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Les espaces du voyage
Une petite prsentation sur Oku no hosomichi (La sente troite du Bout-du-monde) de Bash, la lumire de Tristes tropiques de Claude Lvi-Strauss Yichi HIRANAKA
1. Bash et La sente troite du Bout-du-monde . ........................................ 3 Bash avant Bash et La sente troite du Bout-du-monde. ..................... 3 Le voyage rel de La sente troite du Bout-du-monde. ..................... 4 Lobjectif du voyage de La sente troite du Bout-du-monde................... 5
2. Les caractristiques de La sente troite du Bout-du-monde. ................... 6 La posie en forme de rcit de voyage . ............................................. 6 Le plerinage littraire et la religiosit chez Bash. .................... 7
3. Les sujets universels et luniversalit de La sente troite du Bout-du-monde. .......................................................................................... 9 Autour des herbes de lt de Bash et d une vgtation monotone de Lvi-Strauss. ...................................................................... 9 L espace du voyage. ....................................................................... 11 , Fu.ki ryk. ........................................................................ 13
Mois et jours sont passants perptuels, les ans qui se relaient, pareillement sont voyageurs 1 . Il est difficile dimaginer un Japonais qui ne puisse pas rciter cette phrase. Bash (1644-1694) est lun des crivains les plus aims des Japonais contemporains dans toute la littrature japonaise 2 . Autant que ses nombreux hakus , pome classique japonais de dix-sept syllabes rparties en trois vers (5, 7, 5) 3 , il est connu comme grand auteur des rcits de voyage , entre autres La sente troite du Bout-du-monde (1702) dont nous venons de citer la phrase du dbut. Dans ce dossier, nous prsenterons Bash et cette uvre, mais malheureusement cela sera forcment de faon trs superficielle. En effet les tudes en japonais sur Bash sont littralement colossales, non seulement cause de sa popularit et de son importance dans lhistoire de la littrature ou mme dans la culture japonaise, mais galement en raison du style ferme et laconique de sa posie. priori, le haku , qui est l essence et le foyer de la potique de Bash, en tant que tel, est presque taciturne comme forme de la littrature, ce qui permet et suscite les interprtations. Il est possible de dire que linterprtation fait foncirement partie de la richesse de la littrature du haku. Dabord, nous regarderons rapidement la vie de Bash et le contexte de cration de La sente troite du Bout-du-monde et relverons quelques caractristiques notables et lmentaires de luvre. Puis nous considrerons le sujet universel de luvre en
1 MATSUO Bash, SIEFFERT Ren (trad.), Journaux de voyage, Publications orientalistes de France, 1978, p. 69. Cest le livre de la traduction intgrale des cinq journaux de voyage de Bash, dont La sente troite du Bout-du-monde. Il est noter que cette phrase du dbut de luvre est dj une variation du pome de L! Bi, un pote chinois de 701 762. 2 Selon le sondage dAsahi shinbun, un journal japonais quivalent au Monde, intitul Les hommes de lettre de Japon de ces 1000 ans , Bash a pris la sixime place, le 21 juin 2000. Voir OGATA Tsutomu, Bash hand book, Sansei-do, 2002, p. 10.
3 Le terme haku est cependant gnralis par MASAOKA Shiki (1867-1902) et son cole dans le contexte de la rnovation du haka lpoque moderne : le haku est n de la posie historique, haka.
3 citant un des haku trs connu pour des Japonais. Afin dclaircir des arguments, nous comparerons le haku avec les citations de lun des rcits de voyage franais les plus populaires au japon, Tristes tropiques 1 . Malgr la diffrence vidente des poques, des nationalits et des objectifs nous trouverons quelques affinits dans ces deux uvres prfres par des lecteurs japonais. Finalement, nous esprerons que cette comparaison nous permettra de prsenter la conclusion raisonnable de cette petite rdaction. Comme corpus, nous utiliserons la version originale en japonais de Bash, mais galement nous consulterons la version franaise, la traduction intgrale de luvre par Ren Sieffert.
1. Bash et La sente troite du Bout-du-monde 2 .
Bash avant Bash et La sente troite du Bout-du-monde.
Bash est issu dune famille danciens guerriers locaux dIga-uno qui se situe dans le dpartement du Mi daujourdhui, dune classe sociale qui tait en train de disparatre cause du dveloppement et de la rorganisation de la socit de lpoque. Ce fait biographique peut premirement expliquer le caractre de sa pense et de sa littrature. Dans sa jeunesse, il a t employ chez un bushi (une classe sociale tablie de guerrier de lpoque : samoura) et a commenc crer des pomes du haka 3
linstar de son patron. Aprs la mort prmature de celui-ci (1666), Bash a envisag de se faire bonze zen, mais finalement il a choisi le haka ; il est descendu Edo (1672) et il est devenu matre du haka. Par rapport aux deux grandes villes anciennes, la capitale Ky (Kyto) et saka, le centre de commerce, Edo (ancien nom de la ville de Tky) tait la plus nouvelle, et concernant le haka sa situation tait plus fluide et mouvante.
1 Selon le site web damazon.co.jp, le 13/12/08, on peut trouver au moins deux ditions japonaises diffrentes de deux traductions diffrentes de Tristes tropiques sans compter les ditions puises. 2 Nous consultons ici notamment Nihon koten bungaku dai-jiten (Grand dictionnaire de la littrature classique japonaise), Iwanami-shoten, 1983 et 1984, EBARA Taiz et OGATA Tsutomu, Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, 1967, coll. Kadokawa bunko. 3 Voir supra, le note bas de la page prcdente sur les termes, haku et haka, p. 2.
4 Cependant Bash a cherch pniblement le succs dans cette ville de lEst de Japon. Il est donc plus suprenant que Bash ait quitt le quartier du centre-ville anim et commode pour son mtier (1680), aprs avoir acquis une certaine rputation. En chappant ce monde bruyant, il a emmnag dans une nouvelle banlieue proche mais dserte, dans son petit ermitage, il sest install dans une simple cabane. Cette vie recluse dpendait de laide de ses disciples qui sympathisaient avec le choix de leur matre et dsormais, Bash se dfinissait comme kotsujiki : moine bouddhiste qui pratique la mendicit en tant que mortification. Il est possible de dire quil jouait le rle dun pote-ermite en voquant la grande littrature classique chinoise quil admirait et tudiait cette poque-l, par exemple, Zhuang Zi du IV e sicle av. J.-C. Ou encore, cela pouvait tre une sorte dharmonisation ou de conciliation entre la posie et la vie relle 1 . En tout cas, la valeur esthtique importante dans la culture japonaise wabi 2 est dveloppe et tablie par cette vie pauvre et solitaire de Bash, de sa recherche littraire. En 1681, il a choisi son ha-go, nom de plume comme pote de haka, Bash qui signifie Musa basjoo, une sorte de bananier, inspir par larbre qui est plant par lun de ses disciples devant sa cabane 3 .
Le voyage rel de La sente troite du Bout-du-monde.
Il va de soi que lemmnagement Edo cette poque-l signifiait dj un voyage assez long. Mais Bash a commenc ses voyages lis directement ses rcits de voyage selon lesquels nous pouvons les connatre, de 1684. On compte cinq uvres que nous pouvons considrer comme une sorte de rcit de voyage de Bash, diffremment de ses recueils du haka, tous ses rcits de voyage sont pourtant
1 Selon cet aspect, nous pouvons considrer son attitude radicale et sa mthodologie littraire : il a cr son haka dans le voyage et, au-del ses voyages rels, le voyage est achev dans ses uvres comme la posie. Voir galement, plus bas, 2. Les caractristiques de La sente troite du Bout-du-monde . 2 Dans le glossaire de ses tudes sur Bash, Shirane dfinit wabi : An aesthetic and spiritual ideal first developed by medieval poets and tea masters and later advocated by Bash. Rejects external, sensory beauty and finds spiritual and poetic depth in material poverty, in modest, simple, unadorned objects, in ascetic lifestyle. SHIRANE Haruo, Traces of DreamsLandscape, Cultural Memory, and the Poetry of Bash, CA., Stanford University Press, 1988, p. 298. 3 Son vrai nom est MATSUO Munfisa, dit Bash.
5 posthumes. Parmi eux, le dernier quil a personnellement offert son frre, est laboutissement de ses voyages littraires : La sente troite du Bout-du-monde. Le voyage rel de La sente troite est du 27 mars au 6 septembre 1689, Bash avait dj 46 ans. Il a fait le tour du Japon du Nord avec son disciple Sora. Cest une personne importante pour Bash et pour ce voyage mais galement pour les lecteurs de luvre : il a crit un journal intime plus simple, plus prosaque et raliste de ce voyage grce auquel nous pouvons comparer le voyage rel et luvre de La sente troite du Bout-du-monde.
Lobjectif du voyage de La sente troite du Bout-du-monde.
Quand on part en voyage, il y a sans doute un objectif. En loccurrence, lobjectif du voyage de La sente troite du Bout-du-monde, cest autant un travail de Bash en tant que pote, que matre de haka, et en fin de compte, inhrent la posie de Bash. Comme matre de haka, effectivement ctait un voyage pour voir ses disciples dans la rgion et pour gagner les partisans son cole. Mais priori, cest un voyage dans un but de cration des pomes 1 . Sora, le compagnon de ce voyage, a galement prpar une note avant le dpart, qui relevait le nom des personnes quil fallait voir. En mme temps, il a not les endroits quil fallait visiter et leurs histoires, qui taient connus les Japonais par la posie japonaise historique. Le voyage de La sente troite du Bout-du-monde est premirement un voyage qui a pour but de visiter ces endroits : Utamakura, les lieux clbres de la posie japonaise, dans lesquels ou propos desquels les diffrents pomes taient historiquement composs 2 . Dans ses tudes en anglais assez compltes sur Bash, Shirane explique clairement la signification et le fonctionnement de Utamakura : By visiting Utamakura, medieval poet-traveler hoped to relive the experience of his or her literary predecessors and to be moved to compose poetry on the same landscape []. Travel diary itself became a link in a chain of poetic
1 Voir Shirane ibit., p. 288. Cette bipolarit entre le ct sociable, actuel, le ct introspectif et historique est illustre. 2 Au lieu de la traduction, Sieffert paraphrase le mot utamakura : les lieux illustres qui ont inspir les potes, et dont nous parle la tradition , Journaux de voyage, op.cit., p. 80.
6 and literary transmission 1 . Shirane rsume la diffrence de lintrt de la littrature de voyage : dans le cas japonais mdival, lobjectif des voyages tait de confirmer ce qui existait dj, de renforcer les racines de la mmoire culturelle ; alors que dans la tradition anglo-europenne, lobjectif rside gnralement dans linconnu, dans le nouveau monde, la perspective nouvelle, lexprience nouvelle 2 . Pour Bash, Utamakura taient les espaces de voyage de ses rves, quil voulait personnellement connatre, dans lesquels il voulait tre inspir et composer ses pomes linstar de ses prdcesseurs, mme au pril de sa vie.
2. Les caractristiques de La sente troite du Bout-du-monde.
La posie en forme de rcit de voyage .
part ce caractre de lobjectif de voyage, il y a dautres caractristiques noter de La sente troite du Bout-du-monde en tant quuvre littraire. En apparence, La sente troite est un rcit de voyage suivant chronologiquement le voyage de Bash de lanne de 1689 dans le Nord du Japon. Nous percevons les articulations de luvre selon les endroits que Bash a visits, ou encore, selon les dates qui sont quelquefois notes au dbut de chaque partie. Dans ses rcits de voyage , cest--dire, les descriptions de litinraire, les endroits et ses histoires, les paysages, les btiments, les personnes quil a rencontres et ses penses voques par tout cela, en forme de prose, Bash insrait ses pomes trs courts : haka de dix-sept syllabes, le foyer de sa posie. Mais le texte en prose, en tant que tel, est trs proche de ces pomes : nous pouvons trouver la rhtorique, le choix de sujets et de mots, lellipse et la concision, le got, lesprit et tout du haka, sauf la forme. Nous pouvons dire que la partie en prose est dj haka ; on lappelle habun en japonais, littralement haka en prose 3 .
1 Ibid., p. 232. 2 Ibid. En ce qui concerne les rcit de voyage japonais avant Bash, dont ceux de mdival, voir PIGEOT Jacqueline, Michiyuki-bunPotique de litinraire dans la littrature du Japon ancien, ditions G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982. 3 Shirane traduit habun en anglais, haikai prose , Op.cit., p. 27.
7 De surcrot, grce au journal intime de Sora, nous pouvons connatre les dcalages entre ce qui a t crit dans luvre en forme de rcit de voyage et le voyage rel de Bash. En cherchant un effet littraire, il change parfois les dates et prolonge ou raccourcit une certaine partie de litinraire ; il saute quelques endroits quil a visits dans son voyage rel ; il arrange de temps autre lordre des visites des endroits. Dans ces modifications ou variations, nous pouvons facilement trouver leffort de Bash, qui est similaire au procd quil utilise pour laborer ses pomes, les travaux laborieux de raliser un monde littraire dans une forme extrmement laconique 1 .
Nous pouvons donc considrer luvre entire de La sente troite du Bout-du-monde comme cration littraire du rcit de voyage tir du voyage rel , posie en forme de rcit de voyage . Dailleurs cest li lhistoire de la littrature japonaise dans laquelle la littrature documentaire de voyage est toujours proche de la posie, au moins elle est relie la posie 2 . Tout de mme le style parfait de La sente troite tait nouveau et original. Il est bti par Bash dans cette uvre, en y intgrant lhistoire littraire japonaise qui comprenait la littrature chinoise, et il a laiss linfluence dcisive sur le rcit de voyage japonais de la postrit 3 .
Le plerinage littraire et la religiosit chez Bash.
Ainsi La sente troite du Bout-du-monde est le voyage se rfrant lhistoire de la littrature japonaise. Nous pouvons lappeler le plerinage littraire et ce nest pas quau sens figur. Ds le dbut, le narrateur parle de la mort : Des Anciens du reste, nombreux furent ceux qui en voyage moururent 4 . Selon des commentaires sur luvre 1 , Des
1 Nous avons consult notamment EBARA Taiz et OGATA Tsutomu, et Sora zuik nikki (Le journal intime de la suite, de Sora) , Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit. Voir galement Journaux de voyage, op.cit., p. 15-16. 2 Shirane rsume galement lhistoire de rcit de voyage japonais qui prcde Bash. Voir Op.cit, p. 27. 3 Ibid. 4 Journaux de voyage, op.cit., p. 69.
8 Anciens fait allusion ses prdcesseurs, les potes que Bash admirait : Saigy (1118-1190) et Sgi (1421-1502) du Japon, et les potes chinois L! Bi et D F" (712 - 770) dont les posies faisaient partie de la culture littraire au Japon avant loccupation amricaine (1945-1951). Dans la page suivante, le narrateur nonce sa rsolution : ma prgrination sur la longue route des provinces extrmes rsolue dun cur lger 2 , dussent sous un ciel tranger les preuves rptes blanchir mes cheveux, puiss-je, de contres dont le renom a touch mes oreilles et que mes yeux encore nont vues, vivant revenir ! 3 galement, huit pages plus tard : Lointain est le but de mon voyage, et voil quune pareille maladie le rend hasardeux ; toutefois, qui prgrine par des rgions cartes fait fi de la vie et admet limpermanence ; que si je dois mourir sur la route, cest que telle est la volont du ciel 4 , nonce-t-il. Cest vident que cette affirmation de risquer sa vie pour le voyage provient de la vraie difficult du voyage cette poque-l. Mais il est noter que Bash assimile en mme temps, ds le dbut, le narrateur un moine bouddhiste. Il tait vtu d une robe de papier 5 qui est le costume humble, originellement des moines. Dans la phrase originelle en japonais, fait fi de la vie et admet limpermanence est de vritables termes bouddhistes et elle exprime lesprit dune personne que se fait bonze, la conception et la contemplation bouddhiste : la phrase originelle en japonais est |}) ]y (shashin muj no kan.nen) 6 ; le mot shashin veut littralement dire labandon de la chair du corps humain et galement la renonciation du dsir mondain pour la foi 7 . Autant que la posie chinoise, Bash admirait ceux des pote-moines japonais mdivaux qui voyageaient : nous pouvons trouver le nom de Nin (998-1058 ?) dans le
1 Voir par ex. EBARA Taiz et OGATA Tsutomu, Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit, p. 11. 2 Ebara et Ogata supposent que Bash ait dj eu le projet du voyage de La sente troite pendant son voyage de lanne prcdent selon les lettres de Bash, Ibid., p. 272-273. Par ailleurs, lgret est lune des valeurs principales du haka. 3 Journaux de voyage, op.cit., p. 70. 4 Ibit., p. 78. 5 Ibit., p. 70. 6 Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit, p. 25. 7 Kan.nen (y) veut dire contemplation . no () est une prposition quivalent de franais. muj ()]) signifie une sorte de impermanence ; nous reviendrons sur ce mot muj dans la partie suivante.
9 texte de La sente troite 1 , mais entre autres, Saigy 2 . La sente troit se remplit entirement de la rsonance littraire de la culture de Bash : des hommages, des rponses, des allusions ses prdcesseurs et leurs pomes, il les voque mme 3 . Le compagnon du voyage, Sora est qualifi de dgy dans luvre. Cest aussi le terme bouddhiste, qui signifie une personne la mme poursuite de la vrit religieuse, en dpit de la mortification. Selon Ueno, Bash choisit ce mot dgy en pensant Saigy 4 . Bash ne sest pas content de sa vie recule, il a essay de suivre la traces des pote-ermites japonais mdivaux quil admirait, en assimilant un rle de pote-moine. De mme que sa retraite, dans le voyage, il a cherch la vrit de la posie 5 ; ctait effectivement un espace qui lui permettait dapprofondir sa posie en cartant ce monde moins potique. Ainsi il est parti en plerinage littraire comme moine de la posie.
3. Les sujets universels et luniversalit de La sente troite du Bout-du-monde.
Autour des herbes de lt de Bash et d une vgtation monotone de Lvi-Strauss.
Herbes de lt des valeureux guerriers trace dun songe 6
Ce haku de La sente troite du Bout-du-monde est aussi dans les bouches de
1 Journaux de voyage, op.cit., p. 79, p. 90. 2 Bash a cit une uvre de Saigy dans le texte. ibid., p. 96. 3 videmment, il est impossible de montrer suffisamment la richesse littraire de cette uvre de Bash dans cette rdaction, cependant nous notons ici, part linspiration de la posie chinoise et japonaise, une relation importante entre la littrature de Bash et le thtre japonais de moyen age, n. Sieffert mentionn ce sujet. Op.cit., p. 20-21. 4 Ueno claircit la religiosit profonde de ce mot dgy. UENO Shz, Bash ron, Chikuma shobo, p. 240-243. 5 Fga no makoto Shirane traduit en anglais, truth of poetic art , Op.cit., p. 286. 6 Journaux de voyage, op.cit., p. 83.
10 tous les Japonaissi quelquun nonce Herbes de lt en japonais, natsu kusa ya, du coup, dun autre peut rpondre avec la suite, tsuwamono domo ga yume no ato, des valeureux guerriers / trace dun songe . Bash la mis dans la partie de Hiraizumi de son rcit de voyage . Hiraizumi se situe dans le dpartement dIwate daujourdhui, lancien domaine de FUJIWARA au 11 e sicle, grand seigneur qui est connu pour sa dfaite en lanne 1189 contre le shogounat de MINAMOTO no Yoritomo (1147-1199) en protgeant le frre de Yoritomo, MINAMOTO no Yoshitsune (1159-1189) : hros historique toujours aim des Japonais, tragique ou mme mythique, finit par se suicider. Apparemment, le sujet de ce haku est la contemplation et mme lmotion du pote 1 dans lespace historique qui tmoigne ces vicissitudes, la puissance phmre et lacte fugitif de ltre humain. Cest notre insignifiance et notre mortalit face la grandeur de la nature, au temps qui passe et la providence. Pourtant cela ne peut pas tre une pure dception, ni une simple conscience de limpuissance humaine, parce quil constate galement la grandeur. La contemplation de Bash ne peut pas tre totalement pessimiste, comme son contemporain, Pascal qui crivit : [] puisquil sait quil meurt, et lavantage que lunivers a sur lui, lunivers nen sait rien. 2
Ds le dbut de luvre, en faisant allusion au pome de L! Bi, Bash a en effet crit sur un sujet assez proche 3 et les lecteurs japonais ne peuvent pas sempcher de penser le mot bouddhiste, muj, que nous venons de voir plus haut, concernant la religiosit de Bash, qui a t traduit par Sieffert par, l impermanence . Enfin muj est un mot-clef de la comprhension de la littrature japonaise classique, qui est fourr dans la tte des lves par les professeurs des collges japonais, tant ce sujet est frquent dans diffrents chef-duvres, commence par Le dit du Genji. En mme temps, le haku ci-dessus peut voquer aux lecteurs de Tristes tropiques dautres anciens champs de bataille : un passage dans lequel Lvi-Strauss observe une vgtation monotone .
1 La partie en prose de Hiraizumi est termin avec : [] oubliant le temps qui passe, je versai des larmes. , ibit. 2 PASCAL Blaise, Penses, uvre compltes, Gallimard, 1954, coll., Bibliothque de la pliade, p. 1157. 3 Voir la citation du dbut de ce dossier. Par ailleurs, Bash cite la phrase du pome de D F", quatre lignes plus haut le haku que nous venons de citer. Voir Journaux de voyage, op.cit., p. 83.
11 Terrains vagues grands comme des provinces, lhomme les a jadis et pour peu de temps possds ; puis il est parti ailleurs. Derrire lui, il a laiss un relief meurtri, tout embrouill de vestiges. Et sur ces champs de bataille o, pendant quelques dizaines dannes, il sest affront une terre ignore, renat lentement une vgtation monotone, dans un dsordre dautant plus trompeur que, sous le visage dune fausse innocence, elle prserve la mmoire et la formation des combats 1 .
Cest la dernire partie du dixime chapitre de Tristes tropiques, intitul Passage du tropique , elle conclut le chapitre dcrit le paysage du nouveau monde et lhistoire de l activit et des entreprises passes humaines sous ce paysage . La conception de Bash peut paratre, par rapport celle de Lvi-Strauss, nave, mais il a vcu au 17 e sicle dans un pass trs lointain de la rvolution industrielle, o, diffremment du 20 e sicle de Lvi-Strauss, l activit et les entreprises humaines ne pouvaient pas vraiment menacer la nature. Malgr la diffrence sensible, il est plutt naturel que les lecteurs japonais, qui aiment Bash et qui se familiarisent avec le concept muj, impermanence , dans la littrature japonaise classique, trouvent une sorte de sympathie ( intimit ?) pour Tristes tropiques qui commence avec lpigraphe de Lucrce 2 . Nous envisagerons un petit peu plus ce rcit de voyage franais et la signification du voyage , chercherons plus daffinit avec La sente troite du Bout-du-monde dans la partie suivante.
L espace du voyage.
Si lon appelle La sente troite du Bout-du-monde, qui est enfin la posie en forme de rcit de voyage et qui nest pas toujours fidle au voyage rel de lauteur, pseudo-rcit de voyage, on peut galement appeler Tristes tropiques, qui commence avec la phrase fameuse : Je hais les voyages et les explorateurs 3 , anti-rcit de voyage.
1 LVI-STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Polon, 1955, p. 105. 2 Nec minus ergo ante hc quam tu cecidere, cadentque. , ibit. p. 10. Du reste, Lvi-Strauss affirme : Le monde a commenc sans lhomme et il sachvera sans lui. , ibit, p. 478. Cest la comprhension de base de muj. 3 Ibit., p. 14.
12 Cependant le voyage est, sans aucun doute, indispensable et mme leur donne la possibilit dtre de telles uvres, en tant que telles : certes, dans Tristes tropiques, diffremment du cas de Bash, Lvi-Strauss nadmire pas le voyage . Comme nous pouvons lappeler anti-rcit de voyage, il crit que Voyages, coffrets magiques aux promesses rveuses, vous ne livrerez plus vos trsors intacts et que des rcits de voyage apportent seulement lillusion de ce qui nexiste plus et qui devrait tre encore, pour que nous chappions laccablante vidence que vingt mille ans dhistoire sont jous. Il ny a plus rien faire 1 . Pourtant ses voyages taient toujours lis son identit , ethnologue et pour lethnologue, Ses conditions de vie et de travail, crit-il, le retranchent physiquement de son groupe pendant de longues priodes 2 . Enfin le voyage fait partie de sa vie et de son travail en tant quethnologue. Il sinterroge : Il a sous les yeux, il tient sa disposition une socit : la sienne ; pourquoi dcide-t-il de la ddaigner et de rserver dautres socitchoisies parmi les plus lointaines et les plus diffrentesune patience et une dvotion que sa dtermination refuse ses concitoyens ? 3 . Sa rponse de vingt annes aprs ses voyages rels de Tristes tropiques 4 est : Cette contradiction parat se rsorber quand nous passons de la considration de notre socit celle de socits qui sont autres. [] lobjectivit, impossible dans le premier cas, nous est gracieusement concde. Ntant plus agent, mais spectateur des transformations qui soprent, il nous est dautant plus loisible de mettre en balance leur devenir et leur pass que ceux-ci demeurent prtexte contemplation esthtique et rflexion intellectuelle [] 5 Il est donc devenu un ethnologue, cest pourquoi il a voyag. Pour lui, lethnologue est ce qui cherche connatre et juger lhomme dun point de vue suffisamment lev et loign pour labstraire des contingences particulires telle socit ou telle civilisation tout en se voulant humain 6 . Devenir un ethnologue lui a permis ce point de vue lev et loign . Voyager comme ethnologue lui laisse une sorte de distance ou espace quil cherchait pour considrer lhomme. Revenons au cas de Bash.
1 Ibit., p. 38. 2 Ibit., p. 59. 3 Ibit., p. 442. 4 Ibit., p. 45. 5 Ibit., p. 444. 6 Ibit., p. 59.
13 Il ne sest pas content la vie recluse, en loignant encore plus de ce monde des ralits prosaques, il sest adonn aux voyages littraires linstar des pote-moines japonais mdivaux quil admirait, qui ont abouti La sente troite du Bout-du-monde. Alors, quont-ils apport, ses espaces de voyage, ce plerin de la posie ?
, Fu.ki ryk.
Malgr lapparence laconique de son style, nous ne pouvons pas simplifier sa posie, tant elle est riche et sophistique. Cependant il y a le concept important que lon dit que Bash a avanc : , Fu.ki ryk. En ralit, Bash na pas utilis ce mot dans ses uvres, mais ses disciples, par exemple MUKAI Kyorai (1651-1704), lont initi comme esprit de la potique de leur matre 1 . Selon Kyorai, Bash a commenc proposer ou bien prcher cette ide lhiver aprs le voyage rel de La sente troite du Bout-du-monde 2 . Dans le commentaire sur la partie consacre la stle de Tsubo de La sente troite 3 , dcrivant ce monument illustre de mille ans, qui ont inspir les potes, Ebara et Ogata soulignent la joie de Bash de la voir et datteindre lesprit des Anciens malgr le temps qui passe et le changement constant tout au long de ces mille ans. Lmotion de cette exprience, crivent-ils, aboutirait la proposition et au dveloppement du concept de Fu.ki ryk 4 . Shieffert explique le concept : [] le principe fondamental de la potique de Bash [] se rsume dans lopposition fu.ki/ryk. Fu.ki est l invariant , ce qui dans la nature aussi bien que dans lhomme est stable, indiffrent aux modes, insensible aux variations ; ryk est le fluant , ce qui change avec lge, avec le sicle, avec lindividu aussi. 5
Nous essayerons de lclaircir autrement. Enfin le changement constant est la vrit immuable. Bash a cherch la vrit ternelle de la posie dans le changement. Il a vit
1 Voir Journaux de voyage, op.cit., p. 18. 2 Voir par ex. le commentaire dEBARA et OGATA, qui citent Kyorai. EBARA Taiz, OGATA Tsutomu, Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit., p. 285. 3 Journaux de voyage, op.cit., p. 80. 4 EBARA Taiz, OGATA Tsutomu, Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit., p. 93-94. 5 Journaux de voyage, op.cit., p. 18.
14 de thoriser ou de dfinir sa potique 1 , si bien quil na pas crit lui-mme sur fu.ki ryk. Cest parce quil avanait limportance de changer dans la posie du haka, il craignait surtout de la ptrifier, de la fixer car cela arrive facilement tant donn que le haku est celle de la forme extrmement restreinte. Ogata rsume que lessence invariable du haka de Bash rside dans le changement incessant travers la qute de la vrit 2 ; cest Fu.ki ryk, le concept essentiel de la potique de Bash.
CONCLUSION
Nous avons parcouru dabord la vie de Bash et le contexte de cration de La sente troite du Bout-du-monde. Puis, nous avons regard quelques caractristiques de ce rcit de voyage en tant quuvre littraire. En fin de compte, cest la posie en forme de rcit de voyage inspir par le voyage rel de Bash. Le voyage rel de La sente troite du Bout-du-monde, en tant que tel, tait celui se rfrant lhistoire de la littrature japonaise. Bash voyageait avec sa plume, en assimilant le rle des pote-moines quil admirait dans la posie japonaise du moyen ge. Ctait une sorte de plerinage littraire la cherche de la vrit de la posie, qui a galement pour but de visiter les endroits et composer des pomes comme les Anciens dans ces mmes utamakura : les lieux illustres dans la posie japonaise. Ebara et Ogata expliquent : tous les utamakura dans le Nord du Japon se fondent sur laspiration vers la frontire inconnue, ltranger et lAntiquit. 3 (soulign par nous) Tout cela peut nous paratre des caractristiques de luvre de La sente troite du Bout-du-monde ou de Bash ; nanmoins Lvi-Strauss a crit que les navigateurs des anciens sicles, En parcourant des espaces vierges, ils taient moins occups de dcouvrir un nouveau monde que de vrifier le pass de lancien. Adam, Ulysse leur taient confirms. 4 Luvre de Bash est une posie en forme de rcit de voyage . Mais LOdysse est aussi la fois un rcit de voyage et de la posie.
1 Voir ibit. 2 OGATA Tsutomu, Bash hand book, Sansei-do, 2002, p. 24. 3 EBARA Taiz, OGATA Tsutomu, Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, op.cit., p. 93. 4 Tristes tropiques, op.cit., p. 80.
15 Nous rsumerons donc tout simplement, La sente troite du Bout-du-monde est munie dune originalit profonde qui peut aboutir luniversalit, comme toutes les grandes uvres littraires dans le monde entier. En y intgrant lhistoire littraire japonaise, y compris la chinoise, Bash a tabli un style sophistiqu, luvre minent et la posie sans prcdent et qui ne se reproduira pas. Il a avanc le concept notable de sa potique, fu.ki ryk, tout de mme il a refus de thoriser sa potique jusqu la fin ; au lieu de cela, il a laiss seulement ses uvres. Il est mort en 1694 Osaka, loin de chez lui, comme voyageur.
Malade en chemin en rve encor je parcours la lande dessche 1
Voil son chant du cygne, lge de 51 ans.
1 Journaux de voyage, op.cit., p. 17.
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BIBLIOGRAPHIE
uvres de MATSUO Bash
EBARA Taiz (d.), OGATA Tsutomu (d.), Oku no hosomichi, Kadokawa shoten, 1967, coll. Kadokawa bunko, 352p. G Hitoshi (d.), Oku no hosomichi, Yh-d, 1968, coll. Mei kai series, 182p.
Traductions
SIEFFERT Ren (trad.), Journaux de voyage, Publications orientalistes de France, 1978, 116p. YASHU Nobuyuki (trad.), The Narrow Road To The Deep North And Other Travel Sketches, Penguin Books, 1966, 167p.
uvres de rfrence
BARTHES Roland, La Prparation du roman I et II : Cours et sminaires au Collge de France 1978-1979 et 1979-1980, Seuil, coll. Traces crites, 2003, 476p. LVI -STRAUSS Claude, Tristes tropiques, Polon, 1955, 504p. OGATA Tsutomu, Bash hand book, Sansei-d, 2002, 286p. PASCAL Blaise, Penses, uvre compltes, Gallimard, 1954, coll., Bibliothque de la pliade, 1530p. PIGEOT Jacqueline, Michiyuki-bunPotique de litinraire dans la littrature du Japon ancien, ditions G.-P. Maisonneuve et Larose, 1982, 396p. SHIRANE Haruo, Traces of DreamsLandscape, Cultural Memory, and the Poetry of Bash, CA., Stanford University Press, 1988, 381p. UENO Shz, Bash ron, Chikuma shob, 1986, 362p.