil es-
sayait de trouver le courage de madresser
une fois encore la parole, mais je fis comme
si je ne lavais pas vu ; lorsque je sortis, il
avait disparu.
Je ne trouvai le portefeuille quune fois ar-
riv Barcelone, en dchargeant la voiture. Il
lavait simplement gliss sous une pile de
vtements. Cette fois, il contenait trente-cinq
mille pesetas en billets neufs.
coutez-moi bien. Ce ntait pas le temps
qui avait vaincu Naomi. Ce ntaient pas trois
ans, ou dix ans, ou nimporte quel nombre
dannes. Je finis par comprendre cela trop
tard. (Ainsi, javais moi aussi t vaincu par
le temps, comme tout le monde, et comme
toujours.)
753/771
Jignore comment tait mort lhomme
quelle aimait. Mais je suis certain de savoir
pourquoi elle voulait quil revienne. Non pas,
comme elle le croyait elle-mme, parce
quelle laimait. Mais parce quil laimait. Et
sans lui, elle avait peur. Il ne fallait pas trois
ans pour la recrer. Ni mme trois heures. Il
suffisait de trois mots.
Et ce salaud de Gurney aurait pu les pro-
noncer, ces mots, bien avant que je le
puisse alors quil en tait encore temps. Il
aurait pu dire : Je vous aime.
Ils possdent la richesse absolue. Ils
habitent la mme plante que vous et moi,
respirent le mme air. Pourtant, petit petit,
ils se muent en une espce diffrente, parce
que ce quil y avait de plus humain en eux
telle est du moins mon opinion est mort.
754/771
Comme je lai dj indiqu, ils mnent
une existence part. Et mon Dieu, oh, mon
Dieu ! Cela ne vous soulage-t-il pas ?
Traduit par FRANK STRASCHITZ.
The Totally Rich.
Brunner Fact and Fiction Ltd., 1967.
Reproduit avec lautorisation de lauteur et
de ses agents amricains, Paul R. Reynolds
Inc., et de lAgence Hoffman, Paris.
Librairie Gnrale Franaise, 1985,
pour la traduction.
755/771
DICTIONNAIRE DES
AUTEURS
BENFORD (GREGORY). N en 1941, docteur
s sciences physiques dont il est professeur
adjoint luniversit de Californie , Gregory
Benford a publi, depuis 1965, un nombre
relativement petit de nouvelles et de romans,
dont plusieurs notamment If the Stars are
Gods (1977, Les toiles, si elles sont di-
vines) se fondent sur le thme du contact
avec des intelligences extra-terrestres.
Il est habituellement attentif la com-
posante scientifique de ses rcits, quil sait
concilier avec un style souvent travaill,
comme en tmoigne Timescape (1980, Un
paysage du temps), son best-seller ce
jour, qui eut tellement de succs aux tats-
Unis quun diteur en utilisa le titre pour
baptiser sa collection de science-fiction.
BRUNNER (JOHN). N en 1934, John
Brunner a t un des auteurs les plus prco-
ces de la science-fiction anglaise ; il a vendu
son premier roman dix-sept ans, sa
premire nouvelle dix-huit. Depuis lors, il
sest consacr une carrire littraire, bien
quil ait plusieurs reprises exprim son
amertume devant les difficults que ren-
contre celui qui a dcid de ne vivre que de
sa plume. Aprs avoir crit de trs nombreux
textes qui se rattachent plus ou moins au
space opera, il sest consacr des rcits o
ses proccupations psychologiques et so-
ciales se fondent sur des extrapolations de
caractres actuellement discernables dans
nos collectivits. Il sattache en gnral
757/771
montrer au lecteur lensemble des forces en
jeu dans les socits quil dcrit, et, pour
cela, il recourt soit la multiplication des
points de vue narratifs, soit une dification
particulirement mticuleuse des dcors. Il
fait rarement la leon, et ne cherche pas
transmettre un message unique ; la part du
pessimisme et de loptimisme, dans sa vis-
ion, peut varier dun rcit au suivant. Ce
tournant dans sa carrire est marqu, en
1964-1965, par The Whole Man (LHomme
total) et The Squares of the City (La Ville est
un chiquier), pour culminer avec Stand on
Zanzibar (1968, Tous Zanzibar) (son chef-
duvre), The Jagged Orbit (1969, LOrbite
dchiquete) et The Sheep Look up (1972, Le
Troupeau aveugle). Depuis, et parce que ses
romans majeurs nont pas suffi lui assurer
dfinitivement le minimum vital, John Brun-
ner sest vu, sauf pour The Shockwave Rider
(1975, Sur londe de choc), contraint
758/771
revenir une science-fiction plus grand
public .
BUSBY (F.M.). N en 1921, F.M. Busby,
aprs des tudes scientifiques, exera son
activit professionnelle dans le domaine des
tlcommunications. Longtemps productif
au sein du fandom, il ne sattaqua au roman
qu partir de 1970, pour donner, entre
autres, deux sries de space opras, la
premire compose de Cage of Man (1974,
Dans la cage), The Proud Enemy (1975, Le
Choc des races) et The End of the Line
(1980, La Fin du voyage).
DISCH (THOMAS MICHAEL). N en 1940,
Thomas M. Disch travailla dans une agence
de publicit et dans une banque avant de se
lancer dans une carrire littraire. Ses rcits
de science-fiction, proches des textes expri-
mentaux de la new wave anglaise alors
quil est lui-mme amricain , se caractris-
ent souvent par leur allure sombre, soit quils
dcrivent la totale indiffrence dentits qui
759/771
manipulent les humains, comme The Geno-
cides (1965, Les Gnocides), soit quils
baignent dans le pessimisme comme Camp
Concentration (1968, Camp de concentra-
tion). Pntrant, ironique, cruel, alternant la
froideur et laustrit, Thomas M. Disch,
comme le confirment galement 334 (1972,
334) ou On Wings of Song (1978, Sur les
ailes du chant), parat avoir hrit quelque
chose de la noirceur inspire qui distinguait
C.M. Kornbluth, pour lunir une facture qui
lui est personnelle.
HARRISON (HARRY). N en 1925, Harry
Harrison a ralis une mutation unique en
science-fiction ; il est, en effet, le seul illus-
trateur devenu crivain et mme rdacteur
en chef. Aprs des tudes dart graphique et
quelques bandes dessines, il se consacra
lactivit littraire, signant des rcits polici-
ers, des westerns et des confessions . Ses
textes flirtent trs souvent avec lhumour et
laventure cf. les cycles de Deathworld (Le
760/771
Monde de la mort) et du Stainless Steel Rat
(Ratinox) , mais on lui doit galement des
rcits sombres, tel Make Room ! Make
Room ! (1966, Soleil vert), port lcran
Ear Richard Fleischer. Avec Brian W. Aldiss,
son colla-orateur attitr, il a dirig SF Hori-
zons, un phmre mais remarquable
magazine de critique littraire, runi neuf
anthologies annuelles, et publi Hells Carto-
graphers (1975), un recueil de textes autobi-
ographiques. On lui doit galement Great
Balls of Fire (1975, La Queue de la comte),
une histoire du sexe dans les illustrations
de science-fiction.
HARRISON (WILLIAM). William Harrison
a peu uvr pour la science-fiction, et cest
la littrature gnrale qui a assur son renom
grce des nouvelles et des romans, tel
Lessons in Paradise (1971). Cependant, le
succs de Rollerball, le film tir dun de ses
textes et ralis par Norman Jewison, aura
761/771
permis la traduction partielle de son recueil,
qui porte dailleurs le mme nom (1975).
HERBERT (FRANK). N en 1920, Frank
Herbert fut journaliste avant de se consacrer
la science-fiction. Sil attira lattention avec
son premier roman, The Dragon in the sea
(1956, Le Monstre sous la mer), cest bien
videmment avec le cycle de Dune
(1965-1984) quil simposa comme un auteur
de premier plan. Plusieurs motifs sy en-
chevtrent : intrigues politiques, rivalits de
clans, religion, pouvoirs parapsychiques, et
surtout relations entre ltre vivant et son
milieu, le tout dcrit avec une minutie et une
cohrence de dcor exceptionnelles. Frank
Herbert est un crateur de mondes , un
trs brillant crivain dides, fascin par les
intelligences suprieures et diffrentes,
quelles soient artificielles ou trangres, et
cest une autre constante de son uvre que
de vouloir les faire apprhender par le lec-
teur, que ce soit dans Dune, mais aussi dans
762/771
ses autres sries, Destination : Void (1966,
Destination : vide), The Jsus Incident
(1979, LIncident Jsus) et The Lazarus Ef-
fect (1983, LEffet Lazare), dune part les
deux derniers textes sont crits en collabora-
tion avec Bill Ransom , Whip-ping Star
(1970, LEtoile et le fouet) et The Dosadi
Expe-riment (1977, Dosadi), dautre part.
Dernier retour sur Dune, ladaptation
cinmatographique, longtemps confie Al-
exandre Jodorowsky, a t mene bien par
David Lynch, le ralisateur de The Elphant
Man.
HOUSTON (JAMES D.). Auteur dont
lunique incursion dans le domaine de la
science-fiction a t particulirement re-
marque, puisquon la trouve au sommaire
de quatre anthologies diffrentes aux tats-
Unis.
MACLEAN (KATHERINE). Ne en 1925,
Katherine MacLean publia son premier rcit
de science-fiction en 1949, et sest
763/771
maintenue, depuis cette date, parmi les plus
estimables spcialistes du genre. En gnral,
elle reste fidle la rigueur scientifique en
imaginant ses extrapolations, tout en sat-
tachant plus particulirement aux sciences
dites douces : psychologie, sociologie, etc.
Elle a tendu The Missing Man, la nouvelle
qui lui a valu le Nebula en 1971, aux dimen-
sions dun roman : Missing Man (1975, Le
Disparu).
MATHESON (RICHARD BURTON). N en
1926, il a gard de ses tudes de journalisme
le got des effets chocs et du style
lemporte-pice. Il simposa ds son premier
rcit, Born of Man and Woman (1950,
Journal dun monstre), et produisit en
quelques annes une srie de nouvelles la
frontire de la science-fiction, du fantastique
et de linsolite, o lessentiel nest pas dans le
sujet trait, mais dans le climat de malaise
proprement indicible o il plonge le lecteur
grce des procds dcriture trs raffins,
764/771
utilisant souvent lellipse et la narration la
premire personne. Il a aussi crit des ro-
mans noirs, dont le plus connu est Someone
is Bleeding (1953, Les Seins de glace). En
science-fiction, I am Legend (1954, Je suis
une lgende), The Shrinking Man (1956,
LHomme qui rtrcit) et Bid Time Return
(1975, Le Jeune Homme, la Mort et le
Temps) ont t adapts lcran ; il sagit de
LUltimo Uomo dlia Terra de Sidney
Salkow (1964) et de The Omga Man de Bor-
is Sagal (1971, Le Survivant), pour le premi-
er, de The Incredible Shrinking Man de Jack
Arnold (1957, LHomme qui rtrcit), pour le
deuxime, et de Somewhere in time de Jean-
not Szwarc (1980, Quelque part dans le
temps), pour le dernier. Richard Matheson
est lui-mme devenu scnariste pour la tl-
vision quelques pisodes de la srie The
Twilight zone (1959, La Quatrime Dimen-
sion), et le fameux Duel de Steven Spielberg
(1971) et le cinma, signant notamment
765/771
dans ce dernier domaine des adaptations
dEdgar Poe mises en scne par Roger Cor-
man. En littrature, son succs croissant lui
a ouvert la porte des magazines non spcial-
iss, comme Playboy, et la qualit de sa pro-
duction est alle diminuant. Il sest de plus
distanci des priodiques de science-fiction,
et restera sans doute avant tout comme un
auteur des annes 50.
PECK (RICHARD E.). N en 1936, Richard
E. Peck enseigne langlais la Temple
University de Philadelphie. Son uvre est
plus particulirement critique, que ce soit en
littrature gnrale ou en science-fiction. On
lui doit galement un certain nombre de
pices de thtre.
ROBERTS (KEITH). N en 1935, Keith
Roberts tudia les arts graphiques, et trav-
ailla dans le domaine de la publicit avant de
se mettre crire. Il sest impos comme un
des auteurs les plus originaux de la science-
fiction anglaise avec Pavane (1968, Pavane),
766/771
une uchronie situe dans lAngleterre du XX
e
sicle, une Angleterre vaincue, vers 1600, par
linvincible Armada On retrouve lintelli-
gence lucide et le sens subtil de la posie de
Pavane dans The Chalk Giants (1974, Les
Gants de craie) vocation dun monde post-
apocalyptique. En tant quillustrateur, Keith
Roberts a dessin les couvertures de
plusieurs numros de Science Fantasy et
New Worlds entre 1965 et 1967.
SMITH (EVELYN E.). Polygraphe adroite
spcialise dans la transposition des thmes
familiers dans un cadre science-fictif, Evelyn
Smith, ne en 1927, a publi de nombreuses
nouvelles dans les annes cinquante, avant
de ralentir sa production. Son roman le plus
ambitieux sintitule Unpopular Planet (1975,
Plante impopulaire).
SPINRAD (NORMAN). N en 1940, Norman
Spinrad travailla quelque temps comme
agent littraire. Ses textes significatifs sont
rattacher la nouvelle vague, comme en
767/771
tmoigne Bug Jack Barron (1969, Jack Bar-
ron et lternit), son quatrime roman, qui
lui valut la clbrit. Ce rcit choqua certains
par des passages jugs pornographiques
do le refus de W.H. Smith, la chane de lib-
rairies anglaise, de distribuer les numros de
New Worlds le contenant , et en sduisit
dautres par le renouvellement qui y tait
propos dun thme familier : le redresseur
de torts combattait les puissances mauvaises.
Il tmoignait surtout dune solide connais-
sance du monde de la tlvision, et extrapol-
ait avec intelligence son influence croissante
dans la vie quotidienne dun proche avenir.
Norman Spinrad attira nouveau lattention
avec The Iron Dream (1972, Rve de fer),
dans lequel Adolf Hitler, mdiocre crivain
dorigine autrichienne migr aux tats-
Unis il sagit dune uchronie ! , gagne un
Hugo Signalons galement Mind Game
(1980, Les Miroirs de lesprit), thriller la
768/771
limite de la science-fiction sur le monde des
sectes et leurs mcanismes totalitaires.
Fin du tome Deuxime srie
769/771
i Laboratoire de Prospective Applique, 6, rue
Dante, 75 005 Paris.
ii Sur la futurologie et la prospective, on se report-
era au Que sais-je ? dAndr-Clment Decoufl,
La Prospective (P.U.F., 1979) et au monumental
Trait de prvision et de prospective, publi
sous sa direction aux P.U.F. en 1978, ainsi qu
lirremplaable ouvrage de Bertrand de Jouven-
el, LArt de la conjecture (Futu-ribles, 1972).
iii Voir Les Mille Sentiers de lAvenir, Jacques Le-
sourne, ditions Seghers, 1981.
iv ditions Robert Laffont.
v ditions Robert Laffont.
vi ditions Robert Laffont.
vii ditions Robert Laffont.
viii ditions Robert Laffont.
ix ditions Robert Laffont.
x Capitale de ltat de New York et sige de
ladministration.
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