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Centre Sèvres - Facultés Jésuites de Paris Archives de Philosophie

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Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris

Le paradoxe de l'infini cartésien


Author(s): JEAN-BAPTISTE JEANGÈNE VILMER
Source: Archives de Philosophie, Vol. 72, No. 3, J. G. Fichte 1804-1805 : Lumière et
existence (JUILLET-SEPTEMBRE 2009), pp. 497-521
Published by: Centre Sèvres – Facultés jésuites de Paris
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/43038601
Accessed: 08-09-2016 09:21 UTC

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Le paradoxe de l'infini cartésien

JEAN-BAPTISTE JEANGÈNE VILMER


Université Yale (États-Unis)

On ne saurait trop insister sur la différence entre un paradoxe, dont le


défaut n'est que d'aller à l'encontre du sens commun (òó§a), et une contra-
diction qui, elle, signifie l'inconsistance sérieuse d'une proposition dans
laquelle, de deux termes, l'affirmation de l'un implique la négation de l'au-
tre, et réciproquement. Car bon nombre de commentateurs croient poser à
la philosophie cartésienne des problèmes insolubles et y découvrir des
contradictions où il n'y a que de simples paradoxes. Sur la question de l'in-
fini, là où Descartes affirme que l'idée de l'infini est à la fois la plus claire et
distincte et la plus incompréhensible que je puisse avoir, certains interprè-
tes utilisent ce paradoxe classique comme point non de départ mais d'arri-
vée et dénoncent ou évoquent une « contradiction » dans l'idée de l'infini 1.
Dans le but d'éclaircir cette difficulté, nous exposerons d'abord le para-
doxe en question, pour ensuite le résoudre à travers les réponses que
Descartes donna aux objections qui lui furent faites sur ce point, avant de
conclure sur la postérité de ce débat classique.

I - Exposé du paradoxe

Exposer le paradoxe touchant l'infinité revient à montrer que l'idée


l'infini est, d'une part, la plus claire et distincte et, d'autre part, la
incompréhensible que je puisse avoir.

1. L'idée de l'infini est la plus claire et distincte que je puisse avoir : positiv

Si Descartes ne traite de l'infini qu'accidentellement et non délibé


ment, c'est précisément parce que le problème lui semble réglé d'avan

1. Spinoza lui-même pensait réfuter Descartes en disant qu'« il est absurde d'affirmer u
telle contradiction dans l'Être absolument infini et souverainement parfait » ( Ethique , 1,1
démonstration, in Œuvres Complètes , R. Caillois et al. éds., Paris, Gallimard, 1954, p.
A. Hannequin parle de « la contradiction de l'idée de l'infini » (« La preuve ontologique c

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498 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

l'existence de l'infini est immédiate 2 et frappante - Platon dirait é^ai^vr


- dans la mesure où la connaissance que nous en avons est positive, la
tività affirmant la réalité de l'objet 4. Et celle-ci est même la plus grande
nous possédions, puisqu'elle réunit en soi tout ce qu'il y a de positif. Si do
l'absolue positivité de l'infini est à la racine de la maximale clarté et disti
tion de son idée, c'est de cette positivité qu'il faut discuter.

1) Le paradoxe de la positivité de l'in-fini : le débordement de


LETTRE. Il y a, au sein même de la positivité de l'infini, qui fait la moitié
paradoxe général de l'idée de l'infini, un paradoxe : que l'infini soit ens po
tivům , cela implique que nous ne le concevions pas per limitationis
tionem. Or, comment peut-on dire de l'infini, qui s'énonce lui-même
le latin in-finitus comme dans le français in-fini , comme étant le non-f
c'est-à-dire par négation de toute limitation, qu'il ne se conçoit pas per li
tationis negationem ?
Remarquons de prime abord que le paradoxe se trouve éclairci si
veut bien considérer la distinction que Descartes prend soin de faire
infini et infinité, et qu'il ne fait d'ailleurs que pour montrer combien le
blème de la positivité les touche différemment : « Davantage, je mets dist
tion entre la raison formelle de l'infini, ou l'infinité, et la chose qui est i
nie. Car, quant à l'infinité, encore que nous la concevions être très pos
nous ne l'entendons néanmoins que d'une façon négative, savoir est,
que ne nous ne remarquons en la chose aucune limite. Et quand à la c
qui est infinie, nous la concevons à la vérité positivement, mais non pas s
toute son étendue, c'est-à-dire que nous ne comprenons pas tout ce q
intelligible en elle 5 ». L'infini proprement dit, V infinita substantia , es
être qui ne peut jamais être conçu que positivement, pour être la posi
même. Ce qui, en lui, nous met alors en défaut, est qu'il excède infin

sienne défendue contre la critique de Leibniz », Revue de Métaphysique et de Morale


p. 445 et p. 446-448, n. 3). Cf. surtout J. LeBlanc, « A Difficulty in Descartes's Notion o
Infinite in the Third Meditation », International Philosophical Quarterly , 1998, p. 275-
2. De la même manière que la connaissance de Dieu en tant que cause supérieure est im
diate et non per progressum in infinitum ( Réponses aux Premières Objections , AT IX-
Sur l'immédiateté, F. Alquié, « Descartes et l'immédiat », Revue de Métaphysique
Morale , 1950, p. 370-375.
3. Brusquement, subitement, soudainement : concept important dans la métaphy
platonicienne, il décrit la manière dont l'idée me frappe, comme une révélation. E. Lévina
précisément : « Son infinition se produit comme révélation, comme mise en moi de son
(Totalité et Infini , La Haye, Nijhoff, 1961, p. xv).
4. Méditation III , AT IX- 1 36.
5. Réponses aux Premières Objections ; AT IX-1 90.

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Le paradoxe de V infini cartésien 499

notre compréhension : c'est le paradoxe de l'infini, et non celui de la positi-


vitě. Le paradoxe de la positivitě, qui nous intéresse ici, ne touche donc q
l'infinité - « raison formelle de l'infini » - qui donc n'est pas elle-même
être, ou une substance déterminée 6, mais seulement le pouvoir d'être infini
que notre esprit extrait de l'infini en question, l'infinition qu'il en retien
ou encore, en un mot, l'idée de l'infini elle-même 1 . C'est donc l'inadéqu
tion de l'infini-en-moi qui fait le paradoxe, puisque le moi voudra le dir
l'écrire, le définir, et qu'il ne le fera jamais qu'en l'aliénant.
L'indéfinissable infini ne saurait se laisser enfermer sous un mot fini.
C'est pour cette raison que l'infini déborde son mot, l'in-fini, et que l'on ne
doit point, comme nous le verrons, déduire sa nature, éminemment positive,
de la « négativité » grammaticale de son mot. Autrement dit, la résolution du
paradoxe ne réside maintenant plus qu'en ceci : la positivité de l'infini car-
tésien sublime précisément le fait apparent que « pour penser le concept d'in-
fini nous préfixons au mot « fini » une particule qui traduit l'idée de néga-
tion 8 » : parce que l'idée de l'infini est infiniment positive et innée, il n'y a
pas de « pour la penser », elle est le pensé par excellence; et, par conséquent,
cette idée n'attend point sa formulation dans le langage et son préfixe : elle
préexiste à son mot, parce qu'au fini. L'infini est Yen dépit de son mot 9.
Mais le paradoxe ne se réduit-il vraiment qu'au problème de l'inadéqua-
tion du contenant (le mot) au contenu: l'infini 10 ? Il y a des raisons d'en dou-
ter. On lit effectivement, dans le texte cartésien lui-même, et à quelques
pages d'intervalles, ces deux affirmations qui semblent bel et bien contra-
dictoires : « il n'est pas vrai que nous concevions l'infini par la négation du
fini, vu qu'au contraire toute limitation contient en soi la négation de l'in-
fini 11 » et « il suffit de concevoir une chose qui n'est renfermée d'aucunes

6. Alors que, pour Aristote, c'est l'infini lui-même qui n'est pas un être ou une substance
déterminée (Physique, III, 6, 206a). L'infini grec, désincarné, était son infinité. En faisant de
l'infini une infinita substantia , Dieu, le christianisme le sépare de son infinité.
7. J.-F. Lavigne comprend à juste titre l'infinité cartésienne comme étant l'infinition lévi-
nassienne (« L'idée de l'infini: Descartes dans la pensée d'Emmanuel Lévinas », Revue de
Métaphysique et de Morale , 1987, p. 65). Or, Lévinas établissait une équivalence entre infini-
tion de l'infini et idée de l'infini. Par transitivité, l'infinité pourrait donc être tenue, au moins
selon l'interprétation lévinassienne, pour l'idée de l'infini elle-même.
8. B. Bolzano, Les Paradoxes de l'infini, Paris, Seuil, 1993, p. 54.
9. Spinoza, dans ses cours sur Descartes, précisera effectivement: « D'où suit que l'infi-
nité de Dieu, en dépit du mot, est ce qu'il y a de plus positif » (Pensées Métaphysiques , II, 3,
in Œuvres Complètes , op. cit., p. 325).
10. L'infini ne pouvant jamais être dit « contenu », y compris dans un mot : car il est de la
nature de l'infini de déborder tout espace, aussi vaste soit-il, où l'on voudrait l'enfermer.
11. Réponses aux Cinquièmes Objections , in Œuvres philosophiques, F. Alquié éd., Paris,
Bordas, 1989, t. II, p. 808.

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500 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

limites pour avoir une vraie et entière idée de tout l'infini 12 ». N'être «
fermée d'aucunes limites », n'est-ce pas concevoir « l'infini par la nég
du fini »? Descartes dit, d'une part, qu'il est faux de concevoir l'infini en
le fini et, d'autre part, qu'il est vrai de le concevoir en ne l'enfermant
aucune limite. Or, qu'est-ce d'autre que de nier le fini que de ne pas e
mer dans des limites? La présente difficulté, contre les apparences, n'est
différente de la précédente : il s'agit toujours d'une question de langage.
Elle n'est effectivement qu'une manifestation de la nécessaire inco
rence de la définition de l'infini, elle-même causée par l'impossible dé
tion de l'in-fini : dans la mesure où la positivité est essentielle à l'infini -
en est la marque, le signe, avec l'autre tenant du paradoxe, l'incompré
sibilité - et où l'essence de l'infini déborde toute tentative dicible, on
prend aisément que Descartes cherche à écrire la positivité de l'infin
jamais y parvenir, et doive alors se contenter d'expressions négatives,
en les refusant, sur le plan du sens. Autrement dit, le paradoxe auquel
avons affaire n'est que le spectacle de la bataille que se livrent Descart
l'infini, les exigences de la sémantique et la résistance de la syntaxe.
Descartes lui-même se défend, face au mystérieux champion de ses adv
saires 13, de s'être contredit : « lorsque j'ai dit [. . .] qu'il suffit que nous co
vions une chose qui n'a point de limites pour concevoir l'infini, j'ai su
cela la façon de parler 14 la plus usitée; comme aussi lorsque j'ai reten
nom d ''être infini , qui plus proprement aurait pu être appelé V être
ample , si nous voulions que chaque nom fût conforme à la nature de chaq
chose ; mais l'usage a voulu qu'on l'exprimât par la négation de la néga

12. Réponses aux Cinquièmes Objections , ibid., p. 812. Voir aussi Réponses aux Prem
Objections , AT IX-1 89. On pourrait à cet endroit s'inquiéter de savoir si l'infini ainsi déf
distingue encore de l'indéfini. C'est toujours le cas, puisque l'infini est ce en quoi de
parts je ne vois point de limites (AT IX-1 89), alors que l'indéfini n'est que ce sous q
considération seulement je ne vois point de fin (AT IX-1 89-90). L'infini est sans limites
tous les genres, alors que l'indéfini ne l'est qu'en un certain genre. Mais ceci serait encor
cutable puisque, à vrai dire, j'ignore même si l'indéfini est véritablement ou non sans lim
comme nous l'avons montré dans « La véritable nature de l'indéfini cartésien », Revue de
physique et de morale , 4/2008, p. 503-515.
13. Un inconnu, que la tradition a nommé ainsi, car il termine sa lettre par « nisi
Hyperaspistas novus mundus emittat ». Le terme ÙJtepaoJUOTîfc, qui n'est fréquent qu
les éditions grecques de la Bible, signifie « protecteur », « défenseur d'une cause », « cham
Clerselier traduit « adversaire ».

14. L'expression d'une « façon de parler » à laquelle est réduite la définition négative de 1 in-
fini fera école, d'abord chez Leibniz qui dira la même chose des infinitésimaux (à Des Bosses
du 11 novembre 1706), et plus généralement chez tous ceux qui voudront réduire, en mathé-
matiques, les manifestations de l'infini dans les infinitésimaux ou les irrationnels, à des « fic-
tions utiles » (voir aussi la lettre à Varignon de 1702). Voir D. Hilbert, « Sur l'infini », Acta
Mathematica , vol. 48, 1926, p. 92.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 501

de même que si, pour désigner une chose très grande, je disais qu'elle n'es
pas petite ou qu'elle n'a point du tout de petitesse; mais par là je n'ai pa
prétendu montrer que la nature positive de l'infini se connaissait par un
négation, et partant je ne me suis en aucune façon contredit 15 ». Il faut ici
remarquer que la traduction française, « l'être très ample », que l'on doit
Clerselier, est loin d'être adéquate au latin « Ens amplissimum », lequel serait
mieux traduit par « l'être le plus ample ». Et cela n'est pas de peu d'impor
tance, puisqu'il y a entre un être très ample et l'être le plus ample une dif
férence de nature et non de degré. Et même, cette nouvelle traduction dési-
gne encore fort mal Dieu, car un être peut être plus grand que tous les autres
sans être pour autant infini. Si Descartes ne peut adopter la solution de saint
Anselme, qui désignait Dieu par aliquid quo nihil majus cogitari potest 16
c'est précisément parce qu'il cherche ici une expression ne contenant aucune
négation; et c'est pourquoi il substitue l'idée du maximum à celle de l'inf
nité 17, quitte à blesser au passage la positivité de l'infini.
Qu'apprend-t-on alors? Pourquoi y a-t-il paradoxe? Parce que Descartes
reconnaît, parfois, qu'il se laisse aller à une « façon de parler » négative, e
rappelant par là que ce ne peut être que par inattention que l'esprit se lais
à l'occasion entraîner par l'usage et le sens commun qui définissent l'infin
conformément à sa nomination négative, sans davantage de réflexion. Le phi-
losophe, lui, doit faire l'effort de le penser positivement. Descartes pédag
gue utilise souvent le thème de l'effort intellectuel luttant contre les ven
de l'inclination naturelle : nous est ainsi enseigné ce qui se passe « lorsque
relâche quelque chose de mon attention 18 ».
En conclusion, il n'y a pas plus de contradiction dans le fait de défini
l'infini comme étant le non-limité que dans celui de le nommer in-fini tout
en affirmant haut et fort sa positivité : dans les deux cas, qui est le mêm
c'est l'impossible dé-finition de l'in-fini qui pousse Descartes à la faute.
Toute la difficulté de la lecture étant alors de ne pas le prendre toujours à la
lettre, mais d'examiner le sens de ce qu'il veut probablement y mettre et
résistance d'une lettre trop étriquée. On ne peut raisonnablement, sur
question de l'infini, lire Descartes à la lettre, puisque l'infini la déborde.

15. À Hyperaspistes d'août 1641, AT III 426-427.


16. Cette formule elle-même désigne l'impossibilité, donc l'impuissance, dans laquelle nous
sommes face à l'infini débordement. F. Alquié parle de « l'impossibilité où nous sommes d'en-
fermer l'infini en une idée qui constitue la preuve de son existence » (La découverte métaphy
sique de l'homme chez Descartes , Paris, PUF, 1950, p. 229).
17. Il utilise beaucoup Yens amplissimum dans les Réponses aux Quatrièmes Objections
18. Méditation III, AT IX-1 38. Sur la rhétorique de l'effort, voir notre articl
« Argumentation cartésienne : logos, ethos, pathos », Revue philosophique de Louvain , 106/3,
2008, p. 459-494.

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502 Jean-Baptiste Jean gène Vilmer

Voyons maintenant comment Marion, sans l'outil linguistique de l'im


possible dé-finition de l'in-fini, ne se limite qu'à constater, sans la résoudre
une « tension » entre l'affirmation de la positivité de l'infini et la voie nég
tive dans laquelle elle est présentée. Marion cite Lessius, en opposant d
définitions de Dieu, l'une « par affirmations ou concepts positifs », l'au
par « négations ou concepts négatifs 19 » : la première est « esprit très sublim
très bon, très grand, éternel, très puissant, très sage, très bienveillant, tr
saint, très juste, très miséricordieux, très beau, présent à toutes choses, in
mement créateur de tout, formateur, conservateur, gouverneur et ordonna
teur de toutes choses à sa gloire en tant que leur premier principe et leur f
ultime 20 », et la seconde « esprit infini, immense, éternel, élevé infinimen
au-delà de toute perfection, excellence, et grandeur concevables par un espr
créé : au-delà de toute substance, de toute-puissance, de toute sagesse,
tout entendement, de toute lumière, de toute beauté, de toute sainteté
toute justice, de toute bonté, de toute béatitude, de toute gloire; en so
qu'il ne soit proprement rien de ces choses, semblable à nulle d'entre e
et infiniment plus sublime et plus élevé qu'elles 21 ».
D'une part, on note que la définition négative ne consiste qu'à repre
dre les attributs de la définition positive, lesquels étaient alors « très », pou
aller plus loin: Dieu est encore « au-delà ». La définition négative de D
le définit donc « au-delà » de sa définition positive. Autrement dit, toute d
nition de Dieu le définira d'emblée comme étant « au-delà » de la définition
proposée. Dieu n'est proprement jamais défini : il reste indéfinissable. Sur
ce point, on pourrait effectivement rapprocher Lessius de Descartes, si seu-
lement on pouvait parier qu'un tel raisonnement était implicite chez
Lessius.

D'autre part, on note que l'infini figure dans la définition négative, ce


qui le présuppose lui même entendu négativement - comme non-fini - et ce
qui, appliqué à Dieu, n'est guère cartésien, au-delà de tous les rapproche-
ments que Marion voudrait faire entre Lessius et Descartes. Un peu plus bas,
Marion confirme le rapprochement par l'ordre des attributs divins : l'un
comme l'autre commençant par l'infinité 22. Mais Lessius ne commence par
l'infinité que dans sa définition négative de Dieu, ce qui confirme sa négati-
vité - première, certes - tandis qu'elle reste pour Descartes irréductiblement
positive.

19. In Quinquaginta nomina Dei , chap. I, p. 6. Voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphy-
sique de Descartes , Paris, PUF, 1986, p. 221.
20. Lessius, Quinquaginta nomina Dei , chap. I, p. 6-7.
21. Ibid., p. 8.
22. J.-L. Marion, op. cit., p. 247, n. 41.

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Le paradoxe de V infini cartésien 503

Ayant d'une part intégré l'infini, comme in-fini, à la via negativa , et


reconnaissant enfin, et d'autre part, que, malgré tout, l'infini cartésien reste
positif, Marion est confronté à une difficulté à laquelle il s'attelle : « Reste à
déterminer comment la via negativa , dont elle relève indiscutablement,
n'en affaiblit pas la rigueur rhétorique 23 ». Au sujet de l'idée de l'infini, et
après avoir obtenu « confirmation de son appartenance, au moins formelle,
à la via negativa », il poursuit alors : « Pourtant, elle ne s'y borne pas stric-
tement, puisque Descartes ne cesse de souligner que l'infini, sous tous ses
angles et en toutes ses implications, énonce négativement des propriétés posi-
tives », et en conclut que « les voies affirmative et négative se fondent ici en
une tension 24 ». Sans réduire la nécessaire incohérence de la définition de
Dieu à l'impossible dé-finition de l'in-fini, Marion ne peut que s'en tenir ici
à un statu quo : le paradoxe n'est pas surmonté, reste une tension. C'est ainsi
que l'on comprend l'importance d'une telle réduction, basée elle-même sur
un Dieu qui serait effectivement et radicalement infinita substantia , c'est-
à-dire l'infini même. Le paradoxe de la positivité de l'in-fini est expliqué si
l'on veut bien donner toute son importance à la question du langage. Et il se
trouve que le langage ne permet pas à Descartes d'exposer positivement la
positivité de l'infini : le paradoxe interne à la positivité de l'infini le déborde,
nous allons voir qu'il touche maintenant son exposé.

2) La positivité de l'infini est établie par la négation de sa négati-


vité et PAR l'affirmation de sa positivité. Pour exprimer la positivité
de l'infini, Descartes procède presque exclusivement en deux temps:
d'abord, il réfute sa négativité et, ensuite, comme par déduction, il affirme
sa positivité.
D'emblée, précisons que dire que la positivité de l'infini est établie par
la négation de sa négativité n'est pas dire que l'infini, chez Descartes, est la
négation de sa négation. Descartes lui-même s'en défend : « Il est très vrai de
dire que nous ne concevons pas Vinfini par la négation de la limitation ; et
de ce que la limitation contient en soi la négation de Vinfini , c'est à tort
qu'on infère que la négation de la limitation contient la connaissance de
Vinfini ; parce que ce par quoi l'infini diffère du fini est réel et positif, et
qu'au contraire la limitation par laquelle le fini diffère de l'infini est un non-
être ou une négation d'être : or ce qui n'est point ne nous peut conduire à la
connaissance de ce qui est ; mais au contraire, c'est à partir de la connais-
sance d'une chose qu'on doit concevoir sa négation 25 ».

23. Ibid., p. 262.


24. Ibid., p. 287.
25. À Hyperaspistes d'août 1641, AT III 426-427.

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504 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

D'un point de vue logique, il s'agit d'un cas de négation locale 26, laquel
se distingue des négations classique (ou booléenne) « a = (""'a) » et in
tionniste « (""a) n'implique pas a », en énonçant « a n'implique pas ("
(elle est à ce titre la complémentaire de la négation intuitionniste dan
opposition à la booléenne). Descartes écrit effectivement, d'une par
« nous ne concevons pas l'infini par la négation de la limitation » (in
négation de la limitation) et, d'autre part, que « la limitation contient en
la négation de l'infini » (limitation = négation de l'infini), ce qui perm
déduire, par substitution de « négation de l'infini » à « limitation », que l
fini n'est pas la négation de sa négation 27 . Aussi l'infinité n'est-elle pas
nue à partir d'une quelconque négation, fut-elle double et, donc, s'a
lant 28.

Dire que la positivité de l'infini est établie par la négation de sa négati-


vité, c'est seulement dire que Descartes, plutôt que de poser la positivité
comme pure affirmation, comme le fait Spinoza, exprime la positivité de
l'idée de l'infini en s'opposant à sa négativité. Établir la positivité de l'infini
ne semble pouvoir se faire qu'à l'occasion d'une réfutation, qu'elle soit pré-
ventive, comme en Méditation III, où Descartes devine l'objection qu'on
lui pourrait faire 29, ou encore curative, en répondant à une objection effec-
tivement produite, en l'occurrence par Gassendi: « il n'est pas vrai que nous
concevions l'infini par la négation du fini 30 ».
Mais Descartes ne se contente pas seulement, pour établir la positivité
de l'infini, de réfuter la conception classique (thomiste) de l'infini en tant
que négation du fini : il fait suivre cette réfutation de l'affirmation de l'in-
verse, à savoir que c'est bien plutôt le fini qui est conçu comme négation de
l'infini, puisque, ontologiquement, l'infini est en moi avant le fini: « je dis
que la notion que j'ai de l'infini est en moi avant celle du fini, parce que, de
cela seul que je conçois l'être ou ce qui est, sans penser s'il est fini ou infini,
c'est l'être infini que je conçois ; mais, afin que je puisse concevoir un être

26. Y. Gauthier, La logique interne des théories physiques , Montréal/ Paris,


Bellarmin/ Vrin, 1992, p. 70-71.
27. J. P. Desclès produit sur la négation dans la preuve de saint Anselme une analyse logi-
que comparable, mais ne conclut qu'à une négation classique (« La double négation dans Y unum
argumentum analysé à l'aide de la logique combinatoire », La négation. Le rôle de la négation
dans l'argumentation et le raisonnement , Publications du Centre de Recherches Sémiologiques
de l'Université de Neuchâtel, vol. 59, septembre 1991, p. 33-74). La présente négation locale est
beaucoup moins évidente.
28. Gouhier semble n'avoir pas vu ce point lorsqu'il croît trouver Descartes dans Fénelon
(Fénelon philosophe , Paris, Vrin, 1977, p. 132).
29. Méditation III, AT IX- 1 36.
30. Réponses aux Cinquièmes Objections , op. cit., t. II, p. 808.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 505

fini, il faut que je retranche quelque chose de cette notion générale de l'être,
laquelle par conséquent doit précéder 31 ». Ou encore : « il n'est pas vrai q
nous concevions l'infini par la négation du fini, vu qu'au contraire toute limi
tation contient en soi la négation de l'infini 32 ». Cette expression de la posi-
tivité sera reprise, entre autres, par Malebranche et Leibniz 33.

3) La positivitě comme priorité ontologique. Ontologiquement pre


mière, chronologiquement seconde. Pour des raisons de langage, la positi
vité ne peut se présenter comme un don. Elle doit attendre que l'on ait n
la négativité : ce n'est pas l'infini qui est le non-fini mais, au contraire, le fin
qui est le non-infini. Etant marquée d'un mot à la grammaire négative, el
doit d'abord briser cette enveloppe pour montrer sa véritable nature, qu
pourtant préexistait nécessairement à l'enveloppe en question. La positivi
de l'infini, finalement, n'est rien d'autre que sa priorité ontologique.
Etant éminemment positive, l'idée de l'infini est aussi éminemment
vraie. Ce sont d'ailleurs les mêmes textes qui l'établissent, comme un coro
laire 34. Etant positive et vraie, elle est absolument claire et distincte 35
« Cette même idée est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que
mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qu
contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans
cette idée 36 ». On peut aussi directement comprendre que, si l'idée de l'in
fini est la plus claire et distincte, c'est-à-dire la moins confuse, c'est tout sim
plement parce que d'elle rien ne s'approche, rien ne lui ressemble - selon
loi du tout ou rien , on est infini ou on ne l'est pas elle est infiniment éloi-
gnée de toute possibilité de ne pas être claire et distincte.

31. À Clerselier du 23 avril 1649, AT V 356.


32. Réponses aux Cinquièmes Objections , op. cit., t. II, p. 808. Voir aussi, selon le critèr
de la perfection, Entretien avec Burman , AT V 153 et 162.
33. Chez Malebranche, l'idée d'infini précède et fonde celle de toute chose finie ( Recherch
de la Vérité , III, 2, VI). Leibniz, dans le débat qui l'oppose à Locke, écrira quant à lui: « L'infi
véritable n'est pas une modification, c'est l'absolu ; au contraire, dès qu'on modifie, on se bor
ou forme un fini » (G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur V entendement humain , éd.
J. Brunschwig, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 124).
34. Méditation III, AT IX-1 36 et lettre à Clerselier du 23 avril 1649, AT V 356.
35. Descartes ne sépare pas claire et distincte. A. Koyré a donc tort de ne reconnaître à l'idé
de l'infini que la première de ces deux déterminations (From the Closed World to the Infinit
Universe , Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967, p. 106). L'auteur assimile ici distinction
compréhension. Or, ce n'est pas parce que nous ne comprenons pas l'idée de l'infini qu'el
n'est pas distincte. Descartes le dit en toutes lettres : « Cette même idée est aussi fort claire
fort distincte » (Méditation III, AT IX-1 36).
36. Méditation III, AT IX-1 36. Voir aussi la reprise de saint Augustin : « Deus est maxime
cognoscibilis » (à Mersenne du 21 janvier 1641, AT III 284). Il y a en Dieu « incomparablement
plus de choses qui peuvent être clairement et distinctement connues, et avec plus de facilité,

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506 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

La positivitě de l'infini, certes paradoxale, est ainsi évidente. Reste


au sein du paradoxe général dans lequel elle s'exprime, elle ne laisse p
poser problème, car l'incompréhensibilité qui lui fait face est tout au
légitime. C'est précisément ce qu'il faut maintenant développer.

B)Uidée de l'infini est la plus incompréhensible que je puisse avoir

Incompréhensibilité et ineffabilité sont liées. Descartes les couple a


« Deus est inejfabilis et incomprehensibilis 37 ». Comment les ordonn
est tentant de mettre l'incompréhensibilité comme cause de l'ineffabilité
l'infini est formulé per limitationis negationem , c'est simplement pour
compris comme tel, alors que l'on peut assurer qu'il est res quamma
positiva . Cependant, et en vertu de la priorité ontologique, l'ineffabil
l'infini, qui exprime l'impossible dé-finition de l'in-fini (laquelle expli
nécessaire incohérence de la définition de Dieu), est première: aussi p
on assurer que l'infini est incompréhensible pour ne pas se laisser em
ser - d'abord par des mots. L'infini est incompréhensible parce que sa
nition est incohérente.

Cet écart entre notre compréhension de l'infini et ce qu'il est « en réa-


lité » a chez Descartes des sources scolastiques manifestes 38. Plus générale-
ment, l'incompréhensibilité de l'infini est elle-même une idée scolastique,
comme le concède Descartes, en citant saint Thomas 39.

1) L'incompréhensibilité comme inadéquation par excellence: l 'ego


FINITUS. Si Lévinas peut dire de l'idée de l'infini qu'elle est « l'inadéqua-
tion par excellence 40 », c'est que « l'idée de l'infini dépasse mes pouvoirs -
(non pas quantitativement, mais [. . .] en les mettant en question) » 41 . Le pou-

qu'il ne s'en trouve en aucune des choses créées » {Réponses aux Premières Objections , AT IX-
1 90). Voir aussi Principes I, 19, AT IX-2 33.
37. À Mersenne du 21 janvier 1641, AT III 284.
38. Voir notamment Sancto Paulo, Summa philosophica quadr apar tita, de rebus
Dialecticis , Moralibus, Physicis et Metaphysicis , III, 82 et saint Thomas, De veritate catho-
licae fidei contra gentiles , I, 43. Pour un commentaire sur ces deux références, voir E. Gilson,
Index scolastico-cartèsien , Paris, Alean, 1912 (rééd. Paris, Vrin, 1979), p. 143-144. Pour une
étude, plus précise, des références cartésiennes à Sancto Paulo, notamment telles qu'elles s'ex-
plicitent dans les lettres à Mersenne de 1640 et 1641, voir F. P. Van De Pitte, « Some of
Descartes' Debts to Eustachius a Sancto Paulo », The Monist , 1988, p. 487-497 .
39. Réponses aux Premières Objections , AT IX- 1 90. La référence à saint Thomas pourrait
être Summa Theologica , I, 12, 7. On retrouve couramment l'incompréhensibilité de l'infini
dans les pages des manuels scolastiques: voir notamment Conimb ., 3, 8, 5, 1.
40. E. Lévinas, op. cit., p. XV.
41. Ibid., p. 170.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 507

voir remis en question est ma compréhension : l'infini excède ma com


hension, moi qui suis fini. Si l'idée de l'infini est incompréhensible, s
est bon, où je parle de infinito , de mettre, comme vous dites, infinitum
infinitum est , nullo modo a nobis comprehendi 42 », c'est en raison de no
propre finitude 43 : notre entendement, étant fini, ne peut comprendre l
fini. Et ceci pour deux raisons essentielles: le principe d'inclusion nous int
dit de penser, d'une part, que quelque chose de fini puisse recevoir que
chose d'infini et, d'autre part, que le mot « comprendre », qui, en signifia
« embrasser totalement », implique lui-même quelque limitation, puisse s'a
pliquer à l'illimité. D'une manière générale, l'incompréhensibilité de
fini est une manifestation de la prudence cartésienne, qui avertit, dan
Principes : « nous nous souviendrons, toutes les fois que nous voudrons
miner la nature de quelque chose, que Dieu, qui en est l'auteur, est in
et que nous sommes entièrement finis 44 ».
Les textes sur ce point ne manquent pas : Descartes ne cesse de me
en rapport l'incompréhensibilité de l'idée de l'infini et ma propre finitude
« notre âme, étant finie, ne peut comprendre l'infini 45 ». C'est donc « sa
déjà que ma nature est extrêmement faible et limitée, et au contraire
celle de Dieu est immense, incompréhensible, et infinie, [que] je n'ai p
de peine à reconnaître qu'il y a une infinité de choses en sa puissance,
quelles les causes surpassent la portée de mon esprit 46 ».
De cela, deux conséquences directes : du fait qu'il soit de la nature
l'infini d'être incompréhensible, on déduit que l'incompréhensibilité s
une preuve de la réalité de l'infini ; et du fait qu'il en soit ainsi uniquemen
parce que l'incompréhensibilité de l'infini a pour cause l'inadéquation
l'infini au fini, et que cette inadéquation, ou débordement, désigne la
jectivité elle-même, on déduit que l'incompréhensibilité est aussi une preu
de la réalité de la subjectivité.

2) Comment l'incompréhensibilité est une preuve de la réalité


l'infini et de celle de la subjectivité. L'incompréhensibilité de l
de l'infini est à ce point inhérente à sa nature qu'elle devient une preu

42. À Mersenne du 31 décembre 1640, AT III 273.


43. Voir, sur ce point, J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1991, p. 3
44. Principes I, 24, AT IX-2 36.
45. À Mersenne du 11 novembre 1640, AT III 233-234. Voir aussi à Mesland du 2 mai 16
AT IV 112. Sur l'infinité de l'ordre des causes, voir les Réponses aux Premières Object
AT IX-1 85.

46. Méditation IV, AT IX-1 44. Voir aussi Entretien avec Burman, AT V 167 et Principes
I, 19, AT IX-2 33.

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508 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

sa réalité. Cet argument original, qui a l'allure d'une preuve ontologiq


l'existence de l'infini, se présente implicitement dans chaque assertion sel
laquelle il est de la nature de l'infini d'être incompréhensible, en M
tation m 47 ou dans les Principes 48. Car s'il est de la nature de l'in
d'être incompréhensible, on peut dire : en l'infini, l'essence enveloppe
compréhensibilité. « L'incompréhensibilité même est contenue dans l
son formelle de l'infini 49 ». Pour cette simple raison, éprouver l'incompr
hensibilité de l'infini, c'est du même coup faire la preuve de sa réalit
reconnais la réalité de Dieu précisément à ce que son idée me dépass
Dès lors, l'incompréhensibilité - tout comme la positivité - est la ma
ou le signe de l'infini.
L'incompréhensibilité de l'idée de l'infini a pour cause le hiatus q
sépare l'infini du fini, ce décalage, cette inadéquation, qui est un déb
ment. Or, ce débordement du Moi, dans la pensée lévinassienne, désig
subjectivité: le Soi. C'est dire que l'incompréhensibilité elle-même dés
la subjectivité, en en faisant la preuve, pour en faire preuve 51 . Si l'essen
incompréhensibilité de l'infini est à ce point intime et nécessaire à la pen
finie, cette pensée se sachant finie face à l'infini incompréhensible va dev
adopter envers lui une certaine attitude. Cette attitude sera la soumis
l'humilité.

3) L'humilité intellectuelle face à l'infini : ne pas disputer de l'in-


fini, mais s'y SOUMETTRE. Parce qu'il est de la nature de l'infini que mon
esprit fini ne le puisse comprendre, « il serait ridicule que nous, qui sommes
finis, entreprissions d'en [de l'infini] déterminer quelque chose, et par ce
moyen le supposer fini en tâchant de le comprendre 52 ». Car ce serait en effet
tenter de le finitiser, de l'aliéner, et par là comme l'insulter, que de tâcher de
le comprendre. Descartes déduit du fait descriptif que je ne puisse compren-
dre l'infini l'attitude normative que je ne dois point tâcher de le faire; ce qui
explique pourquoi il n'a jamais systématisé sa doctrine de l'infinité.
« Qu'il ne faut point tâcher de comprendre l'infini ». Ainsi commence
l'intitulé de l'article 26 de la première partie des Principes , qui poursuit :

47. Méditation III, AT IX-1 37.


48. Principes I, 19, AT IX-2 II 33.
49. Réponses aux Cinquièmes Objections , op. cit., t. II, p. 811.
50. J.-L. Marion écrit : « non seulement l'infini ne saurait se comprendre, mais il exige l'in-
compréhensibilité ; l'incompréhensibilité n'affaiblit pas la définition de l'infini, elle l'authen-
tifie » (Sur la théologie blanche de Descartes , Paris, PUF, 1981, p. 398).
51. E. Lévinas, De Dieu qui vient à Vidée , Paris, Vrin, 1982, p. 109.
52. Principes I, 26, AT IX-2 36.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 509

« Ainsi nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l'infini 53 ».


Descartes déduit de l'incompréhensibilité de l'infini la vanité de toute dis
pute sur lui et décide alors de ne point y perdre son temps. Et pourtant, ne
promettait-il pas dans le Discours qu'il n'est rien, en philosophie, dont on
ne dispute? 54 Mais peut-être, justement, la sagesse cartésienne consiste-t-
elle à ne point pratiquer la philosophie avec la même assurance qu'elle fut
faite jusqu'alors, et à savoir refuser de disputer, quand l'objet est trop incer-
tain. C'est d'ailleurs ce que confirme la suite du texte 55. Descartes n'a pas
attendu les Principes pour douter qu'il soit raisonnable de disputer sur l'in
fini, comme en témoigne ce passage d'une lettre à Mersenne de 1638: « Pour
la question, savoir s'il y aurait un espace réel, ainsi que maintenant, en cas
que Dieu n'eût rien créé, encore qu'elle semble surpasser les bornes de l'es
prit humain, et qu'il ne soit point raisonnable d'en disputer, non plus que
de l'infini 56 ». Il n'est pas raisonnable de disputer de l'infini.
Dès lors, parce que je ne dois point tâcher de comprendre l'infini, et pour
éviter les erreurs de ceux qui ont la prétention d'en disputer, je ne peux que
m'y soumettre 57 : « J'ai parcouru le livret de M. Morin, dont le principa
défaut est qu'il traite partout de l'infini, comme si son esprit était au-des
sus, et qu'il en pût comprendre les propriétés, qui est une faute commune
quasi à tous; laquelle j'ai tâché d'éviter avec soin, car je n'ai jamais traité de
l'infini que pour me soumettre à lui, et non point pour déterminer ce qu'i
est, ou (ce) qu'il n'est pas 58 ». Ce qui signifie, plus largement, et puisque
l'infini est Dieu, qu'« il ne faut pas soumettre la théologie à nos raisonne-
ments 59 », mais plutôt nos raisonnements à la théologie, comme le confirme
l'attitude de Descartes face à l'Ecriture, puisqu'il précise que la Genèse se
décrit, sans s'expliquer 60 .

53. Ibid.
54. Discours I, AT VI 8.
55. Ibid.

56. À Mersenne du 27 mai 1638, AT II 138. Voir aussi, plus généralement, Regulae VIII,
AT X 398.

57. M. Blondel, Dialogues avec les philosophes , Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 49.
58. À Mersenne du 28 janvier 1641, AT III 293. B. Rochot, qui cite ce passage, suggère que
« tous » fait référence aux mathématiciens contemporains de Descartes qui travaillent sur le cal-
cul infinitésimal (Fermat, Roberval, Cavalieri). Mais, pour ne penser qu'aux mathématiciens,
il introduit dans un morceau choisi de cette lettre à Mersenne un autre morceau, qui vient seu-
lement plus bas (« L'infini cartésien », L'infini et le réel , Centre International de Synthèse, Paris,
Albin Michel, 1955, p. 37). En vérité, rien n'oblige à se restreindre aux seuls mathématiciens:
le « tous » cartésien est indéterminé.
59. Entretien avec Burman , AT V 176.
60. De la Genèse , Y Entretien dira effectivement qu'elle se commente, ou se décrit, sans s'ex-
pliquer (Entretien avec Burman , AT V 169).

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510 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Et parce que l'incompréhensibilité, naturellement, implique le re


pect 61, cette soumission consiste à ne point vouloir comprendre l'in
mais seulement à l'admirer, dans une contemplation qui me le fera co
tre bien mieux qu'aucune vaine tentative de compréhension 62. Cette a
ration, qui me plonge dans la béatitude 63, est la contemplation de la fin
la Méditation III, alors qu'après avoir prouvé Dieu, et avant de comme
à en déduire le monde, je me laissais aller à l'éclatement - par l'idée de
fini - du savoir, en adoration : « il me semble très à propos de m'arrêter
que temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait 64 ».
On peut finalement conclure sur l'attitude cartésienne par trois rem
ques. Premièrement, elle prépare de manière frappante à celle de Pas
une telle humilité intellectuelle, en tant qu'elle découle de la soumissi
réel (à la réalité de l'infini démontrée par son incompréhensibilité même)
illustre la raisonnable prudence cartésienne, s'incarne à merveille dan
nombre des Pensées de Pascal, invitant à ne pas connaître Dieu, mais à
mer 65. On ne peut pas rendre raison de tout, et « il n'y a rien de si conf
à la raison que ce désaveu de la raison 66 ». Aussi peut-on lire « Soumi
et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme 67 » comme so
mission est usage de la raison. Cependant, Rochot rappelle légitimem
que, si le « je n'ai jamais traité de l'infini que pour me soumettre à lui » a
maintes fois rapproché de certaines pensées de Pascal - notamment
l'homme « qui n'est produit que pour l'infinité 68 » -, l'auteur disting
premier infini d'un second sur lequel la raison humaine ne manque p
prise : l'infini mathématique 69 . Mais nous pouvons répondre que l'i
mathématique, à proprement parler, étant chez Descartes renié 70, on

61. À Mersenne du 15 avril 1630, AT 1 145.


62. Réponses aux Premières Objections , AT IX- 1 90. Descartes reprend expliciteme
thème scolastique en se réclamant de saint Thomas (Réponses aux Premières Objection
IX-1 89).
63. Celle de la cinquième et dernière partie de Y Éthique de Spinoza, le de Liberiate, qui se
réalise dans Y amor intellectualis Dei. Sur ce point, voir P. Macherey, Introduction à V Éthi-
que de Spinoza. La cinquième partie: les voies de la libération , Paris, PUF, 1994.
64. Méditation III, AT IX-1 41.
65. Pensée 280.
66. Pensée 272, in Œuvres de Pascal , éd. L. Brunschvicg et al ., Paris, Hachette, 1908-1914,
réimp. par Kraus Reprint, Nendeln, 1976-1978, t. XIII, p. 198.
67. Pensée 269, ibid., p. 197.
68. Pascal, Préface sur le Traité du vide, in Œuvres Complètes, éd. de Louis Lafuma, Paris,
Seuil, 1963, p. 231.
69. B. Rochot, op. cit.
70. Comme nous l'avons montré dans « La prudence de Descartes face à la question de 1 in-
fini en mathématiques », Philosophiques, 34/2, 2007, p. 295-316.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 511

se contenter seulement du premier et rendre raison au parallèle effec


entre Descartes et Pascal sur ce point.
Deuxièmement, la contemplation et l'admiration dans laquelle nou
plonge cette soumission à l'infini montrent que l'infini n'est pas seulem
un principe épistémologique : il engage aussi notre affectivité. Alquié
du mot « admirer », préféré par Descartes à « comprendre » touchant l'inf
« Ce mot indique bien que notre rapport à l'idée de Dieu n'est pas celui
pur sujet de connaissance intellectuelle et de l'un de ses concepts. Il en
tout notre être et, ici, l'affectivité elle-même nous est une voie 71 ».
Et troisièmement, signalons que Lévinas, sur ce point, se sépare d
Descartes, en refusant la contemplation, qui engage l'ontologie 72 : c
Descartes l'idée de Dieu donne accès à une Chose infinie, et la phénom
logie lévinassienne ne peut l'accepter: « L'infini n'est pas [...] un o
immense, dépassant les horizons du regard 73 ». Aussi conteste-t-il que
fini soit objet de contemplation: « L'infini n'est pas objet d'une contem
tion, c'est-à-dire n'est pas à la mesure de la pensée qui le pense 74 ». Mais,
cette dernière phrase, Choplin fait une juste objection 75 : dans quelle mes
le « c'est-à-dire » de Lévinas est-il légitime? Chez Descartes, l'infini n'e
pas à la fois objet de contemplation et à la démesure de la pensée qui
pense? On ajoutera: c'est précisément pour cela qu'il n'est pas objet m
seulement visée.

En conclusion de l'exposé du paradoxe, on ne peut que reconnaître à quel


point le face-à-face est légitime : la positivité et l'incompréhensibilité ont l'un
et l'autre une position forte, et l'on ne saurait penser à contourner leur
affrontement en prétextant l'abandon de l'une des deux. C'est donc sans
aucun privilège que Descartes va éclaircir le paradoxe, à la demande de ceux
de ses contemporains, et même encore des nôtres, qui voudraient y voir une
certaine contradiction.

II - Résolution du paradoxe: réponses de Descartes aux objections

L'ambivalence de l'idée de l'infini est à ce point manifeste dans la seule


Méditation III que Descartes, qui comprend qu'il y a là un paradoxe qui

71. F. Alquié, in Descartes, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Bordas, 1989, p. 533, n. 1.
72. Voir H. Choplin, De la phénoménologie à la non-philosophie. Lévinas et Laruelle ,
Paris, Kimé, 1997.
73. E. Lévinas, Totalité et Infini , op. cit., p. 56.
74. E. Lévinas, « La philosophie et l'idée de l'infini », Revue de Métaphysique et de
Morale , 1957, p. 174.
75. H. Choplin, op. cit., p. 89-90.

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512 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

pourrait frapper le lecteur, la présente en précisant que l'incompréhe


lité de l'infini ne remet pas en cause que « l'idée que j'en ai soit la plus vra
la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit 76
Mais cela ne suffit pas à éclairer tous les esprits, et par cette fragilité s'e
gouffrent de virulentes critiques. Nous allons d'abord exposer les objectio
communes au texte des Objections , puis faire suivre les répons
Descartes, que l'on trouve aussi bien dans le texte même des Réponse
dans l'ensemble de son œuvre.

A ) Objections communes aux Objections 77

La thèse de Descartes selon laquelle je possède en moi l'idée de l'infini


s'expose à une réfutation empiriste et sensualiste, effectuée notamment, à
l'époque de Descartes, par Hobbes, Gassendi et certains théologiens (dont
Caterus) et, plus tard, par Locke, Fontenelle et Condillac 78. On compren-
dra aisément que les empiristes n'aient pu accepter le statut cartésien de
l'idée de l'infini, sa positivité, son innéité 79 . On peut distinguer deux objec-
tions principales. (Objection A) D'une part, Caterus 80, Mersenne 81,
Hobbes 82 et Gassendi pensent que l'infini est inconcevable : « vous vous
trompez grandement si vous pensez avoir l'idée de la substance infinie,

76. Méditation III, AT IX-1 37.


77. Sur les Objections et Réponses , voir J.-M. Beyssade & J.-L. Marion (dir.), Objecter et
répondre , Paris, PUF, 1994, et R. Ariew & M. Grene (éds.), Descartes and his
Contemporaries : Meditations , Objections , and Replies , Chicago, The University of Chicago
Press, 1995.
78. Sur ces trois derniers, voir J.-R. Carré, « Sur l'infini. I - sur l'infini de quantité », Revue
de Métaphysique et de Morale , 1948, p. 254-255.
79. Voir, par exemple, le livre premier de Y Essay concerning human understanding de
J. Locke (1690), qui est une réfutation de l'innéisme.
80. Premières Objections , AT IX-1 77.
81. Secondes Objections , AT IX-1 98. Mersenne, dont le Dieu participe à une cosmologie
infinitiste contre l'indéfini cartésien (voir A. Del Prete, « L'univers infini : les interventions
de Marin Mersenne et de Charles Sorel », Revue Philosophique de la France et de V Etranger ,
1995, p. 145-164) et s'incarne dans le symbole classique du cercle infini, produira d'autres réfu-
tations pertinentes sur l'infini cartésien. Ainsi demande-t-il : s'il y a un être infini en tout genre
de perfection, son existence n'exclut-elle pas toute autre existence? (Secondes Objections , AT
IX-1 99). Descartes répond pragmatiquement que l'existence de l'infini n'exclut pas celle des
choses finies, car « à quoi servirait l'infinie puissance de cet infini imaginaire, s'il ne pouvait
jamais rien créer? » ( Réponses aux Secondes Objections , AT IX-1 111). Se pose alors la ques-
tion - spinoziste - de leur statut : ne sont-elles pas des modes de l'infini?
82. Troisièmes Objections , AT IX-1 147. Voir aussi AT IX-1 140, où l'on montre que Dieu
existe sans que nous en ayons l'idée. On remarquera que, chez Hobbes - comme chez Gassendi
- c'est le pouvoir de nommer, dans ce que l'on pourrait alors qualifier de nominalisme, qui est
au fondement de la démonstration de l'existence de Dieu.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 513

laquelle ne peut être en vous que de nom seulement 83 ». (Objection B)


D'autre part, les mêmes pensent que l'idée de l'infini est obtenue négative
ment, c'est-à-dire qu'elle n'est pas innée mais factice. Les trois Objection
qui défendent cette thèse se répartissent en deux manières différentes
l'envisager : soit par négation du fini, comme le pense Hobbes 84, soit p
accroissement infini du fini, comme le pensent Mersenne et Gassendi 85
Dans tous les cas, la conception cartésienne de l'idée de l'infini comme
claire et distincte et positive est ici mise à mal. Comment Descartes va-t-
répondre aux objections, et par là même résoudre le paradoxe de l'idée d
l'infini?

B) Réponses de Descartes

1) Réponse à l'objection A : la distinction entre intelligere et


COMPREHENDERE. En réponse à l'objection selon laquelle l'infini est incon-
cevable, et pour éviter la contradiction entre, d'une part, la clarté et distinc-
tion de l'idée de l'infini et, d'autre part, son incompréhensibilité, Descartes
va opérer une division fondamentale entre intelligere et comprehendere : l'in-
fini n'est certes pas compris (< comprehendi ), mais il est entendu ( intelligi ).
C'est ce qu'il répond à Caterus 86 , Mersenne 87, Hobbes 88 et Gassendi 89. Il
répète, il insiste, avec lassitude parfois: « j'ai déjà tant de fois expliqué com-
ment nous avons en nous l'idée de Dieu, que je ne le puis encore ici répéter
sans ennuyer les lecteurs 90 ». La persévérance des objecteurs à ne pas vou-
loir comprendre cette distinction entre intelligere et comprehendere a de
quoi surprendre - surtout qu'aujourd'hui encore certains interprètes la
négligent.
Et pourtant, Descartes n'a pas généré la distinction en question pour la
seule occasion des Réponses aux Objections : on peut en saisir la genèse dès
1630, lorsqu'il écrit à Mersenne : « Je sais que Dieu est auteur de toutes cho-
ses [...]. Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le com-
prends; [. . .] car comprendre c'est embrasser de la pensée; mais pour savoir

83. Cinquièmes Objections , op. cit., t. II, p. 739.


84. Troisièmes Objections , AT IX-1 145.
85. Respectivement Secondes Objections , AT IX- 1 97 et Cinquièmes Objections , op. cit.,
t. II, p. 739.
86. Réponses aux Premières Objections , AT IX-1 89.
87. Réponses aux Secondes Objections , AT IX-1 110.
88. Réponses aux Troisièmes Objections , AT IX-1 147.
89. Réponses aux Cinquièmes Objections , op. cit., t. II, p. 811.
90. Réponses aux Troisièmes Objections , AT IX-1 147.

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514 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

une chose, il suffit de la toucher de la pensée 91 ». Ou encore, à Hyperasp


en 1641 92 . Mais ces deux textes semblent poser problème : qu'est-ce q
« concevoir » ( concipere ) ? Quel est son rôle dans la distinction intell
/ comprehendere? Et comment expliquer qu'il soit, dans la traductio
premier texte, associé à comprendre, et opposé à lui dans celle du seco
Concevoir, c'est se représenter. Pour cette raison, parce que concip
n'est pas un concept, mais une représentation, il est intimement lié à l'im
gination 93, puisque l'esprit se donne l'objet à penser - cet objet peut n
exister hors de l'esprit -, et donc qu'il faut pour cela faire appel à nos fac
tés représentatives, qui vont figurer l'objet. Mais il ne faut pas pour a
confondre concipere et l'imagination : « Ici l'on doit distinguer soigneusem
intellection, conception et imagination : cette distinction est d'un g
usage 94 ». Il ne s'agit que d'un lien, qui donc n'est pas l'identité. Et cette
son seule suffit alors à savoir si l'infini, qui n'est pas compris mais enten
est ou non conçu : parce que de l'infini, on ne peut produire une image 95
le supposerait étendu alors qu'il ne l'est point, on peut conclure que l'
se représente pas non plus l'infini. Bien que l'utilisation cartésienne de co
pere ne fasse pas preuve d'une grande rigueur 96 , on peut assurer qu
davantage que comprehendere , concipere n'est accepté pour l'infini.
C'est d'ailleurs en étant associé à l'imagination que concipere se dis
gue Einteiligere , qui lui seul est reconnu à l'idée de l'infini: « les perfecti

91. À Mersenne du 27 mai 1630, AT I 152.


92. À Hyperaspistes d'août 1641, AT III 430.
93. « Concevoir, c'est exactement se représenter, et c'est pourquoi l'entretien le situe
l'entendre et l'imaginer » (J.-M. Beyssade, « RSP ou le monogramme de Descartes
Descartes, L'Entretien avec Burman , Paris, PUF, 1981, p. 174). Descartes lie lui-m
concevoir et l'imagination (à Mersenne de juillet 1641, AT III 393).
94. Entretien avec Burman , AT V 154.
95. L'infini ne peut être imaginé (à Mersenne du 15 avril 1630, AT I 146). « Imaginer a
qu'une chose finie » pourrait être tenu pour une proposition analytique, dans la mesure où
giner exige, par définition, la finitude de l'imaginé. A l'indéfini, par contre, pourra s'app
l'imagination : voir les écrits physiques et mathématiques des années 1620 (AT X 70, AT
233, AT X 75 et AT X 285-297). Voir D. L. Sepper, Descartes' s Imagination , Berk
University of California Press, 1996.
96. Comme en témoigne la contradiction entre les deux textes du précédent paragr
Ce serait alors la lettre à Mersenne, qui associait comprehendere et concipere , qui aurait
La lettre à Hyperaspistes, en les opposant, et en associant, cette fois, concipere à intellig
commettrait une faute dont on peut peut-être accuser la traduction: les traductions Ein
gere , comprehendere et concipere ont toujours été approximatives et c'est seulement depu
après avoir réalisé l'importance de leur distinction, que l'on semble y prendre garde. Il est
curieux que F. Alquié, au contraire, paraisse douter de la lettre à Mersenne (Desc
Œuvres philosophiques , 1. 1, Paris, Bordas, 1988, p. 267-268, n. 6). Car, bien qu'il faille év
ment distinguer concevoir de comprendre, il est indubitable que Descartes leur reconn
commun d'être l'un comme l'autre impropres à désigner notre connaissance de l'infini.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 515

de Dieu, nous ne les imaginons ni ne les concevons, mais nous les enten
dons 97 ». L'un des aspects de cette distinction est qu'il y a des degrés dan
la conception, et non dans l'intellection 98 : puisque c'est l'esprit qui se donne
l'objet, une représentation peut être plus ou moins achevée et donc, propor-
tionnellement à son achèvement, être plus ou moins claire et distincte. Alors
que, dans le cas de l'intellection, et parce que l'objet est alors déjà donné
la pensée (c'est l'objet qui se donne), il y a appréhension absolue, d'un seu
coup ( tota simul ). Comme le remarque Kambouchner ", Descartes n'appl
que jamais l'attribut « clair et distinct » à intelligere , car ce serait faire une
tautologie : la clarté et distinction est contenue dans intelligere , qui pénètre
l'objet d'un seul coup et complètement. C'est là une manifestation de l'irré
ductible unité de l'infini, qui exige la loi du tout ou rien.
Descartes lui-même distingue concipere à"* intelligere, en les répartissant
dans le couple infini/indéfini: « pour les perfections et attributs de Dieu
nous ne les concevons pas mais nous les entendons, et, à supposer que nou
les concevions, nous les concevons comme indéfinis 100 » : l'infini s ' entend
alors que l'indéfini se conçoit , l'infini peut être conçu mais seulement comme
indéfini - de telle sorte que, lorsque nous concevons l'indéfini, nous igno
rons si cet indéfini est lui-même un infini, et c'est précisément pourquoi
est nommé in-défini 101 . En conclusion, s'il y a bien une chose que l'on puiss
concevoir de l'infini, c'est précisément son inconcevabilité 102. Sur le plan
des métaphores de ces trois modes du connaître que sont intelligere , com
prehendere et concipere , on pourrait les distribuer ainsi : comprendre es
embrasser , entendre est toucher et concevoir est saisir. On peut alors com-
prendre intuitivement l'impossibilité de saisir l'infini par l'image suivante :
lorsque nous saisissons, dans nos doigts, une chose, nous ne faisons qu'e
saisir les contours, les bords, les limites. Or, l'infini est précisément ce qu
n'a pas de limites par lesquelles nous pourrions le saisir. Ainsi l'esprit n
peut-il saisir l'infini: bien plutôt, il est saisi par lui. C'est la passivité, évo
quée tout-à-l'heure, qui fait que l'infini, maintenant, m'aborde le premier
et que je ne peux, pour cette raison, le saisir avant d'être moi-même saisi 103.

97. Entretien avec Burman , AT V 154.


98. Voir D. Kambouchner, « Réponse à Robert Imlay. Ce qui se conçoit et ce qui se com-
prend », in J.-M. Beyssade & J.-L. Marion (dir.), op. cit., p. 356.
99. Ibid., p. 357.
100. Entretien avec Burman , AT V 154.
101. Réponses aux Secondes Objections , AT IX-1 108.
102. E. Lévinas, « Infini », in Encyclopaedia Universalis , vol. 12, 1996, p. 281.
103. Voir J.-F. Lavigne, op. cit., p. 57 et E. Lévinas, Totalité et infini , op. cit., p. 33.97.
Entretien avec Burman, AT V 154.

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516 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

Mais si donc, des trois modes du connaître - intelligere, comprehende


et concipere - je n'en reconnais qu'un seul - le premier - pour l'infini, q
puis-je dire de ma connaissance de l'infini? La question qui finalement e
posée à Descartes, à travers les diverses objections, reste la même : si l'infini
est à la fois le plus clair et distinct et le plus incompréhensible, quelle en est
ma connaissance? Pour répondre, Descartes n'aura plus qu'à distinguer,
dans le genre « connaissance », deux modes : dire que l'infini ne peut pas êtr
compris mais peut être entendu , c'est dire que ma connaissance de l'infi
est une connaissance d'un certain genre (l' intelligere) , et que je lui refu
un autre genre (le comprehendere). Aussi ne faut-il pas déduire, comme
fait Hani Ramadan, que, parce que saint Thomas écrit « l'infini en tant qu'in-
fini n'est pas connu ( infinitum , inquantum est infinitum , est ignotum) » 10
on est autorisé à penser que « thomisme et cartésianisme s'opposent ain
comme le jour et la nuit 105 ». Car si, chez Descartes, l'infini est connu, c'est
seulement en un certain genre: Y intelligere. Descartes reprend d'ailleurs
début de la formule de saint Thomas : « l'infini, en tant qu'infini n'est pas »
et ne fait que substituer à « connu », « compris mais entendu 106 ». Autremen
dit, il divise « connu » en « compris » et « entendu », et précise lequel, des deu
il retient. En un sens, donc, Descartes ne s'oppose pas « comme le jour à
nuit » à saint Thomas, mais le précise plutôt : si l'infini, en tant qu'infini, n'es
pas connu, c'est qu'il s'agit du connu en tant que compris seulement 107.
Ma connaissance de l'infini est à ma faible mesure, « accommodée à la
petite capacité de nos esprits », « autant que le permet la faiblesse de not
nature », etc. 108 II s'agit de la même limitation que celle, à la fin de
Méditation III, qui m'autorisait à admirer la lumière divine « au moins
autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte éblou
me le pourra permettre 109 ». Et il en est ainsi parce que la connaissance que
nous en avons n'est que partielle: elle autorise Y intelligere mais refuse
comprehendere , elle permet que l'on touche, mais pas que l'on embrasse,
que l'on saisisse. Il faut prendre garde, cependant, à ne pas prendre ce pa

104. Somme théologique , Q. 86, art. 2, sed contra , trad, par A. D. Sertillanges, Paris, Cer
1990, t. 1, p. 754.
105. H. Ramadan, Une critique de l'argument ontologique dans la tradition cartésienne
Berne, Peter Lang, 1990, p. 100.
106. Réponses aux Premières Objections , AT IX-1 89.
107. J.-L. Marion rappelle que si l'infini est connu (AT VII 167, 17), nous ne le connaisson
« que si s'en éclaircissent avec une claire évidences les attributs » ( Sur le prisme métaphysiq
de Descartes , op. cit., p. 219, voir aussi p. 399).
108. Réponses aux Premières Objections , AT IX-1 89; Principes I, 22, AT IX-2 34-35
Discours IV, AT VI 35.
109. Méditation III, AT IX-1 41.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 51 7

tiellement en un sens quantitatif : autoriser Y intelligere et refuser le compre-


hendere ne signifie pas que nous ne connaissions qu'une partie de l'infini
entier, car l'infini divin ne saurait souffrir aucune mesure, donc quantité, et
est absolument indivisible - pour être l'Un. Descartes lui-même prévient la
faute: l'idée que j'ai de l'infini, bien qu'imparfaite (puisque je ne le com-
prends pas) n'est pas celle d'une partie de cet infini, mais celle de sa tota-
lité no. Compréhension comme intellection sont dits l'un comme l'autre de
la totalité ; mais tandis que la première voudrait l'embrasser, c'est-à-dire en
faire le tour, la seconde, elle, se contente de l'atteindre, de la toucher, sans
que ce toucher soit régionalisé : toucher l'infini, c'est d'emblée connaître sa
forme 111 globale. Et ce n'est pas un luxe vain de le rappeler, puisque beau-
coup de commentateurs, parfois, l'oublient. Ce connaître à ma faible mesure
sera contesté par certains cartésiens, qui ne voudront pas reconnaître pareille
impuissance. C'est le cas de Leibniz qui, dans son commentaire de Descartes
- les Animadversiones - « oublie » curieusement de commenter le Principes ,
1, 19 qui distingue entre intelligere et comprehendere au sujet de l'infini 112.

2) Réponse à l'objection B: réfutation d'un accroissement infini.


En réponse à l'objection selon laquelle l'idée de l'infini est obtenue négati-
vement, Descartes ne réfute guère que la seconde forme, à savoir l'accrois-
sement infini du fini: il n'y a pas, dans les Réponses aux Troisièmes
Objections , de réplique explicite à la production de l'idée de l'infini par néga-
tion du fini affirmée par Hobbes 113. On peut supposer que Descartes n'a pas
jugé utile d'opposer une conception primitive, qui ne puise sa légitimité que
dans l'évidence, à une autre: parce que la positivité de l'infini s'impose d'elle

110. Réponses aux Cinquièmes Objections , AT VII 368.


111. Il suffit pour s'assurer de la légitimité du terme d'appliquer la définition scolastique -
reprise par Descartes - de l'idée par la forme à l'idée de l'infini elle-même. Voir Réponses aux
Secondes Objections , AT IX-1 124 et Réponses aux Troisièmes Objections , AT IX-1 146.
112. Son commentaire du Principes , I, 26, même s'il souligne la distinction cartésienne
entre comprehendere et intelligere , insiste sur notre connaissance d'un infini qui n'est que l'in-
défini mathématique : il ne s'agit pas, pour Descartes, de l'infini. Leibniz refuse la frontière car-
tésienne entre infini et indéfini.

113. Nous ne considérons pas que le texte cité par M. Wilson soit véritablement une réponse
(« Can I Be the Cause of My Idea of the World? (Descartes on the infinite and indefinite) », in
A. 0. Rorty éd., Essays on Descartes' Meditations, Berkeley, University of California Press,
1986, p. 351). Dans ses Réponses aux Troisièmes Objections , AT IX-1 146, Descartes (1) ne
donne aucune raison de préférer la positivité de l'infini à la négativité hobbienne de le considé-
rer comme du non-fini, (2) répond à cette négativité hobbienne, qui donc est celle du premier
genre, c'est-à-dire par négation, en réfutant celle du second genre, par accroissement - solution
adoptée par Mersenne et Gassendi -, et (3) se contente finalement, comme un aveu d'échec, de
pratiquer la rétorsion (« Je retourne l'argument », Entretien avec Burman , AT V 174), c'est-à-
dire de renvoyer sa question à Hobbes qui, le premier, demandait « par quelle idée Monsieur
Descartes conçoit l'intellection de Dieu » ( Troisièmes Objections , AT IX-1 145).

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518 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

même à nous comme une idée claire et distincte et que l'évidence, c


Descartes, est le critère de la vérité 114, il serait vain de tenter une démo
tration si Hobbes n'est pas lui-même frappé de la même évidence. N
éprouvons ici les limites du domaine du démontrable, tellement la qu
de l'infini est première. Descartes reconnaît d'ailleurs que certaines pe
nes n'aperçoivent pas avoir en eux l'idée de Dieu 115. Si « le bon sens
chose du monde la mieux partagée 116 », il n'est donc pas pour autant
versel, et certains esprits y résistent encore. Hobbes pourrait en être. En
nombreuses occasions, Descartes évite les questions de ses correspond
en prétextant ne pas avoir le temps de se pencher sur de si petites diffic
tés. Sans le justifier, cette fois, et sur un problème indiscutablement fon
mental, il reste silencieux pour les mêmes raisons : ce serait perdre son t
que de s'évertuer à convaincre Hobbes de la positivité de l'infini si elle
pas d'elle-même évidente en lui. Avec cet exemple, le critère cartésie
l'évidence se trouve affaibli : dans la mesure où les évidences divergent d'
esprit à l'autre, comment le tenir pour l'indicatif de la vérité 117?
Mais pour ce qui est, donc, de l'accroissement infini du fini propos
Mersenne et Gassendi, Descartes se fait beaucoup plus loquace, et réfute l'
gument en montrant comment l'accroissement ne peut construire Die
il le présuppose déjà 118. Si l'être infini est incapable de toute sorte d
mentation, c'est qu'il relève de la loi du tout ou rien, qui exclut d'emblée
accroissement infini du fini, qui serait un continu entre le fini et l'infin
qui donc supposerait à chaque moment un plus ou moins infini inacc
ble: on est infini, ou on ne l'est pas. La réfutation d'un accroissement inf
déborde largement le cadre des Réponses aux objections pour deven
locus communis dans l'œuvre de Descartes 119, toujours avec cet argu
qui consiste à montrer comment ce qu'on croit construire par un tel accr
sement est en réalité déjà présupposé à l'origine de la construction
moins par l'idée que l'on a de faire une construction visant un but ca

114. Sur ce point, voir J.-L. Marion, « La 'règle générale' de vérité. Meditatio III, AT V
34-36 », in 0. Depré & D. Lories (dir.), Lire Descartes aujourd'hui , Louvain, Paris, Pe
1997, p. 173-198.
115. À Hyperaspistes d'août 1641, AT III 430.
116. Discours I, AT VI 1. Voir aussi le commentaire de ce passage dans Entretien
Burman , AT V 175.
117. Voir Pascal, qui fait l'éloge du raisonnement par l'absurde, contre l'évidence c
sienne (De l'esprit Géométrique , in Œuvres de Pascal , op. cit., t. IX, p. 259).
IIS. Réponses aux Secondes Objections , AT IX-1 109-110; Entretien avec Burman ,
157 et Réponses aux Cinquièmes Objections , op. cit. t. II, p. 808-809 et p. 817.
119. Voir à Regius du 24 mai 1640, AT III 64; à Hyperaspistes d'août 1641, AT III 42
le texte fondamental de la Méditation III AT IX-1 37; à Chanut du 1er février 1647,
608-609; à Clerselier du 23 avril 1649, AT V 355 et Entretien avec Burman , AT V 157.

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Le paradoxe de l'infini cartésien 519

l'idée de Dieu est antécédente à l'accroissement, alors, en vertu de la pre


mière preuve de l'existence de Dieu en Méditation III, elle me suffit pou
être certain que Dieu lui-même existe déjà; ou encore par le fait même qu
la construction soit possible - sera reprise pour toutes sortes d'application
notamment chez Leibniz qui dira, à propos de la série des nombres const
tuée par l'unité ajoutée à elle-même: « C'est déjà connaître l'infini que d
connaître que cette répétition se peut toujours faire 120 ».

En conclusion, il semble bien que Descartes, notamment par la distinc


tion intelligere/ comprehendere , ait donné toutes les clés pour que l'on n
prenne pas pour une vulgaire contradiction le paradoxe de défendre simu
tanément la clarté et distinction et l'incompréhensibilité de l'idée de l'infini.
Le paradoxe s'est d'ailleurs montré fécond. Maurice Merleau-Ponty rema
que combien le « grand rationalisme » du XVIIe siècle trouve le fondemen
commun de « la connaissance de la nature et de la métaphysique » dans «
médiation d'un infini positif , ou infiniment infini 121 » hérité de Descartes
Geneviève Rodis-Lewis et Martial Gueroult confrontent, sous cet angle
Descartes, Spinoza et Leibniz 122. Mais nous aurions tort d'en déduire qu
le rationalisme ou même le cartésianisme furent homogène sur ce point : on
peut même dire que l'ambivalence qui caractérise la conception cartésienn
de l'infini sera particulièrement féconde, puisque l'ensemble du cartési
nisme à venir, jusqu'à Leibniz, se répartira en deux classes, selon que reco
naissance est faite à la connaissabilité (clarté et distinction) ou à Yincompré-
hensibilité de l'idée de l'infini.

D'une part, la figure emblématique des cartésiens qui défendront la


connaissabilité (clarté et distinction) de l'idée de l'infini est sans conteste
Spinoza 123. Il suffit de lire la partie I de YEthica , intitulée « De Deo », ou
même seulement d'observer que la partie I est consacrée à Dieu en tant que
la connaissance que j'en ai est la plus claire et distincte de toutes, pour s'en
rendre compte 124. Et d'autre part, de ceux qui pousseront son incompré-

120. À Rémond du 4 novembre 1715, in G. W. Leibniz, Die philosophischen Schriften , op.


cit., t. Ill, p. 658-659.
121. M. Merleau-Ponty, Signes , Paris, Gallimard, 1960, p. 186-187.
122. G. Rodis-Lewis, Descartes et le rationalisme , Paris, PUF, 1966, et M. Gueroult,
Spinoza : Dieu , Ethique /, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 9-12.
123. On peut voir aussi, à titre indicatif, Bossuet, qui développera à plusieurs reprises la
positivitě « en soi et dans nos idées » de l'idée d'infini, notamment dans Élévations sur les mys-
tères. , première semaine, deuxième élévation, et Connaissance de Dieu , ch. IV.
124. Pour un commentaire, on regardera particulièrement M. Gueroult, « La lettre de
Spinoza sur l'infini », Revue de Métaphysique et de Morale , 1966, p. 385-411 et Spinoza , op. cit.

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520 Jean-Baptiste Jeangène Vilmer

hensibilité jusqu'à un agnosticisme plus dur, on peut nommer Pascal 125,


principalement Arnauld et Nicole, qui, dans la Logique oui9 Art de pense
restreignent toutes les questions touchant l'infini à la catégorie de ce q
est impossible de connaître clairement et distinctement (c'est-à-dire ce q
est proprement indécidable) 126, et Malebranche, qui cite cet ouvrage à plu-
sieurs reprises 127 .

L'opposition ne sera dépassée qu'avec Leibniz, qui fait référence à la do


trine cartésienne de l'infinité en ces termes : « on peut raisonner aussi du pl
grand de tous les nombres, ce qui ne laisse pas d'impliquer contradiction
aussi bien que de la plus grande de toutes les vélocités. C'est pourquoi il faut
encore beaucoup de méditations profondes pour achever cette démonstr
tion. Mais quelqu'un me dira: je conçois le plus parfait de tous les êtres parce
que je conçois mon imperfection et celle des autres êtres imparfaits, quoique
plus parfaits que moi, ce que je ne saurais sans savoir ce que c'est que l'êt
absolument parfait. Mais cela n'est pas encore assez convaincant; car je p
juger que le « binaire » n'est pas un nombre infiniment parfait parce que j'ai
dans mon esprit l'idée d'un autre nombre plus parfait que lui, et encore d'un
autre plus parfait que celui-ci; mais après tout je n'ai pas pour cela aucu
idée du nombre infini, quoique je voie bien que je puis toujours trouver
nombre plus grand qu'un nombre donné, quel qu'il puisse être 128 ». Ma
une note dans la marge du manuscrit, en déclarant « perfectionem summam
tarnen absolute concipio, aliqui non possem applicare ad numerum, ubi frus-
tra applicatur », confirme ce que le contenu même de la lettre avouait par «
faut encore beaucoup de méditations profondes pour achever cette démo
tration », à savoir que Leibniz ne réfute pas tant Descartes qu'il entend l'
profondir : parce que Leibniz nie Descartes tout en le conservant, on peut di
qu'il le sursume , en référence au mouvement de la dialectique hégélienne 12

125 .Pensée 72. Sur Descartes et Pascal, voir M. Le Guern, Pascal et Descartes, Pari
Nizet, 1971. Sur la question de l'infini chez Pascal, voir P. Magnard, « L'infini pascalien
Revue de renseignement philosophique , 1981 et C. Chevalley, Pascal: contingence et pr
babilités, Paris, PUF, 1995, p. 29-49.
126. Arnauld et Nicole, La Logique ou l'Art de Penser , éd. par P. Clair et F. Girbal, Paris
Vrin, 1993, p. 295.
127. Malebranche, De la recherche de la vérité , III, I, 2.
128. Leibniz, à Malebranche du 22 juin 1679, in Die Philosophischen Schriften , 1. 1, p. 33
332. Pour la doctrine leibnizienne de l'infini, voir L'infinito in Leibniz , Roma, Ed. dell'Aten
1990; F. Burbage et N. Chouchan, Leibniz et l'infini , Paris, PUF, 1993; M. Parmenti
« Probabilité et infini chez Leibniz », in F. Monnoyeur (dir.), Infini des philosophes , infini d
astronomes , Paris, Belin, 1995, p. 93-112 et P. Clayton, « The Theistic Argument from Infin
in Early Modern Philosophy », International Philosophical Quarterly , 1996, p. 9-11.
129. Cette performance lui vaudra d'être loué par J. Cohn, Histoire de l'infini , dans la pe
sée occidentale jusqu'à Kant , trad, par Jean Seidengart, Paris, Cerf, 1994, p. 200.

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Le paradoxe de V infini cartésien 521

Résumé: L'idée de Vinfmi est , chez Descartes, fort paradoxale: elle est à la fois la plus claire
et distincte et la plus incompréhensible que Von puisse avoir. Le paradoxe atteint même
sa positivité, puisque Vin-fini s'énonce négativement. Ce problème a occupé de nombreux
contemporains , et aujourd'hui encore certains interprètes y voient une contradiction au
plus profond de la pensée cartésienne. Cet article expose le paradoxe de l'infini cartésien ,
puis montre comment Descartes l'avait déjà résolu et comment la postérité s'en saisira.
Mots-clés: Descartes. Infini. Paradoxe. Positivité. Ontologie. Dieu.

Abstract : The idea of the infinite is, for Descartes , very paradoxical: It is both the most clear
and distinct , as well as the most incomprehensible idea that one can have. The paradox
even reaches its positivity ; for the in-finite is negatively formulated. Numerous authors
were concerned by this issue during Descartes' time, and even today, some still see it as a
deep contradiction in his thought. This paper first exposes the paradox of the cartesian
infinite, then shows how Descartes had already resolved it and how it will be understood
by its posterity.

Key words : Descartes. Infinite. Paradox. Positivity. Ontology. God.

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