Batt Noëlle - L Expérience Diagrammatique
Batt Noëlle - L Expérience Diagrammatique
Batt Noëlle - L Expérience Diagrammatique
LEXPRIENCE DIAGRAMMATIQUE :
UN NOUVEAU RGIME DE PENSE
Nolle Batt
Nous retrouvons, dploy par les dfinitions, le sens des racines dgag
par lanalyse tymologique. Et nous notons que le diagramme a pour fonction
de reprsenter, de clarifier, dexpliciter quelque chose qui tient aux relations
entre la partie et le tout et entre les parties entre elles (quil sagisse dun
ensemble naturel comme une fleur ou dun ensemble mathmatique,
algbrique ou gomtrique), mais quil peut aussi exprimer un parcours
dynamique, une volution, la suite des variations dun mme phnomne.
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quune sorte de diagramme et que le langage nest pas autre chose quune
sorte dalgbre. Peirce voyait nettement que par exemple, pour quune
phrase puisse tre comprise, il faut que larrangement des mots dans son sein
fonctionne en qualit dicnes (p. 28).
Jakobson prcise ultrieurement que ltude des diagrammes peut profiter
de la thorie moderne des graphiques. Il tire de la lecture de Structural Models
de Harary, Norman et Cartwright (1965) la conclusion que les graphiques
dimensions multiples prsentent des analogies manifestes avec les schmas
grammaticaux. Il dcle un net caractre diagrammatique non seulement de
la combinaison des mots en groupes syntactiques mais aussi de la
combinaison des morphmes en mots , et raffirme que tant dans la syntaxe
que dans la morphologie, toute relation entre parties et tout se conforme la
dfinition que donne Peirce des diagrammes et de leur nature iconique . Il
sachemine ainsi vers une perception gnralise dune dimension
diagrammatique dans le langage ordinaire et dans le langage littraire qui le
conduira donner tout son poids laffirmation de Peirce selon laquelle le
signe idal est celui dans lequel le caractre iconique, le caractre indicatif, et
le caractre symbolique sont amalgams en proportions aussi gales que
possible . Jakobson va jusqu affirmer que le systme de diagrammatisation, dune part manifeste et obligatoire dans toute la structure
syntactique et morphologique du langage, dautre part latent et virtuel dans
son aspect lexical, ruine le dogme saussurien de larbitraire, cependant que le
second de ses deux principes gnraux le caractre linaire du
signifiant a t branl par la dissociation des phonmes en traits distinctifs . Il revendique donc que lide suggestive et lumineuse de Peirce
quun symbole peut comporter une icne ou un indice ([] ou les deux
la fois) lui incorpors, propose la science du langage des tches
nouvelles et urgentes et lui ouvre de vastes perspectives (p. 36).
Et Jakobson de terminer sur une proposition exprime par Peirce dans lun
de ses ouvrages posthumes : Existential Graphs, laquelle nest pas sans lien
avec notre interrogation prsente, savoir que cest en combinant les pouvoirs
du symbole, de lindice et de licne que le langage est dabord tourn vers
lavenir : Tout ce qui est vritablement gnral se rapporte au futur
indtermin, car le pass ne contient quune collection de cas particuliers qui
se sont effectivement raliss. Le pass est du fait pur. Mais une loi gnrale
ne peut se raliser pleinement. Elle est une potentialit ; et son mode dtre est
esse in futuro. On se souviendra de cette affirmation lorsquon examinera
lassociation que fait Deleuze entre le diagramme dun ct et le virtuel, le
devenir, de lautre.
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Pour finir, Deleuze nomme diagrammatique lune des quatre composantes dun rgime de signes qui contribue, avec trois autres, fonder la
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conditions pour que quelque chose merge, se prsente, suggre au peintre qui
se trouve alors dans un tat de vacuit, de non volition, un prolongement qui
lui parle. Ces marques forment, dit Bacon, a sort of graph (1975, p. 56),
qui a t traduit en franais par une sorte de diagramme .
Le diagramme est alors dfini par Deleuze comme lensemble opratoire
des lignes et des zones, des traits et des taches (p. 66), accidentels,
involontaires, non reprsentatifs, non illustratifs, non narratifs, non
significatifs et non signifiants, dont la fonction est de suggrer, dintroduire
des possibilits de fait (une notion emprunte Wittgenstein) que le
peintre transformera en faits.
Dans une digression historique, Deleuze mettra en avant la notion pour en
faire le critre qui lui permettra de diffrencier trois grandes voies de lart
moderne. La peinture abstraite labore moins un diagramme quun code
symbolique, suivant de grandes oppositions formelles. Dans lExpressionnisme abstrait, le diagramme envahit tout et devient le tableau lui-mme.
galement critique de ces deux voies, Bacon en invente une troisime. Il nest
pas attir par le code auquel manque la sensation. Mais il est oppos la
prolifration du diagramme qui gche le tableau. Du diagramme doit sortir
quelque chose . Les donnes figuratives ne doivent pas disparatre
compltement. Une zone dindtermination se cre entre elles et une
nouvelle figuration, celle de la Figure, doit sortir du diagramme et porter la
sensation au clair et au prcis (p. 71).
Dans le chapitre suivant, intitul Lanalogie , Deleuze poursuit sa
rflexion sur lavnement dune voie moyenne de la peinture reprsente
par la conception de la figure chez Bacon, entre le tout-code et le toutdiagramme, faisant travailler le rapport entre le digital et lanalogique, et
suggrant une opration qui rapporte la gomtrie au sensible, et la sensation
la dure et la clart (p. 73). De l dcoulent deux questions : Quest-ce
qui rend possible ce rapport dans le diagramme ? (question sur la possibilit
du fait) ; et Comment ce rapport est-il constitu en sortant du diagramme
(question sur le fait lui-mme). La classification de Peirce (qui faisait,
rappelons-le, du diagramme une icne de relation) est nouveau voque
pour fonder la nature analogique du diagramme par opposition la digitalit
du code. Mais Deleuze propose, pour expliquer la nature analogique du
diagramme, un glissement de la notion de similitude la notion de modulation
qui na pas, notre sens, reu toute lattention quelle mritait (p. 76).
ltape du diagramme, nous dit Deleuze, les corps sont en dsquilibre,
les plans tombent les uns sur les autres, les couleurs se confondent. Il faut qu
partir de l :
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figuratifs dont, comme dune flaque, sort lensemble darrive []. Le diagramme
a donc agi en imposant une zone dindiscernabilit ou dindterminabilit
objective entre deux formes, dont lune ntait dj plus et lautre pas encore. Il
dtruit la figuration de lune et neutralise celle de lautre. Et entre les deux, il
impose la Figure sous ses rapports originaux. Il y a bien changement de forme,
mais le changement de forme est dformation, cest--dire cration de rapports
originaux substitus la forme : la viande qui ruisselle, le parapluie qui happe, la
bouche qui se dentelle. [] Do le programme de Bacon : produire la
ressemblance avec des moyens non ressemblants. (p. 100-101)
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Le diagramme manifeste ici sa diffrence avec la structure, pour autant que les
alliances tissent un rseau souple et transversal [], dfinissent une pratique, un
procd, ou une stratgie, distincts de toute combinatoire, et forment un systme
physique instable, en perptuel dsquilibre au lieu dun cycle changiste ferm.
(p. 43)
Il nen reste pas moins que le diagramme agit comme une cause immanente
non-unifiante, coextensive tout le champ social : la machine abstraite est comme
la cause des agencements concrets qui en effectuent les rapports ; et ces rapports
de forces passent non pas au-dessus mais dans le tissu mme des agencements
quils produisent. (p. 44)
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Deleuze insiste davantage dans cette tude, me semble-t-il, sur le fait que
le diagramme va permettre Foucault de formuler un rapport qui le hantait
entre la forme du visible et la forme de lnonable. Et la manire dont
Deleuze formule ce rapport en associant au diagramme linformel, en insistant
sur une disjonction entre deux ordres, en introduisant cette notion de non-lieu
qui nest pas trangre la zone dindtermination et lancrage spatiotemporel, me parat marque par le passage par llaboration du diagramme
chez Bacon :
Entre le visible et lnonable, une bance, une disjonction, mais cette disjonction des formes est le lieu, le non-lieu dit Foucault, o sengouffre le diagramme informel, pour sincarner dans les deux directions ncessairement
divergentes, diffrencies, irrductibles lune lautre. Les agencements concrets
sont donc fendus par linterstice suivant lequel seffectue la machine abstraite.
(p. 46)
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Comme chez Bacon, les traits qui constituent le diagramme sont non
reprsentatifs, non illustratifs, non narratifs. Ils ne sont pas dirigs vers les
choses , dit Chtelet. Ils sont orients vers le non-encore-pens : pas plus
que lobjet technique ne vient aprs un savoir, le diagramme nillustre ou ne
traduit simplement un contenu dj disponible.
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Esse in futuro. Le diagramme nest pas tourn vers le pass, mais vers
lavenir ; il anticipe, il fait advenir. Il est associ la pense en marche et
caractrise un certain rapport au savoir. Souvenons-nous de cette formulation
deleuzienne pour voquer le diagramme-Panopticon : [le diagramme] ne
fonctionne jamais pour reprsenter un monde prexistant, il produit un
nouveau type de ralit, un nouveau modle de vrit. Il nest pas sujet de
lhistoire ni ne surplombe lhistoire. Il fait lhistoire en dfaisant les ralits
et les significations prcdentes, constituant autant de points dmergence ou
de crativit, de conjonctions inattendues, de continuums improbables. Il
double lhistoire avec un devenir (1986, p. 43). Gilles Chtelet parle du
retentissement historial de ces diagrammes qui abolissent la cloison rigide
entre lalgbre, qui explicitait les oprations de dtermination des variables et
la gomtrie dont les figures assuraient le gardiennage du contemplatif
(p. 35). Le diagramme est un lieu de transition, qui assure le passage entre des
effectuations diffrentes dune mme ralit mathmatique, qui fait
communiquer des sries divergentes. Le diagramme nest un lieu que pour
les mutations (Deleuze, 1986, p. 91).
La fin de la citation introduit trois lments qui ne nous sont pas inconnus.
Le symbolisme dont Peirce disait quil est, avec liconisme, un lment
indispensable la compltude du signe ; la condensation voque par Deleuze
propos de Bacon sous la forme dun processus de contraction qui permet le
passage du diagramme au tableau ; et la situation du diagramme en amont du
formalisme que lon peut rinterprter comme en amont du form, en amont
du formel. Chez Foucault, le diagramme concernait de la mme manire une
matire non forme, non stratifie, en amont, peut-on dire, des processus de
conformation et a fortiori de toute formalisation.
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disait : la limite, la vie, [] cest ce qui est capable derreur []. Ainsi
se comporte aussi le diagramme, qui se donne ontologiquement, le droit lerreur.
Alexis de Saint-Ours prsente ce quest le diagramme en mathmatiques et en physique en le diffrenciant bien de notions avoisinantes telles
que : figures , schmas , graphiques la fonction purement
illustrative, et en insistant sur les spcificits de ce mode de raisonnement par
opposition dautres types de dduction ou de calcul. Il montre aussi
comment les diagrammes, surgis du trac de la main, et devanant les
mouvements de lesprit, ont le pouvoir de convoquer le virtuel et mme de le
multiplier. Cest bien une nouvelle pense de la science quinaugure une
conception de la comprhension qui associerait au concept les conditions de
son engendrement.
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Aprs avoir situ la fonction du diagramme dans le parcours philosophique de Deleuze effectuer le passage entre la notion de dispositif de
pouvoir labore par Foucault et celle d agencement de dsir dveloppe
avec Guattari Yves Abrioux entreprend de dconstruire dans ce cadre, la
fois la conception deleuzienne de la peinture qui saffiche dans Francis
Bacon. Logique de la sensation (une conception historienne) et le style qui la
sert (une rhtorique de la lutte et de lemphase).
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Note
Rfrences bibliographiques
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DELEUZE, Gilles
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Interviews with Francis Bacon, London, Thames & Hudson,
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Entretiens avec David Sylvester, Paris, ditions Skira, 1976.
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