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Tournant Linguistique Petitjean-Libre

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Johann Petitjean 19 avril 2004

ENS Lyon Dpartement de Sciences Sociales

Le tournant linguistique en histoire : panorama d'une controverse

INTRODUCTION

Indiscutablement, la critique historique est fonde sur des


documents. Le travail de l'historien a le document, transform par son
questionnement et ses concepts personnels en source, pour centre.
Cependant, dire que le document est le centre de l'histoire pose problme. En effet,
on constate que le renouvellement des histoires et des mthodes leur confrant leur
nouveaut ne semble pas s'accorder au rythme des dcouvertes de documents indits
(re)trouvs selon les alas des recherches archologiques ou ceux du bon vouloir de
certaines autorits politiques. Tous les historiens n'ont pas, dans leurs parcours
professionnel et intellectuel, bnfici de moments aussi vertigineux que la
dcouverte des rouleaux de la Mer Morte ou l'ouverture des confidentielles archives
sovitiques. Donc, si le travail critique de l'historien, sur ces documents qu'il tend
s'approprier par un travail personnel de conceptualisation, d'interrogation et de
priodisation, est bien le centre de l'histoire, celle-ci avance par ses marges.
L'historiographie est la matrice de renouvellement de l'histoire en ce qu'elle exprime
les changements survenus dans l'ordre des questions des historiens. Un historien n'est
pas un homme du pass. Une distance indpassable, quoi qu'on en dise, s'est creuse
entre le temps de l'histoire et celui de l'historien. Il est indubitablement un homme du
prsent, et son travail se trouve de fait enracin dans un temps social, intellectuel et
personnel particuliers.
Comme le dmontre avec justesse Antoine Prost, il existe une historicit des questions
historiques .1 Cette historicit est ce par quoi les questions de l'historien font voluer l'criture de
l'histoire. En consquence, il existe bien une lgitimit quasi naturelle dans tout dbat
historiographique, condition que celui-ci fasse avancer la connaissance.

Pour illustrer ce propos, nous allons examiner les tenants et les


aboutissants d'une polmique qui, nourrie bien souvent d'incomprhensions et d'excs
rciproques, a vu s'accrotre et se diffuser une remise en question profonde de
l'histoire sociale telle qu'elle fut pratique dans (presque) tous les milieux
universitaires de la seconde moiti du XXe sicle.
Ne dans le courant des annes 1980 dans les cnacles des europanistes nord-amricains, cette
polmique concerne ce qu'il est convenu d'appeler depuis le linguistic turn , et plus prcisment
la valeur et les modalits de son utilisation par les historiens. Il s'agit, pour reprendre les mots de
Simona Cerutti d'examiner cette attention renouvele au langage des documents et aux catgories
des acteurs sociaux 2 dans le contexte prcis de la remise en cause radicale de la pertinence des
mthodes et des prsupposs de l'histoire sociale marxiste et structuraliste atteindre une
connaissance fonde en vrit. Les historiens partisans de cette raction historiographique sont,
comme nous allons le voir, des historiens de la culture et du politique, des historiens
intellectuels pour reprendre leurs propres termes. L'picentre de la contestation est aujourd'hui
dsign sous le nom d' cole de Cambridge car, aprs le manifeste que reprsente le colloque de
Cornell, c'est dans cette universit que sont recenss le plus d'historiens et d'historiennes du
1
2

Antoine Prost, Douze leons sur l'histoire, Paris, Seuil, 1996, pp. 79-101
Simona Cerutti, Le linguistic turn : un renoncement , dans Jean Boutier et Dominique Julia (dir.), Passs
recomposs. Champs et chantiers de l'Histoire, Paris, Autrement, pp. 230-231

politique, des ides et de la gender history faisant leur cette phrase-programme : toute ralit est
mdiatise par le langage et les textes, donc toute recherche historique est dpendante de la
rflexion sur le discours 3.
Quel est alors le rapport entre cette histoire, que nous qualifions souvent de ce ct-ci de
l'Atlantique et de la Manche histoire des ides , et l'histoire sociale? Justement, le tour de force
du linguistic turn rside moins dans l'appropriation par une poigne d'historiens trs spcialiss
des nouveaux outils de travail fournis par l'volution des sciences du langage que dans leur
prtention rformer l'histoire dans sa totalit. Cette dynamique, disons-le, s'inscrit dans une
mouvance plus gnrale encore : celle d'une rflexion de toute la profession sur une prtendue
crise de l'histoire et des paradigmes sociaux au tournant su XXe et du XXIe sicle4.
Nouveaux outils, nouveaux prsupposs, nouvelles thories. Les zlateurs du tournant
linguistique en histoire sont, sans aucun doute, l'origine d'une des plus intressantes
controverses historiographique de ces vingt dernires annes. En effet, ils ont non seulement
apport sur le devant de la scne historienne de nouvelles mthodes de travail mais, partant, ils se
sont aussi poss comme les fondateurs d'une discipline rforme, nettoye des restes de l'histoire
dite totale des Annales et de celle, non moins considre comme archaque, du social et des
mentalits. Ce jugement de valeur, que nous examinerons dans le dtail par la suite, la lumire des
arguments et des dfinitions proposs de part et d'autre de la controverse, se base sur la dcouverte
d'un nouvel outillage intellectuel, produit notamment par les dconstructionnistes et le
renouveau des sciences du langage et de l'analyse du discours. Par exemple, ce nouvel outillage a
amen une contestation sans prcdent du dterminisme l'oeuvre dans les diffrentes sciences
sociales et tout particulirement en histoire. Toutefois, il est trs important de noter ds maintenant
que les partisans du tournant ne se sont pas contents, et ce ds le colloque fondateur de Cornell
en avril 1980, d'un simple renouveau mthodologique appliqu au domaine troit de l'histoire des
ides, mais ont instrumentalis ce processus pour parvenir en quelque sorte une nouveau
paradigme en forme de contestation globale des anciennes procdures historiennes.

Plusieurs questions semblent devoir tre poses en consquence de ce nouveau


paradigme : 1) l'approche discursive des textes (qui, dans cette logique, ne sont plus
de simples documents ) permet-elle d'crire une autre histoire que celle de la
culture politique et des ides? 2) la dconstruction et le divorce du champ du
discours avec celui du social rendent-ils encore possible de penser la socit? 3) que
devient alors la place de l'histoire dans le champ des connaissances mesure que l'on
s'loigne du social au profit de sa reprsentation textuelle? 4) n'est-ce pas en
dfinitive remplacer un dogme par un autre, un aveuglement par un autre, que de
substituer le langage aux dterminations matrielles sur l'chelle des valeurs? 5) le
tournant linguistique peut-il en fin de compte tre autre chose qu'un simple outil
de travail, ou, en d'autres termes, jusqu' quel point le discours peut-il tre considr
comme un accs la comprhension des phnomnes sociaux?
Tout dbat d'ides comporte une part d'incomprhension et de surdit rciproques, a
fortiori lorsqu'une dimension idologique ou morale nourrit les changes5. Le tournant
linguistique , une nouvelle querelle de clocher? Probablement.
Nanmoins, l'examen critique et mesur des arguments avancs de part et d'autre6 nous amnera
voir ce qui peut encore tre sauv de ces changes passionns car, si l'on ne perd pas de vue ce que
nous avons dit plus haut, il existe une part de lgitimit dans tout dbat historiographique,
3

Cite dans Grard Noiriel, La crise des paradigmes , Sur la crise de l'histoire, Belin, 1996
Ibid.
5
Simona Cerutti, op. cit. Et, plus encore, l'article Le linguistic turn en Angleterre. Notes sur un dbat et ses censures ,
Enqutes, 5, 1997, pp. 125-140
6
Cf notre bibliographie raisonne en fin d'expos
4

condition bien entendu que celui-ci apporte une nouvelle pierre au chantier des connaissances.
Pour ce faire, et pour bien en saisir les enjeux, nous examinerons dans leur contexte politique,
historique , critique, intellectuel et professionnel les conditions de l'mergence du tournant
linguistique en histoire. Dans un second temps, nous en tudierons les principaux agents et
revendications tout en essayant de pointer ce qui nous semble tre le noeud du problme savoir
comment un renouveau mthodique peut-il chercher s'instituer comme un paradigme. Enfin, ceci
tant pos, nous verrons dans quelle mesure le tournant , malgr des apports considrables dans
certains domaines, se trouve autant discrdit par ses nombreux paradoxes et contradictions que par
la radicalit souvent excessive de ses partisans7.

I.La gense d'un nouveau courant historiographique

1.1 Contexte
Un courant historiographique est incomprhensible si on
cherche l'expliquer en dehors des conditions de sa production. Nous l'avons dit plus
haut, l'historien est un homme du prsent, et ce prsent influe sans conteste sur la
perception du pass que reconstruit l'historien. En ce sens, le contexte d'mergence du
tournant linguistique aux tats-Unis et en Angleterre dans les annes 1980 fait
sens.
1.1.1 une situation politique particulire dans le monde anglo-saxon des
annes 1980
Premirement, comme le souligne avec pertinence S. Cerutti8, les historiens concerns
par le tournant linguistique sont essentiellement issus de la nouvelle gauche qui, sous les
gouvernements de R. Reagan d'une part, et de M. Thatcher d'autre part, se sont penchs sur un
phnomne culturel et politique particulirement intressant. Il s'agit de l'adhsion idologique
paradoxale d'individus et de groupes des courants de pense ouvertement contraires leurs
intrts propres. Cet cart considrable constat entre le champ du discours et de l'idologie d'un
ct et, de l'autre, celui d'une certaine ralit sociale fut sans aucun doute le point de dpart
d'une rflexion lgitime sur une restimation de l'adhsion du corps social aux normes et aux ides
vhicules par les pouvoirs politiques. On voit bien ici se dessiner une premire brche dans les
traditionnelles procdures explicatives du rapport politique-socit, au profit d'une certaine
autonomisation du discours, ce qui, par voie de consquence, amne repenser autrement le social,
hors des schmas prexistants traant une simple ligne entre la ralit matrielle et l'idologie. La
situation politique de l'Angleterre et des tats-Unis du dbut des annes 1980 met ainsi en exergue
les manques penser de l'adquation traditionnellement tablie entre les comportements politiques
et les enjeux sociaux.

A un autre plan, il ne faut pas perdre de vue que les annes 1980 sont
aussi le temps du triomphe de l'individu et de ce que les historiens nomme l' effet
retour de Chine , celui-ci venant se greffer l'effet prcdemment prouv par
7

Nous prendrons pour exemple privilgi de ces excs que nous considrons comme une dnaturalisation des questions
souleves origine l'article de Geoff Eley, De l'histoire sociale au tournant linguistique dans l'historiographie
anglo-amricaine des annes 1980 , Gnses, 7, 1992, pp. 163-193
8
S. Cerutti, le linguistic turn : un renoncement , op. cit.

nombre d'intellectuels dans les annes 1960, l' effet retour de Moscou . De la
dsillusion du marxisme comme puissance de transformation des socits celle,
corollaire, du marxisme comme puissance d'interprtation des phnomnes sociaux.
Une consquence commune de ces diffrents phnomnes est en effet d'avoir quasi
dfinitivement discrdit la pertinence du collectif et du structurel comme facteurs
explicatifs des comportements sociaux et culturels. N'oublions pas non plus que ces
annes sont aussi celles de la parution de nouveaux ouvrages sur les totalitarismes du
XXe sicle, ouvrages mettant en lumire la dissociation de l'homme social de
l'homme politique, savoir la fameuse thse de l' homme double . De ces ruptures
sur le double plan intellectuel et idologique ne pouvait sortir qu'un nouveau
tournant dans la manire de faire de l'histoire, c'est--dire dans celle de concevoir
les socits, l'image, et de ce que fut, en son temps, la rupture propose par les
Annales vis--vis du positivisme.
1.1.2 innovation et visibilit : une motivation professionnelle
De plus, si l'on veut comprendre les raisons de la virulence et de la radicalit des
attaques menes par les diffrents historiens anglo-saxons se rclamant du tournant linguistique ,
il est ncessaire d'voquer les particularits de leur situation professionnelle. En effet, le contexte
universitaire nord-amricain du dbut des annes 1980, si l'on en croit Grard Noisiel9, est celui
d'une restriction globale des postes et de l'accs aux diplmes majeurs, d'o l'importance pour les
concerns d'adopter une voie considre comme originale et innovante et de clamer haut et fort,
dans le but de s'octroyer un supplment de visibilit, la performance d'une telle voie. Un discours
peu peu se construit autour d'une vritable mythologie du tournant linguistique car ne
semblent tre performants et innovant que les historiens qui ont su prendre ce tournant. Bel exemple
d'autolgitimation par le discours.

Ce n'est pas un hasard non plus si les historiens l'origine du tournant sont
des europanistes. Se situer, exister universitairement et ditorialement... Tout
concourt a priori faire du tournant non seulement un phnomne de gnration,
mais aussi une lutte pour la visibilit, c'est--dire une dynamique davantage tributaire
des motivations professionnelles de certains que d'une volont intellectuelle de
grande ampleur de refonder le champ des connaissances.
1.2 Perspectives critiques
Toutefois, il serait injuste de notre part de nous arrter ces
constats, rels, mais incomplets. Le tournant linguistique est aussi, d'aucuns
prciseront surtout , un vaste chantier intellectuel de contestation et de refus des
mthodes et des prsupposs idologiques l'oeuvre dans les travaux mens par des
chercheurs qualifis de dterministes par leurs nouveaux dtracteurs. Et nous
touchons l la raison principale de la dimension polmique de cette controverse.
1.2.1 la crise de l'histoire totale
Un premire monument mettre bas : les vestiges de l' cole des
9

G. Noisiel, Sur la crise op. cit.

Annales et la volont d'aborder le fait social dans une perspective de


comprhension totalisante. Comme le montre G. Noiriel, cette dmarche est loin
d'tre le propre du tournant linguistique tant le thme d'une soi-disante crise
de l'histoire traverse les divers courants historiographique de ces dernires annes,
mais peu ont atteint un tel degr de radicalit dans leur contestation comme dans la
teneur des solutions alternatives envisages. Concrtement, il s'agit de revoir la
baisse les prtentions d'une histoire des phnomnes culturels expliqus par le biais
d'un rattachement aux infrastructures conomiques et sociales. Cette rvaluation
pistmologique s'accompagne entre autres d'une certaine mfiance l'gard des
outils de statistique conomique et de dmographie historique, ainsi que du principe
de causalit appliqu la comprhension des phnomnes socioculturels.
Cette critique, lgitime sous diffrents aspects, des postulats d'une histoire qualifie de
totale , qualificatif derrire lequel on reconnat sans mal les travaux de Braudel et Labrousse, est
souligne par une mise distance du quantitatif comme paradigme de la mthode historienne, et de
l' histoire des mentalits comme panace de la recherche historique. Ce qui pointe en amont de
cette prise de position, c'est, incontestablement, la volont d'en finir avec le temps long , avec la
longue dure . En effet, d'aprs Gareth Stedman Jones10, le choix de la longue dure n'est pas
dnu d'a priori intellectuels sinon idologique car il prend ses racines le fonctionnalisme, c'est-dire, selon l'auteur, dans une trajectoire unilinaire de la thorie de la modernisation . En somme,
ces critiques visent liminer du champ d'investigation de l'histoire toute forme de tlologie, au
profit d'une analyse de l'action humaine sous l'aspect complexe et contradictoire qui est le sien, sous
l'aspect de squences dont la pluralit relle et symbolique interdit les modles et rejette tout
dterminisme.

1.2.2 le refus des dterminismes marxiste et structuraliste


Les mmes prsupposs mthodologiques et intellectuels sont l'oeuvre
dans le rejet massif, et parfois virulent, de l'histoire marxiste par les adeptes du
tournant . Dans sa dmarche anti-dterministe, ils ne pouvaient, en tout tat de
cause, passer ct d'une dnonciation ferme de l' image sclrose des structures
sociales de l'histoire sociale marxiste. Il est impossible, selon G. Stedman Jones, de
croire srieusement en l'existence d'acteurs sociaux collectifs et cohrents. L'analyse
dterministe de la logique conomique des comportements de groupe ou de classe
est une vue de l'esprit, une illusion idologique, l'origine du mal qui semble ronger les
sciences sociales en gnral. L'axe de recoupement de toutes ces perspectives
critiques tient en une volont sans prcdent de fournir la connaissance historique
des analyses sociales non alinantes. Par exemple, on ne peut plus, sans rougir,
retomber dans les facilits, et donc dans les erreurs, commises par Albert Soboul qui
voyait dans le mouvement sans-culotte une avant-garde du proltariat urbain. Les
catgories, sociales, conomiques ou professionnelle, sont dangereuses car elles
constituent une sorte de prt penser tranger aux perspectives heuristiques de
l'historien.
De plus, les historiens du tournant, et son membre le plus radical, Geoff
Eley en tte, considrent que la vie matrielle n'est pas un angle d'attaque pertinent
pour arriver une quelconque comprhension des phnomnes sociaux ou culturels.
10

Gareth Stedman Jones, Une autre histoire sociale? , Annales ESC, mars-avril 1998, pp. 383-395

Le matrialisme, en ce sens, doit tre banni des travaux des historiens qu'il aline et
rend striles. Si l'on devait s'arrter aux perspectives critiques ouvertes par les
historiens du tournant , on pourrait objecter que leurs revendications ne sont pas si
nouvelles ni si originales qu'ils veulent bien le laisser entendre et que d'autres, je
pense ici tout particulirement la micro-storia, ont mis les mmes rserves. Il faut
donc chercher ailleurs l'originalit et l'essence de ce mouvement, notamment dans la
nature des nouvelles alliances contractes, c'est--dire dans l'apparition d'un nouvel
outillage intellectuel sur le devant de la scne historienne.
1.3 Nouvelles alliances
Ainsi, l'histoire sociale est en crise , en ruine ; pire, d'aprs Geoff Eley,
elle n'est plus qu'un monument funraire 11 dress au milieu d'une incertitude pistmologique
gnrale . Il ne s'agit plus d'apprhender les acteurs sociaux comme de simples vecteurs normatifs
dsincarns, mais de travailler la reconstruction des discontinuits et des irrgularits du social.
Ce passage est celui qui mne du structuralisme la dconstruction .

1.3.1 la dconstruction
Notre propos ne vise pas faire un rsum des thses soutenues par les
dconstructionnistes, ni prsenter dans le dtail la pense de Jacques Derrida. Dans
le cadre de notre tude, une expression de ce dernier peut tre retenue comme
programme d'application de la dconstruction en histoire. Cette expression est : la
surdtermination diachronique du contexte . En effet, le refus de tous les lments
que nous avons cits plus haut semble tre prsent ici, que ce soient la contestation du
long terme, la ngation des structures ou encore la fragilit du social peru comme
objet unique. En consquence, il convient d'insister sur l'instabilit des catgories
comme objets historiquement construits et ne voir dans leur fixit apparente que le
produit des reprsentations et du discours des dominants la recherche, justement,
d'un moyen pour fixer le social leurs propres reprsentations. Il s'agit d'une
philosophie d'une sujet, d'une rsistance pose face aux dterminations collectives et
au conditionnement social, qui, dans le mme lan, peuvent devenir des sujets
d'tude. Ce passage, par le biais de la dconstruction , de la lutte des classes
celles des reprsentations, convoque un certain nombre de dynamiques qu 'il faut
rappeler ici : 1) le social est une construction discontinue, plurielle et contradictoire,
2) les identits participent des mmes ralits car elles doivent tre comprises comme
des pratiques sociales et culturelles relles et symboliques dans un temps donns, 3)
au nom de la porosit des formes du social, il est ncessaire de rarticuler autrement
les pratiques culturelles sur les diffrentes formes d'exercice du pouvoir. Ainsi, le
primat est accord au politique, ne pas confondre avec la politique comme art de
gouverner, politique qui devient de fait le vecteur privilgi de comprhension des
phnomnes sociaux.

11

Geoff Eley, De l'histoire sociale au tournant linguistique dans l'historiographie anglo-amricaine des annes 1980 ,
Genses, 7, 1992, pp. 163-193

1.3.2 sciences du langage et sciences politiques


L'ditorial des Annales ouvrant l'anne 1988 se faisait l'cho d'un essoufflement
structurel des alliances passes entre la gographie, la sociologie et l'histoire, ouvrant la voie un
changement dans le champ des systmes d'interprtation, des mthodes et des objets de la
discipline. En d'autres termes, cet ditorial, rappel par Roger Chartier l'anne suivante12, pouvait
tre compris comme une remise en cause de l'empirisme historien par l'mergence d'un nouveau
principe de lgitimation venu d'autres disciplines. Ces disciplines, principalement, sont les sciences
du langage, les sciences politiques et la critique littraire. Nous aborderons plus tard dans le dtail
les enjeux de l'approche discursive et de la textualit dans le rapport problmatique qu'ils
entretiennent avec la dmarche historique. Toutefois, nous pouvons voquer ds maintenant l'effort
qui consiste rendre compte de la libert de acteurs politiques individuels en substituant, l'aide
des outils fournis par les disciplines cites ci-dessus, l'action en situation et la diachronie aux
explications causales et structurales. Le constat est le suivant : puisque la linguistique
saussurienne, on oppose la smantique des situations ; contre les dterminations par habitus, on
insiste sur la pluralit des modes de l'action ; la rationalit substantielle des acteurs conomiques est
rcuse au nom des conventions et de la rationalit procdurales ; l'anthropologie structurale est
conteste par l'tude des modalits et des effets de la mise l'preuve historicise des cultures. 13,
comment ne pas fonder une nouvelle histoire qui se rclamerait du post-structuralisme qui
prendrait pour appui l'histoire de la culture et du politique, et pour paradigme l'approche discursive?
Le reflux de la prtention de l'histoire s'tablir comme science et la remise en cause fondamentale
de l'empirisme comme paradigme sont soutenus par le rejet de la formalisation et de la
modlisation. En ce sens, l'histoire doit tre apparente la critique littraire et aux sciences
politiques tout en empruntant les techniques d'analyse de la linguistique. Ce processus est sans
conteste celui d'un retrait de l'histoire du giron des sciences sociales, retrait lgitim par R. Chartier
selon l'appropriation sociale des discours .

II.Une rforme mthodologique et un paradigme

2.1 Une bannire, un courant ou une vidence?


Mais le tournant linguistique est-il pour autant un courant?
L'importance du texte et de son interprtation suffit-elle pour proclamer que
dornavant l'histoire est une matire littraire. Et, de plus, l'usage des procds
d'analyse du discours en histoire peut-il tre pertinent hors du cadre troit de l'histoire
des ides?
2.1.1 Dominik La Capra, le colloque de Cornell (avril 1980) et l'histoire
intellectuelle
G. Noiriel identifie un moment fondateur dans la gense du dbat sur l'usage de la
linguistique en histoire : la tenue, en avril 1980 d'un colloque l'universit de Cornell sous la
direction conjointe de Dominik La Capra et Steven Kaplan14. Envisag ds le dpart comme un
12
13
14

Roger Cartier, Le monde comme reprsentation , Annales ESC, 6, novembre-dcembre 1989, pp. 1505-1520
Bernard Lepetit (dir.), Les formes de l'exprience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, p. 13

Dominik La Capra et Steven Kaplan (d.), Modern European Intellectual History. Reappraisals
and New Perspectives, Actes du colloque de Cornell avril 1980, Ithaca and London, Cornell

manifeste, ce colloque est singulier, outre-atlantique, par l'importance et la nouveaut des influences
assumes par ses participants. En effet, les actes de ce colloque fourmillent de rfrences plus ou
moins explicites (plus ou moins pertinentes?) des auteurs aussi varis que M. Foucault, R. Barthes
ou Derrida. Un point commun se dgage de toutes ces rfrences dans la volont de fonder en
raison les sciences du langage et la critique littraire comme les nouveaux allis de l'histoire des
ides15. Puisque la connaissance du pass est mdiatise par du texte, est dcrte inconcevable
toute histoire qui ferait l'conomie d'une rflexion sur le langage et le discours.

Ds lors, le linguistic turn s'affirme comme une vidence, comme une


innovation fondamentale dans l'ordre des connaissances. Dans l'esprit de La Capra,
non seulement la perspective textuelle est le seul moyen lgitime de faire de l'histoire
intellectuelle, mais elle est aussi l'unique manire d'crire une histoire viable.
L'histoire des ides opre en ce sens son propre recentrement et sa propre
lgitimation. Lgitimit accrue en outre par l'aspect fdrateur de la nouveaut
incontestable de l'intrt port aux sciences du langage en histoire. L'exemple de la
participation de R. Chartier ce colloque en est la meilleure illustration, malgr ses
rticences manifestes accepter les versions les plus radicales du tournant qui ne
voient qu'une dfinition purement smantique du travail du texte tandis que cet
historien du livre et de la lecture s'est toujours prsent comme le dfenseur d'une
analyse la fois textuelle et matrielle des documents.
2.1.2 un label universel?
Peu peu, le tournant semble tre devenu le matre mot des
universitaires anglo-saxons, et de l'autoproclame cole de Cambridge en
particulier. Dans le mme temps, la polmique a progress, envahissant la quasi
totalit des dbats historiographiques, dbats souvent marqus au coin d'une
incomprhension mutuelle. Mais dans le but de cerner de manire rigoureuse ce
tournant , G. Noiriel s'est attach en tablir un recensement par le biais de la base
de donnes fournie par Historical Abstracts. Le rsultat est tout fait tonnant car
non seulement on ne rencontre qu'un trs faible nombre de titres utilisant ouvertement
l'expression tournant linguistique , mais on assiste galement une volution
notable dans la formulation de ces mmes titres : de l'interrogation pralable de
Maritn Jay l'usage gnral du pass. Le tournant linguistique semble donc
devenir une vidence, quelque chose d'incontestable, de prouv. Toutefois, G. Noiriel
prfre insister sur la dmarche que sur le rsultat. En effet, en dpit des efforts
prliminaires et des voeux pieux successifs, le tournant n'est ni une cole, ni un
courant ; tout au plus un label , une bannire proclamant sa propre lgitimit et
regroupant sous elle des courants et des directions diffrents dont le seul point
commun tient dans l'intrt port aux sciences du langage et l'approche discursive
des documents.
2.2 Approche discursive

University Press, 1982


15

Contribution de Martin Jay au colloque sous la forme d'une interrogation : Should Intellectual History take a LT?

L'analyse du discours permet de construire des subjectivits


dans et par des langages d'identification. Elle invite galement considrer les
diffrentes modalits de dispersion du pouvoir tout en apprhendant la culture comme
une construction discursive plus politique que sociale. De plus, cette nouvelle
procdure rompt avec l'approche non culturelle du politique car l' ordre du
discours , si l'on suit avec attention la pense de M. Foucault, est le champ conjoint
des pratiques langagires et de la culture politique. L'approche discursive, en ce sens,
ouvre la voie d'une nouvelle tude des comportements culturels et politiques.
2.2.1 le langage et l'histoire
Gareth Stedman Jones et les historiens europanistes de Cambridge se
sont tout particulirement intresss l'tude historique des langages politiques.
L'approche discursive est de ce fait le moyen privilgi de comprhension des
comportements et des cultures. Par exemple, tout comme le comportement
dmographique des campagnes franaises du dbut de l'poque moderne est
insparable de l'impact vcu des discours de la Rforme, la Grande Peur est avant
toute chose un phnomne discursif.
L'analyse des discours se prsente comme l'tude privilgie des
rgimes de vrit du savoir. L'histoire intellectuelle convoque ainsi la critique
littraire comme cadre d'un nouvel historicisme, et creuse un sillon pistmologique
dans lequel se rejoigne rflexions sur le sexe et le langage, l'anthropologie rflexive
et la mise en narration du monde vcu, la dconstruction du social comme objet
stable et l'analyse rhtorique formelle de l'conomie. Par consquent, et si l'on
radicalise encore davantage ces cadres de l'analyse marqus au coin du poststructuralisme , il n'existe plus de possibilit pistmologique d'tablir avec certitude
une quelconque sparation entre l'histoire et sa reprsentation textuelle car l'une et
l'autre ne sont que fictions. L'histoire des ides et du politique devient alors un genre
littraire parmi d'autres, un espace politique de la critique littraire.
2.2.2 un exemple : Keith Mickael Baker et la Rvolution franaise
Pour illustrer ce point, prenons appui sur l'ouvrage de Keith M. Baker16. Il part en effet
de l'ide selon laquelle l'interprtation conomique labroussienne des origines de la Rvolution
franaise est insuffisante. La Rvolution, en ce sens, et du fait du formidable renouveau
historiographique d au Bicentenaire, se trouve tre un laboratoire privilgi d'application des
thses soutenues par les partisans du tournant . La rhtorique des rvolutionnaires et des contrervolutionnaires peut tre envisage comme autant d'espaces performatifs rvaluant et
transformant la socit. La notion d' imagination politique se trouve donc la croise des
interrogation sur le langage et les symboles en ce que l'autorit politique est affaire d'autorit
discursive avant tout . La Rvolution est comprise comme un phnomne essentiellement politique
et, partant, langagier. En effet, si les rvolutionnaires en vinrent ressentir profondment que
leurs actions et leurs dclarations prenaient le caractre d'une rupture radicale, cette affirmation, elle
16

Keith Mickael Baker, Au tribunal de l'opinion. Essais sur l'imaginaire politique au XVIIIe sicle, Paris, Payot, 1993
(trad. Louis Evrad, d. Originale : Inventing the French Revolution, Cambridge University Press, Cambridge-New
York, 1990

aussi, se constitua historiquement (et se dveloppa rhtoriquement) l'intrieur du champ


linguistique ou symbolique existant .

Le politique est le plan o viennent s'exprimer les acteurs singuliers ou


collectifs mis en relation. Leurs pratiques discursives et symboliques qui s'y
dveloppent invitent l'historien avoir une approche linguistique de la culture
politique sans toutefois tomber dans l'excs inverse qui viendrait transformer les
acteurs prsents en de pures fonctions discursives. Le paroxysme de ce rapport
discours/histoire est, selon K. M. Baker, incarn par la brochure de l'abb Sieys
Qu'est-ce que le Tiers-tat?.
2.3 Pour une refondation de l'histoire
Nanmoins, les problmes et les dfinitions poss par K. M.
Baker restent attachs au cadre particulier de l'histoire dite intellectuelle . Cet
auteur n'est pas reprsentatif de la frange la plus radicale des historiens du
tournant . La qualit de son oeuvre et la pertinence de son propos tiennent
justement en ce que l'approche discursive et symbolique demeure dans les limites
strictes de l'histoire des ides, sans pour autant se proposer comme un paradigme
dfinitif de la critique historique.
2.3.1 relation dialogique ou approche documentaire?
Nous touchons probablement ici au point le plus problmatique des propositions des
historiens ayant adopt le tournant linguistique . Problmatique en ce qu'il sape vritablement un
des fondements majeurs de la dmarche historienne, savoir le travail sur documents. En effet, si
on accepte de pousser jusqu'au bout la rflexion critique de l' empirisme des historiens, cela
revient substituer l'approche dialogique l'approche documentaire. C'est bien que que semble sous
entendre G. Stedman Jones17 en portant le discrdit sur les dtails infimes des archives de
l'histoire vnementielle . L'tude historicise des langages politiques, aussi pertinente et lgitime
soit-elle, comme un cueil incontournable : le statut des sources. Loin de nous l'ide de hirarchiser
les sources de l'historien en fonction de leur support. Il n'y a pas, a priori, plus de valeur historique
dans un registre paroissial que dans les mmoires d'un cardinal ou dans corpus d'affiches
publicitaires. Cependant, il semblerait bien que l'attention porte la textualit des documents
construise une nouvelle chelle de valeurs entre d'une part les archives bonnes pour la vieille
histoire vnementielle, et d'autre part, celles de la noble histoire intellectuelle!... Ce parti-pris
n'est pas tenable. Ou alors une condition : oublier la nature et les enjeux du mtier d'historien, et
accepter de devenir critique littraire.

2.3.2 des sciences sociales la critique littraire


videmment, cette dmarche est tout fait marginale, mme si, regarder
de plus prs, cette nime tentation de sortir l'historien de l'histoire recoupe les
proccupations des chercheurs de la micro-histoire et de tous ceux qui militent pour
redonner la biographie ses lettres de noblesse. N'est-ce pas l un aveu d'chec quant
la possibilit des historiens de surmonter leurs propres contradictions? Cet effort
que l'on peut juger mritoire ou excessif, c'est selon, n'est-il pas in fine la
17

Gareth Stedman Jones, Une autre histoire sociale? , op. cit.

consquence du vide laiss par le reflux du marxisme et du structuralisme? Ne


voyons-nous pas ici la preuve irrfutable que le tournant linguistique , loin d'avoir
remplac un paradigme par un autre, s'est enferm dans ses propres contradictions?
La dconstruction , applique l'histoire, ne sonne-t-elle pas le glas de la
dmarche heuristique qui doit rester celle de l'historien? Ainsi, considrer
principalement la socit comme un agrgat de pratiques discursives , l'histoire
s'loigne des sciences sociales et entre dans la critique littraire. Mais, entendonsnous bien, ce constat que nous faisons n'est en aucun cas un jugement de valeur. Il
serait vain en effet d'entrer dans une polmique inutile pour dcider de ce qui a le
plus de valeur ou de lgitimit entre les sciences sociales et la critique littraire. Par
consquent, nous devons nous interroger ds prsent sur la valeur relle du
tournant linguistique en histoire.

III.Le tournant linguistique , renouveau ou renoncement?

3.1 Des apports incontestables


Vouloir prendre ses distances avec l' histoire des mentalits
ou avec une quantification systmatique du propos historique telles que l'ont pratiqu
de nombreux historiens depuis la fondation des Annales peut tre considr comme
une premire avance, un premier renouveau. Vouloir en finir avec la vie matrielle
comme critre d'analyse des socits et des cultures est une dmarche qui peut tre
dfendue. Toutefois, les apports majeurs du tournant en histoire sont situer
ailleurs : dans la naissance de la gender history d'une part, et dans le renouveau des
travaux portant sur les cultures politiques d'autre part.
3.1.1 la gender history
L'tude historique des stratgies discursives des individus et des groupes, couple avec
une rflexion sur leur place, leur visibilit et leurs conventions pose les jalons d'une recherche sur
la notion de genre. La smantique des situations participe galement de la mme dynamique. Mais
la place qu'occupe la gender history au sein du tournant linguistique dpasse de beaucoup ces
simples intentions mthodologiques. La dconstruction , telle que l'entend Joan Scott18 par
exemple, invite reconsidrer les situations sociales par le prisme du langage, c'est--dire comme
des intentions discursives historiquement construites. D'aprs cette historienne, l'erreur
fondamentale des premires histoires fministes fut d'oublier la ncessit de se dfinir en fonction
d'une thorie pistmologique qui lui donnerait une existence intellectuelle et politique. La
gender history en ce sens, n'est pas qu'un type d'histoire possible parmi d'autres. En s'apparentant
avec le post-structuralisme , elle permet de prendre une autre voie dans la comprhension du
social. Le genre, ds lors, peut devenir une catgorie d'analyse et de pense pertinente sur le plan
intellectuel, mais aussi politique, la croise des discours et des reprsentations. Incontestablement,
cette histoire pense selon le genre dplace les rflexions des chercheurs sur un autre champ,
pratique et thorique la fois, comme une invitation reconsidrer en profondeur les fondements de
18

Joan Scott, Gender and the politics of history, New-York, Columbia University Press, 1988

la connaissance des socits.

3.1.2 pour une nouvelle histoire des cultures politiques


L'approche discursive et symbolique des phnomnes socioculturels, pris dans leur
instabilit essentielle, construit une nouvelle manire d'apprhender le politique. Premirement,
d'aprs K. M. Baker19, cette instabilit applique au politique se prsente comme un retour
invitable au temps court, c'est--dire l'tude des vnements dans leur immdiatet. Ensuite, ce
que l'auteur nomme l'histoire de la culture politique , dont les possibilits sont celles du langage
et des enchssements et des rencontres de discours complmentaires ou contradictoires, cette
culture politique est un renouvellement de l'histoire des identits et des trajectoires cultuelles et
politiques. De plus, l'histoire intellectuelle, ainsi renouvele, en mettant en exergue les pratiques
discursives et symboliques des diffrents acteurs, enrichit les travaux sur les normes circulant dans
le corps social. En effet, cette fluidit reconnue des situations fait sortir la notion de norme du
carcan dominant/domin qui informe traditionnellement les travaux des sciences sociales sur le
culturel et le politique. Ce qui merge ainsi de cette nouvelle manire de voir, c'est le rapport de
convention qui rgle, provisoirement, le rapport des individus et des groupes aux normes d'une
socit, que ce soit sur le plan culturel au sens large, ou politique au sens troit. Cette histoire
intellectuelle est une histoire des squences , qui privilgie la fois le temps court et la
multiplicit des voix et des identits dans l'expression des diffrents faits sociaux. Cette histoire est
donc une histoire de la conjoncture.

3.2 Contradictions et paradoxes


Nanmoins, malgr ces apports sectoriels considrables, de
nombreuses contradictions mergent des propos et des ides relatifs au tournant
linguistique . Et il est galement intressant de noter qu'en voulant mettre mal les
anciens dogmes dterministes qui, selon eux, rgissaient jusqu'alors les sciences
sociales, ces historiens n'ont, en dfinitive, que substitue un dogmatisme un autre.
3.2.1 des positions intenables et des erreurs thoriques
Un premier paradoxe rside dans la volont de modernisation qui agit
comme matrice du tournant . En effet, pourquoi, dans cet esprit d'innovation et
dans cette recherche de nouvelles alliances, avoir si peu utilis les apports de la
philosophie analytique alors qu'il s'agit, sans conteste, d'une rflexion thorique
capitale et dynamique sur le langage? Pourquoi, ensuite, ne pas avoir tent un
rapprochement avec une autre histoire, celle des concepts , que l'on doit
Reinhard Koselleck qui, elle aussi, se prsente comme une nouveaut fondamentale
dans la pense historienne de la fin du XXe sicle?
Plus encore que des choix paradoxaux, il existe au sein mme des propositions du
tournant des contradictions que l'on ne peut passer sous silence. Richard Rorty fut une des
principales inspirations pour les historiens du tournant20. Toutefois, quelques annes plus tard, et
devant la radicalisation et les prtentions systmiques de certains historiens, l'auteur semble s'en
dfendre : en partant de l'ide que nous ne pouvons pas penser sans concepts ni parler sans mots,
elles [les personnes qui refusent toute valeur aux ralits extra-linguistiques] infrent faussement
19
20

Keith M. Baker, op. cit.


Richard Rorty, The linguistic turn. Recent essays in philosophical method, The University of Chicago Press, 1967

que nous ne pouvons penser ou parler que de ce qui a t cr par notre pense ou par notre
discours 21. En ce sens, il semblerait que le tournant soit victime de sa propre radicalisation.
Enfin, bien que certains se soient, l'image de John Toews22 ou de Geoff Eley,
autoproclams novateurs, certains points de mthode ont dj t auparavant prouvs. G. Noiriel
estime par exemple que la ncessit de dconstruire les entits collectives prexistantes afin de
rendre compte au plus prs des mcanismes sociaux et culturels se trouve dj dans les propositions
mthodologiques de Max Weber pour fonder la sociologie comprhensive.

3.2.2 un nouveau dogmatisme


D'autre part, en voulant s'affranchir des dterminismes objectivistes au
moyen de la dconstruction et des perspectives dialogales de la culture, il
semblerait que certains, et Gareth Stedman Jones et Geoff Eley en particulier,
tombent dans une nouvelle alination, celle construite par les prsupposs des
philosophes fondationnalistes. Il n'est pas utile d'entrer plus en avant dans ce dbat
qui, en fin de compte, n'est qu'un combat d'opinion, mais rappelons toutefois la
strilit d'une controverse qui reprend, terme terme, les vieilles lunes des
polmiques philosophiques, entre objectivit des structures et subjectivit des
reprsentations, entre vcu empirique et langage, entre corps social et prexistence de
l'individu.
Il convient galement de souligner qu'en plus d'une mauvaise
comprhension de certaines questions philosophiques et d'une utilisation souvent trop
radicale et rductrice des mthodes des sciences du langage, ces historiens, par
l'atomisation de leur courant entre diffrents ples et par l'absence d'une mthode
cohrente et explicite, ont contribu dtourner le tournant linguistique de son
sens original. En effet, en se refusant, la plupart du temps la tche d'une dfinition
claire, ils participent d'une certaine fuite en avant intellectuelle qui ne repose en
dfinitive que sur quelques arguments d'autorit emprunts tour tour J. Derrida, J.F. Lyotard ou M. Foucault. Dans le mme temps, le travail de G. Noiriel sur les
entres bibliographiques nous montre bien que ce souci presque gnrale de ne parler
qu'au pass du tournant est une preuve, parmi d'autre, d'une certaine forme de
faiblesse intellectuelle, pire, d'un nouvel imprialisme pistmologique. Imprialisme
en ce que les articles que nous avons tudis sont quasiment tous tourns vers le
mme objectif, savoir imposer non seulement le textualisme comme mthode
unique de l'histoire intellectuelle, mais aussi de faire de cette dernire l'unique moyen
viable d'crire l'histoire. Une tautologie soutient en dfinitive tout cet ensemble :
puisque le post-structuralisme est une rvolution du champ des connaissances,
s'en rclamer c'est tre la pointe du renouveau intellectuel. En ce sens, il apparat
que le tournant linguistique est moins un renouveau des connaissances que
l'imposition d'une nouvelle chelle de valeurs.
3.3 Un renoncement scientifique
21
22

R. Rorty, Consquence du pragmatisme, Paris, Seuil, 1982


J. Toews, Intellectual History after the LT : the autonomy of meaning and the irreductibility of experience ,
American Historical Review, n 4, 1987

Cet argument est celui dfendu par S. Cerutti dans l'ouvrage collectif
Passs recomposs . L'historienne y interprte l'cart du plan du discours avec celui du social
comme un divorce dfinitif, et la dconstruction comme une disparition formelle de la socit
comme objet d'tude.
23

3.3.1 la ncessit de l'archive


L'histoire, en se rapprochant de sciences politiques et de la critique
littraire, laisse en route un part non ngligeable de ses sources. En effet, quand G.
Stedman Jones stigmatise les archives de l'histoire vnementielle, ce sont les
fondements du mtier de l'historien qui se retrouvent dnigrs. Certes, l'histoire
intellectuelle peut tirer son propos de sources dites littraires . Certes, l'tude des
rhtoriques politiques peut se contenter d'une analyse des constructions discursives.
Certes la culture est affaire de langages. Mais peut-tre existe-t-il ici un pas qu'il ne
faudrait pas franchir, un pas qui nous mnerait une histoire uniquement textuelle,
centre sur le travail de textes littraires ou politiques . Ce pas, selon nous, se
ferait dans l'oubli du document , et c'est justement la valeur du document qui est
en danger lorsque s'affirment les prtentions ne travailler que sur du texte . Pour
illustrer ce point, nous pouvons revenir aux propos de D. La Capra qui ne prennent le
document que dans son potentiel tre un texte. Nous pensons au contraire que la
valeur de toute histoire dpend du document, du travail en archive sur des sources de
natures, d'chelles et de finalits diffrentes. En ce sens, le tournant linguistique
est un mauvais procs car, au lieu de s'opposer, approche discursive et approche
documentaire, au mme titre d'ailleurs que structures et situations, sont
complmentaire. Vouloir faire sortir l'histoire des salles d'archives au profit des seuls
textes littraires et politiques est une dmarche en forme de renoncement,
renoncement interprter les phnomnes du pass dans leur complexit,
renoncement tre historien. En s'inscrivant dans le champ de la thorie, et non plus
dans celui de la connaissance, en passant du statut d'outil celui de paradigme, le
tournant s'est radicalis et s'est prsent, en histoire, comme sa propre caricature
et, de fait, ne possde absolument plus aucune valeur heuristique.
3.3.2 le social introuvable
Il n'est pas question de revenir sur le constat de l'existence de moments de
dsolidarisation entre les idologies et la ralit sociale. Cependant, ce problme,
aussi complexe soit-il, ne peut rsonnablement tre rsolu par le parti-pris d'une
autonomisation absolue du langage vis--vis des pratiques sociales. Le linguistic
turn en se centrant sur l'intrt politique et culturel des constructions discursives
dissout le social et lui refuse, paradoxalement, toute forme d'autonomie. Le
tournant est celui d'un renoncement, sceptique, la possibilit pour les sciences
humaines, d'approcher et de reconstruire, en dehors des reprsentations, des ralits
passes. La socit est-elle srieusement rductible des pratiques discursives?
L'approche textuelle des documents et l'apprciation langagire du culturel rendent23

S. Cerutti, le linguistic turn... , op. cit.

elles encore pensable la socit? Il semblerait en dfinitive que l'application du


tournant linguistique et de la dconstruction en histoire soit un refus massif de
retrouver et de comprendre les socits, au profit d'une interprtation littraire et
politique confuse, et, surtout, incomplte.

CONCLUSION

En fin de compte, le tournant linguistique est une


thmatique devenue, par la rptition polmique de quelques uns, une changement de
paradigme. La radicalit de propos et des mthodes de ces historiens en qute de
visibilit et de reconnaissance a finalement abouti une dnaturation du projet initial.
Par consquent, notre propos a vis sparer autant que possible le tournant
comme renouveau mthodologique nourri par des apports extrieurs l'histoire, et le
tournant comme courant.
Afin de sortir de la controverse, et ne pas tomber dans l'excs inverse ce
qui fut d'ailleurs souvent le cas chez les historiens des socits et de ne pas
diaboliser les avances incontestables que reprsentent en histoire l'analyse des
discours ou l'tude de la pluralit des modes de l'action, il est devenu ncessaire de
revenir au tournant linguistique sous sa forme premire d'outil intellectuel. Les
paradigmes et les polmiques, lorsqu'ils sortent du champ de la connaissance,
n'apportent rien d'autre que des combats d'opinions, grands renforts d'arguments
d'autorit. Au contraire, il convient de voir en l'analyse du discours un moyen utile et
parfaitement lgitime de faire de l'histoire, c'est--dire de rendre la linguistique
renouvele la place qu'elle n'aurait jamais d quitter, celle de science connexe.
L'approche discursive n'est pas en soi bannir des travaux historiques, mais elle n'est
pas non plus l'unique moyen de faire de l'histoire. Cette controverse, en dfinitive, est
un faux dbat une fois restitus ses diffrents enjeux. La textualit peut alors tre
considre par exemple comme lgitime, condition de l'entendre comme un moyen,
parmi d'autres, de travailler sur les identits, les acteurs politiques, l'analyse de
correspondances, le statut de l'crit, de la parole ou de la mmoire.
Toutefois, il ne faut pas perdre de vue que l'histoire est et doit rester
une dmarche de comprhension des socits fonde sur des documents varis et
complmentaires. De mme, les vieilles lunes du statut de la vrit en histoire et du
rattachement de celle-ci aux sciences sociales ne doivent pas faire oublier qu'une
littrarit assume et mesure n'est en aucun cas incompatible avec une dmarche
heuristique et que le scepticisme, en histoire, est une gageure.

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