Tournant Linguistique Petitjean-Libre
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INTRODUCTION
Antoine Prost, Douze leons sur l'histoire, Paris, Seuil, 1996, pp. 79-101
Simona Cerutti, Le linguistic turn : un renoncement , dans Jean Boutier et Dominique Julia (dir.), Passs
recomposs. Champs et chantiers de l'Histoire, Paris, Autrement, pp. 230-231
politique, des ides et de la gender history faisant leur cette phrase-programme : toute ralit est
mdiatise par le langage et les textes, donc toute recherche historique est dpendante de la
rflexion sur le discours 3.
Quel est alors le rapport entre cette histoire, que nous qualifions souvent de ce ct-ci de
l'Atlantique et de la Manche histoire des ides , et l'histoire sociale? Justement, le tour de force
du linguistic turn rside moins dans l'appropriation par une poigne d'historiens trs spcialiss
des nouveaux outils de travail fournis par l'volution des sciences du langage que dans leur
prtention rformer l'histoire dans sa totalit. Cette dynamique, disons-le, s'inscrit dans une
mouvance plus gnrale encore : celle d'une rflexion de toute la profession sur une prtendue
crise de l'histoire et des paradigmes sociaux au tournant su XXe et du XXIe sicle4.
Nouveaux outils, nouveaux prsupposs, nouvelles thories. Les zlateurs du tournant
linguistique en histoire sont, sans aucun doute, l'origine d'une des plus intressantes
controverses historiographique de ces vingt dernires annes. En effet, ils ont non seulement
apport sur le devant de la scne historienne de nouvelles mthodes de travail mais, partant, ils se
sont aussi poss comme les fondateurs d'une discipline rforme, nettoye des restes de l'histoire
dite totale des Annales et de celle, non moins considre comme archaque, du social et des
mentalits. Ce jugement de valeur, que nous examinerons dans le dtail par la suite, la lumire des
arguments et des dfinitions proposs de part et d'autre de la controverse, se base sur la dcouverte
d'un nouvel outillage intellectuel, produit notamment par les dconstructionnistes et le
renouveau des sciences du langage et de l'analyse du discours. Par exemple, ce nouvel outillage a
amen une contestation sans prcdent du dterminisme l'oeuvre dans les diffrentes sciences
sociales et tout particulirement en histoire. Toutefois, il est trs important de noter ds maintenant
que les partisans du tournant ne se sont pas contents, et ce ds le colloque fondateur de Cornell
en avril 1980, d'un simple renouveau mthodologique appliqu au domaine troit de l'histoire des
ides, mais ont instrumentalis ce processus pour parvenir en quelque sorte une nouveau
paradigme en forme de contestation globale des anciennes procdures historiennes.
Cite dans Grard Noiriel, La crise des paradigmes , Sur la crise de l'histoire, Belin, 1996
Ibid.
5
Simona Cerutti, op. cit. Et, plus encore, l'article Le linguistic turn en Angleterre. Notes sur un dbat et ses censures ,
Enqutes, 5, 1997, pp. 125-140
6
Cf notre bibliographie raisonne en fin d'expos
4
condition bien entendu que celui-ci apporte une nouvelle pierre au chantier des connaissances.
Pour ce faire, et pour bien en saisir les enjeux, nous examinerons dans leur contexte politique,
historique , critique, intellectuel et professionnel les conditions de l'mergence du tournant
linguistique en histoire. Dans un second temps, nous en tudierons les principaux agents et
revendications tout en essayant de pointer ce qui nous semble tre le noeud du problme savoir
comment un renouveau mthodique peut-il chercher s'instituer comme un paradigme. Enfin, ceci
tant pos, nous verrons dans quelle mesure le tournant , malgr des apports considrables dans
certains domaines, se trouve autant discrdit par ses nombreux paradoxes et contradictions que par
la radicalit souvent excessive de ses partisans7.
1.1 Contexte
Un courant historiographique est incomprhensible si on
cherche l'expliquer en dehors des conditions de sa production. Nous l'avons dit plus
haut, l'historien est un homme du prsent, et ce prsent influe sans conteste sur la
perception du pass que reconstruit l'historien. En ce sens, le contexte d'mergence du
tournant linguistique aux tats-Unis et en Angleterre dans les annes 1980 fait
sens.
1.1.1 une situation politique particulire dans le monde anglo-saxon des
annes 1980
Premirement, comme le souligne avec pertinence S. Cerutti8, les historiens concerns
par le tournant linguistique sont essentiellement issus de la nouvelle gauche qui, sous les
gouvernements de R. Reagan d'une part, et de M. Thatcher d'autre part, se sont penchs sur un
phnomne culturel et politique particulirement intressant. Il s'agit de l'adhsion idologique
paradoxale d'individus et de groupes des courants de pense ouvertement contraires leurs
intrts propres. Cet cart considrable constat entre le champ du discours et de l'idologie d'un
ct et, de l'autre, celui d'une certaine ralit sociale fut sans aucun doute le point de dpart
d'une rflexion lgitime sur une restimation de l'adhsion du corps social aux normes et aux ides
vhicules par les pouvoirs politiques. On voit bien ici se dessiner une premire brche dans les
traditionnelles procdures explicatives du rapport politique-socit, au profit d'une certaine
autonomisation du discours, ce qui, par voie de consquence, amne repenser autrement le social,
hors des schmas prexistants traant une simple ligne entre la ralit matrielle et l'idologie. La
situation politique de l'Angleterre et des tats-Unis du dbut des annes 1980 met ainsi en exergue
les manques penser de l'adquation traditionnellement tablie entre les comportements politiques
et les enjeux sociaux.
A un autre plan, il ne faut pas perdre de vue que les annes 1980 sont
aussi le temps du triomphe de l'individu et de ce que les historiens nomme l' effet
retour de Chine , celui-ci venant se greffer l'effet prcdemment prouv par
7
Nous prendrons pour exemple privilgi de ces excs que nous considrons comme une dnaturalisation des questions
souleves origine l'article de Geoff Eley, De l'histoire sociale au tournant linguistique dans l'historiographie
anglo-amricaine des annes 1980 , Gnses, 7, 1992, pp. 163-193
8
S. Cerutti, le linguistic turn : un renoncement , op. cit.
nombre d'intellectuels dans les annes 1960, l' effet retour de Moscou . De la
dsillusion du marxisme comme puissance de transformation des socits celle,
corollaire, du marxisme comme puissance d'interprtation des phnomnes sociaux.
Une consquence commune de ces diffrents phnomnes est en effet d'avoir quasi
dfinitivement discrdit la pertinence du collectif et du structurel comme facteurs
explicatifs des comportements sociaux et culturels. N'oublions pas non plus que ces
annes sont aussi celles de la parution de nouveaux ouvrages sur les totalitarismes du
XXe sicle, ouvrages mettant en lumire la dissociation de l'homme social de
l'homme politique, savoir la fameuse thse de l' homme double . De ces ruptures
sur le double plan intellectuel et idologique ne pouvait sortir qu'un nouveau
tournant dans la manire de faire de l'histoire, c'est--dire dans celle de concevoir
les socits, l'image, et de ce que fut, en son temps, la rupture propose par les
Annales vis--vis du positivisme.
1.1.2 innovation et visibilit : une motivation professionnelle
De plus, si l'on veut comprendre les raisons de la virulence et de la radicalit des
attaques menes par les diffrents historiens anglo-saxons se rclamant du tournant linguistique ,
il est ncessaire d'voquer les particularits de leur situation professionnelle. En effet, le contexte
universitaire nord-amricain du dbut des annes 1980, si l'on en croit Grard Noisiel9, est celui
d'une restriction globale des postes et de l'accs aux diplmes majeurs, d'o l'importance pour les
concerns d'adopter une voie considre comme originale et innovante et de clamer haut et fort,
dans le but de s'octroyer un supplment de visibilit, la performance d'une telle voie. Un discours
peu peu se construit autour d'une vritable mythologie du tournant linguistique car ne
semblent tre performants et innovant que les historiens qui ont su prendre ce tournant. Bel exemple
d'autolgitimation par le discours.
Ce n'est pas un hasard non plus si les historiens l'origine du tournant sont
des europanistes. Se situer, exister universitairement et ditorialement... Tout
concourt a priori faire du tournant non seulement un phnomne de gnration,
mais aussi une lutte pour la visibilit, c'est--dire une dynamique davantage tributaire
des motivations professionnelles de certains que d'une volont intellectuelle de
grande ampleur de refonder le champ des connaissances.
1.2 Perspectives critiques
Toutefois, il serait injuste de notre part de nous arrter ces
constats, rels, mais incomplets. Le tournant linguistique est aussi, d'aucuns
prciseront surtout , un vaste chantier intellectuel de contestation et de refus des
mthodes et des prsupposs idologiques l'oeuvre dans les travaux mens par des
chercheurs qualifis de dterministes par leurs nouveaux dtracteurs. Et nous
touchons l la raison principale de la dimension polmique de cette controverse.
1.2.1 la crise de l'histoire totale
Un premire monument mettre bas : les vestiges de l' cole des
9
Gareth Stedman Jones, Une autre histoire sociale? , Annales ESC, mars-avril 1998, pp. 383-395
Le matrialisme, en ce sens, doit tre banni des travaux des historiens qu'il aline et
rend striles. Si l'on devait s'arrter aux perspectives critiques ouvertes par les
historiens du tournant , on pourrait objecter que leurs revendications ne sont pas si
nouvelles ni si originales qu'ils veulent bien le laisser entendre et que d'autres, je
pense ici tout particulirement la micro-storia, ont mis les mmes rserves. Il faut
donc chercher ailleurs l'originalit et l'essence de ce mouvement, notamment dans la
nature des nouvelles alliances contractes, c'est--dire dans l'apparition d'un nouvel
outillage intellectuel sur le devant de la scne historienne.
1.3 Nouvelles alliances
Ainsi, l'histoire sociale est en crise , en ruine ; pire, d'aprs Geoff Eley,
elle n'est plus qu'un monument funraire 11 dress au milieu d'une incertitude pistmologique
gnrale . Il ne s'agit plus d'apprhender les acteurs sociaux comme de simples vecteurs normatifs
dsincarns, mais de travailler la reconstruction des discontinuits et des irrgularits du social.
Ce passage est celui qui mne du structuralisme la dconstruction .
1.3.1 la dconstruction
Notre propos ne vise pas faire un rsum des thses soutenues par les
dconstructionnistes, ni prsenter dans le dtail la pense de Jacques Derrida. Dans
le cadre de notre tude, une expression de ce dernier peut tre retenue comme
programme d'application de la dconstruction en histoire. Cette expression est : la
surdtermination diachronique du contexte . En effet, le refus de tous les lments
que nous avons cits plus haut semble tre prsent ici, que ce soient la contestation du
long terme, la ngation des structures ou encore la fragilit du social peru comme
objet unique. En consquence, il convient d'insister sur l'instabilit des catgories
comme objets historiquement construits et ne voir dans leur fixit apparente que le
produit des reprsentations et du discours des dominants la recherche, justement,
d'un moyen pour fixer le social leurs propres reprsentations. Il s'agit d'une
philosophie d'une sujet, d'une rsistance pose face aux dterminations collectives et
au conditionnement social, qui, dans le mme lan, peuvent devenir des sujets
d'tude. Ce passage, par le biais de la dconstruction , de la lutte des classes
celles des reprsentations, convoque un certain nombre de dynamiques qu 'il faut
rappeler ici : 1) le social est une construction discontinue, plurielle et contradictoire,
2) les identits participent des mmes ralits car elles doivent tre comprises comme
des pratiques sociales et culturelles relles et symboliques dans un temps donns, 3)
au nom de la porosit des formes du social, il est ncessaire de rarticuler autrement
les pratiques culturelles sur les diffrentes formes d'exercice du pouvoir. Ainsi, le
primat est accord au politique, ne pas confondre avec la politique comme art de
gouverner, politique qui devient de fait le vecteur privilgi de comprhension des
phnomnes sociaux.
11
Geoff Eley, De l'histoire sociale au tournant linguistique dans l'historiographie anglo-amricaine des annes 1980 ,
Genses, 7, 1992, pp. 163-193
Roger Cartier, Le monde comme reprsentation , Annales ESC, 6, novembre-dcembre 1989, pp. 1505-1520
Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l'exprience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 13
Dominik La Capra et Steven Kaplan (d.), Modern European Intellectual History. Reappraisals
and New Perspectives, Actes du colloque de Cornell avril 1980, Ithaca and London, Cornell
manifeste, ce colloque est singulier, outre-atlantique, par l'importance et la nouveaut des influences
assumes par ses participants. En effet, les actes de ce colloque fourmillent de rfrences plus ou
moins explicites (plus ou moins pertinentes?) des auteurs aussi varis que M. Foucault, R. Barthes
ou Derrida. Un point commun se dgage de toutes ces rfrences dans la volont de fonder en
raison les sciences du langage et la critique littraire comme les nouveaux allis de l'histoire des
ides15. Puisque la connaissance du pass est mdiatise par du texte, est dcrte inconcevable
toute histoire qui ferait l'conomie d'une rflexion sur le langage et le discours.
Contribution de Martin Jay au colloque sous la forme d'une interrogation : Should Intellectual History take a LT?
Keith Mickael Baker, Au tribunal de l'opinion. Essais sur l'imaginaire politique au XVIIIe sicle, Paris, Payot, 1993
(trad. Louis Evrad, d. Originale : Inventing the French Revolution, Cambridge University Press, Cambridge-New
York, 1990
Joan Scott, Gender and the politics of history, New-York, Columbia University Press, 1988
que nous ne pouvons penser ou parler que de ce qui a t cr par notre pense ou par notre
discours 21. En ce sens, il semblerait que le tournant soit victime de sa propre radicalisation.
Enfin, bien que certains se soient, l'image de John Toews22 ou de Geoff Eley,
autoproclams novateurs, certains points de mthode ont dj t auparavant prouvs. G. Noiriel
estime par exemple que la ncessit de dconstruire les entits collectives prexistantes afin de
rendre compte au plus prs des mcanismes sociaux et culturels se trouve dj dans les propositions
mthodologiques de Max Weber pour fonder la sociologie comprhensive.
Cet argument est celui dfendu par S. Cerutti dans l'ouvrage collectif
Passs recomposs . L'historienne y interprte l'cart du plan du discours avec celui du social
comme un divorce dfinitif, et la dconstruction comme une disparition formelle de la socit
comme objet d'tude.
23
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE
XVIIIe sicle, Paris, Payot, 1993 (trad. Louis Evrad, d. Originale : Inventing the
French Revolution, Cambridge University Press, Cambridge-New York, 1990
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JULIA Dominique, Passs recomposs. Champs et chantiers de l'Histoire, Paris,
Autrement, 1995, pp. 230-231
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Enqutes, 5, 1997, pp. 125-140
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anglo-amricaine des annes 1980 , Genses, 7, 1992, pp. 163-193
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