Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Vinculum Substantiale

Télécharger au format doc, pdf ou txt
Télécharger au format doc, pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 151

Maurice BLONDEL

(1861-1949)

Une énigme historique


Le « Vinculum Substantiale »
d’après Leibniz
et
l’ébauche d’un réalisme supérieur

Deuxième édition
(1930)

Un document produit en version numérique par Mr Damien Boucard, bénévole.


Courriel : mailto :damienboucard@yahoo.fr
Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales"
dirigée et fondée par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Site web : http ://classiques.uqac.ca/
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web : http ://classiques.uqac.ca
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 2

Politique d'utilisation
de la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite,


même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation
formelle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences
sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent


sans autorisation formelle :

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie)


sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par


tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support,
etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site
Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des
Classiques des sciences sociales, un organisme à but non
lucratif composé exclusivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et


personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des
fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite
et toute rediffusion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les


utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologue


Fondateur et Président-directeur général,
LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 3

Un document produit en version numérique par Damien Boucard, bénévole.


Courriel : mailto :damienboucard@yahoo.fr

Maurice Blondel

Une énigme historique, le « Vinculum Substantiale » d’après Leibniz et


l’ébauche d’un réalisme supérieur. (1930).

Paris: Editions Gabriel Beauchesne, 1930, 2e édition, 146 pp.

Polices de caractères utilisés :


Pour le texte : Times New Roman, 12 points.
Pour les citations : Times New Roman 12 points.
Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Pour le grec ancien : TITUS Cyberbit Basic


(disponible à : http ://titus.fkidg1.uni-frankfurt.de/unicode/tituut.asp)

Les entêtes et numéros de pages de l’édition originale sont entre [ ].

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2007


pour Windows.

Mise en page sur papier format


LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

Édition complétée à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec, le 9 janvier 2010.


Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 4
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 5

Table des matières

LETTRE D’ENVOI AU R. P. AUGUSTE VALENSIN

SOURCES DE LA DOCTRINE du Vinculum substantiale.

BIBLIOGRAPHIE

CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CONCLUSION

APPENDICE A
APPENDICE B
APPENDICE C
APPENDICE D

Table des matières originale


Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 6

[V]

LETTRE D’ENVOI AU R.P.


AUGUSTE VALENSIN
_________________

Retour à la table des matières

Mon Révérend Père et très Cher Ami,

Vous avez bien voulu me demander s’il ne me semblerait pas instructif de


publier une traduction et un commentaire de la thèse latine que j’avais
intitulée : De Vinculo substantiali et de Substantia composita apud Leibnitium.
Vous désireriez en outre savoir comment j’ai été amené à étudier cette question
qui a paru très « spéciale » et même à peine « sérieuse » à la plupart des
historiens de Leibniz. Vous souhaitez enfin que je vous fasse connaître le sens
initial de mon effort d’exégèse et d’interprétation, la portée historique que j’ai
cru découvrir en ce problème, l’intérêt dogmatique qui m’y a longuement
attaché et les réflexions nouvelles qu’après plus de trente-cinq ans me suggère
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 7

une révision de ce travail ancien où, comme je le rappelais naguère 1, se trouve


une des [VI] « cellules-mères » de la doctrine à laquelle je reste fidèle.

Une « traduction littérale » me semble peu utile : les lecteurs désireux et


capables d’étudier à fond ce sujet par ses côtés ardus, ne sont pas arrêtés par un
latin qui emprunte à Leibniz lui-même ses mots techniques et qui, surtout pour
mon commentaire personnel, reste partout rudimentaire comme une mince
enveloppe sous laquelle on retrouve sans peine le texte français. Aussi, au lieu
de reprendre un nouvel épluchage des documents auxquels il est aisé de se
reporter et pour faire plus vite, plus clairement ressortir ce qu’il y a, j’ose dire,
de captivant dans une telle investigation, il me semble commode et avantageux
d’offrir un exposé libre et bref de la question ; j’insisterai donc principalement
sur la signification permanente et la valeur toujours actuelle d’un débat qui
dépasse singulièrement l’occasion où il est né et même les limites où, quoique
déjà étendu, il s’est restreint entre les deux correspondants : ceux-ci en ont sans
doute entrevu, mais ils n’ont peut-être fait qu’en entrevoir la portée véritable.

Avant d’aborder cette étude sommaire, je me borne, dans cette lettre


d’envoi, à satisfaire votre curiosité personnelle sur la façon dont j’ai été amené
à explorer ce coin réputé obscur et mal famé de la philosophie, leibnizienne :
j’espère, mieux encore qu’autrefois, montrer que cette obscurité ne nous
engage dans aucun piège et qu’elle conduit ceux qui comme vous [VII] ont la
hardiesse de vouloir la traverser, vers une belle et précieuse lumière.

1
Cf. Itinéraire philosophique, publié par Frédéric Lefèvre aux éditions Spes,
p. 57 et « Patrie et Humanité », p. 20. Les références sauf indication
contraire renvoient le lecteur à l’édition Gerhardt en 7 volumes in-quarto ;
le chiffre romain indique le tome ; les autres chiffres, la page et, en cas
d’utilité, la date de la lettre ou de l’ouvrage est mentionnée. Le mot « thèse
» se rapporte, dans les notes, à la thèse latine De Vinculo Substantiali apud
Leibnitium, in-8 de 80 pages, Paris, Alcan, 1893 — (épuisée). J’ajoute
qu’on trouvera dans la thèse des analyses, des discussions et des citations
qui n’ont pu trouver place dans le présent exposé, en outre quelques
documents inédits.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 8

*
* *

Dans le cours qu’il professait à la Faculté de Dijon, durant l’hiver 1879, le


doyen Henri Joly consacra une leçon à la correspondance de Leibniz et du Père
Des Bosses. Élève de philosophie au Lycée, je suivais cet enseignement très
vivant qui rendait attrayantes les questions même les plus abstruses.
Contrairement à l’opinion à peu près unanime des historiens, Henri Joly
déclara que, dans l’hypothèse du Vinculum, Leibniz avait vu sincèrement un de
ces « possibles métaphysiques » que sa fertilité d’invention ne se lassait pas de
susciter, à l’imitation de ces fulgurations divines qui produisent toutes les
essences, toutes les natures intelligibles, même celles qui ne sont et ne seront
pas réalisées. L’explication qu’il donna des raisons du Vinculum pour Leibniz
répondait, comme par une « harmonie préétablie », à mon besoin encore très
vague, mais déjà très vif, d’un réalisme spirituel, ennemi d’un symbolisme
idéaliste et d’un individualisme abstrait : ce que j’entrevoyais, sous l’hypothèse
provoquée par les questions stimulantes d’un religieux catholique et par les
méditations spontanées de Leibniz, c’était, non pas un problème théologique et
restreint à un aspect du dogme eucharistique, mais la justification des « vérités
incarnées » ; — mais la réhabilitation de la lettre et de la pratique ; — mais la
primauté de ce qui est ultérieur, actualisé et un, sur ce qui est dissocié par
l’analyse, ramené à des éléments antérieurs ou à des abstractions ; — mais
[VIII] l’efficience positive de la cause finale et la valeur originale de l’action,
lien de la nature et de la pensée ; — mais l’union réelle des esprits formant
comme un corps, comme une « substance nouvelle », comme une composition
plus une, plus substantielle que les éléments qu’elle domine et qu’elle élève à
son unité supérieure : « unum corpus muti sumus ». Et, continuant à méditer ce
texte qui m’était resté dans la mémoire : « ex pluribus substantiis oritur una
nova », je songeais que la vraie perspective de la philosophie métaphysique,
morale, sociale, religieuse, consisterait peut-être à intervertir l’ordre habituel
qui procède trop exclusivement par analyses fictives, en assujettissant
indûment la vie profonde, l’ordre même de l’action et de la foi, aux lois d’un
entendement discursif qui, lui, va, par abstraction et rétrospection, au rebours
de la nature et de l’âme.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 9

Dès lors (et malgré l’importance extrême que j’attachais à la réhabilitation


de la pratique littérale et sacramentelle dont l’idéalisme à l’Allemande, le
symbolisme à la Renan, et tout ce néo-christianisme, prélude du modernisme,
alors en faveur dans beaucoup de milieux cultivés, avaient méconnu et
discrédité la valeur), je ne me suis jamais assujetti dans la controverse sur le
Vinculum à l’aspect particulier du problème de la Transsubstantiation qui avait
été pour Leibniz et son correspondant même moins qu’une cause simplement
occasionnelle. Comme eux, je considérais principalement la difficulté plus
générale, plus proprement métaphysique qu’ils s’étaient d’abord proposée,
avant même de prendre comme exemple précis cette sorte d’expérience
incomparable où pour les croyants se trouvent dissociées les données
communes [IX] de la connaissance et l’invisible présence qui sous les espèces
sensibles se substitue à la réalité matérielle.

Et pourtant c’est à cause de cet exemple, qui n’est qu’un exemple destiné à
préciser un débat intrinsèquement métaphysique, que la plupart des critiques se
sont à priori insurgés contre le Vinculum, sous prétexte qu’une hypothèse
censément provoquée par un tel objet ne saurait être décemment prise au
sérieux ni par Leibniz, ni par eux-mêmes ! A ce propos laissez-moi relater ici
un incident pittoresque de ma soutenance de thèse le 7 juin 1893 : il est une
« illustration » de l’état d’esprit qui, sous des formes toujours plus ou moins
voilées, a diversement animé contre le Vinculum la plupart de ceux qui l’ont
jeté au rebut, — une illustration aussi de la partialité contraire qui ne doit pas
non plus avoir place dans la discussion philosophique.

Irrité de voir que j’attribue au Vinculum une valeur supérieure à celle


qu’admettent la plupart des interprètes, un des juges m’objecte que cette
pauvre invention est simplement, « en face du Dogme », une accommodation
de complaisance et une forme de politesse compatissante et dédaigneuse de
Leibniz pour la foi inquiète d’un Jésuite ; puis, se reprenant soudain : « Au
reste, dit-il, je ne sais si la Transsubstantiation est un Dogme pour les
catholiques ! » A ces mots un jeune homme, assis au bas de l’amphithéâtre et
tout près de moi, se lève brusquement, frappe du pied, remonte les gradins le
plus bruyamment possible et sort sans mot dire, mais en faisant claquer la
porte. Stupeur du jury et de l’auditoire nombreux. Relevant la tête de ses
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 10

papiers administratifs, le [X] doyen Himly, qui préside la soutenance, me


demande, moitié souriant, moitié fâché : « C’est un de vos amis sans doute, et
ses arguments sont-ils de votre goût ? » J’ai pu l’assurer en toute sincérité que
le personnage m’était totalement inconnu (je n’ai jamais su son nom), et que je
pensais avoir d’autres et de meilleurs arguments à faire valoir. — Mais aussi,
qu’en sens contraire, on ne nous serve pas des objections d’aussi pauvre
portée. Peut-être, d’ailleurs, n’ai-je pas été le seul à m’étonner, sans oser le
dire, qu’un historien de la philosophie, un professeur en Sorbonne pût ou
voulût paraître ignorer que la Transsubstantiation est en effet un dogme
catholique !

Après cette digression qui forme anachronisme, je reprends la petite histoire


de mon étude, et je remonte au mois de novembre 1882, à l’École Normale.
Dès sa conférence inaugurale aux élèves de seconde année, Emile Boutroux
nous dicta une longue liste de questions à traiter : chacun de nous, à quelque
section qu’il appartînt, devait au cours de l’année scolaire y trouver le sujet
d’une leçon et aussi celui d’un mémoire, écrit. Je ne fus pas peu charmé
d’entendre proposer une étude du Vinculum ; craignant qu’un rival ne
m’enlevât ce thème d’amour dont je pensais que d’autres pouvaient être épris,
je me précipitai dès la fin de la conférence pour retenir cette bienheureuse
question : empressement qui ne fut pas sans surprendre, je ne dis pas Boutroux
qui m’approuva avec un regard de complaisance, mais mes condisciples dont
aucun n’avait entendu même nommer cette étrange chose. Ils en conçurent
pour mon érudition philosophique une estime très peu justifiée et d’ailleurs un
peu ironique. Plusieurs mois, j’étudiai donc, dans [XI] l’édition Gerhardt que
j’avais pour la première fois en mains, la correspondance récemment
complétée et enrichie de notes et brouillons préparatoires de Leibniz. Je fis une
leçon qui me valut de Boutroux (faveur exceptionnelle de binage)
l’autorisation de reprendre ce même sujet pour mon travail écrit. Car j’avais
aperçu de nouveaux aspects et quelques questions préalables à résoudre ; si
bien qu’en somme mon mémoire, quoique étendu, resta inachevé et se borna à
peu près à l’étude de la sincérité de Leibniz, sincérité qui à propos du
Vinculum m’apparut incontestable, en dépit de ses habitudes de souplesse ou
même parfois, de dissimulation et d’ironie. Mais je ne laissai pas d’indiquer les
raisons intrinsèques qui confirmaient les preuves extrinsèques de l’importance
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 11

réelle que Leibniz avait attribuée à ce qu’il appelle lui-même meum Vinculum
(II, 507, 511).

Plus que je ne l’aurais cru, Emile Boutroux approuva mes conclusions.


Mais dans les appréciations improvisées qui suivaient immédiatement les
leçons d’élèves, les impressions orales, que son extrême bienveillance à
l’égard des personnes le portait à rendre favorables à l’excès, ne concordaient
pas toujours avec les notes écrites qu’il remettait au Directeur de l’École pour
les classements trimestriels : Fustel de Coulanges, accompagné du sous-
directeur Vidal de la Blache, venait lui-même nous faire la lecture solennelle
de ces notes avec des commentaires appropriés à chacun des élèves. J’étais
donc resté en suspens sur le degré de l’approbation accordée par mon maître —
aussi énigmatique parfois que l’ésotérique Leibniz — à mes premiers essais
d’interprétation du Vinculum : aussi ma joie fut-elle grande [XII] quand
j’entendis le Directeur lire un jugement plus chaleureux encore que n’avaient
été les encouragements premiers ; et c’est ce qui, avec le conseil même de
Boutroux, me décida à faire inscrire sans retard en Sorbonne ce rare sujet pour
une de mes thèses de doctorat.

Dix ans passèrent sans que j’aie perdu de vue mon dessein : non seulement
j’aimais à ruminer à part moi la signification de l’obscur problème ; mais je
profitai de plusieurs voyages en Allemagne pour enquêter dans les
bibliothèques universitaires ou pour correspondre avec des archivistes,
notamment avec ceux de Hanovre, de Leipzig, de Cologne, de Düsseldorf qui
me fournirent quelques textes inédits et des renseignements sur la personne de
Des Bosses. Le bibliothécaire de Leipzig, à qui j’avais demandé de rechercher
le texte complet d’un fragment de Leibniz cité par le théologien Pfaff comme
extrait du Journal de Leipzig que je ne réussissais pas à trouver, m’indiqua
qu’il devait s’agir d’un recueil dont le vrai titre est Acta Eruditorum, et c’est là
en effet que je rencontrai les témoignages surprenants dont nous aurons à faire
état plus loin.

Toutefois, c’est seulement après la lente et fatigante rédaction de l’Action,


que je composais trop rapidement peut-être, mon thème latin, pour lequel
d’ailleurs la correspondance que j’étudiais fournissait la terminologie un peu
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 12

barbare parfois et les formules toutes préparées. Chargé de lire le manuscrit,


Victor Brochard s’en acquitta avec une promptitude méritoire, et son rapport 1
permit l’impression immédiate au [XIII] cours de laquelle j’ajoutai, selon son
désir, et selon mon vœu spontané, quelques compléments au chapitre final. A la
soutenance, l’on m’accorda plus que je n’espérais ; l’on admit en somme que
tous les arguments extrinsèques et les objections colportées sans examen direct
des textes contre la sincérité de l’hypothèse du Vinculum n’étaient pas
réellement fondés ; donc il ne s’agit là ni d’une mystification, ni d’un jeu
d’esprit sans sérieux, ni d’un escamotage. Toutefois en me concédant que
Leibniz avait sérieusement envisagé une difficulté sérieuse et une solution
éventuelle, Brochard maintenait (comme si c’était contre ma thèse) que
Leibniz avait résolument écarté l’hypothèse proposée, en la considérant
comme incompatible avec tout son système personnel. Or c’était là (et il le
reconnut ensuite) simplifier indûment et dénaturer mon dessein, autant que
fausser l’attitude de Leibniz lui-même. Car je ne posais pas une alternative
entre deux termes brutalement opposés : « Oui ou non, Leibniz a-t-il cru à son
Vinculum ? » ; mais j’introduisais trois ou même plusieurs thèses à coordonner
plutôt qu’à opposer : d’abord le Vinculum a-t-il mérité l’intérêt véritable et
profond de Leibniz ? — Oui. — Ensuite, Leibniz a-t-il pris absolument
position pour ou contre cette hypothèse ? — Non. — [XIV] A-t-il estimé que
pour admettre cette hypothèse il lui eût fallu renier sa doctrine antécédente ? —
Nullement ; il a même déclaré plusieurs fois et expressément le contraire.
Enfin a-t-il réellement entrevu des raisons d’adhésion, des perspectives
nouvelles, un moyen d’élargir encore ses horizons toujours reculés, et de

1
Copie du rapport de M. Brochard. Paris, 2 janvier 1893.
Monsieur le Doyen,

La thèse latine de M. Maurice Blondel, De Vinculo Substantiali, est une


étude sérieuse et consciencieuse. Elle a le mérite d’éclairer une partie
intéressante et peu connue du système de Leibniz. L’auteur paraît bien
connaître et bien comprendre ce système. Ses références sont nombreuses et
bien choisies. Son style est clair (je voudrais cependant qu’il mît encore un
peu plus de clarté, s’il le peut, dans son chapitre VI), l’argumentation est
satisfaisante et bien enchaînée. Je n’hésite donc pas à vous proposer
d’accorder le visa à l’œuvre de M. Blondel. — Veuillez agréer, Monsieur le
Doyen, l’expression de mes sentiments dévoués.
Victor BROCHARD.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 13

résoudre des difficultés en face desquelles son correspondant et surtout ses


récentes méditations l’avaient mis dans l’embarras ? — C’est sur ce point que
nos conclusions devront être nuancées sinon flottantes. Et comme il ne s’agit
pas ici pour moi d’un problème simplement historique, il ne nous sera sans
doute pas défendu de montrer, à la lumière de l’histoire postérieure à Leibniz,
la réalité du problème qu’il avait sans doute aperçu, et que peut-être il
entrevoyait la possibilité de résoudre autrement que ne devait le faire
l’idéalisme ou le criticisme. De là l’extrême intérêt de son hypothèse, même
alors qu’en fait elle n’a pas été comprise, et n’a pu dès lors influer sur le
développement historique des doctrines ultérieures. Mais n’est-il pas temps
encore de la rendre féconde, et son heure n’est-elle pas venue ? On ne prescrit
pas contre la vérité et, dans l’ordre métaphysique, les difficultés de fond restent
toujours actuelles.

Peu après la soutenance de mes thèses, Emile Boirac présentait les siennes :
la thèse latine s’intitulait De spatio apud Leibnitium (1894). De passage à
Paris, j’allai entendre la discussion. Dissimulé parmi la nombreuse assistance,
j’éprouvai une joie sans doute un peu coupable en entendant Brochard
reprocher au candidat de ne pas s’être plongé dans la correspondance avec Des
Bosses et de n’avoir pas tenu compte des résultats obtenus par l’étude ardue
[XV] à laquelle je m’étais livré, sans craindre les « fourrés épineux d’un sujet
que Leibniz lui-même n’avait pas jugé épuisé ni indigne d’être scruté plus à
fond ».

Le Directeur de l’Année Philosophique, François Pillon, avait entrepris


alors, dans la Revue qu’il suffisait presque à remplir de ses pénétrantes études,
une histoire critique de l’idéalisme, et il venait de fournir sur Malebranche et
son Etendue Intelligible un travail extrêmement remarquable. Voulant
poursuivre cette série de monographies liées, il m’écrivit pour me demander
une traduction et un commentaire de ma thèse latine dont, me disait-il, il
comprenait l’intérêt et la portée ; et j’avais accepté de coopérer à son effort ;
j’avais même déjà amassé quelques feuilles en vue d’une mise au point
analogue à celle que je tente aujourd’hui, lorsque la mort surprit
prématurément François Pillon, et sa revue disparut.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 14

Mais je n’ai jamais abandonné, entre beaucoup d’autres projets, l’espoir


d’une publication destinée non pas tant à réhabiliter ce pauvre Vinculum bien
calomnié qu’à faire ressortir en même temps le sens du problème
métaphysique qui en est l’occasion et l’originalité de la solution : solution sans
doute hypothétique, mais question qui ne l’est pas, question qui, en apparence
paradoxale et bizarre, en réalité reliée à maintes vérités éparses et trop peu
engrenées d’ordinaire dans la philosophie, nous offre peut-être le moyen
d’échapper aux voies où depuis deux siècles et plus la spéculation moderne
s’est trop souvent enclose.

L’un de mes étudiants, devenu mon collègue et ami, Jacques Paliard, avait,
pour un diplôme d’études supérieures et comme texte d’explication, [XVI]
abordé de son point de vue, et avec ses dons de métaphysicien, ce même
problème ; et, pour l’examen oral, j’avais fait venir de Grenoble Georges
Dumesnil : celui-ci, d’abord défiant et presque hostile, avait été frappé et
même conquis par la vigueur de pensée et de parole dont fit preuve le candidat,
mais aussi par l’attrait des perspectives entr’ouvertes devant lui : « il m’a
révélé, me dit-il, un horizon que je n’avais jamais soupçonné ». Et nous
demeurions d’accord que, par les circonstances qui entourent cet énigmatique
problème, par l’isolement de cet îlot qui surgit de l’Océan, loin de toute terre
fréquentée, et qui semble y disparaître de nouveau, par l’étrangeté de la
terminologie et des procédés, par le paradoxe de la solution évanescente
comme un fantôme de l’invisible, le Vinculum est, dans l’histoire des doctrines,
une sorte d’unicum et de monstrum.

Qu’est-ce donc que cette « terra nova » si malaisée même à entrevoir dans
ses brumes qui ont fait douter de sa solidité et même de sa réalité ? Serait-elle
un simple mirage ? Est-ce un peu mieux, une pièce curieuse que des érudits et
des archéologues recherchent sous les vieilles formules où abondent les
substantializare, les realizare, comme l’on essaye de retrouver sous les flots et
les sédiments les galères impériales au fond du lac Némi ? N’est-ce pas plutôt
une Atlantide, tout un continent à mettre en lumière, terre immergée et de vie
profonde dont la tradition ne s’est jamais tout à fait perdue, alors même que la
plupart des hommes, absorbés par les réalités tangibles, la considèrent comme
pure légende et cloches d’Ys ? — Sur votre demande, mon Révérend Père, je
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 15

reprends un instant mes sondages, et, avec vous pour [XVII] me soutenir,
j’essaye une nouvelle exploration de ce monde, je ne dis pas inconnu, mais
d’ordinaire méconnu, le plus réel pourtant, puisque le sens populaire,
l’inspiration artistique, l’invention morale, les aspirations religieuses y
trouvent leur secret soutien.

Jules Lachelier me disait un jour que Maine de Biran peut nous dispenser de
passer par Kant pour le libre développement de la pensée philosophique. Peut-
être avant lui et mieux encore que lui, Leibniz peut, si nous comprenons et
suivons à fond la voie où nous engage son hypothèse du Vinculum, servir à
éviter l’impasse criticiste, à discerner l’erreur de méthode et les conceptions
hybrides qui aboutissent aux antinomies, et nous ouvrir l’accès d’une
métaphysique réaliste sans illusion et sans exclusion, faisant droit à toutes les
requêtes de la science positive, de la spéculation rationnelle et de la foi
religieuse. C’est à indiquer sommairement ce passage que tend cette étude sur
le Vinculum. Une telle recherche, qui doit sans doute se fonder sur la critique
des textes et sur l’histoire authentique des doctrines, a cependant plus qu’un
intérêt historique : car si, pour répondre à vos bienveillantes instances, mon
Révérend Père et cher ami, je me suis résigné à cette tâche latérale et
préparatoire à l’achèvement toujours retardé de « la Pensée », c’est somme
toute afin de mieux revenir à ce livre très lourd ; c’est aussi pour rendre plus
aisé et plus instructif l’effort de ceux qui voudront bien me lire ; je ne cherche
en effet ici qu’à les entraîner à une sorte de dépaysement, qu’à établir d’avance
un lemme propre à éclairer les conditions d’accès et de succès pour une telle
exploration. Il m’a [XVIII] fallu, à moi d’abord, un si long espace de temps,
une si onéreuse adaptation, que je voudrais aider les esprits et les acclimater à
une atmosphère autre, à des perspectives que je crois « naturelles », mais qui
sembleront d’abord artificielles aux habitués des zones moyennes de la
réflexion analytique.

Il me semble donc que, malgré l’indigence d’un exposé pour lequel je suis
réduit à dicter, sans recourir aux textes et sans pouvoir me mettre suffisamment
au courant des travaux récents sur Leibniz (conditions déplorables — vous me
l’accorderez — pour des recherches d’érudition critique ou même pour une
analyse métaphysique forcément complexe), l’amour que je ressens et que je
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 16

ferai peut-être partager pour un sujet qui vaut vraiment la peine d’être étudié
plus à fond m’obtiendra l’indulgence, en expliquant la témérité que je commets
un peu par votre faute... heureuse. Si seulement je réussis à susciter d’autres
explorateurs capables de pénétrer dans le domaine que je ne puis plus que leur
signaler de mon très petit mont Nébo, ils devront vous savoir gré, mon cher
ami, de votre initiative ; car c’est à vous qu’ils auront dû d’apercevoir enfin le
moyen de bien poser certains problèmes, d’échapper à des impasses, ou de
sortir des défilés qui masquent trop souvent quelques-unes des plus belles
perspectives de la pensée et des cimes mêmes de la plus substantielle réalité 1.

Maurice BLONDEL.

[XIX] [XX]

1
Je suis heureux de rendre au Révérend Père Fessard un hommage tout
particulier de haute estime et de respectueuse gratitude : je lui dois en effet,
pour cette étude du Vinculum de très pénétrantes remarques et des
indications fécondes. Mais en outre il faut, en toute justice, révéler, malgré
son désir d’effacement le rôle décisif de mon ami l’Abbé Joannès Wehrlé. Il
avait assisté à la soutenance du 7 juin 1893, et, depuis lors, garant de mes
souvenirs et confident de mes projets, il s’est toujours intéressé au problème
du Vinculum : avec une compétence, une pénétration et un dévouement
également précieux, il a mis en place les matériaux que je lui avais fournis ;
et sans lui j’aurais sans doute abandonné le projet de cette étude renouvelée,
afin de ne pas la rendre trop onéreuse pour vous ou trop décevante pour mes
lecteurs.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 17

SOURCES DE LA
DOCTRINE du Vinculum
substantiale.

Retour à la table des matières

Le P. Des Bosses eut soin de conserver les LXXV lettres qu’il reçut de
Leibniz 1. Dutens (II, p. 265-323 ; VI, p. 173-201), le premier, en édita la
plupart 2 ; LXX en effet, ont été publiées, non sans incorrections ; les plus
importantes furent encore reproduites par Erdmann (1840). Enfin, dans
l’édition complète des œuvres philosophiques de Leibniz, C. J. Gerhardt les
publia revisées ; les manuscrits de la plupart sont conservés à la Bibliothèque
royale de Hanovre. Il y joignit une lettre (la lettre soixante-sixième) encore
inédite ; enfin il publia pour la première fois les LVII lettres de Des Bosses à
Leibniz, et en ajouta une autre (VII, 581).
1
Voici en effet, ce que Des Bosses, alors à Cologne, écrit à un jésuite au
moment où il n’avait pas encore reçu la correspondance de Leibniz éditée à
Leipzig : « Il s’en faut bien que le commerce épistolaire de ce grand homme
y soit tout renfermé ; une grande partie se trouvera en son temps dans les
archives de Hanovre et ailleurs. Les originaux des lettres qu’il m’a écrites,
que je destine pour la Bibliothèque des manuscrits de votre collège, doivent
être envoyés par une commodité sûre, car il ne faut pas risquer un tel trésor
dont le prix croîtra avec le temps. » Des Bosses avait envoyé au P.
Tournemine les copies de LXXI lettres. (De Backer, VII, p. 128-129.)
2
« Sunt ex numero earum septuaginta quinque quas Cl. Gobeto placuit
mecum communicare. E bibliotheca Collegii Claromontani Parisiis
depromptae sunt. » (Dutens, II, 265.) Cf. VI, 173. La plupart des manuscrits
de ces lettres sont conservés à la Bibliothèque royale de Hanovre ; Gerhardt
a collationné les autographes de Leibniz ou les copies.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 18

L’Appendice C contient quelques inédits. [XXI]

C. J. GERHARDT, Die Philosophischen Schriften von Gottfried Wilhelm


Leibniz, t. II, p. 285-522 ; 1879, t. VII, p. 581.

Acta Eruditorum (spécialement : A. 1715 cal. Augusti, p. 376 ; et mense


Martii, A. 1728, p. 125).

Cf. Appendices, B et A, C.

Pour ce qui concerne les écrits, la vie et le caractère du P. Bartholomaeus


Bosseaus (Des Bosses) :

Cf. J. Hartzeim, Bibliotheca Coloniensis, p. 27 (1747).

De Backer, Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus. Série I-


VII, Liège, 1853-61, t. I, p. 115 ; VII, p. 128-159.

Allgemeine Deutsche Biographie, t. III, p. 191, 1876 (Ruland).

D. L. Noack, Philosophisch-geschichtliches Lexicon. Leipzig, 1879.

Des Bosses naquit l’année 1663, dans un bourg hollandais du nom de


« Herve1 ». En 1686, il entra dans la Compagnie de Jésus et enseigna la
rhétorique, les mathématiques, la philosophie, la théologie morale et
dogmatique. A Cologne, il fut promu « Doctor Sacrae Theologiae ». Jusqu’en
1709, il fut professeur de Théologie à Hildesheim 2. Puis il enseigna les
1
« Hildesio recta Limburgum patriam meam petii negotiorum causa. » II,
393.
2
Dans la Bibliothèque du Gymnasium Josephinum sont conservées, en
manuscrit, les Litterae Annuae, sous le titre « Historiae Collegii soc. Jesu
Hildesii ». Et le « Catalogus Personarum et Officiorum » (A. 1705-1707)
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 19

mathématiques à Cologne (1709-1711), la théologie à Paderborn (1711-1713)


et de nouveau à Cologne. « Sacrae Theologiae doctor et professor ordinarius in
Academia Coloniensi et examinator synodalis » (Hartzheim, p. 27). Il mourut à
Cologne, en 1738.

Ces trois points firent l’objet habituel de ses réflexions : l’origine du mal
dans un univers non seulement bon, mais [XXII] même le meilleur possible ;
l’aide réciproque de la grâce divine et de la liberté humaine ; le renouvellement
des disciplines Scolastiques et Péripatéticiennes. En tout cela il approuvait fort
Leibniz et était approuvé par lui. Il entretint aussi une correspondance avec
Wolf. La liste de ses opuscules, se trouve dans De Backer (loc. cit.). Sa
traduction de la Théodicée fut revue et augmentée par Leibniz : « Leibnitii
Tentamina Theodicaeae de bonitate Dei, libertate hominis et origine mali latine
versa et notationibus illustrata » (1719). [XXIII]

fait mention, au quatrième rang, parmi 15 Pères et 6 professeurs du « P. B.


Des Bosses, Professor Theologiae polemicae, praefectus bibliothecae,
exhortator et confessarius virginum Annunciatarum ».
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 20

BIBLIOGRAPHIE

Retour à la table des matières

THOMSEN. Systematis Leibnitiani in Philosophia maxime expositio


quaedam, ratione imprimis habita quaestionis num alia esoterica, alia
exoterica habuerit vir ille dogmata. (Dissertatio philosophica, Kilovi)
Schlesvii, 1832 (p. 57 sq.).

HERBART. Allgemeine Metaphysik (I, p. 77).

G. E. GUHRAUER. Leibnitz’s Dissertatio de principio individui. Berlin,


1837, p. 46.

KARL MORITZ KAHLE. Leibnizen’s vinculum substantiale. Berlin, 1839.

CHARLES SECRÉTAN. La philosophie de Leibniz, fragments d’un cours


d’histoire de la métaphysique donné dans l’Académie de Lausanne. Genève,
Tübirigen, Paris et Lausanne, 1840.

LUDWIG FEUERBACH. Darstellung, Entwicklung und Kritik des


Leibnit’schen Philosophie. Ansbach, 1837 et 1844, p. 231.

G. HARTENSTEIN. Commentatio de materiae apud Leibnitium notione et ad


monades relatione. Lipsiae, 1846 ; p. 4, 25, 26, 27.

ALBERT LEMOINE. Quid sit materia apud Leibnitium ? Paris, 1850.


Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 21

ROBERT ZIMMERMANN. Ueber Leibnitzens Conceptualismus. Wien, 1854,


p. 41, 42. Leibnitz und Herbart, p. 87.

HEINRICH RITTER. Geschichte der Christlichen Philosophie, 1853, VIII, p.


131-132.

KUNO FISCHER. Geschichte des neueren Philosophie, 2e Auflage.


Heidelberg, 1867, II, p. 388 et sq.

JOH. EDUARD ERDMANN. Leibniz und die Entwicklung des Idealismus vor
Kant, 2e Auflage. Berlin, 1870, p. 153.

FR. UEBERWEG. Grundriss der Geschichte der Philosophie, 3e Auflage,


1872, p. 125.

EDUARD ZELLER. Geschichte der deutschen Philosophie seit Leibniz ; 1873,


p. 120.

OTTO CASPARI. Leibniz. Das Princip der Monade und das Problem der
Wechselwirkung. Heidelberg, 1869 ; Leibniz’s Philosophie beleuchtet vom
Gesichtspunkt der physikalischen Grundbegriffe von Kraft und Stoff. Leipzig,
1870, p. 140-144. [XXIV]

G. CLASS. Die metaphysischen Voraussetzungen des Leibnitzischen


Determinismus. Tübingen, 1874.

EDUARD DILLMANN. Eine neue Darstellung der Leibnizischen


Monadenlehre, auf Grund der Quellen. Leipzig, 1891. (Cf. p. 24, 25, 247 et
passim.)

BERTRAND RUSSELL. The philosophy of Leibniz. Cambridge 1900, p. 151,


273.

RÉGIS JOLIVET. La notion de Substance, essai historique et critique sur le


développement des doctrines d’Aristote à nos jours. Beauchesne, 1929, p. 161
à 167.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 22

Compte rendu des Séances de la Société lyonnaise de Philosophie. Séance


du 10 janvier 1929. Communication de M. Ravier, professeur de Philosophie
au lycée de Roanne (Hors commerce).

A l’occasion seront indiqués d’autres ouvrages qui traitent de l’ensemble de


la philosophie leibnizienne. [1]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 23

LE « VINCULUM SUBSTANTIALE »

CHAPITRE PREMIER
Du crédit qu’il convient d’accorder aux assertions de Leibniz,
particulièrement à celles qui dans la correspondance avec Des Bosses
concernent le Vinculum substantiale.

Retour à la table des matières

Il peut sembler étrange que nous ayons à poser d’abord le problème de la


probité intellectuelle ou même de la sincérité morale de Leibniz, alors que
d’ordinaire pour les philosophes la confiance va sans dire.

Il semblera peut-être plus étrange encore que, avant de prendre et pour


prendre au sérieux l’hypothèse inédite qu’il offre à un Jésuite à propos de la
Transsubstantiation eucharistique, nous commencions par insister à fond sur
son étonnante souplesse, sur sa complaisante et astucieuse habileté qui va
parfois presque à la duplicité 1. Et l’étrangeté ne paraîtra-t-elle pas plus
déconcertante encore si l’on réfléchit à ce double fait : d’une part Leibniz, en
diverses occasions, a parlé avec une sorte de détachement ou d’ironie de toutes

1
On verra bientôt comment Leibniz s’est, semble-t-il, joué de Pfaff,
théologien protestant et chancelier de Tübingen. Cf. l’appendice A de la
Thèse. Il y a d’ailleurs d’autres exemples et d’autres aveux d’une telle
virtuosité — qui comporte de complexes explications.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 24

ses doctrines personnelles 1, même de celles qu’il a le plus [2] évidemment


entourées de son amour et de son orgueil paternels ; telles, sa théorie des
Monades, ou sa théodicée qu’il a un jour déclarée un simple jeu de son esprit 2,
tandis que c’est seulement peut-être le Vinculum qu’il n’a jamais discrédité ;
loin de là, puisqu’il déclare à plusieurs reprises et sans atténuation que cette
hypothèse mérite une plus profonde investigation. Or, d’autre part et
inversement, les historiens de sa pensée, en s’attachant à toutes les autres
théories leibniziennes qu’ils cherchent à intégrer dans un système toujours en
mouvement et en progrès, ont, à qui mieux mieux, exclu le seul Vinculum du
nombre des thèses de Leibniz dignes d’être prises en considération et d’entrer
dans l’harmonie polyphonique d’une doctrine indéfiniment enrichie. Comment
expliquer ces bizarreries ?

*
* *
1
« Vous trouverez quelqu’une de mes bagatelles dans le paquet, ... une
manière de petit dialogue sur quelques sentiments du R. P. Malebranche.
Mais on peut dire que ce sont des Discours Exotériques, et nullement
Acroamatiques... Ce n’est pas grand chose » (Gerhardt, III, 645-648. A
1715).
Or au même endroit, Leibniz traite à son ordinaire de la notion de
substance et de la force qui réside dans les corps.
2
Cf. Appendice A. — « ... de Theodicea mea... miror neminem hactenus
fuisse qui lusum hunc meum esse senserit ». — A cette affirmation on peut
d’ailleurs opposer cet autre fragment de lettre : « Il est vray que ma
Théodicée ne suffit pas pour donner un corps entier de mon système ; mais
en y joignant ce que j’ai mis en divers journeaux, il n’en manquera pas
beaucoup, au moins quant aux principes » (III, 618). Et en effet, Leibniz a
plusieurs fois parlé des « jeux de son esprit » sans que cette expression ait
un sens péjoratif, au contraire : ainsi quand il dit : « mira quaedam
theoremata se offerebant quae alios fugerant, et aditum videbam dari ad
plura et majora ; et machinamenta quaedam ludentis animi sub manu nata
etiam fructum promittere videbantur. » Cf. Erdmann, p. 109. Leibniz a-t-il
songé, en employant cette expression, au texte de la Bible où il est parlé de
la Sagesse « ludens in orbe terrarum » ? Le croira Volontiers qui se
rappellera cette autre pensée familière au philosophe : « Rien ne couste à
Dieu bien moins qu’à un philosophe qui fait des hypothèses pour la fabrique
de son monde imaginaire. » IV, 431.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 25

I. — Pourquoi d’abord est-il prudent et même nécessaire de soulever le


problème de la franchise de Leibniz, de faire [3] ressortir les difficultés et de
rechercher les principes de ce qu’on peut appeler l’herméneutique
leibnizienne ?

Leibniz nous avertit expressément qu’il y a deux manières de philosopher,


et très différentes, l’une acroamatique, l’autre exotérique 1, et lui-même indique
à maintes reprises que certaines de ses formules s’accommodent plus ou moins
aux manières populaires de parler ou à la façon commune de formuler les
problèmes philosophiques 2. Il n’en pouvait être autrement dans une doctrine
qui, introduisant une sorte de psychologie ou de métaphysique du
subconscient, se trouvait selon les circonstances réduite à user du langage des
apparences ou à évoquer une explication et une réalité plus profondes. Bien
d’autres avant lui avaient procédé de manière analogue, et Platon, par exemple,
avait recouru à des mythes pour suggérer quelques-unes de ses plus hautes
intuitions.

Toutefois c’est encore un tout autre problème qui se pose pour Leibniz ; car
il s’agit, dans sa doctrine, non pas tant de plans et d’arrière-plans successifs
comme il en existe en la plupart des systèmes philosophiques, que d’une sorte
de dissimulation artificieuse qui semble destinée à faire croire au lecteur sinon

1
« Inter philosophandi modos discrimen ingens : alius nempe Acroamaticus,
alius est Exotericus. Acroamaticus est philosophandi modus in quo omnia
demonstrantur, exotericus in quo quaedam sine demonstratione dicuntur,
confirmantur tamen congruentiis, quibusdam et rationibus topicis, vel etiam
demonstratoriis, sed non nisi topice propositis ; illustrantur exemplis et
similitudinibus ; tale dicendi genus dogmaticum quidem seu philosophicum
est, acroamaticum tamen non est, id est non rigorosissinium, non
exactissimum » (IV, 146).
2
« Dans les journeaux de Leipzig, je m’accommode assez au langage de
l’Ecole ; dans les autres (ceux de Paris et de Hollande), je m’accommode
davantage au style des Cartésiens ; et dans cette dernière pièce (la
Monadologie), je tâche de m’exprimer d’une manière qui puisse être
entendue de ceux qui ne sont pas encore accoutumés au style des uns et des
autres » (1714, III, 624).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 26

le contraire, du moins une chose différente de celle que Leibniz cache au fond
de son esprit. [4]

D’où viennent alors ce goût, ce besoin, cette habitude, cette tactique de


« jeter de la poussière aux yeux » comme il l’a dit un jour ?

Y a-t-il là simple, raison de prudence comme il en existait encore pour


Descartes, amoureux, de sa sécurité et de sa tranquillité et qui n’oubliait pas
qu’en 1619 Vanini venait d’être brûlé à Toulouse ? Mais Leibniz, en son
monde libéré de semblables menaces, n’a pas de ces effrois. Sans doute il
redoute les conflits avec les théologiens et avec les autorités politiques ; et il a
été fidèle en paroles et en actes à cette règle : « Offensiones non necessariae
merito vitantur 1. » Mais cette « crainte », quoique réelle chez lui, n’était que le
commencement de sa sagesse philosophique, et sa prudence avisée, ses
diplomaties, avaient d’autres inspirations plus avouables. Très sensible aux
critiques, il était plus encore désireux de l’estime ; et, moins peut-être par
appétit d’approbation que par politesse et par sympathie 2, il se plaisait à
donner à chacun l’impression, d’une ouverture d’esprit 3, d’un accueil toujours
prêt 4, d’une déférence : extrême à l’égard des [5] personnes et des opinions les
1
« Ego libenter has censuras vel vestras vel aliorum cognoseo neque
contemno : pertinet enim ea rea ad formulas caute loquandi, et offensiones
non necessariae merito vitantur » (II, 313).
2
« Je présume toujours le meilleur. » III, 67. — « J’aime toujours mieux me
tromper à l’avantage qu’au désavantage des personnes. » III, 649 ; IV, 444 ;
VI, 552.— Cf. Elogium G. G. Leibnitii. Acta Eruditorum, M. Julii. A 1717,
p. 336. « De nemine unquam male locutus, quin potius omnia in mellorem
partem interpretatus est. »
3
« In luto aurum latere dictitavi. » II, 344 ; 625 ; VI, 53. « Je ne voudrais pas
qu’on perde la bonne graine avec la paille. » III, 384, 649 — « C’est une
expression qu’on peut excuser et même louer pourvu qu’on la prenne bien.
» III, 660. — « J’ai trouvé que la plupart des sectes ont raison dans une
partie de ce qu’elles avancent, mais non pas tant en ce qu’elles nient. » III,
607, 624. Cf. VI, 126. « Puto conjungi debere utramque philosophiam et,
ubi desinit vetus incipere novam. » I, 199. — « J’ai tâché de déterrer et de
réunir la vérité ensevelie et dissipée sous les opinions des différentes sectes
des philosophes, et je crois y avoir ajouté quelque chose du mien pour faire
quelques pas en avant. » III, 606. Cf. VI, 19.
4
« J’ay cette maxime générale de mépriser bien peu de choses et de profiter
de ce qu’il y a de bon partout. » III, 384, 562. — « Je ne mesprise rien, pas
même les découvertes de grammaire. » II, 539.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 27

plus diverses 1. A cet égard les témoignages sur lui-même qu’il a multipliés, les
preuves que sa façon de controverser ou d’agir fournissent de son universelle
eutrapélie sont innombrables 2.

Mais il y a plus, beaucoup plus encore, chez lui, qu’une disposition de


tempérament personnel, de politesse acquise ou même de vertu intellectuelle ;
et l’explication de traits multiples qui déconcertent un esprit allant tout droit
dans ses démarches et dans ses paroles, « à la bonne française », n’est possible
que si l’on fait appel à certaines tendances que Leibniz devait probablement en
partie à sa double hérédité mi-slave mi-germanique 3. On a pu l’appeler un
prodige d’habileté, un monstre de souplesse : c’est là sans doute forcer
calomnieusement certains aspects de sa physionomie complexe à l’extrême :
douceur insinuante, exquise urbanité, désir de plaire, plasticité indéfinie et
protéiforme, aptitude [6] aux langues les plus diverses, tout cet ensemble
musical de qualités qui forme si souvent le charme harmonieux des Slaves ;
Leibniz qui semble les avoir possédées à un degré éminent, y a joint par
surcroît les richesses tout autres encore de l’esprit germanique : d’où son
étonnante et prestigieuse personnalité qu’il nous faut pénétrer plus avant.

1
Par exemple, il distingue la personne de ses opinions, la doctrine même de
ses conséquences et, autant qu’il le peut, excuse : « J’espérais que ma
réponse, si elle ne satisfaisait pas à D. Régis, l’empescherait toujours de
m’imputer que j’attaquais la religion de M. Descartes, puisque j’ai dit que je
ne lui impute pas les mauvaises conséquences qu’on peut tirer de sa
doctrine » (20 février 1698. Fragment inédit d’une lettre inédite de Leibniz
à Nicaise, chanoine de Dijon qui en fit part à Huet. — Firenze Bibl. Medico
Laurentiana. — Mo. F. Ashburnam, 1886, vecch. port. 13, 14. — Texte
trouvé par mon ami L. G. Félidier, qui fut professeur et doyen à la Faculté
des lettres de Montpellier).
2
C’est l’ennemi de toutes les outrances et de toutes les entraves. « Valde
noxium est constringi in dies sentiendi libertatem non necessariis
definitionibus. » II, 337. — « Doleo ob controversiam non maximi ut mini
quidem videtur momenti. Damnatas propositiones nasi cerei similes puto,
cum nemo nesciat quam varie possibilitatis necessitatisque nomina
accipiantur. » II, 328, 329. — « Porro quae ad irrisionem faciunt, pejora
dictis injuriosis censeo ; nam magis mordent et minus facile depelluntur. »
II, 337. — « Persecutiones ob sententias, quae crimina non docent, pessimas
censeo, a quibus non tantum abstinendum sit probis, sed et abhorrendum. »
II, 337.
3
Boutroux, La Monadologie de Leibniz. Notice, p. 2.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 28

On a dit 4 de l’Allemand qu’il est « bicéphale » pour signifier qu’il allie


volontiers les contraires, presque les contradictoires, épris qu’il est d’idéalisme
tout en s’attachant violemment à la réalité parfois la plus brutale, positif et
sentimental, romantique et critique, capable d’intuition en même temps que de
virtuosité dialectique, curieux des dessous obscurs autant que vigoureux
constructeur d’architecture logique, tous ces traits de race s’accordent dans le
sentiment à la fois spontané et systématique du devenir, qu’il s’agisse d’un
développement naturel des êtres vivants, ou de l’évolution sociale, ou des
démarches de la philosophie ; ou de l’histoire religieuse. Ce sens de la vie
toujours en train de muer par la poussée des forces obscures ou par la
discipline calculatrice de l’idée, apparaît comme la note caractéristique du
génie multiforme de l’Allemagne, et elle est aussi celle de l’esprit leibnizien
qui se plaît aux contrastes et se joue à les résoudre. Aussi a-t-on pu remarquer
combien spontanément cette pensée, depuis Eckhart et Jacob Boehme
jusqu’aux métaphysiciens post-kantiens, s’oriente aisément vers un panthéisme
tantôt naturaliste, tantôt idéaliste, mais où ces deux faces ne se séparent jamais
complètement ; car c’est le propre du panthéisme d’unir les contraires et de
réconcilier thèses et antithèses en des synthèses de plus en plus
compréhensives.

En me parlant un jour, à propos de l’énigme du Vinculum [7] et de la


difficulté constante de saisir précisément les pensées « de derrière la tête »
chez Leibniz, Emile Boutroux me contait deux souvenirs de son expérience
personnelle. — Au sortir de l’École Normale, dans un voyage d’étude en
Allemagne, en 1868, il avait été accueilli en divers milieux universitaires : là,
ne se risquant pas encore à parler l’allemand qu’il comprenait déjà fort bien
sans qu’on l’en crût capable, il avait reçu force démonstrations d’amitié et
d’admiration pour la France, mais sans les prendre toutes à la lettre ; et cette
défiance n’était point téméraire, car de l’un de ses hôtes, qui venait de
surpasser toutes ces adulations, il avait entendu cette, parole murmurée à un
autre professeur avec un geste qui le désignait : « Nous ne voulons avoir rien
de commun avec ces gens-là ! » Mais plus expressif encore est l’autre trait que

4
Dans son livre sur les Allemands, le P. Didon a longuement employé cette
expression qui prouve une méconnaissance de l’unité plus profonde que
dissimule cette superficielle dualité.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 29

voici. Un professeur de théologie avait devant lui, dans un salon universitaire,


traité librement des questions christologiques qui passionnaient alors les esprits
cultivés et les lecteurs de Strauss : dans l’intimité, cet homme célèbre avait nié
radicalement la divinité de Jésus. Comme, le dimanche suivant, notre
théologien, qui était en même temps un prédicateur très réputé, devait se faire
entendre au Temple sur le problème du Christ, Emile Boutroux, saisissant
l’occasion de perfectionner sa connaissance de l’allemand et de l’âme
germanique, ne manqua pas d’aller apprécier l’éloquence et l’apologétique du
savant orateur : or, avec éclat, avec flamme, la divinité du Christ fut
proclamée, démontrée ; et, ajoutait mon Maître, « j’ai compris que ce qui
paraît, jusqu’au scandale, choquant pour nos exigences de franchise n’avait pas
pour un Allemand le caractère d’insincérité qui cause à notre amour des idées
claires et des attitudes logiques un malaise presque insupportable ». Il était allé
s’en expliquer avec le professeur-prédicateur : « Il ne faut donner à chacun, lui
fut-il répondu, que ce que chacun peut porter ; des thèses [8] contraires
peuvent même, selon les esprits, provoquer des effets identiques et également
salutaires 1. »

On comprend toutefois comment Victor Delbos trouvait « inquiétante » une


telle désarticulation morale qui, chez Leibniz, s’ajoutait à la souplesse
intellectuelle et à la bienveillance dissimulatrice. Dans des notes inédites et très
abondantes qui prouvent sa longue intimité avec le philosophe de Hanovre,

1
« Mon attention quand je suis avec quelqu’un est de deviner ses idées, et par
excès de déférence de les lui servir anticipées. Cela se rattache à la
supposition que très peu d’hommes sont assez détachés de leurs propres
idées pour qu’on ne les blesse pas en leur disant autre chose que ce qu’ils
pensent. Je ne m’exprime librement qu’avec les gens que je sais dégagés de
toute opinion et placés au point de vue d’une bienveillante ironie
universelle... Je mentais assez souvent non par intérêt, mais par bonté, par
dédain, par la fausse idée qui me porte toujours à présenter les choses à
chacun comme il peut les comprendre. » (Renan, Souvenirs, p. 152, 367.)
Chez Leibniz et chez Renan, même manière d’agir et de parler, mais pour
les raisons les plus opposées. Celui-ci estime toutes choses fausses ou du
moins vaines ; celui-là les croit toutes vraies et utiles. « Cette bienveillance
universelle a beaucoup nui à la popularisation des idées de Leibniz,
quoiqu’elle eût pour but de l’aider. » (Renouvier, Manuel de philosophie
moderne, p. 280.) Un jugement aussi sévère ne me semble pas tenir compte
d’ailleurs de la valeur et de la forme de la doctrine leibnizienne.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 30

Delbos écrit ceci qui me paraît la justesse même : « L’extraordinaire


complexité et souplesse de cette personnalité, constructive quand elle invente,
accommodante quand elle critique, dont la pensée loin d’être solitaire et
exclusivement spéculative se répand en projets politiques, en rêves d’action, en
combinaisons de toutes sortes, peut par là autant qu’exciter l’admiration et
l’enthousiasme, provoquer le soupçon, la défiance, la critique. De ce dernier
état d’esprit à l’égard de Leibniz, on trouve une expression passablement
violente et prononcée chez Dühring dans sa Kritiche Geschichte der
Philosophie, 3e édit., 1878, p. 331. et suiv. : pour Dühring, Leibniz fut un
homme qui ne fut jamais soucieux que de sa vanité et de ses intérêts, jamais de
la vérité, dépourvu [9] de sens philosophique, tourmenté uniquement par des
rêves de fortune et d’honneurs. Philosophe d’occasion, qui s’approprie
constamment le bien d’autrui, — qui ne fit dans sa Monadologie que
transposer des conceptions de Bruno ; sans originalité vraie, n’ayant qu’une
virtuosité, et de talents secondaires, avec des facultés d’énervement des idées
nouvelles, remises par lui au service des puissances sociales conservatrices. —
Cette charge furieuse visait-elle-juste, au moins en quelques points ? Voir
Rivaud.

Que Leibniz ait conçu des rêves d’action, qui tendaient à égaler l’ampleur
de sa pensée, ce n’est point certes cela qui est condamnable : il faut songer aux
moyens d’action que pouvait avoir alors un homme dans la société de son
temps : qu’aurait-il pu sans ces instruments indispensables que sont les
puissances de la terre ? S’il eut le tort de n’être pas assez scrupuleux sur les
moyens, le défaut de vouloir que les grandes choses qu’il concevait arrivassent
par lui, c’est cependant vers de grandes choses que fut tournée d’ordinaire son
activité tant politique que spéculative, et il n’est pas impossible de conjecturer
que dans les entreprises qui devaient servir le plus immédiatement ses intérêts,
il goûte par-dessus tout la joie d’inventer et de produire. Souci du bien public
autant que curiosité universelle. »

Ce qu’il convient de dire, pour ne rien déprécier, ni rien surfaire, et pour


nous laisser toute la liberté d’un examen direct et intrinsèque, c’est que Leibniz
est toujours ésotérique, même hermétique, et d’autant plus parfois qu’il semble
plus clair. D’où la difficulté de pénétrer son secret : qu’est-ce qui domine en
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 31

lui ? quelle est son idée directrice, sa perspective centrale ou finale ? Ses
commentateurs ne réussissent pas à se mettre d’accord. — Pour l’un, ce qui
anime son entreprise, c’est un dessein logique et mathématique, la recherche
d’une « caractéristique, universelle » d’une logistique, [10] d’une méthode
permettant de spécifier, de manier algébriquement même les singularités
individuelles. — Pour un autre interprète, c’est un grand dessein politique et
humanitaire qui inspire, comme une fin supérieure, la prodigieuse diversité des
moyens scientifiques qu’il met au service d’un idéal de paix universelle. —
Pour un autre, il rêve l’organisation religieuse de la terre, un christianisme libre
où se réconcilieront les âmes de bonne volonté, et où le surnaturel
n’apparaîtrait plus que comme l’épanouissement de la nature elle-même ; le
comble du Modernisme et de l’Immanentisme avant la lettre !

En présence de telles divergences, si l’on songe de plus à ce que Leibniz


appelait « le tas énorme de mes papiers », dont une très grande partie, restés
inédits, attendent d’être publiés dans quelque quarante ou cinquante tomes in-
quarto qu’annonce l’édition à peine commencée de la Société des Académies 1,
alors on comprend l’hésitation de Delbos à donner au public le résultat des
années d’étude qu’il avait consacrées à Leibniz ; tant il redoutait la surprise de
révélations ultérieures qui auraient contredit ses jugements ; et on s’explique
aussi pourquoi, dans son livre « Figures et doctrines de philosophes », où il
aime à montrer l’unité vivante de grandes doctrines intellectuelles et de grands
caractères moraux chez les maîtres de la tradition philosophique, il a
délibérément écarté ce prestigieux Leibniz du nombre des exemplaires de la
plus haute humanité. [11]

Ce qui est donc peut-être le plus surprenant dans l’attitude de Leibniz, c’est
cette ambiguïté perpétuelle qui nous empêche soit de nous confier à lui, soit de
1
La publication effective des Œuvres complètes de Leibniz (Ecrits et Lettres)
par l’Académie Prussienne des Sciences a commencé en 1923 (chez
l’éditeur Gustave Fock). Elle doit comprendre sept divisions : 11 volumes
de Lettres sur la Politique Générale et l’Histoire ; 6 volumes de
Correspondances Philosophiques ; 5 volumes de Lettres sur les
Mathématiques, les Sciences de la Nature et la Technique ; 4 volumes
d’Œuvres Historiques ; 4 volumes d’Œuvres Politiques ; 6 volumes
d’Œuvres Philosophiques ; 4 volumes d’Œuvres sur les Mathématiques, les
Sciences de la Nature et la Technique... sauf imprévu !
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 32

nous défier absolument de lui ; on pourrait le comparer à Renan, mais ce serait


faire tort peut-être à l’un et à l’autre, et sûrement à Leibniz dont les initiatives
spirituelles et scientifiques ont objectivement une portée et une originalité
incomparablement supérieures. Il n’en est pas moins vrai que chez tous deux se
rencontre une sorte d’ironie secrète, disposition faite à la fois d’agilité
intellectuelle, d’universelle sympathie, de détachement dédaigneux, de
bienveillance hautaine et d’indépendance inaliénable : d’où cette dextérité à
trouver des biais, cette aisance tantôt à paraître se donner, tantôt à se reprendre
et à se dérober, cette façon d’aller au-devant des désirs du contradicteur et de
mentir même pour lui être agréable, mais au fond pour se libérer et pour n’être
point capturé 1. Car l’essentiel c’est de n’être dupe ni prisonnier d’aucune
affirmation qui limiterait l’inépuisable fécondité d’une pensée infiniment
inventive. « Franc comme français », pour de tels esprits cela signifie, ainsi
que je l’ai entendu soutenir : « superficiel, étroit et vain comme une idée
claire ». Mais il s’agirait justement de savoir si, aux limites extrêmes de sa
pensée et de sa vie philosophiques, Leibniz n’a pas un instant entrevu la
possibilité, la supériorité d’une autre attitude, une attitude analogue à celle de
Pascal, rapprochant les simples et les vrais habiles, car ces simples ce sont les
profonds, qui ont peut-être raison contre les trop habiles qui ne sont habiles
qu’à demi ou finalement qui ne le sont pas du tout, au moins sur l’essentiel.
[12]

Si l’on voulait résumer dans un détail tout ce qu’il y a de plus piquant, de


plus énigmatique dans la physionomie intellectuelle et morale de Leibniz, peut-
être l’épisode de ses démêlés avec Pfaff nous présenterait-il toute sa grâce
féline : on va voir là comment il sait faire patte de velours en désarmant, par de
feints aveux qui laissent l’illusion du triomphe à la victime même, son censeur
qui oublie dans cette satisfaction d’amour-propre le combat d’idées contre le
complimenteur désormais admiré et presque aimé !

Dans une lettre à un personnage qualifié de Vir Doctissimus 2, le théologien


protestant Christophe Matthieu Pfaff, chancelier de Tübingen, raconte que
1
« Tous ceux qui veuillent paroistre grands personnages et qui s’érigent en
chefs de secte ont quelque chose de bateleur. Un danseur des cordes n’a
garde de se laisser attacher pour se garantir de tomber.... » IV, 295.
2
Cf. Acta Eruditorum, Lipsiae, mense martii, A. 1728, p. 125.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 33

Leibniz lui avait demandé, son sentiment sur la Théodicée et sur la méthode
dont use ce livre ostensiblement consacré à la réfutation de Bayle. Question un
peu surprenante : Leibniz avait eu déjà (comme nous le verrons plus loin) à se
mettre en garde contre l’esprit soupçonneux, l’intransigeance dogmatique, et
l’agressive vigilance de ce personnage. Si donc il prévient cette fois le zèle de
Pfaff en le questionnant, cette demande avait sans doute pour objet de
permettre à Pfaff de soulager sa bile, à Leibniz de calmer une ardeur
impétueuse dont il venait peu auparavant d’éprouver déjà l’ingérence
inquisitoriale 1. Toujours est-il que Pfaff, avec une « ingénuité » terrible dont il
se vante, déclare à Leibniz que, sous couleur de critique, il favorise
secrètement et confirme même les erreurs et les négations de Bayle, tandis que
ce qu’il eût fallu, dit-il, c’eût été une sérieuse, solide et grave réfutation, ut tam
periculosa sententia serio, solide et graviter refutetur, sans se douter que ce
n’était là en aucun cas la manière de Leibniz ! Écoutons donc l’aveu de son
étonnement devant l’attitude du grand homme [13] dont il s’attendait à
recevoir une protestation indignée à cause de sa franchise dépourvue d’artifice,
ob ingenuam responsionem. « Et que pensez-vous (demande Pfaff à son
correspondant anonyme) que m’ait riposté Leibniz ? » Ceci : « Il en est tout à
fait comme vous le dites, éminent et très révérend Monsieur, écrit donc
Leibniz, de Hanovre, le 2 mai 1716 (peu de mois avant sa mort) ; vous avez
finement touché le juste point ; et je m’étonne que jusqu’ici personne n’ait
deviné que ma Théodicée n’est qu’un jeu de mon esprit. Ce n’est d’ailleurs pas
le métier des philosophes de traiter toujours les choses sérieusement, eux qui,
en fabriquant des hypothèses, expérimentent, comme vous le faites bien
remarquer, les forces de leur génie. Vous qui êtes Théologien, vous
accomplissez votre fonction de Théologien en réfutant les erreurs 2. » Rem acu

1
Cf. L’appendice A. Nous y reviendrons plus loin.
2
Cet aveu de Leibniz aurait dû encourager Pfaff à pousser sa pointe contre le
perfide auteur. Il est curieux de noter qu’au contraire Pfaff, plus sensible à
ce qui lui est personnel qu’aux intérêts de sa théologie, — il le semble du
moins, — change d’opinion sur son correspondant et renonce aux attaques
publiques qu’il avait annoncées. Après son échange de lettres, avec le faux
défenseur de Dieu qui avait eu le mérite d’exalter sa propre perspicacité,
Pfaff renonce à écrire les Dissertationes Anti-Leibnitianas qu’il méditait
contre cet « homme illustre » devenu désormais « vir sane judiciosissimus
».
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 34

tetigisti ! Cette louange accordée à la perspicacité de Pfaff que « personne »


n’avait égalée, cette adulation lourde à souhait comme la vanité crédule du
Chancelier qui, lui, ne plaisante pas, cet hommage malicieusement rendu à la
méthode réfutante et accablante d’un esprit borné et soupçonneux, cet
amusement audacieux d’un innocent qui faussement « plaide coupable » pour
le plaisir du jeu et peut-être aussi afin d’échapper plus sûrement à d’inutiles
controverses qui eussent aggravé les malentendus et l’irritation d’un
indésirable correspondant, ... quel jour ouvert sur la virtuosité du grand homme
retors qui, parvenu à près de soixante-dix ans et n’ayant plus rien à redouter
d’aucun zèle agressif, semble, si l’on ose [14] user d’une expression trop
familière, se payer la tête de l’épais et solennel Pfaff et garder le sourire pour
deux !

Cette simple anecdote explique l’impression que paraît avoir causée Leibniz
aux témoins les plus proches de sa vie et de sa mort. Ce personnage admiré, cet
étonnant génie qui avait entretenu une immense correspondance, exercé des
fonctions considérables, fondé l’Académie de Berlin, écrit de nobles pages sur
l’amour des hommes et de Dieu, rêvé l’union des Églises, l’organisation du
monde et de la paix du genre humain, n’avait finalement aucun ami, aucun
parent auprès de lui ; et ses obsèques n’ont été suivies, dit-on, que par son
secrétaire ; comme si tant de belles formules et de généreuses idées étaient
demeurées de glace entre ciel et terre, et comme si pour lui tout, même les
choses du cœur et de l’âme, s’était desséché en une lumière sans chaleur et
sans atmosphère, au point que jouant sur son nom à la faveur des à peu près de
la prononciation populaire, on l’appelait parfois à Hanovre le « mécréant »
(glaube nichts) — celui qui ne croit absolument, simpliciter, rien, à force de
croire à tout (secundum quid) 1 !

Aveux personnels, confidences des victimes, voix populaire, n’avons-nous


pas ainsi épuisé le réquisitoire qu’on peut intenter à ce grand esprit qui ne
semble pas avoir été un grand cœur ni un grand caractère malgré d’immenses
services rendus à la science, à la philosophie et à l’humanité. On ne nous
accusera pas d’avoir tu les défauts, les défiances, les répugnances même. Du
moins comprendra-t-on ainsi la nécessité d’une continuelle et attentive

1
Cf. Boutroux, La Monadologie de Leibniz. Notice, p. 23.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 35

herméneutique pour discerner comment Leibniz s’adapte toujours à ses


lecteurs ou à ses correspondants, pour déterminer le degré d’ésotérisme de ses
paroles toujours plus ou moins à double ou triple fond, bref pour n’oublier
jamais au cours d’une pensée constamment [15] en mouvement de faire le
point exact de chaque affirmation. Et si, dûment avertis, nous lui accordons
cependant crédit dans ses rapports avec Des Bosses et sur une question obscure
et délicate entre toutes, ce ne pourra être qu’à bon escient, sans qu’on nous
accuse dorénavant de naïve crédulité.

Mais n’en avons-nous pas dit assez déjà sur cette attitude intellectuelle,
morale même, de Leibniz pour être dispensé d’un examen préalable à l’étude
du Vinculum et pour sembler en droit de suivre, sans entrer dans une critique
minutieuse et spéciale à cette hypothèse, la sévérité presque unanime des
historiens les plus autorisés ? Ne devons-nous pas, comme eux et sans plus de
cérémonies, nous détourner de cette invention fabuleuse ? Leibniz s’est joué de
Pfaff, Vir summe Reverende et son coreligionnaire. Combien plus a-t-il dû
s’amuser de la crédulité de Des Bosses, obscur jésuite et de dix-sept ans plus
jeune que lui !

Comment en effet admettre que lui-même, déjà plus que sexagénaire, ait pu
remettre en question sa doctrine « arrêtée depuis longtemps et de manière à le
satisfaire » ? Comment, alors que son siège est fait, accepter l’idée qu’à propos
d’une chose qui n’est pas philosophique et à laquelle il ne croit pas, la
Transsubstantiation, il dérange tout l’équilibre de son système et nous fasse
agréer un conte bleu ? Comment, de cette théorie qui paraît contredire ses
pensées les plus mûries et les plus closes ou même « se contredire elle-
même », n’a-t-il jamais parlé à d’autres qu’à ce correspondant, à qui d’ailleurs
il a demandé le secret de ses confidences vraiment étranges ? N’est-ce point la
preuve qu’il a voulu, sinon apaiser des inquiétudes dont on ne trouve nulle part
l’aveu, du moins esquiver un débat superflu par une sorte de « galéjade »,
comme on dirait en Provence ? Au fond, Des Bosses n’est qu’un sous-Pfaff, ou
plutôt qu’un sur-Pfaff, à qui Leibniz a jeté tous [16] ses os, et jusqu’à sa
Monadologie, pour échapper en vie à de redoutables exigences ; et le Vinculum
aurait eu pour seule raison d’être l’espoir de les calmer.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 36

Ce n’est là pourtant que la légende. Mais la plupart des historiens la


prennent pour réalité vraie : à l’envi, les plus érudits, les plus pénétrants (sans
d’ailleurs s’entendre entre eux dans ce crescendo), déprécient ce malheureux
Vinculum et le vouent aux oubliettes. — C’est Erdmann tranchant le débat en
deux lignes, et déclarant qu’il s’agit d’une « simple condescendance » sans
portée 1. C’est Kahle qui, dans une dissertation sur le Vinculum, se montre plus
soucieux des motifs de défiance que du sens même de l’hypothèse 2. C’est
Charles Secrétan qui affirme que « Leibniz n’a jamais pris au sérieux cette
doctrine imaginée, semble-t-il, pour rendre la Monadologie agréable aux
partisans de la transsubstantiation 3. » D’autres, tels que Hartenstein, Henri
Lachelier, admettent que son désir d’entente a pu lui faire un moment dresser
cet « échafaudage de secours », — comme dit Kuno Fischer 4, — « pour se
faire bien venir des théologien ». Mais ils sont persuadés que cette hypothèse
contredit trop évidemment toute la construction primitive pour n’avoir pas été
finalement délaissée 5. Bref la plupart laissent entendre, s’ils ne le disent pas,
ce qu’Albert Lemoine déclare ouvertement : vétille, que cette théologie de la
Transsubstantiation dont le [17] nom ne se retrouve même pas ailleurs dans
toute l’œuvre de Leibniz ! — Bluette, qui le tire d’un mauvais pas et du même
coup rassure la foi d’un crédule. Osons le mot : « Echappatoire, digne d’un
sophiste 6 » Si bien qu’Emile Boutroux lui-même, tombant d’accord avec la
1
« Nur Condescendenz gegen das Katholische Dogma. » Geschichte der
Philosophie, II, p. 253. Berlin. 2° Anflage, 1870.
2
Leibnizen’s Vinculum substantiale, p. 2.
3
La Philosophie de Leibniz, p. 54.
4
« Eine Hülfconstruction ». Gesch. der Philos., p. 388.
5
« Notissimum est quam aliena a vera ejus sententia plerisque semper visa
sint ea quae hic de Vinculo Substantiali superaddito monadibus nova et satis
mirabilia profert... talia proponens quae nunquam propositurus fuisset, si
amici dogmatibus se minus accommodare voluisset. » Hartenstein, pp. 25-
27. Cf. encore H. Ritter, loc. cit — Robert Zimmermann, loc. cit. — Zeller,
loc. cit — Erdmann, loc. cit. — Cf. Windelband, Geschichte der
Philosophie, 1892, p. 333 sq.
6
« Vinculum hoc nusquam alias ne nominatim quidem memorari adeo nullo
admodum in pretio hoc artificium habet Leibnitius. » (Quid sit materia apud
Leibnitium, p. 14.) — « Manifestum est eum hoc artificium solummodo
adhibuisse quo securam faceret sacerdotis religionem... Invitus ad Vinculi
substantialis artificium recurrit, jubente non ratione, sed inquieta catholicae
fidei religione. » (Ibid., pp. 13, 14, 15 et 19.) « ... Nihil aliud nisi dignum
Sophista effugium » (ibid., p. 15). A la décharge de Lemoine, disons que la
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 37

plupart des interprètes, considérait d’abord cette hypothèse comme une


accommodation fictive dont Leibniz ne se soucia qu’au point de vue de son
correspondant, sans y voir un problème capable de l’intéresser lui-même et de
trouver place dans l’enchaînement de son propre système 1.

La question ne semble-t-elle pas tranchée ? Non pourtant ; trop est trop ; la


cause serait entendue, si, à force même de déprécier le caractère de Leibniz, on
ne nous contraignait à regarder de plus près les motifs de cette prétendue
duplicité. Et si nous parvenions à le réhabiliter pour une part, du coup toutes
ces appréciations (qui d’ailleurs se contredisent partiellement ou qui supposent
des faits et des intentions certainement inexacts) devraient elles-mêmes être
jugées et à leur [18] tour condamnées par l’analyse du caractère de Des Bosses
et de ses relations avec Leibniz, par l’étude des démarches toutes
philosophiques qui ont introduit dans la discussion l’hypothèse du Vinculum et
surtout enfin par la critique intrinsèque et rigoureuse du contenu même d’une
telle théorie.

*
* *

II. — Pour échapper au danger, au soupçon de partialité, nous avions


commencé par pousser au noir le portrait de Leibniz ; mais il est temps et il
n’est que juste d’éclairer d’un jour plus favorable sa physionomie qui offre de

critique interne du Vinculum lui paraît pleinement confirmer les raisons


extrinsèques alléguées : « Constat Leibnitium secum pugnare et a propria
ipsius doctrina discrepans artificium excogitare. » (Ibid., p. 18).
1
« Le Vinculum Substantiale dont parle souvent Leibniz (surtout, il faut le
dire, à propos du dogme catholique de la Transsubstantiation) ne saurait être
autre chose que la liaison même des monades résultant de l’harmonie
préétablie entre leur activité et leur passivité. Quand Leibniz paraît faire du
Vinculum Subtantiale une réalité distincte des monades elles-mêmes, c’est
là une simple accommodation au dogme catholique ; et il dit nettement qu’il
n’est pas plus disposé à admettre cette altération de son système, qu’à
admettre le dogme catholique lui-même. » La Monadologie, p. 56.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 38

très beaux côtés ; d’autant mieux que plusieurs des griefs dont nous l’avons
chargé comportent une interprétation telle qu’en effet certains défauts sont la
rançon ou la condition même d’éminentes qualités. Jusque dans son attitude à
l’égard de Pfaff, le souci de la vérité ne nous commande-t-il pas de découvrir,
sous le cynisme apparent, un sens plus profond qui en serait la justification
vraiment philosophique ? Est-ce que, pour s’absoudre d’une plaisanterie qui
eût été un peu forte si elle n’avait été qu’une pirouette de sa part, Leibniz n’a
pas songé qu’en effet toutes ses explications restaient incomplètes ; que ceux
qui s’y tiendraient, pour le suivre à la lettre, seraient peut-être aussi
incompréhensifs et dangereux que des contradicteurs obtus ; que la fécondité
de son esprit ne s’était épuisée en aucune de ses thèses ; que par le point où ses
doctrines se déterminent en des formules, elles restent inadéquates et par là
même désavouables ; que s’il est bon de controverser avec des hommes
comme Bossuet sur le formulaire dogmatique, il est peut-être meilleur encore,
à son point de vue personnel, de tenir toujours la porte ouverte à des palinodies
qui répondent au besoin, au devoir de réserver [19] l’infini développement de
l’esprit 1 ? Et le fruit de cette prestigieuse souplesse, n’est-ce pas toute
révolution de sa propre pensée qui (depuis ses hésitations d’adolescent sur les
« formes substantielles » de l’Ecole 2, jusqu’aux dernières heures de sa solitude
de septuagénaire) n’a été qu’un renouvellement progressif de perspectives : si
l’on gravit une montagne conique par un chemin en spirale, les mêmes vues ne
reparaissent-elles point sans cesse élargies et changeantes, sans qu’il soit
possible d’embrasser à la fois tout l’horizon, à moins d’être parvenu à la fine et
unique pointe ? Mais Leibniz est-il arrivé à ce sommet ? A-t-il même supposé
qu’il pût exister ? Et si la pyramide des mondes possibles a selon lui une cime
1
« C’est ma méthode : je n’ay pris parti enfin sur des matières importantes
qu’après y avoir pensé et repensé plus de dix fois, et après avoir encore
examiné les raisons des autres... J’ai changé et rechangé sur des nouvelles
lumières », 1697, III, 205. « Je ne suis pas de ceux qui sont entêtés et la
raison peut tout sur moi », III, 189. « Je suis des plus dociles », IV, 258,
260, 276 ; V. 15. « J’en ai esté enfin convaincu comme malgré moy après en
avoir esté assez éloigné autres fois », 1686, II, 58.
2
« La plus part de mes sentiments ont esté enfin arrestés après une
délibération de 20 ans ; car j’ay commencé bien jeune à méditer ; et je
n’avais pas encore 15 ans, quand je me promenais des journées entières
dans un bois pour prendre parti entre Aristote et Démocrite. Et ce n’est que
depuis environ 12 ans que je me trouve satisfait, 1697 » (III, 205).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 39

unique mais sans base, est-ce que les constructions architectoniques, où se joue
l’infatigable virtuosité de l’esprit philosophique 1, peuvent atteindre, selon son
sentiment, le système définitif et exclusif ? Ou bien le Vinculum ne lui aurait-il
pas plu et répugné à la fois, parce qu’il y entrevoyait la clé de voûte qui ferme
tout et clôt les jeux ? Si bien que nous aurions découvert en cela la raison
même de ses flottements et de ses allures onduleuses. [20]

Toujours est-il que, s’il évite en général de contredire, c’est moins faute de
courage intellectuel que recherche des occasions d’assouplir sa propre pensée,
en la faisant toute à tous, selon sa maxime qu’une charité universelle est pour
le sage simple justice. Aussi est-ce en toute vérité qu’il a pu dire : « Je me plais
extrêmement aux objections des personnes habiles et modérées ; car je sens
que cela me donne des nouvelles forces comme dans la fable d’Antée
terrassé 2 ». Autant donc il redoute les esprits sectaires ou présomptueux, autant
il apprécie ceux de ses correspondants qui lui fournissent des occasions de
discuter ses propres hypothèses et de prendre en considération des textes ou
des aspects dont il ne s’était pas encore rendu compte 3. Jamais, peut-on dire, il
n’a publié une de ses thèses personnelles sans d’abord en avoir fait
l’expérience sur des amis ou des contradicteurs capables et de comprendre sa
pensée, et de la discuter après l’avoir comprise, et au besoin de la garder
secrète après l’avoir discutée. De tels correspondants, il déclare qu’il les désire
par dessus tout et les harcèle de ses instances urgentes.

Or cet exemplaire du parfait confident, de l’homme ouvert, modéré, érudit,


dévoué et discret, il semble que ce soit là tout le vrai portrait du Père Des
Bosses ; et Leibniz dans sa Théodicée (VI, p. 160 et 347) lui rend ce public
hommage : « Le Révérend Père Des Bosses, qui enseigne la théologie dans le
collège des Jésuites de Hildesheim, joint une érudition peu commune à une
1
On se souvient du sens favorable (p. 2, n. 1) que, sous la plume et dans la
pensée de Leibniz, a pris plusieurs fois le mot jeu. L’esprit « joue » pour
exercer ses plus hautes, ses plus libres facultés, et en quelque sorte pour
imiter la puissance architectonique de Dieu ou en retrouver les secrets
desseins.
2
Des Maizeaux, Recueil de diverses pièces, t. II, p. 415. Cf. VI. 66.
3
« Objectiones amat plausibiles. » II, 310. — « Discussio non spernenda erit,
modo abstineatur utrinque odiosis quae non aedificant, sed destruunt. » II,
327.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 40

grande pénétration qu’il fait paraître en philosophie et en théologie. »


Originaire de Hollande, Des Bosses entra dès l’adolescence dans la Compagnie
de Jésus où, comme l’indique Hartzheim (Bibliotheca coloniensis, t. I, p. 278),
il [21] obtint la réputation la meilleure d’un érudit plein de science, de piété,
de douceur : « erat indolis supra modum candidae, facilis et perhumanae ».
D’ailleurs, Leibniz, qui n’a rien d’Eugène Sue et que les Provinciales mêmes
ne semblent pas avoir ému, a répété que la Société de Jésus est vraiment
insigne par l’érudition et la modération d’un grand nombre de ses membres (II,
591 ; IV, 346, 349, etc.).

Il n’est donc pas étonnant que, pendant plus de dix ans, Leibniz ait
correspondu assidûment avec un homme qui lui témoignait d’ailleurs une
respectueuse estime autant qu’une entière franchise, toujours prêt à lui
présenter ses propres réflexions, à lui communiquer des nouvelles, à lui prêter
des livres, à lui fournir même un secrétaire et un libraire ; en sorte que Leibniz
atteste sa grande reconnaissance pour maints services rendus 1. Mais le plus
grand de ces services, c’est de pouvoir parler librement avec un homme sûr
dont les objections, dit-il, sont d’ordinaire pénétrantes : « Objectiones tuae
acutae esse solent » (II, 495). Bien plus, Leibniz approuve et encourage le
projet du Père Des Bosses qui entreprend la traduction latine de la Théodicée ;
puis, à mesure qu’avance ce travail délicat, Leibniz est de plus en plus
favorable, ajoute des corrections et des compléments, et déclare finalement que
cette traduction est tout à fait selon son vœu ou même qu’elle l’emporte çà et là
sur le texte original (II, 427 et 433). Il s’excuse même de prendre tant d’heures
à Des Bosses et le regretterait davantage si cet effort ne contribuait à lui faire
pénétrer à fond une doctrine que Leibniz voudrait voir mise en forme
didactique par Des Bosses lui-même ; et quelle marque plus grande de
confiante estime pourrait-il donner ? « Vellem vacares [22] mihi redigere
totam meam Metaphysicen, in disciplinae formam » (II, 499). Dès lors, on
s’explique les tenaces explications, les tentatives d’approfondissement, les
discussions relatives aux problèmes les plus ardus qui font de cette

1
II, 502-505. Cf. App. C : « Quod mihi (Bossaeo) arbitrium defers in Tua
cum Hartsoeckero controversia... » — « Multum prodesse posse ad
profundiorem rerum cognitionem per animos dilatandam facile intelligo. »
II, 490.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 41

correspondance la plus étendue, la plus riche peut-être, de toutes celles de


Leibniz ; d’autant plus que, chose presque unique, ce n’est pas seulement le
commerce intellectuel, mais l’attachement cordial qui s’y manifeste. Une vraie
amitié confiante a existé visiblement entre ces deux hommes, malgré tant de
disproportions et de divergences, qu’ils n’ont d’ailleurs jamais songé à se
dissimuler l’un à l’autre. On peut dire que Des Bosses avait un attachement
sincère, une sollicitude pieuse, un dévouement respectueusement affectueux 1
pour Leibniz auquel, après sa mort, il rendit ce témoignage : « Il s’en faut bien
que le commerce épistolaire de ce grand homme y soit tout renfermé (dans le
recueil de ses lettres qui viennent d’être éditées à Leipzig) : une grande partie
se trouvera en son temps dans les archives de Hanovre et ailleurs. Les
originaux des lettres qu’il m’a écrites, que je destine pour la Bibliothèque des
manuscrits de votre Collège, doivent être envoyés par une commodité sûre ;
car il ne faut pas risquer un tel trésor dont le prix croîtra avec le temps 2. »

Comment, dès lors, comprendre la légende qui, sans plus ample examen,
fait de Des Bosses une dupe enfantinement crédule de Leibniz ? Comment
même un esprit aussi élevé et pénétrant que Charles Secrétan, après avoir
déclaré que « les lettres de Leibniz au Père Des Bosses sont riches en solutions
sur le sens intime des théories que Leibniz présentait souvent d’une manière
plus ou moins populaire » (La philosophie [23] de Leibniz, p. 39), soutient-il
un peu plus loin, sans l’ombre d’une preuve : « Il y a tout lieu de croire,
d’après la correspondance où on la trouve, que Leibniz n’a jamais pris au
sérieux cette doctrine du Vinculum » (ibid., p. 54) ? Nous avions fait tout à
l’heure le procès de Leibniz : il serait peut-être trop facile de faire le procès de
ses historiens 3, de montrer la légèreté de leurs jugements contradictoires entre

1
Cf. II, 490, 491, et Cf. App. C : « Alios annos (etiam de meis) plurimos
sospes felixque decurre. » — « Orandus Pater luminum, ut quod in te
coepit, perficiat. » (II, 309.)
2
Des Bosses venait d’envoyer au Père Tournemine soixante-et-onze lettres de
Leibniz (Cf. De Backer, t. VII, p. 128-129).
3
Il serait curieux de noter les « variations » des critiques qui, au pied levé,
condamnent d’inspiration le Vinculum en se contredisant les uns les autres
et parfois en se contredisant soi-même. S’ils ont reproché à l’hypothèse
leibnizienne de se détruire elle-même par ses incohérences, peut-être
feraient-ils bien d’ôter d’abord la poutre de leur œil. N’ont-ils pas à la fois
reproché à Leibniz d’avoir voulu taire son invention et s’en servir
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 42

eux sur une doctrine qu’ils n’ont pas pris la peine d’examiner en elle-même ou
qu’ils n’ont pas su comprendre, victimes qu’ils étaient d’une prévention qui les
a dissuadés de faire une enquête sur la façon dont la controverse de Vinculo
s’était engagée, poursuivie, terminée. Car du moment où les causes [24] de
défiance ou de discrédit qui résulteraient du caractère des controversistes sont
écartées, il ne reste, en dehors de ces raisons personnelles ou subjectives de
suspicion, que des arguments objectifs à discuter. Ces arguments peuvent se
fonder ou sur les conditions extérieures du débat ou sur la critique interne de la
doctrine elle-même. Pour ne rien omettre, et afin de graduer notre examen,
considérons d’abord les circonstances topiques du litige. Avant de scruter la
signification intrinsèque d’une théorie qui semble si onéreuse, il est bon de
nous assurer par tous les moyens possibles qu’il ne s’agit pas d’une sorte de
mystification. Prenons donc cette précaution, en examinant la genèse et les
péripéties d’une controverse où il importe de savoir comment a surgi l’idée du
Vinculum et quelle a été l’attitude exacte des deux personnages en cause, à qui,
nous l’avons déjà entrevu, on a d’ordinaire prêté un rôle très différent du leur,
un rôle presque contraire à celui qu’ils ont joué réellement. Si cette enquête est
favorable, c’est alors que, cessant d’être des témoins du dehors, nous pourrions

ostensiblement pour se rendre favorables les catholiques en se prévalant de


l’accord de sa doctrine avec la Théologie ? Tour à tour on parle de la foi
inquiète de Des Bosses et de son dogmatisme exigeant, etc. Et le pire c’est
que les interprétations ainsi accouplées malgré leur discordance sont les
unes et les autres fausses. Du moins justice commence à être rendue. Si
naguère encore M. Bertrand Russell reprenait la vieille légende comme une
vérité acquise et qui n’a même plus à être discutée (« Thus the Vinculum
substantiale is rather the concession of a diplomatist than the creed of a
philosopher » — (op. c., p. 152), en revanche la Société lyonnaise de
philosophie a, en janvier 1929, admis, sans protestation d’aucun de ses
membres présents, que l’hypothèse du Vinculum intéresse les plus
essentielles difficultés de la métaphysique leibnizienne. Enfin, dans sa thèse
de doctorat (intitulée : « La notion de substance » et soutenue à Grenoble le
31 mai 1929), M. l’abbé Régis Jolivet a bien voulu écrire : « M. Blondel a
pu montrer, d’une manière qui ne laisse aucun doute, que l’adjonction du
Vinculum substantiale à la notion primitive de la substance selon Leibniz
n’a pas été déterminée principalement par des soucis d’ordre théologique,
mais plutôt par des difficultés intrinsèques à la première forme de la
Monadologie » (p. 163). Je ne suivrais toutefois pas l’auteur dans toutes les
interprétations qu’il donne des textes ni dans le jugement final qu’il porte
sur le Vinculum. Mais son témoignage favorable n’en est que plus expressif.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 43

devenir partie au procès et nous mêler comme acteurs au drame métaphysique


où peut-être se trouve engagé à fond l’avenir de la philosophie.

*
* *

III. — Parmi toutes les questions qui occupent cette longue et souple
correspondance, les plus importantes difficultés concernent une question
métaphysique, celle non plus de la nature ou de la communication des
substances conçues comme des monades, mais de leur organisation, de leur
composition, de leur union métaphysique, de leur liaison substantielle. C’est à
ce propos que, de même que les géomètres s’aident de figures et les physiciens
d’expériences pour établir les vérités générales qu’ils dégagent des exemples
particuliers [25] et instructifs, le mystère eucharistique est allégué pour
préciser la thèse d’après laquelle, au delà de tout ce qui est accessible aux sens
ou au raisonnement, se constitue une réalité invisible et ontologique qui, sans
contredire les données expérimentales, les dépasse dans un ordre transcendant :
en sorte que l’unité organique du Christ, présent sous les multiples apparences,
forme une unité irréductible à toute division de la matière, à toute analyse
même métaphysique des monades. D’où ce problème : au delà des éléments
simples que l’analyse métaphysique suppose en tout être complexe, n’y a-t-il
pas d’abord et surtout une réalité dominant, unifiant ces éléments eux-mêmes,
plus réelle qu’ils ne le sont eux-mêmes, capable de subsister même sans eux et
échappant par là à la dispersion à laquelle une métaphysique idéaliste expose
tous les êtres complexes dont l’unité apparente semble ne pouvoir être que
subjective ? En d’autres termes, ne faut-il pas poser une thèse radicalement
réaliste qui attribue à la substance composante priorité, supériorité sur les
éléments subordonnés et en apparence antérieurs au composé lui-même ?

Mais sortons des procès de tendance et des arguments généraux pour entrer
dans le détail des faits, dans l’enchaînement des dates et dans le vif de la
controverse.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 44

A quelle date apparaît pour la première fois l’hypothèse et le nom même du


Vinculum ? C’est dans la lettre de Leibniz du 5 février 1712, c’est-à-dire six
ans après le début de son commerce épistolaire avec Des Bosses, quand la
confiance mutuelle régnait déjà en permettant de varier librement tous les
sujets, toutes les objections, toutes les tentatives d’explication (II, 434).

Est-ce la première fois qu’il était question entre les deux correspondants de
la transsubstantiation et des difficultés métaphysiques que peut susciter le désir
de la rendre « possible [26] » au regard de l’esprit philosophique ? Pas du tout.
Dès le 6 septembre 1709 (II, 388), une paisible étude sur les conditions du
mystère eucharistique avait été abordée et close à la satisfaction des deux
correspondants qu’on ne peut même appeler des controversistes. Après cette
conclusion sereine, quinze lettres sont échangées, sans qu’il soit de nouveau
question de l’Eucharistie ; et, chose remarquable en notre examen, ce n’est pas
à propos de ce mystère que le Vinculum surgit dans la pensée de Leibniz.

De plus, chaque fois que dans cette correspondance il est question du


sacrement et de la transsubstantiation, ce n’est jamais de la vérité ou du fond
de ce dogme, mais de son mode de réalisation qu’il s’agit. Mieux encore,
jamais le problème ne porte sur cette possibilité ou cette réalité de la
transsubstantiation comme sur l’objet direct de la discussion. Ce n’est toujours,
qu’un exemple précis dont il est fait usage pour fixer plus aisément le sens très
délicat à saisir d’une investigation qui dépasse toutes les apparences sensibles,
tous les phénomènes qu’analyse la science, toutes les notions d’une
métaphysique trop attachée encore aux données du sens commun et aux
analyses de la pensée discursive.

D’ailleurs, Des Bosses déclare n’avoir nul besoin du Vinculum et il se


contente (verbalement) en déclarant que des « accidents absolus », c’est-à-dire
séparables, au sens étymologique du mot, lui suffisent sans recourir, au delà
des phénomènes sensibles et des monades métaphysiques, à une tierce réalité
telle que serait l’Unio ou le Vinculum que Leibniz lui propose ; ce n’est donc
pas pour lui faire plaisir, pour s’accommoder à sa foi inquiète ou curieuse, pour
répondre à ses instances de philosophe ou de théologien, que Leibniz revient
instamment et à maintes reprises vers son hypothèse ; et s’il excite Des Bosses
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 45

à scruter, à discuter, à peser le Vinculum, il semble qu’il s’en sert


principalement [27] ou même exclusivement pour attirer la réflexion du Jésuite
sur une difficulté que celui-ci n’a pas complètement aperçue, et réalisée en son
esprit, que lui-même voudrait scruter plus à fond et pour laquelle il espère que
Des Bosses finira par lui offrir des arguments capables de porter réellement
pour ou contre elle. A vrai dire, Leibniz, avec sa pénétration supérieure et sa
plasticité intellectuelle qui lui permettent d’entrer dans l’esprit des autres plus à
fond que les autres n’y entrent eux-mêmes, estime avoir vu que, si l’on croit
comme Des Bosses et les catholiques à la transsubstantiation, il faut
conséquemment aboutir à la doctrine qu’il inscrit sous ce nom du Vinculum
substantiale ; terme inédit, parce que la difficulté profonde à laquelle il répond
n’a pas encore été expressément discernée et se trouve encore inédite elle-
même. Devant les résistances de Des Bosses qui ne voit pas la nécessité ou
même l’utilité de ce Vinculum, Leibniz fait un nouvel effort pour découvrir une
explication de la possibilité de la transsubstantiation ; et, le 26 mai 1716 (II,
520), il esquisse une autre tentative d’élucidation. Kahle a tiré de là un
argument contre le Vinculum et contre le caractère sérieux de cette hypothèse
qui lui semble flottante 1 : non, c’est seulement la preuve que le Vinculum,
auquel Leibniz revient sur le terrain métaphysique, n’a pas pour lui d’intérêt
théologique. S’il y insiste, c’est afin de tirer au clair un problème
intrinsèquement philosophique dont il a cherché seulement à faire apercevoir à
Des Bosses et à mesurer lui-même la nécessité, la profondeur et, pour
reprendre un de ses mots, l’urgence.

Ainsi sommes-nous préparés à surmonter une objection, la seule peut-être


qui n’ait pas été élevée contre le Vinculum, et la seule cependant qui pourrait
spécieusement faire douter [28] de l’intérêt que Leibniz y a pris. D’après les
Acta Eruditorum (anno 1715, p. 376), Pfaff, que nous connaissons déjà,
enregistre une déclaration qu’il avait obtenue de Leibniz après avoir sans doute
eu vent de sa correspondance avec Des Bosses et de sa recherche d’une
explication favorable au dogme catholique. Or Leibniz (et c’est peut-être ici
que nous découvrons la raison pour laquelle il devait en 1716 se jouer, comme
nous l’avons vu, de Pfaff) avait déclaré que, à son point de vue — car il
appartenait à la confession d’Augsbourg qui admet la Consubstantiation en
1
Kahle, op. cit., p. 28.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 46

excluant la Transsubstantion — il n’était nul besoin d’un Vinculum ou d’un


troisième terme surajouté à la présence, matérielle du pain, et spirituelle du
Christ ; ce qui donnait satisfaction aux exigences menaçantes de Pfaff, pour qui
l’union sacramentelle est simplement idéale, la conjonction ne s’étendant pas,
selon lui, au delà de l’acte du fidèle qui en recevant une chose terrestre
participe en même temps à une vérité céleste 1.

Que Leibniz se soit désintéressé du rôle théologique qu’on pouvait, à tort ou


à raison, attribuer au Vinculum, cela n’offre rien de surprenant ; et cette fois,
nous n’avons aucune difficulté à faire crédit au témoignage qu’il rend à Pfaff
de son loyalisme protestant. Mais tout autre est le problème qu’il a en tête dans
sa correspondance avec Des Bosses ; et il va devenir nécessaire d’aborder
enfin, directement et à fond, ce problème capital. Jusqu’ici en effet nous
n’avons cherché qu’à exclure les raisons préalables de doute, de défiance ou de
négation : il semble que, sur ce premier point, nous pouvons conclure à [29]
l’insuffisance radicale des critiques élevées contre la sincérité et le sérieux de
l’hypothèse leibnizienne. Aucune raison extrinsèque ne saurait donc rendre
superflue une étude sans prévention, un examen critique du contenu même de
cette théorie toujours si peu connue et si peu comprise.

Qu’on n’objecte pas qu’une dernière raison d’incrédulité tient à ce fait qu’il
n’a parlé qu’à Des Bosses de cette invention tardive de sa vieillesse. Car il
indique lui-même le motif de ce fait et en énonçant la difficulté en termes
purement métaphysiques : ce n’est qu’avec Des Bosses qu’il a eu l’occasion de
traiter ce problème 2. « Hoc argumentum de Phaenomenis ad realitatem
1
Voir l’appendice B qui reproduit ce texte expressif dont il n’a pas été tiré
suffisamment parti. Il est à remarquer d’ailleurs que, dans les griefs de Pfaff
et dans les réponses de Leibniz, le mot Vinculum n’est pas prononcé, et la
théorie à laquelle il sert d’enseigne dans la correspondance avec Des Bosses
n’est pas mise en cause. Leibniz se défend simplement de supposer, pour sa
part, un tertium quid superadditum dans l’Eucharistie.
2
II, 499. — « Vereor ne, quae diversis temporibus hac de re ad te scripsi, non
satis bene cohaerant inter se, quoniam scilicet hoc argumentum non nisi per
occasionem litterarum tuarum tractavi. » Ep. CXXI. II, 499. Remarquer
d’ailleurs les contradictions au sujet de la disparition ou de
l’indestructibilité des Vincula, spécialement II, 475, 481, 483. — « Quae
inter nos acta sunt de philosophicis rebus non puto communicationi in
publicum qualicumque apta esse, divulsa scilicet et non in systema collecta.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 47

evehendis vel de Substantiis compositis non nisi per occasionem litterarum


tuarum tractavi 1. » Est-il donc possible ou vraisemblable que jusqu’à soixante-
cinq ans [30] Leibniz ait négligé un si grave problème et qu’une si originale
solution ait été jusque-là laissée de côté dans tous ses autres écrits ? Et
puisqu’il l’estimait de si grande importance « tanti momenti », puisqu’il la
considérait comme vraiment « sienne », cette hypothèse peut-elle le surprendre
comme un débutant qui tâtonne et varie parfois ? Oui, malgré le paradoxe qu’il
y a à le soutenir. Nous allons voir que jamais Leibniz n’a cessé de réformer, de
compléter, de renouveler sa propre pensée. C’est justement de ses inventions
les plus personnelles qu’il a toujours différé l’expression publique 2. Jadis déjà,

Tibi ea sapienti scilicet, non quibusvis scripsi. » II, 328. — Et il a souvent


indiqué les raisons de cette réserve : « Il n’y a que très peu de personnes à
qui j’aye fait part de ce raisonnement » (III, 60). — « Je n’écris pas tant
pour paroistre que pour approfondir la vérité, qu’il est souvent inutile et
même dommageable de publier par rapport à des profanes qui sont
incapables d’en juger, et fort capables de la prendre de travers. » III, 67. —
Comme il le dit encore ailleurs, on comprend aisément « quantae sit molis
res a captu vulgi et plerumque prae judiciis satis remotas demonstrare
liquide et a sinistris hominum imperitorum et saepe malevolorum censuris
tutas praestare » (II, 162).
1
Nous verrons d’ailleurs bientôt comment et pourquoi cet énoncé du
problème est équivoque et a trompé d’ordinaire les historiens : car Leibniz
semble chercher à substantialiser les apparences phénoménales des êtres
complexes, alors qu’en réalité il vise une unité vraiment ontologique, dont
les données empiriques ou les analyses métaphysiques elles-mêmes peuvent
traduire ou exiger la causalité profonde, mais ne la constituent ou ne la
représentent à aucun degré. Voir à ce sujet le chapitre suivant.
2
C’est surtout ce qui a trait à la nature des corps, à la notion des substances et
à leur communication, qui a été pour Leibniz l’occasion de changements et
d’atermoiements : « Ceterum sunt in his omnibus aliqua adhuc profondius
discutienda quod lata occasione non omittam » (II, 172, 1699). Et depuis ce
qu’il appelle « l’enfance de sa philosophie » (II, 187,1699), il n’a cessé
d’enrichir sa pensée : « Utinam meditationes meas metaphysicas de natura
substantiae et hinc pendentibus aeque clare exponere possem aut digestas
haberem, uti partem dynamices Mathematicam habeo !... Sed facilius mihi
est hactenus respondere objectionibus quam omnia perfecte explicare et
demonstrare liquide » (II, X, 162). — « Sentio quaedam desiderari adhuc,
aliqua non recte exponi » (II, 294). — Il ne s’agit pas seulement d’un défaut
d’exposition, mais de difficultés de fond (Cf. II, 97, 162, 187 ; IV, 116 et
295). « L’autre difficulté est sans comparaison plus grande et j’avoue que je
ne m’y satisfais point » (II, 71).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 48

après avoir cru se satisfaire sur la nature des substances, et se trouver au port, il
s’était, selon son aveu, vu rejeté en pleine mer, quand il avait rencontré le
problème de la communication de ces substances ; car l’idée qu’il était
désormais amené à s’en faire ne lui permettait plus les solutions paresseuses de
ceux qui n’apercevaient là aucune difficulté métaphysique. Eh bien, de même,
il découvrait maintenant un nouveau problème portant non plus sur l’action
mutuelle des diverses substances, mais sur leur union profonde, sur leur
composition réelle, sur leur organisation vraiment intrinsèque, vraiment
« substantielle » elle-même. Que vaut un tel problème ? Est-il normal,
inévitable, soluble ? Que vaut la solution ébauchée par Leibniz ? [31] C’est là
ce que nous avons maintenant à scruter sans arrière-pensée. Tout ce qui
précède était nécessaire pour déblayer le terrain, mais seulement pour le
déblayer, pour nous conduire au seuil de la doctrine elle-même que nul, peut-
on dire, n’a jusqu’ici pris la peine d’interroger directement et d’explorer en son
intime structure. Rien ne reste pour nous dissuader, mais rien n’a encore été dit
pour nous dispenser de cette expertise foncière qui seule permettra la sentence
arbitrale entre tant d’accusations s’entrechoquant. Théorie, nous dit l’un, qui ne
tient pas debout et n’a aucun sens pour un philosophe. — Théorie, nous dit un
autre, qui contredit toutes les doctrines les plus certaines et les plus
systématiques de Leibniz. — Théorie, déclare un troisième, qui se contredit et
se détruit elle-même 1. — Est-ce donc si sûr que cela ? Nos investigations
précédentes nous ont rendus un peu sceptiques sur l’impartialité et la
perspicacité des censeurs du Vinculum, traité d’expédient insincère et
d’échappatoire sophistique. Avons-nous donc à les croire sur parole, quand ils
refusent à cette invention l’ombre même de cohérence qui donne au moins une
apparence de réalité à ces « fictions ingénieuses » et à ces « jeux d’esprit » où
Leibniz déclara se complaire ? Et n’y découvrirons-nous pas même beaucoup
plus que cela ? Nous allons donc enfin entrer dans le vif de la question, après
les longues manœuvres d’abordage qui étaient rendues nécessaires par les
préjugés accumulés, par les équivoques de la terminologie, par les flottements

1
« Cette théorie se détruit donc elle-même ; et nous sommes obligés d’en
revenir à la première : il n’y a d’objectif que les monades. L’unité de l’être
organique est une unité idéale » (Ch. Secrétan, La Philosophie de Leibniz,
p. 54).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 49

de Leibniz, par le caractère d’arrière-plan et l’inévitable ésotérisme du


problème lui-même. [32]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 50

CHAPITRE II
Origine et place du Vinculum dans la doctrine étagée de Leibniz.

Retour à la table des matières

Trop souvent on juge avant de comprendre : notre première tâche doit donc
être de saisir l’authentique signification de la théorie contestée. Or, si l’on s’est
communément mépris sur le sens et la portée du Vinculum, c’est pour n’avoir
pas discerné le rang qu’occupe le problème auquel il propose une solution,
dans l’enchaînement du système étagé et continu de Leibniz. En nulle doctrine,
la place exacte des questions à poser n’importe davantage. Faute de préciser
cette place, il devient impossible de fixer la valeur des points de vue et des
conclusions. Sans doute, à force de souplesse et d’eutrapélie, il semble que
Leibniz soit capable de tout dire : oui, mais il n’en demeure pas moins vrai
que, par devers lui, il situe chaque chose à son étage, il place chacune de ses
vues à un degré nettement défini de la hiérarchie de ses pensées. Et c’est
précisément ce situs qui fait la vérité réelle de ses thèses toujours intimement,
quoique diversement, liées les unes aux autres. Aussi, en regardant bien, nous
ne devrons pas être surpris que ce Vinculum, malgré son nom inattendu et
énigmatique 1, ne soit [33] pas « un enfant trouvé » qui aurait été laissé par
1
Si imprévu qu’il soit, ce terme comporte une justification. La monade ou
substance simple comprend deux « ingrédients », une matière première et
une entéléchie. Or, attiré par la recherche instinctive d’une symétrie,
Leibniz semble avoir d’abord esquissé, pour la substance composée qu’il
avait désormais en vue, une théorie parallèle : l’Unio metaphysica était
destinée à exprimer la synthèse des activités, le Vinculum représentait la
synthèse des passivités de cette réalité complexe et unifiée. Mais il parait
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 51

terre à la porte ou au rez-de-chaussée de la doctrine leibnizienne. Nous verrons


au contraire bientôt que, pour en sainement juger, il faut avoir traversé tous les
appartements du philosophe et être monté jusqu’à sa terrasse secrète, invisible
d’en bas, mais donnant sur l’ensemble du paysage spirituel une vue dominante
et éclairante.

Comprenons d’abord pourquoi on a pas compris cette théorie.

Ce qui a paru à Leibniz, comme du reste à Des Bosses, digne d’une


investigation approfondie, c’est la question de savoir ce qui peut conférer aux
êtres complexes, aux réalités organiques, aux phénomènes qui manifestent de
la « composition » une véritable substantialité, une valeur ontologique
indépendamment des perceptions subjectives ou des relations idéales entre des
éléments seuls subsistants en soi : investigatione dignum quidnam excogitari
possit quod sit aptum ad realitatem phaenomenis extra percipientia
conciliandam, seu quid constituat substantiam compositam (II, 485). Oui, mais
ne soyons pas dupes de l’apparente clarté et de la signification obvie de ces
expressions. Elles sont en réalité, nous le comprendrons mieux tout à l’heure,
très difficiles à saisir exactement dans leur sens fort et ésotériquement
leibnizien. Et ce qui complique la difficulté, c’est que provisoirement cette
formule, nous le verrons aussi, mêle encore, malgré sa [34] lucide précision,
des problèmes de plans différents. Ne nous étonnons donc pas de ce qu’elle a
été le plus souvent interprétée comme s’il s’agissait de conférer aux données
obvies de notre sensibilité une portée immédiatement ontologique. Une telle
prétention est en effet manifestement incompatible avec toute la pensée
leibnizienne. Même en se plaçant au point de vue le plus exotérique, jamais
Leibniz n’aurait pu songer un instant à « substantialiser » les apparences 1 ; car

avoir renoncé ensuite à cette conception. Car il ne s’agit plus ici en réalité
de « synthèse » et d’unification, mais bel et bien d’Unité infrangible. Aussi,
malgré l’aspect actif du sens qu’offre le mot Unio, ce terme, qui évoque
encore l’idée d’une réunion d’existences préalablement données, est-il plus
impropre que le mot Vinculum en apparence plus passif, mais marquant
mieux ce dont toute la raison d’exister est d’être liaison, unité essentielle et
substantielle à la fois. Cf. Vocabulaire de la Société de Philosophie aux
mots Un, Union, Vinculum.
1
On a toujours été incliné à rapporter le Vinculum seulement aux corps.
C’était là encore la première indication fournie sur les épreuves pour le
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 52

son œuvre essentielle a été, comme il le répète mille fois, la réforme de la


notion même de substance et la critique radicale du simplisme populaire ou du
dualisme cartésien. Ainsi donc, lui attribuer l’idée, même passagère, d’un
dogmatisme matérialiste ou d’une confiance aux perceptions érigées de plano
en données ontologiques, c’est lui faire injure en supposant qu’il aurait un seul
instant admis ce qui lui a toujours expressément paru l’inintelligibilité même.
Le sens obvie ou exotérique du Vinculum n’est pas seulement enfantin, tout
verbal et insignifiant : il est un contre-sens, voire un non-sens ; et jamais ce
sens n’est venu à la pensée de Leibniz, n’en déplaise à maints critiques trop
pressés. Ou le Vinculum n’est rien, rien que de verbal ou de méprisable, ou
bien il n’est pas au bas du système leibnizien.

Dès lors, quel rang convient-il d’assigner à ce Vinculum ? De quelle


« composition », de quelle « réalité » s’agit-il ? Et comment démêler
l’écheveau compliqué des voies qui doivent [35] nous conduire à la
perspective où notre auteur s’est effectivement placé ? — La tâche est délicate,
parce que Leibniz a en effet tâtonné et parce que non seulement sa
terminologie, mais encore ses conceptions elles-mêmes, ne se sont pas
d’emblée définies ni même jamais entièrement délivrées des équivoques dont
nous essayerons de les dégager à l’aide de quelques-uns de ses propres textes
ou de certaines de ses intuitions fragmentaires.

Pour obtenir ce discernement, nous allons suivre les démarches et les


péripéties d’une investigation où l’on peut ramener à trois les phases
successives de cette controverse avec Des Bosses. — 1° Une première
recherche concerne les compléments que Leibniz est amené à apporter à sa
notion de substance. Elle constitue une phase proprement philosophique où il
avoue, après tant d’années de réflexion, qu’il n’est pas arrivé à se satisfaire

Vocabulaire de la Société française de philosophie : mais, à ma demande, on


a bien voulu redresser (quoique peut-être incomplètement) cette
interprétation qui tend à faire regarder en bas, vers les agrégats corporels ou
les machines organiques. En dernière analyse, le Vinculum désigne non pas
une quasi-substantia, mais une substantia par excellence, χατ᾽ἑξοχήν.
J’indique ceci dès à présent pour empêcher la pensée du lecteur de
s’attacher à un contre-sens d’ailleurs trop naturel et très ordinairement
commis.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 53

complètement lui-même 1. — 2° Une seconde phase fait suite où, à titre


d’exemple, d’adjuvant ou, comme on dirait en mathématiques, de quantité
auxiliaire, la question de la Transsubstantiation intervient et permet de
démêler, de purifier, de préciser le problème rigoureusement défini qui se pose
dans un ordre métaphysique inaccessible aux sens et aux notions discursives :
multipraesentia... corporis non habet opus replicatione aut penetratione
dimentionum, sed explicanda est per praesentiae genus nullam habens ad
dimensiones relationem (II, 399), velut si Deus efficeret ut aliquid immediate
operaretur in distans (II, 403). Ainsi, la difficulté, qu’a permis d’exposer en
toute sa netteté technique le fait religieux pris à titre d’hypothèse élucidante,
revient au terrain proprement philosophique qu’elle [36] ne quittera plus
désormais. — 3° Enfin la question purgée des expressions confuses et des faux
problèmes qui l’embrouillaient devient, selon l’expression de Leibniz,
purement métaphysique. Elle appelle et comporte dès lors une exploration
vraiment nouvelle et réclame une plus haute enquête : latius patet et altioris
indiget indagationis.

Reprenons ces points et voyons comment ces trois affluents convergent et


s’unissent pour former le contenu propre et original de la théorie du Vinculum.

*
* *

I. — La vie de Leibniz s’est passée, nous l’avons déjà rappelé, à analyser et


à « réformer la notion de substance ». Il à témoigné lui-même de l’importance
qu’il attachait à cette question : « La substance dont la Connaissance est la clef
de la philosophie intérieure... » (III, 567). Aux méditations de son adolescence
qu’il nous rappelait lui-même avec une sorte d’ironie souriante à l’égard de ses

1
« Cum nondum satis matura esset philosophia mea (II, 372). — Nondum
perfecta est ». 1698 (II, 162, 294, etc.). — « Ceterum sunt in his omnibus
aliqua adhuc profundius discutienda, quod lata occasione non omittam. »
1689 (II, 172). — « In hâc infantià philosophiae nostrae. » 1699 (II, 187).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 54

perplexités précoces sur « les formes substantielles 1 », sa vieillesse ne répond-


elle pas encore par cette déclaration finale à Des Bosses : en dernière analyse,
son Vinculum n’est sans doute, que « la forme substantielle », mais expliquée,
préparée, vivifiée par tout ce qu’ajoutent à la scolastique ses vues scientifiques
et ses analyses philosophiques. C’est en outre contre le mécanisme et le
dualisme cartésiens qu’il a porté son effort critique, et, par trois voies diverses,
sur trois points essentiels, il a transformé la doctrine cartésienne ; α) Il a
montré d’abord, à un point de vue scientifique, que les théories physique et
mécanique de Descartes sont non seulement insuffisantes, mais contredites
[37] par les faits, c’est-à-dire fausses 2 : car ce n’est pas la quantité de
mouvement qui reste constante selon une loi d’inertie, c’est la force vive. Voici
donc le point de vue dynamiste qui se substitue au mécanisme « en bannissant
de partout », selon ses expressions, « la torpeur et l’inertie ». —β) Ensuite des
raisons théologiques viennent elles-mêmes confirmer son dessein de réforme et
justifier son effort pour pénétrer, derrière les apparences et les qualités dites
secondes, et même premières, jusqu’à une réalité plus profonde. Dans le
monde que l’on appelle matériel, la thèse cartésienne de l’étendue-substance
rend la Transsubstantiation impossible 3. Aussi Leibniz [38] se prévaut-il

1
« Estant enfant j’appris Aristote, et même les scholastiques ne me rebutèrent
point ; et je n’en suis pas fasché présentement... » Sur l’histoire de sa propre
philosophie, cf. III, 606.
2
« Ce que Descartes dit de l’étendue, comme elle faisoit l’essence du corps,
ne sçauroit estre soutenu même en philosophie, pour ne rien dire de la
religion » (IV, 308).
3
« Si l’essence de la matière consiste dans l’étendue, il n’y a pas moyen
d’expliquer la présence réelle dans l’Eucharistie. » IV, 345. Leibniz, à son
insu est ici injuste pour Descartes, comme il l’a été d’ailleurs en d’autres
circonstances. Pour éviter le conflit qu’on lui reprochait entre sa théorie de
l’étendue-substance et la possibilité même de la transsubstantiation,
Descartes, avec sa fécondité habituelle, avait imaginé une nouvelle
explication. Il excellait du reste, ainsi que l’a noté Delbos, à compenser les
exigences rigides de son système déductif par un recours toujours prêt à un
bon sens supérieur qui l’empêchait de heurter les données de l’expérience
ou de la foi. C’est ainsi qu’entre le monde de l’étendue et celui de la pensée,
il avait admis un ordre mitoyen, qui concernait, disait-il, le fait de l’union
de l’âme et du corps ; et c’est à cet ordre de l’union que, dans des lettres à
Mesland, il rapportait le mystère de la transsubstantiation nous dirions
aujourd’hui qu’il lui semblait un phénomène biologique, comme une sorte
d’assimilation transformante. Au reste il faut peut-être dire que la
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 55

volontiers de l’avantage que donne à son système la facilité offerte, non pas
certes d’éclaircir le mystères mais de ne pas lui fermer toutes les voies, ne
disons pas d’explication, mais de réalisation et de possibilité même. — γ)
Enfin et surtout Leibniz pousse à fond son examen métaphysique de l’idée
d’être, de réalité subsistante. Développant ses exigences critiques et son besoin
d’intelligibilité jusqu’à l’extrême limite, il ne cesse de montrer toujours plus
fortement que l’étendue, multiple et passive, ne peut être érigée en substance :
car, dit-il, ce qui n’est pas un n’est pas être et ce qui n’est point activité n’est
point réalité 1. Dès lors, au dualisme de la pensée et de l’étendue
artificiellement opposées et faussement hypostasiées comme des choses et des
passivités (res cogitans, res extensa) qui subissent leur propre nature, Leibniz
substitue un réalisme dynamiste où les êtres sont des unités de force, des
« monades » qui diffèrent entre elles moins par leur nature foncière que par
leur degré d’activité, de conscience et de perfection.

Il en était là, et il croyait déjà le succès de sa réforme obtenu, lorsque lui est
apparu le problème de l’interaction de ces « substances simples », de ces
« atomes métaphysiques » dont l’unité suprasensible ne semble pouvoir
comporter aucune influence réciproque, aucune modification procédant du
dehors, aucune activité autre qu’intérieure et spontanée 2. [39] D’où une

distinction cartésienne de la res extensa et de la res cogitans répond plutôt à


une préoccupation méthodologique qu’à une visée ontologique. Toujours
est-il qu’après avoir publiquement proposé une explication « extrêmement
claire et aisée » (Edition Cousin, II, 78-88), il croit devoir dans des lettres
confidentielles au P. Mesland, suggérer une théorie plus ésotérique qui exige
une plus grande habitude de sa méthode, dit-il, et qu’il ne veut pas
divulguer ; car il ne s’agit plus de l’ordre physique et mécanique, mais des
phénomènes vitaux qu’à tort on lui a reproché de prétendre réduire
exclusivement au mécanisme, sans tenir compte des phénomènes de l’union
auxquels il n’avait encore pas appliqué suffisamment sa méthode générale.
1
« Ce qui n’est pas un estre n’est pas un estre. » II, 96. — « De la manière
que le corps est conçu vulgairement, on s’imagine qu’il pourrait être en
repos. Et selon moy, je tiens que cela implique contradiction... On n’a pas
bien expliqué la nature de la substance, laquelle estant bien entendue on
trouvera que ce qui n’est qu’étendue ne sçaurait faire une substance. » III,
96 (1693). Cf. III, 458 ; II, 434.
2
C’est par concession que nous acceptons cette vue et ce langage de Leibniz.
Mais justement il s’agira plus loin de savoir si, après avoir exclu
l’apparence trompeuse d’une influence sensible ou matérielle par le dehors,
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 56

perplexité qui le rejette au large et lui fait craindre le naufrage. C’est alors qu’il
recourt à cet artifice, peut-être séduisant pour l’imagination, mais au fond
infiniment fragile de l’Harmonie préétablie. Il s’en sert intrépidement et
minutieusement pour ajuster son système des monades et ses conceptions
morales et religieuses ; mais en même temps il fait éclater par là de plus en
plus le caractère arbitraire et ruineux d’une telle invention destituée de tout
contrôle possible, de tout appui sur les faits, de tout recours à la science ou à la
conscience.

Aussi, quelque zèle qu’eût mis Leibniz à méditer la nature simple de ces
substances et le problème de leur communication, il n’avait pas réussi à
atteindre le port. C’est même en organisant, en détaillant ces deux conceptions,
en s’efforçant de les boucler l’une par l’autre, qu’il n’a pu échapper
complètement à d’autres problèmes ultérieurs. Tôt ou tard ces difficultés dont
était grosse sa doctrine ne pouvaient manquer de se révéler. En particulier
surgissait peu à peu à ses yeux la question de savoir si la connexion des
monades est dans tous les cas purement et simplement idéale, et si, aux divers
degrés de composition, il n’y a pas, entre les éléments, des relations autres que
celles qui sont perçues par un témoin ; des relations qui, extra percipientia et
extra percepta ipsa, ont une valeur objective, dépendent d’un être nouveau,
présentent une consistance ontologique, constituent une réalité substantielle,
c’est-à-dire une unio metaphysica, non pas résultante, mais unifiante. Bref, au
lieu de borner à deux péripéties le drame de la pensée leibnizienne, —
découverte de la nature des substances, problème de la communication de ces
substances simples, — il faut concevoir qu’il s’est trouvé un troisième [40]
point critique, celui de la composition de substances dont la complexité,
compatible avec la simplicité et l’unité organiques ou spirituelles, ont un degré
d’être supérieur à celui des éléments isolés ou des relations purement idéales.

l’Idée d’une activité interne, telle que la présente la Monadologie avec


l’Harmonie préétablie, ne doit pas être reléguée elle-même au rang d’une
illusion ; à moins que l’on ne dépasse le point de vue idéaliste, et celui de la
prédétermination pour monter au réalisme concret et à l’activité féconde de
l’Unio et du Vinculum. Toutefois n’anticipons pas ; je cherche seulement à
stimuler et à orienter les critiques et les prévisions du lecteur.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 57

C’est à l’apparition de ce problème que nous allons assister. Nous


constaterons d’abord que le développement de la monadologie n’est pas clos :
il comporte des étages supérieurs, superadditum quid ; et ensuite nous verrons
comment et pourquoi ce surcroît peut ou même doit être admis sans préjudice
pour les étages inférieurs ; peut-être même faudra-t-il conclure que, loin de les
compromettre, cet « ajout » remplit une fonction essentielle en préservant les
degrés inférieurs contre les dangers de confusion et les menaces de ruine dans
un édifice qui perdrait sa cohésion et son équilibre s’il restait destitué de ce
couronnement du Vinculum.

Commençons donc par suivre le développement de la doctrine leibnizienne


sur la nature constitutive des substances telle que Leibniz l’avait équilibrée
vers 1696 en concertant sa critique de Descartes ou de Spinoza avec sa théorie
de l’optimisme, de l’harmonie universelle et de la hiérarchie d’un monde où le
système de la nature s’accorde avec l’ordre de la grâce.

Cinq degrés marquent la superposition des assises de la substance qui, selon


Leibniz, enveloppe toujours un effort vers des progrès ultérieurs, mais qui, dès
le plus bas de ces degrés, implique déjà le germe de développements indéfinis.
Il est vrai que ces degrés d’être apparaissent tantôt comme des aspects plutôt
que comme des éléments constitutifs, tantôt comme des moments successifs
plutôt que comme des réalités distinctes, tantôt comme des genres différents
plutôt que comme des natures séparées. Et c’est peut-être en songeant à ces
équivoques que Leibniz avouait n’avoir pas réussi encore à se contenter lui-
même. C’est aussi en réfléchissant à ces [41] ambiguïtés que, plus tard et, à
notre tour, nous pourrons ; indiquer comment et pourquoi le problème a été
imparfaitement posé, en termes hybrides et dans des plans hétérogènes 1. Quoi

1
Pour abréger et éclairer notre enquête, je ferai, chemin faisant et
prématurément, ressortir les artifices et les hybridations auxquels recourt
Leibniz avant d’apercevoir, par le progrès de son état d’esprit semi-critique,
les alternatives qui finalement s’imposent à l’option d’une pensée
pleinement consciente des données authentiques et inévitables du problème.
Je ne reprends donc pas un exposé classique de la doctrine leibnizienne ; je
ne rappelle son itinéraire connu que pour attirer l’attention sur les fentes de
la route, sur les ponts coupés ou branlants qui la jalonnent. Constamment en
effet Leibniz oscille entre le besoin de dissocier et celui de solidariser les
plans hétérogènes soit de la connaissance, soit de la réalité ; bien plus il
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 58

qu’il en soit, bornons-nous présentement à parcourir les cinq étages de la


doctrine leibnizienne des substances afin de voir si une place est réservée ; en
cours de route ou au terme de cet itinéraire au Vinculum lui-même.

1° Au plus bas degré Leibniz, empruntant, des dénominations à Aristote,


mais en leur conférant un sens nouveau, pose une matière première : materia
prima seu nuda, vel Potentia primitiva passiva, Passivitas, τὸ δυναμικὸν ;
πρῶτον παθητικὸν, πρῶτον ὑποκείμενον, principium resistentiae,
extensionis exigentia (II, 309). Cette matière, qui ne subsiste jamais à part (IV,
512), est plutôt limitation et privation que nature déterminée : elle exprime
l’impuissance de tout être créé à embrasser et à pénétrer l’infinité des choses
qui toutes ont leur singularité, leur position, leur situs 1 et par là même, selon
une expression reprise souvent par Leibniz, [42] « s’entr’empêchent ». Il en
résulte que le fait brutal de l’exclusion d’une matière par une autre matière se
trouve ainsi transposé en notions intelligibles et en langage métaphysique,
grâce a une sorte de virement subreptice et d’artifice rationnel où la donnée
empirique et l’interprétation ontologique ou même déjà morale se raccordent
l’une à l’autre, sans pourtant se confondre en fait et sans se relier non plus par
une nécessité logique. Retenons déjà ceci dont nous aurons à faire état, et
résumons ce premier point dans une formule de Leibniz. Cette formule, pour
un esprit averti, ressemble à un tour de prestidigitation, car elle nous fait
passer, comme eût dit Aristote, d’un genre à l’autre. La voici dans son texte
authentique : Non in extensione, sed in extensionis exigentia consistit haec
passivitos (II, 306). Par surcroît et grâce à un nouveau coup de pouce secret,
cette passivité de la matière nue qui, toute virtuelle et inerte qu’elle est, a des
« exigences » réelles et impérieuses, est considérée comme principe de

s’efforce de solidariser, en les distinguant aussi, réalité et connaissance. Et il


faut, nous le verrons, lui savoir gré de cette triple préoccupation, même
quand il ne réussît pas à trouver des expressions satisfaisantes pour traduire
en idées précises le sentiment très vif qu’il a, par anticipation, de la solution
désirable où tout s’unirait sans se confondre.
1
« Cum singularia a mente creata perfecte explicari aut capi non possint, quia
infinitum involvunt... » II, 300. « Substantia simplex, quamvis non habeat in
se extensiomem, habet tamen positiionem quae est fundamentum
Extensionis, cum Extensio. sit positionis repetitia simultanea, ut lineam
fluxu puncti fieri dicemus. » II, 339.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 59

résistance, comme impénétrabilité foncière, comme « antitypie » invincible à


toute force 1.

2° Si cette matière première n’existe pas à part et ne constitue pas un être


réel, c’est parce qu’elle ne se sépare jamais en fait d’une force primitive et
infuse. Leibniz reprenant le mot technique d’Aristote, l’appelle « entéléchie ».
Cette force simple ne subsiste d’ailleurs jamais, elle non plus, à part d’une
matière première ; et, quoiqu’elle n’ait besoin pour agir que de l’enlèvement
des obstacles, elle ne développe sa puissance interne que par un effort,
conatum semper involvit 2. Cet [43] effort lui est congénital et intérieur en
raison de sa simplicité essentielle ; mais (nouvelle prestidigitation) il semble
avoir à soulever tous les êtres pour se déployer, alors cependant que la
résistance procède de son imperfection interne et de l’impossibilité de
discerner distinctement le détail infini de ses propres représentations. Ici
encore, nous voyons cette combinaison hybride de données empruntées à
l’expérience et de théories rationnelles qui prétendent se substituer aux faits en
se fondant sur eux. Leibniz avoue cet étrange artifice lorsqu’il nous dit :
entelechia, vis primitiva et insita, distincte quidem. intelligi potest, sed non
explicari imaginabiliter (IV, 507). C’est dire que, parti de données sensibles ou
imaginables, on passe dans un domaine où l’on repousse les services
1
Cette antitypie, qui apparaît comme principe d’individuation réfractaire à
toute force brute ou intellectuelle, est l’obstacle salutaire qui prévient toute
confusion panthéistique, qui suscite les problèmes de la science et de la
morale, et qui est l’enjeu de la solution par laquelle ce qui « entr’empêchait
» physiquement les êtres, devient moyen, mérite et garantie suprême
d’union spirituelle et charitable.
2
« Differt vis activa a potentia nuda vulgo scholis cognita, quod potentia
activa Scholasticorum, seu facultas, nihil aliud est quam propinqua agendi
possibilitas, quae tamen aliena excitatione et velut stimulo indiget, ut in
actum transferatur. Sed vis activa actum quemdam sive ἐντελέχειαν
continet, atque inter facultatem agendi actionemque ipsam media est, et
conatum involvit ; atque ita per se ipsam in operationem fertur ; nec auxiliis
indiget, sed sola sublatione impedimenti. » IV, 469. — A propos du rapport
de la matière première et de l’entéléchie, il serait intéressant de rechercher
comment Leibniz trouve entre les interprétations alexandrine et averroïste
d’Aristote sur la passivité et la puissance nue de la matière première une via
media et superior, dans la mesure même où il transpose le problème d’un
point de vue objectif et naturiste à un point de vue plus intérieur et semi-
subjectif.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 60

provisoires des sens et de l’imagination, en espérant monter dans un ordre


purement intelligible ; mais cet ordre n’est-il pas une extrapolation illégitime,
et l’esprit critique ne découvre-t-il pas ici un paralogisme qui n’a d’autre
excuse que de permettre, semble-t-il, la construction d’un monde métaphysique
dont on a reconnu d’autre part la nécessité ?

3° La monade, formée par l’union de l’entéléchie et d’une matière première,


semble moins un aspect des choses que la réalité ontologique elle-même. C’est,
dit Leibniz, « l’atome de substance, le point métaphysique 1 ». Ce terme de
monade, [44] qu’il a repris aux Anciens, semble n’avoir été employé par lui
qu’à partir de 1696 (II, 142) 2. Il est habilement choisi, certes, pour faire
profiter des prestiges de l’imagination la pure raison elle-même. Mais, ici
encore, voyons le subterfuge, et l’équivoque. On fait crédit aux monades en
songeant à l’unité des êtres réels que nous connaissons comme des individus,
et dont la complexité n’empêche pas l’unité, unité d’autant plus étroite que
l’être est plus organisé. Mais, d’autre part, ces monades sont entièrement
inaccessibles à toute expérience. Ne croyons pas, en effet, selon une analogie
toute physique et une clarté toute empirique, qu’elles soient les « éléments
constitutifs » des êtres que nous connaissons par expérience : monades non
sunt partes, sed fundamenta ; non ingredientia, sed requisita phaenomenorum
(II, 262 et 270). Nous assistons donc à un effort nouveau de Leibniz pour se
servir et se dégager à la fois du réalisme qu’il veut transposer en un idéalisme
où, à la notion grossière des êtres conçus par la plupart des hommes sous les
espèces de la quantité et de la matérialité, il prétend substituer une vue épurée,
en les rangeant uniquement dans la catégorie de la force immatérielle et de la
substance transphénoménale ; réalité dont l’indice, selon lui, est l’action et non
la passion, et qui, dans la matière apparemment brute, est cependant esprit

1
« Monas his duabus completa, Atomus est substantiae punctumque
metaphysicum... » IV, 508.
2
Cf. L. Stein, Leibniz und Spinoza, p. 201.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 61

ébauché ou virtuel 1. D’où cette formule paradoxale : Omnis, monas, omne


corpus est mens, momentamea (I, 72).

4° Mais Leibniz, qui a si fortement le sentiment de la disjonction à opérer


entre l’intelligible et le sensible, ne consent [45] jamais (nous verrons
pourquoi et dans quelle mesure il a raison en cela, même quand il a le tort
d’user d’expressions inadéquates et de se borner à des vues embryonnaires) à
se libérer de ses attaches empiriques ; et, malgré tout ce qu’il vient de nous dire
sur la transcendance des substances véritables par rapport à toutes les données
expérimentales et imaginatives, nous le voyons se poser le problème des
agrégats matériels, de la masse, de la machine organique : Massa, seu materia
secunda et vestita, sive machina organica, ad quam concurrunt innumerae
monades subordinatae... est phaenomenon ut Iris, sed bene fundatum (II, 118-
119). Ainsi Leibniz, tout en séparant l’apparence anthropomorphique et les
réalités profondes, continue à les faire, si l’on peut dire, voyager de
compagnie. Les agrégats, qui sont pour nous les corps tels que nos sens les
perçoivent, ont une réalité tout autre que celle que leur prête notre
connaissance empirique ; et Leibniz s’ingénie à maintenir à la lois une
dissociation radicale et pourtant une sorte de parallélisme entre le réalisme
illusoire et le réalisme profond. Il insiste donc sur ce qu’il nommé par un biais
astucieux « l’unité semi-mentale des agrégats 2 » que nous percevons, comme
si, par une sorte de rapprochement des sens et de l’entendement, on pouvait
obtenir un produit adultérin, mais viable 3. Sans doute, à maintes reprises, il
cherche à interpréter en un sens idéaliste ces phénomènes qu’il déclare bien
fondés, et même triplement fondés sur les exigences primitives de la matière,
sur la perception harmonique des esprits, sur la vision adéquate de Dieu qui
fait la vérité des choses en les connaissant 4. Mais enfin, [46] il reste toujours
que ces agrégats fortuits et inorganiques, nous les distinguons des êtres
1
« Nec animabus assignanda sunt quae ad extensionem pertinent,
unitatemque earum aut multitudmem sumendam esse constat non ex
praedicamento quantitatis, sed ex praedicamento substantiae, id est non ex
punctis, sed ex vi primitiva operandi (II, 372), cum indicium substantiae sit
actio. » IV, 526. — « Ipsa haec verum substantia in agendi patiendique vi
consistit. » IV, 507. Il y a en elle « velut perceptio et appetitus ». IV, 512.
2
« Semimentalis unitas. » II, 304, 306.
3
« Materia nempe utique non per se concipitur, sed per partes quibus
constituitur. » II, 221, 262, 270 ; IV, 475.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 62

organiquement composés ; et alors il s’agit de savoir (et c’est le cinquième


degré) ce qui fait l’unité vivante et indivisible de l’organisme animal.

5° Parmi les agrégats matériels, il en est en effet qui constituent un


organisme supposant, entre les innombrables monades qui en sont la condition
fondamentale, une « monade dominante » pour conférer à la machine vivante
une unité 1, une hiérarchie de fonctions, une spontanéité que l’automatisme ou
le mécanisme Cartésiens ne suffiraient pas à rendre possibles, ou intelligibles.
Leibniz, très frappé par les découvertes récentes que le microscope avait
permises, et d’ailleurs porté par ses spéculations mathématiques comme par sa
théorie des petites perceptions à voir partout des profondeurs infinies, répète à
maintes reprises que le monde est plein d’une vie partout répandue jusque dans
l’infiniment petit : natura materiae a sapientissimo Auctore constructae
semper affectat ordinem seu organizationem (II, 306)... omniaque, quamquam
diversis gradibus, animata sunt (II, 118 et V, 544). Ainsi, malgré les
apparences de repos, d’inorganisation, qu’offre la nature à un regard superficiel
en maintes de ses parties, il subsiste réellement et partout des organismes, au
point qu’on peut dire qu’il n’y a aucune entéléchie qui ne soit attachée à une
certaine « matière vêtue et organisée », toujours en mouvement. Leibniz en
parle comme d’un fleuve qui coule, et la place sous la domination permanente
d’une monade supérieure, tant que la machine animale subsiste 2 (II, 306, 482,
etc...). Bien plus, jamais la monade n’est dépourvue de [47] tout vêtement
matériel ; elle a beau changer de costume, toujours il en reste un, si ténu qu’il
soit : instar vestium Arlequini comici cui post multas tunicas exutas semper
adhuc nova superest (Dutens, epistola ad Wagner, II, 228). D’où Leibniz
conclut qu’aucune de ces machines organiques n’est totalement destructible et
que tous les esprits finis conservent toujours un embryon organique 3, de même
4
« Deus exacte res videt quales sint secundum geometricam veritatem,
quanquam idem etiam scit, quomodo quaeque res cuique alteri appareat, et
ita omnes alias apparentias in se continet eminenter. »II, 438. Cf. IV, 439.
1
« Animal seu substantia corporea, quam Unam facit Monas dominans in
Machinam. » II, 252.
2
« Nulla tamen Entelechia affixa est certae parti materiae (nempe secundae)
aut, quod eodem redit, certis alii Entelechiis partialibus. Nam Materia instar
fluminis mutatur, manente Entelechia, dum Machina subsistit. » II, 305.
3
Cum « infinita sint organa in animalis corpore, alia aliis involuta, hinc
constat machinam animalem et in genere machinam naturae non prorsus
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 63

qu’on peut dire inversement que le corps n’est rien sans les monades et qu’il
n’y a pas de substance où il n’y ait pas quelque chose d’immatériel. Nec
quidquam substantiale semota anima... spiritus finiti omnes habent corpora
organica (IV, 495 et Dutens, II, 227).

Parvenue à ce degré provisoirement supérieur, la conception leibnizienne de


la substance nous place en face d’une équivoque et comme en présence d’une
bifurcation. Elle ne nous permet pas de nous tenir dans l’immobilité d’un terme
atteint ; elle nous met en demeure d’opter entre deux directions. D’une part en
effet les deux dernières assertions que nous venons de rapporter nous inclinent
à penser que tous les étages inférieurs successivement gravis ne sont pas des
éléments réels et consistants par eux-mêmes, mais que ce sont là plutôt des
aspects discernés par l’abstraction, commodes pour l’analyse, mais ne
répondant pas à la vérité concrète que seules nous proposent les vues de
Leibniz sur cette organisation partout répandue et mouvante dans le monde
inséparable des corps et des esprits : en sorte qu’on ne sait plus maintenant ce
que sont au juste ces monades, dont tout à l’heure l’on voulait faire des êtres
complets et définitifs, alors qu’à présent il semble n’y avoir en réalité que des
organisations ; d’où l’on serait même tenté (mais à [48] tort) de conclure que
Leibniz n’a vu dans ses analyses que des procédés d’abstraction. D’autre part
Leibniz n’a cessé de refouler la tentation où nous sommes toujours de conférer
une réalité à ce que les sens et la science physique nous proposent de façon
obvie dans l’ordre des qualités et des quantités phénoménales. Mais n’est-ce
pas tricher encore que de prétendre conserver à la fois le bénéfice des analyses
critiques qui libèrent la philosophie d’un réalisme illusoire et la ressource de
faire appel cependant à l’observation de la nature vivante en parlant d’une
monade dominante, en maintenant une distinction entre les agrégats
inorganiques et les machines vivantes, alors que, pour être conséquent avec sa
critique idéaliste, Leibniz répète si longtemps et jusqu’en 1706, qu’aucun
composé n’est autre chose qu’un phénomène dont l’unité est purement
mentale ? Vainement s’ingénie-t-il après 1706 à employer des termes mixtes, à
parler du corps organique comme d’une quasi-substantia semi-mentalis et
semi-realis 1. Cette idée d’une quasi-substance révèle un embarras sans
apporter aucune lumière. Ce ne serait qu’une solution verbale si ce n’était peut-
destructibilem esse ». II, 307 ; VI, 554, 601.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 64

être une pierre d’attente et une réserve provisoire. Car Leibniz avait horreur de
« prendre la paille des mots pour le grain des choses ».

Il a donc bien pu multiplier les formules subtiles et facticement


concordantes pour masquer, sans d’ailleurs la boucher, cette fissure secrète de
son système métaphysique : la vérité est qu’il reste encore et toujours en
suspens. C’est pourquoi, sincèrement désireux d’envisager plus à fond une
question [49] dont il ne s’était pas rendu complètement maître, même pour
l’énoncé exact des données litigieuses, il agrée volontiers, fussent-elles
partiellement incompréhensibles, les objections et les instances de Des Bosses.
Il les provoque même quand son correspondant paraît se satisfaire à trop bon
compte, et il profite de l’occasion ainsi offerte « pour un nouvel examen de
conscience plus approfondi ». Des Bosses a eu en effet le mérite initial de voir,
au moins en gros et superficiellement, la difficulté que, sans revenir sur les
points acquis contre la métaphysique cartésienne, il restait à résoudre, pour
échapper à une équivoque ruineuse. Il montre cette inconséquence et cette
faille, rima, à Leibniz qui cherchait toujours à dissocier et à associer en même
temps les données sensibles, les solutions scientifiques et les vérités d’une
métaphysique absolument transcendante aux apparences : même là où la
réflexion explicite ne réussit pas à définir l’embarras éprouvé, la difficulté, qui
est notable, se fait réellement, sinon distinctement et intelligiblement sentir ; on
souffre donc confusément d’une façon hybride de rapprocher arbitrairement,
illégitimement, et d’ailleurs vainement, des ordres dont il a été montré ou senti
qu’ils sont incommensurables. Car, dit Des Bosses, si sous une même monade
dominante d’autres monades peuvent se grouper en nombre indéfini sans que
rien soit changé dans le monde des apparences, sine respectu ad dimensiones, à
quoi bon et de quel droit invoquer les observations qui portent sur les
phénomènes physiques ou sur les faits biologiques ? Si la rupture, du point de
vue de la connaissance comme de la réalité, est complète entre deux ordres

1
« Potest dici Entia composita., quae mon sont unum per se, seu vincuculo
substantiali (sive ut Alfenus ictus in digestis more Stoicorum loquitur) uno
spiritu non continentur, esse semientia ; aggregata substantiarum simplicium
esse semisubstantias ; colores, odores, esse semiaccidentia. Haec omnia si
solae essent monades sine vinculis substantialibus, forent mer.a
phaenomena, etsi vera. » II, 604. Sur le Vinculum et l’esprit des Stoïciens,
cf. O. Caspari, loc. cit., p. 312.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 65

qu’on veut cependant faire cohabiter et entre lesquels on établit une sorte de
symétrie et de solidarité, n’est-ce point là un illogisme ou une fiction
arbitraire ? Et si, pour désigner cette mystérieuse relation fonctionnelle, on
emploie un terme comme celui de symbole, [50] en disant que « les composés
symbolisent avec les simples », n’y a-t-il pas là une simple image qui profite
d’une fausse lumière, mais qui reste obscure et confuse au regard implacable
de l’esprit critique ? C’est pour mieux faire sentir cette difficulté dans toute sa
rigueur et sa pureté qu’intervient, à titre d’illustration, l’exemple typique et
sans analogue de la Transsubstantiation.

*
* *

II. — Ce qu’il y a en effet de précieux, d’unique, pour le métaphysicien


dans cet exemple emprunté à la théologie catholique, c’est que là (par une
hypothèse que l’on n’a pas à discuter, pas plus qu’on ne pèche contre la rigueur
mathématique en supposant un problème résolu pour en discuter ensuite les
conditions), la disjonction est radicale et totale entre les espèces sensibles
immédiatement et constamment perçues et la réalité profonde dans le secret
d’une vie personnelle, d’une vérité substantielle. Leibniz, lui, appartenait à la
Confession d’Augsbourg ; il ne croyait donc (s’il y croyait) 1, qu’à la
Consubstantiation, c’est-à-dire à la persistance du pain et du vin sous les
apparences qui ne véhiculaient en fin de compte que la signification purement
idéale d’une présence spirituelle et d’un mémorial du Christ 2. Aussi, pour lui,
le problème ne s’était pas présenté jusqu’alors sous l’aspect en quelque sorte

1
Il parait bien qu’il était libéré de toute dogmatique précise à ce sujet. «
Apud nos autem, ait Leibnitius, nullus est locus neque Transsubstantiationi
neque Consubstantiationi panis ; tantumque pane accepta simul percipi
corpus Christi, ut adeo sola explicanda sit corporis Christi praesentia. » II,
390. Fr. Kirchner, Leibnitz’s Stellung zur Katholischen Kirche. Cöthen,
1875.
2
Luther semble bien avoir admis, si l’on retient au passage certaines de ses
formules, une présence réelle du Christ avec le pain, dans le pain.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 66

brutal où, en se plaçant au point de vue de [51] Des Bosses, il l’avait soudain
aperçu. D’où la clarté violente qu’introduit dans la controverse métaphysique
le cas tout à fait caractéristique où la substance est censément d’un côté, les
phénomènes, de l’autre. On peut dire que c’est en face d’un tel défi que
Leibniz 1 a reçu le choc qui lui a fait entrevoir, et comme réaliser (dans
l’acception newmanienne de ce mot) le sens d’une difficulté jusqu’alors
inaperçue ou tout au moins enveloppée ou estompée. Le problème est donc
celui-ci : ne faut-il pas renoncer à ce compromis qui assujettit en somme les
réalités métaphysiques et l’activité des substances à nos façons
anthropomorphiques d’analyser les apparences, comme si, par ces analyses et
ces abstractions, nous découvrions les éléments véritables de l’être
substantiel ? Au lieu de partir uniquement et unilatéralement de ces éléments
prétendus pour construire les choses, ne faut-il pas davantage encore et
principalement suivre une autre marche ? N’est-ce pas du tout aux parties ou
plutôt de l’être un et cependant complexe en sa riche simplicité aux conditions
multiples et subalternes, qu’il faut développer la vraie métaphysique ? En
d’autres termes, ce que dans le langage de l’abstraction nous appelons, au
passif, « la substance composée » (comme si elle résultait d’une synthèse et
comme si l’analyse seule donnait [52] le primitif, le fondamental, le solide, le
réel par excellence), ne faut-il pas l’appeler, activement, « la substance
composante », l’unité non pas numérique, qui n’est qu’en dehors d’autres
unités abstraites, mais l’unité concrète, qui est riche en elle-même d’une infinie
variété de ressources ? N’est-ce pas finalement là ce qui est la perspective

1
Détail d’ailleurs digne de remarque et qui prouve, s’il en est encore besoin,
combien peu, en tout ce problème, Leibniz s’accommode à son
correspondant : c’est Des Bosses qui ne réclame rien, pour ainsi dire, de
plus substantiel que les monades elles-mêmes, tandis que c’est Leibniz qui
suppose déjà une certaine réalité de composition d’où naîtrait la substance
nouvelle de l’agrégat. Celui-ci estime que les monades forment à elles
seules la vraie substance du composé et quelles apparences eucharistiques
sont fondées sur les Accidents absolus : celui-là au contraire suppose que
ces mêmes apparences sont fondées immédiatement sur les monades et que
la vraie substance du corps organique repose sur quelque élément plus
profond. De part et d’autre on admet donc un « tertium quid » ; mais
l’explication que Leibniz, propose, — par manière d’hypothèse, il est vrai,
— le mène déjà par un chemin caché à une conception plus profonde de la
substance composée.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 67

essentielle en laquelle il convient de se placer pour sortir des artifices où, faute
d’esprit critique comme d’esprit de force et d’esprit de finesse (au sens
pascalien), nous place inévitablement l’impuissant effort tenté pour construire
la réalité (que ce soit la matière ou l’esprit) avec de soi-disant atomes de
substance qui offrent à la critique, dans l’ordre métaphysique, autant de prise
que lui en réservent dans l’ordre physique, les prétendus insécables de
Démocrite ou d’Épicure ?

*
* *

III. — Ainsi, l’évocation de l’exemple théologique (adopté comme quantité


auxiliaire) n’a servi qu’à nous mettre en face d’un problème désormais
débarrassé de toute équivoque et de tout compromis.

Il ne faudrait d’ailleurs pas croire, comme on l’a souvent répété, mais bien à
tort, que Leibniz n’a touché qu’avec Des Bosses à ce problème capital de la
composition substantielle et que c’est seulement dans sa correspondance avec
lui qu’il a proposé la solution, au moins ébauchée, vers laquelle nous
acheminons le lecteur. Si ce n’est qu’avec Des Bosses qu’il a hasardé le mot
Vinculum sur lequel il demandait le secret pour se réserver de laisser mûrir
l’hypothèse incarnée en ce terme, nous avons à recueillir en d’autres de ses
écrits maints textes expressifs : « Quoique je ne tienne point que l’âme change
les lois du corps, ni que le corps change les lois de l’âme, et que j’aye introduit
l’Harmonie Préétablie pour éviter [53] ce dérangement, je ne laisse pas
d’admettre une vraye Union entre l’âme et le corps qui en fait un suppôt. Cette
Union va au métaphysique, au lieu qu’une Union d’influence irait au
physique » (Gerhardt, VI, p. 81). « Les âmes s’accordent avec les corps et
entre elles en vertu de l’Harmonie préétablie, et nullement par une influence
physique mutuelle, sauve l’Union métaphysique qui les fait composer unum
per se » (G. III, 658, 658. Cf. VI, 45, 81, 595, 602 etc.). On voit ici clairement
la superposition des étages, l’effort sincère et profond de Leibniz pour
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 68

maintenir des plans hétérogènes et pourtant solidaires, l’importance qu’il


attache à ce mystérieux domaine de l’Union qui s’étend au-dessus du monde
des apparences empiriques, de la science physique, et de l’idéalisme
monadique. Si le Vinculum doit prendre rang, c’est donc bien pour occuper une
place vraiment préparée par le mouvement de toute l’investigation, une place
réservée à l’étage supérieur de la métaphysique pure, d’une métaphysique à la
seconde puissance, d’une hypermétaphysique, si l’on osait commettre ce
redoublement. L’intérêt de sa correspondance avec Des Bosses, c’est que c’est
là seulement que Leibniz a tenté d’aborder et d’explorer un peu cette terra
incognito, qu’il avait diverses fois pressentie, à travers maints écueils, mais à
laquelle la discussion relative à la Transsubstantiation frayait un passage
dégagé de brumes et de mirages.

Il s’agit donc maintenant de voir comment la controverse entre Leibniz et


Des Bosses, qui avait commencé et s’était longuement poursuivie sur le terrain
métaphysique, y retourne après avoir traversé la phase théologique qui l’a
précisée, et comment Leibniz lui-même y revient avec une force accrue et un
sentiment épuré des données authentiques du problème. Ce qu’il faut faire
apparaître ici, c’est comment l’attitude critique, d’abord inconsciente, chez
Leibniz, s’est peu à peu développée jusqu’à devancer et à dépasser les thèses
de l’idéalisme [54] de Kant ou des postkantiens ; comment d’autre part
Leibniz a échappé au danger ; soit de s’embarrasser dans les antinomies 1 soit
d’en sortir trop facilement en reniant quoi que ce soit de ce qu’il y a de salubre,
de durable, de nécessaire même dans sa critique provisoirement idéaliste :
attitude instable et insatisfaisante, mais très propre en vérité à nous libérer d’un
faux dogmatisme ; étape indispensable par conséquent, à certains égards, pour
nous préparer à rechercher et à accueillir un réalisme qui n’ait plus rien de
prématuré ou d’illusoire. [55]

1
Il les nomme des « labyrinthes » (VI, 29, 65, 612).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 69

CHAPITRE III
L’éveil de l’esprit critique et les raisons internes
de l’hypothèse du Vinculum

Retour à la table des matières

S’il y a place pour le Vinculum, ce n’est donc pas au-dessous ou au-dedans,


mais c’est au-dessus des étagements de la complexe et ascendante doctrine de
Leibniz. Et le Vinculum intervient, non pour rester en dehors, mais pour servir
de liant et comme de clef de voûte à chaque fragment comme à l’ensemble de
l’édifice.

On ne peut comprendre la théorie du Vinculum que si on prend garde tout à


la fois et au mouvement critique et à la préoccupation réaliste de la pensée de
Leibniz. C’est le rapport que soutiennent chez lui ces deux éléments que nous
avons à faire d’abord apparaître avant d’indiquer plus précisément les étapes
de sa réflexion critique.

*
* *

Le réalisme primitif et spontané de la pensée, même après s’être mis lui-


même en doute globalement, tend à revenir globalement à sa confiance en soi.
Et en un sens ultime il a raison. C’est ce qui rend l’esprit critique si difficile à
introduire sagement, à limiter ou à déployer en toutes ses exigences légitimes
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 70

et rien qu’en ses exigences légitimes. C’est à un tel travail de tâtonnement que
nous assistons chez les grands philosophes du XVII e siècle. L’aube de l’esprit
critique a paru lentement [56] et confusément. Souvent même c’est
accessoirement, à propos d’autres questions, que la dissociation s’est
commencée et poursuivie entre ce qu’on accordait à l’idéalisme et ce qu’on
réservait au réalisme ; et l’on s’est laissé peu à peu prendre dans un engrenage
dont on ne prévoyait pas tout ce qu’il happerait. Ce qui fait l’intérêt de la
correspondance avec Des Bosses, c’est précisément que Leibniz aperçoit cet
engrenage attirant et broyant, et qu’il se demande ce qu’il est bon et même
nécessaire d’y abandonner, et ce qu’il est possible, salutaire et vrai d’y
soustraire.

Soyons un instant attentifs à la mise en train de l’embrayage et aux


premières pulvérisations du broyeur : nous nous rendrons compte, à ce prix, de
la vraie portée que prend la question du Vinculum dans l’esprit de Leibniz. Et,
pour le mieux comprendre, il est nécessaire de rappeler en quelques mots
quelle secrète dialectique avait historiquement préparé matériaux
métaphysiques et machine à concasser les fausses substances.

*
* *

Sans prévoir expressément le résultat qu’entraîneraient certaines de ses


thèses posées pour elles-mêmes et pour les besoins de son positivisme
métaphysico-scientifique, Descartes avait mis en mouvement plusieurs des
dents de l’engrenage, et il y avait déjà jeté de belles proies.

D’abord, en retirant à certaines qualités de la matière leur valeur réelle, en


mettant hors de pair l’étendue et en la substantialisant, en volatilisant le
morceau de cire et tout ce qui, dans la matérialité, n’est ni géométrie et
continuité divisible à l’infini, ni inertie mobile et mécanisme pur, Descartes
avait ouvert la déchirure par où la trame du réalisme physiquement
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 71

métaphysique risquait d’être emportée et dilacérée. — [57] D’autre part, en


posant que la Pensée est elle-même substance, en affirmant conséquemment
que, l’essence de l’âme étant de penser, nous pensons toujours, même quand
nous n’avons pas conscience de le faire, il creusait un nouveau trou, même
dans le monde intérieur, entre les apparences censément immédiates et la
prétendue réalité profonde. Par surcroît, pour compenser en quelque sorte sa
thèse de la continuité physique sans vide et de la divisibilité infinie en dépit
des apparences sensibles, comme il professait la discontinuité de la durée et la
nécessité à priori d’une création continuée (toutes choses qui mettaient en
conflit les données obvies de la sensibilité, de la conscience, de la science et de
la spéculation métaphysique), il aboutissait à nous engager de plus en plus dans
le laminoir.

Leibniz, chose remarquable, à la fois suit et refoule ce mouvement.

— Il le suit par une critique plus pénétrante du pseudo-réalisme physique, et


par un développement plus réfléchi d’un spiritualisme à la fois idéaliste et
substantialiste, où il cherche à intégrer la subconscience elle-même que
Descartes avait implicitement admise, mais comme une affirmation brute ou un
postulat peu intelligible. Par Leibniz, la corrosion critique se poursuit donc
doublement, non plus seulement par le gros instrument de Descartes, mais par
une sorte de fine chimie dissolvante qui coule son acide partout sans même
qu’on en remarque d’abord les effets.

D’un côté en effet, il volatilise l’étendue-substance ; il renouvelle le sens


des mots cartésiens clair et obscur, distinct et confus, en les transposant et en
les interprétant au point de vue de sa théorie des infiniment petits et des
perceptions insensibles 1. Il habitue notre imagination et même [58] notre
raison à admettre, presque à comprendre, que les apparences peuvent être
contraires à ce qu’on croit provisoirement être la vérité profonde de la nature
1
Pour Descartes une idée est distincte quand elle est nettement délimitée en
ses contours et séparée ainsi de toutes les autres. Pour Leibniz, il n’y a
distinction que là où les ingrédients d’une idée sont intrinsèquement saisis
par l’analyse. Ainsi, pour le premier, les notions de son ou de couleur sont
claires et distinctes. Pour le second, ce sont là des idées encore confuses,
parce qu’elles représentent comme unité ce qui est multiplicité inaperçue,
mais réelle.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 72

ou de la pensée tout en y trouvant cependant leur fondement intelligible et réel.


Et, c’est ainsi que les thèses les plus paradoxales de la Monadologie, parce
qu’elles offrent quelque chose de flatteur pour l’imagination rationnelle (si l’on
peut accoupler ces deux mots), prennent l’air d’évidences, tout opposées
qu’elles sont aux données immédiates de la perception et du bon sens, voire du
sens, moral et des intuitions populaires.

— Mais, d’un autre côté, Leibniz en maniant contre l’exotérisme simpliste


des dogmatisants au rabais la machine impitoyable et la subtile méthode qui
émiette à l’infini tous les faux agrégats, qui dissipe toutes les illusions
d’optique, qui décompose tous les produits factices de nos habitudes
intellectuelles ou de nos intérêts pratiques, conserve par devers lui une
intention et une ambition profondément réalistes et substantialistes, si l’on peut
dire. Détruire les idoles des sens, de l’entendement, d’une physique ou d’une
métaphysique trop pressées d’aboutir, oui, c’est son premier désir : mais ce
n’est pas son dernier et suprême vœu. Il est donc partagé entre la crainte
d’arrêter trop vite et trop facilement le déblaiement critique ; la pars
purificans, et le danger non moins redoutable de compromettre la solidité
finale, le donjon où réside l’ultime force, la substantielle clef de voûte de tout
l’édifice.

De là le jeu de bascule, qu’offre souvent sa correspondance avec Des


Bosses ; de là ses hésitations, mais au service d’un [59] double dessein fixe et
dont les deux aspects sont solidaires : rester implacable dans la critique et ne
jamais revenir sur les nettoyages opérés, cela dans l’intérêt même de la sécurité
future des conclusions ; et puis ne pas se lasser de chercher le tuf d’atteindre le
consolidant universel, sans doute « minimo sumptu », mais enfin en y mettant
tout le prix nécessaire ; « maximo profectu ».

Dans cette perspective, nous pourrons, ainsi avertis, scruter sans trop
d’impatience et sans trop d’obscurité les phases d’une controverse, qui,
d’embrouillée et pénible au début, deviendra, ce semble, en se développant,
dramatique et pleine de leçons, pour peu qu’on réfléchisse à la gravité de
l’enjeu, à la diversité des précipices côtoyés et où tant d’autres sont tombés, à
l’utilité qu’il y a pour nous à découvrir comment le légitime problème soulevé
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 73

par le criticisme comporte une solution tout autre que celle où, par suite d’un
énoncé inadéquat, Hume, Kant et leurs successeurs ont conduit la pensée
moderne, si souvent entachée de relativisme ou d’immanentisme idéaliste. Et
ce n’est pas un des moindres intérêts, un des moindres gain d’une telle
rétrospection historique que de constater la lenteur, la petitesse laborieuse des
plus grandes initiatives, la partialité des découvertes successives, le retour
onéreux à une vision plus normale et plus complète.

Et, pour éclairer ces admonitions anticipatrices, il est, je crois, utile que
j’attire l’attention sur une distinction dont le lecteur doit rester muni, s’il veut,
chemin faisant, jouir et profiter de l’imbroglio captivant et instructif où il faut
nous engager : grâce à la conscience de cette distinction, il remarquera que
Leibniz en use, sans l’avouer et même sans la discerner lui-même
expressément ; il devinera où cette distinction embarrasse Leibniz et où elle
l’éclaire ; surtout il pourra, au milieu même des obscurités passagères, prévoir
le trait de lumière et devancer l’heure où les deux aspects [60] mis en cause,
longuement disjoints ou solidarisés, finissent par se rejoindre tout au terme et
par s’unir sans se confondre 1. Il s’agit en effet et de la distinction et de la
relation, provisoire ou finale, entre la ratio cognoscendi et la ratio essendi,
entre les deux modes d’interprétation des textes et des curiosités leibniziennes :
tantôt Leibniz semble principalement suivre l’itinéraire de la connaissance, de
l’intelligibilité, de l’esprit critique et idéaliste ; tantôt il vise manifestement la
recherche et l’affirmation de l’être, de l’objectivité formelle, de la
1
Parlant ainsi je me place au point de vue de Leibniz ; mais je ne prends pas
à mon compte cette ambition décevante. Si dans l’étude de la Pensée et de
l’Etre que j’ai tentée, j’aboutis par d’autres voies et en un autre sens que
Leibniz à discerner, si j’ose dire, le trou métaphysique à combler, j’y mets
tout autre chose que ces multiples Vincula avec le contenu vague et abstrait
qu’il leur donne. Malgré toutes ses bonnes intentions Leibniz ne réussit pas
et heureusement il ne pouvait réussir à stabiliser sa demi-découverte ; car il
aurait par là contribué à rendre plus solide et plus définitive, une
philosophie séparée de la religion positive et fermée au surnaturel chrétien.
En profitant de la critique qu’il a faite d’une métaphysique inconséquente et
prématurément arrêtée, en le suivant dans l’élaboration d’une métaphysique
à la seconde puissance, nous aurons à dépasser sa perspective et à montrer
comment et pourquoi sa théorie du Vinculum, qui a le mérite de révéler un
problème inédit et inévitable, ne procure ni la méthode, ni la solution seules
satisfaisantes.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 74

substantialité, dans une intention ontologique et pleinement réaliste. Et, sans le


dire, sans le voir peut-être explicitement, il semble bien que, si en cours de
route les deux perspectives ne peuvent coïncider, il aspire cependant à une
vision binoculaire et une, par une réconciliation parfaite de l’idéalisme critique
le plus intrépide et du réalisme spirituel le plus intégral.

*
* *

Ces vues générales étaient sans doute indispensables pour éclairer la route
que nous allons parcourir. Revenons maintenant [61] à l’examen plus
explicatif des origines et du développement de l’esprit critique chez Leibniz,
esprit critique qui a surgi en lui comme une aube obscure, puis grandissante. Il
est intéressant de décrire cette évolution, sans que d’ailleurs il soit possible
d’en suivre toutes les péripéties. Car ce lever du jour s’est produit à travers des
brumes tantôt écartées, tantôt épaissies ou flottantes.

Pour Leibniz (nous l’avons tout à l’heure indiqué comme un fait dont les
conséquences n’avaient point été expressément comprises ou voulues, et il
s’agit maintenant de rendre ce processus aussi intelligible que possible), le
point de départ de la réflexion critique est la distinction qu’il établit entre les
perceptions distinctes et les perceptions confuses, distinction qui le conduit à
une opposition entre les apparences et les causes censément objectives de ces
apparences. La distinction qu’il introduit ici est autre que celle que Descartes
envisageait. Mais il n’en est pas moins vrai que Descartes y conduisait ; nous
l’avons déjà sommairement indiqué, mais ce point est si important et il a été si
peu remarqué d’ordinaire qu’on ne saurait trop y insister ni trop réfléchir aux
répercussions d’un tel ébranlement initial.

Quelle est donc cette dialectique secrète, et par où s’est propagée cette onde
destructrice ? Par sa dissociation des qualités premières et des qualités
secondes ; par sa doctrine de l’étendue-substance et des sensations qui
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 75

s’interprètent en une métaphysique idéaliste pendant que le réalisme est


maintenu en faveur de la res extensa comme de la res cogitans elle-même ;
enfin par sa thèse de l’âme pensant toujours en dépit des apparences de
discontinuité à la fois dans la conscience et dans la durée. Comprend-on déjà
mieux maintenant comment le bloc du réalisme naïf est irrémédiablement
fissuré ? Et voici que Leibniz, par sa théorie personnelle des petites perceptions
insensibles dont la multitude [62] est, selon lui, à la base de notre conscience
du monde, détermine une rupture de plus en plus radicale entre le point de vue
de la connaissance et le point de vue de l’être profond des choses ! Déjà sans
doute les qualités secondes de la matière avaient été sacrifiées comme des
phénomènes subjectifs ; seulement, on n’avait pas tiré de là des conséquences
dépréciantes pour la portée de notre connaissance des données, retenues
comme objectives. Or voilà désormais que les qualités premières elles-mêmes
sont abandonnées. Bien plus l’étendue (où Descartes voyait encore la
substance proprement dite) s’effrite et, après la critique que Leibniz institue de
Descartes et de Locke, elle semble bien définitivement ne pouvoir plus être
qu’une simple apparence idéale, tout à fait hétérogène avec ce que l’analyse
métaphysique paraît nous apprendre et nous imposer relativement à l’être
substantiel. Dès lors l’enchantement est rompu ; par des voies autres et en un
sens autre que Platon, nous sommes amenés à admettre comme deux mondes :
non pas des mondes superposés en deux ordres de réalités pour ainsi dire
extérieures l’une à l’autre, mais deux mondes qui cohabitent en quelque sorte,
qui semblent étroitement solidaires et qu’il importe cependant de ne confondre
en aucun point ni à aucun moment. Quelle étrange, quelle instable situation !

Constamment la pensée de Leibniz est en oscillation et en travail sur ce


problème dont elle cherche à déterminer les données exactes, l’énoncé précis,
les méthodes de solution, les résultats utilisables. Toujours aussi il s’efforce de
maintenir également l’incommensurabilité et l’interdépendance des deux
aspects dont il ne réussit jamais à définir la relation de façon intelligible.

Ce qui l’encourage, ce qui tour à tour l’éclaire et l’aveugle sur cette


inévitable et cette indéfinissable corrélation, ce sont ses propres découvertes
mathématiques et ses inventions métaphysiques [63] qui semblent en rapport
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 76

de causalité réciproque et de confirmation mutuelle 1. Et d’abord, il est


fortement stimulé et soutenu par le calcul infinitésimal 2. Ce calcul lui semble à
lui-même une sorte de gageure, une tricherie. Irrationnel et réel tout ensemble,
il repose sur une fiction que seul le succès peut justifier au tribunal de la nature
et de l’action, mais que la pensée analytique et logique ne peut pas ne pas
condamner, puisque l’on y est amené à considérer une quantité à la fois comme
nulle et comme réelle, grâce à ce biais d’escamoteur qui la définit comme plus
petite que toute quantité assignable. Or, cette fausseté qui scandalise
l’entendement abstrait « réussit » selon son expression ; elle est féconde en
précieux résultats théoriques et pratiques, comme si la réalité, portant partout
en elle une infinitude actuelle, faisait éclater les cadres limités de nos
conceptions humaines en contredisant nos expériences grossières et nos idées
claires et distinctes. Infinitum actu transiri nequit discursu rationis ; sed
perpetuo transitur cogitando et agendo.

De quel côté donc faire pencher la balance de la vérité vraie ? Leibniz


raisonne tantôt en rationaliste et traite son calcul comme une heureuse fiction
ou un artifice qui utilise ce que les mathématiciens nomment des
« imaginaires », tantôt en réaliste qui avoue l’inadéquation de notre
connaissance à la nature et à l’âme elle-même, laquelle porte partout la marque
de son Auteur en manifestant un infini actuel 3. D’où [64] maintes formules
contraires dont il se sert selon les occurrences et en oscillant d’une sorte
d’idéalisme critique ou symboliste à un réalisme de plus en plus transcendant
1
« On est d’autant plus capable d’aller loin dans cette application, qu’on est
plus capable de ménager la considération de l’infini. Ainsi quoique les
méditations mathématiques soient idéales, cela ne diminue rien de leur
utilité, parce que les choses actuelles ne sauraient s’écarter de leurs règles ;
et on peut dire en effet, que c’est en cela que consiste la réalité des
phénomènes, qui les distingue des songes. » IV, 569.
2
« Après la science de la félicité, c’est la Physique que nous devrions le plus
étudier ; et ce que j’estime le plus dans ma nouvelle Analyse de Géométrie,
c’est qu’elle rend le passage de la Géométrie à la Physique bien plus aisé »
(III, 166. — Cf. aussi III, 507 ; IV, 569).
3
« Cette analyse est proprement « scientia de magnitudine quatemus involvit
infinitum », et « c’est ce qui arrive toujours dans la nature qui porte partout
le caractère de son auteur. » III, 166. « Nonobstant mon calcul infinitésimal,
je n’admets point de véritable infini », IV, 629. — En sens opposé cf. II,
300. « Infinitum actu in natura dari non dubilo. » Cf. V, 144, sq.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 77

qui érige la réalité authentique au delà de toutes les apparences non seulement
sensibles, mais notionnelles 1.

Suivons le progrès ultérieur de sa pensée dans cette même voie critique, et


relevons les expressions ingénieusement nuancées dont il se sert tour à tour,
tantôt pour creuser, tantôt pour boucher les fissures entre l’ordre des
apparences et l’ordre des substances lorsqu’il constitue sa doctrine de la
Monadologie. D’une part, il insiste de toute sa force sur l’impossibilité de
réaliser la matière étendue et de la composer physiquement avec des atomes 2.
Il ne se lasse pas de nous répéter que les monades, en leur être métaphysique,
sont absolument inétendues, absolument étrangères à l’ordre des apparences, et
à ce qu’on pourrait appeler « les phénomènes qui semblent traduire la force
vive ». D’autre part, il ne cesse de poursuivre une sorte de parallélisme, de
symétrie, de relation fonctionnelle entre ces monades inétendues et l’extension
de la résistance qui trouve en elles son « fondement ».

*
* *

Il serait instructif, mais sans doute long et confus d’examiner ici en détail
les retouches successives, les tâtonnements alternatifs, les ingéniosités verbales
de Leibniz, et tout ce [65] qu’on pourrait appeler les « repentirs » de ce peintre
de l’invisible et même de l’inimaginable, — sinon de l’impensable pour la
pensée abstractive et analytique. Lui-même a avoué à plusieurs reprises que, ne
pouvant recourir à ses lettres antérieures, il semblerait parfois se contredire 3,
mais sans que ces oppositions de mots touchent au fond des choses. Il n’en est
1
« Le composé n’est autre chose qu’un amas, ou aggregatum de simples. »
(Monadologie, § 3.)
2
« Quae de vinculis olim ad te scripsi, nunc non invenio (II, 481) Ignosce
quod saltalim scribo et ideo fortasse non semper satisfacio ; nam ad
anteriora scripta recurrere non possum » (II, 518).
3
D’où sans doute le brouillon où, avant d’écrire à Des Bosses, il fait son
examen de conscience, cherche à fixer sa terminologie, jette en quelque
sorte le loch pour déterminer la vitesse et l’orientation de ses démarches en
un courant où il ne sait trop quel sera l’aboutissement de son effort. (II,
438.)
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 78

pas moins vrai que ces contradictions, fussent-elles superficielles, dénotent un


embarras, une hésitation, une insuffisante possession de sa pensée et de sa
terminologie 1. Mais il y a même plus que cela. Car, si des intuitions ont surgi
dans son esprit comme an premier rayon de soleil, souvent des nuées
reviennent masquer cette lumière et nous faire douter de l’aube. Au lieu donc
de nous attacher à un va-et-vient pénible et parfois déconcertant des nuages et
des rayons, nous aurons plus de fruit à recueillir d’une rapide étude, si nous
envisageons méthodiquement et librement, dans ce chapitre et dans ceux qui
suivront, les trois points que voici.

Nous allons indiquer d’abord les embarras que traduit l’inconsistance même
des idées et des formules de Leibniz sous l’empire d’un besoin, encore mal
défini, d’échapper à un idéalisme radical et dissolvant. [66]

Nous chercherons ensuite pourquoi Leibniz ne réussit pas à se dégager


complètement de ces difficultés toujours renaissantes et comment, malgré un
effort soutenu vers une même orientation, il a paru se débattre en des directions
contraires sans aboutir à une conclusion vraiment catégorique et stable.

Enfin, nous tenterons de lever l’obstacle, de sortir des équivoques et de


traduire ses intentions, non point en lui imposant une sorte de « rétractation »
— (si l’on ose utiliser ici ce mot que saint Augustin avait employé pour lui-
même afin de signaler en ses œuvres les points à reprendre, à retravailler, à
corriger) — mais un redressement, mais une possibilité de satisfaire à toutes
les exigences esquissées par lui là même où il avait échoué dans son effort de
précision, de conciliation et de subordination.

1
« Chez moi les infinis ne sont pas des touts et les infiniments petits ne sont
pas des grandeurs. Ma métaphysique les bannit de ses terres. Elle ne leur
donne retraite que dans les espaces imaginaires du calcul géométrique, où
ces notions rie sont de mise que comme les racines qu’on appelle
imaginaires. » Œuvres de Leibniz, publiées par Foucher de Careil, 1854, t.
I, p. 234. C’est à cette unité fictive que R. Zimmermann assimile les
vincula : « Es ist, wie wir an einem Orte nach — gewiesen haben
(Lebnizund Herbart, S. 87), lediglich Schein der entsteht durch die
verwornene ineinander fliessende Auffassung des Unendlichen von Seite
eines endlichen Denkens und dem gar nichts Reales entspricht ». Loc. cit.,
p. 41-42.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 79

*
* *

Averti par le progrès de sa réflexion, Leibniz cherche désormais à dissocier


trois ordres trop aisément confondus, mais à les dissocier sans ruiner entre eux
une solidarité qu’il s’agit précisément de maintenir, de rendre intelligible, de
montrer normale, réelle et même en un sens nécessaire. D’où de multiples
distinctions qu’il affirme à maintes reprises en y insistant par des mots qu’il
cherche à expliquer et à canoniser en quelque sorte. Ainsi, d’abord il nous dit
qu’il faut distinguer entre ce qui est donné (dari phaenomena), ce qui est requis
(requiri monades), et ce qui est exigé (exigi vincula) ; ainsi encore il insiste sur
ce qui n’est qu’un agrégat empirique (aggregata solis sensibus data), les
ingrédients qui composent les corps organisés (ingredientia organicorum) et
les éléments métaphysiques qui, comme les monades, fondent l’invisible
réalité (monades sunt fundamenta, non ingredientia viventium 1 ) ; ainsi encore
lorsque ses analyses l’ont conduit à affirmer [67] les exigences du réalisme
concret, nous le voyons inventer des expressions nouvelles, tergiverser entre
des perspectives opposées, comme s’il passait d’un côté à l’autre de l’écran en
se plaçant tantôt au point de vue de la pensée analytique et abstraite, sub
ratione cognoscendi, tantôt au point de vue de l’unité vivante et de la réalité
concrète, sub ratione essendi, sans d’ailleurs se résigner à opposer ou à séparer
ces deux aspects. Ce n’est pas lui qui eût jamais consenti à admettre, comme
on nous l’a proposé depuis, le divorce du connaître et de l’être en invoquant
une incompatibilité soi-disant intrinsèque de l’intelligible et du réel ! Il parle
au passif de la substantia composita, comme si cette existence supérieure
résultait d’une addition ou d’une synthèse d’éléments préalablement posés ;
puis, l’instant d’après, il se reprend et parle à l’actif de substantia componens

1
« Monades enim revera non sunt hujus additi vinculi ingredientia sed
requisita... » (II, 435.) — Cf. L. Stein, Inedita, p. 324. « Non ideo dicendum
est substantiam indivisibilem ingredi compositionem corporis tanquam
partem, sed potius tanquam requisitum internum essentiale. Sicut punctum
licet non sit pars compositiva lineae, sed heterogeneum quiddam, tamen
necessario requiritur, ut linea sit et intelligatur. »
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 80

et uniens 1, laissant par là entendre à demi que le rôle de cette substance


consiste essentiellement dans ce pouvoir de liaison qu’il hypostasie en ce terme
étrangement abstrait de Vinculum mis ici au service d’une intuition toute
concrète. Car il faut entendre par ce mot non pas une relation, une série
d’anneaux, une chaîne, mais au contraire une unité intrinsèque, originale,
infrangible, une créature nouvelle : oritur nova substantia... superadditum
quid. Ainsi encore, — chose plus étrange et termes plus paradoxaux où
s’associent des images physiques, des notions [68] scientifiques et des
prétentions suprarationnelles, — Leibniz nous parle de la substance composée
comme d’un écho qui serait l’original même, un écho qui serait antérieur au
son qu’il est censé reproduire, echo originaria. « Nil enim prohibet quin Echo
possit esse fundamentum aliorum, praesertim si sit Echo originaria » (II, 519).

Derrière ces hésitations mentales et ces supercheries verbales, il y a toujours


la même difficulté créée par les dissociations successives qui s’appellent et se
confirment les unes les autres : dissociation entre la subsconcience et la
conscience, entre le sensible et l’intelligible, entre le subjectif et l’ontologique,
entre le calcul du fini qui procède de l’entendement abstrait et le calcul de
l’infini qui ouvre à la pensée et à l’être un jour sur un ultra-discursif, lequel
dûment vérifié, apparaît comme plus réel que toutes les notions définies 2.
Toutes ces dissociations constituent autant de fissures qui appellent, ou la
dislocation d’un dogmatisme trop crédule, ou une profonde réfection de
l’édifice réaliste.

Car, une fois lancé sur la pente de ces résolutions et dissociations, où


conviendra-t-il de s’arrêter dans l’œuvre négative de l’analyse critique ?
L’étendue, en sa multiplicité, divisibilité et mobilité passive ne saurait être
qu’une pseudo-substance, un simili-être : c’est entendu. Mais la monade, à son
1
« Si substantia corporea aliquid reale est praeter monades, dicendum erit,
substantiam corpoream consistere in unione quadam, aut potius uniente reali
a Deo superaddito monadibus. » (II, 435.) — « Si fides nos ad corporeas
substantias adigit, substantiam illam consistere in illa realitate unionali,
quae absolutum quid (adeoque substantiale) etsi fluxum uniendis addat... »
(II, 433.)
2
« Solum absolutum et indivisibile infinitum veram unitatem habet. » II, 305.
— « Lorsque Dieu produit la chose il la produit comme un individu, et non
pas comme un universel de Logique. » VI, 346.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 81

tour, que vaut-elle dans l’ordre ontologique ? Peut-on justifier la prétention que
l’on émet d’en faire l’élément réel et le fondement de tout ? Murée comme elle
l’est, tout en n’ayant de raison d’être que son rôle de « miroir de l’univers » ;
condamnée à être sans action véritable, tout en étant définie comme une force,
ne serait-elle pas, elle aussi, une simili-force, un mimétisme de substance, une
peinture d’activité, un relief en [69] trompe-l’œil ? Et l’idéalisme, à force
d’épurer le réel et l’intelligible, ne s’évanouit-il pas en son apparent triomphe
qui n’aboutit qu’à l’inintelligibilité et à l’irréalité pures, comme est
évanescente une relativité absolue, c’est-à-dire sans termes relatives, sans
étalon, sans lien, sans unité ? Aristote, parlant de la nécessité de conjurer la
débandade des idées, observe que, quand la panique s’empare d’une troupe, un
seul soldat qui s’arrête peut suffire à reformer l’armée autour de lui : la
tactique à observer ici est toute pareille. Il faut découvrir et faire entrer en jeu
un point de résistance inébranlable. Mais où trouver ce nécessaire appui autour
duquel se constituera l’unio metaphysica, le solide Vinculum, qui devra être
autant au delà de l’idéalisme monadique que celui-ci est lui-même au delà du
pseudo-substantialisme physique ? Et comment échapper à l’arbitraire de cet
ἀνάγκη στῆναι, alors que la force de la dialectique comme de la vie même
nous pousse en avant et nous crie : ἀνάγκη μὴ στῆναι.

Et voilà pourquoi, et voilà comment tâtonne et balance Leibniz, sans se


décider à sauter vers le pur idéalisme, ni à se lier aveuglément à un réalisme
dont il ne discerne pas clairement la véritable assise. Tel ce Génie de la Liberté
qui, les ailes éployées, reste rivé à la place de la Bastille, sans pouvoir, comme
dit la chanson populaire, ni lâcher la colonne pour s’envoler, ni s’en élancer
jusqu’en bas ! Ou bien la situation malheureuse du philosophe fait encore
penser à ces scarabées traversés par l’épingle d’un enfant et qui agitent
désespérément les pattes sans réussir à les accrocher à rien, sinon à elles-
mêmes ou à la cruelle épingle, en tournant sans fin et sans résultats, comme
tourne l’idéalisme sur lui-même sans sortir de la prison de l’immanence
inépuisable.

Une allégorie nous aidera sans doute à mieux comprendre la lenteur des
démarches entreprises pour surmonter la difficulté en cause et le long temps
qui est nécessaire pour que [70] l’esprit critique acquière sa vision normale et
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 82

quasi spontanée. Un de mes amis qui louchait de naissance, a été opéré vers sa
trentième année, et le docteur Javal qui, pour la première fois, tentait sur un
adulte capable de s’observer lui-même le redressement d’un strabisme
congénital, a recueilli de curieuses données psychologiques sur ce cas inédit 1.
Il a constaté la difficulté de fusionner dans la conscience les images visuelles
qui pourtant, anatomiquement et optiquement, devaient coïncider ; puis la
difficulté, plus grande encore de faire concorder, même après que la
superposition des images des deux champs de la vision distincte avait été
obtenue, les images de ces champs de la vision confuse. D’où l’apparition
paradoxale de fausses projections manifestant la tyrannie hallucinatoire
d’habitudes psychologiques anciennes, tyrannie telle que là où l’opération
chirurgicale avait pour but de procurer l’unité des fonctions binoculaires, il
s’était provisoirement produit, [71] par la combinaison de l’automatisme avec
la dialectique secrète des interprétations subconscientes, trois images
différentes et même plus. Eh bien ! au début du redressement de sa pensée
critique, Leibniz, en s’apercevant qu’il louchait en quelque façon, n’a pas
réussi d’emblée à mettre d’accord ses conceptions récentes et ses vues

1
Avant l’opération, l’œil dévié où se formaient cependant des images, avait
vécu pour ainsi dire à part de la conscience : parce qu’elles auraient été
gênantes, ces images étaient vaincues par celles de l’œil utilisé et
complètement éliminées. Survient l’intervention chirurgicale, le
redressement de l’axe visuel : les habitudes anciennes sont troublées, et
cette rupture ramène à la conscience les images précédemment exclues ;
mais, comme elles étaient accoutumées à une vie indépendante, elles
tendent à garder cette autonomie, même en redevenant conscientes ; d’où
cet étrange phénomène et cette logique psychologiquement paradoxale au
point de causer un malaise extrême, comme s’il fallait voir deux objets
différents et identiques en une même place. Dès lors, tendance à dissocier,
sous les exigences de la pensée, ce qui est superposé de fait. Et l’image,
précédemment inconsciente, mais rendue à la conscience (plutôt que de se
suicider, pour ainsi dire, en l’autre image habituée à être seule maîtresse)
projette en une fausse projection l’objet redoublé, mais comme s’il était à la
place où l’aurait vu l’œil dévié en devenant conscient. La tyrannie
psychologique du subconscient est provisoirement plus forte et que la
réalité physique ou physiologique et que la connaissance savante dont
cependant des exercices réitérés et des efforts persuasifs d’auto-suggestion
contre-hallucinatoire finissent par assurer la victoire, d’abord pour le point
de la vision distincte, ensuite pour le champ de la vision confuse quoique
celle-ci soit très lente et très difficile à conquérir tout entière.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 83

anciennes, ses découvertes distinctes et ses parti pris confus, ses expressions
nouvelles et sa terminologie acquise ; et certains illogismes apparents résultent
d’une sorte de logique plus complexe où les habitudes invétérées et les
intentions rectificatives entrent en conflit tout en croyant s’harmoniser.

Il en résulte qu’il faut accorder quelque indulgence aux historiens qui ont
accusé Leibniz d’être un Protée et de « se jouer » avec la souplesse d’un
amphibie entre de multiples thèses qu’il ne réussit jamais à solidement agencer
comme si, dans son immense édifice, les maîtresses poutres elles-mêmes
portaient à faux. Et pourtant le problème qui amène Leibniz à mettre en œuvre
toute cette dialectique déconcertante n’est ni fictif pour lui, ni imaginaire pour
personne. C’est un problème qui était réellement à poser, — qui a été posé
après lui avec une force toujours grandissante et un danger toujours croissant.
Ce problème, nous aurons, pour finir, à le dégager de toutes les illusions
idéalistes ou réalistes ou criticistes auxquelles Leibniz n’a pas réussi à le
soustraire, pour opérer, per Vinculum, la réconciliation terminale du véritable
réalisme et du véritable idéalisme, in Vinculo. [72]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 84

CHAPITRE IV
Les causes des embarras de Leibniz.

Peut-on admettre, doit-on admettre le Vinculum,


et en quoi consisterait-il donc ?

Retour à la table des matières

Pourquoi cette difficulté de déterminer l’énoncé même d’un problème qui a


paru par ailleurs inévitable, fondamental et universel ? Car non seulement la
conclusion ébauchée par Leibniz n’apparaît pas comme catégorique et
pleinement satisfaisante, mais la question elle-même n’est pas posée nettement,
ni amenée sur un terrain lumineux et solide. Examinons donc quelques-unes
des raisons qui ont empêché Leibniz de tirer tout le parti possible de l’intuition
dont il avait, semble-t-il, pris nettement conscience à un moment donné.

D’abord, par tempérament, Leibniz est porté à l’invention des symboles


mathématiques. C’est un algébriste qui excelle aux constructions scientifiques
comme aux manipulations logiques. Il est l’homme qui a le plus rêvé d’une
langue universelle, propre à connoter techniquement toutes idées et à obtenir
une science exacte de la nature, de la pensée, du sentiment lui-même. Dès lors
il reste volontiers attaché au côté notionnel, il demeure tributaire des notations
et représentations, et il nous montre Dieu lui-même comme un calculateur
transcendant : dum Deus calculat, fit mundus... mathesi quadam divina. D’où
sa tendance à la fois congénitale et acquise vers une algorithmique ou une
logistique, et sa confiance à l’égard des formules qui traduisent ses intuitions
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 85

[73] elles-mêmes en un langage tout analytique : et cela d’autant plus que sa


première découverte de génie avait été une réduction plus complète que celle
de Descartes ou de Pascal, plus paradoxale aussi, de l’ordre concret à la
science de la quantité et de l’abstrait grâce au triomphe audacieux de son calcul
infinitésimal. Dès lors aussi, il est enclin à ramener ou à identifier le point de
vue de l’être, la métaphysique, qu’il veut cependant réaliste, à un aspect non
plus ontologique, mais gnoséologique, c’est-à-dire à un idéalisme tout
intellectuel où les esprits eux-mêmes sont constitués par leur rôle de miroir et
par l’ensemble des relations qui font de l’univers un système de fonctions
mathématiques ou de caractéristiques logiques. En sorte que, malgré certaines
autres données de son tempérament et malgré certaines intentions de sa
philosophie, la doctrine proprement leibnizienne, dans ce qu’elle a de plus
saillant, tend à éliminer de son idée ou de son sentiment même de la réalité tout
contenu vraiment spirituel, tout élément de bonté morale. De toutes ces
grandes choses qu’il ne cesse d’ailleurs de célébrer et d’utiliser, — règne des
causes finales, ordre de la liberté, de la grâce et de la charité même, — Leibniz
ne conserve en somme qu’une enveloppe, qu’une formule et qu’un symbole.
Se plaisant dans une espèce de mimétisme, il ne leur confère aucune existence
véritable. D’où 1e caractère de ce Vinculum qu’il voudrait emplir de la réalité
la plus profonde et qu’il laisse finalement comme un cadre vide, faute d’avoir
pu y mettre un contenu plus solide, plus concret, plus intimement spirituel que
toutes les formules ingénieuses et que toutes les représentations
imaginativement abstraites dont la seule raison d’être de son effort est
précisément d’avérer l’insuffisance.

Mais il y a encore une cause peut-être plus profonde des hésitations de


Leibniz à l’égard de son Vinculum, c’est tout ce que nous avons déjà indiqué de
son caractère, de son [74] éducation, de ses opinions sur la Religion. Merveille
déjà que, en dépit de sa formation protestante ou surtout de sa « libre Pensée »
non seulement de Rose-Croix mais encore de croisé d’un christianisme
sécularisé et humanitaire, en dépit de son « modernisme » et « immanentisme »
avant la lettre, en dépit de son antipathie à l’égard d’un Surnaturel proprement
transcendant et incommensurable, il se soit comme dépris de ses inclinations et
de ses préférences pour envisager une perspective contraire aux inspirations
dominantes dans son milieu intellectuel et opposée à ses habitudes d’esprit
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 86

personnelles. Même si on admettait que cet effort a été transitoire et


conditionnel, il n’en prouverait pas moins, d’abord la souplesse de son génie
toujours rajeuni et fertile, ensuite et surtout la gravité à ses propres yeux du
problème envisagé et le sérieux de l’examen qu’il a accordé à une hypothèse si
éprouvante pour lui. Mais enfin nous nous expliquons aussi par là le défaut de
publicité, la réserve, les lacunes, les échappatoires qu’on ne peut manquer de
relever et dont on a tiré argument contre ce Vinculum auquel il avait été amené
par la force de son analyse et par le jeu de l’engrenage même des choses.

En un sens donc on peut reprocher à Leibniz de n’avoir jamais réussi ni à se


rendre bien compte ni à se libérer d’une sorte de parallélisme ou de
symbolisme qui cherchait à maintenir entre les données de la connaissance
distincte et de la spéculation métaphysique une relation idéaliste ou même
mathématiquement analogique, alors cependant qu’il avait acquis le sentiment,
le désir, l’intuition à demi obscure d’une relation de ces deux termes non plus
seulement spéculative et inopérante, mais réellement assimilatrice et
efficacement agissante.

Toutefois, en un autre sens, on peut dire que Leibniz avait assurément


raison de vouloir coûte que coûte maintenir un [75] lien de solidarité entre les
données de la perception ou de la pensée discursive et les réalités inaccessibles
aux sens ou à l’entendement abstrait. Avec une pénétration très méritoire, il
devinait qu’une telle liaison ne saurait être ramenée à aucun des modes de
synthèse que fournissent les expériences courantes, ou les constructions
scientifiques, ou les analyses rationnelles. Mais, tout en se refusant justement à
lâcher prise et à se désintéresser du lien qu’il ne réussissait pas à saisir
exactement, il s’est perdu dans des métaphores qui prouvent uniquement et
tout ensemble la sincérité foncière et l’impuissance effective de son effort pour
dépasser à la fois le dogmatisme décevant des sens et de la conscience et aussi
celui de la raison analytique et de l’intuition purement intellectuelle. Tout en
cherchant à s’élever au-dessus des abstractions et des notations analytiques,
Leibniz y retombe constamment (nous l’avons déjà noté, mais nous le
comprenons mieux à présent), par sa terminologie même qu’il n’a pas su
adapter et renouveler autant qu’il l’eût fallu et autant que c’eût été possible.
Assurément, la difficulté est grande de formuler, dans notre langage qui est
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 87

toujours discursif, des réalités et des certitudes qui ne se laissent pas réduire au
« discours ». Mais pour qui a l’expérience vive et la conviction lumineuse de
ces « présences réelles » que n’épuise aucune « représentation », la langue elle-
même réussit à suggérer la plénitude qui cause la ligature de nos facultés
d’expression ; comme c’est le cas pour ces contemplatifs qui, devenus
impropres à méditer par points successifs, parviennent cependant à discerner
avec précision, à décrire avec fidélité, fût-ce par des négations, l’esprit
nouveau et « unitif » dont ils sont animés. Leibniz, lui, continue à s’attacher à
des littéralités, et il balbutie des mots dont le sens, impossible à vivifier, a été
pris parfois, non sans vraisemblance, pour une mauvaise plaisanterie. Le
lecteur [76] en a déjà pu faire spontanément la remarque ; et il a même estimé
peut-être que nous passions trop vite, avec trop de complaisance, sur des
expressions vraiment « renversantes ». Il est visible par exemple, que Leibniz
s’égare quand il nous parle d’un écho antérieur, pour ainsi dire, aux ondes
multiples qui se répercutent en lui, comme si la synthèse formée par ces
vibrations sonores était la cause véritable et la raison initiale des sons eux-
mêmes. Une telle façon de s’exprimer en cherchant à utiliser les données
physiques à la fois littéralement et au rebours des lois positives de la science ne
laisse pas que d’être plus que défectueuse. Elle réussit mal à traduire le
renversement qu’on veut marquer et elle indispose les esprits au lieu de les
éclairer. Car enfin il s’agit ou il devrait s’agir du passage ou de la substitution
d’un point de vue à un autre point de vue tout différent, ou comme eût dit
Pascal, d’un ordre à un autre ordre qui est un infini par rapport à l’ordre
d’abord considéré.

Faute peut-être de vie intérieure et de puissance évocatrice, Leibniz, à la


différence de Pascal, n’a pas su opérer une vraie transposition de perspective,
comme celle que nous présente la doctrine pascalienne de
l’incommensurabilité et de la subordination des trois domaines constitués
respectivement par les grandeurs de la chair, par le royaume de l’esprit et par
l’ordre de la charité : chacun de ces ordres ayant son contenu propre, sa beauté
originale, son infinitude spéciale ; chacun gardant sa place distincte, sa raison
d’être particulière, sa relation mystérieuse avec les autres. Sans doute on peut
regretter que Pascal n’ait pas, lui non plus (et pour des causes inverses, par des
préoccupations et des dispositions opposées à celles de Leibniz), complètement
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 88

réussi à déterminer le genre de relation qui subsiste, malgré leur hétérogénéité


et leur « distance infinie », entre ces trois ordres : il les a discernés avec une
incomparable pénétration [77] de leur contenu ; il les a juxtaposés comme des
faits, mais sans rendre compte de leur trinité, sans même chercher à rendre
intelligibles leurs rapports réciproques. De leur coexistence, il a cependant
escompté une unité qui échappe aux prises de la raison, mais qui n’est pas pour
cela au-dessus de cette pensée vivante, aimante et agissante dont avec son âme
brûlante et lumineuse il a si justement parlé. Mieux valait en somme
sauvegarder la valeur et la dignité propres de chacun de ces ordres que de
tendre à tout réduire à une sorte de « caractéristique universelle » où la charité
elle-même, la vie de la grâce et les plus hautes fonctions de l’esprit sont
finalement, comme chez Leibniz, toujours plus ou moins ramenées au langage
scientifique et aux perspectives de la simple raison calculatrice.

Toutefois ce serait manquer de justice à l’égard de Leibniz, que de ne pas


lui savoir gré d’un effort que seul peut-être il a méthodiquement tenté :
chercher à raccorder les deux formes de pensée, les deux sortes d’existence que
bien d’autres avant ou après lui ont entrevues, mais sans que jamais on ait
tenté, par une analyse critique, de discerner leur suture et leur
complémentarité ; et le mérite singulier de Leibniz, c’est d’avoir ébauché cette
tentative (si déficiente ou même si décevante qu’elle soit condamnée à rester
de ce point de vue unique et inférieur), en restant placé du côté même de la
science positive et de la métaphysique strictement rationnelle et discursive.
Afin de parvenir à une solution totalement éclairante et apaisante, il eût fallu se
placer effectivement dans l’une et l’autre des perspectives (et encore une fois
Leibniz est toujours resté unilatéral) ; il eût fallu peut-être surtout une
maturation plus avancée des problèmes soulevés par l’esprit critique (et
Leibniz avait eu à frayer le passage dans un fourré qu’on ne pouvait traverser
du premier coup) ; il eût fallu, davantage encore, un sens des [78] choses de
l’âme, une expérience si l’on peut dire esthétique, cordiale et religieuse des
plénitudes de la réalité vivante et spirituelle (et Leibniz, si prodigieusement
riche en d’autres domaines, est pauvre en celui-là).

On voit donc, par les brèves indications qui précèdent et qui répondent au
programme strictement limité de ce chapitre, d’une part quelles ont été les
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 89

causes principales des embarras de Leibniz, d’autre part en quel sens et de


quelle façon il restait dans la philosophie générale de Leibniz un trou par en
haut, un « besoin », une « exigence », dont nous n’avons pu encore avec lui
donner qu’une idée en quelque sorte négative. C’est seulement par ce « vide
attirant » que, dépassant déjà un peu les suggestions de Leibniz et devançant
nos propres explorations, nous commençons à entrevoir quelle sorte de
« plein » correspondrait à ce vide requérant et « exigeant ». Afin de soutenir
notre confiance dans notre hasardeux périple, il n’était sans doute pas inutile
d’escompter, un peu imaginairement peut-être, ce que le Vinculum pourrait ou
devrait être pour remplir efficacement le rôle que son inventeur lui demandait
de jouer. Grâce à cet escompte, nous pouvons risquer déjà sur la valeur
intrinsèque du Vinculum leibnizien un premier jugement motivé, jugement qui
ne saurait être une approbation sans réserve, mais qui ne pourrait pas non plus,
sans injustice, ne pas demeurer éminemment favorable et encourageant. Bref,
ce qui nous fait désormais prendre le Vinculum au sérieux, ce n’est pas tant la
solution restée à l’état flou et fuyant, que le problème même dont est née cette
hypothèse : hypothèse qui a servi à manifester l’énoncé précis, la portée
méconnue, le caractère inévitable et capital du problème même ; et c’est ceci
qui importe.

Reste à savoir ce que le correspondant de Leibniz et ce que Leibniz lui-


même ont finalement pensé du Vinculum [79] pour leur propre compte, et dans
quelle mesure cette hypothèse, considérée en sa teneur première et en son rôle
historique, garde encore un intérêt pour nous. C’est ce que nous devons
examiner maintenant au chapitre V, avant de montrer dans notre dernier
chapitre, que la conception de Leibniz, judicieusement redressée et complétée,
pourrait servir à opérer tout un renouvellement de la philosophie. [80]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 90

CHAPITRE V
Quel crédit finalement Leibniz et Des Bosses ont-ils accordé au
Vinculum, et quel intérêt cette doctrine, telle qu’elle a été présentée par
Leibniz, conserve-t-elle pour nous ?

Retour à la table des matières

On peut dire que Des Bosses, après avoir contribué à mettre Leibniz en face
du trou de sa doctrine, ne s’est pas rendu compte de la portée de son objection,
n’a pas compris l’émotion intellectuelle de son correspondant, n’a pas attaché
d’importance à une hypothèse dont il ne voyait pas les raisons profondes et la
portée lointaine. Il s’est contenté des solutions communes et, en ce qui
concerne la Transsubstantiation, il s’est borné à invoquer des accidentia
absoluta, comme si ces mots, qui ne font que formuler en termes techniques la
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 91

difficulté elle-même, en fournissaient une solution intelligible et reposante 1.


[81]

Quant à Leibniz, on peut dire, semble-t-il, qu’il n’a pas vraiment fixé ses
conclusions personnelles : il a vu un « possible », même plus qu’un possible 2,
un « besoin », une « exigence » de la pensée et de la réalité ; mais il n’a certes
pas eu le temps de pousser à fond la solution hypothétiquement posée 3,
d’autant plus qu’il lui eût fallu « une plus longue investigation » et que surtout
1
Cf. II, 432-433. « Nolim accidens merum semper modum esse, id est talem
qui ne divinitus quidem sine substantia esse queat, nec ullam video
contradictionem in eo quod aliquod ens mediam datur inter substantiam et
merum modum, quod medium ens an accidens vocandura sit lis erit de
voce. » (II, 453.) — Des Bosses revient souvent sur cette définition
classique et se contente de l’affirmer comme si elle était la solution et non
l’énoncé du problème : « Ego aio esse accidens absolutum, absolutum
quidem quia nulla modalitas rerum per se inextensarum et immobilium
potest reddere res illas vere extensas et vere mobiles, etc., accidens vero
quia praesupponit substantiam compositam jam in esse suo constitutam per
monadas earumque modos substantiales... » (II, 466.) Et il ne comprend
même pas la fonction « substantialisatrice » du Vinculum : « Vinculum illud
monadum tam parum videtur esse posse tota substantia panis quam parum
vinculum inter animam et corpus est tota substantia hominis » (II, 463).
De son côté, Leibniz répondait : « Vinculum quod substantiam
compositam facit, nolim appellare Accidens absolutum, quia mihi omne
absolutum est substantiale... Nolim etiam Ens realisans phaenomena
distinguere a vinculo substantiali. » (II, 475.)
2
Par instants, Leibniz est en effet beaucoup plus affirmatif ; et un avocat
unilatéral du Vinculum pourrait, textes en mains, soutenir les arguments
suivants, crescendo : Le Vinculum est « possible » ; même il est «
compossible » avec toutes les autres thèses de Leibniz. Or tout ce qui est
compossible en notre monde qui est le plus plein de réalité, est par là même
« réel ». Bien plus, le Vinculum (s’il n’est pas une « donnée empirique », s’il
n’est pas non plus une « nécessité logique » ni une « requête rationnelle »
selon l’ordre formel des principes abstraits ou selon l’ordre métaphysique
des causes efficientes), est « exigé », du point de vue des causes finales et
selon l’ordre de la perfection qui a son genre de démonstration et
d’excellence, « sa nécessité morale ». Non datur, non implicatur, non
requiritur, sed (quod multo melius est) exigitur. — Oui ; seulement Leibniz
n’a pas donné de consistance à un tel système d’arguments qu’il a laissés
comme épars. En sorte qu’en le lui attribuant, on pécherait contre
l’exactitude de l’histoire et contre la psychologie de Leibniz. Ajoutons
même que l’idée de nécessité morale est très équivoque, très déficiente, très
déviée chez lui, et que c’est précisément cette carence qui a peut-être le plus
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 92

il eût dû réagir, à près de soixante-cinq ans, contre des tendances et des


habitudes invétérées, comme aussi contre des préférences rendant sa
« conversion » intellectuelle aussi difficile qu’un retournement de conscience
morale et religieuse. Raison de plus pour [82] admirer encore une fois sa
perspicacité, sa fraîcheur conservée d’invention, son intérêt toujours vivant,
pour les expériences et les constructions de son esprit inépuisablement fécond.

Faisons donc une première constatation : Leibniz n’a pas adhéré à sa propre
doctrine du Vinculum d’une façon telle qu’on puisse affirmer qu’il l’a adoptée
fermement et définitivement sans réticence d’aucune sorte. Je n’ai jamais pris à
mon compte une telle affirmation, et je le répète à présent qu’on se rendra plus
clairement compte du sens et de l’importance de cette distinction. Victor
Brochard, qui m’avait tout d’abord prêté une conclusion aussi simpliste lors de
la soutenance de ma thèse latine en 1893, a reconnu plus tard s’être mépris sur
ce point. Ni Des Bosses, ni Leibniz lui-même n’ont accordé à la perspective
entr’ouverte par le Vinculum l’importance qu’elle pourrait et qu’elle devrait
prendre s’il fallait réorganiser toute la philosophie première en fonction de
cette doctrine qui cependant n’est rien si elle n’en est l’aboutissement et le
couronnement.

D’ailleurs, notons avec soin que, en émettant cette hypothèse, Leibniz avait
beaucoup moins le sentiment de faire du nouveau que de se rattacher à
l’ancien, fourni par la scolastique. Nous avons à cet égard des textes formels,
et notamment celui-ci qui date de la fin même de sa correspondance avec Des
Bosses, et qui manifeste l’intention de la résumer, de la conclure : « Mea igitur
doctrina de substantiis compositis videtur esse ipsa doctrina Scholae
Peripateticae, nisi quod illa Monades non agnovit. Sed has addo, nullo ipsius
doctrinae detrimento. Aliud discrimen vix invenies, etsi animum intendas (II,
511) ». Sans doute (ainsi que je le faisais remarquer en 1892 après avoir cité ce

stérilisé son hypothèse.


3
On voit qu’il cherche si d’autres solutions seraient possibles ; mais il ne
varie pas sur le caractère ferme, inévitable du problème unique qu’il a
rencontré et qui s’est imposé à son attention. S’il fait preuve de «
condescendance » à l’égard de Des Bosses, c’est non pas en proposant le
Vinculum mais en cherchant si une autre solution que le Vinculum résoudrait
la difficulté.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 93

texte capital), cette insertion des monades est d’une extrême importance
puisque c’est par là que Leibniz relie la métaphysique traditionnelle à la
science positive, à l’analyse critique, aux [83] méthodes des hautes
mathématiques et de la physique moderne. Mais enfin la déclaration est
catégorique, explicite, manifestement sincère ; et elle mérite d’être retenue et
méditée.

D’un autre côté, on ne saurait trop redire que, parlant des vincula, il a
employé le terme le plus fort que nous trouvions sous sa plume dans toute cette
discussion. Il a dit que ces vincula sont « exigés » : exigi vincula et, quoique
nous ayons déjà commenté cette expression techniquement choisie et grosse de
sens, nous n’avons pas encore indiqué toute la portée de cette « exigence » ;
nous avons considéré, la nature formelle de cette réclamation, mais il faut voir
aussi à quelles causes, à quels objets, matériellement, elle se suspend. Sans
doute on pourra objecter que cette exigence n’est pas absolue, qu’elle demeure
hypothétique. Car les deux problèmes auxquels la théorie du Vinculum apporte
une réponse sont, pour Leibniz, conditionnels jusqu’à plus ample examen : il
faut, dit-il, faire intervenir les vincula substantialia d’abord si nous voulons
qu’il y ait une réalité organique, ensuite si nous croyons au dogme catholique
de la Transsubstantiation. Mais ce qu’il nous importe à présent d’apprécier, ce
n’est plus la force du lien, c’est l’importance de l’enjeu : et quelle en effet ne
se révèle pas la valeur des intérêts mis en cause, des objectifs philosophiques et
religieux dont il nous est dit que le Vinculum leur est nécessaire d’une exigence
vitale ! On ne saurait surfaire la gravité du débat, pour peu que l’on considère
l’étendue des domaines qu’embrassent de tels objectifs ! D’une part, la
composition, l’organisation est en fait partout répandue : c’est donc la nature
entière et toute la métaphysique qui est mise en question par la théorie du
Vinculum. D’autre part, c’est toute la foi de l’Église catholique à la surnaturelle
Charité qui vient se condenser dans la croyance à la Transsubstantiation [84] :
c’est donc, en un sens exact et selon l’aveu de Leibniz, tout le catholicisme qui
est intéressé à l’affirmation de l’existence du Vinculum, si du moins l’on
aperçoit les profondeurs inexplorées et les difficultés inédites que Leibniz avait
cru entrevoir à la suite de ses analyses critiques. Mais nous avons dit nos
raisons de ne pas aborder l’aspect théologique du problème qui est
originellement, principalement et finalement philosophique.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 94

En somme c’est la logique même de ses propres analyses qui a amené


Leibniz, sous le choc d’une digression théologique, à découvrir dans son
système antérieurement construit des fissures produites par l’esprit critique, et
creusant à leur tour un véritable abîme sous cet esprit lui-même. Il a bien vu
l’insuffisance de ses monades pour rendre raison de la réalité objective et de
l’unité, à la fois incomposable et indécomposable, sous peine de mort des êtres
organisés. Sans doute il avait nominalement donné un monarque à chaque
groupement particulier du peuple innombrable de ses monades. Mais n’était-ce
pas là encore une concession aux apparences, une « poudre aux yeux », un
compromis hybride ? Aussi la question qui surgit finalement, c’est de savoir si
c’est là une vraie solution ou bien si ce n’est qu’un spécieux expédient qui a
non seulement l’inconvénient de ne rien expliquer, mais le tort plus grave de
masquer la difficulté profonde, le danger réel d’effondrement. Il est très beau,
certes, de mettre sur le pavois des mots une « monade dominante » ; mais cette
monade, fût-elle proclamée « dominante » au plus haut degré, n’en est pas
moins une monade, c’est-à-dire premièrement un simple, deuxièmement un
emmuré, troisièmement un écho idéal et universel ; ce n’est pas un vrai chef
d’union et d’action. Car « dominer », qu’est-ce à dire ? S’agit-il d’un situs
comme lorsqu’on dit qu’un donjon princier domine la plaine ? Mais nous
n’avons que [85] faire des analogies sensibles. S’agit-il d’une puissance
effective, comme celle d’un souverain qui gouverne ses sujets ou même d’un
roi fainéant qui règne sans agir ? Mais, dans la rigueur du système leibnizien, il
n’y a point de cause directement efficace, aucune communication ou
subordination qui ne soit semi-idéale. Quoi donc ! parler ici de semi-idéalité,
n’est-ce pas encore une habileté perfide pour suggérer subrepticement qu’il
subsiste une semi-réalité, pour donner à croire qu’en sacrifiant la moitié de
l’être réel on a fait largement la part des exigences critiques et qu’on tient enfin
un résidu sûr et irréductible ? Bluff encore et doublement. Car cette demi-
idéalité devient idéalité complète, et cette idéalité prétendue s’évanouit elle-
même si l’on songe qu’à part sa dépendance de Dieu chaque monade exprime
et n’exprime que sa relation commune et universelle avec l’ensemble et avec
l’originalité unique de chacune de toutes les autres. « Monade dominante »,
nous disions que ce n’était qu’un beau titre ; eh bien, ce n’est pas même un
titre, un titre capable d’offrir un sens intelligible et utile ; pas plus que, du point
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 95

de vue strict de la Monadologie, on ne réussit à donner une signification utile à


l’énigmatique formule : « les composés symbolisent avec les simples » : aveu
d’un problème, mais sans un trait de lumière vers la solution ; recours verbal
au mystère d’un « symbole » !

Si donc nous avons besoin d’un vrai chef, d’un chef capable d’empêcher la
débandade de l’armée en tenant ses forces en une formation compacte et
coopérante, ce n’est pas la monade censément dominante qui nous rendra ce
service : elle ne saurait ni réellement, ni idéalement et intelligiblement, jouer
un tel rôle unitif et actif. Elle n’a même pas l’autorité externe — merveilleuse
en soi, mais insuffisante ici — d’une reine des abeilles, unité vivante, féconde
et laborieuse de la ruche. C’est pourquoi, quand il entreprend de défendre
l’hypothèse [86] du Vinculum, Leibniz, faute de pouvoir l’établir par des
arguments directs et par des descriptions positives, en allègue volontiers une
preuve a contrario qu’il importe de relever. Appliquant la méthode scientifique
d’absence, qu’il emploie d’ailleurs en d’autres occurrences, il en revient à
supprimer en effet, par une nouvelle hypothèse, l’hypothèse nouvelle du
Vinculum. Qu’en va-t-il résulter ? Ecoutons-le nous le dire en termes formels.
« Tunc corpora in phaenomena mera abeunt, et eo ipso omnes controversiae
de compositione continui cessant 1. » Evidemment il n’y a plus à fournir une
explication des composés, puisqu’il n’y a plus de composés ; mais alors ce sont
tous les étages de la nature qui s’effondrent les uns sur les autres en poussière,
jusques au plus bas des fondations, et aux premières ébauches d’organisation.

Car enfin, de quoi s’est-il agi pour Leibniz ? Il s’est agi de savoir si ce qui,
à nos sens et à notre entendement, paraît complexe et multiple, ne comporte
pas, ne manifeste pas une unité réelle, antérieure et supérieure à tout le reste du
donné, quoique, dans sa vive et riche indivisibilité, cette unité soit inaccessible
aux sens et à tout ce que l’intellect abstractif et discursif bâtit sur les
phénomènes comme s’ils étaient l’être même. Leibniz paraît avoir compris que
la véritable assise des choses est autre que ces échafaudages du monde de la
1
« Continuitas realis non nisi a vinculo substantiali oriri potest. Si nihil
existeret substantiale praeter monades, seu si composita essent mera
phaenomena, extensio ipsa nihil foret nisi phaenomenon resultans ex
apparentiis simultaneis coordinatis, et eo ipso omnes controversiae de
compositione continui cessarent. » (II, 517).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 96

représentation, de l’industrie utilitaire et même de la science la plus


authentique. Il a cherché le support à la fois inaperçu et réclamé, le support
« exigé », comme une de ses formules en fait l’aveu. Ce qui a donc pour lui
tout remis en question, c’est le besoin de rendre compte, autrement [87] que
par son demi-idéalisme pulvérulent, ou même évanescent, des réalités
concrètes, des ensembles organiques, des êtres complexes à tous les degrés.

Comment, sans pour cela se fixer inébranlablement à une solution, n’aurait-


il pas pris au sérieux la discussion d’un problème suscité dans son esprit d’une
façon si contraignante et posé en des termes si implacables ? Quand il parle
d’« union métaphysique » et de « substances composées », il parle d’une chose
dont il a manifestement pressenti l’existence, aperçu la portée, examiné la
nécessité, compris les difficultés. En un mot, l’invention du Vinculum est une
preuve que l’auteur de la Monadologie a eu le sentiment que sa philosophie
devait ou bien se développer dans le sens d’un idéalisme radical (plus radical
encore que celui de Kant ou même que celui de Fichte ne devaient l’être après
lui), ou bien découvrir les voies d’un réalisme vraiment métaphysique, dégagé
des données empiriques et du plat dogmatisme qui prévaudra avec Wolff et
avec la « philosophie des lumières ». C’est même cette platitude indigente qui
a contribué à provoquer ce radicalisme téméraire et ruineux, tandis que par son
Vinculum Leibniz eût pu nous prémunir contre cette double faillite du pseudo-
simplisme à la Wolff ou à la Reid et du pseudo-criticisme des antinomies ou de
l’immanentisme.

Si donc il ne faut pas majorer la force de son adhésion à sa propre doctrine


du Vinculum, il ne convient pas non plus de diminuer le cas qu’il en a ait, la
sympathie qu’elle lui a inspirée, l’importance qu’il y a réellement attachée. Les
questions et les objections de Des Bosses n’ont fait ici que le stimuler : c’est
bien de lui-même qu’il a tiré tous les éléments de sa théorie du Vinculum.
Comment aurait-il été indifférent à cet enfant de sa vieillesse ?

Ce qui paraît plus douteux, c’est qu’il ait vu dans une suffisante clarté le
nouveau dilemme que le Vimculum lui-même [88] posait inévitablement. Le
Vinculum explique, unifie, réalise les composés : c’est entendu. Mais d’où
vient-il à son tour ? Quelle est son origine ? Il peut surgir d’en bas, ou il peut
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 97

descendre d’en haut. Immanence ou Transcendance, c’est l’alternative


tragique. Et il faut opter. Et Leibniz demeure énigmatique. Quel enjeu terrible
en effet ! Dans le premier cas, il faudra admettre que le Vinculum naît pour
ainsi dire par génération spontanée de la rencontre des atomes-substances, qu’il
est en fait conditionné par eux dans son indéfinissable essence même, et que,
contrairement à la grande loi de la finalité, il est posterius partibus : en ce sens
il n’est plus qu’une « quasi-substance », une bulle de savon, phaenomenon ut
Iris, même moins encore, parce que n’étant pas une monade et ne pouvant dès
lors usurper le rôle censé gouvernemental de la monade dominante, il n’a
d’ontologique que la pure épithète accolée nominalement à une abstraction,
Vinculum substantiale. Dans le second cas, si l’on doit encore affirmer de lui
qu’il a une naissance, « oritur », c’est dans un sens bien délimité et très
supérieur, car alors il est vraiment un être neuf, un être transcendant, qui, selon
le temps, peut être postérieur à ses conditions d’existence, mais qui, selon
l’ordre ontologique, est antérieur à ses conditions pratiquement et
chronologiquement déterminantes : alors comme sur un trône préparé et
inoccupé il s’installe vraiment d’emblée au sommet d’une hiérarchie qu’il
actionne et maîtrise, et il est vraiment soutien efficace des parties parce qu’il
est principe effectif du tout. — Il est difficile de dire laquelle de ces deux
conceptions diamétralement opposées Leibniz a secrètement choisie, ni même
s’il a songé à prendre nettement position pour la première, qui est ruineuse, ou
pour la seconde, qui est libératrice et féconde. Nulle part il n’a précisé en ses
formules la nature essentielle du Vinculum rapporté à son origine. Tantôt ce
lien mystérieux paraît [89] devoir son avènement à un concours de monades ;
tantôt, quoique préparé d’en bas, il semble surajouté d’en haut comme une
création originale de Dieu 1. Tout ce que l’on peut avancer, c’est que cette
seconde manière de voir correspond le mieux aux dires les plus nets et les plus
fréquents de Leibniz. Le Vinculum est plutôt composant que composé, unissant

1
« Si substantia corporea aliquid reale est praeter monades, uti linea aliquid
esse praeter puncta, dicendum erit, substantiam corpoream consistere in
unione quadam ; aut potius uniente reali a Deo superaddito monadibus, et
ex unione quidem potentiae passivae monadum oriri materiam primam,
nempe extensionis et antitypiae, seu diffusionis et resistentiae exigentiam...
» (II, 435.) Il faut d’ailleurs remarquer que ce texte se rapporte plutôt à la
première et mauvaise conception du Vinculum, en rapport avec la question
de la matérialité plutôt qu’avec celle de l’organisation et de la finalité.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 98

plutôt qu’union, nous affirme-t-il en se reprenant : potius ! Mais ce potius n’est


pas très rassurant, et on dirait qu’il évite d’être catégorique pour garder le
bénéfice simultané des deux interprétations possibles, quoique non
compossibles ; d’autant plus que l’Uniens est plutôt un acte qu’un être, et que
cet acte peut sembler réductible (comme l’activité attribuée aux monades) à un
concert idéal, décoré de l’épithète de realis qui n’est ici qu’une épithète.

Peut-être que les lecteurs qui auront recouru au texte de la correspondance


avec Des Bosses ou qui se seront reportés à ma thèse latine seront étonnés de
l’ambiguïté signalée plus haut. Il leur semblera sans doute que je méconnais la
vraie solution à laquelle s’est finalement arrêté Leibniz, car dans ses brouillons
qu’il a rédigés pour lui-même avant d’écrire à Des Bosses et pour s’entendre
avec lui-même sur le sens de sa nouvelle invention et sur la manière de
l’insérer en son propre système, il paraît bien avoir fixé son choix et fourni un
bel état-civil à son dernier-né 1. D’une part, ce qui concerne [90] la science et

1
Il est utile de mettre sous les yeux et de confier à l’attention du lecteur ce
texte qui semble le plus précis, le plus décisif de ceux que Leibniz, écrivant
pour lui-même, a consacrés à son hypothèse. Mais malgré le ton presque
impérieux de cet oracle où il semble que Leibniz voyait en pleine lumière la
Charte même de son invention, nous allons voir qu’il s’agit encore d’une
fausse lumière qui n’a pas duré. Dans la suite même de sa correspondance
Leibniz ne reste pas conséquent avec les formules tranchantes qui ont pu lui
paraître un instant définitives et cohérentes. Après avoir passé en revue les
degrés de son idéalisme de manière à faire consister la réalité des choses
non point en notre pensée et dans les relations que les choses ont entre elles
mais dans le fait que ces relations mêmes sont les « phénomènes de Dieu »,
Leibniz arrive à déclarer : « in hoc consistit retationum ac veritatum realitas
», II, 438. C’est alors qu’il ajoute cette déclaration portant à la fois sur la
solution générale du problème ontologique et sur la question particulière de
la transsubstantiation :
« Praeter has relationes reales concipi una potest perfectio, per quam EX
PLURIBUS SUBSTANTIIS ORITUR UNA NOVA. Et hoc non erit simplex
resultatum, seu non constabit ex solis relationibus veris sive realibus, sed
praeterea addet aliquam novam substantialitatem seu vinculum substantiale,
nec solius divini intellectus, sed etiam voluntatis effectus erit. Hoc additum
monadibus non fit quovis modo, alioqui etiam dissita quaevis in novam
substantiam unirentur, nec aliquid oriretur determinati in corporibus
contiguis, sed sufficit eas unire monadas, quae sunt sub dominatu unius seu
quae faciunt unum corpus organicum seu unum Machinam naturae. Et in
hoc consistit vinculum metaphysicum animae et corporis, quae constituunt
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 99

la métaphysique idéaliste avec toute la Monadologie, exprime l’ordre des


causes efficientes comme l’objet de l’entendement divin. Puis, d’autre part, le
règne des causes finales, effet de la volonté divine manifeste cette souveraine
liberté qui réalise le monde le plus parfait, le plus plein d’essences, l’ordre où
trouve place, comme une perfection nouvelle et suprême, l’Unio metaphysica,
le Vinculum substantiale. J’avais d’abord admiré et commenté cette
interprétation comme si elle devait nous satisfaire nous-mêmes et confirmer la
sincère adhésion de Leibniz à son hypothèse ; je développais même ce tableau
d’une symétrie spécieuse entre ces deux règnes dont l’accord avait été toujours
le vœu ardent de Leibniz. Mais c’est là encore, me semble-t-il aujourd’hui, une
trompeuse satisfaction, une [91] symétrie de fausses fenêtres ; et, si le
Vinculum répondait au signalement que nous donne cet extrait de naissance, il
faudrait, je crois, l’accuser d’être un artifice peut-être inconscient, mais
inconsistant.

A ce compte, en effet, il nous faudrait opposer plutôt que coordonner le


domaine de la volonté et de la finalité et celui de l’intelligence et de la
causalité. Assurément Leibniz a tendu toujours au maintien d’un ordre
irréductible de la nécessité morale ; mais cette nécessité morale reste elle-
même gouvernée par un déterminisme foncier. Aussi, même quand il fait appel
à la volonté divine ou quand il parle de la liberté humaine, c’est toujours d’une
prédestination, d’un calcul métaphysique, d’un intellectualisme radical que
relèvent chez lui ces grands mots et ces grandes choses. C’est pourquoi le
Vinculum, dans cette perspective résulte, au fond, des substances qu’il est
censé unir. L’expression qui traduit cette vision spontanée de Leibniz est bien
celle-ci : « ex pluribus substantiis oritur una nova ». Cette origine apparaît
donc comme une synthèse, d’où le mot passif substantia composita. Leibniz a
beau se reprendre, parler de substantia componens, de divinae voluntatis
effectua : en dernière analyse il revient à l’idée constante d’un nouvel ordre de
possibles que l’intelligence propose, pour ne pas dire qu’elle l’impose à la
ratification du vouloir divin. Pour conférer au Vinculum une réalité d’un
caractère vraiment original et transcendant, il faudrait que Leibniz y eût vu

unum suppositum, et huic analoga est unio natunarum in Christo. Et haec


sunt quae faciunt unum per se seu unurn suppositum » (II, 438-439).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 100

moins un effet de puissance et un progrès d’intelligence qu’une générosité de


l’amour effectif de Dieu.

Ce qui confirme cette impression équivoque et ce jugement défiant, c’est


qu’en somme la symétrie proposée facticement entre l’entendement et le
vouloir, entre la nécessité métaphysique et la nécessité morale, entre le règne
de la causalité et celui de la finalité nous amènerait à cette étrange [92]
conséquence : si le Vinculum est seul réel comme l’effet de la volonté, les
Monades qui seraient censées alors exprimer l’objet de l’intelligence n’auraient
plus qu’un rôle de possible, une réalité d’essences ; et, par là la Monadologie
tout entière s’orienterait non seulement vers un idéalisme absolu mais vers un
panthéisme intellectualiste. On voit donc que nous ne saurions nous réjouir de
la méditation à laquelle nous fait assister le dialogue de Leibniz avec lui-
même. Il reconnaît bien (et c’est là un point essentiel dont nous devons prendre
acte) qu’outre les monades il y a un autre mode d’existence ; mais il ne faut
pas que ce mode d’existence fasse évanouir l’ordre antérieur lui-même. Il ne
faut pas non plus que, pour donner une pleine réalité substantielle à des
Vincula qui seraient pur effet du vouloir divin, on aboutisse à un volontarisme
absolu et arbitraire. Certes, Leibniz n’était pas exposé à tomber de ce côté de la
bascule ; mais d’autres y ont été entraînés et c’est trop que son hypothèse n’ait
pas réussi à se maintenir en équilibre, à se stabiliser vraiment ; et c’est à cette
conclusion que nous voulions arriver : le problème posé est à résoudre, il n’est
aucunement résolu par Leibniz.

On a donc pu dire que sa tentative est bien amorcée mais finalement


avortée. Il fait penser, comme on l’a finement indiqué, à un mathématicien qui
aurait bien compris que la sommation consiste à passer à la limite, mais qui,
négligeant le renversement réflexif capable d’objectiver en résultat la tendance
et son terme, se verrait incessamment rejeté de la limite où il voudrait
s’installer à la simple tendance, et de celle-ci à la limite qui l’accomplit, sans
jamais pouvoir se définir à lui-même sa propre opération. Sa conception de la
matière, de la liberté, son optimisme même, autant de théories analytiquement
parfaites, mais que la simple perception et affirmation d’un corps déborde et
suffit à remettre [93] en question. Mais si l’on fait abstraction de ces défauts
fonciers et d’ailleurs incurables, quelle prodigieuse subtilité, quelles
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 101

suggestions utiles ressortent des efforts désespérés du philosophe ! Et, en ce


qui touche ce qu’on peut nommer « la possibilité réelle de la
transsubstantiation », combien il serait curieux d’examiner les ingéniosités de
ses explications hypothétiques. Mais nous ne voulons entrer ici dans cette
recherche et cela pour deux raisons : d’abord elle est étrangère à notre sujet et à
notre compétence, ensuite nous venons de voir que malgré tout elle porte à
faux. On peut, en effet, opposer à Leibniz le dilemme : si le vrai réel c’est
l’ordre des causes finales et des vincula, toute possibilité de miracle est une
illusion. Si, au contraire, la volonté divine peut encore intervenir au point de
changer la relation naturelle des Vincula à leurs monades, c’est donc que la
nature qu’on avait tout d’abord considérée comme le réel et le fruit de la
volonté divine ne l’est pas vraiment, mais n’est encore qu’un abstrait, sans
doute en un autre sens que l’ordre des simples essences, mais un abstrait en
face de l’ordre seul pleinement concret et pleinement réel de la Grâce.

Il est donc bon de faire saigner à fond ces plaies secrètes. Non certes pour
décourager l’effort curateur, mais au contraire pour préparer la cicatrisation qui
ne saurait s’obtenir que par une reprise complète de l’opération chirurgicale
vainement tentée tour à tour par Leibniz, par le criticisme et par nos relativistes
et nos immanentistes contemporains.

Quoi qu’il en soit des préférences de Leibniz (s’il en a eu vraiment) pour


l’une ou l’autre des interprétations possibles relativement à la cause originelle
de son superadditum et quelque crédit qu’il ait accordé à l’hypothèse du
Vinculum, il reste vrai que, prise dans sa lettre et comme une donnée d’histoire,
sa doctrine du lien substantiel garde pour nous un très grand intérêt. [94]

Une chose demeure acquise par l’examen des faits et par l’étude de
l’histoire des idées philosophiques, c’est qu’il y a à résoudre une antinomie
apparente qui résulte des impuissances de la pensée analytique et des
triomphes de la réalité agissante en face de l’infini actuel. Selon
l’enseignement de l’Ecole, cet infini actuel, qu’enveloppe toute réalité
singulière, ne saurait être épuisé par aucun effort de la ratio discursiva.
Répétons encore l’axiome bien connu : infinitum actuale discursu rationis
transiri nequit. Cependant, dans la nature ou par l’action humaine, ou par la
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 102

plus haute intelligence dont la vie unitive soutient invisiblement, mais


réellement, notre activité transitive, cet infini est sans cesse traversé et franchi :
re, actu et intellectu, perpetuo transitur. En sorte que, lorsque la pensée
rationnelle considère qu’il faut s’arrêter toujours à un terme fini selon
l’exigence aristotélicienne dont nous avons déjà parlé plus haut, c’est là un
artifice inavoué et non une vérité élémentaire. C’est donc à tort que la réflexion
critique regarde comme fictive ou imaginaire la démarche du calcul
infinitésimal qui escompte l’impossibilité d’arrêter la réduction du réel en
données simples ; car, au contraire, c’est la paradoxale attitude des hautes
mathématiques et c’est la vie concrète de l’intelligence (intellectus et non plus
seulement ratio, pensée unitive et non plus simple esprit géométrique), qui est
fondée dans la réalité et supérieure aux divisions artificielles de l’entendement.
On peut donc conclure que la pensée pure ne s’embarrasse pas dans les
« antinomies », dans ce que Leibniz nomme, lui, « le labyrinthe » du continu et
du discontinu. Ce qui est illusoire, ce qui suscite les embarras inextricables,
c’est le faux présupposé d’après lequel les données concrètes et les réalités
métaphysiques sont totalement réductibles à des composantes, comme si le
monde physique ou le monde immatériel étaient formés par addition de parties
seules primitivement réelles et plus substantielles [95] que les êtres complexes
qui, tout en nous paraissant résulter d’une intégration d’éléments
préalablement donnés, expriment cependant une unité supérieure, une
nouveauté radicale, un surcroît incomposable et indécomposable, une
simplicité d’autant plus indivisible qu’elle est plus riche intérieurement de
puissances multiples et de qualités variées.

Voilà ce dont Leibniz a certainement obtenu, à certains moments, le vif


sentiment, sans pour cela renier la valeur de ses analyses antérieures. S’il n’a
pas réussi à tirer au clair les deux sortes : de réalités dont il a entrevu la
différence en même temps que la solidarité, il a du moins constamment
maintenu l’utilité de ses analyses scientifiques et métaphysiques afin
d’empêcher le retour offensif du faux réalisme, du dogmatisme illusoire des
sens et de l’entendement. Aussi doit-on lui savoir gré, comme d’un grand
service rendu à la plus haute spéculation, de nous avoir mis en garde contre
une intuition intellectuelle au rabais, contre un ontologisme vague ou
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 103

sentimental. Il a montré dans quelle direction la philosophie critique 1 doit


orienter son effort, après l’établissement de sa part destruens, pour devenir
« requérante », reconstructrice du réel, capable de solutions satisfaisantes et
unifiantes où se concilieraient la ratio cognoscendi et la ratio essendi. Mais il
faut avouer (pour les causes déjà signalées et qui ne sont pas les seules)
l’impuissance où il est resté de définir et d’emplir d’un contenu satisfaisant
l’affirmation de cette réalité qu’imparfaitement il nomme Unio metaphysica,
Vinculum substantiale. De même, il a peut-être encore davantage échoué à
découvrir et à préciser le genre de relation qui, du point de [96] vue de la
connaissance ou du point de vue de l’être, rattache le monde des apparences à
cet ordre d’une réalité transcendante à toute perception ou conception de la
conscience sensible et de la raison discursive. Il a suggéré, sans en définir le
contenu, l’idée féconde de ce novum subsistendi genus : cette expression si
grosse de sens et de promesses mérite d’être retenue comme l’indication qui, à
la croisée des routes, signale ou le précipice à éviter ou le passage vers des
horizons inexplorés.

Mais, dira-t-on, cet échec d’un puissant esprit, qui avait su discerner la
fissure par où s’est introduit et répandu tout l’acide corrosif du criticisme et du
relativisme modernes, ne prouve-t-il pas, mieux que toute argumentation, à
quel point la tentative est chimérique ? C’est à ce doute que répondra notre
sixième et dernier chapitre. [97]

1
Gardons-nous bien en effet de confondre le légitime et nécessaire et
salutaire point de vue critique avec la solution criticiste : elle n’est qu’une
réponse particulière à un problème qui est en effet à poser, mais qui a été
mal posé et conséquemment mal résolu par l’idéalisme transcendantal,
lequel part de présupposés factices et de pseudo-données notionnelles, telles
que l’opposition abstraite du sujet et de l’objet.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 104

CHAPITRE VI
Quelles confirmations et applications l’hypothèse du Vinculum
comporte-t-elle, et vers quelle philosophie plus concrète et plus intégrale
nous conduit-elle ?

Retour à la table des matières

S’il m’a paru bon de revenir sur cette question obscure et à bien des égards
décevante du Vinculum, c’est que, en l’étudiant, on est amené à s’éveiller en
même temps du sommeil dogmatique et du préjugé critique, deux espèces
contraires d’un même genre, deux extrêmes qu’il ne faut pas traiter comme des
contradictoires, ni même comme des contraires exclusifs l’un de l’autre, mais
qui apparaissent désormais comme des vues portant sur des aspects solidaires
ou comme des mouvements différents, subordonnés à une vérité plus
compréhensive 1. D’où l’utilité de déblayer le terrain des murs qui masquent
nos regards et d’étendre l’investigation en un champ ultérieur. Je ne voudrais

1
L’étude publiée en 1908 dans la Revue de métaphysique sous le titre «
L’illusion idéaliste» s’inspire précisément d’une idée analogue à celle que je
suggère ici. Réalisme et idéalisme, en tant qu’on prétendrait les opposer
absolument substituent de part et d’autre aux données authentiques des
abstractions que l’on isole et que l’on hypostasie par une sorte
d’extrapolation : on pose un sujet en face d’un objet comme une pierre en
face d’une pierre ou comme une chose devant un miroir ; on perd de vue les
communications initiales, les échanges continuels ; on canonise des
oppositions durcies et en quelque sorte substantialisées prématurément et
artificiellement. Rien d’étonnant si l’on aboutit à des confusions ou à des
antinomies inextricables sans pouvoir réaliser l’union finale dans la
distinction sauvegardée.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 105

pas toutefois que l’on [98] s’imaginât devoir trouver ici une ébauche des livres
en préparation où je traite de la « Pensée » et de « l’Etre », ni une première
application de la méthode que j’y emploie. Non. Si je dois à l’hypothèse du
Vinculum d’avoir de bonne heure aperçu les lézardes de l’édifice abstraitement
et analytiquement dogmatique ou le périlleux arbitraire de l’intuitionnisme
aussi bien que les illégitimes présupposés et les fonds crevassés de l’idéalisme
critique, je n’ai cependant à aucun moment repris pour mon compte le tracé de
Leibniz. Le très long temps qu’il m’a fallu pour me frayer des voies tout autres
que les siennes et que celles, ou de Kant, ou de Biran, ou de leurs successeurs,
tient à mon souci constant de vérifier à chaque pas les données concrètes dont
je voulais m’assurer qu’elles me maintenaient toujours en contact avec la terre
ferme. — « Alors, dira-t-on, travail inutile que cette étude sur le Vinculum ? »
— Non pas. Car, si elle ne fournit vraiment ni la méthode, ni la conclusion, ni
même l’énoncé exact du problème, elle sert à montrer que ce problème même,
si ordinairement escamoté qu’il soit, est réel et inévitable, à justifier la témérité
qu’il m’a fallu pour affronter une telle difficulté, et à préparer le lecteur aux
exigences inédites de méthode et aux renouvellements salutaires de perspective
que j’aurai à lui proposer dans une œuvre d’ensemble 1.

Mais, sans anticiper ici sur un exposé de caractère différent et de nature


personnelle, j’espère qu’il y aura intérêt à éclairer [99] encore davantage le
sens de la doctrine du Vinculum en y projetant la lumière empruntée à l’histoire
de la philosophie. Pour cela, il faut faire intervenir et le passé qui a précédé
Leibniz, et le passé qui l’a suivi. Car ce qui était l’avenir pour lui est devenu du
passé pour nous. Et c’est même à l’aide surtout de cette dernière tranche du
temps écoulé entre lui et nous que nous comprendrons mieux le service qu’il
nous a rendu comme aussi le profit que nous pensons tirer de lui en vue de ce
qui, pour nous-mêmes, reste l’avenir.
1
Peut-être aussi cette étude aidera-t-elle certains des critiques qui m’avaient
jadis accusé de subjectivisme, de solipsisme, d’idéalisme, d’immanentisme,
à comprendre qu’en repoussant ces griefs je ne méritais pas davantage
encore leurs foudres contre ma « présomption de jeunesse », contre ma «
manie de la contradiction tranchante et injustifiée ». Les peintres préparent
leurs toiles par des glacis colorés : on me pardonnera d’avoir ici fait voir
qu’il y avait, pour « l’Action », des « dessous » qui ne m’apparentaient
nullement à Kant ou à Luther, comme on me l’a expressément reproché,
sans me laisser même le droit de protester.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 106

Tout à l’heure, au risque de me faire accuser par des maîtres qui ne


plaisantent pas sur la séparation classique des genres, de mêler les thèses
authentiques de Leibniz avec des vues personnelles dans un travail semi-
historique, semi-dogmatique, j’ai pu laisser croire que je parlais du Vinculum
comme si je l’avais touché de mes mains, tel un vieil ami de cinquante ans ! Et
j’entends qu’on me dit : « Vous vous trompez bien si vous pensez que vous
nous l’avez fait réellement voir : nous ne trouvons, quant à nous, aucun profit à
tirer de cette hypothèse incontrôlable, tant elle paraît étrangère à ce qui peut
être perçu, vécu ; nous ne voyons même aucune possibilité de fixer l’attention
sur quelque exemple précis, sur quelque analogie suggestive. Alors à quoi bon
se perdre dans ces inventions arbitraires, gratuites, stériles ? » Eh bien ! ces
critiques sont injustifiées, comme il va être possible de le montrer, même
rapidement, et nous ferons peut-être voir aux contempteurs du Vinculum qu’ils
y recourent eux aussi pour leur usage propre et constant. Sans pouvoir toutefois
développer ici 1 toutes les raisons et tout le contenu de cette [100] union, d’une
pensée plus concrètement métaphysique et d’une réalité plus substantiellement
intelligible, je me bornerai à énumérer quelques exemples qui permettront de
saisir sur le vif et en acte la présence à la fois mystérieuse et éclatante, abstruse
et populaire, de ce superadditum quid dont on fait si bon marché. Il apparaîtra
alors qu’il est plutôt un primum movens et un totum infrangibile qu’une
summa compositorum ulterior. Il n’est pas fourni d’en bas, mais donné d’en
haut ; il ne subit pas, il domine les éléments dont l’antériorité de fait ne doit
être considérée que comme une condition, non comme une cause. Oritur nova

1
Pour s’éviter la tentation de croire que les vues dont nous allons l’entretenir
un moment sont illusions d’optique et propos en l’air, le lecteur pourrait
peut-être prendre connaissance dès maintenant de l’Appendice IV.
L’allégorie qui y est proposée n’est pas un mythe ; elle présente une réalité
de fait ; et cette vérité aidera à la fois l’imagination et la raison à fournir une
idée concrète et intelligible du Vinculum. Elle montre en même temps
comment les choses d’en bas ont déjà une consistance propre et même
indispensable, mais aussi comment une chose d’en haut, existant elle-même
à part, consolide l’ordre inférieur et existe de façon éminente et réelle en
tout le reste. Lorsque Leibniz nous dit que la réalité transcendante dont il
propose l’hypothèse potest distincte concipi et exigi, sed non explicari
imaginabiliter, il n’aboutit en somme qu’à un réalisme verbal, à une
abstraction hypostasiée. Mais si cette réalité est réelle, concrète, efficiente
en même temps que finale, elle offre prise à la pensée concrète, elle aussi.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 107

substantia, perfectior et vinciens, voilà le véritable acte de naissance du


Vinculum, qu’on ne saurait dès lors mépriser sans un immense détriment pour
la recherche philosophique. Non, décidément, il n’est pas « l’enfant trouvé »,
le monstre ou le fantôme que l’on pourrait croire.

Pour le mieux estimer avant même de réussir à nous en faire une de ces
idées familières et toutes simples que Pascal disait convenir aux plus grandes
choses, il y aurait profit tout d’abord à nous référer aux doctrines de l’Orient
où la sagesse s’est attachée à promouvoir une disposition simplifiante de la vie
intellectuelle et morale, envisageant en cela les choses au rebours de nos
sciences analytiques et de nos activités industrielles. La tradition de la pensée
occidentale n’a pas ignoré ce domaine de la contemplation, soit sous des
formes spéculatives et dans la hautaine lumière d’une pure et froide
intelligence [101], soit dans les réalisations pratiques obtenues par les voies de
l’ascèse et de la mystique. — Depuis Xénophane qui, selon le mot d’Aristote,
avait le premier pris l’unité totale comme centre de perspective δ πρῶτος
ἑνίσας ; — depuis Zénon d’Élée qui, inversement, avait montré
l’impossibilité logique et réelle de s’en tenir à la conception analytique et
morcelante du monde ; — depuis Platon qui, grâce à la vitesse acquise sur les
degrés de la dialectique et le « tremplin du discours », s’élevait « par un bond
soudain » à l’intuition réminiscente et transcendante de l’Un, de l’Idée, de
l’Etre inaccessible au devenir ; — depuis Aristote qui, malgré son attachement
aux démarches progressives de la prudente logique, reconnaît cependant au-
dessus de cette vie moyenne de l’esprit des éclairs d’éternité grâce auxquels, en
certains instants privilégiés et fugitifs, nous « faisons les immortels » ; —
depuis Plotin et ses processions qui tendent à transcender toute idée même
d’Unité et d’Être défini ; — à travers les grands Docteurs chrétiens et la
Métaphysique des saints, où il y aurait tant d’expériences, d’enseignements et
de textes à recueillir sur la Pensée Unitive, sur l’illumination intérieure, sur les
hautes opérations de l’Intellectus 1, sur la nature profonde des êtres qui ne
1
Récemment, à Louvain, parmi les thèses soutenues le 5 juillet 1928 par M.
l’abbé Edmond Goossens, figure celle-ci : « Mieux sans doute que M.
Bergson, M. Blondel a vu que, après avoir échappé à l’impasse du
positivisme, il fallait encore se dispenser du saut dans l’inconnu en évitant
de s’en remettre au sentiment, au cœur, à la volonté, à la croyance » (Thèse
IV).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 108

peuvent être pleinement connus en leur singularité concrète que par une
compréhension synthétique ou même supra-discursive 1 ; — jusqu’à Descartes
espérant transformer ses déductions en [102] intuition ; — jusqu’à Spinoza
aspirant à la connaissance du troisième degré où l’universel concret et singulier
est vu et réintégré sub specie unitatis et aeternitatis ; — jusqu’à Pascal, à
Newman et à tant d’autres qui, sans méconnaître les divers ordres de vérité et
de réalité, ont discerné une philosophie supérieure, une sagesse antérieure et
ultérieure aux sens et aux sciences comme à la métaphysique elle-même de
l’abstrait ; oui, depuis les anciens, à travers les médiévaux et jusqu’aux
modérées, toujours plus ou moins « réflexion » et « prospection » 2 ont oscillé
autour de ce centre inaccessible et certain comme un pôle magnétique ;
toujours elles ont reconnu que la connaissance et la réalité sont à viser comme
par deux faces, des éléments au complexe et de l’unité concrète et
compréhensive à la multiplicité à la fois conditionnante et subordonnée.

Ce qui fait l’originalité et l’intérêt de la tentative de Leibniz, si imparfaite et


rudimentaire qu’elle soit, c’est que, au lieu de se borner à constater, à opposer,
à juxtaposer, comme tant d’autres l’avaient fait avant ou l’ont fait après lui, ces
deux modes de pensée et d’existence, il a, pour sa part, voulu user de la
critique idéaliste jusqu’à lui faire avouer finalement la légitimité d’un réalisme
invulnérable à ses coups ; il a été amené à tirer en quelque sorte l’un de ces
modes de l’autre, à les distinguer par voie analytique, sans méconnaître l’autre
voie désirable, à les coordonner d’une façon qu’il souhaitait aussi intelligible
que possible, à maintenir une solidarité bilatérale dans une hétérogénéité
formelle et réelle tout ensemble. L’Unio, ou plutôt l’Uniens quid, le Vinculum
est d’une part indépendant de telles ou telles monades ou éléments, mais [103]
d’autre part il ne se passe pas de toute condition élémentaire. C’est ainsi que le
1
Ce n’est pas seulement dans saint Augustin qu’où trouverait toute une
doctrine et toute une méthodologie de la pensée unitive. Les Pères de
l’Église, les maîtres du Pré-Moyen âge, les thèses les plus vitales de l’École,
les enseignements des Victorins, ceux de saint Bonaventure, comme de
l’École flamande ou espagnole, offrent une immense moisson qui n’a pas
été toute liée en gerbes.
2
Pour ces mots, voir le Vocabulaire de la Société française de philosophie, et
consulter, dans les Annales de philosophie chrétienne de janvier et juin
1906, l’article intitulé : « Le point de départ de la recherche philosophique
», où j’ai proposé le mot et une ébauche d’une doctrine de la prospection.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 109

corps du Christ au sacrement de l’autel se substitue au pain et au vin, mais il ne


reste pas en l’air, il n’élimine pas la matérialité qui prolonge et permet de
perpétuer à l’infini et d’étendre à l’immensité l’Incarnation elle-même :
Verbum caro factum, comme si, brûlant les étapes, la charité reliait là d’emblée
l’initium creaturae au terminus unionis consummatae : cas unique et privilégié
qui précède, prépare, anticipe le Vinculum dilectionis in finem, et qui sert ainsi
non seulement d’exemple particulier et accidentel, mais de Vinculum omnium
vinculorum substantialium. Analogiquement et sur le plus humble plan de la
nature, en toute réalité organique, il y a une unité transcendante aux conditions
variables et indispensables, mais subalternes. Et peut-être faut-il dire que (pour
reprendre une expression de Leibniz), l’emboîtement des organismes de la
hiérarchie des êtres, déjà bien réels en eux-mêmes et à chaque degré
d’existence ou de perfection, ne trouve un plein achèvement et une entière
intelligibilité, beauté et bonté, que par participation, subordination et
assimilation à l’Unum où se consommera l’harmonie de l’Univers matériel et
spirituel.

*
* *

Qu’on me permette donc ici une parenthèse qui contribuera à éclairer notre
difficile sujet et à nous mettre en garde contre les solutions expéditives, tout en
nous laissant entrevoir quelques-unes des profondeurs et des hauteurs d’une
telle difficulté.

A quoi donc faut-il attribuer en grande partie le succès de ce que M.


Edouard Le Roy a appelé « la Philosophie nouvelle » ? A ceci précisément que
cette philosophie répondait, dans un milieu saturé de science et de critique,
d’analyses et d’abstractions [104], à notre besoin de quitter nos semelles de
plomb ou de boue, et s’employait à la poursuite de perspectives inverties et
vertigineusement séduisantes. Dans l’hommage rendu à Henri Bergson par les
Nouvelles Littéraires du 15 décembre 1928, je trouve un texte où le
témoignage porté sur Ravaisson par Bergson s’applique mieux encore à
Bergson lui-même. « Quoi de plus hardi, y est-il dit, quoi de plus nouveau que
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 110

de venir annoncer aux physiciens que l’inerte s’expliquera par le vivant, aux
biologistes que la vie ne se comprendra que par la pensée, aux philosophes que
les généralités ne sont pas philosophiques, aux maîtres que le tout doit
s’enseigner avant les éléments, aux écoliers qu’il faut commencer par la
perfection, à l’homme, plus que jamais livré à l’égoïsme et à la haine, que le
mobile naturel de l’homme est la générosité ? »

Ce renversement paradoxal qui scandalise la raison raisonnante, fascine


peut-être d’autant plus cette « autre raison qui se moque de la raison » ; mais
pour qu’il puisse satisfaire une sagesse plus haute, ne faut-il pas remplir des
conditions plus onéreuses et payer un prix plus élevé que celui qui nous a été
demandé et dont se sont acquittés tant d’esprits hâtifs ? Leibniz en avait eu le
vif sentiment lorsque, au lieu de développer seulement l’aspect esthétique,
sentimental ou pratique d’un tel esprit de finesse, de divination et d’amour, il
ne se contente nullement d’une intuition. Il prétend au contraire (et c’est là ce
qui fait l’originalité et le mérite, la fécondité et la vérité de son hypothèse),
justifier par une critique approfondie et complète de la connaissance discursive
et des réalités élémentaires la présence certaine, le rôle précis, la nécessité
enfin de ce mode supérieur de penser et d’être. Leibniz a toujours tenu à éviter
« ce saut dans l’inconnu » dont M. l’abbé Goossens, dans une thèse soutenue à
Louvain en juillet 1928, a bien voulu reconnaître que je m’étais soigneusement
préservé moi-même en refusant de m’en « remettre au sentiment, au [105]
cœur, à la croyance 1 ». Même quand il a discerné l’abîme à franchir, Leibniz
n’a jamais désespéré de construire un pont. Mais, évidemment, ce pont ne lui a
point paru facile à jeter, alors même qu’il avait exploré les deux bords à réunir
et tenté de mesurer la portée de la voûte. Ce qui lui a peut-être le plus manqué,
c’est de voir quelle est la nature des seuls matériaux capables de former l’arche
reliante, foederis arca. Le Vinculum, en effet, n’est pas seulement une nature
physique, une essence métaphysique, une finalité immanente : il est encore,

1
Cf. la citation donnée plus haut, en note, au bas de la page 101. — Je ne
réussis d’ailleurs pas à comprendre comment, sous prétexte de défendre «
l’intelligence », on prétend exclure l’amour de la vie intellectuelle elle-
même, comme si l’amour n’était et ne pouvait être qu’affectivité inférieure,
mais non réalité d’ordre volontaire, moral, spirituel, amour à la fois
contemplatif, effectif et unitif, où le caractère affectif n’est que signe et
surcroît, comme le disait Aristote dans sa théorie du plaisir et du bonheur.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 111

sans préjudice de tout cela, l’aimant suprême, qui attire et unit par en haut,
étage par étage, la hiérarchie totale des êtres distincts et consolidés ; il est cela
sans quoi ou plutôt Celui « sans qui tout ce qui a été fait redeviendrait comme
néant ». Je demande ici à reprendre à mes frais l’exemple de l’Eucharistie non
plus comme une application, una e multis, du Vinculum, mais comme
l’exemplaire parfait, le véhicule décisif, la réalisation totale et parfaite de
l’hypothèse leibnizienne poussée jusqu’au bout des perspectives qu’elle nous
ouvre. Que voyons-nous donc, en considérant les choses de ce point de vue
dominateur ? La Transsubstantiation, en substituant à l’être naturel du pain et
du vin le Vinculum ipsius Christi, nous apparaît dès lors comme préludant sous
les voiles du mystère à l’assimilation finale, à l’incorporation suprême de tout
ce qui est au Verbe Incarné : Verbum caro factum ut caro et omnia assimilentur
Deo per Incarnatum 1. Par cette [106] première prise de possession vitale, le
Vinculum proprium Christi prépare jusque dans le domaine subconscient, la
configuration spirituelle qui, sans confusion et sans consubstantiation, s’achève
dans l’union transformante, terme normal de la vie spirituelle et de la
communion sacramentelle. Car, si la nature inférieure comporte d’être
transposée en une terre et en un ciel nouveau où le Verbe, α et ω,
primogenitus omnis creaturae, sera la seule lumière, l’unique aliment, et le
« liant » universel, in quo omnia constant, pour les êtres spirituels le Vinculum
n’est pas étreinte transnaturalisante, mais embrassement qui les relie en

1
Je ne puis, en cette rapide suggestion, indiquer les réserves, les distinctions,
les précautions qui seraient indispensables en un sujet aussi délicat et aussi
mystérieux. L’analogie esquissée ici est d’ailleurs en défaut sur un point
capital que rétablit la fin de cet alinéa. La réalité du pain et du vin fait place,
physiquement, ontologiquement, au Christ ; la personne morale de
l’homme, même dans l’Union la plus parfaite, n’est pas supprimée et
absorbée. Dans la Conclusion de l’Esprit chrétien, je propose une doctrine
de l’Assimilation. Omnia intendunt assimilari Deo, dit saint Thomas (S. c.
G. III). Cette assimilation comporte des degrés et des significations qu’il
importe de préciser.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 112

respectant leur nature 2 ; il est en quelque façon, analogiquement, cet osculum


de l’Esprit qui consomme l’Unité de la Trinité elle-même.

Ouverte à propos de « la philosophie nouvelle », notre parenthèse doit


revenir à elle avant de se fermer. En se plaçant aux antipodes de la discursion
conceptuelle pour glorifier l’intuition contre une intellectualité rabaissée au
[107] service de la pratique et aux sciences de la matière (nous dirons bientôt
ce qu’elle fait du spirituel lui-même), elle a pris aussi une position
symétriquement inverse de celle de Leibniz, et elle s’est ainsi exposée, semble-
t-il, à un double inconvénient que voici.

D’une part, opposer systématiquement intuition et discours en une


dichotomie irrémédiable et répercutée dans tous les départements de la
philosophie et de la vie, n’est-ce pas abonder dans le défaut contraire à celui
que nous avions reproché à Leibniz ? Ce dernier avait d’abord et surtout
regardé par le petit bout de la lunette, et il n’avait vu partout que l’infiniment
petit des éléments, au point de ne pouvoir, malgré son sentiment profond de la
vie, instituer finalement une philosophie de l’unité vivante que par le coup de
recolage du Vinculum. C’est ainsi qu’on a pu dire, non sans apparence de
raison, qu’il s’est complu en une « Métaphysique d’Horloger », reposant sur
l’harmonie préétablie entre une multitude d’ingrédients comparables à des
grains de poussière. Bergson, lui, en revanche insiste sur l’effet de masse de
l’élan vital, sur la main qui, d’un seul coup, creuse son moule dans la limaille,
sur la vertu du totum simul qui d’ailleurs se trouve chez lui provisoirement
2
Qu’on ne se méprenne pas sur ces « analogies », comme s’il s’agissait d’une
extension matérielle ou littérale de l’Incarnation et comme si le Vinculum
était déjà un commencement de Transsubstantiation réelle. Non, mais il
s’agit de discerner dans l’ordre naturel même et à tous ses étages, les
virtualités spécifiques, la sorte particulière de puissance obédientielle qui
sert de matière à informer, de potentialité à actualiser. L’uniens quid dont
parle Leibniz subsiste normalement, comme le point d’appui partout préparé
à la réalisation de l’Unum où se consommera le plan divin. Retenons que
tout l’inférieur, tout l’élémentaire, tous les degrés ont bien une subsistance
naturelle et une solidité certaine ; et c’est même pour cela que, ne pouvant
être anéantis, ils servent de pierre d’attente pour le couronnement
(superadditum quid).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 113

limité à un ordre tout immanent à la durée. Mais, à ces coups de génie de la


nature, de l’art ou de la spéculation, n’y a-t-il pas, ailleurs que dans la
spontanéité, une préparation méthodique ? Est-ce que la science et l’ascèse,
chacune en leur ordre, ne sont pas des chemins indispensables de vérité, de
liberté, de réalité ? Est-ce que la pensée notionnelle et la matérialité même ne
sont pas à intégrer dans l’unité totale où tout en effet doit prendre place, sens,
efficacité, et où à vrai dire rien, absolument rien, ne peut être considéré comme
étant en vain, οὔδεν μάτἠν.

D’autre part, Bergson et Leibniz, l’un et l’autre diversement, mais


également peut-être, ont tendu à définir leur [108] « intuition de l’unité » d’un
point de vue étranger en somme à tout contenu... cherchons ici les épithètes à
employer dans leur sens exact et plein : le Dieu qui produit par fulguration les
possibles et les essences, qui trie et combine les compossibles
mathématiquement, qui les réalise par une nécessité morale dont la vraie figure
est une prédestination automatique ; l’élan vital, fût-il un jour déclaré divin,
qui identifie la liberté à la spontanéité, l’énergie spirituelle qui, fût-elle
glorifiée comme un triomphe de l’immatériel ou un miracle de la foi, n’est en
dernière analyse qu’une force de la nature, tout cela vraiment ne demeure-t-il
pas étranger à un contenu (nous pouvons maintenant sans crainte d’équivoque
et de démenti reprendre les qualificatifs en leur sens traditionnel) proprement
moral, et, si l’on peut dire cordial, « charitique », intrinsèquement spirituel. Ce
qu’on nous fait entrevoir dans la Monadologie ou dans l’Evolution créatrice
est mathématique, esthétique, logique, métaphysique, empirique, tout ce qu’on
voudra ; mais, quelque beau, quelque stimulant, quelque architectonique que
cela paraisse et que cela soit, l’édifice qui repose sur cette assise, même éclairé
des plus merveilleux feux d’artifice, n’a pas la lumière et la chaleur du vrai
soleil. Certes, on y entend la T. S. F. ; toutes les vibrations de l’ordre immanent
des choses phénoménales s’y entrecroisent et s’y répercutent en de nouveaux
foyers virtuels ; mais c’est l’aménagement d’une force une fois donnée, la
« fulguration » d’un Dieu de puissance, le triomphe d’un Architecte ou d’une
Spontanéité, le résultat d’une vis a tergo, l’évolution créatrice d’imprévisibles
rencontres : ce n’est pas la Vocation d’en haut, l’attrait de la Bonté, la
coopération enrichissante à l’infini, la finalité seule vraiment intelligible de
l’Amour se communiquant pour associer des êtres nouveaux à une vie toujours
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 114

plus abondante et béatifiante, l’effusion de l’Esprit qui engendre une vie qu’on
peut, sans métaphore [109] ni trope d’aucune sorte, nommer nouvelle et
divine. Sinon même là où l’on s’insurge contre les procédés de la pensée
abstraite, on reste encore dans l’abstraction, dans le domaine des images et des
représentations, dans le mimétisme du concret, de la vie et de la spiritualité,
dans le jeu des concepts, le concept de l’anti-conceptualisme y fût-il chef
d’équipe ! Est-ce être trop sévère et injuste ? Peut-être, à maints égards. Et
pourtant, en cette critique qui pourra paraître dure ou incompréhensive, nous
avons secrètement consenti une immense, une excessive concession :
constamment nous avons admis les descriptions captivantes qu’on nous offrait,
comme si ces croquis, devis et lavis d’architecte équivalaient aux édifices
représentés, mais qu’ils n’étalent qu’aux yeux de l’imagination, et comme si
parce qu’ils se tiennent sur le dessin, ils étaient par là même réalisables et
consistants : ce qui n’est pas. Un réalisme concret en accord avec une pensée
consciente de ses légitimes exigences, suppose d’autres matériaux et vaut un
autre prix. Comprendre à fond le sens de cette dernière critique, trouver le
moyen d’y échapper, nul effort n’est plus difficile, mais aussi plus nécessaire et
plus récompensant.

*
* *

Et maintenant fermons notre parenthèse, à l’abri de laquelle nous avons osé


faire apparaître dans les longues perspectives d’une nef obscure la lampe du
sanctuaire, symbole du foyer de lumière et de vie, du lien des âmes et de toute
réalité : il faut d’autres voies que celles que nous venons d’examiner, pour y
conduire vraiment les esprits. Et revenons à la place publique, sans pénétrer
dans aucun domaine réservé, en prenant les exemples les plus accessibles à
tous, simples ou doctes, incroyants ou croyants, afin de faire reconnaître et
[110] admettre la présence réelle et efficace des Vincula au double point de
vue de la connaissance et de la réalité harmonisées en eux. Faute de pouvoir
parcourir méthodiquement la hiérarchie de ces liens (ce qui réclamerait toute
une grande étude pour laquelle Leibniz ne fournit rien), qu’il nous suffise de
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 115

présenter quelques échantillons : on va voir qu’ils n’ont rien de chimérique ni


d’abstrus.

C’est à force de rester dans les explications métaphysiques sous leurs


formes les plus générales et sans recourir à aucun exemple précis, que Leibniz
nous laisse l’impression d’une théorie très obscure, vraiment éloignée de la vie
et destituée de toute vérification. Mais c’est là une méprise. Le Vinculum paraît
très « métaphysique et ardu » ; mais il est aussi d’abord l’expression du sens
commun le plus naturel et le plus foncier, celui auquel se référait Pascal
lorsqu’il parlait de tout ce que, même en géométrie comme dans l’art, dans la
morale, dans la politique ou dans la vie spirituelle elle-même, « le cœur » 1
nous révèle d’une façon globale et « invincible à tout le Pyrrhonisme ». Et si
c’est par cet « esprit de finesse » (qui est en même temps un esprit d’ampleur
et de force, d’agilité et de totalité), que nous percevons même les dimensions
de l’espace et les éléments indispensables de l’esprit de géométrie lui-même,
Pascal ne fait-il pas d’avance écho à Leibniz ? Celui-ci, si agile lui-même dans
le passage d’une perspective à une perspective symétrique ou inverse, si
attentif à noter qu’il y a du moral jusque dans la géométrie et du géométrique
jusque dans la morale, Leibniz avait observé que, au point de vue empirique,
pour l’étendue ou la durée par exemple, realia sunt ante totum, tandis que,
pour l’espace [111] ou le temps abstraits, c’est-à-dire in idealibus, le tout est
premier donné, totum est prius partibus 2. Mais, par un tour de pensée de plus,
ne renversa-t-il pas encore une fois son point de vue en remarquant que, au
delà de la synthèse abstraite et construite a priori par l’activité idéale de
l’esprit, il y a un Unum reale et concretum quodest superius et prius tam
idealibus quam sensibilibus ? Et, par ce tour de pensée de plus, il réconciliait
le sens populaire avec les vrais habiles. Car les « simples », sans discerner
explicitement les données obvies des sens et les évidences profondes de
l’intelligence, jugent bien des choses.

1
Il va sans dire que cette expression est prise comme Pascal le fait dans toute
la force de son emploi rationnel, sans qu’il faille y voir une concession à un
subjectivisme purement affectif ; car il s’agit d’une forme de pensée
commune à tous les esprits et plus objective que l’esprit de géométrie lui-
même.
2
« In actualibus simplicia sunt anteriora aggregatis, in idealibus totum est
prius parte. » (II, 379.)
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 116

Mais puisque sans doute on souhaite des exemples facilement saisissables et


des preuves du posse par l’esse, venons-en aux faits 3 et prenons, dans les
domaines les plus divers, quelques tests aisément significatifs.

Au reste est-il besoin de nous attarder à de simples faits, [112] comme


ceux-ci que nous prenons au hasard, afin de faire réfléchir le lecteur à l’omni-
présence de la forme de pensée et d’initiative qu’il s’agit de l’amener à
constater : ainsi l’impression originalement simple d’une couleur qui implique
des trillions de vibrations ; — ainsi la compréhension laborieusement préparée
sans doute, mais soudaine, claire, unique, dominatrice du musicien inspiré, tel
Mozart déclarant entendre, en une seule intuition musicale, toute une
symphonie ; — ainsi la méthode supérieure du peintre qui note une ligne, un
trait de lumière comme un centre de vivante cristallisation ; — ainsi
l’enseignement fécond du vrai maître de dessin qui évitant la décomposition
des modèles en tracés géométriques et fictifs, conduit l’esprit et la main de ses
élèves, des masses lumineuses et de l’ensemble harmonieusement expressifs au
rendu du détail ; — ainsi, dans les grandes émotions et les grandes décisions
qui engagent tout notre être, le vif et clair sentiment d’une sorte de communion
anticipatrice de l’instant et de l’éternité se rejoignant au-dessus des apparentes

3
Si c’en était le lieu, on pourrait montrer que ce n’est pas seulement pour la
spéculation philosophique que cette hypothèse du Vinculum, (ou quelque
autre analogue), est salutaire. L’éliminer, pour nous en tenir aux seuls
éléments analytiquement connaissables et isolables, ce serait en somme
nous condamner à ne voir dans le monde rien qu’un mécanisme (et encore
c’est trop concéder, puisque le mouvement même implique une synthèse
transcendante aux points successifs ou juxtaposés). Mais si, au delà de ce
que la physique peut nous décrire de l’univers, nous admettons que la
beauté des couleurs ou des sons, que les données de la conscience ou les
chefs-d’œuvre de la vie sociale ont un sens et une réalité, alors nous devons
rattacher toute cette science, toute cette vie à un Superadditum quid,
radicalement irréductible : en d’autres termes, il y a, chemin faisant dans la
hiérarchie des choses dont nous vivons, des unités neuves, significatives et
supérieurement réelles, qui sont fondées sur de prodigieuses multiplicités ;
et il faut que ces unités aient une consistance propre comme un tremplin où
l’on reprend élan vers un but qui est, non dans la poussière, mais dans une
fin intelligible et solidifiante, sursum. Et tout vinculum est donc à voir
desursum, puisqu’il est en effet supra et novum quid, alors même qu’à
considérer d’en bas la hiérarchie des choses, ces vincula servent à
consolider chaque assise.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 117

divisions de la durée ; — ainsi, aux heures tragiques de la vie des peuples ou


de la vie de l’humanité, l’évidence impérieuse d’aspirations, d’obligations,
d’unions invinciblement supérieures au morcellement des individus et des
nations 1.

Mais des exemples isolés ou des faits fragmentaires et transitoires qu’il


serait facile d’énumérer (et ils sont si nombreux, si proches, si intérieurs même
à notre expérience commune qu’on ne songe pas à les voir, comme l’œil
s’ignore lui-même), il serait plus instructif de passer à la considération des
états durables qui, du bas au haut de la vie humaine, forment, selon la
remarque de Newman, cet « essentiel inaperçu » et pourtant décisif et
permanent que la tâche du philosophe est de découvrir. [113]

En ce qui touche l’expérience de ces « simples », que Pascal ne qualifie de


la sorte que pour les rapprocher des plus « habiles », n’est-il pas vrai que, selon
le mot de Bossuet, ce n’est pas la réflexion critique, toujours courte par
quelque endroit, mais le regard du sens commun, qui est « le grand maître de la
vie humaine » ? Dans nos options les plus graves, nous ne nous fions pas au
détail des arguments : car il faut que « le jugement porte sur le tout ». Selon
une autre remarque profonde de Newman, nos convictions, nos résolutions, nos
actions, si méditées qu’elles soient, ne résultent pas d’une addition de
probabilités : elles surgissent d’une unité supérieure à tous les arguments
comparés et pesés, même quand nous nous faisons illusion sur les motifs
véritables de nos démarches. C’est pourquoi l’intention morale ou l’acte de foi
ont une valeur supérieure aux justifications intellectuelles qui les préparent, les
appuient, les éclairent, les stimulent, mais ne les constituent pas, en sorte que
ce serait spéculativement compromettre la solidité de nos convictions les plus
sûres et les plus essentielles que de les faire porter — à faux — sur des
démonstrations purement analytiques. Ainsi encore en est-il de la vocation.
L’appel qu’entend une âme et qui la fixe dans une voie encore imparfaitement
connue d’elle, lui permettant de s’y engager légitimement, même par vœu,
avec une générosité héroïquement obscure et lucide à la fois, cet appel
manifeste bien cette supériorité, cette antécédence même d’une pensée

1
Cf. Patrie et Humanité. Compte rendu de la Semaine Sociale de Paris,
1929, p. 363-405.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 118

concrète, d’une solution finale et globale à laquelle ne saurait valablement


s’opposer et suffire aucune des partialités et des perplexités de la délibération.
— Même dans les sciences les plus positives, les inventions et les applications
ne dérivent jamais d’une simple mise en œuvre de la réflexion critique. Il y a,
fût-ce dans les sciences exactes et les recherches les plus déductives, une part
d’initiative, d’anticipation, de divination sans laquelle non seulement le
progrès [114] de la connaissance serait impossible, mais encore l’extension de
la théorie abstraite à ses propres justifications et à ses conséquences pratiques
ne saurait ni s’expliquer ni s’appliquer. On l’a vu pour l’invention du calcul
infinitésimal comme aussi pour l’application des mathématiques à la physique,
ou, encore pour l’extension des doctrines de relativité qui s’affranchissent des
apparences notionnelles et impliquent un renversement des perspectives
simplement analytiques, en tentant d’aboutir à une unification de notre science
positive de l’univers. Tout récemment encore la mécanique ondulatoire nous,
apporte une belle illustration de cette même vérité : elle est moins une
nouveauté paradoxale que le prolongement d’un mouvement continu de l’esprit
pour rejoindre le réel au delà des oppositions abstraites de l’entendement.
Davantage, dans la biologie, on peut dire (et mieux encore qu’à l’époque de
Geoffroy Saint-Hilaire et de Pasteur) que la vie, au regard de l’entendement
logique, est une sorte de cercle vicieux. Car l’unité du tout semble précéder la
genèse des parties et des organes qui paraissent cependant la cause efficiente et
la condition préalable du vivant lui-même. Il est manifeste, comme l’a observé
Claude Bernard, que l’être organisé est une « création d’après une idée
directrice » et qu’il constitue un lien substantiel ne dérivant pas des membres.
Il est bel et bien, cet être organisé, comme l’auteur de ses propres éléments.

La médecine elle-même apporte ici son témoignage concordant. Trop


exclusives sont apparues de plus en plus les théories qui feraient de la maladie
une entité importée du dehors et compartimentée en des genres distincts ou en
des organes isolés. A l’encontre de ces théories, il faut reconnaître que
l’équilibre total et singulier de chaque organisme vivant, du milieu intérieur
qu’il se façonne et des fonctions colloïdales où se développe l’activité une et
idiosyncrasique de sa vie, exprime en effet, une réalité indivisée et originale.
Or, de [115] cette réalité synthétique, l’idée de la « substance composée » ou
du « lien réel » (plus réel même que les ingrédients qui y entrent et qui en
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 119

sortent dans le tourbillon vital) nous donne une suggestive représentation et


plus même qu’une simple analogie.

Dans tous les étages de la Psychologie devenue de plus en plus concrète,


qu’il s’agisse des tropismes, de l’étude du langage, de la genèse de la réflexion,
de la psychologie collective, ce qui apparaît de mieux en mieux, ce qui
renouvelle et vivifie les recherches, c’est le sens de l’interdépendance des faits,
de la finalité organique, d’une unité transcendante en même temps
qu’immanente à tout le détail des parties et des fonctions, une sorte de synergie
qui fait par exemple que nous parlons et faisons attention avec tout notre être
même matériel, et que la moindre perception comme le moindre mot implique
un acte aussi supérieur aux éléments analysés que l’éternité l’est à la durée
morcelée. Quoi de plus merveilleusement expressif de cette vérité, en
apparence élémentaire et menue, en réalité immense, que les décisives analyses
d’une élégance platonicienne que nous offrent les « Dialogues
Philosophiques » publiés naguère par les Etudes 1 ?

Dans les sciences sociales et juridiques, n’est-on pas revenu des abus de
l’individualisme et ne sent-on pas de plus en plus le vice des constructions qui
prennent comme matériaux des atomes humains, des nations isolément
considérées, des institutions codifiées en formules figées ; et ne considère-t-on
pas que le procédé conforme à la nature de ces réalités collectives exige que
nous prenions comme centre de perspective l’unité vivante de l’humanité, des
diverses patries, des institutions mouvantes, d’une tradition qui porte
constamment en [116] elle la continuité d’un effort toujours capable
d’adaptations nouvelles et dominant les fluctuations du nombre et du temps
comme du haut de l’unité concrète et de l’éternité elle-même indivisiblement
présente à toutes les phases du changement 2.

1
Voir les Études du 5 et 20 janvier 1926 : « Baghéra, ou l’Ame des Bêtes » ;
« Balthazar ou la Spiritualité de l’âme », par le P. Auguste Valensin.
2
Voir sur ce sujet, entre autres tentatives nombreuses, les suggestives
réflexions de Gaston Morin, professeur à l’Université de Montpellier,
publiées dans le Bulletin de la Société d’Études Philosophiques et dans la
Revue de Métaphysique et de Morale (1930).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 120

De même encore, dans l’ordre métaphysique, la pensée spéculative ne


procède pas principalement par analyse et acquisitions successives. Tout effort
philosophique ne fait que traduire une idée et une intention primitives et
permanentes qui sembleraient pouvoir tenir en un mot et que des livres
accumulés n’épuisent pas. Sans doute cette vue synthétique a besoin de se
critiquer, de se discipliner, de se confirmer par un labeur prolongé et multiple ;
mais cependant l’idée directrice demeure supérieure à tout le détail des
analyses et des vérifications. Il est bien vrai que Descartes a indiqué que les
déductions, elles aussi, peuvent aboutir à une vue simple et directe de l’esprit
qui n’a plus besoin de passer par des intermédiaires pour apercevoir tout d’une
vue et dans une simple inspection les vérités laborieusement obtenues 1 ; mais
cette connaissance synthétique reste tributaire du discours d’où elle est issue ;
elle ne doit nullement être confondue avec la connaissance unitive qui ne se
laisse pas ainsi préparer et morceler, parce que son essence même est de n’être
à aucun moment divisible et déduite. Toutes les grandes doctrines
philosophiques, sous des formes diverses et inégales, mais en somme
convergentes, sinon équivalentes, ont reconnu, affirmé, utilisé cette sorte de
pensée concrète et cette conception [117] d’une réalité inaccessible aux
dissections de l’entendement abstrait qui peut engendrer la domination
tyrannique des « primaires », mais dont les « simples » et les vrais « habiles »
ne consentiront jamais à être les victimes.

Plus encore, en ce qui touche la foi morale et surtout la conscience


religieuse, ce qui est l’essentiel, le décisif, ce ne sont pas les arguments
successifs, si indispensables et efficaces qu’ils soient : c’est une disposition
totale de l’être entier, esprit, cœur et volonté. C’est pourquoi, dans la
conversion et dans l’adhésion de l’âme aux croyances vitales, la pensée
discursive reste toujours courte, comme au seuil d’un sanctuaire où s’opère,
non dans les ténèbres certes, mais dans une clarté trop intime pour être projetée
en preuves et en paroles, l’acte de foi qui unit tout l’être humain à toute la
vérité où il cherche le moyen de son salut avec le secret de sa destinée. Aussi,

1
Cf. Discours de la Méthode, deuxième partie, 4e règle : « Le dernier
(précepte était) de faire partout des dénombrements si entiers et des revues
si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. » — Voir surtout les «
Regulae ad directionem ingenii », et notamment la Règle XI.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 121

comme le remarquait et le demandait le cardinal Dechamps dans son œuvre


apologétique, la vraie démarche, celle qu’il nommait la Méthode de la
Providence, ce n’est pas celle qui accumule les syllogismes, les recherches
d’érudition, l’agencement progressif des faits et des preuves rationnelles ou
scripturaires : mais c’est celle qui, procédant du tout aux parties et de la vérité
concrète et complète à ses justifications partielles institue, selon son expression
et selon le titre de son principal ouvrage, « une démonstration catholique de la
vérité chrétienne ». Au lieu d’opérer ainsi, « l’apologétique des classes et des
manuels 1 » étage trop souvent ses arguments dans un sens inverse et rarement
opérant, comme s’il fallait effectivement passer par ces étapes successives :
prouver le déisme, prouver la religion naturelle, prouver le christianisme,
prouver enfin le catholicisme. Cela, c’est l’ordre apparent [118] de la raison
ratiocinante : mais ce n’est pas l’ordre de l’intelligence vivante, ni la voie
habituelle de la certitude et de la grâce.

Ce qui est vrai de la vie spirituelle des intelligences l’est largement et


profondément encore de la Tradition qui fait participer la multitude des âmes
dans le temps et dans l’espace à une vérité toujours identique à elle-même,
toujours actuelle, ancienne et nouvelle, sans brisures ni déclin, ni épuisement
possible. Elle domine donc l’avenir et le passé dont elle fait le lien dans une
unité où l’esprit trouve la lumière et les aliments dont il a besoin au jour le
jour, sans appauvrir ce trésor infini par aucune analyse monnayante 2.

A plus forte raison en est-il ainsi dans les formes les plus hautes de la vie de
l’esprit, au de la des voies purgative et illuminative ; assurément l’homme n’y
accède pas de lui-même, et la philosophie ne saurait ni conduire ni pénétrer au
1
Expressions du cardinal Dechamps lui-même, maintes fois reprises et
profondément justifiées par lui. Voir à ce sujet les articles pénétrants de M.
le chanoine F. Mallet.
2
Sur le caractère original et transcendant de la véritable Tradition, voir
Histoire et Dogme, notamment p. 47 et suiv. — « Un nouvel entretien de M.
l’abbé Mallet avec M. Blondel ». Revue du Clergé Français, 15 avril et 1er
mai 1904. On consultera avec beaucoup de fruit la savante thèse de M.
l’abbé René Wehrlé, sur la Coutume dans le droit Canon. Il y est bien
montré en quoi la coutume juridique, du simple point de vue humain et
historique n’épuise pas la véritable notion de la « Tradition ». La Tradition,
au sens fort du mot, est d’un autre plan, d’un autre ordre que la coutume ou
que « les traditions ».
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 122

sanctuaire de la contemplation infuse et de l’Union transformante. Mais cette


plénitude de vie proprement surnaturelle n’est pas une création ex nihilo, elle
met en œuvre et perfectionne des facultés préexistantes et des virtualités
congénitales. Il y a des ébauches et des approximations d’unité spirituelle qui
trouvent leur support dans les préparations de la vie raisonnable ; de même que
la contemplation surnaturelle est l’épanouissement des germes semés et infus
en l’âme par le don même de la grâce 1. [119]

*
* *

Ces quelques exemples, qu’il serait aisé de multiplier 2, sinon de relier les
uns aux autres, quoiqu’ils procèdent d’un même esprit et pour ainsi dire d’un
« état » synthétique delà pensée, suffisent du moins à nous montrer que
l’hypothèse leibnizienne du Vinculum, où l’unité domine les éléments dont elle
paraît composée, n’est pas une invention absurde, « un expédient à peine digne
d’un sophiste », comme le disait Albert Lemoine. Il y a là au contraire une vue
très belle et très féconde quoique très difficile à préciser et à justifier. Or,
malgré mille tentatives éparses dans l’histoire de la philosophie, jamais l’on
n’a eu tout le courage, toute la persévérance nécessaires pour tirer au clair cet
aspect où la pensée et la réalité s’unissent pour former ce lien substantiel
capable de satisfaire aux exigences communes de l’idéalisme le plus critique et

1
La belle et fructueuse renaissance des études de Mystique a mis en une
lumière toujours accrue des vérités parfois voilées, mais que la continuité de
l’enseignement et de la pratique des Maîtres et Témoins de la plus haute vie
spirituelle, n’a jamais laissé prescrire. Ces leçons de l’expérience sainte, ces
résultats de l’histoire des doctrines mystiques, M. l’abbé Joannès Wehrlé les
a concentrés avec une force et une clarté supérieures dans sa belle étude : «
La Vie Contemplative, couronnement de la vie chrétienne » (sermon
prononcé au Carmel d’Alençon et publié en brochure).
2
Il y aurait à reprendre de ce point de vue la plupart des thèses de la
philosophie scolaire, telle la théorie de la mémoire, éclairée par la doctrine
augustinienne (Memoria est ipse animus) de la Réminiscence et de
l’Éternité, telle la théorie de la Raison, de l’Intelligence et de la Sagesse
dont les doctrines patristiques et scolastiques scrutent des profondeurs ou
des hauteurs, trop souvent oubliées.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 123

du réalisme le plus profond. Sans s’y être engagé personnellement à fond,


Leibniz a du moins ouvert une voie qu’il importe de ne pas laisser se refermer,
et on peut regretter que, après lui, à partir de la réflexion discursive elle-même,
nul ne l’ait explorée à nouveau et plus avant. [120]

On m’objectera peut-être que, derrière les broussailles accumulées sur cette


route, j’ai eu tort d’espérer un plus libre passage, et l’on m’accusera sans doute
de forcer et même de fausser la pensée de l’auteur de la Monadologie en y
ajoutant maints commentaires qui lui sont étrangers ou qui lui auraient été
antipathiques. Mais ne dénature-t-on pas davantage encore cette pensée quand
on méconnaît le problème qu’elle a réellement entrevu et sérieusement posé ?
Et la méconnaissance habituelle et systématique des historiens en présence de
ce problème ne prouve-t-elle pas qu’ils ont insuffisamment compris et la
Monadologie elle-même et le champ ultérieur de recherches dont Leibniz
avouait avoir fait la découverte ?

Dès lors, et même du point de vue strictement historique, n’est-il pas


légitime et utile d’explorer les avenues où avait plongé le regard de Leibniz ?
C’est là un de ces « secrets » qu’il aimait à étudier par devers lui ou avec
quelque sûr confident. Admettons que le Vinculum ne soit, comme on l’a dit,
qu’un « simple expédient », il est du moins pour lui un expédient loyal qui ne
clôt pas la recherche et qui sert à provoquer de nouvelles investigations.

C’est pourquoi l’intérêt historique de notre enquête reste secondaire. Ce qui


est principal, ce qui a été le véritable motif de cette étude, c’est l’intérêt
dogmatique qu’elle présente. A Victor Brochard qui avait accordé que, en
doutant de la sincérité et du sérieux de Leibniz à l’égard de Des Bosses, on
avait commis une méprise certaine, mais qui, néanmoins, soutenait que
finalement Leibniz avait refusé son adhésion à une hypothèse aussi fictive
qu’ingénieuse, il ne suffirait plus de répondre qu’il ne s’agit pas d’une simple
fiction. Il faudrait ajouter que les développements récents des études
historiques et des initiatives contemporaines ont mis davantage en lumière le
caractère vital, indispensable de la solution, sinon de la question à laquelle le
Vinculum sert d’étiquette. [121]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 124

Assurément la difficulté reste grande d’énoncer avec précision les données


mêmes du problème qu’on ne saurait résoudre sans l’avoir d’abord posé en
toutes ses parties. Qu’est-ce en effet qui fait question et quels sont les faux
chemins où il faut éviter de s’engager ?

Il faut d’abord comprendre qu’il est impossible d’attribuer une réalité


substantielle, une valeur ontologique, soit aux données sensibles sous la forme
où le matérialisme prétendrait les considérer comme suffisantes, soit aux seuls
concepts sous la forme où l’entendement les dégage, par la science positive ou
par la métaphysique abstraite, de nos connaissances empiriques ou
spéculatives, soit à la conscience immédiate et à l’enregistrement réfléchi d’un
fait qu’on prétendait atteindre comme primitif et solide. Tout cela, dont nous ne
pouvons d’ailleurs nous passer pour développer à la fois notre pensée
subjective et nos assertions objectives, est cependant irréalisable, c’est-à-dire
que nous ne saurions projeter ces différentes représentations de notre
connaissance dans le domaine d’une réalité indépendante de l’esprit. Alors
cette tentation où succombe la pensée contemporaine atteinte presque partout
d’immanentisme et d’idéalisme subjectif (en dépit de Gentile ou de Heidegger
et de tous ceux qui bravent une impossibilité radicale pour se suspendre à une
doctrine de relativité généralisée) ne conduit-elle pas ceux qui en sont victimes
à une thèse qui n’est elle-même pensable et qui ne peut déployer son activité
critique et destructive qu’en impliquant des présupposés qui la condamnent et
la contredisent à fond. Car, disons-le nettement, on ne saurait professer un tel
immanentisme sans se référer implicitement à un terme transcendant, à un
étalon sous-entendu, mais toujours présent, à une unité méconnue qui empêche
tout l’édifice de l’expérience, de la science positive, de la spéculation idéaliste
de s’effondrer et d’être réduit à un néant de conscience, [122] de connaissance
et d’être concevable. Il est trop commode de spéculer sur des pensées ou des
données en supprimant, en niant les conditions mêmes qui les rendent
pensables ou possibles. Bon gré, mal gré, il faut qu’il y ait un Vinculum, c’est-
à-dire un lien réel qui empêche la conscience de s’endetter en poussière, qui
empêche aussi la pensée et la réalité de se séparer, de s’entre-détruire. C’est
grâce au Vinculum que, soit au point de vue de la connaissance, soit au point de
vue de l’être, la dissociation ne réussit jamais à s’opérer, parce que, comme le
disait Parménide, la pensée est de l’être et l’être est déjà de la pensée virtuelle.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 125

J’avais promis de faire voir aux « contempteurs » mêmes du Vinculum


qu’ils l’admettent et qu’ils en profitent sans le savoir : peut-être me reprochent-
ils de ne pas tenir ma parole ; aussi est-il temps, avant de conclure de parler
clair et net. Eh oui, comme M. Jourdain faisait de la prose à son insu, tous,
constamment, nous pensons et agissons en métaphysiciens de la finalité. Tous
nous nous appuyons, à chaque étage de nos sensations, conceptions,
productions, sur des unités qui résultent de prodigieuses multiplicités et qui
sont l’objet de nos pensées, de nos arts, de nos actes. Si ces unités composées
que nous percevons et utilisons comme des simples n’étaient pas en quelque
sorte justifiées par en haut et consolidées par leur signification supérieure, tout
ce qui est fondé sur ces complexes s’abîmerait dans un écroulement sans fin.
Que parlions-nous seulement d’un « trou par en haut » ? S’il existait, ce serait
aussi le trou par en bas, l’abîme qui engloutirait tout. Dans la science positive,
comme dans la métaphysique, l’atome, la monade n’arrêtent pas la
dissociation, et il n’y aurait point de limite assignable à la pulvérisation. C’est
à propos des corps, puis des corps organisés que Leibniz avait d’abord aperçu
« l’exigence » d’une « composition unitaire et réelle » ; mais peu à peu et de
proche en [123] proche, il est remonté d’étage en étage, et le Vinculum qui
paraissait au début servir à « subtantialiser » l’ordre matériel est devenu de
plus en plus l’armature spirituelle de l’ordre total, jusqu’à s’appliquer par
excellence à ce panis vivus et vitalis, Vinculum vinculorum, « panis
supersubstantialis » (Matth., VI, 11), principe et terme faute desquels il n’y a
rien de solide, de tenu. Assurément, il y a longtemps que l’on a exposé, même
sous les formes paradoxales que nous rappelions à propos d’Aristote, de
Ravaisson, de Lachelier ou de Bergson, les thèses de la finalité qui semblent un
défi à la chronologie et à la logique rudimentaire ; mais autre chose est de les
énoncer comme une vue, comme une interprétation, comme un rêve de l’esprit,
autre chose est de les réaliser in concreto, de comprendre que la causalité
efficiente elle-même serait inintelligible et irréelle sans cette finalité même, et
d’aller jusqu’au bout des « exigences » et des applications. Le Vinculum est un
pas en ce sens, rien qu’un pas, mais sur un terrain ferme et dont il faut prendre
possession.

C’est à déterminer plus explicitement ces rapports indélébiles que la


philosophie doit, semble-t-il, s’attacher afin de permettre à la réflexion savante
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 126

de rester d’accord avec la spontanéité de l’intelligence et la responsabilité de la


volonté en acte. En apparence, nous sommes maîtres d’organiser nos pensées
sans que nous ayons à répondre de nos illusions et de nos erreurs, même
lorsque leurs conséquences peuvent devenir funestes. Mais ce n’est là en effet
qu’une apparence. Car ces fautes intellectuelles procèdent souvent de
déviations morales et d’insuffisances volontaires. On a qualifié « d’essentiel
inaperçu » ce par quoi l’on pense, l’on vit et l’on agit, ce sur quoi l’on sera
jugé. Tout inaperçu qu’il est, cet essentiel est toujours présent, adhérant,
opérant au plus intime, au plus inaliénable de l’être que nous sommes ; et la
connaissance « indistincte » que nous en avons, si enveloppée qu’elle demeure
[124] d’ordinaire, n’en est pas moins une connaissance, — connaissance
« claire » pour la prospection qui sert à orienter nos intentions finales,
connaissance « éclairable » même pour la réflexion qui sert à préciser, à
justifier, à confirmer et à parfaire ce drame spirituel, en face de « l’Unique
nécessaire » où se trouve l’unique solution. C’est pourquoi il importe de ne pas
laisser le problème que nous avons en vue se cantonner artificiellement et
contre-nature dans l’ordre dialectique des idées, où il est bien vrai qu’il se pose
aussi mais sans s’y enclore. Et, si Leibniz lui-même a finalement échoué à tirer
de son intuition du Vinculum tout le parti qu’elle comportait, c’est qu’il n’a pas
mis ce sens vraiment moral et pleinement spirituel dans son « architecture ».
Malgré les mots traditionnels qu’il emploie et l’effort qu’il tente pour en
retrouver ou en vivifier l’esprit, il a gardé plus de paille que de grain, il eût pu
dire aussi de ses explications d’ingénieur-métaphysicien : Omnia ista videntur
mihi paleae ; il a traité les choses de l’âme, de la vie, de l’agir avec des
symboles abstraits qui sont une contrefaçon des réalités singulières et
universelles à la fois ; il a fabriqué une philosophie des enveloppes sans
contenu, et, en dépit de ses déclarations et intentions contraires, il est resté
dans le domaine des essences et des substances entitatives qui ne sont, par
elles-mêmes, que des choses sans intimité et sans valeur. C’est ainsi que, tels
qu’il les a présentés, son Vinculum substantiale et son Unio metaphysica ne
pourront jamais aboutir à être ce qu’il faudrait qu’ils fussent, un vinculum
dilectionis et une unio voluntatum. — Unum corpus multi spiritus esse
debemus : ces paroles, dont pourtant il a formulé l’équivalent verbal sont
demeurées, par l’effet de ses habitudes d’esprit et de ses déficiences
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 127

spirituelles, des formules comme celles que manient les algébristes ; elles n’ont
pu, pour lui, contenir une vive réalité ! [125]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 128

CONCLUSION

Retour à la table des matières

Rapportée à ses origines historiques, introduite à sa place dans le


mouvement général d’une pensée très systématique, mais très souple et
toujours en croissance, considérée comme l’un des couronnements possibles
sinon comme le couronnement « exigé » de la philosophie de Leibniz, la
théorie du Vinculum Substantiale suppose, telle qu’elle nous est apparue en
dernière analyse, deux éléments très distincts, mais solidaires et également
nécessaires : d’une part une exigence critique à satisfaire, d’autre part un
dessein réaliste à conduire jusqu’au bout ; et ces deux éléments, ces deux
tendances ne peuvent se rejoindre intelligiblement, s’unir effectivement que
par un tertium quid, par un superadditum, par un substantiale novum.

Mais autant Leibniz nous a paru faire preuve d’un discernement très
méritoire en découvrant le problème à poser et en signalant de loin le but à
atteindre (optandum), autant l’énoncé de cette question demeure imparfait,
autant surtout la méthode de discussion demeure imprécise et fuyante, autant la
solution qu’il ébauche reste hésitante et déficiente, (non adoptandum). En
somme son effort qu’il faut dire légitime, sincère et utile, a toutes les
apparences d’un échec.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 129

Mais cet échec même doit être instructif et stimulant pour nous ; il nous
apporte des leçons et des suggestions qu’il est bon de recueillir 1. [126]

Nous libérant donc des données restrictives et des conclusions littérales


dont l’effort pourtant vigoureux de Leibniz a pâti jusqu’à en subir discrédit et
oubli, nous voudrions, pour finir, méditer un instant cette aventure
métaphysique, indiquer en gros la cause des déviations stérilisantes, dire ce qui
n’est pas à faire, bref placer un poteau indicateur à la croisée des routes, pour
marquer celles qu’il ne faut pas suivre : première condition pour que soit
frayée et explorée ultérieurement la seule voie sans doute qui puisse aboutir au
but.

De quoi s’agit-il en définitive, et quels sont les termes exacts de l’ultimatum


auquel nous devons nous soumettre ? D’un côté, exigence implacable de la
pensée critique, dont le besoin, dont le devoir est de dissoudre toute fausse
substance, de corroder tout dogmatisme illusoire et ce simplisme crédule et
paresseux dont les contre-coups, tôt ou tard, sont destructeurs. D’autre part,
requête imprescriptible, obligation [127] incoercible d’une certitude réaliste
1
En deux séances récentes (10 et 17 janvier 1929) la Société Lyonnaise de
Philosophie a, d’après l’exposé de Mr. Ravier, étudié la doctrine de
Leibniz ; et il est remarquable que, tout en rappelant les critiques dont le
Vinculum a été l’objet et celles en particulier de Bertrand Russell qui semble
avoir ignoré la thèse latine De Vinculo Substantiali, les membres de cette
Société aient vu en somme dans l’hypothèse litigieuse un des sommets, un
des aboutissements possibles de la philosophie de Leibniz. C’est, on peut
dire, une heureuse nouveauté de voir le Vinculum pris au sérieux, d’un
commun accord, par des esprits libres de préjugés.
Au moment où va s’imprimer ce travail paraît la thèse de M. Jolivet, « La
notion de Substance, Essai historique et critique sur le développement des
Doctrines, d’Aristote à nos jours. » (Beauchesne.) L’auteur fait une place à
l’hypothèse du Vinculum Substantiale, mais s’il en a saisi l’importance, il ne
semble par avoir fait droit à ce qu’elle apporte de nouveau, relativement aux
autres thèses de Leibniz.
Signalons cependant cette intéressante hypothèse :
« Il est possible que Leibniz ait emprunté l’idée de ce Vinculum
Substantiale à Suarez, dont le « mode d’union substantiel » chargé de
réaliser l’unité de la matière et de la forme, ressemble par plusieurs côtés au
vinculum leibnizien. D’ailleurs, l’expression même de Vinculum
Substantiale se rencontre chez Suarez. Voir : Disputationes Metaphysicae,
XXXIII, s. 2, n°27 » (op. laud., p. 165).
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 130

qui fonde absolument, l’intelligible sur le réel et unisse la pensée et l’être vrai ;
comment exaucer ce double vœu ? Et qu’on remarque bien qu’il ne s’agit pas
d’un expédient, d’un compromis, d’une conciliation, grâce à des concessions
partielles ou à des sacrifices mutuels, comme s’il semblait que les choses
eussent été plus satisfaisantes en étant autrement qu’elles ne sont. Mais c’est
tout le contraire. Ce qui est requis, c’est que les deux aspects, les- deux
exigences s’appellent, se confirment, s’éclairent : mais a-t-on jamais eu même
l’idée de cette suprême condition à remplir pour qu’une solution soit vraiment
apaisante ? Et que voyons-nous au contraire dans la plupart des cas ? l’une ou
l’autre de ces trois attitudes philosophiques, à moins qu’on ne les mêle,
ensemble, sans en suivre aucune exclusivement et jusqu’au bout.

— Beaucoup en effet croient pouvoir se contenter au rabais, en donnant des


gages des deux côtés : faisant à l’esprit idéaliste et aux revendications de
l’instinct réaliste une part plus ou moins grande et sincère, ils se résignent avec
un demi-courage à de demi-sacrifices, ou ils s’attachent avec une demi-
confiance à des affirmations demi-solides ; rappelons-nous les transactions
verbales de Leibniz : quasi substantia, semi-realis, semimentalis unitas, etc.
Satisfactions qui font figure dans l’agencement notionnel des systèmes. Mais
en est-il de même, lorsqu’on éprouve ces organismes de formules au choc des
réalités ou au courant de la critique ? Non. C’est comme si, dans une blessure,
on laissait les impuretés qui l’empêchent de se cicatriser, qui risquent de
l’envenimer ; pour éviter les souffrances du pansement, on s’expose aux
souffrances plus pénibles et plus périlleuses de l’empoisonnement. La leçon à
recueillir ici de Leibniz, c’est qu’il faut faire saigner la plaie à fond, la nettoyer
sans pitié, l’assainir coûte que coûte. La bonne suture est à ce prix. « La
philosophie [128] aisée et conciliante à bon marché » attire par les charmes du
début : elle réserve les inextricables difficultés et les ruines finales.

— D’autres esprits, en face des voies en apparence divergentes ou même


contraires que nous envisagions tout à l’heure, optent pour l’une ou l’autre qui
devient leur centre principal ou dominateur de perspective : sans méconnaître
en principe l’autre aspect, l’autre besoin de la pensée, ils tendent, ils
réussissent, plus ou moins, à neutraliser, à subordonner l’une des deux
exigences spontanées de la raison ; d’où cette innombrable variété de doctrines
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 131

où les doses d’idéalisme critique, de réalisme équivoque ou de relativisme


déclaré se mêlent en proportions indéfiniment changeantes. La leçon à
recueillir ici de Leibniz (leçon qui reste un peu enveloppée, mais leçon
cependant constante chez lui), c’est qu’il ne faut à aucun prix consentir à des
mixtures arbitraires ou indéterminées, ni à des éliminations expéditives. Il est
nécessaire de suivre effectivement et complètement l’une et l’autre des deux
voies qui nous sollicitent et d’examiner sans complaisance verbale, sans
précipitation spéculative toutes les phases, tous les « ingrédients » que nous
avons à découvrir dans notre voyage, réellement effectué et non simplement
imaginé ou projeté, au pays de la vérité.

— Mais il y a encore une autre attitude possible, une démarche plus


spécieuse et, à certains égards, plus périlleuse : on tente de chevaucher à la fois
sur les deux voies, de les parcourir ensemble du pied ou du regard, tout au
moins on croit pouvoir passer sans cesse à volonté de l’une à l’autre, comme
s’il y avait partout des vues ménagées, des chemins de traverses, des moyens
de communication pour des contrôles continuels et des confirmations de
détail ; tandis qu’en vérité cette prétention est irréalisable, autant et plus qu’est
chimérique le dessein de deux voyageurs qui, [129] entreprenant l’un et l’autre
le tour de la terre, mais sous des latitudes différentes, et allant l’un à l’ouest,
l’autre à l’est, voudraient se surveiller et se rejoindre avant l’achèvement de
leur exploration. Et ici la leçon de Leibniz (leçon d’un caractère opposé à celui
des précédentes leçons, puisque lui-même est tombé dans ce défaut), c’est que,
pour faire réellement droit aux exigences et critiques et réalistes, il n’y a pas de
voie intermédiaire (via média), ni même, ou encore moins, de voie mixte (via
communis). Ce sont là deux grandes explorations à pousser chacune jusqu’au
bout, deux questions, sans doute solidaires, mais qu’il faut étudier chacune
dans sa pureté et son intégralité, afin de recueillir d’abord et de préciser toutes
les données et conditions d’un autre problème encore supérieur et plus
compréhensif, le problème de l’union intelligible et réelle à la fois de la pensée
et de l’être. S’acharner à résoudre une telle question en son universalité
concrète ou bien par des généralités et en maniant des abstractions, ou bien
point par point, à chaque moment de l’itinéraire philosophique, c’est forcément
méconnaître une grande partie des éléments nécessaires à combler l’entre-
deux, c’est recourir à des compromis hâtifs et à des extrapolations illégitimes
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 132

par d’incessants « passages à la limite » qui laissent place à des approximations


arbitraires ou à des complaisances verbales.

Chose encore plus grave : s’il est vrai que naturellement il subsiste toujours
une inadéquation et comme une incommensurabilité entre la connaissance
humaine et la réalité pleine où elle aspire, n’y a-t-il pas un inconvénient
majeur, un vice radical à se contenter trop vite, comme si la solution escomptée
était atteinte ? Une telle procédure, un tel simplisme induisent la philosophie
en une trompeuse sécurité, en une fausse suffisance. Par là on lui masque, on
lui ferme l’accès de sa tâche la plus haute et la plus salutaire : elle se repose
[130] sur les systèmes théoriques qu’elle construit, alors pourtant que
l’histoire lui apprend qu’ils sont toujours courts par quelque endroit et qu’il
conviendrait de prendre acte et leçon de cette preuve de ses lacunes et de ses
limites ; elle se repose sur les succès partiels que, dans l’ordre pratique, elle
obtient en éclairant et en élevant l’action humaine par la pensée, alors pourtant
que ces réussites restent toujours imparfaites, inadéquates et fragmentaires.
Limites et inadéquations qui doivent empêcher la philosophie d’être
« séparée », close, exclusive d’une recherche des conditions requises pour une
adéquation plus complète. Eméry a pu édifier maints lecteurs en réunissant les
textes religieux de Leibniz ; mais aucun n’est authentiquement inspiré d’un
esprit religieux, encore moins d’un esprit chrétien ; car ils ont pour objet, non
d’ouvrir, mais de fermer les questions que doit poser, mais que doit ne pas
résoudre 1 une philosophie allant jusqu’au bout de son pouvoir et de son
devoir.

Mais Leibniz ne paraît pas même avoir soupçonné les carences multiples
dont a pâti son hypothèse du Vinculum. Il n’a vu nettement ni ce qui est à lier,
ni ce qui lie, ni la cause ou la résultante de ce lien, ni tous les ingrédients et
tout l’entre-deux des éléments esthétiques, ascétiques même ou mystiques qui
peuvent entrer dans la « composition » d’une substantialité qu’il ne suffit pas

1
Le cardinal Dechamps est un des rares esprits qui (sans déprécier
aucunement le rôle de la raison et la portée de la philosophie, en montrant
au contraire leur extrême importance et leur sublime grandeur) a envisagé
méthodiquement les « limites » et les « requêtes » normales de la
philosophie « même la plus développée » dans l’état de fait où aucune autre
destinée la surnaturelle n’est ouverte à l’homme.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 133

de concevoir abstraitement sans intériorité ni richesse spirituelle. Aussi, malgré


tant d’efforts pour faire de son Vinculum un sur-être, un vivifiant, un uniens
quid, Leibniz n’a guère enfanté qu’un mort-né, moins encore, un mot neutre,
une sorte d’agrafe, [131] quelque chose d’extrinsèque et de dépendant à la
fois ; alors qu’il lui eût fallu une transcendance immanente à tout ce qu’elle
attire, anime et associe du dedans, une sorte d’ébauche de bonté et de
perfection. En cela, il retombe encore sous le joug de conceptions qu’il avait
cependant voulu et cru dépasser, mais toujours en demeurant à mi-chemin de la
libération. Oui, il avait cherché à introduire dans la pensée aristotélicienne ou
dans la pensée cartésienne un sens plus vif, plus intérieur des réalités
subjectives, de l’effort, de l’activité spirituelle : eh bien, non ; il ne parvient pas
à voir dans les « essences » et les « natures » autre chose que des virtualités et
des prédestinations qui, pour sembler douées d’une spontanéité plus interne,
n’en restent pas moins des choses à actualiser, nullement des principes
originaux d’agir : c’est toujours du naturisme, du déterminisme ; et même
quand il tâche de s’élever à un hyper-métaphysique comme le Vinculum, c’est
encore et toujours du physicisme : de même que la nature du feu est de brûler,
la nature du Vinculum est de lier. En sommes-nous beaucoup plus avancés ? Et
avons-nous la moindre lueur sur cet opaque Vinculum qui ne peut devoir son
efficacité, sa réalité même qu’à ce qu’il apporte d’intimement perfectionnant ?
A plus forte raison par l’effet de cette carence Leibniz, qui pourtant aspirait à
solidariser la connaissance et l’existence, n’a-t-il pu réussir à discerner
l’étendue, la corrélation, l’unité du triple problème du penser, de l’agir et de
l’être. Si l’on peut espérer voir des ombres du Vinculum se dégager une
rénovation et une extension de la philosophie, c’est à ce rond-point et non
ailleurs qu’il faut se placer. On me pardonnera donc d’indiquer, pour finir,
quelques avenues à explorer du regard. Et si l’on a bien voulu me suivre
jusqu’ici, on comprendra vite comment ma longue thèse sur l’Action est
devenue comme le prolongement et le complément de ma petite thèse latine,
comment aussi [132] l’étude de l’action a ouvert de plus lointaines
perspectives.

Donc entre la pensée et l’être, il m’avait semblé qu’en fait l’abîme est
franchi par l’action. Elle forme l’unité vivante d’un composé incarnant la
pensée même dans les membres et faisant participer la multiplicité d’un
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 134

organisme matériel à la valeur spirituelle d’intentions transcendantes. Elle


semble le Vinculum en exercice : oui, de même que « le calcul de l’infini
réussit », selon l’expression de Leibniz, notre action réussit, semble-t-il, à
relier les vues de l’esprit et les élans de la volonté à la nature que la science,
l’art, l’ascèse paraissent atteindre miris et occultis modis : « l’action ajoute une
perfection », comme le remarquait Aristote, alors même que « nous ne pouvons
jamais analyser tous les éléments de l’agir », στο ιχεῖα τοῦ ποιεῖ καὶ τοῦ
πράττειν, et Bacon, de son côté, remarquait que nous ne pouvons faire plus
que mettre les « causes » en présence, sans pénétrer dans la nuit de leur
efficience : Natura cetera intus transigit.

Et je m’étonnais dès lors que Leibniz n’eût point, par analogie ou extension
du calcul infinitésimal, concrétisé son Vinculum dans l’action, puisque c’est
elle qui insère, dans les choses même physiques et dans notre « composé
humain », des idées incarnées et des fins réalisées. Mais toutefois cette
médiation, cette domination de l’action n’est que partielle, approximative,
finalement défaillante ; et, même dans l’ordre subalterne où elle réussit
fragmentairement, elle demeure mystérieuse ; elle est toujours simplement
approximative, inadéquate ; et nous n’avons conscience de cette insuffisance,
principe d’inquiétude et de progrès, qu’en posant au moins implicitement le
problème d’une équation possible et d’une satisfaction totale.

L’étude de nos actions ! ce ne pouvait donc être qu’une étape, qu’une vue
partielle, qu’une colline masquant la montagne et son triple sommet. Sans
doute il n’était pas inutile de dépasser [133] les formules finalistes prises pour
des solutions réelles, les descriptions littéraires ou moralisantes pour entrer
dans le vif et le concret d’une philosophie pratiquante, aux prises avec les
réalités de tout ordre. Mais enfin, il m’avait fallu d’abord, par un artifice qui
n’a pas été remarqué, restreindre le problème total de l’agir à celui déjà si
ample de nos actions et de notre destinée (seul le P. Beaudoin m’avait
spontanément signalé cette descente dans la tranchée). En son intégralité, la
question à poser est d’une tout autre envergure. Car enfin dans tout ce que,
autour de nous, en nous, par nous, nous appelons des actions, y en a-t-il qui
méritent pleinement ce nom ? Ne sont-elles pas en réalité des prolongements,
des combinaisons de passivités lointaines et multiples qui, ignorantes des
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 135

sources profondes, ne font que traduire ou l’empire secret des forces de la


nature ; ou le mystère d’une prémotion et d’une prédestination ; ou le règne
absolu d’une Cause première ; ou les modalités d’une Substance unique ?
Comprend-on dés lors qu’après l’exercice scolaire d’une thèse en Sorbonne, je
me sentais, pour rééditer honnêtement l’Action, obligé d’affronter le problème
infiniment plus vaste et plus radical de l’Agir ? Comprend-on que, pour savoir
s’il est concevable, s’il est réalisable qu’à côté de l’Acte Pur il y ait de
véritables agents, d’autres questions connexes s’imposent, celle du penser,
celle de l’être véritables ; sont-ils possibles, et comment le sont-ils, à côté de
Dieu et en Dieu tout ensemble, sans que ce soient des semblants d’êtres ou
d’esprits ? Y a-t-il des expériences qui paraissent réaliser cette conciliation de
la dépendance et de l’autonomie, cette union sans confusion, cette passivité
active ou cet agir personnel dans l’adhésion parfaite et transfigurante ? Et s’il
n’y a pas en nous plusieurs « formes » ni diversité de destinées facultatives,
quelle est donc cette unité suprême et universellement obligatoire ?

D’où le besoin, la légitimité d’une étude que nous voyons de [134] plus en
plus se constituer sur le terrain rationnel et expérimental à la fois. De divers
côtés on a abordé le problème du surnaturel et le problème des états mystiques,
sous l’aspect même où la recherche philosophique peut utilement et
prudemment les envisager ; états dont on discerne de mieux en mieux les traits
spécifiques et les phases ordonnées, la signification profondément humaine
sans préjudice pour leur origine transcendante et infuse, la « valeur noétique »
(selon l’expression récente de M. Jean Baruzi qui pourtant n’a pas su en
sauvegarder la plénitude), la « valeur ontologique », ainsi que le notait avec
profondeur Victor Delbos déclarant que de tels états contiennent une présence,
une réalité supérieures à toutes celles que la science positive ou la spéculation
métaphysique nous font connaître et employer.

Mais ici encore, ce ne sont pour ainsi dire que des « succès » partiels et
exceptionnels ; ils nous aident à prévoir que le problème de l’Unité est
résoluble ; mais il n’est pas pour cela résolu complètement et dès à présent, ni
en fait, ni spéculativement. Mais, si la solution ne saurait être anticipée
effectivement, même à l’aide de ces arrhes qui peuvent en faire pressentir la
réalité, du moins il est légitime et salutaire de chercher à poer, avec une clarté
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 136

accrue, avec une exigence plus consciente et plus impérieuse, un problème qui,
certes, a toujours été impliqué, mais qu’il importe d’expliciter en toute son
ampleur et en toute sa rigueur, quelque terrible qu’en soit la difficulté : pour
qu’en nous il y ait dans toute la force de ces termes, agir, penser, être, pour que
nous participions vraiment « à la dignité d’être cause », à la lumière incréée, à
la « vie éternelle », que faut-il donc ? Et comment est-ce possible, en dépit des
limitations, et des inadéquations intérieures à l’existence, et à la connaissance
de toute créature ? Par quelles merveilleuses inventions et quels divins
stratagèmes, tout ce qui semble ruineux par en bas, fissuré en toutes ses parties,
[135] peut-il être consolidé et uni par en haut, sans confusion ni absorption ni
simple mimétisme ? Comment une « parfaite assimilation » (omnia intendant
assimilaii Deo) est-elle possible, préparée, réalisable ? Comment le caractère
incommensurable et entièrement gratuit du Surnaturel demeure-t-il inviolable,
alors même que la grâce descend aux plus secrètes profondeurs de la
conscience, de l’inconscience même, pour une intimité qui surpasse tout
sentiment, qui défie toute analyse, qui exclut toute confusion ?

Champ immense en vérité et qui reste en partie à explorer pour le


psychologue et le métaphysicien. Et si de fugitives et partielles « unions » sont
parfois offertes symboliquement par les admirables réussites de l’art, de
l’héroïsme, de la contemplation acquise ou infiniment mieux encore par les
prodigieuses réalités de la sainteté, n’est-ce pas qu’en effet le problème, dont,
en balbutiant, Leibniz cherchait l’énoncé et la solution sans succès, existe bien
véritablement et qu’il n’est pas insoluble ? Mais ce n’est ni par une
métaphysique abstraitement substantialiste, ni par un idéalisme critique, ni par
une philosophie de l’effort ou des actions, ni par un intuitionnisme esthétique
ou intellectuel qu’on peut même soupçonner les plus stimulantes, les plus
vivifiantes difficultés de l’union à réaliser, de l’agir à justifier en son
originalité, du penser à déployer en toute clarté, de l’être à constituer en toute
solidité. Il ne s’agit pas, pour faire cohérer toutes ces choses entre elles ou
même en elles-mêmes, d’une sorte de colle adventice, d’un Vinculum postiche
et extrinsèque. Il ne s’agit même pas de cette attraction, pourtant déjà
beaucoup plus expressive, que concevait Aristote comme un aimant qui de
proche en proche, soulève et hiérarchise fixement toutes choses par le
magnétisme de la beauté ; il s’agit de réalités concrètes, d’êtres singuliers et
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 137

ineffables en communion avec l’universel, d’êtres déjà constitués dans un


ordre de nature et [136] de raison, mais qu’une vocation supérieure destine à
une assomption et à une unité de grâce où toutes les préparations inférieures et
étagées contribuent à une « liaison », à une « assimilation » : le Vinculum ne
trouve sa vraie signification, sa fine pointe, son aboutissement total, son rôle
suprême que là où la charité divine, coagulant pour ainsi dire peu à peu les
êtres et nos êtres — qui ne sont encore qu’initium aliquod creaturae (Jac., I,
18), quod Deus ipse perficiet, confirmabit solidabitque (I Petr., v, 10) —
consomme cette croissance dans la « liaison » qui accomplit le vœu
testamentaire du Christ : consummati in Unum. La philosophie, certes, ne peut
par elle-même boucler ces choses ; mais elle peut et doit montrer que les
choses ne bouclent pas d’elles-mêmes, qu’il y a constamment un « trou par en
haut », sans qu’il y ait consistance suffisante par en bas, et que pour poser en
toute son étendue l’inévitable problème de l’agir, du penser et de l’être,
l’intelligence n’a pas dit son dernier mot. Puisse du moins l’hypothèse du
Vinculum, si archaïque, si fruste et si caduque qu’elle soit, marquer, comme
une pierre d’attente mal dégrossie, la place de la belle clef de voûte, Lapis
Angularis. [137]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 138

APPENDICES
————

APPENDICE A

Retour à la table des matières

I. — Extrait d’une lettre écrite à un savant par le célèbre Christophe


Matthieu Pfaff, chancelier de Tübingen et Abbé de Lorch. (Acta Eruditorum.
Lipsiae. Mense Martii, A 1728, p. 125.)

« De litteris Leibnitianis ante hos fere duodecim annos (Hannoverae, 2 maii


1716) ad me datis, quas in Diss. Anti-Baeliana III et in schediasmate De Morte
naturali allegavi, dubitari num existant quod ad calcem Institutionum Juris
Ecclesiastici non essent editae, id quidem non minus miror quam si quis
causaretur, me Orationem de Silentio Theologico in promotione Weismanniana
habitam haud recitasse, quod nec illa ibidem causa fuerit... Quod vero litteras
illas Leibnitianas, de quibus scribis, attinet, eas hanc ob causam publici
nondum feci juris, quod Philosophis illis subtilissimis, qui novum illud
philosophandi genus sectantur, in lite illa sua, cui impliciti sunt nolo esse
gravis, meque, qui olim ante motas has controversias, Dissertationes Anti-
Leibnitianas scripturus eram, pugnae isti, et acerbae quidem, immiscere, idque
eo minus, quod adhuc antiqua illa animo meo sententia sedet, quam ad
Leibnitium perscripsi olim, et quam ille, vir sane judiciosissimus, pro ea quam
in litteris ad me datis semper testatam fecit, animi sinceritate, prorsus
approbavit. — Rogaverat abs me Vir illustris, quid de Theodicaea sentirem
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 139

methodoque illa qua Baelium refutasset ? Scripsi « existimare me quod animi


saltem causa illud Philosophiae confinxerit Systema, et, quemadmodum
Clericus, Baelium refutaturus, Origenistam simulaverat, ita et ipse novam hanc
philosophandi viam inierit ad refutandum Baelium, quae quidem, licet
pulverem saltem oculis eorum qui et altum alias haud videant injiciat, tamen eo
ingeniosior sit, quod probe perspecta, et sententiam Baelii crassiorem sub
specie refutationis potius modo subtiliore, mysterio tamen non illico detegendo
firmet, et diversis quoque dissidentium Religionum Systematis opinionibusque,
alias vix defendendis, incrustandis, favorique adeo et [138] Theologorum
omnium fere partium, maxime nostratium aucupando, sit applicabilis ;
praeoptare vero me ut Baelii tam periculosa sententia serio, solide et graviter
refutetur. Quid quaeso ad haec respondit Leibnitius quem credideram mihi, ob
ingenuam responsionem indignaturum ? « Ita », autem ille in litteris
Hannovera, A 1716 d. II. Maji ad me datis (do vero verba viri formalia, licet
brevissima, reliqua enim epistolae, quae hoc negotium non tangunt, addere non
convenit). « Ita prorsus est, Vir summe reverende, uti scribis, « de Theodicaea
mea. Rem acu tetigisti. Et miror neminem hactenus fuisse, qui lusum hune
meum senserit. Neque enim philosophorum est rem serio semper agere, qui, in
fingendis hypothesibus, uti bene mones, ingenii sui vires ex periuotur. Tu, qui
Theologus es, in refutandis erroribus Theologum ages ». Haec Leibnitius, haec
illa epistolae verba quae nosse cupiunt Viri eruditi et quae ipsorum curiositati
haud invideo. Recensui illa aliquando Bulffingero nostro, qui putabat jam vero
haec ipsa Leibnitium seria mente haud scripsisse 1 ; quae qui caussari voluerit,
is quidem per me suo sensu abundabit. Ego e contrario persuasissimus sum
certissimusque etiam varia Religionis nostrae placita in Theodicaea Leibnitium
defendisse, quae risit alias et naso adunco suspendit, e. g. dogma de praesentia
reali. Norunt mentem viri aulici et philosophi ipsiusque circa religionem
sententias quibus virum pentius nosse contigit. Sed de his quidem satis jam.
Miror saltem tot esse qui haec prindpia serio et tanto quidem cum conatu
defendant. »

1
« Patet ex his, operam omnino eos tudere, qui praesentiam realem intellectui
nostro comprehensibilem reddere voluerint. « Pfaff. Fragm. Iren. Anecd., p.
468.
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 140

II. — Cf. Dissert. Anti-Bailianam, III, 9. « Is vero, qui ante omnes alios
memorandus hic nobis venit, est Philosophus hujus saeculi celeberrimus
Godefridus Gulielmus Leibnitius, qui Amstel. 1710 edidit librum Gallicum
quem nuncupavit Essays de Théodicée... cum tribus appendicibus... Jam vero
sententiam Leibnitianam quae ad mundum perfectissimum, malum quoque
requirit, et a Firmiano Lactantio dudum defensitata fuit, ponderanti facile
patebit, eam cogitata Bailii sic potius adstruere, quam destruere, saltem
tolerabilia reddere, id quod et Poiretus observavit, et fassus nobis aliquando in
litteris ad nos datis est ipsemet Leibnitius. Vide omnino, quae in Primitiis
Tubingensibus, P. 2, p. 53, 246, 247, hanc in rem diximus, et adde quoque G.
C. Knoerrii diss. de origine mali sub praesidio celeberrimi Budaei habitam. »
[139]

III. — « Bayle ne doutait point que le système du christianisme ne fût faux,


puisqu’il était contraire aux notions communes, comme il le soutenait... On
parle aussi de ses adversaires, et entre autres de feu M. Leibniz qu’on assure
avoir été dans le sentiment de M. Bayle, quoiqu’il voulût paraître l’attaquer,
dans son livre intitulé : Théodicée... J’avoue que j’en avais jugé de même, et
que c’est ce qui m’a empêché de parler du livre de ce grand Mathématicien
pour ne pas paraître chercher des querelles sur cette matière et pour ne pas non
plus dissimuler dans une chose si grave. Aussi M. Pfaff dit-il que M. Leibniz
lui avait avoué dans une lettre que son sentiment pouvait plutôt faire paraître
celui de M. Bayle tolérable que le détruire. » (Bibliothèque ancienne et
moderne, par Jean Le Clerc, 1721. Amsterdam, in-12, t. XV, 1re partie, VII, p.
179.)
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 141

IV. — Acta Eruditorum, A. 1728, p. 550.

Chr. W. (Wolfii) monitum de sua Philosophandi ratione.

... « Cumque non ad ostentationem sed utilitatem philosophari me jam


monueram..... quamobrem me parum moveat quod Vir quidam doctus in bis
Actis asseruerit, Leibnitium fuisse confessum, quemadmodum ipsi videtur,
serio omnia quae de rebus Metaphysicis in Theodicaea traditi, esse lusum
ingenii. Sint enim Leibnitio lusus ingenii verba quae ab eodem adopto : aut
igitur alium eisdem tribuit, quam ego, sensum, aut si eundem tribuit, ludendo
dicit verum. Sufficit mihi si profunda videam atque adeo ad intimas rerum
notiones penetrera... »

V. — Mémoires pour servir à l’histoire des hommes illustres dans la


république des Lettres (P. Nicéron). Paris, 1727-30.

« La Reine de Prusse engagea M. de Leibnits à répondre aux difficultez de


M. Bayle, et il entreprit ce livre dans ce dessein, du moins en apparence ; car
M. Pfaff assure dans un de ses ouvrages que M. de Leibnits a été du sentiment
de M. Bayle quoiqu’il voulût paroître l’attaquer et que ce sçavant le lui a avoué
lui-même dans une de ses lettres ; M. le Clerc avoue qu’il en a toujours jugé de
même. » Tome II, p. 85, 1727.

« Le R. P. Tournemine, jésuite assure que ce que M. Pfaff et M. Le Clerc ont


avancé au sujet de la Théodicée de M. de Leibnits est faux, et que ce sçavant
lui avait écrit que ce livre contenait ses véritables sentiments. » Tome X, p. 77,
1730. [140]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 142

APPENDICE B

Retour à la table des matières

Acta Eruditorum, publiés à Leipzig. (Ch. M. Pfaffii παλινωδία. Calendis


Augusti, Anno 1715, p. 376.)

Vir Celeberrimus, Christianus Matthaeus Pfaffius suis Irenaei Fragmentis


nuper editis, de quibus dicemus, cum primum ad nos pervenerint, adjecit
Dissertationem de consecratione Eucharistica, ibi, p. 459, 466, quaedam in
Dissertatione de Consensu Fidei et Rationis, laudatissimo a nobis operi
Theodicaeae praemisso, sibi displicere notavit : sed nunc gratum sibi fore
testatus est, si publice significemus, melius edoctum esse de mente Illustris
Autoris, qui operationis immediatae comparatione utatur, ita ut veram
praesentiam corporis et sanguinis Domini in Sacramento Eucharistiae non
excludat, et unionem inter rem coelestem et terrestrem negando, non neget
earum conjunctionem in actu perceptionis, in qua consistit unio sacramentalis
nostrorum Theologorum, sed tantum rejiciat vinculum quoddam seu tertium
rebus superadditum, quod per unionem saepe intelligunt Philosophi, tanquam
modificationem res uniendas connectentem, sive localem inclusionis aut
adhaesionis, sive hypostaticam, qualis est animae et corporis, verbi et
humanitatis, sive aliam his analogam, quoniam hoc foret Entia multiplicare
praeter necessitatem et in perplexitates Philosophicas sese induere, et fortasse
conjunctionem ultra actum perceptionis extendere, cum sine ullo alio rebus
supperaddito sufficiat divina institutio ad conjunctionem efficiendam, ut rem
terrestrem sumentes simul coelestis verissime participes fiamus. »
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 143

APPENDICE C

Retour à la table des matières

Lettre inédite de Des Bosses, jointe à une lettre de Jean-Baptiste


Ptolemaeus, S. J., trouvée à la Bibliothèque royale de Hanovre.

Illustrissime Vir, Patrone collendissime,

Jam dudum reditum Tuum avide praestolabar : nunc ex litteris Tuis 8 Julii
scriptis sed primum nudiustertius mihi traditis salvum [141] Te Hannoveram
advenisse demum intelligo et serio laetor ; mirabar quid Te Berolini detineret,
cum ex novis litterariis Diario Parisiensi insertis didicissem quod Academiae
istius praesidiatu abdicasses eoque munere jam fungeretur Baro de Printz.

Quod mihi arbitrium defers in tua cum Hartsoeckero controversia facis Tu


quidem benevole sed nimium mihi tutius : non nostrum inter vos tantas
componere lites, et vereor, ut tali arbitro stare velit clarissimus Tuus
adversarius, cui rogatus non ita quidem difficultates nonnullas objeci, ex
quibus me Tecum facere facile judicabit. Caeterum litteras ad ipsum et P.
Orbanum Tuas hodie curavi Dusseldorpium.

Quae de morali necessitate deque arctissima Deum inter et creaturam


unione respondes, plane mihi satisfaciunt. Quomodo Adamus initio majorem
quidem inclinationem ad malum quam bonum non habuerit, cum creabatur, sed
tune tantum, cum praeceptum urgebat et peccatum instabat, needum plene
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 144

percipio. Unde illa inclinationis alteratio, an a Deo naturae et gratiae autore ? at


hominem fecit initio rectum ! an ab Adamo ipso ? at instante peccato needum
culpam admisisse intelligebatur. Cum quis eliget hoc modo, videtur
contradictionem implicare, si eligeret alio modo, etiamsi rationes
déterminantes ex se non necessitent, quia aliunde implicat contradictionem,
voluntatem per rationes oppositas ut pote inefficacius propositas determinari,
ut ipse statuis.

Theodicaeam tuam accepit Ptolemaeus, de quo quid ipse sentiat ex ejus


litteris adjunctis lubentius intelliges.

Pervenit ad nos liber, cui titulus : « Observationes mathematicae et physicae


factae a Patre Francisco Noel ab anno 1684 ad annum 1708 in lucem datae
Pragae anno 1710. » Autorem, nisi consilium mutaverit, septembri mense hic
videbimus. Si liber Tibi visus non est (et facile Praga Lipsiam deferri potuit)
exemplar quod habeo Tibi mittam, Vale, Vir illustrissime et mihi Tui
studiosissimo bene velle perge. Dabam Coloniae Agrippinae 18 Augusti 1711.

Illustrissimae Dominationi tuae devotissimus cliens.

BARTHOLOMAEOS DES BOSSES.

P.-S. Quod de creatura perfectissima objicere videtur Ptolemaeus, id ergo


jam ante tetigeram et Tu abunde solvisse mihi videbaris. [142]

II. — Lettre de Jean-Baptiste Ptolemaeus à Barthélémy Des Bosses.

Legi quantum per occupationes licuit librum amicissimi Leibnitii ac nisi


temporis angustiae prohiberent, ad eundem recta scriberem cum gratiarum
actione non uno ex capite illi a me debita cumque gratulatione, approbatione,
consensione secum mea in omnibus fere saltem praecipuis, certe
substantialibus absolutissimi speciminis, partibus. In mentem venerunt plurima
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 145

inter legendum quibus chartas non paucas facile implerem, si tempus sineret.
Bina illa principia, quibus opus nititur : de Dei libertate ad optimum rerum
universitatis systema deque libertate quacumque ad melius ex propositis mixtis
malo bonis determinata sive ex morali necessitate sive ex analoga quadam
determinatione ad necessitatem talem (nam haec ut pote in necessitate
consistens Deum dedecet) : nullatenus efficere ipsi libertati indifferentiae
(quam aequilibris nolim esse) : jam diu est quod persuasissimum habeo. Sed
adhuc evidentiora et omnibus passim nedum plerisque sapientibus concessa aut
concedenda principia statui posse reor, quibus sive demonstratio sive responsio
plane demonstrativa inaedificetur adversus accusatores divinae providentiae.
Puto : possibile esse unum systema mundi peccata ac mala complexum (qualia
in praesente hoc mundo contingunt) longe tamen melius altero item possibili
systemate solas innocentes creaturas comprehendente, quidquid sit utrum
systema omnia perfectissimum possibile sit uti creatura perfectissima, idemque
peccatis malisque confertum esse possit. Jam vero Deus possibile illud melius
prae altero elegerit infinitae bonitatis suae inclinatione ad melius. Hoc posito,
cui nemo rerum harum peritus repugnaverit, clarius et evidentius uti reor
cuncta illa deduci possunt quae ex dato systemate mundi omnium
perfectissimo deducuntur, sed de his hactenus.

Dominum Leibnitium verbis meis salutatum meque a commendatum


impense cupio, cui viro certe summo optima quaeque quotidie in sacris precor
ac praecipue unum illud necessarium, quod illi in tanta litteratura probitate et
ingenuitate deesse videtur quoque per vestigia Serenissimi Principis sui
Volfenbuttelani secure et fauste etiamque gloriose pervenire potest.

Ad illa de Patre Speio deque Charitate extra ecclesiam, quorum iterato me


monet Leibnitius in litteris ad Te datis, haec adnotare habeo : Extra ecclesiam
excusationes ob invincibilem ignorantiam, non autem probabilitates aut
opiniones juvare quenquam posse sive ad salutem sive ad charitatem. Siquidem
probabilitas in moralibus neminem securum facit, ubi modus et via suppetit
certo et evidenter (saltem morali certitudine) comperiendae veritatis [143]
quod ipsum demonstrari potest. Atqui modus talis indubitate suppetit (imprimis
viro jam probabilibus imbuto) verae ecclesiae comperiendae : alioqui visibilis
illa non est. Hoc adversus eruditos adiaphoros, tolerantes, syncretistas et
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 146

similes peremptorum esse puto. Vale mei memor, in sacrificiis. Romae, 6 Junii
1711.

Haec cursim dictabam aliorsum avocatus per vexatissimum quod invitus


gero regendi Collegii hujus officium. Servus in Christo.

IO. BAPT. PTOLEMAEUS.


Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 147

APPENDICE D

Retour à la table des matières

L’allégorie du bastidon.

(Extrait d’une lettre au P. V.).

...........................................................

Vous me demandez si, pour soulager l’attention et fixer les idées comme les
figures géométriques favorisent les démonstrations, je ne pourrais pas inventer
une allégorie, un mythe propre à soutenir l’effort de l’esprit. Je pourrais vous
objecter que Leibniz, pour son Vinculum, a déconseillé un tel recours à
l’imagination, craignant sans doute de retomber dans le faux dogmatisme des
sens ou de l’entendement ; il a prétendu que « le Vinculum peut être
distinctement conçu et exigé par la raison métaphysique, alors qu’il ne saurait
être représenté et expliqué imaginabiliter ». Mais en d’autres circonstances il a
excellé dans l’invention des allégories, au point de les ériger en vérités
utilisables : n’a-t-il pas toujours cherché des notations symboliques et ses
principales découvertes ne reposent-elles pas sur une alliance hybride d’ordres
incommensurables ? D’ailleurs pour satisfaire à votre légitime désir, je n’ai ici
pour ma part aucun besoin d’inventer une fiction. Voici, en effet, l’expérience
positive et récente que je m’étais amusé à noter pour moi-même et que je
confie à vos méditations et surtout à vos critiques. Mon petit bastidon vient à
menacer ruine : les murs s’écartent ; les plafonds se creusent et semblent
s’enfoncer, la toiture se disloque. Que s’est-il passé ? Par une disposition
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 148

singulière, la charpente à quatre faces rattachées à un sommet unique tenait


toute sa solidité de la ferrure qui unissait par la pointe supérieure les solives
qui, grâce à ce vinculum du sommet, formaient [144] comme une seule pièce.
Survient une rupture de ce lien de fer. Alors la charpente joue... Fini le bel
équilibre qui, répartissant également le poids sur les murs où les poutres
s’encastrent, assurait la fixité de l’écart. Désormais ces poutres glissent
n’importe où. Loin de consolider les madriers et les tuiles, elles poussent les
parois au vide, pèsent sur les « chandelles », c’est-à-dire sur les petites pièces
de bois porteuses des tuiles, qui à leur tour faisant pression sur les planches
légères, incurvent les plafonds... Tout se disloque ! C’est donc que le minime
crampon qui, au sommet, « récapitulait » l’ordre entier de l’édifice, faisait
aussi toute la force, toute la solidité, — tranchons le mot — tout l’être du
bastidon. On peut dire que la maison reposait sur sa pointe. Assurément il avait
fallu d’abord mettre pierre sur pierre, placer les poutrelles et à vrai dire achever
le bâtiment avant de pouvoir installer ce Vinculum. Mais sans lui cependant
l’édifice n’était pas achevé, n’était pas viable ; et, s’il reste vrai que les étages
inférieurs sont premiers dans le temps, logiquement nécessaires, effectivement
porteurs de la charpente, il est néanmoins plus véritable encore de dire que
sans son couronnement l’édifice, quoique déjà constitué, aurait été précaire,
caduc, condamné à la ruine imminente.

Comprend-on maintenant le rôle que, dans la hiérarchie des choses, jouent


paradoxalement ces pièces trop ordinairement méconnues qu’avec Leibniz
nous avons appelées des vincula ? Avant l’accident qui a révélé la présence et
le rôle de cette invisible armature placée au sommet et cachée au regard, avais-
je jamais soupçonné l’existence et l’importance d’un tel détail de la
construction ?

Mais allons plus loin. Tous les assemblages subalternes de l’édifice avec le
ciment, les mortaises et tout ce qui contribue à la liaison des matériaux,
maçonnerie et menuiserie, ont sans doute une valeur propre, une utilité
certaine, une solidité relative qui s’opposent ou survivent partiellement à la
dislocation de l’édifice. Mais enfin ces connexions et assemblages ne
constituent pas l’unité organique de l’édifice lui-même. Il y a, peut-on dire,
dans l’univers, le liant universel, le vinculum vinculorum, la pièce suprême et
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 149

unique qui contribue à l’affermissement de tout le reste. C’est ce liant dont


saint Paul disait : in quo omnia constant, Primogenitus omnis creaturae. Celui
dont saint Jean déclare que tout a été fait par Lui et que tout ce qui est serait
comme n’étant pas sans Lui, redevenant comme néant même alors qu’il
semblerait avoir un commencement d’existence, comme un édifice sans faîte
qui retournerait vite à l’effondrement. [145]

Ce n’est donc point par hasard, à titre accidentel, c’est par une logique
profonde quoique sans doute inconsciente que Leibniz et Des Bosses,
controversant sur « ce qui peut conférer une solidité substantielle aux êtres
hiérarchisés », ont été amenés à prendre comme exemple l’Eucharistie. En fait,
ne pourrait-on dire que c’est là plus qu’un exemple ? C’est le point vital, c’est
le sommet auquel se rattache le monde visible et invisible. L’univers est un
composé ; oui, mais quel est le principe de sa composition, de son être, de son
unité ?

Peut-être que pour rejoindre les termes extrêmes de cet immense poème de
Dieu, il convenait que s’opérât le prodigieux rapprochement : Verbum caro
factum est. Et pour que nous comprenions jusqu’où s’étend la sublime réalité
de cette union, il fallait aussi que le Verbe Incarné nous découvrît par
l’Eucharistie que l’être singulier n’échappe pas à son emprise. S’il récapitule
l’ordre total, α et ω, c’est que son action unifiante et transformante atteint
l’intime des éléments qui le composent. [146]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 150

TABLE DES MATIÈRES


______________

UNE ÉNIGME HISTORIQUE

Le « Vinculum Substantiale » de Leibniz


et l’Ébauche d’un Réalisme supérieur.

Retour à la table des matières

Pages

LETTRE D’ENVOI AU R. P. AUGUSTE VALENSIN [V]

BIBLIOGRAPHIE [XX]

CHAPITRE I. — Du crédit qu’il convient d’accorder aux assertions [1]


de Leibniz, particulièrement à celles qui dans la correspondance
avec Des Bosses concernent le Vinculum Subtantiale

CHAPITRE II. — Origine et place du Vinculum dans la doctrine [32]


étagée de Leibniz

CHAPITRE III. — L’éveil de l’esprit critique et les raisons internes [55]


de l’hypothèse du Vinculum

CHAPITRE IV. — Les causes des embarras de Leibniz. Peut-on [72]


admettre, doit-on admettre le Vinculum et en quoi consisterait-il ?

CHAPITRE V. — Quel crédit finalement Leibniz et Des Bosses [80]


ont-ils accordé au Vinculum, et quel intérêt cette doctrine, telle
qu’elle a été présentée par Leibniz, conserve-t-elle pour nous ?

CHAPITRE VI. — Quelles confirmations et applications [97]


l’hypothèse du Vinculum comporte-t-elle, et vers quelle
philosophie plus concrète et plus intégrale nous conduit-elle ?

CONCLUSION [125]
Maurice Blondel, Le «Vinculum Substantiale» d’après Leibniz (1930) 151

APPENDICE I. — Extrait d’une lettre de Pfaff [137]

APPENDICE II. — Extrait des Acta Eruditorum [140]

APPENDICE III. — Lettres inédites de Des Bosses et de Jean- [140]


Baptiste Ptolémée

APPENDICE IV. — L’allégorie du bastidon (Extrait d’une lettre au [143]


R. P. Valensin)

______________

Vous aimerez peut-être aussi