Dissertation
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La passion soppose la raison : elle nous aveugle sur notre nature relle, elle est
ignorance de nous-mmes.
Emmanuel Kant dfendait dj auprs de ses contemporains lide que les motions
sont fermement opposes notre facult de rflchir et dmettre un jugement rationnel.
Aussi tait-il vivement critique vis--vis de ces passions. Il opposait ainsi la passion la raison
en dclarant que l'motion est le sentiment d'un plaisir ou d'un dplaisir actuel qui ne laisse
pas le sujet parvenir la rflexion . Y a-t-il un lien entre ces deux entits ? Quelle influence
exercent-elles lune sur lautre ?
Ferdinand Alqui, crit ainsi en 1943 dans Le Dsir dEternit : La passion soppose la
raison : elle nous aveugle sur notre nature relle, elle est ignorance de nous-mmes. . Aprs
avoir introduit sa thse principale, lauteur explique que de la passion dcoule une
mconnaissance de nous-mmes, voire une ignorance de notre personne. La passion apparat
ici comme tant foncirement inhibitrice vis--vis de notre libert spirituelle et semble mme
tre comparable des chanes qui nous rendent prisonniers et alinent notre libert.
L aveuglement quelle suscite chez le sujet traduit en effet la disparition dune certaine
forme de lucidit qui est par ailleurs le propre de la raison.
Est-il en effet lgitime de considrer ces deux notions comme tant compltement aux
antipodes, lune tant indubitablement incompatible avec lautre ? Ny a-t-il finalement pas un
lien subtil entre la passion et notre capacit de discernement qui expliquerait une sorte
dinterdpendance ?
Cette interrogation nous servira de fil directeur pour analyser la dualit et les oppositions
entre passion et raison dans la tragdie Andromaque crite par Jean Racine en 1667 ainsi que
dans la Dissertation sur les Passions crite par David Hume en 1757.
En premier lieu, comme le soutient Ferdinand Alqui, raison et passion sont fermement
opposes et cette dernire est un frein la connaissance de notre personne : elle est source
dignorance vis--vis de nous-mmes. Pourtant, en analysant un peu plus les relations que
passion et raison entretiennent, nous nous rendons finalement compte que la passion fait
parfois lobjet dun tremplin pour la raison, et que leur association peut en fin de compte tre
bnfique.
Tout dabord, la passion peut tre considre comme un filtre qui assombrit notre vision
et rend notre connaissance de nous-mmes impossible. Si ce filtre nest pas compltement
opaque, il nen demeure pas moins trs peu limpide et il en rsulte une vision fausse de la
reprsentation que nous nous faisons de notre personne.
En effet, limagination, que lon peut aisment opposer la rationalit et la raison, va de
pair avec la passion et ne cesse de linfluencer. De ce fait, la perception que nous nous faisons
de la ralit est biaise. Hume dveloppe cette ide en affirmant que ds lors que notre
environnement est habit dun mal ou dun bien, ce dernier influe sur limagination et
produit une espce de croyance , qui est elle-mme la source de passions. Cette croyance
est de toute vidence irrationnelle nous conduit facilement btir une vision du monde, et
par consquent de nous-mmes, qui nest pas conforme la ralit. De surcrot, Hume
renchrit en affirmant que, faute de courage, lHomme met inconsciemment profit son
imagination, ce qui permet de diminuer certaines passions, telles la crainte face un mal
certain. Ainsi, mme si les consquences dun tel phnomne sont louables, savoir affaiblir
une motion ngative et ventuellement nocive, il nen demeure pas moins vrai que la ralit
reste biaise et la passion conduit un mensonge envers soi-mme.
De mme, les personnages de Racine dans sa tragdie sont soumis aux mmes phnomnes
au cours desquels leur imagination prend le dessus, attise leur passion et perturbe leur
perception de leur environnement ce qui, pour reprendre les mots dAlqui, les aveugle .
Hermione, du fait de la passion amoureuse pour Pyrrhus qui lanime, entre dans une sorte de
dni de la ralit et son imagination et la passion sattisent mutuellement, entretenant ainsi
ce phnomne malsain. Elle entre, dans la scne premire de lActe II, dans une spirale de
spculations qui ne servent qu alimenter cette fausse perception quelle sest construite, et
continue desprer que Pyrrhus pourra lui porter lintrt dont elle rve. Lanaphore de si
en est un tmoin indniable : Mais si lingrat rentrait dans son devoir ! / Si la foi dans son
cur retrouvait quelque place ! / Sil venait mes pieds me demander sa grce ! .
De ce fait, non seulement les personnages sont-ils ensevelis sous limportance de leur
passion, ce qui comme nous venons de le voir contribue fausser leur vision de la ralit,
mais une certaine tendance ressort de la tragdie : les personnages tendent transposer
leurs passions sur leurs rivaux. Par la mme occasion, cette transposition entrane une
mconnaissance de soi encore plus profonde dans le sens o elle conduit les personnages
entrer dans un mensonge de plus en plus toff. On peut par exemple citer le cas dOreste
qui, dsespr par le sort qui sacharne sur lui et ne lui laisse pas un moment de rpit, finit
par croire que toutes les actions menes par les autres personnages sont diriges contre lui.
Son ressentiment contre le sort se transpose finalement en ressentiment contre Pyrrhus, quil
considre coupable de vouloir marier Hermione dans le seul but de lui porter tort. Il imagine
ainsi que les autres personnages sont galement anims dun ressentiment son gard.
Ainsi, on peut considrer que la passion apporte en ralit un peu plus de lucidit aux
personnages. Tout ceci est confirm par les quelques moments de lucidit au cours desquels
les personnages raciniens se rendent compte de leur situation, et de leur faiblesse. Cest le
cas de Pyrrhus qui dans la Scne 5 de lActe II dclare : Quelle foule de maux l'amour trane
sa suite, / Que d'amis, de devoirs, j'allais sacrifier . Sans la passion qui lattise, aurait-il eu
loccasion de dcouvrir cette facette de sa personnalit ?