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Grimal Pierre - La Civilisation Romaine

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PIERRE -~-~

GRIMAL -------------.

La civilisation

romaine

Champs histoire
LA CIVILISATION ROMAINE
Du mme auteur

Mmoires d'Agrippine, LGF, Livre de Poche , 2008.


L'Empire romain, LGF, Livre de Poche , 2008.
Rome et l'amour. Des femmes, des jardins, de la sagesse, Robert Laffont,
Bouquins, 2007.
La Littrature latine, PUF, Que sais-je?, 2007.
L'Amour Rome, Payot, 2002.
Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine, PUF, 2002.
La Littrature latine, Fayard, 1994.
Virgile ou la seconde naissance de Rome, Flammarion, Champs ,
1989.
Les Erreurs de la libert, Belles Lettres, 1989.
Le Lyrisme Rome, PUF, 1978.

Dam la mme collection

Pierre Chuvin, La Mytholagie grecque


Moses 1. Finley, Les Premiers Temps de la Grce
Fustel de Coulanges, La Cit antique
Louis Gernet, Anthropologie de la Grce antique
Louis Gernet, Droit et institutions en Grce antique
Pierre Vidal-Naquet, La Dmocratie grecque vue d'ailleurs
PIERRE GRIMAL

LA CIVILISATION ROMAINE

Champs histoire
1960 B. Arthaud.
1981 Flammarion, tous droits rservs.
ISBN : 978-2-0812-2303-5
PREMIRE PARTIE

HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

Duris ut ilex tonsa bipennibus


nigrae feraci .frondis in Algido
per damna, per caedes ab ipso
durit opes animumque ferro.
HORACE, Odes IV, 4, 57-60 .

... (cette race}


pareille l'yeuse monde par la hache dure
sur /'Algide fcond en feuillages noirs,
qui, mutile, hache, tire force
et courage des coups mmes du fer.
CHAPITRE I

Lgendes et ralits des premiers temps

Plage brillante entre les tnbres de la prhistoire ita-


lienne et celles, presque aussi paisses, o la dcomposi-
tion de l'Empire plongea le monde occidental, Rome
claire d'une vive lumire quelque douze sicles d'histoire
humaine. Douze sicles o ne manquent pas, sans doute,
guerres et crimes, mais dont la meilleure part connut la
paix durable et sre, la paix romaine, impose et accepte
depuis les bords de la Clyde jusqu'aux montagnes d'Arm-
nie, depuis le Maroc jusqu'aux rives du Rhin, parfois
mme celles de l'Elbe et ne finissant qu'aux confins du
dsert, sur les bords de !'Euphrate. Encore faut-il ajouter
cet immense empire toute une &ange d'tats soumis
son influence spirituelle ou attirs par son prestige. Com-
ment s'tonner que ces douze sicles d'histoire comptent
parmi les plus importants qui aient jamais t pour la race
humaine et que l'action de Rome, en .dpit de toutes les
rvolutions, de tous les largissements et les changements
de perspective survenus depuis un millnaire et demi, se
fasse encore sentir, vigoureuse et durable ?
Cette action pntre tous les domaines : cadres natio-
naux et politiques, esthtique et morale, valeurs de tous
les ordres, armature juridique des tats, coutumes et
10 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

murs de la vie quotidienne ; rien de ce qui nous entoure


n'et t ce qu'il est si Rome n'avait pas exist. La vie
religieuse elle-mme conserve l'empreinte de Rome.
N'est-ce pas l'intrieur de l'Empire que le christianisme
est n, qu'il a conquis ses premires victoires, form sa
hirarchie et, dans une certaine mesure, mri sa doctrine ?
Aprs avoir cess d'tre une ralit politique, Rome est
devenue un mythe : les rois barbares se sont fait couron-
ner empereurs des Romains. La notion mme d'empire,
si fuyante, si complexe, ne se comprend que dans la pers-
pective romaine : le sacre de Napolon, Notre-Dame
de Paris, ne pouvait tre valablement clbr que par
l'vque de Rome. La rsurgence soudaine de l'ide
romaine, que l'on aurait pu croire morte jamais, n'est
pas, en ce dbut de dcembre 1804, une fantaisie de tyran
mais l'intuition politique d'un conqurant qui, par-dessus
mille ans de royaut franaise, retrouve une source vive
de la pense europenne. Il serait facile d'voquer d'autres
tentatives, plus rcentes, dont l'chec ne peut faire oublier
qu'elles ont veill de puissants chos lorsque tout un
peuple entendit proclamer que l'Empire renaissait sur les
collines fatales de Rome .

Les collines de Rome, les sept collines dont les histo-


riens anciens ne savaient au juste eux-mmes quelles elles
taient, se dressent toujours sur les bords du Tibre. La
poussire des sicles, sans doute, s'est entasse dans les
valles qui les sparent au point d'mousser leur relief et
de les faire paratre moins hautes. Seul l'effort des archo-
logues peut retrouver la gographie de la Rome primitive.
Que l'on n'estime pas que ce soit l un jeu gratuit d' ru-
dition : connatre la gographie du site, en ses premiers
temps, importe extrmement qui veut comprendre
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 11

l'extraordinaire fortune de la Ville, et cela importe aussi


pour dbrouiller l'cheveau des traditions et des thories
sur les dbuts de cette fortune.
Cicron, dans une page clbre du trait Sur la Rpu-
blique, loue Romulus, le fondateur de la Ville, d'avoir si
bien choisi l'endroit o tracer le sillon sacr, premire
image de l'enceinte urbaine. Aucun autre endroit, dit
Cicron, n'tait mieux adapt la tentation d'tablir sa
ville au bord de la mer, qui et promis d'emble une
prosprit facile. Non seulement, argumente Cicron, les
villes maritimes sont exposes de multiples dangers, de
la part des pirates et des envahisseurs venus de la mer,
dont les incursions sont toujours soudaines et obligent
monter une garde incessante, mais, surtout, la proximit
de la mer comporte des prils plus graves : c'est d'elle
que viennent les influences corruptrices, les innovations
apportes de l'tranger, en mme temps que les marchan-
dises prcieuses et le got immodr du luxe. De plus, la
mer - route toujours ouverte - invite quotidiennement
au voyage. Les habitants des villes maritimes dtestent
demeurer en repos, dans leur patrie ; leur pense s'envole,
comme leurs voiles, vers des pays lointains, et avec elle
leurs espoirs. La perspicacit que Cicron prte Romu-
lus lui avait fait prfrer une terre situe une distance
suffisante de la cte pour viter ces tentations mais assez
proche, cependant, pour que Rome, une fois solidement
tablie, pt commercer aisment avec les pays trangers.
Son fleuve, le plus puissant et le plus rgulier de toute
l'Italie centrale, permettait le transport des marchandises
pesantes non seulement entre Rome et la mer mais aussi
avec l'intrieur, et, lorsqu'il cessait d'tre navigable, sa val-
le n'en constituait pas moins une voie de communica-
tion prcieuse pntrant fort avant vers le nord. cet
gard, l'analyse de Cicron est parfaitement juste : il est
12 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

certain que le Tibre joua un rle essentiel dans la gran-


deur de Rome, en permettant au jeune tat d'avoir de
trs bonne heure un poumon marin , qui dtermina
en partie sa vocation de mtropole coloniale, et en drai-
nant vers lui, bientt en soumettant son contrle, les
courants commerciaux et ethniques convergeant des val-
les apennines et se dirigeant vers le sud.
Toutefois ces avantages long terme n'taient pas
immdiatement saisissables, et il aurait fallu Romulus
une pntration plus que divine pour apercevoir, en une
soudaine illumination, un mcanisme dont les rouages ne
se mirent en place qu'au cours d'une trs longue volu-
tion. Aprs tout, les fatalits gographiques ne sont gure
sensibles que par leurs consquences et pour qui remonte
contresens les courants de l'histoire.
Cicron apporte encore, pour justifier le choix de
Romulus, d'autres arguments qui sont beaucoup moins
probants. Et ce faisant, il ferme dlibrment les yeux
un certain nombre d'vidences. Il crit, par exemple, que
le fondateur choisit un lieu riche en sources et salubre,
au milieu d'une rgion par ailleurs malsaine, car les col-
lines sont bien ares et donnent de l'ombre aux valles.
C'est oublier certaines vrits qui, aujourd'hui, appa-
raissent clairement aprs les fouilles effectues au forum
et sur le Palatin. En ralit, la Rome des premiers temps,
celle dont on dcouvre les restes inscrits dans le sous-sol
de la Ville, pauvres cabanes dont subsistent les foyers et,
parfois, la trace des pieux qui en formaient l'armature
- cette Rome-l tait fort malsaine. Tout le centre de la
ville future, entre le Capitole et la petite butte qui porta
plus tard le nom de Vlia, tait en grande partie un mar-
cage demi merg et plong sous les eaux chaque
inondation du Tibre. Des ruisseaux descendus des col-
lines stagnaient dans tout le Champ de Mars, qui n'est
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 13

gure form que des alluvions du fleuve serpentant entre


les collines vaticanes et les mles constitus sur la rive
gauche par les roches du Capitole, du Palatin et de
!'Aventin. Toutes les parties basses taient marcageuses.
Les Romains eurent fort faire pour endiguer ces eaux
capricieuses, contraindre le Tibre entre des rives fixes et
assainir leur cit. Et - paradoxe singulier -, sur ce site
assig par l'lment liquide, les Romains manquaient
d'eau potable. Sans doute tait-il possible de s'en procurer
en forant des puits profonds dans les parties basses. Ce
que l'on ne manqua pas de faire, puisque les fouilles ont
rvl un nombre considrable de tels forages sur le
Forum. Mais, sur les collines, il fallut de trs bonne heure
construire des citernes, expdient coteux et prcaire. Le
problme de l'eau ne fut vraiment rsolu pour Rome
qu'au milieu du III" sicle avant Jsus-Christ, quelque
cinq cents ans aprs la fondation, lorsque l'on commena
de construire des aqueducs.
Tout cela rend assez improbable que le site ait t
choisi pour sa commodit matrielle et sa salubrit, mais
nous laisse entrevoir les vritables raisons du choix. Situe
l'extrmit occidentale d'un immense plateau que
dominent, l'est, les monts Albains, Rome parat avoir
t d'abord une sorte de poste avanc, un tentacule,
pouss vers l'ouest par les Latins tablis sur les hauteurs
d'Albe. Les colons latins s'taient naturellement installs
en un endroit fort ; ils avaient choisi les collines de la
Rome future, qui se dressaient au milieu d'un inextricable
ddale de marcages, protges par le Tibre aux eaux
rapides et profondes, frquemment dbordes de leurs
rives. Deux de ces collines, tout particulirement, leur
semblrent propices : le Capitole et le Palatin, abrupts de
tous cts et relis seulement au reste du pays par une
chausse naturelle fort troite. On a souvent rpt que
14 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

Rome tait ne sur un gu du Tibre et qu'en son dbut


au moins, elle avait t par excellence une ville-pont.
Mais tout montre l'vidence qu'il n'en est rien. Rome,
au contraire, occupe le seul point o, dans sa basse valle,
le fleuve est difficilement franchissable. Le gu existait
bien, mais plusieurs milles en amont, auprs de Fidne,
et le sort de Fidne fut loin de ressembler la fortune de
Rome.
Les caractres gographiques de cette ville, ferme
autour du Forum comme une main sur elle-mme, cou-
pe de la rive droite du fleuve et longtemps sans commu-
nication avec elle, bientt mme isole de sa mtropole
albaine par une norme muraille de terre barrant le
plateau des Esquilies, rpondent bien au particularisme
farouche des Romains ; toujours - mme au temps de
leurs victoires lointaines - les Romains se sentirent assi-
gs. Leurs conqutes n'taient que pour maintenir
distance un agresseur possible, redout. Il n'y eut pas,
pour Rome, d'heureuse naissance, d'panouissement pai-
sible, mais toujours la dfiance d'un peuple en guerre
contre une nature hostile, inquiet pour sa propre scurit
et retranch du monde.

La tradition des historiens anciens place la Fondation


de Rome au milieu du VIIIe sicle avant Jsus-Christ, vers
l'an 754. Longtemps accepte sans discussion, puis pre-
ment critique, cette tradition trouve sa confirmation
dans les dcouvertes archologiques, si 1'on consent dis-
tinguer une premire priode de peuplement pr-urbain,
avant la cration de la ville proprement dite, qui aurait
surgi au dbut du VIe sicle avant Jsus-Christ. Une trs
ancienne ncropole fouille au Forum au dbut de ce
sicle, puis, plus rcemment, la reprise systmatique des
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 15

fouilles du Palatin ont montr qu'il y avait des habitants


sur le site de la Ville ds le milieu du VIile sicle avant
Jsus-Christ, soit ds le temps o les premiers colons hel-
lnes installaient leurs tablissements historiques en
Italie mridionale (Grande-Grce) et en Sicile.
En Italie, la situation est complexe. On distingue
divers groupes de peuples installs dans les diffrentes
rgions ; encore les donnes brutes de la prhistoire et de
la protohistoire, c'est--dire la description des facies de
civilisation, laissent-elles place de trs grandes diver-
gences d'interprtation. Quelques faits semblent pourtant
acquis: une premire vague de peuples incinrants (c'est-
-dire brlant leurs morts) et connaissant l'usage et la
technique du cuivre apparat en Italie du Nord au ne mil-
lnaire avant Jsus-Christ ; ils sont groups en villages de
forme rgulire (gnralement un trapze), installs par-
fois sur des marcages. Ils constituent ce que l'on appelle
la civilisation des terramares , et l'on admet gnrale-
ment qu'ils reprsentent les premiers envahisseurs indo-
europens, venus en Italie des pays transalpins. Une
seconde vague, des peuples incinrants eux aussi, vint
plus tard ( la fin du ne millnaire avant Jsus-Christ) se
superposer aux Terramaricoles. Cette civilisation, rvle
pour la premire fois au milieu du sicle dernier par la
dcouverte de la riche ncropole de Villanova, prs de
Bologne, est caractrise par ses rites funraires : les
cendres des morts taient dposes dans de grandes urnes
de terre cuite, recouvertes d'une sorte d'cuelle, que lon
enfouissait au fond d'un puits. La technique industrielle
des Villanoviens marque un progrs sur celle des
Terramaricoles; elle se caractrise par l'emploi du fer. Les
Villanoviens ont recouvert une zone beaucoup plus vaste
que leurs prdcesseurs. Il semble que leur centre de dif-
fusion ait t la cte Tyrrhnienne de l'Italie centrale et
16 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

qu'ils n aient atteint la plaine du P qu'assez tard, au


moment de leur apoge, mais leur origine ethnique n'en
est pas moins septentrionale.
Terramaricoles et Villanoviens n'taient pas arrivs
dans une Italie dserte. Ils y avaient trouv d'autres popu-
lations, apparemment d'origine mditerranenne, qui
continuaient les civilisations nolithiques. Ces pre-
miers habitants taient des inhumants et avaient subi
par endroits l'influence des gens. Quoi qu'il en soit,
ces populations, au contact des immigrants, ne tardrent
pas voluer, donnant naissance des civilisations origi-
nales, diffrentes selon les rgions. C'est ainsi que la cte
Adriatique vit se dvelopper une culture typique, qui doit
sans doute beaucoup des relations tablies avec les
populations illyriennes. Cette civilisation, dite pic-
nienne (car son centre se situe dans l'antique Picenum),
est un exemple du particularisme de peuples qui,
l'poque historique, rsistrent la conqute romaine et
ne s'intgrrent vraiment Rome qu'au dbut du i<" sicle
avant notre re, aprs des luttes sanglantes.
En Latium, une civilisation de type villanovien tait
solidement implante au dbut du rer millnaire avant
Jsus-Christ. Cependant la race latine, celle d'o est sortie
Rome, n'est pas un groupe ethnique pur, mais le rsultat
d'une synthse lentement ralise o les envahisseurs
indo-europens s'assimilrent des Mditerranens pour
donner naissance un peuple nouveau. Sans doute,
comme cela s'tait produit en Grce, la langue qui triom-
pha fut celle des Aryens, mais l'adoption d'un dialecte ne
suppose pas la disparition radicale des premiers habitants
du pays. Cette ralit complexe est exprime, sous forme
mythique, par les historiens romains : ils racontaient que
le peuple latin rsultait de la fusion de deux races, les
Aborignes, rudes habitants du Latium, chasseurs demi
1.f.GENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 17

nomades, adorateurs des puissances des bois, issus eux-


mmes du tronc des arbres, et les Troyens, compagnons
d'ne, venus de la lointaine Phrygie aprs le dsastre qui
avait frapp leur patrie. Sans doute il y a loin de cette
lgende aux donnes archologiques. Retenons toutefois
cette conception de l'origine mixte du peuple latin, o
les lments ns du sol auraient t civiliss, vivifis
par des trangers. Peut-tre en a-t-il t de mme de la
civilisation trusque, toute voisine de Rome, et appele
exercer par la suite sur la Ville naissante une influence si
profonde.
Les historiens sont loin de s'accorder sur l'origine des
trusques. Nous savons seulement de faon certaine, par
les fouilles, que la civilisation trusque apparat en Italie
centrale du VIIIe sicle avant Jsus-Christ et qu'elle suc-
cde, sans aucune solution de continuit apparente, la
civilisation villanovienne. Son acte de naissance est
pour nous l'apparition sur les mmes sites d'un art orien-
talisant. Mais cela n'entrane pas que cette naissance ait
impliqu l'immigration massive d'un peuple oriental qui
serait venu, vers cette poque, s'installer en Italie centrale.
Le phnomne semble s'tre droul plutt sur le plan
culturel que sur le plan de la violence. Tout se passe
comme si des tendances latentes s'taient soudain dve-
loppes, la faon de germes appels un brusque pa-
nouissement. Une hypothse, formule rcemment,
explique assez bien comment un pareil phnomne a pu
se produire : la civilisation orientalisante des trusques
- qui s'est ainsi dveloppe au sein de la civilisation villa-
novienne et, sur bien des points, en raction contre elle
(rite de l'inhumation en face du rite de l'incinration
typique des Villanoviens, got de la richesse et mme du
18 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

faste, en contraste avec la pauvret des spultures ant-


rieures) - pourrait n'tre qu'une Renaissance, sous l'influ-
ence d'apports nouveaux venus de l'Orient, d'lments
ethniques immigrs du monde gen bien des sicles
auparavant, peut-tre vers le dbut du XIIe sicle avant
Jsus-Christ, ou mme la fin du XIIIe, c'est--dire en
plein ge hroque
De mme faon se modifie l'ide traditionnelle que se
font les historiens des origines de la ville de Rome et de
la nature mme de la romanit . Dans cette perspective,
la synthse postule par les crivains antiques entre des
lments italiques et des immigrs orientaux, cette union
symbolise par le mariage d'ne et de Lavinia, fille du
roi Latinus, ne serait pas un rve de pote mais une ralit.
Sans doute le peuple romain a-t-il toujours voulu se pen-
ser en opposition avec le peuple trusque ; il s'est plu
opposer sa laborieuse pauvret, son courage militaire
l'opulence et la mollesse des trusques ; il a souvent
exprim son mpris l'gard des pirates tyrrhniens ,
pillards sans foi ni loi, mais ces contrastes valent surtout
pour la priode historique, alors que le peuple trusque,
enrichi par le commerce et le pillage sur mer, s'tait aban-
donn une lente dcadence. Si l'on remonte plus haut,
l'opposition devient moins sensible, et l'on peut se
demander si le Latium ne s'tait pas, lui aussi, montr
autrefois accueillant aux influences venues de la mer et si,
ds l'aube de la protohistoire, n'avaient pas t dposs l,
aux bouches du Tibre, des germes culturels appels se
dvelopper beaucoup plus tard lorsque, l'poque histo-
rique, les courants commerciaux mans de la Grce com-
mencrent hellniser vraiment le pays latin.
De toute faon, il n'y a pas lieu d'opposer a priori une
Rome monolithique, de pure essence aryenne, une
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 19

Grce imprgne de pense orientale. Si les Indo-


Europens ont impos leur langue au Latium, tandis
que les trusques conservaient jusqu'au dbut de
l'Empire leur antique dialecte plagique, sur d'autres
points, notamment en matire de croyances et de rites,
mme de politique et d'organisation sociale, la vieille
communaut mditerranenne marquait de son
empreinte indlbile l'hrdit de la Ville qui allait natre.

La Fondation de Rome est environne de lgendes. Les


historiens racontent que Romulus et son frre Rmus,
exposs sur les bords du Tibre peu de jours aprs leur
naissance, furent miraculeusement allaits par une louve
qui sortit des bois. Elle tait videmment envoye par le
<lieu Mars, qui tait le pre des jumeaux, et les Romains,
jusqu' la fin de leur histoire, aimeront se dire les fils
de la Louve . Recueillis par un berger, le bon Faustulus
- dont le nom est lui seul un augure favorable puisqu'il
est issu de favere -, Romulus et Rmus furent levs par
la femme de celui-ci, Acca Larentia. Des noms de divini-
ts se dissimulent derrire ceux de Faustulus et de sa
fomme; le premier est trs voisin de celui de Faunus, le
dieu pastoral qui hantait les bois du Latium, le second
rappelle celui des dieux lares, protecteurs de chaque foyer
romain, et il existait Rome mme un culte une cer-
taine Mre des Lares qui pourrait bien n'avoir t, en
dfinitive, que l'excellente mre nourricire des Jumeaux
- moins, ce qui est plus probable, que la lgende n'ait
emprunt des noms divins pour donner une identit
ses hros.
La cabane de Faustulus s'levait, si l'on en croit la tra-
dition, sur le Palatin, et au temps de Cicron les Romains
la montraient firement, toujours debout avec son toit de
20 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

chaume et ses murs de torchis. Il est penser que la


lgende de Faustulus s'tait accroche cette cabane, der-
nier vestige du plus ancien village de bergers tabli sur la
colline et conserv comme tmoin sacr de l'innocence et
de la puret primitives. La cabane du Palatin n'tait
d'ailleurs pas la seule qui subsistt de la Rome archaque.
Il y en avait une autre sur le Capitole, devant le temple
majeur de la Ville, celui de Jupiter Trs Bon et Trs
Grand, et comme les lgendes ne se soucient gure de
cohrence, on assurait que cette cabane capitoline avait,
elle aussi, abrit Romulus - ou encore son collgue en
royaut, le sabin Titus Tatius. Ce n'est pas la seule fois
que se multiplirent les reliques saintes. Les souvenirs
lgendaires se trouvent cependant ici pleinement confir-
ms par l'archologie. Les restes de villages mis au jour
sur le Palatin et la ncropole du Forum remontent bien,
comme les caractres de la cramique retrouve sur place
le dmontrent, jusqu'au milieu du VIII" sicle avant Jsus-
Christ et cette date correspond bien la premire occupa-
tion du sol romain.
On sait comment, devenus hommes, les Jumeaux se
firent reconnatre par leur grand-pre, qu'ils rtablirent sur
son trne, et partirent fonder une ville sur le site qui leur
avait t si favorable. Romulus choisit, pour consulter les
dieux, le Palatin, berceau de son enfance. Rmus, cepen-
dant, s'installait de l'autre ct de la valle du Grand
Cirque, sur l'Aventin. Les dieux favorisrent Romulus en
lui envoyant le prsage extraordinaire d'un vol de douze
vautours. Rmus, lui, dans le mme temps, n'en voyait
que six. Romulus revenait donc la gloire de fonder la
Ville, ce qu'il fit aussitt, traant autour du Palatin un
sillon avec une charrue; la rerre rejete symbolisait le mur,
le sillon lui-mme le foss, et l'emplacement des portes
la charrue, souleve, mnageair un passage.
LGENDES ET RALITS.DES PREMIERS TEMPS 21

A cette histoire, assurment, tous les Romains ne


croyaient pas, mais ils l'acceptaient cependant ; ils
savaient que leur ville n'tait pas seulement un ensemble
de maisons et de temples, mais un espace de sol consacr
(ce qu'expriment dans des cas divers les mots de pome-
rium et de templum), un endroit dot de privilges reli-
gieux, o la puissance divine tait particulirement
prsente et sensible. La suite du rcit affirmait de faon
dramatique la conscration de la Ville: Rmus, moqueur,
avait raill le mur de terre et son foss drisoire ; d'un
bond, il les avait franchis, mais Romulus s'tait jet sur
lui et l'avait immol en disant: Ainsi prisse quiconque,
l'avenir, franchira mes murailles! Geste ambigu, cri-
minel, abominable, puisqu'il tait le meurtre d'un frre
et mettait sur le premier roi la souillure d'un parricide,
mais geste ncessaire, puisqu'il dterminait mystiquement
le futur et assurait, semble-t-il jamais, l'inviolabilit de
la Ville. De ce sacrifice sanglant, le premier qui ait t
offert la divinit de Rome, le peuple conservera toujours
un souvenir pouvant. Plus de sept cents ans aprs la
Fondation, Horace le considrera encore comme une
sorte de faute originelle dont les consquences devaient
inluctablement provoquer la perte de la cit en poussant
ses fils se massacrer entre eux.
chaque moment critique de son histoire, Rome
s'interrogera avec angoisse, croyant sentir peser sur elle
une maldiction. Pas plus qu' sa naissance elle n'tait en
paix avec les hommes, elle ne l'tait avec les dieux. Cette
anxit religieuse psera sur son destin. Il est ais - trop
ais - de l'opposer la bonne conscience apparente des
cits grecques. Et cependant, Athnes aussi avait connu
des crimes : l'origine du pouvoir de Thse, il y avait
le suicide d'ge.
22 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

La prhistoire mythique de la Grce est aussi pleine de


crimes que la lgende romaine, mais il semble que les
Grecs aient considr que le fonctionnement normal des
institutions religieuses suffisait effacer les pires
souillures. Oreste est toujours acquitt par !'Aropage,
sous la prsidence des dieux. Et aprs tout, la souillure
qu'dipe inflige Thbes est efface par le bannissement
du criminel ; le sang qui coulera plus tard, en expiation,
ne sera jamais que celui des Labdacides. Rome, au
contraire, se sent dsesprment solidaire du sang de
Rmus. Il semble que l'optimisme grec lui ait t impos-
sible ; Rome est tremblante, comme plus tard ne, en
qui Virgile voudra symboliser l'me de sa patrie, trem-
blera dans l'attente d'un prsage.
La lgende des premiers temps de Rome est ainsi pleine
de signes que s'emploient dchiffrer les historiens
d'aujourd'hui. Quelle que soit l'origine des diffrentes
lgendes particulires (l'enlvement des Sabines, le crime
de Tarquin, la lutte des Horaces et des Curiaces et bien
d'autres), qu'il s'agisse de souvenirs de faits rels, de vieux
rituels interprts ou de vestiges plus antiques encore,
provenant de thogonies oublies, ces rcits refltent
autant de convictions profondes, d'attitudes dtermi-
nantes pour la pense romaine. C'est pourquoi qui-
conque essaie de surprendre le secret de la romanit doit
en tenir compte, puisqu'ils sont autant d'tats de
conscience toujours prsents l'me collective de Rome.

La lgende continue de conter comment Romulus


attira dans la Ville les jeunes bergers du voisinage, puis
tous les errants, tous les bannis, tous les sans-patrie du
Latium. Mais comme il fallait assurer l'avenir de la Ville
et que, parmi les immigrants, il n'y avait pas de femmes,
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 23

il imagina de donner des jeux magnifiques o viendraient


les familles des cits voisines. Puis, un signal, au beau
milieu du spectacle, les Romains se jetrent sur les jeunes
filles, et, dans le tumulte et la confusion, les enlevrent
puis les entranrent dans leurs maisons. Ce qui fut l'ori-
gine d'une premire guerre, fort longue, que durent sou-
tenir les ravisseurs contre les pres des jeunes femmes.
Celles-ci taient pour la plupart des Sabines, originaires
de villages situs au nord de Rome ; elles n'taient pas de
race latine. La seconde gnration romaine formera donc
une population de sang-ml, comme l'taient dj les
Latins.
On sait comment finirent les choses. Les Sabines, bien
traites par leurs maris, se jetrent entre les combattants
et ramenrent la concorde. Par leur acquiescement leurs
noces, elles en effacrent la violence et le parjure. Et ici
encore, il convient de rflchir la signification que rev-
tait pour les Romains cette anecdote dramatique. Elle
tmoigne de la place accorde la femme dans la cit :
si en apparence la femme est, selon le mot des juristes,
une ternelle mineure, si elle ne peut, en thorie, pr-
tendre aux mmes droits que les hommes, elle n'en est
pas moins dpositaire et garante du contrat sur lequel
repose la cit. C'est elle qui, sur le champ de bataille, a
pris acte des promesses changes entre Romains et
Sabins, et la tradition voulait que les premiers se fussent
expressment engags pargner leurs pouses tout tra-
vail servile, ne leur laissant que le soin de filer la laine .
La Romaine sait donc, depuis l'origine, qu'elle n'est pas
une esclave mais une compagne, qu'elle est une allie,
ptotge par la religion du serment avant de l'tre par les
lois : c'est la rcompense de la pit des Sabines, vitant
aux beaux-pres de verser le sang de leurs gendres, et
24 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

ceux-ci de verser celui qui allait couler dans les veines de


leurs propres enfants.
Rconcilis avec les compagnons de Romulus, les
Sabins vinrent en grand nombre s'installer dans la Ville,
qui s'accrut considrablement. En mme temps, un roi
sabin, Titus Tatius, fut invit partager la royaut avec
Romulus. Mais les historiens anciens, assez embarrasss
de ce collgue royal, ne lui font pas jouer de rle bien
actif et s'empressent de lescamoter pour laisser nouveau
rgner le seul Romulus. On s'est naturellement fort inter-
rog sur le sens de l'pisode. La rponse la plus probable
est qu'il s'agit l d'une projection dans la lgende d'un
fait politique plus rcent, le partage collgial des magistra-
tures. Lorganisation du consulat, au temps de la Rpu-
blique, trouvait l un prcdent fort prcieux. Mais
!'ensemble de la lgende sabine repose, sans doute, sur un
souvenir exact, l'apparition de tribus sabines sur le site de
Rome ds la deuxime partie du VIIIe sicle avant Jsus-
Christ et leur union avec les bergers latins. Ici encore la
tradition a une valeur proprement historique. Les archo-
logues croient en effet pouvoir discerner, sur le sol
romain, la prsence de courants culturels divers, dont cer-
tains venaient des pays de l'intrieur.
Romulus, aprs avoir fond la Ville, assur la prennit
de sa population, organis dans ses grandes lignes le fonc-
tionnement de la cit en crant des snateurs - les patres,
chefs de famille - et une assemble du peuple, puis men
bien quelques guerres mineures, disparut un jour
d'orage, devant tout le peuple runi au Champ de Mars
et la voix populaire proclama qu'il tait devenu dieu. On
lui rendit un culte sous le nom de Quirinus, vieille divi-
nit qui passait pour sabine et qui avait un sanctuaire sur
la colline du Quirinal.
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 25

La figure de Romulus, synthse complexe d'lments


fort divers, domine toute l'histoire de la Ville : fondateur
heureux >>, sa filiation divine compte peut-tre moins
que le bonheur incroyable, la chance qui marqua ses pre-
mires annes et qui faisait que toute entreprise prosprait
entre ses mains. La littrature - posie pique et surtout
thtre - a ajout sa lgende des lments romanesques
emprunts au rpertoire des nouvelles mythiques du
monde grec, mais sans parvenir dissimuler certains traits
romains qui demeurent fondamentaux : Romulus est un
lgislateur, un guerrier et un prtre. Il est tout cela la
fois, sans grande cohrence, et l'on chercherait vainement
retrouver dans les actes qui lui sont prts l'unit d'un
caractre ou d'un esprit. Ce qu'il nous prsente avant
tout, c'est la figure idale de ce que l'on appellera plus
tard l' imperator, la fois interprte direct de la volont
des dieux, sorte de personnage ftiche, possdant par lui-
mme une efficace sacre, combattant invincible, cause,
prcisment, de cette grce dont il est revtu, et arbitre
souverain de la justice parmi son peuple. La seule unit
de Romulus est ce charisme qui restera pendant toute la
suite de l'histoire romaine attach aux Rois d'abord, puis,
par la seule vertu de leur renuntiatio (leur proclamation
comme lus du peuple), aux magistrats de la Rpublique,
enfin aux Empereurs qui seront, essentiellement, des
magistrats investis vie. La tentation de crer des rois
demeurera toujours aussi forte au sein du peuple romain :
la mesure en est donne par l'horreur mme attache
ce nom. Si l'on redoute tellement qu'un magistrat ou
mme un particulier ne s'empare du pouvoir royal, c'est
que l'on sent confusment que celui-ci est toujours prt
renatre. Romulus, incarnation idale de Rome - dont
il porte le nom - hante les imaginations et, plusieurs
reprises, parut sur le point de se rincarner : en Camille,
26 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

au temps de la victoire sur Vies, en Scipion, lorsque fut


consomme la victoire sur Carthage, en Sulla, en Csar,
et ce fut seulement par une habile manuvre parle-
mentaire que le jeune Octave, vainqueur d'Antoine, vita
le prilleux honneur d'tre proclam un nouveau
Romulus.

Nous sommes assez mal renseigns sur la faon dont


se produisit la croissance de Rome, en son dbut.
I.:importance relle du village tabli sur le Palatin ne
semble pas avoir rpondu la prminence que lui attri-
bue la lgende. En fait, ds la seconde partie du
VIIIe sicle, l'ensemble du site parat avoir t occup par
des villages spars : non seulement le Palatin, avec ses
deux sommets, alors distincts, aujourd'hui runis par les
constructions de l'poque impriale, mais le Capitole, le
Quirinal, les pentes occidentales de l'Esquilin avaient des
habitants. La valle du Forum, assche de trs bonne
heure, formait le centre de la vie sociale et de la vie reli-
gieuse. C'est l - et non sur le Palatin - que l'on trouve
les plus anciens sanctuaires et les plus essentiels, notam-
ment celui de Vesta, foyer commun auprs duquel taient
conservs les Pnates du peuple romain, mystrieux
ftiches lis au salut de la Ville. A quelque distance de ce
sanctuaire, un autre, appel la Regia (c'est--dire le Palais
du Roi), donne asile Mars et la desse Ops, qui est
l'Abondance personnifie. On y conserve d'autres
ftiches, des boucliers sacrs, dont l'un passe pour tre
tomb du ciel, et qui taient eux aussi garants du salut
commun. C'est entre ces deux lieux de culte que passait
la voie Sacre, chemin des processions solennelles qui
menaient priodiquement le Roi, accompagn de son
peuple, jusqu'au rocher du Capitole o rgnait Jupiter.
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 27

La tradition faisait honneur de l'organisation religieuse


de Rome au roi Numa, un Sabin qui aurait rgn de 717
673 avant Jsus-Christ et, disait-on, aurait t initi
aux choses divines par Pythagore lui-mme. Les historiens
romains dj remarquaient l'anachronisme : comment le
roi Numa, que l'on assurait avoir vcu la fin du
Vllf sicle, aurait-il rencontr le philosophe, dont la pr-
dication en Italie mridionale n'est pas antrieure au
milieu du VIe ? Mais on a insist aussi sur le fait que
le pythagorisme de Grande-Grce rassemblait en lui des
lments religieux qui existaient antrieurement la
venue du Sage et rien n'empche d'admettre que l'on ait
mis sous le nom du pythagoricien Numa des pratiques,
des croyances et des rites originaires des pays sabins, au
sens le plus large, c'est--dire de l'arrire-pays italien du
Centre et du Sud. Numa symbolise des formes de vie
religieuse diffrentes de celles qui se rattachent l' impe-
rator Romulus, et qui ne sont plus orientes vers l'action
- politique ou militaire - mais vers une connaissance plus
dsintresse des ralits surnaturelles. Ainsi s'exprimait
l'une des tendances les plus vivaces de la religion romaine,
l't qui portait celle-ci accueillir favorablement toutes les
formes du sacr et du divin. Mais, prcisment cause
de cette mme tendance dont ils se dfiaient, car elle
pouvait conduire le peuple tous les relchements et
toutes les extravagances, les Romains s'efforaient de lui
susciter mille obstacles destins assurer la stabilit de la
tradition. Numa fut un novateur, mais - comme plus
tard Auguste - il eut l'habilet d'inscrire ses innovations
dans la ligne des croyances ancestrales.
Aux rformes de Numa, la tradition attribue la fonda-
tion du temple de Janus, difice mystrieux situ sur la
limite nord du Forum et consacr une divinit double
visage, sur la nature de laquelle les thologiens de Rome
28 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

se sont longuement interrogs. Ce qui est assur, c'est


que Janus n'est pas un dieu de la tradition latine. En
outre, Numa s'attacha diviser les fonctions sacerdotales
entre plusieurs collges, au lieu de les laisser comme aupa-
ravant attaches la seule personne royale. C'est lui que
l'on attribuait la fondation des flamines, desservant l'un
le culte de Jupiter, l'autre celui de Mars. Ce faisant, il
reprenait sans doute une tradition indo-europenne, ainsi
qu'en tmoigne le nom mme de ces prtres, que l' tymo-
logie rapproche de celui des brahmanes. Mais ct des
flamines, Numa cra ou organisa le collge des Saliens,
dont les danses guerrires en l'honneur de Mars sont un
trs vieux rite italique, attest en diverses villes et dont
les accessoires, notamment les anciles, boucliers double
chancrure, tmoignent d'une lointaine influence g-
enne et proviennent de la Grce l'ge dit gomtrique.
En fait, l'archologie rvle la prsence de boucliers
chancrs en divers points de la pninsule, aux alentours
de 700 avant Jsus-Christ. Ici encore la tradition garde
souvenir d'une donne relle. Numa eut soin de dsigner
un chef charg de veiller !'exact accomplissement des
rites et d'empcher, l'avenir, l'intrusion abusive de nou-
veauts trangres. Ce chef fut le Grand Pontife : le nom
de pontife (pontifex) demeure pour nous mystrieux. Les
Anciens le rattachaient au terme dsignant les ponts, et
les pontifes auraient t d'abord les faiseurs de ponts,
mais il semble bien peu probable que Rome, qui n'eut
longtemps qu'une communication fort prcaire avec la
rive droite du Tibre, ait pu accorder une place prmi-
nente dans la vie religieuse un sacerdoce qui aurait eu
pour fonction essentielle de veiller sur le franchissement
du fleuve. Si nous ne sommes pas abuss par une ressem-
blance trompeuse, et si les pontifes sont bien les faiseurs
de pontes, il faut que ces pontes n'aient t d'abord que
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 29

des chemins (sens que justifie la comparaison avec


d'autres langues du domaine indo-europen), et l'imagi-
nation suggre que ces chemins peuvent n'avoir t que
ceux qui permettaient la prire et au rite de parvenir au
pays des dieux. Mais tout cela est fort incertain. On a
suggr aussi que les pontifes taient des prtres non
spcialistes, qui taient chargs d'accomplir tous les rites
qui ne rentraient pas dans le cadre des attributions
propres aux autres sacerdoces (flamines, etc). Leur cra-
tion serait alors relativement rcente dans le systme de
la religion romaine.
Quoi qu'il en soit, c'est sous le rgne de Numa que les
Romains acquirent leur solide rputation de pit et qu'ils
levrent un autel la Bonne Foi (Fides), fondement de
la vie sociale et aussi des relations internationales, dans la
mesure o la Fides implique la substitution aux rapports
de forces, de rapports fonds sur la confiance mutuelle.
Nous entrevoyons dj la naissance d'une organisation de
forme juridique dont l'ambition est de rgler une fois
pour toutes, conformment !'ordre du monde, toute
la vie de la cit. Rome se pense selon un systme total,
harmonieusement insr dans le rythme de l'univers. Il
est significatif cet gard que Numa soit, en mme
temps, pass pour le grand rformateur du calendrier : sa
rforme avait pour but de faire concider autant que pos-
sible les cycles lunaires et les cycles solaires. Il imagina
pour cela un systme de mois intercalaires qui, en vingt
ans, devait ramener la concidence d'une date donne
avec une position dtermine du soleil.
Une troisime figure domine la formation de Rome,
telle qu'a voulu la dessiner la tradition : celle du roi
Servius Tullius. Sixime roi, aprs Romulus (et Titus
Tatius), Numa, Tullus Hostilius (ces trois derniers ayant
rgn, suivant la tradition, respectivement de 672 641,
30 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

de 639 616 et de 616 579 avant Jsus-Christ), Ancus


Martius et Tarquin l'Ancien, il tait le fils d'une esclave
de la maison royale. Mais sa naissance s'tait produit
un prodige qui l'avait dsign l'affection du roi Tarquin.
Selon la tradition trusque dont l'empereur Claude s'est
fait l'cho, c'tait un trusque nomm Mastarna. Devenu
roi la mort de Tarquin, il entreprit de rorganiser la
socit romaine. Il rpartit les citoyens en cinq classes
censitaires>>, la premire groupant les citoyens les plus
riches, la dernire les plus pauvres. Chaque classe, son
tour - sauf la dernire dont les membres taient exempts
de service militaire - tait divise en un nombre variable
de centuries. Cette division en centuries avait un carac-
tre essentiellement militaire et correspondait une sp-
cialisation des citoyens l'intrieur de l'arme. C'est ainsi
qu'il y eue des centuries de cavaliers, recrutes dans l' aris-
tocratie, parmi les citoyens de la premire classe, les seuls
assez riches pour supporter l'achat et l'quipement d'un
cheval. Toutes les classes (sauf la cinquime) fournirent
aussi des centuries de fantassins, dont l'armement variait
selon la fortune. De plus, le roi forma des centuries de
soldats du gnie , ouvriers en bois ou en fer, pour le
service de l'arme, et mme des centuries de joueurs de
cor et de trompette.
La division en centuries fut adopte en outre lors des
oprations de vote, et cela eut pour rsultat pratique de
donner dans la cit la prminence l'aristocratie de la
fortune. Lors des votes, en effet, chaque centurie ne
comptait que pour une voix, si bien que, dans les centu-
ries groupant le plus grand nombre de citoyens (celles des
classes les plus pauvres), la voix de chaque individu pesait
moins que dans les autres. De plus et surtout, les opra-
tions commenaient par les centuries de la premire classe
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 31

et cessaient lorsque avait t obtenue la majorit. Si bien


que les centuries des dernires classes ne votaient jamais.
Ce systme censitaire persista jusqu' la fin de la Rpu-
blique et survcut mme sous l'Empire. Les comices cen-
turiates, c'est--dire le peuple convoqu dans ses cadres
militaires, continuaient d'lire, encore sous la Rpu-
blique, les magistrats suprieurs et de voter certaines lois
importantes. Il est bien probable que l'organisation des
classes serviennes est de beaucoup postrieure au
Vie sicle, mais il est significatif que la tradition en ait fait
honneur au roi d'origine servile qui, s'il n'avait pas os
rompre les vieux cadres sociaux, leur avait du moins
superpos une hirarchie fonde sur la richesse. Quant
l'historicit du roi Servius Tullius, souvent mise en doute
par !'hypercritique moderne, elle est maintenant recon-
nue. Il est certain que Rome connut, la fin du VIe sicle,
de profondes transformations, que les fouilles rcentes
rvlent, prcisment aux endroits et dans le sens que
laisse prvoir la tradition des historiens anciens.
Avant Servius existait un autre systme qui datait du
rgne mme de Romulus : le peuple entier y tait divis
en trois tribus, portant les noms archaques de Rarnnes
(ou Rarnnenses), de Tities et de Luceres. Peut-tre,
comme on l'a suppos, ces trois tribus conservent-elles le
souvenir d'une division tripartite de la socit, carac-
tristique des peuples indo-europens; peut-tre, au
contraire, s'agit-il d'une division ethnique, peut-tre tout
simplement d'une division topographique. Quoi qu'il en
soit, l'origine du systme tait inconnue aux Romains
eux-mmes. Chaque tribu formait dix curies et !'ensemble
des trente curies constituait !'assemble du peuple. Les
attributions de ces comices curiates taient sans doute,
l'origine, fort tendues, mais aprs la rorganisation ser-
vienne, elles allrent se restreignant. Comme leur rle
32 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

essentiel avait t primitivement d'investir le roi dsign


leur suffrage par l' auctoritas du Snat et de lui confrer
l' imperium, c'est toujours eux qu'il appartint, encore
sous la Rpublique, de confrer ce mme imperium aux
magistrats lus par les comices centuriates. On les consul-
tait aussi pour des actions juridiques touchant la reli-
gion, comme les adoptions. Lorganisation curiate de la
cit reposait en effet sur des liens religieux, la participa-
tion un culte commun de la curie, dont la prtre portait
le nom de curion, de celle sorte qu'il existait entre les
membres d'une mme curie comme une fraternit sacre.
Un troisime systme de classification des citoyens se
superposa aux deux prcdents lorsque, avec les progrs
de la plbe, celle-ci obtint la reconnaissance officielle de
ses assembles organiques, qui devinrent alors les comices
tributes. Ces comices eurent pour cadres les tribus - non
les trois tribus de Romulus, mais quatre tribus de carac-
tre topographique institues par Servius Tullius. Ces
quatre tribus correspondaient seulement quatre rgions
(nous dirions des arrondissements) entre lesquelles ce
roi avait divis la Ville. Plus tard, le nombre des tribus se
trouva augment lorsqu'on cra, ct des tribus
urbaines, des tribus rustiques groupant les citoyens rsi-
dant sur leurs domaines, en dehors de Rome.
Grande tait la complexit d'un tel systme, o des
rformes successives s'taient superposes sans que nul
songet supprimer chaque fois l'tat ancien. Comme
il arrive, le conservatisme foncier de la pense politique
romaine n'empchait nullement les rformes, il en rendait
seulement la ralisation plus malaise, et surtout avait
pour rsultat de crer une organisation de plus en plus
complique. Pourtant, l'volution des murs, l'augmen-
tation du corps des citoyens rendirent certaines simplifi-
cations invitables. C'est ainsi que les comices curiates,
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 33

qui n'avaient plus, aprs l'institution des comices centu-


riates, qu'une simple fonction formelle, puisqu'ils se bor-
naient entriner les dcisions de ceux-ci en leur
confrant une sorte de conscration religieuse, furent
rduits en pratique quelques figurants, un simple licteur
symbolisant chaque curie.
On voit que la tradition rattachait au nom de Servius
un travail d'organisation administrative dont les cons-
quences s'taient dveloppes travers toute l'histoire de
la Rpublique : avec lui, la cit, jusque-l constitue d' l-
ments indpendants de la fortune et, peut-tre (mais cela
n'est pas certain) de la rsidence, se trouva d'un seul coup
ancre dans le sol de la Ville et aussi comme lacise.
Luvre de Servius peut donc tre considre comme une
troisime fondation, cette fois sur le plan de la vie poli-
tique. C'est lui que l'on attribue la cration du census,
opration qui consistait, tous les cinq ans, dresser la
liste des citoyens pour assigner chacun sa juste place
dans la cit, d'aprs son ge et sa fortune, et aussi d'aprs
sa valeur morale. Ce cens , qui sera plus tard effectu
par des magistrats spciaux, les censeurs, s'accompagnait
naturellement de certains ri tes religieux dont l'essentiel
consistait en une purification de tout le peuple : les
citoyens, rassembls au Champ de Mars, se formaient par
centurie, leur rang de soldats ; le clbrant, qu'il ft roi,
ou plus tard censeur, faisait cheminer autour de la foule
trois animaux : une truie, une brebis et un taureau, puis
il sacrifiait aux dieux les trois victimes. Avec cette crmo-
nie commenait le lustre, ou priode de cinq ans au cours
de laquelle le classement tabli demeurerait valable.
Les rformes serviennes s'accompagnrent d'une exten-
sion matrielle de la Ville et, au dire des historiens
anciens, de la construction d'une enceinte continue qui
porta le nom de mur servien. Bien des controverses ont
34 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

t souleves autour du trac de cette enceinte, dont les


historiens modernes ont voulu abaisser la date, prten-
dant qu'au VIe sicle, deux cents ans aprs sa fondation,
Rome ne pouvait s'tre tendue suffisamment pour rem-
plir tout l'espace contenu l'intrieur de ce que l'on dsi-
gnait, l'poque classique, sous le nom d'enceinte
servienne. En fait, la plupart des objections opposes la
tradition sont moins solides qu'il ne parat d'abord. Il
demeure, tout bien pes, extrmement probable qu'une
muraille continue fut tablie au VIe sicle, au cours de
cette royaut trusque sur laquelle nous reviendrons dans
les pages suivantes, de manire enfermer non seulement
le Forum mais le Capitole, le Palatin, l'Aventin, le Cae-
lius, la plus grande partie du plateau de !'Esquilin, le
Viminal et le Quirinal. Ce trac rpond en effet des
ncessits militaires ; il est le seul qui puisse assurer une
dfense efficace des habitats installs, de trs bonne heure,
dans les valles et sur les collines. Parmi les nombreux
vestiges que l'on a retrouvs d'une enceinte archaque, un
certain nombre semble, effectivement, dater du VIe sicle
avant notre re. Que tout l'espace ainsi protg n'ait pas
t effectivement occup par des habitations, qu'il subsis-
tt de vastes terrains libres, cela est certain. Il tait mme
ncessaire qu'il en ft ainsi pour que la Ville pt donner
asile, en cas de ncessit, aux populations campagnardes,
et l'on constate un peu partout que les villes antiques,
la diffrence des cits fortes de l'Europe mdivale, pr-
voyaient l'intrieur des murs des espaces vides d'di-
fices ; on sait qu'il en va encore ainsi des grandes villes
du monde musulman, o se sont conserves bien des tra-
ditions de !'Antiquit classique.
Au temps o fut construite la muraille servienne,
Rome parat s'tre compose d'un certain nombre
d'agglomrations disperses o s'taient installes des
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 35
colonies de races diverses. ct des colons latins, sur
leur colline, le Palatin, on devine un village sabin sur
le Quirinal, peut-tre prolong jusqu'au sommet nord du
Capitole, un tablissement trusque sur le Caelius, et plu-
sieurs autres, forms d'migrs italiques, sur d'autres col-
lines. La rforme servienne, sous ses divers aspects,
tmoigne donc d'une seule pense directrice : en substi-
tuant aux anciens cadres religieux une double organisa-
tion la fois censitaire et topographique, Servius ralisait
un vritable synoecisme; en dotant la Ville d'une
enceinte commune, il traduisait sur le terrain l'unit de
Rome que consacraient dj la division en classes et la
rpartition en tribus gographiques. Assurment, il est
difficle de prtendre que cette rforme fut vritablement
l'uvre d'un seul homme, mais on ne saurait dnier aux
historiens antiques qui ont donn sa consistance la
figure du roi Servius une vision claire et cohrente de ce
que fut la naissance de Rome comme cit et comme tat.

Si !'on considre non plus le dveloppement des insti-


tutions mais les vnements mmes qui marqurent les
deux premiers sicles de Rome, on devine travers le
rcit de Tite-Live, et grce la dcouverte de quelques
faits archologiques, que la Ville fut le thtre de luttes
nombreuses dont la tradition s'est visiblement efforce de
minimiser l'importance.
Situe sur les limites du pays latin, au contact de peuples
trusques ou trusquiss, expose aux invasions priodiques
des montagnards sabins, Rome tait une proie bien ten-
tante, et le caractre composite de sa population promettait
un ennemi, d'o qu'il vnt, de faciles complicits. La
royaut double de Romulus et de Titus Tatius, l'alternance
d'un roi latin et d'un roi sabin nous laissent entendre qu'il
36 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

y eut un compromis entre les deux lments ethniques les


plus importants. Mais il apparat aussi que des lments
trusques exercrent, plus tard, au cours du VIe sicle avant
Jsus-Christ, une suprmatie de fait. Les deux rois que la
tradition nomme Tarquin sont, indniablement, des
trusques. Le fait est avr la fois par les aveux des histo-
riens antiques et aussi par la clbre fresque de la tombe
Franois, o figurent un Tarquin de Rome prsent parmi
les hros trusques et sans doute Servius Tullius lui-mme
sous le nom de Mastarna, dans lequel il faut sans doute
retrouver le titre latin de magister, matre ''
Tite-Live raconte que le premier Tarquin tait le fils
d'un Corinthien nomm Dmarate, chass de sa patrie par
les troubles politiques et venu s'installer dans la ville
trusque de Tarquinies. Lun de ses fils, qui portait le nom
de Lucumon (en fait, ce prtendu nom est un titre en
langue trusque et signifie chef), vint chercher fortune
Rome, o il sut se faire admettre dans l'intimit du roi
Ancus Marcius. la mort de celui-ci, il fut candidat la
royaut et le peuple, sduit par sa richesse, son habilet
oratoire et sa prestance, le choisit pour roi. Ce rcit am-
nage sans doute considrablement la vrit ; les rapports
du Latium archaque, et notamment de Rome, avec
Corinthe sont garantis par des dcouvertes archologiques
rcentes, notamment des reliefs de terre cuite datant du
VII" sicle avant Jsus-Christ, mais le dtail des vnements
demeure incertain ; il est bien probable que ce lucumon
(qui prit, une fois au pouvoir, le nom de Tarquin, c'est--
dire l'homme de Tarquinies ) dut son lvation la vio-
lence; peut-tre s'appuya+il sur les descendants des
trusques immigrs Rome depuis le temps de la Fonda-
tion. Quoi qu'il en soit, son rgne marque le triomphe
dans la jeune civilisation romaine de tendances et de
coutumes importes d'trurie. On attribue au premier
LGENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 37

Tarquin des guerres contre les Latins. Il est certain que,


vers cette poque (au dbut du VIe sicle), l'influence
trusque se rpand sur le Latium : Rome semble se retour-
ner contre ses frres de race, et, de bastion avanc des
Latins qu'elle avait t l'origine, commence faire figure
de rivale.
Les historiens romains intercalent, entre Tarquin
l'Ancien et son fils Lucius Tarquin (que sa tyrannie fit
bientt surnommer le Superbe), le rgne de Servius
Tullius qui fut, lui-mme, un condottiere toscan ; la
domination des rois trusques se continua sans interrup-
tion. Rome ne fut libre d'un joug tranger (tranger du
moins aux yeux des Latins et des Sabins de la Ville)
qu'avec la rvolution qui mit fin au rgime des rois et
institua la Rpublique. Cette priode trusque de Rome,
qui correspond la plus grande extension de l'Empire
trusque en Italie centrale (c'est le moment o les
trusques atteignent les cits campaniennes, occupent
Capoue, et bordent les rivages du golfe de Salerne), fut
dcisive pour la formation de la future civilisation
romaine, et l, les tmoignages de l'archologie nous
placent sur le terrain solide des faits attests. C'est alors
que furent construits les premiers grands sanctuaires de
la Ville, et tout particulirement celui qui devait devenir
le symbole de la puissance romaine, le temple de Jupiter
Trs Bon et Trs Grand sur le Capitole. Tite-Live assure
qu'il avait t promis aux dieux par Tarquin l'Ancien, et
que sa construction, diffre sous le rgne de Servius, fut
effectivement entreprise par Tarquin le Superbe. C'est
ainsi que fut install sur le Capitole le culte de la triade
divine, Jupiter accompagn de Junon et de Minerve.
Jupiter (dont le nom indo-europen n'est que la syn-
thse du terme dsignant le Jour et d'une pithte rituelle
pater [pre] applique dans les invocations aux grandes
38 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

divinits) tait dj ador par les Latins, et sans doute aussi


par les Sabins. Dans le Latium, il possdait un sanctuaire
fdral au sommet du mont Albin (l'actuel Monte Cavo
qui domine le lac de Nemi et celui d'Albe), o toutes les
villes latines lui rendaient un culte commun. Mais Jupiter
appartenait aussi, sous le nom de Tinia, au panthon
trusque et le groupement des divinits par triades est ga-
lement un trait de la religion trusque, puisque les fouilles
ont rvl, dans les cits d'trurie, des temples trois
chapelles. Nous saisissons, avec la fondation du temple
capitolin, un pisode de la lente synthse qui donna nais-
sance la religion romaine de l'ge classique. Les vieilles
divinits apportes par les envahisseurs indo-europens
achvent de se prciser, en empruntant des traits des
traditions religieuses venues de tous les horizons de la
Mditerrane. Dj !'poque prhistorique, le Latium
avait vu s'oprer des combinaisons analogues. Rome,
creuset des races, carrefour des influences - et cela ds
!'origine - , le mouvement s'acclra. Les Romains ri ont
jamais reni leur dette religieuse envers !'trurie. Cette
dette est double : d'une part, la pratique d'une thurgie
auprs de laquelle les vieux rites indignes n'taient que
des contorsions sauvages, et d'autre part le sens de la hi-
rarchie divine, la connaissance d'une cit des Dieux
qui venait se superposer l'antique thologie indo-
europenne qui survivait dans la religion romaine.
La construction du Capitole revtit galement une
autre signification : elle marqua l'introduction Rome de
l'art trusque et la naissance d'un art national. Les ateliers
trusques, depuis un sicle au moins, avaient acquis une
matrise extraordinaire dans tous les domaines de la plas-
tique. Sous l'influence de l'art corinthien, puis de l'art
ionien, ils avaient multipli, notamment, les plaques de
terre cuite, ornes de reliefs, destines tre encastres
l .GENDES ET RALITS DES PREMIERS TEMPS 39

sur la faade des temples en y formant des frises. Ils


avaient aussi appris cuire des statues de grandes dimen-
sions dont le type le plus achev reste pour nous l'Apollon
de Vies, qui date des dernires annes du VIe sicle et
se trouve, par consquent, contemporain du temple
construit par Tarquin le Superbe sur le Capitole. Les his-
toriens, dont les rcits se trouvent confirms par le rsul-
tat des fouilles, assurent que pour dcorer le temple de
Jupiter, Tarquin fit appel aux artistes de Vies. Rome se
trouve donc, d'ores et dj, ouverte aux courants de l'art
hellnique; la fois sous l'influence de l'art campanien
naissant et par l'intermdiaire de !'trurie, grce surtout
la prdominance momentanment acquise, l'intrieur
de Rome mme, par les lments trusques, Rome entre
dans la vaste communaut de la civilisation mditer-
ranenne au moment mme o, dans la Grce des Cits,
va s'panouir l'hellnisme.
En cette fin du VIe sicle avant notre re, l'tat romain
est dj constitu : matriellement, sa puissance a grandi ;
die domine tout le Latium. Albe, dtruite depuis plus d'un
sicle, a t rase et ses habitants transports Rome; les
autres cits ont d former, sous l'hgmonie romaine, une
confdration latine ; l'ancienne colonie de bergers est
devenue mtropole son tour. Mais surtout - et cela nous
importe ici davantage - l'armature de la civilisation
romaine s'est constitue. Les cadres de sa vie politique sont
forms ; de la royaut dmembre natront peu peu les
magistratures rpublicaines. Rome a ses dieux, ses temples,
ses rites; les grandes formes de sa pense sont dj esquis-
ses. Elle a ses mythes, qui resteront jusqu' la fin prsents
sa conscience : c'est un organisme original qui s'est peu
peu constitu partir des lments divers que nous avons
tent de dfinir, et dont il convient maintenant de suivre
le dveloppement travers les sicles.
CHAPITRE II

De la Rpublique l'Empire

Au cours des dernires annes du VIe sicle avant Jsus-


Christ, Rome, rapporte la tradition, se libra du joug de
Tarquin le Superbe et abolit la royaut. Les rois furent
remplacs par deux magistrats, prteurs puis consuls, lus
annuellement. Avec la royaut prenait fin la prdomi-
nance des trusques dans la Ville. Vers le mme temps,
Athnes, on le sait, expulsait les Pisistratides et recouvrait
la libert. Cette concidence a paru suspecte bien des
historiens modernes, qui ont refus d'admettre la date de
509 traditionnellement assigne l'tablissement de la
Rpublique. Mais cette concidence, elle seule, n'est pas
une raison suffisante pour contester l'affirmation d'un fait
aussi important et dont la date, du moins approximative,
n'avait pu manquer d'tre connue de tous. Certains argu-
ments, d'ailleurs, militent contre ce scepticisme. On
constate, par exemple, que l'influence hellnique, si sen-
sible dans la Rome trusque, diminue notablement au
V' sicle. Or nous savons que le dbut du V' sicle marque,
en Italie, le recul de la puissance trusque qui subit une
premire srie d'checs, et, abandonnant ses conqutes
rcentes, tend s'enfermer de nouveau dans !'trurie pro-
prement dite.
DE LA RPUBLIQUE I.:EMPIRE 41

Quoi qu'il en soit, Rome perdit cette poque une


partie de son rayonnement et peut-tre de sa puissance.
La ligue latine, domine, semble-t-il, jusque-l par une
Rome forte et trusquise, reprit son indpendance. Cer-
taines cits trusques paraissent d'autre part avoir t ten-
tes, sinon de restaurer les Tarquins Rome, du moins
de se substituer eux en profitant de la complicit du
clan trusque qui y tait demeur. Mais les Romains
firent face au pril extrieur, liquidrent l'intrieur les
factions dangereuses, surent maintenir de bons rapports
avec plusieurs villes trusques, telle Caer, et briser la coa-
lition des Latins la bataille du lac Rgille, sur le terri-
toire de Tusculum, en 499. Pourtant, malgr les avantages
remports, Rome fait figure de ville assige ; la paix n'est
jamais que prcaire, des coalitions menaantes renaissent
sans arrt ; elles comprennent des peuples de races
diverses, qui voient dans le jeune tat romain un ennemi
redoutable. Il est probable aussi que les exils disperss
par la rvolution intrigurent un peu partout et contri-
burent entretenir l'agitation dans le Latium.
Vers le milieu du V" sicle, la paix fut conclue entre
Rome et les cits latines. Elle tait impose par une
menace nouvelle : un peu partout, en Italie centrale et
mridionale, les peuples de la montagne descendent vers
les plaines ctires. En Campanie, les Samnites s'empa-
rent de Capoue et de la colonie grecque de Cumes et
fondent un vritable tat campanien. Bientt leurs frres
de race, les Lucaniens, au sud de Salerne, tendent leur
domination sur le pays de Paestum. Sur le versant adria-
tiq ue, les colonies grecques, plus prospres et plus solides
que celles du versant tyrrhnien, parviennent rsister
la vague des invasions sabelliques, mais elles en sont
profondment branles. Le Latium n'est pas pargn.
Les Sabins, qui ne sont qu'un rameau de la race samnite,
42 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

occupent les pays trusquiss de la moyenne valle du


Tibre, par exemple la ville de Falries. Au sud de Rome,
ils s'avancent jusqu'aux montagnes qui bordent l'horizon
de la Ville et occupent la route de la Campanie. Une fois
de plus, Rome russit contenir les envahisseurs - du
moins s'il faut en croire les historiens anciens et si l'on
ne doit pas admettre une priode sabine, comme il y avait
eu une priode trusque.
Quoi qu'il en soit, et mme si l'quilibre intrieur de la
Ville se trouva modifi en faveur des Sabins un moment
quelconque du V" sicle, Rome ne perdit pas pour autant
son unit ni son indpendance politique, et, passant
son tour l'offensive, voulut se protger vers le nord en
s'emparant de la ville trusque de Vies, sur les bords de
la Crmre. Il est possible d'ailleurs que cette tentative
contre Vies ait eu pour but moins d'enrayer d'ventuelles
attaques des trusques que de barrer aux Sabins, en ta-
blissant une base solide sur la rive droite du Tibre, toute
possibilit d'envahir le Latium en empruntant la valle
du fleuve. La guerre contre Vies fut de longue dure. La
ville, dit-on, rsista le mme temps que Troie ; elle ne fut
prise que dans les premires annes du IV" sicle (en 396,
selon la chronologie livienne), par le dictateur Furius
Camillus.
l'intrieur, le V" sicle est occup par une longue suite
de luttes qui mirent aux prises les patriciens et la plbe,
les deux classes entre lesquelles se partage la socit
romaine d'alors. Cette opposition mit un moment en jeu
l'existence mme de l'tat romain. Nous devinons bien
que le conflit avait pour cause le dsir, chez les premiers,
de maintenir leurs prrogatives politiques, et, chez les
seconds, de conqurir l'galit des droits ; mais nous
ignorons comment s'tait institu cet tat de fait et
DE LA IIBPUBLIQUE t:EMPIRE 43

quelles sont exactement les origines respectives du patri-


ciat et de la plbe.
Apparemment, le conflit commena avec les dbuts de
la Rpublique, peut-tre parce que celle-ci fut d'abord
- comme cela se produisit souvent dans les cits
grecques - non une vritable dmocratie mais une oligar-
chie et que les circonstances dans lesquelles se produisit la
rvolution de 509 donnrent le pouvoir une aristocratie
lentement constitue au cours des sicles antrieurs. Il
semble bien que les patriciens aient t les membres de
certaines grandes familles dont les ttaditions gentilices
maintenaient une organisation de caractre archaque. Les
chefs de ces familles sigeaient au Snat, ce conseil des
Anciens institu par les rois et qui survcut la chute de
la royaut. Ces patres avaient autour d'eux, pour accrotre
leur influence, non seulement leurs proches et leurs allis,
mais des clients , c'est--dire des hommes ne possdant
par eux-mmes aucune fortune et qui s'attachaient un
riche et noble patron dont ils recevaient aide et protec-
tion en change de certaines obligations dfinies. Cette
coutume de la clientle (propre aux gentes patriciennes)
n'est d'ailleurs nullement particulire Rome; elle se
retrouve par exemple dans diverses socits celtiques; il
est tentant de supposer qu'elle remonte un lointain
pass et que, de ce fait, les gentes patriciennes reprsentent
la survivance d'un trs ancien tat social propre aux enva-
hisseurs indo-europens et commun la fois aux Latins
et aux Sabins. Mais il faut ajouter immdiatement une
restriction : Rome, les gentes ne semblent pas avoir
form, l'origine, un cadre officiel de la cit. Les patri-
ciens, au V" sicle, commencent apparatre comme de
grands propritaires fonciers, adonns surtout 1' levage.
Les plbiens, au contraire, sont avant tout des cultiva-
teurs ; ou bien, lorsqu'ils rsident en ville, ce sont des
44 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

artisans, de petites gens que ne soutiennent ni n' enca-


drent les traditions d'aucune gens.
Au point de vue religieux, les patriciens possdent un
privilge qui se rvlera bientt prcieux : celui de
prendre les auspices, c'est--dire d'interprter directe-
ment, sans le secours d'un prtre, la volont divine. On
mesure l'importance d'un tel pouvoir si l'on songe que
tout acte public doit tre prcd d'une entente avec les
dieux. Aussi les patriciens ne tardrent-ils pas revendi-
quer le monopole des magistratures qui comportaient la
prise des auspices, c'est--dire, en pratique, le consulat
et les autres magistratures majeures qui, peu peu, en
manrent. Cet aspect religieux de lopposition contribua
beaucoup la durcir et crer entre les deux moitis
de la socit romaine une diffrence qui parut bientt
irrductible.
La rvolution de 509, pour les raisons que nous avons
dites, ne fit qu'exasprer un conflit jusqu'alors latent. La
plbe, exclue du pouvoir, puisqu'elle ne pouvait avoir
accs au consulat qui avait remplac la fonction royale,
menaa de faire scession. Elle se retira en dehors du
pomerium, sur sa colline, l'Aventin, au pied duquel se
dressait le temple de Crs, qui tait par excellence la
desse des plbiens, et dclara vouloir fonder une ville
spare de Rome. Les patriciens acceptrent alors que
fussent crs des magistrats plbiens, chargs de protger
la plbe contre tout abus de pouvoir des autres magistrats.
Ainsi fut constitu le collge des tribuns de la plbe,
d'abord au nombre de deux, puis de cinq membres. Ces
hommes jouissaient de pouvoirs extraordinairement ten-
dus, puisqu'ils avaient le droit d'entraver l'action de
n'importe quel magistrat par leur seul veto et taient eux-
mmes inviolables dans leur personne et dans leurs biens,
et c'est l une des institutions les plus curieuses de la
1>E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 45

Rpublique. Considrs comme sacrs, c'est--dire littra-


lement intouchables, ils mneront jusqu' l'Empire une
existence part dans la hirarchie des magistratures, et
mme une fois effaces toutes les diffrences politiques
entre patriciens et plbiens, ils demeureront sacro-saints.
La cration des tribuns entrana plusieurs cons-
quences ; pour lire ces magistrats particuliers la plbe
et leurs assistants, les diles plbiens, il fallut lgaliser
une assemble nouvelle, le conseil de la plbe (concilium
plebis), qui se runit dans le cadre des tribus. Depuis le
temps de Servius, de nouvelles tribus avaient t ajoutes
aux quatre anciennes. Il y en avait maintenant dix-sept,
quel' on appelait rustiques parce que leur territoire s' ten-
dait hors de Rome, dans la campagne latine. Trs vite, le
concilium plebis, non content d'lire les magistrats pl-
biens, vota des motions de porte gnrale qui, naturel-
lement, n'avaient pas force de loi mais tendaient
concurrencer les dcisions des comices centuriates o les
patriciens, par leur fortune et le jeu de la hirarchie censi-
taire, exeraient la prpondrance.
En face d'une plbe ainsi organise, les privilges
lgaux des patriciens ne pouvaient se maintenir long-
temps. En fait, les plbiens rclamrent trs vite le droit
de devenir consuls. Les patriciens leur objectrent que
cela tait impossible, puisqu'un consul devait prendre lui-
mme les auspices, et que cette fonction ne pouvait tre
assume que par un patricien. Enfin, aprs bien des diffi-
cults, on adopta un compromis : le consulat serait rem-
plac par un tribunat militaire pouvoirs consulaires,
auquel seraient ligibles les plbiens. Encore cette solu-
tion ne fut-elle pas dfinitive ; certaines annes, il y avait
des consuls patriciens ; on ne recourait !'expdient des
tribuns militaires que les annes o la plbe, particulire-
ment remuante, imposait des concessions aux patriciens.
46 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

C'est au milieu du V' sicle que la tradition place la


rdaction d'un code des lois qui, jusque-l, taient restes
secrtes, connues seulement des pontifes et des magistrats
patriciens. Une commission de dix juristes, naturellement
patriciens, les decemviri, qui pendant deux ans exera le
pouvoir de fait dans la Ville, fut charge de ce travail. Le
rsultat fut la publication de douze tables de lois, qui
demeurrent la base de toutes les lois futures.

Rome voluait donc lentement vers un rgime plus lar-


gement dmocratique, en dpit des gosmes de classe et
aussi des entraves apportes par la religion, prudemment
traditionaliste, lorsque survint une catastrophe qui, un
moment, parut devoir mettre fin son existence mme.
Depuis les dernires annes du V' sicle, des bandes cel-
tiques avaient pntr en Italie du Nord, d'o elles
avaient entrepris de dloger les trusques. Lune de ces
bandes, forme de Snons, se lana hardiment vers le sud
et parvint jusqu' Rome. Alerte en hte, l'arme
romaine, qui comprenait peu prs tous les hommes
valides, se porta au-devant de l'ennemi. La rencontre eut
lieu quelque distance de Rome, sur les bords de !'Allia.
Saisis de panique, les Romains s'enfuirent. La route de
Rome tait libre. Les Gaulois, mfiants, avancrent avec
prudence. Ils s'attendaient une forte rsistance, mais
bientt ils durent se rendre l'vidence : portes ouvertes,
murailles dgarnies, Rome ne se dfendait pas. Alors
l'ennemi se rpandit dans toute la ville, pilla, incendia les
maisons et les temples. Les quelques dfenseurs, avec les
femmes et les vieillards, s'taient retranchs sur le Capi-
tole, dans la citadelle. Mais assigs, presss par la famine,
ils durent acheter le retrait des Gaulois moyennant une
lourde ranon.
1JE LA RPUBLIQUE !:EMPIRE 47
I.:invasion des Gaulois ne fut pas durable, mais elle
laissa derrire elle d'pouvantables ruines. Ce qui tait
plus grave encore, elle avait branl la confiance que les
Romains mettaient dans le destin de la Ville - au point
que beaucoup d'entre eux songrent srieusement aban-
donner le sol profan et s'installer plus au nord, dans
Vies rcemment conquise. Le patriotisme prvalut pour-
tant; sans doute rflchit-on que, le Capitole n'ayant pas
t occup par l'ennemi, l'honneur tait sauf et claire la
volont des dieux de demeurer o les avait installs la
fondation.
Une priode de troubles, l'intrieur comme l'ext-
rieur, suivit la catastrophe. l'intrieur, les problmes
traditionnels continuaient de se poser avec acuit : la
question des dettes, qui pesaient lourdement sur toute
une partie de la population, celle, aussi, de l'utilisation
des territoires conquis (ager publicus) que les patriciens,
leveurs, avaient tendance accaparer au dtriment des
petits cultivateurs ; enfin, la rsistance obstine des patri-
ciens l'accession des plbiens au consulat. Finalement,
les lois liciniennes, votes en 366, apportrent des solu-
tions au moins provisoires, et marqurent un nouveau
progrs de la plbe. Dsormais, l'un des deux consuls
pourrait tre plbien ; bientt mme, cette possibilit
devint une obligation et les deux moitis de la cit furent
rgulirement reprsentes la magistrature suprme.
[largissement des cadres de la vieille cit eut un rsul-
tat immdiat : puisque les patriciens n'avaient plus le
monopole du consulat, celui-ci devenait accessible aux
nouveaux venus dans la cit romaine, et les villes qui
accepteraient de lier leur sort celui de Rome pouvaient
se voir traiter en gales. I.:tat romain s'assouplissait et
prenait ds lors ce qui devait tre l'un de ses caractres
les plus originaux, cette facult d'accueillir, en leur offrant
48 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

la plnitude des droits, sinon les ennemis, du moins les


trangers de la veille.
La concorde assure l'intrieur par les lois liciniennes
permit Rome de surmonter la crise extrieure qui mit
ses armes aux prises avec ses voisins, les trusques de
Tarquinies et de Caer, et aussi avec les Latins. Bientt,
son territoire est bord d'une srie de cits fdres, lies
elle par des traits d'alliance ; aux bouches du Tibre, la
colonie d'Ostie (fonde, peut-tre, sous le rgne d'Ancus
Martius) joue un rle important et le peuplement romain
effectifs' tend tout le long de la cte dans la rgion pon-
tine et jusqu' Antium et Terracine.
Les cits latines fdres finirent par tre purement et
simplement annexes. Au mme moment, Rome, de plus
en plus inquite de la menace que continuent faire peser
sur les plaines les peuples sabelliques, est amene inter-
venir en Campanie o l'appelle d'ailleurs l'aristocratie
locale. C'tait pour elle une occasion inespre de conso-
lider sa conqute de la cte latine et de couvrir ses
colonies. Ainsi se trouva cr, vers 340, un tat romano-
campanien, dans lequel les chevaliers de Capoue - c'est-
-dire la noblesse - obtenaient le droit de cit romaine.
Cette nouvelle situation n'avait pas que des avantages
pour Rome ; elle lui crait l'obligation imprieuse de
mener dornavant la lutte contre les Samnites, ce qui
l'engagea dans une guerre qui dura prs de soixante-dix
ans et qui fut marque par de terribles revers, comme la
capture d'une arme romaine dans la passe de Caudium
(les Fourches caudines).
Les guerres samnites furent une rude cole pour
l'arme romaine, qui en sortit beaucoup plus solide, plus
maniable, entrane supporter des oprations de longue
dure bien diffrentes des expditions organises contre
des villes voisines de Rome. Les lgions commencent
1>E LA RPUBLIQUE rEMPIRE 49

parcourir la pninsule, franchir montagnes et forts, et


tous les obstacles naturels qui, jusque-l, avaient limit
lc:ur action. En outre l'tat romain, devenu puissance
ctire, assure avec une flotte la police du littoral.

la fin du IVC sicle, Rome tait devenue la plus grande


puissance de toute l'Italie. Par la Campanie, elle tait en
contact avec les colonies grecques, qui voyaient en elle
leur meilleure allie contre les populations italiques de
l'intrieur. Autrefois dj, Rome avait contribu allger
la menace trusque qui pesait sur la colonie phocenne
de Marseille, et il est possible que, ds la fin du W sicle,
les Romains aient officiellement envoy des dputs
consulter l'oracle de Delphes. Il existait Rome mme
tout un courant philhellnique dont l'action sur la pense
et la vie des Romains fut de bonne heure considrable,
mme si nous ne pouvons que malaisment en suivre les
diverses manifestations. Ce courant se trouva renforc par
la renaissance que connurent les colonies grecques d'Italie
mridionale dans les dernires dcades du IV" sicle, et
aussi par la nouvelle vague d'hellnisme qui vint alors
vivifier la civilisation trusque.
Depuis longtemps, certes, Rome n'tait pas ignore des
Crees, mais elle ne leur tait connue que de faon assez
vague. On la considrait comme une ville grecque fonde
aux temps hroques par quelque survivant de l'pope
troyenne. Dornavant, les Grecs acquirent de la nouvelle
puissance une connaissance plus directe, mesure que
des citoyens romains ou fdrs se mettent commercer
avec des pays hellniques. Ne pensons pas que Rome, du
jour au lendemain, se soit cr de toutes pices une flotte
de commerce. Les populations ctires du Latium avaient
leurs marins, souvent des pirates comme ceux d'Antium.
50 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

Aprs la conqute, le pavillon romain couvrit leur activit


pacifie, et nous ne saurions nous tonner que, ds 306,
Rome ait entretenu des relations d'amiti avec les Rho-
diens, qui taient cette poque, et pour plus d'un sicle
encore, les plus actifs navigateurs de la Mditerrane
orientale. Trois ans plus tard, un autre trait, entre Rome
et Tarente, interdisait aux navires romains de dpasser
vers l'est le cap Lacinium.
Mais entre les cits de Grande-Grce et Rome l'entente
ne dura pas. C'est Tarente qu'clata le conflit, la pre-
mire guerre qui mettait Rome aux prises avec des Hel-
lnes. Le prtexte invoqu par les Tarentins fut que les
Romains avaient viol les clauses du trait de 303 en
envoyant une flotte en mer Ionienne. En ralit, Tarente
se sentait menace par les progrs de Rome qui menait
une politique tortueuse, tantt s'alliant aux Lucaniens,
tantt soutenant contre eux les Grecs de Thurii, rivaux
particulirement dtests des Tarentins, et fondant sur la
cte Adriatique plusieurs colonies qui pouvaient servir
de bases ses escadres. Selon une coutume dj an-
cienne, les Tarentins appelrent une arme trangre ;
ils s'adressrent au roi d'pire, Pyrrhus, qui prtendait
descendre de Noptolme, le fils d'Achille.
Pyrrhus arriva Tarente en 280, la tte d'une arme
de type hellnistique qui comprenait - innovation tac-
tique impressionnante - des lphants de combat. Il rem-
porta la victoire Hracle du Siris. Puis, confiant dans
sa force et aussi dans sa diplomatie, il entreprit une
marche sur Rome, esprant fermement que son approche
provoquerait le soulvement des villes soumises cette
dernire. Il russit bien avancer jusqu' Prneste, en vue
de Rome, mais aucune des dfections escomptes ne se
produisit, et il y avait encore devant lui des armes
1JE LA RPUBLIQUE LEMPIRE 51

romaines pour lui barrer la route. Il se retira en Campa-


nie, d'o il envoya une ambassade, conduite par Cinas,
demander la paix. Mais !'ancien censeur, Appius Claudius
( :aecus, intervenant au Snat, obtint que ces avances
fussent repousses : il serait, dit-il, honteux pour Rome
Je conclure la paix aussi longtemps qu'un roi tranger
serait en Italie. Ds l'anne suivante (279), l'vnement
Jonna raison Appius Claudius. Pyrrhus, aprs une
bataille indcise Ausculum, se retira en fait de la guerre ;
d'autres ambitions s'offraient lui. Les Siciliens l'appe-
laient pour organiser la lutte contre Carthage. Il cda
la tentation, et pendant trois ans fut le matre de l'le,
mais la fin de ce temps les villes siciliennes, lasses de
lui et de ses amis, se rvoltrent et Pyrrhus, franchissant
non sans peine le dtroit de Messine, reparut Tarente.
En son absence, les Romains avaient repris l'avantage et
conclu une alliance avec Carthage. Pyrrhus fut vaincu
prs de Bnvent et, cette fois, il abandonna dfinitive-
ment la partie. La garnison qu'il laissa Tarente devait
l'n 272 capituler et rendre la place aux mains du consul
1.. Papirius Cursor. Six ans plus tard, en trurie, la cit
.~ainte de Volsinies, capitale religieuse de la confdration,
tait prise et pille par les Romains. Laventure de
Pyrrhus, roi chevaleresque et politique hardi, se terminait
!'avantage de Rome : renforce par ses succs en Italie
mridionale, elle liquidait toute possibilit de renaissance
l1trusque et demeurait matresse inconteste de la pnin-
sule, au sud d'une ligne allant approximativement de Pise
Rimini.

La guerre contre Pyrrhus prfigure bien des gards la


longue srie de luttes qui occupent la seconde moiti du
IW sicle et ne trouveront leur conclusion dfinitive qu'en
52 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

146 avec la destruction de Carthage. Celle-ci, fonde par


des Tyriens la fin du IX" sicle avant Jsus-Christ, avait
russi constituer une vaste thalassocratie en Mditerra-
ne occidentale, souvent aux dpens des marchands et des
colons grecs. La rivalit s'tait, en Sicile, aggrave au
point de provoquer des guerres incessantes entre Puniques
et villes grecques. l:intervention de Rome en Grande-
Grce, aprs sa victoire sur Pyrrhus, prcipita le conflit.
Les habitants de Messine, des Italiques qui s'taient
empars, quelques annes plus tt, de la ville grecque,
durent, pour viter d'tre asservis par Carthage, faire
appel aux Romains. Ceux-ci, non sans hsitations, accep-
trent de les aider, en 264. Ainsi commena la premire
guerre punique.
Trs rapidement, l'arme romaine obtint de grands
succs en Sicile, ce qui lui valut l'alliance du tyran de
Syracuse, Hiron Il. Duilius, qui commandait la flotte
romaine, remporta de son ct une victoire Mylae, en
260. Enhardis, les Romains reprirent un projet du Syra-
cusain Agathocle et organisrent une expdition en direc-
tion de l'Afrique et de Carthage; le commandement en
fut confi au consul Attilius Rgulus. Rgulus russit
dbarquer, mais aprs un dbut favorable il dut capituler.
Sa dfaite avait t l'uvre d'un Grec, un chef de merce-
naires, le Spartiate Xanthippe.
Cet chec prolongea la guerre. Une srie de revers des
flottes romaines rendit Carthage la matrise de la mer.
Dsormais, les principales oprations se drouleront en
Sicile, autour de Palerme notamment. Du ct de Car-
thage, elles taient conduites par Hamilcar Barca qui,
profitant de la suprmatie navale de Carthage, excutait
de nombreux coups de main contre les ctes italiennes.
Jusqu'au jour o Rome, lasse, construisit une flotte nou-
velle avec laquelle le consul C. Lutatius Catulus remporta
1>E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 53
sur les Carthaginois la victoire dcisive des les Aegates,
au printemps de 241. Carthage, puise par une lutte qui
durait depuis vingt-trois ans, n'insista pas et fit la paix.
Les Carthaginois vacuaient la Sicile et s'engageaient
payer une lourde indemnit de guerre. Bientt les
Romains ajoutrent d'autres exigences : les Carthaginois
devaient leur abandonner la Sardaigne et la Corse - ce
qu'ils firent.
Les Carthaginois, et surtout le clan des Barca, dci-
drent de chercher ailleurs des compensations et de se
construire un autre empire, en Espagne. I.:anne mme
o Rome commenait l'occupation de la Sardaigne,
Hamilcar entreprenait la conqute de l'arrire-pays espa-
gnol. Dans sa pense, il s'agissait surtout de se mnager
des ressources nouvelles pour mener bien une revanche.
Lui-mme ne tarda pas prir en combattant contre une
tribu ibre, mais son gendre, Hasdrubal, qui lui succda,
continua sa politique, en fondant la Nouvelle-Carthage
(Carthagne). Rome s'inquita. Elle suivait les progrs de
la conqute des Barcides, renseigne probablement par
ses allis de Marseille. Pour se prmunir autant que pos-
sible contre le danger, elle obligea Hasdrubal signer le
trait de l'bre, stipulant que les Carthaginois ne devaient
pas dpasser ce fleuve (en fait, semble-t-il, non l'bre
moderne, mais le Jucar - la question est, toutefois, discu-
te), ni attenter en rien l'indpendance des villes
grecques tablies sur la cte.
Pendant ces annes qui sparent les deux premires
guerres puniques, Rome n'tait pas non plus reste inac-
tive. I.:extension de son activit maritime l'avait amene
intervenir dans les affaires illyriennes. Population turbu-
lente, les Illyriens exeraient la piraterie en Adriatique et
harcelaient sans arrt les Grecs jusqu'en lide et en
Messnie. Un moment, ils parurent mme sur le point
54 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

de fonder un vritable empire illyrien au dtriment des


pirotes. Pour protger ses nationaux, les commerants
et navigateurs italiens qui trafiquaient dans les parages,
Rome dut envoyer une expdition qui occupa Apollonie
et pidamne (Durazw). Les Illyriens, effrays, recon-
nurent le protectorat de Rome : celle-ci devenait puis-
sance prpondrante en Adriatique et acqurait une tte
de pont dans la pninsule Balkanique. Des ambassadeurs
romains purent annoncer officiellement, Corinthe, la
fin du cauchemar illyrien, et les Corinthiens, en remercie-
ment, accordrent Rome le droit de participer aux jeux
Isthmiques, qui se droulaient sur leur territoire. Rome
se trouvait intgre, symboliquement, la communaut
religieuse des cits hellniques.
Vers le mme temps les armes romaines pntraient
plus avant en Italie du Nord, o taient installs les enva-
hisseurs gaulois. Elles brisrent une offensive gauloise et
occuprent Mediolanum (Milan) en 222. Peu de temps
aprs taient fondes les deux colonies de Crmone et de
Plaisance, postes avancs de l'occupation romaine en
Gaule cisalpine.
Rome semblait en bonne voie d'achever la conqute de
l'Italie lorsque la volont d'Hannibal, le fils d'Hamilcar,
vint tout remettre en question. La guerre d'Hannibal
(c'est ainsi que les Romains appelrent la seconde guerre
punique) ne fut pas grave seulement parce que lexistence
mme de l'tat romain se trouva menace, mais parce
que toute la pense, toute la civilisation de Rome subirent
une crise d'o elles sortirent profondment modifies.
Comme il arrive frquemment, la victoire finale survint
trop tard pour permettre de revenir, purement et simple-
ment, l'tat ancien. Rome commena la guerre en partie
pour dfendre les intrts de l'hellnisme occidental ; elle
la termina en ennemie ou du moins en rivale des
DE LA RPUBLIQUE LEMPIRE 55
royaumes hellnes d'Orient. Au dbut, elle tait encore
ouverte tous les courants de l'hellnisme ; la fin, elle
s'tait referme sur elle-mme, durcie dans sa volont de
rsistance, fire d'avoir triomph d'Hannibal, chef gnial
form !'cole des tacticiens grecs ; elle avait pris
conscience de ses propres valeurs traditionnelles, et au
lieu de s'abandonner au courant qui l'entranait depuis
plusieurs sicles vers l'hellnisme, elle va s'efforcer de
confisquer son profit, plutt que de l'assimiler franche-
ment, une civilisation dont sa politique va prcipiter le
dclin.
Les oprations militaires commencrent la suite
d'une provocation consciente d'Hannibal qui, en 219,
franchit le Jucar et attaqua Sagonte. Le Snat demanda
rparation Carthage de cette violation du trait. Les
Carthaginois ne voulurent pas dsavouer le Barcide et
celui-ci se mit en marche, la tte d'une formidable
arme, le long des ctes espagnoles. Quelques engage-
ments, mais surtout la terreur qu'il inspirait, lui ouvrirent
le passage. Ses envoys lui avaient depuis longtemps
mnag des complicits. Ils avaient provoqu, en Gaule
cisalpine, une rbellion des lnsubres et des Boens qui
ralentit les prparatifs romains. Lorsque l'arme romaine
se prsenta sur le Rhne, il tait trop tard pour empcher
Hannibal de franchir les Alpes, sans doute par le col du
Petit-Saint-Bernard, selon d'autres historiens modernes,
par le col du Clapier. Les Romains, pris revers, ne
purent l'arrter en Gaule cisalpine et le soulvement des
Gaulois acheva de dsorganiser la dfense.
Au printemps de 217, Hannibal, dvalant !'Apennin,
surgit dans l'Italie centrale. Lun des consuls, C. Flaminius,
l'attendait dans la rgion d'Arretium (Arezzo), mais il se
laissa surprendre sur les bords du lac Trasimne, et son
56 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

arme fut anantie. La route de Rome tait libre. Pour-


tant Hannibal se garda - comme autrefois Pyrrhus -
d'attaquer de front le Latium. Il gagna la cte de l'Adria-
tique, et de l essaya, par la persuasion ou la force, de
rallier sa cause les populations rcemment soumises par
Rome et tout particulirement les Campaniens. Cette
politique donna quelque rpit aux Romains qui eurent le
temps de confier une arme Q. Fabius, l'un des plus
traditionalistes parmi les aristocrates. Fabius, par sa tac-
tique prudente de temporisateur, aurait peut-tre redress
la situation si l'un des consuls de 216, C. Terentius Varro,
n'avait cd la tentation de livrer une bataille sur les
bords de l'Aufide. De nouveau, Hannibal fut vainqueur,
cette fois sur le champ de bataille de Cannes. Cette
dfaite, un dsastre sans prcdent pour Rome, acheva de
lever les hsitations des Campaniens ; toute l'Italie du
Sud se dclara pour Carthage. Capoue abandonna son
allie.
Les Romains, cependant, ne se laissrent pas dcoura-
ger. Ils opposrent Hannibal une stratgie de la terre
bnlle. Le Punique, loign de ses bases, avait grand-
peine se ravitailler. Cependant les armes romaines
avaient choisi Capoue comme objectif, et, lentement,
refermaient le cercle autour d'elle. La ville fut prise
en 211 ; l'aristocratie fut massacre, la plbe vendue en
esclavage, les maisons elles-mmes abandonnes sans
qu'Hannibal ait rien pu tenter pour sauver son allie.
Aprs la prise de Capoue, Hannibal songea largir le
conflit ; se tournant vers le monde grec, il ngocia une
alliance avec le roi de Macdoine, Philippe V. Ce trait
prvoyait un vritable partage du monde entre Grecs et
Carthaginois ; les premiers devaient obtenir l'Orient, les
seconds l'Occident. Rome fut mise, par accident, au cou-
rant de ces tractations, qui contriburent accrotre la
DE LA RPUBLIQUE A LEMPIRE 57

dfiance que l'on commenait ressentir l'gard des


royaumes hellnistiques. Plus que jamais, les hommes
d'tat romains purent avoir la conviction qu'ils luttaient
pour dfendre une civilisation qui leur tait chre contre
la barbarie punique et la corruption cynique des rois
orientaux.
Cependant, l'aide apporte par Philippe V Hannibal
se rvla peu efficace, et le sort de la guerre se joua ailleurs
qu'en Italie. C'est en Espagne, o les Barcides conti-
nuaient de rassembler des renforts, que le premier coup
leur fut port. Un tout jeune homme, P. Cornelius Sci-
pion, obtint du peuple d'tre charg des oprations en
Espagne, o son pre et son oncle venaient d'tre tus.
En quelques mois, il renversa l'quilibre des forces,
s'empara de Carthagne, mais ne put empcher Hasdru-
bal, le frre cadet d'Hannibal, de franchir les Pyrnes
avec une arme. Hannibal se prparait marcher vers le
nord, du Bruttium o les lgions romaines le tenaient en
respect. Rome semblait sur le point de succomber ce
double assaut, men simultanment par les deux frres.
Mais il se produisit un vritable miracle, qui sauva Rome.
Les messagers d'Hasdrubal furent capturs par des soldats
romains. Le consul Claudius Nron, qui avait pour mis-
sion de surveiller Hannibal en Apulie, apprit l'arrive des
renforts venant d'Espagne. Hardiment, il se porta au-
devant d'eux et, ne laissant qu'un rideau de troupes face
Hannibal, opra sa jonction avec son collgue, Livius
Salinator, sur les rives du Mtaure. Les deux armes
romaines crasrent Hasdrubal qui, de dsespoir, se fit
tuer dans la mle (207). Quelques jours plus tard, sa
tte, message funbre, lance par les Romains, roulait aux
pieds d'Hannibal, dans son camp.
Dsormais, l'initiative appartenait Rome. Scipion
obtint du Snat l'autorisation de passer en Afrique et, en
58 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

204, il dbarquait en vue d'Utique. Hannibal dut quitter


l'Italie pour secourir sa patrie, mais tout son gnie ne put
viter la dfaite de Zama qui, en 202, mit fin la guerre.

Rome sortait de la seconde guerre punique meurtrie,


mais durcie et pare d'un prestige extraordinaire dans
tout le monde mditerranen. Matresse de toute l'Italie,
ayant rduit la Sicile en province, elle ne put viter d'tre
entrane intervenir dans les affaires d'Orient. Crai-
gnant la constitution d'un vaste royaume macdonien
englobant l'pire et !'Illyrie, et qui se serait tendu
jusqu'aux confins de l'Italie du Nord, qui et menac
directement l'Italie du Nord, elle dclara la guerre
Philippe V. Une victoire dcisive obtenue en 197
Cynoscphales permit Rome de librer les cits grecques
du joug macdonien : aux jeux Isthmiques de 196, les
villes grecques furent dclares indpendantes et libres de
s'administrer elles-mmes.
Cette premire intervention en Orient fut suivie d'une
action contre le roi de Syrie, Antiochos III, qui rvait lui
aussi de fonder un grand empire. Chass de Grce par la
victoire des Romains aux Thermopyles, il fut dfinitive-
ment dfait en 189 la bataille de Magnsie.
l'intrieur, le Snat, qui avait t l'me de la lutte,
jouissait d'un prestige renouvel. Les prils passs, le vieil
esprit oligarchique avait teptis le dessus, et l'on avait vu
Scipion, le vainqueur d'Hannibal, fuit dans un exil
superbe, Litetne, sur la cte campanienne, les tracasse-
ries d'un Caton. Une bonne partie des snateurs pouvait
avoir l'impression que l'uvre de Rome tait dsormais
accomplie et que tout l'effort possible ne devait plus
tendre qu' conserver cet quilibre victorieux.
1)E lA RPUBLIQUE LEMPIRE 59

Mais ds ce moment trop de facteurs intervenaient


Jans la politique romaine pour que l'on pt s'en tenir
cette sagesse. Les soldats et les chefs ont got au pillage,
l'ivresse de la toute-puissance, et peu peu les esprits
commencent entrevoir la possibilit de conqutes nou-
velles. La renaissance d'une Macdoine forte, sous le
rgne de Perse, cra de nouvelles craintes, amena une
nouvelle guerre qui se termina par la victoire de Paul-
mile Pydna en 167 : c'tait la fin de la Macdoine
indpendante et bientt, devant l'anarchie dans laquelle
tomba la Grce, les Romains durent rduire la Macdoine
en Province romaine et renforcer le contrle sur les cits
et les confdrations (148 av. J.-C.).
Peu peu, sous la pression de Rome, l'quilibre poli-
tique de l'Orient hellnistique allait s'effritant. Pour
abattre les Rhodiens, le Snat dcida de crer un port
franc Dlos, ce qui ruina leur commerce et dveloppa
considrablement l'activit des ngociants italiens, qui se
mirent ds lors drainer vers Rome les richesses de
l'Orient.
Vers le milieu du sicle, la puissance romaine tait
installe sur tout le pourtour de la Mditerrane. Carthage,
ruine par les exigences romaines, fut assige et prise
par Scipion milien, le second Africain, vers le temps o
Corinthe, capitale de la Confdration achenne rvolte,
tait elle aussi prise et saccage. En Espagne, o la rsis-
tance des populations indignes se poursuivit longtemps,
la pacification fut mene sans relche. Elle se termina, en
133, par le terrible sige de Numance, dernier bastion des
Celtibres. En Asie, le dernier roi de Pergame, Attale III,
lgua son royaume aux Romains, qui acceptrent l'hri-
tage et constiturent ainsi le premier noyau de la province
d'Asie. Mais cette uvre immense eut sur la politique
intrieure de trs graves consquences qui, finalement,
60 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

devaient amener la fin de la Rpublique et du rgime


oligarchique.
Les principaux bnficiaires des conqutes avaient t
les aristocrates, qui avaient acquis des domaines
immenses o leurs esclaves, en bandes innombrables, se
livraient la culture et surtout l'levage. Le commerce
avait enrichi, de leur ct, les chevaliers qui formaient
une bourgeoisie puissante et active. En face de ces classes
privilgies, la plbe de Rome et des campagnes demeu-
rait dans une situation conomique prcaire. Le dvelop-
pement de l'conomie capitaliste, la rapacit des affairistes
et des publicains, souvent associe auconservatisme sna-
torial, engendrait la misre des petits propritaires. Dans
la Ville mme, l'accroissement de l'Empire avait attir
quantit d'migrants sans ressources, Italiens dracins,
Grecs en qute de protecteurs et surtout affranchis de
toutes races qui formaient une masse misrable et oisive.
Cette plbe besogneuse trouva des dfenseurs au sein
mme de l'aristocratie, chez des hommes qu'avaient tou-
chs des ides formules par les philosophes grecs au nom
de la justice et de l'humanit, et qui, surtout, se souve-
naient que la force de Rome avait, en tout temps, rsid
dans la solidit d'une classe de paysans, bien dcids
dfendre leur terre, et s'y maintenir.
En 133, Tibrius Gracchus, petit-fils par sa mre de
Scipion le premier Africain, fut lu tribun de la plbe, et
aussitt il prit en main la cause des pauvres. Il dposa
une loi agraire, demandant qu'on limitt le droit d' occu-
pation de l' ager publicus par les grands propritaires et
que l'on attribut aux citoyens dmunis des lots de terre
inalinables. Les oligarques irrductibles soulevrent
contre lui une meute o il prit. Son programme fut
alors repris par son frre, Caus Gracchus, avec une
DE LA RPUBLIQUE LEMPIRE 61

ampleur nouvelle. Comprenant que l'on ne pouvait obte-


nir de rsultat srieux qu'au prix d'une rforme profonde
de l'tat, il essaya de limiter par diverses mesures les pou-
voirs du Snat et d'appeler au droit de cit les masses
italiennes. Un tat italien, reposant sur une large base
sociale, aurait plus de force et de poids que la plbe
romaine pour rsister la toute-puissance des nobles
et assurer une meilleure administration. I.:on entrevoit
dj la solution adopte par Auguste et esquisse par
Csar pour mettre fin la paralysie de fait dans laquelle
tait tombe la cit, rduite, en fait, aux habitants de la
Ville. Mais lui aussi, comme son frre, tomba victime de
la violence. Pourtant, l' uvre des Gracques, assez mince
si lon considre les seuls rsultats pratiques, se rvla fort
importante en provoquant la formation d'un parti popu-
laire dont les chefs harcleront, jusqu' la fin de la Rpu-
blique, le parti snatorial. Et, le malaise grandissant,
bientt clata une crise qui branla les fondements
mmes de la puissance romaine.
Les Italiens, en effet, mcontents d'tre exclus de la
cit romaine, menacs de voir leurs territoires occups par
<les colons la suite des lois agraires, se soulevrent en
91. Les vieilles haines flambrent de nouveau. Les plus
acharns parmi les insurgs furent les peuples samnites,
qui fondrent une capitale au nom symbolique, ltalica,
et tentrent d'entraner avec eux Campaniens et
trusques. La peur arracha la noblesse romaine les
concessions refuses jusqu'alors. La guerre sociale se ter-
mina l'avantage de Rome, et l'Italie en sortit transfor-
me : le vieil tat-cit est en train de devenir une nation,
la nation italienne. Dans l'ensemble des municipes,
dsormais organiss sur le modle de la mtropole, tous
les habitants jouissent intgralement des droits reconnus
aux citoyens de Rome mme : si, loigns de la capitale,
62 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

ils ne les exercent pas, en temps ordinaire, ne participent


pas, en fait, aux lections et au vote des lois, ils ont tou-
jours la possibilit de faire le voyage, si quelque circon-
stance grave se prsente, et leur prsence est de nature
changer les majorits. C'est ce qui se produira plusieurs
fois au temps de Cicron.
Mais de nouveaux troubles bouleversent Rome. La
guerre sociale peine acheve, voici que s'ouvre l're des
guerres civiles, qui ne se termineront qu'avec la dictature
d'Octave et l'avnement de l'Empire. Luttes multiformes,
fcondes en pripties, mais dont l'enjeu demeure
unique, quelle que soit la personnalit des protagonistes.
Il s'agit de savoir au profit de qui, de quel groupe social,
de quel homme sera exploit l'immense domaine que s'est
donn la cit. Rome traverse alors, pendant trois quarts
de sicle, une crise de croissance : la cit oligarchique,
dj branle par la guerre sociale, s'largit en empire.
Pour cela, les institutions doivent s'assouplir, sinon mme
parfois se transformer radicalement, ce qui entrane, on
l'imagine, des heurts graves et multiplis. On voit se faire
jour des intrts nouveaux, avec l'avnement d'une classe
moyenne enrichie par le commerce (c'tait le cas, en par-
ticulier, des nouveaux citoyens issus des villes italiennes
aprs la guerre sociale) et la perception des impts dans
les provinces ; le nombre des affranchis et des prgrins
vivant Rome s'accrot sans cesse ; il est difficile de ne
pas tenir compte de cette masse, souvent turbulente, la
merci des agitateurs. Aussi, l'histoire de cette priode, si
riche en conflits de personnes, si fconde en hros et en
pisodes pittoresques, prsente, pourtant, une unit pro-
fonde : le vieux monde craque de partout, les institutions
traditionnelles ne peuvent plus porter le poids norme de
l'Empire et, en dpit des oscillations qui, par moments,
semblent arrter l'volution, le lent travail se poursuit
DE LA IIBPUBLIQUE LEMPIRE 63

obscurment irrsistiblement jusqu' ce que la machine


se soit adapte tous les besoins nouveaux.
Le premier pisode des guerres civiles fut la lutte entre
Marius, champion du parti populaire, et Sulla, vainqueur
en Orient du roi du Pont, Mithridate (121-64). Marius,
dont Salluste a retrac les brillants dbuts pendant la
campagne contre Jugurtha, avait ensuite sauv Rome
d'une double invasion barbare, en triomphant des
Teutons et des Cimbres Aix-en-Provence et Verceil
(102-101). Sulla tait port par la faveur des aristocrates.
C'est lui qui remporta finalement l'avantage, mais sa vic-
toire cota beaucoup de sang. Plus grave encore, il fallut,
pour ramener la paix, suspendre le jeu normal des institu-
cions rpublicaines et attribuer Sulla des pouvoirs extra-
ordinaires qui firent de lui un roi sans le titre et lui
permirent de procder impunment des proscriptions,
c'est--dire de faire assassiner ses ennemis politiques, qui
taient ceux de l'oligarchie snatoriale. C'est restaurer
la puissance du Snat que Sulla s'employa, abattant les
obstacles qui s'taient opposs jusque-l, depuis une qua-
rantaine d'annes, au gouvernement des aristocrates. Il
dcida, par exemple, que les tribunaux seraient unique-
ment composs de snateurs, l'exclusion des chevaliers
- ce qui assurait automatiquement l'impunit aux gou-
verneurs de provinces prvaricateurs, certains de compa-
ratre, s'ils taient accuss, devant leurs pairs dont
l'indulgence leur tait acquise, charge de revanche. Les
pouvoirs des tribuns furent restreints, et la plbe eut
l'impression que des sicles de lutte se trouvaient abolis
ec que l'on revenait aux temps les plus sombres de
l'oppression du peuble par les nobles.
Ses rformes accomplies, Sulla abdiqua la dictature
(79). Il aurait pu tre roi la faon des monarques orien-
taux ou, plutt, s'emparer de la tyrannie, comme cela
64 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

s'tait pass autrefois en Grce. Il eut la sagesse de renon-


cer cette tentation, retenu peut-tre par l'instinct d'un
Romain pour qui la royaut tait un objet d'horreur.
Quoi qu'il en soit, son uvre ne tatda pas tre mise en
lambeaux. Il tait impossible de remonter un courant
aussi puissant que celui qui entranait la cit romaine
plus d'humanit et de justice politique. Dsormais,
jusqu' l'avnement d'Auguste, on va assister aux derniers
soubresauts de l'oligarchie snatoriale pour conserver ses
privilges.
Plusieurs des problmes que Sulla s'imaginait avoir
rsolus se posent de nouveau, aprs lui, avec acuit. Le
dictateur avait cru unifier l'Italie en imposant partout le
mme type de constitution municipale. Or, en Espagne,
un Italien, Sertorius, se proclamait le dfenseur de ses
compatriotes contre la tyrannie romaine. Dans le sud de
l'Italie, les esclaves rvolts se groupaient autour du
Thrace Spartacus, et dix lgions furent ncessaires pour
les rduire. La plbe continuait cependant son agitation
et rclamait des terres et des distributions de bl. Le ravi-
taillement de la Ville n'tait en effet pas assur avec une
suffisante rgularit : Rome, tributaire pour sa consom-
mation de bl des provinces lointaines, ne pouvait subsis-
ter que si les communications maritimes taient assures.
Or, toute la Mditerrane tait parcourue par des pirates
qui interceptaient les convois.
Toutes ces difficults, dont aucune prise part ne sem-
blait dpasser les forces de Rome, finirent en se conju-
guant par crer une menace mortelle, surtout lorsque le
roi Mithridate, reprenant la lutte aprs deux guerres mal-
heureuses, essaya de coordonner les efforts des ennemis
de Rome. Le gouvernement snatorial, fond sur l'alter-
nance rgulire des magistratures entre les diffrents
groupes et les diffrentes familles de l'aristocratie, avait
1>E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 65
manifestement fait faillite. Sous la pression non seule-
ment de la plbe mais des chevaliers, et, plus gnrale-
ment, de toute la bourgeoisie possdante, le Snat dut
accepter des concessions de plus en plus graves. On rendit
aux tribuns leurs attributions anciennes, on ouvrit nou-
veau les tribunaux aux chevaliers (le scandale de Verrs
ne fut pas tranger cette mesure), et surtout on dut
confier un seul homme un vaste commandement,
dpassant les attributions d'un magistrat. Cet homme,
Pompe, qui jouissait de la confiance des chevaliers et
plus particulirement des publicains (lesquels avaient la
charge et le prcieux privilge d'affermer la perception
des impts dan.s les provinces), tait un ancien lieutenant
Je Sulla et l'un des vainqueurs de Sertorius. En quelques
mois il vient bout des pirates; puis, trs rapidement, il
pacifie l'Orient, et met fin la guerre contre Mithridate.
Achevant l'uvre commence un sicle plus tt, il chasse
Je Syrie les derniers Sleucides et transforme le pays en
province. Dsormais, sur les ctes de la Mditerrane, il
n'y a plus qu'un royaume libre : l'gypte.
Pourtant, ces victoires extrieures ne rsolvaient pas
tous les problmes de l'tat, et en particulier la grave
crise conomique qui, par suite du dveloppement du
commerce avec l'Orient, drainait la plus grande partie du
numraire dans les entreprises d'importation et rendait le
crdit plus cher pour les petits et moyens propritaires
fonciers. Les mcontents de toute sorte se grouprent
autour de Catilina, un aventurier non dnu de prestige,
et, en cette anne 63, sans la vigilance du consul Cicron,
le rgime et succomb dans l'incendie et les massacres.
De simples mesures de police prises temps djourent la
conjuration, mais il fallut une bataille range pour venir
bout du soulvement qu'elle entrana, en trurie, parmi
les anciens vtrans de Sulla et quelques lments italiens
66 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

toujours prts reprendre les armes contre l'ordre


romain. Surtout, on murmurait que Catilina avait trouv
un complice en la personne d'un snateur encore jeune et
dvor d'ambition, candidat au consulat pour une anne
prochaine, C. Julius Caesar.
Devant la carence des institutions traditionnelles,
toutes les ambitions pouvaient se donner carrire. Ds
60, trois hommes : Pompe, Csar et Crassus {le plus
riche personnage de son temps), s'unirent secrtement
pour dominer la vie politique et conduire l'tat leur
guise. Ils conclurent cette alliance, que l'on appelle le
Premier Triumvirat, en dehors de toute lgalit, et au seul
profit de leurs intrts particuliers. Fort de l'appui de ses
deux complices, Csar obtint le consulat pour l'anne 59,
et aussitt, reprit la vieille politique des populaires . Il
fit voter deux lois agraires, limita les privilges des gouver-
neurs de provinces, puis, afin de reconstituer sa fortune
tarie par ses prodigalits, se fit attribuer pour l'anne sui-
vante le gouvernement des deux Gaules : la Gaule cisal-
pine et la Gaule transalpine. Mais avant son dpart, il
avait laiss l'un de ses partisans, le dmagogue Clodius,
toute libert d'action. Clodius s'en prit d'abord
Cicron, qu'il fit exiler, et obtint ensuite le vote de lois
qui accordaient, en fait, la prdominance aux assembles
populaires.
Mais, tandis que Csar, entran dans une aventure
dont il n'avait peut-tre pas ds l'abord mesur toute
l'ampleur, rduisait une une les cits gauloises : Besanon,
Bibracte, Avaricum et enfin Alsia o capirulera Vercingtorix
l'automne 52, Pompe prenait lentement la premire
place. Crassus, le troisime triumvir, engag dans une
expdition contre les Parthes, se faisait tuer sur le champ
de bataille de Carrhes, en 53. Entre les deux survivants,
1)E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 67

la rivalit grandit alors chaque jour. Et il finit par appa-


ratre aux aristocrates - ce qui tait sans doute, au fond,
une illusion - que Pompe reprsentait encore le meilleur
garant de la lgalit rpublicaine en face de Csar,
conqurant heureux, mais fort de la seule puissance de
ses armes.
Le conflit devint aigu au dbut de l'anne 49, lorsque
le Snat dcida d'ter Csar son commandement en
Gaule. Csar, refusant d'obir, franchit le Rubicon (la
petite rivire qui marquait la limite de sa province, entre
Ravenne et Rimini) et marcha vers le Sud. Poursuivant
Pompe, qui se drobe et finit par passer en Grce accom-
pagn de la plupart des snateurs, il occupe Rome, se fait
dcerner la dictature par le peuple, puis le consulat (dans
les formes lgales) et commence la conqute de
l'Empire. En quelques campagnes foudroyantes, il rduit
l'Espagne, crase Pompe et l'arme snatoriale Phar-
sale. Pompe, vaincu, s'enfuit en gypte o un eunuque
du roi le fait assassiner. Aprs avoir pacifi l'Orient, voici
de nouveau Csar Rome, puis en Afrique, et de nouveau
en Espagne o il anantit les dernires armes rpubli-
caines qui s'taient reformes. La paix est enfin rendue
au monde romain, et Csar se met en devoir de rorgani-
ser l'tat, en pleine dcomposition politique. On devine,
chez lui, une pense qui a mdit sur les problmes fon-
damentaux ; il a compris que les formes anciennes de la
vie politique sont primes, que !'chec du rgime vient
non des hommes, mais des institutions qu'une longue
volution n'a pu vraiment adapter aux ncessits imp-
riales. Les difficults que l'tat avait connues au temps
des Gracques, et qui avaient t, partiellement rsolues
aprs la Guerre Sociale, se retrouvent maintenant, mais
aux dimensions de l'Empire, c'est--dire celles du monde.
68 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

L'action de Csar est la mesure du problme. Bouscu-


lant les traditions, on le voit, par exemple, appeler au
Snat des hommes nouveaux, originaires des provinces,
accorder largement le droit de cit romaine des peuples
entiers, comme les Gaulois cisalpins, fonder des colonies
hors d'Italie pour accueillir une partie de la plbe, et, en
mme temps, former des noyaux de romanisation, restau-
rer ailleurs l'autonomie municipale dans les villes provin-
ciales, rglementer les associations prives (les collges)
qui, Rome, avaient de tout temps provoqu des d-
sordres, protger les provinciaux contre les excs des gou-
verneurs et, surtout, des publicains. Bref, il .tente de
mettre partout l'ordre et la justice. Mais la ralisation de
ces vastes desseins reposait sur sa seule autorit. Hant
par le grand souvenir d'Alexandre, il songe achever la
conqute de l'Orient en attaquant les Parthes, pour effa-
cer la honte de Carrhes, et, plus encore peut-tre, pour
surpasser la gloire du Macdonien. Mais les nobles
romains avaient trop la haine des rois, et le 15 mars 44,
Csar fut tu par une poigne de conjurs.

Le meurtre de Csar fut le geste d'une minorit d'aris-


tocrates, persuads que la personne du tyran tait le
seul obstacle qui empcht le retour l'tat politique
antrieur. Inconscients de la profondeur de la crise, ils
attribuaient l'ambition perverse de Csar ce qui tait en
ralit un ajustement politique indispensable, impos par
des facteurs que personne ne pouvait contrler. Aussi les
ides de mars ne changrent-elles pas grand-chose au cours
de l'histoire ; tout au plus prolongrent-elles l'anarchie et
les guerres civiles de quelque quinze annes.
Un lieutenant de Csar, Antoine, qui tait alors consul,
s'effora de sauver ce qui pouvait l'tre de l'uvre entre-
prise ; il obtint sans grand mal la validation des actes de
llE LA RPUBLIQUE MPIRE 69
Csar, c'est--dire leur ratification par le Snat. Ainsi le
l:sarisme survivait aux ides de mars. Peut-tre serait-on
parvenu un compromis entre les aristocrates et les csa-
riens, qui avaient l'appui total du peuple, de l'arme et
<les anciens soldats dmobiliss de Csar, si une ambition
nouvelle n'tait venue se faire jour et ajouter la confu-
sion. Lanne prcdente, Csar avait adopt son neveu,
C. Octavius, qui aprs son adoption avait pris le nom de
C. Julius Caesar Octavianus : hritier lgal du dictateur
assassin, Octave (ainsi que l'appelle la tradition des his-
toriens franais) revient d'Apollonie, o il prsidait aux
prparatifs de l'expdition en Orient mdite par son
oncle. Il n'avait encore atteint que sa dix-neuvime anne,
mais ri coutant que son ambition, il n'hsita pas se
poser en rival d'Antoine. Trs habilement, se prsentant
l:omme un alli des snateurs - et notamment de
Cicron, qu'il joua sans scrupules - , il finit par s'imposer
Antoine. Tous deux, avec l'aide de Lpide, l'ancien
matre de cavalerie de Csar, contraignirent les conjurs
de mars s'exiler en Orient. Et la guerre civile reprit,
dans des conditions analogues celle de 49. De nouveau
les Rpublicains furent vaincus - cette fois Philippes -
au mois d'octobre 42.
[histoire semblait se rpter. Octave, Antoine et
Lpide avaient, pour lutter contre les Rpublicains, form
mx aussi un triumvirat, mais cette fois ce n'tait plus
une association prive comme celle de Csar, Pompe et
Crassus, le titre avait t pris au grand jour ; les triumvirs
s'taient fait attribuer une mission officielle, doter Rome
J'une constitution nouvelle, et, pour ce faire, ils avaient
tous les pouvoirs.
Aprs la victoire de Philippes, les triumvirs se parta-
Krent le monde. Antoine obtint l'Orient, o il esprait
mener bien les projets ambitieux de Csar ; Lpide eut
70 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

l'Afrique, Octave le reste de l'Occident. Puis tandis que


Lpide se laissait oublier, Octave se prpara, en organisant
l'Occident, liminer Antoine. Celui-ci, tout son rve
de royaut orientale, commit de lourdes fautes qui lui
alinrent peu peu tous ses partisans romains. Octave,
d'abord regard avec suspicion, eut l'habilet de provo-
quer autour de lui un grand rassemblement national et
de prsenter sa rivalit avec Antoine comme la lutte de
Rome contre un Orient monstrueux, tyrannique et
ennemi du nom romain. I..:preuve dcisive eut lieu
Actium le 2 septembre 31 : Antoine et son pouse _: et
allie - Cloptre, la dernire des Ptolmes, furent vain-
cus sur terre et sur mer. Octave tait dsormais le seul
matre du monde.
Une fois assure la reconqute de l'Orient, Octave
revint Rome. Il avait surmont tous les obstacles qui
le sparaient du pouvoir, mais de ce pouvoir acquis si
chrement, quel usage allait-il faire ? Plus prudent que
Csar, instruit par la leon des ides de mars, il commena
par gagner du temps. Aprs tout, il n'avait encore que
32 ans. Patiemment, affectant de n'avoir d'autre dsir que
de redevenir simple citoyen, une fois l'ordre rtabli dans
l'tat, il rassembla autour de lui les dbris du parti sna-
torial, et lorsqu'il fallut bien prciser sa propre position,
il n'accepta que le titre d'Augustus, et non celui de roi
que des partisans maladroits (ou perfides) lui proposaient
ouvertement. I..:pithte d'Augustus tait un vieux mot du
rituel qui exprimait le caractre heureux et fcond de
la personne mme d'Octave. Le mot, apparent au terme
religieux d'Augur, signifiait que le nouveau matre avait le
pouvoir divin de commencer toute chose sous d'heureux
auspices. Sans rien prjuger de la forme mme du rgime,
il avait le mrite d'isoler dans l'ide de Roi ce que les
Romains avaient toujours regrett en elle, et ce que les
1)E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 71

magistratures rpublicaines avaient tent de conserver, le


caractre irremplaable et quasi sacr de la personne royale.
La sance du Snat tenue le 16 janvier 27, au cours de
laquelle Octave fut appel pour la premire fois Augustus,
prend ainsi comme la valeur d'une seconde Fondation : un
nouveau pacte est conclu entre la Cit et ses dieux, pacte
incarn dans la personne sacre du Prince.
Le rgne d'Auguste dura quarante-sept ans, un demi-
sicle pendant lequel le problme constitutionnel ne fut
jamais pos explicitement, mais rsolu en pratique de jour
en jour. Le Prince sut donner l'impression qu'il n'impo-
sait pas un systme politique, mais que Rome elle-mme
Jcouvrait, chaque fois, les solutions ncessaires. Il eut
!'habilit de ne jamais rompre - comme avait fait Csar -
le dialogue avec le peuple romain, dialogue infiniment
nuanc dont les interlocuteurs taient, selon les moments,
rous les ordres de la Cit, parfois les provinciaux, parfois
les aristocrates, parfois la bourgeoisie italienne, parfois les
soldats, voire les esclaves et les affranchis. Le gnie
d'Auguste fut de donner audience toutes les voix de
l'immense communaut romaine sans en touffer aucune.
Et il se trouva, pour clbrer cet vnement d'une roma-
nit impriale, des potes et des penseurs qui surent dga-
ger ce qui, dans la tradition, l'avait depuis longtemps
prpar - au point que Rome crut une renaissance,
alors que ce visage d'elle-mme qu'on lui montrait main-
1enant, elle n'avait jamais fait que le rver.
I.:ambition d'Auguste a sans doute sauv la civilisation
romaine, en mme temps qu'elle lui a permis de se dfi-
nir, de s'achever matriellement et moralement et de
s'imposer assez longtemps pour laisser sur l'histoire
humaine une empreinte durable. Lquilibre ancien, qui
opposait aux provinces conquises la seule cit de Rome,
est remplac par un ordre nouveau, dans lequel le poids
72 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

des peuples sujets grandit de jour en jour. Le Snat n'est


plus seul matre ; il n'est, aux cts du Prince, que le
conseil o se rassemblent les grands fonctionnaires de
l'Empire. Les intrigues subtiles entre les factions ne sont
plus le seul ressort de la vie politique ; les administrateurs
ne sont plus la merci de rivalits ambitieuses ; ils sont
vraiment les agents d'un gouvernement fort qui ils
doivent des comptes. Les chefs d'arme ne poursuivent
plus, comme par le pass, des conqutes personnelles ; ils
ne sont que les lieutenants du Prince, seul imperator, sul
dtenteur des auspices.
Dans l'Empire ainsi rnov, o tous les pouvoirs
manent, en dernire analyse, de la personne d'Auguste,
la paix fut rapidement rtablie. Les frontires furent affer-
mies, les provinces pacifies - ce qui exigea parfois de
longs efforts, comme en Espagne et dans les valles
alpestres - et la fin du rgne, aprs quelques tentatives
malheureuses pour subjuguer la Germanie, il semblait
que la domination de Rome et atteint la plus grande
extension possible.
La faiblesse du systme, cependant, rsidait dans ce qui
avait permis les russites personnelles d'Auguste : en
droit, subsistait la Rpublique avec ses rouages tradition-
nels; en fait, tout dpendait de !'Empereur. C'est pour-
quoi, chaque changement de rgne, tout se trouva remis
en question. Auguste avait eu une claire conscience du
problme ; plusieurs reprises, il s'tait proccup de
dsigner son successeur, mais la longueur de son rgne
avait fait que, l'un aprs l'autre, les hommes auxquels il
pensait avaient disparu avant l'ouverture de sa succession.
Finalement, en 14 aprs Jsus-Christ, sa mort, la charge
de gouverner revint son beau-fils Tibre. Ce choix,
impos par les circonstances, n'tait pas fort heureux.
Tibre tait, dit-on, au fond du cur rpublicain, et
DE LA RPUBLIQUE MPIRE 73

n'accepta qu'avec rpugnance de dominer un Snat pour


lequel, au dbut, il n'avait que sympathie. Mais bientt,
du, il se retira dans la solitude de Capri et abandonna
la direction des affaires son prfet du prtoire, Sjan.
Lorsque la tyrannie de Sjan, et surtout ses intrigues,
curent rendu le favori odieux, Tibre n'hsita pas le
sacrifier, et la fin du rgne sombra dans la terreur.
Les tentatives de Tibre pour restaurer l'autorit du
Snat avaient fait faillite, et l'on dcouvre dans la succes-
sion des rgnes, jusqu' la mort de Nron (68), le dernier
des descendants d'Auguste, quel point cette dcadence
de l'aristocratie romaine tait irrmdiable. De plus en
plus tents par les formes orientales du pouvoir, les
Empereurs, malgr quelques brves priodes o ils sem-
blaient revenir une conception plus traditionnelle du
gouvernement, en venaient exercer leur autorit par le
ministre de leur propre maison , leurs affranchis et
leurs fonctionnaires particuliers, qu'ils recrutaient parmi
les chevaliers, et ne laissaient plus aux snateurs que les
apparences de la libert. Au demeurant, ladministration
des provinces n'en tait que mieux assure, et, si l'on met
part quelques soulvements dans des rgions encore peu
romanises comme la Bretagne, la paix et la prosprit
faisaient partout sentir leurs bienfaits. Autour d'une
Mditerrane parcourue par d'innombrables flottes de
commerce, les changes spirituels deviennent plus
intenses que jamais, et les provinces orientales recon-
quirent peu peu en prestige ce que les armes leut
avaient fait perdre autrefois. Cette revanche de l'Est est
fort sensible en bien des domaines ; les Empereurs eux-
mmes donnent l'exemple. Caligula est dvot des divini-
ts gyptiennes et s'inspire, jusque dans sa vie, des
coutumes lagides. Nron subit lui aussi l'attrait de
l'gypte et, de plus, se fait initier par un prince armnien
74 HISTOIRE D'UNE CIVILISAfION

la religion mazdenne et prtend s'assimiler au Soleil-


Roi. Mais en mme temps le menu peuple accueille avec
ferveur toutes les formes exotiques du mysticisme. Les
aristocrates, plus retenus en matire de religion, s'hell-
nisent la lecture des philosophes et beaucoup s'exercent
dclamer en grec, rivalisant ainsi avec les rhteurs de
profession.

La rvolution de 68, qui mit fin la dynastie issue


d'Auguste, rsulta de plusieurs causes, et la rapide succes-
sion des trois Empereurs qui surgirent jusqu' l'avne-
ment de Vespasien marque bien cette diversit des
facteurs : Hritage du pass, la tendance rpublicaine et
snatoriale est l'origine du mouvement qui porta Galba
au pouvoir. Dans le mme temps, Othon, qui avait t
le premier mari de Poppe et l'un des compagnons de
Nron en leur jeunesse commune, rassemblait autour de
lui les espoirs de la plbe hellnise qui avait conserv
pour Nron une admiration et une affection durables.
Mais un troisime concurrent, Vitellius, commandant des
armes du Rhin, se dresse alors contre Othon : pour la
premire fois, ce sont les soldats des frontires qui pr-
tendent faire un empereur de leur faon. En rponse
cette prtention de leurs camarades du Rhin, les soldats
d'Orient, de la Syrie au Danube, se rallirent un autre
gnral, Vespasien, alors occup pacifier la Jude. Fina-
lement, ce fut Vespasien qui imposa sa loi.
Il est remarquable que l'Empire n'ait pas pri au cours
de cette terrible anne des trois empereurs . Sur un
point seulement l'unit de la romanit parut compro-
mise : en Gaule, un Batave, Julius Civilis (dont le nom
dit que sa famille devait le droit de cit l'un des pre-
miers empereurs), donna le signal de la rvolte, et le mou-
vement, exploit par les druides, s'amplifia de telle sorte
DE LA RPUBLIQUE LEMPIRE 75

que les insurgs se proclamrent indpendants et fon-


drent un empire des Gaules : tentative curieuse, qui
prouve la persistance d'un nationalisme gaulois plus d'un
sicle aprs la conqute. Il n'est d'ailleurs pas improbable
que ce nationalisme ait d l'unification romaine d'avoir
pris de lui-mme une conscience aussi claire. En tout cas,
c'est dans un cadre politique dj romain que la scession
ne peut faire autrement que de se penser. Ds la fin de
l'anne 70, les insurgs furent crass par Petilius Cerialis,
devant Trves. I:insurrection n'avait dur qu'un an, et
dj tout le reste de l'Empire avait reconnu Vespasien.
Bien que Vespasien et t port au pouvoir par la
volont des soldats, il ne tarda pas apparatre comme
!'Empereur des Italiens et de la bourgeoisie provinciale.
L.:Empire n'est plus la chose d'une grande famille
romaine, leve, sans doute, au-dessus des autres gentes
de l'aristocratie, mais q~i n'en demeurait pas moins
l'une d'elles par tout son pass, par tous les liens de la
tradition et de la culture et par les complicits de la
conqute. l:Empire est confi maintenant un petit-fils
de centurion, descendant d'une obscure famille de la
Sabine et qui ne doit qu' son mrite, peut-tre mme
son obscurit, d'avoir t au bon moment dsign par les
acclamations de ses troupes. Lavnement de Vespasien
marque la fin irrmdiable de la loi des conqurants.
Vespasien, qui n'tait pas un grand seigneur, voulut
d'abord ramener dans l'tat une parcimonie toute
provinciale. Il se considra comme l'administrateur des
biens de l'Empire - un administrateur impitoyable, dans
la tradition des antiques pres de famille de la cam-
pagne italienne. En mme temps, il s'employait crer
une aristocratie nouvelle, en appelant au Snat des parve-
nus, anciens officiers, grands bourgeois provinciaux : le
Snat achve d'tre ce que les rformes d'Auguste avaient
76 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

commenc de le faire, un conseil de fonctionnaires,


recrut dans tout l'Empire, mais surtout en Occident. Il
semble que Vespasien se soit quelque peu dfi de
l'Orient qui, pourtant, avait t le tmoin bienveillant de
son lvation. Il se dfiait aussi des philosophes dont les
audaces en paroles avaient, dans le pass, inspir bien
des opposants en actes. Tandis que nagure il coutait
volontiers leurs conseils - et Philostrate assure, par
exemple, qu'il dut beaucoup en ce temps-l ceux
d'Apollonios de Tyane - , une fois devenu empereur il
les expulsa de Rome, ce qui lui attira de la part du sage
des lettres assez maussades.
Si le pouvoir de Vespasien s'tait trouv lgitim en
quelque sorte par le fait qu'il incarnait, au bon moment,
les tendances et les aspirations dominantes, il tait difficile
de tirer de cet tat de fait un principe successoral, ec une fois
de plus l'Empire se heurtait, comme au temps d'Auguste, au
problme d'une lgicimacion transcendante du principat.
Les tentatives de monarchie thocratique, inities par
Caligula et Nron, avaient provisoirement chou. En bon
pre de famille, Vespasien transmit le pouvoir ses enfants
- Titus, qu'il avait associ de son vivant l'exercice du
gouvernement, puis Domitien, le cadet qui reprit les
mthodes de Tibre et dcima cruellement le Snat.
Domitien prit assassin le 16 septembre 96, non sans que
les conjurs se fussent auparavant assurs qu'un snateur
respect, Coccius Nerva, accepterait de prendre aussitt le
pouvoir.
Nerva fut acclam par le Snat comme un librateur.
Il put sembler un moment que le principat d'Auguste
allait recommencer et la puissance du Snat renatre sous
l'autorit d'un protecteur. Mais les temps avaient
chang depuis un sicle et demi. Nerva tait vieux.
DE LA RPUBLIQUE LEMPIRE 77

Sagement, il mit aussitt tous ses soins rsoudre le


problme de la succession, problme dont l'importance
primordiale ne lui chappait pas. Il s'agissait de trouver
un principe sur lequel tout le monde s'accordt pour dsi-
gner les Empereurs; la dsignation divine d'Auguste
n'avait pu, dans le pass, tre qu'une exception ; la filia-
tion naturelle ne s'tait pas montre plus satisfaisante avec
la tyrannie de Domitien. Nerva eut recours l'adoption.
Sans doute Auguste et les julio-daudiens avaient-ils dj
adopt des successeurs, mais ils l'avaient fait par ncessit
plutt que par choix, et sans sortir de leur famille. Nerva,
lui, ne tint aucun compte de sa parent et choisit un
homme capable de maintenir aprs lui la cohsion de
l'Empire, un Empereur qui, par ses origines et sa carrire
passe, serait susceptible de raliser cette unanimit, ce
consentement de Rome et des provinces sans lequel il ne
pouvait y avoir qu'anarchie. Le mot d'ordre officiel fut
que l'Empire appartiendrait au plus digne . Le fils
adoptif de Nerva, M. Ulpius Traianus (Trajan), tait un
Espagnol qui, en 97, commandait les lgions de Germa-
nie suprieure. Ainsi il unissait en lui toutes les condi-
tions ncessaires : provincial, homme d'action, entran
la vie militaire, il tait par de tous les prestiges. Avec
Trajan commence une dynastie nouvelle, les Antonins
- du nom de l'empereur Antonin le Pieux-, sous lesquels
l'Empire tout entier vcut son ge d'or (96-192).

Nous sommes parfois tonns de constater que les


Antonins, qui apparemment firent le bonheur du monde
romain, taient en fait des souverains absolus, aussi
enclins que Nron ou Domitien se faire adorer comme
des dieux et trs peu disposs laisser aux snateurs, et
mme aux conseils municipaux des villes provinciales, la
78 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

moindre initiative. Il est singulier de voir comment Pline


le Jeune en rfre l'Empereur sur des questions qui,
aujourd'hui, ne dpasseraient pas la comptence d'un
conseil de sous-prfecture. Enfin, Trajan lui-mme, le
sage Trajan, la fin de son rgne, parade en Hercule
- alors que Rome s'tait scandalise de l'audace de Nron
lorsque celui-ci avait donn les traits de son visage une
statue colossale du Soleil. La monarchie claire des
Antonins fut en ralit une domination fort stricte, qui
tendait se fonder sur un droit divin, peu prs comme
l'avaient tent Caligula, Nron et Domitien. Mais les
empereurs julio-claudiens avaient t condamns par
l'opinion, car le temps n'tait pas encore venu de raliser
leur dessein. De leur temps, la divinisation de l'Empereur
vivant n'tait encore qu'un acte d'orgueil. Au sicle de
Trajan, d'Hadrien et de Marc Aurle, elle est l'affirmation
que les vertus du Prince l'galent d'emble aux dieux,
c'est--dire aux tres qui, devant une opinion forme par
les philosophes et notamment les stociens, sont l'image
de toute excellence morale. Mais ce qui, aux yeux de
l'lite cultive, est symbole philosophique, est pour le
reste des hommes vrit littrale : l'Empereur possde,
croit-on, un numen qui l'lve au-dessus des autres
hommes. C'est une divinit que l'on invoque dans les
difficults de la vie quotidienne, et par laquelle on
redoute de jurer. Respect qui n'est pas seulement une pru-
dence humaine, en garde contre de possibles dlateurs :
la personne impriale est sacre, faire intervenir ce nom
rvr, c'est dclencher un mcanisme religieux dont les
consquences sont imprvisibles.
Dans l'Empire o provinces latines et provinces hell-
niques sont traites avec une galit absolue (il y a, au
temps d'Hadrien, autant de snateurs originaires d'Orient
qu'il y en a venus de Gaule, d'Espagne ou d'Afrique), les
l >E LA RPUBLIQUE LEMPIRE 79
ides circulent librement, sans mme que la diffrence
des langues soit un obstacle, car, dans les villes tout au
moins, tous les Romains cultivs sont bilingues, et il n'est
gure de marchand, de soldat, de petit propritaire
d'Occident qui ne puisse se faire entendre en grec.
L:afflux d'esclaves venus des pays hellniss a eu pour effet
d'habituer les Occidentaux non seulement comprendre
le vocabulaire des techniques (depuis longtemps mde-
cins, musiciens, scribes, cuisiniers, et bien d'autres tech-
niciens employs dans les grandes maisons ont introduit
Rome la langue de leur mtier), mais aussi penser et
sentir la faon des Grecs. Il est bien significatif que
l'empereur Marc Aurle, dont la famille tait d'origine
espagnole, ait rdig en gtec son livre de Penses : un
sicle auparavant, Snque, lui aussi espagnol, stocien et
homme d'tat, fut un grand crivain de langue latine. Il
semble que la pense vivante, au Ile sicle, ne puisse vrai-
ment s'exprimer que dans la grande langue culturelle de
l'Orient. Aussi, tandis que la littrature latine ne produit
plus que des uvres sans grand clat, entre les mains de
lettrs amateurs, la Grce voit se dvelopper ce que l'on
appelle la seconde sophistique, dont le plus grand nom
est celui de Plutarque. En mme temps, le roman
d'amour, issu d'une vieille tradition populaire, conquien
une dignit nouvelle, et dans les grands centres intellec-
tuels, Athnes, Pergame, Alexandrie, la spculation philo-
sophique cherche des voies nouvelles, qui aboutiront
bientt au noplatonisme, autour de Plotin. En philoso-
phie, en littrature comme en politique, l'Italie voit dimi-
nuer son influence, en mme temps qu'apparaissent les
premiers symptmes d'une dcadence conomique qui ne
laisse pas d'inquiter les Empereurs.
Le rgime des Antonins, avec son administration
minutieuse, ses fonctionnaires multiplis - dans le
80 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

louable dessein de rendre la justice plus rapide et plus


accessible tous -, le contrle trs strict des finances,
l'organisation d'une poste officielle pour transmettre plus
efficacement les dpches et les ordres de Rome, tout cela
annonce dj le Bas-Empire, et ce qui a t conu pour
aider le gouvernement dans sa tche ne tardera pas se
rvler comme autant de gnes qui toufferont peu peu
les provinces.
Auguste avait souhait, la fin de sa vie, que les limites
de l'Empire ne fussent point modifies. Depuis lors,
quelques conqutes nouvelles avaient t entreprises :
celle de la Bretagne, lentement poursuivie, et qu'Hadrien
dcida de limiter aux territoires situs au sud d'une
muraille longeant l'cosse; celle de l'Armnie, au risque
de dtruire l'quilibre de fait qui tendait s'tablir en
Orient entre les Romains et l'Empire parthe. Trajan
dcida de terminer, sur le cours infrieur du Danube,
l'tablissement d'une frontire solide. De proche en
proche, il fut contraint de conqurir le royaume jusque-l
indpendant des Daces, et d'en faire une province de
l'Empire. Les proccupations stratgiques n'avaient sans
doute pas t les seules engager Trajan dans cette aven-
ture. La Dacie tait fort riche, possdait des mines d'or
et de fer. Le butin conquis sur le roi Dcbale fut consid-
rable, et les finances impriales se trouvrent renfloues
par l'or des Daces. Du moins permit-il de compenser
pour quelque temps l'hmorragie de l'or que drainait vers
les Parthes et le lointain Orient le commerce des pices
et des tissus de soie.
Trajan lui-mme tait fort conscient de cette menace
conomique, et il tenta d'y parer en tendant vers l'est
les frontires de l'Empire, avec l'espoir, apparemment, de
limiter les exorbitants droits de passage que levaient les
peuples du dsert. Il annexa ainsi le royaume des Arabes
DE LA RPUBLIQUE I.:EMPIRE 81

nabatens, ce qui lui permit de tracer une route entre


la frontire de Syrie et la mer Rouge, afin d'assurer des
communications rapides et des transports conomiques.
Peut-tre faut-il considrer comme la consquence de
cette politique des caravanes la rupture entre Rome et les
Parthes qui survint en 112. Ou bien les Parthes s'inqui-
trent-ils des empitements de Trajan en Arabie, ou bien
Trajan lui-mme provoqua-t-il le conflit pour avoir le
moyen de prolonger plus l'est la route des pices. Quoi
qu'il en soit, il envahit l'Armnie en 114, et, deux ans
plus tard, atteignit le golfe Persique. Les provinces qu'il
cra, la Msopotamie, l'Assyrie, marquent le moment de
la plus grande expansion de l'Empire (115), mais ces
conqutes ne furent pas durables et Trajan lui-mme dut
se rsigner tablir un prince parthe protg sur ces
territoires qui, peine annexs, chappaient l'Empire.
partir du IIe sicle, Rome commence entrevoir un
danger qui, vrai dire, l'avait toujours menace, mais qui
allait croissant et sera l'un des maux dont elle prira, celui
des invasions barbares. Ce pril tait particulirement
redoutable sur la frontire de Germanie et toutes les ten-
tatives romaines d'occuper au moins une partie de cet
immense territoire et d'en pacifier les tribus avaient
chou. Tout au plus parvint-on tablir une large bande
romanise sur la rive droite du Rhin, en y installant des
colonies et en y traant des routes stratgiques. Hadrien
(117-138) crut avoir trouv une solution dfinitive en
tablissant un limes, c'est--dire une ligne continue forti-
fie d'Andernach Ratisbonne. Mais comment esprer
qu'une palissade, mme flanque de fortins, pourrait tenir
contre les hordes innombrables ? Irrsistiblement, la pres-
sion des peuples germains se fait sentir ; en 166, sous les
Quades, puis les Lombards, les Marcomans commencent
descendre vers le sud, et en 167 se prsentent devant
82 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

Aquile, la grande cit commerciale d'Illyrie. L'empereur


Marc Aurle vint en personne combattre les barbares,
la tte des cohortes prtoriennes. L'ennemi ne tenta pas
de rsister et se replia, mais il n'en fallut pas moins deux
ans pour librer dfinitivement les provinces envahies. Ce
rsultat ne suffit pas l'empereur qui, mesurant le pril,
prit des mesures exceptionnelles pour mettre sur pied une
expdition destine prvenir le retour de telles cata-
strophes. On vendit la garde-robe impriale, on enrla
des esclaves et des gladiateurs et la guerre commena. Ses
principaux pisodes sont conts par la colonne de Marc
Aurle, leve l'imitation de celle qui glorifiait la
mmoire de Trajan et la conqute de la Dacie. En une
campagne mene avec une grande nergie, Marc Aurle
obtint la capitulation des Quades et dfit les Marcomans.
Mais ce rsultat ne fut que de courte dure. L'anne sui-
vante, les Quades reprirent la lutte. L'arme romaine avait
beau avancer, massacrer toujours plus d'ennemis, obtenir
la restitution des prisonniers romains et des captifs enle-
vs lors de l'avance victorieuse des barbares, la victoire
dfinitive apparaissait toujours aussi lointaine. Et voici
que la rvolte de Cassius, le commandant de l'arme de
Syrie, vint empcher l'Empereur de poursuivre son effort.
Une fois la victoire remporte sur Cassius, Marc Aurle
revint sur le front danubien, mais il mourut l'arme,
emport par l'pidmie de peste qui svit alors (17 mars
180). Commode, son fils, arrta aussitt l'interminable
guerre, augmenta le nombre des forts sur la frontire du
Danube et conclut avec les peuples barbares des traits
bientt caducs.

I..:histoire de cette invasion des Quades et des Marco-


mans est caractristique de l'tat o se trouvait alors le
DE LA. IIBPUBLIQUE LEMPIRE 83

monde romain. Au terme du sicle d'or des Antonins,


les menaces se prcisent: Rome demeure ce qu'elle avait
eu peur d'tre tout au long de son existence, une ville
assige. Mais aussi longtemps que son territoire avait
conserv des dimensions raisonnables - l'Italie, puis les
provinces directement baignes par la Mditerrane - il
lui tait possible de se dfendre. Maintenant, il fallait
faire front de toutes parts et les assigeants taient innom-
brables. Ils venaient, du fond de l'immense plaine de Ger-
manie et de Scythie, battre en vagues de plus en plus
denses la barrire drisoire que l'on prtendait leur oppo-
ser. Il aurait fallu, pour conserver un espoir, que l'on ait
pu lancer contre cette mare humaine des armes tou-
jours renouveles. Or les Romains, comme il arrive,
avaient peu peu dsappris aimer le mtier des armes.
La prosprit matrielle du sicle d'or est en bonne
part responsable de cette dsaffection. Lorsqu'il est loi-
sible de commercer, de s'enrichir, de vivre dans la paix et
l'aisance, qui choisirait de mener l'existence prcaire des
soldats? Aussi les armes, formes entirement d'hommes
dont c'tait l le mtier, en vinrent-elles constituer une
vritable classe sociale : indispensables pour assurer la
protection des frontires, elles prtendirent de plus en
plus intervenir dans la vie politique. I.:autorit des Empe-
reurs tait sans cesse menace par les soulvements, les
pronunciamentos qui les obligeaient rtablir l'ordre toute
affaire cessante - s'agt-il mme du salut de l'Empire. Ce
qui incitait les Princes viter les concentrations mili-
raires, diluer les effectifs posts le long des frontires
pour diminuer les risques de soulvement militaire. Ils
rentaient de remplacer les lgions par des ouvrages dfen-
sifs. Septime Svre, qui devait prir York aux abords
du mur d'Hadrien , amora ainsi, aprs les troubles qui
l'avaient port au pouvoir, un grand effort pour reprendre
84 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

et restaurer les fortifications existantes. Mais cette poli-


tique ne ramena pas la stabilit aux frontires ni au sein
de l'Empire, Dsormais, sous les Svres (193-238), puis
pendant tout le me sicle, dsordres et menaces vont
s'amplifiant,
la longue, les guerres extrieures, le dveloppement
de la bureaucratie, les priodes d'anarchie conscutives
aux soulvements militaires finissent par ruiner l'Empire,
Partout on se plaint du poids des impts, de l'appauvris-
sement gnral en contraste avec les fortunes immenses
de quelques privilgis possesseurs de domaines dme-
surs. Le vieil ordre social n'est plus qu'un souvenir.
I..:antique aristocratie romaine, depuis longtemps, a cd
la place toutes sortes de parvenus et les Empereurs;
lorsqu'ils tentent de restaurer leur autorit, ne peuvent
plus s'appuyer sur elle. De plus en plus, le rgime tend
devenir une royaut galitaire tandis que la bourgeoisie
s'amenuise. Les systmes succdent aux systmes, mais
aucune rforme ne peut durer assez longtemps pour tre
efficace.
La fin du III" sicle parut un instant, sous quelques
Princes nergiques, pouvoir apporter l'Empire un sem-
blant de salut. Aurlien, un officier d'origine illyrienne, fut
appel au pouvoir en pleine crise (271). Les Alamans
taient en Italie. Une arme romaine fut crase Plaisance,
et la terreur s'empara des Romains au point qu'Aurlien
ordonna de construire en toute hte une enceinte fortifie
autour de Rome - celle dont nous voyons les restes
encore aujourd'hui. Puis, en quelques campagnes heu-
reuses, il chassa les ennemis et rtablit partout le nom
romain, mais il prit en Orient, assassin dans une petite
ville de Thrace ds 275. Une priode d'anarchie s'ensuivit
jusqu'au moment o, aprs plusieurs rgnes fort courts,
le pouvoir vint aux mains de Diocltien (284-305), un
1>F LA RPUBLIQUE I.:EMPIRE 85

Illyrien lui aussi, qui eut le loisir de procder des


rformes profondes.
Jugeant avec raison que l'Empire tait trop vaste pour
tre effectivement gouvern par un seul homme,
1)iocltien s'adjoignit un collgue, Maximien, et chacun
des deux empereurs adopta un Csar plus jeune, et
destin lui succder. Ce systme prit le nom de ttrar-
rhie. Il avait pour but de diviser les tches du pouvoir en
permettant une personne impriale d'tre prsente
sur tous les fronts la fois. Ses rsultats furent d'abord
heureux, mais il portait en lui longue chance un
i.1erme de dcomposition pour l'Empire. Car si la ttrar-
1.:hie de Diocltien n'tait encore qu'un simple partage des
responsabilits et non des territoires, c'tait pourtant une
premire tape vers le dmembrement final.
Si Diocltien choisit de multiplier les empereurs, au
lieu de s'adjoindre simplement des collaborateurs, c'est
ttue la ttrarchie est en mme temps un systme tholo-
gique qui rpond aux exigences d'une politique trs
rnnscience. Au cours de l'anarchie du me sicle, le mouve-
ment qui tendait diviniser !'Empereur vivant s'tait
a<.:clr. Tous les Princes de ce temps se faisaient repr-
senter sur leurs monnaies, la tte entoure d'une cou-
ronne radie, ce qui exprimait leur prtention tre
considrs comme des divinits solaires. Il est trs pro-
hable que cette ambition, dj sensible chez Nron - et
Jonc il n'est pas impossible de retrouver la trace ds
l'apollonisme d'Auguste - , se trouva renforce, surtout
aprs Elagabal, par les Svres, dont les attaches syriennes
expliquent le mysticisme et leur affection particulire
pour le dieu Soleil d'mse. Aurlien avait officiellement
tabli Rome un culte du Soleil, dont le temple magni-
fique surpassait en ampleur ceux des vieilles divinits
nationales. cette poque, le Soleil, astre bnfique par
86 HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

excellence, est le grand dieu de la religion syncrtique


o se mlent des croyances mazdennes et smitiques, et
!'Empereur, en s'identifiant lui, s'affirme comme
Pantocrator, matre de l'univers, du cosmos tout entier.
Sous la ttrarchie, la divinit des princes s'exprime non
en termes de thologie solaire, mais selon un symbolisme
plus traditionnel et plus typiquement romain. Diocltien
se fait appeler Jovius (nous dirions Jupitrien), tandis que
son associ Maximien est Herculius (c'est--dire Hercu-
lien). Hercule (Hracls), que le vieux mythe grec faisait
natre de Jupiter (Zeus), tait devenu trs tt Rome le
symbole de toute vertu. Patron des triomphateurs, il tait
vnr pour avoir montr aux hommes le chemin du ciel
et obtenu l'immortalit au terme d'une vie toute d'efforts
et consacre au bonheur des mortels. Jupiter, lui, origine
et source de l' imperium, tait considr depuis des sicles,
dans la pense des philosophes, comme le dieu suprme
sinon unique, et le symbole de l'me du monde. Le rap-
prochement des deux pithtes Jovius et Herculius est
lui seul une thologie du pouvoir : Diocltien, pareil
Jupiter, a auprs de lui son fils et agent Maximien,
manation de sa pense et de son efficace, et divin comme
lui. Ltat romain est officiellement rig en royaut tho-
cratique et absolue - l'image de l'univers des philo-
sophes - fonde en pratique sur la force des armes et
rgie par la divine Providence des Princes.
Sous la rude impulsion de Diocltien, cette Providence
se manifesta par une recrudescence de l'activit adminis-
trative. Les agents impriaux: interviennent partout, les
gouverneurs sont multiplis par le morcellement des pro-
vinces, et ces provinces diminues se superpose une
nouvelle organisation en douze diocses qui corres-
pondent souvent des units historiques ou ethniques
destines s'affirmer dans l'volution ultrieure. Il y a
1>E LA RPUBLIQUE L'EMPIRE 87

ainsi un diocse d'Afrique (comprenant le Maghreb), un


diocse d'Espagne l'intrieur de la pninsule Ibrique
rout entire, une double Italie (le diocse de Milan avec
le Nord, et celui de Rome comprenant la moiti sud).
1)j s'esquisse le monde mdival.
Mais ces rformes entrainaient des dpenses consid-
rables, et l'tat prcaire de !'conomie ne fut gure am-
lior. Le cot de la vie augmentait sans cesse, au point
qu'il fut ncessaire d'tablir en 301 une taxation gnrale
des prix. Ce fut l'dit du maximum, qui acheva d'imposer
- non sans de grandes rsistances - des contraintes dange-
reuses toute l'conomie romaine.
I.:abdication de Diocltien ouvrit une nouvelle priode
de troubles qui ne cessrent (de faon fort relative)
l(u'avec l'avnement de Constantin, devenu seul maitre
de l'Empire (324). On sait comment les deux grandes
fractions de la romanit, la population paenne reste
fidle aux cultes ancestraux, et les chrtiens dont le
nombre allait croissant, trouvrent en lui un mdiateur.
dater de ce prince, chrtien de fait, peut-tre de croyance,
rnmmence un monde nouveau, et la longue querelle de
l'arianisme annonce dj les guerres de religion - phno-
mne parfaitement inconnu jusque-l dans l'Empire. On
peut admettre qu'avec la victoire du pont Milvius (sur
son rival Maxence) et l'dit de Milan (313) cesse pour
nous la civilisation romaine. I.:Empire romain subsiste
encore, matriellement. Il n'est mme pas encore officiel-
lement divis en deux morceaux coexistants et bientt
ennemis, mais Constantin cre une seconde capitale en
faisant de la vieille Byzance sa ville de prdilection,
Constantinople, future capitale de l'Empire d'Orient
(330). Et cela suffit prouver quel point les attaches
avec le pass sont dsormais rompues : sans doute
88 HISTOIRE D'UNE CMLISATION

Constantinople doit en partie sa raison d'tre des consi-


drations stratgiques. Plus proche que Rome des points
nvralgiques de l'Empire, elle constitue un poste de com-
mandement plus central, mi-chemin du front danubien
et du front syrien. Mais aussi, et c'est ce que montrera
clairement sa fortune, elle est installe au centre de
l'Orient o s'est forme et d'o rayonne la pense chr-
tienne, toute nourrie des spculations de l'hellnisme et
du judasme. La civilisation romaine n'est certes pas
morte, mais seulement dans la mesure o elle donne nais-
sance autre chose qu'elle-mme, appel assurer sa sur-
vie JUsq nous.
DEUXIME PARTIE

LE PEUPLE LU
CHAPITRE III

La vie et la coutume

En 167 avant Jsus-Christ, un jeune hipparque de la


Ligue achenne, Polybe, fut amen Rome avec mille
autres otages accuss d'avoir soutenu en Grce le parti
antiromain. Et cette circonstance nous a valu de possder
le tmoignage d'un Grec, l'esprit ouvert et dou d'un
sens historique trs stlr, qui se trouva ml intimement
llaboration de la conqute romaine en un moment dci-
sif. Aux yeux de Polybe, il est un fait qui prime tous les
autres et qui tient du miracle : comment cette cit ita-
lienne a-t-elle pu, en moins d'un sicle, non seulement
affirmer sa suprmatie dans la pninsule, mais rsister
l'attaque formidable de la puissante Rpublique carthagi-
noise, puis, comme emporte par son lan, branler les
vieux royaumes hellniques et imposer sa loi l'Orient ?
Comme tous les miracles, celui-ci a, bien s(lr, une origine
divine, et Polybe ne se fait pas faute d'allguer la Fortune
de Rome, son dmon particulier responsable de sa
merveilleuse destine, mais il sait aussi que l'intervention
divine utilise des voies humaines pour parvenir ses fins.
Et si Rome a atteint aussi vite cette sorte d'invulnrabilit
qui lui donne raison en face de tous ses ennemis, c'est que
ses traditions et ses murs lui assurent une supriorit de
92 LE PEUPLE LU

fait sur les autres hommes : austrit, discipline, fidlit


aux engagements, stricte honntet font d'elle une ci t
unique entre toutes. Assez joliment, Polybe constate
qu'un Grec, s'engaget-il par serment en prsence de dix
tmoins, trouvera toujours le moyen de se dgager, candis
que la parole d'un Romain, ft-il prteur ou consul ,
sera sa loi.
Il est bien certain que cette image idyllique d'un
peuple vertueux, laquelle se complurent les Romains
eux-mmes et qu'ils imaginaient avoir t celle de leurs
premiers temps, ne peut avoir t absolument vritable.
Mais il est certain aussi que les Romains tmoignrent
toujours de trs hautes exigences morales et que s'tant
fix un idal de vertu, ils le rejetrent dans le pass, en
lui confrant la valeur d'un mythe dont ils s'efforaient
d'tre dignes.
Cette vertu romaine est faite de volont, de svrit (la
gravitas, le srieux, exempt de toute frivolit), de dvoue-
ment la patrie. C'est peut-tre mme ce dernier senti-
ment qui dtermine et oriente tous les autres : il ne
ressemble qu'en apparence au patriotisme moderne, avec
lequel on a souvent voulu le confondre ; il est plutt,
dans son essence, la conscience d'une hirarchie qui
subordonne strictement l'individu aux diffrents groupes
sociaux, et ces groupes eux-mmes les uns aux autres. Les
impratifs les plus contraignants manent de la cit; les
plus immdiats, de la famille. I.:individu ne compte gure
en dehors de sa fonction dans le groupe : soldat, il appar-
tient corps et me son chef; laboureur, il doit faire
valoir sa terre de son mieux, au service de son pre ou de
son matre s'il est simple membre d'une familia, pour le
bien de la familia elle-mme, prsente et future, s'il esc
pre de famille et responsable d'un domaine, si rduit
1A VIE ET LA COUTUME 93
mit-il. Magistrat, il est dlgu par ses gaux une fonc-
1ion, et celle-ci ne saurait lui valoir le moindre avantage
personnel ; au besoin mme, il devra lui sacrifier tout ce
qui lui est cher et jusqu' sa personne.
Les conflits de devoirs qui survinrent parfois au
dbut de la Rpublique ont t rendus clbres par les
historiens. On connat le sacrifice de Brutus, le librateur
de Rome, ordonnant lui-mme lexcution de ses propres
llls, coupables d'avoir conspir pour obtenir le retour des
rois. La mme anne, l'autre consul, Tarquin Collatin,
s'tait volontairement rsign l'exil et retir Lavinium
parce que sa personne et le nom qu'il portait taient
rnnsidrs comme une menace permanente contre la
libert. Ces sacrifices ne font sans doute que perptuer le
souvenir d'autres formes de dvouement pratiques
dans la plupart des socits primitives - on le rencontre,
par exemple, dans les lgendes attiques -, le suicide
accompli pour le salut de la patrie. Il existait au Forum
un lieu-dit, le lac Curtius, ancien marais presque totale-
ment assch, o la terre, racontait-on, s'tait ouverte au
1emps des rois; tous les efforts des hommes pour combler
la crevasse taient demeurs vains ; les sorciers consults
rpondirent que la terre resterait bante jusqu' ce que
l'on jett dans ce trou, en offrande aux dieux d'En-Bas,
cc ce qui faisait la force principale de Rome . Et chacun

se demandait le sens de l'oracle ; seul un jeune homme,


nomm Curtius, comprit que la puissance principale de
Rome rsidait dans ses jeunes gens, et il se jeta dans le
gouffre, qui aussitt se referma. Ce type de sacrifice
s'appelait la devotio : la victime se consacrait elle-mme,
spontanment, aux dieux infernaux pour apaiser leur
rnlre, pour rtablir l'ordre dans le monde dont le boule-
versement menaait la stabilit, voire l'existence de la col-
lectivit. La devotio fut assez souvent pratique, l'poque
94 LE PEUPLE LU

historique, par les chefs de guerre ou des guerriers mar-


quants. Quelles que puissent tre ses origines lointaines
(sans doute a-t-elle ses racines dans le pass magique de
la royaut tribale), elle apparaissait aux Romains comme
un geste quasi normal, la consommation solennelle du
sacrifice implicitement consenti par chaque membre de
la communaut de faon permanente, pendant la guerre
comme pendant la paix.
Il est bien probable que cette conception tyrannique
du devoir civique fut impose surtout par la socit patri-
cienne qui s'empara du pouvoir en 509 avant Jsus-
Christ; c'est la gens qui contribua maintenir la stricte
hirachie des lments sociaux, en assurant matriel-
lement la dpendance des individus par rapport au clan,
en perptuant l'autorit du pater familias dispensateur de
la nourriture quotidienne, en enserrant les membres de
la maison dans un rseau de pratiques religieuses qui sym-
bolisaient le caractre minent de la gens par rapport
chacun d'entre eux. Et c'est ce moment que s'impo-
srent, issues d'un milieu paysan, les grandes vertus
romaines. La vertu essentielle, cardinale, pour un
Romain, est prcisment celle qui rpond le plus directe-
ment l'idal paysan : la vertu de permanence. On
regardera comme conforme au bien tout ce qui aura pour
effet de maintenir l'ordre existant, la fcondit de la terre,
l'espoir de la moisson, le retour rpt des annes, le
renouvellement rgulier de la race, la stabilit de la pro-
prit. On condamnera au contraire tout ce qui est anar-
chique, novateur, tout ce qui menace la rgularit des
rythmes, tout ce qui dpayse. l:histoire d'un mot appel
une grande fortune, le mot luxus, permet de com-
prendre cet tat d'esprit. Le terme appartint d'abord la
langue paysanne : il dsignait la vgtation spontane et
indsirable qui, par indiscipline , compromet la
IA VIE ET LA COUTUME 95

rcolte. Exubrance des bls en herbe, trop drus ; exub-


rance de la vigne qui pousse toute en feuilles, au dtri-
ment des grappes. Luxus (ou l-uxuries), c'est tout ce qui
rompt la mesure; ce peut tre, par exemple, l'cart d'un
cheval mal dress ; mais c'est aussi, pour l'homme, tous
les excs qui le portent chercher une surabondance de
plaisir, ou mme simplement s'affirmer de faon trop
violente, par son faste, ses vtements, son apptit de vivre.
Sans doute, le luxe, au sens moderne, est-il condamn
pour ses effets moraux, parce qu'il dveloppe le got du
lucre, qu'il dtourne l'individu de ses vraies tches, favo-
rise la paresse. Mais ces griefs ne sont que secondaires; la
morale romaine ne se serait pas montre si svre contre
tout abus dans la vie quotidienne si elle ne reposait pas
sur la mfiance, essentiellement paysanne, envers toute
nouveaut, tout manquement la discipline ancestrale,
cout ce qui tend dborder le cadre de la cit. Quiconque
s'abandonne au luxe tmoigne par l qu'il manque de
discipline sur lui-mme, qu'il cdera ses instincts :
l'attrait du plaisir, l'avidit, la paresse et, sans doute
aussi, le jour venu, sur le champ de bataille, la peur
- qui n'est, aprs tout, que le trs naturel instinct de
conservation.
Cette morale romaine est trs nettement oriente : sa
fin est la subordination de la personne la cit, et,
jusqu'aux derniers temps, l'idal demeurera le mme, en
dpit de toutes les transformations conomiques et
sociales. Lorsqu'un Romain, encore sous l'Empire, parlera
de virtus (le mot dont nous avons fait vertu et qui
signifie, proprement, la qualit d'tre un homme, vir), il
entendra moins la conformit des valeurs abstraites que
l'affirmation en acte, volontaire, de la qualit virile par
excellence, la matrise de soi - concdant, non sans
ddain, la faiblesse fminine I' impotentia sui, l'incapacit
96 LE PEUPLE LU

dominer sa nature. Dans tout cela, aucune valeur qui


soit d'ordre religieux au sens o l'entend la pense
moderne. Les dieux romains n'ont jamais promulgu de
dcalogue, ni la socit pris ce dtour afin d'imposer ses
impratifs. La religion, pourtant, est loin d'tre absente
de la vie morale, mais elle intervient comme un largis-
sement de la discipline, une prolongation de la hirarchie.
Les dieux n'ordonnent pas aux hommes de se conduire,
quotidiennement, de telle ou telle faon ; ils n'exigent
que l'accomplissement des rites traditionnels. ce prix,
ils promettent de maintenir leur action bienfaisante :
Jupiter enverra la pluie et inspirera les magistrats de la
Cit, Ops assurera l'abondance dans les champs, Crs
fera pousser le bl, Liber Pater mrir le raisin et fermenter
le vin, Mars protgera les armes, combattra du ct des
Romains, enflammera le cur des soldats. Mais surtout
cette action divine se rvlera efficace pour dtourner les
mille dangers qui menacent chaque instant les activits
humaines. Robigo, convenablement prie, pargnera aux
bls la rouille, la desse Fivre assurera la bonne sant,
Cloacina purifiera la ville des miasmes, Faunus et Pals
chasseront les loups et les loigneront des troupeaux.
Considre de la sorte, la religion romaine semble sou-
vent bien froide et les historiens modernes lui reprochent
volontiers d'avoir rduit la vie religieuse !'accomplis-
sement surtout formel d'un contrat entre l'homme et les
divinits. Ils voient l l'une des raisons profondes pour
lesquelles Rome se montra d'assez bonne heure
accueillante aux cultes orientaux, plus mouvants, plus
susceptibles de satisfaire les besoins profonds de l'me :
en d'autres termes, le formalisme vide de la religion
romaine aurait prpar la voie au christianisme. Lorsque
les contraintes sociales se desserrrent, que le patriotisme,
avec l'agrandissement presque infini de l'Empire et
1./\ VIE ET LA COUTUME 97

l'accession la cit romaine de populations sans cesse


plus nombreuses et trangres la tradition nationale, se
1rouva sans objet, les Romains auraient demand un
dieu transcendant ce premier moteur de la morale que
ne leur fournissait plus la cit. Mais cette vue thorique
ne rsiste gure l'analyse. La vie religieuse des Romains
tait infiniment plus complexe que ne le disent ceux qui
ne considrent que la religion officielle et rejettent dans
l'ombre les manifestations quotidiennes extrmement
nombreuses d'un sens du sacr qui, jamais, n'a fait dfaut
aux Romains.
Le terme mme de religio est obscur. Il ne dsigne pas,
J' abord, le culte rendu aux divinits, mais un sentiment
assez vague, d'ordre insrinccif, d'avoir s'abstenir d'un
acte donn, l'impression confusment ressentie que l'on
se trouve en face d'un danger d'ordre surnaturel. Ce sen-
1imenc, on l'prouve par exemple au moment de fouler
un sol consacr, ou de partir en voyage ; il tient du pres-
sentiment, de l'intuition superstitieuse. C'est lui qui fait
remettre au lendemain l'action qui ne se prsence pas
"sous d'heureux auspices. Il suffit pour cela d'un oiseau
qui passe, d'une parole fortuite qu'on entend et qui est
Je mauvais augure . Cette attitude est universelle ; les
modernes ne l'ignorent point; elle surgie spontanment
Jans l'me enfantine et toutes les fois qu'un homme a
l'impression que l'univers, autour de lui, devient incom-
prhensible, livr la fantaisie et au caprice d'tres invi-
sibles. Or, cette impression, les Romains la ressentaient
au plus haut point. Ils devinaient partout des dmons ,
puissances surnaturelles souvent innommes qui surgis-
saient de l'au-del pour aider les hommes et, plus fr-
quemment peut-tre, pour les tourmenter. Les anctres
Je la famille eux-mmes ne restaient pas enferms dans
le tombeau ; certains jours de l'anne, ils en sortaient.
98 LE PEUPLE LU

Les portes de l'enfer s'ouvraient, et les vivants devaient


apaiser ces manes - que l'on appelait d'un nom destin
les rendre propices (manes signifie en effet les bons ),
parce qu'en ralit on les savait capables d'tre fort
mchants. Ces jours-l, le pre de famille, tandis que
toute la maisonne tait l'abri autour du foyer, sortait
seul dans la nuit et jetait aux mauvais esprits une poigne
de fves cuites. En certaines circonstances, les morts reve-
naient officiellement. C'est ainsi qu'ils apparaissaient dans
les cortges qui accompagnaient les dfunts au bcher,
figurs par des acteurs revtus des masques des anctres,
et parfois mme ceux des anctres de familles allies.
C'taient les morts qui accueillaient le nouveau venu;
celui-ci, d'ailleurs, tait aussi prsent. La coutume voulait
- au moins depuis le temps d'Auguste, mais sans doute
aussi, sous quelque forme, ds une poque plus
ancienne - qu'un acteur, la figure dissimule derrire le
masque du dfunt, prcdt le brancard o l'on portait
le cadavre en imitant la dmarche du mort, ses manires,
et en quelque sorte prolongeant sa vie jusqu' la destruc-
tion finale du corps.
Aux champs, la vie quotidienne tait, plus encore peut-
tre qu' la ville, imprgne de religion. La cit ne s'inter-
posait pas entre l'homme et les divinits et c'tait au
paysan lui-mme d'accomplir personnellement les gestes
destins maintenir la paix avec le monde surnaturel. On
imaginait qu'autour du domaine allaient, tourbillonnant
sans cesse, deux dieux lares que 1' on reprsentait sous la
forme de jeunes gens aux mains pleines de fruits. Leur
ronde cartait les dmons malfiques et assurait la prosp-
rit l'intrieur du patrimoine. Aussi ne manquait-on pas
de leur offrir, chaque mois, des gteaux de farine et de
miel, du lait, du vin, des fleurs, rcompenses de leurs
bons offices. La maison elle-mme possdait son genius,
LA VIE ET LA COUTUME 99
comme en possdait chaque lieu, dmon protecteur per-
sonnifiant chaque fois le divin dont on souponne ou
redoute la prsence. Et ce gnie recevait lui aussi des
offrandes sur l'autel domestique. En dehors de la maison
et du domaine, la prsence du surnaturel n'tait pas
moins familire. Les arbres perdus dans les champs, les
souches que la charrue vitait soigneusement d'effleurer,
les friches envahies par les broussailles, les vieilles pierres
demi enterres, places l par des mains depuis longtemps
mortes, taient autant de sanctuaires naturels, rserves
visibles de divin survivant du temps o la nature entire
tait en la possession indiscute des Faunes et des
Nymphes.
La religion officielle n'tait pas diffrente de cet ani-
misme spontan, au moins dans son but pratique. Elle
visait maintenir l'ordre tabli par l'accomplissement des
crmonies sans lesquelles l'quilibre toujours instable,
toujours menac, entre l'humain et le divin, aurait t
rompu. Les Romains dsignaient sous le nom de pietas
l'attitude qui consistait observer scrupuleusement non
seulement les rites mais les rapports existant entre les tres
l'intrieur mme de l'univers : la pietas est d'abord une
sorte de justice de l'immatriel, maintenant les choses spi-
rituelles en leur place, ou les y remettant chaque fois
qu'un accident a rvl quelque trouble. Le terme est en
rapport troit avec le verbe piare, qui dsigne l'action
d'effacer une souillure, un mauvais prsage, un crime.
Dans l'ordre intrieur, la pietas consistera, pour un fils,
obir son pre, le respecter, le traiter en conformit
avec la hirarchie naturelle. Un fils qui dsobit son
pre, qui le frappe, est un monstrum, un prodige contraire
l'ordre naturel. Son acte doit tre expi religieusement
pour que cet ordre soit rtabli. !;expiation, l'ordinaire,
consistait en la mise mort du coupable, qui tait dclar
100 LE PEUPLE LU

sacer : par l, il appartenait aux dieux et cessait de partici-


per la communaut humaine. Sa place n'tait plus dans
la cit, ni mme en aucun endroit sur terre. Il devait
disparatre.
Il est donc une pietas envers les dieux, mais aussi envers
les membres des divers groupes auxquels on appartient,
envers la cit elle-mme, et, au-del de celle-ci, finale-
ment envers tous les tres humains. Cette ultime exten-
sion de la pietas ne fut pas aussi lente et tardive qu'on le
dit parfois. Elle se manifesta de bonne heure par la notion
juridique du jus gentium (le droit des gens), qui impo-
sait des devoirs mme envers les trangers. Mais il est
certain qu'elle ne s'panouit pleinement que sous l'influ-
ence de la philosophie hellnique lorsque se dgagea avec
clart la conception de l' humanitas, l'ide que le seul fait
d'appartenir l'espce humaine constituait une vritable
parent, analogue celle qui liait les membres d'une
mme gens ou d'une mme cit et crant des devoirs de
solidarit, d'amiti ou tout au moins de respect. Pour
nous, !' humanitas fait son apparition, dans les textes litt-
raires, avec un mot fameux de Trence qui, dans l'Heauton-
timoroumenos (le bourreau de soi-mme), fait dire l'un
de ses personnages : Je suis homme, et rien de ce qui
est humain ne m'est tranger. Peut-tre, se faisant,
Trence se bornait-il traduire un vers de Mnandre, son
modle, mais cela n'est nullement certain. Quoi qu'il en
soit, il est intressant de constater que cette parole fut
reprise, mdite, commente par bien des crivains latins,
et chaque fois enrichie. Ils en firent comme la formule
d'une sorte de justice universelle: la civitas romana s'lar-
git en civitas humana. Il est permis de penser que la for-
mule des philosophes grecs n'aurait pas acquis cette
efficace si les Romains n'y avaient dcouvert !'expression
d'un sentiment qu'ils portaient en eux de faon latente et
1.A VIE ET LA COUTUME 101

qui se trouva tout d'un coup illumin par la rvlation


venue d'Orient.
I.:une des manifestations les plus primitives de la pietas
tait le respect des engagements, la fides. Fides divinise
figure sur le Capitole, o elle a son temple ct de celui
de Jupiter Trs Bon et Trs Grand. Elle est l pour garan-
tir la bonne foi et la bienveillance mutuelle dans la vie
sociale tout entire. Elle porte officiellement le titre de
fides Populi Romani (la Bonne Foi du Peuple Romain),
et, de mme que le dieu voisin, Terminus, garantit le
maintien des bornages (frontires de la cit, limites des
champs, et tout ce qui doit rester en sa place pour que
soit sauvegard l'ordre des choses), Fides garantit les rap-
porcs des tres, aussi bien dans les contrats que dans les
traits, et plus profondment encore dans le contrat
implicite, dfini par les diffrentes coutumes, ~ui lie les
citoyens encre eux. 0 Fides Quiritium ! ( 0 Bonne
Foi des Citoyens ! ) crient les personnages du thtre
comique lorsque s'abat sur eux quelque catastrophe. Cet
appel au secours invoque la solidarit que se doivent les
membres de la cit. Y manquer revient compromettre
tout l'difice. Et l'on comprend pourquoi lafides consti-
tuait l'une des vertus cardinales de la morale romaine. La
.fides avait encore un autre domaine ; c'est elle qui assurait
au vaincu la vie sauve lorsqu'il avait reconnu sa dfaite et
fait appel, en suppliant, la fides de son vainqueur. Elle
substituait la loi de la force celle de la dmence, recon-
naissait le droit de tous les hommes de bonne foi
vivre, mme si le sort des armes leur avait t contraire.
Virtus, pietas, fides, discipline, respect, fidlit aux
engagements, tel est l'idal romain. Cette trilogie domine
tous les aspects de la vie, militaire, familiale, conomique
et sociale, et il nous est apparu que la religion ne faisait
que la garantir en assurant son efficace au-del du monde
102 LE PEUPLE LU

visible, pour le systme des choses tout entier. La religion


garantit ces vertus cardinales, mais elle ne les fonde pas.
Tout se passe comme si la morale tait dduite logique-
ment des impratifs ncessaires au maintien de !'ordre
dans tous les domaines, la prennit de ce qui existe et
que menace le temps. Rome a l'ambition de se prmunir,
force de sagesse et de discipline, contre la pauvret, la
servitude, la mort. Elle est persuade que de bonnes lois
et la pratique des vritables vertus par les citoyens suf-
fisent prserver une cit du dclin fatal qui atteint tous
les tres vivants. En ce sens, toute sa morale apparat
comme essentiellement dfensive - ce qui, nous l'avons
vu, n'exclut pas la reconnaissance de valeurs altruistes,
puisque ce qu'il s'agit de dfendre n'est pas l'individu
mais le groupe, de la famille la cit. Et, finalement,
cette morale entrane le respect de la vie humaine comme
valeur essentielle, et mme en la personne de l'ennemi
d'hier, de !'tranger (hostis). Attitude qui annonait et
permettait, idalement, la conception d'un empire uni-
versel, dans la mesure o cet imperium ne reposerait pas
sur la force, donc la menace et la mort, mais sur l'intgra-
tion dans un systme de droits et de devoirs.
Platon, dans une page clbre, crit que l'amour n'est
autre chose que le dsir pour l'homme de se prenniser
dans et par la beaut : nous pouvons aisment concevoir
que cette exigence de l'me personnelle ait pu apparatre,
aux Athniens du V" sicle avant Jsus-Christ, comme la
raison profonde et la fin de toute activit humaine. Mais
Rome ne se dfend pas contre la mort par la beaut ; elle
entend le faire par la vertu et, au-del, par la gloire. Rien
n'importe autant un Romain que de possder de son
vivant une bonne rputation, et de laisser aprs sa mort
un renom de vertu. Le tombeau n'est pas seulement pour
l.A VIE ET LA COUTUME 103

lui un lieu de repos o ses cendres retrouveront le som-


meil de la terre))' o survivront confusment ses manes,
que ranimeront chaque anne les offrandes rituelles, il est
avant tout un monument, un signe adress aux vivants,
et perptuant le souvenir de ses actions. C'est pour cela
que les tombeaux se pressent si nombreux autour des
portes et le long des routes qui conduisent aux villes :
plus il y aura de passants pour lire l'inscription funbre,
pour prononcer, ne serait-ce que de faon machinale, le
nom du mort, plus celui-ci sera satisfait, plus il sera per-
ptu sur les lvres des hommes. C'est aussi la raison
pour laquelle les tombeaux sont orns de statues et de
bustes taills la ressemblance de ceux qu'ils contiennent,
art souvent rude, insoucieux d'idaliser ses modles, mais
habile fixer leurs traits dans la pierre. Ce souci de gloire,
de renom ternel, est sans doute la revanche de l'individu
que la socit a, lorsqu'il vivait, contraint de mille
manires : magistrat, il n'a pu continuer son uvre au-
del de l'anne de sa charge, chef militaire, s'il n'a pas eu
la chance de remporter une victoire dcisive dans le temps
de commandement qui lui tait imparti, il a d laisser
un successeur le soin de cueillir les lauriers. Dans la mort,
il redevient enfin lui-mme, sa vie acquiert valeur exem-
plaire dans la mesure mme o elle a respect la discipline
sous toutes ses formes : virtus, pietas et fides.

Cette armature de la morale romaine sera solide


jusqu' la fin ; elle rsistera toutes les tentatives de cri-
tique. Bien plus, elle finira par s'assimiler mme les doc-
trines des philosophes et les renouveler, en dpit de toutes
les divergences de principes.
Lorsque, au cours du ne sicle avant Jsus-Christ,
Rome s'ouvrit la pense des philosophes hellnes, la
104 LE PEUPLE LU

gravitas romaine opra d'instinct un choix parmi les doc-


trines. Tandis que les picuriens, parce qu'ils mettaient
le Souverain Bien dans le Plaisir, demeuraient suspects
beaucoup - malgr lasctisme trs strict de leur vie -, les
stociens trouvrent aussitt bon accueil. Ils prchaient
une doctrine qui semblait faite pour justifier en raison
la morale instinctive des Romains. Sans s'embarrasser
d'abord des subtilits dialectiques de la dmonstration,
ceux-ci retinrent l'ide essentielle : pour les stociens, le
fondement de la morale est la conformit avec la nature,
c'est--dire avec tout ce qui est aussi bien la nature propre
de l'homme que lordre du monde matriel et divin, et
aussi la cit. La tche de l'homme consiste s'efforcer de
percevoir cet ordre dans tous les domaines et s'y confor-
mer. Mais tandis que les premiers stociens mettaient sur-
tout l'accent sur les vertus de contemplation, sur la
connaissance thorique, dialectique d'abord, puis scienti-
fique qui donne accs la Vrit et par l la pense
divine, les Romains furent sduits par les vertus d'action :
matrise de soi, temprance, justice, courage qui, pour les
thoriciens grecs, taient donnes au sage par surcrot.
Trs habilement, Pantius, qui fut le grand docteur sto-
cien Rome dans la seconde moiti du ne sicle avant
Jsus-Christ, inflchit la doctrine dans le sens souhait
par ses auditeurs. Il imagina une comparaison reste
clbre, qui illustre bien la porte de son enseignement.
La Vertu, disait-il, est une, mais elle comporte diffrents
aspects, la faon d'une cible divise en secteurs de diff-
rentes couleurs. Si lon vise la cible et qu'on latteigne,
peu importe le secteur que touchera la flche, le tireur
aura gagn. De la sorte, l'idal traditionnel des Romains,
la virtus, se trouvait ennoblie. Mais l'enseignement de
Pantius eut des consquences plus importantes encore
que de donner bonne conscience aux traditionalistes. Il
1.A VIE ET LA COUTUME 105

contribua largir les antiques conceptions nationales, et


c'est lui surtout, et ses disciples directs et indirects
- parmi lesquels Cicron -que Rome doit de s'tte huma-
nise. Les conceptions hellniques se trouvaient en quelque
sorte garanties par la caution de moralit que leur four-
nissait le stocisme, et les Romains les accueillaient sans
hsiter, se disant qu'aprs tout leur seul tort, jusque-l, avait
t de n'y pas avoir pens, occups qu'ils taient conqurir
le monde.
C'est ainsi que se forma, partir du dbut du 1er sicle
avant Jsus-Christ, cette large conception de l'huma-
nisme, insparable pour nous de la littrature et de la
pense antiques. La philosophie grecque, elle seule,
n'aurait pas pu se cristalliser en un idal aussi aisment
accessible tous les esprits ; trop de tendances contradic-
toires, en elle, sollicitaient la pense, son esthtisme fon-
cier, sa tentation de lanarchie (car dans une large mesure,
les penseurs grecs, depuis Socrate surtout, ont tendu se
librer de la cit) pouvaient sduire les individus, il lui
manquait de se traduire dans les faits, de pouvoir infor-
mer une politique et une socit vivantes. l'chec de
la rpublique platonicienne s'oppose victorieusement le
Principat stocisant de Rome qui, sous les Antonins, assu-
rera la paix du monde.
Le stocisme se gnralisa au moment opportun. Ds
la fin de la seconde guerre punique on avait assist au
relchement graduel des contraintes collectives. Les prils
exceptionnels que courait l'tat conduisirent rechercher
des mesures exceptionnelles de salut, et l'on vit Scipion
le premier Africain appel rtablir la situation en
Espagne un ge o, normalement, il aurait d6 seule-
ment accder aux magistratures infrieures. Peu peu ses
succs l'levrent au-dessus des autres snateurs et sa per-
sonne acquit un prestige quasi divin, qu'il entretenait en
106 LE PEUPLE LU

se donnant pour le familier de Jupiter, passant de longues


heures seul dans le temple du dieu. Aprs la victoire dfi-
nitive, Scipion ne pouvait, comme tant d'autres avant lui,
rentrer dans le rang. Sa personnalit vigoureuse continua
de dominer la politique romaine jusqu'au jour o la tradi-
tion galitaire reprsente par le petit bourgeois
Caton, aprs bien des attaques, parvint le chasser de
Rome et le contraignit s'enfermer Li terne, dans un
exil boudeur. Mais le succs de Caton et de tout ce qu'il
reprsentait ne devait tre qu'phmre. D'autres hros
surgirent, pour achever la conqute du monde. Tant qu'il
fut possible de dtourner vers les champs de bataille loin-
tains cette luxuriance de chefs, le rgime traditionnel put
se maintenir, mais il arriva un temps o les rbellions
internes se firent plus nombreuses : rbellions des
Gracques au nom de l' humanitas, pour donner aux Ita-
liens et la plbe romaine des moyens d'existence que
leur contestait l'oligarchie snatoriale ; rbellion aussi
d'ambitieux qui ne se satisfaisaient pas de n'tre qu'un
rouage dans le jeu des cooptations et prtendirent impo-
sei;- leur suprmatie en faussant le fonctionnement des
lois. Aprs les tribuns factieux, il y eut le sauveur
Marius, qui exera illgalement le consulat plusieurs
annes de suite, jusqu'au moment o un autre ambitieux,
Sulla, s'arrogea le pouvoir dictatorial, puis, sur le point
de se faire roi, changea brusquement de politique et res-
taura la prminence du Snat. Mais vingt ans plus tard
allait s'ouvrir une crise o sombrerait la Rpublique.
Aprs la victoire de Csar, et peut-tre plus encore aprs
sa disparition, Rome semblait devoir tre la proie de
n'importe quel aventurier qui saurait s'imposer. C'est
alors que se forma, au cours des guerres civiles, la doctrine
politique d'o allait sortir le salut.
LA VIE ET LA COUTUME 107

Dj, pendant les dernires annes de la Rpublique,


tait apparue la conception d'un tat o le pouvoir ne
serait pas exerc par des consuls annuels, non proro-
geables, mais dtenu par un premier citoyen (.princeps)
modrateur de l'tat, protecteur de tous les ordres, dsi-
gn ce rle par sa valeur, son autorit, ses mrites et
aussi cette indfinissable qualit qui fait qu'un homme a
la main heureuse , qu'il jouit de la protection visible
de la divinit. Les stociens assuraient qu'un tel rgime
tait possible, la condition que le protecteur choisi
ft un sage. Volontiers aristocrates dans leur pense, ils
affirmaient l'ingalit des esprits - en fait, sinon en droit.
la foule des ignorants (indocti ou stulti, les sots
qu'entranent des opinions irrationnelles) ils opposaient
quelques mes d'lite, possesseurs de la vraie lumire et
seuls capables de concevoir et de raliser le bien, parce
qu'ils sont seuls capables de penser l'ordre du monde
dans sa complexit.
Bien des rformes d'Auguste, tant politiques que reli-
gieuses, rpondent cette conception de l'homme excep-
tionnel, charg d'une mission par la divinit et soucieux
d'assurer l'quilibre menac par les excs qui, de toutes
parts, se font jour. C'est pour cela qu'Auguste s'effora de
restaurer les antiques valeurs morales, de restreindre le
luxe en donnant lui-mme l'exemple de la simplicit, de
rendre sa solidit au mariage, que menaaient et l'incon-
duite gnralise et la pratique abusive du divorce, tout
en remettant en honneur les vieux cultes tombs en
dsutude et protgeant Virgile qui chantait la saintet de
la vie rustique, asile de puret et de simplicit. Le princi-
pat augusten apparat comme une tentative pour revenir
en arrire, mais en justifiant par tous les moyens possibles
cette restauration de ce qui n'avait t, dans le pass,
qu'inscinct et heureuse fortune des Romains.
108 LE PEUPLE LU

Le rle prpondrant des snateurs adeptes du sto-


cisme au cours des vicissitudes du rgime pendant le
r sicle de notre re montre bien l'accord profond exis-
tant entre cette philosophie, devenue l'expression par
excellence de la vie morale romaine, et le principat augus-
ten. Chaque fois que les Empereurs dvient de la ligne
politique augustenne, l'opposition stocienne se rveille ;
en revanche, les Princes peuvent compter sur la collabora-
tion de cette partie du Snat lorsqu'ils reviennent aux
principes d'Auguste. Lorsque, au dbut de son rgne,
Nron affirma sa volont de rompre avec les pratiques
administratives de Claude et de gouverner selon les
maximes du fondateur de l'Empire, il enthousiasma les
snateurs. Snque, qui exerait en fait le pouvoir au nom
du jeune Empereur, et qui tait lui aussi stocien, parais-
sait tous le garant de sa sincrit. Aussi les cinq pre-
mires annes du rgne se passrent-elles dans une
atmosphre de concorde et de collaboration loyale. Mais
ce pacte implicite fut rompu lorsque, Snque tomb en
demi-disgrce, Nron se laissa aller gouverner comme
un despote oriental. La conjuration de Pison se forma
moins autour de celui-ci, qui ne fut choisi que pour
l'antiquit de sa noblesse, qu'autour de Snque, consi-
dr comme le plus sage homme de son temps.
Quelques annes plus tard, Galba, l'un des Empereurs
phmres qui se succdrent aprs la chute du tyran,
essaya de restaurer ce rgne de la vertu qui semblait carac-
.tristique du principat augusten. Tentative interrompue
par !'meute et l'intervention des armes du Rhin et
d'Orient, mais qui sera reprise la chute de Domitien,
lorsque se trouveront ralises des conditions semblables
celles qui avaient provoqu la rvolution de 68. Le
rgne des Antonins marque le triomphe de cette
LA VIE ET LA COUTUME 109

monarchie claire d'inspiration stocienne o, en dpit


de toutes les rvolutions, survit le vieil esprit romain.
Malgr tous ses dfauts et mme parfois ses vices, sa
lchet, ses complaisances envers les Princes (mais que
faire contre un matre qui dispose seul de la force?), le
Snat, sous l'Empire, contribua maintenir les antiques
valeurs morales. Mme lorsque 1'aristocratie vraiment
romaine eut disparu, les lites provinciales qui la rempla-
crent eurent cur de perptuer un idal qui, pour
elles, tait insparable du nom romain. Les parvenus, au
temps de Domitien et de Trajan, Pline le Jeune et Tacite,
deux Cisalpins (l'origine du premier est certaine, celle du
second seulement objet de conjecture), se montraient
plus intransigeants dans le respect de la tradition que les
derniers reprsentants des familles clbres depuis le
temps d'Hannibal. Ils puisaient ce sentiment sans doute
dans l'admiration que leur inspirait le pass de Rome,
dans les traditions provinciales de leur petite ville, sou-
vent inspires d'un idal voisin de celui des Romains,
mais il leur tait aussi transmis par l'enseignement des
rhteurs et des philosophes. Jeunes gens, ils avaient cl-
br dans leurs dclamations les vertus de Fabricius, de
Fabius le Temporisateur, de Scipion, ils avaient honni les
Gracques, accus Catilina. Les antiques valeurs morales
se sont imposes eux ds l'cole, et l'enseignement des
philosophes a confirm en raison ce qu'ils avaient t
habitus regarder comme l'idal naturel de l'homme.
[influence de 1' enseignement fut certainement l'un des
facteurs qui contriburent le plus stabiliser et conser-
ver l'esprit romain traditionnel. S'adressant surtout aux
enfants des classes claires , il formait les futurs gou-
verneurs de province, les grands administrateurs, les chefs
militaires, les juges, tous les hommes qui entreraient un
jour au Snat pour reprsenter l'lite de l'Empire. Les
110 LE PEUPLE LU

snateurs, imprgns de Tite-Live, de Virgile, chez les-


quels l'idal romain traditionnel s'alliait la spiritualit
hellnique, ne pouvaient manquer de traduire dans les
faits - c'est--dire dans l'administration mme du
monde - cet humanisme clair qui avait fini, lentement,
par se dgager des antiques contraintes de la cit et qui
se perptua jusqu' nous.
Pour cette lite de l'humanisme romain, la fin essen-
tielle de l'homme tait la sagesse, le perfectionnement
intrieur qui aboutissait la pratique des grandes vertus
de justice, d'nergie, de courage devant la mort - et les
exemples ne manquent pas qui prouvent qu'elles furent
effectivement pratiques. La place des dieux, dans cet
idal, est celle que leur assignent les philosophes : le dtail
des pratiques religieuses est respectable dans la mesure o
il appartient l'ordre de la cit et contribue maintenir
la cohsion sociale ; il en est aussi parmi elles qui ont une
valeur certaine, parce qu'elles rpondent telle ou telle
exigence divine, ainsi la prire, prononce d'un cur
pur, le sacrifice, qui est l'offrande volontaire, l'hom-
mage librement rendu par la crature au Crateur.
D'ailleurs, ce rationalisme moral n'exclut pas quelque
croyance au surnaturel : Pline le Jeune raconte impertur-
bablement les plus tonnantes histoires de fantmes, cite
des concidences troublantes et de bons esprits croient
fermement l'influence des astres sur les destines et les
mes mmes des tres humains. Stocisme et platonisme
s'accordent postuler des changes constants entre le
divin et l'humain. Les divinits de la religion officielle
sont acceptes titre de symboles ou d'approximations.
Les picuriens eux-mmes, que l'on accuse tort
d'athisme, en font les symboles du bonheur suprme et
pensent que leur contemplation sereine peut contribuer
conduire l'me vers la flicit. Quant au reste de ce qui,
LA VIE ET LA COUTUME 111

aujourd'hui, est considr comme du ressort de la reli-


gion, le problme de la survie et de l'au-del, il est aban-
donn au libre choix : la reconnaissance du divin
n'implique alors nullement que l'on croie la persistance
de la personne aprs la dissolution du corps. Les doctrines
les plus spiritualistes acceptent d'envisager une divinisa-
tion de l'me dgage de son enveloppe terrestre : l'me
suffisamment purifie par la pratique de la vertu, suffi-
samment discipline pour avoir discern et dvelopp en
elle les germes du divin, s'envolera vers les hautes rgions
du ciel et contemplera les vrits ternelles. Ici encore,
platonisme et stocisme convergent et s'accordent pour
proposer l'immortalit astrale, c'est--dire le retour de
l'me individuelle au sein de l'me du monde, comme
rcompense d'une vie pure. Mais c'est l plutt un mythe,
c'est--dire une belle esprance, qu'une foi. Et d'ailleurs
cette apothose personnelle ne saurait tre qu'une excep-
tion ; elle est offerte seulement aux mes d'lite, capables
de ralisations et de vertus inaccessibles au commun des
hommes. ehomme divin est le grand politique, le grand
pote, le penseur; en lui s'unissent et s'quilibrent sagesse
et culture, et s'il devient dieu, c'est qu'il a pu de son
vivant, grce d'heureuses qualits autant qu' son ner-
gie et sa volont, tre pleinement un homme.
Cet panouissement moral et quasi mystique de
l'humanisme romain n'est assurment que le fait d'une
lite, de la classe dirigeante. On se tromperait pourtant
en croyant celle-ci trop restreinte. Dans chaque ville pro-
vinciale, parfois les plus petites, de mme que le luxe
matriel et les raffinements de l'urbanisme avaient trouv
le moyen de s'y introduire, de mme la culture tait
honore et recherche. Il n'y avait municipalit, si
modeste ft-elle, qui ne souhaitt s'assurer le concours de
bons matres pour les enfants de la bourgeoisie. Cette
112 LE PEUPLE LU

ambition, atteste ds le Ier sicle de notre re, alla crois-


sant jusqu'au temps des invasions barbares. cette
poque fonctionnaient un certain nombre de vritables
universits provinciales, par exemple Autun,
Bordeaux, Trves; l venaient des matres issus de
toutes les rgions de l'Empire. Il n'tait pas rare d'y trou-
ver un rhteur gaulois, un rhteur espagnol, un philo-
sophe athnien, parlant la mme langue, le latin, et
enseignant la mme morale et la mme esthtique. Grce
eux les doctrines labores dans le monde grec huit ou
neuf sicles plus tt continuaient d'agir sur les mes.
Virgile tait comment, son nide, considre comme la
bible de la romanit, tait apprise par cur. On lisait
Trence, Lucain. La littrature latine tait devenue le
patrimoine commun de l'humanit civilise et sa survie
prparait les renaissances futures.
Pourtant, ct des lites de la capitale et des pro-
vinces, la grande masse des habitants de l'Empire - mme.
si l'on ne fait pas entrer en ligne de compte les paysans
qui menaient souvent une vie quasi sauvage - devait trou-
ver ailleurs que dans la vie intellectuelle ses raisons de
vivre et d'esprer. C'est sur cette masse surtout qu'agirent
les religions orientales, c'est--dire les croyances et les pra-
tiques originaires d'gypte, de Syrie, d'Asie Mineure, des
provinces danubiennes qui promettaient aux fidles, en
rcompense de leur foi, la prosprit en ce monde et le
salut dans l'autre. Ces cultes, antrieurs la conqute
romaine, avaient continu leur existence dans les pro-
vinces orientales. [immense brassage de population
provoqu par l'unit de l'Empire avait dissmin les
fidles qui, en s'installant l'tranger, avaient apport
leurs dieux. Isis !'gyptienne fut introduite Rome au
temps de Sulla, et il se forma ds cette poque une
1.A VIE ET LA COUTUME 113

premire communaut isiaque qui ne tarda pas se dve-


lopper. Bientt elle eut son temple au Champ de Mars,
en dpit des mesures prises contre elle en plusieurs cir-
constances. Mais ds le dbut de l'Empire, peut-tre
mme ds le rgne d'Auguste, Isis est dfinitivement
adopte par Rome.
Ses fidles se recrutrent d'abord naturellement parmi
les gyptiens tablis en Italie, mais aussi parmi les
femmes, surtout les affranchies, souvent elles-mmes
d'origine orientale, qui taient particulirement sensibles
tout ce qui, dans le culte de la desse, s'adressait
l'affectivit. Isis aimait par-dessus tout les lentes proces-
sions, les hymnes, la musique envotante de la flte et
des sistres, le rythme des tambourins, l'odeur des aro-
mates qui brlent. Et puis elle avait ses prtres, vtus de
lin, la tte rase, possesseurs de secrets venus du fond des
temps, matres des dmons, initis aux mystres les plus
sacrs de l'univers. On les disait inaccessibles aux fai-
blesses humaines; ils s'abstenaient de chair, de tout ce
qui avait eu une me, ils refusaient les plaisirs amoureux
et les fidles eux aussi devaient, certains jours, demeurer
purs pour avoir le droit de se prsenter la desse. Et
pourtant Isis, comme les mortelles, avait connu la dou-
leur de perdre celui qu'elle aimait, et chaque anne le
pleurait avant de retrouver son corps embaum dans le
cdre. Mre des Douleurs, elle tait accueillante aux
pcheresses qui connaissaient, auprs d'elle, les volupts
de la pnitence et de la rdemption.
Vers la fin du 1er sicle aprs Jsus-Christ commena
de se rpandre dans l'Empire la religion de Mithra.
Mithra tait un dieu perse dont le culte s'est dvelopp
sans doute sur les bords du Pont-Euxin ; il parat avoir
t surtout d'abord le protecteur des soldats et dans sa
religion se mlangrent les apports venus de toutes les
114 LE PEUPLE LU

rgions d'Asie Mineure, les croyances iraniennes se char-


geant d'une thologie d'origine smitique. Aux yeux de
ses fidles, Mithra est le Soleil-Roi, le Soleil Invincible.
On racontait qu'il tait n sur une roche le jour du sol-
stice d'hiver et que les bergers taient venus spontan-
ment lui offrir les produits de leurs troupeaux. De ses
origines iraniennes, Mithra avait hrit une lgende de
signification cosmique. On le montrait en lutte contre
un taureau, que finalement il immolait en lui plongeant
un couteau dans la gorge. Et le sang sacr de l'animal,
rpandu sur la terre, la fcondait. Il en naissait les plantes
nourricires. C'tait Mithra que les hommes, disait-on,
taient redevables d'une infinit de bienfaits, de tous ceux
que prodigue la nature, et Mithra, comme autrefois Her-
cule, avait combattu pour dtourner de la terre les flaux
qui la ravageaient.
La liturgie mithriaque symbolisait les diverses prip-
ties du mythe et revtait pour cette raison un caractre
violemment dramatique. Le lieu du culte tait souvent
souterrain ; il devait en effet voquer la caverne o le dieu
tait n, au creux d'un rocher. La vote de cette caverne
symbolisait le ciel toil. Le moment le plus sacr tait
l'immolation du taureau. partir d'une certaine poque
qu'il est difficile de prciser, le sacrifice fut complt par
un rite emprunt aux mystres de Cyble (le taurobole).
Le taureau tait alors gorg au-dessus d'une fosse et son
sang ruisselait sur l'un des fidles, qui attendait, debout
dans la fosse, ce baptme fcondant.
Les fidles taient groups en vritables glises, sous
l'autorit d'un clerg hirarchis. Ils prtaient serment
leur dieu et promettaient d'observer ses commandements.
Quels taient au juste ceux-ci, nous l'ignorons ; nous
LA VIE ET LA COUTUME 115
devinons seulement qu'ils formaient une morale d'inspi-
ration trs leve fonde sur la loyaut, l'horreur du men-
songe, la fraternit humaine, et aussi le besoin de puret.
Caspect militaire de la religion mithriaque avait de quoi
sduire bien des Romains, et il nest pas tonnant de trou-
ver Rome et dans tout l'Occident (mais non en Grce
propre), un grand nombre de mithraea installs un peu
partout partir de la fin du rcr sicle aprs Jsus-Christ.
Nous avons dit dj que cette sduction avait opr sur
Nron puisqu'il s'tait fait initier par Tiridate aux mys-
tres de Mithra et qu'il avait tendu, partir de 64,
s'identifier au Soleil-Roi. Nous avons soulign encore
l'importance de cette conception sur l'avenir du culte
imprial qui se transforma, du moins partiellement, en
une thologie solaire. Mais la religion de Mithra contri-
bua aussi prparer les voies au christianisme, non seule-
ment en rpandant le monothisme qui, jusqu' lui,
demeurait une doctrine essentiellement philosophique
non partage par la masse du peuple, mais aussi en popu-
larisant la dmonologie orientale et en opposant au prin-
cipe du Bien reprsent par Mithra, les puissances du Mal
en lutte contre lui.
La religion de Mithra, par son caractre composite o
s'unissent lments mazdens et astrologie babylonienne,
fut peut-tre le vhicule le plus puissant de ces ides en
Occident, mais des conceptions et des croyances ana-
logues y pntrrent aussi par d'autres chemins, et cela
ds le ne sicle avant Jsus-Christ. Elles furent apportes
d'abord par les esclaves syriens vendus en Italie aprs les
guerres contre les Sleucides. Ces Syriens adoraient une
desse qui leur tait particulire, la desse syrienne
Atargatis, associe au dieu Hadad. Peu peu ces Syriens,
grce leur savoir-faire, acquirent une place considrable
dans la vie commerciale de l'Empire. I.:exemple clbre
116 LE PEUPLE LU

de Trimalchion, contemporain de Nron, montre quel


degr de fortune certains d'entre eux pouvaient parvenir,
une fois affranchis. Dans l'Empire romain, on trouve des
Syriens partout, installs dans tous les comptoirs et dans
les villes commerantes. Et avec eux leurs divinits. Outre
Atargatis et Hadad, se rpandit ainsi en Occident le culte
d'Adonis, Seigneur de la vie et dieu de la vgtation dont
les femmes, chaque printemps, pleuraient la mort et
chantaient la rsurrection. Par les Syriens galement fut
popularise l'astrologie chaldenne, que les philosophes
d'inspiration nopythagoricienne avaient dj tent de
fonder scientifiquement en raison, mais dont les pra-
tiques atteignirent toutes les couches sociales au point
que les Empereurs durent prendre, maintes reprises, de
svres mesures contre les mages et ceux que l'on appelait
les Chaldens. Non que les Empereurs aient ainsi voulu
protger le peuple de l'erreur, mais parce que, persuads
eux-mmes de la vrit de cette science astrologique, ils
en redoutaient les effets et entendaient la rserver leur
propre usage.
Rome, depuis les origines, connaissait la magie puisque
dans les douze Tables figure une loi interdisant le malum
carmen, l'incantation malfique. Sur ce terrain favorable,
les pratiques de la magie orientale ne pouvaient que pros-
prer. Ce furent surtout les femmes qui se livrrent ce
mtier - fort lucratif, semble-t-il. Horace nous a conserv
le souvenir de l'horrible Canidie, experte en ncromancie,
qui allait dterrer dans les charniers les cadavres qu'elle
dpeait pour se procurer les ingrdients ncessaires ses
philtres et mme n'hsitait pas faire mourir de faim, en
l'enterrant jusqu'au cou, un jeune enfant dont la moelle
se trouverait ainsi charge de vertus magiques. Comme il
arrive, ces sorcires qui l'on demandait des philtres
l.A VIE ET LA COUTUME 117

d'amour savaient aussi_. par des poisons secrets, supprimer


les maris gnants ou les pres qui tardaient trop mourir.
Astrologues, sorcires, devins de toute sorte domi-
naient, sous l'Empire, la vie religieuse quotidienne. Ils
taient des spcialistes auxquels on recourait dans toutes
les circonstances. Nous avons conserv quantit de
tablettes d'envotement graves sur des lames de plomb,
et invoquant les divinits infernales (les dmom des reli-
gions orientales) : tantt il s'agissait d'assurer la victoire
d'un concurrent aux courses de chars, en provoquant la
dconfiture des autres, mais souvent aussi de demander
aux dmons la maladie ou la mort d'un ennemi. Ces
tablettes nomment, dans une inextricable confusion, des
dieux barbares dont les noms sont souvent corchs. L,
tout se rejoint : dmons mazdens, dieux italiques, divini-
ts gyptiennes et tout ce que pouvait suggrer l'imagina-
tion des sorciers. Le vieil animisme romain trouvait son
compte dans ces pratiques : ce qui subsistait de magie
primitive dans la religion officielle avait t depuis long-
temps disciplin, rendu inoffensif par la rglementation
<les pontifes. Aussi magie et cultes orientaux offraient-ils
une satisfaction aise cette tendance profonde de la race
et comme une libration des contraintes.
La religion d'tat, contrle par les collges sacerdo-
taux officiels, tait moins rigide qu'on ne le dit souvent.
Elle sut admettre, surtout en priode de crise, les innova-
tions les plus hardies. C'est ainsi qu'au temps d'Hannibal
dle accepta d'introduire Rome le culte de la desse
phrygienne Cyble, culte de caractre violemment orgias-
rique, clbr par des prtres eunuques qui, dans
l'enthousiasme de leurs danses sacres, se mutilaient
coups de fouet et de poignard et faisaient couler leur
sang. Rien ne pouvait s'opposer plus directement
l'antique discipline de la virtus. Mais une ncessit plus
118 LE PEUPLE LU

haute imposa l'adoption de Cyble, comme si en ces


annes sombres de la guerre d'Hannibal, les divinits tra-
ditionnelles n'taient plus assez charges de puissance
sacre et qu'il fallt reprendre un contact direct avec les
forces orgiastiques. On alla donc en grande pompe cher-
cher Pessinonte, en Phrygie, la pierre sainte qui figurait
la desse et on l'installa sur le Palatin, au cur mme de
la cit romulenne. Pourtant, le Snat ne permit pas que
le culte barbare ft clbr dans toute sa violence ; un
clerg hirarchis fut institu, les pratiques adoucies, les
ftes solennises : le bnfice du transfert se trouva ainsi
acquis, sans les dangers qu'il comportait.
De temps autre, une vague de mysticisme parcourait
la pninsule. On assistait au rveil des rites les plus natu-
ralistes, on voyait se former des collges de mystes pour
clbrer en commun des crmonies orgiastiques. Mais
les autorits romaines intervenaient, et par de svres
mesures de police faisaient tout rentrer dans l'ordre. Ce
fut le cas, demeur clbre, de la religion dionysiaque qui,
au dbut du ne sicle avant Jsus-Christ, se rpandit de
faon inquitante dans les campagnes et les villes. Les
initis se runissaient, hommes et femmes, et s'abandon-
naient aux transports des Bacchants, allant peut-tre
mme jusqu' consommer des sacrifices humains. La
raction du Snat romain fut impitoyable. Un snatus-
consulte dfendit, sous peine de mort, de former des asso-
ciations dionysiaques. Mais le culte du dieu lui-mme ne
fut pas interdit, condition d'tre clbr ouvertement et
par un clerg soumis la surveillance des magistrats. On
ne saurait cependant parler ici de tolrance romaine. Le
sentiment qui animait les snateurs n'tait nullement le
respect de la libert de conscience, mais une lmentaire
prudence devant ce qu'ils considraient comme une
manifestation vidente du divin. Conscients de la richesse
1.A VIE ET LA COUTUME 119

infinie de celui-ci, ils n'ignoraient point que la religion


officielle ne l'puisait pas et ils taient prts assurer
l'tat le bnfice de toute nouvelle thurgie. En revanche,
ils entendaient que les pratiques tolres ne missent point
en pril l'quilibre et la discipline de la cit.
Cet tat d'esprit, qui persista jusqu' la fin de Rome,
explique en bonne partie la politique suivie par les Empe-
reurs l'gard du christianisme. Il n'y avait, dans celui-ci,
rien qui pt choquer profondment la conscience reli-
gieuse des Romains : la religion de Mithra affirmait elle
aussi un monothisme exclusif, elle possdait sa hirarchie
interne, sa morale, son baptme et sa thologie. La reli-
gion isiaque, galement, imposait ses adeptes des pra-
tiques asctiques, des crmonies quotidiennes, dans
certaines circonstances un costume spcial et des tabous
alimentaires. Pourtant, ni Mithra ni Isis n'encoururent
de perscution. La prdication chrtienne, dit-on parfois,
risquait de compromettre l'organisation sociale, en pr-
chant l'galit de tous les hommes devant Dieu. Mais de
telles ides sont bien souvent exprimes par les philo-
sophes, et l'volution sociale, sous l'Empire, tendait par
elle-mme effacer les barrires traditionnelles entre
conqurants et conquis, entre hommes libres et esclaves.
Les raisons des perscutions diriges contre les chrtiens
furent diffrentes; elles rsident d'abord dans l'intol-
rance chrtienne, trangre aux autres cultes orientaux.
Bien souvent, ce furent les chrtiens qui se montrrent
les agresseurs, refusant d'accepter ce qui tait devenu le
principe essentiel de la vie politique, la divinit de
!'Empereur, refusant aussi le serment militaire qui tait
d'essence religieuse. Mais lorsque les Empereurs firent
cesser la lutte encre le paganisme officiel, aux formes si
120 LE PEUPLE LU

varies, et le christianisme, ils le firent au nom du prin-


cipe qui avait autrefois anim les rdacteurs du snatus-
consulte sur les Bacchanales :
Nous avons dcid, dit le rescrit de Licinius publi
en 313 aprs Jsus-Christ, qu'il convenait de placer au-
dessus de tout ce qui concerne le culte de la divinit, et,
pour cela, d'accorder aux chrtiens, comme cout le
monde, la libre facult de suivre la religion qu'ils vou-
draient, afin que tout ce qu'il y a de divinits dans le
sjour cleste nous pt tre favorable et propice, nous
et cous ceux qui sont placs sous notre autorit.
Ainsi se terminait, dans la plus pure tradition romaine,
une lutte sanglante vieille ce moment de presque trois
sicles.

Il nous est apparu que, longtemps, le fondement de la


socit romaine avait t la famille. Il convient donc de
nous demander comment volua, au cours de l'histoire
de la civilisation romaine, la vie familiale elle-mme et
dans quelle mesure elle demeura fidle aux vieux impra-
tifs ou si elle parvint s'en dgager.
Primitivement, nous l'avons dj rappel, la vie fami-
liale est domine par la toute-puissance du pre qui
s'exerce lgalement sur les esclaves de la maison mais aussi
sur sa femme et ses enfants. Le pater familias peut, son
gr, reconnatre les enfants que lui donne sa femme
(alors, au moment de la naissance, il prend l'enfant dans
ses bras et l'lve dans un geste qui confre celui-ci la
lgitimit), ou bien les exposer hors de la maison, les
abandonnant qui les voudra, ce qui, en pratique, reve-
nait les condamner mort ou, au mieux, l'esclavage.
De plus, mme le fils reconnu par son pre peut tre
chass de la maison; il est alors vendu au-del du
l .A VIE ET LA COUTUME 121

Tibre - mais le fils qui avait t ainsi vendu par trois


fois se trouvait lgalement mancip de la patria potestas.
l )ans les cas particulirement graves, le pre pouvait
mettre mort ses enfants et sa femme, mais la coutume
voulait que cette dcision atroce ft prise dans un conseil
de famille expressment runi. On sait que cette vieille
pratique persistait encore au temps de Nron, puisqu'un
snateur dont la femme avait t accuse de supersti-
tions trangres dut runir le tribunal familial pour la
juger. I.:tat garda jusqu'au bout la plus grande rpu-
gnance intervenir au sein de la famille, et par cons-
quent limiter l'autorit du pre.
En fait, pourtant, les murs ne tardrent pas adoucir
les consquences de cet tat juridique. Il devint de plus
en plus exceptionnel qu'un pre vendt son fils comme
esclave. On admit qu'un fils ainsi vendu demeurait libre
au regard de la loi, et qu' la diffrence des autres esclaves,
il pouvait tester en justice et mme intenter une action
rnntre son nouveau matre. D'autre part si, en droit, le
pater familias tait toujours le reprsentant lgal de ses
enfants et de sa femme, s'il devait donner son autorisation
pour que ft valable tout acte juridique conclu par ceux-
ci, partir du II" sicle avant Jsus-Christ se forma une
procdure d'mancipation qui soustrayait en pratique les
hnficiaires la tutelle du pre : le fils (ou la femme)
mancip ne cessait pas de faire partie de la famille, mais
il acqurait le droit de possder personnellement et
d'administrer ses biens de faon autonome.
On conoit que dans une socit o la cellule familiale
tait aussi forte, le mariage ft considr comme un acte
particulirement grave, puisqu'il avait pour effet d'intro-
duire dans la famille un lment tranger ncessaire sa
prennit. Le mariage tait dcid par le pre de famille,
les inclinations des intresss n'taient gure consultes.
122 LE PEUPLE LU

D'autres considrations regardes comme plus impor-


tantes dterminaient le choix. Les aJliances politiques y
jouaient un grand rle, au moins dans l'aristocratie. Des
fianailles taient clbres : elles constituaient un enga-
gement solennel et religieux entre les familles. Les dieux
consults et les augures tant favorables, on changeait
des anneaux, qui avaient une valeur symbolique. Parfois
ils taient forms de deux joncs unis entre eux par un
nud; tantt le jonc tait simple mais sur le chaton
taient gravs deux bustes, celui de la fiance et celui du
fianc, ou encore d'autres images exprimant l'union des
poux. Tous les amis de la famille taient prsents aux
fianailles : ils taient les tmoins de l'engagement. La
prsence aux fianailles faisait partie des multiples officia
du Romain, les obligations de la vie sociale auxquelles on
ne pouvait se drober sans manquement grave. En mme
temps que l'change des anneaux, on procdait la signa-
ture du contrat de mariage stipulant la nature et le mon-
tant de la dot apporte par la jeune femme. Ces fianailles
entranaient des consquences juridiques : si le mariage
n'tait pas dment clbr par la suite, celle des deux
parties qui n'avait pas obtenu satisfaction pouvait intenter
contre l'autre une action en rparation pour le dommage
caus. Quiconque, dment fianc, se fianait une seconde
fois tait considr comme bigame. De mme une fiance
infidle tait assimile une femme adultre, mais son
engagement n'tait pas ternel. Si son fianc ne l'avait pas
pouse dans un dlai convenu, elle tait libre de contrac-
ter mariage avec un autre. Mais il arrivait que les fian-
ailles fussent trs longues, car l'usage s'introduisit de
fiancer des enfants encore en bas ge et il fallait attendre
alors plusieurs annes pour que le mariage lui-mme pt
tre clbr.
l.A VIE ET LA COUTUME 123

Les citoyens romains avaient seuls le droit de contrac-


ter mariage aux yeux de la loi. Le jus connubii est l'un
des privilges inhrents la cit romaine. l'poque clas-
sique il n'existe aucune limitation ce droit, mais la tradi-
tion a conserv le souvenir d'un temps o les patriciens
ne pouvaient pouser une plbienne, interdiction qui fut
leve au milieu du Y: sicle avant J.-C. Thoriquement,
les jeunes gens taient considrs comme aptes se marier
ds l'ge de 14 ans, les filles comme nubiles 12 ans.
Mais on a pu montrer qu'en fait de vritables mariages
taient conclus et consomms alors que la jeune pouse
n'avait pas encore atteint sa douzime anne ni la
pubert. Toutefois, de tels mariages ne prenaient lgale-
ment effet que pass l'ge minimum fix par la loi.
Aux premiers sicles de la Rpublique, il existait
concurremment deux formes de mariage : la confarreatio,
qui tait propre aux patriciens, et la coemptio, qui tait le
mariage plbien. La confarreatio consistait essentielle-
ment en une crmonie religieuse clbre devant l'autel
domestique : une bouillie de farine (faite avec de
l'peautre, far) tait rpandue sur la victime immole et
un gteau, d'peautre lui aussi, partag entre les poux
qui le mangeaient. Le caractre rustique, sans doute pro-
prement latin et trs archaque de ce rite, est vident. Il
constituait le moment solennel des noces mais il tait
prcd et suivi de toute une srie de pratiques pitto-
resques que nous dcrivent les auteurs anciens.
La veille du mariage, la jeune fiance offrait ses pou-
pes aux lares de la maison paternelle. Le mme jour elle
revtait une tunique blanche (tunica recta) dont l'toffe
avait t tisse selon un procd archaque et que retenait
~ la taille un nud double. Sa chevelure tait peigne
~ l'aide d'un instrument spcial, un fer de lance (hasta
raelibaris) : on divisait les cheveux en six mches que l'on
124 lE PEUPlE LU

entourait de bandelettes pour les runir en un chignon.


Puis, sur les cheveux ainsi disposs, on posait un voile de
couleur orange (jlammeum) et par-dessus la tunique un
manteau (palla), sorte de large chle qui enveloppait la
moiti suprieure du corps. Parfois on ajoutait une cou-
ronne de fleurs et divers bijoux, un collier d'or, des brace-
lets. Aux pieds, la jeune fiance portait des sandales de la
mme couleur que le flammeum.
Le lendemain matin, ds l'aube, commenait la cr-
monie, avec la prise des auspices - le mariage ne pouvait
tre clbr qu' certains jours rputs fastes - puis l'on
procdait la signature dfinitive du contrat, auquel dix
tmoins apposaient leur nom. Alors, une femme (pro-
nuba) ge et qui n'avait jamais eu qu'un seul mari - ce
qui tait d'un heureux augure pour la destine des jeunes
poux - prenait dans ses mains celles des deux fiancs et
les unissait. Cette union des mains (dextrarum junctio)
avait lieu dans la maison de la jeune pouse ; elle tait
suivie d'un grand repas offert par le pre de celle-ci, et
o l'on servait certains mets traditionnels. Le soir venu,
lorsque brillait la premire toile, la jeune fille tait
conduite en cortge la maison de son poux. Cela don-
nait lieu certains gestes rituels, figurant un vritable
petit drame : la fiance faisait mine de se rfugier dans
les bras de sa mre ; elle en tait arrache et entrane
apparemment de force. Puis le cortge se formait. On
allumait des torches dont la lumire donnait des pr-
sages : une flamme vive annonait un mari amoureux,
une flamme languissante ne prsageait rien de bon. Aussi
les porteurs de torches agitaient-ils celles-ci aussi fort
qu'ils le pouvaient pour aviver la flamme. Les amis de la
famille taient l, la tte couronne de feuillage, ainsi que
la pronuba et les garons d'honneur, trois enfants ayant
1.f\ VIE ET LA COUTUME 125
l'ncore leur pre et leur mre ; deux d'encre eux condui-
saient la fiance par la main, le troisime, devant elle,
portait une torche en bois d'aubpine allume au foyer
domestique. Des musiciens, surtout des joueurs de flte,
accompagnaient le cortge tandis que les spectateurs, le
long du chemin, poussaient des cris de bon augure, tel ce
mystrieux thalassio donc personne ne connaissait plus
le sens. La coutume voulait aussi que l'on chantt des
chansons grossires, violemment obscnes - sans doute
la fois pour dtourner le mauvais il et pour assurer
la fcondit au jeune couple. Cependant le fianc jetait
aux enfants de menus prsents, des picettes de monnaie
t't aussi des noix - autre symbole de la fcondit.
la porte de la maison dont elle tait dornavant la
matresse, la jeune femme devait encore se soumettre
1out un rituel. Pour se concilier les dieux du seuil, elle
ornait celui-ci de fleurs et de bandelettes de laine et
rnduisait d'huile le chambranle. Cette offrande acheve,
deux amis du mari soulevaient la fiance dans leurs bras
rr la portaient au-dessus du seuil ; on vitait ainsi le
redoutable accident religieux qui et menac la vie du
jeune couple si, son entre dans la maison, l'pouse
.1vait trbuch contre la pierre du seuil. Quant au lit nup-
1ial, il tait dress dans l'atrium ou le tablinum, et c'est l
11ue la pronuba conduisait la fiance pour la consomma-
i ion du mariage, qui parfois n'advenait qu'au bout de
plusieurs jours. Ce rituel du mariage tait sensiblement
k mme, quelle que ft la forme de celui-ci.
Le mariage plbien prenait celle de la coemptio, simu-
lacre d'achat mutuel des poux l'un par l'autre. Enfin il
cxistait une troisime forme, drive de la coemptio, le
mariage per usum, qui rsultait d'un tat de fait : si une
lemme vivait pendant une anne dans la maison d'un
homme, elle tait rpute tre son pouse l'expiration
126 LE PEUPLE LU

de cette priode, mais il fallait que la cohabitation et t


continue ; trois nuits conscutives d'absence entranaient
la nullit. Nous avons ici une application du principe
juridique selon lequel, sous certaines conditions, posses-
sion vaut titre (usucapio).
ces trois formes de mariage s'en substitua peu peu
une autre, qui devint usuelle la fin de la Rpublique et
sous l'Empire. Le caractre fondamental des premires
tait le passage juridique de la jeune femme sous la manus
de son mari. Avec l'volution des murs, qui rpugnaient
de plus en plus maintenir les femmes dans cette sorte
de servitude lgale, fut imagin un mariage sine manu,
dans lequel l'pouse restait thoriquement place sous
l'autorit du pre, laquelle tait le plus souvent substi-
tue celle d'un tuteur lgitime. Si le mari conservait la
gestion de la dot, l'pouse, elle, tait libre d'acqurir des
biens personnels et de les administrer sa guise, la tutelle
lgale n'tant gure qu'une fiction qui d'ailleurs ne pou-
vait apporter aucune gne relle la femme marie
puisque, sur sa demande, le prteur pouvait J' autoriser
choisir un autre tuteur si celui qui lui avait t donn ne
se montrait pas assez complaisant. Allant plus loin, la
lgislation d'Auguste dispensa mme entirement de
tutelle, dans certains cas, les femmes ayant eu trois
enfants. De plus en plus, les contraintes lgales se des-
serrent, la femme acquiert une personnalit libre et les
pres mme ne marient plus leurs filles contre la volont
de celles-ci. Des formes juridiques du mariage, presque
plus rien ne subsiste de ce qui tait destin primitivement
sauvegarder la position privilgie du pater familias et
maintenir son autorit lgale. Au lieu d'une union impo-
se aux poux, conclue par contrat extrieur leur
l.A VIE ET LA COUTUME 127

volont, nous trouvons un mariage fond sur le consente-


ment mutuel de deux tres et qui ne dure que par la
volont commune d'en prolonger les effets.
Comme cous les autres contrats, le mariage tait rvo-
cable. Primitivement, le droit de le rvoquer appartenait
au seul mari : celui-ci n'avait qu' rclamer devant tmoin
sa femme les clefs de la maison et lui dire ou lui
faire dire par un tiers : tuas res habeto (reprends ton
bien). Cette formule dissolvait l'union. Toutefois la cou-
tume voulait que cette rpudiation n'intervnt que sur
lavis du conseil de famille appel en consultation. Si ce
ttibunal domestique dcidait que la femme tait cou-
pable, elle tait renvoye son pre et sa dot ne lui tait
pas rendue. En principe le mariage patricien par confor-
reatio tait indissoluble, mais l'esprit inventif des
Romains imagina une crmonie qu'ils appelrent diffar-
reatio, d'effet contraire la premire. Mais trs longtemps
le divorce demeura exceptionnel. On citait le cas d'un
certain P. Sempronius Rufus qui avait rpudi sa femme
parce qu'elle tait alle aux Jeux sans sa permission, et
celui de Sp. Carvilius Ruga, un snateur qui avait rpudi
la sienne parce qu'elle tait strile. Pourtant, cette stabilit
de fait du mariage (les historiens modernes sont enclins
penser que la ralit fut moins idyllique que ne l'assure
la tradition) ne dura point. Ici encore, ce fut partir de
la seconde moiti du ne sicle avant Jsus-Christ que les
murs se transformrent au point que, vers la fin de la
Rpublique, le divorce tait devenu extrmement ft-
q uent et constituait une srieuse menace la stabilit des
familles.
Les auteurs anciens nous ont conserv le souvenir de
certains divorces particulirement scandaleux, qui
n'avaient d'autre but que d'assurer l'pouse une libert
de vie totale. On connat le mot de Snque sur cette
128 LE PEUPLE LU

femme qui comptait les annes non par le nombre des


consuls, mais par le nombre de ses maris et l'anecdote
rapporte par saint Jrme d'une femme qui, Rome,
avait eu vingt-deux maris avant de se remarier une fois
encore - et avec un homme qui avait eu dj vingt
pouses! D'ailleurs, les considrations intresses
paraissent avoir jou, dans la multiplication des divorces,
un rle plus important encore que le dsir de profiter de
la vie. Pratiquement matresses de leur fortune, les
femmes se souciaient peu d'en faire bnficier un homme
qui, souvent, tait moins riche qu'elles. Elles prfraient
chercher un compagnon dont elles pouvaient esprer qu'il
les ferait prochainement hritires, ou dont la fortune
personnelle leur promettait encore plus de luxe. Il semble
aussi que les femmes romaines, sous l'Empire, aient rpu-
gn aux ennuis et aux fatigues de la maternit. Ce qui
facilitait la rupture d'unions qui n'taient que temporaires
puisque leur dure n'tait pas rendue ncessaire par la
prsence d'enfants. Aussi vit-on frquemment, sous
l'Empire, non plus les maris rpudier les femmes, mais
celles-ci leur mari. Les textes juridiques nous apportent
sur ce point des tmoignages bien singuliers. Nous
connaissons par exemple le cas d'une dame romaine qui,
ayant eu des embarras d'argent, en emprunta son mari.
Celui-ci consentit prter l'argent, mais la condition
expresse que sa femme s'engaget ne pas le rpudier !
Ailleurs, c'est une belle-mre qui fait un legs sa bru,
sous condition : le legs sera supprim si la jeune femme
renvoie son mari. La belle-mre une fois morte et le legs
encaiss, la dame s'empressa de rpudier le mari.
Il serait possible de multiplier ces exemples, mais il est
difficile de considrer ces archives de jurisconsultes
comme donnant le tableau fidle d'une socit. toute
poque, les greffes des tribunaux comme les dossiers des
1.A VIE ET LA COUTUME 129

avocats ont connu des histoires de famille au moins aussi


tristes. Opposant exemple exemple, il est possible
l'historien d'voquer d'autres portraits de femmes bien
diffrents, et aussi vrais. Non seulement Tacite clbre
dans les Annales toute une galerie d'pouses hroques,
telle cette Arria, femme de Caecina Paetus, qui voulut
mourir en mme temps que son mari, condamn mort
par Claude, ou encore Paulina, la femme de Snque, qui
dans les mmes circonstances s'ouvrit les veines et ne dut
son salut qu' l'intervention des soldats - mais les inscrip-
tions nous content des histoires touchantes de dvoue-
ment conjugal. On connat le roman de Turia, cette
pouse modle dont l'affection s'tendit tous ceux que
son mari aimait : alors que ce mari tait proscrit et devait
se dissimuler, elle l'aida dans sa fuite et assura son salut :
enfin, sacrifice suprme, comme elle savait ne pas pouvoir
lui donner d'enfant, elle lui offrit spontanment de cder
la place une femme plus heureuse, tout en restant pr-
sente dans une maison o elle consentait ne plus tre la
matresse. I..:inscription funraire qui nous rapporte cette
histoire ajoute que le mari refusa un tel sacrifice.
Turia, en offrant son mari de se retirer pour lui per-
mettre d'assurer sa descendance, se mon trait fidle
l'esprit vritable du mariage romain. Le but de l'union
des poux est en effet la procration des enfants, puis leur
ducation qui assurent la permanence matrielle et
morale de la Cit. Tout doit cder, et jusqu'au mariage
lui-mme, devant ce devoir imprieux. C'est dans cet
esprit qu'il faut comprendre la singulire aventure de
Caton d'Utique et de sa femme Marcia, telle que nous
la conte /,a Pharsale de Lucain. Marcia, fille de l'orateur
L. Marcius Philippus, tait la seconde femme de Caton
dont elle avait eu trois enfants. Or il arriva qu'Hortensius,
le clbre orateur, un ami de Caton, se sentant dj vieux,
130 LE PEUPLE LU

ne voulut pas mourir sans enfant. Il s'en ouvrit Caton


qui accepta de lui prter Marcia, dont la fcondit tait
certaine. Marcia consulte accepta ; elle divora et en
secondes noces pousa Hortensius, qui elle assura une
postrit. Puis, aprs la mort de son second mari, elle
revint vers Caton et l'pousa de nouveau. Lucain, nous
dcrivant la scne de ce second mariage de Caton et de
Marcia, insiste sur l'austrit de ces noces qui n' ame-
nrent pas un renouveau d'union charnelle entre les
poux. Chacun d'eux avait suivi la voie de ce qu'il avait
considr comme tant son devoir ; leurs sentiments per-
sonnels, et moins encore la satisfaction de leurs sens,
n'avaient aucune place en leur conduite. Histoire ton-
nante, qui dconcerte l'esprit des Modernes mais qui est
bien conforme cette virtus, cette discipline de soi, qui
nous a paru tre le fondement le plus profond de la
morale romaine.
Au fond du mariage romain demeure vivace le senti-
ment exprim par la formule de l'engagement que pro-
nonait, dit-on, la jeune pouse pendant que sa main
tait unie celle de son mari : Ubi tu Gaius, ego Gaia ,
L o tu seras Gaius, moi je serai Gaia - formule de
l'identification absolue des volonts, des tres mmes,
tant que durerait l'union. Que, dans la pratique, cet idal
sublime n'ait pu tre toujours maintenu, qui s'en tonne-
rait ? N'est-il pas dj consolant qu'il ait pu tre celui que
se proposaient les jeunes poux au matin de leurs noces?
CHAPITRE IV

La vie et les lois

La plupart des tats modernes, du moins ceux qui,


directement ou indirectement, ont subi l'influence de la
pense des philosophes du XVIIIe sicle europen, ont
l'gard de Rome une dette immense. Les mots mmes
qui servent dsigner leurs institutions sont emprunts
au vocabulaire romain, mais l'identit des termes ne doit
pas nous masquer certaines diffrences fondamentales,
dont la mconnaissance nous empcherait de comprendre
l'originalit et l'histoire mme du droit de Rome, aussi
bien l'organisation de la cit que le fonctionnement de la
justice et la reconnaissance des droits des personnes. On
se souviendra, par exemple, que si pour nous un magistrat
est essentiellement un juge, un magistrat Rome est la
fois un juge et un personnage qui dtient d'autres pou-
voirs, distingus aujourd'hui, et, depuis Montesquieu,
rangs les uns dans la catgorie de l'excutif, les autres
dans celle du lgislatif. On n'oubliera pas non plus que
la notion de loi n'est pas identique Rome et de nos
jours. Une loi est alors une volont du peuple, exprime
selon certaines formes, mais pouvant s'appliquer des
objets trs divers, aussi bien une dclaration de guerre,
l'investiture d'un magistrat, ou d'une distribution de
132 LE PEUPLE LU

terres, que l'adoption par un simple particulier d'un


enfant appartenant une autre famille. Des mesures lgis-
latives trs importantes, au contraire, ne relvent pas
d'une loi ; ainsi en est-il des dcisions d'ordre financier :
il n'y a pas de budget officiel soumis chaque anne au
peuple, les finances de l'tat dpendant de la gestion du
Snat. De mme, chaque magistrat possde un droit
d'dit qui est, sans conteste, d'ordre lgislatif. Le consul,
d'autre part, a des pouvoirs de police trs tendus; il
peut, sous sa seule responsabilit, expulser de Rome tel
ou tel individu, lever des croupes, etc., s'il le juge utile
pour excuter la mission que comporte sa charge. Ni en
matire civile ou criminelle ni en matire constitution-
nelle, il n'existe de code crit, mais seulement des cou-
tumes, qui ont force de loi, bien qu'elles n'aient jamais
fait l'objet d'un vote populaire. La constitution romaine
n'a jamais t pense par un homme ou un groupe ; elle
s'est forme la manire d'un tre vivant qui s'adapte
progressivement aux conditions changeantes que lui fait
son milieu et parvient, de la sorte, survivre.
Dans la Rome des rois, et encore pendant trs long-
temps sous la Rpublique, droit judiciaire et droit consti-
tutionnel n'taient pas spars. Le roi, comme plus tard
le consul, tait le dpositaire d'un ensemble de rgles des-
tines fonder les rapports des personnes entre elles et
avec la cit. La fonction primordiale du roi (puis du
consul) consistait faire connatre ces rgles au fur et
mesure des besoins, selon les cas qui lui taient soumis.
Il sigeait sur son tribunal (qui est une estrade dominant
la foule) et rpondait aux questions que lui posaient les
consultants. Le plus souvent, les problmes soulevs
taient d'ordre civil ou criminel : rclamation d'un plai-
gnant victime de quelque injustice, ou de ce qu'il croit
tel. Au demeurant, les actes de son administration ne
LA VIE ET LES LOIS 133

relvent que de son bon plaisir, tempr par la coutume.


Pour cette raison, le droit prexiste la loi ; les rgles
constitutionnelles ne sont qu'un cas particulier de ce
droit, dont elles ne se dgagrent que trs lentement, fort
tard et de manire toujours imparfaite. Cela nous
explique pourquoi, jusqu' la fin de l'Empire, nous
voyons les Empereurs lgifrer dans tous les ordres de
questions. Ils le font, non pas en monarques absolus qui
auraient accapar des prrogatives appartenant avant eux
au peuple, mais en successeurs des magistrats rpublicains
et, au-del, des rois. Quiconque dtient une parcelle du
pouvoir a pour mission fondamentale d'assurer le main-
tien de l'ordre, cet ordre du monde dont nous avons vu
que la proccupation hantait l'esprit du Romain. Et, si le
droit civil ou criminel a pour but de maintenir l'ordre
entre les personnes, le droit que nous appelons constitu-
tionnel a pour but de le maintenir ou de l'assurer dans
les rapports entre les particuliers (ou les collectivits) et
la cit. Il mane du droit en soi, dont il n'est, en somme,
qu'une application parmi d'autres. Pour cette raison, il
nous parat ncessaire d'examiner le fonctionnement du
droit, avant d'exposer la formation et l'volution du sys-
tme constitutionnel romain.
Le droit, Rome, mane directement de la morale, en
ce sens qu'il a, comme elle, l'ambition d'assurer la stabi-
lit de la cit. Comme elle, il a volu : les coutumes
hrites par Rome lors de la formation de l'tat ne sont
pas restes fixes ; elles se sont modifies mesure que se
transformait la cit elle-mme pour s'adapter des condi-
tions nouvelles. Aux impratifs absolus de la socit ont
succd des lois faisant une place sans cesse accrue aux
droits des personnes, et la lgalit stricte s'est peu peu
substitue la recherche de l'quit.
134 LE PEUPLE LU

En pratique, le droit romain commence pour nous


avec la loi des douze Tables. On appelle de ce nom un
recueil de rgles qui, selon la tradition antique, aurait t
rdig vers le milieu du V" sicle avant Jsus-Christ par
une commission spciale de dix membres, les dcemvirs.
Cette entreprise avait t dcide, nous dit-on, la
demande expresse de la plbe qui se plaignait que le droit,
parce qu'il tait jusque-l purement oral, ne ft pas appli-
qu avec quit mais dpendt de l'arbitraire des magis-
trats qui, en ce temps, taient obligatoirement patriciens.
Les dcemvirs auraient commenc leur travail par une
enqute dans les cits grecques pour profiter de l'exp-
rience trangre. Le rsultat de leurs efforts fut condens
en douze tables graves que l'on afficha sur le Forum,
prs des Rostres.
Naturellement le texte mme de ce code ne nous est
point parvenu, mais les auteurs anciens en ont cit des
passages tendus, de telle sorte que nous le connaissons
assez bien. Nous constatons qu'il contenait un grand
nombre de rgles de caractres trs divers. Certaines
tmoignent l'vidence des origines religieuses du droit,
et, lui seul, le fait que les prescriptions ayant pour objet
des rites y figurent ct de lois de porte purement
civile indique bien que les deux domaines ne sont pas
encore entirement spars. On a remarqu, par exemple,
l'abondance des rgles concernant les spultures : l'inter-
diction d'ensevelir ou de brler un cadavre l'intrieur
de l' Urbs, d'quarrir la doloire le bois du bcher
funbre, de laisser, aux funrailles, les femmes se lacrer
les joues et hurler des lamentations, de dposer sur le
cadavre des offrandes d'or, sans que l'on ft toutefois
oblig de retirer les couronnes d'or dont auraient pu tre
entoures les dents du mort. Les dcemvirs prvoyaient
aussi le cas des incantations l'aide desquelles un sorcier
l.A VIE ET LES LOIS 135

pouvait transporter la moisson d'un champ dans un


autre. Les douze Tables, on le voit, conservent des souve-
nirs d'un pass trs ancien. Mais si on les compare aux
lois de l'poque royale dont certains exemples nous ont
t transmis, on ne peut manquer d'tre sensible l'effort
de modernisation et mme de lacisation dont elles
tmoignent.
La plupart des lois attribues Romulus ou Numa
sont en effet de caractre religieux. Elles concernent des
violations d'interdits sacrs ou prvoient des cas o
l'intervention divine est manifeste. Ainsi le traitement
appliquer au cadavre d'un homme que la foudre a
frapp : Si un tre humain a t tu par la foudre, qu'on
ne prenne point le cadavre sur les genoux ... et qu'on ne
lui fasse pas de funrailles rgulires. De mme dans les
lois royales, la peine de mort, prononce trs frquem-
ment, tait conue comme une conscration aux dieux :
sacer esto est une formule qui revient comme un refrain
terrible. Le coupable d'une infraction n'appartient plus
la communaut des hommes, il appartient aux dieux. Le
chtiment n'a point de caractre proprement moral, il
est comme la constatation d'un fait religieux. Sans cela,
comment expliquer une loi comme celle-ci (qui figure
parmi les lois de Numa) : Quiconque aura dterr une
borne sera consacr aux dieux, lui et ses bufs ? [acte
par lui-mme comporte une souillure qui est une menace
pour la cit entire, car elle compromet la pax deorum, le
bon accord avec les dieux. La mort du coupable, et de
tout ce qui participe sa souillure, est une mesure de
sauvegarde, non une punition morale.
La survie de cette conception est vidente encore dans
les douze Tables. Ainsi la rgle : Si un patron commet
une tromperie l'gard d'un client, qu'il soit sacer , ou
136 LE PEUPLE LU

encore celle qui condamnait de la mme faon le parri-


cide (c'est--dire, sans doute, le meurtrier d'un homme
libre). Mais ce n'est plus le principe dominant du droit
pnal ; il ne subsiste que dans certains cas graves, pour
lesquels la notion de violation d'un interdit religieux
demeure particulirement vivace. Plus souvent s'est sub-
stitue l'ide d'une rparation pour le dommage caus.
On sait que cet adoucissement du droit primitif caract-
risa aussi l'volution du droit grec (notamment athnien)
la fin du VIe sicle avant Jsus-Christ et il n'est nulle-
ment impossible que les dcemvirs lui doivent cette inno-
vation, dont ils avaient trouv 1' application dans les codes
des colonies grecques d'Italie mridionale. Elle tait
lourde de consquences. Avec elle s'installait dans la cit
le principe mme de la justice : suum cuique tribuere,
donner chacun ce qui est sien - le cas chant le lui
rendre, restaurer dans la mesure du possible 1' tat ant-
rieur. Il est probable que l'ide mme de cette rparation
n'tait pas trangre Rome avant toute influence
grecque; mais il est probable aussi que celle-ci contribua
donner aux Romains une conscience claire de cette
notion, et par consquent acclrer la maturation du
droit. Parfois cette rparation prend la forme du talion,
mais celui-ci n'intervient que si les deux parties ne sont
pas tombes d'accord sur une rparation, et encore
presque exclusivement dans le cas de dommage physique
- pour lequel il est difficile de fixer un barme de rpara-
tion. Le recours au talion n'est jamais qu'un pis-aller;
pour l'viter, la loi stipule des chiffres prcis, par exemple
des dommages et intrts de trois cents sesterces
l'encontre de quiconque brisera un os sur la personne
d'un homme libre et de cent cinquante si la victime est
un esclave.
LA VIE ET LES LOIS 137

Il arrive que nous sats1ss1ons sur le vif le travail du


lgislateur, et que nous voyions la notion de responsabi-
lit se sparer la fois de celle de rparation et de celle
de sacrilge. Ainsi le vol de rcoltes obtenues par la
charrue , s'il a lieu de nuit, entrane la conscration du
coupable Crs, et la forme du supplice (le coupable,
li au poteau, est battu de verges jusqu' ce que mort
s'ensuive) a une valeur rituelle, mais le mme crime com-
mis par un impubre entrane seulement la fustigation,
la discrtion du prteur, et la restitution du montant du
vol ou du double de ce montant. Ainsi la sanction pcu-
niaire elle-mme, substitut, dans le cas de l'impubre, du
sacrifice Crs, prend figure de chtiment dans la
mesure o elle dpasse la valeur relle du dommage caus.
Nous aimerions pouvoir dceler dans les douze Tables
les diffrents apports des composantes de Rome, doser ce
qui appartient aux usages des gentes patriciennes, ce qui
s'est introduit d'lments juridiques urbains, ce qui
rpond une pratique paysanne. Malheureusement, cette
analyse ne saurait tre mene qu'avec le secours d'hypo-
thses qui en rendent les rsultats bien incertains, et les
systmes d'explication proposs par les historiens du droit
s'opposent les uns aux autres sans jamais persuader plei-
nement.
Sans doute, beaucoup de prescriptions des douze
Tables ont pour objet des faits de la vie rustique. Il y est
souvent question de rcoltes, d'arbres que l'on coupe ou
qu'il s'agit de protger, d'animaux qui commettent des
dprdations dans les champs. Mais tout cela est naturel
dans une socit dont l'conomie repose presque unique-
ment sur la production agricole. Rien n'indique que ces
lments soient plus anciens que les autres. Toute la pra-
tique est au contraire domine par le recours aux magis-
trats urbains, au prteur, et l'on ne trouve pas trace d'une
138 LE PEUPLE LU

justice villageoise ; celle-ci, ainsi que le droit gentilice,


appartient un tout autre contexte. Son influence ind-
niable est du domaine de la prhistoire du droit. Au
temps des douze Tables, celui-ci est dcidment urbain
- ce qui s'accorde assez bien avec le rcit traditionnel
des circonstances qui ont provoqu la codification des
dcemvirs, s'il est vrai que la plbe ( la demande de
laquelle furent rdiges les douze Tables) reprsente l'l-
ment urbain par excellence du Populus Romanus. Il
semble mme que ds l'origine le droit romain soit n de
la dualit essentielle de la cit : c'est parce qu'il existait
une plbe extrieure aux gentes qu'il fut ncessaire de faire
intervenir un arbitre situ au-dessus des uns et des autres
et capable d'assurer le rglement de conflits survenant
non seulement entre gentes, mais - ce qui fut plus impor-
tant pour le dveloppement du droit - entre celles-ci et
des individus isols, que ne protgeair aucun groupe
intermdiaire entre eux et l'tat.
Lun des caractres les plus durables du droit romain,
celui qui a entran le plus de consquences, est sans
doute la position privilgie qui est faite au chef de gens,
au pater familias : lui seul est pleinement responsable,
pleinement propritaire, pleinement apte agir en justice.
Nous avons rappel dj que, l'intrieur de la famille,
le fils comme la femme ne possdent primitivement
aucun droit, aucune personnalit juridique. Si par cons-
quent il n'avait exist que des familles de ce type, l'tat
naurait eu rgler que les rapports entre patres. Tout le
reste et relev du tribunal de famille, ce conseil dont
nous avons dir l'existence et le rle en certains cas. Le
droit se serait rduit quelques coutumes connues des
seuls patres et des rgles religieuses catalogues et conser-
ves par les pontifes. Mais l'existence de la plbe, son
dveloppement numrique, son importance croissante
LA VIE ET LES LOIS 139

dans la vie conomique - puisqu'elle parat avoir concen-


tr, ds l'origine, l'artisanat et le commerce - rendirent
imprative l'organisation d'une justice s'adressant non
plus des groupes mais des personnes. C'est ce lent
travail de dsintgration des gentes qui aboutit la rdac-
tion des douze Tables, conscration d'un pouvoir supra-
gentilice que chacun peut intresser son propre cas et
mettre en branle dans des conditions bien dtermines.
Les douze Tables taient considres par les Romains
comme la source et l'origine de tout le droit civil, et avec
raison. Nous y trouvons dj formules les dispositions
fondamentales qui le rgiront jusqu' la fin de Rome, et
mme au-del. D'abord un principe qui demeure encore
vivant, l'interdiction des privilegia, c'est--dire des lois
visant un individu particulier. La loi doit avoir un carac-
tre universel - ce qui est le fondement mme de la
libert et de l'galit juridique. De plus, ce code affirmait
le droit pour tout citoyen de faire appel l'assemble
du peuple de toute dcision d'un magistrat son gard
comportant une peine capitale (la mort ou l'exil). Ce
droit d'appel (jus provocationis) constituait une limitation
fort importante de l' imperium des magistrats. Le premier
exemple de son application tait rattach traditionnelle-
ment la lgende d'Horace, vainqueur des trois Curiaces
et meurtrier de sa sur. Condamn mort par le roi - en
vertu de la loi sur le parricidium (ce qui est un anachro-
nisme vident, puisque la condamnation aurait d tre
prononce par le pre, en stricte coutume gentilice) - il
en appelle au peuple qui, moins sensible au crime qu'
la gloire du coupable, prononce l'acquittement. Nous ne
savons pas si le droit d'appel au peuple exista rellement
ds l'poque royale, mais la chose en soi n'a rien d'impos-
sible, dans la mesure o des conceptions politiques
trusques ont pu rgir lorganisation de la plus ancienne
140 LE PEUPLE LU

cit et servir de vhicule des pratiques constitutionnelles


manes de Grce. Il est certain en tout cas que, ds le
temps des douze Tables, les magistrats qui assumaient le
pouvoir suprme avaient perdu (s'ils l'avaient jamais pos-
sd) le droit de supprimer un citoyen sans dcision
populaire. Mais le jus provocationis ne s'exerait que dans
la Ville et inter togatos (dans la vie civile). Ds que le
magistrat devenait chef d'arme, il retrouvait l'exercice de
l'imperium dans toute sa rigueur, et, avec lui, le droit de
vie et de mort sur le citoyen enrl. On admet gnrale-
ment que les limitations apportes l'intrieur de la Ville
sont secondaires et constituent un progrs politique. Cer-
tains faits tendent indiquer au contraire que cette dis-
tinction est ancienne, inhrente la nature mme de
l'imperium: on sait, par exemple, que le chef d'arme ne
pouvait pntrer l'intrieur du pomerium sans perdre sa
qualit. Les auspices du gnral ne sont pas du mme
ordre que les auspices urbains. Inversement, la valeur des
signes envoys par les dieux que l'on a consults propos
d'un acte de la vie urbaine cesse automatiquement une
fois le pomerium franchi. Les auspices pris sur le Capitole
ou au Comitium ne sont pas valables au Champ de Mars.
Quoi qu'il en soit, ce droit d'appel au peuple, de grande
consquence pour la vie juridique, garanti par les rites
religieux, continua d'tre appliqu jusqu'au dbut de
l'Empire; c'est seulement avec le dveloppement monar-
chique du pouvoir imprial qu'il tomba en dsutude.
La plus grande partie des prescriptions contenues dans
les douze Tables concerne le dtail de la procdure, et
nous voyons que les traits les plus caractristiques, voire
les plus pittoresques de celle-ci sont dj fixs. Le premier
principe est qu'il n'est possible de recourir aux voies de
LA VIE ET LES LOIS 141

droit que dans un certain nombre de cas prcis, explicite-


ment prvus par la loi et faisant l'objet de formules sp-
ciales. S'il n'existait pas de formule concernant le cas
envisag, le plaignant ne pouvait engager d'action. Par
exemple, un homme qui l'on a drob son esclave, ou
dont l'esclave s'est enfui, devra aller trouver le magistrat
(le consul d'abord, puis le prteur aprs la cration de la
prture judiciaire, en 367 avant Jsus-Christ) et lui dire :
J'affirme que cet homme est mien en vertu du droit des
Quirites. Ce sont les paroles sacramentelles qu'il faut
prononcer, l'exclusion de tout autre nonc. Le magis-
trat, reconnaissant la formule rituelle, dclare !'action
ouverte et dfinit le point juger. Mais il ne prononce
pas sur le fond, il se borne noncer conditionnellement
ce que serait le jugement dans le cas o les prtentions
du demandeur se trouveraient exactes. La dcision de fait
est prononce par un arbitre dsign par le prteur, par-
fois avec l'accord des parties. Cet arbitre est le juge
(judex).
La premire comparution devant le prteur s' accompa-
gnait de tout un crmonial, vritable petit drame dont
voici le schma dans le cas de l' actio sacramenti : le plai-
gnant devait commencer par traner son adversaire devant
le magistrat ; il le faisait en prononant la formule : ln
jus te voco (Je t'appelle en justice). Lautre devait obir;
s'il rsistait, le plaignant avait le droit de recourir la
force, mais en prsence de tmoins. Toutefois le dfen-
deur pouvait demander que l'action ft diffre, en pro-
mettant de comparatre au jour dit. Mais dans ce cas il
devait trouver un garant pour sa promesse. Le jour venu,
les deux parties se retrouvaient devant le magistrat. L,
s'il s'agissait d'une contestation relative la proprit d'un
objet mobilier, celui-ci tait prsent, et les deux plai-
deurs, arms chacun d'une baguette (festuca) symbolisant
142 LE PEUPLE LU

une lance, faisaient un simulacre de combat. Si le litige


portait sur une proprit foncire, celle-ci tair symbolise
par une motte de terre ou une tuile. Sur quoi le magistrat
intervenait et sommait les combattants de s'expliquer: le
demandeur affirmait son droit ; le dfendeur, s'il pensait
avoir raison, opposait une contre-revendication. Chacun
d'eux prononait alors un sacramentum, engageant une
somme dtermine, vritable enjeu de pari. Celui dont,
aprs enqute, le serment avait t reconnu contraire la
vrit, perdait son enjeu, dont le montant tait consacr
un sacrifice expiatoire - en raison du faux serment pro-
nonc. Tel tait le schma primitif. Lorsque le droit s' loi-
gna des formes religieuses, l'enjeu de garantie ne servit
plus l'expiation du faux serment. Il prit la valeur d'une
simple amende de caractre pnal et ne devint exigible
qu'une fois le procs jug au fond.
Il existait d'autres formes de procdure, mais sur les-
quelles nous sommes beaucoup moins bien renseigns.
Toutes, semble-t-il, avaient le mme but: contraindre les
plaideurs comparatre devant un juge, pour que celui-ci
pt rpondre la question pose lors de l'introduction
de l'instance. Le juge sigeait au Forum ds le matin, et
les plaideurs taient tenus de se prsenter avant midi; la
partie dfaillante tait automatiquement condamne. Si
la sentence n'tait pas rendue avant le coucher du soleil,
les dbats taient remis au lendemain : il tait illgal de
juger pendant la nuit et mme l'intrieur d'un lieu clos.
Jupiter Fidius (dieu du ciel lumineux et du serment)
devait assister aux dbats. Prescription qui nous replace
dans un systme de croyances fort ancien, mais aussi trs
gnralement rpandu dans le monde antique : l'efficace
divine est assure lorsque, matriellement, l'image de la
divinit regarde la scne pour laquelle on dsire son
intervention.
LA VIE ET LES LOIS 143

Le trait essentiel de cet tat ancien du droit tait la


ncessit pour le demandeur d'employer la formule cor-
recte, la seule qui pt introduire l'instance. Pendant les
premiers sicles, ces formules, fixes une fois pour toutes,
taient tenues secrtes et leur liste conserve par les pon-
tifes. Ce n'est qu'en 304 qu'un secrtaire d'Appius
Claudius en publia un recueil - sans doute l'instigation
de son matre. Mais assez rapidement apparut l'insuffi-
sance d'un systme trop rigide, mal adapt l'infinie
varit des cas rels et aussi trop strictement fond sur la
conception ancienne de la cit. Par exemple, aucune for-
mule n'tait prvue pour trancher les litiges entre citoyens
et prgrins (trangers la cit romaine). En principe,
les prgrins ne jouissaient d'aucun droit et n'taient par
consquent pas protgs dans leurs transactions avec les
citoyens. Les progrs de la conqute romaine allant de
pair avec ceux du commerce, le dveloppement des rela-
tions de toute sorte avec l'extrieur imposrent d'largir
cette antique conception. Peu peu s'tablit l'usage de
substituer la formule orale, immuable, une formulation
crite, exacte, et par consquent propre chaque cas, des
prtentions du demandeur. En mme temps, on introdui-
sit dans la formule crite certaines fictions juridiques qui
tendirent en fait aux prgrins les dispositions jusque-l
valables pour les seuls citoyens. Cette pratique fut officiel-
lement lgalise par le /ex Aebutia (vers 150 avant J.-C.).
Mais les antiques legis actiones ne furent dfinitivement
abolies que sous Auguste.
Le nouveau systme, per fonnulas, repose sur la mme
dualit que l'ancien. Il comprend lui aussi une instance
in jure, devant le prteur (c'est l qu'interviennent les
formalits crites) et une instance in judicio, sur le fond,
devant le juge. Mais le rle de celui-ci devient plus subtil :
il ne consiste plus seulement connatre de la matrialit
144 LE PEUPLE LU

des faits dont la constatation entrane automatiquement,


en vertu de la loi, le montant de la rparation ; la formule
tablie par le prteur laisse souvent au juge la latitude de
dterminer lui-mme, en quit, l'importance du dom-
mage ou encore, s'il s'agit de l'excution d'un contrat, de
mesurer le degr de bonne foi des parties. De son ct,
le prteur n'est plus simple tmoin officiel, engageant
l'action et veillant son droulement lgal; le systme
per formulas lui reconnat une initiative beaucoup plus
grande. Dans une certaine mesure, c'est le prteur qui
cre la loi. Et en fait, au dbut de sa charge il publie un
dit numrant les principes selon lesquels il recevra les
actions. Thoriquement, l'dit du prteur pris en vertu
de son imperium relve de la seule discrtion ; devenu
caduc la fin de l'anne, en mme temps qu'expire la
charge de son auteur, il n'engage nullement le successeur
de celui-ci. En fait, les diffrents prteurs qui se succdent
reconduisent l'dit, dont la rdaction est l'uvre de juris-
consultes professionnels, conseillers du magistrat, et se
bornent introduire des modifications secondaires au fur
et mesure des besoins nouveaux. Peu peu, le droit
civil se constitua ainsi par la jurisprudence et la pratique
plus que par des innovations lgislatives manes des
autorits politiques : assembles du peuple ou Snat.
Revtu de l' imperium, le prteur pouvait prendre des ini-
tiatives pour pallier les insuffisances du droit. Naturelle-
ment, ces initiatives taient limites par les principes de
la libertas, le statut propre dfinissant les droits des
citoyens et, surcout, le jus provocationis, principale sauve-
garde contre l'arbitraire.
Beaucoup de dispositions fore importantes furent
introduites par ce droit des prteurs (appel souvent
jus honorarium, parce qu'il rsulte de l'exercice mme de
l'honos, ou charge du magistrat). Au compte de ce jus
1.A VIE ET LES LOIS 145

honorarium sont mettre, par exemple, les exceptions,


clauses qui, introduites dans la formule, subordonnent la
dcision du juge une condition ngative. Ainsi l' excep-
tion pour dol : le prteur invite prononcer telle ou
telle sentence, s'il appert que la prtention du demandeur
ne repose pas sur quelque fourberie de sa part ou n'a pas
pour but (ou n'aura pas pour effet) de profiter abusive-
ment d'une disposition gnrale du droit. C'est aussi le
Jus honorarium qui a labor les modalits du droit de
proprit, en assouplissant le vieux concept de proprit
quiritaire (reconnue aux seuls citoyens, absolue dans son
principe, sans limitation aucune dans ses effets) et en
l'adaptant aux conditions nouvelles nes de la conqute.
Le droit de proprit n'tant reconnu qu'aux seuls
citoyens, tous les autres sujets de Rome se trouvaient
donc, en principe, incapables de possder, ce qui, prati-
quement, conduisait des consquences contraires
l'ordre public. Les prteurs laborrent donc une thorie
de la proprit de fait, la possessio, qu'ils garantirent en
vertu de leur imperium, ordonnant quiconque de res-
pecter les possessores (propritaires de fait). La possessio se
trouva alors dfinie selon certaines rgles bien prcises.
On dit, par exemple, que pour qu'il y et possessio, il
fallait que celle-ci ne rsultt pas de la violence, que le
possessor et la volont de possder, qu'il y et usage effec-
tif pendant une dure dtermine, etc. Cette thorie,
prcieuse pour lgaliser la proprit des prgrins, s' appli-
quait aussi aux citoyens pour l'occupation des terres
conquises, l' ager publicus, qui, appartenant au peuple,
n'tait pas susceptible de proprit quiritaire. Mais
comme il fallait bien en assurer la mise en culture, et par
consquent garantir la stabilit de jouissance aux occu-
pants, on reconnut ceux-ci un droit de possessio, tou-
jours rvocable, mais seulement par les voies lgales.
146 LE PEUPLE LU

Pratiquement, pour mettre fin cette possessio, il fallait


alors une loi vote par une assemble du peuple : ce
furent les lois agraires, objets d'oppositions si violentes
la fin de la Rpublique, parce qu'elles avaient pour effet
de supprimer la possessio des occupants (gnralement des
grands seigneurs qui, seuls, avaient les moyens d'assumer
les frais d'exploitation) pour tablir des colons.
I.:dit du prteur finit par constituer l'essentiel du droit
civil. Sous Hadrien, il devint perptuel : le juriste
C. Salvius Julianus fut, en 129 aprs Jsus-Christ, charg
de lui donner une forme dfinitive. Ainsi se trouvait
accueillie dans la lgislation officielle une uvre
immense, celle des jurisconsultes qui, titre priv, avaient
depuis des sicles travaill l'laboration du droit et pr-
par les codifications ultrieures. Ce fut la fin de l'activit
lgislative des magistrats. Dsormais l'initiative appartient
aux seuls Empereurs dont les dits et les rescrits jourent,
dans l'volution du droit, le rle qui avait autrefois appar-
tenu aux prteurs.
Il est remarquable que ce soit le ne sicle avant Jsus-
Christ qui ait vu le dbut de cet assouplissement du droit
civil dont nous venons de retracer le mcanisme. Le droit
participa cette ouverture de la cit qui nous a dj paru
caractristique de cette poque. Mais les facteurs poli-
tiques et conomiques n'auraient pas suffi provoquer
cette volution de la coutume et de la pratique sans
l'influence des philosophes qui, prcisment, devient
alors prdominante. Ce sont les doctrines des penseurs
grecs qui apportent les solutions aux problmes poss par
les transformations matrielles ; celles-ci, elles seules,
auraient t bien incapables de suggrer les voies nou-
velles o.s'engagrent les juristes. On commena conce-
voir que le droit existant, matrialis par les lois et les
coutumes, n'est que l'image imparfaite (donc perfectible)
1A VIE ET LES LOIS 147

d'un droit naturel d'origine divine, en ce sens qu'il tient


la nature mme de la cration et appartient l'ordre du
monde. Des facults que possde l'tre humain, il en est
une, la raison, qui le met mme de comprendre ce plan
de la cration, et le droit, comme la morale, doit donc
tre fond en raison : la limite, tout le droit est dduc-
tible a priori de principes abstraits, que dgage la philo-
sophie. Ce qui entrane immdiatement une grave
consquence : la raison, facult humaine par excellence,
est universelle, et le droit, s'il en mane, doit lui aussi tre
universel dans ses applications comme dans ses principes.
li cesse d'tre li une cit particulire, tel ou tel groupe
d'hommes, pour s'tendre l'humanit entire. Au regard
de la raison, il n'y a plus ni citoyens, ni prgrins, ni
hommes libres, ni esclaves, mais des tres ayant des exi-
gences semblables.
Cela ne revient pas dire que l'on doive faire table
rase de toutes les distinctions existantes. Dans l'intrt
mme des individus, le souci de la conservation de la
socit doit primer toute autre considration, mais non
plus parce que la socit demeure une fin en soi, simple-
ment parce que la vie sociale est par elle-mme l'une des
grandes fonctions de l'organisation naturelle, sans laquelle
l'homme ne raliserait pas pleinement sa nature. Le droit
civil doit donc prtendre raliser l'quit l'intrieur
d'une cit dtermine ; le jeu des lois doit viser, d'autre
part, maintenir l'existence de cette mme cit. Mais
au-dessus de Rome, ct d'elle, il y aura tous les autres
groupes humains, galement lgitimes, galement respec-
tables - en pratique tous les tats, toutes les cits que la
conqute a intgrs dans l'Empire.
La notion de droit des gens (jus gentium), c'est--
dire droit des nations (autres que Rome), si elle ne
s'est dgage en thorie qu'assez tardivement, et sous
148 LE PEUPLE LU

l'influence des philosophes, n'avait jamais en fait t tota-


lement trangre la pense romaine. I.:un des premiers
exemples en est fourni par les rites de dclaration de
guerre et de conclusion des traits de paix, tels que les
pratiquait ds une trs haute antiquit un prtre appel
pater patratus, le plus haut en dignit des deux fciaux
(les hrauts sacrs qui reprsentaient le peuple romain
dans ses rapports avec l'tranger). Le pater patratus, revtu
des attributs de Jupiter Frtrien (comme l' imperator
revtait ceux de Jupiter Optimus Maximus) avait seul qua-
lit pour lier la cit romaine envers les peuples trangers.
Le rituel qu'il accomplissait (invocation, jet symbolique
d'une lance sur le territoire dsign par l comme
ennemi, etc.) est aussi contraignant pour l'tat que dans
la procdure civile, par exemple, peut l'tre le nexum
(contrat de vente conclu en prsence de tmoins). Mais
l, les tmoins sont les dieux. Et toute la thorie du droit
des gens peut se ramener une thorie du contrat : la
dclaration de guerre formule une revendication de ce
que le peuple romain considre comme son bien ; n'est
lgalement ennemi (hostis) que le ressortissant d'une
nation laquelle la guerre a t rgulirement dclare;
n'importe quel citoyen n'a pas le droit de tuer cet
ennemi : il doit avoir t rgulirement enrl sous les
ordres d'un imperator et se trouver en activit de ser-
vice . Sans quoi les dieux sont offenss et la cause de
Rome, cessant d'tre conforme au droit, devient par l
mme injuste. Revendication d'un droit, la guerre cesse
d'tre justifie lorsque l'ennemi a donn rparation. Il est
injuste - non conforme au jus - de poursuivre l'anantis-
sement d'un ennemi qui ne se dfend plus mais s'est
rendu merci. I.:acte de deditio (reddition) constitue un
nouveau contrat rglant les rapports des vaincus avec les
Romains. Les termes de ce contrat sont extrmement
LA VIE ET LES LOIS 149

variables ; ils dpendent en fait de la volont des vain-


queurs, mais en droit, on admet qu'ils ont t librement
accepts par les deux parties (le vaincu n'est-il pas tou-
jours libre de mourir?). Le trait qui met fin la guerre
ifoedus) doit tre observ par les contractants en toute
bonne foi (/ides), celle-ci, la fides, devant permettre de
rgler tout ce qui, dans les rapports entre les deux
peuples, n'est pas explicitement prvu par la lettre du
trait. Il dtermine avec prcision le statut du vaincu,
qui il laisse le plus souvent une trs large autonomie. Ses
terres sont en principe dclares ager romanus, mais une
partie est rtrocde aux premiers possesseurs, non titre
de proprit, mais de possessio, soumise au paiement d'un
tribut annuel. Les villes continuent de s'administrer elles-
mmes conformment une charte (/ex) qui leur est
octroye. On voit que le fondement de l'Empire rside
dans le foedus plutt que dans le droit de conqute, et
comme les stipulations du foedus sont modifiables d'un
commun accord entre les contractants, la porte est
ouverte une volution de la condition juridique des
sujets qui finit graduellement par devenir identique
celle des conqurants. Cette volution, jamais interrom-
pue, se trouva termine en 212 aprs Jsus-Christ, lorsque
l'dit de Caracalla tendit tous les habitants libres de
l'Empire le droit de ci.t romaine, avec toutes ses cons-
quences. Quelles qu'aient pu tre les vritables raisons de
cette mesure (elles furent sans doute fiscales, mais rpon-
dirent peut-tre aussi un besoin de simplification, les
diffrentes cits de l'Empire; parfois certains groupes,
l'intrieur d'une mme cit, bnficiant d'un statut parti-
culier, ce qui, la longue, avait fini par former un che-
veau juridique inextricable), elle n'en constitue pas moins
le terme logique de cet largissement graduel de la cit,
150 LE PEUPLE LU

mesure que s'tendait le champ d'application du droit


romain, gnrateur d'galit entre les hommes.

Lvolution du droit civil nous a montr que l'action


dcisive avait t exerce par l'intervention, de plus en
plus grande, de l'tat : d'abord simple tmoin de l'intro-
duction d'instance, en mme temps sans doute que
garant de l'excution de la sentence arbitrale, le magistrat
avait fini par ordonner ou interdire de sa propre autorit.
Aussi malgr sa dette, quelque considrable qu'elle soit,
envers les coutumes gentilices et son respect, pouss
l'extrme, des privilges des groupes (familles d'abord,
puis collges, et finalement municipes), le droit romain
doit son existence mme la constitution d'un pouvoir
fort, autoritaire et plac au-dessus des individus comme
des collectivits. En ce sens, le droit constitutionnel de
Rome, s'il n'a pas t la source du droit civil, en a du
moins t le moteur et le garant.
Il nous est malais de saisir quel est, Rome, le prin-
cipe de la souverainet. Les rcits des historiens antiques
nous laissent entendre que ce principe n'est pas simple,
mais les faits qu'ils allguent ne se laissent pas interprter
commodment, car nous sommes toujours autoriss
nous demander dans quelle mesure ces faits eux-mmes
n'ont pas t imagins ou du moins dforms pour
appuyer telle ou telle thorie. En aucun autre domaine,
peut-tre, plus que dans celui du droit, on ne trouve
autant d'anachronismes, d'anticipations, et tout ce que
l'on pourrait appeler des mythes juridiques. Cependant
c'est partir de ces donnes suspectes qu'il convient de
raisonner, en les critiquant par les faits, parfois un peu
mieux assurs, de l'archologie ou de l'histoire de la
religion.
LA VIE ET LES LOIS 151

r poque royale, le pouvoir appartient au roi, sans


aucune restriction : autorit militaire, privilge de dire
le droit (ce qui deviendra, sous la Rpublique, la tche
essentielle du prteur), de convoquer l'assemble du
peuple et de lui soumettre les motions, et aussi toute la
responsabilit des relations avec les dieux. Le premier roi,
Romulus, tient ces pouvoirs du fait mme de la Fonda-
tion, c'est--dire, en dernire analyse, des dieux qui, en
lui envoyant l'augure favorable des vautours, l'ont investi
d'une mission. Parmi les dieux, c'est tout particulire-
ment Jupiter qui est le garant (auctor) de la fondation de
Rome et non pas, comme on aurait pu s'y attendre et
comme l'auraient sans aucun doute imagin les mytho-
graphes grecs en pareil cas, le dieu Mars, pre du Fonda-
teur. En fait, Romulus, premier imperator, apparat avec
son char aux chevaux blancs, sa toge pourpre brode de
lauriers, comme l'image visible de Jupiter Capitolin.
Pourtant, roi de droit divin, Romulus s'tait entour
d'un conseil des patres, le Snat, et avait coutume de ru-
nir le peuple en assembles. Lorsqu'il disparut (emport
vivant parmi les dieux au cours de ce qui fut la premire
apothose d'un souverain romain), le problme constitu-
tionnel se posa : qui choisirait le roi, puisque cette fois il
ne fallait plus compter sur la divinit pour cela? Tite-Live
nous raconte qu'il y eut assaut de gnrosit entre les
Pres et le peuple, chacun offrant l'autre de prendre
l'initiative de la dsignation. Finalement on dcida que le
roi serait nomm par le peuple, et que cette nomination
serait ratifie par le Snat. Ce compromis est de grande
consquence : en fait, l'apparente gnrosit du Snat
confrait aux Pres le privilge d'accorder l'investiture au
personnage dsign par le peuple - en d'autres termes, les
Pres seraient les garants (auctores) de l' imperium royal ;
le peuple devrait se borner mettre un souhait.
152 LE PEUPLE LU

On imagine volontiers que ce rcit de Tite-Live est un


mythe juridique datant de la priode o le Snat avait
acquis la prminence dans l'tat et dsirait la justifier
par des prcdents. En fait on devine que le rle de
l'acclamation populaire avait t autrefois plus important.
Mais cette acclamation populaire n'tait pas, dans son
essence, l'expression d'une volont consciente de choix;
elle tait le moyen dont se servaient les dieux pour faire
connatre leur volont. Nous avons quelque difficult
comprendre ce singulier tat d'esprit, mais c'est lui qui
explique certains traits de la constitution romaine, par
exemple la pratique des lections telle qu'elle se perptua
pendant toute la Rpublique. Aux comices centuriates,
par exemple, la dcision de la centurie appele voter la
premire acqurait une valeur de prsage (omen) et les
autres avaient coutume de s'y conformer. Les sances des
assembles taient prcdes de la prise des auspices par
le magistrat qui les convoquait, en vertu de son impe-
rium : toutes les prcautions religieuses taient prises pour
que les dieux pussent faire entendre leur voix et l'on tait
fort attentif tous les signes dfavorables par lesquels ils
pouvaient indiquer leur refus de parler. Un coup de ton-
nerre qui retentissait soudain, un clair, une crise d'pi-
lepsie saisissant un citoyen, tout cela entranait la nullit
des oprations commences, et l'assemble tait renvoye
au prochain jour faste .
Dans un pareil systme, la volont populaire n'a gure
de place ; il peut nous sembler que les lections ne sont
qu'une vaste supercherie monte par la classe dirigeante
- le Snat, dont sont membres les magistrats chargs de
prsider les comices centuriates - et destine donner les
apparences de la dmocratie. Mais ce point de vue,
l.A VIE ET LES LOIS 153

quelque justifi qu'il puisse paratre, mconnat la convic-


tion profonde o se trouvaient les Romains que la pr-
sence du peuple, si peu active ft-elle, tait indispensable
pour la cration du magistrat. La volont du peuple
n'est pas elle seule la source de l' imperium ; l'assemble
n'a aucune initiative, elle ne peut voter que sur les noms
de candidats accepts par le magistrat qui la prside et,
plus grave encore, celui-ci a mme le droit de refuser le
rsultat du vote en ne procdant pas la proclamation
(renuntiatio) du nom de l'lu qui, seule, confre celui-ci
la qualit de magistrat dsign (design.atus). Mais en
revanche il n'est pas moins ncessaire que le peuple se
soit prononc pour que la renuntiatio soit possible.
Nous avons d'autres tmoignages qui montrent ce rle
essentiel de l'acclamation populaire dans la collation de
I' imperium. Le plus significatif est sans doute la saluta-
tion que les soldats, qui ne sont autres que les citoyens,
la cit mme dans ses cadres militaires, adressent leur
gnral victorieux sur le champ de bataille. Cette procla-
mation par les soldats de leur chef comme imperator peut
sembler superflue puisque celui-ci est dj un magistrat
en exercice, investi par le Snat de son commandement.
Mais la gratuit mme de la coutume garantit son anti-
quit. Elle nous apparat comme la survivance du temps
o la voix populaire revtait la valeur d'un prsage,
d'un omen tmoignant de la volont divine.
Il semble que le fondement de l' imperium, son carac-
tre juridique essentiel d'o se dduisent les autres, soit
le droit de consulter les dieux, ce que l'on appelait le
droit d'auspices. Lorsque le magistrat suprme (le roi
d'abord, puis les consuls) vient disparatre, les auspices
reviennent aux Pres : chacun des snateurs exerce alors
tour de rle, pendant cinq jours, l' interregn.um. De cette
154 LE PEUPLE LU

faon, l' imperium n'est jamais vacant. Il est en effet nces-


saire, pour crer un nouveau roi ou un nouveau col-
lge consulaire, que l'lection soit prside, que la
renuntiatio soit faite par un magistrat revtu de l'imper-
ium. Telle est la fonction de l' interrex ( roi provisoire)
nomm alors dans ce but. On comprend aussi pourquoi,
nous l'avons dj signal, les patriciens rsistrent si long-
temps la pression de la plbe exigeant le doit d'accder
au consulat : comment aurait-on admis l' imperium un
plbien qui tait, cette poque, tenu pour religieuse-
ment incapable d'en assumer la fonction essentielle, la
prise des auspices? Lexpdient temporaire imagin pour
rsoudre ce problme de droit religieux, la cration de
tribuns militaires pouvoir consulaire , mais sans
imperium, situe trs exactement le dbat sur son vrai ter-
rain, celui des rapports avec les dieux.
Il est possible, sans doute, d'imaginer que derrire ce
point de droit pontifical se dissimulaient des gosmes de
classe, et que les patriciens rpugnaient cder aux pl-
biens une part quelconque du pouvoir. Mais la cration
des tribuns de la plbe avait t une concession autrement
grave et nous savons assez l'importance attache par les
Romains aux formes juridiques pour supposer que leur
respect littral du rituel n'tait pas hypocrisie pure et
simple.
I.:imperium, tel que nous avons tent de le dfinir dans
sa ralit juridique et religieuse, est en quelque sorte la
projection l'intrieur de la cit de l'omnipotence de
Jupiter Optimus Maximus. Divin dans son essence, charg
par lui-mme d'un dynamisme qui confre qui le
possde une efficace exceptionnelle, il est la source de
toute action politique. Quelle que soit l'origine historique
d'une pareille conception (et l'on y devine des lments
trusques, unis sans doute une thologie de tradition
IA VIE ET LES LOIS 155

indo-europenne), on aperoit aisment le problme


qu'elle posait pour l'organisation d'une cit rpublicaine.
Son champ normal est videmment la royaut. Mais l'on
ne tarda pas se demander comment concilier cet impe-
rium tumultueux avec les exigences d'un systme poli-
tique et social o la personne s'efface devant la
permanence de tout le groupe ?
Les hommes qui firent la rvolution de 509 avant
Jsus-Christ pensrent rsoudre cette antinomie en divi-
sant l' imperium entre deux magistrats gaux annuels, qui
s'appelrent d'abord prteurs (praetor, de prae-itor, celui
qui marche en tte, affirmaient les tymologistes
romains, dont nous ne partageons plus, sur ce point, la
belle assurance), puis consuls. Mais l' imperium ne saurait
tre partag : il est tout entier en qui le posssde. Aussi les
deux consuls ne l'exeraient-ils pas simultanment mais,
pendant leur anne de charge, un jour sur deux. Ces
magistrats remplaaient le roi et l'on pensait que la courte
dure de leur mandat non moins que le partage des pr-
rogatives les empcheraient de se transformer en tyrans.
Au demeurant, on cra en mme temps une sorte de roi
pour rire, le rex sacrificulus, qui conservait le nom de
roi et tait charg de continuer la fonction royale dans le
dtail des rites religieux. Ainsi les dieux ne seraient pas
dpayss et reconnatraient leur Ville.
Cette organisation avait le mrite, dans la cit devenue
rpublicaine, de sparer dans la mesure du possible
l' imperium de son titulaire, de le consacrer en quelque
sorte comme abstraction : la notion mme du pouvoir de
l'tat dsincarn avait pris naissance.
Plus tard, l' imperium fut encore plus largement par-
tag: partir de 367 avant Jsus-Christ, le prteur urbain
fut exclusivement charg de dire le droit , fonction qui
jusque-l tait exerce par le consul. Pour l'assumer, il
156 LE PEUPLE LU

fallait un magistrat revtu de l' imperium, c'est--dire dis-


posant d'un droit de contrainte, qui se manifestait essen-
tiellement par le jus edicendi (le droit de promulguer un
dit, un commandement effet contraignant). Une fois
de plus l' imperium intervenait comme source et fonde-
ment du pouvoir.
Cependant, depuis le dbut du V' sicle avant notre
re, une autre forme de pouvoir avait fait son apparition,
avec les tribuns de la plbe. Dpourvus d' imperium (ce
qui tait naturel puisqu'ils taient plbiens et ne jouis-
saient donc pas du droit d'auspices), ils avaient comme
arme le jus intercessionis, c'est--dire le droit de s'opposer
l'excution d'un ordre donn par un autre magistrat,
mme le consul. Ce droit existait dj l'intrieur du
collge consulaire, puisque chacun des deux consuls pou-
vait, s'il le dsirait, frapper de nullit les actes de son
collgue. rinnovation consistait en armer des magistrats
crs au cours d'une scession de la plbe et appels par
destination gner la politique des consuls. Les dangers,
l'absurdit mme d'un pareil systme laissent supposer
que le tribunat de la plbe est un expdient auquel on
eut recours en un moment de crise, peut-tre exhum de
quelque hritage lointain et adapt tant bien que mal
la situation. Quel pouvait bien tre ce pouvoir des tri-
buns, qui s'interposait devant l'imperium et en annulait
les effets ? Tout nous indique qu'il est bien, dans son
essence, religieux comme l' imperium lui-mme. Les tri-
buns de la plbe, placs sous la protection de Crs, la
desse plbienne de l'Aventin, taient inviolables : qui-
conque les touchait contractait une souillure ; quiconque
leur rsistait tait immdiatement excut. On a l'impres-
sion de voir surgir du fond des temps quelque sorcier
devant lequel chacun recule. Le nom de tribun ne nous
renseigne gure, au moins directement, sur l'histoire de
l.A VIE ET LES LOIS 157

cette magistrature. Il est d'ailleurs port par d'autres


magistrats que les dfenseurs de la plbe. Le mot est vi-
demment rattach tribus (la tribu), c'est--dire une
grande division du peuple, mais cela ne nous apprend pas
grand-chose. De trs bonne heure, peut-tre ds l'origine,
les tribuns de la plbe avaient le droit de runir celle-ci
en une assemble particulire, le concilium plebis (qui prit
plus tard le nom de comices tribu tes), appel lire les
magistrats plbiens, tribuns et diles plbiens (ceux-ci,
d'abord spcialement chargs de desservir le temple de
Crs, devinrent ensuite les auxiliaires des tribuns, et
eurent la garde des archives de la plbe).
Par une sorte de miracle, cette constitution disparate
russit fonctionner sans trop d'-coups. Les historiens
anciens soulignent la sagesse des tribuns qui n'usrent que
modrment de leur droit d' intercessio, et aussi celle des
magistrats patriciens qui s'efforaient d'tre justes, gale-
ment, envers tous les citoyens. Peut-tre plus que par
quelque grce qui aurait aussi continment inspir la vie
politique romaine, le fonctionnement du systme fut-il
assur par les conditions extrieures qui mirent presque
sans interruption Rome aux prises avec des ennemis dan-
gereux jusqu' la fin des guerres puniques. Devant les
menaces, le besoin de concorde tait imprieux - et la
desse Concordia reut de trs bonne heure un temple
sur les pentes du Capitole, non loin du Comitium. Et
surtout, le pouvoir tribunicien ne pouvait s'exercer qu'
l'intrieur du pomerium (et plus tard l'intrieur d'une
troite bande concentrique d'un mille de large autour de
celui-ci). Limperium reprenait tous ses droits sur le reste
du territoire et, naturellement, l'arme. Longtemps, une
mobilisation gnrale fut le plus sr moyen de mettre fin
!'agitation politique - et les magistrats patriciens ne se
firent pas faute d'en user.
158 LE PEUPLE LU

ct des magistratures directement issues de la


royaut (consulat, prture) et qui confrent l' imperium
leur titulaire, et du tribunat de la plbe, existait une autre
fonction qui elle aussi avait autrefois appartenu la
royaut (du moins, selon la tradition, Servius Tullius)
et qui reut sous la Rpublique le nom de censure. Les
censeurs, au nombre de deux, sont lus pour cinq ans,
mais la coutume veut qu'ils se dmettent de leur charge
au bout de dix-huit mois. Ils ont mission de recenser les
citoyens et les biens, de faon procder au classement
systmatique de chacun d'aprs son cens, c'est--dire
sa fortune. Mais ils possdent aussi une juridiction
morale. Ils peuvent noter d'infamie qui ils veulent, en
raison de sa conduite prive. Leur pouvoir cet gard est
quasi discrtionnaire; aussi la tradition voulait-elle que
l'on choist comme censeurs des personnages unanime-
ment respects, parvenus au terme de leur carrire poli-
tique et revenus des inimitis personnelles. Ce sont eux,
l'poque classique, qui dressent la liste des snateurs et
celle des chevaliers ; ils dterminent, pour la dure de leur
magistrature, le montant des impts et procdent aux
grandes adjudications de travaux publics. Ces multiples
tches acheves, les censeurs, au bout de dix-huit mois,
rassemblaient les citoyens au Champ de Mars et les puri-
fiaient selon un rite spcial, le lustrum. Aprs quoi ils
redevenaient simples citoyens.
ces magistrats fondamentaux s'en ajoutrent
d'autres, mesure que la complication des affaires et
l'accroissement du territoire administr multipliaient les
missions. On cra, pour aider les consuls, des magistrats
chargs des questions financires (recouvrement des reve-
nus de l'tat, entretien des armes, garde des caisses
publiques). Ce furent les questeurs. D'autre part, ct
des diles plbiens, furent lus deux diles curules
LA VIE ET LES LOIS 159

(c'est--dire patriciens; seuls les patriciens pouvaient si-


ger pendant leur magistrature sur le sige curule) qui
partagrent avec leur collgues plbiens la police de la
ville, l'entretien des difices publics, la surveillance de
l'approvisionnement et aussi l'organisation matrielle des
jeux. Cette dernire fonction tait fort onreuse, car la
coutume voulait que les diles contribuent personnelle-
ment la splendeur de la fte - ce qu'ils faisaient volon-
tiers, aids par leurs amis, en raison de la popularit que
leur valait leur munificence. Mais la tentation tait forte
de rcuprer ensuite l'argent dpens, une fois que la
faveur du peuple les avait appels de plus hautes fonc-
tions.
Tels sont les magistrats ordinaires, lus selon un
rythme priodique - annuel pour la plupart, quinquennal
pour les seuls censeurs. Mais il existait aussi une magistra-
ture dont l'histoire est loin d'tre claire, qui avait un
caractre exceptionnel et, aprs tre longtemps tombe en
dsutude, finit par tre ressuscite titre d' expdient lors
des troubles politiques qui amenrent la chute de la
Rpublique. Cette magistrature, appele la dictature (dic-
tatura), confre l'imperium son titulaire. Celui-ci est
choisi et investi par le consul - ce qui est ncessaire tant
donn que seul un magistrat ayant l' imperium peut trans-
mettre ce pouvoir un autre - mais l'instigation du
Snat. Seule de toutes les magistratures romaines, la dic-
tature chappe la collgialit. Il n'y a qu'un seul dicta-
teur, qui se choisit pour lui-mme un subordonn, le
matre de la cavalerie (magister equitum). Cela n'implique
nullement que la dictature soit une fonction essentielle-
ment militaire. Les equites, auxquels commande le magis-
ter equitum, sont seulement les cavaliers des premires
centuries, c'est--dire l'aristocratie dans la classification
servienne. Nous avons dans cette dictature apparemment
160 LE PEUPLE LU

la forme romaine d'une vieille institution italique et sans


doute plus spcialement latine, puisque nous connaissons
des dictateurs latins qui se survivaient la tte des
antiques villes du Latium auxquelles la conqute romaine
avait enlev l'autonomie. vrai dire, la dictature apparat
comme trs proche d'une sorte de royaut et la valeur
religieuse de la fonction est indniable puisque mme en
dehors de toute priode de crise, on avait coutume de
dsigner un dictateur charg d'une mission trs spciale,
par exemple de planter rituellement un clou dans une
paroi du Capitole. Ce geste, dont la signification nous
chappe, ne pouvait tre accompli par personne d'autre
qu'un dictateur - et cela certainement parce que ce titre
tait celui d'un personnage disparu, dont seuls les dieux
avaient gard le souvenir. En pratique, le Snat recourait
la dictature lorsque l'tat traversait une crise grave et
que la collgialit des consuls ou le droit d' intercessio des
tribuns taient incompatibles avec l'ordre et la scurit.
Le dictateur retrouvait l' imperium dans tous ses effets ; il
n'avait tenir compte ni du droit d'appel au peuple ni
du veto des tribuns. Mais son pouvoir ne pouvait excder
une dure de six mois.
La tradition a conserv le souvenir d'un certain
nombre de dictatures l'poque archaque. Beaucoup
d'entre elles sont douteuses, par exemple celle de Furius
Camillus, le vainqueur des Gaulois. Le dernier en date
des dictateurs rgulirement investis fut Q. Fabius Maxu-
mus le Temporisateur, charg de rtablir la situation en
face des victoires d'Hannibal, en 216 avant Jsus-Christ.
C'est seulement Sulla, quelque cent vingt ans plus tard,
qui reprendra le titre, mais celui-ci ne fera plus gure que
couvrir une tyrannie de fait impose par les armes. Et il
en ira de mme pour la dictature que Csar se fera dcer-
ner en 49 avant Jsus-Christ, pendant la guerre civile.
l.A VIE ET LES LOIS 161

Tel tait donc le systme des magistratures qui se forma


lentement au cours des premiers sicles de l'histoire de
Rome. Bien qu'il ait eu d'abord comme objet l'adminis-
cration d'un territoire restreint et d'un seul tenant, il tait
assez souple pour s'adapter aux besoins nouveaux issus de
la conqute. Des deux consuls, l'un tait gnralement
charg de la conduite d'une guerre en cours, le second
demeurait Rome pour assurer la charge du gouverne-
ment civil. Avec la multiplication des thtres d'opra-
tions militaires et leur loignement, on dut augmenter le
nombre des magistrats pourvus de l' imperium ; il suffit
pour cela de proroger les consuls et les prteurs en charge,
en limitant leur imperium une mission dtermine (ce
que l'on appelait une provincia). Ces magistrats prorogs
prenaient le titre de proconsuls ou proprteurs. Ils pou-
vaient alors conduire les oprations militaires ou gouver-
ner le territoire qu'on leur avait confi et qui s'appela leur
province. En mme temps on multiplia le nombre des
magistrats rguliers (sauf celui des consuls qui, sous la
Rpublique, ne furent jamais plus de deux). Au dbut du
Ier sicle avant Jsus-Christ il y avait six prteurs : deux
assuraient le fonctionnement de la justice: l'un, le prteur
urbain, entre les citoyens ; l'autre, le prteur prgrin,
dans les procs o l'une des parties tait un tranger. Les
quatre autres taient envoys en mission : commande-
ment d'une arme ou d'une flotte, gouvernement d'une
province. Le nombre des questeurs est alors de huit: deux
sont au service des consuls, quatre celui des prteurs
dtachs. Sulla augmentera le nombre des prteurs et des
questeurs; il y aura huit prteurs et vingt questeurs (ce
qui signifie que certains proprteurs se voient attribuer
un questeur). Sous Csar, lors du grand travail de rorga-
nisation de l'Empire, il y eut seize prteurs et quarante
162 LE PEUPLE LU

questeurs. Naturellement, ces magistrats sont aids mat-


riellement par des bureaux o travaillent des commis
(scribae) et des esclaves publics. Consuls et prteurs,
lorsqu'ils paraissent en public dans l'exercice de leurs
fonctions, sont prcds de lecteurs portant sur l'paule
un faisceau de verges, symbole terrible du pouvoir dont
ils sont les agents d'excution. Hors du pomerium, des
faisceaux sort un fer de hache.
Toutes ces magistratures n'taient pas exerces dans
n'importe quel ordre. Trs vite s'instaura la coutume fort
naturelle de nommer aux magistratures infrieures (ques-
ture, dilit) des hommes jeunes qui pouvaient ainsi faire
leurs preuves et exercer avec plus d'autorit les charges
plus lourdes de la prture et du consulat. Quant la
censure, on !'attribuait d'anciens consuls. De mme on
tablit un ge limite au-dessous duquel nul citoyen ne
pouvait tre magistrat, et afin d'viter qu'un mme
homme ne se perptut en place - transformant prture
ou consulat en royaut de fait - il fut admis qu'un mme
homme ne pouvait tre rlu comme consul avant un
certain nombre d'annes et que, entre deux magistratures
conscutives (par exemple la prture et le consulat) il fal-
lait respecter aussi un intervalle - le plus souvent de deux
annes. Toutes ces mesures eurent pour effet de rgler
une carrire pour les magistrats (cursus honorum). Nous
sommes mal renseigns sur les conditions dans lesquelles
s'organisa ce cursus et sur ses variations selon les poques.
Au 1er sicle avant Jsus-Christ un questeur ne pouvait
avoir moins de 29 ans ; aprs quoi il faillait obtenir !'di-
lit, puis la prture, avant de pouvoir prtendre au consu-
lat. Avec les annes obligatoires d'intervalle entre les
charges, il tait impossible d'tre consul avant l'ge de
42 ans. Ces prcautions se rvlrent comme une barrire
assez peu efficace contre les ambitions : en fait, de Scipion
LA VIE ET LES LOIS 163

Pompe, des hommes russirent obtenir des magistra-


tures en dehors du moment prvu. Il suffisait pour cela
que se produist une crise un peu grave ou que la faveur
populaire, habilement exploite, impost une drogation
la coutume.
Mais le peuple et les magistrats n'taient pas seuls en
prsence. Dans le dialogue intervenait un troisime per-
sonnage, le Snat, conseil permanent qui dtenait en pra-
tique beaucoup des prrogatives que les tats modernes
considrent comme relevant les unes du pouvoir excutif
et les autres du pouvoir lgislatif. Selon la tradition, le
premier Snat avait t form par Romulus. Il comprenait
cent chefs de famille (patres), et les historiens anciens le
conoivent comme jouant un rle analogue celui du
conseil de famille auprs du pater, appel donner des
avis mais n'exerant, en fait, qu'une influence morale. Si
nous cherchons dfinir la fonction constitutionnelle du
Snat, nous sommes aujourd'hui amens constater que
toutes ses prrogatives drivent de ce que l'on appelait
Rome son auctoritas - mot qu'il est difficile de traduire
car la notion qu'il dsigne est complexe et comprend en
elle des lments fort divers, que la mentalit moderne a
quelque peine rassembler en un seul concept. tymolo-
giquement, le terme se rattache la racine du mot augur;
il dsigne le fait, pour une chose ou un tre, de possder
l'efficace ncessaire pour commencer heureusement une
entreprise - et nous avons dit, propos des assembles
populaires, quel point le commencement d'un acte est
important, un heureux commencement est gage d'un
heureux achvement - , aussi l'auctoritas du Snat est-elle
garante de la valeur d'une mesure propose - nous dirions
que cette auctoritas est fonction de l'autorit morale du
Conseil, mais cette quivalence ne tient pas compte de
l'efficace religieuse implique par la notion. Or, la
164 LE PEUPLE LU

conscience de cette efficace a pu s'effacer progressive-


ment, elle n'a jamais tout fait disparu de la pense poli-
tique romaine, et le respect que l'on porte encore sous
l'Empire aux avis du Snat s'adresse sans doute la
sagesse, la gravitas (le srieux) traditionnellement prtes
aux snateurs ; il n'en a pas moins son origine dans une
religio plus instinctive, ressentie l'gard d'une assemble
qui sige en un templum inaugur, donc sous le regard des
dieux, et que ceux-ci ont investie du privilge d'heureuse
initiative.
Aprs la rvolution de 509, le Snat, priv du roi, pr-
sid par le consul dont c'est le tour d'avoir les faisceaux,
ne peut manquer d'apparatre comme le dpositaire per-
manent de l'autorit. Nous avons vu que c'est aux patres
que revenait l'imperium (sous la forme de l'interrgne)
lors de la vacance du pouvoir. De trs bonne heure, aux
patres primitifs (les chefs des gentes patriciennes) s'taient
ajouts d'autres conseillers inscrits sur la liste (con-
scriptt) : c'taient en gnral d'anciens magistrats qui
avaient acquis presque automatiquement, par l'exercice
de leur charge { partir de Sulla, ds la questure), le droit
de siger au Conseil. Sauf sur dcision contraire des cen-
seurs, les snateurs continuaient siger toute la vie ; ils
taient simplement dispenss aprs la soixantaine de
l'assiduit obligatoire. Tout naturellement, la hirarchie
des snateurs tait celle des magistratures que chacun
d'eux avait exerces : ainsi le consul le plus ancien tait
le premier en dignit ; inscrit en tte de la liste (l'album
senatorium), il avait le titre de princeps senatus et c'est lui
qui donnait le premier son avis dans les dlibrations.
La faon dont le Snat exerait son auctoritas a vari
selon les poques. Au dbut de la Rpublique, le Snat se
prononait sur les lois aprs leur vote par les assembles
populaires, ce qui lui donnait la possibilit de les annuler.
LA VIE ET LES LOIS 165

Dans la seconde moiti du IV" sicle avant notre re,


lordre de la procdure fut renvers : le Snat dut se pro-
noncer avant la consultation du peuple. On revenait ainsi
la notion primitive d'auctoritas, la vertu d'initiative, et
il ne semble pas que l'influence relle du Snat s'en soit
trouve diminue. Ds cette poque, le conseil des Pres
tait devenu celui des anciens magistrats et c'tait leur
exprience qui dcidait ainsi des propositions de lois. Une
proposition dsapprouve, ds le principe, par le Snat,
avait donc de grandes chances de ne jamais tre porte
devant le peuple. Soumise au vote des comices, elle tait
au contraire approuve presque automatiquement grce
au systme du vote par centuries.
Ces dispositions auraient dj suffi faire de Rome
une rpublique oligarchique : les lments de royaut qui
se perptuaient dans les magistratures taient en fait neu-
traliss par l'autorit des Pres. ~ar c'tait dans le Snat
que se prparaient les lections futures, et les magistrats
en exercice, soucieux de leur carrire autant que respec-
tueux de la sagesse de ce Conseil qui comptait, aprs tout,
les meilleurs esprits et les plus expriments de l'tat,
avaient coutume de tenir le plus grand compte de ses
avis.
Conseiller des magistrats, le Snat formule ses avis sous
forme de snatus-consultes qui sont, littralement, des
comptes rendus de sance exprimant l'avis de la majorit.
Le schma d'un snatus-consulte est invariable. En tte
vient le nom du magistrat (gnralement le consul) qui a
runi le Snat, puis l'indication de la question qui a fait
lobjet de l'ordre du jour, enfin 1'avis qui a prvalu est
formul comme un conseil donn au magistrat qui il
appartient de dcrter (par dit, en vertu de son impe-
rium, par exemple) la mesure souhaite. Le texte en est
166 LE PEUPLE LU

rdig par des secrtaires de sance dsigns par le prsi-


dent, qui veillent la fidlit de la rdaction et en
assument la responsabilit. Ugalement, rien n'oblige le
magistrat s'incliner, mais la coutume, le bon sens mme
l'invitent agir dans le sens o le veulent les snateurs.
Linfluence du Snat s'exerait sur tous les domaines
de la vie politique. C'est lui qui assigne aux magistrats et
aux promagistrats leur province, c'est--dire leur mission,
en temps de guerre qui leur donne une arme, et en tout
temps leur attribue un territoire gouverner. Cette prro-
gative implique qu'il dcide, pratiquement, lequel des
magistrats ordinaires sera prorog l'anne suivante dans
une promagistrature. Conseil permanent du consul, il
reoit les ambassadeurs trangers - ou refuse son gr de
les recevoir. C'est dans son sein qu'il choisit les legati, qui
seront les envoys officiels de Rome auprs des puissances
trangres. Disposant souverainement des finances de
l'tat, il peut s'il le dsire couper les vivres tel gnral
ou tel gouverneur dont la conduite lui a dplu, et l'on
vit souvent des magistrats mendier auprs de lui des sub-
sides. On aperoit l'importance de cette fonction de ges-
tion financire : en fait, le Snat est matre du budget de
l'tat, et cela lui donne des moyens d'action consid-
rables. Par exemple, aucun projet de fondation de colonie
ne peut se passer de son approbation, car, administrateur
de l' ager publicus, il doit autoriser les partages de terre
aux colons qui constituent une alination du bien public.
Ce qui explique, entre autres, pourquoi la Campanie,
terre particulirement fertile occupe par des possessores
qui taient snateurs, ne put jamais tre choisie comme
lieu de colonie aussi longtemps que dura la Rpublique.
Pourtant, cette position privilgie qui donne au Snat
la haute main sur la politique extrieure, la conduite des
guerres, l'administration des provinces, la gestion des
IA VIE ET LES LOIS 167

fonds publics - et, longtemps aussi, la justice car les juges


des quaestiones perpetuae (tribunaux permanents comp-
tents en matire criminelle, qui apparaissent partir du
Ile sicle avant Jsus-Christ) sont tirs au sort parmi les
snateurs - tous ces privilges ne reposent que sur la cou-
tume et lgalement rien n'empche un magistrat, une
assemble populaire, de passer outre. Ce qu'ils firent par-
fois. En ces conditions, le Snat s'inclinait avec sagesse,.
attendant que, l'habitude aidant, tout rentrt dans
l'ordre.
En pratique, pendant les sicles d'or de la Rpu-
blique, tout pouvoir mane du Snat ; c'est lui la vritable
incarnation de l'tat, et comme il est form des plus
riches personnes de la cit, on peut considrer que la
Rpublique romaine est en fait une ploutocratie. Cepen-
dant il ne faut pas oublier que la fortune des snateurs
est uniquement (du moins en principe) fonde sur la pro-
prit terrienne. Les chevaliers peuvent tre plus riches
qu'eux, ils n'entrent pas pour cela dans la carrire des
honneurs qui, seule, ouvre la porte du Conseil suprme.
Ce principe, raffirm maintes reprises et encore vivace
sous l'Empire (puisque les snateurs devaient encore obli-
gatoirement possder des terres en Italie), maintient le
souvenir du temps o le Snat tait le conseil des patres,
des tribus rustiques. Ltat n'est pas entre les mains
d'hommes d'affaires mais entre celles de grands propri-
taires dont les attaches avec la terre n'ont jamais t com-
pltement rompues, et cela n'a certainement pas peu
contribu assurer la continuit de la politique romaine,
soucieuse avant tout de dfendre la terre, ne se rsignant
la guerre que pour repousser les menaces, prparant
avec patience et laborieusement les rcoltes futures. Cela
en explique peut-tre aussi certaines limites, une tendance
ne pas penser les problmes dans toute leur ampleur,
168 LE PEUPLE LU

demeurer dans la perspective strictement italienne et aussi


parfois considrer les provinces comme la proprit
momentane du gouverneur. L sans doute est l'une des
raisons profondes de la chute du rgime snatorial, inca-
pable de construire un rgime administratif et politique
l'chelle de l'Empire.

Aprs la crise des guerres civiles, o Rome avait t


toute proche d'une restauration monarchique voulue par
Csar, la rconciliation se fit autour d'Auguste qui, dli-
brment, s'attacha sauver du systme oligarchique
vaincu Pharsale cout ce qui pouvait encore servir. Il
est significatif que la rvolution augustenne n'ait point
modifi les mots : les institutions traditionnelles gar-
drent leur forme et leur nom. Il y eut comme autrefois
un Snat, qui conserva son rle de conseiller du pouvoir,
des magistrats lus selon les vieilles mthodes et qui, une
fois termin le temps de leur charge, taient prorogs
comme commandants d'arme ou gouverneurs de pro-
vince. Mais si tout cela subsistait, le rle de chacun de
ces organes de gouvernement fut subtilement inflchi, et,
dans l'ensemble, la cohsion de l'tat singulirement
accrue.
Le problme consistait pour Auguste lgaliser son
propre pouvoir et le rendre durable. Plusieurs solutions
se prsentaient, entre lesquelles il hsita, tout en assurant
l'ensemble de l'Empire une meilleure administration. Il
pouvait s'attribuer le consulat et le garder d'anne en
anne - ce qu'il fit certains moments. Il pouvait aussi
se considrer comme promagistrat charg de provinces
dtermines - ainsi se trouvait-il revtu de l'imperium, au
moins dans les provinces considres. Cela, Auguste le
fit galement : on eut dornavant, partir de 27 avant
LA VIE ET LES LOIS 169

Jsus-Christ, des provinces snatoriales qui continuaient


d'tre administres par des promagistrats munis d'un
mandat man du Snat et des provinces impriales, dont
le Prince tait le gouverneur lgal et o il se faisait repr-
senter par des lieutenants (legati) choisis son gr (dj
sous la Rpublique, les commandants d'arme et les gou-
verneurs s'entouraient des legati de leur choix). Les pro-
vinces impriales furent celles o tait stationne une
arme : de cette faon le Prince fut le commandant de
coutes les forces romaines, l' imperator par excellence. Le
Prince pouvait enfin, par une fiction lgale plus subtile,
s'attribuer le pouvoir des tribuns de la plbe, ce qui le
mettait au-dessus de tous les autres magistrats et lui don-
nait un droit de veto l'intrieur mme de la Ville, o
ne s'appliquait pas (thoriquement) !' imperium proconsu-
laire. Aussi les Empereurs, la suite d'Auguste, revtent-
ils ds leur avnement la puissance tribunicienne
(tribunicia potestas) qui ne fait pas d'eux des tribuns (la
magistrature elle-mme subsiste) mais leur en donne tous
les privilges. Renouvele chaque anne le 10 dcembre,
cette puissance tribunicienne est soigneusement mention-
ne dans les inscriptions parmi les titres du Prince, et le
nombre qui la suit indique l'anne du rgne.
Ainsi arm, utilisant toutes les ressources de la consti-
tution rpublicaine, le Prince tient en main tous les
moyens d'action. Pourtant, comme Auguste se dfendait
d'instaurer une monarchie dguise, il voulut justifier aux
yeux de tous cette accumulation extraordinaire de pou-
voirs qui, elle, avait t sans exemple sous la Rpublique,
mme finissante. Reprenant une notion dj familire aux
Romains depuis le Ile sicle avant Jsus-Christ, il fut
d'abord le princeps senatus, le personnage qui, dans l'tat,
possdait la plus grande auctoritas : aux pouvoirs rels,
lgaux, venait s'ajouter conformment la tradition
170 LE PEUPLE LU

romaine une justification d'ordre moral et quasi reli-


gieuse. Cette auctoritas exprime dj par le surnom
d'Auguste dcern au Prince, celui-ci la devait son pass,
aux services rendus la patrie, mais aussi (et peut-tre
davantage) ses victoires, aux heureux succs de toutes
ses actions. Premier citoyen - avec cette ambigut qui
fait de lui la fois le premier en dignit et le plus avan-
c , l'homme de proue - , le Prince personnifie le peuple
romain entier de la mme faon que le vote de la centurie
prrogative reprsentait, aux comices, la volont du
peuple. Pour cette raison, il possde l'une des qualits
minentes que l'on reconnaissait sous la Rpublique
l'tat, la maiestas (d'o nous avons fait le terme de ma-
jest) : la rnaiestas est une vritable vertu, une proprit
d'ordre moral et affirme par les faits, qui place le Populus
Romanus au-dessus des autres peuples, et en mme temps
au-dessus de tous les individus. Sous la Rpublique, il
existait une lex de maiestate Populi Romani (loi sur la
majest du Peuple romain) punissant de mort toute ten-
tative pour faire chec cette suprmatie ou mme pour
la lser moralement. Sous l'Empire, la loi de majest,
applique la personne mme du Prince, fut un redou-
table instrument de pouvoir : c'est en son nom que par-
lrent les innombrables dlateurs, habiles dcouvrir
partout les opposants avous ou secrets et n'hsitant pas
recourir la provocation pour parvenir leurs fins
- ordinairement la condamnation d'un ennemi et la
confiscation de ses biens (dont une part leur revenait, en
rcompense du service rendu l'tat).
Cette armature constitionnelle, juridique, religieuse et
morale du principat permit Auguste de conserver un
cursus honorum, un Snat, des assembles populaires, et
en apparence rien n'avait chang. Mais ct de ces orga-
nismes traditionnels se cra une administration quasi
LA VIE ET LES LOIS 171

indpendante de l'autre, manant directement de l'Empe-


reur et qui finit notamment, sous les derniers successeurs
d'Auguste, par rduire un ordre snatorial, sans rle
politique vritable, ce qui avait t l'assemble la plus
puissante de la Rpublique. Comme proconsul des pro-
vinces impriales, !'Empereur doit disposer d'un person-
nel nombreux dispers dans l'Empire. De plus, enrichi
par le butin des guerres civiles, possdant titre personnel
d'immenses territoires (par exemple l'gypte entire, qui
ne fut jamais rige en province mais demeura toujours
proprit du Prince), il dveloppe sa maison (fomilia),
dont les agents se trouvent partout dans l'Empire. Ces
gens de l'Empereur sont, comme dans toutes les grandes
maisons romaines, des esclaves et des affranchis.
Mais, en plus de cette bureaucratie domestique, le
Prince fut amen confier d'autres missions administra-
tives, dtaches des attributions traditionnelles des magis-
trats, des curateurs et des prfets. Il y eut ainsi des
curateurs des routes, des aqueducs, - qui taient des sna-
teurs, tandis que d'autres fonctions, fort importantes,
revenaient des chevaliers, par exemple la prfecture du
prtoire, c'est--dire le commandement des cohortes pr-
toriennes, les troupes qui, stationnes Rome, assurent
la garde du Prince et contribuent avec les cohortes
urbaines au maintien de l'ordre dans la Ville. Chevaliers
aussi, le prfet de l'annone (charg du ravitaillement de
Rome) et celui des vigiles (corps de police spcialis dans
la lutte contre l'incendie), le prfet de la flotte (il y en
avait deux, la flotte de Misne et celle de Ravenne) et
quantit d'autres, tels les innombrables procurateurs qui,
dans les provinces impriales, tiennent auprs des l.egati
du Prince la place des questeurs dans les provinces snato-
riales.
172 LE PEUPLE LU

I.:administration de l'Empire exige des hommes de plus


en plus nombreux. Il faut que ces hommes, lentement
forms leurs fonctions, puissent les exercer avec une
continuit plus grande que ne le permettait le systme
rpublicain, o le Snat, jaloux des gouverneurs trop
puissants dans leurs provinces, ne les maintenait pas long-
temps en place. Les chevaliers fournissent ces fonction-
naires, et peu peu l'on voit se constituer, ct du
cursus honorum snatorial, un vritable cursus questre o
se succdent dans un ordre strict fonctions militaires et
charges civiles, qui culminent avec l'une des grandes pr-
fectures : celle d'gypte, celle de l'annone et surtout celle
des cohortes prtoriennes. Et comme toute fonction
administrative entrane l'exercice d'une juridiction, on vit
les prfets investis d'un pouvoir judiciaire l'intrieur de
leur comptence. C'est ainsi que les prfets du prtoire
finirent par possder la juridiction criminelle en Italie,
remplaant les prteurs.
Ce lourd appareil, fort complexe ds l'origine parce
qu'il n'tait pas une cration ex nihilo mais juxtaposait
deux hirarchies distinctes, les magistrats de rang snato-
rial et les prfets et procurateurs questres, fut dans
l'ensemble d'une grande efficacit : les gouverneurs se
sentaient surveills par les gens du Prince et en gnral
cela stimulait leur zle, empchait en tout cas les malver-
sations trop souvent tolres sous la Rpublique. Les
anciennes compagnies de publicains n'avaient pas survcu
la Rpublique, et le monopole de la perception des
impts, qui avait autrefois appartenu aux chevaliers, ne
fut pas rtabli. Le plus souvent ce furent les collectivits
locales qui eurent le soin de rpartir la charge des impts
directs (impt foncier, ou stipendium, dans les provinces
snatoriales, impt sur les personnes, ou tributum, dans
les provinces impriales - mais ces impts n'taient pays
LA VIE ET LES LOIS 173

que par les cits de statut provincial, en dehors de l'Italie,


laquelle en tait exempte) ; l'administration impriale
levait les impts indirects (taxe de 5 o/o sur les successions,
de 1 o/o sur les ventes, de 5 o/o sur les affranchissements,
pages ou droits de douane de taux divers). Ces procds
de perception, moins onreux que la ferme, avaient sur-
tout l'avantage de permettre une rpartition plus claire
des recettes, qui taient affectes diverses caisses : l' aer-
arium Saturni (trsor enferm dans les soubassements du
temple de Saturne) qui remplaait le trsor public rpu-
blicain, le fiscus (ou corbeille) qui tait le trsor parti-
culier des Empereurs, l'aerarium militare (caisse de
l'arme) alimente, notamment, par le vingtime des suc-
cessions.
Mais les immenses ressources de l'Empire, malgr tout
le soin apport leur gestion, taient insuffisantes pour
faire face toutes les charges. Rome a souffert presque
continuellement d'une crise financire laquelle les
Empereurs n'ont jamais su, ni pu porter remde. La capi-
tale de l'Empire cotait fort cher : les constructions
somptueuses et gigantesques, les jeux, les cadeaux perp-
tuels des Empereurs aux soldats et au peuple, et surtout
les frais inhrents au systme de l'annone - dont nous
verrons l'importance dans la vie quotidienne de Rome -
vidaient priodiquement le trsor imprial. Souvent,
l'effort militaire se trouva frein par la ncessit de res-
treindre les dpenses. Dans une large mesure, la facilit
avec laquelle les barbares envahisseurs purent pntrer
dans l'Empire s'explique par la faiblesse des effectifs que
l'on pouvait leur opposer. Et de cette faiblesse n'tait pas
seul responsable un certain manque d'hommes : la parci-
monie de l'tat est aussi en cause. Il semble que les
Empereurs, pour viter de heurter la bourgeoisie provin-
ciale, aient rpugn demander un effort financier en
174 LE PEUPLE LU

rapport avec l'immensit des tches accomplir. Et cela


il y avait une raison profonde : mme conscient de sa
mission impriale, le rgime instaur par Auguste tenait
trop profondment l'antique conception de la cit pour
que les Princes ne considrent pas que la fin ultime du
gouvernement tait de promouvoir la prosprit des com-
munauts locales - et d'abord de la capitale - , ft-ce au
dtriment des organismes impriaux. De ce libralisme, et
malgr les tentatives de raction des Empereurs illyriens,
l'Empire mourra finalement.
CHAPITRE V

Les conqurants

Lorsque les romains furent entrans, par la volont


d'Hannibal, engager une lutte sans merci contre des
forces plus considrables que n'en avait jamais mis en
ligne aucune guerre antique ( l'exception, peut-tre, des
hordes barbares lances par Xerxs contre la Grce),
l'arme romaine eut faire face des corps recruts un
peu partout dans le monde mditerranen et dont les
hommes, souvent des mercenaires, avaient pour mtier
d'tre des soldats. Hannibal, form ds son enfance la
science militaire, tait l'hritier des stratges hellnis-
tiques. En face de lui et de ses armes scientifiquement
organises, il trouvait les lgions romaines et leurs auxi-
liaires, qui ne comprenaient gure que les citoyens de
Rome et les habitants des municipes italiens. Les armes
carthaginoises taient un admirable instrument de
conqute ; celles de Rome une milice nationale rduite
la dfensive. Mais les lgions, aprs de terribles revers au
dbut, eurent finalement raison des agresseurs, et, la
guerre termine, Rome s'aperut qu'elle s'tait donn
son tour une arme capable d'affronter n'importe quel
ennemi - sans avoir pour autant renonc au principe
mme du soldat citoyen, qui demeura longtemps le fon-
dement de la force romaine.
176 LE PEUPLE LU

Polybe, crivant aprs les victoires remportes coup sur


coup par l'arme romaine sur les forces des Macdoniens
et des Sleucides - qui avaient longtemps pass pour
invincibles -, considre que, sans doute, ces succs taient
dus en partie l'armature politique et morale de la cit
romaine, mais qu'ils n'auraient pas t possibles non plus
sans une organisation militaire hors de pair dans le
monde antique. Aussi a-t-il consacr une longue digres-
sion nous dcrire en grand dtail l'essentiel de cette
organisation - pages prcieuses pour notre information
et auxquelles il faut revenir pour comprendre ce que fut,
aux temps les plus glorieux de la Rpublique, l'appareil
militaire des Romains.
Rome n'entretenait pas alors d'arme permanente.
l'origine, les guerres ne commenaient qu'au dbut du
printemps pour se terminer l'automne; pendant l'hiver,
les citoyens restaient chez eux et l'on procdait chaque
anne une nouvelle mobilisation. Plus tard, l'loigne-
ment des thtres d'oprations, l'accroissement des effec-
tifs en prsence obligrent conserver pendant toute
l'anne l'arme sur le pied de guerre, mais on s'efforait
de restreindre cette permanence de fait au plus petit
nombre d'hommes possible. Ce principe fut observ scru-
puleusement, moins par dsir d'conomie que pour viter
d'enlever pendant trop longtemps un grand nombre
de citoyens leur foyer et leur terre.
taient astreints au service militaire tous les citoyens,
l'intrieur de certaines limites d'ge. Le jour fix pour
la leve (dilectus), les hommes mobilisables se rassem-
blaient au Capitole ; l, 24 tribuns militaires (tribuni
militum) pralablement dsigns (les uns par voie d' lec-
tion, les autres la diligence du consul appel prendre
LES CONQURANTS 177

le commandement de l'arme) taient rpartis entre les


quatre lgions que l'on voulait former et qui constituaient
l'effectif normal d'une leve. Comme il y avait naturelle-
ment beaucoup plus d'hommes mobilisables que n'en
comportaient les quatre lgions (au temps de Polybe une
lgion comprenait normalement 4 200 hommes, excep-
tionnellement 5 000), on tirait au sort une tribu o
seraient pris les futurs soldats. Sur la liste des conscrits de
cette tribu, on dsignait d'abord quatre hommes de
vigueur peu prs identique, et on en affectait un
chaque lgion, puis quatre autres, et ainsi de suite, de
faon quilibrer autant que possible la valeur physique
des quatre units. Les hommes de la tribu une fois pui-
ss, on en tirait au sort une seconde, puis une troisime,
etc., jusqu' ce que l'on et atteint le nombre de soldats
ncessaires. Aprs quoi les tribuns prtaient serment au
gnral et recevaient eux-mmes le serment des soldats :
ce serment (sacramentum) tait le fondement juridique de
la condition du soldat. Il constituait un lien personnel de
nature religieuse entre celui-ci et son chef; si, au cours de
la campagne, le chef venait changer, il fallait procder
une nouvelle prestation de serment. En outre, c'tait ce
serment qui confrait au soldat le droit de se servir de ses
armes contre !'ennemi dment dclar hostis par les
fciaux. Le sens gnral du serment nous a t conserv :
le soldat s'engageait suivre les chefs sous lesquels il
serait appel combattre, contre n'importe quel ennemi,
ne pas abandonner les enseignes, ne commettre
aucune action contraire la loi. Manquer au sacramen-
tum mritait la mort.
Quelques jours plus tard, les soldats taient convoqus
et rpartis l'intrieur de leurs units : les plus jeunes, et
aussi les plus pauvres, formaient les vlites (au nombre de
1 200 par lgion). Ils portaient une pe courte de type
178 LE PEUPLE LU

espagnol (glaive court, deux tranchants, avec lequel on


combattait en pointant}, plusieurs javelots lgers (ceux-ci
trs longs, minces et munis d'une pointe allonge qui se
pliait au choc et rendait l'arme inutilisable ds qu'elle
avait heurt un obstacle) ; comme armes dfensives, un
bouclier rond (parma) d'un diamtre de crois pieds
(moins d'un mtre) et un casque de cuir (galea) qu'ils
recouvraient volontiers de la peau d'un animal, souvent
une peau de loup (l'animal de Mars, le dieu de la guerre).
Le reste des soldats lgionnaires taient rpartis en hastati,
principes et triarii. Tous portaient !'armure complte : une
cuirasse (lorica), faite de lanires de cuir trs pais, renfor-
ce sur le milieu de la poitrine par une plaque de fer
d'une vingtaine de centimtres au carr. Les plus riches
avaient le droit de porter une cuirasse en mailles de mtal,
emprunte semble-c-il aux Gaulois. Sur la tte, un casque
de mtal (cassis) surmont d'une touffe de plumes pour-
pres ou noires dont Polybe nous die qu'elle confrait
l'homme une belle apparence et frappait les ennemis de
terreur. Le bouclier tait convexe, large de 75 centi-
mtres, long de 1,20 m, pais sur les bords, d'une palme
(environ 7 centimtres) ; il tait fait de deux planches
colles l'une contre l'autre; en son milieu, une saillie en
fer (umbo) faisait dvier les projectiles, empchant les
armes de jet de s'enfoncer normalement la surface. Les
armes offensives taient l'pe et les javelots (pila). I.:pe
tait la mme que celle des vlites, le glaive espagnol. Les
pila (donc taient munis seulement hastati et principes)
avaient une hampe de bois longue de 1,50 m environ et
un fer de mme longueur arm d'un crochet. Le fer est
solidement fix la hampe : au temps de Polybe, par des
rivets, la hampe tant engage dans le fer jusqu' mi-
longueur; plus tard (depuis les rformes de Marius) l'un
des rivets fut remplac par une cheville de bois qui se
LES CONQURANTS 179

brisait sous le poids du javelot lorsque celui-ci s'tait


enfonc dans un bouclier ; une seconde cheville, de fer
celle-l, maintenait l'assemblage, mais la hampe tournait
autour de ce point fixe, penchait vers le sol et entravait
le combattant. Le mme rsultat fut, d'autres moments,
atteint par des procds diffrents. Csar raconte par
exemple, au dbut de La Guerre des Gaules, l'effet pro-
duit par des javelots dont le fer n'tait tremp qu' son
extrmit. La pointe s'enfonait dans les boucliers mais
la base de fer pliait et il tait impossible de retirer
l'arme lorsqu'elle avait clou ensemble plusieurs bou-
cliers gaulois, si bien que l'ennemi prfrait se dbarrasser
d'une protection devenue encombrante et combattait
dcouvert.
Le pilum, de poids variable (entre 700 et
1 200 grammes), tait une arme redoutable, dont la por-
te moyenne atteignait 25 mtres. Mais des soldats exer-
cs, dans des conditions favorables, pouvaient le lancer
jusqu' 40 mtres et mme plus loin encore lorsqu'il tait
muni d'une courroie (amentum) qui accroissait sa vitesse
initiale. Sa force de pntration tait suffisante pour tra-
verser bonne porte trois centimtres de sapin et mme
une plaque mtallique.
Les triarii taient dots de la lance (hasta), plus longue,
moins robuste, qui servait dans le combat rapproch et
non comme arme de jet.
La rpartition entre hastati, principes et triarii se faisait
selon l'ge des soldats, les plus jeunes tant les hastati (au
nombre de 1 200), puis venaient les principes, en nombre
gal, enfin les 600 triarii.
La lgion tait articule en manipules (manipuli), qui
taient primitivement de cent hommes chacun, placs
180 LE PEUPLE LU

sous le commandement d'un chef de centaine (centu-


rio). Il y avait alors dix manipules de hastati, dix de prin-
cipes, dix de triarii. Plus tard, sans doute ds le IV' sicle
avant Jsus-Christ, ce manipule primitif fut son tour
articul en deux centuries dont chacune tait commande
par un centurion, mais le centurion de la centurie de
droite (centurio prior) avait sous ses ordres le manipule
entier. Les vlites n'taient pas diviss en manipules ni
centuries, ils taient attribus aux manipules, qu'ils ser-
vaient dans le combat, lorsqu'ils n'taient pas simplement
incorpors au manipule.
La formation de combat tait la suivante : les hastati
taient disposs en premire ligne, chaque manipule
(dans la lgion de 4 200 hommes) constituant un rec-
tangle de 120 hommes (10 files de 6 hommes par centu-
rie, dans le cas o les vlites taient intgrs au manipule ;
les deux centuries taient places en ligne). Entre deux
manipules conscutifs tait laiss un intervalle qui tait
couvert, en seconde ligne, par un manipule de principes.
Les manipules de triarii, qui constituaient la troisime
ligne, et qui avaient un effectif moindre (60 hommes,
plus ventuellement 40 vlites), couvraient les intervalles
laisss par les manipules des principes, ce qui donnait une
formation en quinconce. l'intrieur de la centurie, les
hommes taient normalement distants les uns des autres
d'environ 90 centimtres, mais, selon les pripties du
combat, ou les accidents du terrain, l'on ouvrait ou l'on
resserrait les rangs.
La lgion ainsi dispose tait engage par lignes succes-
sives. Les hastati s'avanaient les premiers, lanaient leurs
javelots sur !'ennemi et engageaient le corps corps. Vic-
torieux, ils poussaient leur action vers l'avant, suivis
quelque distance par les deux autres lignes. Repousss, ils
LES CONQURANTS 181

reculaient en bon ordre entre les intervalles des principes


qui, ports ainsi en premire ligne, engageaient le combat
leur tour. Pendant tout ce temps, les triarii, un genou
en terre, le bouclier appuy contre l'paule, la lance incli-
ne, pointe en avant, formaient comme un rempart der-
rire lequel se reformaient les units dfaites. Si l'ennemi
mettait en fuite les principes, c'tait aux triarii d'entrer en
action : leurs manipules se rapprochaient les uns des
autres, de faon former une ligne continue, et ils lan-
aient l'ultime assaut, la contre-attaque qui devait tre
dcisive.
Cette tactique avait un grand avantage : l'articulation
de la lgion en units peu nombreuses, les intervalles
observs, le maintien en rserve d'effectifs toujours dispo-
nibles permettaient de faire face des situations extrme-
ment varies. Les vlites accroissaient encore cette
mobilit : indpendants de la centurie laquelle ils
taient rattachs, ou bien ils en formaient les deux der-
niers rangs, ou bien ils remplissaient les intervalles entre
deux manipules successifs si l'on dsirait former un front
continu, ou bien ils taient lancs en tirailleurs en
avant de la ligne pour engager des escarmouches prlimi-
naires. La formation are n'avait pas toujours t celle
de la lgion qui, au dbut de la Rpublique, ne prsentait
qu'une masse compacte. Mais l'exprience enseigna aux
Romains les dangers d'une formation trop rigide. La
guerre contre Pyrrhus, o la lgion se vit opposer des
lphants, leur enseigna l'avantage de laisser entre les uni-
ts des intervalles travers lesquels les animaux pouvaient
charger sans causer de mal. Lorsque les lgions romaines
trouvrent devant elles, Pydna, la phalange macdo-
nienne, tout le monde grec avait les yeux fixs sur le
182 LE PEUPLE LU

spectacle des deux armes, rputes toutes deux invin-


cibles, qui s'affrontaient. Mais la phalange, masse formi-
dable hrisse de piques, se disloqua sous les coups des
lgionnaires qui l'attaqurent de toutes parts, la laissaient
pntrer leur rang et se refermaient sur elle, se glissaient
par les brches et finalement l'anantirent.
Cette lgion du ne sicle avant Jsus-Christ tait le
rsultat d'une longue volution de ~a tactique. Ses armes
- celles que nous avons dites - avaient t empruntes
un peu tous les peuples que les Romains avaient eu
combattre : l'pe tait espagnole, le pilum sans doute
samnite, le bouclier imit (nous dit Polybe) de celui des
Grecs. La rpartition des armements (pilum pour les deux
premires lignes, hasta pour les triariz) tait alors une
innovation relativement rcente, puisque le vocabulaire
ne l'avait pas enregistre et que l'on continuait appeler
les hommes de la premire ligne hastati, bien qu'ils
n'eussent plus la hasta. Les triarii portaient dans le lan-
gage quotidien le nom de pilani, ce qui indique qu'autre-
fois ils avaient t dots (seuls) du pilum, et le premier
centurion de la premire cohorte des triarii conserva
jusqu' la fin de l'Empire le nom de primus pi/us : c'tait
l'officier de troupe le plus lev en dignit, et gnrale-
ment le plus ancien. Sous l'Empire, il y eut dans les
armes devenues permanentes un avancement rgulier ;
les nouveaux centurions commenaient par commander
la seconde centurie du dixime manipule des hastati, et,
en fin de carrire, devenaient primipiles.
Vers la fin de la Rpublique (et peut-tre depuis
Marius) une division nouvelle s'introduisit dans la lgion.
A la rpartition ancienne se superposa la division en
cohortes, dont chacune comprenait un manipule de has-
tati, un manipule de principes et un manipule de triarii,
placs sous le commandement d'un tribun de cohorte. Il
LES CONQURANTS 183

y avait donc dix cohortes par lgion. Il n'est pas certain


que cette innovation ait rpondu essentiellement une
modification de la tactique lgionnaire, mais plutt au
dsir de constituer des units facilement sparables, pour
accomplir des missions dtermines.
C'est aussi Marius que l'on doit l'institution de
l'enseigne lgionnaire. Jusqu' lui, chaque manipule avait
son enseigne, dont les mouvements servaient trans-
mettre les ordres. partir de Marius, l'enseigne lgion-
naire fut une aigle, d'abord d'argent, puis, sous l'Empire,
en or ; au combat elle tait porte en premire ligne et
garde par le primipile de la lgion. Cette aigle tait
entoure d'une religion ; on lui offrait des sacrifices et
elle avait sa chapelle dans le camp, non loin de la tente
du gnral.
La lgion tait l'unit fondamentale de l'arme
romaine mais de trs bonne heure, ct de ces corps de
citoyens, on utilisa des forces de complment, les auxi-
liaires fournis par les allis. En principe, seuls des
citoyens pouvaient tre incorpors dans la lgion ; cette
rgle rpond apparemment une proccupation reli-
gieuse, les liens unissant les soldats l' imperator reposant
sur la nature mme de la cit. De mme, les contingents
allis taient forms l'intrieur de la nation dont ils
provenaient et avaient leurs cadres nationaux. Dans
l'arme romaine, ils constituaient des corps adjoints aux
lgions, et au combat on les utilisait aux deux ailes. Ils
taient placs sous le commandement des prfets des
allis (praefecti sociorum), officiers romains nomms par
le consul. Corganisation des corps allis tait extrme-
ment variable ; elle dpendait des habitudes de chaque
cit dont les contingents conservaient leur armement tra-
ditionnel. Les allis italiens - les seuls qui eussent droit
au titre de socii - raient forms en cohortes. Plus tard,
184 LE PEUPLE LU

lorsqu'on recruta des troupes dans d'autres nations, on


donna ces nouveaux venus le nom d' auxilia, et la fin
de la Rpublique, lorsque les Italiens, devenus tous
citoyens, furent enrls dans les lgions, il n'y eut plus
dans l'arme romaine que des troupes lgionnaires et des
auxilia. Celles-ci fournirent des units spcialises qui
manquaient la lgion : frondeurs, archers, piquiers, etc.
On sait que dans l'arme de la Rome royale, les pre-
mires centuries, formes des citoyens les plus riches,
taient appeles les centuries de cavaliers. cette poque,
la cavalerie. tait l'lite de l'arme, mais par la suite son
rle diminua mesure que s'affirmait la prpondrance
de l'infanterie lgionnaire. Dans la lgion dcrite par
Polybe figurent seulement 300 cavaliers, diviss en
10 escadrons (turmae) de 30 hommes. Un effectif aussi
faible se prtait mal l'emploi en masse de la cavalerie
sur le champ de bataille ; aussi les charges taient-elles
exceptionnelles. On recourut, pour utiliser les cavaliers,
divers procds ; par exemple, on leur adjoignit des vlites
transports en croupe et combattant entre les cavaliers,
mais on s'en servait surtout pour des missions de recon-
naissance, et dans la poursuite contre une infanterie qui
tournait le dos.
La faiblesse de la cavalerie lgionnaire se fit souvent
sentir, aussi recourut-on, ds le temps des guerres
_puniques et trs largement, de la cavalerie auxiliaire
leve dans des pays o les cavaliers taient nombreux et
rputs, en Gaule, en Espagne, en Afrique, et mme
Csar forma pendant les premires annes de ses cam-
pagnes en Gaule une cavalerie germaine qui lui rendit,
au moment du soulvement de Vercingtorix, les plus
grands services.
I..:une des caractristiques de la lgion romaine - celle
dont les Romains tiraient peut-tre le plus de fiert -
LES CONQURANTS 185

tait le soin avec lequel, chaque soir, elle s'enfermait dans


un camp. Ce souci de la scurit, acquise au prix d'un
grand effort de la part des hommes qui devaient quoti-
diennement (lorsque la troupe se dplaait) accepter de
se livrer de vritables travaux de fortification, apparais-
sait aux Romains comme une supriorit non seulement
militaire mais morale qu'ils possdaient sur les Barbares
et mme sur les Armes hellnistiques. Polybe, pour cette
raison, a dcrit en grand dtail le camp romain, qu'il
considre comme l'une des choses belles et srieuses
qui mritent l'attention de ses lecteurs.
Le camp que nous dcrit Polybe est le camp le plus
habituel, celui qui est fait pour contenir les deux lgions
avec les troupes allies, la cavalerie et les corps spciaux
qui forment alors normalement l'arme d'un consul.
Selon les conditions (effectif, situation gnrale par
exemple) les dimensions donnes par Polybe peuvent
avoir vari, mais les principes gnraux demeurrent
immuables et c'est dans la disposition du camp qu'il faut
chercher l'origine de l'architecture militaire romaine sous
l'Empire.
Vers la fin de l'tape, lorsque approchait le soir, un
tribun et quelques centurions taient dtachs et par-
taient en reconnaissance pour dterminer l'emplacement
du camp. On choisissait de prfrence un lieu lev, le
penchant d'une colline qui fournissait des vues sur le pays
environnant et rendait toute surprise impossible. Il fallait
aussi qu'il y et proximit immdiate un point d'eau
(rivire, ou dfaut une source abondante) d'un accs
sr et facile, et des prairies pour le fourrage des chevaux.
Ces conditions remplies - autant qu'on le pouvait - le
tribun fixait l'emplacement du praetorium (la tente du
gnral) en plantant un drapeau blanc. C'est par rapport
186 LE PEUPLE LU

ce point de repre que tout l'ensemble se plaait, selon


des rgles fixes.
On commenait par tracer le praetorium lui-mme :
un carr de 60 mtres de ct, puis on dessinait deux
grandes voies perpendiculaires qui se coupaient devant le
praetorium. Lune de ces voies, oriente du nord au sud,
s'appelait via principalis (la grand-rue) ; elle correspondait
au cardo des villes fondes rituellement. Lautre tait le
decumanus maximus, son trac thorique prolongeait, vers
l'est et l'ouest, l'axe du praetorium. La via principalis
conduisait aux portes principales droite et gauche, le
decumanus maximus la porta praetoria (porte du gnral)
tourne vers l'est, et la porta decumana (porte dcu-
mane) ouverte l'ouest. On voit que le rituel religieux
tait observ et que le trac du camp rappelle de trs prs
celui du templum urbain. Mais il est certain qu'en pra-
tique la disposition du terrain commandait l'orientation.
Cependant l'influence du rituel ne s'en laisse pas moins
alors deviner : la porte prtorienne, tourne en principe
vers l'orient, est la porte de bon augure par excellence
(c'est de l'orient, dans la prise des auspices, que viennent
les prsages favorables). C'est elle que l'on ouvre dans la
direction de l'ennemi, c'est par elle que l'on fait sortir les
troupes pour les mener au combat. La porte dcumane
est la porte maudite par excellence. Les soldats condam-
ns l'empruntent pour marcher au supplice.
Les axes du camp une fois dtermins, on assignait un
emplacement aux diffrentes units. Les officiers (legati,
tribuns, prfets des allis) taient installs le long de la
via principalis. Tout !'espace compris entre celle-ci et la
porte prtorienne est rserv aux troupes lgionnaires et
aux allis. Les tentes taient disposes en ranges doubles
LES CONQURANTS 187

et donnaient sur des voies secondaires, parallles au decu-


manus maximus. Les cavaliers, rangs par escadrons, bor-
daient celui-ci ; derrire eux, les triarii, qui taient les
fantassins les plus levs en dignit. Derrire encore
venaient les principes puis les hastati. Les troupes des
allis, cavaliers et fantassins, occupaient les emplacements
les plus loigns du decumanus maximus et, par cons-
quent, les plus proches du retranchement.
En arrire de la via principalis, c'tait d'abord le quar-
tier des officiers, avec le praetorium au centre, flanqu du
quaestorium et du forum. Celui-ci tait la place publique
o se tenaient les rassemblements ; elle tait domine par
le tribunal, l'estrade occupe par le gnral qui y sigeait
comme les magistrats au Forum romain, rendant la jus-
tice et administrant les affaires de l'arme. Le quaestorium
servait aux distributions de vivres et tous les services
matriels. De part et d'autre du forum et du quaestorium
campaient les troupes d'lite, cavaliers et fantassins
lgionnaires et troupes auxiliaires attaches personnelle-
ment au gnral et qu'il avait leves en vertu de son
imperium. Les vlites n'taient pas installs dans le camp.
Chargs de fournir les avant-postes extrieurs, ils cam-
paient autour du retranchement prs des portes, ne ren-
trant que si le camp tait assig.
Lorsque la troupe arrivait l'emplacement du camp,
elle trouvait les rpartitions faites et matrialises par des
fanions de diverses couleurs. Aussitt les soldats, tout
arms, se portaient sur la ligne du futur retranchement et
commenaient creuser le foss, en rejetant la terre vers
l'intrieur, de faon crer un talus (agg-er) qu'ils compl-
taient avec des mottes de gazon et qu'ils surmontaient
d'une palissade continue (vallum). Chaque soldat portait
cet effet un ou plusieurs pieux tout prpars qui fai-
saient partie de son chargement individuel. Une distance
188 LE PEUPLE LU

d'une soixantaine de mtres tait laisse libre entre le


retranchement et les premires ranges de tentes : cela
constituait un dgagement prcieux pour les mouve-
ments, les rassemblements partiels et, surtout, mettait les
tentes hors de porte des armes de jet ennemies.
Au cours de l'histoire de Rome, la technique du camp
se modifia. La composition des armes changea, ce qui
imposait d'adapter les dimensions et mme la forme du
camp aux troupes qu'il devait abriter. De plus, l'exemple
des usages suivis par les peuples que l'on avait com-
battre, la nature du terrain inspirrent tel ou tel gnral
des innovations diverses. C'est ainsi que l'on eut des
camps rectangulaires et non plus carrs, mais aussi des
camps en demi-lune, en cercle ou triangulaires. Enfin
l'organisation mme de l'arme, qui assignait aux troupes
des rsidences quasi permanentes, contribua transfor-
mer les camps en forteresses susceptibles de rsister de
vritables siges. On prvit des dfenses intrieures et
cette proccupation conduisit diviser le camp en sec-
teurs d'aprs l'utilisation tactique des diffrentes units.
Beaucoup de villes situes sur les frontires de l'Empire
ont pour origine des camps permanents (castra stativa) o
une muraille de pierre et de brique remplaa le vieil agger
et le vallum prissables.
De trs bonne heure, les armes romaines eurent
recours aux services de spcialistes, ouvriers travaillant le
fer et le bois, pour excuter toutes sortes de travaux de
campagne. Ces fabri (ouvriers) furent le noyau d'un vri-
table corps du gnie indpendant de la lgion et plac
sous l'autorit d'un prfet dsign par le gnral. Sous
l'Empire, la fonction de prfet des ouvriers (praefectus
fabrum) tait exerce par un chevalier. Cet officier ne
s'occupait pas, en temps normal, des travaux excuts par
LES CONQURANTS 189

la troupe elle-mme : fortifications des camps, construc-


tion des routes, etc. Mais il tait charg de veiller
l'entretien et la rparation des armes individuelles, la
construction et la mise en tat des machines de guerre,
ainsi qu' certains travaux exceptionnels au moment des
siges.
Le recours aux moyens mcaniques ne devint frquent
dans les oprations militaires qu' partir du Ille sicle
avant notre re, lorsque l'exemple des Grecs de Sicile et
d'Italie mridionale vint apprendre aux Romains leur
existence et leur usage. Le grand dveloppement des
machines ne date lui-mme, dans les armes grecques,
que de la priode hellnistique. Leur technique fut trs
rapidement porte son point de perfection, et il ne
semble pas que les Romains aient amlior celles qu'ils
empruntrent - ils ne le pouvaient d'ailleurs que difficile-
ment, aussi longtemps que le principe mcanique sur
lequel elles taient fondes demeurait le mme.
Il existait deux grandes catgories de machines : celles
qui servaient lancer des projectiles et celles qui avaient
pour objet de protger le personnel lors des attaques
contre un ennemi abrit. Les premires comprennent les
catapultes, les balistes, les onagres, les scorpions. Les cata-
pultes ne sont gure que de grosses arbaltes : deux bras
courbes sont engags une extrmit dans un faisceau
lastique tordu. La torsion de celui-ci tend provoquer
la rotation du bras ; c'est cette force qui est utilise pour
lancer violemment un trait qui n'est gure, pour les
petites machines, qu'une forte flche, mais qui, lorsque la
machine est de grandes dimensions, peut tre beaucoup
plus lourd. Les catapultes sont des armes tir tendu,
comme l'arbalte, et vitesse initiale relativement consi-
drable. La baliste tait fonde sur le mme principe que
la catapulte, mais elle lanait des projectiles beaucoup
190 LE PEUPLE LU

plus lourds, de grosses pierres ou des poutres qui agis-


saient moins par leur vitesse que par leur poids. La baliste
tait utilise en un tir courbe, pour franchir l'obstacle
d'un mur, par exemple. Elle jouait donc un rle analogue
celui de nos obusiers et de nos mortiers.
L'onagre reposait sur un principe diffrent, celui non
plus de l'arc mais de la fronde. Il consistait essentielle-
ment en un long bras de levier articul sur une pice
pivotante horizontale, elle-mme mue par un faisceau de
cordes tordues. Au repos, le levier tait vertical; l'aide
d'un treuil on le ramenait vers l'arrire, ce qui avait pour
effet de tendre les faisceaux moteurs ; lorsqu'on librait
brusquement le levier, il tait vivement projet vers
l'avant, et, au terme de sa trajectoire, rencontrait une
robuste bute. Sous le choc, les projectiles que l'on avait
placs l'extrmit du levier (balles de frondes, pierres,
boules de suif ou de rsine enflammes) se trouvaient
librs et lancs vers l'ennemi. Quant au terme de scor-
pion, il parat, selon les poques, avoir dsign tantt une
sorte de catapulte, tantt un onagre de petites dimen-
sions.
Le matriel de sige proprement dit tait assez vari. Il
allait du blier, simple tronc d'arbre, norme poutre ser-
vant battre les portes d'une ville, ou plus souvent les
murs eux-mmes, pour les branler et tenter d'y faire une
brche, jusqu'aux ouvrages mobiles que l'on construisait
sur place. Le blier, devant tre mis en mouvement bras
d'homme, exigeait que l'on protget les soldats qui le
servaient contre le tir de l'ennemi. Pour cette raison, il
tait plac sous une sorte de hangar roulant muni d'un
toit solide, recouvert d'un revtement incombustible (par
exemple des peaux d'animaux frachement corchs). Il
existait aussi des abris analogues que l'on approchait du
mur et qui permettaient aux soldats d'attaquer la pioche
LES CONQURANTS 191

la base de celui-ci pour le dmolir. Mais le plus souvent


on avait recours des sapes amorces bonne distance
du rempart et que l'on conduisait patiemment, par-
dessous le mur, jusque dans l'intrieur de la ville. Le but
de ce travail n'tait pas de fournir un accs dans la place,
mais de miner les fondements du rempart. Lorsqu'on
jugeait la sape parvenue sous le rempart, on l'largissait
en la boisant soigneusement, puis l'on mettait le feu au
bois et au bout de quelque temps la vote s'effondrait,
entranant avec elle le mur et les tours. C'tait la brche.
Mais le travail en sape ne peut gure tre men secrte-
ment ; le bruit ne tarde pas se rvler. Aussi les assigs,
une fois repre la direction de la sape, se mettaient-ils
en devoir de percer une contre-mine, par-dessous celle de
l'assigeant, ce qui provoquait un boulement de la gale-
rie, ou encore ils inondaient celle-ci en y drivant quelque
gout. Les fouilles de Doura-Europos nous ont ainsi
rvl le travail souterrain auquel s'taient livrs Parthes
et Romains au cours du sige que dut subir la garnison
impriale avant que la ville ne tombt entre les mains des
premiers. Les squelettes des soldats gisaient encore dans
les galeries, l'endroit o avait dbouch la contre-
attaque des assigs.
Csar, dans La Guerre des Gaules, nous a donn
d'abondants renseignements sur le matriel dont il se ser-
vit lors des siges. Le blier primitif est toujours employ,
mais on utilise aussi des instruments plus efficaces pour
desceller les pierres du rempart. Des crochets emmanchs
de solides perches ifalces murales, faux murales) sont
manuvrs par des soldats abrits sous des mantelets de
protection. Csar nous montre aussi les assigeants
construisant des tours mobiles en bois, qu'ils roulent
jusqu'au contact du rempart, de faon dominer le che-
min de ronde et, par le tir des archers, des frondeurs et
192 LE PEUPLE :LU

celui des machines, en rendre une portion intenable aux


dfenseurs. Lorsqu'on disposait de beaucoup de temps et
de main-d' uvre, on levait, paralllement au rempart
attaqu, une terrasse faite de toutes sortes de matriaux :
arbres avec leurs branches, terre rapporte, dbris divers,
et on l'levait progressivement en la poussant vers
l'ennemi, si bien que les assigs, sur la muraille, per-
daient l'avantage de la position et ne dominaient plus les
assaillants.
I.:art romain de la poliorctique, continuant celui des
armes helnistiques, s'il n'a gure progress, a du moins
transmis Byzance, et par l indirectement aux peuples
de l'Occident, toute une tradition destine survivre
jusqu' ce que l'invention de la poudre canon vienne
transformer les conditions de la guerre.
Rome, longtemps puissance continentale, n'eut pas au
dbut de marine. Mais ses allis latins d'Antium exer-
aient la piraterie avant le temps des guerres puniques.
C'est pour faire face la concurrence carthaginoise que
les Romains durent se donner une flotte. Ils commen-
crent par imiter les types de navires puniques et assez
vite acquirent une habilet suffisante pour pouvoir aligner
des escadres contre celles de leurs ennemis. Ils s'assurrent
la matrise de la mer ds la premire guerre punique ;
plus tard, les flottes romaines furent compltes par des
auxiliaires fournis par les allis d'Orient. Sous l'Empire,
les ctes italiennes taient dfendues par deux escadres,
l'une stationne Ravenne et l'autre Misne.

La discipline de l'arme romaine tait extrmement


svre. La frocit des lois, telle que nous l'avons entrevue
pour les premiers temps de Rome, s'y conservait entire.
La prestation du sacramentum donnait l' imperator droit
LES CONQURANTS 193

absolu de vie et de mort sur ses soldats, et aussi le droit


de les chtier corporellement. De l'un et l'autre droit, les
gnraux ne se faisaient pas faute d'user.
Polybe nous a transmis le souvenir de scnes de la vie
de la troupe en campagne. Il nous raconte comment,
chaque matin, un homme du dixime manipule de cha-
cun des ordres (hastati, principes, triariz) se prsente la
rente du tribun commandant la lgion et reoit de
celui-ci une tablette sur laquelle est inscrit le mot de
passe. Revenu dans son unit, il transmet, en prsence de
tmoins, la tablette au commandant du manipule suivant
(le neuvime) qui, son tour, la remet selon le mme
crmonial au commandant du huitime, et ainsi de suite
jusqu' ce que la tablette soit parvenue au chef du premier
manipule, qui la rend finalement au tribun avant la tom-
he de la nuit. De la sorte, avant le commencement des
gardes de nuit, le chef de la lgion est certain que tous
les commandants d'unit connaissent le mot de passe. Si
l'une des tabletttes ne lui a pas t retourne temps, il
lui est facile de retrouver le coupable, qui est svrement
pum.
La garde de nuit est assure de la faon suivante : les
vlites ont pour mission de veiller sur le retranchement
du camp et de fournir, chaque porte, un poste de dix
hommes. Les autres soldats sont de service la tente du
commandant et celles des tribuns. Chaque soir, le pre-
mier homme de garde dans chaque manipule est conduit
au tribun par un sous-officier et, pour chaque poste,
celui-ci remet aux soldats de service une tablette (tessera)
portant un signe dtermin et correspondant aux quatre
veilles de la nuit. Quatre cavaliers recevaient d'autre part
la mission d'effectuer quatre rondes, une par veille.
Lorsque le clairon sonnait, annonant le dbut d'une
veille, les cavaliers commenaient la ronde, accompagns
194 LE PEUPLE LU

de tmoins et, abordant tour tour chacun des hommes


de garde, se faisaient remettre leur tessera : si l'une des
sentinelles tait endormie ou avait dsert son poste, il le
faisait constater par les tmoins qui l'accompagnaient et
continuait la ronde. Au matin, les tesserae taient appor-
tes au tribun qui constatait immdiatement les irrgula-
rits. Une enqute rapide permettait de retrouver le
coupable qui tait immdiatement traduit devant un tri-
bunal form des tribuns et condamn mort.
Le supplice tait appliqu dans des conditions particu-
lirement barbares : le tribun prenait un bton et en
effleurait le condamn ; sur quoi tous les soldats l' assom-
maient coups de btons et de pierres. Si par quelque
miracle le condamn ne mourait pas sur-le-champ, il tait
jet hors du camp et abandonn.
Le supplice de la bastonnade tait aussi le chtiment
des voleurs, des soldats convaincus de faux tmoignage,
des dserteurs et mme celui que l'on appliquait dans
des cas d'insubordination caractrise. Lorsqu'une unit
entire tait coupable, par exemple si un manipule avait
abandonn son poste au combat, les soldats qui en fai-
saient partie taient dcims : l'unit coupable tait
rassemble part devant la lgion et l'on tirait au sort le
nom d'un homme sur dix. Ceux dont le nom tait sorti
taient alors excuts ; les autres recevaient des rations
d'orge au lieu de bl et devaient camper hors du retran-
chement jusqu' ce qu'ils se fussent rachets par quelque
action d'clat.
Il existait aussi d'autres peines moins rigoureuses :
dgradation, perte de divers avantages rsultant du temps
de service accompli, renvoi ignominieux de l'arme et
peines corporelles.
LES CONQURANTS 195

La terreur, cependant, n'tait pas le seul moyen auquel


on avait recours pour assurer la discipline. Des rcom-
penses taient prvues : souvent le butin fait sur le champ
de bataille tait, au moins en partie, abandonn aux sol-
dats ; ou bien le gnral donnait une somme d'argent
rel ou tel qui s'tait distingu dans un coup de main ;
parfois mme la solde tait augmente titre dfinitif.
Mais dans la plus ancienne tradition, c'tait surtout aux
rcompenses honorifiques que les soldats se montraient
le plus sensibles et les inscriptions funraires des vtrans
ne manquent pas de les mentionner. Les historiens
anciens assurent que, ds l'poque royale, les soldats mri-
tants recevaient la hasta pura - hampe de lance sans fer,
symbole dont le sens ne nous apparat plus clairement.
Plus tard, cette dcoration s'ajoutrent des bracelets
d'argent ou d'or, des chanes de mtal prcieux, des col-
liers (torques) et des mdaillons (phalres) de bronze ou
d'or que l'on portait sur la cuirasse. Colliers et phalres
avaient une origine trangre ; les premiers taient
emprunts l'usage gaulois, les secondes aux trusques.
Les couronnes, dont il existait une grande varit,
semblent avoir t imites de celles qui, dans les Jeux de
la Grce, rcompensaient les vainqueurs. Certaines
d'entre elles taient dcernes aux gnraux : couronne
triomphale ceux qui avaient obtenu le triomphe, cou-
ronne obsidionale (faite de gazon) celui qui avait dlivr
une ville assige. La couronne civique indiquait que le
bnficiaire de cette rcompense avait sauv personnelle-
ment, dans la bataille; la vie d'un citoyen romain : elle
tait en feuilles de chne ; la couronne murale allait qui
avait, le premier, escalad la muraille d'une ville ennemie,
la couronne vallaire qui avait franchi le premier le
retranchement d'un camp fortifi.
196 LE PEUPLE LU

la fin de la Rpublique et sous l'Empire, ces rcom-


penses n'taient pas attribues indistinctement aux soldats
de tous les rangs : colliers, bracelets et phalres taient
rservs aux soldats du rang et aux centurions ; hastae
purtte et couronnes (sauf les couronnes civiques, murales
et vallaires) ne pouvaient tre dcernes qu'aux officiers
(tribuns, prfets, commandants de lgion). Le triomphe,
rcompense suprme, n'appartenait qu'au gnral revtu
de l' imperium qui avait command en chef pendant une
campagne.
Le triomphe est une crmonie extrmement pitto-
resque qui, de tout temps, a frapp les imaginations.
D'abord action de grces de lmperator qui, suivi de ses
soldats victorieux, montait au Capitole remercier Jupiter
Trs Bon et Trs Grand pour la protection accorde pen-
dant la campagne, il s'entoura trs vite de toute une lgis-
lation fort complexe, impose par la jalousie et la
prudence tatillonne du Snat. Le cortge triomphal n'est
videmment pas sans parent avec la pompa circensis, la
procession qui prcdait les jeux. Comme les jeux, il
marque l'un des grands moments o les dieux inter-
viennent dans la vie de la cit, et il est fort probable
que l'influence du rituel trusque a contribu rgler
son ordonnance. Le triomphateur revtait le costume de
Jupiter: avec la tunique pourpre brode d'or, la toge, elle
aussi de pourpre, rehausse d'or (toga picta), les souliers
dors, le sceptre d'ivoire surmont d'un aigle (!'oiseau
sacr de Jupiter), la couronne de laurier, la figure farde
de rouge ( la manire des statues trusques), il tait vrai-
ment Jupiter personnifi qui remontait solennement dans
sa demeure capitoline.
Le cortge se formait au Champ de Mars, hors du
pomerium ; il entrait en ville par le Forum Boarium et
dfilait le long du Grand Cirque - aprs qu'un hommage
LES CONQURANTS 197

avait t rendu au passage Hercule Invincible, patron


hellnique des triomphateurs, dans son temple voisin de
l'Ara Maxima. Puis, le Cirque une fois travers, il chemi-
nait sur toute la longueur de la voie Sacre, descendant
la Vlia et traversant le Forum avant de gravir la Monte
du Capitole (Clivus Capitolinus). Sur son passage, toutes
les portes des temples taient ouvertes, pour que les divi-
nits fussent prsentes.
En tte venaient les magistrats en excercice et les sna-
teurs. Puis des joueurs de cor prcdaient une longue
thorie de porteurs chargs des dpouilles enleves
l'ennemi : ce qu'il y avait de plus prcieux dans le butin,
statues, vases d'or et d'argent, monceaux d'armes et de
monnaies, et mme des reprsentations symboliques du
pays, des fleuves, des villes et enfin des chefs ennemis,
lorsque ceux-ci ne figuraient pas personnellement dans le
triomphe. Aprs le butin de guerre les victimaires condui-
saient les animaux destins au sacrifice solennel, des tau-
reaux blancs immaculs aux cornes dores, les bandelettes
rituelles (vittae) poses sur l'encolure. Avec les victimaires
marchaient les camilli, des enfants qui servaient les prtres
et leur tendraient, au moment du sacrifice, les patres
d'or. Derrire les victimes, c'taient les principaux captifs,
chargs de chanes. Longtemps la coutume voulut qu'ils
fussent excuts, en prison, pendant la clbration du
sacrifice; il est fort probable qu' l'poque primitive ils
taient immols publiquement Jupiter, mais depuis la
victoire de Paul-mile, en 167 avant Jsus-Christ, il
arriva de plus en plus frquemment que l'on conservt la
vie aux prisonniers illustres, du moins lorsqu'ils avaient
lutt courageusement et loyalement contre Rome. Les
exemples demeurs clbres de Jugurtha et de Vercingtorix,
qui furent excuts, le premier lors du triomphe de
Marius, le second aprs celui de Csar, s'expliquent par
198 LE PEUPLE LU

les crimes (aux yeux des Romains) dont ces deux adver-
saires de la majest romaine s'taient rendus coupables :
Jugurtha avait non seulement assassin ses frres mais
provoqu le massacre de nombreux citoyens et sujets
romains, au mpris des traits ; quant Vercingtorix, il
portait la responsabilit des massacres analogues et, lui
aussi, avait viol la foi des serments.
Les prisonniers taient immdiatement suivis de leur
vainqueur, l' imperator triomphant, dont nous avons dit le
costume. Son char, o avaient pris place ses enfants, tait
entour d'une foule de ludiones, acteurs la mode
trusque qui dansaient au son de la lyre et se livraient
diverses contorsions comiques. Enfin, suivant le char
triomphal, les citoyens que l'ennemi avait fait prisonniers
et que la victoire du gnral avait dlivrs, prcdaient, la
tte rase, coiffs du bonnet de l'affranchi, la foule des
soldats vainqueurs. Les soldats chantaient des couplets o
se mlaient, l'adresse de leurs chefs, loges et remarques
satiriques.
Ces couplets satiriques trouvaient leur justification
dans la religio du triomphe : celui-ci, l'un des hauts
moments religieux de la cit, tait par son exaltation
mme lourd de dangers. Les divinits sont promptes
dsirer l'humiliation de qui s'lve, et le bonheur suprme
est tout proche des renversements de la Fortune. Aussi,
pour loigner la jalousie des dieux, est-il ncessaire de
prendre toutes les prcautions possibles. Les railleries
cries l'adresse du triomphateur taient l'un des moyens
de diminuer son bonheur, de faire qil ne ft pas tout
fait sans mlange - coupe d'amertume offerte Nmsis.
Le rire, par lui-mme, possdait la vertu de dtourner la
malice divine : nous verrons comment la cit se proccu-
pait, en d'autres circonstances, de divertir ses dieux.
Enfin, le triomphateur tait protg par des amulettes
LES CONQURANTS 199

places sur sa personne et suspendues sous son char ; la


principale tait l'image d'un sexe masculin lfascinus},
remde par excellence contre le coup d'il (invidia).
C'tait cette image que les enfants, jusqu' ce qu'ils
eussent atteint l'ge de prendre la toge virile, portaient
enferme dans une bulle d'or accroche leur cou ; c'tait
elle aussi que l'on plaait dans les vergers, pour mettre en
fuite les dmons.
partir de l'Empire, le droit de triompher n'appartint
plus qu'au seul Empereur : n'tait-ce pas lui, et lui seul,
qui tait revtu de l' imperium suprieur ? Et, comman-
dant unique de toutes les armes, il avait la responsabilit
religieuse des oprations militaires, conduites sous ses
auspices par ses legati. Mais afin de satisfaire les ambi-
tions lgitimes des gnraux, les Empereurs imaginrent
d'accorder ceux qui s'taient particulirement distingus
les ornements triomphaux (insignia triumphalia), c'est--
dire le droit de porter, dans les crmonies officielles, le
costume des triomphateurs et la couronne de laurier. On
leur levait une statue parmi les grands triomphateurs
dont l'histoire avait conserv le souvenir. Mais cette dis-
tinction ne tarda pas tre prodigue. partir de Trajan,
il semble que tous les consuls, sans exception, aient eu le
droit de porter le costume triomphal - ce qui lui enleva
beaucoup de sa valeur.

La crise des guerres puniques marqua l'apoge de


l'arme vraiment nationale, celle qui excita l'admiration
de Polybe. Dj, devant la gravit de la menace, l'tat
avait d parfois renoncer au principe de recrutement en
vigueur depuis la rforme servienne, qui excluait en pra-
tique du service militaire les citoyens des classes les moins
fortunes. Il avait fallu incorporer ceux des dernires
200 LE PEUPLE LU

classes et mme aller jusqu' affranchir des esclaves. De


plus, l'enrichissement gnral qui suivit les conqutes, au
ne sicle avant Jsus-Christ, rendit vite intolrables aux
citoyens aiss les dix ou seize annes (dix pour les cava-
liers, seize pour les fantassins) pendant lesquelles ils
devaient servir comme simples soldats. En revanche les
pauvres, moins attachs la vie civile, taient de plus en
plus tents par l'aventure militaire, avec toutes les chances
de s'enrichir qu'elle leur offrait. Il y avait longtemps que
les soldats percevaient une solde. ~institution en est tra-
ditionnellement rattache Camille, qui aurait t
contraint d'y recourir en raison de la longueur du sige
de Vies. La solde variait selon qu'il s'agissait d'un cavalier
ou d'un fantassin, d'un soldat accomplissant son temps
de service obligatoire ou d'un volontaire. On comprend
que ce systme ait abouti la formation d'une arme de
mtier, et cela d'autant plus que la solde n'tait pas le seul
attrait : l'espoir du butin, la promesse d'une attribution
de terres, une fois les campagnes termines, tout cela
contribua transformer profondment le caractre tradi-
tionnel de l'arme. Lors de la guerre de Jugurtha, la fin
du sicle, Marius n'avait plus sous ses ordres que des
lgions composes de volontaires qui avaient choisi le
mtier de soldat. Ainsi la rforme de Marius, qui ouvrait
officiellement l'arme tous les citoyens, mme aux capite
censi (ceux qui n'avaient aucune fortune), ne fit gure qoc
lgaliser une situation de fait. Cette rforme, si impor-
tante par ses consquences dans l'histoire de Rome, avait
d'abord t impose par les murs.
Un autre fait vint largir le recrutement : la suite de
la guerre sociale, tous les Italiens avaient acquis le droit
de cit. Il n'y eut donc plus de raison pour les incorporer
dans les units de socii (allis) : l'volution de fait qui
LES CONQURANTS 201

avait tendu depuis longtemps rapprocher socii et lgion-


naires aboutit !'assimilation totale. Par consquent, au
dbut du Ier sicle avant Jsus-Christ, l'arme romaine
n'est plus uniquement forme de soldats originaires du
Latium et des colonies romaines; elle provient de toutes
les rgions d'Italie ( !'exception de la Gaule cisalpine,
qui n'aura le droit de cit qu' partir de Csar) et se sent
moins troitement solidaire du Populus Romanus, mais
lie plus solidement par les liens personnels qui l'unissent
!' imperator. Dsormais, les soldats ne sont pas appels
pour une seule campagne ; ils s'engagent pour une dure
de seize ans, et pendant toute cette priode ne cessent pas
d'tre soldats. Ces mesures eurent pour effet de constituer
une vritable classe militaire ct du corps des citoyens.
Mme librs, les anciens soldats sont soumis certains
devoirs. Leur ancien gnral peut les rappeler pour former
des corps spciaux de vtrans. Et les chefs, pendant les
guerres civiles, ne s'en feront point faute. Plus tard, les
colonies de vtrans tablis dans l'Empire deviendront
l'armature de la dfense territoriale.
ces consquences politiques immdiates ou loin-
taines de la rforme de Marius s'en ajoutrent d'autres,
qui modifirent la composition traditionnelle de la
lgion. La distinction des hastati, principes et triarii s' effa-
a ; tous reurent le pilum. Enfin, la division en mani-
pules se superposa, nous l'avons dit, la division en
cohortes homognes. En mme temps les vlites dispa-
rurent ; ils furent purement et simplement incorpors
dans la lgion, celle-ci tant porte 6 000 hommes.
Telle est l'arme au moment o commencent les
guerres civiles. Devenue permanente, elle est au service
de ceux qui dtiennent un commandement et qui s' effor-
cent par tous les moyens de gagner !'esprit des soldats.
202 LE PEUPLE LU

L'arme de Csar suit son chef dont elle croit que l'hon-
neur a t outrag, et n'hsite pas combattre contre
d'autres lgions, qui obissent d'autres chefs. Finale-
ment ce fut Octave qui, par son habilet et le prestige
que lui donnaient ses victoires, russit se faire recon-
natre comme le chef unique. Aprs Actium (31 av. J.-C.),
il disposait d'une cinquantaine de lgions.
Le rgime imprial une fois tabli, certaines lgions
furent licencies, leurs vtrans tablis dans des colonies,
mais beaucoup d'entre elles furent maintenues de faon
permanente et constiturent une arme que !'on rpartit
dans les provinces. la fin du rgne d'Auguste, il y avait
vingt-cinq lgions : huit dans les deux Germanies, le long
du Rhin, trois en Espagne, deux en Afrique (les seules
qui fussent places sous les ordres d'un gouverneur de
rang consulaire, mais cela ne dura pas longtemps, et bien
vite elles reurent comme les autres un lgat de !'Empe-
reur et furent stationnes en Numidie, dans une province
impriale), deux en gypte, quatre en Syrie (car cette pro-
vince tait fort expose aux incursions des Parthes, depuis
la dfaite de Carrhes), deux en Pannonie, deux en Dalma-
tie et deux en Msie. On voit que cette rpartition est
essentiellement un dispositif de dfense contre les enva-
hisseurs venus de !'extrieur ou les insoumis, dont il res-
tait encore des lots considrables, par exemple en
Espagne. Par la suite, le mme principe fut suivi par les
Empereurs, qui augmentrent le nombre total des lgions
(trente-trois partir de Septime Svre). La dfense repo-
sait sur des fortifications alignes le long des limes (zones
frontires) et des lments mobiles. Outre les lgions, les
provinces recevaient des dtachements de troupes auxi-
liaires, placs des points stratgiques et chargs de mis-
sions dtermines, comme la garde d'une place
importante ou la surveillance d'une route. C'est ainsi que
LES CONQURANTS 203

longtemps un corps de Syriens (numerus Syrorum) assura


l'ordre dans la rgion de Lalla Maghnia, sur la route de
Maurtanie Csarienne.
L:ltalie, sous le Haut-Empire, demeura trs longtemps
sans troupes lgionnaires. Mais comme il tait ncessaire
d'assurer la scurit personnelle de !'Empereur et de pr-
venir les soulvements populaires Rome mme, Auguste
cra des corps spciaux : cohortes prtoriennes, cohortes
urbaines et cohortes des vigiles.
Les premires ne sont que le dveloppement d'une
vieille institution rpublicaine. On dsignait sous le nom
de cohors praetoria l'unit d'lite charge de former une
garde personnelle au gnral en campagne. Les hommes
qui la composaient - et cela depuis Scipion l'Africain -
taient exempts des corves ordinaires du camp et perce-
vaient une solde suprieure celle de leurs camarades.
Octave, aprs Actium, se donna une garde prtorienne
du mme type, mais au lieu d'tre intgre dans une
lgion, elle fut constitue en unit autonome comprenant
neuf cohortes d'environ cinq cents hommes chacune. La
plus grande partie tait forme de fantassins, mais il y
avait ct d'eux des cavaliers (environ 90 par cohorte).
En principe, on n'admit dans ces cohortes privilgies que
des Italiens appartenant des pays ou des villes romani-
ss depuis longtemps. Mais peu peu les rgions de
recrutement s'tendront. Toutefois, jusqu' Septime
Svre, le nombre des Italiens demeurera de beaucoup le
plus considrable l'intrieur du prtoire. partir de
Septime Svre, la proportion est renverse, et !'on trouve
des prtoriens venus de toutes les provinces, mais tout
particulirement d'origine danubienne. C'est qu'alors
Rome la conqurante est sur le point d'tre absorbe par
l'Empire qu'elle a cr, et comme les Empereurs viennent
204 LE PEUPLE LU

de Syrie ou d'Afrique, de mme les forces qui les sou-


tiennent sont les vaincus d'hier.
ct des cohortes prtoriennes, Auguste cra, nous
l'avons dit, les cohortes urbaines. D'abord au nombre de
trois, puis de quatre, elles avaient le mme effectif que les
cohortes prtoriennes, mais au lieu d'tre commandes
par un prfet d'ordre questre, agent direct de !'Empe-
reur, elles taient aux ordres d'un snateur, le prfet de
la Ville (praefectus urbt). vrai dire, cette petite arme
snatoriale, imagine sans doute par Auguste pour donner
une consolation au Snat et lui faire admettre plus ais-
ment l'institution d'une garde impriale stationne
l'intrieur de la Ville, n'eut jamais une trs grande impor-
tance et son rle resta trs effac ct de celui des prto-
nens.
Les cohortes des vigiles, elles, n'taient qu'un corps
technique charg de lutter contre les incendies. Elles
taient au nombre de sept : chacune d'elles recevait la
responsabilit de deux des quatorze rgions de la Ville, et
elles avaient un dtachement Ostie. Effectuant des
rondes nocturnes, les vigiles taient amens jouer le rle
de patrouilles de police.
Les historiens modernes se plaisent proclamer que
l'une des causes de la dcadence romaine fut l'interven-
tion des prtoriens dans la politique : jugement svre,
sans nuances, suggr par la lecture de Tacite, qui est
l'esprit le plus troitement partisan de tous les crivains
antiques et le moins apte comprendre la complexit
vraie des problmes. S'il est exact que les prtoriens impo-
srent, la mort de Caligula, le choix de Claude comme
Empereur, ils ne le firent qu'aprs deux jours d'hsitation,
de tractations pendant lesquels le Snat se montra inca-
pable de rsoudre lui seul la crise gouvernementale. Au
milieu de la confusion gnrale, seuls, les prtoriens se
LES CONQU~RANTS 205

firent entendre parce que seuls ils taient en mesure


d'exprimer une opinion simple et claire. Et ce ne fut pas,
quoi qu'on en ait dit, la cupidit qui les poussa, mais la
loyaut au sang de Germanicus, le prestigieux imperator
qui continuait d'incarner pour eux la grande tradition de
Csar et d'Auguste. Avec obstination ils demeuraient
fidles ce sacramentum prt autrefois par leurs prd-
cesseurs au prince qui avait form leurs cohortes. Le dan-
ger qu'ils constituaient n'tait pas illusoire sans doute,
mais il est injuste de prtendre que ces soldats d'lite,
disciplins, n'taient qu'une soldatesque avide de conqu-
rir le pouvoir. La ralit est tout autre : en installant,
contrairement toute la tradition rpublicaine, une
arme l'intrieur de la Ville, Auguste avait introduit
moins des agents d'excution brutaux, capables de
s'imposer par la violence, qu'une force politique tenue
jusque-l soigneusement l'cart. [arme prtorienne,
hritire de la tradition des guerres civiles, mais, au-del,
de la religion du sacramentum, continue d'tre ce qu'avait
toujours t l'arme romaine, un instrument dvou
corps et me son imperator. Et le donativum qui rcom-
pensait cette fidlit n'tait que la gnrosit tradition-
nelle, oblige, du magistrat envers ses administrs, du
patron envers ses clients, de l'dile donnant des jeux au
peuple. Au moment o Galba, pendant l'anne des trois
Empereurs, vient d'adopter Pison, nous voyons le conseil
du Prince hsiter pour savoir si l'on proclamera l'adop-
tion aux Rostres, la Curie ou dans le camp ; c'est que,
dans le rgime institu par Auguste, existent trois
instances, trois assembles dont les acclamations sont
capables de confrer l'investiture impriale : le peuple et
le Snat - comme sous la Rpublique - mais aussi
l'arme, dont il est lgitime d'couter la voix. Et finale-
ment c'est devant les cohortes prtoriennes que Galba
206 LE PEUPLE LU

ira prsenter son fils adoptif. Comment aurait-il pu en


tre autrement ? Lassemble populaire, dj rduite
!'insignifiance aux temps de la rpublique oligarchique,
avait encore diminu d'importance aprs les rformes
d'Auguste. Le Snat, divis, avait montr que, priv de
son guide, le princeps, il ne possdait plus son ancienne
auctoritas. Restait l'arme qui, elle, avait au moins la force
et la fides. Bon gr mal gr, Rome revenait aux modes
anciens de la collation du pouvoir. Le vieux mythe rpu-
blicain - le cedant arma togae (que les armes s'effacent
devant la toge), leitmotiv de la thorie cicronienne de
la cit - n'a pas rsist l'preuve des faits. Le principat
augusten avait tu tous les vestiges de dmocratie civile ;
une dmocratie militaire surgit sa place, impose par la
logique de la tradition romaine que six sicles d'oligarchie
n'avaient pu abolir. Assez curieusement (mais est-ce sim-
plement un hasard?) l'acclamation de leur chef par les
soldats, qui font de lui un roi, par ce seul procd, rap-
pelle l'usage macdonien, perptu par les monarchies
hellnistiques. Les prtoriens sont l'arme de la Ville;
l' nperator qu'ils acclament a plus de chances que tout
autre de s'imposer. Mais les armes des provinces usent
du mme droit, chacune proclame son propre gnral, et
de nouveau c'est la guerre civile. Vienne un moment o
l'arme prendra conscience de son unit - au prix de
longues crises - et l'Empire, cessant de driver la
recherche d'un principe du pouvoir, d'osciller entre une
monarchie claire stocisante et une thocratie d'inspira-
tion smitique, trouvera enfin quelque stabilit dans la
tyrannie militaire d'un Diocltien. Mais il tait bien tard
et l'Empire vieilli, priv de forces vives, s'acheminait dj
vers sa fin.
CHAPITRE VI

La vie et les arts

l.:empire de Rome n'et t qu'une conqute phmre


s'il n'avait fait qu'imposer au monde, par la force, une
organisation politique et mme des lois. Sa vraie grandeur
rside peut-tre davantage dans ce qui fut - et demeure -
son rayonnement spirituel. C'est lui qui, en Occident,
ouvrit d'immenses rgions toutes les formes de la
culture et de la pense et qui, en Orient, permit aux
trsors de la spiritualit et de l'art hellniques de survivre
et de conserver leur vertu fcondante. Parfois il peut tre
tentant de rver d'un monde o Rome n'et pas t, mais
au bout du compte, cela permet seulement de mieux
mesurer le rle immense qui fut le sien dans l'histoire de
la pense humaine.
Parmi tous les miracles qui contriburent faire de
Rome ce qu'elle fut, le plus tonnant peut-tre est celui
par lequel la langue des paysans latins parvint, en
quelques sicles peine, devenir l'un des instruments
penser les plus efficaces et les plus durables que l'huma-
nit ait connus. De cette histoire de la langue latine, bien
des pages nous chappent. Le patient travail des philo-
logues - ces archologues du langage - nous en a restitu
quelques-unes, et nous savons maintenant que la langue
208 LE PEUPl.E LU

latine telle que l'crivirent Cicron et Virgile est le rsul-


tat d'une longue volution commence depuis des mill-
naires au sein mme de la communaut indo-europenne,
mais qui se trouva brusquement acclre entre le VIe et
le ne sicle avant notre re, lorsque le parler du rustique
Latium o s'taient mlangs des lments d'origines
diverses, italiques, trusques, peut-tre d'autres encore,
reut la tche d'exprimer les conceptions de toute sorte
qui s'taient lentement dgages l'intrieur de la cit
romaine. Nous savons aussi que la langue crite, celle des
auteurs devenus pour nous classiques, n'est pas identique
celle que les Romains parlaient tous les jours : les rgles
et l'esthtique mme du latin littraire rsultent d'un
choix conscient, d'un travail volontaire qui a refus mille
facilits offertes par la langue parle, que celle-ci a parfois
conserves et qui surgissent nouveau dans les textes tar-
difs, lorsque les disciplines se relchent.
I..:une des premires tches des crivains latins fut de
parvenir une parfaite clart et une parfaite prcision
de l'nonc, ne laissant place aucune contestation. Il est
remarquable que les plus anciens textes conservs soient
des formules juridiques, sans doute parce que la loi est le
premier domaine dans lequel on ait prouv le besoin
d'assurer une permanence du mot et de la phrase. Mais
il est certain aussi - l'histoire de la rdaction des douze
Tables le montre - que le premier travail a port sur
l'nonc oral, la formule tant propose la mmoire
avant d'tre grave sur le bois ou le bronze. Or l'nonc
oral qui veut tre mmorable doit obir des lois, dcou-
vrir le rythme de la langue, se soumettre des rptitions
de mots ou mme simplement de sonorits. Aussi loin
que l'on remonte dans l'histoire de la langue latine, on
trouve ce souci de la formule incantatoire (qui n'est pas
forcment magique) o la pense s'enferme selon un
LA VIE ET LES ARTS 209

rythme monotone et s'appuie la fois sur l'allitration et


sur l'assonance, voire la rime. La premire prose latine en
ses humbles dbuts est toute proche de la posie sponta-
ne - ce que les Romains appelaient le carmen et qui est
parfois danse du langage, parfois geste rituel
d'offrande, rptition envotante, lien sonore enserrant le
rel. Prise entre ces deux ncessits - de prcision totale,
pour ne rien laisser chapper de ce rel que l'on veut
saisir, et de rythme - la prose ne tarde pas se discipliner,
souligner forcement les articulations de la phrase,
d'abord simples chevilles servant de suture, puis signes de
classement dont sont affects les diffrents moments de
lexpos, enfin vritables instruments de surbordination
qui permettent de construire des phrases complexes et
hirarchises. En mme temps, le vocabulaire s'enrichit ;
afin de cerner les notions, des mots nouveaux se crent,
que la phrase juxtapose en un ventail de nuances. La
richesse du vocabulaire, dont Cicron usera si largement,
ri est pas dans la langue latine une luxuriance gratuite,
mais le rsultat d'un travail d'analyse qui a pour ambition
de ne rien laisser dans l'ombre, et par dfiance l'gard
des dfinitions abstraites et des formules gnrales, d' nu-
mrer autant qu'il est possible tous les aspects d'un objet,
d'un acte ou d'une situation.
Dans cet effort pour noter sans quivoque la valeur
exacte d'une affirmation, la langue monte de toutes
pices, sous nos yeux, une machinerie dlicate : il ne lui
suffit pas d'noncer un fait, il lui faut aussi indiquer dans
quelle mesure celui qui parle prend cet nonc son
compte, s'il veut lui confrer une objectivit pleine et
entire, si, au contraire, il se fait seulement le porte-parole
d'autrui ou s'il se borne voquer une simple possibilit.
Selon le cas, la forme du verbe employ changera. Les
grammairiens, aprs coup, distingurent un grand
210 LE PEUPLE LU

nombre de catgories par exemple le mode rel , le


mode potentiel (lorsque la possibilit est conue
comme une pure vue de l'esprit), le mode irrel
(lorsque ce qui est thoriquement possible se trouve, au
point de vue de celui qui parle, dmenti par la ralit). Il
y aura aussi tout le systme du style indirect, qui objective
l'nonc en en faisant un objet subordonn au verbe
introducteur, en le dsolidarisant du sujet qui parle, tout
en sauvegardant la possibilit d'exprimer les diffrents
aspects (temporels, modaux, etc.) introduits par le pre-
mier sujet, celui dont on rapporte les paroles. Ce qui,
aujourd'hui, apparat parfois aux jeunes latinistes comme
un ddale inextricable, se rvle l'preuve comme un
merveilleux instrument d'analyse capable de dceler des
nuances qui chappent bien des langues modernes et
imposant !'esprit des distinctions qui le contraignent
mieux penser.
Dans cette volution syntaxique, il ne semble pas que
l'exemple des constructions grecques ait exerc une
influence apprciable. Ce que les grammairiens du sicle
prcdent considraient comme des hellnismes appar-
tient en fait le plus souvent des tendances propres au
latin. Les hellnismes de syntaxe n'apparaissent que fort
tard, alors que la langue classique avait atteint sa pleine
maturit. Il n'en va pas de mme du vocabulaire qui, lui,
admit de trs bonne heure des termes emprunts au grec.
Rome, le grec tait partout : commerants, ds le
VI" sicle, voyageurs venus d'Italie mridionale, bientt
esclaves amens en Latium aprs la conqute des pays
grecs ou hellniss. Il exista, dans cette Italie o se
mlaient tant de races, un sabir italo-hellnique qui a
laiss sa marque sur l'histoire du latin. Par voie d'emprunt
populaire (c'est--dire oral, mdiat ou immdiat) s'intro-
duisirent ainsi des noms de monnaies, d'instruments
LA VIE ET LES ARTS 211

mnagers, des termes techniques apports par les naviga-


teurs, les commerants, les soldats. Tous ces lments
furent vite assimils, incorpors au vieux fonds de la
langue. Ils abondent chez Plaute dont le thtre s'adres-
sait au public populaire. Mais aprs les guerres puniques,
un nouveau problme allait se poser, qui ne devait trouver
sa solution que plus d'un sicle plus tard.
L'arrive Rome des philosophes, aprs la conqute de
la Macdoine, avait t prpare, nous l'avons dit, par
une longue priode au cours de laquelle s'tait poursuivie
l'hellnisation des lites romaines. Sans doute quelques
familles, de tradition rustique, opposrent-elles une
srieuse rsistance l'invasion de la pense grecque, mais
l'exemple mme de Caton le Censeur, le plus ardent
adversaire de l'hellnisme, nous montre bien que c'tait
une rsistance dsespre : Caton savait le grec, le parlait,
le lisait mme volontiers. Il est significatif que le premier
ouvrage historique consacr Rome ait t crit - par un
snateur romain - en grec, dans le mme temps o Plaute
composait ses comdies. ce moment la langue culturelle
n'est pas encore le latin, mais le grec; la prose littraire
latine naquit longtemps aprs les dbuts de la posie
nationale. Les philosophes venus en ambassade en 15 5
avant Jsus-Christ n'eurent aucun mal se faire entendre
d'un vaste public auquel ils parlaient grec, et il pouvait
sembler que la littrature latine tait condamne se
contenter de l'expression potique, abondonnant au grec
les domaines de la pense abstraite. Malgr ce lourd han-
dicap, les crivains romains parvinrent en quelques gn-
rations forger une prose latine capable de rivaliser avec
celle des historiens et des philosophes hellniques.
S'appuyant sur les conqutes dj ralises - notamment
celles de la langue politique faonne par la rdaction des
textes juridiques et des comptes rendus des sances du
212 LE PEUPLE LU

Snat - ils n'hsitrent pas rdiger d'abord des rcits


historiques, pour lesquels le vocabulaire traditionnel tait
suffisant et qui pouvaient profiter des exemples donns
par les popes nationales composes, la fin du
me sicle, par Naevius et Ennius. Il est fort probable que
le livre des Origines, crit par Caton lui-mme en latin,
devait beaucoup la Guerre punique du premier et aux
Annales du second. En mme temps, les exigences de la
vie politique imposaient aux hommes d'tat de prendre
trs souvent la parole en public : tantt c'tait au cours
de dbats fort compliqus qui se droulaient au Snat,
tantt il fallait agir sur la masse du peuple assemble
devant les Rostres, tantt enfin l'orateur devait plaider
au tribunal et persuader un jury. Nous n'avons conserv,
malheureusement, que de trs pauvres fragments de cette
prose latine du ue sicle avant Jsus-Christ. Le seul texte
de Caton qui soit complet est le livre Sur !'Agriculture :
l'expos, purement technique, n'y admet gure l' lo-
quence ni les grces d'un rcit vivement men. Pourtant,
on devine dans ce texte mme et dans les fragments des
discours de Caton que nous pouvons connatre, que la
prose latine a dj acquis une maturit remarquable. Sans
doute tmoigne-t-elle encore d'une certaine raideur; la
phrase est souvent courte, tranchante comme une for-
mule de loi, les propositions se juxtaposent paralllement
les unes aux autres en interminables sries, mais parfois
leur monotonie mme n'est pas sans grandeur ni sans
force. l'hritage rythmique du carmen s'ajoutent les
conqutes ralises par l'art oratoire, le besoin de persua-
der, en prsentant d'abord aux auditeurs tous les aspects
d'une pense, puis en la rsumant d'une brve formule
susceptible de se graver profondment dans l'esprit. Dans
cette prose loquente s'unissent dj les deux qualits de
la phrase cicronienne, la gravitas (le srieux) et le
LA VIE ET LES ARTS 213

nombre. Sa raideur mme, semblable celle des statues


archaques de l'art hellnique, contribue donner une
impression d'autorit : ds le temps de Caton, le latin est
devenu vraiment une langue digne des conqurants du
monde.
Restait annexer la prose latine le domaine de la
spculation pure. Il fallait pour cela amener la langue
exprimer l'abstrait, ce qui n'allait pas sans graves difficul-
ts. Le latin possdait bien tout un jeu de suffixes hrits
du systme indo-europen, mais il n'en usait qu'avec
modration et gnralement pour dsigner des qualits
aisment saisissables, encore trs proches du concret.
I.:abstrait lui demeurait peu prs tranger. Comment,
dans ces conditions, traduire dans la langue nationale les
jeux dialectiques des philosophes grecs ? Les premiers
crivains qui s'y essayrent furent prs d'y renoncer.
1-:aveu de Lucrce, se plaignant de la pauvret de sa
langue maternelle, est rest clbre ; d'autres remarques,
plus nuances, de Cicron et de Snque funt cho celui
du pote qui avait entrepris de rendre la pense d'picure
et de Dmocrite accessible un public latin. La notion
mme de philosophie ne rpondait aucun mot de la
langue. Il fallait ou crer un dialecte nouveau en emprun-
tant la forme mme des vocables grecs, ou bien transpo-
ser. Les deux procds furent employs simultanment,
mais dans des intentions et des contextes diffrents.
Cicron se sert parfois du mot philosophia, mais c'est
lorsqu'il veut dsigner la technique elle-mme ; ailleurs,
il recourt un quivalent dj utilis par Ennius, et crit
sapientia, - qui possde dj une signification dans la
langue et ne peut s'appliquer la spculation philoso-
phique que par une transposition de sens. Sapientia, pour
un Romain, c'tait non pas la dialectique en qute de
vrit, mais une qualit beaucoup plus terre terre, celle
214 LE PEUPLE LU

de l'homme plein de bon sens accoutum suivre la voie


droite, mais dans sa conduite beaucoup plus que sur les
chemins de la connaissance. On mesure l'importance,
pour l'avenir mme de la philosophie romaine, de cette
transposition initiale. Car les mots ainsi sollicits conser-
vaient de leur emploi ordinaire, de leurs attaches sman-
tiques, un poids, des associations qu'ils ne pouvaient
dpouiller soudain et qui inflchissaient la pense. La
sapientia demeurera toujours la science de rgler les
murs, ce que nous appelons, nous, la sagesse, avant
d'tre l'art de penser. Un autre exemple non moins saisis-
sant est l'histoire du mot virtus, qui servit traduire le
concept grec de vertu. Tandis que les Grecs se servaient,
pour exprimer celui-ci, d'un terme infiniment plus intel-
lectuel, le mot ape'fJ qui implique une ide d'excellence,
de perfection, les Romains employrent un terme
d'action dsignant la puissance de l'homme dans son
effort sur lui-mme. La langue trahit ainsi l'inflchisse-
ment impos la pense hellnique. Peut-tre, dira-t-on,
tait-ce l plutt l'effet d'une incomprhension de la race
romaine, incapable de s'lever jusqu' la pense pure, que
le rsultat d'un travail conscient sur le vocabulaire. On
ne peut nier cependant que les crivains, capables de pen-
ser et de composer mme des traits philosophiques en
grec, de s'entretenir longuement avec les philosophes
grecs qu'ils accueillaient si volontiers dans leurs maisons,
aient choisi, lorsqu'ils s'exprimaient en latin, de recourir
un vocabulaire dont ils n'ignoraient pas les insuffisances
ni les trahisons, mais qu'ils estimaient plus apte oprer
la transposition ncessaire pour dvelopper une pense
vraiment romaine.
Toute la littrature de l'poque que domine la figure
de Cicron tmoigne de ce travail sur la langue, qui est
en mme temps gnrateur d'une pense originale. Tout
LA VIE ET LES ARTS 215

un arsenal de concepts fut ainsi cr sur le modle de


ceux des Grecs, mais avec des nuances importantes - et
le cours de l'histoire a voulu que la pense occidentale
hritt non directement des archtypes hellniques, mais
de leur copie latine. Ce qui ne fut pas sans entraner de
grandes consquences pour l'avenir. Le logos grec devint
Rome ratio : ce qui tait parole devenait calcul
- et le contraste n'est pas seulement dans les mots, il est
aussi dans l'attitude intellectuelle qu'ils symbolisent.

Les conditions dans lesquelles se fonda la langue litt-


raire des Romains suffisent montrer que leur littrature
n'a pas t - ne pouvait pas tre - un pur dcalque de la
littrature grecque. Non seulement l'originalit des
auteurs latins, leur temprament propre tendaient crer
des uvres diffrentes de celles de leurs prdcesseurs,
mme lorsqu'ils les prenaient comme modles, mais
l'instrument dont ils se servaient les entranait sur des
chemins nouveaux.
Nous verrons plus tard quels furent les commence-
ments du thtre romain, tout charg d'lments
emprunts la tradition italique. Mme lorsque les
auteurs demandaient des sujets Mnandre ou Euri-
pide, ils les mettaient en scne dans un style trs particu-
lier, beaucoup plus proche des origines populaires des
jeux scniques que ne pouvaient l'tre les uvres
grecques. Dans leur modle, ils choisissaient ce qui pou-
vait s'adapter aux conditions du thtre national et ngli-
geaient le reste. C'est ainsi que Plaute et Trence, ayant
imit, un demi-sicle de distance, des comdies
grecques appartenant au mme rpertoire - celui de la
Comdie Nouvelle - , ont malgr cela compos des pices
qui prsentent entre elles des diffrences considrables :
216 LE PEUPLE LU

Mnandre adapt par Plaute ne ressemble que d'assez loin


Mnandre tel que le voit Trence. Tandis que Trence
est plus sensible aux problmes moraux poss par son
sujet (problmes de l'ducation des enfants, du rle de
l'amour dans la vie des jeunes gens, de la libert que l'on
doit laisser chaque tre de mener son existence sa
guise), Plaute utilise les intrigues que lui fournit la com-
die grecque pour dfendre la vieille morale traditionnelle
de Rome - le danger de la libert, la ncessit de refuser
toutes les tentations de la vie grecque. On ne saurait
concevoir thses plus opposes - et cependant, la matire
de la comdie est la mme pour l'une et l'autre. On voit
par cet exemple prcis que l'influence de la littrature
grecque n'a nullement empch les auteurs romains de
composer des ouvrages originaux et capables d'exprimer
les ides et les tendances de leur temps et de leur race.
C'est aux origines populaires et italiques qu'il faut aussi
rattacher l'invention d'un genre que les Grecs ne connais-
saient gure, et qui fut appel une grande fortune, celui
de la satire. On appelle de ce nom, ds le ne sicle avant
Jsus-Christ, des uvres mles en prose et en vers,
ceux-ci de mtres aussi divers que le voulait la fantaisie
du pote. Dans ces satires, il y avait de tout : des rcits,
des scnes de mime, des rflexions morales, des attaques
personnelles, des pages de critique littraire. C'tait
comme une conversation mene librement, et il est cer-
tain que dans celles de Lucilius, par exemple, qui devint
le matre de ce genre vers 130 avant Jsus-Christ, passe
l'cho des libres propos que Scipion Emilien tenait avec
ses amis aux heures de loisir, mais aussi pendant les
veilles d'armes devant Numance, o Lucilius avait suivi
son protecteur. Un sicle plus tard, Horace s'emparera de
la satire et lui donnera un autre style ; pourtant dans cette
LA VIE ET LES ARTS 217

conversation assagie, plus soucieuse de perfection for-


melle, qu'est la satire horatienne, se retrouve toujours
l'antique ralisme italien, le sens de la vie parfois pouss
jusqu' la caricature, et - ce qui est un trait typiquement
romain - la volont d'instruire son lecteur, de lui montrer
la voie de la sagesse.
Nous avons dit aussi comment, au cours du ne sicle
avant notre re, l'loquence romaine prit son essor : les
conditions de la vie publique faisaient de l'art oratoire
une ncessit quotidienne. La multiplication des procs
politiques autant que l'importance croissante des dbats
parlementaires au Snat, le poids de plus en plus grand
dont pesait l'opinion populaire aux dernires annes de
la Rpublique suscitrent des orateurs nombreux, avides
de se surpasser les uns les autres. cette mulation, l' lo-
quence se perfectionna; les orateurs rflchirent sur leur
art, ce qui eut sans doute pour consquence de rendre
celui-ci plus efficace, mais provoqua aussi la formation
d'une esthtique oratoire et d'une pdagogie dont l'influ-
ence se fait encore sentir sur notre enseignement.
Tandis, en effet, que les activits purement littraires
- la posie, l'histoire, la composition d'ouvrages philoso-
phiques - taient suspectes aux yeux des Romains cause
de leur gratuit mme, l'loquence apparaissait comme le
meilleur moyen que pt employer un citoyen pour servir
sa patrie. Maintenant que les armes taient permanentes,
que la carrire militaire semblait ouverte surtout
quelques spcialistes chargs de maintenir l'ordre dans les
provinces et la scurit aux frontires, il parut naturel de
former la jeunesse aux combats du forum au moins
autant qu' ceux de la guerre. Aussi voyons-nous Cicron
se rsigner de mauvais gr faire campagne en Cilicie
comme proconsul, mais consacrer de longues heures
rdiger des traits sur l'art oratoire. Il lui semble que cest
218 LE PEUPLE LU

le meilleur moyen d'ouvrir l'esprit des jeunes gens la


vie de la pense, si l'on consent non pas les instruire
d'un certain nombre de recettes purement formelles
- comme le faisaient les rhteurs grecs - mais les impr-
gner d'une culture vritable, profitant des conqutes les
plus nobles de la philosophie. C'est pour raliser ce pro-
gramme que des livres comme l' Orator ou le De Oratore
tentent de rehausser la conception dj traditionnelle de
l'loquence et, rpondant aux objections platoniciennes
- qui ne voulaient voir dans celle-ci qu'un art des appa-
rences - d'en faire l'expression la plus haute et la plus
fconde de l'humanit. Autrefois, on avait coutume de
proposer aux jeunes gens la comparaison de Cicron avec
Dmosthne. Peut-tre, selon ses prfrences, chacun
pourra-t-il donner le prix l'un ou l'autre, mettre le
Discours sur la Couronne au-dessus des Catilinaires, mais
il est bien certain que la perfection formelle de Dmos-
thne, la subtilit de ses raisonnements, la puissance de
son indignation ne psent pas du mme poids, dans l'his-
toire de la culture humaine, que la doctrine cohrente de
l'loquence comme instrument de pense que Cicron a
su laborer et imposer toute la romanit.
Aprs Cicron, qui dut lui-mme la puissance de sa
parole les succs de sa carrire politique, la formation
de l'orateur devient l'objet presque unique de l'ducation
romaine. Quintilien, le reprsentant le plus illustre de ces
matres de la jeunesse, fut un disciple lointain de Cicron.
Il contribua fortement maintenir !'enseignement du
matre en un temps o des gots nouveaux risquaient
d'entraner la littrature hors du classicisme - et peut-tre
contribua-t-il ainsi acclrer la dcadence des lettres
latines en combattant de toutes ses forces tout ce qui
pouvait apporter le moindre renouvellement. C'est Quin-
tilien qui, au temps de Vespasien, dispensa le premier un
l .A VIE ET LES ARTS 219

enseignement officiel aux frais de !'Empereur. Aprs la


magnifique flambe de talents qui avait marqu le rgne
de Nron, il reut pour tche de restaurer le vieil idal
cicronien, et on lui doit un ouvrage, fruit de ses
rflexions de professeur, qui inspira bien des sicles plus
tard les thoriciens des tudes littraires, depuis la Renais-
sance jusqu' l'poque de Rollin. Par son intermdiaire,
notre enseignement traditionnel plonge ses racines en
pleine romanit, puise sa sve dans la pense cicronienne
soucieuse d'quilibrer, humainement, le got de la
beaut, de la perfection formelle et les exigences de la
vrit. l.:orateur doit agir sur les hommes - c'est l son
mtier - mais s'il est pour cela des recettes qui
s'apprennent, Cicron et Quintilien aprs lui savent que
seule la pense juste et sincre, patiemment mrie,
entrane une persuasion durable. Peut-tre parce qu'il tire
son origine de la rhtorique, notre enseignement littraire
a pour caractre essentiel de former les esprits une com-
prhension rciproque : l'orateur doit comprendre ses
auditeurs, prvoir leurs ractions, s'oublier lui-mme et,
en s'identifiant l'autre, l'amener penser comme lui.
On ne saurait persuader, et instruire, que dans la clart
totale. Telle est, sans doute, la leon la plus durable d'une
loquence qui se savait reine de la cit, mais refusait d'y
exercer la tyrannie.

Les origines italiques de la littrature latine ne seront


jamais renies. Certaines tendances profondes de la race :
le got du ralisme, la curiosit pour tous les aspects,
voire les plus aberranu, de l'humain ; le dsir aussi
d'instruire les hommes, d~ les rendre meilleurs, tout <:da
se retrouve toutes les poques chez les auteurs romaitis.
Tous veulent, quelque degr, servir la cit, tntt leur
220 LE PEUPLE LU

patrie - comme Tite-Live, qui rdigea son Histoire pour


glorifier le peuple-roi - tantt, lorsqu'on entrevit que
Rome pouvait tre la patrie de tous les hommes, cette
cit universelle dont rvaient les philosophes. Tous
veulent aussi dmontrer : rares sont les uvres gratuites,
qui n'ont d'autre justification que leur beaut. Cette
beaut, d'ailleurs, on lui trouve une fonction dans l'ordre
du monde : Lucrce est pote, il met en vers admirables
la philosophie picurienne, retrouvant en une srie
d'intuitions gniales les ressorts profonds d'un systme
devenu le corps mme de sa propre pense, mais il
prouve le besoin de justifier ce recours au mtre, all-
guant l'utilit de prsenter agrablement une philosophie
ardue, comparant les ornements potiques au miel dont
les mdecins enduisent le bord de la coupe o un enfant
boira une potion amre. Il ne semble jamais avoir pris
pleine conscience du fait que sa posie mane directe-
ment de son intuition mtaphysique, que la beaut, la
tension de la forme pique appartiennent l'essence de
cette exprience en partie ineffable, irrductible un pur
enchanement de concepts. Il veut instruire, convertir
Memmius, son protecteur et ami, une philosophie qui,
seule, mettra le calme et la srnit dans l'me humaine.
Il serait sans doute malais de trouver dans toute la posie
grecque pareille chaleur apostolique, fort loigne de tout
dilettantisme esthtique.
Ce n'est pas que la posie latine, ds avant son plein
panouissement, ait ignor les volupts de l'art pour l'art.
Sans remonter jusqu' Ennius lui-mme - le Pre Ennius,
comme l'appelrent les potes qui vinrent aprs lui - et
son pome sur la Gastronomie (Hedyphagetica), qui n'est
qu'une uvre de pure virtuosit sur le modle des plus
dcadentes plaisanteries hellnistiques (mais encore est-il
d'intention didactique), il se forma, au temps de Cicron
LA VIE ET LES ARTS 221

et de Csar, une cole de potes nouveaux (c'est le


nom mme qu'ils se donnrent), se rclamant des Alexan-
drins. Ils voulurent doter Rome d'un luxe nouveau, celui
de la posie ; l' uvre la plus typique de cette esthtique
est sans doute le pome (relativement long pour un dis-
ciple de ceux qui affectaient de mpriser les longs
pomes) crit par Catulle pour chanter les noces
mythiques de Thtis et de Ple. La plus grande partie
en est consacre dcrire une tapisserie o une main
divine avait, nous dit le pote, reprsent le mythe
d'Ariane. La fille de Minos, enleve par Thse, est aban-
donne, endormie, sur le rivage de Naxos. Elle s'veille
au moment o la voile du bateau qui devait l'emmener
en Attique disparat l'horizon ; elle se dsespre, mais
voici que dans le ciel parat le cortge de Dionysos, qui
va la convier des noces divines. Apparemment, dans ce
pome tout est gratuit, ornement pur comme pouvaient
l'tre, la mme poque, une mosaque, un tableau, ou
l'un de ces reliefs prcieux dont on aimait orner les
demeures. Pourtant, on a pu prtendre rcemment - et
non sans quelque raison - que ce pome recelait un sens
mystrieux : le mythe d'Ariane ne se trouve-t-il pas, bien
souvent, sur les reliefs des sarcophages, o il revt, indu-
bitablement, une signification religieuse ? Ariane endor-
mie, dans le sommeil qui la prpare !'apothose, est
alors l'image de l'me qui s'envolera, ivre de Dionysos,
vers l'immortalit astrale. la vrit, nous ignorons si
Catulle a voulu donner cette interprtation du mythe,
s'il n'a pas t surtout sensible l'imagerie pathtique et
pittoresque qu'il permettait de dployer. Mais en admet-
tant mme qu'il n'y ait rien de plus dans cet pithalame
qu'une pure recherche esthtique, il n'est pas douteux que
les fidles de Dionysos - et ils taient nombreux - pou-
vaient y trouver l'cho de leur foi. Tant, Rome, tout se
222 LE PEUPLE LU

charge de symboles moraux, tant, jusque dans ses uvres


les plus gratuites en apparence, la posie tendait, d'un
mouvement naturel, prendre la valeur d'une rvlation.
L cole des jeunes potes a la gloire d'avoir compt
Virgile parmi les siens, alors que sorti de l'adolescence il
s'exerait composer ses propres ouvrages. Lui aussi
parat, comme Catulle dont il tait le compatriote (il n'y
a pas trs loin de Mantoue Sirmio), s'tre complu
d'abord traiter des thmes de pure mythologie. Malheu-
reusement, ces premires uvres de Virgile, antrieures
aux Bucoliques, sont pour nous environnes d'obscurit.
Celles que les manuscrits nous transmettent sous le nom
de Virgile ne sont peut-tre pas toutes authentiques.
Quoi qu'il en soit, il est bien clair, s'en tenir aux seules
Bucoliques, que Virgile commena sa carrire comme dis-
ciple des potes alexandrins. Les Bucoliques, ces chants de
bergers (ou plutt chants de bouviers, car il n'est rien, l,
qui puisse voquer les bergres enrubannes et les mou-
tons paisibles chers d'autres temps), sont imits des
Idylles de Thocrite, autre pote italien, puisqu'il tait
parti de la Sicile grecque pour conqurir le monde litt-
raire d'Alexandrie. Pourtant, de subtiles transpositions ne
tardent pas se dcouvrir qui compare les deux uvres.
Au lieu du ciel ardent, de la scheresse, des cigales de
Thocrite, nous voyons chez Virgile les prairies humides
de la Gaule cisalpine, bordes de saules, irrigues par des
canaux artificiels. Ce ri est pas la mme nature que
chantent l'un et l'autre. Ce n'est pas non plus le mme
envirorttttttient humain : les problmes urgents de la terre
italiertne sont voqus par Virgile. On sait que la pre-
mire pice du recueil met en scne le drame qui se jouait
alors Urt peu partout en Italie. Pour rcompenser les vt~
rans qui les avaient aids, Octave et Antoine leur
LA VIE ET LES ARTS 223

assignent des terres aux dpens des propritaires provin-


ciaux. Il est possible que Virgile lui aussi ait souffert d'une
telle spoliation et qu'il ait d la protection d'Octave de
recevoir au moins une compensation. [histoire demeure
pour nous fort obscure ; mais quoi qu'il en soit du pro-
blme personnel de Virgile, sa posie le dpasse, et ce
sont, avec cette allgorie de Tityre et de Mlibe, tous les
dchirements que provoquent les consquences des
guerres civiles dans le cur des petits propritaires. Une
fois de plus, l'artiste pur est dbord par le sens romain
de la cit.
Toute l'histoire de Virgile le pote tient dans cette vo-
lution : la place de plus en plus grande accorde, dans
son uvre, aux problmes de la patrie. Les Gorgiques,
dont le sujet fut au moins suggr Virgile par Mcne,
si elles ne sont pas, comme on le rpte trop souvent,
une uvre de propagande destine rendre aux
Romains le got de la vie rustique, reprsentent pourtant
une tentative pour restaurer les vieilles valeurs morales en
honneur dans la socit paysanne et montrer que le
rythme des travaux et des jours est, parmi toutes les
activits humaines, celui qui s'insre le mieux dans l'har-
monie universelle. Il ne s'agissait pas d'arracher les oisifs
de la plbe urbaine aux jeux du cirque, mais de rvler
l'lite pensante l'minente dignit d'une classe sociale
menace. La posie des Gorgiques, si belle, si profond-
ment humaine, essaie de panser les blessures causes par
les guerres civiles ; expression d'une philosophie de la
nature et de l'homme dans la nature, elle contribue
restaurer l'ordre et la paix dans les esprits et collabore
ainsi la rvolution augustenne.
Le troisime degr de cette volution de l'art virgilien,
nous le trouvons dans l'nide. Cette fois, c'est le pro-
blme de Rome elle-mme qui est en question. Il s'agit
224 LE PEUPLE LU

d'assurer le fondement spirituel du rgime qui nat, et


pour cela de dcouvrir le sens profond de la mission assi-
gne par les dieux au fils adoptif de Csar. Mais Virgile
ne voulut pas crire un pome de propagande politique.
Il ne travaille pas au succs d'un parti, au sein de la cit,
il est au service de l'ide romaine tout entire. Anim
d'une foi intense dans la destine de la patrie, il crut
dcouvrir le secret des dieux : c'est parce que la race
romaine avait t fonde par un hros juste et pieux que
Rome avait reu l'empire du monde. L.nide eut pour
ambition de rvler la loi secrte des choses et de montrer
que l'Empire tait le rsultat ncessaire d'une dialectique
universelle, le terme ultime de cette lente monte vers le
Bien dont dj le pote avait eu l'intuition lorsqu'il avait
crit sa IVe glogue annonciatrice de l'ge d'or. Telle est
assurment l'armature spirituelle de cette pope, o
Virgile imitait la fois Homre et aussi, fidle l' esth-
tique des jeunes potes de ses premiers temps, les
Argonautiques de !'Alexandrin Apollonios de Rhodes.
Mais l'intention profonde du pome n'a pas empch
Virgile de crer une uvre vivante, riche de pittoresque,
de tendresse et de grandeur. Aussi n'est-il pas tonnant
que l'nide, peine publie (sur l'ordre exprs
d'Auguste, car Virgile, lorsqu'il mourut en 19 avantJsus-
Christ, ne l'avait pas encore acheve et avait demand par
testament qu'elle ft dtruite), devint la Bible de la nou-
velle Rome. Sur les murs des cits antiques se lisent
encore des graffiti o figurent un ou plusieurs vers du
pome. Rome avait trouv enfin son I!iade, plus riche que
les chants du vieil ade, plus propre aussi veiller chez
ses lecteurs la conscience de la continuit nationale et
celle des valeurs morales et religieuses qui constituaient
l'me profonde de Rome.
LA VIE ET LES ARTS 225

Contemporain de Virgile et son ami le plus intime


dans le cercle de Mcne, Horace contribua lui aussi
l' uvre de rnovation entrepris par Auguste, et cela
d'autant plus efficacement peut-tre qu'il parut long-
temps ne pas vouloir y collaborer. Dsirant ajouter une
corde la lyre latine , il cra de toutes pices une posie
lyrique inspire directement des pomes oliens. Il fallut
d'abord adapter les mtres de ses modles grecs au rythme
de la langue latine, ce qui n'alla pas sans de dlicates
transpositions. Il y fut d'ailleurs aid par les efforts de ses
prdcesseurs, Catulle notamment, qui s'y taient essays
non sans succs. Puis, aprs s'tre donn l'instrument,
il fallut lui faire exprimer des sentiments qui, jusque-l,
n'avaient gure trouv leur place dans la littrature de
Rome : ce que les potes alexandrins avaient confi
l'pigramme - la joie de vivre, les tourments et les plaisirs
de l'amour, le bonheur et l'amiti, les impressions les plus
fugitives ressenties tandis que passent les jours et que les
saisons reviennent - tout cela fournit Horace les sujets
de ses Odes. Mais peu peu, de cette posie du quotidien
se dgagea une philosophie concrte, qui devait beaucoup
l'picurisme profess par Mcne, mais qui ne tarda pas
le dpasser. Rpugnant toutes les dialectiques et
toutes les dmonstrations abstraites, Horace demande
seulement au spectacle du monde - un troupeau de
chvres accroch au flanc d'une colline, un sanctuaire
dlabr, la fracheur d'une source, les premiers souffles du
vent d'ouest sur la campagne glace - la rvlation de ce
que l'univers contient de mystre divin. Et bientt cette
sagesse, dont la plnitude s'panouit en contemplation
mystique, autorisa le pote se faire l'interprte de la vie
religieuse romaine. Comme Virgile, on le vit chanter la
permanence des grandes vertus de la race incarnes dans
Auguste. Les odes nationales prtent une voix loquente
226 LE PEUPLE LU

cette revalorisation du vieil idal que les guerres civiles


semblaient avoir jamais compromis. Et lors des jeux
Sculaires de 17 avant Jsus-Christ, consacrant le retour
de la paix avec les dieux, la grande rconciliation de la
cit avec les Immortels, c'est Horace qui composa
l'hymne officiel chant au Capitole par un chur de
jeunes gens et de jeunes filles.
Vers le mme temps Horace, rflchissant au rle du
pote dans la cit, dira que lui seul, au milieu du dcha-
nement des passions, saura maintenir un cur pur :
figure exemplaire offerte l'imitation des citoyens, il
conservera la modration, le sens des valeurs ternelles,
pareil aux hros lgendaires, Orphe ou le Thbain
Amphion dont la lyre charmait les animaux et les plantes
- parce qu'elle tait accorde l'harmonie secrte du
monde -, aidait les hommes btir les villes et y main-
tenir les lois.
Le troisime pote du cercle de Mcne - des trois
seulement dont I' uvre nous ait t conserve -, Pro-
perce, contribua lui aussi, sinon crer, du moins dve-
lopper un genre nouveau, celui de l'lgie. Les historiens
de la littrature antique ont longtemps cherch quels
pouvaient avoir t les modles grecs de l'lgie romaine.
Il semble aujourd'hui peu prs dmontr que ces
modles plus narratifs et mythologiques que vraiment
lyriques n'exercrent pas une influence dcisive sur la for-
mation du genre. C'est Rome, entre les mains des pr-
dcesseurs de Properce, de Gallus (mais ses uvres ont
disparu) et de Tibulle que les pomes suivis en distiques
lgiaques apprirent exprimer les tourments et les joies
de lamour. Properce nous a ainsi convis suivre les pri-
pties de son roman, fort orageux, avec une dame assez
volage qu'il appelle Cymhie et qui tantt le combla, tan-
tt le dlaissa pour suivre des protecteurs mieux rents.
LA VIE ET LES ARTS 227

Entre ses mains, comme pour Tibulle son contemporain,


l'lgie se fait semblable un journal intime et recueille
les confidences amoureuses. Il semble que, cette fois, la
posie soit descendue dfinitivement du ciel et n'ait plus
aucun souci de servir la cit. Et cependant, mme Tibulle
et Properce ont ml leurs uvres les plus intimes des
pomes o ils chantent les grands vnements contempo-
rains. Ce ne sont pas, il est vrai, les chants de victoire
qu'auraient peut-tre souhaits Mcne et Auguste lorsque
les armes de l'Empire effacrent le souvenir de la dfaite
subie Carrhes ou pacifirent les frontires de Germanie,
mais des compositions plus durables, consacres la vie
morale de la cit. Tibulle a clbr le sanctuaire d'Apollon
Palatin, centre de la religion augustenne, Properce les
vieilles lgendes attaches tel ou tel site de la Ville, en
choisissant celles qui revtaient une signification particu-
lirement importante dans la perspective des rformes reli-
gieuses et politiques d'Auguste.

Le magnifique panouissement de la littrature augus-


tenne ne survcut pas la disparition de ceux qui en
avaient t les artisans. Aprs la mort d'Horace, en 8
avant Jsus-Christ, il semble que toute sve se soit retire
des lettres latines. A vrai dire, cette impression est peut-
tre due surtout ce que nous ne possdons aucune des
uvres crites par les contemporains des dernires annes
d'Auguste : seul le nom d'Ovide est l pour attester que
l'on continuait crire, inlassablement, de nouvelles
uvres. Mais celles que nous a laisses Ovide, si elles ne
sont dpourvues ni de valeur ni d'intrt, ne reprsentent
pour la plupart qu'une exploitation systmatique des
inventions de Tibulle et de Properce. A certains gards,
228 LE PEUPLE LU

Ovide se montre, plus qu'eux, fidle imitateur de la po-


sie alexandrine dont il connat admirablement les recettes
prouves. Versificateur abondant et facile, il donne dans
ses Mtamorphoses une vritable somme de la mythologie
grecque, laquelle il attache tant bien que mal le lgen-
daire romain. Le thme gnral de ce pome est trange-
ment choisi : Ovide a voulu dessiner une immense
fresque reprsentant les transformations subies au cours
des temps par les choses et les tres ; en arrire-fond
ces tableaux pittoresques, une conception emprunte la
philosophie pythagoricienne, l'ide que l'univers est dans
un perptuel devenir, et non fix, une fois pour toutes,
dans un ordre immuable. Quelque jugement que nous
puissions porter sur cette singulire pope, nous ne
devons pas oublier qu'elle n'a jamais cess de hanter
l'imagination des artistes et des crivains du Moyen ge,
moins sensibles la vraisemblance scientifique qu'au sym-
bolisme intense qu'ils croyaient deviner, tort ou rai-
son, dans cet immense bestiaire.
Ovide, exil par Auguste pour une faute mystrieuse
(peut-tre pour avoir particip une sance de divina-
tion), finit ses jours Tomes, sur la cte de la mer Noire,
crivant toujours, chantant ses peines loin de la patrie et
satisfaisant sa passion de versificateur en composant des
pomes dans la langue barbare que l'on parlait autour de
lui. Avec lui prit le dernier reprsentant de la posie
augustenne.
Cependant, Rome, les potes ne manquaient pas. Il
y en eut peut-tre d'excellents, mais leur souvenir a pri,
sans doute jamais. Nous savons seulement que la mtro-
manie svissait ; elle svira jusqu' la fin de l'Empire. La
posie est considre comme un moyen d'expression
accessible l'honnte homme . Mais, le plus souvent,
elle cesse d'tre vraiment srieuse, comme elle l'tait pour
LA VIE ET LES ARTS 229

Virgile, Horace ou Properce ; on y joue comme un jeu


de salon, et l'on se flatte de jolies russites. Ce sont
des pices fugitives qui rappellent l'anthologie grecque,
mais souvent aussi des uvres plus considrables : des
popes, des tragdies destines la lecture - car le
thtre littraire a presque dfinitivement disparu, cdant
la place au mime qui n'a gure laiss de traces. Il est
possible que cette posie latine inconnue n'ait pas t sans
beaut. Quelques fragments qui survivent laissent entre-
voir de bien curieuses tentatives, par exemple les petits
pomes de Mcne, qui fut un styliste prcieux, grand
amateur d'images frappantes et habile crer des alliances
de mots si surprenantes que la pense, torture, se laisse
comme arracher une vrit plus secrte.
Il faut attendre le rgne de Nron pour trouver de
nouveau des uvres qui aient survcu jusqu' nous. La
seconde moiti du 1er sicle aprs Jsus-Christ connut une
arrire-saison potique plus m\lre, plus habile aussi
peut-tre, que les russites de la grande floraison augus-
tenne. Les auteurs ont appris leur mtier, parfois trop
bien ; ils s'en servent en virtuoses, et entre leurs mains la
posie se permet toutes les audaces.
Perse et Lucain reprsentent, au temps de Nron, une
tentative pour faire passer dans la posie les spculations
du stocisme. Le premier, obscur, tendu, n'a eu le temps
dans sa courte vie que d'crire quelques satires toutes
frmissantes d'indignation. Il mourut 28 ans (en 62
ap. J.-C.), laissant une uvre o s'expriment les convic-
tions politiques et morales de l'aristocratie snatoriale qui
avait cru, un moment, pouvoir s'appuyer sur Nron mais
n'avait pas tard tre due. Ces quelques pages, rvla-
trices d'un vritable temprament de pote, sont alourdies
par l'influence encore toute proche de la rhtorique sco-
laire.
230 LE PEUPLE LU

Le mme reproche a t bien souvent adress Lucain,


un jeune pote lui aussi, puisqu'il fut un enfant pro-
dige et mourut 26 ans, excut sur l'ordre de Nron
pour avoir particip la conjuration de Pison (65 ap.
J.-C.). Il avait compos, commenant crire des vers
l'ge de quinze ans, un grand nombre de pomes de toute
sorte, notamment une tragdie, mais nous ne possdons
plus de lui que son pope de La Pharsale (son titre exact,
celui que lui avait donn Lucain, est La Guerre civile),
dont les dix chants nous ont t conservs. Mais la mort
a interrompu cette uvre, que son auteur avait conue
comme une immense chronique de la rvolution qui,
de 59 42 avant Jsus-Christ, avait ensanglant Rome et
d'o tait sorti le rgime imprial. En l'crivant, Lucain
eut l'ambition d'opposer l'nide, pope julienne fon-
de sur un mysticisme conformiste, une pope d'inspi-
ration snatoriale, sm;ceptible d'exprimer la pense
politique des milieux stociens. Il est inexact de prtendre,
comme on le dit souvent, que La Pharsale ait t en son
principe un manifeste de l'opposition oligarchique, hos-
tile l'Empire. Elle ne le devint que lorsque se produisit
le divorce entre le rgime nronien et les snateurs sto-
ciens - c'est--dire lorsque s'accentua la disgrce de
Snque (dont Lucain tait le neveu). En fait, elle com-
mence par un hymne Nron singulirement enthou-
siaste, et qui n'est pas une page de flatterie. On a dit aussi
que Lucain, d'abord choy par !'Empereur, avait excit
par son talent la jalou.'iie de celui-ci, qui voyait en lui un
rival mieux dou. Et certes l' uvre, dans son droule-
ment, n'est pas sans reflter l'volution des sentiments de
l'auteur, mais il faut plutt croire que les raisons person-
nelles que pouvait avoir Lucain de se dtacher de Nron
jourent ici un rle moins important que le changement
LA VIE ET LES ARTS 231

de climat survenu dans Rome aprs l'assassinat d'Agrip-


pine, l'influence grandissante de Poppe et, surtout, la
mort de Burrus. On saisit comment, peu peu, Lucain
prend une conscience de plus en plus claire des cons-
quences politiques de l'idal stocien. ces yeux, la
personnalit de Caton d'Utique - tant clbre par
Snque - gagne en importance. Dans le dbat qu'il insti-
tue entre les vieilles formes rpublicaines et le monde
nouveau dont il raconte la gestation, Caton devient
l'arbitre, comme le sont les dieux de la destine du
monde. La vertu de Caton l'lve au-dessus des autres
hommes; c'est lui qu'il demande l'inspiration, comme
la lui demandaient Snque et les autres stociens qui
moururent victimes du tyran infidle l'idal de ses pre-
mire annes.
Dans une Rome rnove - celle qui faillit sortir de
l'anne des trois empereurs - La Pharsale aurait pu
devenir l' nide du rgime snatorial restaur. Les vne-
ments dmentirent le rve du pote, mais le pome
demeura pour toujours une source d'inspiration morale
tmoin de la grandeur romaine, dmentant tous ceux qui
accusent Rome de dcadence et d'irrmdiable cor-
ruption.
Malgr les diffrences, les variations du got, les oppo-
sitions de principes, on voit que l'pope romaine,
d'Ennius Lucrce, Virgile et Lucain, reste fidle sa
vocation qui est de penser les grands problmes de la cit
et du monde. On aperoit aussi quel point la posie
latine est imprgne de religion. Lucrce a beau rduire
la part des dieux dans le monde, il leur reconnat pour-
tant un rle essentiel, celui de communiquer aux
hommes, par les simulacres qui manent de leur corps
glorieux, l'image du souverain Bien, et l'hymne Vnus,
232 LE PEUPLE LU

au dbut du pome, est l'une des pages les plus mou-


vantes du lyrisme religieux. Lucain bannit de La Pharsale
le merveilleux traditionnel, mais c'est pour mieux discer-
ner, dans les vnements de l'histoire, la volont du Des-
tin et l'action d'une Providence. Inluctablement les
formes les plus hautes de la pense romaine deviennent
mditation et prire.

De la littrature claudienne, si profondment


empreinte de gravit stocienne, la personnalit la plus
minente est assurment Snque. Ce fils d'un Romain
d'Espagne, n Cordoue vers le dbut de l're chrtienne,
reprsente admirablement l'volution littraire et spiri-
tuelle de ce sicle dont Perse et Lucain nous ont montr
l'aboutissement extrme. Par son pre, qui avait t l'lve
attentif des grands rhteurs qui dispensaient leur ensei-
gnement la fin du rgne d'Auguste, il fut ml de trs
bonne heure aux milieux littraires, pour lesquels l' lo-
quence tait le but suprme de la vie. Mais par got il fut
aussi ds son adolescence entran vers les philosophes,
unissant dans une mme admiration le stocisme d'Attale
ou des deux Sextii et le pythagorisme mystique de Sotion.
Auprs d'eux il apprit mpriser les valeurs vulgaires
et ne pas se satisfaire des prtendues vrits admises
par l'opinion. Admirablement dou, il et probablement,
l'ge aidant, cd la coutume et aurait parcouru avec
distinction la carrire des honneurs, pratiqu en amateur
les genres littraires les plus divers, si la Fortune ri tait
venue contrarier l'accomplissement des vux que l'on
formait pour lui. Tomb malade au moment d'aborder
srieusement ses premires magistratures, il dut passer
plusieurs annes en gypte, o il entra en contact avec les
milieux alexandrins, qui taient alors traverss par divers
LA VIE ET LES ARTS 233

couranrs religieux er philosophiques et qui approfon-


dirent sa culture. Revenu Rome, il s'acquit une grande
rputation d'loquence, se mla aux inrrigues de la cour,
de relie faon qu' l'avnement de Claude l'influence de
Messaline le fir bannir en Corse. L, dans le silence de
!'exil - un exil auquel il eut d'abord beaucoup de mal
se rsigner -, il se dtacha lentement de tout ce qui,
jusque-l, avait fait sa vie. Er lorsqu'il fut rappel par
Agrippine, ds que celle-ci eut remplac Messaline auprs
de Claude, il avait sincrement renonc tout ce qui
n'tait pas l'tude et la pratique de la philosophie. Mais
il ne put refuser sa protectrice d'assumer le soin de
veiller sur la formation morale du jeune Domitius Aheno-
barbus - qui allait bientt rgner sous le nom de Nron.
Et c'est comme directeur de la jeunesse du Prince qu'il
exera la mort de Claude une sorte de rgence, adminis-
trant l'Empire au nom de son lve, faisant face aux plus
graves problmes de politique extrieure, suggrant des
mesures administratives et des lois qui firent des cinq
premires annes du rgne une longue idylle entre le
jeune Prince et son peuple. Snque, officiellement sto-
cien, s'appuyait sur les stociens du Snat. Mais bientt
Nron, en ge de rgner, abandonna les principes de son
matre, et Snque, qui avait espr raliset le vieux rve
de Platon - porter la philosophie la tte de la cit - dut
s'avouer vaincu. Compromis dans la conjuration de
Pison, il s'ouvrit les veines. Une telle destine, hors de
pair, fournit Snque l'occasion de mettre l'preuve
les principes stociens. Ce qui, avant lui, avait t jeux de
l'cole, devint en lui et par lui ralit agissante. Les
uvres qu'il nous a laisses tmoignent de son chemine-
ment spirituel, de ses hsitations, mais aussi de ses certi-
tudes profondes, auxquelles il est rest malgr tout fidle.
234 LE PEUPLE LU

Esprit encyclopdique, Snque a trait des problmes


scientifiques dans ses Questiom naturelles, il avait aussi
tudi des points de gographie - mais cette partie de
son uvre ne nous est point parvenue - toujours dans
l'intention de discerner l'ordre profond du monde et de
dcouvrir le plan de la cration, qu'il croit soumis une
Providence. Certain de possder la vrit, il brle du dsir
de persuader autrui et de l'amener la sagesse, seul
moyen pour l'homme d'atteindre le bonheur. Cet
enthousiasme convertir, joint la formation oratoire
qu'avait reue Snque, l'a amen composer des traits
moraux, le plus souvent conus comme des dialogues,
adresss un ami ou un parent - mais l'auteur y tient
le premier rle et l'interlocuteur n'y prend jamais la
parole de faon directe, on lui prte seulement les objec-
tions ncessaires pour que le raisonnement rebondisse.
Snque prtend volontiers qu'il ne se soucie pas de la
perfection littraire, mais seulement de la vrit. En ra-
lit il est trop naturellement artiste pour que l'expression
de sa pense ne revte pas d'elle-mme une forme lo-
quente. Ses analyses, menes par notations disjointes,
entranent l'adhsion; les vieilles formules de !'cole
retrouvent la vie, parce qu'elles sont perptuellement
confrontes avec une exprience spirituelle d'une particu-
lire acuit. Le style de Snque - si loin du style prio-
dique cicronien - est autant une mthode de pense
qu'une forme d'criture. On comprend qu'autour de lui
se soit forme une cole de jeunes gens avides de renou-
vellement, et en rbellion contre l'esthtique, pour eux
devenue banale, de la grande prose classique. Snque,
auprs d'eux, tait par de tous les prestiges. Prosateur
d'une puissance saisissante, il fut aussi un pote mieux
qu'estimable. Les tragdies que nous possdons de lui, et
qui, du moins en apparence, et nos yeux de modernes,
LA VIE ET LES ARTS 235

semblent destines non pas tre joues au thtre mais


tre lues ou rcites publiquement, mais qui furent
peut-tre mises en scne, tmoignent de la mme richesse
de pense que les uvres morales. Il est certain que le
jeune Nron fut sduit, lui aussi, par cette extraordinaire
facilit et ce sens de la grandeur, que l'on retrouve chez
Lucain, contrastant avec la tension assez rude de Perse.
Mais l'cole littraire de Snque ne devait pas durer ; ds
le temps de Vespasien, Quintilien fut charg de ramener
la jeunesse au respect des bons principes et de restaurer
un classicisme qui, finalement, prcdera de peu la dca-
dence des lettres latines.
la richesse cratrice du temps de Nron, on doit
rattacher le roman de Ptrone, ce Satiricon dont on ne
saurait trop regretter qu'il nous soit parvenu dans un tat
de mutilation qui nous dissimule sa composition
d'ensemble. Pour la premire fois dans les lettres antiques,
un auteur raconte en prose les aventures de personnages
qui n'appartiennent ni la lgende ni l'histoire. Ce sont
des figures empruntes la socit contemporaine : deux
jeunes gens en rupture d'cole, qui vagabondent en Italie
mridionale et vivent d'expdients, un riche Syrien aussi
rempli de vanit que de nave gentillesse, des femmes per-
verses ou amoureuses, et tout le petit peuple qui hante les
places publiques, les portiques et les auberges de Naples
Tarente. Le vieux ralisme latin s'y affirme avec un bon-
heur extrme ; on devine un esprit libre contemplant le
spectacle du monde, avec la volont de ne pas tre dupe
des apparences et ddaignant les conventions.
Une attitude semblable sera quelques annes plus tard
celle de Martial dont les pigrammes nous convient, elles
aussi, au spectacle de la Rome des Flaviens. Mais ces in-
stantans n'ont pas l'ampleur du roman de Ptrone.
crits en vers faciles, ils sont tantt des caricatures, tantt
236 LE PEUPLE LU

de fragiles statuettes, tantt de savoureuses anecdotes


dont l'intrt documentaire sur les murs de la Rome
contemporaine demeure inpuisable.
Contemporain de Martial, Juvnal retrouve la violence
de Perse. Il crivit des Satires, mais entre ses mains le
vieux genre national se fait plus lourd de rhtorique, et
n'est pas rachet par la libert souveraine qu'y avait mon-
tre Horace. Il semble que la sve se tarisse, en dpit de
la luxuriance de la forme. Attard, Juvnal voudrait que
Rome demeurt, sous Trajan et Hadrien, ce qu'elle tait
sous Auguste. Si autrefois la littrature latine avait com-
menc par tre italique et par dpasser quelque peu les
cadres de la cit romaine, maintenant c'est le contraire
qui se produit : Rome impriale, ouverte aux influences
de l'Orient, dconcerte les crivains, dont les vues sur le
monde nous paraissent singulirement triques. Juvnal
ne difilre point cet gard d'un Tacite ou d'un Pline le
Jeune qui eux aussi sont des Italiens, des provinciaux
(comme Juvnal, le Campanien d'Aquinum), avec toutes
les limitations et les troitesses que cela comporte. Les
Annales de Tacite, uvre de son ge mr, exposent l'his-
toire des rgnes qui se succdrent de Tibre Nron
(l'histoire de Sutone ira de Csar Domitien) et elles le
font sans aucune sympathie : les vnements se droulent,
mens par des hommes dont Tacite analyse les mobiles,
prfrant, lorsque plusieurs interprtations sont possibles,
celle qui fait le moins honneur la nature humaine. Tout
est prsent comme un drame o s'affrontent les repr-
sentants de l'aristocratie snatoriale et la cour des Princes.
D'un ct, le dsir de servir l'tat; de l'autre, la jalousie,
la cupidit, les intrigues de cour dtailles avec complai-
sance. On sent fort peu l'ampleur des vrais problmes, le
poids donc psent les provinces dans l'Empire - tout ce
que les historiens modernes s'efforcent aujourd'hui de
LA VIE ET LES ARTS 237

comprendre. Tacite applique l'histoire de la dynastie


julio-claudienne les vieilles catgories valables lorsque
Rome tait une petite ville en proie aux rivalits de fac-
tions, la brigue, aux coalitions des grandes familles.
cet gard sa position politique est en grande partie ana-
chronique. Il garde les valeurs rpublicaines , tout en
sachant bien que le rgime imprial est une ncessit.
Position intellectuellement confortable. Sa critique du
principat julio-daudien est d'autant plus violente qu'elle
porte contre un rgime dj lointain, officiellement
condamn par la doctrine politique des Antonins.
mesure que l'Empire dborde la cit romaine, la lt-
trature latine s'tiole. En contraste avec le renouveau que
connat alors lexpression de langue grecque, Rome est
plus que jamais soumise l'influence de l'Orient. Il
n'existe plus, vraiment, de pense romaine autonome,
ct de la pense grecque - il n'y a plus que des survi-
vances moribondes. Les gouverneurs de provinces, les
administrateurs, les magistrats, les commerants ont pour
familiers des sophistes (c'est le temps, en Orient, de la
seconde sophistique), des rhteurs, des philosophes,
des artistes. Des affranchis d'origine orientale occupent
des postes de grande responsabilit. Et dans cette sym-
biose de l'Orient et de l'Occident, la littrature d'expres-
sion latine apparat comme secondaire. Une seule uvre,
au milieu du II" sicle, tmoigne encore de quelque vita-
lit. Issue de ce milieu spirituel complexe, elle l'exprime
jusque dans ses contrastes et ses paradoxes. C'est le singu-
lier roman crit par l'Africain Apule qui, dans son
enfance, avait t form parler et crire les deux
langues de culture, le latin et le grec. Son titre, Les Mta-
morphoses, est grec ; grec aussi le monde o se droulent
les aventures qu'il raconte, mais bien souvent la pense,
238 LE PEUPLE !!LU

le milieu spirituel, les manires de sentir dnotent des


habitudes romaines.
On connat le thme gnral : Lucius, un jeune aristo-
crate grec originaire de la rgion de Patras, sur le golfe de
Corinthe, se met en tte de courir le monde pour
s'instruire des choses de la magie. Parvenu en Thessalie,
il se trouve par hasard log chez une sorcire ; dsirant
imiter celle-ci, qui se transforme en oiseau, il se trompe
d'onguent et le voici mtamorphos en ne. Alors com-
mencent mille aventures, un extraordinaire roman pica-
resque qui ne se termine que le jour o Lucius, revenu
sur la plage de Corinthe, prie la desse Isis de mettre fin
ses tourments. Isis se montre secourable ; Lucius
retrouve sa forme humaine et, reconnaissant, se fait initier
aux mystres de la desse.
Apule n'a pas invent cette histoire; il l'a emprunte
un certain Lucius de Patras (si tel est bien son nom),
dont le roman a donn lieu une autre adaptation qui
nous est parvenue sous le nom de Lucien. Mais il l'a
agrmente d'pisodes nouveaux, par exemple l'histoire
d'Amour et Psych, et il lui a aussi donn sa conclusion
religieuse en faisant intervenir Isis, qui n'apparaissait pas
dans son modle. Les addidions d'Apule ne sont pas des
ornements gratuits. Il n'est pas douteux qu'il a essay de
confrer un sens symbolique un thme traditionnel. Le
conte de Psych, insr habilement au centre de l'uvre,
est videmment un symbole d'inspiration platonicienne :
c'est l'odysse de l'me humaine prcipite dans un corps
de chair et, grce la puissance d'ros, retrouvant finale-
ment sa patrie cleste. Psych, fille de roi, est unie sans
qu'elle le sache au dieu Amour : au moment o, enfrei-
gnant la dfense qui lui est faite, elle dcouvre la vritable
nature de son mari, celui-ci s'enfuit et elle doit parcourir
le monde pour retrouver celui qui lui a inspir une
LA VIE ET LES ARTS 239

passion invincible. On reconnat, dans le couple d'ros


et Psych (l'me), un thme familier aux sculpteurs
contemporains d'Apule, qui le reproduisaient volontiers,
notamment sur les sarcophages. C'est Platon, et sans
doute, au-del du Phdre et du Banquet, la tradition
orphique que se rattache cette conception de l'Amour
comme principe cosmique. Apule, qui se donne comme
platonicien, a utilis un vieux conte folklorique (l'histoire,
rpandue chez bien des peuples, de la Belle et la Bte) pour
construire un mythe philosophique o s'exprime son spiri-
tualisme. Sa philosophie, sans doute, n'est pas fort origi-
nale, mais elle est un bon exemple de cette pense
syncrtique qui unit en elle des spculations d'origines trs
diverses et prpare l'avnement du christianisme. Avec
Apule, meurt pour nous la littrature latine de la Rome
paenne. Les auteurs qui viennent aprs ne font plus que
rpter les ides d'autrefois, que reprendre inlassablement
les mmes formes, d'o est absente une vie vritable.

La littrature latine, par sa varit et aussi par ses


contrastes, nous claire sur les proccupations de la pen-
se romaine, sur les mouvements les plus fugitifs d'une
sensibilit qui emprunta sans doute, pour s'exprimer, des
genres littraires et tout un matriel technique originaires
des pays grecs, mais qui sut aussi parvenir des crations
originales, caractristiques de la civilisation romaine. La
mme conclusion rsulte d'une enqute portant sur l'art
romam.
Civilisation urbaine, malgr coutes les tentations, la
civilisation romaine sut crer des types architecturaux
la mesure de ses besoins. Certes elle emprunta beaucoup
la Gtce, mais elle eue aussi ses propres traditions. Il
existe une forme italique de temples, de places publiques,
240 LE PEUPLE ~LU

qui ne se confondent pas avec les formes grecques. Et,


surtout, tandis que les cits hellniques s'taient proccu-
pes, presque exclusivement, d'exalter leurs dieux en leur
levant les sanctuaires dignes des Immortels, Rome
n'oublia pas le confort ni le plaisir des vivants.
Sans doute, les premiers difices dont le souvenir nous
ait t conserv dans la Ville sont-ils des temples, mais,
partir du IIe sicle avant Jsus-Christ, commencrent se
multiplier des monuments purement civils qui, par leur
nombre, leur varit et leur magnificence, ne tardrent
pas constituer l'essentiel du dcor urbain.
Lorsque nous commenons entrevoir l'existence
d'une architecture en Latium, vers la fin du VIe sicle
avant Jsus-Christ, l'influence trusque est prdominante.
On construit alors des temples qui ressemblent assez aux
temples grecs, par leur plan gnral, mais en diffrent par
des particularits importantes. C'est ainsi que le sanc-
tuaire est toujours lev sur une haute terrasse (.podium)
et que l'on y accde par un escalier mnag devant la
faade seulement. Il est probable que cette disposition
caractristique s'explique par la croyance que la divinit
n'exerce une protection efficace que dans la mesure o
son regard dcouvre effectivement l'homme ou l'objet sur
lesquels doit porter sa bndiction. Pendant cette priode
archaque, les temples sont revtus de plaques en terre
cuite, ornes de reliefs et peintes de vives couleurs. Le
style de la dcoration s'apparente l'art ionien, qui
rgnait alors dans tout le bassin occidental de la Mditer-
rane. Mais si cette dcoration atteint parfois une relle
beaut, l'difice lui-mme n'est encore construit que de
faon trs grossire ; la pierre n'est employe que pour les
colonnes et les assises du podium, les murs sont faits de
brique crue, et toutes les parties hautes sont en bois. C'est
ainsi qu'il faut imaginer les plus anciens temples de
LA VIE ET LES ARTS 241

Rome, celui de Jupiter sur le Capitole, celui de Castor au


Forum, ou de Crs au pied de !'Aventin. Les motifs de
la dcoration sont emprunts au rpertoire de l'imagerie
hellnique avec, semble-t-il, une prdilection notable
pour les motifs dionysiaques, les Satyres, les Bacchantes,
et aussi pour les formes vgtales, traites avec ampleur
et souplesse.
Cette architecture drive visiblement de modles orien-
taux, sans doute un dorien archaque, dont l'influence
continuera de se faire sentir sur l'volution ultrieure de
l'architecture sacre dans le monde romain, malgr tous
les apports plus rcents venus de la Grce classique et de
l'Orient hellnis.
la vrit, nous connaissons assez mal les difices de
la Rome rpublicaine. Ceux que les fouilles nous ont ren-
dus - par exemple dans l'aire sacre du Largo Argentina -
se laissent malaisment interprter et la chronologie des
rfections est loin d'tre claire. Nous savons seulement
que l'on s'effora de conserver aussi longtemps que pos-
sible l'antique simplicit, et que les Romains se faisaient
gloire de leurs temples orns de reliefs et de statues en
terre cuite, qu'ils opposaient au marbre et l'or des
temples grecs. Ce conservatisme empcha les recherches
aussi subtiles que celles des architectes de la Grce clas-
sique. Jamais la colonne romaine n'atteignit la perfection
de celles que nous voyons au Parthnon. Mme lorsque
l'on dveloppa l'ornementation des chapiteaux et que
pour allger la ligne du ft l'on recourut aux canelures, les
colonnes conservrent une certaine raideur, ainsi qu'une
tendance, parfois, une extrme gracilit ; elles ne connu-
rent que fort rarement l' entasis, qui contribue si grande-
ment l'harmonie des colonnades classiques. De plus,
tandis que le Parthnon est destin s'offrir au regard sur
toutes ses parties, le temple romain est surtout une
242 LE PEUPLE LU

faade. Souvent, sa colonnade se rduit un porche ant-


rieur ou bien, lorsqu'il est priptre, les portiques latraux
tendent s'effacer, soit qu'ils atteignent une largeur
moindre que le portique frontal, soit qu'ils soient rempla-
cs par des colonnes semi-engages ou de simples
pilastres. Le temple est moins un difice en soi, possdant
sa propre perfection, que le dcor de la vie publique. Il
est appel s'intgrer dans un forum ou une aire sacre,
frquente par les foules, et sans cesse porte des
mortels.
Avec l'avnement de l'Empire, apparurent Rome les
premiers temples revtus de marbre et, en mme temps,
on assista au triomphe de l'ordre corinthien. Au dorique
primitif avait succd une interprtation plus orne de
cet ordre, comme on peut le voir, par exemple, au temple
dorique de Cori, qui remonte au dbut du Ier sicle avant
Jsus-Christ. Lordre ionique n'est pas absent, mais jamais
les chapiteaux de ce type ne prsentent un type pur. Aux
volutes caractristiques s'ajoutent le plus souvent des
motifs floraux qui allongent la corbeille et s'inspirent visi-
blement des chapiteaux corinthiens. C'est vers une orne-
mentation toujours plus grande qu'volue l'architecture
romaine dans l'art sacr. On a un bon exemple de ce
corinthien augusten avec la Maison Carre de Nmes,
qui fut leve en 16 avant Jsus-Christ. La finesse de la
frise y contribue beaucoup donner l'impression d'l-
gance qui est la note caractristique des temples de ce
temps. Mais, bientt, l'ornementation se complique,
mesure que les ouvriers italiens et occidentaux deviennent
plus habiles travailler le marbre. la frise de Nmes on
peut comparer, par exemple, l'architrave du temple de
Vespasien, Rome, o l'on voit se superposer plusieurs
zones, l'une o sont sculpts des motifs emprunts la
LA VIE ET LES ARTS 243
liturgie (bucranes, patres, vases. et instruments sacrifi-
ciels) et, au-dessus, des denticules, des oves, des consol~,
enfin tout un jeu de palmettes qui ne sont pas sans rappe-
ler les motifs favoris de l'ornementation archaque. Dans
cette volution, l'influence des difices orientaux fut cer-
tainement prdominante. Dans les provinces asiatiques,
les vieilles coles hellnistiques continurent de produire
des uvres o se satisfaisaient leurs tendances nationales.
Les temples de Baalbeck en Syrie, qui sont indubitable-
ment des difices d'inspiration romaine, montrent
quelle virtuosit, et aussi quelle surcharge, parvint cet
art romain oriental.
Pourtant, ce n'est pas l'architecture sacre qui constitue
le domaine le plus caractristique ni le plus riche, et, assez
curieusement, il convient d'opposer la luxuriance des
temples la svrit d'autres difices qui sont, eux, des
crations purement romaines. Hrits de l'hellnisme, les
temples taient construits selon la technique tradition-
nelle de la pierre. Or, ds la fin de la Rpublique se
rpand et se dveloppe une technique nouvelle, celle du
blocage . Le mur nest plus entirement fait de blocs
juxtaposs, mais d'un noyau central, form d'un mlange
de chaux, de sable et de matriaux plus durs (fragments
de pierre, de brique), que vient, de part et d'autre, recou-
vrir un parement. Celui-ci n'a d'autre rle que de se pr-
ter l'ornementation. Il pouvait tre aussi mince qu'on
le voulait, consister, par exemple, en une dalle de marbre,
ou mme un simple stucage, propre recevoir un enduit
peint. Ce mode de construction tait rapide et cono-
mique, il demandait une main-d'uvre beaucoup moins
spcialise que la technique traditionnelle, mais, surtout,
il permettait toutes les audaces. Avec des pierres tailles,
il est fort difficile de construire des votes, et, plus
encore, des coupoles. Avec le blocage, rien de plus facile :
244 LE PEUPLE fLU

un coffrage grossier dans lequel on coulait la masse


liquide suffisait mettre en place les votes les plus har-
dies. On a pu dire qu'un difice romain construit selon
cette technique n'est pas autre chose qu'un immense
rocher artificiel dans lequel l'architecte mnage son gr
les pleins et les vides. Ds lors, les colonnades ne sont
plus que des ornements rapports ; les architraves, les
frises n'ont plus aucune fonction organique et ne servent
qu' crer des rythmes sensibles au regard. Il en rsulte
aussi que l'architecte est presque entirement libr des
servitudes que lui impose, dans un difice en pierre de
taille, le rapport des pousses et des forces. Cette libra-
tion, si fconde pour les architectes modernes, ceux de
Rome l'ont connue, eux aussi, et ils ont us des moyens
qu'elle leur donnait.
C'est ainsi que s'explique, en grande partie, le caractre
monumental des difices impriaux, comme les thermes,
destins accueillir des foules immenses, et des amphi-
thtres, qui levrent leurs gradins sans le secours
d'aucune colline, d'aucune acropole dont ils auraient
suivi la pente. C'est ainsi, galement, que furent rendues
possibles les longues files d'arcs sur lesquelles les aqueducs
romains traversent encore aujourd'hui la campagne de
Rome. Le pont du Gard, construit probablement par des
ingnieurs militaires, montre quelle relle beaut pou-
vait, sans effort, atteindre cette architecture qui n'avait
d'autre fin que l'efficacit de la fonction.

I.:volution des autres arts plastiques ne prsente


aucune innovation aussi rvolutionnaire. Sculpture, relief
et peinture demeurent dans une dpendance beaucoup
plus grande l'gard des modles hellniques, mais il est
possible aussi de discerner en eux le dveloppement de
LA VIE ET LES ARTS 245

tendances nationales qui les a empchs de dgnrer en


un simple travail de copie.
Les premires statues qui ornrent les temples furent,
nous l'avons dit, fournies par des ateliers trusques. Plus
tard, les gnraux conqurants allrent puiser largement
dans les immenses muses que constituaient les villes
grecques, mais il y eut aussi des ateliers qui, de bonne
heure, se formrent Rome mme et o travaillrent des
artistes venus de toutes les rgions de la Mditerrane
pour satisfaire un public romain. L se dvelopprent des
tendances qui n'taient pas inconnues, certes, de l'art hel-
lnique, mais qui acquirent brusquement par cette trans-
plantation une vigueur et une fcondit nouvelles. C'est
ainsi que l'art pergamnien, si volontiers pris du drama-
tique et des recherches pittoresques, trouva Rome une
terre d'lection. La frise continue, de caractre ionien,
d'autre part se transforma, s'panouit, et aboutit la
cration du relief pittoresque qui triomphe sur la
colonne Trajane.
vrai dire, la sculpture monumentale romaine
demeura longtemps archaque ; jusqu' la fin de la Rpu-
blique, on dcora les temples avec des plaques de terre
cuite, selon le got antique hrit des trusques. Mais
lorsque, partir du temps d'Auguste, se rpandit le travail
du marbre, on vit se dvelopper, paralllement au classi-
cisme littraire de Virgile et d'Horace, un art du relief
alliant ralisme et grce, dont le chef-d'uvre est l'autel
de la Paix, qui fut ddi Rome, par Auguste, en 9 avant
Jsus-Christ.
La frise de l'autel de la Paix, telle qu'elle est aujourd'hui
reconstitue aprs des fouilles extrmement dlicates,
nous apparat dans toute sa grandeur. Elle immortalise
dans le marbre la crmonie de la ddicace. On y voit
!'Empereur avec sa famille, les magistrats, les prtres, le
246 LE PEUPLE LU

Snat, allant en procession accomplir le sacrifice aux


dieux. Les traits des personnages sont reprsents avec
assez de prcision pour qu'il soit possible de les recon-
natre, d'aprs les statues et les monnaies contemporaines.
Jusqu'aux enfants de la famille impriale - parmi lesquels
Caus et Lucius Csar - qui sont prsents; l'an, pntr
de l'importance de la crmonie, marche gravement, son
jeune frre, un peu plus loin, tmoigne de quelque dis-
traction et une adolescente l'invite, en souriant, tre
plus sage. C'est un moment solennel de la religion, mais
la vie n'est pas interrompue pour cela.
La statuaire augustenne n'est pas indigne du relief.
Avec l'avnement de l'Empire, la constitution de la mys-
tique impriale se traduit par la formation d'un art qui
sait, la fois, exprimer la personnalit du Prince et le
caractre divin de sa mission. Dj les sculpteurs hellnis-
tiques avaient cr des types royaux pour reprsenter
Alexandre et les Diadoques. Le souvenir de cette icono-
graphie, avec toutes ses implications politiques et reli-
gieuses, plane sur les reprsentations des premiers
Empereurs romains : mme volont d'idaliser les traits
en une ternelle jeunesse, qui est celle de l'apothose,
mais malgr cela les traits du visage, dessins avec prci-
sion, le mouvement des cheveux, l'expression du regard
composent un portrait vritable. Les sculpteurs sont par-
tis d'un visage rel et ne se sont pas contents d'exprimer
une abstraction, l'ide du Prince en soi.
De plus en plus, aprs le dbut de l'Empire, l'art de la
statuaire alla recherchant le ralisme et se montra sou-
cieux de rendre les particularits du modle. Ce sens du
portrait est l'un des caractres les plus originaux de la
sculpture romaine. Lorsqu'il s'agissait de reprsenter non
plus des princes mais de simples mortels, la prcision
allait souvent jusqu'aux confins de la caricature. Les
LA VIE ET LES ARTS 247
clients ne manquaient pas aux artistes ; rares taient les
Romains qui ne souhaitaient laisser leur effigie sur leur
tombeau, et c'est ainsi que nos muses possdent des col-
lections fort varies de bustes o revivent bourgeois et
grands seigneurs de Rome et des villes provinciales. Sou-
vent, ce n'est qu'un travail de marbrier fort vulgaire, mais
la virtuosit n'est pas rare. Les ouvriers s'exeraient
reproduire des statues grecques clbres ; ils se formaient
ainsi leur mtier, si bien que les grandes traditions nes
dans les ateliers d'Attique ou d'Asie partir du Y:- sicle
avant Jsus-Christ se perpturent, tant bien que .mal,
jusqu' la fin de l'Empire.
Avec le dveloppement du luxe, les Romains apprirent
apprcier la peinture dcorative. Ils commencrent assez
tt suspendre, sur les murs de leurs maisons, des
tableaux des matres grecs ; mais partir du :f' side avant
Jsus-Christ se cra un style nouveau favoris par la tech-
nique du blocage qui permettait de crer de vastes
champs lisses propres recevoir une dcoration peinte.
Le mur tout entier fut divis en zones qui reurent cha-
cune un dcor diffrent. On se contenta d'abord d'imiter
des incrustations de marbres de couleur (ce fut ce que
l'on appelle le premier style) puis tout un ensemble archi-
tectural, des colonnes avec leur stylobate, des frises et,
entre les colonnes, on peignit des scnes inspires de
tableaux clbres. Ce style de dcoration architecturale
- ce que !'on appelle le second style de la peinture
romaine - fut en grande faveur au :f' sicle avant notre
re ; nous le connaissons surtout par les maisons pom-
piennes et quelques exemples conservs Rome mme.
Lvolution continuant, les peintres imaginrent de
dessiner des fentres en trompe-!' il, travers lesquelles
248 LE PEUPLE LU

ils prsentrent des compositions originales, le plus sou-


vent des paysages inspirs de l'art des jardins. Ainsi la
nature faisait irruption dans la vie quotidienne.
Paralllement ce style architectural s'en dveloppa un
autre qui, lui, traitait le mur comme une surface, au lieu
de chercher l'abolir. Chaque panneau, largement deve-
lopp, recevait en son milieu ou un paysage de petites
dimensions, ou plus souvent quelque figure gracieuse,
une Amawne, un Arimaspe, dont les courbes harmo-
nieuses s'allient des lments architecturaux fantas-
tiques : colonnettes irrelles, banderoles, pavillons de rve
limitant le champ dcoratif. Selon l'importance plus ou
moins grande accorde la composition architecturale,
les archologues distinguent un troisime et un quatrime
style. La Maison d'Or de Nron fut orne de peintures
et de stucs en lger relief inspirs de la dcoration du
troisime style. C'est l que Raphal emprunta les thmes
de ses grotesques : les ruines de la Maison d'Or, pro-
fondment enterres sous les Thermes de Titus (avec les-
quels on la confondait alors), furent dcouvertes au cours
du XVIe sicle et les artistes s'merveillrent de ces figures
gracieuses, qu'ils appelrent grotesques parce qu'elles appa-
raissaient au fond de ces cavernes obscures.
Deux sicles plus tard, la peinture romaine allait encore
exercer une grande influence sur l'art moderne, lorsque
les fouilles des rois de Naples firent connatre les fresques
d'Herculanum, et bientt celles de Pompi.
Les motifs de cette peinture appartiennent un rper-
toire form d'lments complexes, et qui s'est assurment
beaucoup inspir de lart hellnistique. Les tableaux
drivent directement des mgalographies chres aux
peintres grecs, grandes compositions de sujet mytholo-
gique, reproduisant parfois des mises en scne tragiques.
LA VIE ET LES ARTS 249

Les lments purement dcoratifs, eux, paraissent le pro-


duit d'une volution plus rcente, et en partie inspire par
Rome. Le thtre a fourni des schmas de composition. Il
ri est pas rare, dans le quatrime style en particulier, que
le mur soit conu la manire d'une faade de skn
voquant un parvis de palais, avec ses portes, et, aperues
en perspectives fuyantes, des colonnades et des architec-
tures fantastiques. Le souvenir des difices rels - ces
thtres romains dont nous possdons plusieurs exemples
fort bien conservs, notamment en Afrique, Sabratha
ou Dougga - s'unit ainsi des rveries d'artiste dli
des contraintes de la pesanteur. La cration d'un tel style
dcoratif nous prouve l'importance que revtait pour les
Romains cet univers de fiction qui, nous le verrons, est
aussi caractristique de leurs specracles : faire que les
choses soienr autres que ce qu'elles sont, embellir le rel,
entourer la vie quotidienne de merveilleux et de rve.
TROISIME PARTIE

ROME FAMILIRE
CHAPITRE VII

Rome et la terre

La civilisation romaine nous apparat aujourd'hui, avec


le recul des sicles, comme une civilisation essentielle-
ment urbaine. Et cependant, ce n'est pas ainsi que les
Romains eux-mmes avaient coutume de la considrer.
Tout au long de leur histoire, en dpit du dmenti que
leur apportaient les faits, ils aimaient se croire des pay-
sans.
Au moment o nat l'Empire, et alors que Rome est
devenue la plus grande ville du monde, plus vaste que
Pergame, Antioche ou mme Alxandrie, Virgile ne peut
concevoir bonheur plus parfait sur terre que la vie pay-
sanne. Pourtant, quelque prenant que soit cet loge de la
campagne, vocation des loisirs sur les vastes domaines
parmi l'abondance, les fontaines d'eau vive, les fraches
valles, le mugissement des bufs, et la douceur du som-
meil au pied d'un arbre ... >>, comment ne pas se souvenir
que les esclaves, dans les pices de Plaute et de Trence,
s'effraient, l'gal du chtiment suprme, d'tre envoys
la campagne. Contradiction certaine, malaise qu'il
serait vain de nier : la vie rustique n'est pas, aux yeux des
potes, ce qelle est aux yeux des travailleurs. Mais on
aurait tort de croire, pourtant, que l'imagination de
254 ROME FAMILIRE

Virgile soit seule la cause d'une idalisation fallacieuse, et


que l'auteur des Bucoliques ait voulu parer, pour des fins
de propagande politique, de charmes imaginaires une ra-
lit douloureuse et sordide. Les Romains, mme au temps
de leur grandeur, ont prouv la nostalgie du sol nourri-
cier, et certes les campagnes italiennes ont fourni aux
lgions leurs meilleurs soldats, la cit ses magistrats les
plus nergiques et les plus clairvoyants. Mme pendant
la premire guerre punique, les chefs d'arme sont encore
des paysans qui ont le souci de leur domaine, et les histo-
riens se plaisent voquer la grande figure du dictateur
Cincinnatus qui, s'il faut en croire la tradition, cultivait
son champ au pied du Janicule, lorsqu'on vint le chercher
pour lui confier la charge de l'tat.
l'origine, Rome passe pour avoir t fonde par le
berger Romulus et la rudesse, la simplicit de la vie pay-
sanne demeurrent toujours un idal prsent la
conscience romaine. On a montr que ce fonds rustique
a laiss son empreinte sur la langue elle-mme : bien des
expressions latines ont leur origine dans des mtaphores
paysannes, et leur anciennet mme prouve que, de trs
bonne heure, la race latine a t en possession des
principales techniques agricoles. Il en va de mme
d'ailleurs de tous les immigrants indo-europens qui,
l'poque prhistorique, se sont succd en Europe occi-
dentale. Et les populations mditerranennes que les
Aryens rencontrrent sur le sol italien vivaient, elles aussi,
de l'agriculture. Trs tt le sol du Latium fut drain par
les habitants. Les plaines ctires ont toujours t pr-
cieuses dans la pninsule, o tant de montagnes et - en
ces temps anciens - de forts limitaient les possibilits de
culture. Pendant les premiers sicles de Rome, tout le
pays qui entoure le Latium tait encore couvert de fourrs
impntrables o vivaient des fauves (notamment les
ROME ET LA TERRE 255
loups, dont le souvenir est rest lgendaire, comme d'ani-
maux sacrs) et, dans les clairires, des bergers levaient
des troupeaux de moutons et de porcs. Ces forts demeu-
raient sauvages, asiles de cultes trs archaques comme
celui des Hirpins, sur le mont Soracte, adorateurs d'un
dieu-loup auquel ils s'identifiaient en de curieuses cr-
monies magiques. Rome ne fut pas sans connatre de
telles pratiques, puisque jusqu' la fin de l'Empire on
clbra autour du Palatin le rite des Lupercales (peut-tre,
l'origine, un exorcisme du loup), crmonie annuelle
o l'on voyait des jeunes gens courir nus, aprs avoir
sacrifi un bouc dont la peau, dpece en lanires, leur
servait fouetter les femmes que ce contact tait cens
rendre fcondes. Non loin du site d'Albe, dans le bois
sacr de Diane dominant le lac de Nmi, se perptuait
un culte de la desse dont le prtre, nomm le roi de la
fort, demeurait en charge jusqu' ce que quelqu'un, dsi-
reux de prendre sa place, et russi l'gorger. Partout
dans la campagne survivaient des tmoins d'un pass o
les hommes s'taient efforcs d'asservir les. forces de la
nature fconde. Nul peuple autant que les Romains ne
fut sensible la puissance qui mane de la terre, la
magie des saisons qui sont le rythme de la vie.
Il serait tentant de distinguer, dans les divers lments
qui composrent la cit romaine, l'apport de chacun
d'eux : imaginer, par exemple, que les Sabins taient plus
volontiers cultivateurs sdentaires, et les Latins bergers.
Mais les faits contredisent de telles thories. Selon les
poques, on trouve des Sabins adonns la vie pastorale
ou, au contraire, groups dans des villages de laboureurs
tandis que, de trs bonne heure, les Latins de la plaine
ctire eurent tout la fois des troupeaux parcourant les
herbages du plateau, et des champs de bl. Ce qui appa-
rat, autant que nous pouvons en juger, c'est, ds le dbut,
256 ROME FAMILIRE

une conomie de type mixte o coexistent les deux


formes de vie agricole.
Au temps o fut rdige la loi des douze Tables, la
langue avait conserv le souvenir d'un curieux rgime de
la proprit. D'aprs Pline, en effet, les rdacteurs de ce
code ne se servaient jamais, pour dsigner les fermes (vil-
lae), que du mot qui, plus tard, signifia jardin (hortus),
tandis que le jardin s'appelait heredium (hritage). Nous
apprenons ainsi que les Romains des premiers temps ne
possdaient pas en toute proprit les terres qu'ils exploi-
taient : la plus grande partie en tait soumise des par-
tages priodiques. Seuls deux arpents (jugera), soit un
demi-hectare environ, taient concds chacun des
membres de la famille qui avait le droit de les enclore
(c'est le sens du mot hortus, lequel dsigne primitivement
un enclos). Il faut donc concevoir la terre, dans cette trs
ancienne organisation, comme la chose de la communau-
t; les citoyens n'ont alors qu'un droit d'occupation rvo-
cable - ce qui est probablement une survivance d'un
temps o l'conomie tait surtout pastorale, car cette cou-
tume se comprend moins dans une socit de cultivateurs
attachs au sol que chacun fait prosprer et amliore
d'anne en anne. Peut-tre Rome est-elle ne prcis-
ment l'poque o le nomadisme commenait faire
place un habitat sdentaire, par la fusion des lments
ethniques immigrs avec les paysans du plus ancien
Latium.
Quoi qu'il en soit, nous voyons qu'au temps des Rois
seuls les habitants de la Ville sont encore inclus dans les
tribus serviennes. Aprs la Rvolution de 509, on cra des
tribus rustiques, qui prirent rapidement la prdominance.
C'est alors seulement, dans l'tat oligarchique qui suc-
cda aux tyrans trusques, que les lments ruraux
ROME ET LA TERRE 257

font figure de classe dirigeante. La vie politique et juri-


dique est alors rythme par le retour des marchs cous les
neuf jours (les nundinae), qui rassemblaient en ville les
pres de famille. La campagne, avec ses fermes, commen-
ait aux portes de Rome : le Janicule, la plaine du
Vatican, !'Esquilin, les bords de I'Anio taient couverts
d'exploitations familiales o les enfants, les gendres, culti-
vaient la terre sous l'autorit du chef de famille. Il n'y
avait encore que peu d'esclaves : le domaine, de dimen-
sions modestes, se suffisait lui seul. On n'achetait
presque rien ; on ne mangeait de viande que fort rare-
ment, les jours de fte, lorsqu'un sacrifice avait t offert
aux dieux, mais on se gardait bien d'immoler buf ou
vache, animaux trop prcieux et rservs pour les crmo-
nies officielles que les magistrats clbraient au nom de
l'tat tout entier. Le plus souvent, la victime tait un
porc ou un agneau. La viande de porc, conserve au saloir
(les salines de la rgion d'Ostie ont t fort actives de trs
bonne heure, et les caravanes de sauniers passaient par
Rome, remontant la valle du Tibre et gagnant la Sabine
par la route du Sel, la via Salaria), servait assaisonner les
lgumes qui formaient le fond de la nourriture, surtout le
chou, dont on avait obtenu dj un grand nombre de
varits. Les lgumes taient cultivs par la fermire dans
le potager attenant la maison; on trouvait dans ce se-
cond garde-manger (c'tait le nom dont on dsignait le
jardin), outre des choux, des poireaux, des bettes, de la
rue, de la chicore, des concombres, etc. Les repas se
composaient de bouillies d'peautre ou de bl, de lgumes
bouillis avec un morceau de porc sch, de pommes ou
de poires quasi sauvages. La vigne tait connue : les immi-
grants aryens l'avaient trouve leur arrive sur les bords
de la Mditerrane, ainsi que le prouve le nom du vin
dont les formes, voisines en grec et en latin, ne peuvent
258 ROME FAMILIRE

tre rattaches une tymologie indo-europenne mais


sont des emprunts, indpendants l'un de l'autre, une
langue mditerranenne. Pourtant, bien que les vignes
aient t cultives trs anciennement en pays romain,
l'usage du vin fut en pratique fort restreint ; de plus il
tait interdit aux femmes, sous peine de mort. Certains
historiens assurent non sans subtilit que le vin tait assi-
mil du sang, et que toute femme, si elle buvait du vin,
introduisait en elle un sang tranger et se rendait par l
mme coupable d'adultre. D'autres font observer que le
vin tait considr, dans la mdecine antique, comme un
abortif, ce qui expliquerait qu'il ft proscrit aussi svre-
ment. Quoi qu'il en soit, il est sr que l'usage du vin
tait entour de prcautions religieuses ; il tait l'un des
quatre liquides sacrificiels , au mme titre que le lait,
le sang et l'eau et on entrevoyait en lui une puissance
magique. Le dlire de l'ivresse n'est-il pas une sorte de
possession divine - de mme nature que !'enthousiasme
prophtique? Il est tout naturel que les pres de famille
aient voulu protger leurs femmes contre les dangers de
ce qui tait pour eux une drogue dangereuse et livrait
l'tre la discrtion des divinits les plus turbulentes :
Liber Pater pour les hommes, Vnus pour les femmes.
Aussi, pendant longtemps Rome ne buvait-on de vin
qu'au cours de beuveries entre hommes, selon des rites
minutieusement rgls.
Cette conomie rustique, empreinte d'austrit, per-
sista longtemps. Rome mme, les progrs de la richesse
mobilire, les ncessits de la vie politique qui obligeaient
les chefs de famille venir de plus en plus souvent la
Ville, eurent pour rsultat invitable de lui substituer une
existence pl us large et !'on voit, au ne sicle de notre re,
les paysans du Latium renoncer aux coutumes ancestrales
et se faire citadins. Mais on aurait tort de penser que la
ROME ET LA TERRE 259

paysannerie latine avait disparu; elle subsista au contraire


non seulement dans les montagnes de la Sabine mais aux
portes mmes de la Ville. Les collines des Castelli Romani
modernes : Frascati, Tivoli, Castelgandolfo, taient cou-
vertes de petites et moyennes proprits directement
exploites par leurs possesseurs, avec un minimum de
main-d' uvre servile. Par exemple, le pre de Cicron
vivait sur son domaine, Arpinum, sur les bords du Liris,
et bien des habitants de la Ville, venus Rome pour
satisfaire leur ambition et jouer un rle politique, conser-
vaient des attaches trs troites avec leur municipe d' ori-
gine, leur petite ville o leurs frres, leurs neveux,
continuaient de mener la vie des anctres.
Pourtant, avec les progrs de la puissance romaine, il se
produisit de trs bonne heure une transformation sociale
qui eut pour effet de modifier la rpartition de la terre et
de crer une aristocratie foncire entre les mains de qui se
concentra une grande partie de la terre italienne. Cette vo-
lution commena lorsque les gentes patriciennes acquirent
la prpondrance dans l'tat. Elle tait invitable tant
donn la constitution mme de la gens, qui groupait un
nombre considrable de personnes sous l'autorit du
pre >>, ce qui mettait la disposition de celui-ci une
main-d' uvre abondante. De plus, une disposition lgale
interdisait qu'une terre sortt de la gens, ce qui assurait la
continuit de la proprit. Les terres appartenant des pl-
biens, au contraire, n'taient pas frappes par cette dispo-
sition, si bien que peu peu les terres patriciennes en
vinrent l'emporter considrablement sur les autres. Enfin
nous avons dit que la proprit prive ne comprenait
qu'une portion relativement faible des terres nationales ; le
reste appartenait au domaine public, et n'tait pas mis
directement en exploitation par l'tat (du moins dans la
pratique la plus ordinaire) ; il tait simplement occup,
260 ROME FAMILIRE

sans autre titre que l'usage, au bnfice del' exploitant. On


comprend que ce systme ft particulirement favorable
aux grandes gentes, riches en hommes et en cheptel, et ne
profitt gure aux cultivateurs isols, plbiens, sans autres
auxiliaires que leurs descendants directs et des travailleurs
salaris. Il en rsulta un dsquilibre qui accrut la puissance
du patriciat aux dpens des petits propritaires. Ceux-ci,
vivant au jour le jour, taient la merci d'une mauvaise
rcolte, et comme ils ne disposaient que de peu d'argent,
en un temps o le troc tait encore la base des changes,
ils taient obligs de recourir frquemment des emprunts
dont le taux tait d'autant plus lourd que le numraire tait
plus rare dans la cit. Trs rapidement, les intrts attei-
gnaient et dpassaient le montant du capital. Malheur au
dbiteur qui ne pouvait se librer! Si les siens ne le rache-
taient pas, il tait vendu comme esclave au-del du
Tibre, c'est--dire en pays trusque, et n'avait plus aucune
chance de revoir sa patrie. Pour viter une telle infortune,
le petit propritaire endett n'avait que la ressource de
vendre sa terre son crancier, dont le domaines' accroissait
ainsi ; le paysan dpossd venait alors s'installer la ville
et tentait de subsister en exerant quelque petit mtier,
dans les rangs de la plbe urbaine. Telle est sans doute, en
bonne partie, l'origine de celle-ci. Au principe des troubles
qui marqurent les premiers sicles de la Rpublique se
trouve une vritable crise agraire. Nous avons dit quelles en
furent les consquences : la formation d'une plbe
consciente de sa force, des concessions arraches lentement
aux patriciens sous la menace d'une scession et, finale-
ment, ]'clatement des cadres archaques de la cit, l'accs
au pouvoir d'hommes nouveaux et la lacisation de la vie
publique.
Un fait illustre bien le sens de cette origine paysanne
de la plbe. Il est significatif que la premire organisation
ROME ET LA TERRE 261

politique de celle-ci se soit forme autour du temple de


la desse Cts, antique divinit latine qui prsidait la
croissance du bl. Ce temple, lev au voisinage de
!'Aventin, au dbouch de la valle du Grand Cirque
(selon toute probabilit, l'emplacement de l'actuelle
glise de Sainte-Marie-in-Cosmdin), succdait un culte
install en cet endroit par des immigrants latins, des pay-
sans transplants l aprs la guerre latine et qui taient
rests fidles leur premire protectrice. Aussi ne seta-
t-on pas tonn de constater que, pendant toute l'histoire
de Rome, cette plbe urbaine se souviendra (de faon
plus ou moins vivace et consciente) du temps o elle
vivait librement la campagne, et qu'elle exigera de ses
dfenseurs qu'ils lui obtiennent des terres en faisant voter
des lois agraires.
l:volucion qui avait marqu la physionomie du
Latium atteignit galement le reste de l'Italie, o se pro-
duisit de mme une certaine concentration de la pro-
prit. Trs souvent, dans les nations conquises par Rome,
la bourgeoisie locale avait appel celle-ci pour se dfendre
contre le parti populaire, et, loin de souffrir du nouveau
rgime, en avait profit pour consolider sa position. C'est
ce que l'on constate, par exemple, en Campanie. ct
des anciens propritaires, les Romains installaient dans le
pays conquis des colons romains, souvent d'anciens sol- .
dats, qui se partageaient les meilleurs terrains. Du reste,
on faisait deux parts : l'une tait considre comme ager
publicus, c'est--dire proprit collective, inalinable, de
l'tat romain, l'autre tait rtrocde aux indignes soit
par vente, soit par location. Les parties incultes jusque-l
taient abandonnes qui voudrait les travailler, comme
cela s'tait pass autrefois en Latium. Ces mesures avaient
pour effet de permettre la survie de la paysannerie locale,
ct de celle que formaient les colons romains et leurs
262 ROME FAMILIRE

descendants. Quant l' ager publicus, il tait occup, par


droit d'usage, par les grands seigneurs romains, et aussi
les grands propritaires locaux qui se constituaient ainsi
des latifundia, de vastes domaines o des esclaves le-
vaient des troupeaux.
Au terme de la conqute romaine, l'Italie se trouvait
donc aux mains de deux sortes d'exploitants : une paysan-
nerie de modeste condition continuant les mthodes
ancestrales, et de puissants propritaires, snateurs
romains ou riches bourgeois locaux qui considraient la
terre comme leur principale source de revenus. Le contact
avec les pays hellnistiques avait en effet appris aux
Romains qu'il existait en Orient, en Afrique (dans les
terres occupes par Carthage) des exploitations de haut
rendement. D'autre part, l'accroissement de la population
urbaine exigeait des approvisionnements de plus en plus
considrables, ce qui ouvrait l'agriculture italienne des
dbouchs inconnus jusque-l. Sans doute le bl tait-il
import de Sicile, d'Afrique, en grandes quantits et
des prix que ne pouvaient concurrencer les producteurs
italiens, mais les cours du vin et de l'huile demeuraient
trs rmunrateurs. Pour toutes ces raisons, on assista
alors la naissance d'une agriculture capitaliste qui
s'implanta en Italie, sans supplanter entirement les
formes d'exploitation plus modestes, entre les mains des
petits et moyens propritaires.
Nous avons la bonne fortune de possder un ouvrage
qui est le tmoin le plus curieux de cette transformation
conomique. crit par Caton, un paysan d'origine
modeste qui avait russi jouer un rle politique de pre-
mier plan aprs la victoire sur Hannibal, il nous renseigne
sur la conception que se faisaient les propritaires romains
de la vie rurale : l se mlent des prjugs traditionnels et
des ambitions nouvelles ; sans doute, la vie la campagne
ROME ET LA TERRE 263
est-elle considre comme l'idal le plus noble que l'on
puisse proposer l'homme, celle qui forme les natures les
plus nergiques et les plus vertueuses, mais ct de cet
idalisme indniable, Caton fait une large place l'attrait
du gain. Fort raliste, il sait bien que le propritaire
romain, occup par son activit politique, ne saurait vivre
dans sa maison des champs ; le matre ne peut y faire que
des apparitions aux moments importants, lorsqu'il s'agit
d'orienter le travail pour la saison prochaine, mais c'est
l qu'il passera tous ses moments de loisir, et, dit Caton,
il y viendra avec plaisir s'il a su se prparer une maison
plaisante et commode. Ainsi il pourra surveiller son
intendant (vilicus), esclave ou affranchi, qui sera son
reprsentant en son absence et dirigera tout le personnel.
Bien que Caton affecte de considrer qu'un domaine
de cent jugera (environ 25 hectares) ait une tendue suffi-
sante, il apparat dans la suite de son trait qu'il pense
des exploitations plus vastes, comportant des vignobles
ou des olivettes qui atteignent eux seuls cette tendue.
De la tradition, Caton conserve l'ide que le domaine
doit se suffire lui seul. Selon une formule demeure
clbre, le propritaire doit toujours vendre, et ne
jamais acheter. Tout sera fabriqu la maison : outils,
harnais, corbeilles, charrettes, vtements des ouvriers.
Comme autrefois, les femmes fileront la laine des toisons
fournies par le troupeau ~t la tisseront pendant l'hiver;
naturellement, c'est la ferme que l'on pressera les olives
et que !'on fabriquera l'huile, la ferme qu'on moudra le
grain. Aussi la proprit doit-elle comprendre, outre les
terres pour les cultures de rapport (olivettes et vignes), un
jardin bien irrigu (on vendra au march le surplus des
lgumes), des prairies pour nourrir les bufs, de la terre
bl pour la nourriture du personnel (le surplus du bl
sera vendu), une oseraie pour la confection des corbeilles
264 ROME FAMILI~RE

et des claies, des bois pour les constructions et la fabrica-


tion des charrues (le bois de chauffage sera rserv au
matre, les branches seront transformes en charbon de
bois que l'on vendra), un verger, des chnes pour la glan-
de et o on lchera les porcs.
Le livre de Caton donne les renseignements les plus
prcis sur les diverses installations. On voit, par exemple,
que les pressoirs huile sont fabriqus en Campanie,
notamment dans la rgion de Pompi. C'est l qu'on s'en
procurera : un pressoir pompien, transport jusqu'en
Latium et mont sur place revient 724 sesterces
- dpense relativement lourde pour un petit propritaire,
mais mise de fonds fructueuse pour un exploitant capi-
taliste . Le personnel de la ferme est vari. Il se compose,
outre le vilicus et sa femme, d'un certain nombre
d'esclaves auxquels s'ajoutent les esclaves enchans qui,
le jour, travaillent entravs, et la nuit sont mis aux fers
dans l'ergastule. Ces malheureux sont des esclaves consi-
drs comme vicieux , rfractaires la discipline et qui
l'ont prouv, soit par leurs mfaits au voisinage, soit en
essayant de s'enfuir. Mais ne croyons pas que le matre
recoure de gaiet de cur de semblables mthodes : il
sait que le rendement des travailleurs enchans est mau-
vais et prfre les esclaves libres d'aller et de venir leur
gr. Lors des grands travaux, on fait appel des entrepre-
neurs spcialiss qui disposent de main-d'uvre suppl-
mentaire, et prennent ferme telle ou telle tche. Et
aussi, comme dans les campagnes de nos jours, les
domaines voisins se prtent, l'occasion, des quipes de
renfort.
I.:entretien de tout ce monde est minutieusement rgl.
Il est intressant de connatre le taux des rations : chaque
travailleur, en hiver, reoit par mois quatre mesures de
froment, soit environ 35 litres; en t, la ration sera de
ROME ET LA TERRE 265

40 littes (4 mesures et demie). Les hommes qui ne four-


nissent pas un effort physique violent (l'intendant, les
chefs de chantier, les bergers) ne percevront en tout temps
que trois mesures. Le bl est moulu par les travailleurs
eux-mmes, qui prparent aussi leur polenta et leur pain.
Les esclaves enchans, eux, peroivent du pain tout pr-
par: quatre livres (environ 1,300 kg) en hiver, cinq livres
lorsque commencent les travaux de la vigne (avec le dbut
du printemps), et de nouveau quatre livres lorsque
mrissent les figues (vers la mi-aot). Pour accompa-
gner ce pain, des olives de seconde qualit, ou des
lgumes confits dans du vinaigre. Comme boisson, les
ouvriers auront tantt de la piquette (faite, selon un usage
qui se pratique encore, avec de !'eau o a macr le mot
de raisin une fois press), tantt du vin. La piquette, qui
se boit pendant les trois mois qui suivent les vendanges,
ri est pas rationne. partir de dcembre, les ouvriers
auront du vin : un quart de litre par jour pendant les
premiers mois, puis un demi-litre partir du printemps,
et l't trois quarts de litre. En ajoutant ces rations les
gratifications exceptionnelles lors des ftes (Saturnales et
Compitalia, qui sont les ftes paysannes par excellence),
on parvient un total de prs de 2 hectolitres par an.
Les esclaves enchans ne sont pas privs de vin mais en
reoivent des rations proportionnelles leur travail
effectif.
La vie tait rude, sur ces domaines, pour les tra-
vailleurs, les distractions fort rares. Mme les jours de
fte, il fallait se livrer de menus travaux, et Caton prend
bien soin d'interdire la fermire les visites trop fr-
quentes chez les voisines. Il spcifie galement que le fer-
mier et sa femme ne devront pas se livrer des pratiques
religieuses autres que le sacrifice mensuel aux lares : les
rapports avec les dieux appartiennent en principe au
266 ROME FAMILIRE

matre, et lui seul. On devine derrire ces prceptes ce


qu'tait vraiment la vie campagnarde, en fait plus libre
que ne le comporte la discipline impose par Caton. Les
superstitions trangres y circulent intensment, tenta-
tions toujours prsentes pour ces esprits simples, avides
d'espoir et de merveilleux. N'oublions pas que ce livre
fut crit au temps o la religion de Bacchus se rpandait
travers l'Italie entire et donnait naissance des groupes
d'initis qui se livraient en secret des pratiques orgias-
tiques, parfois cruelles, parfois simplement immorales,
mais toujours contraires au bon ordre. Particulirement
sduisante pour les esclaves, qu'elle librait un moment
de leur pnible condition, cette religion dionysiaque ris-
quait de provoquer des troubles dans les campagnes. On
sait avec quelle rigueur le Snat avait rprim sa propaga-
tion, punissant de mort les Bacchants qui enfreindraient
l'interdiction. Le conservatisme religieux de Caton n'est
donc qu'une prcaution lmentaire contre un danger
trop rel.
Le trait de Caton contient aussi des recettes de cuisine
rustique.
Voici, par exemple, celle d'un gteau de fte (le libum,
un gteau que l'on offrait aux dieux mais que l'on
consommait aussi, aprs le sacrifice) : Broyer soigneuse-
ment au mortier deux livres (750 grammes) de fromage;
cela fait, incorporer une livre de farine de bl, ou, si !'on
veut obtenir une prparation plus fine, une demi-livre de
fleur de farine ; ajouter un uf, et ptrir le tout longue-
ment. Former un pain que !'on place sur des feuilles et
cuire lentement sur l'tre, au four de campagne. La
recette des placenta, que donne aussi Caton, voque les
feuillets au fromage, sucrs au miel, de la cuisine orien-
tale. Il y avait aussi des croquettes (globi) de fromage
et d'peautre, frites dans du saindoux, sucres au miel, et
ROME ET LA TERRE 267

parsemes de graines de pavot. La mme recette permet-


tait, en variant la forme, de confectionner des tor-
tillons que l'on servait glacs d'une couche de miel. Ces
friandises taient destines la table des matres, mais
aussi de temps autre celle des ouvriers : cuisine simple,
utilisant comme ingrdients les seuls produits de la ferme,
et que Caton oppose au luxe culinaire qui, sous l'influ-
ence grecque, commence s'introduire de son temps.

l:tat de l'agriculture au ne sicle avant notre re, tel


qil apparat dans le livre de Caton, tmoigne d'un effort
pour augmenter la production, mais surcout au prix
d'une stricte discipline des travailleurs. On n'imagine pas
que les techniques de l'exploitation puissent tre amlio-
res. Le travail humain demeure fondamental ; aucune
machine, aucun perfectionnement de la charrue, qui
demeure le vieil araire tran par des bufs et ouvrant le
sillon sous la pression des bras du laboureur. Le principal
souci de Caton va au dveloppement de la vigne, l' am-
lioration des espces, la greffe des arbres fruitiers, toutes
cultures rentables dont les produits alimentaient les mar-
chs urbains. Mais les autres cultures, et surtout celle du
bl, taient ngliges parce que leur rapport tait
moindre. Ce qui, la longue, tendit spcialiser l' agricul-
ture italienne et subordonner l'approvisionnement des
villes - surtout de Rome - aux importations lointaines.
Le vieil quilibre de l'conomie rustique va se dgradant ;
et comme le march du vin, de l'huile et des fruits n'est
pas sans limites, la plus grande partie des terres est aban-
donne aux leveurs. l:levage, en effet, n'exige pas autant
de soins que la culture du bl ; il peut tre confi des
ouvriers moins expriments et surtout des esclaves,
organiss en quipes surveilles par des contrematres de
268 ROME FAMILIRE

formation militaire. Le domaine tel que le conoit Caton


est un compromis entre les mthodes traditionnelles et
l'exploitation industrialise ; aprs lui, les propritaires
chercheront des revenus faciles, et les liens personnels de
l'homme libre et de la terre se relcheront de plus en
plus, mesure que la terre italienne s'appauvrira. Aussi
longtemps que les provinces occidentales nouvellement
conquises offriront des dbouchs aux cultures typique-
ment italiennes, que la Gaule, par exemple, importera
quantit de vin, les grands domaines connatront une
prosprit indniable, mais avec les progrs de la romani-
sation, la Gaule elle-mme deviendra productrice ; on
verra se former un vignoble bordelais, bourguignon. Pen-
dant quelque temps, les snateurs s'efforceront d'arrter
une volution qui les ruine, et au temps de Domitien
encore !'Empereur, un moment, ordonnera d'arracher les
vignes existantes dans les provinces, er interdira d'en
planter de nouvelles. Mais ce sera en vain, et l'Italie ne
pourra conserver son monopole. Au temps des Antonins,
les terres d'Afrique, par exemple, sont plantes de vignes,
d'oliviers, de figuiers qui concurrencent directement les
produits italiens. Pas plus dans le domaine agricole que
dans celui de l'conomie en gnral ou de la politique,
l'Italie ne conserve sa position privilgie d'autrefois ;
cet gard aussi elle tend entrer dans le vaste ensemble
de l'Empire qui la submerge de toutes parts. S'il est vrai,
ainsi qu'on l'a soutenu, que la ruine dfinitive de
Carthage avait t voulue par Caton et les propritaires
italiens inquiets de voir l'agriculture punique prosprer
sous l'impulsion d'agronomes aviss, s'il est vrai aussi que
les snateurs romains, aprs la chute de la ville, avaient
rduit le nombre des olivettes et des vignes dans la pro-
vince d'Afrique, pour y dvelopper de vastes champs de
ROME ET LA TERRE 269
bl destins nourrir les conqurants, ce calcul finale-
ment choua et l'on vit au ne sicle les plaines de l'actuelle
Tunisie revenir leur vocation premire.
Les propritaires italiens ne se rsignrent pas aisment
voir diminuer le revenu de leurs terres et l'on assiste,
partir du rer sicle avant ] sus-Christ, leurs efforts pour
adapter l'exploitation du sol aux besoins du march. Le
trait Sur !'Agriculture crit par M. Terentius Varron, alors
qu'il avait quelque 90 ans (vers 37 av. J.-C.), nous ren-
seigne de faon trs prcise sur l'tat de la terre italienne
au dbut de l'Empire et sur les problmes qui se posaient
aux exploitants. Officiellement, tout va pour le mieux et
Virgile, vers le mme temps, fait cho Varron : quelle
terre est plus fconde, mieux cultive que l'Italie, o les
vignes donnent plus de 210 hectolitres l'hectare, o la
qualit du bl est comparable aux meilleures ? Les fruits
se vendent bien : sur la Sacra Via, les acheteurs sont prts
les payer au prix de l'or . Mais ce ne sont l que
quelques exemples privilgis, destins surtout montrer
ce que peut devenir l'agriculture encre des mains habiles,
sur des domaines grs pour le compte de propritaires
qui n'y rsident pas et disposent d'une main-d'uvre
inpuisable. Il n'y est pas question des villages perdus
dans !'Apennin mais des plaines fertiles du rivage adria-
tique ou de la Campanie - toutes terres snatoriales. L'Ita-
lie telle que la conoit Varron (porte-parole des grands
propritaires romains) se rduit ces districts bnis ; le
reste, tout ce qui ne se prte pas un haut rendement,
n'est que terrains de pture, abandonns aux bergers et
aux troupeaux. Les exigences de la culture intensive, cal-
cule en vue du plus grand profit possible, imposent de
ngliger les terres mal exposes. Varron remarque avec
satisfaction que les anctres, sur la mme tendue de
terrain, produisaient moins de vin et de bl, et de
270 ROME FAMILIRE

moindre qualit . Sans doute, mais l'tendue totale des


terres mises en valeur tait plus considrable, et l'Italie
pouvait alors nourrir tous ses habitants, sans avoir recours
des importations onreuses.
La proccupation presque exclusive du rendement
commercial conduit Varron recommander la cration
d'levages de luxe : non seulement les oies et les poulets,
mais les paons, les grues, les faisans, les marmottes, les
sangliers, et toutes les espces de gibier, qui taient
consommes en grandes quantits Rome mme et par
l'aristocratie des municipes. Une ferme, en Sabine, cite
comme exemple, rapportait, avec la seule vente des grives
leves en volire, jusqu' 60 000 sesterces (soit
15 000 francs-or) chaque anne. La multiplication des
banquets officiels, des festins privs, le luxe de la table
qui allait croissant, offraient des dbouchs inpuisables
ces levages, inconnus au temps de Caton. Les villas
tablies au bord de la mer avaient une autre ressource,
celle de leurs viviers o l'on levait des poissons, consom-
ms eux aussi en abondance, de prfrence mme la
viande de boucherie, qui tait peu en faveur. Mais il est
bien vident que ces ressources sont subordonnes la
richesse de la capitale et la prosprit gnrale de
l'Empire ; elles ne conviennent qu' une poigne de privi-
lgis et leur dveloppement, s'il venait devenir excessif,
eCl.t srieusement menac l'quilibre agricole de l'Italie.
Beaucoup de grands propritaires, plus sages, cher-
chaient un supplment de revenus dans les industries
annexes dont les matriaux taient fournis par le domaine
lui-mme : ainsi les carrires de pierre ou de sable, les
fours chaux, si ncessaires pour une nation de btis-
seurs, les briqueteries et les poteries. rusage de la brique,
d'abord exclu des btiments publics, avait fini par s'impo-
ser, et partir du dbut de l'Empire, les monuments que
ROME ET LA TERRE 271

l'on construit sont revtus d'un parement en brique par-


dessus un noyau de bton. Pour satisfaire ces besoins,
les briqueteries se multiplirent autour de Rome et l'on
voit par exemple les Domitii (famille dont sera issu
l'empereur Nron) possder au Vatican de grandes
fabriques exploitant la glaise de la colline. On ne peut
parler ce propos de concentration industrielle, ni mme
de grande industrie, ce qui serait par trop anachronique
- !'Antiquit n'a rien connu de vraiment comparable
l'industrie moderne - mais il esr certain que seuls les
grands propritaires, capables d'entretenir sur leurs terres
un grand nombre d'esclaves, pouvaient entreprendre des
fabrications qui n'taient rmunratrices que si la produc-
tion atteignait un certain volume. La main-d' uvre utili-
sait sur place les matires premires, et pour cette raison,
ce que l'on pouvait appeler l' industrie lourde n'avait
pas tendance se concentrer dans les villes, o nous ne
rencontrons que du petit artisanat. Cela est vrai non
seulement pour les briqueteries, pour les fabriques de
cramique, nombreuses, partir du dbut de l'Empire,
dans certaines rgions, notamment celle d'Arretium
- aujourd'hui An::zzo - en trurie, mais aussi pour les
tanneries installes proximit des grands levages et
pour les moulins, considrs comme une annexe de
l'exploitation elle-mme.
Officiellement, les snateurs n'avaient pas le droit de
pratiquer le commerce : toute leur fortune devait tre
place en biens-fonds et il existait mme depuis le
me sicle av. J.-C. une loi, le plbiscite Claudien, leur
interdisant de possder plus de deux ou trois navires de
faible tonnage, c'est--dire plus qu'il ne leur tait nces-
saire pour assurer le transport des produits de leurs
272 ROME FAMILIRE

domaines. Cette obligation contribua beaucoup dve-


lopper la grande proprit : les anciens gouverneurs, enri-
chis dans leur province, se trouvaient contraints d'investir
leur fortune en terres, et bientt les rgions fertiles d'Italie
se trouvrent entre leurs mains. De proche en proche, le
mouvement s'tendit aux provinces, et l'on vit se consti-
tuer en Sicile, en Afrique, en Gaule, en Espagne et mme
en Grce et en Asie, de grands domaines que n'avaient
jamais vus leurs propritaires, et qu'ils ne verraient jamais.
Des procurateurs taient chargs de leur mise en valeur.
C'taient parfois de simples affranchis qui avaient la
confiance de leur matre; parfois - comme c'tait le cas,
en particulier, pour les domaines appartenant titre per-
sonnel aux Empereurs - ces procurateurs taient des che-
valiers qui trouvaient l une activit profitable et
consacraient leur vie cette forme d'administration. Sou-
vent, ces procurateurs n'exploitaient pas directement le
domaine ; ils se servaient de contractores, qui prenaient
ferme telle ou telle rcolte, par exemple celle des olives,
pour une anne, dans une rgion dtermine. On ima-
gine que les cultivateurs dpendant du domaine, crass
par une hirarchie aussi nombreuse, avaient peine satis-
faire tout le monde et n'taient gure pays de leurs
efforts. Ces cultivateurs, la vritable paysannerie des pro-
vinces, taient soit de condition servile, soit des hommes
libres qui occupaient leur champ o ils taient tolrs
aussi longtemps qu'ils payaient les redevances exiges.
En Orient, le tableau est peu prs semblable. L
aussi, nous trouvons les grands domaines possds par
des Romains, et ceux qui appartenaient la bourgeoisie
ancienne des cits. Un roman grec fort connu, l'histoire
de Daphnis et Chlo, nous offre un tableau de ce qu'tait
la vie dans les campagnes de Lesbos, au ne sicle de notre
re. L vivent des paysans, dont les uns sont de petits
ROME ET LA TERRE 273

propritaires et les autres des esclaves d'un riche bourgeois


de la ville voisine. Tous ont une vie peu prs semblable,
une vie rude, toute de travail dans la simplicit et la pau-
vret. On ne voit que peu d'argent entre les mains de ces
travailleurs qui se nourrissent et se vtent exclusivement
du produit de la terre. Les citadins, eux, sont riches ; de
jeunes bourgeois, qui viennent chasser dans le pays,
portent avec eux plus de pices d'or que n'en possdent
tous les habitants sur des milles la ronde. Les paysans
propritaires de leur champ habitent des chaumires
misrables ; ils s'entassent dans une seule pice, ce qui ne
les empche pas de cueillir, chaque saison, les plaisirs
que leur offre la terre. Les esclaves, eux, occupent les
dpendances de la maison domaniale qu'ils entretiennent,
cultivant le potager, soignant le jardin d'agrment avec
ses fleurs, ses arbres fruitiers, ses fontaines, pour le plaisir
du matre lorsqu'il vient passer quelques jours la cam-
pagne. Leur condition servile ne les dsavantage, par rap-
port leurs voisins les cultivateurs libres, que sur peu de
points ; ils doivent demander au matre, par exemple, la
permission de marier leur enfant, ils n'ont la jouissance
que d'une partie du troupeau et doivent un compte exact
de ce qui nat et de ce qui meurt. Mais dans l'ensemble,
ils sont peu prs considrs comme des mtayers, et
dans la vie quotidienne leur libert est entire.
Ce tableau de la socit paysanne rpond sans aucun
doute la ralit dans toutes les provinces : pauvret,
rudesse de la vie, et surtout impossibilit pratique de
quitter sa chaumire, dpendance conomique : les
bonnes annes, la rcolte suffit payer les impts, les
fermages, mais une mauvaise rcolte est une catastrophe,
elle entrane la misre, et la perscution de tous ceux qui,
un titre quelconque, se prsentent pour recevoir leur
d.
274 ROME FAMILIRE

Aussi n'est-il pas tonnant que les paysans se soient


parfois rvolts, mme aux meilleurs temps de l'Empire.
On nous parle de rvoltes paysannes en gypte, o le
rgime foncier, hrit du systme lagide, tait le plus dur
et le plus dfavorable aux travailleurs ; mais il y en eut
aussi en Syrie, en Asie Mineure, o les gens des cam-
pagnes dtestaient les habitants des villes qu'ils consid-
raient comme leurs exploiteurs, en Gaule ds le rer sicle
de l'Empire, en Dacie et en Dalmatie sous Marc Aurle.
Pratiquement, l'Empire romain maintint les paysans des
provinces dans un tat de demi-servage et la prosprit
trs relle des villes ne contribuait que fort peu, et indi-
rectement, au bien-tre des campagnes.

Sur les grandes proprits, le centre du domaine tait


la villa. Primitivement, la villa tait la maison d'habita-
tion du propritaire, adapte aux besoins de la culture.
Les restes de ces villas antiques retrouvs dans les fouilles,
les indications parses dans les textes et regroupes par
les historiens, nous permettent de nous reprsenter assez
prcisment l'histoire de l'habitat rural, depuis ses ori-
gines jusqu'aux vastes palais de l'poque impriale.
Les cabanes des bergers du Palatin que nous avons vo-
ques, avec leur armature de bois, leur toit de chaume,
leurs murs de torchis, furent trs tt remplaces par des
maisons de pierre. Ces maisons ne comportaient encore
qu'une seule pice - celle qui deviendra plus tard, dans
la maison romaine classique, le tablinum - o vivaient les
matres et leurs enfants. C'est l que brlait le foyer et se
dressait la chapelle des dieux pnates, protecteurs de la
famille. Cette pice unique s'ouvrait sur une cour de terre
battue, entoure de murs et o l'on accdait par un vaste
portail. Au centre de la cour, un bassin, ou plutt une
ROME ET LA TERRE 275

mare o s'accumulaient les eaux de pluie, faisait fonction


d'abreuvoir. Parfois, de petites cellules appuyes au mur
de la cour servaient de logement aux serviteurs ou
d'tables aux btes. C'est partir de ce plan que se dve-
lopprent la fois la maison urbaine et la villa rustique.
la campagne, elle se complta par le jardin potager,
l'endos qui s'tendait derrire le tablinum et communi-
quait avec la cour intrieure par un couloir mnag le
long du tablinum, puis peu peu s'ajoutrent des pices
nouvelles, au fur et mesure des besoins. Le dveloppe-
ment des domaines, l'accroissement de la main-d' uvre,
la complication des procds de fabrication pour le vin
et l'huile finirent par crer un type de villa rustica qui est
reprsent pour nous par les exemples dcouverts dans les
fouilles excutes autour de Pompi.
I.:une des plus clbres parmi ces villas fut fouille la
fin du sicle dernier, Boscoreale ; elle est situe deux
kilomtres environ au nord de Pompi. Sa description
donnera une ide prcise de ce qu'tait une ferme impor-
tante au temps de Nron, dans une rgion riche en vignes
et en oliviers, typique, par consquent, de l'agriculture
italienne capitaliste .
Cette villa frappe d'abord par ses dimensions relative-
ment considrables; elle s'inscrit dans un rectangle de
plus de 40 mtres de long sur 20 de large ; sur cette
surface, plus de la moiti est consacre la prparation
du vin, un quart environ celle de l'huile et au moulin
domestique, le reste seulement est form de chambres
destines au personnel et de pices de service. Les appar-
tements du matre se trouvaient l'tage suprieur, qui
n'a pas t conserv.
On pntrait dans la maison par une large porte don-
nant sur la cour antrieure et permettant l'entre des
charrettes. Cette cour tait borde, sur trois de ses cts,
276 ROME FAMILIRE

par une colonnade que surmontait la faade de l'tage


suprieur. Le portique servait de couloir de dgagement
et permettait de circuler l'abri de la pluie. Le bassin
central traditionnel a disparu ; sa place, des citernes
constituent une rserve d'eau ; un rservoir de plomb
surlev, que l'on remplissait la main, permettait de
distribuer l'eau l'aide d'une canalisation. Les pices de
service sont groupes dans la partie gauche de la maison :
cuisine, salle manger, bain, moulin et four attenant. La
cuisine tait foyer central, la fume et la vapeur d'eau
s'chappaient par une chemine situe au-dessus du foyer.
Dans une petite niche en forme de temple, les dieux
pnates prsidaient la prparation des repas. Dtail
trange pour nous, mais familier quiconque a quelque
pratique de l'habitat rural mditerranen, l'table
s'ouvrait directement sur la cuisine, si bien que les btes
devaient traverser celle-ci pour entrer ou sortir. De l'autre
ct, ouvrant aussi dans la cuisine, se trouvait la chambre
de chauffe pour le bain. Le foyer servait plusieurs fins :
envoyer un courant d'air chaud sous les suspensurae de
l'tuve (caldarium), mais aussi rchauffer de l'eau qu'une
tuyauterie conduisait la baignoire du caldarium. Une
salle tide (tepidarium) et un vestiaire (apodyterium) com-
pltaient cet ensemble thermal, assez modeste si on le
compare au luxe habituel dans les maisons de plaisance.
La plus grande partie du rez-de-chausse tait, nous
l'avons dit, occupe par les btiments agricoles. En face
de l'entre, occupant toute la largeur de la cour, se trou-
vait le pressoir. Il comprenait deux presses, dont toutes
les pices en bois ont disparu, mais qu'il est ais de recon-
stituer l'aide d'autres appareils analogues trouvs ailleurs
en meilleur tat de conservation, et aussi de reprsenta-
tions sur les peintures pompiennes. Les presses de la villa
de Boscoreale taient du type levier : au-dessus de la
ROME ET LA TERRE 277

cuve, une longue poutre de bois, articule l'une de ses


extrmits, pouvait s'abaisser et se lever selon le mouve-
ment imprim des treuils et transmis par une poulie. Il
existait aussi d'autres systmes: des presses vis, mais qui
donnaient un dbit plus faible, et des presses coins, dans
lesquelles la pression tait obtenue par l'enfoncement,
force, de coins ente le bti et la partie mobile. Bosco-
reale, le jus sortant de la presse tait recueilli dans des
bassins de maonnerie construits dans le sol. Ensuite, ce
jus de raisin tait mis en fermentation, selon l'usage cam-
panien, dans une sorte de cour ciel ouvert ; un canal en
maonnerie reliait cet effet le pressoir et la cour de
fermentation, o taient disposes, moiti enterres
dans le sol, de grandes amphores qui pouvaient aussi tre
utilises, en d'autres temps, pour conserver le grain.
Un dernier ensemble de pices servait la prparation
de l'huile. On y trouvait une presse assez semblable
celles du pressoir vendange, et une sorte de moulin
destin craser les olives avant d'en extraire l'huile. Cet
grugeoir (trapetum) se composait de deux meules en
forme de demi-sphres mobiles l'intrieur d'une auge
galement en pierre. Les olives, contraintes entre les
meules et la paroi de l'auge, taient broyes et il tait
facile de sparer la pulpe des noyaux. On vitait de laisser
les noyaux parce qu'ils passaient pour communiquer
l'huile une cret dsagrable.
Enfin, dernire dpendance de la ferme, une aire
battre le bl s'tendait au sud des btiments.
De telles villas, nombreuses en Campanie et dans les
rgions les plus riches de l'Italie, rpondent un type de
domaine moyen. Nous apercevons leurs silhouettes sur
les peintures pompiennes : mur aveugle de la faade du
ct de la cour, perc d'un large portail, fentres volets
de bois clairant les appartements du premier tage, et
278 ROME FAMILIRE

souvent, cantonnant !'ensemble, une ou deux tours ser-


vant de pigeonniers. Tel est le dcor de la campagne ita-
lienne partir de la fin de la Rpublique. Il n'est pas trs
diffrent de ce qu'il est de nos jours dans des rgions de
moyenne proprit, en Italie et dans le sud de la France.
Mais ces villae rusticae, conues pour !'exploitation
d'un domaine, parurent bientt trop modestes aux riches
Romains qui crrent un type architectural nouveau, la
villa suburbana, autrement somptueux, o l'on venait
passer tout le loisir que laissaient les occupations de la
ville.
Les mmes paysages de la peinture pompienne qui
nous font entrevoir la silhouette des villas rustiques nous
montrent, plus volontiers peut-tre encore, celle des mai-
sons de plaisance. Elles sont caractrises par des faades
ornes de vastes portiques - ce qui, d'abord, ne laisse pas
d'tonner qui a conserv de la maison romaine l'image
classique, scolaire, de l'enfilade traditionnelle : atrium,
tablinum et pristyle, illustre par tant de demeures pom-
piennes. Le plus souvent, ces villas se composent d'un
seul corps de btiment allong, plusieurs tages, chacun
de ceux-ci ouvrant sur une terrasse. Ailleurs, la faade
se prolonge par deux ailes qui, avec le btiment central,
enveloppent trois cts d'un rectangle ; ailleurs enfin les
deux ailes, au lieu de s'allonger en avant de la faade,
s'tirent vers !'arrire-plan et entourent un parc dont on
aperoit les frondaisons au-dessus des toitures. Le trait
commun de ces diffrents types est d'ouvrir au maximum
les pices d'habitation sur l'extrieur, la diffrence de ce
qui caractrise la maison urbaine classique, ferme, elle,
sur son atrium et son pristyle. Les appartements y sont
juxtaposs en une bande troite donnant directement sur
les portiques.
ROME ET LA TERRE 279
Les fouilles ont montr que les peintures de Pompi
n'avaient fait que reprsenter des villas existant relle-
ment: par exemple, la villa dite de la Farnsine dcou-
verte Rome mme sur les rives du Tibre, et o toutes
les pices donnaient soit sur un cryptoportique, soit
directement sur les jardins. Tivoli, dans la clbre villa
d'Hadrien, la faade de la maison qui prexistait aux
rfections et aux additions d'Hadrien et qui date sans
doute du temps de Csar, avait une faade forme de
trois portiques, comme celle des reprsentations pom-
piennes. A Herculanum, le front de mer tait bord
par des villas du mme genre, avec leurs colonnades.
Il est trs probable que ce type d'architecture fut
d'abord imit des palais royaux hellnistiques. On peut en
retrouver l'origine dans des ensembles comme le prytane
royal de Palatiza, en Macdoine, o les pices nobles sont
comprises entre une cour rectangulaire entoure de por-
tiques et une autre aire dcouverte borde, elle aussi, de
colonnades. Sans doute les intermdiaires manquent-ils
entre le palais macdonien et les villas romaines, mais on
peut, sans grands risques d'erreur, affirmer que l'influence
grecque fut dterminante sur la formation de cette archi-
tecture caractristique de l'Empire romain.
Les Romains, qui avaient conquis les royaumes des
successeurs d'Alexandre, apprirent en Orient prouver
des besoins nouveaux. Possdant par le droit de la guerre
des richesses immenses, ils voulurent rivaliser avec les
princes orientaux dont ils prenaient la place et se donner,
comme eux, des rsidences royales. Jusqu'au Ier sicle
avant Jsus-Christ, ils vivaient, Rome mme, dans des
maisons relativement simples, et leurs villas, aux champs,
taient des fermes o, au milieu des btiments de culture,
on leur avait amnag un appartement un peu plus orn.
Telle tait encore la villa de Scipion, le premier Africain,
280 ROME FAMILit:RE

o il s'tait retir, Li terne, dans un exil volontaire.


Snque, qui la visita deux sicles et demi plus tard, nous
dit que c'tait une demeure triste, plus proche d'une for-
teresse que d'une maison de plaisance; entoure de hauts
murs, elle tait l'abri d'un coup de main des pirates ou
des brigands. l'intrieur, rien de magnifique, rien qui
ft digne de l'homme qui avait abattu Hannibal. Snque
dcrit avec quelque dtail les bains de Scipion : c'tait
une salle troite et sombre, perce de tntres semblables
des meurtrires, et bien diffrente des vritables thermes
particuliers que construisaient pour leur usage personnel,
sous le rgne de Nron, les moindres bourgeois enrichis.
Cette vocation nous laisse l'impression que la villa d'un
riche Romain vers 180 avant Jsus-Christ ressemblait
assez la villa rustica de Boscoreale que nous avons
dcrite. Mais, deux gnrations plus tard, tout avait
chang. Scipion milien, le petit-fils de l'Africain, poss-
dait aux portes de Rome une villa suburbaine qui n'tait
plus une maison de culture mais une vritable demeure
de plaisance entoure de jardins. Les leons des royaumes
orientaux avaient, entre-temps, port leurs fruits.
Ce n'est point un hasard non plus si le premier grand
parc dont l'existence soit atteste Rome fut l'uvre de
Lucullus, le vainqueur de Mithridate. Ses campagnes
contre ce roi lui avaient donn l'occasion de parcourir
des territoires o s'tait exerce depuis longtemps l'influ-
ence de la Perse. Or les rois de Perse possdaient tradi-
tionnellement de vastes domaines de plaisance avec des
parcs, que l'on appelait des paradis , assez grands pour
que !'on pt y lcher des fauves en libert, et dont cer-
taines parties taient amnages en bosquets, en vergers
et en jardins fleuris. Un peu partout, des pavillons taient
dissmins : pavillons de chasse, kiosques, salons de
rception, qui permettaient de vivre au milieu du jardin.
ROME ET LA TERRE 281

Cette tradition des paradis ne s'tait point perdue sous


la domination des successeurs d'Alexandre. Elle survivra
mme !'Antiquit et se perptuera, de dynastie en
dynastie, jusque dans la Perse moderne. C'est en Asie (en
Anatolie, en Syrie, o la mode des paradis s'tait rpan-
due de bonne heure) que les gnraux romains dcou-
vrirent les jardins ; c'est l qu'ils trouvrent les modles
des maisons de plaisance qui, bientt, allaient se multi-
plier en Italie.
Cette mode des jardins et des villas de plaisance
n'aurait pas connu pareille vogue si les Romains ne
l'avaient adopte que par affection et vanit. Ils n'auraient
pas dvelopp cet art, qui demeurait en Orient assez
exceptionnel et monotone, et ne lui auraient point
demand de fournir un cadre leur vie quotidienne s'ils
n'avaient pas senti confusment qu'il rpondait une exi-
gence de leur sensibilit la plus intime. Le vieil appel de
la terre, encore entendu par Caton malgr les tentations
modernes du rendement et de l'exploitation scienti-
fique, n'avait pas cess de rsonner dans l'me des
Romains au cours des gnrations suivantes, et les
exemples de l'Orient leur offraient, de faon providen-
tielle, un moyen de concilier des vieilles aspirations de la
race et le got, dsormais irrsistible, de la magnificence.
Alors, les antiques villae rusticae se transformrent ; leurs
faades s'allongrent, s'ornrent de portiques qui permet-
taient de mnager des promenades tantt l'ombre pour
l't, tantt dlicieusement chauffes par les rayons des
soleils d'hiver ; les appartements du matre s'ouvrirent
tantt sur des perspectives de verdure, tantt sur des
cours intrieures transformes en jardins clos. Les bti-
ments de culture ne sont pas supprims, ils sont relgus
l'oppos des appartements de plaisance, mais il arrive
que le soir, les troupeaux rentrant du pturage longent
282 ROME FAMILIRE

les haies bien tailles qui limitent le parc, et cette pr-


sence, devine plutt que vraiment sentie, de la campagne
relle suffit donner bonne conscience au propri-
taire, tout fier de n'avoir pas dgnr des antiques vertus.
Ce got des jardins, grandement dvelopp par la
conqute de l'Orient, ne fut pas cependant import par
les gnraux vainqueurs la manire d'une rvlation
soudaine. Il semble bien s'tre d'abord acclimat en Cam-
panie, au cours d'une premire tape. Les ports campa-
niens taient en effet en relations directes avec l'Orient
mditerranen, et il est trs vraisemblable que la cration
de Dlos comme port franc, aprs 167 avant Jsus-Christ,
en attirant vers le trafic gen un grand nombre de nego-
tiatores italiens, provoqua ds cette poque une premire
transformation de la maison italienne, sous l'influence des
modles d'outremer. C'est alors qu'apparurent les pre-
miers pristyles pompiens. Tantt ils sont traits comme
un largissement du vieil atrium, hritier de la cour sur
laquelle donnait la maison rurale primitive avec sa pice
unique, tantt ils reprsentent visiblement une interprta-
tion originale des priboles sacrs que les architectes des
villes hellnistiques construisaient autour des sanctuaires.
Dans l'un et l'autre cas, l'effet cherch est le mme :
ouvrir les pices o l'on vit, mettre partout la verdure et
les fleurs. Mme lorsque les dimensions restreintes dont
on dispose ne permettent pas de planter un jardin vri-
table, on essaie d'en donner l'illusion en peignant des
arbres, des bosquets et toute une perspective sur le mur
du fond : on reprsente en trompe-!' il, comme aperu
entre des colonnes, le parc rv. On aime tellement
s'entourer de jardins que mme des pices aveugles, dans
des maisons de ville, sont dcores de faon analogue.
Ainsi la Maison de Livie Rome, sur le Palatin, o le
mur est transform en un pavillon de paradis . Le
ROME ET lA TERRE 283

second style de la dcoration pompienne s'explique en


grande partie par ce dsir d'abolir toute limite spatiale et
de crer autour de la maison un milieu imaginaire.
Une lettre clbre de Pline le Jeune nous aide com-
prendre ce qu'un riche propritaire romain attendait de
sa maison de campagne, et nous verrons que le texte vient
au secours de l'archologue dans sa tentative pour rendre
la vie aux ruines.
Tu me demandes, crit Pline, pourquoi ma villa des
Laurentes me charme tant ? Tu ne t'tonneras plus
lorsque tu connatras les agrments de la maison, la com-
modit de la situation, l'tendue de la plage. dix-sept
milles seulement de la Ville, elle se trouve l'cart, mais
de telle faon qu'une fois accompli tout ce que l'on avait
faire, sans rien prendre sur la journe, sans la dsorgani-
ser, on peut y venir passer la nuit... (Le chemin qui y
accde) est sablonneux certains endroits, un peu lourd
pour les attelages, mais rapide et doux pour un cavalier.
Le paysage, de part et d'autre, est vari : tantt ce sont
des bois qui avancent et rtrcissent le chemin, tantt
celui-ci s'largit librement entre des prairies ; force trou-
peaux de moutons, force bandes de chevaux et de bufs
qui ont t chasss de la montagne par l'hiver,
s'engraissent dans ces pturages, la tideur printanire.
La maison est assez grande pour tre pratique, mais
son entretien n'est pas onreux ; tout de suite en entrant
est un atrium sobre mais sans excessive simplicit, ensuite
un portique semi-circulaire en forme de D, qui enferme
une cour petite mais trs gaie. Ce portique est un mer-
veilleux abri contre le mauvais temps, car il est protg
par des vitres et, plus efficacement encore, par l'avance
des toits. En son milieu s'ouvre un salon ciel ouvert trs
riant, suivi d'une salle manger assez jolie, qui forme une
avance sur le rivage et lorsque la mer est souleve par le
284 ROME FAMILI'.RE

vent du sud, l'extrme frange des vagues dj brises vient


la baigner. Elle est perce de toutes parts de portes deux
battants ou de fentres aussi larges que des portes, si bien
que, sur les cts et en son milieu, elle donne en quelque
sorte sur trois bras de mer ; vers l'arrire, elle a vue sur le
salon ciel ouvert, le portique, la petite cour, de nouveau
le portique puis l'atrium, enfin les bois, et au loin les
montagnes.
Cette villa, situe au pays des Laurentes, se trouvait
dans la rgion d'Ostie, en un pays demeur encore
aujourd'hui assez bois. Nous voyons que Pline apprciait
la proximit de la ville, et il semble qu'il ait aim se rendre
cheval jusque dans son domaine: c'tait une promenade
de vingt-cinq kilomtres travers la campagne romaine,
avec la perspective de trouver au bout du chemin ses gens
empresss l'accueillir et tout un confort minutieuse-
ment calcul. Et le long de la route, entre bois et prairies,
la campagne offrait le rconfortant spectacle de l'abon-
dance rustique.
La description des appartements principaux, le
pavillon central de la villa, n'est pas moins instructive :
ce que Pline apprcie dans la disposition des pices, c'est
que la nature y est toujours prsente : d'un ct la mer,
de l'autre la campagne, jusqu'aux collines de Castelgan-
dolfo qui bornent l'horizon, par-dessus la cime des bois
de pins. Et l'habilet de !'architecte a consist ne jamais
priver le matre du paysage environnant, puisque mme
par le mauvais temps et les bourrasques marines tait
prvu un abri efficace qui n'empchait pas de jouir du
spectacle. Nous voyons aussi que l'usage des vitres est
connu, aussi bien que l'art de calculer la hauteur des
faades et les avances des toits pour rgler la rpartition
du soleil ec de l'ombre. Le salon ciel ouvert dont parle
ROME ET LA TERRE 285

Pline est une sorte de puits de lumire, comme celui qui


forme la salle centrale des maisons hispano-mauresques.
La villa de Pline comprenait en outre un gymnase pour
les domestiques, diverses chambres coucher, une biblio-
thque dont la faade incurve accueillait le soleil toute
heure du jour. Naturellement il y avait aussi des thermes,
et une piscine chaude en plein air, d'o, tout en nageant,
on voyait la mer. Mais l'un des charmes principaux du
domaine rsidait dans les jardins, qui taient partout.
Voici comment Pline les dcrit :
Une alle destine aux promenades en litire entoure
le jardin ; elle est borde de buis, ou de romarin l o le
buis ne russit pas ... Touchant l'alle, vers l'intrieur de
la courbe, une vigne jeune, en tonnelle ombreuse, dont
le sol est doux et lastique mme au pied nu. Le jardin
est rempli de mriers et de nombreux figuiers ...
Dans une autre de ses villas, celle de Toscane, le climat
et l'loignement de la mer permettaient des cultures plus
varies. Lalle destine aux promenades y tait entoure
de charmilles et de tonnelles o grimpaient des rosiers.
Au centre de l'aire ainsi dlimite, un pavillon offrait un
asile contre le grand soleil ou la fracheur. Et, dominant
les frondaisons, des tours s'levaient, variant les points de
vue et les perspectives.
Chaque civilisation a sa faon propre d'aimer la
nature ; selon les temps, les hommes se plaisent telle ou
celle image qui les enchante, tandis qu'un autre aspect
les laisse indiffrents ou mme les rebute. Les Romains
aimaient plus que tout les bosquets ombreux, les fon-
taines, les grottes en rocaille, et leurs jardiniers avaient
labor tout un art du paysage naturel , alliant l'artifice
une sauvagerie calcule. Ces paysages taient prsents
le long de larges alles o l'on aimait converser avec des
amis ou prendre un exercice savamment dos. Inspirs
286 ROME FAMILIRE

des thmes favoris de la peinture hellnistique, ils vo-


quaient volontiers avec des statues disposes en groupe,
ou des arbustes taills des scnes mythologiques ou des
dcors de caractre idyllique.
Les scnes mythologiques avaient le plus souvent
comme thme des pisodes emprunts au cycle de Bac-
chus, la divinit par excellence des vignes et des vergers.
On y voyait ainsi le triomphe du dieu, entour des Bac-
chantes et des Bacchants, avec Silne sur son ne, la foule
des satyres et des nymphes. Les satyres, particulirement,
se prtaient bien servir de motif pour les fontaines :
leur outre versait alors non le vin mais l'eau frache. Ces
reprsentations dionysiaques sont innombrables dans les
jardins que nous connaissons, aussi bien Rome qu'
Pompi. Les sculpteurs s'ingniaient varier ces images
des divinits rustiques, qui n'taient pas alors de simples
jeux de l'esprit mais aussi des puissances que l'on rvrait
d'une pit sincre. Car la nature est anime par une
infinit de dmons, qui symbolisent son mystre. La tra-
dition romaine rejoignait sur ce point les croyances
grecques, refltes par les uvres d'art. Les divinits que
l'on rencontrait dans les jardins n'taient pas les grands
dieux, les desses de l'Olympe, qui appartenaient la
religion officielle et aux cultes d'tat, mais les gnies plus
familiers, les faunes, les sylvains, les nymphes des bois,
des fontaines, des lacs, Bacchus, Vnus et ses suivantes,
les Grces et les Heures. On leur levait des chapelles qui
ressemblaient aux sanctuaires rustiques parsems dans les
campagnes, et cela ajoutait l'illusion. Le protecteur atti-
tr des vergers tait le dieu Priape, un Asiatique (il tait
originaire de Lampsaque, sur !'Hellespont) que l'on disait
fils de Dionysos et d'Aphrodite (Vnus). Son image gros-
sire, taille grands coups dans un morceau de bois,
figurait un homme debout, dont le sexe prominent
ROME ET LA TERRE 287

disait la puissance virile. Ce dieu - nous dirions ce


ftiche - violemment naturaliste avait pris la place, dans
les jardins campaniens d'abord, puis dans toute l'Italie,
de symboles phalliques plus anciens qui, primitivement,
taient destins dtourner des rcoltes les malfices du
mauvais il . Objet de moqueries, chant par les
potes sur le mode ironique, Priape n'en tait pas moins
entour d'une vnration fervente dans la pit populaire.
On mettait sa statue ct des tombes, comme une pro-
messe de rsurrection et de vie ; n'tait-il pas l'image du
mystre mme de la gnration, que reclent aussi bien
et les graines et les fruits des plantes et des arbres et la
semence humaine ? Protge par le dieu, la tombe deve-
nait sillon o mrissaient les naissances futures. Ainsi le
jardin se transfigurait-il; sanctuaire de la religion domes-
tique, il en venait symboliser la nature entire dans sa
toute-puissance. Nous retrouvons en lui ces croyances
que prtendait interdire Caton aux paysans de son
domaine. mesure que les progrs de la vie urbaine ten-
daient loigner les Romains de la campagne, le vieux
naturalisme mystique de la race inventait des moyens de
retrouver, tout prix, ce contact menac : l'art des jar-
dins, la mode des villas de plaisance rpondent ce
besoin essentiel.
Nous pouvons ainsi expliquer les formes en apparence
les plus tranges d'un art appel renatre, bien des sicles
plus tard, en Italie et en France et dont l'influence a
contribu produire la magnifique floraison des jardins
europens classiques, baroques, et aussi des grands parcs
l'anglaise. De tous ces styles futurs, le jardin romain
recle en lui les germes. Ce sont les jardiniers romains
qui ont invent les tailles artistiques des buis, des cyprs,
et en gnral des arbustes feuilles persistantes. Dans leur
dsir d'embellir la nature et de lui faire exprimer, par
288 ROME FAMILIRE

l'intermdiaire de formes plastiques, des ides esthtiques


ou religieuses, ils ont imagin de faonner ces frondaisons
de faon leur donner l'apparence de statues. On vit
ainsi en buis, sur une pelouse, toute une chasse avec son
gibier, cerf ou sanglier, ses chasseurs sur leurs chevaux,
ses rabatteurs, sa meute ; ou bien une flotte entrant au
port, toutes voiles dployes. On apprenait aux plantes
revtir des carcasses de bois, se grouper harmonieuse-
ment autour d'une rocaille. Du jardin baroque, les parcs
romains possdent dj les fontaines, les canaux artificiels,
les sources jaillissantes. Il tait frquent que l'on creust
au milieu du jardin un long canal, enjamb par des ponts,
surmont de lgers pavillons ou de pergolas. Un tel canal
s'appelait un euripe , en souvenir du dtroit qui spare
!'Attique de !'Eube - tant tait vif, chez les Romains, le
dsir d'ennoblir tout ce qui formait le dcor de leur vie.
Du jardin l'anglaise enfin, cet art annonce les innom-
brables fabriques , la volont de peindre des pay-
sages, composs comme un tableau. Ne pensons pas que
ce soit l simple rencontre : les jardins romains voqus
par les auteurs (notamment les Lettres de Pline le Jeune),
reprsents sur des fresques, continus parfois en Occi-
dent par la tradition italienne ou provenale, en Orient
par les jardins perses ou arabes , ont exerc une
influence directe sur ceux du monde moderne, et ce n'est
pas l'un des traits les moins curieux de la survie de Rome
que cette fcondit d'un art sans doute en partie
emprunt l'Orient, mais recr par les Romains pour
rpondre aux exigences les plus profondes de leur sensi-
bilit.

Ds l'poque d'Auguste, Rome possdait de grands


parcs, o les riches seigneurs aimaient vivre. Puis,
ROME ET LA TERRE 289

mesure que grandit la Ville, que le terrain se fit plus rare,


et aussi que les confiscations finirent par annexer la plu-
part des domaines urbains aux proprits impriales, la
ceinture verte,, s'amenuisa et disparut. Mais, dans le
mme temps, les villas se multipliaient en Italie et dans
les Provinces. Certaines appartenaient aux snateurs, qui
aimaient en possder plusieurs dans diverses rgions : vil-
las de montagne pour le fort de l't, villas au bord de la
mer, plus proches et plus aisment accessibles pour les
petites vacances '" Mais un plus grand nombre encore
avaient t construites pour les grands bourgeois des
municipes, et dans les provinces les plus lointaines, par-
tir du ne sicle de notre re, on vit surgir des maisons
domaniales, vritables chteaux o les grands propri-
taires locaux passaient presque toute leur vie.
Ce mode d'existence parat avoir t celui des seigneurs
romaniss de la Gaule mridionale. Les fouilles effectues
dans les valles de la Garonne et de la Dordogne notam-
ment ont rvl l'existence d'innombrables villas qui, un
peu partout, apportaient les raffinements du luxe :
colonnes aux chapiteaux ouvrags, portiques dalls, salles
thermales chauffes l'air chaud dans l'paisseur des murs
et du dallage, mosaques prcieuses, statues, peintures.
Chacune de ces maisons domaniales tait un centre d'o
rayonnait la civilisation romaine. Autour d'elles les tra-
vailleurs groupaient leurs chaumires; ils vivaient au ser-
vice du matre (dominus), et leurs enfants demeuraient
auprs d'eux, si bien qu'il finit par se former des villages
dont la seule raison d'tre tait le fondus seigneurial. La
toponymie a conserv le souvenir de ces domaines, que
l'on dsignait du nom de leur propritaire complt par
un suffixe, variable selon les rgions. Le plus rpandu tait
le suffixe -acum, suffixe gaulois qui est l'origine d'un
grand nombre de noms de lieux modernes. Selon les
290 ROME FAMILIRE

rgions, la phontique a fait voluer ces formations de


faons diffrentes. C'est ainsi qu'un Albiniacum (domaine
d'Albinius) a produit tantt Albigny, Aubigny, Aubign
ou Alvignac. On mesurera l'importance du rle jou par
les domaines seigneuriaux dans la Gaule romaine, si l'on
se souvient que les noms drivs d'une formation en
-acum reprsentent le vingtime du nombre total des
noms de lieux habits en France; encore faut-il ajouter
ce nombre les noms en -anum, particulirement abon-
dants en Provence et en Languedoc mditerranen, plus
anciennement romaniss, et quelques autres formations
moins importantes. I..:uvre du pote bordelais Ausone
voque pour nous la vie dans ces proprits. Lui-mme en
possdait une dans la rgion de Bourg-sur-Gironde et il
aimait s'y rendre pendant les ftes qui remplissaient de
foule les rues de Bordeaux. Il se plaisait y retrouver
l'abondance rustique jointe aux plaisirs de la mditation,
tantt dans une solitude studieuse, tantt avec des amis
et des collgues de l'universit. Car ces grandes villas de
l'Empire n'taient pas seulement les retraites de quelques
privilgis. Elles constituaient souvent aussi des foyers de
culture intellectuelle o se conservait la pense romaine.
Ds le temps de Cicron, les jardins taient le lieu par
excellence de l'otium, le loisir consacr la vie de l'esprit.
En imitant les grandes architectures hellniques, les
Romains n'eurent garde d'oublier les gymnases, dont les
bosquets avaient, Athnes, accueilli autrefois les philo-
sophes. l.:Acadmie de Platon est un parc funraire plant
autour de la tombe du hros Acadmos, et les disciples
d'picure, quand ils venaient Athnes, ne manquaient
pas de faire un plerinage au jardin du matre, pieusement
conserv. C'est pourquoi Cicron, dans sa villa de Tuscu-
lum, avait deux promenades, amnages sur deux ter-
rasses. Lune s'appelait l'Acadmie, l'autre le Lyce, en
ROME ET LA TERRE 291

souvenir, respectivement, de Platon et d'Aristote. Et une


statue d'Athna, la desse protectrice des penseurs et des
artistes, prsidait aux entretiens de l'orateur et de ses amis.
Cette coutume s'tait perptue. Le got de la vie
intellectuelle, sous toutes ses formes, demeura vivant
jusqu' la fin parmi l'aristocratie romaine et romanise,
et lorsque les villes menaces par les envahisseurs durent
s'enfermer dans des murailles troites, les domaines
ruraux continurent longtemps abriter les trsors les
plus prcieux de la romanit.
Nous voyons sur les mosaques africaines l'image de
ces chteaux , assez semblables d'aspect aux villas cam-
paniennes : mmes faades le long desquelles rgnent des
portiques, mmes parcs sur lesquels s'ouvrent les pices
d'habitation, mmes annexes rustiques (pressoir, aire
battre le grain) o des travailleurs se livrent aux travaux
agricoles. Souvent le propritaire est reprsent dans ses
occupations favorites, et tout particulirement en train de
chasser. Sous l'Empire, la chasse est en effet volontiers
pratique, commencer par les Empereurs. Si, dans les
premiers sicles de la Rpublique, la chasse passait pour
une activit servile, la jeunesse romaine, partir du
ne sicle avant Jsus-Christ, avait dcouvert ce sport,
image de la guerre, qui tait dans l'Orient hellnistique
considr comme une cole de courage et un excellent
entranement physique. Il semble que le premier le
mettre la mode fut Scipion milien, lorsqu'il revint de
Macdoine aprs la victoire de son pre, Paul-mile. Avec
les progrs du loisir et le dveloppement de la grande
proprit, la chasse en vint faire partie de l'existence
quotidienne du Romain.
Naturellement, les provinciaux n'avaient pas attendu
les leons de Rome pour dcouvrir la chasse. De tout
temps les Gaulois l'avaient pratique; les Espagnols, de
292 ROME FAMILIRE

leur ct, taient renomms pour leurs meutes et leurs


chevaux rapides, et en Asie se maintenait vivante la tradi-
tion des grandes chasses des rois de Perse. Les Empereurs
provinciaux, notamment les Antonins, taient de grands
chasseurs, et l'on sait qu'Antonin - un campagnard -
s'chappait de la ville ds qu'il le pouvait et se rendait aux
champs pour pcher et chasser. Une lettre crite par Marc
Aurle, en son adolescence, son matre Fronton raconte
comment se passaient ces journes de vacances o l'on
chevauchait toute la matine la poursuite des sangliers
et des cerfs.
[attirail du chasseur se composait d'pieux, de lances,
d'pes, de couteaux robustes, mais aussi de filets servant
entourer un fourr et que l'on transportait, rouls, sur le bt
d'un mulet ou d'un ne. On utilisait, pour effrayer le gibier
et le pousser vers les chasseurs, des pouvantails : c'taient de
longues cordes auxquelles taient attaches de place en place
des plumes d'oiseaux, parfois teintes de rouge. Ces plumes
agites par le vent, imprgnes aussi de lodeur force des frag-
ments de chair qui y adhraient encore, inquitaient les
fauves qui s'empressaient de fuir. Les meutes comprenaient
des chiens de diverses races, les uns capables d'engager le
combat avec les gibiers les plus robustes, les autres rapides
pour attraper les livres la course.
Telle tait la vie aux champs : s'il est vrai que la
civilisation romaine dveloppa des villes et, certains
gards, peut nous apparatre comme surtout urbaine, il
n'en demeure pas moins que les origines rustiques de la
race latine ne furent jamais renies par les descendants
de Romulus. l'intrieur de l'aristocratie au moins, on
s'ingnia raliser un quilibre harmonieux entre les
ncessits de la vie politique, qui exigeaient la prsence
du Romain dans sa ville, et les gots profonds de la race
qui la portaient vivre aux champs.
CHAPITRE VIII

Rome, reine des villes

La civilisation antique dans son ensemble, tant grecque


que romaine, repose sur une socit urbaine. Dans
l'Athnes du ye sicle, les citoyens groups autour de
!'Acropole psent plus lourd que les paysans dissmins
dans les dmes et si, Rome, les propritaires campa-
gnards obtinrent quelque temps la suprmatie, aprs la
rvolution de 509 avant Jsus-Christ, cette aristocratie
terrienne ne tarda pas tre absorbe par la ville. Au
temps des guerres puniques, cous les Romains qui
jouaient un rle quelconque dans la vie politique et
l'administration de l'tat rsidaient Rome. C'tait l
une ncessit impose par l'organisation de la cit, o la
citoyennet s'exerait directement et ne comportait pas
de dlgation. Aussi la Ville ( Urbs par excellence) s'idenci-
fie-c-elle avec l'tat : on peut ajouter ou retrancher des
territoires l'Empire (imperium Romanum) sans compro-
mettre celui-ci ; mais le sol mme de la Ville est intan-
gible et sacr. Une tradition maintes fois affirme veut
que nul envahisseur n'ait jamais russi occuper la tota-
lit du sol urbain.
Nous avons vu que, selon toute probabilit, la vieille
conception qui fait natre Rome au Palatin et grandir
294 ROME FAMILIRE

progressivement partir de ce noyau urbain unique, de


faon atteindre par degrs son extension maximum, ne
rpond pas la ralit. Il ne semble pas avoir exist, sur
le Palatin, de ville proprement dite, mais seulement un
ou deux villages de cabanes, tablis depuis le milieu du
vme sicle avant Jsus-Christ. Cet tablissement fut sans
doute assez prospre et d'autres villages vinrent se presser
au voisinage : sur les pentes du Caelius, de !'Esquilin, du
Quirinal, et mme immdiatement ct du Forum
futur. Ce sont les restes de ces agglomrations qu'ont
remis au jour les fouilles excutes depuis le dbut du
XXC sicle et encore poursuivies actuellement. Mais la
Ville proprement dite n'apparat qu'un peu plus tard, au
cours du vue sicle avant notre re, et c'est au Forum que
l'on dcle ses premiers vestiges. Pour un Romain, il
n'existe de ville que l o des hommes s'assemblent pour
dlibrer, pour entendte la justice et prier les dieux. Or,
la mmoire des Romains n'a gard le souvenir d'aucune
fonction de cette sotte qui se ft jamais exerce sur le
Palatin. Au contraire, le Forum fut toujours le lieu par
excellence et de la vie politique, de la vie religieuse, et des
activits judiciaires, et il le resta jusqu' la fin de l'Empire.
On peut concevoir que cet avnement de la Ville, qui
consista riger la valle du Forum en centre de la vie
sociale, rsulta d'une intervention extrieure, par exemple
l'installation, sur le Capitole, d'une garnison trusque. Le
lieu avait paru propre tablir un march, tape sur la
route qui, suivant la valle du Tibre, permettait aux cara-
vanes transportant le sel des marais d'Ostie de gagner
l'Italie centrale et les plaines d'trurie. On entrevoit cette
premire Rome, avec sa citadelle (le Capitole) et sa place
publique (le Forum) que bordent dj certains lieux de
culte. Tout autour se pressent des cabanes d'indignes, de
plus en plus nombreuses mesure que s'accrot l'activit
ROME, REINE DES VILLES 295

commerciale, source de richesse pour tous les habitants.


Ce schma de la Fondation ne signifie pas que la cit du
Forum ait t le plus ancien tablissement humain sur le
site de la Rome future. Des villages existaient sur les col-
lines, ils taient certainement antrieurs l'organisation
urbaine. La cit proprement dite se substitua probable-
ment une confdration de ces villages, groupant des
populations de diverses origines. Mais il n'est gure pos-
sible de parler d'une Ville de Rome avant l'intervention
trusque, qui fixa au Capitole le centre religieux de la cit
ainsi cre.
Sur cette Rome capitoline rgne un roi - et la tradi-
tion a, en fait, conserv le souvenir d'une prsence de
Romulus au Capitole, o elle installe aussi son corgent,
le Sabin Tatius. Deux ou trois gnrations plus tard, le
march de Rome a attir tant d'immigrants qu'il est
ncessaire d'tablir un rempart continu. Ce fut le premier
mur servien qui fixa pour des sicles le contour de la
Rome rpublicaine. Les collines qu'il embrasse ne sont
pas entirement occupes par les habitants. Il semble
mme que 1' on n'y trouvt encore que des villages spars,
vestiges des groupements pr-urbains))' dont la popula-
tion avait mission d'assurer la dfense d'un secteur dter-
min de la muraille. Deux notions distinctes, qui
tendront plus tard se confondre, sont encore nettement
spares : tout ce qui est effectivement dfendu par la
muraille constitue l'oppidum, mais la ville ( Urbs) est
dtermine par une enceinte de nature fictive qui ne con-
cide pas avec l'enceinte militaire et que matrialisent seu-
lement des cippes ; on l'appelle le pomerium. Nous savons
par exemple de faon cenaine que le pomerium n'inclut
pas !'Aventin, bien que, ds le premier mur servien, cette
colline et t enferme dans l'enceinte.
296 ROME FAMILIRE

La nature du pomerium rsulte du rite mme de la


Fondation : la charrue du Fondateur, en soulevant les
mottes de terre, en creusant un sillon qui librait des
profondeurs du sol les puissances chthoniennes, a trac
autour de l' Urbs un cercle magique qui la spare du reste
du monde. Les prsages envoys par les dieux, les oiseaux
qui volent au-dessus de ce templum urbain, ne sont
valables que pour les actes qui doivent tre accomplis
dans la Ville - distinction qui entrana pour le droit
constitutionnel des consquences fort importantes et per-
mit notamment d'tablir une dmarcation trs nette entre
le pouvoir civil et le pouvoir militaire.
Nous sommes assez mal renseigns sur le trac primitif
du pomerium. Il comprenait certainement le Forum et le
Capitole, sans doute aussi (mais nous ignorons partir
de quelle date) le Palatin et au moins une partie des autres
collines (sauf l'Aventin, inclus seulement partir de 49
aprs Jsus-Christ). Le Champ de Mars, lui, demeura
hors du pomerium jusqu'au temps de l'Empire. Vaste
plaine rserve au rassemblement des troupes, il ne pou-
vait tre inclus dans les auspices urbains .
La croissance de Rome ne saurait donc tre conue
comme un phnomne linaire : trois ordres distincts de
faits se juxtaposent. La ville militaire a d'emble atteint
son dveloppement maximum, avec la construction du
mur servien, au VIe sicle. Cette enceinte, refaite plu-
sieurs reprises, et encore au temps des guerres civiles, sous
la dictature de Sulla, finit par tre dclasse dfinitive-
ment au dbut de l'Empire : les quartiers habits la
dbordaient de toutes parts et formaient des faubourgs
tendus sur des milles le long des routes. C'est seulement
avec Aurlien qu'une seconde muraille protgea effective-
ment lagglomration relle.
ROME, REINE DES VILLES 297

Le progrs de celle-ci fut graduel : d'abord trs l'aise


dans l'enceinte servienne, la population commena de s'y
sentir l'troit au dbut du Ier sicle avant Jsus-Christ.
Et c'est ce moment que l'on vit les habitations des parti-
culiers envahir le Champ de Mars et occuper toute la
boucle du Tibre, o, jusque-l, ne se dressaient que
quelques sanctuaires et des difices destins la tenue des
grandes assembles populaires ou au rassemblement des
armes.
La vritable ville, l' Urbs, ne s'accrut, elle, que de faon
beaucoup plus lente. En principe, on n'avait le dtoit
d'tendre le pomerium que dans la mesure o l'tat
romain, dans son ensemble, s'accroissait de conqutes
nouvelles, comme s'il existait une sorte de correspon-
dance religieuse entre le corps de l' Urbs et celui de
l'Empire. C'est l'intrieur de l' Urbs que s'exerait l'auto-
rit des magistrats urbains (par opposition ceux qui
recevaient une province, c'est--dire une mission ext-
rieure aux limites de la Ville). L se trouvaient les organes
essentiels de la cit : les lieux d'assemble et, d'abord, la
Curie, o l'on convoquait ordinairement le Snat, ainsi
que les sanctuaires majeurs de la religion nationale. Sch-
matiquement, une ville est dfinie par un Capitole, un
Forum et un Comium (lieu de runion des comices).
Tout le reste n'est qu'accessoire. La fondation d'une colo-
nie comporte d'abord l'implantation de ces trois organes
essentiels ; les autres monuments, les dfenses militaires
mme, s'ajoutent ensuite, au fur et mesure des besoins.
S'il est vrai que toutes les villes romaines sont des images
de Rome, il n'en faut pas conclure qu'elles soient des
reproductions matrielles de la mtropole. Ce que l'on
imite, ce n'est pas le plan de la Ville, mais son schma
abstrait. Mais, comme cela tait invitable, les cits pro-
vinciales s'inspirrent souvent des monuments et, pour
298 ROME FAMILIRE

cette raison, il est indispensable de retracer l'image, de ce


que fut, dans sa ralit concrte, la premire et la reine
des villes.
Le centre politique de Rome se trouvait au pied du
Capitole . .Lun des monuments les plus vnrables en tait
la Curie, o se rassemblait ordinairement le Snat. La
tradition voulait qu'elle et t constuite par le roi Tullus
Hostilius; pour cette raison, on l'appelait Curia Hostilia.
Elle demeura longtemps en service et c'est sur ses gradins
que se droulrent toutes les sances historiques de la
Rpublique. Agrandie par Sulla, brle en 52 avant Jsus-
Christ, elle fut dfinitivement remplace aprs les ides
de mars par une salle nouvelle dont Csar commena la
construction mais qui ne fut acheve que par les triumvirs
et ddie par Octave en 29. Cette Curia Julia traversa
tout l'Empire mais, incendie sous le rgne de Carin, elle
fut reconstruite par Diocltien, et c'est elle que nous
voyons encore, remise sensiblement en son tat ancien, se
dresser au nord du Forum. Avec sa faade austre, ses
portes de bronze (les portes originales furent transportes
au Latran au milieu du XVIIe sicle), elle forme une masse
imposante que, dans l'Antiquit, venait gayer un revte-
ment de marbre et de stuc color. Longue de 62 mtres,
large de prs de 18, elle est certainement plus vaste que
ne l'avaient t la Curia Julia et surtout la Curia Hostilia,
mais on ne peut s'empcher de comparer l'immensit
de l'Empire la relative troitesse du lieu o une poigne
d'hommes dcidait du sort des provinces.
Devant la Curie s'tend le Comitium qui est un tem-
plum inaugur. Jusqu'au milieu du ne sicle avant
Jsus-Christ, c'tait le lieu de runion des comices
curiates et tributes - avant que ces derniers n'eussent t
transports au Forum proprement dit par un tribun du
peuple entreprenant, C. Licinius Stolon, en 145 avant
ROME, REINE DES VILLES 299

Jsus-Christ. I.:innovation de Licinius Stolon peut


paratre mince ; pourtant c'tait une vritable rvolution.
Si, en effet, le peuple quittait le Comitium pour se grou-
per dans la partie non inaugure du Forum, il cessait
de dpendre d'un magistrat possdant le droit d'aus-
pices et devenait une assemble religieusement et politi-
quement libre - dernier stade de l'mancipation par
rapport au patriciat. Et de plus, car Rome les vne-
ments ont souvent deux aspects, l'innovation de Licinius
Stolon avait une consquence pratique qui n'tait nulle-
ment ngligeable : le Comitium formait un rectangle
d'environ 40 mtres et large de 30, ce qui est peu pour
accueillir une foule ; on ne pouvait gure esprer y runir
que cinq ou six mille hommes, c'est--dire une petite par-
tie seulement de la plbe romaine au ne sicle avant Jsus-
Christ. Le Forum, au contraire, s'tendait sur prs de
deux hectares : c'tait la plbe entire qui pouvait dsor-
mais tre prsente aux comices tributes. Pour les comices
curiates, en pleine dcadence alors, le problme ne se posa
point, et l'on continua comme par le pass de convoquer
au Comitium les quelques figurants qui les reprsentaient.
De trs bonne heure, le Comitium fut dall - l'inverse
du Forum qui n'eut pendant longtemps qu'un sol de terre
battue. Mais le dallage respectait des reliques vnrables,
parmi lesquelles un figuier sacr. Une tradition voulait
que ce ft l le figuier Ruminai l'ombre duquel le
Tibre, dbord, aurait dpos la corbeille contenant les
deux Jumeaux Romulus et Rmus. Et, comme une autre
tradition racontait que les enfants avaient t dcouverts
sur le Palatin, une lgende s'tait forme pour rsoudre la
contradiction. On racontait que l'augure Attus Navius,
au temps des rois, avait transport l'arbre du Palatin au
Comitium, pour prouver qu'il savait, le cas chant, pro-
voquer des miracles.
300 ROME FAMILIRE

C'tait au Cornitium galement que se trouvait un


monument mystrieux, une tombe flanque de deux lions
d'aspect fort archaque, complte par une inscription si
ancienne que nul n'en comprenait le sens. Nous avons
retrouv les bases des lions, et les trois quarts de l'inscrip-
tion. Mais nous ne sommes pas plus avancs que les
Anciens. Ils disaient tantt que c'tait la tombe de Romu-
lus - mais chacun savait que le Fondateur avait t
emport miraculeusement au ciel ; tait-ce donc un
simple cnotaphe? -, tantt que c'tait celle d'Hostus
Hostilius, le pre du roi Tullus Hostilius, ou encore, tout
simplement, la tombe du berger Faustulus. Nous pouvons
seulement affirmer que c'tait une tombe de style orienta-
lisant et qu'elle remonte probablement au VIe sicle avant
notre re. Quant l'inscription, elle a t interprte par
les modernes en tant de sens diffrents qu'il est vain de
lui faire dire quoi que ce soit. Les Romains ne la laissaient
pas moins subsister telle quelle, par respect pour son anti-
quit. Ils se bornrent, au cours des rfections du Corni-
tium, recouvrir le tout d'un dallage de marbre noir.
Enfin, le Comitium tait bord par la clbre tribune
aux harangues, que l'on appelait les Rostres parce qu'elle
tait orne des proues des navires capturs en 338 avant
Jsus-Christ, pendant la guerre latine, aprs la victoire
contre les marins d'Antium. Ces Rostres (dont les archo-
logues ont rcemment pu localiser l'emplacement) s'le-
vaient l'est du Comitium et, selon le ct vers lequel se
trouvait l'orateur, il pouvait s'adresser soit une assem-
ble runie sur le Cornitium lui-mme, soit une foule
plus vaste, une contio, simple runion d'information,
masse sur le Forum.
Plus tard, d'autres Rostres seront difis : sous Auguste,
le Comitium ayant t dfinitivement abandonn, il y eut
une immense tribune aux harangues qui occupait toute
ROME, REINE DES VILLES 301

l'extrmit ouest du Forum. Ses restes sont encore trs


reconnaissables au pied du Capitole. C'tait une plate-
forme surleve d'environ 3 mtres au-dessus du Forum,
et longue de 24 mtres. Sa largeur tait de 12 mtres.
I..:orateur qui se prsentait ainsi au peuple n'tait pas seul:
autour de lui, comme autant de figurants, tous ceux de
ses amis, personnages connus, qui venaient lui apporter
la caution de leur prsence. Les ruines ainsi nous rap-
pellent ce que nous enseigne, moins clairement peut-tre,
le tmoignage des textes : Rome, dans la vie publique,
l'homme seul est suspect ; on le regarde comme un aspi-
rant la tyrannie, ou du moins comme un anarchiste
dangereux; pour tre cout, il faut tre entour d'amis;
ainsi donne-t-on l'impression de parler moins en son
propre nom qu'en celui de tout un groupe, ce qui rassure
et entrane.

Dans la Rome rpublicaine, le Forum n'tait pas uni-


quement destin aux activits officielles. Il tait aussi un
lieu de commerce, et une double range de boutiques le
bordait au nord et au sud. Les plus anciennes taient
celles du sud (les tabernae veteres), installes de faon
viter le grand soleil d't. On assurait qu'elles remon-
taient au roi Tarquin l'Ancien, et il n'est pas impossible
en effet qu'elles aient t contemporaines de la Rome
trusque, commerante et artisanale. Ces boutiques,
peut-tre d'abord simples choppes en bois, taient pro-
prit de l'tat qui les louait aux commerants, notam-
ment des bouchers qui avaient l leur tal. Plus tard,
une date incertaine, les boutiques des bouchers furent
transportes au nord du Forum, dans des tabernae novae.
Les tabernae veteres furent alors attribues aux changeurs
qui faisaient en mme temps des oprations de banque.
302 ROME FAMILIRE

Cela suppose un temps o le trafic de l'argent s'tait suffi-


samment dvelopp et o il devenait ncessaire de prati-
quer couramment le change entre les diverses monnaies
des pays italiens. Il est vraisemblable que cela ne se pro-
duisit gure qu'aprs la conqute de Tarente, peut-tre
mme beaucoup plus tard. De toute faon, les tabernae
novae existaient la fin du me sicle avant Jsus-Christ,
puisqu'elles sont nommes par Plaute dans l'une de ses
comdies. Peu peu toutes les boutiques, les nouvelles
comme les anciennes, furent exclusivement occupes par
les changeurs. Les anciens occupants se trouvrent refou-
ls au nord et au sud de la place. Au ne sicle avant Jsus-
Christ, il fallait, pour faire son march, quitter le Forum :
les bouchers, les marchands de poisson tenaient boutique
immdiatement au nord des tabernae novae dans le voisi-
nage de l'Argilte. En cet endroit, ils ne tardrent pas
tre groups dans un grand march (macellum), qui fut
incendi en 210 avant Jsus-Christ pendant la seconde
guerre punique et reconstruit bientt aprs. Il est possible
que ds cette poque les marchands de lgumes aient eu
leur lieu de vente particulier : c'tait le march aux herbes
(Forum Holitorium), tabli en dehors de l'enceinte ser-
vienne, entre la porte Carmentale et les pentes du Capi-
tole. Il faisait pendant un autre march ou plutt un
champ de foire, le Forum Boarium, qui s'tendait
quelques centaines de mtres plus en aval, sur la rive du
Tibre et sans doute, lui aussi, hors de l'enceinte servienne.
C'est l que se rassemblaient les marchands de btail et
que les paysans de la campagne venaient acheter leurs
animaux de labour. March aux lgumes et foirail aux
bufs ne comportaient pas alors d'installation fixe ; cha-
cun disposait en plein air ce qu'il avait vendre, les
marachers assis devant leurs herbes, les marchands de
ROME, REINE DES VILLES 303
bufs debout ct de leurs btes, ainsi que cela se pra-
tique encore tout autour de la Mditerrane. Tout en
tant devenue capitale d'Empire, la Rome du Ile sicle
avant Jsus-Christ n'en tait pas moins reste une grosse
bourgade paysanne: les activits de la campagne refluaient
jusqu'aux portes de la Ville, tandis que le vieux centre
politique et commercial voyait, en contraste, s'accrotre le
trafic bancaire et que les affaires y prenaient une forme
de plus en plus abstraite.
Comme il n'est aucune forme d'activit qui ft,
Rome, spare de la religion, il n'est pas tonnant que de
trs bonne heure aussi le Forum ait servi l'accomplisse-
ment de certains rites. Il tait travers dans toute sa lon-
gueur par la voie Sacre que suivaient les processions pour
se rendre du Grand Cirque au Capitole, et cette voie
Sacre primitive (avant les remaniements de l'poque
augustenne) pntrait sur la place entre deux des sanc-
tuaires les plus vnrables de la cit : le foyer de Vesta et
la &gia. Elle aboutissait, vers l'ouest, la Monte du
Capitole (Clivus Capitolinus), dernire tape avant
d'aborder Jupiter Trs Bon et Trs Grand dont le regard
embrassait toute la place o vivait son peuple. C'est sur
le Forum que l'on donna pendant trs longtemps les jeux
funraires et les combats de gladiateurs. En ces occasions,
les spectateurs grimpaient sur le toit des tabernae et sur
les terrasses des maisons voisines. Plus tard, nous le ver-
rons, on construisit, dans d'autres quartiers, des thtres
et des amphithtres plus commodes.
Le temple de Vesta, aujourd'hui restaur en partie tel
qu'il tait au temps d'Auguste, n'tait d'abord qu'une
hutte ronde o brlait le foyer symbolique de la cit. Son
toit tait de chaume, en souvenir des antiques cabanes du
Latium ; au milieu, le feu entretenu par les Vestales ; mais
ce temple ne contenait aucune image de la desse : il
304 ROME FAMILIRE

tmoignait d'un temps o la religion tait encore ind-


pendante des reprsentations matrielles. On y conservait
pourtant divers objets, dont une trs antique statue, pro-
bablement un xoanon venu d'Orient une date trs recu-
le. La tradition voulait que ce ft le Palladion, cette
statue de Pallas tombe du ciel Troie et enjeu de tant
de luttes, qu'Ene aurait apporte avec lui en migrant
de Phrygie en Italie. Avec le Palladion, le temple de Vesta
abritait les Pnates du Peuple romain, que nul ne pouvait
voir sinon les Vierges Vestales et le Grand Pontife. On
pensait que le salut de Rome tait li la conservation
de ces trsors.
Le temple de Vesta n'tait, sous la Rpublique, qu'une
annexe d'un ensemble plus vaste, la Maison des Vestales,
connue sous le nom d'Atrium Vestae, dont l'histoire est
lie l'volution mme du Forum depuis les origines
jusqu' la fin de l'Empire. Il semble bien que, d'abord, le
temple ft entour d'un bois qui s'tendait jusqu'au pied
du Palatin, et dans ce bois s'levait la demeure des pr-
tresses, o rsidait aussi le Grand Pontife, qui tait la
fois le prsident de leur collge, leur protecteur et leur
surveillant. L'Atrium Vestae se composait essentiellement
d'une grande cour entoure par les pices d'habitation et
de service, comme l'taient les maisons romaines de ce
que l'on pourrait appeler le premier style urbain. Puis
son architecture s'tait complique au fur et mesure des
besoins, mais ce caractre primitif avait persist;
aujourd'hui encore, la Maison des Vestales, telle que nous
la voyons, est remarquable par sa cour centrale.
Deux autres temples furent levs en bordure du
Forum, ds le dbut de la Rpublique : celui de Saturne
et celui de Castor et Pollux. Le premier est sensiblement
contemporain du temple trusque de Jupiter Capitolin.
ROME, REINE DES VILLES 305

lev sur les dernires pentes du Capitole, il tait consa-


cr une divinit dont le caractre vritable nous
demeure assez mystrieux : Saturne, qui passait pour avoir
autrefois rgn sur le Latium, prsidait, apparemment,
la fcondit de la terre. Ses ftes, les Saturnales, se cl-
braient aux environs du solstice d'hiver, et, comme les
carnavals du monde mdival et moderne, s' accompa-
gnaient d'une licence totale: les esclaves prenaient alors la
place des matres, ce n'taient partout que rjouissances,
dsordres de toute nature, comme pour encourager par
ce dchanement la nature retrouver sa vigueur produc-
trice. Peut-tre mme offrait-on primitivement Saturne
des victimes humaines, remplaces plus tard par des man-
nequins d'osier, les Arges, que l'on promenait avant de
les noyer dans le Tibre, au cours d'une procession qui
avait lieu chaque anne, le 16 mai. Quoi qu'il en soit, le
temple de Saturne fut utilis sous la Rpublique pour
enfermer le trsor public, ce qui est bien en accord avec
la puissance du dieu dont la pardre portait le nom signi-
ficatif d'Abondance (Ops). L'difice succda trs probable-
ment un lieu de culte plus primitif, qu'il recouvrit.
quelque distance, on rencontre en effet une aire sacre o
se clbrait le culte de Vulcain, dieu du feu : cette aire,
marque en son centre par un autel, ne fut jamais rempla-
ce par un temple - pour des raisons qui nous
chappent - mais il est fort probable que le mme carac-
tre archaque appartenait, primitivement, la religion de
Saturne.
Le temple de Castor et Pollux, lui, fut vou au cours
de la bataille du lac Rgille, en 499. Il ne fut achev et
ddi que le 27 janvier 484. Les divinits que l'on y ado-
rait furent assimiles aux Dioscures grecs, mais il est pro-
bable qu'il s'agissait d'abord d'un dmon cavalier,
protecteur des equites, les combattants les plus riches
306 ROME FAMILIRE

- ceux qui firent la Rvolution de 509. Le ddoublement


de ce dmon, l'assimilation du couple ainsi form aux
deux fils de Zeus et Lda furent certainement facilits par
l'existence, au voisinage du temple, d'une source consa-
cre une divinit des eaux, Juturne, dont le nom semble
bien indiquer une origine trusque. La prsence ct
l'un de l'autre d'un dieu cavalier et d'une desse ne pou-
vait manquer de rappeler, dans une Rome encore impr-
gne de pense trusque et hellnise, la triade, clbre
dans le monde grec, d'Hlne et de ses deux frres. Plus
tard, le temple des Castors (ainsi l'appelait-on ordinaire-
ment) fut le sanctuaire des chevaliers o se traitaient les
affaires de !'Ordre, et o l'on en conservait les archives.
C'est l, par exemple, qu'tait dpose la tablette de
bronze o tait grav l'acte accordant (depuis 340 av.
J.-C.) le droit de cit romaine aux chevaliers campaniens.
En parcourant de la sorte les sanctuaires qui entou-
raient le Forum et qui, peu peu, dfinissaient ses
contours mouvants, nous retrouvons, inscrites sur le ter-
rain, les diffrentes tapes de l'histoire des premiers
sicles. Aux yeux des Romains aussi, le Forum, coeur de
la Ville, retraait l'volution de la cit : chaque difice
gardait la marque de son origine (que rappelait, dans la
pierre mme, l'inscription grave de sa ddicace) et ga-
rantissait la prennit d'une institution ou d'un rite.
leur suite, nous voyons le Forum acqurir son aspect
dfinitif, tandis que se constitue la civilisation romaine.
Le dbut du ne sicle avant notre re fut marqu, dans
l'histoire de l'urbanisme romain, par un fait de grande
consquence : l'introduction et la gnralisation des por-
tiques. On sait que l'architecture grecque avait multipli
partout les colonnades, solution de nombreux pro-
blmes urbains. Rome, les premiers portiques furent
levs dans le quartier du port lorsque, en 193, les deux
ROME, REINE DES VILLES 307

diles curules, M. Aemilius Lepidus et L. Aemilius Paulus


(deux noms de la gem philhellne par excellence), dci-
drent d'amnager sur le Tibre un port marchand compa-
rable ceux des villes orientales. Ds 192, Rome eut un
entrept de bois d'uvre, tabli l'intrieur d'un por-
tique ferm, le Porticus inter Lignarios (portique des ngo-
ciants en bois). En mme temps on construisait un autre
portique, le long d'une des rues principales du Champ
de Mars. Il est vraisemblable que ce fut l le premier essai
pour tracer une grande voie marchande, couverte sur tout
son parcours et borde de boutiques et d'choppes. Peu
d'annes plus tard, le censeur Caton difiait sur le Forum
la premire basilique.
Le nom de basilique, appel une si grande fortune
dans l'architecture chrtienne, est un adjectif grec dsi-
gnant par abrviation un portique royal (:Ew ~01A1K1).
C'tait un hall couvert, une vaste enceinte dont le toit
tait soutenu par une ligne centrale de colonnes et des
colonnades latrales. L se runissaient tous ceux qui
avaient affaire au Forum, lorsque le soleil tait trop ardent
ou la pluie trop violente. Pendant longtemps, les basi-
liques ne servirent pas abriter les tribunaux, qui conti-
nuaient siger en plein air; elles n'taient destines qu'
la commodit des particuliers. Leur nom suggre leur ori-
gine. Elles furent imites des grands portiques couverts
qui, dans les villes de Syrie, d'Asie Mineure, de Mac-
doine, accueillaient les plaideurs, et qui taient dus le
plus souvent la munificence royale. Les Romains ne
voulurent pas tre moins bien partags que ne l'taient
les sujets des souverains hellnistiques.
La premire basilique de Rome, appele, du nom de
son fondateur M. Porcius Cato (Caton le censeur),
Basilica Porcia, n'a pas subsist jusqu' nous. Mais une
autre, presque contemporaine, la Basilica Aemilia, borde
308 ROME FAMILIRE

encore de nos jours le ct nord du Forum. Quelques


fouilles profondes ont permis de constater que ce monu-
ment, qui remplaait les tabernae novae, fut implant sur
des maisons prives qui avaient t achetes par les
censeurs de 179, M. Fulvius Nobilior et M. Aemilius
Lepidus, responsables de sa construction.
Dix ans plus tard tait construite, la place des taber-
nae veteres, la Basilica Sempronia, par le censeur Sempro-
nius Gracchus. Elle empita, elle aussi, sur des maisons
prives, parmi lesquelles la maison de Scipion l'Africain,
et continua, au-del du Vicus Tuscus, !'alignement dj
amorc par le temple de Castor. Dsormais les lignes ma-
tresses du Forum sont fixes : l'antique place quasi rus-
tique est devenue une vritable agora hellnistique : le
Tabularium, chef-d' uvre de !'architecture hellnistique
dans le Latium, lev au temps de Sulla, ne fera que fer-
mer sur les pentes du Capitole le quadrilatre esquiss
par les censeurs de 179 et 169.
Du vieux Forum subsistent pourtant quelques traits :
non seulement les basiliques sont bordes de boutiques
qui continuent la tradition des tabernae, mais l'aire cen-
trale demeure encombre de monuments archaques. Le
bric--brac sacr du Forum voque plus notre imagina-
tion !'Acropole d'Athnes que l'agora un peu froide, un
peu trop rationnelle de Prine ou de Milet. Le pass reli-
gieux de la Ville subsiste. Certains rites curieux sont atta-
chs tel ou tel monument, par exemple une statue de
Silne (appele communment Rome le Marsyas) qui
se dressait auprs d'un endos o poussaient trois arbres :
un figuier, un olivier et une vigne. Ce Marsyas tait repr-
sent nu, chauss de sandales et coiff d'un bonnet phry-
gien. Et comme ce bonnet (pi/eus) tait le symbole de
la libert, les esclaves nouvellement affranchis venaient
toucher cette statue ou lui consacraient des couronnes de
ROME, REINE DES VILLES 309

fleurs. Pour la mme raison, les villes qui avaient obtenu


le droit italique (c'est--dire une forme assez librale de
droit de cit) levaient sur leur forum, elles aussi, un
Marsyas,
Parmi les divinits archaques qui avaient leur sanc-
tuaire au Forum et dont les Romains, l'poque clas-
sique, ne comprenaient plus trs bien la nature ni la
fonction, il convient de faire une place au dieu Janus.
vrai dire, ce nom, en mme temps qu'au dieu, s'appliquait
son temple ou plutt un arc vot qui s'levait sur
l'entre nord de la place, enjambant la rue appele Argi-
lte (Argiletum). La statue du dieu lui-mme se trouvait
ct de l'arc, enferme dans une chapelle ciel ouvert.
Et, fait unique dans le panthon romain, ce dieu tait
figur avec deux visages. La coutume voulait que lorsque
la cit tait en guerre, les portes de la chapelle fussent
ouvertes, et qu'on les fermt lorsque tait revenue la paix.
la fin de l'Empire, lorsque les barbares menaaient
Rome, le peuple de la Ville exigeait encore que l'on ouvrt
les portes futidiques, pour que la divinit vnt au secours
de ses fidles. Ne racontait-on pas que lors de la guerre
qui avait suivi l'enlvement des Sabines, Janus avait fuit
surgir, devant les envahisseurs sabins, une source d'eau
bouillante qui leur avait coup la route ? Mille traditions
taient ainsi enracines dans le sol du Forum, sol sacr
entre cous, hant par le souvenir des hros et la prsence
des dieux.
La dernire divinit installe par le peuple romain au
Forum ne fut autre que le dictateur Csar. Aprs l'assassi-
nat des ides de mars, son corps fut brl par la foule
l'extrmit est de la place, tout ct de la Regia. Ce lieu
n'avait pas t choisi au hasard : Csar, descendant de
Mars, retournait ainsi son pre, le dieu de la Regi.a.
l'emplacement du bcher fut leve une colonne de
310 ROME FAMILIRE

marbre, ams1 qu'un autel. Il tait habituel de penser


qu'un dfunt et acquis, par la seule puissance de la mort,
une sorte de divinit : combien plus naturel d'attribuer
la divinit au hros invincible, triomphant depuis tant
d'annes sans jamais connatre la dfaite, et que le peuple
romain adorait dj de son vivant ! Lorsque Octave
dcida de reprendre son compte l'hritage politique de
son pre adoptif, l'un de ses premiers actes fut de procla-
mer officiellement la divinisation du martyr . Puis il fit
btir, devant le bcher, un temple au nouveau dieu, Divus
Julius. Ce temple, selon la coutume romaine, s'leva sur
une plate-forme dont la partie antrieure tait incurve,
de faon mnager un logement pour l'autel commmo-
ratif. Ainsi se trouva ferm le quatrime ct de la place
qui prit sa forme dfinitive, celle d'un trapze allong
devant le Capitole. Sur le ct sud, la vieille Basilica Sem-
pronia fut remplace par une nouvelle basilique. Comme
c'tait Csar qui en avait form le projet, elle prit le nom
de Basilica Julia, bien qu'elle n'et t termine que par
Auguste. Ce fut la plus vaste des basiliques romaines,
avant les grandes constructions des Forums impriaux.
Plus tard, au temps de Domitien, elle servit de salle de
sances au tribunal des Centumvirs, qui jugeait les causes
civiles.
Pendant tout l'Empire, l'aspect du Forum ne changea
gure. Auguste leva un arc de triomphe, mais l'entre
de la place, entre le temple de Csar et celui de Vesta, au
dbouch de l'antique voie Sacre. Tibre en construisit
un autre l'extrmit ouest de la mme Voie, devant la
Basilica Julia. Prs de deux sicles plus tard, Septime
Svre en btit un troisime, au nord des Rostres augus-
tens. Tandis que les deux premiers ont disparu, l'arc de
Septime Svre domine toujours le Comitium et sa sil-
houette est familire tous les visiteurs de la place.
ROME, REINE DES VILLES 311

D'autres empereurs ajoutrent quelques monuments de


moindre importance : des colonnes, des plutei comm-
morant quelque vnement marquant de leur rgne, mais
!'essentiel demeure tel que !'avaient conu les derniers
architectes de la Rpublique.

Les sept jugera du Forum romain, suffisants pour


accueillir la plbe au temps des guerres puniques, taient
bien troits sous l'Empire, alors que tous les peuples
accouraient Rome implorer la justice du Prince. Ds le
temps de Csar, il avait fallu songer largir le cadre de
la vie publique, et le dictateur avait form de grands pro-
jets. I.:un d'eux, qui reut, ds l'poque o Csar tait en
train de conqurir la Gaule, un commencement d' excu-
tion, tait la construction d'un nouveau forum au nord
de la Curie.
Ce forum fut d'un type bien diffrent de l'ancien, et
sa conception tait destine transformer radicalement la
suite de l'architecture urbaine. Il consista en une vaste
enceinte rectangul'a.ire entoure de portiques de trois
cts, tandis que le quatrime tait occup par un temple
surlev consacr Vnus. Il est possible que ce plan ait
t inspir par les places publiques des cits italiques, ta-
blies trs souvent devant un sanctuaire dont elles for-
maient comme le vestibule. Mais il est probable aussi que
Csar se souvint des agorai hellnistiques qu'il avait vues
en Orient, dans sa jeunesse. On peut mme se demander
si son intention premire n'aurait pas t de construire
une vritable agora dont la Curie (reconstruite par ses
soins) n'aurait t qu'une dpendance. Puis, sur le champ
de bataille de Pharsale, il promit Vnus de lui lever un
temple si elle lui donnait la victoire, et c'est alors seule-
ment que se serait forme la conception dfinitive du
312 ROME FAMILIRE

nouveau forum. Quoi qu'il en soit, celui-ci apparat


comme une synthse originale : dsormais tous les
Forums impriaux seront tablis devant un temple, celui
de la divinit dont se rclame plus particulirement
!'Empereur rgnant.
Le Forum de Csar exprime une pense politique : la
vie publique, dsormais, ne se droulera plus sous le
regard de Jupiter Capitolin mais sous la protection pr-
sente de Vnus, mre des nades, patronne de la gens
Julia, puisque le fondateur mythique de celle-ci, ne,
tait issu de la desse. Le plan mme du Forum julium
marque l'avnement d'ambitions dynastiques, l'affirma-
tion d'un caractre divin reconnu aux matres de Rome
dans la cit nouvelle.
Fidle !'exemple de son pre adoptif, Auguste voulait
lui aussi construire un forum. Moins sans doute parce
que la vie publique exigeait un espace accru, que pour
doter la ville d'un ensemble monumental personnel,
consacr sa propre gloire. Vnus, dans le pass, avait t
revendique comme protectrice non seulement par Csar,
mais par Pompe er aussi par Sulla, qui se prtendait le
favori de la desse. Au dbur de sa carrire, Octave choisit
de se prsenter comme le vengeur de son pre. Sur le
champ de bataille de Philippes, il promit d'lever un
temple Mars Vengeur (Mars Ultor), et c'est autour de
ce temple qu'il tablit son forum. Celui-ci devair prolon-
ger vers le nord le Forum de Csar et pour cela mordre
largement sur les quartiers populeux de l'Argilte et de
Suburre. Octave acheta des terrains, tous ceux qu'il put,
mais il ne lui fut pas possible d'acqurir une superficie
suffisante pour excuter son projet primitif dans toute
son ampleur. Le forum tel que nous le voyons
aujourd'hui, dgag des constructions mdivales et
modernes qui l'encombraient, n'en est pas moins fort
ROME, REINE DES VILLES 313

imposant. Auguste fit dposer dans les niches, autour de


la place, les statues des grands hommes du pass, com-
menant avec ne et les rois albains de sa descendance
et poursuivant avec les triomphateurs de la Rpublique.
La comparaison avec le Forum de Csar est fort instruc-
tive pour comprendre le sens de la rvolution politique
augustenne : tandis que sur le premier rgnait seule la
divinit protectrice du dictateur, sur le second c'tait
Mars, pre des Jumeaux, matre et modle des belliqueux
fils de la Louve prsidant au conge des imperatores
qui avaient fait la grandeur de Rome. Les anctres des
plus illustres familles, de ceux qui avaient autrefois com-
battu Csar dans les rangs pompiens, taient prsents :
c'tait, sous le regard du dieu, la rconciliation nationale,
le retour de la Concordia.
Le Forum de Csar et celui d'Auguste s'tendaient
l'ouest de l'Argilte et respectaient le trac de cette
antique voie. Les constructions des Flaviens allaient bou-
leverser plus profondment encore tout ce quartier.
Vespasien, aprs sa victoire sur les Juifs, dcida de
construire un temple la Paix, et de doter la dynastie
qu'il instaurait d'un forum analogue ceux des Julio-
Claudiens. Il choisit pour cela l'emplacement de !'ancien
March (Macellum) qui datait de la Rpublique et le
transforma en une vaste place entoure de portiques. Le
temple lui-mme s'ouvrait sur la colonnade, pareil une
exdre : toute la place formait un templum, une aire sacre
dont la partie centrale parat avoir t amnage en jar-
din. Des salles annexes comprenaient une bibliothque.
I.:ensemble, enferm l'intrieur de l'immense pristyle,
devait tre silencieux et calme, vritable asile propre la
mditation, loin de la foule qui continuait de frquenter
la basilique Aemilia et les petites rues assez mal fames
avoisinant le Forum.
314 ROME FAMILIRE

Domitien poursuivit l' uvre commence par son pre


en crant un nouveau forum, destin relier ceux des
Julio-Claudiens au Temple de la Paix. Ce forum, inau-
gur seulement par Nerva, tait souvent appel Forum
Transitorium (la place du Passage). Ce n'tait qu'un lar-
gissement de l'Argilte entre sa sortie du Forum romain
et le dbut de Suburre. Mais, au sommet de la place,
Domitien, fidle la tradition commence par Csar, di-
fia un temple sa protectrice divine, la desse Minerve.
Les architectes de Domitien durent, pour implanter le
forum, rsoudre des problmes assez complexes. Il s' agis-
sait en effet de rattraper la diffrence d'orientation entre
la basilique Aemilia, sur le Forum romain, et les Forums
impriaux, axs paralllement la Curie. Ils imaginrent
pour cela d'incurver le petit ct de la place, qui offrit
ainsi une alliance particulirement heureuse de lignes
courbes et de lignes droites.
Au dbut du rgne de Trajan, il pouvait sembler que
toute la partie centrale de Rome ft acheve. Le Forum
Transitorium venait de mettre le dernier chanon une
suite de places pristyles qui taient sans gales au monde.
Au-del commenaient les premires pentes des collines,
et tout dveloppement des forums paraissait impossible.
Malgr cela, le premier des Antonins russit crer un
nouvel ensemble destin surpasser en magnificence et
en extension la totalit des prcdents.
Le Forum de Trajan, dont le grand axe est parallle
celui du Forum de Csar, fut l'uvre d'un Syrien hell-
nis, l'architecte Apollodore de Damas. D'une concep-
tion gigantesque, il runit en un seul systme plusieurs
grandes fonctions urbaines jusque-l spares. Tandis que
depuis le ne sicle avant Jsus-Christ le march tait prati-
quement spar du forum, Apollodore voulut crer cte
cte un centre commercial et un centre judiciaire et
ROME, REINE DES VILLES 315

intellectuel. Le butin conquis sur les Daces fournit


Trajan les moyens d'entreprendre l'ouvrage. Pour obtenir
un espace suffisant, on commena par acheter tous les
terrains situs entre le Forum et le pied du Quirinal,
l'ouest du Forum d'Auguste. Puis, avec une audace extra-
ordinaire, les ingnieurs se mirent en devoir de niveler
toute cette aire, et pour cela entaillrent profondment le
Quirinal dont ils firent une falaise abrupte, au lieu de la
colline en pente douce qu'elle tait auparavant. I.:inscrip-
tion de la colonne qui, finalement, se dressa entre la basi-
lique et l'aire sacre du tombeau imprial, nous apprend
que la hauteur des terres enleves lors de ces travaux attei-
gnait jusqu' 38 mtres. Si l'on se souvient que la super-
ficie de l'ensemble s'inscrit dans un rectangle de
210 mtres sur 160, on aura une ide de l'ampleur avec
laquelle Apollodore conut son oeuvre. Le Forum de Tra-
jan n'est pas indigne d'tre cit auprs du Colise (auquel
il est postrieur d'un quart de sicle) comme l'une des
ralisations les plus gigantesques du gnie romain.
Tel qu'il fut projet par Trajan, le forum n'tait pas,
la diffrence des prcdents, une enceinte sacre autour
d'un temple. Cela, il le deviendra plus tard, aprs la mort
de Trajan, lorsque Hadrien consacrera un sanctuaire son
prdcesseur divinis l'ouest de la bibliothque - mais
c'est l une pense qui parat avoir t trangre Trajan
lui-mme. Avant le temple de Trajan divinis, la seule
prsence divine au forum tait celle de la desse Libert
qui avait une chapelle dans l'abside nord-est de la basi-
lique. Ce fait est bien caractristique des mots d'ordre
officiels du rgne, qui se prsentait comme un retour au
vieux libralisme augusten et associait les snateurs (du
moins en thorie) l'administration de l'Empire.
Le Forum de Trajan comprenait plusieurs parties de
destinations diverses. C'tait d'abord une grande place
316 ROME FAMILIRE

rectangulaire au milieu de laquelle s'levait une statue


questre de l'Empereur. On y pntrait par un arc monu-
mental donnant sur le Forum d'Auguste. Le dallage tait
form de grands blocs de marbre blanc, et le long des
grands cts du rectangle courait un portique de marbre
color surmont d'un attique orn de statues de Daces
prisonniers et de boucliers. Derrire les portiques
s'ouvraient deux hmicycles. L avaient coutume de
s'assembler des philosophes accompagns de leurs dis-
ciples, des rhteurs, des crivains dsireux de prsenter
leurs uvres. Pendant tout l'Empire, les scholae du Forum
de Trajan demeurrent un centre fort actif de vie intellec-
tuelle.
Vers le nord-ouest, la place tait borde par une basi-
lique appele (d'aprs le nom gentilice de Trajan) Basilica
Ulpia. Ce fut, mme aprs celle de Maxence, la basilique
la plus vaste de Rome. Divise en cinq nefs par quatre
ranges de colonnes, elle atteignait une longueur d'envi-
ron 130 mtres, alors que la basilique Julia tait plus
courte d'une trentaine. De plus, la partie centrale tait
prolonge par des absides latrales qui augmentaient
encore la capacit de cet difice entirement couvert par
une charpente de bois. La dcoration intrieure tait
d'une grande magnificence. Les architectes avaient
employ des marbres de diffrentes couleurs : marbre
blanc de Luna pour le revtement des parois afin
d'accrore la clart, marbre du Pentlique pour les frises
au-dessus des colonnes, et, pour les colonnes, du granit
gris, du marbre africain de couleur jaune, et plusieurs
sortes de marbre vein.
De l'autre ct de la basilique par rapport la place,
amnages l'abri du bruit et de la foule, deux biblio-
thques ouvraient sur l'aire o se dressait la colonne
gigantesque, haute de 38 mtres, droulant sur ses spires
ROME, REINE DES VILLES 317

de marbre l'histoire de la guerre dacique, et surmonte


d'une statue de Trajan - aujourd'hui remplace, depuis le
temps de Sixte Quint (en 1588), par une statue de saint
Pierre.
Les bibliothques du Forum de Trajan n'taient pas les
premires que l'on connt Rome : dj il en existait
une, nous l'avons dit, au Forum de la Paix. Mais elle
venait seulement s'ajouter plusieurs autres. La premire
en date avait t celle d'Asinius Pollion, qui en avait fait
une annexe de !'Atrium Libertatis lors des restaurations
effectues par lui au temps d'Auguste. Vers la mme
poque, Auguste lui-mme en avait amnag deux autres
dans les dpendances du temple d'Apollon sur le Palatin :
l'une tait consacre aux ouvrages de langue latine, l'autre
aux uvres grecques. Mais tandis que les bibliothques
d'Asinius Pollion, d'Auguste et de Vespasien ont totale-
ment disparu ainsi que plusieurs autres {celle du portique
d'Octavie par exemple), la bibliothque de Trajan subsiste
encore partiellement. C'tait, comme les bibliothques du
monde hellnistique, une salle rectangulaire dont les
murs taient percs de niches o des tagres supportaient
les volumina, les rouleaux de papyrus ou de toile enferms
dans leur tui. En face de l'entre, une niche plus vaste
abritait la statue de quelque divinit (peut-tre Minerve ?)
- car le travail intellectuel, comme toutes les autres activi-
ts humaines, devair se drouler sous le regard des dieux.
Tout autour de la pice rgnait une plinthe en forte
saillie, laquelle on accdait par trois marches. De l il
tait facile d'atteindre les rayons les plus levs.
Le Forum de Trajan avec ses annexes terminait, vers le
nord-ouest, l'enfilade majestueuse des Forums impriaux
qui culminait ainsi avec la colonne triomphale destine,
non seulement servir plus tard de modle Marc Aurle,
318 ROME FAMILIRE

mais inspirer les architectes du XIX" sicle franais. Mais


Trajan ne se contenta pas d'avoir lev le forum le plus
grandiose de Rome. Profitant des dblaiements gigan-
tesques qui avaient entam le Quirinal, il doubla l'hmi-
cycle nord-est de la place principale d'un march
monumental qui, longtemps dissimul par des difices
modernes, est aujourd'hui compltement dgag.
Ce march fut tabli sur la pente de la colline. Il com-
prend deux terrasses. Lune, le rez-de-chausse, est sur le
mme plan que le forum. Une file d'arcades semi-
circulaires en forme la faade ; chacun des arcs ouvre sur
une boutique (taberna). Au-dessus de cette premire ran-
ge de boutiques court une galerie claire par une range
de fentres et desservant d'autres tabernae semblables
celles du rez-de-chausse. Un systme d'escalier met les
deux tages en communication.
La terrasse suprieure, en retrait par rapport aux
constructions prcdentes, forme un systme beaucoup
plus complexe, desservi par une large rue qui, au Moyen
ge, n'avait pas cess d'exister et portait le nom de via
Biberatica - dformation probable de son nom antique,
via Piperatica, ou rue au Poivre. L se trouvaient d'autres
boutiques, groupes en diffrents ensembles, donnant sur
des couloirs ou mme des cours intrieures formant puits
de lumire.
Ce march tmoigne, certes, de l'intense activit com-
merciale que connut la Rome de Trajan, mais il n'est pas
moins caractristique d'un aspect trs important de l' co-
nomie contemporaine. Peut-tre sa construction a-t-elle
t dicte !'Empereur moins par le dsir de doter la
ville d'un grand magasin commode que par celui de
rassembler en un mme difice les services jusque-l dis-
perss de l'annone, qui assuraient, sous le contrle de
l'tat, le ravitaillement gnral de la population. On a
ROME, REINE DES VILLES 319

reconnu en effet, ct des tabernae, des bureaux et des


salles videmment destins la surveillance. De l il tait
possible d'embrasser d'un seul coup d'il toutes les alles
et venues. Nous savons d'autre part que les trsoriers
impriaux (arcarii Caesariant) avaient leurs services instal-
ls au Forum de Trajan. Or ces trsoriers avaient pour
fonction de percevoir les taxes affrentes aux oprations
commerciales et aussi de prparer les marchs d'tat
conclus avec les grands importateurs. Il est donc probable
que le March de Trajan servit de magasin de rpartition
pour les denres destines tre vendues au peuple ou
mme parfois distribues gratuitement. Nous avons dans
l'immensit mme du monument la preuve du grand rle
jou par les organismes de l'tat qui, en pratique, contr-
laient toutes les importations. On dcle dj les premiers
signes de cette tatisation de l'conomie qui sera l'une des
plaies du Bas-Empire et contribuera paralyser le monde
romain.
Ne croyons pas, cependant, que le March de Trajan
ne servt qu'aux besoins du ravitaillement officiel et aux
services de l'annone. On admettra aisment que les den-
res coloniales comme le poivre et les pices, vendues
dans les tabernae de la via Piperatica aient chapp aux
rpartitions administratives. D'autres magasins, o l'on a
reconnu les vestiges de bassins destins conserver le
poisson vivant, taient certainement utiliss par des com-
merants indpendants, qui trouvaient l des installations
commodes.
Au dbut du IV sicle, une dernire basilique fut
construite: celle de Maxence qui, termine par Constantin,
porte aujourd'hui le nom de celui-ci. Comme l'ensemble
monumental des Forums impriaux compris entre celui
de Trajan et le temple de la Paix ne permettait plus
d'envisager une extension sur le mme axe, Maxence
320 ROME FAMILIRE

implanta sa basilique sur la voie Sacre, dans un espace


qui se trouvait encore libre. Nous ne citerions pas ici ce
monument, qui ne semble pas avoir jou un rle impor-
tant dans l'histoire monumentale de Rome - puisque ds
le VIe sicle on avait oubli sa destination vritable et que
le pape Honorius, un sicle plus tard, enleva les tuiles de
bronze qui le recouvraient pour les mettre sur la toiture
de Saint-Pierre, au Vatican - s'il ne reprsentait une ten-
tative architecturale intressante qui devait, plus tard,
inspirer Michel-Ange. Maxence imita, non les basiliques
traditionnelles, mais les grandes salles thermales. Le pla-
fond ne fut plus constitu par une charpente recouverte
de caissons en bois mais par une vote en blocage repo-
sant sur des murs latraux trs pais et des piliers la
retombe des arcs de la vote. On sait que Michel-Ange
rva, lorsqu'il s'agit de remplacer la vieille basilique vati-
cane par une glise qui serait la plus grande du monde,
de poser la coupole du Panthon sur la basilique de
Constantin : ainsi naquit la premire conception de
Saint-Pierre.

Nous avons voulu suivre, pas pas, l'volution du


centre monumental urbain, cadre et dcor de la vie
publique, depuis ses humbles dbuts jusqu' la magnifi-
cence des Forums impriaux. Mais pendant les quelque
dix sicles de cette histoire, le reste de Rome, on l'ima-
gine, avait lui aussi volu. Nous avons voqu incidem-
ment les transformations survenues aprs les guerres
puniques, lorsqu'on cra des rues bordes de portiques
travers le Champ de Mars, un port avec ses entrepts
dans le quartier de !'Aventin. Il faut y ajouter plusieurs
places pristyles semblables celles des villes hellnis-
tiques, et des aires sacres entourant des temples de toute
ROME, REINE DES VILLES 321

sorte. Les textes anciens ne nous ont pas conserv le sou-


venir de tous ces ensembles, et parfois le hasard des
fouilles, sous les quartiers modernes, rvle des monu-
ments qui posent aux archologues des nigmes qu'ils ne
peuvent pas toujours rsoudre. Ce fut le cas, par exemple,
des temples du Largo Argentina, exhums un jour par des
travaux urbains et dont on n'a pu tablir que rcemment,
au terme de longues et difficiles recherches, le nom des
divinits qui ils furent ddis, ainsi que la date et les
circonstances de leur construction. De telles dcouvertes
contribuent cependant nous restituer le vritable visage
de la Rome antique, avec ses places dalles, ses temples
innombrables qui ri taient pas tous revtus de marbre
mais dont beaucoup conservaient visible l'appareil de tuf
gris violac gros grain, caractristique des difices de
l'poque rpublicaine. Entre ces places cheminaient des
rues souvent trs troites, paves de dalles ingales et bor-
des de maisons parfois trs hautes. De loin en loin, des
difices publics interrompaient le ddale. Ils taient
implants un peu au hasard : jamais Rome n'a connu - si
l'on met part le systme des Forums impriaux - de
plan rgulateur comme en offrent les villes asiatiques
dcouvertes de nos jours : Milet, Assos et bien d'autres.
Tout au plus certaines grandes voies se laissent-elles dis-
cerner, rayonnant en toile partir du Forum romain et
se dirigeant vers les portes de l'enceinte servienne : l'Alta
Semita, qui suit la crte du Quirinal, le Vicus Patricius
longeant la valle entre Viminal et Esquilin, et plusieurs
autres continues par les grandes routes impriales. Le
Champ de Mars, extrieur l'enceinte servienne, avait
comme artre principale la via Lata (nous dirions la
Grand-Rue), qui ri tait que la partie urbaine de la via
Flaminia, la grande route du Nord. Mais entre les mailles
fort lches de ce rseau rgnait le dsordre le plus complet
322 ROME FAMILIRE

et tous les efforts pour triompher de l'anarchie des


constructeurs ne parvinrent jamais qu' des rsultats par-
tiels. Rome grandissait trop vite, et la tradition religieuse
empchait de dplacer les sanctuaires existants, et mme
de modifier trop profondment le site. On le vit bien,
par exemple, lorsque Csar conut le projet d'agrandir
toute la ville et de lui donner des dimensions en rapport
avec l'accroissement de sa population. Constatant que le
Champ de Mars, primitivement destin au rassemble-
ment de l'arme et des comices centuriates ainsi qu'
l'entranement de la jeunesse aux exercices militaires, se
trouvait menac par les constructions prives, Csar vou-
lut dtourner le cours du Tibre, supprimer les mandres
forms par le fleuve depuis le pont Milvius et lui assigner
un nouveau cours le long des collines Vaticanes. Ainsi se
serait trouve annexe la Ville toute une plaine (les Prati
actuels), qui aurait form un nouveau Champ de Mars.
I..:ancien Champ de Mars aurait pu tre construit selon
un plan rationnel. Rome serait devenue, dans l'ordre, la
plus grande ville du monde et la plus harmonieuse. Les
travaux dbutrent. On commena de creuser le nouveau
lit du fleuve mais des ptodiges funestes ne tardrent pas
se produire. Les livres sacrs furent consults, et l'on
s'aperut que les dieux taient hostiles. Il est vrai que,
pendant ce temps, le dictateur avait t assassin. Octave
n'eut d'autre choix que d'abandonner le plan grandiose .
de son pre, et le Tibre continua de couler o les dieux
l'avaient mis.
Plus tard, aprs l'incendie de 64 aprs Jsus-Christ, une
nouvelle occasion s'offrit de remanier la Ville. Nron, en
administrateur avis et en esprit ouvert aux ides
modernes, tenta d'en profiter. Il fit dblayer les
dcombres et voulut ouvrir de larges avenues pour viter,
en crant ainsi des sortes de pare-feux, la propagation
ROME, REINE DES VILLES 323
d'incendies aussi catastrophiques l'avenir. Mais l'opi-
nion publique fut hostile ces sages mesures ; on prten-
dit que dans des rues trop larges le soleil pntrerait de
faon dangereuse et que la chaleur excessive provoquerait
des pidmies. Il fallut composer avec cette opposition de
l'esprit public, et si !'Empereur russit limiter la hauteur
des maisons particulires et aussi proscrire les matriaux
par trop combustibles, il ne parvint pas modifier pro-
fondment l'urbanisme romain.
Cependant, quelques quartiers privilgies furent sous-
traits, sous l'Empire, la profllration insense des mai-
sons particulires. De mme que, patiemment, les
Empereurs avaient russi implanter leurs forums dans
le centre de la ville, de mme ils parvinrent, dans le cours
du Ier sicle de notre re, occuper entirement le Palatin
pour en faire une rsidence impriale.
Cette colline avait t choisie par Auguste pour des
raisons qui relevaient la fois du sentiment et de la poli-
tique. Lui-mme tait n sur le Palatin, dans une rue qui
s'appelait rue aux ttes de bufs (ad capita bubula),
peut-tre d'aprs quelque enseigne notable ou la dcora-
tion d'un btiment. Ce hasard qui l'avait fait natre sur
la colline sacre fut largement exploit. Non seulement il
y fixa sa rsidence, se contentant d'une maison modeste
qui avait autrefois appartenu l'orateur Hortensius, mais
il dcida de consacrer le Palatin son dieu protecteur
Apollon. Le projet remonte l'anne 36 avant Jsus-
Christ, au cours de la campagne mene contre Sextus
Pompe qui, matre de la mer, affamait Rome et s'affir-
mait favori de Neptune, tandis qu'en Orient Antoine,
travesti en Dionysos, paradait auprs de Cloptre.
Neptune (Posidon), dans l'Iliade, avait t le plus ardent
champion des Achens. Apollon, au contraire, avait com-
battu pour les Troyens. Or les Romains n'taient-ils pas,
324 ROME FAMILIRE

eux aussi, des Troyens ? Octave, protg par le dieu, ten-


dait la Rome entire ce patronage en un moment cri-
tique de son histoire.
Le temple d'Apollon Palatin, le premier qui ft lev
au dieu grec l'intrieur du pomerium, tait d'une grande
magnificence. Il se dressait au milieu d'une grande place
entoure d'un portique de marbre sous lequel furent dis-
poses les statues des cinquante filles de Danaos et de
leurs fiancs, les cinquante fils d'gyptos. Devant le
temple, on rigea une statue colossale du dieu, reprsent
en citharde, chantre harmonieux de la paix retrouve.
Les activits guerrires d'Apollon taient rappeles sur des
reliefs qui dcoraient les portes : le massacre des Niobides
et la victoire du dieu sur les Celtes, lorsqu'ils tentrent de
piller le sanctuaire de Delphes. Au sommet du toit brillait
le quadrige du soleil.
Les intentions mystiques de cet ensemble ne nous sont
pas entirement claires ; elles existaient pourtant, et
l' apollonisme augusten, religion la fois pythagoricienne
et solaire, est peut-tre l'origine de la thologie imp-
riale que nous avons vue se dvelopper au ne et au
me sicle. Quoi qil en soit, Apollon tait le dieu des
Empereurs et son sanctuaire, resplendissant avec son rev-
tement en marbre de Luna, domina la Rome impriale
comme sur l'Athnes de Pricls avaient brill le casque
et la lance de la Promachos de Phidias.
Auguste, qui affectait en toute chose la simplicit, ne
voulut pas de palais. Sa maison tait celle d'un citoyen.
Mais partir de Tibre, il se rvla ncessaire de doter le
Prince d'une demeure plus vaste. Les services dpendant
directement de la maison impriale devenaient de plus
en plus nombreux et complexes ; la fiction qui faisait de
l'Empereur simplement le premier citoyen de Rome ne
pouvait plus tre maintenue. Aussi Tibre construisit-il
ROME, REINE DES VILLES 325

sur le Palatin, non loin de la vieille maison d'Auguste


- qui est peut-tre celle que les fouilles ont dgage il y
a un sicle, et qui est habituellement dsigne sous le
nom de Maison de Livie - un palais plus adapt aux
besoins rels. De ce palais, encore enseveli sous les jardins
de la Villa Farnse, nous ne connaissons pratiquement
rien. Nous savons seulement qu'il occupait le sommet
nord-ouest du Palatin et surplombait par consquent le
Forum romain. Caligula, successeur de Tibre, agrandit
le palais vers le nord-ouest et reporta l'entre jusqu'au
temple de Castor qui forma comme le vestibule de la
demeure impriale. Caligula songea mme lancer un
pont par-dessus le Vlabre, afin de runir son palais au
temple de Jupiter Capitolin. De toutes ces extravagances,
il ne reste que peu de vestiges. Les grands travaux excuts
plus tard par Domitien ont trop profondment trans-
form le quartier pour qu'il soit possible de retrouver avec
quelque probabilit les traces de l'tat antrieur. On
devine pourtant que ds cette poque la pente du Palatin
tourne vers le Forum fut occupe par de puissantes sub-
structions destines largir la superficie de la colline. La
rue qui montait au Palatin, le vieux Clivus Victoriae
(Monte de la Victoire) se trouva encaisse entre de hauts
murs et enjambe par des arches peu prs tels que nous
les voyons aujourd'hui.
Nron continua l'extension de la demeure impriale,
mais cette fois vers le sud. Son palais fut appel Domus
Transitoria (Maison du Passage) parce qu'il devait, dans
la pense de son crateur, unir l'ensemble imprial du
Palatin et l'immense villa de plaisance, les anciens Jardins
de Mcne, qu'il possdait sur !'Esquilin. Conception
gigantesque qui ne contribua pas mdiocrement exciter
contre l'Empereur l'opposition de la bourgeoisie et de
l'aristocratie. La chute de Nron, la raction qui suivit
326 ROME FAMILIRE

provoqurent la dislocation de ce domaine dmesur qui


voquait par trop les quartiers royaux des despotes orien-
taux. La Maison d'Or, qui succda la Domus Transitoria
aprs l'incendie de 64 et occupait la valle o se trouve
aujourd'hui le Colise et les pentes du Caelius jusqu'aux
confins des Jardins de Mcne, fut dmembre par Titus ;
les constructions qui en formaient le centre furent recou-
vertes d'une paisse couche de terre et servirent de fonda-
tions aux Thermes de Titus. Aujourd'hui, des fouilles ont
dgag cette Maison d'Or qui dut sa destruction de
traverser les sicles presque intacte, tandis que les
Thermes de Titus, eux, ne sont plus gure reconnais-
sables. Domitien, s'inspirant de l'exemple de Nron, s'il
ne reconstitua point - ce qui tait impossible - l'immense
palais dmembr, voulut du moins doter Rome d'une
rsidence impriale nouvelle, digne de la monarchie de
droit divin qu'il tentait de crer. Il lui suffit pour cela
d'occuper les terrains dj en partie annexs par Nron
sur le Palatin lui-mme.
Les anciennes rsidences de Tibre et de Caligula ne
furent pas dtruites ; elles continurent tre utilises,
mais la maison de Domitien, leve ct d'elles, les
surpassa en ampleur et en magnificence.
Le plan de ce palais est assez complexe. Il comprenait
plusieurs ensembles distincts, forms de pristyles juxta-
poss et tablis sur des terrasses de niveaux diffrents.
certains gards, la maison de Domitien est assez compa-
rable aux villas suburbaines que les snateurs levaient
alors un peu partout en Italie, mais il fait une place beau-
coup plus grande aux cours fermes sur elles-mmes et
accorde moins d'importance au dveloppement des
faades. Ce parti pris s'explique sans doute par des raisons
de scurit et aussi d'tiquette. Mais si l'on met pan les
appartements d'apparat, la salle du trne o !'Empereur
ROME, REINE DES VILLES 327
donnait ses audiences, o il rendait la justice entour de
ses conseillers, c'est bien une villa de plaisance que Domi-
tien a voulu difier au cur mme de Rome. Les apparte-
ments tourns vers la valle du Grand Cirque, situs en
contrebas des prcdents, ouvraient sur des jardins plus
vastes et plus orns que les jardins contemporains de
Pompi, mais d'un style analogue, avec leurs jeux d'eau,
leurs bassins aux formes complexes, leurs jardinires de
maonnerie et leurs portiques. Il y avait mme, comme
dans les villas de Pline, un hippodrome, c'est--dire un
portique double, allong, dont la forme rappelait celui
des stades hellniques. C'tait un lieu destin la prome-
nade, un jardin secret plant de bosquets et rafrachi de
fontaines.
Avec Domitien, le Palatin n'est pratiquement plus
qu'un seul palais. Il n'y reste gure de place pour les mai-
sons particulires. Les successeurs de Domitien conti-
nurent d'habiter la colline, ajoutant qui un monument,
qui un autre, mais sans rien changer l'conomie gn-
rale de l'ensemble. Il est remarquable de Domitien ait
rompu avec la tradition julio-claudienne qui reportait la
maison impriale dans la partie du Palatin oriente vers
le Forum romain et lui faisait surplombler le centre de la
Ville. Dsormais les Empereurs regardent vers le sud et
l'ouest: c'est la masse de leur palais qui s'offre la premire
au regard qui arrive d'Orient par la voie Appienne.

Rome est reste, dans l'imagination des hommes, la


ville par excellence des jeux. Ses temples, ses palais, ses
immenses places publiques, ses portiques ont t oublis
alors que l'on se souvient encore de ses amphithtres et
de ses cirques. Pourtant, il fallut attendre de longs sicles
avant que l'on se dcidt construire des difices destins
328 ROME FAMILIRE

uniquement aux spectacles. La nature avait dessin, dans


la valle Murcia, un lieu qui se prtait admirablement aux
dfils, aux processions et aux courses de chevaux - qui
furent les formes les plus anciennes des jeux. Cette valle,
aux pentes douces, s'allongeait entre le Palatin et !'Aven-
tin ; un ruisseau marquait !'axe - ce qui deviendra plus
tard la spina; large de 150 mtres, longue de 600, la
valle Murcia devint trs rapidement le lieu o se rassem-
blait le peuple entier aux jours de fte. Il suffit d' amna-
gements rudimentaires pour y dessiner une piste et y
installer les spectateurs, sur des siges de bois que !'on
montait et dmontait selon les besoins. Puis, peu peu,
des embellissements furent apports : on construisit des
carceres, les loges d'o les chars concurrents prenaient le
dpart lorsque s'abaissait devant eux la barrire, on
entoura la piste d'un petit mur pour la sparer des specta-
teurs, on orna la spina de statues, on dressa l'extrmit
de celle-ci les bornes o sept ufs mobiles indiquaient,
par leur position, le nombre de tours acccomplis par les
attelages. Il arrivait parfois, comme au temps de Csar
que l'on donnt dans le Cirque d'autres spectacles que
des courses, par exemple une chasse (venatio) o figu-
raient des fauves, ou un simulacre de bataille, avec des
milliers d'hommes et des lphants de combat. Il fallait
alors modifier la disposition habituelle. Pour cette raison,
Csar fit entourer l'arne d'un large foss rempli d'eau,
barrire suffisante pour empcher les lphants ou les
fauves de bondir parmi le public. Ce foss dura jusqu'au
temps de Nron, qui embellit beaucoup le Cirque (con-
duire un char tait l'une de ses passions) et ajouta de
nouvelles ranges de siges. Jusqu' la fin de l'Empire,
les princes apportrent des amliorations diverses. Dj
Auguste, aprs la victoire d'Actium, avait dress sur la
spina un oblisque apport d'Hliopolis, en gypte.
ROME, REINE DES VILLES 329

Constantin, trois sicles et demi plus tard, en rigea un


second qu'il fit venir de Thbes. Le premier se dresse
aujourd'hui Rome sur la piazza del Popolo, le second
devant la basilique Saint-Jean-de-Latran.
Ds la fin du Ille sicle avant Jsus-Christ, plus prcis-
ment en 221, le censeur C. Flaminius Nepos commena
la construction d'un second cirque au Champ de Mars :
ce fut le Circus Flaminius qui donna son nom au quartier
VOlSln.
Ces deux cirques furent, autant que nous le sachions,
les seuls monuments de ce type que Rome ait connus. Le
cirque du Vatican, o furent martyriss les Chrtiens sous
Nron, n'tait qu'un champ de courses priv construit
par Caligula dans ses jardins. Il fut d'ailleurs dtruit en
partie au IV" sicle pour la construction de la premire
basilique Saint-Pierre. Jamais il ne figura parmi les monu-
ments de la Ville proprement dite. Le dessin de l'actuelle
Place Navone, au Champ de Mars, reproduit celui d'un
Stade construit par Domitien et destin des compti-
tions athltiques, non des courses de char.
Sous la Rpublique, les combats de gladiateurs se don-
naient au Forum, et cet usage persista jusqu'au temps de
Csar. Il semble que les Romains aient longtemps rpu-
gn amnager des difices mieux adapts ce genre de
spectacle, qui n'appartenait pas la tradition proprement
nationale : c'est seulement en 264, aux funrailles de
Junius Brutus, que furent donns les premiers combats
de gladiateurs selon une coutume campanienne (et plus
particulirement samnite) qui reprsentait elle-mme un
adoucissement des sacrifices humains autrefois pratiqus
sur la tombe des grands personnages. Un sicle et demi
plus tard les combats de gladiateurs furent admis figu-
rer, mais titre trs exceptionnel, dans le programme des
jeux publics, et l'aristocratie romaine, loin d'encourager
330 ROME FAMILitRE

le got populaire, parat avoir tout fait pour ne le satis-


faire que le moins possible et dans des conditions
d'inconfort volontairement maintenues. Mais la fin de
la Rpublique il fallut faire des concessions, et dj les
magistrats de cette poque corsaient les jeux qu'ils don-
naient au peuple en prsentant de nombreux couples de
gladiateurs engags dans des combats sans merci. C'est
seulement en 29 avant Jsus-Christ que fut difi, par
Statilius Taurus, le premier amphithtre de pierre que
Rome ait possd.
l:amphithtre, que l'on considre gnralement comme
l'un des monuments caractristiques de l'architecture
romaine, est donc en ralit une acquisition tardive de
celle-ci. Son origine parat bien tre campanienne
- comme les spectacles de gladiateurs eux-mmes - et le
plus ancien amphithtre connu est, jusqu' prsent, celui
de Pompi. Il date du temps de Sulla (vers 80 avant Jsus-
Christ) et fut construit loin du centre de la Ville, dans
un saillant de !'enceinte. Cet amphithtre de Pompi est
intressant parce qu'il permet de comprendre les origines
de ce genre de monument qui, en son principe, s' appa-
rente directement aux cirques. On voit que les architectes
se sont efforcs, comme les Romains la valle Murcia,
d'utiliser le mouvement naturel du terrain. Ils ont tabli
l'arne en contrebas par rapport au sol extrieur et sur la
pente ainsi forme, install des gradins. Des trois tages
de gradins, celui du milieu se trouvait de plain-pied avec
le sol de la ville ; seul celui du haut tait port par des
murs de soutnement et !'on y accdait par des escaliers
extrieurs - visibles encore sur une peinture pompienne
clbre qui perptue le souvenir d'une rixe entre gens de
Pompi et gens de Nola, survenue au cours d'une repr-
sentation. Le caractre primitif du monument, tel qu'il
ROME, REINE DES VILLES 331

apparat sur cette image, laisse supposer que les amphi-


thtres ne furent d'abord que des cirques raccourcis plu-
tt que deux thtres la grecque accols par leur
partie rectiligne: l'arne conserva toujours la forme d'une
ellipse - en contraste avec l'orchestra circulaire du thtre
grec - parce que c'tait la disposition qui permettait
d'accrotre au maximum le nombre des spectateurs sans
agrandir dmesurment les dimensions de l'ensemble.
L'amphithtre de Statilius Taurus fut dtruit par le
grand incendie de 64 aprs Jsus-Christ. Nron le rem-
plaa aussitt par un autre en bois, sur le mme emplace-
ment. Mais ce n'tait qu'un expdient temporaire. cette
poque les jeux taient devenus une ncessit politique,
un moyen pour !'Empereur d'occuper les loisirs de la
plbe urbaine et de satisfaire tant bien que mal ses
instincts de violence. Aussi Vespasien dcida-t-il, une fois
la paix revenue, de construire un amphithtre capable
de rassembler la plus grande partie de la population. Ce
fut l'amphithtre Flavien, celui que l'on dsigna bientt
sous le nom de Coliseum, le Colise.
Cet amphithtre, le plus grand du monde romain, fut
construit l'emplacement des jardins de la Maison d'Or
nronienne. Il occupa la dpression o Nron avait des-
sin une immense pice d'eau. Cet emplacement avait un
avantage : il rendait au public le terrain confisqu par
le rgne prcdent ; de plus, sa configuration permettait
d'viter de grands travaux de dblaiement; l'arne se pla-
ait naturellement dans la cuvette du lac et les pentes
voisines du Caelius et de la Vlia se prtaient recevoir
les substructions des gradins.
Linauguration du Colise eut lieu sous le rgne de
Titus, en 80. Elle fut accompagne de cent jours de jeux,
qui rassemblrent toutes sortes de spectacles : chasses,
combats d'hommes et d'animaux, batailles navales,
332 ROME FAMILIRE

courses, duels de gladiateurs. Et pour mettre le comble


sa gnrosit, Titus faisait distribuer de temps en temps
des billets sur lesquels tait inscrite l'indication d'un pr-
sent. Le bnficiaire n'avait plus qu' se prsenter aux
bureaux de !'Empereur pour obtenir qui un esclave, qui
des vtements prcieux, qui des objets d'argenterie et
mille autres choses.
Lors de cette inauguration, pourtant, l'amphithtre
n'tait pas achev; une dizaine d'annes de travaux achar-
ns n'avaient pu encore lever que quatre tages de gra-
dins. Domitien complta l'difice en ajoutant, pour
accrotre sa capacit, un tage de bois, et disposa au som-
met de la faade des boucliers orns.
Les dimensions totales (extrieures) du Colise sont de
188 mtres sur 156 ; celles de l'arne, de 80 mtres sur
54. Le mur extrieur (moins la superstructure en bois)
atteignait une hauteur de 48,50 mtres. Le monument
affecte la forme d'une ellipse et sa faade se composait,
dans l'Antiquit, de trois tages d'arcades ajoures au-
dessus desquelles rgnait un quatrime tage aveugle,
orn de pilastres corinthiens. Les arcades des trois pre-
miers tages taient spares par des piliers dont les chapi-
teaux, au rez-de-chausse, taient d'ordre dorique; au
premier tage, ionique ; au second, corinthien. Les gra-
dins reposent sur une srie de galeries votes concen-
triques dont le nombre va diminuant d'tage en tage.
Ces galeries servaient de couloirs pour la circulation des
spectateurs ; enfin, un systme d'escaliers permettait un
accs facile et l'vacuation rapide d'une grande foule par
de larges vomitoria.
Larne tait entoure d'une palissade; entre cette
palissade et les premiers gradins - qui taient surlevs de
4 mtres par rapport l'arne - courait un couloir destin
au service et calcul en mme temps pour protger le
ROME, REINE DES VILLES 333

public contre les assauts ventuels des fauves. Les jours


de grand soleil, on tendait au-dessus de cet immense
amphithtre des voiles de lin, supports par des mts.
Un corps spcial form de matelots de la flotte tait
charg de manuvrer ces voiles, ce qui, avec le vent, pou-
vait prsenter de srieuses difficults.
Larne elle-mme tait forme d'un plancher reposant
sur des votes hautes de 5 6 mtres. C'taient les cou-
lisses o l'on rglait le spectacle ; des trappes, des monte-
charge, des gouts, des cages et des fosses pour les fauves
occupaient ce sous-sol. Le sol de l'arne tait suffisam-
ment tanche pour que l'on pt la transformer en bassin
o voluaient des bateaux de guerre en simulacres de
combats.
Le Colise demeura jusqu' la fin de l'Empire non seu-
lement l'amphithtre par excellence, mais le symbole
mme, aux yeux du peuple, de la Ville ternelle. Bde le
Vnrable, au dbut du vme sicle, crivait encore :
Aussi longtemps que durera le Colise, durera aussi Rome ;
quand tombera le Colise, Rome aussi tombera ;
et lorsque Rome tombera, le monde aussi tombera.
Si le Colise n'est pas tomb, s'il est encore debout plus
qu'aux trois quarts, le mrite n'en est pas la postrit des
Romains antiques : transform en forteresse par les
barons du Moyen ge, en carrire de travertin par les
constructeurs de la Rome du XV" sicle, menac de des-
truction pour avoir vu le supplice des martyrs chrtiens,
il a cependant travers les sicles malgr le lent travail des
termites humains qui l'ont dpouill de ses marbres, des
crampons de mtal qui assemblaient ses pierres, du
plomb qui les scellait. Sa faade harmonieuse, en dpit
de la masse norme qu'elle revt, est aujourd'hui saisis-
sable d'un seul regard, l'extrmit d'une perspective
334 ROME FAMILIRE

digne d'elle, cre pour elle. Il arrive pourtant que des


amants de Rome, vieillis, regrettent les ruelles qui l'enser-
raient autrefois et ne le rvlaient qu'au dernier moment,
mur perc de lumire et de trous d'ombre o, la nuit,
cherchaient refuge tous les sans-logis de la Ville. Le Coli-
se a perdu peut-tre son mystre romantique se trouver
dgag, mais la vision que nous en avons est sans doute
plus proche, ainsi, de celle qu'en pouvaient avoir les
contemporains de Domitien ou de Trajan.
Il exista aussi Rome un autre amphithtre qui est
encore reconnaissable, dans le mur d'Aurlien, o il forme
un bastion non loin de la porte Majeure. On le dsigne
ordinairement sous le nom d'Amphitheatrum Castrense, ce
qui signifie peut-tre tout simplement Amphithtre imp-
rial. Les archologues croient pouvoir dater sa construction
du rgne de Trajan. Il est probable que c'tait, comme au
Vatican le Cirque de Nron, un monument priv, difi
l'intrieur du domaine imprial.

Avant d'avoir possd ses amphithtres qui


n'taient, nous l'avons dit, que des cirques adapts aux
spectacles de chasses et de combats - Rome avait eu ses
thtres qui, eux, furent d'abord inspirs par des modles
grecs. Et de mme que les premiers amphithtres
romains imitrent ceux de l'Italie mridionale, de mme
les premiers thtres furent construits l'imitation de
ceux que les Romains voyaient dans les colonies grecques
ou les villes hellnises de Grande-Grce et de Sicile. Mais
de mme que les pices que l'on y jouait, si elles repre-
naient des sujets dj traits par les potes grecs, n'en
prsentaient pas moins des caractres spcifiquement
romains, de mme ces thtres ne furent pas identiques
ceux des Grecs.
ROME, REINE DES VILLES 335
Un thtre grec, en effet, se compose essentiellement
d'un espace circulaire, l'orchestra, o, autour d'un autel,
voluait le chur. Les acteurs, d'abord mls au chur
dans l'orchestra, avaient fini par tre installs sur une
estrade, le prosknion, en arrire de celle-ci. Comme toile
de fond, la faade d'un difice, la skn, qui sert de cou-
lisse, et dont la longueur est sensiblement gale au dia-
mtre de l'orchestra. Les architectes romains modifirent
ce plan. Comme les comdies romaines ne comportaient
pas de chur et que celui-ci tait, dans la tragdie, rem-
plac par les figurants mls l'action, ils diminurent
l'orchestra et la rduisirent un demi-cercle o ils instal-
lrent les spectateurs des premiers rangs. Le prosknion
(appel en latin pulpitum) est abaiss et rapproch de
l'orchestra; il est le plus souvent orn d'une alternance de
niches semi-circulaires et rectangulaires o jaillissent des
fontaines. De plus, on a gnralis l'emploi du rideau;
une cloison escamotable glissant dans des rainures sort
du sol et isole la scne ; on l'abaisse au dbut de la repr-
sentation pour la relever la fin. I..:antique skn subsiste,
elle est mme plus haute que dans le thtre grec, et sa
fonction est analogue, mais sa faade est infiniment plus
complexe. On lui donne l'aspect d'un palais, parfois haut
de trois tages, et le pulpitum est cens reprsenter le par-
vis du palais ou bien une place publique, selon qu'il s'agit
d'une tragdie ou d'une comdie. Des portes (trois ou
cinq selon la longueur de la scne) mettent en communi-
cation le pulpitum et la skn. C'est par elles que les
acteurs entrent et sortent, selon les besoins de l'action.
Les premires pices romaines, partir de 145 avant
Jsus-Christ, furent reprsentes dans des thtres de bois
que l'on difiait et que l'on dmontait pour chaque fte.
Les spectateurs restaient debout, car on estimait que trop
de confort ne pouvait qu'amollir le peuple et lui donner,
336 ROME FAMILIRE

comme cela s'tait pass dans les villes grecques, un got


excessif pour les reprsentations scniques. Il fallut
attendre le milieu dur sicle avant Jsus-Christ pour que
l'on ost construire un thtre en pierre, muni de gradins
o l'on pouvait s'asseoir. Encore cette innovation, due
la munificence de Pompe, en 5 5 avant Jsus-Christ, dut-
elle s'excuser par un curieux stratagme : Pompe plaa
en haut de la cavea (les gradins) un temple de Vt?nus Vic-
trix (Vnus victorieuse), si bien que le thtre lui-mme
pouvait apparatre comme un escalier monumental
conduisant au sanctuaire.
Le thtre de Pompe s'levait au Champ de Mars, non
loin du Cirque Flaminius, et, bientt, de l'amphithtre
de Statilius Taurus. Csar, pour ne pas tre en reste auprs
du peuple avec son rival abattu, voulut construire lui
aussi son thtre. Il choisit un emplacement voisin du
Capitole et mme, dans le projet primitif, appuy la
colline. Sans doute se souvenait-il du thtre de Dionysos
Athnes, difi sur les pentes de !'Acropole. Mais il n'eut
pas le temps de mener les travaux leur terme, il ne
put que procder aux achats de terrain, qui se rvlrent
d'ailleurs insuffisants lorsque Auguste commena la
construction effective. Il est probable que l'emplacement
dfinitif choisi par Auguste n'tait pas tout fait le mme
que celui auquel avait pens Csar. Le thtre que nous
voyons aujourd'hui est spar du Capitole par plusieurs
difices et la rue qui sortait de l'enceinte servienne par la
porte Carmentale. Il n'est nullement adoss la roche.
Peut-tre y a-t-il une raison cette modification du pro-
jet : le dsir, chez Auguste, de rapprocher ce thtre du
temple d'Apollon qui s'levait au Forum Holitorium et
que les restaurations d'un partisan d'Antoine, Sosius,
venaient de parer d'un nouvel clat. Quoi qu'il en soit,
c'est bien sous l'invocation d'Apollon que ce thtre fut
ROME, REINE DES VILLES 337

inaugur lors des jeux Sculaires de 17 avant Jsus-Christ.


Auguste le ddia la mmoire de son neveu, le jeune
Marcellus, mort en 23, au moment o sans doute
!'Empereur songeait l'adopter.
La faade du thtre de Marcellus ressemble beaucoup
celle du Colise, qui, visiblement, en drive. On y
remarque le mme jeu d'arcades superposes, la mme
alternance des ordres d'architecture. Mais l'aspect gnral
est aujourd'hui profondment modifi par l'amnage-
ment, au troisime tage, d'un palais que Baldassare
Peruzzi installa pour les Savelli, au dbut du XVIe sicle.
Les travaux de Peruzzi ont fait disparatre les arcades
piliers corinthiens et les ont remplaces par une faade
plate, si bien que le thtre de Marcellus est comme
cras par cette mutilation, rendue encore plus sensible
par les dgagements rcents. On admet qu'il pouvait
contenir environ 14 000 spectateurs, ce qui est peu ct
de la foule immense - quelque 50 000 personnes - qui
tenait l'aise au Colise.
Un autre thtre, celui de Balbus, construit dans le
mme temps que celui de Marcellus (il fut termin en 13
avant Jsus-Christ) et dans le mme quartier, n'accueillait
que 7 000 personnes. Aussi les thtres de Rome n'avaient-
ils au total qu'une capacit atteignant peine la moiti du
seul amphithtre Flavien. Ces chiffres suffisent montrer
combien le thtre tait moins apprci que les jeux de
l'amphithtre. N'en rejetons pas la faute sur on ne sait
quelle stupidit particulire de la race romaine : de tout
temps les spectacles qui font appel l'intelligence ont
trouv moins d'amateurs que ceux qui satisfont les instincts
les plus profonds et les plus lmentaires, souvent au dtri-
ment de la simple dcence.
338 ROME FAMILIRE

Une dernire catgorie enfin de monuments publics


existait Rome depuis le dbut de l'Empire et connut
jusqu'au Moyen ge une faveur extrme, au point de
nous paratre aujourd'hui insparable de la civilisation
romaine : ce sont les thermes. Pourtant, pas plus que les
amphithtres, ils ne furent introduits Rome avant la
fin de la Rpublique. Comme les amphithtres, ils appa-
rurent d'abord en Campanie, et nous les trouvons Pom-
pi ds le temps de Sulla, et sans doute mme plus tt
encore. Ils drivent de la palestre grecque. Primitivement,
ce ne sont gure que quelques cabines troites et obscures
servant aux ablutions aprs les exercices des adolescents
et des hommes sur le sable de la palestre. Et les plus
anciens thermes de Pompi (les thermes dits de
Stabies) conservent bien des traits de cette origine; on
y voit en effet, appartenant la premire phase de l' di-
fice, une vaste cour entoure de colonnes destine
l'entranement physique de la jeunesse; les installations
balnaires n'y sont encore qu'une annexe trs secondaire ;
elles ne sont alimentes que par l'eau que l'on puise au
voisinage. Mais, peu peu, on avait apport des modifi-
cations et des amliorations ce plan. En effet, les
thermes servirent de moins en moins dlasser les
athltes ; ils eurent de plus en plus comme clients les
oisifs de la ville qui venaient chercher l de quoi occuper
la fin de leur aprs-midi. Nous dirons plus loin l' atmo-
sphre de ces thermes, leur animation, leur rle dans la
vie quotidienne. Qu'il nous suffise ici de rappeler leur
volution dans l'histoire architecturale de Rome.
Comme Pompi, mais avec un retard de prs d'un
sicle, les premiers bains publics de Rome furent destins
accueillir les jeunes gens qui venaient de s'exercer la
course, la lutte et aux armes. C'est Agrippa qui, vers 33
ROME, REINE DES VILLES 339
avant Jsus-Christ, les construisit pour complter le ter-
rain d'exercices qu'il venait d'amnager au Champ de
Mars (non loin du Panthon). Ces premiers anctres des
grands thermes impriaux portaient alors le nom grec de
laconicum ou bain laconien, parce que l'usage des tuves
aprs l'entranement physique passait pour tre d'origine
lacanienne. Agrippa les ouvrit la jeunesse, prenant sa
charge les frais de fonctionnement et d'entretien, ainsi
que le faisaient dans les cits hellnistiques des mcnes
royaux, dont la gnrosit acceptait de fournir, pour tou-
jours ou pour un temps dtermin, l'huile ncessaire aux
phbes d'un gymnase. Jusqu'alors les bains qui existaient
taient des tablissements privs o l'on payait un droit
d'entre. En 33 avant Jsus-Christ il y en avait, dit-on,
cent soixante-dix pour l'ensemble de la Ville. Ces bains
privs subsistrent malgr la concurrence que leur firent
les tablissements impriaux, dont l'usage tait gratuit.
Aprs le laconicum d'Agrippa vinrent les Thermes de
Nron, annexs son gymnase du Champ de Mars, puis
ceux de Titus, sur l'emplacement de la Maison d'Or, o
Trajan, au dbut du ne sicle aprs Jsus-Christ, en
construira d'autres qui portent son nom. Les plus gran-
dioses et aussi les plus clbres demeurent certainement
les Thermes de Caracalla dont les ruines se dressent au
sud de l'Aventin, et ceux de Diocltien o s'est install,
ct de l'glise Sainte-Marie-des-Anges, le Muse national
de Rome.
Dans ces monuments de la munificence impriale, on
retrouve toujours peu prs le mme plan, qui avait pour
but d'offrir au baigneur, successivement, un vestiaire
(apodyterium), une salle froide (frigidarium) pour les pre-
mires ablutions, une salle tide (tepidarium) o le corps
s'habituait graduellement supporter une temprature
340 ROME FAMILIRE

leve, enfin l'tuve ou caldarium surchauffe, pour pro-


voquer une abondante transpiration. Chacune de ces
salles tait munie de vasques ou de baignoires remplies
d'eau dont on s'aspergeait le corps ou dans laquelle on se
trempait entirement. Tel tait le schma le plus simple.
Les grands thermes impriaux sont videmment les plus
complexes : non seulement, par exemple aux Thermes de
Caracalla, le frigidarium tait immense pour accueillir la
foule entire des baigneurs, mais les apodyteria y taient
multiplis et le caldarium tait complt par plusieurs
cabines particulires.
Mais surtout, les installations balnaires proprement
dites ne formaient qu'une partie de l'ensemble : des pro-
menoirs, des jardins, des terrasses, parfois des biblio-
thques et souvent des boutiques faisaient des thermes
publics les villas de la plbe. Les problmes techniques
poss par le chauffage d'normes quantits d'eau et celui
des tuves sches taient rsolus de faon trs ingnieuse
par divers procds. Le plus habituel consistait mnager
sous le sol des diffrentes salles chaudes et dans !'paisseur
des murailles des canalisations (garnies gnralement d'un
revtement en brique ou formes de conduits en terre
cuite) o circulait de l'air chaud. La chaleur tait fournie
par d'immenses fours chauffs au bois, situs au sous-sol.
Enfin, le plus souvent, un aqueduc particulier tait prvu
pour amener l'eau ncessaire.
Tous ces dispositifs existaient dans les bains privs,
notamment dans les villas de plaisance, depuis fort long-
temps, au moins depuis le ne sicle avant Jsus-Christ.
Les architectes qui crrent les Thermes impriaux
n'eurent qu' les adapter aux dimensions gigantesques de
ces difices ; la seule difficult consistait proportionner
la puissance de chauffe des fours au volume des salles et
aussi doser la chaleur de faon convenable en calculant
ROME, REINE DES VILLES 341

le circuit des gaz de combustion. On imagine la difficult


thorique de pareils problmes, rsolus de faon empi-
rique par des ouvriers forms cette technique : malheur
eux s'ils se montraient au-dessous de leur tche, car les
Romains taient prompts se plaindre lorsque leur bain
n'tait pas leur gr.
Problme plus grave, car il n'intressait pas seulement
le fonctionnement des bains publics mais la scurit
mme de Rome, le ravitaillement de la Ville en eau retint
souvent l'attention du pouvoir. Nous avons la bonne for-
tune d'tre renseigns de faon fort prcise sur ce grand
service public grce un trait rdig par l'un des cura-
teurs des eaux, Sextus Julius Frontinus. Ce personnage,
un snateur de haut rang ami de Pline le Jeune, reut de
Trajan la charge de rorganiser totalement les adductions
et la distribution de l'eau. Lui-mme nous explique com-
ment, sous la Rpublique, ce soin avait appartenu aux
censeurs; depuis Auguste, il tait presque totalement
assum par la familia principis, c'est--dire les gens de
!'Empereur. Sous la dynastie julio-claudienne, le curateur
de rang snatorial avait cd la place un procurateur de
rang questre, simple administrateur nomm par le
prince et dpendant uniquement de lui. En rendant au
curateur la direction effective du service, Trajan restituait
au Snat l'une de ses prrogatives, et en mme temps
soulignait l'importance que revtait ses yeux une telle
fonction.
Le premier aqueduc fut construit en 312 avant Jsus-
Christ par le censeur Appius Claudius, le mme qui traa
la route qui menait de Rome Capoue, la clbre voie
Appienne. Appius Claudius, l'un des esprits les plus
ouverts de son temps, s'inspira sans doute des mthodes
employes par les ingnieurs des cits grecques de l'Italie
mridionale. Mthodes d'ailleurs fort simples, et qui ne
342 ROME FAMILIRE

dpassent pas, dans leur principe, celles que pouvaient


employer les paysans pour irriguer leurs champs : l' acque-
duc tait un canal maonn reposant mme le sol ou
enfonc sous la terre, puis recouvert et suivant la pente
naturelle du terrain au prix d'interminables sinuosits. Il
s'agissait de mnager la dclivit du canal de faon
maintenir l'altitude un niveau toujours suprieur cdle
du rservoir terminal. On ne sera pas tonn d'apprendre
que cet Aqua Appia, aqueduc vritablement archaque,
bien qu'il prt sa source quelque 11 kilomtres de
Rome, avait une longueur effective de 16,500 kilomtres.
Il ne parcourait au-dessus du sol, proximit de la Ville,
sur des murs de soutnement ou des arcs, que 88 mtres !
Cette technique rudimentaire avait une consquence
dsastreuse : l'aqueduc, partir de sa source, perdait rapi-
dement de l'altitude et l'eau parvenait son chteau final
sans aucune charge. Ce qui interdisait, naturellement,
toute distribution sous pression. I..:eau coulait dans un
simple bassin o chacun allait puiser. Le trop-plein se
perdait dans les gouts ou bien tait vendu aux teintu-
riers, aux blanchisseurs et aux propritaires de bains pri-
vs qui la faisaient recueillir et transporter dos par leurs
esclaves.
Sous la Rpublique, trois autres aqueducs furent ajou-
ts l'Appia : l'Anio Vetus en 272 avant Jsus-Christ, la
Marcia en 144 et la Tepula en 125. Le premier n'tait
qu'une drivation de l'Anio, la rivire de Tibur (Tivoli),
qui se jette dans le Tibre quelque distance en amont de
Rome. C'tait une eau de mauvaise qualit, dure et sou-
vent trouble. La Marcia, elle, tmoigna d'un progrs la
fois dans la qualit de l'eau et dans la technique de
l'adduction. Pour elle, on capta des sources assez avant
dans le pays sabin ; de plus, on dcouvrit le procd du
siphon renvers, c'est--dire la mise en pression d'une
ROME, REINE DES VILLES 343

partie de la canalisation pour franchir une valle en


vitant d'interminables sinuosits. Il devint possible
d'amener l'eau sur les collines de la Ville. Palatin et Capi-
tole eurent leurs premires fontaines. Cela n'alla pas sans
rsistance ; les conservateurs prtendirent qu'il tait impie
d'amener sur la colline sacre, au Capitole, une eau venue
de l'tranger. Mais Marcius Rex, auteur du projet, passa
outre, et les dieux acceptrent l'innovation.
La Tepula, construite pour apporter un supplment qui
se rvla indispensable tant donn l'accroissement rapide
de la population, ne distribuait qu'une eau tide (d'o
, son nom) fort peu apprcie des Romains, grands ama-
teurs d'eau frache.
En 33 avant Jsus-Christ, Agrippa, dile aprs avoir t
consul - ce qui tait contraire l'usage, mais montrait
l'importance attache par Octave la mission dont il
chargea son collaborateur - entreprit une rorganisation
totale du rseau. Il modernisa le trac des aqueducs, gn-
ralisa lemploi des arcs mais sans recourir encore des
ensembles aussi grandioses que ceux des aqueducs
construits, moins d'un sicle plus tard, par Claude et
Nron. Il accrut le dbit des adductions existantes en cap-
tant des sources nouvelles et en cra deux autres, la Julia,
l'anne mme de son dilit, et la Virgo (la Fillette) qui
fut inaugure en 19 avant Jsus-Christ et desservait parti-
culirement les bains d'Agrippa au Champ de Mars. C'est
lui que l'on doit l'un des aqueducs qui traversent la
campagne romaine, celui dont les arches sont les plus
basses et les moins audacieuses mais qui supporte lui
seul les trois canaux de la Marcia, de la Tepula et de la
Julia. Disposant d'adductions accrues, Agrippa multiplia
les fontaines dans toute la Ville, au point qu'un jour,
Auguste, qui le peuple demandait instamment une dis-
tribution de vin, rpondit : Mon gendre Agrippa vous
344 ROME FAMILIRE

a donn assez d'eau pour boire! Toute cette eau livre


au public tait un cadeau du Prince. On ne devait, en
change, aucune rtribution. Mais en principe il n'existait
pas de concession aux particuliers. Une drogation, toute-
fois, tait faite depuis la Rpublique en faveur de
quelques trs grands personnages, des gnraux vain-
queurs qui le Snat avait tmoign la reconnaissance
nationale en leur accordant le privilge de brancher pour
leurs usages domestiques une conduite sur l'aqueduc
public. Ces concessions trs exceptionnelles se multi-
plirent la longue; sous l'Empire, elles furent une des
formes de la libralit impriale, et, la corruption aidant,
il devint habituel d'oprer des drivations clandestines
avec la complicit du petit personnel. Frontin, lorsqu'il
fut charg de remettre de l'ordre dans l'administration,
s'aperut mme que les aquarii (les fontainiers) avaient
organis un vritable service dont le responsable portait
le nom significatif de charg des piqres (a punctis),
c'est--dire des ponctions opres sur les conduites
publiques.
Aux six aqueducs prcdents, qui desservaient presque
uniquement les quartiers de la rive gauche, Auguste, aprs
la mort d'Agrippa, en ajouta un septime, l'Alsietina, pro-
venant d'un lac d'trurie. Cette eau n'tait pas potable;
elle devait, dans la pense d'Auguste, servir seulement
alimenter la Naumachia {l'amphithtre destin donner
des spectacles nautiques) qu'il avait lui-mme construite
au Transtvre. Mais cette Naumachie n'eut qu'une exis-
tence phmre ; elle existait encore sous Nron, qui en
fit le cadre de grandes ftes nocturnes, mais disparut aprs
lui . .Leau de l'Alsietina fut alors utilise pour irriguer les
nombreux jardins de la rive droice, sur les pences du
Janicule.
ROME, REINE DES VILLES 345

Les plus grands et les plus clbres des aqueducs


romains, dont les arches enjambent encore aujourd'hui
la Campagne depuis les monts Albains jusqu' la porte
Majeure, furent construits entre 47 et 52 aprs Jsus-
Christ par Claude et termins aprs 54 par Nron. Mal-
gr les efforts d'Agrippa, les quartiers hauts de la Ville
manquaient d'eau. Pour les desservir, il fallut tablit des
canalisations d'un niveau trs lev. Telle est la raison
pour laquelle la Claudia et l'Anio Novus (le premier,
uvre de Claude, le second, de Nron) se trouvent
encore, la porte Majeure, levs de 32 mtres au-dessus
du sol. De l il tait facile de la conduire, par un systme
de siphons, jusqu'aux palais impriaux.
On peut valuer le volume de l'eau distribue Rome
par le rseau officiel, vers la fin du Ier sicle aprs Jsus-
Christ, 992 200 mtres cubes environ en 24 heures.
Ce chiffre est considrable, mme si l'on admet que la
population de la Ville s'levait un million d'mes. On
n'oubliera pas non plus que Rome n'avait pas d'industrie
utilisant de grandes quantits d'eau ; tout allait aux usages
publics, aux particuliers bnficiant de concessions, aux
bains, aux ateliers des teinturiers, des foulons, des tan-
neurs, et surtout aux fontaines. Partout, presque chaque
carrefour, coulait une fontaine. On peut juger, d'aprs
l'abondance des eaux vives Pompi, de ce got vraiment
italien pour l'eau courante, l'un des luxes dont une ville
mditerranenne peut difficilement se priver. Dans la
Rome impriale, il tait satisfait avec une incroyable
munificence. Quelques-unes de ces fontaines taient de
vritables monuments, trs orns, dont la tradition a t
reprise dans la Rome baroque par des ensembles comme
la fontaine de Trevi ou celle de la place d'Espagne.
346 ROME FAMILIRE

Leau ne servait pas seulement au plaisir des citadins.


Elle avait son rle dans le nettoyage de la Ville. Tradition-
nellement, on fait honneur aux Romains d'avoir conu et
amnag un systme d'gouts efficace. Encore convient-il
de ne pas porter sur le rseau des gouts romains un
jugement trop htif - ft-il flatteur. Il est certain que la
gographie mme de la Ville imposait l'tablissement, ds
l'origine, de canaux de drainage pour asscher les mar-
cages des bas-fonds et viter l'accumulation des eaux ruis-
selant des collines. Ces canaux n'taient en somme que
l'approfondissement et la rgularisation du rseau hydro-
graphique naturel. On peut en distinguer trois princi-
paux. I..:un desservait le Champ de Mars, servant
d'exutoire au marais de la Chvre (c'est ce ruisseau cana-
lis qui fut utilis par Agrippa pour former l' euripe de
son terrain d'entranement, le Campus Agrippae) ; le
second - le plus important - desservait la rgion de
l'Argilte et traversait le Forum romain. Il est connu sous
le nom de Cloaca Maxima et jouit d'une grande clbrit.
Longtemps les historiens ont fait honneur de sa construc-
tion aux Tarquins, et cit son exutoire dans le Tibre (une
vote en pierre de taille) comme preuve de l'habilet des
architectes romains au Vf sicle avant notre re.
Aujourd'hui, il est prouv que la vote tant admire ne
fut difie qu'au temps d'Auguste, lorsque Agrippa, non
content de rorganiser le rseau des adductions, moder-
nisa aussi celui des gouts, et l'on a dcouvert d'autre part
la preuve que la Cloaca Maxima demeura longtemps un
canal ciel ouvert - au moins jusqu' la fin du rrf sicle
avant Jsus-Christ. Il est bien probable que la construc-
tion de la basilique Aemilia rendit ncessaire de la recou-
vrir, cause de l'exhaussement du sol qu'elle provoqua.
Cet gout, le plus important de Rome, avait pour
fonction essentielle d'assurer l'asschement du Forum, en
ROME, REINE DES VILLES 347

vitant que la place ne ft envahie par les eaux dvalant


entre Quirinal et Viminal. Accessoirement, il entranait
au Tibre dtritus et immondices. Le troisime canal tait
celui qui, sous la spina du Grand Cirque, suivait la valle
Murcia entre Palatin et Aventin. Il drainait les eaux de
ces deux collines et une partie de celles du Caelius qui
tendaient former un marcage dans ce que l'on appdait
le Petit Vlabre (Velabrum Minus), l'endroit o s'leva
le Colise.
Entre ces trois grands gouts, d'ailleurs parfois ramifis
et partags entre plusieurs canaux creuss successivement,
se dveloppaient des branches secondaires, mais assez peu
nombreuses. Bien des quartiers en taient dpourvus; la
circulation des eaux de pluie et des immondices se faisait
dans la rue mme, le long d'un caniveau central et s'il
existait, auprs des places publiques et dans les Thermes,
des latrines publiques, les maisons particulires - surtout
les maisons pauvres o l'entassement de la population
atteignait le maximum - en taient bien souvent dpour-
vues. Nous savons par les auteurs anciens que les loca-
taires ne se gnaient par pour dverser leurs eaux sales
dans la rue. Rome n'tait certes pas une ville propre. Aussi
la circulation des eaux de trop-plein qui coulaient des
fontaines tait-die prcieuse pour assurer une hygine
rudimentaire.
Enfin, l'eau des fontaines publiques servait lors des
incendies. Comme il n'y avait pas de conduites sous pres-
sion, force tait de puiser l'eau dans les bassins et, en
faisant la chane, de la transporter seau par seau jusqu'au
thtre de l'incendie. Ce procd bien primitif tait d'un
faible rendement, et nous verrons que les vigiles chargs
de la lutte contre le feu employaient des moyens plus
nergiques lorsque le sinistre tait d'importance.
348 ROME FAMILIRE

Dans cette Rome si diverse, unissant les ensembles


monumentaux les plus grandioses, les difices les plus
gigantesques o s'assemblaient des foules entires, et la
voirie la plus primitive, comment les simples particuliers
taient-ils logs ?
Il n'y a pas encore un sicle, les archologues admet-
taient que les maisons de Rome taient toutes des mai-
sons atrium, et les tmoignages des textes leur
semblaient corrobors par les fouilles des cits campa-
niennes, c'est--dire essentiellement alors les fouilles de
Pompi. Aujourd'hui, le dveloppement des travaux de
dgagement entrepris Herculanum et Ostie, ainsi qu'
Rome mme, a chang notre perspective. Sans doute la
maison atrium classique fut-elle longtemps la demeure
romaine typique, mais de trs bonne heute aussi - peut-
tre ds le ne sicle avant Jsus-Christ - on se mit
construire des maisons d'habitarion bien diffrentes, qui
devinrent trs vite les plus nombreuses de beaucoup, et
que l'on dsignait ds !'Antiquit par le terme d' insula
(lot). Sous l'Empire, les maisons de Rome appartenaient
l'un et l'autre type, et il existait naturellement un
grand nombre de formes intermdiaires, mais on peut
affirmer que les domus, c'est--dire les maisons atrium,
qui exigeaient une superficie relativement vaste et ne pou-
vaient loger qu'une seule famille, sont en rgression
constante devant les insulae beaucoup plus conomiques
et, pour leurs propritaires, d'un rapport infiniment plus
lev.
Nous connaissons, par les plus anciennes demeures
pompiennes, le type classique de la domus qui n'est pas
sans rappeler, certains gards, certaines formes de la
maison grecque et annonce la maison maure de temps
plus proches de nous. Son caractre essentiel est d'tre
ROME, REINE DES VILLES 349

ferme sur elle-mme ; toute la vie est centre sur


l'atrium, pice ciel ouvert au milieu de laquelle un bas-
sin recueille les eaux de pluie. Cet atrium peut tre plus
ou moins vaste ; son toit, inclin vers l'intrieur, peut tre
soutenu par une simple charpente, ou bien il peut tre
inclin vers l'extrieur pour dverser les eaux non dans le
bassin (impluvium), mais vers des chneaux qui les
conduisent dans la rue ; il peut encore tre support par
des colonnes qui transforment l'atrium en un vritable
pristyle. Mais, quel que soit le dispositif adopt, le plan
demeure identique, et identique aussi la fonction de
l'atrium, qui est destin fournir la lumire la demeure
sans qu'il soit ncessaire d'ouvrir des fentres vers l'ext-
rieur.
Dans cette maison ferme sur elle-mme on pntrait,
pass la porte d'entre, par un couloir (les fauces), qui
donnait directement dans l'atrium. Il arrivait parfois
qu'une porte, entre ce vestibule et l'atrium, empcht les
indiscrets de jeter un coup d' il dans la maison lorsque
la porte principale tait ouverte. Dans l'axe de l'entre et
symtrique des fauces par rapport au centre de l'atrium,
s'ouvrait le tablinum, considr comme la pice principale
de la demeure et le centre de la vie familiale. Son nom
indique peut-tre qu' l'origine ce n'tait qu'une baraque
de planches (tablinum drive videmment de tabula,
planche), mais l'poque classique on se souvenait encore
du temps o le tablinum tait la chambre coucher du
matre et de la matresse de maison. C'est l que se dres-
sait le plus souvent la chapelle des dieux Pnates et que
l'on conservait les masques des anctres (dans les maisons
nobles). L aussi taient gards les archives familiales, les
livres de comptes et les souvenirs prcieux. Le tablinum,
ouvert sur l'atrium, donnait aussi, le plus souvent, sur un
jardin ou sur une cour qui s'tendait derrire la maison.
350 ROME FAMILIRE

Il communiquait avec le jardin tantt par une porte prati-


cable, tantt par une large fentre. On vitait un appel
d'air trop violent entre l'atrium et le jardin en prvoyant
des volets mobiles ou des tentures, ou encore des para-
vents ou une cloison pliante que l'on disposait selon les
besoins.
De part et d'autre du tablinum se trouvaient deux ailes
(ala.e), pices relativement vastes (moins, toutefois, que le
tablinum), qui pouvaient recevoir diverses affectations :
par exemple servir de salles manger ou de salons. Enfin,
tout autour de l'atrium s'ouvraient d'autres pices servant
diffrents usages. La cuisine, dans les maisons pom-
piennes, ne semble pas avoir d'emplacement fixe ; elle
est le plus souvent voisine du tablinum, et souvent aussi
elle est contigu aux latrines.
Parfois les deux pices situes sur la rue, de part et d'autre
de l'entre, taient spares du reste de la maison et
communiquaient directement avec l'extrieur. C'taient
des boutiques (tabernae) loues des commerants ou
des artisans.
La domus comportait assez souvent plusieurs tages,
pour accrotre le nombre de pices disponibles. N' ou-
blions pas qu'une famille romaine comprenait, outre les
personnes libres, beaucoup d'esclaves, mme dans les
demeures relativement modestes. Pour loger tous les ser-
viteurs, pour sparer les hommes des servantes, il fallait
disposer d'appartements multiples et indpendants, ce
qui n'tait gure possible si la maison n'tait compose
que d'un rez-de-chausse. Les pices situes aux tages
(concla.via, cenacula.) ouvraient sur l'atrium mais aussi sur
la rue, et parfois taient ornes de balcons en surplomb,
comme nous le verrons pour les insula.e.
Telle tait la maison classique. Il semble aujourd'hui
dmontr qu'elle fut l'origine non une maison de ville,
ROME, REINE DES VILLES 351

mais une demeure rustique, et que son volution consista


s'adapter graduellement aux conditions urbaines. On
admet que l'atrium, avec son bassin central, drive de la
cour antrieure que nous avons retrouve dans les villae
rusticae. Cette thorie semble illustre, et vrifie, par les
dcouvertes du Forum romain o l'on a effectivement
trouv, sur l'antique ncropole voisine du temple d'Anto-
nin et Faustine, les vestiges des maisons de pierre o la
pice d'habitation, simple cabane rectangulaire, est prc-
de d'une cour. Mais il est probable, en mme temps,
que cette volution ne fut pas aussi simple qu'on l'a par-
fois pens. D'autres influences ont pu jouer pour donner
l'atrium les fonctions que nous lui voyons jouer et
l'aspect que nous lui connaissons l'poque classique.
Au temps de Cicron, en effet, la maison d'un grand
seigneur est faite pour accueillir, chaque matin, la foule
des clients. Ds l'aube, parfois avant le jour, les portes
donnant sur la rue sont dverrouilles et chacun peut
entrer pour la salutation matinale. La crmonie a lieu
dans l'atrium, qui n'est pas alors le pristyle aimable que
nous voyons Pompi, mais une sorte de hall aux amples
dimensions, souvent dpourvu d'impluvium, et o le com-
pluvium (l'ouverture du toit) est rduite, sinon mme
parfois supprime. Le terme mme d'atrium finit par
dsigner, dans la langue courante, toute espce de grande
salle destine aux rceptions officielles. Il est possible que
cette sorte d'atrium entirement couvert (ce que Vitruve
appelle l'atrium en tortue , atrium testudinatum) ou
dont l'ouverture est rduite une troite chemine
(atrium displuviatum, vacuant les eaux vers l'extrieur)
ait une origine diffrente des autres et provienne d'un
type de maison trusque qui nous apparat sur des urnes
funraires comme celle de Chiusi : l nous voyons effecti-
vement une sorte de cabane rectangulaire dont le toit
352 ROME FAMILIRE

prsente quatre pentes inclines vers l'extrieur, mais sans


fatage : la place de celui-ci, une large ouverture rectan-
gulaire, semblable une norme chemine, constitue un
puits de lumire. Ce type de maison semble appartenir
l'Italie centrale et peut-tre plus spcialement aux rgions
montagneuses de !'Apennin. Ce serait lui qui aurait pro-
duit les atria displuviata ou testudinata de l'architecture
romaine classique. Il reprsente en effet une solution l-
gante au problme de l'clairage et de l'vacuation des
fumes en un temps o l'on ne dispose pas de vitres et
o les fentres ne sauraient tre agrandies outre mesure.
Mais s'il est concevable que cette forme d'atrium ait t
intgre dans un plan plus complexe, on ne voit gure
comment elle aurait pu, elle seule, suggrer les deux
caractres essentiels de la maison romaine classique, son
axialit et surtout le fait que, ferme vers l'extrieur, elle
ouvre toutes les pices sur un espace intrieur. L'volution
de la domus est conforme ce que nous avons dj
entrevu de la civilisation romaine : elle rsulte d'une syn-
thse complexe intgrant des lments emprunts
diverses rgions de l'Italie. Les exigences de la vie sociale
ont contribu imposer les atria de grandes dimensions,
tandis que l'accroissement des maisonnes, rsultant la
fois de l'enrichissement gnral et aussi de la stabilit
propre la famille patricienne rendaient indispensable la
multiplication des appartements privs. Laction conju-
gue de ces diffrents facteurs a provoqu la cration
d'une domus mixte, originale, la fois ferme sur elle-
mme (comme l'tait la maison gentilice des exploitations
rurales) et, en certaines de ses parties, capable d'accueillir
la foule des clients. La maison pompienne peut nous
aider nous reprsenter ce qu'taient les maisons de la
Rome rpublicaine ; elle ne nous en donne pas une image
fidle.
ROME, REINE DES VILLES 353

Nous avons vu comment les grandes maisons de la


Rome impriale avaient leur tour volu : le palais de
Domitien au Palatin, ce que nous pouvons deviner de
celui de Tibre, la Maison d'Or de Nron nous ont appris
que les architectes avaient multipli les portiques, tantt
ouverts sur des jardins, tantt ferms sur des cours pri-
styles. La mme volution apparaissait dj Pompi,
lorsque l'antique maison atrium s'tait juxtapos le
pristyle. Celui-ci avait pris la place du vieux jardin pota-
ger et avait t transform en jardin de plaisance. En
mme temps, l'atrium tait devenu moins svre ; ses
dimensions s'taient accrues, et il avait fallu recourir, pour
supporter la charpente, des colonnes, tantt au nombre
de quatre, une chaque angle (atrium tetrastylum), tantt
plus nombreuses. C'est ce que les architectes romains
appelaient l'atrium corinthien. Une grande demeure
comme la Maison du Faune se prsente comme une enfi-
lade de cours spares par des salons : pass le seuil, on
pntrait dans un atrium l'antique sur lequel donnait
un tablinum ; au-del venait un premier pristyle, ou plu-
tt un atrium corinthien, dont l'aire centrale largement
ouverte prsentait le bassin traditionnel. Symtrique du
tablinum, un salon (appel, d'un terme grec, oecus) orn
d'une mosaque prcieuse, reprsentant la bataille
d'Arbles, donnait la fois sur ce premier pristyle et sur
un autre, plus grand, qui s'tendait au-del. De plus,
ct du premier atrium, il en existait un autre, ttrastyle,
autour duquel se groupaient diverses pices formant un
appartement priv.
D'aussi luxueuses demeures, qui exigeaient un
immense terrain, taient videmment fort rares Rome.
Mais les grands seigneurs n'hsitaient pas acheter,
autour de leur maison, des immeubles qu'ils dmolis-
saient pour agrandir le leur et construire des pristyles o
354 ROME FAMILIRE

ils aimaient planter des arbres. Nous connaissons ainsi


la maison de Tampilius, sur le Quirinal, qui fut la pro-
prit d'Atticus ; celle du riche Crassus avec ses six mico-
couliers vnrables, sur le Palatin, non loin de celle
d'Hortensius et de celle de Cicron. Ces magnifiques
htels particuliers demeuraient l'exception, et avec le
temps, beaucoup furent dmembrs. De plus en plus,
partir de l'Empire, la maison d'habitation la plus rpan-
due devint l'insu/a.
Nous avons la bonne fortune de connatre les insulae
par les fouilles d'Ostie. Ce port de Rome, fond trs
anciennement, avait t dvelopp surtout par Sulla et
Auguste ; sa prosprit date du dbut de l'Empire et sa
dcadence rapide aprs la cration, par Trajan, du port
de Centumcellae (Civitavecchia) causa son abandon au
cours du me et du IV" sicle de notre re. Envahie lente-
ment par les sables, Ostie se trouva comme fossilise et
les fouilles modernes nous ont ainsi rendu une ville imp-
riale, fort semblable, certainement, ce que Rome avait
t pendant la mme poque.
La maison d'habitation, telle que nous la voyons
Ostie, prsente avec la domus classique deux diffrences
essentielles : au lieu d'tre, comme celle-ci, centre autour
d'une cour intrieure, elle est tourne vers l'extrieur et
s'ouvre largement sur la rue; d'autre part, l'atrium dispa-
rat ; il n'existe plus que des puits de lumire fort troits,
mais qui ne sont jamais utiliss comme pices d'habita-
tion. De plus - ce qui est une diffrence moins essentielle
puisque, nous l'avons vu, la domus elle aussi comportait
plusieurs tages - les insulae s'levaient gnralement trs
haut. Mais, alors que la domus n'admettait que deux ou
trois tages au plus, l'insu/a pouvait en comporter jusqu'
sept ou huit. Ce fait, l'lvation considrable des maisons
d'habitation Rome, est certainement ancien. Cicron
ROME, REINE DES VILLES 355
lui-mme nous apprend que, de son temps, existaient des
appartements haut perchs que louaient les pauvres gens.
Il est probable que, ds le temps des guerres puniques,
les architectes avaient cherch gagner en hauteur un
espace qui leur tait refus en superficie. Mais on voit
par l'exemple d'Ostie, o les plus anciennes maisons sont
encore des domus classiques assez voisines du type pom-
pien, que les insulae proprement dites ne sauraient avoir
fait leur apparition qu'au I'" sicle avant notre re pour se
gnraliser dans la Rome augustenne et, surtout, aprs
l'incendie de Nron.
I!.insula, par son aspect extrieur, rappelle de fort prs les
immeubles des bas-quartiers de Naples, de Gnes ou, en
France, du vieux Nice. Chaque tage est divis en apparte-
ments indpendants, auxquels on accde par un escalier
donnant directement sur la rue. f.clairement tait assur
par de grandes fentres perces sur la faade ou donnant sur
des puits de lumire l'intrieur. Le rez-de-chausse tait
gnralement occup par des boutiques, chacune formant
une pice indpendante largement ouverte sur la rue et fer-
me, le soir, par des volets amovibles. Parmi les diffrentes
pices composant un appartement, aucune ne recevait de
destination spciale ; pas de cuisine, pas de bains, pas non
plus de latrines. f.eau, nous l'avons dit, ne parvenait pas
aux tages, et il fu.llait aller la chercher la fontaine du plus
proche carrefour. Ce qui tait un inconvnient moindre
qu'il ne nous semble, puisque chaque jour la fin de l'aprs-
midi tait occupe par de longues visites aux thermes o se
prenaient les soins d'hygine, avec un soin et une efficacit
que pourraient envier les habitants de maintes villes
modernes. Rien non plus n'tait prvu pour le chauffage
-pas plus d'ailleurs que dans les domus. Lorsqu'il faisait trs
froid on se contentait d'allumer des braseros, etc' tait aussi
sur des rchauds charbon de bois que l'on prparait la
356 ROME FAMILIRE

nourriture, lorsqu'on n'allait pas acheter, pour quelques


sous, au Thermopolium voisin, des plats cuisins, du moins
pendant les priodes o les lois somptuaires et les rgle-
ments de police en autorisaient ou en tolraient la fabrica-
tion et la vente. Les locataires des insulae n'avaient pour les
servir que peu de personnel, mais mme les pauvres
devaient cependant prvoir le logement des deux ou trois
esclaves sans lesquels un Romain se serait senti dshonor.
Le soir, on tendait pour eux une paillasse mme le sol,
lors mme qu'ils ne dormaient pas sur le plancher, enrouls
dans une couverture. Le matre, lui, disposait d'un grabat
un peu plus confortable : un sommier form d'une toile
tendue sur un cadre et des coussins, mais sans draps
- l'usage de ceux-ci est pratiquement inconnu de ce temps.
Certaines des imulae d'Ostie taient de fort beaux
immeubles. Leur faade s' ornait de balcons en surplomb
qui avanaient largement sur la rue. D'autres offraient
des porches monumentaux o la brique contrastait avec
les revtements de stuc. Parfois un portique sparait la
maison de la chausse pour la commodit des acheteurs
qui venaient faire leurs emplettes aux tabernae du rez-de-
chausse. Plus haut s'ouvraient des ranges de fentres
dont le rythme calcul n'tait pas sans communiquer
l'difice une certaine majest.
Malheureusement, toutes les insulae romaines ne res-
semblaient pas celles d'Ostie, et l'image que nous pou-
vons nous en former d'aprs les textes est loin d'tre aussi
flatteuse. La principale proccupation des architectes tait
de leur donner la hauteur la plus leve, afin d'y loger le
plus grand nombre de locataires. Les Empereurs durent
intervenir. Auguste interdit de construire des imulae exc-
dant 70 pieds de haut, soit approximativement 20 mtres.
Prcaution apparemment insuffisante puisque Trajan
devait ramener cette limite 60 pieds (un peu moins de
ROME, REINE DES VILLES 357

18 mtres). Mais il semble bien que ces sages prcautions


n'aient pas t toujours observes. Mme lorsqdles
l'taient, d'autre rglements avaient pour effet d' em p-
cher les maons de donner aux constructions des fonda-
tions suffisamment solides. Il existait en effet une loi
limitant l'paisseur des murs extrieurs des maisons parti-
culires ; selon Vitruve, leur paisseur maximum ne pou-
vait tre que d'un pied et demi (soit un peu moins de
0,45 m). Cette rgle avait pour but d'conomiser le ter-
rain. Aussi longtemps que les entrepreneurs acceptrent
d'employer des pierres de raille, unies au blocage, pour
les murs de fondation, il n'y eut que demi-mal, mais
lorsqu'on se mit btir surtout en brique, la solidit des
insulae s'en ressentit et, avec le temps, les croulements
se multiplirent. Nombreux sont les tmoignages
antiques qui nous parlent de la fragilit des immeubles.
Vitruve, Juvnal, Martial, Snque font cho aux textes
juridiques.
Pour allger la construction, les tages suprieurs
taient poss stir des poutrelles entrecroises, les murs
btis en matriaux de faible rsistance, parfois en simple
torchis: la maison entire n'tait alors qu'une simple car-
casse dont les intervalles taient ferms par des cloisons
sans aucune solidit. Tout allait bien tant que le bois ne
jouait pas; mais au moindre tassement, l'difice menaait
ruine, des crevasses se produisaient, que l'on rparait tant
bien que mal, jusqu'au moment o tout s'effondrait. De
plus - et c'tait l un pril encore plus grave - de tels
difices taient minemment combustibles. Les incendies
y taient frquents et dvastateurs. Le bois des poutres,
sch par les ts romains, flambait d'un seul coup; le
feu se communiquait de proche en proche ; en quelques
instants tout le quartier brlait, et pour peu que le vent
ft violent, des hectares taient dvasts. C'est ce qui se
358 ROME FAMILIRE

produisit en 64 aprs Jsus-Christ, lors de l'incendie de


Nron o le tiers de la Ville fut ananti. Aussi, ds que
se dclarait un incendie, il fallait faire la part du feu. Les
Vigiles, appels en hte, abattaient les immeubles mena-
cs pour faire le vide devant le flau. Lorsque celui-ci
s'arrtait, faute d'aliment, des centaines de personnes se
trouvaient sans logis, sans ressources. Mais dj les
ouvriers de quelque entrepreneur, spculant au milieu des
ruines, commenaient le dblaiement des dcombres et
se mettaient en devoir d'difier de nouvelles insulae, aussi
fragiles, aussi vulnrables que celles qui venaient de
flamber.
On imagine mal l'intense activit, la vritable frnsie
de construire dont tmoignent les Romains. Les loyers
des insulae assuraient aux propritaires des sommes im-
portantes : 4 000 francs-or, chiffre donn comme exemple
par un texte du Digeste, paraissent avoir t le produit
moyen annuel d'une insu/a.. Celle-ci tait loue un loca-
taire principal qui sous-louait les appartements et en tirait
un bnfice substantiel. Un mme propritaire possdait
gnralement plusieurs insulae. Sur un terrain lui apparte-
nant, il faisait lever plusieurs immeubles de ce type par
ses propres esclaves et l'argent engag dans l'opration lui
assurait des revenus considrables. Aussi ne sera-t-on pas
tonn de voir les plus importants financiers de la Ville
engags dans des spculations immobilires de cette
nature, sans pouvoir cependant jamais construire suffi-
samment pour rpondre la demande d'une population
en accroissement constant. la fin de l'Empire, il existait
Rome 46.602 insulae et seulement 1 790 domus.
L'origine des insulae nous demeure obscure. Il est pos-
sible que ce type de demeure ait t import d'Orient,
peut-tre de Syrie, mais est-il besoin de recourir cette
ROME, REINE DES VILLES 359

hypothse ? La mme tendance qui a port la maison


romaine s'ouvrir vers l'extrieur et supprimer les atria
a fort bien pu agir ici _encore : une insu/a est-die autre
chose que la partie antrieure d'une domus, avec ses bou-
tiques, ses tages indpendants, ampute de toutes les
parties annexes ? Solution architecturale impose par
l'troitesse des terrains btir, elle peut fort bien avoir
t cre par les architectes romains eux-mmes pour
rsoudre les problmes que leur posait le dveloppement
de la Ville. Selon l'espace dont ils disposaient, ils ont
adapt l'insu/a, imaginant trois types diffrents. Tantt
l'insu/a s'allonge, entirement plate, le long d'une rue,
lorsqu'elle s'adosse d'autres difices. Tantt elle est for-
me de deux ranges distinctes d'appartements, et pr-
sente deux faades sur deux rues parallles : c'est que le
terrain, trs long et trs troit, imposait ce dveloppement
linaire. Tantt, enfin, l'insu/a, lorsque l'architecte dispo-
sait d'un quadrilatre sensiblement aussi large que pro-
fond, offrait quatre faades donnant chacune sur l'une
des rues enserrant l'lot, et les diffrents corps de bti-
ment s'articulaient, l'intrieur, sur des cours troites.
Toutes ces variantes sont fort probablement des innova-
tions purement romaines. Bien que l'insu/a et la domus
soient fort dissemblables, il arrive que l'on puisse saisir le
passage de l'une l'autre. C'est ainsi qu' Herculanum
telle domus, avec son atrium, fut, peu de temps avant la
desrruction de la ville, transforme en insu/a. Il suffit
pour cela de supprimer le jardin, d'augmenter le nombre
des tages existants et de mnager au rez-de-chausse,
dans la ligne des boutiques, les escaliers ncessaires. Nous
saisissons ainsi sur le vif la naissance d'une cration archi-
tecturale : sous nos yeux, c'est un nouveau type urbain
qui se forme, impos par des ncessits sociales, cono-
miques, mais soucieux aussi de beaut. l'harmonie des
360 ROME FAMILIRE

vieux atria, rsultant de leurs proportions et de leur


volume interne, se substitue une esthtique des faades
utilisant les rythmes des pleins et des vides, selon des
principes nouveaux bien diffrents, par exemple, de ce
que nous voyons dans les temples ou les thtres, anims
par le mouvement des colonnades ou des arcades.
I.'.insula, elle, ne peut avoir recours ces ornements tradi-
tionnels ; difice utilitaire, elle demande la seule coordi-
nation de ses parties, la mise en valeur des divers
appareils qui la composent (piliers, arcs de dcharge, sur-
faces planes) le secret d'une svre beaut. Il est significa-
tif que le March de Trajan, construit alors que l'insu/a
tait dj prdominante dans l'architecture prive, ait uti-
lis lui aussi comme ornement le mlange des appareils
et ait renonc dissimuler sous des revtements de
marbre la brique dont tait faite la faade. Ainsi se forma
une tradition architecturale vraiment romaine, moins
prestigieuse peut-tre que celle du temple grec, mais plus
directement utilisable pour les demeures des hommes et
qui persista travers les sicles, marquant de son
empreinte l'architecture de l'Italie mdivale et jusqu'
telles villes du midi de la France, o l'emploi systma-
tique de la brique en grandes faades svres drive vi-
demment des modles romains.
CHAPITRE IX

Les plaisirs de la ville

Horace, ayant atteint la quarantaine, ne se rsignait


plus gure vivre en ville. Il passait la plus grande partie
de son temps soit dans sa campagne de Tibur, soit au
bord de la mer et dans la molle Tarente )), Mais l'esclave
qu'il avait charg de cultiver son domaine de Tibur ne
partageait pas l'enthousiasme de son matre. Autrefois
sans doute, il avait souhait vivre plus largement qu'en
ville, rv aux longues nuits d'hiver o l'on dort tout son
saoul, aux provisions accumules dans le cellier, mais une
fois devenu vilicus, il avait dchant et regrett plus
d'une fois les plaisirs de la ville. Horace le lui rappelle
ironiquement : Maintenant, lui dit-il, tu souhaites la
Ville, et les jeux, et les bains, maintenant que tu es fer-
mier. . . Toi et moi, nous n'admirons pas les mmes
choses ... Un mauvais lieu, un cabaret la grasse cuisine
t'inspirent le regret de la ville, je le vois bien, et aussi de
penser que ce petit domaine produirait du poivre et de
l'encens plus vite que de la vigne, qu'il n'y ait pas ta
porte une taverne pour te fournir du vin, ni une fille
complaisante qui joue de la flte pour te faire danser sa
musique, et lourdement retomber sur le sol...
Les gots du fermier d'Horace peuvent nous sembler
vulgaires. Ils n'en sont pas moins ceux de la plbe
362 ROME FAMILIRE

romaine, avide des plaisirs faciles que l'on ne trouve pas


la campagne : pour elle, boire tout loisir parmi les
filles, danser, aller aux jeux, frquenter les bains, voil ce
que seule permet la vie urbaine, et aussi peut-tre cette
sorte de plaisir moins aisment dfinissable que l'on
ressent coudoyer chaque jour d'autres tres humains : la
plbe romaine - et pas seulement la plbe - est volontiers
sociable. Caton, dj, ne dfendait-il pas ses fermiers,
la fermire surtout, d'accueillir trop libralement dans le
domaine les voisins bavards en qute de compagnie ? Le
premier plaisir du Romain est de rencontrer des amis au
Forum, au Champ de Mars, sous les portiques des places
publiques, aux Thermes, et dans sa maison s'il est riche
et peut se livrer, le soir, aux interminables dners que
suivent des beuveries prolonges fort avant dans la nuit ;
si, au contraire, sa condition lui interdit ce luxe, de les
rgaler, du moins, au cabaret.
Les rencontres entre amis taient frquences, obliges
dans une ville malgr tout relativement petite, donc le
centre demeura longtemps une seule place publique et
o, malgr l'accroissement de la population, l'un des pre-
miers devoirs des hommes en vue consistait connatre
par leur nom chacun des citoyens que l'on pouvait ren-
contrer dans la journe. Sans doute, la fin de la Rpu-
blique et sous l'Empire, les riches Romains avaient-ils
auprs d'eux un esclave charg spcialement de leur souf-
fler les noms qu'ils auraient pu avoir oublis : le nomen-
clator (ainsi appelait-on ce secrtaire la mmoire
infaillible) n'existait gure au Ir' sicle avant Jsus-Christ
et son intervention tmoigne seulement de la fidlit des
Romains au vieux principe qui voulait que, sur le Forum,
il n'y et pas d'inconnu. Une bonne partie des murs
LES PLAISIRS DE LA VILLE 363

romaines s'explique par l : la vie sociale est fonde,


d'abord, sur des rapports personnels. Chaque individu
existe par rapport sa famille, ses allis, ses amis,
et aussi par rapport ses ennemis ; il y a des alliances
traditionnelles et des inimitis qui ne le sont pas moins.
Les principes politiques comptent moins, au total, que
les liens d'homme homme. Nous avons vu que la vie
de la cit reposait, au moins autant que sur les lois, sur
ces relations rgies par la coutume.
Les textes littraires nous ont conserv le souvenir de
ces conversations entre amis qui s'engageaient tout pro-
pos. Parfois c'tait, au cours d'une fte, quelques sna-
teurs qui se rencontraient l'cart de la foule et agitaient
une question importante. Varron introduir de la sorte les
trois livres de son trait Sur /'Agriculture. Tandis que le
peuple assiste aux crmonies, quelques grands seigneurs
paysans sont l, dans le temple de Tellus (la Terre) pen-
dant la fte des Semailles, ou bien dans la Villa publica,
au Champ de Mars, un jour d'lection. Ils parlent lente-
ment, racontent, analysent avec un enttement et une
subrilit de villageois. Pour eux, Rome est toujours le gros
bourg, la Ville o l'on vient pour traiter ses affaires, celles
du domaine, celles de la patrie, mais aussi pour le plaisir
de parler. D'autres dialogues littraires, dont nous ne
connaissons plus que le prtexte et le cadre, mettaient en
scne des snateurs rentrant chez eux, une fois la sance
de la Curie termine, et continuant loisir les discussions
qui viennent de se drouler. Il est significatif que les
auteurs latins aient repris avec prdilection le genre grec
du dialogue, mais en le transformant; au lieu de la pure
dialectique platonicienne, ils ont voulu recrer - au prix
de quelque lourdeur parfois et d'artifice - l'atmosphre
des conversations relles qui occupaient tant d'heures de
364 ROME FAMILIRE

la vie romaine. Les flneries du Forum taient si essen-


tielles que Caton lui-mme, nous l'avons vu, s'tait rsi-
gn introduire une nouveaut venue de Grce, la
premire basilique, o les bavards taient protgs du
soleil et de la pluie.
On imagine que les grands personnages ne formaient
pas seuls les groupes discourant au Forum. Les petites
gens aussi taient avides de paroles, mme si ce qu'ils
disaient importait moins aux affaires du monde. Et, bien
souvent, ce qui les passionnait n'tait pas l'un des grands
problmes de l'heure, mais tout simplement, comme de
nos jours les villageois de Provence sous les platanes, le
droulement dramatique de quelque jeu. Nous connais-
sons ces jeux du menu peuple; il en reste, grav sur les
dalles du Forum, le souvenir tangible. Ces jeux se
jouaient sur des marelles gomtriques traces mme le
sol. On les trouve Rome sur le dallage de la basilique
Julia, sur les gradins menant au temple de Vnus et de
Rome, au Camp des Prtoriens, et aussi bien loin de
Rome Timgad, en Afrique, et Jrusalem, dans la rsi-
dence des gouverneurs romains. Ils servaient jouer aux
osselets, aux ds (bien que ce jeu ft officiellement inter-
dit, comme tous les jeux de hasard, mais Auguste lui-
mme ne se faisait pas faute d'y jouer jusque dans sa
litire), ou bien aux latroncules , sorte de jaquet dont
les pions figuraient des soldats. Tous ces graffiti nous sug-
grent les plaisirs du petit peuple, des joueurs accroupis
autour de leur damier, des spectateurs commentant les
coups tandis que passent et repassent gravement les sna-
teurs en toge et qu'autour de l'estrade du prteur, non
loin de l, retentissent les clats de voix, les invectives, les
supplications des plaideurs.
Depuis le milieu du Ile sicle, d'autres distractions
s'offraient aux oisifs du Forum. On avait vu venir
LES PLAISIRS DE LA VILLE 365

Rome, timidement d'abord, puis plus nombreux, des phi-


losophes grecs en qute de disciples. D'abord taient arri-
vs les picuriens. Ils prchaient que la vie humaine avait
pour fin ultime le plaisir, que chaque tre recherche avant
tout la satisfaction de sa propre nature. Les auditeurs ne
leur manqurent pas; leur parole accouraient les jeunes
gens, abandonnant les exercices du Champ de Mars. Mais
les magistrats s'murent. Les philosophes avaient beau
assurer que ce plaisir dont ils prchaient l'vangile n'tait
pas celui des sens, et qu'ils n'enseignaient point la
dbauche, mais l'abstinence, les snateurs ordonnrent au
prteur d'expulser ces impertinents. Pourtant, la jeunesse
avait pris got aux leons des philosophes.
Bien des snateurs eux-mmes ressentaient malgr eux
une vive attirance pour ces libres propos, et lorsqu'en 154
(ou 155) vinrent Rome trois philosophes, Carnade,
Diogne et Critolaos, plaider la cause d'Athnes, tout le
monde se pressa autour d'eux pour les entendre. Carn-
ade, des trois, tait le confrencier le plus brillant. Un
jour, il prit la parole publiquement et pronona l'loge
de la Justice - ce qui plut assez aux Romains qui se consi-
draient volontiers comme le peuple le plus juste du
monde. Carnade dmontra que la Justice tait la plus
noble et la plus utile de toutes les vertus, car dle seule
fondait les tats et les lois. Chacun applaudit. Mais le
lendemain, le mme Carnade reprit la parole sur le
mme sujet et dmontra le contraire de ce qu'il avait sou-
tenu la veille. Il soutint que la Justice, quelque excellente
qu'elle ft en elle-mme, tait en ralit une impossible
chimre, car, disait-il, si les Romains voulaient tre parfai-
tement justes, ils devraient restituer leurs conqutes. La
guerre n'est-elle pas une forme d'injustice ? Mais si les
Romains avaient la navet de renoncer leurs conqutes,
ne se conduiraient-ils pas comme des sots ? La Justice
366 ROME FAMILIRE

ne serait-elle donc qu'une forme de sottise? Et dans ces


conditions, comment en faire une vertu ? Carnade, en
soutenant ce paradoxe, transportait au Forum des pol-
miques d'cole familires aux Athniens habitus
l'entendre prendre partie le dogmatisme des stociens.
Mais on imagine le scandale que soulevrent Rome ces
propos inaccoutums et le dsarroi des snateurs, qui
prirent au pied de la lettre l'ironie de l'Acadmicien. On
se hta de rgler l'affaire officielle qui avait appel en
Italie les trois philosophes, et on les renvoya chez eux.
Lambassade de 155 demeura clbre dans la mmoire
des Romains ; les chos des deux confrences de Car-
nade ne s'teignirent pas de sitt, et les philosophes qui
vinrent Rome plus nombreux que jamais, malgr les
interdictions officielles, ne manqurent pas de disciples.
Le plus souvent, ils vivaient dans la familiarit des grands
dont ils devenaient peu peu les amis, et en certains cas
les directeurs de conscience. Tous n'taient pas des Grecs;
il y avait des Orientaux hellniss, et aussi des Italiens
convertis la pense grecque, comme ce Blossius de
Cumes, stocien, qui fut le conseiller le plus cout de
T. Gracchus et contribua beaucoup traduire dans les
faits l'idal d'humanit (philanthropia) prch par les
matres du Portique. Vers le mme temps, un autre pen-
seur stocien, Pantius, tait le compagnon de Scipion
milien, et son influence, rpandue largement parmi les
amis et les allis des Cornelii, rendit les ides stociennes
familires aux aristocrates romains. Ces philosophes don-
naient leur enseignement dans les maisons de leurs pro-
tecteurs, et aussi dans leurs villas de plaisance. Mais
comment pouvait-on interdire de prendre la parole en
public des hommes qui avaient pour rpondants les
snateurs et les magistrats les plus influents ? Pourtant
il arrivera encore, au dbut de l'Empire, et jusque sous
LES PLAISIRS DE LA VILLE 367

Domitien, que les philosophes soient expulss de Rome,


mais ces mesures seront prises moins contre des philo-
sophes authentiques que contre des prcheurs se rcla-
mant tantt du cynisme, pour convier leurs auditeurs
un total mpris des rgles les plus lmentaires de la vie
sociale, et tantt d'un mysticisme o les pratiques divina-
toires et magiques tenaient la plus grande place - ce qui
n'tait pas sans comporter de graves dangers pour la tran-
quillit publique. Ces rflexes lmentaires de dfense
contre un pril trs rel ont parfois frapp d'authentiques
penseurs; mais ils en taient quittes pour s'loigner un
moment de la Ville et se retirer dans la maison de quelque
ami. L'orage pass, ils revenaient.
Nous sommes assez bien renseigns sur les msaven-
tures des philosophes au temps de Nron et de Domitien
par la Vie d'Apollonios de Tjane, que nous a conte Philo-
strate. Aprs avoir parcouru tout l'Orient et une partie
des villes de Grce, Apollonios, qui se rclamait du no-
pythagorisme et prtendait, force d'ascse, tre parvenu
entrer en communication directe avec les dieux, conut
finalement le projet de se rendre Rome. Or, dit Philo-
strate, en ce temps-l Nron ne tolrait pas que l'on
ft philosophe ; les philosophes lui semblaient une race
indiscrte dissimulant des devins, et finalement le man-
teau de philosophe conduisit qui le portait devant les
juges, comme s'il tait le signe que l'on pratiquait la divi-
nation . Dj Musonius, un autre philosophe qu'il faut
peut-tre identifier avec le matre d'pictte, Musonius
Rufus, avait t jet en prison, et lorsque Apollonios
approcha par la voie Appienne, accompagn de trente-
quatre disciples venus avec lui d'Orient, il rencontra Phi-
lolaos de Cittium non loin d'Aricie. Ce Philolaos tait,
dit Philostrate, un habile orateur, mais il avait les perscu-
tions en horreur. Sans attendre d'tre expuls, il avait
368 ROME FAMILIRE

quitt Rome de lui-mme, et chaque fois qu'il rencontrait


un philosophe sur son chemin, il l'exhortait s'loigner
au plus vice. Le dialogue s'engagea au bord de la route
entre les deux hommes. Philolaos reprocha Apollonios
son imprudence : Tu tranes derrire toi un chur de
philosophes (et en fait tous les disciples d'Apollonios
taient reconnaissables comme tels, avec leurs manteaux
courts, leurs pieds nus, leurs cheveux flottanrs), et tu
viens, proie offerte la malveillance, sans savoir que les
officiers placs par Nron aux portes vous arrteront cous
avant mme que eu n'aies fait mine d'entrer! Apollonios
comprit que la terreur faisait draisonner Philolaos. Mais
il vit aussi le danger, et se tournant vers ses disciples,
rendit leur libert ceux qui souhaiteraient s'en retourner.
Sur les trente-quatre disciples il n'en resta bientt que
huit, et c'est en cet quipage qu'Apollonios pntra dans
la Ville. En fait, les gardes, aux portes, ne leur deman-
drent rien, et cout le monde se rendit l'auberge pour
dner, car c' taie le soir. Pendant le repas, voici que dans
la salle pntra un homme, visiblement ivre, qui se mit
chanter. Il tait pay par l'Empereur pour aller ainsi, de
caverne en caverne, chanter les mlodies composes par
Nron. Et quiconque l'coutait d'une oreille distraite ou
refusait de lui donner son obole se rendait coupable de
lse-majest. Apollonios comprit la manuvre et la
djoua en payant le chanteur. Cette aventure rappelle un
passage o pictte voque les agents provocateurs de la
police impriale qui venaient s'asseoir auprs des buveurs,
dans les cabarets, et leur disaient du mal de l'Empereur.
Malheur qui abondait dans leur sens : il taie aussitt
arrt et jet en prison. Apollonios, force de prudence,
vita les perscutions directes. Il fut interrog par le prfet
du prtoire, Tigellin, mais sans malveillance. O' ailleurs il
jouissait d'appuis srieux, notamment auprs de l'un des
LES PLAISIRS DE LA VILLE 369
consuls qui le rvrait et s'intressait sa pense. Aussi
put-il se faire entendre o bon lui sembla - plus heureux
et plus habile qu'un de ses confrres qui profita de l'inau-
guration des Bains de Nron pour dclamer contre le luxe
en gnral et contre l'usage des bains en particulier, qu'il
considrait comme un raffinement contraire l'ordre de
la nature, et que la police impriale loigna pour mettre
fin ses propos.
Plus tard, au temps de Domitien, Apollonios eut de
nouveaux dmls avec l'autorit. Cette fois ce fut plus
grave. Il fut appel Rome, arrt, traduit devant le tri-
bunal de !'Empereur. Il tait accus, entre autres griefs,
de pratiquer la magie. Gnitiative de l'affaire ne remontait
d'ailleurs pas Domitien mais un certain Euphrats,
philosophe de tendances stociennes, rival d'Apollonios
et qui poursuivait celui-ci de sa haine. Il le dnona
!'Empereur, assurant qu'il se livrait en Orient une pro-
pagande hostile au Prince. Celui-ci convoqua Apollonios
et lui donna l'occasion de se justifier. Il dsirait surtout
savoir dans quelle mesure Apollonios n'tait pas ml aux
complots de l'opposition; quant au reste, il estimait
leur juste valeur les querelles des philosophes et son atti-
tude parat avoir t peu prs celle du frre an de
Snque, Gallion, gouverneur d'Achae, lorsque les Juifs
orthodoxes traduisirent saint Paul son tribunal. Aussi
longtemps que l'ordre public n'tait pas troubl, mieux
valait ne pas se mler de ces choses.
Pendant le mme temps, et plus encore au dbut du
rgne de Trajan, Euphrats continuait frquenter les
maisons des notables romains et donner des confrences
publiques. Il fut fort admir de Pline le Jeune qui enga-
geait ses amis aller l'couter. Euphrats n'est que l'un
des innombrables sophistes autour desquels les auditeurs
370 ROME FAMILIRE

s'empressent. Il frquente, ainsi que ses pareils, les por-


tiques des nouveaux forums et partage avec les rhteurs
les applaudissements du public.
Les rhteurs taient apparus Rome peu prs vers le
mme temps que les philosophes et ils avaient t inclus
dans les mmes mesures d'expulsion, car on leur repro-
chait, comme aux philosophes, d'attirer eux la jeunesse
au dtriment de son entranement militaire. Mais, peu
peu, ils taient revenus. Les jeunes Romains, au dbut du
r sicle avant Jsus-Christ, allaient couter leurs leons
et se rendaient mme en Grce pour apprendre auprs
des plus clbres d'entre eux l'art de parler. Il tait diffi-
cile, dans ces conditions, de proscrire de Rome les matres
d'une science qui apparaissait de plus en plus comme
l'indispensable bagage de tout homme cultiv et, d'aprs
Cicron, de tout Romain digne de ce nom. Au dbut de
l'Empire, l'tude de la rhtorique tait le couronnement
normal de l'ducation. Aprs avoir appris les rudiments
auprs du grammairien (grammaticus), le jeune homme,
vers quinze ans, commenait aller chez le rhteur. L il
s'exerait composer des discours sur des sujets que lui
proposait son matre. Sur le mme sujet, tous les lves,
certains jours, se livraient une sorte de concours, chacun
rivalisant avec ses camarades en ingniosit pour trouver
des arguments nouveaux ou des mouvements particuli-
rement pathtiques. Et souvent, en de telles occasions, les
parents des lves, les personnages marquants, les orateurs
en vue taient invits assister au concours. Il arrivait
mme parfois que des hommes faits se missent sur les
rangs ou que les matres eux-mmes fissent une dmons-
tration de leur virtuosit.
Les rhteurs tenaient cole dans les exdres des forums
- au moins depuis le temps d'Hadrien. C'est l que l'on
venait couter les dclamations de leurs lves. Parfois, la
LES PLAISIRS DE LA VILLE 371

leon termine, le public se rpandait sous les portiques


et continuait de discuter les mrites de tel ou tel discours.
Au dbut des fragments conservs du Satiricon, nous
voyons ainsi le rhteur Agamemnon se livrer une vio-
lente improvisation tandis que les tudiants envahissent
le jardin et critiquent sans mnagement la dclamation
qu'ils viennent d'entendre. La vie intellectuelle n'est pas,
comme de nos jours, exile de la rue; elle est prsente
partout, sur la place publique, dans les salles ouvertes
tout venant, dans les conversations, et forme une part im-
portante des activits sociales.
ct des harangues des philosophes, des dclama-
tions des rhteurs et de leurs lves, il faut faire place en
effet aux lectures publiques (recitationes). La mode en fut
lance au temps d'Auguste par Asinius Pollion - le mme
qui dota Rome de sa premire bibliothque.
Les crivains prirent ds lors l'habitude de prsenter
leurs uvres en public au cours de sances pour lesquelles
on lanait des invitations spciales. Et, sous l'Empire,
rares taient les Romains cultivs qui ne nourrissaient pas
quelque ambition littraire : l'un composait des pomes,
pope ou tragdie, pome historique ou didactique,
l'autre des ouvrages historiques, des loges, des traits
de toute sorte. Tout cela tait prsent, nous dirions
aujourd'hui en premire audition . Lauteur sollicitait
la critique et c'tait une obligation de la politesse que de
lui prsenter des observations, mles beaucoup
d'loges. Les Empereurs eux-mmes ne ddaignaient pas
de figurer parmi le public, lorsqu'ils ne faisaient pas lire
leurs propres uvres comme le premier venu. Cet usage
ne fut pas sans exercer une profonde influence sur la vie
littraire. Les uvres furent de plus en plus penses en
fonction d'une lecture publique; les auteurs recherche-
ront des effets de confrencier, termineront chacun de
372 ROME FAMILIRE

leurs dveloppements par une sententia, une formule frap-


pante, qui rveille l'attention de l'auditeur et rsume ce
qui vient d'tre dit.
Il arrivait que les lectures publiques fussent organises
par des libraires entreprenants qui trouvaient ce moyen
pour faire connatre les nouveauts ou les rditions .
C'tait d'ailleurs un usage connu depuis longtemps en
Grce puisque Znon, le fondateur du stocisme, raconte
qu'il avait entendu lire Athnes, dans la boutique d'un
libraire, le second livre des Mmorables de Xnophon,
crit un sicle plus tt. Rome, les librairies comme les
salles de dclamation taient le rendez-vous des connais-
seurs, qui discutaient des problmes littraires : les jeunes
gens coutaient, les vieux clients proraient, parmi les
livres dont les rouleaux, soigneusement poncs, s' ali-
gnaient au-dessus d'eux. La porte de la boutique tait
couverte d'inscriptions annonant les ouvrages en vente ;
parfois, le premier vers du pome tait reproduit sous le
buste de l'auteur. La publicit s'talait sur les piliers voi-
sins. Ces boutiques de libraires taient situes, naturelle-
ment, au voisinage du Forum : sur le Forum lui-mme
au temps de Cicron, plus tard le long de l'Argilte ; aprs
la construction du Forum de la Paix, on en trouve au
voisinage des bibliothques de Vespasien ; les Sosii, les
plus grands libraires de Rome au temps d'Auguste (ils
furent, notamment, les diteurs d'Horace), taient ta-
blis prs de la statue de Vertumne, au dbouch du Vicus
Tuscus sur le Forum romain.
Tels taient, pour l'lite des Romains, les plaisirs que
leur offrait la Ville mesure que la culture se gnralisa.
Dans ce progrs et cette vulgarisation de la vie intellec-
tuelle, le rle des Grecs fut prpondrant. Les confren-
ciers des Forums impriaux taient les mmes qui se
faisaient entendre, d'autres moments de leur carrire,
LES PLAISIRS DE 1A VILLE 373

sur les agorai des grandes villes orientales. travers tout


l'Empire, c'tait un va-et-vient incessant d'intellectuels,
de professeurs qui transportaient les ides et les modes.
Mais ils trouvrent Rome des auditeurs particulire-
ment attentifs et, de trs bonne heure, des disciples qui
se rvlrent souvent dignes de leurs matres. Nous aurons
insister sur la trs relle originalit, par rapport la
paideia hellnique, de la culture romaine. Constatons ds
maintenant que !' urbanitas, Rome, tait insparable
d'un certain idal intellectuel et que les loisirs des citadins
- des plus clairs d'entre eux - n'taient pas consacrs
aux jouissances les plus grossires.

En Grce, les jeunes gens se formaient au gymnase et


leur culture intellectuelle venait complter l'ducation de
leur corps. Le gymnase n'avait pas pour but principal de
former les soldats de la cit : le sport, les exercices taient
une fin en soi, un art de la paix dont on attendait des
mes bien trempes, quilibres et nobles. On prparait,
avec les meilleurs sujets, des athltes dignes de figurer aux
Grands Jeux et appels contribuer ainsi puissamment
la gloire de leur cit.
Rome, au contraire, la gymnastique pure, l' athl-
tisme considr comme un art lui seul, furent long-
temps inconnus. Au Champ de Mars les jeunes gens
subissaient un entranement presque exclusivement mili-
taire : sauter, lancer le javelot, courir avec ou sans armes,
nager, s'endurcir au froid et la chaleur, jouter avec la
lance, monter cheval. Mais tout cela sans art, sans
aucun souci de perfection esthtique. Aussi, lorsqu'en
169 avant Jsus-Christ Paul-mile donna Amphipolis
des jeux gymniques, les soldats romains riy firent pas
brillante figure.
374 ROME FAMILIRE

Les premiers spectacles d'athltes avaient t introduits


Rome par Fulvius Nobilior (un snateur philhellne) en
186 avant Jsus-Christ. Mais les concurrents taient pour
la plupart des Grecs appels exprs pour la circonstance.
Le public romain semble n'y avoir pas pris grand plaisir.
Il prfrait les jeux traditionnels, surtout les spectacles de
gladiateurs et d'animaux. Pourtant, la fin de la Rpu-
blique, les exhibitions d'athltes se multiplient avec les
progrs de la vie grecque. Pompe ne crut pas devoir
se dispenser d'en faire figurer lors des grandes ftes qui
marqurent l'inauguration de son thtre, et Csar, en
46, leva tout exprs un stade provisoire au Champ de
Mars. Trop de Romains avaient parcouru les pays grecs,
vcu au cantonnement dans des villes d'Asie, pour ne pas
avoir acquis quelque connaissance de cet art, mme s'ils
jugeaient au fond d'eux-mmes que ce n'tait qu'amuse-
ment puril, indigne d'un homme libre. Si l'engouement
des foules grecques pour les triomphes athltiques leur
paraissait fort exagr, cet aspect de la gloire, pourtant, ne
pouvait manquer de les sduire. Les nombreuses statues
apportes dans la Ville la suite des conqutes avaient
fini par imposer les canons de beaut masculine dont
s'inspirait l'idal du gymnase. Et peu peu, ce monde
nouveau s'ouvrit eux.
Il y avait toujours eu, dans les villes latines, des lutteurs
de carrefour autour de qui s'assemblaient les badauds.
Auguste, nous dit Sutone, prenait grand plaisir de tels
spectacles et il lui arriva souvent de les opposer des
spcialistes grecs. Sans doute esprait-il donner aux
Romains le got de l'athltisme, qui tait fort vif en lui.
C'est lui que revient l'honneur d'avoir institu, pour
commmorer sa victoire d'Actium, des jeux clbrs tous
les quatre ans dans la ville de Nicopolis, qu'il avait fonde
prs d'Actium. Ce faisant, il entendait honorer Apollon,
LES PLAISIRS DE LA VILLE 375

son protecteur, mais il imitait aussi consciemment le rite


grec des Grands Jeux. Les jeux d'Actium figurrent ct
de ceux des quatre grands sanctuaires hellniques,
Olympie, Delphes, Corinthe et Nme. Et leur crmo-
nial fut reproduit Rome; il accompagna la ddicace du
temple d'Apollon Palatin. Il y eut, ct des combats de
gladiateurs, des courses de chars et des exhibitions d' ath-
ltes au Champ de Mars. Ces jeux d'Auguste ne surv-
curent gure son rgne, mais dsormais l'habitude tait
prise et l'athltisme avait droit de cit romaine.
Le triomphe des jeux grecs fut videmment le rgne
de Nron. Pourtant l'engouement pour l'athltisme est
antrieur l'institution d'un concours quinquennal
appel jeux Nroniens (Neronia) et la ddicace du gym-
nase du Champ de Mars, pour lequel l'Empereur, suivant
l'exemple des souverains hellnistiques, prvit une dota-
tion d'huile dont bnficiait quiconque s'y entranait,
ft-il snateur ou chevalier. Nous savons, par un trait de
Snque, le dialogue Sur la Brivet de la \le, qui date de
49 aprs Jsus-Christ, que les nobles romains se passion-
naient pour les champions d'athltisme, qu'ils les accom-
pagnaient au stade et la salle d'exercice, partageaient
leurs bats et suivaient la monte des nouveaux athltes
qu'ils honoraient de leur protection. Nron, en multi-
pliant les spectacles de ce genre, tait donc loin d'inno-
ver ; il ne faisait que suivre une mode dj bien tablie.
partir de son rgne, les jeux grecs allrent se multi-
pliant. Les clbres jeux Capitolins institus par Domi-
tien attirrent de grandes foules et continurent d'tre
clbrs au moins pendant tout le Ile et le me sicle de
notre re. Domitien (comme dj Nron) avait joint aux
concours d'athltes des comptitions purement littraires,
un prix d'loquence grecque, un prix d'loquence latine,
un autre de posie : cela nous prouve quel point l'idal
376 ROME FAMILIRE

de la paideia est alors accept dans sa totalit. Excellence


de lesprit et excellence du corps ne sont plus spares.
Domitien, pour ces concours, construisit un difice sp-
cial, un stade, au Champ de Mars : nous avons dit que
la forme de ce stade, aujourd'hui encore, est reconnais-
sable dans la place Navone, qui en occupe l'emplacement,
et ses substructions ont t dgages par des fouilles
rcentes. Trente mille spectateurs, peut-tre, y logeaient
l'aise, ce qui nous prouve, quoi qu'on en ait dit, la popu-
larit de ces spectacles. Sans doute quelques esprits tradi-
tionalistes trouvaient redire cette conscration de la
paideia grecque : !'opposition snatoriale ne perdit pas
une si belle occasion de protester contre cette infidlit
la tradition des anctres, mais Rome ne pouvait laisser
aux cits de l'Orient le monopole de ces concours d'athl-
tisme. Capitale du monde, elle se devait d'accueillir
toutes les formes de la gloire et de ne pas refuser, au nom
d'un conservatisme troit, un idal de beaut humaine
qui, dans le pass, avait inspir le classicisme grec. Aussi
bien, ce qui choquait la plupart des dtracteurs de I'athl-
tisme, c'tait qu'il avait dgnr de ses fins premires, et
au lieu de faonner harmonieusement le corps de ceux
qui s'y livraient, tendait produire des champions aux
muscles hypertrophis, propos desquels Snque
crivait:
Quelle occupation sotte, mon cher Lucilius, et bien
peu convenable un homme cultiv, que celle qui
consiste exercer ses muscles, se renforcer la nuque et
s'entraner les flancs. Une fois que tu seras parvenu
t'engraisser comme tu le souhaites, que tes muscles
auront grossi, tu n'atteindras jamais pourtant la force
ni au poids d'un buf gras ...
Mais de telles considrations n' empchaient pas maints
jeunes gens de prendre auprs des athltes en renom,
LES PLAISIRS DE LA VILLE 377

dont les oreilles crases disaient les glorieux combats, des


leons de gymnastique, et mme certains riches Romains
avaient chez eux, ct de leur mdecin, des spcialistes
qui les entranaient et allaient jusqu' rgler minutieuse-
ment les dtails de leur vie.

Les spectacles d'athltisme, imports de Grce, ne


charmrent jamais les foules romaines autant que les jeux
nationaux, car ils n'appartenaient pas comme ceux-ci la
tradition religieuse la plus profonde de la cit. Nous
avons rappel les principaux difices o se donnaient ces
jeux. Il convient maintenant d'voquer les spectacles
qu'ils comportaient et d'analyser, autant que cela est pos-
sible, leur signification pour la foule urbaine.
Les jeux romains, dans leur essence, sont des actes reli-
gieux. Ils reprsentent un rite ncessaire pour entretenir
les bons rapports souhaits entre la cit et ses dieux : ce
caractre primitif ne sera jamais oubli et, trs tard
encore, la coutume voulait que l'on assistt tte nue aux
combats de l'amphithtre ou aux courses du cirque,
comme on assistait aux sacrifices.
Les jeux les plus anciens furent les jeux Romains (Ludi
Romani), appels aussi Grands Jeux (Ludi Magni). Ils se
clbraient aux ides de septembre et duraient d'abord
quatre jours, avant de s'tendre sur seize jours pleins aprs
la mort de Csar. Ils commenaient par !'offrande solen-
nelle Jupiter d'un grand repas auquel participaient les
magistrats suprieurs et les prtres ; puis Jupiter lui-
mme, figur par le consul, ou le prteur, en costume
triomphal (toge brode tincelante de pourpre, couronne
de chne), se rendait en cortge depuis le Capitole
jusqu'au Cirque. Il tait accompagn de la cit entire,
range dans ses cadres civiques, les cavaliers en tte, puis
378 ROME FAMILIRE

les centuries de jeunes gens. Derrire eux venaient les


concurrents, entours de danseurs, de mimes, de tout un
carnaval burlesque o l'on retrouvait les sihouettes de
Silnes et de satyres, indcents et bariols. Ces danseurs
aux contorsions barbares, nous les connaissons bien : ils
figurent dj sur les peintures des tombes trusques, et
c'est sans aucun doute au monde trusque que les a
emprunts le rite romain, lorsque les Tarquins insti-
turent ces jeux. Une musique stridente de fltes, de tam-
bourins, de trompettes, rythmait la marche du cortge.
Aprs les danseurs, des porteurs s'avanaient ; sur leurs
paules, des brancards taient lourds d'objets prcieux
sortis pour la circonstance des trsors sacrs, de vases d'or,
de jarres pleines de parfums, tout ce que la cit possdait
de plus magnifique et de plus rare. Enfin arrivaient les
dieux : anciennement, ils taient figurs par des manne-
quins revtus des attributs de chaque divinit ; plus tard
- partir du ne sicle avant Jsus-Christ - on promena
les statues elles-mmes. Arriv au Cirque, le cortge
s'arrtait, les dieux taient installs sur le pulvinar, leur
couche sacre, surleve, d'o ils pouvaient jouir le mieux
du spectacle.
Tel tait le crmonial des Grands Jeux, et aussi celui
des jeux Plbiens, qui ne tardrent pas doubler les
premiers. Mais ces jeux n'taient pas les seuls du calen-
drier romain. chaque crise sous la Rpublique, plus tard
chaque avnement nouveau, d'autres venaient s'ajouter.
Aprs les grands dsastres de la seconde guerre punique,
ce furent les jeux Apolliniens (en 212), qui firent une
large place aux dmonstrations hippiques et aux volti-
geurs (desultores), probablement sous l'influence de
Tarente.
D'autres jeux taient lis des cultes agraires : jeux de
Crs, au mois d'avril, jeux de Flore, qui leur succdaient
LES PLAISIRS DE LA VILLE 379

et duraient jusqu'au 3 mai. Ils mlaient aux exhibitions


ordinaires des rites particuliers dont la signification ne
nous est pas toujours claire - pas plus qu'elle ne l'tait
aux Romains. Aux jeux de Crs, on lchait dans le cirque
des renards la queue desquels tait attache une torche
allume. Aux jeux de Flore, la coutume voulait que les
courtisanes de la Ville s'exhibent toutes nues dans des
danses lascives. Ce dernier rite est clair ; il s'agissait, au
renouveau de l'anne, de redonner aux forces de la fcon-
dit leur pleine vigueur, et l'on n'aurait pas os supprimer
ce spectacle quelque indcent qu'il ft, par crainte de
rendre l'anne strile.
En 204, lorsque les Romains, sur l'ordre des Livres
Sibyllins, transportrent dans leur ville la desse Cyble
qu'ils allrent chercher Pessinonte, en Phrygie, ils insti-
turent des jeux pour la nouvelle venue. Ce furent les
Ludi Megalenses, qui furent clbrs pour la premire fois
selon le rite habituel des jeux: romains. Mais ds 194, on
y intercala des reprsentations thtrales qui prirent de
plus en plus d'importance. Dj depuis 140, les Ludi
Magnien comportaient eux aussi, et mme, s'il faut en
croire Tite-Live, les premiers jeux scniques auraient t
introduits ds 364 avant Jsus-Christ au cours d'une
peste terrible, afin d'apaiser la colre des dieux. Ils taient
alors directement imits d'un rite trusque. Ce n'taient
encore que des pantomimes sans rcitant. La jeunesse
romaine se serait, son tour, exerce danser de la mme
faon, ajoutant la pantomime des paroles satiriques et
des chants. De cette union entre la posie populaire et la
r
danse sacre serait n un genre nouveau que on appela
satura et qui fut !'bauche du thtre. Mais le thtre
n'apparut vraiment qu'en 240, lorsque le Tarentin Livius
Andronicus imagina de faire servir la satura la mise en
scne d'une intrigue donne. Rome venait alors de
380 ROME FAMILIRE

vaincre une premire fois Carthage et avait impos sa


primaut non seulement en Italie continentale mais aussi
en Sicile et les cits grecques la regardaient avec quelque
respect. Les Pres, pour ne pas tre en reste, paraissent
avoir voulu moderniser leurs crmonies archaques et
c'est sans doute alors et l'occasion de la visite que le
roi de Syracuse, Hiron II, rendit aux Romains, qu'ils
demandrent Livius Andronicus de rformer les jeux en
s'inspirant de ceux des cits grecques.
A la vrit, ces premiers jeux scniques durent sembler
bien gauches aux spectateurs grecs qui eurent le privilge
d'y assister. Ils y trouvrent de vieux livrets dj uss dans
leur patrie : sujets de tragdie traits par Euripide, et bien
d'autres canevas traditionnels, le tout jou de faon
trange. Tandis qu'en Grce l'acteur tenait un 'rle de
bout en bout, figurant avec constance un personnage
travers toute la pice, voici qu' Rome certaines parties
d'un mme rle taient confies deux acteurs. I.:un se
chargeait de faire les gestes, l'autre psalmodiait le pome
au son d'une flte dont un musicien, plac sur la scne
mme, accompagnait la dclamation. Cette curieuse cou-
tume tait un vestige de la vieille pantomime sacre ; elle
subsista en vertu de cette tendance romaine qui acceptait
les innovations mais voulait qu'elles fussent prsentes
comme de simples modifications d'un pass que l'on
n'abandonnait pas tout fait.
Ds la fin du me sicle avant Jsus-Christ il n'y eut
plus gure de jeux sans reprsentations thtrales. Elles
alternaient avec les courses de chars, et cela explique
l'allongement des jeux qui tendirent occuper un
nombre de jours de plus en plus considrable. Cela eut
pour rsultat de provoquer la naissance d'un thtre latin
qui, en quelques gnrations de potes, produisit toute
une floraison d'uvres remarquables. C'est pendant les
LES PLAISIRS DE LA VILLE 381

jours les plus sombres de la seconde guerre punique que


Plaute composa presque tout son thtre. Il n'tait pas
alors le seul crire des comdies. Le Campanien Nae-
vius, son an, en fit jouer lui aussi un trs grand nombre.
Naevius et Plaute puisrent dans le rpenoire de la com-
die grecque nouvelle , dont les uvres dataient de
moins d'un sicle et continuaient tre joues dans les
villes grecques. Ces adaptations plaisaient, car elles met-
taient en scne des types humains qui, valables pour la
Grce hellnistique, ne l'taient pas moins dans la Rome
nouvelle, hellnise, ouverte tous les courants de la vie
mditerranenne. On y trouvait comme en Grce des
marchands enrichis, des courtisanes avides, des jeunes
gens dsireux de profiter de la fortune paternelle, des
esclaves fripons prts les y aider. Leurs aventures char-
maient le public populaire. Cette comdie, exempte
d'allusions politiques, au contraire de ce qu'avait t
l'ancienne comdie athnienne (celle d'Aristophane),
convenait merveilleusement Rome o les magistrats
n'auraient pas tolr la libert satirique permise au temps
de Pricls. On n'aurait pas accept non plus une pein-
ture de la vraie vie sociale contemporaine, celle des
familles romaines, qui tait cense chapper aux regards
indiscrets. Mais l'atmosphre purement grecque de cette
comdie, o les noms des personnages, le lieu suppos de
la scne, les allusions aux institutions et aux courumes
transportaient les spectateurs bien loin de Rome, servait
d'excuse aux plus grandes audaces. Le monde de la com-
die est alors en marge du monde rel, celui de la cit :
cela suffit pour que ne se pose pas le problme de sa
moralit. On rit, le public s'amuse (et, avec lui, les
dieux) : le rite des jeux a atteint son but.
Le hasard de la transmission des textes a fait que nous
connaissons infiniment mieux la comdie de ce temps
382 ROME FAMILIRE

que la tragdie. De celle-ci, nous ne possdons que de


misrables fragments et le souvenir de quelques titres. Ils
suffisent pourtant nous laisser entrevoir ce que les
Romains, au temps des guerres puniques, demandaient
la tragdie : les sujets sont grecs sans doute, mais ils sont
ordinairement choisis dans le cycle de la lgende
troyenne, o Rome se plaisait retrouver ses lointaines
origines. C'tait le souvenir de Troie, de l'pope hom-
rique, qui donnait ses lettres de noblesse la civilisation
qui tait en train de s'affirmer. Il est significatif que l'on
ait voulu vieillir Rome et ainsi l'intgrer dans l'histoire la
plus ancienne du monde mditerranen, celle du conflit
qui avait oppos Achens et Phrygiens et o la Grce
allait chercher le dbut de ses chroniques.
En mme temps, il existait plusieurs lgendes qui
avaient des prolongements italiens. Les colons de Grande-
Grce avaient voulu retrouver dans la terre o ils s'instal-
laient des souvenirs d'un temps plus ancien - soit que ce
ft l, comme on l'a cru longtemps, invention pure, soit,
comme cela parat le plus probable, qu'ils aient fait
revivre dans ces lgendes des faits historiques contempo-
rains de lointaines migrations d'est en ouest. Quoi qu'il
en soit, les cits d'Italie mridionale, celles du Latium
mme, taient intgres la mythologie hellnique et les
tragdies ne dpaysaient nullement les Romains ; elles
confirmaient au contraire en eux le sentiment d' apparte-
nir la communaut culturelle mditerranenne. Il y
avait d'ailleurs longtemps que l'art trusque et aussi la
littrature orale avaient familiaris tous les Italiens avec le
rpertoire mythique de la Grce. Tout cela explique le
plaisir que pouvait trouver le public un thtre que l'on
aurait pu croire typiquement hellnique et inexportable.
LES PLAISIRS DE LA VILLE 383

ct du rpertoire grec, comique et tragique, les pre-


miers potes latins essayrent de fonder un thtre pro-
prement national, en mettant en scne des personnages
romains. Ils inventrent la tragdie prtexte, ainsi
appele parce que les hros en taient des magistrats
romains, revtus de leur toge borde d'une bande de
pourpre (toga praetexta). Le sujet tait fourni par l'histoire
nationale, la prise d'une ville, un pisode clbre des
vieilles chroniques, qui se trouvaient ainsi gales aux
aventures des hros lgendaires. cet gard, le thtre
tragique contribua certainement renforcer le sens du
patriotisme, lui confrer une signification spirituelle :
devant une tragdie prtexte, les spectateurs commu-
niaient en un mme idal de grandeur et de gloire ; s'il
est vrai que les hros tragiques taient des demi-dieux
dans le thtre grec, les hros de la tragdie prtexte bn-
ficiaient de cette mme divinisation que leur avaient value
leurs exploits. Ce sentiment tait si rel que l'on vit, en
187 avant Jsus-Christ, un triomphateur romain lever
un temple Hercule Musagte (Hercules Musarum) : ainsi
le dieu triomphateur par excellence, celui qui sa vertu
avait ouvert le ciel, tait consacr comme compagnon des
divinits filles de Mmoire, matresses d'immortalit.

Le dveloppement du thtre, trs rapide partir du


ne sicle avant notre re, ne fut pas durable. Sans doute
y eut-il des potes pour composer des tragdies et des
comdies jusqu' la fin de la Rpublique, mais les repr-
sentations firent de moins en moins de part au texte et
se chargrent d'lments accessoires. La mise en scne
finit par prdominer. Par exemple, si le sujet appelait que
l'on reprsentt la prise de Troie, c'tait un prtexte
cortges sans fin. Les prisonniers enchans passaient et
384 ROME FAMILIRE

repassaient sur la scne ; on prsentait au public les d-


pouilles de la ville, des quantits incroyables d'or et
d'argent, de vases prcieux, de statues, d'toffes orientales,
de tapisseries, de broderies, tout un bric--brac dont la
valeur intrinsque frappait l'imagination d'un public peu
habitu encore aux richesses matridles. En mme temps
cette tendance au ralisme faisait que l'on s'efforait de
reprsenter au plus vrai les pisodes lgendaires, dans
toute leur horreur. Il n'tait pas rare qu'un condamn
mort prt la place de l'acteur au moment de la cata-
strophe. Le roi mythique Penche, par exemple, dchir
par les Bacchantes, tait rellement mis en pices sous les
yeux des spectateurs ; les murs de Troie embrass deve-
naient un incendie vritable ; Hercule sur son bcher
brlait rellement. Il n'tait jusqu' Pasipha qui ne ft
enferme dans la gnisse de bois, offerte au taureau que
l'on lichait sur la scne. N'accusons pas, de ces bizarreries
sauvages, une perversit ou une cruaut particulires la
plbe romaine. Apule nous a cont qu' Corinthe, en
plein pays hellne, des organisateurs de jeux avaient voulu
profiter de la merveilleuse intelligence de l'ne qu'tait
devenu le hros de son roman pour le faire s'unir publi-
quement, en plein thtre, une femme condamne
pour empoisonnements et divers forfaits abominables. La
criminelle, expose aux btes pour tre dchire, devait
commencer par tre viole, sous les yeux de tous, par un
ne.
Nous avons peine comprendre le plaisir que pou-
vaient procurer pareils spectacles. la rflexion, pourtant,
nous parvenons 1' expliquer : le thtre, univers enchant
(ce qu'il avait t ds ses origines, en Grce mme),
chappe toutes les rgles de la morale quotidienne ; il a
pour ambition et pour fonction de transporter les specta-
teurs en un monde o rien n'est impossible, o les lois
LES PLAISIRS DE LA VILLE 385

ordinaires de la nature ne s'appliquent plus. Aussi le


thtre romain a-t-il souvent tendu devenir une sorte
de ferie. L'univers merveilleux qu'il prsente ne doit rien
connatre d'impossible, il doit au contraire offrir profu-
sion richesse et miracle. Le peuple romain, qui se sait
tout-puissant, qui se sait le roi du monde, veut que pour
lui, dans ses jeux, le rve devienne ralit. Peu importe
que le rve soit cruel, indcent, magnifique, voluptueux
ou potique - il faut qu'il se ralise, et le public est prt
huer le magistrat trop peu ingnieux ou trop chiche
pour ne pas combler cette attente.
On comprend ds lors que le thtre ft entran hors
des voies de la littrature. ct de la comdie litt-
raire existait un genre populaire issu lui aussi, et sans
doute plus directement, de la pompa circensis originelle et
des divertissements rustiques : !'atellane, qui, originaire
de Campanie o il avait subi l'influence de la comdie
sicilienne, s'tait solidement implant Rome. On y
voyait voluer quatre personnages strotyps : Pappus le
vieillard, Dossenus le bossu sentencieux, Bucco le joufflu,
avide de nourriture, parasite insolent, et Maccus le niais.
Les thmes taient fort simples ; ils taient emprunts
la vie quotidienne; chacun des personnages tait mis
dans une situation donne, par exemple Dossenus deve-
nait matre d'cole ou devin, ou soldat, ou fermier, et
l'intervention de ses comparses donnait lieu des facties
burlesques. Genre essentiellement caricatural, !'atellane
sduisait par son caractre familier et ne reculait pas
devant l'obscnit. Souvent !'atellane servait de conclu-
sion aux jeux scniques. On le reprsentait en guise d' exo-
dos, comme une sorte de parodie des pices littraires qui
avaient occup la plus grande partie du spectacle.
Le mime, lui, tait plus ambitieux. Introduit sans
doute vers la fin du me sicle avant Jsus-Christ, il se
386 ROME FAMILIRE

maintint - comme d'ailleurs !'atellane - jusqu' la fin de


!'Antiquit. Il rpondait une tendance profonde du
public romain. Empruntant ses sujets aux thmes lgen-
daires, comme la tragdie et la comdie littraires, il ne
rpugnait pas non plus aux intrigues romanesques chres
aux potes comiques. Les aventures amoureuses y taient
fort gotes. Nous avons l'impression que, parfois, il se
bornait mettre en scne de simples fabliaux, l'histoire
d'un mari tromp, d'un amant dissimul dans une
armoire et dmnag hors de la maison de sa belle, tout
ce qui tait d'autre part popularis par les contes mil-
siens. Les mimes ne respectaient rien, ni les hommes ni
les dieux. Tertullien s'indigne de les voir traner sur les
trteaux des divinits dans des situations infamantes. Par
lui nous savons qu'il existait un mime o le dieu Anubis
tait reprsent coupable d'adultre, la Lune travestie en
homme (sans doute pour quelque aventure galante),
Diane punie du fouet ; un autre pote avait imagin la
mort de Jupiter et donnait officiellement lecture d'un tes-
tament burlesque. On y voyait aussi - ce qui fait songer
aux Oisea-ux d'Aristophane - simultanment trois Hercu-
les famliques dont on tournait en drision la gloutonne-
rie. Nous aurions peine comprendre que l'on ait pu
tolrer cet irrespect si nous ne nous souvenions que la
religion antique n'tait pas dpourvue d'un certain sens
de l'humour, aussi bien Rome qu'en Grce, et que les
jeux avaient primitivement pour ambition de faire rire les
dieux.
Dans le mime, le texte importait peu ; il n'tait pour-
tant pas absent, maints tmoignages nous l'apprennent,
mais le dialogue demeurait assez rudimentaire, se rdui-
sant ou bien des plaisanteries normes, ou des
maximes morales aisment accessibles. Lessentiel demeu-
rait la gesticulation, la danse, tout ce qui s'adressait aux
LES PLAISIRS DE LA VILLE 387

sens plutt qu' l'intelligence abstraite. Plus encore que


le thtre littraire, le mime tait le domaine par excel-
lence du merveilleux. Plutarque nous apprend par
exemple que, sous le rgne de Vespasien, on reprsenta
un mime o se voyait un chien qui tait cens prendre
un narcotique et que l'on avait dress simuler le som-
meil puis, graduellement, un veil savant. Tandis que
dans la comdie et la tragdie (ainsi que dans l'atellane)
les rles fminins taient jous par des hommes, dans le
mime ils taient tenus par des femmes, ce qui veillait
dans la populace des passions soudaines ; on exigeait que
l'actrice danst sans aucun voile, mais assez souvent les
pripties du rle suffisaient, par elles-mmes, combler
tous les souhaits du public.

C'est dans cette atmosphre de ferie et de ralisme,


de posie et de trivialit que se dvelopprent les jeux
romains. Mme les courses de chars ou les combats de
gladiateurs en sont imprgns : rien, au cirque, l'amphi-
thtre, au thtre, n'est simplement ce qu'il a l'air d'tre;
tout y tait aurol d'tranget et revtait une importance
sans rapport avec la simple ralit. La victoire de tel ou
tel cocher dans une course de chars prenait les propor-
tions d'une victoire nationale, et, pour les vaincus, d'une
catastrophe publique. Il est croire que le seul esprit
sportif ne suffit pas expliquer ces passions. Quatre fac-
tions, sous l'Empire, taient reprsentes : les Blancs, les
Bleus, les Verts et les Rouges. Et le public favorisait l'une
ou l'autre, plutt - ce qui et d tre le cas s'il s'tait agi
d'un engouement purement sportif - que tel ou tel
cocher. Ces factions demeuraient, mme lorsque chan-
geaient les conducteurs chargs de faire triompher leur
couleur. Et c'taient toujours les mmes fautores (nous
388 ROME FAMILIRE

dirions aujourd'hui supporters ) qui applaudissaient


chacune des quatre. On a fait observer rcemment que
cela ne peut gure avoir qu'une raison, c'est que chaque
couleur avait t adopte par une classe sociale qui l'avait
prise pour symbole et s'identifiait avec elle. On remarque
ainsi que Caligula, Nron, Domitien, Lucius Verus,
Commode et Elagabal, qui furent les plus dmocra-
tiques des Empereurs, favorisrent tous les Verts.
Lorsque Juvnal voque une course, il crit : Rome est
aujourd'hui tout entire assemble dans le Cirque, un
grand fracas vient frapper mes oreilles, et j'en conclus que
le succs favorise le Vert. Car s'il tait vaincu, l'on verrait
notre ville triste et abattue comme si les consuls avaient
t vaincus dans la poussire de Cannes. Ce qui
implique videmment que la masse populaire tait
dvoue la faction verte. Le Snat, au contraire, et l' aris-
tocratie traditionaliste s'identifiaient aux Bleus, et l'on vit
l'empereur Vitellius punir de mort des partisans des Verts
pour avoir mal parl des Bleus . Sous les apparences
d'une simple comptition sportive, c'taient des intrts
autrement graves qui se jouaient: les dieux n'accordaient-
ils pas la victoire qui bon leur semblait ? Et cette victoire
n'tait-elle pas la preuve que les dieux avaient voulu favo-
riser, en mme temps que les cochers et leurs attelages,
tous ceux qui s'taient volontairement identifis avec eux
et leur avaient confi leur sort ?
Le spectacle des courses a frapp l'imagination des
modernes qui se plaisent voquer les chars tirs par deux
ou quatre chevaux de front, les cochers debout, vtus
d'une tunique sans manches troitement ajuste leur
poitrine, coiffs d'un bonnet de cuir, le milieu du corps
entour par les rnes qu'ils ont assujetties leur ceinture.
Le cheval de gauche conduisait l'attelage, les autres sui-
vaient. Le char tait une simple caisse monte sur deux
LES PLAISIRS DE LA VILLE 389
roues, comme autrefois les chars de guerre; mais il tait
d'une grande lgret et seul le poids de l'homme lui
confrait quelque stabilit. Le moindre choc pouvait tre
fatal : grande vitesse, le char versait, les roues se bri-
saient, les rnes s'entremlaient, tandis que l'homme
n'avait d'autre ressource que de saisir, s'il le pouvait, le
couteau qu'il portait la ceinture et de couper les liens
de cuir qui l'attachaient son attelage. S'il n'y russissait
pas, son corps tait entran par les animaux et rebondis-
saic sur la piste, heurtant la spina ou les barrires ext-
rieures.
Au moment du dpart, les concurrents taient parqus
chacun dans une enceinte ferme par une barrire. Au-
dessus d'eux, le magistrat qui prsidait les jeux donnait le
signal d'un balcon, en lanant une toffe blanche. cet
instant, les barrires tombaient et les attelages s' lan-
aient, tous ensemble. Ils parcouraient sept fois le tour
du Cirque, soit une distance de quelque sept kilomtres
et demi. chaque tour, on dcrochait l'un des ufs
suspendus au-dessus de la spina. Lorsqu'ils avaient tous
t dcrochs, c'tait le moment le plus passionnant de
l'preuve. Les chars s'efforaient d'obtenir la meilleure
place l'intrieur du circuit et de frler la borne au plus
prs. Bien des espoirs s'effondraient lorsque la roue d'un
maladroit se brisait contre la pierre! La maladresse ou la
malchance d'un conducteur causait gnralement d'autres
malheurs, car les concurrents, incapables d'arrter l'lan
de leurs attelages, venaient se heurter au naufrag et pris-
saient avec lui. Ec dans la foule, maint partisan de la
faction adverse se rjouissait de voir le succs des prires
qu'il avait secrtement adresses aux dieux infernaux,
enfouissant dans quelque tombeau, pour tre plus certain
d'atteindre les divinits d'En-Bas, une lamelle de plomb
390 ROME FAMILIRE

o il avait inscrit les formules magiques dvouant aux


Enfers les cochers des autres couleurs.

Nous avons dit comment les combats de gladiateurs


furent introduits Rome aux jeux funbres de Junius
Brutus en 264 avant Jsus-Christ. Ce n'tait alors qu'un
rite funraire, mais bien vite les Romains y prirent got.
Tandis qu'aux jeux de 264 on ne produisit que trois
couples de gladiateurs, on en vit vingt-deux cinquante
ans plus tard, ceux d'Aemilius Lepidus. Lmulation
aidant, ce fut bientt par centaines que les gladiateurs
s'affrontrent sur l'arne. Les grands seigneurs voulurent
avoir leurs troupes personnelles, qu'ils entretenaient sur
leurs domaines, loin de la Ville. Aussi, au temps de Csar,
fut-il ncessaire de limiter, pas snatus-consulte, le
nombre de gladiateurs possds par un mme particulier.
On voulait viter la formation de bandes armes, entire-
ment dvoues leur matre et prtes tous les coups de
main. Dj la guerre de Spartacus avait montr la gravit
du pril, puisque ce furent des gladiateurs vads d'une
cole de Capoue qui formrent le premier noyau de la
rbellion. Les principaux meneurs des guerres civiles,
Milon et Clodius, l'un du ct du Snat, l'autre du ct
des populares, ne se firent pas faute d'employer des gladia-
teurs qui leur servaient de gardes du corps et aussi de
bravi. Mais il existait aussi des entrepreneurs profession-
nels de spectacles qui entretenaient des bandes de gladia-
teurs pour les louer - parfois fort cher - aux magistrats
qui avaient mission de donner des jeux. Sous l'Empire, il
exista des gladiateurs impriaux. Ils appartenaient la
maison du Prince au mme titre que le reste de ses gens
et servaient orner les jeux donns par l'Empereur lui-
mme.
LES PLAISIRS DE LA VILLE 391

Tous les combattants de l'arne n'taient pas des gla-


diateurs professionnels. On utilisait souvent des condam-
ns mort qui taient opposs, presque sans armes, des
adversaires arms ou des btes fauves. C'tait l une
forme d'excution qui demeura pratique longtemps,
mais on n'exposait aux btes que les esclaves et les
hommes libres qui ne possdaient pas le droit de cit
romaine. Certains condamns, choisis parmi les plus
jeunes et les plus vigoureux, au lieu d'tre simplement
conduits la mort, taient enrls dans une cole et sou-
mis un entranement qui en faisait des professionnels.
Ils avaient ainsi le moyen, sinon de se racheter par
leur courage, du moins celui d'chapper au supplice si,
aprs trois ans de cette vie, ils avaient eu l'habilet ou la
chance de survivre. Ils recevaient alors, comme tous les
autres gladiateurs retraits, la baguette sans fer qui les
affranchissait.
ct des condamns de droit commun paraissaient
souvent aussi dans l'arne des prisonniers de guerre : sous
le rgne de Claude, le massacre des prisonniers bretons,
en 47, demeura clbre. On sait galement, par le tmoi-
gnage de Josphe, que Titus se dbarrassa des prisonniers
juifs au cours de plusieurs spectacles: Brytus, Csare
de Palestine et dans plusieurs villes de Syrie. Cet usage se
perptua travers tout l'Empire, puisque nous voyons
Constantin traiter de la mme faon les Bructres
vaincus.
Mais le peuple ne prenait pas grand plaisir ces exhibi-
tions sanglantes. Il prfrait des combats plus savants, o
les adversaires taient galement entrans et possdaient
la science des armes. Aussi les volontaires taient-ils
recherchs et devenir gladiateur tait une profession.
Quiconque avait le dsir de se faire gladiateur s' enga-
geait dans une famille appartenant un lanista. Il
392 ROME FAMILIRE

prtait celui qui allait devenir son matre un terrible


serment, acceptant par avance les pires traitements : se
laisser battre, brler, blesser, mettre mort selon le bon
plaisir du matre. Aprs quoi il tait affect une cole,
vritable caserne o il commenait son entranement,
sous la direction de moniteurs qui taient des vtrans de
la profession. Avec ses camarades, il tait group en classes
et s'exerait l'escrime contre un pieu (palus) - man-
nequin solidement fich en terre et figurant l'adversaire.
Une savante gradation de l'entranement distinguait plu-
sieurs classes : la plus haute tait celle que 1' on appelait
primus palus; le gladiateur qui tait parvenu jusque-l se
considrait dj comme un matre et en tirait gloire.
Dans ces casernes rgnait une terrible discipline. En
dehors des combats et des sances d'entranement, toutes
les armes taient soigneusement enfermes dans un local
sr (armamentarium) et les hommes n'avaient que rare-
ment la permission de sortir en ville. Les indisciplins
taient mis aux fers, fouetts, marqus au fer rouge. Mais
la mise en condition physique de ces hommes, qui
devaient fournir un effort considrable, le jour venu, tait
l'objet d'une attention de tous les instants. On s'appli-
quait les fort bien nourrir ; il existait des nourritures
spciales imagines par des mdecins, pour les maintenir
en bonne forme. Des mdecins aussi surveillaient leur
hygine, les massaient, rglaient leurs bains. Enfin, la
veille d'un combat o ils devaient paratre, les gladiateurs
avaient droit une libera cena, un dner particulirement
fastueux - qui, pour beaucoup, devait tre le dernier.
ce repas donn en public, les curieux venaient assister et
observer les combattants du lendemain. Ceux-ci faisaient
de leur mieux pour paratre insouciants, boire et manger
gaiement et, assurment, beaucoup taient heureux de
l'occasion enfin offerte de montrer leur bravoure.
LES PLAISIRS DE lA VILLE 393
Snque nous a conserv le mot d'un gladiateur clbre
qui, au temps de Tibre, alors que les jeux taient rares,
se plaignait de passer dans l'inaction les meilleures
annes de sa vie.
Il est certain que parmi les gladiateurs rgnaient un
trs haut degr le sentiment de l'honneur sous les armes
et le mpris de la mort. Peut-tre certains rflchissaient-
ils que l'intrpidit dont ils auraient fait preuve tait
encore leur meilleure sauvegarde auprs d'un public dont
la faveur n'allait qu'aux braves et qui, parfois, demandait
la grce d'un combattant malheureux s'il avait su se mon-
trer vaillant. Mais beaucoup n'avaient mme pas besoin
de ce calcul pour faire, tout simplement, le mtier qu'ils
avaient choisi. Ils se considraient comme des soldats :
leur vocation tait de tuer, ou de mourir. N'taient-ils pas
entretenus, pays - et souvent assez bien - pour cela ? Il
n'est pas tonnant que sous l'Empire on ait fait appel
plusieurs fois aux gladiateurs pour servir dans les armes.
Ils ne le cdaient alors en rien aux autres soldats : lis par
leur serment, ils savaient tre hroques, mme hors de
l'arne.
Les gladiateurs, sous l'Empire, ri taient plus consid-
rs seulement comme des condamns mort en sursis,
mais comme des athltes particulirement courageux,
puisqu'ils risquaient leur vie. Aussi n'tait-il pas rare de
voir des jeunes gens de bonne naissance descendre dans
l'arne en amateurs >>, et donner ainsi la preuve de leur
valeur. Commode mme alla jusqu' combattre publique-
ment : il le fit en nouvel Hercule , conformment
son ambition de prouver que sa virtus impriale n'tait
pas simplement une affirmation gratuite mais une ralit.
:Larmement et le costume des gladiateurs nous sont
assez bien connus, pour la priode impriale, par de nom-
breux monuments figurs. Des traditions avaient fini par
394 ROME FAMILIRE

se former, et l'on distinguait de nombreuses catgories de


combattants que l'on se plaisait opposer en couples, de
faon obtenir des effets dramatiques calculs. Il y avait,
par exemple, des hommes lgrement arms, qui ne por-
taient qu'un casque visire, un bouclier et une pe. On
les appelait poursuivants (secutores) et leur lgret
attaquer et rompre tait fort gote. D'autres combat-
tants rapides taient les rtiaires (retiarit). Ils taient dots
d'un filet plomb semblable celui des pcheurs, et d'une
fourche gnralement trois dents, parfois davantage,
comme celle des pcheurs de thon. Ils taient presque
nus, l'exception d'une courte tunique, d'un large cein-
turon de cuir et d'un brassard protgeant leur bras
gauche.
Les gladiateurs lourdement arms comprenaient plu-
sieurs varits. Les plus frquemment prsents taient
les mirmillons, les Samnites, les Gaulois, les Thraces. Ils
portaient tous casque, cuirasse et bouclier, et, comme
armes offensives, taient munis d'une pe et d'un poi-
gnard. La forme du bouclier, celle de l'pe, variaient.
Les Samnites, par exemple, se dissimulaient derrire un
bouclier trs long et concave, leur pe tait courte. Les
Thraces, eux, se contentaient d'un bouclier petit et rond;
leur pe tait une sorte de cimeterre. Il existait aussi des
gladiateurs entirement bards de fer la manire des
chevaliers du Moyen ge, mais qui combattaient pied.
On ne pouvait en avoir raison qu'en les renversant et en
les poignardant par un dfaut de la cuirasse ou par les
ouvertures mnages pour les yeux.
On voit que ces types de combattants taient emprun-
ts aux diffrentes armes avec lesquelles s'taient mesurs
les Romains, et naturellement ils ont vari et se sont diff-
rencis mesure que s'accroissait l'exprience des lgions.
Nous avons la preuve de ce fait lorsque furent introduits
LES PLAISIRS DE LA VILLE 395

les essedarii, gladiateurs combattant sur un char attel de


chevaux. Cette innovation, due sans doute Csar, tait
une nouveaut rapporte de la campagne contre les Bre-
tons, dont les armes comportaient des units de ce type.
Csar voulut montrer ainsi au public romain quel genre
de combat ses troupes avaient d s'adapter. De plus, la
virtuosit des essedarii, habiles retenir leurs attelages
dans les plus fortes pentes, s'avancer en quilibre sur le
timon du char, sauter en plein galop sur le dos d'un
cheval, tout cela formait un spectacle de choix. Les cam-
pagnes menes en Bretagne sous Claude, Nron et plus
tard sous Domitien contriburent mettre les essedarii
la mode, et on rglait leurs volutions comme un carrou-
sel meurtrier, qui se droulait parfois au son d'une
musique d'orgue.
On n'opposait pas au hasard ces diffrents gladiateurs.
Par exemple, jamais un rtiaire ne combattait un autre
rtiaire, mais toujours un secutor, un Thrace ou un mir-
millon. Les essdaires combattaient les uns contre les
autres. Ces prcautions tendaient assurer aux deux com-
battants des chances peu prs gales. Il existait chez les
connaisseurs toute une casuistique des combats, et l'on
discutait longuement lorsque quelque magistrat avait
annonc qu'il allait donner des jeux, pour savoir qui tel
ou tel champion devait tre oppos.
La conscience des modernes s'est souvent - et juste
titre - scandalise du got tmoign par les Romains
pour ces jeux sanglants. Mais il serait injuste de le dnon-
cer comme une tare particulire aux Latins de Rome.
Nous avons dit que les combats de gladiateurs sont d'ori-
gine trangre et qu'ils apparurent relativement tard
Rome mme. certains gards, ils sont une survivance
archaque de rites italiques, et leur caractre religieux est
indniable. Les meilleurs des Romains riy prenaient gure
396 ROME FAMILIRE

plaisir. Le public tait form surcout par la plbe urbaine,


o se pressaient des hommes venus de tous les pays de la
Mditerrane. La grande faveur des combats de gladia-
teurs dace prcisment de lpoque o la plbe avait cess
d'tre proprement romaine - et l'on ne s'tonnera pas de
constater que les villes d'Orient n'avaient rien envier
Rome ni pour le nombre, ni pour la cruaut de ces spec-
tacles. Il est permis de dplorer ce qui est une tare de la
civilisation antique tout entire, une concession dplo-
rable au got universel des masses populaires pour la
cruaut - il serait illogique de fermer les yeux sur ce que
d'autres poques ont pu tolrer, et qui tmoigne d'un
pareil mpris pour la vie humaine. N'oublions pas enfin
que, sur l'arne, ces combattants n'apparaissaient, des gra-
dins, que comme des silhouettes diminues par la dis-
tance, leurs gestes d'attaque et de dfense comme les
pripties d'un drame sportif plutt que comme l'agonie
d'tres humains.
la manire des jeux scniques, les spectacles de
l'amphithtre taient domins par le dsir du mer-
veilleux, de l'indit, la qute de l'impossible. Quelques
tmoignages pars nous font connatre de curieuses tenta-
tives d'exotisme, par exemple la mention de ces gladiatores
laquearii, qui taient arms d'une sorte de lasso et qui
abattaient de loin leurs adversaires en leur ceinturant les
jambes ou les bras. De mme que les rtiaires taient des
pcheurs de thon transports sur l'arne, de mme les
laquearii sont videmment des vaqueros transforms
en chasseurs d'hommes. Tout ce qu'il y avait au monde
de plus rare et de plus pittoresque devait tre prsent au
peuple sur l'arne. C'est sans aucun doute pour satisfaire
cette ambition que Csar imagina d'offrir aux Romains
le spectacle d'une bataille navale.
LES PLAISIRS DE LA VILLE 397
Lors de son triomphe en 46, le dictateur victorieux fit
creuser, au Champ de Mars, un lac artificiel o s'affron-
trent deux flottes que l'on baptisa, l'une tyrienne et
l'autre gyptienne. Les navires taient des vaisseaux de
combat, ils taient mus par des rameurs et monts par
des soldats qui se livrrent une bataille acharne.
Un spectacle semblable fut nouveau donn par
Auguste qui, en 2 avant Jsus-Christ, creusa exprs la
Naumachie du Transtvre et construisit, nous l'avons
rappel, un aqueduc spcial afin de l'alimenter. Cette fois,
les flottes furent celles des Perses et des Athniens : c'tait,
si l'on veut, une sorte de reconstitution de Salamine. Plus
tard, les amphithtres que l'on construisit furent amna-
gs pour tre transforms en naumachies. Les historiens
ont conserv le souvenir de la grande bataille navale qui
marqua l'inauguration des travaux d'asschement du lac
Fucin, sous Claude. Dix-neuf mille hommes furent enga-
gs dans l'affaire.
On voit que les combats de gladiateurs finissaient par
rejoindre les spectacles de mimes dans le ralisme et le
grandiose. Depuis le me sicle avant Jsus-Christ, une
autre sorte de merveilleux, celui des animaux exotiques,
tait d'ailleurs venu corser les jeux de l'amphithtre. Cela
commena par une exhibition d'lphants, quatre btes
de combat captures pendant la campagne contre Pyr-
rhus, pendant la bataille de Bnvent (275 av. J.-C.).
Vingt-quatre ans plus tard, en 251 avant Jsus-Christ, ce
furent les cent lphants capturs lors de la victoire de
Palerme sur les Carthaginois. Cela faisait partie de la
grande parade du butin de guerre, mais en mme temps
nous savons que pour frapper l'imagination, les organisa-
teurs des jeux firent accomplir ces animaux des volu-
tions sous la conduite de quelques esclaves munis de
btons.
398 ROME FAMILitRE

rAfrique une fois ouverte aux Romains, les animaux


curieux ne manqurent plus. Ds le dbut du Ier sicle
avant Jsus-Christ on montra au peuple une autruche.
Bientt ce furent des lopards, des lions. Les rois
numides, vassaux de Rome, fournissaient volontiers en
btes africaines les grands seigneurs romains qui les
unissaient des liens d'hospitalit, ou dont ils pensaient
qu'ils pouvaient leur rendre des services. Chaque triom-
phateur ramenait de sa province quelques spcimens de
la faune locale.
Ces animaux taient parfois simplement exposs la
curiosit de la foule : ainsi pour les serpents, les oiseaux
multicolores venus de l'Inde ou des confins de l'thiopie,
et parfois engags dans des combats. De mme que l'on
se plaisait opposer des gladiateurs pourvus d'armes dif-
frentes, de mme on opposa des lions des lphants,
des lions des tigres ou des taureaux. Le plaisir que
l'on prenait ces luttes ingales tait fait de curiosit et
d'un sentiment plus subtil, la satisfaction de saisir sur le
vif la naissance de l'instinct et les ressources secrtes de la
nature. Martial, clbrant les spectacles donns par
Domitien pour inaugurer le Colise, admire l'lan sau-
vage et inattendu qui a emport un rhinocros apparem-
ment paisible, et lui a fait lancer en l'air, comme une
balle, un norme taureau. Les exhibitions d'animaux exo-
tiques succdaient d'autres, qui avaient eu autrefois
pour objet de prsenter en action des animaux indignes,
et surtout des ours que l'on faisait combattre, ou des tau-
reaux qui fournissaient de vritables corridas en face de
chasseurs habiles les exciter et se jouer de leur colre.
Cette tradition des joutes entre animaux et chasseurs
est bien antrieure aux jeux romains. Elle apparat dj
sur les peintures minoennes, et Platon a racont com-
ment, dans la mythique Atlantide, se clbrait dates
LES PLAISIRS DE LA VILLE 399

fixes le sacrifice mystique du taureau. Il est fort probable


que l'intervention des spectacles d'animaux dans les jeux
romains se rattache des rites de cette sorte, dont la
signification vritable s'tait aux trois quarts efface. On
n'oubliera pas, cependant, que la mise en scne des vena-
tiones utilisait trs largement les thmes mythologiques
o survivait confusment le souvenir d'une zooltrie pri-
mitive. Le cycle d'Hracls, si riche en pisodes cyng-
tiques, contribua beaucoup maintenir une valeur sacre
de tels spectacles. On se souviendra que l'empereur
Commode, de mme qu'il voulut tre gladiateur sur
l'arne, y descendit galement comme chasseur et prouva
ainsi sa virtus divine. Imagination et sens du sacr inter-
vinrent de la sorte pour confrer aux tueries d'animaux
une dignit que nous avons peine leur attacher de nos
jours. Le got de tels spectacles rpond une tendance
trs profonde de l'me romaine : le dsir de retrouver,
dans leur puret originelle, les formes primordiales de la
nature et de communier avec elles en une sorte de bap-
tme sanglant, de sacrifice collectif dans lequel la foule
s'unit au bestiaire.

Les jours o lon donnait des jeux taient alls se mul-


tipliant au cours des sicles, en mme temps que les pro-
grammes se surchargeaient d'inventions nouvelles.
Pourtant, c'tait l un plaisir relativement exceptionnel.
Ces jours-l, toute la vie urbaine s'arrtait et le peuple
entier s'entassait au thtre ou au cirque. Les autres jours,
cependant, ne croyons pas que la ville ft aussi laborieuse
que peut l'tre une cit moderne. La vie romaine savait
faire au loisir, au plaisir quotidien, une place beaucoup
plus large que notre vie moderne. On se levait tt, sans
doute, et la matine tait occupe aux devoirs du Forum,
400 ROME FAMILIRE

de la politique ou des affaires, mais le soleil n'tait pas


encore prs de descendre sur l'horizon que dj le travail
s'arrtait et que commenait la soire. Vers trois heures
en hiver, quatre en t, le Forum se vidait, on fermait les
portes des basiliques (parfois, il tait ncessaire de lcher
des chiens pour contraindre les attards s'en aller), les
tribunaux suspendaient !'audience et mme les bavards,
sous les portiques, se dirigeaient par petits groupes vers
les Thermes. Toutes les classes sociales respectaient ce
rite ; la fin de l'aprs-midi tait consacre par chacun
lui-mme. Horace nous montre mme de petites gens
profiter ainsi de leur loisir, par exemple un affranchi, qui,
le matin, vendait d'aussi pauvres que lui des hardes
d'occasion, s'asseyait l'ombre aprs s'tre fait raser par
un barbier en plein vent, et l, tout son aise, se faisait
les ongles longuement. l'aube suivante, on recommen-
cerait gagner sa vie. Jusque-l, on se contentait de vivre.
Les Thermes impriaux, multiplis au Ier sicle de notre
re, avaient mis le luxe des bains la porte de tous, et
l'on a crit que ces Thermes taient les villas de la plbe.
On y trouvait toutes sortes de plaisirs et de choses dlec-
tables. Les lettrs y avaient des bibliothques, les bavards
des portiques et des bosquets o rencontrer des amis. Sur
les terrasses, il tait possible de prendre des bains de soleil
que recommandaient les mdecins. Des aires dcouvertes
permettaient de jouer la balle : mme des gens fort
graves passaient des heures lancer de petites balles de
cuir, avec deux ou trois amis qui s'exeraient comme eux
et se prparaient ainsi prendre leur bain. Le bain lui-
mme tait une opration longue et complexe, laquelle
on se livrait en compagnie. Une fois que l'on s'tait
dvtu au vestiaire (apodyteriurn), ou l'on laissait - utile
prcaution contre les voleurs - son petit esclave garder
tunique, manteau et sandales, on pntrait dans une pice
LES PLAISIRS DE LA VILLE 401

tide (tepidarium) o le corps s'habituait la chaleur. Puis


on passait dans l'tuve (sudatorium) dont l'air surchauff
et sec provoquait une sudation abondante. On y demeu-
rait longtemps, tout en changeant mille propos avec ses
amis ou ceux que le hasard avait mis ct de vous. De
temps en temps on puisait, du creux de la main, un peu
d'eau dans une vasque et l'on s'aspergeait tout le corps,
pour provoquer une raction salutaire.
Aprs quoi, c'tait l'onction. Des baigneurs commen-
aient par nettoyer leur corps couvert de sueur et de
poussire l'aide d'une petite trille appele strigile, puis
un masseur, les mains enduites d'huile parfume, tra-
vaillait chaque muscle tandis que l'on s'abandonnait dans
un relchement total. Aprs quoi les plus courageux se
plongeaient dans la piscine froide, les autres se conten-
taient de l'eau tide d'une baignoire.
Le passage d'une salle l'autre demandait beaucoup de
temps. L'apptit venait et l'on achetait des vendeurs qui
circulaient de groupe en groupe toutes sortes de friandises
que l'on grignotait en attendant le dner. Une lettre de
Snque fort clbre voque l'atmosphre bruyante et ani-
me des Thermes :
Imagine, crit Snque, toutes les sortes de voix ...
Pendant que les sportifs s'exercent et travaillent aux hal-
tres, tandis qu'ils font tous leurs efforts, ou s'en donnent
l'air, j'entends des gmissements; chaque fois qu'ils
reprennent leur souffle, c'est un sifflement et une respira-
tion aigu. Lorsqu'il se rencontre un paresseux et
quelqu'un qui se contente d'une friction bon march,
j'entends le claquement de la main sur les paules, et
selon qu'elle frappe plat ou en creux, elle rend un son
diffrent. S'il survient par-dessus le march un joueur de
balle qui se met compter les coups, tout est fini ! Ajoute
cela le querelleur, et le voleur pris sur le fait, et l'homme
402 ROME FAMILIRE

qui se complat entendre sa voix pendant son bain.


Ajoute tout cela des gens qui sautent dans la piscine au
milieu d'un fracas d'eau clabousse. Mais tous ces
gens-l ont du moins une voix normale. Imagine mainte-
nant la voix aigu et aigre des pileurs ... qui poussent
tout d'un coup des cris, sans jamais se taire, sinon
lorsqu'ils pilent des aisselles et alors font crier les autres
leur place. Il y a encore les cris varis du ptissier, le
marchand de saucisses, le vendeur de petits pts et tous
les garons de taverne qui annoncent leur marchandise
avec une mlope caractristique.
Le bain fini, on allait dner. C'tait un des moments
de la journe que l'on consacrait l'amiti et il tait fort
habituel d'tre convi, lorsqu'on n'avait pas soi-mme
d'invits. Il en allait ainsi des gens les plus simples. Mais
naturellement les grands seigneurs s'offraient mutuelle-
ment des repas fastueux. Les Romains eux-mmes se sont
plu critiquer, en termes souvent trs violents, le luxe de
la table. Il semblerait, les entendre, que leurs contempo-
rains se soient ingnis dpenser des fortunes pour satis-
faire leur gourmandise ou leur fantaisie. En ralit,
lorsque nous examinons les tmoignages objectifs, nous
sommes frapps, surtout, de la frugalit gnrale par rap-
port laquelle les moindres recherches faisaient figure
d'extravagances. Les marchs urbains, tels que nous les
voyons de nos jours, auraient paru monstrueux aux
Romains qui se scandalisaient que l'on ost cultiver les
asperges pour amliorer les espces, au lieu de se conten-
ter des varits sauvages ! Pline l'Ancien condamne tout
le commerce des denres exotiques et aussi, dans une cer-
taine mesure, celui des poissons de mer provenant des
ctes lointaines. Sans doute, ds la Rpublique, le Snat
avait d imposer des lois somptuaires qui restreignaient
le luxe de la table, mais elles rentraient dans la politique
LES PLAISIRS DE LA VILLE 403

gnrale tendant maintenir les traditions d'austrit que


l'on considrait comme ncessaires pour sauvegarder la
puret des murs. Elles s'taient rvles sans grand
effet : comment aurait-on pu priver tout un peuple enri-
chi par ses conqutes des amnits donc les vaincus
connaissaient depuis longtemps l'usage? Il est significatif
que l'un des plus clbres gourmets de la Rpublique
finissante ait t Lucullus, qui avait fait campagne en Asie
contre Mithridate et avait pu apprcier la douceur de
vivre dans les villes orientales. Encore doit-on Lucullus
surcout l'acclimatation en Italie du cerisier - ce qui,
aujourd'hui, ne nous parat pas une innovation bien
condamnable. la fin du ne sicle avant Jsus-Christ, le
philosophe stocien Posidonius relevait comme un trait
caractristique des murs romaines la grande sobrit des
repas. Il y avait longtemps cette poque que les villes
hellnistiques d'Orient et de Grce propre avaient adopt
des cuisines compliques ! Celles-ci pntrrent Rome,
mais lentement et non sans de grandes rsistances.
Sous l'Empire, il existait un art de la cuisine dont nous
pouvons avoir quelque ide grce un livre qui nous est
parvenu sous le nom d'Apicius, un gourmet clbre.
Cette cuisine est trs riche en pices et en herbes, tantt
indignes, tantt importes d'Orient. On emploie volon-
tiers le poivre, soit en grains, soit pil au mortier, le
cumin, le fenouil, l'ail, le thym, loignon, la rue, le persil,
l'origan, le silphium (une ombellifre odorante originaire
de Cyrnaque et donc l'espce a sans douce aujourd'hui
disparu), et surtout le garum. Ce garum, qui encre dans
la plupart des prparations, est analogue au nuoc-mam
des Indochinois: c'est une macration sous le sel d'intes-
tins de poissons, principalement de thons et de maque-
reaux. Ce produit, de saveur trs forte, tait fabriqu un
404 ROME FAMILitRE

peu partout dans le bassin de la Mditerrane ; on esti-


mait tout spcialement celui qui provenait des pcheries
de Gads (Cadix). Il en existait de plusieurs qualits, les
unes trs coteuses, les autres bon march. On se servait
aussi de l'alec, rsidu restant dans les jarres une fois
exprim le garum liquide.
Voici, par exemple, la recette d'un canard, grue, per-
drix, tourterelle, palombe, pigeon ou autre oiseau :
Nettoyer et parer l'oiseau, le mettre dans une mar-
mite de terre ; ajouter eau, sel, aneth et faire rduire
jusqu' mi-cuisson. Alors que l'oiseau est encore ferme,
le retirer et le mettre dans une cocotte (caccabum) avec
huile et garum, ainsi qu'un bouquet d'origan et de
coriandre. La cuisson presque acheve, ajouter une petite
quantit de vin cuit pour donner couleur. Broyer poivre,
livche (ou ache des montagnes), cumin, coriandre, une
racine de silphium, de la rue, du vin doux, du miel, arro-
ser l'oiseau de son propre jus, complter par un filet de
vinaigre. Remettre cette sauce rduire dans la cocotte
pour la rchauffer, lier l'amidon et servir sur un plat
avec le jus.
Il existait des recettes beaucoup plus complexes, tel ce
porcelet de jardin que l'on commenait par vider par
la gueule, la manire d'une outre, et que l'on bourrait
de poulets farcis, de saucissons, de chair saucisse, de
grives, de becfigues, de dattes dnoyautes, d'oignons
fums, d'escargots et de toutes sortes d'herbes. Puis on le
recousait et on le faisait rtir au four. Aprs cuisson, on
fendait le dos et l'on imprgnait la chair d'une sauce faite
avec de la rue, du garum, du vin doux, du miel, de l'huile.
Ces recettes nous laissent imaginer une cuisine au got
fort, o s'unissaient les saveurs sucres et sales, dnatu-
rant le fumet propre chaque viande. L'art du cuisinier
LES PLAISIRS DE LA VILLE 405

consistait rendre mconnaissable l'aspect des nourri-


tures, par exemple donner un quartier de porc l'appa-
rence d'une volaille, des ttines de truies (on en tait
fort friand) celle d'un poisson. On recherchait particuli-
rement les oiseaux, que l'on faisait venir de loin : le faisan
import de la rgion du Pont-Euxin, la pintade venue de
Numidie, le flamant d'gypte ou d'Afrique, mais aussi le
gibier indigne : grives, perdrix, etc., et les volailles des
basses-cours italiennes, comme les poules, les oiseaux, les
canards, qui n'taient encore qu' demi domestiqus. Une
vieille loi avait - au temps de l'austrit antique - interdit
d'engraisser les poules ; les leveurs la tournaient en
engraissant les coqs. On faisait venir des oies de Gaule ;
leurs foies taient fort apprcis.
Macrobe nous a conserv le menu d'un repas officiel
offert des prtres au temps de Csar. En voici le dtail :
d'abord des coquillages de mer, hutres, moules, une grive
sur asperges, une poule bouillie, des marrons et une sauce
de moules et d'hutres. Ces mets taient consomms
titre de hors-d' uvre et accompagns de vin doux. Puis
venait le premier service avec d'autres coquillages, des
poissons de mer, des becfigues, des filets de sanglier, des
pts de volaille et de gibier. Le principal service compor-
tait des ttines de truie, une tte de porc, des ragots de
poisson, de canard, de livre, des volailles rties. Nous
ignorons malheureusement quel fut le dessert. Ces mets
taient, pour chaque service, offerts simultanment sur
un plateau chaque convive, qui choisissait selon son
got. Les dneurs taient allongs sur trois lits entourant
une table et disposs en fer cheval : c'tait le triclinium
- mais le nom dsignait aussi la salle manger tout
entire. Chaque lit tait de trois places, si bien que la
plupart des dners ne dpassaient gure neuf convives - le
406 ROME FAMILIRE

nombre des Muses. Autour des lits circulaient les ser-


veurs ; les esclaves personnels des invits taient prsents,
attentifs prvenir les dsirs de leur matre.
Le repas termin, on commenait boire. C'tait le
dbut de la comissatio, plus ou moins bruyante selon le
temprament et l'humeur des convives. Le sommelier
mlait l'avance du vin et de l'eau dans un cratre. Le
. vin pur ne se buvait gure : trs charg en alcool pour
pouvoir tre conserv (car la vinification demeurait trs
imparfaite), pais, ml mme parfois de diverses sub-
stances, il devait tre clairci. certains crus on ajoutait
de l'eau de mer, le plus souvent simplement de l'eau
tide. C'tait un roi du festin dsign par les convives
qui fixait la quantit de coupes que chacun devrait boire
et la force du vin. Si le roi tait paisible, tout se passait
bien, et l'on devisait tranquillement, on jouait aux ds,
aux osselets, on coutait des chanteurs ou des musiciens
ou des rcitants, on tegardait des jongleurs, des quili-
bristes. Mais si le roi ne savait pas retenir ses sujets
dans de justes limites, l'ivresse venait, et avec elle tous les
dsordres, jusqu'au moment o les invits regagnaient
leur logis, soutenus par leur esclave.
Habituellement, les femmes n'assistaient pas tout le
dner et il n'y avait, pour prendre place sur les lits de
table, parmi les hommes, que les courtisanes. Mres de
famille et enfants prenaient leur repas assis une table
particulire, dans la salle manger. Telle tait du moins
la tradition; mais il est certain que, dans l'aristocratie, les
femmes, au moins sous l'Empire, prirent l'habitude de
partager les banquets, lorsqu'elles n'en donnaient pas
elles-mmes.
Il serait vain d'insister sur les excs que nous rap-
portent les auteurs anciens. Ne jugeons pas de tous les
dners par celui de l'affranchi syrien Trimalchion, que
LES PLAISIRS DE LA VILLE 407
nous a dcrit Ptrone. N'en retenons qu'un trait particu-
lirement significatif : le dsir de tout transformer en
spectacle, de rgler le repas comme une pantomime qui
fait, par exemple, prsenter un sanglier par des matres
d'htel dguiss en chasseurs. Ce sont les jeux du thtre
transports jusque dans la salle manger, la mme
recherche de l'impossible ou du moins du merveilleux qui
nous a paru si caractristique de l'imagination romaine.

Si le tableau de Rome au temps des Rois et au dbut


de la Rpublique nous a montr une plbe misrable,
crase de dettes, si l'analyse des conditions conomiques
dans les campagnes rvle l'existence de travailleurs vivant
dans des conditions prcaires, pratiquement lis au sol
qu'ils cultivent pour le compte d'un matre lointain, on
s'aperoit au contraire que la population de la Ville, au
moins aprs la Rvolution d'Auguste, tait en somme trs
heureuse. [Empire tait n d'une raction contre l'oligar-
chie snatoriale; Csar s'tait d'abord appuy sur la plbe,
et malgr toutes ses avances au Snat, Auguste ne cessa
jamais de songer au bien-tre des petites gens. Les Julio-
Claudiens, considrant Rome comme leur protge, se
montraient gnreux envers elle : travaux publics, ravi-
taillement, spectacles, ils prenaient tout leur charge.
Certains d'entre eux, Nron surtout, furent trs aims du
peuple, et il serait vain d'expliquer ce sentiment, qui fut
durable, par une communion dans la bassesse. Plus tard,
on verra Trajan puis Hadrien et d'autres organiser une
vritable administration de la bienfaisance. Ce qui, dans
les villes provinciales, tait une sone de charit exerce
spontanment par les grandes familles au profit des
humbles devint, Rome, un service public. On recueillit
les orphelins, on dota les filles. Tout cela s'ajoutait aux
408 ROME FAMILIRE

distributions de vivres imposes par la tradition. Ne pen-


sons pas que ce ne fut l que calcul, que les Empereurs
espraient acheter, par des cadeaux, la soumission popu-
laire : autant vaudrait soutenir que tout rgime politique
soucieux d'viter au plus grand nombre le plus possible
de souffrances ne vise, ce faisant, qu' s'assurer des parti-
sans. Le principe des distributions de vivres aux indigents
avait t inspir aux Gracques par leur conseiller, le sto-
cien Blossius de Cumes - qui tait loin d'tre un politi-
cien dmagogue. Mais on trouvait juste et humain de
rpartir au moins une fraction des fruits de la conqute
entre les citoyens, fussent-ils des affranchis de frache
date.
Il n'est pas tonnant de constater que les citadins de
Rome furent plus heureux, mieux traits que les autres
populations de l'Empire : il en allait ainsi, quelque
degr, des habitants de toutes les villes, parce que c'tait
vers les villes qu' affiuait la richesse et qu'elle pouvait plus
aisment y refluer des possdants vers ceux qui n'avaient
rien. La socit antique, quoi qu'on en ait dit, tait soute-
nue par une vritable solidarit humaine - solidarit de
clan, lective sans doute mais relle, et dont l'idal lui
venait du temps o chaque cit, maintenue dans
d'troites limites, devait se dfendre force de cohsion
contre des attaques incessantes. De trs bonne heure, les
Romains levrent un autel la desse Concordia, qui
n'est autre que l'unanimit civique. Aussi serait-il fort
injuste d'appeler corruption dgradante la libralit, voire
la magnificence des princes l'gard de la plbe.
Pour toutes ces raisons, la vie la ville tait plus douce
qu'ailleurs; Rome, la plus riche de toutes les villes, tait
celle o la douceur de vivre se trouvait tout naturellement
la plus grande. Les grands talaient un faste parfois
incroyable - encore qu'il paraisse bien mesquin ct des
LES PlAISIRS DE LA VILLE 409

prodigalits que d'autres sicles ont pu connatre - mais


le reste du peuple faisait plus que d'en recueillir les
miettes, ou, pire encore, d'en acqurir quelque parcelle
au prix d'un travail crasant et sans merci. Les statues
apportes d'Orient, les marbres prcieux, les objets d'art
ornaient les portiques et les Thermes. Les tavernes de
Rome taient les mieux approvisionnes du monde, ses
boutiques les mieux fournies en toutes sortes de marchan-
dises, ses fontaines les plus nombreuses, leurs eaux les
plus fraiches et les plus pures. Dans cette foule, peut-tre
gte par ses marres, il y avait sans doute des esclaves
dont le sort n'tait certes pas enviable, mais beaucoup
d'entre eux ne tardaient pas tre affranchis; mme s'ils
demeuraient de condition servile, ils avaient leur part des
plaisirs de la Ville, des plaisirs leur mesure - ceux que
regrette, au fond du domaine de la Sabine, l'intendant
d'Horace. I.:accs aux plus hautes fonctions ne leur tait
pas interdit : sous Claude, sous Nron, sous Domitien,
et de plus en plus mesure que s'opre l'immense bras-
sage de la capitale, les affranchis jouent un rle impor-
tant. Juvnal se plaint que !'Oronte coule dans le
Tibre >, que les Orientaux viennent en foule la
conqute de Rome. Ils arrivaient esclaves, ou petits mar-
chands, et bientt ils avaient leur tour leurs clients.
Nous verrons l, nous, surcout la preuve que Rome tait
accueillante et savait faire une place aux vaincus de la
veille.
CHAPITRE X

Les grandes villes impriales

S'il est vrai qu'en dpit de toutes les nostalgies et de


tous les rves idyliques, la civilisation romaine demeure
nos yeux d'abord un phnomne urbain, on ne s'tonnera
pas de constater que, sous l'Empire, les villes, en Oc-
cident comme en Orient, connurent une prosprit sans
prcdent. Aussi bien, dans la pense des Romains, la
ralit fondamentale de la vie politique est la cit et leur
Empire (imperium) n'est pas autre chose, au point de vue
juridique, qu'une fdration de cits. Cette conception
s'explique par les conditions mmes de la conqute et elle
demeura fondamentale jusqu'aux derniers temps.
Lorsque Rome commena, dans le Latium, ses pre-
mires guerres contre ses voisins, elle se heurta des
tats-cits du mme type qu'elle. Son but, au cours de
ces guerres, n'tait nullement de les dtruire, mais seule-
ment de les rendre inoffensifs, de les transformer, d' enne-
mis potentiels, en amis et en allis. Fort rarement on
rencontre quelques exceptions, mais elles s'expliquent
toujours. Ainsi, la conqute d'Albe fut suivie par sa des-
truction ; sa population fut emmene Rome, ses mai-
sons dtruites. C'est que Rome ne pouvait laisser subsister
la vieille mtropole, centre de la confdration latine ; se
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 411

substituant elle, elle devait l'assimiler; c'est pour cette


raison qu'Albe cessa d'exister ou, plutt, qu'elle fut incor-
pore matriellement et spirituellement Rome, qui prit
sa place, assuma ses fonctions religieuses et clbra ses
cultes. Beaucoup plus tard, au milieu du ne sicle avant
Jsus-Christ, Scipion milien fut charg par le Snat de
dtruire Carthage, de la raser et de semer du sel sur son
emplacement. Parce que les Romains ne pouvaient
oublier que la seconde guerre punique avait eu comme
but avou l'annihilation de Rome, du nom romain,
et, comme Carthage donnait au Snat l'impression -
tort ou raison - de prparer une revanche, la seule solu-
tion consistait anantir une rivale anime d'une haine
inexpiable. Les Destins, apparemment, ne permettaient
pas la coexistence des deux cits.
Ces deux exemples mis part, tout se rglait d'ordi-
naire par un trait en forme qui mettait fin aux hostilits.
C'tait le foedus, dont nous avons dit qu'il tait le fonde-
ment lgal des rapports entre Rome et les cits sujettes.
Quel que ft son contenu, il avait comme rsultat de
garantir la survie de la cit conquise, et Rome considrait
comme l'un de ses devoirs primordiaux de porter secours,
en cas de pril, aux cits allies ou sujettes. Mais ne
croyons pas que les cits conquises fussent rduites
l'esclavage, ni mme qu'elles fussent administres par des
fonctionnaires romains. Le plus souvent - si l'on met
part, ici encore, quelques cas tout fait exceptionnels,
comme la prfecture de Capoue - la ville conquise conti-
nuait jouir d'une grande autonomie, elle lisait ses
magistrats, qui conservaient volontiers leur nom tradi-
tionnel (par exemple meddix en pays osque, et, plus tard,
en Gaule, on trouvera des vergobrets, notamment
Saintes), rendaient la justice, faisaient rgner l'ordre
public, graient les finances locales comme par le pass.
412 ROME FAMILIRE

Rome n'exerait qu'une sorte de tutelle et son action ne se


faisait sentir que dans des cas dtermins, lorsqu'il fallait
imposer des mesures d'intrt fdral, telles des rquisi-
tions de matires premires pour l'arme ou la marine,
de vivres pour la capitale, ou procder des leves de
contingents auxiliaires, ou encore interdire des pratiques
religieuses juges contraires l'ordre public. C'est ainsi
que les cits allies durent, en 189 avant Jsus-Christ,
supprimer sur leur territoire toute association de
Bacchants et que, plus tard, les Empereurs interdirent les
sacrifices humains en Gaule et en Afrique o les tradi-
tions locales tendaient les maintenir. Les autorits
romaines, c'est--dire, en pratique, le gouverneur et ses
agents, se rservaient, l'intrieur de chaque province, de
rgler les relations de cit cit, jugeant les querelles,
entendant les plaintes contre les magistrats locaux et, sur-
tout, garantissant les privilges commerciaux ou juri-
diques des citoyens romains. Carme n'intervenait gure,
lorsque, mme, il y avait une arme dans la province.
Sous l'Empire, seules les provinces impriales (l'Afrique
mise part : bien que province gouverne par un sna-
teur, elle comportait une lgion) taient dotes d'une gar-
nison. C'taient celles qui se trouvaient soit voisines des
frontires, soit insuffisamment pacifies. Ailleurs rgnait
une paix profonde et les gouverneurs se bornaient sur-
veiller la vie de la province, appuys sur le seul prestige
de Rome.
Les habitants de l'Empire avaient-ils le sentiment d'tre
romains? Ou bien se considraient-ils comme des
sujets, confins et retenus dans la servitude par la vio-
lence ? Il est impossible de donner cette question une
rponse simple et valable pour tous les temps et aussi
pour toutes les classes sociales. Un riche bourgeois de
Milet ou de Saintes se sentait certainement plus proche
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 413

d'un snateur romain qu'un paysan grec d'un cultivateur


italien. Mais il est sr aussi que Rome ne connut que peu
de rvoltes nationales. Dans la mesure o les provinciaux
accdaient - et ils y accdrent de plus en plus large-
ment - aux privilges juridiques des citoyens romains, ils
avaient le sentiment d'tre vraiment des Romains
avant d'tre des Gaulois ou des Numides. Le cadre de la
nation, qui nous semble si fondamental, existait peine,
ce n'tait le plus souvent qu'une notion vague, sans effi-
cace pratique.
Une fois matres de la Grce, les Romains eurent pour
premier soin de proclamer la libration des cits hellnes.
Les historiens modernes accusent volontiers d'hypocrisie
ces conqurants librateurs et soulignent que cette
prtendue libert tait en fait un esclavage puisque Rome
demeurait suzeraine et arbitre. Cependant, il faut bien
reconnatre que la conqute romaine restaura effective-
ment sinon la libert pleine et entire des cits, du moins
leur autonomie. Le rgime romain ne ressemblait en rien
celui qu'avaient instaur les souverains hellnistiques
successeurs d'Alexandre. Tandis que les rois de Mac-
doine avaient purement et simplement annex les
anciennes cits en les intgrant leur royaume, elles et
leur territoire, les Romains se bornrent les fdrer
l'Empire. Athnes, Sparte et cent autres retrouvrent leurs
lois.
La situation tait un peu diffrente dans des pays de
culture moins ancienne, o les cits n'existaient pas. L,
le trait de fdration tait conclu avec les autorits
locales, tantt des rois (et l'on eut alors des royaumes
amis dont le statut est analogue celui des cits allies},
tantt des oligarchies trop heureuses de l'appui de Rome
qui les protgeait contre les entreprises de la plbe. Et,
trs rapidement, ces peuples et ces royaumes allis se
414 ROME FAMILIRE

donnrent des villes qui les rapprochrent de la cit,


Tantt les rois indignes, dsireux de moderniser leur
royaume, prirent l'initiative de telles fondations. On vit,
par exemple, la Maurtanie, royaume de Juba, se couvrir
de centres urbains, dont le plus clbre est Volubilis.
Ailleurs, l'exemple fut donn par des fondations de colo-
nies romaines, c'est--dire des cits conues l'image de
Rome et peuples de citoyens que l'on installait sur les
terres conquises. La romanisation de l'Italie septentrio-
nale fut, de la sorte, activement poursuivie par Auguste,
qui fonda des colonies nouvelles, comme Suse, Turin et
Aquile, et se proccupa, en mme temps, de dvelopper
les villes existantes. La bourgeoisie italienne, sur qui repo-
sait principalement la prosprit de ces villes, fut encoura-
ge, son lite bientt appele siger au Snat. Et la
mme politique fut applique en Espagne, en Gaule, en
Bretagne. Il est trs remarquable que dans les grandes
villes d'Occident, la plupart fondes au temps mme de la
conqute, l'aristocratie locale se soit toujours considre
comme romaine. Nous voyons ainsi, ds le temps de
Tibre, les nobles gaulois abandonner leurs noms indi-
gnes pour adopter les tria nomina du citoyen romain.
Des Gaulois et des Espagnols deviennent rhteurs, potes
et vont exercer Rome des talents qui honorent leur
petite patrie. LEmpire romain n'a pas connu de problme
colonial. Son histoire compte trs peu de rbellions ins-
pires par le sentiment national, et elles chourent
toujours. Aussi est-ce en toute vrit qu'au milieu de
ne sicle aprs Jsus-Christ le rhteur Aelius Aristide,
louant Rome en un discours officiel, peut souligner que
l'Empite entier est un ensemble ordonn de cits libres,
intgres sous l'autorit du Prince. Les abus de pouvoir,
frquents au temps de la Rpublique, lorsque les gouver-
neurs n'taient soumis qu' un contrle peu efficace, ont
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 415

pratiquement disparu. D'autre part, les particularismes


locaux tendent s'effacer ; un mme idal, des concep-
tions identiques se rpandent partout, moins sous l'action
d'un pouvoir central fort que grce la multiplication de
ces images de Rome que sont les cits provinciales.
En Orient, o le rgime de la cit tait ancien, et,
bien des gards, ressemblait l'organisation de Rome
elle-mme, la vie municipale se dveloppa dans les cadres
traditionnels. Alexandrie, Antioche, Milet, phse conti-
nurent d'exercer en gypte et en Asie un rayonnement
d leur prosprit matrielle et aussi l'intense activit
intellectuelle dont elles taient le thtre. Les cits, quelle
que ft leur importance, possdaient un budget auto-
nome, aliment comme au temps de l'indpendance par
un systme de taxes directes et indirectes assez complexe
(location des installations commerciales, impt sur les
proprits, octroi, patentes, etc.). [Empereur n'interve-
nait (par l'intermdiaire du gouverneur) que lorsque les
finances locales se trouvaient en difficult. la fin de la
Rpublique, les villes hellnises taient charges de dettes
trs lourdes, par suite d'emprunts contracts auprs des
grands capitalistes romains. Elles avaient souvent vu leurs
revenus baisser au cours des nombreuses guerres qui
avaient dchir l'Orient mditerranen pendant les deux
premiers sicles avant Jsus-Christ. Mais Auguste s'tait
employ restaurer leurs finances, ce qui lui tait possible
puisque ses amis et lui-mme avaient fini par concentrer
entre leurs mains, la fin des guerres civiles, presque
toute la fortune mobilire et immobilire de l'aristocratie.
Une bonne partie de l'immense butin de guerre se trouva
ainsi investie pour renflouer des cits ruines. Nous
savons par exemple que plusieurs villes d'Asie, ravages
par diverses catastrophes, reurent d'importantes subven-
tions. Et avec le retour de la prosprit, l'aristocratie
416 ROME FAMILIRE

locale se trouva bientt en mesure de reprendre son rle


traditionnel et de subvenir aux principaux besoins de la
cit : construire ou restaurer les btiments publics, don-
ner des jeux, fournir gratuitement l'huile du gymnase,
pour l'entranement et l'ducation des phbes, payer les
matres, mais aussi, en cas de disette, acheter des quanti-
ts suffisantes de vivres pour viter la famine et, par
consquent, les meutes et les dsordres. Les inscriptions
nous font connatre maints exemples de ces gnrosits,
dont nous n'apprcierions pas exactement l'ampleur si
nous ne possdions que les sources littraires. Un Hrode
Atticus d'Athnes n'est exceptionnel que par l'immensit
de ses ressources, non par le rle qu'il assuma dans sa
patrie.
I.:origine de ces grandes fortunes doit tre cherche sur-
tout dans le dveloppement du commerce. Sans doute,
nous l'avons dj soulign, les grands bourgeois des villes
orientales sont des propritaires fonciers, et c'est pour eux
en grande partie que travaillent les gens des campagnes,
travailleurs libres et esclaves, mais le revenu des terres ne
suffisait pas produire les immenses richesses mobilires
dont nous constatons l'existence s'il n'tait complt par
celui du commerce. Les riches sont la tte de vastes
organisations commerciales qui assurent le trafic des pro-
vinces entre elles. I.:aristocratie provinciale - surtout en
Orient - ne connat pas les restrictions imposes par la
tradition romaine aux snateurs ; le commerce ne leur est
pas interdit. Si les snateurs romains parviennent tour-
ner la loi, grce des socits formes par leurs affranchis
et dont ils sont les propritaires occultes, les marchands
des villes impriales peuvent se livrer ouvertement leurs
activits.
Cune des plus importantes, essentielle la vie de
l'Empire, est le commerce du bl. Elle est exerce par des
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 417

armateurs-ngociants, groups en corporations puis-


santes. Leur principal client tait l'tat, mais ils tra-
vaillaient aussi pour le compte des villes provinciales. Il
existait des marchs locaux non moins rmunrateurs que
le march de la capitale. De plus, les mmes marchands
s'occupaient aussi d'autres denres qui intressaient moins
les services publics. Les matires premires de l'industrie
artisanale (peaux, cire, lin, chanvre et laine, poix et bois
d' uvre, etc.) circulaient grce eux et venaient alimen-
ter les ateliers urbains. Une fois les produits fabriqus,
d'autres marchands, ou bien les vendaient sur place dans
les boutiques des souks (ces rues des marchands, spciali-
ses chacune dans un commerce particulier taient de
rgle dans les villes romaines, aussi bien en Orient qu'en
Occident), ou bien les exportaient hors de la province.
Les produits agricoles secondaires (autres que le bl,
l'huile et le vin, qui rentraient dans les fournitures de
l'annone) taient eux aussi l'objet d'changes nombreux
et rmunrateurs. Nous avons cit les compagnies qui,
Gads, fabriquaient le garum ; il en existait d'autres en
Orient, sur les rives de la mer Noire ; outre le garum,
elles exportaient des poissons schs, diffrentes sortes de
caviar. Les marchands de Damas taient spcialiss dans
!'exportation des pruneaux et des fruits schs. En Syrie
et en Asie Mineure, la fabrication des toffes, les pcheries
de pourpre, les teintureries taient des sources de richesse
tout aussi importantes. Il s'y ajoutait, au moins pour la
Syrie, le transit des pices et de la soie. En ces temps
d'artisanat les fabrications taient hautement spcialises,
ce qui assurait certains monopoles pratiques telle ou
telle ville. Il y avait par exemple les toiles de Laodice, les
draps et les coussins de Damas, les soieries de Beyrouth
et de Tyr. La scurit enfin assure sur la mer, la pacifica-
tion de territoires immenses en Occident, tout cela
418 ROME FAMILIRE

ouvrait des dbouchs considrables au commerce orien-


tal, mme si l'Occident tendait de plus en plus crer
des industries rivales. Les produits orientaux continuaient
d'tre prfrs par la clientle la plus riche, et il y avait
place pour eux.
En Orient, l'gypte seule n'tait pas considre comme
forme par une juxtaposition de cits. Annexe l'Empire
. seulement aprs Actium, elle ne constitua pas une pro-
vince semblable aux autres, mais comme une proprit
personnelle du Prince, successeur des Ptolmes. La seule
cit d'gypte tait Alexandrie : cration d'Alexandre,
capitale des Ptolmes, elle comptait parmi les grandes
villes hellnises de la Mditerrane, mais tout le reste du
pays tait habit par une population indigne rpartie en
villages. L'urbanisation, caractristique de la civilisation
romaine, ne put y faire sentir ses effets. Toutes les activi-
ts vitales taient concentres entre les mains de quelques
grands fonctionnaires : commerants, entrepreneurs de
transports taient, direcrement ou indirectement, des
agents de l'tat. Aussi, l'exception d'Alexandrie, la vie
rait-elle dans l'ensemble du pays bien diffrente de ce
qu'elle tait dans les autres pays d'Orient. Paysans plongs
dans l'ignorance et la misre, les gyptiens, dvots leurs
divinits tranges, soumis leurs prtres, passaient auprs
du reste du monde romain pour des barbares. Juvnal,
dans sa quinzime Satire, a racont avec horreur com-
ment les habitants de deux villages gyptiens, Ombos et
Tentyra, s'taient livr bataille et comment les premiers
capturrent et dvorrent un Tentyrite. Sans doute, dit le
pote, les gens de Calagurris, en Espagne, ont eux aussi
mang de la chair humaine, mais ils taient assigs, affa-
ms et n'avaient plus d'autre ressource : c'tait le dernier
moyen pour la ville de se dfendre - et Juvnal l'excuse.
Les paysans d'gypte ne sont ses yeux qu'une canaille
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 419

barbare, sanguinaire, ignorant les sentiments qui font la


douceur humaine et qui ne peuvent se dvelopper que
dans les villes.
En Occident, les conditions, l'origine, taient trs
diffrentes ; cependant le tableau des provinces, sous les
Antonins, n'est pas trs loign de celui que prsentent
les provinces orientales. Trs rapidement les villes
regagnent leur retard. En Gaule, par exemple, il ne fallut
gure qu'une ou deux gnrations pour que la bourgeoisie
locale russt crer des ensembles urbains capables
d'abriter une nombreuse population et de servir de cadre
la vie municipale. Le plus souvent, l'emplacement de
l'ancien oppidum ne fut pas conserv : prcaution contre
d'ventuels soulvements sans doute, mais aussi volont
consciente de crer des conditions de vie nouvelles en
changeant le caractre de la cit. Il ne s'agit pas de main-
tenir une tradition mais d'en commencer une. La ville
gallo-romaine ne doit plus tre seulement un centre reli-
gieux et une forteresse d'accueil. Elle doit tre la rsidence
des notables et un centre de vie conomique et sociale.
Cela, il tait plus facile de l'obtenir dans un site de plaine
que sur les collines chres aux vieux oppida. Cette poli-
tique n'tait pas rcente : dj aprs sa reconqute par les
armes romaines, Capoue avait t transporte loin de
son site et une ville nouvelle construite pour installer le
reste de ses habitants. Elle fut applique peu prs syst-
matiquement en Gaule, o les capitales des nations
gauloises furent la plupart du temps refaites pour s'int-
grer dans le monde romain.
Certaines villes furent des crations artificielles. Ainsi
Lyon, Lugdunum (c'est--dire le mont Clair), occupa un
site presque entirement neuf. qui avait attir l'attention
420 ROME FAMILIRE

de Csar au cours de la campagne de 50 avant Jsus-


Christ contre les Helvtes. Conscient de son intrt stra-
tgique, Csar avait projet d'y fonder une ville, mais il
n'eut pas le temps de raliser cette intention. La fonda-
tion eut lieu en 43 (sans doute le 11 octobre) et l'honneur
en revint Munatius Plancus, qui administrait la Gaule
chevelue (celle que Csar avait conquise). Les premiers
habitants de la colonie furent des ngociants romains
chasss de Vienne, quelques annes auparavant, par les
Allobroges et qui avaient tabli un village au confluent
de la Sane et du Rhne ; Plancus y ajouta des vtrans
de Csar. Tel fut le noyau autour duquel vinrent s'agrger
des indignes. Peu peu Lyon grandit aux dpens de sa
voisine Vienne, l'ancienne capitale des Allobroges qui,
elle aussi, tait devenue une ville romaine. C'est au
confluent de la Sane et du Rhne que fut install le
culte fdral des Gaules, autour d'un autel consacr la
divinit de Rome et d'Auguste. Et c'est l que toutes les
cits gauloises vinrent, chaque anne, raffirmer leur
appartenance au monde romain.
Les cits provinciales d'Occident taient fondes
l'image de Rome. De mme que Rome tait ne autour
de son Forum, de mme, la rigueur, il suffit d'un forum
pour former une cit romaine. En fait, nous trouvons le
long des routes de nombreuses bourgades qui portent le
nom significatif de Forum. En Provence mme, Frjus,
en son dbut, ne fut qu'un Forum de Csar (Forum
Julium). Ces fondations commencrent par tre, semble-
r-il, des marchs o se rassemblaient les paysans du voisi-
nage, o s'changeaient les marchandises et o se rendait
la justice. Quelques marchands romains ou italiens y
fixaient leur rsidence ; ils se groupaient en un conventus,
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 421

association de citoyens romains, et se donnaient des insti-


tutions semblables celles de la mtropole : des magis-
trats pour administrer leur collge , des dcurions
formant un conseil, et des prtres. Peu peu, les notables
indignes taient admis participer cette vie publique.
Une nouvelle cit romaine tait ne.
Lorsque le terrain le permettait, on donnait la ville
un plan rationnel, gomtrique : le forum tait tabli au
centre, l'intersection de deux voies perpendiculaires
appeles cardo et decumanus maximus. La premire, le
cardo, tait oriente nord-sud, la seconde de l'ouest vers
l'est. Les autres rues taient traces de manire dessiner
un carroyage rgulier; le mur d'enceinte affectait la forme
d'un rectangle. Cette disposition, nous l'avons vu, tait
celle d'un camp militaire, mais il ne semble pas que ce
soit l'exemple de l'arme qui ait amen les fondateurs de
la ville l'adopter. Elle a ses origines, vraisemblablement,
dans l'urbanisme oriental qui donna naissance au systme
hippodamen et se rpandit en Italie la fois par l'inter-
mdiaire des trusques et l'exemple des colonies hell-
niques de Grande-Grce et de Sicile. Il est possible que
ce plan gomtrique, systmatis par Hippodamos de
Milet, se soit trouv en accord avec certaines pratiques
italiques, notamment l'orientation des villes selon les
points cardinaux - dans la mesure o chaque cit, chaque
assemble humaine place sous le regard des dieux doit
s'enfermer en un templum. On a longtemps admis sans
preuves suffisantes que l'orientation du decumanus et du
cardo, la prfrence pour une enceinte de plan carr
avaient leur origine dans la civilisation des terramares.
Mais des analyses plus exactes ont montr que les faits
sur lesquels repose cette thorie ne sont pas suffisamment
tablis. Il est beaucoup plus vraisemblable d'admettre
l'influence de la discipline augurale, essentiellement
422 ROME FAMILIRE

trusque, dans les rites de fondation, et, sur l'urbanisme


lui-mme, des exemples italiens fournis partir du
VIe sicle par les colonies grecques du Sud. Nous avons
surpris !'action de ceux-ci Rome mme dans l'volution
du Forum, ds le temps o fut fond le temple de Castor,
qui instaura un nouveau plan rgulateur.
Quoi qu'il en soit, le plan rectangulaire thorique ne
se retrouve que dans un petit nombre de villes romaines.
Le type le plus achev est Timgad, l'antique Thamugadi
fonde sous Trajan en 100 aprs Jsus-Christ pour assurer
la pacification de !'Aurs. Mais le plus souvent, la confi-
guration du terrain, la prexistence d'un tablissement
indigne imposaient des servitudes et empchaient de
construire une ville parfaitement rgulire. Assez souvent
aussi, la premire fondation, enferme dans ses murs rec-
tangulaires, ne tardait pas tre dborde par les progrs
de l'agglomration. Il se constituait alors des quartiers
extra muros qui chappaient aux rgles religieuses et se
dveloppaient en toute libert. Nous en trouvons un
exemple Ostie, o l'antique castrum a servi de noyau
la ville impriale sans que le rseau des artres nouvelles
se soit rigoureusement astreint prolonger le damier pri-
mitif.
Deux villes africaines particulirement typiques nous
permettent de saisir l'volution des cits provinciales.
Leptis Magna, cit de Tripolitaine, les fouilles ont rvl
l'existence d'un forum remontant au dbut de l'occupa-
tion romaine. ce forum primitif vine s'en ajouter un
second, au temps de Septime Svre : le forum svrien
servit de centre un nouveau quartier, comme une
seconde ville juxtapose la premire. Un phnomne
analogue se produisit Djemila (Cuicui), ville fonde par
Trajan en 97 aprs Jsus-Christ, l'intersection de la
route allant de Cirta (Constantine) Sitifis (Stif) et de
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 423

la route du Sud conduisant Lambse. Le site n'tait


pas entirement neuf; il tait occup dj par un bourg
numide, juch sur un peron triangulaire, au confluent
des deux valles. Les Romains se bornrent d'abord
transformer cet peron en forteresse ; le cardo fut trac
selon l'axe de cet peron et longea le forum. En raison
de l'troitesse relative du site, l'agglomration s'allongea
sans pouvoir se dvelopper beaucoup ni gauche ni
droite de cette rue principale. Mais la ville prospra trs
vite. Trois quarts de sicle aprs la fondation, les habitants
furent en mesure de construire un thtre, qu'ils instal-
lrent en dehors de l'enceinte ; puis vingt ans plus tard
ils contruisirent de grands thermes qui, par leurs dimen-
sions et la richesse de leur ornementation, rappellent ceux
des plus grandes villes d'Afrique. Autour du thtre et des
thermes poussrent des quartiers neufs qui reurent, sous
le rgne des Svres, un nouveau forum adoss au vieux
rempart et mi-chemin entre les deux monuments.
Enfin, la ville continuant de crotre, un quartier chrtien
s'installa au sud du quartier svrien, avec ses basiliques,
ses baptistres, son palais piscopal.
Il n'existait, on le voit, aucun cadre rigide de l'urba-
nisme provincial: Rome n'imposait nullement des formes
toutes faites ; toute latitude tait laisse aux architectes
locaux pour orner et dvelopper les cits. Sans doute cer-
tains difices sont-ils imits de ceux de la capitale :
thermes, thtres ou amphithtres, arcs de triomphe,
basiliques en annexe au forum, portiques, marchs cou-
verts, curies pour les runions du conseil municipal
- tout ce qui sert aux grandes fonctions de la vie sociale,
politique, commerciale, est conu d'aprs des modles
romains. Il est vrai aussi que le forum est ordinairement
domin par un Capitole, un temple associant les cultes
424 ROME FAMILIRE

de la triade capitoline Qupiter, Junon et Minerve) et sou-


vent difi sur une terrasse artificielle lorsque le site ne
comportait pas de surlvation naturelle ; c'est l aussi,
en bordure de la place publique, que l'on trouve les sanc-
tuaires levs en l'honneur de la divinit des Empereurs
rgnant - par exemple, Cuicul, un temple de Vnus
Mre (Venus Genitrix), protectrice des julii; Nmes la
Maison Carre, ddie aux deux Princes de la Jeunesse,
C. et L. Caesar ; Vienne un temple consacr Auguste
et Livie - mais dans tous ces monuments, rien qui soit
impos aux provinciaux. C'est aussi par un sentiment de
reconnaissance envers les Princes que l'on lve des autels
et des temples leur Majest protectrice ; c'est aussi parce
que les difices urbains de Rome apparaissent comme les
crations les plus belles et les plus prestigieuses de l'esprit
humain que l'on s'ingnie les reproduire. N'oublions
pas non plus que le modle ainsi propos aux provinciaux
de l'Occident devait beaucoup la tradition des villes
hellnistiques et que la conqute romaine, loin de provo-
quer une rupture dans l'volution de la civilisation
antique, l'avait fait mrir plus vite et contribuait sa
diffusion dans le monde entier. Il tait naturel que les
riches bourgeois des cits provinciales aient cur de
doter leur patrie de monuments susceptibles de l'galer
non seulement Rome mais aux grandes mtropoles de
l'Orient.
La romanisation des villes risquait de crer une certaine
uniformit. Pourtant il n'est pas impossible de dcouvrir
dans les ruines les traces de caractres locaux, faisant
qu'une ville africaine ne ressemblait pas tout fait une
ville gauloise, espagnole ou bretonne. C'est ainsi que sub-
sistrent des cultes anciens dont les sanctuaires, pour les
besoins du rite, conservaient des types architecturaux
trangers l'art et aux coutumes romaines. Dans l'est de
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 425

la province d'Afrique (l'actuelle Tunisie) on rencontre


ainsi des sanctuaires punico-romains consacrs Baal-
Saturne et Junon Caelestis (Tnit). Les premiers com-
portaient une vaste cour entoure de portiques o se
droulaient les processions et borde de chapelles. Le plus
souvent, les temples de cette sorte taient construits la
priphrie de la ville, tandis que les temples de type
romain taient groups autour du forum. Nous connais-
sons plusieurs exemples de cette disposition, notamment
Dougga en Tunisie, et Timgad.
De mme les villes gauloises possdaient certains types
architecturaux d'origine indigne : tels les temples cella
circulaire ou polygonale, entours ou non d'un pristyle,
comme la clbre tour de Vsone Prigueux, le temple
de Janus Autun ou celui de Sanxay (Vienne). Ce plan
singulier, inconnu en dehors du domaine celtique, rsulte
videmment de l'adaptation des formes architecturales
romaines aux exigences des cultes indignes.
Il n'est pas jusqu' la demeure prive qui n'ait prsent,
de province en province, des variations notables. Au pre-
mier abord on serait tent de rapprocher les maisons par-
ticulires de Djemila, ou celles de Volubilis, en
Maurtanie tingitane (Maroc), de la maison classique for-
me d'un atrium et d'un pristyle. On y trouve en effet
la cour centrale entoure de colonnes, comme dans la
maison italique. Mais tandis que celle-ci est caractrise
par son axialit, la maison africaine comporte essentielle-
ment un vestibule de dimensions restreintes, puis une
cour, vritable patio, sur laquelle donnent toutes les pices
d'habitation et de service. Beaucoup plus que la maison
pompienne, le modle parat avoir t la maison hell-
nistique telle qu'elle apparat Dlos au Ile sicle avant
Jsus-Christ. Mais mme s'il s'agit d'une cration locale
remontant l'architecture prive punique (dont nous ne
426 ROME FAMILIRE

savons peu prs rien), il n'en reste pas moins que nous
entrevoyons la postrit de ce type dans la maison arabe,
qui le perptua jusqu' nous.
l'autre extrmit de l'Empire, en Bretagne, la maison
prive n'est pas moins intressante. Elle y apparat comme
fort diffrente de la demeure mditerrannenne. On
s'aperoit que la maison, la diffrence de ce qui se passe
en Afrique et en Italie, ne remplit jamais un lot entier ;
elle est toujours entoure d'un vaste jardin extrieur sur
lequel elle donne par une sorte de vranda bordant un
hall divis par des cloisons. Dans les maisons les plus
vastes, il existe deux halls en querre, ou mme trois ailes
- disposition qui rappelle videmment les grandes villas
de plaisance du Haut-Empire en Italie. Il est probable
que ce type d'habitation est en ralit une maison rurale
transporte en ville et adapte, tant bien que mal, sa
destination nouvelle.
La densit des villes donne une ide assez exacte des
progrs de la romanisation en Occident : tandis que les
provinces de vieille date, comme la Narbonnaise, taient
riches en cits prospres, le nord de la Gaule, la frontire
rhnane, la Bretagne, comptaient surtout des villages ta-
blis autour des grandes proprits. Lorsque viendront les
invasions barbares, les villes s'entoureront de remparts et,
pour cela, sacrifieront une partie de leurs monuments et
mme de leur territoire : utilisant tous les matriaux dis-
ponibles, les habitants dtruiront les tombeaux, nom-
breux au bord des routes dans la banlieue, incorporeront
ple-mle marbres, pierres de taille, tambours de
colonnes, fragments de frise, et aussi de nombreuses
inscriptions qui devront souvent ce remploi d'tre
conserves jusqu' nos jours. Mais dans leur dsir d'aller
vite, ils traceront leurs murailles au plus juste et laisseront
l'extrieur des quartiers impossibles dfendre. La cit
LES GRANDES VILLES IMPRIALES 427

mdivale succcdera ainsi la ville romaine, mais tandis


que celle-ci s'talait largement, l'autre sera contrainte
l'intrieur d'une muraille trop troite; dans cet espace
mesur, les places publiques ne tarderont pas tre occu-
pes par des habitations, les habitants nicheront leurs
logis dans les arcs des thtres, les adosseront aux murs
des portiques, les rues se feront tortueuses, troites, et les
formes mmes de la vie sociale se transformeront : la
vieille civitas aura disparu, en mme temps que la libert
et la paix.
Conclusion

Il est malais de porter sur la civilisation romaine un


jugement simple; il ne l'est pas moins de la situer sa
juste place, entre l'hellnisme qui la prcda et le monde
mdival qui, en Orient et en Occident, vint aprs elle.
Rome fut-elle originale ? La question a t pose
bien des fois depuis le temps o Winckelmann et ses
disciples considraient que la civilisation romaine ne fut
jamais qu'un canton du monde grec, une province dsh-
rite de l'hellnisme, dpourvue de gnie et dont l'action,
tout bien considr, fut plus nfaste qu'utile.
Mais Winckelmann tait un historien de l'art ; ses
jugements lui taient dicts en vertu d'un idal de beaut
qui, en dernire analyse, remontait aux canons de l'art
grec classique. Le cercle vicieux est vident. Si l'on admet
comme un postulat que seule l'esthtique de Phidias, ou
celle de Lysippe, atteint la perfection, il est trop vident
qu'on ne considrera comme artistes dignes de ce nom
que Lysippe, Phidias ou ceux de leur cole. Mais sommes-
nous obligs de poser le problme en ces termes ?
Est-il d'abord si certain que la civilisation romaine fut,
dans tous les domaines, hritire de la civilisation
grecque ? Nous avons essay de montrer que, dans le
temps, Rome ne succda pas la Grce, mais que sa
civilisation se dveloppa paralllement l'hellnisme.
CONCLUSION 429

Rome tait fonde depuis deux sicles et demi lorsque


Athnes secoua le joug des Pisistratides. Le premier
temple de Jupiter Capitolin, celui des Tarquins, est ant-
rieur d'un demi-sicle au Parthnon. Lcole des maitres
de Vies s'panouit vers le temps o les Athniens
ddiaient sur l'Acropole les Korai au sourire fig, et les
sculpteurs attiques ont envers l'art ionien une dette qui
n'est pas moindre que celle des sculpteurs trusques et
romains. Peut-tre, dira-t-on, mais l'trurie n'est pas
Rome, et la Ville ne compta jamais que peu d'artistes.
I.:objection n'aurait quelque porte que si l'on voulait iso-
ler Rome de son empire . Il y eut un moment o Rome
absorba les forces vives de l'Italie entire ; qui pourrait
prtendre que Properce, parce qu'il naquit Assise, n'est
pas un pote romain?
Il est vrai cependant qu'aprs la floraison du VIe sicle
Rome resta loin derrire Athnes. Engage, au cours du
V" sicle, dans d'interminables luttes contre les monta-
gnards qui l'environnaient, elle n'eut pas de Prils, ni
de Phidias, ni de Socrate. Mais faut-il mesurer la gran-
deur d'une civilisation la prompte venue de ses artistes
et de ses philosophes ? Rome, plus tard, en sa maturit,
aura les uns et les autres. Entre-temps, elle accomplit une
uvre dont il serait vain de minimiser l'importance.
Rome russit o Athnes choua. Pricls avait voulu
construire un empire dont sa cit prendrait la tte. Mais
l'enthousiasme des allis d'Athnes, au sortir des guerres
mdiques, ne survcut pas aux mesures imprialistes qui
tentrent de transformer la confdration en empire. Au
contraire, l'branlement formidable de la seconde guerre
punique n'atteignit qu'une partie relativement faible de
l'empire que Rome avait su grouper autour d'elle. Les
allis d'Athnes se rvoltrent en pleine paix. Ceux de
430 LA CIVILISATION ROMAINE

Rome, en face d'Hannibal, respectrent leur trait et


ddaignrent les avances d'un librateur victorieux.
On dira peut-tre que cette stabilit des conqutes de
Rome, l'un des phnomnes les plus remarquables de sa
longue histoire, tient au moins en partie des causes
contingentes, au fait que l'Italie est un continent,
moins expos aux tentations du particularisme que les les
de !'ge, mais on n'oubliera pas non plus que sa configu-
ration gographique favorise un morcellement politique
qui, au cours des sicles, empcha maintes reprises
l'unit de se raliser. Or, le nom romain sut imposer cette
unit, en crant dans la pninsule une entit politique
solide et durable : le monde hellnistique avait eu ses
royaumes, mais ils s'taient constitus aux dpens des
cits, nivelant les tats existant l'intrieur d'une monar-
chie dont le seul lien tait la personne du prince. En Italie
et mme en Sicile, Tarente, Syracuse avaient tent de se
donner des empires, mais sans y russir. Rome cra son
empire parce qu'elle sut refuser la fois la monarchie et
la tyrannie, et fonda sa domination sur la participation
des vaincus une cit indfiniment largie, assez souple
pour accueillir les ennemis de la veille aussi bien que les
allis, pour mnager leur autonomie et ne jamais les sub-
ordonner l'autorit d'un souverain unique.
Lempire de Rome fut cr par la Rpublique. Il avait
dj atteint ses frontires quasi dfinitives lorsque Csar
essaya de devenir le seul matre. Mais Csar n'tait pas
Rome ; sa monarchie naissante fut abattue par les conju-
rs qui le frapprent au nom de la libert ; en fait, ils
obissaient la logique mme de Rome qui ne pouvait,
sans se renier, abdiquer en faveur d'un seul. Auguste, plus
habile que son pre adoptif, plus sensible, peut-tre, la
complexit du phnomne romain , eut comme
CONCLUSION 431

premier souci de maintenir la cit dans sa forme tradi-


tionnelle, de n'apparatre que comme le premier magistrat
- remplaable en droit - de ce systme politique que
Rome avait construit autour d'elle et qui devait pouvoir
subsister indpendamment de la personne du prince.
Le pouvoir romain (tel est le sens de ce terme
d' imperium romanum, que nous traduisons, bien mala-
droitement, par l'expression quivoque d'Empire romain)
est une ralit abstraite, d'essence juridique et spirituelle,
symbolise, partir du r:r sicle de notre re, par la divi-
nit de Rome, laquelle est jointe, mais seulement au
second rang, celle d'Auguste. Une divinit est une entit
surnaturelle qui se manifeste, sans doute, par une action
sur le monde, mais qui se situe au-del de cette action et
qui la dpasse. Jamais aucune cit grecque n'avait t divi-
nise en elle-mme ; !'poque classique, elles aimaient
prendre une divinit pour symbole, mais jamais le corps
politique des citoyens - ce qui, Rome, est le populus -
n'avait atteint ce degr de transcendance qui lui confrait
une dignit minente, la majestas, au-dessus de tous les
tres particuliers. C'est Rome qui non seulement imposa
mais (ce qui est plus important encore) formula cette
notion jusque-l inconnue et, en mme temps, laissa
!'espoir tous les sujets de participer la Cit divine.
On a pu se demander par quel miracle les conqutes
laborieuses des armes rpublicaines se transformrent en
Empire. En ralit, il n'y eut jamais transformation, parce
que l'Empire est coexistant la conqute, le phnomne
politique au fait militaire. La premire ligue latine, grou-
pe autour de Jupiter Capitolin, comme elle l'avait t
autour de Jupiter Latin, est dj cet Empire. Les lgions
ne feront qu'en reculer peu peu les limites, mais le prin-
cipe mme d'association, qui en est le fondement, ne sera
pas modifi, en dpit de la complexit croissante des
432 LA CIVILISATION ROMAINE

structures administratives. La rvolution qui mit les


empereurs, au lieu des consuls, la tte de l'tat ne changea
rien la nature profonde de l' imperium.
Aussi l' uvre politique de Rome, continue sur tant
de sicles, fut-elle immense. Nous la mesurons peut-tre
mieux en Occident, o la matire informe tait plus
fruste. Quelles qu'aient pu tre les promesses d'une civili-
sation gauloise, que les dcouvertes les plus rcentes nous
laissent entrevoir, ce n'est assurment point par la
contrainte que les nations soumises adoptrent en
quelques annes la civilisation conqurante, que l' aristo-
cratie locale voulut devenir romaine - comme vou-
dront le devenir, plusieurs sicles plus tard, les
conqurants barbares. Il est significatif que, selon les
temps, vaincus et envahisseurs aient prouv, en face de
Rome, le mme respect, que les chefs des tribus gauloises
ou espagnoles aient revtu la toge, comme les rois barba-
res se sont pars du titre d' imperator. C'est que cette civili-
sation laquelle ils accdaient, par leur dfaite ou leur
victoire, leur paraissait garantir des conditions de vie
meilleures, plus stables, plus justes, et rpondre une
conception plus fconde que celle qu'ils connaissaient de
la vie politique et intellectuelle.
Au moment de la conqute romaine, il est certain que
la prosprit, consquence de la paix, fit beaucoup pour
provoquer ce dsir d'assimilation dans les provinces nou-
velles mme si, longtemps, les membres de l'aristocratie
urbaine furent seuls en profiter. Ce privilge des citadins,
au sein de l'empire, n'est pas particulier Rome ; c'est
un trait fondamental de la civilisation antique dans son
ensemble, hellnique aussi bien que romaine, ressem-
blance qui eut la valeur d'une harmonie prtablie
entre Rome et les pays d'Orient et qui facilita grandement
l'tablissement du nom romain dans le domaine grec.
CONCLUSION 433

Il est permis de penser que cette primaut de la ville fut


impose Rome par la nature des institutions qu'elle dut
se donner, au cours des premiers sicles de son dveloppe-
ment, lorsque l'aristocratie rurale fut amene s'tablir
dans la Ville et se transforma en une classe de grands pro-
pritaires absentistes. ce moment, l'exemple des cits
trusques et hellniques ou hellnises d'Italie mridionale
exera certainement une grande influence et, cet gard,
on peut considrer la cit romaine comme la sur de la
polis grecque. Et cette volution, qui se poursuivit parallle-
ment sur les deux rives de l'Adriatique, fit que le concept
de civilisation devint insparable de celui de cit. Mais, et
c'est l une diffrence fort importante avec le monde grec,
les Romains n'acceptrent jamais totalement la primaut
de la ville. Toujours, ils considrrent que la campagne
est le vritable milieu de l'homme, aussi bien moral que
religieux ; ils se sont sentis exils la ville et, de loin en
loin, se sont efforcs d'offrir aux plus pauvres d'entre eux,
ceux que ne retenait pas sur les bords du Tibre la ncessit
de gouverner le monde, la possibilit d'aller peupler des
colonies o ils possderaient des terres et cultiveraient les
champs. Et cet idal latent de naturalisme suffirait
tablir une opposition profonde avec le peuple hellne,
infiniment moins sensible l'appel de la nature.
Les Romains n'ont pas la mme conception que les
Grecs de la vocation humaine. Pour eux, l'homme s'insre
dans la nature, qui est le lieu par excellence du divin. Le
sentiment que l'on peut avoir des dieux est plus immdiat
et plus parfait parmi les plantes, au bord des sources et
des rivires, dans un bois sacr, que dans les temples de
la plus magnifique des villes. Les philosophes grecs, sous
les portiques, peuvent bien raisonner sur les dieux et s' le-
ver de concept en concept jusqu'aux plus sublimes spcu-
lations, un Romain religieux, lui, rpugnera toujours
434 LA CIVILISATION ROMAINE

chercher le divin ailleurs que dans la ralit quotidienne


ou saisonnire des rites dont chacun possde, son
moment, une valeur unique. C'est sa faon lui de
prendre sa place dans l'ordre du monde. Un exemple per-
mettra peut-tre de saisir cette diffrence fondamentale
d'attitude. Sur l'Acropole, le Parthnon droule une mer-
veilleuse frise o s'incarne l'esprit de l'Athnes classique.
Rome, au Champ de Mars, l'autel de la Paix offre
nos yeux une autre frise. Toutes deux sont l'image d'une
procession. Mais, au Champ de Mars, ce que l'artiste a
voulu graver dans le marbre, ce n'est pas, comme
Athnes, le renouvellement chaque anne des mmes
gestes rituels, la monte des gnrations, vague aprs
vague, pour honorer la desse, c'est un moment prcis du
temps, un geste dtermin, unique, irremplaable, celui
qui a consacr l'autel, pour toujours. La procession des
Panathnes, sur les murs du Parthnon, est le symbole
d'un acte indfiniment rpt, abstrait des processions
relles ; la frise romaine a fix un geste dans sa valeur
magique, un commencement absolu, inaugurant (le mot
est romain) une re de bonheur et de paix.
Aussi la religion officielle a-t-elle toujours t dpasse
par les actes individuels de pit. Le Romain ne considre
pas qu'il est personnellement en paix avec les dieux parce
que les magistrats ont offert Jupiter tous les sacrifices
prescrits par les pontifes. Pour ses affaires lui, il doit
entrer en rapport direct avec les puissances surnaturelles.
Conscient, tout instant, de la prsence divine, il ne
rpugne pas l'absurde; il sait la valeur imprvisible de
chaque geste, selon que les dieux l'auront pour agrable
ou qu'ils s'en irriteront. Son esprit ne connat gure,
d'instinct, ce besoin dvorant d'intelligible, d'universel,
que l'on prte, tort ou raison, l'esprit hellne. Aussi
le Romain tait-il prpar, de longue date, accueillir les
CONCLUSION 435

mysticismes de toute nature qui affluaient dans sa ville,


survivances lointaines ou apports modernes. Sa tolrance
ne s'arrtait que si les valeurs fondamentales - l'ordre, la
stabilit politique et sociale, le respect des serments et des
lois - se trouvaient menaces. Mais, le plus souvent, il se
contentait de chercher des conciliations, rpugnant aux
refus appauvrissants - et dangereux.
Il en rsulta, et cela bien avant le christianisme, que
Rome fut la plus merveilleuse terre d'humanit que le
monde et connue jusque-l. De cette facult d'accueil
l'gard de ce qui est humain, nous avons tent d'apporter
bien des preuves ; l'histoire du droit en donne maint
exemple, mais surtout la littrature en tmoigne, depuis
le clbre vers de Trence (Je suis homme et je pense
que rien d'humain ne m'est tranger) jusqu' l'invoca-
tion du Gaulois Rutilius Namatianus, qui disait, alors
que l'Empire tait menac de toutes parts :
De nations diverses tu as fait une seule patrie;
Les mchants, sous ta domination, se sont trouvs bien de
leur dfaite ;
En offrant aux vaincus le partage de tes lois,
Tu as fait une ville de ce qui, jusque-l, tait le monde.

I..:Empire romain s'est croul; son armature adminis-


trative n'a pas rsist la pousse gigantesque des inva-
sions, sa facult de renouvellement s'est use, ses
provinces se sont isoles en autant de royaumes, le monde
s'est ouvert davantage sur des terres alors inconnues, qui
ont rompu l'quilibre, mais l'ide de Rome elle-mme a
subsist comme un mythe vivifiant, celui d'une patrie
humaine dont l'histoire a montr qu'elle n'tait pas un
rve impossible.
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Il serait impossible de donner ici une bibliographie dtaille


des ouvrages relatifs la civilisation romaine. Nous avons voulu
simplement offrir au lecteur les moyens de s'engager plus pro-
fondment dans l'tude de telle ou telle question particulire
ou d'aborder un domaine dtermin de l'histoire romaine, au
sens le plus large. Depuis la dernire dition de ce livre, les
recherches, dans tous les secteurs des sciences de !'Antiquit, se
sont multiplies et amplifies de telle sorte qu'il nous a sembl
ncessaire d'augmenter considrablement et de diversifier la
bibliographie propose. Nous avons insist sur les ouvrages
gnraux et ceux qui, contenant des lments de document.a-
rion particulirement tendus et varis, permettent une mise
au point des grands problmes. Nous avons cependant conserv
dans la liste qui suit des ouvrages anciens, qui jalonnent les
progrs de nos connaissances et, parfois, rr.ablissent une juste
perspective, au-del des modes et des engouements passagers.
1. OUVRAGES GNRAUX
A. Bibliographies.
B. Encyclopdies.
C. Histoires de la civilisation.

Il. HISTOIRE POLITIQUE


A. Ouvrages d'ensemble.
B. Les origines.
C. La Rpublique.
D. L'Empire
438 LA CIVILISATION ROMAINE

III. LARME ET LA GUERRE


A. Organisation. Problmes gnraux.
B. Dfense de l'Empire.
N. DROIT ET INSTITUTIONS
A. Problmes gnraux.
B. Droit public et constitutionnel.
C. Fondements juridiques et idologiques du principat.
D. Institutions provinciales et municipales.
E. Droit priv.
V. HISTOIRE CONOMIQUE
A. Problmes gnraux.
B. Numismatique.
VI. VIE INTELLECTUELLE ET ARTISTIQUE
A. Sciences et techniques.
B. La langue latine.
C. Littrature : Problmes gnraux. Histoire littraire.
D. Philosophie.
E. Arts plastiques : Ouvrages d'ensemble. Sculpture. Le portrait.
Orfvrerie et pierres graves. Peinture. MosaYque.
F. Architecture et urbanisme.
G. ducation.
H. Musique.
VII. HISTOIRE SOCIALE
VIII. HISTOIRE RELIGIEUSE
IX. VIE QUOTIDIENNE ET FAMILIALE
A Ouvrages gnraux.
B. Sports et jeux.
C. Costume.
D. Cuisine.
E. Ameublement.
F. Vie dans les provinces.
G. Vie familiale.
X. GOGRAPHIE ANTIQUE

XI. HERCULANUM. POMPI, STABIES.


INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES 439

NOTE DE CONSULTATION

Les ouvrages et les travaux sont classs chacun dans la


rubrique qui correspond leur contenu principal. Toutefois,
certains couvrent un domaine plus tendu, ou sont utilisables
surtout pour un aspect relativement marginal. C'est ainsi que
les travaux relatifs lesclavage figureront soit dans l'Histoire
conomique (V), soit dans l'Histoire sociale (VII), soit mme
dans la Musique (VI, H). De mme, les travaux concernant les
cits campaniennes se trouveront dans le paragraphe XI, mais
aussi VI, E. Nous avons indiqu quelques renvois, pour des
travaux importants.
Les priodiques sont cits gnralement en clair, ou par des
abrviations transparentes. En cas de doute, on se reportera aux
listes de L'Anne philologique. Enfin, le sigle ANRW dsigne
Aufitieg und Niedergang der romischen Wlt (1, B).

l. OUVRAGES GNRAUX

A. Bibliographies
C. BURSIAN, jahresbericht ber die Fortschritte der klassischen
Altertumswissenschaft, Berlin-Leipzig, 1873-1944.
K. CHRIST, Romische Geschichte. Eine Bibliographie, Darmstadt,
1976.
P. GRIMAL, Guide de ltudiant latiniste, Paris, 1971.
R. KLUSSMANN, Bibliotheca scriptorum classicorum. Die Lite-
ratur von 1878 bis 1896 eimchliesslich umfassend, 4 vol.,
Leipzig, 1909-1913.
J. MAROUZEAU, Dix annes de bibliographie classique, 1914-
1924, 2 vol., Paris, 1928.
ID., puis J. ERNST, L'Anne philologi,que, Paris, 1928, et suiv.
J. A. NAIRN, Classical Hand-List, 2e d., Oxford, 1939.
J. PETIT, Guide de ltudiant en histoire ancienne, 2e d., Paris,
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A. PIGANIOL, Histoire de Rome, coll. Clio , 5e d., Paris,
1962.
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Ch. SAMARAN (et alit), L'Histoire et ses mthodes (Encyclopdie


de la Pliade), Paris, 1961.

B. Encyclopdies
Aufitieg und Niedergang der romischen Wlt, herausgeben, von
Hildegard TEMPORINI et Wolfgang HAASE, Berlin, 1972 et
suiv. 31 vol. prvus. Cit ci-aprs sous la forme ANRW.
K BARTELS et L. HUBER, Lexikon der Alten Wlt, Zurich, 1965.
Fr. W. CORNISH, Concise Dictionary ofGreek and Roman Anti-
quities, Londres, s. d.
C. DAREMBERG, E. SANGI,.IO, E. POTTIER, Dictionnaire des
antiquits grecques et romaines, 5 vol., Paris, 1877-1919.
Introduzione allo studio della cultura classica (divers auteurs),
3 vol., Milan, 1972-1974.
Th. MOMMSEN et J. MARQUART, Handbuch der romischen
Altertmer... , 2e d., 7 vol., Leipzig, 1876-1888; trad. fr.
par G. HUMBERT, Manuel des Antiquits romaines, 20 vol.,
Paris, 1890-1907.
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Altertumswissenschaft, Munich, 1893-1939 (en rvision).
A. PAULY, G. WISSOWA et W. KROLL, Realencyclopiidie der
Altertumswissenschaft, Stuttgart, Munich, 1893-1978 (com-
plet, avec les volumes de supplments).
Der kleine Pauly, Lexikon der Antike... (rduction du PAULY-
WISSOWA-KROLL avec des articles originaux), par K. ZIEGLER,
W. SONTHEIMER et H. GAERTNER, 5 vol., Stuttgart, 1963-
1975.
Reallexikon far Antike und Christentum. Sachworterbuch zur
Auseinandersetzung des Christentums mit der antiken Wlt,
publi par Th. KLAUSER, Leipzig-Stuttgart, 1941 et suiv. {en
cours de publication).
E. DE RUGGIERO et G. CARDINAL!, Dizionario Epigrafico di
antichit romane, Rome, 1886 et suiv. (en cours de publi-
cation).
G. B. PIGHI, C. DEL GRANDE, P. E. ARIAs, Enciclopedia c/assica
(comprenant plusieurs volumes, chacun traitant d'un
domaine particulier, par exemple : II, 6 : La lingua latina,
INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES 441

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III, 12 : Archeologia e storia dell'arte romana, 1. L'architettura
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edited with additions by H. NETTLESHIP et J. SANDYS,
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A. GRENIER, Le Gnie romain dans' la religion, la pense et l'art,
nouvelle d. revue par M. HANO, Paris, 1969.
P. GRIMAL, Italie retrouve, Paris, 1978.
G. GRUPP, Kulturgeschichte der romischen Kaiserzeit, 2 vol.,
Munich, 1903-1904.
L. HOMO, La Civilisation romaine, Paris, 1930.
U. KAHRSTEDT, Kulturgeschichte der romischen Kaiserzeit,
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H. I. MARRou, Dcadence romaine ou Antiquit tardive?, Paris,
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P. WENDLAND, Die hellenistisch-romische Kultur in ihren Bezie-
hungen zu Judentum und Christentum, 3e d., Tbingen,
1912.
Th. ZIELINSKI, Histoire de la civilisation antique, trad. fr., Paris,
1931.

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K. J. BELOCH, G. DE SANCTIS, E. HOHL, H. von SODEN,
Propylden Weltgeschichte, t. Il, Hellas und Rom, Berlin, 1931.
Fischer Weltgeschichte, vol. 6 9 (par divers auteurs) traitant du
monde mditerranen depuis l'poque hellnistique jusqu'
la fin de l'Empire romain, Francfort, 1965 et suiv. Trad. ital.,
Milan, 1967 et suiv. Storia universale Feltrinelli. Un vol., t. 6,
en franais, Paris, 1971.
G. GLOTZ, Histoire gnrale. Histoire romaine, t. I, par E. PAIS
et J. BAYEI, Des origines l'achvement de la conqute, 133
av. J.-C., 2e d., Paris, 1940. T. Il, La Rpublique romaine
de 133 44 av. J-C., 1er vol. par G. BLOCH et J. CARCO-
PINO, Des Gracques Sylla, Paris, 1935 ; 2 vol. par J. CAR-
COPINO, Csar, l'e d., Paris, 1936; 5 d. revue, Paris,
1968. T. III par L. HOMO, Le Haut-Empire, Paris, 1935.
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vol. III, par A. PIGANIOL, La Conqute romaine, dition
revue, avec un supplment bibliographique, par C. NICO-
LET, Paris, 1974. Vol. IV, par E. ALBERTINI : L'Empire
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1, A.
H. H. SCULLARD, From the Gracchi to Nero. A History of Rome
from 133 B. C to A. D. 68, Londres, 1959.
La collection Nouvelle Clio (I..:Histoire et ses problmes)
comprend, pour le monde romain :
vol. 7, J. HUERGON, Rome et la Mditerrane occidentale
jusqu'aux guerres puniques, Paris, 1969.
vol. 8, C. N!COLET, Rome et la conqute du monde mditerra-
nen : 1. Les structures de l1talie romaine, Paris, 1977.
vol. 8 bis, ID. 2. Gense d'un empire, Paris, 1978.
vol. 9, P. PETTY, La Paix romaine, Paris, 1967.
vol. 11, R. REMONDON, La Crise de l'Empire romain, de
Marc-Aurle Anastase, Paris, 1964.

B. Les origines

Fondamental : J. HEURGON, coll. Nouvelle Clio, vol. 7.


Voir ci-dessus, Il, A.
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ID. Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1963.
J. B~RARD, La Colonisation grecque de l1talie mridionale et de
la Sicile dans /'Antiquit, l'histoire et la lgende, 2e d., Paris,
1957.
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Fr. BOEMER, Rom und Troja. Untersuchungen zur Frhgeschichte
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TABLE DES MATIRES

PREMIRE PARTIE

HISTOIRE D'UNE CIVILISATION

I. Lgendes et ralits des premiers temps................... 9


II. De la Rpublique l'Empire ................................... 40

DEUXIME PARTIE

LE PEUPLE LU

III. La vie et la coutume................................................ 91


N. La vie et les lois ........................................................ 131
V. Les conqurants ........................................................ 175
VI. La vie et les arts ....................................................... 207

TROISIME PARTIE

ROME FAMILIRE
VII. Rome et la terre ....................................................... 253
VIII. Rome, reine des villes .............................................. 293
IX. Les plaisirs de la ville ............................................... 361
X. Les grandes villes impriales ..................................... 410

Conclusion ......................................................................... 428

Indications bibliographiques................................................. 437


Composition et mise en page

_,&z~
1
1

NORD COMPO
m u 1 t 1 m t d i a

N d'dition: L.01EHQN000318.NOOI
Dpt lgal : janvier 2009
Imprim en Espagne par Novoprint (Barcelone)
PIERRE GRIMAL
La civilisation romaine
La ci,ilisation de Rome est-elle diflerente de la ntre? :'-Jous
en sommes les htitiers, mais nmnaissons-nous bien notre
h1i tage ? Et que recouvre ce ten ne de civilisation?
Ap parenunent un ensemble complexe de coutumes, de
techn iques, de rgles sociales fonnules et informules, des
goOts, un style ou des styles de vie. une man ire pour les
hommes de s'insre1 dans le monde. Aspirations spirituelles et
contraintes mat1ielles s'y affrontent. Dan s ce11aines civilisations,
le poids du pass pa1alyse les forces de vie. Rome. ces deux
forces s'quilibrent. du moins en ft-il ain si pendant des sicles.
o l'on voit se produire une nation continue. sans reniement.
qui a pour effet (et sans doute pour dessein) de dom1er
l'honuue les moyens d'affirmer et de vivre sa dign it, sa libert,
au sein de la sodt. Les problmes romains ne sont jamais trs
loin de ceux que connait notre temps. Ils nous aide nt., sinon
r:;oudre ceux-ci, du moins en pt endre rnnsdence.
Avec ses lumihes et ses o mbres, ses vertus et ses vices (qu'une
tradition m(fotnte se plat peindre sou s les plus noires
couleu1s), Rome n'en reste pas moins l'un des grands moments
de l'humanit, l'un des plus insp irants et <1ue nous ne sautions
oublier sans mutiler le plus profond de notre tre.

L1tini~te de renom, passionn de civilisation romaine,


Pierre Grimal (1912-1m.i6) n'a eu de sse, 1<>u1 au long de sa vie,
de promouvoir l'hritage cultwel de la Rome a111ique, travers
ses nombreux livres. ses traductions cl su11out les cours qu'il
dispensa la Sorbonne pendant plus <le :10 ans.

Prix France : IO
ISBN : 978-2-0812-2303-5
En eouvort 1.1,..: l n1tlotlon o u c u lte d e Dionysos.

llflfl!l !ll~jlllJ~IJIJl
freSQue provenant de l o villa des Mystres Pomp6i .
~ slcl av. J.- C. 0 Ais o/Leemo9e.

9
l :1a111niarion ed1tions.flammarion.com

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