2009 Nan 21030
2009 Nan 21030
2009 Nan 21030
THSE
Pour obtenir le grade de Docteur de lUniversit Nancy 2
Doctorat nouveau rgime
Disciplines : Littrature Compare et Sciences de lInformation et de la Communication
Prsente et soutenue publiquement par
Franois RODRIGUEZ NOGUEIRA
Sous la direction des Professeurs
Franoise SUSINI-ANASTOPOULOS et ric SCHMULEVITCH
REMERCIEMENTS
Que soient remercis les Professeurs Franoise Susini-Anastopoulos et ric Schmulevitch qui,
par leur patience et pour le temps quils ont accord mon travail, mont permis de mener
cette thse son terme.
INTRODUCTION
1895 est lanne de la publication dun roman considr dans de nombreux ouvrages
spcialiss comme tant le premier roman de science-fiction : La Machine explorer le temps
dHerbert-George Wells (18661946). Le rcit de lcrivain britannique illustre une thorie qui
va se propager dans la littrature de science-fiction : la socit moderne porterait en elle les
germes dune autodestruction quasi invitable. Luvre laisse transparatre un ralisme social
hrit de Dickens et de Zola, ce qui le conduira militer en faveur du socialisme (il rencontra
Lnine en Russie en 1920 et Staline en 1934). Ds lors, la science-fiction ne va plus se
dvelopper comme une simple rflexion sur les machines du progrs qui accompagnent les
rves de socits nouvelles et utopiques du XIXe sicle. Lide dun XXe sicle ntant pas la
hauteur de ce qui apparaissait comme la marche vers la ralisation de ce rve de progrs, va
profondment modifier les consciences. Lapplication des thories marxistes en Russie, puis
lessor des fascismes en Italie et en Allemagne vont entraner une lecture beaucoup plus
pessimiste de lapplication de ces utopies. Ce regard porte sur le XXe sicle tait notamment
celui dHerbert Marcuse :
Un progrs accru semble devoir tre li une perte accrue de libert. Les camps de
concentration, les exterminations massives, les guerres mondiales, les bombes
atomiques ne sont pas un retour la barbarie mais lapplication incontrle des
progrs de la science, de la technologie et de la domination moderne. La soumission et
la destruction les plus effectives de lhomme par lhomme se produisent lapoge de la
civilisation, alors que les conqutes matrielles et intellectuelles de lhumanit
sembleraient permettre la cration dun monde vraiment libre. 1
Cit par Thodore Roszak, Vers une contre-culture. Rflexions sur la socit technocratique et lopposition de la
Ces deux articles sont reproduits dans Le Mtier littraire, recueil de portraits, tudes et manifestes suivi de
Cours sur la technique de la prose littraire, publi en 1990 (ditions Lge dHomme).
nie. Cette dystopie naborde plus le progrs dans une perspective scientiste ou purement
technologique, car Zamiatine condamne la science, et dnonce sa confiscation idologique. Ds
lors, la dystopie traite le progrs sous langle thique dune morale sociale, mais elle est
avant tout une uvre de propagande anti-totalitaire.
crit en 1920, les traductions anglaise et tchque de Nous autres sont parues en 1924 et
1927 sans son consentement. Traduit en franais en 1929, ce roman est rest inconnu, car
censur dans lex-URSS, mme si nous trouvons quelques fois la rfrence sur linfluence de
ce roman sur un projet dEisenstein, The Glass House. Pourtant, quEisenstein ait voulu en tirer
un film, entre 1927 et 1930, est du domaine de la spculation sans fondements :
Lignorance des travaux des spcialistes sur Zamiatine rduit ce chapitre une
spculation sur linfluence de son roman Nous sur le projet dEisenstein The Glass
House (pp. 217-220), bien que cette proximit nait jamais pu tre taye sur le moindre
fait ou document en dehors dune vague ressemblance. 1
Rachit Ianguirov, Natalia Noussinova, Quand nous reviendrons en Russie Le cinma russe de ltranger.
1918-1939 , 1895, n43, Varia, 2004, [En ligne], mis en ligne le 15 janvier 2008.
URL : http://1895.revues.org/document1672.html.
2
condamnation mort. Les choses ont atteint un point o il mest devenu impossible
dexercer ma profession, car lactivit de cration est impensable si lon est oblig de
travailler dans une atmosphre de perscution systmatique qui saggrave chaque
anne. 1
Dans cette lettre adresse Staline, Zamiatine refuse la mainmise de ltat sur son
criture, il dfend le statut de lcrivain et de lart en gnral. limage du combat, plus rcent,
men par Soljnistsyne, il pose la question fondamentale des rapports entre le pouvoir politique
et les crivains. Sil est courant de voir des crivains reconnus se soumettre (pour continuer
crire et donc survivre) la volont dun rgime lors de priodes troubles, il refuse quant lui
de voir son criture instrumentalise. La question de lengagement de lartiste est un thme trs
important de notre analyse.
Avec Nous autres, Zamiatine anticipe trs rapidement les changements qui soprent
dans la socit russe, il prvoit ainsi le sort de la premire rvolution socialiste, le triomphe du
stalinisme, les crimes de la bureaucratie totalitaire qui vont constituer, sans aucun doute, lun
des faits majeurs du XXe sicle. Les clefs de son interprtation en ont dautant plus
dimportance. Le phnomne totalitaire est lillustration dune irrpressible volont de
puissance de la nature humaine qui peut se manifester sous diffrents masques, notamment
celui de la prtention faire le bonheur des peuples malgr eux, et limage du roman de
Zamiatine, de leur imposer les schmas prconus dune cit parfaite. Bien que dans la
littrature, le rcit utopique, et par extension, le rcit dystopique sexpriment sous diffrentes
formes, ces deux types de rcit suivent deux rgles principales.
La premire de ces rgles est le besoin disolement spatial et temporel qui exprime une
volont de sparation, dexclusion de lautre et de lailleurs, le refus du monde et du prsent.
Chez presque tous les utopistes, lutopie se dveloppe dans un univers clos refusant les
influences extrieures. Chez Platon, elle prend la forme de La Rpublique, sorte de
microcommunaut referme sur elle-mme ; pour Thomas More, LUtopie est une le isole,
labri de linfluence du monde extrieur. Pour dautres, le rcit se situe dans un futur caractris
par le refus et leffacement de toute trace du pass. Le dplacement temporel implique donc le
principe radical de la Tabula rasa. Mais ce qui est important, cest que la notion mme de
temps est abolie, y compris le futur. En effet, cest ici une caractristique majeure du roman
danticipation dystopique : le rcit prend place dans un cadre temporel particulier o la socit
est rgie par des lois qui empchent lide de progrs, cette absence de temporalit renforant
1
10
cet tat de stagnation de la socit. Ce type de rcit, o le temps semble fig dans une sorte
datemporalit inquitante, est alors situ dans ce qui est plus communment appel
uchronie 1 . Construit de la mme manire que le substantif utopie (u-topia), selon la
dfinition de Frdric Rouvillois : le lieu qui nest pas 2, u-chronos pourrait tre traduit
par le temps qui nest pas . Cependant, en tenant compte du propos qui nous intresse, une
meilleure dfinition donnerait plutt : le temps qui nest pas encore, voire le temps qui
risque dtre . Cest une traduction plus pessimiste, mais elle semble mieux correspondre la
nature du rcit danticipation dystopique, celle de Nous autres, du Meilleur des mondes, de
1984 ou de Fahrenheit 451 par exemple. Cependant, luchronie ne pourra pas tre associe
ces romans, car cette notion est gnralement rattache un tout autre type de roman, o le
rcit expose une rcriture de lhistoire. Et lorsque luchronie entre dans le champ de la
science-fiction, ce qui nest pas toujours le cas, elle dsigne un rcit qui bouleverse la ralit
historique, comme dans Le Matre du haut chteau3 de lamricain Philip K. Dick, dans ce
roman crit 1962 lauteur invente une ralit parallle qui dcrit lventualit dune victoire de
lAllemagne et du Japon lors de la seconde guerre mondiale.
La seconde rgle du rcit dystopique est le caractre collectif associ la recherche
dune socit idale, la projection utopique saccompagnant de la vision dune socit
bienheureuse qui passe ncessairement par la notion de bonheur collectif. Cependant, il ne faut
pas prendre cette forme de collectivisme comme seulement une doctrine reprsentant un
socialisme non tatiste et non centralisateur qui rgit la proprit des moyens de production (et
dchange) par la collectivit (Df. Le Petit Robert). Dans le champ dystopique qui nous
intresse, cest la vie du citoyen qui est rgie par ltat totalitaire. Le contrle devient total
lorsque la conscience de ce citoyen est soumise linfluence de la propagande du rgime.
Ces critres dmarquent donc un champ littraire bien spcifique, et cest dans ce cadre
que certains dystopistes ont choisi de placer leur rcit. Un choix qui nest pas le fruit du hasard.
Dans le roman de Zamiatine, la bureaucratisation de la socit est manifestement luvre.
Lexercice du pouvoir fait de nombreuses victimes avec la violence de la Tchka, le bagne
Terme utilis pour la premire fois par Charles Renouvier dans un ouvrage intitul Uchronie (lUtopie dans
lhistoire), Esquisse historique apocryphe du dveloppement de la civilisation europenne tel quil na pas t, tel
quil aurait pu tre, en 1876. (Source : Encyclopdie de lutopie et de la science-fiction de Pierre Versins, Paris,
Lge dHomme, 1972, p. 904)
2
11
politique et la dportation dans les les Solovki1, la libert dexpression est limite, et bien sr
le parti unique est instaur. Le processus politique de cet tat totalitaire est donc dj en
marche, et Zamiatine a subi les interdits de la censure. Lcriture de Nous autres constitue donc
un tmoignage important de ces bouleversements qui ont profondment modifi la socit
russe. Son uvre est digne dintrt parce quelle anticipe parfaitement le rsultat de la
politique qui est mene en Russie dabord par Lnine, et qui trouvera son apoge totalitaire
avec Staline. Mais bien plus quun tmoignage, que nous qualifierons danticipatif, Nous autres
illustre le combat de la littrature, et donc de lart, face un rgime totalitaire, il est la
manifestation de lesprit dissident qui permet lart de survivre. Il apparat donc intressant
dtudier de plus prs ce texte afin de saisir au mieux les procds utiliss par Zamiatine pour
lcriture de son uvre, et de montrer ainsi comment un roman peut dvoiler aussi rapidement
les mcanismes dun rgime totalitaire venir, notamment par le regard dun narrateur dj
transform par le collectivisme en une conscience de groupe. Nous autres semble donc
constituer un espace darticulation idal pour des thmes aussi importants que ceux des
rapports de lart lutopie, de lart la science et de lart la politique.
Avec 1984, George Orwell se fait le tmoin dun univers concentrationnaire dont le
slogan au bas des affiches de propagande : ( BIG BROTHER VOUS REGARDE ) semble
faire cho son essai sur Charles Dickens de 1965, lorsquil faisait allusion labsorption et
la domestication de lcriture radicale par la culture et lenseignement 2. Avant mme La
Ferme des animaux en 1945, Orwell avait, dans ses essais des annes trente, formul une
certaine crainte relative lavnement dun monde dirig par des dictatures totalitaires. partir
de sa comprhension du rle de loppresseur dans Une histoire birmane (Burmese Days, 1934),
son premier roman, ou dans la nouvelle intitule La Chasse llphant (Shooting Elephant3,
1936), il montre lamorce dun engagement politique, mais cest avec la guerre civile espagnole
et la seconde guerre mondiale que lauteur sengage pleinement dans le combat politique.
Orwell na jamais cach linfluence de Nous Autres sur lcriture de 1984, il avait dailleurs
Ds 1921, les prisonniers politiques sont interns dans cet archipel quasiment isol du monde en hiver. Les les
Henri Cohen, Joseph J. Levy, Sylvie Cantin, Johanne Fortin, Orwell a-t-il vu juste ? Une analyse
http://orwell.ru/library/articles/elephant/english/e_eleph
12
Article disponible dans George Orwell. Essais, articles, lettres. Volume IV (1945-1950), Paris, ditions Ivrea,
2001, p. 92.
2
Larticle Littrature et totalitarisme de George Orwell, reproduit dans lAnnexe (1), propose une intressante
rflexion de lauteur quant la question de la libert de lindividu et du rle de la littrature face au totalitarisme.
13
coexister dans lharmonie et donc sans angoisse. Huxley dcrit une socit dans laquelle le
citoyen est livr au conditionnement du comportement ds le plus jeune ge. Ce
conditionnement qui prendra la forme de mthodes hypnopdiques, cest--dire la rptition de
leons orales pendant le sommeil, va transformer le mode de vie des membres de cette socit
en les poussant vers des loisirs ncessitant lachat de biens de consommation pour stimuler
lactivit conomique.
Le Meilleur des mondes est un rcit dystopique qui voque la possibilit dune socit
littralement anesthsie par le progrs scientifique et technique, sept sicles aprs lavnement
du fordisme. Lpigraphe de Nicolas Berdiaev qui introduit le roman atteste une relle volont
de la part de lauteur dinscrire son rcit dans la veine dystopique :
Les utopies apparaissent comme bien plus ralisables quon ne le croyait autrefois. Et
nous nous trouvons actuellement devant une question bien autrement angoissante :
comment viter leur ralisation dfinitive ? Les utopies sont ralisables. La vie
marche vers les utopies. Et peut-tre un sicle nouveau commence-t-il, un sicle o les
intellectuels et la classe cultive rveront aux moyens dviter les utopies et de retourner
une socit non utopique, moins parfaite et plus libre.1
Dans son roman, Huxley prsente une vision pessimiste de ce qui pourrait advenir notre
socit de consommation. Le systme totalitaire quil dcrit a une fonction principale : craser et
anantir mthodiquement ce quil y a dhumain dans lhomme. Cette fonction dshumanisante
dun systme totalitaire reprend la thmatique de la socit nouvelle apporte par la dictature au
pouvoir, en opposition la socit traditionnelle du libre-arbitre. Lide de la science comme
instrument du pouvoir dshumanisant tait dj prsente dans Jaune de Crome (1921), un roman
dystopique dans lequel Huxley dcrit un tat tout puissant, fond sur lapplication la politique du
rationalisme tayloriste. Les citoyens sont ainsi hirarchiss, compartiments et conditionns selon
les besoins thoriques adapts chaque groupe :
Dans llevage du Troupeau, la suggestibilit quasi infinie de lhumanit sera exploite
scientifiquement. Systmatiquement, depuis leur plus tendre enfance, on assurera aux
individus le composant quon ne trouve point de bonheur hors du travail et de lobissance ;
on leur fera croire quils sont heureux, quils sont des tres dune considrable importance
et que tout ce quils font est noble et significatif. Pour lespce infrieure, la terre sera
1
14
De mme, le monde de Ray Bradbury, dans Fahrenheit 451, reprend les principes dun
pouvoir dictatorial rsolu balayer le moindre sentiment chez ses citoyens. Les gardiens de la
vrit sont les garants de cette politique, leur cible principale est la littrature : seul moyen de
partager ses angoisses et ses passions. Lendoctrinement et la simplification de la vie mdiatique
moderne sont les rgles incontournables pour accder cette socit du bonheur organis.
Fahrenheit 451 est un vritable pamphlet contre les mfaits de la culture de masse superficielle, le
rcit est ici un moyen de dnoncer les risques des avances scientifiques et technologiques dans un
rgime totalitaire. Bradbury remet en question la notion de progrs dans une qute utopique dune
socit du bonheur collectif : Nous n'avons pas besoin qu'on nous laisse tranquilles. Nous avons
besoin de vrais tourments de temps en temps. 2
Bien entendu, dautres dystopies sont trs intressantes tudier, cest le cas de Tous
Zanzibar (1968) de John Brunner, dUn bonheur insoutenable (1970) dIra Levin ou des
Monades urbaines (1971) de Robert Silverberg. Cependant, part le problme de la
surpopulation, ces uvres ne renouvellent pas vraiment les thmes de la dystopie, elles les
modernisent tout au plus, car, le bonheur obligatoire, lomniprsence intrusive de ltat,
leugnisme et la collectivisation de lindividu sont des thmes dj dvelopps dans nos
romans dystopiques. Enfin, si lon excepte le roman de Zamiatine, nos autres dystopies
prsentent des descriptions si saisissantes de la socit totalitaire, quelles sont entres dans la
culture populaire :
Eugnisme = Le Meilleur des mondes
Langage totalitaire = Novlangue
Surveillance de ltat = Big Brother
Lautodaf = Fahrenheit 451
Aldous Huxley, Jaune de Crome, Paris, Union Gnrale dditions, 1981, p. 207.
15
Le corpus se limite certes ces quatre dystopistes majeurs du XXe sicle, mais il repose
galement sur les paules de leurs prdcesseurs, hritiers de la tradition utopique. Dautre part,
pour entreprendre une analyse satisfaisante de la reprsentation de la socit totalitaire dans le
rcit dystopique, il apparat vident que limage comme support de propagande est un dtour
invitable. Comme dans la peinture et larchitecture, lunivers dcrit dans les romans
dystopiques trouve un prolongement trs intressant dans sa reprsentation cinmatographique.
Les rgimes totalitaires avaient compris limportance du pouvoir de limage anime comme
linstrument moderne de leur propagande. De nombreux ralisateurs, Leni Riefenstahl ou
Eisenstein, ont ainsi relay dans leurs uvres le discours de propagande des rgimes nazi et
sovitique. Cependant, lintrt de luvre cinmatographique ne se rsume pas ici au discours
de propagande. En effet, la reprsentation de la socit dans le rcit dystopique accorde une
grande importance la description visuelle de cette socit, et notamment de la ville. Cette
reprsentation de lunivers totalitaire, et de lexercice de ce pouvoir dans ces nouvelles villes
dessines et organises par ltat Unique, trouve sa pleine mesure dans le Metropolis (1927) de
Fritz Lang. Film de chevet de Goebbels et Hitler, Metropolis nest certainement pas un film
nazi, mais lunivers concentrationnaire et la solution finale existent bel et bien dans ce film.
De plus, la prsence imposante de la ville illustre parfaitement cette course au monumentalisme
architectural dans les rgimes totalitaires, phnomne abondamment reprsent dans nos
dystopies. Enfin, il semble aussi intressant de recourir certaines uvres cinmatographiques,
lorsque celles-ci permettent dapporter lanalyse, par une illustration visuelle, un lment
complmentaire, un autre regard sur la dystopie et, peut-tre son dernier espace dexpression.
Ces adaptations sont les suivantes : Fahrenheit 451 (Grande-Bretagne, 1966) de Franois
Truffaut, 1984 (Grande-Bretagne, 1984) de langlais Michael Radford, et THX 1138 (tat-Unis,
1971) du ralisateur amricain George Lucas pour voquer Le Meilleur des mondes et Nous
autres, et enfin, Bienvenue Gattaca (Etats-Unis, 1997) du scnariste et ralisateur nozlandais Andrew Niccol et Les Fils de lhomme du ralisateur mexicain Alfonso Cuarn
(Grande-Bretagne, 2006).
Dborder du cadre littraire consiste ici suivre le parcours emprunt par la pense
utopique, toujours en qute de renouvellement, de la forme qui conviendrait le mieux
lexpression des ides et la ralit contemporaine. Ce qui revient ici vrifier lexpression qui
dit que la forme, cest le fond qui se dguise pour tre entendu .
Dans un premier temps, nous verrons comment ces uvres sont les hritires de la
tradition du texte utopique, et nous tenterons de comprendre les raisons de ce vritable
16
retournement de lhabituel horizon dattente, o lon voit peu peu lutopie du progrs se muer
en vritable cauchemar : la dystopie, peut-tre la seule et vraie finalit de lutopie. La Russie
contemporaine de Nous autres, qui constituait cette lpoque le terrain idal par
ltablissement de rves politiques utopiques, va alimenter ce texte fondateur de la dystopie au
XXe sicle.
Ensuite, notre tude sefforcera de montrer de quelle faon ces auteurs danticipation
dystopique dmontent minutieusement les procds de propagande et de conditionnement
visant au contrle total de la socit et des consciences par ltat Unique dans Nous autres, ou
le Parti de lAngsoc dans 1984. Comment ces uvres illustrent lorganisation du pouvoir, du
mensonge fondateur lradication du pass Cest--dire de lHistoire.
Enfin, nous aborderons la question de la lutte de lart pour survivre dans un rgime
totalitaire, et notamment le recours des auteurs cette forme particulire de la science-fiction :
lanticipation. Cette dernire partie devra montrer que ce type de rcit sadapte parfaitement
lillustration de la dissidence artistique dans ltat totalitaire. Nous pourrons ainsi voir
comment lmotion artistique surgit dans lorganisation unidimensionnelle de ltat totalitaire,
une rgnration de lart refusant luniformit entropique de la socit totalitaire. Cette
renaissance de lart, pourtant consum dans la brlante actualit de lorganisation totalitaire,
pourra illustrer son tour lengagement politique de nos auteurs dans ces romans dystopiques
aux accents historiques particuliers. De plus, cette dernire partie devra illustrer une volution
majeure de la dystopie au XXe sicle, savoir sa prise en charge par le cinma. Lanalyse aura
ici pour finalit de montrer que, dans le renouvellement perptuel de sa forme et de son champ
dinvestigation, lutopie va trouver sa place dans la reprsentation cinmatographique, et cela
au dtriment dun rcit littraire qui peine de plus en plus soutenir la comparaison face
limmdiatet de limage dans le film de science-fiction. Lavnement du genre dystopique au
cinma permettant enfin de montrer la ville, lieu de lxagration et espace idal de la
reprsentation de la dystopie.
Il faut ajouter que cette tude dune confrontation de lart au totalitarisme ne pourrait
pas tre complte sans des illustrations concrtes de ce quelle prtend dmontrer. Notre propos
sera ainsi accompagn par quelques illustrations et extraits duvres artistiques de peintres,
darchitectes, de potes qui ont, ds le dbut, accompagns la tradition utopique jusqu son
dernier avatar, la dystopie.
17
18
PREMIRE PARTIE
DE LUTOPIE LA DYSTOPIE
DANS
LE RCIT DANTICIPATION
19
20
voire
dystopique,
donne-t-il
voir
la
reprsentation
dun
monde
cauchemardesque ?
Notons que contrairement la tradition judo-chrtienne, lutopie chez les Grecs, notamment lutopie
platonicienne, est tourne vers le pass, cest--dire vers le temps mythique de lge dor.
2
Lucrce, De la nature, trad. par A. Ernout, Paris, Les Belles Lettres, 1955, livre V, vers 1448-1457.
21
Ibid., http://dico.isc.cnrs.fr/dico/fr/chercher?r=utopie
Louis Moreau, (prface) La Cit de Dieu, Paris, Jacques Lecoffre et Cie Librairie, 1854, p. II.
Eric Faye, Dans les laboratoires du pire, Paris, Jos Corti, 1993, pp. 7-8.
22
Cette voie a t inaugure dans la Grce antique, avec Platon pour pionnier. Les rcits de
Critias et de Time, les dialogues de La Rpublique ou Les Lois, rve dune socit idale,
fonde sur la Justice et organise selon un modle de vie communautaire. La Rpublique
dveloppe la thorie pure de la Cit idale, alors que Les Lois propose la mise en pratique dans
lhypothse dun cas concret. Chez Platon, la socit idale est statique, et le changement est
considr comme dangereux, il est synonyme de dcadence :
Car il faut bien savoir que tout ce qui est maintenu tel quil doit ltre, ou qui devient
tel, dans ltat prsent des rgimes politiques, on ne se tromperait pas en disant que cest
la faveur dun dieu qui la prserv. 1
Donc, pour le dire en peu de mots, ceux qui revient de se soucier de la cit
doivent sattacher ce que lducation ne perde pas sa qualit sans quils sen
aperoivent ; ils doivent prendre garde, envers et contre tout, que lon innove pas en
gymnastique et en musique en dehors de ce qui a t tabli, mais quon les garde
intactes le plus quil est possible, par crainte que lorsquon proclame que
les hommes estiment davantage le chant
le plus nouveau qui se rpand autour de ceux qui
chantent
[]
Or il ne faut ni faire lloge dune telle innovation, ni comprendre ainsi les vers. Car il
faut se garder de changer pour passer une nouvelle forme de musique, comme on se
garde de ce qui mettrait en pril lensemble. 2
Platon sinterroge sur les moyens ncessaires pour parvenir ltat juste, un tat o
rgnerait lharmonie. Aussi, il se pose la question des raisons qui remettent en question ltat
harmonieux, le processus de dgradation qui empche ltablissement de la socit idale. La
finalit du projet, le retour un ge dor mythique, impose une obissance stricte certaines
rgles qui obligent le citoyen de se fondre dans lharmonie collective, mme si celle-ci se fait
au dtriment des liberts individuelles. Cest ce que nous montre Raymond Trousson dans
Voyages aux pays de nulle part :
Un fait frappe demble, perceptible dj chez Phalas ou Hippodamos, mais rvl
ici avec plus de nettet : la tendance au dirigisme absolu, la foi dans les rglements
23
stricts, les rpartitions prcises, une sorte divresse de lgislation gomtrique. Chez
Platon, lindividu ne compte que dans la mesure o il sintgre au tout, o sa vie, depuis
lenfance, est conforme au modle impos. Pour son ducation, son mariage, sa religion
ou sa fonction, il est comptable ltat de ses moindres faits et gestes. 1
Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1999, p.
30.
24
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:La_nouvelle_Jrusalem.jpg
25
26
Ces textes sont les premiers reportages sur des socits radieuses qui n'existent pas.
En 1516 parat Utopia1, terme inconnu du grec, mais forg partir de racines hellniques, a t
invent par Sir Thomas More (1478-1535) - personnalit politique, thologien, historien et
philosophe anglais - pour son texte ponyme. Deux mots grecs : ou (non) et topos (le lieu)
signifient tymologiquement un lieu inexistant, un lieu qui n'est pas, un ailleurs inconnu sans
identification, une ralit virtuelle : nulle part. Cette accumulation de paradoxes et
d'oxymores explique que, du fait mme de son origine, ce type de rcit se prte non sans
difficult une dfinition prcise. Par extension, depuis la publication de Thomas More,
l'utopie2 est un projet imaginaire d'une ralit autre, cest--dire la tentative de dcrire une
socit parfaite, un monde idal dans lequel le bonheur, l'galit, la prosprit seraient
perptuels. Lauteur de texte utopique montre un certain talent dans la matrise de
connaissances politiques, juridiques et scientifiques, sans oublier que sa discipline rclame
autant dhabilit littraire que dimagination. Nombreux furent les crateurs de chimres, les
inventeurs de cits idales qui alimentrent la tradition littraire de ce genre, sans jamais perdre
de vue lexigence de lquilibre de toutes ces connaissances quappelle le rcit utopique. Mais
pour tre complet, il faut souligner limportance dune deuxime acception pour le mot utopie,
celle-ci tant associe eutopia, ce qui explique cette contamination de lutopie par la
signification dun projet idal. En jouant sur lassonance entre utopia et eutopia (en grec le
prfixe eu dsigne ce qui est bon ), Thomas More a volontairement laiss entendre que
lutopie tait galement une " eutopie ", donc, le lieu de lharmonie, du bien et du bonheur
ralis.
Ainsi, la lumire des projets envisags dans les textes utopiques, ce que nous
appellerons lanti-utopie, la contre-utopie ou la dystopie, est en fait une raction de l'auteur face
la ralisation possible de certaines utopies : Lutopie commence lhumanisme, mais son
vertige secret est le nihilisme. Le got des villes parfaites peut aboutir celui des dserts. Il
Sur le modle de l'anglais utopia, la forme francise "utopie" apparat dans le Pantagruel de Franois Rabelais en
1532, et plus prcisment dans sa clbre description de lAbbaye de Thlme. Mais il faut souligner ici que
lutilisation de ce mot par Rabelais relve de lhommage Thomas More, car, contrairement Utopia (lle de T.
More), lAbbaye de Thlme nest pas une utopie, car celle-ci existe bel et bien. De plus, il ne sagit pas, pour
Rabelais, de faire une description dune socit idale, lAbbaye de Thlme nest pas dcrite en tant que telle. Le
mot utopie devient un nom commun en intgrant le vocabulaire politique au XVIIIe sicle.
2
Pour avoir une approche assez complte de lutopie en tant que genre littraire, louvrage de Vita Fortunati et
Raymond Trousson, Dictionary of Literary Utopias, est un instrument incontournable pour les anglophones.
Article traduit dans lannexe (7).
27
arrive que ces socits transparentes engendrent des communauts de la nuit et du chagrin 1
crit Gilles Lapouge. En effet, la contre-utopie allait donc consister pour l'auteur, linverse de
l'utopie, projeter ce qu'il craint au lieu de ce qu'il souhaite. Il faut prciser que Lapouge va
oprer une distinction supplmentaire en nommant anti-utopie ce que nous venons de dcrire et
en considrant la contre-utopie comme l'oppos, selon d'autres critres, de l'utopie. Pour lui, le
contre-utopiste est un librateur de l'homme, un visionnaire qui veut supprimer les contraintes
de la perfection : C'est un homme de passion. Sa spcialit n'est pas le rel, mais le dsirable.
[...] Son courage est celui de la dbandade. Il s'enfuit toutes voiles et puisque toute la cration
lui parat rate, sanglante ou infecte, c'est en dehors de la cration qu'il ira planter son petit
bivouac : les villes des nuages sont si douces, mme si leur inconvnient est de se dissiper
comme se dfont les rveries. 2 Pour Lapouge, ce type de rcit accorde une place beaucoup
plus importante lhomme. Le projet idalis, cette organisation dune socit nouvelle, nest
plus cet unique objet des fantasmes de lutopiste, car le contre-utopiste, sattache replacer
lhomme au centre de la rflexion :
Sur un volet du diptyque, le contre-utopiste : un vagabond, un trimard, un hippy, un
pote, un amoureux. Il se moque de la socit et ne veut connatre que l'individu. Son
domaine est la libert, non l'quit. [...] Il dteste le groupe, l'tat, la cellule, le bureau.
Le mot organisation lui donne la nause. Il aime la beaut des nuages, le vent dans les
herbes du printemps, le bruit de soie du corps des femmes. Il se protge de l'histoire en
la niant, ou bien en rvant l'origine, au temps d'avant les temps. Il a choisi le vital
contre l'artifice, la nature contre l'institution. S'il voit une querre, un fil plomb, un
discours de la mthode, un organigramme ou une table de la loi, la colre le suffoque.
C'est un nomade, un pasteur, un descendant d'Abel, il mange les fruits du Bon Dieu, il
ne connat pas les frontires, et toute la terre lui appartient. 3
Mais lon ne saurait cerner prcisment le champ dapplication de toutes ces notions sans
recourir louvrage de Lyman Tower Sargent et Roland Schaer concernant lutopie : Utopie, la
qute de la socit idale en Occident4. Abondamment illustre, cette considrable somme de
travail propose des dfinitions intressantes, notamment parce que les auteurs ont fait le choix
1
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 23.
Lyman Tower Sargent & Roland Schaer, Utopie. La qute dune socit idale en Occident, Paris, BNF/Fayard,
2001. Ouvrage dit loccasion de lexposition organise conjointement par The New York Public Library et la
BNF.
28
de dfinir les notions qui y sont lies, en reprenant systmatiquement un socle commun toutes
ces notions, puis, en associant ce socle commun les lments de diffrenciation qui
dterminent la particularit de chaque notion :
Utopie : socit imaginaire dcrite avec un grand luxe de dtails et gnralement situe
dans le temps et dans lespace.
[]
Eutopie ou utopie positive : socit imaginaire dcrite avec un grand luxe de dtails,
gnralement situe dans le temps et dans lespace et prsente au lecteur contemporain
comme infiniment meilleure que celle dans laquelle il vit.
[]
Anti-utopie : socit imaginaire dcrite avec un grand luxe de dtails, gnralement situe
dans le temps et dans lespace et prsente au lecteur contemporain comme une critique de
lutopisme ou dune eutopie particulire. 1
Ces dfinitions soulignent des lments trs importants pour comprendre lvolution du
rcit utopique. Le grand luxe de dtails , trait commun aux trois notions dfinies ci-dessus,
est une caractristique essentielle du style de lutopiste ou de lanti-utopiste, laccumulation de
dtails tant propre la nature descriptive du discours dans ce type de rcit. Nous verrons, par
la suite, limportance de ces dtails lorsquil sagira dvoquer lemploi dterminant du progrs
scientifique, technique ou social comme moteur de la narration. De plus, ces dfinitions
prcisent, trs justement, la nature de lanti-utopie, un rcit qui soppose lutopie positive,
leutopie. Ce qui conduit, naturellement, lanti-utopie, comme le terme lindique, sopposer
lutopie du fait de lassonance voulue par Thomas More. Il est ici important de comprendre
cette opposition, cette posture de lanti-utopiste face au projet utopique ; en effet, son antiutopie nest pas, comme nous le voyons crit trop souvent, le contraire de lutopie, mais la
critique de lutopie ralise dont la description tend montrer les drives totalitaires inhrentes
lapplication stricte des rgles de la socit idale. Son rcit, nous le verrons, met en scne
cette socit idale, il nous y entrane, par des descriptions et des portraits souvent trs prcis,
mais la narration poursuit une tche bien diffrente et prcise, qui est de dvoiler le cauchemar
qui se cache derrire le voile de lutopisme social ralis.
propos de cette notion danti-utopie, il reste une question de vocabulaire claircir si
nous voulons approfondir le sujet avec la rigueur smantique ncessaire. Certains spcialistes
aborderont le champ de lutopie en utilisant le terme danti-utopie, et dautres prfreront
1
Ibid., p. 20.
29
lusage de contre-utopie, le choix des uns et des autres ntant presque jamais assorti dun
dbut de justification. Lanti-utopie et la contre-utopie pourront indiffremment tre utilises
pour dsigner exactement la mme chose, certains auteurs1 nhsitant pas sen servir comme
des synonymes dans un mme ouvrage. Ce maniement hasardeux est malheureusement trop
souvent le cas, une approche aussi approximative du vocabulaire li lutopie est donc source
de confusion. Le lecteur doit faire face un choix arbitraire, alors que ces notions sont
frquemment utilises dans un domaine dj sujet de nombreuses controverses quant sa
dfinition et son champ daction : la science-fiction.
Pourtant, Raymond Trousson, membre de l'Acadmie Royale de Langue et de Littrature
Franaises de Belgique, propose, dans ses nombreux travaux2 sur lutopie, de distinguer lantiutopie, la contre-utopie et la dystopie en situant lapparition de lanti-utopie au sicle des
Lumires. Certains des crivains de ce sicle accordent moins despace lidal utopique de la
tradition chrtienne, pour entraner ce type de rcit sur la voie du scepticisme, et donc de lantiutopie. De mme, la contre-utopie trouve sa place dans un XIXe sicle marqu par lidal du
progrs scientifique, technique et social, un idal rapidement remis en question face lchec
du renouveau social que promettait le progrs ralis. Enfin, la dystopie se dmarque par un
rcit qui montre que la ralisation de la socit idale aboutit invitablement un enfer.
Avant daborder le cas de la dystopie, et dans un souci de prcision, notons que dans
Utopie, la qute de la socit idale en occident, Lyman Tower Sargent et Roland Schaer
ajoutent deux notions trs proches de lanti-utopie : lutopie satirique et lutopie critique. La
premire se diffrencie de lanti-utopie par le fait que celle-ci est prsente par lauteur au
lecteur contemporain comme une critique de la socit o ils vivent tous deux. 3 Quant
lutopie critique, elle est prsente par lauteur au lecteur contemporain comme une critique
de la socit o ils vivent tous deux, mais soulevant des problmes ardus que la socit dcrite
nest peut-tre pas en mesure de rsoudre, et portant par l mme un regard critique sur le genre
1
Dans les laboratoires du pire, ric Faye se sert du mot anti-utopie pour dsigner Nous autres, Le Meilleur des
- Voyages aux Pays de nulle part. Histoire littraire de la pense utopique, Troisime dition revue et augmente,
Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1999.
- Sciences, techniques et utopies. Du paradis lenfer, Paris, LHarmattan, 2003.
- Histoire transnationale de lutopie littraire et de lutopisme, Paris, Honor champion, 2008.
- La Cit, larchitecture et les arts en Utopie, article de La Revue littraire en ligne :
http://www.bon-a-tirer.com/volume20/rt.html
3
30
utopique. 1 Cette volont de la part des deux auteurs de prciser un peu plus le champ de
lanti-utopie est certes louable, mais cette dmarche peut sembler vaine dans la mesure o
chaque nouveau roman abordant ce thme pourrait initier un autre sous-genre de lanti-utopie.
Selon le ton quapporterait lauteur son rcit, on pourrait alors envisager une utopie ironique
ou une utopie sarcastique. Il ne serait donc pas trs efficace, pour notre tude, de considrer que
le ton, ou le style, dun auteur, soit une justification suffisante pour engendrer un nouveau sousgenre. Cest clairement ce quavanait Frdric Rouvillois, propos de LUtopie de Thomas
More :
Lessentiel tient au contenu, ce quavancent les utopistes, et non la manire dont ils le
font : le contenu, cest--dire lide dune perfection ayant pour objet premier la cit,
lordre politique, et pour facteur dterminant une organisation tablie par la volont, la
dcision et lagir humain. Cest, il faut y insister, lensemble qui importe : la fois le
rsultat, la perfection politique, et le moyen, leffort constructif de lhomme, unique artisan
de son propre accomplissement. 2
Frdric Rouvillois introduit ici quelques lments trs intressants qui nous permettent
de mieux comprendre ce que dsigne cette notion dutopie. Tout dabord, cest limportance
accorde au contenu, puisque le message est la premire proccupation de lutopiste. Le
contenu du message dveloppe une rflexion sur lide de perfection et dordre
politique concernant la cit, un nouveau systme politique visant la perfection. Enfin, le texte
souligne aussi limportance du moyen pour atteindre cette perfection : cest lorganisation
minutieuse et le rationalisme intgral qui doivent garantir lordre et la marche vers cet
achvement idal, la perfection. Ces caractristiques dfinissent lutopie dune manire plus
satisfaisante, selon le sens premier que lui destinait Thomas More, et elles vont nous permettre
de dlimiter le champ dinvestigation de lanti-utopie, puisque nous concevons mieux ce quoi
lanti-utopie soppose.
Afin dviter toute confusion quant au sens des notions que nous voquerons par la suite,
il convient ici de revenir sur une insuffisance qui alimente un certain flou propos du sens de
lanti-utopie. La dfinition de Lyman Tower Sargent et Roland Schaer est intressante, mais
elle nest pas assez claire, voire incomplte. Lanti-utopie est, dans leur dfinition, une
critique de lutopisme ou dune eutopie particulire 3, lutopisme tant dfini, par ces auteurs
1
Ibid., p. 20.
31
comme une approche onirique du social. Or, si le caractre onirique dun rcit utopique est
attest dans de nombreuses dfinitions de lutopie, il ne faut pas oublier lorigine de ce terme,
cest--dire le titre complet de louvrage de Thomas More : Libellus vere aureus nec minus
salutaris quam festivus de optimo rei[ublic] statu, deq[ue] noua Insula Vtopia. 1 Ce qui nous
amne au titre complet de la traduction franaise : LUtopie ou Le Trait de la meilleure
forme de gouvernement. 2 Cette traduction renvoie surtout de optimo rei[ublic] statu ,
mais il existe une autre traduction qui semble plus en adquation avec le sens du texte de More,
cest le Tableau du meilleur gouvernement possible, ou lUtopie , date de 1780, cette
version franaise, fidle au sens plus qu la lettre 3 de Thomas M. Rousseau4, ddie au
Comte de Vergennes, rend compte dun aspect incontournable de luvre de More : le
ralisme. Et cest bien sur ce point quinsiste Simone Goyard-Fabre dans sa prsentation de
ldition traduite par Marie Delcourt :
More ne cde nullement aux sortilges de la fantasmagorie : lapparemment impossible
est pour lui plus prgnant et plus vrai que le rel en sa platitude. Il ne sgare pas dans un
rve mais sattache une logique de lailleurs qui na rien de chimrique. Bien au contraire,
cest un troublant ralisme que manifestent les descriptions du Livre II de LUtopie (qui
sont, rappelons-le, lcriture primordiale de louvrage). 5
Il ne sagit pas ici dcarter compltement la dimension onirique du sens que nous
pouvons accorder au texte de lutopiste, mais plutt de ne pas scarter davantage dun sens
commun presque tous les utopistes, qui est la description dune socit savamment organise
o la perfection politique est ralise pour le bonheur de lhomme. Ainsi, nous pouvons saisir
au mieux le projet de lanti-utopiste :
De ces contre-utopies (les uvres de Zamiatine, Huxley, Orwell, etc.), on pourrait
dire quelles ne sont pas le contraire des utopies, mais des utopies en sens contraire,
reprenant fidlement le schma et les thmes de lutopie pour dmontrer que chacun de ses
bienfaits, pouss au bout de sa logique, finit par se retourner contre lhomme, par menacer
ce qui constitue proprement son humanit. 6
1
Ibid., p. 20.
Traduction du texte de T. More par Marie Delcourt, Paris, GF-Flammarion, 1987, (1re dition 1966).
Traduction nouvelle par M. T. Rousseau. Paris, Alex. Jombert, 1780. In-12 de (2) ff., 339-(1) p.
32
Ibid., p. 242.
Raymond, Trousson, Sciences, techniques et utopies. Du paradis lenfer, Paris, LHarmattan, 2003, p. 166.
33
par des spcialistes de science-fiction soucieux de prcision dans leurs analyses. Dfinir ce
terme dans la langue franaise nest pas satisfaisant si nous voulons vraiment comprendre ce
quil dsigne dans le champ spcifique de la littrature de science-fiction. En effet, si lon se
rfre par exemple la dfinition de dystopie dans lEncyclopdia Universalis1, nous
obtenons : contre-utopie, du type 1984 de George Orwell . Cest une dfinition lapidaire,
mais qui a le mrite dexister, car les dictionnaires de lAcadmie franaise, du Trsor de la
langue franaise, du Littr et du Petit Robert ne proposent pas de dfinition pour dystopie. Il
faut consulter, une fois de plus, louvrage de Lyman Tower Sargent et Roland Schaer, Utopie,
la qute de la socit idale en Occident, pour rencontrer une dfinition de la dystopie :
dystopie ou utopie ngative : socit imaginaire dcrite avec un grand luxe de dtails,
gnralement situe dans le temps et dans lespace et prsente au lecteur contemporain
comme infiniment pire que celle dans laquelle il vit. On doit crditer Negley et Patrick2
davoir t les premiers utiliser ce mot dans son acception moderne, mais le terme se
rencontre dj dans un texte du XVIIe sicle. Une histoire des mots utiliss pour dcrire
des avenirs ngatifs John Stuart Mill a cr Cackatopia ( cacatopie ) serait
prcieuse. 3
Si le sens de cette dfinition est juste, son contenu est marqu par une certaine
insuffisance. En effet, crire que les romans qualifis de dystopiques, dcrivent une socit
imaginaire situe dans un temps et un espace infiniment pire que la ntre, reste trop vague. La
dystopie est presque toujours tourne vers le futur, cest le cas du premier rcit dystopique
dmile Souvestre, Le Monde tel quil sera, ainsi que les rcits de notre corpus.
Cest une direction que prend aussi Jean-Marc Gouanvic dans larticle intitul : Les
dystopies .
Les dystopies, aussi appeles anti-utopies ou contre-utopies dcrivent la socit
humaine de lavenir dans un tat de crise qui est lhyperbole du prsent ; aussi dans ces
rcits la distanciation temporelle est-elle peu accuse. Lun des romans majeurs de ce
thme est 1984 (1949) de George Orwell. Ce sont parfois des critiques implicites des
utopies classiques bloques o spanouit le rve dune socit galitaire fonde sur
labsences de diffrences. Plus rcemment les dystopies se sont fait lcho des craintes
1
Glenn Robert Negley & J. Max Patrick, The Quest for Utopia, Schuman, 1952, premire dition.
Ldition de juin 1971 mentionne que cest sous la direction de Glenn Robert Negley que fut rdig The Quest for
Utopia (Source : http://www.amazon.fr/).
3
34
La dystopie tant situe dans le futur, lespace o se droule le rcit doit tre prcis, car
il joue un rle trs important, notamment lorsquil sagit de dcrire la socit totalitaire : cest
la ville. Ce nest donc pas un espace choisi au hasard par lcrivain, cest la ville du XXe sicle
(ou plus selon le bond temporel), la ville moderne, transforme par lvolution scientifique et
technique, un espace model et organis pour le bonheur de tous. Nous verrons pourquoi la
ville de la dystopie devient lespace de lalination pour lhomme.
Peu de ressources en langue franaise permettent, ce jour, de prendre connaissance de
ce que dsigne le mot dystopie dans la science-fiction, ce qui nous amne nous tourner vers
des sources internet telles que Wikipdia2 et Weblettres3. Si les ressources encyclopdiques du
site internet Wikipdia restent, bien souvent, insuffisantes voire inexactes, il se trouve que la
page rserve la notion de dystopie bnficie dun traitement plutt satisfaisant, et cela grce
la contribution de lexigeante communaut des amateurs de science-fiction, trs prsente sur
internet. Ainsi, le champ spcifique de la dystopie est pour Wikipdia :
[] un rcit de fiction se droulant dans une socit imaginaire. La dystopie s'oppose
l'utopie: au lieu de prsenter un monde parfait, la dystopie propose le pire qui soit. La
diffrence entre dystopie et utopie tient moins au contenu (car aprs examen, nombre
d'utopies positives peuvent se rvler effrayantes) qu' la forme littraire et l'intention de
son auteur.
Cette forme littraire a t rendue clbre par Le Meilleur des mondes (1931) d'Aldous
Huxley, 1984 (1948) de George Orwell, et, dans une moindre mesure, par Nous Autres
(1920) de Ievgueni Zamiatine.
Les mondes terrifiants dcrits dans ces deux romans, et surtout dans 1984, ont laiss
1
Jean-Marc Gouanvic, La Science-fiction franaise au XXe sicle (1900-1968) : essai de socio-potique d'un
35
penser qu'une dystopie tait, par dfinition, la description d'une dictature sans piti.
L'impact que ces romans ont eu sur la science-fiction a souvent amen qualifier de
dystopie tout texte d'anticipation dcrivant un avenir sombre. 1
Larticle intitul Utopie, dystopie, uchronie des dossiers du site internet Weblettres
apporte des informations complmentaires dans un article comportant des rfrences
bibliographiques intressantes :
La dystopie (source anglo-saxonne : dystopia) correspond une priode critique et
antitotalitaire qui apparat au lendemain de lge dor du scientisme, du positivisme social
et de la croyance dans le progrs qui se dessinent durant le XIXe sicle. La dystopie
dnonce la vanit de lutopie fonde sur la volont de construire un monde alternatif la
ralit, une autre ralit o lhomme est le dmiurge qui faonne sa socit parfaite,
standardise et loin de lindividualisme. Les nombreuses dsillusions qui traversent le XXe
sicle vont pousser progressivement les utopistes changer leur conception de lavenir de
lhomme. Lchec des grandes idologies, la monte du fascisme en Europe de lOuest et la
Seconde Guerre Mondiale sont les principales causes de la dgnrescence de lutopie. Si
lutopie dsigne ce qui nest nulle part, la dystopie est ce qui nest plus sa place. Lune
tourne le dos la ralit. Lautre transcende sa dcadence. Lune est un cri desprance.
Lautre un hurlement de dsespoir. 2
Il ny a donc pas de dfinition atteste, en langue franaise, pour le mot dystopie3, mais
form sur le modle de utopia, partir du prfixe grec dys- exprimant la difficult ou le
malheur, et associ topie (-topia), le sens serait un mauvais lieu o il est difficile de vivre
cause dun dysfonctionnement important. limage de lanti-utopie ou de la contre-utopie, la
dystopie nest pas le contraire de lutopie, elle propose lutopie ralise, pour en relever les
aspects ngatifs. Le mot dystopie permet de se rfrer un certain type de rcit dans la sciencefiction, un rcit qui dcrit un personnage en rvolte contre un systme utopique rgi selon des
rgles strictes, un systme oppressif et dshumanisant. La dystopie prsente le combat dun
1
Ce site nous apprend aussi que Dystopie est un terme mdical pour dsigner le fait quun organe nest pas sa
place .
3
ce jour, seul le Dictionary of Literary Utopias (ditions Champion, Paris, 2000) de Vita Fortunati et Raymond
Trousson propose une dfinition (en anglais) suffisamment dveloppe pour accder une comprhension
satisfaisante de cette notion.
Cf. lAnnexe (7) pour consulter la traduction de lintgralit de larticle consacr Dystopie.
36
individu contre lorganisation du tout collectif qui touffe la libert individuelle. Au lieu de
faire lapologie dun monde ou dune socit comme lutopie, la dystopie svertue dcrire
des lendemains menaants, un futur assombri par le totalitarisme luvre, une socit o la
perfection et le bonheur obligatoire deviennent un cauchemar. Par son cloisonnement
gographique, la ville est lespace idal de cette organisation collective, et en imitant le
discours utopique, le rcit dnonce le danger dune tradition autoritaire de lutopie. Lespace
dcrit par lauteur joue un rle primordial dans le rcit dystopique, il est donc important de
souligner que la narration prend place dans une ville lorganisation particulire, une ville
conue pour le contrle du citoyen. Dans ce cadre urbain, Zamiatine, Huxley, Bradbury et
Orwell vont dvoiler une socit dshumanise par lexercice autoritaire du pouvoir dun
rgime totalitaire, un tat prsent comme ayant atteint un idal de perfection immuable, et qui
anantit lindividu au nom dun bonheur collectif obligatoire.
Le cadre spatial tant dfini, il reste dterminer la situation temporelle dans nos rcits.
Dans les romans qui nous intressent, la socit dcrite nest pas compltement trangre
celle du lecteur contemporain, il nest pas question ici de voyages interstellaires lautre bout
de la galaxie. De Zamiatine Bradbury, cest le souci de la vraisemblance qui est luvre.
Nous sommes bien dans le domaine de la science-fiction, mais nos auteurs se limitent
quelques inventions techniques et dcouvertes scientifiques qui nont pourtant rien
dextraordinaire.
Le Meilleur des mondes est un livre sur lavenir, et, quelles quen soient les qualits
artistiques, un livre sur lavenir ne peut nous intresser que si les prophties ont
lapparence de choses dont la ralisation peut se concevoir. 1
Pourtant, le dplacement temporel est prsent. Publi en 1923, le rcit de Nous autres
est situ dans un futur relativement loign : (D-503) Il y a mille ans que nos hroques
anctres ont rduit toute la sphre terrestre au pouvoir de ltat Unique [] 2 ; celui dOrwell,
1984, est crit en 1948, et il se droule en 1984 ; le rcit du Meilleur des mondes, crit en 1931,
est situ dans la ville de Londres au XXVIe sicle : [] cette anne 632 de N.F. [] , lAn
1 de ce nouveau calendrier commence en 19083 ; en 1953 le roman de Bradbury, Fahrenheit
Aldous Huxley, prface (1946) au Meilleur des mondes, op. cit., p. 10.
Ltat mondial tant fond sur luniformisation de la socit, le choix de lanne 1908 sexplique par le fait
quelle correspond la premire voiture produite en srie par Henri Ford, la Ford T.
37
451, situe le contexte temporel de son rcit dans un futur qui semble correspondre au dbut du
troisime millnaire : (Montag) On a dclench et gagn deux guerres nuclaires depuis
1960. 1 Ces rcits se droulent dans des futurs plus ou moins proches, et les nombreuses
descriptions de lenvironnement de ces socits futures hypothtiques ne constituent pas des
barrires empchant la comparaison avec la socit contemporaine. Ces futurs sont proches, et
cette proximit temporelle a permis la comparaison de nos romans avec les romans
danticipation de Jules Verne et dHerbert-George Wells, qui manifestaient un certain got
pour lanalyse des consquences sociales des changements lis au progrs technique. Des
romans comme De la terre la lune, publi en 1865, participeront lmergence de ce
nouveau type de romans o la science est au centre du rcit. Et cest, l, un point de divergence
avec nos romans dystopiques :
Lintrt du livre de G. Orwell, 1984, nest pas born au domaine thorique du
progrs scientifique, de ses allusions et de ses dangers. Il concerne directement
lactualit les problmes immdiats que nous avons sous les yeux non seulement la
science sans conscience, mais aussi la science applique la plus avance, l informatique
et les ordinateurs en ce qui touche sur la vie prive et la libert quotidienne des
individus. 2
Chez Zamiatine, Huxley, Orwell ou Bradbury, le futur nest prsent qu travers les
descriptions des progrs scientifiques, et surtout, techniques qui, aux yeux du lecteur
contemporain, ont modifi lenvironnement de sa socit. Dans cette peinture de ce que
pourrait tre la socit dans le futur, lenjeu nest pas une rflexion sur la science, mais
lanalyse du rapport du citoyen, en tant quindividu, avec cette socit modifie. Prcurseur du
rcit de science-fiction, le roman danticipation scientifique ou, plus prcisment,
danticipation sociale, va y laisser son empreinte, et le caractre raliste3 dun rcit de sciencefiction, situ dans le futur, permettra ce type de rcit dtre appel anticipation.
Les romans de notre corpus seront communment considrs comme des anticipations
ds leur publication. Les socits dcrites dans ces rcits sont ancres dans un rel que lauteur
rend parfaitement crdible avec, pour toile de fond, des descriptions de progrs techniques
respectant les lois physiques naturelles. Ne de la rencontre entre les traditions de l'utopie, des
voyages imaginaires et des romans d'aventures, lanticipation, dfinie au XXe sicle comme un
1
Francis Rosenstiel (Dir.), Big Brother. Un inconnu familier, Lausanne, Lge dHomme, 1986, p. 235.
38
sous-genre de la science-fiction, est une rflexion sur le temps prsent. Sagissant de nos
dystopies, on peut considrer lanticipation comme la manifestation dun engagement de
lauteur dans un rapport, entre la fiction et la ralit, qui revt une dimension dialectique.
Pertinente radiographie des temps prsents, lanticipation au XXe sicle se distingue des autres
rcits de science-fiction par limportance accorde lanalyse sociale, ne faisant pas appel
des univers distants et dveloppent une rflexion selon une structure narrative traditionnelle.
Prenons lexemple de Fahrenheit 451 : cest dabord une rflexion sur une socit
future o les livres seraient interdits et brls, mais un second niveau de lecture invite le lecteur
une rflexion sur lintolrance, rsultat du nazisme ou du maccarthysme dans une actualit
toujours brlante, le roman est publi en 1953, la mme anne que la pice dArthur Miller, Les
Sorcires de Salem. En 1956, cest--dire deux ans aprs le procs qui discrdita McCarthy,
Arthur Miller fut condamn pour outrage au Congrs cause de sa pice, qui reprenait les
vnements de la terreur rouge qui stalait de 1947 1954 :
- crire sur le futur m'a amen m'engager politiquement sur le futur et rdiger un
article To the republican party que j'ai publi mes frais : "Mettez-vous la tche avec
les bons lments du parti. Mais au nom de la droiture et de la justice, renvoyons Joseph
McCarthy et ses amis Salem et au XVIIe sicle".
On me disait : "a ne sert rien, il continuera faire du mal".
Je rpondais : "Je refuse d'tre terroris. Attaquons ! "
"L'individu a beaucoup de pouvoir, McCarthy sera dtruit par une ou deux personnes".
Et j'avais raison. Edward R. Murrow et son mission sur McCarthy, matre Welsh, l'avocat
du procs militaire, qui a dit McCarthy : "Monsieur, n'avez-vous donc aucun respect ?"
Et c'en tait fini de McCarthy. 1
Ray Bradbury, Extrait de Omnibus (5 novembre 1980) et Ray Bradbury the illustred man (ralisation :
David Wheatley - BBC Television) in Complment Documentaire du DVD Fahrenheit 451, ditions mk2, 2005.
39
La socit idale se retrouve rgulirement situe dans les rcits qui voquent
lexistence ou la dcouverte dune civilisation disparue, cest le mythe de lAtlantide de Platon
et de La Nouvelle Atlantide (1627, publication posthume) de Francis Bacon, ou Lternel Adam
de Jules Verne :
Prs de deux cents ans staient couls depuis que lultime rvolte de ces deux
derniers peuples avait t noye dans des torrents de sang, et la terre avait connu enfin
une re de paix. Ctait la quatrime priode de lhistoire. Un seul empire remplaant
les trois nations de jadis, tous obissant la loi de Basidra, lunit politique tendait
fondre les races. Nul ne parlait plus des Hommes--la-Face-de-Bronze, des
Hommes-du-Pays-de-la-Neige, des Hommes-de-ltoile-Immobile, et la terre ne
portait plus quun peuple unique, les Andart-Iten-Schu, les Hommes-des-QuatreMers, qui rsumait tous les autres en lui. 4
Pour mieux discerner le champ dinvestigation du roman hypothse, il convient de consulter larticle ( Le
roman dhypothse , in A.B.C. , 1928) de Maurice Renard ce sujet dans lAnnexe (8).
2
Olivier Boura, Les Atlantides, gnalogie dun mythe, Paris, Arla, 1993, p.22. (in cit. 15)
Lauric Guillaud, Le cercle de lternel dluge (prface) , in Atlantides, les les englouties, Paris, Omnibus,
1995, p. XI.
4
Jules Verne, Lternel Adam, in Atlantides, les les englouties, op. cit., p. 184.
40
Dans lespace, cette socit prend la forme du monde lunaire de Pierre de Slnes1 avec
Un monde inconnu, deux ans sur la Lune (1886), elle peut aussi tre dissimule dans une rgion
prserve sur une le ou dans le domaine sous-marin de Vingt mille lieues sous les mers, mais
aussi dans un espace souterrain ou dans lavenir avec LAn 2240, rve sil nen fut jamais
publi en 1771 par Louis-Sbastien Mercier (1740-1814). Enfin, dans les 500 millions de la
Bgum de Jules Verne, cest lillustration du pouvoir grandissant de largent qui, la fin du
XIXe sicle, permet la construction dune ville idale en Amrique. Dans ce roman, linvention
technique na plus rien de merveilleux et, au contraire, le gigantesque canon du professeur
Schultze est une menace pour la ville idale de Franceville. Avec ce type de rcit, nous ne
sommes plus dans la tradition du texte utopique, ces spculations prfigurent dj ce qui sera
considr comme un roman de science-fiction. Il apparat en effet, comme dans la sciencefiction, que linvention technique ne fait pas dfaut dans les uvres utopiques, cest
particulirement le cas de La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon dont le rve dune socit
idale passe par le recours une science source de progrs :
Nous avons de hautes tours, la plus leve mesurant environ un demi-mile. Certaines
sont situes sur de hautes montagnes, si bien que, en additionnant la hauteur de la
colline et celle de la tour, on estime que la plus leve dentre elles fait au moins trois
miles de haut. [] Nous utilisons ces tours en fonction de leurs hauteurs et de leurs
situations respectives, pour linsolation, la rfrigration ou la conservation ; et pour
regarder divers mtores tels que les vents, la pluie, la neige, la grle ainsi que
quelques-uns des mtores enflamms aussi. 2
Mais ce nest pas lintention premire de lauteur du rcit utopique. Pour lui, son uvre
est pratiquement un plan de lgislation et dconomie modle, la rforme idale de la socit
devant assurer le bonheur universel. La langue allemande traduit avec beaucoup de justesse la
nature du genre littraire form par les rcits utopiques, en effet, lutilisation assez frquente du
mot Staatsroman qui signifie littralement roman de ltat , nous renseigne exactement sur
la problmatique que dveloppent ces rcits. Lorsquil sagit de science-fiction, les rcits
prsentent frquemment lapparence de lutopie en dcrivant des tats comme des utopies.
Mais, la diffrence du texte utopique, dans le rcit de science-fiction, cest le rcit qui est au
centre des proccupations de lauteur, alors que cest le discours qui importe dans lutopie. La
diffrence entre utopie et science-fiction sexplique par la nature de leur rapport, la
1
41
42
Ainsi, bien avant son application lchelle dune nation, lidal collectiviste est dj
prsent dans lUtopie de Thomas More, au dbut du XVIe sicle, et La Cit du soleil de
Campanella, publi en 1623 :
En proposant labolition de la proprit et de la famille, linstauration de leugnisme,
lobligation du travail, du service militaire pour les deux sexes, le droit linstruction et
lexercice physique, la ncessit de tenir compte des aptitudes, de promouvoir une
pdagogie du concret, une littrature et une morale exemptes de frivolit, Campanella
ne suit pas seulement des prceptes quil aurait trouvs chez Platon ou dans laustrit
spartiate et monacale. Il annonce dj les grandes options de la justice sociale, conue
non comme un nivellement des individus mais comme la condition et la consquence
dune authentique libert. 1
(Le Gnois) Leur principe est le suivant : tout appartient tous ; mais ce sont les
officiers qui dtiennent le pouvoir de distribution. Ainsi, non seulement la nourriture est
commune, mais aussi les tudes, les hommes, les honneurs et les divertissements, ce qui
signifie aussi quil nest pas possible de sapproprier quoi que ce soit. 2
Mais comme le redoutait Platon, vouloir atteindre la vrit par la ralisation des choses,
ctait sen loigner, et raliser lutopie ne fit que confirmer ce doute. Au XXe sicle, la
recherche de lgalit parfaite est rige en principe totalitaire. Dans 1984, Orwell dcrit une
socit dont lidal du projet politique est la qute du pouvoir absolu. Pour Zamiatine, cet idal
est celui dune perfection de l'ordre et de la rationalit dans la socit de Nous autres.
Llimination de la littrature est, dans Fahrenheit 451, la condition principale pour cette
recherche du bonheur dans cette socit dshumanise et aseptise. Toujours dans la qute dun
idal de bonheur, cest lambigut du projet de socit, avec la suppression de toute souffrance
dans Le Meilleur des Mondes, qui permet au roman dAldous Huxley de sinscrire pleinement
dans cette veine du rcit dystopique.
De lutopie la dystopie, notre domaine dtude se voit ici dlimit par des auteurs et
des uvres majeures, mais pour saisir ce quenglobe vraiment cette aspiration, et comprendre
son rle dans la science-fiction, il faut se rfrer la monumentale Encyclopdie de lutopie,
Luigi Firpo, introduction , in Tommaso Campanella, La Cit du soleil, Genve, Librairie Droz, 1972,
p.XXXIV.
2
43
des voyages extraordinaires et de la science fiction1 de Pierre Versins. Cet ouvrage reste, ce
jour, la rfrence en la matire. Versins aborde lutopie en lassociant, presque naturellement,
aux voyages extraordinaires et la science-fiction, un ensemble quil nomme conjectures
romanesques rationnelles 2. Cette association qui atteste une filiation vidente, pour Versins,
de lutopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction est aussi trs prsente dans
lEncyclopdie visuelle de la Science-fiction de Brian Ash :
Les variations sur le thme de lutopie fondes, consciemment ou non, sur les
premires uvres du genre furent une des caractristiques des premires publications de
SF. Mme Hugo Gernsback a insr une utopie scientifique dans Ralph 124C41 +
(1911) publi en feuilleton dans sa revue technique, Modern Electrics, quinze ans avant
le lancement de Amazing Stories. 3
Si lutopie apparat comme une forme dexpression dj prsente chez Platon, celle-ci
prsente larchtype dune cit idale fige, alors que lvolution de son emploi dans la
littrature montre quelle se ralise idalement lorsquelle se trouve associe la notion de
progrs, quil soit social, scientifique ou technique. Il convient, pour saisir au mieux la finalit
dune telle association, de sattarder sur le texte qui a permis lutopie dexister en tant que
genre : lUtopie de Thomas More. Ce retour la source de lutopie va ainsi nous permettre
dtablir un lien direct entre cette description dune socit idale et les utopies socialistes du
XIXe sicle.
Louvrage de Thomas More, crit en latin, publi en 1516, dcrit une socit parfaite
dont la description prend la forme dune saisissante anticipation de la socit idale
communiste :
Ils ont la campagne, au milieu des champs, des demeures bien situes en des lieux
choisis, quips de tous les instruments aratoires. Les citadins y viennent habiter tour
de rle. Un mlange agricole se compose dau moins quarante personnes, hommes et
femmes, sans compter deux serfs attachs la glbe. Un homme et une femme, gens
srieux et expriments, servent de pre ou de mre tout ce monde. Trente mnages
lisent un phylarque. Dans chaque mnage, vingt personnes chaque anne retournent en
Pierre Versins, Encyclopdie de lutopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, Lausanne, Lge
dhomme, 1972.
2
Ibid., p. 6.
Brian Ash, Encyclopdie visuelle de la science-fiction, Paris, Albin Michel, 1979, p. 128.
44
ville aprs avoir pass deux ans la campagne. Elles sont remplaces par autant de
citadins. 1
De mme :
Je voudrais savoir qui oserait comparer avec cette quit la justice qui rgne chez les
autres peuples, o je consens tre pendu si je dcouvre la moindre trace de justice ou
dquit. Y a-t-il justice quand le premier noble venu, ou un orfvre, ou un usurier, ou
nimporte lequel de ces gens qui ne produisent rien, ou seulement des choses dont la
communaut se passerait aisment, mnent une vie large et heureuse dans la paresse ou
dans une occupation inutile, tandis que le manuvre, le charretier, lartisan, le
laboureur, par un travail si lourd, si continuel qu peine une bte de somme pourrait le
soutenir, si indispensable que sans lui un tat ne durerait pas une anne, ne peuvent
saccorder quun pain chichement mesur, et vivent dans la misre ? 2
Thomas More fait ici la description dune socit extrmement galitaire, quil oppose
dlibrment la socit de lAngleterre tudorienne. Ce rcit est travers par deux systmes de
pense, le premier relevant de son engagement pour la foi catholique, et le deuxime sexplique
par son intrt pour les choses de la vie publique, et en particulier le sort des plus pauvres :
Le communisme des premiers chrtiens.
Une demi-douzaine de pages plus loin, More aborde la question de la premire
communaut chrtienne, Jrusalem, o tout tait partag fraternellement. Cette image
idyllique avait donn envie aux Utopiens de connatre le christianisme. Est-ce que tous
ces gens taient riches, personne ne manquant de rien ? ou pauvres, nul ne disposant de
rien ? 3
Thomas More, L'Utopie, Paris, GF Flammarion, 1987, livre second, pp. 139-140.
Germain Marchadour, Thomas More et la Bible, Paris, Librairie Philosophique J. Vrin, 1969, p. 215.
45
Thomas More ne cache pas sa filiation avec Platon. C'est Platon quil voque en premier
lorsqu'il cite les livres que le voyageur europen Raphal Hythlode a ports aux Utopiens :
C'est ainsi qu'ils me doivent la plupart des traits de Platon, quelques-uns d'Aristote, l'ouvrage
de Thophraste sur les plantes, malheureusement mutil en plusieurs endroits. 2
Larchitecture de L'Utopia s'inspire de la structure des dialogues platoniciens, consistant
montrer un contre-exemple (l'Atlantide chez Platon, l'Angleterre chez More), puis le
prototype de la Cit idale (une Athnes idale et mythique chez Platon, l'Amaurote de l'Utopie
chez More). Chaque lment est prsent avec son contraire, comme si, invariablement, la
ralit existait sous un double aspect : l'un positif, et l'autre ngatif. Ds sa conception, l'utopie
semblerait donc porter en elle les germes de sa ngation : lanti-utopie. Cest du moins le
tableau communment dress lorsquil sagit de comparer utopie et anti-utopie, mais nous
verrons quil est rducteur, voire impropre, de dfinir lanti-utopie comme la ngation de
Lyman Tower Sargent & Roland Schaer, Utopie. La qute de la socit idale en Occident, Paris, BNF/Fayard,
2001, p. 114.
2
46
lutopie, il serait plus juste de considrer le rcit anti-utopique comme un cri dalarme, dans
une mise en scne trs pessimiste dun projet utopique dvoy.
LUtopie de More, dont le rcit est situ sur une le imaginaire, comporte deux parties
crites. La premire critique les institutions de lAngleterre et, par extension, toute la socit de
lpoque. Non seulement lauteur slve contre le despotisme, la vnalit des charges, la
servilit des courtisans et la manie des conqutes, ce qui na rien doriginal, mais il sen prend
aussi aux fondements mmes de la socit :
Cest pourquoi je rflchis la Constitution si sage, si moralement irrprochable des
Utopiens, chez qui, avec un minimum de lois, tout est rgl pour le bien de tous, de telle
sorte que le mrite soit rcompens et quavec une rpartition dont personne nest exclu,
chacun cependant ait une large part. Joppose ces usages ceux de tant dautres nations
toujours occupes lgifrer sans tre pour autant mieux gouvernes ; o chacun
nomme sien ce qui lui est tomb dans les mains ; o tant de lois accumules sont
impuissantes garantir lacquisition, la conservation de la proprit, distinguer de
celle du voisin ce que chacun dsigne comme son bien propre, ainsi que le prouvent
surabondamment des procs qui surgissent linfini et qui ne se terminent jamais. Cette
comparaison mincline donner raison Platon. 1
Ce qui na pas cess dtre dactualit. La seconde partie est le rapport dun tmoin
oculaire de la vie mene par les habitants dUtopie.
Le jour solaire y est divis en vingt-quatre heures dgale dure dont six sont
consacres au travail : trois avant le repas de midi, suivies de deux heures de repos, puis
de trois autres heures de travail termines par le repas du soir. A la huitime heure,
quils comptent partir de midi, ils vont se coucher et accordent huit heures au
sommeil. Chacun est libre doccuper sa guise les heures comprises entre le travail, le
sommeil et les repas non pour les gcher dans les excs et la paresse, mais afin que
tous, librs de leur mtier, puissent sadonner quelque bonne occupation de leur
choix. .2
Pour Thomas More, le rle des institutions est de subvenir aux besoins de la
consommation publique et individuelle, puis de laisser chacun des loisirs ncessaires la
culture de lesprit. Beaucoup dauteurs du XIXe vont, leur tour, manifester un souci
1
47
identique, mais en exprimant les thories des penseurs de leur sicle. Cependant, lanalyse de
LUtopie de Thomas More nous montre que ces auteurs nont fait que paraphraser ou adapter,
prs de quatre sicles plus tard, la pense du philanthrope anglais qui fut le premier avoir
ouvert clairement la voie en crivant :
Je suis convaincu que les ressources ne peuvent tre rparties galement et justement,
que les affaires des hommes ne peuvent tre heureusement gres si lon ne supprime la
proprit prive. Aussi longtemps quelle subsistera, la partie la plus nombreuse et la
meilleure de lhumanit portera un lourd fardeau de misre et de soucis. 1
De mme :
Cette comparaison mincline donner raison Platon ; je mtonne moins quil ait
refus de rdiger une Constitution pour ceux qui rejetaient le principe de la communaut
des biens. En effet, ce grand sage avait fort bien vu davance quun seul et unique
chemin conduit au salut public, savoir, lgal rpartition des ressources. 2
48
Destin abriter 1800 2000 socitaires, le phalanstre est un btiment de trs grande
taille : une longueur de 600 toises, soit environ 1200 m, comparer aux 500m du
chteau de Versailles ; une surface occupe bti et non bti d'environ 4 kilomtres
carrs ; des arcades, de grandes galeries facilitant les rencontres et la circulation tous
temps ; des salles spcialises de grande dimension (Tour-horloge centrale, Bourse,
Opra, ateliers, cuisines) ; des appartements privs et de nombreuses salles publiques ;
des ailes rserves au "caravansrail" et aux activits bruyantes ; une cour d'honneur de
600m x 300m, dans laquelle tiendrait la grande galerie du Louvre ; une cour d'hiver de
300 m de ct ( comparer aux 100m de la place des Vosges plante d'arbres feuillage
persistant ; des jardins et de multiples btiments ruraux [] 1
49
Thierry Paquot, Marc Bdarida, Habiter lutopie. Le Familistre Godin Guise, Paris, ditions de la Villette,
50
Ces aspirations sociales sillustrent aussi dans des formes plus littraires que sont le
roman ou le pome. Lutopie sociale trouve aussi sa place chez Victor Hugo et mile Zola, elle
exprime lengagement de ces auteurs pour une socit idale. Parmi les textes visionnaires de
Victor Hugo, dans Les Rayons et les ombres, recueil publi en 1840, le pome inaugural
intitul La Fonction du pote accorde un sens large et prophtique lutopie :
Dieu le veut, dans les temps contraires,
[]
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cit!
Le pote en des jours impies
Vient prparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les ttes,
En tout temps, pareil aux prophtes,
Dans sa main, o tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
1
51
Chez Hugo, cette qute dune socit idale passe par lintervention de son criture dans
les nombreux combats quil mena pour labolition de la peine de mort et le respect des droits de
lhomme (Le Dernier jour dun condamn, 1829 et Claude Gueux, 1834), la lacit et
linstruction publique, lmancipation de la femme et le droit de lenfant, et enfin pour les
Etats-Unis dEurope .3 Cest la mme aspiration pour mile Zola qui, pendant son exil forc
en Angleterre, stait plong dans la lecture de Fourier et Saint-Simon, des utopies sociales qui
le marqueront :
Jai tout le sicle prochain jusqu lutopie. Pour le travail, tout le dveloppement de
la Cit future. [...] La justice, toute lhumanit, les peuples se fdrant, revenant la
famille unique, la question des races tudie et rsolue. 4
Victor Hugo, Les Rayons et les ombres, La fonction du pote , in uvres de Victor Hugo, Paris, Ernest
Extrait dune lettre dmile Zola. Citation tire de larticle dAlain Morice : La rdemption de la race
52
Ce rve dune cit future idale, celle dune complte mancipation de lhumanit est
celui dun philosophe vritablement ancr dans son temps : Karl Marx. Pour Marx, lutopie est
prsente dans lidal final, et dans le mouvement inluctable dun capitalisme vers sa propre
perte :
Le socialisme est daccord avec lutopie librale en ce sens que tous deux croient que
le rgne de la libert et de lgalit ne pourra exister que dans un avenir lointain1. Mais
le socialisme situe cet avenir un point beaucoup plus dtermin spcifiquement dans le
temps, savoir la priode de leffondrement de la civilisation capitaliste. 2
Sa vision associative dune socit communiste future est lune des bases du Manifeste
du Parti communiste en 1848. Mais cette priode est aussi celle o lutopie semble se perdre
dans une confusion des genres. Ainsi, pour Raymond Trousson, () la veille de 48, (), le
terme utopie souffre dj dune redoutable polysmie, puisquil peut dsigner un genre
littraire, les plans de rformes socialistes, le communisme, voire, dans la ligne de Mercier, une
anticipation conjecturale de ltat futur de la socit. 3 Dans Le Totalitarisme, Enzo Traverso
nous rappelle que pour le philosophe autrichien Karl Popper trois philosophes ont contribu
llaboration dun modle de socit totalitaire, ce quErnst Bloch appelait les utopies de
lordre 4 :
Platon, Hegel et Marx. Dabord Platon, qui sefforce de penser ltat parfait, celui de
lge dor, ltat dfinitivement immobile ; puis Hegel, partisan ses yeux dun tat
amoral et guerrier, dont essence, crit-il en citant Treitschke, cest la puissance ; enfin
Marx, quil condamnait pour son historicisme mais en qui il reconnaissait lexistence
dune dimension thique humaniste, potentiellement antitotalitaire. 5
En effet, Marx voulait concrtiser sur le terrain son socialisme scientifique, et donc
sortir de la forme utopique du socialisme utopique de Saint-Simon, Owen, Fourier et
Note : Cette assertion ne sapplique au socialisme que lorsque nous arrivons au XIXe sicle. Le socialisme
utopique de la priode des Lumires du XVIIIe sicle, une poque o les physiocrates, situait son utopie dans
le pass () in Idologie et utopie, p. 197.
2
Karl Mannheim, Idologie et utopie, Paris, Srie B : Les classiques de la sociologie, 1956, p. 197.
Raymond Trousson, Voyages aux pays de nulle part, Bruxelles, ditions de lUniversit de Bruxelles, 1999, p.
11.
4
Ernst Bloch, Le Principe esprance, t. II, Paris, ditions Gallimard, 1982, p. 52.
Cit par Enzo Traverso, in Le Totalitarisme, Paris, ditions du Seuil, 2001, p. 40.
53
Proudhon. Le discours utopique du changement social doit alors sinscrire dans son
matrialisme historique, lutopie doit tre mieux dlimite pour quitter le village dHarmony et
entrer dans lHistoire, cest ici lutopisme socialiste en tant que construction dun modle idal
de socit. Si Marx et Engels admettaient linfluence de ces socialistes utopiques sur leur
pense, ils nhsitaient pas poser sur eux un regard critique :
lorganisation graduelle et spontane du proltariat en classe, ils veulent substituer
leur fiction dune organisation de la socit, [] tablir une petite Icarie dition indouze de la Nouvelle Jrusalem. Et pour donner corps tous ces chteaux en Espagne,
ils sont forcs de faire appel la charit des curs et des bourses de la bourgeoisie. 1
Les prtentions scientifiques de son discours vont avoir un effet inverse de celui quil
souhaitait, apporter une relle lgitimit scientifique lutopie. Matrialiser lutopie ncessitait
de doter le discours utopique de fondements scientifiques Cependant, cest la fiction qui va
permettre lutopie de se renouveler dans des romans o les progrs de la science et de la
technique deviennent le moteur du rcit, et dune vision du monde beaucoup moins optimiste,
notamment dans Le Monde tel quil sera (1846), le roman dmile Souvestre (1805-1854) :
Maurice tudia les socialistes : Robert Owen, Saint-simon, Swedenborg ! les
entendre, chacun deux possdait la contrepartie de la bote de Pandore ; il suffisait de
louvrir pour que toutes les joies prissent leur vole parmi les hommes : le dsespoir
seul devait rester au fond ! Maurice soupesa lune aprs lautre les botes magiques,
souleva les couvercles, regarda au-dessous !... Il lui semblait bien apercevoir du bon
dans chacune, mais non sans beaucoup de mlange : le froment tait ml livraie, et
avant den faire une saine nourriture, il restait vanner et moudre pour longtemps. 2
54
Les rcits utopiques et anti-utopiques sont habituellement des textes de fiction de forme
narrative, cest--dire un rcit fictif dvelopp gnralement selon la structure du schma
narratif :
-
Introduction
Pripties
Conclusion
Le rcit anti-utopique est souvent considr comme un sous-genre de la science-fiction,
Hinrich Hudde et Peter Kuon, De lUtopie lUchronie. Formes, significations, fonctions, Erlangen, tudes
55
postule lexistence de phnomnes surnaturels, ce qui est le cas par exemple des romans de
Robert Silverberg ou de Stephen King, le rcit de science-fiction se rapprochant alors du
fantastique, ce qui nest pas notre champ dtude.
Dans lanti-utopie, lvolution de lobjet scientifique ou technologique nest pas un
facteur dterminant. Bien que certaines spculations scientifiques comme le clonage et la
manipulation des ftus dans Le Meilleur des Mondes, ou le tlcran dans 1984, marquent
fortement les esprits depuis leur concrtisation la fin du XXe sicle, ce ne sont pas des
phnomnes dont on analyse les consquences sur la socit. La tlsurveillance et le clonage
apparaissent dans ces romans comme une volont politique de contrler lhomme et de le
modeler pour les besoins dune vision totalitaire de la socit. Les utopies cres depuis la
Renaissance sont des textes de type descriptif, voire philosophique. Ces textes dbutent
gnralement par une partie narrative, assez courte, consacre au rcit dun voyageur dans
lequel il raconte comment les circonstances lont conduit aborder des terres inconnues quil
nous dcrira par la suite dans la partie la plus importante : la partie descriptive. Lutopie est
dpourvue daction en ce sens que la socit dcrite est un monde idal de stabilit o tout
semble fig. Cest l tout lespoir de D-503 au dbut de Nous autres :
Cest pourquoi, quelque pnible que cela puisse mtre, je dois faire remarquer ici
que, manifestement, mme chez nous, la solidification, la cristallisation de la vie ne sont
pas encore termines et que quelques marches sont encore franchir pour arriver
lidal. Lidal, cest clair, sera atteint lorsque rien narrivera plus. 1
Au XXe sicle, les rcits utopiques et les utopies sociales ont progressivement cd la
place leur pendant ngatif, les anti-utopies qui, par un singulier retour des choses, reviennent
la forme romanesque et la prsentation narrative dun contenu politique exclusivement
critique. Les hritiers du Thomas More critique des institutions et de la vie politique de son
temps, se trouvent alors du ct de ce quon a dfini comme des anti-utopies, et plus
prcisment des dystopies. Les auteurs des dystopies se distinguent des auteurs des textes
utopiques par le recours aux rcits de fiction. Les socits de Nous Autres, Le Meilleur des
mondes, 1984 ou Fahrenheit 451 apparaissent par le biais dune intrigue et de personnages. La
vritable nature de ces socits dystopiques est que lintrigue ne se rvle que trs
progressivement au lecteur. La nature des socits dcrites ne constitue assurment pas un
lment suffisant pour opposer les anti-utopies aux utopies, le type textuel semble beaucoup
1
56
plus satisfaisant si nous voulons comparer et sparer ces genres. De la tradition utopique, le
roman anti-utopique a conserv la thmatique centrale de la recherche du bonheur pour tous, et
si les moyens pour y parvenir ont volu, seul le changement de point de vue marque une relle
diffrence, voire une opposition.
Le rcit danticipation dystopique, tel quil sera dfini au XXe sicle, appartient donc
une longue tradition du texte utopique, notamment des utopies de la Renaissance que sont
lUtopie de Thomas More, La cit du soleil1 (1623) de Campanella ou La Nouvelle Atlantide2
(1627) de Francis Bacon. La dystopie au XXe sicle doit presque tout ces textes forte
connotation philosophique, et lanalyse de ces projets de socit idale rvle que ce got
pour le bonheur organis rservait dj une place importante aux progrs de la science et de la
technique. LUtopie de Thomas More atteste bien une pense qui donnait cette forme de
progrs les vertus ncessaires et suffisantes pour changer la socit, et donc lhomme. Les
utopistes du XIXe sicle ont dabord prolong ce souffle du progrs en dveloppant un discours
socialiste assez proche de la tradition littraire de Thomas More, avec notamment les textes de
Charles Fourier, tienne Cabet et Saint-Simon. Au milieu du XIXe sicle, Marx et Engels ont
poursuivi ce discours en opposant leurs prdcesseurs une approche plus scientifique dans
leur discours, lutopique doit alors laisser la place linluctable. Hugo et Zola apporteront leur
pierre ldifice de lutopie sociale. Mais cest aussi cette priode que sont publis les
romans qui vont parfaitement illustrer lesprit de cette poque. Les rcits de ces romans
prsentent un homme nouveau, un hros moderne qui part la conqute du monde grce aux
progrs de la science et de la technique. Sous la plume de Jules Verne, et celle dHerbert
George Wells, lutopie va nouveau trouver sa place dans la fiction et limaginaire. Cependant,
cette littrature, plus que jamais conjecturale, va se dvelopper sur la base dlments
rationnels et ralistes du progrs scientifique et technique.
57
Edouart Launet, Jules Verne, encore plus grand aprs cent ans , in Libration, Jules Verne : de la terre la
58
Quand je vois quelque chose dintressant, cest not. Ensuite, je lis les revues,
comme La Revue bleue, La Revue rose, La Revue des deux mondes, Cosmos, La Nature
par Tissandier, LAstronomie par Flammarion. Je lis aussi entirement les bulletins des
socits scientifiques et en particulier ceux de la socit gographique, car vous
remarquerez que la gographie est la fois ma passion et mon sujet dtude. 1
Le champ dinvestigation de Jules Verne est donc constitu de toutes les dcouvertes de
son poque. Il sattache lui donner un prolongement futur. Il cre un nouvel imaginaire, et de
sa plume, il trace le destin de lhomme du XIXe sicle en Voyages extraordinaires . Mais
lart de Jules Verne est avant tout de concevoir un nouvel espace o les lments naturels ne
jouent plus un rle de barrire infranchissable. Lhomme des Voyages extraordinaires
revendique par son savoir la matrise de cet espace, son monde est dsormais sans frontires, il
quadrille la terre et les ocans, il explore le centre de la terre, et il cartographie sa plante avec
une prcision et une rigueur toujours plus scientifique2.
Jespre que vous nous conduirez bientt dans les profondeurs de la mer et que vous
ferez voyager vos personnages dans ces appareils de plongeurs que votre science et
votre imagination peuvent se permettre de perfectionner. 3
(Lettre de George Sand, date du 25 juillet 1865)
Le XIXe sicle est celui de l'essor des pays industrialiss, lieux privilgis de la
littrature daventures scientifiques. On sait comment ce XIXe sicle (notamment sa seconde
moiti) verra lmergence et lpanouissement de la littrature de science-fiction, non
seulement avec certains Voyages extraordinaires de Jules Verne, mais avec des textes de
Charles Nodier ds 1833 :
La direction des ballons tait devenue de tous les problmes le plus facile rsoudre,
depuis quon avait appliqu la vapeur la navigation, la rsistance des courants de lair
tant moins difficile vaincre que celle des eaux. Nous montmes donc rsolument le
ballon vapeur le Bien-Assur, qui tait un btiment dimportance, parfaitement quip
Cit par Jean-Paul Dekiss, Jules Verne. Le rve du progrs, Paris, Gallimard, 1997, p. 144.
Pour approfondir ce sujet, on consultera la thse de Doctorat de Jrmy Bigerel : Jules Verne : le Roman du
savoir : Valeurs et fonctionnements de l'criture savante dans les romans de Jules Verne (1828-1905), thse
soutenue lUniversit Nancy 2 en 2005, sous la direction de Mireille Dereu.
3
Citation in Libration, Jules Verne : de la terre la lune , jeudi 24 mars 2005, N7424, p. 7.
59
Dans le mme registre, Voyage en Icarie2 (1840), dtienne Cabet (1788-1856) raconte
lhistoire de Lord William Carisdall, qui va passer quelques mois en Icarie, une socit base
sur un galitarisme extrme. Voyage en Icarie sera plusieurs fois critiqu pour sa description de
la capitale Icara o lorganisation dun idal galitaire pouss son paroxysme en fait une
socit totalitaire, ce qui confirme lavis de nombreux spcialistes de lutopie, qui considrent
que lorganisation de ces socits idales prsente souvent des formes de totalitarisme :
Principes de lorganisation sociale en Icarie3 :
Vous savez, dit-il, que lhomme se distingue essentiellement de tous les autres tres anims
par sa raison, sa perfectibilit et sa sociabilit.
Profondment convaincus par lexprience quil ne peut y avoir de bonheur sans association et
sans galit, le Icariens forment ensemble une socit fonde sur la base de lgalit la plus
parfaite. Tous sont associs, citoyens, gaux en droits et en devoirs ; tous partagent galement
les charges et les bnfices de lassociation ; tous ne forment aussi quune seule Famille, dont
les membres sont unis par les liens de la Fraternit.
Nous formons donc un Peuple ou une Nation de frres, et toutes nos lois doivent avoir pour but
dtablir entre nous lgalit la plus absolue dans tous les cas o cette galit nest pas
matriellement impossible. 4
Dans Le Monde tel quil sera, mile Souvestre fait le rcit de Marthe et Maurice qui
acceptent dtre endormis par M. John Progrs, venu du futur, pour leur proposer un rveil dans
la France de lan 3000, dans le dessein de vivre dans un monde meilleur et sous de plus justes
lois ! . Pour Pierre Versins, mile Souvestre est le premier des anticipateurs avoir tent de
prvoir lavenir dans tous les dtails, en montrant tous les mauvais cts quil devra au
Charles Nodier, Hurlubleu, Saint Mont, ditions de Saint Mont - Les Vieux papiers, 2003, p. 20.
Rdition des Voyages et aventures de Lord William Carisdall en Icarie publi sous un pseudonyme en 1839.
3
60
Le point de vue technophobe dmile Souvestre adopte la forme utopique et, en effet,
son style trs descriptif qui relgue lhistoire au second plan se rapproche assez des anciennes
utopies. Mais le message est ici trs diffrent, et le choix du patronyme de cet envoy du futur
(John Progrs) ne laisse aucun doute quant lironie du constat que le progrs technologique
transforme cette socit du futur en un vritable cauchemar, cest--dire en dystopie. Pour
Raymond Trousson la premire dystopie (description d'un enfer) n'est pas, je pense, l'uvre
de Zamiatine. Elle apparat pour la premire fois sans doute dans Le Monde tel qu'il sera,
d'mile Souvestre, en 1846, et il y en a plusieurs autres, franaises, anglaises ou allemandes, au
XIXe sicle. 3 La vision dplore du progrs, dans un exercice qui tient plus de lessai
prospectif que de lcriture romanesque, est certes, situe en lan 3000, mais il sagit bien du
XXe sicle venir, et lauteur inaugure ainsi ce genre dystopique qui restera plus dun sicle
aprs la caractristique principale de la science-fiction franaise.
Dans La Race future 4 (1871), le roman de langlais Edward Bulwer-Lytton, le progrs
ne permet toujours pas lhomme de jouir enfin dune socit idale. Le hros de ce rcit est
1
Pierre Versins, Encyclopdie de lutopie, des voyages extraordinaires et de la science-fiction, Lausanne, ditions
Raymond Trousson dans une correspondance personnelle via internet. Voir Annexe (5).
Date de 1935, il existe une rdition de ce roman intitule La Race qui nous exterminera aux ditions de la
Revue de Demain. Le texte de la premire dition franaise, intitule La Race future, (ditions E. Dentu, Paris,
1888) est disponible sur le site Gallica ladresse internet suivante : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k628315
61
prcipit dans un monde souterrain o habitent des tres belliqueux, ces derniers,
technologiquement trs volus ont russi matriser le fluide Vril , une fantastique forme
d'nergie utilise pour le bien comme pour le mal. Ces tres auraient lintention de sortir de ce
monde souterrain et de soumettre l'humanit, intellectuellement infrieure et dcadente. Leur
intelligence, lorganisation de leur socit, tout indique quil sagit dune socit idale.
Mais quand il (Edward Bulwer-Lytton) nous montre une socit o la guerre est
inconnue, o personne nest pauvre, ni avide de richesses, ni ambitieux, o lon ne sait
ce que cest un malfaiteur, nous demeurons tous daccord que cest l une socit
parfaite. Malheureusement lauteur ne prouve pas que les merveilleux progrs
scientifiques quil est permis desprer doivent avoir pour consquence un progrs non
moins admirable de la moralit humaine, ni que les hommes soient assurs de devenir
plus raisonnables que nous quand ils seront devenus bien plus savants. 1
De mme :
En le regardant (le magistrat principal), je fus saisi de la mme terreur que lors de ma
premire rencontre avec lui. Sur son front, dans ses yeux, il y avait ce mme je ne sais
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 291.
62
quoi indfinissable qui me faisait reconnatre en lui une race qui devait tre fatale la
ntre. 1
Ibid., p. 98.
Ibid.
63
Verne, les spcialistes de la science-fiction lui accordent gnralement une place de choix dans
lanalyse des uvres danticipation :
Robida tait un merveilleux dessinateur. On le situait immdiatement aprs Gustave
Dor pour ses illustrations de Rabelais, Montaigne et Shakespeare. Mais ctait surtout
un esprit curieux, imaginatif. On a dit que ctait un Jules Verne du crayon. Il faut
retourner les termes de la comparaison, car, des deux, le vritable anticipateur est
Robida, et la seule uvre relle danticipation de Jules Verne, La Journe dun
journaliste amricain en lan 2889, est fort inspire de Robida 1
Jules Verne a toujours refus que Robida illustre ses uvres, il napprciait pas
vraiment le trait satirique et caricatural du dessinateur et crivain. Robida avait crit un pastiche
du Tour du monde en 80 jours intitul : Les Voyages trs extraordinaires de Saturnin
Farandoul (1879).
64
Robida dcrit de nombreuses inventions extraordinaires, mais elles ont une nature un
peu diffrente de celles de Jules Verne. Il imagine des inventions quil intgre dans le quotidien
du citoyen du XXe sicle. Son rcit dcrit les dveloppements sociaux que permettent ces
nouvelles inventions, comme le nouveau statut des femmes, le tourisme de masse ou les armes
indites dune guerre dite moderne. Comprendre linfluence du progrs scientifique et
technique sur la vie courante est trs important pour Robida, et la justesse de ses descriptions
de la socit, dans un futur proche, fait que lon qualifiera bien souvent ses rcits, duvres
danticipation. Cest le cas, ci-dessous, du tlphonoscope dont le fonctionnement nous
semble bien familier de nos jours :
Le tlphonoscope
L'ancien tlgraphe lectrique, cette enfantine application de
l'lectricit, a t
65
Peut-tre rattraps, et dpasss, par lhistoire, les rcits dAlbert Robida ne connurent
plus le mme succs aprs la Premire guerre mondiale. Cest avec le regain dintrt pour
lanticipation aprs la seconde guerre mondiale, et notamment avec les nombreuses traductions
des romans amricains de science-fiction, que les uvres de Robida ont pu retrouver un second
souffle ; cest surtout le cas de sa trilogie danticipation. Cette redcouverte des textes de
Robida rend hommage un crivain, dont le talent imaginer le sicle venir avait peu de
chose envier Jules Verne.
La nationalit des auteurs de ces textes nous montre bien quil existe une corrlation
troite entre la trs nombreuse production de textes de science-fiction et le progrs des sciences
et des techniques, ainsi que le degr dindustrialisation des pays cits : la France, la GrandeBretagne, les tats-Unis et lAllemagne avec Kurt Lasswitz (1848-1910), le pre de la sciencefiction allemande (Sur deux plantes, 1897). Dans ces rcits, l'homme qui part la conqute du
monde ou dun futur idalis et programm par la science n'est pas n'importe qui, c'est bien de
l'homme occidental dont il s'agit dans l'uvre de Jules Verne. Un homme nouveau, qui part la
dcouverte de la Terre, la rencontre d'autres peuples, et veut vritablement leur apporter la
science. Tel un Promthe du XIXe sicle, il appartient cette socit du progrs que Jules
Verne btit roman aprs roman.
1
Illustration tire de la bande dessine : La Guerre au vingtime sicle, dition numrique tlcharge sur le site
66
Les rcits de Jules Verne vont, ds le dbut, explorer des contres inhospitalires. La
nouvelle Un Hivernage dans les glaces (1855), situe dans le recueil Le Docteur Ox, et Les
Aventures du Capitaine Hatteras, dont la premire partie s'intitule Les Anglais au Ple Nord et
la seconde, Le Dsert de glace, indiquent o se droulent ces aventures. Le Capitaine Hatteras a
un seul rve : atteindre le Ple Nord, ces rcits transportent les lecteurs dans les champs
polaires : Je ne crois pas aux contres inhabitables, crit l'auteur, force de sacrifices et avec
les ressources de la science, l'homme finira par fertiliser mme un tel pays.1 Peu aprs, avec
son nouveau hros, le minralogiste Lidenbrock (Le Voyage au centre de la Terre), Jules Verne
s'enfonce dans les entrailles du globe, y dcouvre les espces antdiluviennes et les vgtations
ptrifies du monde prhistorique, ce qui dvoile une nouvelle conqute de l'homme : aprs
l'espace terrestre, c'est une conqute du temps qui semble mme tre fig face l'homme et
ses connaissances scientifiques. Aprs Le Voyage au centre de la Terre (1864), Jules Verne
publie en 1865 dans le Journal des Dbats : De la Terre la Lune. L'homme fait donc la
conqute de l'espace, son pouvoir scientifique lui permet dtendre son territoire. Le capitaine
Nemo, dans Vingt mille lieues sous les mers, est le quasi-matre des ocans, alors que d'autres
se rendront matres des airs (Cinq semaines en ballon, Robur-le-Conqurant ou Lle hlice).
Le hros des Voyages extraordinaires est donc partout, l'utopie de la conqute l'a amen
sapproprier le monde entier, dessiner lunivers la nouvelle dimension des hommes.2 La
surface entire du globe, ses entrailles, l'ocan ou l'espace, tout cela lui appartient grce
limmense pouvoir que lui confrent les progrs techniques du XIXe sicle.
La dcouverte de la terre, la reconnaissance des autres peuples, le rle de la science,
linstruction pour tous, lducation morale des enfants sont les valeurs de la Rpublique
future. Jules Verne entreprend dimmortaliser cette marche du progrs en rvlant des
mythes nouveaux. 3
Cependant, tous ces rcits se font suivant un cadre bien rel. Jules Verne n'hsite pas
faire rfrence aux vnements de son poque. La littrature de science-fiction se prend alors
voquer les aspirations de la socit contemporaine dans un futur plutt familier.
Gilette Ziegler, Jules Verne (1828-1905) , Europe, Spcial Jules Verne , N 595/596, Paris, Les diteurs
Jean-Paul Dekiss, Jules Verne. Le rve du progrs, Paris, Gallimard, 1991, p.67.
Ibid., p. 37.
67
lise Radix, L'Homme-Promthe vainqueur au XIXme sicle, Paris, LHarmattan, 2006, p. 220.
Ibid., p.65.
68
connaissance accumule, et relance laventure. Mais les aventuriers, dont il sagit, sont dun
genre particulier, ce ne sont pas des soldats, conquistadores, pirates ou des vads du bagne, ce
sont des savants et des ingnieurs :
[] le docteur se donnait un plaisir de savant ou denfant mettre en ordre son
bagage scientifique. Ses livres, ses herbiers, ses casiers, ses instruments de prcision,
ses appareils de physique, des collections de thermomtre, de baromtres,
dhygromtres, dudomtres, de lunettes, de compas, de sextants, de cartes, de plans, les
fioles, les poudres, les flacons de sa pharmacie de voyage trs complte, tout cela se
classait avec un ordre qui et fait honte au British Museum. Cet espace de six pieds
carrs contenait dincalculables richesses ; le docteur navait qu tendre la main, sans
se dranger, pour devenir instantanment un mdecin, un mathmaticien, un astronome,
un gographe, un botaniste ou un conchyliologue. 1
En effet, lune des caractristiques du XIXe sicle, cest ce nouveau type de voyages : le
voyage scientifique. Les hommes se sont lancs vers les terres vierges. Le XIXe sicle est le
temps de ceux qui dcouvrent et prennent la mesure des choses, de ceux qui font linventaire et
le classement des espces nouvelles. Et plus encore, cette poque est celle de ceux qui
prparent le monde au progrs grce aux nouvelles exploitations techniques. Le savant de ce
sicle semble en mesure de tout expliquer :
Lorsque le Nautilus revint la surface de lOcan, je pus embrasser dans tout son
dveloppement cette le de Clermont-Tonnerre, basse et boise. Ses roches
madrporiques furent videmment fertilises par les trombes et les tempetes. Un jour,
quelque graine, enleve par louragan aux terres voisines, tomba sur les couches
calcaires, mles des dtritus dcomposs de poissons et de plantes marines qui
formrent lhumus vgtal. Une noix de coco, pousse par les lames, arriva sur cette
cte nouvelle. Le germe prit racine. Larbre, grandissant, arrta la vapeur deau. Le
ruisseau naquit. La vgtation gagna peu peu. Quelques animalcules, des vers, des
insectes, abordrent sur des troncs arrachs aux les du vent. Les tortues vinrent pondre
leurs ufs. Les oiseaux nichrent dans les jeunes arbres. De cette faon, la vie animale
se dveloppa, et, attir par la verdure et la fertilit, lhomme apparut. Ainsi se formrent
ces les, uvres immenses danimaux microscopiques. 2
2004, p31.
2
Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Pocket Classiques, 1991, p. 210.
69
Cependant, Vingt mille lieues sous les mers dvoile aussi un certain scepticisme quant
au bnfice que lhumanit va tirer de toutes ces nouvelles dcouvertes, notamment par la voix
du capitaine Nemo :
Ce ne sont pas de nouveaux continents quil faut la terre, mais de nouveaux
hommes !
Nemo est un personnage dont les propos rvlent beaucoup damertume. Malgr son
toutes ses connaissances, il a quitt la civilisation, rfugi dans son Nautilus, lui-mme cach
dans une caverne au centre dune le :
[] je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilis ! Jai rompu avec la socit
tout entire pour des raisons que moi seul ait le droit dapprcier. Je nobis point ses
rgles, et je vous engage ne jamais les invoquer devant moi ! 1
Maurice Thorez percevait dj cette nature ambigu de la science dans les romans
verniens. En effet, celle-ci n'est pas encore en mesure d'apporter un vritable changement, et de
concrtiser ainsi cette utopie du progrs :
Vingt mille lieues sous les mers enflamma mon imagination. Je gotai moins les
aventures du capitaine Nemo que son caractre. Il reprsentait pour moi le gnie
formidable de la science qui transformera le monde et les hommes quand elle sera
vraiment au service du peuple. 2
Luvre de Jules Verne est principalement caractrise par les Voyages extraordinaires
et Romans scientifiques . Et cest certainement dans lcart entre ces deux caractristiques
que sexprime lutopie de ses romans, cest--dire dans lextrapolation quasi fantastique du
progrs scientifique et technique, et de ses machines relles.
1
2
Ibid., p. 110.
Maurice Thorez, Fils du peuple , d. Sociales, 1937, in Vingt mille lieues sous les mers, Les cls de
70
Jules verne a vcu dans une priode caractrise par la notion de progrs. Bien sr,
lvolution extraordinaire des sciences et techniques au XXe sicle explique galement lessor
de la science-fiction, car elle nourrit limagination des auteurs et offre un tremplin sans cesse
renouvel leurs hypothses. La principale caractristique de ses Voyages extraordinaires est
cet tonnant ralisme scientifique la base de nombreuses inventions. Considr comme le
pre de la science-fiction, Jules Verne a t le premier crire des romans scientifiques
danticipation . Il y a une trs grande capacit chez lui imaginer et crer des choses
relevant de la fiction. Cependant, il explique tout laide du progrs scientifique et technique
de son poque. Les faits et les ides quavanait Jules Verne ne relevaient donc pas de la
fantaisie comme certaines histoires de science-fiction moderne trs proches du fantastique, tout
tait toujours vrifiable, cest pourquoi il est plus juste dappeler nombre de ses uvres :
romans scientifiques danticipation .
Les voyages des rcits verniens continuent la tradition utopique, en ce sens quils
obissent une rgle fondamentale, qui pose la distanciation comme ncessaire pour sparer le
rel de lutopique. En explorant les frontires du monde, le voyage dplace invitablement le
rcit, et donc lhomme vers lutopie.
Observ travers le prisme de lutopie, cet crivain (Jules Verne) clbre qui na
jamais fait lobjet dune analyse approfondie de la part des spcialistes de la littrature
utopique, rserve des surprises. Des surprises qui concernent les stratgies fictionnelles
adoptes (modalits descriptives, techniques de dpaysement, stratgies dinsertion du
microcosme utopique dans la narration gographique), aussi bien que les contenus du
message utopique, qui bouleversent souvent les ides reues sur lidologie vernienne.
Dailleurs, il a t relev que luvre de Verne, stratifie et plurielle, se prte des
lectures renouvelant sans cesse lhorizon dattente du lecteur. 2
Jules Verne, La Maison vapeur, in Les romans des cinq continents , Paris, Omnibus, 2005, p. 873.
Nadia Minerva, Jules Verne aux confins de lutopie, Paris, LHarmattan, 2001, p. 13.
71
Cest en 1863 que parat le premier des Voyages extraordinaires, Cinq semaines en
ballon. Avec lui nat un genre nouveau, le merveilleux scientifique et technique, dont il montre
la marche inexorable du progrs. Les descriptions scientifiques et les Voyages extraordinaires
sont luvre dans ces aventures, videmment, imaginaires, mais celles-ci ont la particularit
dtre fondes sur la possibilit de vrification, et dapplication, des trs nombreuses
hypothses scientifiques contemporaines. Andr Laurie, concurrent et collaborateur de Jules
Verne, rendait ainsi hommage celui dont les rcits montraient la plus rigoureuse possibilit
scientifique 1 :
Avant les ingnieurs, il a dress le plan des sous-marins et des submersibles ; avant les
artilleurs, il a fondu les canons longue porte, avant les astronomes, il a explor les
mondes voisins. Ses vues hypothtiques sont restes si judicieuses que chaque anne
nouvelle nous en apporte la ralisation partielle. 2
Cela est valable pour le domaine de laronautique, Le ballon Victoria cest le Gant
du photographe Gaspard-Flix Tournachon, dit Nadar3, qui
russit la premire photographie arienne de Paris en 1858, et
dont la description dans De la Terre la Lune ne laisse aucun
doute quant lidentit du personnage :
Autoportrait de Nadar4
Ctait un homme de quarante-deux ans, grand, mais un peu vot dj, comme ces
cariatides qui portent des balcons sur leurs paules. Sa tte forte, vritable hure de lion,
secouait par instants une chevelure ardente qui lui faisait une vritable crinire. 5
Thophile Gautier cit par Nadia Minerva, in Jules Verne aux confins de lutopie, op. cit., p. 171
Un des hros de De la Terre la Lune (1865) et Autour de la Lune (1869) s'appelle Michel Ardan, anagramme
de Nadar.
4
72
De mme pour les autres aventures dcrites par Verne, son apport est considrable dans
ce secteur de la littrature dimagination. Que ce soit par la dcouverte des vieux mythes jamais
oublis, comme celui de lAtlantide grce au capitaine Nmo et son Nautilus, ou la ralisation
par lcrit du rve ternel de lhomme : voler, il parvient toujours le faire en respectant
scrupuleusement les donnes scientifiques de son temps :
Mais l encore, dans cette partie scientifique, sintroduisent des lments rels qui
viennent confirmer une fois de plus limmense connaissance que Jules Verne possdait
des milieux et des disciplines scientifiques les plus divers. 2
Suzanne Tenand, Les enfants du Capitaine Grant , in Europe, N spcial 112-113 : Jules Verne, avril-mai
1955, p. 116.
73
Un trait caractristique de limagination de Jules Verne est la place que lauteur accorde
aux machines. Elles apparaissent dans trois secteurs importants de la technique, les moyens de
transport (Cinq semaines en ballon, De la Terre la Lune, Vingt mille lieues sous les mers ou
Robur-le-conqurant), les armements (Les 500 millions de la Bgum, ou les armes de Nemo),
les moyens de communication (Paris au XXe sicle, La Journe dun journaliste amricain en
2890). Les moyens de transport et de communication se trouvent notamment dvelopps grce
la fe lectricit, et les nombreuses descriptions dans Vingt mille lieues sous les mers
illustrent les nouvelles possibilits que permet la matrise de cette puissante source dnergie,
avec en particulier cette invention mmorable, le Nautilus.
[...] Jexaminais avec un intrt facile concevoir la machine du Nautilus. Vous le
voyez, me dit le capitaine Nemo, jemploie des lments Bunzen, et non des lments
Rhumkorff. Ceux-ci eussent t impuissants. Les lments Bunzen sont peu nombreux,
mais forts et grands, ce qui vaut mieux, exprience faite. Llectricit produite se rend
larrire, o elle agit par des lectro-aimants de grande dimension sur un systme
particulier de leviers et dengrenages qui transmettent le mouvement larbre de
lhlice. Celle-ci, dont le diamtre est de six mtre et le pas de sept mtres cinquante,
peut
Le Nautilus est l'objet technique idal de Vingt mille sous les mers. Le rcit lui accorde
d'ailleurs trois chapitres dans lesquels l'auteur nous fait tout d'abord visiter le sous-marin, puis
nous dvoile ses moyens de propulsion et finit par rvler ses caractristiques techniques. Le
Nautilus est un objet d'orgueil pour le capitaine, c'est l un degr de science dont lui seul a le
secret, cet engin va permettre aux personnages de dcouvrir l'ocan encore inexplor par le
commun des mortels. Ds lors, on comprend que le Nautilus n'est pas un simple moyen de
transport, il est la matrialisation technique de la supriorit scientifique de Nemo sur la socit
occidentale, ainsi que le moyen d'accder au rve utopique pour Aronnax et ses compagnons :
74
Voil, monsieur. Voil le navire par excellence ! Et s'il est vrai que l'ingnieur ait plus
de confiance dans le btiment que le constructeur, et le constructeur plus que le
capitaine lui-mme, comprenez donc avec quel abandon je me fie mon Nautilus,
puisque j'en suis tout la fois le capitaine, le constructeur et l'ingnieur !
Le capitaine Nemo parlait avec une loquence entranante. Le feu de son regard, la
passion de son geste, le transfiguraient. Oui ! il aimait son navire comme un pre aime
son enfant ! 1
De plus, Jules verne a trait dans ses romans le thme de la mutation des valeurs dans le
monde moderne. Il a pressenti les transformations du comportement humain entranes par le
dveloppement considrable des moyens de communication. La place prpondrante de la
science, dans ses rcits, suffit le distinguer radicalement de tous les crivains du XIXe sicle
qui ont voulu, eux aussi, prsenter lextraordinaire et linsolite. Mais avec Jules Verne, nous
sommes bien aux antipodes du fantastique, tout est explicable, et rien nest impossible tant que
la science ne la pas interdit. Bien que teint dironie, le titre accompagnant lillustration cidessous de LAlgrie du dimanche 15 juin 1884 ( M. Jules Verne. Allant recueillir aux bonnes
sources des renseignements authentiques sur le monde sous-marin. 3) atteste dune certaine
caution scientifique, que lon accorde alors ses rcits.
1
Dessin librement inspir et ralis partir des descriptions du roman. Plus dun sicle aprs son invention, le
Nautilus continue fasciner de nombreux artistes.
3
75
Le moralisme industriel et social de Saint-Simon comme le rve communautaire de Charles Fourier restent
1
durablement pour Jules Verne la toile de fond dune socit de progrs.
Cest sans doute Saint-Simon que lcrivain devait sa grande confiance dans le
pouvoir de la science, capable ses yeux de changer tout le systme politique de la
socit. Fourier avait rvl lcrivain la grandeur du travail qui, libr de la contrainte
et de lexploitation, devient une cration. 2
Le voyage des savants, qui est le fait du XIXe sicle, est abondamment illustr par Jules
Verne. Mais il explique notamment que cette marche en avant ne se fait pas sans certaines
concessions. Par la voix de Nemo, il voque ainsi les ambiguts du colonialisme, et
limprialisme du savoir occidental qui suniversalise. La matrise des connaissances permet la
1
Jean-Paul Dekiss, Jules Verne. Le rve du progrs, Paris, ditions Gallimard, 1991, p. 70.
Cyrille Andreev, Prface aux uvres compltes, in Europe, N spcial 112-113, op. cit., p. 32.
76
conqute des continents, et cest pourquoi, quadrille par le savoir, la Terre est catalogue et
possde par lhomme occidental. Derrire les savants et les techniciens, ce sont les financiers
qui vont transformer cet imprialisme du savoir en imprialisme de lexploitation conomique.
Si les romans de Jules Verne ont pu enflammer limagination de certains, il existe pourtant un
doute quant lutilisation des nouvelles techniques, la finalit de ce progrs. Ce doute se
traduit par un certain scepticisme, voire un pessimisme, dans les propos du capitaine Nemo qui
prfre vivre en marge dune socit qui ne trouve plus grce ses yeux. Lutopie de la
transformation de la socit trouve une mdiation intressante dans un type de personnage qui
matrise les connaissances scientifiques et techniques, et qui clair par ce savoir, prend
conscience de ses limites. Nemo ne veut plus appartenir la socit des hommes : J'ai rompu
avec la socit tout entire pour des raisons que moi seul j'ai le droit d'apprcier. Je n'obis
point ses rgles et je vous engage ne point les voquer devant moi. 1 Exil de la Terre,
Nemo a choisi d'habiter la mer car :
() elle n'appartient pas aux despotes. sa surface ils peuvent encore exercer leurs
droits iniques, s'y battre, s'y dvorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais
trente pieds au-dessous de son niveau leur pouvoir cesse, influence s'teint, leur
puissance disparat ! Ah ! Monsieur, vivez, vivez au sein des mers. L seulement est
l'indpendance. L je ne reconnais pas de Matre. L suis libre. 2
Mme si les romans de Jules Verne traduisent, ds sa jeunesse (Paris au XXe sicle3),
un certain scepticisme quant lvolution de la socit, ses dernires uvres sont celles dun
crivain beaucoup plus pessimiste, et limage de son rival anglais, H.G. Wells, cest
dsormais avec une certaine inquitude quil entrevoit le cauchemar que pourraient entraner le
dtournement et le drglement dune science qui ne serait plus au service de cette utopie du
progrs.
Ibid., p. 118.
L'diteur Pierre-Jules Hetzel avait refus le manuscrit crit aux alentours de 1863. Il lui reprochait de trop
contraster avec loptimisme scientifique de Cinq semaines en ballon. En effet, Paris au XXe sicle est avant tout
un roman social o laventure ne trouve que peu de place. Ce roman a t dit que cent trente ans plus tard, en
1994.
77
Lultime voyage, dans luvre de Jules Verne, se situe dans le temps. En poussant ses
voyages au bout de cette dernire limite physique, aprs avoir explor terres, mers et airs, il
sinvite dsormais au pays de lutopie ralise. Cette dernire spculation utopique situe son
rcit dans un futur pour le moins inattendu, et pour cause, le progrs de la science et de la
technique ne semblent pas avoir permis la ralisation de la socit utopique telle quelle tait
espre au XIXe sicle. Des rcits tels que Paris au XXe sicle, La Journe dun journaliste
amricain en 2890, Amiens en lan 2000, Les 500 millions de la Bgum et Lternel Adam,
dcrivent le rendez-vous rat des conqutes technologiques avec un futur, non seulement,
dcevant, mais inquitant tant le culte dun progrs infini est devenu incontrlable. Ces romans,
nouvelles ou discours de Jules Verne continuent la tradition utopique en situant la cit
lpicentre de sa rflexion, la ville tant lespace par excellence o simbriquent et se ralisent
1
78
les diffrents aspects de la vie sociale. Lauteur nous entrane ainsi au sein de mtropoles et
autres modles urbains : Paris dans Paris au XXe sicle ; Universal-City dans La Journe dun
journaliste amricain en 2890 ; France-Ville et Stahlstadt dans Les 500 millions de la Bgum ;
Amiens dans Amiens en lan 2000 ou encore Milliard-City dans Lle hlice. Ces villes sont
autant de projections dans un futur o il sagit de questionner cet idal tant revendiqu au XIXe
sicle : En effet, si cest le propre de lutopie et de la dystopie dimaginer une altrit en
action, si le lieu privilgi de cette altrit est limaginaire de la cit, si celle-ci devient en
utopie lenjeu de tous les investissements idologiques et thiques, alors, les villes verniennes
intgrent de plein droit la spculation utopique/dystopique. 1 Cependant, noublions pas que
ces projections imaginaires proposent un deuxime niveau de lecture qui invite jeter un regard
critique, sur la socit contemporaine. Dans la tradition utopique, lailleurs idal tait compar
une ralit plus quinsatisfaisante, alors que Jules Verne, la manire dun mile Souvestre,
articule son rcit suivant les caractristiques de la dystopie, la ville nest donc pas prsente
comme un idal univoque. Et si le progrs de la science et de la technique amliore certains
aspects du quotidien, lcrivain ne cache pas son inquitude quant au sort de lducation dans
une socit domine par les sciences et laffairisme. De plus, la vie sociale est dcrite comme
rduite sa plus simple expression, celle-ci semble anantie par une ville dshumanisante, dans
laquelle le citoyen se trouve isol dans un quotidien uniforme et mdiocre :
La cit idale et la cit dystopique sont souvent au cur des proccupations de Verne
qui a reprsent plusieurs villes dans ses uvres. Puisque limaginaire de la cit se
dploie de faon exemplaire en utopie, lanalyse de cet aspect de lutopisme vernien
peut tre considre comme une tape centrale dans la reconstruction dune spculation
utopique qui oscille constamment entre deux ples de signe contraire, qui cultive lidal
et lui oppose sa dngation. 2
crit en 1863, Paris au XXe sicle est un rcit qui ne correspondait pas suffisamment
aux critres de loptimisme scientifique et de laventure extraordinaire, cest du moins la
position de lditeur Hetzel qui ne pouvait pas se rsoudre laisser lcrivain changer aussi
radicalement de ton, surtout aprs le succs de Cinq semaines en ballon. Pourtant,
lextrapolation de de Paris telle quil sera en 1960 est intressante plus dun titre. Cest le
tmoignage dun crivain attentif aux possibilits quoffre le progrs scientifique. Il anticipe
avec justesse les principaux traits de la ville au XXe sicle et les prouesses de la technique qui
1
Ibid., p. 22.
79
Les gestes quotidiens semblent bien facilits par les progrs de la science et de la
technique, la vitesse et le gigantisme sont consacrs dans un vritable culte du progrs, mais
Jules Verne prsente aussi un constat amer de l'tat des arts et lettres :
Michel parla du but de sa visite la bibliothque, et interrogea son oncle sur la
dcadence de la littrature.
La littrature est morte, mon enfant, rpondit loncle ; vois ces salles dsertes, et ces
livres ensevelis dans leur poussire ; on ne lit plus ; je suis ici gardien de ce cimetire, et
lexhumation est interdite. 2
De mme :
Que veux-tu, mon ami, nous en sommes arrivs l par la force des choses ; au
sicle dernier, un certain Richard Wagner, une sorte de messie quon na pas assez
crucifi, fonda la musique de lavenir, et nous la subissons ; de son temps, on supprimait
dj la mlodie, il jugea convenable de mettre galement lharmonie la porte, et
maison est reste vide. 3
Ibid., p. 82.
Ibid., p. 121.
80
Vritable roman danticipation, Paris au XXe sicle nous montre surtout que le
scepticisme tait dj luvre en 1863, cest--dire bien avant la guerre de 1870 ou la mort
dHetzel, qui auraient conduit lauteur, la fin de sa vie, une criture beaucoup plus
pessimiste dont ses derniers romans seraient le reflet. Cependant, Jules Verne naura pas le
loisir de dvelopper davantage cette vision pessimiste de lavenir avec Hetzel, en effet,
lditeur naura de cesse de garder lauteur de Cinq semaines en ballon dans cette veine
prometteuse et optimiste du voyage extraordinaire. Les textes sont ainsi souvent remanis, et
les personnages modifis, ce qui sera le cas, notamment, du capitaine Nemo, que lauteur aura
dfendu bec et ongles pour viter den faire un personnage trop lisse, mais certaines
concessions seront pourtant accordes son diteur.
Avec Les 500 millions de la Bgum (1879), la dystopie prend la forme de la ville de
Stahlstadt (La ville de lacier). Ce roman est une critique de lunivers capitaliste sans limites,
des machines qui imposent leur rythme des hommes insuffisamment considrs et privs de
libert. Les 500 millions de la Bgum montre un engagement de lauteur contre le militarisme
prussien, il nous donne voir le rsultat dun progrs industriel soumis lautoritarisme
germanique. De plus, si lon tient compte de la rgion dorigine du hros, lAlsace, on
comprend, la lumire de la dfaite de 1870-71, la porte politique dun tel rcit.
La description de France-Ville contraste avec celle de la ville germanique. France-Ville
est mene par des principes stricts qui sont organiss selon un dcalogue qui dtermine tous les
aspects de la vie quotidienne. Dirige par un conseil civique qui veille la paix et lharmonie,
lorganisation de cette cit utopique a pour finalit le bonheur de ses citoyens : Ce sera la Cit
du Bien-tre. 1 Lors dun discours devant le Congrs de Brighton, le docteur Franois
Sarrasin, personnage lorigine du projet de cette cit modle, fait le constat des conditions de
vie dsastreuses dans les grandes mtropoles urbaines :
Ce sont les conditions hyginiques dplorables dans lesquelles la plupart des hommes
sont placs. Ils sentassent dans des villes, dans des demeures souvent prives dair et de
lumire, ces deux agents indispensables de la vie. Ces agglomrations humaines
deviennent parfois de vritables foyers dinfection. Ceux qui ny trouvent pas la mort
sont au moins atteints dans leur sant ; leur force productive diminue, et la socit perd
ainsi de grandes sommes de travail qui pourraient tre appliques aux plus prcieux
usages. Pourquoi, messieurs, nessaierons-nous pas du plus puissant des moyens de
persuasion de lexemple ?
Jules Verne, Les 500 millions de la Bgum, Paris, Le livre de poche, 1998, p. 39.
81
Pourquoi ne runirons-nous pas toutes les forces de notre imagination pour tracer le
plan dune cit modle sur des donnes rigoureusement scientifiques ? 1
Digne des utopies sociales du XIXe sicle, si lon tient compte du rle du progrs dans
les rcits de Jules Verne, ce discours est un moyen dnoncer ce qui apparat comme une
vidence pour lauteur, le progrs des sciences et des technologies doit avant tout viser
lamlioration des conditions de vie de ltre humain : servir le progrs social. En comparant ce
tableau peu reluisant dune ralit quil critique un projet de cit idale, Jules Verne inscrit
son rcit dans la tradition utopique, son roman nest ainsi pas trs loign du discours tenu dans
LUtopie de Thomas More.
Ces rves, Jules Verne les partageait. Partisan du socialisme utopique, il estimait que
les dcouvertes de la science et les conqutes de la technique ouvrent la voie du progrs,
que ce sont elles, en fin de compte, qui conduiront lhumanit la terre promise de
lavenir o lhomme ne sera plus opprim par lhomme. Il dcrivait dans ses romans les
audaces inoues de la pense humaine, qui affirmaient de plus en plus le pouvoir de
lhomme sur la nature, et il voyait en elles pour lhumanit le gage dun avenir
lumineux. 2
Cest peut-tre l que se noue toute la problmatique du discours utopique chez Jules
Verne, que lon pourrait rapprocher des crateurs de modles utopiques et de ces cits idales.
Le progrs de la science et la technique devrait permettre la construction dun espace urbain
vou au bien-tre et la ralisation du bonheur. Pourtant, France-Ville et Stahlstadt vont
illustrer tout le contraire, et notamment le choix de lauteur de situer la cit idale hors de
linfluence du progrs.
Europe, N 595/596 - Spcial Jules Verne, Cyrille Andreev : Prface aux uvres compltes en U.R.S.S., op. cit.,
p. 28.
82
Les 500 millions de la Bgum est le rcit dune rivalit entre France-Ville et Stahlstadt,
deux villes voisines et construites grce un hritage commun, celui de la Bgum Gokool de
Ragginahra, la veuve dun rajah. La description de France-Ville, la cit du bien, utopie du
progrs civil, apparat dabord comme tant bien la reprsentation de cette cit idale :
12 Chaque maison sera isole dans un lot de terrain plant darbres, de gazon et de
fleurs. Elle sera affecte une seule famille. 3
9 Chaque chambre coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne saurait trop
recommander de faire de cette pice, o se passe un tiers de la vie, la plus vaste, la plus
are et en mme temps la plus simple. 4
1
Premire des dix rgles fixes pour la construction de chaque habitation particulire.
Ibid., p. 151.
83
Ibid., p. 152.
Ibid., p. 153.
Ibid., p. 153.
84
Dans le rcit, la fin dun article dune revue allemande, l Unsere centurie , dcrit
France-Ville avec un point de vue qui confirme lopposition latente entre les latins et les
germaniques :
Sil nous est permis, toutefois, dexprimer notre opinion sincre, nous navons quune
foi mdiocre dans le succs dfinitif de lexprience. Nous y apercevons un vice
originel et vraisemblablement fatal, qui est de se trouver aux mains dun comit o
llment latin domine et dont llment germanique a t systmatiquement exclu.
Cest l un fcheux symptme. Depuis que le monde existe, il ne sest rien fait de
durable que par lAllemagne, et il ne se fera rien sans elle de dfinitif. 1
Nous lavons vu, Stahlstadt est une ville qui fonctionne sur le modle dune gigantesque
usine, une usine qui, lchelle dune ville, est voue la production de masse de puissants
canons, symboles de perfection de lindustrie allemande. La puissance et la perfection de
Stahlstadt sont voques plusieurs reprises dans le roman, mme par des personnages opposs
la construction de ce type darmement. Mais la puissance de lindustrie et le progrs
technologique conjugus fascinent, cest notamment le cas lorsque Schultze (le Roi de lAcier)
prsente firement son canon gant Marcel (un Alsacien qui se fait passer pour un dessinateur
suisse) : Et quelle est la puissance de perforation de cette pice ? demanda Marcel, qui ne put
se retenir dadmirer un pareil engin. 2
Ibid., p. 117.
85
La grosse bertha2
1
Source de lillustration : Les canons de lapocalypse (Ce site est ddi aux canons hors du commun.) :
http://html2.free.fr/canons/index.htm
Bertha de 420 mm de type gamma, utilise notamment lors des bombardements de Namur et Anvers.
86
Ce canon qui prfigure lune des plus clbres pice sdartillerie de la Premire guerre
mondiale, la grosse Bertha, est une faon, dvoquer le danger de limprialisme allemand :
- Eh ! eh !... cela viendra cela viendra ! scria le Roi de lAcier. Nous voici dj
installs au cur de lAmrique. Laissez-nous prendre une le ou deux aux environs du
Japon, et vous verrez quelles enjambes nous saurons faire autour du globe !
[]
(Marcel) Je dois dire, ajouta-t-il aprs un instant de silence, que je ne crois pas beaucoup
cette conqute !
- Quelle conqute ? demanda Herr Schultze, qui ntait dj plus au sujet de la
conversation.
- La conqute du monde par les Allemands. 1
Le progrs prend une direction inattendue dans luvre de Jules Verne, il bnficie
dsormais au dveloppement dune gigantesque arme de destruction. Cest une volte-face de
loptimisme scientifique, le progrs est dshumanis et semble avoir perdu le sens que lui
attribuaient les rcits des Voyages extraordinaires.
Dtail sur leffet dune explosion du nouvel obus :
(Marcel) Quelle tait la nature spciale de ces obus ?
[](Schultze) Obus-fuse de verre, revtu de bois de chne, charg, soixante-douze
atmosphres de pression intrieure, dacide carbonique liquide. La chute dtermine
lexplosion de lenveloppe et le retour du liquide ltat gazeux. Consquence : un froid
denviron cent degrs au-dessous de zro dans toute la zone avoisinante, en mme
temps mlange dun norme volume de gaz acide carbonique lair ambiant. Tout tre
vivant qui se trouve dans un rayon de trente mtres du centre dexplosion est en mme
temps congel et asphyxi. Je dis trente mtres pour prendre une base de calcul, mais
laction stend vraisemblablement beaucoup plus loin, peut-tre cent et deux cents
mtres de rayon ! 2
Cette ville de lacier, usine gigantesque voue la ralisation des canons gants de
Schultze, est la cit industrielle concentrationnaire o les travailleurs sont rduits en
esclavage 3. Cest ici une anticipation du devenir, prs dun demi-sicle plus tard, de
Ibid., p. 119.
87
lindustrie allemande avec ses usines Krupp dans le bassin de la Ruhr. Si lauteur, en dtruisant
cette usine pour une reconversion industrielle dutilit sociale, propose une fin assez heureuse,
il reste que cette vision matrialise dune manire significative un pessimisme qui ne le quittera
plus. La mise en scne de lobjet technique du futur reste encore dactualit dans ce rcit, mais
lcrivain tourne dsormais son regard vers ce qui apparat comme une drive plus que
probable quant lutilisation de ce nouveau potentiel des fins belliqueuses. La conscience
dune socit affecte par un progrs mal employ transparat dans son criture, loptimisme
nest plus de rigueur et Jules Verne confronte ce progrs son avenir le plus sombre.
Voici une description de la ville de Stahlstadt :
[...] slve une masse sombre, colossale, trange, une agglomration de btiments
rguliers percs de fentres symtriques, couverts de toits rouges, surmonts dune fort
de chemines cylindriques, et qui vomissent par ces mille bouches des torrents continus
de vapeurs fuligineuses. Le ciel en est voil dun rideau noir, sur lequel passent par
instants de rapides clairs rouges. Le vent apporte un grondement lointain... 1
Ibid., p. 62.
88
On peut souligner que lillustration de Stahlstadt diffre nettement de celle de Franceville : ces deux villes semblent appartenir deux poques diffrentes. France-ville est peine
une ville, presque un village laspect bucolique o il fait bon vivre. Cest une ville qui
pourrait tre date une poque clairement et surtout, visuellement, prindustrielle. La
description de la Cit de lAcier et lillustration qui sy rapporte ne laissent aucun doute
quant la cible de lauteur, les dangers de la socit industrielle1. Dans une soumission et une
discipline militarises, la vie des ouvriers de Stahlstadt rappelle, et anticipe une clbre
illustration de cette nouvelle forme dalination par le travail :
De rudes gars pourtant, ces puddleurs ! Ptrir bout de bras, dans une temprature
torride, une pte mtallique de deux cents kilogrammes, rester plusieurs heures lil
fix sur ce fer incandescent qui aveugle, cest un rgime terrible et qui use son homme
en dix ans. 2
dshumanisation de la socit) sont trs proches de la ville dystopique telle quelle sera dcrite dans les romans
dystopiques de notre corpus.
2
89
Citoyens des Etats-Unis, dit-il, mon exprience est faite ; mais mon avis est ds
prsent quil ne faut rien prmaturer, pas mme le progrs. La science ne doit pas
devancer les murs. Ce sont des volutions, non des rvolutions quil convient de faire.
En un mot, il faut narriver qu son heure. Jarriverais trop tt aujourdhui pour avoir
raison des intrts contradictoires et diviss. Les nations ne sont pas encore mres pour
lunion. 1
Avec Une Ville idale : Amiens en lan 20002, Jules Verne garde un ton assez optimiste
lorsquil dcrit, dans un discours lu lAcadmie dAmiens, lavenir de cette ville. Mais la
projection en lan 2000 est un moyen dtourn pour voquer certains problmes de la ville, et
certaines descriptions relvent alors de la moquerie :
Je regardai. Une chausse, pave en cube de porphyre, coupait transversalement la
promenade !
Quel changement ! Ce coin dAmiens ne mritait-il plus le nom de petite Lutce ?
Comment ! on y pourrait passer, les jours de pluie, sans sembourber jusquau mollet ?
On ny pataugeait plus dans cette boue argileuse, si dteste des indignes
dHenriville ? 3
De mme, lauteur nhsite pourtant pas faire preuve dune certaine ironie quant
lvolution du got artistique, ce qui tait dj le cas dans Paris au XXe sicle :
La musique du 324e jouait un morceau, qui navait rien dhumain, mais rien de cleste
non plus ! L, tout tait chang aussi ! Aucune coupe musicale dans les phrases, aucune
carrure ! Plus de mlodies, plus de mesure, plus dharmonie ! Du filandreux sur de
lincommensurable, et dit Victor Hugo ! Du Wagner quintessenci ! De lalgbre
sonore ! Le triomphe des dissonances ! Un effet semblable celui des instruments qui
saccordent dans un orchestre, avant quon ne frappe les trois coups ! 4
Jules Verne, Une Ville idale, Amiens, ditions CDJV La Maison de Jules Verne, 1999.
Discours prononc par Jules Verne lAcadmie des sciences, belles-lettres et arts dAmiens le 12 dcembre
1875.
3
Ibid.pp. 16-17.
Ibid., p. 19.
Le discours sur la dgnrescence de lart est aussi prsent dans Nous autres, mais nous verrons que la finalit de
ce discours est tout autre.
90
Il y a cent ans, au moins, quon ne fait plus ni latin ni grec dans les lyces !
Linstruction y est purement scientifique, commerciale et industrielle ! 3
Mais le roman de Jules Verne qui illustrerait davantage ce changement de point de vue
est probablement Lle hlice (1895), o auteur dveloppe une rflexion sur lgosme
humain, celui de la bourgeoisie. Une bourgeoisie (habitants de Milliard-City) qui fait montre
dune incapacit totale faire preuve de solidarit et dhumanisme, ce qui empche toute
volution sociale positive dans un XIXe sicle fortement marqu par les utopies socialistes :
Vraiment ! quoi sert de possder des milliards, dtre riches comme des Rothschild,
des Mackay, des Astor, des Vanderbilt, des Gould, alors que nulle richesse nest capable
de conjurer la famine ! Sans doute, ces nababs ont le plus clair de leur fortune en
sret dans les banques du nouveau et de lancien continent ! Mais qui sait si le jour
Jules Verne est lu en 1888 au conseil municipal d'Amiens, sur une liste radicale-socialiste.
Discours prononc par Jules Verne lAcadmie des sciences, belles-lettres et arts dAmiens le 12 dcembre
91
nest pas proche, o un million ne pourra leur procurer ni une livre de viande ni une
livre de pain ! 1
La bourgeoisie, cible des critiques de Jules Verne, va donc mener sa perte cette belle
utopie matrialise par Standard-Island, cette le, symbole de la draison dune certaine lite,
marque la fin du rve du progrs chez lauteur. Les dernires lignes de ce roman refltent le
doute dun crivain qui transforme ce qui aurait pu tre un autre voyage extraordinaire, en un
cauchemar volant.
La Journe dun journaliste amricain en lan 28904 (1910 - dition posthume) atteste,
une fois de plus, la volont de lauteur de donner un ton moins optimiste ses rcits. Cet
authentique anticipation dvoile avec beaucoup dironie une journe dans le futur dune ville
amricaine, Universal-City, la nouvelle capitale des tats-Unis des deux Amriques. En fait,
cette trpidante journe du journaliste Francis Bennett est une savante critique de lomnipotente
socit amricaine de 1890, une critique ironique et acerbe de la science avide de dfier lusure
du temps. On y rveille, Nathaniel Faithburn, un partisan convaincu de lhibernation
humaine :
Jules Verne, Lle hlice, dition de 1916 numrise sur Gallica, chapitre XIII, pp. 296-297 (pp. 30-31 sur le
document pdf).
2
Ibid., chapitre XIV, p. 334 (p. 35 sur le document pdf - dernier paragraphe du roman).
Fortement inspire par Le XXe sicle de Robida, cette nouvelle est publie pour la premire fois en anglais, en
fvrier 1889, sous le titre In the year 2889, dans la revue amricaine The Forum. Souvent attribue Michel
Verne, le fils de Jules Verne, la version franaise du texte est pour de nombreux spcialistes, dont Daniel Compre
(auteur de la prface de La Journe dun journaliste amricain en lan 2890, Atelier du Gu, 1978), luvre du
pre. La traduction, en anglais, aurait t crite par Michel Verne, et son analyse, par Daniel Compre, semble
confirmer quil sagit bien l dun texte de Jules Verne, qui en fit une lecture lAcadmie dAmiens le 18 janvier
1891. (source : The complete Jules Verne bibliography, speeches : http://jv.gilead.org.il/biblio/speech.html#2).
92
La justice est rendue de manire arbitraire et inhumaine, ce qui nest pas sans rappeler la
situation actuelle des condamns mort aux tats-Unis :
Parfait. Et cette affaire de lassassin Chapmann ?... Avez-vous interview les jurs
qui doivent siger aux assises ?
Oui, et tous sont daccord sur la culpabilit de telle sorte que laffaire ne sera mme
pas renvoye devant eux. Laccus sera excut avant davoir t condamn
Excut lectriquement ?...
lectriquement, monsieur Bennett, et sans douleur ce quon suppose, parce
quon nest pas encore fix sur ce dtail. 2
La publicit est projete sur les nuages et se propage ainsi, selon un parcours itinrant,
un peu partout dans le ciel. Cette formidable volution du progrs technique au service des
moyens de diffusion du secteur publicitaire trouve pourtant une limite plus que prvisible, le
beau temps et ses jours sans le moindre petit nuage lhorizon :
Mais, ce jour-l, lorsque Francis Bennett entra dans la salle de publicit, il vit que les
mcaniciens se croisaient les bras auprs de leurs projecteurs inactifs. Il sinforme
Pour toute rponse, on lui montre le ciel dun bleu pur.
- Oui !... du beau temps, murmure-t-il, et pas de publicit arienne possible ! Que faire ?
Sil ne sagissait que de pluie, on pourrait la produire ! Mais ce nest pas de la pluie, ce
sont des nuages quil nous faudrait !... 3
Les hommes sont rduits l'tat de mcaniques, si bien qu'un jeune savant envisage de
fabriquer une crature humaine :
1
Jules Verne, La Journe d'un journaliste amricain en 2890, Villelongue d'Aude, Atelier du Gu, 1978, p. 57.
Ibid., p. 36.
93
Labsence dhumanit, comme dans les rcits prcdents, cest bien de cela quil sagit
dans La Journe dun journaliste amricain en lan 2890. Jules Verne explore la mtropole du
futur, il y trouve le progrs technique, de nouveaux modes de communication et de
dplacement, la puissance de llectricit et ses fabuleuses applications, cest une ville
modernise souhait. Mais cette mtropole est chaotique, cette vision dune socit futuriste,
moderne et technologique, est aussi celle dun monde qui clbre le succs individuel, celui de
Francis Benett, le magnat de linformation au pouvoir illimit. La dmesure et le gigantisme de
cette socit sont dcrits avec beaucoup dironie, lauteur relativisant ainsi le culte de la science
et de la technique triomphantes :
Francis Benett a pu btir son nouvel htel, - colossale construction quatre faades,
mesurant chacune trois kilomtres, (..) 2
Penchs sur leurs compteurs, trente savants s y absorbaient dans des quations du
quatre-vingt-quinzime degr. 3
Lun des astronomes du Earth-Herald venait de dterminer les lments de la
nouvelle plante Gandini. Cest seize cents millions, trois cent-quarante-huit mille,
deux cent quatre-vingt-quatre kilomtres et demi, que cette plante dcrit son orbite
autour du soleil, et pour laccomplir il lui faut deux cent soixante-douze heures,
quarante-trois minutes, neuf secondes et huit diximes de seconde.
Francis Bennett fut enchant de cette prcision. 4
Ce futur ne fait pas rver, cette vision est celle dun crivain qui jette un regard
sceptique sur lvolution de la socit amricaine, car pour Jules Verne LAmrique (les
tats-Unis) sont devenus la patrie dun imprialisme dtestable, et dune mcanisation
dshumanisante. 5
1
Ibid., p. 49.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 35.
Raymond Trousson, Le mirage amricain dans les utopies et les voyages imaginaires depuis la Renaissance ,
94
Cet autre regard sur la faillite du rve du progrs va encore beaucoup plus loin dans
une nouvelle intitule Lternel Adam. Cette uvre, assez mconnue par le grand public, nous
permet de dcouvrir un Jules Verne encore plus pessimiste, puisquil sagit, ni plus ni moins, de
lanantissement total de notre civilisation par un cataclysme. Lanne 1905 est celle de la mort
de Jules Verne et de la rdaction de sa dernire uvre Lternel Adam. Cette nouvelle ne parut
en librairie que cinq ans plus tard, en 1910, incluse dans le recueil intitul Hier et Demain.
Lternel Adam raconte une fin du monde, contrastant avec lesprit gnral de luvre de
Verne, toujours tourne vers loptimisme, lesprit dentreprise, la confiance dans lavenir.
Certains sont mme alls jusqu supposer qu la fin de sa vie, Jules Verne en tait mme venu
douter de la science. En effet, cet crivain, ainsi que nombre de ses successeurs, parat avoir
estim que la socit de son poque ne pourrait supporter le choc caus par des inventions trop
nouvelles, ou ne rsisterait pas un cataclysme naturel :
Au reste, il ne fallut pas plus pour que loptimisme de Sofr ft irrmdiablement
boulevers. Si le manuscrit ne prsentait aucun dtail technique, il abondait en
indications gnrales et prouvait dune manire premptoire que lhumanit stait jadis
avance plus avant sur la route de la vrit quelle ne lavait fait depuis: tout y tait,
dans ce rcit, les notions que possdait Sofr et dautres quil naurait mme pas os
imaginer - jusqu lexplication de ce nom dHedom sur lequel tant de vaines
polmiques staient engages. Hedom, ctait la dformation ddam, lui-mme
dformation dAdam, lequel Adam ntait peut-tre que la dformation de quelque mot
plus ancien. [...] Et peut-tre, aprs tout, les contemporains du rdacteur de ce rcit
navaient-ils pas invent davantage! Peut-tre navaient-ils fait que refaire, eux aussi, le
chemin parcouru par dautres humanits, venues avant eux sur Terre. 1
La civilisation, dont la mort est raconte par notre lointain descendant Sofr, est la ntre.
Jules Verne a certainement dout de la continuit indfinie du progrs scientifique. L'agonie de
la terre est un thme qui a souvent la faveur des vieux auteurs de science-fiction. L'voquer
c'est taler l'chec, l'impuissance, la dcadence, la foi perdue. Autant d'obsessions ngatives,
trangres l'uvre antrieure de Jules Verne. Aussi il n'est pas tonnant que son fils ait fait
prcder la publication posthume de l'ternel Adam (1910) d'un avis mettant en garde contre
... des conclusions plutt assez pessimistes, contraires au fier optimisme qui anime les
Jules Verne, L'ternel Adam, in Atlantides, les les englouties, Paris, Omnibus, 1995, pp. 212-213.
95
Voyages extraordinaires.1 Cet ouvrage inattendu et grinant surprend par une lucidit qui
cesse de vouer une confiance aveugle la science.
Loin dans le futur, le globe se trouve recouvert d'un vaste ocan qui entoure la seule
terre habite, une fois de plus une le : L'Empire des Quatre Mers. Au terme de sicles de lents
progrs, la civilisation a russi se hisser un stade relativement volu, et dont les habitants
sont trs fiers. Ce confort intellectuel s'croule le jour o Sofr, un savant, dont le savoir va jouer
le rle "ngatif" de dcouvrir la vrit sur leurs origines, grattant dans son jardin, dcouvre les
vestiges d'une civilisation plus volue - la ntre - dote de l'lectricit. La dcouverte de cette
civilisation provoque un bouleversement dans les certitudes de Sofr :
Eh quoi ! se disait-il, admettre que l'homme - il y aurait quarante mille ans ! - soit
parvenu une civilisation comparable, sinon suprieure celle dont nous jouissons
prsentement, et que ses connaissances, ses acquisitions aient disparu sans laisser la
moindre trace, au point de contraindre ses descendants recommencer l'uvre par la
base, comme s'ils taient les pionniers d'un monde inhabit avant eux ?... Mais ce serait
nier l'avenir, proclamer que notre effort est vain et que tout progrs est aussi prcaire et
peu assur qu'une bulle d'cume la surface des flots ! 2
On dcouvre ici une nouvelle conception du progrs chez Jules Verne, c'est un progrs
beaucoup plus fragile. Ici le progrs n'a pas empch l'homme de dtruire sa civilisation - peuttre y a-t-il mme contribu - ses "acquisitions" et "connaissances" ne lui ont pas permis de
construire une socit pacifique. En fait, le progrs scientifique ne s'est pas doubl d'un progrs
moral. En traduisant ce testament dune civilisation qui a disparu, alors que celle-ci tait
beaucoup plus volue que la sienne, Sofr, qui croit une volution continue de lhumanit,
dcouvre peu peu le funeste prsage qui semble vouer toute civilisation une fin certaine.
Cette constatation engendre chez Sofr un profond sentiment dimpuissance, car comme il le dit
la toute fin du texte c'est "nier l'avenir" que de croire l'impuissance de tout progrs.
Ce rcit, par la froideur du ton et le laconisme rsign de l'intrigue, occupe une place
particulire dans luvre de Jules Verne. Par l'angoisse qu'il traduit, les conflits intrieurs qu'il
recouvre, Lternel Adam, ramne des dimensions plus humaines un crivain qui s'est trop
Francis Lacassin, Les naufrags de la Terre , in L'Arc, spcial Jules verne , Aix-en-Provence, ditions
96
souvent retranch dans le confort d'un optimisme artificiel et bat. Les dernires lignes de ce
texte rsument parfaitement cette prise de conscience chez Jules Verne :
Mais le jour viendrait-il jamais o serait satisfait l'insatiable dsir de l'homme ? Le
jour viendrait-il jamais o celui-ci, ayant achev de gravir la pente, pourrait se reposer
sur le sommet enfin conquis ?...
Ainsi songeait le Zartog Sofr, pench sur le manuscrit vnrable.
Par ce rcit d'outre-tombe, il imaginait le drame terrible qui se droule dans l'univers, et
son cur tait plein de piti. Tout saignant des maux innombrables dont ce qui vcut
avant lui, pliant sous le poids de ces vains efforts accumuls dans l'infini des temps, le
Zartog Sofr-A-Sr acqurait, lentement, douloureusement, l'intime conviction de
l'ternel recommencement des choses. 1
L'ternel recommencement est bien une vision pessimiste du monde, Jules Verne remet
en cause la notion mme de progrs, et la conception, peu frquente dans le monde occidental,
dun temps cyclique est un coup fatal port ce rve du progrs quil entretenait dans ses
Voyages extraordinaires. L'homme, l'image de Sisyphe, s'vertuerait atteindre un certain
idal, cependant une fois cet idal atteint, sa chute serait irrmdiable :
Si Adam (ou Edom) voque le premier homme, le qualifier dternel renvoie, dans le
contexte du rcit, un recommencement sans fin. Adam ne commence pas, ne continue
pas, il recommence partir de zro sur les ruines dune Atlantide jamais perdue. 2
Ce "cycle infernal" est celui que nous fait dcouvrir Jules Verne dans ses dernires
uvres, dj dans L'Ile hlice (1895), il nous dcrivait la disparition d'une organisation
sociale modle, labore par des milliardaires d'outre-Atlantique. Exploite dans l'excs le plus
total, l'le est mise en pices et sombre dans l'Ocan. C'est ici l'image d'une civilisation que ses
propres contradictions entranent sa perte. Dans Face au drapeau (1896), un savant fou
invente l'explosif absolu qui pourrait anantir des millions d'hommes. Ce pessimisme s'est
encore accentu dans les romans posthumes. En effet, il semble que dans Lternel Adam, Les
Naufrags du Jonathan et L'Extraordinaire voyage de la mission Barsac, Jules Verne ait voulu
confier l'intgralit de son message, et celui-ci nous apparat dsormais un peu plus clairement :
l'ide de progrs a disparu de ses rcits, la science n'est plus apte aider l'homme, elle va mme
1
Ibid., p. 212.
Michel Fabre, Le Problme et l'preuve: formation et modernit chez Jules Verne, Paris, ditions LHarmattan,
2003, p. 180.
97
devenir un outil trs dangereux dans ses mains. Ces derniers romans sont chargs d'intentions
philosophiques, mais surtout ils illustrent l'invitable modification de l'utopie en son contraire :
l'anti-utopie.
En effet, dans cette poque charnire que constitue le passage du XIXe sicle au XXe
sicle, l'crivain est devenu plus lucide. La science, l'aube du XXe sicle, n'a pas tenu ses
promesses de progrs infini, ses plus grandes ralisations se retournent mme contre l'homme.
En rejoignant certaines de ses fictions, la ralit a du l'auteur, l'optimisme scientifique ne
correspondait alors plus son attente, en raction celui-ci s'est progressivement retourn contre
l'idal scientifique. L'utopie s'est donc logiquement mue en contre-utopie. Ds les premires
uvres de lauteur, l'invitable processus, qui devait altrer au fil du temps ses Voyages
extraordinaires, tait en marche. Contrairement linterprtation positive de lternel retour
chez Nietzsche, et de son rle slectif, chez Jules Verne, cest bien le mythe de Sisyphe qui
semble dominer dans ses dernires uvres : comment regarder vers lavenir et croire au
progrs, si tout nest que recommencement ?
Hritier des grands utopistes, Herbert George Wells est, selon lexpression de Joseph
Conrad, le raliste du fantastique 2. Considr, au mme titre que Jules Verne, comme lun
des pres fondateurs de la science-fiction, il a bti ses rcits sur un traitement particulier de la
science, celle-ci oscillant entre sa vision prophtique de lutopie socialiste venir, et un got
assum pour ce quil nommait des fantaisies scientifiques 3 dans la Prface aux romans
scientifiques . Frquemment compar Jules Verne cause de la proximit de leurs sujets,
Wells ne partageait pourtant pas cet avis gnral qui rangeait ses uvres ct de celles de
lcrivain franais :
Europe, H.G. Wells / Rosny an, N681/682, Roger Bozzetto, Wells et Rosny , janvier/fvrier 1986, p.6.
Traduit de Realist of fantastic , in Parrinder (Patrick), H.G. Wells, the critical heritage, London, 1966, p. 60.
3
Ibid., p. 46.
98
Une diffrence entre les deux auteurs que Jules Verne dveloppa en ces termes, dans
larticle de Gordon Jones : Jules Verne la maison:
Et parmi les auteurs vivants, qui prfrez-vous ?
C'est une question plus difficile, dit-il d'un ton pensif, et je dois rflchir
avant d'y rpondre. Je crois pouvoir dcider, dit-il aprs un moment. Il existe un auteur
dont l'uvre m'a toujours immensment plu du point de vue de l'imagination, et dont j'ai
suivi les livres avec un intrt considrable. Je parle de Mr H. G. Wells. Quelques-uns
de mes amis ont suggr que son travail suit des lignes assez similaires au mien, mais
ici, me semble-t-il, ils tombent en erreur. Je le considre, en tant qu'crivain de pure
imagination, mriter une louange trs forte, mais nos mthodes sont compltement
diffrentes. J'ai toujours cherch fonder mes prtendues inventions sur une couche de
faits vritables, et employer dans la construction de mes romans des mthodes et du
matriel qui ne dpassent pas entirement la limite des possibilits et des connaissances
contemporaines en gnie.
Prenez, par exemple, le cas du Nautilus. Tout compte fait, c'est un mcanisme
sous-marin n'ayant rien de compltement extraordinaire ni d'au-del des limites de la
vritable connaissance scientifique. Il monte et descend par des processus parfaitement
Ibid., p. 44.
99
Traduction de linterview de Jules Verne par Gordon Jones. Parue dans Temple Bar, Jules Verne at home ,
N129, Londres, juin 1904. Taduction de William Butcher et texte original complet disponible dans
lEncyclopdie de lAgora, ladresse internet suivante : http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jules_Verne
100
Wells ne situe pas son uvre dans la veine de lanticipation scientifique qui caractrise
celle de Jules Verne. Si lcrivain anglais caractrise les romans cits ci-dessus avec une
certaine justesse, on peut tout de mme penser que Lle du docteur Moreau (1896), quil
qualifie d exercice de blasphme juvnile 1, dveloppe une rflexion importante sur
lopposition des ides de nature et de culture. Lexamen de la socit isole du docteur Moreau
questionne lessence de lhumanit, la pertinence du discours scientifique dans ce rcit semble
donner raison aux critiques, qui classaient ce roman dans la srie des romans scientifiques .
Si, par rapport Jules Verne, la plume de Wells accorde plus de place llment fantastique,
la vision prophtique de lauteur comporte un indniable intrt scientifique. Les romans de
Wells sont remarquables par la faon dont lextraordinaire fait irruption dans un quotidien dun
ralisme parfaitement ordinaire. La Guerre des mondes (1898) est un exemple remarquable
dun esprit visionnaire dont le rcit semble anticiper certains pisodes qui vont marquer la
Premire guerre mondiale, mais qui a surtout eu le talent dexploiter le discours scientifique
dun point de vue dramatique :
Ces rcipients scrasaient en frappant le sol ils nexplosaient pas et sur le champ
dgageaient un norme volume de lourde vapeur couleur encre, qui senroulait et se
dversait vers le haut en un immense cumulus dbne, une colline gazeuse qui
sabaissait et se rpandait lentement sur la campagne environnante. Et le contact de cette
vapeur, linhalation de ses bouffes piquantes, tait la mort de tout ce qui respire.
101
Larticle intitul La Premire guerre mondiale, une guerre moderne, nous renseigne sur
lefficacit de cette nouvelle arme :
Au printemps 1915, une nouvelle arme est utilise pour la premire fois par les
Allemands, en Belgique, Ypres : le gaz. Lobus, en touchant le sol, libre un gaz
toxique qui provoque la mort dans les vingt secondes pour celui qui linhale (voir photo
ci-dessus). 2
Quelques annes auparavant, en 1879, dans les 500 millions de la Bgum, Jules Verne
avait aussi fait la description de la puissance destructrice du canon gant, et dans La Journe
dun journaliste amricain en 2890, il voquait aussi le potentiel des armes modernes, et leur
immense pouvoir de destruction :
Et puis, quoi bon des menaces ? La guerre est-elle possible avec les inventions
modernes, ces obus asphyxiants qu'on envoie des distances de cent kilomtres, ces
tincelles lectriques, longues de vingt lieues, qui peuvent anantir d'un seul coup tout
un corps d'arme, ces projectiles que l'on charge avec les microbes de la peste, du
cholra, de la fivre jaune, et qui dtruiraient toute une nation en quelques heures ? 3
Le progrs vhicule un curieux cortge au potentiel destructeur trs inquitant pour nos
auteurs. Wells sappuie sur des nouvelles thories pour son rcit, notamment celle de
1
Evguni Zamiatine, Le Mtier littraire : Herbert Wells , Lausanne, Lge dHomme, 1990, p. 72.
Ibid.
102
103
H. G. Wells, La Russie telle que je viens de la voir, Paris, ditions du progrs civique, 1921, p. 150.
Staline, Oeuvres, Tome XIV 1934-1940, Paris, Seconde dition franaise - Nouveau Bureau ddition, 1977,
p.20-36.
Ou le site internet suivant :
http://www.communisme-bolchevisme.net/download/Staline_Entretien_avec_H_G_Wells.pdf
4
104
Si Wells napprciait pas la pratique du pouvoir telle quelle tait exerce par Staline, et
si cette rencontre entamera ses espoirs socialistes, il resta toujours fidle son engagement
politique et une autre exprience du socialisme, une conception trs personnelle et un
engagement que lon retrouve chez le personnage de Graham et ce XXIe sicle sinistre dans
Quand le dormeur sveillera (1899) :
Le socialisme de Wells diffre des doctrines du mme nom qui lont prcd en ce
quil est quelque chose dautre, et aussi quelque chose de plus quun simple essai de
rajustement conomique. 2
On voit tout de suite quel est le point de dpart de Wells. Il ne saurait sagir, selon lui,
pour le socialisme de mettre un Eden la place dun Enfer : notre monde ne peut tre
lun et na jamais t tout fait lautre [] 3
105
Si les uvres de Wells sont, gnralement, teintes dun certain pessimisme quant
lavenir de la socit, lutopie de progrs est encore prsente chez ce militant socialiste, cest
une qute du progrs social quil pensait indissociable de la cration dun tat-Monde.
En 1922, Zamiatine saluait lengagement et le socialisme militant dans luvre de
Wells :
Wells nous montre avec une force de persuasion extraordinaire que la guerre
mondiale nest que la conclusion naturelle de tout syllogisme de la vieille civilisation ;
dans ces romans-l, Wells exhorte plus fort quailleurs les gens reprendre leurs esprits,
il les exhorte se souvenir quils ne sont pas anglais, franais, allemands mais quils
sont des individus, il les exhorte reconstruire la vie sur des principes nouveaux.
Ces principes nont pas t nomms jusquici. Mais le lecteur aura sans aucun doute
dj entendu ce qui na pas encore t dit voix haute : ce sont, bien sr, les principes
socialistes ; Wells, videmment, est socialiste 1
Les romans de Wells dmontrent une volont de multiplier les mises en garde contre les
dangers dune course incontrle du progrs scientifique qui menacerait la race humaine. La
pratique de la science par le docteur Moreau est un exemple saisissant. limage de lle de
Thomas More, lle de Moreau est un lieu qui aurait pu permettre ltablissement dune socit
utopique entirement voue au progrs social. Mais ce nest pas le projet du Dr Moreau, son le
apparat comme lexacte oppose dUtopia, la dmesure et le drglement tant luvre dans
ce qui ressemble alors une le-enfer.
Cette premire moiti de XXe sicle est pour Wells l're de la frustration . Dans les
rcits de science-fiction de cette poque, lvolution de lutopie va confirmer limportance du
pessimisme chez de nombreux crivains, ce qui nest pas sans rappeler une phrase au dbut de
La Guerre des mondes : Et dans les premires annes du XXe sicle vint la grande
dsillusion. 2. Ctait en 1898, le danger venait alors de Mars, mais est-ce que Wells
nanticipait pas la rponse la question du progrs scientifique et technologique dans sa qute
dune socit idale ? Une question qui, rtrospectivement, trouva rponse dans lpilogue de
son premier roman de science-fiction en 1895 :
Car la question avait t dbattue entre nous longtemps avant quil inventt sa
Machine avait des ides dcourageantes sur le Progrs de lHumanit, et il ne voyait
106
En 1933 :
Face aux cataclysmes rels, le monde na pas besoin de nouveaux cataclysmes
fantastiques. Ce jeu est termin. Qui a besoin des humeurs inventes de M. Parham
Whitehall, quand nous pouvons observer jour aprs jour M. Hitler en Allemagne ?
Quelle invention humaine peut se camper face aux farces fantastiques du destin ? Jai
tord den vouloir aux critiques. La ralit a pris une feuille mes livres et sest mise en
passe de me remplacer. 2
la fin de sa vie, Wells est un crivain durement marqu par les deux guerres
mondiales, et donc par lchec de la Socit des Nations. Ltat-Monde quil appelait de ses
vux na jamais vu le jour, ce qui nest certainement pas une mauvaise chose, puisquil
considrait que seule une certaine lite pouvait voter, et donc gouverner.
Dans sa dernire uvre, L'esprit moderne au bout du rouleau (Mind at the End of its
Tether, 1945), une rflexion aprs Hiroshima, Wells met lide que ce ne serait pas une si
mauvaise ide de remplacer l'espce humaine par une autre espce. Il crivait cette poque :
L'espce humaine est en fin de course. L'esprit n'est plus capable de s'adapter assez
vite des conditions qui changent plus rapidement que jamais. Nous sommes en retard
de cent ans sur nos inventions. Cet cart ne fera que crotre. 3
Ce regard noir pos sur lavenir nest pas lapanage de la science-fiction, car ce discours
pessimiste est principalement dvelopp par lun de ses courants : la dystopie. Ce courant
interroge lidologie du progrs du XIXe sicle, comme discours dominant, et son application
au XXe sicle, comme facteur de transformation de notre socit.
Les changements profonds apports par la rvolution industrielle nourrissent, par deux
voies contrastantes mais complmentaires, la rflexion utopique et lui assurent un lan
exceptionnel. Dune part, lillusion promthenne, celle davoir matris la nature et de
pouvoir crer par la technologie un monde nouveau [] Dautre part, la constatation
1
H. G. Wells in Europe, H. G. Wells/Rosny an, Prface aux romans scientifiques , op. cit., p. 48.
Cit par Julien Benda, in LEsprit europen, Boudry, Les ditions de la Baconnire, 1947, p. 287
107
Fortement imprgn par les idologies socialistes et le culte du progrs au XIXe sicle,
lutopie va affronter une situation indite au XXe sicle : la possibilit de sa matrialisation.
Les attentes sont immenses et les premires ralisations surprenantes, mais ce dbut de XXe
sicle est surout marqu par linaccomplissement des promesses entrevues la fin du XIXe
sicle. Ainsi, lusage cognitif du rcit par le lecteur est une question fondamentale lorsquil
sagit dinterprter les romans de science-fiction qui, bass sur une criture spculative qui se
pare des atours de la rationalit, cristallisent les imaginaires sociaux contemporains.
Robert Major, Jean Rivard ou lart de russir. Idologies et utopies dans luvre dAntoine Grin-Lajoie,
108
Madonna Desbazeille, Ouverture pour le XXIe sicle. Saurons-nous changer de cap ?, Paris, LHarmattan, 2009,
pp. 72-73.
2
Tzvetan Todorov, La Notion de littrature et autres essais, Paris, Seuil, Points , 1987, p. 36.
109
1. Le revirement dystopique
Il n'y a plus d'utopies... Il ne reste plus que des dystopies. Juste le contraire. Autrefois
l'anticipation tait rveuse : elle attendait demain "plus srement que le veilleur n'attend
l'aurore"... Mais aujourd'hui, un ressort est cass quelque part. On a dcroch la Lune.
Mais cela n'intresse plus personne... Alors, les lendemains glorieux, vous pensez ! Il
n'y a plus d'utopie. Plus de Thomas More, plus de Cabet ou de Campanella. La Cit du
Soleil n'illumine plus rien. L'avenir, c'est pas demain la veille. Il n'y a que des
lendemains qui grincent. Mins par les totalitarismes, puiss par une pollution
ravageuse. Il n'y a plus que des cauchemars qui coincent. Terre, y a ton cologie qui
fout le camp !... 2
Nous avons vu que le mot utopie, appliqu la socit, dcrit sous les formes les plus
diverses, un systme politique visant la perfection, instaur par l'homme son propre
avantage et caractris par son organisation minutieuse et sa rationalit intgrale. Une contreutopie, ou anti-utopie (ou "dystopie") sera donc une utopie " l'envers", o l'tablissement de la
perfection conduit finalement son contraire, o les moyens (espionnage permanent, suspicion,
eugnisme, puration, etc) prennent le pas sur les fins et tendent les disqualifier. Aprs la
Premire et la Seconde guerres mondiales, alors que s'rodent les valeurs et les certitudes de
l'Occident moderne, Zamiatine avec Nous Autres (1920), Huxley avec Le Meilleur des mondes
(1932), Orwell avec 1984 (1950) et Bradbury avec Fahrenheit 451 (1953) permettent au
courant dystopique de prendre une place particulire dans la littrature de science-fiction. Ces
rcits refltent une angoisse collective du pire qui est venir, un sentiment que Paul Valry
exprimait aussi pendant la Seconde guerre mondiale :
Nous autres, civilisations, nous savons prsent que nous sommes mortelles. () Et
nous voyons maintenant que nous sommes assez grand pour tout le monde. Nous
sentons quune civilisation a la mme fragilit quune vie 3
Louis-vincent Thomas, Anthropologie des obsessions, Paris, LHarmattan, 2000, pp. 164-165.
Stan Barets, Le Science-fictionnaire, Paris, ditions Denol, Prsence du Futur , 1994, p. 93.
Paul Valry, Regards sur le monde actuel, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Plade , 1957, p. 989.
110
Ernst Jnger, Hliopolis, Paris, LGF - Le Livre de poche biblio, 1988, p. 281.
Leonid Heller et Michel Niqueux, Histoire de lUtopie en Russie, Paris, Presses Universitaires de France, 1995,
p. 181.
111
en anti-utopie cause de la mise en application dune partie des thories utopiques du XIXe
sicle, et de la crise ne dune distorsion entre lespoir, les promesses de ces thories du progrs
et la ralit :
Lnergie atomique combien de fois des histoires avaient-elles montr quel monde
merveilleux et prospre serait celui o lon pourrait extraire de latome sa puissance
infinie ! Llectricit serait virtuellement gratuite et inpuisable. On pourrait
reconstruire le monde et, avec cette nergie, liminer la pauvret, faire du monde une
Utopie, et enfin grimper jusquaux toiles. Tout cela tait inclus dans lnergie
atomique, comme nous laffirmaient histoires aprs histoires, une nergie qui coulerait
des sources lmentaires de la Nature. La transmutation des lments nous serait
ouverte. Telles avaient t les promesses de lnergie atomique prvues par la sciencefiction. 1
Ainsi, Oedipe roi permettait Sophocle de dnoncer le despotisme et les drives des
gouvernants et du pouvoir, mais il faut relativiser cette charge critique, le despote ntait pas la
cible du pote, cest lexercice du pouvoir qui tait remis en cause, le portrait de ce dernier tait
gnralement plutt flatteur.
Donald Wolheim, Les Faiseurs dunivers, Paris, Robert Laffont, 1974, p. 14.
112
D'une manire gnrale la littrature grecque antique ne remet pas en cause les
fondements du pouvoir, elle se borne en dnoncer les excs. 1
Ainsi, dans une analyse lextrme limite de lanachronisme, ric Faye nous montre
que les romans anti-utopiques du XXe sicle ont une structure similaire en trois actes, qui
forme un ensemble comparable aux trilogies eschyliennes :
"- Acte 1 : entre en scne des personnages archtypaux et rencontre de l'"homme
rvolt" et de son grie. Naissance du sentiment de rbellion.
- Acte 2 : apoge de la rbellion. La conscience de la rvolte atteint sa pleine maturit.
- Acte 3 : la chute. Dans le face--face avec le totalitarisme2, l'homme rvolt est
harcel, bless, puis succombe ou fuit."3
progressivement de son tat de conditionnement : Non, je ny suis pas all (au Bureau des
Gardiens pour dnoncer I-330). Mais est-ce ma faute, est-ce ma faute si je suis malade ? , de
mme, D-503 dcide de ne pas donner de titre la note 11 (p. 69) : ... Non, je ne puis, il
ny aura pas de titre, tant pis ! , il ne donnera mme pas de justification concernant
Il ne faut pas comprendre ici totalitarisme dans son acception contemporaine. Eschyle ne pouvait pas dcrire
les aspects du totalitarisme comme les camps de concentration, la police politique, lorganisation dun parti unique
qui contrle ltat et qui sefforce dorganiser un contrle total de la socit, le dveloppement de la propagande
ou lembrigadement de la jeunesse. ric Faye utilise ce terme pour dcrire chez Eschyle, comme chez les autres
prsocratiques (Sophocle, Euripide et Xnophon), la dnonciation de la tyrannie. Ces auteurs voquaient ainsi
lide de justice, lorganisation de la cit et la qute dune meilleure forme de gouvernement. Cependant, il faut
bien admettre que lutilisation de ce terme pour voquer le pouvoir et ses excs chez Eschyle est vraiment trs
proche de lanachronisme.
3
113
Cest la dcouverte de
lamour. Par amour pour I-330, D-503 refuse le bonheur collectif de lOpration :
Ctait clair : tout le monde tait sauv, mais il ny avait aucun salut pour moi, car je nen
voulais pas. ; D-503 entre donc en rbellion aux cts des Mphis. Plus tard il va
dtruire lIntgral (p. 204), et surtout il sera deux doigts de tuer U en dfendant la
cause des Mphis : Lecteurs inconnus, vous avez le droit de me traiter de meurtrier. (p.
209).
- Acte 3 : Le face face final est celui de D-503 avec le Bienfaiteur. Dans notre
roman, lhomme rvolt (D-503) succombe la Grande Opration, en effet, D-503 va
tre la victime de ce lavage de cerveau, il va ainsi suivre le processus de tous les
citoyens vers la phase terminale du conditionnement du rgime totalitaire : On nous
attacha sur des tables pour nous faire subir la Grande Opration. Le lendemain, je me rendis
chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les ennemis du bonheur. Je ne
comprends pas pourquoi cela mavait paru si difficile auparavant. Ce ne peut-tre qu cause de
ma maladie, cause de mon me. (p. 228). Et comme cela est souvent le cas, I-330, la
jeune fille, qui est la source du changement chez D-503, est sacrifie la fin du rcit,
dans Nous autres elle est torture : On la mit ensuite sous la Cloche. Son visage devint trs
ple et, comme ses yeux taient grands et noirs, cela la rendit trs jolie. Quand on commena de
pomper de lair, elle renversa la tte et serra les dents en fermant demi les yeux. (p. 229).
description de Clarisse : Elle avait un visage menu, dun blanc laiteux, et il sen dgageait
une espce davidit sereine, dinlassable curiosit pour tout ce qui lentourait. Son expression
suggrait une vague surprise ; ses yeux sombres se fixaient sur le monde avec une telle intensit
que nul mouvement ne leur chappait. (pp. 23-24). Plus tard Clarisse influence Montag en
lengageant vers la voie de la rflexion : Puis elle parut se souvenir de quelque chose,
114
revint sur ses pas et posa sur lui un regard plein dtonnement et de curiosit. Est-ce que vous
tes heureux ? fit-elle. (p. 29). Cette simple question entrane un dbut de rflexion
chez Montag : Il ntait pas heureux. Il se rptait ces mots. Ils rsumaient parfaitement la
situation. Il portait son bonheur comme un masque, la jeune fille avait fil sur la pelouse en
lemportant et il ntait pas question daller frapper sa porte pour le lui rclamer. (p. 31).
Aprs cette phase de rflexion, Montag perd ses repres et sa foi dans la socit
totalitaire : Le monde entier qui se rpand en eau. Le feu qui jaillit en volcan. Tout qui se met
dvaler dans un grondement, en un torrent imptueux qui se prcipite vers le matin. Je ne
sais plus rien , dit-il, et il laissa fondre sur sa langue un losange dispensateur de sommeil.
(pp. 38-39). Enfin, devant sa femme, Mildred, Montag prend la dcision de sopposer
la loi la plus importante en lisant un des nombreux livres quil avait cach chez lui :
Voyons un peu de quoi il sagit , dit Montag. Les mots avaient du mal sortir tant il tait
intimid. Il parcourut une douzaine de pages au hasard et tomba finalement sur ce passage :
On a calcul que onze mille personnes ont bien des fois prfr souffrir la mort plutt que de
se rsoudre casser les ufs par le petit bout. (p. 98). Cette transgression, qui prend la
forme dune lecture de quelques lignes dun livre, est le premier acte irrversible de
Montag vers un tat de rbellion.
- Acte 2 : Aprs une prise de conscience douloureuse, Montag contacte un dissident
(Faber) pour quil linitie cette culture quil ne comprend pas : Les livres ntaient
quun des nombreux types de rceptacles destins conserver ce que nous avions peur
doublier. Ils nont absolument rien de magique. Il ny a de magie que dans ce quils disent,
dans la faon dont ils cousent les pices et les morceaux de lunivers pour nous en faire un
vtement. Bien entendu, vous ne pouviez pas le savoir, et vous ne pouvez pas comprendre ce
que je veux dire par l. (p. 115). La comprhension de sa socit va entraner Montag
sur la voie de la provocation, en lisant un pome devant les amies de sa femme, pour
lamener invitablement laffrontement de lautorit : le capitaine Beatty. Beatty est le
suprieur de Montag, mais il est bien plus quun suprieur hirarchique, il contrle le
comportement des pompiers sous ses ordres, et son rle est de maintenir ses hommes
dans lobissance totale des rgles de cette socit totalitaire : Bienvenue au bercail,
Montag. Jespre que vous allez rester avec nous maintenant que votre fivre est tombe et que
vous ntes plus malade. [] Sous le regard de Beatty, Montag eut limpression que ses mains
criaient leur culpabilit. [] Car ctaient ces mains qui avaient agi toutes seules, sans quil y
ait pris part, ctait l quune conscience nouvelle stait manifeste pour leur faire chiper des
115
livres, se sauver avec Job Ruth et Willie Shakespeare, et prsent, dans la caserne, ces mains lui
paraissaient gantes de sang. (p. 143).
- Acte 3 : la suite dune angoissante partie de poker joue contre le capitaine Beatty,
Montag semble perdu et il doit faire face, pour sa dernire intervention, sa maison
quil doit brler sur dnonciation de sa femme. Montag a donc tout perdu : son travail,
sa femme, sa maison et ses livres. La chute est proche, le face--face avec le
totalitarisme est violent et Montag est sur le point dtre littralement ananti lorsquil
dcide de retourner son lance-flammes contre Beatty : Montag ferma les yeux, se mit
hurler et se dbattit pour plaquer ses mains sur ses oreilles. Beatty se contorsionnait
interminablement. Enfin il se recroquevilla comme une poupe de cire carbonise, simmobilisa,
et le silence se fit. (p. 158). Ce sursaut de lhomme rvolt contraint Montag rejoindre
Nous autres et Fahrenheit 451 sont donc des rcits qui empruntent leur structure aux
tragdies classiques. Si nous pouvons retrouver cette structure dans le rcit de 1984, Le
Meilleur des mondes sen carte un peu, notamment cause de John le sauvage et Bernard
Marx, deux figures de lopposition aux motivations trs diffrentes, et pas toujours hroques si
lon se rfre celles de Bernard Marx. L o lemprunt la tragdie classique est intressant,
cest la mise en scne du destin tragique du hros dystopique, Promthe moderne en qute de
vrit, inspir par son Electre : I-330, Julia ou Clarisse.
laube du XXe sicle, la tradition utopique va trouver, dans le champ particulier de
lanticipation, un espace idal, cependant, les crivains de ce sicle vont donner une nouvelle
orientation aux textes utopiques, et ce nouveau courant sera celui de lanti-utopie.
Notons lintressante schmatisation de lutopie et de lanti-utopie par ric Faye :
utopie : ------------ 1a ------ * ------ 2a
anti-utopie : --------- 1b ------ * ------ 2b ------* 3b ------ 4b
* : grande csure (rvlation aux Bensalmiens1, etc...), apocalypse rdemptrice. Cest
lanne zro.
1
Rfrence La Nouvelle Atlantide de Francis Bacon. Des naufrags atteignent l'le de Bensalem. Ils y trouvent
une socit idale. Aprs de nombreux entretiens avec les Bensalemiens, les naufrags dcouvrent quau sein de
116
Bensalem se trouve une Fondation qui a pour Fin de connatre les Causes, et le mouvement secret des choses ; et
de reculer les bornes de lEmpire Humain en vue de raliser toutes les choses possibles. (p.72) Cette le
paradisiaque suscite lmerveillement chez les naufrags : Car en vrit, sil est en ce monde un miroir digne de
retenir le regard de lhomme, cest bien ce pays-l. (p. 62) in La Nouvelle Atlantide, ditions Payot, 1983.
1
117
En voquant le pouvoir de la science, les utopies du XXe sicle dcrivent surtout ses
effets menaants pour lespce humaine, et contraignants pour lindividu, ds lors quil est
utilis des fins politiques. Lutopiste moderne pose lincompatibilit fondamentale du
bonheur collectif et de la libert individuelle. Il laisse penser que la matrise du destin et la
cration dun univers dans lequel lhomme serait heureux et libre ne sont quune illusion, un
idal vain, alors mme que cet homme accrot son pouvoir sur la nature.
118
119
pour amonceler les cauchemars. Le XXe sicle est probablement le plus fcond en
visions d'enfers. 1
Lavnement du XXe sicle est aussi celui des ralisations concrtes de nombreuses
utopies, techniques ou politiques, du XIXe sicle, cette priode, celle de la premire guerre
mondiale, impose un constat terrible. La rvolution de 1917 et lavnement des rgimes
totalitaires en Europe vont entraner un profond bouleversement dans le rapport entre lart et
ltat. Dans le rcit danticipation, lutopie ralise va prendre la forme dun cauchemar, et
mme si lartiste doit dsormais servir la Rvolution, dans le cas de Zamiatine, lcriture de
Nous autres exprime son refus dune socit totalitaire qui prive lhomme de sa libert et qui
rduit lart une forme quasi arithmtique, un mode dexpression scientifiquement contrl o
lmotion na plus sa place.
Il (Zamiatine) constate, ds 1921, que les bons crivains se taisent, tandis que des
littrateurs agiles occupent le terrain. Dans Jai peur, son article le plus connu et le
plus explosif, il lance un avertissement : si ltat monopolise la parole, si les artistes
entrent dans les rangs des fonctionnaires, alors le seul avenir de la littrature russe,
cest son pass. 2
Mais ce qui importe dans ce courant dystopique qui merge au XXe sicle, cest lobjet
de ce rcit danticipation dystopique : lhomme. Le mouvement anthropocentrique du rcit
danticipation dystopique est une particularit remarquable de ce type de rcit, qui appartient au
vaste courant de la science-fiction, mme si la science-fiction ne fut baptise ainsi quen 1926
par Hugo Gernsback, mais nous savons que ce genre prexistait dj chez certains auteurs qui
participaient llaboration dun nouveau genre. Un indice va alors permettre de runir les
romans des pionniers de ce genre, au XIXe sicle, et ceux qui seront clairement identifis
comme appartenant la science-fiction au XXe, cest la place centrale de la science, do
lappellation de ce genre tel quil apparat dans le magazine Amazing Stories. Les romans de
notre corpus ne situent pas la science au centre des proccupations du rcit, et si nos dystopies
reclent de nombreuses inventions scientifiques, cest pour planter un dcor futuriste. Les
crivains de ces romans instrumentaliseraient-ils la science-fiction ?
Leonid Heller, Evguni Zamiatine ou la mtaphysique du combat , in Le Mtier Littraire, Lausanne, Lge
120
Il ne faut donc pas caractriser la science-fiction seulement par la spculation, car celleci ne rsiste pas toujours lpreuve du temps, aussi, faut-il dterminer plus prcisment un
autre facteur dimportance pour ce type de rcit : la distanciation. Cest principalement l que
se joue lcart entre le rcit de science-fiction et le rcit fantastique ou frique. La
distanciation a pour caractristique la dconnexion du monde rel, lunivers fictif propose une
situation diffrente par rapport notre monde social. Mais les uvres faisant lobjet de notre
analyse privilgient clairement la pertinence de la fiction spculative, notamment lorsquil
sagit de lanticipation.
Le rcit danticipation dystopique na pas pour vocation dentraner le lecteur dans le
domaine des extrapolations irrationnelles pour sinterroger alors sur la place de lhomme dans
lunivers. Le premier exemple de ce type de rcit, Nous autres, est lexpression dun auteur
dtermin dnoncer lemprise dun modle totalitaire sur la socit. Lhomme, D-503, est
bien au centre du roman de Zamiatine, il prend en charge le rcit dans un journal qui accorde
une trs grande importance, nous le verrons par la suite, lutilisation de la premire personne
du singulier : je . Si lhomme est au centre de la rflexion de Zamiatine, cest galement le
cas pour les autres auteurs de romans dystopiques, Bradbury va en effet permettre la
littrature de survivre dans la socit totalitaire de Fahrenheit 451 grce la mmoire de
l homme-livre , dernier dpositaire de lhumanisme. Il est aussi question de la mmoire
dans 1984. Le personnage principal du roman dOrwell, Winston Smith, tente frquemment de
se souvenir de son enfance, dun pass antrieur linstauration du rgime totalitaire :
Winston n'arrivait pas se souvenir Rien ne lui restait de son enfance, hors une srie
de tableaux brillamment clairs, sans arrire-plan et absolument inintelligibles. 1
Cette qute, rendue presque impossible par la falsification de toutes les archives,
Winston va la poursuivre en rdigeant, labri du regard de Big Brother, un journal, un acte
considr comme un crime par la pense dans cette socit totalitaire.
Enfin, Le Meilleur des mondes accorde aussi une place importante lhomme non
conditionn, John le sauvage. Dans ce roman, Huxley donne une vision pessimiste du futur en
dcrivant la confrontation de cet homme, n de faon naturelle dans une rserve primitive du
Nouveau-Mexique, et de cette socit technologique o leugnisme et le conditionnement un
bonheur obligatoire, grce au soma, sont luvre. Cest donc par lil dun homme qui a
chapp au conditionnement totalitaire que la description de Londres apparat au fil du roman,
1
121
et son opposition aux valeurs et rgles de la socit procde dun esprit clair par de
nombreuses lectures, notamment Shakespeare quil connat bien.
Fiction, N 123 spcial Bradbury, fvrier 1964, Ray Bradbury cit par William F. Nolan, Bradbury : Un pote
122
Lcriture de Ray Bradbury semble, premire vue, suivre le mme mouvement que les
rcits de Jules Verne. Le titre Les Chroniques martiennes suffirait nous en persuader.
Pourtant la lecture des nouvelles, il semble bien que l'auteur situe l'homme au centre d'une
rflexion sociale, espace plus favorable lcriture dystopique. Il n'y a pas de place pour les
digressions scientifiques et techniques dans le rcit, la science-fiction de Bradbury nous parle
avant tout de l'homme.
1.3.1. Les Chroniques martiennes et la place de lhomme dans la science-fiction
Bradbury, dans son rve potique, met fin au mythe de lextraterrestre hideux et
belliqueux. Ici, hlas, le rle est tenu par lhomme, colonisateur et mercenaire 2
Ibid., p. 37.
123
Dans les annes 40, le magazine tait le seul dbouch possible pour les auteurs qui
crivaient de la science-fiction. Par consquent, mme s'il est parfois arriv qu'un roman soit
publi en feuilleton, c'tait la nouvelle qui s'imposait comme forme d'expression tout crivain
de science-fiction dsireux de se faire publier. Et de fait, mme s'ils sont organiss selon une
chronologie prcise, lis par le sujet d'ensemble auquel ils se rattachent (linvasion
extraterrestre ou la colonisation de Mars), chaque rcit constitue un tout indpendant, cohrent,
pouvant se suffire lui-mme, et surtout, centr sur un argument bien prcis. Sarticulant
autour dun nouveau type de faits divers , ces rcits sapprochent de la nouvelle, au sens
journalistique du terme. Alors que nos dystopies dveloppent une rflexion sur des enjeux
sociologiques, la mme poque, la littrature de science-fiction est fortement marque par
lengouement populaire aux Etats-Unis pour cette variante de la nouvelle de 1920 1950, dans
des revues comme : Weird Tales, Amazing Stories, Science Wonder Stories ou Astounding
Stories, plus de trente revues relevant de ce genre existeront simultanment.2
Lanalyse de ces revues, et notamment leurs choix ditoriaux, doit permettre de mieux
comprendre les choix dcriture de Ray Bradbury, dans un genre quil va longtemps
reprsenter, alors que ses romans sont ceux dun auteur qui fait uvre de critique sociale et
politique. Souvent considr, et peut-tre raison, comme ntant pas un vritable crivain de
science-fiction, Bradbury sillustre certainement par dautres motivations que celles de certains
grands matres de ce genre, cela peut expliquer le choix de ce genre pour les autres auteurs de
nos romans dystopiques.
Les deux couvertures ci-dessous du magazine Weird tales nous montrent un couple aux
prises avec une pieuvre gante, ce qui nest pas sans nous rappeler lattaque du Nautilus par
une autre pieuvre gante, et un homme combattant une araigne gante laide dune hache.
Elles illustrent prcisment le contenu de ce magazine amricain : des rcits et nouvelles
destins un public attir par le fantastique, lextraordinaire ou lhorreur, cest--dire des
jeunes lecteurs cette poque. Ce contenu particulier est celui dun genre dfini aux tats-Unis
comme la fantasy ( imagination en anglais), un genre qui apparat comme une sorte de
prolongement moderne du genre littraire du merveilleux qui prend ses sources dans les rcits
mythologiques de lAntiquit (lIliade ou lOdysse) ou les romans merveilleux du Moyen ge
(les lgendes arthuriennes). Ces rcits et nouvelles ne cherchent donc pas imiter le monde rel
et, par consquent, ne proposent pas dexplication plausible au merveilleux.
1
2
Jacques Van Herp, Panorama de la science-fiction, Bruxelles, ditions Claude Lefrancq, 1996, p.78.
Ces revues sont rpertories (chronologie, sommaire et couverture) sur le site internet suivant :
http://www.noosfere.com/showcase/pulps__magazines_americains.htm
124
consacrer
davantage
lcriture
de
rcits
danticipation. Roman prcurseur de ce que sera la scientifiction dans Amazing stories, Ralph
1
Les illustrations des couvertures et le dtail de chaque numro de ce magazine peuvent tre consults sur le site
125
124C 41+ est une chronique de lan 2660 qui prsente la particularit de dcrire, parmi de trs
nombreuses anticipations, la tlvision ( tube plat que lon suspendra au mur), le
Tlphote (sorte de visiophone), le radar ou une usine nergie solaire :
Pendant presque toute la dure de lensoleillement, chaque case produisait 120
kilowatts ; on conoit donc facilement limmense quantit dnergie quelle pouvait
fournir. Lusine donnait ainsi New York tout ce quil lui fallait en nergie, lumire et
chaleur. Une moiti de ses installations satisfait aux besoins de la journe, tandis que
lautre moiti rechargeait les accumulateurs chimiques gaz qui servaient pendant la
nuit. 1
Ralph se dirigea vers une sorte de grand buffet do pendaient de nombreuses fiches.
Il planta lune de celles-ci dans une douille marque Opra National , manuvra
plusieurs leviers et manettes, puis il se rassit auprs de ses invits. Bientt, un gong
retentit, les lumires steignirent peu peu et, tout de suite, lorchestre attaqua
louverture.
Un grand nombre de haut-parleurs taient disposs prs de la scne, et lacoustique tait
si bonne quon aurait difficilement cru que la musique venait de lOpra National, six
kilomtres de l.
Louverture termine, le rideau se leva sur le premier acte. Au fond de la scne taient
rangs plusieurs centaines de tlphotes. Ils taient groups en sries, tous relis entre
eux si habilement quon ne distinguait ni rupture ni joint ; il en rsultait que tous les
objets apparaissaient sur la scne de lOpra se trouvaient projets en grandeur naturelle
sur le tableau densemble form par les tlphotes. Lillusion tait si parfaite tous
gards quon net gure imagin que les acteurs ainsi reprsents ne fussent pas de
chair et dos. 2
Pour de nombreux spcialistes du genre, Hugo Gernsback est considr comme le pre
de la science-fiction. Sa passion pour la technologie et la science et son got pour les rcits de
Jules Verne et H. G. Wells dlimitent un nouvel espace dans son magazine Amazing Stories.
Ds lors, de nouveaux auteurs, habitus la place quon leur laissait dans les magazines de
fantastique et horreur, vont sapproprier ce nouvel espace dexpression plus propice
lpanouissement de la science-fiction. Quant au terme de science-fiction, nombreux sont ceux
Hugo Gernsback, Chronique de lAn 2660 ou Ralph 124C 41+, in Satellite slection N11, N spcial 46, Paris,
Ibid. p. 46.
126
qui indiquent que cest en juin 1929, dans son nouveau magazine Science Wonder Stories,
aprs avoir abandonn la direction dAmazing Stories la mme anne, quil est utilis pour la
premire fois, dans lditorial du premier numro. Cependant, Mike Ashley, dans son ouvrage
The Time Machines. The story of the science fiction pulp magazines from the beginning to
19501. note que le terme anglais science fiction est apparu pour la premire fois en 1850, sous la
plume de lcrivain britannique William Wilson dans sa monographie intitule A Little Earnest
Book Upon A Great Old Subject.
The term science fiction had been used first by a British writer, William Wilson, in his monograph A Little
Earnest Book Upon a Great Old Subject (1851) and his dfinition is similar to that of Gernsback, () : Mike
Ashley, The Time Machines. The story of the science fiction pulp magazines from the beginning to 1950,
Liverpool, Liverpool University Press, 2000, p.1, note 3.
2
Scan de la page 137 de louvrage de William Wilson, A Little Earnest Book Upon A Great Old Subject, Holborn
127
De plus, Ashley indique, dans le mme ouvrage, que dans Amazing Stories Gernsback
ou peut-tre Sloane, lautre rdacteur du magazine, utilise le terme de science fiction dans
une rponse au courrier des lecteurs, alors que lutilisation du mot scientifiction tait encore
dactualit :
Interestingly Gersnback, or it may have been Sloane, had used the phrase earlier in
Amazing Stories. A reader wrote in complaining about the use of Jules Vernes old
stories, to which the ditorial response was that Jules Verne was a sort of Shakespeare
in science fiction (Amazing Stories, N1, 10 January 1927, p.973). The phrase, which
was so much easier to use than scientifiction, rapidly took hold and finally the genre had
a name. 1
Traduction :
De faon intressante Gersnback, ou peut-tre sagissait-il de Sloane, avait utilis
l'expression plus tt dans Amazing Stories. Un lecteur avait crit dans le courrier des
lecteurs propos de son utilisation concernant les vieux rcits de Jules Verne, la
rdaction ditoriale lui rpondit que ce Jules Verne tait une sorte de Shakespeare de la
science-fiction (Amazing Stories, N1, le 10 janvier 1927, p.973). L'expression, qui tait
tellement plus facile utiliser que scientifiction, a rapidement pris et finalement, le
genre avait un nom.
Si le mot science fiction nest donc pas linvention dHugo Gernsback, cest
lutilisation quil en a faite et la force avec laquelle il a su imposer ce mot, qui ont pu permettre
son mergence pour, enfin, donner un nom un genre, bien difficile dfinir, mais qui existait
depuis plus de trois dcennies. Dailleurs, le plus prestigieux prix de la science-fiction est un
hommage Hugo Gernsback, puisquil porte son nom, cest le prix Hugo.
http://books.google.fr/books?hl=fr&id=TykCAAAAQAAJ&dq=A+Little+Earnest+Book+Upon+A+Great+Old
1
Mike Ashley, The Time Machines. The story of the science fiction pulp magazines from the beginning to 1950,
128
Illustration : http://www.noosfere.com/showcase/wonder_stories_page_2.htm
Magazine lanc par le magnat William Clayton, et publi pour la premire fois en janvier 1930 sous le titre :
Astounding Stories of Super-Science. Le titre devient Astounding Stories en fvrier 1931 puis, sous la direction de
John W. Campbell, il devient Astounding Science Fiction. En 1960, Campbell change encore le titre en Analog
Science Fiction and Science Fact, aujourdhui ce magazine a pour titre : Analog Science Fiction and Fact.
129
compte
de
ltat
des
connaissances,
bref
tre
solidement
Cette exigence va imposer Campbell et son magazine comme linfluence majeure pour
les auteurs de science-fiction, limportance de la revue va considrablement se dvelopper
jusquen 1950. La priode allant de 1930 1950 est aujourdhui considre comme celle de
lge dor de la science-fiction. partir de 1950, le magazine va perdre de sa superbe cause
dun got malheureux de son rdacteur en chef pour la Dianetic de Ron Hubbard, qui devait
devenir quelques annes plus tard la Scientologie. Ds lors, le magazine va publier quasi
uniquement des rcits dinspiration scientifique , et il va perdre alors le contact avec le
monde de la science-fiction. Toutefois, de trs bons auteurs de science-fiction vont continuer
crire pour la revue, cest le cas de Robert Silverberg ou de Poul Anderson (qui a reu sept fois
le prix Hugo). La publication des deux premires sries de Dune (Frank Herbert) de 1963
1964, montre sa place encore importante dans les magazines de science-fiction.
Jacques Chambon, (dossier) Les Chroniques martiennes, Paris, Denol, 1997, p. 340.
130
La rputation de Ray Bradbury sest forge par de nombreuses publications dans des
magazines populaires, en crivant notamment pour la revue Weird Tales partir du numro de
novembre 1942. Mais ce qui fait la singularit de cet crivain, cest surtout lexpression, ds le
dbut de sa carrire, dune certaine revendication dans lcriture dune autre forme de sciencefiction dans ses rcits, une criture plus littraire :
Encore indcis, sans ligne directrice, Bradbury fait simultanment du trs bon et du
trs mauvais travail. Le type de science-fiction quil voulait crire, sans trucs ni science,
se heurtait lopposition inflexible des rdacteurs en chef. Le seul encouragement quil
reut jamais dun rdacteur en chef provenait de ceux des revues policires populaires.
Ceux des magazines de SF lui conseillaient de sadapter, dcrire selon une formule plus
standardise sil voulait vendre. 1
Ainsi, lorsque Ray Bradbury fait publier le recueil de nouvelles intitul Les Chroniques
martiennes, en 1951, nous sommes encore dans ce qui est considr comme lpoque faste de
la science-fiction. Tous ces magazines spcialiss, dans les annes 40, ont fix les
caractristiques dune science-fiction moderne, et ds leur publication en revue, Les
Chroniques martiennes de Bradbury apparaissent comme peu orthodoxes dans un contexte
o, sous l'influence de rdacteurs en chef comme John W. Campbell 2, les nouvelles devaient
suivre la rgle de la vraisemblance scientifique. Il est dailleurs intressant de constater que
cette influence est parfaitement illustre par lvolution des couvertures3 de ces magazines, les
dessins qui taient souvent proches dun imaginaire plutt associ au fantastique, subissent eux
aussi cette exigence de la vraisemblance scientifique. Cen est donc termin des pieuvres
gantes ou des araignes mangeuses dhommes, ce sont dsormais les robots, les fuses et les
stations spatiales qui illustrent la couverture de ces magazines.
Contrairement Jules Verne, il n'y a aucun souci de ralisme chez Bradbury, mme si la
dernire dition des Chroniques martiennes prsente un changement de datation dans la
chronologie. Les ditions dates de 1950 1990 faisaient commencer la colonisation de Mars
Fiction, N 123 spcial Bradbury, fvrier 1964, article de William F. Nolan, Bradbury : Un pote en prose
Jacques Chambon, (dossier) Les Chroniques martiennes, Paris, Denol, 1997, p. 340.
La comparaison des couvertures de ces magazines peut facilement se faire sur le site internet :
http://www.noosfere.com/showcase/pulps__magazines_americains.htm
Ce site propose en effet la visualisation de toutes les couvertures des magazines amricains (mais aussi franais)
de science-fiction.
131
Cit par Jacques Sadoul, in Histoire de la science-fiction moderne, Paris, Albin Michel, 1973, p 166.
132
Au bord de la mer morte de Mars, il y avait une petite ville blanche silencieuse.
Dserte. On ny voyait me qui vive. Des lampes solitaires brlaient toute la journe
dans les magasins. Les portes des boutiques baient, comme si les gens avaient dcamp
sans prendre le temps de les fermer cl. Des revues, apportes de la Terre le mois
prcdent par la fuse dargent, palpitaient, labandon, jaunissantes, sur des
prsentoirs mtalliques devant les drugstores silencieux. La ville tait morte. Ses lits
vides et froids. Nul autre bruit que le bourdonnement des lignes lectriques et des
gnrateurs qui continuaient de fonctionner tout seuls. [] En glissant une pice dans le
tlescope et en le pointant vers la Terre, peut-tre aurait-on pu voir la grande guerre qui
y faisait rage. Peut-tre aurait-on vu New York exploser ; Ou Londres, couvert dun
brouillard dun genre nouveau. Peut-tre, alors, aurait-on compris pourquoi cette petite
ville martienne tait abandonne. Lvacuation avait-elle t rapide ? Il suffisait dentrer
dans nimporte quel magasin et de dclencher louverture des tiroirs-caisses ; ils
jaillissaient dans un tintement de pices de monnaie tincelantes. Cette guerre sur la
Terre devait tre terrible 1
Les Chroniques martiennes peuvent se lire comme lexamen critique dun mode
d'existence, un discours gnral qui dnonce l"American way of life", le modle de rfrence
occidentale intelligemment transpos ces colons qui nous rappellent ceux qui ont colonis les
Amriques. Pour l'auteur des Chroniques martiennes, la conqute d'un nouveau monde
implique des responsabilits, et le monde occidental, si avanc soit-il sur le plan technologique,
n'est pas encore parvenu ce degr de maturit qui lui permettrait dacqurir le sens de ses
responsabilits. Bradbury laisse planer un doute sur lefficacit de laction civilisatrice d'une
socit amricaine toujours emptre dans des considrations raciales dun autre ge :
Samuel Teece n'en croyait pas ses yeux. "Bon sang, o vont-ils trouver un moyen de
transport ? Comment comptent-ils aller sur Mars ?
Les fuses, fit grand-papa Quatermain.
Pauvres imbciles. Et o les prendront-ils, ces fuses ?
Z'ont mis de l'argent de ct pour en construire.
Premire nouvelle.
On dirait que tous ces ngres ont gard le secret. Z'ont fabriqu leurs fuses tout
seuls, allez savoir o - en Afrique, si a se trouve.
Est-ce qu'ils en avaient seulement le droit ? s'emporta Samuel Teece en arpentant la
galerie.
1
Les Villes muettes , in Les chroniques martiennes, op. cit., pp. 269-270.
133
Cet tat des lieux du modle amricain est d'autant plus mis en relief par un rcit qui
souligne que les valeurs de civilisation sont du ct martien, notamment dans les premires
chroniques, "Ylla" et de "La nuit d't", o nous pouvons relever tout un jeu d'oppositions entre
Mars (silence, paix, srnit, cration artistique, noblesse et prennit des matriaux, accession
une spiritualit suprme) et la Terre (bruit, violence, agitation, production en srie, matriaux
industriels et rapidement uss, matrialisme) dessine une situation absurde, mais dont l'Histoire
offre de nombreux exemples, o le prtendu civilis fait figure de barbare et vice versa. C'est
ainsi qu'une chance de progrs est malgr tout offerte au barbare, comme, l encore, cela s'est
souvent produit dans l'Histoire. L'utopie martienne qui est voque en filigrane du rcit de sa
destruction finit par tre agissante et vite aux Chroniques martiennes de s'achever dans un
pessimisme sans espoir. Nous pouvons voir dans cette utopie martienne une relle
manifestation de lidal bradburien, mais aussi le tmoignage de lchec dune socit marque
par la course effrne au progrs technique et scientifique au dtriment du progrs humain.
Tout l-haut dans les airs , in Les Chroniques martiennes, op. cit., p. 189.
134
Paru pendant lt 1946, Le Pique-nique dun million dannes, texte qui formera plus
tard la conclusion des Chroniques martiennes, rvle un trs fort sentiment de dsenchantement
chez les personnages. Cest un texte nostalgique, voire ractionnaire, car tout le rcit, comme
dailleurs la plupart des autres uvres de Bradbury, dvoile un certain regret du pass, une
volont de retour aux modes de vie du sicle prcdent, et, paradoxalement pour une uvre de
science-fiction, la peur de la technique et la haine de la science. Cette peur de la science et ce
rcit mlancolique tourn vers le pass semblent prendre le contre-pied des anticipations du
roman scientifique vernien, mais ce dsenchantement rappelle un autre Jules Verne, celui qui,
dans ses dernires annes, est devenu plus pessimiste lorsquil voque, nous lavons vu, la fin
du progrs scientifique dans Lternel Adam, ou quand il dcrit avec ironie La Journe dun
journaliste amricain en 2890. Bradbury situe certes son rcit dans le futur, mais c'est au pass
qu'il renvoie la plupart du temps :
Il est temps que je vous mette au courant d'un certain nombre de choses. Je crois
qu'il serait injuste que vous restiez l'cart de tout a. Je ne sais pas si vous
comprendrez, mais il faut que je vous parle, mme si vous ne devez retenir qu'une partie
de mon discours.
Il lcha un feuillet dans le feu.
Je brle un monde d'existence, tout comme ce monde d'existence est en train de brler
sur la Terre en ce moment mme. Pardonnez-moi si je parle comme un homme
politique. Aprs tout, je suis un ancien gouverneur d'tat, honnte de surcrot, ce pour
quoi on m'en a voulu. La vie sur Terre n'a jamais pris le temps de donner quoi que ce
soit de bon. La science est alle trop loin et trop vite pour nous, et les gens se sont
retrouvs perdus dans une jungle mcanique, comme les enfants qui font tout un plat
des jolies choses, gadgets, hlicoptres, fuses ; ils ont mis l'accent sur les fausses
valeurs, sur les machines plutt que sur la faon de les utiliser. Les guerres sont
devenues de plus en plus dvastatrices et ont fini par tuer la Terre. C'est ce que signifie
le silence de la radio. c'est ce que nous avons fui.
[]
1
135
La Terre nexiste plus. Il ny aura plus de voyages interplantaires pendant des sicles,
cen est peut-tre fini jamais. Mais ce mode de vie sest rvl une faillite et sest
trangl de ses propres mains 1
Dans cet extrait, Bradbury fait le constat amer d'une socit avide de toujours plus de
progrs techniques, dun monde o l'honntet est devenue un travers qui drange. Le rle de la
science dans cette qute du toujours plus puissant et du toujours plus vite, est ici vivement
critiqu par l'auteur travers le personnage du pre qui dvoile le vritable objet de leur
voyage. Sous couvert de vacances, leur dpart pour Mars est en fait la fuite d'un monde qui
sautodtruit, dun mode de vie qui sest rvl une faillite et sest trangl de ses propres
mains ; la mtaphore est ici trs forte. Pour Bradbury, le manque d'une relle matrise de la
science a entran l'homme, et surtout la Terre sa perte. C'est ici une forme d'anticipation qui
diffre compltement de celle que nous donnait voir Jules Verne. En fait, le rcit de Ray
Bradbury dlaisse le discours scientifique si prsent dans le roman de science-fiction
jusqu'alors, pour s'intresser dsormais davantage l'homme et la socit humaine.
Le Pique-nique dun million dannes, qui est donc la fois la dernire des chroniques
martiennes, par la place quelle occupe dans le volume, mais galement la premire avoir t
crite, raconte trs sobrement lhistoire dun "pique-nique" dune famille terrienne sur Mars,
aprs la conqute, et qui rencontre au passage quelques ruines de constructions martiennes
vieilles dun million dannes. Les enfants de cette famille de terriens nont quune ide fixe,
apercevoir des Martiens, promesse du pre, ce quils nont de cesse de lui rappeler. Le pre, qui
sait (nous venons de le voir) que la Terre a t dtruite entre-temps dans un holocauste
atomique, leur montre leur propre reflet dans leau et leur dit :
- Les voil, dit papa. Il hissa Michael sur son paule et pointa un doigt vers le bas.
Les Martiens taient l. Timothy se mit frissonner.
Les Martiens taient l dans le canal rflchis dans leau. Timothy, Michael, Robert,
papa et maman.
Les Martiens leur retournrent leurs regards durant un long, long moment de silence
dans les rides de leau 2
Le Pique-nique dun million dannes , in Les Chroniques martiennes, op. cit., pp. 316-317.
Ibid., p. 318.
136
dune socit occidentale pour les progrs techniques et scientifiques. Il est vrai que la Seconde
guerre mondiale a boulevers les consciences. Les progrs techniques et scientifiques ont
montr leur efficacit faire, littralement, exploser la notion de progrs.
Allocution de Walter Dornberger, Peenemnde, le 3 octobre 1942. Officier allemand
qui a dirig les programmes des missiles et fuses dans les annes 30 et 40 :
Cette journe constituera, sans doute un tournant dcisif dans l'volution de la
technique. Non seulement notre fuse a pntr dans l'espace, mais, pour la premire
fois nous nous sommes servis de celui-ci pour relier deux points terrestres. La preuve
est faite que la fuse raction est un moyen de navigation dans l'espace. De mme que
l'eau, la terre et l'air, l'espace infini deviendra le thtre de liaisons intercontinentales et,
en tant que tel, acquerra une importance politique. Le 3 octobre 1942 est le dbut d'une
re nouvelle dans les transports : celle de la navigation spatiale !... Tant que durera la
guerre, le devoir nous commande d'acclrer la mise au point de la fuse en tant qu'arme
de combat. 1
Walter Dornberger, L'Arme secrte de Peenemnde : les fuses V2 et la conqute de l'espace, N122/123, Paris,
137
Les annes cinquante voient fleurir un style de science-fiction peu rpandu jusque-l, et
dont Ray Bradbury, Clifford Simak (Demain les chiens, Au carrefour des toiles) et Isaac
Asimov (Le cycle des Robots I, Robot, LHomme bicentenaire) resteront les prcurseurs.
Pour ces auteurs, il sagit de lancer un cri dalarme : la socit est au bord du prcipice. Ce
nest pas ici de lventualit dune guerre nuclaire, comme elle est voque dans Les
Chroniques Martiennes, mais la ruine morale et spirituelle qui inquite ces crivains. Cest la
socit industrielle et urbaine qui est vise, plus que tel ou tel rgime politique. Le pessimisme
marque leurs uvres, et lcrivain pose la question de la relle matrise de toutes ces
nouvelles inventions par lhomme.
Ces critiques sont nettement plus apparentes chez Bradbury que chez Simak. On
retrouve par exemple le thme de la puissance diabolique de la ville dans une nouvelle de
Bradbury, La Ville , dans LHomme illustr :
La ville dgagea des narines secrtes dans ses murs noirs et lair rgulirement aspir
souffla en trombe dans les profondeurs des conduits, travers des filtres et des
dpoussireurs, jusqu une srie de membranes et de toiles dlicates et argentes. 2
Grard Cordesse, La Nouvelle science-fiction amricaine, Paris, ditions Aubier Montaigne, 1984, p. 45.
Ray Bradbury, La Ville , in LHomme illustr, Paris, Denol, 1997, pp. 221-222.
138
Cependant, on ne peut pas considrer la science comme diabolique chez Bradbury, mais
celle-ci grise lhomme, qui ne semble pas possder la maturit et les capacits personnelles
ncessaires pour sen assurer la matrise totale. Lhomme nest pas encore en ge de contrler
une telle machine, et les enfants de cette nouvelle symbolisent lhumanit immature qui joue
avec des machines beaucoup trop dangereuses pour elle. Cest trs prcisment dans ce type de
rcit que nous trouvons lantimodernisme, il dcrit la dangerosit de lesprit scientifique,
notamment sa vocation utilitaire pousse lextrme, et par l son irrmdiable logique
antihumaine. Publi deux ans avant Fahrenheit 451, LHomme illustr est un recueil qui
propose, aprs Les Chroniques martiennes, une continuit dans lexploitation des thmes
propres lantimodernisme amricain dans la science-fiction, mais cette continuit est surtout
lillustration dune criture humaniste.
Nous lavons vu, les nouvelles des Chroniques martiennes ne reposent pas sur la
science et la technologie. Cela peut apparatre comme une attitude paradoxale lpoque de
Bradbury, en effet, aprs la Seconde guerre mondiale, les progrs techniques et scientifiques
furent si importants, quils ont entrain la socit occidentale vers de nouvelles conqutes,
illustres, pour certaines, par les visions contenues dans les romans de Jules Verne. En effet, la
socit contemporaine de Ray Bradbury qui voit le dbut de la conqute spatiale, celle qui
assiste aux progrs de laronautique (Avion-fuse X-1 qui dpasse la vitesse du son le 14
octobre 1947), et qui croit aux promesses de lextraordinaire potentiel des missiles V2,
technologie dsormais au service des Allis aprs la Seconde guerre mondiale.
Ray Bradbury, LHomme illustr, La brousse , Paris, ditions Denol, 1997, p. 24.
139
Avion-fuse X-11
http://avions.legendaires.free.fr/x1.php
2
http://www.forum-conquete-spatiale.fr/forum.htm
Pour limage :
http://www.forum-conquete-spatiale.fr/usa-f13/24-juillet-1950-1er-lancement-d-une-fusee-de-cape-canaveralbumper-8-t6316.htm
140
Ces nouvelles inventions vont stimuler limaginaire de nombreux auteurs de sciencefiction, et surtout merveiller une socit qui va progressivement tre entrane vers la qute de
ce nouvel "El dorado", ce nouveau dfi propos la science. Pourtant, seulement quelques
annes de la mise en orbite de Spoutnik (Le 4 octobre 1957) et du premier pas sur la Lune (21
juillet 1969), les rcits de Bradbury ne tmoignent pas de cette effervescence lie la conqute
spatiale de l'aprs-guerre. La science nest pas le centre nvralgique de ses rcits.
Dans L'Homme illustr (1951), la nouvelle intitule Kalidoscope voque pourtant
un rcit se droulant dans l'espace et un futur assez proche, ce qui laisserait donc penser que la
nouvelle en question aborde enfin le thme de la conqute de l'espace. Mais l encore le rcit
esquive ce thme pour aborder le seul qui l'intresse : l'Homme. Dans cette nouvelle, une fuse
explose dans lespace, non loin de la Terre. Ses occupants, des militaires, heureusement en
scaphandre, sont aussitt disperss et sloignent les uns des autres. Le premier moment de
dsarroi pass, ces militaires comprennent quils ne pourront pas tre sauvs, ils se savent donc
condamns et attendent linexorable chute vers la Terre. Le capitaine et son second, Hollis, sont
incapables de rassembler les hommes, mais ils cherchent tout de mme les rconforter.
Chaque militaire ragit diffremment : Stone cherche comprendre les causes de laccident ;
Stimson redoute la mort ; Lespre divague dans un monologue dpourvu de sens. La radio leur
permet de communiquer entre eux. Lme humaine se rvle dans ce moment dramatique, et le
vieil ennemi secret de Hollis, Applegate, qui a compris quil navait plus rien perdre, dvoile
ses sentiments, et profite de la situation pour avouer sa haine au capitaine et quelques mfaits
passs envers Hollis. Lespre rvle Hollis que sa vie a t plutt bien remplie, il pense avoir
tout eu, les femmes, largent, et le bonheur. Ce regard quil porte sur une vie bien remplie lui
permet daccepter son sort, et de considrer sa mort prochaine comme supportable. Cet aveu
fait prendre conscience Hollis que la sienne fut inutile et vide.
Touch par le dialogue entre Lespre et Hollis, Applegate revient sur ce quil leur a dit
et avoue alors quil a menti, proche dune mort certaine il tient se rconcilier avec ses
ennemis. Et tandis quils sloignent les uns des autres, perdent le contact radio et disparaissent
apaiss, Hollis se demande quelle ultime bonne action il pourrait accomplir pour compenser la
mdiocrit de toute son existence :
Et moi songeait Hollis. Que puis-je faire? Y a-t-il quelque chose que je pourrais faire
maintenant pour compenser ma vie terriblement vide? Si seulement je pouvais
accomplir une bonne action pour contrebalancer toute la salet que j'ai amasse durant
des annes et dont j'ignorais jusqu' la prsence en moi ? Mais il n'y a plus personne,
141
hors moi-mme, et comment ferais-je seul le bien ? Cela est impossible. Demain soir, je
me heurterai l'atmosphre terrestre. Je flamberai, songeait-il, et mes cendres
parsmeront les continents. Je servirai quelque chose, mais des cendres, ce sont des
cendres, elles sont un appoint pour le sol.
[]
Quand jatteindrai latmosphre, se dit-il, je me consumerai comme un mtore.
Je me demande si quelquun va me voir ?1
Sur Terre, prcisment, un enfant aperoit ltoile filante qui correspond la chute et
la mort de Hollis :
Le petit garon sur la route de campagne regarda le ciel et poussa un cri.
Regarde, Maman, regarde ! Une toile filante !
Fais un vu, dit sa mre. Fais un vu. 2
Ibid., p. 39.
142
Les mtores. Lair qui schappe de la fuse. Des comtes qui tentranent. La
commotion ; Ltouffement. Lexplosion. La force centrifuge. Trop dacclration.
Trop peu. La chaleur ou le froid, le soleil, la lune, les toiles, les plantes, les
astrodes, les plantodes, les radiations 1
Ces rcits abordent plus ou moins directement l'espace extraterrestre, mais lauteur
n'aborde ici pas autre chose que les thmes des relations humaines, la famille, le travail, la peur
de la mort ou la signification mme de notre existence. Cest notamment le cas de la premire
nouvelle dun autre recueil de Bradbury : Les Machines bonheur (nouvelles publies de 1949
1964), cette nouvelle, intitule aussi Les Machines bonheur , confirme limportance que
lauteur accorde aux rapports humains dans ses rcits. Les Machines bonheur , cest
lhistoire de deux prtres irlandais et deux prtres italiens qui discutent et se disputent en
regardant le dcollage de la premire fuse spatiale la tlvision. Certains considrent quil
sagit l dun vrai progrs pour lhumanit, et quil faut lencourager, les autres pensent que ce
premier voyage dans lespace est une dangereuse remise en question de lexistence de Dieu. Le
rcit d'anticipation est l'occasion pour Bradbury de projeter sa thmatique dans l'avenir, pour lui
les thmes restent les mmes dans le futur, il veut pourtant y chercher quelque chose. En effet,
la science-fiction ne se rsume pas seulement un cadre spatio-temporel dans lequel il
dveloppera les mmes rcits que les "romans classiques". Lauteur exploite alors un domaine
bien particulier de la science-fiction pour trouver ce quil cherche : lanticipation.
Comme nous allons le voir, lanticipation est un trait remarquable de la science-fiction.
Longtemps considr comme tant la seule manifestation srieuse de la science-fiction,
lanticipation se dmarque de certains rcits de science-fiction par une plus grande rigueur du
vraisemblable scientifique.
Ray Bradbury, LHomme de lespace in LHomme illustr, Paris, Denol, 1997, pp. 98-99.
143
Maurice Renard, Anticipations , Paris-Soir, 8 mai 1925 in Maurice Renard, romans et contes fantastiques,
Michel Prat & Alain Sebbah, Fictions danticipation politique, N 73, Eidlon - Cahiers du Laboratoire
144
Il apparat dans cette citation que lanticipation se dveloppe dans un espace facilement
identifiable. Les auteurs commencent par voquer l anticipation politique , puis, pour situer
lanticipation dans lhritage antique de lUtopie, ils parlent de cet espace imaginaire dans
lequel les rcits critiquaient les dfauts de la socit o les auteurs taient contraints de
vivre en dcrivant une organisation sociale juge parfaite . Enfin, la situation temporelle
du monde utopique est fixe depuis Louis-Sbastien Mercier, dans 2440, plus prcisment
dans le futur .
Les conventions de lanticipation sont, daprs Pierre Versins, plutt simples, voire
simplistes, exposer : Pour les anciens comme pour les modernes, il ny a pas de problme :
on y est comme a, sans explication ( Ctait le 3 juin 2704, etc) 1.
Dans Panorama de la science-fiction, Jacques Van Herp apporte une dfinition plus
complte de la situation de lanticipation dans la peinture des cits futures 2 :
Dans la peinture des cits futures, il faut distinguer trois dmarches : lanticipation,
lutopie, la contre-utopie. Lanticipateur dcrit un univers imaginaire, soit par
extrapolation des donnes de son poque, soit par prvision pure ou par jeu. Cest le
plus souvent la description dun nouveau monde technique et scientifique, plus rarement
de nouveaut sociale. Et, mme si cest le cas, ce nest pas le but essentiel de son
ouvrage. De plus, cet univers nest pas donn comme idal : cest souvent un monde
plus agrable que le ntre, mais toujours perfectible. 3
Cest une dfinition qui souligne exactement les caractristiques de La Journe dun
journaliste amricain en 2890, seule uvre danticipation de Jules Verne qui, pour Van Herp,
serait fort inspire de Robida, ce que rfute Roger Bozzetto qui, dans Fantastique et mythlogies
modernes, crit que :
Hetzel oblige Verne abandonner le romantique hros de Paris au XXe sicle (1864).
Ce roman pessimiste, dystopique, mettait en scne Michel, un pote que la socit
excluait peu peu, comme tous les potes et autres personnages non-rentables, de la vie
sociale, en promouvant lutilisation sans frein des machines ce qui entrainait la
machinisation des individus. 4
Jacques Van Herp, Panorama de la science-fiction, Bruxelles, Claude Lefrancq diteur, 1996, p.187.
Ibid., p.108.
145
Ces dfinitions sont justes si lon accepte que lanticipation, telle quelle est dfinie par
Van Herp, ne trouve sa place quau XIXe sicle, un sicle considr par Michel Prat comme
tant lge dor des anticipations politiques. En effet, si les utopies sinscrivaient dans
lintemporalit jusquau XIXe sicle, la rvolution insdutrielle change considrablement la
donne, et le futur, grce aux progrs de la science et de la technique, est porte de main, ou
plutt de limagination de lauteur. Ces ralisations du progrs sont matrialises dans un futur
si proche, que lensemble des problmes philosophiques et moraux poss expriment davantage
une obsession du prsent. Ds lors, sil appartient la science-fiction dtre subversive, cest-dire de suggrer de nouvelles structures sociales et de nouveaux modes comportementaux, le
choix de la vraisemblance rejoint la problmatique de lutopie, et lintrt philosophique dune
criture en dsaccord avec son poque :
Un livre sur lavenir ne peut nous intresser que si ses prophties ont lapparence de
choses dont la ralisation peut se concevoir. 3
Aldous Huxley (1946)
Lauteur ajoute, toujours propos de Jules Verne, dans les notes de la page 46 : Il na pu tre influenc par
Robida car Le Vingtime sicle, date de 1883.
1
Aldous Huxley cit par Lucien X. Polastron, in Livres en feu : histoire de la destruction des bibliothques, Paris,
146
147
Cest le cas de Louis-Sbastien Mercier, dont le narrateur dort 700 ans pour se rveiller en
lan 2440 :
Il tait minuit quand mon vieil Anglais se retira. Jtais un peu las : je fermai ma porte
et me couchai. Ds que le sommeil se fut tendu sur mes paupires, je rvai quil y avait
des sicles que jtais endormi, et que je me rveillai. Je me levai, et je me trouvai dune
pesanteur laquelle je ntais pas accoutum. Mes mains taient tremblantes, mes pieds
chancelants. En me regardant dans mon miroir, jeus peine reconnatre mon visage. Je
mtais couch avec des cheveux blonds, un teint blanc et des joues colores. Quand je
me levai, mon front tait sillonn de rides, mes cheveux taient blanchis []
En sortant de chez moi je vis une place publique qui mtait inconnue. On venait dy
dresser une colonne pyramidale qui attirait les regards des curieux. Javance, et je lis
trs distinctement : lan de grce MMIVcXL. 1
Pour Restif de la Bretonne, dans Les Posthumes (1802), le duc Multipliandre a transfr
son esprit dans le corps dun tre humain venir, puis aura une vision de lunivers futur jusqu
sa fin ; cest aussi le procd utilis par Pierre-Simon Ballanche, pour son cossais dans les
Visions dHbal, chef dun clan cossais (1831). En 1833, Charles Nodier, dans Hurlubleu,
grand Manifafa dHurlubire, fera faire un bond de 10000 ans son personnage, Berniquet,
celui-ci devra faire le rcit de son poque au grand Manifafa : Paris, vers lan de grce
1833 2.
Une autre particularit de ces romans est aussi quils tiennent un double discours. Le
narrateur sadresse gnralement un narrataire qui appartient la mme poque que lui, le
futur, alors que le discours de ce narrateur comporte des spcifications, videmment, ladresse
dun autre narrataire contemporain de la publication du roman :
Ds lors, ne soyons pas surpris de ce qui et tonn un parisien du dix-neuvime sicle,
et, entre autres merveilles, de cette cration du Crdit instructionnel. 3
Louis-Sbastien Mercier, LAn 2440 : rve sil en fut jamais, Nouvelle Edition, 1786, Tome premier, p. 19.
Jules Verne, Paris au XXe sicle, Paris, dition Le Club France Loisirs, 1994, p. 36.
148
- Votre Majest saura donc, reprit Berniquet profondment mu, comme il devait ltre,
de cette marque de bienveillante familiarit, que jhabitais il y a quelque dix mille ans une
espce de village malpropre, ftide, sottement btie et disgracieuse en tout point, construite
alors sur une partie de lemplacement qui a t occup depuis par les curies de vos nobles
icoglans, et qui se nommait Paris dans le patois de cette poque barbare. 1
Quant La Machine explorer le temps (1895) de H.-G. Wells, son moyen de voyager
dans le temps eut un immense succs grce sa fameuse machine, qui permet son voyageur
temporel daller dans le futur, mais aussi de revenir dans le prsent et dcrire ainsi le futur quil
vient de dcouvrir. La description de cette machine nous rappelle les fabuleuses machines de
Jules Verne, et leur justification scientifique :
(le Psychologue) Jaurais d y penser ; cest assez vident et cela soutient
merveilleusement le paradoxe. Nous ne pouvons pas plus voir ni apprcier cette
machine que nous ne pouvons voir les rayons dune roue lance toute vitesse ou un
boulet lanc travers lespace. Si elle savance dans le Temps cinquante fois ou cent
fois plus vite que nous, si elle parcourt une minute pendant que nous parcourons une
seconde, limpression produite sera naturellement un cinquantime ou un centime de
ce quelle serait si la machine ne voyageait pas dans le Temps. Cest bien vident. 2
Un autre auteur anglais, W. Olaf Stapledon, dans Les Derniers et les premiers (1930), se
sert de la tlpathie pour traverser le temps, et recevoir ainsi le rcit dun homme situ dans un
futur trs lointain. Dans La Cit des asphyxis (1937) de Rgis Messac (mort en dportation en
1944), un petit bourgeois du XXe sicle est projet dans l'espace-temps. Il se retrouve dans une
ville crpusculaire et suffocante : la cit des asphyxis. Un monde souterrain, un monde qui vit
littralement l'envers. Les philosophes passent tout leur temps rsoudre des mots croiss, les
musiciens sont sourds et les peintres aveugles, les fontaines ne distribuent pas d'eau mais de
l'air.
Si le voyage dans le temps a pu se satisfaire dimprobables pripties pour entrevoir le
futur, La vraisemblance simpose progressivement comme la rgle suivre pour ce genre de
rcit. Pourtant, si le progrs permet dexplorer le temps, ladoption dune certaine rigueur
scientifique et technique nentrane pas forcment la dcouverte de la socit idale, bien au
contraire.
Herbert-George Wells, La Machine explorer le temps, Paris, Gallimard, 1997, pp. 30-31.
149
Cest l encore le postulat qui sous-tend le rcit danticipation. LAn 2440, Rve sil en
fut jamais du pre de lanticipation, Louis-Sbastien Mercier, fut publi en 1771, mais le
contexte du rcit tait celui du personnage 700 ans plus tard. Et ce qui fait lintrt de ce genre
de rcit, lorsque nous les rapportons la tradition utopique, cest le regard que porte lauteur
sur la nouvelle socit telle quelle est vraisemblablement imagine dans le futur.
Les divergences entre le rcit de science-fiction et le rcit danticipation reposent
gnralement sur la place faite limaginaire par rapport la crdibilit. Une distinction interne
au genre lui-mme indique donc une diffrence selon que la science-fiction est sociale ou
mythique, la dimension temporelle revtira une importance constitutive ou servira seulement
1
150
Ce qui nest pas sans rappeler limmobilit du Temps et dautres ruines, dans les trois
derniers vers dune Ode de Nicolas-Laurent Gilbert, intitule Le jugement dernier (1773) :
Lternel a bris son tonnerre inutile ;
Et, dailes et de faux dpouill dsormais,
Sur les mondes dtruits le temps dort immobile. 2
Prvoir le futur, cest dj sassurer une mainmise sur le Temps. Mais lanticipation
pure et simple ne suffit pas la science-fiction. En fait, trois facteurs pourraient tre dgags,
qui, tout en tant subtilement imbriqus, sont sans doute les sources dinspiration de tous les
textes prcdemment cits : lexploration des terres nouvelles, les progrs des sciences et des
industries, et les tentatives ou espoirs, de btir une socit nouvelle.
Jean-Baptiste Grainville, Le Dernier homme. Ouvrage posthume par M. de Grainville, homme de lettres,
Seconde dition publie par Charles Nodier, Paris, Ferra et Deterville, 1811, p. 83 ; rdition, Slatkin reprint,
Genve, 1976.
2
Nicolas-Laurent Gilbert, Le Jugement dernier in Potes de Jsus-Christ, posies rassembles par Andr
151
Dans Nous autres, lidologie entretenue par ltat Unique svertue trier parmi les
illustres anciens ceux dont les travaux lgitiment et alimentent leur discours. Ainsi, D-503
nhsite pas de qualifier Taylor comme le plus gnial des anciens ,2 il na pas la mme
considration pour luvre de Kant : Comment ont-ils pu crire des bibliothques entires sur
un Kant quelconque et remarquer peine Taylor, ce prophte qui a su regarder dix sicle en
avant ? .3 La position de D-503 concernant Kant peut sexpliquer par le point de vue de ce
dernier sur limportance du phnomne rvolutionnaire quil explicite dans la citation cidessus. Le jugement de Kant sur le mouvement entran par la rvolution est en contradiction
avec les prceptes du rgime totalitaire de ltat Unique, D-503 explique notamment : - Parce
quil ne peut pas y avoir de rvolution. Parce que notre rvolution a t la dernire et quil ne
peut plus y en avoir. Tout le monde sait cela. . Cet extrait rvle lun des aspects du monde
idal tel quil apparat dans la socit de ltat Unique : limmobilisme idologique,
scientifique, social et artistique.
Emmanuel Kant, Le Conflit des Facults, Paris, Librairie philosophique, 1955, pp. 104-105.
Ibid., p. 44.
152
1. La socit utopique
Longtemps, les hommes ont rv de mondes utopiques, habits par des hommes
meilleurs. Certains ont voulu codifier cette rverie, et depuis Platon, nous connaissons
dinnombrables projets de cit idale. Lutopie ntait pas trs apprcie par le socialisme
scientifique, quil sagisse de Marx ou dEngels, les penseurs rvolutionnaires pensaient que
lutopie, dans la pratique littraire du XIXe, empchait toute forme de progrs social par la
qute dune socit idale mais irralisable. Lutopie impliquerait donc limpossibilit pratique
de ce progrs social en tant que processus politique et scientifique ralisable hic et nunc.
Cependant, maintenant que nous savons les limites et les consquences de lapplication du
socialisme, nous pouvons nous demander si les faiseurs dutopie, vouloir tout prvoir, tout
rgler et tout rglementer, ne fabriquaient pas, sans le savoir, et au nom du bonheur des
hommes, des mondes aussi totalitaires, aussi privatifs de libert, et surtout, aussi invivables.
153
Dans 1984, la vision de la socit future idale, promise par le progrs au dbut du
XXe sicle, est dcrite dans le livre de Goldstein. La lecture de ce livre ne fait que confirmer
les doutes de Winston sur la ralit historique de la socit de lOcania :
Dans les premires annes du XXe sicle, la vision d'une socit future,
incroyablement riche, jouissant de loisirs, discipline et efficiente, un monde aseptis et
tincelant de verre, d'acier, de bton d'un blanc de neige, faisait partie de la conscience
de tous les gens qui avaient des lettres. 4
Yvette Marin, Les Utopies de la ville, Presses Universitaires Franche-Comt, 2001, pp. 314-315.
154
Pour Zamiatine, la description de la cit, par son personnage D-503, illustre le mme
souci dune implacable gomtrie : Brusquement, ainsi que ce matin sur le dock, je compris
encore, comme pour la premire fois dans ma vie, je compris tout : les rues impeccablement
droites, le verre des chausses tout arros de rayons, les divins paralllpipdes des habitations
transparentes, lharmonie carre des rangs de numros gris-bleu. .1 Larchitecture
monumentalisme est luvre dans la ville de ltat Unique : lextrmit du boulevard, en
haut de la Tour Accumulatrice, laiguille de lhorloge rampait lentement, sans sarrtait une
seconde. La Tour, sa pointe bleue dans les nuages, beuglait sourdement en suant
llectricit. 2. Notons que lutilisation du verre comme principal matriau de construction de
cette ville sinspire de lutilisation des matriaux nouveaux : lacier et le verre.
Le discours de D-503 reprend aussi lide de Thomas More sur linutilit du voyage :
(D-503) Les hommes nont voyag dun bout lautre quaux poques prhistoriques, aux
temps des nations, des guerres, du commerce, de la dcouverte des deux Amriques. Qui,
lheure actuelle, a besoin de tout cela ? . Le voyage apparat dans cet extrait comme faisant
partie de lancien monde, il place le voyage sur le mme rang que la guerre ou la dcouverte
des deux Amriques, cest--dire quil est dfini comme acte du pass, et D-503 insiste donc
sur linutilit de voyager dans la socit de ltat unique. Il faut dailleurs noter que la ville est
ici un espace clos, la sparation de la ville avec le monde extrieur est matrialise par le mur
vert .
Ces cits "idales" ne le sont assurment pas pour l'homme, ce sont des villes pour un
individu qui n'existe pas, mais leur projet possde dj les caractristiques de la contre-utopie.
Dans la description des cits futures, il faut distinguer trois dmarches : lanticipation, lutopie,
la contre-utopie. Lanticipateur dcrit un univers imaginaire, soit par extrapolation des
donnes de son poque, soit par prvision pure ou par jeu. Le rsultat est le plus souvent la
description dun nouveau monde domin par la technique et la science, il est plus rare de
trouver une nouveaut sociale. Et, mme si cest le cas, ce nest pas le but essentiel de son
ouvrage. En outre, cet univers nest pas donn comme idal : cest souvent un monde plus
agrable que le ntre, mais toujours perfectible. Quant lutopiste, il nous propose le meilleur
des mondes possibles. En gnral, la part de la technique y est rduite et avant tout, ce monde
est fig jamais car, tant parfait, il ne peut tre amlior. Pour le contre-utopiste, lavenir est
sombre, plein de menaces, le monde de demain deviendra invivable et terrifiant, lhomme y est
Ibid., p. 189.
155
cras par la technique, par ltat, par le conformisme de lpoque, avec cette nuance
importante qui distingue la contre-utopie de lanticipation simplement pessimiste : cest au nom
du bonheur de lhomme quon ltouffe. Dans les cits parfaites, vivre ne requiert plus aucune
forme de choix : il suffit de se plier aux rgles plus ou moins arbitraires, plus ou moins
complexes, pour tre heureux, sans avoir lutter ou penser. Le bonheur rsulte du respect
inconditionnel des rites et des formules, et non de la valeur personnelle : japerois travers
les murs dautres moi-mme, avec ma chambre, mes vtements, mes mouvements, rpts
mille fois. Cela vous fait du bien, on voit quon est la partie dune unit immense et puissante.
Et cest dune telle beaut : pas un geste, pas une flexion, pas un mouvement inutile ! 1. D-503
prouve ici une quitude dans la gestuelle collective de la vie quotidienne, le bonheur est tout
simplement atteint loccasion de ces manifestations banales, mais ltat unique a organis
tous ces gestes en une forme de ritualisation collective qui suscite un tat de satisfaction
conditionn chez celui ou celle qui y prend part.
Lieu propice au dveloppement dun grand nombre dutopies, la ville lest plus encore
des systmes totalitaires voqus, dcrits dans les anti-utopies. Pour ric Faye la ville est le
biotope des systmes totalitaires .2 La ville constitue un espace clos idal pour lexercice dun
pouvoir totalitaire, la structure gomtrique, par opposition au chaos de la nature, permet
ltablissement de structures de type militaire dont le but est le contrle de chaque individu.
Dans la ville de Nous autres, une caractristique de son architecture constitue le symbole de la
dpersonnalisation de lhomme, cest lutilisation du verre comme principal matriau de
construction. La disparition de lintimit participe lavnement dun homme dsensibilis
dans cette socit. De plus, le conditionnement de lindividu accepter de baisser ses stores
deux heures par jour, les heures personnelles, pour se livrer une mcanisation du rapport
sexuel, montre bien ltendu du contrle de ltat Unique sur cet individu. La matrise de
lespace urbain est donc un enjeu primordial pour ltat, il permet le contrle du citoyen et il
matrialise les exigences du pouvoir.
Cependant, dans Le Meilleur des mondes, le contre-modle lespace clos et organis
de la ville est la Rserve, qui regroupe les hommes qui vivent en-dehors de la civilisation,
ltat sauvage :
(Bernard Marx) ...environ soixante mille Indiens et mtis... absolument sauvages...
nos inspecteurs visitent de temps en temps... part cela, aucune communication, quelle
1
Ibid., p. 19.
156
qu'elle soit, avec le monde civilis... conservent leurs habitudes et leurs coutumes
rpugnantes... le mariage, si vous savez ce que cela veut dire, ma chre demoiselle; la
famille... pas de conditionnement... des superstitions monstrueuses... le Christianisme, et
le totmisme, et le culte des anctres... des langues teintes, comme le Zuni, l'Espagnol,
l'Athapascan... des pumas, des porcs pics, et d'autres animaux froces... des maladies
contagieuses... des prtres... des lzards venimeux... 1
Dans nos rcits dystopiques, le pouvoir totalitaire ne sexerce pas hors de la ville, et les
descriptions de la nature en font un espace idal, dans lequel lhomme retrouve son humanit,
et o le feu retrouve une fonction plus naturelle, notamment lorsque Montag finit par rejoindre
la communaut des Hommes-livres dans Fahrenheit 451 :
Ce frmissement, la conjugaison du blanc et du rouge... c'tait un feu trange parce
qu'il prenait pour lui une signification diffrente.
Il ne brlait pas ; il rchauffait !
Il vit des mains tendues vers sa chaleur, des mains sans bras, cachs qu'ils taient dans
l'obscurit. Au-dessus des mains, des visages immobiles qu'animait seulement la lueur
157
dansante des flammes. Il ignorait que le feu pouvait prsenter cet aspect. Il n'avait
jamais song qu'il pouvait tout aussi bien donner que prendre. Mme son odeur tait
diffrente. 1
Ces exemples nous montrent que la recherche du bonheur terrestre place la cit utopique
dans une vision peu progressiste. On retrouve ici le sens premier de lge dor, passiste et
pessimiste, car il dcrit un tat de la socit dfinitivement perdu, et que lon peut opposer la
vision optimiste et progressiste du mythe partir du XVIIe - XVIIIe, qui situe cet ge dor dans le
futur de lhumanit. Tourn vers le pass, ce regard exprime la nostalgie dun moment mythique,
un tat social qui permettait lhomme de se raliser. Ces remarques nous renvoient la notion de
culture, et notamment comment la ralisation de lutopie transforme lhomme.
158
159
Lemprise de ltat sur lhomme utopique est sans limites, dans lexemple ci-dessus, le
citoyen ne peut tre que convaincu par un systme qui lui permet de garder sa dignit jusqu dans
sa mort, alors quil est plus certainement question de rendement et de la charge, charge luimme et aux autres , quil reprsente dsormais pour la socit. Leuthanasie apparat ici comme
linstrument garant de lordre social, prservant la socit de charges inutiles et respectant la
dignit de ces charges. Lhomme utopique est donc libr de sa propre mort qui, dune
responsabilit individuelle, est soumise la collectivisation organise par ltat. Mais collectiviser
linluctable a une autre finalit, cest vacuer des consciences la question de la transcendance.
Ainsi, dans Le Meilleur des mondes, la dose quotidienne de soma et le conditionnement permettent
daccepter tranquillement son sort, et viter langoisse du dernier moment :
Le conditionnement pour la mort commence dix-huit mois. Chaque marmot passe
deux matines par semaine dans un Hpital pour mourants. On y trouve tous les jouets
les plus perfectionns, et on leur donne de la crme au chocolat les jours de dcs. Ils
apprennent considrer la mort comme une chose allant de soi. Comme tout processus
physiologique. 2
Dans Nous autres, D-503 semble mme dsirer limminence de sa mort : La mort sera la
dissolution la plus complte de moi-mme dans lunivers. 3. De mme, dans 1984, OBrien fait la
description de ce citoyen totalement conditionn :
Il (Winston) prvoyait ce que dirait O'Brien. Que le Parti ne cherchait pas le pouvoir
en vue de ses propres fins, mais pour le bien de la majorit ; qu'il cherchait le pouvoir
parce que, dans l'ensemble, les hommes taient des cratures frles et lches qui ne
pouvaient endurer la libert ni faire face la vrit, et devaient tre dirigs et
systmatiquement tromps par ceux qui taient plus forts qu'eux; que l'espce humaine
avait le choix entre la libert et le bonheur et que le bonheur valait mieux ; que le Parti
tait le gardien ternel du faible, la secte qui se vouait au mal pour qu'il en sorte du bien,
qui sacrifiait son propre bonheur celui des autres. Le terrible, pensa Winston, le
terrible est que lorsque O'Brien prononait ces mots, il y croyait. 4
160
Voici donc lHomme utopique, citoyen modle dbarrass de toute forme de responsabilit
individuelle. En faisant abstraction de lui-mme, ce citoyen est garant de luniformit sociale et du
bon fonctionnement de cette socit parfaite, mais cet archtype social voque un idal
principalement collectif.
Ibid., p. 212.
161
162
Cette priode est celle des utopies rvolutionnaires qui apportent, au dbut de la
rvolution, une nergie nouvelle. Lcriture de lauteur ne semble plus avoir dautre rle que
celui de se complaire dans le culte de la Rvolution et du Proltariat., mais lengagement
potique et existentiel rvle nanmoins une brillante coalescence du potique et du politique.
Dans Le Proltaire volant (1925), Maakovski participe la propagande de la Rvolution :
Lanne 1925. Jai crit un pome de propagande, Le Proltaire volant. 3 Le prambule nous
renseigne sur limportance pour le pote de se rattacher lavenir :
Dans la Pravda
on crit la vrit.
Dans les Izvezstia
Les nouvelles
Les faits.
Il ny a qu les prendre
Vladimir Maakovski, 150 000 000 in Pome 2 (1918-1921), Paris, LHarmattan, 2000, p. 305.
Jean-Claude Polet (Dir.), Auteurs europens du premier XXe sicle. De la drle de paix la drle de guerre
163
Texte aux allures dun reportage dans le futur, Le Proltaire volant dcrit la journe
idale, au XXXe sicle, dun citoyen satisfait par laccomplissement de quatre heures dun
travail rptitif rythm par une musique, puis par une heure consacre aux tudes, suivent deux
heures pour les repas, le temps restant devant servir la pratique divertissante et, semble-t-il,
obligatoire dune activit physique.
Lorganisation mthodique de la vie du citoyen est un thme rcurrent dans les rcits
utopiques, dans Nous autres, les membres de ltat Unique doivent aussi suivre la lettre la
planification journalire de leurs activits. La socit idale, telle quelle est dcrite dans ces
romans, montre une volont de contrle absolu du temps, le bonheur de lhomme semble passer
par sa prise en charge dans une socit entirement contrle par ltat. Dans cette socit
idale, lhomme trouve sa libert lorsquil est libr du choix, en confiant lorganisation de sa
vie ltat, il doit thoriquement se trouver dans un tat de libert absolue puisquil est, en
thorie, libr des angoisses et des erreurs qui accompagnent ses choix :
La cloche sonna, il faisait jour. Toutes mes penses, sans mourir ni disparatre, se
recouvrirent de la lumire du jour, [] Au loin, travers le brouillard, un mtronome
faisait entendre son tic-tac ; je me mis compter machinalement jusqu quinze, avec
les autres. Ctaient les quinze mouvements masticateurs rglementaires pour chaque
bouche. Puis, machinalement, en battant la mesure, tout le monde descendit et je
marquai mon nom sur le livre des sortants, comme les autres. 2
Cependant, des uvres vont montrer que cette forme dutopie est bien loin dtre idale.
La guerre va sinsinuer dans ces rcits utopiques, la socit idale ne lest plus vraiment, et
lutopie disparat dun rcit o le citoyen doit se protger pour conserver sa libert.
Lennemi, cest lautre, laltrit qui menace la rvolution, ltat rvolutionnaire veut protger
son espace, il matrialise la frontire entre lespace rvolutionnaire et ltat ennemi par une
sparation physique, bien souvent par un Mur ! Cest le cas de Zamiatine qui difie un Mur
1
Ibid., p. 203.
164
Vert entre la ville de ltat Unique et le monde naturel des Mphis. Les fonctions officielles
que lcrivain occupe dans la littrature sovitique, ne lempcheront pas de dsapprouver
lasservissement ltat de certains crivains proltariens
Zamiatine apporte, dans son roman, un commentaire clair sur la transformation
sociale rvolutionnaire qui anime la Russie, Nous autres est la vision dune socit totale, le
discours dystopique vise saper les fondations de cette organisation totalitaire. Lauteur
parodie les manifestations du totalitarisme dans larchitecture, dans sa volont de matrise de la
nature, mais, le plus important, il remet en cause la nouvelle condition de lhomme dans la
socit post-rvolutionnaire :
(D-503) Tous les matins, avec une exactitude de machines, la mme heure et la
mme minute, nous, des millions, nous nous levons comme un seul numro. la mme
heure et la mme minute, nous, des millions la fois, nous commenons notre travail
et le finissons avec le mme ensemble. [...] Nous nous rendons lauditorium, la salle
des exercices de Taylor, nous nous abandonnons au sommeil... 1
De mme :
(D-503) Jai eu loccasion de lire et entendre beaucoup dhistoires incroyables sur les
temps o les hommes vivaient encore en libert, cest--dire dans un tat inorganis et
sauvage. Ce qui ma toujours paru le plus invraisemblable est ceci : comment le
gouvernement dalors, tout primitif quil ait t, a-t-il pu permettre aux gens de vivre
sans une rgle analogue nos Tables, sans promenades obligatoires, sans avoir fix
dheures exactes pour les repos ! 2
Ces deux extraits illustrent la volont de Zamiatine dinscrire dans son discours la
critique de lhomme tayloris de ltat Unique .3 Nous autres rvle les inquitudes dune
poque o soprent des changements considrables. Chez Zamiatine, lcriture manifeste
linquitude dassister la concrtisation sociale du modle tayloriste, ou du moins sa
perversion. Lauteur nexprime pas seulement une proccupation artistique, car il ne sagit pas
uniquement de la libert de lart dans Nous autres, cest celle de lhomme qui est en jeu.
Ibid., p. 26.
165
Leonid Heller, Zamjatin, prophte ou tmoin ? in Cahiers du monde russe et sovitique, XXII (2-3), 1981,
pp. 137-165.
3
166
La dernire phrase de cet extrait illustre bien la situation de lart dans la socit de ltat
Unique. Tout dabord, lexpression dUsine Musicale caractrise limplication directe de la
musique dans un mode de fonctionnement de type productif et industriel, ensuite, il nest plus
question de musique, mais des sons de la svre marche. La musique nest donc plus
considre comme une expression artistique mais plutt comme un phnomne physique rgi
Ewa Brard, Jacques Le Goff, Ordre larme des arts in Saint-Ptersbourg : une fentre sur la Russie
Ibid., p. 211.
167
Il faut souligner ici le jeu de Zamiatine avec Taylor. Dans Nous autres, le narrateur fait rfrence principalement
Frederick Winslow Taylor, linventeur du Scientific management. Mais lorsque D-503 parle de la musique de
son poque : ctaient les accords synthtiques des formules de Taylor, de Mclaurin... (p. 31), lauteur, en
faisant intervenir le mathmaticien Colin McLaurin (1698-1746), nous renseigne la possibilit dun autre Taylor :
le mathmaticien Brook Taylor (1685- 1731). En effet, Brook Taylor et Colin McLaurin sont clbres pour leurs
travaux sur les calculs diffrentiel et intgral.
Sources : site internet, http://bibmath.net/
http://bibmath.net/bios/index.php3?action=affiche&quoi=taylor
http://bibmath.net/bios/index.php3?action=affiche&quoi=maclaurin
2
168
DEUXIME PARTIE
CONTRLE ET UNIFORMISATION
DANS
LA SOCIT DYSTOPIQUE
169
170
1. Loutil du mensonge
Avant de prendre le pouvoir pour tablir un monde conforme leurs doctrines, les
mouvements totalitaires suscitent un monde mensonger et cohrent qui, mieux que la
ralit elle-mme, satisfait les besoins de lesprit humain ; dans ce monde, par la seule
vertu de limagination, les masses dracines se sentent chez elles et se voient pargner
les coups incessants que la vie relle et les expriences relles infligent aux tres
humains et leurs esprances. 3
Il sagit, dans cette partie, danalyser une instrumentalisation par le mensonge dont le but
est, non seulement, de tromper lindividu, mais surtout de duper la conscience collective de la
socit dcrite dans le rcit danticipation. Il sera donc intressant de comprendre le mensonge,
dans ltat totalitaire, comme tant lun des principaux piliers de lexercice de son pouvoir,
mais aussi une arme double tranchant qui se retourne parfois contre lui.
Joseph Goebbels, cit par Jean Elleinstein, in Histoire mondiale des socialismes, Paris, Armand Colin, 1984, p.
29.
2
Voltaire, cit par Roger Peyrefitte, in Voltaire et Frdric II, Paris, Albin Michel, 1992, p. 267.
171
lespoir concidera avec le retour dun art sauvage, combatif et en opposition avec le pouvoir en
place.
Dans Nous autres, lopinion de D-503 propos des dissidents va voluer. Au dbut, celui-ci
va suivre la parole de ltat, il va alors tenir un discours plutt ngatif concernant le
mouvement dissident : Il est vident quil eut t absurde de tenir compte de leurs voix que de
considrer comme faisant partie dune magnifique et hroque symphonie la toux de quelques
malades dans la salle de concert 1 rapporte le journal de ltat Unique aprs les mfaits des
Mphis. En effet, les Mphis ont troubl la crmonie au cours de laquelle le mme Bienfaiteur
a t lu pour la quarantime fois : La crmonie a t trouble par un pnible incident
provoqu par les ennemis du bonheur qui, de ce fait mme, se sont naturellement privs du
droit dtre les pierres angulaires de ltat Unique, hier renouvel. 2. Sans connatre leur nom
auparavant, D-503 va le dcouvrir sous forme de placard sauvage : une affiche carre portant
ce mot incomprhensible et verdtre comme un poison : MEPHI . Ce nest que plus tard que
son amie I-330 lui expliquera la signification, pourtant vidente, de ce terme : - Mphi, cest
Mphisto .3 Le choix de Mphistophls, dmon de la littrature mdivale, a une signification
dans le roman. Littralement : celui qui hait la lumire. Cest dans le Faust de Goethe que se
trouve peut-tre lexplication de cette rfrence faite Mphistophls. Les Mphis sont ceux
qui vivent hors de la ville, cest un mouvement dissident qui refuse la socit de ltat Unique.
Dsigner ces dissidents, en faisant rfrence Mphistophls, a donc bien une fonction
symbolique si lon se rfre au personnage tel quil est redfini par Goethe, qui a transform
le personnage mdival de Mphistophls en un symbole mtaphysique. Pour que lhumanit
ne sendorme pas dans une paix trompeuse et affadissante, Mphistophls reoit de Dieu la
libert de jouer dans le monde le rle de linquitude fconde et cratrice. Il a donc sa place
dans lvolution progressive, comme un des facteurs essentiels, ft-il ngatif, de luniversel
devenir. .4
Ibid., p. 153.
Ibid., p. 168.
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, d. Seghers & d. Jupiter, 1973, p. 202.
172
Les Mphis, tels quils sont dcrits par Zamiatine, ont en charge ce rle de perturbateur de
la paix trompeuse de ltat Unique, ils sont considrs par D-503, au dbut du roman, comme
les ennemis de sa socit, mais les Mphis modifient progressivement le jugement de D-503, ils
lui permettent de raliser quil vit dans un monde mensonger. Le mot Mphi est considr
comme une maladie qui attaque lorganisme contrl par ltat Unique : une hauteur
denviron deux mtres tait colle une affiche carre portant ce mot incomprhensible et
verdtre comme un poison : MEPHI [...] Ce Mphi qui bourgeonnait ce matin sur les murs
tait un exanthme [...] De mme, sur les murs, sur les bancs, sur le miroir du compartiment,
partout stendait le mme exanthme blanc et affreux. 2 Telle une maladie, Les Mphis
attaquent le systme totalitaire qui impose sa vrit, ils tentent dveiller la conscience des
citoyens dont la mmoire, prive ou collective, est totalement contrle par ltat.
La manipulation de la mmoire est un phnomne courant dans les systmes totalitaires,
lusage du mensonge est, au-del de lintrt politique, intressant au plan pistmologique et
thique.
La mmoire tait dfaillante et les documents falsifis, la prtention du Parti avoir
amlior les conditions de la vie humaine devait alors tre accepte, car il nexistait pas
et ne pourrait jamais exister de modle quoi comparer les conditions actuelles. 3
LHistoire officielle est date, ainsi la mmoire collective est borne et dmarre la date de
ltablissement de ltat totalitaire et de sa mainmise sur la socit :
Il y avait une toute petite bibliothque dans lautre coin et, dj Winston se dirigeait
de ce ct. Elle ne contenait que des livres sans intrt. La chasse aux livres et leur
destruction avaient t faites avec autant de soin dans les quartiers proltaires que
partout ailleurs. Il tait tout fait improbable quil existt, quelque part dans lOcania,
un exemplaire de livre imprim avant 1960. 4
Johann Wolgang Goethe, Faust, Paris, Aux Bureau de la Publication Deuxime dition, 1868, Partie 1, p. 12.
173
En effet, si les souvenirs sont effacs de lhistoire collective, la notion de ce qui est vrai
na plus de sens puisquil devient alors impossible de distinguer le vrai du faux, le mensonge
peut alors tre lgitim comme tant la vrit. Si la destruction des livres dans 1984 nest pas
aussi saisissante que limage quen donne Bradbury dans Fahrenheit 451, sa pratique a la
mme finalit, moins radicale que la flamme du pompier Montag, elle participe, avec la mme
efficacit, lentreprise de dsinformation et de conditionnement. Les citoyens, privs de leur
identit, sont incapables de remettre en question ce quon leur dit de croire, ils ne pourront donc
pas se rvolter, penser ou mme crer. Dans ltat totalitaire, la matrise de lHistoire passe par
la manipulation des consciences, la mmoire individuelle ne doit sexercer que dans une
conscience collective savamment orchestre et encadre par le pouvoir :
Que le Parti puisse tendre le bras vers le pass et dire dun vnement : cela ne fut
jamais, ctait bien plus terrifiant que la simple torture ou que la mort.
Le Parti disait que lOcania navait jamais t lallie de lEurasia. Lui, Winston Smith
savait que lOcania avait t lallie de lEurasia, il ny avait de cela que quatre ans.
Mais o existait cette connaissance ? Uniquement dans sa propre conscience qui, dans
tous les cas, serait bientt anantie. Si tous les autres acceptaient le mensonge impos
par le Parti si tous les rapports racontaient la mme chose -, le mensonge passait dans
lhistoire et devenait vrit. Celui qui a le contrle du pass, disait le slogan du Parti, a
le contrle du futur. Celui qui a le contrle du prsent a le contrle du pass. 1
Nous autres reflte aussi cette mainmise de ltat sur la mmoire, la vrit y est
travestie pour satisfaire lidologie du rgime : (R-13) Les deux habitants du paradis se
virent proposer le choix : le bonheur sans libert ou la libert sans bonheur, pas dautre
solution. Ces idiots-l ont choisi la libert et, naturellement, ils ont soupir aprs des chanes
pendant des sicles. Voil en quoi consistait la misre humaine : on aspirait aux chanes. Nous
venons de trouver la faon de rendre le bonheur au monde... 2 Cette apologie du bonheur
rsultant de la privation de la libert est un symbole saisissant, ce mensonge entrane chaque
citoyen accepter la politique de ltat Unique comme tant la seule pouvoir faire son
bonheur. Le mouvement dissident intervient dans cet espace idologique, il permet D-503 de
constater quil existe une autre ralit que celle qui le conditionne. Cette r-appropriation de la
mmoire se fait dune manire symbolique, I-330 amne D-503 visiter plusieurs fois la Maison
Antique, vestige de lancien monde. La notion de synesthsie est trs importante pour expliquer
1
174
comment D-503 assimile la mmoire dans ce lieu. Les descriptions que D-503 fait de la Maison
Antique montrent quil sapproprie inconsciemment cette mmoire par lusage exacerb de ses
sens :
(D-503) Je remarquai, aux pieds de la vieille, une touffe argente dabsinthe amre.
[...] En un instant, moi le soleil, la vieille, labsinthe, les yeux jaunes, tout ne fit plus
quun ; nous tions fortement attachs par je ne sais quelles artres dans lesquelles
coulait le mme sang imptueux et superbe... [...] je me penchai et embrassai la bouche
moussue et molle. [...] Le silence partout. Seule leau coulait, presse, dans le lavabo
blanc. Ce bruit me fut dsagrable et je serrai fortement le robinet avant de sortir. 1
Cette Maison Antique est le lieu qui cache le passage, travers le Mur Vert, qui permet
aux dissidents de passer dun monde lautre. Cest dans ce lieu symbolique que D-503 va
dvelopper une nouvelle sensibilit provoque par limperceptible poison de la dissidence, sa
perception va stoffer au point de nourrir une vritable rflexion sur sa condition.
Lexprience de lamour entre I-330 et D-503 entranera dabord celui-ci ctoyer les
dissidents en sa compagnie, mais il comprend quil lui est invitable dtre son tour un
dissident, comme il lui impossible de ne pas aimer I-330. Ds lors, linstrument qui va lui
permettre de cacher ses activits et ses penses est le mensonge, il retourne donc lune des
armes privilgies de lidologie totalitaire contre ltat Unique ; faisant partie du systme, il
soutiendra la cause des dissidents en tentant de leur livrer le vaisseau Intgral dont il est le
constructeur. Il est intressant de constater que George Orwell confre aussi un statut
particulier aux btiments ou aux lieux situs la marge de la socit totalitaire, ds lors,
imparfaitement pure. Mais il curieux de constater que ces espaces marginaux sont presque
tolrs par le pouvoir totalitaire, tous nos rcits comportent des descriptions de ces espaces :
Labsolutisme semble devoir se satisfaire dune faon de faire bonne figure sur
lespace public, laissant quelques arrire-cours la discrtion de pratiques dviantes ou
de fragments dun tissu urbain nglig et abandonn au plus ou moins bon soin des
particuliers. 2
Ioana Iosa (Dir.), L'Architecture des rgimes totalitaires face la dmocratisation, Paris LHarmattan, 2008, p.
96.
175
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 41.
Ibid., p. 42.
176
javais une heure libre ; jaurais pu aller au Bureau des Gardiens et faire ma dclaration, mais
jtais trop fatigu aprs toute cette histoire idiote. 1 Un peu plus tard : Non, je ne comprends
pas pourquoi je ne suis pas immdiatement all au Bureau des Gardiens, ds hier... Il faudra
absolument que jy aille aujourdhui, aprs seize heure... 2 ; Je ne vais pas au Bureau des
Gardiens : il ny a rien faire, il me faut aller au Bureau Mdical o lon me retient jusqu
dix-sept heures. .3 D-503 ne parvient pas dnoncer I-330, il ne cesse de repousser ce
moment, I-330 a donc russi faire douter D-503 : Non, je ny suis pas all. Mais est-ce ma
faute, est-ce ma faute si je suis malade ? ,4 elle parvient mme renverser la situation en
dmontrant D-503 quil sest rendu coupable en nallant pas la dnoncer, prisonnier de son
tat de duplicit envers ltat Unique, comble de lironie, il devient son tour passible dune
dnonciation au Bureau des Gardiens : Vous tes en mon pouvoir. Vous vous rappelez :
Tout numro nayant pas fait sa dclaration au Bureau des Gardiens dans les Quarante-huit
heures sera considr... . Dans Nous autres, Zamiatine aborde la dnonciation, voire la
trahison, en montrant que cest une chappatoire sa propre conscience du mensonge, et cette
faon de se librer dun fardeau trop pesant pour sa conscience ressemble trangement un
acte de confession : Ils taient venus pour accomplir une action sublime : pour trahir et
sacrifier sur lautel de ltat Unique, leurs parents aims, leurs amis, eux-mmes. .5 La
dnonciation est ainsi pratique comme un vritable crmonial.
Si la propagande nazie excella exploiter la soif de cohrence des masses, les
mthodes bolcheviques ont dmontr, comme dans un laboratoire, sa force chez
lhomme de la masse isol. La politique secrte sovitique, si anxieuse de convaincre
ses victimes de leur culpabilit pour des crimes quelles navaient jamais commis, et
quelles taient souvent incapables de commettre isole et limine compltement tous les
facteurs rels, si bien que la logique, la cohrence du rcit que contient la confession
prpare, deviennent crasantes. 6
Nous venons de voir de quelle manire ltat Unique dissimulait la vrit pour
consolider les fondations de son pouvoir. Le mensonge joue un rle trs important, car il est le
1
Ibid., p. 42.
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 50.
177
support idologique du rgime totalitaire. Dans un premier temps, celui-ci abolit toute rfrence
au pass de telle sorte quoccult et transform, il nveille pas la conscience des individus et
ne suscite alors pas la moindre nostalgie quant une antriorit plus heureuse et, de ce fait, la
rvolte nest plus possible. Ce quil faut en dduire est assez simple : pour pouvoir contrler le
prsent, il est indispensable davoir une complte matrise du pass, cest la logique mme de
tout rgime totalitaire. Afin dobtenir une parfaite stabilit dans sa socit, le rgime totalitaire
conditionne certains individus dans le dessein despionner leurs semblables, au service du
systme. Ces personnages nhsitent pas tromper ceux quils surveillent, ou plutt, quils
manipulent, cest ici lun des lments qui garantit la stabilit politique et sociale ncessaire
une domination totale. Ainsi, cet exercice particulier du pouvoir par ltat Unique, dans Nous
autres, nous a permis de comprendre tout ce systme, instaur dans le seul but dtablir une
totale influence du pouvoir dans la socit : le conditionnement, la propagande et la quasidisparition de lart permettent ce rgime totalitaire de maintenir son contrle. Dans Le
Systme totalitaire, le propos dHannah Arendt illustre bien cette obsession du contrle par le
rgime totalitaire, et notamment lnergie dploye par celui-ci pour y parvenir:
La conspiration totalitaire contre le monde non-totalitaire, sa prtention la
domination plantaire, demeure dautre part aussi ouvertement dclare sous le rgne
totalitaire que dans les mouvements totalitaires. En pratique, elle est inculque la
population embrigade des sympathisants sous la forme dune prtendue
conspiration du monde entier contre leur propre pays. On propage la dichotomie
totalitaire en faisant un devoir pour chaque ressortissant ltranger denvoyer des
rapports dans son pays aussi consciencieusement que sil tait un agent secret, et en
traitant tout tranger comme sil tait un espion la solde de son gouvernement. 1
Le long processus qui amne D-503 accepter son rle dans le mouvement dissident
des Mphis a une finalit bien prcise dans le rcit anti-utopique. En effet, D-503 est le
personnage central du roman, il incarne un nouveau type de hros que le philosophe Herbert
Marcuse a systmatis dans LHomme Unidimensionnel. la fois hros et victime, citoyen de
ltat Unique et dissident, il va se rvler en retournant linstrument du mensonge contre son
propre crateur, cest--dire D-503, constructeur de lIntgral, contre ltat Unique. D-503 a
pris conscience de son existence en tant quindividu, il a cr ainsi lego, et cette dmarche est
un vritable acte de renaissance de la libert.
178
Dans 1984, le mensonge est un mcanisme plus facile matriser pour Winston. Sa
fonction, au Commissariat aux Archives, est de rcrire les dtails de lHistoire dans les
archives du Times, pour quils puissent toujours concider avec les discours de Big Brother :
Il tait donc ncessaire de rcrire le paragraphe erron du discours de Big Brother
afin qu'il prdise ce qui tait rellement arriv.
[]
Le journal du jour publiait un tat de la production relle. Il en ressortait que les
prvisions avaient t, dans tous les cas, grossirement errones. Le travail de Winston
tait de rectifier les chiffres primitifs pour les faire concorder avec les derniers parus.
[]
Lorsque toutes les corrections qu'il tait ncessaire d'apporter un numro spcial du
Times avaient t rassembles et collationnes, le numro tait rimprim. La copie
originale tait dtruite et remplace dans la collection par la copie corrige. 1
La rcriture de lHistoire na donc pas de secret pour Winston, sa fonction lui permet
dassister la transformation de la socit, et par les petites rectifications quil effectue
quotidiennement, il participe, presque de faon anodine, lentreprise de dsinformation. Mais
ce qui caractrise surtout ce personnage, cest sa complexit et sa facult remettre en question
sa socit, lOcania, dans laquelle il se sent de plus en plus tranger. La complexit de ce
personnage est renforce par la description qui en est faite, un portrait fragmentaire qui ne
permet pas au lecteur de comprendre totalement la psychologie de Winston. Cependant, un
dtail revient trs rgulirement : la souffrance. Lalination de lesprit se traduit ici par
lalination du corps dans un monde quil ne supporte plus, et o feindre dtre un citoyen
modle devient insupportable :
L'horrible, dans ces Deux Minutes de la Haine, tait, non qu'on ft oblig d'y jouer un
rle, mais que l'on ne pouvait, au contraire, viter de s'y joindre. Au bout de trente
secondes, toute feinte, toute drobade devenait inutile. Une hideuse extase, faite de
frayeur et de rancune, un dsir de tuer, de torturer, d'craser des visages sous un
marteau, semblait se rpandre dans l'assistance comme un courant lectrique et
transformer chacun, mme contre sa volont, en un fou vocifrant et grimaant. 2
Ibid., p. 28.
179
Ibid., p. 12.
180
Au billet rose est joint un petit papier contenant trois lignes Ci-joint mon
billet... Baissez les stores, comme si jtais chez vous... jai absolument besoin que lon
croie que je suis... Je regrette bien vivement...
Je dchire le papier et prends le billet pour lui faire subir le mme sort.
Elle a dit que vous fassiez tout comme il est dit dans la lettre.
Mes mains saffaiblissent et retombent. Le billet rose reste sur la table. Elle est plus
forte que moi, beaucoup plus forte, et je ferai comme elle le dsire. 2
D-503 est donc compltement sous son emprise, il semblerait que la seule chappatoire au
conditionnement de ltat Unique passe par une confiance aveugle la limite de la soumission.
Tu sembles toujours me cacher quelque chose 3 dit D503 I330, il ne comprend pas
encore limportance de son rle, et il se reconstruit notamment par lintermdiaire de I-330,
beaucoup plus mancipe que lui, qui bouleverse et transgresse son quotidien. I-330 est un
personnage assez classique dans la littrature, la jeune fille a en effet trs souvent reprsent le
monde en raction face au monde immobile. Le rle de son personnage est celui du
dclencheur , ce rle est traditionnellement celui dune jeune femme qui est proche de ltat
de nature, figure moderne dune ve qui entraine le hros consommer le fruit dfendu et
accder ainsi la connaissance. Elle est plus proche du monde sensible, elle n'est pas encore
corrompue par le monde des hommes, du moins tant qu'elle reste une jeune femme pure et
innocente. Ainsi, on peut par exemple comparer le personnage de I-330 celui d'Isabelle dans
Intermezzo de Jean Giraudoux, celle-ci tant dans la pice de thtre une sorte d'lue parce
qu'elle semble rattache au monde par des liens particuliers (elle peut en effet dialoguer avec un
spectre) et parce qu'elle se dmarque des autres personnages fminins (tout comme I-330). I330 respecte aussi la rgle qui veut que ce genre de personnage doive tre assez souvent la
victime d'un sacrifice (Isabelle chappant de peu au sien) ; ainsi, dans Nous autres, I-330 est
1
Ibid., p. 83.
Ibid., p. 140.
181
torture devant D-503 sans quil ne la reconnaisse. Cependant, I-330 reste tout de mme le
personnage qui a russi donner llan du progrs chez D-503, elle a t le dclic, la
transgression, qui lui a permis de prendre conscience de son autre moi, celui qui lui permettra
de saffirmer en tant quindividu :
Cest pourquoi il mest si proche (je parle de mon premier moi, du moi vritable,
lautre, lactuel, nest quune maladie). 1
Dans Fahrenheit 451, cest le personnage de Clarisse McClellan qui joue ce rle. Leur
premire rencontre confirme son statut de personnage dclencheur dans les rcits de notre
corpus.
(Clarisse Montag) Eh bien, dit-elle, jai dix-sept ans et je suis folle. Mon oncle
affirme que les deux vont ensemble. [] Jaime humer les choses, regarder les choses,
et il marrive de rester toute la nuit debout, marcher, et de regarder le soleil se lever.
Vous permettez que je vous pose une question ? dit alors Clarisse McClellan. Depuis
combien de temps tes-vous pompier ?
Depuis lge de vingt ans. Ca fait dix ans.
Vous arrive-t-il de lire les livres que vous brlez ?
Il clata de rire. Cest contre la loi !
[]
Est-ce que vous tes heureux ? fit-elle.
Est-ce que je suis quoi ? scria-t-il.
Mais elle tait dj repartie courant dans le clair de lune. Sa porte dentre se referma
doucement.
Heureux ! Elle est bien bonne, celle-l.
Il cessa de rire. 2
Clarisse est proche de la nature, elle semble pouvoir chapper lemprise de la socit
totalitaire, de la ville dshumanise. Trs simplement, elle redonne du sens des actes aussi
naturels que respirer humer les choses , regarder les choses , marcher ou regarder le
soleil se lever . Elle provoque lmotion chez Montag, elle russit le faire rire, cest--dire
faire le ragir spontanment et naturellement.
Dans 1984, Julia est aussi ce personnage dclencheur pour Winston, et cela commence
par un petit bout de papier que Julia a gliss discrtement dans sa main :
1
Ibid., p. 72.
182
Il (Winston) ajusta ses lunettes sur son nez soupira et rapprocha de lui le paquet de
travail suivant sur lequel se trouvait le fragment de papier. Il le mit plat. Dune haute
criture informe, ces mots taient tracs : Je vous aime. Pendant quelques secondes, il
fut trop abasourdi mme pour jeter le papier incrimin dans le trou de mmoire. Quand
il le fit, bien quil st fort bien le danger de montrer trop dintrt, il ne put rsister la
tentation de le lire encore, juste pour sassurer quil avait bien lu.1
Leur premier rendez-vous, hors de la ville, montre quune fois de plus ce personnage
fminin proche de la nature doit extraire le hros de la ville, ou de son conditionnement
dans lespace urbanis, pour rveiller ses sens naturels :
Il leva les yeux. Ctait la fille. Elle secoua la tte, lui enjoignant ainsi de rester
silencieux, puis carta les branches et le prcda sur le chemin troit de la fort. ()
La douceur de lair et le vert des feuilles le dcourageaient. Dj, sur le chemin qui
partait de la gare, il stait senti sale et rabougri, sous le soleil de mai. ()
Mais il tait arriv Winston, il ne savait quand, de goter du chocolat semblable
celui que Julia venait de lui donner. La premire bouffe du parfum de ce chocolat avait
veill en lui un souvenir quil ne pouvait fixer, mais qui tait puissant et troublant. 2
Le dconditionnement passe par un veil des sens. Winston ressent cet veil, ce retour
la nature, comme une agression physique, sil ne peut sempcher dentrer en dissidence, son
corps ne rpond pas encore normalement aux stimuli naturels qui doivent conduire un retour
de la mmoire
Il ltendit sur le sol. Elle ne rsistait aucunement et il aurait pu faire delle ce quil
voulait. Mais la vrit est quil nprouvait aucune sensation, sauf celle de simple
contact. Tout ce quil ressentait, ctait de lincrdulit et de la fiert. Il tait heureux ce
qui se passait, mais navait aucun dsir physique. Ctait trop tt. Sa jeunesse et sa
beaut lavaient effray, ou bien il tait trop habitu vivre sans femme. Il ne savait pas
pourquoi il restait froid. 3
Avant cette rencontre, le sexe tait un besoin quil satisfaisait en frquentant des
prostitues. Sa relation avec Julia est diffrente, il est dabord incapable de lui faire lamour, il
1
Ibid., p. 173
183
ne sagit pas ici du besoin physique satisfait mcaniquement avec sa prostitue, cest un veil
lmotion amoureuse, ce qui est rigoureusement interdit par la loi. Et cest mtaphoriquement
par le chant dune grive que Winston cde dfinitivement une douce musique qui permet
lveil, ou plutt lenvol de ses sens :
Une grive stait pose sur une branche moins de cinq mtres, presque au niveau de
leurs visages. Peut-tre ne les avait-elle pas vus. Elle tait au soleil, eux lombre. Elle
ouvrit les ailes, les replia ensuite soigneusement, baissa la tte un moment comme pour
rendre hommage au soleil, puis se mit dverser un flot dharmonie. Dans le silence de
laprs-midi, lampleur de la voix tait surprenante. Winston et Julia saccrochrent lun
lautre, fascins. ()
Mais le flot de musique balaya par degrs de son esprit toute proccupation. Ctait
comme une substance liquide qui se dversaient sur lui et se mlait la lumire du soleil
filtrant travers les feuilles. Il cessa de penser et se contenta de sentir. ()
Loiseau prit peur et senvola dans un claquement dailes.
Winston approcha ses lvres de loreille de Julia.
- Maintenant, chuchota-t-il. 1
Nous verrons par la suite (2e partie 3.2) que dans Le Meilleur des mondes, lauteur
dcrit autrement la perception synesthsique, car lutilisation de cette figure de style a pour
Huxley un objectif qui est loppos de celui dOrwell.
Dans Nous autres, I-330 cache une partie de ses activits de dissidente pour le bien de
D-503, la finalit est damener D-503 sortir de son conditionnement par un veil progressif de
sa conscience : Je compris pourquoi I navait jamais parl franchement : je ne laurais pas
crue, mme elle ,3 Le mensonge devient donc ncessaire, voire vital, dans le processus de
1
Ibid., p. 177.
184
dissidence. De plus, mentir devient un acte de rbellion quil nest pas toujours facile
dassumer : Le sang me monta au visage. Je ne pouvais pas mentir devant ces yeux et me tus,
me noyais... 1 ; Comme il est difficile de jouer la comdie .2 D-503 nest pourtant pas un
personnage compltement dupe, il reste complexe dans la mesure o il semble se drober luimme, comme si une partie mentait lautre : Je crois quils vont pntrer jusquau fond et
voir ce que je nose mavouer... 3 dit-il propos du regard de S-4711 quil confond avec un
gardien; Cette racine imaginaire se dveloppa en moi comme un parasite. .4 Mais, mentir
nest pas ncessairement une raction au service dune noble cause, le mensonge peut devenir
simplement involontaire par omission : Je compris alors que javais menti la vieille : I
ntait pas la seule. 5 ; Pourquoi ne ma-t-il pas dit que cet honneur... 6 propos de R-13 ;
- Vous voulez me cacher quelque chose 7 dit S-4711 D-503 qui pensait : Je ne lui cachais
quune chose, je ne sais pourquoi, ou plutt, si, je sais pourquoi .8 D-503 prend
progressivement conscience de sa situation et de son rle par rapport la politique mene par
ltat unique, il cultive alors la duplicit tel un art : - Vous tes drle aujourdhui, vous ntes
pas malade ? dit O (une jeune fille avec qui D-503 passe des moments privilgis), - Oui, je
suis malade, lui dis-je joyeusement (ctait l une contradiction inexplicable : il ny avait pas
lieu de se rjouir) 9 ; Ma maladie et le reste nexistent pas 10 ; - Oui, oui repris-je. Jai
mme cri : Arrtez-la ! / Il souffla derrire mes paules : / -Vous navez rien cri ! / - Non,
mais je le voulais. Je le jure par le Bienfaiteur, je voulais... 11 ; - On ne sait pas... / Je sais
cependant... .12 Il vite le contrle des Gardiens en improvisant quelques lignes de posie
: Le Bienfaiteur est le dsinfectant le plus parfait dont a besoin lhumanit. Aprs lui,
lorganisme de ltat Unique nest secou dautre mouvement pristaltique Jcrivis cette
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 170.
Ibid., p. 45.
Ibid., p. 69.
Ibid., p. 42.
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 225.
Ibid., p. 221.
Ibid., p. 48.
10
Ibid., p. 49.
11
Ibid., p. 134.
12
Ibid., p. 189.
185
ineptie dune plume bondissante, sentant une force furieuse cogner dans ma tte. 1 Et en
faisant semblant de cacher ce pome rdig en toute hte, il russit dissimuler les lettres
compromettantes de I-330 : Cest un peu ambigu, mais continuez tout de mme. Nous ne
viendrons plus vous dranger... 2, D-503 dtourne ainsi les soupons des Gardiens, ce qui lui
permet de retarder linvitable, la Grande Opration : Et vous ? me rpondit une tte ronde. / Moi, plus tard, je dois dabord [...] .3
D-503 sest livr, dans ces extraits, une vritable entreprise de dconstruction de son
conditionnement, et au-del dune rappropriation dun vritable tat de conscience, cest toute
la mcanique totalitaire de ltat Unique qui est bouleverse. Car, son tour, D-503 va
transmettre ce poison de la rbellion contre le systme son amie O : -Elle (O) est venue
me voir hier soir avec ton papier... Je sais tout, tais-toi. En somme, cest ton enfant. Elle est
maintenant de lautre ct du Mur. Elle vivra... .4 D-503 finit donc par assumer son statut de
hros en contribuant la destruction du vaisseau Intgral, cest une action symbolique car il est
le constructeur de ce vaisseau, et en dtruisant le rsultat de son travail il supprime celui quil
tait avant. La mtamorphose de D-503, constructeur de lIntgral, en D-503 dissident et
destructeur de lintgral est trs lente, mais ce qui est le plus intressant dans ce rcit, cest que
le lecteur est le tmoin direct de cette volution. D-503 tant le narrateur dun rcit qui sinscrit
dans son journal personnel, il dvoile naturellement ses sentiments un lecteur imaginaire quil
interpelle rgulirement. Le lecteur devient ainsi tmoin et complice de limplication
progressive de D-503 dans lorganisation des Mphis.
Ibid., p. 170.
Ibid., p. 171.
Ibid., p. 183.
Ibid., p. 201.
186
Comme cela est prcis dans les notes correspondantes cet extrait, John fait rfrence
un crivain censur dans la socit de ltat Mondial : William Shakespeare, et notamment
son roman intitul La Tempte (1611):
(1) (2) (3) O wonder!
How many goodly creatures are there here !
How beauteous mankind is ! O brave new world,
1
Nous verrons que cette transparence nexiste que dans un sens, et que les rouages de ltat restent opaques.
187
Ibid., p. 161.
Ibid., p. 21.
188
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 37.
Ibid., p. 37.
Ibid., p. 52.
Ibid., p. 54.
Ibid., p. 85.
Ibid., p. 86.
Ibid., p. 30.
10
Ibid., p. 35.
189
sur un ton srieux ? Pourtant je ne sais pas blaguer, car dans toute blague, le mensonge
joue un rle cach et, dautre part, la Science de ltat Unique ne peut se tromper. 1
Dans cet exemple, la blague est une manifestation dangereuse pour le rgime totalitaire,
car celle-ci joue un rle cach, car cest dissimul que lacte dissident se rvle le plus efficace.
La dissidence par lhumour est un moyen de remettre en cause la rigidit de la socit
totalitaire, et cest par la force dmystificatrice du rire que lautorit de ltat totalitaire est
sape. Pour contrler ses citoyens, ltat doit donc encadrer er contrler leurs motions. Le
souci dexhaustivit du narrateur se rvle lui-mme totalitaire, et donc intenable au fil de sa
narration. Dans Le Meilleur des mondes, ce contrle est administr via le soma. Quant la de
socit de 1984, elle interdit tout simplement toute manifestation dhumeur, le comportement
de ses citoyens doit tre le plus neutre car lmotion est dangereuse pour le Parti :
Aucune motion ntait pure car elle tait mle de peur et de haine. Leur
embrassement avait t une bataille, leur jouissance une victoire. Ctait un coup port
au Parti. Ctait un acte politique. 2
D-503 est manifestement un bel exemple dendoctrinement, car celui-ci ne comprend pas le
rle que peut jouer le mensonge : Je naime pas les plaisanteries et ne les comprends pas .3
limage du titre de sa note 6 : cest clair , D-503 va faire le choix de tout dire : Je le
rpte : je me suis impos lobligation dcrire sans rien cacher. Cest pourquoi, quelque
pnible que cela puisse mtre, je dois faire remarquer ici que, manifestement, mme chez
nous, la solidification, la cristallisation de la vie ne sont pas encore termines et que quelques
marches sont encore franchir pour arriver lidal 4 ; Jai maintenant honte de raconter ce
qui suit, mais je me suis promis dtre franc jusquau bout .5 Le fait de devoir se satisfaire de
quelque chose de pas vraiment aussi parfait quil le voudrait bouleverse sa perception du
rapport quil entretient quotidiennement avec un monde simplifi et libr de toute forme
dapproximation : Je dois malheureusement me contenter dun chiffre approximatif 6 Ce type
dapproximation semble lui donner limpression de se rapprocher dune sorte de mensonge.
Ibid., p. 28.
Ibid., p. 36.
Ibid., p. 103.
Ibid., p. 128.
190
Cependant, la fin de la narration, au dbut de la note 40, finit par des interrogations, des
incertitudes qui remettent en cause la clart du rcit que recherchait D-503 : Est-ce moi, D-503,
qui ai crit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais prouv tout cela, ou cru que je
lprouvais ? .1 Le statut du narrateur-protagoniste D-503 nest pas tellement loign du
narrateur-auteur dcrit par Roland Barthes propos du narrateur des uvres de Proust : Le
je nest pas celui qui se souvient, se confie, se confesse, il est celui qui nonce ; celui que
ce je met en scne est un moi dcriture dont les liens avec le moi civil sont incertains .2
Cela nous claire sur la schizophrnie de D-503, il faudrait donc apprcier le personnage de D503 comme lexpression de deux volonts opposes, lune positive, lautre ngative. Cest une
reprsentation mathmatique des individus qui est implicitement luvre dans ltat Unique :
Mais pourquoi y a-t-il en mme temps en moi : je ne veux pas et je veux ? Cest bien l
le terrible ! 3 ; Ces notes seront un produit de notre vie, de la vie mathmatiquement parfaite
de ltat Unique. Sil en est ainsi, ne seront-elles pas un pome par elles-mmes, et ce malgr
moi ? Je nen doute pas, jen suis sr 4 ; Non, cela forme un accord tout fait curieux 5 ;
Je voyais l un autre moi-mme, mais qui ne me ressemblait pas ctait videmment d
linfluence opprimante du cadre dans lequel nous tions .6
Suivre les rgles de la vie mathmatique est insuffisant pour viter de se livrer une autre
forme de dviance insupportable au systme : la posie. D-503 essaye de se convaincre quil
sagit l dune posie issue de la logique mathmatique, mais lexpression de sa posie a
dbord le cadre impos par la socit totalitaire, et cest lmergence dun autre lui-mme
laquelle il assiste, de mme pour le lecteur.
Enfin, la prsence, tout au long du rcit, dinnombrables phrases inacheves attestent, dune
certaine manire, le caractre encore inachev de laffirmation dune vrit qui se cherche et
qui prend forme, et qui, de ce fait, demeure imparfaite, voire mensongre.
Et ceci, cest parce que personne nest un , mais un parmi , un de ; nous
sommes tellement semblables... 7
Ibid., p. 228.
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 22.
Ibid., p. 40.
Ibid., p. 20.
191
Ces phrases inacheves contribuent alors une sorte donirisme de la narration, comme des
bribes de phrases que le lecteur a pour charge de finir.
Le souci de ne rien cacher au lecteur est, chez le narrateur, le fruit de la politique de ltat
Unique. Cette socit de la transparence, matrialise par le verre dont est construite la ville
tout entire, pousse D-503 expliquer tout ce quil crit. Le lecteur est donc le tmoin
privilgi de lacte dcriture, limage des appartements de la ville qui soffrent la vue du
passant cause des murs transparents. Lme du narrateur est ainsi livre au lecteur, cest sa
conscience qui est le vritable sujet du rcit de D-503. Pourtant, il y a quelque chose de
paradoxal dans le contrle des consciences. Chaque citoyen doit tenir un journal intime, le rcit
dont nous sommes les tmoins est celui de D-503, le paradoxe est induit ici par les rgles de
ltat Unique sur le contrle des individus et donc de la ncessit dune transparence sans
limites dans la socit, ces rgles imposent lcriture dun journal intime, mais elles
transforment la fonction de cet acte dcriture.
Au sein dun livre, par souci de satisfaire linstinct de survie de la littrature, un tre
cherche, avant mme de survivre, vivre et appliquer la clbre maxime : Connaistoi toi-mme. D-503 finit aussi par appliquer lui-mme le Cogito ergo sum. []
Cest en tout cas une maladie dont il sait quil ne veut pas gurir, quil accueille comme
une part de lui-mme. Ds lors, les manifestations de rbellion du Je contre le Nous ne
vont connatre de trve jusquau terme du livre.5
1
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 47.
Ibid., p. 54.
Ibid., p. 183.
192
De par sa fonction dans ltat Unique, le journal intime nen est plus vraiment un, mais il
conserve cependant certaines de ses fonctions : documentaire, introspective, interrogative et
aportique. Lcriture du journal va ainsi aider la prise de conscience. Cette autre lecture de la
socit totalitaire permet la construction dune singularit, dune personnalit unique dans une
pratique pourtant destine, dans Nous autres, sa standardisation.
193
Ce que Winston peroit dans ce journal, cest dabord une pratique : lcriture diariste,
mais cest plus largement lhistoire et la persistance de la conscience et de la mmoire
humaines dans un objet. Ainsi, dans ce quartier situ dans lombre de la socit totalitaire, il
subsiste encore certaines preuves dun monde qui ntait pas uniquement dfini par la
contrainte, ce journal est un espace de libert qui se manifeste par ce rapport unique de
lindividu au temps, lespace et la socit. Un monde dans lequel il est possible dcrire que
2 et 2 font 4, o lhomme peut accder la substance relle des choses, et non une vision
contrainte et dforme du monde tel quil est dcrit par OBrien o 2 et 2 peuvent, et doivent
faire 5 :
Le Parti se trompait et lui tait dans le vrai. L'vidence, le sens commun, la vrit,
devaient tre dfendus. Les truismes sont vrais. Il fallait s'appuyer dessus. Le monde
matriel existe, ses lois ne changent pas. Les pierres sont dures, l'eau humide, et les
objets qu'on laisse tomber se dirigent vers le centre de la terre. Avec la sensation qu'il
s'adressait O'Brien, et aussi qu'il posait un important axiome, il crivit :
La libert, c'est la libert de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est
accord, le reste suit. 3
Ibid., p. 18.
194
Hier instrument obligatoire de contrle pour D-503, le journal, par lcriture, se retourne
contre ltat en permettant D-503 dexister nouveau, de dvelopper sa propre personnalit.
Le journal intime du hros de Nous autres est destin tre lu par des habitants de
lunivers, qui seraient susceptibles de dcouvrir le texte dans le vaisseau spatial Intgral. Mais
la finalit de ce journal intime est tout autre, car il semble vident que celui-ci nest pas rdig
dans lintention de le faire lire par les habitants de la Lune, de Vnus, de Mars, de Mercure
[...] .1 Le journal de D-503 nest quun instrument de plus de ltat Unique qui vise contrler
les penses de ses citoyens : Il faudra encore nourrir uvre de ma sve et de mon sang
pendant de longues semaines pour, ensuite, men sparer avec douleur et la dposer aux pieds
de ltat Unique ,2 lcriture de ce journal est ici dpeinte comme un enfantement doubl dun
sacrifice : [...] ctait aussi connu et ridicule que lhistoire dAbraham et dIsaac lorsque
Abraham, couvert dune sueur glace, tenait le couteau au-dessus de son fils ,3 le rcit suggre
la manifestation dune certaine violence pour lauteur qui doit faire loffrande du rcit de sa vie.
Le narrateur croit donc sadresser ces inconnus extra-terrestres lorsquil interpelle le lecteur
dans la narration, mais la ralit est une fois de plus travestie, et D-503 devient lauteur de son
propre conditionnement : Je le rpte : je me suis impos lobligation dcrire sans rien
cacher .4 Mme si D-503 croit sadresser des lecteurs inconnus qui habitent dautres
mondes, il est vident que le rgime sapproprie ces rcits personnels pour surveiller les
consciences de ces citoyens. De plus, les murs transparents de la ville de Nous autres
contribuent envahir lespace personnel des citoyens, cest lenvahissement de lindividu par la
collectivit. Cependant, nous pouvons constater que ce journal est aussi lunique moyen dont
dispose D-503 pour survivre dans une socit de ltat Unique. Dans ce systme, les individus
nont pas de relle vie prive, si ce nest pendant les heures personnelles qui ressemblent une
forme prcaire dexutoire sexuel, mais sans vritable intimit. Le journal intime offre donc D503 lunique espace pour lexpression de ses sentiments intimes.
La tenue de ce journal tablit entre le vritable auteur-narrateur de luvre et le personnage
auteur-narrateur du roman une relation privilgie. Ici, le vritable auteur sefface
compltement, le cadre du journal de D-503 simbrique parfaitement dans celui du roman.
Malgr les efforts pour garder une vritable rigueur mathmatique, la narration nchappe pas
une importante subjectivit. Tout au long du journal, il stablit un dialogue avec le lecteur
1
Ibid., p. 16.
Ibid., p. 225.
Ibid., p. 36.
195
imagin par D-503 : Oh ! lecteurs inconnus, si vous pouviez connatre cette force divine, si
vous appreniez la suivre jusquau bout !... 1 ; de mme : Vous qui lisez ces lignes, jespre
que vous connaissez des minutes semblables et je vous plains, si vous ne les connaissez
pas... .2 Le lecteur devient mme une sorte de confident pour D-503 qui oublie les barrires de
lespace-temps : Si jtais sr que personne ne me voie, je vous jure que je ferais de mme
pour suivre heure par heure combien il me reste de temps jusqu demain, jusquau moment o
je la [I-330] verrai de loin... .3 D-503 ressent une certaine connivence et des motions
communes avec son lecteur : Vous connaissez sans doute limpression que lon prouve
quand on se rveille brusquement la nuit et quon ne sait plus o lon est .4 Il va jusqu
simaginer lventualit dune proximit entre narrateur et lecteur : Si votre monde est
semblable celui de nos anctres loigns, imaginez que vous ayez abord dans une sixime
partie du monde [...]. Cest ce qui mest arriv hier .5 Cest ici la fonction dialogique du
journal qui permet cet change, le narrateur crit pour le lecteur, mais aussi pour lui, dans un
change qui se veut la fois informatif et formatif. La pense de D-503 se construit sous nos
yeux, tour tour, il affirme, il hsite puis il doute. Ses convictions se nuancent, se modalisent
puis, en sadressant au lecteur, elles se discutent, et enfin elles se problmatisent.
Cependant, lcrivain ne se laisse pas compltement submerger par cette quasi-intimit avec
le lecteur, ainsi, il noublie pas son devoir dauteur : Je sais quil est de mon devoir envers
vous, mes amis inconnus, de vous donner plus de dtails sur ce monde trange et inattendu qui
vient de mtre rvl .6 mesure que lveil des sens et des sentiments se produit chez D503, la narration se fait interrogatrice, de nombreuses questions jaillissent de son esprit : Si,
au lieu de lire tout cela dans mes notes, qui ressemblent quelques vieux romans fantastiques,
vous aviez tenu comme moi, dans vos mains tremblantes cette feuille sentant encore lencre
frache et si vous aviez su, comme moi, que cest une ralit qui, si elle ne saccomplit pas
aujourdhui, saccomplira demain, vous auriez sans doute prouv les mmes sentiments que
moi. La tte ne vous aurait-elle pas tourn ? .7 De plus, la narration semble en proie une sorte
de confusion schizophrnique lorsque, aprs son opration, D-503 relit son journal : Est-ce
1
Ibid., p. 35.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 143.
Ibid., p. 153.
Ibid., p. 165.
Ibid., p. 164.
Ibid., p. 182.
196
moi, D-503, qui ai crit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais prouv tout cela, ou cru
que je lprouvais ? .1 Tout cela finit par crer une certaine ambigut, surtout dans lune des
dernires phrases du rcit : Lcriture est de moi, mais, heureusement, il ny a que
lcriture .2 Le lecteur semble perdre contact avec le personnage quil a connu, cest un peu
comme si le narrateur D-503, la lumire de son autre moi-mme sinterrogeait, cest une
vritable crise didentit, voire un tat proche de la schizophrnie. Zamiatine dcrit ici une
autre fonction du journal intime : linvention du moi.
Mais le journal est un faux miroir ; limage quil donne est elle-mme morcele,
falsifie. Loin de se dvelopper harmonieusement pour devenir un tre cohrent et
unique, le diariste se voit devenir deux ou plusieurs. Le ddoublement est en effet le
phnomne le plus frquent et le plus universellement constat par les auteurs de
journal. Mais il prend des formes trs diverses. La plus lmentaire, la plus vidente
vient du fait mme de lcriture. Le diariste est deux ; il est celui qui agit et celui qui se
regarde agir, et qui crit. Ce deuxime personnage est souvent dou dune sorte de
supriorit par rapport au premier. Mais quelle que soit la hirarchie, ce qui reste
fondamental dans le journal, cest que le diariste est perptuellement la fois sujet et
objet de son discours. 3
La perte du contact avec la ralit est saisissante lorsque, la fin du rcit, D-503 ne
reconnat plus I-330 aprs son passage par La Grande Opration : On y amena cette femme,
pour quelle tmoignt en ma prsence. Elle se tut obstinment, le sourire aux lvres. Je
remarquai que ses dents taient trs pointues, trs blanches, et je les trouvai jolies. 4
Mais ce quil faut souligner dans cette pratique de lcriture dun journal, cest que lauteur,
au fil de ses crits, prend progressivement conscience de la possibilit quil peut tre un autre.
En effet, D-503 tant aussi la matire de son criture, son regard volue, il smancipe du
carcan totalitaire car lcriture du journal permet lirralisation :
Il ne savait ce qui l'avait pouss dverser ce torrent d'absurdit, mais le curieux tait
que, tandis qu'il crivait, un souvenir totalement diffrent s'tait prcis dans son esprit,
au point qu'il se sentait presque capable de l'crire. 5
1
Ibid., p. 228.
Ibid., p. 228.
Ibid., p. 229.
197
Lvolution des commentaires de D-503 sur lacte dcriture est donc un aspect trs
important dans la narration, car ces jugements se font de plus en plus personnels, ils rvlent un
vritable bouleversement chez le narrateur : Je ne peux plus crire. Je ne veux plus .1 Cet
extrait rvle un changement profond chez D-503, lincapacit dcrire est dabord une
manifestation physique, il semble rejeter son conditionnement lcriture de son journal
intime : Je nai plus le dlire, je ne parle plus en mtaphores absurdes, je nai plus de
sentiments. 2 Ce rejet se renforce par une gradation qui passe alors dune incapacit quasi
physique lexpression personnelle forte du refus : je ne veux plus . Au dbut du rcit, D503 ne se pose jamais la question sur sa capacit ou volont dcrire son journal, lcriture est,
ce moment, un acte mcanique. Ltat Unique lui disait dcrire, il le faisait Cette volont,
nouvelle, chez D-503 illustre une fois de plus une relle incompatibilit entre lacte dcriture
du journal intime dans ltat Unique et la vritable nature dun genre qui permet
lintrospection, de sinterroger et par l, interroger le monde. Le refus de continuer crire son
journal intime est une marque du retour dun vritable tat de conscience, du rveil de cette
conscience endormie par le discours du rgime : Dailleurs pourquoi cris-je tout cela et do
me viennent ces tranges impressions ? .3 D-503 ne sinquite plus de la clart de son rcit, il
ne cherche plus le rendre plus explicite, ou plus logique : Je ressemble une machine
tournant trop vite, les axes sont rouges, le mtal est prs de fondre et tout sen va au diable. Il
faudrait jeter vite de leau froide, de la logique. Jen verse grands seaux, mais la logique siffle
sur les axes brlants et se dissipe en vapeur blanche... 4 Cette description mtaphorique est trs
importante, car elle est la matrialisation dune narration non conforme la logique totalitaire
de ltat Unique, de plus, le narrateur utilise dune manire remarquable le champ lexical
particulier de lactivit industrielle, ce qui, par ailleurs, laisse transparatre une pointe dironie
chez lui.
En effet, le journal de D-503 perd de sa transparence, lcriture nest plus une activit
conditionne et le recours la mtaphore est la marque dune activit de limagination, ce qui,
bien entendu, nest pas autoris dans cette socit. Le lecteur inconnu est tmoin dun
renversement idologique chez D-503, la narration confirme son passage ltat de dissident,
lespacement progressif des interpellations directes aux lecteurs inconnus tmoigne de ce
changement. Les tableaux ci-dessous vont donner un aperu de la nature de ces interpellations :
1
Ibid., p. 221.
Ibid., p. 228.
Ibid., p. 142.
198
p. 24
p. 25
[...] pouvez-vous vous voir avec une queue ? Ou bien, si vous voulez, pouvez-vous vous
reprsenter nu ?
p. 28
Vous allez croire que je veux tout simplement me payer votre tte en vous racontant des
balivernes sur un ton srieux ?
p. 30
Vous riez, mais ne croyez-vous pas que lEuropen de ce temps tait beaucoup plus
risible ?
p. 33
p. 35
p. 36
Cette priode pendant laquelle le narrateur ninterpelle pas directement le lecteur correspond au
moment o D-503 frquente un peu plus I-330.
p. 54
Pour parler la langue de nos anctres, que vous, habitants des plantes, vous comprenez
peut-tre, nous formons une famille.
p. 59
Vous qui lisez ces lignes, jespre que vous connaissez des minutes semblables et je vous
plains, si vous ne les connaissez pas...
Linfluence dI-330 loigne peu peu D-503 de ce quil tait : Jtais spar du monde, seul seul
avec elle. (p. 63) ; Jtais double. Il y avait dabord ce que jtais auparavant, D-503, le numro
D-503, et puis, il y en avait un autre... (p. 66).
p. 77
Je demeurai seul et il ne me restait plus qu vous raconter tout cela, lecteurs inconnus
qui mtes actuellement aussi chers
p. 79
Et nous allons vers vous, lecteurs plantaires inconnus, pour rendre votre vie divinement
raisonnable et prcise comme la ntre...
p. 85
Il tait trs gnant pour moi, lecteurs plantaires, de vous raconter cet vnement
absolument incroyable. [...] jespre que cela vous rassurera aussi. [...] Si vous saviez
comme jen ai assez !
p. 91
Lecteurs de ces notes, qui que vous soyez, vous connaissez le soleil : si vous avez jamais
t malades comme je ltais alors, vous savez ce quest, ce que peut tre le soleil du matin.
Vous avez vu cet or rose, transparent et tide.
p. 110
Il est probable que vous tes, lecteurs inconnus, des enfants en face de nous.
p. 111
[...] vous avalerez toute lamertume que je vous offre, [...] Vous connaissez sans doute la
sensation que lon prouve lorsquon slve toute vitesse en avion suivant une spirale
Dans cette premire partie du roman, cest--dire du dbut jusqu la page 111, le
narrateur apostrophe le lecteur inconnu dans une moyenne qui stablit une intervention
toutes les six pages et demie. Les deux priodes les plus longues, cest--dire de la (p. 36) la
199
(p. 54) et de la (p. 59) la (p. 77), pendant lesquelles le narrateur ne sadresse plus au lecteur,
correspondent une forte influence dI-330. Ds que D-503 est avec elle, il oublie
compltement son devoir envers le lecteur, lcriture est alors pour lui une pratique de moins en
moins mcanique.
Voici le tableau correspondant la deuxime partie :
La sparation des deux parties est, dans le rcit, la phase pendant laquelle D-503 semble
avoir assimil et compris la vritable nature de la ralit qui lentoure. partir de la page
132, D-503 va manifester un comportement qui ne sera plus soumis la logique.
p. 132
p. 143
Je maperois encore une fois avoir oubli que je ncris pas pour moi, mais pour
vous, lecteurs inconnus, pour vous que jaime et que je plains, pour vous qui tes en
retard de plusieurs sicles sur nous.
p. 153
Vous connaissez sans doute limpression que lon prouve quand on se rveille
brusquement la nuit et quon ne sait plus o lon est.
p. 164
Si votre monde est semblable celui de nos anctres loigns, imaginez que vous
ayez abord [...] une Atlantide quelconque [...] en un mot des choses que vous ne
vous seriez jamais imagines
p. 176
p. 182
[...] vous aviez tenu comme moi, [...] et si vous aviez su, comme moi [...] vous
auriez sans doute prouv les mmes sentiments que moi. La tte ne vous auraitelle pas tourn ? [...]
p. 188
Croyez-vous que vous mourrez ? [...] Je sais que vous connaissez cela, mais je
vous demande sil vous est arriv dy croire, [...] Non, vous ny croyez pas, cest
pourquoi vous navez pas encore saut dun dixime tage, [...]
p. 192
p. 209
p. 226
Je vis que, si mme tout allait sa ruine, mon devoir envers vous, mes chers
inconnus, restait le mme : mener mes notes bonne fin.
est dsormais sensible un besoin dintimit, son criture tire prsent des rideaux pour
prserver un espace personnel. Cette intimit est bien sr celle quil dsir lorsquil est avec I330, qui est le ressort, et dsormais linterlocutrice principale, qui propulse D-503 vers un
nouvel tat de conscience. Le lecteur se trouve donc progressivement cart des priorits du
narrateur dans le journal, lorsque ce dernier commence dvelopper une rflexion vraiment
personnelle sur les changements qui bouleversent sa vie.
Cependant, le rcit a instaur une atmosphre privilgie avec le lecteur qui ne
svapore pas avec le changement de statut chez D-503. Est-ce un moyen de sassurer de la
bienveillance du lecteur quant au message politique distill dans le roman ? De mme,
lopration en effaant lidentit du personnage principal ne contribuerait-elle pas provoquer
une raction chez ce lecteur ? Cest un peu de la mmoire du lecteur quil sagit si la catharsis
fonctionne. Cest, semble-t-il, le dessein de Zamiatine. Il veut que le lecteur inconnu, nous, se
sente impliqu par lvolution du rcit. Le choix du journal est donc assez judicieux, car il
mnage ainsi une certaine intimit qui savre artificielle par la suite. Ladhsion ce rcit
devant ncessairement entraner un tat propice lacceptation du discours politique, la mise en
abyme finit alors par parfaitement fonctionner.
Cette ncessit de saffranchir dun discours martel par la propagande totalitaire est
aussi prsente dans 1984. Lauteur, Orwell, et le personnage principal, Winston Smith, le petit
fonctionnaire du service des Archives du Ministre de la Vrit , sont les deux voix de la
narration de ce rcit. Si lentre en dissidence de Winston commence lorsqu'il fait l'acquisition
de son journal dans un vieux bric--brac, sa fonction, nous lavons vu joue aussi un rle trs
important. En effet, son travail, qui consiste rcrire chaque jour le contenu des archives du
ministre pour les mettre en conformit avec lidologie prsente, lui donne les cls pour
comprendre ltat de confusion dans lequel il se trouve :
Les avantages immdiats tirs de la falsification du pass taient vidents, mais le
mobile final restait mystrieux. Il reprit sa plume et crivit :
Je comprends comment. Je ne comprends pas pourquoi. 1
201
Pour commencer, il n'avait aucune certitude que ce tt vraiment 1984. On devait tre
aux alentours de cette date, car il tait sr d'avoir trente-neuf ans, et il croyait tre n en
1944 ou 1945 Mais, par les temps qui couraient, il n'tait possible de fixer une date qu'
un ou deux ans prs. 1
La mmoire collective que Winston modifie jour aprs jour est aussi la sienne, et il lui
est impossible de se souvenir clairement de toute cette mmoire efface, en effet, les archives
originales sont scrupuleusement brles :
Il y avait les vastes archives o taient classs les documents corrigs et les fournaises
caches o les copies originales taient dtruites. 2
La
mmoire
tait
dfaillante
et
les
documents
falsifis,
la
prtention
du
Parti
avoir
amlior
les
conditions
de
la
vie
humaine
devait
alors
tre
accepte,
car
il
n'existait
pas
et
ne
pourrait
jamais
exister
de
modle
quoi
comparer
les
conditions
actuelles.
3
Ibid., p. 66.
Ibid., p. 135.
Ibid., p. 56.
202
Ds lors, il part la recherche de fragments dune mmoire non altre, dun pass quil
pense retrouver, notamment, par la rencontre de lun des rares tmoins du pass, un vieillard
la mmoire trop confuse :
La mmoire du vieil homme n'tait qu'un monceau de dtails, dcombres de sa vie.
On pourrait l'interroger toute une journe sans obtenir aucune information relle. Les
histoires du Parti pouvaient encore tre vraies leur faon. Elles pouvaient mme tre
compltement vraies. 1
Les lieux ont aussi cette fonction, cest le cas de la chambre meuble l'ancienne quil
loue lantiquaire :
L'important tait que cette chambre au-dessus du magasin d'antiquits existt. Savoir
qu'elle tait l, inviole, c'tait presque s'y trouver. La chambre tait un monde, une
poche du pass o auraient pu marcher des animaux dont la race tait teinte. 2
Pour Winston ont une valeur tout autre que matrielle, ils ont une valeur symbolique, ils
reprsentent ce lien avec le pass que ltat svertue briser. Lobjet idal pour se rattacher
cette mmoire qui se dsagrge est, bien entendu, le journal que Winston a achet dans le bric-brac. Par le biais de son journal, Winston nous rapporte sa perception de la socit de Big
Brother, le lecteur devient ainsi le tmoin de sa dtresse et de son impuissance face cette
socit sous contrle :
Ibid., p. 215.
Ibid., p. 208.
203
Il ouvrit son journal. Il fallait y crire quelque chose. La femme du tlcran avait
commenc une autre chanson. Sa voix semblait senfoncer dans le cerveau comme des
clats pointus de verre bris. 1
Ibid., p. 147.
Ibid., p. 18.
Ibid., p. 19.
204
Cependant, le doute qui saisit la plume de Winston rvle autre chose chez lui car, si
lindcision nest pas un tat normal dans une socit totalitaire o la vie du citoyen est trs
prcisment organise pour viter ce type de questionnement, elle est la preuve dune pratique
particulire de la pense :
Faute de pouvoir se dcider, faute de pouvoir vivre, et ce sera dj une faon de se
dcider et de vivre, de choisir le mtier dcrivain. 2
Lorsquil commence crire dans son journal, Winston manque cruellement de style, et
son criture reflte encore une pense contrainte par lendoctrinement du pouvoir totalitaire, et
par sa fonction au Commissariat aux Archives o il travaille la rcriture de lHistoire :
4 avril 1984. Hier, soire au cin. Rien que des films de guerre. Un trs bon film
montrait un navire plein de rfugis, bombard quelque part dans la Mditerrane.
Auditoire trs amus par les tentatives d'un gros homme gras qui essayait d'chapper
en nageant la poursuite d'un hlicoptre.
[]
On vit ensuite un canot de sauvetage plein d'enfants que survolait un hlicoptre. Une
femme d'ge moyen, qui tait peut-tre une Juive, tait assise l'avant, un garon
d'environ trois ans dans les bras, petit garon criait de frayeur et se cachait la tte
entre les seins de sa mre comme s'il essayait de se terrer en elle et la femme l'entourait
de ses bras et le rconfortait alors qu'elle tait elle-mme verte de frayeur, elle Il
recouvrait autant que possible comme si elle croyait que ses bras pourraient carter de
lui les balles, ensuite l'hlicoptre lcha sur eux une bombe de vingt kilos qui clata
avec un clair terrifiant et le bateau vola en clats, il y eut ensuite l'tonnante
projection d'un bras d'enfant montant droit dans l'air. 3
Le style est trs descriptif, presque tlgraphique ou militaire, de plus, nous pouvons
noter un manque de ponctuation. Lcriture de Winston nest donc pas encore structure, seule
linformation transmise compte, et la plume de lcrivain en devenir na pas encore de rythme,
1
Ibid., p. 44.
205
mais la pratique du journal va laider structurer sa pense, cest une volution trs rapide qui
mne un style bien plus riche, voire potique :
Winston retourna sa table, trempa sa plume et crivit :
Au futur ou au pass, au temps o la pense est libre, o les hommes sont dissemblables
mais ne sont pas solitaires, au temps o la vrit existe, o ce qui est fait ne peut tre
dfait,
De l'ge de l'uniformit, de l'ge de la solitude, de l'ge de Big Brother, de l'ge de la
double pense, Salut!
Cest par la tenue de ce journal que Winston dcouvre la fonction rvlatrice, voire
purificatrice, de lacte dcriture, celle-ci lamne une sorte dintrospection involontaire, une
forme de psychanalyse :
Il se mit soudain crire, dans une vritable panique, imparfaitement conscient de ce
qu'il couchait sur le papier. 1
Il ne savait ce qui l'avait pouss dverser ce torrent d'absurdit, mais le curieux tait
que, tandis qu'il crivait, un souvenir totalement diffrent s'tait prcis dans son esprit,
au point qu'il se sentait presque capable de l'crire. 2
Lcriture permet ici le surgissement dun pass occult par lendoctrinement du Parti de
lAngsoc, elle rvle cet autre moi dont le portrait est bross ligne aprs ligne dans le journal.
Cette rvlation est mme physique dans Nous autres, o D-503 dcrit pour la premire fois
son visage, quil voit clairement dans une note (N11) qui ne comporte pas de titre, ce qui est
normal car D-503 ne sait plus qui il est :
Je suis devant un miroir et, pour la premire fois de ma vie, je dis bien, pour la
premire fois de ma vie, je me vois clairement, distinctement, consciemment, et me
regarde avec tonnement, comme si jtais lui , un autre. Il est l : les sourcils
froncs et noirs, dessins suivant une droite, au milieu, il porte comme une cicatrice,
une ride verticale je ne me rappelle plus si je lavais avant. Ses yeux sont gris
dacier, cerns par linsomnie. Derrire cet acier des yeux... Il semble que je naie
jamais su ce quil y avait, de lautre ct, qui semble la fois si proche et infiniment
loin. Je me regarde, je le regarde, et sais que cet tranger aux sourcils en ligne droite
1
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 21.
206
mest inconnu. Je le rencontre pour la premire fois. Le vrai moi, ce nest pas lui. 1
Le journal personnel agit comme un garde-mmoire qui fait resurgir le pass par
lexamen de conscience, et son exploration mthodique de son moi. Le journal guide D-503 et
Winston cerner lunit de leur moi, grce aux repres de leur pense qui jalonnent les pages
blanches dun quotidien trop bien organis et trop rptitif, il permet ainsi de faire le point sur
ses choix et, surtout, de les discuter. Enfin, le journal, miroir du diariste, exprime une
mditation de soi soi, une rflexion hyperbolique du moi o le je a une place centrale, ce
qui est en parfaite contradiction avec le culte du collectif tel quil est organis par ltat
totalitaire.
La Grande opration mettra fin cette exprience de la redcouverte du moi chez D503, il ne veut plus crire : Je ne peux plus crire. Je ne veux plus .2 Par la suite, il renie le
contenu de son journal :
Est-ce moi, D-503, qui ai crit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais prouv
tout cela, ou cru que je lprouvais ?
Lcriture est de moi, mais, heureusement, il ny a que lcriture.
Je nai plus le dlire, je ne parle plus en mtaphores absurdes, je nai plus de sentiments.
Jexposerai seulement des faits. Je suis en parfaite sant. Je souris et ne puis men
empcher, car on ma retir une esquille : ma tte est lgre et vide. Ou plus
exactement, elle nest pas vide mais plus rien dtranger ne mempche de sourire. (Le
sourire est ltat normal dun tre normal.) 3
D-503 nest donc plus capable dprouver une motion autre que celle provoque par
ltat Unique, il reprend son tat normal en affichant ce bonheur obligatoire dun sourire
quil ne commande mme pas. Leffacement de ce nouveau moi chez D-503 permet la
rintgration du citoyen dissident dans le collectif dpersonnalis. De mme, dans 1984
Winston subit des tortures encadres par OBrien, et le rsultat est un lavage de cerveau qui va
obliger Winston trahir Julia pour viter le supplice des rats, ainsi, lhomme quil tait devenu
au fil de lcriture et de ses rencontres avec Julia, disparat pour laisser la place un Winston
plus conforme aux rgles de lAngsoc :
Ses penses s'garaient de nouveau. Presque inconsciemment, il traa du doigt dans la
1
Ibid., p. 221.
Ibid., p. 228.
207
poussire de la table:
2 + 2 = 5 1
Lemprise de ltat totalitaire sur les citoyens de lOcania est tel, que lcriture du
journal nest pas une solution destine se librer de lemprise de lAngsoc, mais pour
entretenir un espace de libert dans une socit collectivise et dshumanisante. Cest donc
pour retrouver un sentiment dhumanit que Winston et D-503 crivent leur journal, un acte de
rsistance face un pouvoir qui gangrne lindividu
Owell tait un crivain qui disait je pour nous parler avec cur des choses qui nous
intressaient et nous concernaient au premier chef. Pour lui, ce qui tait en jeu court
terme, ctait bien lalternative dmocratie / totalitarisme. Mais plus long terme,
Orwell pensait au salut de lhomme dans le cosmos, et des civilisations qui, comme
lavait bien vu Valry, se savaient mortelles. 2
Si ltat totalitaire joue un rle dinhibiteur, pour Orwell, le journal de Winston devient
le tmoin de l'impuissance de lhomme face la machine totalitaire, mais aussi linstrument de
son mancipation. Grce sa fonction au Commissariat aux archives, Winston est en capacit
de reconnatre la propagande, et de douter, lcriture de son journal fait face une rsistance de
la langue. Le premier principe du Parti dans lOcania est la rcriture de lHistoire, le second
principe est la novlangue, cette langue au vocabulaire restreint qui limite la pense du citoyen
et qui doit l'empcher de se rvolter, puisque le lexique de cette langue ne possde, par
exemple, aucun mot pour exprimer sa colre. Matriser la socit dans ltat Unique, lOcania
ou tout autre tat totalitaire, passe par le contrle des modes de communication inhrente
labsorption de la socit civile par ltat central. La matrise de la langue ne droge pas cette
rgle, quil sagisse de la cration dune novlangue, avatar simplifi et manipul de langlais,
dun vocabulaire la smantique inverse, dans Fahrenheit 451 ou dune langue soumise un
vocabulaire essentiellement scientifique dans Nous autres et Le Meilleur des mondes, la langue
est un instrument indispensable pour contrler la socit et empcher le discours contradictoire.
Bernard Gensane, 1984 ou le refus motiv de la transgression du rel , in Dviance et transgression dans la
littrature et les arts britanniques volume III, Annales du GERB N9, Michel Jouve (Dir.), Bordeaux, ditions
de la Maison des sciences de lHomme dAquitaine, 1991, p. 81.
208
Nous savons que ltat totalitaire se caractrise notamment par une destruction des
fondements des structures sociales, un parti unique, la bureaucratie ou un chef charismatique.
Cependant, une autre caractristique de ce type de pouvoir joue un rle primordial dans la
dveloppement du pouvoir totalitaire : la langue. Quil sagisse de la Lingua Tertii Imperii2
(LTI), langue du Troisime Reich nazi ou de la sovlangue sovitique, ce sont l deux exemples
qui ont inspir Orwell pour sa novlangue dans 1984.
La cohsion de ltat totalitaire passe par la matrise dune propagande qui se doit de
marquer les esprits, la rptition du message permet son ancrage dans les esprits, principe de
lhypnopdie dans Le Meilleur des mondes. De plus, ce message peut savrer dune redoutable
efficacit lorsquil est servi par une langue revisite et assujettie au verbe totalitaire. Dans
1984, la novlangue est lidiome officiel qui sert le parti de lAngsoc, elle est la trouvaille
dOrwell dans ce rcit. Cette nouvelle-langue est une satire du discours totalitaire tel quil a
t pratiqu par la propagande stalinienne pendant la guerre civile espagnole. En effet,
lcrivain anglais tait en premire ligne, au sein des milices du Parti ouvrier dunification
marxiste (POUM), lorsque le Parti communiste espagnol, aid par Staline, importa en Espagne
les mthodes totalitaires, et notamment lutilisation de la propagande de masse telle quelle fut
prouve en Union sovitique.
Si tous les autres acceptaient le mensonge impos par le Parti si tous les rapports
racontaient la mme chose , le mensonge passait dans l'histoire et devenait vrit. 3
De mme :
Quelque cerveau directeur du Parti intrieur slectionnerait ensuite une version ou une
autre, la ferait rditer et mettrait en mouvement le complexe processus de
1
Analyse par Victor Klemperer in LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
209
La manipulation de lhistoire est lun des instruments du pouvoir totalitaire pour assurer
la lgitimit de son action, transformer et inverser le sens des faits historiques est un fait
incontournable de la pratique du pouvoir des rgimes totalitaires au XXe sicle. Cette mainmise
sur la communication, Orwell la dcrit dans La Ferme des animaux, mais cest bien avec 1984
quil marque les esprits, en dnonant le travestissement de lHistoire par linstrumentalisation
et lasservissement total de langue anglaise, transforme progressivement en une nouvelle
langue : le novlangue ( newspeak en anglais). La novlangue opre en empchant tout
sens logique. Cest une simplification lexicale et syntaxique de la langue destine rendre
impossible lexpression des ides subversives et viter toute formulation de critique et lide
mme de critique. Cette manipulation prend forme par la confiscation de la langue ordinaire,
langlais, progressivement remplace par la novlangue :
Vous croyez, nest-ce pas, que notre travail principal est dinventer des mots
nouveaux ? Pas du tout ! Nous dtruisons chaque jour des mots, des vingtaines de mots,
des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu los. La onzime dition ne
renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant lanne 2050. [...] Cest une belle
chose, la destruction des mots. 2
Cette entreprise de manipulation grammaticale, dcrite par le discours de Syme3 cidessus, a pour finalit de rendre impossible lmergence dune ide contraire lorthodoxie du
modle de socit impos par lAngsoc. Cette langue aseptise vise contraindre la pense des
citoyens de lOcania dans un cadre bien prcis, en simplifiant la langue, ltat vise rduire le
champ de la pense. Ce contrle du langage sexerce par un appauvrissement du vocabulaire.
Ainsi, les mots non conformes lorthodoxie sont tout simplement bannis, ltat totalitaire ne
permet pas la possibilit de lquivoque quant la perception du monde. Le vocabulaire
autoris est strictement encadr, et son usage est limit par des vocables dpouills de nuances,
ce que confirme un extrait du discours de Syme, ci-dessous :
Naturellement, cest dans les verbes et les adjectifs quil y a le plus de dchets, mais il
y a des centaines de noms dont on peut aussi se dbarrasser. Pas seulement les
1
Ibid., p. 70
Ibid., p. 78
210
synonymes, il y a aussi les antonymes. Aprs tout, quelle raison dexister y a-t-il pour
un mot qui nest que le contraire dun autre ? Les mots portent en eux-mmes leur
contraire. Prenez bon , par exemple. Si vous avez un mot comme bon quelle
ncessit y a-t-il avoir un mot comme mauvais ? Inbon fera tout aussi bien,
mieux mme, parce quil est loppos exact de bon, ce que nest pas lautre mot. Et si
lon dsire un mot plus fort que bon , quel sens y a-t-il avoir toute une chane de
mots vagues et inutiles comme excellent , splendide et tout le reste ? Plusbon
englobe le sens de tous ces mots, et, si lon veut un mot encore plus fort, il y a
doubleplusbon . Naturellement, nous employons dj ces formes, mais dans la
version dfinitive du novlangue, il ny aura plus rien dautre. En rsum, la notion
complte du bon et du mauvais sera couverte par six mots seulement, en ralit un seul
mot. Voyez-vous, Winston, loriginalit de cela ? Naturellement, ajouta-t-il aprs coup,
lide vient de Big Brother. 1
Orwell avait dj dcrit cette drive du langage dans Hommage la Catalogne, sans
commune mesure avec la novlangue, il soulignait lusage transform dune langue dans une
ville de Barcelone o la classe ouvrire avait pris le dessus 2 :
Les garons de caf, les vendeurs vous regardaient bien en face et se comportaient
avec vous en gaux. Les tournures de phrases serviles ou mme simplement
crmonieuses avaient pour le moment. Personne ne disait plus Senor ou Don, ni mme
Usted : tout le monde se tutoyait, on sappelait camarade et lon disait plus Salud au
lieu de Buenos dias. 3
Silvia Kadiu, George Orwell Milan Kundera. Individu, littrature et rvolution, Paris, LHarmattan, 2007, p.
132.
211
La dpersonnalisation du discours est un thme trs prsent dans les uvres dOrwell
qui traitent du totalitarisme. Ainsi, lauteur utilise souvent le terme de camarade , 33
occurrences dans 1984 et 91 dans La Ferme des animaux, dont le rcit souligne aussi
limportance des systmes de dsignation, notamment la multiplicit des dsignations pour un
personnage, qui rend compte des points de vue dune collectivit sur un individu :
Napolon ntait plus jamais dsign par un seul patronyme. Toujours on se rfrait
lui en langage de protocole : Notre chef, le camarade Napolon . De plus, les
cochons se plaisaient lui attribuer des titres tels que Pre de tous les Animaux ,
Terreur du Genre Humain , Protecteur de la Bergerie , Ami des Canetons , ainsi
de suite.
[]
Tuteur de lorphelin
Fontaine de bonheur
Calme esprit souverain
Seigneur de la pte le feu de ton regard
Se penche crateur
Soleil dans notre ciel, source de rflexion
O Camarade Napolon !
O grand dispensateur
De tout ce que lon aime
O divin crateur
Pourvoyeur du petit et matre en tous arts
[]
O Camarade Napolon
Mme un petit cochon
Pas plus quenfantelet
[]
O Camarade Napolon !1
George Orwell, La Ferme des animaux, Paris, ditions Gallimard, 2007, pp. 74-75.
212
Voici le discours que Syme, lun des responsables du dictionnaire de novlangue, qui
explique prcisment Winston le rle de cette nouvelle langue dans la socit de lOcania :
Vous croyez, nest-ce pas, que notre travail principal est dinventer des mots
nouveaux ? Pas du tout ! Nous dtruisons chaque jour des mots, des vingtaines de
mots, des centaines de mots. Nous taillons le langage jusqu los. La onzime
dition ne renfermera pas un seul mot qui puisse vieillir avant lanne 2050. [...] Cest
une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, cest dans les verbes et les
adjectifs quil y a le plus de dchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut
aussi se dbarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Aprs
tout, quelle raison dexister y a-t-il pour un mot qui nest que le contraire dun autre ?
Les mots portent en eux-mmes leur contraire. Prenez bon , par exemple. Si vous
avez un mot comme bon quelle ncessit y a-t-il avoir un mot comme
mauvais ? Inbon fera tout aussi bien, mieux mme, parce quil est loppos
exact de bon, ce que nest pas lautre mot. Et si lon dsire un mot plus fort que bon ,
quel sens y a-t-il avoir toute une chane de mots vagues et inutiles comme
excellent , splendide et tout le reste ? Plusbon englobe le sens de tous ces
mots, et, si lon veut un mot encore plus fort, il y a doubleplusbon .
Naturellement, nous employons dj ces formes, mais dans la version dfinitive du
novlangue, il ny aura plus rien dautre. En rsum, la notion complte du bon et du
mauvais sera couverte par six mots seulement, en ralit un seul mot. Voyez-vous,
Winston, loriginalit de cela ? Naturellement, ajouta-t-il aprs coup, lide vient de Big
Brother.
Au nom de Big Brother, une sorte dardeur froide flotta sur le visage de Winston.
Syme, nanmoins, perut immdiatement un certain manque denthousiasme.
213
Dans lappendice consacr aux principes du novlangue, Orwell dcrit les aspects
ngatifs et destructeurs de la manipulation et de la falsification dune langue mise au
service de la propagande de lAngsoc :
Le vocabulaire du novlangue tait construit de telle sorte quil pt fournir une
expression exacte, et souvent trs nuance, aux ides quun membre du Parti pouvait,
juste titre, dsirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres ides et mme les
possibilits dy arriver par des mthodes indirectes. Linvention de mots nouveaux,
llimination surtout des mots indsirables, la suppression dans les mots restants de
toute signification secondaire, quelle quelle ft, contribuaient ce rsultat.
Ainsi le mot libre existait encore en novlangue, mais ne pouvait tre employ que dans
des phrases comme le chemin est libre . Il ne pouvait tre employ dans le sens
ancien de libert politique ou de libert intellectuelle . Les liberts politique et
214
intellectuelle nexistaient en effet plus, mme sous forme de concept. Elles navaient
donc ncessairement pas de nom. 1
Ainsi, Orwell dtermine ce lien logique entre pense et langage dans le cadre dune
langue rationalise lextrme pour dvelopper lide que lesprit du citoyen de lOcania est
irrmdiablement contraint par le sens que lAngsoc accorde aux mots. Le novlangue est un
obstacle limagination, il ne permet pas la manipulation et le jeu de la langue, limmdiatet
de sa figuration empche la plurivocit du sens :
Ainsi tous les mots groups autour des concepts de libert et dgalit taient contenus
dans le seul mot pensecrime, tandis que tous les mots groups autour des concepts
dobjectivit et de rationalisme taient contenus dans le seul mot antipense. 2
Ce dcoupage de la ralit totalitaire par les mots est un moyen pour lauteur, de
dmontrer toute labsurdit de la socit de lOcania, en particulier, la polysmie, savoir
le fait quun mot puisse avoir plusieurs acceptions diffrentes, voire contraires.
La simplification de la langue est au cur de la manipulation des esprits, lutilisation
des abrviations sans un ncessaire rapport lhistoire rvle encore une fois
linstrumentalisation de la langue. Dans cet exemple, Orwell souligne la fragilit dune langue
que lon arrache son histoire :
Au ministre de la Vrit, par exemple, le Commissariat aux Archives o travaillait
Winston sappelait Comarch, le Commissariat aux Romans Comrom, le Commissariat
aux Tlprogrammes Tlcom et ainsi de suite.
Ces abrviations navaient pas seulement pour but dconomiser le temps. Mme dans
les premires dcennies du XXme sicle, les mots et phrases tlescops avaient t lun
des traits caractristiques de la langue politique, et lon avait remarqu que, bien
quuniverselle, la tendance employer de telles abrviations tait plus marque dans les
organisations et dans les pays totalitaires. Ainsi les mots : Gestapo, Comintern,
Imprecorr, Agitprop. Mais cette habitude, au dbut, avait t adopte telle quelle se
prsentait, instinctivement. En novlangue, on ladoptait dans un dessein conscient.
On remarqua quen abrgeant ainsi un mot, on restreignait et changeait subtilement sa
signification, car on lui enlevait les associations qui, autrefois, y taient attaches. [...]
Comintern est un mot qui peut tre prononc presque sans rflchir tandis que
1
Ibid., p. 422.
215
Communisme International est une phrase sur laquelle on est oblig de sattarder, au
moins momentanment. 1
Le langage et lhistoire sont des thmes trs importants dans nos dystopies, notamment
dans leurs rapports la structure de ltat totalitaire. Comme lcrit Jean-Pierre Devroey,
en inventant le Newspeak , Orwell traait la voie la sociolinguistique .3 Cette
invention tait le moyen pour Orwell de souligner limportance et la fragilit de la langue.
propos du rle de la langue et de lusage des mots, Huxley crivait :
Words are magical in the way they affect the minds of those who use them. 4
Traduction :
Les mots sont magiques par la manire dont ils affectent les esprits de ceux qui les
utilisent.
Huxley confirme bien ce pouvoir quont les mots de faonner la pense et donc, la
possible instrumentalisation du langage pour contrler les citoyens. Si lon se rfre au
schma classique sur les fonctions du langage de Roman Jakobson, on constate que le
1
2
crations dans la langue : les langages dpravs, Anne Tomiche (Dir.) Presses Universitaires de ClermontFerrand Blaise Pascal, 2000, p. 365.
3
Jean-Pierre Devroey, Lme de cristal : George Orwell au prsent, Bruxelles, ditions de lUniversit de
Aldous Huxley, Words and their meanings, Los Angeles, The Ward Ritchie Press, 1940, p.9.
216
Lhistoire subit pratiquement le mme sort que le langage dans nos dystopies. Dans
1984, elle est progressivement efface par sa ractualisation et son ajustement la politique
du pouvoir totalitaire. Falsifie ou dcime, la matrise de lhistoire est un enjeu important
dans la socit totalitaire :
La curiosit humaine est essentiellement cratrice. Elle est lorigine des arts, des
sciences, des religions, bref de tout ce que nous dsignons sous le terme de civilisation.
En crant un langage qui ne tolre que le oui et le non, tous les peut-tre, tous les
doutes, toutes les questions qui constituent le fond mme de notre humanit,
disparaissent. Cest l une des raisons pour lesquelles le Parti, comme le dit OBrien,
devrait durer ternellement. Il ne peut y avoir de progrs l o manquent les instruments
capables douvrir de nouveaux chemins, ni de doutes capables de nous inciter
reconsidrer sans cesse ladquation des itinraires. La falsification des textes supprime
lhistoire, tout comme labsence de doute limine lavenir. 2
Les auteurs de nos rcits dystopiques soulignent ainsi la politique de loubli organis, la
manipulation de la mmoire collective des peuples et donc, la fonction pdagogique
pervertie de lhistoire et son importance dans la construction psychologique de lindividu
collectivise.
Michel Heller, Le Novlangue, langue officielle dun tiers de lhumanit, Le Monde, 30 dcembre 1983, p.11.
217
3. Le contrle de lhistoire
L'Histoire, c'est de la blague. 1
Dans Fahrenheit 451, Beatty est le personnage symbole du pouvoir totalitaire, il affirme
Montag que "le feu est propre". En effet, cette socit totalitaire semble bien purifier le
prsent de l'hritage du pass, que constitue la littrature. Pour effectuer cette "purification", la
socit utilise donc les pompiers, dont elle a invers le rle, puisquils doivent brler les livres.
L'poque o se situe l'action est assez difficile dterminer, l'histoire doit se drouler dans un
avenir proche, cependant ce roman semble se passer une poque charnire, car certains
personnages ont encore le souvenir d'un ge d'or pendant lequel la littrature tait libre. Clarisse
illustre parfaitement, par une question qu'elle pose Montag, le souvenir de cette poque :
Est-ce vrai qu'autrefois les pompiers teignaient le feu au lieu de l'allumer ? .4 Bradbury
explique, dans la premire page du roman, l'objet des incendies : faire scrouler les papillons
et les ruines carboniss de l'histoire . Lorsque le pass est voqu, il est falsifi, les pompiers
sont alors un corps fond en 1790 "pour brler les livres d'influence anglaise dans les colonies",
et le pompier fondateur devient un certain Benjamin Franklin. A l'image de la consommation
du soma dans Le Meilleur des mondes, l'effacement du pass doit aboutir un bonheur collectif
par la disparition de la rflexion personnelle, il est alors plus facile pour ltat deffacer ce qui
nest pas conforme lidologie du pouvoir :
Un coup de plumeau et ces taches de boue antique qu'on appelait Athnes et Rome,
Jrusalem et l'Empire du Milieu, toutes avaient disparu. Un coup de plumeau,
1
Ibid., p. 50.
218
l'endroit o avait t l'Italie tait vide. Un coup de plumeau, enfuies, les cathdrales ;
un coup de plumeau, un autre, anantis, le Roi Lear et les Penses de Pascal. Un
coup de plumeau, disparue la Passion ; un coup de plumeau, mort le Requiem ; un
coup de plumeau, finie la Symphonie; un coup de plumeau... 1
Pourtant, effacer le pass n'est pas facile, le feu ne peut venir bout de tous les livres,
car mme s'il brle le livre matriel, il reste le contenu, les ides, et il est beaucoup plus
difficile de brler des ides. Pour illustrer cela, Bradbury a recours une mtaphore qu'il
distille discrtement tout au long du roman. Dans le premier chapitre, lorsqu'il n'est question
que d'autodafs, l'auteur tablit implicitement l'association des pages brles aux feuilles
mortes : Les feuilles de l'automne volaient au ras du trottoir 2, puis un peu plus loin vient
cette phrase : Au-dessus d'eux, dans un grand froissement de feuilles, les arbres secouaient
leur pluie sche .3 A la fin du roman, alors que de nombreux livres ont t brls, Montag se
rfugie dans une fort : Des milliards de feuilles devaient joncher le sol ; il pataugeait dans
cette mer dessche qui sentait le clou de girofle et la poussire chaude .4 Cet amas de feuilles
sches reprsente les livres carboniss. Cependant, certains hommes rsistent cette
destruction du livre par le feu en apprenant par cur leur contenu. Avant de rdiger Fahrenheit
451, Bradbury avait crit une nouvelle : L'clat du Phnix (Bright Phnix), nouvelle dont
est tir Fahrenheit 451, on comprend alors que le livre renvoie ce Phnix mythique ; mme
brl, le livre renat par la transmission dsormais orale de son contenu. C'est l l'un des seuls
points optimistes du roman : En effet, l'tat totalitaire semble impuissant annihiler totalement
la littrature, c'est--dire l'art.
Le pass, rflchit-il, navait pas t seulement modifi, il avait t bel et bien dtruit.
Comment en effet tablir, mme le fait le plus patent, sil nen existait aucun
enregistrement que celui dune seule mmoire ? Il essaya de se rappeler en quelle anne
il avait pour la premire fois entendu parler de Big Brother. Ce devait tre vers les
annes 60, mais comment en tre sr ? 5
Ibid., p. 24.
Ibid., p. 188.
219
Dans ce passage, le pass est effac avec une forme de manipulation de la mmoire,
Winston ne semble plus tre en tat de situer les vnements dans le pass : Tout se fondait
dans le brouillard .1 Cette perte de repres chronologique est lun des effets de la propagande,
sa rptition et son omniprsence finissent par altrer la perception du citoyen.
La mmoire tait dfaillante et les documents falsifis du Parti avoir amlior les
conditions de la vie humaine devait alors tre accepte, car il nexistait pas et ne
pourrait jamais exister de modle quoi comparer les conditions actuelles. 2
De mme :
La chasse aux livres et leur destruction avaient t faites avec autant de soin dans les
quartiers proltaires que partout ailleurs. Il tait improbable quil existt, quelque part
dans lOcania, un exemplaire de livre imprim avant 1960. 3
Toujours dans 1984, la torture et le lavage de cerveau sont les instruments privilgis du
pouvoir pour garantir lordre, et marteler le discours officiel, la propagande. Le contrle du
pass reste toujours au centre du discours de ltat totalitaire :
OBrien le regardait en rflchissant. Il avait plus que jamais, lair dun professeur qui
se donne du mal pour un enfant gar, mais qui promet.
- Il y a un slogan du Parti qui se rapporte la matrise du pass, dit-il. Rptez-le, je
vous prie.
- Qui commande le pass commande lavenir ; qui commande le prsent commande le
pass, rpta Winston obissant.
- Qui commande le prsent commande le pass, dit OBrien en faisant de la tte une
lente approbation. Est-ce votre opinion, Winston, que le pass a une existence relle ? 4
Enfin, le contrle du pass dans Fahrenheit 451 nest pas seulement subordonn la
destruction des livres. Il sagit pour le pouvoir de contrler toute rfrence ou influence dune
culture, ou dun langage, qui aurait le pouvoir de librer limagination du citoyen, et donc de
permettre lmergence dune pense autre que la pense unique :
Montag hsita. Est-ce que... est-ce que a a toujours t comme a ? La caserne,
1
Ibid., p. 56.
Ibid., p. 135.
Ibid., p. 140.
Ibid., p. 351.
220
Le pass est strictement contrl par ltat totalitaire, il est important pour le pouvoir
dassurer sa lgitimit aux yeux des masses, et si lanantissement de la mmoire contenue
dans les choses est aussi facilement accepte par les citoyens dans Fahrenheit 451, cest,
comme le dit Montag, parce que :
On ne faisait de mal personne, on ne faisait du mal qu'aux choses. Et comme on ne
pouvait pas vraiment faire du mal aux choses, comme les choses ne sentent rien, ne
poussent ni cris ni gmissements, contrairement cette femme qui risquait de se mettre
hurler et se plaindre, rien ne venait tourmenter votre conscience par la suite. Ce
n'tait que du nettoyage. 2
Cest donc par lobissance une fonction dpourvue de tout besoin de rflexion
personnelle, que le citoyen participe cette vaste entreprise dradication du pass. De plus,
lorganisation de la socit totalitaire a pour but de couper tous les liens avec le pass, ce qui
implique un changement de statut pour les faits de ce pass, ils sombre lentement vers un
espace mythologique. Il est alors presque impossible de croire lexistence de la socit
autrement que sous la forme faonne par le pouvoir totalitaire :
Puis, se tournant vers ses tudiants : Ce que je vais vous exposer prsent, dit-il,
pourra vous sembler incroyable. Mais aussi, quand on n'a pas l'habitude de l'histoire, la
plupart des faits relatifs au pass semblent effectivement incroyables. 3
Cependant, brler des livres ou des btiments ne suffit pas, et pour contrler plus
efficacement les citoyens, ltat semploie alors un autre exercice du pouvoir totalitaire, la
rcriture de lHistoire.
Ibid., p. 61.
221
Si les romans de George Orwell mettent en avant les diverses failles du systme
politique dans lequel il vit, La Ferme des animaux est le roman qui montre mieux que tout autre
les mcanismes politiques qui font dune idologie utopiste la source dune dictature.
Cependant, avant mme de considrer cette fable comme la dnonciation et la satire de
lexprience communiste et du marxisme, il faut voir dans luvre dOrwell un vritable
discours sur lHistoire qui articule les chapitres comme se sont articules les grandes dates de la
Rvolution russe, mais aussi la volont dinscrire son engagement dans une dmarche
artistique. Dans Why I write (Pourquoi jcris), essai publi en 1946, Orwell dcrit ainsi sa
conception de lcriture :
Ce que jai le plus ardemment souhait au cours des dix dernires annes est de faire
de lcrit politique un art part entire. 2
Dans son uvre, lauteur dcrit comment, la suite dune rvolution, les animaux dune
ferme tentent de mettre en place un nouveau systme politique, en ayant faire face aux
difficults tant matrielles quidologiques. Il sagit en fait de lallgorie parfaite de la
dgnrescence de la premire rvolution communiste. En sattardant plus longuement sur les
diffrentes phases de luvre dOrwell, on constate que la situation des animaux comporte de
nombreuses similitudes avec celle vcue par la population russe ds 1917. Les animaux
commencent prendre conscience de leur situation, et, sous linfluence de Sage lAncien,
mettent lenvie, le besoin de la rvolte. On pourrait dailleurs voir dans la figure de Sage
lAncien, la figure emblmatique du communisme : Lnine. Cest lui qui, avant de mourir,
donne au peuple animal lesprance dune vie meilleure travers un long pamphlet
rvolutionnaire :
Camarades, vous avez dj entendu parler du rve trange qui mest venu la nuit
George Orwell, Pourquoi jcris , in Essais, articles, lettres volume I (1920-1940), Paris, ditions Ivrea,
1995, p. 26.
2
Ibid., p. 25.
222
dernire. Mais jy reviendrai tout lheure. Jai dabord quelque chose dautre vous
dire. Je ne compte pas, camarades, passer encore de longs mois parmi vous Mais avant
de mourir, je voudrais macquitter dun devoir, car je dsire vous faire profiter de la
sagesse quil ma t donn dacqurir.
[]
LHomme est la seule crature qui consomme sans produire. Il ne donne pas de lait, il
ne pond pas dufs, il est trop dbile pour pousser la charrue, bien trop lent pour
attraper un lapin. Pourtant le voici le suzerain de tous les animaux. Il distribue les tches
: entre eux, mais ne leur donne en retour que la maigre pitance qui les maintient en vie.
Puis il garde pour lui le surplus. 1
Orwell ne ferait-il pas ici le lien avec Lappel aux Citoyens ! , rdig en avril 1917
par Lnine, et qui a contribu au renversement du rgime tsariste ?
Dans tous les pays, les capitalistes dversent des flots de mensonges et de calomnies,
d'injures et d'accusations de trahison sur les socialistes qui se comportent comme Karl
Liebknecht en Allemagne et comme les partisans de la Pravda en Russie, c'est--dire
qui dtruisent l' union sacre des ouvriers avec les capitalistes de chaque pays, avec
les Plkhanov de chaque pays et les centristes de chaque pays, et qui ralisent
l'union des ouvriers de tous les pays pour mettre un terme la guerre imprialiste de
brigandage et de rapine, pour affranchir l'humanit entire du joug du Capital. 2
Source : http://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/04/vil19170415b.htm
223
manger, produit par eux et pour eux, et non plus laumne, accorde contrecoeur, dun
matre parcimonieux .1
Cette phrase dOrwell pourrait tout aussi bien tre celle dun historien commentant la
mise en place du nouveau systme politique russe de lpoque. Les animaux de la ferme, tout
comme le peuple russe, sont encore dans lutopie dun monde meilleur et nont pas encore
faire face aux limites et aux feintes dune telle idologie.
Dans le quatrime chapitre, lauteur nous montre comment les humains tentent
vainement de reprendre le contrle de la ferme. Il sagit de lpisode de la Bataille de ltable,
le 12 octobre, qui semble correspondre aux mouvements contre-rvolutionnaires de la Russie
entre 1918 et 1921, ce que lon a nomm la guerre contre les russes blancs. En effet, tout
comme la majorit communiste face lopposition tsariste, la ferme des animaux connat un
conflit entre la majorit animale et lopposition humaine. Aprs la victoire dfinitive du
socialo-communisme, ltat tait devenu un tat du peuple exprimant la volont et les intrts
de lensemble du peuple sovitique, les animaux dans le roman, et non plus les intrts et la
volont dune classe dtermine, les hommes dans le roman. La fondation de lURSS en 1922
trouve donc sa correspondance littraire dans linstallation dfinitive de La Ferme des animaux.
Le cinquime chapitre tend donc montrer comment la mise en place de ce systme est propice
aux dbats, notamment sur lattribution du titre de chef. Boule de Neige et Napolon
sopposent quant la mise en application de lAnimalisme, personne nenvisageant la gestion
de la communaut de la mme faon. travers ce conflit entre les deux personnages, on
retrouve les divergences qui se sont cres entre lninisme et stalinisme, aprs que celui-ci ait
repris la repris la direction du Parti.
Lauteur nous montre comment, en devenant le chef de la ferme, Napolon aspire
pousser la doctrine animaliste de Sage lAncien son extrme, tout comme Staline a
transform le communisme de Lnine en une vritable dictature :
Lors des assembles, Boule de Neige lemportait souvent grce des discours
brillants, mais entre-temps Napolon tait le plus apte rallier le soutien des uns et des
autres. Cest auprs des moutons quil russissait le mieux. Rcemment, ceux-ci
staient pris bler avec grand intrt le slogan rvolutionnaire : Quatrepattes, oui !
Deuxpattes, non ! 2
1
Ibid., p. 27.
Ibid., p. 42.
224
Vous ne voudriez pas nous ter le sommeil rparateur, hein, camarades ? Vous ne
voudriez pas que nous soyons extnus au point de ne plus faire face la tche ? Sans
nul doute, aucun de vous ne dsire le retour de Jones ? .1
Le huitime chapitre est une allgorie des errements de la diplomatie sovitique pendant
la seconde guerre mondiale. En effet, tout comme les animaux de la Ferme, le peuple russe a d
subir les dysfonctionnements dun tel systme et prendre pour parole dvangile la propagande
du Parti. Lauteur montre comment se dveloppe le culte du chef, une sorte dadoration
fanatique laquelle est expos Napolon, tout comme lavait t Staline. Le chapitre suivant se
prsente comme une suite logique, la fois de lHistoire contemporaine et de lhistoire de La
Ferme des animaux. On assiste la monte en puissance dun rgime de plus en plus totalitaire.
Parmi les assimilations quOrwell effectue entre le stalinisme et lAnimalisme, la plus
frappante est celle du rapport au travail. En effet, les animaux de la Ferme, les cochons mis
part, se voient imposer un rythme de travail de plus en plus prouvant, et il est difficile de ne
pas voir ici une allusion explicite aux travaux forcs dans les goulags :
la vrit, cette anne-l, tous les animaux peinrent comme des esclaves. Outre le
contraignant train-train de la ferme, il y avait la construction du nouveau moulin et celle
de lcole des jeunes gorets, commence en mars. Quelquefois leur long labeur, avec
cette nourriture insuffisante, les puisait, [] 2
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 92.
225
Dans ces derniers chapitres, lauteur met laccent sur une alination massive des esprits
qui simaginent encore libres dans leurs choix alors quils sont enferms dans un systme
totalitaire et dictatorial. La ressemblance entre la ralit et la fiction cre par Orwell ne fait
aucun doute, lhistoire de La Ferme des animaux suivant chronologiquement et
idologiquement la faillite de la rvolution russe. Orwell manifeste bien le souci de reconstituer
aussi fidlement que possible la ralit historique de lURSS de Staline. Les quatre volumes de
ses Essais, articles et lettres couvrent prcisment, de lentre-deux-guerres la Seconde Guerre
mondiale, la priode qui voit la gestation du rgime stalinien. Dans La Ferme des animaux,
lauteur tmoigne de lvolution de lURSS au cours de ces annes, cest notamment le cas
dans la prface ldition ukrainienne de 1947 :
Je ne suis jamais all en Russie, et tout ce que jen sais, je lai appris en lisant des
livres et des journaux. [] Depuis 1930, jai not peu de signes dune volution de
lURSS vers ce quon pourrait appeler le socialisme. Au contraire, jai t frapp par les
signes manifestes de sa transformation en une socit hirarchise, o les gouvernants
nont pas plus de raison dabandonner le pouvoir que nimporte quelle classe
dirigeante. 1
George Orwell, prface ldition ukrainienne de La Ferme des animaux, in Essais, articles, lettres volume III
Ibid., p. 100.
226
quotidien savamment organis, il nest pas un but atteindre, car ltat totalitaire propose dj
ce quil y a de parfait pour chaque citoyen, cest lexprience totalisante dun bonheur hic et
nunc. Le bonheur obligatoire, nos rcits dystopiques proposent tous ce trait caractristique de la
socit totalitaire, seuls les moyens pour lorganiser diffrent. Cependant, la collectivisation du
bonheur obligatoire passe par lobissance la parole de ltat, do la ncessit de
linstrumentalisation de la communication sous toutes ses formes : la propagande.
Henri Cohen, Joseph J. Levy et David Cohen, La face cache de lme dans 1984 , in Orwell a-t-il vu juste ?
Une analyse sociopsychologique de 1984, Qubec, Presses de lUniversit du Qubec, 1986, P. 121.
2
227
Le meilleur moyen, pour un rgime totalitaire, dtre en mesure de tout surveiller, cest
dviter toute zone dombre dans la socit, tout espace dans lequel lindividu pourrait trouver
matire dissimulation. De cette constatation, il apparat dans notre roman un lment qui
lillustre parfaitement : la transparence. Ltat a ainsi labor tout un jeu de transparence au
sein de la socit, ce qui empche alors tout individu de pouvoir cacher quoi que ce soit ; ce
mme tat qui utilise tous les moyens pour tromper son peuple, ne lui permet donc pas den
faire de mme. Dans la pratique, tous les moyens imaginables sont alors mis en place pour
surveiller tout le monde nimporte quel moment. Ainsi, dans 1984, lespace urbain est
compltement surveill par les tlcrans :
Le tlcran recevait et transmettait simultanment. Il captait tous les sons mis par
Winston au-dessus d'un chuchotement trs bas. De plus, tant que Winston demeurait
dans le champ de vision de la plaque de mtal, il pouvait tre vu aussi bien qu'entendu.
228
Naturellement, il n'y avait pas moyen de savoir si, un moment donn, on tait
surveill. Combien de fois, et suivant quel plan, la Police de la Pense se branchait-elle
sur une ligne individuelle quelconque, personne ne pouvait le savoir. On pouvait mme
imaginer qu'elle surveillait tout le monde, constamment. Mais de toute faon, elle
pouvait mettre une prise sur votre ligne chaque fois qu'elle le dsirait. On devait vivre,
on vivait, car l'habitude devient instinct, en admettant que tout son mis tait entendu et
que, sauf dans l'obscurit, tout mouvement tait peru. 1
Cest un espace sous contrle qui apparat comme hostile, le citoyen est constamment
cras par le gigantisme des btiments des ministres de la Vrit, de la Paix, de lAmour et de
lAbondance. Il faut souligner ici limportance de la ville comme espace transform et vou la
propagande du pouvoir totalitaire, celle-ci est organise et btie pour que rien ne puisse
chapper au regard bienveillant de Big Brother. Ainsi, mme les lieux qui semblaient
chapper cette surveillance sont redouter, et cest le cas du sanctuaire inviolable 2 de
Winston et Julia, qui finit par rvler un tlcran qui les surveillait depuis le dbut de leur
relation:
Il y eut un claquement, comme si un loquet avait t tourn et un bruit de verre cass.
Le tableau tait tomb sur le parquet, dcouvrant le tlcran.
Maintenant, ils peuvent nous voir, dit Julia.
Maintenant, nous pouvons vous voir, dit la voix. 3
Dans les annes 20, o Zamiatine crit Nous autres, la transparence est ainsi celle des
murs : Le verre, notre admirable verre, transparent et ternel, ne leur servait qu faire de
misrables et fragiles fentres 4, de mme : Il est trs agrable de sentir derrire soi le regard
perant dune personne qui vous garde avec amour contre la faute la plus lgre, contre le
moindre faux pas 5 ; cest aussi le cas de la correspondance qui, de la mme faon, est soumise
au principe de la transparence : Je savais quelle avait lu cette lettre, qui devait encore passer
par le Bureau des Gardiens (aprs tout il est inutile dexpliquer cette chose fort naturelle), et
que je ne laurais pas plus tard que midi 6 ; les modes de communication sont
1
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 216.
Ibid., p. 314.
Ibid., p. 76.
Ibid., p. 60.
229
systmatiquement surveills, ce qui est le cas dun simple dialogue entre deux individus : Ces
membranes, artistiquement dcores, enregistrent actuellement toutes les conversations de la
rue pour le Bureau de Gardiens.) Je me souviens dune petite membrane rose et toute
tremblante, un tre trange, compos dun seul organe : loreille. Jtais devenu une membrane
pareille celle-l .1
Cette omniprsence de la transparence suscite mme certains fantasmes dordre
vestimentaire : Imaginez un peu que mon fidle adorateur, S, vous le connaissez du reste, se
dfasse de tout le mensonge de ses habits et apparaisse en public sous son aspect naturel... Ce
serait tordant .2 Plus trange, est cette rflexion de D-503 sur la transparence : Je suis sr que
demain, ni les hommes, ni les choses ne projetteront plus dombres, le soleil traversera
tout... .3 Ce passage, qui rvle une certaine conception de lhomme idal, illustre la volont
dun dvouement total ltat, D-503 voque lide dun citoyen compltement absorb par le
collectif totalitaire du rgime, mais cette disparition de lindividualit semble impliquer une
vritable disparition physique du citoyen, une sorte de sacrifice de son corps en hommage au
tout-puissant Bienfaiteur.
Dans Fahrenheit 451, le thme de la transparence est aussi trs prsent, cest un moyen
pour Bradbury de souligner limpossibilit dune vritable vie prive : Un mur de verre les
empchait de se toucher. 4, de mme : Elle le regarda comme s'il tait derrire le mur de
verre. 5 Si labsence de vie prive est une caractristique dune socit totalitaire, la
transparence voque est une occasion pour les auteurs de nos rcits de jouer avec lopposition
dune socit parfaite de transparence, et de lopacit du pouvoir qui nautorise aucune
transparence politique.
Ibid., p. 63.
Ibid., p. 65.
Ibid., p. 184.
Ibid., p. 95.
230
Cette statue dune Femme de verre de Franz Tschakert matrialise ce qui semble tre un
idal pour D-503, devenir un homme transparent : Il3 avait un visage blanc, ou plutt non, un
visage sans couleur, de verre, et ses lvres avaient galement laspect du verre .4 Ce souci de
la transparence trouve sa reprsentation concrte au dbut du XXe sicle. En 1911 a lieu
Dresde la premire Exposition universelle d'hygine ; celle-ci accueille plus de cinq millions de
visiteurs. Ce type de manifestation s'inscrit dans un mouvement trs important concernant
l'ducation populaire l'hygine et la sant, et ce courant se dveloppe ds la fin du XIXe
sicle dans l'ensemble des pays europens. Cest au cours des annes vingt que les notions
1
Ibid.
Statue de soldat qui commmore la victoire de ltat Unique lors de la Guerre de Deux Cents ans.
231
232
opration : ils ouvrent une gorge ; cependant lun est un bienfaiteur, lautre un criminel,
lun marqu du signe plus, lautre du signe moins... 1
La deuxime est le rsultat dune ducation trs tudie dont le but est de mener lindividu
un tat de soumission quasi totale, ce quils appellent un tat dhonntet : Ceux que lon
avait amens en mme temps quelle se montrrent plus honntes. Beaucoup parlrent ds le
premier essai. Ils iront tous demain la Machine du Bienfaiteur .2 De mme, dans 1984 :
Nimporte qui sur terre aurait tout de suite rpondu quil avait en ralit trahi Julia.
Quest-ce quon ne lui avait pas en effet arrach, sous la torture ? Il leur avait dit tout ce
quil savait delle, ses habitudes, son caractre, sa vie antrieure. Il avait confess
jusquau dtail le plus trivial tout ce qui stait pass leurs rendez-vous, tout ce quil
lui avait et quelle lui avait dit, leurs repas de produits achets au march noir, leur
adultre, leurs vagues complots contre le Parti, tout. 3
Ltat Unique domine et surveille tous les aspects de la vie de chaque individu, lefficacit
de son influence est telle, que les personnages finissent par croire eux-mmes quun mensonge
ou une blague sont vains et dplacs : Pourtant je ne sais pas blaguer, car dans toute blague le
mensonge joue un rle cach et, dautre part, la Science de ltat Unique ne peut se tromper .
En effet, les mathmatiques, nouvel Evangile selon le rgime au pouvoir, sont un vritable outil
de vrit : Il nest rien de plus heureux que les chiffres qui vivent sous les lois ternelles et
ordonnes de la table de multiplication ; Seules sont inbranlables et ternelles les quatre
rgles de larithmtique, seule est inbranlable et ternelle la morale base sur les quatre
rgles .4
La finalit dune telle politique est de parvenir une abolition du langage et de la
communication dans toute sa diversit, pour favoriser lavnement dun langage mathmatique
le plus simple possible : Je nai plus le dlire, je ne parle plus en mtaphores absurdes, je nai
plus de sentiments. Jexposerai seulement des faits 5 dit D-503 aprs avoir subi le terrible
lavage de cerveau de la Grande Opration, qui anantit chez lui toute conscience, toute
mmoire, toute capacit critique. Non content de pouvoir surveiller ses habitants daussi prs
1
Ibid., p. 89-90.
Ibid., p. 229.
Ibid., p. 228.
233
quil le voudrait, ltat Unique les duque pour que ces derniers finissent par se surveiller euxmmes, ce qui illustre bien la monstruosit dun rgime qui finit par envahir la conscience de
ltre humain, prisonnier de sa conscience manipule et modele. Et si, par miracle, lindividu
parvient chapper au contrle de ltat, la Grande Opration, variante fictive antrieure au
traitement des dissidents lhalopridol, soccupe de les rendre nouveau heureux :
234
Mustapha Menier intercepta son regard inquiet, et les commissures de ses lvres
rouges eurent une contraction ironique. 1
235
Si, dans 1984, la lgende des affiches, rpte inlassablement BIG BROTHER VOUS
REGARDE , cest pour rappeler aux citoyens de lOcania la permanence du contrle dans
le monde de verre 1 :
236
Dans Nous autres, le Bienfaiteur est un personnage unique. En effet, alors que tous les
personnages du roman sont caractriss par des numros : I-330, D-503, O-90 ou R-13,
alors que le Bienfaiteur est, comme le souligne Michel Heller, dsign par sa
fonctions .2
Michel Heller in Autour de Zamiatine, Le Bienfaiteur , Actes du colloque, Lausanne, Lge dHomme, 1989,
p. 97.
2
Ibid., p. 89.
237
238
Mme si lide selon laquelle le culte de la personnalit est une pratique du pouvoir
trs prsente chez Staline, et que Zamiatine a t le plus souvent confront la politique
totalitaire de Staline, nous devrons prendre en compte que son roman fait dabord allusion
Lnine lorsquil parle du Bienfaiteur de ltat Unique. La premire caractristique du
Bienfaiteur est quil est le seul personnage principal qui nest pas caractris par un numro
mais par sa fonction dans la ruche de ltat Unique. Par ces diffrences, ce personnage est
donc situ au plus haut de lchelle sociale dans cette socit totalitaire. Il apparat trois
reprises dans le roman. La premire fois, cest loccasion de la Fte de la Justice :
Au-dessus, sur le Cube, prs de la Machine, se tenait celui que nous appelons le
Bienfaiteur. Do jtais, den bas, on ne pouvait distinguer son visage, on remarquait
seulement quil tait marqu de lignes svres et carres qui lui donnaient un air de
grandeur. Mais, par contre, ses mains... Il arrive quelquefois que, sur les photographies,
les mains sont normes, parce quelles taient trop prs de lobjectif ; elles attirent le
regard, obstruent tout. Les mains du Bienfaiteur sont lourdes, elles sont de pierre, et leur
poids est support par les genoux, sur lesquels elles reposent... 2
Ibid., p. 56.
239
Ibid., p. 58.
Ibid., p. 146.
240
La troisime fois que D-503 a loccasion de contempler le Bienfaiteur est aussi la dernire,
cest le face face final :
Je me retrouvai devant lui. Je nosais lever les yeux et ne voyais que ses normes
mains poses sur ses genoux. Ces mains loppressaient lui-mme et faisaient plier ses
jambes. Son visage tait perdu dans un brouillard et cest sans doute parce que sa voix
me parvenait de trs haut quelle ne massourdissait pas comme un tonnerre et me
paraissait ressembler toutes les voix humaines. [...] Un homme chauve comme
Socrate tait assis devant moi. Des gouttes de sueur perlaient sur son crne. Tout me
parut simple et banal 1
La description de cette dernire rencontre insiste toujours sur les mains normes du
Bienfaiteur, elles apparaissent comme les instruments dun bourreau. Puis une voix venant den
haut est peine audible par D-503, mais il comprend trs vite que ce nest pas la voix dun
Dieu quelconque, cest la voix dun homme. D-503 peut alors entendre la vrit sur ltat
Unique et le rle tenu par le Bienfaiteur. Mais en levant les yeux, il dcouvre un homme
chauve comme Socrate, cest le Dieu et lhomme le plus humain de tous. Cette description du
Bienfaiteur fait rfrence celui dont le portrait ornait tous les murs des villes et villages de
lex-Union Sovitique : Lnine. De mme, la comparaison faite avec Socrate rappelle, aprs la
mort de Lnine, le portrait que Gorki en avait bross : Rbl, robuste, avec un crne
socratique... .
De plus, le monologue tenu par le Bienfaiteur, pendant lequel il rvle D-503 le secret
de ltat Unique, est la reprise exacte dune scne des Frres Karamazov, mais cette scne part
surtout dun fait rel : lentretien de Lnine avec Herbert-George Wells, en Octobre 1920,
Moscou. De cette entrevue, Wells rapporta la teneur de sa conversation avec le fondateur de
ltat sovitique dans son livre La Russie dans les tnbres. Le passage qui relate cette
rencontre, dans le chapitre intitul : Le rve du Kremlin , lcrivain anglais parle de ce
rveur du Kremlin, au crne socratique qui a pour projet dutiliser llectricit pour
instaurer le paradis sur terre, mais aussi de liquider la paysannerie :
Car Lnine, qui, comme tout bon marxiste orthodoxe, raille et dnonce volontiers les
utopistes, a fini, lui aussi, par tomber victime dune utopie, lutopie des lectriciens. 2
H.-G. Wells, La Russie telle que je viens de la voir, Paris, ditions du Progrs civique, 1921, p. 145.
241
(Lnine) Il peut tre malais de vaincre le paysan russe en bloc. Mais en dtail la
chose ne prsentera pas la moindre difficult.
En me parlant ainsi des paysans, Lnine rapprocha son visage du mien ; son attitude
devint confidentielle comme sil ntait pas impossible que les paysans fussent aux
portes pour surprendre la conversation. 1
Wells et Lnine2
Revue URSS en construction. 1932, N10, La visite de H.-G. Wells en URSS
Paris, BNF, Dpartement Philosophie, Histoire, Sciences de l'homme, folio M- 1313, 42 x 30 cm
En 1926, Boris Pilniak reprenait dans son Conte de la lune non teinte le personnage du
Bienfaiteur de Zamiatine, mais ce nest plus le portrait du Bienfaiteur-Lnine que dresse
Pilniak, il voit dans la figure du Bienfaiteur limage dun Staline. Le Conte de la lune non
teinte est interdit ds sa publication, la raction de Staline est si violente que Pilniak va
remettre en cause le propos de son rcit... tout comme D-503 la fin de Nous autres :
Il me parat ncessaire de dclarer, en rtablissant les circonstances de lcriture de ce
rcit que, nayant pas tenu compte des circonstances extrieures, je ne mattendais
nullement que ce rcit pt, aux mains du petit bourgeois contre-rvolutionnaire, tre
utilis de manire particulirement ignoble comme une arme contre le parti ; pas une
1
242
fois il ne mest venu lesprit que je pouvais crire une calomnie dlibre. Il
mapparat maintenant que je me suis permis de trs graves erreurs, dont je ntais pas
conscient lors de lcriture de ce texte ; aujourdhui je sais que nombre des choses
crites dans mon rcit sont des inventions calomnieuses Boris Pilniak, Moscou, 25
novembre 1926. 1
Voici lextrait de Nous autres dans lequel D-503 exprime peu prs les mmes ides que
Pilniak :
Est-ce moi, D-503, qui ai crit ces quelques deux cents pages ? Ai-je jamais prouv
tout cela, ou cru que je lprouvais ?
Lcriture est de moi, mais, heureusement, il ny a que lcriture. 2
Par ailleurs, en 1934, H.-G. Wells se rendait une nouvelle fois Moscou, quatorze ans
aprs son entretien avec Lnine, pour cette fois-ci rencontrer Staline. De sa rencontre avec
Staline, Wells brosse, non sans une certaine ironie, le portrait dun dirigeant qui nest pas sans
rappeler le Bienfaiteur dcrit par D-503, un personnage que Wells connaissait parfaitement
bien :
Jamais je nai rencontr dhomme plus sincre, plus loyal et plus honnte ; cest ces
qualits, et non des manuvres occultes et sinistres quil doit lascendant considrable
dont il jouit sans partage en Russie. Javais pens, avant de le voir, quil occupait sa
place o il tait parce quon avait peur de lui ; mais je me rends compte quil doit sa
position au fait que personne na peur de lui, et que tout le monde lui fait confiance. 3
Dans son roman, Zamiatine prsente lun des lments indispensables de ltat
totalitaire, ce personnage, quil nomme le Bienfaiteur, est au sommet de la hirarchie du
systme totalitaire, il lgitime, presque lui seul, le pouvoir en place. Nous avons vu que
lauteur faisait rfrence, dans les descriptions du Bienfaiteur, Lnine et Staline. Si la
description physique sattachait plus peindre les traits de Lnine, la politique mene par le
Bienfaiteur dans ltat Unique anticipe ce qui allait devenir la ralit du rgime stalinien.
limage du culte de la personne dvelopp sous Lnine et perfectionn chez Staline, la socit
Cit par Michel Heller in Autour de Zamiatine, Le Bienfaiteur , Actes du colloque, Lausanne, Lge
243
de ltat Unique exprime un vritable culte du Bienfaiteur, il est prsent comme une figure
quasi divine : air de grandeur [...] La main surhumaine fit un troisime geste de fonte. Le
criminel, secou par un vent invisible [...] Il avait le visage tourn vers le ciel [...] Lourd, tel le
destin, le Bienfaiteur [...] .1 Ce caractre divin entrane une forme de culte qui semble
remplacer celui dune religion, car le culte du Bienfaiteur est organis comme un vritable culte
religieux, ce phnomne est, en effet, indispensable lexercice du pouvoir totalitaire, ce que
Staline et Hitler avaient parfaitement bien compris.
Alors quil tait au sommet de son pouvoir, Staline devient le " Petit Pre des peuples ".
Cest cette mme priode que les citoyens sovitiques lui vouent une adoration sans pareille.
Les foules lacclament et le portent en effigie. Les affiches doivent reprsenter limmensit et
la diversit du peuple sovitique, et dans ce peuple la figure patriarcale du chef de la nation est
valorise par sa position, centrale et au premier plan, ou par les proportions dmesures de son
corps. Staline prsente un aspect assez populaire, il est souriant au milieu du peuple dont il ne
doit pas se dmarquer, et lorsque cest le cas, le port de luniforme lui permet de symboliser
ltat en action et. La gestuelle est aussi trs importante, les mains, toujours dmesures,
occupent une position centrale au premier plan :
244
ric Schmulevitch, Les Fonctions du cinma sovitique dans les annes 20 travers les crits de Lounatcharski,
245
crer une nouvelle esthtique, et ses affiches de propagande lillustrent par une composition
formelle qui sert efficacement le discours politique :
Dans un systme totalitaire, lart a pour fonction de transformer la sche matire
premire de lidologie en un combustible dimages et de mythes destins la
consommation gnrale. La nature exacte de cette matire que ce soit le culte du
Fhrer ou celui du Chef, le dogme de la race ou celui des classes, les lois de la nature ou
celles de lhistoire na pas plus dimportance que le fait dutiliser de la betterave
plutt que du bl pour distiller lalcool 1
En rgle gnrale, ces montages ont pour vocation de montrer la Russie dans sa
diversit, toutes les classes sont reprsentes, hommes et femmes de tout ge, soldats, civils,
riches et pauvres. Et derrire Staline, limmensit du peuple marque lampleur du
"phnomne".
Le photomontage se situe au carrefour de plusieurs dialectiques : vrit et mensonge,
objectivit et subjectivit, unicit et reproductibilit. Sa problmatique est celle de tout
l'art du XXe sicle. 2
Dans Nous autres, jusqu la scne finale, D-503 est dans lincapacit de donner un ge
au Bienfaiteur, celui-ci acquiert au fil des descriptions une sorte dimmortalit, incarnation du
pouvoir totalitaire, il reprsente physiquement la socit fige dans lidal totalitaire.
Limmobilisme est ici la rgle pour chapper au temps, cest--dire au changement :
Au-dessus, sur le cube, prs de la Machine, se tenait celui que nous appelons le
Bienfaiteur. Do jtais, den bas, on ne pouvait distinguer son visage, on remarquait
seulement quil tait marqu de lignes svres et carres qui lui donnaient un air de
grandeur. 3
Dans 1984, la description de Big Brother laisse peu de doute quant au personnage
historique vis :
246
La photo utilise sur lafffiche de propagande (1) montre Staline, et nous remarquons
quelques rides sur un visage qui exprime une certaine dtermination. Ce clich est pris alors
quil avait entre quarante et cinquante ans. La mme photo est diffrente sur laffiche (2), les
rides sont effaces et les traits de son visage illustrent alors la vigueur de la jeunesse ternelle.
Ce procd de manipulation, par le photomontage dimages fasifies, a pour but dexalter le
culte de sa personne en effaant les traces du telps, et donc celles de la mmoire. Les rides ne
sont pas les seules disparatre dans ce type de photomontage, dans Le Commissaire disparat4,
David King illustre, dans un ouvrage fort bien document, les preuves dune volont politique
de faire disparatre ceux que le pouvoir voulait faire oublier ou les victimes de la rpression
politique.
1
247
Affiche de propagande1
Cependant, le culte de la personnalit nest pas la seule expression dune forme de culte
dans la socit de ltat Unique, pour sassurer du contrle total des citoyens, le rgime
totalitaire a substitu lirrationnel du culte religieux la croyance dans le pouvoir bienfaisant de
la science. Ltat totalitaire lgitime ainsi lexercice de son pouvoir par la rationalit
scientifique de son action dans tous les aspects de la vie du citoyen. Le dpositaire de lautorit
publique est aussi celui de ce savoir scientifique, ainsi, dans Le Meilleur des mondes, Mustapha
Menier est lhritier du savoir de Ford :
Sa Forderie Mustapha Menier ! Les yeux des tudiants qui le salurent saillirent
presque hors de leur tte. Mustapha Menier ! L'Administrateur Rsident de l'Europe
Occidentale ! L'un des Dix Administrateurs. Mondiaux ! L'un des Dix...
[]
Le savoir allait leur venir droit de la source. Droit de la bouche mme de Ford ! 2
248
2. Le scientisme totalitaire
Dans ltat Unique le contrle de la socit passe tout dabord par la rationalisation de
tous les aspects de la vie dun individu, linstrument qui permet la concrtisation de cette
politique est la science. Promu au rang de religion dtat, la science va envahir la vie de
chaque citoyen et sinfiltrer dans leur conscience pour crer un moi collectif dfinitivement
soumis au rgime. Cest, notamment, ce que souligne Aldous Huxley dans la prface du
Meilleur des mondes :
Le thme du Meilleur des mondes n'est pas le progrs de la science en tant que tel ;
c'est le progrs de la science en tant qu'il affecte les individus humains.
La religion est gnralement rejete par les systmes totalitaires, il est en effet
dangereux pour ces rgimes daccepter des croyances o la perptuation de lme aprs la mort,
cest--dire une forme dexistence en-dehors du systme tabli et non contrle. Cette
reconnaissance reviendrait alors admettre la possible sparation dune partie de lindividu du
corps de ltat totalitaire, cela constituerait une dangereuse brche dans un systme qui se veut
clos, et o le ralliement de chacun une identit collective unique est vital pour que ce systme
puisse subsister.
Cependant, le systme totalitaire a trs bien compris quil est encore plus dangereux,
pour lui, de faire table rase de la religion, et de croire que lhomme peut se passer dune
quelconque croyance :
Enfin, le chef du NSDAP situe laction de la propagande dans le domaine des
croyances et suppose donc que cet outil doit sinscrire dans la perspective dune religion
politique, ayant sa liturgie, son culte, ses crmonies, son calendrier et son clerg. Les
propagandistes ne sont pas des techniciens mais les dtenteurs dune tincelle de vrit
Nicolas Berdiaev, Sources et sens du communisme russe, Paris, Gallimard, 1937, p. 124.
249
diffuser dans les masses incultes et abties. Ils doivent rveiller lAllemagne comme le
clame le slogan : Deutschland erwache ! 1
De mme :
Ce qui caractrise ltat totalitaire, cest quil rgente la pense, mais ne la fixe pas. Il
tablit des dogmes intangibles, puis les modifie dun jour lautre. Il a besoin de
dogmes, parce quil a besoin de la soumission absolue de ses sujets [] 2
Fabrice dAlmeida, tait-il un gnie de propagande ? , in LHistoire, Goebbels : itinraire dun chef nazi,
George Orwell, Littrature et totalitarisme , in Essais, articles, lettres, Paris, ditions de lEncyclopdie des
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 58.
Ibid., p. 71.
250
religion, ou de tout autre forme de culture, peut aboutir des aberrations interprtatives
pouvant lgitimer une idologie totalitaire :
Rappelez-vous la croix sur la colline avec la foule tout autour. Les uns, au sommet,
couverts de sang, clouent un corps sur une croix. Dautres, en bas, aspergs de larmes,
regardent. Ne croyez-vous pas que le rle de ceux den haut tait le plus difficile et le
plus important ? Sils navaient pas t l, toute cette grandiose tragdie naurait pu tre
monte. Ils ont t siffls par la populace, mais lauteur de la tragdie, Dieu, ne les a
rcompenss que davantage. Et ce Dieu chrtien et trs compatissant ntait-il pas luimme un bourreau lorsquil brlait petit feu tous les infidles ? Ceux brls par les
Chrtiens sont-ils moins nombreux que les Chrtiens qui ont t brls ? Non, au
contraire, cest une preuve, signe de sang, de la sagesse indracinable de lhomme. Ds
cette poque il avait compris, tout sauvage et velu quil tait, que le vritable amour
envers lhumanit doit tre inhumain et que le signe indniable de la sincrit, cest la
cruaut. Le meilleur indice, auquel on reconnat le feu, cest quil brle. .1
Ibid., p. 212.
Theodor W. Adorno, Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison, Paris, Gallimard, 1974, p. 24.
251
La dernire phrase de Nous autres est : Jespre que nous vaincrons ; bien plus, je suis
sr que nous vaincrons, car la raison doit vaincre. .1 La raison de ltat Unique est dinstaurer
limmobilisme comme le garant dun bonheur durable, et mme si la science occupe une place
centrale dans la vie du citoyen, celle-ci est aussi victime du rgime totalitaire. En effet, la
science se trouve fige dans ltat Unique, lide dun quelconque progrs est totalement
exclue, le progrs nexiste que par la perptuelle remise en cause du prsent et sa rfrence au
pass.
Nous avons vu que le pass, lorsquil sagit la notion dvolution de lhistoire humaine,
est un enjeu trs important dans la mise en place dune contre-vrit, et notamment par la
rcriture de lHistoire. Nous avons pu tudier comment lutilisation du mensonge peut tre
retourne contre son auteur, ltat, et devenir un outil de dissidence. Lespoir dun changement
peut alors renatre subitement, lengagement de D-503 et I-330, par exemple, trouve son reflet
dans la confrontation de deux mondes ambivalents lun par rapport lautre. Pourtant, la
socit que dcrit D-503 comporte tout de mme une certaine forme de bonheur, celui-ci est
impos au dtriment dune quelconque libert, la vrit et la nature de lhomme disparaissant
alors sous un conditionnement quasi-parfait : Le dessein des idologies totalitaires nest donc
pas de transformer le monde extrieur, ni doprer une transmutation rvolutionnaire de la
socit, mais de transformer la nature humaine elle-mme. .3
Lalination de lart dans Nous autres peut trouver son reflet dans celle de la science. En
effet, ces disciplines semblent avoir besoin dun espace de libert pour pouvoir voluer, car
elles sont voues par essence au progrs et une expression sans entraves et sans limites. Dans
1
252
notre roman, lanalogie entre lart et la science se trouve plusieurs fois implicitement
dveloppe. Cest le cas par exemple de la vie quotidienne que nous dcrit D-503, il pense alors
quelle emprunte sa rigueur aux mathmatiques et sa beaut aux activits artistiques. Dans
ltat Unique, les membres imposent lide selon laquelle lart doit tenter de sapprocher le
plus possible de la science pour sinspirer de sa froideur, de sa mesure et de sa monotonie. La
stabilit de ltat est menace lorsque lart et la science remettent en cause limmobilisme que
le rgime en place, au plus fort de sa domination, a su instaurer, il ne peut plus alors se
permettre dvoluer, ni techniquement, ni esthtiquement, il devient ainsi lartisan de sa propre
sclrose.
Dans le rcit, un vnement nous claire sur la relation du citoyen la science, cest la
description de la confrontation de D-503 avec la racine de moins un (-1) :
Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires. Je me rappelle avoir pleur, les
coudes sur la table, et hurl : Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la.
Cette racine imaginaire se dveloppa en moi comme un parasite. Elle me rongeait, et il
ny avait pas moyen de men dbarrasser. 1
Cette incompatibilit entre progrs et immobilisme totalitaire est soulign dans 1984,
lorsque Winston lit le livre de Goldstein, et notamment la partie qui explique les raisons de la
situation catastrophique du monde :
La science et la technologie se dveloppaient avec une prodigieuse rapidit et il
semblait naturel de prsumer qu'elles continueraient se dvelopper. Cela ne se
produisit pas, en partie, cause de l'appauvrissement qu'entrana une longue srie de
guerres et de rvolutions, en partie parce que le progrs scientifique et technique
dpendait d'habitudes de pense empiriques qui ne pouvaient survivre dans une socit
strictement enrgimente. 2
Il ny a pas de place pour limaginaire dans la science, au mme titre que lart, elle doit
se soumettre limmobilisme totalitaire. Les socits dystopiques tant, en thorie, la
matrialisation de la socit idale, un avatar de lge dor, elles ne peuvent accepter la notion
de progrs qui induit un invitable changement. Le changement na pas sa place dans une
socit qui prtend avoir atteint la perfection dans tous les domaines. Ainsi, la science
253
nchappe pas cette rgle. Ds lors, un idal scientifique est aussi dfini, celui-ci se formule
selon des thories plutt simples voire anciennes, puisque les plus clbres sont dates dau
moins deux mille ans :
[...] aucun deux navait jamais pens tablir un systme dthique scientifique, bas
sur les oprations darithmtique. 1
Ctaient des gammes cristallines, chromatiques, se fondant et se sparant en sries
sans fin ; ctaient les accords synthtiques des formules de Taylor, de Maclaurin, les
marches carres et bienfaisantes du thorme de Pythagore, les mlodies tristes des
mouvements oscillatoires, les accords, coups par les raies de Frauenhofer, de lanalyse
spectrale des plantes... 2
Ibid., p. 31.
254
permet de faire bourgeonner les embryons pour les multiplier. Cet exemple est saisissant par la
rgression du vocabulaire associ cette pratique, la reproduction nest plus une activit
humaine, elle est associe la culture dun quelconque vgtal :
Un uf, un embryon, un adulte, c'est la normale. Mais un uf bokanovskifi a la
proprit de bourgeonner, de prolifrer, de se diviser : de huit quatre-vingt-seize
bourgeons, et chaque bourgeon deviendra un embryon parfaitement form, et chaque
embryon, un adulte de taille complte. On fait ainsi pousser quatre-vingt-seize tres
humains l o il n'en poussait autrefois qu'un seul. Le progrs. 1
La science est donc totalement au service du pouvoir. Rcupre, matrise et fige, elle
est un levier important de la machine totalitaire. Pour garder le contrle le rgime totalitaire a
bien compris limportance dempcher toute perspective dvolution et de progrs pour la
science et lart. Ce contrle passe par la croyance du citoyen quil vit dans une socit parfaite,
dans la mesure o il est confront linvitable illusion du bonheur chaque instant de sa vie.
255
Cet extrait de Fahrenheit 451, de Ray Bradbury, prsente lun des facteurs essentiels du
maintien dun rgime totalitaire au pouvoir : cest la facult de ltat totalitaire faire croire
ses citoyens quil uvre pour leur bonheur. Ltat utilise la propagande pour instaurer
lillusion dun bonheur collectif prsent ou venir, ce qui immobilise lesprit du citoyen dans
une batitude strile et inoffensive. De plus, il consolide ainsi les bases de son pouvoir.
Dans Utopie et Civilisation, Gilles Lapouge indique que dans La Cit des lois de Platon,
les divertissements sont ternes. Dans les jeux, dans la musique, dans les danses, toute
innovation interdite, Platon ayant peur que son plus grand ennemi, le temps, ne se faufile par la
256
plus petite brche. 1 En effet, la parole potique nest pas univoque, le pote propose une autre
interprtation du rel, sa vision du monde est multiple et cratrice de renouvellements. Cest
donc cause de sa fonction de crateur dillusions quil reprsente un danger pour le pouvoir.
Lorsquil clbre le bonheur intime ou rvle le particulier dans le collectif, le pote se
dmarque du discours totalisant de ltat. Ds lors, le bannissement du pote peut constituer
une rponse dans La Rpublique :
[] nous prierons Homre et les autres potes de ne pas se fcher que nous les
raturions, non pas comme non potiques ou dsagrables entendre par la masse, mais
parce que plus ils sont potiques, moins il faut les faire entendre aux enfants et aux
hommes dont on veut quils soient des hommes libres, plus effrays par lesclavage que
par la mort. 2
Alors que Ltizia Mouze nous explique que la situation du pote volue dans le
dernier dialogue de Platon, et dans cette recherche de la meilleure constitution politique lart
est utilis dans les Lois comme instrument de propagande 3.
Lart officiel est une expression citoyenne fortement encadre par le pouvoir totalitaire.
Le besoin dvoluer et de transgresser pour exister est le danger que reprsente lart pour une
socit qui doit rester fige dans le cadre mis en place par ltat Unique. Il est donc ncessaire,
pour le pouvoir totalitaire, davoir une mainmise sur toutes les formes dexpression artistique,
et le moyen le plus efficace tait de crer un art officiel dont la finalit est le conditionnement
totalitaire des esprits qui a pour but de transformer lart comme en objet de culte et de
propagande : il faut influencer et manipuler les consciences. La mise en scne du pouvoir
politique sexerce donc par linstrumentalisation de lart.
Il est intressant de constater que l'art utopique par excellence est l'architecture ;
art du quotidien, art de l'utilitaire, mais surtout art de la limite et de la contrainte. De
l'ordonnancement des tracs gomtriques chez Platon ou More, les utopistes aspirent de passer
directement la ralisation de leur projet utopique, la reprsentation physique de son univers.
Georges Jean soulignait dans Voyages en Utopie limportance de larchitecture dans la socit
utopique :
Ltitia Mouze, Le Lgislateur et le pote: une interprtation des Lois de Platon, Lille, Presses Universitaires du
257
Lart totalitaire par excellence est aussi larchitecture. L'architecture permet de figer les
traces du pouvoir dans la dure, l se trouve sans doute la raison de cette prdilection de ltat
totalitaire pour cet art du quotidien. De plus, les rgimes totalitaires ont manifest un certain
got pour un type architectural bien particulier : le monumentalisme :
La mise en valeur des constructions les plus importantes de la vie publique tient de la
mise en scne dans un espace urbain conu plus comme un dcor que comme un espace
simplement fonctionnel. Lun nempchant pas lautre, bien au contraire, puisque le
surdimensionnement des voies de circulation conu au dpart pour privilgier la
somptuosit gnrale des lieux et de certains difices en particulier satisfait pleinement
les exigences dun dfil des troupes et des engins militaires empruntant des parcours
processionnels, qui ont tout lieu de passer devant les principaux lieux du pouvoir. Et
comme les lieux du pouvoir ont tendance quadriller tout le territoire, il y a de fortes
chances pour que ce soit lensemble de lespace urbain que lon cherche
monumentaliser de la sorte. 2
258
259
Ddi Lnine, le projet du Palais des Soviets, initi par Boris Iofane en 1932 et
modifi ensuite par Vladimir Chtchouko et Vladimir Gelfreikh, devait tre le btiment le plus
haut jamais construit lpoque. On comprend bien le sens de ces immenses projets
architecturaux dans leur reprsentation du pouvoir, et de son idologie. En effet, larchitecture
permettait notamment une certaine rivalit entre les idologies totalitaires, notamment
loccasion de lExposition internationale Paris en 1937. Les pavillons russe et allemand
faisaient ainsi la dmonstration de la grandeur de leur nation, dans un affrontement symbolique
de louvrier et de la kolkhozienne face laigle nazi :
260
Pavillon russe1
Pavillon allemand2
Nos dystopies nchappent pas cette reprsentation du pouvoir. Ainsi, dans 1984,
Winston est emprisonn dans un btiment secret, mais aux proportions sans doute gigantesques
car il y a notamment un immense couloir d'un kilomtre de long 3. Les btiments qui
dominent tous les autres dans lOcania sont ceux du pouvoir, celui du ministre de la Vrit
est un bel exemple ddifice public qui doit symboliser la grandeur de ltat, en particulier par
sa verticalit :
Le ministre de la Vrit Miniver, en novlangue frappait par sa diffrence avec
les objets environnants C'tait une gigantesque construction pyramidale de bton d'un
blanc clatant. Elle tageait ses terrasses jusqu' trois cents mtres de hauteur. [] Le
ministre de la Vrit comprenait, disait-on, trois mille pices au-dessus du niveau du
sol,- et des ramifications souterraines correspondantes. Dissmines dans Londres, il n'y
avait que trois autres constructions d'apparence et de dimensions analogues. Elles
crasaient si compltement l'architecture environnante que, du toit du bloc de la
Victoire, on pouvait les voir toutes les quatre simultanment.4
Ibid.
261
Dans Le Meilleur des mondes, les btiments publics offrent aussi cette mise en scne
spectaculaire :
La grande salle d'auditions pour les crmonies du Jour de Ford et les autres Chants
Gnraux en Commun se trouvait au rez-de-chausse de l'difice. Au-dessus, raison de
cent par tage, taient les sept mille pices qui servaient aux Groupes de Solidarit pour
y tenir leurs offices de quinzaine. 1
De mme :
[] ils atterrirent sur le toit du Grand Collge. Sur la faade oppose de la cour du
collge, les cinquante-deux tages de la Tour de Lupton brillaient d'un clat blanc au
soleil. Le Collge sur leur gauche, et, droite, la Chanterie Scolaire en Commun
levaient leurs massifs vnrables de bton arm et de verre-vita. Au centre de la cour
se dressait la vieille et curieuse statue en acier chrom de Notre Ford. 2
Les dictatures ont, en gnral, plutt tendance imposer lart un cahier des charges
prcis, rigide voire touffant. Il nest donc pas question de laisser libre cours au gnie cratif et
limagination de lartiste lorsque le pouvoir dictatorial sengage dans la construction dune
socit nouvelle en cherchant contraindre les peuples dans leur vision du rel. Staline la
1
Ibid., p. 183.
262
Le Duce avait donc dcid driger une esthtique nationale, universelle et guerrire,
traditionnelle et moderne. Il dsirait instaurer une quivalence entre litalien et le fasciste, rien
ne devait chapper la transformation de la socit. Il dclarait dailleurs en 1925 :
Tout dans ltat, rien en dehors de ltat, rien contre ltat. 2
263
qui lui fait de lombre : vous librerez de la place autour du Forum dAuguste, du
Thtre de Marcel, du Capitol, du Panthon. Tout ce qui a pouss dans ces lieux
pendant les sicles de dcadence, doit disparatre. Dans cinq ans les dimensions
imposantes du Panthon doivent tre visibles de Place Colonna, travers un grand
passage. Vous librerez aussi les majestueux temples de la Rome chrtienne des
constructions parasitaires et profanes : les monuments millnaires de notre histoire
doivent se dtacher dans une solitude ncessaire. La Troisime Rome stendra sur les
collines, tout au long du fleuve sacr jusquau plages tyrrhniennes. [] 1
Cependant, lart officiel fasciste restera assez vague, et la volont de restaurer la Rome
dAuguste se manifestera avec le rve urbain de lEUR, ce quartier de Rome toujours existant,
tmoigne concrtement de cette esthtique fasciste, le plus souvent synonyme de mgalomanie
et de grandiloquence, fantasme par Mussolini :
[] larchitecture fasciste fut dclare Art dtat. La mise en place des travaux qui
concrtiseront cet investissement de lespace fut confie Giuseppe Bottai, gouverneur
de Rome de 1935 1936. 2
Palazzo della civit del Lavoro (Palais de la Civilisation du travail) quartier de l'EUR Rome.
Paul Bacot et Sylvianne Rmi-Giraud, Mots de l'espace et conflictualit sociale, Paris, ditions L'Harmattan,
2007, p. 220.
264
Cette vitrine architecturale de lesthtique fasciste fut construite dans les annes 1930
pour lExposition universelle prvue en 1942 et annule cause de la Seconde guerre
mondiale. Palais des Offices, Palais des Congrs, Palais de la Civilisation italienne ( l'poque
Palais de la Civilisation du travail), il a ensuite accueilli un Palais des Sports, un vlodrome et
une piscine olympiques loccasion des Jeux Olympiques de Rome de 1960. C'est aujourd'hui
un centre de loisirs et d'affaires la priphrie de la capitale italienne.
Pour construire une nouvelle socit, le rgime totalitaire doit rinventer lhistoire et se
lancer dans une entreprise de purification et de rupture du lien lancien monde, avant den
dessiner un nouveau. Contrairement lavant-garde et son rejet inconditionnel de lart ancien,
le Soviet suprme prfre garder ce quil estime comme tant le meilleur. LAntiquit grecque,
la Renaissance italienne ou le ralisme du XIXe sicle sont alors cits aux apprentis ralsocialistes comme les modles suivre. Comme lnonce Jdanov, linventeur de la doctrine
culturelle de Staline, nous autres bolcheviks assimilons de manire critique lhritage culturel
de tous les peuples, de toutes les poques, pour en extraire tout ce qui peut inspirer aux
travailleurs de la socit sovitique de hauts faits dans le travail, les sciences et la culture 2.
Sil veut exister, lart doit forcment tre utile.
Mais aucun rgime na t aussi loin que le nazisme ; son art dpasse largement la
propagande esthtique. La doctrine du rgime nazi est la proposition utopique dune nouvelle
vie, une nouvelle morale pour restaurer lhonneur national. De 1933 1945, le parti organise
pas moins dune trentaine dexpositions en moyenne. La Maison de lart allemand est
inaugure par Hitler le 18 juillet 1937 Munich, il y expose notamment sa vision de lart dans
le nouveau monde que va construire le national-socialisme :
[] la fonction de lart ne consiste pas faire machine arrire lorsque tout un peuple est en
marche ; sa seule fonction est symboliser cette dynamique vivante.
[]
Lartiste ne cre pas pour lartiste : il cre pour son peuple, et nous veillerons ce que le peuple
soit appel juger sont. [] Un art qui ne peut pas compter sur laccord le plus immdiat et le
plus intime de la masse, un art qui a besoin du plbiscite et des suffrages de petites cliques, est
intolrable. Un tel art sefforce de semer le trouble, alors quil devrait, dans la joie, renforcer
linstinct trs sr et la sant dun peuple. Lartiste ne peut pas se tenir distance de son
peuple. 3
1
Boris Groys, Staline. Oeuvre dart totale, Nmes, Jacqueline Chambon, 1990, p. 40.
Hitler cit par Igor Golomstock, in LArt totalitaire (1990), ditions Carr, Paris, 1991, p. 87.
265
Il est question ici dun encadrement trs stricte de lart et de sa sujtion ltat
totalitaire. Lartiste nest plus libre et il doit pouser les codes dun art officiel. Lexpression
artistique est ainsi collectivise par le rgime.
Ne supportant pas que lartiste officiel puisse ne pas avoir les moyens de vivre au sein
de la mre patrie, il subventionne gnreusement ces artistes. Le rsultat, on le sait, est la
multiplication des images de surhomme et des silhouettes lesthtique grecque dathltes, de
guerriers ou de desses qui glorifient la race aryenne dans les films de Leni Riefenstahl,
notamment dans Les Dieux du stade (Olympia, 1938), qui constitue le film officiel des Jeux
olympiques de Berlin, en 1936 :
266
Le Triomphe de la volont (Triumph des Willens, 1935), qui chronique le congrs nazi
de Nuremberg, en 1934, est sans doute lun des films de propagande les plus impressionnants
de son temps. Souvent qualifie davant-gardiste, lesthtique de ce film a particip la
construction du mythe hitlrien autour de deux symboles : le chef, Hitler, et la masse immense
du peuple allemand :
Cit par Paul Virilio, in Guerre et cinma, Paris, d. Cahiers du Cinma, 1991, p. 100.
267
La finalit est ici de donner un nouveau visage la patrie. Les ateliers subventionns par
le rgime nazi dversent des centaines de tableaux de paysages idylliques qui doivent
tmoigner du ralisme de lutopie. Ces reprsentations doivent exprimer ce lien sacr la
terre-mre, une manifestation vigoureuse de lme allemande. Les reprsentations rcurrentes
de la famille et des nus fminins dessinent cette union utopique entre lhomme et la nature :
[] le peinture traditionaliste se prtait plus facilement une diffusion populaire. Les
nazis ont revaloris cette peinture-l en la baptisant art du peuple et en llevant au
rang de peinture officielle. Nul besoin donc de crer un nouveau style, de permettre une
nouvelle approche ou de dcouvrir de noueaux sujets, la production picturale du
national-socialisme existait de fait bien avant sa manifestation historique. 1
Contrairement aux peintures sovitiques, les tableaux reprsentatifs de lart officiel nazi
ne donnent pas la reprsentation de lunivers industriel de lusine ou du chantier, lavenir de la
nation allemande ne passe que par une vision nostalgique du pays de jadis. Cest ce quvoque
notamment Terre allemande (1933), le tableau de Werner Peiner qui fut promulgu artiste
dtat.
Andr Combes, Michel Vanoosthuyse et Isabelle Vodoz, Nazisme et anti-nazisme dans la littrature et l'art
268
Cette uvre, dans laquelle nous voyons un payasan qui laboure son champ, clbre la
paysannerie au travail et symbolise lattachement la terre allemande. Cest lide dune
continuit rassurante de la culture allemande, mais on peut aussi y distinguer limmense espace
quil reste encore dfricher, un territoire vierge qui appelle la conqute. Cest le dsir
dternit qui sexprime dans ce tableau. Il correspond la conception esthtique du parti nazi
telle quelle a t dfinie la fin des annes trente :
La paysannerie est considre, par le rgime, comme le seul lment sain de la nation.
Enracine dans le sol natal, en contact permanent avec la terre, demeure non seulement
lcart de la ville et de ses sductions, du capitalisme et des modes trangres, la
population rurale est galement porteuse des traditions germaniques, de la puret de la
race et des murs. 2
En juillet 1937, lexposition dart dgnr de Munich (en allemand : Entarte kunst)
permettait ltat nazi de stigmatiser et interdire lart moderne pour revenir une forme
dexpression artistique plus classique, cest--dire plus en adquation avec les normes, dictes
par le IIIeme Reich, qui symbolisaient la puret de la race.
Illustration in Nazisme et anti-nazisme dans la littrature et l'art allemands (1920-1945), op. cit., p. 121.
Adelin Guyot et Patrick Restellini, L'Art nazi, Bruxelles, ditions Complexe, 1996, p. 129.
269
Les uvres des artistes modernes taient considres par le rgime nazi comme
lexpression de la dgnrescence2 de la race infrieure. Si lart dgnr a surtout vis la
peinture (Max Beckman, Otto Dix, Paul Klee ou dvard Munch), ce marquage de la censure
nazie sest tendu la musique (Igor Stravinsky, Gustav Mahler ou Bla Bartok3), mais aussi
la littrature (Alfred Kubin, Alfred Dblin) et au cinma (Fritz Lang4, Max Ophls ou Billy
Wilder). Ainsi, de nombreux styles sont dsapprouvs et catalogus comme lexpression de la
dcadence du mtissage des cultures. Dans son discours dinauguration, Hitler sexclamait en
ces termes propos des uvres stigmatises :
Et que produisez-vous ? Des estropis tordus et des crtins, des femmes qui ne
peuvent inspirer que du dgot, des hommes qui sont plus proches des animaux que des
En 1893, Max Nordau dclarait, dans un essai intitul Dgnrescence (en allemand : Entartung), que tout lart
Refusant de se compromettre avec le rgime nazi, Bla Bartok demanda que ses uvres participent lexposition
sur la musique dgnre Dsseldorf de mai 1938. Exposition organise par le docteur Hans Serverus Ziegler,
conseiller ltat, et Directeur des thtres du rgime nazi.
Pour
plus
dinformation
sur
la
musique
dgnre ,
on
consultera
ce
site
de
musicologie
http://www.musicologie.org/sites/m/entartete_musik.html
4
Pour Fritz Lang, les ennuis ont commenc avec Le Testament du Docteur Mabuse (1933), film qui tablissait un
parallle vident entre les activits de lorganisation criminelle du Docteur Mabuse et les agissements du parti
nazi.
270
tres humains, des enfants qui, s'il devait en exister de semblables, seraient
immdiatement considrs comme une maldiction divine ! .
Systme dcriture qui remet en cause lcriture musicale traditionnelle des musiques occidentales et sa
hirarchie tonale, que lon peut rsumer par le principe du centre tonal et lemploi de gammes et daccords
hirarchiss. Labsence de centre tonal et les harmonies qui privilgient les dissonances permettent de suggrer
une ambiance assez inquitante. Dans la musique, lexpressionnisme sillustre souvent par latonalit (Arnold
Schnberg), de plus, la musique atonale a influenc le courant avant-gardiste de la musique contemporaine aprs
la Seconde Guerre mondiale : Ren Leibowitz, Pierre Boulez, Karlheinz Stockhausen, Edgard Varse, Pierre
Schaffer, Pierre Henry ou Gyrgy Ligeti.
2
Source de lillustration, site internet Music during the Holocaust (en anglais) :
http://holocaustmusic.ort.org/index.php?id=468
271
La politique suivie par les nazis dans le domaine pictural se montre extrmement
rpressive, particulirement lencontre de lart moderne, qualifi dart dgnr
(Entartete Kunst) et banni de toutes les institutions culturelles par le nouveau rgime.
la diffrence du fascisme italien, qui intgre certains traits du futurisme avec le
ralliement de ses reprsentants au rgime de Mussolini, le national-socialisme refuse
tous les courants artistiques modernes, notamment lexpressionnisme. 1
Shakespeare et le thtre sont donc interdits dans ltat mondial, dans lOcania,
Shakespeare sera traduit en novlangue : Toute la littrature du pass aura t
dtruite.Chaucer, Shakespeare, Milton, Byron n'existeront plus qu'en versions novlangue. 3, et
nous savons le sort de la littrature dans Fahrenheit 451.
Ltat totalitaire ne peut donc accepter une oeuvre susceptible de laisser place la libre
interprtation, la matrise de la socit implique donc linterdiction de la transgression
artistique. Lartiste, sil nest pas interdit dexercer, doit accompagner la politique artistique
dicte par ltat, notamment par son instrument de communication le plus efficace : la
propagande.
272
273
Le sentiment davoir commis une faute est si fort chez D-503, quil ne se reconnat plus,
il devient tranger sa propre personne :
Ibid., p. 90.
Ibid., p. 47.
George Orwell, Essais, articles, lettres, Paris, ditions Ivra, 1995, tome I, p. 583.
274
Il mtait pnible de rester avec moi-mme, ou plutt avec ce nouvel homme, cet
inconnu qui, par un hasard trange, avait le mme numro que moi : D-503. 1
Lendoctrinement du citoyen de ltat Unique est tel, que le moindre cart de celui-ci
avec les rgles de la socit perturbe sa perception de la ralit, avec pour rsultat un
comportement la limite dun dlire schizophrnique. Dans lextrait ci-dessus D-503 est lobjet
dun ddoublement de la personnalit ; en scartant de la ligne droite de ltat Unique, il
sextrait du citoyen-sujet dont les repres psychologiques sont indissociables dune observance
sans faille des lois du rgime totalitaire.
Dans un tat totalitaire, le but de la propagande est de manipuler la conscience du
peuple pour lui faire assimiler lidologie, Goebbels disait que le type suprme de
propagande est celui qui ne se dvoile pas ; la meilleure propagande est celle qui fonctionne de
faon invisible, qui se diffuse dans la moindre cellule vivante au point que le public ignore tous
des buts des propagandistes. .2 Dans Nous autres, lcriture de D-503 vhicule la propagande
de ltat Unique. En effet, le narrateur participe la propagande totalitaire en utilisant les
slogans labors par ltat, ces slogans devenant la base unique de son langage :
Jcris ceci les joues en feu. Oui, il sagit dintgrer la grandiose quation de
lunivers ; il sagit de dnouer la courbe sauvage, de la redresser suivant une tangente,
suivant lasymptote, suivant une droite. Et ce, parce que la ligne de ltat Unique, cest
la droite. La droite est grande, prcise, sage, cest la plus sage des lignes. 3
Ds le dbut du rcit, D-503 expose ce qui parat tre la propagande de ltat Unique,
presque tous les prceptes de son idologie sont rsums dans ce passage, cest--dire
lquation mathmatique comme principe fondateur de la socit, le rejet de la nature sauvage
et la sage obissance du citoyen la politique de ltat. La propagande va ainsi sinfiltrer dans
la conscience de D-503, pour contaminer entirement le contenu de son langage, cest le
Bienfaiteur qui sexprime travers D-503. Le discours idologique de ltat Unique se formule
autour de trois axes principaux dans le rcit du narrateur :
-
Le refus de la libert qui permet la rationalisation parfaite du citoyen, cet idal tant
considr comme la nouvelle, et seule, forme acceptable du bonheur.
Ibid., p. 51.
Goebbels cit par Igo Golomstock, in LArt totalitaire, op. cit., p. 176.
275
Si nous lavons vu chez Orwell avec le Novlangue , Zamiatine dcrit aussi cette
mthode dans Nous autres, le langage est ainsi altr de la mme faon par la propagande de
ltat Unique :
Sils ne comprennent pas que nous leur apportons le bonheur mathmatique et exact,
notre devoir est de les forcer tre heureux. Mais avant toutes autres armes, nous
emploierons celle du Verbe. 1
1
Eugne Ionesco, Rhinocros, Paris, ditions Gallimard, 1959, Acte premier, p. 44.
276
Ces extraits sont assez explicites sur la fonction premire du langage dans ltat
Unique, il force le peuple croire quil est heureux en utilisant dabord le conditionnement par
la propagande, qui est linstrument le plus efficace de lidologie totalitaire.
Nous lavons vu, la langue constitue un support de choix pour la propagande, les
slogans, le choix des mots et surtout, leur manipulation, accompagnent trs efficacement le
discours totalitaire :
La Langue de la propagande totalitaire est exubrante et totalement mise en scne. La
parole sadresse autant loreille qu lil. Lampleur des gestes saccompagne dune
intensit profonde de la voix. Les gestes saccordent et se synchronisent avec les
mouvements de la foule. Les grondements, au milieu des lumires et des drapeaux, font
du discours un torrent de couleur sensitive. Or, si le pathos occupe un espace
grandissant dans le langage nazi, cest la jubilation de la pense intuitive et lappel
laction qui frappe. [] La masse, sature de verbalisations, ncoutait gure les
discours, mais retenait les mots. Ainsi, le vrai secret du discours de masse du nazisme
sont les mots dordre ! 3
Ibid., p. 85.
Alexandre Dorna et Stphane Simonnet, La Propagande : Images, paroles et manipulation, Paris, ditions
277
Hitler visionnaire2
Hitler combatif1
Hitler impratif3
Cette srie de clichs est ralise en 1925. Elle nous montre limportance de la
gestuelle, poings serrs, bras levs ou mains tendues, pour galvaniser les foules. En associant le
geste la parole, Hitler empruntait manifestement cette rhtorique gestuelle aux orateurs
antiques.
Ibid.
Ibid.
278
Mussolini1
Lun des rsultats de la pratique totalitaire de la propagande dans ltat Unique est
leffacement de la notion dindividualit, lorsque le narrateur sexprime la premire personne
du singulier, il se reprend systmatiquement en employant la premire personne du pluriel pour
se fondre nouveau dans la masse :
Jaime, et je suis sr de ne pas me tromper si je dis que nous aimons seulement ce ciel
irrprochable et strile. 2
Le contrle des citoyens de ltat Unique seffectue au moyen dune propagande qui
dtourne le langage de sa vritable fonction de communication, mais cette politique va
http://aftermathnews.wordpress.com/2008/09/10/italys-senior-politicians-voice-sympathy-with-fascist-era-of-benito-mussolini/
2
279
beaucoup plus loin dans lexercice de la manipulation, car la finalit des mcanismes
totalitaires en place est dannihiler la personne individuelle dans le citoyen, ltat substitue au
je un collectif qui doit effacer toute forme de subjectivit. Lindividu ainsi effac, il reste un
citoyen modifi, normalis pourrait-on dire, le rsultat dun systme coercitif et de sa
propagande. Cependant, nos dystopie, et en particulier 1984, montrent que si la socit
totalitaire est coercitive, paradoxalement, elle lest peut-tre par un engagement presque
volontaire et libre du citoyen vers cet tat dasservissement :
(OBrien Winston) Est-ce que je ne viens pas de vous dire que nous sommes
diffrents des perscuteurs du pass? Nous ne nous contentons pas d'une obissance
ngative, ni mme de la plus abjecte soumission. Quand, finalement, vous vous rendez
nous, ce doit tre de votre propre volont. Nous ne dtruisons pas l'hrtique parce qu'il
nous rsiste. Tant qu'il nous rsiste, nous ne le dtruisons jamais. Nous le convertissons.
Nous captons son me, nous lui donnons une autre forme. Nous lui enlevons et brlons
tout mal et toute illusion. Nous l'amenons nous, pas seulement en apparence, mais
rellement, de coeur et d'me. Avant de le tuer, nous en faisons un des ntres. 1
Ibid., p. 384.
280
C : Le bonheur dystopique
Et c'est l, dit sentencieusement le Directeur, en guise de contribution cet expos,
qu'est le secret du bonheur et de la vertu, aimer ce qu'on est oblig de faire. 1
Penser que le bonheur est, ou nest pas, affaire de politique est une question philosophique
notamment dveloppe chez Aristote ou Hobbes.
Pour Aristote, dans Politiques et thique Nicomaque, le bonheur relve du politique, de la
vie en commun, et lhomme ne peut atteindre cet tat de satisfaction complte quau sein du
politique. Le bonheur est donc dtermin par ltat, et on ne peut tre heureux hors de la cit,
cest--dire hors de lespace o sexerce la politique du gouvernement de ltat. Naturellement
sociable, lhomme ne trouve son panouissement que dans la vie politique, le bonheur nest pas
un tat personnel, propre chacun, cest la finalit propre du politique. La sphre prive fait
partie intgrante de la sphre publique, ainsi, laccomplissement personnel ne peut tre pens
autrement que comme accomplissement collectif. Cest ltat qui dtermine les conditions du
bien public, et les lois sont faites en vue de raliser le bonheur. Cette thse aristotlicienne
sapplique, en partie, lorganisation du bonheur dans nos dystopies au XXe sicle. Seulement
en partie, car comme nous lavons vu prcdemment, ce serait un anachronisme que de parler
dtat totalitaire chez Aristote ou Platon, ce que lon qualifie plutt de tyrannie classique. Pour
Luigi Sturzo si le Lviathan a deux sicles et demi dhistoire 4, cet opposant au fascisme
1
Montesquieu, De l'esprit des lois in uvres compltes de Montesquieu, Paris, Garnier Frres, Libraires-diteurs,
Luigi Sturzo, Ltat totalitaire (1936-1938) in Enzo Traverso, Le Totalitarisme, op. cit., p. 217.
281
italien prcise dans Ltat totalitaire (1935) que le totalitarisme est un rgime indit
incarn par lItalie fasciste, la Russie bolchvique et lAllemagne nazie 1.
Le rgime totalitaire sinscrit dans la socit de masse, urbaine et industrialise qui se
dveloppe aprs la Premire Guerre mondiale. Lindividu est broy, absorb et annul dans
ltat 2, sa libert ne doit pas sexercer hors du cadre dfini par ltat, la contradiction avec
lintrt gnral nest pas possible. Ainsi, pour contrler les masses et viter tout conflit
dintrt entre lindividuel et le collectif, le rgime totalitaire impose une vision unique et
commune de la socit. Cette vision unidimensionnelle du monde dans ltat totalitaire se
heurte lexercice du bonheur comme tat dpanouissement total diffrent selon les individus,
et variable chez chaque individu. Le bonheur diffrent selon les individus et impossible
gnraliser, cest une ide quexprime Kant : le problme qui consiste dterminer dune
faon sre et gnrale quelle action peut favoriser le bonheur dun tre raisonnable est un
problme tout fait insoluble 3.
Cest ce problme tout fait insoluble que sattaque le rgime totalitaire :
universaliser le bonheur. Nous verrons que lune des solutions ce problme est dopposer
systmatiquement la communaut lindividu, le bonheur est collectif ou il nest pas, et sa
pratique, scientifiquement organise, ne peut sexercer quau sein de la masse.
Le souverain veut rendre le peuple heureux selon l'ide qu'il s'en fait, et il devient
despote; le peuple veut ne pas se laisser frustrer de la prtention au bonheur commune
tous les hommes et il devient rebelle. 4
Il est intressant de noter que dans les dystopies, ou utopies, en gnral, le bonheur est
presque toujours en opposition la libert, comme si ces deux valeurs ne pouvaient pas
cohabiter, ou que la mise en place dun systme politique les incorporant simultanment
relevait dune tche humainement impossible. Le terme de libert doit tre compris ici comme
le privilge dexister en tant quindividu indpendant, matre des dcisions qui dessinent son
avenir. Pourtant, si limage du prcepte de Montesquieu, le bonheur est la proccupation la
plus importante des gouvernements, la libert semble bien tre la premire victime de cette
politique. Dans Nous autres, R-13 nous donne une lecture difiante de la vieille lgende du
1
Ibid., p. 216.
Emmanuel Kant, Fondements de la mtaphysique de murs (1785) IIe section, Traduction Victor Delbos, Paris,
282
paradis : Les deux habitants du paradis se virent proposer le choix : le bonheur sans libert
ou la libert sans bonheur, pas dautre solution. Ces idiots-l ont choisi la libert et,
naturellement ils ont soupir aprs des chanes pendant des sicles. .1 De mme, dans Utopie
et Civilisations, G. Lapouge rappelle linterdpendance de ces deux notions travers un autre
crivain : Ds son procs, en 1849, Dostoevski avait reconnu les deux figures de la tragdie.
Il se prsente comme un homme cartel entre leurs fascinations contraires : le bonheur
transparent et parfait de la fourmilire contre les ivresses ensanglantes de la libert. .2 Par
lintermdiaire de son journal, D-503 devient le porte-parole de la politique de ltat unique. Il
nous confie alors ses doutes : Je serai franc : nous navons pas encore rsolu le problme du
bonheur dune faon tout fait prcise. 3, ses esprances quant lvolution de lhomme :
Les machines parfaites, semblables des hommes, et les hommes parfaits, semblables des
machines. Ctait une beaut vibrante, une harmonie, une musique... .4 La perfection et la
beaut, comme le bonheur totalitaire, rsident donc dans le mcanique, la mesure et
luniformit ; limagination doit de ce fait tre dtruite : Cest extraordinaire que lon ne
puisse trouver un moyen de gurir cette maladie du rve et de la rendre raisonnable et, peut-tre
mme, utile. .5 Accepter le Bonheur de ltat Unique revient rejeter son existence en tant
quindividualit. Ainsi, D-503 se livre des rflexions qui peuvent sembler paradoxales, mais
celles-ci trouvent une certaine lgitimit dans le cadre particulier dun tat totalitaire :
Pourquoi est-ce beau ? me demandai-je. Pourquoi la danse est-elle belle ? Parce
que cest un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse rside
justement dans lobissance absolue et extatique, dans le manque idal de libert. 6
Cet extrait nous montre comment lidologie totalitaire dtourne certains aspects de
lexpression artistique pour nourrir son discours. Ici, la discipline et la contrainte, que requiert
la pratique de la danse, sont rcupres et instrumentalises pour justifier la privation de libert.
Ltat totalitaire se livre donc une perversion des valeurs, une inversion continuelle du sens.
La beaut est, dans ltat Unique, lexpression du manque idal de libert , il apparat ici
que, paradoxalement, la ngation de libert est lide principale de la socit parfaite . Ainsi,
1
Ibid., p. 92.
Ibid., p. 131.
Ibid., p. 18.
283
D-503, va exprimer plusieurs reprises cette condition sine qua non du Bonheur selon les
prceptes du rgime totalitaire :
Dlivrer lhumanit ! Cest extraordinaire quel point les instincts criminels sont
vivaces chez lhomme. Je le dis sciemment : criminels. La libert et le crime sont aussi
intimement lis que, si vous voulez, le mouvement dun avion et sa vitesse. Si la vitesse
de lavion est nulle, il reste immobile, et si la libert de lhomme est nulle, il ne commet
pas de crime. Cest clair. Le seul moyen de dlivrer lhomme du crime, cest de le
dlivrer de la libert. 1
Pour affranchir le citoyen de ltat Unique de cette libert criminelle, le meilleur moyen
serait de fondre son individualit au sein dune collectivit. En consquence, les seules
clbrations qui prennent place dans cette socit sont des commmorations peu festives. Ces
rassemblements obligatoires doivent permettre aux citoyens de clbrer le Jour des lections,
ou ce qui reprsente la principale fte de ltat Unique, cest--dire la commmoration des
grandes dates de la Guerre de Deux Cents Ans, qui est la clbration de la victoire du collectif
totalitaire sur lindividualit :
Leur Dieu navait rien trouv de mieux que de soffrir lui-mme en sacrifice, on ne
sait pourquoi, tandis que nous apportons au ntre, ltat Unique, un sacrifice paisible,
rflchi et raisonnable. Certes, ctait bien une liturgie triomphale la gloire de ltat
Unique que cette commmoration de la Guerre de Deux Cents ans, de la victoire
remporte par tous sur un seul, par le total sur lunit... 2
Cette fte est clbre dans un tat desprit plutt curieux, D-503 exprime des
sentiments qui ne correspondent pas ceux que lon attendrait loccasion dune
commmoration ou dune fte quelconque, il parle de sacrifice paisible, rflchi, et
raisonnable . Si les clbrations de ltat Unique doivent apporter un sentiment de bonheur
aux citoyens, celui-ci est tenu un stricte respect des rgles qui rgissent leur quotidien. La fte
ne possde plus ce caractre irrationnel, elle ne reprsente plus cet espace de libert qui
permettait dexorciser les tensions de la socit. Le bonheur reste dailleurs un sentiment qui
pose problme dans cette socit : Je serai franc : nous navons pas encore rsolu le problme
du bonheur dune faon tout fait prcise. ,3 D-503 confie aux lecteurs inconnus que le
1
Ibid., p. 46.
Ibid., p. 55.
284
bonheur na pas t encore compltement rationalis. Pour maintenir ses citoyens dans
lillusion du bonheur, ltat Unique doit permettre aux citoyens de se livrer un semblant
dactivit sexuelle pendant les Heures Personnelles :
Deux fois par jour, aux heures fixes par les Tables, de seize dix-sept heures et de
vingt et une vingt-deux heures, notre puissant et unique organisme se divise en
cellules spares. Ce sont les Heures Personnelles. ces heures, certains ont baiss
sagement les rideaux de leurs chambres, dautres parcourent posment le boulevard en
marchant au rythme des cuivres, dautres encore sont assis leur table, comme moi
actuellement. 1
Ltat Unique a donc modifi la perception du sentiment de bonheur chez ses citoyens.
Lorsque D-503 pense exprimer le bonheur, il le qualifie avec des termes qui montrent bien que
sa dfinition du bonheur est dplace de son espace habituel ; en effet, selon lui, le bonheur est
synonyme de perfection, simplicit, puret, strilit, organisation ou harmonie carre :
Ibid., p. 26.
Ibid., p. 26.
285
Nous constatons quen plus dtre oppose la libert, la notion de bonheur est simplifie,
voire dnature. Ltat a substitu, lorsque cela tait possible, des ractions rationalises la
vritable perception du bonheur comme le Bienfaiteur sest symboliquement substitu
limage du pre et ltat la famille :
(D-503) Nous remettons au Bienfaiteur les clefs de notre Bonheur. 2
Dans cette vaste entreprise de dsinformation devant mener les citoyens lobissance
totale par lillusion du bonheur collectif, ltat totalitaire dtient un instrument qui nest pas
moins efficace : la propagande. Trs prsente dans 1984, la propagande martle au quotidien
des slogans qui glorifie le rle et lefficacit de celui qui se trouve au sommet de la pyramide :
Big Brother :
1
Ibid., p. 34.
Ibid., p. 143.
Source de lillustration : Mark Grosset & Nicolas Werth, Les Annes Staline, Paris, ditions du Chne, 2007, p.
87.
286
Big Brother est infaillible et tout-puissant. Tout succs, toute ralisation, toute
victoire, toute dcouverte scientifique, toute connaissance, toute sagesse, tout bonheur,
toute vertu, sont considrs comme manant directement de sa direction et de son
inspiration. Personne n'a jamais vu Big Brother. Il est un visage sur les journaux, une
voix au tlcran. Nous pouvons, en toute lucidit, tre srs qu'il ne mourra jamais et,
dj, il y a une grande incertitude au sujet de la date de sa naissance. Big Brother est le
masque sous lequel le Parti choisit de se montrer au monde. Sa fonction est d'agir
comme un point de concentration pour l'amour, la crainte et le respect, motions plus
facilement ressenties pour un individu que pour une organisation. 1
La propagande a pour rle de convaincre le citoyen quil ny a pas de bonheur endehors de lespace contrl par Big Brother, contrairement ceux qui se trouvent de lautre
ct du Mur . La rptition de ce discours est une caractristique trs importante parce
quelle convainc les masses de la cohrence dans le temps 2. Quimporte lauthenticit des
faits relats, leur cohrence quasi scientifique assure ladhsion des citoyens ce type de
discours. En effet, comme le souligne Hannah Arendt :
La propagande totalitaire fleurit dans cette fuite de la ralit vers la fiction, de la
concidence vers la cohrence. 3
Ibid., p. 78.
287
Le titre du roman de Zamiatine, Nous autres, illustre une poque, les annes 20, des
annes post-rvolutionnaires marques par le got prononcs de certains artistes pour le
collectif. Pour Alexander Bogdanov, lessence de lart proltarien rside dans llan collectif
des travailleurs. Les nombreux manifestes publis tmoignent de cette apptence pour
lorganisation, le groupe et, par consquent, le refus de lindividualit :
Les partisans du Proletkult ne parlent ni du je , ni de l individu ; le je est
pour eux comme indcent. 2
Dans Les Fonctions du cinma sovitique dans les annes 20 travers les crits de
Lounatcharski, ric Schmulevitch souligne limportance de linfluence du Proletkult chez
nombreux potes-proltariens, et en particulier lutilisation du nous qui symbolise la
conscience collective :
Nombre de potes-proltariens influencs par le Proletkult (Gurassimov, Kirilov,
Malachikine, Filiptchenko et le plus radical dentre eux A. Gastiev) publieront dans
les annes 1918-1920 chacun un pome intitul Nous autres.
[]
En 1913, Maakovski crit avant tout le monde un pome intitul Nous autres : les
cubo-futuristes fonderont une part de leur lexique sur le bloc du mot nous autres.
[]
Alexe Gan, lun des thoriciens les plus en vue de LEF, crit lui aussi sa pice de
thtre intitule Nous autres.
[]
En 1922, Dziga Vertov publiera un manifeste (videmment intitul Nous autres, [ ] 1
Maakovski, cit par ric Schmulevitch, Les Fonctions du cinma sovitique dans les annes 20 travers les
crits de Lounatcharski , op. cit. p.271, in De lhistoire de la pense esthtique sovitique, Moscou, Iskousstvo,
1967, p. 72.
288
Lexemplarit cre de toutes pices par le pouvoir est aussi un moyen efficace de glorifier
le sacrifice du citoyen pour ltat :
ric Schmulevitch, Les Fonctions du cinma sovitique dans les annes 20 travers les crits de Lounatcharski,
Ibid., p. 39-40.
289
Cette fois, Big Brother glorifierait le camarade Ogilvy. la vrit, il ny avait pas de
camarade Ogilvy, mais quelques lignes imprimes et deuxphotographies maquilles
lamneraient exister.
() Big Brother ajoutait quelques remarques sur la puret et la rectitude de la vie du
camarade Ogilvy. Il avait renonc tout alcool, mme au vin et la bire. Il ne fumait
pas. Il ne prenait aucune heure de rcration, sauf celle quil passait chaque jour au
gymnase. Il avait fait vu de clibat. Le mariage et le soin dune famille taient,
pensait-il, incompatibles avec un dvouement de vingt-quatre heures par jour au devoir.
Il navait comme sujet de conversation que les principes de lAngsoc. Rien dans la vie
ne lintressait que la dfaite de larme eurasienne et la chasse aux espions, aux
saboteurs, aux criminels par la pense, aux tratres en gnral. 1
Avec Le Meilleur des mondes, Huxley dcrit une autre forme de conditionnement des
citoyens de ltat Mondial. loccasion dun spectacle lAlhambra, le spectateur est
scientifiquement amen un tat de perception synesthsique. Nous lavons vu, pour Orwell la
synesthsie est un moyen daccder une autre perception de la socit, et de se librer ainsi du
conditionnement stricte des sensations. Pour Huxley, cest un lment essentiel du
conditionnement du citoyen dans la socit totalitaire de ltat Mondial. Le progrs scientifique
et technique participe lorganisation de ce trouble de la perception sensorielle, notamment
avec lutilisation de lorgue parfums , la machine musique synthtique et le SUPER
FILM 100 qui, en plus dune projection stroscopique, utilise le potentiel des deux autres
machines :
L'orgue parfums jouait un Capriccio des Herbes dlicieusement frais, des arpges
cascadants de thym et de lavande, de romarin, de basilic, de myrte, d'estragon ; une srie
de modulations audacieuses passant par tous les tons des pices, jusque dans l'ambre
gris ; et une lente marche inverse, par le bois de santal, le camphre, le cdre et le foin
frais fauch avec des touches subtiles, par moments, de notes discordantes une
bouffe de pt de rognons, le plus mince soupon de fumier de porc, pour revenir aux
aromates simples sur lesquels le morceau avait dbut. Le dernier clat de thym
s'estompa ; il y eut un bruit d'applaudissements ; les lumires se rallumrent. Dans la
machine musique synthtique, le rouleau impression sonore commena se dvider.
Ce fut un trio pour l'hyper-violon, super-violoncelle et pseudo-hautbois qui remplit alors
l'air de son agrable langueur. Trente quarante mesures, et puis, sur ce fond
instrumental, une voix bien plus qu'humaine commena vibrer; tantt de gorge, tantt
1
290
de tte, tantt creuse comme une flte, tantt lourde d'harmoniques pleins de dsir, elle
passait sans effort du record de basse de Gaspard Forster1 limites mmes des sons
musicaux, jusqu' un trille perant comme le cri d'une chauve-souris, bien au-dessus de
lut le plus lev que lana une fois (en 1770, l'Opra Ducal de Parme et
l'tonnement de Mozart) Lucrezia Ajugari2, seule de toutes les cantatrices que l'histoire
ait enregistres. 3
Les lumires de la salle s'teignirent ; des lettres flamboyantes se dtachrent en relief,
comme si elles se soutenaient toutes seules dans l'obscurit. TROIS SEMAINES EN
HLICOPTRE.
SUPER
FILM
100
POUR
100
CHANTANT.
PARLANT
Les sensations et les motions font ici lobjet dun contrle scientifique total. Ces trois
machines dirigent et manipulent les motions, le rsultat est la hauteur des moyens dploys,
on peut parler divresse synesthsique ou dun hyper-orgasme synthtique, tant les sensations
1
Rfrence Gaspard Forster : La voix du matre de chapelle danois Gaspard Forster stendait sur trois octaves
(de la-1 la3) in Rodolphe Radau, LAcoustique ou les phnomnes du son, Paris, L. Hachette et Cie, 1867, p.
289.
Ouvrage numris disponible sur : http://books.google.com/books?id=6rwIAAAAIAAJ&hl=fr
2
Cette soprano avait atteint le do altissimo, cest--dire une octave au-dessus du do alto.
Ibid., p. 190.
291
Christian Godin, La Totalit (4). Les Arts et la littrature, Paris, Champ Vallon, 1998, p. 378.
292
Scriabine adopte les correspondances entre sons et couleurs suivantes pour son
Promthe ou le pome du feu, mais Scriabine, la manire de Goethe, ntablit pas une
relation physique entre sons et couleurs, mais intervient plutt par le biais de liens
psychoohysiologiques proches de la synesthsie .2
Sons et couleurs3
Voici un spcimen trs amusant de ce quils obtenaient : un morceau de Scriabine, du
XXe sicle.
[]
Cette musique tait sauvage, nerveuse, bigarre, comme leur vie alors, sans lombre de
mcanisme rationnel. Ceux qui mentouraient riaient et avaient certainement raison.
Quelques-uns seulement... mais pourquoi moi aussi je... 4
1
2
293
Ici, la musique de Scriabine est joue pour montrer son infriorit la musique moderne :
Aussi avec quel plaisir coutai-je notre musique moderne dont un morceau nous fut
jou ensuite pour montrer le contraste. Ctaient des gammes cristallines, chromatiques,
se fondant et se sparant en sries sans fin ; ctaient les accords synthtiques des
formules de Taylor, de Maclaurin, les marches carres et bienfaisantes du thorme de
Pythagore, les mlodies tristes des mouvements oscillatoires, les accords, coups par les
raies de Frauenhofer, de lanalyse spectrale des plantes... Quelle rgularit grandiose et
inflexible ! Et combien pitoyable, en regard de cette musique, paraissait celle des
anciens, libre, absolument illimite, sauf en ce qui concernait sa fantaisie sauvage... 1
Ibid., p. 31.
Ibid., p. 31.
294
Quarriverait-il, dites-moi, si ces diables montraient dun seul coup leur puissance, et
accablaient lhomme sous ses propres dcouvertes ? [] Oh ! certes, durant le premier
moment ce serait un enthousiasme gnral. Les hommes [] se sentiraient tout coup
submergs pour ainsi dire de bonheur, plongs quils seraient dans la jouissances
matrielles : peut-tre marcheraient-ils ou voleraient-ils dans les airs [] ; ils
arracheraient la terre des moissons fabuleuses. [] Bref, le mot dordre serait :
mange, bois et jouis. [] Plus de privations matrielles ! [] Foin de cet incessant
labeur en vue de se procurer la subsistance : tout le monde, prsent, va se consacrer
aux profondes penses, [] cest maintenant que commence une forme dexistence
suprieure !
[] Mais il est peu probable que ces enthousiasmes durent mme le temps dune seule
gnration. [] Lhumanit pourrirait ; les hommes seraient cribls dulcres et se
mordraient la langue de douleur en sapercevant que la vie leur a t enleve pour un
morceau de pain. [] Les hommes comprendraient quil nest point de bonheur dans
linaction, que lesprit stiole quand il ne travaille pas, [] que le bonheur nest pas
dans le bonheur, mais seulement dans sa poursuite. [] Et peut-tre alors tous les
survivants clameraient-ils vers Dieu : Tu as dit vrai, Seigneur, lhomme ne vit pas
seulement de pain. 1
Fiodor Dostoevski, Journal dun crivain, Paris, ditions Gallimard, Les Classiques russes , 1951, pp. 273-
274.
295
296
En posant aussi simplement que le collectif est un lment presque divin symbole du
bien, et que lindividuel est alors celui du mal, le rgime labore tout un systme, ou plutt un
dogme, visant placer lindividu dans une position inoffensive pour lexistence de ltat
Unique. Lhumilit permet ainsi daccepter plus facilement un choix collectif, celui-ci tant
considr comme une sorte dmanation divine. Un autre slogan, voire une certaine forme de
croyance, est dassimiler la libert un crime, qui non seulement soppose aux lois imposes
par ltat, mais aussi celles de leur croyance, impose aussi, et dont le principe unificateur est
le respect du dogme de la toute puissante collectivit. Laspiration une plus grande libert est
donc tant une faute morale quun non respect du droit de la socit. Cette double barrire
constitue alors une frontire efficace, ltat Unique y trouve limmobilisme propice la
stabilit de son pouvoir.
Dans Rhinocros, Eugne Ionesco illustre particulirement bien ce qui, chez le personnage
de Brenger, devient un besoin dappartenir un collectif, le refus de son individualit pour
mieux se fondre dans la masse :
Ce sont eux qui sont beaux. Jai eu tort ! Oh ! comme je voudrais tre comme eux. Je
nai pas de corne, hlas ! Que cest laid, un front plat. Il men faudrait une ou deux, pour
rehausser mes traits tombants. a viendra peut-tre, et je naurai plus honte, je pourrai
1
Ibid., p. 135.
297
aller les retrouver. Mais a ne pousse pas ! (Il regarde les paumes de ses mains.) Mes
mains sont moites. Deviendront-elles rugueuses ? (Il enlve son veston, dfait sa
chemise, contemple sa poitrine dans la glace.) Jai la peau flasque. Ah, ce corps trop
blanc, et poilu ! Comme je voudrais avoir une peau dure et cette magnifique couleur
dun vert sombre, une nudit dcente sans poils, comme la leur ! (Il coute les
barrissements.) Leurs chants ont du charme, un peu pre, mais un charme certain ! Si je
pouvais faire comme eux. (Il essaye de les imiter.) Ahh, ahh, brr ! Non, a nest pas a !
Essayons encore, plus fort ! Ahh, ahh, brr ! non, non, ce nest pas a, que cest faible,
comme cela manque de vigueur ! Je narrive pas barrir. Je hurle seulement. Ahh, ahh,
brr ! Les hurlements ne sont pas des barrissements ! Comme jai mauvaise conscience,
jaurais d les suivre temps. Trop tard maintenant ! Hlas je suis un monstre, je suis
un monstre. Hlas, jamais je ne deviendrai rhinocros, jamais, jamais ! Je ne peux plus
changer. Je voudrais bien, je voudrais tellement, mais je ne peux pas. Je ne peux plus
me voir. Jai trop honte ! (Il tourne le dos la glace.) Comme je suis laid ! Malheur
celui qui veut conserver son originalit ! 1
Originairement la rhinocrite tait bien le nazisme 2 crit Ionesco dans Arts en janvier
1961. Pour monter cette pice Moscou, on lui avait demand de retoucher son texte pour que
la seule interprtation possible de lpidmie soit le nazisme, et Ionesco a refus de modifier
Rhinocros, il tait vident que le virus de la rhinocrite na pas seulement le forme de la
svastika. Cette pice montre que tout totalitarisme est une rhinocrite. Ionesco remet en cause
les idologies gnratrices dhystries collectives et il ajouta, toujours dans Arts, que les
rhinocros sont les intellectuels idologues et demi-intellectuels la page 3, ce sont eux qui
justifient par des pseudo systmes leur idoltrie a un Chef, un Bienfaiteur qui est au centre dun
systme totalitaire en qute du contrle absolu.
Ibid., p. 287.
298
Cest ici le seul moment o le bonheur nest pas svrement encadr, dans ce cas prcis
il semble libre et instinctif, ce moment trouble D-503, car livr lui-mme il ne sait pas
vraiment comment soccuper, ou du moins, il ne profite pas de ces heures :
Ce sont les heures personnelles. ces heures, certains ont baiss sagement les rideaux
de leurs chambres, dautres parcourent posment le boulevard en marchand au rythme
des cuivres, dautres encore sont assis leur table, comme moi actuellement. 2
Notons que cest le seul moment o les rideaux sont baisss, la transparence trouve
donc sa limite dans ce rituel, ltat se trompe ici en croyant que la mcanisation de ces
rencontres intimes empcherait systmatiquement linstauration dun vritable dialogue entre
les protagonistes de ces rencontres. Ces deux heures journalires ont une fonction bien prcise
dans le systme instaur par le rgime totalitaire, ce sont de vritables soupapes de scurit,
elles doivent permettre lindividu dy trouver une forme dexutoire, ce bref relchement doit
1
Ibid., p. 26.
299
Ainsi, nous nous apercevons de lomniprsence de ltat Unique dans la vie de chacun,
puisque le domaine le plus intime de lindividu, le rapport sexuel, est, limage de nimporte
quel autre activit sociale, rglement et programm dans le quotidien de nos personnages.
Zamiatine est, semble-t-il, celui qui est all le plus loin dans la collectivisation dune socit, et
cest ici un trait particulier de son criture. Les citoyens de ltat Unique ont perdu toute
individualit de telle manire quils ne sont connus que par un numro,2 ils portent tous des
uniformes semblables. La socit fait rfrence ces tres humains en les dsignant par un
numro ou un unif (uniforme), cest ici une politique de dshumanisation qui contribue la
disparition de lindividu comme tre unique. Avec Nous autres, cest le destin de chaque
citoyen quil collectivise, et ce nest ici pas seulement la fiction de ltat Unique que lauteur
dpeint, cest aussi un mouvement littraire trs marqu au dbut du XXe sicle : la posie
avant-gardiste russe. Des auteurs de ce mouvement comme Khlebnikov et Maakovski avaient
pour manifeste en 1912 :
Tenir ferme sur le roc du mot Nous au milieu dune mer de sifflets et
dindignation .3
Ibid., p. 26.
On notera la similitude de lunivers de Nous autres avec le premier film de George Lucas : THX 1138 (1971), le
300
non, cest par tous les pores que la vie nouvelle simprgne de lesprit du
collectivisme .1
Cependant, bien avant Rhinocros, Nous autres dpasse le conflit des idologies. Zamiatine
ne se contente pas dopposer aux totalitarismes les valeurs de lindividualisme. Cette dystopie
aborde la condition de ltre-au-monde, sa signification est existentielle, et face cette
entreprise de dshumanisation lauteur laisse le choix son personnage principal. D-503 est un
bel exemple du citoyen conditionn par ltat Unique, mais aprs sa rencontre avec I-330,
celui-ci a le choix de continuer vivre selon les rgles de sa socit et de dnoncer ainsi le
comportement de lnigmatique I-330. Il choisit pourtant de ne pas la dnoncer, et prend
conscience que ce choix personnel provoque une rflexion sur la possibilit de ne pas suivre la
volont de ltat. partir de ce constat se dveloppe une vritable rflexion personnelle chez
D-503, cette rflexion est symbolique pour Zamiatine car il pose ici la question de la position
de lartiste face au totalitarisme. Notons que cest aussi le cas chez Winston Smith ou Guy
Montag. Dans Notes et Contre-notes, Ionesco relate une exprience de Denis de Rougemont
montrant la fragilit de lhomme face la mise en scne du pouvoir totalitaire :
En 1938 lcrivain Denis de Rougemont se trouvait en Allemagne Nuremberg au
moment dune manifestation nazie [...]. Les gens donnaient des signes dimpatience,
lorsquon vit apparatre, tout au bout dune avenue et tout petit dans le lointain, le
Fhrer et sa suite. De loin le narrateur vit la foule qui tait prise, progressivement, dune
sorte dhystrie, acclamant frntiquement lhomme sinistre. Lhystrie se rpandait,
avanait avec Hitler, comme une mare. Le narrateur tait dabord tonn par ce dlire.
Mais lorsque le Fhrer arriva tout prs et que les gens, ses cts, furent contamins par
lhystrie gnrale, Denis de Rougemont sentit en lui-mme cette rage qui tentait de
lenvahir, ce dlire qui llectrisait. Il tait tout prs de succomber cette magie, lorsque
quelque chose monta des profondeurs de son tre et rsista lorage collectif. Denis de
Rougemont nous raconte quil se sentait mal laise, affreusement seul dans la foule,
la fois rsistant et hsitant. Puis ses cheveux se hrissant littralement, dit-il, sur sa tte,
il comprit ce que voulait dire lHorreur Sacre. 2
Nous autres est la raction de Zamiatine contre son ralliement cette autre hystrie
collective qui gangrne la socit russe, le choix de D-503, dans le roman, est celui de la libert
de lindividu, mais cest surtout celui dun crivain qui refuse dengager son uvre dans le
1
301
concert des louanges en faveur du pouvoir. travers cet engagement pour la libert
dexpression de lArt, il engage une rflexion sur le rle de lartiste confront un rgime
totalitaire. Nos dystopies illustrent ainsi une mise en abyme dune rflexion artistique pour la
dfense de la libert et le combat contre la mise au pas totalitaire. Cela est prcisment le cas de
Zamiatine et du narrateur de Nous autres. En effet, D-503 chappe progressivement lemprise
du pouvoir totalitaire pour exister en tant quindividu, et penser par lui-mme. La censure du
roman qui empcha sa publication, et la lettre de Zamiatine Staline, dans laquelle il demande
lautorisation de quitter le pays, parce quil est dans limpossibilit de continuer tre un
crivain, font penser ce combat. Ce qui fait la particularit de Nous autres par rapport aux
autres dystopies, cest que cette lutte est raconte travers le regard dun narrateur, la fois
hros et victime, transform par le collectivisme de ltat Unique en une conscience collective
anonyme.
Orson Welles cit par Laurent Creton et Kristian Feigelson, in Villes cinmatographiques : Cin-lieux, Paris,
302
Ce type de personnage est trs important dans nos dystopies, que ce soit travers leurs
pripties, leur journal ou leurs penses, ils permettent de confronter le lecteur la politique du
pouvoir totalitaire. Le hros dystopique reflte la prise de position de lcrivain, mais son
portrait varie de Zamiatine Bradbury, nous pouvons diviser ces hros en deux catgories :
ceux qui vont se rebeller et ceux qui restent soumis ltat totalitaire. Mme sil nest pas
question de parler de rvolution ou de rvolte dans nos dystopies, nos hros illustrent une prise
de conscience, une vision diffrente de leur socit et le basculement vers la dissidence.
1
303
Limportance du hros dystopique est avant tout souligne par la description dtaille dont il
fait lobjet, et cest le seul personnage de nos rcits qui bnficie dun tel traitement. Par l, nos
auteurs indiquent au lecteur que leur message est saisir par lintermdiaire de ce personnage
central.
Parmi les hros qui sopposent ltat totalitaire, nous pouvons citer D-503, Winston
Smith et Montag. Alors que dans Le Meilleur des mondes, Bernard Marx ne se rvolte gure
contre le pouvoir, il subit les consquences de la socit totalitaire dans laquelle il volue,
incapable de se rvolter, cest un hros martyr. Le cadre et la psychologie des personnages vont
nous permettre de dterminer les raisons de leur rvolte, ou celles de leur soumission.
Ainsi, le dbut du rcit de Nous autres introduit D-503 comme un personnage plutt
conservateur et disciplin. Il obit aux lois de ltat Unique et il dfend les valeurs dune
socit qui entretient son bonheur jour aprs jour, et cela grce laction du Bienfaiteur. D-503
est un personnage avec une logique trs rationnelle dont la pense ne constitue dabord que le
relais de la politique mene par le pouvoir tyrannique. Comme Winston dans 1984, D-503
occupe un poste important dans ltat Unique, puisquil organise la construction dun vaisseau
spatial destin soumettre les extra-terrestres la raison de ltat. Quant Winston, si sa
situation nest pas comparable celle de D-503, il se dmarque de la plupart des citoyens par sa
culture et sa fonction au Commissariat aux Archives, une branche du ministre de la Vrit.
Bien que parcellaire, sa mmoire fonctionne bien mieux que la moyenne dans lOcania. Cette
qualit le conduit rver, retrouver le lien qui le rattache un autre monde, lancien, celui des
tragdies de Shakespeare. Un monde dans lequel il peut enfin laisser exprimer son isolement,
son amour ou son amiti, un espace o lmotion personnelle est possible.
Grce aux aptitudes de sa mmoire et de sa capacit rver, Winston est un personnage
qui a les moyens de dcouvrir les mensonges de ltat, et donc plus apte contester
lorganisation de la socit par le Parti de lAngsoc. Ainsi, cest un hros qui arpente avec
beaucoup de nostalgie les vieux quartiers du proltariat, et sa qute de la vrit ne fera que
saccrotre avec la rencontre de Julia. Cependant, contrairement I-330 dans Nous autres ou
Clarisse dans Fahrenheit 451, Julia nentrane pas consciemment Winston sur le chemin de la
rvolte, elle participe seulement la prise de conscience de sa condition. Cest par lmotion
individuelle et le partage du dsir amoureux quils vont sopposer progressivement au pouvoir :
Mais on ne pouvait aujourd'hui avoir d'amour ou de plaisir pur. Aucune motion
n'tait pure car elle tait mle de peur et de haine. Leur embrassement avait t une
bataille, leur jouissance une victoire. C'tait un coup port au Parti. C'tait un acte
304
politique. 1
limage de D-503 ou de Winston, dans Fahrenheit 451 Montag est aussi un hros qui
qui ne va pas se rvolter ds le dbut du rcit. Mais Montag cde plus facilement aux sirnes de
la dissidence, et notamment Clarisse. Montag na pas un discours aussi structur que celui de
D-503, ou la culture de Winston, et ds sa premire rencontre avec Clarisse, il est fortement
influenc par son point de vue sur la socit. la diffrence de D-503 et Winston, la passion
amoureuse nest pas la cause de ce changement chez Montag, cette rencontre met jour le maltre du hros dystopique, un citoyen qui a perdu le sens de lobservation :
Vous pensez trop, dit Montag, mal l'aise.
Je regarde rarement les murs-crans et je ne vais gure aux courses ou dans les Parcs
d'Attractions. Alors j'ai beaucoup de temps consacrer aux ides biscornues, je crois.
Vous avez vu les panneaux d'affichage de soixante mtres de long en dehors de la ville ?
Saviez-vous qu'avant ils ne faisaient que six mtres de long ? Mais avec la vitesse
croissante des voitures il a fallu tirer la publicit pour qu'elle puisse garder son effet.
J'ignorais a ! s'exclama Montag avec un rire sec.
Je parie que je sais autre chose que vous ignorez.
Il y a de la rose sur l'herbe le matin.
Voil qu'il ne se rappelait plus s'il savait cela ou non, et il en prouva une vive irritation.
Et si vous regardez bien... Elle leva la tte vers le ciel. ... on distingue le visage
d'un bonhomme dans la lune.
Il y avait longtemps qu'il n'avait pas regard de ce ct-l. 2
305
Linadquation au monde prend aussi une forme physique chez Bernard Marx, il est
considr comme une erreur de laboratoire alors quil ntait encore quun ftus. En effet, son
aspect physique ne correspond pas aux normes tablies chez les individus de sa caste, ce qui le
perturbe beaucoup :
Bernard lana ses commandements du ton vif, un peu arrogant et mme offensant, de
quelqu'un qui ne se sent pas trop assur de sa supriorit. Avoir affaire des
reprsentants des classes infrieures tait toujours, pour Bernard, une sensation fort
pnible. Car, quelle qu'en ft la cause (et il se peut fort bien que les potins qui couraient
au sujet de l'alcool dans son pseudo-sang aient t exacts il arrive toujours des
accidents, malgr tout), le physique de Bernard ne valait gure mieux que celui du
Gamma moyen. Il avait huit centimtres de moins que la taille rglementaire des
Alphas, et tait mince en proportion. Le contact avec des reprsentants des classes
infrieures lui rappelait toujours douloureusement cette insuffisance physique. Je suis
moi, et je voudrais bien ne pas l'tre , le sentiment du moi tait, chez lui, vif et
dsolant. 2
Ibid., p. 84.
306
au sein de la caste des Alpha-Plus, et cela entraine un comportement social diffrent, voire
trange dans la socit de luniformisation :
Tandis que Bernard...
C'est l'alcool dans son pseudo-sang , telle tait l'explication que donnait Fanny de
chacune de ses excentricits. Mais Henry, avec qui, un soir qu'ils taient ensemble au
Ht, Lenina avait, non sans un peu d'inquitude, discut le caractre de son nouvel amant,
Henry avait compar le pauvre Bernard un rhinocros.
On ne peut pas apprendre des tours un rhinocros, avait-il expliqu dans son style
bref et vigoureux. Il y a des gens qui sont presque des rhinocros ; ils ne ragissent
pas convenablement au conditionnement. Les pauvres diables ! Bernard en est un.
Heureusement pour lui, il est assez comptent dans sa partie. Sans cela, le directeur ne
l'aurait certes pas gard. 1
La diffrence spare ces personnage du reste des citoyens. Bernard Marx et Helmholtz
Watson ne peuvent disparatre dans le collectif dshumanisant, ils sont stigmatiss cause de
leur singularit, ce qui les pousse rechercher la solitude. La diffrence et la solitude
constituent ici deux facteurs essentiels qui permettent le regard sur soi, lintrospection et la
conscience dtre des individus. Et cest bien l lune caractristique importante du hros dans
1
Ibid., p. 108.
Ibid., p. 87.
307
le rcit dystopique, que celui-ci se rvolte ou pas, il est dabord un tre en souffrance, un
citoyen qui prend conscience de son mal-tre et qui finit par trouver le seul remde cette
maladie, ou folie, qui le ronge de lintrieur : accepter dtre lui-mme. Pour y parvenir, le
hros dystopique peut chercher se reconstruire en cherchant son image dans le regard de
lautre : I-330, Julia ou Lenina ; il peut fouiller dans sa mmoire confuse, ou dans la mmoire
des vestiges du pass ; enfin, il peut faire resurgir lindividu qui sommeille dans le citoyen
format, par lexprience de lmotion artistique.
Le hros dystopique est donc un personnage qui prend conscience de son individualit,
cependant, cette dcouverte progressive de soi dveloppe une pathologie qui le transporte au
bord de la folie : la schizophrnie. Cest un hros la conscience lucide mais divise. Si D-503,
Winston Smith ou Montag acceptent dtre eux-mmes en sopposant ltat totalitaire,
Bernard Marx cherchera toujours la reconnaissance qui lui manque. Il obtiendra cette
reconnaissance grce au succs du phnomne de John le sauvage, lhomme primitif. Mais en
continuant jouer son rle de citoyen modle au sein dune caste qui le mprise, il finit par
obtenir ce qui semble logique dans une socit o il na manifestement pas sa place : lexil. En
effet, aprs sa tentative de compromettre le D.I.C. dans un scandale public, il est condamn
tre exil. De plus, sa chute est totale lorsquil se ridiculise en se tranant aux genoux de
lAdministrateur en implorant sa piti :
Accordez-moi encore une chance de russir. Je vous en prie, donnez-moi encore une
chance ! Les larmes commencrent couler. C'est leur faute, je vous le dis,
sanglota-t-il. Et pas en Islande. Oh ! Je vous en prie, Votre Forderie, je vous en prie...
Et dans un paroxysme de basse humilit, il se jeta genoux devant
l'Administrateur. 1
Enfin, son image est dfinitivement ternie lorsquil trahit ses amis en cherchant les
culpabiliser sa place. la fois hros et victime, Bernard Marx perd dfinitivement le statut de
hros lors de cette scne pathtique :
M'envoyer dans une le, moi ? Il se mit debout d'un bond, traversa la pice en
courant, et se campa en gesticulant devant l'Administrateur. Vous ne pouvez pas m'y
envoyer, moi. Je n'ai rien fait. Ce sont les autres. Je jure que ce sont les autres. Il
dsigna d'un doigt accusateur Helmholtz et le Sauvage. 2
1
Ibid., p. 250.
308
D-503 et Winston Smith nchappent pas ltat, tous deux subissent la Grande
Opration ou un lavage de cerveau qui efface lindividu qui soppose au pouvoir. Montag est le
seul qui russit schapper pour rejoindre la communaut des hommes-livres, quant Bernard
Marx, il est le seul ne pas sopposer, et en cherchant conserver sa place chez les Alpha-Plus,
il sloigne de la figure hroque pour ne reprsenter quun personnage pathtique. En
acceptant sa condition, il refuse son destin et contribue sa chute. Si les rcits de D-503 et
Winston Smith finissent sur un chec, limportant est la figure du hros qui soppose quils ont
pu incarner, la possibilit de la dissidence dans une socit totalitaire. Hros unidimensionnel
car il est aussi une victime, le hros du rcit dystopique conserve ce statut sil est capable dtre
lui-mme, l est toute lentreprise de ce personnage.
La seule chose vraiment importante quil nous a fallu nous enfoncer dans le crne,
cest que nous navions aucune importance, que nous ne devions pas tre pdants ; pas
question de se croire suprieur qui que ce soit. Nous ne sommes que des couvre-livres,
rien dautre. Certains dentre nous habitent des petites villes. Le chapitre I du Walden de
Thoreau vit Green River, le chapitre II Willow Farm, dans le Maine. Tenez, il y a un
309
La comparaison est assez forte dans cet extrait, lindividu est presque rduit ltat de
page dun livre, son existence est voue la fonction premire de sauvegarder le contenu dun
livre, dun chapitre voire dune page, sa vie nest importante que parce quil est le dpositaire
dun contenu littraire, et lorganisation de cette vie sacrifie au nom de lhistoire dpend
uniquement du souci permanent de ne pas mettre en danger ce savoir quil transporte. Ainsi,
lhomme-livre doit sexiler dans des petits villages qui chappent au danger de la rpression
totalitaire. Le dvouement est donc total et prend bien la forme dun sacrifice de lindividu pour
le bien de cette communaut qui soppose lanantissement de la mmoire par une
organisation collective de la sauvegarde des ides et des histoires contenues dans les livres.
Le plaisir dincendier !
Quel plaisir extraordinaire ctait de voir les choses se faire dvorer, de les voir noircir
et de se transformer. Les poings serrs sur lembout de cuivre, arm de ce python gant
qui crachait son venin de ptrole sur le monde, il sentait le sang battre ses tempes, et
ses mains devenaient celles dun prodigieux chef dorchestre dirigeant toutes les
symphonies en feu majeur pour abattre les guenilles et les ruines carbonises de
lHistoire.
Son casque symbolique numrot 451 sur sa tte massive, une flamme orange dans les
yeux la pense de ce qui allait se produire, il actionna ligniteur dune chiquenaude et
la maison dcolla dans un feu vorace qui embrasa le ciel du soir de rouge, de jaune et de
noir.
Comme la parade, il avana dans une nue de lucioles. Il aurait surtout voulu,
conformment la vieille plaisanterie, plonger dans le brasier une boule de guimauve
pique au bout dun bton, tandis que les livres, comme autant de pigeons battant des
ailes, mouraient sur le seuil et la pelouse de la maison. Tandis que les livres senvolaient
en tourbillons dtincelles avant dtre emports par un vent noir de suie. 2
1
Ibid., p. 21.
310
311
devoir complaire de petites gens, ds que changera chez nous, ne serait-ce quen
partie, le regard quon porte sur le rle de lartiste du mot. 1
Pour Zamiatine, le rle de lartiste du mot 2 est donc de servir de grandes ides en
littrature 3. Il sagit, videmment, de lengagement de lartiste en tant quindividu libre de
tenir un discours critique sur la socit. Zamiatine est donc cet homme-livre, attach son art et
sa libert dexpression. Son roman, Nous autres, ainsi que les romans dOrwell, Huxley et
Bradbury, vont illustrer cet engagement de lartiste, non seulement pour son art, mais dans
lHistoire.
Evguni Zamiatine, Lettre Staline in Le Mtier littraire, Lge dHomme, 1990, p. 174.
La totalit de cette Lettre Staline de Zamiatine est consulter dans lAnnexe (2).
2
Ibid.
312
TROISIME PARTIE :
Engagement artistique
et
reprsentation filmique de la dystopie
Lart de combattre lentropie
313
314
Ds 1918 Zamiatine avait senti quil allait tre une fois de plus un hrtique.
En tmoigne ce petit texte du 18 juin 1918, paru pour la premire fois dans le tome IV
de lEdition Neimanis : Ils ont raison .
Malheureux, chauve petit vieillard Socrate. Il na que le mot ; contre lui des
milliers, lourdement arms. Mais, seul, contre des milliers, il faisait peur : on lui donna
la cigu.
Chtif et misrable Galilen avec une poigne de pcheurs. Contre lui, la garde
des grands prtres juifs et les lgions romaines : on le crucifia.
Tracts bleus hectographis. Contre eux des armes, des policiers, des
gendarmes. Mais les tracts faisaient peur aux autocrates russes : on envoyait leurs
auteurs au bagne.
Pitoyables petits journaux dintellectuels et de prtendus socialistes .
Contre eux les baonnettes communistes et les mitrailleuses. Mais les pitoyables petits
journaux font trembler ceux qui commandent aux mitrailleuses, et on les billonne.
Et ils ont raison. Ceux qui ont donn la cigu. Ceux qui ont crucifi le Galilen.
Ceux qui ont envoy au bagne. Ceux qui ont billonn la presse. Ils ont raison. Le mot
libre est plus fort que des milliers de gens arms, que des lgions, que des gendarmes,
ou des mitrailleuses.
Et ils savent bien ceux qui gouvernent aujourdhui, et provisoirement. Ils le
savent : le mot libre se forcera un chemin. Il chassera les gendarmes de la rvolution
russe, et, dlivre deux, elle coulera, libre comme la Volga sans eux.
Les dmons de la nuit ont raison de craindre le cri du coq. Ils ont raison de
redouter le mot libre.
Ctait en juin 1918 et la rvolution dite dOctobre navait pas encore un an. 1
George Nivat
Georges Nivat, Le Mtier littraire, Zamiatine et le mot libre , op. cit., pp. 13-14.
315
316
A : Lanti-entropie de lart
La socit de l'information ne peut tre qu'une socit o l'information circule sans
entrave. Elle est par dfinition incompatible avec l'embargo ou la pratique du secret,
l'ingalit d'accs et la transformation de tout ce qui circule en marchandise. La
persistance de ces facteurs ne peut que favoriser les avances de l'entropie. En d'autres
termes, faire reculer le progrs humain. 1
Afin de bien saisir les enjeux de cette partie, il est ncessaire de comprendre le terme
entropie comme tant, par extension du principe connu en thermodynamique (la dgradation
de lnergie), le principe de la dgradation dun art d son immobilisme. Le fait dempcher
la libre expression de lart favorise donc son entropie. Voici comment I-330 explique ce
principe D503 :
Voil, il y a deux forces au monde : lentropie et lnergie. Lune est pour lheureuse
tranquillit, pour lquilibre, lautre cherche dtruire lquilibre, elle tend au
douloureux mouvement perptuel. Nous, ou plutt vos anctres, les Chrtiens,
rvraient lentropie comme un Dieu. Nous, nous sommes les antichrtiens... 2
communication .
2
317
formule, il y aura des valeurs numriques : les nations, les classes, les astres et les
livres.
Pourpre, ardente, mortelle est la loi de la rvolution ; mais cette mort est destine
concevoir une vie nouvelle, un astre. Et froide, bleue comme la glace, comme les infinis
interplantaires glacs, est la loi de lentropie. La flamme, de pourpre devient rose,
rgulire, chaude, non plus mortelle mais confortable ; le soleil vieillit en devenant une
plante qui convient des grands-routes, des magasins, des lits, des prostitues, des
prisons : cest une loi. Et pour rallumer la jeunesse de la plante, il faut lenflammer
dun feu, il faut lcarter de la grand-route bien carrossable de lvolution : cest une
loi.
La flamme peut se refroidir demain, aprs-demain (dans la Gense les jours sont
comme des annes, des sicles). Mais quelqu'un doit voir cela dj aujourd'hui et parler
dj aujourd'hui de manire hrtique, de lendemain. Les hrtiques sont lunique
remde (amer) contre l'entropie de la pense humaine... 1
Le propos de Zamiatine expose ici, dune manire mtaphorique, lide quil se fait de
la fonction de lart dans un systme totalitaire : seule la libre expression cratrice pourrait
redonner la vie une socit qui sendort sur les acquis dune rvolution qui sest endormie,
puis mue en un rgime totalitaire. Cest un appel dsespr et nostalgique lnergie nouvelle
qui accompagna les ides rvolutionnaires au dbut de la rvolution. Lnergie cratrice est un
thme qui accompagne le rcit de lmancipation des personnages principaux dans nos romans
dystopiques. Le bouleversement que provoque lmotion artistique est un danger pour le
pouvoir totalitaire, par sa facult pouvoir questionner la socit et lindividu dans la socit,
luvre dart permet au citoyen daccder une perception individuelle de la socit. Dans nos
dystopies, nous avons vu que lapproche synesthsique du rapport motionnel lart tait,
dune part, un moyen de contrle et, dautre part, un facteur de libration. Contrler
parfaitement lmotion du citoyen revient donc contrler lart par sa rationalisation
scientifique,
lexprience
de
lmotion
artistique
est
donc
collectivise
par
une
318
Dans le roman de Zamiatine, nous assistons une fois de plus un rejet du pass, il
sexprime ici par un engouement conditionn pour la musique contemporaine accompagne par
un rejet de la musique du pass :
Aussi avec quel plaisir coutai-je notre musique moderne dont un morceau nous fut
jou ensuite pour montrer le contraste. Ctait des gammes cristallines, chromatiques, se
fondant et se sparant en sries sans fin ; ctait les accords synthtiques des formules
de Taylor, de Maclaurin, les marches carres et bienfaisantes du thorme de Pythagore,
les mlodies tristes des mouvements oscillatoires, les accords, coups par les raies de
Trauenhofer, de lanalyse spectrale des plantes... Quelle rgularit grandiose et
inflexible. . 5
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 30.
319
Cette conception de la musique nest pas sans rappeler un courant remontant au XVIIe
sicle : le mcanisme (Descartes1, Hobbes). Ce courant affirme que lensemble des phnomnes
peut tre ramen un systme de dterminations mcaniques. Le mcanisme va considrer que
le monde et la totalit des lments naturels sont essentiellement des machines. Ce courant aura
une importance fondamentale dans le dveloppement de la science et la notion de progrs :
Ma philosophie, crivait dj Descartes Plempius ne considre que les grandeurs,
des figures et des mouvements, comme fait la mcanique ! Cest au mcanisme, cette
philosophie de la nature selon laquelle tout phnomne sexplique par les seules lois des
mouvements matriels et de leurs diverses figures, quil faut attribuer, dailleurs, les
progrs et le dveloppement de la science classique jusquau dbut du XXe sicle. Cest
encore travers le mcanisme et par lintermdiaire de ses modles que la plupart de
nos contemporains se reprsentent les choses et les tres. 2
Le mcanisme implique une ngation de ce qui ne peut tre expliqu, locculte et ce qui se
cache dans ou derrire les choses, et, en gnral, des mystres chappant par dfinition
lapprhension humaine. La machine na rien cacher, elle peut tre perce jour, dcrite et
mesure, notamment grce linvention du musicomtre dans Nous autres, une machine qui
pargne au citoyen de ltat Unique de recourir l inspiration pour composer une sonate :
En tournant cette manette, nimporte qui parmi vous peut produire jusqu trois
sonate lheure. Comparez cette facilit la peine que devaient se donner vos anctres
pour le mme rsultat. Ils ne pouvaient composer quen se plongeant dans un tat
d inspiration , forme inconnue dpilepsie. 3
Lapport de la science pour le pouvoir est ici vident, elle permet de rationaliser et
simplifier lexpression artistique, et participer par l luniformisation de la socit. Cela
signifie que la science doit matriser la totalit du rel, la seule Muse qui doit inspirer le citoyen
est ltat. Tout ce qui touche ltrange, linexplicable ou au surnaturel est catgoriquement
banni et dnote un dysfonctionnement pathologique. De plus, le mcanisme exclut lexistence
1
Pour Leibniz (1646-1716), la physiologie de Descartes est criticable car la matire possde une activit propre.
Ren Alleau, De Marx Gunon : dune critique radicale une critique principielle des socits
modernes , in Les Dossiers H : Ren Gunon , Lausanne, Lge dHomme, 1997, p. 196.
3
320
de finalits internes, cest--dire que la machine ne vaut pas pour elle-mme, mais seulement
pour ses rsultats, la nature se trouve prive de toute valeur intrinsque, et donc, entirement
offerte laction humaine. Rien ne doit chapper lorganisation scientifique de la socit.
La musique na donc pas chapp cette conception du monde, son intgration dans ce
type de systme implique une modification de la structure de luvre musicale, qui se trouve
influence par les formules de Taylor ou par le thorme de Pythagore, mais le plus important
est de voir dans cette modification de la musique, le rejet de linspiration cratrice, ltat
Unique empche lexpression de lirrationnel dans lart, il jugule toute forme dnergie dans un
quilibre forc et prcaire. Lart vid de son nergie nest plus une activit dynamique, et cet
immobilisme que caractrise lentropie fait que la musique, telle quelle se manifeste dans Nous
autres, nest plus une activit artistique, cest une activit rgle par des lois scientifiques. De
plus, la musique la plus prsente, dans le quotidien des citoyens de ltat Unique, est lHymne
du rgime, et mme cet Hymne ne peut chapper aux rgles strictes de la socit, puisque celuici est jou quotidiennement des heures bien prcises :
Comme dhabitude, lUsine Musicale jouait par tous les hauts-parleurs lHymne de
ltat Unique. 1
un signal, nous nous levmes pour entonner lHymne de ltat Unique. 2
La musique est rduite une expression rgle par les mathmatiques, mais elle est
essentiellement devenue un instrument idologique. Le pote Maakovski avait soulign de
nombreuses reprises le rle de la musique dans la socit sovitique, notamment limportance
accorde au rythme militaire pour la marche en avant du pays, dautres avaient prfr
dentranantes Valkyries. La restriction de son espace participe la rationalisation de la socit
totalitaire, les personnages de Nous autres sont obligs de se retrouver dans un immense
auditorium pour couter une musique compose partir de formules mathmatiques, ils nont
donc pas le choix de la musique, ni le choix de lcouter seuls.
De mme, dans 1984 la musique participe pleinement labrutissement des citoyens :
Pendant un moment, il fixa stupidement le papier. L'mission du tlcran s'tait
change en une stridente musique militaire. Winston semblait non seulement avoir
perdu le pouvoir de s'exprimer, mais avoir mme oubli ce qu'il avait d'abord eu
1
Ibid., p. 29.
321
l'intention de dire. 1
La musique du tlcran s'tait tue. Elle tait remplace par une voix coupante et
militaire qui lisait, avec une sorte de plaisir brutal [] 2
Une musique mtallique s'coulait des tlcrans. 3
Le citoyen de lOcania est conditionn chaque jour par le rythme martial impos par le
Parti de lAngsoc. Cest une musique qui envahit le citoyen et lempche de rflchir, sorte
dorchestration pavlovienne menant lobissance inconscience la petite musique du pouvoir,
qui transforme le quotidien en rflexe conditionn. Dans Le Meilleur des mondes, la musique
est surtout joue par des machines beaucoup plus efficaces que les hommes. Les appareils qui
diffusent la musique sont rgls pour accompagner le quotidien des citoyens :
L'appareil musique synthtique tait en fonctionnement au moment o ils
pntrrent dans le hall, et ne laissait rien dsirer. 4
Dans Fahrenheit 451, la musique est diffuse par des couteurs miniaturiss bien enfoncs
dans les oreilles de Mildred, sa fonction est de remplir la tte du citoyen dun bruit constant,
jour et nuit, pour viter de prendre conscience dune existence vide de sens :
Et dans ses oreilles les petits Coquillages, les radio-ds bien enfoncs, et un ocan
lectronique de bruit, de musique et de paroles et de musique et de paroles, battant sans
cesse le rivage de son esprit toujours veill.
Une tornade de sons jaillissait des murs. La musique le bombardait avec une telle
Ibid., p. 40.
Ibid., p. 403.
Ibid., p. 185.
322
violence qu'il en avait les tendons qui se dcollaient presque des os ; il sentait sa
mchoire vibrer, ses yeux trpider dans sa tte. Il tait comme commotionn. la fin, il
avait l'impression d'avoir t jet du haut d'une falaise, emport dans une centrifugeuse
puis recrach dans une cascade qui tombait interminablement dans un vide interminable
sans jamais... toucher... tout fait... le fond... et on tombait si vite qu'on ne touchait pas
non plus les cts... qu'on ne parvenait jamais... toucher... vraiment... quoi que ce soit.
[] On tait noy dans la musique, dans une cacophonie absolue. 1
Dans Nous autres, suivant le conditionnement menant les citoyens de ltat Unique vivre
selon un rgime qui est qualifi de minimalisme spartiate 2 par ric Faye, la littrature voit
aussi son espace rduit un strict minimum peu viable. Les restrictions qui entament la libert
de lcrivain sont diverses, la plus subtile tant, nous lavons vu, le dtournement de la
littrature au profit de la propagande. Dans larticle : Littrature, rvolution et entropie ,
Zamiatine voit dans cette manifestation de lentropie la dogmatisation de la science, de la
religion, de la vie sociale, de lart 3, seul lart libre est anti-entropique, la musique au mme
titre que la littrature ou la peinture est une forme dexpression artistique que lauteur matrise,
sa formation classique lui permet ainsi dexprimer dans son roman, par un jeu de
correspondances, sa conception dune musique luttant contre limmobilisme totalitaire. Par
ailleurs, il faut souligner que Nous autres a t crit peu avant la rencontre entre Zamiatine et
Chostakovitch, ce dernier na jamais cach limportante influence de Zamiatine sur son uvre :
Zamiatine convainquit Chostakovitch quil tait capable dcrire un opra. Il se mit
lui proposer divers sujets. Une discussions sleva autour de la pice de Gogol, Les
Joueurs. Chostakovitch tait prt la choisir pour son futur opra. Par la suite, il tentera
de raliser cette ide, suggre par Zamiatine, dans un opra inachev, Les Joueurs. []
Mais Zamiatine a parl de manire tellement convaincante de son plan de rforme de
lopra, que jai mme d lapplaudir. 4
Les nombreuses rencontres entre les deux artistes permettaient de dbattre propos de la
posie enflamme du musicien Alexandre Scriabine, celui-ci tant voqu plusieurs reprises
dans Nous autres. Son uvre, Le pome du feu (1909-1910), est reprsentative dune musique
1
Michael Goldstein, in Autour de Zamiatine, crits oublis, Dmitri Chostakovitch et Evgueni Zamiatine ,
323
Pour plus dinformation sur Scriabine, consulter larticle dAndr Lischke : lore de lineffable : les tudes
Andr Lischke, Guide de la Musique de Piano et de clavecin, Paris, Fayard, 1987, p. 775.
324
Ainsi dans ses crations musicales, en recherchant lemploi des nombres et de leurs
lois tels que les pythagoriens et les platoniciens les concevaient, Scriabine a donn ses
uvres une modlisation formelle trs particulire avec pour finalit de raliser un art
total obissant un ordre universel et de relier lhomme, lunivers et la divinit. 1
Chez Zamiatine, les personnages tiennent des propos presque symbolistes et sont hants
par lide dun feu purificateur, essence de toute nergie :
Nous autres, sur la terre, nous marchons en somme au-dessus dune mer de feu
pourpre et bouillonnante, cache dans les entrailles de la terre ; nous ny pensons
jamais. Mais si la coquille qui est sous nos pieds devenait de verre, nous verrions ce
feu. . 4
De mme :
La musique comme Art total au XXe sicle : Sons-couleurs-formes, Systmique et symbolique, op. cit., pp. 129-
130.
2
Alexandre Scriabine, Le Pome de lextase, cit par Paul Morin & Jacques Michon, in uvres potiques
Ibid., p. 66.
325
Le moteur ronflait toute vitesse, lavion vibrait et filait, mais javais perdu la
commande et ne savais pas o nous allions : vers le bas, et alors ctait pour nous
craser sur le sol, ou vers le haut, vers le soleil, vers le feu... .1
Dans Nous autres, les habitants de ltat Unique se voient comme les fils du feu, mais cest
ici un feu enchan, domestiqu, matris par le pouvoir :
Mais Promthe apparut (cest--dire, videmment, nous) :
Il attela le feu lacier, la machine.
Et enchana le chaos dans la loi. 2.
Pendant ce crmonial organis par le pouvoir, la musique est enchane : Sur ces
soixante-six rangs, lpanouissement des visages et le bleu des yeux refltaient lclat du ciel,
moins que ce ne ft lclat de ltat Unique. .3 La foi dans ltat Unique se proclame dans ce
moment trs particulier pour tous les citoyens :
Ce fut une seconde incommensurable. La main retomba aprs avoir branch le
courant. Une larme lectrique scintilla dun clat aigu, insupportable, et un craquement
se fit entendre dans les tubes de la Machine. Le corps disloqu se recouvrit dune fume
lgre et brillante puis se mit fondre, se liqufier avec une rapidit fantastique. 4
Cette runion, au cours de laquelle chacun proclame sa foi en ltat Unique et assiste
lexcution dun individu coupable, trouve, chez Scriabine, son prolongement symbolique dans
cette partie du pome : Au dernier jour, aprs la dernire danse, tout sera boulevers ;
lhumanit entire disparatra dans un acte extatique .5 Dans ce pome, Scriabine associe le
feu la libert :
Je pense au feu comme la lumire. La flamme est le concept de libration, aller vers
la lumire, vers quelque chose qui de toute faon libre de lesclavage humain, voil le
sens de Promthe, voil le sens du Pome de lExtase 6
Ibid., p. 93.
Ibid., p. 57.
Ibid., p. 55.
Ibid., p. 58.
Alexandre Scriabine, cit par Cyril Moulard, LArt du mensonge dans la contre-utopie, Mmoire de Matrise,
Ibid., p.81.
326
Zamiatine va lui aussi rtablir un certain quilibre en associant les individus dissidents au
motif du brasier insoumis : ils ont pour nom les Mphis Mphi, cest Mphisto (explique
I-330) ,1 I-330 qui fait partie de cette organisation de dissidents, y attire D-503 : Vous devez
apprendre trembler de peur, de joie, de colre furieuse, de froid, vous devez adorer le feu. 2
Elle va veiller la conscience du constructeur de lIntgral et rvler son me, conformment
aux craintes des mdecins de ltat Unique : Maintenant, supposez que par le feu on
amollisse cette surface impntrable et que les choses ne glissent plus, mais sincrustent
profondment dans ce miroir .3 Les Mphis sont plus proches du Promthe de Scriabine que
les citoyens de ltat Unique, ils reprsentent cette flamme, lide cratrice qui apporte le feu,
la vie et la conscience toute lhumanit.
Promthe est lexpression musicale dune hypothse chre Scriabine savoir,
leffet de la lumire sur lombre dsole de la plante. Dans lharmonie sombre et
confuse du dbut, nous percevons la confusion des tnbres dun monde isol, vide de
toute existence. Par degrs, la musique sanime, sous linfluence dune lumire dont
nous pressentons lclat avant mme quelle ne se rvle. la fin, nous assistons
lanimation fbrile dune vie nouvelle, le don de la lumire et de la flamme, de la terre
ds-lors fconde et frmissante de dsir. 4
Dans ce sens, Scriabine sintressait non seulement au personnage de Promthe mais aussi
celui de Lucifer :
Scriabins Prometheus : the Poem of Fire has been called the most densely
theosophical pice of music ever written. The figure of Prometheus, whom Scriabin
alternately referred to as Lucifer (the light bringer), was especially important to
Theosophists, symbolizing the illumination and lvation of human consciousness. 5
Traduction :
Promthe : Le Pome du feu de Scriabine est considr comme la partition la plus
thologique jamais compose. La figure de Promthe, qui Scriabine substituaitt
souvent celle de Lucifer (le dieu porteur de lumire), tait particulirement importante
1
Ibid., p. 168.
Ibid., p. 98.
Brian Crozier, The Other Brian Croziers, Brinkworth, Claridge Press Ltd., 2002, P.130.
James Leggio, Music and modern art, New York, Garland Publishing Inc, 2002, pp. 65-66.
327
Cela nous rapproche donc de tous les mphistos-dissidents qui se cachent derrire le Mur
vert de ltat Unique. Enfin, on peut dire que les motifs du feu, de la chaleur, de
lembrasement constituent en partie le fondement du lyrisme de Zamiatine. Ainsi, luvre
acquiert quelque chose de mystique, de potique, donirique qui la rend trs personnelle. Dans
Nous autres, lutilisation du feu, nergie sauvage, illustre le combat anti-entropique de lart,
cest--dire de lhomme en tant quindividu crateur de sens, contre limmobilisme organis
par le systme totalitaire.
Cependant, lorsque Montag vole et cache des livres pour les lire, cela revient accder au
savoir, donc voler le feu selon le mythe promthen. Le feu occupe une place trs importante
dans le roman, notamment lors des vnements importants qui vont marquer le parcours de
Montag. Ainsi, le suicide par immolation de la vieille femme dans sa maison/bibliothque est
328
un acte dclencheur pour Montag, et lorsquil brle le Capitaine Beatty, cet acte prend la forme
symbolique dun sacrifice purificateur avant son entre dfinitive dans la dissidence :
Puis il ne fut plus qu'une torche hurlante, un pantin dsarticul, gesticulant et
bafouillant, sans plus rien d'humain ni de reconnaissable, une masse de flammes qui se
tordait sur la pelouse tandis que Montag continuait de l'arroser de feu liquide. 1
Dun geste symbolique donc, Montag retourne le feu contre son suprieur, un
personnage plutt nigmatique, qui prenait tant de plaisir afficher sa connaissance de la
littrature, mme lorsquil comprend que Montag va passer lacte :
Pourquoi ne pas me sortir du Shakespeare, pauvre snobinard d'oprette ? "Je ne crains
pas tes menaces, Cassius, car ma probit me fait une telle armure qu'elles passent sur
moi comme un vent futile auquel je ne m'arrte point !" Qu'en dis-tu ? Allez, vas-y,
littrateur d'occasion, presse la dtente. 2
Cest avec le sourire, et en citant Brutus, que Beatty quitte dfinitivement la scne et
montre combien il ralise toute labsurdit de son rle dans cette socit. Seul personnage dans
le rcit connatre les vestiges dun pass quil brle jour aprs jour, il semble prendre plaisir
citer le contenu des livres quil dtruit. Cest un personnage complexe qui a abandonn sa
passion de la littrature pour servir un tat la politique anti-intellectuelle. limage dautres
personnages dans Nous autres, Le Meilleur des mondes ou 1984, Beatty sest sacrifi la cause
de ltat, mais il est incapable dassumer pleinement celui quil est devenu. Son comportement
montre quil savait depuis le dbut que Montag volait des livres, cest notamment le cas lors de
lpisode de sa visite tardive chez Montag, comme pour lui signifier quil sait :
Un dernier mot, dit Beatty. Une fois au moins dans sa carrire, tout pompier ressent
une dmangeaison. Quest-ce que racontent les livres, se demande-t-il. Ah, cette envie
de se gratter, hein ? 3
Ibid., p. 158.
Ibid., p. 158.
Ibid., p. 91.
329
entropique de la socit, notamment par lradication de la littrature, alors que les nombreuses
citations littraires de ce personnage tmoignent de son got pour ces lectures interdites. Beatty
participe indirectement laction promthenne de Montag, il ne trahit pas sa fonction mais il
donne Montag le moyen de fuir en lobligeant brler ce qui le rattache encore cette vie.
Beatty permet donc Montag dchapper limmobilisme, et de diffuser son savoir en
rejoignant la communaut des hommes-livres. Parmi nos dystopies, Fahrenheit 451 est le seul
roman o le hros finit par schapper la fin, les trois autres figurent lchec de lopposition
de lindividu au pouvoir totalitaire.
2. Lanti-entropie narrative
Or, le strict oppos de lentropie est bien linformation, cette information vivante, qui
circule et qui rend les systmes ouverts. 1
330
2.1. D-503, mathmaticien et pote lyrique dans Nous autres : le rle de la couleur
Nous autres repose sur un paradoxe trs intressant. Au dbut du roman, le narrateur D503, mathmaticien et ingnieur-constructeur du vaisseau Intgral, est un citoyen-numro qui
semble servir parfaitement les intrts de ltat Unique, seuls le pouvoir de la raison et de
lutile ont une importance dans sa vie. Cependant, la lecture des notes du journal de D-503
laisse apparatre une faille dans le systme rationalis de la socit, son criture illustre un
certain caractre, le style est sophistiqu et ne donne pas limpression dtre lobjet dune autocensure rationaliste. Lauteur du journal rdige ses notes avec une finesse inattendue. Il nous
offre sa perception du monde totalitaire qui lentoure, mais surtout il dcrit les effets de cette
socit sur son univers intrieur. Cest l le tmoignage dun vritable pote lyrique, mais cest
aussi un lyrisme la description trs picturale :
Il fait nuit, vert, orange, bleu. Je vois un piano rouge, une robe jaune comme un citron
et un Bouddha de cuivre qui, brusquement, ouvre les yeux. Une sve sen coule, ainsi
que la robe jaune. Le miroir est couvert de gouttes et le grand lit est tremp, les lits
denfants aussi et moi-mme bientt... Une horreur douce et mortelle me saisit...
Je me rveille ; la lumire est dun bleu calme. Le verre des murs brille, de mme que
les fauteuils de verre et la table. Cela ma calm, mon cur a cess de palpiter. 1
Les descriptions de D-503 sont celles dun artiste, elles ne prennent pas la forme des
reprsentations ralistes commandes par le rgime. Ses notes ne donnent pas lillusion parfaite
de ce que pourrait tre la triste ralit de sa socit, la finesse de la description sexerce dans un
domaine bien plus vague, celui de la sensation. Le narrateur dpeint les personnages du roman
selon un ou deux traits, il donne dabord les formes gomtriques du visage, puis, partir de
ces dtails il dtermine leur psychologie. Notons aussi limportance quil accorde aux noms de
ces personnages pour les dcrire :
Chre O ! il ma toujours paru quelle ressemblait son nom. Il lui manque environ
dix centimtre pour avoir la Norme Maternelle, cest pourquoi elle a lair toute ronde.
Sa bouche rose, qui ressemble un O, sentrouvre la rencontre de chacune de mes
paroles. Elle a un repli rond aux poignets comme en ont les enfants. 2
De mme :
1
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 18.
331
ma droite, javais linconnue, fine, tranchante, souple comme une cravache, I-330
(japerus son numro) ; ma gauche, O, tout fait diffrente, toute en rondeurs, avec
le pli charnu quont les enfants au poignet. lautre extrmit de notre groupe se
trouvait un numro mle, ressemblant la lettre S et comme repli sur lui-mme. 1
Les lettres et les chiffres qui forment les noms de ces personnages voquent par leurs
contours laspect physique et le caractre de ceux quils dsignent. O reprsente la rondeur
physique quasi enfantine et limage induite par sa description voque une certaine bonhomie ;
I est mince comme une cravache , cela dsigne une importante vivacit chez elle,
physique et psychologique ( fine , tranchante et souple ); S a une silhouette
sinueuse qui suggre mfiance et duplicit. Cette faon de dcrire et de nommer ces
personnages participe sur la dpersonnalisation de la vie dans ltat Unique. Pourtant, ces
procds utiliss pour les descriptions intgrent une autre finalit : en effet, lauteur se
les approprie pour enrichir sa prose, le monde est alors signifi autrement que sur un mode
raliste et idologique, et une certaine posie sen dgage.
Dautre part, lun des lments qui contribuent lexpression lyrique, dans Nous autres,
est lintrt du narrateur pour la couleur. Le rcit montre une aptitude chromatique particulire
chez D-503, celle de saisir le monde qui lentoure par des couleurs. La ville de ltat Unique
est dfinie par la couleur bleue qui est celle du verre dont elle principalement compose, mais
cest toute la socit qui semble tre contamine par lomniprsence du bleu :
En des jours comme celui-ci, le monde entier parat tre coul dans le mme verre
ternel et impassible que celui du Mur Vert et de tous nos difices. En des jours comme
celui-ci, on aperoit la profondeur bleue des choses [...] 2
Je compris alors toute la musique, toute la beaut de ce ballet grandiose, inond dun
lger soleil bleu. 3
Les numros, des centaines, des milliers de numros, en unifs bleutres [...] Le ciel
magnifiquement bleu [...] Ces tra-ta-tam , ce sont des marches de bronze
resplendissant au soleil, et, chaque marche, on slve toujours plus haut, dans le bleu
Ibid., p. 21.
Ibid., p. 17.
Ibid., p. 18.
332
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 31.
Ibid., p. 69.
Ibid., p. 83.
Ibid., p. 13.
Ibid., p. 38.
333
qu'on l'a gche en attachant les pieds. J'aime les voir frapper du pied. J'aime surtout,
la fin, voir la langue se projeter toute droite et bleue, d'un bleu clatant. Ce sont ces
dtails-l qui m'attirent. 1
Presque tous taient laids et ils auraient encore t laids, mme s'ils avaient t vtus
autrement que de la combinaison bleue d'uniforme. 2
Le ciel tait d'un bleu plus chaud qu'il ne l'avait encore t de l'anne [] 3
Au bas d'un ct de son visage, la chair devenait bleue. 4
Si luniforme bleu du Parti est un marquage vident du pouvoir totalitaire sur les
citoyens de lOceania, lauteur emploie aussi cette couleur pour dcrire lemprise tentaculaire
de ltat et les stigmates de son action sur les dissidents. Les nuances de cette couleur prennent
alors un caractre quasi monstreux, la chair devient bleue et la langue dun pendu est toute
droite et bleue, dun bleu clatant , et mme le bleu du ciel sort de lordinaire.
Pourtant, dans Nous autres le narrateur modifie progressivement lutilisation de cette
couleur dans son rcit, le bleu devient alors bleutre , bleu vertigineux , gris-bleu , la
sensation visuelle est son tour contamine par le lyrisme du narrateur, D-503 va sexprimer
avec une palette de couleurs qui ne cesse de senrichir, ne serait-ce que par les diffrentes
nuances de chaque couleur. En prsence de la surprenante I-330, D-503 use de nombreux
qualificatifs pour la dcrire, cest notamment le cas lorsque celle-ci porte une robe quil juge
peu conforme aux rgles de ltat Unique : La soie artificielle bruissait sur ses paules, sur
ses genoux, sur le parquet. [...] Elle portait une robe de chambre lgre, safran, qui ressemblait
une robe dautrefois. .5 Le narrateur utilise de nombreux qualificatifs pour dcrire cette robe,
elle sera courte, dcollete, lgre et transparente, mais la perception de la robe volue, elle est
alors associe la couleur jaune :
Elle entra, portant une robe courte jaune vif, comme on en portait autrefois, un
chapeau noir, des bas de la mme couleur. .6
Ibid., p. 76.
Ibid., p. 90.
Ibid., p. 121.
Ibid., p. 335.
Ibid., p. 40.
334
Lintrusion dI-330 dans la vie de D-503 a un impact saisissant sur sa faon de dcrire
le monde, puisquil va saisir le rel et limaginaire laide dune palette de couleurs quil ne
semblait pas distinguer auparavant. Ainsi, le jaune de la robe va sintroduire dans ses penses et
faire irruption dans ses rves :
[] une robe jaune comme un citron et un Bouddha de cuivre qui, brusquement,
ouvre les yeux. Une sve sen coule, ainsi que de la robe jaune. 1
Je nai rien crit pendant plusieurs jours, je ne sais pas au juste combien : tous les
jours sont pareils. Ils sont tous de la mme couleur : jaunes, comme du sable [...] Elle
passa comme un clair, remplissant le monde vide et jaune pendant une seconde. [...]
Jentendis le mot Intgral, tous quatre se retournrent vers moi puis se perdirent dans la
mer gris-bleu, et le chemin redevint jaune et sec. 2
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 94.
Vassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, Paris, ditions Gallimard, Folio ,
1988, p. 149.
4
Ibid., p. 82.
335
Cependant, il faut noter que le soleil, au contact de ltat Unique, reste bleu et froid, et
cela jusquau moment o D-503 rencontre I-330, cette nouvelle motion est comparer avec
celle qui surprend D-503 lorsquil est touch par surprise par Le Promthe de Scriabine. Il est
bien question ici de la naissance, voire renaissance, de lmotion :
Et, lentement, le soleil. Ce nest pas notre soleil bleu-cristal dont la lumire gale
traverse les tuiles de verre, non, cest un soleil sauvage, destructeur, brlant et rduisant
tout en miettes... 6
Nous lavons vu, cest bien cette rencontre qui est lorigine du changement chez le
narrateur, I-330 est le personnage-dclencheur dans le rcit. Lanti-entropie est illustre ici par
la transformation du soleil bleu-cristal, qui symbolise le froid et limmobilisme, en un soleil
sauvage, destructeur et brlant, qui symbolise le feu crateur de la vie, cest ici une vision
dynamique de la vie. I-330 reprsente lirrationnel, le retour une chronologie naturelle de la
vie : la relation sexuelle (entre I-330 et D-503), le vieillissement (la Maison Antique), la mort
(rcit de la destruction du vieux monde) sexpriment en des tons jaunes et rouges. Le vert est
rserv au monde se trouvant au-del du Mur Vert, il y exprime la vitalit sauvage de la vie, et
donc la rbellion et la dissidence. Pour D-503, cette nouvelle aptitude dcrire le monde brise
sa vision monochrome et ordonne de la socit totalitaire de ltat Unique, il dsigne alors ce
quil voit ou ressent par le biais dune confrontation dune palette de couleurs avec une autre,
1
Ibid., p. 91.
Ibid., p. 102
Ibid., p. 127.
Ibid., p. 142.
Ibid., p. 150
Ibid., p. 31.
336
La couleur semble acqurir une certaine autonomie, une vie qui lui est propre. Cette
particularit sexplique par le fait que Zamiatine utilise la couleur conformment aux rgles des
arts plastiques, il reprend par exemple la composition classique dune palette avec les couleurs
fondamentales : rouge, vert, bleu et jaune. Son utilisation particulire des diffrentes gammes
de couleur, lvolution de la monochromie la polychromie sont des techniques empruntes au
langage spcifique de la peinture. Nous autres est la reprsentation dune conception de lart
par son auteur, les couleurs utilises par Zamiatine, les combinaisons quil leur associe
constituent une approche assez loigne de la reproduction raliste de la nature, il veut ainsi
dmarquer son roman du ralisme. Ce refus de lillustration raliste est soulign dans le rcit
par une partie descriptive considrablement plus faible que la fonction symbolique. La
particularit de lapproche picturale dans Nous autres situe Zamiatine dans le courant des
peintres dAvant-garde :
Zamiatine inscrit ici dans la littrarit ce qui relve de lart pictural, que son poque lui
propose. Rejetant vigoureusement lasservissement mimtique, il affirme la nonfiguration de lcriture la valeur, en prose, de la couleur en tant que telle. 4
Ibid., p. 43.
Ibid., p. 104.
Ibid., p. 179.
Michel Costantini et Jacques Le Rider, La Couleur rflchie, Paris, ditions LHarmattan, 2000, p. 126.
337
Le rcit de Nous autres, par ses descriptions et les images quil suscite, relve sans
aucun doute de la peinture davant-garde, nous pouvons y distinguer lexpression du cubisme,
du suprmatisme, le rayonnisme de Larionov ou le futurisme russe (ou cubo-futurisme) .2
Jacques Catteau, in La Caverne suivi de Le Rcit du plus important (Prface), Lausanne, ditions Lge
dHomme, 1989, P. 8.
2
338
(D-503) Brusquement, ainsi que ce matin sur le dock, je compris encore, comme pour
la premire fois dans ma vie, je compris tout : les rues impeccablement droites, le verre
des chausses tout arros de rayons, les divins paralllpipdes des habitations
transparentes, lharmonie carre des rang de numros gris-bleu. 1
Pour le narrateur, D-503, la perfection dans ltat Unique passe invitablement par un
idal gomtrique, il va jusqu imaginer des formes gomtriques animes par la vie :
Je (D-503) lui montrai ensuite mon journal et lui parlai, fort bien je crois, de la beaut
du carr, du cube, de la droite. 2
Figurez-vous un carr, vivant, admirable, qui serait oblig de parler de lui, de sa vie.
La dernire chose quil penserait dire cest que ses quatre angles sont gaux [...]. .3
Ibid., p. 32.
Ibid., p. 33.
339
Zamiatine sest efforc de suivre les expriences des peintres modernistes, Nous autres
illustre en ce sens l mancipation de la couleur par rapport lobjet .2 Mais nous pouvons
constater que la forme gomtrique peut symboliser une certaine forme dmancipation, elle
acquiert une autonomie qui nest pas dnue de sens dans le texte, la description par la forme
gomtrique est suffisante et cratrice de sens :
(D-503) Do jtais, den bas, on ne pouvait distinguer son visage, on remarquait
seulement quil tait marqu de lignes svres et carres qui lui donnaient un air de
grandeur. . 3
Citation de lcrivain allemand, promoteur de lexpressionnisme, Thodore Dubler, in Cahier du Monde Russe
340
Alexandre Rodcenko.
Projet de costume pour Nous Autres, dAlexei Gan (1920). 2
Leonid Heller, La prose de E. Zamiatine et lAvant-garde russe , in Cahiers du Monde Russe et Sovitique,
Illustration tire des actes du colloque Autour de Zamiatine, op. cit., p. 112.
341
Evgueni Zamiatine, Le Rcit du plus important, Lausanne, ditions lge dHomme, 1989, p.36.
K. Malevitch, Sur les nouveaux systmes en art , Vitebsk, 1919. Article cit par T. Andersen (d.), Essays on
342
Zamiatine a soutenu la rvolution qui semblait souffler sur la socit traditionnelle et archaque
un vent de libert et de modernisme. Mais, paradoxalement, ces artistes rvolutionnaires se sont
retrouvs en marge dun mouvement de moins en moins rvolutionnaire, celui-ci se tournait
alors vers une forme totalitaire de lart : le ralisme socialiste. Lvolution fut tellement rapide
que celui qui allait devenir le fondateur de ce ralisme socialiste, Maxime Gorki, avait alors
qualifi la priode avant-gardiste de 1907-1917 de dcennie la plus honteuse dans lhistoire
de llite intellectuelle russe. . En 1919, Grigori Zinoviev critiquait lavant-garde dans un
discours loccasion dune rencontre dcrivains proltariens dans les termes suivants : Il fut
un temps o nous avons pratiquement permis au plus absurde des futurismes dacqurir la
rputation dcole officielle du communisme [...] Cela suffit [...] Mes chers camarades, ce que
je souhaite pour vous, cest que nous mettions davantage de simplicit proltarienne dans notre
art. .1
Zamiatine na pas suivi les prceptes du ralisme socialiste, son roman exprime une
certaine libert de lart, mais cette libert se paye dsormais trs cher sous le rgime stalinien.
De ce fait, Nous autres reflte une posture particulire de lcrivain, celle de la dissidence.
Nous avons vu que les arts et les motions sont lobjet dun contrle scientifiquement
organis par ltat. Si les lois de la socit totalitaire sadressent aux citoyens en tant que masse
uniformise au service de ltat, nous constatons que ces citoyens sont seuls, la solitude est un
moyen de contrle des citoyens. Le rle de ltat dans une socit totalitaire est dabord de
couper les liens qui relient les citoyens au pass, leur mmoire et entre eux. Ainsi, les
matires susceptibles de favoriser la rflexion sont radiques dans Fahrenheit 451 :
Ne les engagez pas sur des terrains glissants comme la philosophie ou la sociologie
pour relier les choses entre elles. Cest la porte ouverte la mlancolie. 2
343
344
503 se dcrit comme un hros anti-artistique : Moi, D-503 [...] je ne suis quun des
mathmaticiens de ltat Unique. Ma plume habitue aux chiffres, ne peut fixer la musique des
assonances et des rythmes. 1, puis : Ah ! Que ne suis-je pote pour vous chanter comme vous
le mritiez, Tables, cur et pouls de ltat Unique ! .2 Cependant, certains parviennent
exprimer une certaine forme dmotivit artistique, I-330 est le personnage dont la sensibilit
est la plus proche de celle dun artiste, cest elle qui interprtera la pice de Scriabine dans
lauditorium : I sapprocha du piano [...] Elle portait le costume fantastique dune poque
passe [...] Elle laissa tomber sur nous un sourire qui tait presque une morsure, sassit et
commena de jouer .3 Elle sera lorigine de lvolution de D-503, la morsure dont il parle,
cest peut-tre bien celle de lart sauvage et dangereux, dont le venin commence faire effet :
- Je me sens bien coupable. Il est clair que lon ne doit pas aimer tout simplement, comme
a, mais cause de quelque chose 4, plus tard il confie : Javais conscience de moi .5
Cette volution chez D-503 est trs importante car elle prcde une certaine prise de
conscience, on pourrait mme dire quelle la conditionne : Jentendais la musique de mon
imperceptible tremblement .6 Lanalyse de cette nouvelle sensibilit saccompagne alors dune
priode de doute de soi-mme : Dailleurs pourquoi cris-je tout cela et do me viennent ces
tranges impressions ? .7 Pourtant, ce changement finit par avoir raison de sa normalit et
devient propice linspiration du narrateur : Les murs tincelaient, leau coulait agrablement
et, semblable leau, une musique invisible se faisait entendre 8, Je [D-503] lui demandai du
papier et crivis les dernires lignes que vous venez de lire aux sons de cette musique
transparente que produisait leau dans les tuyaux .9
Cet veil dune sensibilit artistique nest pas focalis dans la seule personne de D-503, car
nombreux de ses semblables en font lexprience : - a va mal. Il sest gliss une me en
vous. .10 Les docteurs du rgime totalitaire expliquent alors, laide dune allgorie, les
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 30.
Ibid., p. 38.
Ibid., p. 135.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 226.
Ibid., p. 226.
Ibid., p. 226.
10
Ibid., p. 97.
345
inconvnients de possder une me : Maintenant, supposez que par le feu on amollisse cette
surface impntrable et que les choses ne glissent plus, mais sincrustent profondment dans ce
miroir .1 Ce discours va bien sr porter ses fruits, plus tard D-503 ne pourra plus assumer cette
nouvelle faon de ressentir le monde, il se sent alors coupable vis--vis de la socit dont il
nest pas encore certain de vouloir se dmarquer :
Jtais redevenu le petit garon qui pleurait cause dune tche sur son uniforme, une
tche si minuscule que lui seul pouvait la voir. Il se peut que personne alentour ne voie
de quelles tches noires et indlbiles je suis couvert, mais je sais quil ny a pas de
place pour moi, criminel, au milieu de ces visages franchement ouverts. .2
Nous lavons vu, Clarisse McClellan dans Fahrenheit 451, Julia dans 1984 ou I-330
dans Nous autres, reprsentent le personnage dclencheur dans le parcours initiatique du
personnage principal. Ainsi, I-330, celle qui va dvoiler le monde tel quil est en ralit, sera
llment dclencheur dans lveil des sens de D-503 : Vous devez apprendre trembler de
peur, de joie, de colre furieuse, de froid, vous devez adorer le feu. .3 Cest ici un changement
assez brutal pour D-503 car ses gots correspondent ceux imposs par ltat Unique, les
critres esthtiques sont rapports dans son journal, il nous livre une vision singulire de sa
ralit :
Quel joli ciel ! Il est bleu, pur du moindre nuage ( quel point les anciens devaient
avoir le got barbare, pour que leurs potes fussent inspirs par ces volumes vaporeux,
informes et niais, se pressant stupidement les uns les autres !). Jaime, et je suis sr de
ne pas me tromper si je dis que nous aimons seulement ce ciel irrprochable et
strile. .4
Lamour que D-503 ressent pour I-330, et quil ne comprend pas au dbut, est le moteur
de ce changement chez lui, la dcouverte de cette motion va donc entraner un trouble quil va
tout dabord essayer denrayer. D-503 dmontre alors par son langage quil est dans
lincapacit de se singulariser : si je dis que nous aimons... , il ne peut pas sempcher de se
percevoir comme un lment dune globalit, la batitude dun bonheur collectif. Juste aprs la
description de ce ciel sans nuage, D-503 va nous donner un aperu des critres esthtiques de
1
Ibid., p. 97.
Ibid., p. 146.
Ibid., p. 168.
Ibid., p. 17.
346
ltat Unique, cest--dire, les seuls accepts : Je me souvins (ctait incontestablement une
association dides par contraste) dun tableau dans un muse. Il reprsentait un boulevard au
XXme sicle, bigarr vous faire tourner la tte, rempli dune foule de gens, de roues,
danimaux, daffiches, darbres, de couleurs, doiseaux... ,1 de mme : Le plus grand de tous
les monuments littraires anciens parvenus jusqu nous : L Indicateur des Chemins de
Fer . Mettez-le ct des Tables et vous aurez le graphite et le diamant .2 Pourtant, la
premire occasion il ne pourra plus rsister au pouvoir attractif de I-330 : Non, aprs tout ce
qui sest pass, aprs lui avoir montr si nettement mes sentiments pour elle, cest
incroyable ! .3 D-503 sera alors confront des sentiments qui vont littralement le submerger,
il va difficilement accepter physiquement ses nouvelles facults : Jprouvais un sentiment
trange. Ctait comme si mes ctes avaient t des baguettes de fer et me serraient le cur .4
Lauteur a situ la source de lmotion deux endroits dans le rcit, la premire est sociale, elle
est reprsente par le monde en-dehors de ltat Unique, cest lespace de libert des Mphis :
Vous devez apprendre trembler de peur, de joie, de colre furieuse, de froid, vous devez
adorer le feu. Nous autres, les Mphis, nous voulons... ,5 la socit des Mphis est retourne
ltat de nature, lhomme y exprime naturellement ses sentiments ; la deuxime source merge
de lme de D-503.
Le discours de Zamiatine est clair, le rcit montre quil est possible, pour un systme
totalitaire, de maintenir un moment lart dans une forme dexpression strile, cest--dire
lorsque celui-ci est oblig dadopter le langage de lidologie totalitaire. Mais, limage du
narrateur, constructeur du terrible vaisseau Intgral, il reste toujours un espoir dassister une
renaissance dun art anti-totalitaire. Cette renaissance qui prend la forme de la maladie chez D503 - la naissance dune me - est, nous lavons vu, illustre par le lyrisme du narrateur. Mais
Zamiatine veut aussi dmontrer plus simplement que lanantissement de la libert individuelle
entrane invitablement la dgradation de lart. En effet, il est impossible de dissocier
lexpression artistique de lhomme, et il est ainsi illusoire de vouloir immobiliser indfiniment
lart dans un cadre totalitaire, car celui-ci prend alors la voie de la dissidence.
Dans 1984, la rencontre de Julia va provoquer un vritable sisme chez Winston, tant
physique que psychologique, cest un bouleversement de tout son tre qui va se traduire par des
1
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 61.
Ibid., p. 62.
Ibid., p. 168.
347
Cette premire rencontre montre bien que Julia a touch Winston. Dans une socit o
la rgle est la mesure en toute chose, Winston rencontre beaucoup de difficult contenir ce
trouble qui le saisit, alors quil connat trs bien le risque quil encourt exprimer un sentiment
inappropri :
Il tait terriblement dangereux de laisser les penses s'garer quand on tait dans un
lieu public ou dans le champ d'un tlcran. La moindre des choses pouvait vous trahir.
Un tic nerveux, un inconscient regard d'anxit, l'habitude de marmonner pour soimme, tout ce qui pouvait suggrer que l'on tait anormal, que l'on avait quelque chose
cacher. En tout cas, porter sur son visage une expression non approprie (paratre
incrdule quand une victoire tait annonce, par exemple) tait en soi une offense
punissable. Il y avait mme en novlangue un mot pour dsigner cette offense. On
l'appelait facecrime. 2
Ibid., p. 93.
Ibid., p. 35.
348
Cependant, on comprend bien que cette projection de haine nest quune envie dguise
derrire ce fantasme sadique. Lmotion est donc bien prsente chez Winston, dclenche par
la rencontre de Julia, elle est malaise, puis elle se fait rapidement violence. Cest la violence
dune motion interdite dans la socit de lOcania, mais cest aussi la violence dune motion
qui bouleverse physiquement le corps dun citoyen toujours sous lemprise du carcan
totalitaire, et de ses rgles paradoxales comme l'odieuse ceinture rouge, agressif symbole de
chastet. Si la violence est ncessaire au dpart, lmotion provoque prend une autre forme
chez Winston, loccasion du deuxime rve de Julia, celle-ci devient lincarnation dune force
libratrice :
La fille aux cheveux noirs se dirigeait vers Winston travers le champ. D'un seul
geste, lui sembla- t-il, elle dchira ses vtements et les rejeta ddaigneusement. Son
corps tait blanc et lisse, mais il n'veilla aucun dsir chez Winston, qui le regarda
peine. Ce qui en cet instant le transportait d'admiration, c'tait le geste avec lequel elle
avait rejet ses vtements. La grce ngligente de ce geste semblait anantir toute une
culture, tout un systme de penses, comme si Big Brother, le Parti, la Police de la
Pense, pouvaient tre rejets au nant par un unique et splendide mouvement du bras.
Cela aussi tait un geste de l'ancien temps. Winston se rveilla avec sur les lvres le mot
Shakespeare . 2
Winston est si touch par cette fille aux cheveux noirs , quune autre rencontre se
transforme en un choc quasi traumatique, il en est presque paralys. Plus tard, son absence se
manifeste par un sentiment de malaise insupportable chez Winston, cest tout son corps qui
1
Ibid., p. 28.
349
souffre. Lendoctrinement du citoyen de lOcania ne lui permet plus de cacher ses sentiments,
et lorsque Winston rencontre Julia, son corps est incapable den supporter la charge
motionnelle, nous assistons alors une renaissance, une insupportable mue qui permet
Winston de librer son corps et son esprit du carcan qui entravait sa libert dans lOcania :
Son cur se glaa soudain, et il sentit ses entrailles se fondre. Une silhouette revtue
de la combinaison bleue descendait le trottoir moins de dix mtres. C'tait la fille du
Commissariat aux Romans, la fille aux cheveux noirs. La lumire baissait, mais il n'tait
pas difficile de la reconnatre. Elle le regarda en face, puis continua rapidement, comme
si elle ne l'avait pas vu. Pendant quelques secondes, Winston se trouva trop paralys
pour se mouvoir. Puis il tourna droite et s'en alla lourdement, sans remarquer ce
moment qu'il s'engageait dans une mauvaise direction. 1
De mme :
Puis, pendant trois horribles jours, elle n'apparut pas du tout. Il sembla Winston qu'il
souffrait, d'esprit et de corps, d'une insupportable sensibilit, d'une sorte de transparence
qui faisait de chaque mouvement, de chaque son, de chaque contact, de chaque mot qu'il
devait prononcer ou couter une agonie. Mme en dormant, il ne pouvait chapper
compltement au visage de la fille. Ces jours-l, il ne toucha pas son journal. 2
Et lors de leur premier contact physique, lexprience sensorielle du corps de Julia, bien
quphmre et au milieu de la foule, se traduit par une redcouverte du toucher et de la vue.
Winston la voit pour la premire fois, et il distingue alors ce quil y a de particulier chez elle :
Il tait presque temps que Winston et la fille se sparent. Mais au dernier moment,
pendant qu'ils taient encore cerns par la foule, la main de la fille chercha celle de
Winston et la pressa rapidement. Cela ne dura pas dix secondes, et cependant il sembla
Winston que leurs mains taient restes longtemps jointes. Il eut le temps d'tudier
tous les dtails de sa main. Il explora les doigts longs, les ongles bombs, les paumes
durcies par le travail avec ses lignes calleuses, et la chair lisse sous le poignet. Pour
l'avoir simplement touche, il pourrait la reconnatre en la voyant. Il pensa au mme
instant qu'il ne connaissait pas la couleur des yeux de la fille. Ils taient probablement
bruns. Mais les gens qui ont des cheveux noirs ont parfois les yeux bleus. 3
Ibid., p. 160.
Ibid., p. 168.
350
Nous venons de voir que lmotion artistique tait, dune certaine manire, un
engagement dans un acte de dissidence. Cependant, le rgime totalitaire a bien souvent essay
de matriser lart dans ce quil considrait comme des dbordements nfastes au rgime. Le
contrle de la plume sest avr beaucoup plus efficace que la rpression par les armes dans
bien des cas. Il semble alors intressant de rendre compte de ce moment o lartiste dcide de
dlaisser les prceptes de lart officiel pour un art plus vivant, un art dsormais subversif.
Au dbut de Nous autres, D-503 dvoile la mthode que va employer le rgime pour se
lancer la conqute de nouveaux mondes, et cela laide de lIntgral : Mais avant toutes
autres armes, nous emploierons celle du Verbe , de mme Tous ceux qui sen sentent
capables, sont tenus de composer des traits, des pomes, des proclamations, des manifestes,
des odes, etc., pour clbrer les beauts et la grandeur de ltat Unique .2 Le rgime totalitaire
a pour vocation de matriser ce qui fait lessence mme de lart, cest--dire llan, lexcs, la
dmesure ou linsignifiant, enfin tout ce qui fait que lart semble libre et insaisissable. Lart
doit donc tre dompt, il doit rpondre des critres bien dfinis, il finit alors par devenir une
expression mathmatise o seule la mesure compte : Pourquoi la danse est-elle belle ? [...]
Parce que cest un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse rside justement
dans lobissance absolue et extatique, dans le manque idal de libert .3 On remarque ici une
conception des critres esthtiques qui nest pas sans rappeler ceux du classicisme. En effet,
dans le chant 1 de LArt Potique, Boileau nonce que lidal classique se conoit comme une
conception artistique mais aussi comme un modle humain :
Quelque sujet quon traite, ou plaisant, ou sublime,
Que toujours le bon sens saccorde avec la rime :
Lun lautre vainement ils semblent se har ;
La rime est une esclave et ne doit quobir.
Lorsqu la bien chercher dabord on svertue,
Lesprit la trouver aisment shabitue ;
Andr Breton, Nadja, Paris, dition princeps : La Nouvelle Revue franaise, 1928 (revu et corrig par lauteur en
Ibid., p. 16.
351
Les numros de Nous autres peuvent alors rappeler le souci de luniversel, de lordre et
de la vrit permanente chez les classiques. Tout comme dans Nous autres, lvolution du
progrs est rejete dans les uvres des classiques car lhistorique est dpasse par ldification
dun homme ternel, et par consquent dune esthtique fige. Le souci de la perfection et de
lexemplarit passe donc bien avant celui de loriginalit, le particulier et le singulier finissent
alors par tre rejets. limage du classique, le souci de lartiste dvou au rgime totalitaire
est lordre, le bon sens et la raison. Lart est alors codifi selon des rgles trs prcises, comme
la rgle des trois units qui constituent des contraintes, mais contribue toujours au respect de la
mesure et au refus de tout excs. La libert de la varit et la singularit sont autant de motif
dimperfection pour D-503 : Nous tions tous diffrents... [...] Oui... Hlas ! 2 ; Le Journal
National dclare : Votre maladie, cest limagination .3 I-330 essayera dveiller la
conscience de D-503 en revendiquant sa libert, sa singularit et son dynamisme : Oui,
interrompit-elle, je veux tre originale, cest--dire me distinguer des autres. tre original, cest
dtruire lgalit... Ce qui sappelait dans la langue idiote des anciens tre banal nest
maintenant que laccomplissement dun devoir 4, elle va ainsi essayer dexpliquer D-503 ce
qui serait vritablement la base de la vie : Tu [D-503] ne sais pas, mathmaticien, quil ny
a de vie que dans les diffrences : diffrence de temprature, diffrence de potentiel. Et si la
mme chaleur ou le mme froid rgne partout dans lunivers, il faut les secouer pour que
naissent le feu, lexplosion, la ghenne .5
Zamiatine veut donc montrer limportance du mouvement dynamique dans lart,
comparable la diffrence de potentiel qui est, selon I-330, la source mme de la vie, lart doit
retrouver ce dsquilibre crateur. Lauteur fait, une fois de plus, rfrence au mouvement de
lavant-garde, son implication dans lexaltant mouvement rvolutionnaire tait une immense
source dinspiration pour les artistes. Nous autres illustre cette ncessit dune nouvelle
dynamique dans la socit de ltat Unique :
1
Ibid., p. 181.
Ibid., p. 40.
Ibid., p. 178.
352
Voil encore un cas o sa langue devance sa pense, de mme quil arrive ltincelle
dclater trop tt dans un moteur (au grand dommage parfois de son fonctionnement). 1
D-503 interprte son tat comme tant ltat pathologique dun malade atteint
dpilepsie. Lvocation de cette maladie est trs intressante dans le rcit, car les mouvements
convulsifs que peuvent entraner les crises pileptiques semblent comparables aux nouveaux
mouvements dynamiques de la pense du narrateur dans ce qui ressemble de plus en plus un
parcours initiatique. D-503 utilise plusieurs fois le terme pilepsie pour dcrire lexpression
dun mouvement qui nest pas rationnel :
Je vis un plafond blanc, des murs bleu sombre, des reliures rouges, vertes, orange, un
bronze vert, des candlabres, une statue de Bouddha, des meubles tordus comme par
lpilepsie. Il tait impossible de mettre tout a en quation. .3
Ltat pathologique de D-503 rvle bien un changement chez ce personnage, initi par
la rencontre de lautre, ici I-330, il est intressant de constater que, chez Zamiatine, le
bouleversement qui va mener la dissidence est dcrit laide dun vocabulaire li la maladie
ou la folie. Voir le tableau suivant :
Ibid., p. 23.
Ibid., p. 31.
Ibid., p. 38.
353
Note 6
p. 38
Note 6
p. 41
Note 7
p. 43
Note 7
p. 47
Note 7
p. 48
Note 8
p. 49
Note 9
p. 55
Le jour tait clair et triomphal. Ctait un de ces jours qui vous font oublier vos
faiblesses, vos imprcisions, vos maladies ; tout devient cristallin, inflexible, ternel,
comme notre nouveau verre...
Note 9 Des ambes divins et cuivrs rsonnrent au-dessus des tribunes, racontant la vie de
p. 56
linsens aux lvres de verre qui se tenait l, sur les marches, attendant la consquence
logique de ses folies.
Note 10 Comment aurait-elle pu savoir que jai t malade ?... Elle ne la pas su... Malgr tout...
p. 61
Note 10 Vous ntes tout de mme pas all au Bureau des Gardiens !
p. 62
Jtais... jtais malade, je nai pas pu.
Note 10 Vous serez toujours, ou malade, ou occup, ou que sais-je encore ? Et puis, vous allez
p. 65
boire avec moi un peu de ce poison enchanteur...
Note 10 Toute ma folie se dissipa dun seul coup, jtais redevenu moi-mme. Une seule chose
p. 67
tait certaine : je la dtestais, la hassais.
Je crois bien, pensai-je. Et dire que je critiquais son extrieur absurde, asymtrique, mais
Note 11 il a par contre un esprit remarquablement ordonn. Cest pourquoi il mest si proche (je
p. 72
parle de mon premier moi, du moi vritable, lautre, lactuel, nest quune maladie).
Je vous demande pardon, au nom du Bienfaiteur. Je suis tout fait malade, je ne dors
plus. Je ne comprends pas ce qui marrive...
Note 11 ()
p. 73
Toute cette folie damour, de jalousie, ne se trouve donc pas uniquement dans ces livres
idiots dautrefois ?
Certainement, je comprends. Cest une maladie trs dangereuse, je nen connais pas de
354
plus dangereuse...
Note 13 ()
p. 83
Ctaient des certificats tablissant que nous tions malades et ne pouvions aller notre
Note 13
p. 85
Note 14
p. 86
Note 15
p. 91
Note 16
p. 100
Note 17
p. 102
Note 17
p. 105
Note 18
p. 109
Note 20
p. 121
Note 20
p. 123
travail.
Il est trs gnant pour moi, lecteurs plantaires, de vous raconter cet vnement
absolument incroyable. Mais quy puis-je, puisque tout sest pass prcisment ainsi ?
Toute cette journe na-t-elle pas t remplie de faits incroyables, semblables ceux de la
vieille maladie du rve ?
Quest-ce que vous avez ? me demanda-t-il. Vous avez lair...
Oui, je... je suis malade.
Au fond ctait vrai, jtais certainement malade. Tout a, ctait une maladie. Je me
souvins du certificat et mis la main la poche. Il tait l et bruissait sous mes doigts. Donc,
tout, effectivement...
Maintenant, non, parce que je sais que jen ai : je suis malade. Cest une maladie
extraordinaire, car je nai pas envie de gurir. Cela ne me dit rien, voil tout.
()
Lecteurs de ces notes, qui que vous soyez, vous connaissez le soleil : si vous avez jamais
t malades comme je ltais alors, vous savez ce quest, ce que peut tre le soleil du matin.
Note 21
p. 128
Note 21 Cest extraordinaire que lon ne puisse trouver un moyen de gurir cette maladie du rve
p. 131 ou de la rendre raisonnable et, peut-tre mme, utile.
Note 22
p. 134
Note 22
p. 138
Note 23
p. 135
Note 25
Mais comment leur expliquer mon cas et toute ma maladie comme elle est raconte dans
ces notes ?
()
Je considre de mon devoir de signaler que le numro D-503 est malade et hors dtat
de contrler ses sentiments.
Or, seuls ont conscience deux-mmes, seuls reconnaissent leur individualit, lil dans
lequel vient de tomber une poussire, le doigt corch, la dent malade. Lil, le doigt et la
dent nexistent pas lorsquils sont sains. Nest-il pas clair, dans ce cas, que la conscience
personnelle est une maladie ?
Chre et admirable U ! Vous avez certainement raison, je ne suis pas normal, je suis
malade, jai une me, je suis un microbe. Mais la floraison nest-elle pas une maladie ? Le
bouton qui clate ne fait-il pas mal ? Ne pensez-vous pas que le spermatozode soit le plus
terrible des microbes ?
Il fit clapoter ses lvres, tourna la tte et reprit sa course. Alors jai honte de lcrire
mais il le faut absolument afin que vous puissiez, lecteurs inconnus, tudier ma maladie
355
p. 150
Note 25
p. 151
Note 26
p. 153
Note 26
p. 155
Note 28
p. 164
Note 28
p. 166
Note 29
p. 173
fond je le frappai entre les yeux. Vous comprenez : je le frappai. Je men souviens
parfaitement.
Avoir vot contre... ! Le Jour de lUnanimit ! Jai honte pour eux, jai peur et je suis
malade.
Le monde existe. Le typhus. 41
()
Il est vident quil et t aussi absurde de tenir compte de leurs voix que de considrer
comme faisant partie dune magnifique et hroque symphonie la toux de quelques
malades se trouvant par hasard dans la salle de concerts...
Le mdecin prfre toujours le typhus et quarante degrs de fivre llvation
progressive du pouls et la priode dincubation. Il sait au moins quelle maladie il a
affaire. Ce Mphi qui bourgeonnait ce matin sur les murs tait un exanthme et je
compris le sourire de S
Si votre monde est semblable celui de nos anctres loigns, imaginez que vous ayez
abord dans une sixime partie du monde, dans une Atlantide quelconque et que vous y
voyiez des villes-labyrinthes, des gens volant dans lespace sans aucun moyen apparent,
des pierres souleves par le seul regard, en un mot des choses que vous ne vous seriez
jamais imagines, mme pendant la maladie du rve.
Mais cest fou ! lui dis-je. Cette opposition entre vous et ltat Unique, cest comme
si lon mettait la main devant la bouche dun canon en pensant que lon peut arrter le coup
de cette manire. Cest de la folie pure.
Vous tes devenue folle. De quoi vous rjouissez-vous ? Pouvez-vous oublier ce qui
vous attend ?
Ils sont tous devenus fous. En voil un qui affirme avoir vu un homme nu et tout
couvert de poils prs de la Maison Antique...
Oui, et je le rpte, je lai vu, dit une voix.
Note 32 Quest-ce que vous en pensez, hein ? Il a le dlire ! Ce mot dlire fut dit avec tant
p. 193
dinbranlable conviction que je me demandai, en pensant tout ce que javais vu et fait
pendant ces derniers jours, si je ne lavais pas aussi.
Note 34 Des minutes et des heures passrent... Mon moteur logique tournait fivreusement et
p. 204 toute vitesse.
Note 35 Vous tes fou ? Vous nallez pas...
p. 209
Je saisissais les gens par la manche et les suppliais comme un malade supplie quon lui
donne quelque chose qui mettrait fin tout, mme au prix dune douleur momentanment
Note 39 intolrable. Une femme troitement serre dans son unif me pouffa de rire au nez :
p. 223 Il a des coliques. Conduisez-le aux cabinets, cest la seconde porte droite...
Le lendemain, je me rendis chez le Bienfaiteur et lui racontai tout ce que je savais sur les
Note 40 ennemis du bonheur. Je ne comprends pas pourquoi cela mavait paru si difficile
p. 228 auparavant. Ce ne peut tre qu cause de ma maladie, cause de mon me.
356
Ce tableau nous montre que si la folie est un symptme dun tat de dissidence dans
ltat Unique, cest avant tout la maladie qui atteste ce dysfonctionnement dans le collectif de
la socit totalitaire. A limage de D-503, celui qui nobit plus aux lois de cette socit
constate un changement, non seulement, dans son esprit quil sent proche de la folie, mais
surtout dans son corps qui est pris dun trange malaise, comme si celui-ci tait physiquement
endoctrin pour refuser une perception du mon monde autre que celle enseigne par ltat
Unique. Les troubles du corps rvlent ceux de lesprit chez Zamiatine.
Dans 1984, Orwell dveloppe la mme thmatique, mais celle-ci est beaucoup plus
centre autour de la folie qui submerge progressivement Winston lorsquil sengage dans une
rsistance et se soustrait au regard de Big Brother. Linfluence de Julia est si importante que
Winston se sent mourir (p.145), la transformation est trs douloureuse, et cette douleur du corps
symbolise la difficult de lesprit quitter le conditionnement. Enfin, la folie, plus importante
partir de la deuxime partie, souligne ltat de dissidence assum par Winston et illustr par son
premier contact physique avec Julia :
Partie I
p. 28
Partie I
p. 89
Une fois, alors qu'ils se croisaient dans le corridor, elle lui avait lanc un rapide regard de ct qui
semblait le transpercer et l'avait rempli un moment d'une atroce terreur.
[]
Nanmoins, il continuait ressentir un malaise particulier, fait de frayeur autant que d'hostilit,
chaque fois qu'elle se trouvait prs de lui quelque part.
Une hideuse extase, faite de frayeur et de rancune, un dsir de tuer, de torturer, d'craser des
visages sous un marteau, semblait se rpandre dans l'assistance comme un courant lectrique et
transformer chacun, mme contre sa volont, en un fou vocifrant et grimaant.
Comparativement l'anne prcdente, il y avait plus de nourriture, plus de maisons, plus de
meubles, plus de casseroles, plus de combustible, plus de navires, plus d'hlicoptres, plus de livres,
plus de bbs, plus de tout en dehors de la maladie, du crime et de la dmence.
Partie I
p. 117
Partie I
p. 125
Partie I
p. 127
Il se demanda, comme il l'avait fait plusieurs fois dj, s'il n'tait pas lui-mme fou. Peut-tre un
fou n'tait-il qu'une minorit rduite l'unit. A une certaine poque, c'tait un signe de folie que de
croire aux rvolutions de la terre autour du soleil. Aujourd'hui, la folie tait de croire que le pass
tait immuable. Peut-tre tait-il le seul avoir cette croyance. S'il tait le seul, il tait donc fou.
C'tait leur plaisir, leur folie, leur calmant, leur stimulant intellectuel.
Winston se remmora soudain le passage du livre d'Histoire qu'il avait copi dans son journal et
une folle impulsion s'empara de lui.
[]
C'tait une folie, naturellement.
357
Partie I
p. 140
Partie I
p. 144
C'tait une ide folle et impossible qui devait tre abandonne aussitt que pense, mais la pice
avait veill en lui une sorte de nostalgie,
L'acte de folie le plus grave avait t d'abord de revenir l aprs avoir achet l'album et sans savoir
s'il pouvait se fier au propritaire du magasin.
[] Mme le projet fou de louer la chambre du premier traversa encore son esprit.
Ils taient peut-tre quatre mtres l'un de l'autre quand la fille trbucha et tomba presque plat
sur le sol. La douleur lui arracha un cri aigu. Elle avait d tomber en plein sur le bras bless.
Il fut un moment tent de rentrer dans un water et de le lire tout de suite. Mais il savait bien que
cela aurait t une pouvantable folie. C'tait l'endroit o on tait le plus certain d'tre
continuellement surveill par les tlcrans.
Mais il y avait une autre possibilit plus folle qui lui faisait relever la tte, bien qu'il essayt, mais
vainement, de n'y pas penser.
Il sembla Winston qu'il souffrait, d'esprit et de corps, d'une insupportable sensibilit, d'une sorte
de transparence qui faisait de chaque mouvement, de chaque son, de chaque contact, de chaque mot
qu'il devait prononcer ou couter une agonie.
Tourner la tte et la regarder et t une inconcevable folie.
Tout ce qui laissait entrevoir une corruption l'emplissait toujours d'un espoir fou.
Sinon, comment aurait-on pu maintenir au degr voulu, chez les membres du Parti, la haine et la
crdulit folles dont le Parti avait besoin, si l'on n'emmagasinait quelque puissant instinct et ne
l'employait comme force motrice?
Folie, folie, lui rptait son cur. Folie consciente, gratuite, qui mnerait au dsastre. De tous les
crimes que pouvait commettre un membre du Parti, c'tait celui-ci qui pouvait le moins se
dissimuler.
Folie! folie! folie! pensa-t-il encore. Il tait inconcevable qu'ils pussent frquenter cet endroit
plus de quelques semaines sans tre pris.
Quand il en parla Julia, elle accepta avec une promptitude inattendue. Tous deux savaient que
c'tait une folie.
Parfois, dans le lointain, il y avait d'normes explosions que personne ne pouvait expliquer et
propos desquelles circulaient de folles rumeurs.
Des heures et des heures, elle restait assise sur le lit, presque immobile, nourrir la jeune sur de
Winston, enfant de deux ou trois ans, petite, malade, silencieuse, dont le visage tait simiesque
force de minceur.
A chaque repas, elle le suppliait de ne pas tre goste, de se rappeler que sa petite sur tait
malade et avait besoin, elle aussi, de nourriture.
Cela avait t un acte imprudent de venir l, et une pure folie d'arriver ensemble, bien qu' la
vrit ils fussent venus par des chemins diffrents et ne se soient rencontrs qu' la porte
d'O'Brien.
Vous tes prts tromper, faire des faux, extorquer, corrompre les esprits des enfants,
distribuer les drogues qui font natre des habitudes, encourager la prostitution, propager les
maladies vnriennes, faire tout ce qui est susceptible de causer la dmoralisation du Parti et de
l'affaiblir?
Quand il parlait de meurtre, de suicide, de maladie vnrienne, de membres amputs et de visages
modifis, c'tait avec un lger accent de persiflage.
Mais lorsqu'il se tranait, les yeux collants et malades, vers sa cabine, c'tait pour trouver une
autre pluie de cylindres de papier qui recouvraient le bureau comme un monceau de neige
358
Partie II
p. 269
Partie II
p. 275
Partie II
p. 307
Partie II
p. 308
Partie III
p. 326
Partie III
p. 336
Partie III
p. 356
Partie III
p. 348
Partie III
p. 350
Partie III
p. 352
Partie III
p. 357
Partie III
p. 361
Partie III
p. 365
Partie III
p. 366
Partie III
p. 370
Partie III
p. 373
Partie III
p. 380
Partie III
p. 382
Partie III
p. 387
Partie III
p. 400
Partie III
p. 401
Partie III
p. 402
Partie III
p. 414
359
De mme dans Fahrenheit 451, Bradbury reprend aussi cette thmatique pour voquer
les troubles physiques chez Montag aprs la rencontre de Clarisse :
Eh bien, dit-elle, j'ai dix-sept ans et je suis folle. Mon oncle affirme que les deux vont toujours
ensemble. Lorsqu'on te demande ton ge, m'a-t-il dit, rponds toujours que tu as dix-sept ans et que
tu es folle.
Vous n'tes mdecin ni l'un ni l'autre. Pourquoi le Service des urgences n'a pas envoy un
docteur ?
Pour un truc comme a, on n'a pas besoin de mdecin ; suffit de deux mecs dgourdis, ils vous
liquident le problme en une demi-heure.
Je continue de faire la folle. C'est bon de sentir la pluie. J'adore marcher sous la pluie.
Une ide que j'ai eue comme a de passer voir comment allait le malade.
Je suis horriblement malheureux, je suis dans une rogne folle, et je ne sais pas pourquoi, mais on
dirait que je prends du poids.
Mais je ne remettrai plus jamais les pieds dans la maison de fous de ce pompier !
Bienvenue au bercail, Montag. J'espre que vous allez rester avec nous maintenant que votre
fivre est tombe et que vous n'tes plus malade.
Autant essayer d'teindre un incendie avec un pistolet eau. Quelle sottise, quelle folie. Une
colre dbouchait sur une autre.
Vous tiez fou de rage, me bombardiez de citations. Je parais calmement tous les coups.
360
partie
p. 144
Troisime Montag n'entendait pas, il tait trs loin, dans un rve de fuite, parti, abandonnant derrire lui ce
partie
cadavre couvert de suie qui tanguait devant un autre fou furieux.
p. 157
Franoise Tilkin, Quand la folie se racontait. Rcit et antipsychiatrie, Paris, Rodopi, 2004, p. 165.
Ibid., p. 57.
361
Dans Nous autres, le mouvement est trait diffremment, il suit la courbe de lentropie
impose par les rgles de ltat, il est victime de la pesanteur totalitaire. Cette rflexion de
Zamiatine indique bien le sort rserv lart dans les conditions du ralisme socialiste, ce
mouvement contraint sa plus simple expression reprsente lespace de lartiste dans la
362
nouvelle Union sovitique. Face une politique de la rduction de libert, le rcit de Zamiatine
dmontre comment lart peut retrouver sa vritable fonction au sein de la socit, par sa
propension renatre l o on lattend le moins. Dans la socit de ltat Unique, la Maison
Antique est le vestige de lancien monde, des traces de lart, tel quil pouvait sexprimer
lorsquil tait libre, soffrent la vue de D-503 lorsque I-330 lui fait dcouvrir cette Maison. D503 fait une description de cet art, nous lavons vu prcdemment, comme si celui-ci tait le
rsultat de lpilepsie. Cependant, la Maison Antique constitue un lieu stratgique dans le rcit,
cest par elle que lespoir renat, car situe contre le Mur Vert, qui spare les deux mondes, elle
est un lieu de passage secret qui permet aux Mphis daller et venir dans la ville de ltat
Unique, elle donne loccasion D-503 de dcouvrir le monde libre. Cette ouverture dans le
Mur Vert redonne vie au mouvement :
Javais compris que pendant mon attente dans les couloirs, ils avaient perc ou dtruit
le Mur Vert. Une vague norme stait prcipite sur nous et avait submerg notre ville
purge du monde infrieur .1
Portrait d Andre Dmitrievitch Sakharov ( Danke, Andrej Sacharow ) par Dimitri Vrubel pour
lexposition sur le Mur de Berlin de mai 1990 octobre 1990 (ct Est).2
363
Christian Grenier (dans La S.F., Lectures dAvenir ?) ne croit pas que la science-fiction
permet de lire lavenir. Il pense plutt quelle aide dcoder le prsent, mieux comprendre les
364
mcanismes des socits et, dune certaine faon, mieux matriser un futur quelle ne dcrit
jamais exactement, mais dont elle montre toutes les incertitudes.
Ainsi, la science-fiction ne peut se dfinir comme relevant par nature de la spculation
technologique, ou comme devant tout prix vulgariser des vrits scientifiques. Genre littraire
part entire, ce que plus personne ne conteste, elle est une activit intellectuelle autonome, qui
ne dpend d'aucune vrit qui ne lui soit extrieure, ni d'aucun progrs technique qu'elle devrait
anticiper ou dcrire. Elle est un instrument de mise en lumire de l'idologie. C'est quand elle
se refuse dcrire une quelconque machine ou des plantes improbables peuples
d'extraterrestres exotiques, qu'elle gagne toute sa puissance. La signification de tels romans est
bien souvent politique.
Nous avons vu qu' l'inverse des romans de Jules Verne, la science peut tre
absente des rcits de science-fiction, lhomme devient alors la proccupation centrale des rcits
d'anticipation. Jean Louis Curtis (auteur en 1957 dun recueil de nouvelles de science-fiction :
Un saint au non) affirmait que ce qui compte dans un bon roman de science-fiction, ce nest,
en vrit, ni la science ni la fiction : cest lhypothse philosophique 1 Cest que la sciencefiction, au XXe sicle, nhsite pas prendre pour base de travail, donc pour champ spculatif,
toutes les sciences humaines et morales, politique, conomie, sociologie, littrature,
psychologie, histoire... En effet, dans Fahrenheit 451 Bradbury nextrapole pas les dernires
dcouvertes de lastronautique ou de la mcanique, il nous propose la vision dune socit
fonctionnant au moyen de lois ou de murs diffrentes. Les auteurs de nos dystopies ont dans
leur roman un double propos : critiquer certains travers de la socit de leur temps, et montrer,
au moyen dune fiction romanesque, le fonctionnement (et ventuellement les bienfaits ou les
excs) dune socit reposant sur des fondements diffrents.
Pourtant, il ne faut pas oublier que la seconde guerre mondiale, et le sentiment d'horreur
qu'elle a suscit dans le monde, notamment dans le monde artistique, a t l'une des influences
majeures de la littrature de science-fiction, et de la littrature en gnral :
Quy a-t-il eu lorigine de mon inspiration ? Tout un rseau dinfluences, cest
certain, qui ma pouss plonger tte la premire dans ma machine crire pour refaire
surface tout ruisselant dhyperboles, de mtaphores et de comparaisons sur le feu,
limprim et le papyrus. Bien sr. Il y avait Hitler et ses bchers de livres dans
Christian Grenier, La Science-fiction, lectures dAvenir ?, Prface de Bradbury, Presses universitaires de Nancy,
1994, p. 9.
365
lAllemagne de 1934 ; les rumeurs sur Staline et ses semblables et leurs briquets
amadou. 1
Ray Bradbury, Burning Bright : De l'tincelle l'incendie , 14 fvrier 1993, dans dossier Fahrenheit 451,
366
auteurs de science-fiction. Ainsi, nous pouvons affirmer que le sujet de Fahrenheit 451 n'est
pas dpass, et il ne le sera certainement jamais, pas plus que ne serait 1984 sous le prtexte
que l'anne 1984 n'a pas confirm la vision qu'en avait George Orwell lorsqu'il rdigea son
livre en 1948. En effet, l'un des paradoxes de la littrature d'anticipation est de prvoir un
avenir pour que celui-ci ne se ralise pas. Et lorsque ces auteurs dmontent les mcanismes du
totalitarisme, c'est pour alors viter l'avnement d'un tat totalitaire dans le futur.
Avec Retour au meilleur des mondes, essai paru en 1958, Huxley cherche vrifier,
trente ans plus tard, les prdictions des annes 30 dans Le Meilleur des mondes. Le constat
est assez pessimiste, puisquil estime que la vision de son rcit, crit en 1931, vraisemblable
une chance beaucoup plus brve quil ne lavait prvu :
Les prophties faites en 1931 se ralisent bien plus tt que je le pensais. Lintervalle
bni entre trop de dsordre et trop dordre na pas commenc et rien nindique quil le
fera jamais. [] Le cauchemar de lorganisation intgrale que javais situ dans le
septime aprs F. a surgi de lointains dont lloignement me rassurait et nous guette au
premier tournant. 1
Aldous Huxley, Retour au meilleur des mondes, Paris, Plon, Presses Pocket , 2006, p. 10.
367
cette horreur puisse s'tre abattue sur nous dans le dlai d'un sicle. Du moins, si nous
nous abstenons, d'ici l, de nous faire sauter en miettes. 1
Ce dfaitisme se vrifie une nouvelle fois avec Temps futurs (Ape and Essence), roman
de 1948, dans lequel lauteur dcrit lAmrique de 2108, un monde aprs la bombe o les
mdias ont le contrle absolu dune socit livre une science irresponsable. Pour Huxley, la
socit contemporaine montre des signes indiscutables dune volution vers un avenir
totalitaire :
Dans le monde o nous vivons, dimmenses forces impersonnelles tendent vers
ltablissement dun pouvoir centralis et dune socit enrgimente. La standardisation
gntique est encore impossible3, mais les Gros Gouvernements et les Grosses Affaires
possdent dj, ou possderont bientt, tous les procds pour la manipulation des
esprits dcrits dans Le Meilleur des mondes, avec bien dautres que mon manque
dimagination ma empch dinventer. 4
Nous constatons, une fois de plus, le besoin du dystopiste de rattacher son rcit au rel.
Trente ans aprs son Meilleur des mondes, Huxley veut encore faire coller son rcit une autre
ralit contemporaine, le rcit fictif doit avoir la valeur de la rflexion philosophique. Utiliser le
rcit fictif pour exprimer, et surtout rendre attrayante, une ide valeur symbolique, cest ici
lune des caractristiques de lapologue, qui articule un rcit et une morale. Dans nos dystopies,
lallgorie est suffisamment transparente, ce qui permet au lecteur de lire le texte dun il
critique. Lauteur, limage de Cyrano de Bergerac et du hros des tats et empire de la lune et
des tats et empire du soleil, dont le nom Dyrcona est un anagramme de Cyrano, nest jamais
trs loin, et il indique au lecteur que les enjeux du texte, lancrage du rcit dans lhistoire
contemporaine, se cachent derrire des codes.
Cit par Pierre Rossi, in Les Clefs de la guerre, Paris, J. Martineau, 1970, p. 130.
Ce qui est maintenant le cas avec le programme les bbs dons du ciel en Chine.
368
Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, ditions de Minuit, 1963, p. 42.
369
Cit par tienne Wolf, in Le Roman grec et latin, Paris, Ellipses, 1997, p. 113.
370
le rgime stalinien, tel quil se manifesta par la suite, ressemble sy mprendre la peinture
de ltat Unique dans Nous autres.
Pour nos auteurs, le choix de la science-fiction prend la forme dun alibi spectaculaire
pour faire entendre leur message. Frdric Regard considre par exemple que 1984 ntait pas
un rcit de science-fiction :
Il sent avec une lucidit exceptionnelle que se met en place une mainmise totale de cet
tat-Sujet sur l'ensemble du rel et des pratiques humaines. Il peroit l'urgence de son
engagement en comprenant que ce qu'il vit laisse augurer un combat gnralis pour une
vision du monde qui prvoit de mettre un point final l'histoire de l'humanit. 1
Susan Rubin Suleiman, Le Roman thse ou l'autorit fictive, Paris, Puf, 1983, p. 14.
371
Ainsi, mis part le cas particulier de Bernard Marx dans Le Meilleur des mondes, la
fonction hroque des personnages principaux de nos dystopies traduit la volont de lauteur
dengager son criture dans cette fonction thique. Dans 1984, Winston espre bousculer une
socit fige par le Parti de lAngsoc, et ainsi redonner un sens lhistoire :
Je ne pense pas que nous puissions changer quoi que ce soit pendant notre existence.
Mais on peut imaginer que de petits noeuds de rsistance puissent jaillir et l, de
petits groupes de gens qui se ligueraient et dont le nombre augmenterait peu peu. Ils
pourraient mme laisser aprs eux quelques documents pour que la gnration suivante
reprenne leur action au point o ils l'avaient laisse. 2
De mme :
Il y avait dans cet objet une telle profondeur! Il tait pourtant presque aussi
transparent que l'air. C'tait comme si la surface du verre tait une arche du ciel
enfermant un monde minuscule avec son atmosphre complte. Il avait l'impression de
1
372
Frdric Regard souligne aussi que tous ces symboles fonctionnent comme des jalons
qui permettent de retrouver des tmoignages du pass :
[] autant de traces d'un pass qui perdurerait dans le prsent et rouvrirait dans le
mme mouvement la possibilit d'un -venir. 2
Il y a chez Orwell la persistence dune pense progressiste qui suppose que la mmoire
collective serait capable de transcender la fragilit de la mmoire individuelle. Et cest l aussi
une mise en abyme dune fonction de la littrature dans sa transmission de la mmoire et de son
rapport la mmoire quelle conditionne. Cest sans doute lune des raisons qui expliquent
lengagement de nos dystopistes, face la politique destructrice dun pouvoir totalitaire, la
littrature simpose comme un rempart trs efficace contre labdication culturelle au nom du
bien commun.
373
loubli. En France, il eut une vie difficile, peu de succs, il ne devint pas le Conrad russe
auquel il avait rv. Il laissa ses archives son ami lcrivain Boris Zatsev. 1
Dune manire gnrale, nous pouvons dire que les auteurs de roman dystopique se
servent de leur criture comme dun moyen de lutte dsespre pour combattre linvitable
got de lhomme pour le totalitarisme, la guerre et lalination des peuples. Dans Utopie et
Civilisations, Gilles Lapouge explique que lhistoire rcente a montr que les plans de
bonheur universel engendrent souvent des charniers, de grands chantiers dquarrissage. Le
pessimisme des grandes utopies modernes George Orwell, Aldous Huxley ou Ernst Jnger
sexplique ainsi par la reconnaissance des accointances de lutopie avec le nant. .3 Cependant,
si lauteur dun roman anti-utopique imagine dans son uvre, une socit fictive dont il craint
la possible ralisation dans un avenir plus ou moins proche, cest pour combattre plus
efficacement lidologie totalitaire. Ce combat est dautant plus subtil quil stablit sur monde
renvers, sur lapologie du contre-nature, sur lexacerbation du malheur, nous retrouvons l ce
qui dfinit le mieux lunivers du roman anti-utopique, cest--dire : le monde dit par ce quil
nest pas... pour linstant ! Cette technique narrative trouve, bien entendu, une lgitime filiation
dans LUtopie de Thomas More : Il y a dans la rpublique utopienne bien des choses que je
souhaiterais voir dans nos cits. Je le souhaite, plutt que je ne lespre. .4
Dans Nous autres, Zamiatine exprime une relle prise de position contre le nouveau
rgime en place, son engagement ne souffre aucune ambigut :
Georges Nivat, Zamiatine et le mot libre (prface), in Le Mtier littraire, op. cit., p. 11.
Cit par Diana Daniels Booher, The Voice of Authority, Londres, McGraw-Hill Professional, 2007, p. 24.
374
George Orwell, Littrature et totalitarisme * in Essais, articles, lettres volume II (1940-1943), Paris, ditions
375
Orwell, vise dans ses romans anti-utopiques le nazisme hitlrien et le rgime sovitique
sous Staline. Nombre de ses essais soulignent la ncessit de renverser le mythe sovitique
pour pouvoir renouveler le mouvement socialiste. Orwell part de la ralit historique du
totalitarisme, dont il fait un absolu ; comme sil sagissait de la ralisation effective de lutopie.
1984, fait le procs de la ralit et signe ainsi lchec de toute utopie, car toujours totalitaire.
limage du mcanisme dcrit par Christian Grenier, lcriture de Nous autres rsulte, en effet,
des bouleversements idologiques et sociaux dans la socit russe. Lidologie de ltat postrvolutionnaire avait t adopte par de nombreux artistes qui accompagnaient lexaltant
mouvement de la Rvolution. Ils sont devenus des artistes fonctionnaires, et Zamiatine na pas
accept ce changement, il refusa les privilges accords tous ces artistes fonctionnaires qui se
soumettaient la propagande totalitaire.
Avec Nous autres, lauteur veut montrer que lartiste ne doit pas fuir sa responsabilit
sociale. Lorsquun rgime sombre progressivement dans lexercice du pouvoir totalitaire,
lartiste se retrouve dans une position plus que dlicate. Les vnements font quil doit se
situer, lcrivain doit, par son criture, tablir lidentit formelle de lnonciateur dans
lHistoire. Lacte dcriture dpasse pourtant le choix dune ligne politique, cet engagement a
une signification bien plus importante. Lorsque lart est brutalement encadr par les divers
rgimes totalitaires, cest pour, non seulement, empcher lhomme de communiquer sa vision
de la socit, mais surtout pour lengager sur la voie de la propagande au service de ltat si,
bien entendu, son uvre correspond certains canons esthtiques. Dans ces circonstances,
crire est un acte de solidarit et de raison, lcrivain engage tout son tre pour combattre cette
entreprise de dshumanisation. Cependant, il tait ncessaire daccompagner lengagement
politique dune vritable rflexion esthtique. Il importait de soustraire lcriture ce
quHannah Arendt nomme la domination totale quinstaure lidologie, pour laquelle en
effet tout ce qui arrive, arrive conformment la logique dune ide .1 Lessentiel est alors
de prserver cette part dirrductibilit qui caractrise lesprit de lhomme, et cest pour
accomplir cette mission que lcrivain sengage dans la voie de la dissidence. Pour Zamiatine,
crire Nous autres dans le cadre de lanticipation rpond cette rflexion esthtique, elle
vhicule des ides nouvelles et modernes, ce qui est idal pour critiquer une socit nouvelle
qui prtend faire le bonheur de ses citoyens dans un futur proche.
Orwell justifiait son engagement dans 1984 en ces termes :
376
1984 mon rcent roman nest pas conu comme une attaque contre le socialisme ou
contre le parti travailliste de Grande Bretagne (dont japprouve les points de vue) mais
bien une dnonciation des perversions auxquelles une conomie centralise peut
conduire et qui sont dj manifestes dans le communisme et le fascisme. Je ne crois
pas que le genre de socit que je dcris se produira ncessairement mais je crois []
que quelque chose de semblable pourrait arriver. 1
377
de Trotski, critiquait dans lcriture dOrwell sa propension crer des victimes missaires.
Dans son article The Mysticism of cruelty paru en 1954, il analysait le message dlivr dans
1984 dans les termes suivants :
1984 learned how to million from people to look at the East-West conflict in black
and white. It indicated to them a monster, a kind of werewolf and of scapegoat,
responsible for all the evils which overpower humanity.
Traduction :
1984 a appris des millions de personnes regarder le conflit Est-Ouest en noir et
blanc. Il leur a dsign un monstre, une sorte de loup-garou et de bouc missaire,
responsable de tous les maux qui accablent lhumanit. 1
De mme, John R. Hammond considrait que 1984 portait en lui les germes du chefduvre vici, un rcit accabl par le ton dsespr du rcit :
[] negation of any integrity, any truth, all that the men have of better in them. []
This book is the work of a man who lost any hope, not only in the politicians and the
great causes, but in humanity itself.
Traduction :
[1984 est] la ngation de toute intgrit, de toute vrit, de tout ce que les hommes ont
de meilleur en eux. [] Ce livre est luvre dun homme qui a perdu tout espoir, non
seulement dans les hommes politiques et dans les grandes causes, mais dans lhumanit
elle-mme. 2
Reproduit par Raymond Williams in George Orwell : A collection of critical essays, Englewood Cliffs. Prentice
John R. Hammond, A George Orwell Companion, Londres et Basingstoke, Macmillan, 1982, pp. 176-177.
378
cest--dire le message politique. Cet engagement dans le texte est considrer avec
lengagement de nos auteurs dans la vie quotidienne, car nombreux sont ceux qui menrent une
action politique trs militante. Sans remonter Platon, il faut peut-tre voir ici un trait
caractristique de la tradition utopique, de Thomas More, Chancelier du roi Henri VIII, Jules
Verne, trs actif dans la vie politique locale de la ville dAmiens, sans oublier H.G. Wells et
son engagement socialiste, ils sont nombreux manifester leurs opinions sur le terrain
politique. Et George Orwell est sans doute celui qui est all au bout de son engagement
politique, son uvre est littralement traverse par la volont dun crivain dinscrire son
uvre et son action dans lhistoire.
George Orwell a acquis trs tt une vritable conscience politique, chacune de ses
uvres est le reflet didaux dchus ou dpisodes qui ont marqu son engagement politique
ds son plus jeune ge. Il sest dabord distingu par son engagement dans la police coloniale
de Birmanie, puis celui-ci sest lanc dans une lutte anti-totalitaire au nom du socialisme. Ainsi,
il sest engag aux cts des Rpublicains pendant la Guerre dEspagne. L, il voit les
communistes se retourner contre leurs allis dextrme-gauche et entame un vritable combat
contre le fascisme. Orwell considre dailleurs que le fascisme nest pas une forme de
capitalisme avanc 2 mais une perversion du socialisme, un authentique mouvement de masse
disposant dune vaste audience populaire. Cest lEspagne qui a dfinitivement confirm
1
379
Orwell dans son double engagement : pour le socialisme, contre le totalitarisme. Dans Looking
Back on the Spanish War, lauteur livre finalement une vision pessimiste des partis auxquels il
a longtemps adhr :
What I saw in Spain, and what I have seen since of the inner workings of left-wing
political parties, have given me a horror of politics. 1
Traduction :
Ce que jai vu en Espagne, et ce que jai dcouvert depuis, concernant les oprations
internes des partis politiques de gauche mont donn lhorreur de la politique.
On comprend alors pourquoi George Orwell aimait se dfinir comme un crivainpolitique . Il nenvisageait pas lcriture comme un moyen de raconter des histoires et de faire
voyager limaginaire. Elle tait pour lui loccasion de dvoiler certains aspects sombres de la
ralit, mais aussi de transmettre cette rvolte instinctive contre toute autorit table. Ds ses
dbuts en tant qucrivain, il pouse la cause des pauvres, des faibles et des opprims. Cest
justement la dimension humaine quil apporte ses crits qui donne luvre dOrwell une
place part dans la littrature politique contemporaine. Il prnait avant tout une relle galit
entre les hommes de tous les continents, rejetant ainsi toute ide de domination dune nation sur
lautre. Cette relation ambigu quentretient Orwell avec la politique est ainsi dfinie par
Bernard Crick : Si Orwell plaidait pour quon accorde la priorit au politique, ctait
seulement afin de mieux protger les valeurs non politiques .2 Son criture reflte une
affirmation de libert, lcrivain voulait viter tout prix de devenir un rouage de
lengrenage du despotisme .3 La critique politique qui sous-tend 1984 en fait une uvre
pamphltaire qui prconise la vigilance, et vise ainsi prserver une mmoire des possibles
pour sauvegarder lhumanit du pire. Lcriture est ici un important vecteur de continuit, une
continuit de la mmoire, de lhistoire. Vecteur de continuit temporelle qui redonne du sens
lhistoire, cest un acte qui relie le pass, le prsent et le futur, car il fixe dans un temps prsent
un fait antrieur pour une lecture ultrieure. Nous lavons vu dans la partie consacre
George Orwell, Looking Back on the Spanish War, cit par Sonia Orwell & Ian Angus in My Country Right or
Left 1940-1943: The Collected Essays Journalism & Letters of George Orwell, Londres, David R. Godine
Publisher, 2000, p. 23.
2
Bernard Crick, George Orwell, une vie, Paris, ditions du Seuil, 1984 p. 399.
Ibid., p. 123.
380
lcriture du journal, crire, cest rapprendre dire je, et comme le souligne Franois Brune
dans 1984 ou le rgne de lambivalence :
Winston comprend alors que communiquer avec l'avenir a moins d'importance que de
redevenir lui-mme humain: "Ce n'tait pas en se faisant entendre, mais en conservant
son quilibre que l'on portait plus loin l'hritage humain". 1
Cest en ce sens que le combat de Winston, et notamment celui de D-503, est un vecteur
de continuit, car en racontant son histoire le narrateur laisse sous-entendre que nos hros
accdent dune certaine manire la postrit.
Pour combattre le totalitarisme, nos dystopies apparaissent comme la mesure
prophylactique la plus spectaculaire dans la littrature du XXe sicle. Au cours de ce sicle, la
littrature de science-fiction offrait un espace quasi idal pour dvelopper la rflexion et
partager les inquitudes des dystopistes.
Expression du dsenchantement moderne, la dystopie sest remarquablement illustre
dans la science-fiction par sa capacit proposer des images saisissantes, sans pour autant
cder la facilit de lhabituel dcorum qui fit le succs de ce genre. En sappuyant sur la
science-fiction lutopie avait trouver l un espace dexpression quasi idal pour continuer
voluer au XXe sicle. Et cest bien naturellement que le cinma a exprim aussi une forme de
continuit, et na pas tard relayer le courant littraire dystopique. En effet, lutopie se
distingue par un souci permanent de lefficacit. Nous avons vu que le discours politique tait
trs important dans les rcits utopique ou dystopique, le choix du cadre de la science-fiction
sexplique sans aucun doute par limage spectaculaire que lon associe ce genre. Rcit de
lengagement, la dystopie se doit de parler au plus grand nombre, et donc de recourir aussi
une certaine forme de spectacularisation pour marquer les esprits. Ainsi, dans la premire
moiti du XXe sicle le roman dystopique a laborer des modles de socits dystopiques, ce
qui est le cas de nos dystopies. Aujourdhui, ce nest plus vraiment le cas. Le cinma de
science-fiction a dsormais une autre fonction que celle dadapter des romans plus ou moins
clbres. Limage est devenue si importante dans notre socit, que le cinma et la tlvision
occupent une place chaque jour plus grande par rapport la littrature. Il nest pas question ici
de dvelopper une analyse comparative de la littrature et du cinma. Le cinma simpose dans
lexploitation du rcit dystopique par sa facult proposer limmdiatet de limage. Ainsi,
Franois Brune, 1984 ou le rgne de l'ambivalence, Paris, Lettres Modernes, 1983, p. 97.
381
382
C : La dystopie cinmatographie
Le langage filmique est emblmatique, puisquil saffiche sur le grand cran les
questions irrsolues qui hantent maintes uvres utopiques, instaurant un dialogue
intertextuel o le XXe sicle, mais aussi lhistoire de lutopie, sont impliqus : le
dirigisme, luniformit et le gomtrisme nous font frmir dans Pleasantville (1998) de
Gary Ross ; The Matrix (1999) de Andy et Larry Wachowski ractualise 1984 dOrwell
et met en scne une dimension virtuelle o les esprits, soumis un conditionnement
intensif, ne sont plus en mesure de distinguer le monde rel du monde simul. Enfin,
dans The Truman Show (1998) de Peter Weir, le pouvoir occulte, affranchi des moyens
de communication de masse, voque un univers rel et parfait, semble-t-il, alors quil
est le fruit dune pure et simple simulation. 1
Vita Fortunati, Synthse , in Histoire transnationale de lutopie littraire et de lutopisme, Paris, Honor
383
Il est aujourdhui trs difficile de faire croire aux voyages vers dautres galaxies. Les
progrs de la conqute spatiales ont permis lhomme de poser le pied sur la Lune, denvoyer
des robots sur Mars et dy dcouvrir de leau sous forme de glace. Lunivers proche est
cartographi et Mars sera, dans vingt ou trente ans, lobjet dun nouveau petit pas pour
lhomme, mais les scientifiques savent que nous sommes plus que jamais isols dans cet
univers dont les promesses fabuleuses sloignent mesure que lon situe un peu mieux notre
position par rapport aux autres galaxies. En effet, si certaines thories sur la matrise de lantigravitation et lutilisation dun ventuel hyperespace promettent un voyage vers Mars en trois
heures, nous savons quaujourdhui un tel voyage prendra entre six et neuf mois, seulement
pour laller. Mais nous savons surtout que, sans bond technologique, ltoile la plus proche est
plus de 400 000 ans.
Ray Bradbury in Futurs [1re srie], Philippe Curval, Entretien avec Ray Bradbury , 3 septembre 1978.
384
limage des romans de Jules Verne qui cartographiaient le monde du XIXe, les
premiers films, notamment ceux des frres Lumire, ont aussi manifest ce got de
lencyclopdique en proposant des vues du monde entier. Le cinmatographe est n en pleine
rvolution industrielle, et ces vues ont manifest aussi une prfrence trs nette des oprateurs
pour lespace urbain et sa transformation au dbut du XXe sicle.
385
reprenant les grandes phases de lutopie pour les inverser. La peur sert de fonts
baptismaux la science-fiction, la peur de ce que lon peut perdre, et surtout de ce que
lon risque dengendrer : robots, gntique, oprations en tous genres, informatique,
scurit accrue, rves et dsirs qui finissent par tourner au cauchemar. 1
Le film dystopique prend sa source dans la littrature, notamment dans les rcits des
uvres faisant lobjet de notre tude, mais aussi dans les uvres de Philip K. Dick, Harry
Harrison, Anthony Burgess ou Frantz Kafka, entre autres.
Cependant, certains films dystopiques dveloppent leur rcit partir de scnarios
originaux, mme si ce nest pas trs souvent le cas, des uvres plutt saisissantes comme
Alphaville, une trange aventure de Lemmy Caution (1965) de Jean-Luc Godard, La Jete
(1962) de Chris Marker ou la trilogie des Matrix (1999 pour le premier opus et 2003 pour les
deux autres) des frres Warchovsky ne sont pas le fruit dune adaptation littraire.
Aborder la reprsentation de la ville dans la science-fiction cest apprcier la facult de
certaines uvres de science-fiction, notamment des films, de recombiner lhritage des utopies
classiques aux ralits imaginaires contemporaines de la culture populaire. Indispensable dans
lutopie classique, la ville lest dautant plus dans la science-fiction. Elle est larrire-plan et/ou
le sujet primaire. Dans les rcits utopiques classiques, si la ville semble rorganise et plus en
adquation avec le milieu rural, cest pour lauteur un moyen de porter un jugement critique sur
les nombreux dysfonctionnements des villes pendant les priodes dacclration de
changements sociaux :
Productrice de richesses, centre dchanges commerciaux de plus en plus actifs, mais
aussi lieu dune inflation dsordonne de population, la ville devient au XVIIIe sicle
un ple dattraction dont les problmes se multiplient rapidement au point de devenir
trs vite le lieu symbolique du mal-tre. Ce tableau malheureux dune humanit
souffrante constitue mme le plus souvent la justification des constructions utopiques.
partir dun constat ngatif, la ville devient le lieu de questionnement privilgi dun
avenir meilleur. 2
Limportance de la ville dans les utopies sexplique par sa facult reprsenter les
principes fondamentaux de la socit. Vritable laboratoire de la modernit, elle est
cinma, pp.165-180, dirig par Yona Dureau, Corlet ditions Diffusion, 2005, p. 172.
2
386
Filippo Tommaso Marinetti, cit par Fanette Roche-Pzard, LAventure futuriste, 1909-1916, Rome, cole
387
A limage du rcit littraire, le film dystopique porte aussi un regard sinistre sur
luniformisation de lhomme au XXe sicle, il exclut de son champ dinvestigation la
description positive du dveloppement technologique, cest--dire le progrs. La peinture dun
futur ambigu et lugubre dans ce type de rcit a toujours cette valeur davertissement concernant
le temps prsent. On peut dater les dbuts du cinma dystopique avec les premires
reprsentation de mondes futuristes. Ainsi, parmi les premiers films de science-fiction, Aelita,
daprs un roman dAlexis Tolsto, de Jakov Protazanov ralis en 1925, Metropolis de Fritz
Lang ralis en 1927, daprs le roman homonyme de Tha von Harbou publi en Allemagne
en 1926 ; La Vie future2 (Thing to come) film britannique ralis par william Cameron Menzies
en 1936, daprs luvre de Wells (The Shape of Things to Come), donnent voir des mondes
dystopiques rgis par des systmes totalitaires, ou des socits qui illustrent une drive
totalitaire.
388
Dans La Vie future, le scnario de Wells annonce clairement limminence dun second
conflit mondial. Cependant, lattaque arienne de Londres (figure par la ville de Everytown)
ne marqua pas les esprits dun peuple encore convaincu que linsularit de la Grande-Bretagne
constituait une barrire infranchissable ; quelques annes plus tard, la fiction devint ralit. Le
film de Menzies et le Metropolis de Fritz Lang ont en commun une vision mtaphorique assez
raliste de la socit. Larticulation de leurs rcits mne un objectif similaire, la critique des
fractures sociales et la description des drives potentielles de leur socit.
L'histoire de La Vie future couvre une priode de 100 ans de civilisation. Elle
commence en 1940, dans une priode imprgne par la crainte d'une guerre imminente qui
finalement clate et dure 30 ans. Au cours de cette priode, la dsolation rgne sur le globe
entier et presque toute l'humanit est extermine. Les derniers survivants sont presque tous ns
aprs le dbut du conflit, et ils ne savent mme pas les raisons de cette guerre, les motivations
des uns et des autres. Le rsultat de ce conflit est une socit industrielle qui a compltement
disparu, un monde qui a retrograd en communauts primitives loignes les unes des autres.
En 1966, la maladie de lerrance, sorte de peste provoque par les gaz toxiques, va
pratiquement exterminer le reste des survivants.
389
Mais une fois de plus, la ralisation de lutopie est imparfaite. Un groupe de dissidents,
oppos au culte du progrs impos par les scientifiques, dsapprouve lutilisation de la nouvelle
invention qui permet daller sur la lune : le canon spatial. La violence ressurgit nouveau, alors
quelle tait scientifiquement radique de la socit.
La vision de Wells dans ce film est quune autre guerre entranerait invitablement la fin
de la civilisation occidentale. La structure du rcit est fonde sur lopposition de deux forces
toujours actuelles dans l'volution de lhumanit. L'une d'entre elles reprsente le chaos et la
rgression et encourage la nature barbare de l'homme, l'autre reprsente lordre, la raison et le
progrs scientifique. Lorsque ces forces se heurtent, la science et l'intellect gagnent, mais cette
victoire nest pas totale. Lhumanit est toujours menace par des facteurs qui semblent
incontrlables, ou plutt, qui chappent la comprhension humaine, imparfaite et incapable
de matriser ses ressources.
Le succs de La Vie future fut insuffisant pour rembourser les cots exorbitants dun
film aux dcors impressionnants. Les effets spciaux de Ned Mann, notamment ses maquettes
miniatures, donnaient une impression saisissante dun dcor lchelle humaine qui en
imposait par son monumentalisme lcran.
391
La Vie future est une rflexion intressante sur le chemin que pourrait emprunter
lhumanit dans le futur. Cette uvre, qui dpeint la chute et llvation de la civilisation
occidentale, occupe une place particulire dans lhistoire de la science-fiction, notamment par
392
le trait dunion trac, entre littrature et cinma, par H.G. Wells, mais aussi par une certaine
continuit dans la vision dystopique du futur de la socit. En effet, lutopie se mue
inexorablement en dystopie. Alors que Wells dveloppe un propos clairement anti-militariste
la veille de la Seconde guerre mondiale, le rcit dcrit les moyens scientifiques qui vont
permettre la sauvegarde de lhumanit, mais qui seront inefficaces pour viter une profonde
dshumanisation dans la socit de 2036. Everytown est une ville-mtropole aux dimensions
spectaculaires qui crase ses citoyens, un temple monumental vou au culte du dieu progrs,
qui leur assure un confort matriel sans limites. Mais cest une ville qui semble pourtant fige,
malgr des machines et des inventions prodigieuses, il y a quelque chose de surann dans
lorganisation de ce modle de vie communautaire. Larchitecture et les vtements voquent la
Grce antique, et dune certaine faon la rfrence une socit idale ge de plus de deux
mille ans :
Cependant, limagerie du film de Menzies renouvelle les dcors de Fritz Lang, montr
dix ans plus tt. La ville des gratte-ciel btis sur le granit, selon le modle de
Manhattan, est devenue archaque. 1
Le personnage principal du film est Everytown, une trs longue squence, avant le rcit
de la troisime poque en 2036, retrace limmense dploiement des moyens utiliss pour btir
cette ville. La focalisation du rcit sur Everytown atteste dune dshumanisation progressive de
cette nouvelle socit. la fin de la squence qui illustre la construction de la nouvelle socit,
le premier personnage qui prend la parole est, Theotocopulos, un sceptique sur les bienfaits du
progrs, qui va appeler la rvolte :
Ce monde est-il meilleur quavant ? bas le progrs. Quest-ce que cette
civilisation nous a apport ? Des machines et des prodiges. Ils ont bti des cits, ont
prolong la vie, cest vrai. Ils disent avoir conquis la nature et cr ce monde blanc.
Mais est-il plus agrable que par le pass, quand la vie tait courte, intense et gaie
[]
Mais maintenant imaginez que quelquun crie : Halte ! Arrtez le progrs !
Imaginez que je crie au monde Un terme ce progrs ! Je pourrais parler et parler. La
radio est partout. Ce monde moderne regorge de voix.
[]
Oui, mais qui vous coutera ?
Ils couteront, faites-leur confiance, si je crie.
1
Jacques Gubler, Jean Tschumi : Architecture chelle grandeur, Paris, PPUR, 2008, p. 16.
393
Face ce discours dissident dans une socit qui semblait parfaitement uniformise, le
dirigeant clair par la science imagine une riposte qui naurait rien envier la rponse
dune socit totalitaire. Ainsi, Oswald Cabal, arrire-petit fils de John Cabal et prsident du
Conseil, se demande sil ne faudrait pas empcher cette voix qui rsonne dans le monde
entier . Cest peut-tre l le principal intrt de ce film, montrer une socit qui semble si
proche dun tat de perfection daprs la seule quation du progrs, et pourtant pas si loigne
dune tout autre dmonstration : la tentation totalitaire.
la fin du film, Oswald Cabal tient un discours difiant et moralisateur sur la nouvelle
tape pour lhumanit quimplique la ralisation de la prouesse scientifique du canon spatial :
partir la conqute des toiles. Lultime destine de lhomme.
Le scnario de Wells figure lchec de la pratique de la politique par les politiciens
conventionnels. Son rcit voque la possible russite dune politique mene par une lite
constitue par des scientifiques et des artistes. Mais si l'galit sociale, exprime implicitement
dans cette vision du futur chez Wells, est fortement discutable, la dmocratie pratique par les
394
aviateurs est clairement strile. Leur vision utopique dune dmocratie technocratique mondiale
fige lhumanit dans une socit uniquement proccupe par lart, la culture et le progrs
scientifique. Les citoyens sont crass par une organisation de la socit qui leur est impose,
ils nont pas voix au chapitre, et leur horizon dpend uniquement de la vision de cette lite
technocratique constitue par les aviateurs des Ailes sur le monde .
La ville est le lieu de lxagration, espace idal de la ralisation du projet utopique, elle
rvle nanmoins une nature assez pessimiste. Dans sa tentative dapporter une dfinition plus
satisfaisante la science-fiction, on comprend mieux le choix de Robert Heinlein de nommer la
science-fiction : spculative fiction . Il exprime le dsir de montrer que ce genre dveloppe
des problmatique qui vont bien au-del de ce que le terme science-fiction a pu signifier.
Lorsque lon sattarde sur nos dystopies, ces rcits posent la question de ltre au monde dans
une quation nouvelle et inconnue. La ville est le cadre privilgi pour mettre en scne les
spculations des rcits de science-fiction, car elle est llment le plus reprsentatif de ce que
lre industrielle a chang dans le monde occidentale, et notamment dans sa relation lide de
progrs. La matrise totale de lespace urbain et la possibilit de la mise en pratique de
luniformisation sont des aspects trs importants de la signature du pouvoir totalitaire. La ville
dystopique amplifie le monumentalisme et le gigantisme dj loeuvre dans la ville de New
York, au dbut du XXe sicle. Limposante mtropole amricaine a jou un rle important pour
Fritz Lang, notamment la verticalit de Manhattan qui a t une grande source dinspiration
pour son Metropolis. Linfluence de larchitecture de la ville de New York sest traduite par la
volont de la mise en scne de la ville du futur, mais la mgalopole apparat monstrueuse et
396
Ralis en 1927, Metropolis nest pas catgoris comme film expressionniste, en effet,
selon les critres2 dunit stylistique de Jrgen Kasten, celui-ci retenait dans son Der
Expressionistische3 Film seulement sept films expressionnistes : Le Cabinet du Dr. Caligari,
De laube minuit, Genuine, Das Haus zum Mond, Torgus, Raskolnikoff et Le Cabinet des
figures de cire. De plus, le ralisateur allemand se dfendait davoir ralis un film
expressionniste, mais quelques lments nous permettent dy voir la manifestation de ce
courant artistique, et rvle une certaine influence de lexpressionisme dans luvre de Fritz
Lang. Lexpressionisme privilgie le thme de la ville et refuse tout dcor naturel. La ville de
Metropolis possde de nombreux lieux de passage et de rencontre, notamment des escaliers, qui
sont pour les expressionnistes des lieux privilgis pour la mise en scne du rcit, des espaces
o se noue laction. Lescalier est ici un lment reprsentatif de lopposition entre llite et le
peuple, la ville haute et la ville basse, il permet le mouvement de masse pour se rendre
lusine, mais cest surtout le lieu symbolique entre les deux mondes par o dferlent les
ouvriers. Cet escalier permet de changer la position de ces ouvriers dans son rapport avec le
pouvoir, notamment devant le contrematre.
Sandra Gorgievski, Le Mythe d'Arthur : De l'imaginaire mdival la culture de masse, Paris, Editions du Cfal,
2003, p. 156.
2
Ltude de Jrgen Kasten dfinit les films expressionnistes selon les critres suivants : le thme et la structure
narrative ; les dcors, les costumes et le maquillage ; lclairage ; le jeu des acteurs et la mise en scne.
Le site internet de la bifi consacr lexposition : Le Cinma expressionniste allemand , propose des
documents intressants sur lexpressionnisme.
http://cinema.expressionnisme.bifi.fr/index.php
3
397
Lescalier central,
Fritz Lang, Metropolis, 1927
Le flot des esclaves qui se rvoltent emprunte lescalier central qui, par sa taille et sa
disposition au milieu dun difice parfaitement symtrique, nonce le destin dramatique dune
humanit oppresse. Cette ide est renforce par les autres lments du dcor : les grilles, les
btiments, les tunnels ou les passerelles, limmensit de la ville symbolise lcrasement du
peuple, les voies de passage, peu nombreuses, indiquent le choix trs limit pour se dplacer.
Le peuple peut monter ou descendre, mais tout dplacement est rationalis et la ville un espace
uniquement fonctionnel. Les dplacements des ouvriers doivent uniquement servir leur
fonction premire : faire fonctionner la ville.
Les grilles
Fritz Lang, Metropolis, 1927
398
La ville juxtapose deux niveaux parfaitement spars, le niveau infrieur peupl par des
citoyens exploits, espace de lenfer du travail collectif o les hommes grouillent littralement
dans les catacombes, lusine souterraine et les bas quartiers, et le niveau suprieur habit par
une lite dirigeante, qui vit dans le confort :
La mise en scne du pouvoir est symbolique dans lillustration ci-dessus, elle souligne
la domination du tyran sur la ville et ses esclaves. Du haut de sa tour le pouvoir peut
contempler par la fentre de son bureau un panorama spectaculaire de son uvre. La ville,
monumentale et tentaculaire sert de prison une masse informe. Metropolis est prsente
comme ville-corps, la projection quasi organique dune structure la fois spatiale et sociale.
Lorganisation spatiale dfinit trs prcisment lorganisation sociale. Ainsi, Fritz Lang
dtermine les traits de la ville moderne o toutes les fonction sont rattaches un lieu
dtermin : habiter, travailler, samuser, prier, diriger, etc. A chacune de ces activits appartient
un espace prcis, bien spar des autres.
Metropolis est la traduction dune ralit sociale contemporaine marque par le
dveloppement rapide de lindustrie, la concentration des ouvriers dans les quartiers pauvres, et
donc, le dveloppement de la misre urbaine. Cette transposition dans lavenir de
lindustrialisation de la fin du XIXe sicle en Allemagne propose une sptaculaire rflexion sur
le phnomne urbain, notamment la question du surpeuplement, qui ncessitait de repenser
lorganisation de la ville. Lavnement du fonctionnalisme, et sa rationalisation de lespace
urbain, sera lune des rponses aux besoins de la ville moderne au dbut du XXe sicle.
399
400
De mme, lespace restreint qui entrane le grouillement des foules dans des rues
encombres, participe lenfermement et loppression de lhumain entre les parois bien
souvent vertigineuses des immenses gratte-ciel :
Publicits gantes
Ridley Scott, Blade Runner, 1982
celle-ci prend la forme dun gigantesque ghetto abandonn la loi des criminels qui y sont
enferms. La ville se fait ici prison, un espace tentaculaire aux diverses ramifications
souterraines habits par les hommes : gouts, canalisations et tubes daration. Ce labyrinthe
qui parcourt les mandres visqueux de la ville-prison trouve une reprsentation assez varie
esthtiquement avec notamment New York 1997 (John Carpenter, 1981), Alien 3 (David
Fincher, 1992), Les Chroniques de Riddick (David Twohy, 2004), la trilogie des Matrix (Andy
et Larry Wachowski, 1999 et 2003) ou The Island (Michael Bay, 2005).
Pourtant, cest certainement THX 1138, ralis en 1971, qui illustre le plus
remarquablement lunivers clos et oppressant du film dystopique. Long-mtrage dvelopp
partir dun court-mtrage dtudiant, THX 1138 de George Lucas donne voir une socit
inquitante, rfugie dans une ville souterraine pour chapper la radioactivit de la surface. Si
la lutte de lindividu contre une socit robotise tait dj, en 1971, un poncif de la sciencefiction, notamment exploit dans nos romans dystopiques, la mise en scne propose ici une
esthtique remarquable. En effet, le film de Lucas exploite lextrme blancheur de ses dcors
pour illustrer loppression dun monde souterrain parsem de longs corridors blancs, dans
lequel errent des tres dshumaniss, hommes et femmes au crne ras, vtus de tuniques
blanches. Cette extrme stylisation de la blancheur supprime la profondeur de champ, ce qui
renforce le caractre aseptis de ce monde. Seuls des robots, lapparence humaine mais sans
visage, portent un uniforme de cuir noir, ce qui rappelle la tenue des pompiers du Fahrenheit
451 de Truffaut. Le rcit de THX 1138 est conforme celui du roman dystopique, en particulier
par limportance accorde lamour coupable entre le personnage masculin, THX 1138, jou
par Robert Duvall, et LUH 3417 le personnage fminin, jou par Maggie McOmie, avec un
troisime protagoniste malveillant, le surveillant SEN 5241, jou par Donald Pleasance.
Comme leurs noms lindiquent, les citoyens sont rduits, comme les personnages de Nous
autres, lanonymat de leur matricule, ce qui renforce dautant plus limpression quils se
trouvent dans une prison :
402
Les citoyens de cette socit sont donc soumis une autorit sans visage qui dicte,
longueur de journe, un rglement par tout un rseau de plusieurs mdias. Les crans et hautparleurs diffusent la propagande du pouvoir dans une socit o le contrle passe notamment
par lorganisation quotidienne dun simulacre de vie normale.Ainsi, aprs leur journe de
travail, les citoyens doivent obligatoirement acheter des cubes colors parfaitement inutiles.
Seul le rflexe conditionn compte. Tout est rduit des succdans dactes sociaux, les repas,
le travail, la religion ou le sexe nchappent pas au contrle total du pouvoir, dont le but est
damener lconomie de ce monde un maximum defficacit :
Ds lors, lun des intrts de ce film est davoir montr que la faute de THX 1138 et
LUH 3417 est considre par les autorits comme un dysfonctionnement conomique qui
diminue lefficacit du systme. Lhomme est donc une donne comptable, et son absence de
libert, est un lment ncessaire cette socit de lextrme rentabilit. Ainsi, sous linfluence
de LUH 3417, qui se sent trop seule et change lune de ses pilules, THX 1138 cesse de
prendre les sdatifs administrs tous les citoyens, ce qui lui permet de redcouvrir de
403
nombreux sentiments et des sensations quil ne connaissait pas. Cet acte correspondant un
crime de non-alignement thrapeutique.
Pour les dcors, George Lucas a utilis de nombreuses installations souterraines et
divers tablissements publics de la ville de San Francisco. Lajout de quelques panneaux et
slogans totalitaires suffisent donner cette ambiance particulire, sans jamais desservir la
vraisemblance et lunit des dcors, ils participent la construction dun univers cohrent :
Dcors souterrains
George Lucas, THX 1138, 1971
Ds les premires squences, la mise en scne tend nous donner une impression de
huis clos. De nombreux gros plans et des plans rapprochs indiquent une promiscuit et un
voyeurisme organiss par les autorits. Tous les murs sont lisses et dun blanc immacul, les
couloirs, les salles et les cellules individuelles ne comportent aucun lment matriel
susceptible de divertir la masse des citoyens. Lespace est compltement aseptis. Lesthtique
404
du film renvoie clairement celle dun hpital, et les citoyens font penser des patients qui
seraient ici sous le contrle permanent de ltat, une surveillance souligne par les trs
nombreux crans et autres moyens de contrle :
405
406
Je voulais, dit George Lucas, montrer dns THX 1138 que le pouvoir est devenu si fort,
si vaste, si bureaucratique quon ne peut pas le localiser. Personne ne sait qui gouverne
le systme. 1
Le conditionnement est tel que la moindre modification de leur quotidien est une chose
inconprhensible, ce que nous montre une squence o les citoyens cherchent utiliser un
ascenseur et, progressivement, sy entassent, alors quun message ne cesse de rpter que cet
ascenseur est hors-service :
George Lucas cit par Stphane Malandrin, THX 1138, un ovni de George Lucas , in Cahiers du cinma,
407
Cette socit est donc celle de lisolement absolu, un monde o on napprend rien de
lautre, il ny a pas de communication entre les citoyens, pas de partage de lexprience
individuelle car elle nexiste pas. Seul compte le flot incessant des citoyens qui font fonctionner
ce monde limage dune fourmilire, il est dailleurs presque impossible de vouloir remonter
le flot compact de la foule dans les couloirs troits. Tout est organis pour que le citoyen nait
pas choisir entre plusieurs alternatives, il ny a quune seule voie daccs pour aller dun
endroit un autre, la moindre hsitation est rapidement repre par le systme de surveillance.
Les citoyens sont organiss pour apparatre comme un corps unique et homogne :
qui marchent au pas vers les manufactures de Metropolis aux ouvriers conditionns de THX
1138, les visions prospectives mises en scne de la ville montrent quasi exclusivement des
dystopies trs pessimistes sur le futur de lHumanit. Lisolement et lenfermement de nos
espaces urbains participent la reprsentation de la diffrence, qui passe par un processus de
distanciation de la part du spectateur. La reprsentation de la ville dans le cinma de sciencefiction obit ce principe de mise en scne dun espace gographiquement isol et cohrent. La
forme dune dystopie est donc parfaitement logique, car le fonctionnement de la ville rvle, en
les exagrant, les limites ou le potentiel destructeur des progrs scientifiques et technologiques
des socits modernes.
Cependant, dans certains films, lutilisation dun espace gographique facilement
identifiable est un moyen dinstaurer une certaine continuit entre la reprsentation de la ville
du futur et sa rfrence un espace urbain rel et contemporain. Lune des caractristiques de
la reprsentation de la ville dans le film de science-fiction est lexplosion de lurbanisation. Le
choix du lieu digtique li au rel ntait pas difficile trouver, notamment dans les annes
1960 avec Londres ou Paris. Mais si le choix de ces villes comme lieu digtique contribue
leffet de rel, ce nest pas pour associer directement ces villes la reprsentation dystopique :
En effet, la mise en scne, par la stylisation despaces urbains rels, cherche garder
une certaine distance avec le rel, si le ton du film et les dcors nous semblent familiers, le rcit
doit nous transporter dans un ailleurs conforme au postulat de dpart, en rgle gnrale, le
futur.
409
Franois Truffaut : Les crans de la ville . Une mission de Philippe Collin et Pierre-Andr Boutang.
Ralisation Pierre-andr Boutang (INA - 1966). Documentaire disponible dans les complments du DVD, ditions
mk2, 2005.
410
Tandis que les plans moyens rendent compte de la vie quotidienne des personnages :
Plans moyens :
411
Ibid.
Ibid.
412
antithtique entre Linda et Clarisse, Truffaut a voulu montrer que Clarisse ntait pas
lantithse de Linda, mais plutt son double avec une autre ducation. Et cest l un fait
important sur lequel Truffaut a insist : le rle de lducation dans la construction de la
personnalit. Nous ne savons rien sur la famille de Linda ou celle de Montag, alors que nous
savons que Clarisse a un oncle fich comme dissident, et ses rapports avec la vieille dame font
penser quelle est peut-tre un membre de sa famille. Lexistence de cet environnement familial
et affectif est ici un facteur dterminant de la personnalit de Clarisse, qui chappe ainsi la
sujtion totale au pouvoir :
413
nom, seul un numro se dmarque dans ce monde quasi vierge de la moindre signaltique : 451.
Les dossiers personnels des citoyens ne portent pas leur nom, mais un numro et un symbole
qui dterminent leur identit et sils ont dj t arrts ou pas :
Ainsi, ce monde ne prsente plus de marque sur les voitures, les tlvisions ou les
vtements, les panneaux sont dpourvus dinscription et mme les boites de mdicaments nen
comporte plus. Lcriture ne subsiste que dans les livres, et cest la culture orale, comme on
peut le vrifier avec la voix-off qui remplace le gnrique. Le mot fin crit sur lcran la
fin apporte une note optimiste, et indique par l le dbut dun nouveau monde pour Montag et
les hommes-livres. Exclure lcrit de ce monde impliquait une mise en scne particulire o les
mots sont remplacs par des images. Cette dmarche, que lon pourrait presque rapprocher de
lesthtique du film muet, et dun Chaplin qui avait rsist un temps au parlant, car les images
sont plus universelles que les mots, et quelles parlent plus facilement aux autres cultures.
Cependant, il sagit ici dun appauvrissement du monde dcrit par la mise en scne. Le choix
esthtique souligne ici une simplification parfois grossire des concepts qui se confondent avec
des icnes extrmement simplistes. Cependant, deux symboles marquent au fer rouge ce
monde, ce sont les emblmes des pompiers, la salamandre et 451 :
414
415
Pour Truffaut, la mise en scne doit dfendre la littrature en humanisant les livres, au
dtriment des hommes-livres de la fin, qui portent pour nom des titres de livres qui ne sont pas
des noms propres, tandis que le ralisateur fait brler des livres dont le titre est un nom. Quant
Beatty, cest le contraire, puisquil perd son nom et il est donc rduit sa fonction de
Capitaine :
Mon travail tait d'essayer d'mouvoir avec ces brlages de livres comme s'ils
s'agissaient d'animaux martyriss ou de gens martyriss. Donc, tout le travail, les
questions que je me posais c'tait d'animer le plus possible, de rendre vivants ces livres
avant de les faire mourir. Alors, je crois qu'on a pass beaucoup de temps l-dessus pour
montrer les pages qui se tordent, qui se recroquevillent, comment les pages noircissent
[...] 1
Franois Truffaut : Les crans de la ville . Une mission de Philippe Collin et Pierre-Andr Boutang (INA -
1966). Documentaire disponible dans les complments du DVD, ditions mk2, 2005.
416
Lintensit dramatique des autodafs tient donc dans la personnafication des livres. De
mme lorsque la ralisation montre le brlage dun texte, elle focalise le cadre sur noms
propres, notamment Miss Blandish , le personnage du roman de James Hadley Chase, Pas
dorchides pour Miss Blandish (No Orchids for Miss Blandish, 1938) :
Ibid.
417
De plus, le ralisateur se livre une intressante mise en abyme lorsquil choisit David
Copperfield comme premier livre que lit Montag. Lidentification de Montag ce livre qui
porte dj un nom propre fonctionne parfaitement, car le choix de ce roman quasi
autobiographique de Charles Dickens. La lente ascension sociale de David Copperfield, qui
tudie avec obstination et finit par devenir crivain, est mettre en parallle avec
lacharnement de Montag qui, sclaire symboliquement de la lumire blanche projete par le
mur-cran vierge. Labsence dmission diffuse par lcran voque ici la vacuit du contenu
de ce mdia, mais elle signifie aussi le besoin de ce nouveau lecteur de quitter le monde des
images pour celui, plus introspectif, du livre :
Traduction :
Je viens au monde
Deviendrai-je le hros de ma propre vie, ou ce rle sera-t-il assum par quelquun
dautre ? Ces pages en porteront tmoignages. Commenons par le dbut de ma vie. Je
418
suis n ce que lon dit, et je veux bien le croire, un vendredi minuit. On remarquera
que lhorloge se mit sonner et moi crier simultanment.
La renaissance de Montag par la lecture est un acte humaniste, car en sauvant un livre
du feu, il sauve un auteur, un homme, qui pourra tre incarn la fin par un homme-livre.
Le choix de certains livres reprsents dans le film, Lolita, Justine ou Mein Kampf,
rvle la vritable nature de la littrature, savoir quelle apporte la contradiction et la
rflexion, ce que critique le Capitaine en ces termes : Cela est mauvais. Nous devons tous tre
semblables. Cest la seule faon dtre heureux. Tous gaux. Il faut donc brler les livres. .
Truffaut veut donc montrer que par sa capacit questionner et complexifier le monde, la
littrature est un danger pour la socit totalitaire, elle favorise lesprit critique. Le ralisateur
va au bout de sa dmonstration en justifiant la dfense de tous les livres, mme Mein Kampf :
Mein Kampf
Franois Truffaut, Fahrenheit 451, 1966
Seuls quelques lments aident situer cette socit dans le futur : le mur-cran, le
monorail suspendu et les hommes-volants la fin, techniquement plus facile raliser que
labeille-robot du roman. Cependant, le ralisateur reste attach un certain ralisme lorsquil
reprsente ces lments futuristes, de ce fait, le mur-cran prsente des dimensions beaucoup
plus modestes que celles suggres par le roman. De plus, Linda ne possde quun seul murcran, les autres crans sont des tlviseurs de lpoque :
419
Le monorail et le mur-cran
Franois Truffaut, Fahrenheit 451, 1966
Les hommes-volants
Franois Truffaut, Fahrenheit 451, 1966
Trs peu de futurisme, j'ai demand beaucoup de ralisme. Simplement quelques
petites excentricits de temps en temps, des dtails, le comble du modernisme, la
nouveaut, c'est la nostalgie du pass, car tout d'un coup on est saisi par la vitesse du
progrs [] 1
Ibid.
420
donc reconnatre le mtro parisien, les quais de la Seine ou la Maison de la radio, des lieux
facilement identifiables, ce qui nenlve rien lunit stylistique et digtique du film.
Photomontage dAlphaville :
Il est noter que la socit dcrite par Jean-Luc Godard prsente une caractristique qui
renvoie au 1984 dOrwell. En effet, cest une socit entirement dirige par la logique et de ce
fait, le langage est modifi par lordinateur Alpha-60. Les formules de politesse quasi
automatises nont plus aucun sens, le vocabulaire li la passion et aux sentiments est banni.
421
Sans tre une critique systmatique du moderne, le film montre les dangers du
conformisme, qui transparat dans la pense et les actes. Larchitecture contemporaine permet
de ne pas situer prcisment cette socit dans le futur, mais plutt dans une version extrme et
aseptise de la socit de maintenant . Cette vision de la socit rappelle celle de Mon oncle,
film ralis en 1958 par Jacques Tati. Quelques petits dtails du quotidien prsentent une
esthtique pure et mcanise : robots mnagers, portes coulissantes et murs de lumires.
422
De mme, les maisons de Clarisse et Montag illustrent cette opposition entre lancien
monde et celui, plus moderne, uniformis et rationalis de la socit totalitaire :
423
Cest une dmarche assez paradoxale pour un rcit de science-fiction, car la sciencefiction utilise gnralement le futur comme espace privilgi pour y traiter les menaces et les
soucis de la socit contemporaine. En effet, Fahrenheit 451 ne permet pas cet acte de
distanciation, normalement fourni par la mise en scne d'un futur diffrent ou non identifiable,
parce que la vision du futur dans Fahrenheit 451 correspond presque trait pour trait une
certaine esthtique du monde contemporain. Ce qui implique un invitable point de vue critique
de la socit et de la vie contemporaines, notamment par lopposition de lindividuel au
collectif, du particulier et luniforme.
Fahrenheit 451 cre un futur o l'uniformisation est devenue si importante quelle a
dshumanis la socit. La critique de la socit contemporaine passe notamment par lun des
lments visuels du film, larchitecture, qui participe grandement luniformisation de la
socit. La simplification des formes est donc un critre esthtique du pouvoir qui vise
rduire le monde une figuration extrmement simplifie :
424
Les couleurs ont aussi un rle symbolique trs important. Dans le roman, Bradbury
opposait le monde trop chamarr de la tlvision celui, plus lassant et uniforme, du quotidien.
Pour Truffaut, les motifs colors servent la construction dune cohrence visuelle. Les dcors
reprsente un monde qui joue du contraste entre la monotonie du gris et la violence du rouge.
Cette socit est neutralise par le gris du bton des trottoirs, du monorail, de la route, des
murs, des btiments et des vtements. Autour de la caserne rouge, le monde est donc habill
dun gris qui symbolise lentropie dune socit dvitalise, o la culture est rduite ltat de
cendres. Le contraste entre le rouge de la voiture des pompiers et le noir des combinaisons est
assez saisissant, ces couleurs doivent participer la reprsentation dun marquage du monde
par le pouvoir totalitaire. Lautorit est donc reprsente par la couleur rouge. Cest une couleur
ambivalente qui voque des motions trs fortes et paradoxales, cest la violence du rouge de la
caserne, des camions, de la bote dnonciation et de Mein Kampf cris en rouge sur une
couverture grise. Mais cest aussi la passion suggre par le rouge du pyjama de Montag
loccasion de la seule scne damour avec Linda. Le rouge indique aussi la folie dissidente de
Clarisse, notamment par lantenne sur fond rouge qui remplace le nom de lactrice Julie
Christie lorsque la voix-off dit son nom dans le gnrique. Montag porte aussi son pyjama
lorsquil lit David Copperfield, un livre la couverture rouge :
Ainsi la violence des tons, le tranchant des contrastes (le rouge de la voiture des
pompiers, le noir des combinaisons) et surtout leur agencement agressivement moderne
(les interludes tlviss, lappartement de Montag) expriment un univers uniforme, sans
nuance ni fantaisie. 1
425
Guy Montag
Franois Truffaut, Fahrenheit 451, 1966
Le noir des uniformes et des rencontres, au milieu de la nuit, avec David Copperfield
voque le danger et linscurit du monde totalitaire, mais aussi lobscurit prcaire qui permet
encore ces quelques traces de lancien monde. Cest seulement partir du moment o Montag
quitte lespace dshumanise, pour le monde des hommes-livres, que les couleurs changent, les
tonalits sadoucissent et limage dvoile progressivement des teintes dgrades de cette nature
oublie, du vert au brun, qui symbolisent ce nouveau monde ouvert la nature et libre :
La fin plutt optimiste, avec la neige qui recouvre le sol, tranche avec le ton trs
pessimiste du film, cest limage dune intgrit retrouve, dun monde vierge qui a retrouv
linnocence. Ici, le blanc semble avoir absorb le rouge vif du monde totalitaire :
426
Lapparition de cet enfant dans la communaut des hommes-livres est assez importante.
La socit totalitaire a bris tout lien social, il ne peut y avoir de transmission dun savoir autre
427
que celui dict par ltat. De ce fait, les enfants sont trs peu prsents dans cette socit, ils ne
doivent pas se mler aux adultes. Clarisse est lexemple mme dune citoyenne imparfaitement
conditionn parce quelle a pu nouer des rapports affectifs avec des membres de sa famille et
des amis. La socit est donc organise pour sparer le plus possible lenfant au
conditionnement incomplet du citoyen modle, cest une autre faon de maintenir la
stabilisation fige de la socit, le pouvoir rduit son maximum lemprise du temps. Les
enfants reprsentent un danger par leur curiosit naturelle, ce qui amne un enfant se saisir
dun livre lors du premier autodaf au dbut du film :
Lcole
Franois Truffaut, Fahrenheit 451, 1966
Nous lavons vu, la prose dystopique de Ray Bradbury, par ses vocations et sonores,
est surtout caractrise par sa posie. Associer le son et limage, cest lart du cinma, et pour
428
ce film, Truffaut avait entrevu le potentiel esthtique dune uvre visuelle et sonore. Le
ralisateur avait donc besoin de la couleur, pour ce qui allait tre son premier film en couleur.
La musique de Bernard Hermann accompagne efficacement laction, en suggrant notamment
la cadence dshumanisante dun monde, ou en soulignant les moments o lhumain reprend le
dessus. La premire squence, qui nous montre la premire sortie des pompiers, nous montre
des imagnes saccades et rythmes la mesure de la musique, il y a une certaine frnsie qui
sinstalle et qui nous amne au premier embrasement. Les squences du monorail sont des
moments de rpit, le montage y est beaucoup plus calme, la musique, plus mlodique, renforce
aussi cet tat dapaisement. Dans le monorail, la musique sinterrompt lorsque Montag et
Clarisse se rencontrent, cest le tournant dcisif dans le rcit. Les effets sonores jouent un rle
remarquable dans la cohrence esthtique de luvre. Lurgence et loppression sont signifies
chaque fois que Montag pntre dans la caserne des pompiers. En effet, les alarmes
incessantes ajoutes aux lumires clignotantes qui les accompagnent, rythment le quotidien des
pompiers. Cest un rythme qui dicte la conduite du pompier et la conditionne en une sorte de
rflexe pavlovien. La dshumanisation est ici signifie par une musique dpourvue de mlodie,
les violons suivent le thme des percussions qui battent la mesure, pour voquer lurgence et la
ncessit dune intervention rapide, ce qui est soulign par la vitesse du vhicule des pompiers.
Dans la squence o les pompiers brlent la vieille dame et sa maison, la musique rend
parfaitement compte dune situation angoissante et dramatique. La composition, dstructure et
binaire, voque le drame qui se joue, le pouvoir destructeur et implacable du feu. Les effets
sonores stridents et le rythme lancinant de la musique participent la tension et loppression
de cette squence. La linarit et la cohrence de la musique permettent au spectateur dtre
guid par des thmes rcurrents, la lenteur nostalgique de la musique, lors de la scne de la
premire rencontre, est reprise dans dautres scnes ayant la mme connotation positive. La
scne damour entre Linda et Montag et la squence finale dans les bois sont accompagnes par
le mme thme.
Quelques effets illustrent labsurdit dun monde qui renverse les valeurs du monde
traditionnel, voire celles des lois de la physique. La ralisation use dun effet spcial, trs
simple raliser pour montrer les pompiers qui se hissent le long de leur mt, dfiant par l les
lois de la gravit, les pompiers semblent aimants par le mt. Ce petit effet, trs simple
raliser, nest donc pas gratuit ou dnuer de signification, ds lors, lorsque Montag ne parvient
plus se hisser le long du mt, cela signifie lexistence dune faille dans son conditionnement,
une brche, symbole de lesprit dissident qui sest immisc chez lui.
429
Traduit par :
Ceux qui brlent les livres finissent tt ou tard par brler des hommes. 1
Heinrich Heine cit par Wolfgang Schopf, in Mit Heine, im Exil, Francfort, Verlag Neue Kritik, 1997, p.7.
430
tour, des crivains. Le ballet des hommes-livres se termine donc sur une cacophonie de voix
qui suscitent une certaine impression potique, cependant, cette image finale est aussi celle
dhommes-livres qui dambulent et rcitent leurs uvres non pas pour les autres, mais pour
eux-mmes. La parole est donc retenue, lutopie des hommes-livres est encore construire pour
librer compltement leur parole et celle des uvres quils incarnent de lentropie.
431
Gattaca, Jrme, le valide paraplgique, loue son corps et son identit Vincent, lui
permettant de tromper les scientifiques de Gattaca, dont les lettres sont celles qui codifient
l'ADN. Ce citoyen valide paraplgique donne son sang, son urine ou sa peau, prparant des
poches de fluides divers pour djouer les nombreuses analyses auxquelles doivent se soumettre
les employs de Gattaca. Car Gattaca, le moindre cil, le moindre squame est analys et
dtermine avec une redoutable prcision l'identit de celui qui pntre dans cette enceinte
strictement rserve llite gntiquement parfaite de la socit.
Dans ce film, le dbat est on ne peut plus actuel, puisqu'il consiste poser la question de
notre attitude face ce choix de leugnisme. On peut, non seulement, choisir le sexe des
enfants, mais aussi leur couleur de peau et leurs capacits intellectuelles. La procration ne
laisse plus de place au hasard, la croissance du ftus est assiste scientifiquement, et les
gnticiens contrlent, organisent et programment le "produit final" : l'enfant.
Le rcit prsente deux frres dont l'un, le personnage jou par Ethan Hawke, est n
naturellement, tandis que l'autre a fait l'objet de manipulations gntiques destines le rendre
parfait, et le programmant ainsi pour un rle important dans la socit. En effet, leurs parents,
partant d'une bonne intention, dcident de se passer des services de la science pour leur premier
enfant, prfrant laisser son avenir au hasard. Malheureusement, ds la naissance, son profil est
calcul avec une extrme prcision par un ordinateur surpuissant, qui en trois secondes, et
d'aprs une infime goutte de sang prleve sur l'enfant, indique aux parents dcontenancs que
leur fils, souffrant de graves problmes cardiaques, a une esprance de vie ne dpassant pas la
trentaine. Les parents se trouvent dsormais confronts la discrimination, car dans cette
nouvelle socit, les coles, espaces participant aussi la fabrication de llite, refusent
l'admission d'enfants risques dans leur enceinte. Leur enfant est en effet particulirement
fragile et maladroit, son avenir semble donc plus que compromis. Pour le deuxime enfant, le
432
couple dcide alors de faire appel la gntique. Le rsultat est la hauteur de leurs
esprances, ce deuxime garon est parfait.
Limpression visuelle de cette socit anticipe est particulire, elle renvoie lesthtique
des films des annes 50 et 60 et pas vraiment un potentiel futur. Les costumes, les
accessoires, les coiffures des personnages, les voitures et larchitecture de la ville, tout
concoure crer une cette atmosphre de ces annes. Le choix de cette esthtique est celui de
nous montrer une socit fige, car, nous lavons vu avec les romans dystopiques, une socit
totalitaire doit entretenir lillusion quelle a atteint un degr de perfection, cest une question de
matrise qui passe ncessairement par une extrme stabilisation de la socit. Le temps est donc
fig un moment o la socit aurait enfin ralis le bonheur collectif.
Seuls quelques dtails rappellent au spectateur que l'action se droule dans l'avenir.
Certaines scnes sont tournes dans des tons froids et mtalliques, tandis que d'autres sont
filtres, notamment les flash-back trs nostalgiques, qui font penser aux vieilles photos jaunies
433
par le temps. Ces contrastes permettent de mettre en vidence le manque d'humanit qui rgne
Gattaca, le manque cruel de chaleur humaine dans cet espace o les candidats de llite se
livrent une comptition froce. On y assiste la dpersonnalisation de l'individu dans la
linarit des dcors, dans l'uniformit des costumes et dans les coiffures. Tout est standardis et
norm. Bienvenue Gattaca se dmarque du film de science-fiction grand spectacle, par un
choix de ralisation qui ne laisse pas sa place aux habituels effets spciaux de ce genre. Ici, pas
dexplosion ou de sabre laser. Le montage participe aussi ce refus du spectaculaire par la
dure des plans, qui permet le dveloppement psychologique des personnages tout en
contribuant au ton nostalgique du film. Ces choix rappellent ceux de Bradbury lpoque de la
conqute spatiale, et cest aussi le cas dans ce film, car la conqute spatiale se prpare
franchir un nouveau stade. Or, il nest presque jamais question de voyage dans lespace ou de
fuse dans le rcit, il est question de lhomme, ou plus prcisment, de lhomme aux prises
avec le progrs dshumanisant, cest du moins ce que rsume le slogan de la firme Tyrell dans
Blade Runner de Ridley Scott : plus humain que lhumain .
Avant de sattaquer la ralisation, Andrew Niccol avait dj uvr dans le domaine de
lanticipation avec The Truman Show (1998), scnario qu'il avait crit avant celui de Gattaca. Il
y faisait lanalyse dune drive de la socit du spectacle dans une mission de tlralit, qui
mettait en scne la vie dun individu depuis sa naissance, et son insu. Gattaca et The Truman
Show voquent des problmatiques contemporaines : leugnisme et la tlralit. Le choix du
film danticipation dystopique pour traiter des sujets dune actualit rcente montre que ce
genre est en prise avec les enjeux de la socit contemporaine, chose que les auteurs de roman
dystopique avaient bien compris.
Fahrenheit 451 et Gattaca critiquent les drives de la socit totalitaire avec un ton assez
potique et teint de nostalgie, mais le cinma dystopique sillustre aussi par un style beaucoup
plus raliste, la limite du style documentaire. Ainsi, si lutilisation des villes de Paris ou
Londres permet dinstaurer une certaine continuit entre la reprsentation de la ville et la ville
relle, un autre moyen de raliser cette continuit est de se rapproprier le rel comme lment
du rcit, et den proposer un futur alternatif vraisemblable.
434
Lactualit est diffuse sur les nombreux crans, et notamment celui dun coffeeshop o la population, dsespre, regarde ces informations et assiste au spectacle de son
irrmdiable extinction. noter que ces crans sont le seul lment de modernit dans le film,
ce qui montre la volont de ltat de prserver sa communication, et donc de garder un
semblant de contrle par la propagande. Cest ici lune des seules manifestations de ltat,
lautre est limportant systme rpressif.
435
La mort de Diego Ricardo semble acclrer la fin dun monde. La disparition des enfants
ou labsence de leur reprsentation est caractristique, presque ordinaire dans le rcit dystopique,
nos quatre rcits sillustrent notamment par la quasi-absence des enfants. Dans Les Fils de
lhomme, lannonce de la mort de la personne la plus jeune sur Terre au dbut du film donne le ton
de ce rcit, cela sonne comme un compte rebours de la fin dun ordre mondial, qui sest
littralement effondr. Seule, lAngleterre apparat comme le dernier espace o survit la
civilisation, mais au prix dune organisation totalitaire et isolationniste. Le chaos du monde a
engendr un profond climat danarchie, de guerre et de violence. La Grandre-Bretagne est le
dernier pays avoir un semblant de stabilit, elle reprsente donc le dernier espoir dune humanit
effondre. Ce pays attire donc des milliers de rfugis qui, ds leur arrive sur le sol britannique,
sont parqus dans des camps de concentration.
Le personnage principal du film : Theo (Clive Owen) est le hros dystopique de ce rcit.
limage des hros dystopiques de nos romans, il est aussi une victime dune socit dont il subit les
dysfonctionnements. Lintrt du film rside dans la reprsentation des parcours parallles dune
socit et dun hros bout de souffle. Cependant, si nous comprenons plus tard dans le rcit
pourquoi Theo est un homme bris et un citoyen dsabus, les vnements qui ont men le monde
au bord du prcipice sont rapidement voqus, et si les explications restent floues, ce monde est la
reprsentation dune extrapolation extrmement pessimiste de notre socit. En effet, cest ici une
mtaphore dune interprtation post 11-Septembre de notre monde, des tensions raciales et
religieuses et de certaines rponses apportes qui prennent la forme dune drive totalitaire. La
ralisation vite de trop prciser les vnements mondiaux (fanatisme religieux, monte des
terrorismes, guerres et totalitarisme) pour laisser au spectateur une interprtation assez libre de son
imagination. Ainsi, le film vite lcueil dune description trop prcise du futur, il propose donc un
regard porteur des contradictions du prsent, et prserve une certaine confusion qui participe au
ralisme de la ralisation et des dcors.
436
Le pass est voqu par des gros plans sur les premires pages de journaux exposes chez
Jasper Palmer (Michael Caine), un vieil ami de Theo, un ancien caricaturiste politique dont la
femme, ancien reporter, est plonge dans un tat quasi-vgtatif depuis les tortures du
gouvernement. Cette squence introduit un ton beaucoup plus nostalgique, par les photos, les
objets et la musique (annes 60 nos jours), la demeure de Jasper Palmer est cache dans la fort,
hors de la ville, elle semble chapper la violence de la socit. Mais laccs qui mne sa maison
est surveill par des camras, et nous comprenons par la suite que les activits professionnelles des
Palmer les ont mis en danger dans une socit en pleine drive totalitaire. Les images ci-dessous
donnent quelques indications quant la situation dune socit qui sffondre, ce sont les dernires
traces dune mmoire qui disparat avec les journalistes, dsormais la cible des services secrets
britanniques. La rfrence historique et la question de la mmoire collective jalonnent un rcit aux
accents terriblement pessimistes, la nostalgie du pass semble condamner tout espoir.
437
La ville illustre cette drive totalitaire par lomniprsence des policiers et militaires, ltat
joue un rle essentiellement scuritaire et rpressif, alors que la ville scroule, les btiment ne
tiennent plus debout, la socit seffondre physiquement. La squence illustre par les deux images
ci-dessous, montre la violence de la rpression de ltat contre les immigrs, qui les expulse
des appartements quils occupent pour les envoyer dans un ghetto. Lanalogie avec la situation
actuelle est peine radicalise si lon tient compte de lactualit rcente, de plus, la rfrence aux
camps de concentration nazis est assez explicite lorsquune femme assez ge pour avoir connu les
camps nazis, est enferme dans lune de ces cages et semble vouloir expliquer en allemand quelle
a t spare de sa famille.
438
Laccs la ville est rserv aux citoyens britanniques dune certaine catgorie sociale,
lespace urbain est donc fragment en plusieurs zones strictement surveilles par les autorits, les
habitants de la banlieue ne peuvent pas pntrer dans la ville.
Partout dans la ville, la propagande de ltat invite les citoyens dnoncer les immigrs, le
rcit semble bien extrapoler notre actualit en la dformant trs peu, car si la situation et le cadre
sont diffrents, les moyens et la finalit dune telle politique restent presques les mmes.
Cette socit a perdu son innocence, ce qui est symbolis par la disparition des enfants. Les
rapports humains ne sexercent que par la violence entrenue par la propagande de ltat,
nationalisme et xnophobie font loi, et permettent une extrme violence et le rejet des trangers, de
lautre. Londres est devenue une forteresse protge par des grillages et des barbels, ses btiments
sont dlabrs et ses quartiers ressemblent des ghettos parsems de cages immigrs. La publicit
exhorte les citoyens la dlation. Cest autant de visions qui tendent dmontrer les dangers dune
certaine drive de notre socit. Les Fils de lhomme montre les rsultats du foss trop important
entre pays pauvres et pays riches, et le vaste phnomne migratoire que cela entrane, avec ses
tensions raciales et sociales, lextrmisme sous toutes ses formes et les pandmies. Le 11Septembre et la guerre en Irak sont explicitement voqus dans le film, et Theo affirme que monde
439
tait perdu bien avant le drame de linfertilit. Le ton du film est imprgn par un certain nihilisme,
et cela est renforc par lexistence dun kit suicide fourni par ltat, pour ceux qui ne supportent
plus de vivre : le Quietus .
La mise en scne, par son parti pris documentaire, nous plonge littralement dans laction.
limage dun reportage de guerre, toutes les squences du film sont filmes camra lpaule, ce
qui, au-del de la performance de la ralisation, donne une vraisemblance limage.
Limperfection du cadre et les impressionnants plans-squences placent le spectateur au cur du
dispositif.
Comme dans nos romans dystopiques, le changement et lespoir chez Theo viennent dune
rencontre avec une femme. Ici, il sagit de Julian (Julianne Moore), lex-pouse de Theo, qui lui
demande son aide pour escorter une femme vers un centre secret, le Human project . Ainsi, si le
film nous dcrit une humanit qui sillustre par son inclination se tourner vers des idologies
totalitaires, il conserve nanmoins une note despoir matrialise par le navire Tomorrow, sorte
dArche de No qui va peut-tre sauver lhumanit delle-mme.
440
Ds la premire image, le slogan Who controls the pas, controls the future. Who
controls the prsent, controls the past 1 saffiche lcran. Cest le slogan du Parti de
lAngsoc. La propagande de ltat est partout, la socit en est littralement recouverte,
Affiches, missions de tlvision ou messages diffuss par des haut-parleurs :
Affiches de propagande
Michael Radford, 1984, 1984
Celui
qui
a
le
contrle
du
pass
a
le
contrle
du
futur.
Celui
qui
a
le
contrle
du
prsent
a
le
contrle
du
pass
441
Les citoyens sont envahis par le discours totalitaire, et rien ne semble devoir chapper
au regard de Big Brother. La mise en scne de la surveillance du citoyen par ltat est
remarquable, en ce sens quelle adopte le point de vue subjectif du regard de ltat via les
tlcrans :
Au loin, un hlicoptre glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche
bleue, puis repartit comme une flche, dans un vol courbe. C'tait une patrouille qui
venait mettre le nez aux fentres des gens. 1
Hlicoptre de surveillance
Michael Radford, 1984, 1984
442
De mme :
C'tait un lourd bloc de verre, courbe d'un ct, aplati de l'autre, qui formait presque
un hmisphre. Il y avait une douceur particulire, rappelant celle de l'eau de pluie, la
fois dans la couleur et la texture du verre. Au milieu du bloc, magnifi par la surface
courbe, se trouvait un trange objet, rose et convolut, qui rappelait une rose ou une
anmone de mer.
443
Lunivers digtique du roman dOrwell est donc trs prcisment reprsent par le
film. De plus, le ralisateur exploite galement les nombreux flash-back prsents dans le roman
pour voquer lenfance de Winston, ses relations avec sa mre et sa sur. Les flash-back
permettent de condenser le rcit et lui apportent un peu plus de gravit, en mettant en jeu une
autre temporalit, le pass de Winston avec ses traumatismes. Pour accentuer cet effet de mise
en scne, Radford utilise la voix off du hros, qui commente les faits. Parfois, le cinaste donne
vie aux rves de Winston, il nous plonge au plus profond de sa pense, et on dcouvre ainsi le
Pays Dor dont rve Winston :
Le Pays Dor
444
Afin de crdibiliser le contexte historique dans lequel voluent les personnages, Radford
utilise les effets de rel dj prsents dans le roman. Ainsi, il nous montre en gros plan le
paquet de cigarettes de Winston, marqu par linsigne du Parti : Victory
Linsigne Victoty est prsent sur les drapeaux, les bouteilles dalcool et dans tous les
lieux publics. Luniformisation de la socit est reprsente par la tenue des citoyens, ils
portent presque toujours un habit de travail bleu. Cela renforce leffet de masse, le Parti de
lAngsoc ne fait pas de distinction entre les citoyens, mais entre classes dhommes :
445
OBrien, quant lui, est habill avec lgance, son statut dans le Parti lui permet
dchapper au bleu de travail, ce qui montre que luniformisation a toujours une limite dans la
socit totalitaire. Les hauts dignitaires du Parti se rservent toujours quelques privilges pour
amliorer leur quotidien. Ainsi, lappartement dOBrien est trs luxueux, et il propose ses
htes du vin et des cigarettes de bonne qualit, introuvables pour Winston. La contraste
esthtique est encore plus marqu dans la salle des tortures. lunivers sombre des couloirs
emprunts quotidiennement par les citoyens soppose une salle des tortures o les lumires sont
toujours allums. Dune blancheur aveuglante, limage de lunivers de THX 1138, les cellules
sont aseptises, et aucun lment ne permet de savoir o lon se trouve, ou de se reprer dans le
temps :
446
Dans lOcania, les citoyens nont pas dindividualit ou de vie prive. Par rapport au
roman, lutilisation du tlcran est bien plus dveloppe dans le film. Big Brother, qui na pas
vraiment de visage dans le roman, seulement un regard, est ici personnifi par limage fixe de
la tte dun homme aux yeux perants et effrayants :
Big Brother
Michael Radford, 1984, 1984
Cette image fixe renforce le regard hypnotique de Big Brother, et cela lui confre une
certaine intemporalit qui vise figer la socit dans une torpeur qui mne la stabilisation
entropique de lOcania. Limage de Big Brother est diffuse inlassablement via les tlcrans
disposs absolument partout, seuls ceux qui se trouvent la marge de la socit, dans la zone
proltarienne, chappent ce regard, mais leurs conditions de vie sont insupportables. Par le
tlcran, on dcouvre aussi les pendaisons de tratres et ceux qui se repentent en direct, cest un
spectacle morbide et pathtique qui a pour objectif de maintenir les citoyens sous pression. La
violence est ici beaucoup plus prsente par rapport au roman, non seulement parce que nous
pouvons la voir, mais aussi parce que nous pouvons entendre les effets de la torture sur
Winston, dailleurs, le jeu de John Hurt constitue lune des pices matresses du film. Il dcrit
sa performance et le hros en ces termes :
1
447
Torture de Winston
Michael Radford, 1984, 1984
Le rle de Winston doit sa russite John Hurt qui parvient exprimer des sentiments
ambivalents. Sa dmarche est bancale, car il a un abcs la cheville, ses doigts sont sales, aux
ongles longs, sa coupe de cheveux est rglementaire, coup trs court, il ressemble aux autres
citoyens. Le film nous montre un personnage us par la vie inhumaine dans lOcania, sa
destruction physique et mentale, atteint son paroxysme pendant la scne de la torture.
Le film comporte quelques approximations, telles que Ingsoc au lieu d Angsoc ,
ou Glodstin au lieu de Goldstein, et dautres qui ne nuisent pas au bon droulement et la
comprhension de lhistoire. Ce qui est peut-tre le plus drangeant dans cette adaptation, cest
1
John Hurt cit par Dominique Joyeux, Portrait de John Hurt en Winston Smith , in Cahiers du cinma, Paris,
448
la reprise absolument linaire du roman. Le ralisateur reprend le rcit chapitre aprs chapitre,
en rsumant certains passages, comme les rencontres de Winston et OBrien. Certains
trouveront sans doute le film trop fidle au roman, perdant par l une certaine autonomie dans
son expression. Peru sa sortie comme une attaque du stalinisme, en 1968, les tudiants
contestataires voyaient dans Big Brother le symbole de linstitution universitaire. Aujourdhui,
on pense invitablement aux camras de surveillance qui parsment les centres villes. Le
dveloppement de linformatique et le progrs des nouvelles technologie permettent un
meilleur confort de vie, mais ce progrs est toujours au service du contrle des individus,
notamment dans le domaine de linternet o les donnes changes ne le sont jamais de faon
anonymes. Sil est plus difficile de cerner le totalitarisme, on ne peut pas affirmer que celui-ci
ait compltement disparu :
Orwell est parmi nous, les systmes de rpressions ou de rducation quil a imagins
sont bien l, en nous et hors de nous En 1984 comme en 1948, en 2001 comme en
1984, Orwell continue de nous annoncer la dfaite de lhomme, et cest, encore et
toujours, pour la conjurer.1
Franois Brune cit par Jacques Blociszewski, Sous le soleil de Big Brother. Prcis sur 1984 lusage des
449
450
CONCLUSION
451
452
Totalement en prise sur les enjeux de la socit, le rcit dystopique invite le lecteur
observer, travers un miroir dformant, de quoi demain pourrait tre fait si on ny prend garde.
Il ne sagit plus ici de conjecturer lavenir, mais de le conjurer. Zamiatine dans le dcor urbain,
oppressant et pessimiste de son roman danticipation, fait plus que de vouloir prvenir la drive
de sa socit, sa dmarche constitue un vritable engagement politique. Nous autres est
lillustration concrte que la littrature danticipation a pour vocation dtre une littrature
engage. limage des pompiers de Fahrenheit 451 qui brlent des livres, ce qui voque les
autodafs nazis, mais cest pourtant des proccupations plus contemporaines du lecteur de
1948 que se rfre lauteur ; Bradbury fait alors rfrence lactualit brlante de la chasse
aux sorcires aux Etats-Unis, au temps du Maccarthysme. De son ct, Zamiatine critique
ltat sovitique, le stalinisme naissant, en dnonant labsence de valeurs sociales,
lcrasement de lindividu sous le poids dune socit obsde par luniformisation du
collectif et la disparition de la libert dexpression dans lart. Orwell et Huxley vont eux aussi
contribuer cet exercice.
Lanticipation a toujours eu une situation particulire dans la science-fiction, ce sousgenre de la science-fiction donne la reprsentation dun cadre spatio-temporel avec le souci
dun certain ralisme. De mme, le caractre vraisemblable des romans dystopiques tudis
confirme que leurs auteurs nous parlent de faits bien rels, do les frquentes rfrences
lhistoire. Christian Grenier a propos une dfinition rendant compte de cette particularit des
romans danticipation, il les considre comme des romans historiques pour le futur. En effet,
il semble bien que le roman historique et le roman danticipation possdent des dmarches et
des procds communs. Ils cherchent tous deux, au sein dun cadre historique et social
particulier, btir une fiction, faire vivre des personnages (dont certains sont parfois puiss
dans la ralit) confronts des vnements qui illustrent ce cadre, ou entranent sa
dformation, voire son volution. Cette particularit loigne ce type de roman de la notion
mme de science-fiction, puisque celui-ci nabordant pratiquement plus la science comme un
thme important du rcit. De mme que le roman historique cherche clairer le pass en
restant prisonnier des recherches et des idologies de son poque, le roman danticipation
sattache clairer les futurs sans pouvoir se dtacher des angoisses et des espoirs
contemporains.
Cependant, mme si le roman historique feint dignorer quil ne fait que brosser une
image de son propre sicle au moyen dune fiction situe dans le pass, lauteur danticipation
a, en revanche, conscience dtre bien davantage un tmoin quun prophte. Les crivains
453
danticipation anti-utopique nont jamais affirm que leurs romans taient le reflet dune
quelconque ralit future. Mais si le roman historique utilise des outils qui ont pour caution la
ralit, le roman danticipation doit faonner les siens, sans toutefois le faire limage de la
littrature du merveilleux : ces outils ne sont imagins qu laide des sciences, des
technologies, des lois et des murs de leur temps. Le roman anti-utopique est un roman qui
explore avec minutie les thmes contemporains de lauteur, son rapprochement avec dautres
genres littraires, dans le cas prcis de Nous autres, de La Ferme des animaux ou de 1984 il
sagit du roman historique, mais pour dautres romans danticipation anti-utopiques ou pas,
dautres genres se prtent tout aussi naturellement ce type de rcit. Ainsi, le roman noir, le
roman policier et plus largement la bande dessine et le cinma constituent dexcellents
supports pour cette forme particulire de la science-fiction. Ces romans entretiennent des
rapports trs troits avec les grands textes fondateurs de la littrature et de la pense
occidentales. Cette intertextualit concerne videmment la tradition du discours utopique.
En travaillant, principalement, sur ces quatre romans dystopiques et les personnages
qu'ils mettent en scne, je me donnais un moyen, proprement littraire, de rflchir sur ce qui
taient pour moi les principaux modles de la socit totalitaire dans le rcit danticipation
dystopique au XXe sicle, et notamment leur importance dans le renversement de la
perspective utopique.
En effet, les romans dHuxley, dOrwell et de Bradbury reprsentent toujours les
modles de rfrence de la dystopie. Ces trois romans ont largement dpass le cadre de la
science-fiction, un genre longtemps moqu par la critique littraire, pour simposer comme des
rfrences, non seulement, de ce qui fut longtemps considr comme une paralittrature, mais
aussi de la Littrature avec une majuscule.
Quant Zamiatine, moins connu et surtout plus tardivement cause de la censure (dit
en 1988 en URSS), il est sans aucun doute celui qui a inspir nos trois crivains anglais et
amricain, et donc, larchitecte du rcit danticipation dystopique ; dixit Orwell en 1949 :
() cest mon avis un maillon intressant de la chaine des livres utopiques. Non seulement il
rgle leur compte aux utopies de type hyperrationnel et hdoniste (je pense que Le Meilleur des
mondes dAldous Huxley en est dans une certaine mesure un plagiat 1
George Orwell, Essais, articles, Lettres - vol. 4, ditions Ivrea, Paris,1949, p. 581.
454
en ce dbut de XXIe sicle le genre qui claire le mieux les aspirations et les problmes de
notre socit. Pour les auteurs de rcit danticipation, il est ncessaire que leur criture puisse
intgrer les conditions contemporaines, il rsulte de cette obligation un besoin priodique, pour
ces auteurs, de renouveler le rcit danticipation en explorant les frontires de ses propres
structures narratives. partir de cette dernire constatation, nous comprenons mieux pourquoi
nos dystopistes ont choisi lanticipation dystopique pour exprimer leurs ides. Loin de passer
pour des Cassandre de politique-fiction pessimiste, ces crivains montrent, dans leurs romans,
une connaissance prcise des mcanismes de leur socit, mais ils dmontrent surtout une relle
aptitude anticiper les possibles futurs de celle-ci partir des innovations scientifiques,
techniques et sociales qui sy oprent. Leur contribution pour la dfense des valeurs morales,
une poque o lHomme seul souffre de langoisse existentielle, nous permet de considrer
leurs dystopies comme porteuses du rle important de lartiste dans la socit. Ces uvres
prsentent le combat de lartiste contre la perversion du pouvoir scientifique et matrialiste qui
sest manifest au cours du XXe sicle.
En ce qui concerne la dmarche de Zamiatine dans le contexte particulier
postrvolutionnaire et de lavant stalinisme, elle est celle dun crivain en crise avec des
changements peu propices la libert dexpression, Nous autres constitue, sans aucun doute, un
vritable tmoignage historique, cette uvre illustre non seulement le bouleversement de la
socit russe, la situation prcaire de lart et le totalitarisme en marche. Le rcit anticipe les
dangers du ralisme socialiste qui mne lentropie de lart, ltat Unique prfigure la ralit
de la bureaucratie totalitaire sous le rgime stalinien. Zamiatine dcrit les effets dshumanisant
de lapplication du taylorisme dans lorganisation de la socit. Mais elle symbolise bien plus,
son criture est un acte existentiel : jcris donc jexiste. La posture de nos auteurs ne se rsume
pas seulement lengagement dun artiste pour la survie de son art, limage dautres grandes
figures de la dissidence, il crit pour faire exister ses ides et pour affirmer son individualit en
tant qutre humain. Quel meilleur moyen que dopposer la rationalisation de lindividu et de
lart, lexpression dynamique dun art qui renat de ses cendres et qui, de limmobilisme forc,
reprend symboliquement le mouvement convulsif de la vie. Cette nouvelle nergie prend alors
sa source dans un embrasement lyrique chez D-503. Zamiatine illustre cette renaissance par une
criture potique porte par la synesthsie du monde et de lart. Dune modeste contribution
dans ce combat de lart contre le totalitarisme, le roman dystopique constitue nanmoins un
formidable outil dont lefficience inquitera toujours les systmes totalitaires quils soient
politiques, conomiques ou religieux.
455
Les dystopistes traitent, dans leurs textes, du devenir de lhomme dans les structures
monomaniaques de lutopisme, mais le rsultat ne se rsume certainement pas cet exercice de
projection scientifique propre la science-fiction. Dans les uvres tudies, lacte dcriture
correspond une ncessit vitale, lcrivain qui prend sa plume assume un rle bien plus
important que celui dy trouver son propre salut. Lors dune priode totalitaire, lartiste engag
a en charge, non seulement la survie de lart et lanti-utopie correspond bien souvent une mise
en abyme de la situation de lauteur, mais il a surtout, selon lexpression de Kafka : mettre
quelque chose labri de la mort 1. Lorsque lart est en danger, cest aussi une certaine ide de
lhomme crateur de signes qui est menace. Ce combat fait cho celui de Promthe qui
dfendait lhomme, et le Titan, contre Zeus.
Cit par Maurice Blanchot, in LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 93.
Source : http://weeklywire.com/ww/09-27-99/alibi_feat1.html
456
Et si lon excepte une nouvelle (Contes de Theta, 1922) pour Zamiatine, ces
crivains nont pas rcidiv dans la science-fiction, ils dguisent leur engagement politique
et philosophique sous les traits dun genre qui permet la fois le divertissement
spectaculaire et la rflexion, dans un champ spculatif fortement marqu par la science, et
donc la notion de progrs.
Si 1895 est lanne de la publication du premier roman de science-fiction (La Machine
explorer de temps), cest aussi lanne de la naissance dun art qui va bouleverser notre
socit : le cinma. Les romans dystopiques avaient, pendant plus dun demi-sicle, propos les
canons de la socit dystopique. Nos dystopistes avaient trouv dans le cadre peu rigide de la
littrature science-fiction, un espace dans lequel lcriture de lengagement avait sa place.
Dans une socit fortement imprgne par limage, la dystopie ne pouvait que se
dvelopper au cinma. Notre analyse montre que le cinma reprsente un espace presque
idal pour lengagement dystopique. Art qui sadresse aux masses au XXe sicle, le
cinma, et notamment le film de science-fiction, touche un public trs large, et dans une
sorte de mise en abyme de la manipulation des sens par le spectacle artistique, le film de
science-fiction propose une forme trs divertissante.
Par la description trs prcise de linstrumentalisation tyrannique de lcran de
tlvision, nos dystopistes ont largement nourri limaginaire des cinastes. Avec Metropolis et
Things to come, le cinma a prouv sa capacit reprsenter efficacement une fiction
danticipation politique, et donc de montrer des socits bouleverses par le pouvoir totalitaire.
Si ces deux films ont marqu les esprits par le monumentalisme de leurs dcors, le cinma a
montr quil pouvait aussi refuser le dluge des moyens techniques au profit dune
reprsentation beaucoup plus raliste du futur, notamment en filmant les villes contemporaines
dans Alphaville de Jean-Luc Godard, ou dans Fahrenheit 451 de Franois Truffaut. Ici ce nest
plus le futur imagin qui est la mtaphore du prsent, mais bien le prsent qui est la mtaphore
du prsent. Montrer les failles du prsent apparat ici comme techniquement plus facile, la
forme ne posant pas trop de problme, la ralisation peut alors se concentrer sur laction et les
personnages. lpoque, ces films constituent larchtype du film social-fiction .
Traditionnellement en retard sur la littrature, le cinma changea la donne avec le 2001
de Stanley Kubrick. Ce fut lpoque du renouvellement du cinma de science-fiction, de THX
1138 Soleil vert (Soylent Green) de Richard Fleisher, en 1973, une nouvelle forme de
science-fiction simpose au cinma. Si les adaptations, ou variations, de nos romans
457
458
[] Et parce que c'taient des phnomnes de masse, ils se sont simplifis, poursuivit
Beatty. Autrefois les livres n'intressaient que quelques personnes ici et l, un peu
partout. Ils pouvaient se permettre d'tre diffrents. Le monde tait vaste. Mais le voil
qui se remplit d'yeux, de coudes, de bouches. Et la population de doubler, tripler,
quadrupler. Le cinma et la radio, les magazines, les livres se sont nivels par le bas,
normaliss en une vaste soupe. 1
De plus, sil est toujours question dun choix principalement motiv par lefficacit,
cest--dire de la propension dun support dlivrer un discours politique au plus grand
nombre, la tlvision offre une fois encore des perspectives bien plus intressantes que le
cinma. Cependant, limage du clbre mur-cran de 1984, et du contenu quil dlivre, on
peut aussi se poser la question du vritable enjeu dun tel programme. Car, si le pouvoir
totalitaire est facilement identifiable dans nos dystopies, quen est-il aujourdhui. La question
de la libert de lartiste et de son engagement sont plus que jamais dactualit, dans une socit
o lart ne semble exister que via la tlvision. Un artiste peut-il encore se faire entendre sil
critique la drive totalitaire et le pouvoir uniformisant de la tlvision ?
Si notre socit ne prsente pas les traits caricaturaux des socits totalitaires prsentes
dans nos dystopies, les instruments du totalitarisme se sont insidieusement glisss dans le
quotidien des citoyens des grandes dmocraties : le culte du Bienfaiteur est plus que jamais
dactualit, reprenant certains accents mussoliniens par ici, dfenseur du monde libre par l ou
omniprsent la tlvision. limage des crans de 1984 et Fahrenheit 451, la propagande et
la manipulation des masses sont quotidiennement relayes par la tlvision, sans voquer la
dsormais clbre chaine de dsinformation rpublicaine, Fox News, la tlvision, ainsi que la
radio, retransmettent chaque jour la langue de bois du politique comme forme de pense unique
martele jour aprs jour ; Mentez, mentez, il en restera toujours quelque chose ! disait
Voltaire. Les mdias franais illustrent aussi cette curieuse inclination relayer la propagande
de nos politiques :
459
La manipulation des masses par le langage est toujours dactualit. La propagande tatique
dverse sur nos crans rappelle clairement le discours de Syme, le philologue spcialiste en
novlangue de 1984 :
C'est une belle chose, la destruction des mots. Naturellement, c'est dans les verbes et les
adjectifs qu'il y a le plus de dchets, mais il y a des centaines de noms dont on peut aussi se
dbarrasser. Pas seulement les synonymes, il y a aussi les antonymes. Aprs tout, quelle
raison d'exister y a-t-il pour un mot qui n'est que le contraire d'un autre ? [] Ne voyezvous pas que le vritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pense ? A la
fin, nous rendrons littralement impossible le crime par la pense car il n'y aura plus de
mots pour l'exprimer. 1
Plus que jamais, il est donc important de rester vigilant, car une autre poque, si on
interdisait la publication dun roman de Zamiatine, ou plus tard ceux de Soljnitsyne, cest
parce que le pouvoir tait incapable dadmettre la fonction critique de la littrature.
Mais comme le dit la premire phrase de la prface de Fahrenheit 451, Aujourd'hui,
on ne brle plus les livres . En disant cela, Jacques Chambon ne dit pas que Fahrenheit 451
est obsolte, il dit exactement le contraire, car le travail a t fait en amont : il suffisait
d'enlever l'attrait de la lecture, et alors les livres brlent d'eux-mmes.
Cest exactement ce que disait Ray Bradbury, le seul de nos quatre dystopistes encore
vivant, en reprenant la prdiction du Capitaine Beatty dans un texte intitul De ltincelle
lincendie :
() il nest pas ncessaire de recourir aux allumettes ou au feu pour en finir avec les
livres. Car quoi bon les brler si le monde commence se remplir dillettrs et
dignorants ? Si le monde se basketballise et se footballise en grand spectacle tlvis,
plus besoin dhommes comme Beatty pour enflammer le ptrole ou faire la chasse au
lecteur. 2
Il y a plus dune faon de brler un livre 3 disait-il encore en 1979.
Enfin, les uvres tudis dveloppaient une analyse assez pertinente du rle de la
1
Ray Bradbury, Fahrenheit 451, De ltincelle lincendie , dossier Fahrenheit 451, op. cit., p. 243.
Ibid., p. 248.
460
461
462
ANNEXES
463
464
ANNEXE (1) : George Orwell, Littrature et totalitarisme, traduit de langlais par A. Krief, M.
Ptris et J. Semprun, Essais, articles, lettres, Paris, ditions de lEncyclopdie des Nuisances,
1996, vol. II, pp. 171 175.
George Orwell (1903-1950) est certes lcrivain qui a le plus contribu, dabord avec sa
nouvelle allgorique Animal Farm (1944) La Ferme des animaux, ditions Champ Libre,
Paris, 1991 -, puis avec son roman Nineteen Eighty-Four (1949) 1984, Gallimard, Paris, 1950
-, introduire dans la littrature la notion de totalitarisme. Sa description dune plante partage
entre trois grands empires totalitaires, chacun model selon des dogmes, des interdictions et des
normes de conduite intrioriss par une humanit rduite une masse obissante, ainsi que son
invention de nologismes totalitaires Big Brother, novlangue, doublepense, crimepense,
etc. ont nourri pendant des dcennies limaginaire occidental hant par le cauchemar dun
avenir doppression et dalination. Ils ont aussi inspir une vaste littrature antitotalitaire
souterraine et interdite dans les rgimes du socialisme rel.
comportement. Dans un texte de 1944, paru en franais aprs la guerre, Orwell crivait que,
sous la domination totalitaire, lhistoire doit tre cre plutt quapprise .1 Ce thme sera au
centre de La Ferme des animaux et de 1984.
Jai dit, au dbut de ma premire causerie, que notre poque ntait pas propice la
critique littraire. Notre poque est celle de la partialit et non du dtachement, cest une
poque o il est particulirement difficile de reconnatre des mrites littraires un livre dont
on ne partage pas les conclusions. La politique au sens le plus gnral a envahi la littrature
un degr rarement atteint, et cette circonstance nous a fait prendre conscience de lternel
conflit entre lindividu et la communaut. Cest en considrant la difficult quil y a faire un
travail critique honnte et impartial en un temps comme le ntre quon commence
comprendre ce qui menace lensemble de la littrature dans la priode qui vient.
Nous vivons une poque o lindividu autonome est en train de disparatre mieux
vaudrait peut-tre dire : o lindividu cesse davoir lillusion dtre autonome. Mais dans tous
nos discours sur la littrature et (en particulier) sur la critique littraire, nous tenons, sans mme
y penser, lexistence dune individualit autonome pour acquise. Toute la littrature europenne
moderne (je parle de la littrature des quatre derniers sicles) repose sur la notion dhonntet
intellectuelle, ou si vous prfrez sur la maxime shakespearienne Sois fidle toi-mme
[Hamlet, acte I, 3]. La premire chose que nous demandons celui qui crit, cest de ne pas
nous raconter de mensonges, de nous dire ce quil pense vraiment, ce quil ressent vraiment. Le
plus grand reproche quon puisse faire une oeuvre dart, cest dtre insincre. Et cela vaut
plus encore pour la critique que pour la littrature crative, o lon admet une certaine part de
pose et daffection, voire de pure et simple mystification, ds lors que lauteur est
fondamentalement sincre. La littrature moderne est avant tout une affaire individuelle. Cest
lexpression vritable de ce quun homme pense et ressent, ou ce nest rien.
Je disais donc que nous tenions cette notion dindividu autonome pour acquise.
Pourtant, ds quon essaie de lexpliciter, on dcouvre quel point la littrature est menace.
Car nous sommes entrs dans lre de ltat totalitaire, qui ne laisse et probablement ne peut
laisser lindividu quelque libert que ce soit. Quand on parle de totalitarisme, on pense
G. Orwell, La Littrature encage (Preuves, 1952, n16), in P. Grmion (d.), Preuve. Une revue europenne
466
aussitt lAllemagne, la Russie, lItalie, mais je crois quil faut regarder les choses en face
et considrer que ce phnomne pourrait bien devenir universel. Il est vident que les jours du
capitalisme sauvage sont compts et que, de proche en proche, tous les pays en viennent
adopter une conomie centralise que chacun peut appeler, selon ses gots, socialisme ou
capitalisme dtat. En consquence, la libert conomique de lindividu et, dans une large
mesure, la libert quil a de faire ce quil veut, de choisir son travail, de se dplacer sa guise
sur toute la plante, sont voues disparatre. Mais, jusqu une date rcente, on ne voyait pas
clairement tout ce que cela impliquait. On navait pas vraiment compris que la disparition de la
libert conomique aurait des rpercussions sur la libert intellectuelle. Le socialisme
apparaissait gnralement comme une sorte de capitalisme plus en accord avec la morale.
Ltat allait prendre en charge votre vie conomique et vous dlivrer de la peur, de la misre,
du chmage, etc., mais il naurait pas intervenir dans votre vie intellectuelle. Les arts
spanouiraient comme au temps du capitalisme libral et seraient mme encore plus
florissants, car lartiste ne serait plus soumis la contrainte conomique.
Mais aujourdhui, il faut bien se rendre lvidence et reconnatre que ces ides ont t
rfutes par les faits. Le totalitarisme a touff la libert de pense un point encore jamais vu.
Et il importe de comprendre que sa mainmise sur la pense sexerce de manire non seulement
ngative, mais aussi positive. Le totalitarisme ne se contente pas de vous interdire dexprimer
et mme de concevoir certaines penses : il vous dicte ce que vous devez penser, il cre
lidologie qui sera la vtre, il sefforce de rgenter votre vie motionnelle et dtablir pour
vous un code de comportement. Il met tout en oeuvre pour vous isoler du monde extrieur,
vous enfermer dans univers artificiel o vous navez plus aucun point de comparaison. Ltat
totalitaire rgit, ou en tout cas essaie de rgir, les penses et les sentiments de ses sujets au
moins aussi compltement quil rgit leurs actes.
La question qui nous intresse est la suivante ; la littrature peut-elle survivre dans un
tel climat ? Je crois quil faut rpondre sans dtour que non. Si le totalitarisme devient universel
et durable, ce que nous avons connu sous le nom de littrature disparatra. Et il serait vain
dobjecter comme on pourrait tre tent de le faire que ce qui disparatra, ce sera
simplement la littrature europenne de laprs-Renaissance.
mdival, lglise vous dictait ce que vous deviez croire mais elle vous laissait au moins
conserver une mme croyance du berceau la tombe. Elle ne vous demandait pas de croire une
chose le lundi et une autre le mardi. Et cela reste vrai, des degrs divers, pour nimporte quel
croyant, quil soit chrtien, hindouiste, bouddhiste ou musulman. En un sens, ses penses sont
troitement circonscrites, mais il passe toute sa vie dans un mme cadre de pense. On ne
cherche pas manipuler ses motions.
En disant tout lheure que lre du capitalisme libral touchait sa fin, jai pu sembler
suggrer que la libert de pense tait du mme coup irrmdiablement condamne. Mais je
468
nen crois rien et je dirai simplement en conclusion que les espoirs de survie de la littrature se
trouvent mon sens dans les pays o le libralisme a plong ses racines les plus profondes les
pays non militaristes, lEurope occidentale et les deux Amriques, lInde et la chine. Je crois
peut-tre nest-ce quun vu pieux que, malgr lavnement invitable dune conomie
collectivise, ces pays sauront laborer une forme non totalitaire de socialisme, un socialisme
o la libert de pense pourra survivre la disparition de lindividualisme conomique. Cest
en tout cas le dernier espoir auquel puisse se raccrocher quiconque attache quelque prix la
littrature. Tous ceux qui reconnaissent la valeur littraire, tous ceux qui voient le rle
primordial qui est le sien dans lhistoire de lhumanit, tous ceux-l doivent galement voir la
ncessit vitale quil y a sopposer au totalitarisme, quil nous soit ou non impos de
ltranger.
469
Depuis, sous des prtextes divers, cette campagne sest poursuivie jusqu aujourdhui,
et finalement elle a abouti ce que jappellerais du ftichisme : de mme que, jadis, les
chrtiens crrent le diable pour mieux incarner tous les maux, la critique a fait de moi de la
littrature sovitique. Cracher sur le diable est considr comme une bonne action, et chacun
crachait de son mieux. On dnichait immanquablement dans chacune de mes publications
quelque intention diabolique. Et pour la dnicher on ne se gnait pas de me gratifier mme
dun don prophtique : ainsi, dans un de mes contes ( Dieu [Bog], publi dans la revue Les
Annales - encore en 1916 un critique trouva le moyen dy voir... une offense la
rvolution en rapport avec le passage la NEP ; dans un rcit ( Le moine Erasme [Inok
Erazm] crit en 1920, un autre critique (Machbits-Verov) perut une parabole sur les chefs
devenus raisonnables aprs la NEP . Indpendamment du contenu de tel ou tel de mes crits,
1
470
ma seule signature est devenue suffisante pour dclarer criminel cet crit. Rcemment, au mois
de mars de cette anne, la Censure rgionale de Leningrad a pris des mesures afin quil ne
subsiste plus aucun doute ce sujet : jai rvis la comdie de Sheridan Lcole de la
mdisance pour les ditions Acadmie (Akademija) et crit un article sur la vie et son
oeuvre ; il ny avait et ne pouvait y avoir, bien sr, dans cet article aucune mdisance de ma
part et nanmoins, la Censure rgionale non seulement a interdit larticle, mais a interdit
lditeur de mentionner ne ft-ce que mon nom comme rviseur de la traduction. Et ce nest
quaprs mon recours Moscou, aprs que la Censure centrale, visiblement, eut suggr quon
ne pouvait tout de mme pas agir aussi navement, ouvertement, quil fut dcid de publier
larticle et jusqu mon nom criminel.
Ce fait est rapport ici parce quil montre lattitude mon gard sous une forme
parfaitement voile, chimiquement pure, si je puis dire. Je citerai encore un trait tir de cette
vaste collection, un fait li non plus un article occasionnel, mais une pice de grande
envergure laquelle jai travaill presque trois ans. Jtais convaincu que cette pice la
tragdie Attila - forcerait finalement au silence ceux qui il plaisait de faire de moi une
sorte dobscurantiste. Javais apparemment toutes les raisons den tre convaincu. La pice fut
lue la sance du Conseil artistique du Grand Thtre dArt Dramatique de Lningrad et
voici des extraits de leurs opinions (citations du procs-verbal de la sance du 15 mai 1928).
Admettons que, pour ce qui est de Shakespeare, les camarades ouvriers ont dpass la
mesure dans lloge, mais en tout cas, Maxime Gorki a crit propos de cette mme pice quil
lestime de grande valeur, littrairement et socialement et que le ton hroque de la pice
et son sujet hroque sont on ne peut plus utiles notre poque . La pice fut accepte pour
471
tre monte au thtre, autorise par la Censure thtrale, et ensuite... montre au spectateur
ouvrier qui en avait donn une telle apprciation ? Non. La pice, dj moiti rpte par le
thtre, dj annonce sur les affiches, fut ensuite interdite la requte de la Censure rgionale
de Leningrad.
La ruine de ma tragdie Attila fut, sans mentir, une tragdie pour moi : aprs cela,
linutilit de toutes les tentatives de changer ma situation me devint parfaitement claire,
dautant plus quclata bien vite la fameuse histoire de mon roman Nous autres et d
Acajou (Krasnoe derevo) de Pilniak. Pour lextermination du diable, tous les trucs sont
permis, certes et le roman que javais crit neuf ans auparavant, en 1920, fut prsent aux
cts d Acajou comme mon dernier ouvrage, le plus rcent. Une perscution comme on
nen avait encore jamais connu dans la littrature sovitique fut organise, que lon pouvait
relever jusque dans la presse trangre : on fit tout pour me fermer la moindre possibilit de
travail pour lavenir. Mes camarades dhier, les maisons ddition, les thtres se mirent avoir
peur de moi. Mes livres furent interdits aux prts des bibliothques. Ma pice ( La puce ), qui
connaissait un succs constant au 2e MHAT (Thtre dArt) depuis dj quatre saisons, fut
retire du rpertoire. Limpression de mes oeuvres choisies aux ditions Fdration
(Federacija) fut suspendue. Toute maison ddition qui tentait dimprimer mes ouvrages
essuyait immdiatement un feu nourri. Fdration et Terre et fabrique , et surtout Les
ditions des crivains de Leningrad en firent lexprience. Cette dernire maison ddition
prit encore toute une anne le risque de me compter au nombre des membres de sa direction ;
elle osa utiliser mon exprience littraire, me confiant la rvision du style des oeuvres de jeunes
crivains dont des communistes. Au printemps de cette anne-l, la section de Leningrad de
la RAPP obtint mon retrait de la direction et linterruption de ce travail que jeffectuais. La
Gazette littraire annona cela triomphalement, ajoutant sans aucune quivoque : ... il faut
conserver la maison ddition, mais pas pour des Zamiatine . Le dernier accs au lecteur tait
ferm pour Zamiatine : la condamnation mort de cet auteur tait prononce.
Dans le code pnal sovitique, le degr suivant la condamnation mort est lexpulsion
du criminel hors des frontires du pays. Si je suis effectivement un criminel et que je mrite un
chtiment, je ne mrite malgr tout pas, je pense, une peine aussi lourde que la mort littraire,
et cest pourquoi je demande que lon commue cette condamnation en expulsion hors des
frontires de lURSS avec le droit pour ma femme de maccompagner. Mais si je ne suis pas
un criminel, je demande tre autoris, avec ma femme, partir temporairement ltranger,
472
ne serait-ce que pour une anne et avoir le droit de pouvoir revenir ds quil nous sera
possible de servir de grandes ides en littrature sans devoir complaire de petites gens, ds
que changera chez nous, ne serait-ce quen partie, le regard quon porte sur le rle de lartiste
du mot. Ce temps nest plus si loign, jen suis sr, parce quaprs ldification russie de la
base matrielle surgira invitablement la question de ldification de la superstructure dun
art et dune littrature qui seraient vraiment dignes de la rvolution.
Je sais que cela ne me sera pas du tout facile ltranger non plus, parce que je ne puis
tre l-bas dans le camp ractionnaire mon pass le dit suffisamment (appartenance au
RSDRP : Parti social-dmocrate bolchevique, sous le tsarisme, et la mme poque, la prison,
la dportation deux reprises, un procs pendant la guerre pour avoir crit une nouvelle
antimilitariste). Je sais que si, ici, en vertu de mon habitude dcrire selon ma conscience et non
selon des directives, on a proclam que jtais de droite, l-bas par contre, tt ou tard et pour la
mme raison, on dclara sans doute que je suis un bolchevik. Mais mme dans les conditions
les plus difficiles, l-bas je ne serai pas condamn au silence, l-bas je serai en mesure dcrire
et de publier mme si ce nest pas en russe. Si les circonstances mamenaient ne plus
pouvoir (temporairement, je lespre) tre un crivain russe peut-tre russirais-je, comme le
Polonais joseph Conrad, devenir pour un temps un crivain anglais, dautant plus que jai dj
crit en russe sur lAngleterre (la nouvelle satirique Les Insulaires et dautres), et qucrire
en anglais ne mest gure plus difficile quen russe. Ilya Ehrenbourg, tout en restant un crivain
sovitique, travaille depuis longtemps principalement pour la littrature europenne pour les
traductions en langues trangres : pourquoi donc ce que lon autorise Ehrenbourg ne peut
pas mtre autoris moi aussi ? Cela mamne mentionner ici encore un autre nom : celui de
Boris Pilniak. Il partageait avec moi la fonction de diable temps plein, il tait la cible favorite
de la critique, et on la autoris faire un voyage ltranger pour se remettre de cette
perscution ; pourquoi donc ce que lon a autoris Pilniak ne peut pas mtre autoris moi
aussi ?
Jaurais pu fonder ma demande de dpart ltranger galement sur des arguments plus
ordinaires quoique non moins srieux : pour me dbarrasser dune vieille maladie chronique (la
colite), jai besoin de me faire soigner ltranger ; pour porter la scne deux de mes pices
qui ont t traduites en anglais et en italien (les pices La puce et La socit des
carillonneurs honoraires [Obscestvo pocetnyh zvonarej], dj montes dans les thtres ; en
outre, le mise en scne programme de ces pices me donne la possibilit de ne pas accabler le
473
Commissariat du peuple aux Finances dune demande de sortie de devises. Tous ces arguments
existent bel et bien : mais je ne puis cacher que la raison fondamentale de ma demande de nous
autoriser, ma femme et moi, partir ltranger est ma situation sans issue comme crivain, ici,
la condamnation mort prononce contre moi en tant qucrivain, ici.
Lattention exceptionnelle quont rencontre de votre part dautres crivains qui
staient adresss vous me permet desprer que ma demande sera, elle aussi, honore.
Juin 1931.
474
ANNEXE (3) : Entretiens avec Ray Bradbury & chronique dans Le Monde du 21 juillet 1978.
Lien internet :
http://www.quarante-deux.org/archives/curval/entretiens/bradbury.html
http://www.quarante-deux.org/archives/curval/chronique/monde/1978_07_21_1.html
Adresse du site : http://www.quarante-deux.org/
C'est, quelques annes aprs, alors que j'tais sans argent et que ma femme attendait un enfant
que je me suis dcid aller voir les ditions Doubleday. J'ai essay de leur vendre quelquesunes de mes nouvelles en recueil, ils m'ont rpondu qu'ils ne publiaient que des romans. Je leur
ai affirm que je n'tais pas un romancier. Ils m'ont dit que j'en tais peut-tre un qui s'ignorait ;
ils m'ont cit en exemple toutes ces histoires propos de Mars que j'avais fait paratre dans
plusieurs revues et m'ont suggr de les runir ensemble, de les lier pour en faire un ouvrage.
Ce soir-l, je me suis rendu l'association des jeunes chrtiens o il tait possible de dormir
pour une somme modique, je me suis couch, j'ai rflchi et j'ai bti le plan. Le lendemain, je
suis retourn chez l'diteur, je leur ai soumis mon projet, ils l'ont achet et je suis reparti avec
un peu d'argent. Depuis ce jour-l, j'ai un grand respect pour mon subconscient. Lui, sait ce
qu'il fait, tandis que moi, je vis un peu dans l'ignorance. Alors, je le laisse agir, a me russit
bien.
476
Votre position philosophique par rapport la conqute de l'espace a-t-elle volu entre le
moment o vous rviez de voyages dans les plantes dans vos rcits et le moment o
Armstrong a pos le pied sur la Lune ?
Mon rve moi a commenc bien avant, au moment o je lisais les livres de Wells, la Guerre
des mondes, les Premiers Hommes sur la Lune. J'avais quinze ans l'poque et ces histoires me
faisaient pleurer d'enthousiasme, ce sont elles qui m'ont fait dsirer parler de la conqute de
l'espace.
Nanmoins, votre attitude l'gard de la conqute de l'espace est assez critique dans vos
premires uvres ; je voulais savoir si la conqute de la Lune a modifi cette position ?
Oui, certainement. Avant que tout commence, nous avions extrmement peur que l'homme se
comporte mal en envahissant un monde qui lui tait tranger, comme il l'avait fait bien des fois
auparavant. Or, il me semble que tout s'est trs bien pass, que nous avons pris le maximum de
prcautions pour ne pas perturber l'cologie de l'espace. C'est la raison pour laquelle j'ai volu.
Quand j'crivais les Chroniques martiennes, je n'avais pas l'intention de me comporter en
prophte, je ne suis pas capable de prdire l'avenir, je me contente de prvenir des dangers qui
nous guettent. Vous voyez, je considre un peu les romans comme les enfants regardent leurs
parents. Si les parents veulent avoir une influence sur leurs enfants, ils ne doivent pas tre
stricts, ils doivent avoir le sens de l'humour, savoir les intresser, leur apprendre des choses et
surtout les distraire. Comme Jules Verne a t un pre trs affectueux pour ceux qui le lisent.
Tout au long de votre carrire, vous avez indistinctement publi des uvres de
fantastique et de science-fiction, estimez-vous qu'il n'y a pas de diffrence entre les deux
genres ?
Au contraire, il y a une diffrence norme, parce que la science-fiction joue avec les lois
physiques, tandis que le fantastique rompt avec elles. Seule la morale reste la mme. Ce sont
deux mthodes d'approche pour parvenir souvent aux mmes conclusions. Les Chroniques
martiennes sont un bon exemple de ce qu'il est possible de faire en mlangeant les genres. Une
bonne partie des histoires appartient au fantastique parce qu'elles ne sauraient se raliser,
d'autres utilisent des lois physiques, la technologie et pourraient se raliser. Pourtant, elles
forment une somme qui n'est pas diffrencie dans l'esprit du lecteur, elles aboutissent au mme
rsultat.
477
Vous tes certainement l'un des premiers auteurs contemporains avoir attir l'attention
du public sur les dangers de la pollution, particulirement dans l'Homme illustr. Ceux de
la gnration actuelle se reconnaissent-ils en vous ?
Oui, sans aucun doute. Mais ceci ne doit pourtant pas tre une attitude mentale systmatique et
je ne souhaite pas qu'on fixe sur moi l'tiquette d'cologiste. C'est trop srieux. J'ai parl des
dangers de la pollution parce que j'avais en moi l'motion pour le faire et non parce que je
voulais sauver le monde. Peut-tre y aurait-il lieu de faire une diffrence entre l'cologie et les
cologistes. L'cologie est une science. Ce que pensent les cologistes dpasse souvent la
capacit de cette science et risque de bouleverser l'cologie elle-mme. Dernirement j'ai pass
une journe avec le gouverneur de la Californie, Jerry Brown. Nous avons discut ensemble
d'un grave problme, celui du sauvetage des baleines. D'un ct, j'aime ces animaux ; il n'y a
pas longtemps, j'ai survol l'ocan en montgolfire, le ballon frisait les lames, j'tais presque
la hauteur des baleines et le visage de Dieu m'a regard de face. Donc j'ai une grande sympathie
pour cette fantastique espce de cratures. Par ailleurs, en Alaska et au Canada, de l'autre ct
des tats-Unis, il y a des Indiens, il y a des Esquimaux qui sont des populations en voie
d'extinction. Il est impossible de leur interdire de chasser la baleine sans provoquer leur
disparition. Alors, je demande, qui doit-on privilgier, les baleines ou les Esquimaux ? De
quelque faon qu'on intervienne, on risque de provoquer la perte de l'un ou de l'autre. C'est un
jugement de Salomon. Lorsque les cologistes s'intressent ce genre de problmes, ils
prennent des dcisions tranchantes qui portent un grave prjudice l'une des deux parties. Pour
ma part, je ne crois pas qu'il soit possible de dcider dans un cas semblable.
Ne croyez-vous pas cependant qu' propos des baleines et de leur chasse, il s'agit d'une
industrie nuisible ?
Ceci est tout fait ironique, puisque les Indiens et les Esquimaux sont, en partie, industrialiss.
Je ne sais pas la dcision que va prendre, en dernier ressort, le gouvernement des tats-Unis ;
de toute faon, cela n'obligera pas les Russes et les Japonais en faire autant. Voil le genre
d'humour que je n'aime pas.
L'adaptation en France, de Farenheit 451 a t vnement cinmatographique important.
Considrez-vous d'une manire gnrale que la science-fiction est un genre facilement
adaptable au cinma ?
Pour moi, la science-fiction est un genre idalement adaptable pour le cinma ; car tout ce qui
s'occupe de machines s'occupe de mtaphores et la mtaphore est la nourriture mme du
478
cinma. Du moment que vous fabriquez une mtaphore signifiante, il est impossible de
l'oublier.
Et dans le cas de Farenheit, l'image n'a-t-elle pas plac une sorte d'cran entre la
signification de votre livre et le spectateur ?
Les pompiers de Farenheit 451 symbolisent tous les brleurs de livres depuis le
commencement de l'humanit, depuis les Grecs, les Romains, ceux qui brlrent la
bibliothque d'Alexandrie, jusqu' Hitler, jusqu' nos jours. En revanche, tous ceux qui
impriment et diffusent les livres dans mon roman reprsentent les dfenseurs de la culture, ceux
qui aiment et estiment la valeur du livre. Une fois que vous avez compris ces deux mtaphores,
vous ne pouvez oublier mon histoire. C'est pourquoi il m'est impossible de considrer le film de
Truffaut comme un cran. Au contraire, tous ceux qui l'ont vu ont eu la curiosit de lire mon
livre, ce qui en a multipli les ventes. Donc augment l'impact de ce que je voulais dire. Je crois
que le Farenheit de Truffaut est parfaitement russi, il est charg de pointes d'motion d'une
relle qualit. Quant la fin, o l'on voit les dfenseurs du livre parcourir un paysage de neige,
en rcitant les chapitres qu'ils aiment et qu'ils dfendent, elle est sublime. Je l'ai revue vingtcinq fois et j'ai, chaque fois, pleur d'motion.
Y a-t-il eu des rapports entre les auteurs de science-fiction et les crivains de la Beat
gnration ?
Incluez-vous, dans votre question, la Rock gnration ?
Naturellement.
Nous nous sommes rencontrs trs souvent ; pour ma part, je connais trs bien David Bowie,
Ringo Starr, les Beatles et j'ai de frquents rapports avec eux. Il y a une connivence profonde
entre eux et nous. Je suis sr que beaucoup d'crivains de S.-F. vous diront la mme chose. Par
exemple, au moment du Vit Nam, notre action et celle des compositeurs et des chanteurs de
rock a t commune. Dans les universits, elle tait confondue. Dernirement encore, j'ai parl
dans un auditorium, un soir, San Francisco, il y avait dix mille personnes pour m'couter,
alors que la salle ne pouvait en contenir que deux mille ; c'est incroyable ce que la S.-F. est bien
reue par la rock gnration !
479
Quand vous avez sign, en 1967, la motion contre la guerre au Vit Nam, pensiez-vous que
le rle de l'crivain tait de s'engager politiquement. Estimez-vous qu'une part de votre
uvre est engage ?
C'est en effet ce que j'ai fait, avec une quantit d'autres crivains. Nous avons envoy cette
motion au prsident Johnson en lui disant que nous ne pourrions plus continuer d'appuyer son
action s'il ne changeait pas d'intentions. Mes amis libraux n'ont pas voulu croire aux rsultats
de cette motion. Nous avons soutenu la candidature d'Eugne Mac Carthy et de Robert
Kennedy. Un jour, le prsident Johnson a dit la tlvision qu'il ne se reprsenterait plus. Je me
suis tourn vers mes amis et je leur ai dit, vous voyez, le procs dmocratique marche, a
fonctionne. Pourtant, j'essaye de sparer mon activit littraire de mon action politique. Ceux
qui essayent de faire de la propagande travers leurs livres courent un chec. La subtilit est
bien plus efficace. Il y a peu de romans qui se dclarent politiques qui ont survcu dans
l'histoire. Les gens n'admettent pas que vous essayez de former leur opinion directement et
autoritairement. Par contre, de temps en temps, tous les quatre ou cinq ans peut-tre, je deviens
enrag, je me dresse tout seul et je proclame mon opinion. Je ne crois pas du tout qu'il soit bon
de se runir en groupe pour influer sur l'histoire. Si vous vous exprimez en tant que groupe, vos
adversaires disent : qui est cette personne ct de vous, n'est-ce pas un communiste, ou un
fasciste, ou un homosexuel ? et vous perdez de votre force car vous passez votre temps
dfendre vos amis au lieu d'attaquer votre ennemi. J'ai jadis appartenu des groupes,
maintenant, je prfre mener seul mon combat.
Pour un lecteur peut-tre superficiel, ce qui caractrise votre uvre est une certaine
touche de mlancolie. Ainsi, dans votre dernier recueil, Bien aprs minuit, la justifiezvous comme une lecture passiste de notre civilisation ou comme une position critique par
rapport notre socit ?
Non, je crois que la mlancolie est l'tat d'me de l'humanit. Tous les garons et les filles, en
grandissant, se rendent compte que les couchers de soleil ne durent pas ternellement. J'ai crit
un roman, le Vin de l't, sur la disparition des tramways, la vieillesse d'une grand-mre, la
mort d'un vieillard qui est une machine remonter le temps. J'ai voulu donner l'impression,
profondment ressentie par moi, qu'on est toujours au bord d'un ravin, la nuit, et que l'obscurit
va monter vers vous et vous engloutir. Les festivits, les jours fris, les grandes dates nous
enseignent ceci. Quand j'avais cinq ans, j'tais au bord d'une pelouse avec mon grand-pre,
c'tait le 4 juillet, il y avait un splendide feu d'artifice ; alors j'ai sanglot, je sentais que ces
lumires, ces fuses qui montaient et retombaient signifiaient la fin de quelque chose, une
480
anne qu'on ne reverrai t jamais plus. C'est la mort qui rend la vie belle et la liste des choses
qu'on a faites, des belles et bonnes choses qu'on a faites est charge de mlancolie.
Votre littrature, comme la plupart de celles qui se rfrent l'imaginaire, ne privilgie-telle pas les rapports entre inconscient et criture ?
Tout mon travail, en effet, consiste amener en surface ce qui crot l'intrieur de moi-mme ;
je vis de surprise en surprise. crire une histoire devrait ressembler cette fable : il y a une
caille dans le buisson ; alors vous pointez votre machine sur le buisson et la caille s'envole dans
l'air. Il y a des gens qui veulent avant tout mettre des penses sous forme d'histoires ; ils
raisonnent et ils ratiocinent ce propos ; tout ce qu'ils font est faux et mensonger. Je crois
plutt qu'il faut tre l'coute de soi-mme. Ainsi, en moi, il y a deux personnes, celle qui
invente et celle qui reoit les honneurs de l'crivain. Ce qui est important, c'est de savoir que ce
deuxime n'est pas srieux, sinon, vous devenez mdiocre ; il faut prendre des risques, ne pas
hsiter plonger dans le prcipice, votre seule chance est alors de voler, si vous avez des ailes.
avec Melville a t dterminante, elle a provoqu toute une srie de dmarches s'embotant les
unes dans les autres. J'ai aussi crit en 1971 un essai sur Melville. Des gens qui construisaient
le building des tats Unis la foire de New York l'ont lu et m'ont demand de concevoir un
spectacle sur l'histoire des tats Unis dans ce building ; puis les gens de la Walt Disney
Company m'ont demand d'crire d'autres scnarios pour des pavillons construire sur le
territoire amricain. Aujourd'hui, le gouvernement franais m'invite au congrs de Cerisy pour
parler de Jules Verne. D'une certaine manire, on peut dire que Melville et Verne ont chang
ma vie.
Que pensez-vous alors de l'opinion de ceux qui affirment que Jules Verne a fauss ds le
dpart l'image de la science-fiction en privilgiant la science par rapport l'homme ?
Il y en a qui disent a ! Mais ce n'est pas vrai ! Toutes les histoires de Jules Verne sont pleines
d'humanit. Voyez le Tour du monde en quatre-vingts jours, l'humour, la subtile description
des caractres, tout concours magnifier le courage humain et justifier l'orgueil qu'on peut
avoir accomplir une uvre qu'on s'est propose. Bien sr, ses hros utilisent la technologie,
mais c'est seulement pour parvenir leurs fins, ils n'adorent pas la technologie. Voyez, dans
l'le mystrieuse, Jules Verne vous invite devenir l'un des cinq ou six Robinson Cruso de son
histoire et voir si vous pouvez, tout seul, vous crer une science propre. Ses hros y
parviennent et deviennent leurs propres matres, malgr les incroyables forces de la nature qui
s'y opposent, c'est une bonne leon.
Dire que Jules Verne a privilgi la science, c'est un peu comme si quelqu'un prtendait que le
vol sur la Lune est une exprience purement scientifique. Ce qui compte, ce n'est pas que la
fuse ait atterri, c'est qu'Armstrong, et, avec lui, toute l'humanit, y ait dbarqu. Tout ce que
Jules Verne dit, c'est : nos yeux sont faibles, nos mains sont courtes, construisons des outils
qui nous permettent d'atteindre cent, mille, un million de kilomtres. Il ne s'agit pas de devenir
des machines, mais d'obtenir une supra-perception de l'humanit qui nous amne voir et
comprendre davantage.
Est-ce que le fait d'avoir crit principalement de la science-fiction vos dbuts n'a pas
frein votre carrire. Aux tats-Unis, tes-vous considr au mme titre que les auteurs
de littrature gnrale ?
Il y a encore des gens qui ont un prjug contre la science-fiction. Et pourtant, il y a beaucoup
d'crivains par le monde qui crivent des romans sans tiquette qui sont de la science-fiction.
Michael Crichton, par exemple, a vendu 500 000 exemplaires de la Varit Andromde dans
482
l'dition la plus chre, sans dire que c'tait de la science-fiction. Le mme livre, crit par Arthur
Clarke ou Robert Heinlein, paru dans une collection de S.-F. de mme prix, n'aurait pas atteint
10 000 exemplaires. Cela prouve simplement que les gens adorent la science-fiction mais ne
veulent pas l'appeler ainsi.
483
trsors. Par exemple (c'est le thme d'une des nouvelles), le dernier roman qu'Hemingway
racontait son perroquet, en buvant de la tequila, quelques semaines avant de mourir, et dont
personne ne se souviendra peut-tre jamais, depuis que l'animal a mystrieusement disparu.
Ainsi Bradbury ne joue-t-il pas d'une seule musique ; parfois sa mlancolie se charge d'humour.
Au besoin, il se rvolte et signe des motions de protestation contre la guerre au Vit Nam qui
amneront Johnson renoncer la prsidence. Il se sent profondment double et l'affirme
quand il confie : J'ai un grand respect pour mon subconscient. Lui sait ce qu'il fait, tandis que
moi, je vis un peu dans l'ignorance. Alors je le laisse agir, a me russit bien.
Se fiait-il lui quand il critiquait la surconsommation et racontait comment les plantes se
transformeraient en champs d'pandage quand l'homme s'y poserait ? cela, il rpond : Je
crois que nous nous sommes bien comports dans la conqute de l'espace, nous avons pris
toutes les prcautions. Dans mes nouvelles, je ne prophtise pas l'avenir, je me contente
d'avertir des dangers possibles qui nous guettent. La gnration actuelle reconnat mon action
en faveur de l'cologie, mais je refuse l'tiquette d'cologiste, c'est une responsabilit trop grave
pour des problmes trop complexes.
Ray Bradbury n'accepte donc pas de porter le drapeau, il combat maintenant pour lui seul, tout
ses anciennes convictions, ses anciens rves, qui l'ont amen crire de la Science-Fiction :
la plonge sous la mer la suite du Nautilus de Jules Verne, l'envol sur Mars grce
H.G. Wells. Il les laisse remonter en lui, comme sa croyance en Dieu, son amour de la Bible et
le got de la mtaphore qu'il a retrouv chez Herman Melville en adaptant son Moby Dick pour
le cinma.
Bradbury se veut en paix avec le monde et souhaite crire sereinement des histoires qui parlent
du courage humain, avec cette posie qui lui est propre et ce style qui a sans doute fait
beaucoup pour la Science-Fiction, parce que certains ont su reconnatre un crivain de qualit
chez celui qui savait aussi bien parler de l'espace et du temps.
Ses projets sont multiples : il prpare le livret de Moby Dick de l'espace, un opra qui sera
prsent l'anne prochaine Paris en premire mondiale. Il crit un thriller en hommage
Dashiel Hammett et Raymond Chandler, qui ont t ses premires amours. Et il vient parler
de Jules Verne Cerisy, durant cette semaine, pour clbrer le cent cinquantime anniversaire
de sa naissance. Peut-tre pour dire sa place : Nos yeux sont faibles, nos mains sont courtes,
construisons des outils qui nous permettent d'aller plus loin, pour voir et comprendre
davantage. En cela, il n'a pas vraiment chang. Le petit Bradbury qui s'embarquait sur son
rve d'espace en compagnie de ses auteurs favoris a bien su traverser le temps grce sa
machine crire.
485
Grard Klein est n le 27 mai 1937 Neuilly-sur-Seine. On lui doit ce que la Science-Fiction
franaise a produit de plus potique, notamment les nouvelles runies dans Histoires comme
si (1975) et la Loi du talion (1973), sans oublier les romans le Temps n'a pas d'odeur (1963)
et les Seigneurs de la guerre (1971). Sous le masque de l'crivain se cachent ceux du
psychologue, de l'conomiste, du prospectiviste, de l'diteur, du philosophe passionn de
sciences, du critique littraire, un cocktail propice la rflexion sur la Science-Fiction dans
tous ses aspects dont on trouvera ici quelques manations.
importe de noter ici combien des genres aussi rpandus aux U.S.A. que la science-fiction ou le
fantastique peuvent comporter de qualits diffrentes. Il y a entre les aventures de Guy l'clair
(d'ailleurs passionnantes) et les Chroniques martiennes le mme abme qu'entre un film des
Marx Brothers et le Misanthrope.
Ce qui tua en dfinitive Weird Tales et ce qu'on lve souvent contre l'uvre de Bradbury, fut
le reproche de gratuit. Je ne sais si cette trange volont de donner un sens, une signification,
une utilit, tous les livres parviendra dfinitivement touffer les flammes de l'imagination.
Mais je sais qu'une telle mconnaissance n'a pas de fondement dans le cas de Bradbury,
puisqu'il apporte un extraordinaire sens de l'humain et d'originales rflexions un monde qui a
une faim terrible de concepts nouveaux et d'ides anciennes. Ce n'est pas en vain que Bradbury
place cette citation en tte des Chroniques martiennes :
Il est bon de renouveler ses sources d'merveillement. Les voyages interplantaires ont refait
de nous des enfants.
La renomme de Bradbury s'tendit bientt tous les magazines de science-fiction, puis
dborda le genre. Avec les Chroniques martiennes, Bradbury entre irrversiblement dans la
littrature. trente-cinq ans, il a crit cinq volumes, dont un roman, Fahrenheit 451, la fois
courageux et excellent. Il a reu un prix de l'Institut national des Arts et des Lettres pour sa
contribution la littrature amricaine avec les Chroniques martiennes et l'Homme illustr, un
prix O'Henry et la mdaille annuelle du Commonwealth Club de Californie pour Fahrenheit
451. Il a t traduit en franais, en italien, en portugais, en allemand, publi en Angleterre. Mais
sa vritable conscration vient peut-tre du fait que John Huston a fait appel lui pour crire le
scnario et les dialogues du film tir de Moby Dick, le plus grand roman du monde.
Cependant, on ne saurait nier l'importance de la science-fiction dans l'uvre de Bradbury. La
science-fiction cherche en grande partie dcouvrir en nous un monde surrel, plus logique,
plus effrayant ou meilleur que le ntre, mais coup sr plus vrai, plus achev, quoique encore
venir, encore insuffisamment form dans les entrailles du temps. Et c'est ce monde que
Bradbury a su et pu saisir par quelques-unes de ses multiples facettes, le temps d'un clair, mais
avec une acuit et une posie inoubliables.
Ce n'est pas que Bradbury se soucie beaucoup de la science. C'est l'aspect fantastique,
immdiat, sensible de la science qui le sduit et non son ct rationnel et mthodique de
connaissance accumule. C'est peu de dire qu'il ne recherche pas le dtail technique ou la
ralit physique. Il semble bien que pour lui, la science ne soit qu'une faon maladroite
d'exprimer la ralit du monde, comme les mots ne permettent que de dcrire imparfaitement
les trangets et les merveilles de la pense. Il importe d'tre et non de comprendre, de se
487
comprendre. S'tudier est en dfinitive se nvroser. Et si l'me est un puits sombre au fond
duquel miroite une eau chantante, terriblement attirante, si la recherche et la connaissance de
soi-mme tenaillent tout homme, n'est-il pas prfrable de demeurer dans les contres
ensoleilles qui environnent le puits ?
De mme, tudier le monde est le dtruire. Il importe seulement de le sentir. La chose
essentielle est la vie, l'expression presque instinctive longuement mrie et porte en soi, use
et polie par le cours des annes, rode par le torrent des ides et des hommes de cette vie
qu'est l'art, l'art en tant que posie, musique, got de miel, violence de l'orage, chant du vent,
livres-penses de Mars et bobines dvidant leur trame de rve. Spencer explique dans les
Chroniques martiennes :
Ils (les anciens Martiens) savaient vivre dans la nature et se la concilier. ils ne s'escrimaient
pas liminer en eux l'animal pour n'tre que des hommes. C'est l'erreur que nous avons
commise aprs Darwin. Nous l'avons reu bras ouverts comme nous avons serr sur nos
curs Huxley ou Freud. Puis nous avons constat que Darwin et nos religions ne se conciliaient
pas, ou du moins, nous n'avons pas pens la chose possible. Nous tions stupides. Nous avons
tent de bousculer Darwin, Huxley et Freud. Ils avaient trop de poids. Alors, comme des idiots,
nous avons essay d'abattre la religion. La russite a t complte. Nous avons perdu la foi et
nous nous sommes demand quel pouvait bien tre le sens de la vie. Si l'art n'tait pas plus que
l'exutoire d'une sexualit frustre, si la religion n'tait qu'un expdient, quoi bon vivre ? La foi
a toujours fourni rponse tout. Mais elle s'est totalement effrite avec Freud et Darwin. Nous
tions et nous sommes encore des hommes perdus.
Cette erreur que nous avons commise aprs Darwin, en fait, c'est l'erreur de l'homme blanc, la
volont de conscience et la volont de puissance. Aussi Bradbury porte-t-il une large tendresse
tous les simples, aux primitifs, aux noirs, qui dans leurs gestes et dans leurs actes ont gard un
peu de la souple inconscience animale. Les Martiens des Chroniques ne sont-ils pas, au sens
propre du terme, des existentialistes ?
Les Martiens ont dcouvert le secret de la vie parmi les animaux. L'animal ne s'interroge pas
sur l'existence, il existe. Sa raison d'exister, c'est de vivre Il tait bon de vivre et toute
discussion tait inutile.
Rapprendre respirer, me dorer au soleil, couter la musique, lire un livre. Que vous
offre votre civilisation ?
La civilisation martienne s'est elle-mme condamne parce qu'elle s'est contente d'tre. Mais
au-del de sa destruction, il reste ceci : les Martiens se sont suffi de ce qu'ils taient et ils l'ont
t pleinement, mme si cela a entran leur perte.
488
Ainsi, il n'y a pas chez Bradbury une injuste condamnation de la civilisation technique actuelle
ou venir et un regret strile du bon vieux temps, mais, d'une part, la manifestation d'une relle
inquitude peut-tre propre notre temps, et d'autre part, la cration d'un monde sublim, la
fois plus paisible et plus vivant, o l'art est une loi et la seule comptition. Peut-tre une telle
inquitude moderne provient-elle d'une absence de culture (non pas de connaissances, mais
bien de culture) au moins autant que de la nostalgie d'un temps matriellement plus calme.
Peut-tre y a-t-il dans cette conception de l'utopie une transposition de la priode amricaine de
prosprit, que les crivains de la gnration de Bradbury connaissent comme un ge d'or
rvolu ; mais on y trouve par surcrot tout un monde venir, dcouvrir sur Mars, un monde de
culture, un monde dont les germes incertains, toujours menacs par les roues nickeles et les
outils froids et brillants, subsistent et se dveloppent en notre propre poque. Parfois, pour
construire un tel monde de rve et de posie, o le cauchemar peut devenir un dlice, on peut
faire appel aux ressources de la technique, tel cet homme qui construit sur Mars une maison
Usher II et l'emplit de robots aux formes effrayantes, gorille, chat noir, essaims bourdonnants
de mouches mtalliques, rats, araignes tissant sans fin des toiles inutiles, Mort pourpre, tirs
de la mythologie de Poe. Parfois, au contraire, il faut fuir les villes et la technique pour
maintenir ces germes en vie, tels ces hommes qui, dans Fahrenheit 451, vivent traqus par des
limiers robots dans les bois et sont de vrais livres vivants, parce qu'ils ont appris par cur les
livres que brlent les pompiers, mandataires d'une socit dtruisant, crasant la pense en tant
qu'individualit.
Car c'est une certaine forme de socit que s'en prend Bradbury. Et, dans le cadre particulier
de cette socit, il peut passer pour subversif. On ne peut s'empcher de songer en lisant
Fahrenheit 451 aux livres brls en grande pompe par les nazis, par les maccarthystes, et
l'interdiction rcente en Chine populaire d'Alice au pays des merveilles, sous le prtexte que les
animaux y parlent et que ce n'est pas raliste
Peut-tre, au fond de l'inutilit apparente de la posie en prose de Bradbury, l'arme la plus
puissante se cache-t-elle, la bombe de pense qui l'emporte toujours sur le mcanisme social,
qui permet toujours au dviant, cet tre unique et dangereux parce qu'inassimilable,
impossible abrutir et convaincre, de survivre et de transmettre son originalit.
Il est tout de mme rconfortant de constater que Bradbury a remport aux tats-Unis un rel
succs, moins que ce ne soit le signe de quelque secret et profond masochisme social.
----==ooOoo==---Le monde de Bradbury est vivant et vari, cohrent et contradictoire, et au plus haut point
potique.
489
Le monde n'est pas absurde, pour Bradbury, mais nous l'avons rendu absurde. Nous avons bti
minutieusement un immense chafaudage d'acier et de verre, froid, silencieux, dsinfect,
neutre, sans nous apercevoir qu'il nous drobait une partie de notre me et nous forait
voluer dans sa direction. Il y a dans toutes les histoires de Bradbury une surralit presque
dmoniaque de ce monde. Ceux qui le servent sont au fond de pauvres gens. Quelque chose de
plus fort qu'eux les a assujettis, mais il arrive que l'un de ces pompiers chargs de brler les
livres chappe l'influence hypnotisante des lumires clatantes, des affiches tales sur un
kilomtre de long sur le bord des routes, des soap operas vomis par un million de haut-parleurs.
Il y a l le phnomne de possession de l'homme par la machine. Possession qui permet un
bonheur lthargique, vgtal, mais qui entrave toute action de la pense ; mieux, qui considre
la pense elle-mme comme une tranget, une nvrose. Le piton qui se promne seul, dans
les rues silencieuses et dsertes d'une ville hante seulement par les visages blmes des gens
aux yeux rivs sur les crans de leurs postes et par la voiture vide et noire de la police, est
considr comme un arrir et conduit au Centre d'tude sur les tendances rgressives (cf.
"l'Arrir", traduction de "the Pedestrian" paru dans Fiction n 3).
Pour celui qui subitement se dtache de cet univers maudit, ce dernier apparat comme une
range de fentres bantes, d'crans vides comme les yeux qui les fixent, de limiers robots
construits pour traquer et tuer tout homme qui ne tient pas l'american way of life pour le but et
la fin de toute ambition humaine. Cet univers est complet et confortable, pourtant.
Un des pompiers de Fahrenheit dit J'ai entendu les bruits qui circulent. Le monde meurt de
faim, mais nous sommes gavs, nous. Est-ce vrai que le monde entier trime et que nous nous
gobergeons ? Est-ce pour cette raison qu'on nous hait tellement ?
Au sein de la quitude de ce monde, les gens ne se rencontrent pas parce qu'ils sont devenus
insensibles. Et ceux qui s'en rendent compte se suicident de dsespoir.
Aussi mieux vaut le monde extrieur, mme s'il meurt de faim. Il arrive une grande chance
certains, dans l'admirable nouvelle "Et les rochers crirent : Dehors !", parce que, au moment
o ils sont balays par cette haine, ils se retrouvent nus et se retrouvent eux-mmes.
Et c'est ainsi que nous sortons de l'enfer, en abandonnant les rues miroitantes d'un million
d'yeux de verre vides, les armatures d'acier demain fondues dans le dluge des bombes, et les
hommes au cerveau de caoutchouc dlav, et que nous pntrons dans le purgatoire des gens
simples et des inquiets, des artistes et des primitifs.
"La Grand-route" [1] raconte l'histoire de ce Mexicain qui vivait sur le bord de la grand-route et
qui voit passer un jour un essaim affol de voitures. Et lorsqu'il demande aux passagers de la
dernire des voitures ce qui se passe et qu'ils rpondent : C'est la guerre, c'est la fin du
490
Et c'est dans cette mesure que Bradbury est optimiste. Il n'a nul besoin d'une utopie, d'une
transformation de l'homme, parce que l'homme n'est perdu et condamn que lorsqu'il accepte de
l'tre, individuellement.
Un monde froid et un monde chaud. Un monde mcanique et un monde vibrant. La mort et la
vie. Pourquoi pas le mal et le bien, les deux ples de la magie ? La contrainte et la libert ? La
drision et la posie ?
----==ooOoo==---Bradbury est certainement l'un des meilleurs stylistes amricains contemporains. Il s'est
assimil avec un rare bonheur la langue populaire et la manie avec une virtuosit
paradoxalement aristocratique. Il a le sens des formules ramasses qui indiquent une action. Il
aime les tableaux, mais il a surtout ce don suprme qu'est la vie de la langue, le bondissement
soudain de la phrase, la surprise d'un mot au dtour d'un buisson d'ides, le rythme lger des
alternances. Il peut tre dur et froid, ou mordant, ou vibrant. Il ne raconte jamais, vrai dire. Il
vit.
Il n'y a pas chez lui ce souci constant de la prciosit et de la recherche propre certains jeunes
crivains amricains, comme Truman Capote. Il y a, semble-t-il, une beaucoup plus grande
spontanit. Sans doute en doit-il une grande part Steinbeck et William Saroyan. Ses hros
se nomment souvent Pa' et Ma' et ont des noms simples, frquentent les drugstores et les
movies de l'avenir. Mais il redoute moins l'intellectualisme que Steinbeck et tombe moins
facilement dans la sensiblerie que Saroyan. C'est qu'il a pour lui le fantastique et le don
mystrieux d'accorder la vie aux roches, au mtal, aux fuses, au pass et parce qu'il est
merveill par le monde, il sait son tour merveiller.
Les uvres de Bradbury ne sont pas seulement des livres, du papier et de l'encre, des signes et
des mots.
Elles sont des mondes, des plantes, des routes. Il me semble toujours, lorsque j'ouvre au
hasard les Chroniques martiennes ou l'Homme illustr, voir s'effacer les lettres et apparatre des
couleurs, des formes grouillantes et merveilleusement vivantes.
Et, au dtour d'une route bien connue, dcouvrir un pays nouveau et enchanteur.
Notes
[1] Traduction de "the Highway", paru dans l'Homme illustr.
[2] Traduction de "the Wilderness", paru dans Fiction 28.
492
Cher Monsieur,
J'ai bien reu votre message et me rjouis de voir aborder dans une thse un thme en effet
important dans l'histoire de l'utopie. Je vous remercie de la confiance que vous me tmoignez,
mme si je ne suis pas certain de la justifier.
- Si vous utilisez mes Voyages aux pays de Nulle part, je vous conseille de choisir la 3e
dition, passablement mise jour et augmente.
Question : Pourriez-vous clairer ma lanterne sur les termes suivants : anti-utopie, contreutopie et dystopie ?
Concernant anti-utopie et contre-utopie, de nombreux auteurs utilisent souvent une seule de ces
notions, sans expliquer pourquoi et, ce qui est plus grave, sans mme faire mention de lautre
notion. Dans vos travaux, vous diffrenciez ces deux notions en situant lanti-utopie partir du
Sicle des Lumires, et la contre-utopie au XXe sicle. Jaimerais connatre votre avis sur la
diffrence, si diffrence il y a, entre une, anti-utopie, une contre-utopie et une dystopie (Une
notion trs utilise, mais insuffisamment explicite ce jour).
Rponse : En ce qui concerne les termes anti-utopie, contre-utopie et dystopie, vous avez fort
bien constat que les deux premiers sont peu prs interchangeables. Dans les sciences
humaines, il n'existe malheureusement pas de terminologie rigoureuse et les mots sont
employs trop souvent au petit bonheur. Pour la dystopie, c'est peut-tre plus clair: c'est l'utopie
ngative, qui montre le meilleur des mondes, en ralit, comme un enfer, d'o le recours la
racine grec -dys contraire de -eu (qui apparat d'ailleurs en jeu de mots dans l'Utopie de More,
qui est aussi une eutopie. Le plus simple serait, je pense, que vous forgiez votre propre usage
des dfinitions aussi claires que possible dans le cadre prcis de votre corpus.
~
493
Question : Quel rle accordez-vous aux rcits pessimistes, voire anti-utopiques, de Jules
Verne (dans les dernires annes de sa vie) dans lmergence de la contre-utopie au XXe
sicle ? Je pense Lternel Adam, La journe dun journaliste amricain en 2890 ou Les
500 Millions de la Bgum.
Rponse : En ce qui concerne Jules Verne, je ne sais si vous connaissez l'ouvrage de Nadia
Minerva (Jules Verne aux confins de l'utopie, Paris, L'Harmattan, 2001).
- Pour l'tablissement du corpus, vous connaissez, je suppose, le Dictionary of literary utopias
(Paris, Champion, 2000) et vous pourriez peut-tre aussi tirer quelque profit de Georges Minois
(Histoire de l'avenir, Paris, Fayard, 1996). Bien entendu, la bibliographie est aujourd'hui
plthorique et en plusieurs langues.
~
Question : Pensez-vous que le roman de Zamiatine, Nous autres, est, face la ralisation de
lutopie communiste, la premire dystopie ?
Rponse : La premire dystopie (description d'un enfer) n'est pas, je pense, l'uvre de
Zamiatine. Elle apparat pour la premire fois sans doute dans Le Monde tel qu'il sera, d'Emile
Souvestre, en 1846, et il y en a plusieurs autres, franaises, anglaises ou allemandes, au XIXe
sicle. Vous aurez observ que la plupart des utopies sont effet, et trs tt, totalitaires par
nature. Mais il est vrai qu'on peut imaginer que l'exprience historique du XXe sicle a
dvelopp cette tendance, et il existe videmment des liens historiques troits entre les
circonstances historiques, politiques et sociales et les uvres de Zamiatine, Wells, Orwell, etc.
~
Question : Est-ce que la dystopie, dans la littrature de science-fiction, existe encore ?
Je mexplique sur cette question. Lorsque la dystopie est voque dans la littrature de sciencefiction, ce sont toujours les mmes romans qui sont cits, Nous autres, Le Meilleur des mondes,
1984, Fahrenheit 451 et Un bonheur insoutenable. Est-ce un mode dexpression li uniquement
494
aux grands tourments du sicle dernier ? Ny a-t-il pas une piste creuser du ct des auteurs
de ces rcits, et notamment le fait quils ne sont pas vraiment des crivains de science-fiction,
genre peu littraire au dbut du sicle dernier. Est-ce quun souci defficacit peut expliquer le
choix de la science-fiction ? Un genre qui marque les esprits par des descriptions saisissantes.
Le dplacement mtaphorique de la science-fiction aurait-il permis dviter la censure lorsquil
sagissait de parler dune actualit encore trop brlante ?
~
Question : Ne pensez-vous pas que la dystopie trouve dsormais sa place dans les productions
cinmatographiques ? Un espace dexpression idal pour le rcit de science-fiction dystopique,
notamment par sa facult matrialiser sur un cran ces villes du futur, ces socits
dystopiques, si lon pense Gattaca, Brazil, Equilibrium, Les Fils de lhomme, Code 46, Soleil
vert, THX 1138 ou Minority report.
Est-ce que la littrature de science-fiction peut encore trouver sa place dans cette socit, non
plus de limage, mais de limage anime, lorsquelle dcrit ces univers dystopiques ?
Rponse : Oui, je crois, comme vous, que la dystopie a trouv sa place au cinma, ce mdia, en
prsentant la matrialisation dune dystopie en images, participe son tour lvolution du
rcit utopique. (il en est aussi question dans l'Histoire transnationale).
Voil peu prs ce que je puis vous dire rapidement. Je reste votre disposition si je
peux vous tre utile et vous souhaite bon travail. Je serai ravi de vous rencontrer ma
confrence du 20 septembre mais, dans le cadre o elle se fait, ne vous attendez rien que vous
ne sachiez dj!
Dchire tes plans, mon pauvre Camille, et cependant rjouis-toi, car je tenvoie, pour les
remplacer, le plan dune ville-modle, que tu dsirais depuis long-temps. Je regrette bien
vivement de ne tavoir pas ici pour te voir partager mon admiration et mon ravissement.
Imagine dabord, soit Paris, soit Londres, la plus magnifique rcompense promise pour le
plan dune ville-modle, un grand concours ouvert, et un grand comit de peintres, de
sculpteurs, de savants, de voyageurs, qui runissent les plans ou les descriptions de toutes les
villes connues, qui recueillent les opinions et les ides de la population entire et mme des
trangers, qui discutent tous les inconvnients et les avantages des villes existantes et des
projets prsents, et qui choisissent entre des milliers de plans-modles le plan-modle le plus
parfait. Tu concevras une ville plus belle que toutes celles qui lont prcde ; tu pourras de
suite avoir une premire ide dIcara, surtout si tu noublies pas que les citoyens sont gaux,
que cest la rpublique qui fait tout, et que la rgle, invariablement, et constamment suivie en
tout, cest : dabord le ncessaire, puis lutile, enfin lagrable.
Maintenant, par o commencer ? Voil lembarrassant pour moi ! Allons, je suivrai la rgle
dont je viens de te parler, et commencerai par le ncessaire et lutile.
Je ne te parlerai pas des prcautions prises pour la salubrit, pour la libre circulation de lair,
pour la conservation de sa puret et mme pour sa purification. Dans lintrieur de la ville,
point de cimetires, point de manufactures insalubres, point dhpitaux : tous ces
tablissements sont aux extrmits, dans des places ares, prs dune eau courante ou la
campagne.
Jamais je ne pourrai tindiquer toutes les prcautions imagines pour la propret des rues. Que
les trottoirs soient balays et lavs tous les matins, et toujours parfaitement propres, cest tout
simple : mais les rues sont tellement paves ou construites que les eaux ny sjournent jamais,
trouvant chaque pas des ouvertures pour schapper dans des canaux souterrains.
()
La loi (tu vas peut-tre commencer par rire, mais tu finiras par admirer), la loi a dcid que le
piton serait en sret et quil ny aurait jamais daccident ni du ct des voitures et des
chevaux ou des autres animaux, ni daucun autre ct quelconque. Rflchis maintenant, et tu
verras bientt quil ny a rien dimpossible un gouvernement qui veut le bien.
496
Dabord, pour les chevaux fringants, ceux de selle, on nen permet pas dans lintrieur de la
ville, la promenade cheval ntant soufferte quau dehors et les curies tant aux extrmits.
()
Tu comprends en outre que les conducteurs de voitures, tant tous des ouvriers de
la
Rpublique et ne reevant rien de personne, nont aucun intrt sexposer des accidents et
sont au contraire intresss les viter.
Tu comprends aussi que, toute la population tant dans les ateliers ou les maisons jusqu trois
heures, et les voitures de transport ne circulant quaux heures o les omnibus ne courent pas et
o les pitons sont peu nombreux, et les roues ne pouvant jamais quitter leurs ornires, les
accidents de la part des voitures et entre les voitures doivent tre presque impossibles.
()
Les pitons sont protgs mme contre les intempries de lair, car toutes les rues sont garnies
de trottoirs, et tous ces trottoirs sont couverts avec des vitres, pour garantir de la pluie sans
priver de la lumire, et avec des toiles mobiles pour garantir de la chaleur. On trouve mme
quelques rues entirement couvertes, surtout entre les grands magasins de dpt, et tous les
passages pour traverser les rues sont galement couverts.
()
Je nai pas besoin de te dire que tous les monuments ou tablissements utiles que lon trouve
ailleurs se trouvent plus forte raison ici, les coles, les hospices, les temples, les htels
consacrs aux magistratures publiques, tous les lieux dassemble populaire, mme les arnes ;
des cirques, des thtres, des muses de toute espce, et tous les tablissements que leur
agrment a rendus presque ncessaires.
Point dhtels aristocratiques, comme point dquipages ; mais point de prisons ni de maisons
de mendicit. Point de palais royaux ou
assembles populaires sont autant de palais, ou, si tu veux, tous les palais sont consacrs
lutilit publique.
Je ne finirais pas, mon cher frre, si je voulais tnumrer tout ce quIcara renferme dutile ;
mais je ten ai dit assez, peut-tre trop, quoique je sois sur que ton amiti trouvera quelque
plaisir dans tous ces dtails, et jarrive lagrable, o tu trouveras encore la varit, constante
compagne de luniformit.
Voyons donc les formes extrieures des maisons, et des monuments.
Je tai dj dit que toutes les maisons dune rue sont semblables, mais que toutes les rues sont
diffrentes, et reprsentent toutes les jolies maisons des pays trangers.
Ton il ne sera jamais bless ici de la vue de ces masures, de ces cloaques et de ces carrefours
497
quon trouve ailleurs ct des plus magnifiques palais, ni de la vue de ces haillons quon
rencontre ct du luxe de lAristocratie.
()
Nulle part tu ne verrais plus de peintures, plus de sculptures, plus de statues quici dans les
monuments, sur les places, dans les promenades et dans les jardins publics ; car tandis
quailleurs les uvres des beaux-arts sont caches dans les palais des rois et des riches, tandis
qu Londres, les muses, ferms les dimanches, ne sont jamais ouverts pour le Peuple qui ne
peut quitter son travail pour les visites pendant la semaine, toutes les curiosits nexistent ici
que pour le Peuple et ne sont places que dans des lieux frquents par le Peuple.
Et comme cest la Rpublique qui fait tout crer par ses peintres et ses sculpteurs, comme les
artistes, nourris, vtus, logs et meubls par la Communaut, nont dautre mobile que lamour
De lart et de la gloire, et dautre guide que les inspirations du gnie, tu vas comprendre les
consquences.
Rien dinutile, et surtout rien de nuisible, mais tout dirig vers un but dutilit ! Rien en faveur
du despotisme et de lAristocratie, du fanatisme et de la superstition, mais tout en faveur du
Peuple et de ses bienfaiteurs, de la libert et de ses martyrs, ou contre ses anciens tyrans et ses
satellites.
Jamais ces nudits ou ces peintures voluptueuses qui, dans nos capitales, pour plaire aux
libertins puissants, et par la plus monstrueuse des contradictions, tandis quon recommande
sans cesse la dcence et la chastet, prsentent publiquement au Peuple des images que le mari
voudrait cacher sa femme et la mre ses enfants.
Jamais non plus ces uvres de lignorance ou de lincapacit que la misre vent vil prix
pour avoir du pain, et qui corrompent le got gnral en dshonorant les autres ; car ici rien
nest admis par la Rpublique sans examen ; et comme Sparte o lon supprimait leur
naissance les enfants infirmes ou difformes, ici lon plonge sans piti dans les tnbres du
nant toutes les productions indignes dtre claires par les rayons du Dieu des arts.
Je marrte, mon cher Camille, quoique jeusse beaucoup te dire sur les rues-jardin, sur la
rivire et les canaux, sur les quais et les ponts, et sur les monuments qui ne sont que
commencs ou projets.
Mais que diras-tu, quand jajouterai que toutes les villes dIcarie, quoique beaucoup moins
grandes, sont sur le mme plan, lexception des grands tablissements nationaux !
Aussi je crois tentendre crier avec moi : Heureux Icariens ! Malheureux Franais !
498
DYSTOPIE
Pour lutopie, la spculation reprsentait la voie suivre pour chapper une ralit
bien dcevante, parfois, elle devait se tourner vers la tradition et quelques fois, vers des formes
plus exotiques. Comme une forme de compensation, elle pouvait aller vers un pass mythique
et devenir le lointain souvenir dune poque heureuse. Ce fut le sens du mythe de l'ge d'Or*,
qui est entr dans une mta-histoire constitue par cette vision dun prsent ternel et positif. La
principale caractristique de ce Paradis perdu*, c'est qu'il ne dpendait pas de la volont
humaine. Il dpend du respect d'une loi, qui ntait pas propre l'humanit, et sa perptuation
est garantie par le respect de ses interdictions (le mythe de Pandore et Eve). L'homme est tomb
en laissant le bonheur et l'avenir derrire lui et, plus tard, les consquences de sa chute seraient
encore pire. La tradition judo-chrtienne a surmont cet obstacle en promettant une
compensation : aprs une certaine attente et lexpiation, la terre promise viendrait. Ce n'est pas
encore lutopie : l'humanit sest elle-mme purifie dans lattente de la transcendance et du
pardon, ainsi la cit idale serait au bout du chemin, mais elle ne serait pas btie par les
hommes.
En supposant l'existence d'un lieu o l'ge d'Or aurait survcu, les principaux lments
permettant de comprendre le malheur historique taient la fois gographiques et mythiques.
Toujours inaccessible, l'utopie est devenue parallle et contemporaine au prsent. Elle a pris
cette forme il y a fort longtemps, lorsquau neuvime sicle Saint Brendant dcouvrait des
Chrtiens parfaits qui vivaient dans lle dAntilia. Et l, plutt que d'attendre l'utopie, les gens
devaient latteindre, et il n'tait pas ncessaire de voyager dans le temps, mais plutt de voyager
dans le monde. Ctaient l les deux directions que l'utopie devait suivre.
Toutefois, un changement fondamental sest produit. partir de Thomas More, la
cration de la Cit idale* dpend des hommes et non plus de la volont divine, ainsi l'utopie
est devenue un modle pour s'opposer la ralit afin de la transformer : il a montr ce qui
pourrait tre possible lorsque les constantes axiologiques de la ralit peuvent tre changes et
il a enseign que l'histoire passe n'tait pas la seule possibilit. Ainsi, l'utopie a prsent une
scularisation millnariste* et un virage vers l'anthropocentrisme ; un modle qui remplacera
1
Texte original : Vita FORTUNATI et Raymond TROUSSON, Paris, Honor Champion, 2000, pp. 180-185.
499
500
leurs sentiments par tirage au sort afin de respecter la loi de l'galit*. Ici, Prvost avait
soulign la contradiction utopique fondamentale entre le bien-tre collectif et individuel : le but
a t atteint grce la rduction de tous un dnominateur commun et l'limination des
passions*, considres comme anarchiques. Dans ce roman, les pisodes de Abaquis et de
Nopandes montraient que l'ordre et la stabilit ne pourraient tre obtenus que par la destruction
des individus. Aucunes de ces trois socits, prsentes comme parfaites, ne russirent
l'examen. Le paternalisme collectiviste de Sainte-Hlne a empch la plupart des sentiments
naturels, la cration d'un despotisme clair parmi les Abaquis a caus la manipulation par la
peur et la discipline, et lapparente simplicit de Nopandes cachait l'intolrance et la tyrannie.
Chaque fois, la conclusion dcrit l'chec d'une socit idale fonde sur la culture au nom du
bien-tre collectif. Ainsi, limage du ralisme et du pessimisme, l'individualisme est donc
fatal pour les spculations utopiques.
Dans Histoire des Gallignes* (1765) par Tiphaigne de la Roche, l'utopie a t rode
de l'intrieur. Contrairement ce que les crivains utopiques avaient dcrit, la perfection et la
stabilit taient obtenues une fois pour toutes, et l'abri de temps, il a montr que toutes les
institutions ont t inexorablement lies la marche de l'histoire* et la dgradation de toutes
les crations humaines. Lutopie ne pouvait pas durer parce que l'homme aura toujours le "dsir
d'tre diffrent de ce qu'il tait." Son ide de la nature humaine l'a amen croire en
l'infaillibilit du systme et ici le scepticisme a invalid lidalisme utopique. Sade dcrit le
mme processus. Dans Aline et Valcour* (1788), la joyeuse le de Tamoe, dans laquelle
vivaient des gens "qui taient vertueux sans lois et pieux sans religion", tait compare au
terrible royaume de Butua, une sombre utopie fonde sur un illimite et parfaitement arbitraire
despotisme, qui sadonnait autant au mal et au bien-tre d'une population qui tait "la plus
cruelle et la plus dissolue sur terre." En sannulant, ces deux socits ont montr l'chec de
toutes les rgles sociales qui sont universellement valables, savoir l'axiome sur lequel repose
l'optimisme des Lumires, la foi dans le progrs indfini et le rve utopique d'une socit
parfaite.
En dpit de la foi dans le progrs du sicle suivant, ce refus qui a commenc au dbut
du sicle des Lumires provoqua llaboration de certaines nouvelles formes d'expression.
Comme la majorit de leurs contemporains - Owen, Saint-Simon, Fourier et Cabet - ont t
enthousiasms par les progrs technique et scientifique, Charles Nodier a critiqu la notion de
progrs et ce qu'il appelle la manie de la perfectibilit : il a attaqu les faiseurs dutopie
affirmant que "il serait trs difficile de crer une socit parfaite, si nous ne trouvons pas un
moyen pour obtenir l'homme parfait ou de le crer." Hostile au Saint-Simonisme, du culte de la
science celui de l'industrialisation, ds 1833 Nodier sinspira de l'humour corrosif de Swift
pour faire la satire des philosophes, qui croyaient en les inluctables avantages du progrs
technique dans certaines nouvelles parodiques telles que Hurlubleu* et Lviathan le long*.
Dans ses satires, Nodier a critiqu le mythe moderne du progrs et de la confiance dans
un futur mcanis o la socit et les individus se dplaceraient en tirant profit du matrialisme.
Mais ce qui a caus le mpris de Nodier pourrait provoquer une sorte de peur et un
avertissement. En y regardant dun peu plus prs, Le Monde tel qu'il sera* (1846) par Emile
Souvestre peut tre considr comme le prdcesseur de l'anti-utopie. Au cours de l'anne
3000, les gens ont des sous-marins, avions et de la tlvision, ils voyagent dans des vhicules
lancs travers les tunnels de mtro et la nourriture de synthse* liminera le problme de la
faim. Nourris avec du lait artificiel, les bbs seront slectionns pour leurs futurs emplois
grce la phrnologie et lcole* ils passeront des examens avec une srie de rponses
enregistres l'aide de la mnmonique, car cette technique leur permettra de ne pas penser. Ils
cultivent les scientifiques hautement spcialiss, comme sils taient des plantes rares et, grce
une fcondation croise, ils vont obtenir des "industriels hybrides", les proltaires contraints
de travailler dans les usines, qui anticipe les epsilons de Brave New World *. Les travaux des
ouvriers sur la chane de montage seront brutaux et dshumanisants, et les machine,
soigneusement entretenues, sopposeront " ces hommes fans et puiss qui sagitent dans
503
tous les sens." C'est dj la classe ouvrire que Wells Dcrit quelques annes plus tard dans The
Time Machine*, When the Sleeper Wakes* ou Shape of Things to Come* : les proltaires
constituent une classe part, grossire et sans instruction, une population stupide au service des
classes dirigeantes. La tendresse, l'amour et l'imagination sont inconnus dans ce futur et,
comme dans les uvres d'Orwell, la culture*, inutile en ces temps, est remplace par une presse
scandales et par les machines. Les hommes deviendront des objets flexibles remplaables.
Ltonnant dispositif de cette premire dystopie n'tait pas l'ingniosit avec laquelle les
futures machines ont t imagines mais la conscience, exprime ici pour la premire fois, que
la science et la technologie, loin de librer les hommes comme dans lIcarie de Cabet, les
condamneraient non seulement la standardisation de leur quotidien et de leur travail mais
galement pour influencer profondment la nature humaine elle-mme. Jusqu' la fin du 18me
sicle et aussi dans celui de Mercier, cette dnaturalisation a t obtenue par l'amlioration des
institutions et de la morale ; partir du milieu du sicle suivant, Souvestre a imagin des
processus plus ingnieux et plus dfinitifs. Ainsi, le point de vue classique d'utopie positive a
chang. Il ntait plus question de dcouvrir les meilleures institutions qui mneraient l'homme
au progrs moral, mais lutilisation des outils scientifiques - chimie, drogues et le traitement
tout ce qui pourrait modifier ses rythmes biologique et psychique afin de l'inciter recevoir,
sans objection, le monde prpar pour lui. La Dystopie a t labore non seulement comme
l'inquitude de linstauration possible d'un rgime politique, mais galement par la crainte des
possibilits de la science et la technologie, ainsi que la propagation dun matrialisme brutal,
posant la question de la signification d'une socit cre aux frais de l'homme, qui obtiendrait le
bonheur par l'inconscience de la mcanisation du comportement.
La rupture cre par Emile Souvestre est devenue de plus grand en plus grande
pendant les dcennies suivantes. L'inquitude provoque par l'invasion du matrialisme a t
dcrite dans Erewhon* (1872) de Samuel Butler. Dans The Coming Race* (1871) BulwerLytton sest interrog sur la valeur des objectifs. Dans un monde souterrain, le Vril, une sorte
de mlange de toutes les forces et substances nergtiques, a libr lhumanit du travail*, de la
maladie* et de la vieillesse. Ces personnes devraient avoir accompli le vieux rve utopique :
paisibles, sages, abrits des passions, profitant de la justice, de la sant et du divertissement, ils
devraient donc connatre le bonheur parfait. Au contraire, ces hommes sennuyaient et parce
qu'ils avaient oubli tout ce quils taient vraiment : les passions et le dsir pour la lutte du
succs individuel. Les habitants de ce monde ne pouvaient donc pas apprcier leur bonheur
504
suppos. Le message tait clair : lutopie mne un bien-tre vide et une perfection
suffocante, et il tait ncessaire de l'viter. Avant dtre une cration humaine, elle devenait
dsormais la ngation de la nature humaine.
La cit idale* s'est avre tre seulement une tape dans une histoire qui ntait pas
encore imagine. Pourquoi le bonheur, ne serait pas le dbut et la stabilit du, ne serait-il pas
tre le dbut d'une chute dans la barbarie ? En 1894, l'An 330 de La Republique* par Maurice
Spronck a prvu que la socit occidentale serait affaiblie par des conforts matriels, mine par
une neurasthnie menant laddiction aux drogues et au suicide et dtruite par des personnes
plus agressives. Dcrivant un futur affect par un bonheur dbilitant, Spronck, comme BulwerLytton, a appel l'attention sur le futur des espces humaines. Le mme pessimisme tait
prsent dans Histoire de quatre ans* (1903) par Daniel Halevy qui a dpeint une Europe
exempte de tous les efforts dans lesquels le temps de travail a t rduit deux heures par jour
et l'utilisation des divertissements est devenue le besoin social le plus urgent pour se perdre
dans laddiction aux drogue et lrotisme. L'Anno 3000* (1897) par Paolo Mantegazza tait
juste comme le ngatif : la tyrannie des scientifiques a form une humanit qui tait de plus en
plus artificielle et l'a compltement asservi. De nouveau, la mme inquitude pourrait tre
trouve dans The Machine stops* d'E.M. Forster' (1912) dans lequel l'humanit, vivant sous
terre, dpend totalement de la machine qu'elle difie. Pendant un jour, le monstre vivifiant
cesse de travailler et l'humanit, incapable d'tre autosuffisante, disparat.
Dans la deuxime moiti du 19me sicle il y avait beaucoup de signes de la crise et les
gens ont commenc penser qu'utopie tait certainement faisable mais que, en ralit, le
paradis utopique a cach l'enfer. En plus de la panne du progrs scientifique, que Charles
Nodier avait dj prvue, scepticisme cart galement au vieux rve utopique des institutions
politiques. Quoique beaucoup d'auteurs, de Cabet Morris, aient visualis le dveloppement du
socialisme* avec l'optimisme, d'autres l'ont considr simplement comme ralisation d'un
collectivisme de mise niveau anonyme. Dans The New Utopia* (1891), une nouvelle satirique
crite par l'humoriste Jerome K. Jerome, galit a t obtenue par un traitement chirurgical
forc prvoyant la lobotomie gnrale de Zamyatin. Dans Les Socialistes au pouvoir* (1898),
Hippolyte Verly a fait une dnonciation tt d'une socit galitaire atrophie par l'uniformit,
concluant cela le rgime socialiste tait incompatible avec la libert et la dignit humaines.
The Master Beast* (1907) de Horace W.e. Newte a vu dans un avenir socialiste un monde de
monotone et affaiblit qui dmontrait que le socialisme tait contraire la nature humaine.
505
Bien plus que Souvestre, qui tait relativement inconnu, l'anctre direct de la dystopie
moderne tait d'Herbert George Wells qui crivit un cycle utopique ds 1895, avec la clbre
Time Machine*, qui sacheva en 1933 avec Shape of Things to Come*. L'originalit de Wells
dpendait du fait qu'il est apparu en tant que penseur transitoire avec une approche qui tait
sociopolitique et eschatologique. L'univers de Time Machine*, en 802701 est un exemple d'une
socit industrielle capitaliste dans laquelle les Elois, les descendants dgnrs, des classes
dirigeantes, les proies devenues de Morlocks, distant mtamorphose des proltaires. Dans ce
sens, ce roman s'attaque en arrire aux luttes de classe la fin du 19me sicle et la prvision,
faite pendant l'ge victorien, d'un futur de l'injustice. En mme temps, il exprime une ide
pessimiste de l'histoire et passe, par une sorte d'allgorie, de la commande sociale l'organique.
La vision finale de ce monde, qui n'est plus chauff par un soleil s'teignant et est habit par les
crabes colossaux, indique que Wells veut surmonter le problme de la plus mauvaise
organisation sociale : son eschatologie exprime un fatalisme matrialiste fond sur la thorie de
l'volution de Darwin. Dautres dystopies de Wells - When the Sleeper wakes* (1899), A
Modern Utopia* (1905), Men like Gods* (1923) et Shape of Things to Come * (1933) - sont
tous comme les boucles d'une chane menant au futur dpeint dans la machine de temps ou les
ordres d'un film. Cet lment souligne de nouveau qu'utopie des puits n'est pas sociale. Ses
travaux affichent une mtaphysique et un sens d'volution qui a dfini le futur de l'homme en
termes biologiques et organiques. Les espces taient dtermines jusqu' son extinction sous le
soleil froid en l'anne 30.000.000. Tout le repos tait seulement une tape dans un processus
irrversible.
506
cette heure, ce genre littraire a tendu dcrire les aspects catastrophiques les plus
malheureux des hantises du monde moderne. Lord of the Flies* de William Golding (1955) a
port cette dsillusion son extrme limite. Comme dans rapide, utopie et la socit
raisonnable taient inaccessibles la nature humaine. La leon tait la mme dans La Plante
des singes de Pierre Boulle (1963) qui a suivi le chemin trac par Wells. Il a dnonc
l'affaiblissement et l'hypertrophie consquente de la socit de consommation et a prvu la
dgradation des espces. Le pessimisme de Boulle est atteint par Golding dans Les Jeux de
l'esprit (1971). Un monde rgi pas par les politiciens altrs incapables mais par les sages qui
avaient rsolu le problme de la faim, du surpeuplement et de la guerre, comme dans BulwerLytton, soit un monde o l'humanit choisit le chemin du dveloppement intellectuel ? La
rponse tait non. Pour ces auteurs utopiques, le futur ne serait pas le paradis mais plutt
lenfer.
tait-il ncessaire, alors, de laisser l'histoire et de rejeter toute activit ou mouvement
qui pourraient entraner cet affaiblissement et abandonner lutopie ? Au cours de la priode
nazie, Hermann Hesse avait chang Das Glasperlenspiel* (1943), premire pense dun hymne
lesprit pur, en excuses pour un vritable engagement dans une rsistance une dystopie qui
devenait ralit. Afin de contester lutopie, en 1977, dans Eumeswil*, Ernst Hinger a invent le
personnage de l anarchiste un homme solitaire qui a compris quel point il est inutile
d'essayer d'intervenir dans l'histoire, et qui hsitait entre les dmocrates frileux et les despotes
messianiques. Il a rendu utopie ridicule, une aspiration gnreuse mais futile laquelle il a
oppos une sagesse dsabuse et l'vasion vers une sorte d'impondrabilit historique et
politique, manifestation suprme d'un individualisme radical.
508
[R. Trousson]
509
510
Seulement, il ne faut pas que lauteur commette une seule tourderie. A partir du
moment o nous avons accept sa supposition initiale (la seule quil ait le droit de nous
imposer), il a le devoir dviter la moindre erreur de jugement ; faute de quoi, luvre
retomberait au niveau des contes de fes. Une logique inflexible doit gouverner laction une
logique gale limagination discipline qui prside au choix de la donne. Lun des grands
matres du roman dhypothse, Wells, nous a camp un homme invisible qui voit, ce qui est
scientifiquement plus inadmissible que linvisibilit dun corps vivant. Jajoute que, parfois, on
a de bien grandes surprises touchant loriginalit du thme dvelopper, car, en ce qui me
concerne, jai cru, certain jour, avoir dcouvert une ide neuve entre toutes (celle du Pril
bleu), et je me suis aperu avec stupeur quun minent confrre lavait formule avant moi
Bien avant ! Ce confrre ntait autre que Platon. Quelle leon dhumilit !
Le roman dhypothse a remplac au XIXe et au XXe sicle le conte philosophique du
XVIIIe sicle. Aujourdhui, a dit Wells, lutopie a besoin dun monde. Ce monde, cest la
zone dont je parlais tout lheure et qui se trouve situe entre le connu et linconnu. Et il tait
tout naturel qu lpoque o la science prdomine absolument, on se servt de la science pour
monter larmature de ces romans qui sont moins conus pour distraire pendant quon en fait la
lecture, que pour engendrer le rve aprs quon les a lus. Ils donnent le branle
limagination , ainsi que la remarqu M. Jacques Copeau. Sans doute, si Voltaire et Swift
revenaient parmi nous, ne manqueraient-ils pas de donner le premier Micromgas, le second
Gulliver, une suite de descendants issus des connaissances scientifiques quils auraient acquises
au sicle des Edison et des Curie : et, pour peu que lon croie aux possibilits de la
mtempsycose, il nest pas dfendu de simaginer que lme de Voltaire anime de nos jours
notre grand Rosny et que celle de Swift a pass dans le corps de Wells.
On sait pourtant quau XVIIIe sicle, le conte philosophique tait exclusivement un
prtexte satires. Micromgas et Gulliver, pour nous en tenir ces deux ouvrages dune si
dlicieuse invention, avaient pour objet de railler les institutions et quelques personnages
contemporains ; tandis que, de nos temps, si le roman dhypothse permet un Wells
dexprimer, sous forme dapologue, des opinions sociologiques, en revanche beaucoup
dcrivains se sont complus le travailler sans autre proccupation que de lui faire exhaler tous
les armes de sa propre nature.
Est-ce dire quun roman dhypothse doive se confiner dans lenceinte du monde
physico-chimique ? Loin de moi cette pense. Les plus belles uvres du genre, au contraire,
sont celles o flottent, comme des effluves ternels, les vieilles inquitudes qui ont toujours
obsd les rveries humaines, hant notre esprit, treint notre cur. Le vent de la destine
512
souffle sous la porte du laboratoire. Nest-ce pas, Edgar Poe ? Nest-ce pas, Villiers de lIsleAdam ? Mais lessentiel nest point l. Lessentiel rside dans le brouillard mtaphysique qui
doit slever du rcit romanesque.
Do, forcment, il rsulte que les amateurs les plus enthousiastes du roman dhypothse
se trouvent de lautre ct du Rhin. Nous (quon me pardonne ce nous presque hassable
que le moi ) nous ne saurions tre mieux compris quen Europe centrale. Les peuples latins
nous marquent dj beaucoup plus dindiffrence. Les Anglais considrent comme secondaires,
dans luvre de leur Wells, les ouvrages de lordre de Place aux gants, ou Les Premiers
Hommes dans la Lune. Quant aux Amricains, ils sont encore un peu jeunes, et srement cest
tout fait par suite dune erreur quEdgar Poe est n Baltimore il y a plus de cent ans.
Je mexcuse de navoir pas su prsenter plus simplement ce bref aperu. Le sujet est
complexe, et jestime quon ne peut le traiter convenablement quen employant, comme jai
essay de le faire, des procds dtourns, qui ne lattaquent pas de front mais le dlimitent, lui
aussi, par le dehors.
Une image, pour finir par un cul-de-lampe. Le roman dhypothse mapparat
parfaitement symbolis, en sa fantaisie et sa raison, par le Mercure du sculpteur Jean de
Bologne ce jeune et beau dieu dont les ailes, quoique fantastiques, ne font pas un monstre ; qui
senvole avec une grce puissante ; mais qui, du bout dun seul orteil, touche encore et touchera
toujours la terre des hommes.
A.B.C. , 15 dcembre 1928.
513
515
516
BIBLIOGRAPHIE
517
Corpus dtude
Corpus littraire.
Aldous HUXLEY, Le Meilleur des mondes, Paris, Presses Pocket, 1992, 285p.
George ORWELL, La Ferme des animaux, Paris, ditions Gallimard, 2007, 192p.
Corpus filmique.
518
Les Utopies
Rcits utopiques
354-430 : Saint Augustin, La Cit de Dieu, Paris, Jacques Lecoffre et Cie Librairie, 1854,
536p.
1623 : Tommaso CAMPANELLA, La Cit du soleil, Genve, Librairie Droz, 1972, 68p.
1627 : Francis BACON, La Nouvelle Atlantide, Paris, ditions Payot, 1983, 227p.
1885 : Pierre de SLNES, Un monde inconnu, deux ans sur la lune, Paris, Flammarion,
1896. 454p.
1771 : Louis-Sbastien MERCIER, L'An 2440, rve s'il en fut jamais, Paris, F. Adel,
1977, 349p.
Rcits dystopiques
1846 : mile SOUVESTRE, Le Monde tel quil sera, Paris, W. Coquebert, 1846, 324p.
519
Anticipation et Science-fiction
Rcits danticipation
Louis-Sbastien MERCIER, LAn 2440 : rve sil en fut jamais, Nouvelle Edition,
1786, Tome premier, 386p.
dition numrise disponible sur le site internet Gallica ladresse suivante :
http://gallica2.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k844569.image.f1.langFR
Albert ROBIDA, La Vie lectrique, Paris, Librairie illustre (dition numrise disponible
sur le site Gallica), 1892, 235p.
Albert ROBIDA, Voyage de fianailles au XXe sicle, Paris, L. Conquet 1892, 83p.
dition numrise disponible sur le site Gallica.
Rcits de science-fiction
1970 : Ira LEVIN, Un bonheur insoutenable (The Perfect Day), Paris, Robert Laffont,
1972, 372p.
1949 : Ernst JNGER, Hliopolis, Paris, LGF - Le Livre de poche biblio, 1988, 412p.
520
Littrature (divers)
Romans
BRETON Andr, Nadja, Paris, dition princeps : La Nouvelle Revue franaise, 1928
(revu et corrig par lauteur en 1963 dans la collection blanche de Gallimard), Gallimard,
Folio , 1990.
FOFANA Libar M., in Le Cri des feuilles qui meurent : roman, Paris, ditions Gallimard,
2007, 201p.
VALRY Paul, Regards sur le monde actuel, Paris, Librairie Stcock, Delamain et
Boutelleau, 1931, 216 p.
WILSON William, A Little Earnest Book Upon A Great Old Subject, Holborn Hill,
Darton and CO., 1851, 196p.
Thtre
Posie
BOILEAU Nicolas, LArt Potique, Paris, Aug. Delalain Librairie, 1815, 39p.
HUGO Victor, Les Rayons et les ombres, La fonction du pote, in uvres de Victor
Hugo, Paris, Ernest Flammarion, 1938, 434p.
MORIN Paul & MICHON Jacques, uvres potiques compltes, Montral, Presses de
l'Universit de Montral, 2000, 635p.
521
Recueil
Voyages aux pays de nulle part, Paris, ditions Robert Laffont, 1990, 1301p.
522
Jules VERNE
Romans
1863 : Cinq semaines en ballon, Paris, Bookking Inter., Maxi-Poche , 1995, 378p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, in-18 le 31 janvier 1863.
1863 : Paris au XXe sicle, Paris, Le Club France Loisirs, 1994 (premire publication en
1994), 276p.
1869-702 : Vingt mille lieues sous les mers, Paris, Pocket Classiques, 1991, 733p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, in-8 le 16 novembre 1871.
1879-806 : La Maison vapeur, in Jules Verne. Les romans des cinq continents, Paris,
Omnibus, 2005, 1076p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, 15 novembre 1880.
Les Aventures du capitaine Hatteras est un roman en deux parties publi en feuilleton, dans le premier numro
du Magasin d'ducation et de Rcration. Les Anglais au Ple Nord est publi du 20 mars 1864 au 20 fvrier
1865, Le Dsert de glace, du 5 mars au 5 dcembre 1865.
2
Vingt Mille Lieues sous les mers fut publie tout d'abord en feuilleton dans le Magasin d'ducation et de
Une Ville flottante est d'abord paru dans le Journal des Dbats du 9 aot au 6 septembre 1870.
Le Tour du monde en quatre-vingts jours a t publi en feuilleton dans Le Temps du 6 novembre au 22
dcembre 1872.
5
Les 500 Millions de la Bgum parut dans Magasin d'ducation et de Rcration en 1879.
La Maison vapeur fut publi en feuilleton dans le Magasin d'ducation et de Rcration du 1er dcembre 1879
au 15 dcembre 1880.
523
1889 : Sans dessus dessous, Grenoble, ditions Jacques Glnat, 1976, 190p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, 7 novembre 1889.
18952 : L'le hlice, dition de 1916 numrise sur Gallica, Paris, Hachette, 1916, 352p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, 21 novembre 1895.
Nouvelles
1855 3: Un Hivernage dans les glaces (1855) situe dans le recueil Le Docteur Ox.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, 1874.
19104 : La Journe dun journaliste amricain en lan 2890, Villelongue d'Aude, Atelier
du Gu, 1978, 59p.
dition princeps (en franais), Villelongue d'Aude, Atelier du Gu, 1978.
19105 : L'ternel Adam, in Atlantides, les les englouties, Paris, Omnibus, 1995, 1216p.
dition princeps, Paris, Hetzel et Cie, 1910.
Autres
1875 : Une Ville idale, Amiens, ditions CDJV La Maison de Jules Verne, 1999, 52p.
ALLOTTE DE LA FUYE M., Jules Verne. Sa vie, son uvre, Hachette, Paris, 1953,
223p.
Robur-le-conqurant est paru dans le Journal des Dbats politiques et littraires, du 29 juin au 18 aot 1886.
L'le hlice fut publi d'abord dans le Magasin d'ducation et de Rcration partir du 1er janvier 1895.
Un Hivernage dans les glaces est une nouvelle publie dans le Muse des familles de mars avril 1855.
Cette nouvelle fut publie la premire fois en anglais, sous le titre In the Year 2889, dans la revue amricaine The
Forum.
5
L'ternel Adam est une nouvelle publie dans le recueil Hier et demain en 1910. Plusieurs thses saffrontent
quant lorigine de cette nouvelle, Michel Verne aurait remani Lternel Adam partir dune nouvelle de son
pre intitule Edom, pour dautres Jules Verne aurait remani le texte de son fils.
524
DEKISS Jean-Paul, Jules Verne. Le rve du progrs, Paris, ditions Gallimard, 1991,
175p.
GUILLAUD Lauric, Jules Verne face au rve amricain, Paris, Michel Houdiard, 2005,
87p.
LUCIAN Boia, Jules Verne, les paradoxes dun mythe, Paris, Les Belles Lettres, 2005,
301p.
MINERVA Nadia, Jules Verne aux confins de lutopie, Paris, ditions LHarmattan,
2001, 235p.
PICOT Jean-Pierre & ROBIN Christian, Actes du colloque de Cerisy : Jules Verne, cent
ans aprs, [Actes du colloque de Cerisy 2004], Rennes, ditions Terre de Brume, 2005,
492p.
SERRES Michel, Jouvences sur Jules Verne, Paris, Les ditions de Minuit, 1974, 291p.
Priodiques
Europe
Europe, Spcial Jules Verne , Les diteurs Franais Runis, Paris, N595/596,
novembre/dcembre 1978.
Europe, Spcial Jules Verne , Les diteurs Franais Runis, Paris, N909/910,
janvier/fvrier 2005.
LArc
LACASSIN Francis, Les naufrags de la Terre , in L'Arc, spcial Jules verne , Aixen-Provence, ditions LArc, 1966, N29, 95p.
Le Magazine littraire
525
Tlrama
Presse
Figaro
Figaro, Jules Verne : 1905-2005, lincroyable voyage , hors-srie N17, Paris, janvier
2005, 122p.
Libration
LAUNET Edouart, Jules Verne, encore plus grand aprs cent ans , in Libration,
Jules Verne : de la terre la lune , jeudi 24 mars 2005, N7424.
526
Romans
1895 : La Machine explorer le temps (The Time Machine), Paris, Gallimard, Folio,
2006, 225p.
1896 : L'le du docteur Moreau (The Island of Doctor Moreau), Paris, Mercure de
France, Folio , 2006, 213p.
1898 : La Guerre des mondes (The War of Worlds), Paris, ditions Gallimard, Folio,
2005, prface de Norman Spinrad, 322p.
1899 : Quand le dormeur s'veillera (The Sleeper awakes), Paris, Mercure de France,
1924, 376p.
1900 : LAmour et M. Lewisham : Histoire dun trs jeune couple, Paris, Mercure de
France, 2007, 346p.
1901 : Les Premiers Hommes dans la lune (The First Men in the Moon), Paris, Gallimard,
Folio , 1984, 280p.
1906 : Au temps de la comte (In the Days of the Comet), Paris, Gallimard, 1984, 309p.
1908 : La Guerre dans les airs (The War in the Air), Paris, Mercure de France, Folio,
1984, 382p.
1910 : LHistoire de M. Polly (The History of Mr Polly), Paris, Gallimard, 1978, 338p.
1911 : Le Nouveau Machiavel (The New Machiavelli), Paris, Albin Michel, 1924, 298p.
1923 : Mr. Barnstaple chez les hommes-dieux (Men Like Gods), Paris, Albin Michel,
1932, 384p.
Nouvelles
1904 : Le Pays des aveugles et autres rcits danticipations (The Country of the Blind
and other tales of anticipation), Traduit de langlais par Henry D. Davray et Bronislaw
Kozakiewicz, Paris, Gallimard, 2000, 272p.
527
Essais
1920 : La Russie telle que je viens de la voir (Russia in the Shadows), Paris, ditions du
Progrs civique, 1921, 171p.
LABB Denis et MILLET Gilbert, La Guerre des mondes, Paris, Ellipses, 2006, 140p.
Biographies
Priodiques
Europe
Europe, N 681/682 - H.G. Wells / Rosny an, Paris, Les diteurs Franais Runis,
janvier - fvrier 1986, 219p.
~
Evguni ZAMIATINE
Romans
1913 : Province (in Les Insulaires suivi de Province), Lausanne, ditions Lge
dHomme, 1983, 204p.
1917 : Les Insulaires (in Les insulaires suivi de Province), Lausanne, ditions Lge
dHomme, 1983, 204p.
1920 : Nous autres1 (My), Paris, Gallimard, 1971, prface de Jorge Semprun, 233p.
dition princeps,
528
Nouvelles
Essais
HELLER Leonid (dit par), Actes du colloque : Autour de Zamiatine, crits oublis,
Lausanne, Lge dHomme, 1989, 210p.
Recueils et textes
529
Priodiques
Cahiers du monde russe et sovitique
HELLER Leonid, Zamjatin : prophte ou tmoin ? Nous autres et les ralits de son
poque , in Cahiers du monde russe et sovitique, Vol. XXII (2-3), EHESS, Paris, avrilseptembre 1981, p.137 p.165.
HELLER Leonid, Les jeux et les enjeux du synthtisme : Zamjatin et son Rcit du plus
important , in Cahiers du monde russe et sovitique, Vol. XXVII (3-4), EHESS, Paris,
juillet-dcembre 1986, p.289 p.313.
~
Aldous HUXLEY
Romans
1921 : Jaune de Crome (Crome Yellow), Paris, Union Gnrale dditions, 1981, 250p.
1932 : Le Meilleur des Mondes (Brave New World), Paris, Plon, 1992, 285p.
Essais
1940 : Words and their meanings, Los Angeles, The Ward Ritchie Press, 1940, 28p.
1958 : Retour au Meilleur des Mondes (Brave New World Revisited), Paris, Plon,
Presses Pocket , 2006, 153p.
ERRE Michel, Le Meilleur des Mondes, Paris, Hatier - Profil dune uvre, 1986, 79p.
HENDERSON Suzanne, tude sur Huxley : Le Meilleur des mondes, Paris, ditions
Ellipses, 2003, 128p.
Biographies
TODOROVITCH Franoise B., Aldous Huxley. Le cours invisible dune uvre, Paris,
ditions Salvator, 2000, 503p.
~
George ORWELL (Eric BLAIR)
Romans
1934 : Une Histoire birmane (Burmese Days), Paris, ditions Ivra, 2004, 357p.
1937 : Le Quai de Wigan (The Road to Wigan Pier), Paris, ditions Ivra, 1982, 260p.
1945 : La Ferme des Animaux (Animal Farm), Paris, ditions Gallimard, 2007, 192p.
Essais
Essais. Articles, Lettres, Volume III (1943-1945), ditions Ivra, Paris, 1995.
dition princeps : Collected Essays : As I Please, 19431945, Londres, Secker and
Warburg, 1961.
531
COHEN Henri, CANTIN Sylvie, LEVY Joseph J., FORTIN Johanne, Orwell a-t-il vu
juste ?, Presses de lUniversit du Qubec, Qubec, 1986, 272p.
KADIU Silvia, George Orwell Milan Kundera. Individu, littrature et rvolution, Paris,
LHarmattan, 2007, 198p.
LEMEUNIER Aude, 1984, Profil dune uvre, Hatier, Paris, 2004, 128p.
ORWELL Sonia (dir.) & Ian ANGUS (dir.) in My Country Right or Left 1940-1943: The
Collected Essays Journalism & Letters of George Orwell, Londres, David R. Godine
Publisher, 2000, 477p.
532
Biographies
CRICK Bernard, George Orwell, une vie, Paris, ditions du Seuil, 1984, 512p.
Priodiques
LArc
Preuves
Preuves, N16 - Articles : George ORWELL, un anarchiste du vingtime sicle, par Cl.Ed. Magny (3 pages) & La littrature encage, par G. ORWELL (7 pages), Julliard,
Paris, 1952.
Presse
Le Monde
533
Le Monde diplomatique
BLOCISZEWSKI Jacques, article Sous le soleil de Big Brother. Prcis sur 1984
lusage des annes 2000 , Le Monde diplomatique, mars 2001, p. 31.
~
Ray BRADBURY
Romans
1950 : Les Chroniques Martiennes (The Martian Chronicles), Traduit de langlais par
Jacques Chambon et Henri Robillot, Paris, ditions Denol, 1997, 267p.
Nouvelle dition avec lajout de deux nouvelles : Les ballons de feu (The Fire Balloons) et Les
grands espaces (The Wilderness), et le changement des dates associes au rcit, celles-ci sont
projetes trente et un ans dans le futur par rapport aux dates de la premire publication.
(Les nouvelles des Chroniques Martiennes sintgre dans le cadre dun rcit global que lon peut
lire comme un roman)
1953 : Fahrenheit 451, Traduit de langlais par Jacques Chambon et Henri Robillot,
Paris, ditions Denol, 1995, 291p.
Nouvelles
1945 - 1950 : Les Chroniques Martiennes (The Martian Chronicles), Paris, Denol, 1997,
368p.
1949 - 1964 : Les Machines bonheur (The Machineries of Joy), Traduit de l'anglais par
Jean-Pierre Harrison, Paris, ditions Denol, 1980, 320p.
1951 : LHomme illustr (The Illustrated Man), Paris, ditions Denol, 1997, 256p.
1948 - 1969 : Je chante le corps lectrique (I sing the body electric), Traduit de l'anglais
par Jane Fillion, Paris, ditions Denol, 1979, 350p.
RENOTTE Guy, tude sur Fahrenheit 451, Paris, ditions Ellipses, 2006, 108p.
534
Priodiques
Le Magazine Littraire
Presse
Le Monde
Le Monde, Philippe Curval, Ray Bradbury Paris , N 10411, 21 juillet 1978, p. 15.
Libration
Libration.fr, source : AFP, Lhomme doit coloniser Mars car cest son destin , 2
dcembre 2009.
535
BOURA Olivier, Les Atlantides, gnalogie dun mythe, Paris, Arla, 1993, 330p.
GREVEN-BORDE Hlne, Formes du roman utopique en Grande-Bretagne : 19181970, Rouen, Publication Universit Rouen Havre, 1984, 493p.
HELLER Leonid & NIQUEUX Michel, Histoire de lUtopie en Russie, Paris, PUF, 1995,
304p.
HUGUES Micheline, LUtopie, Collection 128, Paris, Armand Colin, 2005, 127p.
MAJOR Robert, Jean Rivard ou lart de russir. Idologies et utopies dans luvre
dAntoine Grin-Lajoie, Sainte-Foy, Les Presses de lUniversit Laval, 1991, 338p.
MONCAN Patrice De, Villes utopiques, villes rves, Paris, Les ditions du Mcne,
2003, 354p.
NEGLEY Glenn Robert et J. Max PATRICK, The Quest for Utopia (en anglais),
Schuman, (premire dition) 1952. Voir aussi une dition de juin 1971 chez Arno Pr.,
599p.
PESSIN Alain & TORGUE Henry Skoff, Villes imaginaires, Paris, ditions du Champ
urbain, 1980, 208p.
TOWER SARGENT Lyman & SCHAER Roland, Utopie, la qute dune socit idale
en Occident, Paris, BNF/Fayard, Ouvrage dit loccasion de lexposition organise
conjointement par The New York Public Library et la BNF, 2001, 368p.
TROUSSON Raymond, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littraire de la pense
utopique, Bruxelles, Universit de Bruxelles, Troisime dition revue et augmente,
537
1999, 318p.
Priodiques
LHistoire
LHistoire, N237, article : Le grand rve des utopistes : le bonheur pour tous de
WINNCOCK Michel, novembre 1999, p. 76-83.
Le Magazine littraire
538
ASHLEY Mike, The Time Machines : the story of the science-fiction pulp magazinesfrom
the beginning to 1950 (en anglais), Liverpool, Liverpool University Press, 2000, 300p.
ASHLEY Mike et LOWNDES Robert A.W., The Gernsback days : a study of the
evolution of modern science fiction from 1911 to 1936 (en anglais), Holicong (tatsUnis), Wildside Press, 2004, 500p.
BAUDOU Jacques, La Science-fiction, Collection Que sais-je ?, Paris, PUF, 2003, 127p.
BOZZETTO Roger & MENEGALDO Gilles, Les Nouvelles formes de la science- fiction,
Colloque de Cerisy, Paris, ditions Bragelonne, 2006, 421p.
BOZZETTO
Roger,
Fantastique
et
mythologies
modernes,
Aix-en-Provence,
GATTGNO Jean, La Science-fiction, collection Que sais-je ?, Paris, PUF, 1971, 128p.
1993, 256p.
THAON M., KLEIN G., GOIMARD J., NATHAN T., BERNABEU E., Science-fiction et
psychanalyse : Limaginaire social de la S.F., Paris, ditions Dunod, Inconscient et
Culture , 1986, 243p.
TORRES Sandy, Les Temps recomposs du film de science-fiction, Paris, LHarmattan Les Presses de lUniversit Laval, 2004, 382p.
Recueils et textes
Maurice Renard, Maurice Renard, romans et contes fantastiques, Robert Laffont, Paris,
1990, 1271p.
ASH Brian, Encyclopdie visuelle de la science-fiction, Paris, Albin Michel, 1979, 352p.
ROBINSON Frank M., Science fiction of the 20th century : an illustrated history, New
York, Barnes & Noble Books, 1999, 256p.
SADOUL Jacques, Hier, LAn 2000, prface de A. E. Van Gogt, Paris, Denol, 1973.
WOLHEIM Donald, Les Faiseurs dunivers, Paris, Robert Laffont, 1974, 205p.
WUCKEL Dieter, Science-fiction, une histoire illustre, Leipzig, dition Leipzig, 1988,
256p.
Priodiques
Cinma daujourdhui
Le Magazine Littraire, N172-173, Les enjeux de la science , Paris, Mai 1981, 134p.
541
Sciences et Avenir
Phnix
Phnix, N48, Retours vers le futur, Bruxelles, ditions Claude Lefrancq, Aot 1998,
288p.
~
Ouvrages sur le totalitarisme, les rgimes totalitaires
(fascisme, nazisme, communisme) et la propagande.
Essais
BROSSAT Alain, Lpreuve du dsastre : Le XXe sicle et les camps, Paris, ditions
Albin Michel, 1996, 499p.
COMBES Andr, VANOOSTHUYSE Michel et VODOZ Isabelle, Nazisme et antinazisme dans la littrature et l'art allemands (1920-1945), Lille, Presses Universitaires
du Septentrion, 1995, 202p.
FAYE ric, Dans les laboratoires du pire : totalitarisme et fiction littraire au XXe
sicle, Paris, Librairie Jos Corti, 1993, 280p.
542
GROSSET Mark & WERTH Nicolas, Les Annes Staline, Paris, ditions du Chne,
2007, 255p.
GROYS Boris, Staline. Oeuvre dart totale, Paris, Jacqueline Chambon, 1990, 192p.
IOSA Ioana (dir.), L'Architecture des rgimes totalitaires face la dmocratisation, Paris
LHarmattan, 2008, 139p.
KLEMPERER Victor in LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996, 375p.
WERTH Alexander, Russie : Espoirs et craintes, Paris, ditions Stock, 1969, 328p.
ZIZEK Slavoj, Vous avez dit totalitarisme ? Cinq interventions sur les (ms)usages dune
notion, Paris, dition Amsterdam, 2007, 271p.
Priodiques
Srie Mmoires, MASSON Alain (dir.), N9, Hollywood 1927-1941 : La propagande par
les rves ou le triomphe du modle amricain, Paris, Autrement, 1999, 264p.
Srie Mmoires, DOUGIER Henry (dir.), N10, Berlin 1919-1933 : Gigantisme, crise
sociale et avant-garde : lincarnation extrme de la modernit, Paris, Autrement, 1991,
272p.
Europe
Europe, N683 - 1936 : Arts et littrature, Les diteurs Franais Runis, Paris, Mars
1986.
LHistoire
LHistoire, N312, article : Goebbels, itinraire dun chef nazi dOlivier Wieviorka,
septembre 2006, p. 37-57.
LHistoire, N236, Dossier spcial : La chute du Mur de Berlin , octobre 1999, 114p.
Le Magazine Littraire
~
544
CHION Michel, Les Films de science-fiction, Paris, Cahiers du cinma - essais, 2008,
416p.
EISNER Lotte H., Lcran dmoniaque, Paris, Le Terrain vague, 1965, 288p.
NOURMAND
Tony
&
MARSH
Graham,
Film
Poster
Science
Fiction,
545
Priodiques
Cinma dAujourdhui
cran 72, N5, article de Raymond BORDE : Quand le cinma marchait au pas de loie,
b and b ditions, Paris, Mai 1972, 80p.
Les Cahiers de la cinmathque
Les Cahiers de la cinmathque, Regard sur la science fiction, N44, janvier 1986, 109p.
Cahiers du cinma
CHEVRIE Marc, article 1984 anne zro , in Cahiers du cinma, Paris, ditions de
ltoile, N365, novembre 1984, pp. 14 23.
Tlcin
Tlcin, N131, Fahrenheit 451 (fiche n 463), FLECC, Paris, Dcembre 1966, 65p.
546
Cinma 84
Cinma 84, article 1984 de Pascal Dumond, Paris, N311, novembre 1984, pp. 35-36.
Cinmatographe
Positif
CIMENT Michel, article Entre raison et passion (notes sur Stanley Kubrick), in Positif,
Paris, Nouvelles ditions OptaN186, octobre 1976, pp. 25 35.
BENAYOUN Robert et Ciment Michel, article Lhorizon retrouv (La Guerre des
toiles) , in Positif, Nouvelles ditions Opta, Paris, N197, septembre 1977, pp. 46 60.
GARSAULT Alain, article Ridley Scott, limage pour limage , in Positif, Paris,
ditions Opta, N295, septembre 1985, pp. 29 37.
547
cran
Recueil
~
Ouvrages sur lHistoire
Essais
ELLEINSTEIN Jean, Histoire mondiale des socialismes, Paris, Armand Colin, 1984,
447p.
PEYREFITTE Roger, Voltaire et Frdric II, Paris, Albin Michel, 1992, 375p.
~
Essais sur la Littrature
Essais
DEL LITTO V. (Dir.), Le Journal intime et ses formes littraires. Actes du colloque de
septembre 1975, Genve, Librairie Droz, 1978, 330p.
GAUDREAULT Andr, Du littraire au filmique, Paris, ditions Nota bene, 1999, 198p.
548
SCHOPF Wolfgang, Mit Heine, im Exil, Francfort, Verlag Neue Kritik, 1997, 167p.
SULEIMAN Susan Rubin, Le Roman thse ou l'autorit fictive, Paris, Puf, 1983, 320p.
~
Ouvrages sur la Philosophie
Essais
BLOCH Ernst, Le Principe esprance, t. II, Paris, ditions Gallimard, 1982, 578p.
MOUZE Ltitia, Le Lgislateur et le pote: une interprtation des Lois de Platon, Lille,
Presses Universitaires du Septentrion, 2005, 448p.
SIGAUD Pierre Marie, Les Dossier H, Ren Gunon , Lausanne, Lge dHomme,
1997, 320p.
549
Encyclopdies
GODIN Christian, La Totalit (4). Les arts et la littrature, Paris, Champ Vallon, 1998,
605p.
~
Ouvrages sur la Musique
CROZIER Brian, The Other Brian Croziers, Brinkworth, Claridge Press Ltd., 2002,
326p.
LEGGIO James, Music and modern art, New York, Garland Publishing Inc, 2002, 248p.
ROY-GERBOUD Franoise, La Musique comme Art total au XXe sicle : Sons-couleursformes, Systmique et symbolique, Paris, LHarmattan, 2009, 295p.
~
Ouvrages sur la Peinture
~
550
Essais divers
BENDA Julien, LEsprit europen, Boudry, Les ditions de la Baconnire, 1947, 360p
BRARD Ewa, LE GOFF Jacques, Saint-Ptersbourg, une fentre sur la Russie: Une
fentre sur la Russie, ditions MSH, Paris, 2000, 309p.
GUBLER Jacques, Jean Tschumi : Architecture chelle grandeur, Paris, PPUR, 2008,
173p.
KANT Emmanuel, Le Conflit des Facults, Paris, Librairie philosophique, 1955, 149p.
551
ROSZAK
Vers
Thodore,
une
contre-culture.
Rflexions
sur
la
socit
TOMICHE Anne, Altration, crations dans la langue : les langages dpravs, Presses
Universitaires de Clermont-Ferrand Blaise Pascal, 2000, 379p.
~
Ouvrages gnraux divers
Encyclopdia Universalis
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, d. Seghers & d.
Jupiter, 1973.
POLETTI Federico, LArt au XXe sicle : Les avants-gardes, ditions Hazan, Paris,
2006.
~
552
Internet
http://expositions.bnf.fr/utopie/index.htm
Rdig par une dminents spcialistes franais et amricains, ce site, et louvrage
ponyme publi pour cette exposition, constituent une vritable synthse, magistrale et
indite, de lhistoire de lutopie dans la culture occidentale, depuis les sources antiques
et bibliques jusqu la fin du XXe sicle.
En convoquant tous les registres philosophie, histoire, architecture, arts plastiques -,
en mobilisant une trs riche iconographie puise dans les collections de la Bibliothque
nationale de France, de la New York Public Library, et de plusieurs muses (manuscrits,
estampes, dessins, cartes et plans, ditions rares), lexposition virtuelle et louvrage
brossent une fresque de deux mille cinq cents ans dutopie, travers laquelle sexprime
au fond la quintessence de la civilisation occidentale : ses rves, ses dsirs, ses idaux,
ses tentations, ses illusions, sa complexit.
http://www.ailleurs.ch/
Site associ au Muse de la science-fiction, de lutopie et des voyages extraordinaires
Yverdon-les-Bains (Suisse). C'est une fondation but non lucratif qui poursuit une
double vocation de muse grand public et de centre de recherche spcialis.
De nombreux documents pdagogiques.
http://captainbooks.free.fr/ys/
553
critique des littratures de l'imaginaire. Cette revue a dsormais franchi le cap des
130 numros.
http://www.mundaneum.be/index.asp?ID=459
Quelle ville imaginer pour un autre demain ? De tous temps, des philosophes, artistes,
crivains ont rv une ville meilleure, un idal de ville . Ces utopies sont dabord
nes en littrature avant de prendre des formes plus concrtes sous le crayon des
architectes et urbanistes. Lexposition invite un voyage au cur des cits dessines
travers le temps, dans lespoir de transformer les modalits du vivre-ensemble.
Le site Cycnos
http://revel.unice.fr/cycnos/index.html
Cycnos : La revue Cycnos a t fonde Nice en 1985 par Andr Viola. Elle est
l'manation du Centre de Recherches sur les Ecritures de Langue Anglaise de la Facult
des Lettres de l'Universit de Nice Sophia Antipolis. Les thmes traits concernent la
littrature, la civilisation, le cinma, la linguistique des pays anglophones (GrandeBretagne et Etats-Unis essentiellement). Chaque numro est plac sous la responsabilit
d'un enseignant-chercheur du CRELA qui collabore avec les autres membres du centre
ainsi qu'avec des chercheurs d'autres universits en France et l'tranger spcialistes du
thme trait. A l'occasion, la revue publie galement les Actes des colloques
internationaux organiss Nice par le CRELA. Elle est indexe dans la bibliographie de
la Modern Language Association des Etats Unis (papier et CD-Rom), et dans Ulrich's
International Periodicals Directory (Bowker : New Jersey/U.S.A).
Le site Quarante-Deux
http://www.quarante-deux.org/
http://www.quarante-deux.org/archives/klein/divers/bradbury.html
http://www.quarante-deux.org/archives/curval/entretiens/bradbury.html
Quarante-Deux :
Quelques
pages
sur
la
science-siction.
Base
de
donnes
554
personnels
Le site CARULI
http://www.up.univ-mrs.fr/%7Ewcaruli/
(CARULI, site de bibliographie consacr la science-fiction, l'utopie, au merveilleu et
au fantastique.
Le site BDFI
http://www.bdfi.net/
Ce site est consacr aux parutions et traductions francophones de l'imaginaire (sciencefiction, fantastique, horreur, fantasy). La zone BDFI (Base de Donnes Francophone de
l'Imaginaire) prsente les nouveauts, les bibliographies de 6800 auteurs du genre, les
cycles, et les principaux prix franais et trangers.
555
Le site bnf
http://www.bnf.fr/
Site officiel de la Bibliothque nationale de France.
http://www.gutenberg.org/wiki/Main_Page
Projet Gutenberg est un site qui propose un immense catalogue (plus de ving mille
livres lectroniques) gratuit de livre lectronique ebook dans plusieurs langues.
Le site Gallica
http://gallica.bnf.fr/
Gallica est la bibliothque numrique de la Bibliothque nationale de France. Ce site
permet la consultation d'une partie des collections numrises de la Bibliothque
nationale de France.
Le site Gallica 2
http://gallica2.bnf.fr/
Gallica 2 : Consultation des priodiques et presse. Prs de 1200 titres.
Le site Googlebooks
http://books.google.fr/
Google Books : Cest le service de recherches de livres numriss par Google. Les titres
proviennent de tout horizon, mais la principale ressource sont surtout des universits
amricaines. Il est noter que certains titres ne sont que partiellement publis cause
des droits d'auteurs.
http://jydupuis.apinc.org/index.htm
Textes d'auteurs appartenant au domaine public. Plus de 1000 volumes disponibles au
format pdf.
556
Le site Scribd
http://www.scribd.com/group/449-litt-rature-fran-aise-en-dition-lectronique
Scribd : Site regroupant de nombreuses ditions lectronique (pdf ou txt) duvres de la
littrature franaise du XVIe au XXe sicle.
Ressources photographiques
Le site Flickr
http://www.flickr.com/photos/bpx/sets/72057594117941491/
Flickr : Site regroupant une importante collection daffiches de propagande sovitique
de 1917 1991. Les affiches rpertories sont disponibles dans une rsolution assez
importante, ce qui permet lexploitation de ces documents.
Le site Histoire-Image
http://www.histoire-image.org/index.php
De 1789 1939, lHistoire par limage.
http://www.histoire-image.org/site/etude_comp/etude_comp_detail.php?i=464&d=841
Le charisme de Hitler
http://lartnouveau.com/art_deco/expo_internationale_1937.htm
De nombreuses illustrations, notamment celles des pavillons des pays qui participrent
cette exposition.
http://poster.genstab.ru/eng/
Ce site propose plus de 1800 affiches militaires de XXe sicle.
Russo-Japanese war - World War One - Civil War in Russia - Soviet-Polish war Civil war in Spain - 1920-30 in USSR - Weimar Republic - World War Two - Cold War
- Countries
http://www.kandaki.com/CM-media.php?cat=1&aut=14
Histoire, thorie et technique du carr magique, de l'Antiquit aux recherches actuelles.
557
Le site Musagora
http://www.musagora.education.fr/manuel/sequence5/hermes.htm
Manuel lectronique ralis dans le cadre d'une exprimentation d'enseignement du grec
ancien distance, conduite dans l'acadmie de Clermont-Ferrand. On y trouve,
notamment, les illustrations duvres clbres.
http://avions.legendaires.free.fr/x1.php
Avions lgendaires : Site destin au passionn daronautique et daviation militaire, ce
site propose des fiches descriptives des avions et leurs photos.
http://www.forum-conquete-spatiale.fr/forum.htm
Le Forum de la conqute spatiale : Site trs actif qui, aprs un enregistrement gratuit,
propose de nombreuses vidos et photos sur la conqute spatiale avec une actualit
suivie quotidiennement.
http://html2.free.fr/canons/index.htm
Les canons de lapocalypse : site est ddi aux canons hors du commun.
Journaux en ligne
http://www.monde-diplomatique.fr
Le Monde diplomatique : Site du mensuel de rflexion qui propose une partie de ses
archives, dossiers et cartes en ligne.
558
http://julesvernenews.blogspot.com/
Site dinformation pour les fans et collectionneurs de Jules Verne.
http://jv.gilead.org.il/works.html
Librairie virtuelle gratuite sur Jules Verne. Ressources disponibles en plusieurs langues.
http://jv.gilead.org.il/rpaul/
The Illustrated Jules Verne : Site regroupant les illustrations des Voyages
extraordinaires .
Le site de lAgora
http://agora.qc.ca/mot.nsf/Dossiers/Jules_Verne
Dossier de LEncyclopdie de LAgora consacr Jules Verne. On y trouve,
notamment, dix-sept romans, huit nouvelles, un essai et quatre entrevues disponibles au
format pdf.
http://www.fredericviron.com/verne/modules/news/
Le Portail Web Francophone sur Jules Verne. De trs nombreuses ressources
disponibles : biographie articles uvres disponibles au format pdf.
http://www.renepaul.net/multimedia/index.php
Aprs les enqutes de Sherlock Holmes et les aventures d'Arsne Lupin, Ren Paul
vient de mettre en ligne une interface graphique (au format PDF) qui permet la
consultation et la lecture de la quasi-totalit des uvres de Jules
Verne,
soit
111
documents au total, romans, nouvelles et autres (textes et illustrations). De plus, tous ces
documents au format PDF sont indexs, ce qui est particulirement utile pour les
recherches.
Le site scribd
http://www.scribd.com/full/3320295?access_key=key-1zw5ekr53j1l8q7tk2c9
559
Site qui rpertorie toutes les illustrations des uvres de Jules Verne des ditions Hetzel.
http://home.att.net/~karen.crisafulli/nautilus.html
Cette page internet sur le Nautilus propose une liste exhaustive ses sites consacrs au
Nautilus.
http://home.att.net/~JVNautilus/Warren/Warren.html
Dave Warrens Nautilus : ce site est consacr au Nautilus, il propose plusieurs croquis
du sous-marin raliss partir des descriptions du roman.
Sur le cinma
http://1895.revues.org/document1672.html
1895 : Revue de lassociation franaise de recherche sur lhistoire du cinma
Sur la musique
http://patrice.bailhache.free.fr/thmusique/leibniz.html
Article de Patrice Bailhache : La musique, une pratique cache de l'arithmtique? in
Studia Leibniztiana, Actes du colloque L'actualit de Leibniz : les deux labyrinthes
(Cerisy, 15-22 juin 1995).
560
CRDIT PHOTOGRAPHIQUE
Lensemble des illustrations des films sont tires dditions DVD.
561
562
A
*Abraham, 195.
*Adam, 40, 78, 95-97, 135, 144, 250.
Adorno, Theodor W., 251, 579.
Ajugari, Lucrezia, 291.
Albera, Franois, 573.
Alleau, Ren, 320.
Allorgue, Henri, 501.
Almeida, Fabrice d, 250.
Andersen, Trols, 342.
Anderson, Michael, 382, 440.
Anderson, Poul, 130.
Anderson, Sherwood, 471.
Andr, Danile, 386.
Andreev, Cyrille, 82.
*Applegate, 141.
*Ardan, Michel, 72.
Arendt, Hannah, 171, 178, 287, 376, 571, 573.
Aristote, 46, 281.
Armstrong, Neil, 150, 473, 478, 480.
*Aronnax, 74.
Ash, Brian, 44, 569.
Ashley, Mike, 127-128, 568.
Asimov, Isaac, 55.
B
Babeuf, Gracchus, 48.
Bacon, Francis, 40-41, 57, 501, 552.
Bacot, Paul, 264, 580.
563
C
*Cabal, John, 390, 395.
*Cabal, Oswald, 394.
Cabet, Etienne, 50, 57, 60, 84, 110, 495, 500, 503-505, 552.
Callenbach, Ernest, 503.
Campanella, Thomas, 43, 57, 110, 501, 552.
Campbell, John W., 129-132.
Cantin, Sylvie, 12, 561.
Capek, Karel, 501.
Carpenter, John, 402.
Catteau, Jacques, 338.
Chambon, Jacques, 130-131, 364, 563.
Chamisso, Adelbert von, 99.
Chaplin, Charlie, 292, 366, 414.
*Charrington, 117, 203.
565
D
*D-503, 56, 113-114, 152, 155-156, 159-160, 168, 172, 174-178, 180, 181-182, 184-186,
189-193, 195- 201, 206-208, 230, 233, 240-243, 246, 250-253, 274-275, 277, 283285, 294, 300-302, 304-305, 309, 327, 330-331, 334-337, 345-347, 351-353, 355,
363, 369.
Darwin, Charles, 103, 485, 506.
Dubler, Thodore, 340.
Davray, Henry D., 515.
Dekiss, Jean-Paul, 58-59, 67, 76, 555.
Delbos, Victor, 282, 581.
Delcourt, Marie, 32.
Dereu, Mireille, 59.
566
E
Einstein, Albert, 573.
Eisenstein, Sergue, 9, 15.
Engels, Friedrich, 54, 57, 153, 238.
Ernout, Alfred, 21.
Eschyle, 112-113.
Euripide, 113.
*Eve, 250.
F
*Faber, 115.
Fabre, Michel, 97, 555.
Faithburn, Nathaniel, 92-93.
567
G
Gan, Alexei, 341.
Gastev, Alexei, 166.
Gelfreikh, Vladimir, 260.
Gernsback, Hugo, 44, 120, 125-126, 128, 553, 568.
Gheerbrant, Alain, 172, 581.
Gilbert, Nicolas-Laurent, 151.
Giraudoux, Jean, 181.
Godard, Jean-Luc, 386, 409, 420-421, 456.
Godin, Christian, 579.
Godin, Jean-Baptiste-Andr, 50, 566.
568
H
Hamilton, Edmond, 469.
Hammond, John R., 378, 519.
Harrison, Harry, 386.
Harrison, Jean-Pierre, 522.
*Hatteras, Capitaine, 67, 69, 512.
Havely, Daniel, 499.
Hawke, Ethan, 431-432.
Heine, Heinrich, 430.
Heller, Leonid, 111, 166-167, 516-517, 523, 526.
Heller, Michel, 217, 237, 521.
*Henry, 307.
569
I
*I-330, 113-114, 116, 157, 172, 174-177, 180-182, 184-186, 196-197, 199-201, 237, 250,
252, 301, 304, 308, 317, 325, 327, 332, 334-336, 342, 345-347, 352, 353, 363, 369.
Ianguirov, Rachit, 9.
Iofane, Boris, 260.
Ionesco, Eugne, 276, 297-298, 301, 530.
Iosa, Ioana, 175, 530.
*Isaac, 195.
570
*Isabelle, 181.
J
Jakobson, Roman, 216.
Jdanov, Andre, 265.
Jean, Georges, 257-258.
Jerome, Jerome K., 499.
*John le sauvage, 116, 121, 188-189, 272, 291, 305, 308.
Jones, Gordon, 99-100.
*Julia, 116-117, 157, 180, 182-184, 193, 207, 229, 233, 304, 308, 346-350, 357-358, 372373, 440.
*Julian, 440.
Julianne Moore, 440.
Jnger, Ernst, 111, 374, 511.
K
K., Joseph, 302.
Kadiu, Silvia, 211, 520.
Kafka, Franz, 302, 386, 400, 455.
Kandinsky, Vassili, 335, 341-342, 538.
Kant, Emmanuel, 152, 282, 369, 539.
Kasten, Jrgen, 397.
Khlebnikov, Vlimir, 300.
King, David, 247.
King, Stephen, 56.
Kintzler, Catherine, 537.
Klee, Paul, 270.
Kossov, Alexandre, 238.
Kozakiewicz, Bronislaw, 515.
Kroutikov, Georgi, 161.
Kubin, Alfred, 270.
Kulagina, Valentina, 273.
Kuon, Peter, 55, 523.
571
L
Labb, Denis, 515.
Lacassin, Francis, 96, 513.
Lamartine, Alphonse de, 369.
Lang, Fritz, 388-389, 393, 396-399, 408, 509, 532, 534.
Lapouge, Gilles, 28, 257, 356, 374, 523.
Larnac, Grard, 209, 520.
Lasswitz, Kurd, 66.
Launet, Edouart, 58, 514.
Laurie, Andr, 72.
Leggio, James, 327, 537.
Le Goff, Jacques, 167, 538.
Leibniz, Gottfried, 319-320, 547.
Leibowitz, Ren, 271.
Lnine, 7, 12, 103, 161, 222-224, 238-243, 256, 260, 369-370, 465, 523.
Le Rider, Jacques, 337, 538.
*Lespre, 141.
Levy, Joseph J., 12, 227, 519.
Leys, S., 379, 520.
LIsle-Adam, Villiers de, 144, 507.
*Lidenbrock, 67.
Ligeti, Gyrgy, 271.
Lischke, Andr, 324, 537.
*Lord William Carisdall, 60.
Lounatcharski, Anatoli, 245, 288, 289.
Lowndes, Robert A. W., 526.
Lucas, George, 16, 117, 236, 402-408, 456, 509, 533-534, 548.
Lucrce, 21.
*LUH 3147, 402.
M
Mabuse, Docteur, 270.
572
N
Nadar (Gaspard-Flix Tournachon), 72-73.
*Napolon, 212, 223-226.
Negley, Glenn Robert, 34, 524.
*Nemo, 67-68, 70, 74-77, 81.
Newte, Horace W.e., 499.
Niccol, Andrew, 16, 431-434, 509.
Nivat, Georges, 315, 374, 539.
Nodier, Charles, 59, 148, 497, 499, 503.
Nolan, William F., 122, 131.
O
*O-90, 179, 237.
*O'Brien, 160, 193-194, 207, 217, 220, 280, 287, 343, 358-359, 440, 446, 449.
*Ogilvy, 290.
*Omgare, 151.
Ophls, Max, 270.
Orwell, George, 8-9, 12-13, 24, 32, 34-35, 37-38, 43, 103, 109-111, 117, 119, 121, 175-176,
184, 193, 201, 208-212, 214-216, 222-227, 274, 235, 274, 276, 287, 289-290, 312,
574
357, 364, 367, 371-376, 378-380, 382-383, 421, 440, 442-444, 449, 453, 456, 459,
488, 497-498, 501, 509, 519-521, 524.
Orwell, Sonia, 382, 440, 459, 520.
Owen, Clive, 436.
Owen, Robert, 53-54, 84, 497.
P
*Pantagruel, 27.
Paquot, Thierry, 50, 524.
Patrick, J. Max, 34, 524.
Peiner, Werner, 268-269.
Pessin, Alain, 524.
Petroussov, Gueorgui, 286.
Phalas de Chalcdoine, 23.
Pilniak, Boris, 242-243, 466-467.
Platon, 10, 22-24, 40, 42-44, 46-48, 53, 153-154, 159, 176, 256-257, 281, 325, 379, 454, 506,
510, 525, 537.
Poe, Edgar Allan, 125, 144, 483, 485, 507.
Polastron, Lucien X., 146, 530.
Polet, Jean-Claude, 163, 536.
Prat, Michel, 144, 146, 528.
*Progrs, John, 60-61.
Proudhon, Pierre-Joseph, 54.
Pythagore, 168, 254, 294, 319, 321.
*Quatermain, 133.
R
*R-13, 174, 185, 237, 282.
Rabelais, Franois, 27, 64.
Radau, Rodolphe, 291, 538.
Radford, Michael, 382, 400, 440-448, 456, 509.
Radix, lise, 68, 536.
*Ragginahra, Bgum Gokool de, 83.
575
S
*S-4711, 185.
Sadoul, Jacques, 132, 527, 528, 533.
Saint Augustin, 22, 510.
Saint Simon, Claude de, 48.
*Sage lAncien, 222, 223, 224.
Salinger, Jerome David, 366.
Samosate, Lucien de, 99, 370.
Sand, George, 59.
Schaffer, Pierre, 271.
576
*Stimson, 141.
Stockhausen, Karlheinz, 271.
Stravinsky, Igor, 270 .
Swift, Jonathan, 54, 495, 497, 506.
*Syme, 210, 213-214, 333.
T
*Taylor, 152, 159, 165, 254, 294, 319, 321.
Taylor, Brook, 168.
Taylor, Frederick Winslow, 166, 369.
*Teece, Samuel, 133-134.
Tenand, Suzanne, 73.
Thophraste, 46.
Thomas, Louis-vincent, 110, 539.
Thoreau, Henry David, 309.
Thorez, Maurice, 70.
Tilkin, Franoise, 361.
Todorov, Tzvetan, 109, 536, 539.
Tomiche, Anne, 216, 536, 539.
Torgue, Henry Skoff, 524.
Tournachon, Gaspard-Flix, 72.
Tower Sargent, Lyman, 28, 30-31, 34, 524.
Traverso, Enzo, 53, 263, 530.
Trotski, Lev, 103, 218, 239, 377-378, 459.
Trousson, Raymond, 23, 30, 33, 53, 61, 487, 489, 503, 524-525.
Truffaut, Franois, 16, 402, 410-431, 456, 473, 478, 509.
Truman, Harry, 366.
Trumbo, Dalton, 366.
Tschakert, Franz, 231-232.
Tschumi, Jean, 393, 539.
Tsiolkovski, Konstantin, 161.v
Twohy, David, 402.
578
V
Valry, Paul, 110, 208, 478, 535.
Van Herp, Jacques, 145-146, 528.
Vanoosthuyse, Michel, 268, 529.
Varse, Edgard, 271.
Vergennes, Comte de, 32.
Verly, Hippolyte, 499 .
Verne, Jules, 38, 40-42, 55, 57-59, 63-82, 84, 87-103, 123, 125-126, 128, 131, 135-136, 139,
144-145, 149-150, 379, 383-385, 471, 475-476, 478-479, 488, 512-514, 545-546.
Verne, Michel, 92.
Versins, Pierre, 44, 60, 144-145, 528.
Vierne, Simone, 89.
Virilio, Paul, 267, 532.
Vodoz, Isabelle, 268, 529.
Von Harbou, Tha, 388.
Vrubel, Dimitri, 363.
W
Wagner, Richard, 80, 90.
Wachowski, Andy, 383, 402.
Wachowski, Larry, 383, 402.
Warren, Dave, 75, 547.
*Watson, Helmhotz, 305, 307.
Wells, Herbert-George, 7-8, 38, 42, 55, 57, 77, 98, 99, 100-107, 125-126, 144, 149-150, 241243, 364, 379, 383, 388, 391, 393, 394, 395, 471, 479, 488, 498, 500, 502, 504-507,
514-515.
Welles, Orson, 302, 303.
Werth, Alexander, 530.
Werth, Nicolas, 286, 530.
Wilder, Billy, 270.
Williamson, Jack, 469.
Williams, Raymond, 378.
Wilson, William, 127, 535.
579
X
Xnophon, 113.
Z
Zamiatine, Evguni, 8-12, 24, 32, 35, 37, 38, 39, 43, 61, 106, 109-112, 121, 155, 159, 162,
164-166, 168, 173, 177, 193, 197, 201, 229, 237, 239-240, 242-243, 274, 276, 288,
292, 296, 300-303, 311-312, 315, 317-319, 323-325, 327-328, 330, 335, 337, 340-343,
347, 352-353, 357, 362, 364, 369-370, 373-374, 376-377, 453, 455, 466, 488, 509,
516-517, 524.
*Zartog Sofr-A-Sr, 97.
Ziegler, Gilette, 67.
Ziegler, Hans Serverus, 270-271 .
Zinoviev, Grigori, 343.
Zola, mile, 7, 51-52, 57-58, 132, 535.
580
1984, 8, 11-13, 16, 24, 34-35, 37-38, 42-43, 56, 109-111, 116-117, 119, 121, 154, 158, 160,
174, 179, 182, 186, 190, 193, 201-202, 204-205, 207, 209-210, 212, 217, 220, 228,
233, 235, 236, 246, 253, 261, 280, 286, 289, 304, 321, 329, 333, 343, 346-347, 357,
364, 367, 371-372, 376-378, 380-383, 400-401, 421, 440-449, 454, 456-457, 459-460,
488, 501, 509, 515, 519-521, 523, 526-527, 533, 535, 538.
1984 ou le rgne de l'ambivalence, 381, 519.
1985, 502.
2024, 501.
150 000 000, 162, 536.
500 millions de la Bgum, 41, 74, 78-79, 81, 83, 86, 88, 89, 102, 292, 488, 512.
A
A Little Earnest Book Upon A Great Old Subject, 127, 535.
A George Orwell Companion, 378, 519.
Actualit de Leibniz : les deux labyrinthes (L), 319, 548.
Aelita, 388.
Alice au pays des merveilles, 483.
Alien 3, 402.
Aline et Valcour, 496.
Almansor, 430.
Alphaville, 386, 409, 420-422, 456, 509.
Altration, crations dans la langue : les langages dpravs, 216, 540.
Altneuland, 494.
Amazing Stories, 44, 120, 124-129, 132.
me de cristal : George Orwell au prsent (L), 216, 519.
Amour et M. Levisham (L) .
An 2240, rve sil nen fut jamais (L), 41, 511.
Analog Science Fiction and Fact, 129.
Analog Science Fiction and Science Fact, 129.
Anglais au Ple Nord (Les), 67.
581
B
Barrage dHermiston (Le), 427.
Berge Meere und Giganten, 501.
Bien aprs minuit, 474.
Bienvenue Gattaca, 16, 431-434, 509.
Big Brother. Un inconnu familier, 38, 217, 520.
Blade Runner, 401, 434.
Brazil, 400, 489.
582
C
Carr noir et carr rouge, 340.
Carr noir sur fond blanc, 339.
Catchisme des industriels (Le), 494.
Caverne (La), 338.
Chasse llphant (La), 12.
Chroniques de Riddick (Les), 402.
Chroniques martiennes (Les), 123, 131-136, 139, 469, 471, 481-482, 486, 521.
Cinq semaines en ballon, 67, 72, 74, 79, 81, 512.
Cit de Dieu (La), 22.
Cit des asphyxis (La), 149.
Cit des lois (La), 256.
Cit du soleil (La), 43, 110, 510.
Cit, larchitecture et les arts en Utopie (La), 30.
Claude Gueux, 52.
Clefs de la guerre (Les), 368.
Code 46, 489.
Conflit des Facults (Le), 152, 539.
Congregassio de propaganda fide, 256.
Conte de la lune non teinte (Le), 242.
Couleur rflchie (La), 337, 539.
D
Dans le bruissement de la langue, 191, 539.
Dans les laboratoires du pire, 22, 30, 112, 117, 120, 156, 192, 323, 529.
Das Glasperlenspiel, 502.
David Copperfield, 418, 425.
De la nature, 21.
De la rorganisation de la socit europenne, 48.
De la terre la lune, 38, 58, 67, 72, 74, 150, 512, 514.
De l'esprit des lois, 281, 539.
De lhistoire de la pense esthtique sovitique, 288.
De lUtopie lUchronie. Formes, significations, fonctions, 55, 523.
583
E
clat du Phnix (L'), 219.
Ecotopia, 503.
Encyclopdie de lutopie et de la science-fiction, 11, 144-145, 528.
Encyclopdie visuelle de la Science-fiction, 44, 527.
Equilibrium, 489.
Erewhon, 498.
Esquisse, 494.
Essays on Art, 342.
tats et empire de la lune (Les), 368.
tats et empire du soleil (Les), 368.
ternel Adam (L), 40, 78, 95-97, 135, 488, 513.
Eumeswil, 502.
Extraordinaire voyage de la mission Barsac (L'), 97.
584
F
Fable des abeilles, 495.
Face au drapeau, 97.
Fahrenheit 451, 8, 11, 15-16, 37, 39, 42-43, 56, 110, 114, 116-117, 121, 139, 157, 174, 176,
182, 208, 216, 218-221, 230, 235, 256, 262, 272, 304-305, 309, 311, 322, 328, 330,
343, 346, 360, 365-367, 378, 402, 410-420, 422-430, 434, 453, 456, 478, 481, 483,
488, 502, 509, 521, 522, 533.
Fantastique et mythlogies modernes, 145, 526.
Faiseurs dunivers (Les), 112, 528.
Fascisme et Communisme, 379, 529.
Faust, 173, 535.
Ferme des animaux (La), 12, 117, 222, 224, 226, 370, 454, 460, 519.
Fictions danticipation politique, 144, 377, 400, 527.
Fils de lhomme (Les), 16, 435, 439, 509.
Fonctions du cinma sovitique dans les annes 20 travers les crits de Lounatcharski (Les),
288-289, 532.
Fonction du pote (La), 51-52.
Fondements de la mtaphysique de murs, 282, 539.
Force mystrieuse (La), 505.
Formes du roman utopique en Grande-Bretagne : 1918-1970, 364, 523.
Freiland, 494.
G
George Orwell : A collection of critical essays, 378.
George Orwell. Essais, articles, lettres, 12, 226, 274, 459, 519.
George Orwell Milan Kundera. Individu, littrature et rvolution, 211, 520.
George Orwell, une vie, 380, 520.
Guerre et cinma, 267, 532.
Guerre au vingtime sicle (La), 63, 66.
Guerre des toiles (La), 456, 534.
Guerre des mondes (La), 55, 100-102, 106, 515.
585
H
Habiter lutopie. Le Familistre Godin Guise, 50, 524.
Hamlet, 188, 460.
Hliopolis, 111, 511.
Hier et Demain, 95, 520.
Histoires comme si, 480.
Histoire de lutopie en Russie, 111, 161, 166, 523.
Histoire de l'avenir, 488.
Histoire de M. Polly (L), 103, 515.
Histoire des Gallignes, 496.
Histoire et Utopie, 159, 523.
Histoire mondiale des socialismes, 171, 535.
Histoire transnationale de lutopie littraire et de lutopisme, 30, 118, 383, 525.
H.G. Wells, the critical heritage, 98.
Hommage la Catalogne, 13, 211, 519.
Homme bicentenaire (L), 138.
Homme de lespace (L), 142-143.
Homme de verre (L'), 232.
Homme illustr (L), 138-139, 141, 522.
Homme-Promthe vainqueur au XIXme sicle (L'), 68, 78, 537.
Homme qui vendit la Lune (L'), 470.
Homme Unidimensionnel (L), 302, 539.
Hurlubleu, grand Manifafa dHurlubire, 60, 148-149, 497.
I
Idologie et utopie, 53, 369, 523.
Ile aux oiseux de fer (L'), 501.
I, Robot, 138.
le hlice (L), 91, 512.
le du docteur Moreau (L), 101, 103, 515.
Iliade, 124.
586
J
Jaune de Crome, 14, 518.
Jean Tschumi : Architecture chelle grandeur, 393, 539.
Jete (La), 386.
Jeux de l'esprit (Les), 502.
Journal dun crivain (Le), 294-295.
Journal intime (Le), 536.
Journe dun journaliste amricain en 2890 (La), 79, 384, 488.
Jules Verne aux confins de lutopie, 71-72, 79, 87, 513.
Jules Verne. Le rve du progrs, 59, 67-68, 76, 513.
Jules Verne : le Roman du savoir, 59, 513.
Justine, 419.
K
Kalidoscope , 141-142.
Kipps, 103, 515.
L
Lgislateur et le pote: une interprtation des Lois de Platon (Le), 257, 537.
Leviathan 99, 475.
Lviathan le long, 497.
Livres en feu : histoire de la destruction des bibliothques, 146, 530.
Lord of the Flies, 502.
Loi du talion (La), 480.
Lois (Les), 23, 256-257.
Lolita, 419.
Looking Back on the Spanish War, 380.
LTI, la langue du IIIe Reich, 209, 530.
M
Macbeth, 188.
587
N
Nadja, 351, 535.
Naufrags du Jonathan (Les), 97.
Nazisme et anti-nazisme dans la littrature et l'art allemands (1920-1945), 268-269, 529.
New York 1997, 402.
Notes et Contre-notes, 276, 298, 301, 530.
588
O
Odysse, 124.
Oedipe roi, 112.
Off on a comet or Hector Servadac, 125.
Othello, 188, 272.
Ordre larme des arts, 166-167.
Orwell a-t-il vu juste ?, 12, 227, 519.
Orwell ou lhorreur de la politique, 379, 520.
Ouverture pour le XXIe sicle. Saurons-nous changer de cap ?, 109, 523.
P
Panorama de la science-fiction, 64, 124, 145-146, 528.
Pantagruel, 27.
Paris au XXe sicle, 74, 77, 80-81, 90, 145, 512.
Pas dorchides pour Miss Blandish, 417.
Penses, 219.
Pique-nique dun million dannes (Le), 135-136.
Place aux gants, 507.
Plante des singes (La), 502.
Pleasantville, 383.
Pome de lextase (Le), 325-326.
589
Q
Quand la folie se racontait. Rcit et antipsychiatrie, 361, 540.
Quand le dormeur sveillera, 105.
R
Race future (La), 61-62.
Race qui nous exterminera (La), 61.
Ralph 124C41 +, 44, 125-126, 511.
Ravage, 502.
Rayons et les ombres (Les), 51, 536.
Rcit du plus important (Le), 338, 342, 517.
Regards sur le monde actuel, 110, 535.
Rpublique (La), 23, 257.
Retour au meilleur des mondes, 367-368, 518.
Rhin, Lettres un ami (Le), 52, 536.
Rhinocros, 276, 297-298, 301, 307.
Robur-le-Conqurant, 67, 74, 89-90, 512.
Roman grec et latin (Le), 370, 537.
Romo et Juliette, 188.
Roi Jean (Le), 188.
Roi Lear (Le), 219.
Roman thse ou l'autorit fictive (Le), 371, 537.
590
S
Saint-Ptersbourg : une fentre sur la Russie 1900-1935, 167, 539.
Scnes de la vie future, 135, 539.
Science, Paix, Libert, 368.
Science-fiction franaise au XXe sicle (1900-1968) (La), 35, 526.
Science-fiction, lectures dAvenir ? (La), 364-365, 375, 526.
Science-fictionnaire (Le), 123, 527.
Sciences, techniques et utopies, 30, 33, 294, 525.
Science Wonder Stories, 124, 127, 129.
Seigneurs de la guerre (Les), 480.
Socialistes au pouvoir (Les), 499.
Socialistes, Utopistes et Anarchistes : la recherche du bonheur, 51, 524.
Soleil vert, 456, 489.
Staline. Oeuvre dart totale, 265, 530.
Suprmatisme, 338.
Sur deux plantes, 66.
Systme totalitaire. Les origines du totalitarisme (Le), 178, 529.
T
Tempte (La), 187.
Temps futurs, 368.
Temps n'a pas d'odeur (le), 480.
Terre allemande, 268-269.
The Glass House, 9.
The Island, 402.
The Machine stops, 499.
The Master Beast, 499.
The Matrix, 383.
The New Accelerator, 125.
591
U
Un bonheur insoutenable, 488, 502, 511.
Un Hivernage dans les glaces, 67, 512.
Un monde inconnu, deux ans sur la Lune, 41, 510.
Un saint au non, 365.
Une histoire birmane, 12, 519.
Une Ville idale : Amiens en lan 2000, 90, 513.
Utopia, 27.
Utopie (L), 10, 22, 31-33, 43-44, 47-48, 57, 82, 154, 374, 487, 523.
Utopie de la communication (L), 330, 539.
Utopie et cinma, 386, 523.
Utopie et civilisation, 28, 256-257, 283, 374, 523.
Utopie, la qute de la socit idale en Occident, 28, 30-31, 34, 98, 154, 524.
V
Valkyries, 321.
592
W
Weird Tales, 124, 131, 480-481.
Words and their meanings, 216, 518.
X
Xiphuz (Les), 505.
Y
Ylla, 132, 134.
593
594
REMERCIEMENTS
p.3
INTRODUCTION
p.5
PREMIRE PARTIE :
De lUtopie la Dystopie dans le rcit danticipation
p.19
p.21
p.21
p.21
p.40
p.55
p.58
p.58
p.68
p.71
p.78
p.78
p.98
p.109
1. Le revirement dystopique
p.110
p.111
p.118
p.123
p.123
p.135
p.138
p.144
p.147
p.150
595
p.152
1. La socit utopique
p.153
p.154
p.161
p.161
p.161
p.166
DEUXIME PARTIE :
p.169
p.171
1. Loutil du mensonge
p.171
p.171
p.176
p.180
p.187
p.187
p.193
p.209
3. Le contrle de lhistoire
p.218
p.218
p.222
p.228
p.228
p.228
p.237
596
2. Le scientisme totalitaire
p.249
p.249
p.252
p.256
p.256
p.273
C : Le bonheur dystopique
p.281
p.281
p.281
p.289
p.296
p.296
p.299
p.302
p.309
TROISIME PARTIE :
p.313
A : Lanti-entropie de lArt
p.317
p.317
p.319
p.324
p.328
2. Lanti-entropie narrative
p.330
2.1. D-503, mathmaticien et pote lyrique dans Nous autres : le rle de la couleur
p.331
p.338
597
p.344
p.344
p.351
p.364
p.364
p.364
p.369
p.373
p.374
p.379
C : La dystopie cinmatographie
p.383
p.383
p.383
p.385
p.396
p.400
p.410
p.410
p.431
p.435
p.440
CONCLUSION
p.451
ANNEXES
p.461
p.465
p.470
p.475
598
p.486
p.493
p.496
p.499
p.510
p.514
BIBLIOGRAPHIE
p.517
CRDIT PHOTOGRAPHIQUE
p.561
p.562
p.563
p.581
p.594
599
La tradition utopique a longtemps entretenu le rve dune socit idale situe dans un ailleurs, un utopos, le lieu qui nest pas dans LUtopie de Thomas More. La reprsentation de ces utopies est indissociable
dun facteur dterminant pour la construction dun monde meilleur : le progrs. Ainsi, cette tradition se caractrise
par laccent promthen dune telle entreprise, cest des mains de lhomme que sera faonne cette nouvelle
socit. Cependant, le point de vue sur la possibilit dune socit idale va progressivement sinflchir,
notamment au cours du XIXe sicle, pour sinverser dune manire radicale au dbut du XXe sicle. Nomme
anti-utopie ou contre-utopie, cette dsillusion souligne limpuissance de lhomme et le rle ambigu du progrs
pour inventer la socit parfaite. Parfois utilise comme synonyme danti-utopie, la dystopie caractrise plus
prcisment les textes qui dcrivent une socit dirige par un systme doppression absolu, fond sur un tat
omnipotent, et presque toujours organis scientifiquement. Ainsi, des dysfonctionnements de la cit du futur dans
Le Monde tel quil sera dmile Souvestre, en 1846, ltat Unique dans Nous autres de Evguni Zamiatine, crit
en 1920, la dystopie volue en prenant la forme du rcit de science-fiction, et en particulier celle de lanticipation.
Nous verrons, notamment, comment lutopie prend place dans les uvres de Jules Verne et H.G. Wells.
Zamiatine, trs inspir par Wells, est le premier grand crivain du XXe sicle se servir de la dystopie pour
dcrire les attributs de la socit totalitaire. Ainsi, si notre dmarche consiste, dans un premier temps, dsigner
les auteurs et textes qui ont particip lmergence de la dystopie, notre analyse portera essentiellement sur Nous
autres et trois autres romans fondateurs de la dystopie au XXe sicle : Le Meilleur des mondes dAldous Huxley,
publi en 1932, 1984 de George Orwell, publi en 1948 et Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, publi en 1953. Nous
tudierons le phnomne totalitaire selon les interprtations quen font nos auteurs. Il sera donc question de la
collectivisation de lindividu, de la propagande ou du rle de la science dans lorganisation de la socit totalitaire.
Mais il sagira aussi de montrer comment nos dystopies illustrent le combat de lart contre lentropie totalitaire, et
lengagement de leurs auteurs dans un vritable discours politique. Enfin, il apparat essentiel de dcrire ce qui
apparat peut-tre comme la forme la plus efficace de la reprsentation de la dystopie : le film de science-fiction.
Nous verrons pourquoi le roman dystopique peine de plus en plus soutenir la comparaison face limmdiatet
du langage de limage anime.
Mots cls : utopie, dystopie, science-fiction, anticipation, cinma, totalitarisme, entropie.
THE TOTALITARIAN SOCIETY IN THE NARRATIVE OF DYSTOPIAN ANTICIPATION,
FIRST HALF OF THE XXth CENTURY, AND ITS REPRESENTATION IN THE CINEMA
The utopian tradition a long time maintained the dream an ideal society located in one elsewhere, a utopos, the place which is not in the Utopia of Thomas More. The representation of these Utopias is indissociable
of a determining factor for the construction of a better world: progress. Thus, this tradition is characterized by the
Promethean accent of such a company, they are hands of the man who this new society will be worked. However,
the point of view on the possibility of an ideal society gradually will inflect, in particular during the 19th century,
to be reversed in a radical way at the beginning of the 20th century. Named anti-Utopia or against-Utopia, this
disillusion underlines the impotence of the man and the ambiguous role of progress to invent the perfect society.
Sometimes used as synonym of anti-Utopia, the dystopia more precisely characterizes the texts which describe a
society directed by an absolute system of oppression, based on an omnipotent State, and almost always
scientifically organized. Thus, abnormal operations of the city of the future in The World such as it will be of
Emile Souvestre, in 1846, in the State Unique in Us of Evgueni Zamiatine, written in 1920, the dystopia evolves
by taking the form of the account of science fiction, and in particular that of anticipation. We will see, in
particular, how the Utopia takes seat in works of Jules Verne and H.G. Wells. Zamiatine, very inspired by Wells,
is the first great writer of the 20th century to be made use of the dystopia to describe the attributes of the
totalitarian society. Thus, if our step consists, initially, to appoint the authors and texts which took part in the
emergence of the dystopia, our analysis will primarily carry on Us and three other Romance founders of the
dystopia at the 20th century: Brave New World of Aldous Huxley, published into 1932, 1984 of George Orwell,
published in 1948 and Fahrenheit 451 of Ray Bradbury, published in 1953. We will study the totalitarian
phenomenon according to interpretations that make our authors of them. It will be thus a question of the
collectivization of the individual, the propaganda or the role of science in the organization of the totalitarian
society. But it will also be a question of showing how our dystopies illustrates the combat of art against the
totalitarian entropy, and the engagement of their authors in a true political discourse. Lastly, it appears essential to
describe what perhaps appears as the most effective form of the representation of the dystopia: the science fiction
film. We will see why the novel dystopic sorrow more and more support the comparison face to the immediacy of
the language of the moving image.
Key words: Utopia, dystopia, science fiction, anticipation, cinema, totalitarianism, entropy.
600