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Jean Duns Scot Introduction A Ses Positions Fondamentales PDF

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ARTES SCIENTIA VERITAS

r
ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE
Directeur : ETIENNE
XLII GILSON

JEAN DUNS SCOT


INTRODUCTION A SES POSITIONS FONDAMENTALES

FAR

ETIENNE GILSON
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

PARIS
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE J. VRIN
6, PLACE DE LA SORBONNB (Ve)

1952
LIBRAIRIE T. VRIN. 6. PLACE DE LA SOBBONNE, PARIS (V«)

BIBLIOTHÈQUE THOMISTE
Directeur: M.-D. CHENU, 0. P.

Ctiaqut <w(. in-«= raisin tir.


I. P. MAiroomm, O. P. et J. DISTREZ. Bibliographie thomiste, xxi et lia p.
II J.-B. KORS, O. P. La Justice primitive et le Péché originel d'après saint
Thomas, xn et 176 pages.
m. Mélanges thomistes (publiés par les Dominicains de la province de France
a l'occasion du VI" centenaire de la canonisation de saint Thomas
d'Aqutn). 408 pages.
IV. B. KBUITWACFII. O. F. M. S. Thomœ de Aquino Summa Opusculorum,
anno circtter 14(15 lypis édita. 94 pages.
V. P. GLORIEUX, La Littérature quodlibétique, de 1260 d 1320 380 pages.
VI. G. THÉHV, O. P. Autour du décret de 1210 : 1. David de Dînant. 160 pages.
VU. G. THÉRY, O. P. Autour du décret de 1210 : II. Alexandre d'Aphrodise.
. 120 pages.
Vm. M.-D. RuLA.vD-Gosin.iH, O. P. Le < De ente et esscntia » de saint Thomas
d'Aquin. 166 pages.
IX. P. GLORIEUX. Les premières polémiques thomistes : I. Le Correctorium
(,'orruptorii i Qrare » LVI et 448 pages.
X. J. PERINELLE, O. P. L'attrition d'après le Concile de Trente et d'après
saint Thomas d'Aquin. 152 pages.
XI. G. LACOMBI. Prepositini Cancellurii Paristensis opéra omnta : 1. Etude
critique sur la tie et les œuvres de Préuosttn. x et 218 pages.
Xn. Jeanne DACUILLOH. Ulrich de Strasbourg, O. P. La « Summa de Bono ».
Livre .'. xiii et 214 pages.
XIII et XIV. Mélanges Mandonnet. Etudes d'histoire littéraire et doctrinale du
Moyen Age. 2 vol. 498 et 488 pages.
XV. PCKIDO (M. T. L.). Le râle de l'analogie en théologie dogmatique. 478 pages.
XVI. G.-C. CAPELLE. Autour du décret de 1210. III. Amour]/ de Bène. Essai sur
son panthéisme formel. 110 pages.
XVII. ROLAND-GOSSELIN. Essai d'une étude critique de la connaissance. Intro
duction et première partie. 166 pages.
XVIII. Jean DESIREZ. Etudes critiques sur les œuvres de saint Thomas d'Aquin,
d'après la tradition manuscrite. T. I. 224 pages.
XIX. J. RIVIÈRE. Le dogme de la Rédemption au début du moyen cge 504 p.
XX. R. DE VAUX. Notes et textes sur l'Avicennisme latin aux contins des XII"
et XIII' siècles. 184 pages.
XXI. P. GLORIEUX. La littérature quodlibétique. II. 386 pages.
XXII. G. RABEAU. Specics. Verbum. L'activité intellectuelle élémentaire selon
saint Thomas d'Aquin. 226 pages.
XXIII. L.-B. GEICER. La participation dans la philosophie de saint Thomas
d'Aquin. 496 pages.
XXIV. Chanoine Léon MAHIEU. Dominique de Flandre (XV* siècle), sa méta
physique. 284 pages.
XXV. H. DOKDAIKE. L'Attrition suffisante, 1944, 64 pages.
XXVI. SPICQ. O. P. Esquisse d'une histoire de l'exégèse latine au moyen dge,
1944. 403 pages.
XXVII. H.-M. MASTEAU-BOHAMY, O. P. Maternité divine et incarnation. Etude
historique et doctrinale de saint Thomas à nos jours. 1949. 254 pages.
XXVIII. R.-A. GAUIHIFR. O. P. Magnanimité. L'Idéal de la grandeur dans la
philosophie païenne et dans la philosophie chrétienne, 1951. 522 pages.
XXIX. J ISAAC, O P L<s Perl Hermeneias en Occident de Boéce d saint Thomas,
Histoire littéraire d'un traité d'Aristote (sous presse;.

EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

CAPELLE (Marie). O. P. Saint Thomas d'Aquin. L'Etre et l'Essence. « De Ente et


essentla >. Traduction et notes. Un vol. ln-12 carré br . 94 pages.
DURAKTEL (J.> Le retour d Dieu par l'intelligence e: la volonté dans la philosophie
de saint Thomas. 1948. ln-8 br.. 412 pages.
PISTERS <Ed I. S. M. La Nature des formes intentionnelles d'après saint Thomas
d'Aquin 1933. ln-8 br . 166 pages
ROLLAND (E.) La loi de réalisation humaine dans saint Thomas. Sur un point de vu*
moral de continuité. 1935, ln-8 br., 112 pages.
JEAN DUNS SCOT
DISCIPULIS DOCTORIS SUBTILIS ET MARIANI

JOANNIS DUNS SCOTI

PATRIBUS, FRATRIBUS, AMICIS

DISCIPULUS DOCTORIS ANGELICI

EX IMO CORDE

D. D.

Multa non posuerunt philosophi quae


tamen possunt cognosci per naturaleni
rationem, et multa ponunt quae non
possunt dcmonstrari.
Rep. Par., 1. II, d. 1, q. 3, n. 11.
Philosophus noster, seilicet Paulus...
Rtp. Par., I. IV, d. 49, q. 2, n. 11.
/ /
PRÉFACE

Depuis 1913, où nous parlions déjà de Duns Scot dans La liberté chez
Descartes el la théologie, nous ne sommes jamais resté longtemps sans
revenir à lui pour l'étudier ou l'enseigner. De là une accumulation de
notes prises sur les diverses éditions que nous offraient les hasards d'une
vie errante, depuis les gothiques de Jehan Petit jusqu'aux premiers
volumes de l'édition critique longtemps désirée, en passant par Wadding,
Garcia et d'autres encore. Ces notes ne s'additionnaient pas. Chaque
série représentant un effort nouveau et, pour ainsi dire, le tracé d'un
autre sentier à travers cette forêt de textes, il était impossible de les
fondre ensemble. Ceci nous a du moins appris combien de livres différents
sur Duns Scot seraient possibles, et que l'on en pourrait indéfiniment
concevoir de nouveaux, dont aucun ne serait la somme des autres. Le seul
point de vue que nous pouvions encore essayer était donc l'absence de
tout point de vue. D'où ce livre, principalement fondé sur les Commen
taires de Pierre Lombard par Duns Scot, où l'on trouvera les réflexions
d'un lecteur qui, sans autre souci que de le comprendre, le relit la plume
à la main.
C'est ce qui explique les limites propres de cet ouvrage. On n'y trou
vera pas de recherches érudites sur les sources de la doctrine ni sur le
milieu où elle s'est formée. Les invitations naissaient pourtant à chaque
page du texte et toutes étaient bonnes à accepter, mais il faudrait une
sorte de génie pour se livrer à ces enquêtes de détail sans perdre de vue
les positions fondamentales que l'on s'efforce de dégager. On n'y trouvera
pas non plus un « système » de Duns Scot, mais, cette fois, la seule raison
en est que nous ne l'avons pas trouvé nous-même. Nous nous sommes
donc contenté de voir ce théologien à l'œuvre, en nous demandant ce
qu'il faisait et, par une ambition plus secrète mais ici vraiment première,
en cherchant à savoir qui il était. C'est, jusqu'à un certain point, chose
possible, à condition de l'écouter longuement avant de prendre soi-même
8 JEAN DUNS SCOT

la parole, ce que nous espérons avoir fait, et en souhaitant qu'il se trouverait


des lecteurs pour avoir la même patience, ce qui est beaucoup demander.
Nous savons fort bien quel livre sur Duns Scot nous aurions aimé pouvoir
lire, mais, contrairement à la formule reçue, ce n'est pas du tout celui
que, faute de le trouver tout fait, nous avons écrit. Plus nous relisions
Duns Scot, plus il nous semblait impossible, sans le trahir, de lui prêter
une synthèse doctrinale philosophique, ni même théologique, où tout se
mettrait linéairement en ordre à partir de quelques principes. Le moins
qu'on puisse dire est qu'un tel livre, légitime en soi et qui ne trahirait pas
nécessairement la pensée du maître, ne donnerait pas une image fidèle
de son œuvre. Le sens des principes dont use Duns Scot ne se comprend
bien que par l'usage qu'il en fait. Il est toujours imprudent d'en déduire,
en son nom, des conséquences que lui-même n'en a pas déduites, parce
que, telle que Duns Scot l'entend, la vérité ne dépend pas des principes
seuls, mais aussi de la nature des choses que le philosophe interprète à
la lumière des principes. Cette pensée nous a retenu, nous l'espérons, de
le faire plus abstrait et plus systématique qu'il ne l'est.
Pourtant, Duns Scot est un auteur difficile. L'effort requis pour le
comprendre est tel qu'on ne peut espérer saisir ses positions fondamentales
sans négliger certaines limitations de fait, dont nous disions qu'elles en
sont inséparables. On est donc exposé à devenir schématique, non seule
ment du point de vue de l'histoire, mais de celui de la doctrine et, ce
faisant, à fausser les perspectives mêmes qu'on aspire à dégager. Le sous-
titre de cet ouvrage dit assez clairement que, même se limitant aux
positions fondamentales de Duns Scot, il ne se proposera que d'y introduire
le lecteur. Comme lui, nous nous sommes répété autant de fois qu'il y
avait de problèmes différents à résoudre à la lumière des mêmes principes,
mais pas une seule fois nous n'avons épuisé le détail de leur discussion.
Le maître n'est donc aucunement responsable des mutilations que son
historien lui a fait subir. Il le serait moins encore, si possible, des remarques
doctrinales faites à son propos par un lecteur s'entretenant avec soi-même
de sa lecture et qui, bien qu'il en ait éliminé beaucoup en se relisant, n'a
pu se résoudre à les supprimer toutes. A vrai dire, elles ne relèvent pas
de l'histoire. Leur auteur souhaite seulement qu'en les discutant, on veuille
bien ne pas les détacher de leur contexte. Les longues années de commerce
avec Duns Scot qui inspirent ce livre ne garantissent pas ses conclusions,
mais elles invitent à ne pas écarter trop hâtivement l'image du Docteur
Subtil qu'il propose. Lente à se former, elle attend qu'on ne lui refusera
pas le temps de s'y habituer. Son auteur même ne se flatte pas de savoir
dans quelle mesure elle est vraie, mais il lui semble apercevoir déjà, grâce
PRÉFACE 9

au théologien de l'être infini, une sorte de lumière sur l'œuvre commune


la théologie chrétienne, ce qu'elle fut jadis et ce qu'elle pourrait redevenir
aujourd'hui si les débats inévitables dont toute liberté doctrinale s'ac
compagne, au lieu de se nourrir de leur propre substance, se portaient
de nouveau sur la substance même de leur objet.
Quelques mots touchant la rédaction de cet ouvrage. Il était complè
tement achevé en décembre 1949, avant la publication des premiers
volumes de l'édition critique procurée par la Commission scotiste de
Rome. En voyant cet incomparable instrument de travail, l'auteur d'un
livre sur Duns Scot pouvait mesurer au premier co\ip d'œil l'étendue de
la perte qu'il avait subie ; mais on ne peut pas retoucher un travail
achevé, car autant de fois on se replonge dans les textes du Docteur Subtil,
autant de fois il faut tout reprendre à pied d'oeuvre, sans aucune certitude
d'aussi bien réussir, même au prix d'un effort égal au précédent. Nous
avons dû nous contenter de puiser dans ce trésor autant que cela nous
était possible, non sans envier ceux qui, venant plus tard, l'auront tout
entier à leur disposition. Nos citations sont empruntées à l'édition Garcia
pour l'Opus Oxoniense I et II ; nous les avons plusieurs fois contrôlées
sur les parties déjà publiées de l'édition critique. Pour toutes les autres
œuvres de Duns Scot, sauf le De primo principio cité d'après l'édition
E. Roche, nous avons renoncé à indiquer le tome et la page soit de
Wadding soit de la réimpression Vives, faute d'avoir constamment disposé
de l'une de ces deux éditions. Les références suffiront d'ailleurs à
permettre d'y retrouver les textes. Le lieu de publication des fragments
isolés, publiés dans divers ouvrages, annuaires ou revues, a toujours
été indiqué. Enfin, on voudra bien observer que les passages, parfois
étendus, qui sont reproduits dans les notes, contiennent souvent beaucoup
plus que notre propre texte. C'est que Duns Scot, dont la pensée est
ordinairement synthétique, introduit simultanément plus de thèmes
doctrinaux que l'analyse n'en peut considérer à la fois. D'ailleurs, quelque
peine qu'on prenne à le traduire, Duns Scot reste plus clair en latin qu'en
français. Si nous avons introduit certaines de ses formules dans notre
propre texte, c'est qu'il y a souvent dans sa langue ce nescio quid latentis
energiae dont parle un ancien commentateur, qui disait ailleurs, devant
un de ces passages, rocailleux certes, mais dont on ne peut déplacer un
mot sans en ruiner le sens : profedo dum haec tcribebal calamum in menie
lingebai. Duns Scot écrit pour exprimer sa pensée plutôt que pour la
faire comprendre. On attendrait vainement de lui les prévenances cons
tantes dont Thomas d'Aquin comble son lecteur, mais cette manière
abrupte et un peu altière présente au moins un avantage : elle rend
10 JEAN DUNS SCOT

difficile au lecteur l'illusion, si périlleuse au lecteur de saint Thomas,


qu'il atteint aisément en son fond la pensée du maître. Avec I liais Scot,
on s'aperçoit tout de suite qu'on ne comprend pas, et ceux qui s'effor
ceront, après avoir conquis vaille que vaille une certaine intelligence de
sa doctrine, de dépasser des formules faciles à répéter pour atteindre les
intuitions originelles dont elles jaillissent, verront sans doute que ce
dont il parle est en effet de nature à être vu plutôt que compris. Telle est
du moins notre expérience personnelle, et si plein d'erreurs de bonne
foi qu'il puisse être, on sentira, nous l'espérons, que ce livre est né du
désir de la communiquer.
Nous devons au lecteur, et à Duns Scot, une dernière précision. Chercher
à comprendre les positions fondamentales du Docteur Subtil n'est aucune
ment le situer dans son temps. L'intérêt du philosophe ne peut pas ne pas
faire tort ici à la vérité de l'histoire. Duns Scot a dialogué avec plusieurs
autres théologiens, entre lesquels on peut dire qu'Henri de Gand est
son interlocuteur de prédilection. Pour lui, Henri était plus important que
Thomas ; pour nous, et en soi, le contraire est vrai. Un livre d'histoire
pure sur Duns Scot accorderait à Henri de Gand, à Gilles de Rome, à
Godefroid de Fontaines, une place considérable, alors qu'ils n'en tiendront
qu'une fort petite dans le nôtre. Au contraire, nous comparerons
Duns Scot et Thomas d'Aquin chaque fois que Duns Scot lui-même aura
mis Thomas en cause sur un point important, ou dont nous aurons perçu
l'importance. Il peut en résulter une illusion de perspective qui n'est
pas dans notre esprit, mais que nous risquons involontairement de créer
dans celui des autres et contre laquelle nos lecteurs devront se défendre.
Notre Duns Scot, dont l'interlocuteur principal est Thomas d'Aquin,
n'est pas une réalité historique, mais son dialogue avec Thomas d'Aquin
en est une et, de tous ses interlocuteurs, Thomas d'Aquin est philoso
phiquement le principal. Il l'est en soi ; il l'est donc aussi pour nous.
Si nous en avons le temps, nous aimerions suivre de près, dans un
autre livre, la conversation entre Duns Scot et Henri de Gand, ou même
Gilles de Rome. Ceux qui entreprendront ce travail nous apprendront
beaucoup sur Duns Scot, mais il est douteux qu'on puisse espérer une
confrontation doctrinalement plus instructi/ve que celle des deux grandes
métaphysiques de l'être conçu comme essenlia et de l'être conçu comme
esse. Ici encore, évitons toute illusion. Cette confrontation n'est pas
l'unique objet de notre livre, mais nous l'avons accueillie, chaque fois
qu'elle s'offrait d'elle-même, afin de mettre en relief ce qu'a de propre
la position philosophique de Duns Scot. Peut-être même verra-t-on parfois
que mieux comprendre Duns Scot n'est pas inutile pour bien comprendre
Thomas d'Aquin.
CHAPITRE PREMIER
L'OBJET DE LA METAPHYSIQUE

Dès le prologue de l'Opus Oxoniense, Duns Scot rencontre un problème


théologique d'importance décisive pour la délimitation des frontières
entre philosophes et théologiens. C'est donc par là qu'avec lui nous
devons nous-mêmes commencer.

I. LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE

Pour un théologien, la métaphysique n'est pas la sagesse par excellence.


Au-dessus de la connaissance naturelle suprême se trouve la théologie
et toute définition précise de l'une ou de l'autre implique celle de leurs
rapports1. La discussion de ce problème la plus complète que Duns Scot
nous ait laissée, se trouve dans le Prologue de l'Opus Oxoniense. On sait
que cet ouvrage est un commentaire sur le Livre des Sentences de
Pierre Lombard2. Dans l'introduction qui précède le premier livre de son

1. Nous avons déjà touché cette question dans Melaphysik und Théologie nach
Duns Scotus, Franziskanische Studien, 22 (1935), 209-231. Parmi les nombreuses
contributions des scotistes anciens à l'étude du problème, on peut consulter avec fruit
Claudius FRASSEN, O. F. M., Scotus Academicus, nouvelle édition revue sur les correc
tions de l'auteur (Rome, 1900), t. I, pp. 1-94 ; Hier, de MONTEFORTINO, Ven. J. Duns
Scoli Summa Theologica ex universis operibus ejus concinnata, juxla ordinem et dis-
posilionem Summae Angelici Docloris S. Thomae Aquinalis, éd. nouvelle (Rome, 1900),
Pars I, qu. 1, t. I ; pp. 5-73. Ce travail, dont il est malheureusement parfois difllcile
d'identifier la source exacte chez Duns Scot, n'en est pas moins très utile pour com
parer, sur chaque point, la position scotiste à la position thomiste. A l'époque moderne,
voir Parthenius MINGES, O. F. M., Joannis Duns Scoli doctrina philosophica et théologien
quoad res praecipuas proposila et exposila (Quaracchi, 1930), t. I, pp. 501-521 ; Déodat
DE BASLY, O. F. M., Scotus Docens, supplément à La France Franciscaine, XVII
(1934), 111-137. Sur l'ensemble de notre problème, voir C. L. SHIRCEL, O. F. M., The
Univocity of thé Concept of Being in thé Philosophy of Duns Scolus (Washington, 1942),
étude très précise, exacte et excellente pour tout ce qui regarde la pensée de Duns Scot
lui-même.
2. Le texte en est reproduit avec la plupart des commentaires qui en ont été publiés,
ceux de sajnt Bonaventure, de saint Thomas d'Aquin ou de Duns Scot par exemple.
12 JEAN DUN8 SCOT

œuvre, Pierre Lombard n'avait pas usé du mot « théologie », sauf sous
la forme dérivée theologicarum inquisitionum abdita aperire. Même chez
saint Thomas d'Aquin, et jusque dans la Summa Iheologica, le mot theo-
logia n'est pas d'usage courant pour désigner la sacra dodrina que le
théologien professe1. Chez Duns Scot, au contraire, theologia est le terme
usuel en pareil cas ; il est devenu le nom propre qui désigne le savoir
nécessaire à l'homme pour lui permettre d'atteindre sa fin.
La formule scotiste du problème mérite d'ailleurs de retenir notre
attention : « Est-il nécessaire à l'homme, dans l'état où il est, que lui soit
surnaturellement inspirée une doctrine spéciale, telle qu'il ne pourrait
l'atteindre par la lumière naturelle de l'intellect? »8. La question se
pose donc à propos de l'homme pro statu isto, c'est-à-dire dans son état
présent, tel qu'il résulte du péché originel. Le fait même que le problème
soit explicitement posé semble significatif. Saint Bonaventure, qui
commentait Pierre Lombard vers 1250, n'avait pas jugé nécessaire de lui
consacrer un article spécial*. En 1254-55, si le texte dont nous disposons
remonte à cette date*, saint Thomas d'Aquin jugeait au contraire opportun

On en trouve une excellente édition, avec identification des sources du texte, dans
Pétri Lombardi Libri IV Senlentiarum, studio et cura PP. Collegii S. Bonaventurae
in lucem editi, 2« éd., (Quaracchl, 1916), 2 vols.
1 . Sur l'évolution qui aboutit, au xin* siècle, à poser la théologie comme une science
ou du moins, une discipline, distincte de l'Écriture Sainte sur laquelle pourtant elle
se fonde, voir M. D. CHENU, La théologie comme science au XIII' siècle (2e éd., Paris,
1943). Le nom même a été lent à s'imposer. Saint Thomas d'Aquin lui-même, bien qu'il
en use sans hésiter (In I Sent., Prol., qu. 1, Hesp.) est loin de l'employer aussi souvent
que les interprètes modernes de sa doctrine. Chez Duns Scot, au contraire, Iheologia
est le terme établi pour désigner la sacra dodrina comme distincte de la philosophie.
Nous en rencontrerons maint exemple.
2. « Utrum homini pro statu fsto sit necessarium aliquam doctrinam specialem
supernaturaliter inspirari, ad quam videlicet non posset attingere lumine naturali
intellectus ? • Op. Ox., Prol., qu. I, 1. Nous citerons VOpas Oxoniense, pour les livres I
et II, d'après la réédition de M. F. Garcia, O. F. M. (Quaracchi, 1912 et 1914, 2 vols.),
mais en conservant le numérotage des articles adopté par Wadding et en le corrigeant
d'après les parties de l'édition critique déjà publiées. Nous ajoutons parfois le numéro
du paragraphe à la fin de la référence. Exemple : (35) signifie : édition de la Commis
sion Scotiste, § 35.
3. Les quatre questions du Prologue de saint Bonaventure portent sur la cause
matérielle de la théologie, sa cause formelle, sa cause finale et sa cause efficiente (In I
Sent., Proœmium, éd. minor, Quaracchi, 1934, t. I, pp. 6-12). Il ne semble pas avoir
conscience que la nécessité de la théologie puisse être contestée au nom de la suffisance
de la philosophie. Sur l'attitude de saint Bonaventure envers Aristote, voir E. GILSON,
La philosophie de saint Bonavenlure (l" éd., Paris, 1924), p. 12-13. En sens contraire,
F. VAN STEENBEBGHEN, Siger dans l'histoire de l'Aristalélisme (Louvain, 1942), ch. II,
p. 446 et suiv., ou, du même auteur, Arislole en Occident {Louvain, 1946), ch. VI,
pp. 131-147.
4. Date d'ailleurs incertaine. On sait que Thomas d'Aquin a rédigé une deuxième
fois, vers 1264, son commentaire sur le Livre I des Sentences. C'est probablement
cette seconde rédaction que nous lisons dans ses œuvres complètes. Il serait intéressant
de savoir s'il a pris aussi nettement position dix ans plus tôt.
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 13

d'établir dans son commentaire la nécessité d'un savoir supérieur à la


philosophie. La suffisance de la philosophie s'y trouvait soutenue, hypothé-
tiquement mais en termes clairs, dans l'une des objections que lui-même
s'opposait : ad perfectionem hominis sufficil Ma cognilio quae ex naturali
intelledu potest haberi; ergo praeler philosophiam non est necessaria alia
doctrina1. Dans le commentaire de Duns Scot, c'est-à-dire aux environs
de 1300, ce ne sont plus seulement des thèses qui s'affrontent, ce sont
des hommes : In isla quaestione videlur esse controversia inter philosophas
el theologos2. Ce changement de perspective n'est sans doute pas dénué de
signification.
A quelque date que remonte le texte actuellement connu de l'Opus
Oxoniense, les thèses qu'il formule sont postérieures à la Condamnation
de 12773, qui implique l'existence d'un conflit entre philosophes et
théologiens et de partisans d'une sagesse purement philosophique.
En condamnant cette proposition scandaleusement hardie, quod sapientes
mundi sunt philosophi lantum4 ou cette autre : que les vertus intellectuelles
et morales dont parle Aristote suffisent à l'homme pour assurer son bonheur
éternel5, Etienne Tempier avait bien entendu dénoncer des erreurs contem
poraines, c'est-à-dire soutenues par des hommes qui vivaient de son
temps. Il n'est pourtant pas nécessaire d'admettre que Duns Scot lui-
même ait d'abord en vue certains de ses contemporains. Sans doute, il ne
parle pas de « philosophie », mais de « philosophes ». On verra pourtant,
à la manière dont il en parle, que sa pensée se meut plutôt sur le plan,
tout classique celui-là, de la distinction entre sancti et philosophi. Les
philosophes auxquels il pense semblent être d'abord ceux de l'Antiquité,
tout particulièrement Aristote. De tels hommes n'avaient jamais eu
l'occasion de soutenir la suffisance de la philosophie contre une révélation
juive qu'ils ignoraient ni contre une révélation chrétienne qu'ils ne
pouvaient prévoir. Ils s'étaient contentés de la philosophie, parce qu'ils
ne disposaient de rien d'autre. La position de Duns Scot marque le
moment où, sous la pression de l'averroïsme contemporain et de ses

1. Thomas d'Aquin, In I Senl., Prol., qu. I, art. 1, obj. 3.


2. Op. Ox., Prol., qu. I. art. 1, n. 3 : t. I, p. 5.
3. P. Callebaut, Le bienheureux Jean Duns Scot à Cambridge vers 1297-1300,
dans Archivum franciscanum hisloricum, 21 (1938), 608-611.
4. Denifle-Chatelain, Charlularium Universilatis Parisiensis I (Paris, 1889),
p. 552, prop. 154.
5. • Quod homo ordinatus quantum ad intellectum et affectum, sicut potest suffici-
enter esse per virtutes intellectuales et alias morales, de quibus loquitur philosophus in
Etbicis, est sufflcienter dispositus ad felicita tem aeternam. « Op. cil., I, p. 552, prop. 157.
14 JEAN DUNS SCOT

revendications, la sagesse chrétienne se demande si la philosophie est


vraiment capable de justifier en droit la suffisance dont elle se targue.
Il s'agit donc pour lui de savoir si la connaissance philosophique seule,
sans l'appoint d'une connaissance surnaturellement révélée, suffit à
l'homme pour atteindre sa fin.
Si quelque chose peut rendre nécessaire une révélation surnaturelle,
c'est l'insuffisance de la nature. Duns Scot réduit donc d'abord le débat
à une divergence fondamentale touchant la perfection ou l'imperfection
de la nature humaine : « Les philosophes soutiennent la perfection de la
nature et nient la perfection surnaturelle ; les théologiens, au contraire,
connaissent la déficience de la nature, la nécessité de la grâce et la
perfection surnaturelle s1. Les termes mêmes dont use Duns Scot (defedum
naturae), suggèrent qu'il pense ici, non à la nature prise in statu hominis
instituti, mais à la nature humaine pro isto statu, c'est-à-dire dans l'état
où elle se trouve par suite du péché originel. Ce qu'il se demande, c'est
ce que dirait un philosophe, s'il entendait soutenir qu'une révélation
surnaturelle est nécessaire à l'homme pour atteindre sa fin : « Un philo
sophe dirait que nulle connaissance surnaturelle n'est nécessaire à l'homme
dans l'état où il est (pro statu isto), mais qu'il peut acquérir, par le simple
jeu des causes naturelles, toute la connaissance dont il a besoin2 ». C'est
donc d'abord en fonction des suites du péché originel que Duns Scot
s'interroge sur la nécessité d'une révélation.
Il est immédiatement évident que cette position du problème non
seulement est théologique, ainsi qu'il se doit, mais suppose résolu un
autre problème théologique auquel Aristote ne pouvait penser, celui de
la condition présente de l'homme in statu naturae lapsae. Ce fait est
remarquable car, à première vue, rien n'imposait au théologien comme
tel cette position de la question. Il n'est a priori ni évident ni nécessaire

1. « In ista quaestione videtur controversia inter philosophes et theologos. Et


•tenent philosophi perfectionem naturae et negant perfectionem supernaturalem ;
theologi vero cognoscunt defectum naturae et necessitatem gratiae et perfectionem
supernaturalem », Op. Ox., Prolog., qu. I, art. 1, 3.
2. < Diceret ergo philosophus quod nulla est cognitio supernaturalis homini necessaria
pro statu isto, sed quod omnem cognitionem sibi necessariam posset acquirere ex
actione causarum naturaliurn. Ad hoc adducitur simul auctoritas et ratio Philosophi
ex diversis locis. » Op. Ox., Prolog., qu. I, art. 1, 3. « Ad primum requireret dici qualis
fuerit cognitio hominis instituti, quod usque alias differatur, saltem respectu viatoris
pro statu isto est dicta cognitio supernaturalis, quiafacultatemejusnaturalemexcedens:
naturalem dico secundum statum naturae lapsae. • Op. cil., qu. I, art. 2, 13. Nous
interprétons le premier pro statu isto comme désignant l'état de nature déchue. C'est
ce que nous semble suggérer le contexte. Pourtant, ni Duns Scot ni Lychet dans
son commentaire de ce passage, ne le disent expressément, sans doute parce qu'ils
l'estiment évident.
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 15

que l'état de nature déchue doive être invoqué dans la discussion de ce


problème. Cette nécessité ne s'impose que dans une théologie selon laquelle
on peut au moins se demander si, au cas où le péché originel n'aurait pas
été commis, l'homme aurait pu connaître distinctement sa fin sans qu'elle
lui fût surnaturellement révélée. La position scotiste du problème invite
donc à prévoir, sous réserve des vérifications ultérieures qui s'imposent,
que l'état primitif de l'intellect humain n'est plus son état actuel et que
son champ de vision peut s'être trouvé réduit en conséquence de la
faute d'Adam. Si cette hypothèse devait se vérifier, la noétique et Pépisté-
mologie des philosophes se trouveraient ici critiquées à partir de conclu
sions préalables concernant la portée de l'intellect humain pro statu isto.
Ajoutons pourtant que Duns Scot lui-même ne commence pas par définir
l'état de nature déchue. Il ne nous dit pas immédiatement en quoi cet
état peut au juste affecter la solution de son premier problème. C'est
sans doute que cette précision n'est pas immédiatement nécessaire et nous
pouvons attendre avec lui le moment de la formuler.
Supposons donc qu'un philosophe, c'est-à-dire un homme ne disposant
que de la raison naturelle seule, se demande si une révélation est nécessaire
à l'homme, que répondrait-il? D'abord qu'elle lui est inutile, ensuite que
la notion même en est contradictoire et impossible.
Dans un texte que déjà saint Thomas d'Aquin et, après lui, Duns Scot,
ne se lassent pas de citer, Avicenne avait dit que les notions d'« être »
et de « chose » sont les premières qui tombent sous les prises de l'enten
dement humain1. C'est donc que l'être est l'objet premier de notre
intellect. Or toute faculté de connaître dont l'objet premier est un objet
commun, c'est-à-dire inclut en soi d'autres objets, a naturellement prise
sur tout ce qui rentre sous cet objet et l'atteint comme inclus par soi
dans son objet naturel. La vue, par exemple, atteint non seulement son
objet premier, qui est la couleur, mais tout ce qui, étant coloré, tombe
par là sous ses prises. De même pour les autres facultés cognitives, et en
voici la raison. Normalement, l'objet premier d'une faculté est aussi
son objet adéquat. On nomme « adéquat » l'objet d'une faculté, lorsqu'il
inclut tout ce qu'elle peut connaître, et qu'elle peut le connaître tout
entier. En d'autres termes, l'objet adéquat d'une faculté lui est exacte
ment coextensif, leurs aires respectives ne se distinguant en rien, ni par

1. « Dicemus igitur quod ens et res et necesse talia sunt quae statim imprimuntur
in anima prima impressione, quae non acquiritur ex aliis notioribus se •. AVICENNE,
Metaph., Tract. I, cap. 6 ; dans Avicenne... Opéra, Venise, 1508, fol. 72 ''. Noter, à
propos de ce texte, que le « nécessaire » est pour Avicenne une notion première, insépa
rable de celle d'« être • et immédiatement donnée avec elle.
16 JEAN DUNS SCOT

excès ni par défaut. Si l'objet premier et adéquat de l'intellect humain


est l'être, l'homme peut naturellement connaître tout ce qui, en quelque
sens que ce soit, mérite le titre d'« être ». Or tout ce qui est connaissable
est de l'être. Nulle révélation surnaturelle ne saurait donc être nécessaire
à l'homme, puisque ce qu'elle révélerait serait encore de l'être, qui est
l'objet premier, naturel et adéquat de notre intellect1.
Comme on le voit, l'argumentation s'appuie sur la nécessité d'une
exacte proportion entre la faculté de connaître et son objet et c'est
pourquoi la notion d'un savoir surnaturel reçu par une faculté naturelle
de connaître peut être dénoncée comme non seulement superflue, mais
contradictoire. Pour que la révélation d'une connaissance surnaturelle
fût possible, il faudrait que l'intellect humain fût, in puris naiuralibus,
disproportionné à l'objet de cette connaissance et que, de manière ou
d'autre, la proportion pût être rétablie. Or elle ne peut l'être, car si ce
qu'on lui ajoute est naturel comme elle, le tout restera disproportionné à
cet objet surnaturel ; il faudra donc lui ajouter encore quelque chose, à
propos de quoi se reposera le même problème, et ainsi de suite indéfini
ment. Pour éviter d'aller ainsi à l'infini, il faut s'arrêter dès le début.
Disons donc que l'intellect humain est, de soi, proportionné à tout objet
connaissable selon quelque mode de connaissance que ce soit. Il n'est
donc ni nécessaire ni possible qu'une connaissance surnaturelle lui soit
inspirée2.
C'est toujours une entreprise risquée de faire dire à un philosophe ce
qu'il aurait dit s'il avait posé un problème qu'il n'a pas posé. A première
vue, rien ne semble plus légitime que de faire nier par un philosophe, au
nom d'Aristote, la nécessité d'une révélation, et Duns Scot lui-même a
pu facilement recueillir, dans le De anima comme dans la Métaphysique,
de quoi prouver la suffisance de l'intellect à connaître naturellement son
objet3. Pourtant, à la réflexion, rien n'est moins sûr et ce n'est peut-être

1. Op. Ox., Prol., qu. I, 1 ; t. I, p. 3. Voir le texte, heureusement corrigé, dans ftelalîo
a Commissions Scolislica exhibita Capitula Générait Fralrum Minorum Assisii A. D,
1939 celebrando (Romae, 1939), pp. 1 1-18. Cf. Op. Ox., 1. II, d. 9, q. 2, a. 5, n. 35 ; t. II,
p. 475. Un deuxième argument, a fortiori, est que « sensus non indiget aliqua cognitione
supernaturali pro statu isto, ergo née intellectus. • Op. Ox., Prol., qu. I, 1, 1.
2. Op. Ox., Prol., qu. I, 2. Lychet commente ainsi la formule « secundum omnem
modum cognoscibilis » : scilicet abstractive, intuitive, intense, remisse et hujusmodi.
3. Dans Op. Ox., Prol., qu. I, art. 1, 3, Duns Scot allègue ARISTOTE, De anima III,
5, pour en conclure que l'intellect possible pouvant devenir tous les intelligibles et
l'intellect agent pouvant les produire tous, l'homme est naturellement capable de tout
connaître. Au paragraphe 4 qui suit immédiatement, Duns Scot allègue Melaph.
E, 1, 1026a 19 (cf. K, 7, 10646 2), où Aristote distingue les sciences spéculatives en
mathématique, physique, métaphysique. En fait, Aristote ne dit pas métaphysique,
mais théologique, et il est curieux que Duns Scot n'ait pas conserve ce terme, qui eût
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 17

pas par hasard que notre théologien part plutôt ici d'Avicenne que
d'Aristote. En fait, ce qu'il critique est une thèse qui se réclamerait
d'Avicenne et tenterait de se justifier à l'aide d'arguments empruntés
aux écrits d'Aristote. Le Philosophe n'a certes jamais enseigné qu'une
révélation surnaturelle fût nécessaire à l'homme pour atteindre sa fin,
mais il n'a pas prétendu non plus que l'intellect humain fût adéquat à
l'être en tant qu'être et naturellement capable de le saisir. Il a même
soutenu tout le contraire puisque, selon lui, l'être ne nous est directement
accessible qu'à travers l'expérience sensible et que le seul être qui mérite
pleinement ce titre, l'intelligible, nous échappe par sa pureté même.
Il y aurait donc matière à révélation dans le monde d'Aristote et c'est
pourquoi, en pratiquant les aménagements platoniciens nécessaires pour
délester de son corps l'âme humaine, Alfarabi et Avicenne y ont fait
circuler un large courant d'illuminations intelligibles. Ce ne sont pas là
des révélations surnaturelles, mais elles peuvent passer pour surhumaines
et, en tout cas, elles interviennent assurément pour dilater en fait
l'intellect humain à la mesure de ce qui, dans ces doctrines, est en droit
son objet adéquat : l'être. Ce salut complet de l'homme par la philosophie,
qu'Aristote ne semble pas avoir jamais espéré, il semble, au contraire,
que le néoplatonisme d'Avicenne nous l'accorde. Nous aurons à nous
demander si Duns Scot n'a pas eu claire conscience de cette différence et
même si l'une de ses préoccupations n'aurait pas été de réduire Avicenne
à Aristote, en refusant à la philosophie pure des connaissances auxquelles
elle prétend sans y avoir droit.
Exprimé en formules aristotéliciennes, le premier argument que
Duns Scot oppose à la thèse adverse n'est pourtant pas totalement
aristotélicien : pour agir en vue d'une fin, il faut la désirer ; pour la
désirer, il faut la connaître ; or, par ses seules ressources naturelles,
l'homme ne peut avoir de sa fin aucune connaissance distincte ; il est donc
nécessaire qu'une connaissance surnaturelle lui en soit donnée1. Tout le

renforcé l'argument. Quoi qu'il en soit de ce détail, Duns Scot conclut de cette division
des sciences, que puisque ces trois disciplines couvrent la totalité de l'être, il ne reste
place pour aucune autre, telle que serait une connaissance révélée. Enfin, au para
graphe 5 (t. I, pp. 6-7), se fondant sur les Seconds Analytiques I, 2 ,716 16 sv., Duns
Scot argue que, puisque nous connaissons naturellement les premiers principes, nous
devons pouvoir connaître naturellement toutes leurs conséquences.
1. t Omne agens propter flnem agit ex appetitu finis ; omne per se agens agit propter
flnem ; ergo omne per se agens suo modo appétit flnem ; ergo sicut agent! nalurali
est necessarius appelitus finis, propter quem débet agere, ita agenti per cognitionem...
necessarius est appetitus sui finis, propter quem débet agere, qui sequitur cognitionem.
Palet ergo major. Sed homo non potest scire ex naturalibus flnem suum distincte,
ergo necessaria est sibi de hoc aliqua cognitio supernaluralis •. Op. Ox., Prol., qu. I,
art. 2, 6.
18 JEAN DUNS SCOT

poids de l'argument réside manifestement dans sa mineure : l'homme


est naturellement incapable de connaître distinctement sa propre fin,
proposition qui n'a elle-même de sens que si celui qui la formule, déjà
pourvu de cette connaissance distincte, s'en estime redevable à la révé
lation chrétienne.
Tel est précisément le cas de Duns Scot. Il ne conteste pas qu'Aristote,
Averroès ou Avicenne n'aient eu quelque connaissance dé la vraie fin
dernière de l'homme, mais il nie que cette connaissance ait été suffisante
pour assurer le salut. Autant dire que ce qu'il reproche à la philosophie
en général, c'est son incapacité radicale à découvrir seule ce que nous
ne savons que par le message de l'Évangile. Il ne le lui reproche pas en
tant que philosophie. En tant que telle, elle a fait ce qu'elle a pu et on
ne saurait attendre d'elle ce qu'il n'est pas dans sa nature de pouvoir
faire. Le Dieu de l'Évangile n'est pas son objet. Duns Scot argumente ici
comme un Chrétien, qui sait que la fin dernière de l'homme n'est pas une
simple connaissance spéculative et abstraite de la nature divine, mais
une vue directe et béatifiante de Dieu. Il raisonne donc en théologien qui
s'appuie sur la foi et son intention n'est pas de reprocher aux philosophes
de n'avoir pas su ce que la philosophie ne peut pas savoir, mais plutôt
d'établir que la philosophie fut et demeure incapable de savoir par elle-
même ce dont la révélation peut seule nous informer.
On pouvait penser, même en ne lisant que le texte de Wadding, que
telle ait bien été l'attitude de Duns Scot, mais il est impossible d'en
douter, depuis que les nouveaux éditeurs de l'Opus Oxoniense nous ont
rendu la « note » capitale, omise par Wadding, où le Docteur Subtil
exprime le fond même de sa pensée. « II n'y a rien de surnaturel,
dont on puisse montrer, par la raison naturelle, que cela soit dans l'homme
voyageur, ni que cela soit requis pour sa perfection. Celui qui le possède
ne peut même pas savoir que c'est en lui. Il est donc impossible d'en
appeler ici à la raison naturelle contre Aristote. Si l'on argumente à partir
de ce que l'on croit, l'argument ne portera pas contre lui, parce qu'il ne
concédera pas une prémisse qui soit objet de foi. Or dans les raisons ici
alléguées, une des prémisses est objet de foi ou prouvée à partir d'un objet
de foi ; elles ne sont donc que des persuasions théologiques, qui vont de
ce que l'on croit à ce que l'on croit (ideo non sunl nisi persuasiones theo-
logicae ex credilis ad créditant) n1.
La position de Duns Scot est donc celle d'un théologien qui, pour des
raisons théologiques dont certaines prémisses sont objets de foi, entreprend

1. Op. Ox., éd. critique, t. I, art. 12.


LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 19

de fixer les limites que la philosophie d'Aristote n'a jamais dépassées.


Ce qu'Aristote a su se confond en fait pour lui avec ce que la philosophie
peut savoir, mais, précisément pour cette raison, le Docteur Subtil ne
songe pas un instant à prouver qu'elle aurait pu ou qu'elle devrait le
savoir. Sa dénonciation de l'insuffisance de la philosophie se fonde donc
ici sur un motif purement religieux : l'insuffisance de la connaissance
naturelle à procurer à l'homme son salut.
Pour le prouver, observons d'abord que tout ce qui agit par soi, agit en
vue d'une fin. C'est aussi le cas des agents naturels, qui désirent nécessaire
ment la fin pour laquelle ils doivent agir. C'est aussi le cas des êtres dont
l'action est guidée par la connaissance, avec pourtant cette différence
que, pour agir, ces derniers doivent connaître la fin en vue de laquelle
ils agissent. Ajoutons que cette connaissance doit être distincte, car nul
ne saurait atteindre une fin dont il n'aurait qu'une connaissance confuse.
Etre doué de raison, l'homme ne peut rien désirer qu'il ne le connaisse,
ni rien atteindre qu'il ne désire. Le problème est donc bien pour nous
de chercher, si l'homme est naturellement capable de savoir que sa fin
dernière est de voir Dieu face à face et de jouir éternellement de sa
béatitude.
Duns Scot établit que l'homme n'en est pas capable. Son argumen
tation présente cette remarquable particularité, qu'elle porte d'abord
directement contre Aristote, comme si prouver qu'Aristote a ignoré la
fin dernière de l'homme équivalait à prouver que la philosophie même
est incapable de la connaître. Le Philosophe, qui suit la raison naturelle
(Philosophas sequens naluralem ralionem), semble dire, dans certains
textes, que le bonheur de l'homme consiste en la connaissance acquise
des substances séparées1. En tout cas, même s'il n'affirme pas expressé
ment que telle soit la félicité suprême accessible à l'homme, il ne conclut,
par raison naturelle, rien de précis à ce sujet. Ou bien donc il se trompe,
ou bien il reste dans l'incertitude8, il ne le « sait » en aucun cas.

1. Cf. AHISTOTE, Eth. Nie. X, 7, 1177, 14-16. Allégué de nouveau par Duns Scot
dans Op. Ox. IV, d. 43, q. 2, n. 32. On notera que Duns Scot n'attribue pas ici formelle
ment cette doctrine à Aristote (videtur). St. Thomas d'Aquin nie qu'Aristote l'ait
enseignée : Cont. Ge.nl. III, 44.
2. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, 6 ; t. I, p. 8. Le texte renvoie à ARISTOTE, Elh. Nie.
1, 9, 10996 10-15. Rétablir ainsi le texte latin cité par Duns Scot : Si quod igitur et
aliud aliquod deorum est donum hominibus, rationabile felicitatem quoque dei datum
esse, et maxime humanorum quantum optimum. Notre théologien semble plutôt
s'en tenir ici à l'incertitude d'Aristote ; en tout cas, il n'affirme pas positivement,
comme on le lui a fait dire, qu'Aristote ait enseigné cette doctrine. Cf. « Respondeo
quod hominem esse capacem beatitudinis planum est ex Scriptura... Sed utrum sit
capax secundum intentionem philosophorum, de hoc est dubium ». Hep. Par., 1. IV,
d. 49, q. 7, n. 2 et 3.
20 JEAN DUNS SCOT

Comment d'ailleurs une philosophie prouverait-elle que la connaissance


des substances séparées, celle de Dieu par exemple, convient à une nature
telle que la nôtre? La fin d'un être se juge à la nature de ses actes ; or
nous n'expérimentons en nous-mêmes et nous ne connaissons en notre
nature, in slalu isto, aucun acte d'où nous puissions conclure que la
vision des substances séparées nous soit accessible et convienne à ce que
nous sommes. En d'autres termes, un être dont, en son état présent,
toute la connaissance présuppose l'expérience sensible, ne peut avoir
naturellement la connaissance distincte que sa fin soit de connaître des
substances purement intelligibles. Et quand bien même on accorderait
que la raison naturelle suffit à prouver que la vue directe et la jouissance
de Dieu sont la fin de l'homme, elle ne prouverait jamais que cette fin
doive être possédée par lui éternellement, dans son corps et dans son
âme. Or que ce bien doive être éternel, et qu'il doive appartenir à l'homme
pris dans sa nature complète, non à son âme seule, sont deux conditions
qui ne l'en rendent que plus désirable1. On en citerait d'autres, dont la
découverte ne serait pas moins impossible à la raison naturelle et qu'une
doctrine surnaturellement inspirée peut seule nous révéler.
Deux remarques s'imposent à ce propos. D'abord, Duns Scot se
contente ici d'établir contre Aristote ce qu'Augustin avait jadis établi
contre Plotin, à savoir, que la raison naturelle seule n'a jamais osé espérer
la Bonne Nouvelle, qui constitue l'essentiel du message évangélique.
Le décor philosophique a changé depuis le ve siècle, mais la pièce qui se
joue reste la même, et c'est d'ailleurs pourquoi les arguments dont use
ici Duns Scot sont plusieurs fois confirmés par des autorités tirées de
saint Augustin2. Ensuite, nous l'avons dit, Duns Scot argumente contre
Aristote comme si ce qu'Aristote avait ignoré était de plein droit
inaccessible à la connaissance philosophique. Tout se passe donc comme
s'il acceptait implicitement l'identification effectuée par Averroès, entre
Aristote et la philosophie. D'où cette inférence de longue portée, que ce
qu'Aristote lui-même n'a pas su, la raison humaine ne peut pas le savoir
et qu'il suffit d'établir qu'Aristote a ignoré quelque vérité métaphysique,
pour établir que la raison naturelle ne saurait l'atteindre par ses propres
forces. Cet état d'esprit, que certains commentateurs de Duns Scot ont

1. Sur la vue de Dieu par l'homme total, dans la vision béatiflque, Duns Scot
allègue AUGUSTIN, De Genesi ad Litleram XII, 36, 69, fin ; PL 34, 484. Cf. Op. Ox.,
Prol., qu. I, art. 2, 7 ; t. I, p. 8.
2. Voir Op. Ox., Prol., qu. I, art. 4, 23 ; t. I, pp. 21-22, où Duns Scot allègue, touchant
l'ignorance où le» philosophes étaient de la vraie fin de l'homme, AUGUSTIN, De Civilale
Dei, XVIII, 41,3; PL 41, 602 : « Quamvis nescientes ad quem flnem et quonam modo
essent ista omnia referenda... »
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 21

exprimé de façon pittoresque1, implique cette conséquence importante


qu'au lieu de considérer la philosophie comme une entreprise humaine
toujours perfectible, notamment grâce aux suggestions de la révélation,
on la traite comme une discipline achevée, ou, plutôt, finie, dans tous
les sens du mot. Duns Scot ne semble pas s'être jamais demandé quelles
seraient, dans l'avenir, les relations de la « philosophie » et de la « théo
logie ». 11 ne s'est pas demandé, sous cette forme tout à fait générale, si la
philosophie n'allait pas entrer, grâce à son association avec la théologie,
dans une nouvelle phase de son histoire, qui serait peut-être une phase de
progrès. Il n'a pas non plus écrit, à notre connaissance du moins, que la
théologie dispenserait désormais de la philosophie. Ce que nous essayons
de décrire est moins une doctrine qu'une attitude et Duns Scot pense
moins en termes de « philosophie » et de « théologie » qu'en termes de
• philosophes » et de « théologiens ». Il y eut jadis le Philosophe qui,
ayant dit à peu près tout ce que la philosophie peut dire, ne lui laisse
guère plus à dire que ce qu'il a déjà dit. Il y a présentement les théologiens
qui disent ce que nulle philosophie n'a pu ni ne pourra jamais dire et
ne permettent pas que la philosophie se prétende désormais capable de
le dire ou se flatte de l'avoir jamais dit.
Un deuxième argument contre la prétendue suffisance de la philosophie
s'inspire du même esprit. D'abord, il ne suffit pas de connaître distinc
tement la fin ; pour l'atteindre, il faut connaître aussi les moyens. Or les
philosophes enseignent que tout ce qui provient immédiatement de
Dieu, en provient nécessairement, alors que le salut de chaque homme
dépend de deux décisions de Dieu, dont l'une comme l'autre est libre :
admettre certains actes comme méritoires en vue du salut, les admettre
comme méritants. Ici encore nous assistons au conflit global de deux
mondes irréconciliables : le monde de la nécessité naturelle qui est celui
des philosophes, le monde de la liberté divine qui est celui de la théologie
chrétienne. Aucune nuance n'est introduite dans le débat, sauf, peut-être,

1. «Si finis ultimus hominis ab aliquo philosophantium solo rationis lumine detegi
posset, eum haud dubie Aristoteles Philosophe™ m Aquila et Naturae Genius, depre-
hendisset ; sed ipsum non detexit. » Claudius FRASSEN, O. F. M., Scotus Academicus,
t. I, p. 4. Cet Aristole posé comme la borne ultime de l'entendement humain, vient en
droite ligne d'Averroès. A notre connaissance, Duns Scot lui-même n'a jamais usé
de ces formules, mais Frassen est excusable, car Lychet l'avait précédé dans cette
Yoie : « Si ergo Aristoteles princeps omnium philosophorum non cognovit distincte
ultimum flnem hominis propter quem ratio agit, stat ratio Doctoris quod sit ei necessaria
aliqua cognitio distincta de Une ultimo, quae via naturali haberi non potest. » Op. Ox.,
Commentarius, Vives édit., vol. VIII, p. 16. — Pour un état d'esprit analogue, voir
DANTE, De Monarchia III, 16 : quae (se. humana ratio) per philosophes tola nobis
innotuit.
22 JEAN DUNS SCOT

un ut videtur; à ce qu'il semble, la notion de liberté divine échappe à la


philosophie, car les philosophes ne l'ont pas connue1.
Ainsi l'homme ne saurait naturellement connaître ni sa fin dernière,
ni les moyens de l'atteindre. Conclusion doublement dommageable à la
philosophie, surtout à celle d'Avicenne qui prétend savoir que notre fin
dernière est de connaître les Intelligences Séparées et par quels moyens
y parvenir. L'opposition qui met ici Duns Scot aux prises avec les philo
sophes est si importante, on peut même dire si décisive, qu'il convient
de s'y arrêter.
La thèse philosophique à laquelle s'en prend Duns Scot peut se décom
poser en trois moments : 1° « la nature de l'homme est naturellement
connaissable à l'homme, parce qu'elle n'est pas disproportionnée à sa
faculté de connaître ; d'où il suit que, cette nature une fois connue, la fin
de cette nature peut être aussi connue de manière naturelle » ; 2° si la
nature de l'homme est connaissable à l'homme, l'homme doit connaître
la fin qu'il désire naturellement, donc il doit en avoir une connaissance
naturelle2 ; 3° « selon Avicenne, il est naturellement connaissable que
Dieu possède parfaitement l'être ; or la fin d'une faculté quelconque est
le meilleur de ce qui rentre dans son objet premier, puisque c'est en cela
seul qu'il peut trouver parfaitement joie et repos ; on peut donc connaître
naturellement que, quant à son intellect, l'homme est ordonné à Dieu
comme à sa fin ». Si l'on accepte cette conclusion, il en faudra accepter
une autre. Connaître la nature humaine et connaître la fin de cette nature
a partir de la science qu'on a de ce qu'elle est, c'est connaître du même

1. « Istud non est naturaliter scibile, ut videtur, quia hic etiam errabant philosophi
ponentes omnia quae sunt a Deo immédiate esse ab eo necessario. «Op. Ox., Prol.,
qu. I, art. 2, n. 8 ; Duns Scot se souvient peut-être de la 53" des Propositions condam
nées en 1277 : « Quod Deum necesse est facere, quidquid immédiate fît ab ipso. » Charl.
Univ. Par. 1, éd. cit., p. 546. On notera d'ailleurs que la notion d'un salut achevé
naturellement par les moyens de la philosophie est une des erreurs reprochées à Avicenne
par GILLES DE ROME, Errores Philosophorum, cap. VI, art. 18, éd. J. Koch et J. O.
Riedl (Milwaukee, 1944), p. 34. Voici le texte : « Ulterius erravit circa beatitudinern
nostram volens eam dependere ex operibus nostris. Et ex positione sua sequitur quod
beatitudo nostra consistât in contemplando ultimam intelligentiam, ut palet ex
X» Metaphisicae suae capitulo De cultu Dei et utilitate ejus. » (éd. cit., p. 34). Sur les
sources hypothétiques de cette attribution à Avicenne, voir éd. cit., p. 37, note 43.
L'incapacité où nous sommes de connaître naturellement les moyens du salut est
confirmée (Op. Ox., loc. cit., n. 23), par l'autorité d'AuousTiN, De ciuitale Dei XI, 3 ;
PL 41, 318 : « profecto ea quae remota sunt a sensibus nostris, quoniam nostro testi-
monio scire non possumus, de his alios testes requirimus, eisque credimus... «
2. t Item, homo naturaliter appétit finem illum quem dicis supernaturalem ; igitur
ad illum finem naturaliter ordinatur ; igitur ex tali ordinatione potest concludi finis
llle ut ex cognitione naturae ordinatae ad ipsum. » Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 9.
On résiste difficilement à l'impression que Duns Scot accroche ici au passage la célèbre
thèse thomiste sur « le désir naturel de voir Dieu * et qu'il estime saint Thomas
trop généreux envers la philosophie.
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 23

coup le rapport nécessaire de cette nature à sa fin, donc aussi les moyens
qui l'y relient1. La suffisance de la philosophie semble par là rétablie ;
c'est le problème entier qui se trouve remis en question.
Une âme humaine naturellement capable d'appréhender la nature
purement spirituelle, et de l'appréhender dans une intuition directe, c'est
une position qui ressemble à celle d'Avicenne plus qu'à nulle autre2.
Que le premier objet naturellement connaissable à l'intellect soit l'être,
c'est une thèse que Duns Scot lui-même lie expressément ici au nom
d'Avicenne. A ces deux positions le Docteur Subtil oppose de remarquables
réponses, dont une partie au moins doit être retenue par nous comme
intéressant l'idée qu'il se fait de la philosophie.
Concernant la connaissance que nous avons de la nature de l'âme,
Duns Scot nie qu'elle nous permette d'y lire distinctement notre fin
dernière. Elle ne nous permet particulièrement pas de deviner que notre
nature soit capable d'une grâce suprême telle que la vision béatifique.
Ce qui nous importe le plus est la raison qu'il en donne : « Notre âme
ne nous est connue, ainsi que notre nature, pro slatu isto, que sous une
notion générale telle qu'on peut l'abstraire des choses sensibles », ce qui
ne suffit pas à nous faire connaître que son objet le plus parfait soit Dieu3.
Cet argument implique donc que l'état présent de l'homme affecte le jeu
et la portée de son intellect. Dans un autre état, l'âme connaîtrait peut-être
directement sa nature ; elle se saisirait peut-être, comme le prétend
Avicenne, dans une conscience immédiate de son intelligibilité pure et le
problème de la connaissance naturelle qu'elle peut avoir de sa fin se
poserait donc autrement. Pourtant, ne disposant que de la connaissance
de l'âme qui nous est présentement accessible, nous ne saurions en
conclure qu'elle soit essentiellement capable de voir Dieu.
Concernant l'objet de l'intellect, une réserve analogue s'impose :

1. Op. cil., n. 10.


2. Voir E. Gilson, Les sources gréco-arabes de l'auguslinisme avicennisant dans
Arch. d'hisl. docl. el litt. du moyen âge, IV (1929), 40, n. 1. Gf.« Elle (se. l'âme) se saisit
alors elle-même, car il est de sa nature de se connaître directemenl. » L. Gardet, Quelques
aspects de la pensée avicennienne..., Revue thomiste, 45 (1939), 730.
3. « Non enim cognoscitur anima nostra a nobis, nec natura nostra pro statu isto,
nisi sub ratione aliqua generali, abstrahibili a sensibilibus, sicut patebit infra, dist. 3.
Et secundum talem generalem rationem non convenit sibi ordinari ad talem finem,
nec posse capere gratiam, nec habere Deum pro objecto perfectissimo ». Op. Ox., Prol.,
qu. I, art. 2, n. 11. Nous aurons à revenir sur les textes de la dist. III, où le problème
de la cognoscibilité de l'intelligible pur est directement abordé. Notons seulement que
la formule pro slatu isto se réfère bien ici à la distinction théologique classique entre
l'état premier de l'homme et son état après la chute : homo in slatu innocenliae vel
nalurae institulae, homo in slatu nalurae lapsae; voir loc. cil., n. 13 ; t. I, p. 13. Ce que
Duns Scot envisage, c'est exactement le pouvoir de connaître actuellement naturel
à notre intellect : • naturalem dico secundum statum naturae lapsae », ibid.
24 JEAN DUNS SCOT

« Ou doit nier ce qui est ici assumé, savoir, que nous connaissons naturel
lement que l'être est l'objet premier de notre intellect, et cela selon son
indifférence totale au sensible et à l'intelligible, et qu'Avicenne dise que
cela soit connu naturellement. Il a, en effet, mélangé sa religion, qui fut
celle de Mahomet, aux choses de la philosophie, et il a dit certaines choses
comme philosophiques et prouvées par la raison, d'autres comme con
formes à sa religion. C'est pourquoi lui-même affirme expressément, au
livre IX (ch. 7) de sa Métaphysique, que l'âme séparée connaît la substance
immatérielle en elle-même, et c'est pour cela qu'il lui faut soutenir que
la substance immatérielle est contenue sous l'objet premier de l'intellect.
Ce n'est pas ce que dit Aristote, selon qui l'objet premier de notre
intellect semble être la quiddité de la chose sensible, connue soit dans le
sensible même, soit dans son dérivé, c'est-à-dire dans la quiddité qu'on
peut abstraire du sensible a1.
Tel qu'il vient d'être traduit d'après l'édition critique, ce texte diffère
en un point des textes antérieurs. L'édition Vives donnait : et sic quod
dicil Avicenna, non concluait quod sit naturaliter notum, ce qui donne un
texte aisément intelligible. D'autres éditions avaient préféré : et hoc
quod dicil Avicenna non concludit quod sit naturaliter notum, ce qui donne
un sens également intelligible, et d'ailleurs le même. Dans les deux cas,
Dins Scot ne nierait pas qu'Avicenne ait soutenu cette thèse, mais
qu'étant donné la manière dont il l'a soutenue, en mêlant religion et
philosophie, ce qu'il en dit ne prouve pas que sa thèse soit naturellement
connue par la raison. Il en va de même si l'on accepte cette autre lecture
qui fut aussi proposée : et hoc quod dicit Avicenna quod sil naluraliler
notum, ce qui signifie : « on doit nier ce que dit Avicenne, savoir, que ce
soit naturellement connu ». Le sens immédiat devient autre si l'on admet

1. « Ad aliud negandum est illud quod assumitur, quod scilicet naturaliter cognos-
citur ens esse primum objectum intellectus nostri, et hoc secundum totam indifferen-
tiam entis ad sensibilia et insensibilia, et quod hoc dicit Avicenna quod sit naturaliter
notum. Miscuit enim sectam suam, quae fuit secta Mahomet), philosophicis, et quaedam
dixit ut philosophica et ratione probata, alia ut consona suae sectae. Unde expresse
ponit, libro IX Melaphysicae, animant sépara tam cognoscere substantiam immaterialem
in se ; et ideo sub objecto primo intellectus habet ponere substantiam immaterialem
contineri. Non sic Aristoteles ; sed secundum ipsum videtur esse primum objectum
intellectus nostri quidditas rei sensibilis, et hoc vel in se sensibilis vel in suo inferiori,
et hoc est quidditas abstrahibilis a sensibilibus ». Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 12;
Sur ce texte, voir G. BALIÉ, De crilica lextuali Scholasticorum scriplis accommodala
(Romae, 1945), p. 38, n. 1 (aussi dans Anlonianum, XX (1945), 302, note 1), et Ordi-
nalio, 33. Cf. le reproche semblable adressé à Avicenne par AVERHOÈS, In IV Metaph.,
< uni, 3 : t cum quorum (se. Loquentium) admiscuit ipse suamscientiamdivinam «.Bref,
il a mêlé théologie et philosophie. Cf. In II Phys., com. 22 : « Via autem qua processit
Avicenna in probando primum principium est via Loquentium, et sermo ejus semper
invenitur quasi médius inter Peripateticos et Loquentes. •
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 25

le texte que les nouveaux éditeurs proposent, car il ne s'agit plus alors
de nier que ce qu'Avicenne a dit soit vrai, mais qu'il l'ait dit : el quod hoc
dicil Aoicenna quod sit naturaliter notum, ce qui signifie : «on doit nier...
aussi qu'Avicenne dise ceci, que cela soit naturellement connu ». Le choix
de cette dernière leçon se justifie par les règles critiques, tout objectives,
que les éditeurs de Duns Scot se sont imposées1. Ils ont donc eu tout à
fait raison de la préférer aux autres et nous devons, à notre tour, nous
incliner devant leur décision, pourvu seulement que le texte ainsi rétabli
donne, fût-ce à la rigueur, un sens intelligible, comme c'est en effet le cas.
Reportons-nous à l'objection dont ces lignes sont la réponse : « De
même, il est naturellement connaissable que l'objet premier de l'intellect
soit l'être, selon Avicenne, et il est naturellement connaissable que
l'essence de l'être (rationem entis) ait en Dieu son suprême point de
perfection ». On remarquera que la première de ces deux propositions
seule est expressément attribuée à Avicenne. Il est donc fort possible
que Duns Scot ait écrit dans sa réponse : « On doit nier qu'il soit naturel
lement connu que l'être soit l'objet premier de l'intellect, et cela selon
l'indifférence totale de l'être au sensible et à l'intelligible, et aussi
qu'Avicenne dise que ce soit naturellement connu ». Cela est possible du
point de vue de l'objection, mais difficile du point de vue de la réponse,
parce qae, si tel est le texte, la réponse nie quelque chose que l'objection
n'a pas affirmé. Dans l'objection, le nom d'Avicenne ne couvre que la
première thèse : « il est naturellement connaissable que le premier objet
de l'intellect soit l'être » ; dans la réponse, les deux thèses se fondent en
une seule : « il est naturellement connaissable que le premier objet de
notre intellect soit l'être, et cela selon l'indifférence totale de l'être au
sensible et à l'intelligible ». Si l'on admet que la réponse doit correspondre
à l'objection, il est difficile de douter que, dès l'objection, Avicenne soit
tenu pour responsable de la thèse totale dont il sera tenu pour responsable
dans la réponse. Le texte ne peut donc signifier : Avicenne a soutenu qu'il
est naturellement connaissable que l'objet premier de l'intellect soit
l'être, mais il n'a pas soutenu que Dieu soit inclus dans l'objet de ce
concept.
Reste une autre interprétation : Avicenne aurait soutenu ces deux
thèses, mais il n'a pas soutenu qu'elles soient naturellement connues.
Ceci, du moins, n'est pas impossible. En fait, ni dans l'objection ni dans
la réponse, Duns Scot ne cite aucun texte où Avicenne soutienne cette
thèse. Ajoutons que, s'il existe un texte de ce genre, nous ne le connaissons

1. C. Balic, op. ci/., p. 40 ; Anlonlanum, XX, 304.


26 JEAN DUNS SCOT

pas. Il est donc littéralement exact de dire : Avicenne n'a pas écrit qu'il
nous soit naturellement connu que l'être, tant intelligible que sensible,
est l'objet premier de notre intellect.
Mais est-ce là ce que Duns Scot veut dire? On peut en douter, car
lui-même explique aussitôt comment Avicenne est arrivé à cette conclu
sion, c'est-à-dire en mélangeant religion et philosophie. Le seul sens
qui reste possible est donc : Avicenne n'a pas dit que cette thèse nous
soit naturellement connue. Bien entendu, puisque Avicenne n'a pas
expressément formulé cette proposition, il ne peut s'agir ici que de celle
que Duns Scot a construite, sous forme d'objection, à partir des textes
d'Avicenne. Ce sens admis, on doit encore choisir entre deux interpré
tations différentes.
Voici la première : Avicenne lui-même n'a pas dit que cela soit natu
rellement connu. En effet, lorsqu'il s'exprime sur ce point, il en parle
plutôt en homme qui s'inspire de sa religion. Ainsi, dans sa Métaphysique,
tr. IX, ch. 7, Avicenne soutient expressément que l'âme séparée connaît
la substance immatérielle en elle-même. Cette thèse, qui concerne l'état
de l'âme après la mort, relève de la religion. Pourtant, c'est pour l'avoir
soutenue qu'Avicenne a dû « inclure la substance immatérielle dans
l'objet premier de l'intellect s. Duns Scot ne doute donc pas qu'Avicenne
n'ait enseigné cette doctrine, car lui-même nous explique ici pourquoi le
philosophe arabe a dû l'enseigner. Ce que Duns Scot nie, c'est qu'Avicenne
ait enseigné cette thèse comme connue par la raison naturelle, car puisque
lui-même la soutenait sous l'inspiration d'une croyance religieuse, elle
dépend tout entière de la religion.
Qu'Avicenne l'ait fait, c'est probable, mais qu'il l'ait fait consciemment
ou ait voulu le faire, cela est bien difficile à croire. Si l'on se reporte au
texte de la Métaphysique allégué par Duns Scot, on ne trouve qu'un mot
pour justifier cette interprétation. Dans ce Capilulum de prornissione
divina, Avicenne dit de sa propre doctrine sur la fin dernière de l'homme,
que le Coran l'approuve (prophetia approbat). Peut-être est-ce à ce mot
que Duns Scot fait allusion, lorsqu'il écrit qu'Avicenne a dit certaines
choses ut consona suae seclae. Rien ne serait plus correct, car lorsque
Avicenne déclare que sa thèse est approuvée par la révélation, il se dit
certainement d'accord avec sa religion. Il n'est donc pas impossible que,
s'emparant de ce mot pour l'exploiter au maximum, Duns Scot ait voulu
dire : vous voyez bien qu'Avicenne s'inspire ici d'un motif religieux,
car lui-même dit qu'il le fait. On doit donc nier qu'Avicenne tienne sa
thèse pour naluraliler nota, car lui-même la présente comme confirmée
par la révélation.
L'ÊTRE COMMUN 27
Que telle ait été la pensée de Duns Scot, on ne prouvera jamais le
contraire, mais avant de montrer quelles difficultés cette interprétation
soulève, notons d'abord que, quelque leçon que l'on préfère, elle conduira
finalement au même sens. Quoi qu'en ait pensé Avicenne, Duns Scot
lui-même conteste qu'on puisse ici s'appuyer légitimement sur lui pour
soutenir que l'être, y compris l'intelligible pur, soit naturellement
connu, in slalu islo, comme le premier objet de l'intellect. Ou bien Avicenne
l'a nié, ou bien, s'il l'a soutenu, c'est qu'il a inconsciemment mêlé sa
religion à sa philosophie et enseigné, comme philosophe, ce qu'il devait
soutenir pour satisfaire aux exigences de sa foi. La preuve en est qu'Aristote,
qui ne savait rien de la religion musulmane, n'a pas commis cette erreur.
Ainsi, quelque leçon que l'on préfère, le choix ne change rien à l'interpré
tation de la pensée de Duns Scot lui-même. Sa propre thèse est et demeure
celle-ci : nous ne savons pas, de connaissance naturelle, que l'être, y
compris le pur intelligible, est l'objet premier de notre intellect ; ceux qui
affirment le contraire parlent, en fait, au nom d'une révélation.
Reste une dernière question qui n'est pas sans importance pour choisir
entre les diverses leçons que les éditeurs de Duns Scot nous proposent :
Avicenne a-t-il, oui ou non, considéré comme naturellement connue la
thèse en question? Duns Scot lui-même nous renvoie à la Métaphysique
d'Avicenne, livre IX, ch. 7 : qu'y lit-on? Dans ce Capitulant de promis-
sione divina, Avicenne distingue deux promesses : d'abord celle du
Prophète, qui s'adresse à la foi et promet des joies ou des peines corpo
relles ; ensuite, « et est alia promissio quae apprehenditur intellectu et
argumentalione demonstrativa, et prophetia approbat, et haec est félicitas
animarum, quae probatur argumentalionibus, quamvis nostrae imagina-
tiones débiles sint ad imaginandum cas nunc propter causas quas ego
ostendam ». Toute approuvée qu'elle est par le Prophète cette deuxième
félicité n'en est pas moins, aux yeux d'Avicenne, connaissable par la
seule raison naturelle et démontrable par les seules forces de l'intellect.
Les « théologiens » qui la recherchent, le sont au sens aristotélicien et
philosophique du terme, qui tient « théologie » pour l'un des noms de la
philosophie première, ou « métaphysique ». C'est ce que l'on peut voir
en lisant la suite immédiate du texte, où se trouve décrite, en détail,
une méthode purement philosophique pour obtenir la béatitude. Il est
donc certain que la raison pour laquelle, selon Duns Scot, Avicenne s'est
trouvé conduit à inclure l'intelligible dans notre notion de l'être comme
premier objet de l'intellect, est, aux yeux d'Avicenne lui-même, une
notion de la béatitude essentiellement philosophique et naturelle. Pour
admettre que Duns Scot lui fasse soutenir le contraire, il faut admettre
28 JEAN DUNS SCOT

aussi que le Docteur Subtil se soit mépris sur le sens obvie du chapitre
d'Avicenne auquel lui-même nous renvoie1. Ce n'est pas impossible, mais
on place d'ordinaire plus haut le niveau de sa subtilité. C'est pourquoi,
sans aucunement contester que, en bonne critique, la leçon el quod hoc
dixil doive être maintenue, il y a au moins une raison philosophique
d'estimer que la leçon et hoc quod dicil est préférable. Duns Scot ne peut
guère avoir, dans un seul et même texte, écrit qu'Avicenne n'a pas dit
qu'il soit naturellement connu que l'être, y compris l'intelligible, est
l'objet premier de notre intellect, et cité à l'appui de son dire un texte
d'Avicenne où tout implique que l'être intelligible soit naturellement
accessible à notre intellect. On peut d'autant moins le croire que, selon
Duns Scot lui-même, la raison pour laquelle Avicenne a dû soutenir
cette dernière thèse est empruntée à un chapitre de sa Métaphysique où,
parlant en pur philosophe, il établit que l'âme séparée connaît la substance
immatérielle en elle-même, par une méthode qui, bien qu'elle s'accorde
avec elles, ne doit rien à la foi ni à la révélation.
Le texte de Duns Scot est au contraire cohérent en lui-même et avec
les faits, s'il a dit simplement que, croyant parler en pur philosophe,
Avicenne était pourtant influencé par sa religion. S'il n'avait appris du
Coran que l'âme est personnellement immortelle et que des récompenses
ou des châtiments l'attendent dans une autre vie, aurait-il jamais pensé
que l'âme trouvera sa fin dernière et sa béatitude dans son union intelli
gible avec une Substance Séparée2? Pur philosophe, Aristote n'a rien
pensé de tel et c'est aussi pourquoi, parlant de l'homme dans l'état même
où l'homme se trouve, il a conclu que la quiddité de l'être sensible est
l'objet naturel de notre intellect.
Duns Scot ne confondait pas la doctrine d'Avicenne avec l'enseignement
du Coran3, mais il pensait que la religion d'Avicenne avait marqué sa

1. Duns Scot cite plus loin la lettre même du texte, Op. Ox., Prol., q. 2, n. 8.
2. C'est la doctrine que nous avons vue attribuée à Avicenne par Gilles de Rome :
c Ulterius erravit ponens animam nostram esse beatam in eo quod intelligit intelligen-
tiam ul 1 1111:1111 i (Errons philosophorum, éd. cil., p. 34, art. 18). Le même auteur l'attribue
à Algazel dans les mêmes termes (op. cit., p. 42, art. 12), ce qui se justifie par Algazel,
Metaphysics, éd. J. T. Muckle (Toronto, 1933), p. 185. Chez Avicenne lui-même voir
Metaphysica, tr. IX, cap. 7 (éd. Venise, 1508), fol. 107'»; et le texte très clair du
Mclaphysices Compendium, lib. II, tr. 1, cap. 1, n. 9 ; éd. Nematallah Carame (Rome,
1926), pp. 230-231. Contre cette thèse d'Avicenne, voir Op. Ox. I, d. 1, q. 1, n. 3 ; t. I,
pp. 128-130, où Duns Scot joint à Avicenne une thèse de PROCLUS, Elem. Iheol., 35.
3. Sur la doctrine de Mahomet lui-même, Duns Scot s'exprime sans ménagements.
Par exemple : « Quidam autem... ut Saraceni, quibus Mahometus immundus alias
immunditias innumeras immiscuit •; Op. Ox., Pro/.,q.2,n.2; t. I,p.32. tQuid Saraceni
illius vilissimi porci, Mahometi discipuli, pro suis scripturis allegabunt, expectantes
pro beatitudine quod porcis convenit scilicet gulam et coitum ? Quam promissionom
despiciens philosophas, qui fuit quasi illius sectae, Avicenna, IX Melaph., c. 7, alium
L'OBJET DE LA MÉTAPHYSIQUE 29
philosophie. Avicenne lui-même ne s'en serait peut-être pas trop défendu1.
En tout cas, la pensée de Duns Scot reste claire, et comme il serait égale
ment dangereux d'en exagérer la portée et de la restreindre2, nous
voudrions essayer de la mesurer.
Que l'objet immédiat de Duns Scot soit ici de procéder à une critique
théologique des limites de la philosophie, c'est assez évident. Pour le
Christianisme, il y allait de tout, car s'il est vrai, comme le pensait
Avicenne, que l'homme peut naturellement voir Dieu, la philosophie
suffît à sauver l'homme, toute révélation divine devient superflue, l'évan
gile est inutile et la religion chrétienne est enseignée en vain. A cet égard,
les philosophes arabes étaient beaucoup plus dangereux qu'Aristote, à
qui l'on pouvait reprocher de n'avoir apporté aucune doctrine du salut,
mais non d'en avoir inventé une fausse. Il semble également certain que,
pour nier que l'homme puisse naturellement savoir qu'il est capable de
connaître directement l'intelligible, Duns Scot s'appuie sur l'ignorance
où l'âme se trouve de sa vraie nature et de ses vrais pouvoirs. On admettra
sans doute aussi que, pour Duns Scot, cette ignorance où l'âme est d'elle-
même se trouve liée à son état présent, qui est l'état de nature déchue.
Enfin, tous s'accorderaient probablement à résumer ainsi la conclusion
de Duns Scot sur ce point : « Toute notre connaissance des essences est
abstractive ; il nous est donc impossible de nous élever à l'espérance et,
moins encore, à la certitude de connaître par intuition les essences
séparées »3. Nous le pourrions, si nous avions au moins une connaissance
intuitive de l'essence de notre âme, mais comme nous ne la connaissons
que par ses actes, qui sont des actes de connaissance abstractive, nous
ne le pouvons pas.
Ceci dit, la question subsiste de savoir si, oui ou non, Duns Scot enseigne
que notre inaptitude à connaître intuitivement l'intelligible est une suite
du péché originel? A quoi l'on répond que Duns Scot a hésité sur ce
point et que son hésitation ou imprécision est significative, puisqu'elle

finem, quasi perfectiorem et homini magis congruentem, asserit dicens : < Lex nostra
quam dédit Mahometh, ostendit dispositionem felicitatis et miseriae quae sunt
secundum corpus, et est alla promissio quae apprehenditur intellectu ». Et sequitur ibi :
< Sapientibus magis cupidités fuit ad consequendum hanc félicita tem quam corporum ;
quae quamvis daretur els, non tamen attenderunt née appretiati sunt eam compara-
tione felicitatis quae est conjuncta primae Veritati. » Op. Ox., Prol., q. 2, n. 8 ; t. I,
pp. 37-38. Un peu plus loin (toc. cit., n. 9 ; t. I, pp. 39-40), Duns Scot annonce qu'en
l'an 1300, l'Islam est près de sa fin. (Sur ce texte, voir E. GILSON, Sur un texte de Duns
Scol, Revue d'histoire franciscaine, I (1924), 106-107).
1. AVICENNE, Melaphysices Compendium, lib. II, tr. I, cap. 1, éd. Nematallah
Carame (Rome, 1926), p. 227. *•*
2. Efrem BETTONI, O. F. M., L'ascesa a Dio in Duns Scol (Milano, 1943), pp. 114-117.
3. E. BETTONI, op. cil., p. 115.
30 JEAN DUNS SCOT

veut dire que : « le Docteur Subtil attribuait une importance secondaire


à la question »x. Passons, en attendant d'y revenir en son lieu, mais
disons du moins que cela seul serait pour nous d'une extrême importance.
II serait extrêmement intéressant, pour apprécier l'attitude de Duns Scot
envers la philosophie, de savoir s'il attribuait une importance secondaire
à une question qui, théologiquement parlant, est en effet secondaire, mais,
philosophiquement parlant, est première, fondamentale, urgente. Il ne
s'agit en effet de rien de moins que de savoir si la nature de notre intellect,
prise dans sa condition première, a été tellement blessée par le péché
originel, que ce qui, avant la faute, était inclus dans l'objet naturel de
l'intellect humain, lui est devenu trop complètement inaccessible pour
qu'il se sache naturellement capable de le connaître ; si, enfin, et au cas
où cet objet serait celui même de la métaphysique, la connaissance que
nous en avons en fait, est celle que nous devrions en avoir. Tous ces
problèmes se tiennent et même à supposer, ce que nous ne croyons pas,
que Duns Scot n'ait attaché qu'une importance secondaire au premier,
il ne se désintéresse certainement pas des autres. On serait donc conduit
à conclure que Duns Scot est plus soucieux de définir la compétence de
la philosophie que d'en étendre les limites, ce qui ne serait aucunement
absurde et serait historiquement important.
Un deuxième point, beaucoup plus précis, mérite de retenir l'attention.
Quelle que soit la position ultime de Duns Scot sur l'ensemble d'un
problème auquel nous devrons revenir, la position qu'il adopte envers
Avicenne dans le Prologue de l'Opus Oxoniense, reste ce qu'elle est.
Vouloir l'interpréter, comme on l'a fait, en fonction de l'ensemble de la
doctrine est une décision certainement sage, mais moins facile à observer
qu'elle ne paraît l'être, car il est vrai qu'« une doctrine philosophique doit
résulter de l'ensemble de la pensée d'un maître donné »*, mais l'ensemble
de la pensée d'un maître donné résulte aussi des doctrines particulières
qu'il enseigne. Entre les deux, s'interpose quelque chose de tout différent :
l'idée communément reçue de ce qu'est l'ensemble de la pensée du maître.
Or, pour l'historien, c'est elle qui est en question. Au début de son enquête,
elle ne saurait être acceptée par lui comme une idée vraie, mais comme
une idée dont il se demande si elle est vraie, et c'est une règle d'or
qu'aucune idée d'ensemble d'une doctrine n'est complètement vraie si
elle se heurte à une seule thèse particulière dûment établie. Or la thèse
que nous discutons ici est philosophiquement fondamentale, puisqu'elle

1. E. BETTONI, op. cil., p. 119.


2. E. BETTONI, op. cit., p. 117, haut.
L'OBJET DE LA MÉTAPHYSIQUE 31
concerne l'objet naturel, premier et adéquat de l'intellect humain. Dans
un texte dont, jusqu'à présent, l'authenticité n'a jamais été contestée,
Duns Scot a dit, en termes si clairs qu'on ne peut que les répéter après
lui : negandum est... quod naluraliter cognoscimus ens esse primum
objectum inlellectus noslri, et hoc secundum tolam indifferenliam enlis ad
sensibilia el insensibilia. Nous ne saurons ce qu'est « l'ensemble de la
pensée de Duns Scot » que lorsque nous aurons reconstitué un ensemble
doctrinal capable d'accueillir cette thèse, telle que Duns Scot lui-même
l'a formulée.
Or il est difficile de contester ce qu'elle implique en respectant
l'ensemble des textes de Duns Scot sur ce point. Si l'être, pris selon toute
son indifférence à l'intelligible et au sensible, est l'objet premier de
l'intellect, et si l'on ne peut savoir, par la raison naturelle seule, que
l'être ainsi conçu soit l'objet premier de l'intellect, on ne peut savoir,
par la raison naturelle seule, quel est l'objet premier de l'intellect.
La mineure est établie par le texte de Duns Scot lui-même qui vient
d'être cité. La majeure ressort précisément de l'ensemble de sa pensée,
car si ce n'est pas là ce que Duns Scot pense, que signifie sa critique de
la thèse thomiste, selon laquelle l'objet premier de l'intellect est la quiddité
de l'être sensible? Et que signifie sa propre doctrine de l'univocité?
Car celle-ci ne signifie pas que nous ayons naturellement une connaissance
intuitive de l'être intelligible, comme le pense Avicenne, mais un intellect
incapable d'une connaissance abstraite et univoque de l'être, serait, aux
yeux de Duns Scot, incapable de connaître intuitivement l'être intelligible
en quelque état que ce soit. Ce ne serait donc pas un intellect humain.
Ici, c'est Duns Scot qui revendique contre Thomas d'Aquin les droits de
la nature. Comment Dieu lui-même peut-il rendre l'intellect capable
d'intuition intelligible, si l'intellect en est naturellement incapable?
Comment se fait-il que l'intellect en ait été jadis capable et puisse le
redevenir? Mais s'il en est naturellement capable, à tel point qu'il le
serait encore sans la faute, comment sa connaissance abstraite de l'être
ne s'étendrait-elle pas, en vertu de sa nature même, à l'être tout entier?
On pourrait contester la conclusion et dire que Duns Scot précise ici
qu'il s'agit d'une indifférence « totale », au point qu'elle inclut même
Dieu. Rien ne serait plus exact, mais si Duns Scot nie que l'intellect
humain, posé dans son état présent et sans l'aide de la révélation, puisse
se savoir capable de voir Dieu, il affirme énergiquement que cet intellect
en est capable, si Dieu le veut. Pour que l'intellect humain en soit capable,
il faut précisément que Dieu rentre dans son objet premier. Tout ce qui
est contenu par soi dans l'objet premier d'une faculté, est connaissable
32 JEAN DUNS SCOT

par cette faculté. L'objet premier d'une faculté, souvenons-nous-en, est


aussi l'objet adéquat à son emprise totale. Or il est hors de doute que,
selon Duns Scot, Dieu soit inclus dans l'objet premier de l'intellect
humain. « Non seulement l'être limité, mais aussi l'être illimité, est un
objet naturellement capable de mouvoir l'intellect créé ; ainsi donc,
l'être en tant qu'indifférent à l'un et l'autre, sera son objet adéquat
naturel a1. Qu'est-ce que l'être indifférent à l'être limité et à l'être illimité,
sinon l'être indifférent à la créature et au créateur? On souhaitera diffi
cilement une indifférence plus « totale ». Mais voici qui est plus explicite
encore : « Tout ce qui est contenu par soi sous l'objet premier et naturel
d'une faculté, cette faculté peut l'atteindre naturellement, autrement
l'objet premier ne serait pas adéquat à la faculté, mais lui serait trans
cendant à titre d'objet. Or l'être, qui est l'objet premier naturel de
l'intellect, convient en toute vérité à Dieu même »*. Que veut-on de plus ?
Si Dieu est compris sous l'objet premier et naturel de l'intellect, et si
nous ne pouvons pas savoir naluraliler qu'il l'est, nous ne pouvons pas
non plus savoir naturellement quel est l'objet premier et naturel de
l'intellect. C'est ce que dit expressément Duns Scot. Sur quoi l'on
demandera simplement : qu'en résulte-t-il pour notre métaphysique?
Science de l'être en tant qu'être, elle ne peut pas savoir, naluraliter, la
nature exacte de tous les êtres qui rentrent dans son objet premier et
naturel. Pour voir qu'il en est ainsi, il suffit de regarder Aristote et ceux
qui, trompés par lui, limitent au pouvoir de l'intellect in statu nalurae
lapsae, celui de l'intellect humain pris en soi. De quelque manière qu'on
retourne le problème, la même conclusion s'impose. On ne peut pas

1. Après avoir rappelé que l'« objectum adaequatum intellectui nostro ex natura
potenliae non est specialius objecti angelici, quia quidquid potest intelligi ab uno,
et ab alio », Duns Scot s'objecte à lui-même que, pour un philosophe ignorant du
péché originel, la quiddité sensible, objet qu'il perçoit comme adéquat pro statu isto,
doit apparaître comme absolument adéquat. Mais il répond : « Contra ista arguitur
quod ens non tantum limitatum, sed illimitatum sit objectum naturaliter motivum
intellectus creati, et ita ens, ut est indifférons ad utrumque, erit objectum naturale,
scilicet per actionem causae naturaliter agentis attingibile. Et arguitur primo sic :
ejusdem objecti primi accepti secundum suam lolam indifjerentiam, ad potentiam quam
primo respicit acceptant secundum suam totam indifterentiam, est idem modus se
habendi in movendo, scilicet naturaliter vel non naturaliter >. Quodlib. XIV, 13.
Le fait que Dieu ne soit pas naturellement présent à l'intellect créé, soit humain soit
angélique, n'empêche pas qu'il soit un objet capable de mouvoir ces intellects, ni que
ces intellects soient susceptibles d'être mus par lui. Dieu est donc inclus dans l'objet
qui leur est naturel ex nalura potenliae.
2. • Contra istud, quidquid per se continetur sub primo objecto naturali alicuju»
potentiae, ad illud potentia potest naturaliter attingere, alioquin objectum primum
non esset adaequatum potentiae, sed transcendens in ratione objecti ; nunc autem ens,
quod est primum objectum naturale intellectus, verissime convenit Deo; igitur, etc.»
Quodlib. XIV, II.
L'OBJET DE LA MÉTAPHY8IQUE 33

savoir de quoi l'intellect est naturellement capable, si l'on ne bénéficie


pas des lumières de la révélation.
Le troisième argument, dirigé par le Docteur Subtil contre la soi-disant
suffisance de la philosophie, renforce d'ailleurs l'hypothèse générale que
les deux premiers suggèrent. Là encore, Duns Scot semble considérer la
philosophie comme une expérience déjà tentée, terminée et dont le bilan
peut être établi parce qu'on en connaît désormais Tes résultats.
La connaissance des substances séparées, c'est-à-dire purement intelli
gibles, nous étant naturellement accessible, c'est à la métaphysique qu'il
appartiendrait de nous la livrer. Or Aristote lui-même reconnaît que
notre connaissance des substances séparées est très imparfaite, parce
qu'obtenue a posteriori à partir de leurs effets sensibles, et, ajoute
Duns Scot pour son propre compte, on peut prouver qu'il en est ainsi.
La première des preuves qu'il allègue n'implique aucun problème méta
physique, car elle consiste à constater que, ne connaissant la Première
Substance immatérielle qu'à partir de ses effets, nous ignorons fatalement
cette propriété, qui appartient pourtant à sa nature : être communicable
à trois (quod sit communicabilis tribus). Les effets produits par Dieu ne
découvrent pas cette propriété, parce qu'ils ne proviennent pas de Dieu
en tant que « trine ». Au contraire, si l'on argumentait ici des effets à la
cause, ils nous induiraient plutôt en erreur, car toute nature numéri
quement une causée par Dieu est celle d'un seul sujet.
La preuve suivante invite par contre à des réflexions proprement philo
sophiques. Préludant à l'un des thèmes directeurs de sa théologie,
Duns Scot fait observer qu'une autre propriété de cette nature divine,
propriété ad extra cette fois, est d'exercer une action causale contingente
(causare contingenter). Nul n'insistera jamais plus fortement que ne l'a
fait Duns Scot sur la liberté radicale de l'action divine hors de Dieu
lui-même. Or, ajoute-t-il, raisonner à partir des effets divins induit ici
plutôt en erreur, « comme on le voit aux opinions des philosophes, qui
soutiennent que le Premier cause nécessairement »1. Dans une telle
formule, Primus est une marque d'origine qui ne peut tromper : les
philosophes en question sont des philosophes arabes. La thèse en question
est une de celles qu'Etienne Tempier avait condamnées en 12772 et

1. « Proprietas etiam istius naturae ad extra est causare contingenter ; et ad


oppositum hujus magis deducunt effectue in errorem, sicut patet per opiniones philo-
sophorum ponentlum Primum necessario causare ». Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 14 ;
t. I, p. 15.
2. Voir plus haut, p. 22, note 1.
34 JEAN DUNS SCOT

Gilles de Rome l'a classée parmi les « erreurs des philosophes s1. Or c'est
bien ainsi que Duns Scot lui-même considère cette proposition. C'est une
erreur de philosophe, c'est-à-dire une de celles auxquelles la raison
naturelle est exposée, lorsqu'elle cherche à connaître Dieu à partir de
ses effets. Ne disons pas qu'elle y soit condamnée, mais les effets divins
y conduisent plutôt qu'à la vérité : magis deducunt effectus in errorem.
L'expérience que constitue la philosophie en témoigne assez clairement.
Raisonnant sur les propriétés des substances créées, on en arrive naturel
lement à conclure qu'elles sont perpétuelles, éternelles et nécessaires,
« plutôt que » contingentes et nouvelles dans l'être : de proprielalibus
etiam aliarum subslantiarum palet hoc idem, quia effectus magis ducunt
in sempiternilatem et aeternitatem et nécessitaient earum, quam in conlin-
genliam et novitatem2.
Qui ne reconnaîtrait aussitôt ces thèses? Qu'il soit impossible de réfuter
les arguments d'Aristote en faveur de l'éternité du monde et que tout
ce qui arrive soit nécessaire, c'étaient encore là deux erreurs condamnées
en 12773. Nous sommes ici à l'origine même de ce que Gilles de Rome
venait de nommer les errores philosophorum, si du moins il est vrai de
dire que la doctrine de l'éternité du monde est partout présente dans
l'œuvre d'Aristote et comme à la base de tout ce qu'il enseigne4.
Duns Scot se meut donc en terrain déjà connu, et il continue de le faire
lorsqu'il dénonce, comme suggérée par l'observation du sensible, l'erreur
des philosophes qui concluent, à partir des mouvements des astres, qu'il
y a autant de substances séparées que de mouvements célestes : simililer
videntur philosophi ex molibus concludere quod numéros islarum substan-
liarum separatarum sil secundum numerum motuum coeleslium*. Nous
repassons encore ici dans les pas de Gilles de Rome, ou, pour mieux dire,
par un chemin connu de tous. Aristote n'a-t-il pas dit, au livre XII, 8

1. Alkindi : < Quod omnia de necessitate contingunt », dans GILLES DE ROUE,


Errores philosophorum XI, 4 ; éd. cil., p. 36. Algazel : « Quod deus non potest facere
nisi quod facit •, op. cil., IX, 9, p. 44. Cf. art. 7, p. 40.
2. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 14 ; t. I, p. 15.
3. « Quod impossibile est solvere rationes Philosophi de aeternitate mundi, nisi
dicamus, quod voluntas Primi implicat impossibilia », Prop. 39, dans Charl. Univ.
Paris. I, p. 548. t Quod nihil lit a casu, sed omnia de necessitudine eveniunt, et quod
omnia future, quae erunt, de necessitudine erunt, et quae non erunt, impossibile est
esse, et quod nihil fit contingenter, considerando omnes causas ». Prop. 21, op. cil.,
1, p. 545.
4. GILLES DE ROME, Errores philosophorum, éd. cil., I, 1, p. 2, et II, p. 12. Surtout,
cap. III, p. 14. Incidemment (Op. Ox., Prol., q. 1, a. 4, n. 23 ; t. I, p. 22), Duns Scot
reproche à Aristote d'avoir enseigné le polythéisme (même erreur attribuée à Cicéron,
dans Prol., q. 2, n. 8 ; t. I, p. 39), ainsi que d'autres pratiques immorales. Il vise Polil.
VII, ch. 9 concernant le polythéisme et VII, ch. 16, concernant les pratiques immorales.
5. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 14 ; t. I, p. 15.
l'objet de la métaphysique 35
de sa Mélaphysique, qu'il y a autant d'anges, ou d'Intelligences, qu'il y
a de sphères célestes? Se fondant sur ce principe, il n'en compte que 55
ou 57 ; Avicenne en compte environ 40 ; Algazel se contente de 10 Intel
ligences pour 9 sphères, alors que tout théologien sait, sur la foi de
l'Écriture, que les anges sont innombrables1. Que dire enfin de cette
thèse, pareillement soutenue par les philosophes, que les substances
séparées sont naturellement bienheureuses et impeccables2?
En entendant Duns Scot conclure que tout cela est parfaitement
absurde, on résiste difficilement à lui attribuer une vue assez simple de
la situation. Les philosophes n'ont pas su que l'état actuel de l'homme
est un état de nature déchue. Ils ont donc pensé que le mode abstractif
de connaître, qui est celui de l'homme pro slatu isto, est aussi le seul
mode de connaître dont il soit capable. De là à décrire l'être intelligible
à partir de ses effets sensibles, il n'y avait qu'un pas ; les philosophes
l'ont franchi et, à partir de ce point, ils sont allés d'erreur en erreur.
Ce qu'il faut savoir pour les éviter, c'est que, absolument parlant, l'intellect
humain est capable d'intuition intelligible, mais c'est aussi ce dont, dans
sa condition présente, l'homme ne saurait s'aviser. La religion seule le
lui fait connaître en lui révélant sa fin dernière, qui est la vue de Dieu
face à face, et si quelque philosophe prétend l'avoir trouvé de lui-même,
il se flatte. Une théologie vient de s'insinuer à son insu dans sa méta
physique et c'est d'elle qu'il l'a appris.
Rien ne nous autorise à tenir ces premières impressions pour des
certitudes définitives, mais elles sont, pour le moment, irrésistibles et
nous pouvons provisoirement les accueillir, quitte à les rectifier plus tard
s'il y a lieu. A supposer qu'elles soient au moins partiellement correctes,
l'insuffisance de la philosophie à nous révéler notre fin dernière, selon
Duns Scot, tiendrait à notre incapacité présente de saisir directement
une essence intelligible comme telle et à la nécessité où nous sommes
de substituer des abstractions aux intuitions intellectuelles qui nous
manquent3. A supposer qu'il n'y en eût pas d'autres, cette raison suffirait

1. Gilles de Rome, Errores philosophorum I, 14, éd. cil., p. 10 ; II, 14 ; p. 12. Sur
Avicenne, VI, 15 ; p. 32. Sur Algazel, VIII, 5 ; pp. 38-40. Cf. Daniel, vii, 10 : c Millia
millium ministrabant ei et decies milies centena assistebant ».
2. « Similiter quod illae substantiae sunt naturaliter beatae et impeccabiles, sicut
philosophi po-uerunt. Quae omnia sunt absurda ». Op. Ox., Prol., qu. I, art. 2, n. 14 ;
t. I, p. 15. Cf. Quod in angelis non potest esse malum, Gilles de Rome, Encres phi-
losophorum, à Avicenne, VI, 15; éd. cil., p. 36 et VI, 12, p. 30, où Gilles oppose Job,
iv, 18.
3. Toutes les tentatives de justification que Duns Scot lui-même imagine en faveur
des philosophes, échouent finalement pour cette raison. C'est l'argument décisif qu'il
leur oppose. S'il s'agit de Dieu, c non concipimus Deum nisi in conceptu generali
36 JEAN DUNS SCOT

à prouver la nécessité d'une révélation surnaturelle. De toute manière,


elle est la raison fondamentale que Duns Scot oppose à cette thèse précise :
l'homme n'a pas besoin d'une révélation surnaturelle, parce que la connais
sance philosophique lui suffit pour atteindre sa fin. Telle est en effet la
position contre laquelle Duns Scot fait porter son effort et en vue de
laquelle il le calcule. Reste pourtant à savoir si cette révélation, qui
s'avère nécessaire, est en outre possible. Pour l'établir, c'est le rapport
du naturel au surnaturel que nous devrons définir, et, tout d'abord, la
notion même de surnaturel.
Est surnaturel, tout ce qui transcende absolument une faculté naturelle
quelconque. Or une faculté réceptive peut être considérée dans son
rapport soit à l'acte qu'elle reçoit, soit à l'agent dont elle le reçoit.
Dans le premier cas, elle peut être inclinée à cet acte naturellement,
c'est-à-dire en vertu de sa propre nature ; c'est alors une puissance
réceptive « naturelle ». Mais l'acte qu'elle reçoit peut être contraire à sa
nature, c'est-à-dire qu'elle ne le reçoit que parce qu'elle le subit ; c'est
alors une faculté réceptive t violente ». Enfin, l'acte qu'elle reçoit peut
être indifférent à sa nature, c'est-à-dire ni désiré ni refusé par elle ; c'est
alors une faculté réceptive « neutre ». Qu'elle soit en état naturel, violent
ou neutre, elle n'est aucunement en état de surnaturalité. Mais il n'en
va plus de même si l'on définit son rapport à l'agent dont elle reçoit sa
forme. Ou bien la faculté en question subit l'action d'un agent qui,
lorsqu'il lui imprime une certaine forme, le fait de manière naturelle,
c'est-à-dire agit sur elle comme une nature sur une nature, auquel cas
on est dans l'ordre de la « naturalité » ; ou bien cette faculté subit l'action
d'un agent qui ne soit pas « naturellement » sa cause active, c'est-à-dire
qui n'agisse pas sur lui comme une nature sur une nature, auquel cas
on est dans l'ordre de la «t surnaturalité »*. En bref, la surnaturalité d'une
action tient au fait que l'agent n'est pas la cause naturelle destinée, en
vertu de son essence même, à exercer cette action*.

commun! sibi et sensibilibus • ; c'est en ce sens précis que l'on doit dire : conceptum,
qui potest fleri de Deo virtute creaturae, esse imperfectum, Op. Ox., Prol., qu. I,
art. 2, n. IR; t. I, p. 17.
1. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 3, n. 20 ; t. I, p. 19.
2. M. F. Garcia (Op. Ox., éd. cil., t. I, p. 19, note) précise que, selon Duns Scot, il
existe des formes ou des habitas t intrinsèquement surnaturels •, c'est-à-dire qui ne sont
pas tels simplement par rapport à l'agent qui les produit. 11 renvoie sur ce point, notam
ment, à Op. Ox. I, dist. 17, q. 3, n. 21 (t. I, p. 815). La remarque est fondée, mais elle
n'est peut-être pas nécessaire. D'abord, il serait surprenant que Duns Scot ait oublié
ce point au moment précis où il définissait le surnaturel comme tel. Ensuite, et surtout,
la définition qu'il en donne implique la précision qu'on veut lui ajouter. Dans le texte
allégué, Duns Scot enseigne précisément qu'aucune des conditions requises pour la
perfection d'un acte, même lorsqu'elles sont toutes remplies, ne suffit pour le rendre
L'OBJET DE LA MÉTAPHYSIQUE 37
Appliquons cette conclusion au problème de la connaissance surna
turelle. Les philosophes disent de l'intellect possible, qu'il est capable
de tout devenir, donc aussi de tout connaître. C'est exact. Il suit donc
de là que, si l'on parle des connaissances actuelles que reçoit l'intellect
possible, aucune n'est pour lui surnaturelle. En effet, il est une nature,
et elles sont en lui ; elles sont donc, quant à ce qui est de lui, « naturelles »,
car il lui est naturel d'être actualisé par toutes connaissances généralement
quelconques et son inclination naturelle le porte vers toutes. Il n'en va
plus de même s'il s'agit de la cause de ces connaissances. De ce deuxième
point de vue, une connaissance est surnaturelle, « lorsqu'elle est engendrée
par un agent auquel il n'appartient pas de mouvoir naturellement l'intellect
possible à cette connaissance ». A quoi Duns Scot ajoute cette remarque
dont l'importance ne saurait échapper : « Dans l'état présent (pro statu
isto), selon le Philosophe, il appartient à l'intellect possible d'être mû à
connaître par l'intellect agent et le phantasme ; est donc seule naturelle
la connaissance que ces agents peuvent imprimer »*.
Duns Scot, on le voit, fait preuve d'une parfaite continuité de propos.
Il s'agit pour lui de réfuter des philosophes, qui, se fondant sur la seule
connaissance naturelle, se prétendent néanmoins capables d'assigner à
l'homme sa fin dernière. Certains d'entre eux, notamment Avicenne, se
font forts de prouver que cette fin consiste à connaître ces substances
purement intelligibles que sont les Intelligences Séparées. Ce que
Duns Scot leur oppose, c'est précisément qu'aucune connaissance de

acceptable à Dieu. L'analyse exhaustive de cet acte ne le révélera pas tel. Ce qui doit
s'y ajouter, pour le rendre tel, c'est un « habitus supernaturalis gratiflcans naturam
beatiflcabilem • ; exactement, c'est l'habilus qui rend cet acte « acceptabilis Deo ».
S'il est surnaturel, n'est-ce pas précisément parce que rien, ni dans la nature de la
puissance qui produit l'acte, ni dans aucune « nature > capable de le lui faire produire,
ne saurait exiger que cet acte soit accepté par Dieu comme méritoire ? On verra
d'ailleurs plus loin, que Duns Scot a expressément distingué une double surnaturalité,
celle de la cause seule et celle de l'objet, la deuxième incluant nécessairement la
première, mais non pas inversement. Ceci dit, il reste vrai que, du point de vue de la
nature qui le refait, tout habitus est naturel, sans quoi elle ne pourrait le recevoir ; d'où
la formule paradoxale, mais correcte, du P. Parth. Minges : « Supernaturale est perfectio
quaedam naturalis •. J. D. Scoli doclrina philosophica et theologica, I, 505.
I. • Ad propositum dico, quod comparando intellectum possibilem ad notitiam
actualem in se nulla est sibi cognitio supernaturalis ; quia intelleclus possibilis
quacumque cognitione naturaliter perflcitur, et ad quamcumque naturaliter inclinatur.
Sed secundo modo loquendo, sic est supernaturalis quae generatur ab aliquo agents
quod non est natum movere intellectum possibilem ad talem cognitionem naturaliter.
Pro statu autem isto, secundum Philosophum, intellectus possibilis natus est moverl
ad cognitionem ab intellectu agente et phantasmate ; igitur sola illa cognitio est ei
naturalis quae ab istis agentibus potest imprimi >. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 3, n. 21 ;
t. I, pp. 19-?0. Sur le caractère « naturel « de la capacité qu'a l'intellect à donner son
assentiment à une connaissance dont la cause est surnaturelle, /oc. cil., q. I, a. 5, n. 34 ;
t. I, pp. 30-31.
38 JEAN DUNS SCOT

l'intelligible pur ne peut être pour nous naturelle. Elle ne peut pas l'être
pro statu islo, le seul état qu'ait connu Aristote et qu'il a décrit correc
tement. La thèse centrale à laquelle Duns Scot s'oppose apparaît ici en
pleine lumière. C'est qu'il n'y a pas de salut philosophique possible ou,
en d'autres termes, que la philosophie seule est incapable de conduire
l'homme à sa fin dernière parce que, pro statu isto, elle n'est même pas
capable de la découvrir. Ici encore, et plus que jamais, son adversaire
est Avicenne, le philosophe auquel on reprochait communément d'avoir
enseigné cette erreur double mais liée, quod béatitude nostra dependet ex
operibus nostris et quod beatiiudo nostra consista in cognitione ultimae
inlelligentiae1. Naturalité de la béatitude et naturalité du salut, voilà
donc ce qu'il s'agit avant tout d'exclure, si du moins on veut établir la
nécessité d'une révélation. Or, d'une part, Avicenne s'est trompé en
assignant à l'homme, comme fin dernière, la vision d'une créature intelli
gible, donc d'un autre intelligible que Dieu ; d'autre part, il a eu raison
de poser l'intellect humain comme capable d'une intuition intelligible
pure ; seulement comme rien, dans l'état présent de l'entendement
humain, ne suggère qu'il en soit capable, Avicenne lui-même a dû prendre
ici de la religion pour de la philosophie. Tout se passe comme si, aux
yeux de Duns Scot, ce qu'un philosophe sait de plus qu'Aristote touchant
la fin dernière de l'homme, ne pouvait lui venir que d'une révélation.
Ce que l'on nomme révélation, est donc la communication à l'homme
d'un enseignement, dont la source est autre que les sources naturelles
de sa connaissance pro statu isto, c'est-à-dire que son intellect agent et
les phantasmes2. Ceci revient à dire que la révélation est une connaissance
causée par un objet surnaturel, ou par un agent qui en tienne lieu et se
substitue à lui pour nous le faire connaître. Par exemple, la proposition
« Dieu est à la fois un et trine » pourrait être parfaitement connue de
nous, si nous avions une connaissance directe de l'essence divine, qui
est pour notre intellect un objet surnaturel. Mais tout agent, causant en
nous la connaissance de vérités qui nous seraient évidentes si nous con
naissions un tel objet, fait pour nous fonction de cet objet. Ainsi, dans

1. GILLES DE ROME, Errores phitosophorum, VII, 2l, 22 ; éd. cit., pp. 36 et 38. Cf.,
dans les termes que Gilles attribue à Algazel, VIII, 12-13 • • Ulterius erravit ponens
animam nostram esse beatam in eo quod intelligit intelligenliam ultimam. Ulteriua
erravit ponens ultimam beatitudinem nostram esse naturalem. Voluit enim quod
naturaliter deberetur animae talis beatitudo », éd. cil., p. 42. Sur ce qu'il y a de natu
ralisme jusque dans la mystique d' Avicenne, voir L. GARDET, Quelques aspects de la
pensée avicennienne dans ses rapports avec l'orthodoxie musulmane, Revue thomiste,
XLV (1939), 724-738.
2. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 3, n. 22 ; t. I, pp. 20-21.
l'objet de la métaphysique 39
le cas présent, celui qui révèle la proposition « Dieu est trine », fait fonction
de l'essence de Dieu dont la vue nous échappe. Il cause par là en nous
une certaine connaissance, obscure et imparfaite à la vérité, mais qui n'en
est pas moins révélée ; d'abord parce qu'elle est éminemment incluse,
comme l'imparfait sous le parfait, dans la connaissance d'un objet
surnaturel qui nous échappe, ensuite parce qu'aucun des objets qui nous
sont naturellement connaissables, n'inclut virtuellement une telle vérité.
Ainsi, par un approfondissement progressif, Duns Scot vient d'ajouter
à la surnaturalité de la cause de la connaissance, celle de son objet même.
Il peut y avoir révélation surnaturelle d'une connaissance naturelle.
Par exemple, si quelque agent surnaturel lui révélait la géométrie, elle
serait surnaturelle quant à sa cause, non quant à son objet ; mais s'il lui
révélait cette proposition : « Dieu est trine », ou toute autre du même
ordre, le savoir qu'elle en aurait serait surnaturel en l'un et l'autre sens.
Car la surnaturalité de l'objet implique celle de la cause, au lieu que
celle de la cause n'implique pas nécessairement celle de l'objet1.
Lorsqu'on les envisage de ce point de vue, les propositions optimistes
des philosophes sur la compétence universelle de l'intellect humain .en
matière d'être, subissent de sévères restrictions. Leur principal défaut
est qu'elles négligent l'activité de l'objet. Que l'intellect possible puisse
tout accueillir et l'intellect agent tout produire, c'est exact en ce qui
concerne l'intellect même, mais encore faut-il que l'objet agisse pour que
l'intellect ait quelque chose à produire et à recevoir. En d'autres termes,
l'âme comporte tout ce qu'il faut de principe actif et passif pour être
âme ; mais, d'une part, son intellect agent n'est pas capable à lui seul
d'actualiser parfaitement son intellect possible et, d'autre part, son
intellect possible est naturellement capable, grâce à son excellence propre
d'intellect, de recevoir une perfection si éminente qu'aucun agent naturel
ne soit capable de la lui conférer. Sa puissance passive n'existe pourtant
pas en vain, car à défaut d'agent naturel capable de la parfaire, un agent
surnaturel peut l'actualiser volontairement, donc librement.
On objectera peut-être, que requérir un agent surnaturel pour conduire

1. • Differentia istorum duorum modorum ponendi supernaturalitatem notitiae


revela tae patet separando unum ab alio : puta, si agens supernaturale causaret notitiam
objecti naturalis, ut si infunderet geometriam alicui, illa esset supernaturalis primo
modo, non secundo (hoc est utroque modo, quia secundus infert primum, licet non e
converso). Ubi autem est primus tantum, ibi non est necesse quod sit sic supernaturalis,
quin naturaliter possit haberi : ubi est secundus modus est necessitas ut supernatura-
liter habeatur, quia naturaliter haberi non potest ». Op. Ox., Prol., qu. I, art. 3, n. 22 ;
t. I, p. 21. Cf. « essentia divina est motiva immediate sui intellectus, sed non intellectus
creati, quia intellectus divinus est primum mobile omnino », Quodl., q. XIV, n. 17. Il
faut donc que Dieu veuille se faire connaître de nous pour que nous le connaissions.
J— l
40 JEAN DUNS SCOT

l'intellect à sa perfection, c'est l'avilir. C'est tout le contraire : « Si notre


félicité consistait dans cette connaissance spéculative suprême à laquelle
nous pouvons atteindre naturellement ici-bas, le Philosophe ne dirait
pas que la nature manque du nécessaire ; or non seulement je concède
que cette félicité nous est naturellement accessible, mais j'ajoute en outre
qu'une autre, encore plus éminente, peut être naturellement accueillie
par l'homme, en quoi l'on fait plus d'honneur à la nature, que si la
béatitude naturelle dont nous avons parlé était aussi la béatitude
suprême qui lui fût accessible s1. La détermination du surnaturel à partir
de sa cause prend donc ici tout son sens. La formule précise dont use
Duns Scot ne permet pas d'en douter : et ultra hoc dico aliam eminentiorem
(felicilatem) passe naturaliter recipi. En d'autres termes, la puissance
passive de l'intellect humain s'étend naturellement bien au delà de sa
causalité active, car si l'homme a reçu une faculté de connaître <t inorga
nique », en ce sens que son opération n'est liée à aucun organe corporel,
il n'a pas reçu en même temps tout ce qui, outre cette faculté même,
concourt à la production de l'acte. Il semble donc bien que Duns Scot
refuse ici l'alternative : béatitude naturelle ou béatitude surnaturelle
pour lui substituer cette possibilité plus souple, une béatitude surnaturelle
dans sa cause et pourtant naturelle à l'intellect qui la reçoit. On ne peut
donc considérer comme impossible, qu'une béatitude naturellement
inaccessible à l'homme dans un certain état soit naturellement reçue
par lui dans un autre. Grâce à la notion complémentaire d'« état », les
notions de « naturel » et de « nature » comportent ici une souplesse dont
nous verrons qu'elle est caractéristique du Scotisme et qui autorise un
certain jeu dans leurs applications.
Il ne faut procéder ici qu'avec prudence et ne pas se hâter de déduire
soi-même des conclusions, par exemple celle-ci : que le Docteur Subtil
tend à naturaliser la connaissance surnaturelle. C'est tout le contraire.
Si l'on envisage le problème de son propre point de vue, il entend la
surnaturaliser complètement et, en fait, beaucoup plus que d'autres
théologiens ne l'avaient fait avant lui, seulement il la surnaturalise avant
tout du point de vue de sa cause. Duns Scot obtient ainsi une science qui,
naturelle chez le sujet qui la possède, est surnaturelle de par sa cause,

1. Op. Ox., Prol., qu. I, art. 5, n. 26 ; t. I, p. 24. La suffisance naturelle de l'intellect


possible tient, il va de soi, à ce qu'il n'est pas t organique » (se. lié à une organe). Il
le dit en passant et le réaffirme plus loin. Toute faculté • organique • tient de la nature
de l'organe dont elle a besoin, mais une faculté non c organique « ne tient pas néces
sairement de la nature tout ce qui, outre elle-même, peut concourir à son acte ; op. cit.,
n. 26 ; t. I, p. 25.
l'objet de la métaphysique 41

donc aussi par son objet. Le résultat immédiat de cette attitude n'est
pas de confondre théologie surnaturelle et métaphysique, mais plutôt
d'en accentuer la distinction.
On le voit bien aux objections qu'il dirige contre la position thomiste
du problème. Elles nous engagent au cœur d'une situation historique
dont toutes les faces nous seront successivement présentées, mais qui
est une et fondamentale pour le philosophe. Il s'agit de l'objet de la
métaphysique en tant qu'elle est aussi théologie naturelle ou qu'elle
prétend l'être. Il s'agit donc finalement de savoir si Dieu est inclus ou
non dans l'objet de la métaphysique. L'option s'impose ici entre deux
grandes traditions arabes, dont la présence latente domine le débat,
celle d'Avicenne et celle d'Averroès. L'occasion s'offrira bientôt de les
tirer au clair, mais la portée de la question incidente posée par Duns Scot
échapperait complètement, si nous ne disions au moins que leur influence
la domine.
Selon saint Thomas, auquel le Docteur Subtil s'oppose sur ce point,
il n'est pas contradictoire que deux sciences distinctes, la métaphysique
et la théologie par exemple, portent sur le même objet, pourvu qu'elles
le considèrent sous deux raisons formelles distinctes1. Il n'est donc pas
impossible que métaphysique et théologie portent l'une et l'autre sur
Dieu, pourvu que la métaphysique le considère comme connaissable par
la raison naturelle seule, au lieu que la théologie le considère en tant que
connaissable par la révélation. L'objet est un, mais les raisons formelles
d'objet sont deux : il y a donc deux sciences. Sur quoi Thomas d'Aquin
recourt à l'exemple, rendu par lui célèbre, de la manière dont l'astronome
et le physicien prouvent la rotondité de la terre. L'astronome le fait par
la mathématique, c'est-à-dire abstraitement ; le physicien le fait en
recourant à des preuves concrètes, tirées de la matière même. Ce sont
pourtant bien là deux sciences distinctes parlant de la même chose. D'où
cette conclusion : « Rien n'interdit donc que ce dont les disciplines philo
sophiques traitent comme connaissable par la lumière de la raison natu
relle, une autre science en traite aussi en tant que connu par la lumière
de la révélation divine »2.

1. Thomas d'Aouin, Summa theologica, P. I, q. 1, a. 3, ad 2m.


1. Thomas d'Aouin, Summa theologica, P. I, q. I, a. 1, ad 2m. Notons ici la complexité
de la pensée thomiste : une • double vérité » relative au même objet, donc deux sciences
distinctes du même objet, et dont l'une, la théologie révélée, peut traiter occasionnelle
ment de ce dont traite l'autre (la théologie naturelle), sans perdre pour autant son
unité : • Dnplici igitur veritate divinorum intelligibilium existente, una ad quam
rationis inquisitio pertingere potest, altera quae omne ingenium humanae rationis
excedit, utraque convenienter divinitus homini credenda proponuntur ». Thomas
42 JEAN DUNS SCOT

Duns Scot cite expressément ce texte ; il l'avait donc sous les yeux1,
soit dans l'original soit cité par un autre, au moment même où il mettait
à l'épreuve sa propre solution du problème. Sa critique est extrêmement
précieuse pour qui veut comprendre exactement l'idée qu'il se fait de
la théologie. Ce que Duns Scot entend définir, c'est une connaissance
théologique qui soit exclusivement telle, c'est-à-dire dont l'objet lui soit
exclusivement réservé : « Si la connaissance de ce que l'on peut connaître
en théologie peut être ou est actuellement obtenue par d'autres sciences,
fût-ce sous une autre lumière, c'est que la connaissance théologique n'en
est pas nécessaire »2. Pour reprendre l'exemple de saint Thomas, il est
vrai que celui qui connaît la rotondité de la terre par la méthode du
physicien, peut aussi la connaître par celle du mathématicien, mais cette
dernière méthode ne lui est pas strictement nécessaire. Ce n'est pas le
cas du théologien tel que le conçoit Duns Scot. Il n'est pas un homme
qui parlerait d'un objet dont, par une autre méthode, pourrait aussi parler
le représentant d'une autre discipline ; le théologien est un homme qui
parle d'un objet dont, sous l'aspect où lui-même l'envisage, lui seul peut
parler. Aucun doute n'est possible sur le point qu'il s'agit ici d'établir.
Même en admettant, comme le veulent les philosophes, que la métaphy
sique, dont l'objet est l'être, soit en droit compétente pour traiter de tout
ce qui est, on n'est pas tenu d'admettre qu'elle soit compétente pour
traiter des objets de toutes les sciences en tant qu'ils sont leurs objets
propres3. Manifestement, c'est l'objet propre de la théologie comme telle
dont il s'agit ici d'assurer la spécificité distincte. L'opposition de Duns Scot
à Thomas d'Aquin sur ce point exprime le refus d'admettre qu'il y ait

D'AQUIN, Contra Gentilcs, lib. I, cap. 4. Ainsi, dans le thomisme, Dieu peut être objet
de connaissance métaphysique ou de connaissance théologique, et pourtant certaines
propositions métaphysiques peuvent être proposées à l'homme comme objets de foi.
1. Le premier article de la Somme théologique I, 1, 1, pose le même problème que
reprend Duns Scot au début de l'Opus Oxoniense. Thomas d'Aquin se demande en
effet : < Utrum sit necessarium, praeter philosophicas disciplinas, aliam doctrinam
haberi. « Surtout, on notera que le texte de Duns Scot ne se contente pas de résumer
Sam. Iheol., l, 1, 1, ad 2m, il en contient une citation littérale. 11 discute ensuite le
texte de Sum. Theol. I-II, q. 54, a. 2, Resp. Le cas n'est pas unique et l'on peut estimer
possible que Duns Scot ait eu la Samma théologien sous la main en rédigeant l'Opus
Oxoniense. La citation en question se trouve dans Op. Ox., Prol., q. I, a. 5, n. 27 ; t. I,
p. 25. « Ad rationem tertiam quaere responsionem Thomae in Samma, I parte Summae
quaestione I ubi respondet sic, quod « diverse ratio cognoscibilis... », etc.
2. i Si de cognoscibilibus in theologia est cognitio tradita vel possibilis tradi in
aliis scientiis, licet in alio lumine, ergo non est necessaria cognitio theologica de
eisdem B. Op. Ox., toc. cil. ; t. I, p. 25.
3. « Ideo ad argumentum respondeo, quod in illis scientiis speculativis etsi tractetur
de omnibus speculabilibus, non tamen quantum ad omnia cognoscibilia de eis, quia
non quantum ad propria eorum cognoscibilia de eis «. Op. Ox., Prol., q. I, a. 5, n. 28 ;
t. I, p. 26.
l'objet de la théologie

une aire partiellement commune à la métaphysique et à la théologie.


Elle suggère, sous réserve de vérification ultérieure, que si la métaphysique
est la science de l'être, la théologie seule est compétente pour traiter
directement de Dieu, considéré précisément en tant que Dieu.
L'opération qui consiste à prouver la nécessité d'une théologie fondée
sur la révélation, en implique donc une autre qui consiste, si l'on peut
s'exprimer ainsi, à remettre la métaphysique à sa place, car l'insuffisance
radicale de la métaphysique à nous faire connaître Dieu d'une connais
sance propre est la preuve la plus sûre qu'une révélation soit nécessaire
à l'homme pour atteindre sa fin. Telle qu'elle nous apparaît, du moins
provisoirement et sous l'angle de ce problème, la métaphysique est une
science dont la portée n'est universelle que grâce à l'indétermination
même de son objet. Du sujet commun à tous les autres dont elle traite,
on ne peut affirmer que des prédicats communs à tout ce qui est. Sans
doute il y a de tels prédicats, mais les êtres particuliers en ont beaucoup
d'autres, qu'il est impossible de déduire des propriétés générales de l'être
en tant que tel : ergo sunt mullae verilates scibiles quae non inctuduntur
in primis principiis. Rien n'est plus évident si l'on pense à la portée du
principe de contradiction par exemple, car il nous apprend bien que,
de deux contradictoires, l'une est vraie et l'autre fausse, mais laquelle
est vraie, c'est ce qu'il ne dit pas. Que rire soit ou non le propre de
l'homme, ne prouve pas qu'il le soit1. A bien plus forte raison en est-il
ainsi lorsqu'il s'agit de connaître Dieu. Avicenne a raison de dire que
l'être est ce qui tombe d'abord sous les prises de notre intellect, s'il
entend par là que l'être est l'objet auquel notre intellect incline d'une
inclination naturelle, mais cela ne prouve pas que notre intellect connaisse
naturellement tout ce qui est, ni même qu'il soit capable de le connaître
à lui seul. Quoi qu'il en soit de ce point, le fait subsiste que rien, dans
les objets de notre connaissance naturelle, ne nous permet de déduire
de notre science de l'être en général, la science de cet être déterminé
qu'est Dieu. Il faut que Dieu lui-même nous l'enseigne, que cet objet
surnaturel se fasse connaître par une révélation surnaturelle, et puisque
l'objet de cette révélation est disproportionné par excès à notre faculté
de connaître, qu'il l'en rende capable, en causant lui-même dans l'intellect
l'assentiment à cette vérité2.

1. Op. Ox., loc. cil., n. 30 et 31 ; t. I, pp. 27-28.


2. Op. Ox., loc. cit., n. 34 ; t. I, pp. 30-31. Noter, p. 30, l'intervention de la notion
de • puissance obédientelle ». Cf. E. Gilson, L'esprit de la philosophie médiévale (2e éd.,
Paris, 1944), pp. 359-364.
44 JEAN DUN8 8COT

II. THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE

L'aire de la connaissance métaphysique se définissant par rapport à


celle de la théologie, c'est l'objet de cette dernière discipline qu'il convient
d'abord d'établir. S'il ne s'agissait que de sa définition nominale, il n'y
aurait point à cela de difficulté. De par son nom même, la théologie est
la discipline qui parle de Dieu. C'est d'ailleurs ce que constatait déjà
saint Augustin1 : theologiam... quo verbo graeco significari inlelligimus de
divinilale rationem sioe sermonem. Duns Scot résume cette formule en
disant : Theologia est strmo vel ratio de Deo*.
Ce que désigne cette définition n'est pourtant pas un objet simple.
Augustin lui-même avait observé qu'il y a bien des manières de parler
de Dieu, celle des poètes et celle des philosophes par exemple, qui diffèrent
l'une et l'autre de celle des Chrétiens. Il y a donc une theologia naturalis,
et même si l'on s'en 'tient à ce que les philosophes disent de Dieu, le
problème s'impose au Chrétien de déterminer en quoi sa propre théologie
diiïère de celle d'hommes, comme Platon par exemple, qui ne disposent,
pour constituer la leur, que des ressources de la seule raison naturelle.
Cette difficulté n'a jamais cessé d'être présente à l'esprit des grands
penseurs chrétiens et le principe de sa solution est toujours resté le
même, mais elle semble s'être posée avec une acuité particulière aux
xme et xive siècles, alors que des théologiens de profession, profondément
versés dans la connaissance des philosophies antiques, s'efforçaient d'en
formuler la solution avec une précision technique rigoureuse. Des diver
sités de tendances personnelles affectaient inévitablement la discussion
du problème, car tous concédaient que la théologie chrétienne est une
connaissance d'origine strictement surnaturelle, mais certains estimaient
que la révélation inclut en fait des connaissances qui sont, en droit,
naturellement accessibles à l'homme, ce qui, par contre coup, donnait
au philosophique comme tel droit de cité dans la théologie ; d'autres
insistaient au contraire pour exclure le philosophique comme tel du
théologique comme tel ; d'autres enfin, timidement au début mais avec
une hardiesse qui se déclarera au xve siècle, préparaient une sorte de
rationalisation de la connaissance révélée, dont le terme serait de rendre
un jour coextensives les aires de la raison et de la révélation. Des variations
correspondantes se font jour dans i'attitude du théologien envers le

1. De Civitale Dei VIII, 1 ; P. L., 41, 225.


2. Opus Oxoniense, Prol., q. 3, a. 1, n. 2 ; t. I, p. 46.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 45

philosophe : plus indulgente dans le premier cas, elle tend à la sévérité


dans le deuxième et prend, dans le troisième, l'aspect d'une complète
reddition. On oublie trop aujourd'hui jusqu'où certains théologiens
devaient finalement pousser l'indifférence envers l'Écriture. Écrivant
beaucoup plus tard, un commentateur scotiste nous en a laissé un témoi
gnage irrécusable1. Venant de son école, ce témoignage attristé nous
avertit que Duns Scot lui-même s'était probablement engagé dans une
tout autre direction.
La théologie dont il parle est, nous l'avons vu, la connaissance que nous
avons de Dieu grâce à une révélation surnaturelle. En dépit de son
origine divine, c'est donc encore une connaissance humaine. Exactement,
c'est la connaissance que l'homme peut acquérir de Dieu grâce à l'ensei
gnement divin des Écritures. On peut donc concevoir une autre connais
sance de Dieu, peut-être même plusieurs autres, qui soient différentes et
supérieures, ce qui revient à dire qu'on peut distinguer, avec Duns Scot,
plusieurs théologies surnaturelles, dont chacune correspond à une connais
sance surnaturelle de Dieu.
La première de ces distinctions est celle de la théologie « en soi » et de
la théologie « en nous », c'est-à-dire de la connaissance que Dieu a de lui-
même et de la connaissance que nous avons de lui. Nommons « connais
sance en soi » la connaissance d'un objet telle qu'elle s'offre à un intellect
qui lui est proportionné, et nommons « connaissance en nous » celle que
notre intellect peut avoir du même objet. La « théologie en soi » sera
donc la connaissance de l'objet de la théologie que peut en avoir un
intellect à la mesure de cet objet, au lieu que la « théologie en nous »
sera la connaisasnce du même objet, telle que notre intellect peut l'avoir.
Par exemple, un homme incapable de comprendre les démonstrations
géométriques pourrait néanmoins croire leurs conclusions. La géométrie
serait donc pour lui une foi, non une science, ce qui n'empêche que la
géométrie en soi ne soit une science, parce que l'objet de la géométrie
est de nature telle qu'il engendre la science dans un entendement propor
tionné à cet objet.
L'objet (objectum) d'un savoir, c'est le sujet (subjectum) réel de ce
savoir, mais appréhendé comme connu. Un sujet connaissable devient
donc un objet connu grâce à la possession, par l'intellect, d'un savoir

1. • Loca autem Scripturarum, in quibus hae propositiones habentur, adducat


Lector quae hic omitto, coactus temporis angustia, et ne curiosis Scholasticis sacra
verba nauseam generent, quod abhorreo dicere, et magis ita esse. » Mauritius de
Porto, Super D. Scoli Theorema XIV, 9 ; Vivès, t. V, p. 44. Il serait sans doute
superflu de souligner l'importance de ce témoginage accablant.
46 JEAN DUNS SCOT

acquis (habilus) relatif à cet objet1. De même que le sujet premier d'une
science, c'est-à-dire le réel dont elle parle, contient en soi tous ses prédicats,
de même aussi son objet premier, c'est-à-dire ce sujet premier comme
connu, contient toutes les propositions, immédiates ou médiates, que l'on
peut formuler à son égard. Il est donc de l'essence du sujet premier d'une
science de contenir en soi, à titre virtuel, toutes les vérités de la science
dont il est l'objet. Il ne les contient que virtuellement, mais de plein droit
(primo), c'est-à-dire par lui-même et à lui seul, de telle sorte que,
abstraction faite de tout autre, la connaissance qu'a l'entendement de
cet objet suffise à les inclure. Notons enfin qu'un sujet ou objet ainsi
premier est en même temps « adéquat », car c'est l'objet qui cause la
science. Si, de plein droit et à lui seul, il contient totalement cette science,
il en est la cause adéquate. L'objet premier est donc, en tant même que
premier d'une primauté ainsi comprise, objet adéquat2. Notons enfin,
puisqu'il s'agit ici de cette science définie : la théologie, qu'elle comporte
deux parties intégrales, celle qui contient les vérités relatives à l'essence
même de Dieu, c'est-à-dire des vérités nécessaires, et celle qui contient
les vérités relatives à l'action de Dieu hors de soi (ad exlra), qui sont
des vérités contingentes. « Dieu est trine », « le Fils est engendré par le
Père » sont des vérités nécessaires ; « Dieu crée », « le Fils s'est incarné »,
sont des vérités contingentes. Toutes ces vérités n'en sont pas moins
théologiques, et elles le sont de droit égal, parce qu'elles ne relèvent
d'aucune connaissance naturelle. Vérités nécessaires et vérités contin
gentes relatives à Dieu forment donc les deux parties de la théologie*.
Il suit de là que le sujet premier et adéquat de la théologie ne peut
être que Dieu. Cette proposition est vraie de la théologie en soi et de la
théologie en nous, de la théologie du nécessaire et de celle du contingent,
mais elle ne s'applique pas exactement de même manière à tous ces cas.
S'il s'agit de la théologie en soi, la proposition est évidente. Pour être
premier, un objet doit contenir virtuellement toutes les vérités incluses

1. Le terme habilus, pris absolument, désigne souvent, chez Duns Scot, un savoir
acquis, une science devenue possession d'un intellect. Aucune traduction française de
ce terme latin ne s'est acclimatée dans notre langue. On peut regretter l'échec du joli
mot « ayance «, essayé sans succès au xvn« siècle.
2. Op. Oxon., Prol., q. 3, a. 2, n. 4 ; t. I, pp. 48-49. Duns Scot se réclame ici d'Aristote,
// Anal. I, 4, où la notion de sujet premier apparaît en effet à 73 b 39. On notera, à
cette occasion, l'énergique affirmation de la passivité de la connaissance à l'égard de
son objet : • objectum autem se habet ad habitum sicut causa ad efTectum..., « toc.
cit., p. 49. « Proportio motivi ad potentiam est proportio motivi ad mobile, vel activi
ad passivum ; proportio subjecti ad habitum est sicut proportio causae ad efTectum,
loc. cit., • n. 5, p. 49.
3. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 50.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 47

dans la science de cet objet. Or Dieu seul contient virtuellement toutes


les vérités théologiques. Sujet absolument premier, il n'est prédicable
d'aucun autre ; il est le sujet à qui tout le reste est attribuable, mais qui
n'est lui-même attribuable à rien ; il est donc aussi la seule cause des
vérités relatives à lui-même que lui-même puisse connaître. En outre,
puisque la théologie o en soi » porte sur l'objet de la théologie saisi par une
connaissance naturelle, son objet ne peut être que Dieu. En effet, Dieu
seul connaît naturellement Dieu. Il s'agit donc bien ici d'une théologie
qui porte sur un objet naturellement connaissable au seul entendement
divin, c'est-à-dire qui ne soit naturellement connu que de Dieu seul, et
comme il n'y a que Dieu qui soit tel, son objet ne peut être que Dieu.
Bref, soli intellectui increalo est essentia increata naluraliter nola1, ce qui
revient à dire que la théologie « en soi » est la science que Dieu a naturel
lement de Dieu à titre de premier objet connu.
Telle est la théologie que Duns Scot nomme « divine » et qui n'est autre
que la connaissance que Dieu a naturellement de Dieu : theologia divina,
theologia Dei. Or, pour Dieu, se connaître signifie connaître son essence,
et comme il n'y a rien que Dieu ne soit, c'est du même coup connaître
tout le connaissable. Ajoutons que Dieu ne connaît pas d'abord son
essence, puis, à cause de cette connaissance, tout le reste. La « théologie
de Dieu » n'est pas causée, dans l'entendement divin, par les essences com
me si les quiddités en tant que telles causaient en lui les connaissances qui
forment sa théologie. Dieu est actuellement la totalité de son être et
virtuellement la totalité du possible, et parce que son essence fonde le
possible, elle suffit à causer la connaissance qu'il en a. D'où cette conclu
sion : « La théologie de Dieu porte sur tous les connaissables, parce que
l'objet premier de sa théologie fait que tout le reste soit actuellement
connu dans son entendement. Ainsi, ce qu'atteint d'abord naturellement
sa connaissance, c'est son essence, immédiatement connue dans son
entendement ; ce qu'elle atteint naturellement en second, ce sont les
quiddités, en qui leurs vérités propres sont incluses ; puis, en troisième,
les mêmes vérités, virtuellement incluses dans ces quiddités connues de
lui. Et le rapport du deuxième moment au troisième n'est pas un rapport
de causalité, comme si ces quiddités causaient quelque chose dans l'enten
dement de Dieu. Leur ordre n'est que celui d'effets essentiellement
ordonnés par rapport à la même cause ; en d'autres termes, l'essence
de Dieu cause naturellement ces quiddités, qu'il connaît, pour ainsi

1. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 3, n. 7 ; t. I, p. 51.


48 JEAN DUNS SCOT

dire, avant que ne se fassent connaître les vérités qui s'y rapportent1 ».
Il n'est pas ici très facile de traduire notre théologien et lui-même parle
comme il peut, mais sa pensée n'en est pas moins claire. L'appréhension
de tout le connaissable, tel que Dieu l'appréhende dans sa propre essence,
est globale et simultanée. Pourtant, elle comporte un certain ordre. Pour
user d'un exemple qui appartient à Duns Scot lui-même, supposons que
le soleil illumine deux objets échelonnés dans l'espace à partir de lui,
mais dont le premier serait opaque ; l'illumination du premier ne serait
pas cause de l'illumination du second, et pourtant le soleil les éclairerait
selon un certain ordre, le plus proche d'abord, le plus éloigné ensuite.
Il y aurait ici, entre deux effets d'une même cause, un ordre qui ne serait
pas celui de cause à effet.
De même, dans la connaissance divine, l'essence de Dieu produit dans
son entendement la connaissance actuelle des autres essences, de sorte
que les vérités qui dépendent de leurs quiddités lui sont naturellement
connues, en quelque sorte, après ces essences. Pourtant, ces quiddités
n'ont aucunement pouvoir d'agir sur l'entendement divin ni, par consé
quent, de se faire connaître de lui, car il est infini et elles sont finies, si
bien qu'elles ne sont pas les objets naturels d'un tel entendement : Infi-
nitum a finito nullo modo perficitur. Dans cette genèse idéale, où notre
analyse distingue en étapes successives trois moments qui sont en fait
simultanés, il y a donc d'abord l'essence divine, puis toutes les quiddités
possibles, et il n'y aurait pas de troisième moment, si la nature divine
elle-même ne mettait l'entendement divin en possession des vérités

1. Dans le texte suivant, dont la traduction est malaisée, le terme signum, familier
à Duns Scot, s'offre a nous pour la première fois. Duns Scot lui-même le remplace
parfois par inslans (cf. un peu plus loin, si in tertio instanti nalurae...). On pourrait
donc le traduire par i moment », étant bien entendu qu'il ne s'agit pas ici d'un moment
du temps, mais de celui d'un ordre essentiel. Non toutefois d'un ordre simplement
idéal et abstrait que notre pensée introduirait dans le réel, mais d'un ordre intrinsèque
à la réalité même de l'essence, qui est, en l'espèce, l'essence de Dieu. Ceci dit, voici le
texte : « Ideo dico aliter, quod divina theologia (se. la théologie de Dieu lui-même),
est de omnibus cognoscibilibus ; quia objectum primum theologiae suae (se. Dei) facit
omnia alia actu cognita in intellectu ejus ita quod si in primo signo naturae est essentia
sua primo cognita intellectui suo ; et in secundo signo naturae quidditates virtualiter
continentes veritates proprias, in tertio signo sunt istae veritates, virtualiter contenue
in illis quidditatibus sibi notae. Et non est ordo secundi ad tertium secundum causali-
tatem, quasi illae quidditates causèrent aliquid in intellectu ejus ; sed est tantura
ordo effectuum essentialiter ordinatorum respectu ejusdem causae : puta quod essentia
sua quasi prius natura causât illas quidditates sibi notas quam veritates de eis sunt
notae. • Op. Ox., Prol., q. 3, a. 8, n. 23 ; t. I, p. 68. On notera l'usage du terme quiddilatts,
préféré par Duns Scot à essenliae sans doute parce qu'il s'agit ici de la connaissance
absolue de Dieu, sans égard à la créabilité, qui fait de la quiddité une essence propre
ment dite.
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 49

incluses dans ces quiddités, car rien d'autre que l'essence divine ne peut
causer une connaissance quelconque dans l'entendement divin.
Concluons sur ce point. La seule connaissance que Dieu ait de tous les
connaissables, est théologique, parce qu'il ne l'a qu'en vertu du premier
objet théologique (se. haec essentia Del) actualisant son entendement.
Ainsi donc la théologie de Dieu non seulement porte sur tout, mais est
encore toute la connaissance que Dieu peut en avoir. Elle est, absolument
parlant, toute la connaissance de tout, et elle n'inclut de soi nulle imper
fection parce que, seule de tous les connaissables, l'essence de Dieu, qui
est son objet, n'inclut aucune limite. Toute autre connaissance inclut
au contraire nécessairement quelque limitation, parce que sa cause elle-
même est limitée1. C'est-à-dire qu'il n'y a qu'une seule « théologie divine »,
celle de Dieu, parce qu'en Dieu seul un objet infini trouve un entendement
infini naturellement capable de le recevoir. Hors de Dieu, il n'y a que des
créatures et que des entendements créés. Il peut donc y avoir d'autres
théologies, plus ou moins parfaites les unes que les autres, dont aucune
ne sera la « théologie de Dieu ».
La première et plus haute de ces théologies imparfaites est celle que
Duns Scot nomme theologia bealorum, la théologie des bienheureux.
Toute théologie, qui n'est pas la « théologie de Dieu », s'en distingue en
ceci, qu'un moyen s'y interpose entre la connaissance de Dieu et Dieu.
Les bienheureux voient Dieu ; pourtant leurs intellects restent des
intellects créés. Le a sujet » de leur théologie est exactement le même que
celui de la théologie divine, c'est-à-dire Dieu lui-même, connu, si l'on
peut dire, dans la singularité de son essence ou, pour parler la langue plus
technique mais plus exacte de Duns Scot lui-même, c'est Deus sub ratione
qua est haec essentia2.
L'intellect des bienheureux ne le saisit donc pas, comme fait le nôtre,
à travers une notion commune à son essence et à d'autres. Il ne le connaît
pas non plus à partir d'effets accidentels à son essence, et ceci s'applique
à la théologie des nécessaires comme à celle des contingents. C'est même
pourquoi la théologie des bienheureux, que ce soit l'une ou l'autre, est une
science parfaite. Pourtant, même la vue de Dieu face à face suppose une
lumière surnaturelle, cause de cette vision surnaturelle d'où suit leur

1. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 8, n. 23 ; t. I, pp. 68-69.


2. « Concedo igitur quartum membrum, scilicet, quod Theologia est de Deo sub
ratione qua scilicet est haec essentia, sicut perfectissima scientia de domine esset si
esset secundum quod horno, non autem sub aliqua ratione universali vel accidentali ».
Op. Ox., Prol., q. 3, a. 4, n. 11 ; t. I, p. 55. Cf. « Deitas autem est de se haec ; ergo Deus
est de se hic. • Op. cil., I, d. 4, q. 1, n. 2 ; t. I, p. 485 ; et q. 2, n. 3 ; t. I, p. 491.
50 JEAN DUNS SCOT

science théologique. Car la vue de Dieu face à face n'est pas elle-même
théologie, elle en est la source, de même que notre appréhension de l'être
n'est pas la métaphysique, mais sa source1. Il suit de là que la théologie
des bienheureux n'est pas une science de tout le connaissable. Celle de Dieu
seul est telle. Sans doute, en droit, les bienheureux pourraient tout savoir,
puisqu'ils voient l'essence de Dieu en qui sont inclus tous les connaissables,
mais, selon l'intéressante précision qu'apporté ici Duns Scot, le nombre
des connaissables est pour eux fini (scibilia omnia non sunt infi-
nita). Au demeurant, l'essence divine reste, pour leur intellect, un
objet surnaturel. D'où cette double restriction : d'abord, les bienheureux
ne connaissent dans l'essence de Dieu que ceux des connaissables que sa
volonté leur fait connaître ; ensuite, et pour ainsi dire inversement, les
intellects créés des bienheureux restent naturellement sujets à l'action
des quiddités créées, de sorte que si, d'une part, ils n'ont pas la connais
sance théologique totale, ils peuvent avoir d'autre part des connaissances
naturelles, donc aussi non théologiques. La théologie des bienheureux
n'est donc pas chez eux une science totale ni exclusive2. La seule qui soit
telle est la théologie de Dieu.
Au-dessous de ces deux théologies vient la nôtre : theologia nostra,
dont le moyen n'est même pas la vision béatifique, mais la révélation.
Plus encore que la précédente, elle est limitée. En effet, cette troisième
théologie ne s'étend même pas à tout ce que nous serions capables de
savoir de Dieu pro statu isto, s'il nous la révélait comme celle des
bienheureux. Elle s'arrête au terme fixé par Dieu qui la révèle. En fait,
elle se limite à ce que Dieu nous fait connaître de lui dans l'Écriture et
à ce qui peut être déduit de ce qu'il nous en révèle. De là ses deux limites :
premièrement, elle ne saurait nous faire connaître tout le connaissable,
parce que notre intellect est présentement astreint à tirer sa connais
sance du sensible. Selon la loi commune, c'est-à-dire exception faite de
certains états extraordinaires comme le ravissement mystique de saint
Paul, la révélation ne porte que sur des propositions dont les termes

1 . i Ex bis ad proposition dico, quod essentia divina est primum subjectum


theologiae contingentis, et hoc eodem modo sumpta quo praedictum est ipsam esse
subjectum primum theologiae necessariae (cf. note précédente) ; et hoc tam hujus
theologiae contingentis in se, quam ut est in intellectu divino, quam etiam ut est in
intellectu beatorum. Totius igitur theologiae, in se et Dei et beatorum. primum
subjectum est essentia divina ut haec. Cujus visio in beatis est sicut in metaphysica
cognitio entis ; et ideo beata visio non est theologia, sed est quasi perfecta incomplexa
apprehensio subjecti, praecedens naturaliter scientiam theologiae. » Op. Ox., Prol.,
q. 3, a. 5, n. 13 ; t. I, p. 57.
2. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 8, n. 23-24 ; t. I, p. 69.
LIMITES DE LA MÉTAPHYSIQUE 51

peuvent être naturellement connus d'un intellect tel que le nôtre1. La


deuxième limite tient à ce que, selon certains, notre connaissance théolo
gique d'un objet est incompatible avec la connaissance évidente du
même objet. Nous avons rappelé que, pour Thomas d'Aquin, du natu
rellement connaissable peut être révélé. Duns Scot semble penser différem
ment : de naluraliter nobis cognitis non potest slare theologia nostra revelala.
Ici encore, toute inférence serait prématurée, mais on peut du moins
prévoir sans témérité que la distinction du philosophique et du théologique
sera particulièrement stricte chez Duns Scot2. Quoi qu'il en soit de ce
point, il reste que notre théologie ne s'étend à la totalité du connaissable,
qu'en tant que toutes nos connaissances se rapportent à l'essence de Dieu
comme tel. Pourtant, en cette vie, cette essence comme telle (haec essentia
ut haec) ne nous est pas naturellement accessible, ce qui confirme notre
première conclusion sur l'impossibilité où nous sommes de savoir naturel
lement que l'intellect créé soit, comme tel, capable d'une intuition
intelligible de Dieu comme tel. Comment saurions-nous que c'est là sa
fin propre? Pour connaître un rapport, il en faut connaître les termes ;
or le terme qui dans ce cas nous échappe est précisément l'essence de
Dieu3.
S'il en est ainsi, le sujet de notre théologie peut bien être en droit le
même que celui des théologies supérieures, il ne peut être en fait saisi
par nous que sous le plus haut concept qui nous soit ici-bas accessible.
La limitation de l'intellect humain oppose ici une barrière normalement
infranchissable pro statu isto. Le sujet réel, qui serait l'objet Dieu, est
une essence intelligible infinie. Ne serait-ce que comme intelligible, elle
ne peut être connue, ut haec essentia, que par mode d'intuition intellec
tuelle. Or la révélation elle-même ne nous donne pas cette intuition ; elle
ne nous parle qu'en termes désignant des notions abstraites du sensible,

1. Op. Ox., Prol., q. 1, a. 3, n. 21 ; t. I, p. 20. Cf. Prol., q. 3, a. 8, n. 25 ; t. I, p. 70.


Locke s'est souvenu de cette doctrine, ou d'une toute semblable (y compris la discussion
du cas de saint Paul) dans An Essay Concerning Human Underslanding, IV, 18, 3.
La remarque est d'ailleurs classique. Saint Augustin enseignait déjà que l'Écriture
use d'un langage humain.
2. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 8, n. 25 ; t. I, p. 70. On notera pourtant que le texte, tel
que nous l'avons, semble impliquer des restrictions qui ne sont pas clairement
formulées : « tum propter defectum theologiae nostrae, quia non potest esse cum
cognitione evidenti de eisdem cognoscibilibus, secundum aliquos, et per consequens de
naturaliter nobis cognitis non potest stare theologia nostra revelata ». S'agit-il de
séparer le révélé du naturellement connaissable ou du naturellement connu? Ce texte
permet d'hésiter.
3. Duns Scot étend cette conclusion au rapport d'image entre l'âme et Dieu. Nous
ne pouvons naturellement connaître que l'Ame est l'image de la nature divine prise
en soi : sicut saneli loquunlur de imagine. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 8, n. 25 ; t. I, pp. 70-71.
52 JEAN DUNS SCOT

si bien qu'elle ne saurait nous donner cette connaissance, dont la notion


même est contradictoire : un concept abstrait d'une essence intelligible
prise dans sa singularité même. Le sujet de notre théologie reste donc
Dieu ut haec essenlia, et cela qu'il s'agisse de la théologie des contingents
comme de celle des nécessaires, mais son objet n'est pas l'essence de Dieu,
prise en soi. En d'autres termes, alors que l'essence de Dieu est cause de
l'évidence de la théologie des bienheureux, c'est seulement la révélation
qui cause l'évidence de la nôtre. Or, nous l'avons dit, la révélation parle
à l'homme le langage humain du concept abstrait. L'objet premier de
notre théologie, en tant précisément qu'elle est « nôtre », ne peut donc
être que le premier des objets abstraitement connus, à partir duquel les
vérités premières peuvent être immédiatement connues. Ce premier est
le concept d'« être infini ». Bref, le sujet de « notre théologie r> est le même
que celui de la « théologie en soi », mais l'objet de « notre théologie »,
même s'il s'agit de la théologie des nécessaires, n'est pas ce sujet ; il n'est
que le concept d'être infini, qui est le plus parfait concept que nous
puissions avoir de ce sujet : quia iste est conceptus perfectissimus quem
possumus habere de illo quod est in se primum subjeclum1.
Imparfait, ce concept l'est doublement. En soi, il ne contient pas
virtuellement notre théologie, et il la contient encore beaucoup moins
tel que nous le connaissons. En d'autres termes, ni en soi ni en nous
on ne peut déduire de la notion d'à être infini » tout ce que la révélation
nous fait connaître de Dieu2. Pourtant, imparfait parce qu'il n'est qu'un
concept, il est le plus parfait des concepts dont nous disposions, parce
qu'il est le plus simple. Beaucoup d'autres concepts ne s'appliquent en
propre qu'à Dieu. Tels sont, en fait, les concepts de toutes les perfections

1. • Theologia nostra est habitus non habens evidentiam ex objecto ; et etiam illa
quae est in nobis de theologicis necessariis non magis, ut in nobis, habet evidentiam
ex objecto cognito quam illa quae est de contingentibus ; igitur theologiae nostrae,
ut nostra est, non oportet dare nisi objectum primum notum, de quo noto immédiate
cognoscantur primae veritates. Illud primum est ens inflnitum, quia iste est conceptus
pcrfectissimus quem possumus habere de illo quod est in se primum subjectum, quod
tamen neutram praedictam conditionem habet, quia non continet virtualiter habitum
nostrum in se, née multo magis ut nobis notum continet ipsum habitum. Tamen quia
theologia noslra de necessariis est de eisdem de quibus est theologia in se, ideo sibi
assignatur primum objectum quoad hoc quod est veritates continere in se, et hoc
idem quod est primum subjectum theologiae in se ; sed quia illud non est nobis evidens,
ideo non est continens istas ut nobis notum, immo non est nobis notum. » Op. Ox.,
Prol., q. 3, a. 4, n. 12 ; t. 1, pp. 55-56. Sur l'identité du « sujet » des deux théologies des
contingents, op. cit., a. 5, n. 13 ; t. I, p. 57 : « Subjectum vero
2. L'essence de Dieu, intuitivement vue ut haec essenlia, inclut en soi la science
théologique, mais le concept d'ens infinilum, qui en est le substitut abstrait, ne la
contient pas. Dieu, comme Dieu, est un singulier : • Haec autem cognitio essentiae
divinae distincta est, quia est objecti quod est de se hoc. « Op. Ox. I, d. 1, q. 2, a. 2,
n. 6 ; t. I, p. 141.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 53

prises absolument et au suprême degré, comme ceux d'être suprêmement


vrai ou d'être suprêmement bon. Pourtant, les concepts de ce genre sont
formés de deux autres, celui d'« être » et celui de la détermination, a vrai »
ou « bon », qu'on lui attribue. Tout autre est le concept d'« être infini »,
car l'infinité n'est pas un attribut de l'être dont on l'affirme, elle en est
un « mode intrinsèque ». Le concept d'« être infini » n'est donc pas un de
cette unité par accident qui convient aux concepts formés de deux autres,
dont l'un est sujet et l'autre attribut ; il est un de l'unité par soi d'un
sujet, parce qu'il n'est que le concept de ce sujet dans un cerlain degré de
perfection. L'être infini, ce n'est pas l'être plus autre chose, c'est l'être
pur et simple pris sous la modalité de l'infini.
La notion de « mode intrinsèque » joue un rôle important dans la
doctrine de Duns Scot. Elle y désigne toujours une détermination intrin
sèque de l'essence, c'est-à-dire qui signifie seulement la manière dont le
sujet est ce qu'il est. Si je dis qu'un être est vrai, ou qu'il est bon, j'attribue
à l'être certaines propriétés transcendentales qui, bien qu'elles lui appar
tiennent de plein droit, s'en distinguent. L'être, pris en tant qu'être,
n'est ni le vrai comme tel ni le bien comme tel. Le vrai et le bien sont
donc des attributs de l'être, mais l'infinité n'en est pas un. Que l'être soit
infini ou non, c'est toujours de l'être, pris en des degrés divers de perfec
tion. Pour user d'un exemple allégué par Duns Scot lui-même, le concept
de « blancheur visible » n'a pas d'unité par soi, car il est accidentel à une
couleur blanche d'être actuellement visible, mais le concept de « blancheur
intense » est un concept simple, parce que l'intensité d'une couleur n'est
qu'un degré intrinsèque de cette couleur même ; c'est-à-d;re une certaine
manière d'être blanc. De même dans le cas de l'être. Le concept d'« être
infini » est simple, parce qu'il signifie seulement l'être en son suprême
degré d'intensité1.
Ainsi l'infinité n'est pas un attribut mais la modalité d'un concept, et
c'est le concept d'être ainsi modifié qui forme l'objet de notre théologie.
Déclaration d'une importance capitale assurément et dont pourtant, une
fois de plus, nous nous garderons de rien déduire. La plus extrême prudence

1. c Tamen conceptus perfectior et simplicior nobis possibilis est concept us entis


simpliciter inflniti. Iste enim est simplicior quam conceptus entis boni vel entis veri,
vel aliquorum similium ; quia inflnitum non est quasi attributum vel passio entis sive
ejus de quo dicitur, sed dicit minium intrinsecum illius entitatis : ita quod cum dico
ens infinilum, non habeo conceptum quasi per accidens ex subjecto et passione, sed
conceptum per se subjecti in certo gradu perfectionis, scilicet infinitatis : sicut albedo
intensa non dicit conceptum per accidens sicut albedo visibilis, imo intensio dicit
gradu rn intrinsecum albedinis in se. Et ita patet simplicitas hujus conceptus, scilicet
ens infinitum. » Op. Ox. I, d. 3, q. 1 et 2, a. 4, n. 17 ; t. I, pp. 313-314.

y
54 JEAN DUNS SCOT

s'impose lorsqu'il s'agit d'un esprit aussi délié que celui de Duns Scot
et de relations aussi complexes que celles de savoirs qui portent tous sur
le même sujet, mais ne l'atteignent pas tous sous la même raison d'objet
ou, si elles le font, ne l'atteignent pas de la même manière. Répéter n'est
pourtant pas déduire. Soulignons donc le fait, trop oublié semble-t-il,
que l'objet de notre théologie, c'est-à-dire celui de la théologie de
Duns Scot lui-même, est Dieu connu comme ens infinitum. Assurément,
c'est bien de Dieu que cette théologie parle, mais elle estime que l'objet
premier sous lequel ce sujet se fait connaître de nous, c'est-à-dire celui
auquel tous les concepts sous lesquels il s'est fait connaître de nous
peuvent se réduire, est celui d'« être infini ».
Nous aurons à revenir sur la possibilité et le sens de ce concept. Pour
le moment, c'est sa nature même qui nous intéresse et nous devons essayer
de la préciser, bien qu'elle soit assez difficile à saisir. D'une part, on ne
peut douter que ce concept ne soit accessible à la raison naturelle pure.
C'est ainsi que l'ont ordinairement entendu les disciples de Duns Scot1.
Pour eux, le concept de Dieu le plus parfait que l'homme puisse former
par la seule raison naturelle est le conceplus entis infiniii. Il est d'ailleurs
clair que si ce concept n'était pas accessible à la raison naturelle, il n'y
aurait pas de preuves rationnelles de l'existence de Dieu, du moins pour
Duns Scot, aux yeux de qui c'est une seule et même chose de prouver
l'existence de l'Être infini et de prouver que Dieu existe. Ceci dit, il
reste vrai que le sujet de notre théologie est Dieu conçu sous la notion
d'être infini. Cette notion doit donc être, à la fois, accessible à la raison
naturelle et incluse dans notre théologie, comme représentant Dieu sous
l'aspect le plus parfait qui soit accessible à notre raison.
Suit-il de là que l'homme doive à la révélation le concept d'« être infini » ?
A notre connaissance, l'expression t être infini » ne figure pas dans
l'Écriture et Duns Scot lui-même n'a jamais dit qu'elle y fût ni, par
suite, que la notion correspondante nous ait été révélée par Dieu. Elle
pourrait l'avoir été et le fait que, prises à part, les notions d'être et d'infini
nous soient naturellement connues, ne prouverait pas, à lui seul, que
l'entendement humain soit capable d'effectuer leur combinaison.
Duns Scot fait expressément observer que la révélation n'apporte à
l'homme aucune notion qui, prise à part, ne puisse être tirée de l'expérience
sensible. Nous connaissons naturellement « un » et « trois », mais nous

1. Par exemple, l'auteur des Quaesiiones miscellaneae de Formalilalibus tradition


nellement attribuées à Duns Scot, Qu. V, n. 24 ; éd. Vives, t. V, p. 396-397. Voir dans
la même question, pp. 385, les objections de Jean du Mont Saînt-Êloi contre la thèse
qui tient le concept d'« être infini • pour notre concept de Dieu le plus parfait.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 55

ne savons pas naturellement qu'il y ait une « trinité »1. Le cas de l'être
infini » diffère pourtant du précédent, car, à la différence de celle d'un
Dieu un en trois personnes, sa notion nous est directement intelligible. Il
s'agitdonc ici d'une notion accessible à la raison, dont rien ne nous auto
rise à dire qu'elle ait été révélée, mais qui relève pourtant de la théologie,
parce qu'elle s'applique en propre au Dieu chrétien, et à lui seul.
Duns Scot semble, en fait, la considérer comme exprimant le plus parfait
des concepts accessibles à la raison naturelle, qui convienne au Dieu dont
certains attributs, tels que la toute-puissance absolue par exemple, nous
sont connus par la révélation chrétienne. Si nous ne nous trompons sur
ses intentions, Duns Scot userait donc ici de la notion d'être infini, non
comme d'une notion directement révélée, mais comme de la plus parfaite
des notions intelligibles qui convienne au Dieu chrétien2.
Le même problème reparaît sous une autre forme, lorsqu'on se
demande, avec Duns Scot, quel est l'objet de la philosophie et spécialement
de la métaphysique. Cette fois les philosophes ont qualité pour répondre
et, même si leurs réponses ne doivent pas toujours être acceptées sans
réserves, il convient au moins de les entendre. Or il se trouve précisément
que, sur ce point, leur témoignage est quasi unanime : l'objet propre de

1. Op. Ox., Prol., q. 1, a. 3, n. 20-21 ; t: I, pp. 19-21.


2. La stricte distinction introduite entre théologie et philosophie n'interdit pas que
la révélation soit source de connaissance rationelle, elle implique seulement que,
même rationnelle, celle-ci reste théologique. En fait, parmi les marques de vérité qu'il
attribue à l'Écriture Sainte, Duns Scot attache une grande importance à ce qu'il
nomme « la rationalité de son contenu ». Principalement : » Quid rationabilius quam
Deum tamquam finem ultimum super omnia debere diligi et proximum sicut seipsum...
Ex istis quasi ex principiis practicis alia practica in Scripturis sequuntur tradita,
honesta et rationi consona, sicut de eorum rationabilitate patere potest singulatim
cuilibet pertractanti de praeceptis, consiliis et sacramentis, quia in omnibus videtur
esse quasi quaedam explicatio legis naturae, quae scripla est in cordibus noslris. • Les
Chrétiens ne croient rien d'incroyable, sans quoi il serait incroyable que le monde croie
au Christianisme, comme pourtant il le fait. Inversement, on peut montrer le caractère
«déraisonnable» du paganisme, de l'Islam, du judaïsme et le caractère asinaire du
manichéisme. La Révélation peut même faire voir ce que certaines doctrines philoso
phiques ont de déraisonnable, car, jusque dans la politique d'Aristote, il y a de la
déraison. (Op. Ox., Prol., qu. II, n. 8 ; t. I, p. 38). Ce caractère d'« explication (i. e.
développement) de la loi naturelle » permet sans doute de comprendre que, dans
l'ordre théorique, même du c raisonnable » puisse être révélé. On aurait donc du
« raisonnable • proprement théologique. Ainsi, la notion d'« être inflni » serait essen
tiellement théologique, mais pourtant raisonnable, comme apportant à la raison
naturelle une satisfaction à laquelle elle aspire confusément sans être capable, à elle
seule, de se la donner. N'oublions pas qu'objet naturel a deux sens : 1. objet naturelle
ment accessible ; 2. objet de l'inclination naturelle d'une faculté, qu'elle puisse natu
rellement l'atteindre ou non (Op. Ox., Prol., q. I, a. 5, n. 33 ; t. I, p. 29). La révélation
peut donner à la raison des satisfactions rationnelles, en la rapprochant d'un objet
auquel elle tend naturellement bien que, seule, elle ne puisse l'atteindre. En d'autres
termes, le raisonnable que la révélation découvre à l'homme entre de plein droit dans
la théologie sans rien perdre de sa rationalité.
56 JEAN DUNS SCOT

la métaphysique est l'« être en tant qu'être », c'est-à-dire ce que c'est


qu'un « être » et les propriétés qui lui appartiennent en tant précisément
qu'il « est ». Ceci posé et admis, tout reste à dire, car il est trop clair que
la métaphysique ne peut parler de l'être que tel que nous le connaissons
et il s'agit de savoir ce que nous en connaissons, ou peut-être même
d'abord comment nous le connaissons. Sur ce problème capital, dont la
présence se fait sentir dans toute l'œuvre de Duns Scot, nous ne ren
controns malheureusement aucune conclusion définitive. Essayons du
moins de rassembler quelques indications précises à ce sujet.
La question de savoir comment nous connaissons l'être dépend de
cette autre : quel est l'être que nous connaissons? Duns Scot prend
d'ordinaire position sur ce problème à partir de celle qu'avait adoptée
Thomas d'Aquin et, ici encore, il fait preuve d'une telle objectivité en
rapportant la position de son adversaire, qu'on pourrait indifféremment
l'exposer à partir de l'Opus Oxoniense ou de la Summa Theologica. En fait
la discussion conduite par Duns Scot vise certainement d'abord deux
passages de la Summa Theologica, dont il avait peut-être le texte sous
les yeux en écrivant ou dictant le sien.
Selon la thèse thomiste, à laquelle il s'oppose, l'objet premier de
l'intellect humain serait la quiddité de la chose matérielle. L'induction
qui la prouve repose sur ce principe général, qu'il y a proportion entre
la faculté de connaître et le connaissable. Or il y a trois facultés de
connaître ; il doit donc y avoir trois connaissables qui leur soient pro
portionnés. Premièrement, les facultés de connaître séparées de la matière
dans leur être comme dans leur opération : elles ont pour objet la quiddité
intelligible entièrement séparée de la matière. Deuxièmement, les facultés
de connaître conjointes à la matière dans leur être comme dans leur
opération, telles les facultés sensibles liées à des organes : leur objet est
l'objet matériel singulier. Troisièmement, les facultés conjointes à la
matière dans leur être, mais non dans leur opération : leur objet corres
pondant est la quiddité de la chose matérielle, qui, bien qu'elle existe
dans la matière, n'est pourtant pas connue par une telle faculté de
connaître comme étant dans une matière singulière1. Bref, entre

1. Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 1, n. 2 ; t. I, p. 330 : < In ista quaestione est una opinio


quae dicit quod primum objectum intellectus nostri est quidditas rei materialis. Ratio
ponitur ad hoc : quia potentia proportionatur objecte. Triplex autem est potentia
cognitiva : quaedam est omnino separata a materia, et in essendo et in opérande, .ut
intellectus separatus ; alia conjuncta materiae et in essendo et in opérande, ut potentia
organica, quae perflcit materiam et non operatur nisi mediante organo corporali, a quo
in opérande non sépara tur, sicut née in essendo ; alia est conjuncta materiae in essendo,
sed non utitur organo raateriali in opérande, ut intellectus noster. Istis correspondent
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 57

l'intellect de l'ange, qui a l'intuition directe de la quiddité intelligible,


et la sensibilité de l'homme ou de l'animal, qui saisit la quiddité dela
chose matérielle dans l'individu matériel même, s'interpose l'intellect
humain, qui connaît la quiddité de la chose matérielle abstraction faite
de cette chose même et de sa singularité.
Duns Scot s'est toujours opposé à cette doctrine, mais il importe de
préciser le point sur lequel il a fait porter son opposition. Thomas d'Aquin
avait soutenu que, notre intellect étant lié au corps, il lui est impossible
d'exercer aucun acte de connaissance intellectuelle sans recourir au
phantasme1. Duns Scot l'accorde sans hésiter pour tout acte de connais
sance naturelle dans notre état présent : il n'y a donc aucune opposition
entre Thomas d'Aquin et lui sur ce point. Ce que Duns Scot conteste,
c'est que cette situation de fait soit aussi une situation de droit. En
d'autres termes, le fait que la quiddité abstraite du sensible soit le seul
objet naturellement accessible à l'intellect humain pro slatu isto, n'autorise
pas à conclure qu'elle soit l'objet premier de l'intellect.
L'argumentation de Duns Scot sur ce point procède généralement en
deux temps, celui du théologien et celui du philosophe. Considérons
d'abord le philosophe.
L'harmonieuse correspondance établie par Thomas d'Aquin entre les
natures des sujets connaissants et les objets de leur connaissance, n'a
aucunement touché Duns Scot. Au contraire, il l'estime nulle : Congruentia
eliam Ma, quae adducilur pro Ma opinione, nulla esl. Le rapport d'une
faculté de connaître à son objet se réduit en effet à ceci, que l'objet peut
mouvoir cette faculté et qu'elle peut être mue par lui. C'est donc un
rapport de molivum el mobile, rien de plus. Or un rapport de ce genre
n'implique nullement qu'il y ait ressemblance entre le degré d'être du
sujet connaissant et celui de l'objet connu. Assurément, une certaine

objecta proportionata : nam potentiae omnino separatae, ut primae, correspondere


debet quidditas omnino aeparata a materia ; eecundae singulare omnino materiale ;
tertiae ergo correspondet quidditas rei materialis, quae etsi sit in materia, tamen
cognoscitur non ut in materia singulari. » Cf. dans le même sens, Duns Scot, Quodl.
XIV, 12. Comparer ces textes à Thomas d'Aquin, Summa theologica I, 84, 7, Resp.,
à Hujus autem ratio esl..., et I, 85, 1, Resp. Ce sont les deux passages dont s'inspire
Duns Scot pour les résumer. Cf. notamment, Duns Scot : c primum objectum intellectus
nostri est quidditas rei materialis » et Sum. theol. I, 84, 7, Resp. : « Intellectus autem
humani... proprium objectum est quidditas sive natura in materia corporali existens ».
Et encore, Duns Scot : « Ratio ponitur ad hoc, quia potentia proportionatur objecto »,
et Sum. theol., ibid.: « Hujus autem ratio est, quia potentia cognoscitiva proportionatur
cognoscibili. » Le tableau triparti des relations « faculté de connaître-objet • est
emprunté à Sum theol. I, 85, 1, Resp. : « Est autem triplex gradus cognoscitivae
virtutis... », etc.
1. Thomas d'Aquin, Summa theologica I, 84, 7, Resp., début de la réponse.
58 JEAN DUNS SCOT

proportion entre eux est requise, mais les termes de cette proportion
peuvent être dissemblables. Ils le sont même nécessairement, car l'un
d'entre eux est acte, l'autre est puissance. On n'a donc aucune raison de
conclure du mode d'être du sujet connaissant à celui de son objet. Si une
similitude est requise entre la faculté de connaître et son objet, c'est donc
seulement celle qui s'établit dans l'acte de connaissance même, car toute
connaissance consiste précisément en cette assimilation, mais elle ne
s'étend pas jusqu'au sujet connaissant. Soutenir le contraire est un simple
sophisme. L'œil qui voit un objet, lui est assimilé par l'espèce sensible ;
il ne suit pas de là que le mode d'être de la vue soit semblable au mode
d'être de son objet. Plus évidemment encore, l'idée de la pierre, dans la
pensée divine, est une similitude de son objet ; pourtant, une pierre est
matérielle, son idée en Dieu est immatérielle. La correspondance que
réclame Thomas d'Aquin n'est donc pas nécessaire. Elle ne saurait en
tout cas nous obliger à astreindre l'intellect au seul objet sensible. Elle ne
nous oblige pas à l'y astreindre, du moins, en raison de sa nature comme
faculté de connaître1, bien que, pour des causes que nous aurons à déter
miner, l'intellect ne puisse peut-être pas, en fait, excéder les limites du
sensible.
Du point de vue de la philosophie de Duns Scot le problème est d'une
importance capitale, car il y va pour lui de la possibilité même de la
métaphysique, telle, bien entendu, qu'il la conçoit, c'est-à-dire comme
science de l'être commun. Puisque, comme nous le verrons, Duns Scot
exclut l'analogie de l'être en métaphysique, il ne peut admettre que
notre intellect soit incapable de s'élever de l'être matériel à l'être connu
sous sa raison d'être immatériel ; autrement, nous n'aurions pas de
métaphysique, mais seulement une physique. Bref, « rien de plus prati-
culier que l'être ne peut être l'objet premier de notre intellect, sans quoi
l'être pris en soi ne serait aucunement connu de nous »2. Avec l'objet
de la métaphysique, la possibilité même de preuves métaphysiques
— comme elles doivent l'être — de l'existence de Dieu, se trouve ici en
cause. La doctrine est rigoureusement cohérente ; on ne peut l'accepter
ou la rejeter qu'en bloc.
Mais si notre intellect peut, ex natura potentiae, excéder le sensible,
pourquoi s'y trouve-t-il astreint en fait? Nous le saurons en examinant
l'argument théologique massif qui décide de la question contre
Thomas d'Aquin. Il importe de l'examiner de près, parce qu'il affecte

1. Op. Ox. l, d. 3, q. 3, n. 4 ; t. I, p. 332.


2. Op. Ox. I, d. 3, q. 3, n. 3 ; t. I, p. 332.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 59

nécessairement la notion que Duns Scot lui-même s'est faite de la


métaphysique, de ses limites et de la connaissance que nous avons de son
objet.
La question de savoir quel est l'objet naturel et premier de notre
intellect est philosophique. C'est une de celles que Platon et Aristote
avaient posées et chacun d'eux l'avait résolue à sa manière. On ne voit
d'ailleurs pas en quoi la solution d'un problème, qui porte sur le rapport
naturel d'une faculté de connaître naturelle à son objet naturel, devrait
nécessairement requérir une révélation surnaturelle. Ce n'en est pas
moins un veto théologique que Duns Scot lui oppose d'abord : islud non
potest sustineri a theologo. La théologie enseigne en effet que le même
intellect, qui ne connaît actuellement que par mode d'abstraction à partir
du sensible, connaîtra naturellement plus tard la quiddité de la substance
immatérielle. Ceci ressort clairement de ce qu'enseigne la foi touchant
le mode de connaître de l'âme bienheureuse. Or une faculté de connaître
ne saurait, sans changer de nature, appréhender quelque chose qui ne
soit pas contenu dans son objet premier. Il est donc théologiquement
insoutenable que la quiddité de la chose matérielle soit l'objet premier
de l'intellect1.
Cette réponse est chargée d'implications, dont la plupart sont propres
à la théologie de Duns Scot. Il s'agit en effet de rendre concevable une
vision béatifique où le même intellect qui ne connaît ici-bas naturellement
que le sensible, connaîtra, dans la vie future, l'intelligible pur. Pour y
parvenir, Duns Scot doit nécessairement maintenir que, en droit sinon
en fait, l'intellect humain n'a pas la quiddité sensible pour objet premier.
Si tel était son objet premier, ou bien l'intellect humain devrait changer

1. t Contra : istud non potest sustineri a theologo ; quia intellectus, existons eadera
potentia, naturaliter cognoscit per se quidditatem substantiao immaterialis, sicut patet
secundum fldem de anima beata : potentia autem manens eadem non potest habere
actum circa aliquid quod non continetur sub suo primo objecto. » Op. Ox. I, d. 3, q. 3,
a. 1, n. 2 ; t. I, p. 330. L'objet premier et par soi se déflnit ainsi : « Et vocatur hic
objectum primum totum illud ad quod terrainatur actus potentiae, et objectum per
se illud quod includitur per se unitive in objecto terminante primo. • Op Ox. l, d. 1,
q. 2, a. 2, n. 7 ; t. I, p. 142. Or, ainsi entendu, l'objet premier de notre intellect, qui est
l'être, n'inclut pas Dieu en tant que Dieu. Cela est si vrai que Duns Scot interprète
en ce sens la glose de Grégoire le Grand sur Ézéchiel, II, 3 (P. L., 76, 956) : « Quantum-
cumque mens nostra in contempla tione Dei profecerit, non ad illud quod ipse est, sed ad
illud quod sub ipso est attingit » (Op. Ox., t. I, p. 304). Oui, observe Duns Scot, même
la connaissance contemplative ne pénètre pas plus loin que l'être : • Contemplatio
autem, de lege commun! (c'est-à-dire, sauf dans le raplus paulinien) stat in tali conceptu
commun! (se. conceptus divinae essentiae sub rationeentis) et ideostat inaliquo conceptu
qui est minoris intelligibilitatis quam Deus in se ut haec essentia et ideo débet intelligi
ad aliquid quod est sub Deo, hoc est, ad aliquid in ratione intelligibilis cujus intelligibi-
litas est inferior intellibilitate Dei in se ut haec essentia singularis. • Op. Ox. I, d. 3,
q. 2, a. 5, n. 20 ; t. I, p. 318.
60 JEAN DUNS SCOT

de nature pour jouir de la vision béatifîque, ou bien elle lui serait interdite.
Nous ne savons donc pas encore quel est le premier objet naturel de
l'intellect humain, mais il est d'ores et déjà certain qu'il ne peut être
ni la quiddité de la chose sensible, ni, pro slalu islo, celle de la substance
immatérielle et intelligible1. Il se trouvera donc sans doute dans l'entre-
deux.
Ainsi se précise la première critique théologique de la philosophie que
nous avons déjà signalée dans la doctrine de Duns Scot. On voit assez
quel en est le principe. Jusqu'au point où nous l'avons suivie, cette critique
semble inspirée par le souci du problème théologique de la vision béatifique,
c'est-à-dire par le problème chrétien du salut. Duns Scot ne pense pas
que l'homme ait pu naturellement découvrir que la vision béatifique est
sa fin dernière : nous ne devons pas cette connaissance à la raison, mais à
la révélation. En revanche, une fois informés par la révélation que la vision
béatifique est notre fin dernière, notre raison doit concevoir l'intellect
humain de telle manière que la vision béatifique soit pour lui possible.
C'est pour sauver cette possibilité que Duns Scot s'oppose ici à Thomas
d'Aquin et l'erreur fondamentale qu'il reproche au thomisme sur ce point,
est précisément de concevoir l'intellect humain d'une manière telle que la
vision béatifique devienne inconcevable. Car dire que Dieu peut élever l'in
tellect humain à la connaissance des substances purement intelligibles,
c'est ne rien dire. Assurément, la « lumière de gloire » peut le faire, mais si
l'essence même de l'intellect humain est de connaître l'intelligible par
abstraction à partir du sensible, Dieu lui-même ne saurait l'élever à
l'intuition de l'intelligible ; il pourrait seulement le remplacer par une
autre faculté de connaître2, ce qui revient à dire que, pour l'intellect
humain tel qu'il est, la vision béatifique serait en effet impossible. Voilà
pourquoi, tout en accordant à Thomas d'Aquin que l'homme n'a, en fait,

1. Le scotisteûe anima (qu. XI, n. 2-4 ; éd. Vives, t. III, pp. 599-600) expose avec
encore plus de clarté la doctrine de l'Opus Oxoniense. Noter, art. 2 : • Ergo Deus saltem
continetur sub objecte viatoris, non autem sub quidditate materiali ; igitur, etc ;
art. 3 : igitur Deus non excedit potentiam intellectivam nostram. » La seule existence de*
la métaphysique, science de l'être en tant qu'être, sufllrait d'ailleurs à prouver ce
point : « Praeterea intellectus noster, etiam in via, potest cognoscere ens sub ration»
entis, quae est universalior quam ratio quidditatis sensibilis ; igitur quidditas sensibilis.
non est objectum adaequatum intellectus nostri. » Authentique ou non, ce texte (/oc.
cil., art. 4, p. 600) exprime exactement la pensée de Duns Scot. C'est dire que nous,
sommes entièrement d'accord avec la note où C. L. Shircel (The Univocily of thé
Concept of Being, p. 60, n. 1 ) se croit en désaccord avec nous. La phrase qu'il discute
a un autre sens que celui qu'il lui attribue. Elle signifie que l'univocité, pas plus qu&
l'analogie, ne permet à l'intellect d'atteindre naturellement la vision béatifique.
L'auteur sera sans doute d'accord avec nous pour laver ici Duns Scot de tout soupçon,
d'ontologisme.
2. Op. Ox. 1, d. 3, q. 3, a. 1, n. 2 ; t. I, p. 330.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 61

aucune connaissance qui ne soit abstraite du sensible, Duns Scot maintient


fermement que la connaissance abstractive n'est pas exigée par la nature
même de l'intellect humain, comme s'il devait nécessairement en être
ainsi ex natura potentiae, mais qu'elle nous est imposée seulement en fait
et d'une manière qui peut donc n'être que provisoire. L'intellect humain
est condamné au mode abstractif de connaître, qui est ici-bas le sien,
non par sa nature, mais propler stalum aliquem, c'est-à-dire — et le
vague même de la formule est ici chargé de sens — en raison d'« un
certain état »1.
Essayons de préciser les raisons de cet état, et, tout d'abord, ce que c'est
qu'un « état ». Duns Scot désigne de ce nom une permanence stable
assurée par les lois de la sagesse divine : status non videlur esse nisi slabilis
permanentia legibus divinae sapientiae firmala. Dire que notre connais
sance de l'être est déterminée par un certain état, c'est donc dire que Dieu,
dans sa sagesse, a soumis notre connaissance intellectuelle à une loi
stable. Que nous connaissions l'être selon cette loi, cela ne résulte donc
pas seulement de la nature de l'intellect humain, mais aussi de conditions
imposées par Dieu pour régler son exercice. L'existence de telles condi
tions, et, par suite, celle des états qu'elles déterminent, permet de com
prendre que l'objet premier et adéquat d'une faculté de connaître pris
en elle-même ne coïncide pas avec l'objet premier et adéquat de cette
faculté prise dans un état déterminé. Dans le cas de l'intellect, il est
exact de dire que son objet premier est l'être pris sous sa raison la plus
commune, mais il est non moins exact d'ajouter que tout ce qui relève
de l'être n'est pas apte à mouvoir naturellement notre intellect. En d'autres
termes, et comme nous l'avons déjà laissé prévoir, le mot « naturel » peut
désigner deux objets apparentés mais pourtant distincts : d'abord, ce
qui est conforme à une nature en raison de son essence même ; ensuite,
ce qui est conforme à cette nature en raison de son « état ». Le second
sens ne contredit jamais le premier, car rien ne peut être dans un « état »
incompatible avec sa nature (tout état est, au contraire, celui d'une
nature), mais il précise la mesure selon laquelle une certaine nature
actualise en fait ses virtualités. Du point de vue de ce deuxième sens,
ce qui est naturel dans un certain état peut ne pas l'être dans un autre.

I. Ibid. On observera que, dès ce moment, Duns Scot s'engage dans la voie qui
conduit à sa doctrine métaphysique de l'être. De même que l'intellect humain est une
faculté capable à la fois d'abstraction et d'intuition intelligible, l'être, qui est son objet
premier, doit pouvoir se dire au même sens de l'être sensible et de l'être intelligible.
L'objet propre de la métaphysique est donc Vens commune, au sens proprement scotiste
qui sera précisé plus loin.
62 JEAN DUNS SCOT

Assurément, la volonté divine elle-même ne saurait imposer à une faculté


des conditions d'exercice contraires à son essence, mais elle peut lui
imposer librement toutes celles qui respectent cette essence, si bien qu'à
la naturalité définie par l'essence s'ajoute la naturalité définie par l'état.
Il est donc compatible avec la nature de l'âme bienheureuse d'avoir
l'intuition directe de la réalité intelligible, comme il est en cette vie
« naturel » à l'homme de ne saisir de l'être que ce que son intellect peut
en abstraire du sensible. En assignant à l'intellect, pour objet premier,
la quiddité de la chose matérielle, Thomas d'Aquin a donc pris pour
l'objet premier de cette faculté de connaître, ce qui n'est en réalité que
l'objet capable d'agir sur elle dans son « état » présent1.
Quelle est la raison de cet état? Question importante entre toutes, que
Duns Scot n'esquive pas, mais à laquelle il conçoit que plusieurs réponses
soient possibles : « II a été établi par les lois de la sagesse divine, que
notre intellect ne conçoive, dans son état présent, que ce dont les espèces
brillent dans le phantasme, et cela soit en punition du péché originel,
soit à cause de la solidarité naturelle des facultés de l'âme lorsqu'elles
opèrent, puisqu'on voit la faculté supérieure s'occuper de la même chose
que la faculté inférieure, lorsque l'opération de l'une et de l'autre est
parfaite. Et, en fait, les choses se passent en nous de telle sorte que
quelque universel que notre intellect conçoive, notre imagination s'en
représente actuellement le singulier. En tout cas cette solidarité, qui
existe en fait dans notre état présent, ne tient pas à la nature de notre
intellect en tant qu'intellect, ni même en tant qu'il est dans un corps,

1. c Sed restât unum dubium : si ens secundum rationem suam communissimam sit
primum objectum intellectus, quare non potest quodcumque contentum sub ente
naturaliter movere intellectum, sicut fuit argutum in prima ratione ad primam quaes-
tionem in Prologo ? Et tune videtur quod Deus naturaliter posset cognosci a nobis, et
substantiae omnes immateriales, quod negatum est ; imo negatum est de omnibus
substantiis et de omnibus substantiarum partibus essentialibus, quia dictum est quod
non concipiuntur in aliquo conceptu quidditativo, nisi in conceptu e'ntis. Respondeo :
objectum primum potentiae assignatur illud quod adaequatur potentiae in ratione
potentiae, non autem quod adaequatur potentiae ut in aliquo statu. Quemadmodum
primum objectum visus non ponitur illud quod adaequatur visui existent! in medio
illumina to lumine candelae praecise, sed quod natum est adaequari visui ex se, quantum
est de natura sui. Nunc autem... nihil potest adaequari intellectui nostro ex natura
potentiae in ratione primi objecti nisi communissimum. Tamen pro statu isto ei
adaequatur in ratione motivi quidditas rei sensibilis ; et ideo pro statu isto non natu
raliter intelliget alia quae non continentur sub illo primo motivo. « Op. Ox. I, d. 3,
q. 3, a. 4, n. 24 ; t. I, p. 351. Cf. Op. Ox. l, d. 3, q. 7, n. 28 ; t. I, pp. 422-423.
La notion scotiste de « nature » combine donc celles d'Augustin et de Thomas
d'Aquin. Est naturel à la fois ce qui est conforme à une nature et ce qui est conforme
à une nature étant donné son état ; le fait que le sensible soit devenu notre objet
naturel pro statu isto, n'empêche pas que l'intelligible soit aussi, en droit, l'objet de
notre intellect.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 63

puisque, s'il en était ainsi, la même solidarité le lierait au corps glorieux,


ce qui est faux »1.
Ce texte est remarquable à bien des égards. On y voit d'abord s'opérer
une fois de plus l'annexion, par le théologien, d'un problème que d'autres
réserveraient au philosophe. A vrai dire, la chose devient inévitable à
partir du moment où la description de la connaissance humaine se donne
pour celle d'un « état » dont la cause prochaine échappe à la connaissance
philosophique. On notera jusqu'où la théologie pousse ici son intervention :
même si la nécessité de la connaissance abstractive s'expliquait en nous
par une naturalis concordia potentiarum animae in operando, cette
solidarité naturelle ne serait pas exigée par la nature de notre intellect
«n tant que tel, puisque, la théologie l'enseigne, l'intellect de l'homme
ressuscité ne dépendra pas, pour connaître, du corps glorieux auquel il
sera réuni. Le dogme religieux agit ici à la manière d'une expérience
cruciale qui tranche sans appel un problème que d'autres tiendraient pour
essentiellement philosophique. Pourtant, remarquons-le, Scot ne prétend
pas du tout parler ici en philosophe, mais en théologien. Si les philosophes
se trompent sur ce point, ils ont des excuses et l'on ne doit pas s'étonner
que la philosophie s'exprime selon les lumières dont elle dispose. Au con
traire, le théologien qui se trompe sur ce point est sans excuses, à moins
qu'on n'en voie une dans la séduction qu'exercent sur lui les philosophes.
L'indépendance de l'intellect à l'égard du corps glorieux établit, sans
discussion possible, que la collaboration de fait qui règne actuellement
entre cet intellect et son corps n'est pas requise par la nature même de
l'intellect2.
Mais le plus remarquable n'est pas là. En présence de ce problème,
qu'il a lui-même soulevé, Duns Scot propose deux solutions qui ne sont
pas exactement comparables ou, du moins, qui ne nous semblent pas
telles, et qui semblent pourtant se définir chez lui sur le même plan.
C'est sans doute que, dans sa pensée, elles sont en effet de même ordre.

1. « Stabilitum est autem Mis legibus sapientiae, quod intellectus noster non
întelligat pro statu isto nisi illa quorum species relucent in phantasmate, et hoc sive
propter poenam originalis peccati, sive propter naturalem concordiam potentiarum
animae in operando, secundum quod videmus quod potentia superior operatur circa
idem circa quod inferior, si utraque habeat operationem perfectam ; et de facto ita est
in nobis, quod quodcumque universale intelligimus ejus singulare actu phantasiamur.
Ista tamen concordia, quae est de facto pro statu isto, non est ex natura
nostri intellectus unde intellectus est, nec etiam unde in corpore est ; tune enim in
corpore glorioso necessario haberet similem concordiam, quod falsum est. » Op. Ox. I,
d. 3, q. 3, a. 4, n. 24 ; t. I, pp. 351-352. Cf. E. Bettoni, L'ascesa a Dio in Duns Scolo
<Milano, 1943), pp. 83-84.
2. Rep. Par., 1. IV, d. 45, q. 2, n. 9.
64 JEAN DUNS SCOT

De quelque manière qu'on le conçoive, ce qu'il s'agit ici d'expliquer reste


un «état», et l'explication dernière d'un état ne saurait se trouver dans
l'essence des êtres placés dans cet état, mais dans la volonté de Dieu qui
les y place.
La première des deux solutions envisagées voit dans l'asservissement
de l'intellect à la connaissance abstractive une punition infligée par
Dieu à l'homme en conséquence du péché originel : propler poenam
originalis peccali. Il s'agit donc alors d'un pur décret de justice punitive :
ex mera justitia punitiva. Cette solution suppose manifestement que, dans
la pensée de Duns Scot, l'intellect humain soit capable d'intuition intel
lectuelle, et qu'il l'exercerait peut-être encore aujourd'hui si, par suite
de la faute d'Adam, Dieu ne lui en avait ôté le pouvoir. Réponse tout à
fait satisfaisante à la question posée, car ce que Duns Scot entend sauve
garder, c'est précisément l'aptitude de l'intellect humain à l'intuition
intellectuelle, sans laquelle l'homme serait incapable de la vision béati-
fique en quoi sa fin dernière consiste. Elle se recommandait d'ailleurs
auprès de lui de l'autorité théologique à ses yeux la plus haute, celle de
saint Augustin. On ne saurait guère exagérer l'importance de ce fait
pour la formation de la pensée scotiste. Ce qu'il restait de néoplatonisme
chez Augustin, tout refoulé qu'il soit dans la pensée de Duns Scot, y
conserve pourtant une certaine influence, comme si, limité par celle de
l'aristotélisme médiéval, il la limitait à son tour. De Platon à Plo.tin et
de Plotin à saint Augustin, se transmet l'idée que le corps empêche
l'entendement humain de connaître et qu'il y a de la faute de l'homme à
l'origine de ce fait. Duns Scot occupe une position différente, car il ne
pense pas que le corps soit nécessairement une gêne pour l'intellect, mais
il cite du moins Augustin pour expliquer que le corps soit devenu une
gêne pour l'entendement de l'homme dans son état présent1.
La deuxième explication possible de cet « état » en appelle purement
et simplement à la volonté de Dieu : ex mera voluniate Dei. En droit,
c'est-à-dire en vertu de sa nature, l'intellect humain pourrait connaître
intuitivement les êtres purement intelligibles ; en fait, Dieu a voulu que
notre intellect fût ici-bas capable de connaissance abstractive et c'est

1. « Utcumque igitur sit iste status, sive ex mera voluntate Dei, sive ex mera justitia
punitiva, sive ex inflrmitate, quam causam Augustinus innuit XV De Trinitate cap.
ult. : guae causa, inquit, car ipsam lucem acie fixa uidert non possis, nisi ulique inflr-
milat? cl quid eam libi fecit, nisi ulique iniquitas? Sive, inquam, haec sit tota causa, sive
aliqua alla ; saltem non est primum objectum inlellectus, unde potentia est, quidditas
rel matcrialis, sed est aliquld commune ad omnia intelligibilia, licet primum objectum
adaequatum sibi in movendo, pro statu isto, sit quidditas rei sensibilis •. Op. Oz.Çl,
à. 3, q. 3, a. 4, n. 24 ; t. I, p. 352. Cf. AUGUSTIN, De Civ. Dei XV, 27, 50 ; P. L., 42, 1097.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 65

pourquoi, naturellement (quoique non en raison de sa nature d'intellect


mais en raison de la nature de son état) il ne petit connaître en cette vie
qu'en coopérant avec la sensibilité. Il importe d'ailleurs de noter que
ces deux explications ne sont pas inconciliables. Ce que le péché originel
peut expliquer, c'est que, depuis la faute, la connaissance abstractive
soit la seule dont l'homme dispose encore. Pourtant, avant la faute,
l'homme disposait déjà de ce mode de connaissance. S'il n'y était pas
astreint, comme nous le sommes, il pouvait déjà l'exercer, mais même
alors il ne l'exerçait pas en vertu de sa nature d'intellect, car il est de
la nature d'un intellect de connaître directement l'intelligible sans passer
par le sensible. S'il y a un élément stable dans la doctrine de Duns Scot,
c'est la nature de l'intellect, qui demeure une et la même à travers toute
la doctrine, dans toutes les conditions concrètes et tous les « états »
qu'elle traverse. Un lecteur habituel de Thomas d'Aquin peut avoir
l'impression que l'intellect scotiste ne cesse de changer de nature, mais
c'est le contraire qui est vrai, car jamais l'intellect scotiste ne perd la
naturalité de son essence, en dépit des naturalités diverses qu'il doit à
ses états successifs.
De soi, un intellect a à peu près le même objet qu'une Intelligence
angélique ; il est donc une faculté d'intuition intelligible et il n'est essen
tiellement que cela. Si, avant la faute, l'homme disposait en outre de la
connaissance abstractive, ce ne pouvait être ni en punition du péché
originel, qui n'avait pas été commis, ni en vertu d'une exigence intrin
sèque de sa nature qui, étant celle d'un intellect, ne comporte aucune
inclination vers le sensible. Ce ne pouvait donc être que de par une pure
volonté de Dieu qui, ayant uni cet intellect à un corps pour créer l'homme,
a voulu que le corps puisse contribuer à la connaissance de l'homme en
vue de sa perfection. Si, aujourd'hui encore, la solidarité naturelle des
puissances de l'âme continue de jouer, c'est par suite de la volonté divine
qui l'a établie, pour le bien de l'homme, dès avant la faute. Elle n'est
donc pas une suite du péché originel. Ce qui est une suite du péché originel,
c'est que, désormais, l'homme ne puisse plus connaître sans recourir à
son corps ; il est donc condamné, par sa faute, à ne plus user que de la
connaissance abstractive, dont son intellect est capable par un décret
de la volonté divine. Notons pourtant que, tout en subissant cette
limitation, son intellect n'a pas changé de nature. Il reste toujours cet
intellect, de peu inférieur à l'ange, dont l'acte normal, si l'on peut dire,
serait l'intuition intelligible. Il a d'abord exercé ce pouvoir en vertu de
sa seule nature, plus celui de connaître par abstraction à partir du
66 JBAN OUNS SCOT

sensible, qui, simplement compatible avec sa nature, lui fut ajouté par la
volonté de Dieu. Le péché originel ayant lié le premier, l'homme ne
peut plus exercer que le second, mais la nature de l'intellect reste la
même, et c'est précisément pourquoi, à la mort du corps, l'intellect se
retrouve capable d'intuition intelligible sans que, tandis qu'il traversait
ces divers états, sa nature ait subi la moindre atteinte.
Les deux explications données par Duns Scot de notre état présent
sont donc moins alternatives que complémentaires : la naluralis concordia
polenliarum animae fut voulue par Dieu dès la création de l'homme et
reste aujourd'hui encore un effet de sa volonté ; ce que la peine du péché
originel lui ajoute, c'est l'incapacité présente de l'homme à l'intuition
intellectuelle. Que la nécessité d'abstraire soit accidentelle à la nature de
l'intellect humain, est un fait dont les répercussions peuvent se sentir
dans maintes parties de la doctrine. Qu'il s'agisse de notre connaissance
des essences en général, de l'être commun ou de l'être infini lui-même,
l'abstraction scotiste reste toujours l'œuvre d'un intellect] dont le mode
normal de connaître serait l'intuition intelligible. L'abstraction, où
l'intellect thomiste se complaît comme dans son état normal, est visi
blement pour l'intellect scotiste une gêne, dont il tend sans cesse à se déli
vrer. S'il ne le peut tout à fait, Scot refuse du moins qu'on ne la fasse
plus lourde qu'elle ne l'est. Son objet n'est plus l'essence intelligible ;
soit, mais on ne lui fera pas croire qu'il soit la quiddité de la chose
sensible. Sa noblesse native et sa dignité d'intellect lui interdisent de
s'en contenter.
Que l'on accepte ou non cette interprétation de la doctrine, l'effet du
vouloir divin a été d'établir cette concordia entre l'intellect et la sensibilité,
que nous observons en fait par introspection. Elle apparaît clairement,
comme le dit Duns Scot, lorsque les opérations de ces deux facultés sont
parfaites, car elles le sont dans tous les cas où leurs opérations sont une
coopération ; on ne conçoit bien par la pensée que ce que l'on imagine
en même temps qu'on le pense, comme, inversement, on ne perçoit bien
que ce que l'on conçoit par l'intellect en même temps qu'on le perçoit
par les sens. Duns Scot a donc maintenu les deux réponses. Pourtant,
redisons-le, les deux solutions n'ont pas pour objet de résoudre la même
partie d'un problème à la solution totale duquel elles sont l'une et l'autre
nécessaires. Le recours au péché originel s'inspire d'Augustin et il a
pour objet d'expliquer que la connaissance abstractive soit la seule dont
nous puissions user désormais. Le recours à la simple volonté de Dieu
a pour objet d'expliquer que notre intellect, naturellement capable
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 67

d'intuition intelligible, ait pourtant recours à l'abstraction. Dieu l'a


d'abord voulu, semble-t-il, dans l'intérêt de l'homme même qui, formé
d'âme et de corps, peut trouver avantage à user de son corps pour mieux
connaître. En tout cas, la concordia polenliarum animae, dont l'idée n'est
pas propre à Duns Scot1, représente un état de fait, qui n'est pas lié à
l'essence même de notre intellect en tant qu'intellect. Cette position sert
parfaitement l'intention principale de Duns Scot : sauver l'aptitude
essentielle de l'intellect humain à l'intuition intelligible, tout en
permettant de poser la connaissance abstractive comme naturelle à
l'homme, d'une naturalité liée, sinon à son essence, du moins à son état.
Et pourquoi l'état naturel présent de l'homme connaissant résulterait-il
de la pure volonté qu'eut Dieu d'établir cet état, ou de sa pure justice
punitive? Le péché peut être cause de cet état sans en être la cause
totale*. En d'autres termes, notre mode présent de connaître peut avoir
été d'abord voulu par Dieu dans l'intérêt de l'homme, mais être devenu
pour l'homme, par la faute de l'homme lui-même, le moyen de son châti
ment3.
Ce problème est d'une importance telle qu'on ne peut le quitter sans

1. Voir, notamment, la doctrine d'Olieu, dans BBRNHARD JANSEN, S. J. Die


Erkennlnislehre Olivis (Berlin, 1921), chap. IX : Dit Colliganlia der Seelenkrâfle.
2. Pep. Par., 1. IV, d. q. 4, n. 2.
3. Le problème s'est posé de nouveau pour Dung Scot, à propos de la connaissance
que l'âme a d'elle-même. Sur quoi il répond, exactement dans le même esprit : « quod
anima de se actu intelligibilis est et praesens sibi. > Mais alors pourquoi ne s'appréhende-
t-elle pas toujours ? C'est, dit Augustin, qu'il y a à cela un empêchement. Puis il
continue : « Sed quod est istud impedimentum ? Respondeo : intellectus noster pro
statu isto non est nains moveri immédiate, nisi ab aliquo imaginabili vel sensibili
extra prius moveatur. Et quare hoc ? Forte propter peccatum, sicut videtur Augustinus
dicere XV Trinit. cap. ult . : Hoc libi (ecil inflrmitaa. El quae causa inftrmilatis nisi
iniquilas? Idem dicit Comment. VI Ethic., et Lincolniensis ibidem et Super I. Poster.
similiter. Vel forte isla causa est naturalis, prout natura isto modo instituta est, non
absolute naturalis : puta si ordo iste potentiarum de quo dictum est in I (<•/. p. 63,
note) diffuse, neccssario hoc requirat, quod quodcumque universale intellectus
intelligat, oportet phantasiam actu phantasiare singulare ejusdem : sed hoc non est
ex natura, née ista causa est absolute naturalis, sed est ex peccato, et non solum ex
peccato, sed etiam ex natura potentiarum, pro statu ieto, quidquid dicat Augustinus. >
Op. Ox. II, d. 3, q. 8, n. 13 ; t. II, p. 298. Le commentateur du lib. VI de l'Ethique
auquel renvoie ici Duns Scot est identifié par le texte des Qa. de anima cité plus loin
p. 70, note, où les références sont plus complètes. Cavellus (Commentaire sur le
De anima, qu. XVIII, n. 11, Dubium ; éd. Vives, vol. III, p. 598) conclut qu'on ne
peut rien affirmer sur la pensée finale de Duns Scot : nihil, ut certum, occurrit dicendum.
Lui-même semble pourtant préférer l'explication par le péché originel, et comme il
s'aperçoit que, si cette explication est bonne, la Sainte Vierge doit avoir été capable
de penser sans images en vertu de son immaculée conception, Cavellus conclut sans
hésiter : « Cum igitur potis imos effectua justitiae originalis habuerit B. Virgo, juxta
sententiam tenentem quod in statu innocentiae non esset conversio ad phantasmata,
hoc tribuendum est Virgini, cum sit perfectius, neque constet de opf osito ». Sur la
position de R. Grosseteste, voir E. GILSON, « Pourquoi saint Thomas a critiqué saint
Augustin », dans Arch. d'hisl. lilt. et doct. du moyen âge I (1926), 96, note 1.
68 JEAN DUNS SCOT

avoir tenté d'obtenir de Duns Scot une réponse aussi précise que possible.
La valeur de notre mode actuel de connaître est ici en jeu. Il ne s'agit
en effet de rien de moins que de savoir si le caractère exclusivement abstractif
de notre connaissance de l'intelligible est lié à l'essence même de notre
intellect, ou s'il n'est qu'une suite accidentelle du péché originel. Selon
qu'on admet l'une ou l'autre réponse, la métaphysique apparaîtra soit
comme la science de l'être accessible à un intellect que son changement
d'état n'empêche pas d'opérer encore selon sa nature première, soit
comme la science de l'être accessible à un intellect que le péché rend
désormais incapable d'opérer selon tout le pouvoir de cette nature
première. En d'autres termes, — et l'on s'excuse d'insister sur ce point
mais, encore une fois, il y va des limites présentes de la philosophie, —
il s'agit de savoir si, sans le péché originel, notre connaissance intellectuelle
serait ce qu'elle est aujourd'hui devenue : une connaissance de l'être
acquise exclusivement par mode d'abstraction.
Les réponses de l'Opus Oxoniense à cette question nous ont conduits à
penser que Dieu ait primitivement voulu, comme convenable à la nature
humaine, la concordia poientiarum animât dont nous n'expérimentons
aujourd'hui que trop l'infrangible rigueur. Cette solidarité n'est en effet
qu'un cas particulier de l'union de l'âme et du corps. Or Duns Scot est à
plusieurs reprises revenu sur cette idée que Dieu a voulu l'union de l'âme
et du corps, non pour le bien du corps ni pour celui de l'âme, mais pour
le bien de l'homme. Le Docteur Subtil se tient ici, non moins fermement
que le Docteur Angélique, sur un terrain non point platonicien, mais
chrétien. C'est précisément pourquoi, si nous ne nous trompons sur ses
intentions, il n'a jamais éliminé la doctrine de la concordia. L'aide
mutuelle que se prêtent encore l'intellect et la sensibilité, même dans
l'état de nature déchue où nous sommes, atteste que leur solidarité est
inscrite dans la nature de l'homme proul nalura islo modo inslitala esl.
Pourquoi Duns Scot ajoute-t-il pourtant, parlant de la causa naturalis
de ce fait, qu'elle n'est peut-être pas absolule naluralisl C'est que, si cette
solidarité est naturelle, la manière dont elle joue depuis le péché originel
ne l'est plus. Elle ne joue plus uniquement au profit de l'homme, mais
aussi à son détriment. Une véritable insurrection de la sensibilité contre
l'intellect semble s'être produite, qui interdit désormais à l'intellect de
connaître sans phantasme et le réduit au seul mode abstractif de connais
sance, qui est aujourd'hui le sien en cette vie. Voilà son état présent
d'infirmité et, pour le redire avec Augustin, « quelle est la cause de cette
infirmité, sinon l'iniquité »?
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 69

Si telle est la pensée de Duns Scot, toute la connaissance accessible à


un être que la quiddité de la chose matérielle est désormais seule capable
de « mouvoir », est donc bien une connaissance « déchue » par rapport à
elle-même, et la métaphysique élaborée par un tel sujet connaissant
doit différer aussi profondément de celle qu'il serait, en droit, capable
de connaître, que l'intuition intellectuelle elle-même diffère de l'abstrac
tion. C'est ainsi que le scotisme a interprété Duns Scot1. L'histoire
littéraire hésite à considérer comme authentiques les Quaestiones de Anima
traditionnellement attribuées à Duns Scot. Les anciens scotistes n'ont du
moins jamais hésité à y reconnaître sa pensée et la critique littéraire
semble elle-même, au moins pour le moment, redevenir favorable à leur
authenticité. Attendons qu'elle en décide. Quel que doive être finalement
son verdict, on ne peut refuser de voir dans cet écrit l'expression d'une
doctrine si semblable à celle de Duns Scot qu'elle se confond pratiquement
avec elle. Avec Duns Scot, son auteur considère comme possible cette
solution du problème (dont il ne se donne d'ailleurs pas pour l'inventeur)
qui rend le péché originel responsable du mode purement abstractif
de notre connaissance intellectuelle dans l'état présent de l'homme.
Connaître sans recourir au phantasme n'est pourtant pas incompatible
avec la nature de l'intellect humain, puisque l'âme séparée du corps peut
le faire ; ce n'est pas non plus incompatible avec l'union de l'âme et du
corps, puisque l'intellect pourra le faire une fois réuni à son corps
désormais glorieux ; enfin, et surtout, ce n'est même pas incompatible
avec l'état d'homo vialor puisque, sans le péché originel, l'homme aurait
préservé la pleine domination de son âme sur son corps et de son intellect
sur ses sens, c'est-à-dire serait resté capable de connaître intellectuelle
ment, avec ou sans phantasme, comme bon lui eût semblé. C'est donc
une punition du péché que l'homme doive désormais en passer par le
phantasme. Sur quoi notre auteur ajoute cette suggestive remarque :
t Ne sachant rien du péché originel et trouvant la nature en tel état,
Aristote a pris son point de départ dans le sens et crû que cet usage de
l'intellect nous était naturel. C'est pourquoi il a affirmé sans restriction
que la connaissance intellectuelle exige le recours au phantasme »2.

1. Par exemple : « Respondeo dicendum primo, objectum motivum nostri intellectus


pro praesenti statu naturae lapsae, esse quidditatem rei materialis, vel forte specialius
quidditatem rei sensibilis, intelligendo non de sensibili proprie solum, sed etiam de
incluso essentialiter vel virtualiter in sensibili. • Hier, de Montefortino, Summa
Theologica I, 12, art. incidens, Besp.
2. • Ideo, omissis aliis necessitatibus, dicunt alii, quod non est contra rationem actus
Intelligendi intellectus nostri absolute intelligere sine phantasmate, quia recursus ad
phantasmata esset ncessarius animae separatae ut dictum est, nec contra rationem
70 JEAN DUNS SCOT

Le dernier trait vise Aristote, mais si l'on pense que la seule excuse
d'Aristote est ici l'invincible ignorance où il était du péché originel,
combien plus cruellement ce trait n'atteint-il pas les théologiens chrétiens
qui soutiennent la même thèse sans avoir la même excuse? De toute
manière, il reste absolument certain que Duns Scot lui-même, parlant
en son nom propre, a expressément assigné le péché originel comme
l'une des causes possibles du mode exclusivement abstractif de connaître
désormais imposé à l'intellect humain1. Bref, celui qui connaît les condi

ejus ut est corpori unitus absolute, quia hoc etiam esset necessarium sibi unito corpori
glorioso post resurrectionern, quod falsum est ; née contra rationem ejus ut vint or est,
vel conjunctus corpori in via, quia hoc etiam esset necessarium homini in statu
innocentiae, qui tune fuit via! or ; hoc autera falsum est, cum anima ejus, quantum
ad actum ejus proprium in nullo fuisset corpori subjecta, sed super ipsum et sensu»
suos, tain quoad apprehensionem quam quoad appetitum, habuisset plénum dominium,
ita quod potuisset intellexisse sine phantasmate vel cum pbantasmate, sicut sibi
placuisset. Sed dicunt quod nécessitas recurrendi ad phantasmata est nobis intlicta
propter peccatum. Unde sequitur ad ignorantiam nobis inflictam, et hoc juste, quia
ex eo quod anima se deordinavit, dimittendo divinum dominium et se ab ejus
subtrahendo subjectione, rationabile fuit in poenam hanc incidere, et amittere domi
nium proprium quod habebat super corpus suum et super sensum. Et haec est sententia
beati Augustin! in pluribus locis, et Hugonis, super antiquam Hierarchiam (P. L., 175,
925). Bustathii super librum Ethicorum (Comm. in Arisl. Graeca, XX, 4, 26-28) et
Lincolniensis super librum Posteriorum, super illud verbum : Déficiente nobis uno
sensu, necesse est nobis deficere scientiam secundum illum sensum (Lib. I, cap. 14, t. 81).
Aristoteles autem, quia nihil scivit de peccato illo et invenit naturam taliter dispositam,
procedens ex sensu tantum, credidit hoc nobis esse naturale sicut intelligitur ; et ideo
hoc posuit absolute, quia necesse est ad phantasmata recurrere volentem intelligere. »
De anima, qu. 18, n. 4. C'est pourquoi, selon Duns Scot, aucun sacrement n'était
nécessaire à l'homme en état d'innocence originelle, car les sacrements sont des signes
sensibles, or « tune non indiget homo sensibilibus, ut cognoscat intelligibilia pertinentia
ad salutem suam ». Assurément, « tune homo potuerit ex sensibilibus cognoscere
intelligibilia », mais il pouvait aussi s'en passer : Op. Ox. IV, d. 1, q. 3, n. 7. Cette
position confirme pleinement le texte du De anima.
1. Saint Thomas avait soutenu (Sum. theol. I, 89, 1, Besp.) qu'il est aussi naturel à
l'âme de connaître en usant du phantasme que ce l'est pour elle d'être unie à son
corps : • unde modus intelligendi per conversionem ad phantasmata est animae naturalis
sicut et corpori uniri ; sed esse sépara tarn a corpore est praeter rationem suae naturae,
et similiter intelligere sine conversione ad phantasmata est ei praeter naturam ».
L'intuition de l'intelligible est naturelle à l'ange, non à l'homme. Pour Duns Scot, c'est
le contraire qui est vrai : « Dico igitur quod objectum naturale, hoc est naturaliter
attingibile, adaequatum intellectui nostro, etsi pro statu isto sit quidditas rei materialis,
vel forte adhuc specialius quidditas rei sensibilis, intelligendo non de sensibili proprie
solum sed etiam de incluso essentialiter vel virtualiter in sensibili, tamen objectum
adaequatum intellectui nostro ex natura polentiae non est aliquid specialius objecto
intellectus angelici, quia quidquid potest intelligi ab uno, et ab alio ; et hoc saltem
concedere débet theologus qui ponit istum statum non esse naturalem née islam impoten-
tiam intelligendi multorum intelligibilium esse naturalem, sed poenalem, juxta illud
XV De Trinitate, 27... Tamen philosophus qui slatum istum diceret simpliciter natu
ralem homini, née alium experlus erat née ratione conclusit, diceret forte illud esse
objectum adaequatum intellectus humani simpliciter ex natura talis potentiae, quod
percepit sibi esse adaequatum pro statu isto. » Quodl. XIV, 12. Même remarque à propos
de l'aptitude de l'âme à se connaître elle-même : • Ista causa quae est ex parte angeli
est sufflciens ad hoc quod essentia angeli sit sufllciens ratio intelligendi seipsam, etiam
ipsa lalis est ex parte animae, sed in anima sunt impedimenta, in angelo non ; non
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 71

lions de fait dans lesquelles s'élabore notre philosophie, ce n'est pas le


philosophe, c'est le théologien.
Une telle position ne saurait manquer d'avoir des répercussions aussi
profondes qu'étendues sur le contenu même de la philosophie première
qu'elle domine. Nous aurons occasion d'en constater un certain nombre
à mesure qu'elles se présenteront, mais on peut dès à présent prévoir
que l'influence de cette thèse s'exercera sous deux formes différentes,
tantôt pour restreindre les prétentions de la métaphysique prise en son
état présent, tantôt, au contraire, pour rappeler à l'intellect la noblesse
de sa vraie nature. Duns Scot ne cessera jamais de rappeler à la raison
naturelle ses limites présentes, pour lui interdire d'empiéter sur le terrain
de la foi et de la révélation. Lorsqu'il s'exprime en ce sens, la métaphysique
est et reste pour lui la science de l'être tel que nous le connaissons pro
slatu isto, avec la lourde hypothèque dont est grevée notre connaissance
par suite du péché originel ; bref, une métaphysique qui, sans la révélation,
ignorerait jusqu'à l'état où elle est. En revanche, il n'acceptera jamais
pour l'intellect des limitations que certains lui imposent gratuitement,
et d'ailleurs à tort, parce qu'ils prennent sa condition présente pour son
état naturel. Toute bornée qu'elle est, notre métaphysique est l'œuvre
d'un intellect dont, en tant qu'intellect, l'objet propre n'est en rien
moins étendu que celui de l'intellect angélique. De cette noblesse et
perfection essentielles, même notre métaphysique déchue garde la trace
et, si elle les oublie, il convient de les lui rappeler. Ainsi, la connaissance
métaphysique doit être à la fois retenue et encouragée, et cette double
nécessité dérive d'une même source : notre métaphysique, telle que nous
pouvons ici-bas la concevoir, est l'œuvre d'un intellect soumis à des
limitations de fait dont, parce qu'il en est naturellement ignorant, tantôt
il oublie la présence, et tantôt il imagine, qu'essentielles à sa nature, elles
sont des limitations de droit.
De là découle un caractère général de la pensée scotiste, que l'on verra
se préciser progressivement mais auquel il est pratiquement impossible
de ne pas dès à présent s'attendre. Peut-être le meilleur moyen de l'anti
ciper sous la forme imprécise qui seule convient au point où nous en
sommes, est-il de recourir à quelque comparaison. Disons donc, pour faire

enim intellectus angeli Iiahet talem ordinem ad imaginabilia, sicut habet intellectus
noster pro statu isto. Et propter islam irapotentiam intelligendi immédiate intelligibilia
in actu, quae impotentia non est ex impossibilitate intrinseca sed extrinseca, quam
etiam experiebatur Philosophus et non aliquam possibilitatem, ideo dixit Philosophu8
quod intellectus non est aliquod intelligibilium ante intelligere, id est : non possibile
intelligi a se ante intelligere aliorum. i Op. Ox. II, d. 3, q. 8, n. 14 ; t. II, p. 298.
3-1
72 JEAN DUNS SCOT

court, que si la métaphysique thomiste est celle d'un intellect dont le


péché originel n'a altéré ni la nature ni le fonctionnement, la métaphysique
scotiste est celle d'un intellect dont le péché originel a profondément
altéré le fonctionnement, mais dont la nature primitive, toujours intacte,
se sent encore à la manière dont, même blessé, il fonctionne. En d'autres
termes, l'abstraction, dont l'intellect scotiste doit en fait se contenter,
reste pourtant l'opération d'un intellect naturelleemnt capable d'intuition
intellectuelle, et cela se sent si bien, dans la métaphysique de Duns Scot,
que nombre des différences qui la séparent de celle de Thomas d'Aquin
nous semblent venir de là. Derrière l'homme de Duns Scot il y a celui
d'Augustin, dont le paulo minuisti eum ab angelis s'accommode d'une
assez forte dose de platonisme, de ce même platonisme rémanent que le
Docteur Subtil retrouvera si volontiers chez Avicenne. Assurément,
même avant la chute, l'homme de Duns Scot n'était pas un ange, mais
le composé humain d'une âme et d'un corps ; la métaphysique scotiste
ne s'en ressent pas moins d'être l'œuvre d'un intellect déchu d'aptitudes
qu'il partageait jadis partiellement avec l'ange, et dont on continue
de sentir la présence latente, alors même qu'il ne peut plus les exercer.
Qu'est-ce en effet que la métaphysique? Science première, elle doit
avoir pour objet le premier connaissable : prima scientia scibilis primi1.
Ce connaissable est premier parce que, tombant en premier sous les
prises de l'intellect, il est impliqué dans tous ses autres objets. Nous
l'avons déjà rappelé avec Avicenne, cet objet premier est l'être et c'est
précisément pourquoi, science première du connaissable premier, la
métaphysique est la science de l'être en tant qu'être ainsi que de toutes
les propriétés qui lui appartiennent comme tel2. Elle se présente donc,

1. Qu. in Melaph. VII, q. 4, n. 3. Ce premier connaissable est, rappelons-le, l'en*


commune. C'est pourquoi la métaphysique n'a pas Dieu pour objet direct et premier,
car la seule science qui porte directement sur Dieu est la théologie. Science de l'être
commun et de ses propriétés, la métaphysique est à la théologie dans le même rapport
qu'à la physique. Tout ce qui est vrai de l'être en général est vrai de l'être physique
en tant qu'il est être ; tout ce qui est vrai de l'être en général est vrai de Dieu en tant
qu'il est être, plus ce qui est vrai de l'être premier et nécessaire. La métaphysique est
donc présupposée par la théologie, comme la science de l'être en général l'est par toute
science d'un être particulier. Cf. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 7, n. 20 ; t. I, p. 65. Notons
enfin que l'être est le premier connaissable dans l'ordre de la connaissance. C'est
d'ailleurs pourquoi la métaphysique est la dernière des sciences dans l'ordre de
l'enseignement, l'intellect procédant, du plus particulier confusément connu au plus
commun distinctement connu. Voir Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 6, n. 22 ; t. I, pp. 319-321.
2. t Primus habitus potentiae habet pro objecto objectum primum potentiae primi
habitus ; ut metaphysicae objectum primum est ens inquantum ens. « Qu. in Melaph.
II, q. 3, n. 21. Ce qui se déchiffre ainsi : le premier savoir acquis par une faculté a pour
objet l'objet premier de la faculté dont relève ce savoir ; ainsi dans le cas présent, la
métaphysique relevant de l'intellect, dont l'objet premier est l'être, l'objet premier de
la métaphysique est aussi l'être.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 73

par là même, comme la science de ce que l'on doit savoir et que l'on sait
avant tout le reste parce que, si on l'ignore, rien ne peut être connu.
Bref, transcendante à tous les objets particuliers, elle ne s'occupe que des
objets universellement « communs » à tous les autres, ce que Duns Scot
nomme les communissima1. En soi, une telle science devrait donc pouvoir
tout définir par son essence et tout démontrer par les causes essentielles
premières, c'est-à-dire les plus hautes et les plus évidentes. En fait, ce
n'est pas ainsi que nous la possédons ni qu'Aristote l'enseigne et l'on
chercherait en vain dans toute sa Métaphysique une seule démonstration
par la cause, c'est-à-dire déduite a priori d'une essence intelligible. Nous
savons d'ailleurs pourquoi il en est ainsi. L'impuissance de notre intellect
nous oblige à remonter vers l'intelligible à partir du sensible, au lieu
de redescendre de l'intelligible au sensible comme il se devrait2. Ainsi
l'objet de la métaphysique, telle que notre intellect nous permet de la
connaître pro slalu isto, est l'ens commune, au sens précis de ce terme que
nous aurons plus tard à déterminer.
Ainsi entendue, la connaissance métaphysique est à la fois dernière et
première : dernière dans l'ordre de la connaissance confuse, qui est celui
de la définition nominale ; première dans l'ordre de la connaissance
distincte, qui est celui de la définition réelle.
Il est certain que l'intellect ne commence pas par saisir distinctement
le concept commun d'être pris dans son indétermination totale. La con
naissance commence par des concepts confus, dont chacun représente
l'un des objets d'expérience auxquels nous donnons des noms. Ces objets

1. Ce sont aussi les maxime scibilia, précisément «quia primo omnium sciuntur,
sine quibus non possunt alia sciri ». Or, ajoute Duns Scot : « maxime scibilia primo
modo sunt communissima, ut est ens inquantum ens et quaecumque sequuntur ens
inquantum ens. Dicit enim Avicenna I Melaph., cap. 6, quod ens el res imprimunlur
in anima prima impressions, quae non acquiritur ex aliis nolioribus se. Et infra : quae
priora sunl ad imaginandum per seipsa, sunt ea quae communia sunl omnibus, sicul res
et ens el unum, et ideo non potest manifestari aliquod borum per probationem quae
non sit circularis. Haec autem communissima pertinent ad considerationem meta-
pbysicae secundum Philosophum in IV hujus in principio : Est enim scienlia quae
speculatur ens inquantum est ens... » Qu. in Melaph., Prologus, n. 5.
2. t Hoc modo est metaphysica secundum se scibilis, non tamen sic eam scimus, nec
sic invenitur ab Aristotele tradita : quaere si in toto libro invenias unam demonstra-
tionem metaphysicam propter quid, quia propter impotentiam intellectus nostri ex
sensibilibus et minus notis secundum se, devenimus in cognitionem immaterialium,
quae secundum se notiora sunt et tanquam principia cognoscendi, alia in metaphysica
essent accipienda. • Qu. in Melaph., Prol., n. 9. Ce n'est donc pas seulement dans notre
théologie, mais aussi dans notre métaphysique, telle que nous l'avons pro slatu isto,
que nos démonstrations, quoique nécessaires, ne sont pas évidentes. Si l'homme était
encore dans son état premier, elles pourraient l'être, et elles ne seraient pas des démons
trations quia, mais propter quid. C'est simplement un fait qu'elles ne le sont pas. Voir
C. S. Harris, Duns Scolus, t. II, p. 379, pour la distinction entre « metaphysica in se
et in nobis ». Cf. op. cil., p. 384 : « Secundo
74 JEAN DUNS SCOT

eux-mêmes sont des individus, des êtres « singuliers », dont l'espèce


sensible agit sur l'ouïe, la vue ou le toucher. Si leur action sur le sens
est assez forte, leur species se fait immédiatement reconnaître de l'intellect.
Il se produit alors en nous un concept de l'individu en question, car le
singulier nous est connaissable ; mais ce concept reste confus, parce que
nous ne connaissons pas le singulier — pro stalu isto — sous sa raison
propre de singulier. Ce qui vient d'abord dans l'ordre d'acquisition du
savoir, c'est donc bien le singulier confusément connu.
On comprend par là pourquoi, bien qu'il dise que l'être commun est
ce qui tombe en premier sous les prises de l'intellect, Avicenne enseigne
aussi que la Métaphysique, science de l'être ainsi entendu, vient dernière
dans l'ordre de l'enseignement1. En effet, avant d'arriver à la conception
distincte de l'être commun, il faut que les principes et les termes des
sciences antérieures aient été conçus, d'abord confusément, puis distinc
tement. S'il en était autrement, nous commencerions spontanément par
le plus commun, comme «être », «chose », et autres notions de ce genre,
pour redescendre de là vers le particulier, et l'enseignement des sciences
commencerait par celui de la métaphysique, ce qui est exactement le
contraire de ce qu'Avicenne dit qu'il faut faire et de ce qui se fait.
D'ailleurs, si nous concevions d'abord le plus commun, l'allure générale
de notre connaissance serait bien différente de ce qu'elle est. Nous ne
choisissons pas à volonté l'ordre selon lequel nous formons nos concepts.
C'est l'intensité avec laquelle la sensation nous impose tel objet, qui fait
que nous concevons celui-là avant tel autre*. Il en serait tout autrement
si, au lieu d'aller du singulier au commun, notre intellect allait du commun
au singulier. Nos concepts sont les effets naturels et déterminés du
concours de ces deux causes naturelles, l'objet singulier et l'intellect ;
c'est pourquoi nos premiers concepts sont ceux d'objets singuliers, connus
dans l'ordre où la sensation même nous les impose, et si de tels concepts
contiennent cet élément « commun » qui formera l'objet de la connaissance
distincte du métaphysicien, ce n'est pas lui qui nous est donné en premier.
Il en va tout au contraire de la connaissance actuelle des concepts
distinctement conçus. Ce qui est premier dans l'ordre de la connaissance
distincte, c'est « le plus commun », les autres concepts s'étageant comme

1. AVICENNE, Melaph., tr. I, cap. 3.


2. On ne soupçonnerait pas, sans un autre passage, que Duns Scot se laisse ici
conduire par AUGUSTIN, De libéra arbitrio III, 25, 74 ; P. L., 32, 1307. Cf. Op. Ox. l,
d. 3, q. 6, n. 17 ; t. I, p. 412, où il cite le < non est in potestate nostra quin visis tanga-
mur >.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 75

antérieurs et postérieure selon qu'ils sont plus ou moins proches de l'être :


le plus commun des concepts distinctement connus.
Pour qu'un concept soit distinctement connu, il faut que soit connu
tout ce qui est inclus dans la notion de son essence ; or l'être est inclus,
à titre d'élément essentiel, dans la notion de tout ce qui est ; il n'existe
donc pas un seul concept, de quelque objet que ce soit, dans la notion
essentielle duquel le concept commun d'être ne soit pas inclus. Lui-même
peut être conçu à part de tout autre et sans aucune détermination
ultérieure, mais aucun autre ne peut être conçu sans lui. En d'autres
termes, l'être est objet d'un concept distinct absolument simple et il est
le seul concept qui soit tel ; l'être est donc le premier concept distinctement
concevable et distinctement conçu. Nous retrouvons d'ailleurs ici la même
confirmation par l'autorité d'Avicenne, car si ce philosophe enseigne que
l'une des fonctions de la métaphysique est d'établir les principes des
autres sciences, c'est précisément parce que les objets dont traite cette
science sont les premiers qui soient distinctement connus. Savoir absolu
ment premier dans l'ordre de la distinction, elle est aussi le dernier savoir
dans l'ordre de la certitude et de l'enseignement, parce que la métaphysique
seule atteint une connaissance distincte de l'essence signifiée par les
termes dont une connaissance confuse suffît aux autres sciences. On peut
savoir toute la géométrie sans savoir au juste ce qu'est une c grandeur »,
ni même ce que sont un « solide n ou une « ligne » ; savoir la métaphysique,
c'est avoir une connaissance distincte de l'objet dont cette connaissance
confuse suffit au géomètre, et, en ce sens, dernière acquise, elle est
première connue.
On voit par là quel ordre général suit la pensée dans l'acquisition du
savoir. Elle ne commence ni par l'ignorance ni par la connaissance
distincte, mais par cette sorte de moyen terme entre l'une et l'autre
qu'est la confusion. C'est de là que la connaissance se dirige vers sa
perfection et c'est pourquoi toute connaissance distincte d'un concept
en présuppose la connaissance confuse. Qu'il s'agisse de la connaissance
actuelle distincte de l'universalité d'un concept ou de la connaissance
distincte de la totalité d'une essence, le confus passe toujours le premier.
Un point de vue tout différent est celui de la connaissance habituelle
et de la connaissance virtuelle1, car il s'agit alors d'une connaissance
1. Définitions de ces termes • Habitualem notitiam voco, quando objectum sic
est praesens intellectui in ratione intelligibilis actu, ut intellectus statim possit habere
actum elicitum circa illud objectum. Voco virtualem, quando aliquid intelligitur in
ai n{no ut pars intellect! primi, non autem ut primum intellectum sive ut totale termi-
nans intellectionem : sicut cum intelligitur homo, intelligitur animal in homine ut pars
intellect!, ut non intellectum primum sive totale terminans intellectionem. « Op. Ox.
ï, d. 3, q. 2, a. 6, n. 28 ; t. I, pp. 323-324.

i
76 JEAN DUN8 SCOT

déjà acquise et habituellement présente à l'intellect (comme un savoir


que l'on possède même aux moments où l'on n'y pense pas), ou d'une
connaissance virtuellement incluse dans une autre. En pareils cas, ce
sont les concepts les plus communs qui précèdent les autres. La raison
en est la même que dans le cas précédent : l'intellect allant du moins
parfait au plus parfait, il part des concepts les plus communs et les
moins déterminés pour procéder de là, comme par degrés, à ceux qui le
déterminent ou qu'il inclut. Ici, c'est le concept d'« être » qui passe le
premier, puisqu'on ne peut rien connaître que comme sa détermination
particulière ou comme inclus dans sa notion1.
Un troisième et dernier point de vue sur l'objet de la connaissance est
celui de sa perfection. Le plus parfait connaissable en soi n'est pas néces
sairement le plus parfaitement connaissable pour nous. Ainsi, le soleil
est de soi éminemment visible ; nous le voyons pourtant moins aisément
qu'une chandelle, dont la lumière, moins visible de soi que celle du
soleil, est mieux proportionnée à notre vue. De même ici : ce qui est de
soi le plus parfait et le premier connaissable, c'est Dieu. Il importe de
noter que ceci est vrai, même dans l'ordre de la connaissance naturelle,
et c'est même pourquoi le Philosophe avait situé notre béatitude naturelle
dans la connaissance de Dieu2 ; après Dieu, les connaissables premiers
en perfection sont les individus de l'espèce la plus parfaite qu'il y ait
dans l'univers ; puis ceux de l'espèce suivante par ordre de perfection,
et ainsi de suite jusqu'aux individus de l'espèce la moins parfaite. Après
les individus viennent les espèces, puis les genres proches que l'intellect
peut abstraire des espèces, en commençant de nouveau par le genre le
plus proche que l'intellect puisse abstraire de l'espèce la plus parfaite
et en redescendant vers ceux qu'il abstrait des espèces les moins parfaites.
Mais il ne s'agit là que de la priorité de perfection qui appartient au
connaissable pris en lui-même. Par rapport à nous, il n'en va pas de
même. Nous connaissons plus parfaitement ce qui est en soi moins parfai

1. Op. Ox., lac. cit., n. 28 ; t. I, p. 324. Cf. De anima, qu. XVI, 3-5.
2. i Loquendo ergo de ordine perfectionis simpliciter, dico quod perfectissimum
cognoscibile a nobis etiam naturaliter est Deus ; unde in hoc etiam ponit Philosophas
félicita tem naturalem, X. Elhic; et post ipsum species specialissima perfection In
universo ; et deinde species proxima illi, et sic usque ad ultimam speciem ; et post
omnes species specialissirnas genus proximum abstrahabile a specie perfectissima, et
sic semper resolvendo. « Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 6, n. 29 ; t. I, p. 325. Le plus connaissable
par rapport à nous, pro slalu itto, est l'intelligible abstrait du sensible, /oc. cil. ; n. 30,
t. I, p. 326. Quant à Dieu, Aristote a raison de le poser comme l'objet connaissable le
plus parfait en soi, mais cela ne signifie pas qu'il soit l'objet • adéquat > de notre
intellect, loc. cil. ; t. I, p. 327. Sur Dieu premier connaisaable en ordre de perfection,
voir De anima, qu. XVI, n. 6.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 77

tement connaissable, et c'est pourquoi, science de l'être en tant qu'être,


notre métaphysique ne saurait s'élever à un objet de connaissance plus
parfait que l'être commun conçu sous les déterminations modales dont
il est susceptible.
C'est dire que, inférieure à la métaphysique en soi, la métaphysique
telle que nous la connaissons est beaucoup plus inférieure encore à notre
théologie, dont l'objet est Dieu connu par nous grâce à la révélation, et
elle l'est infiniment davantage à la théologie en soi, science que Dieu a
de Dieu. En tranchant ainsi la question, Duns Scot prenait parti dans
une controverse bien connue de lui-même et de ses contemporains, celle
qu'Averroès avait menée contre Avicenne touchant l'objet de la théologie.
Rien ne la résume mieux que le titre de la première des Questions de
Duns Scot sur la Métaphysique : « le sujet de la métaphysique est-il l'être
en tant qu'être, comme l'a soutenu Avicenne, ou Dieu et les Intelligences,
comme l'a soutenu le Commentateur, Averroès »1 ? Sur ce problème,
d'apparence purement académique, s'affrontent deux métaphysiques et,
à vrai dire, deux conceptions inconciliables de l'univers2. Pour Averroès,
Dieu ainsi que les substances séparées, qui sont autant de divinités, font
partie de l'univers. Clef de voûte du cosmos, le Premier lui-même est
engagé dans la voûte, c'est-à-dire dans le cosmos. Dans un tel univers,
la divinité est la cause métaphysique de l'ordre physique ; il est donc
naturel que la science physique y démontre l'existence de Dieu et de
tous les autres êtres divins, qui deviennent ainsi l'objet propre de la
métaphysique. Ainsi conçu, Dieu est inclus dans le monde et la science
de Dieu, ou métaphysique, est nécessairement la science suprême au delà
de laquelle il ne s'en trouve plus aucune. L'univers d'Avicenne est tout
différent. Dieu n'y est pas, comme dans celui d'Averroès, la première
des Intelligences motrices qui meuvent l'univers, c'est-à-dire, quoique la
première, l'une d'entre elles. Le Dieu d'Avicenne est transcendant et
situé au delà des Intelligences motrices, dont la plus haute est sa première
et seule émanation. A ces deux conceptions différentes du monde, corres
pondent nécessairement deux notions différentes de la métaphysique et

1. Duns Scot a repris la question d'ensemble dans Bep. Par., Prol., q. 3, a. 1.


Prenant le parti d'Avicenne contre Averroès, il y prouve successivement : que nulle
science ne prouve l'existence de son propre sujet ; que la métaphysique peut prouver
l'existence de Dieu comme être premier ; que Dieu n'est donc pas le sujet de la méta
physique, mais de la théologie : • igitur nulla scientia naturaliter acquisita potest
esse de Deo sub aliqua ratione propria. » En sens contraire, Averroès, Epilomes in
libros Mclaphysicorum, tract. I (Venetiis, apud Juntas, 1574), vol. VIII, p. 357.
2. Voir les remarquables pages de H. A. Wolpson, Noies on Proofs of the Existence
of God In Jewish Philosopha, dans Hebrew Union Collrge Annual, I, 575-596.
78 JEAN DUN8 SCOT

de son objet. Si, comme le veut Averroès, Dieu est l'Intelligence motrice
de la première sphère, la preuve de l'existence d'un premier moteur
immobile, telle qu'Aristote la fonde sur l'analyse du mouvement au
livre VIII de sa Physique, est une preuve de l'existence de Dieu. Si,
comme le veut au contraire Avicenne, Dieu transcende l'Intelligence
motrice de la première sphère, la preuve de l'existence de cette Intelligence
n'est pas une preuve de l'existence de Dieu. Chez Averroès, les preuves
de l'existence de Dieu sont physiques ; chez Avicenne, puisque la physique
n'atteint que le premier moteur immobile, c'est à une science ultérieure,
la métaphysique, qu'il appartient de prouver l'existence de Dieu.
De là, deux conséquences importantes, dont l'une concerne l'objet de
la métaphysique, l'autre celui de la théologie. Averroès et Avicenne
accordent pareillement qu'aucune science ne saurait prouver l'existence
de son propre objet. Elle reçoit cet objet d'une science immédiatement
antérieure, qui en prouve l'existence. Or, selon Averroès, la physique
prouve l'existence de Dieu ; la métaphysique, science qui suit la physique,
a donc la nature de Dieu pour objet, et comme il n'y a pas d'objet au-
dessus de Dieu, il n'y a pas de science au-dessus de la métaphysique.
On peut alors dire indifféremment, soit que la métaphysique est théologie,
soit que la théologie est métaphysique. En tout cas, lorsque le méta
physicien finit de parler de Dieu, personne n'a plus rien à dire après lui.
Il n'en est pas ainsi dans la doctrine d'Avicenne où le physicien prouve
l'existence d'une simple Intelligence motrice, laissant au métaphysicien
la tâche de prouver l'existence de Dieu. Si la métaphysique en prouve
l'existence et peut, jusqu'à un certain point, en connaître la nature en
tant que Dieu est être, elle laisse pourtant place à une connaissance de
Dieu comme Dieu qui relève soit de la révélation, soit même de la
mystique. Ainsi, alors que les preuves averroïstes de l'existence de Dieu
sont physiques, celles d'Avicenne sont métaphysiques ; alors que la
métaphysique d'Averroès est une science de Dieu au delà de laquelle
il n'y a plus de science, celle d'Avicenne est une science de l'être en tant
qu'être1 au delà de laquelle il peut y avoir place pour d'autres manières
de connaître Dieu.
1. t Constat autem quod oinnis scientia habet subjectum suura proprium. Inqui-
ramus ergo quid sit subjectum hujus scientiae, et consideremus an subjectum hujus
scientiae sit ipse Deus excelsus. Sed non est : imo ipse est unum de bis quae quaeruntur
in hac scientia. Dico ergo impossible esse ut ipse Deus sit subjectum hujus scientiae,
quoniam subjectum omnis scientiae est res quae conceditur esse et ipsa scientia non.
inquirit nisi dispositiones illius subjecti et hoc notum est ex aliis locis. Sed non potest
concedi quod Deus sit in hac scientia ut subjectum, imo quaesitum est in ea... Post-
quam autem inquiritur in hac scientia an sit, tune non potesl esse subjectum hujus
scientiae ; nulla enim scientiarum débet stabilire esse suum subjectum. « AVICENNE,
Metaph., Tract. I, cap. 1 ; fol. 70'b.
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 79

Entre ces deux mondes, il faut choisir. Pour savoir quel fut le choix
du Docteur Subtil, il suffit de rappeler sa décision tranchante : « Avkenne
avait raison et Averroès avait tort a1. Par cette option, Duns Scot s'engage
sur la voie d'une métaphysique où l'être est conçu de telle manière que
l'atteindre ne soit pas immédiatement atteindre Dieu, mais où l'on peut
atteindre Dieu à partir de l'être en tant qu'être. Le Docteur Subtil l'a
fait en claire conscience des suites que comportait un tel engagement
philosophique. A l'objection fondamentale d'Averroès : comment
prouverons-nous l'existence de Dieu autrement qu'en physiciens, c'est-
à-dire a posteriori et à partir de ses effets, Duns Scot a mainte fois répondu :
oui, nous prouverons Dieu a posteriori et à partir de ses effets, mais à
partir de ses effets mélaphysiques, qui sont les propriétés métaphysiques
de l'être. Dieu peut donc être démontré comme cause nécessaire des
propriétés qui appartiennent nécessairement à tout être, en tant même
que cet être est2.
La portée de cette décision ne doit échapper à personne qui se soucie
vraiment de comprendre l'esprit du scotisme, en tant du moins que le
scotisme comporte une métaphysique. Pour qu'une métaphysique ainsi
conçue soit possible, il faut que l'être, qui en est le sujet, soit posé par elle
comme une nature commune, dont l'essence sera celle même de l'être
en tant qu'être, et qu'on puisse en outre attribuer à cette nature des
propriétés ou déterminations (passiones) telles que l'« un » ou le
c multiple », l'a antérieur » ou le s postérieur », l'« acte » ou la a puissance »,
qui ne soient pas nécessairement incluses dans l'essence, ou quiddité,
de l'être en tant précisément qu'il est être2. Allons plus loin, et la décision

1. « Item Commentator, / Phgsicorum, commente) ultimo, dicit quod Avicenna


multum peccavit ponendo metaphysicam probare primarn causarn esse, cum genus
substantiarum sépara tarum sit ibi subjectum, et nulla scientia probat suum subjectum
esse ; sed ratio illa Averrois non valeret, nisi intelligeret quod Deus esset primum
subjectum ibi ; ergo, etc. Ad Commentatorem / Physicorum dico, quod Avicenna,
cui contradixit, bene dixit, et Commentator maie •• Op. Ox., Prol., I, q. 3, a. 1, n. 3 ;
t. I, p. 47 et a. 7, n. 21 ; t. I, p. 65. Cf. c Sed videtur mihi Avicennam melius dixisse
quant Averroem. • Rep. Par., Prol., q. 3, a. 1.
2. « Contra Averroem : ex quolibet effectu ostenditur causam esse, quia impossibile
est effectum esse nisi a causa tali, sive nisi talis causa sit ; hujusmodi sunt multae
passiones metaphysicae, prius et posterius, unum et mulla, actus et polenlia ; quomodo
enim baec causatis insunt, nisi sit aliquod unum primum ? » Qu. In Melaph. VI, q. 4.
t Per omnem conditionem effectua potest demonstrari de causa quia est, quam
impossibile est esse in effectu nisi causa sit : sed multae passiones considerantur in
metaphysica quas impossibile est inesse nisi ab aliqua causa prima talium entium ;
ergo ex illis passionlbus metaphysicls potest demonstrari aliquam primam causam
istorum entium esse. • Op. Ox., Prol., I, q. 3, a. 7, n. 21 ; t. I, p. 66. Cf. Rep. Par.,
Prol., q. 3, a. 1.
3. « Ens inquantum ens potest habere passionem aliquam, quae est extra essentiam
ejus inquantum est ens ; sicut esse unum vel mulla, aelus vel polenlia est extra essentiam
cujuslibet inquantum est ens sive quid in se. » Qu. in Melaph. I, q. 1, n. 23.
80 JEAN DUNS SCOT

qu'il s'agit ici de prendre aura des répercussions incalculables sur la


philosophie et sur plusieurs siècles de son histoire, il faut que l'exis
tence actuelle elle-même soit une de ces propriétés. Assurément, pour
attribuer à un sujet des propriétés quelconques, il faut d'abord lui
attribuer l'être : comment attribuerait-on quoi que ce soit au néant? •
Seulement, comme le dit Duns Scot lui-même en une formule dont la
précision ne laisse rien à désirer, IV être » dont part le métaphysicien et
sur lequel porte en fait toute la métaphysique, ce n'est pas l'existence,
c'est l'essence : <* Si l'on présuppose que le sujet est, il ne s'agit pas de
son existence actuelle, mais de son être quidditatif, qui consiste en ce que
sa notion n'est pas fausse en elle-même. Voila \'est que le métaphysicien
démontre du premier être à partir de ses effets, car il démontre qu'il y a
un être à qui premier convient «*. L'être que l'intellect du métaphysicien
conçoit nécessairement comme premier, c'est celui que le théologien
nommera Dieu, et il y a un être que l'intellect conçoit nécessairement
comme premier, parce qu'il y a de l'être et que, s'il n'y avait aucun être
qui fût premier, rien ne serait.
Conçue comme science de l'être et de ses propriétés, la métaphysique
voit ainsi son statut propre, en tant que science, défini par son sujet
propre, et elle trouve sa place distincte entre la physique qu'elle transcende
et la théologie qui la transcende.
Son sujet propre, c'est l'ens commune, c'est-à-dire l'être pris dans son
indétermination totale, comme prédicable de tout ce qui est. C'est parce
que l'être nous est concevable sous cette forme qu'il y a une métaphysique*
et c'est parce que la métaphysique a pour objet l'être en tant qu'être

1. t Tenetur igitur Avicenna (se. quod metaphysica Bit de ente). Prima ratio eju»
sic declaratur : si est praesupponitur de subjecto, non de actuali existentia, sed quod
habet esse quidditativum, scilicet quod ratio ejus non est falsa in se. Taie si est osten-
ditur demonstratione quia a metaphysico de primo ente. Ostenditur enim, quod
primum convenit entl alicui, et ita quia ille conceptus, ens primum, qui est perfectis-
simus subjecti, si esset hic subjectum, non includit contradictionem. Ergo si aliqua
scientia supponeret istum conceptum pro subjecto, alia esset prior de ente, quae
probaret praecedentem, de primo ente, quia conclusio demonstrationis illius esset
prior tota scientia de primo ente. > Quaest. in Met. VI, qu. 4, n. 3. Cf. AVICENNE,
Melaph., Tract I, cap. 2 ; fol. 70"' ; t Igitur ostensum est tibi ex his omnibus quod ens
inquantum ens commune est hiis omnibus (texte cité par les scotistes pour justifier
l'attribution de l'univocité de l'être à Avicenne) et quod ipsum débet poni subjectum
hujus magisterii, et quod non eget inquiri an sit et quid ait, quasi alia scientia praeter
hanc debeat assignare dispositionem ejus, ob hoc quod inconveniena est ut stabiliat
suum subjectum an sit et certifiée! quid sit scientia cujus ipsum est subjectum, sed
potins débet concedere tantum quia est et quid est. Ideo primum subjectum hujus
scientiae est ens inquantum est ens, et ea quae inquirit sunt consequentia ens inquantum
est ens sine conditione aliqua. »
2. < Nulla potentia potest cognoscere objectum aliquod sub ratione communion
quam sub ratione sui primi objecti ; ... sed intellectus cognoscit aliquid «ub ratione
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 81

qu'elle se trouve requise, au-dessus de la physique, pour établir le sujet


de la théologie. Car la physique a pour objet propre l'être en mouvement ;
si donc, comme elle peut le faire, elle établit l'existence d'une première
cause, elle s'arrêtera nécessairement à « la première cause de l'être en
mouvement » qui est précisément le Premier Moteur d'Aristote et
d'Averroès. Or être premier à titre de « moteur », c'est une perfection
toute relative. Si haute soit-elle, ce n'est pas encore cette primauté dans
l'ordre de l'être, qui requiert seule la perfection et l'infinité propres à
l'essence de Dieu1. Assurément, le Premier Moteur est en fait le Premier
Être, mais Dieu n'est premier moteur que parce qu'il a créé le monde,
ce qui est contingent par rapport à son essence ; on ne conclura donc
jamais le premier être à partir du premier moteur par voie d'inférence
nécessaire, car le premier être pourrait être sans être premier moteur2.
Aussi, comme le dit Duns Scot en un de ces raccourcis énergiques dont il
a le secret, lorsque le physicien prouve qu'un certain moteur est premier
comment le ferait-il à moins d'être « plus métaphysicien pour le prédicat

communion quam sit ratio entis materialis, quia cognoscit aliquid sub ratione entis in
commun!, alioquin metaphysica nulla esset scientia intellectui nostro. Praeterea...
quidquid per se cognoscitur a potentia cognitiva vel est objectum primum, vel con-
tinetur sub illo objecto : ens autem, ut est communius sensibili, per se intelligitur ab
intellectu nostro, alias metaphysica non esset magis scientia transcendens quam
physica ; ergo non potest aliquid esse primum objectum intellectus nostri quod ait
particularius ente, quia tune ens in se nullo modo intelligeretur a nobis. » Op. Ox. I,
d. 3, q. 3, a. 1, n. 3 ; t. I, pp. 331-332.
1. « Item perfectior conceptus de Deo posslbilis physico est primum movens,
possibilis autem metaphysico, est primum ens ; secundus (scil. conceptus) est perfectior,
tum quia absolutus, tum quia requirit perfectionem infinitam : nam primum perfectissi-
mum (car être premier dans l'ordre de l'être, c'est être absolument parfait). Sed si
enti non repugnat infinitas, non est perfectissimum quod non est infinitum ; sed enti
non repugnat infinitas. Primum movens tantum respectum dicit et non necessario
ex formait ratione sui requirit infinitatem. Qui autem habet perfectiorem conceptum
de subjecto, potest perfectius de ipso ostendere, quia per illa in effectibus quae ducunt
ad cognoacendum esse de tali conceptu «. Qu. in Melaph. VI, q. 4, n. 1 . » Multo etiam
perfectius ostenditur prima causa esse ex passionibus causatorum consideratis in
metaphysica quam ex passionibus naturalibus ubi ostenditur primum movens esse ;
perfectior enim cognitio et immediatior de primo ente est cognoscere ipsum ut primum
ens, vel ut necesse esse, quam cognoscere ipsum ut primum movens. » Op. Ox., Pro.,
q. 3, a. 7, n. 20 ; t. I, p. 66. Observons une fois de plus la gradation des connaissances
de Dieu accessibles aux diverses sciences : physique, primum movens; métaphysique,
primum ens; théologie, ens inflnitum. La théologie présuppose la métaphysique, mais
on passe de celle-ci à celle-là dès qu'on use du primum ens el necesse esse du philosophe
pour atteindre Vent inflnitum du théologien.
2. • Nec etiam ratio ista primi moventis, ut sit de aliqua ratione ad quam pervertit
naturalis, quia quamvis in eodem concurrant primitas movendi et essendi, tamen ex
ratione ipsorum non includitur contradictio quod non necessario eidem inessent, et
ita nunquam naturalis ostendit primum ens esse, nisi per accidens ; ita quod non
ostendit aliquod ens esse primum, sed aliquod movens esse primum : sic nec aliquod
ens esse ultimum, sed aliquod ultimum motum ». Qu. in Melaph., q. 1, n. 44.
82 JEAN DUNS SCOT

que physicien pour le sujet? s1. Bref, la métaphysique transcende la


physique comme la science de l'être en tant qu'être transcende celle de
l'être en mouvement, et c'est pourquoi, transcendante à la physique, c'est
bien la métaphysique, non la physique, qui doit établir l'existence de
l'être premier.
En revanche, cet être premier, dont elle établit l'existence, n'est pas
son propre sujet, mais celui de la théologie*, car s'il appartient à la
théologie de traiter de Dieu comme de son sujet propre, la métaphysique
se voit par là même interdire le droit de le revendiquer aussi comme sien.
Elle ne l'atteint qu'indirectement. La métaphysique est pour l'homme
la science naturelle suprême, parce que le sujet dont elle traite est le
sujet suprême ici-bas accessible à l'intellect humain, mais ce sujet n'est
pas Dieu, c'est l'être. D'où cette double conséquence : aucun savoir
naturel humain ne peut parler de Dieu connu sous quelque notion qui
lui soit propre3, et la métaphysique est un savoir qui tend vers l'objet
de la théologie comme vers son terme. Telles sont la dignité et la limite
de ce savoir naturel suprême : la dignité, parce qu'il tend vers la connais
sance de Dieu comme vers sa cause finale et que, science de l'être en tant
qu'être, ce savoir constitue la connaissance de Dieu la plus haute qui
soit naturellement accessible à l'homme, en tant que Dieu est l'être
premier, donc « un certain être »* ; la misère parce qu'incapable d'outre

1. < Conflrmatur : si metaphysicus non uonsiderurnlrs.w de Ueonisi sicut demonstratur


a physico, non cognosceret niai de primo movente et ita non haberet aliquam notitiam
quod subjectum suum est, quia primum movens non est suura subjectum, née sequitur :
primum movens, ergo primum ens, sicut non sequitur : prima nigredo, ergo primus
color ; née physicus potest per ipsum ostendere de primo ente, amota ratione primi
moventis. Quomodo autem de movente ostenderet physicus primum, nisi in hoc sit
magis metaphysicus propter praedicatum, quam physicus propter subjectum ? • Qu.
in Melaph. VI, q. 4, n. 2. Ne se plaçant pas, comme avait fait Thomas d'Aquin, au
point de vue de l'existence même du mouvement, Duns Scot a le droit d'admettre que
le « premier moteur • n'est pas nécessairement le • premier être ».
2. * Ideo dico quantum ad istum articulum, quod Deus non est subjectum in meta-
physica, quia sicut probatum est supra q. I, de Deo tanquam ut primo subjecto tantum
est una scientia, quae non est metaphysica. » flep. Par., Prol., q. 3, a. 1. C'est d'ailleurs
pourquoi, contrairement à Thomas d'Aquin, Duus Scot refuse de • subalterner • la
métaphysique à la théologie. Pour qu'il y ait subalternation proprement dite, il faudrait
que notre science métaphysique de l'être pût être déduite a priori de notre connaissance
théologique de Dieu, ce qui n'est pas le cas : Op. Ox., Prol., q. 3, a. 10, n. 29 ; t. I,
p. 74. Bep. Par., Prol., q. 3, quaest. 4.
3. • Sed nulla ratio propria Dei conceptibilis a nobis statim apprehenditur ab
intellectu viatoris ; igitur nulla scientia naturaliter acquisita potest esse de Deo sub
aliqua ratione propria, * Rep. Par., Prol., q. 3, a. 1 ; cf. op. cil., Prol., q. 3, quaestiuncula
3.
4. « Cum vero probatur quod scientia metaphysica est de Deo per Philosophum VI
Melaph., dico quod ratio ejus sic concludit : nobilissima scientia est circa nobilissimum
genus, vel ut primum objectum, vel ut consideratum in illa scientia perfectissimo modo
quo potest considérer! in aliqua scientia naturaliter acquisita. Deus autem etsi non est
THÉOLOGIE ET MÉTAPHYSIQUE 83

passer les limites de son objet propre, elle ne saurait concevoir Dieu
comme Dieu, mais seulement comme être. La métaphysique tourne, si
l'on peut dire, autour de Dieu1. En s'efforçant de le cerner à partir de la
notion la plus commune qui nous soit ici-bas accessible, la science
première atteint le sommet du savoir naturel humain, mais aussi sa
limite2. Elle se distingue sur ce point de la théologie, comme la connais
sance confuse de Dieu et de ses attributs saisis à travers la notion d'être
premier et nécessaire se distingue de la connaissance de l'être infini, qui
est le Dieu même du théologien chrétien.
Telles sont les relations authentiquement scotistes de la métaphysique
à la théologie. Elles sont clairement déterminées par la délimitation
mutuelle de leurs objets respectifs. Ajoutons qu'elles sont parfaitement
franches quant à leur principe, bien que le jeu de leurs combinaisons
possibles y introduise nécessairement une certaine complexité. Leur
fermeté n'en est pourtant pas moins telle que, même dans les combi
naisons de fait où elles s'engagent, elles ne demeurent intactes. Œuvre d'un
intellect réduit à la connaissance abstractive, notre métaphysique est
une science faite de démonstrations quia, c'est-à-dire a posteriori et des
effets aux causes. Nous n'avons pas d'autre science de l'être que celle-là
et, quel que soit l'objet dont elle parle, elle n'en parle jamais qu'en
tant qu'être ni d'autre manière que celle qui vient d'être définie. Inver

subjectum primum in metaphysica, est tamen consideratum in illa scientia nobilis-


simo modo quo potest in aliqua scientia considerari naturaliter acquisita. » Op. Ox.,
l'rol., I, q. 3, a. 7, n. 20 ; t. I, p. 65. Même la contemplation spirituelle (sauf l'exception
du raplus) « stat in tali conceptu commuai, et ideo stat in aliquo conceptu qui est
minoris intelligibilitatis quam Deus in se ut haec essentia... ». Op. Ox. I, d. 3, q. 1,
a. 5, n. 20 ; t. I, p. 318.
1. A propos de la thèse d'Aristote, que la métaphysique enquête circa causas allis-
simas: « Unde circa proprie notat circumstantiam causae finalis sicut et causae mate-
rialis : unde metaphysica est circa altissimas causas finaliter, ad quarum cognitionem
terminatur scientia metaphysicalis. • Rep. Par., Prol., q. 3, a. I. Les causes suprêmes,
non pas cette cause suprême qui est Dieu ut hic.
2. « Omne attributum ut hoc (se. comme attribut de cette essence singulière qui est
Dieu) potest per se sciri theologice de Deo, licet aliquod ut confuse cognitum sit meta-
physice cognitum de ipso ; sicut enim Deus ut sic et sic, id est ut hic (se. comme essentia
haec ut singularis), et ut confuse cognitum, pertinet ad theologicum et metaphysicum,
ita etiam quodlibet attributum sicut sumptum est quasi consideratio attributorum
naturaliter a nobis intelligibilium est consideratio metaphysica ; non sic autem
attributa tantum convenientia huic essentiae ut haec, et non ei ut a nobis nunc na
turaliter intelligitur, scilicet confuse. » Op. Ox., Prol., q. 3, a. 7, n. 18. Notons que cette
connaissance confuse de Dieu par le métaphysicien relève vraiment de la métaphysique,
mais seulement à titre secondaire (secundum quid), parce que l'objet propre de la
métaphysique est la connaissance distincte et a priori de l'être, non la reconnaissance
confuse et a posleriori de Dieu : Rep. Par., Prol., q. 3, quaestiuncula 1, nn. 10 et 11.
C'est même pourquoi, science d'un objet distinct connu de manière distincte, le savoir
métaphysique n'a pas sa cause dans le savoir théologique et ne lui est pas proprement
subalterné.
84 JEAN DUNS SCOT

sèment, dès qu'on parle de Dieu, on sort de la métaphysique pour entrer


en théologie. On y est, même si c'est le métaphysicien qui en parle, car
il parle alors, à l'aide d'une méthode a posteriori qui n'est pas celle de la
théologie, d'un objet qui n'est pas le sien. Car l'objet de la théologie est
Dieu. Toutes les vérités relatives à Dieu qui, de soi, sont connaissables
propter quid et par la cause, relèvent donc de cette science qui traite de
Dieu pris en soi et sous sa raison même de divinité. C'est pourquoi, dit
expressément Duns Scot, toutes les vérités que le métaphysicien prouve
au sujet de Dieu, relèvent simplement de la théologie. Elles en relèvent
simpliciter, parce que Dieu est l'objet de la théologie et que dès qu'on
établit, par exemple, l'existence d'un être premier, nécessaire, indépendant
ou infini, puisque ce dont on parle ne peut être que Dieu, on parle de
théologie même si on le fait en métaphysicien.
Pourquoi le fait-on en métaphysicien? Parce que le genre de démons
trations qu'on en donne n'est pas celui, propler quid et par la cause, qui
convient à la science théologique en vertu de la nature même de son
sujet. Dans l'état présent où il se trouve, l'homme ne peut atteindre ces
conclusions, relatives à Dieu, que par des démonstrations quia, qui vont
des effets à la cause. Lorsqu'il argumente ainsi sur l'être premier, indépen
dant, nécessaire ou même infini, celui qui le fait est donc un théologien
qui parle de théologie en usant de la méthode du métaphysicien. Ainsi,
simplement théologiques parce qu'elles portent sur l'objet de la théologie,
toutes les connaissances sur Dieu que nous prouvons à partir de ses
effets sont relativement métaphysiques, parce qu'elles empruntent à la
métaphysique son mode de démonstration1. Duns Scot a complètement
pris au pied de la lettre la définition classique de la théologie : Sermo de
Deo.

III. L'ÊTRE COMMUN

L'objet propre de la métaphysique scotiste est l'être, ce qui ne poserait


aucun problème spécial si l'être dont il s'agit ici n'était l'être tel que le
conçoit Duns Scot. Nul n'ignore que l't univocité » constitue le caractère
distinctif auquel on le reconnaît parmi les autres. Comprendre la doctrine
s otiste de l'être, c'est donner un sens exact à la notion d'univocité de
l'être. Pour y parvenir, nous nous proposons d'user d'un détour et de
passer d'abord par la doctrine avicennienne de l'essence, dont la connais

1. Sur l'ensemble de ce problème, voir le travail du R. P. J. OWENS, G. SS. H.,


Up to Whal Point is God Included in Ihe Melaphysics of Duns Scolus, dans Mediaeval
Sladies, t. X (1948), pp. 163-177.
l'être commun 85
sauce est en tout cas trop nécessaire à l'intelligence du scotisme pour que
le temps voué à son étude puisse être complètement perdu1.
Pour Avicenne, l'essence est la réalité même et la logique est la science
qui enseigne à formuler correctement l'essence afin de la faire connaître
telle qu'elle est2. Les essences se rencontrent sous deux états, dans les
choses ou dans l'intellect, mais elles présentent en réalité trois aspects,
parce que l'intellect lui-même peut les concevoir de deux manières diffé
rentes, soit dans leur essentialité pure et sans rapport avec quoi que ce
soit d'autre, soit avec les caractères d'universalité ou de singularité que
la prédication logique leur confère3. En résumé, l'essence peut être
considérée dans la chose même, car « tout ce qui est a une essence, par
laquelle il est ce qu'il est, à laquelle il doit sa nécessité et par laquelle il
existe »4. Elle peut être considérée dans l'intellect avec les déterminations
d'universalité ou de singularité que la pensée lui attribue, et qui lui sont
accidentelles, puisque, d'elle-même, elle n'est ni universelle ni singulière.
Elle peut être enfin considérée en elle-même, auquel cas tout ce que l'on
en peut dire est qu'elle est juste ce qu'elle est.
C'est sous ce dernier aspect qu'elle mérite de retenir l'attention, non
seulement parce qu'il est caractéristique de l'ontologie d'Avicenne, mais
aussi parce qu'il a profondément influencé celle de Duns Scot. Ainsi
conçue, l'essence se présente en effet comme neutre à l'égard de toutes
ses déterminations possibles. On la reconnaît à ce signe, qu'elle forme
un objet distinct de pensée, dont la définition se suffit et qui peut être
conçu à part. Prenons en exemple un genre quelconque : « Animal est en
soi quelque chose qui reste le même, qu'il s'agisse de l'animal sensible
ou de l'animal intellectuellement connu dans l'âme. Or, pris en soi, il
n'est ni universel ni singulier. En effet, s'il était de soi universel, de telle
sorte que l'animalité fût universelle en tant qu'animalité, aucun animal
ne pourrait être singulier et tout animal serait universel. Que si, au
contraire, animal était singulier en tant qu'animal, il serait impossible
qu'il y eût plus d'un seul singulier, savoir ce singulier même à qui
l'animalité appartiendrait de droit, et il serait impossible qu'un autre

1. Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à notre étude : Avicenne el le


poinl de départ de Duns Scot, dans Arch. d'hisl. docl. el lill. du moyen âge, II (1927). Sur
l'ensemble de la question, voir C. L. Shircel, O. F. M,, The Univocilg of the Concept
of Being in the Philosophg of Duns Scotus (Washington, 1942).
2. Avicenne, Opera... (Venise, 1508). Cf. Logica, Pars I ; fol. 2rh.
3. Avicenne, Logica, Pars I ; éd. cil., fol. 2r : « Essentiae vero rerum aut sunt in
ipsis rebus aut sunt in intellectu ; unde habent tres respectus. »
4. • Dicemus ergo quod omne quod est essentiam habet, qua est id quod est, et qua
est ejus necessitas, et qua est ejus esse. » Avicenne, Logica, Pars I ; éd. cit., fol. 3vb.
86 JEAN DUNS SCOT

singulier fût animal ». Ainsi, animal est en soi quelque chose que la
pensée conçoit comme animal, et, en tant qu'il est conçu comme étant
animal, il n'est rien d'autre qu'animal (non est nisl animal tanlum) . Mais
si, outre cela, il est conçu comme étant universel ou singulier, ou quelque
autre chose, ou conçoit alors, outre cela même qu'est animal, quelque
chose d'autre qui survient à l'animalité comme un accident1.
Avicenne ne s'est pas lassé de revenir sur cette notion de l'essence conçue
comme indifférente en soi aux déterminations logiques de la pensée.
L'essence du cheval prise en elle-même est l'i équinité » et rien d'autre :
ipsa equinilas non est aliquid nisi equinilas tantum*. On peut dire, en gros
que cette division tripartite des états de l'essence avicennienne préfigure
les trois états scotistes de l'être : l'essence dans le réel singulier constitue
son état physique ; l'essence conçue par la pensée comme universelle ou
singulière constitue son état logique ; l'essence prise en elle-même et

1. < Animal est in se quiddam, et idem est utrum sit sensible aut sit intellectum in
anima. In se autem hujus née est universale née est singularp. Si enim in se esset
universale, it.a quod animalitas, ex hoc quod est animalitas, esset universale, oporteret
nullum animal esse singularc, sed omne animal esset universale. Si autem animal, ex
hoc quod est animal, esset singulare, impossibile esset esse plus quam unum singulare,
ecilicet ipsum singulare cui debetur animalitas, et esset impossibile aliud singulare
esse animal. Animal autem in se est quiddam intellectum in mente quod sit animal, et
secundum hoc quod intelligitur esse animal non est nisi animal tantum. Si autem
praeter hoc intelligitur esse universale aut singulare aut aliquid aliud, jam intelligitur
praeter hoc quoddam, scillcet id quod est animal, quod accidit animalitati. • AVICENNE,
Logica, Pars III ; éd. cil., fol. 12". Cf. « Nam ipsum (se. animal) ex animalitate sua
tantum est animal. Intentio vero animalis, ex hoc quod est animal, est praeter inten-
tionem proprii et communis, née sunt intrantia in suam quidditatem. Cum ergo ita
sit, tune animal ex hoc quod est animal, née est proprium née commune ex sua animali
tate, sed est animal, non aliud aliquid a se de dispositionibus, sed consequitur ipsum
esse proprium vel commune. » AVICENNE, Melaphysica, tract. V, cap. 1 ; éd. cit.,
fol. 86 *. Duns Scot verra dans les t natures » de ce genre le résultat d'une abslractio
ultimala ;• quando aliquid est abstractum ultimataabstractione, ita quod est abstractum
ab omni eo quod est extra rationem ejus... •, Op. Ox. I, d. 5, q. 1,1t. 7 ; t. I, p. 508.
Cf. note suivante.
2. • Individuum vero est hoc quod non potest intelligi posse praedicari de multis,
sicut substantia Platonis hujus désignât!. Impossibile est enim intelligi hanc esse nisi
ipsius tantum. Ergo universale ex hoc quod est universale est quoddam, et ex hoc quod
est quiddam cui accidit universalitas est quiddam aliud ; ergo de universali ex hoc
quod est universale constitutum, signatur unus praedictorum terminorum ; quia cum
ipsum fuerit homo vel equus, erit haec intentio alia praeter intentionem universalitatis,
quae est humanilas vel equinitas. Deflnitio enim equinitatis est praeter deflnitionem
universalilatis, née universalitas continetur in diffinilione equinitatis. Equinitas
etenim habet difflnitionem quae non eget universalitate, sed est cui accidit universalitas,
unde ipsa equinitas non est aliquid nisi equinitas tantum. Ipsa enim ex se née est
multa née unum, née est existons in his sensibilibus née in anima, née est aliquid horum
potentia vel effectu, ita ut hoc contineatur intra essentiam equinitatis ». AVICENNE,
Melaphysica, tract. V, cap. I ; éd. cil., fol. 86". Cf. DUNS SCOT, Op. Ox. I, d. 3, q. 5,
n. 7 ; t. I, p. 389, où il est fait allusion à ce texte. Voir aussi n. 13, p. 394 ; et plus
loin, I, d, 5, q. 1, n. 6 ; t. I, p. 507, où ce concept est présenté comme un cas d'abstraclio
ullimala, c'est-à-dire maxima, où la quiddité formelle de la substance ou nature, est
abstraite de ses suppôts.
l'être commun 87
sans aucune autre détermination constitue son état métaphysique. Si cela
est exact, on peut dès à présent prévoir, au moins comme hypothèse
de recherche, que l'être dont Duns Scot fait l'objet de sa métaphysique,
bien qu'il ne soit peut-être pas exactement une essence, est néanmoins
connu par l'intellect comme s'il en était une : l'« être » pris en tant que
tel et sans aucune détermination.
Oublions cette hypothèse pour aborder le même problème par un autre
biais, celui de la notion d'« univocité »' . Aucune partie de la doctrine
scotiste n'a fait l'objet de plus d'études, dont un grand nombre se
proposent d'ailleurs moins de l'exposer pour elle-même que de l'attaquer
ou de la défendre. Essayons donc de la comprendre telle qu'elle est.
A l'origine de la notion d'« univoque » se trouve celle de « synonyme ».
Tel qu'Aristote le définit au début des Catégories2, le synonyme n'est pas
un mot, mais une chose. Les choses sont « synonymes », lorsqu'elles
portent le même nom pris dans le même sens. Ainsi, tous les « animaux »
sont synonymes, et de même tous les « hommes », ou tous les « bœufs »,
parce que le même nom s'applique uniformément à l'intérieur de chacune
de ces classes, avec le même sens tel qu'il ressort de sa définition. Pour
que l'être fût univoque, au sens aristotélicien du terme, il faudrait donc
que tout ce qui porte le nom d'« être » fût être au même sens et en vertu
de la même définition. Autrement dit, de même qu'un « animal » ne se
distingue en rien d'un autre « animal », en tant du moins que l'un et
l'autre appartiennent au genre « animal », ou de même qu'un « homme »,
pris en tant qu'homme, ne diffère en rien d'un autre individu de même
espèce, de même faudrait-il qu'un « être » ne différât en rien d'un autre
« être », en tant précisément que l'un et l'autre ont droit à ce nom.
C'est un fait bien connu que Duns Scot a enseigné l'univocité de l'être

1. Consulter sur ce point l'utile travail de Timotheub Barth. O. F. M., De funda-


mento univocalionis apud Joannem Duns Scolum (Romae, 1939). Du même auteur,
Zum Problem der Eindeutigkeil. Ein Beilrag zum Verslândis ihrer Entwicklung von
Arisloleles uber Porphgrius, Boêlhius, Thomas von Aquin nach Duns Skotus, dans
Philosophisches Jahrbuch, LV (1942), 300-321. Sur Duns Scot lui-même, arl. cil., 310-
321. La t nouveauté » que l'auteur attribue à Duns Scot (p. 312) apparaîtrait peut-être
comme une innovation moins radicale, si on la comparait à la doctrine d'Avicenne sur
le même point. Peut-être l'évolution qu'on cherche à déceler dans la pensée de Duns
Scot est-elle ici plus apparente que réelle. Si l'univocité est l'état métaphysique de
l'être, il est naturel qu'elle apparaisse à peine en logique, où les déterminations de
l'essence à la singularité et à l'universalité engendrent plutôt des relations d'équivocité
que d'analogie. Cette réserve n'a pas pour objet de nier que Duns Scot ait évolué sur
ce point, mais, simplement, de limiter la valeur de l'argument ex absentia tiré des
écrits sur la logique. On peut voir [arl. cil., 314-315) combien une édition critique des
textes serait nécessaire pour qu'il fût simplement possible de poser des problèmes
d'évolution.
2. Aristote, Catégories I, 1.
88 JEAN DUNS SCOT

et l'on sait aussi à combien de controverses cette doctrine a donné nais


sance. Or, ici encore, Avicenne peut rendre service. Presque toutes ces
controverses semblent présupposer que l'être en question soit celui
d'Aristote. On se demande d'abord de quelle espèce philosophique
d'« être » il s'agit. Pour ne citer qu'un exemple illustre, thomistes et
scotistes se livrent à des joutes dialectiques interminables sur l'univocité
de l'être, sans se douter, au moins la plupart du temps, que l'« être »
dont ils parlent n'étant pas le même, il se peut en effet que l'un soit
analogue et que l'autre soit univoque, parce que l'un est celui d'Aristote
approfondi par Thomas d'Aquin et l'autre celui d'Avicenne. Nous
voudrions essayer ici une deuxième hypothèse. Supposons que l'être dont
parle Duns Scot ait été conçu par lui comme une de ces essences dont
Avicenne disait que, prises en elles-mêmes, elles ne sont que ce qu'elles
sont1. Si tel était le cas, l'être, pris précisément en tant qu'être, ne serait
ni singulier ni universel, ni fini ni infini, ni premier ni second, ni parfait
ni imparfait ; bref, il ne posséderait aucune de ces déterminations
« accidentelles » à son essence qui le définissent comme tel ou tel être.
Ne serait-il pas, cet être qui n'est rien d'autre qu'être, fort semblable à
l'être univoque de Duns Scot? Rien ne semble a priori plus vraisemblable
si du moins on admet, sous réserve de vérification, que chez Duns Scot
comme chez Avicenne la quiddité pure est la réalité propre dont traite

1. L'antériorité de l'essence pure, dans l'être concret lui-même, est clairement


enseignée par Avicenne : < Repetemus autem ea a capite et recolligemus ad declarandum
ea alio modo, tanquam remémorantes quae prius dicta sunt. Dicemus ergo quod hoc
est quiddam sensibile, quod est animal vel homo cum materia et accidentibus, et hoc
est homo naturalis, et hoc est quiddam quod est animal vel homo consideratum ita
seipso, secundum hoc quod est ipsum non accepte cum eo hoc quod est sibi admixtum
sine conditione communis aut proprii, aut unius aut multi, née in effectu née in respectu
etiam potentiae secundum quod est aliquid in potentia. Animal enim ex hoc quod est
animal, et homo ex hoc quod est homo, scilicet quantum ad difTlnitionem suain et
intelleclum suum absque consideratione omnium aliorum quae comitantur illum, non
est nisi animal vel homo ; sed animal commune, et animal individuum, et animal
secundum respectum... quo est in his sensibilibus vel intellectum in anima, est animal
et aliud non animal consideratum in se tantum. Manifestum est autem, quod cum
fuerit animal et aliud quod non est animal, animal tune erit in hoc quasi pars ejus ;
similiter et homo. Poterit autem animal per se considerari, quamvis sit cum alio a se ;
essentia enim ejus est cum alio a se, ergo essentia ejus est ipse per se. Ipsum vero esse
cum alio a se est quiddam quod accidit ei, vel aliquid quod comitatur naturam suam,
sicut haec animalitas et hurnanitas. Ergo haec consideratio, scilicet ex hoc quod est
animal, praecedit in esse et animal quod est individuum propter accidentia sua, et
universale quod est in his sensibilibus et intelligibile, sicut simplex praecedit composi-
tum et sicut pars totum. Ex hoc enim esse née est genus née species née individuum
née unum née multa, sed ex hoc esse est tantum animal et tantum homo, née comitatur
illud sine dubio esse unum vel multa, cum impossibile sit aliquid esse et non esse
alterum istorum, quamvis sit comitans ipsum extrinsecus. » AVICENNE, Melaph.,
tract. V, cac. 1 ; éd. cil., fol. 87».
l'être commun 89

la métaphysique1. Que l'être de l'essence engagée dans des singuliers


divers soit et ne puisse être qu'analogue, Duns Scot ne le contestera
aucunement. En d'autres termes, l'univocité scotiste de l'être ne contredit
pas l'analogie de l'être thomiste. Tel que le conçoivent Aristote, Averroès
et Thomas d'Aquin, l'être est en effet analogue, et il le restera pour
Duns Scot lui-même, chaque fois du moins que cet être sera aussi celui
dont parlera le physicien. Le vrai problème sera pour lui de savoir si,
outre son état physique d'analogie, l'être ne comporte pas un état
métaphysique d'« univocité », qui serait précisément son état d'« être
en tant qu'être », celui où, pour parler le langage d'Avicenne, on pourrait
dire de l'ens ce que le philosophe arabe disait de l'equinilas: ipsum ens
non est aliquid nisi ens lantuml Voilà, semble-t-il, comment se pose
chez Duns Scot le problème. Il se pose donc sur un terrain qui n'est plus
celui d'Aristote ni de Thomas d'Aquin puisque, pour y pénétrer, il faut
d'abord sortir du dilemme qu'imposait l'aristotélisme entre le singulier
et l'universel, le « premier » et le « second », échapper du même coup à
la nécessité de choisir entre l'analogue et l'univoque, ce que l'on ne peut
faire qu'en isolant une notion d'être en quelque sorte métaphysiquement
pure de toute détermination2.

1. Un texte du traité scotiste De Anima, cité par Thim. Barth (art. cil., p. 320) ne
peut d'ailleurs qu'encourager à tenter cette voie : « Est enim duplex univocatio, una
est logica, secundum quarn plura conveniunt in uno conceptu tantum communi ;
alia est naturalis, secundum quam conveniunt 'in una natura reali. Exemplum ut in
specie atoma de qua loquitur Philosophus VII Phys. text 24... Praeter utramque univo-
cationem est una metaphysica, secundum quam aliqua uniuntur in genere propinquo.
Et est media inter utramque, est enim minor prima et major secunda ». De anima,
q. 1, n. 6. Lorsqu'il s'agit de l'être, objet propre de la métaphysique, l'univocité en
question nepeut être que métaphysique : c'est celle de l'essence pure. Il est vrai, que,
selon Duns Scot lui-même, l'être n'est pas un genre, mais c'est pourquoi nous le
verrons faire des réserves sur sa totale univocité. Pourtant, tout « habet quid ;
tum quia habet essentiam ; tum quia alias non praedicaretur de aliquo in quid ». In
Melaph. I, q. 1, n. 23. L'être commun a donc une essence, même s'il n'a pas de définition.
2. Nous acceptons entièrement la position du P. T. Barth, qui nous semble histo
riquement irréprochable : « Alors qu'Aristote et la scolastique influencée par lui
envisageaient toujours l'être sous l'aspect de la multiplicité et de la particularité,
Duns Scot a entrepris, au moins partiellement, d'élaborer un concept pur de l'être,
le concept du purement être (den Begrifl des reinen Soseins). Dans le premier cas,
l'être inclut donc en soi ses modes concrets, mais non dans le deuxième cas. La consé
quence qui en découle est inévitable et elle décide du destin de l'analogie et
de l'univocité. L'être pris sans ses modes comme purement être est univoque, l'être
avec ses modes est analogue .» Thim. Barth, « Zum Problem der Eindeutigkeit », 321.
Le P. Barth a vu, à travers A. Forest (La structure mélaphysique du concrel selon
S. Thomas [Paris, 1931], p. 154) que des suggestions en ce sens se trouvaient déjà chez
Avicenne (art. cil., 316, n. 89). Si comme nous le proposons on met la doctrine avicen-
nienne de l'être en rapport avec celle de l'essence les suggestions en question deviennent
moins vagues qu'on ne les dit. Rappelons seulement la thèse d'Avicenne citée par Scot
lui-même : « In ista quaestione videtur opinio Avicennae I Melaph. suae, cap. 2 et
cap. 5, quod ens dicitur per unam rationem de omnibus de quibus dicitur... «. Qu. in
90 JEAN DUNS SCOT

Rappelons d'abord à quelle occasion Duns Scot aborde le problème


dans le texte le plus étendu qu'il lui ait consacré. Théolofgien, le commen
tateur de Pierre Lombard se demande si Dieu existe. Pourtant, l'objet
de noire théologie n'est pas directement Dieu connu dans sa déité même,
mais Dieu connu sous le concept le plus parfait qui nous en soit ici-bas
acessible, c'est-à-dire celui d'« être infini ». D'où la formule proprement
scotiste du problème de l'existence de Dieu : Utrum in entibus sit aliquid
aclu exislens infinilum1 ? Il s'agit donc de savoir si, entre les êtres, il en
existe actuellement un qui soit infini. Sur quoi il ajoute aussitôt cette
deuxième question : l'existence d'un infini, c'est-à-dire de Dieu, est-elle
connue par soi? Et sa position générale sur ce point tient en deux
citations, l'une de l'Écriture (Ps. XII, 1) : « L'insensé a dit dans son cœur :
II n'y a pas de Dieu ! », ce qu'il ne pourrait dire si le contraire était
évident ; l'autre d'Avicenne : « L'existence de Dieu n'est ni connue par
soi, ni telle qu'on doive désespérer de la connaître »2. Comment l'existence
de Dieu peut être établie, nous le chercherons ultérieurement. Le problème
qui doit retenir notre attention est celui que posera Duns Scot
lui-même immédiatement après avoir prouvé l'existence d'un être infini :
Dieu nous est-il connaissable, comment et à quelles conditions? C'est
en répondant à cette question qu'il va se trouver conduit à définir la
notion proprement scotiste de l'être, celle qui, dans l'histoire de la philo
sophie, mérite de rester attachée à son nom.
Tout élément philosophique intégré à un problème théologique soulève
pour l'historien la même difficulté : de ces deux disciplines, laquelle
conditionne l'autre ? La tentation la plus forte est normalement d'attribuer
à la théologie une influence prépondérante. Mais plus on réfléchit, moins
on y cède, car s'il est vrai qu'un théologien digne de ce nom est toujours
avant tout théologien, on ne peut s'empêcher de reconnaître en même
temps que, s'il y a eu des théologies scolastiques diverses, c'est dans une
large mesure parce que leurs auteurs y ont usé de techniques philoso
phiques différentes. Tel est du moins ici le cas. Pour atteindre son objet,
qui est « l'être infini », notre théologie doit disposer de deux notions

Metaph. lib. IV, q. 1, a. 5. Le Docteur Subtil attribue l'univocité de l'être à Avicenne


sur la foi d'un autre texte, qu'il travaille savamment à cette fin : Op. Ox. I, d. 8, q. 3,
a. 2, n. 22 ; t. I, p. 609. On ne saurait nier que la doctrine soit conforme à l'esprit
authentique de l'avicennisme, mais, jusqu'à présent, nul ne l'a encore trouvée, ipsissimis
verbis, dans les écrits d'Avicenne. Notons, à titre de curiosité, que Duns Scot s'est plu
à la déduire de certains textes d'Aristote : Op. Ox. I, d. 8, q. 3, a. 2, n. 24 ; t. I, p. 610.
1. Op. Ox. I, d. 2, q. 1, a. 1 ; t. I, p. 179. Dans la formule de la question qui suit,
l'équivalence des deux expressions est manifeste : « An aliquod inflnitum sive an Deum
esse sit per se notum » ; t. I, p. 180.
2. i Hem, Avic. I Melaph. Deum esse non est per se notum née desperatum cognosci i.
Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 2 ; t. I, p. 181. Ed. cit., f. 70 rc.
l'être commun 91
philosophiques, celles d'infini et d'être, et comme l'être est l'objet de la
métaphysique, tout se passe comme si notre théologie présupposait une
certaine métaphysique. Ne l'oublions pas plus que ne l'oubliait Duns Scot
lui-même : si la théologie seule a Dieu pour objet, elle doit du moins
user d'une méthode métaphysique pour établir l'existence d'un être
premier, nécessaire, indépendant et même infini. Il nous faut donc, à la
fois et d'une nécessité pareille, une métaphysique de l'être qui s'oriente
vers l'objet de la théologie et une théologie qui s'approprie ou s'annexe
cette métaphysique de l'être. Métaphysique et théologie scolastique, en
tant précisément que scolastique, sont à la fois distinctes et complé
mentaires.
Pour justifier sa propre conception de l'être, Duns Scot invoquera
donc parfois des raisons philosophiques, dont une au moins est à elle
seule suffisante et décisive. Nous l'avons déjà rencontrée, mais c'est
ici le moment de la rappeler. L'être, objet premier de notre intellect,
doit être quelque chose de plus que la quiddité de la chose matérielle,
non seulement parce que, s'il était tel, le théologien devrait avouer que
la vision béatifique est impossible, mais encore parce que le philosophe
disposerait en pareil cas d'une physique, mais non d'une métaphysique.
L'objet propre qu'étudie le physicien, c'est bien la quiddilas rei materialis,
mais en faire pareillement l'objet propre du métaphysicien, ce serait
admettre que la métaphysique n'ait pas d'objet propre. Assurément, on
pourrait alors se tirer d'affaire par quelque artifice, tel que recourir à
une métaphysique de l'analogie, mais il faudrait ensuite accepter toutes
les conséquences qui en découlent. Or la première de ces conséquences est
que la métaphysique porte sur un objet que l'intellect humain est inca
pable d'atteindre. De là un agnosticisme métaphysique incurable, puisque
cette science enseigne à la fois qu'elle porte sur « l'être en tant qu'être »
et que, le seul être accessible à notre intellect étant « l'être du sensible »,
elle n'atteint jamais le premier en lui-même, mais doit se contenter d'en
parler par analogie avec le second. C'est d'ailleurs pourquoi, dès qu'une
telle métaphysique aborde l'être purement intelligible, elle se réfugie
dans ce qu'elle nomme la « connaissance négative », comme si dire ce qu'une
chose n'est pas nous conférait une connaissance quelconque de ce qu'elle
est. Duns Scot s'est toujours vigoureusement élevé contre une pareille
attitude1. En lui le philosophe et le théologien ici se rejoignent car si la

1. Les scotistea ont souvent critiqué ce qu'ils nomment, en langage moderne,


l'« agnosticisme » thomiste, et qui est lié pour eux à la métaphysique de l'analogie.
Duns Scot lui-même a pris les devants : Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 2, n. 1 ; t. I, pp. 304-305.
92 JEAN DUNS SCOT

métaphysique est la science de l'être, le philosophe n'aura pas de méta


physique à moins d'avoir un concept propre de l'être en tant qu'être, et
si la théologie dont nous disposons est la science de l'être infini, le théolo
gien n'aura pas de théologie s'il n'a aussi une métaphysique de l'être.
Il faut pouvoir connaître l'être pour pouvoir connaître Dieu.
Le connaissons-nous? Oui, sans doute, mais avec des réserves qu'il
faut préciser. Établissons d'abord le fait, quitte à formuler plus tard les
réserves.
L'établir, pour Duns Scot, c'est le constater. Il y a un concept de
l'être, mais comment savons-nous que nous le possédons? Usant d'une
méthode qui s'inspire directement d'Avicenne, et qui annonce étrange
ment celle dont usera plus tard Descartes, Duns Scot propose cette règle
générale pour s'assurer de l'existence de tout concept distinct : est
distinct d'un autre tout concept dont on peut être certain sans être certain
de l'autre1. Ce qui n'est pas immédiatement inclus dans la certitude que
l'on a du contenu d'un concept, n'appartient pas à ce concept. Ajoutons,
puisque le concept atteint ici directement l'essence, que ce qui n'est pas
inclus dans le concept que nous avons d'un être n'appartient pas à son
essence.
Il suffit d'appliquer cette règle à l'« être » lui-même pour s'assurer que
nous en avons un concept. Nous en avons un si, en fait, il nous est possible
de concevoir « être » sans addition d'une détermination quelconque.
Or nous le pouvons. « Nous expérimentons en nous, que nous pouvons
concevoir être sans le concevoir comme un être en soi ou un être en
autrui »2. Cette expérience subjective se double d'ailleurs d'une expérience
objective : il y a une science de l'être en tant qu'être, qui est la méta
physique ; Aristote lui-même le reconnaît8. Or comment existerait-elle,
si nous ne pouvions concevoir l'être en tant qu'être, indépendamment
de toute détermination ?
Comment le concevons-nous? Lorsqu'il expose sa réponse à cette

1. • Ille conceptus de quo est certitude est alius ab illis de quitus est dubius >. Op.
Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 12 ; t. I p. 340. « Omnis intellectus certus de uno conceptu
et dubius de diversis habet conceptum de quo est certus, alius a conceptibus de quibus
est dubius. • Op. Ox. l, d. :i q. 1 et 2, a. 4, n. 6 ; t. I, p. 309. < Nullus idem conceptus est
et certus et dubius. • Ibid. Deux concepts ainsi distincts correspondent à deux essences
distinctes. Cf. AVICENNB, Metaph., tract. I, cap. 6 ; éd. cil., fol. 72T* : « Cum enim
dixeris... ».
2. • Experimur in nobis ipsis, quod possumus concipere eus, non concipiendo hoc
ens in se vel in alio, quia dubitatio est, quando concipimus ens, utrum -il ens in se vel
in alio. > Qu. in Met., lib. IV, q. 1, n. 6.
3. « Et hoc habemus per experientiam... quod est quaedam scientia, quae speculatur
ens inquantum ens, quae est metaphysica. » Rep. Par. IV, d. 49, q. 7, n. 5.
L'ÊTRE COMMUN 93
question, Duns Scot argumente comme si ce qui est vrai des essences
l'était de l'être lui-même1. Pris en tant que tel, c'est-à-dire comme ce qui
tombe d'abord sous les prises de l'intellect, l'être est antérieur à toutes
les déterminations concevables. Il est donc aussi ce qu'il y a de plus
commun. En effet, « les premières choses à connaître sont les plus com
munes, car c'est toujours le plus commun que l'on connaît en premier
et l'on ne peut aller à l'infini dans les intelligibles. Ce qui est absolument
le premier intelligible, est donc aussi ce qui est absolument le plus
commun. Or rien n'est tel, sinon l'être, car aucun des dix genres de l'être
n'est absolument le plus commun, puisque aucun d'eux n'est prédicable
d'un autre genre (la quantité n'est pas qualité, etc.) ; un concept commun
de l'être est donc possible ». C'est précisément celui que nous avons.
L'être est le premier objet de l'intellect parce que, le plus commun et
même le seul absolument commun de tous, c'est par lui et en lui que nous
connaissons tout le reste*. Tel est l'« être en tant qu'être » de la méta
physique, science première parce que science du premier connaissable.
Le propre de l'être ainsi conçu, c'est qu'il est unius rationis3, ce
qu'Avicenne avait dit en affirmant, dans sa Métaphysique, tr. I, ch. 2 et 6,
que l'être se dit en un seul sens de tout ce dont il se dit : ens dicitur per
unam ralionem de omnibus de quibus dicitur*, et ce que Duns Scot répète

1. Nous retrouvons ici la notion avicennienne de l'essence pure : t Animal enim,


considératum secundum quod est animal et secundum ejus animal! la tem, non est
proprium, née improprium quod est commune ; utrumque enim removelur ab eo.
Nam ipsum ex animalitate sua tantum est animal. Intentio vero animalis ex hoc
quod est animal est praeter intentionem proprii et communis, née sunt intrantia in
suam quidditatem. Cum igitur hoc ita sit, tune animal, ex hoc quod est animal, née
est proprium née commune ex sua animalilale sed est animal, non aliquid aliud a se
de dispositionibus, sed consequitur ipsum esse proprium vel commune. > AVICENNB,
Melaph., tract. V, cap. 1 ; éd. cit., fol. 87rb. L'indifférence de l'essence n'est pas une
exclusion, sans quoi elle ne serait plus indifférence. De soi, elle n'implique ni n'exclut
la singularité ni l'universalité. C'est précisément cette indétermination foncière de
l'essence qui permet de la concevoir tantôt comme • propre » à un individu, tantôt
comme • commune » aux individus de même genre ou de même espèce. Ce qui est vrai
d'c animal > est vrai d'< être >.
2. c In ista quaestione videtur opinio Avicennae I Melaph. suae, c. 2 el 6, quod ens
dicitur per unam ralionem de omnibus de quibus dicitur, sed non aeque primo, quia
quaedam sunt communia gênera, sive species entis, quaedam vero passiones, elc. Ad
hoc est ratio illa : quae prima sunt ad intelligendum, sunt communissima, quia semper
communius prius intelligitur et non est processus in inflnitum in intelligibilibus ;
ergo illud quod est primum intelligibile simpliciter, est communissimum slmpliciter.
Sed nullum est taie nisi ens, quia nullum decem generum est communissimum sim
pliciter, quia nullum praedicatur de alio génère ; ens ergo potesl habere unum
conceptum communem. > Q. in Metaph., 1, IV, q. 1, n. 6.
3. Qu. in Melaph., 1, II, q. 3, n. 22.
4. c Igitur ostensum est tibi ex his omnibus quod ens inquanlum est ens commune
est omnibus his, et quod ipeum débet poni subjectum hujus magisterii, et quia non eget
inquiri an sit et quid sit, quasi alla scientia praeter hanc debeat assignare dispositionem
ejus ob hoc quod inconveniens est ut stabiliat sunni subjectum an sit et certificet quid
94 JEAN DUNS SCOT

à son tour, sous l'autorité d'Avicenne, en posant l'être métaphysique


comme un concept un, premier et le plus commun de tous (commu-
nissimum) parce qu'il n'y en a qu'un seul qui soit plus commun que les
catégories elles-mêmes, et c'est lui1.
La notion d'« être commun », appuyée par l'autorité d'Avicenne, est
fondamentale dans la doctrine de Duns Scot, aussi importe-t-il d'en
mesurer à la fois l'étendue et les limites. La meilleure manière de faire
l'un et l'autre est de préciser le caractère d'objet « premier » de l'intellect
humain, qui vient d'être attribué à cette notion.
L'objet « premier » d'une faculté cognitive est de plein droit son objet
propre, et lorsque cet objet propre est pris dans son indétermination
totale, c'est-à-dire sans aucune condition restrictive, il en est l'« objet
adéquat »2. Dans le cas en question, si l'être est l'objet premier de
l'intellect humain, cet intellect doit être naturellement capable de con
naître tout ce qui « est », en tant du moins que cela est. Pour qu'un tel
objet existe, encore faut-il qu'il soit un, c'est-à-dire, que ce soit bien le
même objet que l'intellect conçoive en quelque être que ce soit. Or dire
que l'intellect conçoit toujours le même objet lorsqu'il pense l'être, c'est
dire que l'existence d'un objet premier, propre et adéquat de l'intellect
exige que notre connaissance de l'être soit « univoque ». Il reste à voir
en quel sens et dans quelle mesure elle l'est.
Nommons « univoque » un concept suffisamment un, pour qu'il soit
contradictoire de l'affirmer ou de le nier de la même chose, ou encore,
si on le prend comme moyen terme d'un syllogisme, pour que les deux
autres termes soient reliés par lui sans équivoque sophistique* ; bref, un

sit scientia cujus ipsum est subjectum, sed potius oportet concédera tantum quia est
et quid est. Ideo primum subjectum hujus scientiae est ens inquantum est ens, et ea
quae inquirit sunt consequentia ens inquantum ens sine conditione aliqua. > AVICENNB,
Melaph., tract. I, cap. 2 ; éd. cit., fol. 70'b. « Quae autem promptiora sunt ad imaginan-
iiiiin per seipsa sunt ea quae communia sunt omnibus rébus, sicut res et ens et unum,
etc. Op. cit., tract. I, cap. 6 ; fol. 72'*. Postquam autem una intentio est ens secundum
hoc quod assignavimus, sequuntur Ulud accidentalia quae ei sunt propria, sicut supra
docuimus, et ideo eget aliqua scientia in qua tractetur de eo, sicut omni sanativo
necessaria est aliqua scientia. » Lot. cil.; fol. 72 ".
1. Qu. in Melaph., \, IV, q. 1, n. 5.
2. « Objectum proprium secundum totam suam indifferentiam est adaequatum
objectum et respicit potentiam suam secundum totum genus suum ut proprium
extremum. • Quodlib. XIV, n. 13.
3. • Et ne fiât conlentio de nomine univocationis, conceptum univocum dico qui
ita est unus, quod ejus unitas sulïîcit ad contradictionem afflrmando et negando ipsum
de eodem : suflîcit etiam pro medio syllogistico, ut extrema unita in medio sic uno
sine fallacia aequivocationis concludantur inter se uniri. » Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4,
n. 5 ; t. I, p. 309. Plus simplement : • unuivocum est, cujus ratio est in se una, sive
illa ratio sit ratio subjecti, sive denominet subjectum, sive per accidens dicatur de
subjecto. » Op. Ox. I, d. 8, q. 3, n. 14 ; t. I, p. 600.
l'être commun 95
terme est univoque lorsque, dans tous les emplois qu'on en fait, il signifie
véritablement la même chose. A quoi l'univocité de l'être s'étend-elle?
Absolument à tout ce qui est, en quelque sens qu'on puisse lui attribuer
l'être, mais non pas à tout de la même façon. Car tout ce qui est intelligible
inclut l'être, mais il peut l'inclure de deux manières différentes, soit,
directement, en vertu de la « primauté de communauté » de l'être, soit,
indirectement, en vertu de la « primauté de virtualité » de l'être. Ceci
revient à dire que l'être est premier non seulement par rapport à tout
ce à quoi il est commun, mais aussi à tout ce qu'il implique. Or il est
commun à tout ce qui « est », à quelque degré et en quelque sens que ce
soit, en tant que cela est précisément de l'être. Tels sont les individus, les
espèces et les genres. Lorsqu'on leur attribue l'être, on le leur attribue
in quid, c'est-à-dire comme étant de leur essence. D'autre part, il y a
des dénominations de l'être, qui, prises en elles-mêmes, ne sont pas, mais
le qualifient, en ce sens que ce qui est implique nécessairement l'une ou
l'autre d'entre elles. Ainsi, « acte » ou « puissance », ne sont pas des êtres,
mais tout être est nécessairement l'un ou l'autre. Les déterminations, de
ce genre comprennent, soit des différences ultimes de l'être telles que
celles que nous venons de désigner (differentiae ultimae), soit ses propriétés
ultimes (propriae passiones entis) que l'on nomme encore « transcen-
dantaux », comme le bien, le vrai ou le beau. L'être est univoque à tout
l'intelligible de l'une ou l'autre de ces deux manières, mais il n'est univoque
d'une univocité de communauté qu'à tout ce dont il se dit in quid, comme
désignant une essence qui est. Quant aux différences ultimes et aux
transcendantaux, qui déterminent l'essence de l'être en la qualifiant,
il ne leur est univoque que d'une primauté de virtualité, parce qu'il les
implique, bien qu'eux-mêmes, pris précisément en tant que tels, ne
« soient » pas1.
L'être n'est pas univoquement prédicable de ses différences ultimes
parce que, s'il l'était, elles ne pourraient être ses « différences ». Cela est
évident. De l'être en tant qu'être ne saurait servir à différencier de l'être
en tant qu'être. Si les différences ultimes de l'être étaient elles-mêmes
essentiellement de l'être, il faudrait leur ajouter des déterminations
ultérieures qui, n'étant pas elles-mêmes de l'être, puissent servir à le

1. « Quantum ad primum dico quod ens non est univocum dictum in quid de omnibus
per se intelligibilibus, quia non de diiferentiis ultimis nec propriis passionibus entis. »
Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 335. Dicere in quid, ou praedicare in quid est
attribuer à un sujet quelconque son essence comme telle, c'est-à-dire à titre d'essence ;
au contraire, dénommer un sujet par sa différence spécifique ou par quelque accident,
c'est praedicare in quale. Cf. C. L. Shircel, The Univocily of the Concept of Being;
pp. 31-34. Sur la notion de « differentia ultima », op. cil., pp. 75-77.
96 JEAN DUNS SCOT

différencier. A moins de remonter ainsi à l'infini, ce qui reviendrait à nier


de l'être toute détermination ultime et à nous interdire par conséquent
d'en prédiquer quoi que ce soit, il faut donc admettre qu'il y ait de
l'intelligible qui ne soit pas directement l'être, mais sa qualification ou sa
détermination.
C'est ce que Duns Scot exprime en faisant observer que, pour être
univoques à l'être, il faudrait que les différences fussent à la fois diffé
rentes de l'être et identiques à lui. On aurait ainsi « divers êtres identi
ques », ce qui est absurde1. A supposer d'ailleurs qu'on admit cette
absurdité, elle conduirait à ceci, que rien ne pourrait plus être dit de
l'être, sauf qu'il est l'être. Pour sortir de cette indétermination totale,
il faut user d'un concept qui ne soit plus simple, comme l'est celui d'être,
mais composé. Un tel concept sera donc formé de deux concepts. Pour
que ce concept soit néanmoins doué par soi d'unité, il faudra que l'union
des deux concepts dont il est formé soit celle de deux éléments dont l'un
soit à l'autre dans le rapport de la puissance à l'acte. En d'autres termes,
l'un des deux concepts en question devra jouer le rôle de déterminable,
l'autre celui de déterminant. Le concept qui n'est ici que déterminable,
c'est précisément celui d'être qui, en vertu de sa communauté universelle,
n'inclut de soi aucune détermination. L'être correspond à la potentialité
absolue dans l'ordre du concept. Pour que ce pur déterminable cesse
d'être tel, il faut nécessairement le composer avec de purs déterminants,
qui soient immédiatement actes comme lui-même est immédiatement
puissance. Ainsi, « dans l'ordre des concepts, tout concept qui n'est pas
absolument simple (simpliciler simplex) mais est pourtant un par soi
(c'est-à-dire, non par accident), doit se résoudre en un concept déter
minable et un concept déterminant. Cette résolution devra donc s'arrêter
à des concepts absolument simples, savoir, un concept seulement déter
minable, qui n'inclue rien de déterminant, et un concept seulement
déterminant, qui n'inclue aucun concept déterminable. Le concept
seulement déterminable est le concept d'être et le concept seulement
déterminant est celui de sa différence ultime. Ces deux concepts seront
donc immédiatement distincts (primo diversi), de sorte que l'un n'inclue
rien de l'autre »2. Bref, comme le dit parfaitement Duns Scot : nulla

1. t Si dilTerentiae includant ens univoce dictum de eis, et non sunt omnino idem
(sans quoi elles ne seraient pas des différences), ergo sunt diverse idem entia. • Op. Ox.
I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 335.
2. Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 336. Le concept est dit simpliciler simplex
lorsqu'il ne peut se résoudre en d'autres concepts ; il est seulement simplex, lorsque,
résoluble en plusieurs concepts, il est néanmoins concevable par une intellection
«impie. Cf. • Alius est conceptus timpliciler simplex et alius est conceptus simplex, qui
l'être commun 97

differentia simpliciter ullima inctudit ens quiddilalive, quia est simpliciter


simplex1. Grâce à cette première réserve sur l'étendue de l'univocité, le
métaphysicien pourra obtenir des concepts de l'être qui soient simples,
bien que non absolument simples, et pourtant distincts.
Posons la même question à l'égard des propriétés transcendantales de
l'être2. Chaque fois que l'on veut définir l'une d'entre elles, l'un ou le vrai
par exemple, on est obligé d'ajouter l'être pour formuler la définition.
Si l'être s'ajoute alors au transcendantal, c'est donc qu'il n'est pas inclus
immédiatement et de soi dans l'essence ou quiddité de ce transcendantal.
L'un, c'est « l'être un », c'est-à-dire l'être lui-même plus quelque chose
d'autre, qui est précisément l'unité. D'ailleurs, si « un » ou « vrai »
incluaient essentiellement l'être, on devrait les rencontrer comme néces
sairement inclus dans l'une des divisions essentielles de l'être. Or l'être se
divise, en tant qu'il s'agit de ce qui l'inclut essentiellement (quiddilalive),
en être incréé et être créé. Pourtant ce transcendantal, le « vrai », n'est
pas, de soi, de l'être incréé, car il y a de l'être créé qui est vrai ; il n'est
pas non plus, de soi et par essence, de l'être créé, car, s'il l'était, il serait
un des dix genres de l'être, ce qu'il n'est pas ; il n'est pas même de soi
différence spécifique dans un genre quelconque d'être créé, car, s'il l'était,
il serait de soi détermination limitative de l'être et ne pourrait donc plus
s'appliquer à l'être infini. Or rien n'est plus faux que ne le serait cette
dernière conséquence, car tous les transcendantaux, du fait même qu'ils

non est simpliciter simplex. Conceptum simpliciter simplicem voco, qui non est resolu-
bilis in plures conceptus, ut conceptus entis vel ultimae differentiae. Conceptus
simplex, sed non tamen simpliciter simplex, est quicumque potest conclpi ab intellectu
actu simplicis intelligentiae, licet possit resolv Un plures conceptus seorsum concep tibiles,
sicut est conceptus definiti vel speciei. • Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 6, n. 21 ; t. I, p. 319.
Ou encore : • Voco autem conceptum simpliciter simplicem qui non est resolubilis in
aliquos conceptus simplices, quorum quilibet possit actu simplici distincte cognoscl. •
Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 6 ; t. I, p. 187.
1. Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 14 ; t. I, pp. 343-344. Cf. Op. Ox. IV, 11, 47.
2. Duns Scot distingue deux groupes de passiones entis i celles qui correspondent
aux transcendantaux classiques, et qui sont convertibles avec l'être : ce sont les passiones
converti biles simplices; celles qui, allant par couples de contraires, ne sont attribuables
à un être que disjonctivement : ce sont les passiones disjunclae (nécessaire-possibile ;
in fini-fini, etc.). Les propriétés du deuxième groupe ne sont pas moins transcendantales
que celles du premier, parce qu'elles ne sont pas des déterminations génériques. Tout
ce qui est fini, rentre dans un genre quelconque, mais la « finitude » n'est pas elle-même
un genre de l'être, elle en est une modalité. C'est pourquoi Duns Scot dit : « utrumque
membrum illius disjunctl est transcendens, quia neutrum determinat suum determi-
nabile ad certum genus. • Op. Ox. I, d. 8, q. 3, a. 2, n. 19 ; t. I, p. 606. Cf. Op. Ox. I,
d. 39, a. 3, n. 13 ; t. I, p. 1214, où l'on volt qu'à partir du terme Inférieur de chacun de
ces couples de transcendantaux, il est possible de démontrer l'autre terme, ce qui sera
la méthode préférée de Duns Scot pour établir l'existence de Dieu : • si aliquod ens
est finitum, ergo aliquod ens est infinitum, et si aliquod ens est contingens, ergo
aliquod ens est necessarium ; quia in talibus non posset entl particulariter inesse
imperfectius extremum, nisi alicui enti inesset perfectius extremum a quo dependeret. »
98 JEAN DUNS SCOT

expriment des perfections pures et simples, non seulement conviennent


à Dieu, mais lui conviennent au suprême degré1.
Cette double restriction est d'une grande importance pour une inter
prétation correcte de la métaphysique scotiste de l'être. Il suit en effet
de là que la « communauté », à laquelle l'être doit son caractère « univo-
que », s'y applique à toute essence quelconque, mais non pas directement
à ses déterminations. Si l'on cherche un concept désignant un objet
premier de notre intellect qui soit quidditativement commun à tout
intelligible, il n'y en a pas, car rien n'est en ce sens objet premier de
l'intellect2. La métaphysique doit donc se contenter de moins, si elle veut
sauver « de quelque manière » l'existence d'un objet premier de l'intellect8.
Or il le faut absolument, puisque son existence même est à ce prix*.
Pas de premier connaissable, pas de science première. A défaut d'une
intuition intellectuelle de l'Être infini qui nous manque, et dans laquelle
d'ailleurs nous ne connaîtrions encore le reste que comme « virtuellement »
contenu, nous devons ou bien renoncer à poser un objet premier et
adéquat de l'intellect humain, ou bien le poser comme premier à titre
d'objet « commun » et seulement en tant que tel6.
On peut du moins affirmer qu'en tant que tel, l'être est vraiment
premier, car il appartient à l'essence de tout ce qui est, en quelque sens
que ce soit. Il y est donc « essentiellement », ou, ce qui revient au même,
« quidditativement » contenu, c'est-à-dire qu'on peut l'en prédiquer
in quid, parce qu'en effet cela est essentiellement un être. La connotation
vaut pour tout l'être fini et pour tout ce qui lui appartient à titre de
partie constitutive : l'individu, l'espèce, le genre même sont de l'être,
car il y a toujours un sens où il est vrai d'en dire que cela est. De même,

1. Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 7 ; t. I, pp. 336-337.


2. i Cum nihil posait esse communias ente, et eus non posait esse commune univocum
clirl.mii in quid de omnibus per se intelligibilibus: quia non de differentiis ultimis née
de passionibus suis, sequitur quod nihil est primum objectum intellcctus nostri propter
communitatem in quid ipsius ad omne per se intelligibile. > Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2,
n. 8 ; t. I, p. 337.
3. « Quod si ens ponatur aequivocum creato et increato, substantiae et accident!,
cum omnia ista sint per se intelligibilia a nobis, nulluin videtur posse poni primum
objectum intellectus nostri, née propter virtualitatem, née propter communitatem.
Sed ponendo illam positionem quam posui in prima quaestione hujus distinctionis de
univocatione entis, potest aliquo modo salvari aliquod esse primum objectum intellectus
nostri. « Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 335.
4. Op. Ox. l, d. 3, q. 3, a. 1, n. 5 ; t. I, pp. 333-334. Ce pluralisme radical de l'être
réel, qui rend impossible l'existence d'un objet de l'intellect premier dans l'ordre
de la quiddité, trouvera sa justification lorsqu'il sera traité du rapport des êtres finis
à l'être infini.
5. « Vel igitur nullum ponetur primum objectum, vel oportet ponere primum adae-
quatum propter communitatem in ipso. » Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 6 ; t. I, p. 335.
l'être commun 99
on le verra bientôt, pour l'être incréé, car s'il est, il est de l'être. Tels sont
les prima intelligibilia : genres, espèces, individus, avec les parties essen
tielles de tous ces êtres, et Dieu. Quant aux différences ultimes, comme
acte ou puissance, causé ou incausé, contingent ou nécessaire par exemple,
elles ne sont pas essentiellement incluses dans l'être commun, mais elles
sont toutes essentiellement incluses dans certains de ces êtres : « néces
saire » dans l'être incréé, « causé » dans l'être créé. Elles se disent donc
« essentiellement » de toute chose dont l'être se dit « essentiellement ».
Restent les transcendantaux, comme « un », ou « vrai » ; or, s'ils ne se
prédiquent « essentiellement » ou quidditativement de rien, et s'ils ne
sont pas eux-mêmes de l'être, ils sont des propriétés de l'être (passiones
entis) et, à ce titre, « virtuellement » inclus sous lui. Ainsi, remarque
Duns Scot, « ce à quoi l'être n'est pas quidditativement univoque est
inclus dans ce à quoi l'être est quidditativement univoque »1. Bref, si on
le prend dans sa communauté absolue, l'être se dit au même sens de
l'essence de tout être ; quant aux différences ultimes et aux transcen
dantaux qui le déterminent, ils ne sont pas directement inclus dans son
univocité, mais les premiers sont toujours essentiellement inclus et les
seconds virtuellement inclus dans un être qui relève lui-même de
l'univocité.
Si la doctrine de la communilas entis in quid ne valait que pour le
domaine de l'être fini, elle n'aurait sans doute que l'importance d'un
incident, tout au plus d'une curiosité, dans l'histoire de la philosophie
médiévale, mais on voit qu'elle s'étend à l'être divin lui-même, ce qu'elle
ne pouvait faire sans engager la théologie dans une voie où plusieurs ont
hésité à la suivre. Duns Scot lui-même n'y est pas entré sans avoir claire
conscience de ce qu'il y avait d'inusité dans sa démarche2, mais on ne
peut douter qu'il s'y soit résolu3.

1. Op. Ox. I, a. 3, q. 3, a. 2, n. 8 ; t. I, p. 338.


2. « Secundo, non asserendo, quia non consonat opinioni, dici potest, quod non
tantum in conceptu analogo conceptui creaturae concipitur Deus, qui scilicet ait
omnino alius ab illo qui de creatura dicitur, sed in conceptu aliquo univoco sibi et
creaturae. • Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 5 ; t. I, p. 309. Ce « non asserendo » n'exprime
pas nécessairement une hésitation réelle. Il peut n'être qu'une clause de style, disons,
de courtoisie, envers ceux qui pensaient autrement.
3. En l'absence d'une édition critique de l'oeuvre de Duns Scot, il est prématuré de
poser le problème d'une évolution possible de sa pensée sur ce point. La tradition
manuscrite ne s'accorde pas toujours avec l'imprimé de Wadding (E. Gilson, Avicennt
e< le poinl de dépari de Duns Scol, 160, n. 1) et les notes marginales du ms. Z. 291, de
l'Amploniana d'Erfurt, peuvent s'interpréter comme lui attribuant un changement
d'opinion (Thim. Barth, Zum Problem der Eindeuligkeil, pp. 314-315). Le IV« livre
des Quaesl. in Melaph. existerait en deux rédactions, l'une où Duns Scot tiendrait encore
pour l'analogie, l'autre où il enseignerait l'univocité. Le texte de Wadding-Vivès
100 JEAN DUNS 8COT
Prouver que l'univocité de l'être s'étend même à l'être incréé c'est, ici
comme dans le cas de tous les concepts, prouver qu'il y a un tel concept,
et la seule manière de le prouver est de le faire voir. Un concept existe,
rappelons-le, lorsqu'il peut être conçu à part de tout autre et un tel
concept n'inclut que ce dont l'intellect est certain en le concevant, tandis
qu'il demeure ignorant ou incertain du reste. Un sujet distinctement
concevable sans un prédicat n'inclut pas ce prédicat et un tel prédicat
n'appartient donc pas au concept d'un tel sujet. Or l'intellect de l'homme,
dans sa condition présente, peut concevoir l'être sans le concevoir comme
fini ou comme infini, comme créé ou incréé, donc le concept d'« être »
est un concept distinct de ces derniers. Sans doute, lui-même est inclus
dans l'un et l'autre, mais ni l'un ni l'autre ne sont inclus en lui. De lui-
même, il n'est ni l'un ni l'autre : el ila neuler ex se ou, comme nous dirions
nous-mêmes, il est « neutre » à leur égard ; bref, il leur est « univoque s1.
Une expérience impersonnelle et objective peut d'ailleurs venir ici en
aide à l'expérience personnelle et subjective, c'est celle de l'histoire de
la philosophie. Duns Scot excelle à jouer de cette « preuve par les philo
sophes », dont la métaphysique moderne est encore loin d'avoir tiré tout
le parti possible. En fait, observe-t-il, certains philosophes ont admis
que le premier principe des choses est le feu, d'autres l'eau, mais tous
étaient du moins certains que c'était un « être ». Pourtant, ils ne pouvaient
pas être en même temps certains que cet être fût créé ou incréé, premier ou
non. Ils ne pouvaient pas être certains qu'il fût premier, car ni l'eau ni
le feu ne sont l'être premier ; cela est faux et, en tant que faux, ce ne
peut être objet de connaissance, moins encore de certitude. Ils ne
pouvaient pas non plus être certains que le feu ou l'eau ne sont pas
l'être premier, car s'ils l'eussent été, ils n'eussent pas soutenu le contraire.
Il ressort de cette discorde philosophique, qu'on peut être certain que le
principe premier est l'être, sans avoir pour autant aucune certitude

aurait mélangé les deux : art. cil., 315. Personnellement, pour des raisons trop provi
soires pour mériter d'être exposées, j'incline à admettre que la pensée de Duns Scot
s'est au moins progressivement précisée sur ce point.
1. • Intellectus vlatoris potest esse certus de Deo quod sit ens, dubitando de enU
finito vel infinito, creato vel increato ; ergo conceptus entis de Oeo est alius conceptus
a conceptu isto vel illo, et ita neuter ex se, sed in utroque illorum includltur ; ergo
univocus. » Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 6 ; t. I, p. 309. Noter la précision : • intellectus
vlatoris », car ce qui est vrai de l'état présent de l'homme ne l'est pas nécessairement
d'un autre. Rappelons enfin que fini et infini sont des modalités de l'être, incluses
sous lui comme modi* essentiels d'êtres déterminés. Ajoutons que ce qui est
• neutre », c'est le concept, car l'être réellement existant ne l'est pas : Op. Ox. I, d. 8,
q. 3, a. 1, n. 11 ; t. I, p. 598. Le concept commun d'être est formellement neutre au
fini et à l'infini, mais un être réel est nécessairement l'un ou l'autre.
l'être commun 101
touchant la nature de l'être en question1. Il existe donc un concept de
l'être comme tel qui, en raison de sa communauté à tout ce qui est, vaut
pour l'être incréé comme pour tout le reste.
Le deuxième argument qui justifie l'extension de l'univocité à l'être
divin, est de la plus haute importance historique, car il nous introduit au
dialogue intérieur que Duns Scot poursuit avec Thomas d'Aquin.
L'objection qu'il s'adresse à lui-même revient en effet à se demander :
pourquoi poser le concept d'être comme univoque au créé et à l'incréé,
puisqu'il suffirait de le poser comme analogue?
Ce qui permet aux dialogues philosophiques de se prolonger, chaque
partie restant contente d'elle-même mais surprise par l'obstination de
l'adversaire, c'est que les interlocuteurs ne parlent pas la même langue.
La doctrine thomiste de l'analogie est avant tout une doctrine du juge
ment d'analogie. C'est en effet grâce au jugement de proportion que, sans
en altérer la nature, on peut faire du concept un usage tantôt équivoque,
tantôt analogique, tantôt univoque. Dans une telle noétique, où le concept
reste inséparable de l'expérience sensible dont l'intellect humain l'abstrait,
il n'y a pas d'espoir qu'aucune manipulation lui fasse « représenter »
l'être intelligible. L'usage thomiste de tels concepts dans le jugement ne
vise donc aucunement à produire une analogie qui serait une « ressem
blance » d'image à objet. On ne pense jamais sans image même ce dont
il ne peut y avoir d'image et c'est pourquoi le jugement d'analogie cherche
à poser, à partir du sensible qui nous est représentable, des rapports
correspondants entre des intelligibles qui ne le sont pas. L'analogie à
laquelle pense Duns Scot est beaucoup plutôt une analogie du concepl.
Or, sur le plan du concept et de la représentation, l'analogie se confond
pratiquement avec la ressemblance. Il ne s'agit plus alors de savoir si
deux termes jouent un rôle analogue dans un jugement de proportion,
mais si le concept désigné par un terme est ou n'est pas le même que le

1. Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 6 ; t. I, pp. 309-310. Le même argument est formulé ailleurs


en termes plus abstraits : « De quocumque enim praedictorum conceptuum (se. creatum,
increatum) quidditativorum contingit intellectum certum esse ipsum esse ens, dubitando
de differentiis contrabentibus ens ad talem conceptum, utrum sit taie ens vel non : et
ita conceptus entis, ut convenit illi conceptui, est alius ab illis conceptlbus inferioribus
de quibus intellectus est dubius. • Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 9 ; t. I, p. 338. Nous
entendons ainsi le sens du texte ; l'intellect ne peut penser « créé • ou - incréé » sans
les rapporter à l'être, mais il peut penser « être » sans le déterminer par l'une ou l'autre
de ces deux différences ; donc le concept d'être est autre que ceux de ces différences et
il est concevable à part. Cf. Op. Ox. I, d. 8, q. 3, a. 1, n. 6-7 ; t. I, pp. 593-595. Bien
entendu cette communauté du concept d'être n'entraîne aucune communauté d'être
actuel : « Nulla realitas est communis Oeo et creaturae, nec tamen intellectus est falsus
qui habet univocum conceptum de eis ». Collalio 24, éd. par C. BaliC, De Collalionibus
J. D. Scoli, dans Bogoslovni Vestnik, t. IX (1923), p. 215.
102 JEAN DUNS SCOT

concept désigné par l'autre. Dans une doctrine où la connaissance de


l'être inclut nécessairement le rapport d'une essence à un individu
existant, puisque tout individu existant est par définition « un autre »,
l'être réel est toujours connu comme analogue ; mais dans une doctrine
où l'être est défini par le concept, il est nécessairement univoque dans
les limites de ce concept, puisque autrement il n'y aurait pas de concept.
C'est pourquoi, lorsqu'il rencontre l'analogie thomiste, on ne peut pas
dire exactement que Duns Scot la réfute, on dirait plutôt qu'il ne peut pas
y croire : si l'on dit que le concept d'un être est « analogue » à celui d'un
autre être, parce que ces deux concepts sont en effet tout proches, ne
faudra-t-il pas dire qu'aucun concept n'est univoque? Car si vous dites
qu'il existe un concept unique d'homme, qui soit le même pour Socrate
et pour Platon, on le niera. On répondra qu'il y en a deux, mais qu'ils
ont l'air de n'en faire qu'un à cause de leur grande ressemblance1. Évidem
ment, ce serait perdre son temps que de vouloir concilier les deux doctrines
et, tout autant, de réfuter l'une par l'autre. L'origine de leur divergence
est antérieure au conflit qui les met ici aux prises. On aurait sans doute
beaucoup surpris Duns Scot en lui disant que l'analogie thomiste ne se
réduit pas à la ressemblance formelle, que deux concepts qui se
ressemblent étroitement peuvent en effet n'être qu'analogues et que
l'analogie peut se rencontrer au contraire, comme c'est le cas lorsqu'on
étend à Dieu la notion d'être, entre des concepts qui désignent des objets
infiniment différents.
Un malentendu bien compris peut être une source de clarté, du moins
en histoire, et celui-ci permet de donner leur sens plein à certains argu
ments dont use Duns Scot contre la position de Thomas d'Aquin. Ils sont
si intimement liés à sa propre doctrine, qu'ils Péclaircissent bien qu'ils
obscurcissent plutôt celle de son adversaire. Ce que Duns Scot entend
prouver, c'est en effet qu'un concept de l'être, qui ne serait qu'« analogue »
à celui que nous en avons, est une notion impossible. Pour l'établir, il fait
voir qu'un concept de l'être qui ne serait qu'analogue au nôtre, serait
un autre concept. Or nous ne pouvons pas en former d'autre, et si nous
n'en avons qu'un, il est nécessairement univoque. Que nous ne puissions

1. i Quod si non cures de auctoritate ista accepta ex diversitate opinionum philoso-


phantium, sed dicas quod quilibet habet conceptus in intellectu suo propinquos, qui
propter propinquitatem analogiae videntur esse unus conceptus, contra hoc videtur
esse quia, ex ista evasione, videretur destructa omnis via probandi unitatem alicujus
conceptus univocam ; si enim dicis hominem habere unum conceptum ad Socratem
et Platonem, negabitur et dicetur : sunt duo, sed videntur unus propter magnam
similitudinem. » Op. Ox., I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 7 ; t. I, p. 310. Cf. Op. Ox. l, d. 8, q. 3,
a. 1, n. 7 ; t. I, pp. 594-595.
l'être commun 103
pas en former d'autre, rien n'est plus certain. C'est un fait, et
Thomas d'Aquin lui-même ne cesse de le rappeler, que tous nos concepts
sont abstraits, par l'intellect agent, du phantasme ou de l'objet connu
dans le phantasme. Notre concept de l'être n'est pas soustrait à cette loi,
car il est tel et nous n'en avons pas d'autre. Par où l'on tient déjà la
conclusion. Si nous ne pouvons saisir l'être que dans ce concept tiré du
sensible, comment pourrions-nous former un autre concepl de l'être,
analogue au premier, et qui s'appliquerait à l'être de Dieu1? Manifeste
ment, nos deux philosophes ne parlent pas de la même chose,
Thomas d'Aquin en appelant ici aux usages analogiques d'un même
concept qui, lui-même ne cesse de le redire, est le seul que nous ayons de
l'être tant que notre âme est unie à son corps, alors que Duns Scot entend
exiger de lui qu'il en forme d'abord un deuxième avant de le déclarer
« analogue » au premier.
Le troisième et dernier argument en faveur de l'univocité pourrait
être omis comme exprimant plutôt un souci de théologien si, précisément,
il n'intéressait dans une certaine mesure la possibilité de toute théologie
naturelle. Si l'on refuse d'étendre univoquement à Dieu le concept d'être,
fait observer Duns Scot, on devra pareillement refuser de lui appliquer
aucun de nos concepts, car ils sont tous formés de la même manière :
« Toute enquête métaphysique sur Dieu procède de la manière suivante :
on considère la raison formelle de quelque chose, on ôte de cette raison
formelle l'imperfection qu'elle aurait dans les créatures, on pose cette
raison formelle à part en lui attribuant la perfection absolument suprême,
et on l'attribue à Dieu sous cette forme ». C'est ce que fait le métaphy
sicien, en attribuant par exemple à Dieu la sagesse, l'intelligence ou la
volonté. Il considère d'abord chacune d'elles en elle-même et pour elle-
même, ce qui suffit à les purifier de ce qu'elles ont d'imperfections dans
les créatures, puisque, prises en elles-mêmes, elles n'incluent formellement
ni imperfection ni limites. On obtient ainsi une sagesse, une intelligence
et une volonté dont chacune n'est que cela même qu'elle est, et rien
d'autre, et qu'il ne reste plus qu'à attribuer à Dieu en la portant au
suprême degré de perfection : « Toute enquête sur Dieu suppose donc
que l'intellect y ait le même concept univoque, qu'il tire des créatures ».

1. Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 8 ; t. I, p. 310. Dans un passage ultérieur, Duns Scot


élargit sa critique en montrant que, pour la même raison, la doctrine thomiste nous
interdirait en fait de former une notion de l'être assez commune pour se dire au même
sens de la substance et de l'accident : Op.Ox. I,d.3, q. 3, a. 2, n. 9:Secundamrationem...;
t. I, pp. 338-339. Sur l'impossibilité de former aucun concept propre à Dieu sans
recourir à l'univocité : Op. Ox. I, d. 8, q. 3, a. 1, n. 4 ; t. I, p. 591.
*-)
104 JEAN DUNS SCOT

Et si on le conteste, il faudra donc conclure qu'aucun des concepts que


nous tirons des créatures ne s'applique véritablement à Dieu, ou, si l'on
préfère, que n'importe quel concept tiré des créatures peut indifféremment
s'appliquer à Dieu. Car s'il s'agit de concepts univoques, Dieu est « sage »,
mais Dieu n'est pas « pierre » et il est vrai de dire l'un, mais non pas
l'autre, parce que ce sont bien les raisons formelles de sagesse et de
pierre, telles que nous les concevons, qui sont alors en question. Que si,
au contraire, il ne s'agit plus que de concepts analogiques, il se peut
qu'il y ait en Dieu quelque chose d'analogue à ce que nous nommons
sagesse, mais il peut bien y avoir aussi en lui quelque chose d'analogue
à ce que nous nommons sagesse, mais il peut bien y avoir aussi en lui
quelque chose d'analogue à ce que nous nommons pierre, son idée en
Dieu par exemple, et, en ce sens, pourquoi ne dirions-nous pas « Dieu
est pierre » comme nous disons « Dieu est sage »?1 Sur le plan de l'analogie
pure, on ne peut rien dire de Dieu à partir des créatures, ou l'on peut
tout attribuer à Dieu à partir des créatures, indifféremment.
Théologie et métaphysique sont donc liées, dans leur possibilité même,
à celle de concevoir l'être comme univoque et par conséquent comme
« commun ». Cette conclusion donne pourtant naissance à un dernier
problème, celui de savoir si l'être ainsi conçu est ou non un « genre ».
Nul ne saurait manquer de voir la portée de cette question dans une
doctrine où l'être est posé comme univoque. D'une part, Duns Scot ne
peut admettre que l'être commun soit un genre, car ce serait inclure dans
le même genre le créé et l'incréé, l'être fini et l'être infini. D'autre part,
Aristote semble éviter cette difficulté en recourant à l'artifice de l'analogie ;
plusieurs de ceux qui se réclament de sa doctrine lui attribuent du moins
cette thèse, et elle semble en fait résoudre le problème puisque, si l'on
admet que l'être ne se dit de tout qu'analogiquement, il peut se dire de
toutes choses sans être proprement leur genre. En rejetant l'analogie de
l'être, Duns Scot s'interdit cette facilité. Il lui faut donc élaborer la
notion d'un être qui soit absolument « commun », qui le soit en un sens
« univoque » à tous les êtres et qui ne soit pourtant pas leur « genre ».
Comment trouver réponse à cette question?

1. Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 10 ; t. I, pp. 311-312. Cf. Op. Ox. 1, d. 8, q. 3, a. 1,


n. 8 ; t. I, pp. 595-596 : « Contra illud etiam est tertium argumentum... • Comme on
verra plus loin, les attributs sont des perfections qui se disent de Dieu formaliltri
«attributa autem, sunt perfectiones simpliciter dictae de Deo formaliter • (Op. Ox. I,
d. 8, q. 3, a. 1, n. 10 ; t. I, p. 597). C'est pourquoi Duns Scot n'admet pas qu'il suffise
d'attribuer des perfections à Dieu considéré comme cause des perfections créées ; un
attribut divin n'est concevable que si un même concept, selon la même raison formelle,
est « commun > à Dieu et aux créatures.
L'ÊTRE COMMUN 105
Le Docteur Subtil l'a trouvée dans cette communauté même de l'être,
d'où naissait la difficulté. L'être ne doit pas être posé comme un genre
parce qu'il est commun ; au contraire, il est trop commun pour être un
genre1. Aucun genre ne se prédique de ses différences, sans quoi celles-ci
ne pourraient le déterminer : une âme peut être raisonnable, mais elle
n'est pas la rationalité ; si elle l'était, on ne lui ajouterait rien en l'en prédi-
quant. Il est vrai que les différences ultimes n'incluent pas l'être,
puisqu'elles en sont précisément les différences, mais c'est le seul cas
où il en soit ainsi. Quelles que soient les autres différences dont on parle,
elles incluent l'être et elles l'incluent exactement au même sens que les
genres qu'elles spécifient. La communauté de l'être est donc telle qu'elle
déborde et, pour ainsi dire, inonde le domaine entier de l'intelligible.
Tout baigne dans l'être, et puisque l'intellect connaît tout comme « étant »,
il ne peut traiter comme un genre ce hors de quoi rien ne reste pour le
déterminer. On ne saurait objecter ici ces différences ultimes dont l'être
ne se prédique pas. Ce qui importe, c'est qu'i'/ y ait des différences dont
l'être soit directement prédicable, comme il l'est de leur genre, car cela seul
suffit à prouver que lui-même n'est pas un genre*. S'il y a des cas où il
ne peut pas être genre, c'est qu'il ne l'est pas.
Tel étant l'être qui constitue l'objet de la métaphysique, il reste à le
situer dans l'immense domaine de ce qui est ou, plus exactement, par
rapport à l'être ou aux modes de l'être qui ne relèvent pas directement
de la compétence du métaphysicien.
La première distinction de l'être est entre l'être réel et l'être pensé, ou,
pour user du langage de Duns Scot lui-même (car le terme « réel » peut
avoir chez lui bien des sens), entre l'être hors de l'âme et l'être dans
l'âme. L'être hors de l'âme peut être acte ou puissance, être d'essence ou

1. < Ens autem non est sic limita tum (se. quod tantum sit commune ad limita ta)
sed indifTerens, quia ex hoc habetur quod praedicetur in quid de ente limitait) sicut
illimita to, et ideo non est genus ». Collalio 24, éditée par G. BALI<*, De Collationibus J. D.
Scott..., dans Bogoslovni Vettnik, t. IX (1929), p. 214.
2. t Sed removet (se. argumenturn) rationem generis propter nimiam communitatem,
qui videlicet praedicatur per se primo modo de differentia aliqua et per hoc possit
concludi quod ens non sit genus. > Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 14 ; t. I, p. 343. L'argu
mentation est la suivante : les différences ultimes sont absolument simples, et elles sont
les différences ultimes de l'être, donc elles ne peuvent l'inclure ; mais toute autre
différence (l'âme raisonnable par exemple) fait partie d'une chose autre que la nature
dont elle emprunte son genre (l'espèce « raisonnable • est autre que le genre * âme >).
Une telle différence n'est pas absolument simple (simpliciler simplex), et elle inclut
quidditativement l'être, car s'il est vrai de dire : anima intellectiva est ens, il l'est égale
ment de dire : ralionalitas est ens, et c'est le même concept d'ens dont on use dans les
deux cas. Conclusion : « Et ex hoc quod talis differentia est ens in quid, sequitur quod
ens non est genus propter nimiam communitatem entis ; nullum enim genus dicitur
de aliqua differentia inferiori in quid ». Op. Ox. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 15; t. I, pp. 343-344.
106 JEAN DUNS SCOT

être d'existence. Quel qu'il soit, tout être hors de l'âme peut être aussi
dans l'âme, à titre de connu. Il s'agit pourtant là de deux êtres distincts,
et à tel point qu'on ne saurait jamais conclure validement de l'être dans
l'âme à l'être hors de l'âme1. L'être'hors de l'âme est celui qui, posé hors
de sa cause, possède toutes les déterminations requises pour être, ou
participe à l'être comme l'une de ses déterminations. Est donc être réel,
tout composé complet existant par soi ou toute partie de ce composé
existant par et dans ce composé2. Où devrons-nous situer l'être méta
physique et, d'abord, le situerons-nous dans la pensée?
Il importe ici de distinguer. En un premier sens tout à fait général,
tout ce qui est concevable par la pensée est de l'être pensé, même si,
comme il arrive, ce qui est ainsi pensé ne peut pas exister en réalité.
En ce sens, même les genres sont des êtres, mais de simples « êtres de
raison », incapables d'exister actuellement extra animant. La seule chose
qui ne puisse pas exister, même dans l'âme, c'est le contradictoire*,
dont on peut bien dire qu'incapable d'être soit dans l'âme, soit hors de
l'âme, il est le néant absolu. L'être n'est assurément pas de cette sorte
car il est le type même de la possibilité ; il existe donc dans l'âme comme
quelque chose qui peut exister en réalité.
Quelles relations y a-t-il entre l'être dans la pensée et l'être hors de la
pensée? Nous l'avons dit, tout ce qui est hors de la pensée peut être aussi
dans la pensée sous forme d'« être de raison ». Il existe une science qui
traite de l'être de raison en tant que tel, c'est la logique. Par être de

1. i Prima distinctio entis videtur esse in ens extra animam et eus in anima ; et
illud extra animam potest distingui in actum et potentiam, essentiae et existentiae.
Et quodcumque istorum esse extra animam potest habere esse in anima, et illud esse
in anima aliud est ab omni esse extra animam. Et ideo de nullo ente, née de aliquo
esse sequitur, si habet esse diminutum in anima, quod propter hoc habeat esse simpli-
citer, quia illud esse est secundum quid absolute, quod tamen accipitur simpliciter
in quantum comparatur ad animam ut fundamentum illius esse in anima >-. Op. Ox. I,
d. 36, q. un., n. 9 ; t. I, p. 1176. La formule ens diminulum signifie ici l'« être qui n'est
que dans la pensée •, c'est-à-dire l'être de raison.
2. « Uno modo esse potest intelligi illud quo formaliter aliquid recedit a non esse.
Primo autem receditur a non esse per illud per quod aliquid est extra intellectum et
potentiam suae causae. Hoc modo cujuslibet entis extra intellectum et causant est
proprium esse. Alio modo dicitur esse ultimus actus, cui scilicet non advenit aliquis
alius dans esse simpliciter, et ipsum dicitur simpliciter habere esse cui primo convenit
esse sic dictum ; primo, inquam, sic quod non sit alicui alteri ratio essendi illo esse.
Isto modo compositum perfectum in specie dicitur esse et solum illud ; pars autem
ejus dicitur esse per accidens tantummodo, vel magis proprie participative isto esse
totius. Sic igitur solum compositum est per se ens accipiendo esse secundo modo. >
Quodlib. IX, n. 17.
3. c Verissime enim illud est nihil quod includit contradictionem, et solum illud, quia
illud excludit omne esse extra intellectum et in intellectu ; quod enim est sic includen»
contradictionem, sicut non potest esse extra animam, ita non potest esse aliquid
intelligibile, vel aliquod ens in anima. • Quodl. III, n. 2.
L'ÊTRE COMMUN 107
raison en tant que tel, nous entendons l'objet de pensée qui, quels que
puissent être d'ailleurs ses rapports à la réalité, n'est considéré précisé
ment qu'en tant que tel. Avec la grammaire et la rhétorique, la logique
a en commun ce caractère de spéculer, non sur le réel, comme font la
mathématique, la physique et la métaphysique, mais sur de simples
contenus de la raison1. En fait, elle traite des < universaux », c'est-à-dire
de ce qui peut se prédiquer d'une pluralité d'individus. L'universel ainsi
entendu est avant tout l'unum de multis. Assurément, pour pouvoir se
dire de multis, il doit d'abord être in multis, mais comment il y est, ce
n'est pas au logicien de le dire. L'universel du logicien consiste essentiel
lement en sa prédicabilité. Les universaux sont au nombre de cinq : le
genre, l'espèce, la différence, l'accident et le propre, ce qui revient à dire
que, quel que soit le concept particulier dont il traite, le logicien le
considère uniquement en tant que prédicable à l'un de ces cinq titres.
Or nous avons dit que l'être commun, dont traite la métaphysique, n'est
pas un genre ; il n'est donc pas non plus un être de raison du type étudié
par la logique. En d'autres termes, l'être du métaphysicien n'est pas un
« universel logique ».
Les interprètes de Duns Scot, qui parlent de sa doctrine en historiens,
ont donc entièrement raison de protester contre ceux qui attribueraient
au Docteur Subtil une confusion quelconque entre le métaphysique et le
logique. Rien n'était plus contraire à ses intentions que de faire de Vens
ralionis le sujet de la métaphysique. Lui-même a clairement affirmé que,
bien qu'en un sens le logicien considère la totalité de l'être tout autant
que le métaphysicien, ce n'est pas du même être que l'un et l'autre
parlent, car le logicien ne parle que de l'ens ralionis, au lieu que le méta
physicien parle de l'ens reale. Ainsi, non seulement Duns Scot ne confond
pas les deux ordres, il interdit de les confondre*. Il ne suit pourtant pas
de là que ceux qui, parlant en philosophes et non plus en historiens, lui
reprochent de l'avoir fait, commettent nécessairement une erreur
inexcusable. S'ils se trompent, c'est en philosophes et non pas en
historiens, car ce qu'ils disent n'est pas que Duns Scot lui-même ait
considéré l'être métaphysique comme identique à l'être logique, mais
que, du point de vue d'une autre philosophie que la sienne et qu'eux-
mêmes tiennent néanmoins pour vraie, le métaphysique tel que Duns Scot
le conçoit, n'est, en fait et quelles qu'aient été ses intentions, rien d'autre

1. Op. Ox. III, d. 34, n. 8.


2. Op. Ox., I, d. 3, q. 5, n. 10 ; t. I, p. 393. Cf. les textes cités dans A. B. WOLTER,
The Transeendentalt and their Funclion in thé Metaphysics of Dans Scotus (St. Bonaven-
ture, N. Y., 1946), p. 69.
108 JEAN DUNS SCOT

qu'un être logique. Ce sont là deux points de vue distincts. Celui de


l'histoire, qui est ici le nôtre, envisage la doctrine de Duns Scot telle que
lui-même l'a conçue : il serait donc historiquement faux de dire que,
dans sa doctrine, l'être dont parle le métaphysicien soit un être de
raison ; mais l'objet de la philosophie est la vérité philosophique, qui est
indépendante de l'histoire, et si quelque philosophe estime que l'être de
la métaphysique scotiste est, en fait, un être de raison, on peut lui
reprocher une erreur philosophique, mais non «une perversion inexcusable
de la conception que Duns Scot s'est faite de l'être ». On sait très bien
comment Duns Scot lui-même a conçu l'être métaphysique et l'on ne dit
pas qu'il l'ait conçu d'autre manière ; on dit que, pour réussir à distinguer
effectivement l'être métaphysique de l'être logique, il aurait fallu le
concevoir autrement.
Pour que Duns Scot lui-même ait conçu l'ens commune comme réel, et
non pas logique, il faut manifestement qu'il ait admis une communauté
autre que celle de l'ordre logique ou, en d'autres termes, que du « commun »
puisse être en même temps pour lui du réel. C'est pourquoi il y a lieu de
distinguer, dans sa doctrine, entre la généralité proprement dite du
concept (universalité) et la communauté réelle de l'essence. Tout ce qui
est métaphysiquement « commun » est universellement prédicable, mais
tout l'universellement prédicable n'est pas métaphysiquement et réelle
ment commun. Le métaphysiquement commun est bien un être dans la
raison, comme l'universel logique, mais il n'est pas un « être de raison »,
car la métaphysique ne le considère pas sous cet aspect, mais comme
un objet réel. Le métaphysiquement commun est ce qu'il y a d'actuelle
ment commun dans la réalité. Il est une communauté réelle saisie par
un acte de l'intellect.
C'est pourquoi la métaphysique est elle-même une science du réel,
beaucoup plus semblable en cela à la physique qu'elle ne l'est à la logique,
bien qu'elle risque de dégénérer précisément en logique, chaque fois
qu'elle se détourne du « commun » de la réalité vers l'« universel » de la
prédicabilité. Tentation constante et parfois quasi irrésistible, car logique
et métaphysique travaillent souvent sur les mêmes concepts : le genre
« animal » ou l'espèce « homme » par exemple, sans qu'il y ait entre elles
d'autre distinction que les deux aspects sous lesquels elles les considèrent
et les usages qu'elles en font.
La vérité qui, mal comprise, induit ici en erreur, est que, telle que
Duns Scot la conçoit, la métaphysique est une connaissance à la fois
réelle et abstraite. C'est d'ailleurs pourquoi, étant une connaissance
L'ÊTRE COMMUN 109
générale par mode de concepts, elle est vraiment science. Mais dans tout
ce dont elle fait abstraction, il convient de placer l'existence au premier
rang. L'intuition seule saisit le réel comme existant. Dans son état
présent, l'homme n'a que des intuitions sensibles, celles mêmes sur
lesquelles travaille le physicien. Quant aux intuitions intellectuelles de
l'être immatériel, bien que, de par sa nature, notre intellect en soit
capable, c'est un fait qu'il ne l'est plus présentement, soit en conséquence
du péché originel, soit pour toute autre raison. Il suit de là que notre
connaissance abstraite porte aussi bien sur ce qui n'existe pas que sur
ce qui existe, à tel point que, même si son objet existe, elle ne nous le
représente pas comme existant. « Toute science », dit Duns Scot, « porte
sur un objet, mais non pris précisément en tant qu'existant ». Comme
diront plus tard ses disciples, elle « prescinde » l'existence. En d'autres
termes, « l'existence elle-même, bien qu'elle soit une notion (ratio)
connaissable dans l'objet ou à part de l'objet, n'est pourtant pas nécessai
rement requise comme convenant actuellement à l'objet en tant qu'il est
objet connaissable » ; plus brièvement encore : existenlia non est per se
ralio objecli, ul scible est1.
C'est donc à titre de science abstractive, la seule à laquelle nous
puissions prétendre en notre état présent, que notre métaphysique fait
abstraction de l'existence dans la détermination de ses objets. Metaphysica
quae est de quidditalibus, dit Duns Scot. Son univers est celui des essences ;
elle y est chez elle comme dans son domaine propre et elle se sent pleine
ment compétente pour en traiter. Seulement, il ne faut pas se hâter d'en
conclure que, pour Duns Scot lui-même, ses objets ne soient que des
êtres de raison. Correcte en d'autres philosophies, cette conclusion ne le
serait pas dans la sienne, parce que la « quiddité » prise en tant que telle
n'y est nécessairement connue ni comme incluse dans une expérience
sensible, ni comme un simple universel logique dont la généralité se réduit
à sa prédicabilité.
Il n'en est que plus nécessaire de ne commettre aucune erreur sur la
réalité dont parle le métaphysicien. Afin de la concevoir exactement,
il suffît de se demander ce qui lui confère son unité et, d'abord, quelle sorte
d'unité elle possède. Pour aller droit à l'essentiel, disons que ce « commun»
jouit, dans la chose même, d'une unité réelle qui lui appartient « hors de
toute opération de l'entendement ». C'est en quoi le « commun », ou
« universel métaphysique », se distingue immédiatement de l'universel
logique, dont la prédicabilité, même si elle doit se fonder en réalité pour

1. Quodlibel VII, 8-9.


110 JEAN DUNS SCOT

être valable, n'en reste pas moins l'œuvre de l'intellect. Intellectus est qui
facil universalilatem in rébus, dit la formule souvent citée d'Averroès.
Oui, sans doute, en logique, ou même dans la métaphysique d'Averroès
et de ceux qui le suivent, mais non pas dans la métaphysique de Duns Scot
où la première chose à comprendre, touchant son objet, est que, s'il lui
confère sa généralité logique, ce n'est pas l'intellect qui lui confère sa
communauté réelle1. Elle est dans les choses et l'intellect l'y trouve, il ne
la produit pas.
De ce que nous avons rencontré jusqu'ici, qu'y a-t-il que l'on puisse
concevoir comme commun, et pourtant comme doué d'une unité propre
qui ne doive rien à l'intellect? On ne voit qu'une chose qui soit telle, la
nature commune d'Avicenne, prise dans son indifférence essentielle à
l'universalité comme à la singularité. On peut d'autant moins douter
que ce soit bien à elle que pense ici Duns Scot, qu'il se réfère expressément
à Avicenne pour appuyer sa thèse : Qualiter autem potest hoc intelligi,
polest aequaliter videri per diclum Avicennae V Metaph. ubi vull quod
equinitas sit tantum equinilas, née ex se una, née plures, née universalis,
née pariicularis*. Telle est en effet la natura; non pas un être singulier
et doué d'une unité numérique ; non pas davantage un universel sans
autre unité que celle de sa prédicabilité, mais un entre-deux qui ne se
confond ni avec l'un ni avec l'autre. Considérée à titre d'être, la « nature »
n'est pas « un être » existant à part, comme le singulier, mais elle n'est
pas non plus un simple « être de raison », comme l'universel logique ; elle
est, non un esse singulier au sens plein du terme, mais une « entité », une
« réalité » ou encore, et il y aura lieu de s'en souvenir, une « formalité ».
Disons, pour choisir, qu'il s'agit ici de cette « entité » de la nature (entitas
naturae) que l'intellect appréhende, mais ne produit pass. Considérée
du point de vue de l'unité qu'elle comporte, cette entité sera jugée moins
une que l'individu, mais plus une que l'universel4, et, surtout, d'une unité

1. • Aliqua est imitas in re realis, absque omni operatione intellectus, minor unitate
numéral! sive unitate propria singularis, quae unitas est naturae secundum le ; et
secundum istam unitatem propriam naturae, ut natura est, natura est indifferens ad
unitatem singularem ; non ergo de se est sic una unitate illa, scilicet unitate singulari
té Us. i Op. Ox. II, d. 3, q. 1, n. 7 ; t. II, p. 228. Duns Scot admet que la parole d'Averroè»
(In de Anima I, Comm. 8) est vraie en ce sens que l'intellect confère à la « nature «
son universalité logique, mais non sa communauté métaphysique : Op. Ox. II, d. 2,
q. 1, nn. 8 et 9 ; t. II, pp. 230-232.
2. Op. Ox. II, d. 3, q. 1, n. 7 ; t. II, p. 228.
3. Op. Ox. II, d. 3, q. 6, n. 9 ; t. II, p. 264. Toute quiddité métaphysique résulte
d'une < abstraction ultime «, c'est-à-dire « quidditatis absolutissime sumptae ab omni
eo quod est quocumque modo extra rationem quidditatis •. Op. Ox. I, d. 5, q. 1, n. 6 ;
t. I, p. 508.
4. Op. Ox. II, d. 3, q. 1, n. 2 ; t. II, p. 224.
L'ÊTRE COMMUN 111
autre que celle de l'universel, précisément parce qu'il s'agit d'une univer
salité réelle, et non pas d'une simple unité de raison. Duns Scot a si
fortement insisté sur ce point, qu'on ne peut douter de l'importance
qu'il lui attribue. Je le prouverai, dit-il, de «cinq ou six manières»1, et
il tient parole.
Quelle est cette unité, dont Aristote dit que, dans chaque genre, elle
sert de mesure pour tout ce qui rentre dans le genre ? On ne mesure pas
des êtres réels avec un être de raison ! C'est donc une unité réelle : ergo
esl realis, quia mensurala sunl realia et realiter mensurala; ens autem reale
non potest realiler mensurari ab ente rationis. — Deuxièmement, consi
dérons le concept du genre. Il a une certaine unité, mais cette unité ne
saurait être simplement de raison, car on voit qu'elle lui appartient en
propre, comme celle du concept de l'espèce a la sienne. La preuve en est
qu'un seul concept, celui du genre, peut s'attribuer à une pluralité
d'espèces. — Troisièmement, sur quoi fonderait-on la ressemblance qui
apparente les individus d'un même genre ou d'une même espèce, si la
nature commune n'y jouissait d'une unité, non pas numérique (car rien
ne ressemble à soi-même) mais réelle? — Quatrièmement, comment
expliquerait-on autrement l'opposition réelle des contraires? Dans toute
« contrariété » réelle, cette opposition est elle-même réelle et sa réalité n'est
pas l'œuvre de l'intellect. Nous ne faisons pas que le blanc soit le contraire
du noir, il l'est. Comment ces termes seraient-ils réellement opposés
s'ils n'avaient eux-mêmes une unité réelle? — Cinquièmement, chaque
faculté sensitive possède un objet distinct de celui des autres facultés
sensitives, la couleur ou le son par exemple ; or elle connaît cet objet
comme distinct des autres ; il a donc une unité ; mais cette unité n'est
pas numérique, puisque l'objet d'une faculté de sentir n'est pas cette
couleur ni ce son particuliers numériquement distincts, mais la couleur
comme telle, le son comme tel et ainsi du reste : il faut donc que cette
unité soit une unité réelle autre que l'unité numérique : unius actionis
sensus est unum objectum secundum aliquam unitatem realem; sed non
numeralem; ergo esl aliqua alla unitas realis quam unilas numeralis.
Ceci peut se prouver de la manière suivante : l'objet de chaque sens est un,
au moins d'une certaine unité : pourtant, la vue ne perçoit pas telle
couleur comme numériquement distincte de telle autre, et cela est

1. Ibid. C'est en ce sens que nous avons parlé d'un reste de « platonisme * chez Ouns
Scot. A. B. Wolter (op. cit., pp. 67-68), préfère y voir de l'aristotélisme. Ce n'est pas
contradictoire ; car il reste bien du Platon chez Aristote lui-même, moins pourtant que
chez Avicenne et que chez Duns Scot. On ne peut expliquer par Aristote ce que Duns
Scot a de plus platonicien que lui.
112 JEAN OUNS 8COT

tellement vrai que, si Dieu créait deux couleurs blanches identiques, la


vue seule ne serait pas capable de les distinguer. Il faut donc que la
couleur, le son et les autres objets des sens aient une unité réelle, qui ne
soit pourtant pas une unité numérique1. — Sixièmement, si toute unité
réelle était numérique, toute diversité réelle serait numérique, ce qui
est faux, car toutes les diversités numériques, en tant qu'elles sont pure
ment numériques, sont de même nature ; or, s'il en était ainsi, on ne
pourrait abstraire de deux individus quelconques qu'un seul et même
concept. En effet, si Platon et Socrate, ou deux lignes, ne différaient que
numériquement, on ne pourrait abstraire de Platon et de Socrate le
concept d'homme, ni de ces deux lignes le concept de ligne. En d'autres
termes, il y a des espèces, et à chaque espèce doit répondre une réalité
une, qui justifie le concept correspondant. Cette unité de l'espèce ne
pouvant être numérique, il reste qu'une unité non numérique doit exister
dans la réalité*.
Duns Scot a manifestement assimilé, sous l'influence d'Avicenne, une
plus forte dose de réalisme platonicien qu'Aristote ou que saint Thomas
d'Aquin. Il ne lui semble pas impossible qu'une espèce, disons une
f nature », jouisse d'une unité et d'une réalité qui lui soient propres.
Si l'on considère cette nature comme une substance première, il est
évident qu'elle ne saurait être, à la fois et sous le même rapport, elle-
même et la substance de Socrate ou de Platon. Aristote aurait ici raison
contre Platon, si Platon avait vraiment enseigné pareille chimère. Il est
vrai qu'Aristote la lui attribue, mais Duns Scot doute que ce soit à bon
droit. Quoi qu'il en soit de ce point, revenons-en toujours à la position
d'Avicenne, dans sa Métaphyisque, tr. V, ch. 1 : de soi, la nature n'est
ni numériquement une ni numériquement multiple ; l'espèce « homme »
n'est donc ni la substance de Socrate ni celle de Platon, parce qu'elle

1. Nous simplifions la démonstration, qu'il vaut pourtant mieux lire en détail


pour ce qu'elle enseigne sur l'objet du sens dans le scotisme : * Potentia cognoscens
objectum sic, in quantum scilicet hac unitate unurn, cognoscit ipsum in quantum
distiiiclum a quolibet quod non est hac unitate uniirn ; sed sensus non cognoscit
objectum in quantum est distinctum a quolibet quod non est unum ista unitate nume-
rali ; quod palet, quia nullus sensus distinguit hune radium solis difTerre numeraliter
ab illo radio, cum tamen sint divers: per motum solis, si circumscribantur omnia
sensibilia communia, puta diversités loci vel situs ; et si ponerentur duo quanta simul
omnino per potentiam divinam. quae essent omnino similia et aequalia in albedine
et quantitate, visus non distingueret ibi esse duo alba ; si tamen cognosceret alterum
istorum, in quantum est unum unitate numerali, cognosceret ipsum in quantum
distinctum numeraliter a quolibet alio •. Op. Ox., Il, d. 3, q. 1, n. 4 ; t. II, p. 227. Cf. :
* de uno objecto unius actus sentiendi, non videtur vere posse negari quin necessario
haberet unitatem realem et minorent unitate numerali » ; /oc. cit., n. 5 ; t. II, p. 227.
2. Ibid. à Item sexlo. Cf. Qu. in Metaph., lib. VII, q. 13, n. 10. Duns Scot renvoie
sur ce point à Avicenne, Metaph., Tract. V, cap. 1 ; éd. cil., fol. 87".
l'être commun 113
n'est de soi appropriée ni à l'un ni à l'autre. Il est de son essence même
d'être ainsi commune : non quaerenda est causa communilalis alla ab ipsa
nalura1.
Ainsi conçue, dans l'unité de son indifférence à toute détermination
ultérieure et comme n'étant ni singulière ni universelle, la nature est
l'objet propre de l'intellect. Elle est donc aussi l'objet propre du méta
physicien, à égale distance du physicien qui la considère dans ses déter
minations concrètes et du logicien qui la considère comme déterminée à
l'universalité. C'est d'ailleurs pourquoi les propositions métaphysiques
vraies, sont vraies primo modo, c'est-à-dire immédiatement, d'une vérité
fondée sur l'essence des natures prise en elle-même et indépendamment
de toutes déterminations ultérieures : Non solum aulem ipsa nalura est
de se indifferens ad esse in intellectu el in particulari, ac per hoc ad esse
universale el singulare, sed el ipsa habens esse in intellectu, non habel
primo ex se universalilatem ; licel enim ipsa intelligalur sub universalilate,
ut sub modo intelligendi ipsam, lamen universalilas non est pars conceplus
ejus primi, quia non conceplus Melaphysici, sed Logici. Logicus enim
considerat secundas intentiones applicalas primis, secundum ipsum Avicen-
nam2.
Ce qui est vrai de la nature dans l'intellect, est vrai de la même nature
dans l'individu concret, in re extra. Elle y est avec la singularité, mais elle
n'y est pas singulière. Elle y est comme antérieure par nature à la singu
larité qui la contracte. Bref, que ce soit dans la pensée ou hors de la pensée,
elle possède un esse propre, correspondant à chacune de ces deux manières
d'être (entilales). Dans l'intellect, la nature a un verum esse intelligibile ;
hors de l'intellect, et eliam in rerum nalura, secundum illam entilalem,
habel verum esse extra animam reale. Telle est l'entité à laquelle répond
une unité qui lui est propre, ce quod quid est antérieur à toutes ses déter
minations, que le métaphysicien considère et qu'il exprime par la défini
tion3. Cette communauté appartenant à la nature en tant que telle, il n'y
a pas lieu de lui chercher une cause ; ce dont il y a lieu de chercher la
cause, c'est la singularité4.
Telle est aussi, nous semble-t-il, la manière la plus simple de concevoir,
avec le sens de l'être univoque, l'objet propre de la métaphysique scotiste.
L'espèce est univoque aux individus et elle peut l'être en vertu de sa
communauté même, qui subsiste intacte sous les déterminations qu'elle

1. Op. Ox. II, d. 3, q. I, n. 10 ; t. H, p. 232.


2. Cf. Avicenne, Melaph., tr. I, c. 2, fol. 79".
3. Op. Ox. II, d. 3, q. 1, n. 7 ; t. II, p. 229.
4. Op. Ox. II, d. 3, q. 1, n. 10 ; t. II, p. 232.
114 JEAN DUNS SCOT

reçoit. Si l'être est le premier intelligible, il est ce qu'il y a de plus


commun : illud quod est primum intelligible simpliciter, esl communiasimum
simpliciter; sed nullum est taie nisi ens. Communauté métaphysique de
nature, mais non communauté physique de substance ni communauté
logique de prédication, l'être univoque de Duns Scot, que les Questions
sur la Métaphysique mettent expressément sous le patronage d'Avicenne,
apparaît comme caractérisé d'abord par l'« indifférence » de la nature
avicennienne à ses déterminations actuelles ou possibles. Il semble donc
n'être que la plus commune et la plus indifférente de toutes, mais une
expérience mentale suffit à prouver que sa notion n'est pas une chimère :
« Nous éprouvons en nous-mêmes, que nous pouvons concevoir l'être
sans le concevoir comme telle substance ou tel accident que voici, car on
ne sait pas, quand on conçoit l'être, s'il s'agit d'un être en soi ou dans
un autre... ; nous concevons donc d'abord quelque chose d'indifférent
aux deux, et nous trouvons ensuite que l'un et l'autre sont immédiatement
inclus dans un terme tel, que le premier concept, celui d'être, y soit
compris »*.
Lorsqu'on les envisage de ce point de vue, la plupart des controverses
entre scotistes et thomistes apparaissent vaines. On les dirait même
frivoles, si elles étaient plus amusantes. Ceux qui ne s'accordent pas sur
la nature de l'être, sur quoi s'accorderaient-ils? C'est sur ce point fonda
mental qu'il leur faudrait d'abord s'entendre, non seulement pour
s'accorder, mais ne serait-ce même que pour se réfuter. Si l'être est ce
que dit Duns Scot, on ne prouvera jamais qu'il faille le concevoir comme
analogue. S'il est ce que dit Thomas d'Aquin, on ne prouvera jamais
qu'il faille le concevoir comme univoque. Selon"que l'on admettra l'un
ou l'autre, on préférera un point de départ métaphysique pour les preuves
de l'existence de Dieu ou, au contraire, on jugera nécessaire de les appuyer
sur une base physique. Si l'objet premier de la connaissance n'est pas le
même dans les deux doctrines, leurs noétiques seront nécessairement
différentes. Bref, il deviendra désormais impossible de réfuter un point

1. Qu. in Metaph., lib. IV, qu. 1, n. 6-7. Les discussions sur l'univocité et l'analogie
souffrent parfois de cette confusion. Selon Duns Scot, la logique ne connaît pas de
milieu entre l'univoque et l'équivoque ; pour le logicien, l'analogue est un cas particulier
de l'équivoque. L'analogie n'a de sens propre que par rapport à des êtres réels. Il ne
peut donc y avoir de rapports d'analogie que pour des sciences du réel, telles la méta
physique et la physique. En fait, il y en a, mais leur existence ne saurait interdire au
métaphysicien de transcender la • diversité réelle > des êtres engagés dans ces rapports,
pour en abstraire un concept un et commun à tous, celui de l'être. Cf. Op. Ox. I, d. 3,
q. 3, n. 17; t. I, p. 345. D'ailleurs, observe-t-il avec une pointe d'humour: « Hoc etiam,
magistri tractantes de Deo et de his quae cognoscuntur de Deo, observant univoca-
tionem in modo dicendi, licet voce hoc negent. > ftep. Par. I, d. 3, q. 1, n. 7.
L'ÊTRE COMMUN 115
quelconque de l'une de ces doctrines à partir du point conjugué qui lui
répond dans l'autre doctrine ; le décalage initial dû aux ontologies diffé
rentes sur lesquelles elles reposent leur interdit à jamais de se rencontrer.
Principiis obsta...; c'est en raison de ses principes qu'on peut et doit
choisir l'une d'entre elles, mais la philosophie seule peut choisir, non
l'histoire, dont la seule fonction est ici d'aider à comprendre, pour
permettre le choix.
CHAPITRE II

L'EXISTENCE DE L'ETRE INFINI

La métaphysique n'a pas pour objet l'essence de Dieu comme tel,


mais sa méthode permet d'établir l'existence de l'être que la théologie
nomme Dieu. Sans doute aussi pourra-t-elle s'exprimer, sur sa nature,
dans la mesure précisément où il est un certain « être ». Lorsqu'il envisage
ce problème, Duns Scot se voit placé entre deux extrêmes l'un,
saint Thomas d'Aquin, qui vise trop bas, l'autre, Henri de Gand, qui
vise trop haut. Le premier limite l'intellect humain à la connaissance de
la quiddité abstraite du sensible et le condamne par suite à une connais
sance purement analogique de l'être divin. Or si l'on s'en tient, comme
c'est ici le cas, à une interprétation conceptuelle de l'analogie, Dieu n'est
analogue à rien. Thomas d'Aquin lui-même l'a mainte fois affirmé, l'esse
divin échappe au concept. Autant avouer, conclut Duns Scot, que la
raison n'a rien à en dire. Mais « il y a une autre opinion qui accorde trop
à l'intellect sur la connaissance de Dieu, comme la première lui accordait
trop peu »1, c'est celle d'Henri de Gand, selon qui, étant en soi le premier
intelligible, Dieu est aussi pour nous le premier connaissable et la cause
de notre connaissance du reste2. Contre cette deuxième erreur, Duns Scot
argumente avec non moins de vigueur que contre la première, mais le
fondement ultime de sa démonstration réside bien au delà des limites
de la philosophie. Rien de plus naturel, car l'essence même de Dieu comme
Dieu est ici en cause. Le problème implique d'abord celui de la relation
de l'essence de Dieu comme Dieu à une connaissance et à un objet en

1. Rep. Par. I, d. 3, q. 1, a. 4.
2. Duns Scot ne nomme pas l'auteur de cette doctrine, mais il a été de bonne heure
identifié par ses commentateurs et des recherches récentes ont confirmé cette identi
fication. Voir JEAN PAULUS, Henri de Gand el l'argument ontologique, Arch. d'hisl.
litt. et doct. du moyen âge, X (1936), 265-323 (surtout 288-297). Du même auteur :
Henri de Gand, essai sur les tendances de sa métaphysique (Paris, 1938), pp. 60-66.
l'existence de l'être infini 117
général1. Nous le retrouverons plus tard à propos du problème de l'essence
et du possible. Il semble donc préférable de remettre à ce moment la
réfutation de la position en cause, d'autant plus que, nous le savons,
le point de départ scotiste, pour une enquête sur l'existence d'un être tel
que celui dont parle la théologie, est déjà assuré. Il y en a un, et un seul,
l'être univoque. Ou bien le théologien aboutira par cette voie, ou il devra
renoncer à l'entreprise. De toute manière, s'il doit avancer aussi loin
que possible sur cette route, elle est pour lui la seule ; il n'ira jamais
plus loin qu'où elle lui permet d'aller.
L'enquête partira donc de l'être univoque, mais quel terme se propose-
t-elle d'atteindre? Il s'agit cette fois d'atteindre un certain être, indivi
duellement défini et posé dans son existence actuelle, celui que les théolo
giens nomment Dieu. Ceux qui ont le goût des grandes classifications
philosophiques en matière d'histoire, observeront aussitôt que Duns Scot
s'engage nécessairement, et de par sa méthode même, à prouver l'existence
de Dieu à partir d'un concept. On décidera donc d'avance que sa preuve
appartient à la famille bien connue des « arguments ontologiques ». Il se
peut, mais Duns Scot lui-même aurait ici bien des réserves à faire.
Souvenons-nous en effet que, telle qu'il la conçoit, la métaphysique est
une science « réelle », en ce sens qu'elle porte sur l'être réel saisi sous
un de ses aspects réels. Assurément l'être univoquç est un concept, mais
ce n'est pas un concept sans objet et son objet se trouve être précisément
ce qui, dans l'être réel, est univoque. Si cet intelligible n'existait pas
réellement, il n'y en aurait pas d'intellection ni de concept. Ce qui existe,
rappelons-le, ce n'est pas « un être univoque » numériquement distinct,
ce sont les êtres réels qui, si infiniment différent que l'un puisse l'être
des autres, ont pourtant ceci en commun que tous sont réellement de
l'être. L'objet ainsi conçu est un, d'une unité moindre que l'unité numé
rique mais pourtant réelle ; il est donc lui-même réel. La métaphysique
n'a pas pour objet « le concept d'être univoque », mais « l'être univoque »
saisi par ce concept.
Une deuxième détermination s'impose au point de départ. Le fait de
chercher quelque chose implique immédiatement une certaine notion
de ce que l'on cherche. Il faut donc, comme disent les logiciens, partir

1. L'Opus Oxoniense ne fait d'ailleurs qu'esquisser la solution du problème, auquel


est consacré l'admirable Quodlib. XIV, n. 10; Vivès, t. XXVI, p. 39. Le principe
décisif est pourtant le même dans les deux œuvres : « Deus ut haec essentia in se non
cognoscitur naturaliter a nobis, quia sub ratione talis cognoscibilis est objectum
voluntarium, et non naturale, nisi respectu sui intellectus tantum ; et ideo a nullo
intellectu creato potest sub ratione hujus essentiae ut haec naturaliter cognosci. »
Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 16 ; t. I, p. 313.
118 JEAN DUNS 9COT

d'une « définition nominale », qui formule provisoirement l'objet de


l'enquête1. Ici, on tombe d'accord que le point de départ est l'« être »,
mais quel être se propose-t-on de trouver? Si c'est le « sujet » de « notre »
théologie, ce sera « l'être infini ». Mais pourquoi celui-là et non pas un
autre ? Pourquoi « l'être infini » constitue-t-il pour nous l'approximation
la plus satisfaisante du Dieu chrétien qui soit naturellement accessible
à l'entendement humain?
On pourrait en concevoir d'autres. Duns Scot connaissait bien
Thomas d'Aquin. Il a fort bien vu du moins ceci qu'une fois l'existence
de Dieu établie, la première préoccupation de Thomas d'Aquin est de
prouver que Dieu est « simple »*. Or, au point où nous en sommes, nous
ne savons pas encore quel sera l'équivalent philosophique de la notion
théologique de Dieu, mais nous savons du moins ceci que l'être désigné
par ce nom est suprême et parfait en tant qu'être. De ce point de vue, la
notion d'« être simple » semble moins satisfaisante que celle d'« être
infini », parce qu'une certaine simplicité d'être peut appartenir à la
créature, au lieu que l'infinité d'être est incompatible avec l'essence même
de l'être créé3.
Mais n'y aurait-il pas d'autres déterminations de l'être qui soient telles
et, s'il y en a, pourquoi choisir celle-là? Il y en a, assurément, un grand
nombre. Toutes ont ceci de commun, qu'aucune d'entre elles ne conduit
à un concept « absolument simple » de son objet. On voit aussitôt
pourquoi. Si le point de départ de l'enquête est l'« être commun », il est
nécessaire de le restreindre, c'est-à-dire de le déterminer en le limitant
par l'addition d'un autre terme, pour lui faire désigner l'«être divin».
Que l'on parte du bien ou du vrai au lieu de l'être, la nécessité ne s'en
imposera pas moins. A moins de dire de l'être, ou du bien, qu'il est
« suprême », ou « infini », ou « incréé », ou « immense », ni l'un ni l'autre
concept ne se dira proprement de Dieu. Bref, une métaphysique de l'être

1. Cf. Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 7, n. 31 ; t. I, pp. 327-328.


2. Voir THOMAS D'Aguir», Summa theologica, I, 2, An Deus sil ; immédiatement suivi
de I, 3, De simplicilale Dei. La voie suivie par le Contra Gentiles est différente, ce qui
confirme une fois de plus que, pour Duns Scot, c'est la Somme Théologique qui est
Thomas d'Aquin. Précisons pourtant que si, en fait, Duns Scot atteint ici le Thomas
d'Aquin de la Somme, ce n'est pas lui qu'il vise d'abord : voir le résumé de la position
qu'il attaque, dans Op. Ox., l, d. 3, q. 1, a. 3, n. 3 ; t. I, pp. 306-307. Les éditeurs
l'attribuent à Henri de Gand.
3. « Ex hoc apparet improbatio illius quod dicitur in praecedenti opinione (voir
note précédente), quod perfectissimum quod possumus cognoscere de Deo est cognoscere
attributa reducendo illa in esse divinum, propter simplicitatem divinam ; cognitio
enim esse divini sub ratione inflniti est perfectior cognitione ejus sub ratione simplici-
tatis, quia simplicités communicatur creaturis, inflnitas autem non, secundum modum
quo convenit Deo. » Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 13 ; t. I, p. 314.
l'existence de l'être infini 119
commun ne peut prétendre à aucun concept de Dieu qui soit « absolument
simple t1. En fait, quelque perfection que l'on conçoive comme portée
au suprême degré, on obtient un concept propre à Dieu, et une manière
très satisfaisante de le concevoir serait de le décrire, pour ainsi dire
comme « toutes les perfections prises absolument et au suprême degré ».
Pourtant, un autre concept propre à Dieu s'avère non moins parfait et
plus simple, celui d'« être infini ».
Il est plus simple, parce que tous les autres se forment en déterminant
la notion d'être par quelque transcendantal pourvu lui-même d'une
notion propre. On obtient ainsi les concepts d'« être bon », d'« être vrai »
et autres du même genre, où le déterminant est un véritable attribut
distinct du sujet. L'infini, au contraire, ne se prédique pas comme attribut,
ni de l'être ni de quoi que ce soit d'autre qu'on l'affirme. L'infini est un
« mode intrinsèque » de ce qu'il qualifie, c'est-à-dire, comme nous l'avons
fait observer précédemment, un mode de l'être pris en tant qu'être : « Ainsi,
lorsque je dis être infini, je n'ai pas un concept formé en quelque sorte
par accident, d'un sujet et d'un attribut, mais le concept par soi du
sujet pris dans un degré défini de perfection : l'infinité. Il en est comme
de blancheur intense, qui n'exprime pas un concept par accident comme
celui de blancheur visible, parce que l'intensité désigne plutôt ici un
degré intrinsèque de la blancheur en soi ». Le concept d'« être infini »
est donc, non pas certes absolument simple, mais aussi simple que peut
l'être un concept humain de l'être divin, parce qu'il ne comporte qu'un
seul concept, pris sous une certaine modalité. Mais il est en même temps
plus parfait qu'aucun autre, parce que tous les autres sont virtuellement
inclus en lui. En effet, toute perfection est virtuellement incluse dans
l'être, si bien que dire « être infini », c'est dire à la fois « bien infini »,
« vrai infini » et ainsi de suite. En fait, on va le voir, c'est à la notion
d'« être infini » que l'on aboutit lorsqu'on se demande quel est le principe
premier de l'être. Le terme ultime atteint par une démonstration quia,
c'est-à-dire à partir des effets créés, est nécessairement ce que l'on peut
concevoir de plus parfait à partir d'un tel fondement2. C'est donc bien,
à partir de l'être fini, vers l'être infini que devra s'orienter notre enquête.
Mais est-il certain qu'une preuve soit ici nécessaire et la nature même
du concept d'« être infini » ne nous permet-elle pas de nous en dispenser?

1. « Quemcumque concept urn concipimus, sive boni, sive veri, si non contrahatur
per aliquid ut non sit conceptus simpliciter simplex, non est conceptus proprius Deo. »
Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 5 ; t. I, p. 187.
2. Op. Ox. I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 17 ; t. I, pp. 313-314.
120 JEAN DUNS SCOT

I. L'iNÉVIDENCE DE L'EXISTENCE DE DIEU

On peut user indifféremment des termes « Dieu » ou « être infini »,


comme Duns Scot lui-même en donne l'exemple en se demandant « si
l'existence de quelque infini, ou de Dieu, est chose connue par soi »*.
Qu'est-ce qu'une proposition «connue par soi»? Une proposition per
se nota est celle dont la vérité résulte de la seule connaissance de ses
termes, ou, comme le dit Duns Scot, c'est une proposition qui jouit d'une
vérité évidente, en vertu des seuls termes propres qu'eHe inclut et en
tant qu'ils sont inclus en elle2. Les exemples classiques de telles propo
sitions sont : le tout est plus grand que la partie, ou la ligne est une
longueur sans largeur. Comme il est facile de le voir, elles se composent
de deux termes, dont le premier est le défini (le « tout », la « ligne ») et
le second sa définition. Parmi les propositions connues par soi, certaines
le sont à partir d'une connaissance simplement confuse de leurs termes8.
Tel est notamment le cas des deux que nous ven ons de citer ; car elles
sont connues par soi pour le géomètre, bien qu'il n'ait pas de la notion
de « ligne », par exemple, la connaissance distincte qu'en a le métaphy
sicien, lorsqu'il la définit comme une des trois espèces de la quantité
continue. Toute proposition connue par soi à partir d'une connaissance
confuse de ses termes, l'est à plus forte raison à partir de leur connaissance
distincte, mais le contraire n'est pas vrai. De ce qu'une proposition est
connue par soi lorsque ses termes sont distinctement conçus, il ne suit
pas qu'elle le serait si ses termes n'étaient que confusément conçus.
De quelque connaissance qu'il s'agisse, on dira que sont connues par elles

1. • An aliquod inflnitum sive an Deum esse sit per se notum. » Op. Ox. I, d. 2, q. 2,
n. 1 ; t. I, p. 180.
2. < Dicitur igitur propositio per se nota, quae per nihil aluni extra termines proprios,
qui sunt aliquid ejus, habet veritatem evidentem. » Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 2 ; t. I,
p. 182.
3. Connaître • confusément » quelque chose est le connaître comme désigné par son
nom (définition nominale) ; le connaître distinctement est connaître sa définition
essentielle : • Confuse dicitur aliquid concipi quando concipitur sicut exprimitur per
nomen ; distincte vero quando concipitur sicut exprimitur per deflnitionem >. Op. Ox.
I, d. 3, q. 2, n. 22; t. I, p. 319. Connaître «confusément » n'est pas nécessairement
connaître du • confus », la première confusion étant dans notre mode d'appréhender
l'objet, la deuxième dans l'object même : confusum enim idem est quod indistinctum.
Exemples de confusum: le tout essentiel (comme l'essence < homme «) au regard de ses
parties, ou le tout universel (comme le concept général de l'homme) au regard des sujets
individuels dont il se prédique. Le concept de l'essence est confus, en ce sens qu'il
inclut ceux de ses parties essentielles à l'état indistinct ; celui de l'espèce l'est en ce
sens, qu'il inclut à l'état indistinct ceux de ses parties subjectives.
L'INÉVIDENCE DE L'EXISTENCE DE DIEU 121
mêmes toutes les propositions, et les seules propositions, dont la vérité
ressort évidemment de l'intellection de ses termes1.
S'il en est ainsi, la qualité de « connue par soi » appartient aux propo
sitions prises en elles-mêmes et indépendamment du sujet qui les connaît.
Duns Scot refuse de distinguer des propositions « connues par soi » et
des propositions qui ne seraient que « connaissables par soi ». Pour lui,
le « connu par soi » et le « connaissable par soi » se confondent, car le
connaissable par soi ne peut être tel pour nous que parce qu'il est, de
soi-même, du connu par soi. Or ce qui fait que le connu par soi est tel,
c'est la nature même de ses termes. Une proposition n'est pas dite connue
par soi parce qu'elle est actuellement connue comme telle, autrement,
«si aucun intellect ne la connaissait actuellement, aucune proposition
ne serait connue par soi », ce qui est absurde dans une doctrine où l'intel
ligible précède toujours l'intellection. Au contraire, affirme énergiquement
Duns Scot : « une proposition est dite connue par soi, parce que, de par
la nature de ses termes, elle possède la vérité évidente contenue dans ces
termes, quel que soit l'intellect qui les conçoive. Que si quelque intellect
ne conçoit pas les termes, ni par conséquent la proposition, elle n'en est
pas moins connue par soi, en ce qui est d'elle, et c'est en ce sens que
nous parlons d'une proposition connue par soi »*.
D'autres distinctions doivent être éliminées pour la même raison.
Certains proposent de distinguer le connu par soi qui l'est « en lui-même »
de celui qui ne l'est que « pour nous ». Or, comme il vient d'être dit, ce
qui est « connu par soi » est tel « en lui-même » et reste par conséquent
tel pour n'importe quel intellect. Le fait que je n'aperçoive pas l'évidence
d'une proposition connue par soi ne l'empêche pas d'en être une et d'en
être une même pour moi. Je sais que c'est une proposition connue par soi
dont l'évidence m'échappe et dont la nature n'en reste pas moins ce
qu'elle est. Pour la même raison encore, on refusera de distinguer ce qui
est « connu par soi pour les savants » de ce qui est « connu par soi pour les

1. t Est igitur omnis et sola illa propositio per se nota quae ex terminis, sic conceptis
ut sunt ejus ejus termini, nata est habere evidentem veritatem complexlonis. » Op. Ox.
I, d. 2, q. 2, n. 3 ; t. I, p. 183.
2. « Ex hoc patet quod non est distinguera inter proposltionem esse per se notam et
per se noscibilem, quia idem sunt. Nam propositio non dicitur per se nota quia ab
aliquo intellectu cognoscatur per se ; tune enim si nullus intellectus actu cognosceret,
nulîa propositio esset per se nota ; sed dicitur per se nota quia, quantum est de natura
terminorurn, nata est habere evidentem veritatem contentam in terminis, etiam in
quocumque intellectu concipiente terminos. Si tamen aliquis intellectus non concipiat
termines, et ita non concipiat propositionem, non minus est per se nota, quantum est
de se ; et sic loquimur de propositione per se nota. « Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 3 ; t. I,
pp. 183-184.
122 JEAN DUNS SCOT

ignorants ». Assurément, pour celui que son ignorance empêche d'en


comprendre les termes, une proposition ne saurait être évidente ni par
soi ni autrement. Simplement, elle n'existe pas pour lui. C'est à partir
du moment où les termes sont compris qu'elle existe et que la question
de savoir si elle est connue par soi commence de se poser1. Ses termes
une fois conçus, elle est connue par soi pour tous les esprits qui les
conçoivent, et elle l'est également pour tous.
Ces précisions annoncent la position personnelle de Duns Scot, que
l'on peut, semble-t-il, résumer d'abord brièvement ainsi : la proposition
« Dieu est » est une proposition connue par soi ; en vertu des considé
rations qui précèdent, on doit dire que, puisqu'elle est connue par soi,
elle doit nécessairement être telle même pour nous ; en revanche, nous ne
la concevons pas comme connue par soi, car la manière dont nous en
concevons les termes ne nous permet pas de voir avec une évidence
immédiate que l'existence appartient à l'essence de Dieu. Essayons
d'éclaircir ce point.
La proposition qui unit ces deux termes extrêmes, l'« être » et l'« essence
divine » conçue comme « cette essence » déterminée, est une proposition
connue par soi. Autrement dit, le lien qui unit ces deux termes, « Dieu »
et l'« être propre à Dieu » est de soi immédiatement évident, comme le
savent Dieu lui-même et les bienheureux qui, dans une vision intuitive
de son essence, peuvent le voir. Ne laissons pas échapper cette première
occasion, qui s'offre à nous, de noter que, selon Duns Scot, l'existence
de Dieu est inséparable de son essence. L'existence n'est pas un prédicat
qu'il faille relier à l'essence divine par l'intermédiaire d'un autre, « comme
si le prédicat était extérieur à la notion du sujet ». C'est pourquoi la
proposition « Dieu est » est directement et immédiatement évidente à
partir de ses seuls termes. Elle est immediatissima, ad quam resotvuntur
omnes propositiones enuncianles aliquid de Deo tjnalilercumque conceplo.
Formule d'une énergie remarquable, et dont il convient d'autant plus de
prendre acte que la notion de Dieu ne sera pas l'objet d'un parfait accord

1. Op. Ox., ibid. Duns Scot s'en prend manifestement ici à Thomas d'Aquin, Sum.
Iheol. I, 2, 1, Resp. Saint Thomas s'y réfère à un texte de Boèce, De Hebdomadibus
[P. L., 64, 131 1) sur certaines conceptions communes de l'esprit, qui sont « per se notae
apud sapientes tantum. » Duns Scot se débarrasse de cette autorité en répondant :
t vel non est idem propositio per se nota et communis conceptio, vel ipse intelligit de
concepta, non de conceptibili. > Op. Ox. loc. cit. : t. I, p. 184. Une fois de plus, il suit de
près le texte de la Somme, argumentant non seulement contre les thèses, mais contre
les autorités qu'elle invoque. On notera que les trois arguments allégués par la Somme
en faveur de l'afllrmative (rejetée par Thomas d'Aquin et par Duns Scot) sont aussi
les trois premiers qu'allégué l'Opus Oxoniense (t. I, pp. 180-181) et dans le même ordre.
Le quatrième est une addition de Duns Scot.
L'INÉVIDENCE DE L'EXISTENCE DE DIEU 123
au sein de l'école scotiste. Ici, du moins, aucun doute n'est possible, « la
proposition Dieu esl, ou cette autre : l'essence est, est connue par soi,
car ces deux termes sont tels qu'ils confèrent l'évidence à cette proposition
pour toute personne qui en appréhende parfaitement les termes, n'y
ayant rien à quoi être convienne plus parfaitement qu'à cette essence-ci »l.
Or si cette proposition est connue par soi, elle l'est nécessairement pour
nous. Bien que nous n'ayons de Dieu qu'une connaissance confuse, car
son nom désigne pour nous quelque chose d'imparfaitement connu et
que nous ne concevons pas comme « cette essence divine que voici »
(hanc essentiam diuinam), la proposition « Dieu est » reste connue par soi2.
Ajoutons pourtant que, faute d'une intuition de l'essence divine, cette
proposition connue par soi n'est pas évidente pour nous. Si elle nous
assure que l'existence appartient de plein droit à l'essence divine, elle
ne suffit pas à nous assurer que Dieu existe. L'existence convient à
l'essence de Dieu en tant précisément qu'il est haec essentia, celle de
l'être singulier qu'il est ; or nous avons bien un concept de l'essence en
général, mais non pas de « cette essence-ci » qu'est l'essence de Dieu3.
Allons plus loin. Il peut y avoir dans notre entendement des concepts
qui soient propres à Dieu, en ce sens qu'ils ne soient pas communs à Dieu
et à la créature, par exemple « être nécessaire »,« être infini » ou « souverain
bien », et nous pouvons attribuer l'existence à leur objet. Pourtant, à la
question de savoir si, en attribuant l'être à l'un quelconque de ces objets,

1. Op. Ox. l, d. 2, q. 2, n. 4 ; t. I, pp. 184-185. Noter l'équivalence des formules Deus


at et essentia esl, cette dernière rattachant Duns Scot à la tradition de l'essentialisme
théologique. (Cf. E. GILSON, Le Thomisme (5« éd., Paris, 1945), 1" partie, en. I : Les
théologia de l'essence). Une différence importante l'en distingue pourtant. Comme on
va le voir, l'évidence par soi de la formule essentia esl ne dispense pas, dans le scotisme,
d'une preuve de l'existence de Dieu.
2. L'ambiguïté apparente de la position de Duns Scot tient à ce que l'on ne distingue
pas comme lui les moments du problème. Le fait que la proposition Deus est ne nous soit
pas, en fait, per se nota n'empêche pas qu'elle doive rester pour nous, en droit, la
proposition per se nota qu'elle est en soi. Autrement dit, une proposition est per se nola
lorsqu'elle est évidente à l'intellect qui en appréhende les termes. C'est le cas de la
proposition Deus esl. Que nous n'en appréhendions pas intuitivement les termes, ne
change rien à sa nature. Cl. FRASSEN, dans son Scolus Academicus, t. I, p. 115, met le
doigt sur la formule scotiste techniquement correcte de la réponse en soulignant ces
mots de Duns Scot : < et sic propositio per se nota in se et per se nota in nobis non
sunt membra opposita >. Le Docteur subtil est donc d'accord avec Thomas d'Aquin
sur le fait, mais il refuse de le transformer en une opposition de droit : l'évidence
intrinsèque de la proposition, pour qui comprend ses termes, n'est aucunement affectée
par le fait qu'un certain intellect ne les comprend pas.
3. « Secundum nullum conceptum quem nos hic de Deo concipere possumus, est
aliquid de ipso nobis per se notum ; née etiam potest esse nobis notum demonstratione
propter quid, quia médium illius demonstrationis propter quid, quod est ipsa deitas
in se, inquantum haec deitas, non est nobis per se notum, née est aptum per se a nobis
cognosci, et ideo haec propositio, Deus est, non est (nobis) per se nota. » ftep. Par. 1,
d. 2, q. 2, n. 2.
124 JEAN DUNS SCOT

on peut former une proposition évidente, il faut répondre non. Autrement


dit, la proposition Dieu esl, où les termes ne sont que confusément connus,
est connue par soi, mais, n'étant pas évidente pour nous, elle ne garantit
pas que Dieu existe ; les propositions « l'être nécessaire est », ou « l'être
infini est », dont les termes nous sont distinctement concevables, ne sont
pas évidentes pour nous, bien que, comme on verra bientôt, elles
permettent de prouver que Dieu existe. Tel est le sens scotiste qu'il
convient de donner à la formule d'Avicenne que nous avons déjà citée,
car Dieu, en tant précisément que Dieu, ne nous est pas évidemment
connu, mais il n'y a pas à désespérer de le connaître, comme Dieu, plus
tard, et, comme être infini, dès cette vie : Deum esse non esl per se notum
née desperalum cognosci.
A défaut d'un concept propre de l'essence divine comme telle, nous ne
disposons, pour atteindre Dieu, que du concept commun d'être, déterminé
pourtant de manière à former des concepts qui ne puissent s'appliquer
qu'à lui. Tels sont, par exemple, les concepts d'« être nécessaire », d'« être
infini » ou de « souverain bien ». Tous ces concepts sont tels qu'on puisse
attribuer l'existence à leur objet, mais aucun ne suffit à justifier immédia
tement cette attribution. On ne peut pas démontrer qu'un être existe
parce qu'il est nécessaire, ou infini, ou suprême ; tout au contraire, on
saura que la nécessité ou l'infinité existe lorsqu'on aura prouvé l'existence
d'une essence qui les possède. On ne peut pas aller des attributs de
l'essence divine à son existence, parce que son existence permet seule de
prouver celle de ses attributs. L'essence divine joue le rôle de moyen
terme dans toute démonstration a priori de l'existence de ses attributs1.
S'il faut démontrer d'abord qu'elle existe, c'est donc que nul des concepts
distincts par lesquels nous concevons l'être suprême ne nous permet de
poser son existence comme évidente.
Il suffit d'ailleurs d'observer le mouvement de la pensée pour s'assurer
qu'il en est bien ainsi. Concevons « être infini », est-il immédiatement
évident pour nous qu'un tel être existe ? Assurément non. Nous pouvons
croire son existence, nous pouvons démontrer son existence, en aucun
cas nous ne la saisissons comme une évidence immédiate résultant de
ces seuls termes. La cause de notre assentiment à la proposition : « l'être
infini est », ne se trouve pas dans les termes seuls dont elle se compose,
mais dans la foi ou dans la démonstration.
Ce fait tient à la nature même des concepts que nous concevons « distinc
tement » comme proprement applicables à Dieu. Aucun d'eux n'est absolu-

1. Op. Ox. l, d. 2, q. 2. n. 5 ; t. I, p. 185.


l'inévidence de l'existence de dieu 125
ment simple ; or, pour connaître évidemment l'existence de leur objet,
il nous faudrait connaître évidemment la liaison des parties qui le com
posent. Autrement dit, « l'être infini est » ne peut être une proposition
évidente, à moins qu'il ne soit évident que l'infini est lié à l'être. Or, d'une
part, tous les concepts que nous pouvons attribuer en propre à Dieu se
composent de celui d'être et d'une détermination de l'être telle que
i suprême », « infini », « incréé », « immense », ou autre du même genre.
D'autre part, rien ne peut être connu par soi, touchant un concept qui
ne soit pas absolument simple, à moins qu'il ne soit connu par soi que ses
parties sont effectivement unies. Si les parties d'un concept composé ne
sont pas au moins unissables, le concept est contradictoire et tout ce
que l'on pourrait en conclure serait faux. Or, pour savoir qu'un tel concept
est possible, il faut le prouver, comme le fera d'ailleurs Duns Scot pour le
concept d'« être infini ». Une fois de plus, l'existence d'un tel être n'est
pas connue par soi, elle est objet de démonstration1.
Ceci dit, Duns Scot peut éliminer les autorités qui semblent attribuer
une évidence immédiate à la proposition « Dieu est », prise sous les for
mules dont les termes nous sont distinctement accessibles.
D'abord la fameuse parole de Jean Damascène, au début du De Fide
orthodoxa; «la connaissance de l'existence de Dieu est naturellement
innée chez tous les hommes ». Thomas d'Aquin avait déjà répondu que
cela est vrai s'il s'agit de Dieu connu « in aliquo communi, sub quadam
confusione », en ce sens, par exemple, que tous les hommes désirent le
bonheur, sans savoir que ce qu'ils nomment « le bonheur » se nomme en
réalité « Dieu ». Duns Scot préfère interpréter la parole de Jean Damascène
comme vraie, s'il s'agit « de la faculté de connaître qui nous est naturelle
ment donnée, et par laquelle nous pouvons connaître aussitôt (slatim),
à partir des créatures, que Dieu existe, sallem in rationibus generalibus ;
du moins, Dieu connu dans des notions générales ». Ce docteur ne nous
accorde d'ailleurs d'autre connaissance de Dieu à partir des créatures,

1. Op. Ox., ibid. Cf. loc. cil. a. 6 ; t. I, pp. 187-188, où Duns Scot conteste que la
proposition » necesse esse est » soit immédiatement évidente ; elle le serait, s'il était
connu par soi que necesse et esse sont en fait unis dans un sujet actuellement existant,
ce qui est le point en question : quia non est per se notum partes quae sunt in subjecto
uniri actualiter. Il n'est pas de soi évident qu'un existant réponde à notre concept
du nécessaire. En fait, Duns Scot lui-même éprouvait quelque répugnance à admettre
que le nécessaire eût droit à l'existence en lant précisémenl que nécessaire ; l'être fonde
la nécessité, là où elle existe, mais non pas inversement. Il ne s'agit donc pas ici de
discussions méthodologiques abstraites ; les méthodes rejetées par Duns Scot ne
conduiraient pas à un être suprême tel que le théologien puisse l'accepter du méta
physicien. Quant à ceux dont l'esprit simple ne peut discerner le sens des preuves, 11
leur reste à croire que Dieu existe : Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 13. Cf. Ad Hebr., 11, 6.
126 JEAN DUNS SCOT

que celle qui consiste « en notions communes à Dieu et aux créatures »,


posées plus parfaitement et plus éminemment en lui qu'en elles. Que s'il
s'agit d'une connaissance actuelle et distincte de Dieu comme Dieu, ce
ne sont pas les démonstrations qui nous la donnent ; disons plutôt, avec
Jean Damascène lui-même : Nemo novil eum, nisi quantum ipse revelavil.
On le voit, Duns Scot ne manque aucune occasion de distinguer la connais
sance métaphysique de l'être premier, de la connaissance théologique de
ce même être premier comme Dieu.
La deuxième objection, empruntée par Thomas d'Aquin et Duns Scot
à saint Anselme, s'appuyait sur l'argument célèbre du Prosologion II :
l'être tel qu'on n'en peut concevoir de plus grand est nécessairement
existant. Notons pourtant qu'en exposant cet argument, Thomas d'Aquin
n'avait pas nommé saint Anselme, mais l'avait librement interprété
comme si l'on pouvait correctement l'assimiler à un « per se notum » tel
que « le tout est plus grand que sa partie »*. Duns Scot nomme au
contraire saint Anselme, ce qui l'autorise à désolidariser sa thèse de
l'interprétation qu'en avait proposé saint Thomas d'Aquin. En effet,
« Anselme ne dit pas que cette proposition soit connue par soi ». La preuve
en est que, pour en déduire la conclusion que Dieu existe, il lui faut au
moins deux syllogismes, dont l'un prouve que le « suprême » n'est pas
non-être et l'autre que, n'étant pas non-être, il est être. D'ailleurs, si
l'argument d'Anselme n'établit pas l'évidence de l'existence de Dieu, on
verra qu'il aide à prouver son infinité.
La troisième objection, elle aussi commune à Thomas d'Aquin et à
Duns Scot, revient à ceci : « il est connu par soi que la vérité existe ;
or Dieu est la vérité ; donc Dieu existe ». A quoi Duns Scot répond, avec
Thomas d'Aquin, que l'existence de la vérité en général est chose connue
par soi, mais qu'il ne suit pas de là que Dieu existe. Cela n'en suit du
moins pas comme une proposition connue par soi, car il n'est aucunement
évident ni que l'être appartienne nécessairement à la vérité en général,
ni que l'être de cette vérité soit le même que celui de cette essence déter
minée qu'est celle de Dieu*.

1. THOMAS D'AQUIN, Somma theologica I, 2, 1, 2» obj. La réfutation proposée par


Thomas d'Aquin (/oc. cit., ad 2m) porte sur la validité métaphysique de l'argument :
on ne peut conclure du concept à l'être réel. Celle que propose Duns Scot, d'accord
avec sa position personnelle du problème, porte d'abord sur la question de savoir si,
tel que le formule saint Anselme, son argument revient à faire de l'existence de Dieu,
comme Thomas d'Aquin suggère qu'il le fait, une res per se no/a. Noter que Duns Scot
laisse de côté les autres arguments allégués par THOMAS D'AQUIN dans le Contra Genlile*
I, 10. Une fois de plus, c'est la Somme qu'il prend en considération.
2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 8 ; t. I, p. 189.
l'inévidence de l'existence de dieu 127
La dernière objection, toute différente de celles qu'avait alléguées
Thomas d'Aquin, présente un caractère hautement formel, qui permettra
d'ailleurs à Duns Scot de préciser sa propre pensée touchant ce point.
La nécessité des premiers principes, dit-elle, ne repose pas sur l'existence
réelle de leurs termes, mais sur la liaison de ces termes tels qu'ils sont
dans l'intellect qui les conçoit. Si ces propositions, portant sur des
concepts qui n'ont d'autre existence que celle d'objets de pensée, sont
immédiatement connues par soi, à bien plus forte raison doit être connue
par soi la proposition : Dieu est, qui porte sur des termes absolument
nécessaires1. Contre quoi Duns Scot rappelle une fois de plus que la
qualité de « connue par soi » appartient aux propositions, indépendamment
du fait que leurs termes existent dans l'entendement seul ou dans la
réalité. L'évidence de l'accord de ces termes est l'évidence de la vérité
de la proposition, cette évidence même qui en fait une proposition connue
par soi. Dans la proposition : « le tout est plus grand que la partie », le
rapport des termes est tel, que tout intellect, qui les conçoit, perçoit du
même coup son évidence. Quelle que soit la nécessité intrinsèque de ces
termes l'évidence de la proposition qui les unit, n'en est ni plus ni moins
grande2. Assurément, dans la proposition « Dieu est », la nécessité intrin
sèque des termes et de leur rapport est infiniment plus grande et aucune
proposition ne serait plus immédiatement évidente que celle-là, si nous
avions un concept distinct de Dieu ; mais nous n'avons que des concepts
propres à Dieu obtenus par une détermination attributive de la notion
commune d'être ; c'est pourquoi, faute d'une notion suffisante de
l'essence de Dieu, nous ne saurions percevoir la nécessité, pourtant
suprême, avec laquelle l'existence lui appartient.
La position de Duns Scot est plus facile à répéter qu'à comprendre, car
on se demande plus d'une fois en quoi, précisément, elle se distingue de
celle de saint Thomas. Tous deux enseignent que la proposition « Dieu
est » est connue par soi, mais que, faute d'en concevoir distinctement
les termes, son évidence nous échappe. Ils sont donc d'accord sur
l'essentiel. Cependant, Thomas d'Aquin en conclut que, connue par soi
si on la prend en elle-même, cette proposition ne l'est pas pour nous.
Duns Scot maintient au contraire que cette proposition reste connue
par soi pour nous, comme elle l'est en elle-même, bien qu'elle ne nous
soit pas actuellement connue comme telle. En d'autres termes, la qualité
de * connue par soi » appartient à toute proposition dont la vérité est

1, Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 1 ; t. I, p. 181.


2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, n. 9 ; t. I, p. 190.
128 JEAN DUNS SCOT

évidente dès que ses termes sont distinctement conçus ; le fait qu'ils ne
le soient pas empêche la perception de son évidence, mais ne la prive pas
de son évidence. C'est pourquoi, bien que son évidence immédiate nous
échappe, la proposition « Dieu est» doit être tenue pour connue par soi,
à la fois en soi et en nous.

II. LA CAUSE PREMIÈRE

La démonstration de l'existence d'un être infini comporte deux moments


nettement distincts : la preuve qu'il existe un être premier, la preuve
que cet être premier est infini1.
Cette double démonstration constitue en même temps un modèle
parfait de ce que Duns Scot entend par connaissance métaphysique et
c'est pourquoi, s'il n'est pas accoutumé au style de la métaphysique
scotiste, le lecteur risque non seulement de s'y perdre, mais même de
n'en pas découvrir l'entrée. Duns Scot assure qu'il argumente des effets
à leur cause ; on pense donc aussitôt à des preuves a posteriori du type
thomiste, et comme on ne rencontre que des concepts abstraits, on est
désorienté. On tente alors de rapprocher les preuves scotistes des argumen
tations purement conceptuelles qui se rencontrent chez un Alexandre de
Haies ou un saint Bonaventure et qui se tirent directement des propriétés
de l'essence, mais on se heurte alors aux avertissements réitérés de
Duns Scot, que ses preuves sont a posteriori et ne rejoignent Dieu qu'à
partir de ses effets. Nous sommes au rouet et le seul espoir de sortir
d'embarras est dans un retour à la notion proprement scotiste de l'objet
du métaphysicien.
Que les preuves de l'existence de l'être premier soient a posteriori et
prises des effets, non a priori et par la cause, Duns Scot l'a maintes fois
affirmé et d'ailleurs ce que nous savons déjà de sa pensée rendrait
l'attitude contraire incompréhensible de sa part. Le fait qui domine ici
sa doctrine, c'est l'absence d'un concept propre de Dieu dans l'enten
dement humain. Si nous avions un tel concept de l'essence divine, nous
pourrions en user pour démontrer propler quid, c'est-à-dire a priori et
comme par la cause, que cette essence existe. Mais nous ne l'avons pas ;
il ne nous reste donc, si la preuve en est possible, qu'à la fonder sur les

1. Le remarquable traité De primo principio reprend les preuves de l'Opus Oxonitnte,


mais dans un style philosophique différent, ce qui rendrait difficile la combinaison des
deux textes. Nous suivrons l'Opus Oxoniense, qui fournit la trame de notre exposé,
pour ne pas en rompre l'unité.
LA CAUSE PREMIÈRE 129

créatures, qui sont les effets de Dieu : quia de enle infinilo non potesl
demonslrari esse demonslratione propter quid quantum ad nos, licel ex
natura ierminorum proposiiio essel demonslrabilis propler quid quantum
ad nos, sed quantum ad nos proposiiio est demonslrabilis demonslralione
quia ex creaturis1. On citerait aisément d'autres textes, mais aucun ne
saurait être plus explicite et celui-ci suffit à régler la question.
Si l'on hésite à prendre au pied de la lettre les déclarations de Duns Scot,
c'est que les effets créés sur lesquels sa démonstration repose ne sont pas
ceux auxquels la métaphysique thomiste faisait appel. Plus précisément,
la métaphysique scotiste ne fait pas appel à la voie que saint Thomas
considère comme la plus manifeste de toutes, celle qui passe par le mou
vement. Nous avons déjà vu pourquoi et nous le verrons plus précisément
encore, mais il nous suffira de rappeler ici quel genre d'être le métaphy
sicien prend en considération, lorsqu'il parle vraiment en métaphysicien.
Puisqu'on fait toute notre connaissance dérive du sensible, l'être
sensible est le seul dont le métaphysicien puisse partir, mais, en tant
précisément que métaphysicien, il ne considère l'être sensible qu'en
tant qu'« être ». Or non seulement cet être est du réel, c'est-à-dire tout
le contraire d'un pur être de raison comme ceux dont traite la logique,
mais toutes les propriétés qu'y découvre la pensée sont réelles comme
lui2. L'« être commun » et ses propriétés ne sont rien d'autre que la
créature même, prise dans sa réalité concrète, conçue sous l'aspect propre
du métaphysicien.
Il y a, dans l'être créé, beaucoup de caractères, qui sont eux-mêmes
des réalités créées et dont il est impossible d'expliquer l'existence actuelle
dans l'être, à moins de les considérer comme les effets d'une cause. On peut
donc, à partir de ces effets, démontrer que leur cause existe, et qu'elle
existe actuellement en réalité, comme eux-mêmes existent actuellement
en réalité. Citons-en quelques-uns. La «pluralité » qui appartient à l'être
tel que nous le connaissons, la « dépendance »3, la « composition », autant
de propriétés évidentes dont il est possible de partir, afin d'en montrer

1. Op. Ox. l, d. 2, q. 2, a. 1, n. 10 ; t. I, p. 190.


2. On peut le voir par la division scotiste de la réalité : « Res aulcm prima sui divi-
sione dividi potest in rem creatam et increatam, sive in rem a se et in rem ab alio
habentem esse, sive in rem necessariam et rem possibilem, sive in rem finitam et inflni-
tam. Hes autem increata, a se, inflnita et n ccssuria Deus est; res autem créa ta, ab alio,
possibilis et flnita, commun! nomine dicitur creatura. « Quodl., Praefatio, n. 1. Toutes
ces déterminations disjonclives ont la réalité de l'être même qu'elles déterminent.
3. La dépendance Tonde un ordre de priorité et de postériorité qui est, avec celui
d'éminence dont il sera parlé plus loin, l'une des divisions de Vurilo cssenlialis: « prius
dicitur a quo aliquid dependet, et posterius, quod dependet >. De primo principio,
éd. Evan Roche, Saint Bonaventure (N. Y.), 1949, p. 4.
130 JEAN DUNS SCOT

le lien avec une cause évidente, et de persuader, de faire voir qu'il existe
réellement un être simple, indépendant et nécessaire de qui dépend tout
le reste. Si l'être tel que nous le connaissons présente des caractères tels
qu'il ne puisse pas exister par soi, on doit donc pouvoir établir qu'il
existe une cause, supérieure à toutes les créatures, dont elles tiennent
l'être1. Nous ne sortons pas ici du grand débat entre Averroès et Avicenne
et l'on sait assez quelle position Duns Scot lui-même y a prise. Tout ce
que l'on peut atteindre à partir des êtres physiques, considérés dans leur
condition physique d'être mobiles, c'est l'existence d'êtres dont la nature
fera l'étude du métaphysicien. Ce que le métaphysicien lui-même peut
atteindre, à partir de l'être commun qu'il étudie, c'est l'existence d'un
être transmétaphysique dont la nature fera l'étude du théologien. Encore
faut-il pour cela que le métaphysicien en prouve l'existence, c'est-à-dire,
qu'il la prouve en métaphysicien.
Même purement métaphysique, une telle preuve ne s'adressera pas aux
propriétés de l'être infini que l'on peut dire « absolues », mais à celles
que l'on peut nommer « relatives ». Entendons par là, celles des propriétés
de l'être infini qui expliquent l'existence des effets mêmes dont on part
afin d'établir son existence, ou, tout au moins, qui lui appartiennent en
vertu du rapport qu'ont à lui les créatures. Il s'agit donc exactement de
prouver d'abord, à partir de l'être créé, « l'existence des propriétés
relatives de l'être infini » que sont la « causalité » et l'« éminence ». C'est
précisément ce que Duns Scot entend par prouver l'existence de l'être
« premier » dont, par une démarche dialectique ultérieure, il prouvera
ensuite l'« infinité »2.

1. Cf. le texte dont nous avons déjà cité la première phrase : « Ad Commentatorem,
/. Phi/s. dico quod Avicenna, cui contradixit, bene dixit, et Commentator maie. Quod
probatur primo : quia si aliquas substantias sépara tas esse esset suppositum in scientia
metaphysicae et conclusum in naturali scientia, crgo physica esset simpliciter prior
tota metaphysica, quia physica ostenderet de subjecto metaphysicae si est, quod
praesupponitur toti cognitioni scientiae metaphysicae. — Secundo, quia per omnem
cognitionem effectus potest demonstrari de causa quia est, quam impossibile est esse
in eftectu nisi causa sit : sed multae passiones considerantur in metaphysica, quas
impossibile est inesse nisi ab aliqua causa prima talium entium ; ergo ex talibus passio-
nibus metaphysica potest demonstrare aliquam primam causam istorum entium esse.
Minor probatur : quia multitudo entium, dependentia et compositio et hujusmodi,
quae sunt passiones metaphysicae, ostendunt aliquod esse actu simplex, independens
et necesse esse. Multo etiam perfectius ostenditur primam causam esse ex passionibus
causatorum consideratis in metaphysica quam ex passionibus naturalibus, ubi osten-
dilur primum moyens esse ; perfectior etiam cognitio et immediatior de primo ente est
cognoscere ipsum ut primum ens, vel ut necesse esse quam cognoscere ipsum ut
primum movens ». Op. Ox. Prol., q. 3, a. 7, n. 21 ; t. I, pp. 65-66.
2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 10 ; t. I, p. 190. Le plan général de l'argumentation
est clairement décrit : « Ostendam, primo quod aliquid est in effectu inter entia, quod
est simpliciter primum secundum eulcientiam, et aliquid est simpliciter primum secun
LA CAUSE PREMIÈRE 131

Établissons d'abord qu'il existe une cause efficiente première, c'est-


à-dire une cause telle qu'elle ne soit elle-même l'effet d'aucune autre
et qu'elle ne produise en vertu de rien d'autre que sa propre causalité.
« Quelque être est productible », telle est la proposition initiale de la
preuve. En dépit de toutes les précautions déjà prises, elle risque d'appa
raître purement abstraite, dialectique et irréelle. Elle est en effet abstraite
et dialectique, car elle porte sur une propriété générale de l'être commun
et pose le point de départ d'une argumentation sans autre contenu que
des propriétés abstraites de ce genre, mais elle n'est pas irréelle, parce
que l'être dont elle parle n'est pas un être de raison. Rappelons-le encore,
la métaphysique de Duns Scot peut bien user d'une méthode dialectique,
elle n'est pas une logique. En disant aliquod ens est effectibile, il suppose
implicitement l'existence actuelle d'êtres donnés et l'existence actuelle
de rapports de cause à effet entre certains de ces êtres dont les uns
produisent alors que d'autres sont produits. Ce n'est pas de la production
qu'il part, mais c'est parce qu'il y en a que Duns Scot peut attribuer
à l'être le « productible » et la « productibilité », propriétés douées d'un
fondement, réel comme l'être dont on parle, mais que l'on envisage ici,
pour les raisons que Duns Scot a fait valoir, sous leur aspect proprement
métaphysique, au lieu de s'arrêter à l'aspect physique et accidentel que
présenterait la proposition tout empirique : il y a actuellement des êtres
particuliers qui sont effectivement produits. C'est ce que lui-même nomme
du « possible réel », à mi-chemin entre l'actuel réel et le possible logique1.
Ou bien l'on acceptera de se placer, avec Duns Scot, au niveau méta
physique de l'être, et toute sa preuve se construira sur le plan d'un réel
ainsi conçu, ou bien on lira ses textes comme s'ils impliquaient simple
ment une considération dialectique de l'« être physique », auquel cas
ils laisseront l'impression de se mouvoir sur le plan d'une généralité

dum rationem finis, et aliquid est simpliciter primum secundum eminentiam. Secundo
principaliter ostendam quod illud quod est primum secundum unam rationem primi-
tatis, idem est primum secundum alias primitates. Tertio ostendam quod ista triplex
primitas uni solae naturae convenit, ita quod non in pluribus naturis diderentibus
specie vel quidditative. • Loc. cit., n. 11 ; t. I, p. 191. Les trois moments correspondent
à peu près aux trois genres de cause, efficiente, finale et formelle (éminence). La causalité
matérielle n'a pas à intervenir ici ; quant à l'exemplarité, elle se confond avec l'efllcience,
la cause exemplaire n'étant en Dieu que la connaissance de l'être dont il veut l'existence.
La dernière clause du texte mérite attention : l'unicité qu'il annonce est celle de l'espèce.
A prendre littéralement les termes dont il use, Duns Scot s'engage ici à prouver qu'il
n'existe qu'un seul être divin ; une pluralité d'individus d'espèce divine n'est pas
exclue d'avance en vertu de la preuve de l'existence de l'être premier qu'il annonce.
1. • Possibile logicum est modus compositionis formatae ab intellectu, illius quidem
cujus termini non includunt contradictionem... Sed possibile reale est quod accipitur
ab aliqua potentia in re, sicut a potentia inhaerente alicui, vel terminata ad illud sicut
ad terminum. . Op. Ox. I, d. 2, q. 6, a. 2, n. 10 ; t. I, p. 249.
132 JEAN DUNS SCOT

conceptuelle malaisément distinguable de celle qui caractérise l'objet de


la logique. De toute manière, ne commettons pas l'erreur de critiquer les
preuves scotistes de l'existence de Dieu au nom d'une ontologie qui
n'était pas la sienne. Ici comme ailleurs, sauf sur le plan vraiment primitif
de l'ontologie, la vraie pièce se joue derrière le décor. Nous aurons
d'ailleurs occasion de revenir sur ce point important.
Admettons donc que le donné réel dont on part soit ce fait défini, la
« productibilité » de l'être. Cette propriété de l'être en implique une autre,
la « productivité » c'est-à-dire, puisque nous sommes dans le réel, que
s'il y a de l'être productible, il y a de l'être productif. On peut d'ailleurs
le montrer. Le productible, ou « elTectible » ne peut être tel que par rien,
ou par soi, ou par un autre. Il ne peut l'être par rien, parce que ce qui
n'est rien n'est cause de rien. II ne peut l'être par soi, parce qu'il n'y a
pas de chose qui se fasse ou s'engendre elle-même. L'effeclibile est donc
fait par un autre être, qui en est l'effeclivum1. Soit donc un être producteur
de ce productible, que nous désignerons par A. S'il est premier au sens
défini plus haut, nous tenons ce que nous cherchions, c'est-à-dire un être
qui soit cause efficiente première sans être lui-même l'effet d'aucune
autre cause et qui produise en vertu de sa seule causalité. S'il n'est pas
premier en ce sens, c'est qu'il n'est que cause seconde (posterius effecti-
t>um), soit parce qu'il est lui-même effet d'une cause, soit qu'il produise
en vertu de quelque autre. Admettons qu'il ne soit pas premier et désignons
sa cause par B, on raisonnera sur B comme sur A. Ou bien donc on
continuera ainsi à l'infini, allant de causes efficientes en causes efficientes
dont chacune sera l'effet d'une autre, ou bien l'on s'arrêtera à une
cause absolument première. Or il est impossible de remonter à l'infini.
Donc il existe une cause qui n'en a elle-même aucune, ce qui revient à
dire que la propriété de l'être dont nous sommes partis, sa « producti
bilité », implique l'existence d'une productivité elle-même douée de
cette autre propriété, la « primauté »2.
La démonstration semble tenir pour accordé qu'une régression à l'infini
dans la série des causes causées est impossible, mais elle l'est en effet.
On concédera sans doute d'abord qu'une série causale « circulaire » est
inadmissible. Si l'on admet que rien ne se cause soi-même, on doit refuser
en môme temps l'hypothèse d'une série causale dont un terme serait à
la fois l'effet d'un autre et la cause de tout le reste. Une telle supposition
reviendrait pratiquement à admettre qu'un être puisse être cause de soi

1. Cf. De primo principio, cap. III, éd. E. Roche, p. 38.


2. Cf. De primo principio, cap. III, éd. E. Roche, p. 40.
LA CAUSE PREMIÈRE 133

même en tant qu'effet de son propre effet. Si l'on y renonce, il reste


seulement à s'assurer qu'on ne peut faire, dans l'ordre des causes effi
cientes, ce que fait Aristote lorsqu'il admet que les êtres vivants puissent
s'engendrer les uns les autres à l'infini, dans un univers dont on sait
qu'il le suppose éternel, et cela selon l'ordre d'une génération linéaire où
nulle causalité « circulaire » ne puisse être alléguée. On aurait alors une
ligne indéfinie de causes secondes sans aucune cause première.
L'hypothèse est irrecevable et elle a d'ailleurs été condamnée par les
philosophes eux-mêmes, car ils n'ont pas admis que l'infinité de causes
« essentiellement ordonnées » fût possible ; ils ne l'ont admis que dans
le cas de causes accidentellement ordonnées », ainsi qu'on peut le voir
dans Avicenne, Melaph., tr. VI, ch. 5, où il parle de l'infinité des individus
au sein de l'espèce1. Cette distinction ne coïncide pas avec celle des causes
par soi et des causes par accident, où il ne s'agit que du rapport de deux
termes, la cause et son effet, alors que, dans le cas des causes essentielle
ment ou accidentellement ordonnées, il s'agit du rapport de deux causes
entre elles, en tant qu'elles produisent un effet. La « cause par soi » est
celle qui cause selon sa nature propre et non selon quelque caractère
accidentel. Dans les causes « essentiellement ordonnées »2, la deuxième
cause dépend de la première en tant que cause, c'est-à-dire qu'elle lui
doit sa causalité même. Dans les causes « accidentellement ordonnées »,
il se peut bien que la deuxième cause dépende de la première quant à
son existence, par exemple, ou sous quelque autre rapport, mais elle
n'en dépend pas quant à sa causalité. Une deuxième différence est que,
dans les causes essentiellement ordonnées, le rapport causal n'est pas de
même ordre ni de même nature aux divers degrés considérés. Car il y a
dès lors des degrés, dont l'ensemble forme, comme l'on dit, une échelle,
les causes de degré plus haut y étant plus parfaites que les suivantes.
Cette deuxième différence suit d'ailleurs de la première, car aucune cause
ne peut tenir son pouvoir causal d'une cause de même nature ; or, on s'en
souvient, c'est de la causalité même de la cause qu'il s'agit ici, et comme
la causalité suit la nature, il faut nécessairement recourir à une nature

1. Avicenne, Melaph., tr. VI, cap. 5, fol. 94r. Cf. « Accipio autem ordinem essen-
tialem, non stricte — ut quidam loquuntur, dicentes posterais ordinari sed prius vel
primum esse supra ordinem — sed communiter, prout ordo est relatio aequiparantiae
dicta de priori respectu posterions, et e converso, prout scilicet ordinatum suffleienter
dividitur per prius et posterius «. De primo principio, éd. Evan Roche O. F. M., Saint
Bonaventure (N. Y.), 1949, p. 4. Sur les adversaires visés par Duns Scot,
voir E. Bettoni, L'asccsa a Dio in Duns Scol (Milano, 1943), pp. 42-45.
2. Elles peuvent se nommer aussi causes ordonnées c par soi • ( = essentiellement),
en opposition aux causes ordonnées «par accident» (—accidentellement), mais il
s'agit toujours du rapport de deux causes, non de celui d'une cause à son eflet.

>
134 JEAN DUNS SCOT

plus haute pour rendre raison d'une causalité elle-même plus haute.
Une troisième différence est que, lorsqu'il s'agit de causes essentiellement
ordonnées, la présence simultanée de toutes les causes est requise pour
que l'effet soit produit. Rien de plus évident, toujours en vertu de cette
raison fondamentale que l'ordonnancement « essentiel » des causes est
celui de leur causalité même. Puisque la causalité des suivantes dépend
de celle des précédentes, une lacune quelconque dans la chaîne suffit à
rendre impossible l'existence de l'effet1. Ces distinctions admises, on
peut établir : premièrement, qu'une infinité de causes essentiellement
ordonnées est impossible ; deuxièmement, qu'une infinité de causes
accidentellement ordonnées est impossible ; troisièmement, que même
si l'on nie tout ordre essentiel dans la série des causes, la régression à
l'infini est encore impossible.
On prouve qu'une infinité de causes essentiellement ordonnées est
impossible. Considérons l'universalité des effets essentiellement ordonnés.
Puisqu'elle est composée d'effets, elle est causée ; mais sa cause ne peut
faire partie de cet ensemble d'effets, sans quoi, incluant sa propre cause,
elle se causerait elle-même. La cause d'une universalité d'effets essentielle
ment ordonnés lui est donc extérieure, et puisque nous argumentons sur
la totalité de l'être causé, sa cause est première. — En second lieu, nous
avons précisé que, dans l'ordre des causes essentiellement ordonnées, la
totalité des causes doit être posée simultanément (puisque de telles
causes confèrent leur causalité même à celles qui les suivent) ; or, s'il
n'y en avait pas de première, ces causes seraient en nombre infini. Mais
une infinité d'êtres actuellement et simultanément existants est impos
sible ; il faut donc que la série des causes s'arrête à une première, comme
nous le demandons. — Troisièmement, la notion même d'« antérieur »
signifie « plus proche du premier »2 ; si donc il n'y avait pas de cause
première, il ne saurait y en avoir d'essentiellement antérieures ou posté
rieures. — Quatrièmement, nous supposons qu'une cause supérieure dans
l'ordre de la causalité même est aussi une cause plus parfaite ; si donc
il y avait une série infinie de causes essentiellement ordonnées, sa cause
serait infiniment supérieure à elle, infiniment plus parfaite qu'elle, d'une
perfection causale infinie, et par conséquent capable de causer par soi
seule, sans le secours d'aucune autre cause ; bref elle serait première au
sens que nous avons défini. — Cinquièmement, le caractère d'être capable
de causer (être un effeciivum) n'implique nécessairement de soi aucune

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 12 ; t. I, p. 193.


2. Renvoie à ARISTOTE, Melaph. V, 11, 1018 b, 9-11.
LA. CAUSE PREMIÈRE 135

imperfection ; donc ce caractère peut se rencontrer quelque part sans


aucune imperfection ; mais s'il ne se rencontre en aucun être sans y
dépendre de quelque chose d'antérieur, il ne se rencontre en aucun sans
imperfection ; donc il peut se rencontrer quelque part sans imperfection,
et, là où il est, il est absolument premier en vertu de son indépendance
même. S'il en est ainsi, un pouvoir causal absolument premier est possible
(ergo effectivitas simpliciter prima est possibilis) ; or nous verrons plus
loin que, s'il est possible, cela suffit à conclure qu'il existe en réalité.
Supposant ensuite qu'il s'agisse d'une infinité de causes accidentelle
ment ordonnées, on prouvera qu'elle est impossible à moins qu'elle ne
s'arrête à des causes essentiellement ordonnées. Une infinité de causes
accidentellement ordonnées, si l'on admet par hypothèse qu'il y en ait
une, est telle que la causalité de chacune des causes ne dépend pas de la
causalité de celles qui les précèdent. Dans une série de ce genre, une
cause postérieure peut donc exister et agir même si la cause antérieure
a déjà cessé d'agir et d'exister. Les moments d'une telle série existent
donc l'un après l'autre, tel le fils engendrant à son tour lorsque le père
qui l'a lui-même engendré est déjà mort, car s'il lui doit d'avoir reçu
l'être, il ne lui doit pas de le conserver et, de toute manière, même si
son père est encore vivant, ce n'est pas en vertu du pouvoir d'engendrer
qui appartient au père, que le fils engendre à son tour. Il y a donc succes
sion de causes. Or toute succession présuppose une permanence. Ce terme
permanent ne peut être une cause prochaine, sans quoi lui-même serait
engagé dans cette succession. Au contraire, puisque la succession totale
dépend de ce terme, il doit être antérieur par essence au successif, et
d'un autre ordre. Toute série de causes accidentelles suppose donc un
terme premier qui lui soit essentiellement antérieur1.
On prouve enfin que même si l'on nie tout ordre essentiel, soit entre
les termes de la série, soit entre la totalité de ces termes et un terme
premier, la régression à l'infini dans la série des causes reste impossible.
Nous savons en effet, par le premier moment de notre preuve, que rien
ne peut venir de rien. Il suit de là que quelque nature est « effective » ;
argument, pour le noter en passant, qui montre à quel point Duns Scot
lui-même a conscience de raisonner sur quelque propriété qui, si abstraite
soit-elle, est celle d'un actuellement existant. Si l'on nie qu'il y ait un
ordre essentiel entre les agents, cette natura effectiva ne cause en vertu
d'aucune autre, et bien qu'elle-même puisse être posée comme causée
dans quelque singulier donné, il y en a un dans lequel elle n'est pas causée,'

1. Cf. De primo principio, cap. III, éd. cil., p. 46.


136 JEAN DUNS SCOT

ce que l'on se proposait d'établir. En effet, si l'on pose cette nature


capable de causer comme elle-même causée dans tout être singulier où
elle se rencontre, il devient aussitôt contradictoire de nier tout ordre
essentiel, car si elle est causée dans tous les individus, il faut que leur
série totale dépende essentiellement d'une cause extérieure à la série,
comme l'argument précédent vient de l'établir.
Ces trois preuves portent sur une même propriété de l'être, qu'on
pourrait nommer sa « causalité ». Elles envisagent cette propriété en
elle-même, au plan de l'abstraction métaphysique, c'est-à-dire de l'être
réel tel que le métaphysicien l'appréhende en tant que métaphysicien.
Elles consistent toutes trois en arguments qui portent sur la productivité
et la productibilité mêmes, dont on sait d'ailleurs qu'elles appartiennent
à l'être, puisqu'il y a, en fait, des êtres qui produisent et d'autres qui
sont produits. A elles trois, elles couvrent la totalité des rapports de
causalité concevables entre des êtres quelconques, soit qu'on pose ces
rapports comme essentiels soit qu'on les pose comme accidentels. Elles
aboutissent toutes trois à poser un premier terme, cause première de
toute série de causes, de quelque manière qu'on les considère. Toutes trois,
enfin, procèdent à partir d'une propriété relative de l'être, celle qu'il a
de pouvoir être causé.
Ce dernier caractère offre à Duns Scot l'occasion de préciser sa propre
conception d'une preuve métaphysique de l'existence d'un être premier.
Il s'objecte en effet à lui-même que sa preuve n'est pas une démonstration
proprement dite, car toute démonstration porte sur le nécessaire, or la
sienne porte sur le fait qu'il y a du « causé », ce qui est toujours contingent1.
A quoi le Docteur Subtil répond que l'on pourrait en effet argumenter à
partir du contingent, notamment de la manière suivante : un certain
être subit une mutation ; le terme de cette mutation commence alors
d'exister dans cet être et, par conséquent, une certaine nature se trouve
actuellement causée ou produite ; d'où résulte, en vertu de la corrélation
des termes, qu'une cause efficiente existe. Un tel argument se tiendrait
vraiment dans l'ordre de la contingence. Pourtant, observe Duns Scot,
je n'argumente pas ainsi en prouvant la première conclusion, mais de la
manière suivante : aliqua nalura est effeciibilis, ergo aliqua est effectiva.
Sur quoi l'on se gardera de deux erreurs : la première, déjà signalée,
serait de transposer l'argument de la métaphysique à la logique ; la

1. fiep. Par. 1, d. 2, q. 2, n. 6, Ad secundam instantiom. Op. Ox. I, d. 2, q. Z, ». 1,


n.-ll ; t. I, p. 192. Voir les importantes rédactions, dont plusieurs inédites, publiées
par E. BETTONI, op. cit., pp. 49-50.
LA CAUSE PREMIÈRE 137

deuxième, que dénonce ici Duns Scot, serait de croire qu'argumentant


sur du réel, c'est sur l'existence empirique de ce réel qu'il argumente.
Une fois de plus, le métaphysique se tient entre le physique et le logique,
plus proche du physique, car tous deux sont du réel, mais distinct de lui
toutefois. Le sujet même de la preuve, ce n'est pas un changement
actuellement donné, le mouvement par exemple, c'est la mobilité même
du mobile, la mutabilité même du muable, la « possibilité » même du
« possible ». En d'autres termes, nous ne sommes pas partis d'une
existence physique pour en inférer la cause, mais d'une détermination
réelle de l'être métaphysique, sa « causabilité », pour en inférer une
autre détermination réelle, sa « causalité », afin d'en inférer une autre
détermination réelle, sa « causalité première ». D'accord avec sa propre
notion de l'être métaphysique, Duns Scot envisage donc tout ceci du
point de vue de la « quiddité ». L'essence même du causable implique
celle d'une cause première. A quoi l'on objectera peut-être que, s'il en
est ainsi, nous ne sommes pas dans l'ordre de l'existence actuelle. Si,
car nous argumentons sur l'entité métaphysique de Vens commune, qui
est l'essence même de l'actuellement existant. La possibilité de l'être,
qui est réelle, permet seule d'atteindre du nécessaire, donc aussi du
démontré. Nous venons d'établir, en trois cas différents qui épuisent les
aspects du problème, que l'essence du causable donné implique l'essence
d'une cause première non causée1. Il reste seulement à montrer que cette
dernière essence est possible, d'où l'on verra enfin que, si elle est possible,
elle existe actuellement en réalité2. L'existence actuelle d'une telle cause,

1. Le physicien argumentant sur la cause efficiente la considère comme cause de


mouvement ; le métaphysicien, qui fait abstraction du mouvement, la considère
comme cause de l'être, c'est pourquoi Duns Scot n'en retient, que la relation d'être
efficient à être produit : « Metaphysicus enim considérât quatuor gênera causarum
et naturalis similiter, sed non eodem modo sicut metaphysicus, quia Bicut metaphysicus
in considerando abstrahit a naturali, ita causae ut considerantur a metaphysico
abstrahunlur a seipsis ut considerantur a naturali philosophe. Philosophus enim
naturalis considérât causant agentem ut est movens et transmutans, materiam ut est
subjectum transmutationis, et formam ut dat esse per comparationem ad actionem
et motum ei proprium, et finem ut est terminus motus et transmutationis. Sed sic a
causis abstrahit metaphysicus, nam metaphysicus abstrahit causam moventem ut
dat esse sine motu et transmutatione. » Hep. Par. I, d. 8, q. 3, n. 10.
2. t Potest tamen sic argui probando primam conclusionem sic : haec est vera :
aliqua natura est effectibilis, ergo est aliqua effectiva. Antecedens probatur : quia
aliquod subjectum est mutabile, et aliquod entium est possible distinguendo possibile
contra necessarium, et sic procedendo ex necessariis. Et tune probatio primae conclu-
sionis («c. esse effectivum simpliciter primum) procedit vel concludit de esse quiddita-
tivo, sive de esse possibili, non autem de existentia actuali. Sed de quo nunc ostenditur
possibilitas, ultra in tertia conclusione actualis existentia ostenditur. • Op. Ox. l, d. 2,
q. 2, a. 1, n. 15 ; t. I, p. 195.
138 JEAN DUNS SCOT

atteinte par cette voie, ne pourra être que nécessaire, ce que Duns Scot
entend précisément démontrer.
Revenons à notre première conclusion : une certaine cause efficiente est
absolument première. Il en résulte cette deuxième : la cause efficiente
absolument première est incausable. On peut même dire que la deuxième
suit immédiatement de la première, car une cause ne peut être absolument
première, que si elle-même ne dépend d'aucune autre dans son existence
ni dans sa causalité. Ceci résulte des preuves précédentes, qui ne laissent
le choix qu'entre une impossible régression à l'infini, le cercle vicieux
d'une série finie de causes se causant les unes les autres, ou l'arrêt à une
cause première que rien ne cause. Si l'on accepte cette dernière conclusion,
il faut la prendre dans toute son étendue, c'est-à-dire comme valable
dans tout ordre de causalité, et non seulement pour l'efficiente, mais
aussi pour la causalité matérielle, formelle ou finale. La cause finale est
celle qui meut, métaphoriquement parlant, la cause efficiente elle-même
à exercer sa causalité ; si, comme on l'a établi, le premier efficient ne
dépend de rien dans son efficience, il ne saurait dépendre d'une fin extrin
sèque à son essence. Mais ce qui n'a pas de cause extrinsèque n'a pas non
plus de cause intrinsèque, car la cause intrinsèque est, en tant précisément
qu'intrinsèque, partie de l'effet causé. Si donc le premier efficient n'a
pas de cause extrinsèque dans son action, il en a moins encore dans son
être, ce qui exclut qu'il ait une cause matérielle ou une cause formelle1.
Bref, le premier efficient est incausable.
Reste le troisième et dernier moment de la preuve, aussi rapide en sa
démarche que le premier était lent et où l'on assiste au dénouement
brusque de cette action métaphysique : « La troisième conclusion sur le
primum efleclivum est celle-ci : primum effeclivum est actu exisiens et une
certaine nature actuellement existante est cause efficiente première.
Démonstration : ce à l'essence de quoi il est absolument contradictoire
d'être par autrui, s'il peut être, il peut être par soi; or il est absolument
contradictoire à l'essence de l'efficient premier d'être par autrui, ainsi
qu'il ressort de la deuxième conclusion, et cet efficient premier est possible,
comme il ressort de la cinquième raison en faveur de la première conclu
sion, raison qui ne semble pas conclure, mais qui conclut cela... Un efficient
absolument premier peut donc exister par soi. Donc il existe par soi,
car ce qui n'existe pas par soi ne peut pas exister par soi, autrement le
non-être amènerait quelque chose à l'être, ce qui est impossible, ou

1. Op. Ox., loe. cit., n. 16 ; t. I, p. 196.


LA CAUSE PREMIÈRE 139

encore une même chose se créerait elle-même, de sorte qu'elle ne serait


plus tout à fait incausable »' .
Une telle conclusion demande plus d'un commentaire. Pour éliminer
d'abord toute difficulté qui ne serait qu'apparente, rappelons que si
Duns Scot procède ici par la voie de l'être de l'essence et du possible,
ce n'est pas qu'il condamne celle qui procéderait à partir de l'existence
empiriquement donnée, comme celle qu'avait suivie Thomas d'Aquin*.
La sienne s'établit dans l'ordre du nécessaire, il la préfère donc à celles
qui se tirent du contingent3. Ceci dit, et sans contester qu'il ne faille
pas exagérer ce qui distingue ici Duns Scot de Thomas d'Aquin', on
peut ajouter qu'il ne faut pas non plus pallier ce qui les sépare. D'abord,
ces preuves dont il ne conteste pas la validité, jamais il ne les a présentées
comme les siennes. Les seules preuves de l'existence de Dieu que
Duns Scot développe en son propre nom sont celles dont nous poursuivons
présentement l'analyse. En outre, la préférence de Duns Scot pour les
preuves qu'il propose est liée à toute une série d'autres préférences
métaphysiques dont l'ensemble est imposant, car elles incluent une
noétique et une ontologie différentes de celles de saint Thomas. Duns Scot
et saint Thomas n'ont la même notion ni de l'être, ni de l'essence, ni
de l'existence, ni de leur rapport mutuel, ni de leur rapport à l'intellect
humain. C'est pour ces raisons profondes et situées au cœur de la méta
physique même, que les preuves de l'existence de Dieu ne sont pas les
mêmes dans les deux doctrines. Enfin, même si Duns Scot concède la
légitimité des preuves thomistes de l'existence de Dieu, ce qu'il ne fait

1. t Tertia conclusio de primo effective est ista : primum effectivum est in actu
pxistens, et aliqua natura vere existens actu sic est effective. Probatio istius : cujus
rationi répugnât simpliciter esse ab alio, illutl si potest esse, potest esse a se ; sed ration!
primi effectivi simpliciter répugnât esse ab alio, sicut palet ex secunda conclusione ;
similiter et ipsum potest esse. Ergo efTectivum simpliciter primum potest esse a se ;
ergo est a se, quia quod non est a se non potest esse a se, quia tune non ens produceret
aliquid ad esse, quod est impossibile, et adhuc idem crearet se, et ita non esset incausa-
bile omnino. • Loc. cit.; t. I, pp. 195-196. Cf. De primo principio, cap. III, éd. cil.,
p. 48.
2. « Illa demonstratio, sive ratio dupliciter potest fleri. Uno modo, sumendo pro
antecendente propositionem contingentem de inesse, quae nota est sensui, scilicet quod
aliquid sit productum in actu, quod notum est sensui, quia aliquod est mutatum, quod
née negaret Heraclitus, et sic ex veris evidentibus, non tamen necessariis, sequitur
conclusio. > Hep. Par. I, d. 2, q. 2, n. 7. Sur ce caractère général des preuves, voir les
excellentes pages du P. E. BETTONI, op. cit., pp. 13-16.
3. « Aliae autem probationes ipsius A possunt tractari de existentia, quam ponit
haec tertia conclusio, et sunt de contingentibus, tamen manifestis : vel accipiuntur de
natura et quidditate et possibilitate, et sunt ex necessariis. > Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1,
n. 16 ; 1. 1, p. 196. On notera que « manifestis > ne qualifie pas ici les preuves en question,
mais le contingent empirique sur lequel elles reposent. Cf. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol,
I, 2, 3. Resp. : « Prima autem et manifeslior via est quae sumitur ex parte motus. »
4. Voir les intéressantes et utiles remarques du P. E. BETTONI, op. cit., p. 36, n. 6.
140 JEAN DUNS SCOT

pas sans réserves puisqu'il en préfère d'autres, on peut douter que, s'il
les eût connues, Thomas d'Aquin eût accepté celles de Duns Scot. Partant
d'êtres empiriquement données, en qui l'existence est distincte de
l'essence et d'où il rejoint un premier esse posé par un jugement d'analogie,
Thomas d'Aquin n'eût sans doute pas accepté de partir d'une notion
univoque de l'être, ni d'abandonner l'existence empirique des effets qui
lui permet seule d'affirmer l'existence de leur cause, pour établir la
réalité de celle-ci en vertu de la possibilité intrinsèque de son essence.
Si telles sont les différences entre les deux doctrines, il serait vain
d'imposer à qui que ce soit la conclusion qu'elles sont éloignées ou proches
l'une de l'autre. Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il est difficile de tenir
pour une seule deux métaphysiques à ce point différentes. A quel point
elles le sont, on en jugera différemment selon les exigences de chacun
en matière d'accord métaphysique et il n'y a pas de formule objectivement
valable pour le déterminer.
Tenons-nous-en donc à la preuve scotiste elle-même, afin d'écarter
certaines difficultés qui risquent d'en obscurcir le sens. La première, que
ses critiques ont reprise sous plusieurs formes, revient à dire, avec un
de ses historiens, que « la démonstration prétendue a posteriori se trans
forme, sans qu'il le dise, en démonstration a priori », de sorte qu'il « est
exposé aux critiques qu'il a faites lui-même de saint Anselme t1. Remettons
saint Anselme à plus tard ; il sera temps d'en parler lorsque Duns Scot
lui-même l'introduira dans le débat. Aussi bien sa présence n'est-elle
pas ici nécessaire. On ne peut soutenir que Duns Scot procède a priori
en aucun moment de la preuve. Il n'y prouve pas l'existence de la cause
première par notre concept de cette cause, pour la simple raison qu'il nous
refuse un tel concept. Sa preuve, on ne se lassera pas de le rappeler, porte
sur une proposition : « l'être infini existe » qui, de soi démontrable propler
quid, ne l'est pour nous que d'une démonstration quia, c'est-à-dire
ex creaturis*. Ce qui produit l'illusion contraire, c'est que l'on oublie en
cours de route — et ce n'est pas Duns Scot, mais son lecteur, qui l'oublie
— quel aspect de la créature tombe sous la considération du métaphy
sicien. L'être est de la créature, et il reste tel même en tant qu'ens com
mune. A plus forte raison le reste-t-il si ce que l'on considère d'abord
en lui est son caractère d'être « causable », qui est lié à sa condition même
de créature. On peut dire que la preuve de Duns Scot est extrêmement
abstraite, pas plus d'ailleurs que celles de Guillaume d'Auvergne qu'elle

1. E. PLUZANSKI, Ettai sur la philosophie de Duns Scol (Paris, 1888), p. 139.


2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 10 ; t. I, p. 190.
LA CAUSE PREMIÈRE 141

n'est pas sans rappeler à certains égards1, mais elle se tient exactement
au niveau d'abstraction qui définit pour lui l'objet de la métaphysique.
Fondée sur les propriétés réelles de « causalité », et de « producibilité »
qui appartiennent en fait à la créature, elle reste démonstration quia
d'un bout à l'autre et ne se métamorphose nulle part en démonstration
propter quid*.
Passer dialectiquement du possible donné au nécessaire que ce possible
implique, ce n'est pas partir de l'essence infinie de Dieu comme d'un
donné, mais remonter vers elle par une démonstration quia, pour
atteindre, à travers elle, son existence ; c'est même tenter de la rejoindre
par son côté pour nous le moins inabordable : cette propriété « relative »
qu'elle tourne en quelque sorte vers la créature, sa causalité. Mais peut-
être objecterait-on que, même s'il ne nous accorde pas d'idée de Dieu,
Duns Scot n'en procède pas moins a priori, parce que « l'existence y est
conclue d'une idée »3. Assurément, mais de quoi pourrait-on la conclure ?
Ceux qui nient qu'on puisse conclure Dieu d'une idée nient généralement
aussi qu'on ait aucun moyen de la conclure. Le problème est de savoir
si cette idée est une pure forme logique, ou si elle a un contenu réel
emprunté à l'expérience. La deuxième hypothèse est ici la bonne. Dans
l'esprit de Duns Scot, sa preuve n'a pas un fondement moins a posteriori
que les preuves thomistes, c'est l'objet de l'expérience qui n'est pas ici
le même. S'appuyer sur les propriétés de l'être commun dont traite cette
science « réelle » qu'est la métaphysique, c'est attribuer l'existence
nécessaire à un être que l'on conclut à partir des propriétés métaphysiques
de l'être donné.
La même objection peut néanmoins être reprise sous une autre forme.
De quelque manière qu'on le montre consistant avec lui-même, il reste
que la preuve conclut l'existence à partir du possible et ne serait-ce pas

1. Duns Scot argumente volontiers per naluram correlaliuorum ; par exemple, le


couple « effectibile-effectivum • qui joue un rôle décisif dans sa preuve. L'usage de
pareils couples, assez fréquent chez saint Bonaventure, était déjà familier à Guillaume
d'Auvergne.
2. « Hic propter ordinem quaesitorum est sciendum quod, sicut dictum est prius,
secundum nullum conceptum quem nos hic de Deo concipere possumus, est aliquid de
ipso nobis per se notum, née est aptum per se a nobis cognosci, et ideo haec propositio,
Deus est, non est per se nota ; igitur potest de Deo a nobis cognosci démonstrations
quia, in qua sumitur praemissa ab effectu ; igitur immediatius ostendetur de Deo talis
perfectio sub ratione illa qua immediatius respicit effectum ; hujusmodi vero relationcs
sunt ad creaturas, ut causalitatis et producibilitatis ; ideo ex hujusmodi rationibus
est propositum ostendendum. » Ftep. Par. I, d. 2, q. 2, n. 2.
3. E. PLUZANSKI, Essai sur la philosophie de Duns Scot, p. 139. Nous rassemblons
les objections de Pluzanski contre les diverses preuves scotistes, parce qu'elles
s'inspirent du même esprit. II critique ici la preuve par l'« éminence » de l'être.
142 JEAN DUNS SCOT

là encore une méthode de démonstration a priori! Le troisième moment


de la preuve est ici en cause dans sa partie la plus difficile à saisir. Si l'on
reproche à Duns Scot d'admettre que ce dont on doit affirmer l'existence
existe nécessairement, il faudra dire, avec Kant, que toute preuve de
l'existence de Dieu est soumise à cette nécessité et qu'elle est, au sens
kantien de ce terme, « ontologique ». Les preuves de Duns Scot le sont
donc, du point de vue de l'idéalisme critique, mais elles ne le sont ni moins
ni plus que celles de Thomas d'Aquin. La seule question qu'il vaille la
peine de poser ici, à moins qu'on ne s'engage dans une discussion générale
du Kantisme, est de savoir si, ce qu'il y a de réalisme avicennien dans
le scotisme une fois admis, la preuve de l'existence de Dieu abandonne le
terrain de l'être réel au moment précis où elle atteint sa conclusion.
Examinons de plus près cette dernière péripétie dialectique. Au point
où elle se produit pour précipiter le dénouement, Duns Scot a déjà établi
qu'une aptitude à causer absolument première est possible : ergo effectioilas
simpliciter prima est possibilis1. Que faut-il entendre par là? Exactement
ceci, qu'une telle notion n'implique aucune contradiction. Celle de pouvoir
causal n'inclut nécessairement de soi aucune limite : on peut donc le
concevoir comme illimité. Plus précisément, on peut le concevoir comme
appartenant à un sujet où il se rencontre sans aucune dépendance à
quelque chose d'antérieur, c'est-à-dire dans une nature qui, en tant que
cause efficiente, soit absolument première. S'il n'y a nulle contradiction
à cela, et il n'y en a pas, un pouvoir causal absolument premier est
« possible ». En outre, nous avons déjà fait voir qu'un tel être est « incau-
sable » et qu'il l'est en tant même que premier ; il est donc contradictoire
de supposer qu'un tel être soit possible en vertu d'un autre ; s'il est
possible, et nous savons qu'il l'est, il ne peut l'être que par soi. Et c'est
ici que se place le point critique de l'argumentation : si cet être possible
ne peut pas tenir d'autrui sa possibilité, il ne peut la tenir que de lui-même,
et comment l'en tiendrait-il, à moins d'exister? C'est ce que dit Duns Scot :
« Ce qui n'existe pas par soi n'est pas un être par soi possible », autrement,
en effet, sa possibilité ne lui venant ni d'un autre, puisque ce serait
contradictoire, ni de lui-même, puisqu'on ne le pose pas comme existant,
ou bien elle se créerait elle-même, ce qui ne se peut puisqu'il est « incau-
sable », ou bien elle se créerait du néant, ce qui est absurde. Bref, la seule
raison concevable pour qu'une cause absolument première soit possible,
c'est qu'elle existe. On n'a jamais mieux mis en lumière cette vérité

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 14 ; t. I, p. 194. Ceci même, rappelons-le, est l'objet


d'une démonstration quia.
LA FIN DERNIÈRE 143

fondamentale, que l'existence actuelle de Dieu est la racine même de


sa propre possibilité.
Soit, dira-t-on, encore reste-t-il que l'existence apparaît ici soudaine
ment au terme d'une dialectique où l'on n'a jamais manié que des
concepts ! C'est là une erreur, assez excusable d'ailleurs, mais dont il
importe de se défaire si l'on veut comprendre Duns Scot. L'existence
n'apparaît pas soudainement au terme de la preuve, car celle qu'on
y rencontre est celle même dont on est parti et que l'on n'a pas per
due de vue en cours de route. L,'effeclibililas (aptitude de l'être à être
causé) et l'effectiuitas (aptitude de l'être à causer) sont des propriétés
métaphysiques de l'être réel donné dans l'expérience1 ; le premier effec-
tivum, auquel conduit la preuve, n'est pas obtenu par un progrès dialec
tique différent de celui qui conduit ailleurs à poser un premier moteur
immobile, la seule différence étant que, suivant sa propre voie, Duns Scot
aboutit plus près de Dieu comme Dieu que s'il suivait celle de la physique
aristotélicienne ; quant au dernier moment de la preuve, il ne consiste
pas à décréter que si la cause première est possible dans la pensée elle
existe en réalité, mais plutôt à faire voir que si elle est possible en elle-
même, c'est précisément parce qu'elle existe. On dit bien : en elle-même,
car la possibilité de l'essence est de l'être, et il s'agit précisément de mon
trer que l'existence de cette essence peut seule en causer la possibilité. 11
ne s'agit pas ici de métamorphoser du possible en réel par une sorte de
magie dialectique, mais, au contraire, de montrer dans un réel, dont l'in
tuition nous échappe, le seul fondement concevable de la possibilité que
nous pouvons observer2.

III. LA FIN DERNIÈRE ET L'ÊTRE SUPRÊME

Comme on peut prouver qu'il existe une cause absolument première,


on peut prouver qu'il existe une fin absolument ultime. D'abord en

1. Cf. De primo principio, cap. II, éd. cil., p. 14 : t Et loquor de positivis, quae sola
sunt proprie effectibilia », c'est-à-dire, selon le commentaire de M. du Port : « débet
intelligi de positivis et entibus realibus ad differentiam negationum vel non entium
vel respectuum rationis >.
2. La raison pour laquelle Duns Scot préfère ses preuves par le nécessaire est qu'elles
dispensent de celles par le contingent, alors que le contraire ne serait pas vrai : * Sed
malo de possibili conclusiones et praemissas proponere : illis quippe de actu concessis,
istae de possibili non conceduntur, et non e converse. Illae etiam de actu contingentes
sunt, licet satis manifestae ; istae de possibili sunt necessariae. • De primo principio,
cap. I, art. 44. La possibilité de la cause première n'est pas ici invoquée pour fonder son
existence, mais pour garantir que l'objet posé comme être satisfait vraiment à l'exigence
fondamentale de l'être : • ergo si potest esse, quia non contradicit entitati... sequitur
quod potest esse a se, et ita est a se. • Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 16 ; t. I, p. 197.
144 JEAN DUNS SCOT

reprenant du point de vue de la finalité les arguments déjà proposés du


point de vue de l'efficience. Ici encore le point de départ est l'observation
empirique portée au degré d'abstraction proprement métaphysique.
Aristote enseigne que toute « nature » agit en vue d'une fin, ce qui est
vrai, mais moins évident que lorsqu'il s'agit d'un agent doué de connais
sance intellectuelle. Puisque l'homme agit en vue de fins, il y a de la
finalité dans l'être. Nous la considérerons métaphysiquement sous l'aspect
commun du fînitiuum et du finibile, ce qui est fin et ce qui en a une1.
Transposons, à titre d'exemple, le premier argument par l'efficience en
argument par la finalité. Cet argument se fondait sur la collection totale
des causes et des effets2 et concluait à une cause efficiente première
posée comme incausable. Si tout ce qui agit, agit en vue d'une fin, on peut
considérer l'universalité des êtres comme agissant en vue de fins essentiel
lement ordonnées, c'est-à-dire tellement ordonnées que l'une soit fin
en vertu de la finalité d'une cause supérieure. S'il en est ainsi, la collection
totale de ces êtres, engagés dans ces rapports de finalité, dépend d'une
fin qui n'y soit pas elle-même incluse," sans quoi, ou bien l'on irait à
l'infini, ou bien l'on tournerait dans un cercle de fins qui soient leurs
propres fins. Il faut donc poser une fin de l'univers qui soit extérieure à
l'univers et qui, fin de tout le reste, n'ait pas soi-même d'autre fin.
Ceci posé, on peut ajouter que la fin première (ou ultime) est incausable
dans l'ordre de la finalité, précisément parce qu'elle-même ne s'ordonne
à aucune fin, et même qu'elle est incausable à l'égard d'aucune cause
efficiente, parce que ce qui n'a pas de cause finale n'a pas de cause effi
ciente. En effet, si toute cause efficiente qui agit par soi, c'est-à-dire non
par accident comme le hasard, agit en vue d'une fin, ce qui ne peut
constituer la fin d'aucune action ne peut être l'effet d'aucune action.
En d'autre termes, dans un univers où la finalité est coessentielle à
l'efficience, ce qui ne peut servir de fin ne peut être causé. Ainsi, ïinfinibile
est de l'incffeclibile par définition3.

1. Exactement : ce qui est susceptible d'en avoir une. Ce qui a une fin, c'est le
flnilum. L'antérieur est ici la cause finale, le postérieur est l'« ordinatum ad flueni
quod, ut brevïus loquar, dicatur flnitum •. De primo principio, éd. E. Roche, p. 10.
2. Point bien mis en évidence par FRASSEN, Scolus Academicus, nouvelle édition
revue sur les corrections de l'auteur (Rome, 1900), t. I, p. 122 : * qui enim dicit Intaiii
colleclionem enlium, nullum aliud ens supponit, quod intra ipsam collectionem non
involvatur, alias non esset omnium entium collectio. • On notera d'ailleurs, qu'écrivant
au xvii' siècle, Frassen relègue l'argument par la finalité à une place secondaire ;
t. I, p. 129.
3. S'il s'agissait de parler la métaphysique de Duns Scot en français, nous
n'hésiterions pas, pour notre part, à dire t inflnible » et « ineffectible ». Il est vrai que
ces mots ne sont pas français, mais < inOnibile « et « ineffectibile > ne sont pas latins.
LA FIN DERNIÈRE 145

On vient de prouver d'abord que le caractère de première appartient


à une fin, ensuite que cette fin première n'a pas de cause. Il reste à prouver
qu'elle existe. Puisque la finalité est une propriété de l'être et que ce
fait, tel que nous l'observons, ne serait pas possible s'il n'existait pas une
fin dont rien d'autre ne soit la fin, cette fin dernière existe certainement,
si seulement elle est « possible ». En effet, elle n'est pas contradictoire,
car il n'y a rien d'impossible à concevoir une fin qui n'ait pas elle-même
de fin. On demande alors de quoi cette fin peut tenir sa possibilité. Pas
d'une autre, puisqu'elle-même est ultime dans l'ordre de la finalité ; pas
d'elle-même, puisqu'elle est strictement « incausable » ; pas du néant,
puisque rien ne vient de rien. C'est donc parce qu'elle existe comme
telle, qu'elle est possible. Bref, primum finitivum esi actu existens; cette
primauté dans l'ordre de la fin appartient à quelque nature actuellement
existante1.
La même conclusion pourrait d'ailleurs être obtenue directement à
partie de la cause efficiente, car la fin qu'une cause se propose en agissant
est un être supérieur à cette cause. Il le faut bien, puisque cette cause se
le propose comme fin. Si le premier à titre de cause efficiente est parfait
en tant que cause, il agit en vue d'une fin ; non en vue d'une fin autre
que lui, car celle-ci lui serait alors supérieure ; il ne peut donc agir en vue
d'une fin plus haute que lui-même, ce qui revient à dire qu'il est la plus
haute de toutes2.
La troisième preuve se propose d'étabfir l'existence d'une nature
absolument première dans l'ordre de l'éminence. Elle le fait en suivant,
dans l'ordre de la cause formelle, la voie suivie pour établir l'existence
d'une cause efficiente première. La réalité sur laquelle cette dernière
preuve s'appuie est celle de la nature même, c'est-à-dire de la forme.
Le rapport qui permet d'établir la preuve est la hiérarchie qui règne
entre les formes. Cette hiérarchie tient à la distinction même des formes,
car chacune d'elles définit, si l'on peut dire, une certaine quantité d'être,
que l'on ne peut changer sans l'accroître ou la diminuer. C'est d'ailleurs
pourquoi, dans un texte souvent cité, Aristote disait que les formes

En fait de langue, c'est du Duns Scot. Cf. les théorèmes préliminaires du De primo
principio, cap. II, éd. cil., p. 14 : « Quod non est finitum non est effecturn », et, p. 16 :
< Quod non est effectuai non est finitum ».
1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 17 ; t. I, p. 198.
2. t ... quia omne agens agit proptcr finem ; sed primum efflciens est perfecte agens ;
igitur agit propter finem ; non propter finem alium a se, quia tune illud esset eminen-
tius primo efficiente : quia finis, qui est alius realiter ab agente intendente finem, est
ens eminentius, cum causa finalis sit nobilissima ». Rep. Par. I, d. 2, q. 2, n. 8.
146 JEAN DUNS SCOT

sont comme les nombres1, leur distinction ne faisant qu'un avec la hiérar
chie que constitue leur série. Or, dans la hiérarchie des formes, il faut
admettre un premier terme et il faut l'admettre pour les mêmes raisons
qu'une première cause efficiente, que les formes soient essentiellement ou
accidentellement ordonnées. Il suffit d'ailleurs de le prouver dans le
premier cas, celui où chaque terme de la série doit sa formalité même
au terme supérieur, puisque les autres cas postulent finalement un
ordre essentiel de ce genre. La preuve consiste à faire voir, une fois de
plus, que les rapports de perfection inhérents à la totalité des formes, ne
peuvent ni s'élever à l'infini, ni se causer circulairement, ni provenir du
néant. On doit donc nécessairement poser une nature qui soit suprê
mement éminente dans l'ordre de la formalité. Nous reconnaissons ici la
version scotiste de la preuve par les degrés de perfection.
Suprême, cette nature est manifestement incausable, car étant suprê
mement bonne, rien ne saurait être pour elle une fin, et étant suprê
mement être, rien ne saurait le lui conférer. D'ailleurs, pour être causable,
il lui faudrait être essentiellement ordonnée à une autre, auquel cas elle-
même ne serait plus suprême. Ajoutons qu'une telle nature est possible,
aucune contradiction n'apparaissant entre les notions de nature ou de
forme et celle de primauté absolue dans cet ordre. Ici encore la conclusion
s'impose : une nature suprêmement éminente, qui, par définition, ne peut
tenir sa possibilité ni de rien ni d'autre chose, ne peut la tenir que de
soi-même : son existence est la seule cause concevable de sa possibilité2.
Dans chacun des trois cas envisagés, la preuve conduit à une nature
première au sens absolu du terme, c'est-à-dire telle qu'aucune nature ne
puisse être posée comme antérieure à elle. La primauté de chacune d'elles
étant absolue, on peut montrer que ces trois natures n'en font qu'une,
en faisant voir que ces trois primautés s'impliquent mutuellement. En
effet, la première cause ne peut agir pour une fin qui lui serait supérieure,
car il n'y en a pas de telle ; elle ne saurait davantage agir pour une autre
fin qu'elle-même, sans quoi elle dépendrait de cette fin ; elle ne peut donc
agir que pour une fin ultime qui soit identique à elle-même, ce qui revient
à dire que la cause efficiente première et la fin ultime ne font qu'un.
Quant à sa primauté dans l'ordre de la nature ou de la forme, elle n'est
pas moins évidente en vertu de la causalité définie qui lui appartient3.
La cause première est telle, parce qu'elle est cause de la collection totale

1. ARISTOTE, Metaph. VIII, 3, 1043b 36-1044a 2.


2. Op. Ox., I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 18 ; t. I, p. 198. Cf. De primo principio, cap. III,
éd. cil., pp. 58-60.
3. Op. Ox., ibid.
LA FIN DERNIÈRE 147

des autres causes. A ce titre, nous l'avons vu, elle est littéralement hors
série, ce qui revient à dire qu'elle ne cause pas les autres causes au sens
où celles-ci, même essentiellement ordonnées, se causent les unes les
autres. Elle ne les produit donc pas à titre de cause univoque, mais
équivoque, comme plus noble, et plus éminente qu'elles. Ainsi, suprê
mement éminent à titre de fin comme à titre de cause efficiente, le primum
efficiens ne fait qu'un avec le suprêmement éminent1.
De là sa nécessité et son unité. Cette triple primauté n'appartient pas
seulement à la même nature, de telle sorte que qui possède l'une possède
aussi les autres, leur identité est telle que ce qui est l'une est aussi les
autres. Exactement, le premier efficient est unique en nature et en
quiddité : primum efficiens est lantum unum secundum quiddilaIem el
naturam.
En efïet, puisqu'il est incausable, il ne doit à rien son existence, c'est-
à-dire qu'il est nécessaire de soi-même, ex se necesse. Entendons cette
formule au sens plein, comme signifiant qu'un tel être est essentiellement
indestructible. Pour qu'il n'existât pas, il faudrait soit qu'il fût détruit
par une contradiction interne, auquel cas il ne serait pas même possible,
soit qu'il fût détruit par une cause externe, auquel cas il ne serait pas la
nature suprême que nous avons dite. S'il est, comme cela est vrai, il ne
peut pas ne pas être, et c'est ce que l'on nomme la nécessité.
Étant nécessaire, cette nature est une. D'abord, parce que s'il y en
avait deux, on ne voit pas comment on pourrait les distinguer. Si deux
natures sont des êtres nécessaires, chacune d'elles ne peut se distinguer
de l'autre que par des raisons réelles qui lui soient propres. On peut alors
faire deux hypothèses : ces raisons sont, formellement, des raisons
d'exister nécessairement, ou elles ne le sont pas. Si elles ne le sont pas,
aucun des deux êtres en question n'est nécessaire. Si elles le sont, il
faudra que chacun de ces deux êtres les possède toutes deux, puisqu'elles
conditionnent l'une et l'autre l'existence nécessaire. Dans ce dernier
cas, chacun de ces deux êtres sera nécessaire en vertu de deux raisons
réelles. Or cela est impossible, car pour que ces raisons soient deux, il
faut qu'aucune n'inclue l'autre, et puisque chacune d'elles est une raison
d'existence nécessaire, on pourrait supprimer l'une quelconque des deux
sans porter atteinte à la nécessité de cet être. Assurément, une au moins

1. Op. Ox., I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 18 ; t. I, pp. 198-199. Déflnition de l'action univoque


et de l'action équivoque : « quando agens agit univoce, hoc est, inducit in passum
formarn ejusdem rationis cum illa per quam agit ;... In agentibus autem aequivoce, id
est in illis agentibus quae non agunt per formam ejusdem rationis cum illa ad quam
agunt. • Op. Ox. I, d. 3, q. 9, a. 3, n. 27 ; t. I, p. 453.
148 JEAN DUNS SCOT

est nécessaire, mais étant donné que ce peut être n'importe laquelle,
l'être en question se trouve nécessaire en vertu d'une raison telle que,
si on la supprimait, il n'en serait pas moins nécessaire, ce qui est manifes
tement absurde.
Ajoutons que deux êtres nécessaires sont inconcevables dans quelque
genre de cause qu'on les imagine. Les espèces se distinguent comme les
nombres ; l'idée de deux natures qui seraient distinctes en tant précisé
ment que « cause première » ou « nature suprêmement éminente » est
l'idée de deux natures qui seraient distinctes en tant qu'identiques.
Quant à l'ordre de la cause finale, poser deux fins suprêmes reviendrait
à poser deux systèmes d'êtres dont chacun serait ordonné à l'une de ces
fins, c'est-à-dire à poser deux univers au lieu d'un.
D'une manière générale, d'ailleurs, aucun ordre donné ne saurait
dépendre ultimement de deux termes, car on pourrait alors supprimer
un de ces termes ultimes, tout en conservant l'autre, sans que la dépen
dance de l'ordre en question s'en trouvât affectée, ce qui prouve qu'il y
a au moins un de ces deux termes dont l'ordre envisagé ne dépend pas.
Bref, qu'il s'agisse de l'ordre de l'efficience, de la finalité ou de l'éminence
des êtres, il ne saurait y avoir deux termes premiers achevant la série des
êtres dans aucun de ces trois ordres de dépendance. Il y a donc une
nature unique de qui les autres êtres dépendent dans cet ordre triple
de dépendance ; en d'autres termes, considéré dans sa quiddité ou nature,
le premier efficient est le même être que l'être suprême et que la suprême
fin1.
Ainsi s'achève la preuve de l'existence d'un être premier. Pour que la
métaphysique atteigne le sujet dont traitera la théologie, il lui reste à
prouver que cet être premier est infini. Pourtant, dès à présent, l'existence
d'un être transcendant à l'ordre du contingent et du devenir est définiti
vement assurée, et elle l'est par une méthode qui consiste à déterminer
une essence à laquelle il appartient nécessairement d'exister. Deux points
doivent être ici relevés : d'une part, il est vrai que l'existence du Premier
soit atteinte au moyen de l'essence, mais, d'autre part, cela même n'est
possible que parce que l'existence est- incluse dans cette essence conçue
comme une impossibilité absolue de ne pas exister. On ne saurait suivre
dans leur développement les preuves scotistes de l'existence de Dieu,
sans se souvenir avec surprise de l'aspect qu'elles revêtiront plus tard chez
certains disciples du Docteur Subtil. Il se peut que, par d'autres aspects
de sa pensée, lui-même en soit indirectement responsable et l'on aurait

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 19 ; t. I, pp. 199-200. Rep. Par. l, d. 2, q. 3, n. 8.


L'ÊTRE INFINI 149
d'ailleurs peine à croire que des hommes aussi profondément imbus de
ses principes que François de Mayronnes par exemple, aient complètement
trahi l'esprit de sa doctrine. Ce problème sera examiné ailleurs1. Pour le
moment, il est juste de constater que rien, dans la dialectique de l'Opus
Oxoniense, ne suggère l'idée d'une essence divine à partir de laquelle,
traversant un nombre plus ou moins considérable de prédicats inter
médiaires, on atteindrait finalement l'existence. Il semble même parti
culièrement insoutenable que Duns Scot ait situé l'existence de l'essence
première après son infinité, puisque nous venons de constater au contraire
que l'existence du Premier est définitivement établie avant que ne le
soit son infinité. Bien loin de justifier le morcellement dialectique de
l'essence divine qui se produira chez certains de ses disciples, l'argumen
tation de Duns Scot invite irrésistiblement à concevoir le Premier comme
l'indissociable identité d'une essence et de son existence ou, si l'on préfère,
d'une essence telle qu'elle existe de plein droit2. Ajoutons que cette
adéquation parfaite de l'existence à l'essence s'étend, dans la théologie
de Duns Scot, à tout ce que notre pensée détermine comme un constituant
de l'essence divine. Entre l'entendement ou la volonté de Dieu et son
être ou sa nature, il y a adéquation réelle et complète3. Quoi qu'il soit
arrivé plus tard à la doctrine, les preuves de l'existence du Premier, telles
que l'Opus Oxoniense les expose, ne supportent aucune autre interpré
tation.

IV. L'ÊTRE INFINI

II vient d'être établi, à partir de ses « propriétés relatives », que le


premier être existe. Pour prouver en outre son infinité, ce qui sera prouver
que l'être infini existe, Duns Scot va commencer par faire voir, à partir

1. On notera la profonde remarque de Maurice du Port, dans son commentaire sur


le De primo principio: « sed salvando Francisco, dico quod hic loquitur Doctor de
ordine essentiali essentiarum, qualis non est in divinis ; Francisons vero extendit
ordinem essentialem ad ordinem essentialium perfectionum seu proprietatum ejusdem
essentiae ».
2. » Ad secundum dici potest quod essentia et ejus existentia in creaturis se habent
sicut quidditas et modus, ideo distinguuntur. In divinis autem existentia est de
conceptu essentiae et praedicatur in primo modo dicendi per se, sic quod propositio
illa per se est prima et immediata ad quam omnes aliae resolvuntur, ut patet in primo,
d. 2, q. 2. Quaere in 4, 46 di, qu. 3, et primo reportationum di 45, 2 et di. 2, parte 2,
q. 2, et infra q. 5, art. 3, et 2, dist. 1, q. 2, plura ad propositum harum objectionum •.
Quodl. l, q. 1, n. 4, add. i Ce texte est une addition, qui peut n'être pas de la main de
Duns Scot lui-même mais elle rend fidèlement sa pensée.
3. Op. Ox. 1, à. 2, q. 7, a. 3, n. 32 ; t. I, pp. 270-271. Cf. • ... essentia divina et quae-
cumque essentialis perfectio intrinseca sibi est indistinguibilis. » Op. Ox. I, d. 2, q. 7,
a. 4, n. 34 ; t. I, p. 273. De primo principio, cap. IV, concl. 1 ; éd. E. Roche, p. 72.
150 JEAN DUNS SCOT

de la triple primauté du premier être, que cet être est doué d'intelligence
et de volonté, son intellection étant d'ailleurs celle d'une infinité d'objets
distinctement saisis ; il prouvera ensuite que cette intellection est
l'essence même de cet être, puis, de là, que son essence est distinctement
représentative d'une infinité d'objets et, enfin, qu'elle-même est infinie.
Ces préambules supposent que le problème de l'existence de l'être
premier soit déjà résolu. Il ne s'agit plus désormais de prouver qu'un
être premier existe, mais plutôt de prouver que cet être premier, dont
l'existence est désormais tenue pour établie, est infini. Peut-être n'est-il
pas excessif de considérer cette distinction comme importante, ou, à
toutes fins utiles, de la signaler au passage comme pouvant apparaître
significative dans la suite de nos analyses. Duns Scot ne procède pas ici
en métaphysicien qui poursuivrait des fins métaphysiques, mais en théolo
gien qui use de la métaphysique aux fins de la théologie, et d'une théologie
qui n'est pas seulement la théologie chrétienne en général, mais sa
théologie chrétienne particulière. On peut assurément tenir, d'un point
de vue suffisamment général, qu'il n'existe qu'une théologie catholique,
celle de tous les théologiens catholiques, dont la théologie est une de
l'unité de leurs conclusions. On peut également tenir qu'il existe une
sorte de théologie « franciscaine », dont l'unité soit due à un « air de
famille spirituelle » dans la manière de justifier ces mêmes conclusions.
Dégager les traits communs auxquels cette ressemblance est due, voilà
certainement un objet de recherche historique réel et légitime. Le fait
subsiste pourtant que, si cette famille spirituelle existe, ses membres sont
des individus et qu'on ne peut les distinguer un à un que par leurs diffé
rences individuelles. Ce troisième point de vue n'est sans doute pas moins
légitime que les précédents et, dans une monographie doctrinale, il prend
une importance particulière. Après tout, si Duns Scot avait pensé que ses
prédécesseurs avaient parfaitement réussi dans leur entreprise, il n'aurait
pas tenté la sienne. En fait, ses preuves de l'existence de Dieu ne sont
pas celles de saint Bonaventure, ni d'Ockham, pas plus qu'elles ne sont
celles de Thomas d'Aquin, d'Anselme ou d'Augustin ; ce n'est pas
exagérer des différences que d'en prendre acte, là où elles existent, et
c'est simplement constater un fait que de marquer le rapport de la méta
physique telle que Duns Scot l'entend à la théologie telle qu'il l'enseigne.
Or il se peut que la voie suivie par ses preuves de l'existence de Dieu
soit en effet significative, en ce sens qu'elle permette d'éclaircir plus tard
certaines difficultés qui ne manqueront pas d'apparaître, notamment
celle qui tient à la portée proprement philosophique de ses preuves.
Nous ne la formulons pas ici, parce que Duns Scot lui-même ne l'y formule
L'ÊTRE INFINI 151
pas. Le Docteur Subtil est ici professeur de théologie, est-ce exagérer que
de le dire? Le Dieu dont il prouve l'existence est celui qui, « sujet » de
la théologie en soi, doit être atteint comme « objet » de « notre » théologie,
c'est-à-dire l'être infini. Puisqu'il entend prouver, il procède en philosophe,
mais la voie qu'il suit l'a conduit à un Premier Être, transcendant sur la
totalité des êtres et cause « équivoque » de leur collection totale, dont la
démonstration constitue à elle seule la preuve de l'existence d'un certain
dieu. On peut se demander si, dans la pensée de Duns Scot, ce dieu ne
serait pas, à peu près, celui d'Aristote et des philosophes ignorants du
Christianisme. Simple hypothèse, présentement dénuée de toute valeur
de vérité, que l'on peut du moins formuler comme telle, pourvu seulement
que les faits déjà connus nous y invitent. Or le plan que Duns Scot vient
de s'assigner peut être compris comme une invitation à le faire, car
enfin quel philosophe non chrétien a jamais établi l'existence d'un être
premier doué d'une intelligence « infinie », d'une volonté « infinie » et
par conséquent «infini» dans son essence même? En d'autres termes,
quel philosophe non chrétien a jamais entrepris de prouver l'existence de
Dieu, tel qu'il doit être conçu pour constituer l'objet de « notre » théologie
entendue à la manière de Duns Scot? On peut suivre fidèlement le
Docteur Subtil sans s'interdire de se demander si, à partir du point où
nous en sommes, sa métaphysique ne se meut pas sur un terrain que
lui-même sait spécifiquement chrétien1.

a) Préambules à la preuve de l'infinité


Le premier préambule à la preuve établit que « le premier efficient est
« intelligent et voulant » ; en d'autres termes, que la première cause
efficiente est douée d'intelligence et de volonté2. En effet, ce premier

1. Nous disons bien • chrétien », et non pas seulement «théologique». Rappelons


d'ailleurs que la plus techniquement métaphysique des démonstrations de l'existence
de Dieu chez Duns Scot commence par une prière et demande à Dieu l'intellection de
sa parole : Ego sum qui sum. Toute la preuve du De primo principio cherche, par la
raison naturelle, la vérité de cette parole de Dieu : op. cit., éd. E. Roche, p. 2. Cf. op. cit.,
cap. II, p. 12, p. 14.
2. L'intellect et la volonté peuvent être considérés comme des attributs divins, mais
seulement en un sens large et, à vrai dire, impropre, du mot attribut ; à proprement
parler, ce sont des perfections intrinsèques dans l'essence divine : « concedo igitur
quod proprie vocando attributa illa sola quae quasi qualitates perflciunt in esse secundo
rem praesuppositam in perfecto esse primo, scilicet quantum ad omnem perfectionem
quae convenit rei ut substantia, hoc modo intellectus et voluntas non sunt proprie
attributa, imo sunt quaedam perfectiones intrinsecae in essentia ut praeintelligitur
omni quantitati et quasi qualitati. • Op. Ox. I, d. 26, n. 55 ; t. I, p. 1014. Cf. un peu plus
loin : « vel aliter déclara tur et melius : quia haec essentia ut haec essentia, praecedens
omnem quasi qualitatem, est intellectualis et volitiva essentia, ita quod sicut ratio
152 JEAN DUNS SCOT

efficient agit par soi et non par accident, autrement il ne serait pas
premier dans l'ordre de l'efficience. Or tout ce qui agit, même dans l'ordre
des simples natures physiques, agit pour une fin. Usant d'un argument
remarquable, Duns Scot fait alors observer que «tout agent naturel,
considéré précisément en tant que naturel, s'il n'agissait en vue d'aucune
fin, agirait nécessairement et de la même manière que s'il était un agent
indépendant ». En d'autres termes, si nous comprenons correctement
l'hypothèse, une nature prise comme cause de son opération naturelle,
à l'exclusion de toute fin extérieure à cette opération même, se compor
terait dans son action comme s'il n'y avait rien d'autre qu'elle. Or tel
n'est pas le cas, puisque les natures agissent en vue d'une fin. C'est donc
que ces natures tiennent d'ailleurs leur finalité. Pour qu'une nature agisse
en vue d'une fin, il fait qu'elle dépende d'un agent qui aime cette fin.
Ici encore, considérons la collection totale des êtres, Ma natura; le seul
dont elle dépende dans l'ordre de l'agir est le premier eïlicient ; il faut
donc que ce premier efficient imprime à la nature entière la finalité qui
s'y trouve, et comme il ne peut le faire à moins de connaître une fin et
de l'aimer, il est nécessairement doué d'intelligence et de volonté.
Le deuxième argument procède ainsi : si la cause première agit pour
une fin, cette fin agit sur la cause première ou bien comme aimée par un
acte de volonté, ou bien comme aimée d'une manière seulement
naturelle. Dans la première hypothèse, la cause première est douée de
volonté et par conséquent d'intelligence. Dans la deuxième, on aboutit
à une impossibilité, car la première cause ne peut pas aimer, de l'amour
dont aime une nature, une fin autre qu'elle-même. Entendons par là,
que le « premier agent » ne peut pas tendre vers un autre être en vertu
d'une tendance de nature, comme par exemple la matière tend vers la
forme ou un corps pesant vers le centre de la terre. S'il en était ainsi, en
effet, ou bien il aurait lui-même une fin, ce que nous avons démontré faux,
ou bien il n'aimerait naturaliter, d'un amour de nature, que lui-même, ce
qui n'expliquerait pas qu'il soit cause du reste. La seule raison concevable,
pour que la première cause agisse en vue d'une autre fin que soi-même,
c'est qu'elle la veuille. Elle a donc intelligence et volonté. Notons qu'une
explication complète de l'argument appellerait l'exposé de la distinction,

nalitas non est attributum homini, sic née intellectualitas huic essentiae (se. divinae).
Istud patet per simile de inflnito, quod alias negavi esse proprium attributum, quia
dicit rnodiim cujuslibet in Deo, tam substantiae quain cujuslibet attribut! ; ita intellec
tualitas dicit modum intrinsecum hujus essentiae. Proprie autem attribut* sunt
sapientia et charitas et alio modo transcendentia, puta veritas et bonitas >.
PRÉAMBULES A LA PREUVE DE L'iNFINITÉ 153

fondamentale chez Duns Scot, entre l'action « naturelle » et l'action « volon


taire », sur laquelle ce n'est pas ici le lieu de s'arrêter.
Le troisième argument n'engage pas des principes de portée moins
étendue, car il met en question toute la métaphysique des causes et sous
un aspect particulièrement important aux yeux de Duns Scot. Le point
de départ en est une constatation empirique, le fait même qu'il y ait de
la causalité contingente : aliquid causatur contingenter. Pour qu'il y ait
de la contingence dans l'effet, il faut qu'il y en ait dans la cause. En effet,
toute cause seconde cause en tant qu'elle est mue par la cause première ;
si donc la cause première meut par nécessité, toutes les autres causes
seront mues et causeront à leur tour par nécessité ; au contaire, si une
cause seconde exerce une action contingente, c'est que la première exerce
aussi une action contingente. Mais on sait d'autre part que le seul principe
d'opérations contingentes est la volonté. Il faut donc que la première
cause efficiente soit douée de volonté1. Le thème scotiste de l'opposition
du naturel et du volontaire réapparaît dans cette preuve, lié au refus du
nécessitarisme gréco-arabe : si la cause première agissait uniquemnt par
nécessité de nature, le monde serait totalement soumis à sa nécessité.
On pourrait objecter à ce raisonnement, qu'Aristote reconnaissait de
la contingence dans l'univers, sans admettre pour autant que l'action
de la cause première fût contingente, ce qui est d'ailleurs exact ; mais
quelle contingence Aristote admet-il? Celle qui s'oppose au nécessaire et
à l'éternel, comme dans le cas de l'accidentel ou du hasard. Dieu cause
nécessairement un mouvement uniforme, mais la matière introduit de
la difformité dans ses parties et par là de la contingence. Ceci ne suffit
pas à satisfaire Duns Scot, car l'a contingence requise pour rendre raison
de la finalité ne peut être celle du hasard seul, il faut que ce soit celle d'une
volonté et, pour tout dire, d'une liberté. Ce n'est pas de l'être contingent
qu'il s'agit d'expliquer ici, mais bien de la causalité contingente; ,ideo
dixi: aliquid contingenter causalur, et non dixi aliquid esse conlingens.
Le contingent dans l'ordre de la causalité est « ce dont l'opposé peut
arriver lorsque cela arrive ». S'il en est ainsi, ajoute Duns Scot, je dis que
le Philosophe ne peut pas sauver la contingence des effets en maintenant
la nécessité de la cause. La raison qu'il en donne le montre résolument
engagé dans un univers bien différent de celui d'Aristote. Dans quelle
mesure en a-t-il conscience? Ce sont là des questions auxquelles il est
aussi difficile de répondre qu'il serait désirable de pouvoir le faire. Dans
le cas présent, on notera du moins que Duns Scot ne fait rien pour

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 20 ; 1. 1, pp. 202-203.


154 JEAN DUNS SCOT

décharger Aristote de la responsabilité doctrinale qui lui incombe. Sans


nier aucunement que le premier moteur d'Aristote agisse par nécessité
de nature, il remarque simplement que, tel étant le cas, le Philosophe
n'a plus aucun moyen d'expliquer qu'il y ait de la causalité contingente
et de la liberté dans le monde. En effet si le « mouvement total » (iste
tolus motus) est causé nécessairement et inévitablement lorsqu'il est
causé, c'est-à-dire, si, lorsqu'il est causé, rien en lui ne peut être causé
autrement qu'il ne l'est, tout ce qui est causé par une partie quelconque
de ce mouvement total l'est aussi d'une manière nécessaire et inévitable.
La réponse serait la même si l'on disait que la première cause peut
produire de la contingence sans être elle-même une volonté, parce que les
choses mues de mouvement naturel peuvent s'empêcher mutuellement,
ce qui les fait se mouvoir contrairement à leur nature, donc d'un mouve
ment « violent ». Ici encore, Duns Scot substitue au monde non créé
d'Aristote un monde chrétien créé où rien n'échappe à l'efficace de la
cause créatrice. En effet, sj la causalité du Premier est nécessaire, comme
dans l'univers d'Aristote, et si, en même temps, l'efficace du Premier
atteint directement la totalité de l'être, comme dans l'univers chrétien,
une causalité nécessaire à l'origine entraîne la nécessité de toute action
causale ultérieure. Tout y serait soumis à la nécessité divine comme, dans
le monde chrétien, tout est soumis à la providence divine. C'est pourquoi,
ou bien rien ne se produit de manière contingente, c'est-à-dire n'est causé
de manière évitable, ou bien le Premier cause immédiatement de telle
manière qu'il pourrait aussi ne pas causer1. Rien ne permet encore de
prévoir jusqu'où Duns Scot poussera le souci de sauvegarder la liberté
de la causalité divine, mais elle est déjà posée comme l'origine première
de toute autre liberté2.
D'autres conclusions préalables sont encore requises avant d'établir
l'infinité du Premier, et toutes ont trait à son intelligence et à sa volonté,
qui viennent d'être requises par sa primauté absolue dans l'ordre de la
causalité.
Lorsque la cause première agit, son intellection et sa volition ne sont
autres que son essence, soit qu'il se connaisse et se veuille soi-même, soit
qu'il connaisse et veuille autre chose que soi. Examinons d'abord le cas
où le « premier agent » se veut soi-même. Avicenne dit, au tr. VI de sa
Métaphysique, que de toutes celles qui portent sur les causes, la science

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 21 ; t. I, p. 204.


2. Duns Scot remet à plus tard la preuve que Dieu est intelligent et voulant. Cf.
Op. Ox., I, d. 35, q. unica.
PRÉAMBULES A LA PREUVE DE L'iNFINITÉ 155

qui porte sur la cause finale est la plus noble. En effet, comme nous avons
eu déjà occasion de le faire observer, la cause finale précède en dignité la
cause efficiente, parce qu'elle la meut à agir1. La causalité de la fin première
est donc ultime et complètement incausable par une action causale
quelconque en quelque genre de cause que ce soit. Bref, sa causalité est
absolument « première ». De là, transportant comme à l'intérieur du
Premier le rapport établi par Aristote entre le premier moteur et le
premier mobile, Duns Scot induit que la causalité de la fin première
consiste à mouvoir le premier efficient par l'amour qu'il lui inspire.
Or, dire qu'un objet est aimé par la volonté, c'est dire que la volonté
l'aime ; dire que la première fin est aimée par le premier efficient, c'est
donc dire que le premier efficient aime la première fin. Cet amour est en
lui incausable, car il est cause première. Donc il est de soi nécessaire, mais
s'il est de \'ex se necesse esse, il est identique à la nature première, ce qui
revient à dire que l'intellection et la volition, impliquées dans l'amour
que le Premier a de soi-même, sont identiques à son essence.
Cette conclusion est féconde en corollaires. Duns Scot en énumère
quatre : la volonté du Premier est identique à sa nature, car toute volition
appartient à une volonté ; se connaître est pareillement identique à la
nature première, car rien n'est aimé qui ne soit connu et si l'amour
qu'elle se porte est de soi nécessaire, la connaissance qu'elle a de soi est
aussi de Yex se necesse esse; de même que l'identité de la volition à la
nature première entraîne celle de la volonté, de même aussi l'identité
de l'intellection à cette nature entraîne celle de l'intelligence ; enfin,
puisque la raison de connaître précède toujours la connaissance, la raison
que le Premier a de se connaître est aussi de l'ex se necesse esse et, à ce
titre, elle est identique à lui2.
La troisième conclusion préalable à la preuve de l'infinité divine
concerne le cas où l'intellection et la volition du Premier portent sur
autre chose que lui-même, de quelque objet généralement quelconque
qu'il s'agisse. Duns Scot l'établit en prouvant, d'une manière tout à fait
générale, qu'aucun acte d'intellection ne peut être un accident de la
nature première. En effet, elle est cause absolument première ; elle a donc
de quoi causer tout effet causable, à elle seule et sans aucune condition
quelconque ; or, si elle n'en avait pas la connaissance, elle ne pourrait
pas le causer ; il n'y a donc rien d'autre qu'elle dont la connaissance
qu'elle en a soit autre que sa nature. Qu'elle ne puisse causer autre chose

1. AVICENNE, Melaph., tr. VI, cap. 5, fol. 24™ E.


2. Op. Ox. I, d. 2, a. 2, n. 22 ; t. I, pp. 205-206.
156 JEAN DUNS SCOT

sans le connaître, rien n'est plus certain, car elle ne peut le causer que si
elle le veut par amour de la fin dernière, et elle ne peut l'aimer sans le
connaître ; son intellection et sa volition d'autre chose qu'elle-même sont
donc bien identiques à son essence.
On pourrait établir directement le même point, en arguant que le
rapport de toutes les intellections à un même intellect est le même. On le
voit par notre propre intellect, où toutes les intellections sont reçues
comme venant de quelque objet ; or nous savons déjà qu'au moins une
intellection du Premier est identique à sa nature ; donc elles le sont toutes.
Mais la preuve la plus élégante part du fait qu'un même acte d'intellection
peut saisir plusieurs objets ordonnés les uns aux autres, et plus un acte
d'intellection est parfait, plus il peut en appréhender à la fois. Si donc
on envisage le cas d'un acte d'intellection si parfait qu'il soit impossible
d'en concevoir un plus parfait, il suffira seul à saisir d'un coup tous les
intelligibles. Telle est l'intellection du Premier; donc elle saisit tous les
intelligibles, et comme son intellection est identique à son intellect, qui
lui est à son tour identique, son intellection et lui-même ne font qu'un1.
Reste une quatrième et dernière conclusion préambulaire à la preuve
de l'infinité du Premier : « L'intellect du Premier connaît toujours, par
un acte distinct et nécessairement, tout intelligible, et la connaissance
qu'il en a précède naturellement l'existence de cet intelligible en lui-
même »2.
Il est d'abord certain que le Premier peut saisir intellectuellement
tout intelligible. La perfection de l'intellect consiste en effet à pouvoir
connaître, distinctement et en acte, tout intelligible ; bien plus : pouvoir
le faire appartient nécessairement à la nature de l'intellect, parce que
l'intellect a pour objet l'être total pris dans sa communauté absolue
(omnis inlelleclus est latins entis communissime sumpti) ; or on vient
de prouver que le Premier ne peut avoir aucune intellection qui ne lui
soit identique ; il a donc l'intellection de tout intelligible, actuelle, distincte
et identique à lui-même, c'est-à-dire perpétuelle et nécessaire comme lui.
Que d'ailleurs la connaissance qu'il a des autres choses soit antérieure à
l'être de ces choses mêmes, cela n'est pas moins certain. Identique au
Premier, cette connaissance est nécessaire comme lui, et puisque l'être

1. Op. Ox. I, d. 2, a. 2, n. 23 ; t. I, pp. 206-208.


2. • Quarta conclusio principalis praearabula de intellectu et voluntate Dei ad
infinitatem probandam est ista : intellectus Primi intelligit semper et distincte actu
et necessario quodcumque intelligibile, prius naturaliter quam illud ait in se. > Op. Ox.
I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 24 ; t. I, p. 208. De primo principio, cap. IV, concl. 8 ; éd. E. Roche,
p. 100.
LA VOIE DE L'EFFICIENCE 157

d'aucun autre intelligible n'est nécessaire, leur être est nécessairement


postérieur à la connaissance qu'il en a1. Cas unique dans la doctrine de
Duns Scot, où l'intellection précède l'intelligible. Il se limite d'ailleurs
très précisément à la connaissance qu'a le Premier des intelligibles* autres
que lui » et peut se réduire à la connaissance qu'a Dieu de sa propre
essence, qui est antérieure à tout le reste.
Duns Scot tient désormais toutes les conditions requises pour établir
l'infinité du Premier. En procédant à l'établissement de cette preuve, il
va d'abord examiner la méthode suivie en cela par deux de ses prédé
cesseurs. La prise en considération de leurs preuves, à ce moment précis,
se justifie par la raison que l'un et l'autre s'appuient sur l'efficience du
Premier pour démontrer son infinité ; or la première des preuves scotistes
se fondera elle-même sur la causalité efficiente ; il est donc naturel, sans
s'interdire d'en chercher une démonstration nouvelle, de s'assurer d'abord
si les preuves offertes par d'autres ne suffiraient pas à l'établir.

b) La voie de l'efficience

Il est remarquable que Duns Scot ait pensé d'abord à peser la valeur
des arguments d'Aristote. Il en résume la doctrine dans cette ligne d'une
correction historique parfaite : le Premier meut d'un mouvement infini,
il a donc une puissance infinie. Les textes auxquels Duns Scot renvoie
sont ceux de la Physique III, 5, et de la Mélaphysique XII, 7, où Aristote
affirme que le premier moteur immobile ne peut pas avoir de « grandeur »
ni infinie, parce que la notion d'une grandeur infinie est contradictoire, ni
finie, parce qu'il meut pendant un temps infini et que « rien de fini ne
peut avoir une puissance infinie »2.
On voit aussitôt en quoi le problème doit intéresser Duns Scot. Il s'agit
d'abord d'un problème proprement philosophique, celui de l'existence d'un
Premier, dont Duns Scot lui-même parle si purement en philosophe que,
depuis qu'il a commencé d'en établir l'existence, il ne l'a pas une seule
fois appelé Dieu. Tantôt il use d'un neutre, l' Effectivum ou le Primum
par exemple, tantôt il en parle comme d'une natura, mais jamais (sauf
erreur de notre part) il n'en parle, comme il faisait librement en discutant

1. Op. Ox. ibid.


1. Aristote, Melaph. XII, 7,1073 a 7. La question de savoir si Aristote lui-même
renvoie ici (1073 a 5) à sa propre Physique est controversée. Bonitz pense qu'Aristote
renvoie à Phys. 267b 17 ; Ross (Arislotte's Melaphysics, vol. II, p. 382) estime qu'il
renvoie simplement à la démonstration que la Mélaphysique même vient de donner.
Quoi qu'il en soit, la puissance inflnie du Premier Moteur est affirmée déjà par la
Physique (266 a 24-b 6)]et pour la même raison : il meut éternellement.
158 JEAN DUNS SCOT

l'objet de la théologie, en le nommant Deus. Assurément, le Premier du


philosophe est bien le même « sujet » que le Dieu du théologien, mais
tout se passe comme si ce même sujet se présentait sous l'aspect de deux
« objets » différents. Ici, c'est de l'objet de la métaphysique qu'il est
question ; Duns Scot et Aristote se trouvent donc sur le même terrain.
D'autre part, sur ce terrain, Duns Scot a déjà dépassé Aristote et l'on
peut même dire qu'il lui a faussé compagnie dès le départ. En refusant
de fonder sa preuve sur le fait physique du mouvement, et en la fondant
sur la causalité dans l'ordre de l'ens, il s'est' mis en route vers un Premier
qui, s'il est infini, le sera autrement que dans l'ordre cosmologique de la
motricité. C'est même pourquoi l'option initiale entre Avicenne et Averroès
était décisive, Thomas d'Aquin se présentant toujours à la pensée de
Duns Scot comme un métaphysicien qui choisit mal son point de départ
et cherche à faire sortir la métaphysique d'une physique incapable de
rendre les services qu'on lui demande. Assurément, Duns Scot voit bien
que Thomas d'Aquin conclut en métaphysicien, mais, justement, pourquoi
commence-t-il en physicien puisque, de toute manière, il lui faut être
plus métaphysicien pour conclure à un premier moteur que physicien pour
prouver que c'est un premier moteur ? C'est pourquoi, s'installant
d'emblée dans l'être commun, Duns Scot a directement atteint un Premier
dont la connaissance embrasse la totalité des intelligibles et dont la
volonté peut librement les aimer tous. Lorsqu'il se retourne à ce moment
vers Aristote, comment ne verrait-il par qu'il l'a déjà laissé bien loin en
arrière? Parti d'un problème cosmologique, le Stagyrite n'en est pas encore
sorti. En fait, il n'en sortira jamais et, sur ce point, Averroès est son
fidèle interprète en soutenant qu'il appartient à la physique, non à la
métaphysique, de prouver l'existence de Dieu. Quel premier principe
peut-on rejoindre à partir du mouvement, sinon un Premier Moteur?
Et quelle infinité peut-on légitimement attribuer à un moteur en tant
précisément que tel, sinon celle de sa puissance de mouvoir? C'est ce
que fait correctement Aristote. Le Premier meut éternellement, donc sa
puissance motrice est inépuisable et sans limites, elle est infinie ; mais
le Premier de Duns Scot ne peut pas être infini en ce sens limité, car il
est déjà pour nous une essence première dont la triple causalité, dans les
ordres de l'efficience, de la fin et de l'éminence, incluent une intelligence
et une volonté sans limite, qui ne font qu'un avec elle. On pourrait sans
inconvénient laisser cette énergie suprême du cosmos mouvoir éternelle
ment notre monde, sans lui demander le secret d'un infini auquel Aristote
lui-même n'a jamais pensé.
LA VOIE DE L'EFFICIENCE 159
Mais il s'agit d'Aristote, dont l'autorité philosophique est grande et
chaque fois que la chose est possible, même s'il ne se rend pas à une
autorité, Duns Scot l'utilise. C'est ce qu'il nomme donner apparence à un
argument, colorare ralionem. Nul n'ignore qu'il a usé de cette méthode,
dans un cas que nous retrouverons bientôt, avec le célèbre argument de
saint Anselme, mais il soumet au même traitement celui dont use ici
Aristote. Et il le faut bien, car sa prémisse même est inacceptable pour
un chrétien. Primum movet rnolu infinito, voilà qui est vrai dans le monde
éternel et incréé d'Aristote, ou qui le serait dans le monde dont
Thomas d'Aquin reconnaît qu'il pourrait être créé de toute éternité,
mais qui ne l'est pas dans le monde chrétien que Dieu a créé dans ou avec
le temps. Pour utiliser Aristote, partons une fois de plus du possible.
A titre de cause absolument première, l'essence peut mouvoir d'elle-même
et sans l'aide de quoi que ce soit ; illimitée dans son pouvoir, puisque
nulle condition extérieure n'est requise, elle peut produire un mouvement
infini ; or ce dont l'effet peut être infini, est infini ; elle est donc infinie.
Cette interprétation de la preuve implique manifestement celle de toute
la métaphysique des causes. Au lieu de se présenter comme un cas privi
légié qui justifie l'attribution au Premier d'une infinité limitée, celle de
sa puissance — et n'oublions pas qu'Aristote exclut formellement celle
de la grandeur, qu'il lui refuse comme de soi corporelle — la causalité
du mouvement ne se présente plus que comme un cas particulier d'une
efficience absolument sans limites : le premier mouvant a la force de
produire tous les effets qu'on peut produire par le mouvement ; or ils sont
infinis, si le mouvement peut être infini ; donc, s'il meut à l'infini, il est
infini1. Pourtant, même ainsi modifié, l'argument d'Aristote n'est
pas encore sans reproches, précisément parce que l'infinité du mouvement
n'autorise pas à conclure plus qu'une infinité de durée et de puissance
motrice, ce qui n'est pas encore l'infinité pure et simple de l'essence
que nous cherchons. Pour aboutir, c'est une infinité causale sans aucune
restriction qu'il faut démontrer ; non pas celle qui peut causer indéfi
niment des êtres de même espèce ; ni même celle, dont Aristote nierait
d'ailleurs la possibilité, qui pourrait causer indéfiniment une infinité
d'espèces différentes ; mais une infinité causale telle qu'elle puisse causer
simultanément tous les effets compossibles ou, à son choix, n'importe
lequel de ceux qui ne le sont pas. Entendons par là que, même si cette

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 25 ; t. I, p. 209. Primum moyens simul habet in


virtute sua omnes efTectus possibiles produci per motiim ; sed illi sunt inflnitt si motus
potest esse inflnitus ; ergo si movet in inflnitum, est inflnitum. Résume Bep. Par. I,
d. t, q. 3, n. 5.
160 JEAN DUN8 SCOT

cause première ne peut pas causer du « blanc » qui soit du « noir », elle
puisse du moins causer simultanément tout ce qui est simultanément
causable et causer séparément tout effet dont la simultanéité serait
contradictoire.
Pour en arriver là, il faut décidément abandonner, non certes la con
clusion d'Aristote, mais son principe, car le fait seul que le Premier puisse
mouvoir éternellement ne fondera jamais une conclusion de ce genre.
Duns Scot en arrive donc à inventer lui-même une ultime justification,
qui lui vient à l'esprit pour éclaircir la conclusion d'Aristote. Ullima
probabililas quae occurril pro consequenlia Arislolelis declaranda est ita:
tout ce qui peut causer, simultanément aussi bien que séparément,
plusieurs effets dont chacun requiert dans sa cause la perfection parti
culière qui lui est propre, est plus parfait s'il peut les causer simultanément
que séparément ; s'il peut en causer simultanément une infinité, lui-même
est infini, et il le reste quand bien même la nature de certains effets inter
dirait qu'ils fussent simultanément causés, puisque, quant à ce qui est
d'elle-même, cette cause resterait capable d'en causer une infinité1.
Pour concéder en ce sens la conclusion d'Aristote, il faut donc
bien plus que son principe et lui conférer une généralité qu'Aristote même
n'avait pas prévue. Ce que prouve ici Duns Scot, ce n'est plus l'infini
d'Aristote, c'est le sien. Ce Premier, qui possède omnem causalitalem
omnis causae possibilis formaliler el simul, ce n'est pas encore le Tout-
Puissant de la théologie chrétienne, dont le Docteur Subtil fera toujours
un objet de « foi », et non pas de certitude accessible à la seule raison
naturelle, mais c'est du moins une « puissance infinie qui, en tant qu'il
est d'elle-même, possède éminemment la causalité requise pour causer
simultanément une infinité d'effets, si leur nature était telle qu'ils pussent
être simultanément causés »2. En bref, un profond remaniement de

1. Op. Ox. loc. cit., n. 26 ; t. I, p. 210.


2. « Licet ergo omnipotentiam proprie dictam secundum intentionem theologorum
tantum créditait! esse et non naturali ratione credam posse probari, sicut dicitur
distinctione 42, probatur tamen inflnita potentia, qua simul, quantum est ex se,
habet omnem causalitatem, qua simul posset in inflnita, si simul essent factibilia. »
Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 27 ; t. I, pp. 211-212. L'objection réfutée à l'art. 28 est
que, même infinie, cette puissance ne serait pas encore cause totale, c'est-à-dire capable
de causer ses effets ultimes sans le concours des causes intermédiaires. Comme on le
verra plus tard, une causalité absolue de ce genre est justement la « toute-puissance •
telle que les théologiens l'entendent. Il n'est pas possible qu'aucun philosophe la
démontre. Ce que l'argument d'Aristote ainsi modifié prouverait, c'est que la puissance
du Premier, qu'il puisse ou non se passer des causes intermédiaires, que les philosophes
requièrent propler imperfeclionem effectus, contient éminemment le pouvoir causal
total de l'infinité des causes secondes possibles, ce qui suffit à prouver que cette
puissance, est infinie.
LA VOIE DE L'EFFICIENCE 161
l'argument d'Aristote est nécessaire pour en tirer l'infinité de la puissance
divine accessible au philosophe, qui restera encore loin de la « toute-
puissance » divine absolue dont connaît seule la foi du théologien.
On pourrait procéder autrement, sans quitter la voie de l'efficience,
et soutenir que la puissance créatrice est infinie de plein droit. En effet,
dans la création ex nihilo, dont les deux termes extrêmes sont la créature
et le néant, la distance du néant à la créature est infinie ; donc le créateur
est d'une puissance infinie1. Que vaut cet argument?
Remarquons d'abord qu'il suppose admise la notion de création.
Duns Scot lui-même s'est ailleurs demandé dans quelle mesure elle est
accessible au philosophe2. Pour le moment il se contente de la poser
comme objet de foi : sed hoc anlecedens ponilur lantum creditum. Si le
pouvoir qu'a le Premier de créer ainsi le monde est objet de foi, non de
preuve, on ne peut se fonder sur lui pour démontrer philosophiquement
que la puissance du Premier soit infinie. C'est sur quoi Duns Scot s'appuie
pour écarter a priori cet argument. Pourtant, supposant même qu'on
accueille sans réserves la notion de création parmi celles qui sont
accessibles à la raison naturelle, on ne saurait s'appuyer sur elle pour
prouver que le Premier soit infiniment puissant.
Une telle position peut surprendre, tant que l'on ignore comment
Duns Scot la justifie. Les deux notions de « toute puissance » et de
« création » sont liées dans les mémoires p'ar le souvenir du symbole des
Apôtres : Credo in Deum patrem omnipotentem, factorem coeli et terrae.
Tenons-nous assurés que Duns Scot lui-même ne l'oublie pas. Quoi qu'il
en soit de ce point, une raison générale rend au contraire aisément
compréhensible la méfiance de notre philosophe envers une preuve de
ce genre. Après tout, la créature n'est que du « physique », et comment
trouverait-on dans un donné fini de ce genre de quoi fonder une puissance
infinie ?
La manière dont Duns Scot justifie sa critique est d'ailleurs hautement
significative. On l'examinera d'autant plus soigneusement que nous y
rencontrerons, pour la première fois, l'une des notions les plus importantes
de la métaphysique de Duns Scot, qui n'est pourtant pas la plus facile à
saisir, celle qu'il se fait de l'être créé.
L'argument en question se fonde sur cette idée que, d'un être quel
conque au néant, la distance est infinie, ce que Duns Scot nie absolument.

1. On pourrait construire cet argument à partir de positions thomistes, mais, à


notre connaissance, saint Thomas d'Aquin lui-môme n'en a pas fait usage.
2. Voir Quodl. VII.
162 JEAN DUNS SCOT

Pour qu'il y ait distance infinie entre deux termes, il faut que l'un de
ces termes soit infini. Entre Dieu et la créature la plus parfaite possible,
s'il y en avait une, la distance serait encore infinie, non à cause de la
distance intermédiaire entre les termes extrêmes, mais à cause de l'infinité
d'un des deux termes. Bref, la distance entre deux termes est d'autant
plus grande que l'un d'eux est plus parfait. Or, dans le cas du couple
créature-néant, le terme le plus parfait est encore fini ; la distance qui le
sépare du néant est donc elle-même finie et point n'est besoin d'une
puissance infinie pour la franchir1. Que l'on ne s'y trompe pas : Duns Scot
n'entend pas ici soutenir qu'un autre être que le Premier puisse créer,
mais, comme nous aurons plus ample occasion de le voir, il soutient
expressément que si créer est un privilège divin, ce n'est pas pour cette
raison2. Pour le moment, retenons l'enseignement, capital pour l'ontologie
de Duns Scot, qui ressort de ce texte : la distance qui sépare un être du
néant n'est pas mesurée par la distance infinie qui sépare exister de ne
pas exister, mais par la distance finie qui sépare être quelque chose de
n'être rien3. L'argument d'Aristote par la cause efficiente pouvait être
à la rigueur conservé après avoir subi les modifications nécessaires, celui-ci
doit être purement et simplement rejeté.

c) Les voies de l'intellect, de la volonlé et de l'éminence

Après avoir établi l'infinité du Premier suivant la voie de l'efficience,


on peut l'établir en suivant celles de l'intellection, de la volonté et de
l'éminence*. L'intellect de la cause absolument première conçoit simul
tanément la totalité des intelligibles. Or les intelligibles sont infinis, comme
il est facile de l'observer par rapport à notre intellect, qui n'en finirait
jamais de les appréhender l'un après l'autre5. On nommera «infini en
puissance » cette infinité de termes successivement donnés qui, étant

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 29 ; t. I, pp. 213-214.


2. ftep. Par. I, d. 2, q. 3, n. 4.
3. Le degré propre à chaque être est défini par la perfection intrinsèque de son
essence, indépendamment de sa référence possible à d'autres êtres : t Nam quaelibet
cntitas habet intrinsecum sibi gradum suae perfectionis, in quo est flnitum, si est flni-
tum, et in quo inflnitum, si potest esse inflnitum et non per aliquid accidcns sibi. »
Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 33 ; t. I, p. 218.
4. L'ordre d'éminence est cette division de l'ordre essentiel où * prius dicitur
enimens, et posterius, quod est excessum. Ut breviter dicatur, quidquid est perfectius
et nobilius secundum essentiam est sic prius. • De primo principio, éd. E. Roche, p. 4.
Renvoie à ARISTOTE, Melaph., IX, 8, 1050 a 4 ; en fait, s'inspire de DENYS, De div.
nom., VII.
5. Le De primo principio, chap. IV (éd. E. Roche), p. 106, renvoie en outre à
AUGUSTIN, De du. Dei, 1. XII, ch. XVIII ; Pat. lai., t. 41, col. 367-368.
VOIES DE L'INTELLECT, VOLONTÉ ET ÉMINENCE 163

simultanément donnés, seraient de l'« infini en acte d1. Si, comme nous
l'avons indiqué à titre de préambule2, l'intellect du Premier connaît
toujours, par un acte distinct et nécessaire tout ce qui est intelligible,
on peut conclure que le Premier connaît toujours et par un acte distinct,
donc unique, l'infinité des intelligibles. Or un tel intellect est infini de
plein droit, car il ne peut saisir d'un seul coup l'infinité des intelligibles
sans inclure simultanément, à titre éminent, les perfections d'une infinité
d'essences intelligibles dont chacune inclut la perfection correspondante
à sa raison propre. Infinies et prises toutes à la fois, elles constituent une
perfection infinie, et comme elles sont éminemment contenues dans
l'intellect qui les conçoit, cet intellect est lui-même infini.
Le terme « éminemment » n'est pas subrepticement introduit dans cette
démonstration, car il a été déjà prouvé, dans ses préambules, que les
intelligibles sont dans l'intellect du Premier avant d'exister en eux-mêmes.
Cet intellect ne résulte donc pas de leur amoncellement ; ils sont produits
par lui. On ne voit d'ailleurs même pas comment leur addition pourrait
le constituer, car chacun d'eux, qui est fini, ajoute quelque chose à la
somme des autres, dont chacun est pareillement fini, mais aucun d'eux
ne peut ajouter quoi que ce soit à sa cause, qui est infinie. C'est parce qu'il
est infini, que le premier intellect conçoit simultanément une infinité
de raisons intelligibles finies; celles-ci présupposant un intellect infini,
elles ne sauraient le constituer. Le seul présupposé qui soit requis pour
une intellection de cet ordre, c'est la nalura prima, l'essence première
elle-même, dont la seule présence à l'intellect du Premier suffit à causer
en lui la connaissance de tout objet intelligible quelconque, sans le con
cours d'aucun autre objet. C'est dire qu'aucun autre objet ne peut ajouter
d'intelligibilité à celui de l'intellection première ; l'intelligible premier
n'est donc « fini » par rien, il est « in-fini », et il l'est dans son être même,
puisque chaque chose est dans l'ordre de l'être comme elle est dans
l'ordre de l'intelligibilité. Intellection infinie, intellect infini, être infini,
trois moments d'une seule et même réalité3.
Une preuve analogue peut se tirer de la raison de fin dernière. Notre

1. « Quaecumque sunt infinita in potentia, ita quod in accipiendo alterum post


alterum nullum possunt habere finem, fila omnia, si simul actu sunt, sunt infinita
actu : intelligibilia sunt hujusmodi respectu intellectus creati, satis patet ; et in
intellectu increato sunt simul omnia intellecta actu quae a creato sunt successive
intellecta ; ergo sunt ibi actu infinita intellecta. » Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 30 ;
t. I, p. 214.
2. Voir pp. 49-50.
3. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 30 ; t. I, p. 215. Cf. Rep. Par. I, d. 2, q. 3, n. 7
et De primo principio, cap. IV, éd. E. Roche, pp. 100-106.
164 JEAN DUNS SCOT

volonté peut désirer et aimer quelque chose de plus grand que tout objet
fini, de même que notre intellect peut, en ce qui est de sa nature propre,
connaître quelque chose de plus grand que tout objet fini1. Allons plus
loin, il semble même qu'une inclination naturelle nous porte à aimer
suprêmement un bien infini, car non seulement notre volonté, qui est
libre, se porte vers un tel objet d'elle-même (ex se), sans disposition acquise
par un effort antérieur (sine habita), promptement et avec plaisir (prompte
et delectabiliter), mais il semble qu'elle ne puisse se reposer parfaitement
en rien d'autre. Cette expérience est importante et, à sa manière, décisive,
car s'il était contradictoire au bien d'être infini, la volonté ne tendrait
pas si facilement vers le bien infini comme le terme de son repos. Ce point
sera d'ailleurs bientôt examiné de plus près, à propos de l'objet de
l'intellect, mais on peut dire, dès à présent, que la tendance naturelle
de notre volonté libre vers un bien infini, implique l'infinité de son objet*.
L'argumentation de Dans Scot sur ce point est simple, claire et rien
n'autorise à penser qu'il ne la tienne pas lui-même pour strictement
philosophique. Elle l'est en effet à ses yeux, car s'il n'a pas admis que
l'homme eût une connaissance naturelle « distincte » et complète de sa
fin dernière, il a toujours enseigné, d'abord que l'homme est naturellement
ordonné à Dieu comme à sa fin, ensuite que l'homme peut le savoir et,
par là même, savoir que Dieu est sa fin3. Il faut pourtant se souvenir des
limites qu'une telle connaissance doit nécessairement comporter, en
vertu des principes posés par Duns Scot lui-même. Le concept de Dieu
le plus parfait qui nous soit naturellement accessible est celui d'être
infini. L'homme peut donc se connaître comme naturellement ordonné à
l'être infini et, pour autant qu'il s'éprouve tel, il peut savoir qu'il y a un
être infini. Ceci ne signifie pourtant pas que le concept d'être infini nous
permette de déduire ce qu'est Dieu en tant précisément que Dieu. La
nature même de ce concept s'y oppose, quia conceplus quosdam communes
habemus de substantifs immolerialibus et materialibus. Supposons qu'il y

1. Voir Mediaeval Studies, X (1948), p. 54.


2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 31 ; t. I, p. 216.
3. • Hem homo naturaliter appétit flnem istum quem dicis supernaturalem ; igitur
ad illum flnem naturaliter ordinatur ; ergo ex tali ordinatione potest concludi iste
finis ex cognitione naturae ordinatae ad ipsurn. « Op. Ox. Prol., q. 1, a. 2, n. 9 ; t. I,
p. 10. S'exprimant sur cette objection, Duns Scot déclare plus loin : < Sed in quantum
adducitur (se. auctoritas Augustin!) contra illam responsionem de fine naturali et
supernaturali, concedo Douin esse flnem naturalem hominis, licet non naturaliter
adipiscendum, sed supernaturaliter. Et hoc probat ratio sequens de desiderio naturali,
quam concedo.» Loc. cit., n. 11 ; t. I, p. 12. Immédiatement après, Duns Scot nie
qu'Avicenne ait pu savoir, sans s'aider de la théologie, < ens esse prinnim objectum
intellectus nostri, et hoc secundum totam indifTerontiam entis ad sensibilia et insensi-
bilia >.
VOIES DE L'INTELLECT, VOLONTÉ ET ÉMINENCE 165

ait une figure géométrique « première », et que nous le sachions, mais


que ce soit le triangle, et que nous ne le sachions pas, nous pourrions
attribuer à cette figure première toutes les propriétés qui lui appar
tiennent en tant que figure, mais non en tant que triangle1. L'homme peut
donc naturellement savoir que l'être premier est infini, parce qu'il peut
observer sur soi-même qu'il en éprouve le désir, et il peut naturellement
savoir de cet être tout ce qui appartient à un être, du fait qu'étant
premier dans l'être, il est du même coup infini.
Après celles de l'intellection et de la volonté, une quatrième voie qui
conduit à l'infinité du Premier, est celle de l'« éminence ». Cette éminence,
nous l'avons fait voir, est absolue, c'est-à-dire suprême ; or il n'est pas
contradictoire que quelque chose soit plus parfait que du fini, mais il
l'est que quelque chose soit plus parfait que l'être suprêmement éminent
dans l'ordre de l'être. Si donc il n'y a pas contradiction entre l'infinité
et l'être, le Premier peut être infini, et puisqu'il est plus grand d'être infini
que fini, l'être suprêmement éminent en tant qu'être est nécessairement
infini.
On peut présenter le même argument sous une autre Torme, où l'infinité
sera naturellement prise au sens d'infinité « intensive », et non pas seule
ment « extensive » comme l'est celle du premier moteur d'Aristote
mouvant indéfiniment le monde dans le temps. Voici donc l'argument :
s'il ne répugne pas à sa nature d'être infini, un être n'est pas parfait, à
moins qu'il ne soit infini ; en effet, il pourrait être infini ; si donc, par
hypothèse, il ne l'est pas, il n'est pas parfait. D'où résulte que l'être
suprêmement éminent dans l'ordre de l'être, et par conséquent tout
parfait, est un être infini.
Le point délicat de cette preuve, comme d'ailleurs de celle qui se tirait
de l'objet de la volonté, est la compossibilité qu'elle suppose entre l'« être »
et l'« infini ». Duns Scot observe, à ce sujet, que leur compossibilité ne
saurait être démontrée a priori, parce que la notion d'être étant première,
ou ne peut l'éclaircir par aucune autre. Du moins peut-on constater que,
s'il y a quelque incompossibilité entre ces deux notions, elle n'apparaît
nulle part. L'être est connu par soi, mais l'infini se conçoit par le fini.
On peut décrire ainsi la notion que l'on en a communément : l'infini est

1. Op. Ox. Prol., q. I, a. 2, n. 16 ; t. I, pp. 16-17. A la fin de l'article, il est prévu


que si l'on conteste le caractère « commun • de notre concept du Premier, il faudra du
moins concéder son caractère « imparfait », puisqu'il est emprunté au sensible ; la
conclusion reste la même dans les deux cas. Rappelons la définition de la connaissance
naturelle : t Pro statu autem isto, secundum Philosophum, intellectus possibilis natus
est moveri ad cognitionem ab intellectu agente et phantasmate ; igitur sola illa cognitio
naturalis est quae ab istis agentibus potest imprimi. » Loc. cil., n. 21 ; t. I, p. 20.
166 JEAN DUNS SCOT

ce qui non seulement n'excède un fini donné en aucune proportion finie


précise, mais le dépasse en outre au delà de toute proportion assignable1.
Ceci dit, aucune incompossibilité n'apparaît entre l'infinité et l'être.
Rappelons-nous en effet que l'être en question est « commun », c'est-à-dire
complètement indéterminé et que la « finitude » n'est pas de l'essence de
l'être ainsi conçu : de ratione enlis non est finitas. Elle n'est même pas
un de ces transcendantaux qui sont convertibles avec l'être. On peut
donc penser « être infini » sans s'engager dans aucune contradiction. Bien
plus, on ne peut associer ces deux termes sans percevoir leur remarquable
accord : « pourquoi l'intellect, dont l'objet est l'être, n'éprouve-t-il aucune
répugnance à concevoir quelque chose comme infini? Pourquoi cela
lui semble-t-il au contraire le plus parfait intelligible ? Il serait surprenant
qu'aucun intellect ne perçût une telle contradiction concernant son
objet premier, alors qu'une dissonance blesse si facilement l'oreille.
En effet, si une discordance est aussitôt perçue et si elle blesse, comment
se fait-il qu'aucun intellect ne refuse aussitôt un intelligible infini comme
ne lui convenant pas et comme détruisant même son objet premier? »2.
Il y a donc compatibilité entre l'infinité et l'être, et si l'infinité est une
perfection possible de l'être, l'être suprême est nécessairement infini.
Cet être suprême en tant qu'être, ou suprêmement éminent, Duns Scot
le qualifie encore « être tel qu'on n'en puisse concevoir de plus grand »,
et c'est pourquoi le fameux argument de saint Anselme se présente ici à
lui comme utilisable, pourvu qu'on lui fasse subir la modification néces
saire, afin de transformer en preuve de l'infinité du Premier ce qui se
donne pour une preuve de son existence. Que Duns Scot l'ait bien entendu
ainsi, c'est ce qui ressort à la fois de ses propres déclarations et de la
place qu'il assigne à l'argument du Proslogion, revu et corrigé par lui,
dans l'ensemble de sa propre argumentation3. Rappelons en effet une fois

1. • Inflnitum intelligimus per flnitum, et hoc vulgariter sic expono : infinitum est
quod aliquod finitum datum secundum nullam habitudinem flnitam praecise excedit,
sed ultra omnem habitudinem assignabilem excedit adhuc. «. Op. Ox. 1, d. 2, q. 2,
a. 2, n. 31 ; t. I, p. 216. Innnitum est quod quodcumque flnitum datum ultra omnem
proportionem excedit. » ftep. Par. 1, d. 2, q. 3, 1.
2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 32 ; t. I, p. 217. « Quare intellectus, cujus objectum
est ens, nullam invenit repugnantiam intelligendo aliquod inflnitum, immo videtur
perfectissimum intelligibile ? Mirum est autem si nulli intellectui talis contradictio
païens fiât circa ejus primum ejus objectum, cum discordia in sono ita faciliter ofTendat
auditum ; si enim disconveniens, statim ut percipitur oflendit, cur nullus intellectus
ab intelligibili infinito naturaliter refugit, sicut a non convenienle, suum ita objectum
primum destruente ? > Cf. Hep. Par. I, d. 2, q. 3, n. 8.
3. En sens contraire, voir E. BETTONI, L'ascesa a Dio..., ch. II, pp. 30-31, et ch. IV,
p. 79. L'auteur s'oppose à S. Belmond et à Z. Van Woestyne (op. ci/., p. 31, notes 2 et 3)
qui soutiennent que Duns Scot a « coloré » l'argument en vue de prouver, non l'existence
de Dieu, mais son infinité. Ces deux derniers interprètes se fondent sur le sens obvie
VOIES DE L'INTELLECT, VOLONTÉ ET ÉMINENCE 167

de plus, qu'au point où nous en sommes, l'existence même du Premier


est irrévocablement établie. On' pourrait néanmoins soutenir que
Duns Scot fait ici appel à un argument supplémentaire, ne serait-ce qu'à
titre de probabilité renforçant des preuves elles-mêmes tenues pour
acquises. Entre ces deux hypothèses, l'examen du texte permettra seul
de choisir.
On a beaucoup écrit sur le sens du verbe colorare, dans la phrase bien
connue des historiens : Per illud polest colorari Ma ratio Anselmi de
summo cogilabili. En fait, il serait imprudent de lui attribuer d'abord
un sens précis, pour interpréter ce qui suit en fonction du sens ainsi
choisi. C'est plutôt la détermination exacte de ce que fait ensuite.
Duns Scot, qui nous éclairera sur le sens de ce verbe. Si l'on en jugeait
par l'usage que Duns Scot lui-même vient d'en faire, en « colorant » un
argument d'Aristote, ce verbe pourrait désigner une modification si
profonde qu'elle équivaille à une transposition proprement dite. Mais
pourquoi conclure d'un cas à un autre? Chaque cas se suffit.
Partant donc de la définition nominale du mot « Dieu » que propose
saint Anselme dans le Prostogion II, et qu'il résume d'ailleurs à sa
manière, Duns Scot propose d'ajouter à Deus est quo cogilalo majus
cogilari non polest, la clause importante : sine contradictione. Nous disons
de cette clause qu'elle est importante parce que, si la définition en
question impliquait contradiction, elle ne serait pas pensable. Or, préci
sément, Duns Scot lui-même vient d'éprouver quelque difficulté à prouver
qu'il n'y a pas contradiction entre les deux notions d'« être » et d'« infini ».
C'est la nature même du problème qui rend difficile de le résoudre, et ce
que le Docteur Subtil a finalement trouvé de mieux, c'est, on vient de le
voir, d'en appeler à cette sorte d'expérience collective de l'entendement
humain qui, bien loin d'y entendre aucune discordance, perçoit plutôt
une consonance intime et profondément satisfaisante entre les deux
termes. S'il en appelle ici à saint Anselme, c'est précisément, semble-t-il,
parce que l'argument du Prostogion permet d'établir la possibilité méta
physique de la notion d'être infini. Or cette possibilité n'est autre que
son absence de contradiction. Si l'on montre que la notion d'être infini
n'est pas contradictoire, soit qu'on la pose d'abord dans l'entendement,
puis comme réalisée, on aura démontré la possibilité complète d'un tel
être. Ceci ne prouvera pas qu'un être infini existe, mais bien que le

du texte de Duns Scot lui-même : « Quomodo autem ratio ejus (se Anselmi) valeat,
dicitur in sequenti quaestione, art. 6, quod flet ad infinitatem probandam. » Op. Ox.,
I, d. 2, q. 8, n. 8 ; t. I, p. 189.
6-1
168 JEAN DUNS SCOT

Premier, dont on vient d'établir l'existence, peut être atteint comme infini
en suivant la voie de l'éminence, ce que précisément il entend démontrer.
Que le suprême concevable existe en réalité, voilà donc ce qu'il
s'agit d'établir : summum cogitabile praedictum sine contradictione
esse in re. On le prouve d'abord pour l'être quidditatif (esse quid-
dilalivum), c'est-à-dire pour l'être qui appartient à l'essence que
désignent ces mots : ce qui est tel que rien de plus grand ne puisse
être pensé. Si la formule impliquait contradiction, il faudrait en conclure
que cette essence, prise comme essence, n'a pas d'être, ce qui reviendrait
à dire que, dans l'ordre de réalité propre à l'essence, celle-ci n'existe pas
« en réalité ». En fait, elle n'est aucunement contradictoire, mais comment
Duns Scot le prouve-t-il? En faisant appel à l'expérience même qui
justifie la mineure de sa quarto via, c'est-à-dire : infinitum non répugnât
enii, et sa raison de l'affirmer reste celle qu'il a déjà proposée : « dans ce
suprême objet de pensée (in tali cogitabili summo), l'entendement trouve
une satisfaction suprême (summe quiescit intellectus) ; ainsi donc, cet
objet suprême même inclut la raison de l'objet premier de l'intellect
créé, à savoir l'être, et cela au suprême degré (ergo in ipso summo est
ratio primi objecti intellectus creali, scilicel entis, et hoc in summo). Pris
dans son ensemble, ce premier temps de l'argument prouve donc bien
que, parlant de la réalité de l'essence, celle de l'être infini, parce qu'elle
est possible, existe en réalité.
Passons de l'esse essentiae, qui est en réalité mais dans la pensée seule,
à l'esse exislenliae, qui existe en réalité hors de la pensée. Il s'agit alors
de montrer que le « suprêmement pensable » (summe cogitabile) n'existe
pas seulement dans l'entendement qui le pense. On y parvient en deux
moments, dont aucun n'est représenté dans l'argument de saint Anselme
lui-même. Le premier consiste à prendre acte que le « suprêmement
pensable » est possible, ainsi qu'il vient d'être établi. Le second consiste
à montrer que, si cet être « possible » n'existait pas en réalité, il serait
contradictoire, non pas du tout, comme l'avait soutenu saint Anselme,
parce que la notion d'un tel être qui n'existerait pas serait en elle-même
contradictoire, mais pour cette raison spécifiquement scotiste, qu'il est
contradictoire à la notion d'un tel être d'exister par une autre cause.
D'où, c'est-à-dire de sa propre preuve, Duns Scot conclut, non pas que
le suprêmement pensable existe en réalité, mais que ce qui existe en
réalité est un « pensable plus grand » que ce qui n'est que dans l'enten
dement (majus igitur cogitabile est quod est in re quam quod est tanlum
in intellectu). Sur quoi il précise : on ne l'entendra pas en ce sens, que
VOIES DE L'INTELLECT, VOLONTÉ ET ÉMINENCE 169

cet objet de pensée serait plus pensable, s'il existait, mais bien en le
sens que celui qui existe est un pensable plus grand que celui qui n'est
que dans l'entendement seul1.
Qu'a fait ici Duns Scot? D'abord, il a substitué à la preuve de
l'existence de Dieu, proposée par saint Anselme, sa propre preuve de
l'existence du Premier. S'il est contradictoire que le Premier n'existe
pas, c'est, dit expressément le Docteur Subtil, quia repugnat rationi ejus
esse ab alia causa, sicut patuil prius in secunda conctusione de primo
effectivo. L'argument auquel nous sommes ici renvoyés, se proposait de
montrer que le primum effectivum, dont l'existence était à ce moment
déjà démontrée, devait être en outre tenu pour « incausable »2. Comment
Duns Scot invoquerait-il ici un argument qui suppose l'existence du
Premier déjà démontrée, s'il se proposait d'en démontrer l'existence? On
peut penser qu'il fait plutôt ceci : ayant prouvé à sa propre satisfaction
et à sa manière que le Premier existe, et même qu'il est infini, Duns Scot
modifie l'argument du Prostogion pour lui faire correctement prouver
cette même infinité du Premier. L'entreprise peut réussir, car si l'on a
déjà prouvé l'existence d'une première cause efficiente elle-même incau
sable (ce qui ne se fait pas à partir de la définition nominale de Dieu mais
à partir de la causalité de l'être) on peut prouver ensuite que, loin d'être
contradictoire et impossible, la notion d'un être suprême et infini qui
existe est « plus » pensable que celle du même être conçu comme n'existant
pas. Si cette interprétation est correcte, c'est donc bien l'infinité du
Premier que l'utilisation de l'argument de saint Anselme a pour objet de
prouver3.
Revenant sur l'ensemble de cet édifice dialectique afin d'en préciser
le plan et l'objet sans équivoque possible, Duns Scot rappelle alors qu'il
a successivement prouvé, premièrement, qu'il y a un être absolument
premier (simpliciler primum), de la triple primauté de l'efficience, de la
fin et de l'éminence, et que cet être est si absolument premier qu'il ne
peut rien y avoir avant lui ; par là, précise Duns Scot, l'être de Dieu se
trouve établi « quant aux propriétés de Dieu relatives à la créature, ou

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 32 ; t. I, pp. 217-218. Duns Scot, qui vient d'écarter


cette dernière interprétation, la reprend pourtant aussitôt pour • colorer a encore
autrement la preuve d'Anselme (vel aliter coloralur). On obtient alors ceci : ce qui
existe est plus pensable, c'est-à-dire plus connaissable (parce qu'objet d'une intuition
possible) que ne l'est ce qui, n'existant pas, ne peut être connu que par mode d'abstrac
tion. Or la connaissance intuitive est plus parfaite que la connaissance abstractive :
ergo.
2. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 1, n. 16 ; t. I, pp. 195-196.
3. Cf. De primo principio, cap. IV, éd. E. Roche, pp. 122-124.
170 JEAN DUNS SCOT

en tant qu'il détermine les rapports et les dépendances des créatures


envers lui »l ; deuxièmement, il a prouvé suivant quatre voies, que ce
Premier est infini, comme premier efficient, comme premier connaissant
tous les connaissables, comme fin dernière et comme suprêmement
éminent. Il ne reste plus à présent, conclut enfin Duns Scot, qu'à unir
les conclusions précédentes de la manière que voici : il existe actuellement
parmi les êtres un être triplement premier ; ce qui est triplement premier
entre les êtres est infini ; donc quelque être infini existe. Par là se trouve
prouvé l'être de Dieu, quant à la perfection absolue de Dieu la plus
parfaite que nous puissions concevoir. Nous avons donc prouvé par là
l'existence de Dieu, atteint sous le concept de Dieu le plus parfait qui
nous soit concevable et que nous puissions en avoir2. La connaissance
relative la plus parfaite que nous ayons de Dieu est qu'il est l'être
« premier » ; la connaissance absolue la plus parfaite que nos ayons de
lui est qu'il est « l'être infini » ; tout ce qui dépasse ce concept de Dieu,
où ne s'y laisse pas relier par voie de conséquence nécessaire, échappe
donc aux prises de la connaissance naturelle et nous demeure ici-bas
inconnu, à moins qu'il n'ait plu à Dieu lui-même de le révéler.
A quel point Duns Scot a claire conscience d'avoir ici dépassé le plan
de la philosophie grecque, on le voit par les réponses aux arguments
qu'on en pourrait tirer contre lui. Si, s'objecte-t-il lui-même au nom des
Anciens, il y avait un être infini, comment y aurait-il place pour autre
chose que lui dans la nature et, plus particulièrement, comment y aurait-il
place à côté de lui pour le mal? C'est que, répond le Docteur Subtil,
on ne pense ici qu'à une force active infinie agissant par nécessité de
nature, au lieu que le Premier, dont on vient de prouver l'existence,
agit librement et volontairement ; il y a donc place pour autre chose
en dehors de lui, pourvu seulement que lui-même y consente, et même
pour le mal3. Cette opposition fondamentale entre une cause première

1. * ... et in hoc probalum est esse de Deo quantum ad proprietates respectivas Dei
ad creaturam, vel in quantum déterminât respectus dependentias creaturarum ad
ipsum. » Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 34 ; t. I, p. 219. Nous entendons que, dans le second
membre du phrase, le sujet de déterminât est un Deus sous-entendu.
2. « Ergo aliquod inflnitum ens cxistit actu. Et istud est perfectissimum conceptibile
et conceptus perfectissimus, absolutus, quem possumus habere de Deo naturaliter,
quod sit inflnitus, sicut dicetur 3 dist. Et sic quantum ad conceptum vel esse ejus
perfectissimum conceptibilem vel possibilem a nobis haberi de Deo. • Op. Ox. I, d. 2,
q. 2, a. 2, n. 34 ; t. I, pp. 219-220.
3. Op. Ox. I, d. 2, q. 2, a. 3, n. 35 ; t. I, p. 220. Noter ici la réponse à l'instance :
mais les Philosophes n'ont-ils pas admis qu'il y eût du mal dans l'univers, tout en
maintenant que Dieu agisse par nécessité de nature ? Réponse ; oui, sans doute, mais
il leur a fallu pour cela recourir à un artifice pour expliquer que du mal puisse se produire
de manière contingente dans l'univers. Le Premier est alors conçu comme produisant
L'UNICITÉ DE L'ÊTRE INFINI 171
nécessaire et une cause première contingente, qui s'annonce déjà comme
l'origine de beaucoup d'autres, nous servira pourtant de clef pour
résoudre des problèmes que les Anciens ont mal résolus ou qu'ils ont
même dû renoncer à résoudre. Comment une puissance peut-elle être
infinie et pourtant mouvoir dans le temps? A cette question, comme à
bien d'autres, nous verrons que la nouvelle notion du Premier, conçu
comme l'« être infini », permet seule d'apporter une réponse satisfaisante.
Réponse philosophique, certes, on l'a déjà dit et on le redira volontiers
pour plaire à ceux de nos contemporains qui s'intéressent surtout à cet
aspect du problème, mais il suffira de laisser la parole à Duns Scot pour
voir à quel autre aspect du problème lui-même s'intéressait. Nous réfu
terons ce point plus tard, dit-il, en argumentant contre les Philosophes
qui soutiennent que le Premier fait nécessairement tout ce qu'il fait
immédiatement lui-même ; mais l'argument ne fait pas difficulté pour
les Chrétiens, car ils disent que Dieu agit de manière contingente1. Ceux
qui refusent pour Duns Scot le titre de « philosophe chrétien », n'ont pas
tort, car, après tout, lui-même ne se l'est jamais attribué, mais alors
il faut aller jusqu'au bout et dire que le seul titre dont il se réclame ici
n'est pas celui de Philosophe, c'est celui de Chrétien.

V. L'UNICITÉ DE L'ÊTRE INFINI

L'existence d'une « nature » ou « quiddité » infinie une fois démontrée,


on peut encore se demander s'il n'y a qu'une nature qui soit telle, ou s'il
y en a plusieurs. Au point de son commentaire sur Pierre Lombard où
il se pose cette question, Duns Scot n'hésite pas à reprendre l'usage du
nom « Dieu », auquel il avait provisoirement renoncé tandis qu'il prouvait
l'existence du Premier. Il se demande donc, simplement et directement,
s'il n'y a qu'un seul Dieu?
Aucune hésitation n'est possible sur la réponse. La conclusion est en
effet certaine : il n'y a qu'un seul Dieu ; mais certains disent que cette
conclusion n'est pas rationnellement démontrable et qu'elle ne peut être
tenue que par la foi. Telle est, notamment, la thèse soutenue par certains

nécessairement des biens opposés, dont les causes se contrarient, d'où, accidentellement
du mal. Vaine tentative d'évasion, a déjà fait observer Duns Scot (Op. Ox. l, d. 2, q. 2,
a. 2, n. 21 ; t. I, p. 204), car ce « contingent » même reste de l'« inévitable », si bien que
l'on ne sort pas ici de l'ordre de la nécessité.
1. « Istud improbabitur dist. 8, q. ult., ubi in hoc arguetur contra Philosophes, qui
ponunt Primum agere ex necessitate quodlibet quod immédiate agit. Sed Christiania
non est argumentum difflcile, quia dicunt Deum contingenter agere. » Op. Ox. l d. 2,
q. 2, a. 3, n. 36 ; t. I, p. 223.
172 JEAN DUNS SCOT

théologiens que cite Moïse Maïmonide, selon qui la Loi religieuse seule
nous assure que Dieu est unique1. Que faut-il en penser?
On notera d'abord sous quelle forme le problème se pose dans la doctrine
de Duns Scot. Ce n'est pas celle d'une option entre deux réponses dont
l'une excluerait l'autre. Il est possible, sans aucune contradiction, que
l'unicité de Dieu soit en même temps un article de foi et un objet de
démonstration rationnelle. Tel était déjà le cas de l'existence de Dieu,
que Duns Scot tient pour un article de foi et dont on a vu qu'il ne considère
pourtant pas comme impossible de la démontrer2. De même ici. Maïmonide
a raison de dire que la Loi mosaïque impose la foi en l'unicité de Dieu et
nul n'a d'ailleurs oublié le texte célèbre du Deutéronome V, 6 : Audi,
Israël, Dominas Deus luus unus est, à quoi l'on peut ajouter Isaïe, XLV,
5 : Extra me non est Deus. Il est donc bien vrai que l'unicité de Dieu est
objet de foi, mais Dieu lui-même l'a révélée au peuple juif parce que,
grossier et enclin à l'idolâtrie, ce peuple avait besoin d'en être instruit
par la loi divine. Lorsque Dieu dit, dans l'Exode, III, 14 : Ego sum qui
sum, ou lorsque l'Apôtre enseigne, dans l'Epître aux Hébreux XI, 6, qu'il
faut que celui qui s'approche de Dieu croie qu'il existe, ni Dieu ni
saint Paul n'entendent nier que cette vérité soit démontrable. Il est utile
que même ce qui peut être démontré soit enseigné à l'ensemble du peuple
par voie d'autorité, à cause de la négligence dont les hommes font preuve
dans la recherche de la vérité, de l'impuissance de leur intellect et des
erreurs commises dans leurs démonstrations par ceux qui mêlent le faux
au vrai dans la recherche de la vérité3. Lorsqu'ils suivent de telles
démonstrations, les simples peuvent bien se demander laquelle croire* ;
il est donc bon qu'une autorité assurée et infaillible ouvre une voie facile
et accessible à tous.
C'est pourquoi, sans contester aucunement que l'unicité de Dieu soit
une vérité révélée, on peut en chercher des preuves démonstratives qui
ne relèvent que de la raison. Toutes ces preuves, sauf celle qui se fonde
sur la nécessité du Premier, s'appuient sur l'infinité de Dieu, qui vient
d'être démontrée. C'est même pourquoi nous pouvons à bon droit les tenir
pour strictement rationnelles ; reposant sur le concept de Dieu le plus

1. Voir MAÏMONIDE, Guide des Égarés, 1™ partie, ch. LXXV ; trad. S. Munk (Paris',
1856), t. I, pp. 440-450. Cf. 2« partie, ch. I ; t. II, pp. 42-46.
2. Cf. Op. Ox. III, d. 24, n. 21.
3. Op. Ox. I, d. 2, q. 3, n. 7 ; t. I, p. 230. Duns Scot renvoie ici à saint Augustin,
De civitate Dei XVIII, 41 ; P. L., 41, 600-602.
4. « ... et ideo quia simplices sequentes taies deraonstrationes bene possent dubitare,
cui esset assentiendum, ideo tuta est via et facilis et communia, auctoritas certa quae
non potest fallere née falli. » Op. Ox. l, d. 2, q. 3, n. 7 ; t. I, p. 230.
l'unicité de l'être infini 173
parfait qui nous soit naturellement accessible, elles n'empiètent à aucun
moment sur le terrain réservé à la seule révélation.
Duns Scot aurait peut-être pu commencer par la cinquième de ses
preuves, celle qui se tire directement de l'infinité absolue du Premier,
car elle dispenserait au besoin des quatre qui la précèdent. L'absolument
infini ne peut être dépassé ; puisque nous l'avons défini comme ce qui
excède, au delà de toute proportion assignable, tout fini donné, sa notion
même implique que rien ne le dépasse. Or, s'il y avait plusieurs infinis,
il y aurait plus dans leur ensemble que dans un seul d'entre eux. En vertu
de sa notion même, une pluralité d'infinis est donc contradictoire et
impossible : ergo infinilum in pluribus omnino numerari non potest.
Appliquant ce même principe aux modes premiers de l'être divin, on
peut faire voir d'abord qu'une pluralité d'intellects infinis est impossible.
La preuve en est purement dialectique et s'établit, sinon par A +B, du
moins par A et B. Un intellect infini connaît parfaitement tout ce qui
est intelligible, en tant même que cela est, de soi, intelligible. Soient donc
deux dieux donnés, A et B ; A connaîtra B aussi parfaitement que B
est intelligible, c'est-à-dire qu'il le connaîtra parfaitement. Or cela est
impossible. En effet A connaîtra B par l'essence de B ou il ne le connaîtra
pas ainsi. S'il ne connaît pas B par l'essence de B, et que cependant B
soit connaissable par son essence, A ne connaît pas B aussi parfaitement
que B est connaissable ; mais s'il connaît B par l'essence de B, l'acte
cognitif d'A lui-même est postérieur à l'essence de B, et ainsi A n'est
pas Dieu. La conséquence est inévitable, car tout acte de connaître qui
n'est pas identique à son objet, est postérieur à cet objet. S'il lui était
antérieur ou simultané, il pourrait s'en passer ; puisqu'il en a besoin, c'est
qu'il lui est postérieur. Un être dont l'essence implique un intellect infini,
est donc un être unique1. On ne saurait pousser plus loin l'objectivité
dialectique en matière de théologie naturelle : ergo si sint duo dii, sint A
el B...
Procédons ensuite par la voie de la volonté. Une volonté infinie est une
volonté droite ; elle aime donc tout ce qui peut être aimé, en tant préci
sément que cela peut être aimé. Revenons donc à nos deux dieux : si B
est un autre dieu, il est un bien infini et, à ce titre, infiniment aimable ;
donc la volonté de A aime B infiniment ; or cela est impossible, car puis
que tout être aime naturellement son être plus que l'être d'autrui, une
volonté droite, comme l'est toute volonté infinie, se préfère naturellement

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 3, n. 5 ; t. I, p. 228. Renvoie à saint Augustin, De Trinilalc


VII, 1, 1 ; p. L., 42, 933. Cf. Thomas d'Aquin, Sum. theol. I, q. 11, a. 3, Resp.
174 JEAN DUNS SCOT

à tout le reste ; ainsi, se préférant soi-même à B, A ne saurait l'aimer


infiniment. On pourrait d'ailleurs argumenter sur la volonté elle-même
comme on vient d'argumenter sur son objet. Se référant à la distinction
augustinienne classique entre uli et frui, Duns Scot raisonne ainsi : A
jouit de B ou il en use ; s'il en use, sa volonté est ordonnée à un autre
objet qu'elle-même, donc elle n'est pas infinie ; s'il en jouit, comme il
jouit aussi de lui-même, il jouit à la fois de deux objets dont chacun suffit
à lui donner une béatitude totale, ce qui est impossible. L'impossibilité de
l'hypothèse est manifeste, car elle suppose qu'une volonté totalement béa
tifiée par un objet le soit en même temps par un autre dont, puisqu'elle
est déjà parfaitement bienheureuse, la destruction n'affecterait en rien
sa béatitude1.
Une troisième voie, celle qui passe par la notion de bien, conduit à la
même conclusion. Une volonté conforme à l'ordre peut désirer un bien
plus grand qu'un autre et le désirer davantage ; or, s'ils étaient possibles,
plusieurs biens infinis inclueraient plus de bonté qu'un seul bien infini ;
en un tel cas, une volonté pourrait, sans manquer à l'ordre, préférer
plusieurs biens infinis à un seul ; elle ne trouverait donc son parfait repos
dans aucun bien infini seul, et comme il est contradictoire qu'un bien
infini ne suffise pas à satisfaire la volonté, une pluralité de biens infinis
est impossible2.
La quatrième voie part de la puissance infinie de Dieu, et l'on prévoit
sans trop de peine pourquoi une puissance infinie ne saurait coexister
avec une autre puissance également infinie, car chacune d'elles pouvant
revendiquer la totalité des effets possibles, d'insolubles conflits de juridic
tion ne saurait manquer de les mettre aux prises. D'autre part, l'indémon
table sang-froid dialectique de Duns Scot est en lui-même instructif.
Il ne se contente pas d'indiquer, en gros, la direction générale que la pensée
doit suivre ; jamais il ne se tient pour satisfait, tant que le mécanisme
de la preuve n'a pas été ajusté et mis au point dans ses moindres détails.
Ici, par exemple, il posera d'abord que deux causes ne sauraient être
causes totales du même effet dans le même ordre de causes. On le lui
accorderait sans doute sans discussion, mais lui-même ne l'entend pas
ainsi, et il prouve son dire : car, si tel était le cas, quelque chose se trou
verait être l'effet d'une autre chose, dont pourtant il ne dépendrait pas.
En effet, si l'on pose deux causes totales du même effet, nous avons

1. Op. Ox. I, d. 2, q. 3 ; t. I, pp. 226-227. Comparer cette technique démonstrative


à celle dont use GUILLAUME D'AUVERGNE, De Trinilale, cap. VI.
2. Op. Ox., loc. cil., n. 4, p. 227.
L'UNICITÉ DE L'ÊTRE INFINI 175
l'impression de voir aussitôt que l'une de ces causes est superflue, mais,
ici encore, Duns Scot ne se contente pas d'une adhésion confuse de ce
genre, et il poursuit impitoyablement sa preuve. Rien ne dépend essentiel
lement d'une autre chose, lorsque son existence ne dépend pas de celle
de l'autre ; mais, si C a deux causes totales, A et B, et cela dans le même
ordre de causes, C existerait encore au cas où soit A, soit B cesserait
d'exister. Et cela aussi se prouve, puisque A et B étant l'un et l'autre
causes totales de C, B suffirait à causer C sans A, comme A suffirait à
le causer sans B. La majeure ainsi démontrée, le syllogisme peut suivre
son cours : deux causes ne peuvent être causes totales dans le même ordre
de causes ; or une puissance infinie est cause totale de tout effet quelconque
et elle l'est à titre de cause première ; aucune autre puissance ne peut
donc être cause première d'un effet quelconque, ce qui revient à dire
qu'aucune autre puissance infinie ne peut causer cet effet1. La puissance
infinie est donc unique, ce qu'il fallait démontrer.
Ainsi que l'indique Duns Scot lui-même, toutes ces preuves reviennent
à montrer que tout premier est unique en vertu de sa primauté même.
L'argument par lequel il a précédemment établi que le premier dans un
ordre se confond avec le premier dans un autre, vaut encore dans le
cas présent, car le problème est le même, sauf seulement en ceci, qu'au
lieu de prouver qu'il n'y a qu'un Premier, nous prouvons à présent
qu'il n'y a qu'un infini. De même que rien ne peut être totalement causé
par deux causes distinctes, rien ne peut être ordonné à deux fins qui
seraient à la fois ses fins distinctes et ses fins ultimes. C'est pourquoi,
comme le dit le cinquième argument que nous avons placé avant les
autres, il ne peut y avoir qu'un seul et unique terme qui excède tous les
autres, dans tous les ordres concevables et au delà de toute proportion
donnée : de par sa nature même, l'infini se refuse à toute multiplicité
numérique, il ne saurait y en avoir plusieurs, que l'on puisse « compter ».
Après avoir montré, de cinq manières à la fois conjuguées et distinctes
que la nature même de l'infini implique son unicité, Duns Scot propose
une sixième voie philosophique, nettement différente des précédentes,
pour justifier la même conclusion. C'est la voie de la « nécessité ». Il
convient d'être extrêmement attentif chaque fois que le Docteur Subtil
s'engage sur ce terrain, car il le partage avec son principal adversaire,
le nécessitarisme gréco-arabe et parce que c'est précisément là qu'il
entend le défaire, lui-même ne s'y engage qu'avec d'extrêmes précautions.
Ici, c'est d'abord au nécessitarisme brut de la nature qu'il fait appel

1. Op. Ox., loc. cit. n. 4, pp. 227-228.


176 JEAN DUNS SCOT

contre la thèse adverse. S'il pouvait y avoir plusieurs infinis, ils seraient
autant d'individus d'une même espèce ; or, on peut le voir par les espèces
des êtres corruptibles, chacune d'elles est compatible avec une infinité
d'individus ; la seule différence est que, dans le cas de ce qui est nécessai
rement, non seulement il pourrait y en avoir, mais il y en aurait nécessai
rement une infinité : si passent esse inflnita necesse esse, sunl infînita
necesse esse. Or, ajoute Duns Scot, ce conséquent est faux, donc l'anté
cédent l'est aussi1 : puisqu'il n'y a pas une infinité d'infinis, c'est que
l'infini n'est pas une espèce et qu'il ne peut y en avoir qu'un seul. La
même conclusion peut d'ailleurs être établie en recourant une fois de
plus à minutieuse méthode dialectique par A et B. On s'applique alors
à montrer que deux êtres nécessaires inclueraient chacun nécessairement
tout ce que doit nécessairement inclure l'autre, ce qui revient à dire que
rien ne permet de les distinguer.
Il est donc hors de doute que l'auteur de l'Opus Oxoniense tienne
l'unicité de Dieu pour une vérité rationnellement démontrable et qu'il y
voie comme un corollaire de la notion, elle-même rationnellement justi
fiable, d'un être premier et infini. Certains arguments en sens contraire,
qu'il laisse ailleurs sans réponse, se trouvent ici radicalement éliminés ;
ou bien donc ils n'ont jamais été pour lui que des expériences dialectiques ;
ou bien ils relèvent d'un autre ordre de recherches que celui de l'Opus
Oxoniense; ou bien encore, après s'être un temps laissé retenir par eux,
Duns Scot les a définitivement surmontés. Que ce soit pour l'une de ces
raisons ou pour toute autre, c'est un fait que la grande synthèse théolo
gique dont nous recueillons les maîtresses thèses philosophiques n'en a
pas gardé la moindre trace. Tout se passe comme s'ils n'avaient jamais
existé.
Ils ont au contraire laissé des traces dans le De primo principio, ch. III,
concl. 21, où Duns Scot introduit un protervus qui refuse de se rendre
tant qu'il lui reste une objection à formuler. On pourrait en effet, après
avoir admis l'existence d'une nature unique, première à la fois dans
l'ordre de l'efficience, de la fin et de l'éminence, maintenir l'existence de
nombreuses autres natures qui, sans être premières à tous ces points de
vue, ne seraient pourtant pas postérieures sous certains rapports.
Duns Scot pense ici, et il le dit, à la doctrine d'Aristote, où l'on peut se
demander si, postérieures à la Pensée Pure dans l'ordre de l'éminence et
de la fin, les Intelligences séparées le sont dans l'ordre de l'efficience.
On peut même se poser cette question à propos de la matière première,

1. Op. Ox., loc. cit., n. 5, p. 228.


NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 177

qu'Aristote ne considérait peut-être pas comme causée par le Premier.


Ces remarques sont intéressantes, car elles permettent de donner au
dialecticien obstiné du Theorema XV, 2, le nom qui lui convient. C'est un
protervus. Se souvenant du polythéisme d'Aristote, il en conclut que
puisque la position n'a pas semblé absurde au Philosophe, on doit pouvoir
l'appuyer de quelques raisons. En effet, il y en a, mais elles sont réfutées
dans le De primo principio, III, 21, qui met en lumière ce qu'une telle
doctrine a d'irrationnel ou, pour mieux dire, d'incomplètement rationnel.
Si le Premier est de soi nécessaire, et s'il est seul à l'être, tout le reste
lui est nécessairement postérieur sous tous les rapports : éminence, effi
cience et finalité. En effet, s'il est la fin suprême, et si tout a une fin, tout
lui est ordonné comme à sa fin ; s'il est suprêmement éminent, tout le
reste se mesure par rapport à lui, à moins qu'on n'admette que des
êtres puissent n'avoir aucun degré ; s'il est le suprême efficient, tout le
reste est de l'effectué, à moins qu'on n'admette que des êtres puissent
n'être ni causes ni effets. Bref, Duns Scot reproche au cosmos d'Aristote,
tel que le protervus le décrit, d'admettre l'existence d'êtres qui ne soient
ni le Premier, ni intégralement postérieurs au Premier, c'est-à-dire dont
la place soit incomplètement définie dans l'ordre universel. C'est ce qu'il
ne saurait admettre : Positio eliam alicujus enlis nullum ordinem habenlis
irralionalis est valde. Nous sommes cette fois certains que les objections
du proleruus, argumentant au nom des philosophes, ont été pesées et
rejetées par le théologien, mais ce n'est pas sa foi que celui-ci leur oppose ;
poussant le plus loin possible l'intellection de l'Ego sum qui sum, il
reproche à l'univers des philosophes son manque de rationalité.

VI. NATURE ET PORTÉE DES PREUVES

La preuve de l'existence d'un être infini, qui est unique, est un des
meilleurs exemples de la technique dont use Duns Scot lorsqu'il argu
mente à la manière des philosophes. On y voit aussi de quelle style eût
été sa métaphysique s'il lui avait plu d'en construire une, mais l'esprit
s'en laisse encore mieux discerner dans le De primo principio que dans
ÏOpus Oxoniense. Ce n'est pas que Duns Scot s'y présente plus en méta
physicien qu'il ne fait dans son commentaire sur Pierre Lombard. On
soutiendrait aussi facilement le contraire, car l'ouvrage se présente
comme une méditation sur la parole de Dieu : Ego sum qui sum; il com
mence par une prière, s'interrompt plusieurs fois pour des invocations
à Dieu et se termine par une doxologie. Pourtant, la trame de la démons
178 JEAN DUNS SCOT

tration est des plus serrées et bien qu'elle soit substantiellement, parfois
littéralement, la même que celle de l'Opus Oxoniense, l'armature meta
physique en est plus apparente. Cet écrit peut être comparé sans trop
d'inexactitude à un Proslogion de type anselmien dont l'auteur aurait
maîtrisé, outre les ressources de la dialectique, celles de la métaphysique
de son temps.
L'usage qu'il en fait est d'ailleurs original. Aristote y est très fréquem
ment utilisé, d'abord par mode d'appel à ses principes, ensuite pour
justifier l'usage d'un terme ou en préciser la définition. Au ch. I, par
exemple, il citera la Métaphysique, 1. IX, ch. 8, pour montrer en quel sens
il parle d'une priorité qui entraîne l'éminence et d'une postériorité qui
implique l'infériorité. C'est, dit-il, ce genre de priorité qu'Aristote
reconnaît à l'acte sur la puissance, et c'est exact, mais Aristote ne prend
pas occasion de la distinction d'acte et de puissance pour s'élever, comme
fait Duns Scot, à une définition générale de l'« ordre essentiel t dont
« l'ordre d'éminence » est une division. Une autre division est l'« ordre
de dépendance », où l'essentiellement postérieur dépend de l'essentiel-
lement antérieur, et, ici encore, Duns Scot cite Aristote à l'appui, Meiaph.,
V, 11, mais c'est une fois de plus pour préciser ce que lui-même entend
par là : « L'antérieur en nature et en essence est ce qui peut être sans le
postérieur, alors que l'inverse n'est pas vrai ». Ce sont là des notions
générales. Duns Scot n'emprunte pas au Philosophe sa preuve par le
Premier Moteur et l'on ne retrouve chez lui aucune des preuves dialec
tiques développées par Duns Scot. Le climat métaphysique des deux
doctrines est sensiblement différent.
La différence est moins marquée si l'on compare la démonstration de
Duns Scot à celle d'Avicenne par le possible et le nécessaire. Les deux
maîtres opèrent en pleine abstraction métaphysique et sans référence à
aucune expérience sensible, sauf comme un point de départ pour la
formation première des notions dont ils usent. Pourtant, il serait plus
facile de rapprocher de la preuve d'Avicenne la tertia via de saint Thomas,
sumpla ex possibili el necessario, que de la démonstration de Duns Scot.
Ici, c'est le Docteur Angélique dont on peut dire qu'il avicennise, non le
Docteur Subtil. Duns Scot ne se fait pourtant pas faute de citer Avicenne.
Au ch. II du De primo principio, il cite la Métaphysique du philosophe
musulman, P. VI, c. 5, pour confirmer que la fin est « la cause des causes » ;
plus loin, il invoquera le même écrit, P. VI, c. fc, à propos de la manière
dont Avicenne entend la notion de création, mais il ne s'agit toujours
que d'empurnts matériels qui ne concernent pas la ligne générale de la
démonstration.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 179

Du côté des auteurs chrétiens, il faut reconnaître que saint Augustin


n'est pas non plus à l'origine des preuves scotistes. Comme Aristote ou
Avicenne, il est cité à l'occasion. Par exemple, au ch. II du De primo
principio, Duns Scot allègue les Confessions, XII, 4, à propos de l'anté
riorité de la matière par rapport à la forme, mais on ne le voit à aucun
moment emprunter une des preuves augustiniennes de Dieu par la trans
cendance de la vérité. De même en ce qui concerne saint Anselme, dont
le De primo principio «colore» l'argument comme avait fait l'Opus
Oxonif.nse, c'est-à-dire l'utilise, à la place qui convient dans l'ensemble
de cette structure dialectique, moins comme une preuve de l'existence de
Dieu que comme une raison à l'appui de son infinité1. Parmi ceux des
maîtres chrétiens que nous connaissons, celui auquel il ressemble le plus
en ce point nous paraît être Guillaume d'Auvergne, chez qui se ren
contrent déjà beaucoup de ces couples de notions corrélatives que
Duns Scot nommera des passiones enlis disjunclae et dont il use, lui aussi,
pour établir l'existence ou la nature de Dieu. On doit sans doute aller
plus loin, car Guillaume d'Auvergne apparaîtra peut-être un jour comme
un intermédiaire entre saint Anselme et Duns Scot, en ce sens du moins
que la méthode, essentiellement dialectique, s'applique déjà chez lui
aux relations entre notions métaphysiques comme fera celle du
Docteur Subtil2. On retrouve des traces de ce mode d'argumentation
chez saint Bonaventure3, qui le mêle d'ailleurs à d'autres, et il semble
que nous soyons ici en présence d'une tradition doctrinale que l'on n'a
pas encore identifiée avec précision ni entrepris de suivre à travers
l'histoire, mais qui reçoit une forme et une force nouvelles dans la théologie
de Duns Scot.
Elle s'y présente d'abord comme une dialectique de la causalité, et de
l'éminence, car il s'agit de prouver l'existence .de Dieu à partir de
certains de ses effets, mais elle tient son caractère propre des objets
auxquels elle s'applique. Nous savons déjà que la métaphysique de
Duns Scot porte sur les essences, qui sont le cœur même de l'être. D'autre
part, nous aurons à préciser le genre de réalité sur lequel Duns Scot
opère lorsqu'il parle des essences, mais il ne sera pas superflu de donner
dès à présent quelques indications sur ce point, tant il est important

1. De primo principio, cap. IV, éd. E. Roche, p. 122 et p. 124.


2. Sur Guillaume d'Auvergne et les couples rationels dont il use, voir St,
SCHINDBLE, Beilràge zur Melaphysik des Wilhelm von Auvergne, Munchen, 1900. —
A. MASNOVO, Da Guglielmo d'Auvergne a son Tommaso d'Aquino, Milano, 1930, t. I,
pp. 78-85.
3. Particulièrement dans l'Ilinerarium mentis in Deum, V, 5-6 ; éd. minor, pp. 334-
336.
180 JEAN DUNS SCOT

pour l'interprétation générale du scotisme et d'ailleurs fertile en malen


tendus.
Notons d'abord que le mot « être » désigne chez Duns Scot à la fois
l'essence et l'existence actuelle de ce qui est. Que toute la preuve de l'être
infini présuppose l'existence de l'être en général et tende vers l'existence
actuelle de celui qui s'est nommé : Qui est, nous aurons occasion d'y
insister plus loin. Il s'agit ici d'autre chose, et précisément de ceci : le
métaphysicien sait fort bien que si l'être n'existait pas, il n'y aurait ni
métaphysique ni métaphysicien, mais c'est justement pourquoi ce
présupposé général de tout objet de spéculation, qu'est l'existence,
n'est pas lui-même objet de spéculation. Le métaphysicien n'a pas à
démontrer qu'il existe des êtres, et par conséquent de l'être, mais à dire
ce qu'il esl. Or l'essence est précisément ce que l'être est. Le problème est
de savoir quel genre d'être lui appartient.
En tant qu'elle est celle d'un sujet actuellement réalisé et posé hors de
ses causes, l'essence possède l'existence de ce sujet. Il est donc correct
de dire que les essences existent, en tant qu'elles sont celles d'êtres
actuellement existants ; c'est même le seul genre d'existence actuelle
qu'elles aient hors de la pensée, car « homme », « oiseau », « arbre »,
n'existent pas, sinon de l'existence des hommes, des oiseaux ou des
arbres particuliers. En revanche, puisqu'il est impossible de définir
un être particulier sans dire ce qu'il est, son essence fait partie de son
être ; elle est donc de l'être et, à sa manière, elle est. On est donc ici,
disions-nous, devant une double erreur à éviter : attribuer à l'essence
une existence qui lui appartienne à titre d'essence, c'est-à-dire imaginer
que les essences existent; ou refuser à l'essence tout être propre, toute
entitas comme dit le plus souvent Duns Scot, c'est-à-dire imaginer que
les essences ne sont pas.
Le seul moyen d'éviter à la fois ces deux erreurs est d'attribuer à
l'essence le mode d'être qui lui est propre, c'est-à-dire celui d'une entité
intelligible. Il y a une telle entité chaque fois que l'intellect appréhende
un objet par un acte distinct d'intellection. C'est à cette définition qu'on
devra se référer pour comprendre ce que sont les « formalités », les « dis
tinctions formelles » et les « distinctions modales » de Duns Scot. Il suffira
pour le moment de comprendre que, puisque toute intellection présuppose
un intelligible, chaque intellection distincte présuppose un intelligible
distinct, donc aussi doué d'une unité propre qui définit son être. L'entité
de l'essence n'est pas une doublure abstraite de l'existence mais bien la
réalité de l'intelligible en tant que tel. La métaphysique porte précisément
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 181

sur ces entités. Même lorsqu'elle parle des existants et de l'ordre


existentiel, comme c'est le cas dans le problème de l'existence de Dieu,
et d'ailleurs chaque fois qu'il s'agit de causes efficientes et d'effets,
Duns Scot les aborde du point de vue de l'essence. Il ne faut jamais
oublier, si l'on veut penser avec lui, que, la coordination des existences
suivant celle des essences, il est toujours possible de substituer à an
existant, ou à une activité existentielle quelconque, l'essence dont
elle n'est qu'une réalisation particulière. On ne laisse rien perdre de ce
qu'est « une cause » en la considérant comme un cas particulier de « la
causalité de l'être ». C'est ce que fait toujours Duns Scot, à tel point
qu'une page dont l'auteur adopte cette attitude ne peut guère être que
de lui ou d'un de ses disciples. La technique des preuves scotistes de
l'existence de Dieu illustre avec une clarté remarquable la méthode qui
consiste à faire de l'entité essentielle le point d'appui et l'objet même du
raisonnement : en tant que métaphysicien, jormalissime semper loquilur
beatus Joannes Duns Scolus. Certains ont dit la même chose de
saint Thomas, mais ils le prenaient pour Duns Scot.
On comprend par là pourquoi le Docteur Subtil, au lieu d'argumen
ter sur des causes, des effets, des fins, des formes ou des matières pris
en particulier, fait porter le poids de son raisonnement sur ce qui, dans
les êtres, constitue l'essence de la causalité, de la finalité, de la formalité
ou de la matérialité. On connaît encore trop mal l'histoire des théologies
médiévales pour oser affirmer que cette attitude lui soit propre, mais un
fait invite à le penser. Il semble bien que Duns Scot ait dû se créer une
terminologie personnelle — celle même qui déroute d'abord ses lecteurs —
pour définir sa position. L'effectivum, l'effectibile et l'effectum signifient
respectivement ce qui produit à titre de cause efficiente, ce qui peut
être produit par une cause efficiente et ce qui est produit par elle. Le
fînitum est ce qui est ordonné à une fin ; le malerialum est ce qui est
causé à partir de la matière ; le formation est ce qui est cause par la forme.
Le physicien doit s'intéresser aux existants singuliers et dire quels sont
effets, quels sont causes ; le métaphysicien n'a pas à se poser ces problèmes,
mais à considérer ce qu'il y a de commun à toutes les causes efficientes
et à tous leurs effets : l'essence même de l'« effectivité » et de l'« effecti-
bilité », c'est-à-dire l'aptitude à produire ou à être produit.
Requise pour passer du physique au métaphysique, cette transposition
en appelle une autre. Puisque le maître argumente sur des essences, il
se tiendra- dans le cadre de l'« ordre essentiel ». Or cet ordre est une
hiérarchie. Il en est des essences comme des nombres. De même que, de
182 JEAN DUNS SCOT

deux nombres distincts, l'un est toujours plus grand, l'autre plus petit,
l'une de deux essences distinctes est toujours antérieure, plus noble ou
plus efficace que l'autre : leur distinction repose, pour ainsi dire, sur
leurs quantités de perfection. Le point le plus important est qu'en argu
mentant sur des rapports d'essences engagées dans un ordre hiérarchique
de ce genre, le métaphysicien constitue comme une réplique abstraite de
l'éminence et de la réalité concrètes. Il double les rapports existentiels
concrets d'un ordre correspondant de rapports essentiels dont, puisqu'ils
les traduisent, les termes conservent le dynamisme des premiers. Par
exemple, si je dis : ce qui n'a pas de cause efficiente n'a pas de cause
finale, je ne fais que formuler abstraitement un rapport défini qui reste
valide, que le nombre des cas auquel il s'applique soit élevé, ou qu'il se
réduise à un seul. En d'autres termes, parce que ce qui est vrai des
des essences l'est des existences correspondantes, toute démonstration
fondée sur des rapports abstraits entre essences s'appliquera au réel
existant. La manière dont, à l'intérieur de l'ordo essenlialis, les essences
se distribuent et se conditionnent abstraitement les unes les autres,
dévoile à l'intellect, avec la nécessité propre à la métaphysique, la
manière dont se distribuent et se causent les singuliers concrets qui leur
correspondent. Dans la doctrine de Duns Scot, la souveraine liberté de
Dieu interdit que l'ordre et la connexion des choses soient les mêmes que
l'ordre et la connexion des idées, mais si les singuliers ne s'en déduisent
pas, ils s'y conforment toujours. La dialectique des essences pose les
règles générales que, si la liberté divine leur confère l'existence, les con
tingents eux-mêmes seront tenus de respecter.
La preuve de l'existence de l'être infini met précisément en œuvre
une métaphysique des causes où l'ordre d'éminence et de dépendance
causale des essences est le ressort même de l'argumentation. C'est
pourquoi, malgré son vocabulaire aristotélicien, le style philosophique
s'en apparente à la tradition de l' Elemenlalio théologien et du Liber de
cousis. Le fait est moins apparent dans l'Opus Oxoniense que dans le
De primo principio, où le maître prend soin de mettre en relief les présup
posés techniques de la preuve, mais la doctrine est la même. Elle repose
sur un ensemble de théorèmes, dont la forme aphoristique, immédiate
ment visible, rappelle l'œuvre de ces théologiens qui, de Boèce à Alain de
Lille et Nicolas d'Amiens, tendaient vers une sorte de theologia geometrico
more demonslrala. Certains de ces théorèmes en reproduisent parfois
d'autres qui étaient déjà connus, mais c'est l'exception, et la raison en
est simple : Duns Scot n'écrit pas un traité de regulis Iheologiae, ni même
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 183

un De Cousis en général. Assurément, il a une métaphysique des causes,


sur laquelle il s'est expliqué « ailleurs »l mais son objet étant de prouver
l'existence d'une cause unique, qui est le « Premier Principe », le
Docteur Subtil a dû créer lui-même à son usage les propositions dont il
avait besoin pour sa propre démonstration. Toutes portent directement
ou indirectement sur les lois qui régissent les rapports des êtres à
l'intérieur de ce qu'il nomme l'« ordre essentiel », soit d'éminence soit
de dépendance causale, et cet ordre lui-même naît de l'entité des essences,
qui les distribue naturellement en supérieures ou inférieures, en efficientes
ou effectuées, en fins ou rapportées à des fins. L'ordre essentiel sur lequel
Duns Scot argumente n'est donc pas une création de l'esprit, mais l'être
même dans sa distribution hiérarchique telle qu'elle résultait de ses
essences. C'est sans doute ce que Maurice du Port, qui a si profondément
compris Duns Scot, donnait à entendre, en écrivant dans son commen
taire du De primo principio que l'ordre dont il s'agit en métaphysique
scotiste est bien une propriété relative : non tamen species relalionis
praedicabilis, sed transcendens, sicut causa et hujusmodi. Et encore, d'une
manière tout à fait générale au début de ses gloses : ordo enim essenlialis
videlur passio quaedam respecliva ipsius entis a quo incepit Doclor. On
pourrait difficilement mieux dire et toute argumentation sur les thèses
de Duns Scot qui les viderait de leur contenu réel pour en faire une
logique, ou les lierait à l'existant singulier pour en faire une physique, se
tromperait inévitablement d'objet.
On pourrait se demander quelle est la valeur des preuves scotistes de
l'existence de Dieu. Ce serait les considérer en soi et faire œuvre de
philosophe. L'historien, s'il ne veut être qu'historien, se pose une question
différente : quelle était aux yeux de Duns Scot lui-même la portée de
ses propres preuves. C'est la seule question que nous désirions ici discuter.
Tout d'abord, quelle est la nature de ces preuves? Appartiennent-elles
au philosophe, c'est-à-dire au métaphysicien, ou au théologien? Nos
connaissances relatives à Dieu se partagent nécessairement entre ces
deux disciplines et le principe de leur répartition se trouve dans la notion
même que Duns Scot se fait du savoir scientifique. Il estime, avec Aristote,
que la science est un savoir a priori et par la cause, c'est-à-dire propter

1. De primo principio, cap. I ; éd. E. Roche, p. 10, qui renvoie à Op. Oxon., I, d. 3,
q. 7, n. 3. Maurice du Port renvoyait à un autre ouvrage dont l'authenticité lui
paraissait suffisamment assurée : « illud alibi posset assignari in Theoremalibus, ubi
illa tangit egregie », ou encore « in physicis «. Il est en tout cas certain que les théorèmes
de causis inclus dans les Theoremata, présupposés par les propositions du De primo
principio, ne leur sont pas identiques. Tout problème d'authenticité mis à part, les
deux écrits n'ont pas le même objet.
184 JEAN DUNS SCOT

quid. C'est d'ailleurs pourquoi nous le voyons refuser d'admettre qu'une


même connaissance puisse relever également de deux sciences distinctes,
par exemple que la rotondité de la terre relève simultanément de la
physique et de l'astronomie. Il est vrai que l'astronome et le physicien
peuvent l'un et l'autre en donner la preuve, mais, comme toute vérité,
celle-ci appartient en propre à la science qui peut la démontrer a priori.
Or il n'y en a jamais qu'une. Ici, c'est la physique, car l'astronomie ne la
démontre qu'a posteriori, c'est-à-dire à partir des effets.
Généralisons cette conclusion. Toute vérité appartient purement et
simplement (simpliciter) à la science qui sait pourquoi elle est vraie
(propler quid) ; quant à celle qui sait seulement qu'elle est vraie (quia
esl), sans savoir pourquoi, elle ne lui appartient qu'indirectement
(secundum quid). Appliqué à notre problème, ce principe implique ceci :
toutes les vérités relatives à Dieu qui, prises en elles-mêmes, sont connais-
sables par la cause (propler quid), relèvent purement et simplement de
la science qui traite de Dieu pris sous sa raison de divinité, c'est-à-dire
de la théologie. Ainsi toute vérité qui, de par sa nature même, est démon
trable de Dieu a priori, est proprement théologique. Nous savons, d'autre
part, que le métaphysicien ne démontre rien de Dieu a priori et par la
cause, mais seulement à partir de ses effets. Par conséquent, ce dont il
établit au sujet de Dieu que c'est vrai (quia esl), relève d'abord d'une
science qui peut savoir pourquoi cela est vrai (propler quid). Toutes les
vérités relatives à Dieu, que démontre le métaphysicien, appartiennent
donc purement et simplement à cette dernière science, qui est la théologie.
Pourtant, puisque la métaphysique les prouve à partir des effets, c'est-
à-dire par une démonstration quia, elles appartiennent secondairement
ou relativement (secundum quid) à la métaphysique1.
La position de Duns Scot est ici particulièrement nette. Si l'on craignait
pourtant de s'y tromper, lui-même se chargerait d'écarter toute incer
titude, car il s'adresse l'objection suivante : « La métaphysique ne serait-
elle pas science, purement et simplement? Or, si elle l'est, elle porte
directement sur les vérités qu'elle prouve au sujet de Dieu. Ces vérités
appartiennent donc directement à ce qu'étudié la métaphysique ». A quoi
lui-même répond, avec une subtilité qui ne va pas sans fermeté : « Dans

] . < Omnes veritates secundum se scibiles de Deo propler quid, sciuntur in illa scientia
quae est de Deo secundum se sub ratione divinitatis, et ideo onines veritates, quas
rnetaphysicus vere probat de Deo simpliciter pertinent ad illam scientiam (scil. theolo-
giam) ; sed quia metaphysica probat illas ex elTectibus et demonstratione quia tunl,
ideo secundum quid ad metaphysicam pertinent ». Reporlata Parisiensia, Prol. III,
quaesliuncula 1.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 185

tout ce qu'elle dit de Dieu, la métaphysique est une science purement


et simplement quia; or une science purement et simplement quia n'est
qu'indirectement propter quid; aussi ces vérités n'appartiennent-elles
qu'indirectement à la métaphysique »1. Il est donc impossible d'en
douter : toute vérité relative à Dieu, démontrée a posteriori par le méta
physicien, appartient de plein droit à la théologie et, seulement à titre
indirect ou relatif, à la métaphysique2.
Ne cherchons ici aucune intention de dénigrer la métaphysique.
Duns Scot la tient pour la plus parfaite des sciences naturellement acces
sibles à l'homme. Pour lui, comme pour Aristote, elle est la plus « science »
de nos sciences. Fixée sur les vérités qui sont de soi les plus connues, les
plus communes, les plus universelles et les plus certaines, elle est vraiment
« sagesse » en tant que science des premiers principes et des premières
causes*. D'accord avec sa pensée philosophique la plus profonde,
Duns Scot assigne pour fin à la métaphysique la connaissance spécu
lative des essences (speculatio scilicet essenliarum rerum), surtout celles
des causes suprêmes et des substances séparées. Pour y atteindre, elle use
de trois opérations : diviser et définir par les éléments constitutifs de
l'essence (les essentialia), puis démontrer par les causes essentielles
absolument les premières et les plus connues, principalement par les
causes suprêmes. Ceci dit, Duns Scot constate simplement qu'en fait
nous ne possédons pas cette métaphysique idéale et qu'Aristote lui-même

1. < Respondeo, quod metaphysica, quantum ad illud quod de Deo considérât, est
simpliciter scientia quia, sed scientia simpliciter quia est secundum quid propler quid,
ideo ad metaphysicam secundum quid pertinent iîlae veritates. > fteportala Parisientia,
ibid.
2. C'est d'ailleurs pourquoi Duns Scot n'estime pas que la métaphysique soit, en
tant que telle, subalternée à la théologie. « Si ulterius quaeritur : an theologia sibi
subalterne! aliara (se. scientiam) ? Dicendum quod non, quia non dicit propler quid
respectu aliarum : quia aliae scientiae résolvant, suas conclusiones in principia
immediata, quae primo sunt vera, etsi nihil aliud esset t. ftep. Paris., Prol., III,
quaesliuncula 4 ; « si poneretur, per impossibile, quod Deus non esset, et quod triangulus
esset, adhuc habere très angulos resolveretur ut in naturam trianguli > (Ibid.). Com
parer sur ce point la position de Suarez et l'opposition de Descartes, dans La liberté
chez Descartes et la Théologie, Paris, Alcan, 1913, p. 35 et sv. Il faudrait entièrement
réécrire ces pages en fonction de ce fait nouveau. Voir aussi les justes remarques de
P. GAHIN, Thèses cartésiennes et thèses thomistes (Paris, Desclée de Brouwer, sans date),
pp. 99-100; le texte de Suarez cité p. 131 et les objections de Cajétan à Duns Scot
citées dans l'Appendice, pp. 169-172. Il y a donc eu vraiment, bien que ni M. P. Garin
ni moi ne l'ayons cru, un théologien pour soutenir la thèse contestée par Descartes
(à Mersenne, 6 mai 1630, éd. Adam-Tannery, t. I, p. 150) : « Si Deus non esset, nihilo-
minus istae veritates essent verae >.
3. Si le texte suivant est correct, la connaissance du grec ne semble pas avoir été
très précise dans les milieux ou étudia Duns Scot : « Igitur necesse est esse aliquam
scientiam universalem, quae per se considère! illa transcendentia, et banc scientiam
vocamus metaphysicam, quae dicitur a meta, quod est irons, et physis, scientia, quasi
transcendens scientia quia est de transcendentibus >. Quaesl. subi, in Metaph., Prol., 5.
186 JEAN DUNS SCOT

ne nous a laissé l'exemple d'aucune démonstration de ce genre, c'est-


à-dire déduite a priori de l'essence1. Parce que l'intuition directe des
intelligibles nous est à présent impossible, notre métaphysique est une
science quia, qui infère les causes à partir des effets au lieu de déduire les
effets de leurs causes. Nous prouvons, à partir des effets, que leurs causes
existent, nous n'expliquons pas, à partir des essences des causes, pourquoi
les effets existent. En usant d'une telle métaphysique aux fins de sa
science propre, le théologien fait de la théologie avec le savoir naturel le
plus parfait dont la raison humaine dispose dans l'état qui est présente
ment le sien.
II n'est donc pas question de contester la rationalité des preuves.
Puisqu'elles empruntent leur méthode de la métaphysique, elles sont
rationnelles comme la métaphysique elle-même. Mais les difficultés
d'interprétation ne font pas défaut.
Voici la principale. Nous connaissons la controverse, toujours présente
à la pensée de Duns Scot lorsqu'il en revient à ce problème, qui opposait
Averroès à Avicenne. Avicenne soutient que Dieu ne tombe pas sous les
prises de la métaphysique, parce que nulle science ne prouve l'existence
de son propre sujet ; or le métaphysicien prouve l'existence de Dieu ;
donc Dieu n'est pas inclus dans le sujet de la métaphysique. Averroès,
au contraire, soutient que l'existence de Dieu se prouve en physique ;
il soutient, en conséquence, que ce même Dieu, dont l'existence a déjà
été prouvée par le physicien, rentre dans le sujet qu'étudié le métaphy
sicien.
On sait aussi quelle est la position de Duns Scot sur ce point. Entre
Avicenne et Averroès, il opte pour Avicenne au nom du principe : nullu
scieniia probat suum subiectum esse. Admettons-le avec lui. Il suit mani
festement de là que la métaphysique a de quoi démontrer l'existence d'un
« être premier », ce qu'elle fait en s'appuyant sur des propriétés méta
physiques disjonctives de l'être telles que l'« antérieur » et le « postérieur ».
En effet, ainsi qu'en physique le mouvement présuppose un moteur,
l'être postérieur présuppose, en métaphysique, un être antérieur. Il en va
de même de ces propriétés que sont l'ac'e et la puissance, la finitude et
l'infinité, la multiplicité et l'unité, beaucoup d'autres encore, dont la
métaphysique peut conclure que Dieu existe, ou que l'être premier
existe : polest conciliai in melaphysica Deum esse, sine primum ens esse2.

ï . Loc. cil.
2. fteporlala Parisicnsia, Prol., q. I, art. 1, schol. 1. Cf. Op. Ox., Prol., q. III, a. 7,
n. 20. L'inférence est ici possible parce que les propriétés de l'être sont extérieures à
son essence : « Ens inquantum ens potest habere passionem aliquam, quae est extra
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 187

Suivons encore Duns Scot jusque-là ; qu'en résulte-t-il ? Apparemment,


qu'il appartient à la métaphysique de démontrer l'existence de Dieu,
dont il appartient ensuite à la théologie d'étudier la nature. S'il en est
ainsi, ne doit-on pas dire que, pour Duns Scot lui-même, les preuves de
l'existence de Dieu relèvent purement et simplement de la métaphysique ?
Réponse simple à la fois et correcte, mais peut-être aussi quelque peu
simpliste, car comment prouver l'existence de Dieu sans avoir au moins
une définition nominale de sa nature? Et si le théologien fournit au
métaphysicien cette définition, comment ne pas voir qu'une influence
théologique traversera et orientera de bout en bout sa démonstration
métaphysique? On soutiendra difficilement qu'en demandant à la méta
physique de prouver l'existence d'un être infini, celui qui lui propose cette
tâche n'exerce aucune influence sur ses démarches à venir. Nous voici
donc ramenés une fois de plus au problème, que nous avons déjà discuté,
des objets respectifs de la théologie et de la métaphysique. Reprenons-en
l'examen à partir d'autres données1, en vue d'éclaircir la nature des
preuves scotistes de l'existence de Dieu.
Voici le problème : « La connaissance suprême que nous pouvons
naturellement avoir de Dieu s'obtient en métaphysique, selon les philo
sophes. Il faut donc chercher premièrement jusqu'où s'étend la connais
sance métaphysique de Dieu ; deuxièmement, si une connaissance
ultérieure nous est possible dans notre état »2.
La première de ces deux questions nous intéresse le plus directement,
et elle est ici traitée exactement comme le fait toujours Duns Scot,
c'est-à-dire par réduction à la controverse « Avicenne-Averroès » : An
Deus sît primum subjectum in melaphysical Supposant que la réponse
soit négative, on se demandera jusqu'où s'étend notre connaissance de
Dieu dans cette science dont il n'est pas le sujet.
La réponse aux deux questions présuppose une distinction que nous
avons déjà rencontrée, mais qui se trouve ici formulée avec une insistance
telle que l'historien n'éprouve plus de scrupule à en souligner à son tour
l'importance. C'est celle de la « métaphysique en soi » et de la « métaphy
sique en nous ». En d'autres termes, il s'agit de distinguer entre la
science métaphysique telle qu'elle serait, de plein droit et en vertu de sa

essentiam ejus inquantum est ens ; sicut esse unum vel multa, actus vel potentia, est
extra essentiam cujuslibet inquantum est ens, sive quid in se ». Quaesl. subi, in Melaph.,
lib. I, qu. I, n. 23.
1. Doelor sublilis de cognilione Dei, Ms. Coll. Merton. Cod. XC, fi. 147r-154\ Ce
texte a été publié par C. R. S. Harris, Duns Scotus, Oxford, Clarendon Press, 1927 ;
t.' II, pp. 379-398.
' 2. Op. cil., p. 379.

f
188 JEAN DUNS SCOT

seule nature, dans un intellect qui la posséderait telle qu'elle est, et la


science métaphysique telle que nous la possédons en fait. La distinction
si fermement posée par VOpus Oxoniense entre la théologie en soi et notre
théologie, se double donc ici d'une deuxième, que l'Opus Oxoniense
suggérait mais que ce texte impose, entre la métaphysique en soi et la
métaphysique en nous. « Est distinctio quaedam de metaphysica in se et
in nobis... >>;«... metaphysica ut est scientia in nobis... » ; « patet ad quae
se extendit metaphysica in se ; ... sed metaphysica nostra non se extendit
sic... »1 ; ces formules, et d'autres encore, lèvent toute hésitation.
De quelque manière qu'on entende la métaphysique, c'est-à-dire « en
soi » ou « en nous », son sujet est le même. C'est l'être. Entendons par là :
l'être en tant que tel, dans sa transcendance absolue, abstraction faite
de toutes les déterminations que pourraient lui imposer les espèces. On ne
peut douter qu'il en soit ainsi de la metaphysica in se, mais il importe
de l'établir en ce qui concerne la metaphysica in nobis. Ce n'est d'ailleurs
pas difficile, du moins en thèse générale. En effet, nous pouvons concevoir
l'être. En outre, ce concept étant absolument simple, nous ne pouvons
le concevoir que distinctement ; tout ce qu'il contient en soi, immédiate
ment et en vertu de sa raison propre, s'y trouve donc contenu, évidem
ment et d'une manière non moins immédiate, pour notre intellect. Par
conséquent la métaphysique abstractive, qui est la nôtre, peut être, en
son ordre, une science a priori et par la cause (propler quid), de même
qu'elle l'est en soi. En effet, le concept d'être, pris en soi, contient immé
diatement certaines vérités sur l'être, au moyen desquelles nous pouvons
en acquérir d'autres ; et comme ce concept peut être distinctement dans
notre intellect, il y contient distinctement ces vérités2.
On objectera naturellement que notre connaissance de beaucoup de
conclusions métaphysiques est, en fait, une connaissance quia, c'est-à-dire
qui remonte des effets à leur cause. Nous nous heurtons ici à cette méta
physique a posteriori, que l'on pourrait dire de second ordre, dont

1. Op. cit., p. 379, 384. Cette insistance n'est pas surprenante. L'Opus Oxoniense se
proposant de déterminer l'objet de la théologie, il était naturel que Duns Scot y insistât
sur la distinction des deux théologies. La présente question portant sur l'extension de
notre connaissance métaphysique de Dieu, il est naturel que son auteur insiste avec plus
de force sur la distinction des deux métaphysiques.
2. Op. cit., p. 379. Le texte précise immédiatement que, l'être distinctement conçu
n'incluant que virtuellement ces vérités, il n'est pas nécessaire que nous les concevions
aussi distinctement que l'être lui-même. On éprouve irrésistiblement l'impression
d'entendre Duns Scot, lorsque le texte rappelle à ce propos la question sur l'univocité
de l'être, où il est prouvé que l'être • n'est pas quidditativement inclus dans ses
propriétés ». Bien entendu, dire que notre science de l'être soit, à sa manière, a priori,
ne contredit pas, que comme science de Dieu, elle soit a posteriori.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 189

Duns Scot n'a jamais nié la légitimité, mais qu'il a toujours refusé de
tenir pour la meilleure, pour la plus vraiment « métaphysique ». La
question que nous étudions donne de cette position une formule particu
lièrement ferme : « La métaphysique dont nous parlons, la transcendante,
peut bien connaître certaines conclusions à partir des effets ; c'est-à-dire
connaître la substance première en concluant sur l'être à partir de la
connaissance de quelque sensible, ce qui n'est pas une propriété immé
diatement évidente de l'être. Pourtant, la même propriété peut être sue
propler quid, en commençant par le concept d'être (a ratione enlis) et en
suivant l'ordre de ses propriétés »*. C'est bien la métaphysique « trans
cendante », conçue à la manière de Duns Scot, qui se trouve ici justifiée.
Les considérations qui suivent apportent maint sujet de satisfaction
à l'étudiant de Duns Scot, qui se demande parfois avec incertitude
jusqu'où notre métaphysique est compétente pour parler de l'être infini.
Laissons d'abord parler le texte : « Le métaphysicien descend, en conce
vant l'être, pris sous l'un des termes d'une propriété disjonctive, à partir
de celle qui, en suivant l'ordre, dénomme l'être ainsi contracté ». Par
exemple, il «descend» de l'être nécessaire à l'être possible; ou bien,
ajoute heureusement pour nous le philosophe, «ce qui vient peut-être
en premier par ordre de nature : l'être infini ; et cette métaphysique là
est selon soi et a priori (secundum se et propler quid), parce que ce qu'on y
suppose comme sujet premier est connu en soi a priori, et qu'en outre,
à partir de ce sujet ainsi connu a priori, on peut connaître le reste »*.
Pourquoi en est-il ainsi? La raison que l'on en donne est extrêmement
importante, en ce qu'elle confirme, avec une précision toute particulière,
les remarques éparses de Duns Scot sur l'étroit apparentement des deux
notions d'« être » et d'« infini ». La seconde est, pour ainsi dire, la première
telle qu'elle s'offre spontanément à l'esprit lorsqu'il la prend en elle-même,
telle quelle, comme si l'infini n'était que la détermination de l'être qui
consiste à n'avoir aucune détermination. Patio enlis, dit notre texte,
est ratio compossibilitalis ejus ad infinitatem, sicul ad modum ejus proximum
inlrinsecum. Et la nature même de l'être fonde sa compossibilité avec
l'infini comme avec son mode intrinsèque prochain. Il n'y a rien, pas
même son infinité, ou sa nécessité, que l'on ne puisse attribuer à « un
certain être », à partir de l'être. En effet, si c'est à partir de l'être qu'on
peut descendre à cette première propriété disjonctive qu'est l'infinité,
il est évident qu'il n'y en a aucune, plus particulière, que l'on ne puisse

1 . Op. cil., p. 380.


2. Op. cil., p. 380.
190 JEAN DUNS SCOT

atteindre de la même manière. Allons plus loin : c'est parce que l'infinité
et la nécessité appartiennent à un certain être, que la finitude et la con
tingence peuvent se rencontrer en d'autres. Il est donc certain que, prise
secundum se, la métaphysique peut tout connaître a priori et par la cause,
en allant de la nature de l'être en tant qu'être à toutes les déterminations
qui le limitent.
Mais comment pouvons-nous savoir que l'être infini existe? En son
état présent, l'homme ne peut le savoir d'une connaissance propler quid.
C'est à partir de lui, c'est-à-dire du concept d'être infini, qu'on peut
démontrer pourquoi il est nécessaire, cause créatrice libre, et autres
propriétés de ce genre, mais quant à l'existence de l'infini lui-même, elle
ne nous est connue que par ses effets. On ne s'expose pas à retomber par
là dans une sorte d'empirisme métaphysique, car les effets en question
sont des propriétés essentielles de l'être en général, pris en tant que
second, causé, conditionné et ainsi de suite. Étant donné la nature
abstractive de notre connaissance en son état présent, ce sont les termes
inférieurs de ces couples disjonctifs de l'être que nous connaissons
en premier et à partir desquels, par une argumentation quia, nous démon
trons les autres : « Ce que les sens nous apprennent, c'est toujours que
le membre imparfait d'une propriété disjonctive appartient à un être :
par exemple qu'un être est causé, possible, fini et ainsi du reste ; et
comme ces propriétés ne peuvent appartenir à un certain être à moins
que les propriétés opposées, celles qui sont parfaites, n'appartiennent à
un autre, il convient que le métaphysicien démontre a posteriori et par
les effets, qu'il existe un être infini, nécessaire, et ainsi de suite »*.
Ce texte affirme donc explicitement que la démonstration de l'existence
de l'être infini appartient au métaphysicien. Il n'en est que plus intéressant
de voir pour quelle raison précise notre métaphysique ne peut démontrer
a priori ces diverses conclusions. C'est que, dans les propositions telles
que « l'être infini existe », ou « l'être nécessaire existe », nous avons un
concept distinct du terme « être », mais non des termes « nécessaire »,
« infini » ou autres du même genre2. Observons à ce propos que môme cette

1. Op. cit., p. 380.


2. i Respondeo : oportet concédera quod terminî concipiantur a nobis et distincte ;
sed de illa parte disjuncti, puta infinité, necesse esse, et hujusmodi non oportet hoc
concedere ; quia conceptus proprius tin jus non includitur in conceptu entis, cura
communis est et subjectum metaphysicae nostrae ; née possumus devenire ad
conceptum proprium inllniti per conceptum entis quem habemus, sicut de passionibus
convertibilibus pervenitur per substantiam [on peut atteindre, à partir de l'être, les
transcendantaux convertibles, non les passiones disjunctae] ; née aliquid aliud est
motivum intellectus nostri, née quod virtualiter contineat conceptum talis partis talis
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 191

métaphysique des essences aboutit à des concepts suprêmes que l'intellect


est incapable d'enfermer dans une définition distincte, ceux précisément
par lesquels elle transcende son objet pour livrer le sien à notre théologie.
Nous ne sommes pas des anges et c'est de notre métaphysique qu'il faut
nous contenter.
Cet infini dans l'être peut se concevoir de trois manières. D'abord
positivement, c'est-à-dire comme un mode intrinsèque positif de l'être
même. Par exemple, quand je vois du « plus blanc », sa supériorité en
blancheur ne m'est pas connue comme un objet visible distinct. Je vois
positivement cette supériorité comme un mode intrinsèque de cette
blancheur même. Il n'y a là qu'un seul acte et qu'un seul objet : l'acte
par lequel je perçois tel objet doué de telle perfection. C'est ainsi que
l'ange voit l'essence de Dieu sous sa grandeur propre, qui est l'infinité.
L'infini peut en outre se concevoir privativement, c'est-à-dire cette
fois encore comme un mode intrinsèque de l'être, mais conçu à partir
de ce qui manque à un autre. Je sais, par exemple, que la clarté du soleil
est plus grande que celle d'un flambeau, non que je perçoive positivement
la plus grande luminosité du soleil comme un mode intrinsèque de sa
lumière, mais plutôt parce que je perçois dans celle du flambeau un
certain manque de visibilité, la privation de la luminosité qu'il n'a pas et
que sa lumière pourrait avoir. Ceci est d'ailleurs plus aisé à concevoir dans
l'ordre de l'intelligible que dans celui du sensible, car nous comprenons
les négations mieux que nous ne les sentons. Prenons, par exemple, un
entendement créé qui se saurait capable de comprendre n'importe quel
objet fini ou du moins d'en connaître intellectuellement tout ce qu'il a
d'intelligible ; s'il voyait ensuite l'essence de Dieu sans la comprendre
toute, ou s'il la connaissait, sans en épuiser l'intelligibilité, il en connaîtrait
l'infinité par la présence de cette privation dans la connaissance qu'il en
aurait. Ou encore, si cet intellect comparait la divinité à un intelligible
fini, puis à un autre et ainsi de suite, il verrait bien qu'elle les dépasse
tous, mais il ne saurait pas de combien parce qu'il ne pourrait l'en
distinguer selon aucune proportion déterminée. Il en irait alors comme
lorsque nous connaissons l'intensité de la lumière solaire en arguant
qu'elle l'emporte sur toutes celles que nous percevons, mais sans savoir
de combien. Et si nous percevions qu'une lumière l'emporte sur toute
lumière finie possible, même sans savoir exactement de combien, nous

passionis disjunctae ; quia sensibilia omnia, secundum tutum illud quod movent sensum
et intellectum nostrum, continentur sub imperfecta parte disjuncti ». Op. cit., p. 381.
Cf. p. 390 : « Porro : metaphysica nostra
192 JEAN DUNS SCOT

connaîtrions « privativement » son infinité. C'est ainsi que nous connai-


sons, privative, l'infinité de Dieu.
La troisième manière de concevoir l'infini consiste à l'appréhender,
soit positivement soit privativement, comme inclus à titre de partie dans
un concept. Les exemples de ce genre de connaissance ne sont pas rares
touchant d'autres objets. Ainsi, l'intellect peut concevoir comme deux-
objets formels distincts d'une part une certaine essence et d'autre part
son degré de perfection ou sa quantité d'essence, mais il peut aussi
joindre ces objets distincts et en eux-mêmes absolument simples, pour en
faire un seul concept. Dans le cas de l'être infini, le problème est un peu
différent, car nous ne pouvons aucunement nous élever au-dessus du
concept d'être pris sous sa raison intrinsèque d'être. Nous avons beau
dire : « être infini », nous ne concevons vraiment qu'« être » et c'est même
pourquoi, tel que nous le concevons, ens infinitum n'apaise pas notre
intellect. On a donc en ce cas un concept total, dont une partie : ens,
est en effet un concept déterminé ; mais dont l'autre : infinitum, n'est
l'objet d'aucun concept positif déterminé, pas même celui d'un mode.
Car l'infinité est bien en soi un mode de l'être, et lorsque nous disons
ens infiniium, nous concevons comme un mode de l'ens ce qui correspond
au mot infiniium, mais nous n'avons de ce mode qu'un concept privatif :
la négation de la finitude. Bref, nous attribuons à l'être un mode intrin
sèque dont nous n'avons pas de concept positif. Au fond, pour nous,
l'être infini reste l'être tel que nous le connaissons par abstraction à par
tir du sensible, plus la négation de toute limitation possible, que nous
incluons à titre de modalité dans son concept1.

1. t Exemplum tertii : proportio non est in sensu, quia sensus non potest habcre
pro distinctis objectis colorem et propriam quantitatem ejus intrinsecam : intellectus
autem potest habere pro formais objecto modum iritrinsecurn, id est, virtualem gradum
vel quantitatem alicujus essentiae,sicut et ipsammet essentiam, et ex istis ut objectis
simpliciter simplicibus potest facere unum conceptum. Nos autem intelligimus nfl-
nitatem négative, scilicet per remotionem finiti, et comparando inflnilatem ad ens.
Licet enim concipaimus illud quod subest conceptui nostro privative, esse modum
intrinsecum entis cui convenit, non tamen concipimus ipsum praecise ut modum
intrinsecum, sed habemus ipsum tanquam partem unius totalis conceptus, determinate
tamen habemus alteram partem. Hoc probatur, quia conceptus entis hujus sub infinitate
ut modo intrinseco esset conceptus entis simpliciter perfectioris in se in enlitate, et ut
perfections, ita quod non tantum denominatione illud ens dicatur esse perfectius, sed
ipsum ens, ut causal actum, sit objectum in intellectu ut in entitate perfeclurn : nos,
videndo ens sub infinitate, non propter hoc habemus eum nisi ut abstraclum a sensibi-
libus, et, ut sic, non est simpliciter perfectius et intrinsice illo a quo ahstrahitur. Et
haec est ratio quia ens infinitum, ut a nobis intelligitur, non quietat intellectum
nostrurn, quia non concipimus ens sub perfection ratione intrinseca entis .. Op. cit.,
t. II, p. 382. — En d'autres termes, ce mode de l'être qu'est l'infinité ne peut être
objet d'aucun concept autre que celui de l'être ; or notre concept d'être, abstrait du
sensible, ne représente pas l'infinité ; ergo, etc.
NATURE ET PORTÉS DES PREUVES 193

Ces remarques entraînent des précisions importantes touchant le


sujet de notre théologie, celui de notre métaphysique, et leurs rapports.
L'être infini, disions-nous, est le sujet de notre théologie. C'est vrai,
car elle n'en a pas d'autre, mais ceci n'implique pas que le concept d'être
infini possède tous les caractères qui font du sujet d'une science un sujet
parfait. On peut attendre du sujet d'une telle science, qu'il contienne
virtuellement toutes les vérités dont elle se compose. Or, nous l'avons
dit en son lieu, le seul sujet qui contienne toutes les vérités relatives à
Dieu, est son essence : Dei essenlia ul haec. Même l'existence de l'être
infini n'est pas immédiatement évidente : il faut la démontrer à partir
de la physique ou, plus immédiatement, à partir de la métaphysique. On
dit donc du concept d'être infini qu'il est le sujet de notre théologie dans
la mesure précise où, entre tous les concepts que nous pouvons former,
celui-ci est le plus proche du concept même du sujet premier de la théologie
en soi. Bien que l'infini ne soit pas pour nous l'objet d'un concept qui le
représente comme un mode intrinsèque de l'être, le concept d'être infini,
que nous avons, est une approximation intellectuelle de l'être intrinsè
quement infini plus immédiate que ne sont nos autres concepts, ceux
d'être premier ou d'être nécessaire par exemple1. Ce sujet de notre théo
logie ne contient donc pas toutes les vérités théologiques, mais il est le
meilleur dont nous disposions.
Vient alors cette objection, capitale pour nous, que l'auteur s'adresse
à lui-même : « S'il en est ainsi, notre théologie est subalternée à la méta
physique, ou à la physique, car l'une et l'autre peuvent prouver
l'existence du sujet de notre théologie ». La première partie de la réponse
va de soi, car elle revient à dire que la théologie en soi ne dépend pas de
notre concept physique ou métaphysique d'être infini. Elle n'a donc
pas besoin de ces sciences afin de prouver l'existence de son sujet.
La deuxième partie de la réponse, au contraire, est très remarquable :
Theologia vero noslra, quae accipil a melaphysica de ente inftnilo si est,
non habel principia immediala, quia nullum conceplum proprium posilivum
conleniivum veritalum theologicarum possumus habere.'2. Ceci n'est pas une
révélation pour l'historien, mais cette thèse, que l'on sait d'ailleurs être
celle de Duns Scot, trouve ici une formule remarquablement précise.
Notre théologie ne tire pas ses principes de l'être infini tel que la philo
sophie le lui livre. A vrai dire, elle n'a pas de principes immédiats, parce

1. Op. cit., i. II, p. 383.


2. Op. cil., t. II, p. 381. La suite du texte est parfois obscure et il faut espérer que
d'autres manuscrits permettent de contrôler celui que donne C. R. S. Harris.
194 JEAN DUNS SCOT

que nous ne pouvons avoir un concept positif de l'infini, qui contienne les
vérités théologiques. Ce n'est d'ailleurs pas nécessaire pour qu'elle puisse
se constituer, car notre théologie s'appuie bien davantage sur la révélation
divine. Il n'en est pas moins intéressant d'observer, au sein même de
notre théologie, une certaine rupture de la continuité des sciences. A la
différence de ce qui se passe entre la physique et la métaphysique, l'objet
dont, sous le nom d'être infini, la métaphysique prouve l'existence, par
raison naturelle, ne contient pas virtuellement tout ce qu'en sait le
théologien auquel elle le livre. L'être infini du théologien est plus riche
que celui du métaphysicien.
Revenant donc à la détermination du sujet premier de la métaphy
sique, nous dirons : premièrement, qu'il s'agisse de la métaphysique en
elle-même ou en nous, ce sujet reste l'être, pris soit au niveau de ses
propriétés universelles, soit en descendant à ce que l'on peut savoir de
l'être détermine par l'une ou l'autre partie de ses propriétés disjonctives.
Deuxièmement, on peut voir en quel sens la métaphysique en soi diffère
de notre métaphysique. La métaphysique en soi peut descendre, de l'être
en tant qu'être, à toutes déterminations qu'il est possible d'en prédiquer ;
la nôtre manque des concepts propres de ces déterminations et ne nous
permet pas de les connaître comme incluses dans l'être. Assurément, si
des vérités sont contenues dans notre concept d'un être déterminé par
telles ou telles propriétés, celles de l'être premier ou nécessaire par
exemple, notre métaphysique peut les atteindre, mais elle ne va pas
au delà. Et la raison de cette différence d'étendue entre les aires respec
tives de ces deux sciences, se trouve dans leurs modes d'acquisition.
Car la métaphysique en soi est une science propler quid, en ce sens que
ceux qui la possèdent, peuvent descendre a priori et par la cause de
l'intuition intellectuelle de l'être au concept propre et positif de chacune
de ses déterminations. Tel n'est pas le cas de notre métaphysique, dont
la description convient ici merveilleusement à celle de Duns Scot : une
suite d'argumentations pour ainsi dire a priori et par la cause, mais qui,
si étendue soit-elle, dépend toujours en fin de compte d'une connaissance
quia, telle que celle de l'existence d'un être ainsi déterminé, ou du déter
minant qui le définit. En fait on ne peut jamais prouver l'existence du
nécessaire qu'a posteriori et à partir du possible, celle du parfait qu'à
partir de celle de l'imparfait, celle de l'infini qu'à partir du fini1. Tout ce
qu'il y a d'à priori dans notre métaphysique, repose sur une connaissance
a posteriori.

1. Op. cit., t. II, pp. 384-385.


NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 195

Telle est la raison pour laquelle nous disions que Dieu ne saurait être
le sujet ni de la métaphysique en soi, ni de la nôtre. Ces deux méta
physiques ont l'une et l'autre pour sujet l'être en tant qu'être, la théologie
a pour sujet Deus sub ratione deitatis. Dieu comme Dieu et Dieu comme
être sont objets de deux concepts distincts, et puisque chaque science
a de l'essence de son sujet premier un concept distinct, ces deux concepts
différents ne sauraient convenir à un seul sujet. Mais ceci n'est qu'une
justification a posteriori de notre conclusion. La raison ultime qui la
fonde, c'est que le sujet de la métaphysique n'est pas Dieu ; pas même
Dieu connu sous la raison d'« infinité » qui est plus commune que celle
de « déité ». Ou bien Dieu n'est le sujet d'aucune science, ou bien il est
un sujet premier différent de l'être, qui est le sujet premier de la méta
physique .
Il est difficile de comprendre exactement ce que dit ici Duns Scot et,
l'ayant compris, plus difficile encore de ne plus le laisser échapper.
La métaphysique prouve l'existence de l'être infini et notre théologie
accueille la conclusion de cette preuve, mais elle se l'incorpore plutôt
qu'elle n'en fait son point de départ. Notre théologie s'organise le plus
possible autour de Yens infinilum, mais elle ne s'en déduit pas comme de
son principe. Et, en effet, comme Duns Scot vient de nous le dire, il n'y
a pas de tel principe : Theologia vero noslra, (juae accipit a melaphysica
de ente inftnito si esl, non habet principia immediata, quia nullum conceptum
proprium posiiiuum contenlivum ueritalum theologicarum possumus habere.
Les vrais points de départ de notre théologie sont les paroles de Dieu
dans l'Écriture, et bien que le concept d'être infini soit le plus parfait
auquel, chaque fois que cela est possible, nous puissions relier leur inter
prétation rationnelle, nous ne saurions les en déduire.
Cette rupture, que la transcendance de Dieu introduit dans la rigou
reuse continuité de la chaîne des sciences, entraîne donc la transcendance
de la théologie. L'être infini dont hérite la théologie n'y est introduit
que comme le foyer virtuel autour duquel toutes les vérités révélées, si
nous ne nous contentons pas de les recevoir par simple foi, vont tendre à
se rassembler et, si possible, à se coordonner. C'est pour cela qu'il est là,
sans quoi la théologie le laisserait en métaphysique. Il se peut donc que
nous posions une pseudo-question en demandant si les preuves de
l'existence d'un être infini sont de la métaphysique ou de la théologie.
Pour le métaphysicien, ce ne serait que de la philosophie ; pour le théolo
gien, c'est l'œuvre d'un interprète de la parole de Dieu qui use de la
métaphysique en vue de comprendre cette parole. C'est pourquoi, entre
196 NATURE ET PORTÉE DES PREUVES

ses mains, la métaphysique elle-même change d'aspect. Elle jette autant


de lest physique que possible afin de remonter aussi près qu'elle peut
du ciel métaphysique des essences. Dépassant l'ordre du mouvement,
elle cherche un Premier qui soit tel dans l'être, un infini qui soit tel dans
l'être, et dont la perfection, parce qu'elle est celle de l'être, impliquant la
liberté non moins que l'intelligence, soit au moins compatible avec la
toute-puissance absolue du Dieu chrétien. Cette préparation métaphysique
est propre à la théologie de Duns Scot. On ne trouve nulle part ailleurs
ce massif dialectique du début de l'Opus Oxoniense, dont on peut dire
qu'en ayant atteint le sommet, celui qui l'a gravi voit devant lui la route
ouverte une fois pour toutes à la théologie du Dieu chrétien. Chaque fois
que Duns Scot prouvera, par des raisons nécessaires, que la vérité révélée
est possible, le principe de la preuve se trouvera depuis longtemps établi :
ce sera toujours quelque maillon de cette chaîne dialectique, où la primauté
dans l'être requiert, avec l'infinité, la perfection absolue de la connaissance
et de la liberté. Il fallait être métaphysicien pour le faire ; il fallait être
théologien pour y penser1.
Ceci n'autorise d'ailleurs pas à dire qu'il y ait ici la moindre confusion
des genres. Le problème ne se pose pas dans les mêmes termes selon que
l'on dit « théologie-métaphysique » ou « théologien-métaphysicien ».
L'auteur de notre texte fait plus loin une remarque intéressante pour nous.
Après avoir rappelé que le sujet de notre théologie est identiquement
celui de la théologie en soi tel qu'il nous est accessible2, puis qu'une
science qui démontre quia l'existence de son objet peut ensuite appliquer
à son essence des démonstrations propter quid3, notre auteur fait observer
qu'une science ne change pas de nature parce qu'on en parle dans un
livre qui traite d'une autre science. Un argument logique reste de la
logique même dans un traité de physique. Le physicien qui assaisonne

1. Le texte publié par Harris contient, p. 384, un passage difficile et dont le dernier
mot est d'ailleurs incertain. Le voici : « Unde probando de infinito si est, non exigitur
metaphysica, non ulterius probando de ente infinito, sicut a nobis concipitur quidquid
in ratione ejus continetur ; et ideo concludo ; quodcumque cognoscimus demonstratione
per rationem entis inflniti pertinet etiam ad nostram ». Une note au dernier mot dit :
t ad etiam Cad. ». Si le texte donne eliam, c'est évidemment une faute. On peut
admettre t nostram » (ou bien d'autres mots), mais on aimerait savoir si, au cas ou ce
serait « nostram », il se rapporte à « metaphysicam » ou a t theologiam ». Rien n'est
plus dangereux que l'exégèse d'un texte incertain. L'ensemble de la pensée de l'auteur
invite à comprendre : < ad nostram metaphysicam ».
2. Ce sont donc moins deux sujets immédiatement distincts et conçus par deux
concepts irréductibles, qu'un seul sujet conçu par deux concepts hiérarchisés, l'infé
rieur étant de même espèce que le supérieur, • quia perfectum et imperfectum non
mutant speciem ». Op. cit., pp. 385-386.
3. Op. cit., p. 386 : « Consequentia putet... ».
JEAN DUNS SCOT 197

son livre de considérations métaphysiques ne les change pas pour autant


en physique. Il fait alors ce dont certains veulent peut-être parler
lorsqu'ils disent d'un physicien qu'il se métamorphose en métaphysicien,
ou qu'il en assume la forme et la dignité1. Mais si le physicien peut
s'habiller en logicien, on ne voit pas pourquoi le théologien ne s'habillerait
pas en métaphysicien. Que fait-il en pareil cas? Il fait de la métaphysique
à titre de théologien, à moins qu'on ne préfère dire : il fait de la théologie,
car ce qu'il fait reste de la métaphysique secundum quid.
Nous ne saurions aller plus loin sans anticiper sur les résultats d'une
enquête encore à ses débuts, mais il importera, chemin faisant, de ne
pas perdre de vue ces premières données du problème. On est tenté de le
faire pour tout simplifier. Par exemple, il est certain que Duns Scot tient
la métaphysique pour compétente en toute matière où Dieu peut être
saisi sous un concept métaphysique, c'est-à-dire non seulement l'être,
mais l'être infini, nécessaire et ainsi de suite2. Comment le nierait-il?
Le Docteur Subtil sait fort bien qu'Aristote, Avicenne et Averroès ont
parlé de Dieu ; qu'ils l'ont identifié à l'être nécessaire et même, en un sens,
infini. A plus forte raison sait-il que la métaphysique peut au moins
démontrer son existence. Comment eût-il sans cela pris le parti d'Avicenne
contre Averroès? Pourtant, ce n'est pas à ses yeux toute la question, car
les philosophes ont tellement connu la nécessité de l'être divin que sa
liberté leur a peut-être échappé. L'infinité qu'ils lui ont reconnue était-elle
celle de la puissance ou celle de l'être même? Cette infinité de puissance
qui ne s'enracine pas dans celle de l'être, en quel sens est-elle une toute-
puissance? Autant de questions, et il y en a d'autres, qui nous invitent
à réserver notre jugement. On ne peut pas argumenter dans l'abstrait
sur les frontières de notre métaphysique et de notre théologie sans tenir
compte de ce qui arrive selon que le métaphysicien fait de la théologie
ou que le théologien fait de la métaphysique. Les résultats ne sont pas
les mêmes et c'est pourquoi le théologien revendique pour sa propre
science, de quelque méthode qu'il use pour les obtenir, toutes les connais
sances qui relèvent du sujet dont elle traite. Au moins virtuellement, ce
sujet les contient toutes3. Comment s'expliquerait-on autrement qu'usant
de la même méthode et s'interrogeant l'un et l'autre sur le même pro
blème, celui de la cause de l'être fini, la cause première dont les philosophes

1. Op. cit., pp. 386-387.


2. C'est ce que dit notre auteur : « Metaphysica in se extendit ad omnia cognoscibilia
d« Deo concepto aliquo conceptu metaphysico ; hoc autem est, concepto non tantum
in communi conceptu entis, sed concepto conceptu entis inflniti, necessarii et hujus-
modi ». Op. cit., p. 387.
3. Op. cif., p. 391 : t Ex hoc ctiam sequitur... ».
198 JEAN DUNS SCOT

établissent l'existence ne soit pas la même que celle à laquelle conduit la


démonstration du théologien?
Les remarques suggérées par ce texte s'accordent avec ce que disent
les autres œuvres de Duns Scot, pourvu qu'on tienne compte des
manières différentes dont il peut devoir dire la même chose selon les
points de vue différents qu'il adopte successivement à l'égard d'un même
problème. Par exemple, s'il l'envisage du point de vue de la métaphysique
en soi, telle que pourrait la constituer un intellect humain encore capable
de connaître intuitivement les intelligibles, il n'est pas nécessaire de
pousser jusqu'à la notion d'infini pour atteindre les limites accessibles à
la raison du philosophe. Même la notion de l'« être premier », conçu
précisément comme tel et à part de son infinité, ne saurait constituer le
sujet d'aucune science naturellement accessible à l'homme. Bien qu'il
soit autre chose et plus que l'être premier, Dieu l'est. En d'autres termes,
« être premier » est la première notion sous laquelle Dieu nous soit
accessible : prima ralio Dei, quam concipimus de eo, est quod sit primum ens.
Or, dès ce moment et sous cette forme la plus modeste, Dieu échappe
déjà aux prises de notre raison naturelle. En quelque science naturelle
que ce soit, la raison s'appuie sur une intuition évidente de son sujet pour
en déduire les conséquences. C'est le cas, entre autres, de la géométrie
ou de l'optique. Les conséquences y sont moins connues que les principes,
par qui seuls elles le sont. Ici, au contraire, les conséquences de l'efficace
divine nous sont plus connues que leur principe. C'est à partir de ses
effets, le postérieur et le possible dont nous avons l'expérience immédiate,
que nous remontons vers lui, le Premier et l'Acte, dont nous n'avons
aucune intuition intellectuelle. Quant à l't être premier », dont nous
n'avons aucune intuition sensible, il nous faut d'abord établir que ces
deux termes, « être » et « premier », sont compossibles et peuvent être unis
en une seule notion. On ne peut le faire qu'en établissant, à partir des
effets, la nécessité de poser un tel être. Ceci fait, on sait quelque chose
de ce qu'est Dieu par rapport aux autres êtres (sa primauté) mais on n'a
pas encore dit ce qu'il est en lui-même et pour lui-même. Bref, faute de
pouvoir former immédiatement une notion de Dieu qui lui soit propre,
aucune science naturellement acquise ne peut atteindre Dieu sous une
notion simple qui lui soit propre : nulla ralio propria Dei conceplibilis a
nobis slatim apprehendilur ab inlelleclu viatoris, igitur nulla scientia natu-
raliler acquisita potest esse de Deo sub aliqua ralione propria1.

1. Reporlala Parisiensia, Prol., q. 3, art. 1. En ce sens, la métaphysique porte bien,


comme le veut Aristote, • circa causas altissimas >. En effet, elle ne les a pas pour sujet.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 199

Si l'on pousse jusqu'à son terme l'analyse du problème, on découvre


la raison profonde du dénivellement qui maintient toute connaissance
naturelle au-dessous du niveau de la théologie. C'est que l'objet de celle-ci
présente un caractère qui, le distinguant de ceux des autres sciences,
distingue la théologie elle-même de ces sciences. Il n'y a de science que du
général. Aristote le dit et c'est vrai de toutes les sciences naturellement
accessibles à l'homme. La mathématique étudie l'être étendu en général ;
la physique, l'être mobile en général ; la métaphysique l'être comme tel
en général. Or la théologie porte sur cet être unique, que nous nommons
Dieu. Il y a donc une science qui se distingue de toutes les autres en ceci :
subiecium illius est singulare1. On voit aussitôt pourquoi Duns Scot a
toujours maintenu la possibilité d'une science du particulier. Nier cette
possibilité, c'est rendre toute science de Dieu intrinsèquement impossible,
en raison de la nature même de son objet, qui est le plus singulier des
singuliers : la théologie ne serait pas seulement impossible en cette vie,
elle le resterait en l'autre. Quoi qu'il en soit de ce point, on ne sera pas
surpris que, présentement réduit à la connaissance abstractive, donc
générale, notre entendement se trouve démuni lorsqu'il aborde la seule
science dont l'objet propre, Deus ut hic, soit un être singulier.
Nous revenons par cette voie à la même solution du problème. D'une
part, aucune science n'établit son propre sujet : donc la théologie, science
de Dieu, ne saurait en prouver l'existence, ce qui revient à dire que les
preuves de l'existence de Dieu relèvent de la métaphysique non seulement
quant à la méthode, mais même quant à leur objet pour autant qu'elles
ne visent Dieu qu'en tant qu'être. D'autre part, l'être infini étant le sujet
de notre théologie, tout ce qui le concerne est théologique et, même
métaphysiques, les preuves de son existence sont l'œuvre du théologien.
Duns Scot est donc un théologien aidé d'un métaphysicien qui, dans
son travail, ne perd pas de vue ses fins théologiques. Ce métaphysicien
sait que le sujet de la théologie est ïens infînitum; s'il ne le savait pas,
il ne s'apercevrait peut-être pas que la métaphysique peut en prouver
l'existence ; mais il le sait, il s'aperçoit donc que la preuve en est possible
et il l'établit.
Quelle est la portée de ces preuves? On sait qu'elles se fondent sur

mais pour terme : • Unde circa propric notât circumstantiam causae finalis, sicut et
causae materialis : unde metaphysica est circa altissimas causas finalitcr, ad quarum
cognitionem terminatur scientia metaphysicalis. . Loc. cit. L'intellect humain pourrait,
de par sa nature, avoir un concept propre de Dieu, mais il faudrait pour cela que Dieu
l'y créât en y infusant une lumière proportionnée à cet objet, ftcp Par., lib. I, d. 3,
q. I, on. 8-10.
1. Rtporlala Parisiensia, Prol., q. 3, quaestiuncula 3.
7—1
200 JEAN DUNS SCOT

l'être et qu'elles consistent, en partant de propriétés de l'être qui sont,


distinctes de sa quiddité d'être en tant qu'être, à établir l'existence d'un
être infini. Elles s'accordent donc la nature de l'être que, selon Avicenne,
la métaphysique même n'a pas à démontrer. Elles tiennent aussi pour
accordées l'existence de l'être en tant qu'être, dont la métaphysique elle-
même a déjà mis en lumière la quiddité, ou essence, ainsi que les propriétés
générales (l'un et le multiple, l'antérieur et le postérieur, etc.) ; celles-ci,
bien qu'extérieures à l'essence d'être en tant qu'être (encore selon la
tradition d'Avicenne), lui appartiennent pourtant. Quelle sera la nature
d'une démonstration fondée sur de telles données?
Son objet est d'atteindre un être existant1, mais elle n'est pas cons
truite en vue de faire jaillir finalement l'existence à partir de données
où elle ne serait pas incluse. Pour éviter ce tour de prestidigitation,
Thomas d'Aquin était parti de l'existence sensible ; Duns Scot l'évite
d'une autre manière en partant de l'être, c'est-à-dire de ce qu'il y a de
proprement métaphysique dans la réalité donnée. La formule : preuve
de l'existence réelle, n'est pas sans inconvénients, justement parce qu'elle
suggère à tort que l'existence est introduite soudainement au terme de la
démonstration, mais elle offre l'avantage de rappeler que, l'objet de
l'abstraction métaphysique étant de l'être réel, on est d'un bout à l'autre
de cette dialectique en pleine réalité. Duns Scot prouve que l'être infini
existe en démontrant que, dans l'être qui existe, on doit nécessairement
en poser un qui se distingue des autres par son infinité. D'autre part,
puisque la métaphysique travaille sur les quiddités, la preuve de l'existence

1. Duns Scol demande : « Utrum in entibus sit aliquid actu existens in 11 nitu rn •
(Op. Ox., 1. 1, d. 2, q. 1, n. 1; t. I, p. 179). Le sens exact est malaisé à rendre. On peut
traduire : « Si, parmi les êtres, il y a un être infini actuellement existant » : l'accent
porte alors sur l'existence actuelle. Un peut aussi traduire : « si, dans les êtres, il y en
a un qui soit actuellement infini » : l'accent porte alors sur l'infinité actuelle. La
deuxième traduction est possible, car « aliquid actu existens infinitum » signifie
normalement, dans ce latin : « quelque chose qui soit actuellement infini ». Elle nous
semble en outre mieux adaptée à la ligne générale de l'argumentation, car bien que
celle-ci vise une existence réelle, donc actuelle, elle se propose surtout d'établir que cet
existant réel est un infini. Enfin, elle s'accorde avec d'autres rédactions citées par le
P. G. BALIC, Les Commentaires de Jean Dans Scol..., p. 63 : « utrum in entibus sit aliquod
ens actu infinitum », et encore : « utrum in enlibus sit aliquod ens in actu infinitum •.
Il s'agit donc d'établir l'existence, dans les êtres, d'un certain être, celui dont l'être
formel, qui est la déité, est l'entité suprêmement formelle, parce qu'il est tout entier
forme:» Quia cuilibet entitati formali correspondet adaequate aliquod ens vel aliquid
ens entitate tali. Ista autem deltas, quae est entitas formalissima, quia se tota est
forma, non habet sic sibi aliquid correspondens nisi Deum », Op. Ox., t. I, d. 4, q. 1,
n. 2 ; t. I, p. 485. Duns Scot et Thomas d'Aquin s'accordent sur le primat de l'acte,
mais Duns Scot reste fidèle à la métaphysique traditionnelle du primat de l'acte formel,
au lieu que Thomas d'Aquin élève le primat de l'acte d'être au-dessus de celui de la
forme.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 201

présuppose la preuve de la possibilité de l'essence. Toute démonstration


métaphysique de l'existence de Dieu exigera donc qu'on établisse d'abord
la réalité de sa notion même ou, pour parler la langue de Duns Scot,
celle de son « être quidditatif ». Procédant a posteriori, car notre méta
physique ne le peut autrement, le théologien prouvera d'abord que la
notion d'«être premier» n'est pas fausse, c'est-à-dire contradictoire et
impossible. Il prouvera, par là même, qu'elle possède un « être quiddi
tatif», une essence réelle en tant qu'essence; ensuite il établira que,
puisqu'elle est quidditativement possible, elle existe, son actualité étant
la seule cause concevable de sa possibilité. Ce théologien se demande
donc d'abord si l'ens primum est une essence possible ; il le prouve ensuite
en démontrant que la « primauté » appartient à un certain « être »1 ;
il conclut enfin, de la possibilité même de cette essence, à son actualité.
La nécessité d'en passer par la possibilité de l'essence suffirait à imposer
aux preuves leur caractère purement métaphysique. Jamais, à partir
de données empiriques empruntées à l'ordre sensible, on ne pourrait
atteindre une essence telle que celle de l'« être infini » en tant précisément
qu'être. Le concept le plus parfait qu'atteigne le physicien est celui de
« premier moteur » ; le concept le plus parfait qu'atteigne le métaphy
sicien est celui de « premier être ». Or le concept de premier moteur est
relatif (car mouvoir est une relation), au lieu que celui de premier être
est absolu (car être, c'est être ce que l'on est). En outre, le concept de
premier moteur est imparfait, car il n'est pas impossible d'être premier
dans l'ordre des causes motrices sans être premier dans celui de l'être,
donc sans être infini. Au contraire, le premier dans la ligne de l'être est,
en tant que tel, absolument parfait, donc infiniment parfait, c'est-à-dire
infini2. Supposons même que, partant du mouvement, on établisse
l'existence d'un premier moteur qui, premier dans l'ordre des causes
motrices, le soit aussi dans celui de l'être, on n'aurait pas encore la preuve
de l'existence d'un être infini la plus forte qui se puisse. En effet, même
si le Premier Moteur est, en fait, le Premier Être, il est accidentel au
Premier Être d'être aussi le Premier Moteur. S'il ne créait rien, il n'aurait
rien à mouvoir ; il n'en serait pas moins le Premier Être3. Telle est la
raison profonde pour laquelle, sans condamner les preuves physiques de

1. Rappelons ce texte explicite : « Si esl praesupponitur de subjecto, non de actuali


existentia, sed quod habet esse quidditativum, scilicet quod ratio ejus non est fuis» in
se. Taie si est ostenditur demonstratione quia a metaphysico de primo ente. Ostenditur
enim quod primum convenit enti alicui ». Qu. subsl. in Melaph., lib. VII, q. 4, n. 3.
2. Qu. subi, in Melaph., toc. cit.
3. Qu. subi, in Melaph., lib. I, q. I, n. 44.
202 JEAN DUNS SCOT

l'existence de Dieu, Duns Scot dénonce leur infériorité : la contingence


radicale de la motion divine par rapport à l'essence divine interdit au
métaphysicien, s'il s'appuie sur la physique, d'atteindre l'être premier
par un effet qui lui soit nécessairement lié.
Le théologien ne peut donc atteindre l'existence de Dieu par la voie
métaphysique sans passer par son essence. Encore faut-il que le passage
de l'une à l'autre soit possible. Duns Scot n'en doute pas ; c'est môme
la facilité du passage en question qui surprend certains lecteurs et qu'il
convient par conséquent d'expliquer.
Le premier point à comprendre, si l'on se pose ce problème, est qu'en
principe le problème n'a pas à se poser. Il se pose dans une métaphysique
où l'essence est réellement distincte de l'existence. Il semble aussi
s'imposer, même dans le scotisme, si l'on y introduit du dehors cette
distinction, mais ce n'est pas Duns Scot qui en est responsable. Il ne se
pose pas du tout dans le scotisme authentique, parce que l'existence n'y
est pas réellement distincte de l'essence, dont elle est inséparable à titre
de modalité.
L'esse se dit proprement de l'être complètement déterminé et posé dans
l'être actuel par l'efficace de sa cause. Rien d'autre ne mérite pleinement
ce titre1. Passons sur la distinction classique, maintenue par Duns Scot,
entre l'être de raison, qui n'existe que dans l'âme, et l'être réel, qui
existe hors de l'âme. Tout au plus convient-il de noter, pour lever toute
équivoque sur la manière dont lui-même entendait sa doctrine, que le
passage du logique au réel lui semble impossible. On ne peut jamais
conclure de l'être pensé à l'être actuellement existant2.
Le problème se pose différemment si l'on passe de l'être de raison à
l'être de l'essence. Ce dernier se distingue aussi de l'être d'existence, mais

1. Le texte le plus précis se trouve dans Quodlibet, IX, 17 ; il sera discuté plus loin.
2. i Prima distinctio entis videtur esse in ens extra animam et ens in anima ; et
illud extra animarn potest distingui in actum et potentiam, essentiae et exislentiae.
Et quodcumque istorum esse extra animam potest habere esse in anima, et illud esse
in anima aliud est ab omni esse extra animam. Et ideo de nullo ente née de aliquo
esse sequitur, si habet esse diminutum in anima, quod propter hoc habeat esse sirnpli-
citer, quia illud esse (se. in anima) est secundum quid absolute, quod tamen accipilur
simpliciler in quantum comparatur ad animam ut fundamentum illius esse in anima
(se., l'être dans l'âme est réel de la réalité de l'âme où il est) ». Op. Ox. ,1, d. 36, quaest.
unica, n. 9, t. I, p. 1176. On notera l'expression : « ens... extra animam potest dislingui
in... essentiae et existentiae ». Suarez aura donc quelque raison de classer Duns Scot
parmi les partisans de la distinction d'essence et d'existence, mais, comme on va le
voir, ce n'est pas d'une distinction réelle qu'il s'agit ici. Duns Scot n'a jamais admis
que la modalité « existence » fût, au sein de la substance actuellement existante, un
acte distinct de l'essence. C'est par son essenlia qu'une chose est un ens, y compris même
cette modalité de l'essence qu'est l'esse.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 203

d'autre manière. Il y a coordination et correspondance entre l'ordre des


essences et celui des existences, car toute essence « possible » est susceptible
d'exister, si une cause efficiente lui donne l'existence. Lorsqu'elle reçoit
ainsi l'existence, celle-ci ne s'y ajoute pas comme une chose à une autre,
ce qui d'ailleurs aurait pour effet d'engendrer un être par accident.
Pourtant, même dans un individu actuellement existant, l'existence n'est
pas incluse de soi dans la nature de la substance. En d'autres termes, un
être actuellement existant, cet homme-ci par exemple, est complètement
défini dans sa substance (genre, espèce et individu), indépendamment
du fait qu'il existe. Ainsi donc, bien que l'existence soit réellement
identique à l'essence réelle, l'essence d'un homme reste formellement
distincte de son existence. En tant précisément qu'essence, elle n'inclut
pas son existence. C'est pourquoi, reprenant la terminologie d'Avicenne
qu'il renforcerait plutôt sur ce point, Duns Scot parle de l'existence
comme d'un « accident » de l'essence, ce qui veut dire que l'existence
s'ajoute à l'essence comme une détermination complémentaire, non
incluse dans sa définition1. Il est donc vrai de dire que, la nature de la
substance étant constituée complètement comme telle en dehors de son
rapport à l'existence, l'accidentalité de cette dernière est celle qui
caractérise toujours un rapport entre deux termes dont l'un au moins
peut être complètement défini sans l'autre2. Puisque la substance de

1. « Quando vocal (se. Aristoteles) hominem in universali subjectum et individuum


in génère substantiae existens, hoc non arguit ex se existentiam, nam quidquid est
illius coordinationis, est in génère, antequam comparetur ad existentiam. Unde hic
homo abstrahit ab existentia sicut homo; bic tamen horno existens non est ens per
accidens tanquam aliquid compositum ex rébus diversorum generum ; sed existentia
formaliter est extra rationem essentialem illius hominis et totius illius coordinationis
in génère substantiae et pro tanto dicitur existentia sibi esse accidens. Unde existentia
est conditio necessaria isti homini, ut terminet generationem. Nam Aie homo non
gênera tur per se et primo, sed Aie homo exislens, et eo modo existentia sequitur ipsum,
ut comparatur ad generationem producentem ipsum in esse ; unde sic hoc subjeclum
generatur, et non subjectum ut praecise dicit individuum in génère substanliae,
secundum ordinationem illius generis. « Rep. Par., lib. III, d. 22, quest. unica, n. 13.
2. Duns Scot estime qu'Avicenne et Aristote sont d'accord sur ce point, parce qu'il
ramène la distinction d'essence et d'existence au rapport de cause efficiente à effet.
L'existence d'un effet est toujours accidentelle à son essence, car sa cause seule peut
la lui donner : « Hoc autem probatur, quia quod capit esse ab alio, in sua quidditate
non includit esse : sed intelligere quidditatem praecise, non includentcm esse, est
intelligere quidditatem ut in potentia ad esse, quod non est de se habens esse, ut
intelligere humanitatem praecise in quantum humanitas est intelligere ipsam ut est
in potentia ad esse, quia est in potentia ad omne illud quod nondum ex se habet,
possibile lamen ipsi competere. Et sic loquitur Avicenna de quidditate V Melaph.,
cap. 1, ubi dicit omne taie esse accidens essentiae, quod non est de formali conceptu
ejus, et quidditatem ad omne hujusmodi esse in potentia, ut ad unum et multum
et caetera hujusmodi. » Hep. Par., 1. I, d. 8, q. 3, n. 19. — Notons qu'au temps de
Duns Scot cette doctrine d'Avicenne était une banalité. Dans l'Ordre franciscain
même, elle avait été exposée en détail, et acceptée avec ses conséquences noétiques,
204 JEAN DUNS SCOT

l'individu est susceptible de définition complète, qu'on le conçoive


comme existant ou non, tel est ici le cas. Et notons bien que l'être de
l'essence n'est pas un simple être de raison, dont toute la réalité consis
terait à être pensé et qui n'existerait que dans l'âme ; c'est un être réel
hors de l'âme1 ; formellement distinct de son existence, mais réellement
identique à elle, c'est un verum esse, un esse qui n'est pas secundum quid
et, en son ordre propre d'essence, participe à la réalité de l'existant2.
Duns Scot refuse donc de confondre formellement l'essence et
l'existence, car, pour une chose quelconque, « ce qu'elle est » ne se
confond pas avec le fait « qu'elle est », mais il refuse aussi de les distinguer
réellement dans l'être actuel, car la cause d'un être lui donne, à la fois et
indivisément, l'essence en même temps que l'existence. Il a toujours
soutenu, enfin, que l'être vraiment réel est une essence à laquelle la
modalité « existence » survient pour en faire un être au sens plein du

par M, D'AQUASPARTA, Qu. de Cognilionc, I, Quaracchi, 1903, p. 227. — Pour se protéger


contre l'importance excessive que nous attribuons à Avicenne dans la spéculation
métaphysique de Duns Scot, voir R. ARNOU, Autour d' Avicenne (Ibn Sina), dans
Gregorianum, t. X (1929), pp. 140-147. 11 paraît que Pierre d'Auriole ne serait pas de
notre avis, ce qui est bien regrettable, mais nous sommes tout à fait de l'avis de
MAURICE DU PORT, dans sa note In IV Melaph., q. 1 (Wadding, t. IV, p. 581) :
• Favet namque Avicennae inter philosophes ubique, nisi sit contra fldem, et Paulo
inter apostolos, et Joanni inter evangelistas, et nimirum, quia teste Boethio, orrmis
similitude appetenda est ».
1. Voir le texte cité plus haut, p. 202, n. 2, où l'« ens extra animam • est distingué
en * essentiae et existentiae ». A compléter par l'article suivant de l'Op. Ox., 1, d. 36,
quaest. unica, n. 10, t. I, p. 1176, où Duns Scot écrit : « non quidem secundum esse
essentiae vel existentiae, quod est verum esse ; sed secundum esse diminutum, quod
esse est secundum quid etiam entis absoluti «. Et encore, à l'art. 11 : * ens ralum aut
appellatur illud quod habet esse firmum et verum esse, sive essentiae sive existentiae,
quia unum non est sine altero, qualitercumque distinguantur : aut ens ralum dicitur
illud quod primo distinguitur a flgmentis, cui scilicet non répugnât esse verum
esscnliiie vel existentiae * (vol. I, p. 1177). Il ne suffit donc pas de prouver, comme il
est facile, que l'être de raison n'a pas de réalité propre, pour établir que, chez Duns Scot,
l'essence n'a pas d'être propre. Conclure de l'un à l'autre est confondre une fois de plus
l'ordre logique et l'ordre métaphysique. Ce qui trompe ici le lecteur est qu'il se
représente l'esse cs.ienliae lui-même comme une existence, alors qu'il se situe nécessaire
ment dans la ligne de la formalité essentielle de l'être, non dans celle de l'existence.
Essence et existence sont a la fois distinctes et toujours simultanément données dans
tout être réel au sens plein du terme. C'est pourquoi, après le texte qui vient d'être
cité, Duns Scot ajoute immédiatement : « Si primo modo accipitur ens ratum, dico quod
homo non est ex se eus ratum, sed ab efliciente, a quo habet esse verum et essentiae et
existentiae» (p. 1177).
2. Ceci est vrai non seulement de l'espèce, mais même du genre. Bien entendu, il ne
s'agit pas des concepts des penres, qui sont de simples êtres de raison, mais de la réalité
objective que ces concepts désignent : « Intellecttis concipieiido genus habet conceptum
de aliquo quod est in re, et non loquor de secumla intentione Reneris, sed de eo quod
concipitur objective. Sic enim propositio est vera ; aliter enim concipiendo animal,
quod est genus, non conciperetur aliquid quod in quid dicerelur de homine : sic etiam
concipiendo differentiam objective, concipitur aliquid quod est in re *. Pep. Par.,
1. 1, d. 8,q. 5,n. 4.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 205

terme. Ce dernier point est important, car il situe Duns Scot sur la ligne
traditionnelle de ceux qui, dans la structure métaphysique de l'être, font
passer l'essence avant l'existence. Il faut ici choisir entre deux méta
physiques de l'être. Si l'existence est l'acte de l'essence, autant il y aura
d'esse, autant il y aura d'êtres : c'est la position de Thomas d'Aquin1.
Si l'existence est un mode de l'essence, autant il y aura d'essences réelles,
autant il y aura d'esse : c'est la position de Duns Scot2. Nous la disons
traditionnelle, parce qu'elle découle de principes classiques en théologie,
dont Duns Scot se réclame expressément et qu'il interprète correctement.
D'abord Augustin : « science » est à « savoir » comme « essence » à « être » ;
ensuite Anselme : le rapport entre « lumière », « luire » et « luisant » est
le même qu'entre « essence », « être » et « étant ». D'où Duns Scot conclut :
sed si sint duae luces, oportel esse plura lucere, igilur si plures naturae,
plura esse3. Autant d'essences, ou natures, autant d'existants. C'est là
un point sur lequel notre Docteur est si ferme qu'il applique aux accidents
eux-mêmes ce qu'il dit des substances. La doctrine thomiste d'un esse
commun à la substance et aux accidents lui semble incompréhensible :

1. Par exemple, à propos de la question de savoir si, dans la personne du Christ,


il y a deux esse, un pour chaque nature, ou un seul esse, qui est celui des deux natures :
• Ùnumquodque secundum hoc dicitur ens, secundum quod dicitur unum, quia unum
et ens convertuntur ; si ergo in Christo essent duo esse, et non tantum unum, Christus
esset duo, et non unum ». Thomas d'Aquin, Sum. theol., p. 111, q. 17, art. 2, Resp.
Exactement résumé par Duns Scot : « Esse constituit ens, igitur si ibi sunt duo esse,
Christus erit duo entia », Rep. Par., lib. III, d. 6, q. 1, n. 1.
2. Ainsi, pour user du même exemple, Duns Scot maintient, contre Thomas d'Aquin,
qu'il y a, dans le Christ, deux esse exislenliae, un pour chacune des deux natures dis
tinctes. Bref, il n'y a qu'un Christ possesseur de deux esse. En voici la raison : « Dico
igitur, loquendo de esse actualis existentiae in re extra causam et extra intellectum,
vel non est res in actuali existentia, vel non differt existentia a re extra causam suam
nisi sola ratione. Loquendo igitur de isto esse existentiae, dico quod in Christo sunt duo
esse existentiae ». Rep. Par., lib. III, d. 6, q. 1, n. 7. — Cf. : « In Christo est duplex esse,
quorum utrumque est esse Christi », loc. cil., n. 8. Quant au principe « esse constituit
ens », Duns Scot le retourne en objectant que, dans les êtres concrets, on compte les
êtres selon le nombre des sujets et non pas inversement. Ici, il n'y a qu'un sujet concret,
le Christ ; le fait qu'il ait deux esse ne l'empêche pas d'être un : « Non enim sequitur :
iste habet duas scientias, igitur est duo scientes. Sic nec sequitur : Christus est habens
duas voluntates, igitur est duo volentes ; nec sequitur : habet duas existentias, igitur
est duo existentes ; nec valet, habet duo esse, igitur est duo entia ». Rep. Par., lib.
III, d. 6, q. 1, n. 9. — Même en Dieu, où il n'y a qu'un seul esse pur et simple de
l'essence divine, il y a un « esse incommunicable sive hypostaticum » par personne
divine : Quodl., IV, 30.
3. Rep. Par., loc. cil. En écrivant « sicut scientia ad sapere, ita essentia ad esse »,
Duns Scot résume Augustin : « quemadmodum quia hoc est Deo esse quod sapere,
sicut non tres essentias, ita nec tres sapientias dicimus » ; De Trinilate, lib. VII, c. 4,
n. 9 ; P. L., t. 42, col. 942. — En ce qui concerne Anselme : « Quemadmodum enim
sese habent adinvicem lux et lucere et lucens, sic sunt ad se invicem essentia et esse
et ens, hoc est existens sive subsistens. Ergo summa essentia et summe esse et summe
ens, id est summe existens sive summe subsistens, non dissimiliter sibi convenient,
quam lux et lucere et lucens ». Monologion, cap. VI, éd. Schmidt, Bonn, 1929, p. 13.
206 JEAN DUNS SCOT

sicul enim unumquodque habet essenliam, ita et esse1; comme l'accident a


son essence, il a son exister.
Si fragmentaires soient-elles, ces indications déterminent suffisamment
le plan sur lequel s'établit la preuve scotiste de l'existence d'un être infini.
Elle prouve bien une existence actuelle, et elle la prouve a posteriori,
c'est-à-dire, selon la parole de saint Paul, a creatura mundi, en remontant
des effets à leur cause, mais, à la différence de celles de saint Thomas,
elle ne se fonde pas sur l'intuition sensible d'existants actuels pour en
inférer, par voie de jugement, un autre existant dont l'essence échapperait
à nos prises ; elle s'appuie sur l'existence réelle de l'être commun, pour
déterminer, par une dialectique progressive, celle de cet être singulier
qu'est l'être infini.
De là leur premier caractère, qui les rapproche des « chevauchées » de
saint Augustin. Mais ce sont des chevauchées à l'intérieur de l'essence de
l'être, non à travers la hiérarchie augustinienne des êtres. Le théologien,
usant de la métaphysique à ses fins propres, y détermine successivement
toutes les propriétés constituant dans sa singularité l'être qui, premier
en chacun des ordres distincts de la causalité et de l'éminence, est aussi
l'être parfait et infini. C'est alors seulement, une fois rendu au terme,
qu'il lui donnera le nom de Dieu.
Leur deuxième caractère est de porter directement sur une essence
existante, celle de l'être. Elles n'ont donc pas à faire enfin jaillir l'existence
à partir de l'essence, comme on le leur a reproché à tort, mais à établir,
au sein de l'existence de l'être, celle d'un certain être. Ce n'est donc pas
son actus essendi qu'il faut prouver pour établir son existence actuelle,
mais la réalité et la possibilité de son essence, car si, dans l'être réel dont
on part, il y a une telle essence, elle existe. On ne saurait comprendre les
preuves de Duns Scot sans se pénétrer de l'entité réelle de l'ens
commune, qui est l'objet propre de la métaphysique. L'être univoque n'est
pas un être qui existerait en soi et à l'existence actuelle de quoi parti

1. Parlant des accidents eucharistiques (Sum. Iheol., P. III, q. 77 ; art. 1, ad 4 m).


Thomas d'Aquin dit qu'avant la consécration les accidents du pain et du vin n'ont
pas 'l'esse propre. Comme pour tous les accidents, leur esse est inesse. Après la consécra
tion, au contraire, il faut bien qu'ils aient un esse, car ils subsistent : « post consecra-
tionem ipsa accidentia quae rémanent habent esse, unde sunt composita ex esse et
quod est ». C'est justement là qu'est le miracle. Duns Scot s'y oppose : • Sed istud non
capio. Sicut enim unumquodque habet essentiara, ita et esse, quia omnis essentia est
actus, sicul probatum est ; sed accidens habet essentiam, et per se unam, et est allerius
generis a subjecto suo, igitur, habet esse distinctum aliud ab esse subjecti ». fiep. Par.,
lib. IV, d. 12, q. 1, n. 4. — L'examen du problème de la création et de celui de l'immor
talité de l'âme nous permettra d'ailleurs d'ajouter quelques indications à celles qui
précèdent.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 207

riperaient tous les autres, mais ce n'est pas non plus un simple être de
raison ; c'est l'essence formellement commune aux êtres réellement
distincts en qui seuls elle existe et où, sans perdre sa communauté formelle,
elle se divise en êtres aussi distincts qu'ils le sont. Les preuves scotistes
s'appuient sur la nature commune de l'être qui nous est donnée dans la
réalité concrète. On peut refuser de s'y intéresser, mais, aux yeux de
Duns Scot, c'est refuser de s'intéresser à la métaphysique, science non
moins « réelle » que la physique, et qui l'est justement parce que son objet
lui-même est réel. Assurément, cette science des essences est la plus
abstraite des sciences, mais l'abstraction métaphysique n'est pas vide.
Elle ne lâche pas le réel. Au contraire, elle n'en retient que ce qui lui mérite
le nom d'« être »; c'est pourquoi, travaillant dès le début en métaphysicien
sur l'être actuellement donné, le théologien n'a pas à ajouter l'existence
à l'essence de l'être infini lorsque, la détermination de cette essence étant
complète, il atteint le terme de sa preuve. Duns Scot a posé correctement
son problème : est-ce que, parmi les êtres, il en est un qui soit infini?
De là le troisième caractère de sa démonstration. Justement parce
qu'elle taijle à même dans l'étoffe de l'être commun tel qu'il est inclus
dans tout existant, son objet est de prouver l'existence d'une certaine
essence au sein de l'être. Pas plus que saint Thomas d'Aquin, Duns Scot
ne nous accorde un concept de l'essence divine en tant que telle. Pour
lui aussi, Deus ut hic nous demeure inconnu en cette vie, mais il ne dirait
pas, avec saint Thomas, que nous ne connaissons pas plus l'esse de Dieu
que nous ne connaissons son essentia1. Nous ne connaissons pas l'esse de
Dieu comme Dieu, ni comme être infini, mais nous le connaissons comme
« être ». Nous connaissons ce en quoi il est être, purement et simplement.
Non pas, comme chez Thomas d'Aquin, par analogie avec l'être sensible,
mais par univocité à tout ce qui est lorsqu'on n'en retient plus que l'être.
Peut-être même davantage si, comme nous le verrons, l'univocité scotiste
s'étend de l'être aux autres essences et autorise une prédication positive
des perfections créées, univoquement attribuables à Dieu comme autant
d'attributs divins.
On voit par là ce qui légitime la méthode suivie par Duns Scot pour
établir l'existence de Dieu, ou plutôt de l'être infini que le nom « Dieu »
désigne. Cette preuve consiste en effet à justifier l'attribution métaphy
sique de la modalité d'« infini » à un certain être, car si, dans l'être,
il y en a un qui soit infini, l'être infini existe. Nous sommes donc engagés
d'emblée dans une venatio essentiae dont la détermination des attributs

1. Thomas d'Aquin, Sam. theol,, Pars I, q. 3, art. 4, ad 2 m.


208 JEAN DUNS SCOT

divins sera le prolongement direct et que le théologien, épuisant les


ressources que met à sa disposition la métaphysique de l'être, poursuivra
sans relâche jusqu'à cette infranchissable barrière : la libre toute-
puissance du Dieu chrétien.
Dans toute théologie qui cherche à s'exprimer rationnellement, la
notion qu'elle se fait de Dieu est inséparable des preuves de son existence,
et inversement. En d'autres termes, les preuves de l'existence sont toujours
adaptées à la notion particulière de l'existant que l'on s'est formée.
Chez saint Thomas d'Aquin, les cinq voies de la Somme, et plus encore la
dialectique du De ente et essentia, conduisent vers le Qui est de l'Exode,
entendu comme acte pur d'exister. Chez Duns Scot, la dialectique de
l'Opus Oxoniense conduit vers le même Qui est de l'Exode, mais entendu
comme l'essence dont la modalité propre est l'infinité, c'est-à-dire une
richesse d'être infinie parce qu'elle excède tout être au delà de toute
quantité assignable. C'est même pourquoi, chez Duns Scot, la notion
d'infini acquiert une valeur nouvelle et joue un rôle beaucoup plus
important que chez Thomas d'Aquin. Dans les deux doctrines, nous
n'avons de l'infini qu'un concept négatif, qui est celui de non-fini, ou de
ce dont l'essence exclut la limite, mais, chez Duns Scot, l'infinité elle-
même est posée comme une modalité intensive ou, si l'on préfère, comme
une intensité de l'être même. La définition négative qu'il en donne désigne
une réalité positive : la modalité en vertu de laquelle l'Être dépasse tout
être au delà de toute quantité ou proportion donnée. Le rôle que joue
cette notion dans la théologie de Duns Scot est aussi nouveau que son
contenu. Dans le thomisme, l'infinité n'ajoute rien à la notion de Dieu
conçu comme l'acte pur d'Esse. On pourrait presque dire que saint
Thomas n'en a pas besoin. Comme dit la Somme théologique, I, 7, 1 : Illud
quod est maxime formate omnium, est ipsum esse... Cum igitur esse divinum
non sit esse receptum in aliquo, sed ipse sit suum esse subsistens,... manifes-
lum estquod ipse Deus sil infinitus elperfectus. h'infinitas découle ici de l'Esse
comme un corollaire, mais dans une métaphysique de l'essence, telle que
celle de Duns Scot, il faut au contraire que l'infinité s'ajoute à l'être,
comme sa détermination ultime, pour que l'on puisse atteindre une
notion propre de Dieu. On ne trouve pas Dieu avant de rencontrer l'être
infini ; après l'avoir rencontré, on ne peut rien lui ajouter. L'infinilas
occupe donc nécessairement, dans la pensée de Duns Scot, une place
suprême qui n'est pas la sienne dans la doctrine de Thomas d'Aquin.
Par une conséquence inattendue, mais d'autant plus remarquable, la
manière la plus simple de tenir sous un même regard deux théologies aussi
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 209

différentes, est de se souvenir que l'infinilas joue dans le scotisme un rôle


analogue à celui que joue l'Esse dans le thomisme. Les deux notions sont
aussi irréductiblement différentes que le registre de l'essence l'est de celui
de l'acte d'être, mais elles exercent des fonctions correspondantes et leur
rapport même à l'essence divine apparaît tellement semblable, dans l'une
et l'autre doctrine, qu'une sorte de nécessité métaphysique, incluse dans
la notion même de Dieu, semble régir ici la pensée des deux théologiens.
De même que, chez saint Thomas, Dieu est cet être unique en qui l'essence
est la même chose que son acte d'exister, de même, chez Duns Scot, il est
cet être unique dont on pourrait presque dire que l'essence se confond
avec l'infinité. Il est vrai que la réduction est moins nette chez Duns Scot
que chez saint Thomas ; la formule dont nous venons d'user ne se rencontre
pas chez lui, mais, la tendance s'y trouve indubitablement, comme si même
cette métaphysique de l'essentia avait éprouvé la nécessité de transcender (
le plan de l'essence pour atteindre l'objet de la théologie. Dans la mesure
où le scotisme aspirerait, lui aussi, à surmonter les entraves de l'essence,
c'est sans doute vers une spéculation sur l'Infini que son génie propre
l'inviterait à se porter.
La simple histoire doctrinale peut déjà profiter de cette remarque,
car il est clair que Duns Scot lui-même a cherché comment, dans le cas
unique de Dieu, l'être peut s'individualiser par l'infinité. Ne lui tenons
pas rigueur des embarras de son langage : saint Thomas d'Aquin a les
siens et, parlant de Dieu, ces difficultés sont inévitables. Disons plutôt
qu'en faisant de l'infinité le mode premier et immédiat de cette essence
singularissime qu'est Dieu, il a poussé la réduction de l'essentia à l'infinilas
aussi loin que le langage de l'essence, qui était le sien, lui permettait de
le faire. Ne l'oublions pas : une modalité n'est pas un attribut accidentel,
ni même nécessaire mais extrinsèque. L'« être infini » est l'infini ; faire de
l'infinilas son mode propre, celui qui l'individue ut hic, c'est dire que
l'infini est cela même qu'il est. En d'autres termes, comme nous tentions
nous-mêmes de le dire pour lui, avec l'espoir de communier en sa pensée la
plus profonde, le métaphysicien n'a d'autre terminologie que celle de
l'essence univoque, mais lorsqu'il en vient à parler de Dieu pour aller
au devant du théologien (ou lorsque le théologien hausse vers le sien le
langage du métaphysicien) l'essence dont il est question devient celle
dont le mieux serait de dire qu'elle est l'infinité même. Modalité propre
de l'être divin, c'est l'infini qui est ce que nous appelons son être1.

1. On pourrait inférer cette conclusion de la transformation imposée par Duns Scot


à la notion aristotélicienne d'infini : « commutemus rationna infiniti in potentia, in
210 JEAN DUNS SCOT

De là, chez Duns Scot, ces alternances particulières de langage qui lui
font dire tantôt qu'en Dieu l'existence est incluse dans le concept de
l'essence, tantôt que l'infinité est le mode propre de l'être divin comme
tel, ce qui conduit à se demander, avec certains de ses disciples si, partant
de l'essence, il ne faudrait pas traverser l'infinité pour atteindre l'existence.
A vrai dire, oui et non. Oui, verbalement ; non, réellement. Car à prendre
les choses en toute rigueur, une essence qui serait l'infinité même, c'est
à-dire une infinité d'être, devrait nécessairement trouver en soi toutes
ses autres modalités. Parce qu'infinilum, cet être il serait Celui Qu'il Est,
et c'est par là qu'il serait aussi Celui Qui Est.
Cette dernière conclusion ne manquera pas de surprendre ceux pour
qui esse veut dire exister. Mais ne mélangeons pas les métaphysiques : il
faut distinguer pour choisir. L'esse que l'infinité conditionne n'est pas
l'acius essendi du thomisme, c'est celui de l'être commun qui appartient
de droit à toute essenlia, dont il fait une entitas. A quelque place qu'il
arrive, l'esse divin ne le fait pas exister ; il le qualifie seulement de cette
modalité de l'être, qui ne saurait en aucun cas être ici première, puisqu'elle
est univoque à tout ce qui est. Changeons donc de climat métaphysique
pour comprendre où nous sommes. Le drame de l'être ne se joue pas ici
entre l'existence et le néant, entre le fini et l'infini, mais plutôt, si l'on peut
dire, au sein de l'être donné. Il y en a, puisque nous sommes. C'est pourquoi,
partant de la réalité même de l'être en tant que tel, son essenlia, nous
concluons de la finitude du nôtre à l'infinité de l'être premier. Il va de soi
que, même parlant de Dieu, notre langage continue de mettre en premier
l'essenlia qui est le point de départ de notre enquête, mais ce qui vient
dernier dms l'inférence est premier en réalité : en Dieu, non pas l'essence,
mais l'infini ; en nous, non pas l'essence, mais l'heccéité. Les pointes ulti

quantitatc, in rationem inflniti in actu, in quantitate si posset ibi esse in actu >.
Procédant à une véritable intégration métaphysique, Duns Scot demande qu'on
imagine l'infinité des nombres comme actuellement réalisée, puis qu'on conçoive l'être
infini par analogie avec elle : « Si in entibus intelligamus aliquid infim'tnrri in entitale
in actu, illud débet intelligi proportionabiliter quantitati imaginatae in actu, sic ul
ens illud dicatur inflnitum quod non potest ab aliquo in entitate excedi, et ipsum
vere habebit rationem totius et perfecti ». Qaodl., V, 3. C'est pourquoi, nous l'avons dit,
« infinilum excedit in entitato finitum ultra omnem proportionem assignabilem «.
Cette « infinitas intensiva » n'est pas un attribut extrinsèque de l'être, ni même un
transcendantal comme le vrai ou le bien, mais un mode si intrinsèque, que même
abstraction faite de tout le reste, l'être qui la possède reste encore infini : « immo
infinitas intensiva dicit modum inlrinsccum illius entitatis, cujus est sic intrinsecum,
quod circumscribendo quodlibet, adhuc infinitas ejus non excluditur. sed includitur
in ipsa entitate, quae est unica ». Loc. cil., n. 4. « Substantia ergo secundum quod habet
rationem omnino primi in divinU ... est infinita et interminata ; sic autem non inclu
ditur in ea née veritas, née bonitas, née aliqua proprietas attributalis ; ergo ipsa
infinitas est magis modus intrinsecus essentiae quam aliquod attributum ». Jbid. —
Cf. « divinitas est formaliter infinité >, Quodl., V, 17 ; et VI, 2, VI, 10.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 211

mes du réel impliquent et posent tout le reste. Les preuves scotistes de


l'existence de Dieu passent nécessairement par l'essence, mais ce qu'elles
atteignent est cette essence unique dont le vrai nom humain est : Infini.
Un texte de Jérôme de Montefortino, scotiste attentif et intelligent, nous
permettra peut être de faire dire par une voix plus autorisée que la nôtre,
ce que nous aurions voulu mieux exprimer. Peut-être ne sera-t-il pas
inutile même a certains scotistes, qui semblent avoir mis dans le vin de
Duns Scot autant d'eau que certains thomistes en mêlent à celui de saint
Thomas. Nous soulignerons nous-mêmes plusieurs formules dont l'exac
titude nous semble parfaite et la portée considérable.
«•Dieu est une unité singularissime, en ce qu'il possède par essence l'esse
et l'infini, à tel point que sa singularité absolue ne tienne à rien d'autre
qu'à son infinité. Parce qu'elle en fait comme un océan où s'absorbe toute
la perfection de la substance, rien d'autre que lui ne l'égale ou ne lui
ressemble, sans quoi il ne posséderait pas toute la perfection possible.
Dieu est donc singulier et un parce qu'il est infini. On peut donc concevoir
en un certain sens l'infinité comme un mode de l'entité par essence
antérieur à celui qui en fait l'être singulier qu'il est (esse hoc). Mais
n'allons pas en conclure que l'existence ne soit pas incluse dans la raison
quidditative d'un tel être. Au contraire, si elle n'entrait dans son concept
quidditatif, il ne serait pas l'être infini, ni l'essence par soi qui possède
de soi toute perfection. Mais s'il est par essence, possédant de soi toute
perfection, il est assurément au sens plein du terme ; or il ne serait pas tel
s'il n'était de son essence d'exister (nisi essentialiter existerel) , car les autres
qui existent en vertu d'un esse distinct de leur essence, ne sont pas au sens
plein du terme, mais ils s'emparent d'une certaine mesure de perfection
dans l'être lorsqu'ils le reçoivent de leur donateur. Ainsi, ce qui a de soi
toute perfection, possède par là même l'existence (esse) : il existe donc par
essence, de sorte que l'essentia soit en lui identique à l'esse. Il semble donc
que l'infinité doive être appelée « mode intrinsèque », en tant que l'on
s'appuie sur elle pour dire « quel » être est Dieu ; mais en réalité e//e est
ce qui constitue formellement l'essence de Dieu, et c'est pour cela qu'on
pense en voir découler, selon une sorte d'ordre, l'existence (esse), et la
nécessité, et l'aséité, puis toutes les autres perfections ; comme, inverse
ment, c'est à la finitude que la créature doit d'être possible, d'être par
autrui, puis les autres imperfections qu'entraîne la finitude de l'être
participé et par autrui, bien que nous le concevions dans l'ordre inverse1 ».

1. Hieron. de Montefortino, Ven. Joannis Duns Scoli... Summa theologica,


P. I, q. 3, a. 4, ad 1m. Si l'on veut voir ce qui arrive à la pensée d'un maître aux prises
212 JEAN DUNS SCOT

Ainsi, pour autant qu'on peut parler de ces choses. Dieu n'est pas
infini parce qu'il est, il est parce qu'il est infini, l'infinité constituant
formellement son essence et disant de lui « ce qu'il est ». Tel est probable
ment le point de vue le plus vrai d'où l'on puisse apercevoir dans ses
grandes lignes l'« univers mental »> de Duns Scot. En remontant vers
Dieu par l'intellect, nous aboutissons finalement à l'Infini. Duns Scot a
donc cherché et trouvé lui aussi, mais cette fois dans l'essence, un au-delà
de l'essence, et c'est de là qu'après l'avoir trouvé, sa pensée se
porte sur tous les problèmes qui concernent Dieu. En traversant au
contraire la surface des qualités sensibles pour s'enfoncer vers les subs
tances, les essences et les formes, la réflexion métaphysique de Duns Scot
nous conduira jusqu'à cet ultime noyeau du concret : sa finitude, ce qui
le fait être «ceci». L'Infini et la finitude seront donc les deux pôles de
cette doctrine, l'un marquant l'actualité suprême de l'essence divine,
l'autre l'actualité suprême de l'essence finie, c'est-à-dire son « heccéité1 ».

avec son objet, lorsqu'elle devient elle-même objet dans l'esprit d'un disciple, on lira
l'étonnant Alphabetum Docloris Sublilis publié par le P. Balic, pour enseigner la modestie
aux historiens, je pense, dans La queslione Scotisla (ftiv. di ftlos. neo-scolastica, t. XXX,
1938, pp. 247-250). L'auteur de ce petit rébus pose en Dieu, comme premier moment
de nature, l'être indépendant et nécessaire, auquel il subalterne dix autres moments
principaux. Le premier est son essence. Passons les trois suivants et venons-en au
cinquième : « Quintum signum entis necessarii et independentis sunt modi intrinseci
qui minus distinguuntur ab essentia et attributis quam attributa ab attributis. Et
istud signum habet sub se septem signa subalterna (tout compté, cela fait, jusqu'ici,
douze signa) : primum est realitas ; secundum est existentia ; tertium est actualités ;
quartum est contingentia ; quintum est inflnitas ; sextum est vita ; septimum
est hecceitas ». Ainsi, la modalité existence vient comme septième moment naturel
de l'essence, l'infinité comme dixième, la singularité comme douzième. Sur les
scotistes qui ont fait de l'existence un mode extrinsèque de Dieu, voir Concilialiones
locorum guodlibelalium, Wadding, t. XII, p. 548, Cône. II, nn. 1 et 2.
1. On trouve la même position fondamentale dans Cl. FRASSEN, Scolus Academicus,
t. I, p. 171 : < Ens inflnitum radical! ter, seu inflnitas radicalis, est formale constitu-
tivum, et ultimo distinctivum, essentiae divinae ». Il se fonde sur le même texte de
}'0p. Ox., I, d. 8, q. 3, n. 18. Ainsi, ajoute-t-il, l'infinité appartient à Dieu avant la
singularité, bien que l'une et l'autre lui soient essentielles. Sur quoi, s'engageant plus
avant, il va jusqu'à dire que l'infinité est plus essentielle même qu'un mode : * Née
refert quod ibidem inflnitatem modum entitatis appelle! ; non enim vult eam esse
tantum modum divinae essentiae, qualiter immensitas, aeternitas, etc., dicuntur
modi Deitatis ; sed solum quod non habeat rationem perfectae et complétât: differentiae,
née sit conceptus adaequate distinctus ab ente quod Deum déterminât et contrahit ».
Duns Scot veut certainement dire cela : infini ne détermine pas être comme raison
nable détermine animal et, en général, comme la différence détermine le genre. Irait-il
jusqu'à dire, avec Frassen, qu'« infini • est en Dieu plus radical encore qu'un simple
mode ? C'est aux scotistes d'en discuter. Retenons du moins que Frassen pousse à
la limite extrême l'identification de l'être divin à l'infini. On comprend d'ailleurs
pourquoi : tous les attributs sx>nt univoques à Dieu et à la créature (inlelleclualilas,
sapientia, etc.), sauf en tant qu'ils impliquent l'infinité. L'infini n'est pas uni-
voque : « Ergo is conceptus essentiae divinae ultimo constitutivus dicendus est.
qui omnimode eam a creatura secernit, et in quo cum ea nullalcnus convenit ; is
autem est conceptus infinitatis radicalis, ac proinde censendus est formaliter essentiae
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 213

On imaginerait malaisément un monde plus différent de celui des


« philosophes ». La preuve qu'il existe un être infini constitue le bloc
doctrinal sur lequel repose toute la théologie de Duns Scot. On pourrait
presque dire qu'elle y est virtuellement contenue, en ce sens que Duns Scot
ne cessera de s'y référer pour lui emprunter les principes de ses démons
trations. Le Dieu dont elle prouve l'existence est celui-là même qu'il ne
cessera d'opposer aux « philosophes » dans ses discussions avec eux, et
pourtant elle-même est exempte de toute controverse avec les philosophes.
On dirait plutôt qu'en citant, alléguant et utilisant si fréquemment Aris-
tote, Duns Scot veuille moins le contredire que s'appuyer sur lui pour le
dépasser. Qu'on se reporte, par exemple, au ch. IV du De primo principio:
la quatrième conclusion prouve, à partir d'Aristote, que le premier
Efficient connaît et veut ; c'est pourtant là qu'il pose la liberté divine à
partir de la contingence dans les êtres finis : aliquid causalur contingenter :
ergo prima causa contingenter causat, igilur volens causal. Or, et nous
aurons mainte occasion d'y revenir, Duns Scot pose ainsi le fondement
même de tous ses arguments contre le nécessitarisme des « philosophes ».
On les voit d'ailleurs dès à présent esquissés. Il ne s'agit pas de savoir
seulement s'il y a des contingents, ce qu'Aristote explique fort bien à sa
manière, mais s'il y a de la causalité contingente, ce qu'il échoue à
expliquer ; et aussi de savoir comment, si le Premier n'agit pas de manière
contingente, il peut y avoir du mal dont il ne soit pas responsable, car
répondre que « la matière n'obéit pas », c'est ne rien dire : Dieu pourrait
la réduire à l'obéissance ; et enfin de savoir si le Premier, qui est cette
volonté, ne s'aime pas aussi nécessairement qu'il se connaissait dans la
métaphysique d'Aristote, par où s'introduit dans le monde un ordre de
l'amour et de la charité qui ajoute à l'univers une dimension nouvelle
inconnue du Philosophe. Ce ne sont là que des exemples, car il n'est
guère de moment des preuves de l'être infini que l'on ne sente gros de
conséquences dont il semble que le théologien doive faire effort sur lui-
même pour ne pas les développer sur-le-champ. Pourtant, rien de plus
directement constructif que cette dialectique ; pas de controverse avec

divinae constitutivus et distinctivus », op. cil., p. 174. Cette interprétation concorde


avec les textes où Duns Scot pose l'infinité comme ce qu'il y a de plus « actuel • en
Dieu : « Tertio, quia illud secundum suam rationem propriam videtur esse actualius
in se cui magis repugnat communicabilitas ad plura ad extra ; sed essentiae de se
repugnat communicabilitas ad plura ad extra, et nulli proprietati attributali, nisi
quatenus est istius essentiae, vel idem isti essentiae inquantum infinitae. Si dicatur
quod quaelibet proprietas est infinita, et ideo incommunicabilis, contra : infinitas
illa est propter inflnitatem et identitatem cum essentia sicut ex radice et fundamento
omnis perfectionis intrinsecae ». Op. Ox., Prol., q. 3, a. 4, n. 10 ; t. I, p. 54.
214 JEAN DUNS SCOT

d'autres théologiens ; pas de réfutation des « philosophes » ; Duns Scot


suit sereinement la voie qui peut seule le conduire au Dieu dont il entend
prouver l'existence et il n'a souci de rien d'autre. Pour son historien aussi,
un effort est nécessaire afin de ne pas développer aussitôt les conséquences
de ce fait, car si la théologie de Duns Scot repose sur une preuve de l'être
infini, qui est pratiquement pure de controverse, le caractère essentiel
lement positif du scotisme peut être tenu dès à présent pour établi. La
critique viendra plus tard, mais à partir des positions doctrinales qui la
commandent, et puisqu'elle en résulte, elle ne saurait les fonder. En outre,
la manière dont le Docteur subtil atteint l'infinité de l'être sufit à situer
l'ensemble de sa doctrine sur une ligne autre que celle où certains historiens
ont crû devoir la situer. L'infinité de l'Etre premier n'est pas d'abord celle
d'une volonté ou d'une puissance, mais celle de l'essence et, dans cette
essence, d'un intellect riche de l'infinité des intelligibles. S'adressant à
Dieu dans le ch. IV du De primo principio, Duns Scot lui demande per
mission de tenter cette voie : Infinitaiem igiiur tuam, si annuas, exdiclis
de inlellectu luo prio conabor inferre. Et il s'y engage. Dans un intellect
créé, les intelligibles sont virtuellement infinis, au lieu que leur infinité
est actuellement et simultanément connue dans l'intellect divin : 161
sunl aclu infinila intellecla. Or l'intellect divin n'est pas un attribut de
Dieu; mais son essence même, d'où résulte que cette essence est actuel
lement infinie et qu'elle l'est d'abord en vertu de l'infinité de son intel
ligibilité1. Dans cette infinité, toutes les primautés communiquent et
s'identifient réellement sous leurs formalités distinctes; il est donc vrai
de dire que ce qu'il y a de plus formel en Dieu dans cette doctrine,
soit l'infinité.
Il faut aller jusque-là pour comprendre en quel sens la preuve de
l'infini inclut virtuellement tout ce qu'il entre de métaphysique de l'être
dans la théologie scotiste. Par elle, Dieu se trouve ontologiquement
séparé de tout le reste et, en même temps, établi dans une transcendance
telle que son essence y échappe à nos concepts pour devenir objet de
jugement. La dialectique qui convient à l'infini exige qu'on affirme
l'identité réelle du formellement distinct. C'est un cas unique. Partout

1. De primo principio, cap. IV, concl. 9 ; éd. E. Roche, p. 102. Ceci n'exclut naturelle
ment pas la preuve de l'inflnité de Dieu par la perfection de sa causalité (op. cil.,
pp. 106-114), mais cette première démonstration exclut que l'essence divine soit une
volonté inintelligible, seul point qui soit ici en question. D'ailleurs, on peut voir plus
loin (op. cil., p. 118), que des cinq manières de prouver l'inflnité divine, les trois
premières se tirent « ex mediis sumptis de intellectu •. Les deux autres se fondent «ur
la simplicité de l'essence et sur l'éminence.
NATURE ET PORTÉE DES PREUVES 215

ailleurs, la distinction des formalités entraîne la composition des êtres où


elle se rencontre ; en Dieu seul ce qui est formellement autre est réellement
identique dans l'infinité primordiale de l'essence. Ainsi, l'infinité de Dieu
est la racine même de sa simplicité.
CHAPITRE III

LA NATURE DIVINE

Oue vaut notre connaissance rationnelle de Dieu, telle que Duns SeoL
la définit dans l'Opus Oxonienset Le problème n'est pas aussi facile à
résoudre qu'on pourrait d'abord l'imaginer. Assurément, un critère simple
peut ici servir de guide, car rien n'autorise à penser que Duns Scot soit
jamais revenu sur cette conclusion si ferme : la raison naturelle peut
connaître de Dieu tout ce qu'elle peut connaître de l'être infini, et rien
d'autre. Encore faut-il ne jamais la perdre de vue. Si, par exemple, on
attendait d'observer un changement de méthode pour fixer le moment où
Duns Scot passe du philosophique au théologique, on s'exposerait à plus
d'un mécompte. Puisque, d'accord en cela avec Thomas d'Aquin, il ne
voit pas de difficultés à ce que Dieu révèle des vérités rationnellement
démontrables, il ne se fait pas faute de citer des autorités scripturaires
avant de prouver ce qu'il entend rationnellement établir. Après tout,
c'est dans un ouvrage de théologie qu'il entreprend de démontrer celles
des vérités révélées qu'il juge rationnellement démontrables. Peu importe
donc qu'il cite en pareil cas l'Écriture ; il ne déserte pas pour autant la
méthode de la philosophie, l'Écriture, qui se suffit d'ailleurs dans son ordre,
ne servant ici qu'à montrer ce que le philosophe se fait fort de démontrer.
Pas plus que la présence de l'Écriture n'exclut la philosophie, celle de
la démonstration n'exclut la théologie. A aucun moment de son œuvre
Duns Scot ne change de méthode et celle du philosophe y demeure celle du
théologien. On attendrait vainement du Docteur Subtil qu'il se récuse
devant l'incompréhensible mystère de la trinité divine par exemple.
Assurément il ne prétend pas le comprendre, mais il n'a nullement
l'impression de pénétrer alors sur un terrain hostile à la connaissance
rationnelle, ou qui lui soit totalement étranger. La notion même d'c une
seule essence en trois personnes » ne lui semble pas contradictoire, parce
LA NATURE DIVINE 217

qu'elle n'inclut pas qu'une même chose soit une et trine à la fois et sous
le même rapport : unité de l'essence, trinité des personnes, aucune con
tradiction n'apparaît entre ces termes1, et c'est pourquoi la dialectique
de Duns Scot conservera sa rigueur entière lorsqu'elle décidera de s'y
appliquer. Il le faut bien d'ailleurs, puisque c'est contre Aristote, contre
Averroès, c'est-à-dire contre les arguments qui, dans leurs philosophies,
rendraient la théologie chrétienne impossible, qu'il entend établir ses
propres thèses. Qu'il s'agisse de prouver l'existence du Premier, ou de
prouver qu'il peut y avoir et qu'il y a production interne dans l'essence
divine, ou que ces productions intrinsèques sont et ne peuvent être que
deux, ou qu'il y a et ne peut y avoir que trois personnes dans l'essence
divine, son vocabulaire technique et ses méthodes de démonstration
restent exactement les mêmes : arguo sic, probatio antecedentis, probatur
major prostjllogismi. Jamais Duns Scot ne perd de vue qu'il peut être
lu par des incroyants aussi bien que par des croyants et son argumenta
tion tient compte des uns comme des autres : islae raliones non dectarant
proposition per manifestius, neque fideli, neque infideli. Avec une patience
et une industrie inlassables, notre théologien continue de tisser la trame de
ses syllogismes, pour éclairer le fidèle, et s'il se peut, persuader l'infidèle :
persuadere infideli. A travers cette merveilleuse continuité, un signe, et
un seul, nous avertit pourtant que le plan sur lequel nous nous mouvons
n'est plus le même : à la différence de celles du métaphysicien, les conclu
sions du théologien ne se justifient pas exhaustivement et uniquement
par recours à la notion d'« être infini ». Deux sciences distinctes colla
borent ici à la même œuvre, et elles le font sous la direction de l'une d'entre
elles, mais l'intimité de leur collaboration ne les amène pas à se con
fondre, car la distinction de leurs objets les retient sans cesse de le faire :
le philosophe, en tant que métaphysicien, parle de l'être en tant qu'être ;
le philosophe, s'il vise l'objet de la théologie, l'atteint dans la notion
d'être infini ; le théologien, s'il use de la métaphysique en vue de ses fins
propres, s'efforce d'éclairer par la notion philosophique d'être infini
ce que la révélation nous dit de Dieu.
Le service suprême que la théologie puisse attendre de la métaphysique
est donc qu'elle l'informe, aussi complètement qu'elle en est capable, sur
ceux des attributs de Dieu que la raison peut atteindre à partir de la notion
d'être infini. Elle ne les atteint pas tous, et c'est à la raison naturelle qu'il
appartiendra de reconnaître ici ses limites en s'interdisant à elle-même
d'excéder celles de son objet. Avant de s'engager dans cette voie, elle doit

I. Op. Ox., I, d. 2, q. 4, a. 1, n. 1 ; t. I, p. 236.


218 JEAN DUNS SCOT

pourtant procéder à une critique de portée beaucoup plus générale et


déterminer la valeur de nos concepts en tant qu'ils prétendent exprimer
Dieu.

I. LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS

Dieu peut être nommé comme il peut être connu, c'est-à-dire que la
possibilité de le nommer dépend d'abord pour nous de la possibilité de le
connaître. Que signifient, en effet, les noms que nous lui attribuons, sinon
ce que nous connaissons de lui? Or nous ne pouvons atteindre l'essence
divine en elle-même, du moins en cette vie ; la seule manière de connaître
Dieu qui nous soit accessible consiste à partir des créatures, comme
nous l'avons fait pour démontrer son existence, et à former ainsi des
concepts qu'une sorte de purification métaphysique permet d'attribuer
ensuite à Dieu. S'il en est ainsi, nul concept distinct ne correspondant
en nous à l'essence divine, il semble que nous ne disposions d'aucun nom
pour la nommer.
Duns Scot ne conteste pas qu'en principe du moins en ne puisse
nommer un être qu'autant qu'on le connaît, mais il limite la portée de
cette remarque, car on peut nommer les êtres avec plus de distinction qu'on
ne peut les connaître. L'expérience commune le confirme. Par exemple,
nous usons fréquemment du mot « substance », et nous savons fort bien
qu'il y a en effet des substances ; nous savons même que tel ou tel objet
est une substance ; pourtant, quel concept avons-nous de la substance ?
Aucun qui lui soit propre. Tout ce que nous en savons tient pour nous
dans le concept commun d'« être », que nous qualifions et déterminons de
manière à lui faire représenter le genre d'êtres défini que nous nommons
des substances. En disant qu'un être est une substance, on le nomme
distinctement comme tel, on sait même distinctement qu'il est tel, bien
qu'aucun concept de la substance distinct de celui de l'être ne corresponde
à ce mot dans l'entendement. En fait, presque tous les noms de
substances désignent quelque propriété accidentelle de ce qu'ils nomment ;
ce qui n'est pas distinctement conçu, peut donc être distinctement nommé1
S'il en est ainsi, le fait que Dieu ne nous soit pas concevable dans la
singularité de son essence, comme haec essenlia, n'empêche pas qu'il
puisse être nommé par nous d'un ou plusieurs noms, qui désignent cette
essence singulière prise dans sa singularité même. Sans l'affirmer expressé
ment, Duns Scot tient cette position pour au moins vraisemblable. II est

1. Op. Ox., I, d. 22, q. un., n. 2 ; t. I, p. 925.


LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS 219

donc vraisemblable que plusieurs des noms revendiqués comme siens par
Dieu dans l'Écriture, ou enseignés à l'homme par un ange qui, lui, connaît
Dieu lui-même, ou même trouvés par l'homme, signifient distinctement
l'essence singulière qui est en effet la sienne. Tel le tetragrammaton,
qui est le nom que les Juifs lui attribuent ; tel, par conséquent, ce Qui est,
dont Dieu lui-même a dit un jour à Moïse que c'est là son nom pour l'éter
nité (Exode, III, 14-15) ; tel enfin ce nom d'Adonaï, dont Dieu lui-même
a dit que c'était le sien (Exode, VI, 3).
La solution du problème dépend donc finalement de celle d'un problème
de sémantique, celui de l'« imposition des noms ». Peut-on nommer plus
distinctement qu'on ne peut connaître ? Duns Scot incline visiblement à
l'admettre, parce qu'en fait c'est là ce que nous faisons continuellement,
mais à supposer même qu'on refusât de l'admettre, il resterait encore
certain qu'on peut user distinctement d'un nom dont l'attribution ne se
justifie par aucun concept distinct correspondant. Ce que Dieu désigne
par Qui est peut échapper à notre entendement, ce n'en est pas moins
l'essence de Dieu que Qui est désigne ; certains noms signifient donc son
essence plus distinctement que nous ne pouvons la saisir1, ou, si l'on
préfère, Dieu est ineffable en ce sens qu'aucun nom ne l'exprime, mais
non en ce sens qu'aucun ne puisse le désigner.
Il ne s'agit jusqu'ici que de noms qui seraient en quelque sorte des
noms propres2 et auxquels nulle essence définie ne répond dans l'entende
ment, mais le problème se présente sous un aspect tout autre lorsqu'on
demande si certains noms communs, que l'homme attribue à Dieu, s'énon
cent validement de son essence ou de sa substance et, par conséquent, s'ils
la signifient3. Sur cette question, entendue en ce sens défini, Duns Scot a
pris la position la plus nette, en écartant d'abord la réponse qui se conten
terait d'une connaissance, non affirmative, mais purement négative, de
l'essence divine. Il ne s'agit naturellement pas d'attribuer enfin ici à
l'entendement humain cette notion distincte de l'essence de Dieu que

1. Op. Ox., toc. cil., n. 4 ; t. I, pp. 926-927. Sur le telragrammalon voir MaImonide,
Guide des Égarés, I, 61. Cf. I, 63.
(2) Le nom Deus lui-même est de ce genre : « Deus autem signifies t naturam divinam
ut est nata praedicari de supposito ». Op. Ox., I, d. 4, q. 2, n. 2 ; 1. 1, p. 490. Dieu désigne
le sujet individuel dont la nature est la nature divine.
(3) Le problème est suggéré à Duns Scot par un passage de saint Augustin, De
Trinilate, XV, 5, 7, où spiritus est donné comme signifiant la substance de Dieu, alors
que juslus, immorlalis, aelernus, bonus, bealus désigneraient des • qualités » de cette
substance : voir P. L., t. 42, col. 1061-1062. — Thomas d'Aquin, qui admet aussi que
certains noms signifient la substance de Dieu, renvoie à un autre texte du De Trinilate:
« Deo hoc est esse quod fortem esse, vel sapientem esse, et si quid de illa simplicitate
dixeris, qua ejus substantia signifies tur ». Voir Sum. theol., I, 13, 2, Sed contra. Le
texte d'Augustin se trouve dans le De Trinilate, VI, 4 ; P. L., t. 42, col. 927-928.
220 JEAN DUNS SCOT

Duns Scot lui a jusqu'à présent refusée. La seule question est de savoir si
la connaissance que nous avons de Dieu, quelles qu'en soient d'ailleurs les
limites, s'applique ou non à son essence, et ce que Duns Scot refuse éner-
giquement, c'est d'admettre qu'une connaissance « négative » de
l'essence divine soit concevable. Le problème déborde d'ailleurs ce cas
particulier, car il s'agit d'abord de savoir si, généralement parlant, c'est
connaître un objet que d'en connaître ce qu'il n'est pas.
La gaucherie même de la formule suffît à déceler ce qu'une telle notion a
de confus et presque de contradictoire. Aucune négation n'a de sens que
comme l'envers d'une affirmation : on ne peut nier que Dieu soit un corps
sans atlirmer qu'il soit incorporel. En fait, toutes les négations relatives
à Dieu que nous tenons pour vraies présupposent autant d'affirmations
qui les fondent. Nier de Dieu toute composition, c'est d'abord affirmer qu'il
est simple. Généralement parlant, la pensée ne tient jamais une négation
pour ultime : negationes etiam non summe amamus, dit Duns Scot1 ; ce
que la pensée aime par-dessus tout et à quoi seul finalement elle s'arrête,
c'est l'affirmation.
La raison de cette préférence est simple : une négation, prise en elle-
même et à part de tout sujet déterminé, peut signifier n'importe quoi en
vertu de son indétermination même, ce qui revient à dire qu'elle ne signifie
rien. ï)ue signifie, par exemple, «non pierre»? On ne sait même pas s'il
s'agit alors de quelque chose ou de rien, car le néant n'est pas pierre, une
chimère ne l'est pas plus que ne l'est Dieu. Bref, une négation pure vaut
pareillement pour l'être et pour le néant. Si la négation se présente comme
liée à un sujet déterminé, ce n'est plus d'une négation pure qu'il s'agit.
Si l'on dit, par exemple, que x n'est pas pierre, le problème se pose de
savoit quel sorte de concept x représente. Si c'est un concept affirmatif,
c'est lui qui donne un sens à la proposition, y compris la négation qu'elle
inclut : si c'est un concept négatif, on demandera de nouveau si cette
négation doit être entendue absolument ou relativement à un sujet : au
premier cas, elle conviendrait au néant aussi bien qu'à Dieu ; au second
cas, c'est le sujet dont elle s'entend qui lui donne un sens. Bref, que l'on
amasse au sujet de Dieu autant de négations que l'on voudra, si le concept
de Dieu est lui-même négatif, on n'aura rien dit. Pour que de telles néga
tions aient un sens défini, elles doivent s'appliquer à un concept premier,
qui soit un concept atlirmatif : et quanlumcumque procederelur in
negalionibus, vel non inlelliyeretur Deus magis quam nihil, vel slabilur in

1. Op. Ox., I, d. 3, q. I, a. 2, n. 1 ; t. I, p. 305.


LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS 221

conceplu affirmative, qui est primas1. Comme il est dès à présent facile
de le prévoir, tout ce que l'on pourra dire de l'essence divine, dans le
scotisme, présupposera, que le concept positif d'« être » s'applique uni-
voquement à Dieu.
C'est d'ailleurs ce que Duns Scot lui-même établit, par une suite de
déterminations progressives qui éliminent successivement toute autre
interprétation.
Il refuse d'abord d'admettre que l'on puisse distinguer ici entre la con
naissance si esl et la connaissance quid est. Certains estiment en effet que
l'entendement humain puisse avoir une connaissance positive de l'existence
de Dieu sans avoir plus qu'une connaissance négative de son essence,
mais ce n'est là qu'un subterfuge pour éviter la difficulté. Comment
savoir d'une chose qu'elle existe, à moins d'avoir un concept de la chose
dont on connaît l'existence? C'est la possibilité de ce concept même qui
est ici en cause ; ne serait-ce que pour savoir que Dieu est, il faut avoir
un concept simple, applicable à ce Dieu dont on sait qu'il est.
Duns Scot va plus loin et, précisant le point sur lequel il se sépare
ici d'un adversaire dont l'identité ne fait guère de doute, il refuse de
distinguer entre savoir la vérité de la proposition si esl et savoir ce qu'est
l'être de la chose en question. En effet, connaître la vérité de la proposi
tion « Dieu est », c'est savoir que le prédicat est convient au sujet Dieu,
et comment saurait-on que cette proposition est vraie, à moins que l'on
n'en comprenne d'abord les termes? Il est donc impossible de se contenter
de savoir que la proposition « Dieu est », est vraie, car on ne peut le savoir
si l'on n'a pas d'abord un concept simple du sujet Dieu. Un tel concept
nous est-il naturellement accessible, et cela dans l'état présent de l'homme,
telle est précisément la question2.
Ajoutons enfin que, pour être une connaissance digne de ce nom, un
tel concept ne doit pas nous faire connaître Dieu simplement dans ses
créatures, mais en lui-même. Assurément, et nous l'avons assez vu en
prouvant son existence, Dieu ne nous est accessible que per crealurami
mais ce ne serait pas le connaître que de ne le connaître qu'in creatura.
Même si notre connaissance discursive doit commencer par la créature
elle ne sera une connaissance de Dieu, que si elle se termine à un concept,
de Dieu connu en lui-même : autrement, le terme de notre dialectique étant
le même que son point de départ, nous n'aurions finalement aucune

1. Op. Ox., 1, d. 3, q. 1, a. 2, n. 2 ; t. I, p. 305.— Cf. Op. Ox., 1, d. 8, q. 3, a. 1, n. 9 ;


1 1, p. 596.
2. Op. Ox., ibid., t. I, p. 305.
222 JEAN DUNS SCOT

connaissance de Dieu. Il s'agit donc, en somme, de savoir si l'homme


peut naturellement former en cette vie un concept simple, par lequel il
conçoive Dieu1.
La réponse de Duns Scot à cette question marque une réaction contre
la théologie négative de Denys l'Aréopagite, et s'il ne s'est pas contenté
même de l'analogie, c'est que la négation l'y emporte en fin de compte
sur l'affirmation. Aucun penseur médiéval n'a fait un effort plus résolu
pour assurer à l'entendement humain une connaissance à la fois naturelle
et positive de l'essence divine. Ceci ne signifie pas nécessairement que
Duns Scot nous ait attribué une connaissance de Dieu exceptionnel
lement étendue et l'occasion d'en marquer les limites ne manquera
pas de s'offrir. Nous connaissons d'ailleurs déjà la principale, puisque,
pour la connaissance naturelle, Dieu coïncide avec l'« être infini ». En
revanche, à l'intérieur de ces limites, Duns Scot entend bien atteindre
des concepts tels qu'ils nous assurent une connaissance positive de
l'essence divine, en tant qu'elle est connaissable comme être par la méta
physique. Or elle l'est, et comment en pourrions-nous douter, puisque
Aristote lui-même affirme que la métaphysique est théologie, et qu'il a
situé la béatitude de l'homme dans la contemplation des substances
séparées2? Ce qui fut possible pour Aristote doit l'être encore pour nous,
et c'est précisément à cette connaissance à la fois positive et rationnelle du
Premier que nous devons tenter de parvenir.
Le problème classique des « attributs divins » s'impose donc ici comme
inévitable, mais sa solution suppose acquise celle d'un autre problème,
que nous avons déjà discuté. Tout attribut s'affirme d'un sujet et l'union
d'un attribut à son sujet engendre un concept « par accident », qui saisit
l'essence du sujet en tant que déterminée par cet attribut. Que vaut un
concept de ce genre? Assurément, sa valeur dépend en partie de celle
du concept de l'attribut qu'il inclut, mais elle dépend aussi, et sans doute
d'abord, de la valeur du concept de son sujet. La connaissance des attributs
de Dieu ne sera donc une connaissance positive de Dieu, que si nous
pouvons affirmer des attributs positivement connus d'une essence de Dieu
elle-même positivement connue. Prenons comme exemple l'attribut
« sage ». Pris en lui-même, il désigne une propriété, ou quelque chose
comme une propriété qui, à titre d'acte second, parfait une nature. On
ne peut donc entendre « sage », sans présupposer quelque chose qui soit
pour ainsi dire le sujet auquel appartient cette sorte de propriété qu'est

1. Op. Ox., ibid., n. 2 ; t. I, p. 306.


2. Op. Ox., I, d. 3, q. 1, n. 1 ; t. I, p. 304, Contra.
LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS 223

la sagesse. Bref, le concept d'un attribut quelconque présuppose un


« concept quidditatif », c'est-à-dire celui d'une certaine quiddité, ou
essence, à laquelle appartient cet attribut. Ce concept ne peut être ici
qu'un concept quidditatif de Dieu, sans lequel aucune connaissance
positive de Dieu ne serait possible, et nous savons quel est ce concept :
c'est le concept univoque d'être, grâce auquel l'existence de l'être infini
a été déjà démontrée1.
Nous n'avons plus à définir pour elle-même la notion scotiste de l'uni-
vocité*. Il nous suffira de rappeler à quel critère on reconnaît l'unité
du concept univoque, pour constater aussitôt que la notion d'être
s'applique en effet univoquement à l'essence de Dieu. Un concept ne
contient que ce qu'inclut distinctement sa définition, ou, comme préfère
le dire Duns Scot, « tout intellect certain d'un concept et incertain de
divers autres possède, de ce dont il est certain, un concept autre que les
concepts sur lesquels il hésite ». C'est pourquoi le concept d'« être », pris
en lui-même, s'applique selon le même sens à tout ce qui est, même à
Dieu. Ceci n'est vrai que dans la mesure où notre connaissance de Dieu
accepte de se limiter à celle de Dieu considéré « en tant qu'être », mais
dans ces limites, c'est absolument vrai, car en tant précisément que Dieu
est i être », tout ce qui est vrai de l'« être » est vrai de Dieu. Or l'intellect
humain, même dans son état présent, peut être certain de ce que signifie
le mot « être », bien qu'il reste provisoirement incertain si l'être en question
est fini ou infini, créé ou incréé. En vertu de la règle que nous avons posée,
il suit de là que le concept d'être se suffit et que, puisqu'il est concevable
à part, il est un concept à part. C'est donc un concept distinct de ceux
de i fini » ou d'« infini », de « créé » ou d'« incréé » ; il en est distinct puis

1. Op. Ox., I, d. 3, q. 1, a. 4, n. 5 ; t. I, p. 309. La distinction des modes divins et des


attributs divins est clairement définie par Cl. FRASSEN, Scolus Academicus, t. I, pp. 176-
177. cModus seu perfectio modificans essentiam divinam, est praedicatum intime
et soli essentiae conveniens, per quod ab ea removentur omnes creaturarum imperfec-
tiories, et sine quo divina essentia concipi nequit conceptu quidditativo adaequato >.
On ne peut concevoir l'essence divine en elle-même sans ses modes, mais on peut la
concevoir sans ses attributs. En effet, « Attributum divinum est perfectio simpliciter
simplex, quam a creaturis vel univoce vel analogice participatam et in eis relucentem,
Deo tribuimus ; ipsique formaliter et intrinsece convenire judicamus per modum
proprietatis afTIcienlis divinam essentiam jam adaequate in ratione essentiae constitu-
tem ». Renvoie à Op. Ox., 1. 1, dist. 8, q. 3 et 4. Tout ceci est authentiquement scotiste.
La seule difficulté à laquelle on puisse penser est que, en Dieu, i intellectus » et
•voluntas » ne sont pas à proprement parler des attributs, ni des modes. Mais c'est
qu'en parlant d'« intellectus divinus », Duns Scot pense à l'essence infinie réelle, où
tout est réellement identique en vertu de l'infinité. L'« intellectus » de Dieu est Dieu,
ce n'est pas un attribut; mais l'i intellectualitas • en est un, car elle est une formalité
univoque à Dieu et aux créatures.
2. Voir plus haut, pp. 94-95.
224 JEAN DUNS SCOT

qu'il ne les inclut pas, même s'ils l'incluent. Concevable à part de tout
autre et sans aucune détermination surajoutée, le concept d'être est donc
univoque à tout ce qui est, pourvu seulement qu'on n'y considère
que l'être, indépendamment de toute détermination1.
La règle de l'univocité ainsi entendue assure donc au métaphysicien
dès le début de son enquête, un concept positif de l'essence divine quij
pour autant que Dieu est être, lui permet de l'atteindre directement.
Il est sans doute superflu de rappeler que cette thèse serait strictement
impossible dans une doctrine où la quiddité de la substance matérielle
ne serait pas concevable, sous son aspect métaphysique de nature com
mune, à part de toute détermination physique ou logique. Elle l'est dans
la doctrine de Duns Scot, et c'est même pourquoi l'univocité ne nous y
assure pas seulement une connaissance positive de l'être divin lui-même,
mais une connaissance non moins positive de ses attributs. Comme celui
de l'être, le concept de tout attribut n'implique nécessairement rien
d'autre que celui de l'essence commune qu'il signifie et il la signifie en
elle-même, sans aucune détermination ni modalité surajoutée. Ce qui
compte, en pareil cas, c'est la « raison formelle » de l'objet en question et
elle seule. Il est vrai que tous nos concepts sont empruntés à des créatures,
et même à des créatures matérielles, mais le fait devient sans aucune
importance à partir du moment où la quiddité seule se trouve prise en
considération. Tout au contraire, ne considérer que la raison formelle
d'un attribut, c'est la dépouiller de l'imperfection qui l'accompagne dans
la créature et la rendre par là même attribuable à Dieu. Allons plus loin,
puisque nous savons que Dieu est l'être infini, il suffira de porter à l'infini
chaque attribut considéré pour le rendre attribuable à Dieu seul. Ainsi,
la raison formelle de « sagesse », celle d'« intellect » ou celle de « volonté »,
si nous les considérons précisément en elles-mêmes et indépendamment
de toute détermination adventice, sont univoques en vertu de leur « com
munauté » même ; primitivement empruntées aux créatures, elles valent
néanmoins pour toute sagesse, tout intellect et toute volonté, y compris
ceux de Dieu ; qu'on les conçoive alors comme infinies et parfaites, elles
conserveront leur valeur de connaissance univoque et se trouveront
pourtant conçues comme des attributs de Dieu2.

1. Op. Ox., I, d. 3, q. 1, a. 4, n. 6 ; t. I, pp. 309-310.


2. « Omnis inquisitio metaphysica de Deo procedit sic : scilicet considerando ratio-
ncrn formalem alicujus, et auferendo ab illa ratione formai! imperfeclionem quam
haberet in creaturis, et reservando illam rationem formalem, et attribuendo sibi
omnirio summam perfectionem, et sic attribuendo illud Deo. Exemplum de formait
LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS 225

La doctrine de l'univocité s'étend donc, outre le domaine de l'être, à


la totalité des attributs divins, pris sous leurs raisons formelles propres :
omnis inquisitio de Deo supponit intellectum habere conceptum eumdem
uniuocum quem accipil ex creaturis. La possibilité même de telles prédi
cations univoques est liée à l'usage que Duns Scot fait de la modalité.
Si un concept peut être univoquement prédiqué de l'être infini et des
êtres finis, c'est que ce concept ne change pas de nature en changeant
de modalité. Tout se passe comme si la neutralité de l'essence n'était
en rien affectée par une détermination de ce genre. En effet, dans la
formule « intellect fini », nous concevons distinctement « intellect »,
« fini » et « intellect fini », au lieu que dans « intellect infini », ce qu'est
un tel intellect nous échappe, mais cela nous échappe parce que nous
ne saisissons pas « infini », non parce que nous ne saisissons pas « intellect ».
La règle d'or d'Avicenne vaut ici comme ailleurs : inlelleclus est intellectus
ianlum, ce qui signifie qu'il peut bien y avoir une différence infinie entre
un intellect fini et un intellect infini, mais qu'une variation d'intensité
dans l'être de l'essence, fût-elle même infinie, n'en affecte pas la raison
formelle comme telle. C'est même pour cela qu'entre un intellect infini
et un intellect fini la distance est infinie, car elle ne peut être conçue
comme telle que si l'on reste dans le même ordre, c'est-à-dire que si,
fini ou infini, ce dont on parle est dans les deux cas un intellect en tant
qu'intellect. Supprimons par hypothèse l'univocité, il ne nous reste qu'un
intellect fini et un x infini, que nous nommons intellect, mais dont nous
n'avons aucun concept. A partir de ce moment, il n'est même plus possible
de parler d'une distinction quelconque entre les deux termes ; le second
terme faisant défaut, la possibilité même du rapport disparaît avec lui.
Cette doctrine de l'univocité des attributs divins est assurément origi
nale et caractéristique de la théologie scotiste, mais il n'en est pas moins
vrai qu'elle représente la formule philosophique nouvelle d'une très
ancienne tradition. L'usage que fait ici Duns Scot de la « communauté »
quidditative des essences avicenniennes n'appartient vraiment qu'à lui ;
en tout cas, autant que nous sachions, il ne le tient que de sa propre
réflexion. En revanche, sur le fond même de la doctrine, il semble bien
qu'où les illusions de perspective inséparables de l'histoire nous feraient

ratione sapientiae, vel intellectus, vel voluiitatis. Consideretur primo in se et secundum


8« ; et ex hoc quod ratio istorum non includit formaliter imperfectionem aliquam née
limitationem, removeantur ab ipsa imperfectiones quae concomitantur eam in crea
turis, et réserva ta eadem ratione sapientiae et voluntatis, attribuantur ista Deo perfec-
tissime. Ergo omnis inquisitio de Deo supponit habere conceptum eumdem univocum,
quem accipit ex creaturis. Op. Ox., I, d. 3, q. 2, a. 4, n. 10 ; t. I, pp. 311-312.
226 JEAN DUNS SCOT

croire à un refus du thomisme, Duns Scot lui-même ne voyait que


fidélité à l'augustinisme. Une phrase telle que celle d'Augustin, dans le
De Trinilale, VII, 4, lui apparaissait comme décisive : Ab eo quod est
esse, appellatur essentia, propter quod Deus ipse, oui propriissime el
verissime convenil esse, verissime dicilur essenlia. Nul ne prétendra
qu'Augustin enseigne ici la doctrine de l'univocité, mais il faudrait plus
d'imagination encore pour y lire celle de l'analogie. Si l'une des deux
doctrines peut se réclamer à bon droit du sens obvie de ce texte, c'est la
première. Or ce qui est vrai de l'être est vrai des attributs en général,
car essenlia est à esse comme sapienlia est à sapere, polenlia à passe et
justilia à juslum esse. S'il y a quelqu'un dont les textes d'Augustin
requièrent une exégèse laborieuse pour se les concilier, ce n'est pas Duns
Scot, et de lui ou de Thomas d'Aquin, le Subtil n'est pas ici celui qu'on
pense. Si Duns Scot commence par exclure, comme insuffisante, une
connaissance de Dieu qui se contenterait de le connaître in crealura, c'est
précisément qu'il a sous les yeux l'article de la Somme Ihéologique où
Thomas d'Aquin, si thomiste et si peu augustinien sur ce point, cherche
pourtant une exégèse acceptable des textes de saint Augustin. Par quelque
chemin qu'il y parvienne, sa conclusion est formelle : nous ne pouvons,
en cette vie, connaître l'essence de Dieu telle qu'elle est en soi, sed cognos-
cimus eam secundum quod repraesentalur in perfeclionibus creaiurarum,
et sic nomina a nobis imposita eam significani1. Duns Scot accorde la
première partie de cette conclusion, mais non la deuxième, car « être »,
« force », « sagesse », « simplicité », ne représentent pas pour nous en Dieu
ce que ces noms représentent dans ses créatures, ils représentent exacte
ment et uniquement ce qu'ils signifient : l'être, la force, la simplicité et
la sagesse. Où va-t-on, demande Duns Scot, si l'on adopte une autre
attitude? Si la « raison formelle » de « sagesse » est la même en Dieu qu'en
l'homme, c'est qu'on l'entend au sens univoque ; si elle n'est pas la même,
disons franchement que d'aucune raison formelle de quoi que ce soit que
l'on puisse considérer dans la créature, il n'est possible de conclure quoi
que ce soit concernant un attribut quelconque de Dieu. Comme nous
l'avons déjà dit, Dieu n'est alors ni plus ni moins « sage » qu'il n'est
« pierre », puisque, appliqués à Dieu, l'un ni l'autre concept ne signifient
réellement plus rien.
S'il est un point sur lequel la fidélité profonde de Duns Scot à la tradi
tion d'Augustin soit manifeste, c'est bien celui de la notion môme qu'il

I. Cf. THOMAS D'AQUIN, I, 13, 2, ad 3™. Le Sed conlra est emprunté d'AuousTiN,
De Trinilale, VI, 4, P. L., t. 42, c. 927-928.
LA PLURALITÉ DES NOMS DIVINS 227

se fait de Dieu et de la connaissance que nous en avons. Non pas


qu'Augustin ait été scotiste avant Duns Scot : l'attribut qui vient le
premier, lorsqu'on pense au Dieu d'Augustin, n'est pas l'« infinité », mais
plutôt l'« immutabilité »1. En revanche, ce à quoi l'immutabilité s'atribue
chez Augustin comme l'infinité chez Duns Scot, c'est bien au fond la
même chose : l'essentia. Que Dieu soit avant tout essentia, Augustin l'a
plusieurs fois affirmé, en des textes qui ont retenu l'attention de
Duns Scot2. Assurément, Dieu n'est pas parce qu'il est essence, il est
essence parce qu'il est, mais comme il est immuablement et éternellement,
il est essence au suprême degré et, pour ainsi dire, par excellence. Or c'est
exactement cela qu'il est d'abord dans la pensée de Duns Scot. Si, pour
user de son propre langage, on ne considère que la « raison formelle »
d'« essence », son Dieu est beaucoup plus proche de l'essentia augustinienne
que de l'esse thomiste. Ce à quoi Duns Scot pense, lorsqu'il parle de Dieu,
ce n'est pas tant à un acte suprême d'exister, qu'à une entilas realis, sive
e.t natura rei, el hoc in existentia actuali. Cette entilas realis actualis est
exactement pour lui ce à quoi pensait Augustin lorsqu'il désignait Dieu
du nom d'essentia. Il ne s'agit pas ici d'une hypothèse historique, mais
d'un fait : « Ista realis entitas quae est in Deo, cum sit prima ratio essendi
simpliciter, rationabiliter a sanctis vocatur essentia. Unde Augustinus 7
de Trinilate cap. 1 in fine : quod est sapientiae sapere, el quod est potentiae
posse el aelernilati aelernum esse el justiliae justum esse, hoc est essentiae
ipsum esse ; et infra c. 4 : ab eo quod est esse appellatur essentia, propter
quod Deus ipse, cui propriissime el verissime convenit esse, verissime dicitur
essentia; et hoc primo dicente Augustino ibidem c. 5 : manifestum est
Deum abusive vocari substantiam, ut nomine usilatiori intelligatur essentia,
quod vere ac proprie dicitur, ila ut forlasse solum Deum oporteal dici essen-
tiam. Est enim vere solus, quia incommulabilis, idque nomen suum suo
famulo enuntiavit Moysi, cum dixil; Ego sum qui sum »3.

1. L'infinité n'est même pas mentionnée parmi les autres attributsdansCon/.,I,4,4.


Il serait donc excessif de tenir la théologie de Duns Scot, que domine la notion d'être
infini, pour une simple réexposition de celle de saint Augustin, où, bien qu'elle soit un
attribut de Dieu, l'inflnité est difficile à découvrir.
2. Augustin, De Trinilate, V, 2, 3 : P. L., t. 42, col. 912. De civilale Dei, XII, 2 ;
P.L., t. 41, col. 350.
3. Quodl. I, n. 3. Duns Scot interprète donc comme Augustin le texte fameux de
l'Exode, mais il traduit cette interprétation dans sa propre langue : « In divinis necessa-
rio est aliqua entitas realis, sive ex natura rei, et hoc in existentia actuali, alioquin
nihil esset ibi reale in actu », toc. cil., n. 3 — « Primum omnino in divinis... est
essentia, ut essentia ». Quodl., V, n. 25. Immédiatement commenté par le texte classique
de Damascène, suivant lui-même Grégoire de Nazianze, mais enrichi de la notion
scotiste d'inflni intensif : « essentia... est pelagus propter comprehensionem omnium
perfectionum divinarum ; ita est infinita non tantum intensive in se, sed etiam vir-
tualiter primo, et per se continens omnia intrinseca... », etc.
228 JEAN DUNS SCOT

II fallait citer, avec le regret de le couper encore trop tôt, cet écheveau
de textes où l'essentia d'Augustin se présente si clairement comme « ce
que » l'esseniia univoque de Duns Scot se propose d'interpréter à son tour.
C'est à cause d'elle que, dans la théologie scotiste, la considération de
l'essence nue, c'est-à-dire prise comme « une entité absolue et absolu
ment première », doit précéder toute autre considération1. La « raison
formelle » d'essence réclame ici ses droits avec une rigueur telle que, pour
introduire en Dieu autre chose que l'essence, les personnes divines par
exemple, il faudra faire appel à d'autres « raisons formelles » que celle de
l'essence. De même, et à plus forte raison, pour les attributs divins, car
bien que tous les attributs soient inclus dans l'unité et l'identité de
l'essence divine, cette essence, prise précisément en tant qu'essence,
n'inclut pas formaliter toutes les perfections divines. Elles y restent
distinctes a natura rei et formaliter, au sein de son unité.

II. SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE

La structure même des preuves scotistes de l'existence du Premier


atteste clairement l'unité absolue de son essence. Si l'on peut établir,
selon la voie suivie par Duns Scot, que l'être infini existe, c'est que, chez
un tel être, existentia est de conceptu essentiae. Le Premier est l'être tel
que, s'il est possible, il existe. Quant aux déterminations impliquées dans
la preuve, elles sont toujours immédiatement réduites par Duns Scot à
l'unité de l'essence divine, comme dans le cas de l'intellect ou de la
volonté, à moins qu'elles ne soient directement posées comme de simples
modes de cette essence, telle l'infinité. Rien ne permet donc jusqu'ici de
prévoir que le problème doive soulever aucune difficulté particulièrement
ardue. Pourtant, il y en a au moins une, qui en entraîne d'autres à son
tour, à tel point qu'on peut se demander si nous n'abordons pas ici le
terrain où se produira, dans l'école scotiste, l'importante scission qui

1. Dans un passage important, Duns Scot s'adresse une objection (ondée sur
l'autorité de l'Exode, où Dieu se nomme lui-même : qui est. Ne résulte-t-il pas de ce
texte, cité par Augustin et Damascène, que « existentia est prima entitas, et non
essentia, ut essentia • ? Nous n'avons malheureusement la réponse que dans une
addition, mais très précieuse, qui précise que si, dans les créatures, l'existence est à
son essence dans le même rapport que le mode à la quiddité, ce qui implique une
certaine distinction entre elles, il n'en va pas de même en Dieu, où l'existence est
incluse dans le concept de l'essence, dont elle se prédique immédiatement et par soi :
Quodl. I, 4 ; cf. V, 25. Duns Scot ne concède donc pas que Dieu soit d'abord existence,
mais il précise que Dieu est l'essence à qui l'existence appartient immédiatement et de
plein droit. C'est pourquoi esse est souvent synonyme d'essentia ; c'est la même chose :
Op. Oz., 1. IV, d. 46, q. 3, n. 4-5.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 229
la divisera jusqu'à la fin du moyen âge. Tant que Duns Scot lui-même a
tenu l'unité de Dieu pour accordée, il l'a posée comme absolue et, bien
entendu, il n'admettra jamais qu'on y introduise la moindre fissure, mais
les choses changeront un peu d'aspect à partir du moment où, non content
d'affirmer la parfaite unité interne de l'essence divine, il entreprendra de
la démontrer.
Le problème s'impose à l'attention du théologien, et cela dès le plan
de la connaissance naturelle même, aussitôt qu'il considère le rapport des
attributs divins à l'essence de Dieu. Pour que l'essence divine soit absolu
ment une, il faut qu'elle soit absolument « simple ». La simplicité est donc
un attribut de Dieu, et il n'y aurait à cela nulle difficulté, si cet attribut
signifiait que l'essence divine n'a pas d'attributs, mais la difficulté est
au contraire extrême, s'il signifie, comme c'est le cas chez tout philosophe
chrétien, que la parfaite simplicité de l'essence divine est la parfaite
unité d'une multiplicité d'attributs divers. Ou bien ces attributs sont
distincts, et l'essence n'est pas une, ou bien ils ne sont pas distincts, et
l'essence n'a pas d'attributs. Ce problème n'est pas propre au scotisme,
mais nous aurons à le considérer sous l'aspect particulier qu'il revêt dans
une métaphysique où la notion d'être est ce qu'elle est chez Duns Scot.
Le premier moment de la discussion est celui qui comportera le moins
de difficultés nouvelles. A vrai dire, il n'en comporte aucune, car il s'agit
d'établir que Dieu est suprêmement et parfaitement simple sans faire
intervenir le problème ultérieur de la prédicabilité des attributs. En
d'autres termes, considérant la notion de l'être infini prise seule et en
elle-même, peut-on prouver la simplicité parfaite du Premier? On le
peut, et Duns Scot pourrait même le faire immédiatement, à partir de
cette notion seule, mais il commence par éliminer de l'essence divine
certaines compositions qu'on pourrait être tenté d'y introduire, ensuite
de quoi il prouvera directement que le Premier est simple en vertu de son
infinité et de sa nécessité.
La première composition à éliminer est celle de matière et de forme.
En effet, la matière et la forme sont deux des quatre genres de causes,
mais leur genre de causalité est tel qu'il implique nécessairement quelque
imperfection, car elles ne sont causes qu'à titre de parties essentielles de
l'être qu'elles constituent. Il n'en va pas de même de la causalité efficiente
ou de celle de la cause finale, dont la notion n'implique de soi aucune
imperfection. Tout au contraire, il faut une cause efficiente pour produire
la composition de matière et de forme. Si le Premier était composé de
matière et de forme, il faudrait une cause efficiente de cette composition ;
230 JEAN DUNS SCOT

ce ne pourrait être lui-même, car rien ne se produit soi-même en unissant


sa matière à sa forme ; ce serait donc une cause efficiente antérieure, mais
alors le Premier ne serait plus cause efficiente première, ce que nous avons
prouvé qu'il est. Le Premier n'est donc pas composé de matière et de
forme1.
Il n'est pas non plus composé de parties quantitatives. C'est d'ailleurs
ce qu'Aristote lui-même semble avoir déjà vu, lorsqu'il a établi, dans sa
Physique et dans sa Mélaphysique, qu'une puissance « infinie » ne saurait
être une « grandeur »2. En effet, une « grandeur infinie » est impossible ;
si donc la puissance du Premier est infinie, lui-même ne saurait ni être
une grandeur ni se composer de parties quantitatives comme font les
grandeurs. Pourtant, l'argument d'Aristote ne semble pas décisif, car il
suppose que la puissance d'une grandeur doive nécessairement être conçue
comme proportionnelle à cette grandeur. Or cela n'est peut-être pas néces
saire. On pourrait concevoir une puissance infinie homogène à elle-même,
qui serait tout entière dans chaque partie de la grandeur considérée comme
l'âme est tout entière dans chaque partie du corps qu'elle anime. Il faut
donc utiliser différemment l'argument dont use Aristote. Partons de cette
conclusion antérieurement établie par lui : le premier moteur est un être
immatériel ; s'il en est ainsi, l'infinité de sa puissance n'est liée à aucune
extension dans l'ordre de la grandeur ni de la quantité ; ce n'est donc pas
une de ces puissances qui, appartenant à une quantité, croissent ou
diminuent avec elle. En d'autres termes, la puissance du premier n'est
pas « extensivement » infinie, c'est-à-dire qu'elle est d'une efficacité dont,
parce qu'infinie, l'intensité ne saurait être liée à aucune grandeur finie,
et comme il n'y a pas de grandeur infinie, une puissance « intensivement »
infinie ne saurait appartenir à aucune grandeur, quelle qu'elle soit. La
preuve de Duns Scot repose donc sur la distinction de deux infinis, l'un
extensif, l'autre intensif. La puissance divine est infinité dans l'ordre de
l'« intensité » ; or, si toute grandeur est de soi finie, aucune puissance
d'intensité infinie ne saurait être liée à une grandeur ; l'être du Premier
n'a donc pas de parties quantitatives, parce que sa grandeur n'est pas

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 1, n. 2 ; t. I, p. 580. L'argument suivant (ibid.) n'est qu'une


autre expression du même (il faut une cause efficiente pour soumettre la matière à la
forme). Un troisième argument (pp. 580-581), prouve que l'unité d'un tel composé
exigerait une cause qui, une fois de plus, en serait la cause efficiente.
2. Aristote, Melaph., XII, 7, 1073 a 5-11. Cf. Phys., III, 5, 204, a 9-12. L'interpré
tation de ces textes, qui sont de ceux auxquels Duns Scot a le plus profondément réfléchi,
mériterait une étude distincte.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 231

celle d'une quantité1. Bref, la notion d'une puissance «intensivement»


infinie dans une « grandeur » est contradictoire et impossible.
Il suit enfin de là que le Premier ne saurait être composé de sujet et
d'accident. En effet, n'étant ni matériel ni de l'ordre du quantum, il ne
peut recevoir aucun des accidents matériels, qui ne conviennent qu'à des
sujets eux-mêmes matériels. Le Premier ne pourrait donc recevoir que
les accidents qui conviennent aux êtres spirituels, l'intellection et la
volition par exemple ; mais on a fait voir, en prouvant son existence, que
l'intellection et la volition sont en lui sa propre substance2 ; elles ne
sauraient donc être des accidents dont lui-même serait le sujet.
Ces diverses compositions ainsi éliminées, on peut prouver la simplicité
divine directement, c'est-à-dire en établissant d'une manière générale que
sa nature même exclut toute composition.
D'abord parce que le Premier est l'être nécessaire. Supposons en effet
que l'être nécessaire soit composé. Désignons ses éléments composants
par les lettres A et B. On demande d'abord si A est formellement et de
soi de l'être nécessaire, ou s'il n'est que de l'être possible ; si A n'est que
possible, l'être nécessaire se composera de possible et de nécessaire, de
sorte qu'il ne sera plus de soi nécessaire ; si A est de l'être nécessaire, il
est de soi suprêmement acte et ne saurait s'unir à rien d'autre pour former
avec lui un composé unum per se. Ajoutons que si A et B étaient tous
deux de l'être nécessaire, leur composé serait deux fois nécessaire et qu'il
le serait, dans chaque cas, en vertu d'un composant dont la suppression
ne changerait rien à sa nécessité, ce qui est absurde3.
On prouve ensuite que le Premier est simple, parce qu'il est l'être infini.
En effet, il ne peut ni entrer à titre de partie dans la composition d'autre
chose, ni être lui-même composé. La première hypothèse est impossible,
car toute partie est moindre que le tout, or l'infini ne peut être moindre
que rien, donc l'infini ne saurait jouer le rôle de partie. La deuxième
hypothèse n'est pas moins impossible, car si l'infini est composé, il l'est
de composants finis ou infinis ; si ses composants sont infinis, ils ne peuvent
entrer en composition, ainsi qu'on vient de le prouver ; s'ils sont finis,

1. « Et ex hoc sequitur quod omnis talis potentia extensa per acculons quamdiu
est in magnitudine finita est intensive finita et non infinita, quia infinitas intensive
non potest esse sine infinitate in efTicacia. Et ex hoc sequitur quod potentia infinita in
efficacia non est in magnitudine finita ; nec etiam potentia infinita intensive. Et tune
ultra, cum non sit aliqua magnitudo infinita, patet quod non est aliqua talis potentia
infinita in magnitudine. Op. Ox., I, d. 8, q. 1, n. 4 ; t. I, p. 582.
2. Op. Ox., ibid., p. 582.
3. Duns Scot se souvient sans doute ici de la thèse d'Aristote, selon qui le nécessaire
au sens absolu et premier se confond avec le simple. Cf. Melaph., V, 5, 1015 b 11-12.
8-1
232 JEAN DUNS SCOT

lui-même ne sera pas infini, car on ne saurait composer de l'infini, au sens


d'une infinité intensive de perfection dans l'être dont il est ici question1.
Puisqu'elle est liée à la nécessité et à l'infinité du Premier, une telle
simplicité n'appartient à aucune créature. Cette thèse n'avait rien de
nouveau et Pierre Lombard, au livre I, dist. 8 du Livre des Sentences, la
relevait déjà dans le De Trinitate d'Augustin, livre VI, ch. 6. Avant
Duns Scot, certains théologiens avaient cherché dans la composition de
matière et de forme la cause première du manque de simplicité ontolo
gique dont souffre toute créature : saint Bonaventure peut être cité
parmi les représentants de cette école. S'engageant dans une voie toute
différente, saint Thomas d'Aquin avait ramené la composition fondamen
tale de l'être créé à celle de son essence et de son existence. Il est remar
quable que, dans l'Opus Oxoniense, Duns Scot ait négligé l'une et l'autre
de ces deux solutions. Il n'en parle pas, même pour les réfuter. On com
prend qu'il ait passé sous silence la doctrine de la composition hylémor-
phique des créatures spirituelles : sans doute lui paraissait-elle philoso
phiquement périmée* ; mais on peut regretter l'absence d'une critique
directe de la composition d'essence et d'existence, car elle eût été haute
ment instructive touchant la doctrine scotiste de l'existant. Il y a quelque
chose de mystérieux dans l'attitude de Duns Scot sur ce point et l'on ne
sait comment l'expliquer. A-t-il vu la place centrale de la notion d'esse
dans le thomisme et lui a-t-il attribué une importance telle qu'il a différé
le moment de s'expliquer à fond sur elle? Ou, comme il est probable, Duns
Scot a-t-il suivi tranquillement sa propre voie sans souci d'une position
qui lui semblait inintelligible? On peut hésiter entre ces deux hypothèses,
mais peut-être la question relève-t-elle, par delà les limites de l'histoire,
de cette psychologie individuelle du penseur dont on peut tout supposer
parce qu'on ne la connaît pas.
Il est en tout cas certain que Duns Scot élimine implicitement la
solution thomiste du problème, en rejetant comme insuffisante la compo
sition de puissance et d'acte dans le créé. En effet, dans la mesure
où la composition thomiste d'essence et d'existence est un cas particulier
de la composition de puissance et d'acte, on peut dire que la première est
impliquée dans l'élimination de la deuxième. Or c'est un fait que Duns Scot
ne situe pas dans la composition d'acte et de puissance, à moins qu'on ne

1. Op. Ox., l, d. 8, q. 1, n. 5 ; t. I, p. 583. — Cf. « ex inflnitate sequitur simplicités,


quia inflnitum nulli est componibile ut pars parti ». Op. Ox., I, d. 26, n. 56, t. I, p. 1015.
2. Cela seul suffit, de toute manière, à ébranler la thèse des historiens qui
lui attribuent cette doctrine sur la foi de l'apocryphe De rerum principio. La question
sera examinée en son lieu.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 233

l'entende comme lui-même le dira, la composition fondamentale de l'être


créé. Ce à quoi s'en prend ici Duns Scot, c'est précisément une composition
d'acte et de puissance conçus, pour user du langage d'un de ses interprètes,
lanquam entilatibus inter se realiter distinctis1. Entendons par là : il n'y a
pas nécessairement, dans toute créature, deux réalités distinctes, dont
l'une serait puissance, l'autre acte. Par exemple, une certaine lumière
peut être parfaitement pure, en tant qu'acte de luire, bien qu'elle soit
d'une intensité limitée. Son actualité n'est pas impure en ce sens qu'il
s'y mêlerait quelque entité positive autre que la lumière ; elle ne souffrirait
donc pas d'une impureté d'essence, mais d'un manque d'intensité qui
n'est qu'une variation de modalité2. Si Duns Scot a entendu la composition
thomiste d'essence et d'existence comme un cas particulier d'une compo
sition de puissance et d'acte, elle-même entendue comme une composition
de deux entités réellement distinctes, on peut soutenir qu'il l'a ici
implicitement éliminée.
Quoi qu'il en soit de ce point, la position de Duns Scot lui-même est
claire. Il admet sans réserves que le Premier seul soit acte pur, mais il
n'admet pas pour autant que toute créature soit « composée de choses ».
En fait, certaines créatures sont simples, en ce sens qu'elles ne sont pas
elles-mêmes des choses composées de plusieurs autres « choses ». La diffé
rence qui sépare les choses finies du Premier est qu'aucune créature n'est
« parfaitement simple », parce que toutes sont composées ou aptes à
entrer en composition avec d'autres : composila vel componibilis3. Duns
Scot suit exactement ici l'axe de sa propre métaphysique : l'infini seul
est essentiellement simple, parce qu'incomposable, et non pas seulement
incomposé. Il exclut la possibilité même d'une addition. Tout fini peut
être ajouté à un autre et quelque chose peut toujours lui être ajouté.
L'accident compose avec la substance ; dans la substance corporelle, la
matière compose avec la forme, et la substance immatérielle elle-même
compose avec ses accidents. Or elle en a besoin pour sa propre perfection,
comme on le voit dans le cas des Intelligences séparées les plus parfaites,
qui ne jouissent de leur béatitude que parce qu'elles sont capables d'une

1. Hier, de Montefortino, Summa theologien, I, 3, articulus incitions, 2» obj.


Saint Thomas, rappelons-le, ne l'entend pas non plus en ce sens, bien que ses adversaires,
et parfois ses partisans, l'interprètent trop souvent ainsi.
2. • Non ciiirn est actus purus qui caret aliquo gradu actualitatis, sicut non est
lux pura quae caret aliquo gradu lucis, licet eu m illa luce impuni non misceatur aliqua
alia entitas positiva, sed tantum carentia perfections gradus lucis ». Op. Ox.. I, d. 8,
q. 2, n. 3 ; t. I, p. 588.
3. Op. Ox., I, d. 8, q. 2, n. 2 ; t. I, p. 586. Duns Scot n'admet pas que toute chose
soit composée d'autres choses, parce que, si l'un des composants est simple, il est /aux
que tout soit composé, et si les deux éléments sont composés, on ira ainsi à l'infini .
234 JEAN DUNS SCOT

intellection et d'une volition béatifiantes. Cette intellection et cette voli-


tion ne sont pas leur substance, sans quoi elles seraient formellement
bienheureuses par elles-mêmes, ce sont donc en elles des accidents.
Non seulement toute créature compose avec d'autres, mais elle est
ouverte à la composition par sa finitude môme. Elle ne compose pas
toujours actuellement, nous l'avons dit, avec une autre chose créée, mais
bien avec l'être dont elle manque en tant que finie, ou, en d'autres termes,
avec ce qu'il y a en elle de privation : componitur igilur, non ex re el re
positivis, sed ex re positiva el privatione. Entendons bien ici le Docteur Sub
til. Aucune créature ne possède l'être selon la perfection totale dont l'être
lui-même est capable ; elle manque donc toujours d'une certaine perfec
tion compatible avec l'être, ce qui revient à dire qu'elle en est privée en
tant précisément qu'on la considère dans la ligne de l'être. Un exemple
d'Aristote peut éclairer cette précision : on dit que la taupe est aveugle,
parce qu'elle pourrait avoir la vue en tant qu'animal, bien qu'elle ne
puisse pas l'avoir en tant que taupe1. De même ici, tout être fini, même
s'il ne souffre d'aucune privation en tant qu'être de telle espèce déter
minée, n'en reste pas moins privé, « en tant qu'être », de tout l'être qu'il
n'est pas. Il est donc composé, non de deux choses, mais de la chose
positive qu'il est et du manque d'un certain degré de perfection d'être.
Ce degré ultérieur de perfection dont il manque, cet être particulier n'en
est pas capable, mais l'« être lui-même » en est capable, de même que la
taupe ne peut pas voir en tant que taupe, mais pourrait voir en tant
qu'animal. Cette composition d'« être » positif et de « privation d'être »
n'entraîne aucune composition dans l'essence même de la chose, car, en
aucun être, la privation n'est un des constitutifs de l'essence, mais elle
entraîne une composition d'acte et de « puissance objective ». En effet,
tout être manquant d'une certaine perfection dans l'ordre de l'être est
simplement « possible » à l'égard de l'être qu'il n'est pas. De même donc
que l'être fini se compose d'être et de privation, de même aussi se compose-
t-il d'acte et de puissance objective, cette puissance objective correspon
dant au manque de perfection « entitative » (c'est-à-dire au manque
d'être) qui en fait un être fini. En effet, si on le prend précisément en tanl
qu'être, et non pas en tant que tel êlre. ce qu'il a d'actualité compose avec
le possible qu'il pourrait être, et qu'il n'est pas2.
On ne peut qu'être frappé du caractère personnel et quasi solitaire —

1. ARISTOTE, Melaph., V, 22, 1022 b 25.


2. Op. Ox., I, d. 8, q. 2, n. 2 ; t. I, pp. 586-587. — Duns Scot élimine l'argument
fondé sur le fait que toute créature est ens per pariicipationem, car t participant » et
i participé • ne composent pas « réellement » dans l'Être créé : /oc. cit., n. 3, p. 588.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 235

pour autant que nous sachions — de la route suivie, par Duns Scot mais
le parallélisme de sa démarche à celle de Thomas d'Aquin est frappant.
Son Dieu, qui est l'ens infinilum, tient sa simplicité de son infinité comme
celui de Thomas d'Aquin, qui est l'Esse la doit à la pureté de son acte
d'être. Pas plus que Thomas d'Aquin n'avait cédé aux facilités de l'hylé-
morphisme, Duns Scot ne cède à ce qui eût été pour lui la facilité de la
distinction thomiste d'essence et d'existence. Il se refuse toute autre
composition radicale de l'être créé, que celle qu'il peut trouver dans la
finitude de cet être tel que lui-même le conçoit. C'est, si l'on peut dire,
une certaine quantité d'essence réelle, ou, si l'on préfère, une certaine
quantité d'être, qui changerait d'essence, si on lui ajoutait de l'être ou
si on lui en retranchait. Certains de ces êtres comportent une matière,
mais d'autres non : la composition de matière et de forme n'est donc pas
constitutive du fini comme tel. En tant qu'ils sont réels, tous ces êtres
existent, mais leur existence n'est qu'une modalité de leur essence, ce
n'est donc pas dans une composition réelle d'essence et d'existence
qu'on peut situer la caractéristique du fini comme tel. S'il existe une
composition du fini, qui soit liée à sa nature même de fini, c'est donc celle
qu'on pourrait nommer, en termes platoniciens, la composition de même
et d'autre : la limite qui pose l'essence en définissant ce qu'elle est impli
que toujours la privation corrélative de ce qu'elle n'est pas. Or, remar
quons-le, c'est précisément cette privation qui fait de l'essence finie un
pur « possible » ; car là où il n'y a aucune privation, il n'y a aucune limite ;
on entre donc alors dans l'infini et, du même coup, dans le nécessaire,
puisque étant la totalité de l'être, il ne reste plus en lui de place pour
aucune possibilité1.
La manière même dont Duns Scot oppose la complexité interne de
l'être créé à la pure simplicité de l'être premier rend pourtant difficile,
pour ne pas dire à première vue impossible, toute prédication relative à
l'essence de Dieu. Ceci n'est pas une aporie feinte à plaisir, car le Docteur
Subtil l'a formulée lui-même et, à vrai dire, elle ne pouvait guère lui
échapper. Dès le moment où il établissait l'univocité de l'être, il prévoyait
et disait que, si l'être doit être tenu pour univoque à Dieu et aux créatures,
tous les attributs divins doivent l'être pareillement et pour les mêmes
raisons ; mais si l'être du Premier est absolument simple, non seulement
on voit mal comment des attributs divers pourront en être prédiqués,

1. Puisque la modalité individualite de Dieu est l'infinité, qui entraîne la simplicité


dans l'identité, la modalité propre à ce qui n'est pas Dieu doit être la finitude, qui
entraîne la composition dans la différence. La cohésion métaphysique de la doctrine
est irréprochable.
236 JEAN DUNS SCOT

on ne voit plus du tout comment il est possible de lui attribuer l'être.


Dieu, disons-nous, est suprêmement simple, en quoi nous le savons radi
calement différent de toute créature ; s'il est à la fois simple en soi et
radicalement différent du reste, comment trouverait-on en lui quoi que
ce soit de « commun » avec la créature? Mais si nul concept « commun »
à Dieu et à la créature ne peut être formé, non seulement des attributs
divins quelconques deviennent inconcevables dans cette doctrine, c'est
l'univocité de l'être même que la parfaite simplicité du Premier remet en
question1.
Du point de vue de Duns Scot lui-même, cette difficulté n'est pourtant
qu'une illusion. En dépit des précisions qu'il a inlassablement prodiguées,
le Docteur Subtil voit la même méprise sur le sens de sa doctrine renaître
à chaque nouvelle application qu'il en fait. Peut-être exprime-t-elle
simplement la résistance spontanée de la pensée à l'effort d'abstraction
suprême qu'exigé d'elle une métaphysique de la « nature commune ».
Concevoir des «natures» comme telles, 'c'est en effet concevoir des
« raisons formelles » pures et prises en elles-mêmes, alors que la pensée
tend sans cesse à les concevoir dans les individus où elles existent. Lorsque
Duns Scot affirme, par exemple, que le concept d'être est « formellement
neutre » et, par suite, qu'il est indifférent aux concepts de « créé » ou
d'« incréé », on lui objecte que l'être même n'est pas neutre, puisqu'il est
nécessairement créé ou incréé. Rien n'est plus vrai, et c'est même là ce
qu'enseigne expressément Duns Scot. Tout « animal » existant est doué de
raison ou ne l'est pas, ce qui n'empêche que le concept « animal » n'inclut
« formellement » ni celui de « rationnel » ni celui d'« irrationnel ». Ajoutons
qu'il ne les exclut pas non plus. Redisons-le, il est « neutre » à leur égard,
et c'est exactement ainsi que le concept d'être est à la fois commun et
neutre au créé comme à l'incréé, bien que tout être réel soit créature ou
créateur2. On ne saurait donc maintenir que des concepts « communs »

1. « Hem tertio sic : quia primo diversa in nullo conveniunt ; sed Deus est primo
diversus a quacumque creatura, alioquin haberet quo conveniret et quo differret, et
ita non essct simpliciter simplex ; ergo Deus in nullo convenit cum creatura, et lia
née in conceptu commun! •. Op. Ox., l, d. 8, q. 3, a. 1, n. 2 ; t. I, p. 590. Cette objection
est citée par Duns Scot ù l'appui de la thèse à laquelle lui-même s'oppose : «cum
simplicitate divina non stat quod aliquis sit conceptus communis univocus Deo et
creaturae •. Ibid. On le voit, il s'agit de savoir si la simplicité divine est compatible
avec l'univocité en général, qu'il s'agisse de celle de l'Ctre ou de celle de ses attributs.
2. • Ad conflrmationem de neutro dico, quod conceptus communis duobus est
neuter formaliter, et ita concedo conclusionem, quod conceptus entis non est formaliter
conceptus creati née increati. Si autem intelligatur quod iste conceptus est ita neuter
quod neutrum contradictoriorum dicatur de eo, falsum est. Ita est in rationali et
irrationali, quod conceptus animalis neuter est formaliter, et tamen illud quod conci-
pitur non est neutrum, sed vere est alterum istorum ; alterum enim contradictoriorum
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 237

au créateur et à la créature soient incompatibles avec la parfaite sim


plicité de Dieu, car il est bien vrai que Dieu et la oréature soient immédia
tement et irréductiblement différents, à tel point que la réalité de l'un
n'a rien de commun avec celle de l'autre, mais cela n'empêche pas le
concept d'être de désigner une raison formelle commune à ces êtres qui
n'ont réellement rien de commun1.
Pour établir définitivement ce point, dont la possibilité même des
attributs divins dépend immédiatement, Duns Scot doit éliminer un
autre malentendu possible touchant le sens de l'univocité. C'était une
thèse classique chez les théologiens chrétiens du xme siècle, que l'être
n'est pas un genre. Elle pouvait se réclamer d'Aristote2, et il suffisait de
la rappeler pour établir que, bien qu'il soit être, Dieu lui-même n'est pas
l'un des genres de l'être. Avicenne, que Duns Scot citera sur ce point, à
la fois pour son autorité et pour la raison dont il appuyait sa thèse, avait
expressément nié que Dieu fût être en ce sens qu'il serait inclus dans le
genre « être ». En effet, le genre d'un être est une partie essentielle de
cet être : celle même que détermineront la différence spécifique, puis
l'individualité ; mais Dieu est simple ; il n'a donc pas de partie, ni par
conséquent de genre. Si l'on peut dire qu'il a l'être, ce n'est pas à titre
de genre qu'on peut le lui attribuer3.
Duns Scot n'avait donc pas ici à poser un problème nouveau ni même
à trouver une solution nouvelle, mais il lui fallait du moins chercher une
justification nouvelle de cette ancienne réponse et il lui était indispen
sable de la trouver, car si une doctrine de l'analogie ne saurait être soup
çonnée de situer Dieu dans l'être comme dans un genre, la doctrine de
l'univocité de l'être appelle au contraire cette objection avec une force
quasi irrésistible. Comment l'être ne serait-il pas un genre « commun »,
dans une doctrine où il se dit au même sens de tout ce qui est?
Si l'on y regarde d'assez près, l'objection rappelle pourtant à s'y

dicitur de quolibet, et tamen oportet quemlibet conceptum esse formaliter alterum


conceptum contradictoriorum ». Op. Ox., I, d. 8, q. 3, a. I, n. Il ; t. I, p. 598. — Nous
parlons ici d'« abstraction suprême » en pensant à l'expression dont use parfois Duns
Scot lui-même pour désigner l'abstraction requise pour concevoir la nature prise en
elle-même : « abstractio ultimata ».
1. • Deus et creatura non sunt primo diversa in conceptibus; tamen sunt primo
diversa in realitate, quia in nulla realitate conveniunt ; et quomodo esse possit con-
ceptus communis sine convenientia in re vel in realitate, in sequenti dicatur ». Op. Ox.,
I, d. 8, q. 3, a. 1, n. 11 ; t. I, p. 598. — Les arguments annoncés par Duns Scot seront
examinés plus loin.
2. Aristote, Melaph., III, 3, 998 b 22. Cf. Thomas d'Aquin, Summa theologica,
I, 3, 5, Resp.
3. Op. Ox., I, d. 8, q. 3, a. 2, n. 16 ; t. I, p. 603. Renvoie à Avicenne, Melaph.,
tr. VIII, cap. 4.
238 JEAN DUNS SCOT

méprendre celle que nous avons déjà récusée. Elle confond le concept
commun d'être avec les sujets réels dont il se prédique. C'est d'ailleurs ce
que Duns Scot suggérait déjà en disant, dès le moment même où il prou
vait l'univocité de l'être, que ce concept ne saurait désigner un genre parcea
qu'il est trop « commun » pour cela. On le comprend ici sans aucune
hésitation possible. En vertu de sa « communauté » totale, F« être »
pose antérieurement à l'ordre de cet être particulier qui est dans le genre^^
et dont par conséquent on peut prédiquer un genre. Au moment oCïi
l'intellect du métaphysicien conçoit « être », il ignore encore s'il y a des -
genres ou s'il n'y en a pas. S'il le sait, il n'y pense pas. Comment l'être*"
serait-il un genre, alors que lui-même n'en inclut pas la notion?
Il suffît de voir à quel moment apparaît le « genre » pour s'assurec -
qu'il en est bien ainsi. Comme l'a dit Avicenne, tout genre est dans unr»
être à titre de partie. Il n'y a donc « genre » que là où il a composition *
c'est-à-dire dans l'ordre de l'être fini. Or, à partir du moment où l'on es*"
dans le fini, on a quitté l'« être commun », que sa parfaite communautés
même rend neutre et comme indifférent au fini et à l'infini. En d'autre^e
termes, le concept commun d'être est indifférent à celui de « fini > quL
lui, ne peut pas être indifférent à celui de genre : un concept indifférent
quelque chose à quoi le concept de genre n'est pas indifférent, ne
pas être le concept d'un genre. Tel est précisément le concept d'«être»—
S'il s'applique à l'« être de Dieu », ce n'est plus le concept d'être, maisss-
celui d'« être infini » ; s'il s'applique à l'« être créé », ce n'est plus le concept-
d'être, mais celui d'« être fini », lequel rentre en effet dans le genre ; pour—
s'appliquer en commun à Dieu et à la créature, à l'infini comme au fini,
ce concept doit donc se limiter strictement à « l'être » comme tel, à propos
duquel le problème du genre ne saurait encore se poser1.
Le caractère éminemment scotiste de l'argumentation éclate aux yeux :
ce qui rend impossible que l'être soit un genre, c'est qu'il est susceptible
d'« infinité ». Sans la compatibilité ou, pour mieux dire, l'affinité profonde
des notions d'« infini » et d'« être », on ne voit pas pourquoi l'être ne serait
pas un genre. Mais Dieu est infini. Comme l'esse chez Thomas d'Aquin,
l'infinitas tend chez Duns Scot à dévorer l'essence divine ; elle lui est si
coessentielle et singulièrement propre que nommer l'une est pratiquement

J. Op. Ox., 1, d. 8, q. 3, a. 2, n. 16 ; t. I, p. 603. — Le concept d'èlre, dira plus loin


Duns Scot, « non est de se inflnitus positive, ita quod de se includat inflnitatem... ;
née est de se finitus positive, ita quod de se includat (ïnitatem... sed est de se indifferens
ad (inituin et inflnitum >. Bref, bien que, de soi, notre concept d'être soit Uni, il est
« finitus négative, id est, non ponens inflnitatem «. Op. Ox., l, d. 8, q. 3, a. 3, n. 28 ;
t. I, p. 615.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 239

nommer l'autre. En Dieu, toute réalité essentielle est « formellement »


infinie, et c'est pourquoi, aucune réalité n'y étant en puissance à l'égard
d'une autre, aucune composition n'est en lui possible, pas même celle
de puissance et d'acte, qui est pourtant la moindre de toutes et suffirait à
fonder une composition de genre et d'espèce1. 11 ne reste aucune place
pour le « genre » dans une essence dont la singularité même tient à son
infinité.
La solution proposée par Duns Scot vaut pour l'attribution de l'« être »,
mais résout-elle le problème en ce qui concerne les attributs prédiqués de
l'être divin lui-même? On peut se le demander, et le Docteur Subtil s'est
d'ailleurs posé la question. Concédant que l'être ne se dise pas de Dieu
à titre de genre, accordera-t-on qu'il en va de même d'attributs tels que
« bon », « sage », etc.? Oui, et même, quoi qu'il en semble d'abord, pour
la même raison. Tous les genres étant inclus dans l'être fini, l'être se
divise en fini et infini avant de s'engager dans la division en genres.
Tout ce qui se dit de l'être antérieurement à la première de ses divisions
lui convient ainsi en tant qu'indifférent au fini et à l'infini et donc, par là
même, en tant que « transcendant » et « en dehors de tout genre ». Telle
est précisément la « transcendance » que nous avons reconnue déjà aux
attributs divins. Est « commun » à Dieu et à la créature, tout ce qui
convient à l'être en tant qu'indifférent au fini et à l'infini. Or « bonté »
et « sagesse » sont de cet ordre : en tant qu'elles conviennent à Dieu, elles
sont infinies ; en tant qu'elles conviennent à la créature, elles sont finies ;
elles conviennent donc à l'être antérieurement à sa division en dix
genres ; bref, tous les attributs de cet ordre sont « transcendants »2.
On voit sans doute mieux par là, à quel point la théologie de Duns Scot
implique la « communauté » de l'être. Celle-ci permet à notre intellect,
usant des seuls concepts naturels dont il dispose, d'en trouver un certain
nombre qui, bien qu'aucun d'eux ne soit le concept propre de Dieu,
s'appliquent proprement et directement à lui. La théologie naturelle de
Duns Scot, ne l'oublions pas, a commencé par s'assigner des limites
précises : elle porte sur le sujet « Dieu », saisi sous les espèces de l'objet
« être infini », lui-même atteint au terme d'une métaphysique de l'« être

1. Op. Ox., ibid., p. 604 : t Ista autem compositio A l'art. 17, qui suit immé
diatement, Duns Scot fait observer que, de même que l'être n'est pas un genre, « fini »
et « infini » ne sont pas des différences spécifiques, mais, comme nous l'avons déjà dit,
des « modes intrinsèques » d'une même réalité : loc. cil., t. I, p. 604. Cf. I, d. 8, q. 3,
a. 3, n. 26 ; t. I, p. 613. — Sur l'infinité formelle de tout ce qui se dit de Dieu, loc. cit.,
n. 18, t. I, p. 605.
2. Op. Ox., I, d. 8, q. 3, a. 2, n. 18 ; t. I, p. 605.
240 JEAN DUNS SCOT

commun » ; mais elle a limité pour fonder car, dans ces limites, elle est
la plus résolument positive qui se puisse concevoir1.
En élevant tous les attributs essentiels de Dieu au niveau du transcen
dant, cette théologie s'assure enfin la possibilité de maintenir une plu
ralité de tels attributs sans porter atteinte à la parfaite simplicité de
l'essence divine. De prime abord, il pouvait sembler que l'univocité dût
rendre l'entreprise impossible parce que, pour devenir « commun » à
Dieu et à la créature, un concept devrait d'abord prélever cette part
« commune » sur l'essence de Dieu, qui n'a point de parts, et voici que,
grâce précisément à l'univocité, les attributs se trouvent reculés au delà
du point où leur concept s'appliquerait déterminément à Dieu où à la
créature. La seule communauté qu'ils possèdent n'étant que celle de leur
indifférence primitive, elle n'implique aucun prélèvement de partie opéré
sur une essence à laquelle ils ne se sont pas encore appliqués : la bonté
n'est que bonté, la sagesse n'est que sagesse, et lorqu'il faudra déterminer
ces attributs pour les approprier à Dieu ou à la créature, on ne les traitera
pas comme des genres déterminables du dehors par quelque différence
spécifique, mais comme des entités formelles déterminables du dedans
par leur propre modalité.
Lorsqu'il s'agit de l'essence divine, sa modalité propre est l'infinité, et
puisque certains développements de l'école scotiste imposent le problème
à l'attention de l'historien, à tel point que nous aurons bientôt à nous
interroger sur ce qui peut les expliquer dans l'œuvre de Duns Scot lui-
même, le moment est venu de citer celui de tous ses textes où s'exprime
peut-être le mieux, avec la véhémence abstraite qui le caractérise,
l'intense sentiment de l'unité divine dont il fut animé. Se demandant si

1. Rappelons que l'« univocité • d'un concept tient à sa «communauté », qui tient
elle-même à son imperfection. La possibilité même d'une connaissance positive de
Dieu est donc liée, pro statu isto, à l'imperfection, que l'on dirait ici féconde, du concept
initial d'être. C'est d'ailleurs pourquoi l'existence de concepts communs à Dieu et à
la créature n'implique pas nécessairement qu'il y ait, en Dieu et dans la créature, une
réalité de même « genre «, que désignerait ce concept. Le concept appliqué à Dieu ne
se distingue pas du môme concept, appliqué à la créature, par l'addition d'une diffé
rence spécifique, mais comme le concept d'une même réalité prise sous un mode plus
ou moins parfait : « Respondeo quod quando intelligitur aliqua realitas cum modo
intrinseco suo, ille conceptus non est ita simpliciter simplex quin possit concipi illa
realitas absque modo illo ; sed tune est conceptus imperfectus illius rei. Potest etiam
concipi sub illo modo, et tune est conceptus perfectus illius rei... Requiritur igitur
distinctio inter illud a quo accipitur conceptus communis et illud a quo accipitur
conceptus proprius : non ut distinctio realitatis et realitatis, sed ut distinctio realita lis
et modi proprii et intrinseci ejusdem ; quae distinctio sufîlcit ad babendum perfectum
conceptum vel imperfectum de eodem, quorum imperfectus sit communis et perfectus
sit proprius. Sed conceptus generis et différent kie requirunt distinctionem realitatum,
non tantum ejusdem realitatis perfecte et imperfecte conceptae ». Op. Ox., l, d. 8,
q. 3, a. 3, n. 27 ; t. 1, p. 614.
SIMPLICITÉ DE L'ESSENCE DIVINE 241
l'on ne pourrait pas dire que, dans I'« être infini », l'être est malgré tout
en puissance à l'égard de l'infini, et s'il ne faut pas du moins le concevoir
comme ftoc ens avant de le concevoir comme infinitum, Duns Scot répond :
« Quand quelque être est de soi-même l'être qu'il est, et n'est pas seule
ment capable de recevoir cet être, il a aussi de soi-même toute condition
nécessairement requise pour être ; or, tel que l'être convient à Dieu, c'est-
à-dire par essence, il est l'être infini même et non pas celui à qui il convient
seulement d'être infini ; et c'est pourquoi, étant de soi celui qu'il est, il
est de soi infini, presque comme si l'on devait pour ainsi dire concevoir
l'infinité comme un mode de l'être par essence avant de le concevoir lui-
même comme celui qu'il est. Ainsi donc il ne faut pas se demander com
ment cet être là est infini, comme si la singularité lui appartenait avant
l'infinité ». Bref, conclut Duns Scot, s'il s'agit d'un être qui soit par essence,
et non par participation, c'est de lui-même qu'il est tel par essence, qu'il
est infini et qu'il est cet individu même qu'il est1.
Texte d'une admirable vigueur, mais non sans mystère en raison de la
passion abstraite même qui l'anime, et dont on peut se demander s'il ne
contient pas, avec la profession de foi la plus ferme en l'indestructible
unité de l'essence divine que Duns Scot lui-même nous ait laissée, une
tentation qui devait solliciter plus tard l'esprit de certains de ses disciples.
L'intention qui le guide est parfaitement claire. Il ne veut pas que l'on
conçoive l'essence divine comme recevant pour ainsi dire du dehors deux
déterminations complémentaires, qui seraient la singularité et l'infinité.
Il ne veut particulièrement pas que l'individu Dieu soit conçu comme un
sujet à qui surviendrait, fût-ce éternellement, l'infinité dans l'essence.
Il fait au contraire, non sans un quasi et un aliquo modo, passer l'infinité
avant la singularité, pour rétablir la simplicité de l'essence divine menacée,
non pour remplacer par un autre l'ordre des modalités divines qu'il refuse

1. i Sed saltem quaeres : quare entitas non habet proprium individuum in re quod
ait in potentia ad individuum déterminantes, ut primo intelligatur hoc ens quam
infinitum ? — Respondeo, quod quando aliquid est de se esse, et non tantum capax
illius esse, tune etiam est de se habens quamlibet conditionem necessario requisitam
ad esse : ens autem ut convenit Deo, scilicet ens per essentiam, est ipsum esse inflnitum,
et non aliquid cui tantum convenit ipsum esse ; et ideo ex se est hoc, et ex se inflnitum,
ut quasi per prius intelligatur aliquo modo inflnitas esse modus entitatis per essenliam,
quam ipsum intelligatur hoc esse ; et ideo non oportet quaerere quomodo hoc ens sit
inflnitum, quasi per prius conveniat sibi singularités quam inflnitas. Et ita est univer-
saliter in his quae, possunt esse entia per essentiam, non per participationem ; taie
primo determinatur ex se ut sit talc per essentiam, et ut sit inflnitum taie, et ut sit
hoc de se ». Op. Ox., I, d. 8, q. 3, a. 3, n. 29 ; t. I, p. 616. Ce texte est l'une des origines
les plus sûres des spéculations de François de Mayronnes et d'autres scotistes, qui les
ont conduits à compter et à sérier les modalités de l'essence divine, quitte à ne plus
lui attribuer l'existence qu'en troisième ou quatrième lieu. Cf. L'être el l'essence, Paris,
J. Vrin, 1948, pp. 134-140.
242 JEAN DUNS SCOT

d'accepter1. Si Duns Scot n'admet pas que la « singularité » appartienne à


l'essence divine avant l'infinité, on ne peut, sans forcer son texte, lui faire;
soutenir que l'infinité appartienne à cette essence avant la singularité.
En tout cas, lui-même ne le dit pas et la conclusion même de son texte
implique plutôt le contraire : c'est de soi qu'un tel être est par essence
qu'il est infini et qu'il est cet être même qu'il est. Pourtant, lorsque toui
est dit, il reste que Duns Scot a suggéré de concevoir en Dieu l'infinité
de l'essence avant sa singularité. Si l'on voulait à tout prix imaginer ur
ordre entre les modalités divines, semble-t-il dire à son adversaire, cm
serait plulôi celui-là.
Qui songerait à s'en étonner? Pour une doctrine où l'infinité est la
modalité proprement divine de l'être, on ne voit pas ce qui, dans l'essenc*
de Dieu, pourrait la précéder. Que rien ne précède rien dans cette essenc-
parfaitement simple, c'est assurément ce que pense Duns Scot lui-môme-
mais il n'a pas prévu qu'il aurait des disciples, ni qu'une École Scotist»
naîtrait d'un enseignement aussi personnel que le sien. Lui, qu'on voi"
avancer comme pas à pas au cours de l'Opus Oxoniense, proposer avei
prudence des solutions dont la nouveauté ne lui échappe pas2, s'y confir
mer à mesure qu'il les met à l'épreuve, peser des objections surgies, entre
deux leçons, à l'occasion de son enseignement même3, ce chercheur infa
tigable, dont il semble que les notes de cours soient sous nos yeux, est
devenu la proie d'une postérité pour laquelle il n'écrivait pourtant pas

1. Ce texte nous semble confirmer fortement la position de Hier, de Montefortinc


que nous avons rapportée, en l'approuvant, p. 211.
2. Nous avons noté le fait en ce qui concerne l'univocité de l'Être, que Duns Scol
a d'abord proposée, « non asserendo, quia non consonat opinioni commun!.. . ». Op. Ox.
I, d. 3, q. 'i, a. 4, n. 5 ; t. I, p. 309. 11 en va de même pour la distinction formelle, qu(
Duns Scot introduit d'abord « sine assertione et praejudicio sententiae melioris... •
Op. Ox., I, d. 2, q. 4, a. 5, n. 41 ; t. I, p. 279. Tenons compte de ce qu'il peut y avoii
de convenu dans ces clauses de style ; on citerait néanmoins dilïicilement des scolisteî
qui n'aient pas osé « affirmer » la distinction formelle et l'univocité. Duns Scot lui-
même semble d'ailleurs avoir de plus en plus fermement admis ces thèses à mesure qu'il
les défendait et il est naturel que son école les ait si résolument défendues, mais la
nuance que nous signalons reste un fait.
3. Il semble, par exemple, qu'en reprenant le problème de l'univocité (Op. Ox.,
1, d. 8, q. 3, a. 1, n. 2 ; t. I, p. 590), Duns Scot tienne compte d'objections nouvelles
(• ad hoc ponuntur quaedam rationes prius non tactae «, p. 590). Sans doute, il peul
avoir imaginé lui-mèrne ces objections, mais on ne peut lire cette que>tion en « profes
seur » sans penser que Duns Scot a été enchanté de saisir l'occasion qui s'offrait à lui
de reprendre d'ensemble le problème de l'univocité, dont il avait longuement traite
dans la dis. III, q. 3. Pour résoudre le nouveau problème qui offre l'occasion de cette
reprise (Utrum cum simplicilate diuina slel quod aliquis sil conceptus communis unirocus
Deo el crcalurae), il eût sulll de répondre à la troisième des quatre nouvelles objections
soulevées ici contre l'univocité (p. 590 : Item ierlio sic...}. Tout ceci sous réserve de cf
que nous apprendrait sur ce texte une édition critique, car, après tout, une impressior
irrésistible n'est encore qu'une impression.
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS 243

parce qu'il ne l'avait pas prévue. Les esprits de haute qualité n'ont certes
pas manqué parmi ceux qui se sont réclamés de sa doctrine, seulement,
comme il est de règle dans toutes les écoles, c'est la doctrine même du
Maître que ses disciples ont pris pour objet d'étude et non plus les pro
blèmes que cette doctrine avait tenté de résoudre. Dès lors, on a pensé
sur de la pensée au lieu de penser sur le rapport de cette pensée au réel,
telle solution proposée par le Maître est devenue problème à son tour et
certaines furent interminablement discutées pour elles-mêmes, dans un
oubli quasi total des problèmes dont elles étaient les solutions. Pour l'his
torien, qui prophétise à coup sûr dans le passé, prouver que l'école devait
sortir de la doctrine est une tentation presque invincible ; du moins le
pouvait-elle, puisqu'elle en est sortie, et ce n'est pas excéder les limites de
l'histoire que de le faire observer.

III. LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS

Comment l'École Scotiste a pu sortir de Duns Scot, on ne le voit peut-


être nulle part mieux qu'en abordant le problème, longtemps différé
mais finalement inévitable, du fondement possible de la distinction des
attributs divins. Accordons au Docteur Subtil qu'on puisse attribuer
univoquement l'être à Dieu sans mettre en péril la simplicité de l'essence
divine ; accordons-lui pareillement, comme d'ailleurs ses principes
l'exigent, que tout attribut essentiel soit transcendant à l'ordre du genre
et par conséquent à celui de l'être fini ; il restera pourtant à se demander
comment ces attributs essentiels peuvent être distincts les uns des autres
et trouver néanmoins un fondement de leur distinction dans l'essence
parfaitement simple dont ils se prédiquent. Le problème se pose avec une
urgence qu'il n'avait pas dans la doctrine de Thomas d'Aquin. Là, il était
impossible que rien fût univoquement prédiqué de Dieu et des créatures,
et, le seul modus cornmunitatis admis entre le créateur et la créature
étant celui de l'analogie1, il suffisait, pour fonder la distinction des attri
buts divins, d'admettre qu'ils signifient le premier principe même des
choses « en tant que préexiste en lui », sous un mode trop éminent pour
que nous puissions le concevoir ou l'exprimer, ce que chacun d'eux signifie2.
Le problème de leur unité en Dieu se noie dans le vague môme de la
connaissance que nous en avons. Ici, dans le scotisme, il se pose au con
traire avec une précision rigoureuse. Du fait même qu'il est un transcen-

!..THOMAS D'AQUIN, Somma theologica, I, 13, 5, Resp.


2. THOMAS D'AQUIN, Summa Iheologica, I, 13, 2, Resp.
244 JEAN DUNS SCOT

dantal, chaque attribut désigne une « quiddité » distincte dont la « raison


formelle » est concevable à part ; d'autre part. Duns Scot enseigne que
chaque attribut se prédique univoquement et positivement de l'essence
divine même ; il faut donc bien admettre que les raisons formelles des
attributs distincts soient distinctement présentes dans cette essence.
En d'autres termes, il ne suffît plus d'admettre, avec Thomas d'Aquin,
que la distinction des attributs ait un fundamentum in re dans l'éminente
perfection de l'être divin, il faut admettre que chaque attribut distinct
trouve ce fondement réel dans une raison formelle distincte au sein de
l'essence même de Dieu. Comment alors sauver la simplicité de cette
essence, c'est désormais la question.
La notion de « distinction formelle », en quoi tiendra toute la réponse,
apparaît une première fois, sine assertione et praejudicio sententiae melioris.
pour expliquer que J'essence divine, qui est une, ne soit pas « plurifiée »
par la trinité des personnes. En vue de résoudre ce problème purement
théologique, Duns Scot propose d'admettre une distinction entre ïessenlia
et les trois supposita, ou, plus exactement, entre la raison formelle de
l'essence divine et celles de chacun des trois « suppôts » en question. Pour
que la distinction envisagée puisse rendre le service qu'on attend d'elle,
il faut qu'entre « la raison par laquelle le suppôt est formellement incom
municable, et la raison de l'essence en tant qu'essence, il y ait quelque
distinction qui précède tout acte de l'intellect créé et incréé »x. La formule
est de tout point remarquable, mais particulièrement la clause qui la
termine. Il n'y a distinction formelle, que si elle peut être conçue comme
praecedens omnem aclum intelleclus creati el increali. Assurément, il ne
s'agit pas ici d'une précédence chronologique, mais Duns Scot veut dire
que le formellement distinct n'est pas tel en vertu d'un acte de connaître
qui le poserait à part du reste ; il est de soi distinct, il n'a donc pas à être
distingué par la pensée afin de le devenir.
1. Op. Ox,, I, d. 2, q. 4, a. 5, n. 41 ; t. I, p. 279. L'école scotiste distinguera, avec
Fr. DE MAYRONNES (In J Sent., dist. 8, q. 1) quatre degrés de distinction réelle, qui sont,
du plus fort au plus faible : distinctio essentialis, entre deux essences actuellement
existantes (p. ex., Dieu et les créatures) ; distinctio realis, entre deux choses séparables
(p. ex. la cause et l'effet, un mur et sa couleur) ; dislinctio formalis, entre deux objets
dont les concepts quidditatifs sont différents ; distinclio modalis, entre la quiddité el
son mode ou degré (par ex. la sagesse finie et la sagesse infinie). Cl. FRASSEN (Scolux
Academicus, 1. 1, p. 184) fait observer que la distinction formelle « inter duas formalitatcs
seu conceptus objectives seorsim conceptibiles », est moindre que la distinction réelle
entre êtres qui peuvent exister à part, et plus grande que la distinction modale :
« modus enim non variât rationem formalem rei, sed eam auget vel minuit intra
eamdern rationem formalem ». Il conclut donc (p. 199), d'accord avec Duns Scot :
« divina attributa invicem distinguuntur formaliter, et actu ex natura rei, et seclusa
intellectus consideratione ». Il s'agit donc bien d'un genre de distinction autre que
nominale, mais où l'existence distincte n'est pas impliquée.
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS 245

Le problème à propos duquel Duns Scot introduit d'abord cette distinc


tion ne relève pas de la philosophie, mais elle ne changera pas de nature
en s'étendant au domaine de la métaphysique, dont il est d'ailleurs clair
qu'elle provient1. En quoi consiste-t-elle ? Considérons un objet formel
quelconque, le concept « homme » par exemple. On peut le concevoir de
deux manières différentes du point de vue grammatical : homo, hominis;
il y a donc là une première distinction dans l'intellect, en tant que l'on
conçoit comme distinctes deux formes grammaticales d'un même nom.
Si le logicien conçoit la même distinction, elle prendra pour lui la forme
homo-humanilas, mais ce sera toujours une distinction entre deux manières
de concevoir le même objet. La distinction formelle est plus accusée que les
précédentes, car elle n'existe dans l'entendement que lorsqu'il distingue,
par deux actes, « deux objets formels ». Il se peut que deux êtres distincts
correspondent à ces deux actes, comme c'est le cas lorsque je conçois
« homme » et « âne »2, mais on va voir que ce n'est pas nécessaire, la
présence de deux raisons formelles distinctes dans un même sujet suffisant
à fonder cette distinction.
Quoi qu'il en soit de ce dernier point, il est clair que la distinction
formelle se fonde sur celle des objets formels, et, puisqu'elle « précède
tout acte de l'intellect », elle ne peut être qu'une distinction « réelle ».
Elle l'est, en effet, mais c'est la plus petite des distinctions de ce genre :
minima in suo ordine, id est inter omnes quae praecedunt intellectionem3 .
A vrai dire, Duns Scot ne trouve aucun type de distinction reçue dont le
nom s'applique exactement à celle qu'il veut ici définir. On peut la
nommer une distinction réelle, mais ce n'est pas une distinction réelle
proprement dite, car celle-ci suppose d'ordinaire qu'un au moins de ses
termes désigne un être actuellement existant à part de ce que désigne
l'autre. On peut l'appeler une distinction de raison, pourvu que ratio
désigne ici la quiddité même de la chose, auquel cas c'est plutôt d'une
distinction de « raisons » qu'il s'agit. C'est pourquoi, reprenant le problème
à la base, Duns Scot préfère partir d'une classification générale des degrés
d'unité, dans l'espoir qu'une exacte détermination de l'unité qui fonde

1. Notons pourtant que le problème théologique de la Trinité et le problème philo


sophique de la distinction formelle sont imbriqués l'un dans l'autre, car la distinction
des deux modes • intellect » et « volonté » est à la base de la distinction des « émanations
de personnes », le Fils étant conçu dans l'intellect et le Saint-Esprit dans la volonté.
Sans une distinction interne de l'intellect et de la volonté de Dieu, les modes d'émana
tion des personnes divines ne pourraient eux-mêmes se distinguer. Voir Op. Ox., \,
d. 8, q. 4, a. 1, n. 7 ; t. I, p. 624 : « Item tertio sic... ». Cf. n. 8, p. 625 : « Item contra
minorern... », et a. 2, n. 10, t. I, p. 627 : « Primo per tertiam... ».
2. Op. Ox., I, d. 2, q. 4, a. 5, n. 42 ; t. I, p. 280.
3. Loe. cil., n. 43, p. 282.
246 JEAN DUNS SCOT

l'identité formelle comme telle, lui permettra de mesurer la différence qui


naît du manque de cette unité.
Le premier et plus bas degré d'unité est celle de l'« ensemble », par
exemple celle d'objets mis en tas et simplement rassemblés (unitas aggre-
gaiionis). Au-dessus vient l'unité d'ordre (unilas ordinis). Elle suppose
que le rassemblement n'est pas une juxtaposition pure et simple, mais
que chacune des parties y occupe une place justifiable en vertu d'un
certain principe. Au-dessus encore vient l'unité par accident (unilas per
accidens). Il ne s'agit plus simplement alors d'un rapport d'ordre, mais
de l'unité d'un déterminé et de la forme qui le détermine. Si cette forme
est accidentelle, on obtient l'unité par accident dont nous parlons ; si
cette forme est substantielle, on obtient l'unité, supérieure à la précédente,
qui naît des principes essentiels d'un être : c'est l'unité par soi (unilas
per se). Au-dessus encore de cette dernière, c'est-à-dire au delà de l'unité
de composition comme de l'unité d'ordre, vient celle du simple (unilas
simplicilalis). C'est d'une véritable identité qu'il s'agit alors, car, à
l'intérieur du simple, n'importe quoi est la même chose que n'importe
quoi. On pourrait croire avoir atteint par là le terme de cette hiérarchie,
mais il n'en est rien. Encore au delà de toutes ces unités, ajoute
Duns Scot, se trouve l'« identité formelle », où l'identique inclut l'identique
dans sa raison formelle même, c'est-à-dire immédiatement par soi1. Il
suffit de renverser cette définition de l'identité formelle pour obtenir celle
de la distinction formelle, car où la première manque, on a la deuxième :
est formellement distinct de quelque chose, ce qui ne lui est pas « identique
par inclusion dans sa raison formelle ». Il y a donc bien « distinction
formelle » ou, comme préfère parfois s'exprimer Duns Scot, « non identité
formelle », partout où se rencontrent deux quiddités dont les raisons
formelles sont irréductibles l'une à l'autre. Notre problème est dès lors
de savoir, si l'on peut concilier avec la simplicité de Dieu une distinction
formelle ainsi entendue.
Duns Scot n'éprouve aucun doute quant à l'existence en Dieu de perfec
tions essentielles formellement distinctes. Disons plus, il n'arrive même pas
à se convaincre que ceux qui soutiennent le contraire, le pensent réelle

1. « In quinto (se. gradu) est unitas simplicitatis, quae est vere identitas ; quidquid
enirn est ibi est realiter idem cuilibet, et non tantum est unum illi unitate unionis,
sicut in aliis modis. Ha adhuc ultra omnes est identitas formalis. Voco aulem identi-
tatem formalem, ubi illud quod dicitur sic idem, includit illud oui sic est idem in
ratione sua formali et per consequens per se primo modo ». Op. Ox., /oc. cil., n. 44,
p. 283. Duns Scot précise plus loin par un exemple, que l'« identité réelle » n'entraîne
pas toujours et nécessairement l'« identité formelle », n. 45, p. 284. Justement, elle
ne l'implique pas en Dieu.
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS 247

ment. Certains d'entre eux enseignent bien que les relations entre attributs
divins ne sont rien de plus que des distinctions de raison. Pourtant, observe
avec humour Duns Scot, « à quoi bon remplir tant de cahiers à déduire
les attributs les uns des autres, si leurs relations se réduisent à de simples
distinctions de raison? S'il en était ainsi, Dieu devrait être aussi parfaite
ment connu, quant à toute connaissance réelle ou tout concept réel qu'on
peut en avoir, qu'on ne le connaisse que sous un seul de ses attributs ou
qu'on le connaisse sous tous ses attributs, car connaître plus de relations
de raison, touchant un sujet quelconque, ne rend pas plus parfaite la
connaissance réelle qu'on en a s1. Quelque portée philosophique qu'on lui
accorde, la valeur psychologique de la boutade n'est pas négligeable.
On dit parfois que certains, qui sont thomistes lorsqu'ils enseignent,
sont molinistes lorsqu'ils prêchent ; il est en tout cas certain aux yeux de
Duns Scot que ceux qui enseignent que les attributs divins sont analogues,
les imaginent comme univoques.
Duns Scot lui-même a ici le mérite d'imaginer comme il pense. Il refuse
absolument d'admettre, qu'il n'y ait entre les attributs divins d'autre
distinction que celle qui tiendrait à nos différentes manières de concevoir
un même objet formel. Les perfections essentielles de Dieu ne sont pas
simplement la même essence divine conçue par nous selon des modes
différents. Disons plus, elles ne se distinguent pas seulement à titre d'objets
formels distincte dans nolre entendement, car s'il en était ainsi, le fait que
nous distinguons les attributs de Dieu dans notre pensée ne les empêcherait
pas de se confondre réellement en lui et d'y être interchangeables ou
formellement identiques. Ils seraient, ce que l'on nie pourtant qu'ils
soient, synonymes2. On doit donc affirmer davantage. Dieu est l'être
absolument parfait, sans quoi il ne serait pas l'être tel qu'on n'en peut
concevoir de plus grand. Si Dieu est absolument parfait, il possède toutes

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 3, n. 19 ; t. I, p. 634.


2. Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 2, n. 14 ; t. I, p. 631 ; notamment « et tune ultra, cum
nulla sit distinctio in re, sive secundum opinionem, sive secundum expositionem
opinantium, sequitur quod bonitas et veritas sint formaliter synonyma, quod ipsi
negant, ... ». Il n'est pas impossible que Duns Scot vise ici Thomas d'Aquin, Summa
Iheologica, I, 13, 4, Resp. — L'argument principal de Duns Scot semble plutôt théolo
gique : Dieu se connaît intuitivement ; or l'intuition intellectuelle ne perçoit dans son
objet aucune distinction, à moins qu'elle n'y existe ; il faut donc admettre que Dieu
lui-même ne se connaisse aucun attribut, ou, s'il s'en connaît, qu'ils soient réellement
en lui : Op. Ox., loc. cil., n. 15 ; t. I, p. 631, à quoi renvoie Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 3,
n. 17, t. I, p. 633. L'homme n'ayant, pro slatu isto, aucune connaissance intuitive,
l'argument ne saurait être tenu pour philosophiquement valable ; à moins, bien entendu,
qu'on ne tienne pour philosophiquement démontrable que Dieu a la connaissance
intellectuelle intuitive de ses attributs, saisis sous leurs raisons formelles propres, ce
que Duns Scot ne refuserait peut-être pas de soutenir.
248 JEAN DUNS SCOT

les perfections et elles sont en lui infinies ; or, pour qu'elles y soient, il
ne faut pas qu'elles soient en lui seulement comme objets de connaissance,
mais comme des objets existants. A moins donc de supposer, ce qui serait
absurde, qu'il existe réellement dans la créature imparfaite des perfections
qui n'existeraient qu'idéalement dans l'être suprêmement parfait, il
faut admettre que tout ce qui est perfection finie dans la créature est
perfection infinie en Dieu1. Entendons par là que ces perfections y sont
réellement en elles-mêmes, car toute autre manière d'entendre qu'elles
y soient revient pratiquement à dire qu'elles n'y sont pas. Si la sagesse
est en Dieu, elle y est comme sagesse ; si la bonté est en Dieu, elle y est
comme bonté ; or la sagesse réelle n'est pas « formellement » la bonté
réelle ; il faut donc admettre que sagesse, bonté et tous les autres attributs
essentiels, puisqu'ils sont en Dieu, y soient de la seule manière dont ils
y puissent être, c'est-à-dire comme formellement distincts.
On objectera peut-être à cela que, puisque tout ce qui est en Dieu est
infini, et que les attributs divins le sont, tous se confondent pareillement
en un seul, qui est l'infinité même. Ce serait oublier que l'infinité n'est pas
à proprement parler un attribut de Dieu, mais le mode propre de l'essence
divine. Ce qu'entraîné l'infinité de l'essence, c'est que tout ce qui appar
tient à cette essence soit l'infini. La sagesse de Dieu est donc l'infini, la
bonté de Dieu est pareillement l'infini, et l'une comme l'autre l'est en
vertu de l'infinité de l'essence divine même. Il ne suit pourtant pas de là
que la sagesse infinie soit « formellement » la bonté infinie. Comme le dit
fort clairement Duns Scot : « L'infinité ne détruit pas la raison formelle
de ce à quoi on l'ajoute, car en quelque degré que l'on considère une
perfection, pourvu que ce soit un degré de cette perfection même, la
raison formelle de cette perfection n'est pas ôtée par ce degré »*. En
d'autres termes, l'infinité n'est de la raison formelle d'aucun attribut
comme tel. Si elle l'était, elle serait incluse dans la définition de chacun
d'eux et il n'y aurait alors de sagesse ou de bonté qu'infinies, ce qui est
manifestement faux. Le fait qu'une sagesse, comme celle de Dieu, soit
infinie, ne saurait donc faire que l'infinité soit incluse dans la raison
formelle de la sagesse. La « non-identité formelle » de la sagesse, de la
bonté et des autres attributs subsiste donc intacte, dans l'essence divine
même, en dépit de leur infinité3.
Reste le point le plus délicat : comment cette distinction ou, si l'on

1. Op. Ox., l, d. 8, q. 4, a. 2, n. 13 ; t. I, p. 030.


2. Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 3, n. 17 ; t. 1, p. 633.
3. toc. ci/., n. 18 ; t. I, pp. 633-634.
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS 249

préfère, cette « non-identité » formelle, est-elle compatible avec la simpli


cité divine? Au moment où Duns Scot se pose le problème à propos des
attributs divins, il l'a déjà résolu à propos des « propriétés » du Père,
en étudiant le dogme de la Trinité. Le fait qu'il se retranche ici derrière
cette démonstration antérieure, dont nul ne doutera qu'elle relève de la
théologie, montre bien à quel point la même méthode vaut pour lui
dans les deux domaines. Notons donc d'abord que, si nous exposions ici
pour elle-même la théologie de Duns Scot, nous dirions simplement que
la compatibilité de la simplicité divine avec la distinction formelle des
deux « propriétés » du Père, l'« innascibilité » et la « paternité », garantit,
a fortiori, la compatibilité de la simplicité de l'essence divine avec la
distinction formelle de ses attributs1. Il nous faut pourtant chercher si
Duns Scot ne nous ouvre aucune voie directe vers la solution de notre
problème.
On en trouve une, semble-t-il, si l'on pose la même question sous cette
forme à peine différente : comment se fait-il que les attributs de Dieu
soient « formellement » distincts, s'ils sont « réellement » identiques en
vertu de l'absolue simplicité de Dieu ? Duns Scot développe sa réponse à
cette question, en éliminant l'objection redoutable que l'on pouvait tirer
d'un texte célèbre d'Augustin : « La sagesse et la justice sont deux qualités
dans la créature, mais non en Dieu, car celle qui est en lui la justice même,
y est aussi la bonté »2. Tel est bien en effet l'« argument principal » qu'il
lui faut éliminer, et c'en est un de poids, moins en raison de l'autorité
d'Augustin que pour ce qu'il contient de vérité assurée et expréssement
enseignée par Duns Scot lui-même : tout ce qui est en Dieu est identi
quement un seul et même être, l'être de Dieu.
La solution proposée par le Docteur Subtil peut être comptée parmi les
plus profondes et les plus originales de ce puissant esprit. Il ne pouvait
d'ailleurs ici que créer, ou reculer devant un problème que sa propre
métaphysique de l'être rendait à la fois inévitable et, semblait-il, insoluble.
Deux vérités apparemment contradictoires, mais l'une et l'autre certaines,
exigeaient ici d'être accordées, car il était également certain, aux yeux
de Duns Scot, que prédiquer quoi que ce soit de Dieu fût prédiquer l'iden
tique de l'identique, et que prédiquer de Dieu deux attributs essentiels
quelconques fût lui attribuer deux quiddités formellement distinctes.

1. Loc. cit., n. 21 ; t. I, p. 636. Nous disons, a fortiori, parce que, comme on va voir,
l'infinité des perfections divines (qui n'appartient pas formaliler aux propriétés du
l'Are) assure leur compatibilité avec la simplicité de l'essence de Dieu.
2. Augustin, De Trinilaic, XV, 5 ; P. L., t. 42, col. 1061-1062, cité par Duns Scot,
Op. Oa., I, d. 8, q. 4, a. 1, n. 1 ; 1. 1, p. 618.
250 JEAN DUNS SCOT

Comment l'une et l'autre thèse, dont la vérité propre ne fait aucun doute
pouvaient-elles être vraies à la fois?
C'est que, pense Duns Scot, notre entendement ne dispose que d'uni
seule logique, celle de l'identité formelle. Logique d'être créé qui convien
pour parler d'êtres créés. L'identité formelle est la seule que nous con
naissions, et nous ne pouvons en connaître d'autre, parce que nous n
connaissons que des êtres finis, dont l'identité est en effet liée h cell
de leur raison formelle propre. Or, comme on va le voir, il n'en est pa
de même en Dieu. On n'a jamais entendu parler, dans l'ordre des créature;
de deux logiques de la prédication, l'une qui serait vraie dans l'ordre forme
(alia formaliter vera) et l'autre qui serait vraie « par identité » (et alla pi
identitatem). Ce que nous avons à montrer, c'est que, dans les chose
divines (in divinis), il peut y avoir une prédication qui soit vraie « pa
identité » et qui pourtant ne soit pas une prédication formelle.
« La raison de cette différence est, à mon avis, celle-ci... ». Cet ut put
semble bien avertir que le Docteur Subtil s'engage ici sur une terrain vierg
et que lui-même n'a pas encore complètement exploré. Quoi qu'il en eoil
voici cette raison. Concevons un abstrait quelconque. Pris au degré ultim
de l'abstraction1, il est conçu comme une quiddité, sans relation à que
que ce soit d'autre que ce qu'inclut sa propre raison formelle de quiddit*
Rappelons-nous l'adage : humanitas est humanilas tantum. Dans un mond
métaphysique où régnent les essences ainsi comprises, la pensée se heurt
inévitablement au problème de leurs relations. Séparées les unes de
autres par leur pureté même, elles sont incapables de communiquer 01
plutôt, le fait qu'elles soient elles-mêmes, et rien d'autre, leur interdit d
le faire. C'est ce que Duns Scot a admirablement vu et dit : « Si l'on conçoi
de cette manière les termes (des propositions), il n'y aura jamais de rérit
dans leur union, à moins précisément que la quiddité de l'un des deu
termes soit la même que la quiddité de l'autre terme. Or cela n'arriv
pas dans les créatures, car lorsqu'on y abstrait les réalités, qui sont dar
un même sujet, par exemple celles du genre et de la différence, et si on It
considère en toute précision, chacune d'elles est finie et aucune des deu
n'est parfaitement identique à l'autre. Elles ne se trouvent présentemer
être identiques entre elles, qu'en raison de la présence d'un troisième terni
auquel elles sont identiques. C'est même pourquoi, abstraction faite c
ce troisième terme, il ne reste aucune raison de les tenir pour identique
et la cause de la vérité de la proposition, qui unit ces deux termes, dii
paraît »,

1. Pour le sens d"« abstractio ultima >, ou « ultirnata >, voir plus haut, p. 110, a.
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINS 251

Autrement dit, de telles essences, prises sous leur raison formelle


abstraite de quiddités pures, ne sauraient communiquer directement à
cause du caractère « fini » de chacune d'elles. Dans un être fini, l'essence a
pour unique fonction de délimiter la quantité de perfection d'être qui le
spécifie comme tel. C'est pour cela, disions-nous, que tout être fini est
composé d'acte et de privation, la raison formelle qui le fait être ce qu'il
est lui interdisant du même coup d'être autre chose. On peut le vérifier
ici, car il est clair que si toute définition se fait par le genre et la différence,
c'est précisément parce que le genre n'est pas la différence, et inversement.
Il est vrai que l'homme est un animal raisonnable, mais l'« animalité »
n'est pas la « rationalité ». Lorsqu'on pousse jusqu'au bout l'abstraction
formelle, on aboutit à des termes qui ne sont plus vraiment identiques et
dont l'un ne peut plus être prédiqué de l'autre. On ne peut encore le faire,
que si ces deux termes sont tenus pour identiques entre eux comme iden
tiques à un troisième dont on les abstrail. Dans l'exemple choisi, on les
abstrait du terme « homme », et il faut bien les en abstraire pour obtenir
des quiddités formelles ultimes, mais l'abstraction même qui les libère à
l'état pur supprime la cause de la vérité affirmative qui les unit1.
La nature finie du créé rend donc inévitable que toute prédication vraie,
relative aux créatures, le soit simultanément dans l'ordre « formel » et dans
celui de l'identité. Il en va tout autrement en Dieu, parce que l'essence
divine est infinie et que tout ce qui participe à cette essence, participe à
son infinité. Le rôle de lien des essences que jouait l'esse dans le thomisme,
va donc être une fois de plus tenu dans le scotisme, au niveau de l'essence
divine, par l'« infinité ». Notons d'ailleurs que Duns Scot ne contredit ici en
rien ce qu'il enseigne ailleurs touchant le caractère purement « modal » de
l'infinité. Au contraire, c'est ce caractère même qui permet à l'infinité de
dénouer une situation métaphysique dont on peut bien dire qu'elle serait
autrement sans issue. Parce qu'elle est une modalité de l'« être », l'infinité
peut être commune à des raisons formelles quidditativement irréductibles
et leur conférer l'identité dans l'être sans supprimer leur distinction dans la
formalité. C'est pourquoi l'usage simultané de deux logiques serait ici
nécessaire, l'une où la prédication d'identité serait vraie de l'être, tandis que
l'autre attribuerait en toute vérité à cet être, comme « formellement »
distinctes, des quiddités dont on sait par ailleurs qu'elles sont « ontologi-
quement» identiques.
Prenons un exemple. Si l'on abstrait, dans le créé, sagesse et bonté, on
obtient deux essences ultimes, dont aucune ne peut communiquer avec

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 3, n. 25 ; t. I, p. 639.


252 JEAN DUNS SCOT

aucune autre parce que, chacune d'elles étant ontologiquement finie, elle
ne peut être rien d'autre que ce que sa raison formelle lui impose d'être.
Si l'on abstrait sagesse et bonté en Dieu, la situation est toute différente.
En effet, « abstraction faite de tout ce qui est étranger à la raison formelle^
de chacune d'elles, chacune de ces quiddités, prise précisément commer
telle, demeure formellement infinie ». Elle l'est à titre d'être et en vertu de
l'infinité même de l'essence divine, si bien que, « l'infinité étant la raison
de l'identité des deux termes, leur identité persiste en dépit de leur état
d'abstraction totale, car ils n'étaient pas précisément identiques à cause
de leur identité à un troisième terme dont on les eût abstraits, mais à
cause de l'infinité formelle de l'un et l'autre »*. Ainsi, il reste vrai de dire,
avec saint Augustin, que la sagesse de Dieu « est » sa justice, mais il est
non moins vrai de dire, avec Duns Scot, que « ce qu'est » la sagesse de Dieu
n'est pas ce qu'est sa justice, car la justice de Dieu n'est pas formellement
identique à sa sagesse, mais, puisque justice et sagesse sont infinies,
chacune d'elles « est » identiquement ce qu'est l'autre. En vertu de cette
conclusion antérieurement acquise, que deux êtres infinis sont incompos-
sibles, l'infinité de l'essence assure la simplicité réelle de l'être divin dans
la distinction formelle des attributs.
Duns Scot n'a donc pas voulu se contenter d'une distinction des
attributs divins fondés sur la connaissance que Dieu a de soi comme
diversement « imitable » par les créatures2. Les quiddités sont dans les
créatures, et puisque tout ce qu'il y a de perfection dans la créature est
d'abord en Dieu, ces quiddités sont d'abord en Dieu. Ce qui retient
plusieurs de l'admettre, c'est qu'ils ne parviennent pas à distinguer la
« raison formelle » du « mode de l'essence ». Ils ne voient pas que, de soi,
la perfection d'être que définit une raison formelle, n'est ni finie, ni infinie,
mais finie dans une essence finie et infinie dans une essence infinie. Il est
donc vrai que, dans un être fini, la quiddité limite l'être en même temps
qu'elle le spécifie, mais écartons de cette quiddité une limitation qui n'est

1. Op. Ox., toc. cit., n. 26 ; t. I, p. 639. Cf. « bonitas et magnitude et caetera tiujus-
raodi sunt eadem quasi identitate mutua, quia utrumque est formaliter inflnitum,
propter quam inflnitatem utrumque est idem alteri • ; /oc. cit., n. 23, p. 638 ; et encore,
n. 6, p. 624 : « quodlibet attributum continet essentiam divinam secundum omnem
ralionem perfectionis idealis, .... quia ratio idealis correspondet perfection! creaturae,
in quantum ea perflcitur in esse quidditativo, et per consequens sub ratione illa qua
essentia est limitala. Unde et secundum diverses gradus limitationis distinguuntur,
non antem in quantum i ta e>senlia <st peif, <ia inij li>ilir, qua : le corre^i ondet
omnibus unum attributum in Deo, ut bonitas aut perfectio simplicilor ».
2. Cf. THOMAS D'AQUIN, Summa Iheologica, I, 15, 2. Resp. : • Sic igitur inquantum
Deus cognoscit suam essentiam ut sic imitabilem a tali créature, cognoscit eam ul
propriam rationem et ideam hujus creaturae ».
LA DISTINCTION DES ATTRIBUTS DIVINE 253

pas incluse dans son essence, que reste-t-il ? Une certaine « perfection »
d'être. Portons cette perfection, en tant même que perfection, à l'infini :
elle contient, à titre de « perfection infinie », toute perfection possible.
Tels sont précisément les attributs divins, dont chacun, en raison de son
infinité même, contient l'essence divine tout entière avec toutes les raisons
formelles auxquelles la sienne propre n'est pas identique1. La simplicité
parfaite de l'essence divine est donc, non seulement sauve, mais plus
fortement confirmée que jamais. On ne voit pas qu'à aucun moment elle
soit mise en péril dans la pensée de Duns Scot lui-même. Qu'elle l'ait été
plus tard, dans la doctrine de certains formalizantes qui se réclamaient
de ses principes, c'est possible ; si cela s'est produit, que la chose ait pu
se produire en raison de la nature de ces mêmes principes, c'est au moins
vraisemblable, mais toute doctrine étant un équilibre, elle implique une
possibilité de rupture d'équilibre. Savoir à qui incombe la responsabilité
de telles ruptures, excède sans doute la compétence de l'histoire ; tout ce
que peut faire ici l'historien comme tel, c'est de marquer le point où, dans
une doctrine, la rupture pouvait se produire et attendre qu'elle se soit
produite avant de la commenter.
Il n'y en a pas trace dans l'œuvre de Duns Scot lui-même, pour une
raison qui suggère peut-être la seule manière de l'éviter. Sa pensée est
autre que celle de Thomas d'Aquin. Plus proche d'Anselme et d'Augustin,
il situe dans l'essentia le coeur de la réalité, mais il doit, lui aussi,
expliquer la coexistence des essences dans l'unité de l'être divin, et
puisqu'il ne peut le faire en identifiant l'essentia de Dieu à son esse, il le
fait par une dialectique de l'infinité. La distinction formelle des essences
n'empêche pas la parfaite unité ontologique de l'infini. Tout ce qui est
de soi formellement distinct, et le reste, y devient pourtant un en vertu
de l'infinité d'être qui lui est commune. Comment en serait-il autrement?
Une métaphysique des essences ne peut chercher ses solutions que dans
l'essence elle-même. Duns Scot trouve celle de son problème dans la
modalité proprement divine de l'être premier, qui est l'infinité. La double
prédication d'identité qui en résulte exige un effort d'abstraction vraiment
suprême, car on ne peut la pratiquer sans attribuer identiquement le
même « être » à tout ce qui est de l'essence divine, tout en n'attribuant
aux déterminations de cette essence, prises une à une, que leur essence
ou quiddité particulière. En d'autres termes, alors que la limitation de
l'être fini n'autorise à lui attribuer par mode d'identité que ce qu'inclut
8on essence, la distinction formelle des attributs de Dieu ne détermine en

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 4, a. 1, n. 6 ; t. I, pp. 623-624.


254 JEAN DUNS SCOT

lui aucune limitation d'être. C'est pourquoi la distinction formellemen


réelle des attributs n'y porte aucun préjudice à leur identité ontologique
tout ce qui est Dieu étant aussi infiniment « être » que lui.
Si l'on perd tant soit peu de vue que l'objet de notre théologie est Ver
infinitum, toutes les modalités ou formalités de l'être divin perdent 1
lien qui les unit dans la simplicité de l'essence divine. C'est alors que l'o
commence à les séparer, pour les hiérarchiser et parfois même les compte
Duns Scot lui-même s'oriente fermement en une direction inverse. Il fai
docilement le suivre si l'on ne veut pas que l'unité de sa doctrine éclate e
fragments que rien ne permettra plus de rassembler.

IV. — L'IMMUTABILITÉ DIVINE

Bien que l'infinité de Dieu soit, aux yeux de Duns Scot, la marque pi
excellence de l'essence divine, son immutabilité ne doit pas être négligé
d'abord parce qu'elle était l'essence même de Dieu selon saint Augustù
ensuite parce qu'il importe de l'établir pour s'assurer de cette conséquenc
importante que Dieu seul est immuable. Cette entreprise ne recèle aucui
difficulté exceptionnelle pour Duns Scot lui-même, mais elle en résen
d'assez épineuses à qui veut en écrire l'histoire, parce qu'elle intéress
une fois de plus le rapport des philosophes au théologien.
Pierre Lombard, suivant la voie d'Augustin, avait parlé de l'immuti
bilité de Dieu avant de parler de sa simplicité. Duns Scot fait le contrair
parce que l'immutabilité lui semble se déduire de la simplicité divii
plutôt qu'inversement. Bien que le nom en soit négatif, il s'agit ici d'ur
perfection éminemment positive, comme on le voit d'ailleurs à la pre^
que Duns Scot en propose. Il est établi déjà que Dieu est infini et, en vert
de son infinité même, qu'il est simple. Étant simple, Dieu ne peut recevo
aucune forme nouvelle qui s'ajouterait à son essence, ce qui équivaut
dire qu'il ne peut subir aucun changement dans l'ordre de la causalil
formelle. A plus forte raison ne peut-il en subir aucun dans celui de 1
détermination accidentelle ; bref, Dieu ne peut d'aucune manière deven
autre que ce qu'il est. On voit combien cette absence de mutabilité s
présente aux yeux de Duns Scot comme un caractère positif : elle tradui
par une formule indirecte, la plénitude d'une essence absolument infîn
dont l'actualité même rend absurde l'hypothèse qu'elle ne soil pas ass<
pour pouvoir encore devenir.
Encore moins Dieu pourrait-il changer pour cesser d'être. C'est là '.
plus radical des changements, celui que saint Jean Damascène nomma
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 255
oers/o, et qui consisterait à passer du néant à l'être ou de l'être au néant
par voie de création ou d'annihilation. Rien de tel ne peut arriver à Dieu,
dont on a prouvé qu'il est premier dans l'ordre de l'efficience et nécessaire
en vertu de cette primauté. L'être nécessaire ne saurait passer du non-être
à l'être ni inversement, car il ne peut pas ne pas être. C'est pourquoi,
exempt de toute modification substantielle, formelle ou accidentelle,
Dieu jouit par essence d'une complète immutabilité1.
La thèse est sûre en elle-même et ce qu'elle rencontre de difficultés
vient d'une cause extrinsèque, donc accidentelle, qui n'affecte en rien
sa certitude. N'oublions pas qu'entre théologiens la question n'est pas
de savoir si Dieu est immuable, car tous l'accordent, mais ils ne justifient
pas tous cette thèse de la même manière et les controverses qui les divisent
portent, ici comme ailleurs, sur la meilleure manière de la justifier. Certains
d'entre eux, auxquels pense particulièrement Duns Scot, se contenteraient
volontiers des arguments qu'on peut tirer de la Physique d'Aristote, où
le Philosophe prouve que le Premier Moteur est immobile, car un Premier
immobile et un Premier immuable, c'est la même chose. Mais la démons
tration d'Aristote est-elle pleinement satisfaisante? Telle est, pour
Duns Scot, la question, et elle n'est pas <:dns rapport à notre propos,
car elle est liée à cette autre dont l'intérêt philosophique est considérable :
la différence entre l'immobilité du Premier d'Aristote et l'immutabilité
du Dieu de Duns Scot correspond exactement à celle des deux principes
premiers dont ils ont prouvé l'existence et des méthodes mêmes dont ils
ont fait usage pour la démontrer.
Développer cette critique n'était pas chose facile dans une œuvre
théologique telle que l'Opus Oxoniense ; d'autant moins facile même que
pour engager utilement ce dialogue avec le Philosophe, il fallait aborder
un autre problème : peut-on concilier l'immutabilité de Dieu avec sa
liberté ? Duns Scot n'en donne pas moins ici quelques indications sommaires
qui contiennent deux réserves expresses sur les preuves de l'immutabilité
divine contenues dans la Physique d'Aristote. La première, plutôt
extérieure, est que ces preuves devraient être plus longuement exposées
pour que leur valeur concluante apparût : indigent majori expositione ad
hoc ut rationes illae ostendantur valere. On peut d'ailleurs se demander si
cette réserve porte sur la démonstration d'Aristote lui-même ou sur le
résumé succinct qu'il vient lui-même d'en donner. Nous inclinerions vers
cette deuxième interprétation, n'était la manière dont Duns Scot formule
la réserve suivante : et, même si elles se trouvent valables (et si forte

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 1, n. 2 ; 1. 1, p. 642.


256 JEAN DUNS SCOT

valeant), elles n'ont qu'une portée limitée (tamen diminute


comme on le fera voir ailleurs. Elles concluent peut être en effet seulemei
que le Premier ne peut être mu au sens où le sont soit les corps, soit li
forces situées dans des corps, soit même les âmes qui se meuvent
accident lorsque leurs corps sont mus1. De quelque manière qu'on intei
prête la première de ces deux réserves, la deuxième porte certainemei*~_
sur le fond de la preuve telle qu'elle se lit dans la Physique d'Aristots=
Le Philosophe n'ayant pas démontré l'immutabilité divine par la VOL —
métaphysique de l'infinité, mais par celle, toute physique, de la caus-^
motrice, Duns Scot doute que l'immobilité du Premier Moteur dépass ^
la simple exemption de mouvement local et soit l'immutabilité positiv.^
d'une essence première dans l'être même. Le problème se laisse clairemea. t
reconnaître ici pour ce qu'il est. C'est le problème par excellence, autour
duquel tourne sans cesse la pensée de Duns Scot.
On peut le formuler de plusieurs manières. Historiquement, il s'agit
une fois de plus de choisir entre Avicenne et Averroès. Philosophiquement,
il faut choisir entre le physicisme et le métaphysicisme, c'est-à-dire
décider une fois pour toutes si la science métaphysique possède où non
un objet propre, et se distingue ou non de la physique. De ce point de
vue, l'existence même de la métaphysique comme science distincte est
en jeu. Théologiquement, il faut choisir entre s'appuyer, comme fait
Thomas d'Aquin, sur une métaphysique de l'abstraction première à
partir du sensible, ou, comme fait Duns Scot, sur une métaphysique de
l'abstraction ultime (abstractio ultimala), ce qui revient, de son point
de vue, à prolonger plutôt la technique d'Averroès ou plutôt la technique
d'Avicenne. On aboutit dans les deux cas, mais moins profondément
dans le premier que dans le second, car en usant d'une métaphysique
empiriste qui n'est qu'une promotion immédiate de la physique, il est
difficile d'aboutir à un autre Dieu que celui d'Aristote, clef de voûte
du cosmos plutôt que sa cause transcendante et moins son libre créateur
que le premier anneau d'une longue chaîne de nécessités.
L'omniprésence du problème dans l'œuvre de Duns Scot le dispense
d'en reprendre la discussion détaillée chaque fois que se présente l'occasion
de le faire, mais il réaffirme souvent les principes qui en commandent la
solution. Rappelons les principaux moments de la preuve d'Aristote,
telle qu'on la trouve dans sa Physique et qu'on la retrouve, presque
identique, dans sa Métaphysique. Il y a du mouvement et ce fait implique
l'existence d'un moteur qui soit premier, c'est-à-dire non mu et par

1. Op. Ox., ibid., t. I, p. 642.


l'immutabilité divine 257
conséquent immobile ; puisque le mouvement est éternel et infini, la
puissance de ce moteur immobile est elle-même éternelle et infinie ; mais
la notion d'une grandeur corporelle infinie est contradictoire, car une
quantité infinie actuelle est impossible ; il est donc démontré que le
Premier Moteur immobile n'est pas un corps1.
On ne saurait trop insister sur le fait que Duns Scot ne s'en prend pas
ici aux conclusions d'Aristote, mais à la méthode dont il use pour les
justifier. Le problème de l'existence de Dieu domine tout ce débat, car
la manière de concevoir Dieu dépend des voies que l'on suit pour démontrer
son existence. Si l'on estime avoir prouvé l'existence de Dieu en établissant
celle d'un Premier Moteur, son immutabilité ne sera jamais qu'une
immobilité, c'est-à-dire l'exemption de tout mouvement corporel subi
soit directement, soit indirectement à l'occasion de celui dont il est cause.
C'est ce que dit Duns Scot : Aristote prouve bien que le Premier n'est
pas mû à la manière d'un corps, puisqu'il est incorporel ; et même qu'il
ne l'est pas comme le sont, par accident, les forces qui s'exercent dans
des corps ou les âmes qui les meuvent, car étant absolument premier,
il est « séparé ». Il n'en faut d'ailleurs pas davantage pour justifier
Averroès, car son Dieu n'est en somme que la première et la plus haute
des Intelligences séparées dont chacune préside au mouvement de la
sphère dont elle a charge2, mais cette immutabilité, qui est vraie, n'en
reste pas moins une simple immunité physique à l'égard de tout mouve
ment directement ou indirectement subi.
Duns Scot a souvent formulé les mêmes réserves sur la méthode qui
consiste à démontrer des conclusions métaphysiques par des voies essen
tiellement physiques. Pour atteindre l'immutabilité de l'être, il faut
argumenter directement sur l'être en tant qu'être, objet de la méta
physique, et non sur l'être en tant que mobile, objet de la physique. On
ne saurait légitimement conclure sur l'être à partir de quoi que ce soit
d'inférieur à l'être. D'autre part, et nous l'avons déjà dit, notre méta
physique est une connaissance a posteriori. Il faut donc s'appuyer ici
sur une propriété de l'être telle qu'elle autorise à conclure, non pas,
comme le mouvement, à quelque perfection suprême dans un genre de

1. AmsTOTe, Métaph., XII, 7, 1073 a 7-13. Cf. Phys. VIII, 10, 267 b 17 et sv. —
Sur l'impossibilité d'une «grandeur • infinie, voir Phys. III, 5, 205 a 7-b I. On peut
joindre De Caelo, III, 5, où Aristote prouve que le monde est fini, d'abord parce qu'un
mouvement circulaire spatialement infini est impossible, ensuite parce qu'un mouve
ment rectilinéatre infini est impossible, d'où résulte qu'un corps infini est impossible.
2. Voir sur ce point la critique scotiste des preuves de l'existence de Dieu tirées
du mouvement, p. 158.
258 JEAN DUNS SCOT

l'être, mais à la perfection suprême dans l'être. C'est pourquoi le poinl


de départ ne doit pas être physique, mais « transcendant » à l'égard di
physique, c'est-à-dire métaphysique. On peut légitimement conclure Af=
la vérité ou de la bonté à l'être en tant qu'être, parce que, pris absolu —
ment, vérité et bonté sont des transcendants univoques, antérieurs ^^
l'engagement de l'être dans la finitude des genres. On peut égalemen-*
partir des relations de priorité ou de postériorité dans la causalité 01 a
dans l'éminence pour conclure à l'être en tant qu'être. Au contraire -,
argumenter sur le mouvement local, c'est s'enfermer d'abord dans 1s».
catégorie finie de la quantité, et si la déduction conduit à lui assigne»—
une cause infinie, parce que le mouvement en question est lui-même d'une
durée infinie, on aura droit de la poser comme une puissance infinie dans
l'ordre de la causalité motrice, mais non pas comme infinie dans l'ordre
de l'être1. Pareillement, en prouvant que le Premier est immobile en vertu
de sa primauté dans l'ordre des causes motrices, le Philosophe ne prouve
pas qu'il soit immuable dans l'ordre de l'être. On n'atteindra jamais cette
dernière conclusion en remontant de cause en cause dans la série physique
des moteurs et des mus, mais en établissant l'existence d'un être néces
saire, infini et simple précisément en tant qu'être, d'où résulte cette fois,
sans équivoque possible, son essentielle immutabilité. Or, notons-le,
c'est à cette conclusion précise qu'il faut arriver si l'on veut prouver,
comme s'y est engagé Duns Scot, ce que d'anciens scotistes nommaient
l'immùlabilitas Dei secundum enliiatem et V immuiabililas Dei ad formam.
II ne suffit pas de savoir que Dieu ne bouge pas, pour avoir droit de conclure
qu'il ne saurait acquérir l'être ou le perdre, ni changer par l'arrivée ou
le départ de quelque forme accidentelle ou substantielle. C'est un des
points où l'on voit le plus clairement combien, même lorsqu'il emprunte

1. On peut user ici, nous semble-t-il, des principes tout a fait généraux posés ailleurs
par Duns Scot : « Respondeo nunquam ad summum in inferiori sequitur summum
in superiori, nisi illud inferius sit nobilissimum contentum sub illo superiori... Igitur
non sequitur optimum sive perfectissimum ens ad perfectissimum aliquid eorum
quae continentur sub ente, nisi illud sit simpliciter perfectissimum sub ente : quantitas
autem non est taie, née aliquid alicujus generis, quia quodlibet est limitatum, imo
nihil est taie nisi quod est perfectio simpliciter, quod ex se potest esse inflnitum ; et
ideo non sequitur : perfectissima quantitas, ergo perfectissimum ens, née etiam
sequitur de aliqua re alicujus generis ; sed tamen sequitur : perfectissima veritas vel
bonitas, ergo perfectissimum ens. Ita ergo et cum inflnito, quod non tantum dicit
perfectionem summam, sed etiam non possibilem excedi, non sequitur inflnitum ens,
nisi praecise ad inflnitum talc quod est perfectissimum, in quo est ratio entis, quod
scilicet dicit perfectionem simpliciter ». Op. Ox., 1, d. 8, q. 3, a. 2, n. 21 ; t. I, p. 608.
La remarque s'applique à la position d'Aristote qui, dans son exposition de la doctrine,
déduit l'impassibilité et l'immutabilité de Dieu de son immobilité : Melaph. XII, 7,
1073 a 11.
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 259
le langage d'Aristote, Duns Scot reste fidèle à la ligne qu'il a choisie en
vue d'atteindre son propre but.
Il est en effet à craindre, si l'on se contente de l'immobilité divine
dont parle Aristote, que ce qui dépend du Premier immobile ne soit
nécessaire comme lui. Un cosmos éternellement mû par un premier
moteur, dont la puissance seule est infinie, est régi par une nécessité
absolue, exclusive de toute contingence. La nécessité de l'immobile
s'étend naturellement à ce qui dépend de l'immobile et ce n'est pas alors
la permanence, l'uniformité ni la nécessité, mais bien la contingence et la
nouveauté qu'il devient difficile d'expliquer. Or il y en a dans le monde :
il faut donc lui assigner une cause telle que leur présence y soit explicable,
et puisque cette cause est immuable, le problème est de savoir comment
son immutabilité peut être absolue sans que les effets en soient nécessaire
ment déterminés. En d'autres termes, le principe premier d'un univers
tel que le nôtre, doit être à la fois nécessaire en soi et libre à l'égard du
reste : problème insoluble du point de vue d'Aristote, mais qui admet
une solution si l'on fonde son immutabilité sur sa simplicité, qui découle
elle-même de son infinité. Il ne s'agit plus alors du mouvement physique
ni de sa cause première, mais de l'être métaphysique et de son Premier
Principe. Chez l'être infini en tant qu'être, l'immutabilité de l'essence
n'implique aucune limitation, car étant à la fois l'infinité totale du
possible, tout peut arriver par lui sans que rien lui puisse jamais arriver.
Un tel Dieu, dont la richesse d'être est intensivement infinie, n'est pas
un Dieu qui ne puisse rien faire de nouveau sans changer ; c'est, au
contraire, un Dieu qui peut éternellement produire une infinité d'êtres
nouveaux sans pouvoir changer lui-même, quoi qu'il fasse. L'infini
actuel est tel que les notions de changement et de limite sont abolies par
sa transcendance même. C'est pourquoi l'immutabilité de l'essence infinie
laissant la voie libre à la contingence du fini ou, plutôt, étant la seule à
pouvoir l'ouvrir, Duns Scot préfère en relier la notion à sa preuve de
l'existence d'un ens infinUum.
La notion d'immutabilité divine ainsi comprise est une des données
essentielles du problème de la liberté de Dieu et, par là, de celui de la
liberté pure et simple. Elle conduit en effet à admettre que liberté et
nécessité ne sont pas incompatibles sous tous les rapports. La preuve en
est que Dieu s'aime nécessairement, car la volonté désire nécessairement
son objet propre, et, en vertu de sa perfection même, la volonté infinie
de Dieu ne peut pas ne pas aimer le bien infini qu'il est. Comme le dit
Duns Scot dans le Quodlibel XVI, 2 : in octu volunlalis divinae esl nécessitas
2GO JEAN DUNS SCOT

simpliciler ; et encore : Deus necessario esl bealus, igitur necessario vid •


el eliam diligil objectum bealificum. Allons plus loin : s'il veut ce qui n'es
pas lui, Dieu est tenu par une « nécessité d'immutabilité », qui exclu
qu'il veuille le contraire, et par une « nécessité d'inévitabilité », qui exclu
que le contraire de ce que Dieu veut puisse arriver.
Ces remarques sont importantes. Elles en introduisent immédiatemen
une autre, qui qualifiera une fois pour toutes ce que l'on dira et redir
plus tard sur l'opposition scotiste entre l'ordre de la nature et d
la nécessité, et l'ordre de la volonté avec la liberté qui lui est inhérente
Cette opposition est réelle et, sur un point, elle est absolue, mais ell
ne l'est pas sur tous les points et la liberté s'accommode de certain*
nécessités, pourvu que ce soit elle qui les fonde. Par rapport à son obj<
propre, la volonté elle-même se comporte à la manière d'une natun
Comment en serait-il autrement? Désir du bien en général, elle ne pei
pas ne pas vouloir ni, si le bien absolu lui est donné, ne pas le vouloii
Pourtant, elle est libre. Pourquoi? Parce que la volonté est le cas uniqu
de ce dont la nature2 est d'être une spontanéité ou, comme dit plutô
Duns Scot, un choix, une option dont elle est elle-même la source. C'es
pourquoi, après avoir rappelé, dans le Quodlibet XVI, 11, qu'il y a e
Dieu un ordre quadruple de nécessité (il vit nécessairement ; il conna:
nécessairement ; il « respire » nécessairement le Saint-Esprit ; il s'aim
nécessairement), Duns Scot demande : In quo igitur esl libertas volendi
Et voici sa réponse : Respondeo quia deleclabililer el diligibiliter elicil aclui
el permanel in aclu. La liberté de Dieu réside dans l'« éligibilité » radical

1. La distinction scotiste entre natura et volunlas couvre celles d'Aristote enti


secuhdum propositum et non secundum proposilum (Cf. Phys. II, 196 b 18) ; pu
entre a& intellectu et a nalura; cnfln entre ralionales et non rationales polenliae (Melap
IX, 2, 1046 b 1-2), mais Duns Scot précise que l'intellect se tient en fait du côté de :
nature au lieu que « voluntas... semper habet suum modum causandi proprium, scilii
libère, et ideo quando concurrit cum intellectu in productione artiflcialium, totu
dicitur produci libère et a proposito, quia propositum est principale et immediatu
principium illius productionis extrinsece ». C'est pourquoi Duns Scot ramène ces di
tinctions à celle du naturel et du volontaire : Quodl. XVI, 13.
2. L'expression est authentiquement scotiste car, au sens large, où « nature » s'éter
à tout ce qui est, on peut parler d'une nalura uoluntalis. • Sic enim extensiveloquenc
nécessitas in ente quocumque posset dici nécessitas naturalis, et tune cum volunt:
saltem divina ex sua perfecta libcrtate habet necessario aliquid vclle, ista necessit
perfectae libertatis potest dici isto modo nécessitas naturalis ». Mais ceci n'exclut pi
la distinction des deux ordres entre nalura au sens strict et libertas, ou encore, ent
ce qui arrive a per se causa et ce qui se fait per proposilum. En ce sens précis, « volunti
per se loquendo minquarn est principium activum naturaliter, quia esse naturalit
uctivum et esse libère activum sunt primae differentiae principii activi •. Bref, t ne
rnagis igitur potest voluntas esse naturaliter activa, quam natura ut est principiu:
distinctum contra voluntatem potest esse libère activa ». Quodlibel XVI, 13 et 15.
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 261
de son acte, dont la permanence reste celle d'un choix parce qu'il élit
librement d'être immuable, ou, si l'on préfère, dont l'immutabilité n'y
est que la perfection même du choix.
La rigueur dialectique de la conclusion contraint l'assentiment à cette
thèse, mais un nouvel effort permet de la comprendre. Faute de l'avoir
fait, adversaires et parfois même défenseurs du scotisme se sont engagés
dans un labyrinthe inextricable à propos de la controverse de auxiliis
graliae ou de la liberté des bienheureux. Toutes les nécessités, y compris
celle d'immutabilité, sont compatibles avec la liberté, sauf une seule qui
est la nécessitas coactionis. Celle-ci une fois éliminée comme contradictoire
avec l'essence même de la volonté, le seul problème est de savoir si l'objet
de la volonté lui est nécessairement donné ou non. S'il l'est, la volonté le
veut nécessairement, mais d'une nécessité qui est celle de l'objet, non de
la volonté. Tel est le cas de Dieu. Nécessaire, son être est nécessairement
donné à sa volonté, donc il est nécessaire que Dieu se veuille ou s'aime
soi-même : necessilale nalurae habetur actus, dit Duns Scot, mais il ajoute :
sed non vult objectum necessilale nalurae. La nature de l'objet est telle
que l'acte de le vouloir est rendu nécessaire, mais cet acte n'est pas voulu
par une nécessité de nature, il l'est par l'élection délectable, libre et
librement immuable de la volonté de Dieu.
De quelque manière qu'on l'entende, l'immutabilité de Dieu est com
munément admise et peut d'ailleurs être démontrée, mais il n'est ni
universellement reconnu ni facilement démontrable que « rien d'autre que
Dieu ne soit immuable ». Il suffit en effet de se souvenir du monde
d'Aristote, où d'autres moteurs que le premier sont immobiles, pour voir
que le problème a reçu des solutions différentes. Duns Scot définit d'ailleurs
ici sans ambages les adversaires en présence : « Sur cette partie
du problème, les Philosophes sont en désaccord avec les théologiens et
inversement »*. En d'autres termes, philosophes et théologiens s'accordent
sur l'immutabilité de Dieu, mais les théologiens seuls soutiennent que
cette perfection lui soit exclusivement réservée. Il va sans dire que
Duns Scot lui-même se range parmi les théologiens et que toute son argu
mentation sera théologique. Comment en serait-il autrement? Prouver

I. « Sed pars negaliva illius exclusivae, scilicet quod nihil aliud a Deo habeat
immutabilitatem, habet majorera difTlcultatem. Circa islam partem philosopha a
theologis discordant et e converso. Ad quod considerandum primo oportet videre
quae fuerit intentio philosophorum, et quae motiva pro eis, et quae sunt rationes
contra eos ». Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 3 ; t. I, p. 643. On verra plus loin qu'il s'agit
bien de ce que disent, non pas des mais les philosophes : « Contra islam conclusionem,
in qua communiter concordant philosophi, quod prima causa necessario et naturaliter
causât primum causatum, arguitur sic :...•; /oc. cit., n. 13, p. 650.
262 JEAN DUNS SCOT

que l'Infini seul est immuable, c'est parler de l'objet propre de notre
théologie, mais, précisément parce qu'elle se définit du point de vue de
son objet, la théologie n'exclut pas l'usage des méthodes philosophiques.
C'est pourquoi, une fois de plus, la controverse ne se développera pas
sur le plan philosophie-théologie, où elle serait à vrai dire une perpétuelle
équivoque, mais entre un théologien parlant aux philosophes leur propre
langage et qualifié par conséquent pour converser avec eux.
Les « philosophes » sont, d'une manière générale, tous ceux qui accordent
à l'univers une nécessité propre et, pour autant, une certaine immutabilité.
Leurs représentants principaux sont Aristote et Avicenne, dont la pensée
n'a d'ailleurs peut-être pas été toujours interprétée correctement par
certains de leurs critiques. Duns Scot adopte ici, à l'égard des philosophes,
une attitude remarquablement objective que les théologiens n'ont pas
toujours adoptée à son égard. Loin de leur attribuer les positions les
moins acceptables à la théologie chrétienne, il commence par montrer
qu'on leur a parfois imputé, sur ce point précis, des erreurs qu'ils
n'ont peut-être pas réellement commises1. Lui-même se gardera de donner
dans ce travers. « Quelle fut l'intention de ces philosophes, Aristote et
Avicenne, je n'en sais rien, mais je ne veux pas leur faire dire plus
d'absurdités qu'ils n'en disent ou qu'il n'en découle nécessairement de
ce qu'ils ont dit. J'entends donc prendre leurs paroles au sens le plus
raisonnable ». Ceci ne signifie pas qu'il leur donnera raison, mais qu'au
lieu de réfuter des erreurs imaginaires, Duns Scot entend s'opposer à celle
dont on ne peut douter, sur la foi de leurs écrits, qu'ils l'aient réellement
commise : « Je réponds donc : Aristote et Avicenne ont tous deux soutenu
que le rapport de Dieu aux êtres autres que lui et extérieurs à lui, est
un rapport nécessaire. D'où il résulte que tout le reste est dans un rapport
nécessaire à son égard, lorsqu'il s'y rapporte de manière en quelque
sorte immédiate, c'est-à-dire sans mouvement intermédiaire ; car en même
temps qu'ils posent l'uniformité dans l'ensemble de l'être mobile, ils
admettent de la difformité dans ses parties, de sorte que les êtres
engendrables et corruptibles ne sont pas liés à Dieu par des rapports
uniformes2 ».
1. La discussion scotiste de certaines interprétations d' Aristote exigerait une
exégèse minutieuse, dont la conclusion n'affecterait pas notre analyse de Duns Scot,
car après avoir rapporté plusieurs arguments, empruntés d'Aristote, de Philopon
et d'Averroès, qui exonéreraient le Philosophe du nécessitarisme dont on le charge
(I, 8, 5, 2, 3-4 ; pp. 643-644), il établit que ces arguments ne s'accordent pas avec la
pensée d'Aristote ni d' Avicenne : toc. cit., 6-7 ; pp. 644-646. Même s'il ne veut pas
imposer au Philosophe plus d'erreurs qu'il n'en a commises, Duns Scot tient sa doctrine
pour une métaphysique de la nécessité. Cf. /oc. cit., 10-11 ; pp. 647-649.
2. Op. Ox., l, d. 8, q. 5, a. 2, n. 8 ; t. I, p. 647.
l'immutabilité divine 263
On voit nettement ici comment se présente aux yeux de Duns Scot
l'univers des « philosophes ». Au sommet, Dieu, qui est nécessaire et
immobile. Au-dessous, ce qui est immédiatement produit par Dieu et,
en vertu de cette immédiateté même, est comme lui nécessaire et
immuable. Au-dessous encore, l'être en devenir dont le mouvement,
effet d'une cause nécessaire et immobile, présente naturellement une
uniformité d'ensemble, mais aussi des irrégularités de détail dues à la
matière. Ces « difformités » accidentelles sont le seul genre de contingence
que tolère un tel monde et la seule exception à la règle de l'uniformité.
Ainsi, même en exonérant les « philosophes » de toute autre erreur, il
reste que deux d'entre eux, et qui ne sont pas loin de représenter la
philosophie dans son ensemble, s'accordent sur celle-ci, dont la gravité
est manifeste, car elle porte sur la causalité divine. Il s'agit de savoir si,
comme l'ont soutenu Aristote et Avicenne, la relation de Dieu à autre
chose que lui est nécessaire. Car ils l'ont soutenu : posuerunt Deum necessa
rio se habere ad alia extra se. Et il le faut bien, car si l'on admet avec eux
que le Premier soit une « cause nécessaire », on est inévitablement conduit
à soutenir que ses effets immédiats sont à la fois causés et nécessaires.
Comment ce qui résulte d'une cause obéissant à sa propre nécessité
ne serait-il pas soumis à la nécessité? Mais le nécessaire est immuable,
de sorte qu'en pareil cas l'immutabilité de la cause s'étend naturellement
à ses effets.
De quelle nécessité peut-il s'agir ici? Un être autre que Dieu mais
immédiatement causé par lui, par exemple une Intelligence séparée et,
singulièrement, la première de toutes, peut être nécessaire en trois sens
différents. Premièrement, il peut être de soi formellement nécessaire, mais
être causalement par autrui. Deuxièmement, si nous passons de l'ordre
de la causalité à celui de l'éminence, il peut être formellement nécessaire
mais en dépendance à l'égard d'autrui, comme il arrive lorsqu'il est
contradictoire qu'un être postérieur soit sans un être antérieur dont il
dépend dans l'ordre essentiel, mais non pas inversement. Troisièmement,
il peut être formellement possible par soi, mais nécessaire par autrui, si
l'efficace de sa cause est elle-même nécessaire. Il s'agit de savoir laquelle,

1. « Potest enim aliquid aliud a Deo, pu ta intelligentia alia a prima, tripliciter


poni esse immutabilis et necessaria : uno modo, quod ex se formaliter sit necesse esse,
sed ab alio causaliter ; secundo modo, quod ex se formaliter sit necesse, scrl ab alio
dependenter, sic quod propter ordinem essentialem contradictio esset secundum esse
sine primo, et non e converso, et est ordo inter perfectius et minus perfectum, non inter
causam et causatum ; tertio modo aliquid habet esse ex se formaliter possibile, necessario
autem ab alio est, quia illud aliud necessario causat. » Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 3 ;
t. I, p. 643.
264 JEAN DUNS SCOT

ou lesquelles de ces nécessités sont impliquées dans les métaphysiqu <e


d'Aristote et d'Avicenne et quelle sorte d'immutabilité elles entralnen
pour l'univers qu'elles décrivent.
En ce qui concerne Aristote, la situation paraît claire. Partant de et
principe que la causalité du Premier est nécessaire, il ne se contredit
aucunement, bien qu'on l'ait prétendu, en posant ses effets comme égale
ment nécessaires1. Aristote admet donc certainement la première des
trois nécessités que nous avons distinguées : celle de ce qui, formellement
nécessaire en soi, l'est en même temps par la nécessité de sa cause. Une
Intelligence séparée peut donc être à la fois causée et pourtant nécessaire.
Mais Aristote admet non moins certainement le deuxième genre de
nécessité, celui qui convient au postérieur dans l'ordre de l'éminence, car
il enseigne que « les principes des êtres éternels sont nécessairement vrais
au suprême degré2 » : il y a donc des êtres éternels qui ont des principes,
dont ils dépendent dans l'ordre de la vérité de l'essence et auxquels,
quoique immuables, ils sont subordonnés. Or, Avicenne s'accorde sur
ces deux points avec Aristote, et aussi sur ce troisième, dont on peut
même dire qu'il est plus visible chez lui que chez le Philosophe : il existe
du possible de soi rendu nécessaire par la causalité de sa cause, bref, du
necessarium ab alio causaliler. Ni l'un ni l'autre de ces philosophes n'a
vu aucune contradiction dans ces thèses et, jusqu'ici, on ne voit pas
qu'il y en ait.
En revanche, on peut légitimement se demander si Avicenne ne s'est
pas contredit en ajoutant que ce qui est nécessaire par autrui, en ce
troisième sens, peut néanmoins rester un possible par soi. Ce serait alors,
comme le dit en effet Avicenne, du « possible-par-soi-nécessaire-par-
autrui » ; mais une telle notion est-elle elle-même possible ? Ce n'est pas
certain, car si un être est de soi possible, il peut, de soi, ne pas exister :
on ne saurait donc prétendre en outre que sa cause soit nécessaire, car
la cause d'un effet possible est elle-même possible ; ni qu'elle le produise
nécessairement, car un effet nécessairement produit r>3 peut pas ne pas

1. Duns Scot renvoie (/oc. cil., n. 8, p. 647) à Melaph., V, 5, 1015b, 10, où Aristote
distingue, parmi les choses nécessaires, celles qui ont hors d'elles-mêmes la cause de leur
nécessité et celles qui, l'ayant en elles-mêmes, sont causes de la nécessité d'autres choses.
Il y a donc bien chez lui, selon cette interprétation, du « nécessaire par autrui ».
« Dicemus ergo secundum Aristotelem quod agens omnino immutabile non habens
causas médias activas vel receptivas diversae dispositionis, non potest causare aliquid
novum alterius rationis ; sed aliqua istarum conditionum déficiente non habebimus
secundum Aristotelem unde concludamus aliquam novitatem in Deo «. Quodl., XXI,
n. 15.
2. AnisroTE, Melaph., II, 1, 993 b 28-29. C'est le passage où Aristote formule l'adage
célèbre : • autant une chose a d'être, autant elle a de vérité » (/oc. cit., 1. 30-31).
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 265
exister. Tel est précisément le point, où, faute de pouvoir se prononcer
sur les intentions d'Avicenne, Duns Scot entend interpréter sa doctrine
au sens le plus raisonnable qu'il puisse lui attribuer. On peut en effet
admettre que, se référant à sa doctrine générale de l'être et de l'essence,
Avicenne ait voulu dire ceci : chez l'être par autrui, l'existence n'est pas
incluse dans le concept de l'essence ; il est donc, en ce qui est de lui,
indifférent à être ou à ne pas être, de la même manière que, par exemple,
Yhumanitas est de soi indifférente à la singularité ou à la pluralité. Ainsi
comprise, la position d'Avicenne n'inclut aucune contradiction. Elle ne
signifie pas, comme on le lui fait dire, qu'un effet puisse être nécessaire
en vertu de sa cause et, néanmoins, puisse ne pas exister, ce qui serait
absurde ; elle signifie que même tandis qu'il existe nécessairement en
vertu de sa cause, un effet reste de soi possible s'il n'inclut pas son
existence dans son essence. De soi possible, il n'est alors nécessaire que
par autrui.
Notons une fois de plus de quelle pénétration Duns Scot fait preuve
dans l'interprétation des doctrines. Ce souci, historique et philosophique
à la fois, de découvrir ce qui rend une thèse intelligible et vraie aux yeux
de son auteur, c'est-à-dire de comprendre avant de discuter, était chose
rare au moyen âge. Elle n'est pas devenue commune de nos jours. Quoi
qu'il en soit, le Docteur Subtil a raison. Les deux premières thèses sont
communes à Aristote et Avicenne ; la troisième, au sens qui vient d'être
défini, ne se rencontre que chez Avicenne, parce qu'elle est en effet lice
à la doctrine proprement avicennicnne de la neutralité existentielle de
l'essence, où l'on peut voir une interprétation légitime de l'aristotélisme,
mais qu'on ne saurait lui attribuer. Peu importe d'ailleurs. Que cette
dernière thèse d'Avicenne soit contradictoire ou non, il s'accorde avec
Aristote sur ce principe faux, que Dieu est une cause nécessaire, et sur
cette conséquence également fausse, que tout ce qui dépend de Dieu soit
immédiatement, soit par un intermédiaire immuable comme lui, est à
son égard dans un rapport de nécessité2.
Cette manière, indirecte en apparence, d'aborder le problème de la

1. Duns Scot (/oc. cil., n. 7, p. 646) renvoie à AVICENNE, Melaph., tr. VI : « ubi dicil
quod causatum, quantum ex se incst ei ut non sit ; quantum vero ad suam causam est
ei ut sit. Quod autem est ei ex se, apud intellectum prius est, non duratione, eo quod
est ei ex alio. Et hoc apud sapientes vocatur crealio, dare scilicet esse rei post non
esse absolute. Contra ipsum arguitur, quia isle modus includit contradictionem ;
quia si, per impossibile, ponitur non esse, sequitur non tantum falsum, sed etiam
impossibile secundum ipsum, scilicet causam neccssariam non necessario causare et
dare esse >.
2. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 9 ; t. I, p. 647.
266 JEAN DUNS SCOT

mutabilité des créatures, est éminemment scotiste. D'autres se conten


teraient de cette évidence sensible au regard : les choses changent, don<
leur nature n'est pas immuable, mais Duns Scot connaît trop bien Aristot*
et Avicer.ne pour ne pas savoir qu'on peut imaginer un monde où tout
changerait sans cesse et où pourtant il n'arriverait jamais rien. Si
l'ensemble de la cause première et de la totalité des effets forme un bloc
de nécessité tellement lié que, sauf les déchets dus au hasard, aucune
initiative n'y soit possible, on peut bien dire que le mouvement y est
immobile et que le changement même y est immuable. En d'autres
termes, et pour reprendre une distinction familière à Duns Scot, il s<
rencontre là du contingent, mais rien n'y agit d'une manière contingente
Dans un univers où l'on peut aller de la première à la dernière des cause:
par une suite ininterrompue de relations causales nécessaires, tout si
passe selon les exigences d'une stricte immutabilité.
Toute cette vue du monde est finalement liée à une seule thèse : c'es
avec la nécessité d'une nature que la première cause produit le premie
causé1. Le problème de la mutabilité des créatures en rejoint donc mani
festement, dans la pensée de Duns Scot, un autre qui mettait pareillemen
aux prises « philosophes » et « catholiques » ou « théologiens » : commen
le Premier exerce-t-il sa causalité? A la manière d'une nature, ou à 1
manière d'une volonté? Le souvenir de la condamnation de 1277 domin
ici encore le débat, où l'on peut bien dire qu'il y va de tout puisqu':
s'agit de choisir entre le nécessitarisme grec et la liberté chrétienne
Deux conceptions antinomiques sont aux prises, avec leurs suite
possibles : celle qui cherche en tout la nécessité pour y trouver partou
l'intelligibilité rationnelle ; celle qui tient que le réel, tel qu'il est, postul
une liberté comme cause de cette nécessité, et cela aussi, à sa manière
est une exigence d'intelligibilité. Il s'agit en somme de savoir, comm
Duns Scot l'a vu avec profondeur, s'il est vrai de dire que la nécessité soi
partout supérieure à la contingence : in omni différentiel enlis nécessita
est per/ectior conlingenlia*. On répondra oui, si la causalité du Premie
est celle d'une nature ; non, si elle est celle d'une volonté, car si le Premie
cause à la manière d'une nature, non seulement il est immobile, mais o
peut bien dire que tout le reste l'est avec lui.

1. Loc. cit., n. 13, p. 650 : t Contra islam conclusionem, in qua communiU


concordant philosophi, quod prima causa necessario et naturaliter causât primui
causatum, arguitur sic : ... «. On peut hésiter entre traduire communiter par « conjoint!
ment » ou par « communément • (au sens faible de : d'ordinaire). Au fond, la différenc
serait ici assez faible car * les « philosophes sont principalement pour lui Aristote <
Avicenne.
2. Loc. cit., n. 12, p. 649.
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 267
II peut d'abord sembler que le problème ait été résolu dès le moment
où Duns Scot lui-même avait prouvé que le Premier est intellect et
volonté, et cela est vrai, mais non pas tout à fait, car la preuve de
l'existence d'un être infini ne comportait aucun dialogue avec les philo
sophes. Or il se trouve qu'Avicenne, lui aussi, avait conçu le Premier
comme doué d'intelligence et de volonté ; ce philosophe avait même ajouté,
déférant à la suggestion du Timée, que le Premier agit hors de soi par
libéralité pure, sans attendre aucun avantage des effets dont il est la
cause, car il n'a pas de fin à atteindre, fût-ce lui-même, il l'est1. On peut
donc dire que le Dieu d'Avicenne est libre, au moins au sens où l'est
l'Un de Plotin, dont tout émane et dépend sans que lui-même dépende de
rien. Sa liberté est la libéralité d'une transcendance ontologique absolue,
mais ce n'est pas celle d'un choix, car elle s'exerce avec la nécessité d'une
nature2. Il ne suffit donc pas de prouver que le Premier connaît et veut
pour établir que sa causalité n'est pas celle d'une cause nécessairement
déterminée à produire ses effets. En discutant plus tard ce problème,
nous aurons à chercher s'il est vrai de dire, avec Avicenne, que l'entende
ment de Dieu détermine sa volonté, car l'intellect est une nature et si
la libéralité divine se règle infailliblement sur les déterminations néces
saires de l'entendement divin, elle n'échappe pas à la nécessité.
Henri de Gand, dont Duns Scot reprend et renforce ici les raisons3,
avait déjà démontré que Dieu n'agit point à la manière d'une nature.
D'abord, toute production naturelle ajoute à sa cause quelque perfection,
et puisque rien ne peut être ajouté au Premier, qui est parfait, ce ne
peut être à titre de « nature » qu'il produit des êtres autres que lui.

1. Duns Scot (/oc. cil., n. 13, p. 650), renvoie à AVICENNE, Métaph., tr. VI, cap. ult.
Il a déjà allégué cette notion de production à litre « libéral », en se fondant sur
le même texte d'Avicenne, pour justifier la « production » intérieure à l'essence divine
dans le dogme de la Trinité (Op. Ox., I, d. 2, q. 6, a. 2, n. 4 ; t. I, p. 243). La production
«libérale » est celle d'un agent mu par la seule plénitude de sa propre perfection, et qui
n'attend par conséquent de son activité productrice aucun avantage personnel.
2. La rupture du nécessitarisme avicennien par la liberté divine sera étudiée plus
loin, p. 31 7 sv. Ce nécessitarisme lui-même n'est pas douteux: • II faut bien noter que
l'émanation à partir du Principe s'exerce, aux yeux d'Avicenne, de la même façon
nécessaire et intemporelle que concevait Plotin. Pour Dieu, comme pour chacune des
Intelligences, créer n'est rien d'autre que penser, en acceptant que cela même qu'on
pense naisse à l'être du seul fait qu'on le pense. Nulle place pour la liberté ou l'initiative
volontaire dans ce déploiement de la pensée divine «. J. PAULUS, Henri de Gand,
essai sur les lendances de sa métaphysique, Paris, J. Vrin, 1938, p. 262. L'auteur note
ensuite, avec non moins de justesse, combien ce « retour à l'hellénisme • éloigne des
conceptions coraniques. Il ne faut pas prendre les philosophes de langue « arabe >
pour des philosophes • musulmans ».
3. C'est ce qu'il fera remarquer au moment de proposer ses propres arguments :
« Istis rationibus cujusdam doctoris aliqualiter sic forliflcatis, addo alias rationes i ;
Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 17 ; t. I, p. 653. Cf. J. PAULUS, op. cit., pp. 295-298.
268 JEAN DUNS SCOT

Ensuite, une volonté, même nécessairement fixée sur une certaine fii
ne veut nécessairement que les moyens nécessaires à cette fin ; or Die
ne veut nécessairement que soi, et puisque aucune créature ne peut h
ajouter quoi que ce soit, aucune ne s'impose à son choix comme un moye
nécessaire1. Comme le dit plus techniquement Duns Scot : « C'est ce qu
l'on voit chaque fois que la volonté porte sur la fin même ; car cette fi
ne la détermine à aucun être qui s'y rapporte, à moins qu'on ne puiss
conclure, par un syllogisme pratique, que tel être soit nécessaire à cetl
fin. Or l'intellect divin ne connaît rien d'autre que Dieu qui soit d'ui
manière quelconque nécessaire à sa fin ultime ; la volonté divine, en tar
que volonté nécessaire de sa fin, ne veut donc nécessairement rien d'auti
que cette fin »*.
A ces arguments d'Henri de Gand, quelque peu renforcés, Duns Sec
ajoute les siens, qui sont au nombre de cinq. Le premier se fonde sur 1
nécessité divine : t Si un être est de soi parfaitement nécessaire, c'esl
à-dire aussi nécessaire qu'on puisse concevoir qu'un être le soit, il ne pei
pas ne pas exister, même s'il n'existe aucun autre être que lui ; or Die
est souverainement nécessaire, au sens qui vient d'être défini, de sorti
que même si rien d'autre que lui n'existait, il n'en résulterait pas qu
lui-même n'existât point ; mais s'il avait un rapport nécessaire à so
premier effet, Dieu n'existerait pas si cet effet n'existait pas ; donc 1
rapport de Dieu à cet effet n'est pas nécessaire3 ». L'argument revier
en somme à dire qu'un être nécessaire, au sens où l'est Dieu, étant plu
nécessaire que tout ce qui peut provenir de lui, le non-être du reste es
toujours moins impossible que le sien ; d'où il résulte que son être étan
complètement indépendant de l'existence de quoi que ce soit d'autre,
ne saurait dépendre nécessairement de l'existence de ses effets*. 0

1. Ceci se prouve par «induction ». En effet : • omne agens naturale aut actior
sua perflcitur in se (cemme l'intellect lorsqu'il connaît), aut in suo simili (comme le fe
lorsqu'il brûle), aut in loto (comme le soleil, en engendrant des animaux imparfait
profite de cet accroissement de perfection de l'univers, dont il fait partie), aut per suai
productionem natura ejus accipit esse in alio (comme, en Dieu môme, le Père engendi
le Fils)... Sed si Deus naturaliter produceret creaturam, nullum istorum contingeret
née enim perflceretur in se ex tali productione, née in simili, née in loto, née natui
sua acciperet essg in producto (l'effet étant cette fois, par hypothèse, non une personr
divine, mais une créature) ; ergo née créature naturaliter produci tur ». Op. Ox.,
d. 8, q. 5, a. 2, n. 14 ; t. I, pp. 651-652. En bref, la notion de production naturelle d'ur
créature est contradictoire lorsque la nature productrice est celle d'un Dieu parfai
2. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 16 ; t. I, p. 653.
X Op. cil., n. 17, p. 653.
4. Chacune de ces propositions se démontre à part. Pour ne pas laisser croire que 1
Docteur Subtil a complètement usurpé son titre, donnons ici la démonstration de 1
majeure (qui pourrait sembler quasi évidente à certains), le parfaitement nécessaii
ne peut pas ne pas exister, même si rien d'autre n'existe : « Mnjorem probo, quia e
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 269
observera que Duns Scot argumente ici sur le rapport à Dieu du premier
de ses effets, qui décide de tous les autres. Si même l'existence de la
première des Intelligences séparées n'est pas nécessairement voulue par
Dieu, aucune autre ne l'est. Notons en outre que si Duns Scot peut user
ici de la logique d'Aristote contre la métaphysique d'Aristote, ce n'est
pas qu'il soit plus habile logicien que son maître, mais plutôt que la notion
de l'être nécessaire sur laquelle ils argumentent n'est pas la même. La
né «cessité du Premier n'est plus, comme elle l'était pour Aristote, celle
qiai résulte d'une intelligibilité totale et achevée de l'être, mais celle
qva. 'implique l'infinité de l'essence et la perfection qui suit de son infinité.
U xi être nécessaire ainsi conçu est donc suffisant de plein droit. Il y a un
Oieu, et ce Dieu suffit, dira Leibniz ; oui, ajouterait Duns Scot, mais
d'abord, il se suffit. Qu'il y ait autre chose que lui, comment feindre
<i*en douter, puisque c'est à partir de ses effets que nous prouvons son
existence? Il n'en reste pas moins vrai que si le Premier est nécessaire et
infini dans l'ordre de l'être, rien ne serait changé pour lui si le reste
n'existait pas. Une contingence ontologique radicale sépare de Dieu ce
qui n'est pas Dieu ; si donc Dieu cause un être autre que lui, la relation
d'un tel effet à une telle cause doit être, elle aussi, radicalement contin
gente, et comme toute nature cause en vertu de sa nécessité essentielle,
le rapport des effets de Dieu à Dieu ne relève pas de l'ordre de la causalité
«naturelle », il n'est pas soumis à sa nécessité1.
minus impossibili non sequitur impossibilius, sicut née ex minus falso sequitur falsius.
Et hoc probo, quia si falsius habeat duplicem rationem falsitalis, et minus falsum
tantum unicam, circumscribamus a falsiori illam rationem falsitatis in qua excedit
minus falsum, stante alia, et a minus falso illam quant hubel ; tune falsius erit falsum,
et minus falsum non erit falsum, quia circumscripta est ratio falsitatis minus falsi ;
ergo, hoc posito, falsius erit falsum, et minus falsum erit verum, et tune ex vero sequitur
falsum. Ex hoc etiani palet tune quod ex minus impossibili non sequitur impossi
bilius » (/oc. cil., p. 654). Essayons : si le plus impossible a deux raisons de l'être, et le
moins impossible une seule, enlevons au plus impossible la raison d'impossibilité
qu'il a de plus que le moins impossible, et enlevons au moins impossible la seule raison
d'Impossibilité qu'il ait ; le plus impossible devient alors impossible et le moins impos
sible cesse d'être impossible. Si donc on soutenait que le plus impossible découle du
moins impossible, on soutiendrait alors que l'impossible découle du possible, ce qui est
absurde. Donc, si nécessaire que soit un effet du Premier, il l'est moins que le Premier,
et il pourrait ne pas exister sans que l'existence du Premier devint pour autant impos
sible.
1. Duns Scot a fort bien senti que, dans sa métaphysique (il dirait peut-être plutôt
« théologie •), le rapport d'effet à cause est un rapport d't être », ce que n'est pas le
rapport de conséquence à principe. Une conclusion n'est qu'une « vérité partielle »,
c'est-à-dire, une partie de la vérité du principe ; il en va tout autrement dans le cas du
rapport d'effet à cause : • in entibus aulem ens causatum non est quaedam entitas
quasi partialis causae, sed est omnino alia entitas dépendons ab entitate causae »
(/oc. cil., n. 17, p. 654). Sa pensée se meut donc dans un univers tout autre que celui
de l'être avicennien, où les rapports de causalité sont comme la transcription, en termes
d'être, des rapports intelligibles de principe à conséquence qui se nouent éternellement
dans l'intellect du Premier.
270 JEAN DUNS SCOT

Le deuxième argument présuppose une observation empirique, ce


Duns Scot n'hésite pas à faire, pourvu que le moment empirique y
aussitôt dépassé. Aliquid fit contingenter in rébus; il y a des événeme
contingents dans la réalité. Le Docteur Subtil a souvent argumenté
partir de ce fait, parce que les philosophes contre lesquels il dispute
eux-mêmes admis. On peut donc abstraire de ce fait l'élément meta
physique qu'il inclut, la contingence, et poser à Aristote cette question :
comment se fait-il que des événements se produisent de manière contin
gente dans un univers dont l'origine même est nécessaire? Anlecedens
concedunt philosophi, c'est vrai, mais il est également vrai que les « philo
sophes » concèdent l'autre antécédent et qu'on ne voit pas comment les
accorder. « Supposons que le rapport de la première cause à la cause
suivante soit nécessaire (et il le faut bien si elle cause à la manière d'une
nature), et soit B cette cause suivante, alors B sera mû d'une manière
nécessaire par la cause première ; mais B meut la cause qui le suit comme
lui-même est mû par la cause première ; donc B meut de manière nécessaire
en mouvant G, et G en mouvant D ; on pourra parcourir ainsi toutes les
causes, rien ne s'y produira de manière contingente si la première cause
agit de manière nécessaire1 ».
L'argument nous est déjà familier. C'est celui dont avait usé Duns Scot
pour établir que le Premier est une volonté. C'est en effet tout le problème,
car on n'a le choix qu'entre deux types de causalité, celui des « natures »
qui engendre toujours nécessité, et celui des « volontés », qui, à l'égard
du fini engendre toujours contingence. Dès ce moment, Duns Scot était
parti du même fait : aliquid causatur contingenter, pour en conclure que,
s'il y a de la contingence quelque part dans le monde, il doit y en avoir
à son origine, et comme nullum est principium operandi nisi voluntas,
vel aliquid concomitans volunlalem, il faut bien que l'existence du monde
dépende, non d'une nature, mais d'une volonté2. Le caractère empirique
du point de départ n'ôte donc pas à la preuve sa portée métaphysique,
car c'est d'un empirisme scotiste qu'il s'agit ici. Le fait qu'il y ait du
contingent invite l'entendement à former l'un de ces couples de « corréla

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 19 ; t. I, p. 655.


2. Nous aurons en effet occasion de voir que, l'intellect se comportant comme une
t nature », la source de la contingence ne peut être qu'une volonté : « Oportet ergo
contingentiam islam quaercre in voluntate divina, vel in intellectu divino ; non autem
in intellectu ut habet actum primum ante omnem actum voluntatis, quia quidquid
intellectus intelligit hoc modo intelligit mère naturaliter et necessitate naturali, et ita
nulla contingentia potest esse in sciendo aliquid quod non scit, vel in intelligendo
aliquid quod non intelligit tali intellectione prima : primam ergo contingentiam oportet
quaerere in voluntate divina ». Op. Ox., I, d. 39, a. 3, n. 14 ; t. I, p. 1215.
l'immutabilité divine 271
tifs » qui correspondent à des passiones disjunclae de l'être. Fini-infini,
effet-cause, contingent-nécessaire : autant de propriétés de l'être qui lui
appartiennent nécessairement l'une ou l'autre. L'observation empirique
se traduit donc aussitôt en un principe purement métaphysique : l'être
est nécessaire ou contingent. Principe, disons-nous, parce qu'on ne peut
démontrer que l'être doit être l'un ou l'autre et que c'est bien de propriétés
immédiates de l'être qu'il s'agit ici. Ainsi entendue, la proposition aliquod
est contingens signifie moins : « cet être ici est contingent », que : « il y a
de l'être auquel appartient la contingence ». Il n'en reste pas moins vrai
que l'existence de la contingence est elle-même contingente. Si Dieu
n'avait pas créé librement le monde, aucune contingence n'existerait,
et puisque ce suprême acte libre ne saurait être déduit d'aucune cause
nécessaire, on ne saurait démontrer a priori pourquoi il y a de la contin
gence : el ideo videlur isla, aliquod ens est contingens, esse vera primo el
non demonstrabilis propler quid1.
On voit une fois de plus que le débat entre « théologiens » et
« philosophes » porte sur autre chose qu'un problème de correction dialec
tique. Tel que le conçoit Aristote, le Premier peut agir nécessairement
sans que la contingence soit pour autant exclue d'un univers dont il n'a
pas créé la matière, source de l'accidentel et du contre nature. Il se peut
aussi qu'un tel univers comporte du hasard, car nulle providence créatrice
n'y veille à ce que les rencontres de séries causales, dont chacune est
ordonnée vers une fin, soient elles-mêmes ordonnées vers une fin. Il n'y a
pas de hasard dans un univers chrétien, où loul a une fin. Bref, c'est
Vu être » même des Premiers qui diffère dans ces deux métaphysiques et
leur différence dans l'ordre de l'être entraîne celle de leurs causalités
respectives. L'univers de Duns Scot ne se justifie pas par la réfutation
dialectique de celui d'Aristote, mais par la justification dialectique d'une
notion de Dieu qu'Aristote n'avait pas conçue. Le Dieu nature d'Aristote
est la clef de voûte d'une métaphysique conçue comme le terme d'une
physique, le Dieu infini de Duns Scot est la charnière d'une métaphysique
et d'une théologie.
Le troisième argument ramène un thème non moins familier à la
métaphysique scotiste et n'est qu'une application du précédent au cas où
le « contingent » à expliquer se trouve être du « mal ». Aliquod malum fit in
universo, ergo Deus non necessario causat : il se produit du mal dans le
monde, « les philosophes » l'accordent et Duns Scot se charge de prouver
que, s'il en est ainsi, Dieu ne peut pas causer de manière nécessaire. C'est

1. Op. Ox., I, d. 39, a. 3, n. 13 ; t. I, pp. 1214-1215.


272 JEAN DUNS SCOT

donc d'un problème de « théodicée » qu'il s'agit cette fois : on ne pourrait


exonérer Dieu de toute responsabilité quant à l'existence du mal si tout
se produisait nécessairement à partir de lui. En effet, un Premier que
nous savons bon, s'il agissait nécessairement, produirait nécessairement
chaque chose aussi bonne qu'elle peut l'être ; il n'y aurait donc pas de mal
dans l'univers1. Il est vrai qu'Aristote peut ici encore s'évader de la
difficulté en expliquant le mal, comme il vient d'expliquer le contingent,
par la « difformité » due à la matière2. Cette « évasion », qui a souvent
retenu l'attention de Duns Scot, semble l'avoir aidé à distinguer sa
propre position de celle d'Aristote. Pour le philosophe grec, la contin
gence est un fait empiriquement donné, dont on peut dire que la cause
se réduit à une absence de cause. Il n'y a donc pas lieu de se demander ce
qui cause la contingence, la pure et simple absence de cause finale suffit
à l'expliquer. La contingence à laquelle pense Duns Scot est toute dif
férente ; c'est une contingence voulue et qui réside dans la cause avant
de se renconter dans l'effet. Le contingent scotiste n'est pas seulement,
comme le contingent aristotélicien, du non éternel et du non nécessaire,
c'est id eu/us opposiium possel fieri quando illud fit3. Sa contingence
résulte d'un choix. L'« évasion » du Philosophe échoue donc inévitablement
si l'on entend autrement que lui la contingence dont il parle. Or un univers
chrétien comme celui de Duns Scot, et saint Augustin l'avait déjà dit,
ne réserve aucune place au hasard absolu. Tout, sans exception, y dépend
de la causalité divine, et si cette causalité était celle d'une nature, le
Premier, qui est le Bien suprême, ne saurait causer que du bien ; or aliquod
malum fil in universo, ergo Deus non necessario causal. D'ailleurs, même en
admettant qu'on puisse expliquer comme le veut Aristote la présence du
mal dans la nature, c'est-à-dire qu'il y ait du mal, on n'aura pas expliqué
pour autant qu'il s'en fasse. Or le mal moral se fait sous nos yeux, et il
se fait de manière contingente ; à moins donc d'admettre que le contingent
puisse résulter du nécessaire, il faut reconnaître que la cause première ne
cause pas necessario*.
Le troisième argument fait appel à un autre aspect de la causalité
naturelle, sa « puissance ». Toute cause naturelle agit de manière néces
saire et s'emploie totalement dans son action. Elle agit, dit Duns Scot,
secundum ullimum polenliae suae, c'est-à-dire de tout son pouvoir. En
effet, n'étant pas une cause volontaire, elle n'a pas le choix. De même

1. Op. Ox., I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 20 ; t. I, p. 202.


2. Op. Ox., I, d. 2, q. 2, a. 2, n. 21 ; t. I, p. 203.
3. Op. Ox., loc. cil., t. I, p. 204.
4. Op. Ox., l, d. 8, q. 5, a. 2, n. 19 ; t. I, pp. 655-656.
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 273
donc qu'il ne dépend pas d'elle d'agir ou de ne pas agir, il ne dépend pas
d'elle non plus d'agir plus fortement ou plus faiblement. Mais, en ce qui
est d'elle-même, la cause première peut causer tout ce qui est causable ;
si donc elle cause tout ce qu'elle peut causer, elle causera tout le causable
et aucune cause seconde ne causera rien.
La preuve est intéressante, en ce qu'elle montre, une fois de plus, qu'il
n'y a guère d'« univers mental » qui ne se soit offert au moins une fois
à la pensée d'un métaphysicien. L'hypothèse cosmique, avec laquelle
joue un instant l'imagination de Duns Scot, n'est aucunement contradic
toire et il lui eût suffi de la prendre au sérieux pour construire un univers
analogue à celui de Spinoza. Or c'est précisément cet univers que Duns Scot
veut rendre impossible. Il sait, par la première proposition du Liber de
Cousis, que la cause d'une cause est la cause des effets de cette cause :
causa causas est causa causati ; si donc la cause première agit selon la
totalité de son pouvoir, elle doit nécessairement causer tout ce que la
cause seconde semble causer, ce qui revient à dire que la cause seconde
ne cause rien, et comme ce qui est vrai de la cause seconde l'est pareil
lement des suivantes, il n'y aurait dans un tel univers d'autre causalité
que celle du Premier. Il est vrai que certains philosophes ne voient pas
d'inconvénient à refuser toute efficace aux causes secondes, mais même
si l'on se résignait à le faire, une conséquence plus impossible encore
suivrait de cette position, car la pluralité même des êtres se perdrait alors
dans un monisme absolu. La totalité des effets produits par le Premier
constituant un seul effet, tout est un. On arrive alors à cette absurdité que
d'une part, le Premier peut causer tous les effets possibles et que, d'autre
part, il ne peut en causer qu'un seul. Au fond, Duns Scot ne perd pas de
vue le Dieu chrétien qui est le sien. Ce qu'il se représente ici n'est pas un
Premier dont la toute-puissance pourrait engendrer tous les effets pos
sibles, les uns par les autres et selon une chaîne ininterrompue de causes
essentiellement ordonnées. Un tel univers serait celui du Liber de Cousis,
mais ce n'est pas le sien, car le Premier auquel il pense est tout-puissant en
un autre sens que celui auquel pensent les philosophes. Le Premier de
Duns Scot, nous le verrons, peut causer de lui-même et à lui seul tous les
effets possibles, avec ou sans le concours des causes secondes. Si l'on place
un tel Premier à l'origine de tout, el qu'on le conçoive comme agissant à la
manière d'une nature, quelle place resterait-il pour une autre causalité
que la sienne1?. On assisterait alors à l'actualisation éternellement

1. t Primum habens in se causalitatem omnem causae secundae, quantum ad


quodlibet quod est perfectionis, potest immédiate causare ex se omne causabile, sicut
274 JEAN DUNS SCOT

totale d'une cause infinie, posant d'un seul coup dans l'être un seul effet.
Ce quatrième argument diffère des précédents, en ce qu'il implique une
notion de la toute-puissance divine dont Duns Scot lui-même prouvera
qu'elle est d'ordre proprement théologique. En outre, il accule les philoso
phes à des impossibilités qui, pour certains d'entre eux, n'auraient rien
de contradictoire. Duns Scot connaissait des philosophes arabes pour qui
le Premier seul était cause, mais quant à la thèse, dénoncée par lui comme
plus insoutenable encore, que Dieu causerait à la fois, omnia el unum
solum, les « philosophes » lui opposeraient que de l'Un ne peut sortir que
l'un. Le Docteur Subtil s'en est aperçu. Passant en revue ses propres
arguments avant de conclure, il notera que, « bien que certains d'entre eux
ne convaincraient peut-être pas les philosophes au point de les laisser
sans réponse, ils sont néanmoins plus probables que ceux qu'on invoque
en faveur des philosophes, et peut-être même certains d'entre eux sont-ils
nécessaires »*. Leur probabilité ne deviendrait une certitude que si la
toute-puissance absolue de Dieu pouvait être démontrée.
La cinquième et dernière raison, alléguée par Duns Scot contre les
« philosophes », appelle une réserve de ce genre. Elle se fonde en effet sur
le même principe : « Par le môme moyen, tiré de la causalité totale d'une
cause soumise à la nécessité, on aboutit à conclure qu'elle ne saurait
mouvoir dans le temps, ou, tout au moins, que le ciel ne sera pas mu
dans le temps, ce qui reviendrait à dire que le ciel n'est pas mu à propre
ment parler ». Duns Scot veut dire qu'un Premier, dont la puissance
infinie possède la perfection de la causalité efficiente, à tel point qu'il pour
rait produire seul ce qu'il peut produire avec le concours de causes secondes,
peut causer immédiatement, dans les sphères célestes, la totalité des effets
qu'il y cause par les Intelligences séparées. Si donc on suppose que ce
Premier, conçu comme tout-puissant en ce sens absolu, agisse néanmoins

et cum causa secunda. Et si consequens ultimum, quod scilicet causae secundae priven-
tur actionibus suis, non habeatur pro inconvénient!, duco ad majus inconveniens :
quod causabit et omnia et unum solum, ita quod omnia erunt tanlum unum ; quia si
causabit omnia causabilia, propter hoc quod causât omnia quae potest causare, ita
etiam in quacumque causatione causabit quantum potest causare, et ita perfectissimum,
et ila omnia illa erunt illud unum causatum, et tune omnia erunt unum ». Op. Ox., I,
d. 8, q. 5, a. 2, n. 20 ; t. I, pp. 656-657. Un tel univers résulterait du nécessitarisme
intellectualiste d'Avicenne, si le Premier y agissait à la manière d'une nature douée
de la toute-puissance absolue du Dieu chrétien. Une nature intelligible infiniment
puissante ne pourrait pas ne pas tout réaliser à la fois.
1 . « Ad quaestionem, quantum ad exponentem negativam istius exclusivae, respondeo
concedendo conclusiones istarum rationum, quarum licet forte aliquae non convincerent
philosophes, quin posscnt respondere, sunt tamen probabiliores illis quae adducuntur
pro philosophis et forte aliquae necessariae ». Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 22 ; t. I,
p. 657.
l'immutabilité divine 275
à la façon d'une « nature », il produira d'un seul coup et à lui seul la
totalité de ses effets. S'il la produit d'un seul coup, il ne la produira ni
dans le temps, ni par le mouvement. Mais on ne peut admettre que le
Premier produise d'un seul coup dans les sphères célestes tout ce qu'il
peut y produire, car, si cela était, il n'y aurait aucunes générations ni
corruptions successives dans le monde sublunaire. Or les philosophes
reconnaissent qu'il y en a ; ainsi donc, selon les philosophes eux-mêmes,
l'hypothèse d'où résultent de telles conséquences doit être tenue pour
fausse1.
Il est donc certain que, selon Duns Scot, Dieu seul est immuable, car
rien d'autre que Dieu n'est « formellement » nécessaire, c'est-à-dire
nécessaire en vertu de cela même qu'il est. Assurément, il y a une immu
tabilité négative, qui tient à ce que les choses n'existent pas assez pour
pouvoir changer elles-mêmes ou devenir le sujet de quelque changement,
mais nous parlons ici d'immutabilité positive, due à la perfection même
de ce qu'un être immuable est actuellement et en réalité. S'il y avait,
hors de Dieu, un seul être immuable en vertu de sa perfection même,
ce serait la première des Intelligences ; or elle-même change d'intellection
en intellection, car bien qu'elle puisse connaître tous les intelligibles, ce
dont en droit notre intellect lui-même est capable, elle ne saurait les saisir
tous à la fois dans une intellection unique, ce qui supposerait qu'elle fût
une Intelligence infinie. Même la plus haute des Intelligences passe d'une
intellection à une autre, elle est donc soumise à la mutabilité.
Il serait imprudent de préciser, plus que ne le fait Duns Scot lui-même,
ce qui relève ici de l'argumentation philosophique et ce qui dépend de la
vérité théologique. Du moins est-il certain que ce qui implique la toute-
puissance de Dieu, au sens théologique et absolu de la formule, dépasse le
plan de la philosophie proprement dite. Ceci ne signifie pourtant pas que
l'immutabilité exclusive de Dieu ne soit pas métaphysiquement démon
trable. Elle l'est, pour autant qu'elle suit d'une notion métaphysiquement
démontrable de Dieu. Or le Premier de Duns Scot n'est pas seulement
nécessaire, il est en outre, à titre d'infini, un intellect et une volonté.
C'est pourquoi sa nécessité n'entraîne pas les impossibilités auxquelles
conduit celle du Dieu des philosophes, car si le Premier des philosophes
est nécessaire de la nécessité d'une nature, tout le reste est nécessaire, et
non seulement lui-même est immuable, mais tout le reste l'est avec lui.
Notons que cette conséquence, valable pour l'immutabilité d'une nature,
ne l'est plus s'il s'agit de l'immutabilité d'une volonté. Je peux, sans

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 21 ; t. I, p. 657.


276 JEAN DUNS SCOT

altérer ma propre volition, vouloir que des effets prévus par moi se
produisent, au moment où j'ai prévu qu'ils devaient se produire. Il en est
ainsi plus évidemment encore dans le cas de la volonté divine : « Dieu a
voulu de toute éternité que quelque chose d'autre que lui existât en un
temps donné, et alors il l'a créé quand il a voulu que cela existât ».
Les objections d'Averroès contre cette thèse sont sans force, car
elles reposent sur une confusion entre la volonté de Dieu et celle des
hommes. Une volonté parfaite n'est pas dans le temps, elle n'a donc pas,
comme on l'objecte, à attendre que le moment de produire l'effet soit venu.
Elle veut, hors du temps, à la fois le temps et le moment du temps où
l'effet en question sera produit. Pareillement, lorsqu'on objecte que
la mutabilité des effets présuppose l'indétermination et la mutabilité
de leurs causes, on oublie qu'il s'agit toujours ici d'une volonté, non d'une
nature. Même en nous, l'indétermination de la volonté n'est pas une
imperfection. Elle n'est pas l'indétermination passive d'une matière
déterminable du dehors, mais une indétermination active, capable de
choisir entre les contraires. Dans le cas de Dieu, cette indétermination
active est illimitée ; elle peut choisir entre tous les contraires en vertu
de sa parfaite liberté. Pourquoi elle choisit l'un des contraires plutôt
que l'autre, ce n'est pas une question qu'il convienne de poser. La volonté
divine est un principe premier pour tout ce qui n'est pas Dieu, et c'est
la marque d'une mauvaise formation philosophique, dit Aristote, de
chercher pour tout des démonstrations et des causes. Il n'y a pas de
démonstration du principe de la démonstration, il n'y a pas de cause
du principe de toute cause. La chaleur chauffe, c'est un fait et aucun
moyen terme ne s'interpose entre cet effet et sa cause ; la volonté veut,
c'est un autre fait, et cette seconde relation n'est pas moins immédiate
que la précédente. Seulement la première est une relation de nature, la
deuxième est une relation de liberté. Du fait que la volonté divine a voulu
ceci, il n'y a pas d'autre raison à rendre sinon que la volonté est la volonté1.
Bref, le fait que la volonté de Dieu veuille quelque chose, est la cause à

1. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 3, n. 24 ; t. I, p. 659 : i Irnmediatum autem principium


est voluntalcm velle hoc, ita quod non est aliqua causa média inter ista : sicut immedia-
tum est calorem esse calefactivum, licet hic sit naturalitas, ibi autem libertés ; et ideo
hujusmodi, quare voluntas voluit hoc, nulla est causa, nisi quia voluntas est voluntas :
sicul hujus, quare calor est calefactivus, nulla est causa, nisi quia calor est calor, quia
nulla est prior causa ».
L'IMMUTABILITÉ DIVINE 277
la lois contingente et immédiate de son effet, car du nécessaire ne sort
que le nécessaire et le contingent ne peut venir que du contingent1.
Tel qu'il apparaît au terme de ces analyses, l'univers scotiste se présente
donc comme l'effet contingent et muable d'une volition contingente mais
immuable. Il importe de noter que cette contingence radicale n'affecte
pais seulement l'origine première du monde, elle le pénètre de part en part
et, si l'on peut dire, elle en imprègne toutes les parties. Dans un univers
où. le rapport du premier effet à la première cause est contingent,
« aucune relation d'effet à cause n'est absolument nécessaire, elle ne l'est
qvie relativement ». Si l'on y pense, aucune cause seconde ne cause que
parce que la cause première a déjà causé ; dépendante de la causalité
du Premier, qui est absolument contingente, la cause seconde ne peut
causer que contingenter. Du moins, objectera-t-on, cette causalité condi
tionnée de la cause seconde est-elle nécessaire, la volition contingente de
Dieu qui la cause une fois posée. Oui, répond Duns Scot, mais même
cette nécessité conditionnée n'est pas absolue, car elle implique bien que
la cause seconde ne puisse pas ne pas causer, en ce qui la concerne et pour
qui est de sa propre part, mais il reste la part de Dieu. La chaleur
peut pas ne pas chauffer, en ce qui la concerne ; pourtant, absolument
t* triant, elle peut ne pas chauffer, si Dieu ne coopère pas à son action,
s fcul perfede apparaît de tribus pueris in camino ignisz.
Il y a donc ici double contingence de la causalité seconde : une contin
gence théologique, due à la possibilité toujours présente du miracle, et
^-*.ïie contingence philosophique, due à la liberté de la première cause qui
**<§duit la nécessité des causes secondes à l'état de nécessité conditionnée.
^Dn parlerait à bon droit, ou du moins par un anachronisme qui ne serait
ï*as complètement injustifiable, d'une « contingence radicale des lois de
la nature » dans l'univers scotiste, et « radicale » serait ici le mot propre,
jDuisque la racine même de la nature y est une volonté libre. C'est pourquoi
le problème de l'immutabilité divine conduit, chez Duns Scot, aux
développements inattendus que nous venons d'observer. Il ne suffît pas
de savoir que Dieu est immuable ; si l'on ne sait aussi que lui seul est

1. Op. Ox., ibid., p. 659. Aviccnne objecterait que le Premier agit per cssentiam et
que son action ne peut être « accidentelle • ; ce que Duns Scot concède : * verum est,
quia suum velle est sua essentia ; tamcn contingenter transit supra hoc objectum vel
illud, sicut infra de futuris contingentibus dicetur », Duns Scot résume parfaitement sa
position (ibid., p. 660) de la manière que voici : « Cum necessitate Dei stat quod illud
ad quod immédiate se habet sit mutabile ; quia immédiate ab immutabili est mutabile,
sine mutatione immutabilis, quia contingens habitude est immutabilis ad proximum
sibi, et ideo extremum illius habitudinis est contingens et mutabile, licet fundamentum
sit immutabile >.
2. Dan., III, 50. Op. Ox., I, d. 8, q. 5, a. 3, p. 25 ; t. I, p. 660-661,
278 JEAN DUNS SCOT

immuable, on se fait une idée fort insuffisante de son immutabilité.


Être muable, c'est être muable dans son être même. La vertibilitas,
dont Duns Scot emprunte l'idée à Jean de Damas, implique avant tout
dans sa pensée la possibilité absolue de ne pas exister. Le fait empirique
de l'existence du changement ne permet donc à lui seul de rien conclure.
Si toutes les natures suivaient nécessairement d'une première qui les
causât elle-même à titre de nature, la totalité des effets produits par
ces natures serait « inévitable » ; ni au cours de leur développement dans
le temps, ni à leur origine, nulle part, en un mot, on ne décèlerait cette
« possibilité de ne pas être » qui est essentielle à la contingence proprement
dite, et la pseudo-contingence de l'accidentel, dont Aristote et Averroès
se contentent, ne serait même pas possible, puisque rien ne permettrait
alors de concevoir que ce qui est arrivé eût pu ne pas arriver. La dialec
tique où elle cherche sa justification est complexe, mais l'intuition méta
physique même de Duns Scot est simple : s'il y a de la contingence dans
la nature, il faut qu'il y en ait d'abord dans sa cause, mais si la nature
est l'effet d'une cause contingente, toute existence est contingente dans
la nature, même celle de la nécessité. Un tel univers n'est concevable
que si l'on tient Dieu pour une cause première parfaitement libre, c'est-
à-dire tel que les « Catholiques » le conçoivent : nulla causatio alicujus
causae poiest salvare coniingentiam, nisi prima causa ponatur immédiate
contingenter causare, et hoc ponendo in prima causa perfectam causalila-
lem, sicul Calholici ponunl1. Philosophes et théologiens cheminent
ensemble quelque temps et vers le même but ; ils ne se contredisent qu'à
partir du point où les philosophes s'arrêtent, alors que les théologiens
poursuivent leur chemin.

1. Op. Ox., I, d. 39, a. 3, n. 14 ; t. I, p. 1215.


CHAPITRE IV

L'ORIGINE DU CONTINGENT

I. Les idées divines

Duns Scot était trop pénétré de saint Augustin pour ne pas faire place
aux idées divines dans sa doctrine. Comme chez saint Bonaventure,
Matthieu d'Aquasparta, et d'ailleurs saint Thomas d'Aquin, ses réflexions
sur ce point s'inspirent du texte fondamental du Livre des 83 questions :
« Les idées sont certaines formes principales, ou raisons des choses, stables
et immuables, qui, n'étant pas elles-mêmes formées, sont éternelles,
demeurent toujours dans le même état et sont contenues dans l'intelli
gence divine »1. Reprenant à son compte cette définition, et la nourrissant
de ce qu'Augustin lui avait ajouté en la commentant, Duns Scot la résume
techniquement dans la formule suivante : « L'idée est, dans la pensée

1. Augustin, De div. quaest. 83, q. 46, 1-2 ; P. L., t. 40, c. 29-30. — On notera
pourtant, dans le De primo principio, cap. IV, n. 37, ce curieux texte : c Multa de ideis
dicuntur, quibus tamen nunquam dictis, imo nec nominatis ideis, non minus de tua
perfectione sciretur. Hoc constat, quia tua essentia est perfecta ratio cognoscendi
quodcumque cognoscibile, sub quacumque ratione cognoscibili. Appellet ideam qui
vult ; hic non intendo circa graecum illud et platonicum vocabulum immorari ».
Duns Scot n'est pas incapable d'une boutade contre les philosophes, mais s'il a vraiment
écrit ce texte tel quel, on peut y voir l'expression du sentiment très vif qu'il eut toujours
de la transcendance de la théologie sur la philosophie. Ce qui importe à ses yeux, c'est
de savoir que Dieu connaît par son essence seule à la fois sa propre essence et celles de
tous les possibles (voir plus loin, p. 282, note 1). Telle est la vérité et l'on se passe
fort bien, pour l'exprimer, de ce mot « idée • que les philosophes ont chargé de tant de
querelles. Cette remarque s'allie peut-être, dans la pensée de Duns Scot, à la critique
des Idées de Platon, telles que les entend Aristote [In Melaph., 1. 7, q. 18, n. 3).
Si d'ailleurs l'on entend par Idée une substance • séparée du mouvement et des
accidents, ne contenant en soi rien d'autre que la nature spécifique séparée et parfaite
autant qu'elle peut l'être », il n'y a là rien à reprendre : même en Dieu, l'entité de l'Idée
est bien à peu près cela. En fait, Aristote ne soutient pas que les Idées soient impossibles,
mais qu'il n'est pas nécessaire de les poser, parce qu'elles ne servent à rendre compte
ni des êtres ni de la science que nous en avons.
280 JEAN DUNS SCOT

divine, une raison éternelle, selon laquelle quelque chose peut être formé,
hors de cette pensée, selon sa raison propre »*.
Justifions cette formule. Dieu cause tout, ou peut tout causer. Il ne le
fait pas irrationnellement, mais rationnellement ; Dieu a donc toujours
une « raison » selon laquelle il forme. D'autre part, des êtres différents
requièrent des raisons différentes, Dieu forme chaque chose selon sa raison
intelligible propre. En outre, puisque Dieu n'a besoin de rien d'autre que
de lui-même pour agir, ces « raisons » ne sauraient être hors de lui ; c'est
donc selon des « raisons » intelligibles incluses dans sa pensée qu'il forme
les choses. Or, tout ce qui est dans sa pensée étant immuable comme lui,
Dieu peut former toute chose formable selon une « raison » à la fois propre
à chaque chose formée et éternelle dans sa pensée. Cette « raison » est
précisément ce que l'on nomme « idée »2.
Jusqu'ici, Duns Scot suit littéralement Augustin, mais dès qu'il
commence d'introduire son propre commentaire, maintes questions
surgissent auxquelles on chercherait vainement des réponses dans les
écrits de l'évêque d'Hippone, parce que lui-même ne se les est pas posées.
t II semble donc, ajoute Duns Scot, que la pierre connue par l'intellect
puisse se nommer idée ». Notons soigneusement ce point qui n'est pas sans
importance et dont il n'est pas évident qu'Augustin l'eût concédé sans
réserves. Dire que l'idée de pierre est « la pierre en tant que connue par
l'intellect », n'est peut-être pas exactement la même chose que dire :
l'idée de pierre est la raison selon laquelle, si Dieu la crée, la pierre sera
formée. On peut se demander si, par un infléchissement intentionnel ou
non de l'augustinisme authentique, Duns Scot ne commence pas ici à
accentuer le rapport de l'idée à l'objet plus que n'avait fait saint
Augustin.
La question nous paraît légitime et Duns Scot est si visiblement préoc
cupé de ce qu'a dit Augustin sur cette question qu'on ne peut guère éviter
de comparer sans cesse les deux doctrines, mais c'est une raison de plus
pour se garder de l'erreur de perspective à laquelle on s'expose en les
comparant. Ce qui intéresse avant tout Duns Scot, ce n'est pas l'exégèse
de ce qu'ont dit avant lui sur ce point Platon et Augustin, c'est la nature
de la connaissance divine et celle de ses objets en tant que ceux-ci
représentent des êtres finis possibles. Il sait, par Augustin, que Platon
désignait ces objets du nom d'« idées » et puisque ce mot est entré dans

1. Op. Ox., lib. I, disl. 35, qu. unica, n. 12 ; t. I, p. 1160.


2. Loc. cil., p. 1160. — Sur les divers sens du terme ralio, voir Quodl. III, n. 9.
Il est pris ici au sens de principe intelligible définissant la nature d'un être possible.
LES IDÉES DIVINES 281

la théologie, autant le conserver, mais il n'est pas nécessaire et un théolo


gien pourrait traiter de la question sans user de ce terme philosophique.
Nous venons de citer sa propre remarque, au ch. IV de son De primo
principio : « On dit sur les idées beaucoup de choses, qui pourraient n'être
pourtant jamais dites sans qu'on en sache moins sur Ta perfection,
même si les idées n'étaient pas nommées (immo née nominatis ideis). Une
chose est sûre, c'est que Ton essence est raison parfaite de connaître
tout le connaissable sous quelque raison qu'il soit connaissable. L'appelle
idée qui voudra, je n'ai pas ici l'intention de m'attarder à ce vocable
grec et platonicien ». Tout l'essentiel est là et nous ne devrons jamais
oublier que le seul objet que se propose Duns Scot, en discutant la nature
des idées, est de comprendre comment, en quel sens, l'essence divine est
cause unique et suffisante de sa connaissance des objets. Ce point est
important en ce qu'il règle dès l'abord une question fondamentale : quoi
qu'en dise Duns Scot, tout ce qu'il dira des idées devra s'interpréter en
ce sens, que ce que les philosophes nomment « idée » n'est en fin de compte
que l'essence même de Dieu1. Il pourra sembler parfois dire autre chose
pour mettre en lumière certains aspects du problème ; en fait, il ne dira
jamais que cela. C'est aussi pourquoi, si importante que soit à ses yeux
la doctrine augustinienne des idées, et de si près qu'il en commente les
textes, ce n'est pas elle, mais la vérité de la question, qui est l'objet de
son commentaire. Nous ne pourrons éviter de dire, autant que nous le
verrons, dans quelle mesure il lui restera fidèle, mais ce ne sera pas afin
de juger sa fidélité à l'augustinisme authentique, dont il ne se fait pas
une fin en soi. Ces comparaisons n'auront d'autre objet que de définir
plus précisément le sens de sa propre doctrine, en gardant présent à
l'esprit, que puisque Duns Scot eût pu dire tout ce qu'il avait à dire de
la connaissance divine sans prononcer une seule fois le mot « idée », le
cœur du problème ne peut être à ses yeux le sens authentique de ce tenue
dans les textes de saint Augustin.
Il n'est donc pas surprenant que le Docteur Subtil s'engage immédiate
ment dans une voie personnelle. La formule dont il vient d'user : l'idée
de pierre, c'est lapis inlellecius, va se justifier dans sa pensée par une
minutieuse dissection métaphysique de l'acte par lequel Dieu connaît

1. Duns Scot a exprimé ce fait sous une forme indirecte, mais frappante, en disant
que la connaissance qu'a Dieu des idées n'ajoute rien ù la cognoscibilité de son essence :
« Si igitur intellectionem intuitivam habet Deus de lapide, ipso nullo rnodo causante,
oportet quod lapis in cognoscibilitate etiam propria nihil addat cognoscibilitati essentiae
Primi per quam lapis sic cognoscitur ». De primo principio, cap. IV, concl. IX, additio ;
éd. E. Roche, p. 1 10.
282 JEAN DUNS SCOT

l'idée. Dans un premier moment (non de temps, mais de nature et d'ordre


métaphysique) Dieu connaît son essence sous une raison purement
absolue. Dans le deuxième moment, il produit la pierre en être intelligible
et connaît intellectuellement la pierre. Il y a déjà, dans la pierre intellec
tuellement connue, relation à l'intellection divine ; mais il n'y a encore
dans l'intellection divine aucune relation à la pierre, car l'intellection
divine termine la relation de la pierre connue à cette relation même. La
pierre est intellectuellement connue et c'est tout. Vient alors un troisième
moment, car l'intellect divin peut comparer son intellection à n'importe
quel intelligible auquel nous pourrions comparer une des nôtres, et en se
comparant ainsi à la pierre intellectuellement connue, causer en soi la
relation de raison qui existe entre le sujet connaissant et l'objet connu.
Enfin, dans un quatrième moment, l'intellect divin peut en quelque sorte
réfléchir sur cette relation causée par le troisième et c'est alors seulement
que cette relation sera connue. On voit par là en quel sens l'idée est objet
de l'entendement de Dieu. Il y a relation entre elle et lui, mais cette
relation ne fonde pas l'objet, elle le présuppose. Il y a d'abord la connais
sance que Dieu a de soi ; ensuite celle qu'il a de la pierre ou de toute
autre idée ; puis la relation de raison de l'intellect divin à cet objet ; enfin
la connaissance que Dieu a de cette relation. Ni cette relation de raison
ni la connaissance qu'en a Dieu ne sont formellement exigées pour que
Dieu connaisse la pierre à titre d'objet ; l'idée paraît dès que l'entendement
divin produit la pierre dans son être intelligible1 et rien d'autre n'est
requis pour qu'elle soit.
Duns Scot ne doute pas que cette description de l'idée ne soit fidèle
à la pensée d'Augustin. En effet, la pierre connue par l'intellect (lapis
intellectus) satisfait à toutes les conditions requises par la définition
augustinienne de l'idée. Elle est la « raison » d'une chose qui peut être
faite par Dieu hors de lui ; cette « raison » est propre à la chose en question,
au sens où l'on peut dire que le coffre conçu par le menuisier est la

1. Op. Ox., lib. I, dist. 35, qu. unica, n. 10 ; t. I, p. 1158 : « Deus in primo instanti
intelligit essentiam sub ratione mère absoluta. In secundo instanti producit lapidem
in esse intelligibili, et intelligit lapidem, ita quod ibi est relatio in lapide intellecto ad
intellectionem divinam, sed nulla adhuc in intellectione divina ad lapidem, sed
intellectio divina terminât relationem lapidis intellect! ad ipsam. In tertio instanti
forte inlellectus divinus potest comparare suam intellectionem ad quodcumque intelli-
gibile ad quod nos possumus comparare, et tune comparando se ad lapidem intellectum
potest causare in se relationem rationis. Et in quarto instanti potest quasi reflecti
super istam relationem causatam in tertio instanti, et tune illa relatio rationis cognita
erit. Sic igitur non est relatio rationis necessaria ad intelligendum lapidem tamquam
prior lapide ut objectum, imo ipsa ut causata est posterior, quia in tertio instanti ;
et adhuc posterior erit ipsa ut cognita, quia in quarto instanti «. — Cf. Rcp. Par.,
1. 1, d. 36, q. 2, n. 34.
LES IDÉES DIVINES 283

« raison » du coffre de bois qu'il fera ; en outre, cette raison est éternelle
dans la pensée divine, car elle existe en vertu d'un acte de l'intellect
divin, et rien de nouveau ne peut résulter en Dieu d'un acte de son
intellect1. Nous sommes même, semble-t-il, d'accord avec Platon, de qui
Augustin a emprunté le nom d'idée, mais Duns Scot n'en est pas certain
car on n'est pas sûr de ce qu'a pensé Platon. Si, comme le soutient
Aristote, Platon a vu dans les Idées des quiddités subsistantes en elles-
mêmes, il a eu tort ; mais si, d'accord avec Augustin, il les a posées dans
la pensée divine, il a eu raison. Car c'est exactement là ce « monde intelli
gible » dont on parle parfois d'après Platon. Quoi qu'il en ait pensé lui-
même, les idées sont bien les essences des choses existant à titre d'objets
connus dans l'intellect divin : quiddilates rerum... habentes esse cognilum
in intelleclu diuino2.
Pour simple et claire qu'elle soit, cette manière de concevoir l'idée
divine n'en présupposait pas moins une décision dont la portée paraîtra
mieux lorsqu'on verra pourquoi, dans son analyse, Duns Scot fait passer
l'idée après l'essence divine mais avant les relations qu'elle noue ensuite
avec l'intellect divin qui la conçoit. Poser l'idée comme un objeclum
cognilum terminant l'acte de l'intellect qui la produit, c'est admettre
qu'elle n'est pas directement et immédiatement une connaissance de
l'essence divine comme telle3. Il y a plus. En posant l'idée comme connue
par l'intellect de Dieu avanl (métaphysiquement parlant) que ne soit
connue sa relation à l'acte qui la connaît, Duns Scot refuse d'inclure cette
relation dans la raison intelligible qui constitue l'idée même. Si, comme

1 . Sur ce point, voir Op. Ox., lib. I, d. 30, q. 1, et 2, n. 9 ; t. I, p. 1090.


2. Op. Ox., 1. I, d. 35, q. unica, n. 12 ; t. I, p. 1 160. C'est pour respecter scrupuleuse
ment la doctrine d'Augustin que Duns Scot maintiendra, comme nous le verrons, que
l'intellection divine d'autres objets que l'intellect divin lui-même requiert des relations
distinctes entre ces intelligibles distincts et l'intellect divin qui les connait. A ceux qui
soutiennent le contraire, il répond : • videtur quod haec dicta destruant sententiam
Augustini de ideis ». ftep. Par., 1. I, d. 36, q. 2, n. 31. — En ce qui concerne Platon :
* Hoc etiam probatur per Plalonem, qui primo induxit nomen ideae ; posuit enim
mundum sensibilem extra et mundum intelligibilem in mente divina ; et mundum
intelligibilem in mente divina vocavit ideam mundi sensibilis in re extra ; mundus
autem intelligibilis non est nisi mundus extra, ut est objective in esse cognito in mente
divina ; idea igitur mundi in re extra non est nisi mundus intelligibilis, sive mundus
in esse cognito, née est curandum ad propositum, si mundo in re extra correspondeat
una idea vel duae. Item hoc palet ex alio, quia sicut Plato induxit nomen et rationem
ideae, sic Augustinus imitatur ipsum. Nunc autem Plato vere posuit ideam in mente
divina, non eo modo quo Aristoteles falso sibi imponit eas posuisse in re extra, ut per
Commentatorem patet supra primo Elhicorum >. ftep. Par., loc. cil., n. 33.
3. Nous disons bien : une connaissance, car il va de soi que, connue en Dieu comme
un objet distinct de Dieu, l'idée n'y est pas comme un objet autre que Dieu : « ideae
non sunt ibi objecta alia a Deo, ut cognita sunt a mente divina, in qua sunt objective ».
Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 2, n. 31.
284 JEAN DUNS SCOT

c'est le cas chez Thomas d'Aquin, l'idée était ici la connaissance qu'a Dieu
de son essence en tant qu'imitable par une créature possible, Duns Scot
ne pourrait pas définir l'idée de pierre par la formule simple et directe :
lapis intelleclus. Ce ne serait plus la pierre intelligible, mais l'essence
divine en tant qu'imitable par celle de la pierre, qui serait l'objet de
l'intellect divin. Bref, il n'y aurait pas, entre la connaissance qu'a Dieu
de son essence et celle qu'il a de l'idée, la distinction si nette que Duns Scot
introduit entre le premier et le deuxième « instant » de son analyse et
qu'il marque par cette formule lourde de sens : in secundo inslanli producit
(Deus) lapidem in esse inlelligibili, et inlelligii lapidem. On ne peut lire
ces mots sans se souvenir de tant de controverses sur l'origine des idées
divines et se demander si nous n'assisterions pas, avec cette « production »
des idées, à une rectification de la doctrine, plusieurs fois condamnée
dans sa lettre mais dont l'esprit restait vivace au xive siècle, de la pro
duction des idées en Dieu1.
Disons d'abord que jamais, sous aucune forme, Duns Scot n'a proposé,
ne fût-ce que comme une hypothèse défendable, la doctrine de la création
des idées divines. A cet égard, il reste hors de la tradition qui, s'inspirant
de Denys l'Aréopagite, passe par Scot Erigène et les doctrines condamnées
au xme siècle, puis au xive siècle2. A plus forte raison n'a-t-il rien de

1. Voir sur ce point le remarquable ouvrage d'A. COMBES, Un inédit de saint


Anselme? Le Irailé De unitate divinae essentiac et pluralilate creaturarum d'après
Jean de Ripa, Paris, J. Vrin, 1944.
2. Pour l'histoire sommaire de cette doctrine en ce qui concerne Jean Scot Erigène,
voir La philosophie au moyen âge, Paris, Payot, 1944, pp. 207-208 et 209-214. — Pour
la suite, G. G. CAPELLE, Autour du décret de 1210: III. —• Amaury de Bène. Élude sur
son panthéisme formel (Bib. Thomiste., XVI), Paris, J. Vrin, 1932, particulièrement,
pp. 89-111. — Un développement imprévu de cette histoire nous a été révélé par le
travail de l'abbé A. COMBES, Un inédit de Saint Anselme? Le Irailé De unitate divinae
essentiae et pluralitate creaturarum d'après Jean de fiipa, Paris, J. Vrin, 1944. Quoi
que l'on pense de l'authenticité anselmienne du traité, cette admirable étude prouve
que, sous une forme évoluée, l'érigénisme vivait encore au xiva siècle, ce qui est très
important pour situer Duns Scot dans l'ensemble de celte histoire. Redisons-le, le
Docteur Subtil n'enseigne, ni directement ni indirectement, la création des idées divines,
mais de même que (on le verra plus loin) l'esse intelligibile se situe dans sa doctrine entre
l'être existant et le simple être de raison, sa thèse de la « production » de l'idée à l'être
intelligible s'insère entre la doctrine de la création des idées divines et celle qui les
identifie absolument à l'essence divine comme telle. L'historien est ici garanti contre
toute erreur d'interprétation par la critique de cette doctrine qu'on lit chez un élève
de Duns Scot : Fr. GUILLELMI ALNWICK, O. F. M., Quaestiones disputalae de esse
intelligibili et de Quodlibel, éd. Athanase Ledoux, O. F. M., Firenze-Quaracchi, 1937.
De même qu'il s'acharne à prouver qu'il n'y a pas d'être intermédiaire entre l'être
réel et l'être de raison, Alnwick établit que, si l'être intelligible de l'idée est réel,
sa • production • est une création, et, inversement, que si cette production n'est pas
un acte de causalité efficiente, l'idée ne peut avoir aucun être propre et distinct de
l'essence divine à quelque degré que ce soit. Cf. Op. cit., pp. 111-113. Cette position
intermédiaire est pourtant celle de Duns Scot et même, selon le P. Ledoux, « fere
omnium scotistarum, quorum nomina habentur apud Mastrium, Disp. theol., disp. 3,
LES IDÉES DIVINES 285

commun avec un volontarisme, comme celui de Descartes par exemple,


où l'intellect, la volonté et la puissance de Dieu ne font qu'un. Aucun
doute n'est possible sur ce point, car si Descartes niera que Dieu crée les
vé rites éternelles par un acte de volonté antérieur à l'acte de connaissance
qui. 'il en a (puisqu'on Dieu les deux actes se confondent) DunsScot a mainte
fois et explicitement nié que la connaissance divine des idées dépende
d'un acte de la volonté divine. Produites par l'intellect de Dieu, les idées
et leur vérité sont tellement indépendantes du vouloir divin que si, par
impossible, Dieu n'avait pas de volonté, les idées divines et leurs vérités
resteraient exactement ce qu'elles sont1. Le soi-disant « primat de la
volonté sur l'entendement » que l'on a cru trouver chez Duns Scot est
donc une légende, au moins sur le plan de la connaissance spéculative où
nous sommes ici placés.
Un deuxième point, plus délicat, est le rapport de la solution scotiste

1- 2, p. 180 • (op. cit., p. 120, n. 1). Alnwick Iui-m6me soutient le contraire. Selon lui,
s> l'esté intelligibile est de l'être réel, si peu que ce soit, sa production ne peut être
lu'une création, ce qu'il est hérétique de soutenir (op. cit., p. 124). D'où sa propre
conclusion : t Respondeo igitur ad quaestionem quod esse intelligibile convenions
Cï-eaturae ab aeterno non est productum ab intellectu divino » (p. 136). En soutenant à
'^ fois que Dieu • institue • l'être intelligibile des créatures, et que pourtant son essence
*ufflt à représenter tout le reste, Duns Scot se contredit donc : « Unde Johannes Duns...
"licit expresse opposite » (p. 137). Si ces positions sont contradictoires, c'est au philo-
*ophe de le dire, mais l'historien trouve chez Alnwick une sérieuse garantie que Duns
Scot les a en effet soutenues. C'est aussi l'avis du P. A. Ledoux : « Rêvera hae duae
assertiones inveniuntur apud Scotum » (op. cit., p. 137, n.l). En tout cas, Alnwick
Rejette toute production de l'être intelligible (op. cit., p. 162), et ceci au nom de l'opinion
• omnium loquentium de ideis • (op. cit., p. 429). Son excellent éditeur nous le présente
comme un • scotista independens ». Pour en discuter, il faudrait savoir à partir de quel
degré d Indépendance on cesse d'être un scotiste.
1. • Ideae mère naturaliter représentant illud quod repraesentant et sub ratione
sub qua aliquid repraesentant. Quod probatur ex hoc, quia ideae sunt in intelleclu
divino ante omnem actum voluntatis divinae, ita quod nullo modo sunt ibi per actum
voluntatis divinae : sed quidquid naturaliter praecedit actum voluntatis est mère
naturale ». Op. Ox., 1. I, d. 39, q. un., a. 2, n. 7 ; t. I, p. 1209. — • Hoc autem existente
determinate vero, essentia est ratio intellectui divino intelligendi istud verum ; et hoc
naturaliter quantum est ex parte essentiae, ita quod sicut naturaliter intelligit omnia
principia necessaria, quasi ante actum voluntatis divinae, quia eorum veritas non
dependet ab illo actu, et essent cognita ab intellectu divino si per impossibile non esset
volens, et ita essentia divina est ratio cognoscendi ea in illo priori instanti naturae,
quia tune sunt vera : non quidem quod illa vera moveant intellectum divinum, née
etiam termini eorum ad apprehendendum talem veritatem, quia tune intellectus divinus
vilesceret, quia pateretur ab alio ab essentia sua, sed sicut essentia divina est ratio
cognoscendi simpli ia. ita et complexe talia ». Op. Ox., 1. I, d. 39, q. un., a. 3, n. 23 ;
t- I, p. 1224. — La thèse de Wilhelm KAHL [Die Lehre uom Primai des Willens bei
Augustinus, Duns Scoius und Descaries, Strasbourg, 1886) est un travail intéressant,
mais qui peut engager sur une fausse piste. Nous avons essayé de rétablir la situation,
en ce qui concerne Duns Scot, dans La liberté chez Descartes et la théologie, Paris, 1913,
Pp. 137-149. Ces conclusions nous semblent encore vraies. Nous dirons plus loin, en
Hudiant la volonté humaine, sur quel point et dans quelles limites il y a en nous
primai de la volonté. En Dieu, le seul primat concevable est celui de l'essence infinie,
qui Kl à la fois intellect et volonté.
286 JEAN DUNS SCOT

à la solution thomiste du problème. Il ne s'agit pas ici d'une comparaison


abstraite des deux doctrines, mais bien de ce que Duns Scot lui-même
a pensé de la doctrine des idées enseignée par saint Thomas, car il l'a
connue, discutée et critiquée. Ici encore, quelles qu'aient été finalement
leurs divergences, on doit commencer par souligner leur accord sur un
point fondamental. Dans le scotisme, pas plus que dans le thomisme, il
n'est permis de dire que l'intellect de Dieu soit mû par un autre objet
que l'essence divine elle-même. Le nombre des moments que Duns Scot
distingue dans son analyse n'y change rien. Chose plus importante, le
fait même que Duns Scot s'oppose à Thomas d'Aquin sur la manière de
concevoir la relation de l'idée à Dieu, n'y change rien non plus. Nous
sommes ici sur un terrain où le dogme chrétien imposait l'unité à toutes
les spéculations sur la connaissance divine : il n'existe rien qui ne tienne
de Dieu son intelligibilité et son être, il n'existe donc rien, hors de Dieu
qui puisse naturellement déterminer un acte quelconque de son intellect1.
C'est à l'intérieur de cet accord fondamental que se manifestent des
différences qui, pour secondaires qu'elles soient, n'en donnent pas moins
naissance à deux doctrines distinctes des idées. Parmi celles qu'a critiquées
Duns Scot, il en est une qui rappelle de près la position thomiste-
La connaissance de l'idée serait celle de l'essence divine elle-même connue
comme imitable, par une créature. Exprimant cette doctrine dans son
propre langage, Duns Scot dit que cette manière de concevoir les idées
revient, sinon à en faire des relations de raison, du moins à subordonner
la connaissance qu'a Dieu de chacune d'elles à celle d'une relation de
raison. Ces relations, précise-t-il, seraient ici dans l'essence divine en tant
qu'elle est objet connu. En effet, dans l'intellection absolument première
de Dieu, cette essence serait appréhendée par l'intellect d'une manière
globale. Pour qu'ensuite la créature fût connue, l'intellect divin devrait
comparer son essence ainsi- connue à la créature et la concevoir comme
imitable par elle. C'est alors, en concevant son essence comme imitable,
qu'il concevrait la créature. Celle-ci serait donc bien connue dans l'essence
divine, qui reste l'objet premier de l'intellect divin, mais dans cette

1. Rappelons qu'en définissant l'objet de la « théologie divine » (connaissance que


Dieu a de lui-même) Duns Scot pose l'essence de Dieu comme le premier objet de la
connaissance divine. Or ce premier objet inclut la totalité de tous les intelligibles connus
en acte, simultanément et distinctement. Dès ce moment, le problème des idées est
résolu : Op. Ox., Prol., q. 3, a. 4, n. 1 1 ; t. I, p. 54-55. Cf., d. 2, q. 1 et 2, a. 2, n. 24 ;
t. I, p. 208 : « Intellectus Primi intelligit semper et distincto actu et necessario quod-
cumque intelligibile, prius naturaliler quam illud sit in se >. Thèses rappelées dans
Op. Ox., 1. 1, d. 35, q. unica, n. 2 ; t. I, p. 1152.
LES IDÉES DIVINES 287

essence connue comme imitable, c'est-à-dire dans cette essence connue


sous cette relation de raison qu'est l'imitabilité1.
Il ne semble pas douteux qu'une doctrine semblable à celle de saint
Thomas soit ici visée, bien que Duns Scot la formule en un langage
calculé pour mettre en évidence ce qui, selon lui, en est le point faible.
Si l'idée divine est l'essence divine connue comme imitable, la relation
d'imitabilité est intrinsèque à l'idée, si bien que la connaissance divine
de l'idée implique nécessairement, on pourrait presque dire, présuppose
la connaissance de cette relation. Une telle doctrine ne pouvait satisfaire
Duns Scot. Si les idées sont connaissables par l'intellect divin, il faut
qu'elles-mêmes, et non des relations quelconques, terminent cet acte de
connaître. Ce sont elles, non des relations, qui doivent être l'objet de cette
connaissance divine. En effet, on ne voit pas comment l'essence divines
qui est « formellement infinie », pourrait être déterminée par des relation,
de raison. En tant que telle, elle reste toujours infinie sous quelque aspect
qu'on la conçoive ; il est donc impossible qu'aucune relation la limite à la
représentation d'une essence finie. En outre, si les essences finies n'étaient
pas conçues par Dieu directement, mais seulement par les raisons intelli
gibles qui les déterminent, ces raisons elles-mêmes en présupposeraient
d'autres et ainsi de suite à l'infini. Dieu ne les connaîtrait donc jamais,
à moins d'admettre qu'avant de connaître chaque essence, et pour la
connaître, il doive en connaître une infinité d'autres. Ce que Duns Scot
veut faire comprendre, c'est que l'essence divine est toujours la raison
propre et suffisante de toutes les connaissances qu'a l'intellect divin.
Prise dans sa nudité, l'essence divine cause, à titre d'objet premier, la
connaissance qu'a Dieu de lui-même, et c'est encore elle qui cause la
connaissance qu'a Dieu des idées, ou essences des choses, connues à
titre d'objets secondaires de son intellect. Ne disons pas que les essences
causent la connaissance que Dieu en a, ce qui serait dégrader l'intellect
divin en le soumettant à des objets finis, mais ne laissons pas dire non
plus que Dieu ne puisse connaître par sa seule essence, en quelque sorte
toute nue, à la fois lui-même et les essences des êtres finis2.
On voit ici le point précis sur lequel porte la critique de Duns Scot.
Il redoute une certaine interprétation de la thèse thomiste et, pour cette

1. Op. Ox., 1. I, d. 35, q. unica, n. 4 ; t. I, p. 1153.


2. Op. Ox., 1. I, d. 35, q. unica, n. 5 ; t. I, p. 1154. C'est pourquoi, liée à son essence,
l'idée offre à Dieu un objet de complaisance, qui laisse d'ailleurs libre sa volonté :
« licet necessario voluntas divina habeat actum complacentiae respectu cujuscumque
intelligibilis, inquantum in illo ostenditur quaedam participatio bonitatis propriae,
tamen non necessario vult quodcumque creatum volitione efflcaci sive determinativa
Ulius ad existendum ». Quodl., XVI, 7.
10
288 JEAN DUNS SCOT

raison même, il lui préfère une autre thèse où cette interprétation erronée
soit impossible. Dieu est imitable par les créatures? Soit ! mais, ici comme
partout, l'essence est le fondement de la relation ; l'imitabilité est dans
l'essence divine avant, pour ainsi dire, que l'intellect divin ne rapporte
celle-ci, comme imitable, à ce qui peut l'imiter. Allons plus loin, car s'il
est vrai que l'essence de Dieu, connue par son intellect, est ce par quoi
Dieu atteint la connaissance de la pierre, il n'en semble pas moins capable
de connaître ensuite la pierre en elle-même et sans avoir à lui comparer
sa propre essence. Ne sommes-nous pas nous-mêmes capables de le faire?
Ne pouvons-nous penser la pierre sans la rapporter à autre chose1? Dieu
peut donc le faire. Visiblement, Duns Scot veut que l'idée, objet secondaire
de la connaissance divine, soit connue par Dieu directement, indépendam
ment de toutes relations et antérieurement à elles. Celles-ci présupposant
l'idée, ce ne sont pas elles qui peuvent la fonder.
Nous sommes ainsi conduits à cette conclusion : lorsque l'intellect
divin produit une idée, il y a d'abord relation entre cette idée et l'intellect
divin, non entre lui et elle. Ce rapport unilatéral, si l'on peut dire, est tout
différent de celui qui unit un intellect fini à son objet. Dans ce deuxième
cas, les deux termes sont unis par un rapport de coexistence, qui est un
rapport mutuel. II n'en va pas ainsi dans l'acte par lequel l'intellect divin
connaît autre chose que l'essence divine elle-même. Aucune relation
mutuelle en pareil cas ; c'est l'objet seul qui, en tant que connu, est en
relation de dépendance à l'égard de l'intellect divin2. Bref, il existe en
Dieu des relations éternelles aux objets qu'il connaît, mais elles ne sont
pas en lui naturellement antérieures à ces objets ; au contraire, ces relations
s'établissent d'abord naturellement entre ces objets et lui, n'étant que
les relations de dépendance des objets connus à l'intellect divin qui les
connaît.
L'analyse des divers moments métaphysiques de la connaissance divine
trouve ici la plénitude de son sens. Au premier moment, disait Duns Scot,
Dieu connaît son essence absolument et en elle-même. Au deuxième
moment, il produit la pierre à l'être intelligible, la seule relation alors

1. Op. Ox., 1. I, d. 35, q. unica, n. 8 ; t. I, p. 1157.


2. « Non oportet igitur propter intellectionem alicujus objecti praecise quaerere
relationem née in utroque extrcmo née in altero. Ergo oportet aliquid aliud addere,
propter quod sit relatio in utroque extremorum vel in altero : illud autem non videtur
esse nisi vel mutua coexistentia, si est relatio mutua, vel dependentia in altero extremo,
si non est mutua. Hic autem quando Deus intelligit aliquid aliud a se, non potest poni
mutua coexistentia in utroque extremo, ut videtur ; ergo praecise suffîcit ponere
relationem in altero extremo, ubi est dependentia : illud est objectum ut cognitum «.
Op. Ox., 1. I, d. 35, q. unica, n. 9 ; t. I, p. 1158.
LES IDÉES DIVINES 289

existante étant, dans l'idée de la pierre même, celle qui la rapporte à


l'intellection divine. C'est seulement ensuite que Dieu peut, s'il le veut,
comparer son intellection à celle de cet intelligible et connaître la relation
de raison qui s'établit alors entre son intellect et l'objet connu. Le moment
décisif de cette analyse, en ce qui concerne l'idée, est évidemment le
deuxième : in secundo inslanti producit (Deus) lapidem in esse intelligibili,
el intelligit lapidem. Pour qu'elle soit produite, il faut, sans doute que
l'idée ait une certaine entité propre, une certaine réalité, un certain être,
mais comment Duns Scot peut-il enseigner que Dieu produit l'être de
l'idée sans revenir à la doctrine mainte fois condamnée de la création des
idées, que ni directement ni indirectement, il n'a jamais admise?
Duns Scot passe pour un « réaliste » et l'on a même parfois qualifié
son réalisme d'excessif, mais il en eût été surpris, car on le compare ici
à Thomas d'Aquin, alors que lui-même se comparaît à Henri de Gand.
Selon ce dernier, Dieu est cause formelle première dans l'ordre des essences
comme il est cause efficiente première dans celui des existences. A titre
de cause formelle, Dieu produit éternellement les Idées, douées d'un être
formel d'essence qui n'entraîne pour elles aucune existence propre. Cette
position avait de quoi tenter Duns Scot, car elle s'inspire d'Avicenne ;
il n'en est que plus remarquable de le voir refuser, non pas la légitimité
de la notion d'esse essentiae, car lui aussi admet une entité formelle de
l'essence, mais que ce genre d'être soit celui des idées divines. C'est même
parce que l'essence a un être réel en son ordre, qu'il refuse de l'attribuer
aux idées, afin de ne pas introduire en Dieu de l'être réel distinct de Dieu.
On ne peut donc situer Duns Scot sur ce point sans user de deux coordon
nées, Thomas d'Aquin d'une part et, d'autre part, Henri de Gand, qui
attribuait à l'essence une réalité en tant qu'exemplaire éternellement
produit par Dieu, et une existence en tant qu'effectivement causée par
lui dans le temps1. C'est par rapport à cette doctrine que Duns Scot

1. « Essentia enim, ut dictum est, dicitur res ex respectu ad Deum, inquantum


ab ipso exemplata est ab aeterno. Dicitur autem existons ex respectu ad Deum,
inquantum ipsa est effectua ejus ex tempore ». Henri de Gand, Summa quaestionum
ordinariarum theologiae, Parisiis, 1520 ; XXI, 4, art. 9. Henri n'admet pas non plus
que les idées aient un être propre hors de Dieu, mais elles en ont un en Dieu : • Sed
sciendum est quod secundum rationes ideales Deus alia a se intelligit dupliciter. Uno
modo secundum quod sunt essentiae vel existentiae quaedam in se. Alio modo secundum
quod sunt quaedam operabilia a Deo », Quodlibeta magislri Henrici Goelhals a Gandavo,
Parisiis, 1519 ; Quod. VIII, q. 1. Cf. E. Gilson, La liberté chez Descaries el la théologie,
Paris, F. Alcan, 1913, pp. 39-40 ; et surtout J. Paulus, Henri de Gand, p. 285 : « L'esse
essenliae représente à ses yeux quelque chose de non moins objectif, résistant et solide,
que l'être existentiel » ; avec ce qui suit, sur la nécessité où s'est par conséquent trouve
Henri, de « le déduire de Dieu ». C'est pour éviter d'avoir à déduire de Dieu, fût-ce en
Dieu, un être distinct du sien, que Duns Scot va substituer l'être de raison de l'idée à
l'être d'essence que lui attribuait Henri de Gand.
290 JEAN DUNS SCOT

demande si, en tant que connue par Dieu, l'idée possède un


être d'essence1? Sa réponse est négative, car il ne voit pas comment, sfc
Dieu crée les existants d'après des idées déjà douées d'un être
qui leur soit propre, on peut encore parler de création ex nihilo*. Pou
que la pierre soit créée de rien, il faut que lapis intelledus ne soit pas
quelque chose. Assurément, on pourrait soutenir, avec Jean Scot Érigène _
que les idées sont déjà, en un certain sens, des créatures, mais oc»
retomberait alors dans les impossibilités qui frappent la notion d'idées
éternellement créées, et comme Henri de Gand lui-même refuse de
l'admettre, il n'y a aucun refuge de ce côté3. On a donc le choix entre
deux thèses : Dieu crée les êtres du néant, il les crée d'après des idées
déjà pourvues d'un être propre. Si l'on veut maintenir la notion de
création, c'est à la deuxième de ces thèses qu'il faut renoncer. Duns Scot
y renonce donc ; pourtant, à moins que Dieu en tant qu'idée ne se distingue
en rien de Dieu en tant que Dieu, il faut bien que, pour lui aussi, l'idée
possède en Dieu le minimum d'entité formelle propre sans lequel elle-

1. « Utrum creatura in quantum est fundamentum relationis aeternae ad Deum ut


cognoscentem lia beat vere esse essentiae, ex hoc quod est sub tali respectu » ? Op. Ox.,
1. I, d. 36, q. unica, n. 1 ; t. I, p. 1169.
2. Les historiens de Duns Scot ont parfois rompu sur ce point l'équilibre de sa
doctrine. « Les existences, dit Pluzasnki, sont créées par Dieu et, avant les existences
selon Scot, les possibles sont créés en tant que possibles • (Essai sur la philosophie de
Duns Scol, p. 184). C'est fausser sa pensée. Toute création a pour effet une existence
actuelle, or ni les idées ni les possibles n'ont d'être actuel propre ; ils ne sont donc pas
créés. L'entendement divin produit les Idées comme l'artiste les projets de ses œuvres
possibles ; la volonté divine choisit certains de ces possibles, et fait du possibile un
creabile, comme l'artiste décide d'excéuter tel projet plutôt que tel autre ; c'est seule
ment ensuite que la création intervient, quand la puissance exécute l'ordre de la
volonté, mais son effet est l'être fini actuel, non son idée ni sa possibilité. Une fois de
plus, on cède ici à l'illusion qui transforme en distinctions d'êtres réels les distinctions
d'être formels familières à Duns Scot. Même une distinction réelle dans l'ordre de la
formalité n'entratne de soi aucune distinction d'être réel, surtout en Dieu, où l'infinité
de l'essence exige que tout ce qu'elle est soit réellement identique. A strictement parler,
il n'y a pas de distinction «réelle actuelle » entre des formalités : « Sed numquid haec
distinctio dicitur realis ? Respondeo : non est proprie actualis realis, intelligendo, sicut
communiter dicitur, realis actualis illa quae est differentia rerum et in actu... », Op. Ox..
1. I, d. 2, q. 7, n. 43 ; t. I, p. 282. C'est pourquoi l'on ne pourrait introduire une distinc
tion t realis actualis » entre l'être de l'Idée et celui de Dieu sans en faire une créature
et rendre impossible toute autre création de nihilo: « Primo quia creatio est productio
de nihilo : sed si lapis praehabuit esse verum reale, igitur quando producitur ab effi
ciente, non producitur de nihilo ». Op. Ox., 1. I, d. 36, q. unica, n. 3 ; t. I, p. 1171. —
Pour l'arrière-plan historique de cette controverse, voir J. PXULUS, Henri de Gand,
pp. 293-298. Noter, p. 296, que la doctrine d'Henri de Gand, dont Duns Scot se sépare,
était déjà une réforme d'Avicenne.
3. i Kl quinto, secundiim idem médium de creatione : quia produclio rei secundum
illud esse cssentiae verissirne est creatio ; ipsa enim est mère de nihilo ut de termine
a quo, et ad verum ens ut ad tcrminum ad quem : et productio ista, secundum eos.
est aeterna ; crgo et creatio est aeterna ; cujus oppositum nititur ostendere, et dicit
se habere demonstrationes ». Op. Ox., 1. I, d. 36, q. unica, n. 3 ; t. I, p. 1 171.
LES IDÉES DIVINES 291

même ne serait rien. C'est ce genre d'être attribuable à l'idée qu'il va


s'efforcer de définir.
Il n'est naturellement pas question d'un être d'existence, qu'Henri de
Gand même lui refusait. Nous sommes jusqu'ici dans l'ordre de la con
naissance proprement dite, c'est-à-dire de l'intellection divine pure,
prise en elle-même et avant toute intervention de la volonté. Celle-ci
n'a pas à intervenir tant que Dieu ne choisit pas entre les idées pour
décider quelles d'entre elles seront imitées par des existants librement
créés hors de lui. L'acte par lequel l'intellect divin produit l'être intelli
gible de l'idée, n'a donc pas pour effet de poser l'objet connu dans une
entité réelle autre que celle de l'essence divine ; il le rend simplement
présent à l'intellect divin comme le connu l'est au connaissant. L'idée
divine en tant que telle est donc antérieure à l'ordre de la possibilité
existentielle proprement dite, car un être possible étant toujours autre
que Dieu, qui seul est nécessaire, la volonté divine est requise pour le
déterminer1. L'intellect de Dieu ne se comporte donc pas, à l'égard des
intelligibles autres que lui, comme sa volonté à l'égard des objets autres
que lui qu'il peut vouloir. En effet, l'intellect divin peut saisir nécessaire
ment tous les intelligibles, en tant qu'ils lui sont présents, sans que
quelque chose d'autre que Dieu soit par là nécessairement posé dans
l'être réel2. L'idée produite par l'acte divin d'intellection n'a donc pas
de réalité propre hors celle de l'essence divine, ce qui revient à dire une
fois de plus que sa production n'est pas -une création.
Soit, mais alors quel sorte d'être peut-on attribuer à l'idée, qui ne soit
ni celui d'une créature, ni celui d'une essence subsistante éternellement
dans l'entendement divin3, ni celui de l'essence divine directement en

1. C'est pourquoi Duns Scot contredit Henri de Gand. L'idée n'a qu'un être de
raison. D'ailleurs l'esse essenliae n'étant pas, dans sa doctrine, réellement séparable de
l'esse exislenliae, on ne peut admettre que les idées aient un esse réel quelconque sans
assimiler leur production à une création. Cf. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 2, n. 7 ; t. II, p. 29.
2. « Quod instatur de intellectu non est simile ; quia intcllectum esse necessario
respectu alicujus objecti non ponit illud esse aliquid in entitate reali aliud a primo
objecte, quia esse cognitum ab intellectu divino non ponit illud esse aliquid in entitale
reali aliud a primo objecte, quia esse cognitum ab intelleclu divino non ponit illud
esse in se, sed in intellectu praesentialiter... Non est igitur intellectus divinus ita se
habens ad intelligibilia alia a se sicut voluntas ad alia volibilia, quia ille intellectus
potest esse necessario omnium intelligibilium, quatenus sunt sibi praesentia ; née per
hoc ponitur aliquid aliud a Deo formaliter necessarium in esse reali. Voluntas autem
non posset esse necessario aliquorum aliorum volibilium, nisi illa alia essent aliquando
necessaria in aliquo alio esse reali, alio ab esse divino ». Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2,
n. 16 ; t. I, p. 653. Si Dieu avait éternellement choisi de ne rien créer, sa connaissance
des idées serait exactement ce qu'elle est.
3. Op. Ox., 1. I, d. 36, q. unica, n. 7 ; t. I, p. 1174. — II s'agit en somme de concevoir
cet être intermédiaire malaisé à saisir, qui est « debilius esse reali et majus esse rationis «.
Cet esse intelligibile scotiste restera dans l'école du maître une pomme de discorde. C'est,
292 JEAN DUNS 8COT

tant que telle ? Duns Scot a fort bien vu la difficulté et nul ne l'a formulées
plus clairement que lui : « La première production n'est pas seulement-^
celle de quelque relation, car il n'y a de relation que pour l'absolu ; aya"*— ~
donc concédé, dans la question précédente, que Dieu produit les choses—
à l'être intelligible, selon que la chose connue est dite être une idée, il_
faut en conséquence poser dans ce deuxième moment quelque entité
absolue de la chose produite, pour fonder, dans l'être absolu qui possède
cette entité, sa relation à ce qui le produit ». Bref, si la relation de l'idée
à Dieu est postérieure à l'idée, il n'est pas possible que l'idée elle-même
ne soit absolument rien.
Le problème eut été insoluble en toute autre doctrine que celle de Duns
Scot, où tout ce qui est objet de concept distinct possède un être propre,
de quelque degré d'ailleurs que soit cet être. Celui qu'il attribue à l'idée
divine est un ens secundum quid, c'est-à-dire un être relatif ou, comme
il dit encore, un ens diminulum1 : un être réduit. On est excusable d'hésiter
sur le sens de ces formules, qui ont donné de la tablature à plus d'un
interprète de Duns Scot, et cela dès le moyen âge, mais lui-même ne s'y
est arrêté que parce qu'elles pouvaient exprimer sa pensée et il a pris
plusieurs fois la peine de les expliquer. L'idée n'est qu'en tant que
connue : c'est ce qu'on exprime en lui attribuant un être secundum <;ni<!
c'est-à-dire, qui n'a de réalité que par le lien de dépendance qui l'unit à
sa cause. Ici, la cause est l'intellection divine, dont la réalité est celle
d'un être pur et simple et, en ce sens, l'ens secundum quid de l'idée n'a
d'autre être absolu (ens simpliciter) que celui de l'intelleclion à laquelle
on peut le réduire. Cette remarque s'applique à l'ordre de l'être propre
ment dit, mais elle laisse ouverte une autre question, car si l'idée divine
n'a pas d'autre être réel que celui de l'intellection et de l'Essence infinie
qui la causent, elle a son entité formelle propre, que cette intellection

en tout cas, une pièce essentielle de la doctrine, inséparable de l'ontologie de Duns Scot.
On peut l'accepter ou la rejeter, mais il n'est pas possible de la rejeter et de se dire
disciple de Duns Scot.
1. Voir A. MAURER, Ens diminulum : a Noie on ils Origin and Meaning, dans
Mediaeval Sludies (Toronto), XII (1950) 216-222. L'expression remonte à une traduction
latine d'une traduction arabe d'ARiSTOTE, Metaph., VI, 4, 1027 b 33. Au sens large,
Duns Scot identifie l'en» diminulum avec \'ens ralionis: Op. Ox., IV, d. 1, q. 2, n. 3
(arl. cil., p. 221, n. 26). C'est un t ens logicum proprie •, In Melaph., I. VI, q. 3, n. 15
(ibid., n. 27). Ajoutons que, dans le cas de l'idée divine dont il est ici question, reniflas
propre de cet être de raison, qui est celle d'un être d'objet, n'est pas un pur néant d'être
réel. C'est une entité d'être intelligible qui, dans l'unité parfaite de l'être divin, la pose
formellement à part. La critique serrée de cette entité de l'Idée par Guillaume
d'Alnwick garantit que telle fut bien la position de Duns Scot. Mais il y avait plus
« réaliste » que lui à cette époque : voir les textes d'Henry de Harclay, dans sa question
De Ideis, cités par le P. LEDOUX, G. Alnwick, Quaesliones dispulalae de esse inlelligibili,
Firenze-Quaracchi, 1937, p. 29, n. 1.
LES IDÉES DIVINES 293

comme telle ne suffit pas à expliquer. En effet, il est également vrai de


toutes les idées divines qu'elles n'ont pas d'autre être que celui de Dieu
qui les connaît ; pourtant, elles sont distinctes ; ce que représente l'une
n'est pas ce que représente l'autre, bref, leur lalilas n'est pas la même.
Ici, invoquer la réalité de l'être divin ne suffit donc plus, car si l'intellec-
tion divine (identique à l'essentia de Dieu) est tout l'être réel de l'idée,
elle ne l'est pas « formellement », en ce sens que ce n'est pas elle qui la
fait être « telle idée ». Cette lalitas appartient en propre, dans l'unité de
l'être divin, à l'idée même. L'être relatif de cette dernière n'a d'être réel
que celui de l'intellection divine, mais en tant qu'objel de cette intellection,
l'idée de la pierre doit posséder le minimum d'entité et de distinction
formelles pour être « tel objet »1.
Deux erreurs doivent donc être évitées : accorder à l'idée un être réel
indépendant de celui de l'intellect divin ; en conclure qu'elle ne possède
en propre aucune entité formelle. Cette deuxième erreur reviendrait
à dire que l'aptitude de l'idée à représenter soit un pur néant. Or ce serait
vraiment une erreur. Assurément, l'idée n'est de soi ni une existence,
ni même une essence ; elle n'est donc en aucun sens une réalité actuelle,
mais à titre d'objet d'un intellect, elle n'est pas rien. Elle est, rappelons-le,
au moins assez pour fonder une relation. En d'autres termes, puisqu'elle
est le fondement d'une relation d'objet connu à un intellect connaissant,
elle doit avoir l'être relatif qui convient au terme d'une relation.
C'est ce que Duns Scot veut dire lorsqu'il qualifie de réduit, « diminu
tif » (diminulum), un être de ce genre. Prenons un exemple. Voici César
et une statue qui le représente ; si César est annihilé, sa statue reste et
continue de représenter César ; César continue donc d'être représenté.
Considérons formellement et en soi cet « être représenté » (esse repraesen-
lalum). Il est d'une autre nature que tout être proprement dit, soit
d'essence, soit d'existence. Il n'est même pas l'être réduit de César,
c'est-à-dire une partie de ce qu'était César lui-même, moins le reste. Si
l'on dit d'un Éthiopien qu'il est blanc en un sens restreint (diminute
albus), c'est parce qu'il n'a de blanc que les dents, donc qu'il est blanc
quant aux dents bien qu'il ne le soit pas quant à la peau. Au contraire,
le fait d'être représenté par sa statue ne faisait partie ni de l'existence ni

1. « Et si velis quaerere aliquod esse verum hujus objecta ut sic, rnillum est quaerere
nisi secundum quid, nisi dicatur quod istud esse secundum quid reducitur ad aliquod
esse simpliciter, quod est esse hujus intellectionis ; sed istud esse simpliciter non est esç e
formaliter ejus quod dicitur esse secundum quid, sed est ejus terminative vel princi-
piative, ita quod ad istud verum esse illud esse secundum quid reducitur, ita quod sine
i-to vero esse istius non esset illud esse secundum quid ». Op. Ox., 1. I, d. 36, q. unica,
n. 10; t. I, p. 1177.
294 JEAN DUNS SCOT

de l'essence de César quand il était encore vivant, et on le voit bien au


fait qu'il continue de l'être après sa mort. L'esse repraesentatum de César
n'est donc ni rien ni un être réel distinct du sien, c'est l'être, tout relatif,
de la représentation à ce qu'elle représente, c'est-à-dire du terme d'une
relation à son principe. C'est l'être même de ce terme qui est « diminutif »,
parce qu'il n'est en effet que l'être qui appartient au représentatif comme
tel dans sa relation au représenté. Ce qui est vrai de la statue de César
par rapport à César l'est bien plus encore de l'idée divine par rapport
à l'intellect divin, car la représentation de César existe hors de César,
au lieu que l'être restreint de l'idée est totalement inclus, à titre d'objet,
dans l'intellect divin qui la connaît1.
Rappelons une fois de plus que, dans la doctrine de Duns Scot, tout
ce qui possède une entité intelligible concevable à part, possède une
entité formelle correspondante. Pouvons-nous concevoir le « connu »
en tant que tel? Assurément, car connu ou non, l'objet pris en lui-même
reste exactement ce qu'il est. Fondement de la relation de connu à
connaissant, il s'en distingue ; elle se distingue donc de lui. Ainsi, l'« être
connu » n'est pas l'être plein de l'objet connu lui-même ; il n'est qu'en
relation, mais cet être en relation se suffit en son ordre et n'exige pas de
soi la réalité plénière de l'être absolu2. Pour comprendre la position
de Duns Scot, il faut donc admettre que même s'il s'agit d'une relation,
l'objet de la définition possède une entité propre, indépendamment de
l'existence du défini.
Il n'est guère de moment de sa doctrine où le comprendre soit plus
nécessaire. Lui-même sait fort bien ce qu'est un être réel et pleinement
constitué comme tel. En un sens large, on peut attribuer l'être vrai à
tout ce qui n'est pas de soi contradictoire et impossible, mais, au sens
propre, l'être réel (ens ratum) est ce qui possède celui d'une essence ou

1. Op. Ox., 1. I, d. 36, q. unica, n. 10; t. I, p. 1176. — En sens contraire, voir


G. ALNWICK, O. F. M., Quaestiones dispulalae de esse inlelligibili et de Quodlibet. Élève
de Duns Scot, mais non point exactement disciple, Alnwick refuse de distinguer l'être
représenté de la forme qui le représente : « Esse repraesentatum alicujus objecti non
est res distincta a forma représentante, sicut esse repraesentatum Caesaris per
statuam repraesentantem non differt a statua représentante nisi in modo signifi-
candi ». Op. cil., p. 15. En somme, d'accord avec la tradition anselmienne suivie par
saint Thomas d'Aquin, Alnwick reprend strictement la thèse classique : in Deo creatura
est creatrix essenlia: « sicut igitur res creata aut creabilis prout continetur in essentia
divina perfectionaliter et eminenter non est aliud ab essentia divina, et prout continetur
virtualiter in Deo non est aliud quam potentia Dei, sic prout habet esse repraesentatum
in essentia divina non est aliud quam essentia divina repraesentans et prout habet
esse scitum sive cognitum in scientia Dei non est aliud quam scientia Dei ». Op. cit.,
p. 16. Cf. pp. 44, 67.
2. Op. Ox., /oc. cit., n. 12 ; t. I, p. 1179. Contre la notion d'esse secundum quid ainsi
entendue, voir la critique acharnée d' Alnwick, op. cit., pp. 41-43.
LES IDÉES DIVINES 295

d'une existence, et peu importe d'ailleurs lequel, car de quelque manière


qu'on les distingue, ils sont inséparables. Sans doute l'essence ne possède
l'ens ratum, que lorsqu'elle existe actuellement en vertu de sa cause
efficiente, mais cela n'implique ni que l'essence prise en soi ait une existence
propre, moindre que celle de l'ens ratum, ni qu'elle n'ait aucune entité
et qu'il ne puisse y avoir définition que de ce qui existe. La définition est
« la connaissance distincte du défini selon toutes ses parties essentielles »
et la connaissance d'un objet peut être également distincte, qu'il existe
ou qu'il n'existe pas1. Produite par l'intellect divin, l'idée peut donc
avoir éternellement en lui un être d'objet connu, pris en soi et en tant que
tel, sans pourtant qu'il en résulte aucune créature ni que sa production
soit aucunement une création2.
Tel est aussi, comme d'ailleurs Duns Scot le remarque expressément
lui-même, le seul point de vue d'où sa propre version de l'illumination
augustinienne devienne intelligible. Tous les augustiniens, à quelque
degré qu'ils le soient, admettent avec leur maître que l'homme connaît
la vérité in ralionibus aelernis, mais comme tous ne conçoivent pas ces
raisons éternelles, ou idées divines, exactement de la même manière, ils
ne s'accordent pas sur la nature de l'illumination. Chez Duns Scot, c'est
par l'ens objectivum de ses idées, que Dieu meut notre intellect à connaître
des vérités pures. Bien entendu, puisqu'elles n'ont qu'un être relatif,
c'est son être absolu qui, par elles, meut notre intellect, mais c'est pour
tant selon leur être relatif qu'est mû notre intellect à connaître la vérité3.
Il y a donc vraiment chez Duns Scot connaissance du vrai dans les idées
divines, car elles ont en Dieu un « être objectif » suffisamment distinct
pour mouvoir l'intellect humain.
Rien n'invite à penser que Duns Scot ait attribué ce genre d'être aux
idées afin de donner une réponse satisfaisante au problème de l'illumina
tion divine ; des raisons tirées de sa propre doctrine l'ont conduit à cette
conclusion, mais on ne peut douter qu'il l'ait accueillie avec plaisir

1. Op. Ox.,loc. cil.,n. 1, t. I, p. 1169 et n. 11, t. I, p. 1177.


2. Alnwick ne se bat donc pas contre un fantôme, et son éditeur le P. Ledoux, dit
avec raison, en fait : « quia secundum Scotum rsse repraesentatum mediat inter esse
reale et esse rationis » (éd. cil., p. 6, n. 1). En fait, car Duns Scot maintiendrait sans
doute que l'idée est un Ctre de raison, et qu'un tel être n'est pas un pur nihil.
•'!. • Ex hoc autem apparet quoddam dictum superius dist. 3 de cognitione in regulis
aeternis, videlicet quod motio intellectus nostri a quidditatibus intelligibilibus reducitur
ad ipsum intellectum divinum, per cujus esse simpliciter ista objecta habent esse
secundum quid, scilicet esse objectivum, secundum quod esse movent intellectum
nostrum ad cognoscendum veritates sinccras, et propter motionem earum dicitur
intellectus ille moverc, sicut ista habent suum esse secundum quid propter simplicitatem
esse illius ». Loc. cil., n. 10 ; t. I, p. 1177.
10—1
296 JEAN DUNS SCOT

lorsqu'il se demanda en quel sens il était vrai de dire, selon Augustin,


que les vérités infaillibles sont connues par l'intellect dans les raisons
éternelles. Car Augustin l'avait dit, donc il valait mieux l'admettre1,
mais en quel sens on pouvait le soutenir, voilà qui eût été moins clair si
l'ens diminutum des idées n'était venu à point lever la difficulté.
L'histoire du problème est connue, au moins dans ses grandes lignes.
Tous les docteurs du xnie siècle, y compris Thomas d'Aquin, ont admis
que l'intellect humain connaît la vérité grâce à la lumière divine et même,
en un certain sens, dans cette lumière. Certains d'entre eux, particulière
ment dans l'école franciscaine, inclinaient même à penser que toute
connaissance d'une vérité nécessaire par l'intellect humain, requérait
une « illumination spéciale », distincte à la fois de l'action générale exercée
par Dieu sur toutes ses créatures et de la lumière propre de l'intellect
dont il doue l'homme en le créant. Chacun de ces docteurs nuançait sa
réponse à sa manière, mais tous se réclamaient pareillement de l'autorité
de saint Augustin, dont la théorie de la connaissance est d'ailleurs, sur
ce point précis, une pomme de discorde entre les historiens2.
Duns Scot devait trouver difficile de prendre parti contre cette
doctrine, d'abord parce que, franciscain, il lui eut fallu pour cela contre
dire les « anciens » de son Ordre, mais surtout parce que ses aînés avaient
apparemment réussi à mettre saint Augustin de leur côté et que lui-même
avait le plus grand respect pour l'autorité d'Augustin. On n'est donc pas
surpris de le voir établir, par une exégèse dans le détail de laquelle il
n'est pas nécessaire d'entrer pour comprendre sa propre doctrine,
qu'aucun texte de saint Augustin n'invite à lui attribuer une thèse de ce
genre, c'est-à-dire la nécessité d'une illumination spéciale pour connaître
les vérités nécessaires : l'illumination générale suffît3.

1. « Propter verba Augustin! oportet concédera quod veritates infallibiles videntur


aut intelliguntur aut cognoscuntur in regulis aeternis ». Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5,
n. 18 ; t. I, p. 376.
2. Voir E. GILSON, Introduction à l'étude de saint Augustin, 1" éd. Paris, 1929,
ch. V, sect. 2, pp. 103-125. — La philosophie de saint Bonaventure, 2» éd. Paris, 1943;
ch. XII, pp. 304-324. — Pour des interprétations différentes de l'illumination augu<ti-
nienne, voir Johannes HESSEN, Auguslins Metaphysik der Erkennlnis, Berlin, 1931.
pp. 98-113.
3. L'illumination admise par ses prédécesseurs, sur la foi d'Augustin tel qu'ils le
comprenaient, était, quoique « spéciale » une illumination c naturelle ». C'était même
là, comme on le voit chez M. d'Aquasparta, une de leurs principales difficultés. Dun»
Scot ne l'entend pas ainsi. En alléguant les textes du De Trinilale. IV, 15 ; IV, 16 ;
IX, 6, où Augustin dit que les philosophes païens ont connu beaucoup de vérités grâce
à la lumière divine et à la sagesse éternelle, il donne à entendre que, commune à tous
les hommes, cette illumination ne peut avoir été « spéciale ». Ceci implique qu'une
illumination spéciale, donc autre que la lumière naturelle, serait surnaturelle de plein
droit. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 21 ; t. I, p. 379. Noter la conclusion : c ibi maxime
removetur illustra tio specialis et suiïicit sola generau's ».
LES IDÉES DIVINES 297

Reste pourtant à voir en quel sens il est vrai de dire que nous voyons
ces vérités in regulis aeternis, car s'il n'a rien dit de plus, Augustin a au
moins dit cela. On comprend d'ailleurs qu'il l'ait dit, car tous les intelli
gibles tiennent d'un acte de l'intellect divin leur être intelligible, et
comme toutes les vérités qui s'y rapportent brillent en eux, l'intellect,
qui les connaît, connaît aussi par elles toutes les vérités nécessaires qui
s'y rapportent. Il voit donc en elles, comme en des objets, ces vérités
nécessaires. Ces intelligibles eux-mêmes, en tant qu'objets secondaires
de l'intellect divin1, sont des « vérités », car ils sont conformes à leur
modèle, qui est l'intellect divin ; ils sont « lumière », car ils font voir ;
ils sont enfin « immuables » et « nécessaires » comme l'intellection divine
elle-même. Leurs caractères sont donc bien ceux qu'Augustin attribue
aux idées, y compris même l'« éternité ». Remarquons pourtant que
l'éternité d'un être est une de ses conditions propres, liée à sa nature et
mesurée par elle ; or, les idées divines n'ayant d'existence que secundum
quid, leur éternité n'est, elle aussi, qu'une éternité secundum quid. C'est
là un premier sens acceptable de l'expression « voir dans la lumière
éternelle », qui signifie alors : voir dans l'objet secondaire de l'intellect
divin, qui est la vérité ou la lumière éternelle ainsi entendue.
Mais Augustin s'exprime parfois autrement. Dans un texte célèbre du
De Trinilate XIV, 15, 21, il parle de règles éternelles écrites «dans le
livre de cette lumière qu'on nomme la vérité ». C'est une deuxième
manière de dire la même chose. Le livre de la lumière éternelle est
l'intellect divin lui-même, en tant qu'il contient les vérités. Nous ne
voyons pas le livre lui-même, ce qui serait déjà voir Dieu par une vision
béatifique, mais bien les « quiddités » ou les vérités qui y sont écrites.
On peut dire pourtant qu'ici encore notre intellect voit les vérités « dans
la lumière éternelle », c'est-à-dire dans ce livre, en tant qu'il contient
l'objet que nous y voyons, car nous y lisons, sans le voir, ce qui y est
écrit2. En d'autres termes, ces quiddités sont dans la vérité divine, et
nous les voyons, nous voyons donc dans la vérité divine, comme le dit à
juste titre saint Augustin.
Voilà donc deux sens acceptables de la formule augustinienne. On dira
peut-être que c'est là jouer avec les mots, car enfin, comment peut-on
lire dans un livre qu'on ne voit pas? Plus exactement, si nous ne voyons

1. • Inquantum sunt objecta secundaria miellee tus divini », l'essence divine étant
eUe-même l'objet premier de l'intellect divin.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 18 ; t. I, pp. 376-377. Cf. Augustin, De Trinilale,
XIV, 15, 21 ; P. L., t. 42, c. 1052.
298 JEAN DUNS SCOT

pas l'intellect divin où sont ces vérités, comment pouvons-nous les voir
dans la lumière incréée elle-même?
C'est ici qu'apparaît l'importance de la distinction formelle, si minime
soit-elle, que Duns Scot introduit entre les idées et l'essence de Dieu
prise comme objet de son intellect. N'étant que des objets seconds de
l'intellect divin, les idées n'ont aussi qu'un être relatif (secundum quid).
Or nul être relatif n'exerce directement et comme tel aucune opération ;
il ne les exerce qu'en vertu de l'être absolu dont il dépend lui-même.
Ici, ces objets secondaires de l'intellect divin ne meuvent notre intellect
que, précisément, en vertu de l'intellect divin, qui est un être absolu.
Nous voyons donc dans « la lumière éternelle relative » que sont les idées
comme dans un objet prochain, mais nous voyons dans la lumière incréée,
comme dans la cause prochaine en vertu de laquelle Yobjel prochain
meut notre intellect1.
Ce sont là des expressions assez fortes. A les prendre littéralement, on
attribuerait aux idées divines un être assez distinct pour qu'elles puissent
être les « objets prochains » de notre intellect, sans que pourtant l'intellect
divin lui-même soit connu. Connaître dans l'idée comme dans un objet
prochain, c'est vraiment s'avancer fort loin sur la voie bonaventurienne
de l'illumination. Il n'y a aucune raison de minimiser ces textes, mais il
faut aussi se souvenir que nous parlons ici de distinctions formelles
d'objets. La connaissance d'une idée divine par notre intellect n'est
aucunement pour nous une connaissance de l'essence divine, précisément
parce que, en Dieu lui-même, l'idée est un produit de son intellect, non
une vue de son essence connue sous un certain rapport. Si Dieu produit
l'idée comme objet connu, c'est justement parce que l'objet de l'idée n'est
pas directement son essence. L'intellect humain peut donc connaître la
pierre, objet de l'idée divine, sans connaître aucunement l'essence de Dieu
ni de l'intellect divin. Nous connaissons en lui, en tant qu'il est cause de
l'objet de notre connaissance ; lui-même pourtant n'en est pas l'objet.
La position de Duns Scot sur ce point ne se confond avec aucune
autre, mais elle représente la distinction la plus atténuée que l'on puisse
concevoir entre les idées de Dieu et son essence. Nous voulons dire que
Duns Scot les en distingue aussi peu qu'il est possible de le faire lorsqu'on
veut pourtant les en distinguer. C'est leur « talité » formelle, à titre
d'objet de connaissance, qui les distingue à la fois entre elles et de Dieu

1. «Sic igitur in luce aeterna secundum quid sicut in objeclo proximo videmus ;
sed in luce increata videmus secundum tertium modum, sicut scilicet in causa proxima
cujiis virtute objoctum proximum movet >•. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 19 ; t. I,
p. 377.
LES IDÉES DIVINES 299

lui-même ; c'est elle aussi qui leur confère cette raison d'objet, par
laquelle elles meuvent directement notre intellect à telle connaissance
certaine1. Encore faut-il pour cela que l'intellect divin produise la « talité »
formelle de ces objets, en quoi leur être intelligible consiste. Si elle n'était
rien, celle-ci ne serait pas plus produite que ne l'est, comme objet, l'essence
divine elle-même. Il y a donc bien, entre l'essence divine comme objet
et l'idée divine comme objet, la distinction à la fois minime et irréductible
qui convient à des termes dont tout l'être se réduit à « être-des-objets ».
Duns Scot se sépare donc ici de certains de ses prédécesseurs franciscains,
en ce qu'il nie résolument qu'une « illumination spéciale » soit requise
pour connaître dans les règles éternelles2. Il n'admet pas non plus,
contre d'autres docteurs dont nous ignorons l'identité, que la volonté
divine intervienne dans la production des idées, ni même pour que, lors
qu'il les connaît, notre intellect conçoive la nécessité de leurs rapports.
C'est, pour ainsi dire, antérieurement à la volonté divine que l'intellect
divin les produit ; c'est donc aussi sans intervention de sa volonté que
l'intellect de Dieu coopère en nous, par ses idées, à produire cet effet natu
rel qu'est la conformité aux idées de l'intellect humain qui les appré
hende. Sans doute, c'est volontairement que Dieu coopère ou non à ce que
nous composions entre elles les idées, mais s'il y coopère et que nous les for
mions, leur composition est en nous déterminée par la nature de leurs
termes, tels que Dieu les cause naturellement en nous dans leur être intel
ligible3. C'est même pourquoi, redisons-le, tout ceci relève de l'« influence
générale » de Dieu, non de quelque action particulière, mais il reste cer
tain que le rapport de l'idée à Dieu est celui d'un effet à sa cause. On
observe même ici une « double causalité de l'intellect divin », qui est la
vraie lumière incréée : d'abord en tant qu'il produit ses objets secondaires
dans l'être intelligible, ensuite parce que c'est en vertu de lui que ses
objets secondaires, ainsi produits, meuvent actuellement notre intellect4.

1. « Videmus in luce increata sicut in causa proxima objecti in se ; nam intellectus


divinus producit ista actu suo in esse intelligibili, et actu suo dat huic objecto esse
taie, et illi taie, et per consequens dat eis talem rationem objecti, per quam rationem
primo movent intellectum ad cognitionem talem certain ». Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5,
n. 19 ; t. I, p. 377. Duns Scot ne parle pas ici de lalilas; c'est nous qui introduisons ici
ce terme, bien connu dans l'école scotiste, pour exprimer commodément le point de vue
du lale où se place ici Duns Scot.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 20 ; t. I, pp. 378-379 : • Ex isto apparet
3. Op. Ox., loc. cil., « Et si objicias... ».
4. t Ista igitur duplex causalitas intellectus divlni, qui est vera lux increata, videlicet,
quod producit objecta secundaria in esse intelligibili, et quod est illud virtute cujus
objecta secundaria etiam producta movent actualiter intellectum, potest quasi
integrare unum tertium membrum de causa propter quam dicamur vere videre in luce
aeterna ». Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 19 ; t. I, p. 378.
300 JEAN DUNS SCOT

Disons, si l'on veut, que cette double causalité définit une troisième
manière de justifier l'expression augustinienne, « voir dans la lumière
éternelle ». Il serait également abusif de porter ces interprétations au
compte de saint Augustin lui-même et de dire que sa pensée n'est pour
rien dans celle de Duns Scot.
Le Docteur Subtil se tient en effet ici, bien qu'il use d'une technique
différente, dans la ligne de ce que l'on peut nommer l'augustinisme
franciscain, si du moins on veut bien admettre que cet augustinisme lui-
même n'était pas une simple répétition de saint Augustin. En fait, et
pour reprendre ses propres expressions, il se tient ici dans la ligne de
saint Bonaventure. C'est pourquoi, par delà le Docteur Séraphique, il
rejoint la tradition augustinienne et plotinienne du « monde intelligible »
entendu comme l'ensemble des Idées subsistant éternellement en Dieu.
En admettant toutes les nuances ou différences propres à chacun de ces
philosophes et théologiens, il reste que les idées possèdent, selon eux,
une entité plus distincte de l'essence divine que ce n'est le cas, par
exemple, chez saint Thomas d'Aquin1. N'oublions pas que, pour
Duns Scot, Augustin a conçu l'idée divine comme un « objet connu »2 ;
de là sa nature, telle que nous venons de la définir, de là aussi les caractères
principaux que lui reconnaît Duns Scot.
On peut en effet déterminer par là de quoi il y a idée en Dieu. Tout
ce qui est « faisable », que ce soit une substance, un accident ou une rela
tion, bref tout ce qui est quelque chose d'autre que Dieu, est pour
l'intellect divin un objet distinct. Il est naturel que Duns Scot raisonne
ici sur la connaissance divine d'après ce qu'il sait de la connaissance
humaine. Dans notre intellect, c'est-à-dire dans un intellect créé, tout ce
qui peut être fait constitue un objet connaissable distinct, donc une
réalité positive exprimable par une idée distincte : omne posiliuum dislinc-
tum cognoscibile habet dislindam ideam3. Le « monde intelligible » produit
par l'intellect de Dieu est donc bien le modèle du monde réel. Possédant

1. « Respondeo ergo ad quaestionem, primo sequendo alium Doctorem antiquum,


scilicet Bonaventuram, et dico quod idea, sive accipiatur ut ratio et principium
cognoscendi, sive ut exemplar et principium operandi, quia quaelibet idea, ut credo,
utroque modo potest accipi, ipsa est cujuslibet alterius positivi a Deo, sive sit factibile
in se, sive in altero, sive sit absolutum, sive respectivum, ita quod cujuslibet istorum
est propria idea in Deo ». Hep, Par., \. I, d. 36, q. 4, n. 20. L'influence de saint Augustin
est beaucoup plus forte chez Henri de Harclay qui, parce que l'évêquc d'Hippone avait
dit des idées : « non cnim formatae sunt •, en conclut que les idées ont une entité
réelle, distincte a parte rei, non per operationem inlelleetus, dans l'intellect divin. Voir
les extraits de sa question De ideis dans G. ALNWICK, O. F. M. Quaesiiones disputalae
de esse inlelligibili, éd. A. Ledoux O. F. M. Firenze-Quaracchi, 1937, p. 29, n. 1.
2. Hep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 20.
3. Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 20.
LES IDÉES DIVINES 301

son esse, ou son enlitas propre, tout ce qui est, à quelque degré que ce
soit, y a son idée. Naturellement, d'abord les substances, mais aussi tout
ce qui n'est pas une simple privation. Comme le mal qui n'en est qu'un
cas particulier, la privation n'a pas de forme propre, donc pas d'idée
propre ; Dieu connaît la privation par l'idée de l'être positif dont elle
est absente ; il n'a pas d'idée distincte de ce qui, de soi, est un manque
d'être1, mais il connaît distinctement, par mode d'idée, tout ce qui est
distinctement.
Ainsi, la matière a en Dieu son idée parce que, dans la doctrine de
Duns Scot elle possède, à son degré propre, un être propre. Rien ne sert
d'objecter que nous ne pouvons la concevoir que par analogie à la forme,
car cela est vrai, mais le rapport de la matière à la forme est tout autre
que celui de la privation à l'être. Elle n'est pas une privation de forme.
Prise en soi, la matière est ce qui reçoit la forme, c'est-à-dire une réalité.
Assurément, notre intellect ne peut pas la concevoir sans rapport à la
forme, mais la substance, comment la concevons-nous, sinon par rapport
à ses accidents2, et la forme elle-même, sinon par rapport à son opération?
Nous distinguons les formes les unes des autres selon les opérations propres
qu'elles exercent. De même pour la matière. Notre intellect ne connaît
qu'à partir du sensible. Voyant que certains êtres subissent des transmu
tations d'un contraire à l'autre, sans pourtant qu'eux-mêmes puissent
être totalement transformés en leurs contraires, nous concluons de là
que quelque chose doit subsister sous cette transmutation pour recevoir
successivement les deux contraires. C'est ce que l'on nomme « matière ».
Notre intellect connaît donc la matière par son rapport aux formes
contraires qui se succèdent en elles, mais il ne la connaît pas plus relati
vement à la forme que la forme relativement à la matière. Dans les deux
cas, ce sont bien des entités distinctes qu'il connaît. La matière est le
sujet permanent en quoi s'effectuent les transmutations formelles de
contraire à contraire. Si nous la connaissons, selon son entité propre»
à combien plus forte raison l'intellect divin ne la connaît-il pas ainsi?
C'est donc par une idée propre de la matière que Dieu la connaît3.

1. Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 23.


2. « Et mirum est quod aliqui intelligentes ex hoc concludant quod ma teria secundum
se non sit cognoscibilis, quia non est cognoscibilis a nobis nisi per analogiam ad
formam... Unde et perfectionis esset in intellectu nostro si posset cognoscere materiam,
sicut perfectionis est in sensu quod potest cognoscere minimum sensibile ». Rep. Par.,
\. I, d. 36, q. 4, n. 10.
3. Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 23. Au fond, la raison décisive qui décide ici de tout
est que la matière est créable, donc elle a une idée : « Materia secundum se est ens ;
igitur per se factibilis ; igitur per se habet ideam >. Loc. cil., n. 9. Selon saint Thomas
302 JEAN DUNS SCOT

Le même principe, que tout objet distinct a en Dieu une idée distincte,
oblige à conclure dans le même sens à propos des parties d'un tout
quelconque. Nous ne sommes pas ici dans le monde thomiste de l'esse,
acte premier qui confère au tout de chaque être son unité en même
temps que son existence, mais dans le monde scotiste de l'essence, où
ce qui est concevable à part possède une entité formelle à part. Or chaque
partie d'un tout peut être conçue en elle-même ; elle a donc en Dieu une
idée distincte. Et rien ne sert d'objecter que, la partie étant inséparable
du tout, il faut alors que Dieu en ait deux idées, l'une qui la représente
en elle-même, l'autre qui la représente comme incluse dans le tout, car
tel est en effet le cas. Dieu a une idée de la partie représentée distincte
ment et adéquatement en elle-même, et une autre idée, celle du tout,
qui représente aussi la partie, non plus adéquatement ni distinctement
en elle-même, mais comme incluse dans le tout1. Il y a donc en Dieu
deux idées de la même partie, parce qu'elle est connue de lui sous deux
raisons formelles d'objet différentes et, en ce sens, comme deux objets
différents.
Pour la même raison, les genres ont en Dieu des idées distinctes, non
qu'ils puissent exister à part des espèces et des individus, mais ils en
font partie ; or quand l'artiste produit un tout, il n'a pas seulement
l'idée distincte du tout, mais celle de chaque partie comme telle. S'il en
était autrement, Dieu produirait quelque chose sans le connaître, ce qui,
parlant du suprême et parfait artisan, serait chose absurde à dire2. Il en
va de même des accidents inséparables de la substance, car ils sont connus
de Dieu distinctement, donc par une idée distincte. Ce ne serait pas
nécessairement vrai d'un artisan humain, qui peut fabriquer un objet
sans connaître toutes ces propriétés. Un menuisier, par exemple, peut
faire un coffre sans savoir s'il pourra ou non flotter sur l'eau. Tout ce
qu'il a besoin de savoir, c'est ce qu'il faut pour faire un coffre. Dieu, au
contraire, sait d'avance la totalité de ce que peut être un objet, dans son
ensemble et toutes ses parties, comme substance et avec tous ses accidents.
11 n'en serait pas la cause efficiente totale s'il ne connaissait pas exhaustive

d'Aquin, la matière a son idée en Dieu, mais non à part de l'idée du composé, car la
matière ne peut ni exister ni être connue en elle-même : Sum. Iheol., p. 1, q. 15, a. 3,
ad 3™.
1. Rep. Par., I. I, d. 36, q. 4, n. 23. Au début de cette question, Duns Scot prend
directement à partie saint Thomas d'Aquin, Sum. Iheol., p. 1, q. 15, a. 3 ; voir Rep.
Par., lor. cit., n. 6.
2. Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 11.
LES IDÉES DIVINES 303

ment tous les éléments qui le constituent ; Dieu a donc des idées de tout,
même des accidents1.
Autant dire qu'il a les idées des individus pris dans leur singularité
même. On objecte parfois à cela que l'individu n'a pas d'idée propre,
d'abord parce qu'il est individué par la matière, dont on prétend qu'elle
n'a pas en Dieu d'idée distincte ; ensuite parce que l'intention de la nature
se termine à l'espèce, qui est plus parfaite que l'individu. La première
raison ne tient pas, car nous savons que la matière a en Dieu son idée
distincte. Quant à la seconde, Duns Scot ne tarit pas en réponses contre
elles. On ne peut pas soutenir à la fois que l'intention de la nature se
termine à l'espèce et que la providence divine vise avant tout les individus2,
car si la nature n'agit que sous la direction de Dieu, elle ne saurait ter
miner son intention aux espèces, mais aux individus dont prend soin la
providence. Une telle position est d'autant moins tenable que, substances
premières, les individus sont éminemment substances. Chacun d'eux
a donc un être réel et une unité réelle qui lui sont propres, ce qui n'est
pas le cas de l'espèce, dont l'unité et l'entité, de quelque manière qu'on
les entende, n'ont pas le même degré de réalité. Puisque la nature tend
toujours vers le maximum de réalité et de perfection, il serait surprenant
que son intention se limitât à l'espèce sans pousser jusqu'à l'individu3.
En fait, le contraire est vrai, car la nature tend à l'espèce comme plus
parfaite que le genre et à l'individu comme plus parfait et plus réel que
l'espèce4. Il y a donc en Dieu une idée distincte pour chaque individu.

1. Hep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 12. Ceci est entièrement d'accord avec cette autre
thèse, que l'accident a un esse propre, distinct de celui de la substance. — Selon saint
Thomas, au contraire, il n'y a pas en Dieu d'idée du genre distincte de celle de l'espèce,
ni d'idées des accidents inséparables, distinctes de celles de leurs substances : Sum.
Iheol., p. 1, q. 15, a. 3, ad 4».
2. Ceci paraît viser directement saint Thomas, Sum. Iheol., p. 1, q. 15, a. 3, ad 4m.
fin de la réponse.
3. Rep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 14. Selon saint Thomas d'Aquin, Dieu connait les
individus dans leur singularité même, parce qu'il est leur cause et que sa connaissance
s'étend aussi loin que sa causalité ; il les connaît jusque dans leur principe d'indivi-
duation, qui est leur matière (Sum. Iheol., p. 1, q. 14, a. 11, Resp.), sans avoir besoin
pour cela d'une idée de leur matière distincte de celle de leur forme.
4. « Intentio naturae in specie sistit, tanquam in perfectiore quam sit genus, et
sistit in individuo, tanquam in entitate perfection et realiori quam sit entitas speciei »
Rep. Par., \. I, d. 36, q. 4, n. 25. La controverse vise ici directement Thomas d'Aquin :
• Quando enim dicit quod individuum non est de intentione naturae, et tamen provi-
dentia divina est primo circa individus, videtur esse contradictio, quia natura non est
agens propter flnem, nisi quatenus dirigitur a cognoscente flnem ; igitur natura agens
propter flnem non intendit flnem nisi ut directa in flnem a cognoscente et providente ;
igitur si natura producit individuum inquantum dirigitur a Deo et Dei providentia, et
non solum sistit in speciebus, sed principaliter est circa individua, oportet ut intentio
naturae non solum sistat in natura speciei, sed etiam per se in individuo *, Rep. Par.,
\. I, d. 36, q. 4, n. 14. — • Item individua sunt maxime substantiae, quia sunt primae
304 JEAN DUNS SCOT

Peut-être est-ce pour éviter de poser en Dieu une infinité d'idées, que
certains ont refusé d'admettre qu'il y ait en lui des idées des individus et
des idées distinctes des parties contenues dans les tout. S'il en fut ainsi,
ce fut à tort, car on doit plutôt admettre avec l'ancien docteur
Bonaventure, qu'il y a en Dieu une infinité d'idées. Eux-mêmes ne peuvent
éviter cette conséquence, car ils accordent que Dieu connaît une infinité
d'objets, parce que son intellection est infinie. On ne voit aucune raison
pour que cette infinité d'objets ne soit pas connue par une infinité d'idées.
D'ailleurs, le nombre des individus peut être infini ; si donc chacun d'eux
doit avoir en Dieu son idée, le nombre des idées divines doit être lui-même
infini. Point n'est pour cela nécessaire que Dieu les produise, il suffit
que Dieu puisse les produire pour qu'il doive en avoir les idées. Ajoutons
enfin qu'en comprenant son essence propre, qui est infinie, Dieu comprend
une infinité d'objets finis, et comme l'idée est un objet connu, il doit y
avoir une infinité d'idées dans sa pensée. Réduirait-on les idées aux
rapports de l'essence divine à ces objets connus, puisqu'il connaît une
infinité d'objets, ses idées seraient encore infinies. L'infinité qu'il connaît
cri se connaissant est la plus parfaite de toutes, puisque c'est celle d'une
essence. Comment ne connaîtrait-il pas en même temps cette autre
infinité, inférieure et dérivée, dont celle de son essence est cause? Il n'y
a donc aucune raison de ne pas poser une infinité d'idées dans l'entende
ment divin1.

substantiae. Unde de illis non est dubitatio quin quodlibet eorum dicat unitatem
realem et entitatem ; .... cum igitur natura maxime intendat illud quod est maximae
entitatis et perfectionis, mirum videtur quod natura solum intendat de specie et non
de individuo », ibid. Position parfaitement cohérente ; si la réalité ultime de l'individu
relève de la « coordination de l'essence », rien d'autre qu'une idée distincte ne peut la
représenter en Dieu. Toutes les ressources possibles de l'esse thomiste relèvent d'une
autre perspective et l'on ne peut voir le réel de l'une et l'autre à la fois.
1. Hep. Par., 1. I, d. 36, q. 4, n. 26-27. Duns Scot se réclame ici expressément de la
tradition doctrinale de son Ordre, et, plus précisément, de son « ancien •, Bonaventure.
D'abord sur la définition même de l'idée ; qu'on l'entende, « sequendo alium doctorem
antiquum, scilicet Bonaventuram ', soit comme «ratio, et principium cognoscendi »,
soit comme « exemplar, et principium operandi », il y en a une en Dieu pour tout ce
que Dieu peut faire, c'est-à-dire pour tout ce qui est • factibile in se » ou i in altero »
(/oc. ci/., n. 20). Ensuite sur l'infinité des idées : « dicendum est, cum antiquo doctore
Bonaventura, quod in Deo sunt inflnitae ideae. Propter tamen inflnitatem vitandam
forte negaverunt alias esse ideas esse individuorum et partium in loto ; sed frustra
hoc intendunt vitare, quia concedunt in Deo esse infinita cognita, quia inflnita intelligit,
sed non est ratio quare Deo magis répugnât infinitas idearum quam cognitorum, quia
non arguit compositionem una infinitas, sicut née alia, née sequitur aliqua imperfectio
magis ex infinitate idearum, quam ex inflnitate cognitorum », /oc. cit., n. 26 (Références
dans La philosophie de saint Bonaventure, 2e éd., Paris, J. Vrin, 1943, p. 131, n. 1).
Par delà saint Bonaventure, Duns Scot remonte ici à saint Augustin : t Item infinitas
intelligibilium specie concluditur ex numeris et figuris per Augustinum XII De civitale
Del, c. 18 », De primo principio, cap. IV, concl. 9, éd. E. Roche, p. 106. Ainsi, par
delà Augustin, sa doctrine de l'être infini remonte à Plotin, dans la mesure où l'infinité
des intelligibles permet d'affirmer celle de Dieu.
LES IDÉES DIVINES 305

Connaissances d'êtres faisables, les idées sont directement orientées


vers une production possible. C'est sans doute pourquoi, au livre VI de
son De Triniiale, ch. 10, saint Augustin dit qu'il y a en Dieu un art —
ars quaedam — qui ne peut être que ces mêmes idées dont il parle ailleurs
comme de modèles d'après lesquels tout est formé1. En tant qu'elle
porte sur les idées de choses à faire, la science de Dieu est donc finalement
une science pratique. On entend par « science pratique » non seulement
la connaissance qui précède immédiatement l'opération et prescrit la
manière dont une chose doit être faite, mais aussi la connaissance des
principes pratiques qui inclut virtuellement cette connaissance immédiate
et même la connaissance formelle des essences, ou quiddités, que désignent
les termes inclus dans ces principes. Assurément, bien des artisans savent
ce qu'il faut faire et comment le faire, sans savoir pourquoi il faut procéder
précisément ainsi. Ils ne pourraient justifier leur technique par les principes
qui la commandent, ni comprendre les termes dont ces principes se
composent. Mais ce n'est pas d'eux que nous parlons ici. Il s'agit de Dieu,
artisan infini et parfait, dont on ne saurait penser qu'il ignore aucune
raison de ses actes possibles. C'est donc bien la connaissance intégrale de
toutes les conditions intelligibles de la production des êtres possibles,
que nous devons lui attribuer2. Les idées en font partie, du moins au
certain précis qui vient d'être défini. Objets secondaires de la connaissance
divine, sur le modèle desquels les êtres autres que Dieu sont formés par
lui, elles sont ces essences ou quiddités incluses dans les principes mêmes
des opérations divines ad extra3, mais de savoir si la science qu'en a Dieu
est premièrement, immédiatement et en soi une science pratique, c'est
une autre question.
On doit même nier qu'il en soit ainsi, car c'est seulement comme
élément nécessaire de la connaissance des choses à produire, que l'idée
se trouve incluse dans la science pratique. Quant à la connaissance
directe que Dieu en a pour elle-même et en elle-même, c'est-à-dire en
tant qu'objet simplement connu, elle n'est pas une science pratique,
mais spéculative. Pour se trouver incluse dans la science pratique de Dieu,
une intervention de sa volonté est d'abord requise. En effet, Dieu a les
idées d'une infinité de créatures qu'il ne produira jamais. Pour celles

1. c... tanquam Verbum perfectum cui non desit aliquid, et ars quaedam orani-
potentis atque sapientis Dei, plena omnium rationum viventium incommutabilium ;
et omnes unum in eo, sicut ipsa unum de uno, cum quo unum «. AUGUSTIN, De Trinitale,
lib. VI, cap. 10, art. 1 1 ; P. L., t. 40, col. 931. Cf. AUGUSTIN, De div. quaesl. LXXXII,
q. 46 ; P. L., t. 40, col. 29-31.
2. Op. Ox., 1. I, d. 38, n. 2 ; t. I, p. 1 199.
3. Op. Ox., 1. I, d. 38, n. 6 ; t. I, p. 1201.
306 JEAN DUNS SCOT

qu'il produira, ce n'est pas sa connaissance intellectuelle de leurs idées


qu'il meut à les produire. Elles ne sont pas de soi les termes de principes
pratiques nécessaires que Dieu ne pourrait pas ne pas former et auxquels
il devrait ensuite conformer son action. Tel serait le cas dans le monde
d'Avicenne, entre lequel et le monde chrétien nous devons une fois de
plus choisir et c'est du monde chrétien de la liberté que nous parlons ici.
En effet, la connaissance qu'a Dieu de lui-même comme objet premier,
et des idées comme objets secondaires de son intellect, précède en lui tout
acte de la volonté. Elle est donc purement naturelle et par conséquent
nécessaire. Il suit de là que si la connaissance divine des idées, avec celle
des principes dont elles sont les termes et que leurs quiddités déterminent,
était de plein droit science pratique, Dieu saurait nécessairement que
ceci ou cela doit être fait. Il y aurait donc, dans sa connaissance, une
règle déterminante à laquelle, sous peine d'être fautive, sa volonté ne
pourrait se soustraire. Elle ne le ferait pas, dira-t-on. Sans doute ; mais
une volonté parfaitement droite, telle que celle de Dieu, n'est pas seule
ment telle qu'elle ne contredit jamais la raison, elle ne peut pas la contre
dire. De quelque manière qu'on envisage la question, il est impossible
de concevoir un Dieu parfait et infini, que la science avertirait naturel
lement de la nécessité de faire certaines choses et qui pourtant ne les
ferait pas. C'est impossible, disons-nous, à moins d'accepter que tout soit
régi par une nécessité pure1. On est ainsi ramené au problème fondamental
de la liberté divine à l'égard des possibles, ligne de partage entre l'univers
chrétien de la contingence et l'univers gréco-arabe de la nécessité.

II. LE POSSIBLE ET LE CONTINGENT

Toute la théologie de Duns Scot est centrée sur la notion d'ens infinitum.
D'autre part, dans cette doctrine où les distinctions d'être se traduisent
toujours en concepts distincts, un même concept, celui d'ens uniuocum,
vaut à la fois pour Dieu et pour les créatures. C'est même pour cela que
l'esse ne peut se distinguer de l'essenlia dans cette doctrine, car si chaque
essence possédait un esse distinct qui lui fût propre, il n'y aurait pas
deux essences dont l'être fut le même, donc univoquement prédicable.
On serait en pleine analogie thomiste et dans une épistémologie du juge
ment plutôt que du concept.
Or nous n'y sommes pas, mais nous restons pourtant dans un univers

1. Op. Ox., 1. 1, d. 38, n. 2 ; 1. 1, p. 1 199.


LE POSSIBLE ET LE CONTINGENT 307

chrétien ou chaque créature est un être fini, donc infiniment distant de


Dieu. Pour assurer cette distinction à l'intérieur de l'univocité de l'être,
on ne dispose pas ici de la distinction thomiste entre l'esse et l'essentia.
Chaque créature étant une essence indistincte de son existence, la coupure
qui doit la séparer de son créateur ne tiendra plus à ce que, à l'intérieur
de l'être créé, l'esse serait contingent par rapport à l'essence. Il faut donc
chercher une autre ligne de partage des êtres, une autre cause qui pose la
créature hors de Dieu et comme radicalement distincte de lui..
Ce qui est au sommet de l'être, chez saint Thomas, c'est l' Ipsum esse.
S'il y a d'autres êtres, c'est que l'acte suprême d'exister les crée, la création
consistant justement, dans le thomisme, au libre don de l'esse. La contin
gence radicale de la créature est ainsi assurée dès son origine même, car
Dieu, qui est l'acte infini d'exister, y produit de rien ces esse finis, dont
l'existence n'ajoute rien à la sienne et qu'il pourrait annihiler sans
s'amoindrir. Chez Duns Scot, nous sommes sur le plan de l'essence. La
summa essentia y crée donc les essentias, mais comme l'esse y est inséparable
de l'essentia, ce n'est pas dans sa contingence que passera la ligne de
partage entre la créature et le créateur. Ceci est tellement vrai que, nous
le verrons, donner l'esse à un être quelconque n'est pas le privilège du
créateur. Si Dieu seul peut créer, ce n'est pas pour cette raison qu'il serait
le seul, étant lui-même l' ipsissimum esse, à pouvoir produire un esse. Au
contraire, dès lors qu'elle produit un effet quelconque, toute cause finie
lui confère l'esse, sans quoi, ne produisant rien, elle ne serait pas une cause.
Il faut donc situer ailleurs la coupure. La distinction thomiste d'essentia
et d'esse est souvent suppléée chez Duns Scot par celle de natura et de
voluntas1. La liberté va tenir sur le plan de la causalité le rôle séparateur
que l'esse ne peut y jouer sur le plan de l'être, et comme la distinction de la
créature et du créateur doit y être radicale, il faut que la liberté divine

1. Comme l'intellect, la volonté est une perfection absolue, donc Dieu la possède,
et elle est en lui identique à son essence, inflnie comme elle. Il y a pourtant, entre elle
et l'essence divine, ou entre elle et les autres perfections divines, une distinction qui
n'est pas simplement de raison, car la volonté comme telle n'est pas l'intellect comme
tel. On doit donc admettre, au sein de cette identité essentielle, « aliqua distinctio
ex parte rei secundum quid », c'est-à-dire une «non identité formelle » entre l'intellect,
la volonté et l'essence : « Et intelligo per non identitatem formalem aliquorum, quando
unum non est de formali ratione alterius, ita quod si definiretur, non pertineret ad
deflnitionem ejus ; igitur per non identitatem formalem intelligo non identitatem
quidditativam non pertinentem ad deflnitionem alterius, si definiretur ». Rep. Par.,
1. 1, d. 45, q. 2, n. 9. Nous aurons à revenir, à propos du rapport de l'âme aux
puissances, sur la compatibilité de la distinction formelle, même réelle, avec l'unité
réelle de l'être, mais rappelons qu'en Dieu l'inflnité est cause de l'identité : « Deitas
non esset rcaliter inflnita, nisi esset realiter eadem sapientiae et voluntati : ergo si
deitas sit formaliter inflnita, est eadem formaliter voluntati ». Loc. cil., n. 16.
308 JEAN DUNS SCOT

atteigne et conditionne l'être fini dans son essence même. Or son essence
dépend d'abord de la connaissance que Dieu en a. Il faut donc que la
liberté divine se trouve en un autre sens à l'origine des essence créées
et de la connaissance que Dieu en a. Notons qu'il s'agit là d'une obligation
métaphysique absolue. Dans un univers d'existants, la contingence des
êtres s'explique en eux-mêmes, par celle de leurs actes d'exister ; dans
un univers d'essences réelles, si la source de leur contingence ne peut être
dans leur essence elle doit être dans le libre choix qu'en fait la volonté
du créateur.
On voit poindre ici le prétexte saisi par tant d'historiens, de parler
du «volontarisme de Duns Scot ». Aucune épithète unique n'a jamais
suffi à caractériser exactement aucune doctrine, celle-ci pas plus que les
autres. Il n'est donc pas surprenant qu'on ait protesté contre l'usage
imprudent que certains en ont fait. « Duns Scot, dit un de ses disciples,
n'a nullement l'intention d'enseigner que la volonté arbitraire de Dieu
peut fabriquer à son gré toute vérité, même, par exemple, les lois et les
principes logiques, métaphysiques, mathématiques, ou que Dieu puisse
faire, selon son bon plaisir, que tels attributs ou tels accidents appartien
nent ou non aux choses et aux substances. Mais il veut exactement mettre
en lumière que la connaissance de Dieu, en tant qu'elle n'est pas purement
spéculative mais pratique (c'est-à-dire en tant que cause de l'existence
des choses) n'est pas nécessaire, mais libre, ou encore, que s'il s'agit de
l'existence actuelle des choses concrètes, avec tous leurs attributs, Dieu
la connaît en vertu des décrets de sa volonté, et non pas en vertu d'idées
nécessaires, parce qu'autrement les choses ne seraient pas contingentes
et même qu'aucune contingence ne serait possible dans le monde tl.
Cette position du problème est claire, mais on voit aussitôt quelle
difficulté l'accompagne. Il s'agit ici de sauver la contingence contre ceux
qui la mettent en péril, sans pour cela mettre la volonté de Dieu à l'origine
des idées. Même dans une doctrine où l'existence n'est pas réellement
distincte de l'essence, la volonté de Dieu peut exercer sa liberté sur le
choix des essences à réaliser par l'acte créateur ; il y aura donc réellement
contingence, mais elle sera plutôt dans la cause extrinsèque des êtres
que dans ces êtres mêmes, car elle ne tiendra pas à ce que leur essence
serait distincte de leurs propres actes d'exister, mais au libre décret divin
qui leur confère l'existence actuelle. A partir de ce moment, le problème
de la possibilité des futurs contingents va se poser avec une acuité parti
culière, parce que ce ne sera plus d'abord en eux, mais hors d'eux, que

1. P. MINGES, J. Duns Scoti doclrina philosophica el theologica, vol. II, p. 101.


CONNAISSANCE DIVINE DES CONTINGENTS 309

sera la racine de leur contingence. Sans prétendre distinguer ces deux


problèmes plus que leur nature ne le permet, nous examinerons donc
successivement la connaissance divine des contingents et les conditions
de leur existence.
Le point important, aux yeux de Duns Scot, est ici de savoir si la
connaissance divine des contingents peut s'expliquer par le seul intellect
divin, ou si, comme lui-même le pense, il n'est pas nécessaire de faire
intervenir la volonté divine pour comprendre que cette connaissance
soit possible. Afin de justifier sa propre position, le Docteur Subtil com
mence par en critiquer deux autres, selon lesquelles l'intellection divine
suffirait à fonder cette possibilité.
Une première solution cherche dans les idées divines elles-mêmes,
ou, plus exactement, dans leur perfection, la racine de la certitude de la
science divine quant aux existants possibles et à toutes leurs conditions
d'existence. Cette perfection est celle de leur aptitude à représenter les
existants (propler perfectionem earum in repraesentando). En effet,
selon cette doctrine, les idées divines représentent leurs objets, non
seulement dans la totalité de ce qu'ils sont, mais encore dans toutes les
relations dont ils peuvent être l'un des termes. L'intellect divin serait
donc la raison suffisante de la connaissance qu'a Dieu, non seulement
de la simple appréhension de ces idées, mais de celle de leur association,
avec toutes les combinaisons requises pour qu'ils existent1.
On a identifié cette doctrine comme étant celle de saint Bonaventurc,
sinon quant à la lettre, du moins pour le sens2. Il se peut, en effet, que
Duns Scot y ait pensé, car saint Bonaventure considère les idées divines
comme « exprimant » leurs objets, non seulement au suprême degré
(summe), mais secundum omnes condiliones. Il s'agit donc pour lui d'une
expression dans les moindres détails (discrelissimam expressionem)3.
Quel que soit l'auteur de cette thèse, Duns Scot la rejette. Car sa question
porte sur la connaissance des contingents, c'est-à-dire d'événements ou
d'êtres particuliers dont la réalisation est toujours celle d'ensembles
complexes ; par exemple : tel individu faisant telle chose en telles circons
tances, à tel moment déterminé. Puisque, par hypothèse, il s'agit ici de
contingents, il ne suffit pas que les termes d'une combinaison possible
soient donnés pour qu'elle en résulte nécessairement. S'il en était ainsi,

1. Op. Ox., I. I, d. 39, q. unica, n. 7 ; t. I, p. 1208-1209.


2. P. Minges, op. cil., t. II, p. 102.
3. S. Bonaventure, In I Senl., d. 35, art. unicus, q. 2, ad 3m. Quaracchi-Firenze,
1934 (éd. minor), t. I, p. 483. — Dieu a les idées de tous les individus : 1. I, d. 35, art.
on., q. 4, Resp. ; p. 486. — Dieu connait comme présentes et simultanées les idées de
tous les futurs : 1. I, d. 39, a. 2, q. 3, Resp. ; t. I, p. 553.
310 JEAN DUNS SCOT

c'est-à-dire si le complexe résultait nécessairement de l'ensemble


termes qui le composent, il ne serait pas contingent, mais nécessaire.
C'est pourquoi la perfection des idées divines ne suffit pas à résoudre le
problème. Ce n'est pas l'intellect divin, c'est la nature même de l'objet
qui s'y oppose. Si parfaite soit-elle, la connaissance divine des éléments
d'un complexe contingent n'explique pas que Dieu le connaisse, parc-^
que ce complexe lui-même ne suit pas nécessairement de ses éléments* -
Un deuxième argument, tiré d'un des principes les plus typiquement-'
scotistes, se fonde sur le caractère purement « naturel » de la connaissance^"
par idées. « Naturel » s'oppose ici à « volontaire », et non pas au « surna-'
turel ». Ce que Duns Scot veut dire est que, prises précisément comme
objets d'une connaissance intellectuelle possible, les idées ne dépendent
aucunement de la volonté de Dieu, mais seulement de son intellect. Il suit
de là, que même s'il connaît l'infinité des combinaisons possibles de ses
idées, Dieu ne peut savoir, par leur seule inspection, lesquelles d'entre
ces combinaisons seront réalisées de préférence à d'autres. Et, en effet,
du point de vue de la connaissance intellectuelle seule, il n'y a pas de
préférence. Prenons deux termes quelconques, homo et albus par exemple ;
si, de soi, ils exigeaient d'être composés, Dieu ne pourrait les connaître
à part l'un de l'autre ; si, de soi, ils exigeaient d'être disjoints, Dieu ne
pourrait les connaître comme unis ; s'ils incluaient les deux à la fois, ils
inclueraient contradiction et, même pour Dieu, seraient impensables.
La seule connaissance purement intellectuelle du complexe homo albus
qu'on puisse concevoir, est donc celle qui l'appréhende comme une
combinaison de termes possible, non comme une combinaison qui sera
réalisée.
Ceci nous conduit à cette troisième raison, qu'une telle doctrine ne
permet pas de distinguer entre les simples possibles et les possibles
futurs. Souvenons-nous que, dans la pensée de Duns Scot comme dans
celle d'Avicenne, la science fait abstraction de l'existence2. Tel est ici
le cas, l'idée d'/iomo albus étant connue de manière identique soit qu'un
homme blanc existe ou qu'il n'en existe pas. Il en va de même dans tous
les autres cas : « Les idées des possibles qui ne doivent pas se réaliser sont
les mêmes que celles des possibles qui doivent se réaliser, car la seule

1. Op. Ox., I. I, d. 39, q. unica, n. 7 ; t. I, p. 1209. Cf. 1. II, d. 3, q. 11, n. 11 ; t. II,


pp. 342-343.
2. Ce n'est pas Duns Scot qui a mis en circulation chez les Latins cette thèse fonda
mentale d'Avicenne. On la trouve déjà chez un autre Frère Mineur, Matthieu d'Aquas-
parta, où elle justifie, comme chez Avicenne, la possibilité de connaître ce qui n'existe
pas. La conséquence va de soi, car l'intellection abstractive ne connaît pas l'existant
comme existant. La connaissance abstractive a donc toujours pour terme, avec un
CONNAISSANCE DIVINE DES CONTINGENTS 311

différence qu'il y ait entre les possibles non futurs et les possibles futurs
vient d'un acte de la volonté divine ; l'idée d'un futur possible ne le
représente donc pas plus comme devant avoir lieu que l'idée d'un possible
qui n'aura pas lieu ». Ceci est d'autant plus vrai que, pour représenter
un possible comme devant être réalisé, son idée devrait inclure, non
seulement le temps, mais tel moment du temps plutôt que tel autre1.
Rien de tout cela n'étant inclus dans l'idée d'aucun être possible, en
tant que purement possible, on ne peut demander à la perfection repré
sentative des idées divines de fonder en Dieu la connaissance des futurs
contingents.
Une autre manière de fonder cette connaissance sur le seul intellect
divin, consiste à dire que Dieu connaît les futurs contingents avec certi
tude, parce que le cours entier du temps est présent à son éternité, avec
tout ce qu'il contient. Impossible cette fois d'hésiter sur la doctrine visée :
c'est celle de saint Thomas d'Aquin2, mais elle ne satisfait pas Duns Scot
mieux que la précédente. S'il ne s'agissait que d'un simple possible,
l'explication suffirait. Dieu me connaît certainement de toute éternité
tel que je puis être : assis, par exemple, ou debout. Cette connaissance
étant purement spéculative, l'intellect y suffit ; mais il en va tout autre
ment de cette autre question : l'intellect divin suffit-il seul à connaître
que j'existerai un jour et qu'à tel moment déterminé de mon existence,
je serai assis? Il s'agit alors de la connaissance des futurs contingents,
non plus dans leur être abstrait de possibles, mais quantum ad esse
existenliae, et c'est pourquoi, cette fois, la solution thomiste ne suffit

être d'essence, un non-être d'existence. Matthieu se réfère à Avicenne, qui dit dans sa
Métaphysique, V, 2 et V, 8, et in mullis lotis: « In omni creato difTert quidditas et esse,
née esse est de intellectu quidditatis, immo indifferenter se habet ad esse et non esse ;
et ideo nihil refert intelligere quidditatem rei absque eo, quod res sit in actu. Hoc
enim quod dico : homo est animal, quae est essentia vel quidditas hominis per nomen
explicata, non respicit hominis existentiam vel non existentiam, immo nullo homine
existente, ista est vera : homo est animal ». Qu. disp. de ftde et cognitionc, Quaracchi,
1903, p. 230. Et p. 231 : « Nam, née re existente, quidditas, ut est in rébus, est intellec-
tus objectum ». On voit que Duns Scot avait, dans son Ordre même, au moins un
prédécesseur, et qu'il s'insère dans une tradition.
1. Op. Ox., loc. cil., p. 1209.
2. « Et licet contingentia fiant in actu successive, non tamen Deus successive
cognoscit contingentia prout sunt in suo esse, sicut nos, sed simiil : quia sua cognitio
mensuratur aeternitate, sicut etiam suum esse : aeternitas autem tota simul existens
ambit totum tempus... Unde manifestum est, quod contingentia infallibiliter a Deo
cognoscuntur, inquantum subduntur divino conspectui secundum suam praesentiali-
talem : et tamen sunt futura contingentia suis causis proximis comparata ». Saint
THOMAS n'Agum, Sum. theol., P. I, q. 14, a. 3, Resp. — Cf. Duns Scot : « aliter ponitur
quod certam notitiam habet Deus de futuris contingentibus, per hoc quod lotus fluxus
temporis praesens est aeternilati et omnia quae sunt in tempore ». Op. Ox., loc. cil.,
n. 8 ; t. I, p. 1210.
312 JEAN DUNS SCOT

plus. Pour que les futurs contingents fussent présents à l'éternité de


in esse exislentiae, il faudrait que sa volonté les eût déjà choisis, voulus
et même produits. Alors ils ne seraient plus futurs, mais présents. A moins
peut-être d'admettre qu'après les avoir produits une fois à l'existence
dans son éternité, Dieu les reproduise une deuxième fois à l'existence
dans le temps, c'est-à-dire qu'il les fasse deux fois exister1 !
Supposons d'ailleurs que le futur contingent soit présent à Dieu, non
plus comme un existant présent, mais comme un existant futur, cela
même ne servirait de rien. En effet, ce n'est pas l'objet fini qui cause la
certitude de la connaissance divine. L'essence divine est l'unique objet
de l'intellect divin, et celui-ci ne saurait se tourner vers un autre sans
déchoir. Par exemple, je suis assis, et Dieu le sait, mais le fait que je sois
assis n'est pas cause de la connaissance que Dieu en a : non enim movel
sessio intellectum ejus. Ainsi, même si l'on accordait que tous les futurs
contingents fussent éternellement présents à la connaissance divine, et
cela à titre d'existants futurs, ce ne seraient pas eux qui donneraient sa
certitude à la connaissance qu'en aurait l'entendement divin. La raison
de cette certitude doit donc être ailleurs que dans une présence quelconque
de ses objets à l'intellect éternel de Dieu*.
Duns Scot examine ensuite une troisième position, que lui-même
rapporte à Boèce, mais dont on peut dire que, pour l'essentiel, c'est encore
une position thomiste. Voyons d'ailleurs là le signe que ce ne sont pas
les docteurs, mais les doctrines qui lui importent. En effet, Boèce avait
dit dans son De consolatione philosophiae, liv. V, prose 6, que le même
futur, qui apparaît nécessaire du point de vue de la connaissance que
Dieu en a, peut apparaître comme exempt de nécessité si on le considère
dans sa nature propre. Reprenant la même idée en termes plus précis,
saint Thomas fait observer que les futurs connus par Dieu « sont contin
gents en vertu de leurs causes prochaines, bien que la science de Dieu,
qui est la cause première, soit nécessaire »3. Exactement ce que dit à son
tour Duns Scot en d'autres termes : « Bien que certaines choses soient
nécessaires au regard de la science divine, il n'en suit pas qu'elles ne
puissent être contingentes au regard de leurs causes prochaines ». Nouvel
exemple, entre cent, de l'exactitude avec laquelle Duns Scot reproduit
les thèses qu'il combat1.

1. Op. Ox., 1. I, d. 39, q. unica, n. 9 ; t. II, p. 1211.


2. Op. Ox., loc. cit., n. 10 ; t. II, p. 1212.
3. Saint THOMAS D'AOUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 14, a. 13, ad l1
1. Op. Ox., loc. cit., n. 12 ; t. I, p. 1213.
CONNAISSANCE DIVINE DES CONTINGENTS 313

Nous atteignons un point crucial, car le Docteur Subtil est ici en


présence de la thèse qu'il a le plus à cœur d'éliminer : la cause première
des futurs est la science divine ; cette science divine est nécessaire, et
bien qu'elle soit une cause nécessaire, il en résulterait des effets contin
gents. Qui ne voit que c'est impossible? Si vous placez la nécessité au
début de la série, jamais vous ne trouverez de contingence à la fin. Il ne
peut y avoir aucune contingence dans la manière dont une cause produit
son effet, à moins que la première cause ne se comporte de manière
contingente à l'égard de celle qui la suit immédiatement, et qui est son
effet. On peut d'ailleurs voir pourquoi. Considérons une cause intermé
diaire quelconque. A titre d'intermédiaire, elle meut en tant qu'elle est
mue. Si elle est mue nécessairement, elle meut nécessairement. Donc, si
une cause seconde est mue nécessairement par la cause première, c'est
nécessairement qu'elle va mouvoir à son tour et produire son effet. Or ce
raisonnement, qui vaut pour une cause, vaut pour la série entière des
causes : « L'ordre tout entier des causes, jusqu'au dernier des effets,
produirait nécessairement, si le rapport de la première cause à la suivante
était nécessaire »2.
La série des causes n'a d'ailleurs pas nécessairement à intervenir dans
l'argument. Dieu, qui est tout-puissant, pourrait produire immédiatement
ce qu'il produit par l'intermédiaire d'une série de causes, ce qui revient
à dire que, si la première cause — la science de Dieu — est nécessaire,
elle devrait pouvoir créer nécessairement un effet contingent ! Mais il
est inutile de faire aucune supposition. En fait, Dieu pourrait actuellement
créer n'importe quel effet sans aucune cause intermédiaire. Bien plus, il
le fait, car il crée immédiatement aujourd'hui les âmes comme il a jadis
créé le monde, de manière contingente. Si Dieu connaît les futurs dans la
science nécessaire qu'il en a, et si cette science est leur cause première,
comment comprendre qu'à chacune des âmes qu'il crée, cette cause
nécessaire produise un effet contingent3? Mieux vaut renoncer complè
tement à toute explication de ce genre et remettre de la contingence à
l'origine d'un monde de futurs contingents.
Par ce qui précède, on prévoit où Duns Scot va chercher et trouver le
principe de sa propre réponse à la question, mais on ne peut comprendre
cette réponse que si l'on saisit exactement le sens de la question. Celle-ci

2. Op. Ox., loc. cil., n. 12 ; t. I, p. 1213. — Les philosophes ont donc admis une posi
tion implicitement contradictoire, en soutenant a la fois qu'il y a de la contingence
dans le monde et que la cause première cause nécessairement : Op. Ox., 1. II, d. 1,
q. 3, n. 16; t. II, p. 44.
3. Op. Ox., ibid. — Cf. Rep. Par., 1. I, d. 39, q. 2, n. 2-5.
314 JEAN DUNS SCOT

n'est pas de savoir s'il y a de la contingence. Il y en a, et c'est un fait à


constater, non une conséquence à déduire d'aucun principe. En effet,
necessarium et contingens, sont des passiones disjunclae entis, et nous
savons déjà que dans tous les cas de ce genre on peut inférer le supérieur
à partir de l'inférieur, mais non pas inversement : s'il y a de l'être fini,
il y en a d'infini ; s'il y en a de contingent, il y en a de nécessaire, mais
l'inférence inverse n'est jamais bonne. Dans tous les cas. l'imparfait
postule le parfait, le parfait ne postule jamais l'imparfait, à moins, bien
entendu qu'il ne s'agisse de deux termes corrélatifs comme ceux de « cause »
et d'« effet ». Mais tel n'est pas le cas de « nécessaire » et « contingent »
dont le premier ne postule aucunement le second. S'il en est ainsi, la propo
sition « quelque être est contingent » est une vérité première et que l'on
ne saurait démontrer a priori. On peut toutefois, sans la démontrer,
manifester son évidence. Si quelqu'un la nie, il faut le soumettre au
traitement oriental recommandé par Avicenne pour mettre à raison ceux
qui disputent contre le principe de contradiction, c'est-à-dire les frapper
ou leur griller les pieds jusqu'à ce qu'ils reconnaissent que battre ou ne
pas battre, brûler ou ne pas brûler, ne sont pas une seule et même chose
à la fois et sous le même rapport. Pour ceux qui nient la contingence, on
les mettra à la torture, jusqu'à ce qu'ils admettent qu'il soit possible de
ne pas les torturer1.
C'est à partir de ce point seulement que la question se pose : « Admettant
comme une vérité évidente qu'il y a de l'être contingent, on demande
comment peut s'expliquer la présence de la contingence dans les choses »?
A la question ainsi posée, il n'y a qu'une réponse, et elle est simple :
« L'action d'aucune cause ne peut respecter la contingence, à moins de
poser celle de la première cause comme immédiatement contingente, et
cela en attribuant à la cause première une causalité parfaite, comme font
les Catholiques »2.
Notons ce point capital, dont chacun tirera les conséquences qu'il
voudra selon l'idée qu'il désire se faire de la doctrine de Duns Scot.

1. Op. Ox., loe. cit., n. 13 ; t. I, p. 1215. — La contingence peut donc être prouvée
a posteriori, mais non a priori : ftep. Par., 1. I, d. 40, n. 6.
2. « Nulla causatio alicujus causao potest salvare contingentiam, nisi prima causa
ponatur immédiate contingenter causare, et hoc ponendo in prima causa perfeclam
causalitatem, sicut Catholici ponunt ». Op. Ox., loe. cil., n. 14 ; t. I, p. 1215. Cette
« causalité parfaite » telle que l'entendent les Catholiques sera éclaircie plus loin à propos
de la toute-puissance divine dont, puisque toute l'argumentation de Duns Scot
présuppose que Dieu puisse causer immédiate n'importe quel effet, la notion est dès
a présent à l'œuvre dans ce qui vient d'être dit. La perfecta causaliias et Vomnipolenlia
des Catholiques, c'est la même chose.
CONNAISSANCE DIVINE DES CONTINGENTS 315

Pourquoi n'y aurait-il pas quelque contingence même en ces matières?


Voici du moins celles qu'il nous semble légitime d'en tirer. Selon le
Docteur Subtil, la contingence est un fait que chacun constate, ou qu'avec
un peu de doigté même les récalcitrants peuvent être amenés à constater ;
mais s'il s'agit de savoir comment ce fait est possible, il faut remonter à
une conception de la cause première qui présuppose elle-même la foi
catholique. Il n'y a donc pas de justification purement métaphysique
de la contingence, position qui s'accorde d'ailleurs avec le fait, déjà noté
et sur lequel nous reviendrons, que les métaphysiques grecques sont des
philosophies de la nécessite. Tout se passe comme si nous vivions dans
un univers de la contingence, dont la structure serait inexplicable à tout
autre entendement que celui du Chrétien.
Telle est précisément la raison qui dresse Duns Scot contre une théologie
d'esprit intellectualiste. Comment ceux qui la soutiennent ne voient-ils
pas qu'en le faisant ils ramènent au dieu grec le vrai Dieu du christia
nisme? Car enfin, lorsqu'il s'agit de factibilia, la science qu'en a Dieu
est une science pratique. Si l'intellect divin pouvait en avoir une connais
sance certaine avant tout acte de sa volonté, il l'aurait d'une manière
purement naturelle et nécessaire. Dieu saurait donc nécessairement qu'il
doit faire ceci ou cela, et puisque une volonté droite ne saurait s'écarter
en rien de la raison pratique, la volonté de Dieu voudrait nécessairement
agir selon sa connaissance. C'est le Dieu d'Avicenne que nous voyons
se reconstituer sous nos yeux à la place du Dieu chrétien. Un intellect
prédéterminant une volonté nécessairement et d'une nécessité purement
naturelle, une volonté qui se conforme nécessairement à l'intellect, c'est
à coup sûr la suppression de toute contingence dans le monde1. Pour
•'•viter ce péril, c'est donc à la causalité parfaite de la première cause
— sicui Calholici pominl — qu'il faut recourir.

1. Op. Ox., 1. I, d. 38, q. unica, n. 2 ; t. I, p. 1199. Cf. t Primum autem est causans
per intellectum et voluntatem, et si ponatur tertia potentia executiva alia ab istis,
non juvat ad propositum, quia si necessario intelligat et velit, necessario producit.
Oportet ergo contingentiam islam quaerere in voluntate divina, vel in intellectu divine ;
non autem in intellectu ut habet actum primum ante omnem actum voluntatis, quia
quidquid intellectus intelligit hoc modo, intelligit mère naturaliter et necessitate
naturali, et ita nulla contingentia potcst esse in sciendo aliquid quod non scit, vel in
intelligendo aliquid quod non intelligit tali intellectione prima : primam ergo contin
gentiam oportet quaerere in voluntate divina ». Op. Ox., 1. I, d. 39, q. unica, n. 14 ;
t. I, p. 1215. Ajoutons que, plus profondément encore, la connaissance seule ne peut
rien produire : « esscntia mère intellectualis non est principium alicujus productionis,
nisi ut coincidit cum memoria et voluntate ». Quodl., II, 26. Ceci est d'abord vrai en
Dieu lui-même et ad inira; à plus forte raison ad extra.
318 JEAN DUNS SCOT

de le soumettre à la torture, jusqu'à ce qu'il admette comme possible


qu'on cesse de le torturer1.
Il y a donc de la contingence, c'est un fait. La deuxième question est
alors de savoir comment il se peut qu'il y en ait. A quoi l'on ne peut
répondre qu'en revenant à notre position fondamentale : il est impossible
qu'aucune cause produise un effet contingent quelconque, à moins que
la Première Cause elle-même n'agisse d'une manière contingente, soit
envers celle qui là suit immédiatement, soit envers son effet. Si la
deuxième cause est mue nécessairement par la première, la troisième le
sera par la deuxième, de sorte que si le rapport de la première cause à
la deuxième est nécessaire, toute la suite des causes et des effets le sera
pareillement2.
La présence d'effets contingents dans la réalité présuppose donc que
la première cause agisse d'une manière immédiatement contingente, et
ceci en lui attribuant une causalité parfaite, telle, nous l'avons dit, que
l'entendent les Catholiques, c'est-à-dire une efficace causale infinie,
première et libre, parce qu'elle ne requiert elle-même aucune condition
pour s'exercer. On ne peut la situer en Dieu que dans l'intellect ou dans
la volonté. Or elle ne peut se trouver dans l'intellect, dont le premier
acte, antérieur à tout acte de la volonté, est purement naturel et naturel
lement nécessaire. La première intellection divine connaissant d'un coup
tout l'intelligible, nulle place n'y reste pour la contingence, puisqu'il
faudrait pour cela que Dieu .apprenne quelque fait à venir qu'il ignorerait
encore, ou qu'il comprenne enfin un intelligible qui aurait échappé à sa
première intellection. C'est donc bien dans la volonté divine qu'est la
source de toute contingence3 ; il n'y aurait dans le monde que du néces
saire si Dieu lui-même ne le causait dans la liberté.
Ce n'est pourtant là qu'une partie du problème, car il ne peut y avoir
du contingent que s'il y a du possible, mais dire que Dieu est libre de
causer le contingent ne dit pas en quoi le possible lui-même consiste. De ce
deuxième point de vue, c'est vers l'intellect divin qu'on doit se tourner
d'abord pour obtenir une réponse. C'est d'elle-même et formellement
que la pierre est possible. Comme terme ou objet d'un acte de la puissance
divine, le possible doit remplir deux conditions : que sa nature ne répugne
pas à l'existence et qu'il n'existe pas nécessairement par soi. Le possible
est donc, si l'on peut dire, à mi-chemin entre l'impossible et le nécessaire.

1. Op. Ox., 1. I, d. 39, a. 3, n. 13 ; t. I, p. 1215.


2. Op. Ox., 1. I, d. 39, a. 2, n. 12 ; t. I, p. 1213.
3. Op. Ox., 1. I, d. 39, a. 3, n. 14 ; t. I, p. 1215.
ÉLECTIONS DES CONTINGENTS 319

Or la pierre produite à l'être intelligible par l'intellect divin se trouve


exactement là. Elle n'est pas nécessaire et elle ne répugne pas de soi à
l'existence. C'est donc formellement et d'elle-même qu'elle est possible,
en vertu du seul acte de l'entendement divin qui la connaît. La volonté
divine intervient ensuite, si Dieu veut donner l'existence à ce possible,
sed ante omnem productionem rei ad extra res habel esse possibile1. Bref,
c'est dans l'intellect divin seul qu'est la raison première de la possibilité.
On pourrait vouloir raffiner et chercher pourquoi la pierre ou l'homme,
par exemple, sont de telle nature qu'il ne leur répugne pas d'exister.
Ce serait une fausse question, car tout objet conçu est un être possible,
sans quoi, étant contradictoire, il ne pourrait être conçu2. Ainsi s'explique
la nature du possible en tant qu'il s'oppose à l'impossible, mais il reste
à expliquer celle du possible en tant qu'il s'oppose au nécessaire. Usant
d'un autre langage que celui de Duns Scot, on pourrait nommer le premier
un « possible d'essence », le second un « possible d'existence ». De quelque
manière qu'on les nomme, il s'agit là de deux ordres distincts de possibi
lité, car la notion d'un être impossible, parce que contradictoire, n'existe
pas à proprement parler. Comme celle de « chimère » par exemple, elle
se décompose en deux autres, plus la vue de leur incompossibilité. Où la
possibilité de l'essence fait défaut, aucune existence contingente n'est
possible ; mais la possibilité de l'essence ne suffit pas à fonder celle de
l'existence, car on pourrait admettre, comme certains philosophes l'ont
en effet admis, que l'existence de toutes les essences possibles soit d'un
certain point de vue nécessaire. Tel est le cas chez Avicenne, non dans
la doctrine de Duns Scot. Ainsi qu'on l'a vu, la première motion de
toutes, dans les êtres, est nécessairement naturelle, parce que toute
motion volontaire en présuppose une naturelle, et que s'il y a dans les
êtres une motion qui ne soit pas naturelle, c'est éminemment celle de la
volonté. Le premier être que l'on puisse considérer, au sens large, comme
un mobile mû par une cause motrice naturelle, est l'intellect divin, dont
le premier moteur naturel est l'essence divine, premier objet de cet

1. Op. Ox., 1. I, d. 43, n. 3 ; t. I, p. 1277 : « Lapis est possibilis esse ex se formaliter ;


ergo reducendo quasi ad primum principium extrinsecum, intellectus divinus erit
illud a quo est prima ratio possibilitatis in lapide ».
2. • Sed unde habet homo quod sit talis natura, cui non repugnat esse ? Dico quod
ab intellectu divino, quia est taie intelligibile ». Rep. Par., 1. II, d. 1, q. 2., n. 16. Cf.
• Res producta ab intellectu divino in esse tali, scilicet intelligibili, in primo instanti
naturae, habet seipsa formaliter esse possibile in secundo instanti naturae, quia seipsa
formaliter non repugnat sibi esse, et seipsa formaliter repugnat sibi habere esse
necessarium ex se, in quibus duobus stat tota ratio possibilis Op. Ox., 1. I, d. 43,
q. unica, n. 5 ; t. I, p. 1279.
H
320 JEAN DUNS SCOT

intellect : essenlia divina esl motiva immédiate sui inielledus1 . Cett-«


première action est suivie, non point dans le temps mais en ordre dl«
nature, par une deuxième, celle de la volonté divine. De même qim«
l'intellect de Dieu connaît nécessairement son essence et l'exprime néces^-
sairement, de même aussi la volonté divine aime nécessairement SO»:E
essence et exhale son amour. On voit à quelles vérités théologiques condui t
cette double constatation : Dieu engendre le Verbe en connaissant son
essence, il exhale le Saint-Esprit en l'aimant.
Un amour éternel est donc l'origine et la cause de toute communication
de l'essence divine, et bien que cet acte ne soit pas « naturel », car c'est
un acte de volonté, il est nécessaire. Le Saint-Esprit est produit par la
volonté divine, principe capable d'aimer d'un amour infini un objet
lui-même infini. Elle peut donc produire un amour infini, et comme
l'essence divine seule est infinie, cet amour est l'essence divine. Produit
par elle, il s'en distingue personnellement, car rien ne se produit soi-
même2; cet amour est donc bien une personne divine subsistante, éternel
lement produite par la volonté de Dieu. Pourtant, disions-nous, cette
production est nécessaire, ce dont on peut s'étonner, si du moins il est
vrai que la liberté suit la volonté comme la nécessité suit la nature. Ce n'est
pourtant pas contradictoire, car il s'agit ici de l'amour adéquat d'une
volonté infinie pour un bien infini. Or une volonté infinie est nécessai
rement droite, car toute volonté tend vers le bien et l'on ne voit pas
comment une volonté infinie pourrait ne pas vouloir nécessairement le
bien infini • de plus, elle ne peut pas ne pas être en acte, car elle serait
sans cela en puissance, donc finie ; elle est donc nécessairement en acte
de vouloir le bien infini que lui présente l'intellect. Mais la même nécessité
s'impose si l'on passe de la volonté divine à son objet, car cet objet est
l'essence divine qui, étant un bien infini, est de soi infiniment digne
d'être aimé3. Étant donné un bien absolu et une volonté éternellement
en acte de vouloir le bien, comment cette volonté pourrait-elle ne pas

1. Quodt. XIV, 17. Cf. « Omnino primum mobile motionenaturali.extensiveloquendo,


est intellectus divinus, et ideo primum motivum motione naturali est essentia divina,
ut est primum objectum intellectus sui ; igitur omnino prima motio est naturalis
motio intellectus divini a suo objecto ». Loc. cit., n. 14.
2. Op. Ox., 1. I, d. 10, n. 2 ; t. I, p. 679.
3. Op. Ox., 1. I, d. 10, n. 1 1 ; t. I, pp. 686-687. En Dieu, le mot nalura signifie d'abord
l'essence divine même en qui sont les trois personnes ; en un deuxième sens, nalura
signifie le principe actif naturel et, ainsi entendue, la nature est une force qui produit
le semblable à partir du semblable, par exemple, la puissance qu'a le Père d'engendrer ;
« tertio modo dicitur natura quaelibet vis naturaliter existons in natura prima modo
dicta, quae scilicet vis etsi sit libéra, lamen hoc modo potest dici natura ; et sic
voluntas in Deo dicitur natura, quia scilicet est naturaliter potentia existens in natura
divina naturaliter «. Loc. cit., n. 3 ; t. I, p. 680. Cf. Quodlibet, XIV, n. 14.
ÉLECTIONS DES CONTINGENTS 321

vouloir ce bien et ne pas exhaler son amour pour lui? Il y a là proportion


parfaite entre la volonté, son objet et l'amour dont elle l'aime, ce qui n'est
qu'une autre manière de dire que, bien que la volonté de Dieu aime
librement son essence, l'inévitabilité de son amour équivaut à une
nécessité1.
La volonté de Dieu se comporte tout autrement, lorsque son objet
est un bien fini. Ici, en effet, l'éternelle nécessité où elle est d'aimer le bien
continue de déterminer son acte, mais il n'y a plus aucune nécessité du
côté de l'objet. Celui-ci n'étant que possible, il n'y a pour la volonté
divine aucune nécessité de le vouloir2. Un deuxième ordre d'actes
commence donc, qui présuppose le premier acte mais n'est pas présupposé
par lui. Car l'infini ne saurait avoir pour condition le fini, qui, au contraire,
le présuppose.
Nous savons en effet que l'essence divine meut l'intellect divin à
l'intellection simple des intelligibles, c'est-à-dire des idées, éternellement
produites à l'être intelligible par la connaissance même qu'en a l'enten
dement de Dieu. Ce sont là les «objets secondaires » de sa connaissance,
L'objet premier étant son essence. Cette intellection simple des idées est
le terme de ce que l'on pourrait nommer en Dieu sa connaissance « natu
relle » et « nécessaire d'une nécessité de nature ». En effet, l'essence de Dieu
ne meut pas déterminément son intellect à la connaissance distincte
toutes les vérités relatives aux événements contingents qui se
Produisent dans le monde créé. On peut l'affirmer avec certitude, car il
y a de la contingence dans le monde, et il n'y en aurait pas si, en déter-
I*~tinant l'intellect à produire les idées, l'essence divine le déterminait à

1. c Et si quaeras, quomodo slat libertés cum nécessita t,e ? Respondeo secundum


hilosophum quarto Metaphysicae, non est quaerenda ratio eroum quorum non est
« Demonstrationis enim principii non est demonstratio ». Ita dico hic, quod
ista est immediata et necessaria : voluntas divina vult bonitatem divinam, née
alia ratio nisi quia haec est talis voluntas et illa talis bonitas ; sic voluntas divina
Contingenter vult bonitatem eeu existentiam alterius, et hoc quia est talis voluntas et
S-llud est taie bonum, nisi addamus generaliter unum brève, quod voluntas inlinita
ïiecessario habet actum circa objectum inflnitum, quia hoc est perfectionis ; nam
imperfectionis est necessario determinari ad posterius, et perfectionis requisitae est
Sic determinari ad prius, et perfectionis concomitantis ad illud quod est simul natura ».
Çuodl. XVI, n. 9. Une volonté ne cesse pas d'être libre parce qu'elle est si parfaite
qu'elle ne peut errer sur son objet. Pour soutenir le contraire, il faudrait prétendre que
la liberté est incompatible avec l'acte de la volonté, en raison de la perfection même de
cet acte : loc. cit., n. 8. En somme, la volonté divine ne veut ici nécessairement que
parce qu'elle est parfaitement volonté, c'est-à-dire liberté. Cf. Ordinatio, t. II, p. 88,
n. 132.
2. « Non est autem ita quando voluntas inflnita respicit bonum amabile ftnitum ;
quia licet ibi actus sit infinitus quantum est ex parte voluntatis divinae, non tamen est
inflnitus quantum est ex parte objecti ». Op. Ox., 1. I, d. 10, n. 11 ; t. I, p. 687. Cf.
Quodl. XVI, n. 7.
322 JEAN DUNS SCOT

la connaissance distincte de la vérité de telle ou telle de leurs combi


naisons. S'il en était ainsi, ces combinaisons finies seraient nécessaires
en vertu de l'essence divine, de telle sorte qu'elles, et elles seules, se
réaliseraient nécessairement. Supposons, par exemple, que l'intellect divin
soit éternellement mû à connaître comme vraie l'une des deux propositions
possibles touchant un futur contingent (se. il se produira ou il ne se
produira pas), ou bien la volonté divine serait nécessitée à le vouloir, ce
qui détruirait sa contingence, ou bien elle ne le serait pas, ce qui sauverait
le contingence de ce contingent, mais exposerait l'intellect divin à se
tromper1. Des deux côtés on se heurte à une conséquence impossible,
c'est donc au principe même qu'il faut renoncer.
Jusqu'où la connaissance de Dieu s'étend-elle en vertu de son seul
intellect? Elle comprend d'abord l'infinité des idées possibles, ensuite
toutes les propositions vraies et nécessaires dont ces idées sont les termes,
mais elle s'arrête là. C'est dire qu'elle s'arrête au seuil de l'existence.
L'intellect divin, pris précisément comme intellect et avant toute inter
vention de la volonté divine, ne connaît la vérité d'aucune proposition
relative à l'existence d'un contingent quelconque. En effet, portant sur
un contingent, une telle proposition, prise en elle-même, n'implique aucune
vérité déterminée2. Assurément, l'intellect est capable de savoir seul
qu'à telle date, il y aura ou non combat naval, mais ce n'est pas là savoir
laquelle des deux propositions disjonctives est vraie. C'est donc ne rien
savoir de la vérité de l'une ni de l'autre. Si l'une de ces deux propositions
était dcterminément vraie, l'événement correspondant ne serait plus
contingent ; il se produirait nécessairement.
Ainsi donc, au terme de l'ordre des motions nécessaires, la motion
contingente commence, et puisque celle-ci ne peut avoir pour cause une
nature, dont la motion serait nécessaire, sa cause ne peut être que la

1. t Complète autem loto isto processu originis respectu primi termini, scilicet
essentiae divinae communicandae, sequitur ordo alius respectu termini secundi
cssentiae, scilicet creabilis ; et quidem essentia ipsa divina in isto secundo ordine movet
primo ad intellectionem simplicem omnis intelligibilis, et haec intelligentia ut jnrn est
in tribus supposltis ; non autem movet ad distinctam notitiam veritatis cujuscumque
complexionis, quia si moveret determinate ad cognoscendum alteram partem in
futurig contingentibus, cum naturale moyens necessario moveat, sequitur quod intellec-
tus divinus necessario intelligeret hanc partem contradictionis fore veram, et ita vel
ptsset errare, vel oppositum non posset evenire, et tune non esset contingens, sed
necessarium, illud quod ponitur esse contingens ». Quodl. XIV, n. 15.
2. « (Primum intelligibile) naturaliter movet, et per consequens necessario ad cogni-
tionem cujuscumque quod est possibile naturaliter et necessario cognosci ; hujusmodi
est quodcumque objectum simplex et etiam quodcumquc complexum verum necessa
rium ; non autem taie est aliquod complexum de existentia contingentis, quia non est
nature esse determinatum ad veritatem >. Quodl. XIV, n. 16.
ÉLECTIONS DES CONTINGENTS 323

volonté. Il faut qu'il y ait d'abord en Dieu une motion libre, par quoi la
volonté même se détermine à vouloir que l'une des deux propositions
disjonctives soit vraie. Sans cette décision de créer l'existence contingente
de l'un des deux possibles, aucune des deux propositions ne sera jamais
vraie, parce qu'il n'arrivera jamais rien. La volonté divine se détermine
d'abord à vouloir que tel événement contingent se produise ; deuxiè
mement, voyant cette détermination infaillible de la volonté, l'in
tellect connaît que cet événement se produira. La motion contingente suit
donc un ordre inverse de la motion nécessaire. Dans la motion nécessaire,
le principe premier est la nature, et c'est pourquoi elle est déterminée ;
dans la motion contingente, le principe premier est la volonté et c'est
seulement en conséquence de son acte libre que l'action naturelle de
l'intellect se produit.
La motion contingente interne ainsi achevée par la volonté précède
la motion extérieure par la puissance. Celle-ci est donc tout entière
contingente et dépend immédiatement de la volonté comme de son
principe. Nous sommes ici au point crucial de la doctrine scotiste des
possibles, en tant qu'elle permet de comprendre qu'il y ait de la con
tingence dans le monde. Il s'agit avant tout, pour Duns Scot, d'interdire
qu'aucune vérité sur l'existence actuelle d'un possible quelconque ne
s'impose à l'intellection divine d'elle-même et comme de plein droit.
Céder sur ce point eut été pour lui se condamner au monde gréco-arabe
de la nécessité, car si la vérité d'un contingent ne pouvait être que
constatée par l'intellect divin sans que Dieu lui-même en fût la cause,
c'est le possible qui déterminerait l'intellect divin, lequel à son tour
déterminerait la volonté divine. Ce serait l'univers d'Avicenne. Pour en
briser la nécessité, il faut que la volonté de Dieu dispose à son gré de
la vérité du contingent, qu'elle soit maltresse de décider, entre les
possibles, ceux qui sont appelés ou non à se réaliser1. Ce n'est donc
jamais une vérité contingente qui meut l'essence divine comme telle à la
connaître en vertu d'une motion naturelle ; c'est la volonté divine, cause
de cette vérité contingente, qui la propose d'abord à l'entendement divin.
Il n'y a, dans la connaissance divine, aucune consécution nécessaire des
contingents, à laquelle la volonté serait tenue de consentir.
Ce point décide de tout. Duns Scot sait qu'il a ici contre lui les philo
sophes, particulièrement les deux qu'il tenait pour les plus célèbres,
Aristote et Avicenne2. Lorsqu'on en vient à se demander s'il y a de la

1. Quodl. VII, n. 16.


2. « Primo inquiretur intentio philosophorum in hac quaestione, scilicet Aristotelis
et Avicennae, qui inagis sunt famosi inter philosophes ». Hep. Par., 1. I, d. 8, q. 3, n. 4.
324 JEAN DUNS SCOT

contingence à l'origine du monde, philosophi a theologis discordant el t


conversa1. Pour les philosophes, l'immutabilité et la nécessité de Dieu ne
font pas plus difficulté que pour les théologiens ; c'est la mutabilité et
la contingence des êtres finis qui les embarrasse. Duns Scot connaissait
bien leurs doctrines et les interprétations qu'on en avait proposées avant
lui, mais refusant une fois de plus de leur imposer plus d'absurdités qu'ils
n'en ont effectivement soutenues, ou qu'on n'en doit nécessairement
déduire de leurs écrits, il en a proposé l'interprétation qui lui semblait la
plus raisonnable*, bien que, même réduite à ces limites, elle fût encore
inacceptable pour un théologien. Nous exposerons successivement cette
doctrine des philosophes et les raisons qui contraignent à la rejeter.
Notons d'abord que Duns Scot considère Aristote et Avicenne comme
d'accord sur ce point fondamental : quelque chose peut être de soi possible,
et pourtant nécessaire par un autre, en tant que nécessairement causé par
lui. Il estime qu'Aristote a attribué ce mode d'être à toutes les Intelligences
séparées en deçà de la première et qu'en reprenant cette même position,
Avicenne a expliqué la pensée d'Aristote sans le contredire3 ; nous pouvons
donc partir de la doctrine avicennienne des possibles avec la certitude de
ne pas nous tromper sur l'adversaire de Duns Scot.
Selon Avicenne, le nécessaire est l'être dont la non-existence implique
contradiction ; le possible, au contraire, est ce dont ni l'existence ni la
non-existence n'impliquent contradiction. Rien de particulièrement
remarquable jusqu'ici, mais ce qui suit l'est davantage, car Avicenne
ajoute qu'un être qui n'est de soi que possible, peut être en même temps
nécessaire par sa cause, si elle-même est nécessaire dans son être et
produit nécessairement cet effet. Il n'y voit aucune contradiction, car
l'être tel que le conçoit Avicenne est entièrement défini par son essence.
S'il n'est pas tel par essence que son existence soit nécessaire, il est possible,
et quand bien même une cause extérieure devrait nécessairement le
causer, il n'en resterait pas moins ce qu'il est, c'est-à-dire un être simple
ment possible. La nécessité de son existence peut être absolue, elle ne
lui appartient pourtant aucunement, parce qu'elle ne tient aucunement

1. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. Z, n. 3 ; t. I, pp. G42-643.


2. i De intenUone istorum philosophorum Aristotelis et Avicennae, nescio : sed
nolo Pis imponere absurdiora quam ipsi dicant, vel quam ex dictis eorum necessario
sequitur, et ex dictis eorum volo rationabiliorcm intellectum accipere quem possum ».
Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. î, n. 8 ; t. I, pp. 646-647. Voir, n. 6-7, pp. 644-646 et n. 10,
pp. 647-G49, les interprétations du nécessilarisme d'Aristote et d'Avicenne qu'il
estime arbitraires et dont, par conséquent, il refuse de leur faire porter la responsabilité.
,'i. Rep. Par., 1. I, d. 8, q. 3, n. 19. — Sur la position d'Avicenne, voir l'essai de
G. SMITH, S. J., Avicenna and thé Possibles, dans The Neo-Scholaslicism, oct. 1943
(vol. XVII), pp. 340-357.
ÉLECTIONS DES CONTINGENTS 325

à son essence. Un tel être, tandis même qu'il existe nécessairement en


vertu d'une nécessité qui n'est pas sienne, est donc bien « un possible-par
soi-nécessaire-par-autrui » : possibile per se necesse ex alio.
Ce n'est pas tout, car si ce qui n'est nécessaire que par autrui reste
toujours possible par soi, on est sûr lorsqu'un possible par soi accède
à l'existence, qu'il n'est nécessaire, que par autrui. En effet, s'il était
impossible par soi, rien ne pourrait le faire exister ; s'il restait un simple
possible par soi, il pourrait exister, mais il n'existerait pas et rien ne
distinguerait les possibles qui existent de ceux qui n'existent pas. La seule
disposition nouvelle qu'on trouve alors en lui, c'est l'existence, et puisque
rien ne serait changé pour lui s'il ne s'agissait que d'une existence possible,
on ne peut l'expliquer que par l'acte d'une cause nécessaire. Avicenne ne
songeant pas à la cause, à la fois nécessaire de soi et libre envers le reste,
que sera le Dieu de Duns Scot, l'existence actuelle du possible réalisé
ne peut s'expliquer pour lui que par la nécessité de sa cause. Tout possible
réalisé est donc nécessaire par autrui.
L'interprétation que Duns Scot donne de cette doctrine témoigne une
fois de plus de sa remarquable perspicacité. Il en voit avec raison le centre
dans cette même notion avicennienne de l'essence à laquelle tant de
chemins divers ne cessent de nous ramener. Prise en elle-même, l'essence
est uniquement ce qu'elle est, telle que sa définition la fixe dans sa quiddité
propre et indépendamment de toute autre détermination. L'essence n'est
donc de soi ni une ni multiple, ni singulière ni universelle, mais parmi
toutes les déterminations accidentelles auxquelles elle est et reste toujours
indifférente, la plus remarquable est l'existence. Une essence reste
exactement ce qu'elle est, qu'elle existe ou n'existe pas. C'est d'ailleurs
pourquoi elle est le type même du possible, mais c'est aussi pourquoi,
tandis même qu'elle existe sous l'action nécessaire d'une cause elle-même
nécessaire, elle reste de soi pure possibilité. L'existence qu'elle reçoit lui
demeure étrangère en tant qu'elle-même est essence. C'est donc bien
l'accidentalité avicennienne de l'existence qui justifie cette doctrine du
«possible nécessaire », et c'est ce que Duns Scot a magistralement exposé
dans la justification que lui-même propose de la thèse d'Avicenne, avant,
bien entendu, de la réfuter : « Ce qui reçoit d'autrui l'existence, n'inclut
pas l'existence dans sa quiddité ; or concevoir précisément la quiddité
comme n'incluant pas l'existence, c'est la concevoir comme en puissance
à l'égard de l'existence, c'est-à-dire comme n'existant pas de soi. Par
exemple, concevoir l'humanité précisément1 en tant qu'humanité, c'est

1. Il est à peine besoin de noter que praecise a ici valeur technique ; il signifie :
concevoir « humanité • précision faite de toute détermination accidentelle à l'essence.
326 JEAN DUNS SCOT

la concevoir comme en puissance à l'égard de l'existence, comme elle


l'est d'ailleurs à l'égard de tout ce qu'elle n'a pas et dont elle est suscep
tible. C'est ainsi qu'Avicenne parle de la quiddité lorsqu'il en dit, au
tr. V de sa Métaphysique, ch. 1, que pour tout être de ce genre, l'existence
est un accident de l'essence, parce qu'elle n'est pas incluse dans son
concept formel, et que la quiddité est en puissance à toutes les détermi
nations de ce genre, telles que l'un et le multiple, etc. Je dis donc
qu'Aristote a posé toute Intelligence autre que la première comme étant
en ce sens possible de soi et en puissance à l'égard de l'existence, parce
qu'aucune d'entre elles n'inclut l'existence dans son concept formel.
Aristote et Avicenne sont donc d'accord tl. Précisons : ils s'accordent,
avec une cohérence parfaite, sur les conséquences du principe faux sur
lequel ils se sont d'abord accordés, savoir : Dieu se comporte d'une
manière nécessaire à l'égard de tout ce qui est hors de lui, que son action
l'atteigne immédiatement ou médiatement2.
Cette discussion conduit à l'une de ces divergences primitives entre
philosophes et théologiens où nulle conciliation n'est possible parce que
des principes sont aux prises. Pourquoi Aristote et Avicenne estiment-ils
que Dieu agit nécessairement? Sans doute parce qu'à leurs yeux la
nécessité est un mode d'être plus parfait que la contingence, d'où suit
que la cause la plus parfaite doit agir avec nécessité. Ajoutons, car
Duns Scot le sait, que l'argument dont il vient d'user en faveur de la
contingence semble pouvoir se retourner en faveur de la nécessité. Il y a
de la contingence dans le monde, disions-nous, donc il doit y en avoir
dans la première cause. Sans doute, mais il y a aussi de la nécessité dans
le monde, donc, peut-on dire, la première cause doit causer son effet
avec nécessité. Qu'il y ait de la nécessité dans le monde, il suffit de voir
agir les causes naturelles pour s'en convaincre ; or les causes sont essen
tiellement ordonnées et, dans un ordre de ce genre, ce qui vient après
ne peut être nécessaire que si ce qui vient avant l'est aussi ; les connexions
des effets à leurs causes étant essentiellement ordonnées, aucune d'entre
elles ne peut être nécessaire à moins que la connexion du premier effet
à sa cause ne le soit déjà3.

1. Rep. Par., 1. I, d. 8, q. 3, n. 19.


2. Op.Ox., 1. I,d.8, q. 5, a. 2, n. 9; t. I, p. 647. Dans ce qui précède immédiatement :
« Respondeo igitur, quod Aristoteles simul et Avicenna posuerunt Deum necessario
se habere ad alla extra se ; et ex hoc sequitur quod quodlibet aliud necessario se
habet ad illud ipsum quod quasi immédiate comparatur ad ipsum, vel non mediante
motu... Tenendo illud falsum fundamentum, scilicet Aristotelis, ponendo ipsum esse cau-
sam necessariam, non videtur contradicere sibi ponendo causatum necessarium >.
— Cf. AVICENNE, Mélaph., tr. V, cap. 1 ; éd. 1508, f° 86 v.
2. Op. Ox., \. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 12 ; t. I, pp. 649-650.
ÉLECTIONS DES CONTINGENTS 327

La réponse de Duns Scot est instructive, car elle fait clairement voir
que, la position des philosophes étant liée à une certaine notion de la
cause suprême, c'est cette notion même qu'il faut transformer si l'on veut
éviter la conséquence qu'ils en tirent. En effet, ils argumentent en remon
tant de la causalité naturelle à Dieu, comme si ce qui est vrai des causes
secondes l'était aussi de la cause première. C'est oublier que les modes
de causalité dépendent toujours du mode d'être des causes. Un agent
naturel second n'agit que parce qu'il a besoin soit de produire, soit de ce
qu'il produit ; sa causalité est en un certain sens nécessaire à sa propre
perfection, mais il n'en va pas de même de la cause première, qui ne tire
aucun avantage de ses effets1. C'est donc bien l'idée nouvelle d'un être
infini et parfait dans l'ordre de l'êlre même, qui sépare les deux conceptions
de l'univers.
Il est vrai, et Duns Scot ne l'ignore pas, qu'Avicenne lui-même inter
prète la causalité du Premier comme une « libéralité ». La fécondité plato
nicienne du Bien reparaît dans sa doctrine. L'effet du Premier n'est pas
la fin de son acte, et si causer de la perfection dans un autre résulte de la
perfection de son être, la perfection qu'il cause n'ajoute rien à la sienne,
elle en découle seulement2 ; il ne semble donc pas impossible que le
Premier cause à la fois nécessairement et par libéralité] pure, ce qui
permettrait de comprendre que le monde soit à la fois l'œuvre d'une
cause parfaite et pourtant nécessairement causé8. En effet, dans un
univers ainsi conçu, il reste vrai de dire que le Premier agit en vue d'une
fin, qui est lui-même, non parce qu'il a besoin de cette fin, mais parce
qu'il l'est.
Pour répondre à cette objection, il faut serrer de plus près encore le
point où les deux doctrines se séparent, c'est-à-dire le rapport de la cause
première aux possibles. Selon Avicenne, les intelligibles découlent
nécessairement de Dieu, en ce sens que son intellect les connaît nécessai
rement à la fois en eux-mêmes et dans l'ordre de leurs connexions néces
saires. La totalité du possible s'offre donc à lui dans un état de détermi
nation complète et sa libéralité, qui n'est qu'un autre nom de sa volonté,
n'a rien d'autre à faire que de leur donner l'existence selon l'ordre même
où son intellect les connaît. Il n'y a pas trace ici de cette volonté du Dieu

1. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 13 ; t. I, p. 650.


2. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 13 ; t. I, pp. 650-651. Cf. AVICENNE, Metaph.,
tr. VI, cap. 5.
3. Duns Scot fait lui-même usage de cette notion de « libéralité « pour exprimer la
fécondité d'un être dont l'action jaillit de la plénitude de sa perfection : Op. Ox.,
l. I, d. 2, q. 7, a. 2, n. 4 ; t. I, p. 243.
tl-i
328 JEAN DUNS SCOT

de Duns Scot qui, choisissant librement entre l'infinité des essencei=5


créables, décrète quelles d'entre elles seront effectivement réalisées-—^.
Le Premier d'Avicenne n'a pas le choix ; un possible qui, au cours d'une^^- e
durée infinie, ne serait jamais appelé à se réaliser, serait en fait U^KT n
impossible ; c'est pourquoi tout le possible existe nécessairement une foi
en vertu du Premier.
On voit mieux que jamais quelle importance avait pour Duns Scot 1
démonstration de l'existence d'un ens infinilum, car si Dieu est i liim !!• il
infini « en être », et non pas seulement en puissance ou en intelligenci
il est du même coup infiniment parfait, de sorte que rien de ce qui
être hors de lui ne lui est relié par un rapport nécessaire. Parce que so"
essence est un bien parfait sa volonté ne peut pas ne pas la vouloir, ma
il n'y a rien d'autre qu'elle veuille d'une volonté nécessaire, parce
rien d'autre n'est un bien tel qu'il doive être nécessairement
Une volonté fixée sur une essence par soi et nécessaire, n'est pas tenue d •^
vouloir ce qui n'a qu'un rapport accidentel à cet objet. Or les créature s
n'ont aucun rapport essentiel à Dieu, dont l'essence se suffit ; il n'a donc?
pas à les vouloir pour lui, comme si elles étaient des moyens essentiel
lement ordonnés à la fin qu'il est lui-même. Elles ne lui ajoutent rien, il
n'a besoin d'elles ni pour être ni pour se connaître1 ; elles ne s'imposent
donc pas nécessairement à sa volonté.
On voit en même temps pourquoi, tout en attribuant aux idées divines
un être « diminutif » d'objet connu, Duns Scot a toujours refusé de faire
de cet esse objedivum un être subjectivement réel. Si, au lieu de poser
l'idée comme un objet dont toute l'entité tient dans le fait d'« être connu »,
il lui avait attribué une réalité subjective propre, il eût fait de l'intellec-
tion divine une créatrice d'êtres éternels et nécessaires comme elle.
La volonté de Dieu doit intervenir librement dans le choix des possibles
à réaliser pour que lui seul soit nécessaire2. Encore convient-il de noter
que même ce choix volontaire n'est pas créateur d'être. De même que
l'intellect divin produit l'idée à l'esse cognitum, la volonté divine produit
le possible à l'esse volilum. Ces deux opérations, qui sont éternelles, ne
causent d'elles-mêmes aucune existence ; c'est même pourquoi la liberté
de Dieu à l'égard du contingent réside premièrement et par soi, non dans
le pouvoir de produire un acte qui se confond avec son essence, mais de
transformer un esse volibile en esse volilum. Le « voulable » étant produit

1. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 15 ; t. I, p. 652. L'importance de ce point a été fort


bien vue par PLUZANSKI, Essai sur la philosophie de Duns Scol, p. 188.
2. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 16 ; t. I, p. 653.
CRÉATION DES CONTINGENTS 329

comme « voulu », la volonté divine atteint en cela son terme1 ; pour que
le voulu devienne à son tour un existant, il faut que le pouvoir exécutif
de Dieu intervienne. La création des contingents par sa puissance achève
ce qu'a commencé leur élection par sa volonté.

IV. — Création des contingents

Ce n'est pas du côté des choses, mais du côté de Dieu, qu'un rapport
de nécessité entre elles et lui s'avère impossible. Un être suprêmement
nécessaire est un être qui se suffit, c'est-à-dire qui peut exister tel qu'il est,
même si rien d'autre que lui n'existe. Poser qu'un possible lui soit lié
par un rapport nécessaire, si l'on prend ici nécessaire au sens plein du
terme, c'est admettre non seulement que l'effet ne puisse exister sans sa
cause, mais que sa cause soit elle-même nécessairement déterminée à le
produire. Autant dire qu'elle ne pourrait pas plus exister sans l'effet
que lui sans elle ; elle ne serait donc pas nécessaire. Pour qu'elle le soit,
il faut qu'elle puisse exister sans lui et que, si elle le cause, elle le cause
librement2.
Causer librement des êtres possibles dont l'existence ne soit aucunement
nécessaire, c'est les créer. Assurément, la notion de création se heurte,
dans la pensée des philosophes, à des difficultés que nous avons déjà
signalées. Ce sont exactement les mêmes ou, plutôt, c'est la même. Nous
avions à choisir entre un univers de l'immutabilité, de la nécessité et de

1. Op. Ox., 1. I, d. 39, q. un., a. 3, n. 21-22 ; t. I, pp. 1222-1223. La conciliation de la


science divine, qui est infaillible, et de la contingence des êtres n'est pas impossible.
L'intellect de Dieu offre à sa volonté des termes simples dont les différents modes de
composition sont objets de connaissance purement spéculative. Sa volcnté choisit
une de ces complexions possibles, et, en la voulant, « facit illud determinate esse
verum : hoc erit pro A ». Ceci est contingent, car Dieu pourrait vouloir le contraire ;
mais puisqu'il veut et connaît par son essence, Dieu sait par essence ce qu'il veut ;
Dieu sait donc infailliblement et par essence, en conséquence du décret de sa volonté,
qu'il est vrai que x existera au moment A. Dieu connaît donc infailliblement la vérité
des futurs contingents, et il la connaît comme celle des Idées, par son essence ; en
même temps, • stat contingentia objecti cogniti, quia voluntas, volens hoc determinate,
contingenter vult hoc »; loc. cil., n. 24, t. I, pp. 1224-1225. — La prédestination e6t
proprement un tel acte de la volonté divine choisissant un ange ou un homme pour la
gloire céleste (op. cil., 1. I, d. 40, n. 2 ; t. I, p. 1240). Elle est infaillible, car
étant immuable, Dieu ne peut pas successivement ne pas prédestiner une créature
après l'avoir prédestinée, ni, parce que c'est contradictoire, ne pas prédestiner un
prédestiné ; mais elle reste contingente, car Dieu pourrait damner celui qu'il prédestine,
ou inversement. En ce sens, il reste éternellement vrai de dire qu'un prédestiné peut être
damné et que le damné peut être prédestiné à la gloire. L'immutabilité d'un décret
contingent n'ôte rien à sa contingence intrinsèque : il reste immuablement et éternelle
ment contingent. Cf. Op. Ox., 1. I, d. 40, q. un., t. I, pp. 1240-1242. Cette notion de la
liberté sera reprise plus en détail à propos de la volonté humaine.
2. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 17 ; t. I, p. 653.
330 JEAN DUNS SCOT

l'éternité, ou un univers de la nouveauté, de la contingence et de la


temporalité. La création ne fait que poser sous une forme extrême le-:
même problème, car pour que Dieu crée le monde de rien, on
admettre que lui-même fasse quelque chose qu'il n'avait jamais fait,,..
c'est-à-dire qu'il soit soumis à la mutabilité. D'autant plus qu'on voit-
mal pourquoi Dieu prendrait subitement cette décision. Ce ne pourrait-^* J
être par hasard, car il agit pour lui-même, étant fin suprême. Ce ne
pourrait être par nature, car ce qui agit par nature n'a pas le choix du
moment. Ce ne pourrait être par volonté, car ayant puissance de produir
le monde à tout moment, on ne voit pas pourquoi un temps lui semblerait
meilleur qu'un autre. Pourtant, la genèse le dit : In principio creauifc
Deus coelum el lerram. Et non seulement l'Écriture l'affirme, mais Ina
raison l'approuve, car il y a de la contingence dans le monde et il ne peut-
y en avoir que si le monde est créé.
Qu'entend-on par créer ex nihilol Le néant n'étant rien, on ne peut
entendre par là que le néant soit une matière dont serait fait le monde,
comme un coffre est fait de bois par exemple. Le seul sens possible de
l'expression est que, avant la Création, il n'y a rien, et qu'après la création
l'être contingent existe. Il s'agit donc ici d'un ordre de succession et, si
l'on peut dire, de durée. Encore faut-il préciser ce sens, car on ne voit
pas immédiatement comment quelque chose pourrait venir « après rien »
ou du non-être précéder l'être.
Pour trouver un sens positif à cette formule, revenons une fois de plus
à la notion de « nature ». Prise en elle-même, celle-ci n'inclut aucune
détermination, pas même l'existence. Elle ne l'exclut pas non plus, car
elle peut la recevoir, mais elle ne l'inclut pas, car elle ne l'aura que si sa
cause efficiente la lui donne. La nature est donc d'elle-même en néant
d'existence et, en ce sens, on peut dire que l'absence d'existence « précède »
son existence. L'air n'est pas lumineux de lui-même ; supposons pourtant
qu'il soit éternellement illuminé, cela ne l'empêcherait pas d'être ténébreux
par nature « avant » d'être lumineux en fait, car si l'on fait abstraction
de la cause dont il tient sa lumière, on le retrouve tel qu'il est de lui-même,
c'est-à-dire non lumineux. Bref, indifférent de soi à la lumière ou à
l'obscurité, il reste essentiellement dépourvu de l'une et de l'autre.
De même ici. L'essence créable, telle que Dieu la connaît, est d'elle-même
sans aucune existence, de sorte que son propre néant d'esse la précède
en quelque sorte1. Créer une nature de rien, c'est lui conférer l'existence
après le néant d'existence dont, en tant précisément quo nature, elle

1. Rep. Par., 1. II, d. 1, q. 3, n. 3.


CRÉATION DES CONTINGENTS 331

souffre en permanence, et c'est en ce sens que nous cherchons si la création


«st possible.
Il importe d'établir ce que Duns Scot pense au juste de la position des
philosophes sur ce point. On concevrait difficilement qu'il ait pu attribuer
à Aristote la doctrine de la création ex nihilo, moins à cause de la difficulté
de trouver des textes pour appuyer cette thèse, que parce que faire du
Dieu d'Aristote un créateur proprement dit, eût été le rapprocher étran
gement du Dieu de la théologie chrétienne. Duns Scot ne dit donc pas
que le Dieu d'Aristote crée le monde ex nihilo, mais il soutient avec
beaucoup d'adresse que rien n'interdisait à Aristote de le soutenir à
partir de ses propres principes1. Après tout, c'est la seule chose qui
importe, car même s'il devait refuser de souscrire aux conséquences qu'on
peut déduire de ses principes, il resterait vrai de dire que le Philosophe
eût dû démontrer par la raison naturelle la possibilité de la création2.
Il est en effet certain, d'après Aristote lui-même, que Dieu peut causer
immédiatement un effet en ce sens qu'il n'y ait entre eux nul autre effet
interposé. Or un effet immédiat de Dieu est causé par lui totalement ;
donc Dieu peut causer totalement un effet, ce qui est exactement le créer.
Que Dieu puisse créer immédiatement un effet, c'est évident, car il
faudrait, pour le nier, admettre qu'avant ce premier effet il doive y en
avoir un autre, puis un autre avant celui-ci et ainsi de suite à l'infini, ce
qui reviendrait à dire que Dieu ne peut rien causer du tout. Que ce premier
effet soit causé dans la totalité de son être, c'est non moins évident ; car
puisqu'il n'y a rien entre une cause et son effet immédiat, elle le cause
tout entier. C'est en ce sens que dépendent de Dieu, dans la doctrine
d'Aristote, la première Intelligence séparée, le Ciel et, comme il le dit
lui-même, toute la nature3. Conséquence d'ailleurs inévitable, car l'univers
est fait de parties essentiellement ordonnées entre elles et à la première
cause ; or tout ce qui est essentiellement ordonné à la première cause,
précisément parce qu'il en dépend dans son essence, n'existe que par elle.
Ainsi l'univers entier dépend d'un effet premier et immédiat, qui dépend

1. « Dico ergo ad istum articulum, quod, etiam ex mente Philosophi, Deus potest
sic creare, hoc est, quod potest creare aliquid post nihil ordine naturae, sine aliquo
praesupposito quod sit pars causati, et non eolum sicut forma causatur de novo, quia
licet nihil ejus praeexistebat, tamen aliquid praesupponebatur, quod recipit formarn.
Sic non est in creatione, quia nihil preaesupponitur, née tanquam pars née tanquam
recipiens, sed post non esse totale ordine naturae, datur esse •. Hep. Par., 1. II, d. 1,
q. 3, n. 8.
2. • Palet ergo per rntioncm naturalem quod etsi Philosophus hoc non diceret, quod
possit probari aliquid esse a Deo causabile hoc modo ». Hep. Par., I. II, d. 1, q. 3,
n. 9.
3. ARISTOTE, Metoph. XII, 7, 1072 b 14.
332 JEAN DUNS SCOT

lui-même totalement de la première cause et dont on peut dire à bon


droit qu'il est créé, puisqu'il reçoit l'être après son propre non-être, sanr
présupposer d'autre cause que Dieu seul1.
Il s'agit uniquement, jusqu'ici, de la création immédiate de
séparées, formellement nécessaires et éternelles. Duns Scot a donc chois : s
un cas où la matière n'entrait pas en ligne de compte ; et il était en droS:
de le faire, car son intention se bornait à prouver qu'on trouve dans 1 J la
doctrine d'Aristote au moins un cas de production totale d'un être p «ar
Dieu : celle de la première Intelligence séparée. C'en est assez pour établi: «lir
que la notion de création est rationnellement justifiable, ce qu'il fallar
démontrer.
En revanche, on ne trouve rien chez Aristote qui suggère que la créati
du monde dans le temps soit philosophiquement démontrable. Cett*"
deuxième thèse ne suit pas manifestement de la première, car il ne
plus cette fois de prouver que l'existence de la nature contingente li»
soit métaphysiquement postérieure, mais bien qu'elle lui soit postérieur
dans l'ordre de la durée, en ce sens qu'après une éternité de non-cxistenc
cette nature commencerait enfin d'exister. Aristote n'a rien dit de t
ajoute Duns Scot, mais ceci ne prouve pas que ce ne soit pas démontrabl
par la raison naturelle, car on peut connaître par la raison naturelle bi
des choses dont les philosophes n'ont rien dit, comme, inversement, i
affirment bien des choses qui sont rationnellement indémontrables
Or il se trouve justement que la possibilité d'une création temporelle
soit au nombre des vérités que la raison naturelle seule peut démontrer.

1. Rrp. Par., 1. II, d. 1, q. 3, n. 8.


2. « Secundum membrum principale est de crealione, secundum quod est de nihilo,
sive post nihil ordine durationis. Et dico quod Aristoteles non dixit Deum aliquid
creare isto modo ; née propter hoc sequitur quod contrarium non possit esse notum
per rationem naturalem ; née sequitur, Philosophi hoc posuerunt, igitur est notum
demonstratione per rationem naturalem. Multa enim non posuerunt philosophi, quae
tamen possunt cognosci per naturalem rationem ; et multa ponunt quae non possunt
demonstrari, quia per nihil, quod nobis apparet, potest demonstrari quod sint plures
motores orbium, quando sulïiceret Deus tantum ». Rep. Par., 1. II, d. 1, q. 3, n. 11.
Remarquer, une fois de plus, que Duns Scot parle des « philosophes • et non pas de la
« philosophie • ; comme on le voit par la suite immédiate du texte, le débat se poursuit
entre philosophi et catholici, conçus comme tantôt s'accordant et tantôt ne s'accordant
pas. Môme lorsqu'ils usent tous deux de la raison naturelle pure le « philosophe » et le
«catholique • ne cessent pas de rester ce qu'ils sont. En revanche, ce texte invite à
limiter la portée d'une observation que nous avons faite plusieurs fois :J au moins
sur le plan de la critique des doctrines, le théologien peut encore créer du nouveau dans
l'ordre philosophique. Comme il doit établir par la raison que l'objet de la foi n'est pas
« impossible •, il est naturellement conduit ù élargir considérablement le champ des
possibilités philosophiques. 11 y en a beaucoup auxquelles les philosophes n'ont jamais
pensé.
CRÉATION DES CONTINGENTS 333

INous examinerons successivement le problème de la création, puis celui


<de la création dans le temps.
Définissant la création : « aliquid de nihilo producere in effectum »,
Duns Scot fait observer que de peut s'entendre comme indiquant soit
-«me antériorité de nature, soit une antériorité dans le temps. Au premier
sens, il est clair que les philosophes admettent la possibilité de la création.
On peut d'ailleurs s'en assurer en lisant Avicenne1, car ce philosophe a
d'autant plus certainement enseigné une certaine doctrine de la création,
qu'elle lui a plus tard attiré la critique et même les sarcasmes d'Averroès.
C'est même ce qui rend difficile d'interpréter ici la pensée de Duns Scot.
Averroès a fort bien vu quelles modifications Avicenne avait imposées à
la doctrine d'Aristote et il en a correctement dénoncé la cause générale.
C'est que, dit-il, Avicenne a écouté les théologiens musulmans et fait un
mélange de sa théologie et de la leur2. Ce reproche, nous sommes sûrs que
Duns Scot le connaissait, puisqu'il l'a emprunté à Averroès pour le diriger
à son tour contre une autre doctrine d'Avicenne. Or s'il est un point où
le reproche porte, c'est bien celui dont il est ici question. Duns Scot
invoque donc ici l'exemple d'un homme dont il sait que la métaphysique
se ressent d'une certaine théologie, pour établir qu'on peut rationnellement
démontrer la création dans le temps. Sans doute pensait-il que si la raison
peut trouver des preuves en faveur d'une conclusion, peu importe ce
qui l'a d'abord suggérée, pourvu que ce soient vraiment des preuves. Ceci
n'est qu'une hypothèse vraisemblable, mais elle a pour elle un fait : dans
le cas de la création (qui n'est pas le même que celui du premier objet
naturel de l'intellect) la preuve que Duns Scot emprunte à Avicenne
repose sur un principe dont lui-même n'a jamais douté qu'il fût accessible
à la seule raison.
Il s'agit naturellement, de la distinction avicennienne entre l'essence

1. AVICENNE, Metaph., tr. VI, cap. 2 ; 92 r c.


2. « Avicenna autem peccavit multum in hoc, quod existimavit quod unum et ens
signiflcant dispositiones additas essentiae rei. Et mirum est de isto homine, quomodo
erravit tali errore ; et iste audivit Loquentes in nostra Lege, cum quorum sermonibus
admiscuit ipse suam scientiam divinam ». AVERROÈS, In IV Metaph., 3 ; éd. Venise,
1552, t. VIII, f° 32'. Il ne s'agit pas ici directement de la création, mais la remarque
est de portée générale, et comme la distinction avicennienne de l'esse et de Vcssenlia
s'explique, dans la pensée d'Averroès, par le fait qu'Avicenne avait emprunté la notion
de création aux théologiens musulmans, nous sommes exactement au centre du sujet.
On peut confirmer ce point par AVERROÈS, Destruclio deslruclionum, disp. VIII ; éd.
cit., t. IX, f° 43'' : « Et debes scire quod innovatio, quam Lex declaravit de hoc mundo,
est ejusdem speciei cum innovatione quae apparet hic... Quod vero existimat secta
Assaria quod natura possibilis sit innovata, et creata ex nihilo, est id in quo certant
cum eis philosophi... ». L'opposition averrolste entre philosophie et théologie n'est pas
sans avoir laissé des traces. La condamnation de 1277 lui avait donné un sens concret.
334 JEAN DUNS SCOT

et l'existence dans l'être fini, ou plus exactement, de cette neutralité


existentielle de l'essence que Duns Scot a héritée d'Avicenne. On pourrait
même dire qu'il l'a renforcée, car chez Avicenne le possible finira toujours
par exister et l'existence que l'essence possible n'inclut pas dans sa notion,
la Cause nécessaire par soi finira tôt ou tard par la lui donner, au lieu
que le Dieu de Duns Scot, en vertu de sa liberté même, peut éternellement
laisser dans le néant une infinité de possibles. Il n'y a donc aucun lien
directement ou indirectement nécessaire entre l'essence, telle que la
conçoit Duns Scot, et son existence actuelle.
Ceci dit, voici l'argument d'Avicenne repris par Duns Scot : « Considérée
ex se (d'elle-même), la nature de l'effet n'a pas de quoi exister ; mais
considérée par rapport à sa cause, elle a de quoi exister. Or, pour l'intellect,
ce qu'elle a d'elle-même (ex se) est antérieur (quoique non d'une antériorité
de durée) puisque sa nature est d'être par autrui. Et c'est ce que l'on
nomme création chez les Sages », savoir : donner l'être à une chose qui
n'était absolument rien1. En d'autres termes, dans l'ordre de la durée,
l'essence ne peut rien avoir elle-même avant que son être n'ait été créé,
car jusqu'à ce moment, elle n'est rien ; mais dans l'ordre de nature pour
l'intellect qui la conçoit en elle-même, elle n'a pas de quoi exister, car
l'existence n'est pas incluse dans sa notion. Précisons pourtant que, de
soi, la quiddité de l'existence n'implique ni qu'elle existe ni qu'elle n'existe
pas. Elle ne contient ces déterminations ni ensemble ni séparément. Ne
pas inclure l'être est autre chose qu'inclure le non-être. Ce que veut dire
Avicenne, selon Duns Scot et en réalité, c'est que, précisément en tant
que telle « la créature n'aurait aucun moyen d'exister si une cause extrin
sèque ne lui conférait l'être », ou pour mieux dire, « si une cause extrinsèque
n'excluait son non-être en lui donnant l'être ». Disons donc, non pas que
la nature de la créature soit de ne pas exister, mais que, prise formel
lement et en elle-même, sa nature n'est pas d'exister2. Bref, s'il existe
des essences qui n'ont pas en elles-mêmes leur propre raison d'être,
leur existence ne peut résulter que d'une création.
La position de Duns Scot vis-à-vis d'Aristote et d'Avicenne est ici
digne d'attention. Pour lui, ces deux philosophes sont pareillement
dans l'erreur, en ce qu'ils conçoivent l'un et l'autre comme nécessaire
la relation de Dieu à tout ce qui vient de lui soit immédiatement, soit
par un intermédiaire immuable. La seule contingence qu'ils reconnaissent

1. Ce texte d'Avicenne (Melaph., tr. VI, cap. 2) est cité par Duns Scot dans Op.
Ox., 1. 1, d. 8, q. 5, a. 2, n. 7 ; t. I, p. 646, et une deuxième fois dans Op. Ox., I. II, d. I,
q. 2, n. 3 ; t. II, p. 24.
2. Op. Ox., I. II, d. 1, a. 2, n. 3 ; t. II, p. 25.
CRÉATION DES CONTINGENTS 335

est celle du hasard et du mal, qui s'explique par l'interposition de la


matière entre la cause première et ses effets ultimes. En cela, ils ont
tort ; mais Avicenne n'a pas tort de soutenir, en dépit d'Averroès, qu'un
effet qui n'est de soi que possible, puisse devenir nécessaire par sa cause.
Quoi qu'on en ait dit, il n'y a là aucune contradiction, précisément
parce que, selon Avicenne, un possible n'est de soi ni nécessairement
existant ni nécessairement non existant. Puisqu'il n'implique aucune
de ces déterminations, en aucun sens, on voit mal pour quelle raison il
ne recevrait pas indifféremment l'une ou l'autre, ni même, successivement,
l'une et l'autre1.
Retenons seulement de ceci que, selon Duns Scot lui-même, la neutralité
existentielle de l'essence finie a pour conséquence nécessaire que, si elle
existe, son existence doit lui avoir été donnée par autrui, et cela complète
ment, intégralement, absolument. Et il le faut bien : puisque son essence
n'inclut strictement rien qui lui permette d'exister, c'est vraiment de rien,
en ce qui est d'elle-même, qu'elle existe. Causée de rien, elle est créée.
Toute existence actuelle finie présuppose donc sa création.
L'argument est clair, mais on peut se demander une fois de plus s'il
s'agit ici d'une preuve de « philosophe » ou d'une preuve de « théologien ».
Sans doute, elle se réclame d'Avicenne, mais outre que ce dernier n'était
pas indemne de toute théologie, sa position n'était pas identique à celle
de Duns Scot. Avicenne admettait qu'un ange pût créer ex nihilo, bien
qu'il fût lui-même créé. Duns Scot ne l'admet pas, car la notion de création
est inséparable dans son esprit de celle de causalité immédiate, alors que
l'ange est une cause médiate, dont l'être au moins doit avoir été créé
avant qu'il ne crée à son tour. La preuve authentiquement scotiste de la
possibilité de l'acte créateur, celle qu'il propose comme sienne après avoir
rejeté les autres, c'est que Dieu peut « immédiatement causer et faire
quelque chose ». Gela est si vrai que, s'il ne pouvait causer certains êtres
immédiatement, c'est-à-dire sans causes intermédiaires, il ne pourrait
causer aucun effet, même médiatement, puisqu'il ne serait pas la cause
de la cause. Impossible d'hésiter ici sur le sens de la doctrine. Dire que
Dieu crée, c'est autant dire : immediate producit, nullo alio praesupposito2.
Or on sait d'ailleurs que ce pouvoir de production immédiate, sans cause
intermédiaire nécessairement requise, est cela même que Duns Scot
nomme la toute-puissance divine, entendue au sens où l'on verra que
« les catholiques » la croient sans pouvoir la démontrer. Si la preuve

1. Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 5, a. 2, sect. 1, n. 8 ; t. I, p. 647.


2. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 2, n. 4 ; t. II, p. 26.
336 JEAN DUNS SCOT

scotiste de la création présuppose une donnée de foi, peut-on la tenir


pour une preuve de philosophe?
Il faut distinguer. Duns Scot ne doute pas qu'Avicenne1, peut-être
même Aristote, n'aient enseigné la « production immédiate » par Dieu
de la première des Intelligences séparées. Il y a donc au moins un être
que Dieu a créé dans la doctrine des philosophes. D'où il semble résulter
que la notion de création soit naturellement démontrable. La position
de Duns Scot diffère de celle des « philosophes » sur d'autres points que
celui-là. D'abord, la toute-puissance divine, telle que les « catholiques »
la conçoivent, est libre : Duns Scot n'a jamais prétendu que les « philo
sophes » eussent conçu comme libre la production du premier être créé
par le créateur. Ensuite, la création dont parlent les « philosophes »
s'arrête au premier causé, parce qu'il est le seul être qui soit immédiate
ment » causé. Si l'on admet, avec Duns Scot, que créer soit causer tous
les êtres ex nihilo, immédiatement et sans causes intermédiaires, la notion
de création requiert celle de toute-puissance telle que l'entendent les
Calholici, pour qui Dieu a tout créé à la fois, directement et immédiate
ment, sans que le plus humble et le dernier de ses effets doive quoi que
ce soit à une autre cause que sa toute-puissance créatrice. C'est pourquoi,
en lisant Duns Scot, nous n'avons pas tort de penser qu'il y a ici dépas
sement du philosophe par le théologien car, à ses yeux, les faits prouvent
que la notion de création est naturellement accessible à la raison jusqu'au
point qu'ont effectivement atteint les philosophes, au delà duquel elle
reçoit un sens beaucoup plus absolu, que la raison naturelle approuve,
certes, mais qu'elle n'a pas su découvrir et ne saurait démontrer.
Peut-être le verra-t-on mieux en examinant cette deuxième partie du
problème : la raison prouve-t-elle que le monde ait été créé de toute
éternité, ou qu'il ait commencé dans le temps? Naturellement, le bloc
des « philosophes » se retrouve ici solidement uni contre celui des théolo
giens. Entendue comme impliquant une durée finie du temps, au moins
dans le passé : negatur communiter creatio a philosophis. C'était inévitable.
Puisqu'ils enseignent que Dieu produit nécessairement ce qu'il produit
immédiatement, et puisque ce qu'il produit médiatement, c'est-à-dire
par l'entremise de causes secondes, c'est encore lui qui le produit, on
peut dire que pas un seul des effets de Dieu, immédiat ou non, n'est
produit de rien d'une manière contingente2, d'où résulte que la création
existe de toute éternité.

1. lbid.
2. Loc. cil., n. 5 ; t. II, p. 26. Notons d'ailleurs que même créé de toute éternité, le
monde ne serait pas éternel au sens où Duns Scot entend l'éternité, c'est-à-dire comme
excluant toute succession : Quodl., VI, 14.
CRÉATION DES CONTINGENTS 337

Assurément, un Dieu dont l'action est ainsi nécessaire, et naturelle


ment nécessaire, ne saurait rien produire qui soit nouveau ; mais au
aoint où nous en sommes, Duns Scot a déjà prouvé que Dieu cause de
Tianière contingente tout effet extérieur à lui. La discussion de l'immuta
bilité divine lui offrant l'occasion de le faire, il l'avait immédiatement
saisie. La question n'est donc plus désormais de savoir si Dieu peut
causer un effet contingent, mais un effet contingent qui soit nouveau.
Dr on ne voit aucune raison pour que ce soit impossible. Puisque la
volonté de Dieu est immuable, on ne peut admettre que, voulant
l'existence du contingent A, il change ensuite d'avis et veuille que A
n'existe pas. Nous n'admettrons donc en aucun cas qu'il puisse y avoir
du nouveau par rapport à la volition divine elle-même. Mais s'il s'agit
de la « production » d'un effet nouveau, et non plus d'une « volition »
nouvelle, le problème est différent. Le produit peut être nouveau sans
que la volition du producteur cesse d'être immuable. Prenons un exemple,
d'ailleurs imaginaire et imparfait, mais qui suggérera le sens de cette
thèse. On peut admettre que le soleil soit toujours également lumineux
et répande toujours également sa lumière autour de lui. Supposons que
l'on crée un milieu transparent à portée de ses rayons : le soleil va
l'éclairer sans pour cela modifier en quoi que ce soit sa propre action. Mais
supposons en outre que l'énergie solaire ait de quoi conserver ce milieu
dans l'être, le soleil le conserverait en continuant d'agir comme il agit.
Or ce qui serait vrai de ce soleil l'est bien plus encore de Dieu. Produire
n'exige du créateur aucun effort et, s'il crée, c'est à la créature, non à lui,
qu'il arrive quelque chose. Éternelle ou temporelle, la création n'engage
en rien l'essence divine ; il est donc à cet égard sans aucune importance
que ce que Dieu produit soit éternel ou nouveau. Ce qui est vrai, c'est
que, si Dieu causait nécessairement, sa causalité s'exercerait éternellement
et ses effets seraient nécessairement éternels. En ce sens, il est naturel
qu'ayant conçu l'action de Dieu comme nécessaire, les philosophes aient
soutenu l'éternité du monde, mais puisque Dieu cause de manière contin
gente, il peut causer du nouveau comme il pourrait causer de l'éternel1.
Il suffit à cela que sa libre volonté ait éternellement voulu l'existence
d'un être temporel.
La création d'un être temporel par une première cause libre est donc
rationnellement possible, mais on ne saurait remonter au delà et dire
pourquoi ce possible s'est actuellement réalisé. En d'autres termes,
puisque notre premier principe d'explication est ici une volonté libre,

1. Loe. cit., t. II, pp. 26-27.


338 JEAN DUNS 8COT

la question de savoir quelle peut en avoir été la cause est dénuée de sens.
C'est cette volonté qui est ici la cause, elle-même n'en a pas. Aristote a
dit qu'il n'y a pas de démonstration des principes de la démonstration1 ;
or cela reste vrai même des contingents, car ceux-ci ne pouvant résulter
du nécessaire, il faut s'arrêter à un premier contingent ou aller à l'infini
dans la série des causes. Ainsi donc, « c'est ce vouloir même de Dieu, par
lequel il veut cet effet que voici et le produit d lel moment, qui est la
cause immédiate et première dont il n'y a pas à chercher d'autre cause.
De même en effet qu'il n'y a pas de raison pour qu'il ait voulu que la
nature humaine existât en tel individu particulier, et qu'elle y fût possible
et contingente, de même il n'y a pas de raison pour qu'il ait voulu que
telle chose fût à présent et non plus tard. C'est seulement parce qu'il a
voulu qu'elle fût, qu'il a été bon qu'elle fût, et chercher la cause de cette
proposition, bien qu'elle soit immédiatement contingente, c'est chercher
la cause ou la raison de ce dont il n'y a pas ni cause ni raison à chercher »2.
Duns Scot paraît se souvenir ici qu'au livre de la Genèse, Dieu créa
d'abord les êtres et dit seulement ensuite qu'ils étaient valde bona.
Ce dernier point n'est pas sans importance. Tournant en dérision l'idée
d'une création du monde dans le temps, Averroès demandait ce que Dieu
pouvait bien avoir attendu pour se décider à créer? Évidemment, rien !
En un sens, Averroès avait donc raison, mais non pas comme il le pensait,
car son ironique question suppose que la volonté de Dieu tienne sa bonté
de l'objet même qu'elle veut, ce qui n'est le cas que de la nôtre. Lorsque
notre volonté est droite, et si ce qu'elle veut est bon, elle le fait tout de
suite, à moins qu'elle n'ait quelque raison de préférer autre chose, auquel
cas elle attendra un moment plus favorable pour réaliser son premier
projet. Il est donc permis de demander, à propos d'un homme, quelle
raison il a d'attendre pour agir. Mais nous parlons ici de Dieu. Sa volonté
ne doit pas sa bonté à celle de son objet ; tout au contraire, c'est de la
bonté de sa volonté que son objet tient la sienne. Il n'y a donc aucune
raison nécessaire que Dieu veuille une chose à présent ; absolument
parlant, il n'y a même pas de raison nécessaire pour que Dieu veuille
aucune chose ; bref, Dieu ne peut trouver aucune occasion d'« attendre »
dans la nature de ce qu'il veut3.
La thèse est impressionnante dans sa pureté, on dirait presque dans

1. ARISTOTE, Melaph., IV, 6, 1011 a 8-10.


1. Op. Ox., I. II, d. 1, q. 2, n. 9 ; t. II, p. 31. Précisons que la liberté divine fait ici
que l'existence de tel contingent soit bonne, mais elle ne fait pas que son essence soit
ce qu'elle est.
3. Loc. cit., n. 10 ; t. II, pp. 31-32.
CRÉATION DES CONTINGENTS 339

sa dureté, mais il faut la comprendre en la situant à son plan, qui est


celui du théologien parlant au philosophe la seule langue que ce dernier
comprenne. Que fait ici Duns Scot? Il établit, contre Averroès, Avicenne
et Aristote, la possibilité de la création du monde dans le temps. Pour
être valable, sa preuve doit être purement rationnelle, et le principe sur
lequel elle repose l'est en effet : l'être infini ne peut avoir que lui-même
pour objet nécessaire de sa volonté. Ainsi, par rapport à l'ens infinitum,
tout le reste est contingent. Mais dire que le reste est contingent, c'est
cquivalemment dire que rien, dans ce reste, n'a de quoi mouvoir la volonté
divine avec assez de force pour en motiver le choix. On aura beau accu
muler en imagination toutes les « raisons de vouloir », jamais elles n'expli
queront que Dieu veuille autre chose que lui-même, parce qu'entre
autre chose et lui, la distance est infinie. D'ailleurs, avant que Dieu ne
le veuille, il n'y a pas d'« autre chose que lui », et comment trouverait-on
des « raisons de le vouloir » dans ce qui ne peut avoir rien de bien, parce
qu'il n'a pas encore d'être? Strictement parlant, la pure volonté de Dieu
est donc la seule cause concevable de la création du monde où nous
sommes avec le commencement dans le temps qu'il comporte. Mais le
théologien parle raison au philosophe à partir d'une notion de l'être infini
qui transcende le plan de la spéculation métaphysique et que, précisément
en tant que tel, le philosophe n'atteint pas. Même lorsqu'il parle de
volonté, le théologien pense « charité » et « amour ». Nulle part l'historien
de ce qu'il y a de spéculation rationnelle chez Duns Scot n'a plus qu'ici
conscience de l'erreur de perspective à laquelle, même s'il s'en gardait
lui-même, il exposerait son lecteur. Il n'y a pas de « synthèse métaphy
sique » de Duns Scot, ou, s'il y en a une, elle ne représente pas la vue
totale du monde qui fut la sienne. La seule synthèse complète que
Duns Scot ait conçue est une synthèse théologique, dont le centre se
trouve dans la parole de saint Jean : Deus carilas est (I Joan. 4, 16). C'est
de là,on l'a dit avec raison, que s'éclairent toutes les thèses maîtresses tou
chant les rapports de Dieu ad extra1, y compris la seule raison concevable

1. Voir la remarque de Seebrrg, Die Theologie des Johannts Duns Scotus, Leipzig,
1900, pp. 169-172; et l'approbation que lui donne E. Longpré, O. F. M., La philosophie
<<u B. Duns Scol, Paris, 1924, p. 140, n. 1. Une vaste esquisse de cette synthèse théolo
gique se trouve dans ce livre, pp. 140-147. On conçoit l'irritation ressentie par le
R- P. Ephrem I.ongpré à la lecture du livre de B. Landry, Duns Scot, Paris, Alcan,
1922 ; mais pour excuser ce dernier, on doit se souvenir que dans la pensée de son
auteur, et d'ailleurs sur les titres courants, l'ouvrage s'intitulait : La philosophie de
Duns Scot. Il est arbitraire de juger la pensée de Duns Scot sur ce que ce dernier
acceptait pour des raisons purement philosophiques, et B. Landry a parfois donné
dans ce travers ; mais il est arbitraire aussi (quoique moins dommageable à sa pensée)
de lui attribuer comme philosophiques des conclusions que lui-même tenait pour
340 JEAN DUNS SCOT

de la création du monde et le motif de l'Incarnation. Ce serait une inju —M.


tice, et d'abord une absurdité, de rétrécir aux dimensions de la méE 3.
physique une vue du monde qui fut avant tout celle d'un théologien.
Il reste à situer la position de Duns Scot par rapport à celles de ^Œses
prédécesseurs, ce que lui-même a fait plusieurs fois. Sa propre conclus^Son
revient à dire, d'abord, que Dieu peut produire ad extra et le faire de
manière contingente ; ensuite, que rien ne le nécessite à produire le monr^de
de toute éternité1. Si donc la révélation enseigne que le monde créé a eu
un commencement, il y a des preuves métaphysiques que ce n'est f^>&s
impossible. Ce sont même des preuves nécessaires de la possibilité du fs=»it.
La théologie ne peut attendre ici rien d'autre de la dialectique. Certa* :ins
théologiens adoptent pourtant des positions plus extrêmes. L'un v^sut
que la création dans le temps ne soit vraie que pour la foi et craint cyue
l'on ne ridiculise notre croyance aux yeux des infidèles en la justifi^^nt
par des arguments sophistiques2 ; l'autre soutient au contraire qu 'on
peut démontrer l'impossibilité d'une création éternelle, ce qui implique,
puisque le monde existe, qu'il ait eu un commencement3.
Touchant le premier point, Duns Scot est entièrement d'accord avec
saint Thomas sur le principe qu'il est mauvais, et dommageable à la foi
même, d'invoquer des raisons sophistiques pour la défendre, mais
Duns Scot maintient qu'il est bon d'invoquer des raisons nécessaires,
s'il y en a. Ce n'est en tout cas dangereux pour personne, qu'il s'agisse
de fidèles ou d'infidèles. Ce ne l'est pas pour les fidèles, car en usant de
raisons pour retrouver la vérité de ce qu'ils croient, les théologiens catho
liques ne se proposent pas d'évacuer le mérite de la foi. Comme Anselme
et Augustin, qui suivaient d'ailleurs en cela l'injonction d'Isaïe (VII, 9),
tout leur effort vise à comprendre ce qu'ils croient. Comment blâmer un
chrétien de chercher l'intelligence de sa foi? Mais ce n'est pas dangereux
non plus pour les infidèles, car on ne prétend pas leur prouver par raisons
nécessaires l'article de foi lui-même, mais simplement sa possibilité.
Or cela seul n'est pas sans intérêt, car en établissant ces raisons, celui
qui les allègue persuade du moins l'incroyant qu'il ne doit pas rejeter

théologiques. De patientes recherches s'offrent encore à ceux qui voudront bien


aborder le détail de ce dernier problème. Jusqu'ici, tout le monde est allé un peu vite
en besogne ; ce n'est ni d'attaquer ni de plaider que nous avons besoin, mais d'observer
et de réfléchir.
1. Hep. Par., 1. II, q. 1, q. 3, n. 11.
2. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 46, a. 2. Duns Scot discute saint Thomas
sur ce point dans ftep. Par., I. II, d. 1, q. 4, n. 18.
3. Cf. La philosophie de saint Bonaventurc, ch. VI ; 1" éd., Paris, J. Vrin, 1924,
pp. 183-189.
CRÉATION DES CONTINGENTS 341

les articles de foi sous le seul prétexte qu'ils sont rationnellement impos
sibles1. Si c'est pour cela qu'il leur résistait, on aura supprimé du moins
cet obstacle et, pour autant, contribué à le persuader.
La position de Duns Scot est donc moins opposée à celle de saint Thomas
qu'il ne semble au premier abord. Ils usent de deux langues différentes
pour dire à peu près la même chose. Les raliones necessariae el verae
demonstraliones2 dont parle ici Duns Scot visent à prouver simplement
que, Dieu étant libre, il aurait aussi bien pu créer le monde éternel que
limité dans le temps. C'est en somme ce qu'avait dit saint Thomas, pour
qui la foi seule nous assure que le monde n'a pas toujours existé. Quant
aux soi-disant démonstrations de ceux qui croient pouvoir prouver que
le monde a eu un commencement, Duns Scot se contente d'établir contre
elles qu'elles n'ont rien de nécessaire. C'en est un assez bon indice, que
les philosophes aient pu enseigner l'éternité du monde sans y voir aucune
contradiction3. Et les raisons ne font pas défaut. D'abord, nous l'avons
dit, il n'y a aucun moyen de trouver une cause à la volonté de Dieu, qui
est sans cause : on ne peut donc prouver qu'il ait dû vouloir créer le
monde temporel plutôt qu'éternel. C'est la raison fondamentale et celle
à laquelle tient Duns Scot lui-même : le verum necessarium qui règle la
question. D'autres sont dialectiques, en ce sens qu'elles ajoutent à la
possibilité de l'éternité du monde un vernis de probabilité, mais il y a
des probabilités aussi en sens contraire, et rien n'est plus naturel, puisque
nous savons que Dieu aurait pu créer le monde éternel comme il l'a créé
temporel. Qu'il l'ait fait ou non, ces raisons demeurent les mêmes ; on ne
trouvera jamais de raison nécessaire pour justifier a priori un acte contin
gent.
D'une part, la durée d'une créature n'ajoute rien à sa perfection.
Un homme qui vit dix ans n'est pas plus parfait que celui qui vit un jour.
Une création éternelle ne serait donc pas plus parfaite, ni moins possible,
que celle qui a commencé dans le temps. Ajoutons que ce qui fait la
créature comme telle, c'est de ne pas tenir de soi son existence. On dit
que, laissée à elle-même, elle tend au néant : tendit in non esse... quia est
ex nihilo. C'est vrai, mais ce serait aussi vrai d'une création éternelle. S'il

1. Oo. Ox., I. II, d. 1, q. 3, n. 10 ; t. II, pp. 40-41.


2. Loc. cit. ; t. II, p. 41.
3. « Conflrmatur etiam, quia non videtur probabile quod tam praeclari philosophi,
et tam diligenter veritatem inquirentes, et tam perspicaciter rationem terminorum
concipientes, non vidissent contradictionem inclusam, ai fuisset inclusa in terminis ».
Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 3, n. 5 ; t. II, p. 36. Noter qu'il ne s'agit pas ici d'une preuve,
mais d'un conflrmatur; lui-même d'ailleurs n'hésite pas à dire que les «philosophes •
se sont contredits lorsqu'il pense les prendre sur le fait.
342 JEAN DUNS SCOT

y en avait une, elle tendrait d'elle-même éternellement au néant. Tel est


d'ailleurs, en fait, le cas des anges et des âmes, qui ne cesseront jamais
ni de dépendre de Dieu dans leur être, ni pourtant d'exister. Il n'y a
donc aucune contradiction entre être un univers éternel et être un univers
qui, en ce qui est de lui, tendrait vers le néant1. Quant à la fameuse
objection, que s'il s'était écoulé un nombre infini de jours (ce qui serait,
le cas dans l'hypothèse d'un monde éternel), Dieu aurait dû déjà créer une
infinité d'âmes, elle est d'une excessive naïveté. On se représente alors
Dieu créant une âme par jour, d'où la conclusion qu'un nombre infini
de jours entraînerait un nombre infini d'âmes, bien qu'un nombre infini
actuel soit impossible. Mais comment ne voit-on pas que le problème est.
le même pour un monde qui ne dure qu'un seul jour? Car un jour se
compose d'une infinité d'instants. Une seule heure, même, se compose
d'une infinité d'instants, en chacun desquels Dieu peut créer une âme
comme il aurait pu le faire en chacun des jours d'un passé infini, s'il y en
avait eu un. Assurément, l'existence actuelle d'une infinité d'âmes est
impossible ; créer cette infinité d'âmes n'est pas, en soi, chose faisable,
parce que l'infini actuel dans le nombre implique contradiction. C'est
pourquoi Dieu ne crée pas en un jour une infinité d'âmes ; mais, pour la
même raison, il n'aurait pas créé cette infinité d'âmes s'il y avait eu une
infinité de jours dans l'éternité du passé3.
D'autre part, on peut argumenter pour établir que la notion de « créa
tion sans commencement » est une notion contradictoire. On dira, par
exemple, que dans un univers éternel, sa conservation et sa création par
Dieu seraient identiques. En d'autres termes : il n'y aurait pas lieu à
création, mais seulement à conservation. — Ou encore, que la créature a
été possible de toute éternité, et, à ce titre, capable d'être ou de ne pas
être. Pour qu'elle ait l'être, il faut qu'elle l'ait reçu, acquis. Son non-être
a donc dû précéder dans la durée l'être nouveau qu'elle a acquis lors de
sa création. — Ou encore, ainsi que nous venons de le dire, si le monde
n'avait pas commencé, il y aurait une infinité d'âmes3. Il est vrai que
l'argument est réfutable et même que nous l'avons réfuté, mais ceci
n'empêche pas que la thèse en question puisse de soi être vraie. Or cela
seul nous importe : il est rationnellement possible que la durée du monde

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 3, n. 4 . t. II, pp. 35-36.


2. Op. Ox., l. II, d. 1, 3, 20 ; t. II, pp. 48-49. Duns Scot note pourtant, ce qui est
en efTet le point, que certains philosophes ne tiennent pas pour impossible une inflnité
d'êtres « accidentellement ordonnés « ; mais, ajoute-t-il à l'argument suivant, un univers
éternellement créé serait-il dans le temps, ou dans l'aevum? Avant de se demander si
une succession infinie d'êtres serait possible, il faudrait savoir s'il y aurait succession.
3. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 3, n. 6-7 ; t. II, pp. 36-38.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 343

ait eu un commencement. Duns Scot renvoie donc dos à dos les défenseurs
de ces deux positions contraires, parce qu'ils poursuivent le même fan
tôme : la raison nécessaire d'un effet contingent.

V. — La production de l'être

Les théologiens accordent communément qu'être créé engage l'être


fini dans une relation à Dieu, mais ils ne s'entendent pas sur la nature de
cette relation. Nous entendrons ici le mot * création », non au sens en
quelque sorte actif qu'il a lorsqu'il désigne l'acte créateur, mais au sens
passif qu'on lui donne lorsqu'il désigne, dans la créature, le fait qu'elle
est créée. On voit sans peine ce qui justifie cette acception du terme.
Même si le fait d'être créé n'est qu'une relation à Dieu, la nature de cette
relation pose des problèmes. On peut la considérer comme réelle ou comme
un être de raison. Si on la pose comme réelle, on peut encore la poser
comme réellement distincte de l'être de la créature ou comme identique
à lui, sauf à l'en distinguer abstraitement de manière ou d'autre. La déci
sion qu'on prendra devant affecter le statut ontologique du fini dans sa
totalité, il n'est pas sans intérêt de savoir ce que Duns Scot pense de la
question.
Dans cette relation, la créature joue le rôle de fondement, car c'est à
partir du moment où elle existe que se pose le problème de son rapport
à Dieu. Selon Duns Scot, cette relation est la même pour toutes les
créatures, et elle est réellement identique à son fondement. La création
n'est donc que la créature même dans son rapport de dépendance à Dieu.
Pourtant, puisque on parle de création, le nom doit se distinguer de la
créature en quelque sens. C'est ce que Duns Scot concède. A ses yeux,
la création n'est pas formellement la créature ; elle ne lui est donc pas
adéquatement identique ; exactement, elle est la créature formellement
prise comme fondement de sa relation à Dieu.
Établissons d'abord le premier point. On peut considérer comme
réellement identique à son sujet, ce qui s'y trouve uni de telle sorte que,
sans lui, ce sujet ne saurait exister. En d'autres termes, s'il est contra
dictoire qu'un être existe sans une certaien relation, celle-ci lui est
identique. Tel est le cas de la créature, une pierre par exemple. La
relation à Dieu est proprement inhérente à la pierre et, sans elle, il serait
contradictoire que la pierre existât ; cette relation est donc identique à
la pierre. Mais allons plus loin. Ce qui est proprement inhérent en un être
a titre de relation, s'y trouve comme dans son fondement. Or le fonde
344 JEAN DUNS SCOT

ment est naturellement antérieur à la relation qu'il fonde. Si donc, comme


c'est ici le cas, le fondement ne peut exister sans la relation qu'il fonde,
il lui est réellement identique. En effet, de même qu'il est contradictoire
à l'état de créature que la pierre existe sans Dieu, il l'est que la pierre
existe sans dépendance à l'égard de Dieu. On ne saurait donc introduire
de distinction réelle entre la créature et cette relation nécessaire à Dieu
dont elle est le fondement : la création1.
On peut établir autrement la même conclusion. Un rapport à Dieu qui
peut s'affirmer uniformément de tout ce qui n'est pas Dieu, ne saurait
être accidentel ; or ce qu'on nomme « création » est une relation commune
à toute créature et se dit uniformément de tout ce qui n'est pas Dieu à
l'égard de Dieu. Ce ne saurait donc être un accident en aucune créature.
C'est dans son essence qu'elle se fonde. Elle est donc réellement identique
à son fondement. On peut d'ailleurs s'assurer qu'il en est ainsi. Supposons
que la relation d'effet à cause soit accidentelle à la pierre, elle aurait,
à titre d'accident, son être propre (car n'oublions pas que chez Duns Scot,
l'accident a son être comme la substance a le sien) ; elle serait donc
autre chose que la pierre et, à ce titre, elle devrait elle-même avoir à l'égard
de Dieu une relation d'effet à cause ; mais, à son tour ,cette relation serait
un accident dont l'être exigerait une autre relation, et ainsi à l'infini.
Il faut donc nécessairement que, dans le rapport de créature à créateur,
la relation soit identique au fondement2.
Mais nous disions aussi que la relation de la créature à Dieu n'est pas
formellement identique à son fondement. Pourquoi cette distinction
formelle ?
Notons d'abord que la distinction formelle n'introduit aucune diversité
réelle entre les termes qu'elle distingue. Il y a distinction formelle entre
deux termes, ou plutôt ces termes sont formellement deux, lorsque
l'intellect les appréhende sous deux raisons différentes. Est formellement
identique, au contraire, tout ce que l'intellect appréhende sous une seule
et même raison. Or, ici, l'intellect appréhende d'abord la créature en
elle-même et comme un absolu ; il appréhende ensuite le rapport d'effet
à cause qui lie cette créature à Dieu. Sans doute, la créature ne peut
exister sans ce rapport, et c'est pourquoi ils sont réellement identiques,
mais la raison formelle de l'absolu se suffit sans celle du rapport, et même,
si l'on y pense bien, la raison formelle de rapport n'inclut pas celle de
l'absolu qui, pour être saisi en lui-même, requiert une intellection distincte.

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 5, n. 21 ; t. II, pp. 69-70.


2. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 5, n. 23 ; t. II, p. 70-71.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 345

Allons plus loin : même si nous appréhendons le terme absolu comme


« fondement », il n'est pas encore précisément la relation, car le fondement
d'une relation n'est pas une relation, pas plus qu'une relation ne peut
être le fondement d'une autre1. On voit par là comment il peut y avoir
à la fois identité réelle et distinction formelle entre le fondement et la
relation. Dans l'être, la créature est identique à la création sans laquelle
elle ne serait rien ; dans notre pensée, la création par quoi la créature
existe, est un objet formellement distinct de cet autre : l'être qui sert de
fondement à cette relation.
Il semblera peut-être que, cette fois, Duns Scot subtilise sans nécessité,
mais souvenons-nous que ce théologien féru de métaphysique est ici sur
son vrai terrain. Le problème qui l'intéresse est le rapport de la relation
au fondement réel et ce qu'il entend établir, est que, dans ce rapport,
c'est le fondement qui inclut réellement la relation. Il en est manifeste
ment ainsi où la relation entre personnes divines est identique à son
fondement, non en vertu de la perfection de la relation, comme si celle-ci
contenait l'essence par mode d'identité, mais en vertu de l'infinité
formelle de l'essence, qui donne à l'essence de contenir en soi la relation
par mode d'identité. Nous avons scruté en son lieu cette dialectique de
l'identité, propre à Dieu en raison de son infinité. Pourtant, même en
Dieu, le contenant n'est pas « formellement » le contenu2 : l'essence
précisément en tant que telle n'est pas la relation précisément en tant
que telle. A plus forte raison en est-il ainsi dans les créatures. Le contenant
n'y est pas formellement le contenu, mais comme c'est le sujet qui fonde
la relation, il est aussi parfait que si le contenu lui était extérieur et qu'on
le lui eût ajouté. Disons plutôt que sa réalité n'en est ainsi que plus
parfaite, car c'est en vertu de sa perfection qu'elle contient toute autre
entité. Tel le fondement dans le cas en question. La relation qu'il fonde
lui est identique, parce qu'il la contient pour ainsi dire si parfaitement
dans sa substance, qu'elle ne peut être pour lui un accident. C'est donc

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 5, n. 17 ; t. II, p. 66.


2. Notons au passage le scrupule qu'éprouvé Duns Scot à parler, de « distinction
formelle » dans l'essence divine ; il préfère parler de « non identité » formelle. On
observera, à propos de la distinction formelle de Duns Scot, un phénomène analogue
à celui qui s'est produit à propos de l'analogie chez saint Thomas. Ces deux doctrines
sont partout à l'œuvre chez leurs auteurs, plus comme des outils de travail que comme
matière à spéculation. C'est plutôt chez les disciples qu'elles sont devenues des objets
en soi. Nous ne voulons pas dire que leurs auteurs ne les ont pas définies (cf. Duxs SCOT,
fjp. Ox., 1. I, d. 2, q. 7), mais que ses disciples seuls ont écrit des traités De jormalilatibus.
Sur l'histoire de la doctrine, voir les excellents articles de Bernhard JANSEN, S. J.,
Beitràge zur geschichllichen Enlwicklung der Dislinclio Formalis, dans Zeilschrift fur
Kaiolische Théologie, t. 53 (1929), pp. 317-344 et pp. 517-544. Sur Duns Scot en parti
culier, op. cil., pp. 321-332.
346 JEAN DUNS SCOT

dans la perfection du sujet créé que cette identité se fonde.


d'abord, dans la créature comme en Dieu.
Mais qu'est-ce que l'acte créateur lui-même? La créature, qui en est « le
terme, y est-elle pour quelque chose, ou faut-il dire que cet acte MM.^
intégralement et exclusivement l'œuvre de Dieu?
Les théologiens concèdent généralement cette deuxième conclusi^^Bon
et peut-être faut-il en effet l'admettre, mais toutes les raisons que 1~ -Oo
en donne ne sont pas valables. L'être pur et simple (esse simpliciless- r)
disent certains, est l'effet propre de Dieu ; or l'être pur et simple estr. \e
terme propre de la création, qui consiste à donner l'être ; donc Dieu s«u/
peut être créateur. On reconnaît immédiatement ici la doctrine de
Thomas d'Aquin de modo emanalionis rerum a primo principio1. Le coeur
du problème est de savoir s'il est vrai de dire qu'esse simpliciter esL
proprius effectus Dei, ce qui s'impose dans le thomisme où, Dieu étant
l'Esse absolu, son effet propre ne peut être en effet que l'esse. Mais le
scotisme n'est pas une doctrine de l'esse au sens d'aclus essendi. Au lieu
d'être son acte d'exister, ce qu'il nomme l'esse de la chose est cela même
qu'elle est. Dans une perspective scotiste, toute cause qui produit un effet
quelconque, produit nécessairement de l'esse. C'est ce que Duns Scot
objecte tranquillement à Thomas d'Aquin, comme si l'argument et la
réponse ne se posaient pas dans deux univers métaphysiques étrangers
l'un à l'autre : « par quelque cause efficiente que soit engendré le composé,
c'est elle-même qui cause effectivement IVsse du composé ; or il y a des
composés engendrés par des causes créées », donc une cause créée peut
causer de l'esse et celui-ci n'est pas l'effet propre de Dieu2. Ce qu'a dit

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 45, a. 5, Resp. : t Oportet enim univer-


saliores effectus in universaliores et priores causas reducere. Inter omnes autem effectus
universalissimum est ipsum esse. Ûnde oportet quod sit proprius effectus primae et
universalissimae causae, quae est Deus. Unde etiam dicitur lib. De Cousis (prop. 3),
quod neque Intelligentia, vel anima nobilis dat esse, nisi inquantum operatur opéra tione
divina ». Cf. Duns Scot : « Prima ratio sumitur ex parte termini creationis, quae talis
est : effectus universaliores oportet in causas universaliores reducere ; sed inter omnes
effectus universalissimus est ipsum esse ; ergo est proprius effectus causae universalissi-
mae. Unde dicitur in lib. De Cousis, quod née Intelligentia, née anima rationalis dat
esse, nisi inquanlum operatur operatione divina ». Op. Ox., 1. IV, d. I, q. I, n. 5. —
Sur ce dernier argument, Duns Scot répondra plus loin (n. 8) que le texte du De Cousis
implique au contraire que l' Intelligence puisse donner l'esse (ce qui est exact) et il
ajoutera même que l'on se trompe sur le sens de la fameuse prop. 4 : « prima rerum
creatarum est esse », si du moins, comme certains l'affirment, elle ne signifie pas que
Vesse soit le terme immédiat de la création, -mais que la première des créatures est
l'Intelligence qui vient immédiatement après Dieu. Tout historien reconnaîtra que
cette exégèse est la bonne. Roger Bacon l'avait déjà dit, plus fermement encore que
Duns Scot.
2. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 7. Cf. Bep. Par., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 5.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 347

Thomas d'Aquin de l'esse dont l'essence est d'exister n'est pas réfuté ;
tout se passe plutôt comme si cela n'avait pas été dit.
Mais il y a plus intéressant encore, car Duns Scot a fort bien vu quelle
équivoque se cache dans les mots « universel » ou « plus universel ».
Saint Thomas lui-même l'avait d'ailleurs dénoncée en avertissant ses
lecteurs de ne pas confondre l'universalité causale, qui tient à la perfection
de la cause, avec l'universalité de prédication, qui n'est que la simple
généralité. Duns Scot a même fort bien vu que, pour que l'argument
de Thomas d'Aquin eût un sens, il fallait que l'universalité y fût entendue
au sens causal, c'est-à-dire comme celle de l'efficace même de la cause.
Seulement, et c'est ici que le malentendu offre un intérêt passionnant,
Duns Scot nie que l'universalité de l'esse puisse être entendue en ce sens.
Ne permettons pas que cette occasion privilégiée de confronter, en son
point central, l'opposition de ces deux métaphysiques de l'être, soit
perdue pour nous. Dans l'argument thomiste, Duns Scot voit une majeure :
Dieu est cause universelle, où l'universalité de la cause ne peut être que
celle de sa perfection. Duns Scot voit ensuite une mineure : or l'être est
l'effet le plus universel, où, pour que l'argument ne fût pas équivoque, il
faudrait que l'universalité de l'effet fut également celle de sa perfection.
Mais c'est précisément ce que Duns Scot tient pour impossible : « En effet,
l'esse n'est pas l'effet le plus parfait, car ce qui est inclus en beaucoup
«d'autres, ne peut être plus parfait que l'un quelconque de ceux où il est
inclus ». Impossible d'en sortir : Dieu est cause universelle en perfection,
«donc on ne peut lui attribuer en propre un effet universel en prédication ;
ou si l'esse est un effet universel d'une universalité de prédication, il
faudra que l'universalité de sa cause, qui est Dieu, soit aussi de l'ordre
«le la prédication. Bref, si la majeure est vraie, la mineure est fausse :
si la mineure est vraie, la majeure est fausse. Nous sommes au rouet1.
Toute cette dialectique est excellente en soi, mais elle cache le nœud
«lu débat. II s'agit exactement de savoir si, parce qu'il est inclus en
beaucoup d'autres, il est vrai de dire : non enim esse est perfeclissimus
tffectus. Ce n'est plus alors de dialectique, mais d'une option métaphy
sique qu'il s'agit. Tout dépend du sens qu'on donne au mot esse. Pour
Thomas d'Aquin, comme pour Duns Scot, esse includitur in multis, mais
chaque être a son esse propre, en vertu duquel précisément il est un être,

1. Op. Ox., loc. cit. Cf. « esse non est nobilissimus effectua Dei, sed imperfectissimus,
quia per se includitur in elïectu ejus imperfectissimo ; nihil enim est in universo ita
imperfectum, quin includat esse, et omne agens quodcumque potens super aliquod,
potest super esse : commune enim est secundum se perfectis et imperfectis «. Rep. Par.,
1. IV, d. 1, q. 1, n. 7.
348 JEAN DUNS SCOT

et qui est en lui ce qu'il a de plus intime : illud quod est magis inlimum
cuilibet el quod profundius omnibus inesi1. C'est bien pour cela que Dieu
seul peut en être la cause et que son omniprésence au sein de ses effets
peut être rationnellement démontrée ! Tout s'enchaîne : Et quia forma
rei est inlra rem, et lanlo magis quanlo consideralur ut prior et universalior ;
et ipse Deus est proprie causa ipsius esse universalis in rébus omnibus,
quod inter omnia est magis intimum rébus ; sequitur, quod Deus in omnibus
intime operetur*. Il y a donc la chose ; dans la chose il y a la forme ; dans
la forme il y a l'esse, qui est de tous les effets le plus universel, non point
simplement dans l'ordre de la prédication mais dans celui de la perfection,
parce qu'il y a un esse dans chaque être et que, comme c'est l'acte de tout
le reste, il y est ce que cet être a de plus parfait : actus actuum, perfectio
perfectionum. Et toute cette dialectique aussi est excellente, mais si l'on
y substitue l'esse scotiste à l'esse thomiste, rien ne va plus, car l'esse de
Duns Scot n'est autre que l'être univoque, cet ens commune dont l'indé
termination même fonde la généralité de la prédication. Ce que pense
Thomas d'Aquin ne joue aucun rôle dans cette affaire, et c'est trop
naturel, car un philosophe qui en lit un autre en traduit toujours la langue
dans la sienne. En fait, pour Duns Scot, Thomas d'Aquin n'a pas le droit
d'attribuer à l'esse créé une autre universalité que celle de la pré
dication.
Nous ne sommes heureusement pas au terme de ces malentendus si
instructifs, car Thomas d'Aquin a proposé, en faveur de sa conclusion,
la deuxième raison principale que voici. L'efficace d'une cause efficiente
ne se mesure pas seulement à la substance de ce qu'elle produit, mais à
sa manière de le produire. Une chaleur plus intense ne chauffe pas seule
ment plus, mais plus vite. Dans le cas de la création, on pourrait soutenir
que créer un effet fini ne requiert pas une puissance infinie, mais il faut
une puissance infinie pour le créer ex nihilo. En effet, la cause productrice
doit être d'autant plus puissante que ce qu'elle produira est plus éloigné
d'être en acte. Dans le cas d'une production naturelle, la cause n'a jamais
qu'à faire passer son effet de la puissance à l'acte, et comme la distance
d'un acte à sa puissance est toujours finie, une cause finie peut y suffire ;
mais dans le cas de la création, il s'agit de faire passer un être du néant

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I., q. 8, a. 1, Resp. — En sens contraire, Duns


Scot : « Nullum esse dicit aliquid additum essentiae, quia si sic, quaerendum esset de
isto addito, cuin ipsum Bit ens, an suum esse dicit additum supra essentiam, et sic
esset processus in inflnitum «. Rep. Par., 1. II, d. 1, q. 2, n. 3. Duns Scot ramène donc à
l'en* cet esse qui, chez Thomas d'Aquin, est cause de Vens.
2. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 105, a. 5, Resp.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 349

à l'acte, et comme d'un acte quelconque à son propre néant il n'y a


aucune proportion, une puissance infinie peut seule le produire de cette
manière. Aucune créature n'ayant une puissance infinie, Dieu seul peut
créer1.
L'argument convenait parfaitement à la critique de Duns Scot, car il
revenait à ceci, que du néant à l'existence la distance est infinie, de sorte
que si pauvre de substance soit-il, pourvu seulement qu'il soit, un être
ne peut recevoir l'existence à partir du néant qu'en vertu du pouvoir
infini de Dieu. Ce raisonnement n'a de sens que si l'on prend en considé
ration l'esse thomiste, c'est-à-dire un actus existendi entre lequel et le
néant on ne conçoit en effet aucun moyen terme. Mais si l'on supprime
cet esse, que devient l'argument?
On y parle de distance infinie. Du point de vue de Dieu, il est clair
que la distance sera toujours infinie entre lui et la créature la plus parfaite
possible, mais ceci ne tient qu'à l'infinité de Dieu lui-même. En effet,
la distance entre lui et n'importe quelle créature se mesure à la quantité
d'être dont il l'emporte sur cette créature, et comme cette quantité est
infinie, la distance entre eux est nécessairement infinie. C'est donc sa
propre grandeur, non la petitesse de la créature, qui met entre eux cette
distance, et l'on ne change pas la nature du problème en substituant le
néant à une créature comme point de départ de l'argumentation. Car le
néant ne différant de l'être que par défaut, un néant ne peut manquer
de plus d'être que l'être dont il est le néant n'en comporte. En d'autres
termes, la distance d'un être au néant est toujours proportionnelle à ce
qu'il est. En Dieu, elle est infinie parce que lui-même est infini ; dans la
créature, elle est finie comme l'être de la créature elle-même. Tel est le
principe qui domine cette réponse : non plus autem deficit nihil ab ente,
quam ens illud ponaP. Si un néant d'être ne peut pas manquer de plus
d'être qu'il n'y en aurait dans cet être, et la preuve en est qu'entre un
néant et un autre il n'y a pas de distance, la création du fini ne requiert
pas une puissance infinie ou, de toute manière, pas pour cette raison.
Conclusion logique dans une doctrine où, la substance réelle de l'être
consistant avant tout dans ce qu'il est, on n'a pas à poser à part le pro

1. Op. cil., P. I, q. 45, a. 5, ad 3".


2. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 11. Par exemple, « terminus ad quem creationis est
flnitus : ergo non potest concludi ex hoc quin super ipsum possit virtus finita », ibid. —
Et encore, n. 13 : • positivi autem ad non positivum nulla est proportio, sicut nec entis
ad nihil, ... : » etc. — Cf. « Ergo tan ta est distantia inter contradictoria quantum est
extremum nobilius ; ut inter terminos creationis esse et non esse, gratiae et non gratiae,
extremum nobilius, ut esse gratiae, est finitum ; ergo et distantia inter illa est finita ».
Rep. Par., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 10.
350 JEAN DUNS SCOT

blême de l'existence. Il y a une distance infinie entre exister et ne pas


exister, mais la distance de ce que l'on a d'être au néant est exactement
mesurée par la quantité d'être finie que l'on est.
En fait, les philosophes ont admis qu'un être créé puisse créer à son
tour. C'est le cas d'Avicenne, qui enseigne que la deuxième Intelligence
produit la troisième, laquelle produit à son tour la quatrième et ainsi de
suite1. A la manière dont il en parle, on voit que la deuxième Intelligence
est à ses yeux une créature, et que ces productions sont bien des créations,
c'est-à-dire des productions de nihilo, id est, posl nihil, non ordine dura-
tionis, sed nalurae2, bref, des productions sans aucun présupposé. On sait
d'ailleurs comment les choses se passent dans sa doctrine, où, une cause
absolument une ne pouvant produire immédiatement qu'un seul effet,
une pluralité d'Intelligences ne peut émaner immédiatement de la cause
unique et simple qu'est Dieu. Thomas d'Aquin pense réfuter Avicenne en
objectant que ce qui participe une certaine nature ne peut la communiquer
à son tour qu'en l'induisant dans une matière donnée ; or Dieu seul est
son propre esse; donc aucune créature ne peut donner l'esse pur et simple,
c'est-à-dire créer. C'est particulièrement évident lorsqu'il s'agit des
Intelligences, qui sont formes pures et que, faute de matière à laquelle
s'appliquer, on ne peut produire sans les créer. Ainsi, dit Thomas d'Aquin,
on peut admettre qu'une Intelligence agisse sur une autre pour la parfaire,
mais non pour la produire3.
Rendu en ce point, Duns Scot lui-même sent que le dialogue devient
impossible. Thomas d'Aquin raisonne comme si l'homme était individué
par sa matière, ce qui est faux ; comme si l'Intelligence séparée était
individuée par sa forme, ce qui est faux ; comme si ce qui participe à l'être ne
pouvait le produire à son tour qu'en le transmettant à autre chose, alors que
la notion même de « participation possible à l'être » est contradictoire,
puisque, pour y participer, il faut être, c'est-à-dire l'avoir pour être à
même de la recevoir. Enfin, car c'est toujours là qu'il en faut revenir,
qu'est-ce que ce fameux esse dont on nous parle? Est-il postérieur à
l'essence et participé par elle comme quelque acte autre qu'elle-même?
Où est-il son acte premier, c'est-à-dire identique à elle? Dans la première
interprétation, rien ne prouve qu'un être fini ne puisse pas créer, car si
l'esse présuppose une essence qui le reçoive, cette essence même ne
présuppose rien, de sorte que, bien que l'effet ne soit pas créé selon

1. AVICENNE, Metaph., tr. IX, cap. 4 ; § 104-105.


2. AVICENNE, Melaph., tr. VI, cap. 2 ; § 92 r C.
3. THOMAS I>'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 45, a. 5, ad 1 m. Duns Scot a complètement
disséqué cet article et n'en a a peu près rien laissé sans réponse.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 351

l'existence, il le serait de toute façon selon l'essence. Dans la deuxième


hypothèse, il est trop clair que créer de l'être est chose possible à la
créature, car chaque fois que l'une d'elles en produit une autre, elle la
fait exister. Chaque individu participe à la nature de l'espèce, mais
celle-ci peut être origine de la génération dans un individu et terme dans
un autre. Elle est donc, dans chaque singulier, à la fois participée et
cause productrice d'un autre singulier. La matière ne joue aucun rôle
en cette affaire, car elle n'est pas requise afin que la production de l'être
soit possible, mais parce que la forme, qui fait partie de la nature parti
cipée, est celle d'un être matériel1.
Duns Scot n'admet donc pas que Thomas d'Aquin ait efficacement
réfuté Avicenne, mais il n'en conclut pas qu'Avicenne ait eu raison.
Reste seulement à le mieux réfuter, ce qui peut d'ailleurs se faire en
préparant la solution directe du problème. Car lorsqu'il dit qu'une Intel
ligence produit la suivante, Avicenne pense qu'elle la produit par deux
actes, l'un de son intelligence, l'autre de sa volonté, qui sont des accidents
de la substance angélique. Or l'accident est inférieur à la substance, et
puisque le moins parfait ne saurait produire le plus parfait, il est impossible
d'admettre que des accidents d'une Intelligence séparée produisent la
substance d'une autre Intelligence séparée : nihil autem est formate prin-
cipium producendi aliquid perfeclius seipso ; si enim uniuoce producal,
esl aeque perfecium ; si aequîvoce, oporlel quod sil perfeclius2. Pour que cet
argument soit efficace aux yeux de Duns Scot, il faut que la notion de
création signifie dans sa pensée l'acte de produire la substance. Évidem
ment, une cause agissant par sa substance est seule capable de produire
la substance prise dans sa substantialité même. Or un ange ne connaît
pas par sa substance, sans quoi il serait infini comme le seraient les objets

1. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 17. Cf. : « Alio modo accipitur creatio solum excludendo
causam malerialem concausantem, et isto modo creatio est productio alicujus de nihilo,
quia de inilla materia, et hoc modo accipiendo eam, difficile est prohibere quin possit
creatio competere agenti creato respecta multorum, ut respecta formarum per se
subsistentium, cujus modi sunt angeli, si sunt formae simplices, et etiam respecta
formarum quae non educuntur de potentia materiae ut aniniae intellectivae...
De primis autem formis ponit. Avicenna IX Metaph., cap. 4, quod Intelligentia
superior creavit aliam Intelligentiam sibi proximam, non quod omnes Intelligentiae
sint a Primo immédiate productae vel creatae... Et si Aristoteles concors sit cum eo
in istis duabus propositionibus, scilicet quod Intelligentiae sint productae, et non ex
se, et quod ab aliquo non possit esse nisi unum, idem poneret ipse, quod una scilicet
Intelligentia crearetur ab alia, accipiendo creationem prout esse ipsius producti est
per creationem et sequitur sum non esse, natura et non duratione, ut Avicenna
loquitur de creatione ». Hep. Par., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 12.
2. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 18.
352 JEAN DUNS SCOT

de sa connaissance1. Ni sa volonté ni sa puissance ne sont identiques


à sa substance, ce qui n'est vrai que de Dieu lui-même. On voit dès à
présent, non seulement qu'une substance seule peut produire la substance
d'un autre être, mais encore qu'elle ne peut le faire que si elle est elle-
même infinie. La raison proprement scotiste pour laquelle Dieu seul
peut créer est qu'il est l'« être infini », non l'acte pur d'exister.
Qu'est-ce en effet que créer, au sens plein et strict du terme? C'est
produire un être à titre de cause principale et première, c'est-à-dire par
une action indépendante de toute autre cause qui lui serait supérieure.
En d'autres termes, la cause créatrice est absolument première, indé
pendante, suffisante, capable de produire directement et seule la subs
tance même de son effet. Il est immédiatement clair, et tous les théologiens
l'accordent, que Dieu seul peut exercer une action créatrice2. Ce n'est
donc pas dans la perfection de son esse, mais dans l'infinité de son essence,
qu'il faut situer la raison du privilège exclusif qu'a Dieu de créer.
N'oublions pas ce que nous ont appris les preuves de son existence :
parce qu'il est premier dans l'être, il l'est aussi dans la causalité.
Admettons donc qu'au sens absolu, Dieu seul cause l'être à titre de
principe, mais si l'on entend principaliter en un sens moins absolu, les
opinions divergeront de nouveau. En effet, on peut convenir d'appeler
« cause principale » celle qui n'est pas instrumentale, mais agit par elle-
même, en vertu de sa forme intrinsèque et propre, bien que son action
soit subordonnée à celle d'une cause supérieure. On se demande alors s'il
est possible de prouver qu'une cause seconde ainsi entendue, c'est-à-dire
qui présuppose sa cause première, soit incapable de produire totalement
la totalité d'un être sans rien présupposer du côté de l'effet. En ce sens
précis, la créature produirait un tel effet du néant de cet effet, ce qui
serait exercer, quoique par délégation divine, une activité proprement
créatrice. Pourquoi pas? Il suffirait pour cela qu'une cause naturelle
contînt éminemment, donc virtuellement et activement, la perfection
totale de son effet. Si, comme on le verra plus loin, il peut y avoir plusieurs
anges de même espèce, pourquoi un ange ne pourrait-il produire un autre
ange comme du feu allume un autre feu? Certains théologiens estiment
que même si cela est impossible, on ne peut le démontrer, mais seulement

1. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 22. < Et sic creatio est productio alicujus in esse sine
quacumque alia causa concreante primo creanti, excepta causalitate finis. Finis enim,
ut dicturn est, movet efllcientein ad agendura, et non potest ab ejus actione excludi.
Et isto modo concedo quod L)eus solus créât », ftep. Par., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 12.
2. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 5 : € Ad propositum... ». —• Duns Scot enseigne
naturellement que la relation de la créature à l'action conservatrice de Dieu est la
même qu'à son action créatrice, Quodl., q. XII, n. 2-3.
LA PRODUCTION DE L'ÊTRE 353

le croire. D'autres se contentent de dire que toute cause seconde requiert


une matière sur laquelle elle puisse agir, au lieu que l'action créatrice de
Dieu n'en présuppose aucune, ce qui est vrai mais ne nous avance guère.
En effet, dire qu'une cause requiert une matière pour produire, c'est dire
que son efficace est limitée ; or on demande justement s'il est impossible
qu'une cause seconde ait assez d'efficace pour produire un efTet sans matière
préexistante ; répondre simplement que non, c'est supposer la question
résolue1. Il faut chercher ailleurs le principe de la solution.
A vrai dire, il n'y a pas de principe valable pour tous les cas et l'on
doit user de plusieurs selon les natures diverses dont il s'agit. Pour com
mencer par elle, on dira que « nulle nature purement intellectuelle créée
ne peut créer une substance ». Pourquoi ? On vient de le dire en réfutant
Avicenne : entre une telle nature et son effet s'interpose toujours un
accident, tel que son intellect ou sa volonté .« Il n'en va pas ainsi de Dieu,
dont l'intelîection et la volonté sont son essence ; c'est pourquoi Dieu
peut produire une substance par son intellection et sa volition, ce qu'une
créature ne peut faire ». Passons à la forme matérielle : la réponse sera
la même, mais pour une autre raison. Car une forme créée est, par nature
(non point nécessairement dans la durée) produite par sa cause avant
qu'elle n'informe sa matière, ou n'actue sa puissance, autrement, il y
aurait « information », non création; or aucune créature ne peut produire
une forme matérielle hors de sa matière, sans quoi, capable de la produire
à part, elle pourrait la conserver à part, ce qui répugne à la notion môme
de forme matérielle, que sa nature incline nécessairement à être l'acte
substantiel ou accidentel d'une matière. Ainsi, nulle forme matérielle
ne peut créer quoi que ce soit parce que le terme d'une action ne peut
être plus indépendant de la matière que ne l'est la forme, et que si l'existence
d'une forme présuppose la matière où elle est, son action présuppose
nécessairement la matière sur laquelle elle agit2.
Voici donc une première conclusion : nulla crealura polesl principaliler
creare, mais une créature ne pourrait-elle créer à titre de cause instru
mentale ? On sait que Pierre Lombard pensait ainsi ; cependant, Duns Scot
n'admet pas que ce soit possible. D'abord, il n'est pas certain que toute
cause instrumentale soit active au sens propre du terme, car un instru
ment n'agit qu'en vertu d'une disposition antérieure qui en prévoit
l'usage et qu'en vue du terme auquel tend son action. Or la création ne
présuppose aucune disposition antérieure. Elle ne présuppose pas davan-

1. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 27.


1. Op. Ox., l. IV, d. 1, q. I, n. 28.
354 » JEAN DUNS SCOT

tage quoi que ce soit qui puisse aider l'efficace de la forme active à atteindre
son terme et réaliser son objet. Aucune créature ne saurait donc être à la
fois cause instrumentale et cause créatrice parce qu'il y a là contradiction
entre les termes1. Ainsi en aucun sens généralement quelconque ni à aucun
titre, une créature ne peut créer.
Cette notion de la création, on a pu s'en assurer, est intimement d'accord
avec l'esprit général du scotisme et la métaphysique de la substance
qu'il met partout en œuvre. Lorsqu'il en vient aux problèmes d'efficace,
toutes les solutions présupposent l'intervention de causes dont chacune,
agissant entre les limites d'une essence, ne peut donner que ce qu'elle a.
L'essence divine est seule par soi, en vertu de son infinité ; elle seule peut
donc être cause unique et totale de l'être participé. Comme celui-ci n'est
que par Dieu, qui le crée et le conserve, Dieu seul peut l'annihiler en
cessant de le conserver2. En revanche, tant que Dieu conserve le créé,
celui-ci peut agir de lui-même selon sa nature et l'efficace convenable à
son degré d'être. Il n'est besoin d'aucune influence nouvelle créée par Dieu
dans la cause seconde pour que celle-ci puisse exercer son action et pro
duire ses effets. Assurément, tout ce que fait la cause seconde, elle le
fait bien plus en vertu de la cause première qu'en vertu d'elle-même,
car sa vertu propre lui vient de la cause première, mais celle-ci, qui peut
se passer de la cause seconde, ne peut faire que cette cause produise des
effets que sa nature particulière ne l'habilite acunement à produire. La
cause seconde possède entre les limites de sa nature une efficace propre,
que l'influence générale de la cause créatrice lui permet précisément
d'exercer.
Ces conclusions attirent l'attention sur un point important. Plus on
réfléchit sur la doctrine de Duns Scot, plus on se persuade de deux princi
pes : d'abord que toute entité, réalité ou substantialité rentre dans l'ordre
de la quiddité de l'essence ; ensuite, que toute production d'existence,
rentre finalement dans l'ordre de la causalité, de la liberté et de la volonté.
Or, dans le scotisme, l'efficience de la cause ne jaillissant pas de l'actus
essendi, qui n'entre pas à titre d'esse distinct dans la structure de l'être,
ce n'est pas non plus au Qui esl de l'Exode, entendu au sens existentiel
pur, que la causalité peut remonter comme à sa source. Où donc situer
celle-ci? Évidemment dans l'essence infinie de Dieu, mais, au sein de
cette essence, tout est nécessaire, même l'amour et la volition libre par
laquelle Dieu se veut lui-même. En tant qu'elle présuppose le libre choix

1. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 31.


2. Op. Ox., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 33.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 355

de contingents auxquels rien ne nécessite l'essence divine, la création


appelle donc, chez Duns Scot, un autre mode de coupure que celui qu'in
troduit d'emblée, chez Thomas d'Aquin, le seul fait de ne pas être l'esse
qu'on a. Dans une théologie dont la métaphysique porte sur les essences,
la coupure doit remonter à quelque rapport entre des essences et, en
effet, elle passe chez Duns Scot entre l'essence infinie et les essences finies.
C'est leur finitude même qui, leur interdisant de nécessiter la volonté
infinie du bien infini, fonde la contingence radicale de leur rapport au
vouloir et à l'être divins.
Jusqu'ici, nous avons parlé de création du seul point de vue de la
volonté divine, mais il reste à considérer l'exécution. Le problème n'est
pas moins important si l'on s'intéresse à définir la compétence des philo
sophes. On vient de voir ce qui leur a manqué pour concevoir la création
comme les Chrétiens l'entendent : ce n'est pas d'avoir conçu la production
totale d'un être par un autre, mais d'avoir entendu comme il se doit la
contingence de cette production. Le même problème va se poser touchant
le mode de cette production même. Ce que veut la volonté de Dieu, sa
puissance l'exécute, et, pour créer, il faut qu'elle soit une toute-puissance :
polentia activa Dei est sua omnipotentia. Assurément, la possibilité intrin
sèque des essences lui échappe. Celle-ci, nous l'avons dit, ne relève ni de
la puissance ni de la volonté de Dieu, mais de son entendement. C'est
l'existence seule qui tombe directement sous les prises de la toute-
puissance divine : Omnipotentia divina non est principium alicujus nisi
secundum esse existentiae1 . Là encore, les philosophes ont fait une partie
du chemin sans en atteindre tout à fait le terme. Qu'ont-ils connu, qu'ont-
ils ignoré de la toute-puissance du Dieu chrétien?

VI. — La toute puissance divine

Le Chrétien croit que Dieu est tout-puissant ; c'est pour lui un article
de foi, à tel point qu'il ne peut redire le symbole des Apôtres : Credo
in Deum patrem omnipotentem2, sans affirmer qu'il le croit. Suit-il pourtant
de là que la toute-puissance divine soit une vérité démontrable par la

1. Rep. Par., 1. I, d. 43, q. 1, n. 7. Il va de soi que, chez saint Thomas aussi, la libre
volonté de Dieu cause la contingence de la créature, mais non point per se el primo
comme chez Duns Scot. La ligne de coupure entre l'infinité thomiste de l'esse et l'esse
fini produit le même effet que celle qui passe entre l'infinité scotiste de Vessentia et la
finitude de l'eus crealum, mais les fondements métaphysiques des deux doctrines sont
différents.
2. Rep. Par., 1. I, d. 42, q. 2, n. 3.
356 JEAN DUNS SCOT

raison naturelle? La manière la plus simple d'éclaircir ce problème est de


se demander si les philosophes ont démontré que Dieu soit tout-puissant
et, d'abord, s'ils l'ont su. Nous connaissons déjà cette attitude coutumière
de Duns Scot. L'usage de ce que l'on pourrait appeler « la preuve par les
philosophes » lui est coutumier. C'est souvent une preuve par l'absence
et tel est ici le cas : « Pas un philosophe usant de la raison naturelle, et
si parfaitement qu'il ait considéré Dieu du point de vue de son efficience,
n'a admis que Dieu soit tout-puissant au sens où l'entendent les Catho
liques »1. Il y a donc une notion proprement chrétienne de la toute-puis
sance divine, qui semble inaccessible à la raison naturelle des philosophes
posant le problème en tant que tels.
Quelle est cette notion? C'est d'abord celle d'une puissance active, non
passive et, plus précisément, d'une puissance active causale. Celui qui la
possède ne peut l'exercer ni à l'égard de lui-même ni à l'égard d'un autre
dont l'essence ne serait pas causable. Elle ne se définit donc pas d'abord
par rapport au possible en général, c'est-à-dire au simple opposé du
contradictoire et de l'impossible. Elle ne se définit pas non plus par
opposition au nécessaire en soi, c'est-à-dire à ce dont l'être est mais ne
peut être produit. Cette puissance ne s'étend à tout le possible qu'au sens
de « causable », et si on la nomme une « toute »-puissance, c'est afin de
marquer son caractère d'universalité en cet ordre. Il n'y a rien de causable
qu'elle ne soit capable de causer, puis, d'autre part, puisque « possible »
est synonyme de «causable» (proui possibile idem est quod causabile)
et qu'il s'agit ici de causer l'être, on dira aussi bien que la toute puissance
s'étend à la totalité du créable : omnîpoienlia esl ipsa polenlia actiua respeclu
cujuscumque creabilis. Ajoutons une dernière précision : une puissance
causale peut exercer son action médiatement ou immédiatement, c'est-
à-dire soit par l'intermédiaire d'autres causes, soit en produisant son effet,

1. « Nulli philosophi utentes naturali ratione, etiam quantumcumque perfecte


considérèrent Deum sub ratione efficientis, concesserunt Deum esse omnipotentem
secundum intellectum catholicorum ». Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 1 ; t. I, p. 1266. -— • Philo
sophi utentes ratione naturali, non concesserunt Deum esse omnipotentem, quia non
concesserunt ipsum esse causam alicujus contingentis ; igitur etc. Item non posuerunt
quod aliquid possct fleri de nihilo, quod requiritur ad omnipotentiam secundum nos >.
Hep. Par., 1. I, d. 42, q. 1, n. 1. On notera que, selon ce dernier texte, la création se
trouverait dans le même ordre de connaissances que la toute-puissance divine, dont
elle est un cas particulier. De môme Op. Ox., 1. I, d. 2, q. 1, sect. 2, a. 2, n. 29, t. I,
p. 213. Pourtant il en donne une démonstration par la raison naturelle, en précisant
que les philosophes n'ont pas démontré tout le démontrable, dans Rep. Par., 1. II,
d. 1, q. 3, n. 11. Cf. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 2etl. IV, d. 1, q. 1, n. 11. C'est sans doute
qu'une puissance infinie suffît pour créer, bien qu'elle ne soit pas encore une toute-
puissance au sens absolu du terme.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 357

si éloigné soit-il, sans causes intermédiaires1 : la toute-puissance absolue,


telle que les Chrétiens l'entendent, est le pouvoir de créer immédiatement
tout le créable sans passer par les causes intermédiaires, et c'est précisé
ment celle qu'ils attribuent à Dieu.
A la question de savoir si la toute-puissance divine ainsi entendue est
démontrable, on ne peut répondre simplement par un oui ou par un non.
Trois réponses différentes sont légitimes du point de vue de la démons
tration par la cause (propter quid), et deux autres le sont dans l'ordre de
la démonstration à partir des effets (demonslraiio quia). Examinons
successivement ces cinq conclusions.
Touchant la démonstration par la cause, on peut se demander d'abord
si cette proposition est en soi démontrable, ou si sa nature n'est pas
plutôt telle que, ses termes étant connus, sa vérité s'impose à l'intellect
comme évidente. Rappelons qu'un oerum notum per se est tel en lui-même
et qu'il le reste, dans la doctrine de Duns Scot, indépendamment des
limitations de l'intellect qui la connaît. Si cet intellect est incapable
d'en percevoir l'évidence, la proposition n'en demeure pas moins en elle
même une vérité connue par soi. C'est ce qu'elle est dans la théologie
de Dieu. Dans celle des bienheureux, la toute-puissance de Dieu, médiate
et immédiate, est au moins réductible à l'évidence d'un principe. Pour
tout intellect qui connaît intuitivement l'essence de Dieu, c'est-à-dire
Deus ul hic, il n'y a en Dieu aucune distinction réelle des puissances, mais
elles ont en lui un ordre formel. On peut donc dire, en un certain sens,
que la nature divine précède l'intellect, que suivent d'abord la puissance
et enfin la volonté d'agir au dehors. Si cet ordre formel était en Dieu un
ordre de distinctions réelles, sa nature aurait tel intellect, donc telle
volonté, donc telle puissance, et puisque son essence est absolument
infinie, sa puissance serait une toute-puissance dans tous les sens du
terme. Puisque l'ordre de connaissance suit toujours l'ordre réel de
cognoscibilité, l'appréhension directe de l'essence divine telle qu'elle est,
entraîne donc la connaissance médiate de sa toute-puissance absolue,

1. Ouodlib. Vit. 4. — C'est ce que Duns Scot nomme la toute-puissance entendue


au sens théologique (Iheologice), Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 2 ; t. I, p. 1266. Il ajoute : « Et
hoc modo omnipotentia videtur esse crédita de primo efficiente et non demoiistrata ».
Cf. « llabere potentiam ad omnia quae signilicautur per omni|iotentiam, potest intelligi
dupliciter, vel ad quaedam immédiate et ad quaedam médiate, vel ad omnia possi-
bilia immédiate. Primo modo verum est quod potest probari ratione naturali omni-
potentiam esse. Sed non sequitur ex hoc quod potest immédiate movere lapidem,
quarnvis Bit potentiae inflnitae, quia non est possibile secundum philosophes nisi quod
est possibile secundum ordinem causarum... Secundo modo omnipotentia conceditur
a Catholicis, et sic est tantum crédita ; unde dicitur in Symbolo : Credo in Deum
patrtn omnipotenlem •, Hep. Par., 1. I, d. 42, q. 2, n. 3.
358 JEAN DUNS SCOT

telle qu'elle convient à son intellect et à sa volonté. En ce sens, l'intellect


d'un bienheureux, par exemple, peut connaître propler quid, c'est-à-dire
par l'essence divine comme par la cause, que la toute-puissance absolue
de Dieu suit nécessairement de son essence. On hésitera peut-être sur le
caractère « médiat » de cette connaissance, mais ce serait à tort, car la
toute-puissance divine implique un rapport à autre chose que Dieu
(respeclum ad extra) ; comme telle, elle ne convient tout à fait immédia
tement ni à Dieu ni à aucune personne divine ; c'est donc une vérité
connue par soi et en vertu de ses termes, y compris l'ordre selon lequel
le premier, qui est l'essence, implique la toute-puissance absolue, qui est
ici le dernier.
Descendons d'un degré, pour demander si, dans l'état présent de
l'homme, c'est-à-dire en dehors de la vision béatifique ou de tout ravisse
ment surnaturel tel que celui de saint Paul, la toute-puissance divine
absolue est démontrable par la cause. Duns Scot répond à cela qu'elle
l'est, du moins en théologie et pour le théologien. Il parle bien ici de
« notre » théologie prise telle que nous la connaissons. En efïet, même
sous cette forme, elle est science. Il est vrai qu'elle ne repose sur aucune
connaissance intuitive de Dieu, mais l'intuition n'est pas nécessairement
requise pour qu'il y ait science. Il suffit de l'abstraction. Le fait que nous
n'ayons ici-bas aucune connaissance intuitive de Dieu ne nous interdit
donc pas d'en avoir une connaissance scientifique. Il en serait autrement
si l'existence était incluse de droit dans l'objet de la science, car nous ne
pourrions alors avoir ici-bas aucune science de Dieu, sauf, bien entendu,
dans les cas exceptionnels de ravissement mystique, mais puisque le
savoir scientifique fait abstraction de l'existence, une science théologique
reste possible sans l'intuition de son objet. Connaissance abstractive,
comme le sont toutes celles que nous avons ici-bas dans l'état où nous
sommes, elle ne requiert que des concepts suffisamment précis pour
définir leur objet, non l'intuition de son existence1. La preuve en est que,
selon la remarque faite par Aristote (Melaph. VII, 13), toute démons
tration reste immuablement telle, sans qu'il lui arrive jamais de cesser
d'être vraie. Les objets de la démonstration peuvent être corruptibles et
cesser d'exister sans que ni leurs définitions ni les démonstrations qui

1. i Etsi cognitio abslractiva possit esse rei non existentis aeque sicut et existentis.
tnmen intuitiva non est nisi existentis ut existons est ; cognitio autem hominis abstrac-
tiva et définitive potest esse non existentis et existentis... Et palet ex se, quia ita
habetur si res non existât, sicut si existât ; ergo illa cognilo definitiva est citra
cognitionem inluitivam objecti definiti universalis ». Quodlib. VII, 8. Nous revien
drons sur cette distinction.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 359

s'y rapportent en soient affectées. Pour que la connaissance scientifique


subsiste dans l'urne quand ses objets n'ont plus d'existence actuelle, il
faut que l'existence n'ait pas de soi raison d'objet connaissable ou, plus
exactement, qu'elle n'entre pas dans la raison de l'objet en tant préci
sément qu'il est connaissable. C'est pourquoi nous disons que le connais
sable demeure immuable dans la connaissance, et sous sa raison même
de connaissable, alors qu'il a cessé d'exister dans la réalité. Bref, la science
faisant abstraction de l'existence, et celle-ci n'étant pas incluse dans le
scientifiquement connaissable1, le fait que notre théologie ne comporte
aucune intuition de Dieu comme existant, ne l'empêche pas d'être science
sinon au sens parfait, du moins au sens propre de ce mot.
Si l'on accorde ce point, il est clair que la théologie de l'homme voyageur
peut justifier, par des raisons nécessaires, la possibilité de la toute-puis
sance divine. D'où l'impossibilité pourrait-elle venir? Un intellect capable
d'un concept incluant virtuellement toutes les vérités nécessaires qui en
dépendent, prises dans l'ordre où elles en dépendent, peut avoir la science
complète de cet objet. Or, rappelons-le, le sujet de notre théologie, qui
est Dieu, nous est connu par un concept très distinct, celui de Yens infi-
nilum. Ce concept nous est accessible en dehors de toute connaissance
intuitive ; il contient virtuellement et évidemment toutes les vérités
nécessaires qui dépendent de son sujet. Quant aux vérités contingentes,
leur contingence même excluant qu'elles soient nécessairement incluses
dans un sujet, on ne saurait les connaître en lui de cette manière, mais
on peut du moins avoir des connaissances nécessaires touchant leur
possibilité. Le concept de Dieu n'inclut pas nécessairement qu'il crée,
ni qu'il ressuscite des morts, car rien ne nécessite Dieu à le faire et, même
s'il le fait, c'est en vertu d'une volonté contingente ; mais ce concept
inclut du moins nécessairement que Dieu puisse créer, ressusciter, donner
la béatitude à telle de ses créatures, et ainsi de tous les articles de foi
touchant ses actes contingents. Un homme serait donc en cette vie

1. « Omnis scienlia est de re non praecise ut existons est, quod intelligo sic, quod
ipsa existentia, etsi sit ratio intellects in objecte, vel citra objectum, tamen non
neceasario requiritur ut actualiter conveniens objecto, inquantum objectum est scibile •.
Quodl. VII, 8. — « Ex hoc ergo habeo islam propositionem, quod cum ratio in anima
possit manere non manente existenlia actuali objecti, sequitur quod existentia non
est per se ratio objecti ut scibile est, quia ratio scientifica non potest manere eadem
in anima, non manente illo eodem quod est per se ratio scibilis, ut scibile est ; sive
aulem scibile possit existere in re, sive non, saltem ratione ejus, ut scibile est, potest
manere eadem in anima non manente existentia ; abstrahit ergo scientia ab existentia,
ita quod non includit eam in ratione scibilis ». Loc. cit., n. 9. Il est superflu de noter
avec quelle force ces textes soulignent le caractère « essentialiste » de la connaissance
métaphysique chez Duns Scot : « metaphysica quae est de quidditatibus ».
«M
360 JEAN DUNS SCOT

parfait théologien si, concevant Dieu sous le concept le plus parfait que
nous en puissions avoir hors de toute connaissance intuitive, il connaissait
aussi, selon leur ordre, toutes les vérités nécessaires qui suivent de ce
concept1. La toute-puissance absolue étant l'une d'entre elles, elle peut
être justifiée par le théologien.
Il n'en va plus de même si l'on passe de la connaissance théologique,
fondée sur la révélation, à la connaissance purement naturelle. Le méta
physicien, qui ne dispose que des lumières de la raison et de la connais
sance philosophique, ne peut démontrer par sa cause la vérité de cette
proposition : Dieu est tout-puissant. Pour qu'une proposition soit démon
trable, il faut qu'elle soit médiate, c'est-à-dire justifiable à partir d'une
proposition antérieure qui soit elle-même immédiatement évidente en
vertu des termes dont elle se compose. Or nous n'avons en cette vie
aucun concept naturel de Dieu où l'on puisse voir avec évidence le rapport
nécessaire qui, en fait, lie sa toute-puissance à son essence. Le philosophe
est par suite incapable de démontrer a priori que Dieu soit tout-puissant.
La raison première de cette impossibilité est donc la nature du concept
de Dieu que l'homme peut se former à l'aide de sa seule lumière naturelle
et dans son état présent. C'est un concept produit par l'intellect agent et
les espèces sensibles, ou phantasmes, seuls objets qui puissent naturelle
ment agir sur l'intellect humain selon la loi commune. Or les phantas
mes et l'intellect agent ne peuvent causer en nous un concept de Dieu tel
qu'il inclue virtuellement et avec évidence toutes les vérités qui conduisent
de l'essence divine à cette conclusion que Dieu est absolument tout-
puissant. Le concept simple le plus parfait que l'homme puisse avoir
de Dieu en cette vie, et grâce aux seules ressources de la lumière naturelle,
ne dépasse pas la connaissance simple la plus parfaite qui soit accessible
au métaphysicien. La connaissance de foi elle-même, on le sait d'ailleurs,
n apporte pas de nouveaux concepts simples qui s'ajouteraient à nos
connaissances naturelles ; elle nous incline seulement à donner notre
assentiment à certaines propositions que nous ne penserions pas à former
sans elle, parce que la liaison des termes dont elles se composent n'est
pas évidente pour la raison. La foi ne nous apporte donc aucun concept
simple, outre ceux qui sont naturellement accessibles au métaphysicien.
C'est d'ailleurs un fait évident, car lorsqu'un métaphysicien croyant et
un métaphysicien incroyant se contredisent au sujet de Dieu, l'un d'eux
affirmant ce que l'autre en nie, ce n'est pas seulement sur un mot qu'ils

l. Quodl. Vil. 10.


LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 361

disputent, mais sur un concept. Ils ont donc exactement le même, sans
quoi ils ne se contrediraient pas.
Ce point accordé, il apparaît qu'aucun concept de Dieu naturellement
accessible à l'homme ne permet d'en déduire a priori la toute-puissance
divine. On admettra, par hypothèse, que de nombreux philosophes ont
dû naturellement atteindre les concepts de Dieu les plus parfaits possibles ;
ils n'ont pourtant jamais atteint cette vérité à partir de ces concepts.
C'est donc qu'ils n'ont jamais eu de concept simple dont la toute-puissance
divine absolue puisse être déduite, sans quoi ils l'eussent vue comme une
évidence quasi immédiate, quitte à revenir ensuite sur leurs pas afin de
la justifier comme vérité médiate au moyen de raisons nécessaires. Ainsi,
usant une fois de plus de l'« expérience par les philosophes », Duns Scot
argumente comme s'il tenait pour pratiquement indémontrable par la
seule raison naturelle ce qu'en fait les plus grands génies philosophiques
n'ont jamais démontré.
Il y a d'ailleurs à cela une raison de droit, car nous parlons de démons
tration propler quid, c'est-à-dire par la cause, or le métaphysicien ne
peut démontrer aucune propriété de Dieu, pas même son existence, que
par une démonstration quia, c'est-à-dire à partir des effets. Sa première
démarche est de former une proposition particulière affirmant particu
lièrement de l'être un prédicat qui convienne à l'être crée, ensuite de quoi,
partant de cette prémisse, le métaphysicien conclut particulièrement de
l'être un prédicat propre à Dieu. Voici quelques exemples de tels
raisonnements : quelque être est causé, donc quelque être est une cause
incausée ; ou, quelque être est fini, donc quelque être est infini ; ou,
quelque être est possible, donc quelque être est nécessaire. Toutes ces
conséquences sont justifiées par le principe, qu'une condition imparfaite
ne peut se rencontrer en aucun être, à moins qu'elle ne se rencontre plus
parfaitement en un autre, car l'imparfait dépend du parfait. Or il est
évident que ce sont là des démonstrations quia, de l'effet à la cause1.
Jamais, par conséquent, le métaphysicien ne peut rien démontrer de
Dieu par la cause, et sa toute-puissance pas plus que le reste.
Rabattons-nous donc sur la démonstration quia et demandons-nous
si, par cette voie, il est possible de prouver cette conclusion en philosophe.
Rappelons qu'il s'agit de la toute-puissance « absolue », c'est-à-dire d'une
cause capable de produire, immédiatement et à elle seule, n'importe quel
effet. On doit même préciser, car l'immédiateté d'une cause à l'égard de
son effet peut s'entendre en deux sens. Il peut y avoir, entre une cause et

1. Quodl. VII, 11-12.


362 JEAN DUNS SCOT

son effet, des effets intermédiaires qui ne soient pas causes de cet effet.
Dire qu'une cause efficiente produit immédiatement son effet peut donc
signifier soit que son action exclut toute cause efficiente intermédiaire,
soit qu'elle exclut tout effet intermédiaire antérieur à celui qu'elle-même
produit. Duns Scot pense que non seulement les philosophes, mais même
les théologiens, nieraient que Dieu puisse être tout-puissant, d'une toute
puissance excluant à la fois toute cause et tout effet intermédiaires.
C'est le principe de contradiction lui-même qui s'y oppose, car la notion
d'effet implique relation à quelque terme qui lui soit antérieur, soit par
nature soit dans le temps. Dire que Dieu produit un effet que rien ne
précéderait dans l'être en aucun- sens, ce serait dire qu'il produit la
relation d'effet à cause sans produire d'abord la cause qui en est le fonde
ment. Il serait donc contradictoire de soutenir que Dieu puisse produire
immédiatement un effet quelconque sans que nul autre effet causé ne le
précède. Ce ne serait plus là « causer », mais « créer ex nihilo ». Assurément,
la création est possible pour Dieu, mais c'est un autre problème. Ce que
l'on nie précisément ici, c'est que, dans l'univers tel qu'il existe, Dieu
puisse produire un effet qui ne soit pas celui d'une cause. La notion
même en est absurde, il faut donc d'abord l'éliminer. Pour le moment, il
s'agit précisément et uniquement de ceci : peut-on démontrer a posteriori
que Dieu puisse causer un effet quelconque sans l'entremise d'un ou
plusieurs des éléments de la série causale naturellement requise pour le
produire, c'est-à-dire soit d'une cause intermédiaire, soit d'un effet
antérieur ou préparatoire à l'effet en question?
Revenons une fois de plus à l'expérience collective que représentent les
philosophes. Ils ont démontré par la raison naturelle l'existence d'une
cause efficiente première ; or, de là qu'elle est première, il suit nécessai
rement que sa puissance s'étend à la série totale des causes prochaines
ou éloignées. Elle est donc toute puissante en ce sens, c'est-à-dire
qu'elle peut tout, soit immédiatement, soit médiatcment. S'il s'agit au
contraire d'une toute-puissance au sens théologique du terme, c'est-à-dire
capable de produire immédiatement tout effet possible, en supprimant
telle cause ou tel effet intermédiaires, le problème devient tout différent.
Dire que le premier efficient, pris en tant que premier, est d'une puissance
infinie, ne suffit pas à le résoudre, car l'existence d'un être infini est
comme le terme ultime que la raison naturelle puisse atteindre dans la
connaissance de Dieu et l'on ne saurait, à partir de là, prouver cette toute-
puissance absolue de Dieu. Il est vrai qu'une cause première contient
éminemment en soi l'efficace de la série totale des causes secondes et de
leurs effets causa causae est causa causait, mais il ne suit pas de là que
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 363

la cause première puisse produire immédiatement l'effet immédiat de la


cause seconde. L'ordre hiérarchique des causes supérieures et inférieures
ne le permet pas, car même si l'on admettait que le soleil, par exemple,
possède une causalité plus éminente que le bœuf ou tout autre animal,
on ne serait pas tenu d'admettre qu'il puisse immédiatement engendrer
un bœuf. Aucun bœuf ne serait engendré s'il n'y avait pas de soleil, mais
la génération d'un bœuf exige un autre bœuf1.
Il n'est donc pas surprenant que, loin d'attribuer à Dieu la toute-
puissance ainsi entendue, les philosophes aient soutenu qu'elle est
impossible. Tout se passe comme si leur position reposait entièrement
sur le prmcipe suivant : un principe nécessaire et absolument parfait ne
produit rien d'une manière contingente (principium necessarium el
omnino perfectum ad nihil contingenter se habel). Une fois de plus, les
philosophes se confondent dans la pensée de Duns Scot avec les doctrines
gréco-arabes de la nécessité condamnées à Paris en 1277. Comment y
aurait-il de la contingence dans un tel monde? D'où viendrait-elle?
Son premier principe est absolument nécessaire, il n'y a donc pas de
raison pour qu'un changement s'introduise dans son action causale.
D'autre part, il est parfait ; rien ne lui manque pour agir, rien ne peut
l'empêcher d'agir, rien d'autre que lui-même n'est requis pour que son
action s'exerce ; il n'y a donc rien, hors de lui, qui puisse modifier sa
causalité2. Le monde des philosophes étant tel que l'efficace de la première
cause n'y peut esquiver aucun échelon intermédiaire, la toute-puissance
divine — au sens où la théologie catholique entend ce terme — y est
impossible. Entre l'univers chrétien de la contingence et l'univers philo
sophique de la nécessité, on ne saurait espérer aucune conciliation3.
C'est bien ici qu'est la racine des divergences entre ces deux conceptions
du monde. Aristote et Avicenne ont toujours soutenu que les actions de
Dieu ad extra sont nécessaires, parce que la nécessité est à la fois en lui

1. Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 2 ; t. I, pp. 1266-1267.


2. Quodl. VII, 16.
3. t Praeterea, si philosophi non potuerunt per rationem naturalem concludere Deum
posse contingenter causare, quanto magis nec posse immediate in quemcumque eflectum
vel in quodcumque quod potest producere mediantibus aliis causis secundis Y ». Op.
Ox., 1. I, d. 42, n. 3 ; t. I. p. 1267. Les philosophes sont ici surtout Aristote et Avicenne
qui ont tous deux enseigné : « Deum necessario se habere ad alia extra se ». Op. Ox.,
>• I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 8 ; t. I, p. 647. Dans Op. Ox., I. I, d. 42, n. 3, à « Praeterea si
Philosophi posuerunt... » (t. I, p. 1267), Duns Scot demande ce qui arriverait si l'on
admettait un Dieu qui agit nécessairement comme celui des philosophes, et qui fût
tout-puissant comme celui des théologiens. Ce Dieu produirait seul et nécessairement
tout le possible ; il n'y aurait donc place dans le monde pour aucune autre cause que
lui. — Au contraire : « Theologi autem non concedunt Deum agere naturali necessitate
circa creaturam ». Quodl., q. XII, n. 14.
364 JEAN DUNS SCOT

et dans les choses mêmes. Or s'il pouvait causer n'importe quel effet
sans cause seconde, il pourrait faire qu'aucune cause seconde n'ait d'action
propre ; mais si les êtres n'avaient pas d'actions propres, ils n'auraient
pas d'essences propres, et comme Aristote enseigne qu'il y a hors de Dieu
des êtres formellement nécessaires, il est contradictoire d'admettre que,
même par Dieu, leurs essences puissent être détruites1. Ce n'est pas
seulement la nécessité de certaines essences qui est ici en cause, mais
aussi leur ordre, car si Dieu pouvait causer un effet quelconque sans
tenir compte de l'ordre des causes dans l'univers, il n'y aurait plus d'ordre
nécessaire ni par conséquent d'ordre essentiel dans la série des causes,
ce que les philosophes refusent d'accepter2.
Bien d'autres obstacles les empêchaient d'ailleurs d'imaginer que la
toute-puissance, conçue à la chrétienne, fût attribuable à Dieu. Entre la
pensée pure qu'Aristote place à l'origine du monde et la multiplicité des
effets particuliers qui suivent de son efficace, un philosophe doit néces
sairement introduire des intermédiaires. Par exemple, une puissance
infinie ne peut pas mouvoir immédiatement un corps dans le temps, sans
quoi une puissance finie, douée d'une force motrice suffisante, pourrait
mouvoir ce corps dans le même temps qu'elle. Manifestement, Aristote
n'admettrait pas que Dieu, qui est hors du temps, puisse causer immédia
tement un mouvement qui, parce qu'il est successif, se déroule nécessai
rement dans le temps3.
Ce qui est vrai du mouvement l'est de tout effet matériel, car il faut,
pour le causer, une transmutation matérielle antérieure. Souvenons-nous
des arguments d'Aristote prouvant contre Platon l'inefficace causale des
Idées qui, séparées de la matière, ne peuvent agir directement sur elle.
Ils valent également contre l'hypothèse d'un Dieu agissant immédiate
ment sur les corps pour y produire directement un effet quelconque4.
Entre l'esprit pur et les corps, un philosophe niera toujours qu'une
relation causale soit possible. Seul un corps peut agir sur un autre corps.
Pour comprendre l'attitude des philosophes sur ce point, il faut se

1. Duns Scot appuie cette interprétation d'Aristote sur AVERROÈS, Melaph., 1. IX,
cap. 4, com. 7 : « Modcrni autem ponunt unum agens omnia entia sine medio, scilicet
Deum, et contingit istis, ut millum ens habeat actionem propriam naturaliter, et cura
entia non habuerint actiones proprias, non habebunt essentias proprias. Actiones enim
non diversantur nisi per essentias diverses. Et ista opinio est valde extranea a natura
hominis, et qui recipiunt hujusmodi, non habent cerebrum habilitatum naturaliter
ad bonum ».
2. Quodl. VII, 17.
3. Cf. ARISTOTE, Melaph., VI (Z), 8, 1033 b 26-28; et AVERROÈS, In Melaph.,
I. VII, cap. 8, n. 28.
4. Quodl. VII, 18.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 365

représenter comme eux le rôle des causes secondes. S'ils enseignent qu'elles
doivent nécessairement concourir à l'action divine, ce n'est pas afin
d'expliquer la perfection de l'effet, mais plutôt ses imperfections. Dans un
univers comme celui des Grecs, où un premier principe parfait agit de
façon nécessaire, c'est l'imperfection qui est difficilement explicable.
Les effets d'un être parfait, qui agit nécessairement selon sa perfection,
ne sauraient être eux-mêmes que parfaits. Pour expliquer qu'ils ne le
soient pas, les philosophes recourent aux causes secondes. Comme la
causalité immédiate de la Première Cause, qui est parfaite, ne peut produire
un effet imparfait, ils font concourir à son acte une autre cause, qui est
imparfaite. Ainsi, au lieu de s'exercer directement et de produire immédia
tement un effet qui, ne dépendant que de la Première Cause, serait parfait
comme elle, la puissance de Dieu se borne à mouvoir une cause imparfaite,
par laquelle il produit un effet imparfait et limité1. On arrive à cette
curieuse conclusion que, dans le monde gréco-arabe de la nécessité, ce
n'est pas faute de puissance que Dieu ne peut pas produire immédiatement
n'importe quel effet. C'est plutôt faute de liberté. Comme une nature,
qui ne peut agir sans s'engager tout entière dans son acte, il ne saurait
librement canaliser sa puissance ni en limiter à son gré les effets. Les
causes secondes peuvent seules le faire, et puisque ce sont elles qui le
font pour lui, comment pourrait-il se passer d'elles? On ne saurait
démontrer qu'une cause parfaite et nécessaire puisse produire immédiate-
metn un effet fini quelconque, alors que le concours de causes médiates
est requis précisément pour qu'elle puisse produire de tels effets.
Duns Scot a clairement discerné l'importance de sa propre position,
et qu'elle en commandait beaucoup d'autres. « On voit par là, dit-il, que
cette proposition : tout ce que la cause efficiente première peut avec une
cause seconde, elle le peut immédiatement par elle-même, n'est connue ni
en vertu de ses termes ni par la raison naturelle, mais seulement par la
foi. Car si la toute-puissance elle-même, dont elle dépend, nous était
connue par la raison naturelle, il serait facile de prouver aux philosophes
eux-mêmes beaucoup de vérités et de propositions qu'ils nient ; il serait
même facile de leur prouver au moins la possibilité de bien des choses que
nous croyons et qu'ils nient pareillement »2. La ligne de partage entre
philosophes et théologiens suit celle que trace la liberté divine ; si celle-ci
était démontrable à la rigueur, la toute-puissance de Dieu, au sens catho
lique du terme, le serait aussi, mais la première vérité ne l'étant pas,

1. Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 2 ; t. I, p. 1267. — Rep. Par., 1. I, d. 42, q. 2, n. 5.


2. Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 3 ; t. I, p. 1268.
366 JEAN DUNS SCOT

nous ne pouvons que croire la seconde. La liberté divine, avec toutes ses
suites, reste une connaissance exclusivement réservée au Chrétien. Il ne
peut que la croire, en ce sens précis qu'il ne peut en apporter aucune
démonstration rationnelle suffisamment rigoureuse pour qu'un philo
sophe, usant de la seule raison naturelle, soit contraint de l'accepter.
Duns Scot n'en reste pourtant pas là. D'abord, si la toute-puissance divine
absolue est un article de foi, elle est une vérité et, puisqu'elle est vraie, il
est impossible que les arguments dirigés contre elle par les philosophes
soient concluants. Si l'on ne peut prouver rationnellement que cette thèse
soit vraie, on peut encore moins prouver rationnellement qu'elle soit
fausse. D'où, pour le théologien, cette première tâche : établir que les
conclusions des philosophes en sens contraire ne sont pas nécessairement
démontrées. Ce n'est pas tout, mais on ne peut mieux dire ce qui reste
à faire qu'en laissant la parole à Duns Scot : « Bien que la toute-puissance
prise en ce sens ne soit pas suffisamment démontrée, elle peut cependant
être prouvée avec probabilité comme quelque chose de vrai et de néces
saire ; plus probablement même que certains autres objets de croyance,
car rien n'empêche que certains soient plus évidents que les autres »*.
Ne prenons pas « évidents » au sens fort, qui ne comporte pas de degrés.
On comprend sans peine que, parmi les articles de foi, la Trinité divine,
par exemple, soit plus éloignée que la toute-puissance d'une complète
justification rationnelle. Ce qui est plus surprenant, au premier abord,
est que Duns Scot admette qu'on puisse prouver comme probable qu'une
certaine vérité soit nécessaire. Il l'admet pourtant et, si nous voulons
suivre le développement de sa doctrine, nous devons l'admettre avec lui.
Répondons d'abord aux arguments des philosophes, notamment à celui
qui se fonde sur l'impossibilité de priver la cause seconde de son action
sans la priver de son être. Le théologien accorderait en effet qu'on ne
peut faire l'un sans faire l'autre, mais il ajouterait que Dieu peut faire
les deux, car il peut anéantir les êtres. En outre, il n'est pas certain que,
pour priver une cause seconde de son action et l'exercer lui-même à sa
place, Dieu doive anéantir jusque à son être. En pareil cas, les êtres
subsistent sans causer leurs effets. Un morceau de bois brûle ; si un
écran l'empêche de mettre le feu à un autre morceau de bois situé près
de lui, cela ne l'empêche ni de brûler lui-même ni de pouvoir brûler
l'autre. L'effet qu'il ne cause pas, il pourrait le causer. Quand Averroès

1. « Omnipotcntia tamen hoc modo sumpta, licet non sufllcienter demonslretur,


probabilitcr tamen potest probari sicut verum et necessarium, et probabilius quam
quaedarn alia crédita ; quia non est inconvenicns quaedam crédita esse evidentiora
quam alia ». Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 3 ; t. I, p. 1268.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 367

écrit des êtres, que s'ils n'ont plus leurs actions propres, ils n'auront
plus leurs essences propres, ce n'est pas d'un cas particulier et accidentel
qu'il entend parler. Il veut dire que, l'efficace causale étant inséparable
de l'essence, on ne peut concevoir qu'un être soit dépourvu de son
aptitude virtuelle à exercer certaines actions, qu'il les exerce actuellement
ou non. Ainsi, tandis même que Dieu substitue son efficace à celle d'une
cause, il respecte l'aptitude de cette cause à exercer la sienne1. N'oublions
d'ailleurs pas qu'il s'agit ici d'interventions exceptionnelles de la toute-
puissance divine. Averroès argumente contre des modernes qui soutiennent
que Dieu, cause unique, produit tout à lui seul et sans intermédiaires.
Tel n'est pas le Dieu chrétien qui, selon Augustin, « administre les choses
qu'il a créées, de manière telle qu'il les laisse causer leurs propres mouve
ments » (De civ. Dei, VII, 30). Assurément, s'il le voulait, ce Dieu pourrait
tout faire lui-même ; ce faisant, il ne détruirait pas les êtres qu'il a créés,
il les laisserait simplement oisifs et inefficaces. Nous constatons d'ailleurs
que, tout au contraire, il a préféré leur attribuer une vertu active et une
action propre en même temps qu'il leur donnait l'être. Dieu n'a donc
pas refusé à l'ensemble des choses la perfection dont elles étaient capables2,
et il continue de ne pas le faire, même dans les cas où sa toute-puissance
suspend accidentellement pour elles l'exercice de leur action. Toute
cette réponse a pour objet de réserver la possibilité du miracle ; elle est
en effet valable contre le philosophe grec et son Commentateur, si l'on
substitue à Ventilas éternelle et nécessaire du monde grec, Ventilas tempo
relle et contingente du monde chrétien et à l'être nécessaire des philo
sophes l'être infini du théologien.
Pour une raison toute semblable, le théologien niera que Dieu ne puisse
agir directement sur la matière pour la transmuer. Il n'est d'ailleurs pas
certain qu'Aristote lui-même ne le nierait pas. C'est Averroès qui, pour
réfuter la doctrine de la Création, fait dire à Aristote que toute cause
motrice de la matière est nécessairement elle-même un corps. Lorsqu'on
a le choix entre un texte d'Aristote susceptible d'un sens acceptable et
un commentaire d'Averroès dont le sens est inacceptable, pourquoi
choisir Averroès?
On aurait d'autant plus tort de le faire, dans le cas en question, qu'il
s'agit d'un passage où Aristote établit, contre Platon, que les Idées ne
sont pas nécessaires à la génération, car il suffit d'un individu pour
engendrer un individu, et que les Idées ne pourraient pas engendrer

1. Quodl. VII, 23.


2. Quodl. VII, 24.
368 JEAN DUNS SCOT

des individus, parce qu'un autre individu peut seul le faire. L'argument
est excellent et nous pouvons l'accepter, parce que les Idées de Platon
ne sont pas des individus ; si elles engendraient, leurs effets seraient
univoques, c'est-à-dire spécifiquement identiques les uns aux autres.
Aristote a donc raison de dire que les Idées ne sont pas nécessaires à la
production d'êtres composés et matériels ; il suffit, pour les produire, de
causes composées et matérielles comme le sont leurs effets. Quant au
deuxième point, que les Idées ne peuvent pas engendrer, il est également
vrai ; mais nous ne parlons pas des Idées, nous parlons de Dieu, qui n'est
pas une espèce réalisée, mais un singulier. Ajoutons à cela que Dieu ne
cause pas la génération des êtres comme cause univoque, mais comme
la cause équivoque suprême dont tous dépendent, en quelque ordre que
ce soit. Rien n'interdit donc d'admettre que Dieu, être spirituel, soit la
cause éminente d'effets matériels ; il ne cause pas le feu comme un corps
enflammé en enflamme un autre, mais c'est bien lui qui cause ces corps
et le feu qui les consume. Il s'agit ici d'un tout autre ordre de causalité.
Les positions philosophiques d'Aristote et d'Averroès, niant que Dieu
puisse mouvoir immédiatement un corps, doivent donc être niées à leur
tour par le théologien.
Reste enfin cette thèse générale, qui confirme les trois positions précé
dentes : Aristote enseigne que Dieu cause d'une manière absolument
nécessaire tout ce qu'il peut causer immédiatement1. A quoi l'on doit
répondre que ceci n'est pas tout à fait exact. Ce qui est vrai, c'est que,
selon lui, Dieu fait nécessairement tout ce qu'il peut faire immédiatement,
c'est-à-dire sans qu'aucune cause efficiente ni condition préparatoire
soient requises de son côté ou de celui de l'effet. La raison qu'on en donne
est que, si Dieu produisait un effet de manière contingente, la nouveauté
de cet effet ne s'expliquerait finalement que par quelque nouveauté en
Dieu lui-même, où il ne peut y en avoir aucune. Mais s'il s'agit de ce que
Dieu peut causer immédiatement et sans causes efficientes intermédiaires,
bien que des causes préparatoires ou, tout au moins, des effets antérieurs
soient requis comme conditions d'un certain effet, Aristote ne dirait
plus que Dieu le causerait de manière absolument nécessaire, mais seule
ment d'une nécessité d'inévitabilité, c'est-à-dire de manière inévitable
ces conditions une fois posées.
Dans aucun de ces deux cas le théologien ne serait d'accord avec
Aristote. Pour lui, Dieu agit par sa volonté, librement et de manière
contingente, à l'égard de tout ce qu'il peut causer hors de lui-même.

1. fiep. Par., 1. I, d. 42, q. 2, n. 4.


LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 369

Aucune nécessité ne le lie, ni celle de l'inévitabilité des choses, ni celle de


sa propre immutabilité. Fidèle à ses propres principes, Aristote nierait
de son côté que Dieu puisse causer immédiatement une multiplicité
d'effets dont la production comporte aucune contingence. C'est pourquoi,
même quand le théologien a formulé ses réserves, il reste vrai de dire que,
bien que ce soit vrai, nous ne pouvons pas démontrer, à partir des effets,
que la toute-puissance de Dieu s'étende immédiatement à tout ce qui peut
être causé1.
Que peut donc prouver le philosophe ? Que Dieu est tout-puissant, en
ce sens qu'il peut produire tout ce qui peut être causé, soit immédiate
ment, soit par l'entremise de quelque moyen lui-même soumis à sa
causalité. Ceci est démontrable à partir de ses effets, c'est-à-dire par une
démonstration quia. Il s'agit cette fois, non de la toute-puissance absolue
du Dieu chrétien, capable de produire immédiatement n'importe quel
effet, mais de celle d'un Dieu capable de produire tous les effets possibles,
les uns immédiatement, les autres médiatement2.
Nous revenons ainsi à un univers semblable à celui d'Aristote, où
tous les effets possibles sont produits, le premier immédiatement, les
autres par une chaîne continue de causes entièrement soumises à la
causalité de Dieu mais nécessaires à son exercice. C'est donc naturellement
au Philosophe que Duns Scot emprunte sa première démonstration.
L'universalité des effets a une cause, qui ne peut faire elle-même partie
de cette universalité, sans quoi elle serait sa propre cause ; donc elle est
en dehors de cette universalité. S'il y a ainsi, hors de l'univers, une cause
de l'univers, ce n'est pas seulement chaque effet en particulier, c'est leur
ensemble même qui est causé par un principe extérieur à lui. En d'autres
termes, il est impossible de remonter à l'infini dans la série des causes,
mais il faut s'arrêter à une cause première, de laquelle dépendent tous
les effets.
On peut prouver autrement la même conclusion. Une cause efliciente
est d'autant supérieure qu'elle est plus parfaite en causalité. Si donc on

1. « Concedo ergo quod Aristoteles secundum sua principia negaret Deum multa
posée immédiate causare, puta omnia illa, in quorum productione est simpliciter
contingentia, absque utraque necessitate praedicta ; sed in hoc theologus contradicit
sibi, sicut dictum est. Est ergo de demonstratione, conclusio principalis et ordine quarts,
ista, scilicet quod Deum habere omnipotentiam immédiate, respectu cujuscumque
causahilis, licet sit verum, non tamen est nobis demonstrabile, demonstratione quia >.
Quodl. VII, 26.
2. Quodl. VII, 27 : « Quinta conclusio principalis est ista, quod demonstrabile est
viatori demonstratione quia, Deum esse omnipotentem médiate vel immédiate, hoc
est, quod posait causare quodcumque causabile, vel immédiate vel per aliquod médium,
quod subsit causalitati ejus ».
370 JEAN DUNS SCOT

pose au-dessus d'elle une autre cause, infiniment supérieure en efficace,


elle sera infiniment supérieure en causalité, ce qui revient à dire qu'elle
aura une causalité infiniment parfaite. Or une causalité elle-même causée,
c'est-à-dire dépendante dans son efficace causale, n'est pas infiniment
parfaite, car elle est imparfaite au regard de celle dont elle dépend ;
si donc on remonte à l'infini dans la série des causes, on arrivera à une
cause elle-même infinie, entièrement incausée et indépendante dans son
efficace causale. C'est à celle-là qu'il faudra s'arrêter, et puisqu'elle causera
tout sans dépendre elle-même d'aucune autre, toute autre causalité sera
contenue en elle ou, du moins, s'exercera en vertu de la sienne. En effet,
tout ce qu'une cause inférieure peut faire immédiatement ou médiatement,
la cause supérieure le peut aussi, précisément par l'entremise des causes
inférieures. Elle fait et peut tout ce qu'elles font et peuvent. La première
cause est donc toute-puissante au sens limité dont il est ici question1.
Duns Scot, on le voit, ne reproche rien à la philosophie comme telle.
Il ne mène contre elle aucune guerre. Le contraire serait plutôt vrai, car
il défend régulièrement Aristote contre ceux qui lui imposent gratuitement
des erreurs dont il n'est pas certain que le philosophe grec les ait com
mises2. C'est pour lui une question de fait : que peut démontrer la philo
sophie, et à partir de quel point le nécessairement vrai s'y efface-t-il
devant le probable? Ici, par exemple, le Docteur Subtil s'oppose à des
interprétations restrictives qui, selon lui, diminuent arbitrairement la
portée des conclusions d'Aristote. Certains, dit-il, prétendent que la
puissance du Dieu aristotélicien n'est pas infinie intensive, mais seulement
exlensive. En d'autres termes, la puissance divine serait infinie, en ce
sens qu'elle est inépuisable et capable de produire éternellement un
mouvement dont la durée dans le temps est infinie. Bref l'infinité de la
puissance divine serait elle-même une infinité de durée, non celle d'une
cause capable de produire tout le possible, immédiatement ou médiate
ment.
S'il avait eu l'intention de déprécier la philosophie le plus possible,
rien n'empêchait Duns Scot d'accepter lui-même cette interprétation

1. Quodl. VII, 27. A l'art. 28, Duns Scot formule deux objections : 1° la première
cause efficiente n'est pas nécessairement Dieu, mais l'Intelligence motrice du premier
ciel, au delà de laquelle Dieu ne meut que comme cause finale ; 2° la première cause
efficiente n'a puissance que sur la seule série de causes qui dépend d'elle ; pour prouver
qu'elle peut causer tous les possibles, il faudrait établir qu'aucun autre système de
possibles n'existe en dehors de celui-là. — II les élimine en répondant qu'il n'y a qu'un
être par soi, donc une seule cause efficiente indépendante dans son action : lac. cil.,
n. 28.
2. Exemples de cette préoccupation : Op. Ox., I. I, d. 8, q. 5, a. 2, n. 8 ; t. I, pp. 646-
647. Cl. Quodl. VII, 38.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 371

d'Aristote. En fait, il l'a vigoureusement combattue. Aristote, dit-il,


admettait qu'un corps fût capable d'une durée infinie et d'un pouvoir
moteur infini comme elle. Tel est particulièrement le cas du ciel qui, bien
que doué de dimensions, comme tous les corps, meut le reste du monde
pendant une durée infinie. Tout ce qui est éternel, chez Aristote, est
formellement nécessaire, de sorte que s'il est doué d'une puissance active,
celle-ci doit être infinie en durée. Or le Dieu d'Aristote est un être tout
différent et supérieur à l'ordre des corps. En effet, c'est parce qu'il a une
puissance infinie, qu'Aristote conclut qu'il ne peut ni se. trouver dans
l'étendue ni avoir une étendue, soit infinie, car une étendue infinie est
impossible, soit finie, car une puissance dans une étendue finie ne saurait
être infinie. Bref, Aristote conçoit l'être infiniment puissant comme
beaucoup plus puissant qu'il lui suffirait de l'être pour mouvoir éternelle
ment le monde des corps. Or, au-dessus de cette puissance infiniment
étendue dans la durée, on n'en conçoit qu'une autre, celle qui est infinie
en intensité avant de l'être en extension. La question de savoir si Aristote
lui-même a conclusivement démontré sa thèse est un autre problème.
Qu'il y ait réussi ou non, le sens de sa doctrine n'est pas douteux. La puis
sance qu'il attribue à la Première Cause est bien celle d'une efficace infinie,
capable de produire immédiatement ou médiatement tout le possible1.
Reste à savoir comment Aristote l'a prouvé. Nul n'ignore que, dans
sa doctrine, Dieu meut éternellement le monde, parce que le monde lui-
même est éternel dans le passé comme dans l'avenir. Les théologiens le
nient, parce qu'ils tiennent pour article de foi que, le monde ayant été
créé par Dieu ex nihilo, il a eu un commencement. Beaucoup d'entre eux
admettent néanmoins que Dieu aurait pu le mouvoir d'un mouvement
infini avant, comme tous admettent qu'il peut le mouvoir d'un mouvement
infini après. En d'autres termes, ils nient que Dieu ait créé le monde de
toute éternité, mais reconnaissent que Dieu aurait pu le créer et par
conséquent le mouvoir de toute éternité. Ce qui les sépare des philosophes,
c'est que ceux-ci considèrent une telle puissance comme nécessitée à
l'exercice de son acte. Ce qu'un être immuable et nécessaire peut faire,
il le fait nécessairement. Les théologiens le nient. Ils ne pensent pas
qu'entre deux extrêmes l'un et l'autre immuables, Dieu et le ciel par
exemple, la relation ait obligatoirement un caractère de nécessité. D'abord
parce que, Dieu étant posé, le ciel ne l'est pas nécessairement ; ensuite
parce que, même le ciel une fois posé par Dieu, il ne suit pas de là que

1- Quodl. VII, 29. Cf. Aristote, Eth. Nie. Z, 3, 1139 b 23-24 ; De Coelo, A, 12, 282,
a 21 -b9.
372 JEAN DUNS SCOT

Dieu doive nécessairement le mouvoir. Aristote lui-même en conclut


seulement, dans le De Coelo, que Dieu peut le mouvoir pendant un temps
infini, mais cela suffit pour établir l'infinité de la puissance divine. Même
s'il ne le fait pas, il suffit que Dieu puisse mouvoir éternellement le monde
à la fois a parie ante et a parte post, pour qu'il soit infiniment puissant1.
Mais s'agit-il alors d'une puissance infinie en intensité, ou seulement
par l'extension infinie de sa durée? Sous une forme différente, Duns Scot
pose ici le même problème qu'avait discuté Averroès, et après lui
saint Thomas d'Aquin, lorsqu'ils s'étaient demandé si le Dieu d'Aristote
doit être tenu pour la cause de la substance même des êtres, ou seulement
de leur mouvement. Tous deux avaient choisi la première réponse.
Duns Scot n'hésite pas davantage à reconnaître au Dieu d'Aristote le
pouvoir causal le plus haut qu'on lui puisse attribuer sans en faire un
créateur proprement dit. Ici comme ailleurs, il tient à faire au Philosophe
le plus large crédit possible. Or sur quoi Aristote se fonde-t-il pour attribuer
au premier moteur une puissance infinie? Sur ce qu'étant premier dans
l'ordre des causes, il meut par lui-même un univers où tout est mû par
autrui. S'il en est ainsi, c'est bien la toute-puissance au sens intensif
du terme qu'on lui doit attribuer, car si c'est par soi qu'il est cause, c'est
par soi qu'il est être. Possédant par soi la perfection de l'être et du
pouvoir d'agir, rien ne peut le limiter, en lui ni hors de lui, dans aucun
de ces deux ordres, ce qui revient à dire que sa puissance n'est pas seu
lement infinie par la perpétuité de son efficace, mais d'abord en intensité*.
Il semble que la position personnelle de Duns Scot se dégage ici en
pleine clarté. La puissance active du Dieu grec est infinie, et il est au
moins un sens où tout le monde l'accorde : l'infinie durée de son efficace.
L'histoire la plus objectivement scrupuleuse ne saurait d'ailleurs le
contester. Mais Duns Scot lui-même va plus loin, car il tient cette puis
sance pour une véritable « toute-puissance », en tant du moins qu'elle
est infinie intensive. En effet, une puissance infinie ne peut être dépassée
et l'on ne peut même pas concevoir qu'elle le soit ; or si nulle puissance
qui peut être dépassée n'est une toute-puissance, celle qui ne peut pas être
dépassée en est une. Il est donc vrai de dire qu'une puissance active infinie
est une vraie toute-puissance. Pourtant, licet inftniia potentia activa sit
vere omnipolenlia, on ne peut en conclure par la seule raison naturelle,
qu'il s'agisse là d'une toute-puissance immédiate à l'égard de tout le
possible, telle que l'admettent les Chrétiens. Aristote lui-même nierait

1. Quodl. VII, 30.


2. Quodl. VII, 31.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 373

qu'une telle conséquence puisse être validement déduite de ses principes.


Il dirait sans doute que la notion d'un seul et même être, dont la toute-
puissance s'étendrait immédiatement à tout le possible, implique contra
diction comme détruisant l'ordre essentiel des causes1. Une fois de plus,
ce n'est pas la puissance qui manque au dieu grec pour être tout-puissant
au sens chrétien du terme, c'est la liberté.
Il est remarquable que l'obstacle principal, qui rend ici la démonstration
rationnelle impossible, soit la présence, dans l'univers gréco-arabe, de
substances inférieures à la Première Cause, mais éternelles et nécessaires
comme elle. Dans le monde chrétien de Duns Scot, tout ce qui n'est pas
Dieu est causé volontairement par lui, de sorte que lui seul est nécessaire,
tout le reste étant contingent dans son origine même. C'est pourquoi la
proposition : un ange peut avoir une cause, est tenue par certains pour
indémontrable et simple objet de foi. Tel qu'on le comprend d'ordinaire,
et ainsi qu'on le voit d'ailleurs au livre XII de sa Mélaphysique2, Aristote
a conçu les Intelligences séparées, qui sont pour le Chrétien des anges,
comme des êtres éternels, immuables et nécessaires. Il ne peut donc avoir
admis simultanément, dit-on, ces deux propositions contradictoires : les
Intelligences sont nécessaires, ce qu'il a clairement affirmé, et elles sont
causées par autrui. Elles sont même, ajoute-t-on, douées elles aussi d'une
puissance infinie, d'où il résulte encore plus manifestement qu'elles sont
des êtres par soi, dont la nature même exclut qu'elles soient causées.
Ce n'est pas ainsi que Duns Scot interprète Aristote. Il refuse une fois
de plus de lui attribuer une opinion fausse ou absurde, à moins qu'Aristote
lui-même ne l'ait expressément professée où qu'on ne puisse la déduire
avec évidence de ses paroles. Or il est faux qu'un ange soit un être par
soi, on peut démontrer le contraire et, loin de l'avoir nié, Aristote lui-
même l'a accordé. Duns Scot a prouvé qu'il n'y a qu'un seul Dieu, c'est-
à-dire un seul être infini et par soi. Il est donc impossible que les anges
soient, eux aussi, infinis et par soi et, puisqu'ils sont, ils ne peuvent être
que parce que causables et causés. Nous disons en outre qu'Aristote
lui-même l'a concédé. En effet, au livre XII de sa Mélaphysique3, il dit
que toutes choses ont un ordre essentiel entre elles, et plus encore à l'égard
d'un être premier. Or nous savons que ce premier être, étant par soi,

1. Quodl. VII, 32, dont voici la conclusion : « Verum est ergo quod suprema polcntia
activa, sive potentia infinita est omnipotentia, sed non est notum per rationem natu-
ralem, quod suprema potentia possibilis etiam intensive inflnita, sit omnipotentia
proprie dicta, quae scilicet potest in quodcumque possibilc immediate ».
2. Aristote, Mêlaphysique, XII, 7, 1073 a 5-10 et 8, 1073 a I4-b 1.
3. Aristote, loc. cil.
374 JEAN DUNS SCOT

est infini au sens intensif du terme. Il ne peut donc être subordonné


essentiellement à aucun autre ; tout au contraire, ce sont les autres qui
lui sont subordonnés comme à leur principe et à leur fin. Si l'on objecte
à cela qu'ils en dépendent dans leur ordre, comme des nombres dans une
série, mais non pas comme des effets dépendent de leur cause, Duns Scot
refusera encore d'admettre que telle ait été la vraie pensée d'Aristote.
C'est une dépendance ontologique à l'égard du Premier qui lui subordonne
tous les êtres dans le monde du Philosophe. Duns Scot en trouve la
preuve au même livre XII de la Métaphysique, ch. 4, où Aristote dit que
Dieu meut l'Intelligence la plus proche de lui ; or l'acte intellectuel de
connaître est la substance même de l'Intelligence ; dire que Dieu meut
l'Intelligence à connaître, c'est autant dire qu'il la produit1.
Cette interprétation rencontrerait des résistances chez plus d'un
interprète moderne d'Aristote, mais on aurait tort de l'attribuer à quelque
influence de la pensée chrétienne tendant à rapprocher l'univers aristo
télicien de celui des théologiens. Averroès, dont on sait avec quel soin
il excluait toute religion de sa philosophie, ne l'avait pas compris autre
ment et, après saint Thomas, Duns Scot l'a suivi sur ce point. Au ch. 2
de son De subsianiia orbis, le Commentateur écrivait : « Le corps céleste
n'a pas seulement besoin d'une force qui le meuve localement, mais aussi
pour lui donner l'être, sa substance et une permanence éternelle ». Et il
ajoutait ceci : « Certains ont dit que la cause du ciel n'était que motrice,
non efficiente, mais c'est absurde au dernier point ». A plus forte raison
en est-il ainsi selon Avicenne, comme on peut le voir au traité IX de sa
Métaphysique, ch. 4, où il dit expressément que toute Intelligence est
causée par le Premier. Non seulement Avicenne ne contredit pas ici
Aristote, mais il explique la nature et l'ordre de cette production,
qu'Aristote lui-même n'a pas expliqués. Même en admettant qu'Aristote
refusât l'ordre proposé par Avicenne et soutînt que la production des
Intelligences par Dieu est immédiate, ce désaccord ne les empêcherait
pas de s'accorder sur le fait que ces Intelligences sont produites. D'ailleurs,
touchant le mode même de cette production, Avicenne ne l'a jamais
conçu comme quelque mouvement ou changement offrant un caractère
de nouveauté .^L'être total de l'Intelligence, avec son essence distincte,
existe toujours pour lui en vertu du Premier, comme le Fils subsiste
toujours pour nous dans son essence propre en vertu du Père, ou comme,

1. Quodl. VII, 40. Duns Scot écarte ensuite l'objection que «mouvoir» n'est pas
ici vraiment « causer •, car l'objet est vraiment cause efficiente de l'intelleclion.
LA TOUTE PUISSANCE DIVINE 375

pour Aristote, le soleil cause toujours sa lumière dans les corps diaphanes
que n'atteint jamais aucune ombre1.
Duns Scot est d'un temps où l'on connaissait bien l'œuvre d'Aristote,
avec les diverses interprétations que l'on en peut proposer. Il sait, par
exemple, que les substances séparées dont parle le Philosophe sont
« formellement » nécessaires, mais il nie, avec textes à l'appui, qu'il soit
contradictoire aux yeux d'Aristote qu'un être soit nécessaire et pourtant
causé2. Bref l'univers de la raison naturelle est à ses yeux l'œuvre d'une
première cause efficiente, dont la puissance infinie mérite vraiment le
nom de « toute-puissance », mais qui suit nécessairement d'une nécessité
au lieu d'être, comme le monde de la foi chrétienne, l'œuvre d'une liberté.
On voit en même temps quelle est l'attitude véritable de Duns Scot à
l'égard de ce que nous nommons communément aujourd'hui « philo
sophie ». Le mot nous est inévitable, mais lui-même n'en use pas ici.
Il ne parle que des « philosophes ». Ce sont eux qui ont posé le problème
du point de vue de la seule raison naturelle, si bien que ce qu'ils ont
connu et n'ont pas connu délimite assez exactement l'aire du connaissable
par la seule raison naturelle. Ne pressons point trop les formules de
Duns Scot, car nul n'exprime jamais toute sa pensée, avec toutes ses
nuances, en une seule phrase ; mais constatons que le seul fait que les
philosophes n'aient pu prouver la toute-puissance immédiate de Dieu
par la seule raison naturelle, et même que leur raison les ait plutôt con
duites à la conclusion contraire, est à ses yeux une preuve que cette thèse
soit objet de foi : Quod aulem sic sil lantum credila, el quod non possil
probari per rationem naluralem, probalur, quia philosophi solum innitentes
ralioni nalurali non potuerunt secundum principia sua hoc ponere, quia
posuerunt causam primam necessario agere3. Duns Scot ne dit pas que les
philosophes aient démontré le contraire, mais qu'étant donné leurs
principes, ils sont naturellement arrivés à leurs propres conclusions4.
Pour éviter ces conclusions, il faut partir d'autres principes, ou, plutôt,
de propositions qui soient vraiment principes et d'où, par là même, on
puisse atteindre la vérité.

1. Quodl. VII, 42. Cf. Averroes, De subslanlia orbis, cap. 2, et Avicenne, Meiaph.,
tr- IX, cap. 4 ; f« 104 v b.
2. Quodl. VII, 43. Renvoie à Aristote, Metaph., II, 1, 993 b 26-31, et V, 5, 1015 b 9-
15.
3. Rep. Par., 1. I, d. 42, q. 2, n. 4. Cf. n. 7 : « licet suppositis principes philosophorum,
non possit probari Deum posse producere immediate quidquid est possibile produci,
tamen aliter dicendum est secundum fldem ».
4. En fait, les philosophes jugeraient contradictoire la toute-puissance immédiate
de Dieu : « imo phùosophi dicerent quod omnipotentia secundo modo dicta, non posset
concipi sine contradictione » ; loc. cil., n. 6.
376 JEAN DUNS SCOT

VII. — OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE

Le caractère suprarationnel de la croyance chrétienne en la toute-


puissance divine entraîne une série d'importantes conséquences touchant
l'immensité, l'omniprésence et la providence de Dieu. Du moins en est-il
la cause immédiate, car l'ensemble de ces thèses dépend lui-même d'une
certaine notion de l'être fini conçu comme essence substantielle plutôt
que comme manifestation d'un acte d'exister.
Si l'omniprésence de Dieu pouvait être nécessairement inférée de sa
toute-puissance, elle ne serait toujours pas une vérité rationnellement
démontrable, car ce qui se déduit d'un article de foi relève essentiellement
de la foi, mais, en fait, on ne peut même pas l'en déduire. Cette particu
larité mérite de retenir l'attention, car son explication conduit à des
remarques instructives sur l'attitude générale de Duns Scot en matière
philosophique.
Distinguons d'abord la notion d'omniprésence de celle d'« immensité »,
qui lui est si proche qu'on les confond parfois. On entend par « immensité »
l'attribut par lequel Dieu, qui est l'être infini, est nécessairement là où
il y a quelque chose. L'« omniprésence » est une notion plus précise. Elle
signifie, non seulement que Dieu est partout (ce qui est son immensité),
mais qu'il est « présent à » tout ce qui existe.
Ce sont là, disions-nous, deux notions distinctes bien qu'apparentées.
En effet, Dieu peut être dans les choses de quatre manières différentes.
Premièrement, comme cause efficiente et conservatrice de toutes choses :
on dit alors qu'il est présent à toutes choses per polentiam. Deuxièmement,
comme connaissant tout, à nu et ouvertement, par sa science infinie ;
en ce sens, tout lui est présent, et comme c'est par ses propres idées que
les choses lui sont présentes, on peut dire qu'à son tour Dieu est en elles
per praesentiam. Troisièmement, en raison de son immensité d'être infini.
Dieu est en toutes choses per essenliam, parce que, dit Duns Scot, omni
rei illabilur ratione suae illimitalae immensilalis. Quatrièmement et enfin,
en tant qu'il confère leur forme surnaturelle aux opérations et actes de
l'homme dont il est le terme, Dieu leur est présent per graliam el chari-
alem.
Telle que la pose Duns Scot, la question est de savoir si l'on peut
prouver que Dieu soit partout en vertu de son « immensité », mais plus
particulièrement que Dieu soit présent à tout per potentiam et per essen-
liam. Pour un théologien qui pense aux Grecs lorsqu'il parle des philo
OMNIPRESENCE ET PROVIDENCE 377

sophes, le succès de l'entreprise s'annonce douteux, car enfin, pour que


cette intime présence de Dieu aux choses soit démontrable, il faut pouvoir
s'appuyer sur une doctrine de la création et de la toute-puissance divine
qui leur faisait défaut en tant que ces notions impliquent la liberté.
Au contraire, munis de ces croyances, certains théologiens chrétiens
s'imaginent capables de prouver l'omniprésence divine, mais le problème
est précisément de savoir s'ils font honneur à leurs engagements.
Saint Thomas d'Aquin est un bon exemple de ces théologiens et
Duns Scot l'a certainement ici présent à l'esprit, car la réfutation de cette
thèse qu'il propose s'adapte si exactement aux arguments de la Somme
Ihéologique (1, 8, 1) qu'on peut à peine en douter. Le principe philosophique
de l'argumentation, que Duns Scot cite au début de sa question, est
emprunté à Aristote : omne agens esl praesens passo. C'est exactement le
point de départ de l'argument de saint Thomas : « Dieu est en toutes
choses, non certes comme partie de leur essence ni comme accident, mais
comme l'agent est présent à ce en quoi il agit. En effet, tout agent doit
être conjoint à ce en quoi il agit immédiatement et le toucher par sa
vertu active. D'où, au livre VII de la Physique, la preuve que ce qui meut
et ce qui est mû sont nécessairement simultanés »l. Partant de là,
saint Thomas revient droit à son propre principe : Dieu est, par son
essence, l'exister même (cum autem Deus sit ipsum esse per suam
essenliam...), d'où il infère aussitôt que l'être créé (esse crealum) est
l'effet propre de Dieu comme brûler est celui du feu. Or Dieu ne cause
pas cet effet dans les choses seulement au moment où elles commencent
d'exister, mais aussi longtemps qu'il les conserve, et comme leur esse est
ce qu'elles ont de plus intime, Dieu leur est intimement présent en tant
qu'il cause en elles leur acte d'exister. Il est donc exact que la présence
de Dieu aux êtres se fonde ici sur la puissance créatrice. Assurément,
Thomas d'Aquin admet, comme après lui Duns Scot, qu'il existe en Dieu
une omniprésence de connaissance : Est per praesentîam in omnibus,
inquantum omnia nuda sunl et aperla oculis ejus; mais Dieu est en toutes
choses par mode de puissance parce que rien ne lui échappe, et il l'est
par mode d'essence parce qu'il est en tout être à titre de cause : est in

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 8, a. 1. Resp. Le texte d'Aristote est dans


Phys., VII, 2, 243 a 4. C'est sur lui que repose l'argument principal critiqué par Duns
Scot : « Omne agens est praesens passo, secundum Philosophum VII Phys., et hoc
immédiate, si immédiate posset agere in illud, vel médiate si agat in illud médiate :
omnipotens autem potest agere in quodlibet immédiate ; ergo est praesens cuilibet
immédiate i. Op. Ox., I. I, d. 27, q. unica, n. 1 ; t. I, p. 1191.
378 JEAN DUNS SCOT

omnibus per polenliam inquantum omnia ejus polenliae subdunlur...;


est in omnibus per essenliam inquanlum adesl omnibus ul causa essendi1.
Cette démonstration présuppose qu'on admette comme vraie la propo
sition : esse esl proprius effeclus Dei. Elle est en effet un des piliers du
thomisme, en ceci du moins qu'elle implique que Dieu soit conçu comme
l'acte pur d'esse. Mais nous touchons ici l'un des points où la divergence
du scotisme par rapport au thomisme apparaît primitive, fondamentale
et décisive, parce qu'elle porte sur la notion de l'être même. En relisant
saint Thomas, on voit en quel sens il use de sa comparaison entre la
causalité divine et celle du feu : l'Esse produit de l'esse comme le feu
produit du feu. Ceci implique, dans sa pensée, que le feu ne produit pas
l'esse du feu qu'il allume, parce que son essence n'est pas d'être esse,
mais d'être « feu ». Duns Scot s'empare au contraire de la comparaison
pour la tourner contre son auteur : puisque le feu engendre du feu, il
engendre l'être du feu, donc il cause de l'être. Il n'y a donc pas que Dieu
dont l'action cause de l'être, ce qui revient à dire que l'être (esse) n'est
pas l'effet propre de Dieu.
On ne peut, sans une sorte de vertige intellectuel, essayer de tenir
simultanément sous le regard les deux thèses : c'est regarder deux mondes
à la fois. La réplique de Duns Scot n'a de sens que si le terme esse ne
connote plus d'abord l'acte d'exister mais plutôt l'être de la substance
définie par sa quiddité. Assurément, même dans sa doctrine, créer reste
le privilège de Dieu, parce qu'il s'agit alors de causer ex nihilo et de nihilo,
mais ce n'est pas le fait de produire de l'être qui est ici unique — toutes
les causes en produisent — c'est la manière de le produire. On peut donc
localiser avec précision l'origine de cette divergence doctrinale et la situer
dans la notion d'esse. Chez saint Thomas, aucune créature ne cause
jamais l'esse d'aucun effet ; donc, au sens où esse désigne, non pas l'être
de la substance, mais l'acte d'exister, l'esse est vraiment l'effet propre
de Dieu : celui que Dieu seul peut produire. Chez Duns Scot, la notion
d'une cause qui agirait sans produire l'esse de son effet, est contradictoire
et absurde ; on vérifie donc une fois de plus que sa pensée se meut sur un
plan où les rapports d'être à être incluent l'existence plutôt qu'ils ne la
supposent. L'être produit par Dieu est univoque avec l'être produit par
les effets de Dieu.
C'est d'ailleurs pourquoi, visiblement, Duns Scot ne sait que faire des

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 8, a. 3, Resp. — Comparer au résumé Je


DUNS SCOT, ftep. Par., 1. I, d. 37, q. 2, n. 3. On retrouve le même problème, à propos di>
la présence de l'ange au lieu, dans Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 6, n. 3 ; t. II, pp. 135-136.
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 379

thèses qu'il critique et jamais elles ne le surprennent plus profondément


que lorsqu'il leur cherche des justifications possibles. On pourrait dire,
par exemple, que Dieu cause l'esse des êtres et que les causes secondes
leur ajoutent le reste, ou inversement, mais cela n'a pas de sens : si Dieu
cause l'esse du feu, ce feu existe, donc la cause seconde n'a plus rien à
produire : « Je ne comprends donc pas comment l'agent créé causerait
la substance, que Dieu revêtirait ensuite (supervestirel) de cet accident
qu'est selon eux l'esse»1. En effet, qui le comprendrait? Mais faut-il
rappeler que, pour l'adversaire que vise Duns Scot, l'esse est l'acte suprême
de la substance, donc le contraire d'un accident?
Cet adversaire soutient que, de toute manière, il faut bien que Dieu
cause l'esse des choses aussi longtemps qu'il les conserve2. Oui, mais ce
n'est pas la question. Il s'agit de savoir si Dieu est dans le monde en vertu
de sa puissance. Or rien ne prouve que Dieu ne puisse conserver ce monde
sans lui être présent comme la cause l'est dans l'effet. L'autorité d'Aristote
est ici dénuée de valeur, car il est vrai que le moteur et le mobile sont
toujours ensemble et conjoints, mais ce n'est vrai que dans l'ordre des
causes naturelles. Encore celles-ci n'agissent-elles les unes sur les autres
que par leurs qualités ; elles se touchent pour ainsi dire, mais elles ne
sont pas les unes dans les autres par leurs essences. Or c'est bien à l'essence
des choses que l'essence de Dieu devrait être présente pour qu'il fût en
elles comme la cause intime que l'on dit. Dieu peut donc agir sur les
choses, et même les causer, sans être en elles3. Assurément, il est en elles,
et le Chrétien le sait, mais aucun philosophe ne peut le lui démontrer.
On peut même argumenter en sens inverse en se tenant au point de vue
de la cause. Plus un agent est puissant, plus il peut agir à distance ;
tel le soleil, qui engendre de loin des animaux sans être dans ces animaux.
Or Dieu est une cause beaucoup plus parfaite que le soleil, et si sa perfec
tion prouve quelque chose, c'est qu'il peut agir sur les choses sans être
dedans4.
Duns Scot manque rarement d'arguments, mais ici il en surabonde.
Qui agit par volonté peut produire un effet sans que sa volonté soit
présente où l'effet se produit. Par exemple, si Dieu était assis dans le ciel
sur un trône — ul velulae imaginantur — il pourrait tout produire de là
sans se déranger. — En outre, avant la création, Dieu n'était pas plus
présent ici, où il y a un univers, qu'il n'est aujourd'hui présent hors de

1. Rep. Par., loc. cil., n. 4.


2. Cf. Thomas d'Aquin, loc. cil., I, 8, 1, Resp. : « sed quamdiu in esse conservantur ».
3. Rep. Par., loc. cil., n. 5.
4. Loc. cil., n. 6.
380 JEAN DUNS SCOT

l'univers, là où il n'y a rien ; ainsi, quand Dieu créa l'univers, ce n'était


pas qu'il fût présent là où l'univers se trouve ; s'il n'avait pas alors besoin
d'y être' pour le créer, il n'a pas besoin d'y être pour le conserver aujour
d'hui. — Enfin, ce qui n'est rien ne peut être présent à Dieu ; d'où résulte
qu'une chose ne peut lui être présente avant d'être créée ; il faut donc que
Dieu la crée avant qu'elle ne lui soit présente et, par conséquent, l'action
de Dieu dans un être n'implique pas qu'il lui soit présent1.Concluons
avec Duns Scot : Non videlur mihi quod possil démonstrative probari
Deum esse ubique per essenliam; sed ipsum lanlum est mihi creditum et
non probalum*.
Inutile de faire effort pour retrouver en quelque au delà métaphysique
une position commune aux deux docteurs. C'est dans la foi qu'ils se
rejoignent, et totalement. On ne peut même pas les comparer histori
quement, c'est-à-dire sur le mode du récitant qui ne s'engage pas dans son
texte. Du point de vue thomiste, il manque chez Duns Scot une doctrine
de l'actus essendi dont l'absence réduit la métaphysique de l'être à une
métaphysique de la substance, c'est-à-dire (chose extravagante pour
Duns Scot) à une philosophie de la nature. Du point de vue scotiste, il y a
en trop chez saint Thomas une métaphysique irréelle de l'esse comme
acte d'exister, appendice imaginaire d'un être auquel il advient toujours
soit trop tôt, lorsque rien n'est encore là pour le recevoir, soit trop tard,
lorsque l'être n'a plus besoin de lui pour exister. C'est pourquoi, dans
l'univers accessible aux philosophes, Duns Scot ne voit que des essences
individualisées agissant sur d'autres essences individualisées, par des
vertus causales dont l'exercice respecte la séparation des essences. Pour
un philosophe, ceci reste vrai même de Dieu. Le Dieu du philosophe ne
se met pas plus dans son effet que ne s'y met aucune autre cause.
La preuve en est que Dieu « peut causer quelque chose hors de l'univers,
et pourtant il n'est pas là selon son essence »3, puisqu'il n'y a rien hors de
l'univers, et que Dieu lui-même ne saurait être présent à ce qui n'est rien.
Ce parallèle serait hors de propos, si la résistance opposée par Duns Scot
au thomisme ne nous instruisait sur le sens de sa propre position. Négli
geant avec lui le sens métaphysique de l'esse thomiste, quel sens rationnel
peut offrir cette proposition : Dieu est dans les êtres par sa puissance?
Aucun. Pour la maintenir encore, il faut recourir aux prestiges de l'imagi
nation, c'est-à-dire, au lieu d'affirmer par l'intellect que chaque actus

1. Loc. cil., n. 7-8.


2. Rep. Par., 1. I, d. 37, q. 2, n. 10.
3. Op. Ox., 1. I, d. 37, q. unica, n. 1 ; t. I, p. 1191.
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 381

essendi fini est, en chaque instant du temps, une participation à l'esse


suprême de Qui Est, se représenter Dieu comme devant « être quelque
part » afin d'y pouvoir exercer sa puissance. Il ne reste plus alors qu'à en
rire : « N'allons pas imaginer avant la création du monde un vide infini,
comme si Dieu y avait été présent selon son essence avant de produire
l'univers. Tout au contraire, c'est sans être présent nulle part selon son
essence que Dieu eut la puissance de produire le monde »1. Ce qui alors
fut vrai l'est encore aujourd'hui : Dieu n'a pas besoin d'être quelque part
afin d'y agir ; on ne saurait donc inférer son omniprésence de sa puissance,
ni des effets que celle-ci produit sous nos yeux.
Est-ce là l'univers mental de Duns Scot lui-même? Non, redisons-le
une fois de plus ; mais cet univers où la puissance de Dieu n'implique pas
sa présence intime au cœur des êtres est à ses yeux celui des philosophes
qui ne sont que philosophes. Ne soyons pas surpris de le voir argumenter
comme eux pour établir que, de leur point de vue, leurs conclusions ne
sauraient aller plus loin. Voyez les relations de cause à effet telles que nous
les pouvons observer. Les causes naturelles sont véritablement en contact,
direct ou indirect, avec leurs effets, comme le poisson torpille qui engourdit
la main du pêcheur par contact avec le filet (bien que le filet lui-même
ne sente rien) ; mais la puissance active de la cause ne requiert des inter
médiaires qu'en raison de son imperfection et l'on peut imaginer une
puissance assez parfaite pour s'en passer. Elle agirait alors à distance sans
plus y être qu'elle n'est dans l'effet prochain sur lequel elle s'exerce. En
fait, il suffit de voir les astres engendrer des minerais au sein de la terre,
ou même certains mixtes inanimés ou animés, pour s'assurer que, dans
les êtres créés, plus une forme est parfaite, plus elle peut agir de loin2.
Qu'a tout ceci à voir avec saint Thomas d'Aquin? Rien, ou beaucoup,
selon la perspective que l'on adopte. Car si la métaphysique thomiste
se prétend purement métaphysique, elle doit concevoir l'être comme le
conçoivent les philosophes ; et sa causalité comme la conçoivent les
philosophes ; et le rapport de la « présence » à la « puissance » comme il
se conçoit en philosophie ; or jamais un philosophe n'a pensé qu'une cause
dût être dans son effet afin de pouvoir le produire. Sans doute, il y a bien
cet esse dont on nous parle. Mais qui nous dira ce que c'est?
Il importe extrêmement de ne pas oublier ce point, si l'on veut éviter
des conséquences dommageables à l'intelligence de la doctrine. Duns Scot

1. Loc. cil., n. 3; t. I, p. 1193.


2. Nous simplifions ici à l'extrême une argumentation très complexe, /oc. cit., n. 2 ;
t. I, pp. 1191-1192.
382 JEAN DUNS SCOT

ne peut critiquer la doctrine thomiste, lorsqu'il le fait, que telle qu'il la


comprend, et la manière dont un philosophe comprend les philosophies
des autres dépend toujours de celle dont lui-même entend la philosophie.
Qu'eût-il pensé de la métaphysique thomiste s'il y avait discerné le sens
de l'esse? Nous l'ignorerons toujours. Ce que nous savons, parce qu'il l'a
dit, c'est que lorsqu'on lui parle de la distinction d'essence et d'existence,
Duns Scot répond : non capio. On insisterait donc vainement et la seule
chose qu'il nous reste à faire est d'essayer de voir comment, à travers
sa théologie, il apercevait l'univers des philosophes, c'est-à-dire celui qui
eût été le sien, s'il n'avait eu la grâce d'être chrétien et l'honneur d'être
théologien.
On peut dès lors s'attendre à ce qu'ayant réservé à la foi la certitude
d'un Dieu tout-puissant au sens absolu du Credo, puis l'omniprésence de
Dieu au plus intime des êtres, jl s'en remette à elle du soin de garantir
la providence divine. Assurément, on en trouvera dans ses écrits autant
de démonstrations « nécessaires » que l'on en peut désirer, mais si elles
présupposent la toute-puissance divine au sens où celle-ci n'est garantie
que par la foi, la notion de providence demeure à son tour un dogma ftdei,
et ne peut devenir objet de démonstration métaphysique.
Le cas de la providence divine ne se présente pourtant pas comme ceux
de la toute-puissance et de l'omniprésence. Nous ne connaissons pas de
texte où Duns Scot dise expressément que cette vérité ne soit pas démon
trable par la raison sans l'appui de la foi. Un seul texte semble le dire :
celui du De primo principio, où la providence est énumérée parmi les
attributs que reconnaissent à Dieu les Catholiques, outre ce que les
Philosophes démontrent de lui1 ; mais le texte de ce traité n'est pas très
sûr et tout ce que l'on en peut conclure est que, dans l'entourage
immédiat de Duns Scot, quelqu'un a tenu pour certain que la providence
divine était une certitude de foi aux yeux du maître. L'information n'est
pas sans valeur, mais elle n'est pas décisive.
En l'absence de déclarations explicites sur lesquelles il puisse fonder
une conclusion certaine, l'historien ne peut que procéder ici par déter
minations progressives. En effet, le problème n'est pas plus simple que
celui de la toute-puissance divine et il se peut que la raison puisse
démontrer une certaine providence sans être pour autant capable de

1. « Praeter praedicta de te, a Philosophas probata, saepe Catholici te laudant


omnipotentem, immensum, ubique praesentem, verum, justum et misericordem,
cunctis creaturis, et spécialité? intelligibilibus providenlem, quae ad tractatum alium
proximum dillerentur ». De primo principio, cap. IV, éd. M. F. Garcia, O. F. M.,
Quaracchi, 1910, pp. 699-700. Ed. E. Roche, p. 146.
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 383

justifier la notion de providence que les catholiques tiennent de la foi.


Par exemple, on distinguera entre la providence générale par laquelle
Dieu gouverne le monde et la providence spéciale selon laquelle il gouverne
les hommes. Celle-ci comporte une « élection », en conséquence de laquelle
Dieu pourvoit à chaque homme selon ses mérites présents ou futurs, qui
sont d'ailleurs pour Dieu toujours présents. Ces jugements et ces mérites
sont occultes pour nous, et l'on peut même douter que leur existence en
général soit accessible à la seule raison naturelle, car ils sont liés à la fin
dernière de l'homme. Or on sait assez, par tout le prologue de \'0pus
Oxoniense, que cet ordre surnaturel ne nous est connaissable que par la
révélation. Il serait, semble-t-il, contraire à ce que l'on sait de plus sûr
touchant la doctrine de Duns Scot, de tenir le fait que Dieu décide libre
ment de prédestiner certains hommes à la béatitude pour un objet de
démonstration métaphysique. C'est d'ailleurs ce qu'admettent généra
lement les interprètes de Duns Scot qui sont en communion intime avec
sa pensée. Ils peuvent même interpréter en ce sens la formule du De primo
principio que nous venons de citer : Catholici le laudanl... cunctis creaturis
el specialiler inielligibilibus providentem. La providence spécialement
exercée par Dieu envers les êtres intelligibles n'est célébrée que par les
Catholiques, parce qu'à eux seuls, non aux philosophes, le mystère de
l'élection des justes est révélé1.
Reste la providence « générale » de Dieu envers le monde, y compris
l'homme conçu comme un être purement naturel. Ce n'est pas assez, pour
l'établir, de rappeler que, selon Duns Scot, on peut rationnellement
démontrer que Dieu soit créateur et conservateur du monde, ni même
que rien ne s'y fait sans son concours. Ce sont là des connaissances qu'il
concède à Aristote, auquel on attribuerait difficilement une doctrine de
la providence divine à l'égard des individus. Mais faisons toutes les
concessions possibles en ce sens. Admettons que le Dieu d'Aristote crée,
conserve, coopère et connaisse tous les effets qui sortent ainsi de lui,

1. P. MINGES, O. F. M., J. D. Scoli doctrina philosophica el llienlogica, l. II, p. 280,


art. 2. Nous sommes tout à fait d'accord avec l'auteur sur ce point. Quant aux autres,
on le trouvera aussi embarrassé de prouver que la providence divine est rationnellement
démontrable chez Uuns Scot, que nous le serions de citer un texte clair pour établir
qu'elle ne l'est pas. Lui-même en a conscience : « Scotus videtur tenere, etiam conser-
vationem et gubernationem mundi generalem a parte Dei ex naturalibus posse cofjnosci «
(p. 281). Plus loin : «Scotus ergo non videtur negare cognoscibilitatem naturalem
concursus et providentiae generalis, sed non nisi concursus et providentiae specialis,
seu talis, quam Thomistae profitentur » (p. 283). En somme : la promotion physique!
On pourra voir les arguments, assez généraux, allégués par l'auteur en faveur de sa
thèse, p. 281, art. 1-4. Encore une fois, pas un texte précis de Duns Scot n'est cité
pour rétablir, sauf celui du Quodl. XXI, n. 15, dont le sens sera discuté un peu plus
loin.
18
384 JEAN DUNS SCOT

on pourra sans doute parler d'une certaine sorte de providence, mais de


quel ordre? Tout, dans le monde rationnel et naturel des philosophes,
est régi par la nécessité. A supposer que le Dieu des philosophes exerce
cette sorte de providence, celle-ci ne comportera aucun choix libre de sa
part, aucune intention d'aucune sorte même envers la nature. Tel que
les philosophes l'entendent, le dialogue entre Dieu et le monde suit une
loi en quelque sorte mécanique, l'action générale de la cause première
demeurant toujours identique à elle-même et produisant des effets
différents selon les diverses dispositions des différentes matières qui la
reçoivent. Énergie divine éternellement en acte d'une part, matière
éternellement passive d'autre part, à laquelle, parce qu'elle subit toujours
à chaque moment ce qu'elle en peut capter, Dieu ne pourvoit jamais
en particulier. Qu'il y ait ici production, conservation, concours divin à
la génération et au développement de tout être, on peut l'accorder à cette
interprétation d'Aristote, mais qu'il s'agisse de la providence chrétienne
même sous sa forme générale et naturelle, on doit en douter. Pas un seul
passereau ne pourrait naître dans ce monde philosophique sans l'énergie
du Premier Moteur immobile, mais c'est seulement dans le monde de
l'évangile que « pas un seul passereau n'est oublié devant Dieu »1.
Ces considérations générales seraient sans intérêt historique, si elles
ne s'appuyaient sur l'interprétation constante qu'a proposée Duns Scot
de la philosophie d'Aristote. Or il se trouve qu'un texte précieux met
précisément en rapport cette conception du monde et la notion de provi
dence : « Selon Aristote, Dieu influe uniformément sur n'importe quel être
dans toute la mesure de son pouvoir, et parce que celui-ci est disposé, au
lieu que celui-là ne l'est pas, Dieu pousse celui-ci à tel dessein dont il
tirera avantage, mais ne pousse pas celui-là, parce qu'il ne trouve pas en
lui la disposition dont nous avons parlé. La position d'Aristote dans le
De bona fortuna s'accorde donc avec sa position au livre VIII de la
Physique, savoir, que Dieu ne peut causer un nouveau monde, ou un
nouveau ciel et un nouveau mouvement en vertu de sa causalité. Mais
selon la foi et la vérité, il faut dire que Dieu exerce sur tout une providence
générale et qu'il gouverne les choses comme il est de leur nature d'être
gouvernées »2.
Il n'y a pas de texte qu'on ne puisse discuter et, en dernier ressort,
chaque jugement personnel décidera du sens de celui-ci. Ainsi, le P. Parth.

1. Luc, XII, 6.
2. Qaodl. XXI, n. 15. Vise probablement Phys. VIII, 6, 258 b 10-259 20, d'où
l'on peut en effet inférer cette conséquence.
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 385

Minges déclare : « La cognoscibilité naturelle semble même exprimée en


propres termes : sed secundum fidem ei verilalem... »*. Donc, et verilalem
lui semble expressément désigner la vérité de la raison naturelle. Ce n'est
pas impossible, et qui prouvera le contraire? Mais aussi, qui le prouvera?
D'abord, il n'est guère d'expression plus naturelle sous la plume d'un
théologien que « selon la foi et la vérité », c'est-à-dire : comme nous le
croyons et comme il est vrai. On semble transformer ici une « veritatem
fidei » en « veritatem rationis ». Mais concédons la traduction. Que faisons-
nous alors dire à Duns Scot? Ceci, que la providence générale de Dieu
est connaissable par la raison, puisque, selon Aristote, l'action de Dieu
s'exerce toujours uniformément sur les choses, et qu'elle atteint les unes
plutôt que les autres selon qu'elles sont ou non disposées à la recevoir.
C'est prouver que la providence est philosophiquement connaissable en
alléguant une philosophie qui l'ignore.
On insistera peut-être en disant : « Scot ne reproche pas à Aristote
d'enseigner que Dieu influe sur les choses, mais seulement d'affirmer que
Dieu ne peut rien causer de nouveau »!. Ce n'est pas tout à fait exact.
Duns Scot fait simplement observer que la position d'Aristote dans
l'apocryphe De bona fortuna s'accorde avec celle qu'il occupe au livre VIII
de la Physique, où il enseigne que Dieu ne pourrait causer un monde
nouveau. Et c'est bien de cela qu'il s'agit3. Que le inonde aristotélicien

1. P. MINCES, op. cit., t. II, p. 282, art. 4.


2. P. MINCES, ibid.
3. Le Quodlibel XXI est un remarquable exemple du soin qu'apporté Duns Scot
à limiter exactement sa critique d'Aristote. Supposant que le De bena /orluna soit
d'Aristote, il demande si le Philosophe s'est contredit en soutenant à la fois que Dieu
meut éternellement le monde ù titre de moteur immobile et que pourtant il inspire à
certains hommes, nés avec une « bonne fortune «, des conduites qui leur réussissent ?
Pour les théologiens, ce bene forlunatus... sine ralione habens impelum ad bona, et
haec adipiscens, est inspiré par la providence spéciale divine, qu'Aristote ne semble
pas avoir connue. Pourtant, le Philosophe ne se contredit pas, car s'il est vrai que son
Premier immobile ne peut causer immédiatement aucun effet nouveau, il le peut
médiatement, par l'intermédiaire des causes actives et passives dont la diversité
permet celle des effets et, par suite, une certaine nouveauté. Comme le soleil fond la
glace et coagule la boue sans varier lui-même son action, Dieu exerce uniformément
son action sur des matières dont la diversité varie ses effets : « ita, secundum Aristo-
telem, hoc corpore organisato Deus necessitate immtitabilitalis causât liane animam,
et prius non, quia materia non crat disposita ; ... sic in proposito Deus influit unifor-
miter in quodlibet inquantum potest secundum Aristotelem, et quia iste est dispositus,
ille non, ideo Deus impellit istum ad taie propositum, ad quod consequitur commodum,
illum autem non impellit, quia non invenit in eo dispositionem illam quam diximus
prius ». Il n'y a donc aucune contradiction entre la Physique, 1. VIII, où Aristote dit
que Dieu ne peut causer un nouveau ciel ou un nouveau monde, et le De bona /orluna,
où il dit que Dieu peut guider un homme par d'heureuses inspirations. Duns Scot va
donc aussi loin que possible pour justifier Aristole d'avoir enseigné une sorte de provi
dence générale et impersonnelle qu'en fait, il n'a même pas enseignée. H invente pour
lui une providence limitée compatible avec sa physique. C'est d'ailleurs alors que Duns
386 JEAN DUNS SCOT

soit pénétré de raison et d'ordre par l'influence du Premier Moteur,


c'est un point hors de doute, mais justement parce qu'il ne peut rien faire
de nouveau, le dieu d'Aristote n'a rien choisi ni préordonné, il n'a pour%ru
à rien. On ne saurait maintenir simultanément que le dieu d'Aristote soit
providence et qu'il obéisse dans son action productrice et conservatrice
à sa propre nécessité. C'est pourtant ce que Duns Scot soutiendrait s'il
alléguait Aristote comme exemple d'un philosophe démontrant la provi
dence, dans un texte où ce philosophe enseigne expressément que Dieu
n'adapte son action générale à aucune nature particulière, mais que ce
sont les diverses dispositions de ces natures qui diversifient l'effet de son
action. Ce n'est pas ainsi que nous entendons la providence : sed secundum
fidem el veritatem dicendum est, quod Deus habens providentiam generalem
de omnibus, régit res secundum quod nalae sunl régi.
Telle nous semble être, et de loin, l'interprétation la moins tourmentée
du texte de Duns Scot. On peut toujours plaider une cause historique, mais
il est généralement plus sage d'accepter ce que dit un auteur, tel qu'il
le dit, car bien qu'il ait aujourd'hui encore des défenseurs et des adver
saires, ni les uns n'ont intérêt à glorifier sous son nom une doctrine qui
ne serait pas la sienne, ni les autres à combattre un homme qui n'aurait
jamais existé. Tel que nous le voyons, et salvo meliori judicio, Duns Scot
aurait admis sans hésitation que les philosophes pouvaient démontrer
l'existence d'une cause première créatrice et conservatrice d'être et
d'ordre, mais il ne nous semble pas avoir admis que cette action divine
méritât le nom de « providence » au sens chrétien du terme. Après tout,
le cas d'Aristote témoigne vraiment en faveur de cette thèse, et si le dieu
de la Physique et de la Métaphysique, clos dans sa propre nécessité,
est en gros celui des philosophes, on ne saurait être surpris qu'il n'exerce
pas tous les privilèges du Dieu chrétien.
C'est de ce point de vue seulement que nous pouvons ici comparer le
scotisme au thomisme, et c'est un point de vue purement philosophique,
carie nombre et l'étendue des satisfactions données à la théologie par une
philosophie n'est pas un critère de sa valeur commo telle. 11 va de soi
que la théologie ne peut tolérer aucune contradiction philosophique.
Toute philosophie qui contredit la révélation est ipso facto condamnée
comme fausse par le théologien portant sentence au nom de la foi. Ensuit o.

Scot ajoute, dans une formule que nous retrouverons : • Sed secundum fidem et veri
tatem dicendum est quod Deus, habens providentiam generalem de omnibus, régit
res secundum quod natae sunt repi. secundum quod dicitur Vil De civilate Dti, cap. 30 :
Sic Deus res quas condidit, etc. > Duns Scot note les limitations de la philosophie par
rapport à la théologie, il ne cherche pas la contradiction.
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 387

ce même théologien peut user de la métaphysique pour établir que, du


point de vue de la philosophie et de la raison naturelle, la thèse en question
est rationnellement fausse. Enfin, comme Duns Scot le fait toujours et
systématiquement en chaque point de sa doctrine, le théologien peut
démontrer par des raisons nécessaires que la vérité de foi est rationnelle
ment au moins « possible », peut-être probable et parfois plus probable
que le contraire. On peut dire que tous les grands théologiens du moyen
âge sont d'accord sur l'ensemble de ces positions.
C'est un accord théologique, dont la nature permet des divergences
dans le détail de l'exécution, mais dont on remarquera qu'il ne couvre
pas une autre question. Car on peut vouloir aller encore plus loin dans
le même sens et se demander si, dans le contenu de la révélation, il existe
des vérités communes au philosophe et au théologien, quelles elles sont
et jusqu'à quel point la philosophie les connaît par sa propre méthode.
Sur ce point précis, le critère n'est plus théologique, mais philosophique,
car si l'on préférait, en principe, la philosophie qui se flatte de démontrer
le plus de vérités révélées, on irait à des surenchères dont la hauteur ne
garantirait pas les mises. Le vrai problème est alors de savoir si la raison
démontre vraiment ce qu'elle prétend prouver. Bref, pour le théologien
comme pour le philosophe, ce qui fait la valeur d'une preuve philosophique
est sa vérité. La meilleure philosophie dont il puisse assumer le concours
à ses fins propres, est celle qui démontre vraiment tout ce qui peut être
démontré, jusqu'où cela peut être démontré et ne prétend pas démontrer,
fût-ce ad abundanliam, ce qui échappe aux prises de la raison naturelle.
Ceci doit être dit, pour qu'en essayant de comparer sur ce point
scotisme et thomisme, l'historien ne puisse être soupçonné de s'ériger en
juge dans un débat qui n'est pas de sa compétence. Comme historien, il
ne sait pas, de Duns Scot ou de saint Thomas, lequel a raison d'accorder
plus ou moins à la lumière de la raison naturelle en ces matières, mais il
peut légitimement se demander pourquoi, c'est-à-dire en vertu de quelle
conception de la connaissance philosophique, l'un accorde plus, l'autre
moins.
Pour des raisons complexes, à la fois de formation première et de pensée
personnelle qui nous échappent, Duns Scot n'a pas suivi Thomas d'Aquin
sur la voie d'une métaphysique de l'esse. Avec saint Augustin et
saint Anselme, donc en bonne compagnie, nous le rencontrons dans la
grande tradition de l'essenlia. Celle-ci d'ailleurs se nourrit dans sa pensée
de l'enseignement d'Avicenne sur la nalnra communie, qu'il a non seule
ment assimilé, mais renforcé en son propre sens. Car, bien qu'Avicenne
388 JEAN DUNS SCOT

soit, avec Aristote, le philosophe de Duns Scot, il ne l'a pas complètement


suivi sur un point crucial, qui est précisément le rapport de l'essence à
l'existence. Avicenne considère celle-ci comme un appendice de l'essence,
que l'on convient, chez les Latins, de nommer un « accident » ; pour
Duns Scot l'existence est plutôt une modalité de l'essence, de sorte que
l'être réel est l'essence sous le mode de l'existant. Si elle fait usage d'une
philosophie pour se construire, sa théologie sera donc doublement une
doctrine de l'essenlia.
Pour que son Dieu essentia ne se confonde pas avec une nature
quelconque, Duns Scot doit lui trouver un acte formel propre. C'est,
nous l'avons vu, \'infinitas, qui se présente à notre pensée comme un mode
intrinsèque de l'essence divine — car notre pensée va de l'essence à ses
déterminations modales — mais qui, dans la réalité, est la « formalité »
propre de l'essence divine comme telle. L'infinilas joue donc en Dieu, dans
la théologie de Duns Scot, un rôle analogue à celui de l'esse dans celle
de Thomas d'Aquin. De l'infinité, comme d'un centre, naissent l'intelli
gence et la volonté, la liberté, la toute-puissance, l'omniprésence, la
providence et tout ce qui compose pour nous la notion de l'essence
divine. C'est l'infinilas qui, dans le scotisme, identifie Dieu comme Dieu
et le divise de tout autre être, exactement comme, dans le thomisme, Dieu
se pose à part dans son acte pur d'exister.
De là, semble-t-il, certaines divergences dans l'emploi que nos deux
docteurs font de la philosophie. Si l'on part, avec Thomas d'Aquin, de
l'acte d'exister empiriquement donné, tout ce qui a l'esse, à quelque titre
et dans quelque mesure que ce soit, requiert comme sa cause l'esse de Dieu.
Inversement, posant Dieu comme l'esse absolu, on peut être certain que
tout ce qui est, à quelque degré que ce soit, n'existe qu'à titre d'effet
propre et immédiat de Qui Est. Le nombre des causes, intermédiaires
dans la durée ou dans la hiérarchie de l'être, n'y change rien. Il compte
exactement pour zéro, car les dépendances substantielles peuvent être
innombrables, elles pourraient même être infinies dans vin monde éternel,
sans que la dépendance existentielle du cosmos et de toutes ses parties
en devînt moins immédiate. Il est donc vrai pour le philosophe comme
pour le théologien qu'in ipso vivimus el movemur el sumus. Assurément,
même dans le thomisme, le philosophe ne sait pas tout. L'ordre de la
grâce lui échappe et Dieu transcende son plus haut concept, pourtant,
quoique ignorant ce qu'est l'esse divin, le philosophe sait du moins qu'il
pénètre tout -être en son intimité môme. L'omniprésence divine est ici
impliquée dans la preuve de l'existence de Dieu. Mais si l'on part, avec
OMNIPRÉSENCE ET PROVIDENCE 389

Duns Scot, de la finitude de l'être, ou plutôt même de sa finibilitas, on


se trouve, en un sens, plus près de Dieu, parce qu'on argumente sur
une notion de l'être univoque à Dieu et aux créatures, mais en inférant
ainsi l'infini à partir du fini, c'est au sein de l'être même qu'il faut les
séparer, pour que son univocité ne conduise pas à les confondre en un
seul existant. On sait alors que l'existence du fini présuppose celle de
l'Être infini comme sa cause, mais la raison naturelle seule ne voit pas
pourquoi ni comment l'Infini serait dans le fini. C'est ici que l'objection
de Duns Scot au fondement empirique des preuves de l'existence de Dieu
prend tout son sens. Comme il n'admet pas, pour des raisons liées à sa
propre philosophie, qu'elles ont pour objet de capter dès leur départ
l'acte métaphysique d'exister, il lui semble qu'elles s'installent gratui
tement dans la contingence, mais en s'installant dans la nécessité des
essences, lui-même s'engage dans un ordre de rapports de cause à effet
où la présence de la cause dans l'effet, quoique possible en soi, ne se laisse
pas reconnaître. Le cas des Philosophes prend à ses yeux une importance
considérable, et à bon droit, parce qu'en effet le dieu d'Aristote agit sur
le monde sans y être et que l'univers s'y présente comme un cosmos de
substances étroitement liées par des rapports de causalité, mais toujours
les unes en dehors des autres. Tout informé qu'il est de bout en bout
par une même Sagesse, ce monde n'est pas maintenu hors du néant par
l'intime présence, à chacun des êtres qui le composent, d'un même acte
d'exister.
Il s'agit ici, pour l'historien, excusons-nous de le rappeler inlassable
ment, de philosophie. Il doit y avoir une raison pour que, chez Duns Scot, le
philosophe ne sache pas ce qu'il sait, ou croit savoir, chez Thomas d'Aquin.
Dans les deux théologies, l'article de foi est identique ; il s'agit seulement
de savoir ce que le philosophe en peut connaître, c'est-à-dire, en l'occur
rence, comment deux philosophies différentes peuvent relier à Dieu l'indi
viduel concret. Dans celle que nous cherchons à comprendre, la présence
de l'être infini à l'être fini ne saurait être déduite ni inférée, car la raison
n'y découvre qu'un rapport soit de cause à effets soit d'effets à causes
où, puisque l'esse n'entre pas en jeu, la relation n'est pas nécessairement
immédiate. Elle peut l'être, mais comment prouver qu'elle le soit? De là,
on l'a certainement remarqué, l'insistance de Duns Scot sur le fait qu'en
philosophie la cause première n'atteint immédiatement que le premier
effet, qui est la plus haute des Intelligences séparées, et le reste seulement
à travers elle. Dans sa propre perspective, il n'y a rien dans l'être philoso
phiquement connu qui implique la présence intime de la cause à l'existant
390 JEAN DUNS SCOT

qu'elle produit. L'absence de l'esse interdit la certitude démontrable de


l'immédiateté sans laquelle on ne peut rationnellement établir la toute-
puissance, l'omniprésence, ni même la providence générale de Dieu
entendues au sens chrétien.
Ce Dieu tout-puissant, omniprésent et qui pourvoit à chaque créature
selon ce qu'elle est, le perdons-nous pour autant? Assurément non, car
le théologien peut encore montrer que les philosophes se sont avancés
vers lui par la raison seule, par exemple en prouvant l'infinité de la
puissance divine et l'influence générale de Dieu sur la production et la
conservation du cosmos, ce qui est une sorte de providence. Il peut même
faire voir que l'article de foi ne se heurte à aucune impossibilité rationnelle.
Enfin, et surtout, ce devant quoi la philosophie capitule, la théologie s'en
empare. Le débat se limite donc ici à celui d'une métaphysique des
essences et d'une métaphysique des actes d'exister.
CHAPITRE V

L'ANGE

Le problème de l'ange fait assurément partie de la philosophie, du


moins dans une certaine mesure, car Duns Scot savait qu'Aristote,
Avicenne, Averroès et beaucoup d'autres encore en avaient parlé avant
lui. Or c'étaient des philosophes. Que sont les Intelligences séparées,
sinon des anges ? Et comment expliquer sans elles la structure de l'univers,
le mouvement des astres avec les générations et corruptions qui en
résultent? On ne saurait donc les omettre d'une étude sur ce que fut, aux
yeux de Duns Scot, l'interprétation philosophique du monde où nous
vivons. Les anges sont d'ailleurs, avec la matière, l'un des deux pôles de
la création : eux, près de Dieu ; elle, près du néant. Cette parole
d'Augustin, que nous retrouverons en son lieu sous la plume de Duns Scot,
est une invitation à définir d'abord ces deux extrêmes, entre lesquels il
deviendra plus facile de situer l'être humain.

I. — Nature de l'ange

Pour définir et décrire des êtres dont l'homme n'a pas d'expérience
intuitive, la méthode comparative s'impose. S'il existe de telles substances
séparées, elles sont des sortes d'âmes sans corps, subsistant en elles-
mêmes et pourvues du nécessaire pour être et pour opérer. Le mieux à
faire est donc de les situer dans la hiérarchie des êtres à partir de l'âme
humaine, dont nous n'avons pas non plus de connaissance intuitive,
mais dont nous connaissons indirectement les opérations par la vue de
ses effets.
Y a-t-il une différence d'espèce entre l'ange et l'âme? La question était
plus complexe aux yeux de Duns Scot que dans l'esprit de certains
autres théologiens. On sait que l'intellect humain, tel que le conçoit
13-1
392 JEAN DUNS SCOT

Duns Scot, n'a pas un objet naturel premier moindre que celui de l'ange.
Leur fin est la même et la distance qui les sépare dans la perfection de
l'être doit se tenir entre des limites telles, qu'elles permettent cette
communauté de destin. Comme l'ange, l'homme peut être élevé au
privilège de voir Dieu ; il doit donc être incomparablement plus proche
de l'ange que l'animal sans raison ne l'est de l'animal raisonnable. En fait,
il n'est pas évident que n'importe quel ange soit plus parfait que n'importe
quelle âme, celle de la Vierge Marie par exemple, et le contraire l'est encore
moins. Il le faudrait pourtant s'il y avait entre l'âme et l'ange une diffé
rence spécifique ; entre des individus d'espèces distinctes, la supériorité
et l'infériorité seraient toujours du même côté.
Quel qu'en soit le poids, cet argument ne touche pas le fond du pro
blème, car si les anges sont distincts des âmes, ils ne peuvent l'être que
spécifiquement. On peut dire, d'une manière générale, que plus un être
est noble, plus sa structure implique de ces degrés de perfection qui font
sa noblesse. Ainsi, le mixte comporte plus de formes que l'élément, l'animé
plus de formes que l'inanimé et les animaux probablement plus que les
plantes. Il faut donc qu'une nature intellectuelle pure en comporte, à
son tour, plus que la forme animatrice d'un corps ; c'est là d'ailleurs qu'est
la preuve décisive. Les formes de même degré exercent leurs actes de la
même manière, ou, plutôt, les mêmes actes ; or l'âme intellectuelle est
naturellement l'acte d'un corps organisé, dont elle est la forme ; au
contraire, l'ange n'est l'acte d'aucune matière ; l'âme et l'ange ne sont
donc pas de même espèce1.
Il reste pourtant à voir quel est, dans l'être même de l'ange, le fonde
ment de cette différence. Certains le situent dans le fait que la nature
angélique n'est pas unissable à la matière, au lieu que l'âme lui est
unissable. Mais cette unibililas de l'âme la spécifierait par rapport à la
matière ; or les formes ne se distinguent pas en vue de la matière ; au
contraire, la distinction de la matière est là en vue de celle de la forme.
Les membres du cerf diffèrent de ceux du lion parce que l'âme du cerf
diffère de celle du lion. Il doit donc y avoir une différence spécifique

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 6, n. 2 ; t. II, p. 80. — Ceci exclut la possibilité d'une compo
sition hylémorphique de l'ange. Les textes du De rerum principio sur lesquels on s'est
appuyé pour lui attribuer cette doctrine, ne sont pas de Scot et le P. Parth. MINGES
(J. D. Scoti doclrina..., t. I, pp. 46-47) aurait pu s'épargner la peine de les gloser.
L'autorité des Qu. de Anima (q. 15, n. 3 ss. ; t. III, p. 554 ss.) est plus sérieuse, mais
outre qu'elle n'est pas à l'abri de toute discussion, dire que la composition hylémor
phique de l'âme est une opinion • probable > ne signifie pas que Duns Scot l'ait prise
à son compte. En tout cas, elle ne semble pas s'accorder avec la doctrine de l'Opus
Oxoniense et il nous paraît que si Duns Scot avait admis une thèse de cette importance
on en trouverait quelque trace irrécusable dans un de ses écrits authentiques.
NATURE DE L'ANGE 393

primitive entre ces deux actes distincts que sont une âme et un ange.
La nature de l'un doit différer en soi de la nature de l'autre et c'est cette
différence primitive qu'il faudrait savoir définir1.
On dit encore que le degré supérieur d'intellectualité est ce qui distingue
l'ange de l'âme. Ne distinguons-nous pas diverses âmes sensitives dans
les animaux d'après les degrés divers de leurs aptitudes à sentir? Et il
s'agit bien là de différences spécifiques. Pourquoi n'y en aurait-il pas
une entre deux degrés de perfection dans l'intellect? Car notre connais
sance intellectuelle est naturellement discursive, celle de l'ange ne l'est
pas ; il semble donc bien y avoir ici deux modes d'intellectualité spéci
fiquement distincts.
Cette thèse néglige quelques faits. D'abord, il n'est pas exact que
toute notre connaissance soit discursive : celle des conclusions l'est, celle
des principes ne l'est pas. Si donc une intellectualité distincte correspond
à chacun de ces modes d'intellection, il y aura deux intellectualités
spécifiquement distinctes en chaque âme humaine, une pour la connais
sance des principes, une pour celle des conclusions2. Surtout, il n'est pas
exact que la connaissance angélique ne soit jamais discursive. Pourquoi
ne le serait-elle pas? L'ange serait-il incapable, connaissant les principes,
d'en déduire les conclusions? Ne croyons pas qu'elles lui soient toutes
simultanément présentes dans l'appréhension des principes. Mais le
seraient-elles, qu'importe? S'il le voulait, Dieu pourrait imprimer dans
un intellect humain, avec la connaissance de tous les principes, celle
de toutes les conclusions qui en découlent. Cet intellect n'aurait plus
matière à discours, et ce ne serait pas chez lui manque de puissance, mais
plutôt excès. La seule raison pour laquelle cet intellect ne pourrait
acquérir des connaissances nouvelles serait qu'il les aurait déjà ; pourtant,
sa nature resterait la même ; il ne serait pas une intelligence angélique,
mais un intellect humain. Que prouve, demandera-t-on, cette hypothèse
que ne vérifie aucun fait3? Il lui suffit d'être possible, c'est-à-dire non

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 6, n. 2 ; t. H, p. 80. Cf. Quodl., q. IX, n. 4. Bien entendu,


l'ange n'est pas unissable à la matière à titre de forme ; Duns Scot prouve simplement
que ce n'est pas là sa différence essentielle avec l'âme.
2. Théologiquement parlant, la vision béatifique n'est pas discursive, mais intuitive.
Ni l'ange ni l'âme n'en sont naturellement capables sans la lumière divine, pourtant
« utraque Visio essentialiter dependet ab intellectualitate naturae cujus est ». Cette
intelleelualilas est la même dans les deux cas ; il n'y a donc pas de différence spécifique
entre ces deux visions béatifiques ni, par 6uite, entre ces deux intellects. S'il y en a une,
ce doit Sire pour une autre raison : Op. Ox., loc. cil., n. 3, p. 81. Ceci, philosophiquement
parlant, ad abundantiam. .— Cf. Quodl., q. IX, n. 7.
3. Théologiquement, il y a un fait : « Hoc modo anima Christi non discurrebat, sed
ipsa novit habitualiter omnia principia et conclusiones in principio, et tamen ipsa
non fuit natura angelica ». Op. Ox., loc. cil., n. 3, t. II, p. 82.
394 JEAN DUNS SCOT

contradictoire avec la nature de l'intellect humain, pour prouver que la


distinction spécifique entre l'ange et l'homme ne repose pas sur des degrés
d'intellectualité.
Le défaut de toute explication de ce genre est qu'elle repose sur une
opération. Or, avant l'acte second qu'est l'opération, il y a toujours un
acte premier dont elle découle. L'analogie du rôle joué par l'heccéité
dans le scotisme avec celui que joue l'esse dans le thomisme est ici apparent.
Chez Thomas d'Aquin, il faut toujours remonter à l'esse pour rendre
raison des opérations. L'être (ens), pris globalement, n'est pas leur
origine absolument première ; celle-ci est l'esse constitutif de l'ens.
De même, chez Duns Scot, la source des opérations ne se trouve pas dans
la nalura indéterminée. Assurément, comme l'ens thomiste, la natura
scotiste est principe des actes seconds que sont les opérations, mais
l'entité première de l'être n'est pas la nature indéterminée d'où suivent
ses opérations, elle est cette nature individuce : nalura sua ul in se est
haec. Il faut donc remonter, pour atteindre un être en lui-même, au delà
des opérations et même de la nature dont elles découlent. C'est bien la
même nature qui est l'acte premier de l'être et le principe de ses opérations,
mais c'est en tant qu'individuée qu'elle est cet être dont elle exerce les
opérations1.
La distinction de l'ange et de l'âme ne porte donc même pas sur le
rapport de leurs facultés à leurs essences. Duns Scot n'admet de distinction
réelle entre l'âme et ses facultés ni dans le cas de l'ange ni dans celui de
l'âme raisonnable. Ce qui situe ces deux types d'êtres dans deux espèces
différentes, c'est que leurs natures elles-mêmes sont différentes. Parce
que l'une est haec nalura, elle est principe de telle opération, et non pas
inversement. On sait que le soleil a le pouvoir d'engendrer en ce bas
monde beaucoup de mixtes, des plantes par exemple ; pourtant, ce n'est
pas le pouvoir de les engendrer qui distingue le soleil des plantes, car si
ce pouvoir était communiqué à un autre être, celui-ci ne deviendrait
pas le soleil et il ne se distinguerait pas pour autant du soleil comme s'en
distinguent les plantes. La vraie cause de leur distinction, c'est que la

1. t Dico tune ad quaestionem, quod quicquid est potens agere est aliquod habens
iictum primum ; et prior est sibi secundum naturam ratio actus primi secundum se
quam in comparatione ad actum secundum cujus potest esse principium, ita quod
lic.ct illud quo taie ens est principium actus secundi non sit aliud a natura sua, non
tiiiiiuu prima entitas sua est natura sua ut est principium talis actus secundi, sed
natura sua ut in se est haec. Et ita prima distinctio entis non est per naturam suam
in quantum est principium talis operationis, sed per naturam suam ut haec natura,
licet per identitatem ipsa sit principium talis actus secundi >. Op. Ox., 1. II, d. 1, a. 6,
n. 4 ; t. II, p. 82.
NATURE DE L'ANGE 395

forme du soleil n'est pas ce qu'est la forme de la plante et c'est cette


différence qui entraîne celle des opérations1.
Reste à savoir en quoi, prises précisément en elles-mêmes, la forme
de l'ange diffère de celle de l'âme. Ici, la réponse de Duns Scot pourra
surprendre, car se proposant d'établir une distinction spécifique entre
l'ange et l'âme, il dit d'abord qu'ils ne se distinguent pas d'abord comme
« deux espèces ». Mais on voit aussitôt pourquoi. Sous cette forme, en
effet, le problème était mal posé, car il n'y avait pas correspondance
entre les deux termes : un ange est un être, mais une âme n'est être qu'au
titre de partie de cet être qu'est l'homme. Les comparer, même pour les
distinguer, c'est mettre en rapport une espèce, l'ange, avec une partie
d'espèce, l'âme. C'est justement ce qui les distingue. L'âme est la raison
première de la distinction entre l'ange et l'homme, c'est-à-dire entre
l'espèce de l'ange et celle dont l'âme fait partie. En d'autres termes,
puisqu'elle est raison première de la distinction de son espèce, c'est bien
en elle qu'est le principe de sa distinction2. Le même raisonnement n'est
pas nécessaire dans le cas de l'ange, espèce complète en soi, donc spéci
fiquement distincte de cette demi-espèce qu'est l'âme. A moins d'admettre
qu'une espèce soit spéciflquement identique à une demi-espèce, il faut
admettre leur distinction.
On pourrait d'abord croire que Duns Scot en revient ici à la solution
de l'unibililas qu'il avait écartée, car pour quelle raison l'âme n'est-elle
qu'une demi-espèce, sinon parce qu'elle est unissable à un corps, et même
qu'elle lui est unie ? Mais ce serait une erreur de perspective sur sa doctrine.
En effet, Duns Scot ne doute pas que l'âme soit unissable au corps, ni
qu'elle se distingue à ce titre de l'ange, être subsistant par soi3, mais il
ne voit dans cette cause de distinction que la conséquence d'une autre,
qui lui est antérieure. C'est parce que la substance spirituelle angélique
est de soi une espèce complète qu'elle est inconcevable comme forme d'un
corps, mais c'est sa perfection substantielle qui la spécifie, non l'absence
toute négative d'unibililas qui en découle. Inversement, ce n'est pas son
unibililas qui spécifie l'âme ; c'est sa condition de partie de l'espèce
« homme » qui exige son union avec un corps. On dira peut-être que ce
retournement de la position est sans grande importance, mais ce serait
une autre manière de dire qu'on ne s'intéresse pas à la métaphysique.
Une autre objection, beaucoup plus pertinente, est celle que nous

1. Op. Ox.,1. II, d. l,q.6, il. 4; t. II, pp. 82-83.


2. Op. Ox., 1. II, d. I, q. 6, n. 5 ; t. II, p. 83.
3. Quodl. IX, n. 1.
396 JEAN DUNS SCOT

annoncions dès le début de cette analyse. Lorsqu'il parle de l'objet


naturel et premier de l'intellect humain, Duns Scot insiste avec force sur
le fait qu'étant par nature intellect, son objet ne saurait être inférieur à
celui d'aucune autre nature intellectuelle, fût-ce l'ange. Si l'homme est
astreint à l'abstraction, ce n'est pas qu'ainsi le veuille la nature de son
intellect, ni même le lien naturel qui l'unit au corps. En droit, nous
devrions pouvoir connaître intuitivement l'intelligible, comme font les
anges. Bref, lorsqu'il compare la connaissance humaine à la connaissance
angélique, tout se passe comme si Duns Scot allait à l'extrême limite du
rapprochement possible : paulo minuisli eum ab angelis. Or voici la
tendance renversée. Ayant à situer l'ange par rapport à l'homme,
Duns Scot en fait deux espèces différentes et va même jusqu'à tenir pour
la simple partie d'une espèce, cet intellect humain qu'il refuse pourtant
d'asservir en droit au sensible. Comment ces deux démarches inverses
peuvent-elles se concilier?
Lui-même a fort bien vu cette difficulté et il l'a résolue en disant que
l'ange et l'âme peuvent différer spécifiquement, sans que l'intellectualité
de l'un diffère spécifiquement de celle de l'autre, prise précisément en
tant qu'intellectualitc. Autrement dit, l'ange et l'âme appartiennent
à deux espèces différentes si nous les considérons comme actes premiers,
c'est-à-dire absolument et en eux-mêmes, mais ceci n'implique pas que
la perfection cognitive qu'ils incluent virtuellement, et par laquelle ils
sont principes d'actes seconds, rentre dans deux espèces différentes.
Tout au contraire, on reconnaît que l'intellect de l'ange et l'intellect
de l'homme sont de même espèce à ce qu'ils portent sur les mêmes objets.
Un exemple le fera comprendre. L'âme du bœuf et l'âme de l'aigle ne
sont pas de même espèce, mais ceci ne prouve pas que la faculté de voir
de l'un soit spécifiquement différente de celle de l'autre. Il y a « vue »
dans les deux cas.
Il ne s'agit pas ici d'un expédient calculé pour résoudre un cas parti
culier. Des contenants d'espèce différente peuvent comporter des con
tenus de même espèce. Il y a d'innombrables espèces d'êtres, qui tous
possèdent les propriétés transcendentales de l'être, sans que ces propriétés
y deviennent pour autant spécifiquement distinctes. « Homme » et
« pierre » sont des espèces différentes, mais l'unité d'un homme n'est pas
en lui spécifiquement distincte de l'unité dans la pierre. Ces deux unités
ne diffèrent, à vrai dire, que numériquement.
On voit ici clairement le sens de la réponse. Il n'y a pas contradiction
à attribuer un intellect de même espèce à l'ange et à l'homme tout en
NATURE DE L'ANGE 397

en faisant deux espèces distinctes. Nous l'avons dit, ce n'est ni par leurs
opérations ni par leurs facultés opératives que se distinguent les êtres,
mais par les actes premiers constitutifs de leurs substances. Le fait que
l'ange et l'homme aient en commun l'intellectualité n'a donc aucun rôle
à jouer dans leur distinction spécifique. Ce sont deux espèces distinctes
douées l'une et l'autre d'un intellect. Inégales en perfection substantielle,
elles n'en communient pas moins univoquement dans la nature commune
de l'intellectualUas1. Doctrine d'ailleurs constante chez Duns Scot et
qui lui permet d'affirmer que l'objet premier de notre intellect est l'être
pris dans son indifférence totale à toute détermination : objeclum adae-
qualum inlelleclui noslro ex nalura polenliae non est specialius intelleclus
•angelici, quia quidquid polest inlelligi ab uno, et ab a/io2.
Cette position implique un nouveau problème touchant le rapport de
l'individu à l'espèce dans la substance angélique, et même dans l'espèce
humaine. Réservons ce dernier cas dont la discussion n'est pas ici
nécessaire. En ce qui concerne l'ange, il est immédiatement évident que,
n'ayant pas de matière et n'étant forme d'aucune matière, ce n'est pas
à celle-ci qu'il doit son individuation. Thomas d'Aquin en avait convenu,
mais il inférait de là que chaque ange constituait une espèce. En effet,
dans une doctrine telle que la sienne, où les êtres de même espèce, mais
numériquement différents, s'accordent par la forme mais se distinguent
par la matière, un être qui n'est que forme est nécessairement unique.
Il ne saurait donc y avoir deux anges de même espèce8.

1. «Hoc etiam declaratiir per aliud : quia sicut in eodem possunt contineri per
identitatem illa quorum est distinctio formalis quasi speciflca, sicut in eadem anima
includuntur perfectiones intellectivae et sensitivae, quae ita sunt distinctae formaliter
sicut si essent duae res, ita et e converse, potest aliquid indistinctum contineri in
distinctis. Et si hoc est verum, tune planum est quod angélus et anima sic non distin-
guuntur specie primo per talem et talem intellectualitatem, immo née primo née non
primo, quia talis intellectualitas in eis non distinguitur specie. Aut si istud non est
verum, sed relinquatur istud modo sicut dubium, saltem primum dictum videlur satis
clarum, scilicet quod per istud non est prima distinctio eorum ». Op. Ox., 1. II, d. 1,
q. 6, n. 5 ; t. II, pp. 83-84. Cette dernière réserve ne saurait jeter un doute sur la pensée
de Duns Scot lui-même. Toute sa doctrine de l'objet premier de l'intellect prouve que,
pour lui, intelleclualilas in eis non disiinguitur specie. Ensuite, sa doctrine de la nature
commune l'exige : intellectualilas est intelleclualitas tantum. Enfin saint Augustin le
confirmait dans cette position, car Duns Scot cite, au début même de cette question 6,
n. 2 (t. II, p. 79), la parole du De libéra arbitrio, III, 11, 32 (P. L., t. 32, c. 1287) :
« Animae sunt enim rationales. et illis superioribus (se. les anges) ofïlcio quibus impares,
sed natura pares ». La parité de nature des hommes et des anges s'accorde, chez
Augustin comme chez Duns Scot, avec l'affirmation la plus ferme de la supériorité des
créatures angéliques : « Taies sunt optimae, et sanctae, et sublimes creaturae caelestium
vel supercaelestium potestatum, quibus Deus solus imperat, universus autem mundus
subjectus est » (ibid.).
2. Quodl., XIV, n. 13.
3. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 50, a. 4, Resp. Duns Scot a critiqué la
position thomiste, selon laquelle les formes spirituelles ne sont pas numériquement
398 JEAN DUNS SCOT

Selon Duns Scot, au contraire, toute quiddité est de soi communicable ;


même celle de Dieu, qui est parfaite ; même celle des substances corrup
tibles, qui est imparfaite. La différence est que la quiddité divine seule
est communicable dans l'identité numérique, parce qu'elle est infinie,
au lieu que toutes les autres sont communicables dans la distinction
numérique, parce qu'elles sont finies. L'ange est donc numériquement
multipliable comme le sont tous les êtres finis1.
Souvenons-nous d'ailleurs de l'indifférence primitive de la nature à
l'égard de l'individuation. Nous pouvons la concevoir comme universelle,
ce qu'il serait contradictoire de faire si, de soi, elle était haec. On ne
saurait donc prétendre que, de soi, la quiddité angélique implique l'univer
salité, ni, par conséquent, que l'existence de plusieurs anges de même
espèce soit impossible.
Mais les arguments de loin les plus intéressants dont use Duns Scot,

multipliables sans matière, dans Quodl. II, n. 3, II y vise Sum. Iheol., I, q. 41, a. 6.
Après avoir maintenu que les formes de même espèce peuvent être multipliables sans
matière, et traité la position contraire de douteuse, ou même de fausse, selon l'avis
de plusieurs, il invoque contre elle la condamnation de 1277 : « Et articuli damnati
très videntur istum articulum prima facie reprobare. Unus est a domino Stephano
condemnatus, qui dicit sic, quod quia Inielligenliae non habe.nl maleriam, Deux non
possel ejusdem speciei \'acéré plures ; error. Secundus, quod Deus non potetl multiplieare
indiuidua suh una specie sine materia ; error. Tertius, quod formae non recipiunt divi-
sionem nisi tecundum divisionem maleriae, error, nisi inlelligatur de formis eductil de
potenlia maleriae; ergo de formis non eductis de potentia materiae hoc dicere, est error >
(Quodl. II, n. 4). Ces trois articles se trouvent dans le Chart. Univ. Paris., t. I, p. 548,
n. 81 ; p. 549, n. 96 ; p. 554, n. 191 ; ils sont invoqués, contre la même thèse, par
H. DE GAND, Quodl., II, q. 8 : < Unde et inter erronées articules nuper ab episcopo
parisiens! damna tos... », etc. Si l'on veut apprécier la modération de ton dont use Duns
Scot, on lira ce passage d'Henri de Gand dans le même Quodlibel: • Quid mirum ergo
si Philosophas dicit quod in formis separatis in una specie, id est essentia, non est nisi
uniuin individuum ? Hoc enim de necessitate sequitur, non tam ex lllo quod falso
posait non esse plura individua sub eadem specie nisi per materiam, quam ex alio
sacrilego quod tanquam sacrilegus posuit, quod scilicet quaelibet earum deus quidam
sit et quoddam necesse esse. Nostri ergo philosophantes si velint sequi Philosophum
in hoc... » etc. Au contraire, Godefroid de Fontaines compte cette thèse parmi celles
dont, bien que condamnées en 1277, • videtur litteratis et peritis quod possit licite
aliter opinari », Quodl. XII, q. 5. Cf. M.-H. LAURENT, Godefroid de Fontaines et la
condamnation de 1277, dans Revue Thomiste, t. XIII (1930), pp. 273-281.
I. Op. "./-., 1. Il, d. 3, q. 7, n. 3 ; t. II, p. 279. — • Dico igitur quod munis natura
quae non est de se actus purus potest, secundum illam realita tem secundum quam est
natura, esse potentialis ad realitatem illam qua est haec natura (se. Vhecceita» des
scotistcs) et per consequens potest esse haec, et sicut de se non includit aliquam
entitatem quasi singularem, ita non répugnant sibi quotcumque taies entitates, et ita
potest in quotcumque talibus inveniri. In Eo tamen quod est necesse esse ex se, est
determinatio in natura ad esse haec (quia tantum est quantum potest esse), quia
quicquid potest esse in natura est ibi, ita quod determinatio non potest esse per aliquod
extrinsecum ad singularitatem, si possibilitas sit in natura per se ad inflnitatem ;
secus est in omni natura possibili, ubi potest cadere multitude ». Loc. cit., n. 5 ; t. II,
pp. 280-281. — Cf. Quodl., II, 6, intéressant pour comparer le cas de l'ange à celui de
l'âme.
NATURE DE L'ANGE 399

sont ceux qu'il tire de la comparaison des anges et des âmes raisonnables,
car, bien qu'elles soient les actes d'une matière, ces dernières sont à ses
yeux des « formes pures » : sunl formae purae licet perfeciivae maleriae.
Or il y a plusieurs âmes dans l'espèce humaine. II n'est donc pas impossible
que des formes pures soient numériquement distinctes au sein de la même
espèce, car tout argument qui le prouverait pour les anges le prouverait
aussi pour les âmes, dont on sait pourtant que c'est faux. Rien ne pourrait
mieux faire prévoir combien la relation de l'âme au corps deviendra diffé
rente dans le scotisme de ce qu'elle était dans le thomisme. Certes,
Duns Scot ne nie pas qu'il y ait dans l'âme une inclination naturelle à
parfaire la matière d'un corps, mais cette inclination n'est pas dans
l'âme une entité absolue, car toute inclination est celle de quelque
chose ou de quelqu'un, c'est-à-dire de quelque entité absolue et distincte.
Parce qu'elle est « cette âme-ci », une âme a telle inclination, et non pas
inversement. Ce n'est donc pas son inclination vers un corps qui indivi
dualise l'âme ; au contraire, la nature de son inclination découle de son
individualité1.
Le problème de l'individuation de l'ange et celui de son rapport à
l'espèce se trouvent donc réglés d'un seul coup et la racine de leur solution
commune est, une fois de plus, l'indétermination de l'essence à l'égard
du singulier comme de l'universel. La notion de matière ne joue aucun
rôle dans la discussion de cette question et Duns Scot ne l'y introduit
que pour l'en exclure en montrant que le problème se pose pour l'âme
comme pour l'ange, car elle est comme lui une nature commune, qui ne
peut être individuée que par son principe propre d'individuation.
On voit aussi par là ce qui définit la position de Duns Scot par rapport
à celle de saint Thomas d'Aquin. Partant de la quidditas indéterminée
et commune de la substance angélique, il considère celle-ci comme toujours
déterminable par un principe d'individuation qui la rende singulière.
On ne saurait donc concevoir aucun cas où un ange serait individuel
en iant qu'ange, de telle sorte que l'actualisation de sa nature rendît
impossible l'existence d'autres anges. C'est pourquoi, dans cette doctrine
où l'individuation n'a pas la matière pour cause, l'espèce ange est aussi
multipliable en individus que l'espèce homme. Ce point du moins est clair,
mais il y a deux difficultés.
La première vient d'Aristote. Ce n'est pas son autorité qui intervient
dans la discussion, mais sa pensée, d'autant plus importante ici que
Duns Scot lui-même la considère sur ce point comme vraie. Il reconnaît

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 7, n. 4 ; t. II, p. 279.


400 JEAN DUNS SCOT

sans hésiter que, dans la doctrine d'Aristote, tout être dans la composition
duquel n'entre pas la matière, est immédiatement identique à son essence,
donc, par conséquent, individuel de plein droit : omne taie quod quid est
ponil per se hoc1. Duns Scot ne conteste pas un instant que, s'il se
proposait de suivre en tout Aristote, il devrait admettre l'identité de
l'espèce et de l'individu dans les substances immatérielles. Mais telle
n'est pas son intention, car la vraie raison pour laquelle le Philosophe
a crû devoir soutenir cette doctrine est à son avis différente. Il remarque
avec profondeur, en nous ramenant par là au cœur même de sa doctrine,
qu'Aristote a conçu toute substance immatérielle comme « formellement
nécessaire ». Or, dans une nature formellement nécessaire, tout ce qui
la compose est nécessairement donné avec elle. La puissance ne s'y
distingue pas de l'acte. Si donc plusieurs individus de même espèce que
cette substance étaient possibles, ils existeraient nécessairement, et comme
leur nombre serait illimité, il y en aurait une infinité. Bref, Aristote ne
voit pas comment, sauf pour les êtres dont l'individuation par la matière
limite le nombre, la multiplication de l'espèce à l'infini rencontrerait un
obstacle. Il ne peut y en avoir qu'un ou une infinité, et comme une infinité
actuelle de mêmes natures est impossible, toute substance immatérielle
est nécessairement unique dans la doctrine d'Aristote. Mais, répond
Duns Scot, « nous ne sommes pas d'accord avec lui sur le principe que
toute quiddité sans matière est formellement nécessaire, et c'est
pourquoi nous ne sommes pas d'accord sur la conclusion. Lorsque un
théologien n'est pas d'accord avec un philosophe sur un principe, parce
que ce théologien maintient une certaine conclusion, il est plus raison
nable de sa part de refuser la conclusion du philosophe que de se tromper
avec lui sur cette conclusion, et d'être en désaccord avec lui sur le principe
qui l'a conduit à l'erreur. S'accorder ainsi avec lui ne serait ni philosopher
ni penser en théologien. En effet, celui qui le ferait n'aurait aucune raison
de le faire qui fût valable auprès d'un philosophe, puisque le philosophe
lui-même n'accorderait cette conclusion qu'en vertu de ce principe ;
et il n'a pas non plus de principe théologique pour sa conclusion, puisque
précisément, elle a un principe philosophique, que lui-même nie »2.

1. ARISTOTE, Melaph., VII, 6, 1031 a 15-19, où il est demandé pourquoi l'individu


serait quelque chose d'autre que sa substance ou quod quid erat esse ? Dans un être
immatériel, la substance et l'individu ne font qu'un.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 7, n. 6 ; t. II, p. 281. Notons que, sur ce point, son principe
le conduit à se séparer d'Avicenne lui-même, qui soutient « quod tantum sit unus
angélus in una specie ; sed propositio cui haec conclusio innititur, scilicet quod angélus
superior créât inferiorem, a nullo theologo vel catholico conceditur ; quare née ejus
conclusio débet concedi ab aliquo theologo », lac. cit. — Même raisonnement, Op. Ox.,
1. II, d. 3, q. 7, n. 11 ; fin ; t. II, p. 286.
NATURE DE L'ANGE 401

En d'autres termes, si le théologien est sur qu'il peut y avoir plusieurs


anges de même espèce, il aurait théologiquement tort d'admettre que ce
soit impossible, et il n'aurait philosophiquement raison en aucun sens, car
Aristote ne le tient pour impossible qu'en vertu d'un certain principe philo
sophique, et si l'on estime que son principe est philosophiquement faux, lui-
même n'admettrait pas que, niant le principe, on concédât sa conclusion.
Sur ce point, tout est clair, car nous savons que la liberté de Dieu à
l'égard des « natures », point sur lequel Duns Scot s'est toujours opposé
au nécessitarisme grec, justifie la position de notre Docteur. Il n'en va
pas de même lorsqu'on se demande, non plus comment l'espèce « ange »
peut comprendre une pluralité d'individus, mais comment, dans la
doctrine de Duns Scot, elle-même peut comporter des sous-espèces, telles
que les Archanges, Puissances, Dominations, etc. Que Duns Scot ait parlé
de diverses espèces d'anges, on n'en saurait douter. Lorsqu'il écrit, par
exemple, « quod nulla species angelorum quantum ad omnia individua
totaliter perierat i»1, son langage suppose qu'il classe les anges dans des
espèces distinctes. On ne saurait donc soutenir que Duns Scot ait pensé
le contraire, mais nous n'avons relevé aucun texte où il explique sa
position sur ce point et nous ne connaissons personne qui en ait cité2.
On pourrait, avec un peu d'imagination, combler cette lacune. S'il était
là pour nous répondre, Duns Scot dirait peut-être que les substances qui
forment la hiérarchie angélique, se distinguent en nature et en dignité
par leurs fonctions. Après tout, ces « espèces » sont proprement des
« ordres » et ce ne sont peut-être des espèces qu'improprie dicla. Mais il
est assez vain, en histoire des idées, de prétendre se substituer à la pensée
d'un autre, que l'on n'est pas.

2. — L'ANGE ET LA DURÉE
La durée de l'ange est étudiée dans le même esprit que sa nature,
c'est-à-dire par rapport à sa substance3. Il le faut d'ailleurs, car chaque

1. Loc. cit., n. 5 ; t. II, p. 280.


2. Par exemple, dans son J. D. Scoti doctrina philosophia et theologica, t. II, p. 285,
Parth. Minges déclare, contre Schwane : « Falsa est assertio, omnes angelos secundum
Scotum non nisi unam speciem constituera ». Mais il en donne seulement comme preuve
deux textes où Scot « mentionne expressément » plusieurs espèces d'anges. Ceci prouve
que Duns Scot a fait usage du mot « species » à propos des ordres angéliques, mais ne
nous dit pas en quel sens. L'excuse de Schwane (Dogmengeschichlc (1er mitlleren Zeii,
1882, p. 201) est qu'on voit mal comment, chez Duns Scot, il y aurait des espèces de
l'espèce « ange •, mais son génie disposait de ressources que nous n'avons pas.
3. Duns Scot se demande d'abord si, dans l'existence actuelle de l'ange, il existe
formellement quelque succession (Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 1, n. 1 ; t. II, p. 89) ; mais sa
longue discussion de ce problème ne conduit à aucune solution.
402 JEAN DUNS SCOT

être dure selon ce qu'il est : l'homme dans le temps, l'ange dans l'éon
(aevum), Dieu dans l'éternité. Mais cette manière de parler suscite un
problème, car on peut se demander si les êtres sont dans leur durée et
mesurés par elle, où si leur durée se confond avec leur être, de sorte,
qu'elle soit leur manière propre d'exister. Dans le cas de Dieu, la réponse
est déjà connue : l'éternité de Dieu est Dieu, mais on peut hésiter au sujet
de l'ange. D'où la question posée par Duns Scot : dans un ange actuelle
ment existant, faut-il poser quelque chose qui mesure son existence ou
la durée de celle-ci, et qui soit réellement distinct de l'existence même1?
Puisque la durée propre de l'Intelligence pure est l'éon, la question
revient à savoir si cette durée est une mesure extérieure à laquelle l'être
de l'Intelligence doit être rapporté. Duns Scot pense que le contraire est
vrai, car si l'éon est réellement distinct de l'ange, par quoi lui-même
dure-t-il? On ne peut mesurer de la durée qu'avec de la durée, mais une
durée qui ne serait celle de rien, par quoi durerait-elle? On répondra
peut-être : par elle-même, mais alors pourquoi l'existence de l'ange ne
durerait-elle pas formellement par elle-même? Ce que l'on pourrait
imaginer d'autre ne serait en rien plus parfait que cette existence, qui est
une propriété de l'être même de l'ange. D'ailleurs, si l'on posait l'éon
comme doué d'un être propre, il faudrait dire ce qui mesure sa durée,
puis ce qui mesure celle de sa mesure, et ainsi à l'infini2. Ainsi, la mesure
de l'existence angélique ne s'en distingue pas réellement.
Cette réponse est liée à celle de Duns Scot sur le rapport de la « création »
à l'être créé. Rappelons-en le principe : tout ce qui, s'il était distinct d'un
être, lui serait postérieur par nature, est nécessairement identique à cet
être, si celui-ci ne peut être sans lui. Parce que, disions-nous, la relation
de «création » est à la fois postérieure au créé et inséparable de lui, elle
lui est identique. De même ici : s'il est impossible qu'un ange existe sans
quelque chose d'extrinsèque qui soit la mesure de son existence
actuelle, cette chose extrinsèque serait naturellement postérieure à
l'existence actuelle de l'ange et, par conséquent, ne serait pas autre
qu'elle. Que si, au contraire, on voulait la poser à la fois comme autre
et comme postérieure, il ne serait pas contradictoire que l'existence
actuelle fût sans elle et il n'y aurait donc pas nécessité de la poser.
On voit par là quelles conditions sont requises, dans cette doctrine,
pour qu'il y ait distinction entre deux êtres. Il faut, ou bien que ces
êtres soient actuellement séparés ; ou qu'ils soient potentiellement

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 2, n. 1 ; t. II, p. 107.


2. Ibid.
l'ange et la durée 403
séparables ; ou que leur rapport soit analogue à celui de deux autres
êtres dont l'un soit séparable de l'autre. Cette troisième condition est
importante. Supposons, par exemple, qu'il n'existât aucun homme sans
chair et aucun cercle qui ne fût d'airain, on pourrait encore prouver, par
la définition du triangle et du bois, qu'une figure géométrique est séparable
de l'airain, donc aussi que le cercle en est distinct. Mais tel n'est pas le
cas de l'éon et de l'ange, car ils ne sont pas actuellement séparés et
personne ne prétend qu'ils soient, ni séparables, ni dans un rapport
analogue à celui de deux êtres séparables. Au contraire, il suffit que
l'ange existe pour que l'éon existe avec lui. Il est donc impossible de les
distinguer1.
Reste à savoir si l'existence actuelle de l'ange n'est pas mesurable par
quelque mesure intrinsèque et pourtant distincte du mesuré. Mais, d'abord,
qu'est-ce que mesurer? C'est déterminer une quantité inconnue à l'aide
d'une quantité connue. L'opération peut être mentale et se faire, comme
dit Duns Scot, imaginalione ; par exemple, un ouvrier peut souvent
mesurer à l'œil une quantité quelconque, grâce à la mesure qu'il a dans
l'imagination. Mais l'opération peut être réelle, c'est-à-dire comparer
la quantité inconnue à une autre quantité réellement existante, soit
plus grande, soit plus petite, soit égale. La première de ces trois méthodes
est celle dont on use pour mesurer les quiddités, où la plus grande est
toujours la mesure des autres ; telles, celle de la blancheur dans l'ordre
des couleurs ; ou celle de Dieu, mesure première de tout ce qui est contenu
dans un genre quelconque. La deuxième est communément usitée, chaque
fois qu'une grandeur plus petite est mieux connue que celle qu'on veut
mesurer ; par exemple, on peut se servir d'un mouvement bref, en le
répétant autant de fois qu'il est nécessaire pour en mesurer un long.
La troisième méthode, qui consiste à superposer deux grandeurs égales,
exige que celle qui sert de mesure soit naturellement plus connue que celle
du mesuré et que leur égalité ressorte de leur nature même. Notons
pourtant que la quantité de la mesure n'a pas nécessairement à être
plus connue en soi, c'est-à-dire en vertu de sa nature. Elle peut ne l'être
qu'accidentellement. Par exemple, si je connais la longueur d'une aune,
je peux m'en servir pour mesurer celle d'une étoffe, non que l'une soit
naturellement plus connue que l'autre, mais parce que je me trouve
connaître la première et ignorer la deuxième.
Ces quatre méthodes ont ceci de commun, que la mesure y est toujours
distincte du mesuré. C'en est assez pour régler la question ; or nous

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 2, n. 3 ; t. II, pp. 108-109.


404 JEAN DUNS SCOT

savons déjà que, dans l'ange, il n'y a pas de mesure extrinsèque au


mesuré. Ainsi, d'une part, la durée de l'ange n'a pas de mesure extrin
sèque ; d'autre part toute mesure est extrinsèque ; il ne saurait donc y
avoir, dans l'ange, aucune mesure de sa durée qui soit à la fois intrinsèque
et autre que lui. S'il y a en lui une mesure de sa durée, ce ne peut être
que du dernier genre : celle où mesure et mesuré sont égaux. Il faudrait
donc que ce fût son existence même qui servît à se mesurer, comme la
quantité sert à se mesurer elle-même lorsqu'on applique une longueur
connue à une longueur inconnue ; mais, et cette précision est précieuse
pour nous, l'existence de l'ange n'est pas une extension dans la durée,
mais un indivisible (cum ista existentia sit indivisibilis). On ne saurait
donc y concevoir des parties de longueur confusément ou clairement
connues, puisqu'elle n'en a pas1.
C'est donc l'existence indivisible de l'ange qui est la mesure de son
existence actuelle, et celle-ci n'est que l'acte, ultime en son ordre, c'est-
à-dire hors de la coordination des essences, qui pose l'ange hors de sa
cause. Non est pluralilas ponenda sine nécessitais; ce serait manquer à
cette règle que d'ajouter à l'existence une « mesure » superflue. Ni une
mesure qui soit un être absolu, ni même une mesure qui serait une relation
quelconque. Il y a déjà là une relation : celle de l'ange à la cause qui le
crée et le conserve ; or nous avons établi qu'elle se confondait avec lui-
même, qui est le fondement de cette relation. C'est d'ailleurs pourquoi
l'on ne saurait dire s'il y a ou non succession dans un être de ce genre,
car il y a bien pluralité dans ses opérations, mais puisqu'elles s'accom
plissent dans le nunc permanent d'une existence indivisible, donc pur de
toute quantité proprement dite, nous manquons d'un concept qui puisse
signifier un changement soustrait à la distinction de l'« avant » et de
l'« après ».
Ceci n'implique pourtant pas qu'il y ait autant d'éons distincts qu'il y
a d'êtres éviternels. Certains l'imaginent : quoi sunt angeli, tôt sunt aeva.
Mais c'est une illusion et, au fond, c'est la même qui consistait à imaginer
l'éon de l'ange comme mesuré par une règle distincte de l'ange mémo.
Le langage est ici décevant, mais de quelque manière qu'on s'exprime,
le fait est qu'aucun éviternel n'a son éon et que l'éviternel suprême, ou
ange suprême, n'a pas un éon propre auquel on pourrait mesurer les
autres, quia nihil laie habet in se2.
Nous avons jusqu'ici parlé de l'être de l'ange, mais que dire de ses

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 2, n. 10-11 ; t. II, pp. 114-11G.


2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 3, n. 3 ; t. II, p. 1 18.
l'ange et la durée 405
opérations? Le problème n'est plus le même, car si l'ange n'est mesuré
par rien dans son existence, celle-ci, qui est l'éon même, peut mesurer
ses opérations. Certains estiment au contraire que certaines des opérations
de l'ange peuvent se dérouler dans une sorte de temps, d'ailleurs bien
différent du nôtre, et qu'ils nomment un temps discontinu. Ce temps
serait une variété de la quantité discontinue, comme le nombre, mais
différente de lui en ceci que ses parties se détruiraient à mesure qu'elles
se succèdent, ce qui n'est pas nécessairement le cas du nombre ; ou
analogue à la parole, dont les parties se détruisent aussi à mesure qu'elles
se succèdent, mais diffèrent d'elle en ceci que chaque partie de la parole
se continue dans la suivante avant de se détruire. Ce temps discontinu
serait donc fait sur mesure pour s'adapter aux opérations de l'être
angélique, et il le faut bien, car la mesure doit s'adapter au mesuré,
permanente s'il l'est, fluente s'il est fluent. Or les connaissances des
anges sont transitoires, car l'ange n'a pas en tout une seule connaissance
qui serait la seule qu'il puisse avoir, mais beaucoup de connaissances, qui
s'écoulent et passent selon un ordre et l'une après l'autre. Pourtant, à
ce qu'on nous assure, ces connaissances sont sans connexion, car l'ange
ne discourt pas de l'une à l'autre, et elles sont même sans succession, du
moins à l'intérieur de chacune d'elles, car l'ange n'est jamais en train,
de les acquérir ou de les perdre, mais, tant qu'elle est là, chacune est à
la fois entière et indivisible. Voilà pourquoi on a imaginé ce discrelum
tempus, composé, lui aussi, de parties transitoires, ordonnées, indivisibles
et sans connexion entre elles1.
Mais c'est peine perdue, car la notion d'un temps quelconque ne saurait
s'adapter à l'être permanent. Considérons l'une quelconque des connais
sances que peut avoir un ange ; il est certain qu'elle changera et que,
par conséquent, l'existence de l'ange durera plus que celle de cette
connaissance. Néanmoins, tandis qu'elle dure, elle a le même mode de
permanence que l'existence de l'ange, par laquelle seule elle existe.
Ainsi, bien que cette connaissance ne dure pas autant que l'ange lui-même,
la mesure en est de même nature que celle de l'existence de l'ange. C'est
l'éon qui la mesure, non du temps. Encore même qu'un ange dût finale
ment être annihilé, la mesure de son existence n'en serait pas moins
celle de ses opérations, tant qu'il existerait pour les accomplir2. Ajoutons
d'ailleurs que ce temps discontinu est bien difficile à concevoir, car enfin,
on admettra qu'un ange puisse connaître, par des actes de connaissance

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 4, n. 2-3 ; t. II, p. 121-123.


2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 4, n. 4 ; t. II, pp. 123-124.
406 JEAN DUNS SCOT

distincte, tous les objets naturels qui se succèdent au cours d'une de nos
journées, par exemple pierres, bois, fer, eau et ainsi de suite dans l'ordre
même où ils se succèdent. Son temps correspondant à cette journée se
composerait donc d'autant de parties que le nôtre, se succédant selon le
même ordre et pourtant sans aucune position déterminée par rapport au
temps qu'on dit être le sien, ce qui est absurde1.
Concluons donc sur ce point, avec Duns Scot, que les intellections de
l'ange ont pour mesure l'éon, et non seulement ses intellections, mais
en général toute existence actuelle dont la nature soit d'être invariable,
c'est-à-dire telle qu'elle ne comporte d'elle-même aucun devenir. Leur
caractère transitoire, nous l'avons dit, n'entre pas ici en ligne de compte.
Leur mode d'être, tandis qu'elles sont, seul importe. Sans progrès ni
décadence, complètement étrangères à l'ordre du temps, les intellections
angéliques sont éviternelles tandis qu'elles sont2.
Les argumentations qui précèdent n'ont de sens, que si l'on a correc
tement compris la nature de l'éviternel et particulièrement le genre de
permanence qui le distingue. Il ne s'agit pas d'une permanence d'état,
ou de condition, comme le temporel même en offre maint exemple, mais
d'une permanence d'être. On ne peut comparer même le transitoire d'un
acte éviternel avec celui d'un acte temporel, parce qu'ils sont ontologi-
quement incommensurables. A supposer qu'on tente cette opération
dénuée de sens, une intellection humaine prolongée ne durerait en rien
plus « longtemps » qu'une intellection éviternelh' instantanée, car celle-ci
participe à la durée de l'éon qui est l'existence actuelle même du pur
Intellect. Ce sont là deux mondes dont les rythmes de durée s'entrecroisent
souvent, mais jamais ne s'accompagnent vraiment et dont on chercherait
en vain comment obtenir que leurs événements se correspondent, sur
deux lignes parallèles, chacun à chacun3.
La condition générale de l'éviternel scotiste se découvre d'ici dans une
clartée nue qui fait plaisir à l'entendement. Ce qui s'offre d'abord à la
vue, c'est l'écoulement même de la forme (fluxus formae), qui se mesure
essentiellement par le temps, car sa raison formelle exclut sa permanence
et, lui interdisant de demeurer la même, veut qu'en elle une partie succède

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 4, n. 6 ; t. II, p. 125.


2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 4, n. 9 ; t. II, p. 127.
3. Ceci ne veut pas dire que l'intellection angélique soit toujours instantanée, ni
qu'elle ne puisse durer pendant ce que nous appelons « un certain temps », ni qu'une
durée d'éon ne puisse demeurer pendant que la nôtre dure ni, de notre point de vue
i aussi longtemps » ; mais nous disons que ces deux événements n'ont jamais lieu
« en même temps » parce que l'un d'eux n'est aucunement dans le temps : toc. cit.,
n. 14 ; t. II, pp. 131-132.
l'ange et le lieu 407
toujours à l'autre. Immédiatement après s'offre la forme elle-même en
tant que, par l'acte du mouvement, elle est source de cet écoulement.
Et nous sommes encore dans le temps. En troisième lieu vient la même
forme, en tant qu'elle peut causer un tel flux de parties successives, mais
dans l'acte du repos ; et comme, bien qu'elle ne cause pas alors ce flux,
elle est de nature à pouvoir le causer, sa durée est toujours celle du temps.
En quatrième lieu viennent ces formes entièrement différentes, qui ne
sont pas mesurables en elles-mêmes par le temps et ne sauraient par
conséquent être dites ni en mouvement ni même en repos, comme les
Intelligences motrices, mais que suivent nécessairement des formes
soumises au mouvement, comme celles des corps célestes. On dira de
celles-là qu'elles sont de soi dans l'éon, mais en repos par accident, en
comparaison avec les formes mouvantes qui leur sont liées. En cinquième
et dernier lieu, c'est-à-dire à l'opposé de l'écoulement de la forme, se
trouve ce dont l'essence exclut tout devenir et dont l'existence même
n'en présuppose aucun. Celui-là demeure invariablement le même tandis
qu'il demeure ; il n'est donc aucunement mesuré par le temps, soit en
tout, soit en partie, soit même par accident1. C'est l'esse invariabile d'un
tel être qui le fait éviternel.

3. — L'ange et le lieu

L'ange n'est donc pas dans le temps, mais est-il dans le lieu? S'il y est,
en quel sens et comment y est-il ? Sur ce point, Duns Scot s'oppose à deux-
adversaires, dont l'un enseigne que l'ange est dans le lieu par son opération
dans ce lieu, et l'autre que l'ange est dans le lieu par mode d'application
à ce lieu.
La première de ces deux doctrines se réclame de textes du De fvle
orthodoxa de Jean Damascène, ch. 13 et ch. 16, qui ne la soutient d'ailleurs
pas expressément, mais dont le Docteur Subtil dit avec raison que la
présence de l'ange dans le lieu y semble toujours associée à quelque
opération, « comme si, pour l'ange, être dans le lieu était la même chose
qu'opérer dans le lieu ». Contre cette thèse, la première réaction de
Duns Scot est théologique. Ceci, dit-il, semble avoir été condamné, « à titre
d'article condamné et excommunié par l'évêque de Paris. On aura beau
dire que l'excommunication ne franchit pas la mer ou les limites du

2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 4, n. 9 ; t. II, p. 128. — Noter l'intéressante critique d'une


doctrine du Liber de Causis, loc. cil., n. 1. (p. 121) et n. 14 (p. 131), où la réponse
implique Avicenne dans l'affaire.
408 JEAN DUNS SCOT

diocèse, quand un article a été condamné comme hérétique, il est partout


condamné comme hérétique, et non pas seulement par l'autorité diocé
saine, mais par celle du pape... A tout le moins, une opinion est suspecte
lorsqu'elle a été solennellement condamnée dans quelque université »*.
C'est bien d'ailleurs pourquoi, soucieux d'éviter le terme suspect
d'« opération », d'autres disent que l'ange est dans le lieu par son € appli
cation » au lieu. Mais c'est là dissimuler la même idée sous un autre terme.
En effet, cette « application » ne peut être qu'un acte second, non un
acte premier ; mais, si c'est un acte second, c'est une opération ; et ce
n'est même pas une opération immanente, comme l'intellection ou la
volition, car l'opération immanente de l'ange est aussi soustraite au lieu
que son essence ; en fait, si un ange s'applique à un lieu, il exerce sur un
corps une opération transitive2. Il n'y a donc aucune différence, sinon
verbale, à soutenir que l'ange est dans le lieu parce qu'il y opère, ou parce
qu'il s'y applique, et si la première est condamnée, ou du moins suspecte,
la deuxième l'est aussi.
Quoi qu'il en soit, Duns Scot se contentera de réfuter la première
formule comme s'il n'en fallait pas davantage pour ruiner la deuxième,
à laquelle pourtant, on le voit par ses arguments, il ne cesse de penser.
Sa critique offre d'ailleurs cet intérêt, qu'elle est liée à certaines de ses
positions fondamentales, car le cas de la présence de l'ange est comparable
à celui de l'omniprésence de Dieu. Fort du principe aristotélicien que le
moteur est toujours ensemble avec le mû, saint Thomas concluait que Dieu
est partout présent parce que partout il est cause. S'il s'agissait simple
ment de dire que Dieu est présent partout où il cause, il n'y aurait à cela
aucune difficulté. C'est même plutôt une tautologie. Mais si l'on entend
prouver que Dieu est présent partoul, parce qu'il cause quelque pari, c'est
une autre affaire. A vrai dire, l'immensité en vertu de laquelle Dieu est
partout présent est ce qui explique qu'il puisse opérer quelque part.
II est donc présent comme immense, par une antériorité de nature, avant

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. G, n. 1 ; t. II, p. 134. Duns Scot fait allusion à l'un des
articles condamnés en 1277 par Etienne Tempier, évoque de Paris : « Quod substantiae
separatae sunt alicubi per operationem ; et quod non possunt moveri ab extremo in
extremum, née in médium, nisi quia possunt velle operari aut in medio, aut in extremis.
— Error, si intelligatur, sine operatione substantiam non esse in loco, née transira de
loco ad locum «. Art. 204, dans Charl. Univ. Parisiensis, t. I, p. 554.
2. La deuxième thèse ici visée est celle de Thomas d'Aquin : Sam. Iheol., P. I,
q. 52, art. 1, Resp. * Per applicationem igitur virtutis angelicae ad aliquem locum
qualitercurnque dicitur angélus esse in loco corporeo ». Le qualilercumque doit être
pris au sens fort, car saint Thomas vient de dire que, par rapport à la manière dont un
corps est dans le lieu, l'ange s'y trouve « aequivoce >.
l'ange et le lieu 409
de l'être comme cause1. Tel est aussi le cas de l'ange, dont l'essence doit
être présente à un lieu quelconque, avant (d'une antériorité de nature)
qu'il y puisse exercer quelque opération. Il en est même plus nécessai
rement ainsi pour l'ange que pour Dieu, car il semble qu'une cause de
puissance infinie, telle que Dieu, devrait pouvoir agir à n'importe quelle
distance, au lieu qu'une cause de puissance finie, comme l'ange, doit ne
pas être trop éloignée pour exercer efficacement son action. Que la présence
soit requise antérieurement à l'opération, est donc plus nécessaire encore
dans le cas de l'ange que dans celui de Dieu2.
Duns Scot interprète donc littéralement la thèse contre laquelle il
argumente, comme si l'opération était invoquée, non pas au titre de
signe d'une présence, mais de condition. Entendue en ce sens, la thèse
en question entraîne en effet mainte conséquence curieuse et, d'abord,
qu'un ange qui ne fait rien dans le lieu, n'est nulle part : puisque le ciel
empyrée est immuable et immobile, l'ange n'y serait nulle part. Ou encore,
un ange qui traverserait la distance du ciel à la terre sans rien trouver à
faire en cours de route, ne serait ni au ciel qu'il a déjà quitté, ni sur la
terre où il n'est pas encore, ni dans l'entre deux, parce qu'à moins d'être
l'intelligence motrice d'une des sphères, il n'y fait rien. Bien d'autres
impossibilités de ce genre sont concevables, mais elles n'offrent d'intérêt
que dialectique. Le fond de la question est autre : il gît dans la nature
même du lieu.
Celui-ci n'est pas une notion simple, telle qu'on puisse dire sans plus
de précision que l'ange y est ou n'y est pas. En un premier sens, tout
corps autre que l'enveloppe extérieure du monde est dans le lieu, c'est-
à-dire dans son contenant immobile immédiat3. Le lieu n'est donc pas
« forme », mais très précisément « contenant », et nous le disons immobile,
en tant que l'immobilité s'oppose au mouvement local, mais non à

1. Contre Thomas d'Aquin, Sum. theol., P. I, q. 8, a. 1, où le texte d'Aristote dont


parle Duns Scot est en effet allégué. Il peut être intéressant de noter que Thomas
d'Aquin ne fait pas du terme « immensitas » le même usage que Duns Scot, probable
ment parce que, pour lui, ce ne serait qu'un autre nom de la « présence intime » de
Dieu aux créatures. Chez Duns Scot, au contraire, elle doit porter un nom distinct,
parce qu'elle est ce qui, dans l'essence de Dieu, fonde sa présence à l'être fini.
2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 6, n. 3 ; t. II, p. 135. On perçoit ici quelle différence de
climat distingue ces deux métaphysiques de l'être et de la cause. L'idée que la présence
secundum essentiam de l'ange à son effet soit plus nécessairement requise que celle de
Dieu est parfaitement justifiable dans une métaphysique où, justement, il s'agit de
Vessenlia qui, plus elle est parfaite, plus elle peut opérer à distance, mais non dans une
métaphysique de l'esse qui, plus il est parfait, plus il est nécessairement présent à son
effet.
3. Aristote, Physique, III, 5, 205 a 7-9, et IV, 4, 211 b 10-17. Ceci est vrai pour les
philosophes, mais, secundum calholicos, Dieu pourrait créer une pierre qui ne fût logée
enaucun lieu : Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 6, n. 10 ; t. II, p. 141.
410 JEAN DUNS SCOT

l'indestructibilité, car chaque fois qu'un corps change de lieu, celui qu'il
occupait cesse d'exister. Bref, un corps est toujours dans un lieu, mais en
passant dans un nouveau, il détruit l'ancien1. Deuxièmement, une
quantité corporelle ne peut être dans un lieu que si elle existe actuelle
ment, de sorte qu'elle fasse pression sur les parois du corps contenant
et les distende pour s'y loger2. Troisièmement, puisque leur quantité est
la même, le corps exige un lieu de quantité égale à la sienne. Quatriè
mement, et pour la même raison, le corps est commensurable à son lieu,
de sorte qu'une partie du contenu corresponde à une partie du contenant
et tout le corps à tout le lieu. Cinquièmement, chaque corps a un lieu
déterminé qui le loge. Sixièmement, son lieu lui appartient en tant que
ce corps est un corps naturel, car c'est en tant qu'il a une forme substan
tielle déterminée et des qualités déterminées que ce corps peut être
conservé par un lieu et corrompu par un autre. On dit qu'un corps est
dans son « lieu naturel » lorsqu'il est dans son contenant naturel, et c'est
là qu'il est dans le milieu le plus apte à le conserver. Pourtant, la
« naturalité » du lieu naturel est très accidentelle au lieu, qui est toujours
lieu, qu'il soit naturel ou non.
Considérons successivement le rapport de l'ange à chacune de ces
propriétés du lieu. Premièrement, l'ange n'est pas nécessairement dans
un lieu. On conçoit fort bien que des anges soient créés sans qu'il y ait
aucune créature corporelle ou que, des corps étant créés, ces anges n'aient
aucun rapport avec eux. Ajoutons pourtant que, même alors, l'ange
serait en puissance passive à l'égard du lieu, en ce sens qu'il pourrait
s'y trouver. C'est pour lui une possibilité naturelle qui tient soit à sa
substance, soit au fait qu'elle est une nature limitée actuellement existante,
soit à une cause extrinsèque quelconque. Qu'on ne cherche donc pas
pour quelle raison intrinsèque l'ange doit nécessairement être dans le
lieu, car il n'y en a pas, et disons simplement qu'il y a en lui une possibilité
toute passive d'être dans le lieu, parce que cela ne répugne pas à sa nature.
Deuxièmement, si l'ange est clans le lieu, il peut ne pas y être en acte,

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 6, n. 9 ; t. II, pp. 140-141 : « Sic dico in proposito, quod locus
est iininohilis pcr se et per acciclens localiter ; est tamen corruplibilis, moto subjecto
localiter, quia tune amplius non nianet in eo illa rclalio ; et tamen non est corruptibilis
in se et secundum aequivalentiam ; quia necessario succcdit illi corpori, in quo fuit
ista ratio loci, aliud corpus in quo est alia ratio loci numéro a praecedenti, et tamen
eadem praecedenti secundum aequivalentiam per comparationem ad motum localem -.
— Sur la doctrine du lieu, Qundl., q. XII, n. 15.
2. Op. Ox., \. II, d. 2, q. 6, n. 10 ; t. II, p. 141. Tel n'est pas le cas de la partie dans le
tout, car elle n'y est pas comme le logé est dans le lieu et n'actualise pas de cette
manière la surface qui la contient en puissance. Cf. ARISTOTE, Physique, IV, 4, 21 1 u
29-34.
L'ANGE ET LE LIEU 411
car il n'y est pas comme un contenu exerçant une pression latérale qui
distende les parois du contenant.
Le troisième point, au contraire, fait difficulté. Nous disions en effet
que le lieu contenant est toujours égal à son contenu ; or on admet commu
nément, mais non pas unanimement, qu'un ange ne pourrait pas se trouver
dans un lieu de n'importe quelle grandeur, parce que c'est le propre de
Dieu. D'où résulte qu'il ne saurait non plus être dans un lieu de n'importe
quelle petitesse, comme on peut l'établir par la 35e proposition du livre I
d'Euclide, où celui-ci démontre que, chaque locabile ayant un lieu déter
miné, tout ce qui peut être en un lieu peut être en un autre lieu égal,
pourvu que sa configuration le permette1. Partant de là, on raisonne
ainsi : tout ce qui peut être dans un lieu peut être dans un autre lieu
égal, pourvu que la configuration du contenant ne répugne pas à celle
du contenu ; mais l'ange n'a aucune configuration qui puisse répugner à
celle d'un lieu ; si donc il peut être dans l'un quelconque de deux lieux
égaux, il peut être dans l'autre. D'autre part, si l'on admettait que l'ange
puisse être dans un lieu de dimensions quelconque, il faudrait admettre
aussi qu'il puisse être dans un carré aussi petit et étroit que l'on voudra.
Mais, si on l'admet, il en résultera cette nouvelle conséquence, que l'ange
pourrait être dans un quadrangle aussi long que l'on voudra, pourvu
que ce quadrangle soit égal au petit carré dans lequel il peut être.
Le raisonnement ne tiendrait pas s'il s'agissait d'eau, par exemple, qui
n'est pas indéfiniment extensible en longueur, mais puisque l'ange est
sans dimensions quantitatives, rien n'interdit qu'il emplisse un qua
drangle infiniment étroit dont les côtés s'étendraient à l'infini2. La possi
bilité d'occuper un lieu infiniment petit entraînerait donc ici celle

1. Sur la tradition mathématique oxonienne antérieure à Duns Scot, voir Karl


UALKÎ O. F. M., Bemerkunyen ;ur Verwenduny malliematischer Beweise und zu tien
Theoremata bei den scholasiischrn Schriftstellern, dans Wissenschafl und Weisheil, t. III
(1936), pp. 192-193 ; chez Duns Scot lui-même, pp. 194-197. Tous les exemples relevés
chez Duns Scot par le P. Balic sont empruntés à Kuclide, livres I à VII. Le P. C. Balic
cite (p. 196, n. 23) cette amusante remarque de Rabhi O. S. Aug. (t 1746) : « Commen-
tatores Principum Scholarum oportet esse etiam in mathematicis eruditos. Nos in
gratiam candidatorum theologiae ac praeserlim Scolistarum, qui ageometrae sint,
argumentum idem paulo fusius et maiori qua poterimus claritale exponemus ». II
s'agit justement de savoir si, selon Duns Scot, l'ange peut occuper un lieu si petit qu'il
n'en puisse occuper un plus petit encore. Le P. C. Balic, qui lient les Theoremata pour
authentiques, au moins quant à la doctrine, les rattache a cette tradition avec beaucoup
de pénétration, op. cit., pp. 204-217.
2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 6, n. 12 ; t. II, p. 143. Duns Scot démontre ensuite que, s'il
y a dans l'ange une « quantités virtutis • proportionnelle à un certain lieu, il peut
l'exercer dans un lieu infiniment plus grand ou infiniment plus petit. Autant dire que
sa puissance est infinie, ce qui est faux. Si la conséquence est fausse, l'antécédent l'est
aussi.
412 JEAN DUNS SCOT

d'occuper un lieu infiniment grand, ce qui, nous le disions, est le propre


de Dieu et par conséquent impossible pour l'ange. En fait, et pour conclure
sur ce point, il semble que l'ange ait un lieu déterminé, mais entre des
limites indéterminées, en ce sens qu'il y a une limite à la grandeur ou à
la petitesse du lieu que peut occuper l'ange. Disons, du moins, du lieu
« continu », car il n'est pas impossible que l'ange puisse être en un point1.
Sur le quatrième point, aucune difficulté : l'ange ne peut pas être dans
le lieu commensurative, parce qu'il n'a pas de parties qui puissent corres
pondre à celles du lieu chacune à chacune.
Cinquièmement, c'est-à-dire sur la question de savoir si l'ange est dans
le lieu en vertu de celui qui le contient, on répondra qu'il est nécessai
rement dans tel ou tel lieu, parce qu'il n'est pas partout. En d'autres
termes, il s'agit ici encore d'une détermination indéterminée. N'étant pas
doué d'ubiquité, l'ange est toujours dans un lieu, mais comme une surface
a toujours une couleur ; car la surface n'est pas nécessairement blanche,
ou noire, ou d'aucune couleur déterminée, et l'ange n'est pas nécessaire
ment dans tel lieu plutôt que dans tel autre. Bref, il n'est déterminé au
lieu qu'en général*.
Sur le sixième et dernier point (le lieu convient au corps à titre de corps
naturel), on dira que l'ange n'est jamais dans le lieu en raison de sa
nature, car la nature d'une substance immatérielle n'implique aucun
rapport avec le lieu. L'ange n'y serait astreint que contre sa nature et
dans un état «violent». Il faudrait d'ailleurs pour cela supposer qu'un
corps, à titre de lieu naturel de l'ange, ait pouvoir de le conserver, et
qu'un autre corps ait pouvoir de le détruire, ce qui est absurde.
En conclusion, l'ange ne peut être dans le lieu que selon son essence,
mais la puissance passive d'être dans le lieu qui se trouve chez lui, n'est
ni naturelle, en ce sens que sa nature inclinerait d'elle-même à quelque
lieu comme la pierre au sien ; ni violente, en ce sens qu'être dans le lieu
répugnerait à sa nature ; elle est neutre, exactement comme la surface
l'est au blanc ou au noir3.

1. Op. Ox., loc. cil., n. 13 ; t. II, p. 144. L'article suivant réserve pourtant d'autres
possibilités ; par exemple, que l'ange ait un lieu de quantité déterminée et proportion
nelle à sa puissance ; ou môme que l'ange ait un lieu « adéquat > à son essence et à sa
puissance, bien que, par sa volonté, il puisse en occuper un plus grand ou un plus petit :
loc. cil., n. 14, p. 144. En tout cas, l'ange n'étant pas «contenu « dans le lieu, il n'est
pas contradictoire à sa nature d'être présent en plusieurs lieux à la fois, au moins par
la puissance divine (loc. cil., q. 7, n. 2 ; p. 148), ni même que deux anges soient simulta
nément dans le même lieu, toujours par la puissance divine : loc. cil., q. 8, n. 2 ; t. II,
p. 152. Au contraire, THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. 1, q. 52, a. 3.
2. Loc. cil., n. 15 ; t. II, p. 145.
3. Loc. cil., n. 16 ; t. II, p. 145.
L'ANGE ET LE MOUVEMENT 413

4. — L'ANGE ET LE MOUVEMENT

L'ange est donc dans le lieu, non pas indirectement et par son eificace
seulement, mais, si l'on peut dire, en personne et secundum esseniiam.
De même, il peut s'y mouvoir. En effet, l'ange n'est jamais dans un lieu
qui serait déterminé à l'avoir pour forme : réellement présent dans un
lieu défini, il n'est jamais circonscrit par lui. D'autre part, l'ange n'est
pas un être illimité, que son immensité dispenserait de se mouvoir. Il peut
donc se mouvoir, c'est-à-dire changer de lieu, et il doit se mouvoir pour
changer de lieu.
Ajoutons que l'ange se meut d'un mouvement continu, car, entre deux
positions dans le lieu, il y a une infinité de positions intermédiaires
(inler duo ubi sunt injlnila ubi média). Nous le prouverons en démontrant
que les corps traversent d'un mouvement continu toutes ces positions
successives. L'ange ne saurait donc les traverser, lui non plus, à moins
qu'il ne se meuve d'un mouvement continu1.
Le nerf de la preuve est la certitude que traverser une infinité de
positions successives est impossible pour un mobile dont le mouvement
ne soit pas continu. En effet, si le mouvement de ce mobile est discontinu,
il lui faudra se déplacer successivement de lieu en lieu, ou, comme dit
Duns Scot, d'un « où » au suivant, et comme leur nombre est infini par
hypothèse, il ne franchira jamais aucun espace. Un mouvement continu
ignore cette difficulté, parce que l'indivisibilité n'existe pas pour lui.
Il passe littéralement par-dessus.
La difficulté est évidemment de prouver qu'un mouvement continu
soit possible, car s'il est aussi essentiellement divisible que l'espace, le
problème sera insoluble dans les deux cas, et pour la même raison. La diffi
culté semble même plus grave dans le cas du mouvement que dans celui
de l'espace, car tout mouvement est successif et l'on ne voit pas comment
du successif se composerait d'autre chose que d'indivisibles. Il ne s'agit
pas ici d'un successif qui soit une simple vue de l'esprit, mais d'un

1. Op. Ox,, 1. II, d. 2, q. 9, a. 2, n. 8 ; t. II, p. 160. Quelques arguments théologiques


sont alors cités à l'appui, dont voici le troisième et dernier : « Similiter credibile est
quod fréquenter missi sint (se. Angeli) sine corpore, sicut de illo misso ad Joseph de
conceptu beatae Mariae dubitantem t. Cet ange a traversé un espace composé d'une
infinité A'ubi, donc il s'est mû d'un mouvement continu. On va voir la raison de cette
conséquence. Tous les arguments qui suivent supposent admises deux définitions
d'Aristote : 1, le continu est ce dont les deux extrémités ne font qu'un ; 2, le discontinu
(ou successif) est ce entre quoi il n'y a rien qui soit du même genre : Phys., VI, 1,
231 a 22-23.
414 JEAN DUNS SCOT

successif actuellement existant. S'il existe, ce ne peut être que successi


vement ; mais pour qu'il y ait vraiment succession, il faut que ses
moments s'écoulent l'un après l'autre, c'est-à-dire que, lorsqu'un d'eux
paraît, le précédent ait cessé d'exister. Car supposons que l'un dure si
peu que ce soit, autant que deux par exemple, il n'y a plus succession,
mais continuité et le mouvement n'est plus successif, mais continu.
Il semble donc nécessaire que tout mouvement successif se compose
d'indivisibles, donc impossible que celui de l'ange soit continu1.
Au fond, l'argumentation repose sur la conviction que tout successif
se compose de minima, c'est-à-dire de parties complètement dépourvues
de quantité et dont chacune soit un non quantum. Évidemment, une
succession de non quanta ne saurait être continue. On peut d'ailleurs
soutenir cette position. Ainsi, tout mouvement a un commencement, et
ce commencement ne peut être qu'un indivisible, car s'il pouvait y en
avoir un qui fût plus petit, ce plus petit serait le commencement, qui à
son tour en aurait un autre et ainsi de suite à l'infini. Mais on pourrait
encore argumenter à partir de la génération des formes. Lorsque du
mouvement introduit une forme dans la matière, il y a un moment où
elle n'y est pas encore : c'est le dernier instant de la forme précédente ;
et il y a un moment où la forme nouvelle commence d'exister : c'est le
premier instant de la forme suivante. Entre les deux, il n'y a rien, car
il n'y a pas de moyen terme entre deux contradictoires et un terme
moyen serait les deux formes à la fois. Il faut donc que la deuxième forme
ait un premier moment et, comme nous l'avons dit, il ne peut être premier
que s'il est indivisible2.
Contre cette position, Duns Scot reprend à son compte la thèse
d'Aristote, selon qui le mouvement, la grandeur et le temps se composent
d'indivisibles, et pour les mrmes raisons3. Une ligne ne peut se composer
d'indivisibles, car des points indivisibles seraient discontinus. Mais, si
la grandeur se composait d'indivisibles, le mouvement qui la parcourt
devrait nécessairement se composer de mouvements indivisibles qui leur
correspondraient. Soit, en effet, une ligne A B G formée de trois indivi
sibles, le mouvement D E F de l'objet 0, qui les parcourt successivement,
sera pareillement formé de trois indivisibles. Or, par hypothèse, ce sont

1. Op. Ox., I. II, d. 2, q. 9, a. 1, n. 2 ; t. II, p. 155. La réponse sera (/oc. cit., n. 34,
p. 186) qu'il n'est pas contradictoire que le non-être de la chaleur procède immédiate
ment dans le temps l'être de la chaleur. Leur coexistence ne serait contradictoire que
dans le même temps.
2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 1, n. 4 ; t. II, p. 157.
3. ABISTOTE, Phys. VI, 1, 231 b 18-20. Sur l'impossibilité d'une grandeur faite
d'indivisibles, Phys. VI, 1, 231 a 21-29.
L'ANGE ET LE MOUVEMENT 415
des indivisibles de mouvement, des instantanés, donc des repos, ce qui
conduit à cette absurdité que du mouvement soit repos, ou que du mou
vement ne soit pas fait de mouvements1. Il en va du temps comme de
la grandeur et du mouvement, car si toute grandeur est divisible, comme
un mobile dont la vitesse reste égale parcourt une moindre longueur en
un temps moindre, il devra parcourir un indivisible de longueur en un
indivisible de temps, c'est-à-dire, une fois encore, être un instantané de
temps, ce qui conduit à cette absurdité que du temps ne dure pas, ou
que la durée ne se compose pas de durée2. La conclusion d'Aristote est
que toute grandeur se divise en grandeurs, tout mouvement en mouve
ments, toute durée en durées, bref, tout continu en continus, c'est-à-dire
en parties toujours divisibles.
On obtient ainsi la raison vraiment démonstrative, et a causa, à laquelle
Duns Scot se réfère*. Elle revient, au fond, à constater qu'on ne saurait
faire du continu avec du discontinu, même s'il s'agit d'un continu immobile
comme une ligne, car s'il n'y a rien entre deux points, il n'y a pas de
points, mais un élément de ligne. Mais la conclusion reste valable pour
un continu mobile, car s'il n'y a jamais rien entre deux éléments d'un
continu, le mobile qui le parcourt n'est lui-même jamais entre un instant
et un autre, mais toujours dans un mouvement dont les éléments se
continuent l'un dans l'autre. On peut dire alors indifféremment soit que
la fin de l'un ne fait qu'un avec le commencement de l'autre, soit qu'aucun
d'eux n'a ni commencement ni fin.
Duns Scot estime donc, toujours avec Aristote, que si le permanent
est continu, le successif l'est aussi, mais il juge la preuve plus facile à
saisir dans le cas du permanent (la grandeur), que dans celui du successif
(le mouvement ou le temps). Il s'attache donc à démontrer la continuité
de la grandeur, et il le fait à l'aide de deux démonstrations géométriques.
Voici la première. A partir d'un centre quelconque A, traçons d'abord
un grand cercle B, ce qu'il est toujours possible de faire au nom du
deuxième postulat du premier livre d'Euclide ; puis, à partir du même
centre, un cercle D, plus petit, inscrit dans le premier. Supposons alors
que la circonférence du grand cercle B se compose de points, et choisissons
sur elle deux points contigus B et G. En vertu du premier postulat du
premier livre d'Euclide on peut toujours mener une droite d'un point à

1. ARISTOTE, Phys. VI, 1, 232 a 15-17.


2. ARISTOTE, Phys. VI, 1, 232 a 18-21.
3. H en indique une autre, • de proportione sesquialtera, quae plus convlncit
adversarium > (Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 9 ; t. II, p. 161), mais qui ne semble pas
avoir sa préférence. On la trouvera dans ARISTOTE, Phys. V I, 2, 233 b 1 5-3 1 .
14
416 JEAN DUNS SCOT

un autre. Menons donc deux droites, l'une du centre A au point B, l'autre


du centre A au point C. Ces droites couperont la circonférence du petit
cercle D. Ici, deux hypothèses sont possibles : ces droites le couperont
en un même point ou en des points différents.

Si elles le coupent en des points différents, c'est qu'il y aura dans le


petit cercle autant de points que dans le grand, car ce qui est vrai de ces
deux droites le sera d'autant de droites qu'on voudra, menées du centre A
au cercle B en coupant le cercle D. Or il est impossible que deux cercles
inégaux se composent de parties égales en grandeur et en nombre. Des
points sont égaux par définition, et comme il y en aura autant dans la
circonférence du petit cercle que dans celle du grand, le plus petit sera
égal au plus grand et la partie au tout, ce qui est impossible. Mais
supposons que les deux droites A B et A C coupent la plus petite circon
férence en un même point, et soit D ce point. Sur la ligne AB élevons
une droite qui la coupera en ce même point D et qui soit tangente au petit
cercle (en vertu du théorème 15 du premier livre d'Euclide). Celle-ci
formera avec la ligne AB, et aussi avec la ligne AC, deux angles droits
ou égaux à deux droits (en vertu du théorème 13 du premier livre
l'ange et le mouvement 417
d'Euclide). Donc, si l'angle ADE et l'angle BDE valent deux droits,
l'angle ADE et l'angle CDE vaudront deux droits, pour la même raison.
Mais deux angles droits quelconques sont égaux à deux autres angles
droits quelconques (en vertu du troisième postulat du premier livre
d'Euclide) ; si donc nous ôtons l'angle commun, savoir ADE, les restes
seront égaux, de sorte que l'angle BDE sera égal à l'angle CDE et que la
partie sera égale au tout, ce qui est impossible1.
La deuxième démonstration s'appuie sur la cinquième et la septième
propositions du dixième livre d'Euclide, d'où résulte que la diagonale d'un
carré est incommensurable au côté. Or, continue Duns Scot, si ces lignes
se composaient de points, elles ne seraient pas incommensurables, car
il y aurait une proportion numérique entre le nombre des points de l'une
et le nombre des points de l'autre. Ces lignes ne seraient pas seulement
incommensurables, elles seraient égales, conséquence visiblement fausse
et dont pourtant on peut démontrer ainsi la nécessité.
Prenons deux points contigus sur l'un des côtés et deux points corres
pondants sur l'autre côté. Si nous les joignons, par deux droites parallèles,
celles-ci couperont le diamètre en deux points. On demande si ces points
seront contigus ou non. S'ils sont contigus comme le sont les origines
des deux droites, c'est que la diagonale ne sera pas plus grande que le côté.
S'ils ne sont pas contigus, prenons un point intermédiaire sur la diagonale
et menons de là une droite parallèle et équidistante aux deux autres.
Cette ligne devra couper les côtés entre les origines des deux premières
droites et à égale distance de ces deux points. Ainsi, entre ces deux
points que l'on disait contigus, il y a place pour un troisième, ce qui est
absurde. Il faut donc renoncer à l'hypothèse dont cette contradiction
résulte. En fait, il ne saurait y avoir de point intermédiaire entre ceux
où nos deux lignes coupent la diagonale. D'ailleurs, tout le livre X d'Euclide
détruit l'hypothèse qu'une ligne se compose de points, car, s'il en était
ainsi, il n'y aurait aucune de ces lignes irrationnelles dont beaucoup
d'espèces y sont étudiées par ce géomètre2.
On voit par là, d'une manière générale, pourquoi il est faux de dire
que le successif se compose de minima indivisibles. Cela est faux de la
quantité qui, en tant que telle, est divisible à l'infini, et cela reste faux,

1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 10; t. II, pp. 162-163. Les n. 11 et 12 (pp. 163-
164), exposent une objection que Duns Scot réfute « licet videatur absurda ».
2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 13 ; t. II, pp. 164-166. Compléter par n. 14, pp. 166-
167. Après Werner, C. R. S. Harris a noté que ces démonstrations sont inspirées de
Roger Bacon (Harris, Duns Scolus, t. I, p. 137. Cf. t. II, pp. 128-129). Cf. R. Bacon,
Opus Terlium, cap. 39 ; éd. J. S. Brewer, Opera omnia, Londres, 1859, pp. 132-135.
418 JEAN DUNS SCOT

que cette quantité soit prise en elle-même ou réduite à l'unité par sa


forme1. Il faudrait un juste volume pour analyser en détail les multiples
discussions auxquelles Duns Scot s'adonne en ce point et dont on ne
trouve ici que d'indigents extraits. Du moins devions-nous en signaler
l'existence, car elles sont un excellent exemple de la manière dont, au
temps de Duns Scot, un théologien peut user de la philosophie. Il le fait,
en quelque sorte, ad abundantiam, comme un luxe qu'il se donne, et pour
le plaisir d'exercer sa dialectique sur des problèmes que, d'un point de
vue proprement théologique, rien ne l'obligeait à traiter. Même la manière
dont il use d'Aristote est intéressante, car toute cette discussion repose
sur le livre VI de la Physique, mais que Duns Scot n'expose ni ne résume.
Le supposant connu de l'auditeur ou du lecteur, comme il l'était en
effet des meilleurs, notre théologien discute à propos du texte, pour lui
emprunter ici une majeure, là une mineure, ou même une conclusion,
mais qu'il justifiera à sa mode et par ses propres moyens ou, s'il le faut,
par ceux d'Euclide utilisé de la même façon. Un philosophe moderne
sent la présence des arguments de Zenon tout au long de cette discussion.
Nous ne l'avons pas nommé parce que Duns Scot ne le nomme pas ici.
Pourtant, il le connaissait, car Aristote le réfute nommément dans sa
Physique, livre VI, ch. 2 ; mais c'est le problème qui intéresse Duns Scot,
non son histoire. Et c'est encore le problème qui l'intéresse dans Aristote,
non Aristote. L'idée que nous avons de l'argument d'autorité au moyen
Age, du moins chez un docteur de la classe de Duns Scot, est faussée par
notre historicisme. Pour nous, Aristote est un homme ; pour Duns Scot,
Aristote était ce qu'il avait dit ou, plutôt encore, le sens de ce qu'il avait
dit. De même pour Avicenne et pour Averroès, dont Duns Scot utilise
ici le commentaire. On a l'impression d'un intermède philosophique inséré
dans une théologie. Pourtant, qui oserait assurer que la survie de ces
spéculations sur l'infini n'ait exercé aucune influence sur l'histoire de la

1. Il s'agit de la quantité comme telle, car celle des corps naturels, en tant précisé
ment que tels, n'est pas divisible à l'infini. La quantité de la matière du corps humain
ne l'est pas. En d'autres termes, le « naturel • ne se compose pas de « parties mathéma
tiques », mais de « parties naturelles » et c'est seulement en celles-ci qu'il se divise.
Ceci ne limite pourtant en rien la portée de la conclusion, car, en tant que quantité,
le naturel reste divisible à l'infini comme si cette quantité, qui existe sous une forme
naturelle, existait en soi sans aucune forme naturelle. Ainsi, même l'indivisibilité da
la forme elle-même n'entraînerait pas celle du quanlum. De soi, celui-ci reste du continu-
Op. Ox., I. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 18 ; t. II, pp. 169-170. Bien entendu, la notion môme de
divisibilité à l'infini exclut qu'il s'agisse d'une division en acte. Lorsqu'on imagine
une quantité comme actuellement divisée à l'infini, on croit retrouver au terme de»
quanta indivisibles, mais on ne trouve que du contradictoire : loc. cit., n. 22, p. 173.
l'ange et le mouvement 419
philosophie? Lorsqu'elles proliféreront au xve siècle, elles ne seront pas
créées de rien.
N'allons pas oublier qu'il s'agissait de savoir si l'ange peut se mouvoir
dans le lieu. Nous avons examiné le problème du point de vue du lieu1,
mais il reste à le discuter du point de vue de l'ange, car si l'espace ne se
compose pas d'indivisibles, l'ange lui-même en est un. Mais un indivisible
peut-il se mouvoir? Telle sera désormais la question.
La réponse de Duns Scot illustre mieux encore que ce qui précède la
gratuité de cette dialectique, car, au fond, il n'y a pas de problème.
Non seulement il n'y a pas de problème théologique, car on sait par
l'Écriture que ces « messagers », que sont les anges, « viennent » vers ces
hommes à qui Dieu les envoient, mais il n'y a pas de problème philo
sophique, car l'indivisibilité de l'ange est celle d'une forme purement
spirituelle, qui, même dans le lieu, n'est pas circonscrite par lui. Ne
l'imaginons donc pas comme un point quantique en mouvement le long
d'un continu. Seulement, ajoute Duns Scot, puisqu'il n'y a pas de raison
pour qu'un indivisible de quantité ne puisse se mouvoir d'un mouvement
continu, on peut démontrer que, même s'il était toujours dans un point,
l'ange pourrait encore se mouvoir d'un mouvement continu. Bref, l'ange
n'est ni un point ni enfermé dans un point, mais, s'il l'était, le mouvement
continu lui demeurerait possible.
Un exemple le fera voir. Posons une sphère sur un plan et déplaçons-la
sur ce plan. Elle y laisse comme trace une ligne droite, et pourtant elle
ne le touche qu'en un seul point. Ce point traverse donc la ligne entière,
et la ligne ainsi traversée n'est pourtant pas composée de points. Il en
serait de même si ce point existait par soi et traçait seul cette ligne,
et de même encore si l'ange, présent dans le point, traversait la ligne avec
lui. Mais on peut faire une supposition plus simple. Prenons un premier
point sur une ligne, et supposons qu'une autre ligne se meuve sur la
première ; ce point décrira toute la ligne en mouvement, car de même
que chaque point de la ligne en mouvement ne cesse de passer d'un point
à l'autre de la ligne inférieure, de même aussi chaque point de la ligne

1. Une autre objection, prise de la nature du lieu, serait que celui-ci n'est ni un acte
ni une perfection de l'ange, dont la nature est plus noble que la sienne. Or, pour se
mouvoir dans le lieu, il faudrait que l'ange fût en puissance à l'égard du lieu où il
n'est pas (Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 1, n. 1 ; t. II, p. 154). Réponse (loc. cil., n.9, p. 161):
l'ange n'est pas tout parfait, et il n'est pas impossible qu'une substance plus noble
soit en puissance à l'égard d'une moins noble, dont elle n'a pas de soi la perfection. Dans
l'ange même, la nature est supérieure à l'intellection, qu'il a pourtant. A une beaucoup
plus grande distance de la perfection angélique, il en va de même du lieu.
420 JEAN DUNS SCOT

inférieure ne cesse de passer sous tous les points successifs de la ligne en


mouvement. La continuité du mouvement n'en est pourtant pas altérée,
d'où résulte qu'un indivisible, qui existerait par soi, pourrait se mouvoir
par soi d'un mouvement continu, sans que la grandeur parcourue fût
elle-même composée d'indivisibles1.
Là n'est d'ailleurs pas la vraie difficulté, car le surprenant n'est pas
qu'un indivisible, tel que l'ange, puisse traverser un continu, mais qu'il
lui faille un mouvement successif pour le traverser. La seule raison qui
rende nécessaire la succession dans le mouvement est la résistance que
le mobile oppose au moteur. Pour qu'il y ait mouvement, il faut que le
moteur puisse vaincre la résistance du mobile, mais il ne faut pas que
le mobile tende naturellement à un mouvement contraire, auquel cas le
mouvement que le moteur lui imprime lui ferait violence ; il faut exacte
ment une résistance du mobile telle qu'elle empêche le moteur d'atteindre
immédiatement son but. Assurément, une puissance infinie pourrait
conduire immédiatement le mobile à son terme, mais une puissance finie
se heurte à cette résistance du mobile et à celle du milieu. Car c'est la
résistance du milieu au mobile, qui cause celle du mobile au moteur5.
C'est donc en partie dans l'ange lui-même qu'est la raison de cette
succession. Sa force active n'est pas infinie. Il y a beaucoup de milieux
divers entre le ciel et la terre et, lorsqu'il passe d'un ubi céleste à un ubi
terrestre, sa vertu motrice n'est pas telle qu'il puisse les traverser instan
tanément. Chacun d'eux doit être franchi par lui avant que l'ange
n'atteigne son terme, et c'est là toute la résistance requise pour qu'il y
ait succession dans le mouvement. Ainsi, même si l'on se représente
l'ange comme présent dans un point indivisible, il ne pourrait mouvoir
ce point dans l'espace que successivement3.

1. Op.0x.,l. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 36 et début de 37 ; t. II, pp. 189-190.


2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 9, a. 3, n. 40 ; t. II, pp. 192-193 . Duns Scot est plus précis
que cette analyse ne permet de le deviner. La résistance du milieu au mobile explique
« la divisibilité des parties du mobile, ou la divisibilité de la forme selon laquelle se fait
le mouvement, ou les deux à la fois. Pourtant la nécessité de la succession n'est jamais
due à cette résistance, mais précisément au rapport de celle-ci à l'agent, auquel If
mobile résiste à cause de la résistance que le milieu lui oppose ». Ainsi la résistance du
milieu au mobile explique la possibilité du mouvement successif, et c'est parce que la
force du moteur ne peut vaincre immédiatement la résistance du mobile (donc en
raison de leur rapport) que ce moteur ne peut conduire que successivement le mobile
à son terme. Rappelons que, selon Duns Scot, l'angenepeutse mouvoir d'une extrémité
à une autre sans passer par le milieu (Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 12, n. 1 ; t. II, p. 2141 car
il en est du mouvement comme du temps, dont aucune partie ne s'écoule du futur dans
le passé qu'à travers le présent. En sens contraire : THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol,
P. I., q. 53, art. 2, fiesp.
3. Op. Ox., d. 2, q. 9, a. 3, n. 41 ; t. II, p. 193. En sens contraire, THOMAS D'AQUIN,
.Sum. Iheol., P. I, q. 53, a. 2. — Ceci laisse d'ailleurs ouverte la question de savoir
L'ANGE ET LE MOUVEMENT 421
Mais peut-il se mouvoir lui-même dans l'espace? Assurément, car on
vient de dire qu'il peut se mouvoir dans l'espace ; or ce n'est pas le corps
qui cause son mouvement et ce n'est pas uniquement en vertu d'un
miracle divin que ce mouvement peut se produire ; c'est donc l'ange lui-
même qui le produit1.
Un tel mouvement est possible pour l'ange, nous l'avons vu, mais il
est également possible que cette nature spirituelle ait la puissance active
d'acquérir dans le lieu des positions successives à l'égard desquelles elle
est en puissance. Ce n'est pas chez lui imperfection, bien au contraire,
car il y aurait plutôt de sa part imperfection à se trouver en puissance à
l'égard de quelque chose, sans avoir de quoi l'acquérir2. L'ange est donc
en cela dans la même condition que tous les êtres finis. Les corps lourds
ou légers ont en eux l'inclination à gagner leurs lieux naturels3. Les

si l'ange peut se mouvoir instantanément. Certains disent que l'ange peut se mouvoir
en un instant, pourvu que ce ne soit pas l'instant d'un temps continu, mais discontinu,
Quatre in Thoma, dit Duns Scot. En effet, on l'y trouve : Sum. theol., P. I, q. 53, a. 3.
ad 3m. Thomas d'Aquin admet que le mouvement de l'ange peut être soit continu,
soit discontinu. Lorsqu'il se fait in inslanli, c'est que son mouvement est discontinu.
Duns Scot ne juge pas nécessaire d'introduire celte distinction quia pluralitas non est
ponenda sine nécessitait. Pour être instantané, un mouvement doit ne pas être immé
diatement suivi d'un autre mouvement instantané ; or cette condition peut être aussi
bien remplie dans un temps continu que dans un temps discontinu. Le temps continu
commun suffit donc et il n'est pas nécessaire d'en inventer un autre pour résoudre
le problème: Op. Ox.,1. II d. 2, q. H, n. 5 ; t. II, pp. 211-212.
1. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 10, n. 1 ; t. II, p. 196.
2. Op. Ox., 1. II, d. 2, q. 10, n. 2 ; t. II, pp. 196-197.
3. Le corps est en puissance à l'égard de son lieu naturel et se meut activement pour
s'en emparer : « lapis enim movet se in quantum gravis in actu, et movetur in quantum
est in potentia inferius » (Op. Ox., loc. cit., n. 5, p. 199). C'est la seule cause concevable
de son mouvement. On en a proposé d'autres : ce qui écarte l'obstacle, mais c'est
purement passif (cf. n. 7, pp. 201-202) ; ce qui donne l'impulsion, mais c'est un « movens
per accidens » et il faut un « movens per se • ; « née istud potest esse centrum trahens »,
car s'il n'y avait au centre nul corps grave et si toute terre en était écartée de sorte
qu'il ne restât que le centre, le grave y tendrait encore ; ce n'est pas l'influence du ciel,
cause trop générale qu'on peut invoquer pour expliquer n'importe quoi, etc. t Ergo
oportet dare quod sit aliquid intrinsecum ipsi gravi, vel ipsummet grave per aliquid
intrinsecum » : loc. cit., p. 200. — Contre la thèse selon laquelle le « generans « cause le
mouvement, parce que « generans manet in virtute in gravi », voir loc. cit., n. 6, pp. 200-
201. — Notons enfin cette précision générale à propos du mouvement des corps :
« Tamen propter unum verbum Philosophi addo ultra quod motus iste non est uni-
versalis in se ex hoc quod habet principium activum in se, sed solum ex hoc quod
mobile habet principium intrinsecum passivum naturaliter inclinans ad motum »,
(oc. cit., n. 9, p. 203. Cf. ARISTOTB, Phys. II, 1, 192 b 21-23, et surtout 192 b 35-37,
ou le Philosophe dit que, pour le feu, se mouvoir vers le haut n'est pas « nature »,
mais « selon sa nature ». C'est, observe Duns Scot, en quoi consiste !'• inclination
naturelle » vers un lieu. Disons : • naturaliter moventur in loca illa, quia apta nata
sunt ibi esse, id est habent naturalem inclinationem ad illud ubi ». Op. Ox., loc. cit.,
n. 9, p. 203. Toute cette doctrine du mouvement des corps est insérée dans l'angélologie
simplement parce que le professeur en prend occasion pour traiter en philosophe du
mouvement en général. Il va pareillement, à propos de l'ange, traiter de l'indUlduation
par la matière, longue discussion que nous renvoyons au chapitre suivant, où la nature
même de la matière posera le problème de son individualion.
422 JEAN DUNS SCOT

animaux ont des sens, puissances actives d'éprouver les sensations envers
lesquelles ils sont en puissance passive. L'ange a la faculté de se déplacer
dans l'espace afin d'y gagner successivement les divers lieux que sa nature
lui permet d'occuper.

5. L'ANGE ET L'INTELLECTION

« Dans ses questions sur la connaissance des anges, dit le P. Part. Minges,
Scot se propose surtout de faire voir que l'opinion des autres sur ce point,
spécialement celle de saint Thomas, n'est pas aussi certaine et solide qu'ils
le pensent, mais qu'elle ne va pas sans de grandes difficultés, ni même
sans contradictions D1. Si la remarque est exacte, et elle l'est dans une
large mesure, c'est à une position surtout critique que nous devons nous
attendre de la part de Duns Scot ; mais on verra que, même dans cette
partie de sa doctrine, les réponses positives ne font pas complètement
défaut.
D'abord, comment l'ange se connaît-il lui-même? Thomas d'Aquin
avait admis que « l'ange se connaît lui-même par sa forme, qui est sa
substance ». En effet, de même que l'espèce de la chose vue est dans
l'œil le principe formel de la vision, de même aussi l'essence de l'ange
est dans son intellect le principe formel de l'intellection qu'il a de soi-
même2. Duns Scot ne le nie pas et cette thèse n'est pas celle à laquelle
il s'oppose. En tout cas, s'il a visé saint Thomas, qu'il ne nomme pas,
son interprétation suppose de sa part une erreur dont il n'est pas coutumier
et, pour qui connaît ses habitudes, inexplicable. « Cette opinion », dit-il
en la résumant, «maintient, semble-t-il (ul videlur), que l'intellect soit
en puissance essentielle à cette opération ou intellection, qu'elle dit être
immanente, et que toute la raison de l'opération soit l'objet qui lui est
uni dans son opération, comme la chaleur est dans le bois toute la raison
de son échaufîement »3. Il est vrai que l'exemple de la chaleur dans le bois
se trouve dans le texte de saint Thomas et que l'intellection de l'ange y
est posée comme immanente, mais on n'y trouve pas que l'essence, forme
de l'ange, y soit Ma ratio de son intellection. Il est d'autre part vrai
que Duns Scot a conscience d'interpréter cette opinion, car il écrit :
« Haec opinio ponit, ut videtur... », mais il lui suffisait de remonter deux
questions plus haut pour constater que saint Thomas avait enseigné le

1. Parth. MINGES. J. D. Scoti doctrina philosophica el Iheologica, t. II, p. 291.


2. THOMAS D'AOUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 56, a. 1, Resp.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 4 ; t. II, p. 289.
L'ANGE ET L'INTELLECTION 423
contraire1. Quoi qu'il en soit, Duns Scot nie que l'essence de l'ange soit
l'acte de son intellect, ou, plutôt, que son intellect soit en acte par son
essence. En effet, prise comme subsistant en elle-même, l'essence de
l'ange n'informe pas son intellect et ne confère aucune activité à son
intellect. Il ne suffit donc pas qu'une telle essence existe et soit présente
à l'intellect de l'ange, pour que celui-ci ait une opération dont la raison
serait l'essence ou une similitude de l'essence. L'exemple même dont on
use aide à le voir, car si la chaleur était une forme séparée, elle ne saurait
être dans le bois principe d'une opération immanente, qui serait celle
de s'échauffer2. Évidemment, Duns Scot n'entend pas comme
Thomas d'Aquin le rapport de l'intellect à l'essence angélique, mais ni
l'un ni l'autre n'enseignent que l'essence soit ici la raison totale de l'intel-
lection, ni que l'ange se connaisse directement par son essence, ce qui
reviendrait à le confondre avec Dieu.
Un philosophe ne verrait pas d'inconvénient à identifier l'intellection
de l'ange à sa substance, car chaque substance séparée lui apparaîtrait
sans doute comme recevant ses connaissances intelligibles de substances
supérieures qu'elle-même ne connaît pas. Mais, fait observer Duns Scot,
nous, théologiens, devons refuser cette identification. Car l'ange inférieur
ne connaît pas que soi-même ; il connaît l'ange supérieur ; il connaît
Dieu. Or l'intellection qu'il a de soi pourrait être identique à son essence,
parce qu'en ce cas la perfection de l'objet est la même que celle de l'intel
lection ; mais comment l'ange pourrait-il connaître par son essence une
essence qui lui soit supérieure, par exemple celle de Dieu? Duns Scot ne
s'inquiète d'ailleurs pas de ce désaccord. Comme il vient précisément
de le dire à propos d'un autre problème : « Le fait que le Philosophe
n'ait pas vu cela ne fait rien à l'affaire, car il y a bien des choses qu'il n'a
pas vues et que les théologiens doivent concéder »3.

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. l, q. 54, a. 1. Duns Scot peut avoir pensé que,
quoi qu'en eût dit saint Thomas, sa thèse l'acculait en fait à soutenir que l'intellection
de l'ange est sa substance ; mais il n'en serait pas moins d'accord avec lui sur la position
même dont nous parlons : l'essence de l'ange n'est pas la cause totale de son intellec-
tion. Par contre, Duns Scot nomme expressément Henri de Gand, et cite son Qaodl. V,
q. 14, pour lui attribuer cette thèse que l'ange se connaît « per habitum scientialem ».
Il réfute cette doctrine comme indigne de l'ange ; car cet « habitus scientialis » serait
causé tout entier par Dieu, si bien que l'ange ne serait pas cause de sa propre con
naissance, alors que l'homme, moins parfait que l'ange, est cause de la sienne : Op. Ox.,
1. II, d. 3, q. 8, n. 6 ; t. II, pp. 290-291.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 4 ; t. II, p. 289.
3. Duns Scot estime qu'un philosophe penserait le contraire : t philosophus
concederet quod intellectio angeli pst essentia sua sed nos dicimus quod non », car un
ange n'est pas Dieu. Pourtant : « Née valet quod Philosophus hoc non vidit,
quia mulla non vidit quod oportet theologos concedere ». Rep. Par., 1. II, d. 3,
q. 3, n. 16. Cf. t Item, si ita esset, tune ista intellectio esset eadem vel idem cum
14—1
424 JEAN DUNS SCOT

Ceci ne signifie d'ailleurs pas que l'ange ne se connaisse nullement


par son essence, mais qu'en lui l'essence et l'intellection ne sont pas
identiques. En fait, l'essence de l'ange est cause partielle de son intellec-
tion. En effet, se connaître ou connaître son essence, c'est tout un, mais
un tel acte requiert deux causes : un intellect connaissant et un objet
connu. L'objet exerce une causalité partielle à l'égard de l'intellection,
en tant qu'il est intelligible, et l'intellect exerce aussi sa part de causalité
à l'égard du même acte, en concourant avec l'objet à le produire.
Or l'essence de l'ange est de soi intelligible en acte1 ; de plus, elle est de
soi unie à son intellect ; elle peut donc immédiatement exercer, à titre
de cause partielle et en conjonction avec cette autre cause partielle qu'est
son intellect, un acte complet d'intellection d'elle-même2. L'ange peut
donc se connaître par son essence, en ce sens qu'il n'a besoin que d'elle
et de son intellect pour se connaître. Il y a là concours de deux causes,
dont aucune n'est cause motrice totale de l'acte et qui meuvent en quelque
sorte ex aequo. Non qu'on ne puisse soutenir, ici comme ailleurs, que
l'intelligible précède naturellement l'intellection et que, de ce point de
vue, l'essence angélique ne soit la cause première de la connaissance qu'elle
a d'elle-même, mais les rapports de l'objet à l'intellection sont aussi
complexes chez l'ange qu'ils nous apparaîtront chez l'homme et l'on
pourra voir alors qu'en dépit de son antériorité de nature à l'égard de
l'intellection, l'âme est simple cause concourante à la production de cet
effet commun : la connaissance d'elle-même qu'elle reçoit autant qu'elle
la produit3.

angelo vel essentia sua : consequens est falsum, quia hoc proprium est soli Deo, quod
sua intellectio sit idem cum essentia sua ; ergo et antecedens est falsum «. Op. Ox.,
1. II, d. 3, q. 8, n. 2 ; t. II, p. 288 ; dans les objections à la thèse en général. Cf. t Plus
differt actio rei a substantia ejus, quam ipsum esse ejus : sed nullius creati suuni esse
est sua substantia. Hoc enim solius Dei proprium est, ... ; ergo neque angeli, neque
alterius creaturae sua actio est ejus substantia ». Sum. iheol., P. l, q. 54, a. 1, Sed contra.
Une fois de plus, deux techniques différentes conduisent à la même conclusion.
1. Ce point motivera une importante objection, touchant la connaissance que l'âme
humaine a d'elle-même : Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 13-14 ; t. II, pp. 297-299. Nous la
retrouverons en son lieu.
2. Op. Ox.,\. II d. 3, q. 8, n. 8 ; t. II, p. 292. Il s'agit ici d'une connaissance immédiate
et sans l'intermédiaire d'espèces intelligibles, celles-ci n'étant pas requises pour la
connaissance d'un • actu intelligibile » telle que l'essence angélique : /oc. cil., n. 10,
p. 294. On notera en outre que Duns Scot souligne la causalité partielle de l'intellect,
parce qu'il lui attribue une activité propre à l'égard soit de l'espèce, soit même, si
celui-ci est un intelligible en acte, de l'objet. Enfin, l'ange peut se connaître soit intui
tivement, par la présence de son essence à son intellect, soit per spccicm, lorsqu'il se
connaît abstraitement en vertu d'une espèce intelligible représentative de son essence :
Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 10, n. 15 ; t. II, p. 327.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 12 ; t. II, p. 296. Renvoie à 1. 1, d. 3, q. 9, a. 2, n. «0-21 ;
t. I, pp. 446-449. Nous reviendrons sur ce problème en étudiant la connaissance intellec
tuelle de l'homme.
L'ANGE ET L'INTELLECTION 425
Lorsqu'il regarde au-dessus de soi, l'intellect angélique ne trouve
d'autre objet que Dieu. En tant que théologien, Duns Scot sait que les
bons anges jouissent de la vue de Dieu face à face, mais cette connaissance
intuitive ne leur est possible que parce que Dieu les y élève. Bref, il s'agit
là d'une connaissance surnaturelle. C'est justement pourquoi Duns Scot
se pose cette autre question, dont on ne contestera pas le caractère
désintéressé : une connaissance abstraite de Dieu par l'ange est-elle
possible? Absolument parlant, elle se pose, car on peut se demander
comment, s'il n'était pas en état de vision béatifique, l'ange connaîtrait
Dieu. Philosophiquement parlant, elle n'est pas sans intérêt, car on ne
peut la discuter complètement sans définir la notion d'une connaissance
naturelle pure. C'est d'ailleurs ce que Duns Scot entreprend aussitôt de
faire en distinguant deux genres de connaissance intellectuelle, l'abstrac
tion et l'intuition. Nous l'avons déjà rencontrée, mais la distinction s'offre
avec tant de clarté qu'il sera profitable de l'examiner de nouveau1.
Il est en effet remarquable que, pour définir la connaissance abstractive
(cognitio abstracliva), Duns Scot la présente comme faisant abstraction
de toute existence actuelle : cognilio objecli secundum quod abstrahit ab
omni existeniia actuali. Prenons cette formule au pied de la lettre : être
« abstraite », pour une connaissance, c'est ne pas inclure l'existence de son
objet. Inversement, la connaissance intuitive est celle qui saisit l'objet
en tant qu'existant et que présent dans une existence actuelle : secundum
quod existens et secundum quod praesens in aliqua exislentia acluali. On ne
saurait trop insister sur ce point en un temps de confusion tel que le nôtre,
où l'on voit certains représentants de la tradition médiévale se réclamer
à la fois de Duns Scot et d'Ockham. Ce dernier, on le sait, a soutenu qu'il
est possible d'avoir l'intuition de ce qui n'existe pas. De potentia absoluta,
Dieu peut nous donner, s'il lui plaît, une intuition de ce genre. Or il faut
bien dire que, du point de vue de Duns Scot, comme d'ailleurs du point
de vue de Thomas d'Aquin, cette thèse d'Ockham est une absurdité.
La connaissance intuitive se définissant comme celle d'un objet saisi
secundum quod exisiens et secundum quod praesens in aliqua exislenlia
actuali, la notion d'une « intuition de ce qui n'existe pas » est contra
dictoire et impossible. On est libre de choisir entre Ockham et Duns Scot,
mais on ne saurait défendre les deux à la fois. On voit en outre par là
combien il est dangereux d'écrire l'histoire de la philosophie comme une

1. Sur l'ensemble de ce problème, Sébastian J. DAY, Inluitive Cognition, a Keij lo


thé Significance of thé Latler Scholastics, The Franciscan Institute, Saint Bonaventure
(N. Y.), 1947. Contient une ample et utile analyse des textes de Duns Scot sur ce
problème, pp. 48-139.
426 JEAN DUNS SCOT

histoire des formules philosophiques, car on a dit de Duns Scot qu'il était
le prédécesseur d'Ockham sur ce point. En fait, Ockhara a hérité de
Duns Scot les mots cognitio inluiliva et cognitio abstractiua, mais loin
d'avoir reçu de lui la notion de connaissance intuitive, il l'a ruinée, et
avec elle la distinction même, en proposant cette monstruosité aux yeux
de Duns Scot : l'intuition de l'existence de quelque chose qui n'existe pas.
Quoi qu'il en soit de ce point, sur lequel nous aurons à revenir, la
position de Duns Scot lui-même est claire. II sait fort bien qu'on peut avoir
connaissance de quelque chose qui n'existe pas, pourvu que cette connais
sance ne soit pas une intuition. La connaissance scientifique est de ce
genre. Portant sur des quiddités, scientia est objecii secundum quod
abslrahil ab existenlia acluali. Position d'ailleurs classique et liée à cette
autre qu'il n'y a de science que du général, car tout savoir scientifique
étant nécessaire, sa vérité ne saurait dépendre de l'existence ou de la
non existence de son objet. La science prouve donc qu'une connaissance
abstractive est possible, mais, d'autre part, la sensation prouve qu'une
connaissance intuitive est possible, car le sens atteint l'objet comme
existant et comme présent par son existence. Or si l'on admet qu'une
faculté supérieure contient au moins autant de perfection qu'une faculté
inférieure de même genre, on reconnaîtra qu'il doit être possible à
l'intellect, faculté cognitive suprême, de percevoir dans une intuition
l'existence même de son objet.
Deux remarques complémentaires doivent être faites. D'abord,
Duns Scot n'entend pas ici par inluiliva cognilio la vue directe d'un objet
de pensée quelconque. Nous avons déjà noté que la simple appréhension
d'une quiddité par l'intellect est, à sa manière, une intuition. C'est
l'intuition d'une abstraction, dont le cas type est la connaissance intuitive
d'un principe. La présente distinction signifie au contraire que la connais
sance intuitive proprement dite et au sens absolu du terme, porte sur
l'existant comme existant1. Ensuite, ces deux modes de connaissance
diffèrent en perfection comme en nature, et la plus parfaite est la connais
sance intuitive, car celle-ci n'atteint pas seulement, comme fait l'abstrac

1. « Et, ut brevibus utar verbis, primam (se. cognitionem) voco abstractivam, quae
est ipsius quidditatis secundum quod abstrahitur ab existentia actuali et non existentia ;
secundam, scilicet quae est quidditatis rei secundum ejus existentiam actualem, vel
quae est rei praesentis secundum talem existentiam, voco cognitionem intuitivam :
non prout intuitiva distinguitur contra discursivam, quia sic aliqua abstractiva est
intuitiva, ut cognitio principii, sed simpliciter intuitiva, eo modo quo dicimur intueri
rem sicut est in se ». Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 9, n. 6 ; t. II, p. 307.
l'ange et l'intellection 427
tion, l'espèce intelligible de l'essence1 mais l'objet présent connu comme
présent2.
Ceci dit, rappelons que l'ange ne saurait avoir une connaissance
intuitive de Dieu s'il ne disposait que de ses facultés naturelles de
connaître. C'est du moins l'opinion commune des théologiens. Il pourrait
néanmoins avoir de Dieu une connaissance naturelle abstraite, c'est-à-dire
concevoir distinctement l'essence divine au moyen d'une espèce intelli
gible qui la représenterait. Assurément, cette espèce ne la représenterait
pas comme présentement existante, mais l'ange en aurait une connaissance
distincte, encore qu'abstraite. Il n'y a même aucune raison de ne pas
admettre qu'une telle espèce représentative de l'essence divine soit innée
en lui dès l'origine. L'ange est une essence très noble, car il est l'intellect
créé le plus parfait qui soit ; rien, dans sa nature, ne s'oppose donc à ce
qu'il soit créé avec une espèce intelligible innée dont, après tout, aucun
intellect créé ne serait incapable, parce qu'elle n'excède pas sa perfection3.
Une telle créature disposerait naturellement de ce concept distinct de
Dieu dont la notion métaphysique d'« être infini » est pour nous la plus
haute approximation possible. Cette connaissance per speciem serait
analogue aux nôtres, en ce sens que l'ange ne serait pas nécessairement
fixé sur elle, mais en disposerait comme il lui plairait, de la même manière
que nous pensons à notre concept d'être infini quand nous voulons.
C'est même pourquoi une connaissance per speciem vaudrait mieux qu'une
intellection de Dieu directement causée en l'ange par Dieu lui-même, car
ne pouvant avoir qu'une intellection à la fois, l'ange ne pourrait plus
penser à rien d'autre, ou, s'il pensait à quelque chose d'autre, Dieu devrait

1. L'abstraction est à l'intuition comme l'imagination est au sens : « sensus enim


particularis est objecti secundum quod est per se vel in se existens ; phantasia cognoscit
idem secundum quod est praesens per speciem ; quae species posset esse ejus, licet
non esset existens vel praesens... ». Op. Ose., 1. II, d. 3, q. 9, n. 7 ; t. II, p. 307.
2. « Omnis intellectio abstractiva et non intuitiva est aliquo modo imperfecta :
cognitio autem intuitiva est objecti ut objectum est praesens in existentia actuali, et
hoc in se vel in alio eminenter continente totam entitatem ipsius ; ergo quae cognoscun-
tur intuitive ut objecta formalia distincta, vel unum eminenter continetur in alio,
vel utrumque secundum propriam existentiam terminat actum ut est ejus ». Op. Ox.,
1. I, d. 2, q. 7, a. 5, n. 42, t. I, p. 281. — « Omne objectum cognoscibile ab inferiori
potest esse cognoscibile a superiori aeque pcrfecte vel perfectius : nulla autem cognitio
abstractiva alicujus objecti perfectior est cognitio ne intuitiva; quia cognitio abstractiva
per speciem potest esse de re non existente in se praesentialiter, et ita non perfectissimc
cognoscitur, nec attingitur ». Op. Ox., 1. II, d. 9, q. 2, a. 5, n. 19 ; t. II, pp. 459-460.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 9, n. 8; t. II, p. 309. Leraptus de saint Paul semble lui avoir
laissé le souvenir d'un concept de ce genre, // Corinlh. XII, 3-4. — Noter, n. 9-10
(pp. 309-310), l'exègese philosophique de la doctrine d'Augustin sur la connaissance
malulina el vesperlina, dans De Gcnesi ad lilleram, 1. IV, c. 23-24 ; P. L., t. 34, c. 312-
313.
428 JEAN DUNS SCOT

la recréer en lui pour la lui rendre1. Quant à savoir ce que serait un tel
concept, cela nous est impossible précisément parce que nous ne l'avons
pas. Ce serait assurément la représentation conceptuelle de Dieu la plus
parfaite à laquelle un intellect fini puisse prétendre. Bref, ce serait le
« concept parfait de Dieu » accessible à la créature intellectuelle, mais ce
rie serait toujours qu'un concept2.
Supposons à présent que l'intellect angélique se tourne vers les créatures
autres que lui-même, comment les connaîtra-t-il? Certainement par des
raisons cognitives, c'est-à-dire par des espèces intelligibles, distinctes
des essences qu'elles représentent, et dont chacune correspond à une
quiddité distincte3. Duns Scot attache grande importance à ce dernier
point. Il s'agit, rappelons-le, d'espèces intelligibles créées, donc finies,
ce qui rend impossible qu'une d'entre elles soit capable de représenter
seule une infinité d'objets différents. En effet, plus une espèce intelligible
permet de connaître d'objets différents, plus elle est parfaite. Une espèce
qui permettrait d'en connaître une infinité serait elle-même infinie, ce
qui est le cas de Dieu, non celui de l'ange. Ajoutons que nulle espèce
intelligible créée ne permet à elle seule de connaître distinctement plusieurs
essences. Ici encore, le cas de Dieu est différent, car l'essence divine
incluant parfaitement tous les connaissables, il suffît que Dieu se connaisse
lui-même pour les connaître tous distinctement. Dans le cas de l'ange,
au contraire, chaque raison de connaître distincte porte sur un objet
distinct auquel elle est adéquate, mais dont aucun n'inclut en soi tous
les objets créés. Une espèce intelligible distincte lui ferait donc connaître
distinctement une essence et confusément plusieurs autres, mais non pas
toutes les essences distinctement4 :
Admettons donc que l'ange connaisse les autres êtres par espèces
intelligibles créées avec lui, donc innées, et dont chacune corresponde à
une essence distincte. Ceci n'explique pas toute sa connaissance, car il
ne connaît pas seulement les essences, mais les individus. Or il n'en a

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 9, n. 11 ; t. II, p. 311. — Cf. loc. cit., n. 17, p. 315.
2. Et pas même le concept do Dieu absolument le plus parfait possible, car un
concept « adéquat » de Dieu se tirerait de l'essence divine même, non d'une specia
représentative de cette essence : loc. cil., n. 13, p. 312. Entre une species finie et un objet
in fini, la seule perfection concevable tient à la i proportion du représentant au
représenté •, n. 13, p. 313.
3. Duns Scot s'oppose ici à la thèse selon laquelle l'ange connaîtrait les autres êtres
en vertu d'un habitua scienlialis unique. Exposé de cette thèse, Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 10,
n. 3-5 ; t. II, pp. 317-319 ; réfutation, loc. cit., n. 12-13, pp. 324-326.
4. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 10, n. 8 ; t. II, pp. 321-322. Ce qui est vrai de l'espèce et de
l'objet, l'est aussi de l'acte cognitif, car chaque rulin cognoscendi ne peut avoir qu'un
beul acte cognitif qui lui soit adéquat : loc. cit., n. 9, p. 322.
l'ange et l'intellection 429
pas d'espèces innées : simililudo singularis non est sibi concreala. Rien
d'ailleurs de plus aisé à comprendre, car il peut y avoir une infinité
d'individus, ce qui supposerait, pour que l'ange pût les connaître, qu'il
eût une infinité actuelle d'espèces intelligibles innées. L'infini actuel étant
impossible, l'hypothèse est absurde, mais pour que l'ange puisse acquérir
des connaissances qu'il ne possède pas, il doit pouvoir les tirer des choses
elles-mêmes. Ainsi, l'ange peut progresser en tirant des singuliers la
connaissance qu'il en acquiert1.
Certains, dont Thomas d'Aquin, l'ont nié, mais on peut le prouver à
partir de leurs propres principes, car eux-mêmes admettent que l'ange
possède un intellect agent. L'homme en a un, comment l'ange, qui lui
est supérieur en intellectualité, n'en aurait-il pas un? Reste donc à
savoir quel peut être l'objet premier d'un tel intellect. Cet objet doit être
adéquat à tout ce que l'ange peut connaître, et puisque l'adversaire admet
que l'ange peut connaître les singuliers, l'objet premier de son intellect
doit inclure virtuellement tous les singuliers. Or Dieu seul peut les
connaître par son essence. Il reste donc que l'objet adéquat de l'intellect
angélique soit quelque chose de commun, d'une communauté de prédi
cation ou d'analogie, à l'égard de tout ce qui lui est connaissable, intelli
gibles et sensibles compris. Mais les sensibles ne sont intelligibles qu'en
puissance seulement, il faut donc que l'ange ait un intellect agent pour
les rendre intelligibles en acte, ce qu'il s'agissait de démontrer2.
Il est de toute manière certain que l'ange a un intellect possible, car
quelle que soit l'origine de ses connaissances, et même si elles ne lui
viennent que de Dieu, il lui faut bien les recevoir. La possibilité de son
intellect à l'égard de l'espèce intelligible est nécessairement antérieure,
non dans le temps mais par nature, à l'acte par lequel il la reçoit. Si Dieu
avait créé nos âmes pourvues des espèces de tous les intelligibles, il nous

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 11, n. 1 ; t. II, p. 333. Thomas d'Aquin admettait déjà,
comme fait Duns Scot, que l'ange ne connait pas les êtres par sa propre substance
(Sum. theol., P. I, q. 55, a. 1) mais, contrairement à Duns Scot, il niait que l'ange pût
tirer aucune connaissance du sensible (Sum. theol., P. I, q. 55, a. 2). Selon lui, les espèces
par lesquelles les anges connaissent leur sont connaturelles. Duns Scot vise certaine
ment au moins un des arguments de saint Thomas : cf. Sum. theol., I, 55, 2, ad 2m et
Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 11, n. 3 ; t. II, p. 335, c Item non convenit... ». Duns Scot s'étonne
d'ailleurs que, soutenant cette thèse, Thomas d'Aquin accorde pourtant à l'ange la
connaissance du singulier (Sum. theol., P. I, q. 57, a. 2), parce que l'ange a charge du
singulier, donc il le connaît (Thomas, Sed conlra... ; Scot, Quia angelus) ; parce que le
supérieur unit en soi ce qui est dispersé dans les inférieurs (Thomas, El ideo aliler... ;
Scot, Item quod conlinelur...) ; parce qu'Aristote nie contre Empédocle que Dieu ne
connaisse pas la discorde (Thomas, Unde Arisloteles..., Scot, Item III Melaph...).
Duns Scot avait certainement cet article sous les yeux, ou une analyse exacte de cet
article, en rédigeant son propre texte.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1 1, n. 4 ; t. II, p. 336.
430 JEAN DUNS SCOT

faudrait encore un intellect agent et un intellect possible, parce que la


nature de l'âme humaine l'exige. Puisqu'il était homme, le Christ a
possédé ces deux intellects, et l'ange aussi les aurait, même s'il n'avait
pas besoin de s'en servir. Mais il en a besoin, car n'ayant pas en soi seul
de quoi connaître les corps, l'ange en dépend dans la connaissance qu'il
en a. On objectera peut-être que sa perfection lui interdit une telle dépen
dance, mais ce serait un sophisme, car on ne saurait conclure : l'ange
ne dépend pas du corps à titre d'acte du corps, donc il ne dépend pas du
corps comme de son objet de connaissance. Pour n'avoir rien à recevoir
du dehors, il faudrait que l'ange fût Dieu1.
Toute cette discussion présuppose chez Duns Scot un vif souci de ne
pas déprécier la nature. Un ange qui ne connaîtrait rien qu'en vertu d'une
science infuse tout entière venue de Dieu, si bien qu'au cas où elle ne lui
eût pas été donnée, il serait resté passif comme une souche, voilà ce que
notre Docteur estime incroyable. Un tel être ne serait pas plus une
substance intellectuelle que ne l'est une pierre2. En fait, l'ange peut
connaître le singulier dans sa singularité même, et comme la singularité
d'un être n'est incluse dans aucune universalité, il faut bien admettre que
l'ange s'en instruit par des espèces propres dont chacune représente le
singulier dans sa singularité même. A moins d'admettre que Dieu crée
en lui une infinité de telles espèces, ce que nous savons absurde, on doit
conclure que l'ange tire du singulier sa connaissance du singulier.
D'ailleurs, même si l'ange avait des espèces innées de tous les singuliers
possibles, cela ne suffirait pas à lui faire connaître parmi ces innombrables
singuliers, ceux qui existent. Supposons qu'il eût la notion de « Socrate »
et celle de « course », jamais il n'en déduirait que « Socrate court », car
cette proposition est contingente comme toutes celles du même genre.
Pour apprendre à l'ange que Socrate court, il faut que Socrate existe,
qu'il soit en train de courir et que l'ange le voie3. Il y a donc au moins
un mode de connaissance des choses que l'ange ne peut acquérir sans elles,
c'est la connaissance intuitive de leur existence, car il pourrait en avoir
sans elles une connaissance abstraite mais, sans elles, il n'en peut avoir
l'intuition : ad cognilionem inluiliuam rei necessario concurrit objeclum

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 11, n. 6 ; t. II, pp. 337-338. I.a crilique du mode de connais
sance du singulier que certains attribuent aux anges « per eflluxum a Deo • (/oc. cit.,
n. 7, pp. 338-339) vise directement THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I, q. 57, a. 2,
Resp., « Manifestum est autem
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1 1 , n. 9 ; t. II, p. 340 : « Contra istam
3. Loc.cit.,D. 11 ; t. II, p. 342. Cf. Op. Oz.,1. II, d. 9, q. 2, a. 3, n. 10; t. II, pp. 451-
452.
l'ange et l'intellection 431
reale, vel ipsa res ul praesens1. En somme, l'intellect angélique peut,
comme le nôtre, recevoir des espèces du sensible, et l'on raisonne à rebours
en disant que sa perfection le lui interdit. Le contraire est vrai : s'il en a
besoin pour acquérir toute la perfection dont il est capable, l'ange peut
assurément le faire puisque la nature sensitive le peut2.
Cette conclusion permet de prévoir que le rapport de l'intellect à
l'objet sera différent chez Duns Scot de ce qu'il était chez Thomas d'Aquin.
Ni la forme n'est ici individuée par la matière, ni le principe même d'indi-
viduation n'est matériel. Un monde de corps dont les natures restent de
soi les mêmes sous la singularité comme sous l'universalité et où la singu
larité même de chaque singulier, loin de tenir à sa matière, est l'ultime
actualité de sa forme, ne s'offre pas à la lecture de l'intellect comme
un corps opaque à sa lumière. L'ange peut, sans se déshonorer, apprendre
par intuition ou concevoir par abstraction jusqu'aux existences singulières
qui le composent, car tout y possède l'être, et la matière même, puisqu'elle
est, s'y offre à l'intellect avec sa propre intelligibilité.

1. Loc. cil., a. 12; t. II, p. 343. Un peu plus loin : « ergo oportet quod angelus
accipiat ipsam a re ipsa singulari, si non habet eam, vel ad hoc quod possit eam habere.
Probo quod possit eam habere ; quia possibile est imperfection potentiae ; ergo et
perfection, est enim possibilis potentiae sensitivae ». Cf. Op. Ox., 1. II, d. 9, q. 2, a. 5,
n. 34 ; t. II, pp. 474-475 : « Ad ultimum... », et n. 36, p. 476, où Duns Scot observe que,
dans l'ordre de la détermination à l'objet, « intellectus divinus est ad determinatum
singulare ».
2. Loc. cil., n. 12; t. II, p. 343. Cf. 1. II, d. 9, q. 2, a. 3, n. 11; t. II,
p. 453 : c Praeterea, rationes suae... ». — Sur la manière dont un ange parle à l'autre,
• causando in eo conceptum immediate illius objecti de quo loquitur », voir Op. Ox.,
1. II, d. 9, q. 2, a. 4, n. 15 ; t. II, p. 456 ; et même à distance, n. 16, p. 457. — Sur les
effets produits dans l'ange à qui parle un autre ange, loc. cil., n. 20, pp. 460-462. —
Comment un ange peut parler à l'un sans parler à l'autre, n. 24, p. 464.
CHAPITRE VI

LA MATIÈRE

En commentant le texte de Pierre Lombard, Duns Scot rencontre le


problème de la distinction entre personnes, qui suppose résolu celui de
l'individuation ; mais cette question l'intéresse si vivement, que sans
attendre le moment où il devra traiter des créatures corporelles, il introduit
immédiatement le problème de la distinction individuelle dans les
substances matérielles. Comme ce qu'il en dit prêterait à malentendu
si nous ne précisions d'abord la nature de la matière, nous examinerons
cette dernière avant de chercher la cause de son individuation.

I. L'ÊTRE DE LA MATIÈRE

La matière existe-t-elle? En posant cette question, Duns Scot ne


demande pas simplement s'il y a, dans les êtres corporels, un élément
joint à la forme et qu'on peut désigner du nom de matière. Il veut savoir
si, dans les êtres soumis à génération et à corruption, il existe une réalité
positive (aliqua enlilas positiva), c'est-à-dire douée d'un être propre et
réellement distinct de celui de la forme1. Duns Scot répondra par l'affir
mative, car le composé ne mériterait pas ce nom s'il ne comprenait au
moins deux éléments et la matière ne serait pas un de ces éléments si
elle n'avait pas de réalité positive qui lui fût propre. Ce n'est pourtant
pas l'opinion de tous les philosophes et l'on doit examiner leurs raisons.
Il y a d'abord ceux qui ne tiennent pas la matière pour l'un des éléments
du concret, non parce qu'elle ne serait rien, mais parce qu'elle serait
tout. Ce sont, comme l'on dirait aujourd'hui, des matérialistes. Selon
cette opinion, la seule réalité positive que l'on puisse trouver dans l'être
engendrable et corruptible est la matière. Pour expliquer la hiérarchie

1. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 1 ; t. II, p. 497.


l'être de la matière 433
des êtres, ses partisans admettent que la matière progresse dans l'être
de degré en degré, mais ils précisent que le terme de chacun de ses
progrès lui est toujours intrinsèque, non extrinsèque. On peut donner à
ce terme le nom de forme, mais à condition de la considérer comme
intrinsèque à la matière. En d'autres termes, la forme ainsi entendue
n'est que la matière même sous l'une quelconque de ses propres déter
minations1.
Duns Scot ne nomme personne et nous ne savons s'il vise ici quelqu'un
en particulier, mais ce matérialisme trahit au moins l'esprit d'une tradi
tion bien connue, celle d'Alexandre d'Aphrodise2. Ce n'est d'ailleurs pas
exactement pour son matérialisme que cette thèse est ici rejetée, mais
parce qu'en réduisant le concret à un seul élément, on le détruit en tant
que concret. La preuve en est que sa génération et corruption deviennent
alors inexplicables, car dans une génération naturelle, par exemple, il
faut que le terme engendré remplace un terme contraire ; or ce passage
d'un contraire à l'autre ne peut se faire que dans un élément commun,
qui ne soit ni l'un ni l'autre terme et, ne pouvant recevoir à la fois ces
contraires, les reçoive successivement. C'est ce qu'on nomme « matière ».
Deux éléments au moins sont donc requis pour qu'il puisse y avoir géné
ration ou corruption. Duns Scot fait d'ailleurs observer qu'on les rendrait
également inexplicables en réduisant ce genre d'êtres à la forme seule.
Il n'y a entre ces deux positions qu'une différence verbale : differunt
opiniones istae solum in voce el non in re3.
Il y a donc de la matière, mais quel genre de réalité doit-on lui
attribuer? Assurément, celle d'une puissance, car son rôle dans la géné
ration est d'être en puissance à l'égard des formes. Mais il y a deux
espèces de puissance, l'une « objective », l'autre « subjective ». Il se peut
que ce soit dans les deux cas la même puissance envisagée sous deux

1. Op. Ox., I. II, d. 12, q. 1, n. 3 ; t. II, p. 498-499.


2. Voir G. Théry, O. P., Autour du décrel de 1210: II. — Alexandre d'Aphrodise,
aperçu sur l'influence de sa noétique (Bib. thomiste, VII), Paris, J. Vrin, 1926 ; notam
ment, pp. 32-33, la citation de L. Mabilleau, Élude hislorique sur la philosophie de la
Renaissance en Ilalie (Cesare Cremonini), Paris, 1881, p. 283 : « L'individu n'étant que
l'unité indissoluble de la matière et de la forme (deux termes dont la séparation serait
en contradiction) la forme elle-même doit être dite matérielle ».
3. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 3 ; t. II, p. 498. Duns Scot fait observer plus loin que
même la notion de • degrés d'être » devient inintelligible si l'on réduit les choses à la
matière, car deux degrés quelconques seraient identiques à un troisième, qui serait
précisément la matière. Il n'y aurait donc pas de degrés. Enfin, et ici la doctrine
d'Alexandre d'Aphrodise est certainement visée : « il est certain que l'âme intellective
ne peut être un degré intrinsèque de la matière car elle est le terme d'une création ».
Loc. cit. n. 9 ; t. II. pp. 502-503. — Contre la possibilité de réduire le corruptible à la
forme seule, loc. cil. n. 6 p. 500.
434 JEAN DUNS SCOT

rapports différents, mais il se peut aussi que l'une existe sans l'autre.
La puissance « objective » est le terme même qu'elle peut devenir, comme
lorsqu'on dit qu'un marbre est statue « en puissance ». La puissance
« subjective » est le sujet même qui est en puissance à l'égard d'un terme.
Dans notre exemple, c'est la même chose qui est à la fois son terme en
puissance et le sujet en puissance à l'égard de ce terme, statue ;en puissance
et ce qui peut devenir statue, mais nous disions qu'une de ces puissances
peut exister sans l'autre, ce qui est le cas du creabile. En tant que tel,
le créable est en puissance « objective » seulement à l'être qu'il peut
devenir, non en puissance « subjective »,car avant d'être créé, il ne saurait
être sujet, il n'est rien1.
On remarquera qu'attribuer à la puissance de la matière un rôle de
sujet, entraîne à lui reconnaître, lorsqu'elle joue ce rôle, une réalité propre.
Pour être sujet, elle doit être quelque chose. C'est d'ailleurs ce que d'autres
contestent. Selon ces derniers, la matière ne peut être qu'en puissance
« objective », c'est-à-dire que, n'ayant de soi aucune réalité subjective,
elle est la simple possibilité de devenir quelque chose en vertu d'une ou
plusieurs causes.
C'est là une erreur, comme on peut s'en convaincre en revenant au point
de départ du problème. Il s'agit, rappelons-le, d'expliquer que des géné
rations et des corruptions soient possibles, ce qui requiert qu'il y ait au
moins deux termes, la matière et la forme. C'est d'ailleurs la doctrine
constante d'Aristote. Or, si la matière n'a aucune réalité propre, c'est-
à-dire « subjective », elle n'est rien, c'est-à-dire que l'un des deux termes
de la génération disparaît, et la génération avec elle. Il n'y aurait plus
d'êtres composés, tous seraient simples, et puisqu'on dit que la seule
manière dont la blancheur, par exemple, puisse « être en puissance » est
pour elle d'exister dans la puissance active de sa cause, on ne voit pas
pourquoi toutes les causes ne produiraient pas d'un seul coup tous leurs
effets possibles. Ce qui limite leur efficace n'est-il pas justement cette
puissance subjective de la matière, dont les dispositions sont requises
pour que l'effet puisse s'y produire? Mais si, d'elle-même, elle n'est rien
de réel, elle ne peut jouer aucun rôle, pas même celui de recevoir et de
canaliser l'efficace des causes. Ainsi, d'une part, si la matière n'était rien
de subjectivement réel, tout le feu, par exemple, devrait pouvoir être
produit à la fois, mais, d'autre part, il n'y aurait rien qui pût brûler.
Il est remarquable que Duns Scot soit ici certain d'interpréter exacte
ment la pensée d'Aristote. La matière aristotélicienne est le réceptacle

1. Op. Ox., }. II d. 12, q. 1, n. 10 ; t. II p. 503.


l'être de la matière 435
de la forme ; si elle n'était rien, comment pourrait-elle recevoir? El ideo
ponens materiam solum in potentia objectiva, el non subjectiva, negat
omnem ralionem Philosophi de maleria1.
La position scotiste diffère ici de celle qu'avaient adoptée non seule
ment Thomas d'Aquin, mais la plupart de ceux qui s'étaient réclamés
d'Aristote. Tous accordaient, comme fait Duns Scot, que la matière est
le sujet de la transmutation substantielle, mais peu eussent admis qu'elle
fût concevable comme douée d'une entité propre à part de la forme.
Si on veut la prendre en soi, disait saint Thomas, elle n'est pas ens aliquid
actu existens, mais en puissance à l'être en acte2. Mais bien d'autres que
lui disaient alors la même chose et ce n'est pas à lui personnellement, c'est
à la thèse même que Duns Scot semble ici s'opposer. Ajoutons qu'une
fois de plus sa doctrine se rattache en ce point à la tradition augustinienne,
et que Duns Scot le sait, car il cite le texte célèbre des Confessions, XII,
7 : Duo fecisti, Domine; unum prope te el aliud prope nihil3. Il faut être
encore quelque chose pour être proche du néant.
Mais ce n'est pas d'abord sur Augustin, c'est sur Aristote que son
argumentation s'appuie4. Les fonctions attribuées à la matière par le
Philosophe sont trop nombreuses et importantes pour qu'on puisse les
attribuer au néant. Elle est par soi un principe de la nature5 ; elle est
par soi l'une des causes6 ; elle est par soi sujet des mutations substan
tielles7, et si l'on veut ajouter Augustin à Aristote, elle est, comme on
vient de voir, le terme d'un acte créateur. Il est donc impossible qu'elle
ne soit rien de plus qu'une puissance « objective », mais il faut qu'elle

1. Loe. cit., ibid.


2. Thomas d'Aquin. In VIII Melaph., lect. 1 éd. M.-R. Cathala, n. 1687.
3. Cf. c Nonne tu, Domine, docuisti me, quod priusquam istam informem materiam
formares atque distingueres, non erat aliquid, non color, non figura, non corpus, non
spiritus ? Non tamcn omnino nihil : erat quaedam informitas sine ulla specie ».
Augustin, Conf., XII, 3, 3; éd. Labriolle, t. II, p. 331. — c Quiddam inter formam
et nihil nec formatum nec nihil, informe prope nihil », op. cit., XII, 6, 6, p. 333. —
Cette « informis materia « est ce dont la Genèse affirme la création sous le nom de
« terra », op. cil., XII, 7, 7, p. 334. — « de materia informi, quam fecisti de nulla re
paene nullam rem », op. cit., XII, 8, 8, p. 335, etc. Ceci est encore un point où , sous la
pression d'Augustin, Duns Scot se sépare de la tradition d'Avicenne ; cf. Àlgazel's
Melaphysics, I, 1, 3 ; éd. J. T. Muckle, p. 16.
4. Exactement, l'autorité d'Augustin est ici plutôt théologique, mais Duns Scot
ne néglige pas de s'appuyer sur elle. Si terra, dans la Genèse, signifie materia, il est
écrit que Dieu a créé la matière ; donc elle doit exister à titre d'effet créé : « et est
terminus creationis, patet, et secundum hoc est realitas distincta a forma, ex eisdem
causis, et est quid positivum, quia receptivum formae ». Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 11 ;
t. II, p. 504.
5. Abistote, Phys. I, 7, 191 a 8-14.
6. Aristote, Phys. II, 3, 198 a 22-24.
7. AmsTOTt:, Phys. IV, 9, 217 a 22-26.
436 JEAN DUNS SCOT

soit en puissance « subjective », c'est-à-dire un sujet1. Doit-on dire :


«une puissance subjective existant en acte», ou «un acte»? C'est sans
importance, pourvu qu'on la pose comme douée d'une réalité et d'une
existence propres, au sens où l'on entend par être en acte, ou être acte,
ce qui est hors de sa cause. Or on ne peut éviter de le faire, car puisque
la matière est une des causes de l'être, il faut bien qu'elle-même soit de
l'être, à moins qu'on ne veuille que l'être ait le néant pour cause, ce qui
est impossible2.
Ce sont là, aux yeux de Duns Scot, des certitudes absolues. L'engen-
drable ne peut être simple : c'est absurde. Donc il est composé de matière
et de forme, mais si la matière n'est rien, il est composé de rien et de
quelque chose, ce qui n'est pas moins absurde. D'où cette conclusion :
« La matière a une certaine réalité (eniilalem) positive hors de l'intellect
et de sa cause, et c'est en vertu de cette réalité qu'elle peut recevoir les
formes substantielles, qui sont des actes tout court »3.
On voit poindre ici un principe d'explication qui peut aider à com
prendre Duns Scot. Les formes substantielles, dit-il, sont aclus simpliciter;
d'autre part, puisqu'elle est quelque chose (aliquid), la matière aussi
est acte ; elle doit donc l'être en un sens restreint. En effet, elle est de
tous les êtres celui dont l'actualité est la moindre et par conséquent celui
où la puissance est au maximum. Il le faut bien. Puisqu'elle est le récep
tacle de toutes les formes substantielles et même accidentelles, elle est
éminemment en puissance à leur égard. On ne trahirait sans doute pas
la pensée de Duns Scot en disant que, pour lui, la matière est l'être dont
l'acte consiste à être en puissance à l'égard de tous les actes. En revanche,
sa potentialité ne consiste pas à ne rien être, mais à ne posséder de soi-
même aucune détermination spécifique. Elle n'a pas d'acte qui la distingue,
qui la divise, qu'elle reçoive ni qui l'informe en lui conférant son être

1. Ici encore, Duns Scot peut se réclamer des textes où Aristote dit de la matière
qu'elle est « nature », comme étant le « sujet » immédiat en toute chose qui possède en
soi le principe du mouvement et du changement : Phys. II, 1, 193 a 28-31. Cf. IV,
2, 226 a 10-11.
2. Op. Ox., l.II, d. 12, q. 1, n. 11 ; t. Il, p. 504. La matière ne reçoit donc pas l'aie
de sa forme ; elle a le sien : In Melaph., 1. VIII, q. 3, n. 5.
3. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 13 ; t. II, p. 505. — Assurément, la forme est plus
être que la matière, mais celle-ci n'est pas matière en vertu d'une forme qui serait celle
de la matérialité : « Potest dici quod forma est magis ens, née tamen est causa consti
tuons esse materiale, sed est causa concurrens ad esse compositi constituendi, et ideo
potest separari forma a materia ; sicut e converse •. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2, n. 10;
t. II, p. 520. Bien entendu, une matière sans forme serait différente de celle qui ne
peut exister que sous une forme ; il peut donc y avoir des matières premières diffé
rentes, toutes Individuées et numériquement distinctes : Op. Ox., 1. IV, d. 11, q. 3,
n. 15.
L'ÊTRE DE LA MATIÈRE 437
spécifique de matière. Qu'est-elle donc? dira-t-on, Si on pouvait la
définir, elle ne serait pas matière, mais forme. Ce qu'il y a de certain,
c'est que le sujet récepteur de l'acte de la forme, donc l'une des causes
du composé, ne peut pas n'être rien, parce que le néant ne peut rien
recevoir1. C'est là, semble-t-il, le dernier mot de Duns Scot sur la question.
Contre cette position, il y a des objections classiques. D'abord, si le
sujet de la génération est acte, il ne peut plus y avoir vraiment génération,
mais simple altération. En effet, tout ce qui advient à l'être en acte est
pour lui accident ; si donc la matière est être en acte, ou possède une
entité actuelle qui la contredistingue de la forme, tout ce qui lui
surviendra constituera avec elle une unité par accident ; il y aura donc,
comme nous disions, altération plutôt que mutation substantielle. Ensuite,
de deux êtres en acte, il est impossible de faire quelque chose d'un par
soi ; si donc la matière est acte, elle ne peut former une unité par soi en
s'unissant à la forme et jamais un per se unum ne résultera de leur
composition.
Duns Scot n'est pas insensible à ces difficultés, mais que pèsent-elles
contre les nécessités que nous avons déjà constatées? Il s'agit, rappelons-
le, d'expliquer comment les générations et corruptions sont possibles.
Car il y en a, c'est un fait ; on doit donc pouvoir les expliquer. Or, dès
que nous posons le problème, nous entrons inévitablement dans le même
cercle d'hypothèses et de réponses. Si la chose engendrable est simple,
à titre de forme, elle ne saurait être engendrée ni se corrompre. Si elle
est composée d'une forme en acte et d'une matière privée de toute
actualité, autant dire qu'elle est composée de quelque chose et de rien,
ce qui n'a pas de sens. On revient ainsi à la même conclusion : tout être
engendrable doit nécessairement se composer « de quelque chose et de
quelque chose », donc ici de matière et de forme.
On objectera sans doute de nouveau que, de l'union de deux actes,
on ne saurait obtenir un unum per se, mais la difficulté n'est pas insur
montable. Si l'on admet qu'une chose puisse être substantiellement une

1. Voici ce texte capital : « Tamen dicitur ens in potentia, quia quanto aliquid
habet minus de actu, tanto magis est in potentia ; et quia rnateria est receptiva omnium
formarum eubstantialium et accidentalium, ideo maxime est in potentia respeclu
earum, et ideo deflnitur per esse in potentia secundum Aristotelcm ; non enim habet
actum distinguentem, vel dividentem, vel receptum, vel informantem et dantem sibi
esse speciflcum. Ex quo tamen est receptivum istius actus, per suppositum, et est
causa compositi, non potest esse nihil, quia nihil non est alicujus receptivum «. Op.
Of., l. II, d. 12, q. 1, n. 11 ; t. II, p. 504. — En sens contraire, THOMAS D'AQUIN, Sum.
Iheol., P. I, q. 66, a. 1, ad 3m : « Accidens, cum sit forma, est actus quidam ; materia
autem, secundum id quod est, est ens in potentia. Unde magis répugnât materiae esse
in aetu 8ine forma quam accident! sine subjecto >.
438 JEAN DUNS SCOT

tout en étant composée, rien n'interdit d'admettre qu'elle le soit d'entités


actuelles réellement distinctes. Il le faut même, car si ses éléments n'étaient
pas des êtres distincts, en quel sens serait-elle composée ? Il est vrai qu'on
veut lui refuser d'être un unum per se, mais de quel droit? Dans l'être
commun, l'unité est la même chose que l'être ou, en tout cas, sa
propriété immédiate. En d'autres termes, chaque être a son unité propre,
et il l'a de plein droit. Ceci, qui est une évidence première, ne se démontre
pas, car l'« être » et l'« un » sont des transcendantaux ; ils n'ont donc
pas de définitions à partir desquelles on puisse démontrer l'un de l'autre.
En tout cas, si l'« un » est une propriété médiate de l'« être », ce par quoi
l'un est inhérent à l'être nous est inconnu. Mais ce qui est vrai de l'ens
commune l'est aussi de l'être déterminé à une espèce. Composé ou non
d'éléments réellement distincts, dès lors qu'il existe à titre de composé,
il a son unité propre. Et c'est là notre réponse. Lorsqu'on demande :
« Pourquoi ce composé que voici est-il un par soi? », il n'y a rien d'autre
à répondre, sinon : « Parce qu'il a telle forme, par laquelle il est être
par soi, donc aussi un par soi ». Il n'y a pas à rendre d'autre raison du
composé. Ce qui, par soi, est être, peut être simple ou composé ; ce qui,
de soi, possède cette propriété immédiate de l'être qu'est l'unité, peut
être, lui aussi, soit simple soit composé1.
Le fond de la position n'a donc pas bougé. Duns Scot n'ignore pas le
sens de l'objection qu'on lui oppose. Il sait quelle différence il y a entre
une forme substantielle et une forme accidentelle, donc entre l'un par soi
que cause la première et l'un par accident que cause la seconde, mais il
tient l'objection pour dénuée de pertinence. Si la forme et la matière
composent un unum per se, c'est, selon Aristote, parce que la nature de
la matière est d'être totalement réceptive et que celle de l'acte consiste
essentiellement à informer la matière. Ici, acte et puissance, forme et
matière, sont causes intrinsèques du composé. Il ne saurait exister sans
l'une et l'autre. L'homme, par exemple, ne serait pas homme sans son
âme ou sans la matière de son corps. Mais il peut être homme sans être
blanc ; ce n'est donc pas per se, en raison de la substance qu'il est, que
l'homme est en puissance à l'égard de la blancheur, et c'est pourquoi
« homme » et « blancheur » ne forment qu'une unité par accident2. Ce n'est
donc pas l'actualité de la puissance matérielle qui peut l'empêcher de
composer avec la forme un unum per se. Au contraire, c'est parce qu'elle

6. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 13 ; t. II, pp. 505-506. — Pour une conciliation de
cette position avec les textes d'Aristote, voir In Melaph., 1. VII, a. 5, n. 4-5.
1. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 14 ; t. II, pp. 506.
L'ÊTRE DE LA MATIÈRE 439
est réceptivité pure qu'elle peut en composer un, et si elle n'était rien,
ne composant avec rien, elle ne composerait rien du tout.
A partir de là, on peut continuer la discussion, mais elle devient verbale.
Par exemple, si l'on définit l'acte par opposition à ce qui reçoit l'acte,
il est clair que la matière ne saurait être acte, puisqu'elle est réceptrice
de l'acte en quelque sorte par définition, mais c'est une querelle de mots.
Ou encore, si l'on objecte qu'il ne peut plus y avoir génération, mais
seulement altération, on raisonne comme si nous disions que la matière
est telle par l'acte de quelque forme qui la spécifierait comme matière.
C'est ce que faisaient les Anciens à qui Aristote reproche d'avoir trans
formé toutes les générations en altérations. Et il avait raison contre eux,
mais on a tort contre nous, car nous ne disons pas que la matière soit
actualisée et distinguée du reste par une forme substantielle propre ;
au contraire, nous disons que le propre de la matière est d'être ce qui,
essentiellement dépourvu de forme, compose avec celles qu'elle reçoit
de» substances dont la naissance est une génération.
Duns Scot se meut donc dans un univers où chaque chose a l'unité qui
convient à son genre d'être. Puisque l'être peut être simple ou composé,
l'unité peut être simple ou composée. L'être par soi est un par soi ; l'être
par accident est un par accident ; l'être qui n'est qu'un agrégat, ou un
tas, a l'unité d'un agrégat ou d'un tas ; il y a même des choses qui n'ont
d'autre unité que celle d'un ordre, elles ont donc une « unité d'ordre »
en tant qu'ordonnées à un terme, qui, lui-même, est un1. Dans ce même
univers, il reste vrai de dire avec Aristote que la puissance et l'acte
divisent tout l'être, mais cela ne signifie pas que tout soit ou puissance
ou acte. Au contraire, cela signifie qu'il n'y a rien dans le concret qui ne
soit, en un sens, puissance, et en un autre sens, acte. Comment être sans
être acte? Si donc la matière est, ce dont nul ne doute, elle est l'actualité
propre de la possibilité à l'égard de la forme2. C'est de là qu'il nous faut
partir afin de définir leur distinction.
Elles sont radicalement distinctes : sunt omnino alterius rationis et
primo diversa. Cette proposition ne contredit en rien celle qui accorde un
être actuel à la matière, car Duns Scot vient de dissocier les deux notions
d'« acte » et de « forme », non pas, comme avait fait saint Thomas, pour

1. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 14 ; t. II, p. 506.


t. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 15 ; t. II, p. 507. Cf. « Ad aliud de actu, dico quod si
acclpia actum pro actu informante, materia non est actus ; si autem accipias actum
pro omni eo quod est extra causam suuin, sic materia potest dici ena actu, vel actus.
Sed secundum communem modum loquendi, esse actu attribuitur et appropriatur
formae •. Loc. cit., n. 20 ; t. II, p. 511.
440 JEAN DUNS SCOT

étendre la notion d'acte de la forme à l'acte d'exister, mais pour ['étendre


de la forme à l'être réel quel qu'il soit. La forme reste acte dans le scotisme
comme- elle l'était dans le thomisme, mais tout ce qui est être est actuel,
même s'il n'est point forme. Duns Scot nous invite donc ici à concevoir
deux entités distinctes, celle de la matérialité et celle de la formalité,
telles que rien de ce qui appartient à l'une n'appartienne à l'autre. Assuré
ment, l'une et l'autre sont de l'être, mais la matérialité en tant que telle
ne contient aucune trace de formalité, ni inversement. Leurs entités
s'excluent mutuellement, comme l'être de ce qui est le déterminable
seulement et l'être de ce qui est le déterminant seulement. Pour se
distinguer radicalement, et que la détermination essentielle de l'une
exclue celle de l'autre, il faut que toutes deux soient de l'être
actuel : l'une, l'être du pur déterminable, l'autre celui du pur déter
minant. Mais comme plus deux choses sont formellement distinctes, plus
elfes sont aptes à s'unir et à constituer une unité par soi, on peut dire
que la distinction radicale de ces deux éléments réels, bien loin de s'y
opposer, fonde la possibilité de leur union1. Ce n'est pas la similitude des
natures, mais la convenance de leur rapport, qui fonde leur aptitude à
s'unir, et il peut y avoir une telle convenance entre des éléments immédia
tement divers. Concluons avec Duns Scot : « Je dis donc qu'il y a pour
moi contradiction, à ce que la matière soit terme d'une création et partie
d'un composé sans avoir un certain être, alors qu'elle est une certaine
essence ; en effet, qu'une certaine essence soit hors de sa cause, sans
avoir quelque être par lequel elle soit essence, c'est pour moi une contra
diction »*.
Deux conséquences remarquables suivent de cette conclusion : dans la
doctrine de Duns Scot, la matière est connaissable à part et peut exister
à part.
Elle est connaissable à part, justement parce qu'elle possède en propre
un être distinct de celui de la forme. On objectera que, selon Aristote,
la matière n'est connaissable qu'en rapport avec la forme ; mais on le
lui fait dire, car ce n'est pas ce qu'il dit. Aristote donne à entendre dans

1. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 16 ; t. II, p. 508. En accord avec cette thèse, Duns
Scot enseigne que la matière est de la quiddité de l'espèce. Entendons, évidemment, la
matière commune, non la matière individuelle et accidentelle, ni celle du tout. Bref,
la quiddité de l'espèce inclut la matière requise par cette quiddité : In Melaplt., 1. VII,
q. 16, n. 6.
2. i Oico igitur quod mihi est contradictio quod materia ait terminus crealionis et
pars compositi, et quod non babeat aliquod esse, cum tamen sit aliqua essentia; quod
enim aliqua essentia sit extra causant suam, et quod non habeat aliquod esse quo sit
essentia, est midi contradictio •. Ibid.
L'ÊTRE DE LA MATIÈRE 441
ce passage, que si connus ou connaissables soient-ils en soi et par soi, la
matière, ou sujet, sont néanmoins connaissables par rapport à la forme1.
Jusqu'au livre V de sa Physique, Aristote parle du mouvement en général
et ce qu'il dit de la matière comme sujet, vaut pour l'altération et pour
la génération. Or il est vrai que, dans tous ces cas, la matière n'est pas
connaissable par soi : elle ne l'est que comme sujet du changement que
l'on peut observer ; mais ceci ne prouve pas que, d'elle-même, elle ne
soit pas connaissable. En fait, elle l'est, bien qu'elle ne le soit pas par nous.
En ce qui est d'elle-même, la matière est connaissable parce qu'elle
est une entité distincte, absolue et que toute entité de ce genre est connais
sable en soi. De quelque manière qu'on entende la nature de l'Idée, c'est-
à-dire soit comme objet de l'entendement divin (Duns Scot), soit comme
participation possible de l'essence divine (Thomas d'Aquin), la matière
a une idée en Dieu. En revanche elle ne nous est pas connaissable à part,
mais ceci n'a rien pour nous surprendre, car la forme est plus connaissable
que la matière, et pourtant nous ne la connaissons que par ses opérations.
De même en ce qui concerne la matière, d'autant moins connaissable
par nous qu'elle est plus éloignée des sens. Nous la connaissons par les
transmutations, lorsque, voyant paraître une opération nouvelle, nous
concluons qu'il y a une nouvelle forme et que par conséquent la matière
subsiste comme sujet commun de cette transmutation. On a donc raison
de dire que nous connaissons la matière dans son rapport à la forme,
mais on a tort d'en conclure qu'elle ne soit pas connaissable en elle-même
d'une autre façon2.
L'allusion de Duns Scot à une idée divine de la matière, jointe à son
affirmation réitérée que la matière est l'un des termes de l'acte créateur,
conduisent à cette dernière conclusion, que rien, dans la nature de la
matière, ne s'oppose à ce qu'elle existe à part.
A vrai dire, aucun argument nouveau n'est ici nécessaire et chacun de
ceux que nous avons déjà vus peut servir. Puisqu'il y a dans le composé
deux entités actuelles et réellement distinctes (sans quoi ce ne serait
pas un composé) il n'y a aucune contradiction à ce que l'un d'eux puisse
exister sans l'autre. Tel est ici le cas, et il est d'autant plus clair que, des

1. ARISTOTE, Phys. I, 7, 191 a 7-8 : « Quant à la nature qui est sujet, elle est connais
sable par analogie ». Littéralement parlant, Duns Scot a donc raison : Aristote ne dit
pas que la matière ne soit connaissable que dans son rapport à la forme.
2. Op. Ox.,l. II, d. 12, q. 1, n. 20; t. II, p. 511. — Cf. • Siveidea accipiaturpro objecto
cognito, sive pro ratione cognoscendi, falsum est quod materia non habeat ideam ;
imo quocumque modo idea accipiatur, dico quod materia ipsa babet ideam ; sicut
enim materia est quid creabile distinctum a forma, sic est quoddam idéale, quod habet
ideam distinctam ». Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2, n. 7 ; t. II, p. 518.
442 JEAN DUNS SCOT

deux cléments en question, l'un, c'est-à-dire la matière, est en quelque


sorte antérieur à l'autre, sinon dans le temps, du moins par nature.
On dit que la matière est le récepteur de la forme ; mais ce qui reçoit
est comme le fondement de ce qu'il reçoit et l'on peut dire que son être
est à l'origine de l'autre. C'est d'ailleurs ce que confirme l'autorité
d'Augustin, lorsqu'il dit que, bien que la matière ait été créée par Dieu
avec la forme et en même temps qu'elle, la création atteint d'abord la
matière en raison de son antériorité naturelle d'origine1. D'où cette
conclusion : « Un absolu distinct et antérieur à un autre absolu peut, sans
contradiction, exister sans lui ; or la matière est un être absolu distinct
et antérieur à toute forme, soit substantielle soit accidentelle ; elle peut
donc exister sans l'autre absolu, c'est-à-dire sans forme substantielle
ou accidentelle absolue »2. Il n'y a donc aucune raison, intrinsèque & la
nature de la matière, pour que celle-ci ne puisse exister à part.
Il n'y en a pas davantage pour que Dieu ne puisse la créer à part, mais,
à partir de ce point, nous rentrons dans une notion de l'acte créateur qui
implique la toute-puissance absolue de Dieu au sens où l'entendent les
Catholiques. On dira, par exemple, que tout ce que Dieu peut produire
médiatement et par une cause seconde, il peut le produire immédiatement
et sans cette cause seconde, pourvu seulement que celle-ci ne soit pas
incluse dans l'essence de l'effet. C'est ici le cas. La forme est une cause
seconde qui n'est pas de l'essence de la matière en tant que telle, essence
moyennant quoi Dieu donne l'existence à la matière. Donc Dieu peut
donner l'existence directement à l'essence de la matière sans créer en

1. AUGUSTIN, Conf. XII, 29, 40 ; éd. Labriolle, t. II, p. 360. On y voit ce que Duns
Scot nomme priorité d'origine. Le son, dit Augustin, est antérieur au chant, origine.
Car le chant, c'est le son • formé », or, ajoute-t-il en une phrase très importante pour
qui veut comprendre Duns Scot, quelque chose peut exister sans être formé, mais ce
qui n'est rien ne saurait être formé. Le son est donc quelque chose de réel et qui peut
exister sans le chant ; bien que le son ne précède jamais le chant dans le temps, il en
est la condition et, à ce titre, il le précède origine. Telle aussi la matière, qui est 6 la
forme comme le son est au chant : « Cum vero dicit primo informem, deinde formatum,
non est absurdus, si modo est idoneus discernere, quid praecedat... origine, sicut
sonus cantum... sic est prier materies quam id quod ex ea fit ; non ideo prior quia
ipsa efïîcit, cum potius fiât ; née prior intervalle temporis... Sed prior est origine, quia
non cantus formatur, ut sonus sit, sed sonus formatur, ut cantus sit >. Loc. cil., pp. 360-
361. Quand au fond de la thèse, Duns Scot se tient donc sur un terrain authentiquement
augustinien et il ne craint pas de s'y avancer, car, selon lui, la priorité d'origine de la
matière rend celle-ci plus indépendante que la forme : « Potest dici urio modo quod
licct entilas materiae sit minus perfecta quam formae, non lamen plus est dépendons,
imo minus, et ideo potcst fieri sine forma et non e converso >. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2,
n. 10; t. II, p. 520. Henri de Gand, qui nie pareillement que la matière soit pure
puissance, accumule des autorités empruntées d'Augustin au début de son Quodlibel,
l, 10.
2. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2, n. 3 ; t. II, p. 514.
l'être de la matière 443
même temps la forme1. — Ajoutons à cela que Dieu conserve immédia
tement ce qu'il crée immédiatement. Or la matière première, justement
parce que première, tombe immédiatement sous le coup de l'action
créatrice. S'il en est ainsi, elle est immédiatement conservée dans l'être
par Dieu, ce qui veut dire qu'elle l'est directement et en elle-même,
non à travers autre chose sans quoi elle ne pourrait exister. En tant que
telle, elle reçoit donc et possède son être pour ainsi dire béparément, ce
qui suppose qu'elle pourrait être conservée dans l'existence à part et
sans rien de ce qui n'appartient pas à son essence. Dieu pourrait donc la
causer sans rien causer d'autre, s'il le voulait ainsi2. — Enfin, et peut-être
surtout, Dieu est libre à l'égard de tout ce qui n'est pas son essence.
Nous en revenons ici au grand principe. Pour que Dieu dût nécessairement
vouloir la forme afin de vouloir la matière, il faudrait qu'il y eût connexion
nécessaire entre la matière et la forme. Or il n'y en a pas, car s'il y en avait
une, la matière ne se déterminerait pas seulement une forme en général,
mais telle forme spécifiquement déterminée, et même telle heccéité
individuelle au sein de l'espèce. La raison en est claire, car dire que la
matière exige la forme en général, sans que le genre soit ici déterminé
à l'espèce et à l'individu, c'est admettre qu'elle peut se passer de forme.
Disons inversement, si l'on préfère, que poser la matière sans détermi
nation nécessaire à aucune forme particulière serait la poser sans
connexion nécessaire avec aucune forme en général. Or il est clair que,
en puissance à toute forme, la matière n'en exige aucune en particulier.
Il n'y a donc pas de lien nécessaire entre matière et forme, si bien que
Dieu, qui est souverainement libre à l'égard du contingent, pourrait
créer de la matière sans créer de forme. Il pourrait la créer dans l'univers,
où elle serait quelque part. Il pourrait même la créer hors de l'univers,
et puisqu'elle serait hors de tout lieu qui en définisse la place, elle ne
serait alors nulle part, mais cela ne l'empêcherait pas d'exister3.
Telle est la matière selon Duns Scot : un être conçu par Dieu et produit
par lui avec le degré d'entité qu'il a dans la pensée divine, inférieur à
celui de la forme mais supérieur à celui de l'accident puisqu'il est partie

1. Op. Ox., ibid.


2. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2, n. 4 ; t. II, p. 515.
3. Op. Ox.,1. II, d. 12, q. 2, n. 5 ; t. II, p. 516 : « nusquam esset localitervel definitive;
tamen esset natura quaedam absoluta ». On peut s'assurer, un peu plus loin, que Duns
Scot vise directement ici le nécessitarisme grec : • Nec etiam Deus possrt facere
raateriam sine forma, secundum Aristoteles. Sed hoc fuit pro tanto, quia ipse posuit
necessariam connexionem causarum, ita quod impossibile est, secundum eum, primas
causas agere sine secundis, sive causam omnino primam sine secunda causa. Sed si
hoc negasset, habuisset ponere, secundum ea quae posuit de materia, quod potuisset
«am Deus fecisse sine forma ». Loc. cil., n. 6 : p. 517.
444 JEAN DUNS SCOT

de la substance1 ; bref, le plus bas des êtres, mais un être pourtant.


N'oublions d'ailleurs pas de quel être nous parlons : c'est l'être univoque,
cette nature commune qui s'offre à la pensée une et la même, en Dieu
conçu précisément comme être et en la matière prise en tant seulement
qu'elle est. La substance en a sa part et l'accident en a la sienne, mais
ce qui est partie de la substance en a plus que l'accident2.

II. MATIÈRE ET INDIVIDUATION

L'actualité de la matière entraîne une conséquence générale dont


l'importance est manifeste. Puisqu'elle peut, en droit, exister à part de
toute forme, il faut que l'être de la matière soit doué d'une individualité
propre ; or la matière ne saurait être le principe d'individuation de la
matière ; la matière n'est donc pas principe d'individuation. La consé-
cution des idées semble ici nécessaire, mais l'importance du problème
était telle aux yeux de Duns Scot qu'il l'a soumis à une discussion
détaillée, l'une des plus complètes dont nous disposions sur aucun point
de sa doctrine. D'ailleurs, après avoir dit pourquoi la matière ne saurait
jouer ce rôle, il lui faudra dire quel est le principe d'individuation.

a) La matière esl-elle naturellement indieiduellel


La solution la plus simple du problème de l'individuation est d'admettre
que la substance matérielle soit singulière et individuelle de plein droit.
On l'a proposée3. De même, dit-on, que la nature est formellement et

1. «... Sive etiam idea ponatur ratio imitandi essentiam divinam (comme chez
Thomas d'Aquin) in tali gradu, adhuc habet ideam, quia alium gradum imitandi habet
materia essentiam divinam quam forma, vel aliud quodcumque ». Op. Ox., 1. II, d. 12,
q. 2, n. 7 ; t. II, p. 518. — s Ad aliud dico concedendo majorem, quia non video quin
esse in alio onte sit inferius quam esse in se, et quin sit magis imperfectionis dependere
quam non dependere. Et ideo dico quod omne esse cujuscumque alterius generis a
substantia, scilicet accidentis, est imperfectius quocumque quod est pars substantiae,
sicut est materia «. Loc. cil., n. 6, p. 517.
2. « Ad aliud de analogia, quod illud [se. sanitas quae est realiter in animali et in
urina non nisi per attributionem] recipitur tantum in uno realiter et in aliis per attri-
butionem, dico quod hoc est falsum ; quia si ita est in uno exemplo, in centum est
contrarium ; nulla enim est major analogia quam sit creaturae ad Deum in ratione
essendi, et tamen sic esse primo et principaliter convenit Deo, quod tamen realiter et
univoce convenit creaturae ». Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 2, n. 8 ; t. II, pp. 518-519. Même
l'exemple n'est pas bon, car dans « un animal sain », « un régime sain » et « une urine
saine », le concept de « santé » n'est pas le même, au lieu que celui d'être est le même
pour Dieu et pour la matière, pour la substance et pour les accidents.
3. J. KHAUS [Die Lehre des Joanne.s Duns Scotus von der naiura commuais, pp. 52-
53) pense qu'il s'agit de Richard de Middleton, ce qui est possible (cf. Edg. HOCEDEZ,
S. J., Richard de Middlelon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine, Louvain, Paris, 1925, pp. 204
LA MATIÈRE COMMUNE 445

de soi nature, de même elle est singulière ex se. De ce point de vue, il


n'y a pas à chercher, hors de la nature même, une autre cause de sa
singularité, comme si elle pouvait être nature, soit dans le temps soit
en ordre d'origine, avant d'être singulière, et qu'elle dût être contractée
par un principe venu du dehors pour être réduite à la singularité.
Pour qui voit ainsi les choses, et les textes d'Aristote ne manquent pas
à l'appui de cette thèse, il n'y a que deux états du réel, l'universalité ou
la singularité. Or l'universalité n'appartient pas à la chose en tant qu'elle
est en elle-même, mais seulement en tant qu'elle est dans l'âme qui la
connaît. Inversement, la singularité n'appartient pas à la chose en tant
que connue, mais telle qu'elle est en elle-même. Il y a donc lieu de
chercher pour quelle cause une chose peut devenir universelle, et de dire
que cette cause est l'intellect, mais il n'y a pas lieu de chercher pour
quelle cause une nature est singulière, comme si l'on en pouvait trouver
une pour relier la nature à sa singularité. Bref, un être est singulier de
la même manière qu'il est un, c'est-à-dire du seul fait qu'il est1.
Duns Scot n'admet pas cette solution, d'abord parce que si les choses
sont singulières en vertu de leur nature même, notre intellect les conçoit
d'une manière contraire à leur nature, lorsqu'il les connaît comme
universelles. Comment un objet, qui serait de soi singulier, pourrait-il
être appréhendé comme universel par l'intellect?
Mais ce n'est là qu'une première escarmouche et le véritable argument
scotiste est ailleurs, car la thèse en question suppose un univers bien
différent de celui de Duns Scot : un univers où il n'y ait place pour rien
entre l'universel et le singulier. Tel est en effet le fondement de la thèse :
si l'être matériel n'est pas un universel, il ne peut être qu'un singulier.
Duns Scot estime au contraire qu'entre l'unité réelle du singulier, qui est
l'unité numérique, et le pur universel, il y a place pour une unité moindre
que l'unité numérique et qui serait pourtant réelle. S'il en est ainsi, la
thèse en question s'effondre, car le fait qu'un être matériel ne soit pas un

208) ; Richard s'exprime comme si le fondement de l'individualion était l'unité indi


viduelle de la substance : « Per suam autem unitatem individualem est in se (singulare)
substantialiter indistinctum », donc c'est par là qu'il est • ab alio substantialiter
distinctum » (Hocedez, p. 206). — Dans sa longue discussion du problème, dont il
propose d'ailleurs une solution complexe, Godefroid de Fontaines touche cette position :
« Sed si quaeratur quo differunt realiter, dicendum est quod se ipsis ». G. DE FONTAINES,
Quodl. VII, q. 5; éd. de Wulf-Hoffmans, Louvain, 1925, p. 325. Duns Scot simplifie
naturellement les positions pour les ramener à des thèses fondamentales qu'il puisse
discuter en elles-mêmes. — Sur l'ensemble du problème : J. ASSENMACHEB, Die
Geschichte des Indiuidualionsprinzips in der Scholaslik, Leipzig, Meiner, 1926, pp. 58-
71, et Joh. KRAUS, op. cit., pp. 93-99. — En ce qui concerne Duns Scot, voir In Melaph.,
1. VII, q. 13 : Utrum nalura lapidis de se sit hâte vel per aliquid inlrinsccum.
1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 1 ; t. II, p. 224.
446 JEAN DUNS SCOT

universel, n'implique plus ipso fado qu'il soit un singulier. Un tel être
peut, sans être universel ni singulier, se trouver dans un état intermé
diaire, où un principe d'individuation soit requis pour le singulariser.
Le cœur de la question est donc de savoir s'il existe des réalités douées
d'une unité moindre que l'unité numérique du singulier. Duns Scot n'en
doute pas et se propose de le prouver quinque uel sex viis. En fait, il en
apportera sept preuves, parmi lesquelles nous nous permettrons de choisir
celles qui sont les moins purement dialectiques et jettent le jour le plus
vif sur la notion scotiste du singulier.
Considérons d'abord la deuxième. Pourquoi peut-on ranger deux êtres
dans une même espèce? Parce que ces deux individus sont de même
nature, ce qui suppose qu'il y ait là una nalura. Il y a donc une unité
propre à la nature de l'espèce. On dira peut-être que c'est l'unité d'um
être de raison, c'est-à-dire du concept de cette espèce. Mais ce n'est pas
vrai, car le concept du genre n'est pas moins un dans l'intellect que le
concept de l'espèce. C'est même en vertu de cette unité qu'on peut prédi-
quer un seul genre d'une pluralité d'espèces, car s'il fallait un concept
de genre pour chaque concept d'espèce, il n'y aurait pas de genres et l'on
ne ferait que prédiquer chaque espèce d'elle-même. On ne peut donc
comparer l'unité conceptuelle du genre, commune aux espèces, avec
l'unité réelle de l'espèce, commune aux individus. Duns Scot est certain
que telle est l'intention d'Aristote en ce point. Le Philosophe conçoit la
nature de l'espèce comme une de l'unité de la nature spécifique. Or celle-ci
ne peut être l'unité numérique de l'individu, car on ne compare pas deux
unités numériques comme telles, bien qu'elles soient comparables du point
de vue de l'unité de l'espèce. Elle ne peut être non plus l'unité abstraite
de l'universel, car, on vient de le dire, l'unité de l'espèce comme universel
ne diffère en rien de celle du genre. L'espèce, ou sa nature, ont donc bien
une unité réelle, quoique moins stricte que l'unité numérique du singulier1.
La troisième preuve alléguée par Duns Scot se réclame de ce principe
posé par Aristote : les relations d'identité, de ressemblance et d'égalité
se fondent sur l'un. A moins que ces relations soient purement verbales,

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 3 ; t. II, p. 226. Duns Scot interprète ici le texte
d'AmsTOTE, Phys. VII, 4, 227 b 7, qui porte d'ailleurs sur un autre problème. Parlant
de ce qui confère au mouvement son unité, Aristote dit qu'il est un d'une unité spécifique
quand, étant un quant au genre, il est aussi un dans l'espèce indivisible. Duns Scot
s'empare de cette dernière expression pour en conclure directement : « in specie atoma
fil comparatio, quia est una natura -. Il nourrit donc ces deux mots d'Arislote de
toute la doctrine avicennienne de la natura communia. — Déflnition de l'individu :
• Individuum, sive unum numéro, dicitur illud quod non est divisibile in multa, et
distinguitur ab omni alio secundurn numerum •, In Metaph., 1. VII, q. 13, n. 17.
LA MATIÈRE COMMUNE 447

deux choses ne peuvent être identiques, semblables ou égales, que par


rapport à un terme commun et doué d'unité. Pour qu'une relation soit
réelle, il faut qu'elle ait un fondement réel et doué d'une unité réelle.
Or l'unité de ce fondement ne peut être numérique, car une seule et
même chose ne saurait être ni semblable à elle-même, ni égale à elle-
même. Il faut donc que son unité soit à la fois réelle et moindre que
numérique, ce qu'il fallait démontrer1.
Le cinquième argument de Duns Scot se tire de l'objet du sens et,
pour cette raison, intéresse indirectement la noétique. Chaque action
d'un même sens possède un objet un et dont l'unité est une unité réelle;
or cette unité ne peut être numérique ; ce doit donc être une unité réelle
autre que l'unité numérique. Pourquoi l'unité de l'objet du sens ne peut-
elle être numérique? Parce que la faculté de sentir perçoit son objet
comme globalement distinct de tout autre que lui, mais rien de plus.
En d'autres termes, chaque sens connaît la qualité sensible comme douce
d'une certaine unité et la distingue par là de toute dualité qui ne soit
pas incluse dans la même unité. Pour nous exprimer plus concrètement :
la vue sait qu'elle voit « du blanc », et elle perçoit « le blanc » comme autre
que le vert ou le rouge, mais elle ne le perçoit pas comme « un blanc »
individuel distinct d'un autre blanc individuel. Ou encore : aucun sens
ne perçoit tel rayon de soleil comme numériquement différent de tel
autre, bien que ce soient deux effets distincts du soleil. Ainsi donc, si la
puissance divine créait deux corps de dimensions identiques et parfai
tement semblables en tout, notamment en blancheur, la vue ne distin
guerait pas là deux blancs, mais elle distinguerait fort bien l'unité de la
classe « blanc » de celle de toutes les autres sortes de couleurs. L'unité
d'une classe de sensibles n'est donc pas numérique, mais elle est pourtant
réelle2.
Le septième argument est peut-être de tous le plus simple et le plus
direct, sans être pour cela moins typiquement scotiste, car il se fonde sur

1. Op. Ox., I. II, d. 3, q. 1, n. 4 ; t. II, p. 226. L'argument interprète Aristote,


Metaph. V, 15, 1021 a 11-12 : toute égalité se dit par rapport à l'un ; mais il n'y est pas
dit que cette unité soit réelle au sens où l'entend ici Duhs Scot. — Le quatrième argu
ment reprend le troisième, en l'appliquant à la contrariété. Pour que l'opposition entre
le c blanc » et le « noir » soit réelle, il faut que ces deux termes aient chacun une unité
réelle qui ne soit pas l'unité numérique d'un individu.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 4 ; t. II, p. 227 : t Praeterea quinto... ». Le sixième
argument (loc. cil., n. 5) ne manque pas d'intérêt. Si toute unité est numérique, il n'y
a entre les êtres que des différences numériques ; donc pas de différences spécifiques,
• et tune sequitur quod non plus potest intellectus abstrahere a Socrate et Platone
aliquod commune quam a Socrate et linea, et esset quodlibet universale purum
figmentum ».
16
448 JEAN DUNS SCOT

la constatation pure et simple de la réalité des espèces. Même s'il n'existait


aucun intellect, le feu causerait encore du feu ; il y aurait donc encore
une certaine unité réelle de la cause génératrice et de ce qu'elle engendre,
savoir une unité de forme qui ferait que cette génération soit univoque.
Mais le fait qu'il y ait des intellects n'y change rien. La connaissance
qu'en prend notre intellect n'est pas ce qui rend cette génération
univoque ; il connaît qu'elle est univoque, parce qu'elle l'est1. Concluons
donc que, de soi, la substance matérielle n'est pas individue (subslantia
malerialis ex nalura sua non esldese haec),mais qu'il existe, à part de toute
opération de l'intellect, une unité moindre que l'unité numérique du
singulier. C'est l'unité de la nature prise en elle-même, et si nous la
considérons selon cette unité qui lui est propre en tant que nature, celle-ci
est indifférente à l'unité du singulier. Bref, ce n'est pas d'elle-même que
la nature possède la singularité2.
Ainsi, la nalura d'Avicenne commande cette position comme tant
d'autres, et il ne s'agit pas ici d'une hypothèse, car Duns Scot nous
renvoie aussitôt au texte de la Métaphysique du philosophe arabe, ubi
vull quod equinitas sil ianlum equiniias. Nous le connaissons ; mais
Duns Scot ne s'élève ici à cette position dominante que pour refaire
un tour d'horizon. Laissons-lui donc la parole, sans commentaire, car
il va nous indiquer avec une clarté parfaite l'entrée des grandes avenues
qui conduisent de là à sa doctrine de l'être ; à la notion qu'il s'est faite
de l'objet propre de la métaphysique ; à la distinction de la métaphysique,
science de l'être, et de la logique, dont l'objet est le concept ; à la nature
du réel métaphysique, enfin, dont l'indifférence à la singularité comme à
l'universalité requiert la détermination complémentaire d'un principe
d'individuation pour devenir un existant possible. Car même l'essence
individuée n'existe pas encore : il faut pour cela que sa cause la pose dans

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 6 ; t. II, p. 228.


2. « Aliqua est unitas in re realis, absque omni opéra tione intellectus, minor unitate
numerali sive unitate propria singularis, quae unitas est naturae secundum se ; et
secundum islam unitalem propriam naturae, ut natura est, natura est indifférons ad
unitatem singularem ; non ergo de se est sic una unitate illa, scilicet unitate singulari-
tatisi. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 7 ; t. II, p. 228. Cf. 1. II, d. 3, q. 4, n. 20 : «Ad
Avicennam... •, t. II, p. 253. — Cette doctrine a été vigoureusement critiquée, comme
on peut le voir par l'excellente et substantielle étude de Joli. KRAUS, Die Universalien-
lehre des Oiforder Kanzlers Heinrich von Harclay, dans Divus Thomas (Fribourg-
Suisse), t. X (1932), t. X (1932), pp. 36-58, pp. 475-508, et t. XI (1933), pp. 288-314.
Cf. particulièrement t. X, pp. 52-53 ; t. XI, pp. 494-495. — Critique analogue de Duns
Scotchez un autre Franciscain : Ephrem LONGPBÉ, Les Questions disputées de Guillaume
Farinicr 0. F. M., ministre général de l'Ordre (13JS-13S7) el cardinal (1356-1361 J.
dans La France franciscaine, t. V (1922), pp. 434-437. Suivant ces indications, J. Kraus
a examiné les Quacsliones de ente de G. Farinier ; voir Die Univcrsalienlchre..., t. XI,
pp. 302-304 ; sur la position de Guido Terreni, pp. 307-309.
LA. MATIÈRE COMMUNE , 449

l'être, mais l'individuation parachève, dans la ligne formelle, la structure


métaphysique requise pour que l'essence singulière — la seule qui soit
susceptible d'existence actuelle —• puisse effectivement exister :
« Rien n'est tel, en vertu d'une unité réelle quelconque, que cette unité
même prise précisément en elle-même le mette en puissance prochaine
d'être prédiqué de n'importe quel sujet ; nous voulons dire, d'une prédi
cation qui dise d'un sujet quelconque : ce sujet-ci est cela (hoc est hoc).
En effet, bien qu'il ne répugne à rien de ce qui existe réellement d'être
dans une autre singularité que celle où il se trouve, on ne peut dire avec
vérité de n'importe quel inférieur, qu'il soit l'être en question. Cela ne
peut se dire de cet être, qu'en tant qu'il devient un objet indifférent
par l'acte de l'intellect qui l'appréhende. A ce titre, il possède dans
l'intellect l'unité numérique d'un objet, qui permet de le prédiquer de
n'importe quel singulier et de dire : ce sujet-ci est cela.
« On voit par là combien il est faux de dire, que c'est l'intellect qui
cause l'universalité dans les choses en dépouillant la quiddité qui se
trouve dans le phantasme. Car où que nous le considérions avant qu'il
n'ait l'être d'objet dans l'intellect possible, c'est-à-dire soit en réalité
soit dans le phantasme, et que son existence soit constatée ou déduite
par la raison, étant d'ailleurs bien entendu qu'en dehors même de toute
action de l'intellect il ne répugne pas à sa nature d'exister en autrui,
le quod qaid est n'est pas encore en puissance prochaine d'être prédiqué
de n'importe quel sujet, sauf, nous le répétons, à titre d'objet de l'intellect
possible. Il y a donc dans la chose un élément commun, qui n'est pas
de soi ceci, et auquel par conséquent il ne répugne pas de ne pas être ceci.
Un tel élément commun n'est pas universel en acte, parce qu'il lui manque
encore ce qui peut en faire un universel comme tel, c'est-à-dire ce qui lui
confère la sorte d'identité qui le rend prédicable de n'importe quelindividu
et permette de dire de cet individu qu'il l'est1. »

1. Op. Ox., I. II, d. 3, q. 1, n. 8-9 ; t. II, pp. 230-231. — L'étude de Joh. Kraus, qui
vient d'être citée, situe Duns Scot dans l'histoire générale des universaux : 1" ce sont
des êtres actuels (Platon, Gebirol), doués d'une unité numérique ; 2° il y a des entilales
reaies, les natures communes, que leur indifférence même à l'universel comme au
singulier permet d'universaliser (Duns Scot) ; 3° il y a dans le singulier une forme qui
peut en être abstraite par l'intellect agent, celui-ci i faisant » l'universalité qui a son
fundamentum in re (Thomas d'Aquin) ; 4° la môme chose est singulière sous un concept
distinct et universelle sous un concept confus (Harclay, après Abélard), ce qui est un
effort désespéré pour maintenir un réalisme métaphysique par un moyen purement
psychologique ; 5° aucune chose n'est universelle en aucune manière ni sous aucun
concept, quia res de se singularis nullo modo née sub aliquo conceptu est universalis
(OCKHAM, In Senl., 1. I, d. 2, q. 7). C'est même pourquoi, à moins d'admettre qu'un
concept universel sans aucun fondement réel de son universalité soit possible, il est
contradictoire de parler de * conceplualisme » à propos d'Ockham : « Hoc lamen teneo
450 JEAN DUNS SCOT

Telle est le verdict, mais revenons aux considérants qui le motivent.


Comment comprendre la parole d'Avicenne que, de soi, la nature n'est
ni une ni plusieurs, ni universelle ni particulière? Car c'est bien cela qui
est le fond de la question !
« II faut l'entendre en ce sens que, de soi, la nature n'est pas une d'une
unité numérique ; ni plusieurs, d'une pluralité opposée à cette unité ;
ni universelle en acte, à la manière dont quelque chose est rendu universel
par l'intellect ; ni, de soi, particulière ; car bien qu'elle n'existe jamais
réellement sans l'une ou l'autre de ces choses, elle n'est d'elle-même
aucune d'entre elles, mais est naturellement antérieure à toutes. Or c'est
dans cet état de priorité naturelle que la nature est quod quid esl, un
objet distinct pour l'intellect, et même, précisément en tant que tel,
l'objet de la considération du métaphysicien, bref, ce qu'exprimé la
définition. Les propositions par soi et de premier mode sont vraies en
raison de la quiddité ainsi entendue, car on ne peut rien dire d'une
quiddité, par soi et de premier mode, qui n'y soit inclus essentiellement
en tant qu'abstraite de toutes ces déterminations qui lui sont naturelle
ment postérieures. Or non seulement il est de soi indifférent à la nature
qu'elle existe dans l'intellect ou dans un être particulier, donc qu'elle
soit universelle ou singulière, mais même si on la prend telle qu'elle
existe dans l'intellect, elle ne possède pas immédiatement et de soi
l'universalité. Sans doute, l'universalité lui appartient alors en vertu
de notre manière de la concevoir, mais l'universalité ne fait pas pour cela
partie de son concept premier ; pas du concept qu'en forme le méta
physicien, mais le logicien. En effet, le logicien considère les intentions
secondes appliquées aux premières, comme dit Avicenne lui-même.
L'intellection porte donc d'abord sur la nature indépendamment de tous
ses modes, celui qu'elle a dans l'intellect ou qu'elle a hors de l'intellect,
car l'universalité n'est pas ici un mode de la chose connue, mais de la
connaissance que nous en avons.
« Et comme, prise en cet être qui est le sien, la nature n'est pas de soi
universelle, mais reçoit pour ainsi dire l'universalité qui s'y ajoute

quod nullum universale (nisi forte sit universale pcr voluntariam institutionem), est
aliquid existons quocumque modo extra animam, sed orane illud quod est universale
praedicabile de pluribus, ex natura sua est in mente vel subjective vel objective, et
quod nullum taie est de essentia seu quidditate cujuslibet substantiae «, OCKHAM,
In Senl., 1. I, d. 2, q. 8. Bref, en tant qu'un concept porte sur le général, la notion de
« concept occamiste « est celle de i concept sans objet ». Ockham atteint ici une position
métaphysique pure. C'est ce qui fait sa grandeur, et respecter la pureté de sa position
nous semble la seule manière de l'honorer. Mais s'il en est qui veuillent être occamistes
sans perdre l'entité réelle que contient le concept scotiste, qui sommes-nous pour
gâter leur plaisir ?
CAUSE POSITIVE DE L'iNDIVIDUATION 451

immédiatement lorsqu'elle devient objet de l'intellect, tout de même,


prise dans la réalité extérieure où elle possède la singularité, cette nature
n'est pas de soi déterminée à la singularité, mais elle est naturellement
antérieure à ce qui la restreint à cette singularité, et en tant qu'elle est
naturellement antérieure à cet élément restrictif, il ne lui répugne pas
d'être sans lui. De même donc qu'à titre d'objet de l'intellect, la nature
possède un véritable être intelligible, avec l'entité et l'universalité d'un
tel objet, de même aussi, à titre de réalité naturelle, elle possède hors de
l'âme le véritable être réel qui convient à une réalité de ce genre (secundum
illam enlilalem (in rerum natura) habel verum esse extra animam reale).
Elle possède donc une unité de môme réalité que celle de cet être, c'est-
à-dire une unité indifférente à la singularité, telle qu'il ne répugne pas à
cette unité de nature d'être posée avec une unité quelconque de singu
larité1. »
La doctrine de la nature commune est donc comme une plaque tour
nante d'où l'on peut s'orienter vers toutes les directions. Du point de vue
de la noétique, elle conduit à nier que ce soit l'intellect qui cause l'univer
salité dans les choses, d'abord parce qu'il n'y a jamais d'universel dans
les choses, ensuite parce que ce qu'il y en a dans l'intellect présuppose
au moins la communauté réelle du quod quid est2. Du point de vue de
la métaphysique de l'être, l'indifférence de la nature entraîne comme
conséquence que, déterminable à l'universalité dans l'entendement
comme à la singularité dans la réalité extérieure, elle ne soit d'elle-même
ni universelle ni singulière. Par là se trouve exclue la thèse selon laquelle
la substance matérielle serait individuelle de plein droit.

b) La substance matérielle est-elle individuée


par un élément positif intrinsèque"?

Il résulte de ce qui précède, que « posant la communauté dans la


nature même, prise avec l'entité et l'unité qui lui conviennent, il faut

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 7 ; t. II, pp. 228-230.


2. Ce que l'on nomme l'uniuersale in re n'est, en réalité, que du commune et de
l'indifferens ; loc. cil., n. 8, p. 230. En Dieu, au contraire, ce que nous nommons commune
(par exemple, l'essence) est singulier et individuel de plein droit. Quant à l'erreur dont
Aristote charge Platon, on voit en quoi elle consiste : elle consiste à réaliser un universel
sous le nom d'Idée, c'est-à-dire à poser comme une réalité extérieure singulière un
universel dont l'être est celui d'un objet de l'intellect (loc. cit., n. 10, p. 232). On a donc
raison de nier que Scot soit un platonicien, s'il faut, pour l'être, admettre une doctrine
de» Idées dont lui-même n'est pas certain que Platon l'ait admise ; mais il n'est pas
impossible de soutenir que noire docteur platonise en attribuant à la nature commune,
eliam in rerum nalura, un verum esse extra animam reale. Car on vient de voir qu'il le
dit en propres termes, loc. cil., n. 7, pp. 229-230.
452 JEAN DUNS SCOT

nécessairement chercher une cause de la singularité, qui ajoute quelque


chose à la nature de l'être singulier »*. Conclusion dès lors pour nous
inévitable, mais qu'il faut protéger contre certaines objections, car elle
n'est pas acceptée de tous.
Il s'agit exactement de savoir ce qu'il y a, dans cette pierre que voici,
qui fonde immédiatement l'impossibilité de la. diviser en plusieurs pierres
dont chacune lui serait identique. En d'autres termes, je peux diviser
une pierre en plusieurs autres, mais aucune d'elles ne sera la même pierre
que celle que j'aurai ainsi divisée, et l'on demande ce qui, dans cette
pierre, fonde cette impossibilité2. Or certains pensent résoudre le problème
de l'individuation, non en lui attribuant une cause positive, mais à l'aide
d'une simple négation ou, tout au plus, d'une privation. Qu'est-ce que
dire d'un être que c'est un « in-dividu », sinon qu'il n'est pas divisé?
Or l'être et l'un sont inséparables, de sorte qu'être et être un sont la
même chose. Il peut donc y avoir à chercher pour quelle cause un être
est divisé, mais la raison pour laquelle il ne l'est pas, est simplement
que c'est « un être ». L'être est donc singulier pour la simple raison que,
tant qu'il est, sa substance ne souffre pas division3.
Réponse insuffisante, pense Duns Scot, car une simple absence de
division suffirait peut-être à faire comprendre qu'un être ne soit pas
divisé, mais non qu'il soit indivisible. Ce qui est en cause est une répu
gnance formelle de l'individu à la division en autres individus qui possé
deraient la même individualité que la sienne. Une simple absence, ou
un simple manque de quelque chose ne peut rendre raison d'une propriété
aussi positive que celle-ci. Puisque nous posons la question à propos de
la substance corporelle, demandons-nous à quelle condition elle serait

1. « Et ideo concède quod quaercnda est causa universalitatis, non tamen quaerenda
est causa communitatis alla ab ipsa natura ; et posita communitate in ipsa natura
secundum propriam entitatcm et unitatem, necessario oportet quaerere causant
singularitatis, quae superaddit aliquid illi naturae cujus est >. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1,
n. 10 ; t. II, p. 232. Joh. Kraus a donc raison de dire que la discussion du problème
ne se tient pas sur le plan de la logique (Die Lchre des Johannes Duns Scotus von der
Nalura Communis, p. 46). On peut ajouter, avec le même interprète, qu'il s'agit d'un
problème physique (p. 47), mais mieux vaudrait peut-être dire « métaphysique •.
Même position, op. cit., pp. 64-65. — Pour l'intéressante critique de la notion scotiste
de l'ur.iversel par Henry de Harclay, voir Joh. KRAUS, Die Universalienlehre des
Oxforder Kanzlers Heinrich von Harclay..., dans Divus Thomas (Fribourg-Suisse),
t. XI (1933), p. 290 ; et la critique de Harclay lui-mênie par Ockham, p. 291-298. —
Sur Harclay : Fr. PELSTER, Heinrich von Harclay, Kan:ler von Oxford, und seine
Quâslionen, dans Miscellanea Franccsco Ehrlc, Rome (1924), t. I, pp. 307-356.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 2, n. 2 ; t. II, p. 234.
3. Le texte de l'Opus Oxonicnse renvoie sur ce point à Henri DE GAND, Quodl. V,
q. 8, à qui il attribue une doctrine de l'individuation par double négation. Cf. DUNS
SCOT, In Meiaph., I. VII, q. 13, n. 8.
CAUSE POSITIVE DE L'iNDIVIDUATION 453

indivisible? Elle le serait si elle n'avait aucune quantité, car c'est en tant
que quantifiée, qu'elle est divisible. Pourtant, même en pareil cas, la
substance corporelle ne répugnerait pas de soi à la division, car elle ne
répugnerait pas à recevoir la quantité, par laquelle elle est divisible1.
Il en va de même dans l'hypothèse d'une indivision par simple absence
de division, car si l'on accorde que, de soi, la nature n'est ni une ni
individue, il reste à expliquer sa répugnance formelle à la division, ce qui
est notre vrai problème. Une autre observation le fera d'ailleurs mieux
comprendre. C'est une thèse bien connue d'Aristote, au début des
Catégories, que la substance par excellence n'est pas la seconde intention,
qui n'existe que dans la pensée, mais la substance première, qui existe
dans la réalité. Or la substance première est l'individu. On voit aussitôt
à quoi l'on s'engage en expliquant l'individualité par une simple négation !
Simplement , on explique par une négation ce qu'il y a de plus positif
et de plus parfait dans l'être2, ce qui est absurde.
Le défaut de cette thèse est donc de confondre le simple indivisé avec
le véritable indivisible. Admettons, si l'on veut, qu'il y ait en effet une
ou même deux négations dans l'être individuel, le vrai problème resterait
intact, car il y aurait encore à se demander pourquoi ces manques, priva
tions ou négations [sont constitutifs de l'individu comme tel. Qu'y a-t-il,
dans l'individu, qui les exige? On ne peut se contenter de répondre en
alléguant la négation même, car « ne pas être » quelque chose n'explique
pas ce que l'on est. Ce n'est pas assez, par exemple, de dire que Socrate
n'est divisé de soi ni dans sa matière ni dans sa forme, pour expliquer
qu'il est cet individu même qu'est Socrate. On pourrait s'en contenter à
la rigueur pour expliquer qu'il est un individu, mais non pour faire com
prendre qu'il est cel individu singulier qu'il est en effet. Socrate est
indivisé dans sa matière et dans sa forme? Assurément, mais les mêmes
absences de divisions se retrouvent chez Platon : en quoi expliquent-
elles que Socrate soit Socrate et que Platon soit Platon3?
Nous en revenons donc à notre première conclusion : c'est par un
élément intrinsèque à cette pierre que voici, et non seulement intrinsèque
mais positif, qu'est la raison propre de son indivisibilité en parties subjec
tives, c'est-à-dire dont chacune serait le même sujet qu'elle est. Si l'on
convient de nommer « individuation » cette indivisibilité, ou répugnance
à la divisibilité, on dira de cet élément positif, intrinsèque à l'être, qu'il

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 2, n. 2 ; t. II, p. 235.


2. Op. Ox., 1. Il, d. 3, q. 2, n. 3 ; t. II, p. 235.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 2, n. 4 ; t. II, pp. 235-236.
454 JEAN DUNS SCOT
est, de soi, la «cause de l'individuation »J. Mais nous en sommes encore
à nous demander ce qu'elle est.

c) L'individuation par l'existence

Aristote a moins gêné qu'on ne le dit la liberté de pensée des philo


sophes et théologiens du moyen âge, car chacun d'eux y a trouvé ce qu'il
pensait lui-même, et non pas toujours arbitrairement. Tel est ici le
cas. Si, comme on peut le lire dans les Catégories, l'individu seul est
pleinement réel, on peut inférer de là soit que toute substance réelle
est singulière de plein droit, soit qu'elle est indivise de plein droit, et si
ces deux explications ne satisfont pas, il en reste une troisième à essayer :
puisque ce qui existe au suprême degré est le singulier, pourquoi l'existence
ne serait-elle pas la cause de son individuation2?
Nous ne savons quelle doctrine vise ici Duns Scot, ni même s'il en
vise aucune en particulier. En tout cas, ce n'est pas celle qu'on attribue
communément à Thomas d'Aquin et il n'y a aucune raison de penser qu'il
ait eu celle-ci en vue. Notons seulement, comme un fait, que Duns Scot
fonde l'hypothèse d'une individuation par l'existence, sur des principes
que Thomas d'Aquin n'aurait pas désavoués, bien qu'il eût sans doute
désavoué la conséquence que l'on en veut faire sortir. Selon Aristote,
c'est l'acte qui détermine et distingue3. Partant de là, on peut inférer
que la distinction ultime doit résulter de l'acte ultime ; or l'acte ultime
est celui que les individus reçoivent de l'esse existentiae, car tout le reste
est en puissance à son égard ; c'est donc l'être d'existence qui cause
l'individuation.
Si séduisante que soit cette thèse, Duns Scot a beau jeu contre elle,
car si l'on part avec lui d'une notion commune et univoque de l'être, on
ne voit pas comment, ni en quel sens, il pourrait devenir cause de distinc
tion. Ce qui n'est de soi ni distinct, ni déterminé, ne peut être le premier
déterminant d'autre chose, c'est-à-dire la cause immédiate qui le distingue
du reste. L'objection atteint d'autant plus exactement l'adversaire que,
distinguant l'être d'existence de l'être d'essence, celui-ci cherche dans

1. Op. Ox., l. II, d. 3, q. 2, n. 4 ; t. II, p. 236 : « Concède igitur... ». Cf. Op. Ox.,
1. II, d. 3, q. 6, n. 9 ; t. II, pp. 264-265.
2. Thèse déjà discutée par Richard de Middleton ; cf. E. HOCEDEZ, Richard de
Middlelon, p. 207. Duns Scot critique vivement la même doctrine dans In Metaph..
1. VII, q. 13, n. 2. Il la résume en termes que Thomas ne désavouerait pas, mais qu'il
ne peut lui emprunter en leur sens thomiste, puisqu'il en infère que l'esse est te principe
d'individuation, ce que Thomas n'a jamais enseigné. On peut penser que Duna Scot
vise ici Gilles de Rome.
3. ARISTOTE, Metaph. VII, 3, 1029 a 20-30.
CONTRE L'INDIVIDUATION PAR L'EXISTENCE 455
le premier seul la cause de l'individuation. Or, d'elle-même, l'existence
ne comporte ni distinction ni détermination. Nous ne distinguons les
existences qu'à travers les essences, comme il est facile de s'en assurer
en se reportant à l'arbre de Porphyre. Là, nous avons une coordination
systématique des essences, depuis celle de l'individu jusqu'à celle du
genre suprême, en passant par une suite d'espèces et de genres intermé
diaires de plus en plus universels. Mais nous ne pouvons dresser en face
de ce tableau un arbre correspondant des existants. De tout ce qui est,
à quelque degré qu'il soit, nous répétons identiquement qu'il est. Il n'y a
donc pas de coordination des existences autre que celle des essences.
Ceci revient à dire que ce sont les essences qui déterminent les existences
et que, par conséquent, l'existence ne peut servir à rien déterminer1.
Outre l'intérêt qu'elle offre pour la discussion du problème de l'indivi
duation, cette remarque, plusieurs fois faite par Duns Scot, exprime
avec une clarté saisissante le primat qu'il accorde à l'essence dans la
structure de l'être. Sa coordination hiérarchique des formes résulte de
ce qu'il y a de plus actuel dans la réalité.
Ceci n'est pas une observation tangentielle au problème, car Duns Scot
lui-même saisit l'occasion qui s'offre à lui de préciser un point important
de sa métaphysique de l'être. On pourrait en effet objecter à ce qui
précède, que son argument vaut pour la coordination totale des essences,
à l'exclusion de celle du singulier qui, échappant à l'ordre des genres et
des espèces, n'est pas inclus dans cette coordination. Le fait qu'il n'y ait
pas de hiérarchie de l'être d'existence correspondant à celle des essences,
ne prouverait donc pas que l'existence ne soit pas cause d'individuation
pour l'individu.
La réponse de Duns Scot est d'une extrême importance pour l'inter
prétation de sa pensée parce que, bien que l'on comprenne aussitôt qu'il
l'ait faite, on ne voit rien qui l'obligeât à la faire. Après tout, l'importance
qu'il attache à l'individualité de l'être aurait pu l'inviter à faire une
exception en sa faveur et à sortir l'individu de la coordination des
essences. Il n'y eût eu de sa part aucune inconsistance à le faire. Mais
il ne l'a pas fait. Même cet individu, dont on verra qu'en un sens il
transcende la forme, reste inclus dans l'universelle coordination des

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 3, n. 1 ; t. II, p. 237. L'argument est immédiatement


reproduit sous une autre forme : « Illud quod praesupponit coordinationem et distinc-
tionem alterius non est ratio distinguerai ipsurn ; sed existentia ut determinata et
distincte praesupponit ordinem et dislinctionem essentiarum ; igitur, etc. ». Il va de
soi que, si l'existence n'est pas individuante, la différence individuante n'implique pas
l'existence. L'heccéité et l'existence sont ultimes en deux ordres différents.
15—1
456 JEAN DUNS SCOT

formes. Celle-ci comprend à ses yeux tout ce qui relève de l'essence,


depuis le genre le plus universel dans cet ordre, en passant par les genres
et les différences intermédiaires, jusqu'à ce qu'il y a de plus infime. Cet
infimum, notons-le soigneusement, c'est le singulier sans aucune existence
actuelle : singulare absque omni existenlia acluali. Ainsi, même l'essence
singulière et complètement individualisée ne comporte pas de soi
l'existence. En d'autres termes, hic homo non plus incluait formaliler
existenliam actualem quam homo1. A aucun moment, pas même lorsqu'elle
atteint l'individu, la coordiantion des essences n'implique l'existence :
l'essence intégralement individuée du singulier qu'est Socrate laisse
l'existence actuelle en dehors de sa notion.
Nous savons donc d'avance que la cause de l'individuation se situera
quelque part sur la ligne des essences et qu'elle sera incluse dans leur
coordination. Invoquer l'existence pour résoudre le problème serait
vain, car de même qu'on se demande ce qui détermine l'essence à être
cette essence-ci, on aurait à se demander ce qui détermine l'existence à
être cette existence-ci. Il faut en revenir aux essences, où la distinction
individuelle se présente comme la distinction ultime dans l'ensemble du
système qu'elles forment. Et voici le dernier trait du métaphysicien des
essences : « Assurément, l'existence actuelle est un acte ultime, mais
postérieur à toute la coordination des catégories. J'accorde donc que
l'existence distingue en fin de compte, mais d'une distinction extérieure
à la coordination par soi des catégories. C'est donc une distinction en
quelque sorte accidentelle, bien qu'elle ne soit pas vraiment accidentelle.
Mais elle suit la distinction totale selon l'être quidditatif. Elle distingue
donc à la manière dont elle est acte, et là où elle est l'acte ultime, elle
distingue en dernier ressort »2. Entendons bien le sens de cette dernière
phrase : ce n'est pas l'existence, même lorsqu'elle est acte ultime, qui
individuc la nature, car il faut que celle-ci soit individuée par une déter
mination positive intrinsèque, pour que l'existence en fasse un singulier
actuellement existant.

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 3, n. 2; t. II, pp. 237-238. — Simple application d'un


principe général : « Quidquid est in génère abstralrit ab acluali existentia, quia illa
tota coordinatio potest salvari in intelligendo illa coordinata, intellectione abstractiva
riuae non includit existentiam objecti, quia sic esset intellecUo intuitiva ». ftep. Par.,
1. I, d. 8, q. 5, n. 9.
2. i Et ideo concède quod existentia distinguit ultimate, sed distinctione quae est
extra totam per se coordinationem praedicamentalem, quao distinctio est aliquo
modo accidentalis, licet non sit vcre accidentalis ; tamen sequitur totam distinctionem
secundum esse quidditativum. Eo ergo modo quo est actus distinguit, et in quo est
ultimus actus ultimate distinguit ». Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 3, n. 3 ; t. II, p. 238.
CONTRE L'iNDIVIDUATION PAR LA QUANTITÉ 457

d) U individualion par la quantité

Cette détermination positive et intrinsèque à la substance matérielle


ne serait-elle pas la quantité? On le dit, et non sans en donner des
raisons1. La plus claire se tire de la nature même de la quantité dont,
selon Aristote2, c'est le propre d'être divisible en parties de même nature,
si bien qu'être divisible de cette manière appartient toujours à un être
en raison de sa quantité. C'est donc par la quantité que les individus se
distinguent individuellement les uns des autres, ce qui revient à dire
qu'elle est le principe de leur individuation. On peut ajouter à cela qu'un
feu ne diffère d'un autre feu que parce que la forme de l'un n'est pas celle
de l'autre ; mais une forme ne diffère d'une autre forme que parce qu'elles
sont reçues dans des parties de matière différentes ; or une partie de
matière ne diffère d'une autre que parce qu'elles se trouvent sous des
parties de quantité différentes ; toute la distinction qu'il y a entre deux
feux se ramène donc à la quantité comme au fondement premier de leur
distinction3.
Dans la pensée de Duns Scot, expliquer l'individuation par la quantité
revient à la fonder sur un accident4. Or aucun accident ne peut être la
cause de l'individuation d'une substance matérielle, c'est-à-dire la raison
qui fait d'un individu l'être singulier qu'il est. Car c'est cela que nous
cherchons, et non pas la cause de la singularité en général5. Or c'est un
principe d'Aristote que la substance est naturellement antérieure à tout
accident6. Il entend d'ailleurs ce principe comme valable pour la totalité
des êtres, car lorsqu'on veut les distinguer, on doit d'abord déterminer

1. Nous omettons les autorités, mais en notant qu'elles se succèdent ici chez Duns
Scot, Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 1 ; t. II, pp. 239, dans le même ordre que chez
Godefroid de Fontaines, Quodl. VII, q. 5 ; éd. de Wullî et Hoffmans (les Philosophes
Belges), t. III, pp. 319-320.
2. Aristote, Melaph., V, 13, 1020 a 7-8.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 2 ; t. II, p. 240 : « Et ex hoc ultra... ».
4. Cf. « Videtur ergo quod individuatio fiat per accidentia, et hoc videntur dicere
philosophi et sancti doctores. Nam Porphyrius dicit quod individua differunt per
accidentates proprietates quas nunquam contingit simul in pluribus reperiri. Et
Boetius... », etc. Godefroid de Fontaines, Quodl. VII, 5 ; éd. cit., p. 319. Ce sont les
autorités de Godefroid en faveur de l'individuation par les accidents, que Duns Scot
cite en faveur de l'individuation par la quantité, qui est un accident.
5. Duns Scot propose d'abord un argument théologique tiré de la transsubstantia
tion, ou il y a changement de substance sans changement de quantité. Inversement,
Dieu pourrait conserver une même substance en l'informant d'une autre quantité.
Miracle, dira-t-on. Oui, mais «miraculum non est respectu contradictoriorum, ad quae
nulla est potentia ». Un miracle possible est une chose possible : Op. Ox., 1. II, d. 3,
q. 4, n. 3-4 ; t. II, pp. 241-242. Cf. In Melaph.. 1. VII, q. 13, n. 5.
6. Aristote, Melaph., VII, 1, 1028 a 11-20.
458 JEAN DUNS SCOT

leurs substances, auxquelles on attribue ensuite leurs accidents. Mais


si ces derniers ne sont intelligibles que comme « accidents de la substance »,
c'est la substance qui est naturellement antérieure à tout accident.
Il appartient donc à la substance réelle d'être singulière en vertu de sa
propre nature, avant d'être déterminée par aucun accident1.
Cette dialectique a un sens précis et profond. Elle signifie que le principe
scotiste d'individuation sera directement attaché à la substance même
et non le résultat d'un amas de déterminations accidentelles comme la
taille, la couleur de la peau, la forme du nez et autres indices signalétiques
de ce genre. Ce n'est pas son signalement qui fait l'individu, c'est le
principe d'individuation d'un être qui explique le détail de son signale
ment. Ainsi, dans le scotisme, l'individuation est inscrite au cœur de
l'être, dans la substance même par laquelle il est ce qu'il est.
Au fond, la vraie raison pour laquelle Duns Scot juge fausse la thèse
de l'individuation par la matière, est cette certitude où il se trouve que
sa propre solution du problème est la vraie. Chaque fois qu'il y pense,
la série coordonnée des éléments structurels de l'être s'offre d'abord à
son esprit : genre, espèce, individu. Complète, cette série se sullit, et il
n'y a jamais à faire intervenir une autre série pour expliquer la présence
d'un de ses termes. Personne n'a jamais imaginé qu'une espèce entrât
dans son genre en vertu d'un autre genre, et quel serait le sens d'une
espèce qui ne se prédiquerait d'aucun individu? Voilà ce qu'il faut ne
jamais perdre de vue. Dans la ligne de la substance, être universel ou
être singulier s'explique exclusivement par la place qu'on y occupe.
Prenons en exemple la « nature » : puisqu'il est de son essence d'être
« commune », on peut être certain de l'y rencontrer, si elle s'y trouve,
avec l'être commun qui lui appartient. Elle ne peut y être que « commune »
ou pas du tout. Pareillement, s'il s'y rencontre un individu, dont le statut
ontologique est la singularité, il ne peut que s'y trouver individué ou
n'y pas être du tout. Pour revenir à l'exemple de Socrate, on admettra
sans réserves que sa substance est en puissance à l'égard de la blancheur
ou de la forme de son nez, mais il faut d'abord qu'il y ait un Socrate pour
que cette peau et ce nez soient ceux de Socrate. On aura donc beau
accumuler les accidents de ce genre, ils ne changeront rien à la substance ;
Socrate n'en sera pas plus déterminément qu'avant dans le genro

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 5 ; t. II, p. 243, et plus loin, n. G, « Practerea eodcm


modo substantia est prior naturaliter omni accidente... • ; t. II, p. 244. — Cf. In Melaph.,
1. VII, q. 13, n. 5etn. 16.
CONTRE L'iNDIVIDUATION PAR LA QUANTITÉ 459

substance, quia prius eral hic1. Quand les accidents déterminent la


substance singulière, ils arrivent donc trop tard pour l'individuer.
A l'origine de toutes ces erreurs se trouve une étrange illusion : parce
que la quantité est divisible, on croit qu'elle peut individuer. Ce ne serait
vrai que si, de soi, elle était individuelle : formaliter de se haec. Or elle ne
l'est pas. De soi, la quantité n'est pas plus individuelle que ne l'est de
soi la substance, et comme elle n'a de soi aucune singularité propre,
on ne peut lui demander de donner à la substance ce dont elle-même est
dépourvue. Si cette quantité est indéterminée, elle ne peut rien déterminer,
mais si elle est déterminée, ce n'est pas elle qui détermine la substance,
c'est la substance qui la détermine. Un corps humain n'a certaines dimen
sions que parce qu'il est celui d'un homme et non pas inversement.
D'ailleurs, la quantité est une forme comme les autres, c'est-à-dire la
quiddité de la quantité ; pourquoi cette forme jouirait-elle seule du privi
lège de conférer la singularité? Parce qu'elle occupe une position dans
l'espace? Mais la position est inséparable de la quantité, et comme on
peut demander pourquoi telle partie de quantité diffère individuellement
de telle autre partie de quantité, on peut demander ce qui fait que telle
position de la quantité diffère de telle autre position de la quantité?
Nous sommes au rouet. De même pour la figure de la quantité. La nature
de la ligne est commune à toutes les lignes, celle de la surface à toutes
les surfaces, et ce sont des lignes et surfaces de même nature qui se
trouvent dans cette pierre-ci ou dans celle-là. Nous ne parlons pas ici
de la quantité en général, mais bien de quantités désignées et déterminées :
telle ligne, telle surface, et l'on ne voit pourtant pas en quoi elles pourraient
expliquer l'individualité des corps qu'elles composent2. C'est que
l'équivoque gît à l'origine même de cette explication : dans la division
de l'espèce, chaque individu est formellement la nature de l'espèce ;
dans la division quantitative, bien que chaque segment de ligne soit
une ligne individuelle, aucun n'est quantilativement la ligne dont il
provient, car nulle partie d'un tout quantitatif n'est le tout dont elle
provient3.

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 8 ; t. II, p. 245. — Le n. 9 résume et discute une autre


variété de la même thèse, due peut-être à Gilles de Rome (Quodl. I, q. 5, a. 1) et que
Duns Scot rejette pour des raisons analogues aux précédentes.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 10-11 ; t. II, pp. 247-248. — « Forma non est proprie
haec, sed est quo aliud est hoc... Similiter forma individualis determinat naturam
specificam, ut sit haec vere ; non tamen illa forma est proprie haec, sive hoc aliquid,
quia si sic, tune sequitur quod differentia esset species ». In Melaph., 1. VII, q. 13,
n. 16.
3. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 4, n. 12 ; t. II, p. 249.
460 JEAN DUNS SCOT

C'est donc à contresens qu'on invoque ici l'autorité d'Aristote. Le Philo


sophe ne dit pas que la quantité soit divisible en parties dont chacune
est son tout, mais qu'on peut diviser le tout en autant de parties qu'il
en contient, chacune d'elles étant à son tour un individu distinct comme
le tout dont elles proviennent. La partie est alors de même nature que
le tout, non parce qu'elle participe à la forme de ce tout, mais parce que
tout et parties communient dans une même nature qui leur est commune :
la quantité. Au contraire, l'espèce se divise en parties de même nature,
dont chacune, c'est-à-dire chaque individu, inclut la nature de l'espèce.
Il y a donc multiplication des individus dans les deux cas, mais il n'y a
individuation que dans le cas de la multiplication de l'espèce en individus ;
dans celui de la quantité, la multiplication des individus ne résulte pas
d'une individuation véritable. Après tout, ce n'est pas la quantité qui
individualise la matière, c'est chaque matière qui individualise sa quantité.

e) Le principe de /' individuation

C'est donc à la matière qu'il en faut revenir, car toutes ces thèses
impliquent de manière ou d'autre qu'elle soit le véritable principe d'indi-
viduation. N'est-ce d'ailleurs pas la doctrine d'Aristote? On n'a que
l'embarras du choix pour appuyer cette thèse de ses textes, mais
Duns Scot n'éprouve aucune difficulté à en trouver autant d'autres qu'il
puisse interpréter en sens contraire. Ces exégèses aristotéliciennes ne
sauraient trancher la question, car elles dépendent toujours dans une
large mesure de la thèse qu'elles prétendent confirmer. C'est d'ailleurs
ce que reconnaît volontiers Duns Scot : « Comme la solution des autorités
empruntées au Philosophe en sens contraire exige la solution de la
sixième question, je demande : La substance matérielle est-elle individuée
par quelque entité positive déterminant par soi la nature à la singula
rité1 »?
Nous savons déjà quelle sera la réponse. Tout inférieur, au sens de
plus particulier, inclut en soi quelque chose qui n'est pas inclus dans la
notion du supérieur, sans quoi le concept de l'inférieur serait aussi commun
que le concept du supérieur. La notion de l'individu inclut donc par soi
quelque chose qui n'est pas inclus dans la notion de nature. Or il a été
établi d'abord que ce quelque chose est une entité positive, ensuite qu'il
compose avec la nature un unum per se; c'est donc bien cet élément qui,
en s'y ajoutant, détermine la nature à la singularité.

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. I ; t. II, p. 259.


LE PRINCIPE DE I/INDIVIDUATION 461

L'existence de ce principe positif d'individuation n'est donc pas


douteuse, mais il reste à déterminer sa nature. La méthode la plus aisée
consiste à comparer entre elles l'unité numérique et l'unité spécifique
ou, plus précisément, les causes respectives de l'une et l'autre unité.
Ce doit être possible, car ce que la forme fait pour l'espèce, cette entité
le fait pour l'individu. Or on peut comparer la différence formelle spécifique
à ce qui est au-dessus d'elle, au-dessous d'elle ou à son niveau. Méthode
classique depuis saint Bonaventure et qu'il est commode de suivre.
Comparons d'abord l'espèce à ce qui est au-dessous d'elle. Il est contra
dictoire que l'espèce soit divisée en plusieurs autres espèces, puisque,
étant elles-mêmes espèces, celles-ci seraient à la fois différentes et de
même nature. Sur ce point, l'entité individuante est exactement dans
la même situation, car il est contradictoire qu'un individu soit morcelé
en d'autres individus dont chacun serait, à la fois, ceux que sont les
autres et celui qu'il est. Ainsi, l'unité de l'individu est individuellement
indivisible, comme celle de l'espèce est spécifiquement indivisible. Il y a
pourtant une différence. Parce que l'unité de l'espèce, qui est celle d'une
nalura communie, est moins stricte que celle de l'individu, on peut con
cevoir sa division en parties subjectives (les individus), bien qu'elle ne
soit pas divisible en parties essentielles (d'autres espèces). Dans le cas
de l'individu toute division est impossible, soit en parties esesntielles,
soit en parties subjectives. L'entité individualisante produit donc l'unité
la plus stricte qui soit : l'individualité numérique.
Comparons ensuite l'entité individuante à ce qui est au-dessus d'elle.
L'entité dont on tire la différence spécifique est acte par rapport à la
réalité du genre : « raisonnable » détermine « animal » à la manière dont
l'acte détermine la puissance. L'entité spécifique est donc déterminante
par rapport à la potentialité du genre, autrement toute définition serait
vaine et le genre contiendrait seul tout ce que contient l'espèce. Norma
lement, donc, le genre est déterminé par la forme spécifique, qui ajoute
quelque chose à la nature du genre, mais ce n'est pas toujours le cas.
Il peut arriver, rarement à la vérité, que le concept déterminant n'ajoute
au genre qu'une autre formalité de la même chose, un autre concept réel
du même objet. Par exemple, si je dis que Dieu est l'« être infini », je ne
détermine pas le genre être par une spécification étrangère à l'être. Je ne
le « spécifie » même en aucun sens ; on dirait mieux que je l'individualise,
et je le fais, en ce cas, simplement en portant le genre à son degré suprême
d'actualité. Je pourrais même simplifier le concept en disant de Dieu
qu'il est l'être actuel de manière si parfaite qu'on doive le nommer l'Être,
purement et simplement.
462 JEAN DUNS SCOT

II en va de même, au moins partiellement, dans le cas de la différence


individuante. Celle-ci joue, par rapport à l'espèce, le même rôle que
l'espèce à l'égard du genre. La différence, et elle est capitale pour qui
veut entendre correctement l'individuation scotiste, est que le distinctif
individuant ne se tire jamais d'une forme surajoutée (comme c'est le
cas pour « homme : animal raisonnable ») mais toujours, et précisément,
de l'ultime réalité de la forme : isla nunquam sumilur a forma addiia,
sed praecise ab ullima realilale formae. On ne saurait trop insister sur
ce point, parce qu'il faut voir comment, philosophiqueemnt parlant,
même une métaphysique de l'essence est appelée à se dépasser lorsqu'elle
en vient à parler de l'actuellement existant. Que ce soit délibérément ou
non, Duns Scot s'est placé d'emblée sur le terrain de la quiddité et c'est
la marque d'un grand philosophe que, l'ayant une fois adopté, il ne
le déserte jamais. Pas même, si l'on peut dire, en cas de détresse (méta
physique). Bien que la nature et la forme soient « communes », et même
s'il est impossible, comme ce l'est en effet, que la différence individuante
soit forme, elle ne peut qu'appartenir à la forme dans un univers où
l'essence est le cœur même de la réalité. Ce sera donc dans l'essence
qu'il y aura un au delà de l'essence, mais il y en aura un. Si l'accord dans
le sentiment d'une nécessité métaphysique importe plus que la manière
d'y faire face, on doit noter celui qui se manifeste, et cette fois réellement,
sur l'intuition fondamentale à partir de laquelle divergent la philosophie
de Vessentia et celle de l'esse1.
Rien ne le montre mieux que la remarque suivante de Duns Scot.
En s'ajoutant au genre, l'espèce forme avec lui un composé, qui est
justement la quiddité : animal ralionale. Ici, au contraire, il ne s'agit plus
de constituer une quiddité : celle-ci est déjà donnée par l'union du genre
et de la différence. L'effet de la cause individuante est autre, car il consiste
à constituer la réalité dans un ordre distinct de celui de la quiddité :
ista aulem enlilas individui est primo diversa ab omni enlilale quiddilaliva.
Sauf le cas unique de l'être infini, aucune quiddité ne contient de quoi
être haec. Le propre de l'entité positive individuante intrinsèque au

1. Ceci n'implique pas que le scotisme exclue l'existence de la structure du singulier.


Bien au contraire, celui-ci se compose de toutes ses déterminations quelles qu'elles
soient : « Accipitur individuum, substantia et simul totum stricte, prout includit
existentiarn et tempus ut hic homo existens et hic lapis existens «. Ce qui est vrai, c'est
qu'une fois posée dans l'être actuel par sa cause, sa singularité individue toutes ce.»
déterminations accidentelles et non pas inversement. Quant à elle, la singularité est
« unitivement contenue • dans la forme la plus haute du composé, qui est inséparable
de sa différence individuante sans laquelle son existence serait impossible : In Melaph.,
1. VII, q. 13, n. 19.
LE PRINCIPE DE L'iNDIVIDUATION 463

singulier, n'est donc pas d'ajouter une quiddité à une autre, ce qui ne
ferait que le spécifier au lieu de l'individualiser, mais de poser le tout
quidditatif, constitué par le genre et la différence, dans un être d'autre
sorte : in esse aiterius rationis. On dépasse par là l'ordre du commun
pour entrer dans celui de l'individuel, c'est-à-dire dans un ordre « autre ».
Comparons enfin ces différences à celles qui sont à leur niveau, c'est-
à-dire, une fois encore, aux différences spécifiques, mais cette fois à celles
qu'elles-mêmes déterminent. Il y a de ces différences spécifiques qui ne
sont pas ultimes, en ce sens qu'elles se comportent comme des genres
encore déterminables par d'autres différences. La cause de l'individuation
n'est pas de cette nature. Elle ne ressemble en cela qu'aux différences
spécifiques ultimes, qui déterminent complètement l'espèce, comme
animat ralionale mortale. De même en effet qu'une différence spécifique
ultime pose l'espèce comme immédiatement et radicalement distincte
de toute autre, de même la différence individuante pose le singulier
comme immédiatement et radicalement distinct de tout autre. Dans son
ordre, la cause de l'individuation est toujours differentia ultima1.
Ce dernier point est plus important qu'il ne semble de prime abord,
car aucun ne fait voir plus clairement le caractère radical de la différence
d'ordres qu'implique le passage de l'espèce à l'individu. Partant des
singuliers, on peut en abstraire la communauté de l'espèce, mais on ne
le peut qu'à partir de leurs natures, non à partir de leurs singularités.
II n'y a pas d'espèces des singularités : differentiae ultimae sunt primo
dioersae el ideo ab eis nihil unum per se commune potest abstrahi. Bien
entendu, ceci ne veut pas dire que les individués ne puissent entrer dans
des classes douées d'unité, mais, s'ils y entrent, c'est en raison de leurs
natures communes, non de leurs déterminants individuels. Des indivi
dualités comme telles ne peuvent former une espèce ; ce qu'il y a en
elles de spécifique tient au potentiale que déterminent leurs différences
individuantes2. Bref, les singularités sont des entités aussi incompossibles
que les individus qui les possèdent.
Duns Scot nous laisse sur cette conclusion, et l'on comprend pourquoi.
L'analyse de l'être à laquelle il s'est livré le conduit à situer métaphysi

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 11-13 ; t. II, pp. 266-268. — Sur les cas de détermina
tion de la forme par son actualité ultime : Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 3, a. 2, n. 14 ; t. I,
pp. 342-344.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 14 ; t. II, pp. 268-269. — Encore une raison pour que la
matière ne soit pas principe d'individuation : elle est une nature ; de soi, elle n'est
pas haec: Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 20 ; t. II, p. 273. — Contre cette doctrine de l'indivi
duation, voir les objections de Guillaume Farinier O. F. M., dans Joh. Kbauss, Die
Universalienlehre... (Divus Thomas), t. XI (1933), p. 302, n. 2.
464 JEAN DUNS SCOT

quement un élément du réel pour lequel, puisqu'il n'est pas une forme,
le philosophe n'a pas de concept abstrait. L'« entité individuelle », cause
de la « différence individuelle », n'est ni matière, ni forme, ni leur composé,
car ni la matière, ni la forme, ni leur composé, n'impliquent de soi aucune
singularité. Qu'est-elle donc? Elle est, répond Duns Scot, ultima realitas
eniis. Exactement, elle est « la réalité ultime de l'être qui est matière,
ou l'orme, ou composé, de sorte que n'importe quelle entité commune,
mais encore déterminable, puisse être de nouveau déterminée, si une
soit-elle, en plusieurs réalités formellement distinctes, dont, formellement,
celle-ci ne soit pas celle-là, parce que l'une est formellement l'entité d'un
singulier, au lieu que l'autre est formellement l'entité d'une nature »l.
Ceci conduit à une précision que notre Docteur peut seulement
recommander à l'attention du lecteur, car c'est à nous de nous en
pénétrer si nous voulons le comprendre. Tout au long de la coordination
essentielle, l'esprit va d'entités en entités. Le genre a la sienne, propor
tionnelle à l'unité qui lui appartient. L'espèce à la sienne, dans les mêmes
conditions. Leur union est donc celle d'une res et d'une autre res, mais
tel n'est plus le cas lorsqu'on atteint la différence individuante. Celle-ci
ne s'ajoute pas à la quiddité comme une autre « chose » (sans quoi elle
serait elle-même quiddité) mais comme une détermination intrinsèque
qui lui confère la singularité. Nous pouvons l'en distinguer formaliler,
c'est-à-dire la poser à part dans la pensée, mais non pas la concevoir
sous un être distinct de celui qu'elle individualise. Elle est, répétons-le,
ultima actualilas formae*.
Il s'agit donc ici d'une individuation de la quiddité, mais non par la
quiddité. Peut-être pourrait-on dire sans trahir Duns Scot que c'est une

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 15 ; t. II, pp. 269-270. La notion de singularités spéci


fiquement identiques, ou d'une espèce des singularités comme telles, est dénuée de
sens : In Melaph., 1. VII, q. 13, n. 21, 24 et 25. La singularité n'est donc pas définis
sable pour nous, n. 23.
2. C'est ce que désigne le terme haecceilas. Cf. • Sic haec unitas minor de se est Iiaec
numéro, non essentialiter, s.ed tantum denominative ; sed haecceitas est numéro haec
essentialiter «. Hep. Par., 1. II, d. 12, q. 6, n. 13. Cf. /oc. cit., n. 8 : • Item, si non potest
intelligi inclusum esse nisi hoc, igitur neque includens. Si enim non potest intelligi
rationale sub opposite rationalis, igitur née homo includens rationale ; sed non potest
intelligi haecceitas, ut universale ; igitur née natura speciei includens, cum ipsa haeccei
tas de se sit haec : igitur impossibile est intelligere naturam speciflcam ut universale •.
Voir aussi In. Melaph., 1. VII, q. 13, n. 9 et n. 26. Selon Joh. Kraus (op. cit., pp. 93-94)
l'authenticité scotiste du terme serait encore douteuse. En attendant que ce point
soit tranché par de futures éditions critiques, on doit constater que l'usage d'haeeceilas,
rare de toute façon chez Duns Scot lui-même, s'est universalisé dans son école. C'est
un terme commode, dont le seul inconvénient est de suggérer une « chose >, plutôt que
l'extrême pointe d'actualité qui détermine chaque être réel à la singularité. Sur diverses
interprétations de cette doctrine, voir C. R. S. MARRIS, Duns Scolus, t. II, pp. 97-99.
LE PRINCIPE DE b'iNDIVIDUATION 465

individuation de la forme, mais non par la forme. Car on ne sort à aucun


moment de la ligne prédicamentale de l'essence. L'existence ne peut
entrer en ligne de compte, parce qu'elle fonde une autre coordination que
celles des quiddités et de leurs entités respectives. L'ordre de l'exister
actuel, que Duns Scot n'ignore pas, ne saurait intervenir dans le système
des constituants quidditatifs de l'être, qui doit pouvoir se constituer par
ses seules ressources depuis le genre suprême jusqu'à l'espèce spécialissime.
C'est cela qu'il importe surtout de comprendre : l'individuation scotiste
permet la détermination complète du singulier sans faire appel à
l'existence ; elle serait plutôt la condition nécessairement requise pour
toute existence possible, les sujets complètement déterminés par leur
différence individuelle, bref, les individus, étant seuls capables d'exister.
La seule différence individuante qui exige l'existence de son essence est
celle de l'être dont l'heccéité est sa propre infinité. Les autres essences
individuées n'existent qu'en vertu de leurs causes. Or rien n'est plus
extrinsèque à ces existants que leurs causes ; le principe d'individuation,
au contraire, est ce qu'il y a de plus intrinsèque à l'être qu'il achève de
déterminer.
Duns Scot ne se dissimule pas les pièges que cette notion prépare à
l'imagination. Son refus d'en faire une « chose » peut induire à conclure
que la différence individuante n'a pas d'entité ; mais ce serait une erreur,
car elle entraîne, par voie d'addition, une composition supplémentaire.
La preuve en est que cette composition est incompatible avec la simplicité
divine, dont l'essenlia est haec d'elle-même et de plein droit. On ne trouve
là, non seulement aucune composition rei el rei, mais pas même realilalis
el realilalis, comme si une réalité potentielle de l'essence divine pouvait
être déterminée par une réalité actuelle de quelque différence individuante.
En Dieu, nous l'avons dit, tout ce qui tient à l'essence est identique,
parce que tout y est formellement infini. Dans le fini, au contraire, l'espèce
n'inclut jamais de soi l'individu, ni inversement ; ils ne se joignent que
dans un tiers terme, cet être individué dont ils sont les parties intégrantes
et qui les inclut dans son identité. C'est d'ailleurs pourquoi le singulier
n'est pas simple ; sa composition n'est même pas la plus parfaite possible,
parce que ses éléments ne sont pas tous des choses, el ila tollitur ista
composilio perfeclissima quae est ex re el re. A défaut d'être telle, elle est
du moins la composition d'une « chose » et d'une « réalité s1.
Comment dès lors s'étonner que cette réalité ne nous soit pas présen
tement intelligible? En ce qui est d'elle-même, elle l'est; pourquoi elle

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 16 ; t. II, pp. 270-271.


466 JEAN DUNS SCOT

ne l'est pas pour nous relève d'un autre problème. En tout cas, la raison
ne tient pas à la singularité même, et c'est plutôt par excès qu'elle nous
dépasse. Ce n'est pas le soleil, mais l'œil de la chouette, qui explique
qu'elle ne voie pas le soleil. D'ailleurs, même si nous connaissions le
singulier, nous pourrions le voir, mais non le définir. Sa nature s'y oppose.
Assurément, il est de l'être, et il ajoute de l'entité à l'entité de l'espèce,
sed illa entilas quant addit non est entitas quidditativa. Pas de définition,
donc pas de démonstration ni de science1. C'est seulement à travers
l'espèce que nous manions l'individu. Encore une métaphysique où la
pointe extrême du réel défie la connaissance scientifique, mais, après
tout, s'il en était autrement, nous n'aurions pas besoin de métaphysique :
la physique nous suffirait. Das Individuelle isl ein umuriickfiilirbar Letzes,
dit Heidegger du singulier scotiste2, et c'est assurément ce que Duns Scol
lui-même a voulu démontrer, car bien qu'il ne se la représentât pas comme
une « chose », il s'est demandé ce que serait pour lui la différence indivi-
duante, si elle existait pour elle-même à l'intérieur de la substance. Elle
serait exactement l'acte de la quiddité : si esset.res alla, proprie essel aclus
quiddilalis3. On a donc raison d'attribuer à Duns Scot un sens aigu de
l'individu, mais peut-être vaudrait-il mieux dire qu'il a souligné l'impor
tance suprême de l'acte métaphysique par lequel, dans sa doctrine, l'être
est complètement achevé dans sa plénitude et capable de recevoir
l'existence. Au cœur du réel, chez Thomas d'Aquin, se trouve l'acte
d'être ; chez Duns Scot, on y trouve l'heccéité.

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 6, n. 16 ; t. II, p. 271. On a donc eu raison, pour trouver de


l'existentiel chez Duns Scot, d'en chercher le succédané dans l'individu (BERAUD DE
SAINT-MAURICR, Existenlial Irnporl in thc Philosophy of Duns Scolus, dans Franciscan
Studies, t. IX (1949) pp. 274-313) mais il est excessif d'en conclure (p. 289) que chercher
si la philosophie de Duns Scot est essentielle ou existentielle est un pseudo-problème
Naturellement, on peut discuter sur les mots, mais c'est un fait que, chez Duns Scot.
il n'y a pas d'acte d'être qui soit perfection de la forme. S'il y avait chez lui un acte
de la forme réellement distinct d'elle, ce serait l'heccéité. Or môme l'heccéité est indiffé
rente de soi à l'existence ou à la non-existence. L'opposition entre deux doctrines dont
l'une tient la quiddité pour indifférente de soi à l'existence, au lieu que l'autre la tient
pour une puissance dont l'existence est l'acte, n'est certainement pas imaginaire. Le
simple « possible » est différent dans les deux cas : une • possibilité d'existence » dans
le thomisme, une pure absence d'existence dans le scotisme où « la possibilité d'une
chose ne signifie rien de plus que la cécité dans l'œil » Op. Ox., I. I, d. 30, q. 2, n. 15 ;
arl. cit., p. 289.
2. M. HEIDEGGER, Die Kalegorien und Bedeulungslehre des Duns Scolus, Tùbingen,
1916. Et déjà, Reinh. SEEBERG, Die Théologie des Joh. Duns Scotus. Eine dogmen-
geschichtliche Untersiichung, Wien, 1900, pp. 73-74. Thèse justifiée par In Melaph..
1. VU, q. 13, n. 18-19.
3. Hep. Par., 1. II, d. 12, q. 8, n. 9.
l'unité du concret 467

3. — L'unité du concret

Après avoir étudié la matière en elle-même, il reste à la considérer


dans les substances concrètes dont elle est un élément. Rappelons d'abord
qu'elle y entre certainement à titre d'élément composant. Elle est, nous
l'avons dit, unum principium nalurae; une cause du composé distincte
de la forme. Qu'on la dise « acte » ou non, elle a donc sa réalité propre et,
puisqu'elle est, il faut nécessairement qu'elle soit, sinon « un acte », du
moins « en acte ». D'ailleurs, si de soi elle n'était rien, Dieu lui-même ne
pourrait la produire, elle ne serait pas terminus crealionis. Enfin, si elle
n'était rien, comment pourrait-elle recevoir la forme? Il est donc impos
sible de mettre en doute sa réalité. D'où la définition qu'en donne
Duns Scot : « le mot matière désigne une entité positive, hors de l'intellect
et de sa propre cause, entité par laquelle elle est capable des formes
substantielles, qui sont actes au sens plein du terme »1.
Ces expressions mêmes nous ont déjà conduit à reconnaître que les
notions d'acte et de puissance ne s'attribuaient pas ici à des réalités
irréductiblement opposées. Être puissance n'est pas être acte, mais ce
n'est pas non plus ne rien être. C'est pourquoi, bien qu'il accorde à la
matière un certain degré d'actualité, Duns Scot ne l'en oppose pas moins
à la forme comme la puissance à l'acte. Pour réelle qu'elle soit, l'actualité
de la matière se réduit au minimum d'être requis pour recevoir la forme,
c'est-à-dire pour être toujours en puissance à son égard. Ainsi, en dépit
de ce qu'elle a d'actualité, la matière n'en est pas moins immédiatement
et radicalement distincte de la forme. Pour en revenir à la formule de
Duns Scot lui-même : actus et potentia, quae sunt principia errfis, sunt
primo diversa; materia el forma sunt hujusmodi ; ergo materia el forma sunt
primo diversa2.
Telle étant sa position, il est vain d'argumenter contre elle au nom d'une
autre, comme on le fait parfois. Personne ne le convaincrait jamais qu'en
accordant à la matière une entité positive douée du degré d'actualité
correspondant à son être, il s'oblige implicitement à confondre la puissance
et l'acte. L'actualité propre de la matière est pour lui celle du récepteur,
celle de la forme est l'actualité du reçu, ou, si l'on préfère, la forme se
distingue de la matière comme ce qui donne se distingue de ce qui reçoit.
C'est même pourquoi nous l'avons entendu dire que forme et matière

1. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 13 ; t. II, p. 505.


2. Op. Ox., 1. II, d. 12, q. 1, n. 16 ; t. II, p. 508.
468 JEAN DUNS SCOT

sont aptes à s'unir pour composer un seul être, car deux éléments sont
d'autant mieux faits pour entrer en composition qu'ils sont formellement
plus divers et plus distincts. Cette conclusion suggère à Duns Scot une
remarque que nous avons déjà rapportée, mais sur laquelle il n'est pas
inutile de revenir, parce qu'elle éclaire remarquablement sa manière de
concevoir le rapport de l'essence réelle à l'existence. Si l'on y réfléchit,
c'est le fond de la question. En effet, nous posons que la matière est terme
positif de l'acte créateur, d'où résulte, comme nous l'avons dit, qu'elle
est quelque chose, une essentia, une réalité, bref l'entité qu'elle doit
posséder pour entrer, à titre de partie, dans la composition de la substance.
Or c'est prcciscemnt en ce point que Duns Scot oppose son non possumus
à la distinction réelle de l'essence et de l'existence. Thomas d'Aquin admet
bien que la matière soit partie du composé, mais il lui refuse tout esse
propre, hors celui qu'elle reçoit par la forme et auquel, en ce sens, elle
participe. Doctrine cohérente avec ses principes, puisque, dans la méta
physique thomiste, aucune essence n'existe de plein droit, tandis même
qu'elle existe. Chez Duns Scot, il est également vrai, selon la doctrine
d'Avicenne, que l'essence, ou quiddité, n'implique pas l'existence. Elle
ne peut recevoir celle-ci que de sa cause. Pourtant, et c'est en quoi le
scotisme diffère du thomisme, l'essence ne diffère plus de son existence
une fois que sa cause l'a réalisée. N'oublions pas qu'essenlia comporte
ici le sens de « réalité ». Admettre qu'une essence ainsi comprise soit
effectivement produite à l'être par sa cause, et que pourtant elle ne soit
pas, c'est admettre la possibilité d'une réalité irréelle, d'une essenlia
dénuée de l'esse qui en fait précisément une essentia, bref, répétons-le,
c'est se contredire : quod enim aliqua essentia sil extra causam suam, et
quod non habeal aliquod esse quo sil essentia, est mihi conlradiclio1.
En attribuant à la matière un esse propre qui soit proportionnel à son

1. Op. Ox., 1. II, d. 12-, q. 1, n. 16 ; t. II, p. 508. La matière est donc de soi eonnais-
sable, bien qu'elle ne le soit pas pour nous ; elle a en Dieu son idée propre, qui corres
pond à son être propre (/oc. cit., n. 20, p. 511). Usant d'un langage qui n'est pas celui de
Duns Scot, on pourrait dire que, de même qu'elle est directement causée, et non pas
seulement « eoricausée «, elle est directement connue, et non pas seulement t con-
connue ». — Dans son excellente étude De fundamenlo univocalionis apud Joannem
Duns Scotum (Anlonianum, XIV (1939), pp. 278-287), Tim. Barth O. F. M. compare
diverses interprétations de l'ens Scotiste. Après avoir rappelé celle des anciens scotistes.
Boyvin, Mastrius, Rada : ens = essentia, il lui préfère celle de Fackler (Der Seins-
begriff in seiner Bedeulung /ur die Goltescrhcnnlnis des Duns Scotun, p. 22), que lui-même
renforce d'ailleurs (p. 286) en attribuant à l'etsenlia, non seulement une aptitude à
l'existence, ce que les anciens scotistes ont toujours dit, mais même une « tendentia
ad existentiam ». Mais, si l'essence existe, pourquoi tendrait-elle à l'existence T Et
comment le pourrait-elle, si elle n'existe pas ? Les anciens scotistes avaient une lois
de plus raison.
L'UNITÉ DU CONCRET 469
degré d'actualité, et en le lui maintenant à l'intérieur même du composé
actuellement existant, Duns Scot ne fait donc qu'appliquer à ce problème
la solution générale qui, en pareils cas, est toujours la sienne. Ce qui est
vrai de la matière dans le composé est vrai de l'accident dans la substance
et, généralement parlant, de tout composant quelconque entrant dans
la structure d'un tout. On a pris occasion de ce point pour soutenir que,
selon le Docteur Subtil, toute réalité est « un absolu ou un assemblage
d'absolus » et que « tout, monde des idées et monde de la nature, est une
mosaïque »x. Il s'agit là d'un jugement philosophique et qui excède la
compétence de l'historien. Nous n'avons donc ni à l'approuver ni à h
réfuter, mais on peut du moins faire observer que, dans la pensée de
Duns Scot lui-même, le monde des substances composées se présente sous
un autre aspect. Les entilales qu'il distingue ont bien chacune leur être
propre, mais elles n'y sont pas juxtaposées comme les pièces d'une
mosaïque. De la matière à Dieu, c'est-à-dire de l'essenlia la plus pauvre
à ens infinitum, tous les êtres s'ordonnent en une hiérarchie dont l'aspect
diffère grandement d'un ensemble de fragments qui, même disposés
selon certaines figures définies, n'en seraient pas moins tous de même ordre.
En outre, et c'est le plus important, les éléments du composé s'y engagent
les uns dans les autres par des relations d'acte à puissance qui les soudent
dans l'unité du tout. L'« heccéité » ne fait pas exception à cette règle, ell'-
la confirmerait plutôt, car c'est bien à « l'ultime actualité de la forme »
qu'il revient de sceller définitivement l'unité du composé réel qui, en fin
de compte, est toujours un individu. Il est vrai qu'il y a autant de prin
cipes individuants qued'élémentsdanslecomposé2. Il le faut bien d'ailleurs.

1. B. LANDRY, Duns Scot, Paris, Alcan, 1922, p. 111. Cet historien pense d'ailleurs
que la critique s'applique au nominalisme comme au réalisme dp Duns Scot. La
mosaïque imaginée par les nominalisles est seulement « plus fine ». En f;iit la distinction
des formes dans le mixte n'est pas celle de morceaux d'une mosaïque, existentiellement
distincts et localement juxtaposés. Ceci dit, reconnaissons que la position de Duns
Scot a donné de la tablature môme aux anciens Scotistes. Lychetus s'est évertué à
expliquer comment un individu peut inclure des entités partielles qui, pour être réelles,
doivent elles-mêmes être individualisées, c'est-à-dire des individus.
2. ftep. Par., 1. II, d. 12, q. 1, n. 8. Dans ce curieux texte, Duns Scot y compte six
entités dans le composé : la matière universelle, la matière individuelle, la forme uni
verselle, la forme individuelle, le composé universel, le composé individuel. Les termes
de cette énumération suggèrent qu'il ne s'agit pas ici d'éléments actuellement existants
a l'état distinct au sein du composé, mais, comme toujours en pareil cas, d'entités
formellement distinctes dans l'identité de l'être. Duns Scot l'a même dit expressément :
« Et formalitas naturae non est formalitas quae est incominunicabilis, nisi denomina-
tive ; tamen in composito est formalitas quae est communicabilis : if,'itur sex sunt
entitates in composito per identitatem unitive. » 11 ne s'agit pas ici de « res alia, sed
formalitas alia, idem tamen identice » (ibid.). Et plus loin, n. 9 : « Dico quod non
sequltur quodlibet individuurn esse compositum proprie, quia compositio non est
470 JEAN DUNS SCOT

S'il est vrai, comme nous l'avons vu en son lieu, que même la matière est
individuée par une détermination intrinsèque propre, il doit en aller à
plus forte raison ainsi de la forme, et du composé même que constitue
leur union. Autant de principes de composition, autant d'esscnliae;
autant d'essentiae réelles, autant d'esse; autant d'esse, autant de déter
minations intrinsèques qui les individuent. Il était difficile de pousser
plus loin le réalisme de l'essence, mais on doit ajouter que les substances
n'en sont pas moins ici des structures organiques fortement liées. Si leurs
éléments n'étaient pas des entités actuelles et individuelles, ce ne seraient
pas des êtres, et s'il n'y avait que des riens, donc pas de composants,
comment y aurait-il des composés? Pourtant, ces composants se déter
minent mutuellement jusqu'au principe individuant du tout, qui les
réduit tous à l'unité de la substance1. L'actualité supérieure y saisit
l'inférieure, jusqu'au déterminant intrinsèque suprême qui les saisit tous
dans son acte. Ce qui est vrai, c'est que nous sommes ici dans une méta
physique de l'essence réelle, et comme l'aclus essendi s'en trouve exclus
par une décision de principe, il ne saurait être question d'y faire appel
pour fondre ou couler ensemble les éléments dans l'unité du composé.
C'est dans l'essence même qu'il faut donc chercher un catalyseur des
essences et l'on n'en voit pas d'autre que l'efficace hiérarchique des actes,
celui de la forme actualisant celui de la matière, et celui du principe
individuant intrinsèque actualisant à son tour celui de la forme. Le vrai
problème est ici de choisir entre une métaphysique de l'essenlia et une
métaphysique de l'esse.
Il ne faut d'ailleurs pas exagérer la complexité de structure du concret
dans la doctrine de Duns Scot. L'analyse y prend nécessairement tous

proprie nisi ex actu et potentia proprie acceptis ; et quod ista proprielas individualis
est eadem essentia identitate, ideo ex talibus nunquam proprie fit compositio ». Il est
difficile de mieux s'expliquer et d'être plus mal compris. La cécité des scotistes et
suarézicns devant l'esse thomiste n'a d'égale que celle des thomistes devant la /ormalilas
de Duns Scot. De Cajétan (In I, q. 76, a. 1) au P. Del Prado, les disciples de Thomas
d'Aquin tiennent la proposition : loi esse, quoi enfilâtes, pour une erreur intolérable.
Scot et ses disciples, ajoute Cajétari (In I, q. 76, a. 3), ne voient pas la nature de l'être.
ni que «ex duobus existentibus in actu non potest fieri unum per se ens ». Mais lui-
même ne voit pas que les entités formelles de Duns Scot n'ont justement pas d'existence
actuelle. Lorsqu'on en vient à dire de ses adversaires, avec le P. Del Prado (De vcrilale
fundamenldli philosophiae chrislianae, Fribourg-Suisse, 1911, p. 194, note) : « 1U
omnes, velint, nolinl, coguntur dicere... >, c'est qu'il y a, dans ce qu'ils disent, quelque
chose que l'on ne comprend pas. Il faut pourtant le comprendre même pour ne pas
l'accepter.
1. C'est précisément pourquoi les formalités internes contenues dans le composé
ne doivent pas être réalisées sous forme d'êtres actuels et actuellement distincts. Si l'on
commettait cette erreur, il faudrait en effet composer l'individu avec d'autres individus.
Duns Scot lui-même s'y est opposé : « non est tamen nisi una differentia individualis
nltima, quae déterminât formam speciflcam », In Melaph., 1. VII, q. 13, n. 21.
L'UNITÉ DU CONCRET 471
les éléments un à un et, les considérant chacun en soi, elle leur attribue
chaque fois une individualité de même degré que leur être, mais ce n'est
pas une métaphore que de les présenter comme fondus ensemble dans
l'unité du concret. Toute son habitude de pensée, qui l'incline à la multi
plication des moments dans l'analyse, lui fait en revanche éliminer du
concret les distinctions réelles chaque fois qu'il peut les éviter. Nous en
aurons des preuves, mais aucune plus décisive que sa doctrine du mixte,
à laquelle nous voici naturellement conduits.
Le problème est crucial, en ce sens qu'on ne peut le résoudre sans
répondre à la question qui vient d'être posée. Les éléments subsistent-ils
dans le mixte? Excellente occasion, si Duns Scot en a le goût, pour faire
du mixte une mosaïque ! Mais que fait-il? Deux solutions s'offrent à lui :
celle d'Avicenne, qui veut que les éléments demeurent pour ainsi dire
intacts au sein du mixte, c'est-à-dire sans perte de substance mais avec
un simple affaiblissement de leurs qualités ; celle d'Averroès, qui ne les
y maintient qu'au prix d'un affaiblissement de leur substance aussi bien
que de leurs qualités1. On s'attendrait naturellement à le voir une fois
de plus se ranger à l'opinion d'Avicenne contre celle d'Averroès, mais
il n'en est rien. Loin de rallier la position d'Avicenne, Duns Scot refuse
même celle du Commentateur, parce que les éléments y subsistent encore
trop distinctement au sein du mixte. Bref, les deux arabes sont courtoi
sement renvoyés dos à dos. Mais voyons les considérants : « Je réponds à
la question en soutenant le contraire de ce que disent l'un et l'autre,
savoir, que les éléments ne restent pas dans le mixte quant à leur
substance, soit atténuée comme le veut Averroès, soit sans atténuation
comme le veut Avicenne. La raison en est qu'i/ ne faut pas multiplier sans
nécessité; or rien n'oblige à soutenir qu'une pluralité d'éléments ou de
formes substantielles subsiste dans le mixte ». Ni l'opération, à laquelle
on reconnaît la forme, car l'opération du mixte n'est pas de même espèce
que celle de l'élément ; ni la transmutation, car la forme de l'élément
et celle du mixte ont assez de réalité pour que la première soit le terminus
a <]uo d'une corruption et la seconde le terminus ad quem d'une génération.
Lorsque l'air se corrompt pour engendrer du feu, la forme de l'air fait
place à celle du feu ; de même, dans un mixte d'air et de feu, leurs formes
disparaissent pour faire place à celle du mixte. Du point de vue de leur
substance propre, les éléments s'abolissent donc dans celle du composé.
La remarque suivante est encore plus frappante, parce qu'elle revient
en somme à dire que, si les éléments subsistaient dans le mixte, celui-ci

1. Op. Ox., 1. II, d. 15, q. un., n. 3 ; t. II, p. 559.


472 JEAN DUNS SCOT

ne serait en effet qu'une mosaïque. Car tout mixte comporte de la matière,


et toute union d'une matière distincte et d'une forme distincte constitue
un sujet distinct, c'est-à-dire une substance. Si donc il y avait dans le
mixte plusieurs formes élémentaires, chacune d'elles constituerait une
substance, de sorte que tout mixte serait une substance composée de
plusieurs autres substances, de l'eau et du feu par exemple, dont chacune
pourrait exister à part1. C'est bien là qu'on pourrait se plaindre que les
êtres soient faits de pièces et de morceaux ! Or ce qui est vrai de la
substance des éléments l'est aussi de leurs qualités. Celles-ci demeurent,
si l'on veut, de la même manière que l'âme végétative et l'âme sensitive
subsistent dans l'âme intellective, c'est-à-dire, comme on va le voir,
virtuellement.
Telle est en effet la position de Duns Scot lui-même. Les quatre éléments
demeurent virtuellement dans le mixte, dont la forme substantielle
unique les contient virtuellement tous. Ils n'y sont donc pas secundum
substantiam ut parles sui, comme des substances incluses dans une autre
substance, mais par mode de contenance virtuelle, et c'est ce que semble
suggérer Aristote en disant qu'ils y demeurent potentia et virtule. C'est
ainsi qu'il faut interpréter le monde de Duns Scot. La forme du mixte
n'y actue pas la matière au moyen de celle de l'élément, mais directement.
Assurément, la génération d'un homme suppose que la matière soit là,
sous les formes des éléments, avant de recevoir celle de la semence, puis
du sang, puis de la chair, puis de l'homme, mais, à chaque moment
successif de la génération, il n'y a jamais qu'une seule forme substantielle,
qui est celle du composé tout entier2.
Ce dernier argument déborde pourtant le problème du simple mixte,
qui, d'ordinaire, ne se compose que d'éléments. Il est rare qu'on passe du
mixte à l'organique et au vivant sans qu'intervienne un élément nouveau,
qui est précisément le semen. La semence est un corps dont la forme n'est
pas là pour lui-même, mais en vue d'autre chose, c'est-à-dire afin de

1. Op. Ox., 1. II, d. 15, q. un., n. 5 ; t. II, pp. 561-562. Voir, n. 6, pp. 562-563, comment
IJuns Scot s'arrange des textes d'Aristote sur ce point. Il est d'ailleurs beaucoup moins
en règle avec le Philosophe qu'il ne le dit, mais croit-il vraiment l'être ? Selon sa
doctrine, il peut arriver qu'un seul élément suffise pour engendrer un mixte. Pourquoi 1
Parce qu'il est écrit dans Gen. I, 20 : « Producant aquae reptile... », etc. Mais la raison
le. confirme, car si tous les éléments se corrompaient mutuellement dans la génération
du mixte, celui-ci s'engendrerait du néant : il n'y aurait pas génération, mais création.
Il doit donc en demeurer au moins un, à partir duquel, dans tous les cas, le mixte est
engendré : loc. cit., n. 7 ; t. II, p. 563. Notons pourtant que la génération du mixte à
partir d'un seul élément, comme celle qu'impliqué ce texte de la Genèse, n'est possible
que • per polentiam divinam », Op. Ox., 1. II, d. 18, q. un., n. 11 ; t. II, p. 611.
2. Op. Ox., 1. II, d. 15, q. un., n. 9, t. II, p. 565.
L'UNITÉ DU CONCRET 473
permettre au générateur de produire un être semblable à lui1. On pourrait
le dire en d'autres termes : la finalité du semen est d'assurer la continuité
de l'espèce. La nature est en effet le siège d'un double processus, ascendant
et descendant, qui conduit d'abord de la forme de la semence à la forme
du sang, de la forme du sang à la forme de l'embryon et ainsi de suite
jusqu'à celle de l'animal parfait, ensuite de quoi celui-ci se décompose en
cadavre et se résout finalement en formes élémentaires. Toute la nature
est astreinte à cet ordre et à ce processus, dont le semen est la force direc
trice. Celui-ci ne lui permet pas d'en rester où elle est, jusqu'à ce que
l'être ait atteint son achèvement. On peut donc le définir : un corps
inachevé produit par le générateur afin de conduire ultérieurement à des
formes parfaites qui lui ressemblent.
Le mot semen est souvent remplacé par la formule ratio seminalis, qui
lui est en effet intimement liée, mais ne veut pas dire exactement la même
chose. La « raison séminale » est dans la semence. Elle en est la forme,
soit la forme substantielle, soit une qualité qui résulte nécessairement de
cette forme. Dans le blé, par exemple, elle est la forme du blé ou une
qualité résultant nécessairement de la forme du blé2.
Nous avons dit que le semen est la force directrice de la génération,
mais il n'en est pas le principe actif. Ceci est important pour comprendre
ce qui, dans la pensée de Duns Scot, répond exactement à ce mot. Il ne
faut pas l'entendre en termes de génétique moderne. Telle que Duns Scot
conçoit la génération, le semen n'existe pas encore au moment où elle se
produit. Dans le cas auquel il pense, qui est celui du mâle et de la femelle,
le semen actif du mâle est de même forme que le semen passif de la femelle

1. Op. Ox., 1. II, d. 18, q. un., n. 8 ; t. II, p. 608.


2. Op. Ox., 1. II, d. 18, q. un., n. 8 ; t. II, p. 608. A. Landry [Dans Scot, pp. 66-67)
semble avoir confondu deux problèmes différents en soutenant que Duns Scot rejette
la doctrine des • raisons séminales », par où il brisait avec la tradition franciscaine, etc.
II faut distinguer. Duns Scot nie que la raison séminale soit matière ou puissance passive
de la matière (Op. Ox., loc. cil., n. 3 ; t. II, pp. 601-602) ; il n'admettrait pas non plus
sans bien des réserves que la raison séminale soit acte, et il conteste expressément,
contre l'ancienne école augustinienne, qu'on soit contraint de les poser pour éviter de
faire de la causalité naturelle une véritable création (loc. cil., n. 4, p. 604 et n. 6, fin,
p. 607). Ceci dit, les textes que nous analysons établissent sans conteste que Duns Scot
a maintenu la doctrine des raisons séminales en les interprétant à sa manière, ce qui
est fort naturel. Cette manière, qui lui est propre, consiste à amputer la raison séminale
de toute causalité active dans la génération, pour lui réserver le rôle d'une sorte d'idée
directrice. C'est pourquoi, plutôt qu'« acte », il la nomme « forme », car dans sa doctrine,
la forme peut être, à titre de nature, un principe aussi passif que la matière. Supposé
que la pierre n'ait d'elle-même aucun principe actif de mouvement, elle n'en descendra
pas moins « naturellement » si on la meut, car sa descente se fera selon l'inclination de
sa forme. La raison séminale scotiste est donc le principe formel passif t selon lequel *
le développement naturel de l'animal se produit : « natura ut principium passivum
motus dicitur de forma », loc. cit., n. 6, début, p. 606.
474 JEAN DUNS SCOT

sur lequel il agit. Supposons donc que ce double semen uniforme se détache
du père et de la mère, il ne le fait qu'en vertu de la génération. Il ne la
produit pas, c'est elle qui le produit et c'est pourquoi nous disions que,
n'existant pas à l'instant de la génération, ce n'est pas lui qui en est
le principe actif, non plus que la substance où celle-ci tend comme à son
terme. Mais il ne l'est pas davantage à partir du moment où il existe, car
quelle est la nature du semen, sinon d'être un corps transformable en celui
qui doit être engendré? Or être transformable, ce n'est pas être de nature
active, mais passive. Ajoutons à cela que le moins parfait ne saurait
suffire à causer activement le plus parfait, et la semence, même avec tous
les esprits vitaux dont elle est chargée, reste moins parfaite que l'être
complet qui est terme de la génération. Le semen ne saurait donc en aucun
cas être le principe actif de celle-ci.
Il resterait pourtant à supposer qu'au moment où la semence se détache
de lui, le générateur lui communique une force en vertu de laquelle elle
agit. Et n'est-ce pas ce qu'insinué Galien, lorsqu'il attribue à la semence
une force divine? Peut-être y a-t-il là du vrai, mais pas au sens où l'entend
Galien, car s'il existe dans le semen une force divine, ce n'est pas du
générateur qu'elle lui vient. A partir du moment où la semence se détache
de lui, tout se passe dans la génération comme si le générateur avait
cessé d'exister. Pratiquement, il n'existe plus et c'est même littéralement
vrai toutes les fois qu'il ne s'agit pas de causes essentiellement ordonnées,
où la cause doit être là pour concourir à l'effet, mais de causes acciden
tellement ordonnées, dont la présence n'est pas nécessaire pour que
l'effet soit produit. Or, précisément, une lignée est le cas type d'une série
de causes et d'effets accidentellement ordonnés. Socrate peut engendrer
Platon, qui peut engendrer Cicérôn alors que Socrate a cessé d'être et
par conséquent d'être cause. Chacune de ces causes accidentellement
ordonnées agit par sa vertu propre, et dès que son eiïet existe, il ne doit
plus rien à sa cause. Que faut-il donc conclure ? D'abord, comme nous
l'avons déjà dit, que ni la semence ni rien qui lui appartienne n'est le
principe actif de la génération ou de la forme ultime qui en est le terme :
ensuite, que ce principe n'est pas non plus le père, puisque au moment
où la génération se produit, le père a toujours cessé d'exister en lanl
que père; enfin, pour ne laisser aucune hypothèse sans l'avoir essayée,
que ce principe actif n'est pas non plus la forme du ciel, car beaucoup
de vivants sont plus parfaits qu'elle. Trois conclusions négatives, dont la
troisième en élimine d'ailleurs une quatrième, qui consisterait à dire que
les anges sont les principes actifs de la vertu génératrice du semen. S'ils
l'unité du concret 475
l'étaient, leur action causale s'exercerait par le moyen du mouvement
céleste, ce qui vient d'être reconnu comme impossible. Par voie d'élimi
nations successives, on est donc conduit à la seule supposition qui reste
alors concevable. Il n'y a qu'une cause qui puisse rendre l'âme capable
de donner la vie : Dieu1.
L'organisme vivant, avec son développement réglé, est, de tous les
êtres, celui où la présence d'une raison séminale s'impose avec le plus
d'évidence, mais Duns Scot admet qu'il peut y en avoir en d'autres
êtres que les animaux. Tous les mixtes peuvent avoir des raisons séminales
qui les mettent sur la voie de formes ultérieures et plus parfaites. Un corps
céleste peut induire dans le cadavre d'un bœuf la qualité requise pour
qu'il en naisse des abeilles. C'est une raison séminale. Il n'est même
pas nécessaire que ce soit un mixte proprement dit : une qualité de ce
genre peut être induite dans un simple mélange, où les éléments ne soient
que juxtaposés. Enfin, rappelons-le, il suffit à la puissance divine d'un
seul élément pour y pouvoir insérer une raison séminale, telle l'eau, dont
on lit dans la Genèse (I, '<il) que Dieu en produisit les poissons2.
L'univers de Duns Scot ne se laisse donc pas morceler en autant de
fragments qu'il nous faut de distinctions formelles pour analyser sa
structure. Tout en maintenant une certaine pluralité des formes3, le

1. Op. Ox., 1. II, d. 18, q. un., n. 10 ; t. II, p. 610. Duns Scot ajoute au même article
que, pour les mêmes raisons, le semen ne saurait être de soi la cause des altérations et
du développement qu'il précède. Ici encore, comme Galien et Averroès l'ont pressenti,
la présence d'un élément divin permet seule de répondre à la question. Il est superflu
de noter que ces positions favorisent celle du théologien, pour qui Dieu seul crée l'âme
humaine et reste d'ailleurs toujours libre, bien que toute préparation nécessaire soit
accomplie, de la créer ou non. Op. Ox., 1. III, d. 16, q. 1, n. 13.
2. Op. Ox., 1. II, d. 18, q. un., n. 11 ; t. II, p. 611. On peut expliquer parla comment
les mages du Pharaon purent produire des grenouilles, ainsi que le dit d'ailleurs saint
Augustin, De Trinilale, III, 7, 12; P. L. 42, c. 875.
3. Il faut donc se garder de deux erreurs opposées : nier que Duns Scot ait enseigné
la pluralité des formes ; entendre cette pluralité comme celle d'existences actuelles
distinctes au sein du composé. La réalité propre à chacune d'elles est l'entité d'une
forme. C'est en ce sens que la thèse est soutenue dans In Melaph., 1. VII, q. 20, n. 2,
contre celle de Thomas d'Aquin (n. 3-5). Duns Scot a enseigné la pluralité des formes,
mais non au sens où elle est niée par Thomas d'Aquin. Bien entendu, l'entité formelle
réelle du scoti3me ne pouvant s'intégrer au thomisme, la pluralité des formes, même
entendue au sens scotiste, ne saurait être accueillie dans la doctrine de Thomas
d'Vquin. Autrement dit encore, il ne faut pas attribuer à Duns Scot, sur la foi de
l'apocryphe De rerum principio, une doctrine de la pluralité des formes qui n'est pas
la sienne, comme fait, entre autres, Parth. Minges, Joan. Duns Scoli doctrina philoso-
phica el theologica, t. I, pp. 61-62. Au contraire, Antonio Andrés a eu raison de soutenir
que les formes du composé sont t réellement ou spécifiquement distinctes », car c'est
tout un chez Duns Scot : il y a autant de formes partielles spécifiquement distinctes
qu'il y a d'organes (Quaesl. sup. Melaphysicam, 1. VII, q. 18, f. 43r) ; mais il faut se
souvenir que, selon Duns Scot lui-même, cette pluralité formelle n'entraîne aucune
séparation d'être. Cf. In Melaph., lib. VII, q. 13, n. 19, où Duns Scot fait voir que les
degrés supérieurs ne sont jamais séparés des inférieurs, et que, « in ... unitive contentis
476 JEAN DUNS SCOT

Docteur Subtil conservait le moyen d'assurer l'unité des substances


concrètes1. En effet, l'unité de leur structure est essentiellement quiddi-
tative, la forme même n'intervenant ici que pour déterminer la nature à
être telle que le veut son essence. Tout se passe donc selon des « raisons »
qui définissent une essence ou, à la rigueur, une route, mais qui, d'elles-
mêmes, ne réalisent pas cette essence et ne se meuvent pas sur cette route.
L'origine de l'efficace et du mouvement est ailleurs, plus haut peut-être
que la simple métaphysique. Car il ne faut pas se faire scrupule de le
redire : melaphysica est de quiddilalibus, mais il ne faut pas non plus
imaginer qu'il n'y ait rien de plus que la quiddité dans l'être réel. Au con
traire, le pleinement réel est toujours individuel, et c'est ce qu'avait fort
bien vu Aristote, mais sans réussir à se donner une métaphysique capable
de justifier l'être tel que lui-même l'entendait.
Duns Scot s'est donné cette métaphysique. L'individuel n'y est pas
premier seulement en fait, mais aussi en droit, et il l'est éminemment.
En effet, tout ce qui est, est intelligible : inlelligibililas absolule sequilur
eniitatem; or «le singulier inclut l'entité quidditative supérieure totale
et, en outre, un degré d'actualité et d'unité ultime en raison de l'indivi-
duation, laquelle unité, loin de diminuer l'entité et l'unité, leur en ajoute
et, par là même, accroît l'intelligibilité »2. En ce sens, la connaissance
générale qui n'est que telle laisse toujours échapper une partie de l'intelli
gibilité de son objet, celle qu'il tient précisément de sa singularité. C'est
donc une connaissance incomplète, qui manque le degré d'être propre
au singulier en tant que singulier. Au contraire, qui connaît ce degré d'être
supérieur qu'est le singulier, connaît en lui tout le reste, et c'est pourquoi,
dans la connaissance divine, qui est parfaite, « les idées sont éminemment
celles des singuliers, parce qu'elles représentent distinctement tous les
intelligibles autres que Dieu »3. La plénitude de la réalité et de l'intelli

non est separatio realis, née etiam potentialis ». L'être réel est le composé de la nature
et de toutes ses déterminations ; c'est donc le composiium, non la nalura, qui contient
unitivement ces déterminations : ibid., n. 20.
1. C'est d'ailleurs ce qu'a bien vu B. Landry lui-même, quasi coaelus a vcrilale, dans
son Duns Scot, p. 79. Pourquoi, le voyant à la fin de son développement, n'a-t-il pas
retouché le début, où il reprochait à Duns Scot de faire du concret une sorte de
• mosaïque » ? Une cause ne produit pas une mosaïque d'êtres, mais un être dont l'unité
actuelle inclut plusieurs formalités ; el ces formalités mêmes ne forment pas une
mosaïque : elles sont hiérarchisées dans l'énergie unitive de la forme suprême qui les
inclut.
2. In Melaph., 1. VII, q. 15, n. 4.
3. Sur la réalité suprùme de l'individu, In Melaph. ,\. VII, q. 13, n. 17 : « Item indi-
viduum est verissime ens et unum... », etc. Ceci n'empêche pas que l'être en tant qu'être
soit l'objet adéquat de l'intellect. Nous avons en effet noté que l'être univoque n'inclut
pas quidditativement ses déterminations (pas même les passions convertibles de l'être) :
L'UNITÉ DU CONCRET 477
gibilité n'appartient donc pas à l'être univoque, ni même à la structure
hiérarchique des formalités liées par la vertu unitive de la quiddité supé
rieure qui les contient toutes ; elle n'appartient qu'à l'être du tout déter
miné par sa différence individuante et, même en lui, ce n'est pas le
singulier qui constitue le sommet de l'être, mais sa singularité1.

« Non est ergo natum intelligi singulare ut pars inclusa in primo intellecto, sed tantum
ut primum intellectum, in quo alia quaecumque superiora per se intelliguntur >. Ibid.
1. Même la forme substantielle est ordonnée, à titre de partie, à l'être du tout. Cet
« esse totius > est aussi < actus simpliciter ». Cf. Quodlibel, IX, n. 4.
CHAPITRE VII
L'AME HUMAINE

En suivant la voie traditionnelle de l'œuvre des six jours, Duns Scot


rencontre divers problèmes qui retiennent quelque temps son attention.
Dieu dit : « Que la lumière soit, et la lumière fut ». Qu'est-ce que lux?
Quelle différence y a-t-il entre la source lumineuse que ce mot désigne et
le rayon (lumen) qui en émane? Excellente occasion d'utiliser l'optique1.
Plus loin, Duns Scot s'attardera longuement à définir la nature du ciel
et même à résumer pour ses auditeurs un certain nombre de connaissances
astronomiques. Ni la théorie des marées ni celle des épicycles ne le
rebutent. Tout ceci lui est aussi familier qu'Euclide et il en fait de bons
exposés, mais on ne voit pas qu'il ait de position personnelle sur ces
questions, non plus que sur le problème de l'influence des astres, où
l'on n'est surpris ni qu'il l'admette, ni qu'il lui interdise d'abolir la liberté
de l'homme2. Avec peut-être quelques nuances qui lui sont personnelles,

1. Sur lux, qui n'est pas substance, mais probablement une qualité active liée à la
forme substantielle du corps céleste : Op. Ox., 1. II, d. 13, q. un., n. 2 ; t. II, p. 526. —
Sur lumen: ni matière, ni forme substantielle, ni substance, mais qualité sensible
« intentionnelle » qui nous dirige vers sa source (lux), dont elle est l'« espèce sensible • :
loc. cit., n. 3, p. 526.
2. Pourtant, l'Op. Ox., 1. II, d. 14, q. 1 (t. II, pp. 536-540) offre une tentation presque
irrésistible à ceux qui lui prêtent une doctrine de la double vérité : « Alia videtur
responsio danda secundum theologos, alia secundum philosophes • (n. 1, p. 536).
Selon les philosophes, dont Averroès interprète bien la pensée, les cieux n'ont pas de
matière ; selon les théologiens, qui pensent que le • chaos » s'étendait d'abord jusqu'à
l'Empyrée, les cieux en ont une (n. 4, pp. 538-539). De même pour la question de savoir
si les cieux sont « animés «, sur quoi Augustin hésite et ce que Jean de Damas nie :
« Breviter, si coeli non sunt animati, hoc est creditum, et non ratione conclusum ;
quia nulla est conditio in corpore illo ita perfecto manifeste apparens repugnare anima
tion! corporis » (n. 5, p. 540). Ce couple philosophi-lheologi nous est dès longtemps
familier et nous avons appris à ne pas lui substituer philosophia-theologia. Duns Scot
ne dit pas que les conclusions des philosophes soient nécessaires et vraies, même
lorsqu'elles contredisent celles des théologiens. Il dit seulement que ce sont les conclu
sions auxquelles conduit en fait la position des philosophes, mais les seules qui soient
vraies sont celles qui s'accordent avec les conclusions des théologiens. — Sur l'influence
des astres, Op. Ox., 1. II, d. 14, q. 3 ; t. II, pp. 548-554.
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L'AME 479

l'importance de Duns Scot en ces matières ne dépasse guère celle d'un


témoin compétent de la science de son temps. La situation devient autre
dès qu'il aborde le problème de la création de l'âme et ce qu'il en dit
mérite au contraire de retenir l'attention. L'homme et sa fin dernière y
sont directement intéressés ; or c'est dans les cas de ce genre que le
« théologien ». doit prendre position devant les «philosophes», soit pour
les approuver soit pour les critiquer, en tout cas pour se situer.

I. — Origine et immortalité de l'ame

L'Écriture dit (Gen. II, 7) que Dieu forma l'homme, et lui insuffla
au visage l'esprit de vie, c'est-à-dire qu'il créa son âme dans son corps.
Ainsi, la création de l'âme est objet de foi, mais est-ce une connaissance
rationnellement démontrable1 ?
Il est certain que la création de l'âme est possible, par quoi l'on doit
entendre que l'âme peut être créée en elle-même et sans corps. En effet,
l'âme est forme. On sait même d'ailleurs, au moins par la révélation,
qu'elle est apte à subsister par soi et indépendamment de son corps.
Il ne s'agit donc pas ici d'une forme par accident, inséparable du corps
et par conséquent telle qu'elle ne puisse être créée qu'avec lui et en lui.
Une forme qui peut être par soi peut être produite par soi. Or l'Écriture
affirme que l'âme d'Adam fut créée et, puisque c'était possible, on peut
être assuré qu'elle fut produite en elle-même, en dépit du fait qu'elle fut
créée dans son corps.
Ceci revient à dire qu'elle fut créée comme une forme par soi, si elle fut
créée, mais, en fait, l'a-t-elle été? C'est une autre question. Suivons la
réponse de Duns Scot : « Je dis qu'il ne peut être démontré que l'âme soit
produite par soi ; en effet, il ne peut être démontré qu'elle soit immortelle
comme on le verra au livre IV, d. 3, q. 2 ; il ne peut donc être démontré
non plus qu'elle soit produite en soi et par une production propre »2.

1. Outre les textes que nous suivrons, on peut consulter sur ce point : Quaesl. subi,
in Melaphijsicam, 1. XII, q. 2, où comme il arrive plusieurs fois dans cet ouvrage, Duns
Scot n'occupe pas encore sa position finale. Sur l'usage qu'il y fait d'une preuve
d'Avlcenne (reprise par Albert le Grand et connue de saint Bonaventure), voir Franz
Luger, Die Unslerblichkeilsfrage bei Joh. Duns Scolus, Wien-Leipzig, 1933, p. 4, n. 3.
Sur l'histoire du problème avant Duns Scot, voir Wilh. Gotzmann, Die Unslerblich-
keils-Beweise, in der Vàlerzeil und Scholaslik bis zum Eude des 13 Jahrhunderls,
Karlsruhe, 1927.
2. Op. Ox., 1. II, d. 17, q. 1, n. 3 ; t. II, pp. 591-592. — Cf. « Alii arguunt contra
rationem ejus (>c. Avicennae), quia anima immediate creatur a Deo ; igitur in Deo
immediate quietatur. Sed hujus rationis antecendens est tantum creditum, et negaretur
ab eis, quia ipse ponit eam immediate creari ab ultima intelligentia et infima ». Op.
Ox., 1. I, d. 1, q. 1, n. 4 ; t. I, p. 130.
16
480 JEAN DUNS SCOT

Deux points méritent ici notre attention. D'abord la généralité de la


conclusion : Duns Scot ne dit pas que ceci n'ait pas encore été démontré,
mais que ce n'est pas démontrable : non potesl demonstrari. Ensuite le
point précis sur lequel porte cette négation : l'âme est produite seule,
comme un effet créé distinct. C'est ce qui explique la forme première de
l'argument, car si l'on pouvait démontrer l'immortalité de l'âme, on
saurait qu'elle peut exister sans le corps, d'où l'on pourrait conclure qu'elle
fut en effet créée en elle-même et non pas en tant que mêlée au corps.
Mais Duns Scot va aussitôt plus loin. « Supposé même que l'âme soit
immortelle, et qu'il ne dépende d'aucun agent naturel qu'elle existe ou
qu'elle n'existe pas, un philosophe ne la poserait encore pas comme
créée. Les philosophes diraient : la forme du ciel ne peut être produite que
par Dieu seul, et pourtant on ne dit pas qu'elle soit créée, car Dieu n'a
pas produit la forme du ciel par une production distincte de celle du ciel
tout entier, de sorte que la forme du ciel n'a pas été un terme de création
antérieur au ciel, antérieur, disons-nous d'une antériorité de nature.
Ils diraient donc de même que, la matière passive étant dans la dispo
sition requise, Dieu créerait et produirait nécessairement l'âme, et par
une création dont le terme ne serait pas la forme, mais le composé. Ils ne
concéderaient donc pas que ce soit l'âme qui soit créée, car ils ne se
représenteraient pas, comme nous faisons, que, dans le premier moment
de nature ou de temps, l'action de Dieu se termine à l'être de l'âme elle-
même, puis, qu'au second moment, elle est infusée dans le corps, mais ils
soutiendraient que dès le premier instant de nature, l'action de Dieu se
termine à l'être du tout »l.
On voit clairement de quel point précis il s'agit. Duns Scot ne conteste
pas que le Dieu des philosophes soit, en un certain sens, créateur ; au
contraire, il nous dit en quel sens et de quelle manière ce Dieu créerait

1. Op. Ox., 1. II, d. 17, q. 1, n. 3 ; t. II, p. 592. Duns Scot pense au texte d'AvicENNE,
Metaph., P. IX, cap. 4, f° 104'-105r : « Nos autem non proliibemus... *. Quant à Aristote,
il n'admettrait pas une création de l'âme, mais sa génération : « Nam circa animae
creationem ponimus duplicem mutationem, unam a non esse animae ad esse ejus,
aliam a non animato corpore ad corpus animatum, secundum quam mutatur corpus
organicum animatum. Primam mutationem non ponit Aristoteles, sed secundam
tantum, et ideo non concederet creationem *. Hep. Par., I. IV, d. 1, q. 1, n. 13. Sur quoi
Duns Scot ajoute aussitôt : « Sed nos Christian! aliter ponimus ; non enim ponimus
iinum angelum creare posse inferiorem angelum secundum viam Avicennae ; sic née
etiam aliquam formam substantialem infîmam •>, loc. cil., n. 14. —• Sur l'ensemble de
cette question, voir Franz LUGER, Die Unslerblichkeilsfrage bel Johannes Duns Scolus,
Wien-Leipzig, 1933, ch. III : Arislote et sa position louchant le problème de l'immortalité
dans l'histoire de la philosophie, pp. 49-59, et ch. IV : L'interprétation d' Arislote par
Duns Scot louchant le problème de l'immortalité, pp. 60-74.
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L'AME 481

l'âme ou la produirait, ce qui pour lui revient ici au même1. Ce que


Duns Scot affirme, c'est qu'un philosophe n'imaginerait jamais, comme
font les Chrétiens, que Dieu puisse créer l'âme en elle-même et pour
elle-même, non comme simple partie du composé. Le problème des
« moments de nature » prend ici toute son importance, car la manière de
concevoir l'action divine varie selon la manière dont on les compte. Chez
les philosophes, un seul moment. Lorsque le mixte matériel est tempéré
convenablement pour recevoir la forme, Dieu la lui confère nécessairement.
Ce genre de création de l'âme est donc une action nécessaire, comme sont
les actions naturelles, et elle est moins la création d'une âme que celle
d'un composé. Chez les Chrétiens, deux moments, peut-être de temps,
en tout cas de nature. Au premier moment, Dieu crée l'âme ; au second
moment, il l'infuse dans le corps. D'où une double différence. D'abord,
le Dieu chrétien n'est pas nécessité à créer l'âme du seul fait qu'une
disposition favorable de la matière est prête à la recevoir ; cette création
est libre. Ensuite, l'âme n'est ainsi créée en elle-même que parce qu'elle
l'est pour elle-même. Assurément, puisqu'elle est une partie de l'homme,
Dieu doit l'avoir créée en même temps que le corps dont elle est l'acte,
mais il n'y en a pas moins là deux productions passives, celle de l'âme,
terme partiel, et celle du tout.
Le point où les Chrétiens se séparent des philosophes est donc lié à leur
certitude que l'âme humaine a sa destinée propre et que si Dieu l'a créée
comme un être à part, c'est qu'il l'a voulue capable d'exister à part.
Les problèmes de sa création et de son immortalité sont donc effectivement
liés. On voit en même temps que l'opposition des philosophes aux
Chrétiens, ou plutôt des Chrétiens aux philosophes, ne se pose pas en

I. Rappelons en quel sens les philosophes peuvent avoir conçu la création : « Respon-
deo ergo ad quaestionem, quod creatio dupliciter potest accipi : uno modo proprie,
excludendo a créante omnem aliarn causam concreantem, praeter causam flnalem
quae movet causam efflcientem et creantem ad creandum ; et excludendo causam
materialem, efïlcientem secundariam et formalem, quae est pars rei ; et sic creatio est
productio alicujus in esse sine quacumque alia causa concreante primo créants, excepta
causalitate finis. Finis enim, ut dictum est, movet efflcientem ad agendum, et non
potest ab ejus actione excludi, et isto modo concède quod Deus solus créât. Licet enim
quodcumque aliud a Deo posset aliud producere de nihilo, necessario tamen praesup-
poneret aliud agens in actione sua, ut primam causam, et ita non est possibile isto
modo aliquam creaturam creare aliquid. Alio modo accipitur creatio solum excludendo
causam materialem concausantem ; et isto modo creatio est productio alicujus de nihilo,
quia de nulla materia, et hoc modo accipiendo eam, difficile est prohibcre, quin possit
creatio competere agenti crealo respectu multorum, ut respectu formarum per se
>.usbsistentium, cujusmodi sunt Angeli, si sunt formae simplices ; et etiam respectu
formarum quae non educuntur de potentia materiae, ut animae intellectivae ; sive
respectu formarum accidentalium, ut sunt fldes, spes, inlelligere, velle et hujusmodi ».
Rep. Par., 1. IV, d. 1, q. 1, n. 12.
482 JEAN DUNS SCOT

termes de « philosophie » et de « théologie ». Ici comme ailleurs, c'est une


même chose pour Duns Scot de dire que la création de l'âme pour elle-
même non polesl demonslrari, et de dire qu'interrogés à ce sujet, les
« philosophes » répondraient, comme ils ont en effet répondu, que cela
ne leur semble pas démontrable. Dans la mesure où il y pense, « la philo
sophie » est représentée pour lui par « les philosophes »,' et ce qu'elle peut
dire par ce qu'ils ont dit. Lui-même ne songe aucunement à deux ordres
de conclusions également nécessaires, quoique opposées, dont les unes
seraient celles de « la philosophie », les autres celles de la foi ou de « la
théologie ». L'opposition dont il s'agit n'est pas de droit, mais de fait.
Quant à se représenter les philosophes eux-mêmes comme seuls en posses
sion d'exprimer la vérité rationnelle, rien que la vérité rationnelle, toute
la vérité rationnelle, Duns Scot en est loin. Ce n'est pas du tout ainsi
qu'il les voit, mais plutôt comme des esprits perplexes qui se font souvent
illusion sur la valeur de leurs preuves, car tantôt ils se flattent de
démontrer certaines conclusions, bien qu'elles soient fausses et tantôt
ils en soutiennent de vraies, qu'ils sont incapables de démontrer.
Le problème de l'immortalité de l'âme en est un bon exemple. Certains
disent que c'est une conclusion démontrable, parce que des philosophes
l'ont admise. Mais que vaut ici l'autorité des philosophes? S'il s'agit
d'Aristote lui-même, on ne sait au juste ce qu'il en a pensé, car il en parle
diversement en divers endroits et il fait appel à des principes différents
dont certains impliquent l'immortalité de l'âme, au lieu que d'autres
conduisent logiquement à la conclusion contraire. Mais la vraie réponse
est autre. C'est que les philosophes n'ont pas démontré par la raison
naturelle tout ce qu'ils ont affirmé : non omnia dicla a philosophis, eranl
ab eis probata per necessariam ralionem naluralem. Ils se sont souvent
contentés de probabilités soutenables, quand ils ne s'en tenaient pas à
l'opinion vulgaire de ceux qui les avaient précédés : fréquenter non habe-
banl nisi quasdam probabiles persuasiones vel vulgarem opinionem praece-
denlium philosophorum. Ils se sont donc parfois satisfaits de peu en
matière de preuves1, et cela en un sens comme en l'autre. S'ils avaient
vraiment soutenu que l'âme est immortelle, il ne faudrait pas les en croire
sur parole ; mais s'ils ont soutenu le contraire, cela seul ne prouve pas
qu'ils l'aient démontré2. En fait, on ne peut démontrer par eux que l'âme
intellective est immortelle, mais on peut démontrer par eux qu'il est

1. Op. Ox., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 16.


2. « Unde non oportet quod omne illud, quod dicit Philosophas, sit démonstratif),
quia multa dixerunt philosophi quae acceperunt a prioribus philosophis, persuasi per
rationes probabiles eorum cl non semper demonstrati vas ». Hep. Par., 1. 1 V, d. 43, q. 2, n. 17.
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L'AME 483

possible qu'elle le soit. Il n'en faut pas davantage pour que la foi chré
tienne ait la voie libre et les philosophes n'ont aucun argument sérieux
à faire ici valoir contre l'enseignement des théologiens.
Voici, par exemple, Averroès. Il nie l'immortalité de l'âme raisonnable
pour la simple raison qu'il en nie l'existence individuelle. Comment l'âme
intellective de l'individu serait-elle immortelle, puisqu'il n'a pas d'intellect
qui lui soit propre ? Ceux qui voient en Duns Scot une sorte d'averroïste
feront bien de méditer sa réponse à cette proposition. Il tient l'opinion
d'Averroès, qui n'admet qu'une seule âme intellective commune à tous
les hommes, pour « la plus vile et la plus déraisonnable entre toutes les
erreurs des philosophes, et d'ailleurs manifestement contraire à l'intention
de son maître Aristote. Elle est très déraisonnable, parce qu'elle avilit
la nature humaine plus que toute autre, et cela sans nécessité, alors que,
selon les principes de son maître, il faut toujours lui attribuer toute la
dignité possible »1.
L'étrange averroïste, qui prétendrait en remontrer à Averroès sur ce
qu'a pensé le Philosophe ! Duns Scot a d'ailleurs ses raisons, et l'on
découvre ici pourquoi il a traité de la nature de l'âme en même temps
que de celle de l'ange. C'est que le problème est le même. A première
vue, il n'importe guère d'admettre ou non qu'il puisse y avoir plusieurs
anges de même espèce, mais les théologiens qui l'accordent à Averroès
devraient prendre garde que s'il ne peut y avoir qu'un ange de chaque
espèce, il ne peut y avoir qu'une âme intellective, et pour la même raison.
On dit qu'étant des formes pures, les anges ne sont pas numériquement
distinguâmes en individus, mais les âmes aussi sont des formes pures,
bien qu'elles soient perfectives d'une matière. Si la distinction numérique
des anges était impossible du point de vue de la forme, celle des âmes le
serait pour la même raison. Et il serait vain d'objecter que les âmes ont
des inclinations diverses vers des corps différents, ce qui les distingue
numériquement et les individualise. Ce n'est pas parce qu'elle a telle
inclination vers tel corps qu'une âme est telle âme ; c'est parce qu'elle
est telle âme qu'elle incline vers tel corps. Une inclination n'est pas une
entité absolue ; elle présuppose au contraire une entité absolue et distincte
à laquelle elle appartienne2. Et pourquoi disons-nous qu'Averroès con

1. Rep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 6. Le n. 7 établit que cette conclusion n'est pas
démontrable a priori, mais a posleriori, car les formes se reconnaissent à leurs opérations
et l'on va voir en quoi certaine opération de l'âme implique son immortalité.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 7, n. 4 ; t. II, p. 279. Cf. Quodl., II, n. 6. On voit dans ce
dernier texte, n. 5, que le problème est lié à celui de l'individuation par la matière,
que Duns Scot a combattue. L'âme peut être créée par Dieu à part, sans être unie a
une matière ; en effet, « anima prius naturaliter est haec, quam unitur materiae...
484 JEAN DUNS SCOT

tredit ici son maître? C'est qu'on peut lire dans le De anima ce qu'Aristote
pense du rapport de l'âme au corps1. Les membres du cerf ne diffèrent
de ceux du lion que parce que l'âme du cerf diffère de celle du lion. C'est
la forme qui se donne les membres dont elle a besoin, non la matière qui
choisit sa forme. Une fois de plus, le théologien peut choisir la vérité
parmi les enseignements des philosophes et dire qui d'entre eux à raison,
et sur quel point, même lorsque le philosophe dit plus vrai qu'il ne peut
le prouver.
Laissons donc Aristote et voyons quelle opération de l'âme intellective
implique, sinon son immortalité, du moins la possibilité de son immor
talité. On ne peut ici définir la forme qu'a posteriori et à partir de ses
opérations. Or l'opération propre de l'homme est l'acte de connaissance
intellectuelle : intelligere. Cet acte convient à l'homme formellement
— formaliter — parce que c'est en vertu de sa forme que l'homme peut
l'exercer. Cette proposition est si manifeste qu'il faudrait n'être plus
homme pour la nier. C'est presque un fait d'expérience. Chacun peut
constater en soi qu'il connaît intellectuellement et cette expérience est
celle d'une opération où nul organe corporel n'a de part. En effet, tout
organe appartient à un genre déterminé. Il comporte une sorte de mixtion
qui le rend sensible aux contraires d'un même genre, comme le blanc
et le noir pour la vue, le doux et l'amer pour le goût, le chaud et le froid
pour le toucher, et ainsi de suite. Toute opération de connaissance sensible
est donc liée à un organe, limitée à un certain genre et portant sur les
qualités contraires de ce même genre. Mais nous avons l'expérience d'une
opération et d'une connaissance qui est celle de l'être sous sa raison la
plus commune et la plus universelle. Son objet est donc plus vaste que
ne l'est le sensible soit particulier, soit commun. S'il n'en était pas ainsi,
cette science naturellement connue qu'est la métaphysique, ne pourrait
considérer l'être en tant qu'être ; bref, n'ayant pas d'objet, elle ne serait
pas une science, c'est-à-dire qu'elle n'existerait pas.

Unde ista anima est haec sua propria singularitate... ; ergo dislinctae sunt istae animaf
prius natura quam uniantur materiae ; non ergo per se et primo distinguuntur sua
materia ». D'où il suit (n. 6) qu'on ne peut même pas distinguer les âmes par leurs
diverses adaptations aux divers corps, < quia natura ipsa absoluta est prior natura
ipsa aptitudinc Cavellus et Lychetus ont bien vu que la discussion se rattache à
THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., I, q. 41, a. 6. C'est à cette occasion (Quodl, II, 4) qu'on a
vu Duns Scot invoquer la condamnation de trois des articles censurés par Etienne
Tempier en 1277.
1. Op. Ox., I. II, d. 16, q. un., n. 14 ; t. H, p. 579. Cf. ARISTOTE, De anima, I, 3,
407 b 20 sv., ad sensum ; ou THOMAS D'AQUIN, In I de Anima, lect. 8, éd. A. M. Pirotla,
n. 131. Duns Scot se souvient ici d'AvERnoÈs, De anima, 1. I, cap. 3, comm. 53 ; éd.
Venise, apud Juntas, 1574, p. 28 v.
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L'AME 485

Il faut aller plus loin, car un être qui exerce la connaissance intellec
tuelle en vertu de sa forme, ne possède pas ses intellections parce qu'il les
cause, mais parce qu'il les reçoit. Si donc l'homme exerce formellement
l'intellection, c'est parce qu'il y a en lui quelque chose pour la recevoir.
Ce récepteur ne peut être le corps, ni une partie du corps, ni un organe
quelconque, pour la raison qui vient d'être dite. Il ne peut être que l'âme
seule, ou l'homme tout entier au moyen de l'âme. Si donc cette opération
est en l'homme en vertu de sa forme (formaliter) , il faut que l'âme intel-
lective soit la forme de l'homme. En effet, si la forme intellective n'est
pas en nous, le récepteur de l'intellection n'est pas en nous formellement,
c'est-à-dire à titre de forme. Il en est de cela comme de la couleur, qui
n'est dans un corps que par sa surface, récepteur immédiat de la couleur.
Si la surface n'était pas dans le corps, la j couleur n'y serait pas ;
si l'âme intellective n'était pas dans l'homme, l'intellection n'y serait
pas non plus. On ne peut donc douter que l'homme ne soit par essence
un animal raisonnable, c'est-à-dire que son âme intellective ne soit en lui
sa forme propre, par laquelle il est intelligent1.
Qu'une telle âme intellective puisse être immortelle, la chose est claire,
mais démontrer qu'elle le soit est une tout autre question. Nous l'avons
dit, Aristote fait appel à des principes différents, dont certains invitent
à tenir l'âme pour immortelle, au lieu que d'autres inviteraient plutôt
à conclure qu'elle ne l'est pas. Au fond, il n'a jamais bien su de quelle
nature était la forme de l'homme et la seule perpétuité qu'il lui ait
vraiment attribuée se réduirait à celle d'une opération qui ne requiert pas
d'organe. D'ailleurs, s'il en a vraiment fait la forme propre du corps, et
non celle du tout, il doit l'avoir tenue pour corruptible comme le composé
dont elle était la forme. En outre, le doute qui plane sur l'origine de l'âme
dans cette doctrine, affecte le problème de son immortalité. Pas un texte
d'Aristote ne prouve qu'à ses yeux l'âme, ni d'ailleurs aucune autre forme
d'un composé quelconque, lui vienne du dehors2. Il semble plutôt avoir

1. Rep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 7-9, Aristote ne parlerait donc, selon Duns Scot
de « séparation », d'« éternité » et d't incorruptibilité » qu'à propos de l'opération de
l'intellect, non à propos de sa substance. F. Luger dit avec raison (op. cil., pp. 64-65)
que cette exégèse d'Aristote est difficilement soutenable.
2. Duns Scot admet que, dans la pensée d'Aristote, l'opération de l'âme intellective
est extrinsèque au corps et, en ce sens, « du dehors », mais non pas l'âme elle-même :
• nunquam invenitur a Philosophe, quod ipse asserat animam intellectivam esse ab
extrinseco ». En outre, « si simpliciter esset ab extrinseco, non poneret Philosophus
quod esset forma naturalis ipsius corporis sibi propria, quia principium apud eum est,
quod de nihilo nihil fit, et quod cuilibet potentiae passivae in natura corresponde t
potentia activa in natura. Et ideo, quia ponlt eam formarn propriam ipsius corporis
organici, ut patet in multis locis 2 et 3 de Anima, ponit eam corrumpi ad corruptionem
totius ». Rep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 17. Aristote n'admettrait d'autre immortalité
486 JEAN DUNS SCOT

admis que l'âme vient au composé humain du dedans, comme tirée de la


possibilité de la matière, et qu'elle soit par conséquent destinée à se
corrompre en y retournant. Le fait que la matière, principe de la corrup
tion, ne fasse pas partie de l'âme, ne prouve pas que l'âme soit incorrup
tible. Il suffit que le composé humain, dont l'âme fait partie, ait lui-même
une matière, pour que sa corruption entraîne celle de l'âme qui l'informe.
Ainsi, bien qu'elle ne soit ni engendrée par soi ni corruptible par soi,
l'âme est corrompue par la corruption du tout, comme toute forme
accidentelle se corrompt avec son sujet1.
Un maître en théologie ne pouvait soutenir cette position, surtout à
Paris au début du xive siècle, sans prendre en considération la position
contraire de Thomas d'Aquin. Duns Scot l'a fait dans les Reporlala
Parisiensia et dans une de ses remarquables questions quodlibétiques.
Le malentendu qui divise les deux philosophies de l'être imprègne chaque
ligne de la discussion, presque chaque mot. Toute l'argumentation de
saint Thomas, dans ce qu'elle a de proprement thomiste, repose sur la
notion d'un acte d'être exercé par l'âme et communiqué par elle à son
corps. Dans une telle doctrine, qui approfondit la notion platonicienne de
l'âme-vie en poussant jusqu'au plan de l'âme-acte d'être, il va de soi que
l'âme ne saurait perdre son être lorsque la dégénérescence du corps ne
permet plus à celui-ci de le recevoir. Chez Duns Scot, il n'y a pas d'esse
par lequel une essence soit un être ; le mot esse désigne alors simplement
la substance elle-même prise dans sa réalité actuelle hors de sa cause et
de l'intellect. On ne voit donc pas, en effet, comment l'âme communi
querait son esse au corps. L'âme a son esse de partie du composé ; le corps
a son esse de partie du composé ; le tout a son esse de tout, mais rien ne
prouve que l'être de partie, qui appartient à l'âme, lui permette de
subsister elle-même comme un tout après dissolution du composé. On en
serait sûr, si l'on pouvait prouver que l'âme est créée directement en elle-
même et pour elle-même, mais c'est ce qu'Aristote n'a jamais tenté
d'établir, et l'on ne voit pas comment, à partir des principes posés par les
philosophes, on pourrait le démontrer2.

que celle de l'espèce, n. 16. Duns Scot a raison sur ce dernier point ; mais puisqu'il nie,
contre Averroès, qu'Aristote ait enseigné l'unicité de l'âme intellective, on voit mal
comment il peut soutenir qu'Aristote, qui donne l'intellct pour venant à l'homme du
dehors, n'ait jamais dit que l'âme intellective soit ab extrinseco. Cf. ARISTOTE, De
gêner, animalium, II, 3, 736 b 27-28.
1. Hep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 16.
2. Hep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 16. — Duns Scot a naturellement relevé le texte de
THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 76, a. 1, ad 5m : « anima illud esse, in quo subsistit,
communicat corpori... ». etc. Il le résume loc. cit., n. 12 et le réfute n. 19. Le malentendu
sur l'esse, qui divise les deux doctrines, est ici nettement visible. Il s'étale au large dans
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L*AME 487

II en va de même de cette autre thèse thomiste, d'ailleurs intimement


liée à la précédente : l'âme n'est pas forme accidentelle, mais substantielle.
A ce titre, elle a par soi l'acte d'être (per se habel esse); donc elle ne
peut s'engendrer ou se corrompre que par soi, non par la génération ou
la corruption du corps. Ainsi formulé, et du point de vue de Duns Scot,
tout l'argument repose sur une pétition de principe1. Il prend pour
accordé que l'âme soit une forme subsistante et qui possède son être
propre indépendamment du corps, sed haec proposilio crédita est et non
per rationem naturalem nota. Nous ne nous demandons pas à présent s'il
faut le croire, ce qui ne fait aucun doute, mais si on peut le savoir, et il
faut bien reconnaître que nul philosophe ne semble capable d'en apporter
aucune démonstration2. Ceux qui les suivent commettent la même faute :
ils s'accordent ce qu'ils prétendent démontrer.

Quodl., q. IX, n. 15-17. Duns Scot objecte que, si l'esse de l'âme était identiquement
celui du tout, l'âme séparée ne souffrirait aucune imperfection dans son être, puisque
rien ne lui serait alors ôté, sauf seulement ceci, qu'elle ne communiquerait plus son
esse à autre chose qu'elle : < Videtur ergo ista neganda, quod esse animae est idem quod
esse totius, quia anima habens esse, videtur pars totius habentis esse ; consimùiter
videtur esse se habere ad esse » (n. 15). Dès qu'esse ne signifie plus l'acte d'être, mais la
réalité de l'essence posée hors de sa cause, tout ce qu'en dit Thomas d'Aquin perd son
sens. Or c'est au second sens que Duns Scot entend l'esse: « Uno modo es»e potest
intelligi illud quo primo formaliter aliquid recedit a non esse ; primo autem receditur
a non esse per illud per quod aliquid est extra intellectum et potentiam suae causae.
Hoc modo cujuslibet entis extra intellectum et causam est proprium esse. Allô modo
dicitur esse ultimus actus, cui scilicet non advenit aliquis alius dans esse simpliciter,
et ipsum simpliciter dicitur habere esse cui primo convenit esse sic dictum, primo,
inquam, sic quod non sit alicui alteri ratio essendi illo esse. Isto modo compositum
perfectum in specie dicitur esse, et solum illud ; pars autem ejus dicitur esse per accidens
tantummodo, vel magis proprie participative isto e»se totius ; sic igitur solum compo
situm est per se ens, accipiendo esse secundo modo ; anima autem intellectiva non
dicitur subsistens nisi improprie et secundum quid, licet dicatur ens, et per se ens primo
modo accipiendo esse » (n. 17). En somme, est esse: au sens large, tout effet actuellement
produit par sa cause ; au sens strict, le tout achevé, à l'être duquel participent ses
parties et qui n'entre pas lui-même, à titre de partie, dans la composition d'un autre
tout. Dans cette métaphysique de l'essence, la forma lolius individuelle achève l'être
comme l'esse dans la métaphysique de l'acte d'être. Où celui-ci disparaît, la preuve
thomiste de l'immortalité de l'âme disparaît avec lui.
1. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 75, a. 6, Resp. : e Unde quod per se habet
esse non potest generari vel corrumpi, nisi per se ». — En sens contraire, Op. Ox.,
1. IV, d. 43, q. 2, n. 14 et n. 23. Dans un autre texte (Rep. Par., l. IV, d. 43, q. 2, n. 18)
Duns Scot objecte que, de toute manière, pour ceux qui font de l'esse un accident de
l'essenlia, l'âme qui perdrait son esse ne pourrait se corrompre que par accident. Lui-
même estime que l'esse de l'âme ne diffère pas de son essentia et que, si elle ne peut
avoir l'un sans l'autre, elle pourrait perdre les deux à la fois. Il était assurément plus
difficile, au début du xiv« siècle, de distinguer entre la position d'Avicenne et celle
de saint Thomas sur la composition d'essence et d'acte d'être, que ce ne l'est aujour
d'hui pour nous. On sait désormais que l'acte existentiel de la forme est, dans
le thomisme authentique, tout autre chose qu'un accident.
2. Rep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 17. Ajouter cette conclusion importante : * Ita
in proposito dico quod bene verum est quod si alicubi inveniatur a philosophis dictum
quod anima sit incorruptibilis, haec quidem conclusio probabilior est quam opposita *.
16-1
488 JEAN DUNS SCOT

Rangeons dans la même classe le célèbre argument « par le désir naturel


de l'immortalité ». Le désir de toujours vivre existe, mais il n'est pas
autre chose que l'inclination naturelle à un tel acte. Aristote dit en ce
sens que, dans tous les êtres, la nature veut toujours être autant qu'il
dépend d'elle, mais cela n'entraîne pas qu'elle puisse être toujours et
l'on voit même, par la corruption des composés, qu'elle ne le peut pas.
D'ailleurs, est-il bien sûr que ce soit l'immortalité, l'incorruptibilité de
l'âme, que le vivant désire? Ce n'est pas évident. Il aimerait peut-être
mieux continuer d'être toujours tel qu'il est1. Mais passons ! admettons
que l'homme désire naturellement que son âme soit immortelle, cela
même ne prouverait rien. Il se peut que l'homme veuille l'impossible !
Ce qu'il faudrait d'abord prouver, c'est que l'immortalité soit possible,
car cette proposition non est nota lumine naturali, née ratione naturali.
Pourtant, réplique-t-on, Aristote affirme bien que la nature veut toujours
le meilleur, et puisque l'immortalité est meilleure que la corruptibilité,
elle doit nécessairement vouloir que l'âme soit immortelle. Accordons-le ;
il ne suivra pas de cela que chaque âme intellective soit individuellement
immortelle. La nature peut satisfaire son désir du meilleur de la manière
dont Aristote semble avoir pensé qu'elle le fait, c'est-à-dire en donnant
l'immortalité et l'incorruptibilité à l'espèce humaine, non aux individus.
C'est alors par la corruption et génération incessante des individus que
l'espèce est immortelle, et chaque âme individuelle n'est incorruptible
qu'indirectement ou, comme on dit, par accident, en tant qu'elle est
un des moments de l'espèce éternelle2.
Au fond, tous ces arguments philosophiques échouent parce qu'ils
essaient de prouver que Dieu a dû faire quelque chose qu'il est libre de
faire ou de ne pas faire. C'est même pourquoi il est vain de scruter la
doctrine des philosophes pour en tirer une réponse à cette question.
De leur point de vue habituel, Dieu agit nécessairement ; comment donc
prouveraient-ils quoi que ce soit en une matière soumise à sa liberté?
Si l'âme est un être par soi et indépendant du corps, c'est que Dieu lui
donne ce per se esse qui caractérise la substance. Elle n'est donc pas
par soi en ce sens qu'elle existerait par soi, sans recevoir de Dieu son

1. Hep. Par., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 15. On a objecté à cela que Thomas d'Aquin ne
donne pas cet argument pour une démonstration, mais Duns Scot répondrait que sa
critique vise autre chose : l'objet même de ce désir naturel.
2. Loc. cil., n. 15-16. Voir plus haut, p. 485, n. 2. — II n'est d'ailleurs pas philosophi
quement démontré que la génération des individus doive cesser un jour : « ... philosopM
posuerunt generationem fleriîn inflnitumaparlepost,sicutaparteante,etmagis;elideo
nunquam posuerunt eam flniri, necaliquam speciem. Est igitur creditum, et non demons-
tratum, quod generatio terminanda est aliquando '. Hep. Par,, 1. IV, d. 43, q. 2, n. 26.
ORIGINE ET IMMORTALITÉ DE L'AME 489

être ; elle est par soi en ce sens que son être n'est pas celui d'un accident.
Or il ne suit pas de là qu'elle ne dépende pas du corps. La forme du feu
n'est pas dans la matière un accident, elle dépend néanmoins de la
matière. Toutes les formes substantielles dépendent de Dieu ; néanmoins,
elles ne sont pas des accidents de Dieu ni de l'univers. « Je dis donc sur
ce point, que je ne vois aucune raison démonstrative qui justifie néces
sairement cette conclusion. Mais nous avons là-dessus l'autorité manifeste
du Sauveur (Malt. X, 28) : Ne craignez pas ceux qui tuent le corps et qui
ne peuvent pas tuer l'âme, mais craignez plutôt celui qui peut perdre à
la fois le corps et l'âme en enfer »1.
L'immortalité de l'âme est donc une proposition dont la vérité est
possible, probable et même plus probable que la proposition contraire.
S'il ne la tient pas pour démontrable, ce n'est pas que Duns Scot entre
tienne aucun scepticisme à l'égard de la philosophie, mais parce que, tels
que les « philosophes » les conçoivent, les principes de la philosophie ne
lui semblent pas permettre cette démonstration. Tout dépend de la
notion d'être. Si, comme le veut saint Thomas, l'âme intellective est
une forme spirituelle douée d'un acte d'être, elle dure si naturellement
de soi qu'un acte divin serait requis pour la détruire. Si, au contraire, elle
est une essence réelle dont l'existence tient immédiatement à sa cause,
et non à un acte d'être qu'elle en reçoit, l'analyse métaphysique de l'âme
n'y trouve aucun principe intrinsèque de perpétuité. L'histoire fait assez
voir que même un aussi profond thomiste que Cajétan, s'il néglige le rôle
de l'actus essendi en la matière, en arrive inévitablement à rejoindre la
position de Duns Scot2. La raison en est simple : tout thomiste qu'il est,

1. Loc. cil., n. 19. — Sur les devanciers de Duns Scot en ce point (R. Grosseteste,
Thomas d'York, R. Bacon), voir F. IMMLE, Die Umterblichkeit der Seele bei den Franzis-
kanerlheologen des 13 Jahrhunderls, dans Franzishanische Studien, t. XXIV (1937),
pp. 284-294. ,
1. Sur les hésitations et variations de Cajétan, voir l'excellente Introduction de
Jean Coquelle, O. P. à son édition de T'A. de Vio cardinalis Caielanus (U69-1634),
Scripte Philosophica, Commcnlaria in de Anima Arislolelis, Rome, Institutum Angeli-
cum, 1938, vol. I, pp. VII-LII. Dans son commentaire de 1534 sur l'EcclésiasIe, qui fut
achevé l'année même de sa mort, Cajétan finit par écrire à propos du texte III, 21 :
• Et quamvis argumentando loquatur, dicit tamen verum negando scientiam immortali-
tatis nostrae. Nullus enim philosophus hactenus demonstravit animam hominis esse
immortalem, nulla apparet démonstrative ratio, sed fldc hoc credimus et rationibus
probabilibus consonat» (In Ecclesiaslen, éd. Rome, 1542, p. 117 ; dans op. cil., p. xxv,
n. 4). Ce prince des thomistes parle ici exactement comme Duns Scot. Pour apprécier
équitablemenl sa position, il faut se souvenir que, parmi ses adversaires, les plus
violents (p. ex. Spina : J. Coquelle, p. XLIII), tenaient pour équivalentes ces deux
propositions : Aristote n'a pas démontré l'immortalité de l'âme, l'immortalité de l'âme
n'est pas philosophiquement démontrable. Cajétan, comme Duns Scot, avait raison
de nier qu'Aristote l'eût démontrée ; après l'avoir longtemps tenue pour démontrable,
il a fini, comme on vient de le voir, par douter qu'elle le fût; mais ni Duns Scot ni lui
490 JEAN DUNS SCOT

et même défenseur éminent de la composition d'esse et d'essenlia, Cajétan


parle alors comme si, l'esse n'étant plus acte d'être, il n'était pas aussi
naturel à l'âme d'exister qu'au cercle d'être rond. D'abord adversaire
de Trombetta, dans son commentaire sur le De ente et essentia, Cajétan
finit comme s'il l'avait jadis approuvé.

2. — L'AME ET LA FORME DE CORPORÉITÙ

Rien ne fait mieux voir combien le théologique l'emporte en intérêt


sur le philosophique dans la pensée de Duns Scot, que le lieu où l'on
rencontre certaines de ses thèses métaphysiques les plus importantes.
Pour éclairer complètement le rapport de l'âme aux âmes, et même
généralement aux formes constitutives du composé humain, il faut en
arriver au Livre IV de ÏOpus Oxoniense, dist. 11, q. 3 : Utrum panis
conuertatur in corpus Chrisli in Eucharislial II y a toujours une justifi
cation théologique du lieu où s'instaurent les discussions philosophiques
de ce genre et elle est apparente touchant le présent problème. La
technique du métaphysicien est mise en œuvre au moment opportun
pour le théologien. Il s'agit en effet de savoir ce que produisent les paroles
sacramentelles au moment de la consécration. Pour le croyant, donc pour
le théologien, la transsubstantiation change le pain et le vin au corps et au
sang de Jésus-Christ, mais qu'est-ce que le corps de Jésus-Christ? De quoi
sa nature humaine se composait-elle? A cette question, divers théologiens
feront des réponses diverses selon la manière dont, philosophiquement
parlant, ils se représentent la structure métaphysique de l'être humain.
Duns Scot discute plusieurs de ces réponses, celle de Gilles de Rome et
celle d'Henri de Gand par exemple, mais nous retiendrons particulièrement
l'examen auquel il soumet celle de saint Thomas d'Aquin.
Selon ce dernier, la réponse est simple, car il tient pour l'unité de la
forme dans le composé. Dans la nature humaine du Christ, comme dans
celle de tout homme, il n'y a que la matière première et l'âme intellective,

n'ont ouvert la voie ;'i Pomponace dont la thèse, toute différente, est que la mortalité
de l'âme est démontrable. Quoi qu'il en soit, Javelli n'avait pas tort d'écrire (op. cil..
p. LI) : « ad viam Hervei et Scoti declinavit Thomas Gaetanus ». Puisque l'occasion
s'en offre (op. cil., p. ni, n. 1) et qu'on nous reproche d'avoir jadis injustement blâmé
Cajétan pour son échec à prendre la direction spirituelle de l'humanisme do son temps
comme saint Thomas avait pris celle du mouvement intellectuel de son époque, notons
que c'est là se méprendre sur le sens de notre pensée. D'abord, notre regret impliquait
un haut éloge ; ensuite et surtout, on n'y répondra pas en nous objectant qu'au contraire
Cajétan fut un humaniste tant dans le domaine de la théologie que dans celui de
l'exégèse. Ce que nous disions, précisément, c'est qu'il devenait impossible d'assumer
l'humanisme à partir du moment où l'on perdait la métaphysique.
l'ame et la forme de corporéité 491

et ceci pour une raison fort simple : unius entis est unum esse; unum esse
est ab una forma; ergo unius entis est una forma1. Thomas d'Aquin fait
en outre observer que toute forme qui s'ajoute à la forme substantielle
ne peut être qu'une forme accidentelle. Or celle-ci ne confère pas l'esse,
elle lui donne simplement d'être tel. Sa venue ne détermine pas une
génération, son départ ne cause pas une corruption. Si donc il y avait
en l'homme une autre forme substantielle, celle de la corporéité par
exemple, l'âme ne pourrait être sa forme substantielle, sa venue ne
causerait pas une génération ni son départ une corruption2. A ces raisons
et d'autres, auxquelles il ne croit pas, Duns Scot en ajoute une de son
crû et qui le touche bien davantage (plus valel omnibus praecedentibus),
car elle repose sur ce principe qui lui est cher : pluralilas non est ponenda
sine necessilate. Quelle meilleure occasion, en effet, d'économiser les
êtres? Puisque la forme la plus parfaite contient virtuellement en soi
la moins parfaite, comme le quadrangle contient le triangle, il est superflu
de poser dans l'homme une forme inférieure distincte de la forme supé
rieure qui la contient. Selon les théologiens qui pensent ainsi, que se passe-
t-il lors de la consécration? Aux paroles du prêtre, le pain se trouve
transsubstancié en un composé de matière et d'âme intellectivc, non en
tant qu'intellective, ni comme constituant le composé « homme », mais
en tant que donnant l'esse corporel et constituant ce composé qu'est le
corps. En effet, une seule et même âme constitue pour eux l'être (esse)
de l'homme, de l'animal, du corps, de la substance, et cela sans distinction
réelle de plusieurs formes, mais parce que la forme de l'âme intellective,
qui est plus parfaite que les autres, les contient virtuellement toutes.
Ainsi, cette forme peut d'abord faire en sorte que l'âme donne l'esse
corporeum sans donner l'esse intellectivum3.

1. Op. Ox., 1. IV, d. 11, q. 3, n. 25. — Cf. Thomas d'Aquin, Sum. theol., P. I, q. 76,
a. 4, Sed contra: « Unius rei est unum esse substantiale. Sed forma substantialis dat
esse substantiale. Ergo unius rei est una tantum forma substantialis. Anima autem est
forma substantialis hominis. Ergo impossibile est quod in domine sit aliqua alia forma
substantialis quam anima intellectiva ».
2. Op. Ox., loc. cil., n. 26. — Cf. Thomas d'Aquin, loc. cil., Resp. — Cf. M. Schneid,
Die KOrperlehre des Johannes Duns Scolus und ihr Verhàllniss zum Thomismus und
Alomismus, Mainz, 1879, particulièrement cd. II et III, pp. 11-24 (L'auteur attribue
encore à Duns Scot le De primo rerum principio et, par suite, l'hylémorpdisme d'Ibn
Gebirol). Voir surtout l'étude précise de Bern. Baudoux, O. F. M., De forma corporeilalis
scolistica dans Anlonianum, t. XIII (1938), pp. 429-474.
3. Op. Ox., loc. cil., n. 27. Cf. Aristote, De anima, II, 3, 414 b 20-31. On verra que
Duns Scot n'a pas trouvé ce texte très facile à assimiler. En revanede, usant d'une sorte
d'expérience théologique, il demande ce qui serait arrivé, dans l'hypotdèse de l'unité
de la forme substantielle, si, après la Sainte Cène, l'hostie consacrée était restée trois
jours sur la patène ? En effet, à la mort du Christ sur la Croix, son âme intellective
fut vraiment séparée do son corps ; faudrait-il dire alors que, pendant le même temps,
492 JEAN DUNS SCOT

Lorsqu'il s'agit de savoir quel genre d'être appartient au Christ sous


les espèces eucharistiques, l'historien de la philosophie a conscience de
se mêler de ce qui ne le regarde pas. Mais le point est important pour qui
veut comprendre quelle technique philosophique Duns Scot met en œuvre.
Nous ne voulons aucunement dire qu'il la choisisse ici pour résoudre plus
facilement un problème théologique. Le contraire est évident, car il aurait
pu tout aussi bien se rallier à la solution de Thomas d'Aquin, ou à celle
d'Henri de Gand, ou à celle de Gilles de Rome, qui, chacune à sa façon,
se mettait en règle avec le dogme. C'est au contraire son attitude philo
sophique personnelle qui l'incite à rejeter leurs réponses et à en
proposer une nouvelle, et comme la sienne implique une prise de position
sur le problème de la pluralité des formes, sa manière de le poser doit être
prise en considération. Elle revient à ceci : Duns Scot va requérir la pré
sence d'une forme de la corporéité dans les cas où nulle forme supérieure
n'est présente. L'importance de ce point se révélera progressivement.
Duns Scot commence par accorder à Thomas d'Aquin la première de
ses propositions, unius entis unum esl esse; il y a un seul esse où il y a
un seul être. S'il l'accordait au sens où Thomas d'Aquin l'avait prise,
ils s'accorderaient inévitablement sur tout le reste, mais on sait que le
mot esse n'a pas chez Duns Scot le même sens que chez Thomas d'Aquin.
L'accord n'est donc que verbal et, comme il est de règle lorsque des
positions divergent dès l'origine, elles ne cesseront plus de s'écarter.
Prenons d'abord dans son entier l'argument de Duns Scot : «J'accorde
la première proposition, qu'il n'y a qu'un seul esse pour un seul être.
Quant à la deuxième, qu'un seul esse ne demande qu'une seule forme,
il faut la nier, du moins si l'on prend esse au même sens dans la majeure
et dans la mineure. En effet ens et unum se divisent en simple et en
composé. De la même manière, esse et unum esse se divise en être tel
et tel (se. en être esse et être unum esse). Donc le fait d'être par soi un
(esse per se unum) ne confère pas l'esse simple précisément en tant que
tel (esse simplex praecise) ». En d'autres termes, la notion d'être implique
celle d'unité, mais elle n'implique pas que cette unité soit celle d'un être
simple ; elle requiert seulement que tout être ait l'unité convenable à son
degré propre de simplicité ou de complexité. C'est ici le lieu de se souvenir
de la hiérarchie des unités que Duns Scot reconnaît, depuis l'unilas aggre-
galionis qui n'est que celle du tas, jusqu'à l'unité parfaitement simple de

elle lui serait restée unie dans l'hostie consacrée ? Le problème disparaît si l'on admet
une forma corporeilalis. Cf. lac. cil., n. 27 et n. 31 : « Sic ergo neuter modus... ». Pareille
ment, n. 57 : « Quantum crgo ad istud dubium... ».
L'AME ET LA FORME DE CORPORÉITÉ 493
l'être infini. Quoi qu'il en soit de cette classification générale, il reste
clair que le composé est un en tant que tout, mais qu'il inclut des esse
partiels, de sorte que le tout est un seul être, mais se compose de plusieurs
entités partielles. Une fois de plus, l'esse dont parle Duns Scot est celui
de la substance réelle, non de l'actus essendi, simple et indivisible, en vertu
duquel, selon Thomas d'Aquin, la chose est un être. Le Docteur Subtil
n'est pas sans en avoir conscience. Il sent que l'esse dont il parle n'est
pas celui dont parlait saint Thomas d'Aquin, mais la nature de ce dernier
lui semble illusoire et, comme lui-même le dit, il ne sait ce que c'est :
nescio islam ficlionem : « Je ne sais ce qu'est cette invention, d'un esse
survenant à l'essence sans être composé, si l'essence est composée ».
Méditons cette parole qui, comme tant d'autres, nous ramène au cœur
du débat : Nescio enim islam ficlionem, quod esse est quid superveniens
essenliae non composilum, si essentia est composita. L'actus essendi thomiste
étant une fiction, le seul esse que puisse avoir le tout est celui de ce qu'est
ce tout, et comment serait-il un tout si ses parties n'étaient rien? « Ainsi
l'esse du tout composé inclut l'esse de toutes ses parties ; il inclut les
nombreux esse partiels de nombreuses parties, ou de nombreuses formes,
comme un être total composé de nombreuses formes inclut ces actualités
partielles »l.
La doctrine de la pluralité des formes se trouve donc alïîrmée à propos
de la forma corporeitatis, elle-même introduite à propos du problème de la
Transsubstantiation. On ne songe pas à contester le caractère général de
la solution ni même à en affaiblir l'expression, mais il faut en préciser le
sens, et bien qu'une occasion plus favorable encore de le faire doive
s'offrir à propos du rapport de l'âme à ses puissances, il ne sera pas inutile
de s'orienter dès à présent vers une interprétation correcte du problème.
Or, rappelons-le d'abord, Duns Scot s'interroge ici sur ce que peut être
la forme d'un corps, si ce n'est celle de la corporéité. Mais il se demande
aussitôt ce que les formes inférieures deviennent sous la forme supérieure
du tout composé et l'on ne saurait saisir le sens de sa réponse sans un
effort d'attention approprié.
Duns Scot va maintenir à la fois que les formes partielles subsistent
actuellement, réellement, distinctement dans la forme du tout composé,
et qu'elles n'y subsistent que virtuellement et en tant qu'incluses dans

1. Op. Ox., 1. IV, d. 11, q. 3, n. 46. Du point de vue de Duns Scot, donner l'esse
consiste toujours à donner soit l'être substantiel, soit l'être accidentel. Il cherche donc
la cause de l'esse dans l'ordre de la forme (substantielle ou accidentelle). Ainsi, transposé
dans son propre langage, « dare esse simpliciter « signifie normalement : donner l'être
substantiel par opposition à l'être accidentel : Inc. 'il., n. 50.
494 JEAN DUNS SCOT

cette forme. Il le soutiendra à la fois, mais non sous le même rapport,


de sorte qu'on peut dire indifféremment qu'il a admis ou qu'il a rejeté
la doctrine de la pluralité des formes, à moins qu'on ne préfère dire, ce
qui serait plus vrai, que Duns Scot a admis la pluralité des formes, mais
entendue d'une manière, qui, sur un autre plan, n'excluait pas leur unité.
Il ne s'agit pas ici d'une question de mots, mais bien d'une question de
sens des mots, ce qui est tout différent.
On le voit d'ailleurs au commentaire du Docteur Subtil sur sa propre
position. Il accorde que l'esse formel de tout le composé lui vienne d'une
seule forme comme de son principe ; que cette forme est celle grâce à
laquelle ce tout est hoc ens; enfin, que celle-ci est la dernière qui vienne
après toutes les précédentes. Voilà donc pour l'unité formelle du tout, et
voici pour la pluralité des formes : « Ainsi, le tout composé se divise en
deux parties essentielles : d'une part, son acte propre, c'est-à-dire la forme
ultime, en vertu de laquelle il est ce qu'il est ; d'autre part, la puissance
propre de cet acte, qui inclut la matière première avec toutes les formes
précédentes. En ce sens, j'accorde que cet esse total tient son être complet
d'une seule forme, qui confère au tout ce qu'il est ; mais il ne suit pas de
là que le tout ne contienne précisément qu'une seule forme, ni que plusieurs
formes ne soient pas incluses dans le tout, non comme constituant spéci
fiquement ce composé, mais comme incluses dans le potentiel de ce
composé (sed lanquam quaedam inclusa in polenliali islius composili) ».
L'exemple de l'organisme animal confirme d'ailleurs cette vue, car plus
un être vivant est parfait, plus il requiert d'organes, et il est probable
que ces organes sont spécifiquement distincts en vertu de formes substan
tielles distinctes. C'est ce qui se produit le plus souvent dans les composés.
A mesure que croît la composition, l'unité et l'être y deviennent plus vrais
qu'ils ne le sont dans leurs parties, où la composition est moindre1.
Il eût été difficile à Duns Scot de s'exprimer plus nettement et ce n'est
pas à lui, qui se comprenait fort bien, mais à nous, que tient l'embarras
où nous laisse encore sa réponse. On voudrait savoir au juste quel genre
d'être attribuer à ces formes multiples dont il affirme la persistance au
sein du composé. Il est clair que la forme substantielle la plus haute achève
la complétion du tout. A ce titre, c'est-à-dire complétive et en tant qu'elle
la parachève, cette forme est l'essence totale de l'être qui la possède :

1. Op. Ox., 1. IV, d. 11, q. 3, n. 46. Les formes spécifiques distinctes qui entrent dans
la composition de l'animal n'y sont pas amassées en tas ; elles ne sont pas non plus
absorbées en une seule ; elles restent formellement distinctes dans l'inclusion unifiante
du tout. Une fois de plus, l'unité du tout n'exclut pas nécessairement la distinction
des parties qui le composent : In Metaph., 1. VII, q. 20, n. 3 : • Tertio, ... ».
L'AME ET LA FORME DE CORPORÉITÉ 495
complétive esl lola subslantia rei, sicut a forma ullima est complétive iola
essenlia habenlis formam1 ; mais elle ne supprime pas celles qu'elle
complète en achevant l'unité du tout, et l'on aimerait savoir si ces
dernières conservent au sein du composé le genre de distinction qu'ont
les membres dans l'unité du corps vivant. Inutile d'imaginer la réponse ;
il est sage d'attendre le moment où Duns Scot lui-même jugera bon de la
donner.
Revenons à l'objection qu'il a lui-même soulevée en la déclarant plus
forte que les autres et dont, au moment d'y répondre, il répète qu'elle ne
manque pas d'apparence : habet evidentiam bonam. C'est qu'il ne faut pas
multiplier les êtres sans nécessité. Pourquoi donc ne pas se contenter
de l'âme intellective ? Si l'on admet que celle-ci inclut l'âme végétative
et l'âme sensitive, et que celles-ci incluent à leur tour la forme de la
corporéité, il suffirait de poser l'âme intellective pour faire l'économie
de toutes les autres. A quoi Duns Scot répond que, justement, c'est un
cas où il y a nécessité de multiplier les êtres. Mais encore, quelle nécessité ?
Celle qui veut, d'une manière générale, qu'on distingue une chose d'une
autre, c'est-à-dire la contradiction qu'il y aurait à ne pas distinguer
plusieurs êtres au sein de l'être quand ilsysonten effet distincts. Lorsqu'une
chose est sans qu'une autre soit, elles n'ont pas le même être ou, si l'on
préfère, leur esse n'est pas le même. Reconnaître ce fait n'est pas multiplier
les êtres sans nécessité, mais en compter autant qu'il y en a.
Tel est ici le cas. Lorsqu'un animal meurt, son corps demeure. Il faut
donc qu'après le départ de l'âme végétative, il reste une forme de la
corporéité. La forme en vertu de laquelle le corps est corps est donc autre
que celle par laquelle il est vivant : unde corpus, quod est altéra pars
manens quidem in esse suo proprio sine anima, habet per consequens formam
qua est corpus isto modo, et non habet animam; et ila illa forma necessario
est alia ab anima. Ici encore, le raisonnement est aussi clair que possible,
mais on continue de se demander si la forme de la corporéité subsistait
déjà, lorsqu'elle était incluse sous l'âme végétative, de la même manière
qu'après le départ de celle-ci. Il y a d'ailleurs des raisons, du point de vue
de Duns Scot lui-même, pour se poser la question. Car ce qui reste après

1. Op. Oi., 1. IV, d. 11, q. 3, n. 47. On ne concevrait d'ailleurs pas, sans cette unité,
que l'homme pu'sse être une < personne », c'est-à-dire un individu de nature intellec
tuelle et, ce qui en est le trait proprement scotiste, actuellement indépendant de tout
autre en vertu de sa singularité même. Cette indépendance actuelle se fonde sur une
incommunicabilité essentielle, dont les raisons profondes se trouvent dans la théologie
des personnes divines: Op. Ox., I. III, d. 1, q. 1, n. 10. Quodl., q. XIX, n. 20. Cf.
L. SEILLER O. F. M., La notion de personne selon Duns Scot, ses principales applications
en chrislologie, Éditions franciscaines, Paris, s. d.
496 JEAN DUNS SCOT

le départ de l'âme, ce n'est pas exactement un corps, mais un cadavre.


Une pierre est un corps, un cadavre d'homme n'est que le reste corporel
d'un homme, comme, de son côté, l'âme séparée qui vient de quitter le
corps en est un autre reste. C'est seulement par réduction à leur tout,
c'est-à-dire à l'homme, que l'un est corps et que l'autre est substance1.
Le fait que le cadavre tende vers une prompte décomposition fait voir
qu'il n'est pas un être au sens plein du terme. La forme de la corporéité
ne suffit plus à le conserver et l'on se demande, en conséquence, si elle
est alors dans le même état que lorsqu'elle était incluse sous la forme du
tout.
Cette incertitude sera levée par l'examen des textes où Duns Scot
définit la relation de l'âme à ses puissances, mais on peut dès à présent
formuler le principe de la solution. Il se trouve dans la distinction
qu'introduit constamment Duns Scot entre l'ordre de la formalité et celui
de l'être actuel. Le contenant, c'est-à-dire ici la forme du tout composé,
n'est pas formellement son contenu, mais il est aussi parfait, comme être,
que s'il contenait toute la réalité des formes inférieures qu'il inclut2.
Il faut donc concevoir que, dans un même homme, la forme de corporéité,
l'âme végétative, l'âme sensitive et l'âme intellective sont formellement
distinctes. Duns Scot va parfois même jusqu'à parler à ce propos de
distinction réelle, pourvu qu'on entende l'expression comme s'appliquant
à l'entité de la formalité en tant que telle. Il est en effet exact que, pour
une forme, être autre qu'une autre forme soit en être réellement une
autre. La réalité de leur distinction se reconnaît à ce signe, que l'une
peut être complètement conçue sans l'autre. Il ne suit pourtant pas de là
que, dans le composé, chacune de ces formes ait son existence actuelle
propre, distincte de celle qu'a la forme du tout. C'est même pourquoi
l'âme intellective anime et informe véritablement le corps jusque dans
ses moindres parties, comme si elle était l'âme végétative, dont elle inclut
d'ailleurs la perfection, et c'est aussi pour cette raison que chacune de

1. Op. Ox., 1. IV, d. 11, q. 3, n. 54. Noter particulièrement : «Sic in proposito,


forma animae non manente, corpus manet, et ideo universaliter in quolibet animato
necesse est ponere illam formam, qua corpus est corpus, aliam ab illa, qua est aniraa-
tum ' .
2. * In omnibus istis, et maxime in creaturis, continens non est formaliter conten-
tuin ; sed est ita perfecta entitas in se sicut esset contentum, si contentum esset extra
se vel sibi additum ; imo perfectior entitas est, quia ex perfectione sua continet omnem
aliam entitatem. Unde anima intellectiva non tantum est forma substantialis, quia
tune non esset perfecta, sed est ita perfecta illa ultima entitas quae est sibi, sicut si
praesupponeret aliam entitatem a se ». Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 5, n. 25 ; t. II, pp. 72-73.
Remarquer ces derniers mots : « comme si... » etc. ; donc la forme du tout ne les présup
pose pas.
L'AME ET LES FACULTÉS 497
ces âmes, même chacune de leurs puissances, y est dans les autres1 comme
étant toutes incluses dans la plus haute. Bref, du point de vue de l'existence
actuelle, sensitiua anima et vegelaliva in homine eadem anima est cum intel-
lecliva*. C'est ce que l'étude des puissances de l'âme va nous permettre
de confirmer.

3. — L'AME ET LES FACULTÉS

Nous avons défini l'âme raisonnable lorsqu'il a fallu définir l'ange",


niais il nous reste à décrire sa structure et, d'abord, le rapport qu'ont
avec elle ses « puissances », ou facultés4.
Il est peu de points de la doctrine scotiste, sauf celui de la pluralité des
formes avec lequel d'ailleurs il se confond en fait, où l'historien soit aux
prises avec plus de difficultés. La raison en est peut-être qu'ici comme
ailleurs, et ne serait-ce que pour la situer plus commodément, on la
compare à celle de saint Thomas. Duns Scot lui-même l'a fait, comme il
en avait le droit, et puisqu'il s'engage sur ce terrain, son historien doit
l'y suivre, mais non sans s'armer d'avance contre certaines illusions.
On sait que, selon saint Thomas, les puissances de l'âme en sont réellement

1. Op. Ox., 1. I, d. 19, q. 3, a. 3, n. 10 ; t. I, p. 894.


2. Op. Ox., 1. IV, d. 44, q. 1, n. 4. Dans tous les cas de ce genre, et ils sont innom
brables chez Duns Scot, il s'agit de comprendre comment une chose peut être formelle
ment distincte d'une autre au sein d'une unité réelle d'être, comme la volonté
et l'intellect en Dieu par exemple : « Dico autem aliquid esse in alio ex nalura rei, quod
non est in eo per actum intellectus negotiantis, née per actum volunlatis comparantis,
et universaliter quod est in alio non per actum alicujus potentiae comparantis. Dico
autem esse formaliter taie, sive esse in alio formaliter, quod non est in eo potentialiter,
ut album in nigro ; née virtualiter ut effectua in sua causa est ; née hoc dico formaliter
esse in aliquo quod est in eo confuse et cum quadam commixtione, quomodo ignis est
in carne non formaliter ; sed dico esse formaliter in aliquo, in quo manet secundum
suam rationem formalem et quidditativam, et esse taie formaliler est includere ipsum
secundum suam rationem formalem praecisissime acceptam •. Rep. Par., 1. I, d. 45,
q. 2, n. 5. C'est pourquoi, dans la note 2, p. 444, de l'excellent article du P. B. Baudoux :
* Certo decipitur E. Gilson... *, etc., nous inclinerions à supprimer « certo ». Il y a, chez
Duns Scot, une forme de corporéité réellement distincte de l'âme tant que l'âme n'est
pas là ; mais, dans l'âme, la forme de corporéité n'a d'autre distinction réelle que celle
que comporte la distinction formelle dans l'unité réelle du tout. La critique dirigée
contre Parlh. Minges, dans la note 1 de la même page 444, peut recevoir la
même réponse. Autrement dit, si, dans la forme du tout, celle de la corporéité est
réellement distincte, ce n'est que de cette moindre de toutes les distinctions réelles
qu'est la distinction formelle, où l'entité distinctive n'est pas l'existence. Sauf erreur
de notre part (possible, mais non certaine) la forme de corporéité n'a pas plus d'existence
actuelle distincte, dans la forme du tout, chez Duns Scot que chez Thomas d'Aquin.
3. Voirch. V, pp. 391-397.
4. Sur l'ensemble de la question, voir Agost. FIORAVANTI O. F. M., La dislinzione
fra l'anima e le sue facollà nella doltrina del Ven. Giovanni Duns Scoto, dans Sludi
Franccscani, t. I (1914), pp. 235-244.
498 JEAN DUNS SCOT

distinctes. On sait aussi que, selon Duns Scot, elles n'en sont pas réellement
distinctes. D'où la conclusion quasi inévitable que Duns Scot a pensé
là-dessus le contraire de ce qu'avait pensé saint Thomas. Nous demandons
seulement, pour commencer, que l'on envisage au moins la possibilité
d'une troisième hypothèse, car il se peut que Duns Scot n'ait pensé ni la
même chose que saint Thomas, ni le contraire, mais autre chose. Si elle
était fondée, cette supposition conduirait à reconnaître une fois de plus
que les deux doctrines sont incommensurables, ce dont il n'y aurait pas
lieu d'être surpris. Pour qu'elles fussent commensurables, il faudrait que
les deux notions d'« identité » et de « distinction » y eussent le même sens.
Or on verra qu'elles ne l'ont pas. Il ne faut donc pas définir la pensée de
Duns Scot par simple opposition à celle de saint Thomas, car même
lorsqu'il la contredit, l'affirmation et la négation portent rarement sur
le même objet.
Nous retrouvons ici la célèbre distinction formelle qui, après avoir été
mainte fois mise en œuvre par Duns Scot, deviendra chez les scotistes
un inépuisable sujet de spéculation et souvent matière à controverse1.
Philosophiquement parlant, elle paraît s'inspirer d'une thèse chère à
Avicenne et dont le Docteur Subtil a souvent fait usage : à des concepts
distincts correspondent des réalités distinctes. Assurément, celles-ci
n'existent pas nécessairement à part, mais il y a toujours dans la réalité
une distinction d'être correspondant à celle de nos concepts. On a souligné
ailleurs ce trait dans la doctrine d'Avicenne, à propos de l'argument
si curieusement pré-cartésien de l'« homme volant », où il est prouvé
que, puisque un homme qui ne sentirait pas son corps saurait pourtant
qu'il existe, l'âme est un être distinct du corps. Ajoutons à cela que dans
une doctrine où la quiddité possède, sinon une existence actuelle, du moins
une entité propre, on conçoit sans peine qu'une réalité distincte corres
ponde à leurs concepts. Tel est, en fait, le premier caractère de la distinc

1. Sur l'histoire de la distinction formelle, voir B. JANSEN S. J., Beilràge ZUT


geschichllichen Enlwicklung der dislinctio formalis, dans Zeitschrift fur Kalholische
Théologie, t. LUI (1929), pp. 317-344 et 517-544. — Du même, Die dislinctio formalis
bei den Serviten und Karmclilen des 17 Jahrhunderts, dans Zeilschrifl fur Kalholische
Théologie, t. LXI (1937), pp. 595-601. — Sur la doctrine, l'article classique reste celui
de Parthenius MINCES O. F. M., Die distinctio formalis des Duns Scolus, dans Theolo-
qischc Quartalschri/t, t. XC (1908), pp. 409-436. — 11 est immédiatement clair que le
recours à la distinction formelle sera inévitable. En effet, prise formellement en elle-
même, une puissance de l'âme est par définition un absolu : « Si autem per potentiam
animae intelligatur illa perfectio, quae praecedit naturaliter actum sicut ratio elicitiva
actus, sive receptiva motionis objccti, illa praecise dicit absolutum « (In Melaph.,
1. IX, q. 5, n. 5) ; donc il doit y avoir distinction entre les puissances, mais pas nécessaire
ment distinction d'existence actuelle.
l'ame et les facultés 499
tion formelle chez Duns Scot : un être possède autant de formalités
distinctes, que l'intellect peut en former de concepts distincts1.
Son deuxième caractère est d'être une distinction réelle, en ce sens que,
dans la réalité, elle précède tout acte de l'intellect. En d'autres termes,
ce ne sont pas nos concepts qui confèrent aux formalités leur distinction ;
au contraire, celles-ci fondent par leur distinction celle de nos concepts.
Il n'est pas nécessaire, pour être réelle, que cette distinction soit actuelle,
au sens de deux choses existant à part2 mais il faut qu'à chacun de ses
termes dans la pensée corresponde un donné distinct dans la réalité.
C'est donc, comme dit Duns Scot, la moindre des distinctions réelles :
minima a parte rei, mais elle est réelle, car même quand elles appartiennent
à un seul et même être, deux formalités sont aussi distinctes que si elles
appartenaient à deux êtres actuellement distincts3.
L'une des raisons qui font hésiter sur le sens de cette doctrine est qu'on
met spontanément l'accent sur l'aspect « distinction », alors qu'on devrait
le mettre sur les réalités qui la fondent. L'imagination cherche dans la
distinction ce qui peut bien les distinguer, comme si ce n'était pas plutôt
leurs natures respectives qui les posent comme distinctes. Duns Scot a
pourtant fait de son mieux pour dissiper cette illusion. Il est souvent
revenu sur cette idée que, pour qu'une entité soit distincte, elle doit
d'abord être, et qu'elle est dans la mesure où elle est une. Moins l'unité
est stricte, moins l'être est distinct. Rappelons-le : au bas de l'échelle,
Vunilas aggregationis, qui est celle d'un tas de pierres et se réduit à la
contiguïté des parties dans le lieu ; au-dessus, l'unilas ordinis, où toutes
les parties sont liées par leur rapport à un même terme; au-dessus encore
l'unilas per accidens, qui comporte celle d'ordre, mais lui ajoute l'infor

1. Entendons « distincts • au sens fort, c'est-à-dire :« irréductiblement distincts».


Cf. « Similiter concluditur (se. daec differentia) ex differentia objectorum formalium,
quorum neutrum continetur in aliquo eminenter, et ex hoc in intellectu intuitive
considerante, concluditur aliqua differentia, ante actum intellectus, eorum quae
cognoscuntur intuitive ». Op. Ox., 1. I, d. 2, q. 7, n. 43 ; t. I, p. 282. On notera cette
intuition de la formalité, objet d'une appréhension simple ou, pour mieux dire, d'une
vue de l'intellect. Bien entendu, ceci ne contredit pas la thèse scotiste qu'en cette vie
toute notre connaissance est abstraite du sensible. L'intuition de l'essence est toujours
ici bas pour nous celle d'une abstraction.
2. « Sed numquid haec distinctio dicitur realis ? rtespondeo : non est proprie realis
actualis, intelligendo, sicut communiter dicitur, realis actualis illa quae est differentia
rerum et in actu... .. Op. Ox., 1. I, d. 2, q. 7, n. 43 ; t. I, p. 282. C'est ce qui fait dire à
plusieurs (notamment B. Jansf.n, art. cil., p. 331) que » le réalisme de Duns Scot n'a
rien à voir avec « l'univcrsalisme » platonicien ». Assurément, l'entité de la quiddité
n'est pas celle d'une Idée séparée. Mais qu'était celle-ci aux yeux de Platon lui-même ?
Et n'y a-t-il pas une trace de platonisme dans toute doctrine qui accorde à l'essence
une entité réelle et une avant tout acte de l'intellect ?
3. Loc. cil., n. 43 (p. 282), fin.
500 JEAN DUNS SCOT

mation d'un être par un autre ; encore au-dessus est Yunitas per se, qui tient
à l'union de principes essentiels par soi en puissance et par soi en acte
dans la structure du composé ; au sommet, enfin, se trouve l'unitas sim-
plicitatis, qui est la véritable identité, car tout ce qui s'y trouve n'est pas
seulement uni au reste, mais identique.
Voilà donc les types d'unité les plus apparents ; mais entre les unités
de simplicité ou d'identité, il faut mettre à part l'idenlitas formalis.
Il y a identité formelle, dit Duns Scot, lorsque l'identique inclut l'identique
dans sa raison formelle, donc par soi et immédiatement : Voco autem
identitatem formalem ubi illud quod dicitur sic idem incluait iltud, cui sic
est idem, in ralione sua formait et per consequens per se primo modo. On voit
aussitôt que ce qui est un en vertu de cette unité, est, de plein droit,
autre que ce qui n'y est pas inclus. Par exemple, s'il y a de l'intellectuel
dans un être, tout ce qui possède en commun la forme de l'intellectualité
y est immédiatement autre que ce qui, dans le même être, a la forme du
volontaire. Il s'agit ici, comme nous l'avons déjà noté, d'une non-identité
plutôt que d'une distinction : non identilas formalis potius quam distinclio
dicenda. La bonne manière de s'exprimer serait donc : ceci n'est pas
formellement cela et, en ce sens, il en est distinct1. Duns Scot a donné ces
précisions à propos de la distinction des personnes dans l'unité de
l'essence divine et l'on conçoit aisément qu'il insiste à ce propos sur
l'aspect positif de la distinction. De tous les cas où l'on doit rappeler que
celle-ci n'entraîne de soi aucune distinction actuelle, aucun n'exige plus
impérieusement qu'on le fasse. Pourtant, même là où l'identité réelle
est à son comble, elle n'est pas une identité formelle pour ce qui se dit
du Père comme Père et du Fils comme Fils. On ne saurait en cela comparer
l'être fini à Dieu2, mais de quelque être qu'il s'agisse, c'est toujours une
non-identité formelle qui fonde la distinction formelle, dont elle est le
positif et la réalité.
Tel est ici le cas. Dans le thomisme, deux formes substantielles distinctes
définissent toujours deux êtres réellement distincts. Dans le scotisme,

1. Op. Ox., 1. I, d. 2, q. 7, n. 44 ; t. I, p. 283. — Cf. « Intelligo per non identitatem


formalem aliquorum, quando unum non est de formai! ratione alterius, ita quod, si
definiuntur, non pertineret ad definitionem ejus. Igitur per non identitatem formalem
intelligo non identitatem quidditativam non pertinentem ad deflnitionem alterius,
si deflniretur «. Rep. Par., 1. 1, d. 45, q. 2. C'est pourquoi Duns Scot admet une distinc
tion formelle même entre les catégories : In Metaph., 1. V, q. 6, n. 3 et 1. VIII, q. 1,
n. 6. La quantité comme telle n'e-t pas la qualité comme telle, etc.
2. Dans le Uni, la non-identité formelle appartient toujours à un être de soi composé
(Op. Ox., 1. I, d. 2, q. 7 ; en Dieu, où l'infini assure l'identité absolue, il n'y a aucune
partie réelle d'aucune sorte : Qu. in Melaph., 1. IV, q. 2, n. 23. En d'autres termes, la
distinction des formes n'implique aucune composition réelle dans l'être divin.
L'AME ET LES FACULTÉS 501
plusieurs formes substantielles distinctes ne définissent pas toujours
plusieurs êtres réellement distincts. Ainsi, alors qu'un être thomiste ne
peut avoir qu'une seule forme, un être scotiste peut en avoir plusieurs
sans cesser pour autant d'être un. C'est là, dira-t-on, la doctrine bien
connue de la pluralité des formes. A quoi il faut répondre : oui, assurément,
mais ce n'est pas une doctrine de la pluralité de formes thomistes. A quoi
l'on objectera que ceci est une évidence, mais nous répondrons à notre
tour que ce que l'historien sait en principe, il le perd constamment de vue
dans son interprétation. C'est même pourquoi tant d'interprètes de
Duns Scot, non seulement thomistes mais même scotistes, ne savent que
faire de textes qui leur paraissent exprimer des tendances contraires.
Pour résumer brièvement ce paradoxe, disons que le philosophe de l'unité
de la forme ne cesse d'introduire dans la substance des distinctions
réelles et que le philosophe de la pluralité des formes ne cesse de refuser
ces distinctions. Cela se conçoit. La seule cause de l'être fini qui soit
vraiment une et en assure l'unité, dans le thomisme, c'est son esse. Tant
qu'il est là, aucune distinction réelle ne brisera l'unité de l'être. Or il n'est
pas là dans le scotisme. Si donc on introduit dans l'être fini scotiste des
distinctions réelles, on le fragmentera en plusieurs êtres. C'est pourquoi
Duns Scot refuse les distinctions de ce genre, mais comme les essences
sont d'autant plus riches d'intelligibilité qu'elles sont plus nobles, il
admet qu'on puisse toujours distinguer formellement les perfections
diverses de chacune. De là ses « formalités », qui n'entraînent jamais de
distinctions réelles qu'entre des entités simplement formelles. Si donc il y
a vraiment pluralité des formes dans le scotisme, ce que nous ne savons
pas encore, elle exprimera la liberté de multiplier les formes dont jouit
le métaphysicien dès que celles-ci ne divisent pas l'être. C'est du moins
ainsi que nous comprenons comment le même docteur, qui admet au
moins six formes dans chaque être, ne cesse de répéter qu'il ne faut pas
multiplier les êtres sans nécessité.
Nous avons hésité à proposer d'abord cette interprétation générale qui,
sous cette forme, ne saurait convaincre personne. Mais il s'agit moins de
convaincre que de comprendre et l'analyse des textes fera voir, par
l'étude de cas précis, ce qu'il est raisonnable d'en retenir.
Le rapport de l'âme à ses facultés est étudié par Duns Scot à propos
d'un problème théologique : en quoi l'image de la Trinité dans l'âme
consiste-t-elle? Pour amorcer une spéculation philosophique sur la
question, Duns Scot la formule ainsi : l'image de la Trinité consiste-t-elle,
dans l'âme, en trois facultés réellement distinctes! Ces trois facultés
502 JEAN DUNS SCOT

seraient l'intellect, la volonté et la mémoire, mais tout l'effort du théolo


gien se portera sur les deux premières (de memoria modo non loquor)
comme si, depuis le temps d'Augustin, l'influence d'Aristote, d'Avicenne
et d'Averroès avaient relégué à l'arrière-plan une doctrine qui s'insérait
mal dans le péripatétisme. Mais lui pourtant n'hésite pas, et faute de
trouver chez Augustin une réponse toute faite à la question ainsi posée,
il lui en emprunte du moins le principe. Car Augustin dit, dans son
De Trinitale XIV, 8, 11 : « II faut chercher l'image dans ce qu'il y a de
meilleur en notre âme » ; or il n'y a rien en elle de meilleur que l'essence ;
si donc l'image réside dans l'intellect et la volonté, elles ne peuvent être
réellement distinctes de l'essence de l'âme, sans quoi, celle-ci étant
meilleure qu'elles, il ne serait plus vrai que l'image se trouve dans le
meilleur de l'âme. Augustin dit encore dans le De Trinitate, XV, 7, 12,
que la mémoire appartient à l'image, qui représente le Père ; de même pour
l'intellect, qui représente le Fils. Il justifie ce dernier point en faisant
observer que la mémoire parfaite est principe suffisant de l'intellection.
Disons qu'elle en est l'acte premier, car c'est l'acte premier qui est le
principe de l'opération. Or l'intellect aussi est principe de l'opération.
Puisque la mémoire et l'intellect sont les actes premiers de la même
opération, ces deux puissances ne sont pas réellement distinctes, et il en
est de même de la volonté1.
Telle est en effet la position de Duns Scot lui-même : les puissances de
l'âme ne sont actuellement distinctes ni entre elles, ni de son essence.
La raison générale qu'il en donne, en utilisant ce principe d'Aristote que
la nature fait toujours pour le mieux possible2, est que l'économie de
moyens est toujours préférable, quand elle est possible : paucitas sine
mulliludine est melior in naiura, si sii possibilis. — Si donc il était possible
d'obtenir des actes différents avec une seule essence, sans distinction réelle
des puissances de l'âme, on peut être certain que la nature l'a fait3.

1. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 2; t. II, pp. 569-570. Pour les textes de saint
Augustin, voir P. L., t. 42, c. 1044 et 1065. C'est Duns Scot lui-même qui établit
l'équation mens = essentia, d'où il infère sa conclusion. Sa métaphysique de l'essence
vient donc s'insérer dans la doctrine de saint Augustin. — A cette double autorité
augustinienne, il en ajoute une tirée de Proclus, Elementalio Ihcolngica: * Omne imma-
teriale est supra se conversivum », ce qu'il interprète ainsi : « et sic intelligens et intellec-
tum sunt idem realiter in anima ; ergo potentia non differt ab essentia, et sic erit de
nliis ; quare née inter se «, loc. cit., p. 570. Notons à ce propos que ce qu'il y a de plus
formel dans l'âme raisonnable n'est pas la volonté : « ista intellectualitas, quae per se
intelligitur per rationale, est idem homini essentialiter, immo ut actualissimum et
completissimum in essentia », Quodl., I, 12.
2. ARISTOTE, De generalionc et corruptione, II, 10, 336 b 28.
3. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 15 ; t. II, p. 579. Cf. /oc. ci';., n. 5, p. 572 : « et cum
pluralitas non sit sine ratione cogente ponenda ; ergo ». Il renvoie ailleurs à Phy$. I,
l'ame et les facultés 503
Cette conclusion est importante en elle-même, mais le principe dont elle
est déduite l'est plus encore pour l'interprétation générale de Duns Scot-
Certains diront que c'est déjà le « rasoir d'Ockham ». En fait, si c'est le
rasoir de quelqu'un, c'est celui d'Aristote, mais à ne s'en tenir qu'à
l'usage même qu'en fait Duns Scot, c'est surtout le sien1. Il faut se
souvenir toujours que cette doctrine qui, d'une part, multiplie indéfini
ment les formalités2, économise presque avaricieusement les êtres.
En véritable Écossais, Duns Scot évite les dépenses inutiles, sauf lorsqu'il
s'agit de donner, ce qui est le cas de Dieu, qui donne tout pour rien.
Mais nous parlons ici de la nature, qui, elle, est économe, et nous devons
attendre que son interprète y évite lui-même les divisions superflues ou
en efface celles que d'autres y ont introduites sans nécessité. L'essence de
l'âme suffisant à produire par elles les actes divers que ses facultés
exercent, il n'y a lieu ni de nier leur existence, ni d'en faire des êtres
distincts dont, en fait, l'âme peut se passer pour agir.
Supposons néanmoins qu'on introduise une distinction réelle entre
l'âme et ses puissances, quel genre de réalité faudra-t-il leur attribuer?
Certains disent qu'elles sont des accidents qui découlent de la substance3,
et, à ce titre, qu'elles en sont réellement distinctes. Il est impossible,
assurent-ils, qu'une puissance de l'âme soit son essence, car l'opération
n'est substance qu'en Dieu seul, dont l'opération est sa substance même.
C'est d'ailleurs pourquoi la puissance de Dieu, qui est principe de son
opération, est l'essence même de Dieu, ce qui n'est vrai d'aucune créature,
fût-ce l'ange, car l'essentia du créé diffère toujours de son esse, alors qu'en
Dieu elle lui est identique. Il y a donc, en Dieu, identité de l'esse, de
l'essentia, de la potentia et de l'operatio, au lieu qu'il y a toujours dans
la créature, notamment dans l'âme, distinction entre l'esse, l'essentia, la
potentia et l'operatio1. Mais Duns Scot n'est pas convaincu. C'est là, dit-il,

text. com. 50, pour la thèse d'Aristote « commendantis Melissum prae Anaxagoram
propter paucitatem principiorum, natura enim nihil facit frustra ». In Melaph., 1. VIII,
q. 1, n. 4.
1. Il existe en effet un cas, nullement aristotélicien, qui justifie décisivement ce
« principe d'économie », c'est celui de Dieu : • Quod autem ista paucitas sit nobilitatis,
patet, quia aliter non competeret Enti nobilissimo, cui competit per unicam essentiam
suam operari diversa ». Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 15 ; t. II, p. 580.
2. On retrouve ici le problème qui vient d'être discuté à propos du rapport de l'âme
aux parties de l'âme et même à la forma corporeilalis. Il est utile, pour comprendre
Duns Scot, de le suivre dans l'application que lui-même fait de ses principes aux cas
particuliers.
3. Thomas d'Aquin, Sum. theol., P. I, q. 76, a. 4, Resp.
4. Thomas d'Aquin, Sum. theol., P. I, q. 77, a. 1, Resp. — Sur la critique de ces
arguments de saint Thomas par Duns Scot, voir Maurice J. Grajewski O. F. M., The
Formal Distinction of Duns Scolus. A Sludy in Melaphusics, Washington, D. C, 1914,
en. VIII, pp. 155-169. Les positions de Thomas d'Aquin et de Duns Scot y sont exposées
504 JEAN DUNS SCOT

équivoquer sur le mot potentia, qui signifie tantôt le principe d'une opéra
tion, tantôt le contraire de l'acte. Or Thomas argumente comme s'il était
contradictoire que l'essence de l'âme, qui est l'acte, fût en même temps
puissance d'opérer. Rien n'est moins contradictoire, car on voit bien que
l'âme ne puisse être acte et puissance à la fois et sous le même rapport,
mais on ne voit pas pourquoi elle ne serait pas un acte doué du pouvoir
d'opérer. Duns Scot ajoute aussitôt une remarque bien digne qu'on la
médite : « En outre, celui-ci pose dans l'âme une vertu active au regard
de ces puissances, car découler de l'essence suppose dans l'essence une
vertu active t1. Il y a une grandeur et une profondeur dans la manière
qu'ont les philosophes, et parfois les théologiens, de ne pas s'entendre les
uns les autres, à tel point qu'on peut à bon droit parler alors d'une incom
préhension « profonde ». Car, Duns Scot le voit bien, pour dire que les
puissances découlent de l'essence, il faut qu'une force active les en fasse
jaillir ; or, dans l'essence telle que lui-même la conçoit, il n'y en a pas ;
donc il ne voit pas comment on pourrait les en faire sortir. Sans doute,
dans le texte même qu'il a sous les yeux et qu'il discute, Thomas le renvoie
à l'article sur l'ange d'où résulte que, dans l'essentia, le principe actif est
l'esse. Mais lorsque Duns Scot pense à cet esse, il déclare simplement :
non capio. Et, en effet, cela n'entre pas dans ses vues ; il serait contra
dictoire qu'un seul et même esprit pût voir simultanément deux univers
métaphysiques différents.
Thomas dit encore, au même article de la Somme (I, 77, 1, Resp.),
que si l'âme était ses puissances d'opérer, puisqu'elle est acte selon son

avec la même fidélité ; la critique scotiste du thomisme (p. 164), qui reproche à la
distinction réelle entre l'âme et ses facultés de compromettre son unité, ne tient
naturellement pas compte de l'acte d'être qui, dans le thomisme, est la perfection de
l'âme. Il ne faut pas oublier que si les facultés de l'âme y sont réellement distinctes de
son essence, elles n'ont pourtant qu'un seul esse, qui est celui de l'âme même. Le
malentendu éclate une fois de plus dans Op. Ox., 1. II, d. 16, q. unica, n. 6, où Duns Scot
objecte : « Secunda ratio non valet ; non enim sequitur, anima secundum essentiam
suam est actus, igitur habens ipsam semper operatur, vel potest operari semper ;
sed bene sequitur, ergo semper est in actu. Née est simile dare vitam et operari,...
quia anima est principium formale, quo vivum est vivum, quia ipsa fonnaliter dat esse
vivum ». C'est toute la vérité scotiste, mais ce n'est pas toute la vérité thomiste, où,
principe formel du vivant comme tel, l'âme est en outre ce par quoi le composé exerce
l'acte d'être. Or c'est en vertu de cet acte que le composé est capable d'agir : • Dicen-
dum quod actio est compositi, sicut et esse ; existentis enim est agere. Compositum
autem per formam substantialem habet esse substantialiter ; per virtutem autem
quae consequitur formam substantialem, operatur» (Sum. Iheol., I, 77, 1, ad 3"°). Si
donc, dans cette doctrine, l'opération de l'âme n'était pas réellement distincte de son
essence, celle-ci ne le serait pas de son acte d'être (Sum. Iheol., I, 54, 3, Resp.) ; elle
serait Dieu ; mais si le composé n'y avait pas son acte d'être, il n'aurait plus aucune
unité. Les points de contact des deux doctrines sont souvent des points d'intersection.
1. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 5 ; t. II, p. 572.
L'AME ET LES FACULTÉS 505
essence, elle opérerait toujours. C'est une conclusion sophistique, car de
ce que l'âme soit acte selon son essence, il résulte bien qu'elle est toujours
en acte, mais non qu'elle opère toujours, ni même qu'elle puisse toujours
opérer. Ici, nous atteignons un point où le malentendu éclaire du jour le
plus vif le sens ultime des deux doctrines qu'il met aux prises, car, dans
une doctrine de l'esse, il est vrai qu'une essence qui de soi est acte, est
toujours totalement tout ce qu'elle peut être, car elle est de soi efficace
en vertu de son acte d'exister ; dans une doctrine de l'easentia, au contraire!
les problèmes d'efficace ne relèvent pas de la métaphysique de l'essence,
mais de la métaphysique des causes. De ce deuxième point de vue, l'argu
ment thomiste est en effet inopérant, car il ne suffit plus alors qu'une
essence soit formellement en acte pour qu'elle puisse opérer. Lorsqu'elle
est formellement en acte, il est de son essence de donner la vie, mais
non d'opérer, car c'est à titre de principe formel qu'elle donne l'être au
vivant, mais c'est dans un autre ordre, celui de la cause efficiente, qu'elle
est principe de ses opérations1.
Ces discussions techniques ont un arrière-plan théologique, ou plutôt
religieux. La théologie de Duns Scot est une science pratique dont la fin
propre est de conduire l'homme au salut éternel. Or, pour l'homme, faire
son salut est atteindre Dieu, et comment l'atteindrait-il vraiment sinon
par son essence? Ce n'est pas seulement la noblesse de l'être humain qui
l'exige, mais sa nature même, car on peut discuter pour savoir si l'homme
jouira finalement de Dieu plutôt par l'intellect ou plutôt par la volonté.
Il est important de le savoir, mais beaucoup moins que décider si la
puissance de l'âme, quelle qu'elle soit, par laquelle l'homme peut atteindre
Dieu, est ou non réellement distincte de son essence, car, si elle l'est, il
faudra reconnaître que l'âme ne sera jamais bienheureuse par son essence,
mais par accident. Qu'on y songe ! Ce serait par quelque chose de réelle
ment distinct d'elle-même que, dans cette hypothèse, l'âme atteindrait
Dieu. Ne faudrait-il pas alors parler d'un « intellect bienheureux » plutôt

1. « Née est simile dare vitam et operari, quod scilicet sicut est principium Vivendi
per essentiam, ita est principium operandi per essentiam, etc. ; quia anima est princi
pium formule quo vivum est vivum, quia ipsa formaliter dat esse vivum ; sed anima
est principium opéra tionis secundum quod reducta ad genus causae efflcientis, et sicut
are se habet ad effectum, scilicet in génère principii effectivi. Est igitur ibi (se. Sum.
theol., l, 77, 1, Resp.) aequivocatio quantum ad immédiat ioneni ; uno enim modo est
sic, et alio modo non sic ; est enim anima immediatum principium formale essendi, et
immediatum principium operandi ; sed non «militer se habet ad causam formaient
et ad effectivam ; non enim oporlet quod habens formam stt semper in actu secundo >.
Op. Ox., 1. H, d. 16, q. un., n. 6 ; t. II, p. 573.
505 JEAN DUNS SCOT

que d'une âme bienheureuse, puisque, réellement distinct de l'âme, il


recevrait la vision béatifique à la manière d'un intellect séparé1?
Quelles que soient les intentions ultimes de Duns Scot, c'est sa doctrine
même qui nous importe. Elle consiste à soutenir que « l'essence de l'âme,
sans distinction réelle ni de raison, est principe d'une pluralité d'actions,
sans qu'il y ait diversité réelle de puissances, en ce sens qu'elles seraient
soient des parties de l'âme, soit ses accidents, soit ses rapports ; car il
n'est pas nécessaire qu'une pluralité réelle dans l'effet accuse une pluralité
réelle dans la cause ; puisque la pluralité peut procéder d'une unité
illimitée »2. La vraie difficulté n'est donc pas de savoir s'il faut distinguer
réellement l'âme des puissances, mais plutôt, étant donné qu'elles n'en
sont pas réellement distinctes, de savoir en quel sens il reste possible de
les en distinguer.
La réponse de Duns Scot à cette question doit être pesée avec soin
parce qu'on y trouvera la clef de toute une série de textes dont, pris un
à un, l'examen le plus littéral ne découvre pas toujours le sens. Son point
de départ est la notion, d'inspiration dionysienne, de la conlinenlia
unitiva. Cette « inclusion unitive » inclut des contenus de nature complexe,
mais déterminée. Elle ne contient pas des éléments tout à fait identiques,
car de tels éléments n'auraient pas besoin d'être unis ; ni des éléments
qui, après union dans leur contenant, resteraient distincts de la même
manière qu'ils l'étaient avant d'être unis en lui. Elle contient des
éléments qui, réellement « un » demeurent néanmoins formellement
distincts ; autrement dit, qui sont identiques d'une identité réelle, et ne
forment qu'une seule chose, au sein de laquelle ils demeurent formelle
ment distincts.
Il faut lire ce texte clé dans le latin de Duns Scot lui-même3, car rien

1. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 15 ; t. II, p. 580.


2. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 16 ; t. II, p. 580.
3. i Secundum Dionysium 5 c. De Div. Nom., continentia unitiva non est eorum
quae omnino sunt idem, quia illa non uniuntur ; née est eorum quae manent distincta
ista distinctione qua fuerunt distincta ante unionem ; sed quae sunt unum realiter,
manent tamen distincta formaliter, sive quae sunt idem identitate reali, distincta
tamen formaliter ». Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 17 ; t. II, p. 581. Ce thème de l'unité
contenant la diversité traverse tout le De divinis nominibus. Par ex., cap. II, 11 ;
P. G., t. II, c. 652, et cap. IV, 12; (P. G., t. III, c. 710, mais nous n'avons pas réussi
à y trouver la formule t continentia unitiva ». On peut rapprocher ch. IV, « unitivam
quamdam complexionem » (Dionusiaca, t. I, p. 22'J. trad. R. Grosseteste) et, dans le
ch. V, les art. 7 à 10. Duns Scot a peut être traduit ici Denys dans sa propre langue,
mais il se peut aussi que la formule se trouve dans l'une des traductions de Denys et
qu'elle nous ait échappé. La référence à Denys sur ce point est de toute manière impor
tante. Elle montre Duns Scot cherchant dans la ligne néo-platonicienne de l'« un • la
vertu métaphysique unifiante dont il a besoin pour surmonter le pluralisme des
essences.
L'AME ET LES FACULTÉS 507
n'en peut atteindre la précision ni la force. Les contenus de ces « conte
nants unitifs » sont unum realiler; ils sont idem idenlitate reali, mais ils
ne sont pas identiques sous tous les rapports, car ils demeurent, dans leur
identité réelle, formellement distincts. Ceci n'a rien pour nous surprendre,
car nous savons depuis longtemps — à vrai dire depuis notre étude de
l'absolue simplicité de Dieu — que la distinction formelle ne porte jamais
atteinte à l'unité réelle, mais on découvre mieux ici la valeur universelle
de ce principe et qu'il peut servir de fil conducteur dans le labyrinthe
des textes, et des controverses sur ces textes, où le Docteur Subtil, qui
mérite vraiment ici son titre d'honneur, tantôt pose dans la substance
une pluralité de formes distinctes, tantôt refuse d'en faire des choses
réellement distinctes, et les réduit à l'unité réelle de l'individu. Tous ces
textes disent vrai, mais chacun de son point de vue, car il y a toujours
unité d'être actuel et pluralité d'êtres formels dans une substance
quelconque. L'être actuel de chaque forme se fond par mode d'unité
dans celui de la substance, mais chaque forme conserve l'être de sa forma
lité propre. C'est bien pourquoi une seule et même forme, ainsi nourrie
de plusieurs autres, peut leur donner son être actuel en exerçant leurs
opérations. On voit d'ailleurs manifestement qu'elle les exerce. Dans
l'homme, par exemple, il n'y a pas réellement de forme de la corporéité,
mais il y en a formellement une, sans quoi l'âme n'aurait pas de corps à
animer. Pluralisme de l'être formel dans l'unité de l'être actuel, on ne
peut comprendre qu'à la lumière de ce principe la structure métaphysique
du réel tel que Duns Scot l'a conçu1.
Il est certain que, dans sa doctrine, la portée explicative de ce principe
est universelle. C'est lui qui permet de comprendre que l'être contienne

1. Dans la «contenance unitive «, le contenant inclut d'abord, à litre de contenu,


toutes les formalités supérieures requises pour constituer son essence. Ainsi, une
« blancheur » particulière inclut essentiellement les raisons de « blancheur », « couleur •,
« qualité sensible » et « qualité • en général, qui lui sont supérieures. — Le contenant
unitif contient en outre les propriétés (passiones) qui découlent de sa nature et, bien
qu'elles lui soient postérieures puisqu'elles en découlent, ne sont pas des choses autres
que le contenant. Tel, par exemple, l'être, dont les propriétés transcendantales ne sont
pas réellement distinctes, mais qui pourtant sont formellement distinctes les unes des
autres (le bien n'est pas formellement le vrai, etc.) et qui le sont de l'être même (bonum,
comme tel, n'est pas formellement ens comme tel). Duns Scot va jusqu'à dire que les
transcendantaux se distinguent de l'être « formalitate... reali et quidditative • (Op. Ox.,
1. II, d. 16, n. 17 ; t. II, p. 582). Il y a donc une « distinction formelle réelle » ou, si l'on
préfère, réelle dans l'ordre de la formalité, qui ne porte pas atteinte à l'unité ontolo
gique absolue de l'être, son contenant unitif. Et il le faut bien : « aliter metaphysica
concludens taies passiones de ente, et illas considerans, non esset scientia realis «
(ibid.). Ainsi, la métaphysique est une science «réelle», et non une simple logique,
parce que les passiones enlis sur lesquelles elle opère sont autant de « réalités • distinctes
les unes des autres, et de l'être même, en vertu de distinctions réelles dans l'ordre de la
formalité.
508 JEAN DUNS SCOT

unitivement, c'est-à-dire dans une unité réelle d'être, des transcendentaux


tels que unum, verum, bonum et d'autres encore, qui sont formellement
distincts à la fois entre eux et de lui1. Ce même principe permet de com
prendre que l'âme contienne unitivement, c'est-à-dire dans l'unité réelle
d'un seul être, des puissances aussi formellement distinctes que l'intellect
et la volonté : sicul ergo ens continet unilive ratîonem unius, veri el boni
et aliorum, sic anima continel polentias islas unilive, quamquam «in/
formaliler distinctae*. Duns Scot y insiste avec une force peu commune,
mais qui s'est avérée sans efficace pour prévenir les malentendus. Rappe
lons néanmoins avec lui que tout ce que l'entendement peut saisir par
un concept distinct possède une réalité formelle distincte : omni entitati
formali corresponde/ adaequale aliquod ens3. Ainsi, l'être et l'un n'existent
jamais à part, mais, s'ils existaient à part, la raison formelle de l'un
serait distincte de celle de l'être, car il y aurait précisément de l'« un » et
de l'« être ». Or cette distinction quidditative réelle qu'il y aurait entre
eux, s'ils existaient à part, n'en subsiste pas moins pour la raison tandis
qu'ils existent ensemble. Allons plus loin : l'ordre des éléments formels
distincts que contient l'essence, est le même pour la raison, à l'intérieur
de l'être qui les contient, qu'il serait en réalité s'ils existaient actuellement

1. La double primauté, de « communauté » et de « virtualité » attribuée à l'être par


Duns Scot inquiète tel de ses interprètes, qui voit dans ce manque initial d'unité un
germe de dissolution et de morcellement de la doctrine (Tim. BARTH O. F. M., De
fundamento univocationis apud J. D. Scolum, dans Anlonianum, t. XIV (1939), p. 391).
Ce n'est pas certain. La primauté de communauté s'étend à tous les genres, espèces et
individus, ainsi qu'à leurs parties, c'est-à-dire à l'ordre entier de l'essence, où tout
includii ens quiddilalire. La primauté de virtualité comprend tout ce par quoi l'être
peut être déterminé, c'est-à-dire « conceptus qualitatives differentiarum ultimarum
et passionum • (Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 3, n. 8). En effet, l'être fini est ainsi et on ne
pourrait réduire la deuxième primauté à la première sans en faire une sorte d'être de
Parménide, qu'il n'est pas. Dès le plan des transcendantaux, les différences déterminent
l'être en tant qu'être, elles ne s'en déduisent pas, mais elles ne s'y ajoutent pas à titre
d'entités existentiellement distinctes ; leur réalité actuelle est sa réalité. On peut refuser
le formalisme scotiste, mais non pas être scotiste et le refuser, car l'être, en tant précisé
ment que tel, n'est pas un : il est être ; et l'un, en tant précisément que tel. n'est pas
être : il est un. C'est parce que l'être n'est rien d'autre qu'être, qu'il est univoque. On
peut préférer une autre métaphysique, mais non vouloir que le scolisme soit autre qu'il
n'est.
2. Op. Ox., 1.11, d. 16, q. un., n. 17 ; t. II, p. 582. Ceci s'applique à la singularité, car
le degré supérieur d'être, qui contient les autres, n'en est jamais réellement séparé :
t Cuicumque enim gradui realis entitatis, corresponde! realis unitas. Sicut tamen in
nliis unitive contenus non est separatio realis, née etiam potentialis, sic natura cui
iiitcllectus tribuit intentionem speciei, quae dicta est esse in re, est communis sicut
commune est potentiale in re, nunquam separatur ab alia perfectione unitive secum
contenta, vel ab illo gradu in quo accipitur differentia individualis. Cum etiam nun
quam flat in rerum natura nisi sub détermina to gradu, nunquam est ab illa separabilis.
quia ille gradus cum quo ponitur, est secum unitive contentus •. In Melaph., 1. VII,
q. 8, n. 19.
3. Hep. Par., 1. I, d. 12, q. 2, n. 6.
L'AME ET LES FACULTÉS 509
à part. Par exemple, si l'être et ses transcendentaux pouvaient exister à
part, l'être viendrait premier, l'un deuxième et le vrai troisième. Ces
quasi passions de l'être ont donc à la fois, dans notre pensée, la même
distinction formelle et le même ordre formel qu'ils auraient entre eux,
et à l'égard de l'être, s'ils existaient à part dans la réalité. Or, redisons-le,
c'est exactement ainsi que l'intellect et la volonté sont unitivement
contenues dans l'âme. La difficulté qu'il y a, du point de vue thomiste,
à comprendre cette position, est inverse de celle qu'il y a, pour le scotiste,
à comprendre celle de saint Thomas d'Aquin. Le scotiste reproche à la
distinction réelle des puissances de l'âme de multiplier les êtres sans
nécessités alors que, dans le thomisme, les puissances n'ont pas d'esse
propre, mais, comme tous les accidents, n'existent que par celui de leur
substance. Le thomiste reproche à Duns Scot d'identifier ici l'opération
à la substance, comme si l'âme était Dieu, alors que, dans le scotisme,
l'unité de l'être est celle d'une forme virtuellement inclusive des autres
formes constitutives de cet être. Lorsque, posant le problème à propos
des anges, saint Thomas tire sa réponse de la distinction d'esse et d'essen-
iia1, il trace d'avance la ligne de partage des doctrines. Un ancien scotiste
observait avec raison que Thomas distingue toujours au lieu que Scot
unit toujours, mais on soutiendrait avec autant de raison le contraire,
car tous deux distinguent et unissent, mais pas de la même manière.
Dans le thomisme, Dieu est le seul être dont l'essence soit identique à
son esse ; il faut donc, dans les autres êtres, que leur essence, et tout ce
qui découle de leur essence, soit réellement distinct de leur esse. Chez
Duns Scot, il n'y a pas d'esse ainsi entendu et ce n'est pas ainsi, mais
par la modalité essentielle de l'infinité, que Dieu se sépare des créatures.
L'absolue simplicité divine n'y est pas celle de l'esse pur, mais celle de
l'identité réelle dans l'infinité d'être. Il est donc possible, dans le scotisme,
de maintenir sous les distinctions formelles une unité réelle dans la
créature, sans que cette unité soit aucunement celle de la simplicité
divine. Son unité n'est pas celle d'un esse à quoi ses puissances et ses
opérations seraient identiques, mais celle de la forme d'un tout qui, en
raison de sa finitude essentielle, manque de la simplicité propre à l'infinité.
C'est ce genre de multiplicité dans l'unité qui caractérise l'âme scotiste.
L'intellect est intellect ; la volonté n'est que volonté ; l'âme n'est qu'âme ;
l'essence de la volonté ni l'essence de l'intellect ne sont l'essence de l'âme
en tant qu'âme, ce qui revient à dire qu'elles en sont formellement
distinctes. Mais considérons ce tout qu'est le composé humain. Il est tel

1. Sam. Iheol., P. I, q. 54, a. 3, Resp.


510 JEAN DUNS SCOT

par sa forme, qui est l'âme, et comme lui seul est substance, elle seule
existe réellement comme forme de cette substance. C'est pourquoi, du
point de vue de l'être actuel, l'intellect et la volonté n'ont pas d'autre
être actuel que le sien : non quod sint essenlia ejus formaliter, sed sunl
formaliler dislinclae, idem tamen idenlîce el unilive1.
Fort de cette position, Duns Scot reconnaît un sens acceptable à la
formule thomiste : les puissances de l'âme sortent ou découlent de son
essence. Elles en émanent, en effet, puisqu'elles en sont les puissances
opératives. C'est même en ce sens qu'Augustin avait raison de tenir l'unité
de l'âme et la trinité de ses puissances pour une image de la Trinité divine.
Rien qu'une image, car chacune de ces puissances ne contient formellement
que sa propre perfection, au lieu qu'étant infinie par essence, chacune des
personnes divines les contient toutes ; une image, pourtant, car la distinc
tion des puissances au sein de l'unité réelle y est scrupuleusement sauve
gardée.
1. Op. Ox., 1. II, d. 16, q. un., n. 18 ; t. II, p. 582. Duns Scot renvoie ici, de manière
bien suggestive, à ce qu'il a dit des attributs divins, dont l'identité réelle dans l'absolue
simplicité de Dieu n'empêche pas qu'ils soient formellement distincts de lui et les uns
des autres. On comprend mieux par là que les scotistes aient disserté à loisir sur la
hiérarchie des modes intrinsèques de l'essence divine dont leur distinction formelle
n'altère en rien l'unité. Le mode de raisonnement est d'ailleurs le même ici que dans
l'analyse des < moments > de la nature ou de la vie divine. Il • imagine » une succession
de moments distincts, selon l'ordre où ils se conditionneraient s'ils se succédaient
vraiment dans la réalité : • Imaginandum est ergo quod anima quasi in primo instanti
naturae est natura talis, in secundo instanti est operativa, sive potens operari secundum
hanc operationem vel iliam, et potentiae, quae sunt principia operationum, continentur
unitive in essentia » (/oc. cit., pp. 582-583). L'ordre imaginé suit, dans les deux cas,
la hiérarchie des distinctions formelles, mais il ne faut pas confondre la réalité formelle
de chaque formalité avec la réalité d'être actuel que la substance tient de sa cause.
CHAPITRE VIII

LA CONNAISSANCE INTELLECTUELLE

On rencontre, éparses dans les écrits de Duns Scot, un grand nombre de


remarques sur les sens propres, le sens commun, l'imagination et leurs
objets, qu'une étude de sa psychologie, poursuivie pour elle-même,
devrait prendre en considération. La plupart sont fragmentaires, occasion
nelles et ne permettent pas de savoir si Duns Scot a personnellement
réfléchi sur ces questions. Souvent aussi on y trouve un simple écho de
l'aristotélisme commun aux théologiens de son temps, de sorte que les
colliger conduit à retrouver une partie de la doctrine enseignée par le
De anima.
Il n'en va pas de même des questions psychologiques sur lesquelles
s'est fixée l'attention du théologien lorsqu'il commentait le texte de
Pierre Lombard. Duns Scot les a longuement méditées et chacune des
solutions qu'il a fini par adopter ont été précédées d'enquêtes approfondies,
souvent même de véritables tours d'horizon, pour s'assurer des résultats
obtenus par ses prédécesseurs. Il s'y engage personnellement et l'on y
voit clairement le théologien en plein travail d'élaboration doctrinale,
écoutant les philosophes, jugeant leurs réponses et choisissant entre elles,
non sans redresser et mettre au point celles mêmes qu'il croit pouvoir
retenir. L'ordre même où il les prend n'est pas sans intérêt. Ce n'est
évidemment pas celui que suivrait un traité philosophique, mais on ne le
décrirait pas non plus correctement en le qualifiant de théologique.

1. Sur l'ensemble du problème, voir les textes rassemblés par le P. Parth. Minges,
O. F. M., dans sa J. D. Scoli doctrina..., t. 1, pp. 146-181. — Karl Werner, Die Psycho
logie und Erkenntnislehre des Joh. Duns Scotus, Wien, 1877 (fait confiance au De rerum
principio). — P. Tochowiccz, Joannis Dans Scoli de cognitionis doctrina, Fribourg-
Suisse, 1926 (même remarque). — 01. Lacombe, La critique des théories de la connaissance
chez Duns Scot, dans Revue thomiste, t. 35 (1930), pp. 24-27, 144-157, 217-235 ; avec la
réponse du P. Sér. Belmono, Le mécanisme de la connaissance d'après Duns Scot, dans
La France Franciscaine, t. 13 (1930), pp. 285-323.
17
512 JEAN DUNS SCOT

En effet, on pouvait suivre un grand nombre d'ordres différents à l'occasion


du texte des Sentences. Quant au choix des matières philosophiques à
introduire dans le commentaire, il était pratiquement libre. Lorsqu'il
estime le moment venu de pousser à fond l'étude d'un problème, Duns Scot
commence d'ordinaire par élucider les notions les plus importantes en
elles-mêmes, celles dont l'interprétation générale commande la solution
des problèmes suivants. C'est ainsi, comme on l'a noté en son lieu, que
la notion à'ens infinilum précède toute la spéculation théologique dont
elle définit l'objet. De même ici. Ayant à dire ce qu'est l'image de Dieu
en l'homme et, pour ce faire, à élucider la nature de notre connaissance
intellectuelle, Duns Scot commence par méditer sur la notion de species
inlelligibilis, que nous allons en effet trouver au centre des problèmes
touchant la connaissance de l'intellect humain.

1. — INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE


Traitant de l'image de Dieu dans l'homme, Duns Scot demande «si,
dans la partie intellective proprement dite, se trouve la mémoire propre
ment dite, c'est-à-dire l'intellect en possession d'une espèce intelligible
antérieure, par une antériorité de nature, à l'acte d'intellection »*. Ainsi,
la mémoire proprement dite est ramenée à l'intellect proprement dit,
et la question est de savoir si, du point de vue des conditions d'exercice,
l'espèce intelligible doit être déjà présente pour que l'intellect puisse
exercer son acte. La réponse de Duns Scot est affirmative et la justifi
cation qu'il en propose intéresse l'ensemble de sa noétique2.
C'était une question controversée de son temps : In isla quaeslione sunl
mulli modi dicendi, mais la manière la plus simple d'y répondre était de
nier l'existence des espèces intelligibles ou, du moins, d'affirmer que l'acte
d'intellection peut se produire sans elles3. Duns Scot maintient au con

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 1 ; t. I, p. 398. — Sur la connaissance intellectuelle,


voir le livre bien documenté de Reinhold MESSNER O. F. M., Schauendes und btgrif-
fliches Erkennen nach Dans Skotus, mit kritischcr Gcgenûbcrstellung zur Erkennlnitldirt
von Kant und Aristoleles, Herder, Freib. i. Br., 1942.
2. Memoria peut avoir trois sens : 1° la faculté conservatrice des espèces passées en
tant que passées ; 2° la faculté conservatrice des espèces des objets en eux-mêmes,
qu'ils existent ou non ; 3° cette même faculté comme principe d'un acte de connaissance
actuelle, c'est-à-dire d'un acte second, comme l'entend Avicenne. Il s'agit d'abord ici
de la mémoire entendue au deuxième sens ; le troisième sera examiné ensuite, Bip.
Par., 1. I, d. 3, q. 4, n. 8.
3. Godefroid de Fontaines conteste qu'on ne puisse expliquer l'intelleclion sans
admettre l'existence de l'espèce intelligible : Quodl., IX, q. 19, éd. J. Hoffmans, pp. -73-
274 : « Irmno est dicendurn quod nihil fit in intellectu possibili nisi ipsa intellectio... >.
etc. C'est l'« ipsum intelligere » qui peut être dit • species sive forma » (p. 275). Cf.
Quodl. X, a. 12.
INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE 513

traire la nécessité de l'espèce pour que l'intellection soit possible. En effet,


il faut toujours que l'objet précède l'intellection, sans quoi l'intellect
n'aurait rien à connaître. Ceci, qui est vrai en général, l'est particuliè
rement lorsqu'il s'agit de connaître l'universel. Pour que l'intellect puisse
connaître un universel, il faut que celui-ci soit présent. La notion même
d'objet le veut ainsi, car qu'est-ce qu'un objet de connaissance qui ne
serait pas réel1. Duns Scot le répétera sous toutes les formes : objeclum
secundum per se condilionem objecti praecedit aclum, universale vero est
per se condiiio objecli inlelleclus ; et encore : universale est conditio objecii
praecedens aclum intelligendi ; ou bien : requirilur quod • objectum
secundum propriam rationem obejcti praecedat aclum*.
Ce principe est d'ailleurs confirmé par la nature propre de la connais
sance intellectuelle considérée tant du point de vue de son objet que de
celui de son acte.
D'abord du point de vue de l'objet, car si l'on supprime l'espèce intel
ligible, il ne reste en présence que l'intellect et l'objet singulier connu par
son espèce. On a prétendu que l'intellect peut, en l'éclairant, voir l'uni
versel dans le singulier sans qu'une espèce intelligible de l'universel soit
nécessaire, mais comment l'intellect pourrait-il voir ce qui n'est pas là?
Une seule et même espèce ne peut être représentative à la fois d'un
singulier et d'un universel, car toute espèce est à la mesure de son objet,
singulière s'il est singulier, universelle s'il est universel. Aucune ne saurait
donc représenter deux objets formellement distincts, ni un même objet
sous deux raisons objectives formellement opposées. Bref, l'universel ne
peut être objet de l'intellect que par une espèce intelligible qui le repré

1. Présent, pour être connu ; réel, pour être connaissable. Il s'agit naturellement
d'une réalité d'être entendu au sens scotiste. Chaque formalité étant une entité réelle
ment distincte (de cette distinction qui se rencontre entre réalités formelles : realiter
(orma'.iter), un même objet réel peut causer plusieurs concepts distincts dont chacun
exprime un objet réel distinct. Ainsi, le concept du genre a pour objet le genre ; celui
de l'espèce, l'espèce, etc. Si ces concepts distincts ne correspondaient pas à des objets
distincts, ils seraient des fictions et notre métaphysique redeviendrait une logique,
t Essentia una specie, quantumcumque simplex, ut albedo, nala est ex se diversa
objecta facere praesentia intellectui possibili >. En effet : « Omnis differentia prior
naturaliter omni actu rationis, videtur differentia realis ; objecta naturaliter praecedunt
actus, et distinctio objectorum distinctionem actuum, maxime quando haee illam
causât, ut hic sumitur ; ergo differentia intentionis, quae est in conceptibus, concludit
priorem in objectis, quae erit realis ». In Metaph., 1. VII, q. 19, n. 5-6.
2. Rep. Par., 1. I, d. 3, q. 4, n. 1 et n. 4. Ce dernier texte double Op. Ox., I. I, d. 3,
q. 6, n. 5 ; t. I, p. 402 c. — Sur l'universel au sens logique, voir J. CARRERAS Y ARTAU,
La doclrina de los unirersales en Juan Duns Scot, Vich, 1931, et Stefan SWIÉZAWSKI,
Les intentions premières et les intentions secondes chez Jean Duns Scot, dans Arch.
d'hist. doctr. et lilt. du moyen âge, 1934, pp. 205-260. L'universel au sens réel est la nature
commune absolument prise, détcrminable à l'universalité par l'intellect : In Metaph.,
1. VII, q. 18, n. 6.
514 JEAN DUNS SCOT

sente ; il est donc nécessaire de poser cette dernière pour que la connais
sance de l'universel soit possible1.
Ce n'est pas moins nécessaire du point de vue de l'intellect agent et
de l'exercice de son acte. Nous en assurer sera d'ailleurs pour nous une
première occasion de lier connaissance avec l'intellect humain tel que
Duns Scot en a conçu la structure. Quant à sa notion générale, l'intellect
agent restera dans le scotisme tel qu'Aristote l'avait conçu. C'est une
puissance active, capable de tout rendre intelligible et dont l'action doit
avoir pour terme un effet réel, car il agit comme l'art sur la matière et
nul ne doute que l'art ne produise quelque chose dans la matière sur
laquelle il agit. Ainsi donc, l'intellect agent potest habere aclionem realem
dont l'effet, puisqu'il s'agit d'une action réelle, est aliquid reale. Cet effet
réel, il faut que quelque chose le reçoive. Or il ne peut être reçu dans
l'intellect agent, dont la nature est de produire, non de subir. Il ne peut
l'être non plus dans le phantasme, car celui-ci est lié au singulier et à
l'étendue, si bien qu'en y étant reçu l'effet de l'intellect agent perdrait
son aptitude à représenter l'universel. D'ailleurs, même l'intellect possible,
faculté de l'universel en vertu de son immatérialité, ne serait pas apte à
le recevoir. Il faut donc que l'intellect agent produise dans l'intellect
possible un effet réel qui soit de l'universel. Telle est l'espèce intelligible,
et il est impossible de s'en passer, car si l'on réduit l'opération à l'action
de l'intellect agent sur l'intellect possible, sans production de l'espèce,
on ne comprend plus comment la connaissance de l'universel peut s'opérer.
Pour que celui-ci puisse être connu, rappelons-le, il doit être là ; or il
n'est là ni dans l'intellect possible ni dans l'espèce sensible ou le phan
tasme ; c'est donc par l'intellect agent seul qu'il peut être produit2.
Cette explication règle d'un seul coup deux points importants : la
nature de l'espèce intelligible et celle de l'abstraction. Duns Scot admet
avec Aristote que le propre de l'intellect agent est de rendre universel

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 2 ; t. I, p. 399 ; et n. 5, p. 402 a. — Cf. « Objectum non


est praesens intellectui possibili in cognitione abslractiva ante actum elicitum, niai
per aliquod repraesentativum, quod voco speciern, et sic habeo proposilum >. Lot.
cit., n. 10, p. 407.
2. Rep. Par., 1. I, d. 3, q. 4, n. 4. — Cf. • Omnis autem actio realis habet aliquem
terminum realem ; ille autem terminus realis non est in phantasmate, quia intellectus
agens nihil causât in phantasmatibus, quia illud receptum esset extensum, et ita intellec-
tus non transferret objectum ab ordine inordinem, née illud esset magis proporlionatum
intellectui possibili quam phantasma ; ergo est in intellectu possibili, quia nihil recipitur
in intellectu agente ; illud autem primum causatum non potest poni actus inlelligendi.
quia primus terminus actionis intellectus agentis est universale in actu ; universale
autem in actu praecedit actum intelligendi, sicut praedictum est in antécédente, quia
objectum sub ratione objecti praecedit actum *. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 8 ; t. 1,
p. 404.
INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE 515

ce qui de soi ne l'est pas, ou de rendre connu en acte ce qui n'est que du
connu en puissance, c'est-à-dire du connaissable. Comme le dit Averroès1,
et comme Duns Scot se plaît à le redire avec lui : si les essences des choses
étaient abstraites de la matière et universelles en acte à la manière des
Idées de Platon, nous n'aurions pas besoin d'intellect agent pour les
connaître. Mais il n'en est pas ainsi, et c'est un point très important à
comprendre si l'on veut limiter comme il se doit l'entité propre de la
« nature commune » dans le scotisme. Cette entité est réelle et sa réalité
n'est pas sans affecter la manière dont Duns Scot conçoit l'abstraction,
mais si la nalure comme telle a une entité propre, Vuniversel comme tel
n'en a aucune. Pour employer un langage qui n'est pas le sien, mais dont
on use parfois afin de situer sa doctrine, on pourrait dire que, s'il y a
chez Duns Scot un certain « réalisme » de la nature commune et de
l'essence, il ne s'y rencontre aucun « réalisme » de l'universel. Toute
l'existence de l'universel se réduit à l'aptitude de quelque chose à repré
senter l'objet sous l'aspect de l'universalité. Ce quelque chose, c'est l'espèce
intelligible même. D'où le rôle propre de l'intellect agent. Rendre universel
ce qui ne l'est pas est une formule dénuée de sens, si elle ne signifie pas
que « l'intellect agent fait quelque chose de représentatif de l'universel
de ce qui fut représentatif du singulier ». Dans la formule facii de eo,
le de peut s'entendre matériellement ou virtuellement. De quelque
manière qu'on l'entende, la formule signifie que l'action de l'intellect
agent a pour effet un « représentatif d'objet sous la raison d'universel ».
Mais, pour être représentatif, il faut être. L'intellect agent ne produit pas
de la « représentation », il cause un « être représentatif ». Ainsi, « l'action
réelle de l'intellect agent a pour terme une forme douce d'existence réelle
(formatn aliquam realem in exislenlia), qui représente formellement
l'universel en tant qu'universel, sans quoi son action ne pourrait se
terminer à l'universel sous sa raison d'universel ». Voici donc ce qui se
produit dans l'acte d'intellcction : l'intellect agent cause, dans l'intellect
possible qui la reçoit, une forme apte à représenter comme universel
l'objet que l'espèce sensible représentait comme singulier. Cette forme
est l'espèce intelligible, grâce à laquelle un universel s'offre à l'intellect
comme objet2.

1. AVERHOÈS, De Anima, III, corn. 18 ; éd. Venise, 1574, f° 161, où le Commentateur


insiste sur le transfert d'un ordre à un autre qu'exigé l'acte d'intellection.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 8 ; t. I, p. 405. — Bep. Par., l. I, d. 3, q. 4, n. 4. Au n. 6,
Ouns Scot fait observer que si l'intellect agent ne disposait pas lui-même d'un objet
propre, tel que l'espèce intelligible, c'est qu'il n'aurait pas d'être propre : « Unde non
diceret (Aristoteles) intellectum posse separari, nisi concederet eum habere opérationem
sibi propriam, in qua non dependeret essentialiter a parte sensitiva ». La portée de ces
516 JEAN DUNS SCOT

II est assez difficile de préciser, sans la fausser dans un sens ou dans


l'autre, ce qui caractérise la position propre de Duns Scot sur ce point.
On l'y trouve une fois de plus aux prises avec son principe familier, qu'il
ne faut pas multiplier les êtres sans nécessité, mais ici sa réponse est
prête : il y a nécessité de poser les espèces intelligibles, car on ne peut
expliquer sans elles l'opération de l'intellect agent. Or, s'il n'avait de quoi
opérer, il n'aurait pas de quoi exister. Ce n'est d'ailleurs pas lui faire
honneur, mais le déshonorer, que de lui refuser l'une des conditions
nécessaires de son exercice, et cela seul suffirait à vider le débat, car au
principe d'économie des êtres il faut savoir opposer cet autre, non moins
important, quod nécessitas est semper dignificare naluram nobilem, quando
non apparel aliquid manifeste répugnons. Or ce serait avilir à l'extrême la
dignité de l'intellect, que lui refuser l'espèce intelligible, grâce à laquelle
il peut avoir son objet présent sans être astreint à le mendier des facultés
inférieures de l'âme, avec lesquelles, en tant que puissance de l'âme, il
n'a qu'une union contingente (cum quibus contingenter unilur in ratione
potentiae). Ne serait-il pas inconvenant que le sens et les autres puissances
inférieures eussent leur objet présent et que l'intellect .seul ne pût jouir
de la présence du sien? Ou que son objet ne lui fût présent que dans
celui des facultés inférieures? Il ne faut donc pas hésiter à dire que
l'objet de cette puissance noble entre toutes lui est suprêmement présent,
et aussi présent qu'il est possible de l'être, avant l'acte d'intellection.
L'espèce intelligible seule permet de le dire1 et l'on est donc bien loin,
en affirmant son existence, de multiplier les êtres sans nécessité.
Ces remarques suggèrent peut-être ce que Duns Scot avait le plus à
cœur en discutant ce problème. Attribuer à l'intellect agent des espèces
intelligibles était pour lui le moyen le plus sûr de ne pas l'asservir aux
espèces sensibles et de séparer l'être de l'âme intellective en séparant
son opération. Quand on le relit après l'avertissement qu'il vient de nous
donner, Duns Scot s'éclaire. Si c'est comme puissance de l'universel,
capable de le composer ou de le diviser par le jugement et de le lier par
des syllogismes, que l'intellect se distingue de la sensibilité, comment
ne pas lui attribuer un objet propre, réellement distinct de celui du
sens? Il s'agit donc d'assurer à l'intellect aliqunm operalionem sibi pro-
priam sine polenliis inferioribus ; l'intellect ne serait pas séparé du corps
comme l'incorruptible l'est du corruptible nisi posset habere operalionem

arguments est générale. Ils devraient, semble-t-il, sufTire à détourner de soutenir que
Duns Scot n'admet pas d'espèce intelligible dans l'intuition de l'objet présent. Quoi
qu'on en dise, Ockham est sur ce point l'antithèse de Duns Scot.
1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 22 ; t. I, p. 417. Cf. In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 7.
INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE 517

propriam non dependenlem a parle sensitiva1 ; si on lie son opération au


phantasme de l'imagination, il faudra dire que l'intellect in operatione
sua dependet ab illa polenlia oui contingenter conjungitur2. Mais pourquoi
multiplier les indices? Une formule à l 'emporte-pièce a déjà tout dit :
inlelleclus agens nihil causal in phantasmalibus3. II s'agit donc ici d'une
opération assez différente de celle qu'on nomme ordinairement l'« abstrac
tion » et dont il est significatif que Duns Scot ne prononce pas ici le nom.
L'intellect agent scotiste ne travaille pas sur le phantasme pour en
abstraire quoi que ce soit ; il n'abstrait, n'extrait ni ne transforme rien,
il cause et produit de l'intelligible en vertu du pouvoir que sa séparation
d'avec corps lui confère. Tout, dans cette doctrine, affirme l'autonomie
de l'ordre de l'intelligibilité.
Il y avait donc une raison profonde pour relier ce problème à celui
de la « mémoire », car un intellect tel que celui dont parle Duns Scot est
à la fois la source et le lieu de ses intelligibles. C'est pourquoi, ayant noté
que sa doctrine de l'espèce intelligible semble répondre à l'intention
d'Aristote, il ajoute bientôt après : Expressius lamen est ad islud intenlio
Augustini*, et combien il a cette fois raison ! Les inférences auxquelles
il a recours pour établir que la memoria d'Augustin requiert des espèces
intelligibles ainsi entendues ne sont certes guère convaincantes, car
Augustin lui-même n'en a rien dit, maisvque Duns Scot soit ici fidèle à
l'antique inspiration augustinienne, on n'en saurait douter. L'âme
intellective du scotisme travaille à se libérer, à l'intérieur même du pcri-
patétisme, des liens qui l'asservissent au corps organisé dont elle est la
forme, et rien que la forme, dans la doctrine d'Aristote. Si le Stagyrite
avait pu lire cette partie de l'œuvre de Duns Scot, il y eût sans doute
reconnu quelques formules. Mais il se serait plus sûrement encore
demandé pourquoi l'on y parlait de lui.
Si nette soit-elle en elle-même, cette position laisse ouvert un autre
problème, dont elle est inséparable, et que Duns Scot ne songe d'ailleurs
pas à éviter : tout indépendant qu'il est du phantasme dans l'exercice
de son acte, l'intellect agent n'en a pas moins besoin de lui. Quel rapport
y a-t-il entre l'espèce sensible et l'espèce intelligible, collaborent-elles et
pourquoi?

1. Op. Ox., loc. cil., n. 10, p. 406.


2. Loc. cit., n. 14, p. 409. L'union est contingente in ralinne polcnliae parce que,
en tant précisément que puissance d'opération intellective, l'intellect n'implique pas,
de soi, union avec la puissance sensitive.
3. Loc. cil., n. 8, p. 404.
4. Loc. cil., n. 14, p. 409.
518 JEAN DUNS SCOT

Nous retrouvons ici l'une des premières conclusions auxquelles l'étude


de Duns Scot nous ait conduits, mais elle prend cette fois un sens propre
ment noétique. Oui, en fait, l'homme ne pense pas sans images, mais, en
droit, l'intellect humain devrait pouvoir s'en passer. Nous ne reviendrons
pas sur ce point, que nous avons déjà longuement examiné, mais il importe
d'en peser les conséquences pour le problème qui nous intéresse. Elles
se résument en ceci, que bien qu'il ne connaisse rien en général sans
l'imaginer dans le singulier, la manière dont notre intellect agent le fait
suggère qu'il pourrait, en droit, ne pas le faire. On comprendrait mal que
chez un intellect capable en soi d'intuition intelligible, même la connais
sance abstractive fût identiquement ce qu'elle est chez un intellect naturel
lement incapable d'une telle intuition1.
On le voit à la manière dont Duns Scot décrit le rôle de l'espèce sensible
et du phantasme dans la production de l'espèce intelligible. C'est celui
d'une cause dont le concours est nécessaire à l'acte d'intellection, mais
qui reste subordonnée à l'intellect. On ne comprendrait d'ailleurs pas,
s'il en était autrement, que l'espèce sensible, qui est produite par un
singulier exerçant une action singulière, puisse représenter à l'intellect
de l'universel et de l'intelligible. Problème d'autant plus urgent pour
Duns Scot qu'il n'est pas question chez lui d'une action quelconque de
l'intellect agent sur ou dans l'espèce sensible. Il faut donc qu'en présence
de l'espèce sensible l'espèce intelligible jaillisse de l'intellect agent comme
de sa véritable source. C'est ce qui se produit en effet. Duns Scot admet
sans réserves que l'objet singulier engendre dans le sens une espèce qui
ne le représente pas sous l'aspect d'un universel, mais d'un singulier.
Il admet également que cette espèce singulière soit cause partielle de la
production de l'espèce intelligible. Il fait seulement observer que l'autre
cause partielle est l'intellect agent, dont le rôle est précisément d'engendrer

1. Ceci est vrai, rappelons-le, pro statu islo ; cf. Op. Ox., 1. I. d. 3, q. 6, n. 19; t. I,
p. 414. Il est donc clair que notre condition présente ne préjuge en rien de la structure
ni des pouvoirs de notre intellect en tant précisément qu'intellect. C'est pourquoi la
fameuse conversio ad phanlasmata, maintenue par Duns Scot, n'y est plus requise par
notre intellect comme tel : « talis est connexio istarum potentiarum, scilicet phantasiae
et intellectus, pro statu isto, quod nihil intelligimus in universali nisi cujus singulare
phantasiamur; née est alia conversio ad phantasmata, nisi quod intelligens universale
imaginatur singulare ejus ; née intellectus videt quod quid est in phantasmatibus
sicut in ratione videndi, sed intelligens quod quid est relucens in specie intelligibili
videt illud in suo singulari viso per virtutem phantasticam in phantasmate •, loc. cit.,
p. 414. La colligantia virtulum se réduit donc à ceci, que ces deux facultés de l'âme
exercent toujours simultanément deux actes essentiellement distincts. — Pour les
répercussions de cette doctrine sur la connaissance qu'exercé l'âme séparée, voir Rep.
Par., 1. IV, d. 45, q. 2, n. 16 sv., oU Duns Scot y parle d'un certain Docteur « qui ponit
viliflcationem animae et intellectus >. Vilificalio toute philosophique, bien entendu.
INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE 519

une espèce de même nature que lui, c'est-à-dire intelligible et capable


d'universalité1. En d'autres termes, l'intellect agent n'est plus actuelle
ment à même de produire de l'intelligible sans le concours du sensible
et, en ce sens, il n'en est que la cause partielle ; néanmoins, même pro
slalu isto, l'espèce intelligible est à la ressemblance de l'intellect, le père
qui véritablement la produit.
Rendus en ce point, nous commençons à discerner dans ses grandes
lignes la structure de l'acte d'intellection. A l'origine se trouve la présence
réelle de l'objet, capable d'agir sur le sens et d'y engendrer une espèce à
l'image de sa propre singularité : in primo signo nalurae est objectum in
se vel in phantasmate praesens intellectui agenti. L'objet intelligible serait
présent en soi s'il s'agissait de connaissance intuitive, il est au moins
présent dans le phantasme lorsqu'il s'agit de connaissance abstractive,
comme c'est ici le cas2. A ce moment, ces deux causes partielles étant
présentes à l'intellect possible, comme l'agent l'est au patient, l'espèce
intelligible est engendrée par l'intellect agent dans l'intellect possible :
in secundo signo nalurae, in quo Ma sunt praesentia intellectui possibili
ul agentia passo, gignilur species in intellectu possibili. Enfin, l'espèce
intelligible ainsi produite, l'objet devient par elle connaissable à l'intellect :
el tune in tertio per speciem est objectum praesens sub ratione cognoscibilis3.
C'est en ce sens que l'intelligible précède toujours l'intellection, car celle-ci
n'est pas à proprement parler la production de l'intelligible par l'intellect
agent, mais plutôt, ainsi qu'on le verra, la modification passive de
l'intellect possible par l'espèce intelligible que l'intellect agent produit.
Ainsi pourvu des objets de connaissance qu'il se donne lui-même,
l'intellect agent est une sorte de mémoire intelligible toujours prête à son
acte. Duns Scot se trouve donc, sur ce point, en conflit avec Avicenne,
dont la position contraire était connue depuis longtemps. Elle l'était en
tout cas au moins depuis que Thomas d'Aquin l'avait réfutée dans son
Contra Gentes, II, 74 : De opinione Avicennae qui posuil formas intelligi-
biles non conservari in intellectu possibili. Renvoyant son lecteur au
Liber VI Naturalium d'Avicenne, P. V, ch. 5 et 6, il résumait ainsi la
position du philosophe arabe : une fois produites, les espèces intelligibles
ne peuvent se conserver dans un organe corporel, car elles sont immaté

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 15 ; t. I, pp. 410-411.


2. Point fortement souligné, loc. cil., n. 21, p. 416.
3. Loc. cil., n. 16, p. 411. — C'est ce qui explique qu'une t science • entière puisse
être une de l'unité de son objet premier, comme la métaphysique l'est de l'unité de
l'être en tant qu'être ; car s'il n'y avait que des phantasmes imaginables, aucune
science ne serait incluse dans l'unité intelligible d'un seul objet ; loc. cil., n. 21, pp. 415-
416.
17—1
520 JEAN DUNS SCOT

rielles ; elles ne peuvent subsister en elles-mêmes, car elles seraient des


Idées platoniciennes ; il faut donc que, chaque fois que nous exerçons
un acte d'intellection, les espèces intelligibles coulent de l'Intellect agent
séparé dans notre intellect possible, acquérir du savoir se confondant
alors avec acquérir l'habitude de tourner notre intellect possible vers
l'Intellect agent séparé pour en recevoir l'espèce intelligible corres
pondante. Même s'il n'a pas approfondi cette partie de l'œuvre d'Avicenne,
Duns Scot ne pouvait guère ignorer cette doctrine. Lui-même la résume
en renvoyant à ce texte du Liber VI Naturalium qui, on le sait, est le
De anima d'Avicenne. Pourtant, Duns Scot ne se dit pas certain que telle
ait été la doctrine d'Avicenne ! D'abord, qu'Avicenne l'ait soutenue ou
non, cela lui est égal : An hoc senseril Avicenna an non, non euro. Ensuite,
s'il l'a vraiment soutenue, on peut l'en excuser : Tamen possel bene
excusari. Même si l'on tient compte du souci de justice dont Duns Scot
fait généralement preuve envers les philosophes, il semble qu'Avicenne
ait droit à des faveurs spéciales. Nous disons bien : Avicenne lui-même,
et non sa doctrine, que Duns Scot rejette complètement sur ce point.
Rien de plus différent de l'intellect possible d'Avicenne, vide d'espèces
intelligibles et sans cesse dans l'attente de cette manne céleste, que
l'intellect-mémoire de Duns Scot, gros des espèces intelligibles qu'il ne
cesse de produire lui-même et qu'il conserve. On ne trouve donc ici chez
Duns Scot nulle trace d'Avicennisme ; et ce n'est pas surprenant, car il
y va de l'individualité de l'intellect agent, problème auquel la destinée
surnaturelle de l'homme est directement intéressée ; néanmoins, par un
curieux choc en retour, c'est cela même qui rend Duns Scot indulgent
envers le philosophe arabe, car il voit bien qu'à sa manière, qui est fausse,
Avicenne garde le souci d'assurer à l'homme un salut « philosophique »
et, au fond, religieux.
C'est que, fait observer Duns Scot, Avicenne admet qu'il y a un ordre
entre les Intelligences et dit que la dernière Intelligence envoie l'espèce
intelligible dans notre intellect. Platon enseignait déjà que nous ne
connaissons une chose qu'en tournant notre intellect vers l'Idée de cette
chose ; de la même manière, selon Avicenne, c'est par une conversion de
notre intellect vers l'Intelligence qui influe naturellement sur lui, que nous
acquérons la connaissance et conservons la science de ce que l'impression
sensible nous dispose à connaître. Ce dernier point est important pour
qui veut opérer le sauvetage d'Avicenne. En effet, si quelqu'un voulait
le repêcher, que dirait-il? Ce sauveteur bénévole, qui vellet salvare Aviren-
nam, l'interpréterait de la manière que voici : il y a dans l'intellect humain
deux sortes d'espèces intelligibles. L'une, abstraite du sensible, y subsiste
INTELLECT ET ESPÈCE INTELLIGIBLE 521

même pendant que l'intellect n'exerce pas son acte : l'autre, due à
l'influence de l'Intelligence vers laquelle il se tourne, ne subsiste pas
quand l'intellect n'exerce pas l'acte de la connaître. Or, ajoute Duns Scot,
il n'est pas nécessaire que cette deuxième sorte d'espèce subsiste, car
l'Intelligence la donne toujours naturellement à l'intellect qui se tourne
vers elle, à la manière dont certains disent que l'intellect séparé connaît,
sed per înfluxum specierum a Deo, non ab Intelligenlia1. Duns Scot a donc
remarqué, chez certains de ses prédécesseurs, une sorte de collusion entre
l'avicennisme et la doctrine augustinienne de l'illumination divine.
Qu'Avicenne puisse avoir pensé à peu près comme eux ne fait pas que sa
doctrine soit vraie ; mais qu'il se soit trompé à peu près comme certains
Chrétiens invite du moins à l'excuser.
Quoi qu'il en soit de ce point, la doctrine en question est fausse, car la
science ou la sagesse d'un intellect sont sa science et sa sagesse. Si les
objets de notre connaissance, qui sont les espèces intelligibles, subsistaient
hors de nous et dans quelque Intelligence séparée, il n'y aurait jamais en
nous aucun savoir acquis et vraiment nôtre. Mais prenons bien garde
à la manière dont le Docteur Subtil critique en ce point Avicenne, et
n'allons pas imaginer qu'il se rallie pour autant à la position de
Thomas d'Aquin. C'est l'espèce intelligible scotiste, non thomiste, que
conserve notre intellect agent, c'est-à-dire une espèce intelligible plus
semblable à celle que lui donnerait une Intelligence qu'à celle qui résulte,
dans le thomisme, de la conversio ad phanlasmala.
Ceci n'est pas une inférence de l'historien ; Duns Scot lui-même l'expose
et rien n'aide mieux à situer sa position personnelle sur ce point, ni même
sur son interprétation générale de la connaissance intellectuelle. Ce qu'il
en a dit, dès le prologue de YOpus Oxoniense, comme l'une des choses
les plus urgentes à dire, reçoit ici la plénitude de son sens. Certains veulent
que l'objet propre de l'intellect uni au corps soit la quiddité de la chose
matérielle, qui n'existe que dans tel ou tel singulier. S'il en était ainsi,
ils auraient raison d'ajouter que, sans la conversio ad phanlasmala,
l'intellect ne peut atteindre son objet. En effet, puisque le phantasme
représente le singulier, et que l'objet de l'intellect est la quiddité du
singulier, l'intellect doit nécessairement se tourner vers le phantasme
pour y regarder la nature universelle existant dans le singulier. Mais,

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 7, n. 25 ; t. I, p. 420. — Cf. « Et istiim duplicem modum


intelligendi ponunt etiam ipsi, qui multum nituntur improbare opinionem praedictain
Avicennae. Ponunt enim quod intellectus conjunctus intelligit per conversionem ad
inferiora et sensibilia a quibus recipit species, sed intelligit per conversionem iad
superiora, a quibus recipit species intelligibiles ». Rep. Par., 1. I, d. 3, q. 5, n. 5.
522 JEAN DUNS SCOT

observe Duns Scot, cette réponse ne vaut rien : haec responsis nulla eA.
L'intellect ne peut connaître d'abord que le singulier ou l'universel.
Ce ne peut être le singulier, puisque les tenants de cette thèse enseignent
eux-mêmes qu'on ne le connaît que par réflexion. C'est donc l'universel,
mais il est contradictoire de soutenir qu'on puisse connaître l'universel
dans le singulier. Du moins ne le peut-on pas, s'il s'agit d'un univers!
véritable, c'est-à-dire connu secundum tolam suam indifferentiam. Dans
un sujet singulier, l'universel se restreint à la singularité du sujet. Dans
un objet tel que le phantasme, l'universel n'est représenté que restreint
à la singularité du sujet qui engendre l'espèce sensible. Il est donc
impossible, en quelque sens qu'on l'entende, que l'intellect se tourne vers
le phantasme pour y regarder l'universel. Celui-ci n'y est pas.
Il y a ici confluence de la théologie, de la métaphysique, de la noétique
et de la psychologie. Théologiquement, l'objet propre de l'intellect agent
ne peut pas être la quidditas rei malerialis, car l'âme bienheureuse est
capable de voir Dieu. Métaphysiquement parlant, il ne peut l'être, car la
métaphysique en soi a pour objet l'être pris dans son indifférence totale
au sensible et à l'intelligible : scienlia prima scibilis primi. Il ne l'est pas
non plus du point de vue de la noétique, car nous connaissons l'universel
et il est contradictoire que nous le connaissions dans le sensible. Enfir,
la psychologie même s'y oppose, car notre intellect agent, partie de la
substance « homme », est en lui-même une forme intelligible univoquement
comparable à l'intellect angélique. Est-ce que les anges, qui connaissent
parfaitement la quiddité de la chose matérielle, ont besoin d'un phantasme
pour la connaître? Il en va de même en nous. La quiddité n'existe que
dans un sujet singulier, mais l'intellect peut la connaître en elle-même,
sans connaître qu'elle y existe. L'erreur de la position adverse apparaît
ici clairement. Elle consiste, une fois de plus, à méconnaître l'indifférence
essentielle de la quiddité comme telle à la singularité comme à l'univer
salité. Ce que l'intellect voit d'abord dans le singulier, c'est la nalura
rommunis, et c'est grâce à celle-ci que la connaissance de l'universel est
possible, car «il n'est pas inclus dans la quiddité, en tant qu'elle est
quiddité, qu'elle existe dans le singulier, bien qu'elle n'existe réellement
qu'en lui s1.
Duns Scot nous comble. Tous les acteurs s'assemblent ici sur la scène
et se donnent la main. Comme au début d'un dernier tableau, chacun
d'eux résume pour nous en quelques mots son rôle particulier dans

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 7, n. 28 ; t. I, p. 423. — Ceci, bien entendu, n'empêche pas


que l'intellect soit la cause de l'universel comme tel : In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 8.
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 523

l'ensemble de l'action, en un dernier effort pour nous la faire comprendre.


Tous sont là : l'intellect agent, l'intellect possible, le phantasme et
l'espèce intelligible. Pas un ne peut manquer sans que la pièce ne
s'effondre. Pas même, pro slatu islo, le phantasme avec la nature commune
qu'il véhicule, car sa présence simultanée à l'acte d'intellection est néces
saire dans la connaissance abstractive, la seule qui soit présentement à
notre disposition. Il est donc bon de conserver le langage commun,
pourvu qu'on l'interprète correctement. Disons, si l'on veut, que l'intellect
« abstrait »1, l'espèce intelligible du phantasme par lequel l'imagination
se dépeint l'objet particulier, mais en ce sens qu'il l'engendre et la produit.
Disons même, si l'on y tient, que l'intellect se tourne vers les phantasmes,
mais en ce sens que l'intellect possible reçoit l'espèce intelligible à la fois
du phantasme et de l'intellect agent, ce qui permet de connaître l'objet
en même temps qu'on l'imagine. L'analyse nous ramène une fois de plus
à la question fondamentale : quelles sont les contributions respectives de
l'espèce sensible et de l'intellect à la connaissance de l'objet?

*i. — LA CAUSE DE L'INTELLECTION


Chercher la cause d'une intellection ou d'une volition (le problème est
le même) n'est pas enquêter sur la production d'une substance, car les
intellections subsistent en l'absence de leurs objets ; ni même d'une
action, d'une passion ou d'une relation. L'intellection et la volition sont
des qualités. Plus précisément, ce sont des qualités de cette première
espèce en quoi, selon Duns Scot, consistent toutes les perfections des
substances spirituelles autres que Dieu2. Même une qualité suppose une

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 7, n. 28 ; t. I, p. 423. — Cf. « Ideo intelleclus convertitur ad


phantasma, non sicut ad objectum, née sicut ad aliquid repraesentativum sui objecti ;
sed convertitur ad illud sicut passivum (donc il s'agit de l'intellect possible) ad activum,
a quo recipit suam perfectionem, Si enim intellectus de novo recipit speciem per
abstractionem a phantasmale, lune convertitur ad phantasma sicut passis'um ad
activum. Si vero intellectus habet speciem, tune phantasia coagit ad intensionem ejus,
et tune intellectus convertit se in intelligendo ad phantasma, non sicut ad activum
suae speciei de novo, sed sicut ad intendens suam speciem ». ftep. Par., 1. I, d. 3, q. 5,
n. 12. Il y a donc, à vrai dire, double conversio ad phantasmala: l'une qui consiste dans
la conformité d'opérations de l'intellect et de l'imagination lorsqu'elles opèrent sur le
même objet, car on ne peut rien connaître sans l'imaginer ; l'autre, la conversion de
l'intellect possible à l'espèce sensible dont il subit l'action, est une conversio passivi
ad activum.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 8, n. 32 ; t. I, p. 427. — Les quatre espèces de qualité com
munément reconnues étaient : 1, habitus el disposilio; 2, polentia et impolenlia ; 3, passio
et passibilis qualitas ; 4, forma et figura. L'intellection ne peut entrer dans la quatrième
espèce de la qualité, ni dans la troisième, car celles-ci sont uniquement corporelles ;
ni dans la deuxième, qui n'inclut que la puissance naturelle (ce que la volonté n'est
pas) et son contraire. Elle ne peut donc appartenir qu'à la première.
524 JEAN DUNS SCOT

cause qui la produise ou l'engendre, et le principe s'applique aux opérations


immanentes telles que l'intellection. Précisons pourtant que, bien que
V inlellectio ne soit pas la nolilia, celle-ci, qui est la « connaissance » propre
ment dite, n'a pas à être engendrée à part de l'« intellection » qu'elle
accompagne. Il n'y a donc pas lieu de lui chercher une cause distincte.
Déterminer la cause de l'intellection, c'est exactement dire pourquoi l'in
tellect connaît, ou, mieux encore, pourquoi l'homme connaît. Car ce sont
toujours 'les sujets qui agissent : aciiones sunt suppositorum1. On aura
donc intégralement expliqué la connaissance, si l'on dit pourquoi l'hom
me exerce l'acte d'intellection.
Une première solution du problème accorde à l'intellect seul la produc
tion totale de l'intellection. Nous doutons qu'il faille mettre un seul nom
propre sur cette doctrine, car il s'agit plutôt d'une position ou, si l'on
préfère, d'une tendance commune à plusieurs prédécesseurs de Duns Scot.
A l'extrême rigueur, on pourrait l'imposer à saint Augustin selon qui,
même dans la sensation, l'âme est active, mais Duns Scot n'accepterait
pas volontiers de ne pas avoir Augustin de son côté et, en fait, il niera
que telle ait été sa doctrine. Guillaume d'Auvergne ne serait pas une
hypothèse impossible. A vrai dire, il serait sans doute difficile de trouver
au moyen âge une doctrine de la connaissance niant absolument toute
collaboration de l'objet à l'acte d'intellection, mais il y a des raisons de
penser que Duns Scot s'adresse ici à une ou plusieurs doctrines qui enten
dent cette collaboration de manière telle qu'elles la réduisent pratiquement
à néant.
Il s'agit en tout cas d'augustiniens, qui s'appuient, non sans apparence
de raison, sur le De Genesi ad litteram, XII, 16 et le De Trinitate, X, 5,
où la doctrine de la sensation conçue comme acte de l'âme se trouve
exposée2. Thèse authentiquement augustinienne, mais qui reconnaît

1. Op. ox., \. I, d. 3, q. 8, n. 34 ; t. I, p. 429. — Voir S. BELMOND, O. F. M., L'inlellect


actif d'après Jean Duns Scol, dans Revue de philosophie,, 1930, pp. 31-54.
2. • In ista quaestione est una opinio quae attribuit totam aclivitatem respecta
intellectionis ipsi animae, et imponitur Augustino... », etc., Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 9, a. 1,
n. 2 ; t. I, p. 432. Duns Scot conteste qu'Augustin l'ait soutenue et n'a pas de peine
à citer des textes où il dit, par exemple, que « res... congenerat in nobis notitiam sui »,
loc. cit., n. 3, p. 434. Ce qui est exact, mais, en ce sens général, il faudrait nier l'existence
des choses, avec Berkeley, pour le nier. La généralité de cette tendance, assurément
augustinienne, à réduire au minimum la causalité active de l'objet (d'ailleurs indispen
sable) se voit aux nombres des témoins divers cités à ce propos par les historiens.
S. Belmond (art. cil., p. 231) pense à Pierre Olieu, dit Olivi (cf. France Franciscaine,
t. XII, pp. 312-318) ; aussi à Petrus de Tralibus (texte dans E. LONGPR*>, O. F. M.,
Pietro de Trabibus, un discepolo di Picr Giovanni Olivi, dansS/urfi Francescani, juillet-
sept. 1922), qui soutient (ibid., pp. 277-278), qu'en présence de l'objet, et sans intellect
possible, l'intellect agent produit tout et ne subit rien. Cf. Ol. LACOMBE, dans Revue
Ihomisle, 1930, pp. 145-150. — D'autre part, Faustino PREZIOSO, O. F. M., L'atlivilà
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 525

explicitement, chez Augustin lui-même, qu'il n'y aurait pas connaissance


s'il n'y avait pas d'objet. Celui-ci joue donc un rôle nécessaire, et qui ne
peut être que celui d'une cause. Or on peut démontrer que l'objet se
comporte dans l'intellection comme une cause distincte de l'intellect,
car si ce dernier en était la cause totale, comme il est une cause naturelle
et un acte, il connaîtrait toujours. Rien ne pourrait l'en empêcher, ni en
lui, car il est toujours naturellement en acte, ni hors de lui, car dans cette
hypothèse l'objet ne joue aucun rôle. Or il n'en est pas ainsi. Il ne dépend
pas de nous seuls d'avoir ou non des intuitions sensibles, signe certain
que la présence de l'objet collabore à l'acte d'intellection.
Les tenants de cette position ne la défendent pas tous de la même
manière. Ils ne nient assurément pas que la présence de l'objet soit
nécessaire, mais réduisent son rôle tantôt à celui d'une cause sine qua non,
tantôt d'un « terme » de l'intellection, tantôt d'un « excitant ». Or, pour
admettre une causa sine qua non, il faudrait introduire un cinquième
genre de causes, et comme les quatre causes connues expliquent suffi
samment n'importe quel effet, on ne voit pas quel rôle attribuer en outre
à cette cinquième. Duns Scot, on peut le noter en passant, n'aurait aucune
sympathie pour l'occasionalisme, l'une des tentations permanentes des
augustiniens. Quant à faire de l'objet un « terme », ce qu'il est, ou un
« excitant », ce qu'il est aussi, c'est admettre implicitement que l'acte
d'intellection est impossible sans lui, donc qu'il y coopère, soit qu'il y
fasse quelque chose, soit simplement qu'il y soit cause matérielle passive,
ce qui est encore un mode de vraie causalité. De toute manière, on
n'évitera pas cette conséquence, que, si l'objet n'était pas cause partielle
de l'intellection, celle-ci ne cesserait jamais1.
del soggetto pensante nella gnoseologia di Malleo d' Acquasparla e di ftuggiero Marslon,
dans Anlonianum, t. XXV (1950), cite (pp. 10-12) un intéressant texte de THOMAS
D'YORK, Sapienliale, VI, cap. 26, et aussi Roger Bacon dans le De multiplicaiione
specierum.
1. Loc. cil., n. 3, p. 434. — La thèse de l'« excitatio sive occasio formandarum
in se specierum » est déjà discutée, sans nom d'auteur, par M. D'AQUASPAHTA, Quaest.
de Cognilione, III, éd. Quaracchi, 1903, p. 282. Matthieu remarque (p. 284) : • Ista
positio magnorum magistrorum est et multum sublimium, tamen hanc videtur sequi
aliqua inconvenientia ». Il n'admet pas non plus que le phantasme ne soit qu'« objectum
excitativum » (p. 289) ; il est * objectum motivum ». Au contraire, Roger Marston avait
soutenu • quod in anima sensitiva non fit aliqua species quae multiplicetur ab objecto
in eam (Quaesl. disp., Quaracchi, 1932; qu. VIII De anima, p. 396). Quand à l'âme
intellective.il discute l'opinion du « solemnis modernus doctor », Henri DE GAND (Quodl.
IV, q. 21 et V, q. 14), qui nie l'existence des espèces intelligibles, en s'appuyant sur
Avicenne (MARSTON, q. IX, p.413), mais à tort selon Marston (q. IX, p. 415). II discute
ensuite la théorie de l'instrumentante de l'espèce (GILLES DE ROME, Quodl. V, q.21), que
Duns Scot discutera à son tour et que nous passons (non sans scrupule) pour faire
court. Marston la rejette (q. 9, p. 418), puis critique la thèse de l'illumination du
phantasme (p. 420), également critiquée par Duns Scot, ce qui montre que la discussion
526 JEAN DUNS SCOT

A cette thèse qui met du côté de l'intellect toute l'activité de l'intellee-


tion, Duns Scot en oppose diamétralement une autre, qui met toute
l'activité dans l'objet. On peut cette fois identifier l'adversaire sans
hésitation. C'est Godefroid de Fontaines. Ce dernier eût peut-être protesté
contre l'intention qu'on lui prête ici, mais c'est lui que Duns Scot a
visé, et c'est sa doctrine que ÏOpus Oxoniense reconstitue, sicul colligitur
ex diversis locis sic opinantis, afin de la ruiner plus sûrement.
Telle que Duns Scot l'entend, cette thèse revient à soutenir « que l'âme
intellective, en tant qu'intellective, n'a aucune activité ni causalité au
regard de l'intellection ». Cela semble évident en ce qui concerne l'intellect
possible, soit nu, soit même informé par l'espèce intelligible dont l'auteur
de cette thèse nie d'ailleurs l'existence. Qui dit possible dit quelque chose
de passif et qui se tient du côté de la matière. Admettra-t-on que le
possible soit acte et que la cause matérielle soit cause efficiente ? Soutenir
que l'intellect en puissance d'intellection puisse causer l'intellection,
reviendrait à soutenir que le mobile peut se mouvoir lui-même, que l'air
s'illumine lui-même en présence du soleil, ou que le bois n'est pas chauffé
par le feu, mais s'échauffe de lui-même en présence du feu.
Moins évidente touchant l'intellect agent, cette position n'en maintient
pas moins qu'il ne peut rien causer effectivement dans l'intellect possible
et, chose remarquable, pour la même raison. Car l'intellect agent et
l'intellect possible ne formant qu'un seul sujet, dire que l'un agit sur
l'autre reviendrait à soutenir que l'intellect peut agir sur lui-même.
En réalité, tout se passe ici comme dans le cas de la lumière et des corps
lumineux. Pour devenir lumineux, un corps doit satisfaire à deux condi
tions : être « diaphane » et être éclairé par une source lumineuse (lux).
En éclairant ce corps, la lumière ne le fait aucunement passer de puissance
en acte ; elle ne lui fait subir aucune transformation ; simplement, il était
déjà diaphane avant d'être éclairé et, en l'éclairant, cette cause efficiente
extrinsèque qu'est la source lumineuse fait de ce corps obscur un corps
lumineux : producil corpus taie ad esse laie, (ormaliler perficit illud corpus.
Il y a donc induction d'une qualité formelle sans aucune modification
du sujet. De même ici : l'intellect agent n'est cause efficiente de rien dans
l'intellect possible, et, s'il s'y trouve une lumière, elle est produite par
Celui qui, en créant l'âme, y a simultanément créé ces deux facultés.
L'objet, coopérant avec cette lumière de l'intellect, cause l'intellection ;

du Docteur Subtil s'insère dans un cadre déjà établi. La solution de Marston, profondé
ment augustinienne (p. 422), aide aussi à comprendre combien il entre d'inspiration
augustinienne dans la technique aristotélicienne de Duns Scot.
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 527

en effet, pour le connaître, l'intellect n'a rien à faire de particulier. Il lui


suffit d'être la lumière qu'il est pour que l'objet devienne intelligible,
comme il suffît à la lumière d'être elle-même pour qu'un corps diaphane,
mais obscur sans elle, devienne par elle un corps lumineux.
Ce n'est donc pas l'intellect, mais l'objet lui-même, qui cause à la fois
l'intellection et la volition, non point à titre de cause efficiente, mais
comme y concourant formellement à titre d'intelligible. Cette formule,
d'abord sybillin, offre au fond un sens simple. Posons les deux intellects
et le phantasme ; sous la lumière constante de l'intellect agent, l'espèce
intelligible luit dans le phantasme, sans avoir autre chose à faire qu'être
la forme même qu'elle est. La seule difficulté qui reste alors est d'expliquer
comment le phantasme peut mouvoir l'intellect possible. Mais ceci même
peut se comprendre, car bien que certaines puissances de l'âme soient
liées au corps et que l'une ne le soit pas, toutes sont des puissances de la
même âme. On ne s'étonnerait pas qu'une puissance localisée dans une
autre partie du corps que l'imagination fût modifiée par celle de l'imagi
nation ; il n'est pas plus étonnant que la puissance imaginative agisse
par le phantasme sur l'intellect, qui n'est ni dans l'imagination ni ailleurs,
mais nulle part1.
Duns Scot a soumis cette doctrine à un examen trop précis pour ne
pas avoir vu que, malgré tout, l'intellect agent y faisait encore quelque
chose, puisque en illuminant le phantasme, ne serait-ce que de son action
ordinaire et permanente, il y fait au moins briller la forme intelligible,
mais ceci n'excuse pas Godefroid du reproche de supprimer l'efficace de
l'intellect. En effet, celui-ci ne cause rien qui ne soit déjà formellement
dans le phantasme ; l'action causale qu'on lui attribue n'est donc produc
trice de rien ; elle se réduit à une sorte de « contact spirituel » de cette
lumière avec le phantasme, dont le seul effet est d'écarter les conditions
individuantes qui empêchent ce dernier d'informer l'intellect possible.
Cette remolio prohibenlium une fois achevée, le phantasme reste la seule
cause active de l'intellection. Sans doute, la lumière de l'intellect agent
est également nécessaire, mais son efficace est à proprement parler celle
de Dieu, qui a créé cette lumière dans l'intellect possible. A moins donc
d'admettre que Dieu produise immédiatement en nous toutes nos intel-
lections, il faut reconnaître que le phantasme seul cause toutes les actions
de la partie intellective de l'âme, les intellections comme les volitions2.

1. Op. Ox., I. I, d. 3, q. 9, a. 1, n. 6 ; t. I, pp. 436-437. — Cf. Ol. LACOMBE, art. cit.,


pp. 150-157.
2. La . cil., n. 7 ; t. I, p. 437. — Cf. M. DE WULF et J. HOFFMANS, Les Quodliltel V,
JTl ri VJJ de Godefroid de Fontaines, Louvain, 1914 ; Quodl. V, q. 10. Avec Thomas,
528 JEAN DUNS SCOT

Cette doctrine est inacceptable, car attribuer au phantasme toute la


causalité de l'intellection, c'est rendre inexplicables tant d'opérations de
l'intellect qui débordent largement le contenu intelligible du phantasme,
notamment les jugements par quoi nous unissons ou séparons les quiddités.
L'erreur même deviendrait alors impossible, car, agissant toujours comme
une cause naturelle et selon sa nature, le phantasme ne nous ferait jamais
prendre une connaissance vraie pour fausse ni une connaissance fausse
pour vraie. Il se ferait toujours connaître de nous tel qu'il est. D'une
manière tout à fait générale, on ne voit pas comment l'impact des phan
tasmes sur l'intellect pourrait seul causer le raisonnement syllogistique,
les argumentations et, moins que tout, les intentions secondes ainsi que
les relations de raison. En effet, si le phantasme cause toute l'intellection,
celle-ci sera toujours une connaissance « réelle », c'est-à-dire une « intellec-
tion causée immédiatement par une chose ou par une espèce représentant
immédiatement une chose en elle-même » ; or ni les intentions secondes
ni les relations de raison ne portent sur des choses ; elles deviendraient
donc impossibles si le phantasme était la seule cause de l'intellection.
Enfin, comment l'intellect pourrait-il alors réfléchir sur lui-même?
Le phantasme peut-il, en causant l'intellection, causer en outre la
réflexion sur cette intellection? Sa causalité étant celle d'une nature,
on entrerait alors dans une suite d'actes qui irait à l'infini, car après avoir
causé l'intellection, puis la réflexion sur cette intellection, le phantasme
causerait de même la réflexion sur cette réflexion et ainsi de suite. Ou bien
donc le phantasme ne peut causer aucune réflexion, ou bien il doit en
causer d'innombrables. N'avilissons pas l'âme en expliquant les opérations
d'une nature aussi noble par le seul phantasme ; s'il était la seule cause
de l'intellection, l'âme intellective ne serait pas plus parfaite qu'il ne l'est1.
La critique dirigée par Duns Scot contre plusieurs autres solutions du

Godefroid situe dans le phantasme le passage du sensible à l'intelligible; mais comment


se fait le passage ? Ce n'est pas bene manifestum (p. 36). En tout cas, !'• actio vel opéra tio
intellectus agentis non est positiva sic quod facial aliquam dispositioncm positivam
et subjectivam in phantasmate » (p. 37) ; tout au plus peut-on parler d'une sorte de
« remotio », « abstractio » [ou « sequestratio » qui consiste en ce que la lumière de
l'intellect éclaire la seule quiddité incluse dans le phantasme. Si quelqu'un écartait
du phantasme les conditions individualités, « potentia intelligibile facerel aclu intelli-
gibile, absque hoc quod aliquam dispositionem formalem in ipsa quidditate substan-
tiali efliceret, et prohibons quodam modo removeret... Hoc autem fit quodam conlactu
spiritual! et virtuali luminis intellectus agentis... « etc. (pp. 37-38). On retrouve les
termes mêmes du résumé de Duns Scot, qui a suivi son auteur de fort près. — Pour
comparaison avec Thomas d'Aquin, voir Paul FLEIG, Thomistische und skolistische
Erkennlnislehre, dans Franziskanische Siudien, t. XXII (1935), pp. 149-157 : situe dans
l'opposition analogie-univocité l'origine principale des différences. Oui, sur le plan de
l'épistémologie plutôt que de la noétique.
1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 9, a. 1, n. 9-11 ; t. I, pp. 437-440.
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 529

même problème s'inspire du même esprit, mais quel qu'en soit l'intérêt
historique, elle ne nous semble pas indispensable à l'interprétation de
sa réponse personnelle, qui se fonde sur la réfutation des deux thèses
extrêmes d'abord rejetées par lui1. Le fait dominant lui semble être la
discontinuité de l'intellection. Nous connaissons, puis nous cessons de
connaître pour recommencer à nouveau. C'est un fait d'expérience. Il est
donc en notre pouvoir de connaître quand nous voulons, ce qui suppose
une cause active des intellections et que, de manière ou d'autre, cette
cause soit en nous. D'autre part, nous avons précédemment établi qu'il
ne peut y avoir connaissance intellectuelle sans le concours d'une âme
intellective et d'un objet présent dans une espèce intelligible. Ceci dit,
on peut immédiatement conclure que ni l'objet seul, ni l'âme prise à part,
ne suffisent à causer les actes d'intellection et que leur concours est
nécessaire. Il faut donc les considérer ici comme les deux parties inté
grantes d'une seule cause : si ergo nec anima sola, nec objectum solurn sit
causa iolalis intellectionis actualis, el ista sola videntur requiri ad intellec-
tionem, sequilur, quod ista duo sunt una causa integra respectu noliliae
genilae2. C'est d'ailleurs revenir à la doctrine même de saint Augustin,
mais la nature de ce « concours » appelle quelques éclaircissements.
Des causes peuvent concourir au même effet de plusieurs manières
différentes. Un premier cas est celui de deux causes concourant ex aequo,
comme lorsque des hommes se mettent à deux pour tirer un corps pesant.
Un deuxième cas est celui de causes essentiellement ordonnées. Celui-ci
se divise à son tour en deux : le cas où l'inférieur ne peut agir que mû
par le supérieur, soit qu'il en reçoive la forme qui le meut, soit qu'il en
reçoive au moins la motion naturelle qui lui fait produire son effet ; et le
cas où, sans lui conférer ni motion ni force motrice, le supérieur possède
une force active plus parfaite que celle de l'inférieur, mais sans que la
cause inférieure y reçoive la sienne de la cause supérieure et de force
active plus parfaite. Deux exemples le diront mieux. Si je frappe avec

1. Sur la position intermédiaire d'Henri de Gand et sa discussion par Duns Scot,


voir Ol. Lacombe, cri. cit., dans Rerue thomisle (1930), pp. 217-219.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 8, n. 3. Cf. 1. I, d. 3, q. 9, a. 2, n. 20 ; t. I, p. 447, et Quodl.
XV, 8-9. Conforme à la tradition augustinienne, De Trinilale, 1. IX, c. 12, n. 18 ; P. L.,
t. 42, c. 970 : t Unde liquido tenendum est quod omnis res, quamcumque cognoscimus,
congenerat in nobis notitiam sui ; ab utroque enim paritur notitia, a cognoscente
scilicel et cognito ». L'ordonnance interne des deux actions causales est claire : 1 ° l'intel
lect exerce deux actes : l'espèce intelligible, l'intellection actuelle, et il les exerce sans
rien subir de la part de l'espèce sensible ; 2° il exerce le premier à titre de cause princi
pale, quand l'espèce sensible est présente, l'intellect et l'espèce formant une cause
intégrale ; 3° il exerce le second, toujours à titre de cause principale, avec l'espèce
Intelligible, l'intellect et l'espèce formant alors deux causes partielles qui concourent
au même effet. — Voir R. Messner, op. cit., pp. 5-28.

y
530 JEAN DUNS SCOT

un bâton ou si je lance une balle, le bâton ou la balle n'ont d'autre force


motrice que celle de ma main. L'inférieur ne meut donc ici que mû par
le supérieur. Mais voici un autre cas. Admettons que la mère exerce une
force active dans la génération de l'enfant ; cette force et celle du père
vont concourir à la procréation comme deux causes partielles, ordonnées
d'ailleurs, car l'une est plus parfaite que l'autre. Pourtant, la moins
parfaite ne recevra pas sa causalité de la cause plus parfaite. Il ne sera
même pas vrai de dire que cette causalité totale soit éminemment contenue
dans la cause plus parfaite. En réalité, la cause inférieure contribue à
l'effet quelque chose qui ne vient que d'elle. Elle y met, comme on dit,
du sien, à tel point que l'effet lui-même est plus parfait, produit par ces
deux causes, qu'il ne le serait si la cause supérieure seule le produisait.
Auquel de ces cas peut-on faire correspondre l'acte d'intellection?
L'objet intelligible, présent dans l'espèce intelligible, et la partie intel-
lective de l'âme ne concourent pas ex aequo à le produire. On s'attendait
à cette déclaration, mais c'est bien un Docteur Subtil qui la justifie.
Supposons en effet que l'intellect et l'objet coopèrent ex aequo à produire
l'acte d'intellection. Il faudrait pour cela que chacun d'eux exerçât une
causalité imparfaite, sans quoi l'autre ne ferait rien. Pourtant, ils font
tous deux la même chose, tellement que si l'un d'eux exerçait une efficace
causale parfaite, il pourrait produire seul l'effet. Deux hommes s'attellent
à la même pierre, chacun en tire sa part, mais un homme suffisamment
fort pourrait la traîner à lui seul. Pour qu'il en fût ainsi dans le cas de
l'intellection, il faudrait que l'espèce y contribuât pour sa part un degré
d'intellectualité, inférieur certes à celui de l'intellect, mais de même ordre;
d'où résulterait qu'un intellect plus parfait encore qu'il ne l'est, suflirait
à produire seul le même acte d'intellection sans le concours de l'espèce
ni de l'objet. Or cela est faux, car même si l'intuition intelligible nous
était encore possible, elle serait un acte d'intellection différent de celui
par lequel nous connaissons l'objet du sens.
Reste donc que l'objet et l'intellect soient deux causes essentiellement
ordonnées concourant inégalement au même effet, mais que fait chacune
d'elles? Pour le savoir, revenons aux cas divers que nous avons distingués.
L'intellect confère-t-il leur causalité à l'objet ou à l'espèce? Non, car
c'est en vertu de sa propre nature, et non par quelque influence de
l'intellect, que l'objet ou l'espèce contribuent à produire l'intellection.
Dira-t-on, au contraire, que l'intellect reçoit sa causalité de l'objet on
de l'espèce de cet objet? Aucunement, car il faudrait admettre pour
cela que l'intellect fût inférieur à l'espèce intelligible, ce qui n'est pas vrai.
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 531

On serait d'ailleurs conduit à nier que l'intellection soit la perfection


propre de l'intellect, pour en faire une simple perfection accidentelle dont
le vrai principe serait l'espèce intelligible. Enfin, les faits invitent à penser
le contraire, car aussi bien dans la connaissance sensible que dans la
«onnaissance intellectuelle, le même objet est plus parfaitement connu
si l'effort d'attention seconde l'exercice de l'acte. On voit mieux le même
objet, à la même distance et sous la même lumière, lorsqu'on le regarde
attentivement. L'intensité du regard peut même dans certains cas devenir
telle, qu'elle blesse la vue. De même pour un objet intelligible, que l'on
connaît d'autant mieux qu'on fait plus effort pour le connaître1. Impos
sible, par conséquent, soit de refuser à l'espèce la causalité spécifiquement
sienne qui lui revient dans l'acte d'intellection, soit de refuser à l'intellect
celle qui lui appartient en propre. Il s'agit ici du concours de deux causes
essentiellement ordonnées au dernier des sens que nous avons précédem
ment distingués : l'une, l'intellect, est absolument parlant plus parfaite
que l'autre ; pourtant, chacune d'elles est parfaite et indépendante de
l'autre dans l'ordre de causalité partielle qu'elle exerce : una estsimpliciter
perfectior altera, ila lamen quod utraque in sua partiali causalilale est
perfecla, non dependens ab alia2.
La préoccupation centrale de Duns Scot apparaît ici clairement. Elle
se rattache, une fois de plus, au souci de maintenir dans ses droits chaque
ordre d'être et chaque ordre de causalité. L'être réel a les siens, l'être
formel a pareillement les siens, qui ne sont pas de même ordre. Si je
veux couper quelque chose, je prends un couteau, et ce couteau coupe
en vertu de la force motrice de ma main, mais ma main coupe en vertu
du fil de ce couteau préalablement aiguisé. Les deux causes sont néces
saires à l'effet ; pourtant, l'aculies du couteau ne lui confère aucun mou
vement et le mouvement de la main ne lui confère aucune aculies. Même
si la main était coupante, il lui serait accidentel de l'être en tant qu'elle
est force motrice. La preuve en est que la main peut aussi bien se mouvoir

1. Op. Ox., I. I, d. 3, q. 9, a. 1, n. 16 ; t. I, pp. 444-445. Ces arguments se trouvent


dans la réfutation de la cinquième position discutée par Duns Scot. Lui-même nous y
renvoie dans l'exposé de sa propre solution. Cette thèse consistant à soutenir ceci :
c Ipse intellectus tantummodo se habet tanquam materiale, vel informatus illa specie,
vel per objectum supplens vicem speciei ». La sixième position, traditionnellement
attribuée à Gilles de Rome, revient au même, car elle confond la connaissance avec
l'espèce, ce que Duns Scot nie du sens comme de l'intellect (loc. cil., n. 18, p. 445).
Aucune des positions discutées par Duns Scot ne nous semble être exactement celle
de Thomas d'Aquin.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 9, a. 2, n. 21 ; t. I, p. 447. Cf. Op. cil., 1. II, d. 3, q. 8, n. 12.
La thèse est de portée générale et s'étend à toutes les causes partielles : In Melaph.,
1. VIII, q. 4, n. 6.
532 JEAN DUNS SCOT

sans le couteau qu'avec lui et que le couteau reste aussi coupant si je le


laisse sur une table que lorsque je l'ai en main. La main agit comme
cause motrice, donc efficiente ; le fil du couteau, son « acuité », agit
comme cause formelle. Il y a donc bien là deux ordres distincts et complé
mentaires d'être et de causalité.
De même dans l'intellection. Tout ce qu'elle comporte de production
et d'efficace y est l'œuvre de l'intellect, mais puisqu'elle est représentative
d'objet, l'espèce possède l'unité et l'entité propres à la forme. L'espèce
ne confère à l'intellect aucune causalité active ; elle n'en exerce sur lui
aucune ; mais elle est en lui à titre de forme et c'est par sa causalité
formelle qu'elle détermine le contenu de l'intellection. En d'autres termes,
l'intellect cause l'acte d'intellection, et l'espèce fait que cet acte soit
l'intellection de tel objet. L'intellect ne peut connaître l'objet qu'avec
une espèce, comme la main ne peut couper qu'avec un couteau. On objecte
à cela qu'ainsi conçue l'intellection manque d'unité, mais ceci n'est pas
exact. Il est vrai qu'on ne peut expliquer l'intellection par une seule
cause ; il en faut deux, mais puisqu'elles sont essentiellement ordonnées
et concourent au même acte, il y a entre elles une unité d'ordre. Le cas
n'est pas unique et il n'est pas vrai de prétendre qu'un seul effet n'ait
jamais qu'une seule cause. Dans la génération d'un être vivant, le soleil
est cause partielle en son ordre comme le père est cause partielle dans
le sien ; on ne peut unir le soleil et le père dans l'unité d'un troisième être
qui serait la cause totale ; chacune des deux causes agit en exerçant sa
causalité propre et leur seule unité est bien une unitas ordinis. Il n'y a
donc point de raison pour rejeter la collaboration ordonnée des deux
causes à l'acte d'intellection1.
Cette conclusion implique une notion définie de l'intellect, dont l'intérêt
déborde largement le cadre de notre problème. Duns Scot a le sentiment
de rester fidèle à l'enseignement d'Augustin, et il l'est dans une large
mesure, mais non point autant qu'il le croit. Ainsi, touchant le problème
de la sensation, Duns Scot admet une action du sensible sur l'âme, au
lieu qu'Augustin, fidèle à Plotin, admet une action de l'objet sur le
corps, suivie d'un acte de l'âme qui produit de sa propre substance la
connaissance sensible. Duns Scot peut gloser les textes bien connus où
l'évêque d'Hippone formule sa doctrine, il ne réussit pas entièrement à

1. Loc. cil., n. 23, p. 450. Les deux causes forment > una causa totalis », dont l'unité
est celle de parties ordonnées en un tout : Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 12; t. II, p. 296.
Cf. Quodl., q. XV, n. 10.
LA CAUSE DE I/INTELLECTION 533

se les concilier1. En revanche, si on la compare à celle de Thomas d'Aquin


par exemple, il semble que des deux positions elle soit la plus proche
de celle d'Augustin, car en dépit de la causalité qu'il accorde à l'objet,
on y perçoit un vif souci de garantir la spontanéité et l'efficace causale
de l'intellect. En ce sens, l'argumentation de Duns Scot se meut tout
entière entre les limites extrêmes posées par les deux premières thèses,
celle de l'activité totale et celle de la passivité totale de l'intellect. L'une
et l'autre, on l'a vu, sont inadmissibles, car l'intellect est capable de tout
l'être et, pour causer seul la connaissance de tout l'être, il faudrait que
lui-même le fût2, mais, inversement, si l'objet n'exerçait aucune causalité,
même simplement formelle, on ne concevrait pas que l'intellect ne soit
pas continuellement en acte et qu'il ait besoin, pour connaître, de la
présence directe ou indirecte de l'objet3.
La principale difficulté lui vient d'Aristote, dont on sait assez qu'il
tenait l'intellection pour une passion. Concilier cette position classique
avec la causalité de l'objet était facile ; le difficile était de la concilier
avec l'activité de l'intellect. Duns Scot pouvait y réussir en usant de sa
distinction entre l'ordre de la causalité efficiente et celui de la causalité
formelle : actif comme cause efficiente, l'intellect est formellement passif*.
C'est un argument auquel il n'hésite pas à recourir, mais dont le sens
proprement scotiste doit être précisé. En tant qu'agent, l'intellect ne
produit absolument rien que son action, qui en est le terme ultime et
n'a pas elle-même d'autre terme. La seule et unique fonction de l'intellect
agent est donc de causer l'intellection. C'est même pourquoi, disions-nous,
il faut une autre cause pour assimiler l'intellect possible à l'objet connu,

1. Op.Ox.,l. I, d.3, q.9, a. 3, n. 25 ; t. I, p. 451. Sur l'augustinisme rémanent de Duns


Scot, voir les justes remarques de S. BELMOND, art. cit., dans France Franciscaine,
t. XIII, p. 295.
2. Loc. cit., n. 26, p. 452.
3. Loc. cit., n. 31, p. 457.
4. c Philosophus loquens sic de intellectu (se. De anima, III, 4), nccesse habuit
dicere eum esse passivum, et quod intelligere est quoddam pâti, hoc esl,quod intellectio,
in quantum est quoddam quo formaliter intelligimus, est forma quaedam recepta in
intellectu ; non autem intelligimus ea in quantum est quid causatum ab intellectu
si causatur ab eo, nam si Deus causaret et eam in intellectu nostro imprimeret, non
minus ea intelligeremus ». Loc. cit., n. 37, p. 461. Duns Scot ajoute qu'on peut d'ailleurs
qualifier de « passif » l'intellect possible, bien que mfime lui ne soit pas dénué de toute
activité. En tout cas, il n'est « possible • que par rapport aux intelligibles dont il n'est
aucun en acte avant d'en avoir reçu l'intellection, mais, en lui-même, il est un être
actuel : « Ideo sic intelligendum est ipsum non esse aliquid eorum quae sunt ante
intelligere, scilicet intelligibilium : non quia antequam intelligat nihil sit in actu, sed
quia non est aliquid quod possit potentia propinqua intelligi a nobis ante intelligere
altérais, propter intellectionem nostram naturalcm incipientem a phantasmatibus
modo ». Loc. cit., n. 38, p. 463. — Cf. Quod'., q. XV, n. 12 : « Ad 2m Aristoteles videtur
loqui frequentius pro activitate objecti... «, et R. MESSNER, op. cit., pp. 23-27.
534 JEAN DUNS SCOT

mais cette autre cause ne saurait affecter l'agent en tant que tel ni la
production de son acte. Ainsi la causalité formelle requise pour que la
connaissance soit formellement semblable au connu, n'affecte en rien
la causalité active de l'intellect.
C'est ce que Duns Scot fait voir avec autant de clarté que de force en
répondant à cette objection, qu'un agent indéterminé ne pouvant produire
une action déterminée sans subir l'action d'une cause qui l'y détermine,
il faut que l'espèce intelligible agisse sur lui comme un « principe déter-
minatif »1. Voilà justement l'équivoque dont il faut se garder, car il peut
y avoir un principe déterminatif formel de l'intellection, mais non de
l'acte qui le produit. En parlant d'une indétermination de l'intellect à
divers actes et divers objets, distinguons entre une indétermination
matérielle par défaut d'acte et l'indétermination d'un agent dont la
vertu active est illimitée. C'est en ce deuxième sens que la vertu active
du soleil n'est pas déterminée à la génération de tel ou tel être, mais peut
indéterminément en engendrer un grand nombre : c'est une indétermina
tion par excès, non par défaut. L'indéterminé au premier sens ne peut
en effet agir sans y être déterminé par un acte, car étant lui-même en
puissance, il est incapable de s'actualiser seul, mais l'indéterminé au
second sens, c'est-à-dire par excès d'actualité, n'est déterminé par aucune
forme autre que lui-même. Il se détermine de lui-même à produire
n'importe quel effet à l'égard duquel il est naturellement indéterminé,
pourvu seulement que le récepteur passif de cet effet soit là pour le
recevoir. Ainsi, quand le mélange matériel convenablement tempéré se
trouve présent, le soleil y engendre l'espèce d'être qui peut en sortir.
De même aussi, dans le cas de l'intellection, « l'indétermination de
l'intellect n'est pas celle d'une potentialité passive dans l'ordre de la
causalité, mais l'indétermination d'une actualité quasi illimitée; elle n'est
donc pas déterminée par une forme qui serait sa raison d'agir détermi-
nément, mais seulement par la présence de l'objet déterminé, dont il est
naturel que l'intellection soit déterminée »2. Duns Scot n'admettra même

1. Op. Ox., 1. I, cl. 3, q. 9, a. 1, n. 14; t. I,p. 443. C'est même ce qui permet au phan
tasme d'agir sur l'intellect, car, d'une part, le sensible est gros de l'intelligible et, d'autre
part, « tantummodo per hoc agit phantasma in intellectu, quia est repraesentativum
objecti .. Op. Ox., 1. IV, d. 45, q. 2, n. 8.
2. t Ita in proposito, indeterminalio intellectus non est indeterminatio potentiali-
tatis passivae in ordine causalitatis, sed est indeterminatio actualitatis quasi illimi-
tatae ; et ideo non determinatur per formam quae sit sibi ratio determinate agendi,
sed tantummodo per praesentiam objecti, circa quod determinatum nata est esse
détermina ta intelleetio ». Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 9, a. 3, n. 39 ; t. I, p. 464. Le nombre des
causes concourantes ne joue ici aucun rôle, sauf de mettre en évidence l'actualité de
l'intellect ; plus il y en a, plus son activité propre éclate aux yeux : Op. Ox., I. I, d. j.
LA CAUSE DE L'iNTELLECTION 535

pas que la cause inférieure déterminante agisse sur la cause supérieure


indéterminée ne serait-ce que formaliler et comme ratio agendi. C'est la
nolilin que la cause inférieure détermine formellement à être « telle
connaissance », non l'intellect agent lui-même. La causalité de ce dernier
n'est pas plus déterminée par les intellections que celle du soleil n'est
affectée par les êtres variés qu'il engendre. L'un et l'autre n'ayant qu'à
être et à luire pour que leur efficace soit diversifiée par la diversité formelle
des patients soumis à leur action1, il est certain que l'intellect est toujours
la cause principale de l'intellection*.
Cette description de l' intellectio laissera peut-être une incertitude dans
les esprits accoutumés à une autre doctrine de ïabslradio. Les deux
causes distinguées et unies par Duns Scot respectent si complètement
dans leurs actes la spécificité de leurs causalités respectives que plusieurs
se demanderont comment elles peuvent collaborer, chacune ne faisant
rien de plus, pour contribuer à l'effet commun, que d'être ce qu'elle est,
l'une une cause efficiente, l'autre une cause formelle. Mais c'est ici le
temps de rappeler que l'objet à connaître n'est pas chez Duns Scot ce
qu'il était chez Thomas d'Aquin. Déjà l'objet du sens est doué d'une unité
propre, sui generis, indépendante de la connaissance sensible et naturel
lement antérieure à elle. C'est celle du quod quid est; le blanc, par exemple.
A plus forte raison en est-il ainsi de l'objet de l'intellect, c'est-à-dire du
singulier réel connu par les sens, mais qui offre à l'intellect une quiddit/>,

q. 10, n. 1 ; t. I, p. 467. En effet, même avant tout acte second de connaître, pris en soi
et comme acte premier, l'intellect est du nombre des intelligibles : « Quia licet ante
intelligere nihil sit de numéro intellectorum, est tamen aliquid de numéro inlelligi-
bilium «. ftep. Par., 1. II, d. 3, q. 3, n. 15.
1. t Vel aliter posset dici, quod sicut causa superior determinatur ad agendum,
concurrente aliqua particulari causa inferiori, sicut sol ad generandum hominem
concurrente homine agenle, et bovem concurrente bove, non autem per aliquam
formam sibi in se receptam, ita intellectus, qui est causa superior et causa illimitata,
determinatur ad hoc objectum concurrente causa particulari determinata, puta ad
agendum circa hoc objectum concurrente hac specie. Non enim istud determinans
déterminât effective causam superiorem indeterminatam, neque formaliter sicut ratio
agendi, sed sic déterminât, hoc est, virtus activa superior indeterminata potest in
détermina tum effectum, tali virtute inferiori detcrminata concurrente >. Ibid., p. 464. —
Cf. « Hoc modo (se. quando prima causa dat virtutem secundae) non est in proposito,
quia née intellectus ut agens causalitate sua partiali dat speciei objecti istum actum
quo operatur ad intellectioncm, née multo magis e converse, quia spccies nullam
activitatem dat intellectui perlinentem ad causalitalem ejus >. Op. Ox., 1. II, d. 3,
q. 8, n. 11 ; t. II, p. 295.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 10, n. 2 ; t. I, p. 468. — Cf. « Intellectus habet activitalem
tua m propriam, sive objecte praesente in se, sive in specie sua concurrente secum
ad causandum effectuai communem amborum, ita quod sufîicit unio et approximatio
istarum partialium causarum ; née tamen requiritur quod altéra alteram informel,
quia neutra dat alteri actum pertinentem ad suam causalitatem partialem ». Op. O.i .,
1. II, d. 3, q. 8 ; t. II, pp. 294-295.
536 JEAN DUNS SCOT

ou nature, indifférente de soi à l'existence comme à la non-existence, à


l'universalité comme à la singularité.
De là d'importantes conséquences. Duns Scot admet, avec ses prédé
cesseurs péripatéticiens, que c'est l'intellect qui cause l'universel, car la
nalura communis n'est de soi pas plus universelle que singulière, mais il
a moins à faire pour le causer chez Duns Scot que chez Thomas d'Aquin.
S'il ne trouve pas dans les choses de l'universel tout fait, il ne s'y heurte
pas à du singulier. La matière de l'opération est la nalura, ou quiddiias
prise dans son indétermination naturelle et que l'intellect n'a pas à
désingulariser d'abord afin de pouvoir l'universaliser ensuite : Intelledus
igitur agens, concurrens aliquo modo cum nalura indelerminala ex se, est
causa intégra (activa objecli in intetlectu possibili secundum complétant
indelerminalionem universalis1. L'intellect a pour fonction d'universaliser
la nature commune, comme la différence individuante a pour fonction
de la singulariser. Il le fait en produisant, dans l'intellect possible, une
espèce intelligible universalisée. Cette universalisation n'est donc pas
une abstraction au sens thomiste du terme. Assurément, l'intellect ne
trouve pas l'universel tout fait dans le réel, mais il l'y trouve directement
en puissance d'être universalisé. L'abslraclio n'est pas ici requise pour
« mettre à nu » la quiddité qui se trouve dans le phantasme, où elle est
toujours à nu, comme dans la chose même. Nulle purification ni dénu-
dation n'est nécessaire pour dépouiller de ses marques singulières un
objet qui, de soi, n'en comporte pas. Il faut donc se garder ici de deux
erreurs contraires, l'une qui serait de croire que l'intellect agent ne
fasse rien en universalisant la quiddité, l'autre qui serait de croire que
l'intellect ait d'abord à la transformer de « singulière » en « commune »
afin de pouvoir ensuite l'universaliser2.

1. Il continue : • née est alia causa, quod intellectus cura natura facit objectum sic
esse, nisi quia est talis potentia, sicut née quare calidum calefacit ; est ergo natura in
potentia remota ad determinationem singularitatis et ad indeterminationem univer-
salis, et sicut a producenteconjungitursingularitati, ita a re agente et simul ab intollectu
agenti conjungitur universalitati. Et isto modo bene intelligitur illud dictum Avicennae
V Melaph., cap. 1, quod natura de se non est universalis, née particularis, sed tantum
natura ». In Melaph., I. VII, q. 18, n. 8. Noter, dans ce texte, la correspondance : la
cause confère à la nature la singularité, comme l'intellect lui confère l'intelligibilité. —
11 faut distinguer l'universel au sens large, qui désigne la nature commune, de l'uni
versel au sens strict, qui inclut la prédicabilité à l'égard de tout individu : « Primo
modo dicitur natura, absolute surnpta, universale, quia non est de se haec, et ita non
répugnât sibi ex se dici de multis. Secundo modo non est universale, nisi sit actu
indétermination, ita quod unum intelligibile numéro sit dicibile de omni supposito,
et illud est complète universale ». In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 6.
'2. Duns Scot lui-même dit que l'« abstraction » n'est pas une opération réelle, ce qui
permet de justifier Avicenne en un certain sens : « Abstractio objecti non est aliqua
actio realis, sed causatur species intelligibilis a phantasmate et intellectu agente simul,
LA CAUSE DE L'jNTELLKCTION 537

L'universalisation est une opération définie, positive, et une action


causale dont l'effet est observable. De l'« indifférent » n'est pas de
l'universel. On peut, à la rigueur, voir dans le « commun » de l'universel
à l'état virtuel, mais non en acte. C'est quelque chose à quoi il ne répugne
pas d'être prédiqué de plusieurs êtres, en ce sens que, dans sa nature,
rien ne s'y oppose, mais l'intellect seul peut considérer ce « commun »
de telle manière que, mettant à profit son indifférence, il en fasse un
objet de prédication1.
En revanche, l'intellect agent ne produit pas l'universel dans les choses
en dépouillant la quiddité des marques singulières qu'elle porte dans le
phantasme. Partout où elle se trouve, soit dans la chose avant d'être
dans le phantasme, soit dans l'intellect possible au moment de l'intellec-
tion, la natura reste ce qu'elle est, c'est-à-dire talis natura ex se cui non
repugnel esse in alio, mais elle n'est en puissance prochaine d'être prédi

qua causata in intellectu possibili formaliter, simul causatur objcctum abstractum


ibi, non formaliter oed objective, et sic bene salvatur Avicenna V Metaph., c. 2 de forma
intelligibili ». In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 9. Le n. 8 vient de renvoyer à Avicenne,
Melaph., tr. V, cap. 1, sur l'indétermination de la nature, mais il vise ici la thèse
d'Avicenne, selon qui le phantasme et l'intellect séparé suffisent à rendre intelligible
l'espèce sensible. Il suffit d'intégrer cet intellect séparé à l'urne intellective pour obtenir
la vérité.
1. « Universale in actu est illud quod aliquam unitatem habet indifTerentcm,
secundum quam ipsum idem est in potentia proxima ut dicatur de quolibet supposito...
Nihil enim secundum quamlibet unitatem in re est taie, quod secundum ipsam uni
tatem praecisam sit in potentia proxima ad quodlibet suppositum, ut dicatur de quolibet
supposito praedicatione dicente hoc est hoc ; quia licet alicui existent! in re non repugnet
esse in alia singularité te ab illa in qua est, non tamen illud vcre dici potest de quolibet
inferiori, quod quodlibet est ipsum ; hoc est enim solum possibile de objecto eodem
indiffèrent! actu considerato ab intellectu ; quod quidem, ut intellectum, habet unita
tem etiam numeralem objecti, secundum quam ipsum idem est praedicabile de omni
singulari, dicendo quod hoc est hoc ». Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 1, n. 8 ; t. II, pp. 230-231. —
C'est pourquoi Duns Scot s'oppose aux doctrines où, selon lui, l'intellect ne • fait »
pas l'universel ; par exemple, dans In Melaph., 1. I, q. 4, nn. 20-21, à comparer avec
Edg. HOCEDEZ, Richard de Middlelon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine, Paris, 1925, pp. 147-
148. Ol. Lacombe nous semble donc avoir eu tout à fait] raison [art. cit., dans Revue
thomiste, 1930, pp. 220-222) de souligner fortement, comme un point important de
divergence entre les deux doctrines que, selon saint Thomas, l'illumination par l'intellect
agent fait quelque chose dans les phantasmes. Il les rend * aptes à subir l'abstraction
des espèces intelligibles « (Sum. Iheol., I, 85, 1, ad 4m). Ol. Lacombe est bien loin de nier
l'accord d'ensemble des deux doctrines (art. cit., p. 220), mais, comme l'a fait Duns Scot
lui-même, il s'attache à leurs différences individuantes pour les distinguer. Comment
faire autrement ? Ceci dit, l'historien comme tel n'a d'autre fonction que de décrire
chacune d'elles telle qu'elle est. Quant à savoir laquelle est vraie, c'est l'affaire du
philosophe. En tant qu'elles divergent, elles ne peuvent être vraies toutes deux à la
fois. Le P. Belmond s'est ému qu'OI. Lacombe ait apprécié Duns Scot du point de vue
de Thomas d'Aquin, mais il protestait du point de vue de LHins Scot qui, lui-même,
n'a pu critiquer que du sien la position de Thomas d'Aquin. L'objectivité historique
et l'indifférence doctrinale doivent Otre soigneusement distinguées. En tout cas, il est
clair que, pour Duns Scot, la modification requise pour l'intellection n'a pas lieu dans
le phantasme : • sed illa non est in phantasmate, patet >, In Melaph., 1. VII, q. 18,
n. 9.
538 JEAN DUNS SCOT

quée de tout singulier de même espèce que dans l'intellect1. En d'autres


termes, ni dans la chose ni dans le phantasme la quiddité n'est en puis
sance prochaine d'être prédiquée ; elle ne devient prédicable que par
l'action de l'intellect possible, sous l'acte de l'intellect agent*. C'est
seulement alors que l'indifférence de la nature devient complète, à tel
point qu'elle soit prédicable d'une pluralité d'individus distincts, dont
chacun est identiquement ce qu'elle est.
La position personnelle de Duns Scot sur la question n'est donc pas
douteuse, mais il est intéressant de noter que, théologien, le maître ne
considère pas comme impossibles d'autres positions que la sienne.
Le problème revenant à choisir entre Augustin et Aristote, on peut
naturellement doser de différentes manières les éléments actifs et les
éléments passifs de l'acte d'intellection. A vrai dire, on peut même
essayer de rendre justice tant à Aristote lui-même qu'à ceux qui, partant
de sa doctrine, semblent parfois souligner avec excès la passivité de
cet acte. C'est ce que Duns Scot a voulu faire dans son remarquable
XVe Quodlibet où, sans rien abandonner des positions qui viennent d'être
définies, il explique pour quelles raisons Aristote et Augustin ont occupé
les positions différentes que leurs interprètes trouvent difficile de con
cilier3.

1. t Ex hoc apparet improbatio illius dicti, quod intellectus agens facit univorsali-
tatem in rébus, per hoc quod dénudât ipsum quod quid est in phantasmate existens ;
nam ubicumque est antequam in intellectu possibili habeat esse objective, sive in re
sive in phantasmate, sive habeat esse certum sive deductum per rationem, et si sit
non per aliquod lumen, sed semper sit talis natura ex se cui non repugnet esse in
alio, non tamen est taie cui potentia proxima conveniat dici de quolibet, sed tanlum
est in potentia proxima ut est in intellectu possibili ; est ergo in re commune quod non
est de se hoc, et per consequens ei non répugnât esse non hoc. Sed talc commune non
est universale in actu, quia déficit ei illa indifferentia secundum quam complétive
universale est universale, secundum quam scilicet ipsum idem aliqua identitate est
praedicabile de quolibet individuo, ita quod quodlibet sit ipsum ». Op. Ox., 1. II, d. 3,
q. 1, n. 9 ; t. II, p. 231. Cf. In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 10. C'est une règle générale :
la causalité d'aucune cause ne supplée jamais la causalité propre d'une autre cause;
même l'intellect de Dieu ne fait rien dans l'essence divine qu'il connaît : In Melaph.,
1. VII, q. 14, n. 5.
2. « Intellectus agens non causât universale, sed intellectus possibilis, considerans
illam quidditatem illimitatam, causât in eo universale ; ita quod universale non est
per se objectum intellectus, sed consequitur etiain actionem primam intellectus possi
bilis ; ita quod quidditas secundum se, sicut est objeclum sensus, secundum praeceden-
tem responsionem, ita etiam et intellectus i. In Melaph., 1. I, q. 6, n. 7. L'universel
n'est pas par soi objet de l'intellect, car il ne le devient qu'après avoir été fait. — Nous
n'avons pas réussi à obtenir de détails sur cette « considération de la quiddité illimitée •
qui conduit l'intellect possible à universaliser la « nature > indifférente. Peut-être
s'agit-il d'une abstraction selon la tradition des maîtres franciscains, t conferendo et
comparando », mais nous ne connaissons pas de texte sur ce point.
3. Ce Quodl., q. XV, nn. 13-20 contient un long développement sur la question de
savoir si, dans la partie intellective de l'âme, la cause active de l'intellection est l'intel
lect agent ou l'intellect possible ; malheureusement, après avoir exposé les deux Uitees,
LA CAUSE DE I/INTELLECTION 539

Qu'Aristote parle plus souvent de l'activité de l'objet et de la passivité


de notre faculté de connaître, il faut l'admettre, mais cela s'explique, car
il envisage ordinairement les puissances de l'âme comme ce par quoi nous
pouvons formellement opérer. Par exemple, la faculté de sentir est pour
lui ce par quoi formellement nous pouvons en effet sentir et celle de
connaître intellectuellement est pour lui ce par quoi, formellement, nous
pouvons exercer des actes d'intellection. Or, fait observer Duns Scot,
bien que l'intellect cause activement l'intellection, on ne dit pas qu'il
connaît en tant qu'il la cause, car si Dieu la causait en nous, on ne dirait
pas que Dieu connaît ; c'est l'intellect en qui Dieu causerait cette intellec-
tion, qui serait alors l'intellect connaissant. Il en va de même en nous :
igilur el modo intelledus dicilur intelligere, non quia causal, sed quia
recipil iniellectionem ; et sic verum est quod inlelligere est quoddam pâti, quia
inlelleclum intelligere non est nisi ipsum recipere intellectionem. On voit,
une fois de plus, combien Duns Scot est scrupuleux dans son interpré
tation des philosophes : il explique cette fois qu'Aristote peut avoir été
conduit à souligner l'élément passif de l'intellection sans oublier pour
autant qu'elle est un acte. Inversement, Augustin a généralement insisté
sur la causalité de l'intellect, et cela dès le plan de la sensation, mais
sans jamais oublier que l'objet concourt à l'acte de connaître, ainsi qu'il
le dit, en autres passages de ses œuvres, dans le dernier chapitre du
De Trinitate, livre IX. Duns Scot lui-même admettra donc que leur
concours soit nécessaire, l'intellect étant le principe intrinsèque de son
acte et l'objet son principe formel extrinsèque. L'intellection dépend
essentiellement des deux, de l'intellect même pour être une intellection
et de l'objet pour que l'intellection puisse s'y rapporter.
Sur la question de savoir quel intellect cause l'intellection, notre
théologien se demande pareillement comment il faut interpréter Aristote
pour s'accorder avec ce que dit Augustin de la mémoire en tant qu'elle
fait en nous partie de l'image de la Trinité. On peut, chez Aristote, consi
dérer soit l'intellect agent, soit l'intellect possible, comme le principe actif
de l'intellection. Que ce puisse être l'intellect agent, c'est évident puisque

Duns Scot ne choisit pas. Dans son commentaire, Lychet dit que le Docteur Subtil
• videtur declinare magis ad hoc, quod intellectus agens sit activus notitiae objecti,
quam possibilis » (Wadding, t. XII, p. 431), mais ce qui intéresse surtout Duns Scot
est de savoir comment, dans l'une et l'autre hypothèse, on peut sauver la définition de
Vitnago donnée par saint Augustin. Le pour et le contre sont pareillement opposés dans
Collationes, VIII. H. Cavellus constate le fait : t Scotus in hac quaestione, an intellectus
possibilis sit activus necne, problème ticus est •, Wadding, t. III, p. 365. En fait, comme
le note avec raison R. MESSNER O. F. M., op. cit., pp. 45-46, la distinction des deux
intellects perd une bonne part de sa signification dans la doctrine de Duns Scot.
540 JEAN DUNS SCOT

Aristote le définit comme pouvant tout faire, par opposition à l'intellect


possible qui peut tout devenir, mais prenons garde que ce peut aussi bien
être l'intellect possible, car tout ce que fait l'intellect agent, d'après
Aristote, c'est de produire l'intelligible, or. comme on vient de le voir, ce
qui connaît l'intelligible n'est pas ce qui le cause, mais ce qui le reçoit.
Les indications données par Arbtote lui-même se réduisent à si peu de
chose qu'on ne saurait compter sur ses textes pour départager les tenants
des deux interprétations. Quant à Duns Scot lui-même, tout se passe
comme si la seule question qui l'intéresse vraiment était de savoir laquelle
des deux s'adapte le plus aisément à ce qu'on lit de l'imago Dei dans
saint Augustin. Ce problème théologique domine à ses yeux la controverse
et c'est pour le résoudre que, dans le XVe Quodlibet, il développe succes
sivement les deux solutions.
Selon la première, qui fait de l'intellect agent la cause active de l'intel-
lection, cet intellect exerce deux actions ordonnées, l'une qui rend l'intel
ligible en puissance intelligible en acte (ou l'universel en puissance uni
versel en acte), l'autre qui rend le connaissable en puissance connu en
acte. L'actualisation de l'intelligible peut se concevoir ainsi : en vertu
de l'intellect agent, une espèce intelligible est engendrée dans l'intellect
à partir du phantasme qui est dans l'imagination (phantasia). Il s'agit
d'une raison de connaître (ratio) où l'intelligible luit en acte, ce que,
pour faire bref, on nomme une « espèce intelligible ». Cette génération
réelle d'un représentatif intelligible à partir d'un représentatif sensible
s'accompagne de la génération métaphorique d'un objet intelligible à
partir d'un objet imaginable. Parler ainsi est raisonnable, car tel est
l'être représentatif de l'objet, tel est son être objectif dans la représen
tation (taie esse objecliuum habel objecium in repraesentari quale habel
repraesenlaiivum correspondens). En effet si l'on admet que le représentatif
subit un transfert réel quand du spirituel est engendré du corporel, ou un
représentatif universel (l'espèce intelligible) à partir d'un représentatif
singulier (le phantasme), il faut bien admettre, dans les objets, un transfert
parallèle du corporel au spirituel ou du singulier à l'universel. A cette
première action de l'intellect agent s'en ajoute une deuxième, par
laquelle le connaissable en puissance devient connu en acte. En effet.
l'intellection actuelle suit réellement l'espèce intelligible ; c'est pourquoi,
lorsque l'intellect produit réellement l'espèce intelligible à partir du
phantasme corporel, et métaphoriquement un objet intelligible à partir
d'un objet sensible, il rend par là même ce dernier d'intelligible en puis
sance intellectuellement connu en acte. En d'autres termes, l'intellect
LA CAUSE DE I/INTELLECTION 541

exerce une action réelle, qui est le transfert de l'espèce d'un ordre à
l'autre, et une première action métaphorique : la production d'un objet
intelligible, suivie d'une deuxième action métaphorique : l'intellection.
Ce langage compliqué exprime une idée simple. Duns Scot dit qu'on
peut attribuer l'intellection à l'intellect agent, si l'on pense que c'est lui
qui produit l'espèce intelligible, d'où résultent, ipso facto, l'objet intelli
gible et l'acte de connaître. Il ne produit réellement que la première, mais
on peut lui attribuer les deux conséquences qui en résultent, car une
espèce intelligible est un objet intelligible et causer un objet intelligible
dans un intellect, c'est, en fait, causer une intellection. Peut-être le
verra-t-on mieux en se plaçant au point de vue de l'intellect possible
où une double passion correspond à cette double action : par la première,
il reçoit l'espèce intelligible produite du fantasme par l'intellect agent ;
par la deuxième, il reçoit l'intellection causée en lui par l'objet intelligible
que cause l'intellect agent. C'est du point de vue de cette deuxième
opération que l'intellect agent pourrait être inclus dans la memoria dont
parle Augustin, car bien que la mémoire n'ait pas à produire quoi que ce
soit de nouveau, par exemple de l'intelligible à partir du sensible, elle
produit des intellections et des connaissances actuelles en les amenant
de la puissance à l'acte, ce que l'intellect agent fait dans l'intellect possible.
Quant à ce dernier, c'est en subissant la première action de l'intellect
agent, c'est-à-dire en recevant l'intelligible désormais présent, qu'il est
mémoire ; on nommerait alors intelligence (inielligenlia) la seconde
réception, qui est celle de l'intellection.
Voilà donc une première manière d'insérer la doctrine aristotélicienne
de l'abstraction dans la doctrine augustinienne de l'imago, en attribuant
l'intellection à l'intellect agent ; mais on y réussit au moins aussi bien
en attribuant l'intellection à l'intellect possible. Dans cette deuxième
hypothèse, l'intellect agent n'appartient aucunement à la mémoire, car
son action se borne à abstraire l'objet intelligible, mais cette action se
termine à la mémoire, puisque son terme est la forme où l'objet intelligible
luit à l'intellect. Une fois en possession de cette forme, celui-ci est une
mémoire au sens plein du terme. S'il s'agissait de connaître de purs
intelligibles, par exemple des substances spirituelles, l'intellect agent
n'aurait rien à faire, car il n'y aurait pas d'abstraction à opérer. Que ce
soit avec ou sans espèces, ces objets suffiraient à causer leur connaissance
dans l'intellect possible. Celui-ci répondrait alors doublement à la
mémoire, comme retenant la raison représentative de l'objet intelligible,
et comme en exprimant activement la connaissance actuelle. Bref, le
542 JEAN DUNS SCOT

problème de rejoindre l'imago augustinienne est, dans les deux cas,


susceptible de solution.
Ces analyses appellent quelques remarques. D'abord, pour commencer
par la plus extérieure, on observera qu'il n'y envisage à aucun moment
la possibilité d'une connaissance sans espèces, sauf, hypothétiquement,
pour l'intuition de purs intelligibles, qui ne concerne pas notre état
présent. Ces textes ne favorisent donc pas l'hypothèse, selon laquelle
Duns Scot admettrait une connaissance intuitive sans espèces intelligibles,
même lorsque l'objet présent est connu comme présent. Ensuite, et ceci
est plus important, les deux positions comportent des éléments communs,
sur lesquels Duns Scot ne fait aucune réserve et dont on peut admettre
qu'il les acceptait : distinction des deux intellects ; production d'une espèce
intelligible ; transfert d'ordre impliqué par cette production ; acte d'intel-
lection exercé par l'intellect possible en possession de l'espèce-objel
causé par l'intellect agent, et qu'il serait capable d'exercer seul si de
purs intelligibles s'offraient directement à lui.
L'ensemble de ces traits confirme la tendance générale de Duns Scot
à situer dans l'intellect possible la cause principale de l'intellection, ce
qui s'accorde d'ailleurs assez bien avec une doctrine où il n'est pas essentiel
à la connaissance intellectuelle humaine d'être abstractive. L'intellect
agent est là pour rendre l'intellection possible, mais, en droit, il pourrait
y avoir intellection sans abstraction, auquel cas l'intellect possible suïïirait
à la connaissance, sans intellect agent. On le voit encore en comparant,
avec Duns Scot, la distinction aristotélicienne des deux intellects et celle
qu'introduit Augustin, dans son De Trinitate, X, 11, entre memoria,
inlelligenlia et volunlas. L'intellect possible correspond à ïinielliyenlia
augustinieune, puisque lui seul reçoit l'acte de connaître. L'intellect
possible correspond en outre à la mémoire, puisque celle-ci reçoit la
connaissance habituelle selon saint Augustin et que l'intellect possible joue
le même rôle selon Aristote. Même l'acte d'engendrer la connaissance
actuelle appartient à l'intellect possible, au moins à titre accidentel, car
encore que cet intellect connaisse par l'espèce, c'est bien lui qui connaît.
On dit que le bois chauffe quand il brûle, et à bon droit ; on dit non moins
justement que l'intellect possible connaît quand il est en possession de
l'espèce-objet intelligible. Notons cette tendance sans la souligner plus
que ne fait Duns Scot. Après tout, la réponse à la question posée dépend
du degré de distinction qu'on introduit entre les puissances de l'âme,
car si l'on n'admettait qu'un seul principe de connaissance intellectuelle
absolu et pour ainsi dire illimité, donc capable de produire une multi
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 543

plicité d'actes divers, mais nommé « agent » par rapport aux uns et
« possible » par rapport aux autres, il serait également probable de tenir
l'intellect agent pour la cause principale de l'intellection.

3. — LA CONNAISSANCE DU SINGULIER

On a vu que l'objet premier de l'intellect est l'être, pris dans son indé
termination à l'intelligible comme au sensible ; qu'en fait, et pour les
raisons qui ont été dites, l'intellect ne connaît, pro stalu isto, que les
quiddités abstraites du sensible ; enfin, que les êtres sensibles connus de
nous sont des existants singuliers : il est donc inévitable de se demander
si et comment l'intellect humain, pro slalu isto, connaît le singulier.
Le problème est complexe, mais ni plus ni autrement que tous ceux qui
concernent la connaissance intellectuelle dans la doctrine de Duns Scot.
Notons pourtant qu'il se pose d'abord à propos de la connaissance que
l'ange peut avoir de sa propre essence, laquelle est singulière. Or, dès ce
moment, il y a des théologiens pour soutenir que, le singulier n'étant pas
intelligible en soi, l'essence de l'ange ne peut causer d'intellection dans son
intellect. La matière n'entre donc pas immédiatement en cause ; le seul
obstacle à l'intelligibilité du singulier dont il soit ici question est sa
singularité1.
Cette manière de poser la question est légitime, car on sait déjà que,
chez Duns Scot, l'individuation est indépendante de la matière. Le pro
blème peut donc se formuler à propos de n'importe quelle essence finie.
De même qu'il est de l'essence de la quiddité matérielle d'exister dans
un singulier, il est de l'essence de la quiddité angélique d'exister dans
un sujet, ou suppôt, qui soit aussi celui d'un singulier2. Il s'agit donc de
savoir d'abord si la singularité comme telle répugne par nature à être
objet d'intellection, ensuite, à supposer qu'elle soit intelligible en elle-
même, si elle est connaissable pour nous.

1. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 1 ; t. II, p. 287. — Le problème se divise en deux : le


singulier est-il intelligible de soi, qui est un problème métaphysique ; le connaissons-
nous en fait, qui est un problème psychologique (relevant du De anima). Le premier
de ces deux problèmes est réglé depuis qu'on a résolu celui du principe d'individuation.
Le singulier étant suprêmement réel, il est suprêmement intelligible (In Met., 1. VII,
q. 15, n. 4). C'est principalement du second problème qu'il sera ici question.
2. ftep. Par., 1. I, d. 3, q. 5, n. 11. — La réponse de Duns Scot est ici intéressante
pour elle-même : « Unde minor rationis eorum falsa est ; quamvis enim quidditas
materialis non sit nisi in aliquo singulari, lamen existere in aliquo singulari non est
de ratione ejus. Ideo intellectus, qui est abstractus, potest intelligere quidditatem,
non intelligendo eam ut existit in aliquo singulari >. Il est donc en tout cas certain que
la connaissance abstraite d'une essence, prise sans sa détermination singulière, est
toujours possible pour un intellect.
U
544 JEAN DUNS SCOT

Duns Scot rejette la première conclusion, du moins en tant qu'il s'agit


de l'ange, car il n'est pas impossible que le singulier échappe aux prises
d'un intellect tel que le nôtre, mais ce n'est pas le cas de l'intellect angéli-
que. Celui-ci se connaît dans son essence, il connaît ainsi son essence, et il
la connaît, en ce qu'elle a de singulier, par une intuition intelligible directe.
Établir ce point, c'est prouver du même coup que le singulier est
de soi intelligible, car il l'est certainement s'il est intellectuellement
. connu.
Revenons à la distinction des deux genres d'intellection. Il y a d'abord
l'intellection abstractive scientifique, c'est-à-dire celle qui constitue la
science, précisément parce qu'elle fait abstraction de l'existence de son
objet. Comme les objets existants sont variables, notre science varierait
avec eux si elle incluait leur existence. Ce que nous savons de Socrate
changerait selon qu'il vit ou qu'il meurt, qu'il s'assied ou qu'il se lève.
Bref, la contingence des existences serait incompatible avec la nécessité
que le savoir scientifique doit à celle de son objet. Il y a d'autre part la
connaissance intuitive, qui est une vue et, cette fois, une vue de la chose
en elle-même : cognilio intuitiua, seu visiua, quae est rei in se. Ce deuxième
genre d'intellection est l'analogue, pour l'intellect, de ce qu'est la vue
directe d'un objet dans la connaissance sensible, car on peut imaginer un
objet, ou s'en souvenir, bref le connaître dans son image, ce qui est une
sorte d'abstraction, où la connaissance est indépendante de l'existence
de l'objet ; mais on peut aussi le voir dans son être actuel d'existant, et
comme toute faculté supérieure peut en son ordre ce que la faculté infé
rieure peut dans le sien, il faut bien que l'intellect jouisse de deux genres
d'intellection correspondant à ces deux genres de connaissance sensible.
En ce qui concerne la connaissance abstractive, aucune incertitude n'est
possible : nous l'expérimentons continuellement, car c'est elle qui constitue
la science. Que nous soyons capables d'intuition intellectuelle, c'est certain
pour la raison qui vient d'être dite. D'ailleurs, saint Paul dit que « nous
verrons face à face comme nous voyons à travers un voile » (/ Cor., 13, 12) :
pour que cette vue directe lui soit promise, il faut bien que notre intellect
en soit capable. A plus forte raison en est-il ainsi de l'ange, car non seule
ment il en est capable, mais il l'a, et particuliùrement, au regard de son
essence. Celle-ci est un intelligible en acte, toujours présent à l'intellect
angclique, immédiatement et sans espèce interposée. L'ange, nous l'avons
dit en son lieu, ne se connaît pas immédiatement par son essence, ce qui
est le privilège de Dieu, mais son essence lui est immédiatement intelligible
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 545

et rien ne s'oppose donc à ce qu'il en ait l'intuition1. Comment la verrait-il


directement en elle-même, sans la voir dans sa singularité?
Le singulier est donc intelligible par nature ; bien plus, nous l'avons dit,
il est suprêmement intelligible, sans quoi notre intellect ne pourrait être
béatifié par Dieu vu face à face et connu dans sa singularité2.
Il est en effet légitime d'arguer de l'ange à l'homme, en vertu du principe
que, dans les deux cas, il s'agit d'un intellect. On peut même arguer de
Dieu à l'homme, car il s'agit encore dans les deux cas d'un intellect et pris,
comme il se doit lorsqu'on parle de l'intellect en tant que tel, au sens
univoque : « Tout est intelligible pour l'intellect divin, le singulier comme
l'universel ; donc tout est intelligible pour n'importe quel intellect,
absolument parlant, puisqu'en tant qu'il est de soi, il porte sur la totalité
de l'être, licel impediatur secundum istum stalum lapsum »3. Abstraction
faite de cet empêchement accidentel, il reste donc vrai de dire que, de soi
et en droit, le singulier comme tel est intelligible pour notre intellect.
C'est pourtant un fait que nous n'en avons pas de science. Intelligibile
en soi, scibile en soi, il ne l'est pas présentement pour nous. Duns Scot
vient d'en suggérer la raison, que, d'ailleurs, nous connaissions déjà.
Intact en sa nature, capable de tout l'être et de Dieu même en tant
précisément qu'intellect, le nôtre se trouve pourtant en état de nature
déchue et, secundum istum slatum lapsum, inapte à l'intuition intelligible.
Assurément, nous connaissons l'intelligible, mais ut natura, non pas ul hoc.
Or, on le sait déjà, la différence individuante ni la singularité qui en
résulte ne sont incluses dans la nature comme telle. Bien plus, s'il n'y a
de science que du général, la singularité ne peut être objet de science.
Irréductible à la quiddité, elle ne saurait être universalisée. Objet de
savoir, elle l'est d'un autre que ce que nous nommons « science ». C'est un
savoir qui ne se formulerait pas en définitions, car la définition n'exprime
que l'essence de l'espèce, et l'individu est plus que l'espèce : individuum
exprimil plus quam quiddilatem. Bref, la différence individuante est telle
qu'elle doit être vue pour être connue. Or, dans notre état présent, elle
ne peut l'être. La capacité intellectuelle de la voir ne nous manque pas,
mais nous avons temporairement perdu le pouvoir de l'exercer, comme si,

1. Rep. Par., 1. II, d. 3, q. 3, n. 10. Cf. In Melaph., 1. VII, q. 15, n. 4. Rappelons que
ceci n'exclut pas, chez l'ange, la possibilité d'une connaissance abstractive de sa
propre essence : toc. cil., n. 12. —. Sur les problèmes qui suivent, on consultera utilement
S. J. Day, Intuitive Cognilion..., Saint Bonaventure, N. Y., 1947, où des interprétations
différentes de la notre sont soutenues avec vigueur.
2. Rep. Par., 1. II, d. 12, q. 8, n. 10.
3. Rep. Par., 1. III, d. 14, q. un., n. 8. Voir plus loin le passage entier, p. 548, note 4.
546 JEAN DUNS SCOT

ce qui après tout ne serait pas impossible, l'homme avait perdu la vue
tout en conservant ses yeux.
Telle est la position constante de Duns Scot en la matière. Ce qui
complique la question, outre le désir qu'ont certains de ses interprètes
de l'y découvrir, c'est que Duns Scot lui-même nous attribue une certaine
connaissance du singulier. Et non point par oubli ni en passant, mais à
mainte reprise et en pleine conscience de ce qu'il écrit. Il faut seulement
prendre garde au sens qu'il donne à ses formules. Comme tous les docteurs
de son temps, y compris Thomas d'Aquin, Duns Scot nous accorde une
certaine connaissance du singulier et de sa singularité. Comment ferait-il
autrement, si les individus seuls existent? Seulement, c'est dans la sensa
tion que notre intellect atteint le singulier, et puisque le sens même ne
le perçoit pas dans sa différence individuante, mais comme « nature ».
il ne révèle à l'intellect, du singulier existant, que son existence. Percevant
la « nature » indifférente de cet être, le sens permet à l'intellect de connaître
abstractivement la nature de ce singulier, et intuitivement son existence.
Puisque je le vois, je sais que Socrate existe et je sais que ce que je connais
est un existant singulier ; mais outre son existence, que la sensation me
révèle, je ne connais qu'abstractivement sa nature. En d'autres termes,
je connais intellectuellement, grâce à la perception sensible et au phan
tasme, qu'il existe un individu doué de telle nature. L'intellect l'emporte
donc sur le sens, car celui-ci ne connaît que les singuliers au lieu que
celui-là connaît à la fois l'universel et les singuliers, mais il n'en connaît
qu'abstractivement la nature commune, qu'il dote lui-même de l'univer
salité. L'intellect n'a pas, en cette vie et dans son état présent, l'intuition
du principe individuant qui restreint la nature commune à la singularité
de l'existant1.
Duns Scot ne nous accorde donc, sous aucune forme, aucune intuition

1. « Et cum allegatur Philosophas, dico quod non est ejus intentio quod singulare
non sit intclligibile. Sed intellectus noster non intelligit nisi per sensum, et dictum
est quod per sensum non cognoscitur hoc singulare ut hoc, sed solum ut natura, et sic
potest intellectus noster intelligere singulare. Unde Philosophus vult quod intellectus
noster potest in duo, sensus autem tantum in unum, quia non potest in universale,
ut universale ; et intellectus potest in singulare, sicut sensus ». Hep. Par., 1. II, d. 12,
q. 8, n. 10. — « Ideo dico quod in nulla specie, inquantum talis, perfecte potest cognosd
objectura suum singulare, quia aliquid includit quod non species, et quantum ad hoc
non ducit species in ejus cognitionem. Et ideo dico quod singulare non est per se
intelligibile sub propria ratione perfecte », ftep. Par., 1. II, d. 3, q. 3, n. 15. A plus forte
raison le sens ne connait-il pas la singularité individuante, bien qu'il perçoive le
singulier : t haecceitas non sentitur », dit une objection que Duns Scot ne contredit
pas sur ce point : In Metaph., 1. VII, q. 13, n. 26. Cf. Antonius Andréas : «singulare
sub ratione singularitatis non est objectum per se ipsius sensus » Quaesl. sup. Meta-
physicam, 1. I, q. 9, Resp., éd. Venise, 1514, f° 9 v.
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 547

intellectuelle de la singularité comme telle. Puisqu'elle ne va pas au delà


de la naiura indéterminée, la connaissance qu'en prend l'intellect est
nécessairement abstraite1. Quand nous avons l'intuition sensible d'un
existant, notre intellect sait que sa quiddité est celle d'un singulier, mais
la connaissance immédiate qu'il a de cette quiddité, telle que la véhicule
le phantasme, est une connaissance par mode d'abstraction. La difficulté
que nous trouvons à le comprendre tient peut-être à ce que nous déplaçons
ce qui était à ses yeux le centre de la question. Ce que la notion de connais
sance intuitive évoque aussitôt à sa pensée, c'est l'existence de l'objet.
Non pas du tout que la singularité soit l'existence. Un intellect plus
parfait que le nôtre, et qui aurait l'intuition intelligible des différences
individuantes, ne connaîtrait pas par cela seul l'existence des singuliers
correspondants2. Pourtant, il y a une vue de l'intellect qui atteint les

1. C'est aussi pourquoi, bien que le réel soit intégralement intelligible, notre con
naissance ne connaît jamais rien dans sa cognoscibilité totale, car la nature de l'objet
n'agit sur l'intellect qu'au degré de nature et non pas au degré de sa singularité : « Nulla
potentia cognoscitiva in nobis cognoscit rem secundum suarn absolulam cognoscibili-
tatem, inquantum scilicet est in se manifesta, sed solum inquantum est motiva
potentiae, quia potentiae cognitivae hic moverentur ab oppositis ; natura autem
non movet secundum gradum singularitatis ». In Melaph., 1. VII, q. 15, n. 5. En fait,
notre science la plus parfaite pousse jusqu'à l'espèce la plus déterminée et s'en tient là :
« Perfectissima scientia nunc nobis possibilis est de specie specialissima, ibi -status ».
In Metaph., 1. VII, q. 13, n. 26.
2. € .... née est idem cognoscere singulare actualiter et intuitive, et cognoscere
existentiam singularis, quia singulare non est idem quod existentia, cum abslrahat
ab existenlia », ftep. Par., 1. III, d. 14, q. 3, n. 6. On ne saurait trop insister sur ce
point. Le P. J. S. DAY (Intuitive Cognilion..., p. 107) cile la formule de Lychetus :
• Omnis cognitio per speciem intelligibilem est tantum abstractiva », ce qui exprime
en effet correctement la pensée de Duns Scot ; mais si l'intuition a pour caractère propre
d'être partiellement causée par la présence d'un existant donné, c'est vraiment d'être
ainsi causée qui la distingue de la connaissance abstractive. Toute intuition est donc
celle d'un existant « vu » en tant que tel, mais dont la « nature » est abstraitement connue
par une espèce intelligible. Comment d'ailleurs en serait-il autrement ? La connais
sance intellectuelle d'une nature ne peut être qu'abstraite parce que cette nature
n'atteint l'intellect, pro slalu islo, que par le phantasme. Il est significatif que Duns
Scot dôlinisse toujours la connaissance intuitive comme celle de «l'existant en tant
qu'existant » : « Visio est exislentis ut existens est, et ut praesens est videnti secundum
existentiam suam » [Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 2, a. 2, n. 3 ; t. I, p. 137). S'il y a intuition de
la « nature », c'est en tant que, cause de l'intellection, elle est connue comme existante ;
pour le reste, il faut que le contenu des deux actes soit le même, car une fois l'intuition
terminée, l'espèce intelligible lui survit, prête à remplacer. L'intuition n'est donc pas
Visio cssenliae ut essenlia est, mais Visio esscntiae ul exislens. Cela est si vrai que, Duns
Scot vient de le dire, même la connaissance intuitive du singulier comme tel, si nous
la possédions, ne nous livrerait pas son existence. Le caractère intuitif d'une connais
sance porte sur l'existence, parce que c'est en tant qu'existant que son objet la cause,
et il ne porte que sur cela : « Praeterea, intellectus intuitivus nullam habel distinctionem
in objecto, nisi secundum quod existens est ; quia sicut non cognoscit aliquod objectum
nisi secundum quod existens, ita non cognoscit aliqua distincta formaliter in objecto
nisi ut existens » (Op. Ox., 1. I, d. 8, q. 4, a. 2, n. 15 ; t. I, p. 631). Qu'il s'agisse du tout
ou des parties, l'intuition porte donc sur l'objet en tant qu'existant et elle ne porte
que sur cela. Nous ne disons pas : sur l'existence en général, qui n'existe pas à part,
mais sur l'objeclum secundum quod existens est
548 JEAN DUNS SCOT

natures existantes sans voir leur singularité1, de sorte que la connaissance


intuitive, en tant que telle, n'est pas seulement celle du singulier, elle est
essentiellement celle de la nature existante en lanl même qu'existante*.
Or quelle est la condition nécessairement requise pour qu'il y ait intuition,
sinon précisément l'existence de l'objet présentement connu ? L'intuition
de ce qui n'existe pas est une notion contradictoire3. Mais encore, quelle
est la condition nécessairement requise, pro statu isto, pro statu miseriae,
secundum islum slatum lapsum, pour que la nature existante nous soit
connue dans son existence même, sinon la sensation? En fait, la nature
ne meut présentement notre intellect que par le phantasme. La chose
singulière ne nous est donc connue comme existante que par le phantasme
d'une nature qui, n'étant pas de soi singulière, ne saurait causer dans
l'intellect la connaissance de la singularité. En d'autres termes, la singu
larité de la nature ne meut pas notre intellect, elle « accompagne » la
nature qui le meut par le phantasme, et si nous savons, en subissant la
motion de ce dernier, que notre connaissance est l'intuition d'un existant,
notre intellect ne peut qu'en connaître abstractivement la nature, sans
pour autant saisir hoc ut hoc*. Ces analyses conduisent donc aux égalités

1. In Melaph., 1. VII, q. 15, n. 4.


2. « Ad propositum tamen dico, quod cognitio intuitiva non est tantum singularis.
inquantum est cognitio intuitiva, sed essentialiter est ipsius naturae existentis, ut
existons est, quia prius competit esse naturae, quam sit ut haec, sive ut singulare, eo
quod essentia sit ejusdcm rationis in omnibus singularibus, non autem singularilas
ipsa est ejusdem rationis in omnibus, sed diverse in quolibet singulari unius essentiae.
ex quo sequitur quod essentia potest cognosci, non tamen singularitas ejus •. ftep.
Par., 1. IV, d. 45, q. 3, n. 13. Cf. Quodl., q. XIII, n. 11.
3. « Contradictio est igitur quod sit cognitio intuitiva in génère proprio, et quod
res non sit, quia species non potest sufllcere ad cognitionem intuitivam sine praesentia
rei, quia species aequaliter potest repraesentare objectum re existente et non existenle ;
igitur non sufllcienter causât cognitionem intuitivam existentiae rei ». ftep. Par.,
1. III, d. 14, q. 3, n. 12. — On nous excusera de préciser à ce propos que nous n'avons
jamais « trouvé dans l'enseignement d'Ockham sur la connaissance intuitive l'une des
principales raisons de la ruine de la scolastique et du scepticisme » qui, selon nous,
infecterait « toute la philosophie moderne et presque toute la philosophie médiévale •
(S. J. DAY, O. F. M., Jntuiliue cognilion..., Saint Bonaventure, N. Y., 1947, p. xnl.
De toute manière, notre critique d'Ockham a porté, en ce qui concerne l'intuition, sur
la notion d'une « intuition de ce qui n'existe pas ». Ockham tient cette intuition pour
possible de polenlia Dei absoluta; Duns Scot la tient pour contradictoire. Assurément,
Duns Scot admet que Dieu peut, s'il le veut, imprimer une espèce dans notre intellect,
ou m6me dans notre œil, auquel cas notre intellect « eodem modo ferretur in objectum,
sicut modo, et objectum ita esset objectum » (In Metaph., 1. VII, q. 18, n. II). Nous
imaginerions avoir une intuition, mais ni ici ni ailleurs, à notre connaissance, Duns
Scot ne dit que c'en serait une, et puisqu'il dit ailleurs qu'une intuition sans objet
existant serait une « contradiction », rien n'autorise à lui prêter cette doctrine.
4. « Item, quodlibet est intelligibile ab intellectu Deo, ita singulare sicut universale :
igitur et a quocumque intellectu, absolute loquendo, cum quantum est ex se, sit totius
entis, licet impediatur secundum statum istum lapsum. Ideo (se. pour cette dernière
raison) de potentia ordinata non potest dici singulare per se intelligibile a quocumque
intellectu, non quia objectum non sit in potenlia propinqua quantum ex parte sui,
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 549

suivantes : tout ce qui existe actuellement est singulier ; l'intuition porte


toujours sur un existant ; donc elle porte toujours sur un singulier, de
sorte que toute connaissance intuitive est connaissance d'un singulier.
Pourtant, pro sialu islo, le singulier n'agit sur notre intellect que par sa
nature et le phantasme qu'elle engendre, abstraction faite de la singularité
qui ne fait que l'accompagner sans agir. Le singulier ne nous est donc
intuitivement connu que comme l'existant qui cause notre intuition. Selon
la formule, à notre sens parfaite, du P. H. Klug : « l'intellect connaît
par intuition si une nature existe, parce qu'il a une connaissance de l'acte
sensitif qui saisit par intuition la nature existante »*. C'est la doctrine
même de Duns Scot, sans aucune interprétation.
Les divergences qui encombrent sur ce point l'histoire de la pensée
de Duns Scot, et celles mêmes qu'on croit constater entre les textes,
s'expliquent peut-être par l'oubli d'une distinction élémentaire. Quand
l'intellect a l'intuition d'un objet, il le connaît à la fois comme objet et
comme existant. Or il est parfaitement exact que l'espèce intelligible ne
joue aucun rôle dans notre connaissance de l'objet en tant précisément
qu'existant. En ce sens, c'est-à-dire précisément comme cognitio existenlis
ut exislens est, l'intuition ne doit rien à l'espèce. Ce n'est pas celle-ci,
mais bien la seule présence de l'objet qui, grâce à la sensation, fait une
cognilio inluitiva de la connaissance que nous en avons. Il ne suit pourtant
pas de là que la connaissance intuitive se fasse sans espèce, car s'il n'y en
avait pas, il n'y aurait pas d'objet connu. C'est par l'espèce, dira
Duns Scot2, que l'objet nous est présent sub ratione cognoscibilis sive

sed quia intcllectus non movelur nisi a phantasmate, vel a natura quae gignit phan-
tosma, quorum neutrum (se. pas même le phantasme) est hoc ut hoc : natura enim
est prius natura quam sit haec ut haec. Ideo singularitas non movet intellectum
nostrum, quia illud est principium movendi, quod assimilât sibi effectum. Ideo singu
laritas se habet tantum concomitanter ex parte moventis intellectum, quia nihil
movet intellectum nostrum nisi natura vel phantasma, et ideo intellectus, qui sic
movetur a re, non capit, hoc ut hoc ; sed respectu intellectus Dei, non sic est, quia ab
illo immédiate cognoscitur haec ut haec «. Hep. Par., 1. III, d. 14, q. 3, n. 8. Il n'en sera
plus de même pour nous in patria, cf. Op. Ox., 1. III, d. 14, q. 3, n. 9.
1. Cité par S. J. DAY, Intuitive cognilion..., p. 123, et n. 1. Il n'y a donc pour l'homme,
en cette vie, aucune connaissance directe du singulier en tant que tel : « intellectus
noster, in hoc statu, non intelligit per se singulare, née sensus sentit «. In Metaph.,
1. VII, q. 15, n. 5. Assurément, l'intuition perçoit directement l'existence, mais
n'oublions pas que, si le singulier seul existe, l'existence n'est pas la singularité : « non
enim singulare ex se determinatur ad existentiam, quia abstrahit, sicut et umversale ».
Loc. cit., n. 4.
2. Ce point est lié au problème du statut de l'existence chez Duns Scot. Celle-ci,
on le sait, n'est pas chez lui un acte de l'essence, mais elle s'en distingue à titre de
modalité. En tant que telle, elle n'est pas rien, et, en tant qu'elle est, elle est cause.
Exactement, elle est la cause propre de ce genre d'intellection qu'on nomme intuition,
ou vue : • Probatur de existentia, quae est alterius rationis ab cntitate quidditativa
550 JEAN DUNS SCOT

repraesenlali. A moins qu'on n'en fasse une connaissance de l'existence de


rien, il faut bien que l'intuition intellectuelle elle-même ait un objet, d'où
la nécessité de l'espèce, la même d'ailleurs qui permettra la connaissance
abstractive en l'absence du même objet. Il faut donc concevoir l'intuition
comme résultant d'un seul objet, mais causée par lui à double titre : en
tant que présent, il fait voir son existence ; en tant qu'agissant par
l'espèce, il se rend « connaissable » et « représenté ».
S'il nous est permis d'insérer dans cette analyse une glose qui se déclare
expressément telle et qu'il sera loisible d'écarter sans que la conclusion
qui précède en soit affectée, nous dirons que Duns Scot donne ici à l'impor
tant problème de la connaissance de l'existence une solution qui s'accorde,
pour l'essentiel, avec celle de saint Thomas d'Aquin. Les deux doctrines
font de l'existence une évidence intellectuelle intuitive saisie dans le
sensible. Celle de saint Thomas explicite aussitôt cette vue de l'existence
en jugement. Celle de Duns Scot, où l'existence et l'essence n'entrent pas
à titre d'éléments distincts dans la composition de l'être, attribue sim
plement à l'objet le pouvoir de se faire directement connaître comme
existant. C'est de ce point de vue et pour cette raison que la distinction
scotiste entre cognilio intuiliua et cognitio abslracliva présente une réelle
importance, et c'est comme révélatrice de l'existence qu'il convient de
l'interpréter, non en en prenant occasion pour attribuer à Duns Scot
une doctrine de l'intuition intellectuelle des essences que, pro slalu islo,
il nous a toujours refusée.
C'est de la même manière, nous semble-t-il, qu'on doit interpréter la
connaissance intuitive de nos actes psychologiques dans la doctrine de
Duns Scot. Car c'est bien, là encore, sur leur existence que porte l'intuition
précisément en tant que telle. C'est un point sur lequel Duns Scot est,
plusieurs fois revenu en posant le problème, lié au précédent, de savoir si
nous avons une intuition intelligible de notre âme. Car elle est, elle aussi,
un singulier, et même un singulier immatériel, donc de soi éminemment
intelligible. En droit, elle devrait pouvoir connaître intuitivement sa
propre essence comme on a vu que l'ange connaît la sienne. En fait, la
situation est analogue à celle qui vient d'être décrite touchant la connais

el individunli, quae tamen movet ad inlplleclionem, quae est Visio ». In Melaph.,


1. VII, q. 15, n. 6. Puisqu'elle est cause de l'intuition, c'est bien elle qui en est l'objet,
tt non pas la qaiddilé ni la singularité. Pourtant, comme on le voit au mCme endroit.
l'être individuel existant n'exerce pas sur l'intellect d'action naturelle distincte ; il
ne se fait pas connaître à part en tant qu'existant (ce serait une connaissance purement
sensible et liée à la qualité) ; l'objet se fait voir existant dans l'intelligibilité intellec
tuelle même. L'intellect sait alors à la fois ce qu'est l'objet, et qu'il est. Impossible
ici-bas sans la sensation, l'intuition de l'existence reste un acte de l'intellect.
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 551

sance des singuliers matériels. Dans les deux cas, une essence, intelligible
de soi, échappe présentement à l'intuition intellectuelle, mais celle-ci
voit les actes produits par cette essence et sait par eux qu'elle existe. Ce
qui est vrai de l'âme l'est aussi de ses puissances : nous allons de l'acte
à la puissance et de la puissance à la « nature » qu'est l'âme, non inver
sement1.
Pourquoi cette connaissance indirecte? Toujours pour la même raison :
anima de se actu intelligibilis est el praesens sibi; el ex hoc sequitur quod
possil intelligere se, si non essel impedila2. La nature de l' impedimentum
est connue : intellectus noster pro slatu isto non est nalus moveri immediate,
nisi.ab aliquo imaginabili vel sensibili extra prias moveatur3. Remarquons
la généralité de la formule : l'intellect ne peut être mû, dans notre état
présent, que par un sensible ou un imaginable agissant sur lui du dehors.
Aucune restriction n'est faite touchant les actes de l'âme elle-même.
Quelle qu'en soit la cause, cet empêchement est général4, le problème est
de savoir comment il joue dans le cas particulier de la connaissance que
l'âme a de soi.
A propos de la « nature » même de l'âme, aucune hésitation n'est
possible. Duns Scot ne nous en accorde qu'une connaissance générale et
abstractive obtenue à partir du sensible : non enim cognoscilur anima
nostra a nobis, nec nalura nostra pro slatu isto, nisi sub aliqua ralione
generali abstrahibili a sensibus5. Cette notion générale que nous en avons
est le concept d'être6. Nous savons, généralement parlant, que notre âme
est « un être », et que ses facultés « sont », de l'ordre d'être qui leur est

1. c Ad secundum concedo quod non habetur modo cognitio de anima vel de aliqua
ejus potentia ita distincta, quod ex ipsa possit cognosci quod aliquod objectum taie
intelligibile sibi correspondeat ; sed ex ipso actu quem experimur concludimus poten-
tiam et naturam cujus iste actus, illud respicere pro objecto quod percipimus attingi
per actum : ita quod objectum potentiae non concluditur ex cognitione potentiae, sed
ex cognitione actus quem experimur ». Op. Ox., Prol., q. 1, a. 2, n. 13 ; t. I, p. 13. Ce
texte porte directement sur la possibilité de connaître l'objet naturel ou surnaturel
à partir de la puissance, mais on voit ce qu'il implique touchant la possibilité de
connaître l'acte à partir de la puissance et de la nature.
2. Op. Ox., 1. II, d. 3, q. 8, n. 13 ; t. II, p. 297.
3. Loc. cit., n. 13, p. 298.
4. Sur les causes possibles de V impedimenlum, voir ch. I, pp. 62-C5. Duns Scot
précise ici qu'elles sont à la fois t ex peccato, et non solum ex peccato, sed etiam ex
natura potentiarum pro statu isto ». L'àme est à la fois déchue et voyagère ; blessée
dans l'exercice de ses actes et naturellement unie à un corps. Cf. n. 14, p. 298 : « in
anima sunt impedimenta, in angelo non ».
5. Op. Ox., Prol., q. 1, a. 2, n. 11 ; t. I, p. 11.
6. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 3, a. 4, n. 24 ; t. I, p. 351. Il est vrai de toutes les substances,
immatérielles ou matérielles, que, dans notre état présent, « non concipiuntur in
aliquo conceptu quidditativo nisi in conceptu entis ». Ceci ne définit pas la nature de
l'àme intellective, car on ne définit pas l'œil par ce qu'il peut voir à la mrnière d'une
chandelle. Il s'agit des conditions présentes de son exercice.
18-1
552 JEAN DUNS SCOT

propre. C'est d'ailleurs ce que nous signifions en disant que nous avons
une âme et que nous avons des facultés, connaissances certaines mais
qui ne vont pas au delà de l'existence de ces facultés et de cette âme et
de ce qu'elles doivent être pour être causes de tels actes.
Le problème est plus complexe lorsqu'on le pose à propos de ces actes
mêmes. Comment les connaissons-nous? La complexité de la réponse
tient à ce qu'elle porte à la fois sur deux plans distincts : les actes cognitif»
eux-mêmes et la connaissance que nous en avons. Notons qu'elle n'est
pas propre au cas en question. Même dans la connaissance du sensible,
l'âme intellective connaît intuitivement la nature, rappelons-le, non dans
sa quiddité, mais comme un existant attesté par le sens1. Ce qui s'ajoute
ici de nouveau, c'est que l'âme intellective connaît en outre son acte de
connaître. Elle ne voit pas seulement, dans la sensation, l'existence de la
nature abstractivement connue, elle voit la sensation elle-même, et la
connaissance qu'elle en a est intuitive, comme chacun peut s'en assurer
en s'observant lui-même, car nous avons l'intuition de nos sensations,
ainsi que de tous les autres actes exercés par l'âme intellective, et nous
faisons sans cesse l'expérience de ces intuitions.
La nature de cette expérience ne fait donc pas difficulté. Il s'agit d'une
intuition, donc d'une « vue », c'est-à-dire d'une sorte de sens interne qui
perçoit nos actes comme les sens externes perçoivent leurs objets. En
disant quodam sensu, id est perceplione interiori, experimur2, Duns Scot
se tient dans la tradition de saint Augustin, mais surtout il pense formuler
un fait incontestable, car avec un homme qui prétendrait manquer de
cette visio inierior, il ne faudrait même pas discuter. Sur quoi porte-t-elle?
Uniquement sur les opérations de l'âme, qui sont immatérielles en elles-
mêmes, bien que leurs objets présupposent tous le phantasme et la

1. Duns Scot le rappelle expressément au moment d'affirmer que nous avons l'expé
rience intuitive des actes de notre âme. Celle-ci, dit-il, connaît intuitivement ce que
connaît le sens, et elle connaît en outre les sensations elles-mêmes, mais voici la preuve
qu'il en donne : t et utrumque probatur per hoc quod cognoscit proposiliones contin
genter veras, et ex eis syllogizat ; formare autem propositiones et syilogizare proprium
est intellectui ; illarum autem veritas est de objectis ut intuitive cognitis, sub ratione
scilicet existentiae, sub qua cognoscunlur a sensu », Op. Ox., 1. IV, d. 45, q. 3, n. 17.
En d'autres termes, « l'intellect connaît intuitivement ce que connaît le sens », parce
que les vérités contingentes qu'il connaît portent sur des objets dont l'existence e^t
intuitivement connue par le sens. En effet, si je connais intellectuellement ma percep
tion sensible de l'existence d'un objet, je connais intuitivement l'existence que cette
perception connaît. Ce qu'il y a ici d'intuition dans la connaissance intellectuelle ne
porte directement que sur la sensation, non sur l'objet.
2. Op. Ox., 1. IV, d. 43, q. 2, n. 11. Duns Scot la définit par rapport à l'intellection
que l'ange a de sa propre intellection, dans l'intéressant développement de Ouodl..
VI, 8.
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 553

sensation1. Cette vue du dedans, que l'on nommerait aujourd'hui


conscience psychologique (aivareness), nous informe donc d'un certain
nombre de faits, qui sont beaucoup moins des choses que des actes.
Si Duns Scot a si fortement attiré l'attention sur la variété de ces expé
riences internes, c'est moins pour établir la réalité de cet ordre d'intui
tions, que pour établir l'immatérialité de l'âme. II ne se proposait pas
d'étudier sur elles un certain type de connaissance intuitive, mais de faire
voir, par leur nature, qu'elles présupposent un intellect capable de trans
cender le sensible, donc immatériel.

1. On a soutenu que la connaissance intuitive se produit directement et sans espèce


interposée. Le P. S. J. Day a rassemblé des textes qui lui semblent témoigner en ce
sens et dont certains lui paraissent même décisifs (Intuitive Cognilion..., pp. 108-109).
Nous ne sommes pas certain qu'ils le soient. Duns Scot a certainement pensé que l'objet
présent meut l'âme à la connaissance plus efficacement et plus parfaitement que
l'espèce (Rep. Par., 1. IV, d. 49, q. 11, n. 9), mais il ne dit pas dans ce texte que le
concours apporté à l'intellection par l'objet dispense de celui de l'espèce. En cherchant
sa position sur ce point, il faut s'en tenir aux textes qui s'appliquent à l'homme (non
à l'ange) pris pro statu islo (et non à l'état d'âme séparée). Le fait que lorsqu'un ange
supérieur connaît un ange inférieur isla cogniiio non est per aliquam speciem (Op. Ox.,
1. II, d. 9, q. 2, n. 19; t. II, p. 460) ne prouve rien quant à nos intuitions humaines pro
statu islo. La formule suivante, au contraire, vaut pour l'intuition en général (S. J. DAY,
op. cit., p. 109) : « ista enim (se. cognitio intuitive) non potest habcri per speciem
objecti, quae manere potest, objecto absente » (Op. Ox., 1. II, d. 9, q. 2, n. 29 ; t. II,
p. 469), mais dire que l'espèce ne suffise pas à causer l'intuition n'implique pas qu'elle
en soit absente (cf. le texte d'Op. Ox., 1. IV, d. 45, q. 2, n. 12 ; cité par S. J. Day, p. 108 :
* Solum phantasma non sufflcit ad cognitionem intuitivam objecli... »). — Lo texte
d'Op. Ox., 1. I, d. 17, q. 3, a. 4, n. 36 ; t. I, p. 831, est décisif dans la citation qu'on en
fait (S. J. Day, p. 109) : • Objectum in se praesens.... sufflcit absque omni informa tione
(i. e. par une species), ad causaridum visionem, vel ex se solo cum intellectu » ; mais
voici le texte de Duns Scot : « tamen secundum illam viam quam dixi dist. 3 hujus
primi, quod objectum, sive in se sive in specie, est sicut causa partialis concurrens cum
intellectu ad causandum intellectionem, non facit aliquam difficullatem, quia objectum
in se praesens, quomodo erit in Patria, sufficit, absque omni informatione, ad causandum
visionem, vel ex se solo cum intellectu » . Il s'agit donc de la vision béatiflque, dont on
ne peut conclure à notre intuition pro statu islo. Duns Scot nous renvoie d'ailleurs ici
à Op. Ox., !.. I, d. 3, q. 6, n. 7 (t. I, p. 404), où i1 est dit : « phantasma, in eodem instanli
in quo intelligitur universale, secundum totam virtutem suam repraesentat objectum
ut singulare virtuti phantasticae, quia tune est actualis imaginatio illius objecti in
singulari ». (Cf. Rep. Par., 1. IV, d. 45, q. 2, n. 20, où il s'agit de l'âme séparée). Si l'on
objecte qu'il s'agit là de connaissance abstractive, il faudra répondre que, précisément,
la connaissance intellectuelle l'est toujours, pro slalu islo, même en présence de l'objet ;
d'où la nécessité de l'espèce : « sed negando speciem intelligibilem, tota pars intellectiva
non habet, ante actum intelligendi, objectum sibi praesens in se, née in aliquo
représentante » (/oc. cit., n. 14, p. 409). Sans espèce intelligible, l'objet ne serait
présent à l'intellect, ni en soi, ni dans une espèce qui le représente. Le plus curieux est
qu'en soutenant le contraire, on attribuerait à Duns Scot cette position qu'il a réfutée :
« praesentia objecti est causa praesentiae speciei... ; ergo superflue ponitur species
propter praesentiam objecti » (Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 6, n. 1 ; t. I, p. 398) ; à quoi il
répond (n. 16, p. 411) : « ad 2m de praesentia, dico quod objectum respectu potentiae
habet primo praesentiam realem, scilicet approximationem talem, ut possit gignere
speciem talem in inlellectu, quae est ratio formalis intellectionis. Secundo, per islam
speciem genitam, quae est imago gignentis, est objectum praesens sub ratione cognosci-
bilis sive repraesentati ». — Cf. « ... in aliqua similitudine quae potest esse existentis
et etiam non existentis, sive praesentis, sive non ». Op. Ox., 1. IV, d. 10, q. 8, n. 5.
554 JEAN DUNS SCOT

II suffit de suivre son argumentation pour s'en assurer. Ce que Duns Scot
entend prouver, ce n'est pas du tout que la connaissance intuitive soit la
seule justification de la méthode introspective en psychologie, mais bien
que nous avons en nous une certaine connaissance de l'objet, dont la
nature est telle qu'on ne peut l'expliquer par aucune connaissance sensi-
tive. En voici les preuves. Nous savons d'expérience que nous connaissons
l'universel ; que nous connaissons l'être et la qualité sous une raison plus
commune que celle du premier sensible connu par la faculté sensitive la
plus haute ; que nous connaissons les relations non seulement entre
sensibles, mais entre le sensible et l'intelligible et même celles des intelli
gibles entre eux ; que nous connaissons les relations de raisons et toutes
les intentions secondes dont traite la logique ; que nous connaissons les
actes par lesquels nous connaissons ces choses et pouvons exercer sur
eux un acte réfléchi ; que nous donnons notre assentiment aux premiers
principes sans crainte d'erreur ni d'être contredits ; enfin que nous
procédons du connu à l'inconnu, sans pouvoir nous soustraire à l'évidence
du raisonnement ni à celle de sa conclusion. Experimur, répète chaque
fois Duns Scot pour désigner le genre de connaissance que nous prenons
de ces actes, et ce que nous connaissons ainsi d'expérience, par une sorte
de sens interne, de perception intérieure ou de vue du dedans, ce sont des
actes de l'intellect qu'il est impossible d'attribuer à aucune faculté
sensitive ; ergo, il y a vraiment en nous une faculté de connaître incor
porelle, notre âme est immatérielle, ce qu'il fallait démontrer1.
L'intérêt que présente un tel texte est assurément considérable, mais
ce n'est pas le minimiser que de le voir où Duns Scot lui-même l'a mis.
Il y pense si peu à définir un certain type d'intuition qu'il n'y use même
pas une seule fois de ce terme, bien que, si on lui eût demandé quel nom
donner à ces actes, il les eût certainement nommé des intuitions. Que
serait d'ailleurs l'acte d'une visio, si ce n'était une intuition? Mais ce qui
intéresse ici Duns Scot n'est pas l'expérience interne qu'il invoque, c'est
l'immatérialité de son contenu, qui prouvera celle de l'âme intellective
elle-même. Par rapport au problème de la connaissance de l'âme, qui
est ici le nôtre, cette analyse établit que l'âme intellective peut inférer
sa propre immatérialité, en réfléchissant sur la nature d'un grand nombre
d'opérations que, par expérience interne, elle a conscience d'accomplir.
Cette intuition de ses actes et opérations lui fournit une variété d'expé
riences, sur lesquelles sa réflexion doit s'exercer ensuite pour en conclure

1. Op. Ox., l, IV, d. 43, q. 2, nn. 9-11 ; entièrement reproduit dans S. J. DAT,
Intuitive Cognition..., pp. 136-137.
LA CONNAISSANCE DU SINGULIER 555

l'immatérialité de l'âme. Il n'y a donc aucune raison de modifier les


conclusions générales précédemment obtenues. Duns Scot ne nous
attribue, pro slalu islo, aucune intuition de l'essence de notre âme ;
il nous attribue la conscience, que l'on peut nommer une « intuition » du
sens interne, des actes et opérations de l'âme, mais, comme toutes les
opérations de l'âme intellective, même celles qui portent sur les intelli
gibles du métaphysicien ou les intentions secondes du logicien présup
posent des sensations et s'accompagnent de phantasmes. Ici comme
ailleurs l'intuition atteste l'existence de l'objet présent qui la cause1,
l'entendement seul est compétent pour définir les natures des existants
que l'intellection intuitive appréhende et nous n'avons même pas
l'intuition de l'immatérialité de nos actes ; nous avons seulement
l'intuition d'actes, dont l'analyse intellectuelle autorise à conclure que,
leur nature transcendant le pouvoir de la connaissance sensible, leur
cause doit être immatérielle. Il n'y a donc pas ici-bas pour nous de connais
sance intuitive du singulier, pas plus intelligible que sensible, sauf celle
de son existence. Quant à celle de sa nature, notre âme intellective en est
de soi capable, mais le temps n'est pas encore venu pour elle de l'exercer.
Ceci dit, n'allons pas conclure de là que nous n'ayons aucune connaissance
des singuliers ; bien qu'elle soit le plus parfait, l'intuition n'est pas le
seul mode de connaissance, et même réduit à la connaissance abstractive
des natures, notre intellect n'est pas tellement coupé de sa source première,
qu'il ne puisse tirer du sensible des trésors d'intelligibilité.

1. En droit, la totalité de l'être créé pourrait être connue par notre intellect soit
intuitivement soit abstractivement. Ce n'est donc pas par leur contenu que ces deux
connaissances diffèrent ; tout ce qui peut être connu d'une manière peut l'être de
l'autre ; la différence tient au mode de présence do leurs objets (Op. Ox., 1. IV, d. 10,
q. 8, n. 5). Or le mode de présence qui, de la part de l'objet, détermine la connais
sance intuitive, est son existence actuelle. C'est pourquoi l'objet n'est intuitivement
connu qu'en tant qu'existant : « In cognilione intuitiva res in propria existentia
est per se motiva objective ». Quodl., XIII, n. 10. Cf. « Hoc autem est contra rationem
cognitionis intuitivae, quod sit de re non actualiter existente et praesentialiter ».
Op. Ox., I. II, d. 9, q. 2, n. 29 ; t. II, p. 469. On ne doit d'ailleurs pas oublier, en
soulignant l'importance de la connaissance intuitive chez Duns Scot, que l'objet de
la science n'en reste pas moins pour lui l'essence : « cum ratio in anima possit manere
non manente existentia actuali objecti, sequitur quod existentia non est per se
ratio objecti ut scibile est, quia ratio scientifica non potest manere eadem in anima,
non manente illo eodem quod est per se ratio scibilis, ut scibile est ; sive autem scibile
possit existere in re, sive non, saltem ratione ejus, ut scibile est, potest manere eadem
in anima, non manente existentia : abstrahit ergo scientia ab existentia, ita quod non
includit eam in ratione scibilis ». Quodl., q. VII, n. 9.
556 JEAN DUNS SCOT

4. — CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE

Le problème général de la valeur de notre connaissance intellectuelle


se pose chez Duns Scot sous une forme que l'on peut dire, à cette date,
classique dans l'école franciscaine : « Une vérité certaine et sans mélange
d'erreur (sincera) peut-elle être connue par l'intellect de l'homme en cette
vie, naturellement et sans illumination spéciale de la lumière incréée »*?
Deux points doivent pourtant être notés : Duns Scot généralise une
question qui, dans le texte de saint Augustin dont elle dérive, ne portait
directement que sur la valeur de la connaissance sensible2 ; en outre, en
précisant qu'il s'agit dans sa pensée d'une illumination « spéciale », il
pose le problème sous sa forme la plus exacte, c'est-à-dire en laissant
d'entrée de jeu hors de question la nécessité, reconnue de tous, d'une
illumination « générale » de notre intellect pour que la connaissance de la
vérité lui soit possible3. Ce qui intéresse Duns Scot n'est d'ailleurs pas le
problème de l'illumination pris en lui-même mais plutôt son incidence sur
la connaissance naturelle dont il entend sauvegarder la certitude et la
validité. De là le choix qu'il fait du texte célèbre de saint Paul, Rom. I,
20, pour autoriser sa propre réponse : Irwisibilia Dei a crealura mundi
per ea quae fada sunt inlellecla conspiciunlur. Contrairement à l'usage
qu'on en fait d'ordinaire, Duns Scot n'argue pas de là pour établir que
l'existence et les attributs de Dieu peuvent se démontrer à partir du
sensible, proposition qu'il accepterait d'ailleurs en la précisant, mais

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4 ; t. I, p. 357. — On peut prendre une vue générale de


l'histoire du problème dans l'intéressant recueil : De humanae cognitionis ratione
anecdola quaedam Ser. Doct. S. Bonauenturae cl nonnullorum ipsius discipulorum,
Quaracchi, 1883 ; particulièrement : S. BONAVENTUHE, Ulrum raliones aelernae sinl
raliones cognoscendi in omni cerliludinali cognilione, p. 49 sv. ; Matthieu D'AQUASPARTA,
Ulrum quidquid cerlitudinaliler cognosciiur cognitione inlellectuali, cognoscalur in
ralionibui aelernis vel in lumine primae verilalis, p. 87 sv. ; Jean PECKHAM, Quaesilum
est de ipsa Dei sapienlia vel lucc aeterna, utrum sil ratio cognoscendi quidquid inlellec-
lualiter cognoscitur in via, p. 179 sv. ; Roger MARSTON, Ulrum anima omnia quae
cognoscil, cognoscal in luce aelerna, an sibi suflicial lux naturalis, et propria ad caelera
cognoscendum, p. 197 sv. Si l'on ajoute H. de Gand, Vital du Four et Duns Scot à celte
liste, pour ne rien dire d'autres, on verra combien il est dilllcile de soutenir que ce sont
des historiens qui, par souci de modernité, ont introduit le problème de la connaissance
dans la théologie du moyen âge.
2. • Non est igitur exspectanda sinceritas veritatis a sensibus corporis •. Saint
AUGUSTIN, De diu. quaesl. 83, q. 9 ; P. L., t. 40, c. 13.
3. C'était le seul point disputé entre théologiens, mais môme à l'intérieur de l'école
franciscaine, il l'était. Voir les embarras de P.-J. OLIVI, Quaesl. in II librum Senlen-
tiarum, Quaracchi, 1926 ; t. III, p. 500 : «An rationes aeternae sint nostro intellectui
ratio intelligendi omnia, et an lux increata irradiet intellectum nostrum quadam
spécial! irradiatione in omni actu intelligendi seu quandocumque aliquid actu intelligit -,
particulièrement pp. 512-513.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 557

bien pour garantir d'avance sa propre conclusion. Les invisibilia Dei ne


sont-ils pas ces «raisons éternelles» dont parle Augustin? Si, selon
saint Paul, nous les connaissons à partir des créatures, nous pouvons
connaître les créatures sans elles. Il est donc possible d'avoir une connais
sance certaine des choses sensibles avant de connaître les idées divines,
preuve assurée que nulle action spéciale n'est requise de leur part afin que
nous les connaissions1.
L'adversaire visé par Duns Scot est ici, comme souvent, Henri de Gand2,
dont les trois arguments principaux se tirent de la nature de l'objet
connu, de celle du sujet connaissant et de celle de l'espèce qui représente
l'objet au sujet.
Les objets dont sont abstraits les espèces étant changeants et variables,
comment les espèces qui les représentent ne le seraient-elles pas? C'est
en raison de cette mutabilité qu'Augustin nie qu'on puisse attendre des
sens une vérité pure et qu'il nous adjure, à cette occasion, de nous
détourner du monde des corps pour nous tourner vers Dieu.
L'âme humaine elle-même est changeante et sujette à l'erreur. C'est
encore Augustin qui le dit. Elle ne peut donc être réduite à la règle par
rien qui soit aussi incertain qu'elle et exposé comme elle à dévier de la
vérité. La source du savoir assuré ne peut être qu'au-dessus de l'âme et
de ses objets. Elle est en Dieu, dans cette loi suprême qu'est la Vérité.
Notre pensée juge de tout par elle, qu'elle ne peut juger3.
Reste l'espèce elle-même, dont nous avons déjà dit qu'elle participe
de la variabilité des objets. Mais il y a plus grave. Nous avons des images
en rêve comme en état de veille. Celui qui perd la raison a les mêmes
images que le dormeur et l'homme éveillé, de sorte que ce dernier juge
des choses par les mêmes phantasmes que celui qui rêve ou qui a perdu
la raison. Impossible donc de discerner le vrai du faux à l'aide de ces
seules images. Pour atteindre la vérité, l'homme doit détourner sa pensée
des espèces de ce genre et, comme dit Augustin, la tourner vers la vérité4.
Ce n'est pas dans la conformité de l'intellect au modèle créé que la vérité
se trouve, mais dans sa conformité au modèle incréé.

1. Op. Ox., I. I, d. 3, q. 4, n. 2 ; t. I, p. 358.


2. Henri de Gand, Summa theologica, P. I, a. 1, q. 2 et 3, dont on retrouve le texte
dans Vital du Four, Huit questions disputées sur le problème de la connaissance, éd.
par F. Delorme, O. F. M., dans Arch. d'hisl. docl. el Ml. du moyen âge, t. II (1927),
pp. 322-336.
3. Augustin, De vera religione, XXX, 54 ; P. L., t. 34, c. 146 ; et H. de Gand dans
Vital du Four, éd. Delorme, p. 326.
4. Augustin, De div. quaesl., 83, qu. 9 ; P. L., t. 40, c. 13-14. Cf. H. de Gand dans
Vital du Four, op. cil., pp. 326-327.
558 JEAN DUNS SCOT
t

Comme les maîtres franciscains au côté desquels il se range, Henri de


Gand se heurte ici à l'objection dont ils sont les premiers à reconnaître
l'urgence : comment la pensée peut-elle se tourner vers le modèle incrcé
qu'est l'Idée sans pour autant voir Dieu? Car l'Idée de Dieu est Dieu :
comment donc ce modèle peut-il être « raison de connaître » sans être
connu, et Dieu avec lui? Henri répond à cela que nous voyons dans la
lumière de Dieu sans le voir, comme on voit parfois dans la lumière du
soleil sans voir le soleil. Dieu produit trois effets par sa lumière : elle
aiguise notre vue, modifie l'espèce et imprime sur notre pensée le sceau
qui la rend conforme au modèle divin. Il y a bien là, selon Henri de Gand,
illumination spéciale et ce n'est pas trahir sa doctrine que de le dire, car
il admet que ces essences éternelles ne nous sont pas naturellement
visibles en elles-mêmes et qu'à toute connaissance parfaite de la vérité
deux espèces concourent dans la pensée à titre de modèles exemplaires :
l'une inhérente et causée en elle par l'objet, l'autre qui descend en elle
et y luit sans être ainsi causée. De l'union de ces deux espèces se forme
une raison cognitive unique par laquelle la pensée conçoit l'objet dans
la perfection de sa vérité1.
Belle doctrine assurément mais que Duns Scot tient pour conduire
finalement au scepticisme et qu'il ne juge même pas d'accord avec
l'intention profonde d'Augustin. De telles raisons semblent en effet
conclure que toute connaissance naturelle certaine est impossible, ce qui,
pour reprendre une terminologie que notre théologien devait à saint Augus
tin, rejoint l'opinion des « Académiciens ». Le trait vaut d'être noté, car
il suffisait à Duns Scot d'avoir lu le Contra Academicos pour être certain
qu'on ne pouvait être à la fois disciple fidèle d'Augustin et défenseur du
scepticisme. Il était donc à l'aise pour dégager son maître de toute com
promission avec une doctrine que lui-même avait abondamment et
éloquemment réfutée.
Quoi qu'il en soit d'Augustin, Duns Scot estime que la position adoptée
par Henri de Gand équivaut à ruiner toute certitude. On dit qu'il faut
une lumière immuable pour que nous puissions tirer une vérité certaine
d'un objet changeant, mais si l'objet de la connaissance est tel en soi
qu'il échappe à toute connaissance certaine, notre intellect ne saurait
en avoir aucune « science », avec ou sans illumination. Bien plus, si
l'illumination divine nous faisait connaître comme certains des objets
de soi incertains, elle nous induirait en erreur en les représentant autres

1. Henri de Gand dans VITAL DU FOUR, op. cit., pp. 334-336 ; résumé par DUNS
SCOT, Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, n. 4 ; t. I, p. 361.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 559

qu'ils ne sont. Duns Scot entend donc bien assurer la possibilité d'une
science du sensible, ou, plutôt, un sensible dont la nature soit telle qu'il
puisse être objet de science. Aristote triomphe ici chez Duns Scot comme
chez Thomas d'Aquin.
On prétend, d'autre part, que l'exemplar qui est dans l'âme est aussi
changeant que l'objet qui le cause, de sorte qu'il n'y a pas plus de science
possible du côté du phantasme que de celui de l'objet. Il se peut, mais
qu'y ferait l'intellection divine? Tout ce qui est subjectivement dans
l'âme est muable comme elle ; puisqu'elle est du créé, son acte même
de connaître est variable et le restera. Si la cause de ses erreurs est dans
sa variabilité, on peut dire qu'à moins de changer sa nature, aucune
illumination ne l'empêchera d'errer.
On dit enfin que les espèces, ou images sensibles, sont les mêmes dans
la veille et dans le rêve, dans la santé et dans la folie, sans que rien en
elles ne nous permette de discerner en quel état nous sommes. Qu'on
l'admette ou non, l'illumination divine n'y changera rien. Si l'espèce
sensible n'est de soi ni vraie in fausse, si elle ne porte en soi aucun
caractère qui permette de reconnaître sa validité, nul concours spécial
de la lumière divine ne nous permettra jamais de discerner en elle le vrai
du faux ni même du vraisemblable. Bref, l'espèce ne deviendra jamais
ce qu'elle n'est pas et si la seule raison qu'on ait d'admettre une illumi
nation spéciale est le désir d'éviter le scepticisme, mieux vaut y renoncer.
Que d'ailleurs Augustin ne puisse être invoqué à l'appui de cette
thèse, Duns Scot ne manque pas de textes pour le prouver. Ils existent
en effet, car Augustin a toujours enseigné que la Vérité scientifique est
accessible à l'homme, que nos sens nous disent vrai touchant le ciel et la
terre, que nous avons la certitude de nos propres actes, si bien que celui
qui veut, sait qu'il veut, sait qu'il le sait et ainsi de suite à l'infini1. Tout

7. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 1, n. 6 ; t. I, pp. 362-364. Cf. Augustin, De Trinilate,


XV, 12, 21, P. L., t. 42, c. 1075 (ne savons-nous pas qu'il y a un océan, des terres, des
villes, etc.) ; c. 1074 (je sais du dedans que je vis et, que je dorme ou que je veille, je
vis) ; ibid. (je veux être heureux, je sais que je le veux et je sais que je le sais) ; XV,
15, 25, c. 1078 (l'âme, parce que toujours présente à elle-même, peut toujours savoir
ce qui appartient à sa propre nature). — Touchant la connaissance sensible proprement
dite, Augustin n'enseigne pas qu'elle induise fatalement l'intellect en erreur, mais
seulement qu'elle n'est pas capable à elle seule de discerner le vrai du faux : « Si igitur
sunt imagines sensibilium falsae, quae discemi ipsis sensibus nequeunt, et nihil percipi
potest nisi quod a falso discernitur, non est judicium veritatis constitutum in sensibus ».
De div. quaesl. 83, q. IX ; P. L., t. 40, c. 13. Duns Scot est d'accord avec Augustin sur
ce point, mais il n'en conclut pas qu'une illumination doive s'ajouter à la lumière
naturelle de l'intellect pour que la connaissance scientifique soit possible. Quant à celui
qui nie qu'aucune proposition soit évidemment certaine, c'est un « protervus », dont
Duns Scot suggère une assez bonne définition : celui qui argumente contre ce dont il
est, au fond, persuadé : « si contendis mecum nullam propositionem esse veram, nolo
560 JEAN DUNS SCOT

ceci est exact, mais il est moins certain que l'authentique esprit de l'augus-
tinisme ne soit pas représenté ici par Henri de Gand. Ce que Duns Scot
veut prouver contre lui, c'est que la nature de l'objet sensible n'est pas
telle qu'elle introduise une cause d'erreur permanente et quasi inévitable,
à quoi saint Augustin avait consenti d'avance, pourvu, précisément,
qu'il y eût collaboration de la lumière divine aux jugements de notre
intellect sur les objets des sens. Les deux argumentations sont donc de
sens contraire. Nulla est veriias sincera exspeclanda a sensibilibus, dit
Augustin ; or, malgré cela, il y a de la science ; donc ce n'est pas du
sensible mais de la lumière éternelle qu'elle nous vient. Augustin reconnaît
qu'il y a de la science, dit Duns Scot ; or il n'y en aurait pas si la nature
du sensible n'était pas telle qu'il puisse être objet de science ; donc
Augustin ne peut avoir soutenu la doctrine de l'illumination spéciale
sous prétexte quod a sensibilibus non sil exspectanda sincera veriias.
S'ils avaient entendu Duns Scot se réclamer d'Augustin sur ce point,
Bonaventure, Matthieu d'Aquasparta, Roger Marston, Jean Peckhara
et plusieurs autres eussent éprouvé une surprise bien légitime.
Ceci ne veut pas dire que Duns Scot soit passé avec armes et bagages
dans le camp d'Aristote, ni que rien, dans sa noétique, ne rappelle le
souvenir d'Augustin. Contre l'erreur des Académiciens, il invoque d'abord
la certitude que nous avons des premiers principes. Les termes des prin
cipes premiers et connus par soi sont identiques, de telle manière que
connaître l'un soit nécessairement connaître l'autre. C'est pourquoi,
lorsqu'il les appréhende, notre intellect trouve dans leur composition de
fait une raison nécessaire de les unir dans son acte. La composition de
ces termes étant inscrite dans leur contenu, il nous est impossible de les
concevoir sans que la même composition se forme nécessairement dans
notre intellect, et cette conformité de la connaissance à l'objet est ce qui
confère son évidence à l'appréhension des premiers principes. C'est
d'ailleurs pourquoi le contraire de ces principes est littéralement incon
cevable : non potesl venire in inlellectu alicujus. Penser que l'être ne soit
pas, ou que le tout ne soit pas plus grand que la partie, c'est ne penser
ni l'être ni le non-être, ni le tout ni la partie. A vrai dire, c'est ne pas
penser, et comme le syllogisme parfait déduit avec certitude les consé
quences à partir des premiers principes, on peut affirmer contre les
Académiciens que la science est possible en vertu de la certitude des
principes et de l'évidence du raisonnement1.

disputare tecum ; constat enim quod tu es protervus, sicut palet in actibus tuis i.
Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 3, n. 15 ; t. I, p. 373.
1. Op. Ox., 1. J, d. 3, q. 4, a. 3, nn. 7-8 ; t. I, pp. 365-366.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 561

Mais si les sens, par qui seuls nous connaissons les termes, errent tous
en les appréhendant, comment notre intellect ne se tromperait-il pas à
son tour dans la connaissance des principes et des conclusions qu'ils en
tirent? Pas nécessairement, car le sens n'est pas cause de ce genre de
connaissance, il en est seulement l'occasion. Lorsque, grâce à la sensation,
l'intellect conçoit deux termes, il peut de lui-même les composer, et s'il
voit que la combinaison de ces termes forme une proposition évidemment
vraie, il y donnera son assentiment en vertu de sa propre lumière, non sur
le témoignage des sens. Je dis que « Socrate est blanc » parce que, voyant
Socrate, je constate que ces deux termes sont unis en réalité. Mais ceci
n'est pas un principe. Pour dire que « le tout est plus grand que la partie »,
je n'ai pas besoin de voir une partie incluse dans un tout. Il me suffît
d'avoir, à partir de sensations quelconques, formé les notions de tout ou
de partie pour savoir que l'une implique l'autre, le tout ne pouvant être
que ce qui inclut des parties, la partie ne pouvant être que ce qui est
inclus dans un tout. Si tous les sens dont nous empruntons ces termes
nous trompaient, ou, ce qui serait pis encore, si les uns nous trompaient
et les autres non, notre intellect ne se tromperait toujours pas touchant
ces principes, parce qu'il disposerait des termes nécessaires pour les
former. Un aveugle né qui recevrait miraculeusement en songe les espèces
sensibles du blanc et du noir, et les aurait encore à son réveil, pourrait
en former par une abstraction de l'intellect cette proposition : « le blanc
n'est pas le noir ». De quelque manière que fussent reçus les termes de
cette négative, elle serait connue avec évidence, parce que leur raison
formelle, telle que l'intellect l'appréhende, est la cause de la vérité1.
Assurés de la valeur des premiers principes et de leurs conséquences
rationnellement déduites, tournons-nous vers la deuxième source de nos
connaissances, qui est l'expérience des singuliers. Pour en tirer des connais
sances certaines, il n'est pas nécessaire que notre expérience les atteigne
tous, ni toujours ; il suffît que nous sachions d'expérience que plusieurs
êtres se comportent la plupart du temps d'une certaine manière, pour
savoir infailliblement qu'il en est toujours ainsi dans tous les êtres de cette
espèce. Cette certitude repose sur une proposition latente en notre âme :
tout ce qui arrive la plupart du temps en vertu d'une cause autre que libre
esi l'effet naturel de celte cause. Proposition évidente à l'intellect, et qui le
resterait même s'il en avait reçu les termes d'un sens erroné, car il serait
contradictoire qu'une cause non libre produisît la plupart du temps des

1. Loc. cil., pp. 366-367. Cf. In Melaph., 1. I, q. 4, nn. 4, 5, 13 et 16, cités dans
Archives..., t. II (1927), pp. 121-123.
562 JEAN DUNS SCOT

effets contraires à ceux qui suivent normalement de sa nature, ou même


d'autres effets que ceux auxquels sa nature l'astreint. Soutenir le contraire
serait détruire la notion même de « cause naturelle » et la réduire à celle
de « cause accidentelle >>, c'est-à-dire de celle qui, justement parce qu'elle
n'exerce pas la causalité déterminée d'une « nature », peut produire par
hasard un effet ou son contraire, et même en produire un ou n'en produire
aucun.
Mais comment peut-on savoir que tel effet particulier provient la
plupart du temps de telle cause? C'est l'expérience qui nous l'apprend.
Supposons que nous trouvions une certaine nature tantôt avec un certain
accident, tantôt avec un autre, et qu'en dépit de cette diversité dans les
accidents, le même effet résulte toujours de la même nature, on en pourra
conclure avec certitude que la cause de cet effet est cette nature elle-même
et non pas l'un quelconque de ces accidents1.
Dans ce genre de connaissance, l'expérience peut d'ailleurs porter soit
sur une conclusion, soit sur un principe. Par exemple, c'est un fait d'expé
rience que la lune est fréquemment éclipsée. Prenons comme conclusion
qu'il y a des éclipses de lune, et demandons-nous quelle est leur cause.
Pour trouver la cause de cette conclusion, la méthode à suivre est
l'analyse (via divisionis). Dans certains cas, on aboutira, à partir de celte
conclusion d'expérience, à des principes immédiatement évidents en
vertu de leurs termes, d'où l'on redescendra vers la conclusion pour la
justifier à partir de ces principes. Ainsi, la conclusion, qui n'était d'abord
connue qu'empiriquement, le sera désormais avec une certitude supérieure,
parce qu'elle le sera comme déduite d'un principe connu par soi. Pour
prendre un exemple plus précis, c'est un principe évident qu'un corps
opaque interposé entre un corps lumineux et un corps transparent
empêchera la lumière d'atteindre ce corps transparent ; si l'on a découvert
par analyse que la terre est un corps opaque interposé entre le soleil et la
lune, on saura, en toute certitude et à partir de sa cause, la raison du fait,
jusqu'alors empiriquement connu, qu'il y a des éclipses.
Mais il peut arriver aussi que l'expérience nous livre un principe, auquel
cas, au lieu de remonter vers un principe évident, on s'en tiendra à une
sorte d'évidence générale. En pareil cas, l'expérience assure que deux
termes sont fréquemment unis dans la réalité, par exemple que «telle

1. Loe. cil., p. 367 : • Quod autem... «. Nous suivons ici l'Opus Oxoniense. Pour un
exposé plus détaillé de la même thèse et fondé sur d'autres textes, voir Avicenne el le
point de départ de Duns Scot, dans Arch. d'hisl. doct. et lilt. du moyen âge, t. II (1927!.
pp. 120-129, ou dans P. RAYMOND, La théorie de l'induction. Duns Scot précurseur de
Bacon, Éludes Franciscaines, t. XXI (1909), pp. 271-278.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 563

espèce d'herbe est chaude ». Comme on ne voit ici aucun moyen de


remonter au delà du fait par la voie de l'analyse, ni par conséquent de
trouver un moyen terme pour relier ce fait à un principe dont on puisse
ensuite le déduire, il faut bien s'en tenir au fait lui-même comme à un
principe premier fondé sur l'expérience. Comment peut-on alors
justifier sa certitude et le garantir contre tout risque d'erreur? En invo
quant cette autre proposition : l'effet régulièrement produit par une cause
autre que libre, est l'effet naturel de cette cause. Garanti par cette règle,
notre principe empirique devient une vérité de science, mais on se trouve
alors au degré le plus bas de la connaissance scientifique. Peut-être
même n'a-t-on pas alors la connaissance nécessaire de l'union actuelle
de ces termes, car on ne sait pas pourquoi une herbe de l'espèce en
question doit nécessairement être chaude ; on sait seulement qu'elle est
apte à l'être. En effet, une propriété de ce genre est un absolu, une chose
autre que son sujet et séparable de lui. Il y a des espèces d'herbes que l'on
classe parmi les « froides » et il y a des causes de chaleur qui ne sont pas
des herbes. On peut donc, en pareils cas, séparer sans contradiction la
propriété de son sujet, et celui qui ne connaît par expérience que le fait
même de leur union, sait seulement qu'il en est ainsi en vertu de leur
nature, non pour quelle cause, dans le cas précis de ces deux termes, il doit
nécessairement en être ainsi1.
La valeur de la connaissance sensible étant assurée, Duns Scot passe à
ce que l'on a nommé depuis l'expérience interne et dont la certitude lui
semble au moins aussi ferme. Nous l'avons déjà rencontrée, à propos de
la connaissance de l'immatériel singulier, appuyée de l'autorité de
saint Augustin. Il est intéressant de noter, pour ne pas fausser la perspec
tive, que Duns Scot l'appuie cette fois sur l'autorité d'Aristote. Parlant
contre Protagoras au livre IV, ch. 6 de sa Métaphysique, le Philosophe
reproche à son adversaire de chercher des démonstrations de tout, môme
des principes, dont la nature exclut pourtant qu'ils soient objets de
démonstration. Partant de cette remarque et l'appliquant à la connais
sance que nous avons de nos actes, Duns Scot fait observer que beaucoup
d'entre eux sont pour nous autant de principes connus par soi. Il use ici
du mot « principe » au sens aristotélicien où, puisque elle est un « point
de départ » premier pour l'acquisition d'autres connaissances, la sensation
est principe. S'il en est ainsi, le fait que «je suis en état de veille » est un

1. Op. Ox., /oc. cit., n. 9 ; t. I, pp. 367-368. Cf. In Melaph., \. I, q. 4, n. 6, texte cité
dans Archives..., t. II, p. 124, note 2.
564 JEAN DUNS SCOT

principe, car il est immédiatement évident et peut devenir l'origine d'une


démonstration.
Il est vrai que c'est un fait contingent, mais tous les contingents ne
sont pas de même ordre. Certains d'entre eux sont premiers, en ce sens
qu'à partir d'eux on peut en établir d'autres et qu'ils jouent en quelque
sorte le rôle de premiers principes dans l'ordre des contingents. L'âme
connaissant par intuition qu'un certain prédicat se trouve en fait uni à
un certain sujet, on considérera comme première en son ordre la propo
sition où, pour la première fois, on voit un certain sujet uni à un certain
prédicat. Ce sujet devient ainsi « sujet premier » de toutes les vérités
contingentes qui se rapportent à la première1. Il faut d'ailleurs que
certaines vérités contingentes soient premières, sans quoi l'on irait à
l'infini dans l'ordre des contingents, ou un contingent suivrait d'une
cause nécessaire, deux suppositions également impossibles2.
Ces intuitions internes sont innombrables. Je sais que je connais, que
j'entends et ainsi de suite, et je le sais chaque fois par un acte complet
en soi parce qu'il est à soi-même son propre terme. Il n'est pas certain
que je voie un corps blanc situé hors de moi et à telle distance, car des
causes d'illusion peuvent entrer en jeu dans le milieu, dans l'organe ou
de bien d'autres manières, mais il est absolument certain que je vois.
Même dans le cas où l'illusion est la plus complète, c'est-à-dire lorsque
l'acte qui se produit en l'absence de l'objet est tel qu'il serait s'il était
causé par l'objet, il y a encore vraiment « vision ». Et si l'illusion, au lieu
de se produire dans les nerfs optiques, se produisait dans l'oeil lui-même,
pourvu que l'impression causée par l'espèce fût telle que celle qui serait
causée par l'objet, il y aurait encore vision8. La certitude de l'acte est

1. Op. Ox., Prol., q. 3, a. 5, n. 13; t. I, pp. 56-57. Cette connaissance est intuitive
parce que, même dans le cas du sens interne, il s'agit d'une connaissance sensible :
« quia primum notum in contingentibus non est nisi per intuitionem extremorum :
ergo primum intuibile, cui insit primum praedicatum primae veritatis contingent.!»,
est primum subjectum omnium veritatum contingentium ordinatarum ». Rappelons
que même l'intuition du sens interne présuppose le phantasme.
2. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 2, n. 10 ; t. I, p. 368.
3. Lot. cil., p. 369. Duns Scot affirme ici que, même sans objet réel correspondant,
nous aurions l'expérience interne d'un acte de vision ou, comme on dirait aujourd'hui,
d'une sensation visuelle. Il cite en exemple de ces verae visiones, les feux que l'on voit,
les yeux fermés, si l'on presse brusquement l'oeil vers le haut. Il ne parle pas,
comme fera Ockham, d'une vision qui serait une connaissance intuitive en dépit
du fait que son objet nihil sil (Cf. Ph. BÛU.NER, The Nolitia Inluiliua of Non-Exitlrnls
Accordingto William of Ockham, dans Tradilio, t. 1(1943), p. 249). On voit d'ailleurs,
dans ce même passage, que G. d'Ockham s'y oppose point pour point à Duns Scot:
« Et ideo differentiae quas dat Johannes inter cognitionem intuitivam et abstractivam :
quod cognitio intuitiva est praesentis et existentis ut praesens et existens est, intel-
liguntur de cognitione intuitiva naturaliter causata, non autem quando superm-
turaliter. Unde absolute loquendo non requiritur necessario ad cog-nitionem intui
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 565

absolue dans les cas de ce genre, bien qu'elle ne garantisse pas l'existence
de leurs objets.
Cette conclusion pose elle-même un autre problème : quelle certitude
avons-nous qu'il existe réellement hors de nous un corps blanc ou chaud
tel qu'il nous apparaît? Cela dépend des cas. Si cet objet peut être connu
par des sens différents et que les jugements de ces divers sens concordent,
on peut être sûr de la véracité de leur témoignage. Non seulement le
témoignage des sens est suffisant en pareils cas, mais on peut le confirmer
par la proposition que nous avons déjà invoquée : « ce qu'une cause
produit régulièrement en est l'effet naturel, si ce n'est pas une cause libre ».
La seule manière raisonnable d'expliquer que le sens soit régulièrement
modifié par une espèce qui soit toujours la môme en présence d'un même
objet, est d'admettre qu'il existe hors de lui un corps dont c'est la nature
que de produire une telle espèce1. Il n'en va pas de même lorsque les
témoignages de nos divers sens ne sont pas d'accord, comme lorsque le
toucher juge droit un bâton partiellement plongé dans l'eau, bien que la
vue le juge brisé. D'une manière générale, tous les objets éloignés, y
compris le soleil, nous apparaissent plus petits qu'ils ne sont. Mais, juste
ment, voici une proposition générale connue de l'intellect, qui permet de
rectifier cette dernière erreur, dont on peut dire que le sens n'est pas la
« cause » mais seulement l'« occasion ». Si mon intellect sait qu'elle est
vraie, ma vue ne me trompera pas sur les dimensions du soleil. Dans le
cas du bâton qui semble brisé dans l'eau, l'intellect ne nous laisse pas
non plus sans défense. Il sait qu'« un corps dur n'est jamais brisé par le
contact d'un corps mou ». Cette proposition n'est-ellc pas plus certaine
que le témoignage de n'importe quel sens? Car la proposition contraire
est en fait contradictoire. Il est absurde de penser que le bâton soit
plus dur que l'eau et que pourtant le seul contact de l'eau puisse le briser.

tivam alia praesenlia, nisi quod possit actum intuitivum terminare ». Or, comme l'a
dit justement S. J. DAY (Intuitive Cognilion..., Saint-Bonaventure, N. Y., 1947,
p. 104) la thèse constante de Duns Scot est que « non oportet objectum in se esse
praesens propter terminationem actus, sed tantum propter causationem >. Et l'on
voit pourquoi. Chez Duns Scot, il y a toujours une espèce intelligible pour terminer
l'acte ; c'est pourquoi la présence de l'objet est requise afin de distinguer l'abstraction
de l'intuition. Chez Ockham, il n'y a plus d'espèces intelligibles pour terminer l'acte,
soit abstractif, soit intuitif ; l'existence de l'objet n'est donc pas absolument requise
pour les distinguer. La notion d'une intuition de ce qui n'existe pas, contradictoire
chez Duns Scot, ne l'est plus chez Ockham.
1. On notera qu'en ce cas, où il s'agit d'une sensation, Duns Scot, maintient que
l'objet présent engendre une espèce sensible : « ergo cum ab isto praesente evenit ut
in pluribus talis immutalio sensus, sequitur quod immutatio vel species genila sit
effectua naturalis talis causae, et ita taie extra erit album vel calidum vel taie quale
iiatmu est repraesentari per epeciem genitam ab ipso ut in pluribus ». Op. Ox., 1. I,
d. 3, q. 4, a. 2, n. 11 ; t. I, pp. 369-370.
566 JEAN DUNS SCOT

Nos sens mêmes nous font voir le contraire, et sur ce point au moins leurs
témoignages s'accordent, car l'œil et la main témoignent pareillement
que le bois est plus dur que l'eau. Si donc l'un des deux sens se trompe
dans quelque cas particulier, l'intellect a le moyen d'en juger par un
jugement plus certain que l'acte de n'importe quel sens1.
En somme, et pour en finir sur ce point, la connaissance empirique
possède une certitude propre qui peut être transformée en certitude
actuelle grâce fi l'application d'un principe général posé par l'intellect.
On obtiendrait donc la hiérarchie suivante des divers ordres de connais
sance, en allant de la moins parfaite à la plus parfaite : certitude sensible
immédiate en cas d'accord des témoignages des sens ; certitude de la
science expérimentale lorsque l'intellect garantit le témoignage des sens
par le principe général de la constance des actions causales naturelles ;
certitude scientifique parfaite, a priori et par la cause, lorsque l'intellect
peut découvrir un moyen terme qui permette de dire pourquoi l'efTet
produit doit nécessairement se produire tel qu'il se produit. Duns Scot
fait donc largement confiance au sensible, et ce n'est pas surprenant, car
sans nier la mutabilité essentielle de ses objets, il maintient la stabilité
de leurs « natures ». En somme, Avicenne vient ici faire équilibre à
saint Augustin, car ce n'est pas la mulabilitas augustiniennc de l'objet
sensible, c'est sa nalura a"icennienne qui agit sur le sens2, offrant à

1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 5, a. 2, n. 11 ; t. I, p. 370. C'est finalement toujours l'intellect


qui juge en dernier ressort. Si les sens sont en désaccord, il joue le rôle d'arbitre ; mais
môme si leurs témoignages s'accordent, il le confirme par une lumière plus certaine
encore que la leur : « etiam ubi sensus percipit conjunctionem singularium terminorum
in re, adhuc certius adhaeretur principio complexo per naturale lumen intellectus
quam propter aliquam apprehensionem sensus • ; voir les textes cités dans Avicenne
et le point de départ de Duns Scol, art. cit., pp. 123-124. La connaissance expérimentale
a sa valeur et sa certitude propres ; elle n'est pourtant jamais « sufficiens causa ad
generandam artem vel scientiam... sed tantum coadjuvans et occasio >, In Melapk..
1. I, q. 4, n. 6 ; art. cit., pp. 123-124. Cf. In Melaph., \. I, q. 4, n. 13 : « Intellectus judicat
de actu sensus per notitiam ab actu sensus acceptam occasionaliter, vel quoad apprehen
«ionem simplicium, vel quoad compositionem principiorum et conclusionum », arl. cit..
p. 123. Il ne s'agit pas ici d'un occasionalisme de la connaissance sensible. Duns Scot
ne dit pas que la présence de l'objet ne soit que l'occasion de la sensation. Au contraire
on sait que dans sa doctrine l'objet agit directement sur l'âme par le phantasme dont
il est cause naturelle. Si l'on voulait parler d'occasionalisme à ce propos, il ne pourrait
«'agir que de celui de la connaissance sensible par rapport au jugement de l'intellect.
Autant dire que le mot désignerait alors tout autre chose que son sens normal.
2. Bien entendu, cette perspective de l'historien n'est pas celle de Duns Scot lui-
même. Il objecterait que, même chez Augustin, l'objet n'agit pas par sa mutabilHat,
et que lui attribuer cette position serait le confondre avec Heraclite, déjà réfuté par
Aristote dans sa Métaphysique, IV, 5, 1010 a. Duns Scot aurait raison, mais il renforce
Augustin par Avicenne en ajoutant que, dans le sensible, la cause active de la connais
sance est la nature immuable de l'objet changeant : « Non sequitur ergo : si objectuni
est mutabile, ergo quod gignitur ab eo non est repraesentativum alicujus sub ratione
irumutabilis, quia mutabilitas in objecte non est ratio gignendi, sed natura ipsiu»
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 567

l'intellect une « occasion » faite pour lui d'exercer son jugement sur cette
donnée de la sensibilité.
Ayant ainsi prouvé que la connaissance certaine est possible ex puris
naluralibus, Duns Scot reste en présence d'un dernier problème : comment
la lumière éternelle intervient-elle dans les opérations de l'intellect qui
connaît la vérité? Que la lumière incréée soit nécessairement requise
comme une cause éloignée qui, avec l'intellect et l'objet, produit la
connaissance vraie, tout le monde en tombe d'accord. D'autre part,
propler verba Augustini, il faut bien concéder que les vérités éternelles
sont vues, connues, appréhendées par l'intellect in regulis aelernis,
c'est-à-dire dans les idées divines. Enfin, Duns Scot a si peu l'intention
d'esquiver le problème, qu'il commence par nier qu'on puisse voir le vrai
dans l'idée divine sans la voir elle-même : falsum est quod ponilur in
opinione, scilicel exemplar aeternum esse rationem cognoscendi, non cogni-
tum1. Il s'agit en somme de savoir comment la lumière incréée peut être
cause éloignée de notre connaissance vraie et comment nous pouvons
voir le vrai dans les règles éternelles, en les voyant elles-mêmes, mais
sans voir Dieu.
Duns Scot trouve un secours précieux dans sa propre interprétation
de la nature des idées divines. Nous avons d'ailleurs annoncé, en exposant
celle-ci, quel rôle décisif elle jouerait au moment de résoudre le problème
de l'illumination, mais il convient à présent d'ajouter que ce rôle lui-même
jette un jour des plus vifs sur le sens précis de la distinction formelle
introduite par Duns Scot entre Dieu et ses idées. Il faut bien que cette
distinction soit autre que verbale ou même de raison, pour qu'elle puisse
fournir la solution de notre problème.
Tous les intelligibles doivent leur être intelligible à l'acte de l'intellect
divin et toutes les vérités y brillent d'elles-mêmes, car en les connaissant
Dieu connaît du môme coup toutes leurs relations possibles. Comme nous
l'avons dit en son lieu, la connaissance divine s'étend par là à toutes les
vérités nécessaires, qu'il voit dans les idées comme dans les objets de

objecti quod est mutabile ; genitum igitur ab ipso repraesentat naturam per se ; quia
est per se ratio gignendi ipsum ; igitur si nalura unde natura habeat aliquam immuta-
bilem habitudinem ad aliud, illud aliud per suum exemplar, et illa natura per suum
exemplar repraesentantur ut immutabiliter unita, et ita per duo exemplaria (se.
species) genita a duobus mutabilibus, non in quantum mutabilia sed in quantum
naturae, potest haberi notitia immutabilis unionis eorum. Patct etiam quod per
repraesentativum in se mutabile potest repraesenlari aliquid sub ratione immutabilis,
quia essentia Dei sub ratione immutabilis repraesentatur intellectui per aliquid omnino
mutabile, sive illud sit species, sive actus >. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 3, n. 13 ; t. I,
p. 371.
1. Op. Ox., 1. I, d. 3, q. 4, a. 4, n. 16 ; t. I, p. 374.
568 JEAN DUNS SCOT

son intellect. Pourquoi parlons-nous ici de « vérités »? Parce que les idées
sont les objets « seconds » de cet intellect et qu'elles sont en effet des
« vérités », en tant qu'elles sont conformes à leur modèle, qui est l'intellect
divin lui-même. Ces idées sont lumière, parce qu'elles sont révélatrices
de leurs propres quiddités ; elles sont en outre nécessaires, comme l'essence
et l'intellection divines qui les produisent ; enfin, et pour la même raison]
elles sont éternelles, mais elles ne le sont que relativement, parce que
l'éternité est une condition de l'être, et que ce qui n'a qu'une existence
relative ne peut avoir que l'éternité d'un être relatif : sed aeternae sunl
secundum quid, quia aelernilas est condilio existentis, et illa non habenl
exsistentiam nisi secundum quid1. On peut donc répondre, en un premier
sens, que nous voyons dans la lumière éternelle, c'est-à-dire dans « l'objet
second de l'intellect divin », qui est la vérité et la « lumière éternelle » au
sens qui vient d'être défini.
Augustin dit encore que nous voyons les règles éternelles « écrites
dans le livre de cette lumière que l'on nomme vérité »2. Et il a pleine raison
cette fois encore, car ces vérités sont inscrites dans l'entendement divin
en tant qu'il les contient. Le livre lui-même n'est pas vu, mais on voit
les quiddités ou vérités qui s'y trouvent inscrites, et l'on peut dire que
notre propre intellect voit ces vérités dans la lumière éternelle, c'est-
à-dire dans ce livre, comme dans ce qui contient son objet ; ou même qu'il
les voit dans ces vérités elles-mêmes, qui sont la lumière éternelle seconde
ou relative, comme dans ses objets. En effet, les idées divines sont
vraiment la lux aeterna secundum quid et c'est les voir que de voir en elles.
Il semble d'ailleurs qu'Augustin ait eu l'une et l'autre explication dans
la pensée, car il a dit « que la notion d'un corps carré demeure incorrup
tible et immuable »3. Or nous avons cette notion, et pourtant elle ne peut
demeurer incorruptible et immuable que comme objet second de l'enten
dement divin.
On objectera sans doute à cela : si nous ne voyons pas les idées dans
l'entendement divin parce que nous ne voyons pas l'entendement divin
lui-même, comment pouvons-nous les voir dans la « lumière incréée »,
puisque nous ne les voyons que dans cette lux aelerna secundum quid,
qui n'existe que dans la lumière incréée de l'entendement divin qui la
connaît? En d'autres termes, il ne faut pas nous refuser la vue de
l'intellect divin et nous accorder celle de la lumière incréée, car ces deux
noms désignent la même chose.

1. Op. Ox., 1. 1, d. 3, q. 4, a. 5, n. 18 : 1. 1, p. 376.


2. AUGUSTIN, De Trinilate, 1. XIV, 15, 21 ; P. L., t. 42, c. 1052.
•J. Op. cit., XII, 14, 23 ; P. /.., t. 42, c. 1011.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 569

C'est à cette objection que répond la troisième manière de définir


l'illumination divine. Revenons d'abord à cette thèse fondamentale, que
les idées divines n'ont d'autre être (esse) que celui d'un objet second de
l'intellect divin, c'est-à-dire l'être tout relatif qui consiste à « être connu ».
Or un être relatif (secundum quid) ne peut exercer aucune action qui
vienne de lui-même ; s'il en exerce une, ce ne sera pas en vertu de son
être, mais en vertu de l'être dont il tient le sien. Il n'appartient donc à ces
objets seconds de l'entendement divin de mouvoir notre intellect qu'en
vertu de l'être absolu de l'entendement divin, dont ils tiennent leur être
relatif. Ainsi donc, nous voyons dans la lumière éternelle relative comme
dans notre objet prochain, mais nous voyons dans la lumière incréée
comme dans la cause prochaine en vertu de laquelle l'objet prochain
meut notre intellect. On pourrait d'ailleurs dire la même chose autrement,
en restant dans ce troisième sens. Nous voyons dans la lumière incréée
« comme dans la cause prochaine de l'objet en lui-même » ; car l'enten
dement divin donne par son acte à cet objet son être intelligible ; il lui
donne d'être tel objet intelligible ; bref, il lui donne sa nature même
d'objet, qui lui permet de mouvoir notre intellect à telle connaissance
certaine déterminée. En somme, cette troisième manière de parler revient
à dire qu'on voit une cause quand on en voit l'effet, parce que, dans
l'effet, on voit sa cause. C'est comme lorsqu'on dit : nous connaissons
« dans la lumière de l'intellect agent ». Cela ne signifie pas que nous
connaissions cette lumière elle-même, c'est-à-dire qu'elle soit pour nous
un objet de connaissance, mais bien qu'elle est la cause active qui rend
l'objet intelligible en acte, ou en vertu de laquelle l'objet meut notre
intellect, ou les deux à la fois. Or il se trouve précisément que l'intellect
divin exerce à l'égard du nôtre cette double causalité. Vraie « lumière
incréée », il produit d'abord les objets seconds à l'être intelligible en
produisant les idées et toutes les vérités nécessaires qui en résultent.
C'est donc bien lui qui produit les objets intelligibles, mais c'est en outre
par lui qu'une fois produits ces objets seconds meuvent en fait notre
intellect, et ces deux causalités réunies constituent la troisième raison
pour laquelle on peut dire que nous voyons vraiment « dans la lumière
éternelle » de l'entendement divin1.
Duns Scot est ici sur un terrain dont il a complètement fait le tour.
Sa pensée y est achevée et capable de justification exhaustive. Lorsque
on objecte que, si Dieu est cause active de notre connaissance intellec
tuelle, c'est-à-dire d'un objet qui, pour lui, est une production ad extra,

1. Op. Ox., l. l, d. 3, q. 4, a. 5, n. 19 ; t. I, p. 377-378.


570 JEAN DUNS SCOT

il faut que ce soit sa volonté qui cause notre connaissance, toutes les
thèses maîtresses de la théologie scotiste entrent en jeu pour réfuter
cette inférence. C'est en quelque sorte comme antérieur à sa volonté
(c'est-à-dire : antérieur d'une antériorité de nature) que l'entendement
divin produit ces objets à l'être intelligible. En ce qui les concerne, il est
donc une cause purement naturelle, car Dieu n'est cause libre qu'à l'égard
de ce qui présuppose un acte quelconque de sa volonté. C'est pourquoi la
coopération des vérités éternelles à notre connaissance produit elle-même
un effet naturel. En d'autres termes, la causalité divine qui les produit
étant celle d'une nature, elles agissent à leur tour sur notre intellect à
la manière d'une cause naturelle afin de produire un effet naturel-
Appréhendées et composées, elles sont causes que l'intellect qui les
appréhende et les compose se conforme à ses modèles. Il dépend de la
volonté de Dieu que notre intellect conçoive ou non les termes d'une propo
sition ou que, les ayant conçus, il compose ou non ces termes, mais que,
s'il les compose, leur composition soit telle que les termes de la propo
sition l'exigent, c'est à quoi la volonté divine n'a rien à faire. La compo
sition de ces termes ne dépend que de ces termes ; elle résulte nécessai
rement de leur être intelligible, tel que Dieu l'a naturellement produit
par son intellect.
Il ne saurait donc être ici question d'aucune influence « spéciale » de
Dieu, et l'on ne voit pas qu'Augustin lui-même l'ait tenue pour néces
saire, car lorsqu'il parle de « voir dans les règles éternelles », ces exemples
sont toujours des vérités nécessairement évidentes en vertu de leurs
termes. C'est d'ailleurs dans les cas de ce genre que l'action de la cause
éloignée comme de la cause prochaine est suprêmement nécessaire pour
que l'effet soit produit. Il faut que l'intellect de Dieu meuve le nôtre à
ces objets et qu'à leur tour ces objets, causes prochaines de l'intellection,
meuvent notre intellect à les unir. Sans doute, il n'est pas nécessaire que
nous percevions ces termes, mais, si nous les percevons, il est nécessaire
que nous les composions ensemble comme leur nature l'exige.
On pourrait peut-être discuter la question de savoir si l'influence
générale de Dieu coopérant à l'appréhension et à la composition des
termes est nécessaire d'une « nécessité naturelle ». Duns Scot ne semble
pas penser que cette influence s'exerce avec une nécessité naturelle, mais,
qu'elle soit simplement générale ou générale et nécessaire, ce n'est pas
d'une «illumination spéciale» qu'il s'agit1.

9. Loe. cit., n. 20 ; t. I, pp. 378-379. — Au n. 21, p. 379, Duns Scot se livre à l'exésrèse
de textes augustiniens pour établir que les règles éternelles ne font pas voir aux chrétiens
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 571

C'est dire que la lumière divine luit également sur tout homme venant
en ce monde. Il est vrai que certains textes d'Augustin donneraient à
penser que peu d'hommes atteignent ces raisons intelligibles et que les
âmes pures sont seules capables de s'élever jusque-là1. Ce sont des passages
difficilement assimilables pour une ingéniosité moindre que celle de
Duns Scot. Il est vraiment ici dans une impasse plotinienne, mais son
aristotélisme trouve moyen d'en sortir. C'est un moyen extraordinaire,
car, Augustin affirmant que l'âme raisonnable seule peut voir les idées,
et encore non omnis el quaelibel, sed quae sancta el pura fuerit, Duns Scot
déclare tranquillement qu'il ne s'agit pas ici d'une âme pure de vices,
mais d'un intellect assez exercé à la réflexion métaphysique pour être
capable d'appréhender les essences en elles-mêmes et à part de leurs
accidents. C'est en effet de quoi peu d'esprits sont capables. Dites que
« le tout est plus grand que la partie », la plupart penseront le tout comme
un tas de pierres ou un morceau de bois. Or il est accidentel à la propo
sition que le tout soit de pierre, de bois ou d'autre chose et saisir cette
vérité générale sous l'une quelconque de ses formes accidentelles, c'est
n'appréhender qu'une vérité par accident. Pour appréhender une vérité
pure, cette sincera verilas dont parle Augustin, il faut d'abord concevoir
des termes purs ; car les vérités pures sont précisément telles en raison
de la pureté de leurs termes, c'est-à-dire en tant que ceux-ci sont abstraits
de tout ce qui leur est uni par accident : « Peu de gens atteignent les
raisons éternelles, parce que peu ont des intellections par soi, mais
beaucoup ont de ces concepts par accident ». Pourtant, ne croyons pas
que ce petit nombre se distingue des autres parce qu'ils reçoivent une
illumination spéciale ; ils sont simplement mieux doués. Leur intellect
est plus capable d'abstraction ou plus perspicace ; ou bien ils font plus
de recherches que les autres, car de deux esprits également doués, l'un,
qui cherche davantage, finira pas saisir ces quiddités que l'autre ne
connaîtra jamais2.

les articles de foi, mais font voir les vérités naturelles aux païens (De Trinilate, IV,
15, 20 ; P. L., t. 42, c. 901-902). En outre, elles ne font voir aucune vérité contingente,
mais toujours des vérités nécessaires (De Trinilale, IV, 16, 21, c. 902 et IX, 6, 9, c. 966).
Si, dans le cas de la foi et des contingents où une illumination spéciale semblerait
requise, il n'y a pas d'illumination, c'est donc qu'il n'y en a pas du tout.
1. Augustin, De Trinilale, XII, 14, 23 ; P. L., t. 42, c. 1010 ; et De div. quaesl. 83,
q. 46, n. 2 ; P. L., t. 40, c. 30.
2. Op. Ox., I. I, d. 3, q. 4, a. 5, n. 22 ; t. I, p. 380. — Voir, à la suite de ce texte,
l'audacieuse exégèse du passage d'Augustin (De Trinilale, IX, 6, 11 ; P. L., t. 42,
c. 966) où celui qui voit le vrai se trouve, pour ainsi dire, comme il arrive qu'on soit en
haute montagne : la lumière pure du soleil au-dessus de soi et d'épais nuages sous les
pieds. C'est vrai, dit Duns Scot : celui qui n'a que des concepts par accident se trouve
dans le brouillard de la vallée, « sed qui separat quidditates intelligendo praecise eas
572 JEAN DUNS SCOT

Reste une quatrième manière d'entendre la vision des vérités néces


saires dans les règles éternelles. Elle marque l'extrême limite de l'effort
qu'étant donné ses principes Duns Scot peut faire pour rejoindre Augustin.
En ce dernier sens, « les vérités pures sont connues dans la lumière éternelle
comme dans uri objet éloigné connu ». Cet objet éloigné est la « lumière
incréée », principe premier de tous les objets de connaissance et fin
dernière de toutes les opérations ou actions. C'est donc d'elle que dérivent
les principes spéculatifs aussi bien que pratiques. Aussi la connaissance
de tout, que ce soit dans l'ordre de la spéculation ou dans celui de l'action,
est-elle toujours plus parfaite et plus pure, lorsqu'elle doit ses principes
à sa connaissance de la lumière éternelle (a luce aeierna cognila), que
lorsqu'elle découle de principes du même genre que ses objets. Elle est
alors supérieure à toute autre connaissance, et telle est précisément la
manière dont les théologiens connaissent tout. Le mathématicien sait
que le triangle a trois angles parce qu'il sait que telle est sa nature, mais
le théologien sait que le triangle a trois angles parce qu'il est une certaine
participation de Dieu et qu'exprimer en quelque sorte la perfection divine
est sa raison d'être dans l'ordre général de l'univers. Le théologien connaît
donc le triangle de manière plus noble que le mathématicien. Mais ce qui
est vrai de la connaissance spéculative l'est aussi de la connaissance
pratique, car le moraliste sait qu'il faut vivre avec tempérance en vertu
de cette règle morale qu'on doit toujours faire ce qui est le plus honorable ;
mais le théologien sait qu'il faut pratiquer cette vertu pour conquérir
la béatitude suprême, c'est-à-dire atteindre l'essence même de Dieu.
Voilà ce que veut nous faire entendre Augustin lorsqu'il parle de luce
increata ut cognila et que, nous invitant à lever les yeux vers elle, il nous
explique ensuite pourquoi nous ne pouvons la regarder en face. Quae
igilur causa esl cur acie fixa ipsam videre non possis, nisi inftrmilas1^
On a reconnu le texte. C'est celui que Duns Scot invoque régulièrement.

conceptu per se, quae tamen relucent in phantasmate cum multis aliis accidentibus
adjunctis, ipse habet phantasma inferius, scilicet aerem nebulosum, et ipse est in
monte in quantum cognoscit illam veritatem, et videt verum supra, ut istam veritatem
superiorem in virtute intellectus increati, quae est lux aeterna » (toc. cil., p. 381).
L'augustinisme de Duns Scot a des limites. Son aristotélisme aussi, car il estime que si
Arislote a prouvé que les Idées ne sont pas nécessaires pour expliquer la génération,
.il n'a pas prouvé qu'elles soient impossibles. Cf. In Mctaph., 1. VII, q. 11, n. 4.
1. AUGUSTIN, De Trinitate, XV, 27, 50; P. L., t. 42, c. 1097. La suite du texte est
bien connue : « Et quid tibi eam (se. infirmilatem) fecit, nisi utique infirmitas ? Quis
ergo sanat omnes languores tuos, nisi qui propitius flt omnibus iniquitatibus tuis î ».
La thèse si Ion laquelle le théologien connaît mieux le triangle que ne fait le géomètre,
rejoint cette autre, qu'en un sens la théologie traite de tout, * quantum ad aliquas
relationes quas habent omnia ad Deum », Hep. Par., Prol., q. III, quaestiuncula 5,
n. 18.
CONNAISSANCE ET ILLUMINATION DIVINE 573

discute et interprète lorsqu'il s'agit de dire pourquoi, dans son état


présent, l'intellect humain doit se contenter d'une connaissance abstrac-
tive de l'intelligible, dont il a temporairement perdu l'intuition. Ce specta
cle est extraordinaire et l'on trouverait difficilement un observatoire plus
favorable pour mesurer d'un regard la distance qui sépare la patristique
de la scolastique. Chez Augustin, dans les textes mêmes que cite
Duns Scot, il n'est question que d'une âme alourdie par un corps lui-
même alourdi par le péché, mais qui s'efforce, avec la grâce de Dieu et
par une ascèse héroïque, de regagner pour de rares instants l'intuition
pure de la lumière intelligible. Plotin lui-même, Augustin n'en doute pas,
y était quelquefois parvenu. Ici, la science théologique remplace l'intuition
du vrai dans les règles éternelles. C'est elle qui emprunte ses principes de
la « lumière éternelle » et, rattachant tous les êtres à la cause première
dont ils sont les symboles, permet à notre intellect d'atteindre la « lumière
incréée » comme son objet lointain. L'abstraction des « quiddités »,
purifiées de leurs accidents par un intellect rompu à l'ascèse métaphysique,
s'insère dans les phrases du De Trinitate où la fine pointe de la pensée
tente de percer l'épaisse croûte d'images dont la dureté l'écache, mais qui
s'est lentement accumulée sur elle tandis qu'avec une prodigalité folle
elle usait sa propre substance à les former. Infirmitas, iniquitas, dit
Augustin, mais c'est de sa propre histoire qu'il parle. Répétés par
Duns Scot, ces mêmes mots résument l'état présent de l'homme en général
et rappellent l'une de ses causes principales. Ils disent pourquoi, pro
statu isto, le métaphysicien trouve si difficile d'atteindre au moins des
essences abstraitement pures à défaut des intuitions intelligibles qui lui
sont désormais interdites. Mais le théologien gravit la montagne et dans
la lumière plus pure des sommets il pressent, au delà des essences, la
secrète présence de leur Cause. Pourquoi, sur ce haut lieu, penserait-il
encore aux philosophes? Si nous pouvions savoir comment la spiritualité
de saint Augustin, sans rien perdre de la foi qui l'inspirait ni de la charité
qui l'animait, s'est réincarnée dans cette théologie passionnée d'intellec-
tion, nous serions bien près de comprendre le bienheureux Duns Scot.
Nous finirions peut-être aussi par donner un sens concret au mot « scolas
tique ». Mais on n'intéresserait guère les historiens et pas du tout les
philosophes en leur disant qu'au fond, toutes ces grandes fabriques
intellectuelles que nous a laissées le mpyen âge furent des inventions de
l'amour.
CHAPITRE IX

LA VOLONTÉ

Deux forces dominent le domaine de l'être et s'en partagent l'empire,


la nature et la volonté. Dans le règne de la nature, tout est permanence,
stabilité, nécessité. Dans celui de la volonté, tout est vie, devenir, mou
vement, contingence. Ce ne sont pourtant pas deux forces juxtaposées
ni, et moins encore, opposées par un antagonisme irréductible. L'une
d'elles provient de l'autre et, chose remarquable, c'est la liberté qui naît
de la nature dans le cas unique de l'être divin, mais elles se distinguent
dans tout le reste1.
Qu'est-ce qu'une motion naturelle? C'est toute motion qui précède
un acte de volonté, et il n'y a pas de milieu : Omnis aclus praecedens
aclum voluniatis est mère naturalis. Ou encore : Maxime molio volunlalis
est non naturalis*. Or il est impossible qu'une motion volontaire soit

1. Nalura peut se prendre, au sens large, comme s'étendant à tout ce qui est. En
ce sens, même la volonté est une « nature », et si elle se trouve vouloir nécessairement
un objet, elle le veut d'une nécessité « naturelle >. C'est le cas de la volonté de Dieu
même qui, étant parfaite, ne peut pas ne pas vouloir quelque chose, ne peut pas ne
pas vouloir le souverain Bien, etc. — Au sens strict, nalura et libertas sont au contraire
opposées comme les deux divisions premières de la cause efficiente, et c'est en ce sens
que Duns Scot les entend ici : Quodl., XIV, 13. Cf. ARISTOTE, Physique, II, 5, 196 b 18-
22, qui, dans la pensée de Duns Scot, rejoint AUGUSTIN, De civitale Dei, \. V, cap. 9.
Le hasard (forluna), est ce qui arrive sans intention de la nature ni de la volonté ;
les Catholiques l'attribuent, en fait, à la Providence : Quodl., XXI, n. 3 et 8. — Sur
le caractère * vital » de l'acte volontaire, Quodl., XVI, n. 18.
2. « Iste autem modus eliciendi operationem propriam non potesl esse in génère
nisi duplex. Aut enim potentia ex se est determinata ad agendurn ila quod, quantum
est ex se, non potest non agere quando non impeditur ab extrinseco ; aut non est ex
se determinata, sed potest agere hune actum vel oppositum actum, agere etiam vel
non agere. Prima potentia communiter dicitur natura, secunda dicitur voluntas.
Unde prima divisio principiorum activorum est in naturam et voluntatem ». In Metaph.,
1. IX, q. 15, n. 4. Cf. n. 6. En ce sens, • voluntas est principium activum distinctum
contra totum genus principiorum activorum quae non sunt voluntas, per oppositum
modum agendi », /oc. cit., n. 8. Cette distinction, énergique au point d'être une opposi
tion, n'empêche pas que la première motion soit nécessairement celle d'une nature,
non d'une volonté : « Motio omnino propria in entibus est necessario naturalis, quia
omni motioni voluntatis est alia praesupposita. Et si aliqua motio in entibus est non
naturalis, maxime motio voluntatis est non naturalis ». Quodl., q. XIV, n. 14.
LA VOLONTÉ 575

absolument première. La motion absolument première ne peut être


que naturelle, car de là qu'elle tend vers un objet, toute motion volon
taire en présuppose au moins une autre : celle, toute naturelle, de l'objet
qui meut l'intellect. Si donc il existe une motion qui n'en présuppose
aucune autre, ce ne peut être qu'une motion naturelle. Enfin, si l'on se
demande quel peut être cet objet, il faudra répondre qu'il ne peut être
qu'infini, fini, ou un objet infini qui inclut du fini. Or le fini présuppose
l'infini et non point inversement. Il est donc impossible que la première
de toutes les motions naturelles ait un objet fini ou mêlé de fini. Elle ne
peut avoir pour objet que l'infini pur et simple, le simpliciler infinilum.
Supposons, à présent, qu'appliquant à Dieu ces distinctions, nous lui
étendions improprement le terme de motio, on obtiendra les conséquences
que voici.
Le premier moteur, source absolument première de toute motion, est
l'essence divine, et le premier mobile est l'entendement divin. En effet,
l'essence de Dieu étant le premier objet de son intellect, la motion qui
est absolument la première de toutes est la motion naturelle de l'intellect
divin par son effet premier. Quel est l'effet de cette motion? Puisqu'elle
est naturelle, elle s'exerce infailliblement sur le mobile. Nous aurons donc
nécessairement une Personne, principe d'une opération immanente qui
consiste à connaître sa propre essence d'une connaissance éternelle et
parfaite et à l'engendrer comme un Verbe. Cette production n'est pas
immanente quant à son terme mais, en tant qu'opération, elle l'est complè
tement. Telle est la première action purement naturelle, car cette géné
ration du Verbe par le Père est une aclio mère naluralis et son terme est
absolument premier, puisque c'est l'infini. Si l'on se souvient qu'exercer un
acte d'intellection, c'est « dire », parler, on peut conclure que « la motion
absolument première consiste à évoquer, pour ainsi dire, l'intellection
dans l'intelligence du Père, et que la suivante est d'engendrer le Verbe »*.
Exercer un acte d'intellection et l'exprimer dans un Verbe (intelligere et
dicere), telles sont les deux motions, purement naturelles l'une et l'autre
qui précèdent tout le reste. S'il y a quelque part chez Duns Scot du
« volontarisme », ce ne saurait être en Dieu, et si l'on pense que, dans sa
doctrine, il est contradictoire qu'un mouvement de volonté soit absolu
ment premier, on se demande même où ce volontarisme pourrait être?
Le plus sage est que l'on cesse d'en parler2.

1. c Primum motivum motione naturali est essentia divina, ut est primum objectum
intellectus sui... ; motio omnino prima est elicere, vel quasi elicere intellectionem in
intelligentia paterna, et huic proxima est gignere Verbum >. Quodl., XIV, n. 14.
2. Il est à peine croyable que des théologiens, catholiques aussi bien que protestants,
il
576 JEAN DUNS SCOT

C'est seulement ensuite — d'une postériorité de nature — qu'intervient


la volonté. Puisque le volontaire s'oppose au naturel, cette nouvelle motion
ne s'exerce pas à la manière d'une nature. Comme celle de l'intellect, elle
est double : où l'intellect intelligit, la volonté amiil, et au Verbe exprimé
par l'intellect du Père correspond l'Amour qui procède de l'une et l'autre
personne divine. Pourtant, dans ce cas unique, nous ne sortons pas de
la nécessité. Comme il a été dit à propos du problème des Idées, l'intellec-
tion divine s'étend immédiatement à la totalité des intelligibles et à
l'infinité de leurs relations nécessaires, mais elle s'arrête là, précisément
parce que la vérité des contingents présuppose un choix volontaire et
libre, faute duquel nulle proposition portant sur eux ne peut être vraie1.

aient répandu la légende mise en circulation au moins depuis F. C. BAUR (Die ehrislliche
Lehre von der Dreieinigkeil and Meruchwerdung Galles, II Teil, Tûbingen, 1842, pp. 642-
656), qui fait soutenir par Duns Scot, que l'essence de Dieu, l'esprit absolu, n'est pas
la pensée comme l'avait enseigné Thomas d'Aquin, mais « le vouloir absolu, l'arbitraire
pur >. On trouvera pourtant une liste d'auteurs en faveur de cette opinion dam
Parth. MINCES, O. F. M., Der Gottesbegriff des Duns Scolus auf seinen angeblich
Exzessiven Jndelerminismus, Wien, 1907, pp. 1-4. L'un des plus savoureux est celui
de Vacant : « Scot ne dira donc pas, avec saint Thomas, que Dieu est parce qu'il doit
être, suivant l'intelligence qu'il a de lui-même ; il dira que Dieu doit être parce qu'il
veut être » (Compte rendu du IV Congres scientifique internai, de» Catholiques tenu à
Fribourg, 3« sect., Fribourg, 1898, p. 642). C'est manquer à la fois saint Thomas et
Duns Scot. Le P. Minges a définitivement réfuté cette erreur, qu'on peut bien dire
Inexplicable, s'agissant d'une théologie dont le primat absolu de l'essence en Dieu est
le fondement même. Rappelons un seul texte, qui suffit : • Recte ergo in divinis, in
comparatione ad essentiam tamquam ad entitatem simpliciter primam et absolutam,
considerutur omnis ordo cujuscumque sive quorumcumque, quae in divinis sunt ».
Quodl. q. I, n. 3. On s'explique difficilement, après cela, qu'un aussi remarquable
historien que R. Seeberg ait pu écrire : t Duns hat Gott aïs den absoluten geistigen
Willen vcrstanden >, Die Théologie des J. Duns Scotus, p. 654.
I. Le premier intelligible, dit Duns Scot, « natnraliter movet et per consequens
necessario ad cognitionem cujuscumque quod est possibile naturaliter et necessario
cognosci ; hujusmodi est quodcumque objectum simplex, et etiam quodcumque
complexum verum necessarium ; non autem taie est aliquod complexum de existentia
contingentis, quia non est natum esse determinatum ad veritatern •, Qtiodl., XIV,
n. 16. Rappelons que la motion contingente se fait selon l'ordre suivant : I» la
volonté divine se détermine, ad intra, à vouloir l'une des deux parties de l'alternative
contingente ; 2° « secundo, ex hoc, intellectus videns islam determinationem voluntatis
infallibilem, novit hoc esse futurum » ; 3° suit enfin la molio ad extra qui, dépendant
elle aussi du choix libre de la volonté divine est tout entière contingente et immédiate
ment dépendante de la volonté comme de son principe (ibid.). C'est d'ailleurs la
raison profonde pour laquelle, si elle n'a pour cause la nature des choses, notre connais
sance de Dieu ne peut être causée par sa nature, mais seulement par sa volonté :
* Nullum igitur intellectum creatum movet essentia (se. divina) tanquam rnotivum
per modum nalurae, sed omnera intellectionem illius essentiae, quam non causât
aliquid creatum, causât immédiate voluntas divina • (ibid.). La volonté de Dieu peut
seule faire connaître son essence nécessaire à notre intellect contingent : t Essentia
divina est motiva immédiate sui intellectus, sed non intellectus creati, quia intellectus
divinus est primum mobile omnino, et ideo primo movetur a prima forma motiva, et
nihil aliud est immédiate mobile a prima forma motiva », Quodl., XIV, n. 17. D'où
nécessité d'une révélation, point de départ de l'œuvre du théologien. La coupure qui
passe entre l'essence de Dieu et l'homme est là, tracée par la volonté libre de Dieu. —
LA VOLONTÉ 577
Toute volontaire qu'elle est, la procession du Saint-Esprit, qui est
amour, n'en est pas moins nécessaire, mais sa nécessité résulte d'un acte
souverainement libre, auquel elle est simplement consécutive. Ce qui fait
qu'un acte ne soit pas libre n'est pas qu'il soit nécessaire, mais qu'il le
soit en vertu d'une contrainte exercée du dehors : la « nature » exerce
une telle contrainte et c'est pourquoi son acte n'est jamais libre ; mais
même une action nécessaire reste libre lorsque sa nécessité découle
d'une volonté irrévocablement fixée sur son objet. Un homme se précipite
volontairement du haut d'une tour : il tombe nécessairement de la
nécessité même de la pesanteur naturelle ; pourtant, s'il continue de
vouloir tomber tandis qu'il tombe, il n'en veut pas moins librement sa
chute. Pareillement, bien que Dieu vive nécessairement de la vie qui lui
est naturelle, et que cette nécessité de vivre exclue toute liberté, c'est
librement qu'il veut vivre de cette vie. Il n'y a donc aucune atteinte à la
liberté dans la nécessité de l'amour dont Dieu aime éternellement cette
vie nécessaire1. Bref, la perfection de l'essence infinie est telle que la
volonté infinie de Dieu ne peut pas ne pas l'aimer librement. Ce qu'il y
a de nécessité dans cet acte résulte de sa liberté2.
Toute la théologie de Duns Scot est marquée par cette thèse, vraiment
capitale, que le premier acte libre qui se rencontre dans l'ensemble de
l'être, est un acte d'amour. Nous savions déjà par la démonstration de
l'existence de Dieu, que le Premier est volonté. On pourrait aussi l'établir
en prouvant qu'il est bienheureux, car il n'y a pas de béatitude sans acte
de volonté. On peut enfin le prouver en montrant qu'il est cause produc
trice, car on ne connaît que deux principes de production et d'action, la
« nature » ou la « volonté », quia inter modos istos producendi non est aliquis
modus medius. S'il y a en Dieu de la volonté, elle ne peut y être que
comme principe du désir d'un bien, donc d'un acte libre qui soit un acte
d'amour. Produit par une volonté infinie, cet amour d'un bien infini est
nécessairement adéquat à son objet, c'est-à-dire infini lui-même. Mais
n'oublions pas la dialectique de l'identité qu'Aristote n'a pas connue,
parce qu'elle ne s'applique pas aux créatures : dans l'infini, même le

Sur l'ensemble du problème de la volonté, voir Joaqin Carreras y Artao, Ensayo


sobre el volunlarismo de J. Duns Scol, Gerona, 1923. Parth. Minges O. F. M., Isl Duns
Skolus Indelermlnistf, dans Beilr. zur Gesch. der Philos, des Mittelalters, V, 4 ; Munster
i West., 1905.
1. Quodl., q. XVI, n. 18. — Cf. t in actu voluntatis divinae est necessitas simpliciter,
et hoc tam in actu diligendi se, quam in actu spirandi amorem procedentem, scilicet
spiritual sanctum ». Quodl., q. XVI, n. 2.
2. Op. Ox., 1. I, d. 10, q. un., n. 11 ; t. I, p. 686. Voir n. 4, p. 681 : la naturalité de cet
acte n'en prévient pas la liberté, « hoc enim esset omnino contra ipsam libertatem, sed
potius ut sit consecutive et annexa libertati ». Cf. Quodl., q. XVI, n. 8.
578 JEAN DUNS SCOT

formellement distinct est réellement identique en vertu de son infinité


même. Ce mode de prédication s'applique uniquement à Dieu1, mais
il s'y applique toujours. L'amour infini de l'essence divine offerte à sa
volonté infinie par l'intellect infini de Dieu, c'est la vie divine même*.
Ainsi, du seul fait qu'il soit formellement volonté, Dieu est essentielle
ment amour : Deus caritas est.
L'homme est dans une situation toute différente. Être fini, sa volonté
n'est pas identique à son essence et elle ne se trouve en cette vie qu'en
présence de biens finis. C'est pourquoi, libres comme tout acte procédant
de la volonté, ses décisions ne sont même pas nécessaires. C'est leur
nature qu'il convient d'analyser.

I. LA CAUSE DU VOULOIR

La volonté est la forme proprement humaine de l'appétition. D'une


manière générale, l'appeliius est cette faculté de l'âme qui exerce l'acte
de se mouvoir en tendant vers un objet à acquérir. Il est donc cause d'un
mouvement avec tendance à l'obtention d'une fin. A vrai dire, l'appétition
commence avant l'âme dans la hiérarchie des êtres. La nature matérielle
tend déjà vers le terme de son acte, comme les corps graves tendent vers
le centre de la terre, lieu naturel de leur repos. Pourtant, puisqu'ils ne
savent pas qu'il le font, on ne peut parler ici d'appétition qu'en un sens
métaphorique. Même si l'on admet que le grave se meut de lui-même
vers le centre, il n'éprouve aucun désir de le faire, aucune inclination
consciente à le joindre et, lorsqu'enfin il s'y trouve, il n'en jouit pas.
Dire que le fer attiré par l'aimant entre en « repos » lorsqu'il l'atteint,
c'est une métaphore. On ne voit rien là qui ressemble à la jouissance
consciente d'une fin librement poursuivie et heureusement atteinte.
Il n'y a pas d'appétition parfaite sans quelque liberté*.
Cette dernière condition n'est pas encore satisfaite dans l'appétit sen-
sitif. Pourtant, il s'agit vraiment cette fois d'un appetilus proprement
dit, d'abord parce qu'il y a connaissance de la fin et désir conscient de

1. c Respondeo quod praedicatio per identitatem non habet locuin in creaturis.


Unde et Philosophas non determinavit de hujusmodi praedicatione, sed tanturn habet
locum in divinis, et ratio hujus patet ex praecedenti quaestione, quia enim in divini»,
facta abstractione, remanet identitas propositionis in praedicando abstractum de
abstracto, dicendo sic : sapientia est bonitas >. Hep. Par., 1. I, d. 8, q. 5, n. 6.
2. Op. Ox., 1. I, d. 10, q. un., n. 1 ; t. I, p. 679. La puissance de Dieu, liée à l'infinité
de son essence, est principe dans un ordre autre et nécessairement second, parce qu'elle
est un pouvoir d'exécution.
3. Op. Ox., 1. IV, d. 49, q. 2, n. 22 ; et 1. I, d. 1, q. 5, n. 6 ; t. I, pp. 171-172.
LA CAUSE DU VOULOIR 579

l'atteindre ; ensuite parce que dans le cas de l'homme, qui est un être
raisonnable, l'appétit peut obéir à l'autorité de la raison et, sans être
lui-même raisonnable ni libre, participer indirectement à l'ordre de la
connaissance rationnelle et de la liberté1. De lui-même, pourtant, son
acte suit naturellement et nécessairement celui de la connaissance sen
sible, parce qu'il n'y a rien en lui qui puisse l'en détourner2. De là deux
conséquences importantes. En tant que puissance active, mais naturelle,
l'appétit sensitif est, de soi, entièrement déterminé par la connaissance
de son objet : il ne conduit pas, il est conduit. De plus, parce qu'il est une
faculté naturelle, cet appétit ne dispose d'aucun moyen de se contrôler
lui-même, de sorte que, « naturellement », c'est de toute sa force qu'il se
porte vers son objet3.
Ces deux traits de l'appelitus doivent être retenus si l'on veut com
prendre la position propre de Duns Scot touchant le problème de la
volonté. On définit ordinairement celle-ci comme un appelitus rationalis4,
et Duns Scot lui-même ne s'y oppose pas, mais il n'admet cette définition
qu'avec une importante réserve qui tient à la nature de la volonté. Utili
sant une parole de saint Augustin qu'il objecte à Thomas d'Aquin,
Duns Scot pose en principe que volonté et liberté se confondent : ou la
volonté est libre, ou elle n'est pas6. En d'autres termes, on peut dire de
la volonté qu'elle est libera per essentiam*.
S'il en est ainsi, c'est-à-dire s'il est de l'essence même de la volonté
qu'elle soit libre, c'est par la liberté qu'il faut d'abord la définir plutôt
que par l'appelitus. Assurément la volonté est un appelitus, mais il en
existe d'autres, dont elle se distingue précisément en ceci, qu'elle est
libre. La libertas est donc en elle une raison plus formelle que ne l'est

1. La raison ne peut même pas «persuader» l'appétit sensitif, car on ne peut


persuader qu'un être libre ; mais elle peut commander et il peut obéir : Op. Ox., 1. III,
d. 33, n. 13.
2. « Actus appetitus sensitivi sequitur naturaliter et necessario actum sensus
apprehensivum, quia non habet appetitus sensitivus aliquid unde impediatur quin
feratur concorditer in apprehensum per sensum et conveniens ». Rep. Par., 1. III, d. 18,
q.3, n. 11.
3. • Naturale est unicuique appetitui ferri in suum appetibile, et si est appetitus
non liber, naturale est ei summe ferre quantum potest ». Op. Ox., 1. II, d. 29, q. un. ;
n. 3 ; t. II, p. 739.
4. • Dico quod communiter voluntas accipitur pro appetitu cum ratione ». Rep.
Par.,\. III, d. 17, q. 2, n. 3. Cf. « appetitus intellectivus », Rep. Par., 1. II, d. 25, q. un.,
n. 19 ; • appetitus rationalis », Op. Ox., 1. III, d. 33, q. un., n. 9.
5. Augustin, Enchiridium, cap. 105 ; P. L., t. 40, c. 282 : « Neque enim culpanda
veritas... », cité dans Rep. Par., 1. I, d. 10, q. 2, n. 3.
6. Op. Ox., 1. I, d. 17, q. 3, n. 5 ; t. I, p. 798.
580 JEAN DUNS SCOT

l'appetilus et c'est bien au titre de « libre », non d'« appétition », qu'elle


est formellement « volonté »*.
Cette manière de définir une essence par son élément le plus formel est
liée aux principes mêmes de Duns Scot et elle fait voir où se trouve à
ses yeux le centre du problème. L'existence de la volonté implique celle
d'une faculté de désirer qui soit la cause ultime de ses propres détermi
nations. D'où la manière dont lui-même formule son problème : quelque
chose d'autre que la volonté cause-t-il effectivement en elle l'acte de
vouloir*? Puisque la liberté est l'essence même de la volonté, Duns Scot
soutiendra nécessairement la négative, mais il est intéressant de noter
qu'ici, comme de coutume, c'est d'Augustin qu'il va se réclamer pour
maintenir intacte la spontanéité du vouloir. Toutes choses égales
d'ailleurs, deux hommes agiront de deux manières différentes : pourquoi,
sinon parce qu'ils sont libres3? Et qu'y a-t-il qui soit plus en notre
pouvoir que de vouloir? S'il en était autrement, on ne saurait louer, blâ
mer ni même avertir personne. Un être aussi complètement inerte devrait
être éliminé du nombre des humains4.
Il va de soi que nul théologien n'eût contesté cette conclusion, mais la
justifier est une autre affaire, car la façon dont la justifient certains de
ceux qui l'acceptent équivaut à la rejeter. Pour suivre la discussion, ne
fût-ce que dans sa ligne générale, il faut se souvenir que tous les docteurs
de ce temps admettent la coexistence d'un double point de vue sur la
volonté. En elle-même, elle est une nature qui, à ce titre, est déterminée à
vouloir le bien en général. C'est même pourquoi l'on a vu Duns Scot
soutenir que la volonté infinie de Dieu aime le bien infini qu'est Dieu d'une
volonté à la fois nécessaire et libre. Considérée par rapport à son acte, la
volonté pose au contraire des problèmes sur lesquels les maîtres se
divisent, car aucun objet particulier n'étant le bien en général, on ne voit
pas clairement pourquoi cette faculté choisirait de vouloir tel bien plutôt
que tel autre. Ce deuxième problème se divise à son tour en deux : qu'est-ce
qui détermine la volonté à exercer un acte de volition, et, en l'exerçant,

1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 16 ; t. II, p. 695 : t Hoc non bene capio
2. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 1 ; t. II, p. 685. ftep. Par., 1. II, d. 25, q. un., n. 1.
Cf. l'intéressante Additio magna publiée par le P. C. H M i/, Les Commentaires de Jean
Duns Scot..., Louvain, 1927, pp. 265-301.
3. AUGUSTIN, De civ. Dei, XII, 6 ; P. L., t. 41, c. 354 : t Si enim aliqui duo aequaliter
affecti animo et corpore videant unius corporis pulchritudinem... », allégué dans Rep.
Par., \. II, d. 25, q. un., n. 3, dans Op. Ox., note suivante, et dans l'Addilio magna,
p. 266.
4. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 2 ; t. II, p. 686. Nous ne disons pas que Duns Scot
s'inspire ici exclusivement d'Augustin, mais principalement, et surtout quant à l'esprit
de la doctrine.
LA CAUSE DU VOULOIR 581

à se décider en faveur de tel acte particulier ? On peut donc s'interroger


sur ce qui meut la volonté quantum ad exercitium actus ou quantum ad
delerminalionem actus, et, dans les deux cas, on s'engage à dire quelle
cause détermine la volonté.
Un doctor modernus soutient que la cause de la volition est le phantasme,
parce que, rien ne pouvant se mouvoir soi-même, il faut que le moteur
et le mû se trouvent en deux sujets distincts. Or la volonté étant un
appelilus intellectivus, il est impossible de lui trouver dans l'âme intel-
lective un sujet actif distinct de cette âme. C'est hors de l'âme intellective
qu'il faut chercher la cause motrice de la volonté, donc dans la connais
sance sensible et, précisément, dans le phantasme1.
Une deuxième opinion, un peu plus ancienne (alia est opinio doctoris
antiquioris), s'accorde avec la première pour admettre que la volonté
est mue par autre chose qu'elle-même, mais la cause motrice qu'il invoque
n'est plus le phantasme, c'est l'objet connu. Celui-ci meut nos facultés
sensitives à titre de cause efficiente ; connu par l'âme, il meut ensuite la
volonté ; on peut donc dire que l'objet, en tant que connu, meut effecti
vement l'appétit intellectif, qui est la volonté. Ainsi, de même que
l'appétit sensitif est mû par le désirable sensible, l'appétit intellectif est
mû par le désirable intelligible. Et si l'on objecte à cela que l'objet connu
ne peut être cause de la volition, parce qu'il n'est pas un être et que ce
qui n'est rien ne peut pas être cause, on répondra que c'est l'intellect
qui, par son intellection, cause la volition. Bien que la quiddité abstraite
n'existe pas hors de l'intellect, elle existe en lui, et puisqu'elle n'y est pas
rien, elle peut être cause2.
Pour que le phantasme fût cause de la volition, il lui faudrait d'abord
être cause de l'intellection, ce qui est impossible. En effet, s'il l'était,
l'intellection aurait une cause « équivoque », c'est-à-dire d'un ordre autre
que le sien. Or lorsque une cause de ce genre produit totalement l'effet,
elle est plus noble que lui. Il faudrait donc admettre que le phantasme
soit à lui seul plus noble que toute intellection et toute volition, c'est-
à-dire plus noble que cette félicité dont les philosophes enseignaient que
c'est précisément en elles qu'elle consiste. Ajoutons à cela que l'auteur
de cette position se contredit lui-même, car il commence par exiger que

1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 3 ; t. II, p. 687.


2. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 5 ; t. II, pp. 688-689. La même doctrine est minu
tieusement réfutée dans Rep. Par., 1. II, d. 25, q. un., nn. 9-18. Cavellus n'hésite pas
sur son auteur : c'est Godefroid de Fontaines. Nous n'oserions le contredire, car il
connait mieux que nous la théologie de ce temps ; pourtant, le phanlasma ne joue pas
ce rôle dans les textes de Godefroid que nous avons lus, par exemple Quodl. I, q. 7 ;
éd. de Wulf et Hoffmans, pp. 18-21, où il nous semble que c'eût été le lieu d'en parler.
582 JEAN DUNS SCOT

le moteur et le mû correspondent à des sujets différents, puis il pose comme


cause motrice de la volonté le phantasme en tant qu'illuminé par
l'intellect agent. Mais comment, à ce titre, serait-il dans un sujet distinct
de l'âme intellective1? En tant que tel le phantasme, ne saurait agir
sur la volonté, mais seulement sur l'appétit sensitif ; dépouillé de ses
marques sensibles, il ne se distingue plus de l'intellect quant à son sujet ;
bref, l'hypothèse est caduque dans tous les cas.
Au reste, on détruit la liberté de la volonté, donc la volonté même, en
posant le phantasme ou l'objet comme cause de son acte. Quelle que soit
la cause invoquée, si elle est extrinsèque à la volonté, celle-ci ne peut plus
qu'en subir passivement l'efficace. En effet, il n'est pas au pouvoir du
patient en tant que tel de subir ou non l'efficace de l'agent. Tant que
l'agent n'est pas là ou ne meut pas, le patient reste inerte. Au contraire,
dès que l'agent exerce sur lui son action, il n'est plus au pouvoir du patient
de ne pas la subir. Si donc l'agent meut le patient à un acte, cet acte lui-
même sera déterminé. C'est précisément à quoi s'oppose Duns Scot au
nom de saint Augustin, de saint Anselme et de ce que lui-même tient
pour la vérité2.
A prendre sa critique au pied de la lettre, on devrait conclure qu'il
impute à ses adversaires un déterminisme psychologique complet, mais
peut-être Duns Scot répondrait-il ici, comme il fait ailleurs à propos
d'Aristote et d'Avicenne : je ne m'occupe pas de leurs intentions. C'est
ce que disent Godefroid et Thomas qui l'intéresse, avec les conséquences
qui en résultent. Or il faut avouer que Godefroid de Fontaines, ut littera
sonal, pousse aussi loin que possible la détermination de la volonté par
l'objet. Que, dans sa pensée, la liberté soit sauve en dépit de cette déter
mination, c'est certain, et d'ailleurs il le dit, mais on comprend que
Duns Scot interprète la position de Godefroid comme équivalant en fait
à un déterminisme pur et simple3. La même remarque explique son
attitude à l'égard de Thomas d'Aquin. Assurément, et si possible moins
encore que Godefroid, Thomas ne nie pas la spontanéité de la volonté.

1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 6 ; t. II, p. 689.


2. AUGUSTIN, Relract., I, 22, 3 : « nihil tam in potestate quam ipsa volunlas est >,
P. L., t. 32, c. 620 ; dans Op. Ox., I. II, d. 25, q. un., n. 2 ; t. II, p. 686, où Duns Scot
allègue également saint ANSELME, De concept. Virg., cap. 4 et 8. — Même citation
d'Augustin dans Quodl., q. XVI, n. 4.
3. • Et sic oportet ponere quod, cum potentia ad actum determinetur per objectum,
voluntas directe in omni actu suo determinatur ab intellectu, id est ab objecto
apprehenso prius ab intellectu, ut dictum est, et quod absque dérogations libertatit
voluntatis non potest velle nisi secundum quod apprehendit et judicat intellectus >.
Godefroid DE FONTAINES, Quodl. VI, q. 1 1 ; éd. de Wulf et Hoffmans, p. 220. Cf. Quodl.
XV, qu. 2, pp. 10-11.
LA CAUSE DU VOULOIR 583

On n'en finirait pas de citer des textes où il l'affirme, car si, ut natura, la
volonté est nécessairement déterminée à vouloir le bien en général, elle
est, ul voluntas, indéterminée ad utrumlibel: or, dans les deux cas, elle
est une icnlinatio vers son objet, c'est-à-dire une nature qu'aucun objet
ne peut mouvoir nécessairement quant à l'exercice de son acte, ni même
quant à la détermination de son acte, sauf s'il s'agit de sa fin naturelle
qui est le bien en général1. Tout ceci est vrai, mais ce n'est pas assez pour
satisfaire Duns Scot, car même si l'on nie que l'objet meuve nécessai
rement la volonté, on admet qu'il la meut. C'est la doctrine d'Aristote :
potentia enim appeliliva esl potenlia passiva quae naia est moueri ab
apprehenso. Le désirable connu est un moteur non mû, le désir est un
moteur mû2. Or, aux yeux de Duns Scot, ce dernier point est inquiétant,
car la volonté ne peut être mue que par son objet, c'est-à-dire par quelque
chose d'extérieur dont l'action s'exerce sur elle du dehors3.
On atteint ici le point où les deux doctrines deviennent inconciliables,
car toutes deux veulent conduire l'homme à la béatitude, mais l'une
par la connaissance, le primat de l'intellection et une liberté fondée sur
le jugement rationnel des moyens, l'autre par l'amour, le primat de la
volition et une liberté fondée sur l'indétermination radicale de la volonté.
Si l'on désigne l'ensemble de la position thomiste par le nom d'« intellec
tualisme », on peut qualifier de « volontarisme » la position de Duns Scot,
pourvu seulement que, dans les deux cas, l'épithète indique sur quoi
porte l'accent dans l'une et l'autre doctrine et ne prétende pas suggérer
que Thomas d'Aquin veuille conduire l'homme à Dieu sans amour, ni
Duns Scot sans la lumière de l'intellect.
Ceci dit, voyons comment la thèse de Duns Scot procède à sa propre
justification. Elle ne s'appuie d'abord sur aucun principe général comme
celui que nous venons nous-même de poser. Ses adversaires affirment que,
pour se mouvoir il faut que la volonté soit mue par un objet. A cette
assertion de fait, Duns Scot oppose un autre fait : si l'on peut expliquer
que l'objet cause la volition, comment expliquera-t-on qu'il puisse causer
la nolition? Car on peut vouloir, mais aussi ne pas vouloir, ou plutôt
« vouloir ne pas... ». Reprenons un exemple d'Augustin : à la vue de la
même beauté féminine, un homme succombe, l'autre résiste. Le même

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 82, a. 1, Resp., et a. 2, Resp. La volonté se


meut elle-même en tant qu'elle incline vers sa fin, op. cit., II-II*6, q. 9, a. 3, Resp.
2. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 80, a. 2, Resp.
3. « Respondeo dicendum, quod secundum quod voluntas movetur ab objecte,
manifestum est quod moveri potest ab aliquo exteriori ; sed eo modo quo movetur
ad exercitium actus, adhuc necesse est ponere voluntatem ab aliquo principio exteriori
moveri ». THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., I»-II", q. 9, a. 4, Resp.
19—1
584 JEAN DUNS SCOT

objet cause-t-il deux actes différents et même contraires? Oui, dira-t-on,


car l'un de ces hommes l'appréhende comme un bien, l'autre comme un
mal. Admettons-le ; il reste à savoir comment, en tant précisément que
mauvais, cet objet peut causer un acte. Car le mal est la privation du
bien, qui est l'être. Comment une privation peut-elle être cause d'un acte
tel que nollet La décision de ne pas vouloir étant un acte aussi positif
que celle de vouloir, elle ne peut avoir d'autre cause effective que la
volonté1. Remarquons d'ailleurs qu'il en est ainsi même du velle, car si
l'acte de vouloir dépend d'un agent naturel tel que l'objet, c'est cet agent
qui le causera, et puisqu'il le causera à la manière d'une nature, la volition
ne sera pas au pouvoir de la volonté. Ce serait la suppression de tout
mérite ou démérite déjà dénoncée par saint Augustin. A vrai dire, il n'y
aurait plus de volonté du tout.
Pour éviter cette conséquence, on fait observer que, la volonté pouvant
tourner l'intellect vers un certain objet ou l'en détourner à son gré, la
volition reste finalement au pouvoir de la volonté, sauf, bien entendu,
l'acte premier, que détermine nécessairement l'objet. En d'autres termes,
un objet frappe ma vue et provoque dans ma volonté un premier mouve
ment dont je ne suis pas maître, mais puisque je suis libre de fixer mon
esprit sur cet objet ou de l'en détourner, je reste maître de mon acte
parce que je le suis de l'objet*.

1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 5 ; t. II, p. 689. L'Additio magna (p. 266) relie
étroitement cet argument à l'autorité d'Augustin citée plus haut : < Contra Augustinui
XIII De du. Dei, c. 6 : Si duo sint aequaliter affccti anima et corpore, unde est quod
unus cadit et alius non ? Dicit quod hoc solum est a voluntate ; igitur, etc. Ex hoc
potest sic argui : objectum apprehensum apud intellectum utriusque est idem et passa
suiit eodem disposita, ut ponit Augustinus, ut voluntas et appetitus sensitivus ; igitur
aequaliter agit objectum apprehensum in voluntatem istius sicut illius, et tamen unus
cadit peccando et alius non ; ergo oportet voluntatem esse causam effectivam volitionis
et nihil aliud, quia omnia alia sunt aequalia per positionem Augustin! >. On voit la
différence entre l'expérience personnelle d'Augustin et l'« argument » qu'en tire
VAddilio. Sa formulation technique parfaite, grâce à la notion du nulle comme < acte
positif », est commune à l'Opus Oxoniense et à l'Additio magna, p. 267 : < sed objectum
cognitum est naturale agens ; ergo non potest causare velle et nolle in voluntate
eodem modo disposita ad recipiendum, qui sunt actus contrarii respectu ejusdem
objecti >.
2. i Et ideo homo imperat sibi ipsi actum voluntatis inquantum est intelligens et
volens ». THOMAS D'AQUIN, Sam. Ihenl., IMI", q. 17, a. 5, ad 2m. — • De ratione volun
tatis est quod principium ejus sit intra : sed non oportet quod hoc principium intrin-
secum sit primum principium non motum ab alio ; unde motus voluntarius, etsi
habeat principium proximum intrinsecum, tamen principium primum est ab extra :
sicut et primum principium motus naturalis est ab extra, quod scilicet movet naturam ».
Sum. Iheol., l»-IIïe, q. 9, a. 4, ad 1™. — Et surtout : t Voluntas in primo actu non
movetur a se née quantum ad determinationem actus née quantum ad exercitium,
quia voluntas antequam velit non potest applicare suum objectum sibi née médiate
née immédiate née impellere vires apprehengivas ad proponendum objectum, sed fact»
in actu potest movere se ad alios actus quantum ad exercitium ipsius actus, non quidem
LA CAUSE DU VOULOIR 585

Duns Scot ne nie pas que l'objet agisse d'abord sur nous sans que nous
y puissions rien. Augustin l'avait déjà dit : il n'est pas en notre pouvoir
d'être touchés ou non par les objets. Admettons-le donc. La question
reste alors entière, car si, après cette première impression, je peux déter
miner mon intellect à se fixer ou non sur tel ou tel objet, on demandera en
vertu de quel acte1? Ce ne peut être en vertu du premier, qui n'est pas
en notre pouvoir. Ce doit donc être par un autre, mais, cet autre, d'où
vient-il? Il ne peut avoir pour cause que la volonté, l'objet ou le phan
tasme. S'il vient de la volonté, nous tenons notre conclusion, car cette
volition est alors au pouvoir de la volonté même qui la cause. Bien plus,
puisque le mouvement précédent était causé par l'objet, il était naturel,
donc non volontaire. C'est l'acte par lequel la volonté se fixe sur l'objet
ou s'en détourne qui devient alors le premier acte volontaire, d'où résulte,
contrairement à ce que l'on soutenait, que le premier acte volontaire est
au pouvoir de la volonté. Quant à soutenir que la volonté se fixe ou non
sur tel ou tel objet sous l'efficace du phantasme ou de l'objet, ce serait
faire de cet acte un acte purement naturel et non plus volontaire. Le deu
xième acte, par lequel nous commandons à l'intellect de considérer tel
ou tel objet, ne serait alors pas plus libre que le premier2.
L'attitude de Duns Scot s'inspire avant tout du souci de la noblesse
de l'âme intellective en général et de la volonté en particulier. L'âme est

immediate, sed mediante motione facta in viribus apprehensivis, in quantum facta


in actu potest, impellere dictas vires ad considerandum aliquid fugiendum vel prose-
quendum a quo postea voluntas movetur ». Godefroid de Fontaines, Quodl. XV,
q. 2, éd. de Wulff et Hoffmans, p. 11.
1. Duns Scot s'est d'ailleurs demandé comment la volonté peut détourner l'intellect
d'un objet vers un autre, car, elle-même ne connaissant pas, elle ne peut tourner l'intel
lect que vers quelque objet qu'il connaisse déjà. Il maintient pourtant que c'est possible.
D'abord c'est un fait : je peux passer de l'idée d'âme à celle de pierre simplement parce
que je le veux et sans que mon intellect ait comparé les deux pour offrir le choix à ma
volonté. Ensuite, parce que l'intellection parfaite d'un objet s'accompagne de nom
breuses intellections confuses et imparfaites d'autres objets ; il suffit donc à la volonté
de se fixer sur l'un d'eux pour cesser de penser aux autres. Collationes, III, 4. Op. Ox.,
L II, d. 42, q. 4, n. 11 ; t. II, p. 888. Il en est comme de l'œil qui aperçoit confusément
les points du champ visuel situés autour de celui qu'il voit nettement. — Sur l'ensemble
de la question voir Pb. BOhner, Die Ethik des Erkenncns naeh Duns Scotus, dans
WUsenschafl und Weisheil, II, 1 (1937), pp. 1-17.
2. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 7 ; t. II, p. 690. — Duns Scot mentionne ensuite
cette réponse, qu'il tient pour une échappatoire, que le hasard joue un rôle dans la
présentation du premier objet, ou que la volonté, en agissant sur l'entendement peut
lui en préférer immédiatement un autre (loc. cil., n. 8, p. 690). A quoi il répond qu'en
effet le hasard joue ce rôle, mais que si la volonté cède au premier objet, elle n'est
pas libre et qu'elle ne l'est pas davantage si elle lui préfère le second. Un bœuf voit de
l'herbe et se met en marche pour la brouter ; en cours de route, il rencontre de l'eau
et s'arrête pour la boire ; il n'est pas plus libre dans le deuxième cas que dans le premier.
Cf. G. de Fontaines, Quodl. XV, q. 2, p. 11, où une hypothèse analogue est esquissée,
mais il doit y avoir d'autres textes ou un autre auteur derrière cette discussion.
JEAN DUNS SCOT

assurément une nature, mais une nature spirituelle, et c'est une erreur
d'en parler comme si la volition, et même l'intellection, étaient des actes
en tout comparables à celui de sentir chez l'animal ou, dans le feu, celui
de chauffer. On dit que deux actions distinctes présupposent deux sujets
distincts. Oui, dans la sensation par exemple, où le sujet sentant est autre
que le sujet senti. Oui encore dans la caléfaction, où le feu est un sujet
distinct du bois qu'il échauffe, et c'est pourquoi, dans tous les cas de ce
genre, la nature n'exerce son acte qu'après avoir été mue du dehors. Mais
tel n'est pas le cas de l'âme et de sa volonté. Celle-ci, ne l'oublions pas,
n'est pas « réellement » distincte de l'âme. Au contraire, cette noble
perfection appartient à l'âme en acte premier et, dans ce cas précis, il
est raisonnable d'admettre que la volonté, qui parfait l'âme en acte
premier, puisse exercer d'elle-même son opération, qui parfait l'âme en
acte second, sans qu'aucune cause extérieure soit requise à cet effet1.
Nous retrouvons ici Duns Scot en réaction contre le naturalisme des
philosophes, inconscients de la noblesse de l'âme parce qu'ils en ignorent
la fin, et des théologiens qui pensent imprudemment sauvegarder, pour
une âme de structure encore plus ou moins païenne, la destinée de l'âme
chrétienne. Il n'est pas question de nier que la sensation et la connaissance
intellectuelle ne jouent un rôle dans l'exercice et la détermination de
l'acte volontaire : on ne veut que ce que l'on connaît ; il s'agit de main
tenir que, l'objet de l'acte volontaire une fois présent, la volonté reste la
cause totale de la volition : nihil aliud a volunlaie est causa iolalis volilionis
in volunlate.
On comprend mieux par là les privilèges que Duns Scot reconnaît à
l'acte libre. La volition est d'abord libre ad oppositos aclus, c'est-à-dire
de vouloir ou de refuser un même objet, et c'est par là, disions-nous,
qu'elle se distingue radicalement de la causalité des « natures ». Cette
première liberté en permet une deuxième, qui est la liberlas ad opposila
objecta. En effet, le pouvoir qu'a la volonté d'exercer deux actes opposés à
l'égard de tout objet, lui permet de tendre vers des objets eux-mêmes
opposés. D'où une troisième liberté, qui est celle de la volonté à l'égard
des effets opposés qu'elle peut produire. Celle-ci ne se confond pas avec
la première, car si, par impossible, aucun effet ne résultait des actes de
volition opposés que la volonté peut exercer, elle pourrait encore, comme
volonté, tendre vers des actes opposés. Mais si cette troisième forme de

1. Op. Ox., \. II, d. 25, q. un., n. 20 ; t. II, p. 699. — II s'agit ici d'une opération
immanente, dont l'âme intellective est à la fois le principe et le terme, loc. cit., n. 80,
p. 700. La remarque vaut donc aussi pour l'intellection.
LA CAUSE DU VOULOIR 587

liberté ne se confond pas avec la première, elle en découle à travers la


deuxième, car choisir entre des actes opposés est choisir entre des objets
opposés, donc aussi produire des effets opposés. Ainsi, la liberlas ad
oppositos aclus fonde la liberlas ad opposila objecta et, par cette dernière,
la liberlas ad opposilos effeclus.
Des contingences diverses accompagnent cette triple liberté. Il nous
est d'abord possible d'exercer successivemenl des actes opposés, c'est-
à-dire de vouloir après n'avoir pas voulu ou inversement. Faire les deux
en même temps serait contradictoire et impossible ; mais on peut faire
successivement ce qui ne peut se faire simultanément. Il y a donc une
première contingence, qui est celle de l'existence d'actes opposés se
succédant au cours du temps.
Pour être moins manifeste, la deuxième n'est pas moins réelle. Suppo
sons une volonté créée dont l'existence ne durerait qu'un seul instant.
Imaginons en outre que, dans cet unique instant, elle exerce une volition
déterminée (hanc uolilionem). De toute évidence, sa liberté de choix
s'épuiserait dans cet acte unique dont on peut dire qu'il remplirait la
totalité de son existence. Pourtant, cette volition unique ne serait pas
nécessaire, et en voici la preuve : si la volonté exerçait nécessairement
cette volition unique, puisqu'elle ne serait cause que dans ce seul instant,
elle serait une cause nécessaire, donc une « nature », c'est-à-dire le con
traire d'une volonté. Peu importe ici qu'elle ait ou non existé dans un
instant précédent où elle aurait pu vouloir le contraire. C'est dans l'instant
présent, le seul où elle existe, qu'il faut la prendre. Or de même qu'en
chaque instant présent d'une durée quelconque un être est soit contingent
soit nécessaire, de même aussi, dans l'instant présent où elle exerce sa
causalité, une cause l'exerce soit de manière contingente soit de manière
nécessaire. Puisque, par hypothèse, il s'agit d'une volonté, elle ne cause
pas de manière nécessaire, mais contingente. Une volonté est donc capable
de vouloir le contraire de ce qu'elle veut et de causer le contraire de ce
qu'elle cause, dans le temps même où elle le veut et le cause. Assurément
elle ne peut vouloir ni causer simultanément les contraires, mais, en
même temps qu'elle veut et cause l'un, elle conserve son aptitude essen
tielle à vouloir et à causer l'autre : esl ergo polenlia hujus causae ad oppo-
silum ejus quod causal, sine successîone.
Une dernière illusion reste possible. Ce serait de dire que la volonté
demeure libre, parce qu'elle aurail pu choisir l'autre parti. Même à présent,
pendant qu'elle veut ce qu'elle veut, sa volition conserve la contingence
radicale du volontaire en tant que tel. Ainsi, dans le temps même qu'elle
produit à l'existence un acte contingent, la volonté pourrail exercer l'acte
588 JEAN DUNS SCOT

contraire. Il n'est pas contradictoire de dire que la volonté qui exerce un


acte reste, tandis même qu'elle l'exerce, capable de produire l'acte opposé.
Sa liberté intrinsèque ne diminue pas du fait qu'elle en use. Comment la
cause serait-elle contingente par rapport à son effet s'il était contradictoire
qu'elle proudisît l'effet contraire ? Mais si ce n'est pas contradictoire, c'est
possible. La liberté de notre volonté ad oppositos actus implique donc la
contingence des opposés, non seulement successivement, mais dans le
même instant.
De ces condisérations psychologiques suivent d'importantes consé
quences pour la logique des propositions où s'exprime la contingence des
actes opposés.
Soit la proposition : la volonté qui veut A peut ne pas vouloir A.
Au sens composé : « la volonté qui veut A ne veut pas A » est une propo
sition absurde et impossible. Au sens divisé et prise dans l'ordre de
succession, la proposition est valable, car la volonté peut vouloir tel objet
en un moment A et ne pas le vouloir au moment B. Mais même dans
un instant donné, la proposition reste vraie au sens divisé ; car bien
que la volonté qui veut A ne puisse pas ne pas le vouloir, cette volonté
qui veut A est telle qu'elle puisse ne pas le vouloir. Même le voulant au
moment A elle est de soi capable de ne pas le vouloir au moment À.
Cette distinction, Duns Scot le reconnaît, est difficile à saisir : obscurior,
mais elle est fondée, car au sens divisé, elle justifie la possibilité de deux
propositions affirmatives distinctes : l'une dit que la volonté veut au
moment A ; l'autre dit qu'il est possible que la volonté veuille au moment
A. Portant toutes deux sur le même moment, mais non sur le même
objet, elles peuvent être simultanément vraies ; et elles le sont en effet,
car il est vrai que, dans le moment même où la volonté ne veut pas, elle
peut vouloir et que, voulant un objet, elle pourrait en vouloir un autre1.
On peut se demander pourquoi Duns Scot est à ce point certain de
l'irréductible contingence de la volition. La réponse est simple. C'est que
la nécessité et la contingence sont elles-mêmes des données irréductibles,
des passions disjonctives de l'être, dont l'une, la contingence, même si
elle n'est pas démontrable a priori, l'est a posteriori. On ne peut pas
prouver, à partir de l'être nécessaire, qu'il doive y avoir de l'être contin
gent, mais c'est un fait qu'il y en a*. Il y a de la contingence dans les
choses, c'est-à-dire de l'évitable, car s'il ne s'y trouvait que de l'inévi
1. Op. Ox., 1. I, d. 39, q. un., a. 3, n. 15-17 ; t. I, pp. 1216-1219.
2. Op. Ox., \. I, d. 39, q. un., a. 3, n. 13 ; t. I, pp. 1214-1215. Ceci explique peut-être
pourquoi le principe de causalité, sur lequel la scolastique moderne insiste avec tant
de force, n'est même pas mentionné comme tel par Duns Scot, ni d'ailleurs par saint
Thomas d'Aquin. Pour eux, le principe premier est l'8tre, d'où suivent nécessairement
LA CAUSE DU VOULOIR 589

table, personne ne se soucierait plus de rien. Pourtant, puisqu'ils se


produisent, l'évitable et le contingent doivent avoir une cause, et non
pas une cause déterminée à la production d'un effet particulier, sans
quoi celui-ci serait inévitable, mais une cause indéterminée à l'un
quelconque de deux effets opposés. Cette cause ne peut pas se déterminer
elle-même aux deux à la fois, car ce serait contradictoire : il reste donc
qu'elle puisse se déterminer elle-même à l'un des deux ou, si elle ne le
peut, qu'elle y soit déterminée du dehors. Si elle peut s'y déterminerelle-
même de manière contingente et non inévitable, nous tenons notre conclu
sion. Que si, au contraire, elle y est déterminée du dehors, il faudra que ce
soit ou bien de manière contingente, c'est-à-dire par une volonté ; ou bien
de manière nécessaire, auquel cas l'effet ne sera plus contingent1. Bref, le
même argument qui oblige à poser une Cause libre à l'origine de la con
tingence, oblige à en insérer d'autres dans la trame des causes secondes
et de leurs effets. Dans les deux cas, ce ne peuvent être que des volontés.
Le débat prend donc une ampleur cosmique et, si l'on y prend garde,
il reproduit sur le plan limité de l'acte volontaire celui qui s'était déjà
déroulé à propos de l'origine du monde et de la liberté de Dieu dans sa
causalité ad extra. Le dialogue entre Duns Scot et Avicenne trouve sa
réplique dans celui que le Docteur Subtil engage avec les partisans d'une
détermination de la volonté par l'intellect. Assurément, il s'agit cette fois
de Chrétiens, dont aucun n'est déterministe au sens strict du terme, mais
qui, aux yeux de Duns Scot, compromettent la liberté en la soumettant
au déterminisme de l'entendement.
Nous en revenons donc au même problème. L'intellect divin connaît
tout le possible, et cela d'une connaissance naturelle et nécessaire ; tous
les futurs contingents sont éternellement devant ses yeux à titre d'alter
natives éternellement nécessaires, mais elles resteraient éternellement
telles si la volonté divine ne levait librement certaines d'entre elles en
décidant que, de deux événements contradictoires, l'un sera réalisé.

les principes d'identité et de non-contradiction ; mais il n'est pas nécessaire que tout
être ait une cause : la preuve en est que Dieu n'en a pas ; et il n'est pas nécessaire que
l'être soit cause : la preuve en est que Dieu serait identiquement ce qu'il est même s'il
n'avait exercé aucune causalité ad extra. La causalité n'étant pas nécessairement liée à
l'être en tant qu'être, il ne leur est pas venu à la pensée d'en faire un principe premier.
Leur pensée travaille autrement : partant de l'expérience, ils usent de la notion de cause
pour l'expliquer aussi longtemps que la nature du donné l'exige, et comme ils n'en font
pas un principe premier, rien ne leur interdit de poser une cause sans cause à l'origine
de la série des causes. Le reproche, souvent adressé à leurs successeurs, d'user du
principe de causalité pour établir, contre ce principe même, l'existence d'une cause
sans cause, ne les atteint donc aucunement.
1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 22; t. II, pp. 701-702. — Rep. Par., l. II, d. 25,
q. un., n. 20.
590 JEAN DUNS SCOT

Toutes proportions gardées, il en va de même dans le cas de l'acte humain.


Jamais on n'expliquera comment la contingence pourrait y jaillir de
l'entendement. La faiblesse seule de notre raison engendre l'illusion
contraire, car pour démontrer à la volonté que l'un de deux futurs con
tingente doit nécessairement exister, il faut que notre intellect use d'un
argument sophistique. En d'autres termes, la seule détermination qu'on
puisse espérer de l'intellect en pareils cas est celle du paralogisme. Et
c'est en quoi la comparaison avec la liberté divine éclaire le problème de
la liberté humaine. Car Dieu, du moins, ne commet aucun paralogisme ;
il n'y a aucune chance que son entendement fasse croire à sa volonté que,
de deux futurs contingents, l'un soit nécessaire ; si donc on ne pouvait
compter que sur l'entendement divin comme source de contingence, il n'y
en aurait pas. De même dans le cas de l'homme : la raison première de la
contingence est toujours dans la volonté1.
C'est un point sur lequel il ne paraît pas que Duns Scot ait jamais
varié, mais on peut se demander s'il n'a pas hésité sur le précédent, savoir,
si la volonté est cause totale de son acte. Nous ne connaissons aucun texte
où Duns Scot soit revenu sur cette position, qui semble d'ailleurs essen
tielle à sa doctrine, mais il faut peut-être distinguer entre deux problèmes,
l'un portant sur la volition en tant que telle, l'autre sur la volition incluse
dans l'élection et même dans l'acte volontaire total. Du premier point
de vue, Duns Scot ne s'est jamais déjugé. Que l'on exige toutes les con
ditions imaginables pour que la volition soit possible, il reste qu'une fois
réunies, « rien d'autre que la volonté ne peut être la cause totale de la
volition dans la volonté, selon que la volonté se détermine librement à
causer l'acte de vouloir »2. Du second point de vue, Duns Scot a examiné

1. Op. Ox., loc. cit., n. 23 ; t. II, p. 702. — Rep. Par., loc. cil., n. 20.
2. Elle est expressément réaffirmée dans VAdditio magna publiée par le P. C. Balic :
< Bespondeo ergo ad quaestionem, quod nihil aliud a voluntate potest esse totalis
causa volitionis in voluntate secundum quod voluntas déterminât se libère ad actum
volendi causandum » (Les Commentaires de J. Duns Scol..., p. 299). On remarquera
combien précise est la portée de cette conclusion ; elle ne porte pas sur l'acte volontaire
total, mais sur la volition précisément en tant que telle. Exactement, d'ailleurs, comme
dans l'Opus Oxoniense, qui s'interroge sur la cause de l'« actum volendi in voluntate ».
Ouns Scot irait si loin dans ce sens qu'il étend la conclusion jusqu'à la causalité de la
nature : « Nam ego semper dicam quod cuicumque combustibili applicetur ignis, si
illud comburatur, hoc erit per actionem suam propriam in seipsum necessitate naturali ;
tamen non sine igné praesente, sicut causa sine qua non solum » (Op. Ox., 1. II, d. 25,
n. 18 ; t. II, p. 697). En d'autres termes, il faut du feu pour allumer le bois, mais c'est
bien le bois lui-même qui brûle. On a proposé une autre conciliation : Duns Scot se
contenterait d'établir que, de toute manière l'intellect n'est pas lolalis causa de la
volition ; mais le texte lui-même dit que « rien d'autre que la volonté ne peut en être
la cause totale >, ce qui est différent.
LA CAUSE DU VOULOIR 591

deux réponses possibles : l'objet est cause sine qua non de la volition ;
l'objet est « cause partielle » de la volition.
Dans l'Opus Oxoniense, Duns Scot attribue la première réponse à un
autre Maître : « Et ita ponit intellectionem esse causam sine qua non
ipsius volitionis t1. Cette réponse lui est d'ailleurs indifférente, car, même
si elle est vraie, une cause sine qua non n'étant aucunement causa effec-
tiva, la volonté resterait ainsi la cause effective totale de sa propre voli
tion. Il maintient dès ce moment que même si la connaissance de l'objet
est nécessairement « préexigée » pour qu'il y ait volition, celle-ci n'est
pourtant en aucun sens l'« effet » de la connaissance ni de l'objet. Elle ne
dépend que de l'efficace de sa propre causalité2. Dans VAddilio magna,
Duns Scot se demande quel genre de causalité attribuer à l'entendement
dans ce complexe qu'est la volition d'un objet défini? Il ne suffit plus alors
de dire que l'objet, et la connaissance que nous en avons, sont la cause
sine qua non de la volition. D'abord, la causa sine qua non est un cinquième
genre de cause, inconnu d'Aristote et dont on peut se demander s'il
existe, ou s'il ne devrait pas être plutôt réduit à l'un des quatre genres de
causes déjà connus. Ensuite et surtout, intégré à l'ensemble de l'acte,
l'objet et le phantasme sont plus que des causes sine qua non : ce sont des
causes partielles qui, avec la volition, concourent à l'effet total.
On ne voit pas qu'en ajoutant cette précision Duns Scot ait rétracté
quoi que ce soit. Il ne peut jamais avoir pensé que, même s'il n'y avait
pas intellection, la volition serait possible. Lorsqu'il se pose expressément
la question de départager les apports respectifs de l'intellect et de la
volonté à la production de l'acte total, Duns Scot se retrouve en présence
d'un problème analogue à celui qu'il avait déjà dû résoudre lorsqu'il se
demandait quelle part revient au phantasme et quelle part à l'intellect
dans l'acte d'intellection. Il ne faudrait pas serrer beaucoup les textes
pour aboutir à cette conclusion qu'au fond c'est le même problème, ce
qui expliquerait que ce soit la même solution. Il y a là deux causes con
juguées, dont l'une ne doit aucunement à l'autre sa causalité propre,
mais qui, chacune en son ordre, concourent au même effet. L'objet ne
doit pas à la volonté son être de « connu », car il serait connu même s'il
n'y avait pas de volonté et, où elle existe, ce n'est pas à cause d'elle qu'il
l'est. De même, ce n'est pas de l'objet que la volonté tient sa causalité,
ni surtout sa liberté, car c'est elle qui est ici l'agent principal. Disons donc

1. Op. Ox., 1. II, d. 25, q. un., n. 19 ; t. II, p. 698.


2. Loc. cit., n. 20 ; t. II, pp. 699-700. Cf. : « Similiter voluntas nostra nihil agit in
objectum, etiam secundum ponentes ipsam activant, sed tantiim actione sua intendit
in objectum *. In Melaph., 1. VII, q. 18, n. 11.
592 JEAN DUNS SCOT

qu'intellect et volonté concourent, chacun selon sa vertu propre, à causer


le même effet, non pas ex aequo comme deux hâleurs tirant une barque,
mais plutôt comme le père et la mère concourent à la naissance de l'enfant.
Tous deux sont causes actives ; ni l'un ni l'autre ne tient d'ailleurs que
de soi sa propre causalité ; tous deux contribuent à la production de l'effet,
mais l'un le fait à titre de cause active principale, et c'est la volonté1.
Ce dernier point est décisif, car ce que Duns Scot réserve de causalité
propre à la volonté, même dans ce partage, c'est précisément la liberté
qui fait d'elle la cause totale de sa propre volition. Si l'on veut analyser
toutes les causes partielles de l'effet, elles seront nombreuses : l'objet
connu, présent en soi ou par son espèce ; l'intellection par laquelle
l'intellect le connaît ; l'intellect lui-même qui exerce cette intellection ;
la volonté enfin, capable de vouloir et d'exercer aussi son acte. Voilà la
cause totale de la volition : « Mais bien que tout cela concoure avec la
volonté à causer l'acte de vouloir, cet acte n'en est pas moins causé libre
ment, parce qu'il est au pouvoir de la volonté d'agir ou de ne pas agir.
Si elle agit, les autres sont contraintes de coopérer ; si elle n'agit pas, les
autres n'agissent pas »*. Duns Scot ne concède donc et ne rétracte rien
sur le seul point qui lui tienne à cœur. Libre dans sa racine même, l'action
tout entière est libre : Iota actio esl libéra. C'est exactement là ce qu'il
voulait démontrer.
On s'embarrasse dans cette doctrine, et même on risque de s'y égarer,
si l'on perd de vue le souci de distinguer les ordres formels dont le
Docteur Subtil est toujours animé. Au sein d'un acte complexe comme
l'élection, l'intellect fait son travail propre*, qui est de présenter l'objet,

1. Addilio magna, dans G. BALIIÎ, op. cil., p. 282. Duns Scot lui-même rapproche ce
problème de celui de l'intellection, p. 283, où il rappelle avoir prouvé que t l'intellect
ne reçoit rien de l'objet pour causer son inlellection, pourvu qu'il soit présent >. Noter
que pour être < totale >, il n'est pas nécessaire que la cause suffise seule à produire son
effet ; il suffit que, la matière requise étant prête et à distance convenable, la cause
suffise seule à y produire son effet. Dans Collaiiones, III, n. 1, Duns Scot localise avec
précision notre problème et le point sur lequel porte sa conclusion : f ergo nullo modo
concurrit (.se. intellectus) dictando tanquam per se causa respectu electionls, sed vel
tanquam occasio et causa sine qua non est electio, quia electio est cum ratione et
intellectu ». Pas plus que les autres, d'ailleurs, cette Collatio ne résout le problème
qu'elle pose ; elle s'en tient à comparer le sic el non.
Z. Addilio magna, dans C. BALIC", op. cil., pp. 282-283.
3. Le fait qu'il y ail distinction des ordres ne les empêche pas de collaborer ; cette
collaboration présuppose plutôt leur distinction. La connaissance intellectuelle est
requise pour qu'il y ait volition ; or l'intellection est exclusivement un acte de l'Intellect
et précède nalura la volition à laquelle elle présente l'objet. Néanmoins, la volonté
peut commander à la pensée et détourner l'intellect d'un objet pour le tourner vers un
autre. Duns Scot analyse en détail la structure de cette opération dans Rep. Par., 1. II,
d. 42, q. 4, n. 13-16. Même alors, il n'admet qu'une action indirecte de la volonté sur
l'intellect : < non quod voluntas causât immédiate aliquem actum, vel aliquem gradus
TERME DE L'ACTE VOLONTAIRE 593

comme la volonté fait le sien, qui est de vouloir ou de refuser. On pourra


donc décrire en détail tout le travail de l'intellect, montrer qu'il conçoit
juge, compare, délibère et ajouter que, s'il ne le faisait, il n'y aurait pas
volition parce que la volonté n'aurait rien à vouloir. Pourtant, quand
tout est dit, il n'y a que la volonté qui veuille et c'est exclusivement d'elle
que jaillit finalement la décision. Duns Scot va aussi loin que possible
dans cette direction, car il maintient l'indétermination du vouloir en
présence de n'importe quel objet : « De ce que la volonté soit parfaitement
libre, il ne résulte pas qu'elle se jette de toutes ses forces dans son objet ;
au contraire, avec quelque force qu'elle tende vers son objet, elle en a
plus encore pour se dominer elle-même, de sorte que, vers quelque objet
qu'elle tende, elle y tend librement et qu'en vertu de sa liberté absolue,
elle pourrait ne pas tendre ainsi vers lui »1. Même les anges n'ont pas tous
tendu vers le bien de toutes leurs forces ni, inversement, tous embrassé
aussi complètement le mal2. Même les bienheureux, dans la vision béati-
fique, restent libres de vouloir Dieu, en ce sens que c'est librement qu'ils
le veulent. Tant il est vrai que la racine de la liberté est intrinsèque à la
volonté même, ou, plutôt, coïncide avec elle, mais on ne peut achever
d'éclaircir ce point sans poser le problème de la fruition.

II. LE TERME DE L*ACTE VOLONTAIRE

Une conclusion se dégage de ces analyses. Lorsque Duns Scot ne


presse pas avec rigueur une question, c'est qu'une autre l'intéresse.
Non seulement la décision volontaire ne dépend finalement que de la
volonté, mais, dans quelque complexe qu'on l'engage, c'est toujours la

actus in intellectu >. Puis il ajoute (n. 16) : < « Aliter vero posset dici, quod voluntas
habet immediatam actionern super intellectum ; sed hoc est difflcilius videra ». — Cf.
Collationes, II, n. 7, où Duns Scot argumente en faveur de la thèse, que la volonté
n'exerce aucune causalité sur une intellection quelconque ; elle ne peut que tourner
l'intellect à considérer un autre objet, mais, même alors, la « cause totale » de l'intellec-
tion se compose de l'intellect agent, de l'intellect possible et de l'objet. La volonté
n'y est pour rien. — Touchant l'influence de la volonté sur l'acte d'intellection, voir
Ph. liijn.Nr.il O. F. M., Die Elhik des Erkennens nach Duns Scotus, dans Wissenschafl
und Weisheit, t. II (1935), pp. 1-17.
1. Op. Ox., 1. II, d. 7, q. un., a. I, n. 9 ; t. II, pp. 412-413. Le fondement de cette
position est établi dès le Livre I, en termes qu'il faut lire désormais dans l'édition
critique, t. II, p. 66, n. 92. Duns Scot y pose aussi, dès ce moment, les deux conclusions
décisives : « sicut voluntas fruitur non necessario his quae sunt ad finem, sic née fine
obscure apprehenso et in universali > (t. II, p. 96, n. 143), et : • dico quod voluntas
élevata non necessario quantum est ex parte sut fruitur fine sic viso • (t. II, p. 97, n. 145).
Les italiques sont nôtres.
2. Rep. Par., 1. II, d. 7, q. 3, n. 9, où Duns Scot argumente contre la détermination
de la volonté par l'entendement dans la doctrine de Thomas d'Aquin.
594 JEAN DUNS SCOT

volonté qui domine. Duns Scot la nomme, avec une sorte de tendresse
spéculative : tam nobilis causa. Présente, elle informe tout, conduit tout,
qualifie tout. Dans l'ordre de la noblesse, il est exact que Duns Scot ait
reconnu un primat de la volonté.
Voici une excellente occasion de retrouver le point de vue qui fut celui
de Duns Scot sur Thomas d'Aquin et, derrière lui, sur les « philosophes »
dont ce théologien s'était inspiré. Selon saint Thomas d'Aquin, l'intellect
est une puissance passive1 et néanmoins il le tient pour supérieur à la
volonté ! Chose surprenante pour Duns Scot, Thomas fait passer l'intellect
avant la volonté, parce que le moteur passe avant le mobile et l'agent
avant le patient* ! Ne cherchons pas ici comment, par d'autres voies,
Thomas d'Aquin rétablissait à sa manière l'équilibre3 ; lisons plutôt avec
les yeux de Duns Scot cette déclaration pour lui déconcertante : Si ergo
intellectus el voluntas considerentur secundum se, sic intelleclus eminentior
invenilur: et encore : Cum ergo propria ralio polentiae sil secundum ordi-
nem ad objectum, sequitur quod secundum se et simpliciier intellectus sit
altior et nobilior voluntate*. C'est précisément là contre qu'on voit
Duns Scot réagir aussitôt avec vigueur. Et pourquoi, sinon pour des
raisons de «théologien»? Saint Paul enseigne, / Corinlh. XIII, 13, que
de la foi, de l'espérance et de la charité, celle-ci est la plus grande ; or la
charité réside dans la volonté. C'est bien dans la volonté que sont la
justice et l'injustice, le péché et la grâce. Enfin, c'est elle encore qui possède
dès à présent les objets et en jouit comme elle jouira de Dieu dans la
Patrie8. A moins que la fruitio ne soit spécifiquement autre en cette vie
que ce qu'elle sera dans l'autre, la puissance de l'âme qui doit s'emparer
un jour du bien suprême est assurément la plus noble de toutes, et c'est
la volonté.
La jouissance de son objet (fruitio) est le terme de l'acte volontaire.
Considérée d'une manière générale, cette fruition peut s'appliquer à

1. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 79, a. 2, Resp.


2. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 82, a. 3. Resp.
3. L'intellect meut toutes les puissances de l'âme quant à la détermination des
actes, la volonté les meut toutes quant à l'exercice des actes : Sum. theol., IMI",
q. 17, a. 1, Resp. Dans l'ordre pratique, en particulier, les deux positions se rapprochent
beaucoup ; ainsi, selon saint Thomas, la vertu de religion, qui réside dans la volonté,
ordonne les autres puissances de l'âme, si bien que la « dévotion «, qui dépend elle aussi
de la volonté, l'emporte sur la t prière • qui relève de l'intellect. Ici, l'intellect est la
puissance de l'âme la plus noble, parce que la plus proche de la volonté : Sum. Theol.,
IIMI", q. 83, a. 3, ad 1».
4. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 82, a. 3, Resp.
5. Hep. Par., 1. II, d. 26, q. un., n. 4. Cf. R. SEEBBRG, Die Théologie des J. Duni
Scolus, Leipzig, 1900, pp. 87-89. Il s'agit, bien entendu, d'un primat de dignité de la
volonté en l'homme; Dieu est ici hors de question.
TERME DE L'ACTE VOLONTAIRE 595

n'importe quel objet, bon ou mauvais. Certains se délectent dans le bien,


d'autres dans le mal et il y en a même qui sombrent dans cette perversité
suprême, tant de fois dénoncée par saint Augustin, de jouir de ce dont
il ne faudrait qu'user et d'user de ce dont il ne faudrait que jouir1. En ce
sens, la volonté n'est déterminée à aucun acte particulier et son choix
est entièrement libre.
Il n'en va pas de même de la fruitio ordinala qui, à la différence de la
fruitio in communi, s'astreint aux conditions requises pour la rectitude
de l'acte moral. La jouissance, ou fruition, que l'on nomme « ordonnée »,
est donc celle qui se propose d'être moralement droite. Or il n'y a qu'un
seul objet dont on puisse dire qu'il soit de lui-même et en lui-même objet
de fruition : c'est la fin dernière, qui est Dieu.
Telle n'est pas l'opinion d'Avicenne, qui semble penser que pour un
sujet fini, dont la capacité de jouissance est finie, un objet fini suffit à
donner une jouissance parfaite et, par conséquent, à la rassasier. La
« fruition » pourrait donc être alors « ordonnée » sans atteindre pour
autant la fin dernière. C'est du moins ce qu'implique un passage connu
de sa Mélaphysique2, où ce philosophe prétend que l'Intelligence supé
rieure produit par son intellection l'Intelligence inférieure. En effet, si
l'on admet la 35e proposition de Proclus, dans l' Elementatio theologica:
* toute chose retourne naturellement à ce dont elle procède », il est clair
qu'une fois produite, l'Intelligence inférieure doit se retourner vers
l'Intelligence supérieure et, par ce retour complet à son origine, trouver la
joie parfaite dans un parfait repos.
Duns Scot objecte à cette conclusion qu'elle ne s'accorde pas avec cet
autre principe, admis par Avicenne lui-même, que l'objet de l'intellect
est l'être en général3. En effet, dans le cas d'une Intelligence séparée, la
jouissance parfaite ne peut être que celle de l'intellection, et comme, pour
apaiser un intellect capable de tout l'être, il faut tout l'être, rien ne peut
satisfaire une Intelligence séparée sinon l'Être suprême et absolument
parfait. Ajoutons, d'une manière générale, qu'une puissance qui tend vers
des objets multiples ne peut trouver parfaite satisfaction dans l'un d'eux,
que s'il inclut tous les êtres vers lesquels elle peut tendre. Or il n'y en a
qu'un seul en qui soient éminemment inclus tous les êtres : l'Être infini.
C'est donc en lui seul qu'une puissance de l'âme peut trouver l'apaisement

1. Augustin, De div. quaesl. 83, q. 30 : « Omnis itaque humana perversio est, quod
etiarn vitium vocatur, fruendis uti velle atque utendis frui ». P. L., t. 40, c. 19, allégué
dans Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 1, n. 2 ; t. I, p. 128.
2. Avicenne, Melaph., tr. IX, c. 4 ; § 104-105.
3. Avicenne, Melaph., tr. I, c. 5 ; § 72.
596 JEAN DUNS SCOT

suprême de son désir. Au fond, Duns Scot entend surtout refuser aux
philosophes le droit d'assigner à l'homme aucune autre fin dernière que
Yens infinUum de « notre » théologie1 : « La fruition ordonnée n'a que la
fin dernière pour objet, car de même que la Vérité première est la seule
à laquelle l'intellect doive consentir pour elle, de même aussi le premier
Bien est le seul auquel la volonté doive consentir pour lui »2. Une fois de
plus, nous sommes en présence d'un de ces cas où, prenant plus claire
conscience de leurs propres principes que les philosophes eux-mêmes n'ont
su le faire, le théologien prolonge pour eux la ligne idéale qui rejoint la
vérit»' .
En comparant ces deux conclusions, on voit que la « fruition ordonnée »
représente le cas où la « fruition commune » est ce qu'elle devrait être, ou,
du moins, tend vers ce à quoi elle doit tendre. En ce sens, on peut dire
que l'objet de la fruition en général (fruitio commuais) n'est autre que
la fin dernière, soit la véritable, soit une fausse que la raison erronée
propose à la volonté comme la fin dernière, soit même une fin arbitrai
rement choisie comme fin dernière par la volonté usant de sa libertc.
Les deux premiers cas sont clairs. Quant au troisième, il s'explique par
l'indétermination radicale de la volonté, car de même qu'elle peut vouloir
ou ne pas vouloir, elle peut exercer son acte de la manière qui lui plaît.
C'est du « mode » de l'acte qu'il s'agit alors. De ce point de vue, il est donc
au pouvoir de la volonté de décider qu'elle voudra un certain bien pour
lui-même et sans le rapporter à un autre, c'est-à-dire de le vouloir comme
une fin.
Ceci n'implique d'ailleurs pas que la volonté jouisse de son objet en
tant qu'il est « fin ». Elle en jouit en tant qu'il est « bien », car c'est seule
ment à titre de bien qu'il est fin. Être fin, pour le bien, c'est une relation
de raison et l'on ne voit pas qu'une telle relation puisse être objet de
fruition. Même la fruiiio ordinala ne peut donc porter sur le Bien suprême
en tant que fin, mais en tant que Bien. Quant à la fruitio communis, la
conclusion est la même. Si l'appréhension de l'objet le présente comme

1. Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 1, n. 3; t. I, pp. 128-129. Entre autres arguments, Duns Scot


mentionne celui-ci que certains opposent à Avicenne : l'âme est image de Dieu, donc
capable de Dieu (Cf. AUGUSTIN, De Triniiale, XIV, 8, 11 ; P. L., t. 42, c. 1044);
niai? cet argument ne lui semble pas opposable à un philosophe, « quia praemissa
assumpta de imagine est tantum crédita, non naturali ratione cognita • ; en effet, la
raison d'image est dans l'âme en tant que celle-ci imite la Trinité. Avicenne refuse
également, et pour la même raison, d'opposer aux philosophes « quia anima immédiate
creatur a Deo ; igitur in Deo immédiate quietatur «. En effet, t hujus antecedens est
tantum creditum, et negaretur ab eis, quia ipse (se. Avicenna) ponit eam immédiate
creari ab ultima intelligentia et inflma » ; loc. cit., n. 4 ; t. I, p. 130.
2. Loc. cit., n. 5 ; t. I, p. 130.
TERME DE L'ACTE VOLONTAIRE 597

désirable, c'est son apparence de bien qui le fait prendre pour fin. Si c'est
la volonté qui décide elle-même de se le donner pour fin, l'objet choisi
n'a raison de fin qu'en conséquence de cette décision volontaire1. Dans
tous les cas, c'est sur le fruibile comme tel que porte la fruition, non sur
le rapport de fin dans lequel il est à l'égard de la volonté.
Mais qu'est-ce que «jouir» d'un objet? C'est l'acte de volonté parfait
qui consiste à vouloir un bien « pour lui-même »2. Il se distingue donc
d'« user » d'un objet (uti), acte de volonté imparfait qui consiste à vouloir
un bien en vue d'un autre. La même distinction se retrouve d'ailleurs
dans l'ordre de l'intellect, qui peut donner son assentiment à une propo
sition vraie, soit pour elle-même, s'il s'agit d'un principe, soit à cause
d'une autre, s'il s'agit d'une conséquence qu'on accepte en raison du
principe. Pareillement, la volonté peut vouloir un bien pour lui-même,
d'un acte que nous avons dit parfait parce qu'il trouve dans son objet
sa raison d'être totale ; ou elle peut vouloir un bien à cause et en vue d'un
autre, acte que nous avons dit imparfait, parce que la volonté n'y trouve
dans l'objet ni sa fin ni son repos3.
Malgré ce parallélisme, notons deux différences entre l'assentiment de
l'intellect et celui de la volonté. D'abord, c'est la distinction des objets
qui détermine dans l'intellect la distinction des actes, au lieu que c'est
la distinction de deux actes libres qui détermine celle des objets dans
le cas de la volonté. Ce que voit l'intellect est soit un principe, soit une
conséquence ; si c'est un principe, l'intellect y consent en raison de son
évidence ; si C'est une conséquence, l'intellect n'a d'autre choix que d'y
consentir en raison de l'évidence du principe. Dans le cas de la volonté,
au contraire, puisqu'elle est toujours libre d'agir autrement qu'elle n'agit,
il est toujours en son pouvoir de jouir d'un objet ou d'en user, c'est-à-dire
de le vouloir soit pour lui-même soit en le rapportant à une autre fin.
Il n'y a donc plus ici d'objets distincts correspondant à des actes distincts,

1. Loc. cil., n. 5 ; t. I, p. 131.


2. Cf. Augustin, De doctrina chrisliana, I, 4, 4, P. L., t. 34, c. 20 : « Frui enim est
a more alicui rei inbaerere propter seipsam ».
3. Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 3, n. 2 ; t. I, p. 150. A titre d'acte parfait, le consentement
au bien voulu pour lui-même (fruilio) s'accompagne de plaisir (deleclalio ) : « Habemus
igitur ad propositum quatuor distincta : actum imperfectum volendi bonum propter
aliud, qui vocatur usus; et actum perfectum volendi bonum propter se, qui vocatur
fruilio; et actum neutrum; et deleelalioncm sequentem actum », loc. cit., p. 151. En
somme, trois types d'actes volontaires, plus une passion qui s'y ajoute. Un seul de ces
actes répond au verbe frui. Quant au plaisir, certains textes d'Augustin semblent
l'identifier à la fruition et même réduire celle-ci au plaisir, au lieu que d'autres incluent
dans la fruition l'acte et le plaisir qui l'accompagne. Il faut donc soit admettre que le
mot frui est équivoque, soit réduire certains textes d'Augustin à l'un des deux sens
en les interprétant ; Joe. cit., n. 5, pp. 152-153.
598 JEAN DUNS SCOT

car la volonté peut toujours vouloir un objet quelconque de la manière


qu'il lui plaît.
La deuxième différence est plus subtile. Dans le cas de l'intellect, les
deux modes d'assentiment que nous avons distingués couvrent tous les
cas possibles, car on ne peut accepter une vérité qu'à titre de principe ou
de conséquence et il n'y a pas d'intermédiaire concevable entre ces deux
manières de consentir. Dans le cas de la volonté, au contraire, une position
intermédiaire est possible, c'est-à-dire qu'on peut soit jouir d'un bien,
soit en user, soit ne faire ni l'un ni l'autre et pourtant le vouloir. Ces actes
« neutres » se produisent, et ils ne sont pas nécessairement désordonnés.
La volonté peut se trouver devant un objet que l'intellect lui présente
sous un aspect en quelque sorte absolu, c'est-à-dire ni comme un bien
désirable pour soi, ni comme un bien désirable à cause d'un autre, mais
comme un bien désirable purement et simplement. En présence d'un bien
de ce genre, la volonté le veut, pour ainsi dire, « absolument », c'est-à-dire
ni pour lui-même ni pour un autre, sans en jouir comme d'une fin en soi
(frui) ni en user comme d'un moyen (uti) : potest habere aliquem aclam
volendi illud absoluie, absque relalione ad aliud, aut absque fruilione
propier se. La volonté peut d'ailleurs commander à l'intellect de s'informer
sur cet objet pour lui dire de quelle manière il convient qu'elle le veuille,
ensuite de quoi elle pourra, selon son choix, soit en « user », soit en « jouir i.
Toute la raison de cette différence, conclut Duns Scot, est, d'une part,
la liberté du côté de la volonté et, d'autre part, la nécessité naturelle du
côté de l'intellect : Et tota ratio differentiae hinc inde est libertas voluntatis
et nécessitas naturalis ex parle intellectus1 .
On pourrait croire qu'avec ces déterminations magistrales, le terme
de l'acte volontaire se trouve complètement défini. Ce serait mal connaître
Duns Scot, car il lui reste à régler, à propos du terme de la volition, le
problème que lui posait déjà sa cause, et l'on peut dire sans exagérer que
de toutes les questions que lui pose la volonté, aucune ne l'intéresse
davantage. Au problème de savoir s'il existe une autre cause totale de
la volition que la volonté elle-même, correspond exactement celui de
savoir si, une fois la fin appréhendée par l'intellect, il est nécessaire que
la volonté veuille en jouir. La réponse de Duns Scot est aisément prévi
sible et nous ramène une fois de plus à la grande ligne de partage des

1. Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 4, n. 1 ; t. I, p. 154. Duns Scot ajoute : < Quod probo : quia
natura et voluntas surit principia activa habentia oppositum minium principiandi ;
ergo cum modo principiandi voluntatis non stat modus principiandi naturae ; «ed
voluntas libère vult finem ; ergo non polest necessitate nnturali velle flnem, née per
consequens aliquo modo necessario ».
TERME DE L'ACTE VOLONTAIRE 599

ordres qui divise tout dans sa doctrine : non, même lorsque l'intellect
appréhende une fin, la volonté n'est pas nécessitée à la vouloir, car
nécessité naturelle et liberté s'excluent : Nécessitas naturalis non stat cum
liberlate.
Distinguons pourtant divers cas. Il peut en effet s'agir d'abord de la
fin appréhendée obscurément et en général. Certains prétendent que la
volonté ne peut pas ne pas y consentir, car de même que l'intellect donne
un assentiment nécessaire aux premiers principes spéculatifs, de même
la volonté doit nécessairement consentir à la fin dernière dans l'ordre
pratique. Ils ajoutent que, ne voulant aucun bien particulier qu'en tant
qu'il participe de la fin dernière, la volonté doit nécessairement vouloir
cette fin. En d'autres termes, si elle ne voulait pas nécessairement le bien
en général, la volonté ne voudrait aucun bien en particulier1. Mais
Duns Scot n'admet ni ces arguments ni leur conclusion. D'abord, nous
savons déjà qu'on ne peut conclure de l'intellect à la volonté, l'un étant
une nature, l'autre une liberté. Ensuite et surtout, notre volonté ne peut
vouloir la fin que si notre intellect la conçoit d'abord, et comme il est
au pouvoir de la volonté de détourner l'intellect de considérer la fin, auquel
cas elle ne peut plus la vouloir parce qu'on ne saurait vouloir l'inconnu,
il est toujours en son pouvoir de ne pas vouloir la fin*. Ainsi la volonté ne
veut pas plus nécessairement la fin confusément appréhendée sous l'aspect
du bien en général, qu'elle ne se fixe nécessairement, pour en jouir, sur
les moyens ordonnés à cette fin.
La même raison vaut pour tous les autres cas concevables, car la
volonté n'est pas davantage nécessitée à jouir de la fin dernière comme
appréhendée obscurément dans le particulier. Conclusion plus remar
quable encore, mais exactement dans la ligne générale de sa doctrine :
Duns Scot estime qu'en présence de la fin dernière clairement vue, et
élevée par la charité, la volonté n'est pas nécessitée à la vouloir. Pour qu'il
en fût autrement, il faudrait que la volonté même changeât de nature.
Avant d'être ravi au ciel, Paul avait ou pouvait avoir la même charité
que pendant son élévation ; il avait la même volonté, capable de produire
le même acte libre et de se fixer sur le bien pour en jouir ; rien n'est changé,
du moins en ce qui le concerne. Il n'était donc pas plus nécessité à vouloir

1. Cf. THOMAS D'AQUIN, Sum. Iheol., P. I., q. 82, a. 1, Resp.


2. Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 4, n. 3 ; t. I, p. 157. —• Rappelons, au n. 9, p. 157, cet argu
ment d'expérience : < Item, omne necessario agens de necessitate agit secundum
ultimum suae potentiae, quia sicut non est in potestate ejus actio, ita née intensio ejus ;
ergo voluntas de necessitate volet flnem intensissime, cujus oppositum experimur >.
600 JEAN DUNS SCOT

la fin dernière clairement vue, qu'il ne l'avait jamais été à produire aucun
acte. Pendant son ravissement au ciel comme avant, Paul est libre1.
On souhaiterait difficilement une position plus métaphysiquement pure,
car il est clair qu'en poussant à peine plus loin, on aboutit à cette con
clusion que même dans la vision béatifique, la « vision » ne cause pas
nécessairement la « fruition ». En effet, la vision précède naturellement
la fruition, et comme ces deux actes sont deux natures absolues, il n'y
a pas contradiction que le premier existe sans le second. Il peut donc y
avoir vision sans fruition, ce qui revient à dire que l'une ne cause pas
nécessairement l'autre*. On ne peut guère hésiter sur la portée de cette
conclusion. Duns Scot entend maintenir que, même en présence du Bien
suprême, l'acte par lequel la volonté en jouit reste son acte et en jaillit
comme de sa source. Il n'est pas ici question de nier les concours divins
requis pour qu'un tel acte soit possible, mais, considérant la volonté
ex parle sua et en elle-même, il reste qu'une fois mise en état de vouloir,
c'est bien elle qui veut. Elle ne peut le faire sans la charité, mais la charité
ne le fait pas pour elle. C'est pourquoi, poussant jusqu'à l'extrême limite
de sa thèse, Duns Scot affirme que la volonté est de soi capable de jouir
du bien suprême même sans être élevée par un habitus surnaturel. Et ne
crions pas au scandale ! car ceci ne vaut toujours que pour la volonté
considérée ex parle sua, mais, de ce point de vue précis, la conséquence
est inévitable, comme on peut d'ailleurs s'en assurer en essayant d'ima
giner le contraire. Supposons que, ex naluralibus suis, la volonté ne
puisse exercer aucun acte touchant la fin dernière clairement vue, par
quel artifice expliquera-t-on que Dieu même puisse l'en rendre capable?
Si elle n'en est pas naturellement capable, elle ne l'est pas du tout et rien
ne fera jamais qu'elle le devienne. Pas même la charité, qui n'est ni
volonté ni partie de la volonté3. Ainsi, en soutenant quod volunlas non
elevata supernaturaliter potest frui illo fine, Duns Scot n'entend pas dire
que la volonté puisse s'élever à la vision béatifique par ses seules forces
naturelles — tout le Prologue de \'0pus Oxoniense dément une interpré
tation de ce genre — mais il pense certainement qu'à moins de changer
de nature au moment de jouir du Bien suprême, il faut bien que la volonté
soit capable de le vouloir elle-même. La volonté naturelle, n'est-ce pas

1. Op. Ox., 1. I, d. 1, q. 4, n. 13 ; t. I, pp. 158-159.


2. Loc. cit., n. 14, p. 159.
3. Loc. cil., n. 15, pp. 160-161. — Cf. Collaliones, XV, n. 3, où il est montré que,
même s'il ne peut pas ne pas vouloir Dieu clairement vu, le bienheureux ne le veut en
vertu d'aucune nécessité qui fasse violence à sa volonté. Au contraire, l'immutabilité
du vouloir résulte alors de l'acte libre par lequel la volonté se fixe sur son objet immua
blement contemplé.
TERME DE L'ACTE VOLONTAIRE 601

identiquement la nature de la volonté, c'est-à-dire la volonté même?


Si donc elle n'est pas elle-même capable de jouir du Bien suprême, rien
ne fera jamais qu'elle en jouisse.
Il est donc compréhensible que Duns Scot ait situé dans la fruition
volontaire, plutôt que dans l'intellection, le terme extrême de la Béatitude.
Il le fallait ; puisque la volonté de l'homme est plus noble que l'intellect,
c'était nécessairement par ce qu'il y a en l'homme de plus noble que
Duns Scot devait lui faire atteindre Dieu. On ne saurait d'ailleurs douter
qu'elle ne soit ce qu'il y a de plus noble en l'homme, car le plus parfait
est ce dont la corruption est pire ; or la corruption de l'intellect n'est
qu'un mal naturel, non moral, au lieu que celle de la volonté est le péché
même1. D'ailleurs, nous l'avons assez dit, elle seule se meut elle-même.
Elle peut donc se tourner vers les intelligibles qui transcendent l'homme,
alors que l'intellect est soumis à l'action de ceux qui le meuvent et ne
peut que les subir8. Il faut donc dire que la béatitude réside essentiel
lement et formellement dans l'acte de la volonté, par lequel seul l'homme
peut atteindre absolument et uniquement le bien suprême afin d'en
jouir3.
Nous voici bien loin des « philosophes » et pourtant au cœur même de
notre sujet. Nature, nécessité, intellect vont ensemble, et leur couron
nement logique est une béatitude spéculative fondée sur le primat de

1. ftep. Par., 1. IV, d. 49, q. 2, n. 18. L'argumentation vise THOMAS D'AOUIN, Sum.
theol., P. I, q. 82, a. 3. Nous ne pensons pas devoir entrer dans le détail de cette contro
verse, qui est essentiellement théologique. Il suffit de marquer ici la position de Duns
Scot en tant que liée à l'ensemble de sa doctrine. — Noter, lac. cit., n. 3 : « Et ponit ad
hoc duas rationes de quibus miror quod inter eas multa verba miscet, quia alibi sic
non facit >.
2. « Si igitur voluntas in superiori et optimo in génère intellectualium est nobilior
intellectu, inquantum voluntas actu suo movetur ad volendum et diligendum superiora
intelligibilia, et terminatur ad ea magis quam intellectus, qui non movetur née ad
superiora née ad inferiora, sed ad ipsum omnia intelligibilia terminantur, cum intellectus
noster sit minus nobilis in génère intelligibilium, igitur voluntas simpliciter est nobilior
intellectu .. Rep. Par., 1. IV, d. 49, q. 2, n. 18.
3. • Dico igitur ad quaestionem, quod beatitudo simpliciter est essentialiter et
formaliter in actu voluntatis, quo simpliciter et solum attingitur bonum optimum,
quo perfruatur ». Loc. cit., n. 20. Il va de soi que cette conclusion n'exclut pas le concours
de l'intellect, sans quoi l'on ne parlerait pas de « vision » béatiflque. Au contraire, la
fruition de la fin dernière requiert le concours de toutes les puissances de l'âme tendant
simultanément vers l'objet béatifiant. Néanmoins, l'opération reste une dans sa racine,
car quel que soit le nombre de ses facultés, l'âme ne peut être unie à sa fin de manière
• immédiate • et absolument t ultime • que par une seule d'entre elles. Si l'on veut lui
joindre l'intellect, on dira de la volonté qu'elle est la faculté principale de la béatitude ;
si l'on veut ne retenir qu'une seule faculté de l'âme, on dira que la volonté est la seule
qui soit « ultimement • béatifiée : « si autem ambae potentiae concummt ad beatitu-
dinem, sic illa, quae est principalior potcntia, habet principaliter beatitudinem, et sic
voluntas magis quam intellectus. Si autem accipias secundum aliam ultimationem,
sic tantum voluntas ultimate beatiflcatur ». ftep. Par., I. IV, d. 49, q. 3, n. 7.
602 JEAN DUNS SCOT

la sagesse. En révélant aux hommes le primat de la charité, le Christia


nisme leur a ouvert un monde qui n'est plus celui des « philosophes i.
Duns Scot accordera beaucoup à Aristote et même à Avicenne, mais sur
\'unum necessarium, rien. Entre sapienlia et caritas, certains théologiens
donnent la palme à la sagesse et c'est même pourquoi ils tiennent
l'intellect pour plus noble que la volonté. Ils se réclament d'ailleurs en
cela d'Aristote ! Sed conlra hoc arguit alius philosophas noster, scilicet
Paulus, qui dicit quod caritas excellentior est1. Voilà donc qui est réglé et,
du même coup, explique l'esprit même du scotisme, car du primat de la
charité sur la sagesse découlent celui de la volonté sur l'intellect et de la
liberté sur la nature finie, donc aussi le rejet du nécessitarisme des « philo
sophes ». On objecte à cela que cette doctrine contredit celle d'Aristote et,
sans aucun doute, on chercherait vainement chez le Philosophe l'idée
que la volonté l'emporte en dignité sur l'intellect quia majoris capacitatis
simpliciter est voluntas quam intellectus, hic et in patria. Mais est-ce
vraiment le contredire? Disons plutôt que ce sont là problèmes auxquels
il n'a jamais pensé. Il n'a jamais spécifiquement distingué les principes
de l'opération intellectuelle des principes de l'opération volontaire, à tel
point qu'il semble parfois les confondre. En fait, Aristote parle plus
souvent de l'intellection que de la volition parce que l'acte de l'intellect
est plus manifeste que celui de la volonté, mais on ne saurait rien conclure
de son silence. Avertis par saint Paul, comment des Chrétiens pouvaient-
ils se méprendre sur l'importance de cette puissance de l'âme où s'enracine
la charité, source de notre béatitude? Sancti vero et Doctores nostri ultra
hoc exquisierunt*. Le propre du théologien n'est pas de réfuter le philo
sophe, mais de le dépasser.

1. Rep. Par., 1. IV, d. 49, q. 2, n. 11. Cf. saint PAUL, J Corinth., 13, 13. Duns Scot
lui joint AUGUSTIN, De Trinilale, XV, 19, 37 ; P. L., 42, 1086, où il est dit que si t Deus
charitas est •, on doit conclure : « in donis Dei nihil majus est charitate «. Noter l'inci
dence de la doctrine des dons du Saint-Esprit sur la thèse, communément tenue pour
« philosophique » du primat de la volonté. — Duns Scot vient d'argumenter contre
THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 82, a. 3, Resp., dont la doctrine est d'ailleurs
plus nuancée qu'il ne paraît à sa réfutation. Duns Scot la vise exactement /oc. cit., n. 7.
Quant à la supériorité de la sagesse sur la charité, rien ne prouve que Duns Scot pense
à Thomas d'Aquin en la niant. Après tout, saint Thomas n'était pas non plus sans
s'intéresser à la théologie et il est difficile de croire qu'ayant lu le commencement de
cet article, Duns Scot n'en ait pas lu la fin. En tout cas, c'est un fait que Thomas place
la vertu théologique de charité au-dessus du don de sagesse (Sum. Iheol., I»-II»«, q. 68,
a. 8, ad 1). Duns Scot lui eût peut-être objecté qu'en vertu de ses propres principes il
n'avait pas le droit de le faire, mais nous ne voyons pas qu'il lui ait reproché de l'avoir
fait.
2. Rep. Par., 1. IV, d. 49, q. 2, n. 12. — En ce qui concerne Aristote, Duns Scot
semble viser Eth. Nie., VI, 7, qui met la sagesse au-dessus de la prudence, et VI, 8 où
il l'élève au-dessus de toutes les choses humaines. Cf. le commentaire de Thomas
d'Aquin, éd. Pirotta, n. 1195. Quant à l'accusation dirigée contre le Philosophe (n. 12)
VOLONTÉ ET MORALITÉ 603

III. VOLONTÉ ET MORALITÉ

Du point de vue de leur moralité, les actes volontaires se distinguent


en bons, mauvais ou indifférents. Leur bonté morale se distingue elle-
même d'une autre, qui est sa bonté naturelle. La bonté naturelle d'un
acte volontaire lui appartient de plein droit, en tant précisément qu'il
est un être positif. La volition en est un et, comme tout ce qui est, elle
possède un degré de bonté égal à son degré d'être. Quant à la bonté
morale de l'acte, elle se divise elle-même en trois, selon qu'elle lui appar
tient à titre d'acte moral en général, d'acte vertueux, ou d'acte méritoire.
Par exemple, faire l'aumône est un acte moral ; la faire de ses deniers,
à un pauvre dans le besoin, dans l'endroit le plus convenable et pour
l'amour de Dieu, c'est un acte vertueux ; faire la même chose non seule
ment par inclination naturelle, comme c'eût été le cas dans l'état d'inno
cence et comme un pécheur non repenti peut encore le faire, mais par cette
charité qui transforme l'homme charitable en ami de Dieu, c'est un acte
méritoire et acceptable à Dieu1.
Reprenons séparément les deux premiers membres de cette division.
Considérée d'une manière générale, c'est-à-dire en ce qui donne son
caractère « moral » à l'acte volontaire, celui-ci doit d'être « moralement
bon » au fait qu'il se porte sur un objet proposé comme convenable par
un jugement droit de la raison. Il s'agit donc ici d'autre chose que de la
bonté naturelle de l'acte, comme celle de la vision en tant que telle ;
et même de la bonté naturelle de l'objet, comme on dit que la lumière
est bonne pour la vue ; mais bien de la bonté de l'acte en tant précisé
ment que moral. C'est la prima bonllas moralis, fondement de toutes les
autres en chacune desquelles elle est incluse. On peut donc dire qu'une

de mal distinguer la volition de l'intellection, il est difficile de dire exactement quel


texte elle vise. Duns Scot pense peut-être simplement au fait que, chez Aristote comme
chez Thomas d'Aquin, l'< élection > est un « appetitus consiliativus » ou un « intellectus
appetitivus », ce qui revient à lui donner une cause qui, sans être l'une ni l'autre,
confondrait l'intellect et la volonté : Elh. Nie., III, 4, 1111 b 20 sv. ; cf. VI, 2, 1139 a
22-23, et 31-35.
1. i Tertia bonitas convenit nctui ex hoc quod, praesupposita duplici bonitate
jam dicta, ipsa elicitur confurmiter principio merendi, quod est gratia vel caritas, sive
secundum inclinationem caritatis >. Op. Ox., 1. II, d. 7, q. un., a. 2, n. 11 ; t. II, p. 415.
Le n. 12 oppose à cette triple bonté morale une triple malice morale correspondante :
malice générale, lorsque l'acte, quoique bon par nature, se porte vers un objet qui ne
lui convient pas (par ex., quand l'acte de • haïr • se porte sur • Dieu >) ; malice de l'acte
qui, se portant sur l'objet qui convient, est vicié par une circonstance qui le dérègle ;
malice du démérite enfin, lorsque l'acte blesse la charité. Nous reviendrons plus loin
sur les actes • indifférents ». — Sur la distinction entre le bien moral et le bien méritoire
(bonitas charitativa), Quodl., q. XVII, n. 5-9.
604 JEAN DUNS SCOT

volition est morale, généralement parlant, en tant qu'elle se porte sur un


objet jugé convenable par la raison1.
La connaissance rationnelle et le jugement retrouvent sur le plan de
la moralité le rôle que Duns Scot leur refuse sur celui de la liberté volon
taire proprement dite. C'est toujours d'elle-même, et d'elle seule, que la
volonté tire sa décision libre, mais si le jugement de la raison n'est pas
ce qui fait de cet acte une volition, c'est lui qui en fait une volonté morale.
Il n'y aura donc pas lieu de voir la moindre rétractation dans ce que
Duns Scot attribue d'influence à l'intellect en matière de moralité.
La distinction formelle des ordres interdisait de situer ailleurs que dans
la volonté la cause propre de la volition, mais on peut tenir ce point
pour acquis et il s'agira désormais d'autre chose. L'ordre proprement moral
commence au moment où le jugement de l'intellect offre un objet à la
volonté.
On le voit mieux encore en examinant ce qui donne à l'acte moral son
caractère vertueux2. L'acte vertueux pourrait se définir : un acte
« circonstancié ». Ce terme signifie d'abord que la moralité de l'acte
ne peut se définir par son rapport à un seul terme, tel que serait par
exemple sa fin. Elle résulte de ce que l'on nommerait plus justement un
« concours de circonstances », en ajoutant néanmoins que, dans le cas de
l'acte moral, ce concours n'a rien de fortuit. Tout au contraire, la moralité
d'un acte consiste en sa décision libre de satisfaire à toutes les conditions
requises par le jugement pratique de la raison. C'est dire que la « bonté >
de l'acte moral est extrêmement complexe. Il en est d'elle comme de la
beauté du corps, faite de taille, de forme, de couleur et de proportions.
S'il s'agissait de celle d'un visage, il faudrait même y joindre l'expression'.
C'est d'ailleurs ce que dit Denys, au ch. IV du De divinis nominibus:
Bonum esl ex perfecta el causa intégra. La bonté « naturelle » de l'acte
en tant qu'être, rappelons-le, n'est pas en cause. Si toutes les circons
tances requises pour qu'il soit moralement bon font défaut, il peut être

1. Sur le bien moral comme « convenientia », ou • conformitas actus ad rationem


rectam », Op. Ox., 1. I, d. 17, q. 1-3, a. 3, n. 3 ; t. I, pp. 797-798.
2. Duns Scot introduit d'abord ce deuxième genre de bien moral sous le nom de
bonilas virluosa, et la décrit brièvement en ces termes : • secunda potest dici boniUs
virluosa sive ex circumstaritia... secunda bonitas convenit volitioni ex hoc, quod ipsa
elicitur a voluntate cum omnibus circumstantiis die ta lis a recta ratione debere sibi
competere in eliciendo ipsam ». Op. Ox., 1. II, d. 7, q. un., n. 11 ; t. II, p. 415. C'est le
bien moral proprement dit, parce qu'il possède toutes les déterminations morales
requises. Cf., n. 12, p. 416 : * iste quidem actus non est bonus vel virtuosus moraliter,
quia non est circumstantionatus ». L'acte extérieur possède sa bonté morale propre,
distincte de celle de l'acte intérieur, et qui s'y ajoute : Quodl., q. XVIII, n. 12, n. 14.
3. Référence à saint AVOUSTIN, De Trinilale, VIII, 3, 4 ; P. L. 42, c. 949.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 605

naturellement bon en tant qu'acte, mais il est parfaitement mauvais


en tant qu'acte moral. Pour être naturellement bon il suffit qu'un acte
remplisse toutes les conditions nécessaires à sa perfection, sous les divers
rapports de sa cause efficiente, de son objet, de sa fin et sa forme. Pour
être moralement bon, il faut qu'un acte satisfasse en outre à toutes les
conditions requises par la droite raison. D'abord quant à sa cause effi
ciente, qui doit être une volonté libre, car il n'y a pas de bien ni de mal,
donc pas de moralité, sans liberté. Ensuite quant à l'objet, car l'acte n'est
moralement bon que s'il porte sur l'objet approuvé par la droite raison.
Troisièmement quant à la fin, car bien que celle-ci ne suffise pas seule
à constituer toute la bonté morale de l'acte, elle le qualifie tout entier1.
Quatrièmement on doit tenir compte de la forme de l'acte, c'est-à-dire
qu'il soit fait comme la raison dit qu'il doit l'être. On ajoutera enfin
d'autres circonstances plus extérieures, telles que celles de temps, de
lieu et autres du même genre. Pris ensemble, ces éléments forment une
sorte de cause intégrale du bien moral. Tous sont requis, dit Duns Scot,
ut bonitas sit%.
Au centre de ce complexe se trouve l'objet que le jugement de la raison
propose à la volonté. On ne saurait trop insister sur ce point si l'on veut
ne pas rompre l'équilibre de la doctrine. La première des circonstances
est que l'acte soit celui d'une volonté libre, sans quoi toute moralité serait
impossible, mais tous les actes volontaires étant libres, et les mauvais
comme les bons, ce ne peut être la liberté qui qualifie certains d'entre eux
comme bons, comme mauvais, ni même comme moralement indifférents.
L'intellect seul peut discerner entre les objets et les qualifier, si bien
que le même Duns Scot, qui protège jalousement l'autonomie de la

1. 11 s'agit ici de la bonté « morale • de l'acte, non de sa bonté « méritoire » en vue


d'une fin surnaturelle. Dans ce dernier cas, « bonitas meritoria est ex fine » ; la fin
devient donc la cause principale de l'acte, à la bonté morale complète duquel elle se
superpose en en faisant un acte de charité : Op. Ox., 1. II, d. 40, q. un., n. 4 ; t. II,
pp. 866-867.
2. Op. Ox., 1. II, d. 40, q. un., n. 2 ; t. II, p. 866. — Les circonstances sont énumérées
dans le vers connu : • Quis, quibus auxiliis, quid, ubi, cur, quomodo, quando », rappelé
dans Rep. Par., 1. II, d. 39, q. un., n. 1 (scbolium). Dans ce dernier texte, la « fin »
reste à la même place quant à l'ordre des circonstances, bien qu'elle semble y recevoir
une sorte de primauté de noblesse : « Bonitas igitur moralis completa est ex corres-
pondentia ad rationem rectam secundum omnes circumstantias, et prima bonitas ex
circumstantia est ex fine, quod actus sit circa talem llnern, et quod finis recte intenda-
turcirca quem natus est esse bonus actus. Secunda bonitas est ex eo modo, videlicet,
quod agens habeat actum convenientem tali agenti. Modus enim qui convenit nobiliori,
non convenit nobili. Tamen prima bonitas simpliciter in actu morali est a causa
efficiente. Secunda ex objecto, quae est bonitas ex genere, deinde bonitas ex circumstan-
tia finis. Quarta bonitas ex modo, sed completa est ex omnibus circumstantiis ». Cf.
loc. cil., n. 4, « Ad aliud dico... », et Qundl., XVIII, n. 6.
606 JEAN DUNS SCOT

volonté pour assurer la liberté de l'acte, exige immédiatement l'accord


de la volonté au jugement de l'intellect pour conférer à l'acte son caractère
« moral ». C'est pourquoi, chaque fois qu'il lui arrive de rencontrer un
problème de ce genre, Duns Scot procède à deux opérations complémen
taires : montrer que les circonstances qui qualifient moralement un acte
ne sont pas sa « cause » ; montrer que la vraie cause de l'acte ne suffit pas
à qualifier sa « moralité ». La Bonilas moralis s'ajoute à la substance de
l'acte volontaire comme la beauté s'ajoute à la substance du corps.
Pourtant, c'est bien la déférence du libre arbitre à la raison qui, toute
circonstancielle qu'elle soit par rapport à l'être de la volition, fait
apparaître le bien moral et, avec lui, l'ordre entier de la moralité. Si donc
on voulait étiqueter cette doctrine, il faudrait user d'au moins deux
étiquettes pour le seul ordre des actes humains, car de même qu'elle est
un « volontarisme » touchant la volition, elle est un « intellectualisme >
touchant la qualification « morale » de l'acte volontaire. La bonté morale
d'un acte n'en est pas le « principe actif ». La bonté morale d'un habitai
vertueux n'est en rien cause efficiente des actes volontaires qui en résultent.
Inversement, ce n'est pas la substance de l'acte volontaire qui lui confère
sa bonté proprement morale, mais sa relation de conformité à la droite
raison : convenienlia actus ad ralionem reclam est qua posita actus est
bonus: ... principaliter igitur conformitas actus ad ralionem reclam plene
dictantem de circumstantiis omnibus debitis illius actus est bonitas moralis
actus1.
Nous aurons à nous demander au nom de quels principes l'intellect
lui-même qualifie les objets ou, si l'on préfère, quel est, dans la ratio recta,
le fondement de sa rectitude ? Mais le problème ne se pose que dans le
cas défini où l'acte est soit moralement bon, soit moralement mauvais.
Or il existe de nombreux actes que l'on peut dire moralement indifférents,

1. « Ha quod pro omnibus possumus dicere quod convenientia actus ad rationem


rectam est qua posita actus est bonus, qua non posita, quibuscumque aliis conveniat,
non est bonus ; quia quantumcumque actus sit circa objectum qualecumque, si non sit
secundum rationem rectam in opérante, puta si ille non habeat rationem rectam in
opérande, non est bonus actus. Principaliter igitur conformitas actus ad rationem
rectam plene dictantem de circumstantiis omnibus debitis illius actus est bonitas
moralis actus. Haec autem bonites nullum habet principium activum, sicut née aliquis
respectus, maxime cum ille respectus consequatur extrema posita ex natura extremo-
rum ; impossibile enim est actum aliquem poni in esse, et rationem rectam in esse,
quin ex natura extremorum consequatur in actu talis conformitas ad rationem rectam :
relatio autem consequens extrema necessario non habet causam propriam aliam ab
extremis «. Op. Ox., 1. I, d. 17, q. 3, a. 3, n. 3 ; t. I, pp. 797-798. Ce qui est vrai de l'acte
volontaire s'applique évidemment à VhabUus moral : « virtus moralis non addit super
substantiam habitus, ut est forma de génère qualitatis, nisi conformitatem habituaient
ad rationem rectam « ; /oc. cit., n. 4, p. 798.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 607

c'est-à-dire qui ne méritent aucune qualification morale, bonne ou


mauvaise. En effet, la complexité des circonstances requises pour la
bonté de l'acte est telle, que, faute de l'une d'entre elles, tel acte, qui
pourrait être moralement bon, ne l'est pas. Par exemple, un homme
voit un pauvre et lui donne machinalement quelque argent. L'acte n'est
certes pas mauvais, mais est-il bon? Donner de l'argent à un pauvre
sans même se demander pour quelle fin on le fait, c'est faire quelque
chose qui pourrait être moral, mais à quoi manquent les circonstances
requises pour la moralité d'un acte1. On n'est pas encore dans l'ordre où
la rectitude de la raison intervient pour constituer la moralité.
D'ailleurs, la volonté ne se présente pas dans ce dialogue en puissance
pour ainsi dire nue et réduite au simple pouvoir de consentir ou de refuser.
Elle est équipée de ces habitus qu'on nomme vertus et qui sont autant de
dispositions stables à se conformer au jugement moral de l'intellect,
comme leurs contraires, les vices, sont des dispositions stables à ne pas
s'y conformer. Dans une doctrine où la volonté serait de soi déterminée
au bien connu, il serait absurde de situer les vertus morales dans la volonté
comme dans leur sujet. C'est plutôt dans l'appétit sensitif qu'on les place
rait alors, c'est-à-dire là où l'inclination naturelle de la volonté vers le
bien se heurte à des résistances2. Duns Scot insiste au contraire pour
situer les vertus morales dans la volonté comme dans leur sujet, et l'on
voit aisément pourquoi. Indéterminée par essence, la volonté telle que
Duns Scot la conçoit peut toujours, en ce qui est d'elle-même, refuser
de suivre le jugement de la raison. Il convient donc que l'habilus vertueux
s'y ajoute, non pour la déterminer à agir ni pour causer la substance de
son acte, mais pour lui rendre plus facile de trouver sa délectation dans
l'accomplissement du bien.
Tel est exactement le point sur lequel intervient la vertu. Devant le
jugement droit de la prudence, la volonté est toujours libre de se déter
miner et restera finalement, en tant précisément qu'il est volontaire, donc
libre, la cause totale de son acte, mais elle ne l'est pas, en tant précisément
que volonté, de choisir son acte avec une égale facilité et un égal plaisir.

1. Op. Ox., 1. II, d. 41, q. un., n. 2 ; t. II, pp. 872-873. Réponse plus explicite dans
Hep. Par., 1. II, d. 41, q. un., n. 2. Dans les deux textes Duns Scot étend sa conclusion,
avec pourtant des nuances, de l'acte « moral » à l'acte » méritoire ».
2. Contrairement à ce que l'on a dit, nous ne croyons pas qu'il s'agisse ici de Thomas
d'Aquin ; cf. Sum. theol., P. I» II»', q. 56, a. 6, Resp., et ad 2m. L'auteur ou les auteurs
de la thèse ici combattue se tenaient probablement beaucoup plus près d'Aristote que
Thomas d'Aquin ne fait sur ce point. Naturellement, Duns Scot argumente avec
vigueur pour établir qu'Arlstote est néanmoins de son propre côté : Rep. Par., 1. III,
d. 33, q. un., n. 5-6.
608 JEAN DUNS SCOT

Si elle l'était, il suffirait que la raison lui proposât le contraire pour que
la volonté le choisît aussi facilement et avec le même plaisir. Or tel n'est
pas le cas. C'est donc bien dans la volonté qu'il faut placer les vertus,
afin d'expliquer comment il se fait qu'elle puisse se ranger aux conseils
de la prudence avec plus ou moins de facilité, au point même de ne plus
trouver que là sa délectation1. On dira peut-être que, puisque la délecta
tion réside dans l'appétit sensitif, c'est dans ce dernier que réside alors
la vertu. Ce ne serait pas exact, car nous ne disons pas que la vertu
consiste dans l'habitude de choisir le plus agréable, mais dans celle de
prendre plaisir à choisir ce que prescrit la raison. C'est une disposition
stable qu'elle peut acquérir par l'exercice réitéré d'actes conformes à la
droite raison et qui, puisqu'elle en est la cause libre, renforcera son
inclination naturelle vers le bien sans la nécessiter jamais". On peut donc
dire que, dans la position de Duns Scot, la liberté radicale dont jouit la
volonté quant à l'exercice et à la détermination de son acte, appelle
une doctrine correspondante qui situe la vertu dans la volonté pour
l'incliner vers la détermination qui convient. La question ne se pose pas
à propos des agents naturels, dont la nature suffit à déterminer les actes,
mais dans le cas d'un agent libre, c'est-à-dire indéterminé de soi à choisir
l'un ou l'autre de deux partis, il lui faut acquérir progressivement, grâce
à l'exercice de certains actes, une inclination plus grande à bien choisir,
c'est-à-dire ce genre d'habitus qu'est une vertu3.
Nous en revenons donc au jugement de la raison comme source de la
moralité, mais lui aussi pose des problèmes. On parle de ratio recta: en
quoi donc consiste sa rectitude? Si c'est elle qui juge moralement la
volonté, ne faut-il pas, afin qu'elle soit « droite », qu'elle-même ait un
juge de sa rectitude? Et s'il y en a un, quel est-il?
Aristote n'est pas ici un guide toujours sûr, car il a pris l'état présent

1. ftep. Par., 1. III, d. 33, q. un., n. 7. Cf. n. 24-25, sur la noblesse respective de la
prudence et de la volonté : < Prudentia... est nobilissima virlus moralis, comparant!»
ad virtutes in voluntate inquantum regulans eas >.
2. Loc. cit., n. 8. Cf. « Sed tamen hoc non tollit ejus (se. voluntatis) libertatem, quit
sicut voluntarie causât habitum virtuosum, ita potest agendo corrumpere habitum
contrarium, vel potest libère neutrum causare •, loc. cit., n. 23, et plus loin : • virtus
fundatur in voluntate, ut libéra est ».
3. Loc. cil., n. 10. Cf. n. 24, où Duns Scot admet que la vertu de la volonté engendre
indirectement une vertu morale dans l'appétit : • Potest autem ulterius dici, quod non
tantum in voluntate sit virtus moralis, sive habitus, ex multis electionibus rectis
generatus ; sed ex boc relinquitur quaedam impressio in appetitu inferiori, qui potest
dici virtus moralis ; sicut adductum est in exemple Philosophi, quod ad bonum regimen
requiritur virtus in principe ut bene imperet, et in subdito ut bene obediat. Sic in
appetitu superiori ut bene imperet, et in inferiori ut bene obediat > Duns Scot ne se
déjuge aucunement, car ce qu'il y a de vertu dans l'appétit sensitif natt de la vertu
qui siège elle-même dans la volonté.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 609

de la nature déchue pour celui de la nature elle-même. Il considérait donc


comme naturelle la rébellion présente de la chair1 et comme suffisante à
vaincre cette révolte la loi naturelle de la raison. Nous ne sommes plus
dans cette ignorance, car Dieu a promulgué sa loi ; ceci est chose assurée
aux yeux du théologien, mais Duns Scot sait aussi qu'il existe une loi
naturelle de la raison et que, si obscurcie qu'elle soit par le péché, elle
n'est pas complètement effacée. Le difficile est de savoir ce qu'il en
reste, d'autant plus qu'on peut se demander dans quelle mesure Duns Scot
s'en est vraiment soucié. Après tout, le problème a depuis longtemps
perdu son actualité aux yeux d'un théologien qui enseigne vers l'an 1300
de l'ère chrétienne. La question vivante est alors celle du salut, et si
Duns Scot a pris soin de noter qu'il existe des actes moralement indiffé
rents, c'est peut-être que beaucoup de ceux qui sont moralement bons
du point de vue de la simple morale, sont effectivement indifférents quant
au i mérite ». Allons plus loin, même dans le monde chrétien où l'homme
est une créature, il devrait être tenu à faire la volonté de Dieu dans tout
ce qu'il fait. Or Dieu même ne lui en demande pas tant. Il laisse l'homme
libre en beaucoup de choses. En fait, Dieu exige simplement de l'homme
qu'il observe les préceptes du Décalogue, ce qui semble lui être assez
difficile, mais n'est pas impossible*, et reste en tout cas peu de chose en
comparaison de tout ce que Dieu pouvait légitimement exiger de nous.
Tel est aussi le point de vue d'où l'on doit envisager ce que Duns Scot
dit de la loi morale. On lui a souvent reproché, parfois même aigrement,
de soumettre la moralité à l'arbitraire de la volonté divine. Le reproche
vaudrait s'il s'agissait dans sa pensée de ce que nous nommons la morale
naturelle, mais lui-même pense aux lois qu'il a plu à Dieu de promulguer
comme conditions nécessaires et suffisantes de notre salut. Or, sur ce
point, Dieu était entièrement libre. Il ne dépendait que de lui d'exiger
plus, ou moins, ou autre chose. Tout ce que peut chercher le théologien,
c'est ce qui, dans l'ensemble du Décalogue, coïncide avec la loi naturelle
de la conscience et ce qui s'y ajoute. Duns Scot l'a fait en termes qui
éclairent assurément son attitude générale envers ce que l'on nomme

1. « Ad aliud Polilic. dicitur quod Philosophas ibi erravit. Credidit Philosophas


legem membrorum esse naturae verae institutae, et ideo cum appetitus sensitivus
ait potens rebellare, credidil sic esse a natura instituta, sed hoc est falsum. Etenim
in natura instituta quilibet appetitus tendebat delectabiliter in objectum proprium,
et si aliter fuit moderatum, tune fuit per justitiam originalem, quia omnes potentiae
obediebant rationi >. Hep. Par., 1. III, cl, 33, q. un., n. 25.
2. L'indulgence ou condescendance de Dieu est souvent affirmée par Duns Scot.
Par exemple : Op. Ox., 1. IV, d. 6, q. 4, n. 4. Cf. 1. IV, d. 15, q. 1, n. 7, et Hep. Par.,
}. IV, d. 15, q. 1, n. 9 : Dieu n'a pas voulu obliger l'homme à l'impossible, ni même
au trop difficile.
610 JEAN DUNS SCOT

communément la « morale naturelle » ; encore faut-il, pour le comprendre,


interpréter ses réponses en fonction du problème tel que lui-même l'a posé.
L'intellect connaît des principes premiers dans l'ordre pratique comme
il en connaît dans l'ordre spéculatif. Ce sont des per se nota, dont l'évidence
ressort de la seule connaissance de leurs termes et qui ne peuvent pas
plus être réduits aux principes de la connaissance spéculative que ces
derniers ne peuvent l'être aux principes de la connaissance pratique.
Leur vérité est donc nécessaire et Dieu lui-même ne peut faire que ce qu'ils
prescrivent devienne mauvais ou que ce qu'ils interdisent devienne bon.
Ces principes premiers et leurs conséquences nécessaires constituent ce
que l'on nomme la loi naturelle. Leur connaissance, et celle de leurs consé
quences, relève de la conscience1, qui réside dans l'intellect. C'est donc ce
dernier qui, à titre de conscience, règle la volonté sans toutefois en
diminuer la liberté. En effet, l'intellect ne peut montrer clairement en
cette vie aucun bien tel que la volonté ne puisse pas ne pas le
vouloir, ni, par conséquent, aucun mal qu'elle ne puisse pas ne pas vouloir.
C'est précisément pourquoi la conscience ne réside pas dans la volonté,
mais dans l'intellect, car l'intellect ne peut pas refuser son assentiment
aux premiers principes ni aux conclusions nécessaires qui en découlent,
au lieu que la volonté peut toujours ne pas consentir à ce que ces conclu
sions ou ces principes lui prescrivent. Règle nécessaire de volitions contin
gentes, la conscience en est donc nécessairement distincte.
Il est vrai que la volonté elle-même, ul nalura, c'est-à-dire, ut lanlum
appetitus, veut nécessairement le bien en général. A ce titre, elle suit
simplement une inclination naturelle et l'on peut dire qu'elle ne conduit
pas : elle est conduite. Pourtant, considérée comme libre arbitre, qui
inclut l'intellect et la volonté, celle-ci est libre, parce qu'il est toujours en
son pouvoir de tendre vers tel ou tel objet particulier ou de refuser celui
que l'intellect lui présente. Il peut lui être difficile de refuser en particulier
le bien qu'elle veut en général, mais c'est toujours possible, comme on le
voit chez l'homme vertueux et chez le saint, qui s'interdisent librement
la jouissance de beaucoup de biens et choisissent d'en vouloir certains
autres. Inversement, le méchant peut refuser de vouloir ce que sa
conscience lui prescrit de vouloir. Que fait alors l'intellect? En tant que
conscience, il maintient les règles pratiques ou leurs conclusions néces
saires. En ce sens, il accuse, juge, condamne et même, si l'on peut dire,

1. Iti'fi. Par., Il, d. 39, q. 2, n. 4 : définition des premiers principes pratiques de


l'intellect. — Ibid., n. 7 : i Ideo dico quod conscientia est in intellectu, et si est
actualls, est dictamen actuale in intellectu, et si est habitualis, est dictamen habituale,
et ideo est concors scientiae rectae >.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 611

murmure, car en maintenant son jugement contre la volonté rebelle, il la


provoque à murmurer1. Le choix du libre arbitre présuppose donc la
conscience de l'intellect pratique2, mais quelle est la nature des préceptes
que cette conscience prescrit à la volonté?
Tous dérivent de ce principe général qu'il faut vouloir le bien et refuser
le mal, mais, pour l'intellect, la grande difficulté est de savoir, dans chaque
cas particulier, ce qui est bon, moins bon ou meilleur et ce qui est mauvais,
moins mauvais ou pire. Naturellement, de tels jugements dépendent de
la nature du sujet qui les forme, c'est-à-dire, ici, de la nature humaine :
qu'est-ce qui est le bien, ou le mal, pour un être tel que l'homme ? Mais ces
jugements dépendent aussi de la nature des choses : étant donné ce qu'est
un objet, l'homme doit-il le vouloir ou le refuser? Rattachons à cette
remarque les textes bien connus, où Duns Scot affirme que le bien et le
mal dépendent de la volonté de Dieu.
En tant que nos jugements se règlent sur les natures des choses, la
manière dont Dieu a voulu ces natures est un des fondements de la loi
naturelle. Parlant de polenlia absolula, Dieu peut vouloir tout ce qui
n'implique pas contradiction ; parlant de potenlia ordinata, Dieu ne peut
vouloir que ce qui s'accorde avec les natures qu'il a choisi de créer et les
règles de sa justice ou de sa sagesse telles qu'il les a établies. Ce n'est pas
sa volonté qui a fait que les natures sont ce qu'elles sont, mais c'est elle
qui, entre l'infinité des essences possibles, a librement choisi celles qui
seraient créées. Si Dieu avait créé d'autres natures, il y aurait encore du
bien et du mal, mais ce ne serait pas le même. Si la sagesse de Dieu avait
établi d'autres lois naturelles, ou si la justice de Dieu avait établi d'autres
lois morales qui fussent d'accord avec les essences créées par lui, ou
avec celles qu'il aurait pu créer à leur place, il y aurait un autre ordre
naturel ou moral, non moins juste et sage que celui que nous connaissons,
et pourtant différent. Ainsi, Duns Scot enseigne simultanément qu'il ne
peut y avoir d'arbitraire irrationnel dans les œuvres de Dieu, mais que
le choix (non l'essence) de chaque ordre rationnel dépend de sa volonté.
C'est en ce sens qu'il faut entendre les déclarations relatives au bien et
au mal, qui semblent les soumettre à l'arbitraire du vouloir divin. Par
conséquent, c'est pareillement en ce sens qu'il faut entendre la loi natu

1. Hep. Par., 1. II, d. 39, q. 2, n. 5. Puissance libre, la volonté i tend vers • une fin
(intenlio) par un même acte global qui inclut les moyens (Hep. Par., 1. II, d. 38, q. 1,
n. 2-3). Elle est guidée par la conscience dont, chaque (ois qu'il s'accorde avec la loi
divine, le jugement lie la volonté (Rep. Par., 1. II, d. 39, q. 2, n. 10). C'est même ce qui
provoque les murmures de celle-ci : ibid., n. 5.
2. Rep. Par., 1. II, d. 39, q. 2, n. 6.
612 JEAN DUNS SCOT

relie. Il y a une loi naturelle inscrite dans l'essence même des natures,
absolue à partir d'elles et, précisément pour cette raison, relative au choix
que Dieu a fait des natures qu'il voulait créer. Cette conditionalité
originelle une fois présupposée, une autre s'y ajoute : Dieu peut toujours
vouloir, de polentia ordinala, tout ce qui n'est pas incompossible avec les
natures qu'il a créées et l'ordre qu'il a établi1.
Ceci dit, il est difficile d'énumérer les principes ou conclusions qui
relèvent de la loi naturelle dans la doctrine de Duns Scot. Quels sont
ces prima principia praclica, nota ex terminis, vel conclusions necessario
sequenles ex eîs, qui sont de loi naturelle au sens strict : et haec dicuniur
esse slrictissime de lege naturael Nous n'avons pu l'établir, mais l'inter
prétation des commandements de Dieu par Duns Scot jette quelque
lumière sur l'ensemble de cette question controversée. Le problème
devient alors de savoir quels sont, parmi ces impératifs de la conscience
morale, ceux auxquels Dieu lui-même a dit que l'homme était tenu pour
faire son salut. On comprend ainsi pourquoi la discussion de Duns Scot
porte avant tout sur le Décalogue. Une déduction des conséquences
nécessairement incluses dans les principes de la loi naturelle serait œuvre
de philosophe ; mais Dieu peut ne pas avoir obligé l'homme à tout ce qui
serait strictement de loi naturelle et, inversement, il peut avoir obligé
l'homme par des commandements qui ne sont pas strictement de loi
naturelle. Ce à quoi Dieu a, en fait, astreint l'homme est cela même qui
doit retenir l'attention du théologien. Contrairement à ce qu'avait
enseigné Thomas d'Aquin, Duns Scot soutient qu'à plusieurs reprises
Dieu a dispensé de certains commandements du Décalogue* ; donc,

1. Op. Ox., 1. I, d. 44, q. I, n. 2 ; t. I, pp. 1286-1287. Ce texte porte directement sur les
lois librement établies par Dieu dans l'ordre du bien et du mérite, mais il vaut pour
l'ordre entier du contingent : « Ideo sicut potest (Deus) aliter agere, ita potest aliara
legem statuerc rectam, quae si statueretur a Deo, recta esset, quia nulla lex est recta
nisi quatenus a voluntate divina acceptante statuta ». Les choses se passeraient alors
autrement, mais selon un autre ordre : « non quidem fleret ordinale secundum istum
ordinem, sed fleret ordinale secundum alium ordinem ; quem alium ordinem ita posset
voluntas divina statuere, sicut aliter potest agere ».
2. Exod., XX, 1-7. Deul., V, 6-21. Les trois premiers commandements, qui définissent
les devoirs envers Dieu, forment la première table ; les sept derniers, qui définissent
les devoirs envers le prochain, forment la deuxième table. — Selon Thomas d'Aquin
tel que le résume correctement Duns Scot (Op. Ox., \. III, d. 37, q. 1, n. 2), « omnia
quaecumque sunt in Decalogo sunt talia (i. e. de lege naturae), vel immédiate vel
médiate » (cf. THOMAS D'AQUIN, Sum. Ihenl., I»-II»e, q. 100, art. 1 et art. 8). En d'autres
termes, tout ce que les commandements de Dieu prescrivent a une bonté formelle qui
l'ordonne de soi à la fin dernière ; tout ce qu'ils interdisent a une malice formelle qui,
de soi, détourne de cette fin. Sur la position thomiste, voir P. LUMBRERAS, Theolagia
moralis ad Decalogum, dans Angelicam, XX (1943), 265-299. Duns Scot discute cette
position ; son objection fondamentale est que, si tous les préceptes du Décalogue
étaient de loi naturelle. Dieu lui-môme n'aurait jamais pu dispenser aucun homme
VOLONTÉ ET MORALITÉ 613

conclut-il, ces commandements ne peuvent pas être strictement de loi


naturelle. Les deux docteurs accordent donc que Dieu lui-même ne
pourrait jamais dispenser d'observer la loi naturelle, mais Thomas d'Aquin
conclut de là qu'en dépit des apparences Dieu n'en a jamais dispensé
aucun homme, au lieu que Duns Scot en conclut que certains comman
dements du Décalogue ne sont pas de loi naturelle puisque des hommes en
ont été dispensés par Dieu.
L'essence même de la loi naturelle rend nécessaire cette deuxième
conclusion. Les propositions évidentes et connues vraies en vertu de leurs
propres termes, ainsi que leurs conséquences, sont vraies en elles-mêmes
et antérieurement à tout acte de la volonté. Si donc tous les commande
ments du Décalogue, ou les propositions pratiques qui en découlent
nécessairement, étaient de loi naturelle, la volonté de Dieu lui-même
ne pourrait pas ne pas consentir à ces commandements tels qu'ils sont
appréhendés par son intellect. Dieu ne pourrait en aucun cas prescrire à
aucun homme soit de prendre le bien d'autrui, soit de tuer son prochain.
Or il l'a parfois fait. Donc ces commandements du Décalogue ne sont
pas de loi naturelle. Rien ne montre mieux combien il est imprudent de
désigner une doctrine par une étiquette. On dit souvent que Duns Scot
est « volontariste », parce qu'il soumet à la volonté de Dieu une partie du
Décalogue et, par là même, une partie de la loi morale naturelle. En fait,
Duns Scot refuse d'inclure dans cette loi tout ce dont Dieu lui-même a
parfois dispensé les hommes, précisément parce que la loi morale naturelle
ne dépend que du seul entendement de Dieu, non de sa volonté. Est de
loi naturelle, au sens strict, ce dont la vérité est appréhendée par
l'intellect divin avant tout acte de sa volonté. La discussion, entre
scotistes et thomistes, ne peut porter que sur ce qui, en fait, est inclus
dans la loi naturelle ; quant à la notion même qu'ils ont de cette loi, elle

d'aucun de cea commandements ni dans aucune < circonstances. L'accord foncier de


Duns Scot avec Thomas d'Aquin sur la notion même de lex nalurae est affirmé dans
Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 5 : « Et rationes contra primam opinionem probant quod
in talibus non potest esse dispensatio, quas concedo ». Le terme « dispenser » doit être
pris au sens strict : « Dispensare enim non est lacère, quod stante praecepto liceat
facere contra praeceptum ; sed dispensare est revocare praeceptum, vel declarare
qualiter debeat intelligi. Est enim duplex dispensatio, scilicet juris revocatio et juris
declaratio ». Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 3. Un législateur dispense d'une loi ancienne,
non en autorisant à ne pas l'observer, mais en la remplaçant par une nouvelle. C'est ce
qu'a fait Dieu lui-même en révoquant une partie de l'Ancienne Loi. Bref, « dispensât
quicumque legislator simpliciter quando revocat praeceptum juris positivi facti ab
eo ». Exemple : sous l'Ancienne Loi, Dieu interdit de tuer ; sous la même Loi,
il commande à Abraham de tuer ; il ne peut le faire qu'en révoquant dans ce cas
l'Ancienne Loi. — Pour l'intellectualisme foncier de la doctrine touchant la loi morale
naturelle, ibid., n. 4. — Sens strict et sens large de lex nalurae, voir Op. Ox., 1. III,
d. 37, q. 1, n. 8.
614 JEAN DUNS SCOT

n'est pas moins intellectualiste chez Duns Scot que chez Thomas d'Aquin.
Précisons d'abord que, pas plus que Thomas d'Aquin, Duns Scot ne perd
son temps à disputer sur les mots. Nous parlons ici de « loi naturelle » au
sens strict de la formule : prima principia practica nota ex lerminis, oel
conclusiones necessario sequenles ex eis. Si l'on veut étendre le sens de la
formule à toutes les règles d'action qui s'accordent ou s'harmonisent
avec les premiers principes ou leurs conséquences nécessaires, il faudra
dire que tous les commandements de Dieu, sans exception aucune, sont
de loi naturelle. L'aire du raisonnable est plus vaste que celle de la stricte
nécessité rationnelle. Presque toutes les lois positives sont de simples
dispositifs raisonnables, mais non point nécessaires, et c'est pourquoi, ce
qu'un législateur a établi, lui-même ou un autre peut le révoquer. Tous
les commandements de Dieu sont de loi naturelle en ce deuxième sens,
qui est le sens large ; mais que tous le soient au sens strict, c'est une autre
question.
La réflexion de Duns Scot sur le contenu du Décalogue est guidée par
une règle générale et constante : un commandement est de loi naturelle
lorsque le bien qu'il prescrit est lié au Bien de la fin dernière par un
rapport nécessaire ; une interdiction est de loi naturelle lorsque le mal
qu'elle interdit est incompatible de soi avec le Bien de la fin dernière1.
Il s'agit donc de savoir quels sont, parmi les commandements de Dieu,
ceux qui prescrivent des actes nécessaires à l'obtention de la fin dernière,
et ceux dont le rapport à cette fin est tel que le législateur divin puisse
parfois en dispenser.
Les deux premiers commandements de la première table sont : « Tu
n'auras pas de dieux étrangers », et « Tu ne prendras pas le nom de ton
Dieu en vain », Sont-ils de loi naturelle stricte? Oui, parce que l'homme
ne peut atteindre sa fin dernière, qui est le souverain Bien, sans l'aimer.
S'il y a un Dieu, il faut l'aimer, voilà la règle des règles, qui n'est qu'une
application de la loi naturelle pratique la plus générale de toutes : il faut
faire le bien et éviter le mal. D'où cette série de conséquences nécessaires :
il faut aimer le bien ; il faut aimer Dieu ; il faut ne rendre un culte qu'à
Dieu seul ; il ne faut pas manquer de respect envers Dieu. Dieu lui-même
ne pourrait nous dispenser de ces commandements ni permettre à qui
que ce soit de les violer*.
Le troisième commandement de la première table est positif : « Souviens

1. Op. Ox., \. III, d. 37, q. 1, n. 6. — Aimer Dieu est le seul acte qui soit bon en vertu
de son seul objet ; haïr Dieu est le seul acte qui soit mauvais en vertu de son objet
seul et qu'aucune circonstance ne puisse rendre bon : Bep. Par., 1. IV, d. 28, q. 1, n. 6.
2. Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 7.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 615

toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Il se divise en deux parties. L'une :


il faut rendre un culte à Dieu, est de loi naturelle ; l'autre : ce culte sera
rendu tel jour de la semaine, est de loi positive. Est également de loi
positive toute prescription touchant la manière dont ce culte sera rendu,
comme, par exemple, l'abstention d'oeuvres serviles le jour du Seigneur.
Précisons pourtant qu'on peut se demander s'il n'est pas de loi naturelle
qu'un certain jour — quel qu'il soit d'ailleurs — se trouve fixé pour
l'exercice d'un certain culte. Si l'obligation de lui rendre effectivement
un culte à tel moment déterminé n'était pas strictement de loi naturelle,
Dieu pourrait, absolument parlant, en dispenser, si bien qu'un homme
pourrait passer sa vie entière sans exercer un seul acte d'adoration envers
Dieu. Cette opinion n'est guère probable, car on ne peut vouloir la fin sans
vouloir ce qui s'y rapporte nécessairement. S'il n'est pas de loi naturelle
que l'homme rende un culte à Dieu soit le samedi, soit le dimanche, soit
tout autre jour, l'homme n'est aucunement tenu de le faire, car lorsque
on n'est tenu à un acte en aucun temps déterminé, on n'y est pas tenu du
tout. Dire que l'homme est tenu de rendre à Dieu un culte, en ajoutant
qu'il n'y est tenu en aucun moment précis, reviendrait à dire que rien
ne l'oblige jamais à le faire. Mais n'est-il pas contradictoire que l'homme
doive aimer sa fin dernière et qu'il puisse ne jamais exercer aucun acte
pour l'obtenir? De quelque manière qu'on réponde, il est certain que
l'obligation de rendre un culte à Dieu est de loi naturelle stricte ; il est
probable que l'obligation de rendre ce culte h jour fixe est aussi de loi
naturelle ; il est certain que la fixation de ce jour est de loi positive ; enfin,
si l'on doutait de ces conclusions, il resterait à dire que ce troisième
commandement est au moins de loi naturelle au sens large, comme tous
ceux de la deuxième table, dont nous allons parler1.
Contre cette dernière thèse, Duns Scot lui-même soulève l'autorité
redoutable de saint Paul, Rom., 13, 8-9 : «Ces commandements : tu ne
commettras pas d'adultère ; tu ne tueras pas ; tu ne déroberas pas, et
ceux qu'on pourrait citer encore, se résument en cette parole : Tu aimeras
ton prochain comme toi-même ». Celui qui aime son prochain a donc
accompli toute la Loi. En effet, toute la Loi et les Prophètes tiennent
en cela-même (Mail. 22, 40) ; mais on sait que l'amour du prochain suit
nécessairement de cet autre commandement : il faut aimer Dieu (Mail. 22,
37) ; ainsi, tous les commandements de la deuxième table suivant nécessai
rement du premier commandement de la première table, qui est de loi

1. Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 8.


10-1
616 JEAN DUNS SCOT

naturelle, tous les commandements de la deuxième table sont de loi natu


relle au sens strict1.
Que celui qui aime son prochain ait accompli la Loi, c'est absolument
certain. Mais il faut l'entendre en ce sens : celui qui aime son prochain a
accompli la Loi, telle que le Législateur a dit qu'elle devait être observée
en l'expliquant par les commandements de la deuxième table. Il ne suit
pas de là que ces commandements découlent avec nécessité du premier
de tous les commandements : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu ». En effet,
comme nous l'avons dit, ce commandement est de loi naturelle au sens
strict, mais il faut ici préciser en quel sens. Il l'est en ce sens que le
contraire ne puisse être ni prescrit par Dieu, ni permis par lui, ni par
conséquent être bon. Ceci revient à dire que, strictement pris, le premier
commandement interdit de haïr Dieu. Il est donc de loi naturel en son
sens négatif ; quant à savoir s'il l'est aussi au sens positif, ce n'est pas
certain, car nous avons noté, à propos du troisième commandement, qu'il
n'est pas évidemment de loi naturelle que l'homme doive aimer Dieu en
tel ou tel moment déterminé : non odire enim est simpliciler de lege nalurae,
sed an aliquando amare, dubilatum est in tertio praecepto*. Que suit-il
nécessairement de ce commandement pris au sens négatif? Aimer son
prochain, c'est, pour chacun de nous, vouloir que notre prochain aime
Dieu. Or ceci, qui suivrait nécessairement du premier commandement
pris au sens positif, ne suit pas nécessairement de son sens négatif.
Ajoutons qu'il serait contradictoire de vouloir que le bien commun ne fût
voulu que d'un seul, mais qu'il n'y a pas contradiction à vouloir que tel
ou tel ne l'aime pas. La preuve en est qu'en prédestinant celui-ci, et non
celui-là, Dieu veut le bien du prédestiné sans vouloir le bien de l'autre.
Enfin, quand bien même il serait de loi naturelle stricte qu'on doive
aimer son prochain et vouloir qu'il aime Dieu, les commandements de la
seconde table ne découleraient pas nécessairement de là. En effet, je peux
vouloir que mon prochain aime Dieu sans vouloir qu'il continue de vivre,
ou qu'il conserve la foi conjugale, et ainsi de suite. Bref, même si j'aime
Dieu et si je veux que mon prochain l'aime comme je l'aime moi-même,
il ne suit pas nécessairement de là que je veuille pour lui les biens que les
commandements de la deuxième table m'astreignent à lui vouloir. Quelle
est donc le sens de la parole de saint Paul? Que Dieu a étendu l'amour
du prochain au delà de ce qui découle strictement des principes de la
loi naturelle proprement dite, de sorte que nous sommes désormais tenus,

1. Op. Ox.,\. III, d. 37, q. 1, n. 9.


2. Op. Ox., 1. III, d. 37, q. 1, n. 10.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 617

non seulement à vouloir qu'il aime Dieu, mais à vouloir pour lui tous
les biens qu'il possédera si nous nous abstenons du meurtre, de l'adultère,
du vol et de tous les torts que Dieu nous interdit de lui faire subir1.
C'est dire que, toujours soucieux comme il l'était au début de son
Prologue de définir ce que la révélation ajoute à la loi naturelle, Duns Scot
entend ramener notre amour du prochain entre les limites qui seraient
les siennes si Dieu ne les avait étendues. Il n'est pas contradictoire de
vouloir aimer Dieu sans vouloir aimer un certain homme, car aucun
homme n'est, à l'égard de Dieu, dans un rapport nécessaire de moyen à
fin. Il n'est même pas contradictoire (bien que ce soit désormais impossible
en fait), d'aimer Dieu et de haïr son prochain*. Il n'est pas non plus
contradictoire que je veuille que mon prochain aime Dieu sans vouloir
qu'il s'abstienne de tuer, de voler, ou de commettre l'adultère. Il n'est
pas contradictoire que j'aime Dieu sans vouloir qu'aucun homme ne soit
à l'abri des torts que la seconde table interdit de lui infliger*. Ainsi, les

1. Op. Ox., \. III, d. 37, q. 1, n. 11-12. Ceci ne signifie naturellement pas que les
prescriptions morales de la deuxième table soient moins contraignantes que si elles
étaient de loi naturelle stricte. Même si Dieu peut suspendre certaines d'entre elles, lui
seul a pouvoir de le faire et nous ne sommes pas autorisés à les révoquer, pour quelque
motif que ce soit. Quand un personnage de l'Ancien Testament a menti, Duns Scot
le condamne pour autant qu'il a menti (Op. Ox., 1. III, d. 38, q. 1, n. 13). Sa position,
en théologie morale, est intimement liée à sa théologie in divinis et, plus précisément,
à sa doctrine fondamentale de la contingence essentielle du fini par rapport à l'infini.
Cf. dans l'édition critique de l'Ordinalio, t. II, p. 72, n. 95 ; p. 80, n. 111 ; p. 82, n. 115.
La nécessité qu'il y a pour nous de vouloir un objet en vue de sa fin ne peut pas excéder
celle de son rapport propre de moyen à fin. Ce qui n'est pas, de soi, un moyen nécessaire
pour Dieu, ne saurait, de soi, être nécessairement voulu par nous en vue de Dieu.
Mais, s'il plait ainsi au vouloir raisonnable de Dieu, ce moyen peut devenir nécessaire
de fait, à titre de loi positive.
2. « Itaque non est contradictio quod aliquid haberet charitatem cum odio proximi ;
tamen necessarium est de potentia ordinata Dei, quia in illo praecepto prohibetur
ille actus malus, scilicet odire proximum ; nam simpliciter necessarium est non odire
de potentia ordinata et intellectu praecepti. Unde tantum est necessarium ex praecepto
et ordinal iorie, quia de facto transgressionem praecepti cessât charités in anima, quia
tune annihilât eam Deus ». Hep. Par., 1. III, d. 28, q. 2, n. 3. — L'hypothèse d'un homme
qui ferait son salut sans avoir jamais aimé son prochain d'un acte positif d'amour,
n'est pas contradictoire : « De actu affirmative, dico quod non oportet semper inesse,
sed débet inesse quando occurrit nécessitas. Ideo licet semper praeceptum obliget
ut nunquam odiat, non est necessarium alicui habere actum afflrmativum respectu
proximi. Unde contemplativus potest diligere se, et vivere solitarie, non considerando
proximum, née est necessarium considerare proximum, ideo neque sic diligere illum.
Et ideo si esset aliquis solitarius et dévolus, nihil cogitans de proximo, non est necessa
rium elicere actum diligendi circa ipsum, sed necessarium non odire ». Ibid.
3. Ceci ne signifie pas que je puisse vouloir positivement la mort d'autrui, sauf s'il
plaît à Dieu de lui ôter la vie pour son bien. Il y a d'ailleurs deux cas où l'on peut
vouloir la mort d'un ennemi sans pécher : s'il s'agit d'un criminel que le juge veut punir
ou d'un persécuteur public de l'Eglise dont la mauvaise vie empêche le culte divin et
nuit au bien commun ; Ftep. Par., 1. III, d. 30, q. un., n. 6. — Pour situer ces problèmes
particuliers dans leur contexte doctrinal, voir Joseph KLEIN, Die Charitaslehre des
Johannes Duns Scolus, Munster i. Westf., 1926, et le remarquable travail de J. KLEIN,
Der Gottesbegriff des Johannes Duns Scolus vor allem nach seiner ethischen Seile belrachlet,
Paderborn, 1913, particulièrement les sections V et VI.
618 JEAN DUNS SCOT

commandements de cette seconde table ne sont pas strictement de loi


naturelle1, et c'est d'ailleurs pourquoi l'Écriture rapporte tant de cas
où Dieu lui-même a suspendu les lois qu'il avait promulguées. Jamais
il ne l'a fait sans raison, mais, puisqu'il l'a fait, on doit conclure que le
moralement rationnel déborde le moralement nécessaire, et c'est tout ce
que Duns Scot a voulu démontrer.
On devine sans peine quelles joutes dialectiques se sont livrées à propos
de tels textes. Pour certains commentateurs, le Dieu de Duns Scot est
un despote qui peut disposer à son gré de la loi morale et faire que le
mal soit bien ou que le bien soit mal sans consulter autre chose que sa
volonté. Mais, d'abord, la volonté de ce despote est amour ; ensuite, il
ne dispose pas à son gré de la loi morale en tant que telle ; tout au
contraire, Duns Scot a toujours précisé qu'aucun commandement de Dieu
ne peut aller contre les principes premiers de la raison pratique ni contre
leurs conséquences nécessaires. II a même ajouté, par exemple dans le
cas du mariage, que Dieu avait parfois doublé d'un commandement le
précepte de la loi naturelle, parce qu'il s'agissait alors d'une conséquence
si éloignée du principe, que les législateurs humains risquaient de ne pas

1. Au sens absolument strict défini plus haut, les commandements de loi naturelle
sont des principes pratiques premiers, ou leurs conséquences, de sorte qu'il serait
contradictoire que Dieu veuille en dispenser. Duns Scot soutient simplement que les
commandements de la deuxième table ne sont ni de ces « principia practica > ni de cet
c conclusiones necessariae ». En effet, ils ne prescrivent rien dont la bonté soit nécessaire
ment requise par celle de la fin dernière ; ils n'interdisent rien dont le mal soit nécessaire
ment opposé à cette fin. En d'autres termes, il n'est pas contradictoire en soi que la fin
dernière puisse être obtenue sans que l'on fasse ce bien ou qu'on évite ce mal : Op.
O.r.. 1. III, d. 37, q. unica, n. 5. Rappelons, une fois de plus, que tous les commandements
de Dieu, même ceux de la seconde table, sont de loi naturelle au sens large, t quia
eorum rectitudo valde consonat primis principiis practicis necessario notis », loc. cit.,
n. 8, II serait erroné de tenir cette attitude pour une innovation théologique, ou pour
caractéristique du xiv* siècle commençant. Cf. • Necessarium deinde, quod inviolabile
nominavi, illud intelligo, quod non ab homine traditum, sed divinitus promulgatum,
nisi a Deo qui tradidit, mu ta ri omnino non patitur ; ut exempli causa, Non occides,
Non moechaberis, Non furtum faciès (Exod. 20, 13-15), et reliqua tabulée legiscita.
quae, etsi nullam prorsus humanam dispensa tionein admittunt, née cuiquam hominum
ex his aliquid aliquo modo solvere, aut licuit, aut licebit, Dominus tamen horum quod
voluit, quando voluit solvit, sive cum ab Hebraeis Aegyptios spoliari (Exod. 3, 22),
sive quando prophetam cum muliere fornicaria misceri praecepit (Ose. I, 2), etc. •.
Bernard DE CLAIHVAUX, De praeceplo et dispensalione, III, P. L., t. 182, c. 864. Samson,
qui s'est suicidé, l'a certainement fait sur un conseil personnellement reçu de Dieu.
Duns Scot discute chaque cas scripturaire selon ses données propres, et il admet tantôt
qu'il y a eu péché, tantôt qu'il y a eu dispensation, ou même une proportion des deux.
Il y a des cas où l'on peut tuer, mais pas en châtiment d'un vol (Rep. Par., 1. IV, d. 15,
q. 4, n. 15). Ce cas est intéressant, car Duns Scot interdit absolument la peine de mort
pour cause de vol, précisément parce que Dieu interdit l'homicide. Or, dit-il, Dieu seul
(non le prince) peut dispenser de sa propre loi positive ; mais il le peut : « Excipit autem
multoa (casus), ut patet in Exodo, scilicet blasphemum, homicidam, adulterum, et
multos alios .. Op. Ox., 1. IV, d. 15, q. 3, n. 7. Cf. LYCHET. dan» Vives. XV, 787.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 619

la discerner1. L'arbitraire que l'on reproche parfois au Dieu de Duns Scot


ne s'exerce pas sur le plan de la morale naturelle, mais sur celui du mérite
surnaturel. Or, ici, tout étant gratuit, tout est libre. C'est pourquoi le
Décalogue définit principalement quels commandements Dieu prescrit
aux hommes comme conditions nécessaires de leur salut. D'autres théolo
gies que celle de Duns Scot sont possibles et il en est où le Décalogue
devient une simple confirmation, ou promulgation, des préceptes de la
loi morale naturelle. De ce point de vue, Duns Scot a parfois laissé l'impres
sion d'un despote oriental qui prêterait à Dieu ses propres goûts, mais ce
n'est pas le point de vue de Duns Scot lui-même, qui demanderait sans
doute si ce n'est pas nous qui finissons par croire que nous avons pro
mulgué le décalogue et que les commandements des philosophes nous
dispensent des commandements de Dieu. La minutieuse dissection à
laquelle il les soumet n'a d'autre objet que de faire apparaître combien,
réduite à ses seules ressources, la raison naturelle aurait eu peine à les
découvrir. Le Prologue de l'Opus Oxoniense continue : il s'agit de con
firmer la nécessité d'une révélation.
D'autres interprètes insistent en sens contraire. Tout ce que veut faire
Duns Scot, assurent-ils, est de montrer que les préceptes de la deuxième
table ne sont pas aussi nécessaires que ceux de la première*. Cette fois,
ce n'est peut-être plus assez dire. Ceux mêmes qui proposent cette inter
prétation admettraient certainement, car ils connaissent admirablement
Duns Scot, que les commandements des deux tables sont tous également
nécessaires dans l'ordre du mérite, qui est celui du salut. Ils veulent donc
plutôt dire qu'entre les commandements des deux tables, il n'y a au fond
qu'une différence de degré dans l'ordre de la nécessité rationnelle, et, ici,

1. Ainsi, dans Rep. Par., \. IV, d. 28, q. un., n. 15, le mariage est fermement décrit
comme un « contractas secundum legeni naturae >. Puis il ajoute que, n'étant pas un
principe pratique premier, il a fallu que ce contrat ffit approuvé par la législation, et
même, tout naturel qu'il est, qu'il fût institué par Dieu, • quia illa quae sunt remota
a principiis practicis non apparent esse de lege naturae sicut ipsa principia practica
quae sunt nota omnibus ex terminis, nisi explicarentur termini, quod non novit
aliquis Icgislator particularis. Ergo congruum est hoc explicare per legislatorem
universalem, qui est auctor humanae naturae et totius entis creati >. Ainsi, le mariage
est un contrat naturel, un contrat juridique et un sacrement. C'est d'ailleurs uu contrat
si difficile à respecter que la grâce y est nécessaire. Pourtant, Dieu a pu autoriser la
polygamie, et bien que le législateur suprême l'ait seul pu faire, il l'a fait (Rep. Par.,
1. IV, d. 33, q. 2, n. 5). C'est donc que la monogamie n'est pas strictement loi de nature,
bien qu'elle lui soit < multum consona >. Dans les cas de ce genre, qui ne mettent en
cause, ni principes premiers de la conscience morale, ni conséquences nécessaires de ces
principes, mais seulement un accord harmonieux, une consonance avec ces principes
ou leurs conséquences, Dieu peut en dispenser : loc. cit., n. 7.
2. Voir le chapitre, d'ailleurs excellent en soi, de Parth. MINCES, Der Gollesbcgrifl
des Duns Seolus, pp. 101-119.
620 JEAN DUNS SCOT

le difficile est de ne pas nier ce qu'il y a de vrai dans cette idée sans
pourtant le souligner au détriment d'une vérité scotiste plus importante
encore.
Dès le début de notre enquête, nous avons vu Duns Scot, alors en
pleine apologétique, présenter préceptes, conseils de perfection et même
sacrements, comme une sorte d'explication de la loi naturelle : quasi
quaedam explicatio legis naturae quae, secundum Apostolum scripla esl
in cordibus nostris. Dans le même sens, on vient de le voir inlassablement
insister sur l'harmonie qui règne entre les commandements de Dieu et
les exigences de la loi naturelle. Peut-on s'en étonner? Attendait-on que
le Dieu de Duns Scot, après nous avoir donné une conscience morale,
nous imposât des commandements sans rapport avec elle ou même qui lui
fussent contraires? De toute manière, Duns Scot ne l'a jamais pensé.
Au contraire, on le sent plein d'admiration pour l'étonnante harmonie
de la nature et de la grâce, de la conscience morale et du Décalogue, de la
raison pratique et de la révélation. C'est devant ce spectacle, et prenant
la loi naturelle avec tout ce qu'elle inclut ou tout ce qui s'harmonise avec
elle, que Duns Scot y fait rentrer tous les commandements du Décalogue :
quia eorum rectitudo valde consonal primis principiis praciicis necessario
nolis. Mais en faut-il conclure que les commandements de la deuxième
table soient simplement pour lui « moins absolument nécessaires > que
ceux de la première? C'est une autre question.
Il faudrait, pour l'admettre, supposer que Duns Scot lui-même ait admis
des degrés de nécessité dans la déduction. Ce n'est pas ce qu'il fait.
Lorsqu'il observe que le sacrement de mariage consacre un contrat de
droit naturel, Duns Scot ne prétend pas que le caractère naturel de ce
contrat n'était pas de soi nécessaire, mais qu'une telle chaîne de consé
quences était requise pour faire apparaître sa nécessité que le Législateur
suprême a voulu la promulguer. Mais dans les cas de loin les plus nom
breux, où commandements, conseils et sacrements s'harmonisent avec la
loi naturelle, il ne suffît pas de dire que la nécessité soit moindre : il n'y
en a plus du tout.
L'exemple dont use Duns Scot le fait assez voir1 : « Supposons ce
principe de droit positif : il faut vivre en paix dans la communauté ou

1. Op. Ox., 1. III, d. 37, q. un., n. 8. — Certains historiens de Duns Scot voient
derrière ces positions une intention secrète de déprécier la nature jusque dans son
aptitude à la moralité. On y a vu plus justement une sorte d'« humanisme théologique ».
en ce sens qu'il dévoilerait, grâce à la révélation, une excellence de la nature de l'homme
« que la philosophie n'a pas connue et ne pouvait pas connaître » : P. VIONAUX,
Humanisme et théologie, chez Jean Duns Scnl, dans La France Franciscaine, t. 19 (1936),
pp. 209-225.
VOLONTÉ ET MORALITÉ 621

le corps politique. II ne suit pas nécessairement de là : donc chacun doit y


posséder une propriété distincte de celle du voisin. En effet, la paix
pourrait durer dans la vie commune, même si tous les biens y étaient
communs. Cette conséquence n'est pas nécessaire même si l'on tient
compte des faiblesses de la nature chez des hommes vivant ensemble.
Néanmoins, pour des natures faibles, la propriété privée s'accorde à
merveille avec la paix sociale. Des hommes faibles ont plus de soin des
biens qui leur sont propres que des biens communs, car ils voudraient
plutôt s'approprier les biens communs que les laisser à la communauté
et à ses gardiens, d'où naîtraient des contestations et des troubles. C'est
ainsi que dans presque toutes les législations, bien qu'elles comportent
un principe qui puisse servir à fonder d'autres lois ou d'autres droits,
les lois positives ne découlent pas simplement de ce principe, mais elles
l'éclaircissent et le développent quant à certains détails, lesquels dévelop
pements s'accordent à merveille avec le principe naturel universel ».
Qui ne voit que ce dont parle ici Duns Scot est autre chose qu'une
moindre nécessité? Il s'agit, dans sa pensée, d'un art d'atteindre une
certaine fin en choisissant les moyens les mieux appropriés, bien qu'ils
ne soient même pas toujours absolument les meilleurs. Duns Scot a lu les
Actes des Apôtres : il sait que la communauté des biens n'est pas incom
patible avec l'ordre social. Ce Frère Mineur vit lui-même dans une commu
nauté où, si pauvre soit-elle, nul ne manque du nécessaire sans que
personne y possède en propre quoi que ce soit. Qui lui fera croire que de
ce principe : la paix est nécessaire à la vie commune, on puisse déduire
avec un degré de rigueur quelconque cette conséquence : donc la propriété
privée est nécessaire? Tous les religieux n'étant pas des héros de la vie
spirituelle, Duns Scot sait que même des faibles arrivent à vivre en paix
sans aucune propriété privée. A vrai dire, du principe en question il est
impossible de déduire nécessairement soit la communauté des biens, soit
la propriété privée. Les deux solutions sont possibles, bien que la seconde
s'harmonise sans doute mieux à la faiblesse des laïcs et la première à
l'état de perfection où vivent les religieux.
C'est là, semble-t-il, ce qu'a voulu dire Duns Scot, mulalis mutandis, en
parlant des harmonies de la loi divine et de la loi naturelle. Le Législateur
suprême a moins travaillé en juriste féru de logique qu'en Père de la
cité qu'il avait créée pour la conduire à sa fin suprême. Ce qui le meut
n'est ni le despotisme de la volonté ni l'automatisme de la déduction,
mais la vigilance d'une charité qui sait adapter les moyens aux fins.
Dans cet ordre, et pourvu précisément que nulle nécessité ne soit violée,
tout est possible. Les consécutions nécessaires étant une fois pour toutes
622 JEAN DUNS SCOT

sauvegardées, on peut dire que, logiquement parlant, tout est également


possible. Absolument tout, même l'Incarnation.
L'embarras où l'on se trouve, en essayant de suivre ici^Duns Scot,
tient donc peut-être en partie à ce qu'on réduit le problème à deux
données, alors qu'il y en a au moins trois. Il pense certainement que tous
les commandements du Décalogue ne se déduisaient pas des premiers
principes pratiques de la raison naturelle par mode de nécessité ration
nelle. Il pense certainement aussi que, s'il en est ainsi, leur promulgation
par Dieu fut libre. Mais on a tort d'en conclure que, dans son esprit, elle
fut arbitraire. Le seul objet que Dieu veuille nécessairement est Dieu.
Le seul bien qui doive nécessairement être voulu par l'homme, d'une
nécessité morale, est donc Dieu. Hors ce suprême et absolu volibile, il
n'y en a pas d'autre. Ce qui contredit cette volition est absolument
mauvais en soi, mais puisque, par rapport au bien absolu, tout le reste
est contingent, la volonté du reste en vue de Dieu ne peut pas être plus
nécessaire en soi que son existence ne l'était par rapport à l'infinité de
l'essence divine. La nécessité de vouloir autre chose que Dieu en vue de
Dieu ne peut donc être que conditionnelle et, pour ainsi dire, ex hypolhesi.
Ceci n'implique pourtant pas qu'elle soit irrationnelle, car Dieu est
intelligence avant même, d'une priorité de nature, qu'il ne soit volonté.
Tout ce qui n'était pas contradictoire était pour lui possible et nous ne
sommes pas, chez Duns Scot, dans le monde de Leibniz, qui s'est imposé
au choix du suprême Algébriste en vertu du principe de raison suffisante.
Quel qu'il eût été, le monde eût été bon parce que son créateur est parfait.
Celui qu'il a créé est donc bon. Bien qu'il ne se puisse déduire de l'essence
divine avec aucune nécessité rationnelle logique ni mathématique,
l'intellect y discerne sans hésitation quelle fut, en fait, la fin que le
Créateur s'est librement proposée. Par amour, Dieu a produit de rien des
créatures intellectuelles, et, à ce titre, capables de tout l'être, même de
Lui. Dire intellect, c'est dire lumière naturelle. Ces créatures intellectuelles
sont donc naturellement douées des premiers principes inséparables de
la raison. Il serait donc contradictoire avec la fin librement choisie par
Dieu que ses commandements fussent contradictoires avec la loi naturelle
et il est même certain que, dans un monde créé par une sagesse parfaite,
il doit y avoir un rapport intime, une harmonie profonde, entre cette
loi et ces. commandements. En ce sens, tous les commandements de Dieu
appartiennent à la loi naturelle. La seule question est de savoir si tout le
Décalogue est inclus dans la loi naturelle, à titre de conséquence
immédiate ou médiate des premiers principes pratiques de la raison,
VOLONTÉ ET MORALITÉ 623

disant à la volonté ce qu'elle doit nécessairement vouloir ou ne pas vouloir


en vue du Souverain Bien1.
Duns Scot ne le pense pas, pour la simple raison que, s'il en était ainsi,
Dieu lui-même ne pourrait en aucun cas dispenser d'aucun de ces pré
ceptes, comme on voit pourtant qu'il l'a fait. La théologie des divina
fonde ici directement la théologie morale. Dans l'hypothèse où soit les
préceptes du Décalogue, soit les propositions pratiques telles que « tu ne
tueras pas », « tu ne voleras pas », seraient nécessaires d'une nécessité
naturelle, l'intellect divin les appréhenderait comme nécessairement
vraies et sa volonté ne pourrait jamais en dispenser parce qu'elle serait
nécessitée à les vouloir. Or ce n'est pas le cas en fait et, en droit, ce ne
peut pas être le cas : Esset eliam ponere, quod volunlas ejus simpliciier
necessario determinatur circa aliqua uolibilia alla a se, eu/us oppositum
diclum est in primo (libro), ubi laclum est, quod volunlas divina in nihil
aliud a se lendit nisi contingenter*. Duns Scot ne pouvait aller plus loin
dans la justification métaphysique de sa morale. Admettre que le bien
fini des commandements soit relié au Souverain Bien par un rapport
nécessaire, ce serait dire que l'entendement divin le connaît comme
nécessaire avant tout acte de la volonté divine, donc aussi que celle-ci
doit nécessairement le vouloir et par conséquent le créer. L'absurdité
de la conséquence est évidente et suffit à trancher la question, mais on
ne se trouve pas pour autant en présence d'une autorité dont le despo
tisme capricieux serait injustifiable. Tout ce que Dieu commande est
bon, parce que c'est lui qui le prescrit comme moyen convenable à la fin
qu'il a choisie ; si Dieu dispense de ce qu'il a commande, ce n'est pas
que ce qu'il a commandé ne soit pas bon. mais que ce qu'il lui substitue
est meilleur, hic et nunc, en vue de la même fin. Bref, tous les comman
dements du Décalogue sont de loi naturelle au sens large et toute
infraction contre l'un quelconque d'entre eux viole cette loi inscrite par
Dieu dans les cœurs3 ; mais seuls les deux premiers commandements sont
nécessairement liés à l'unique nécessaire : nullus aclus est bonus in génère
ex solo objeclo nisi amare Deum, qui amor est objecli per se volibilis et boni
infiniti*. Les autres ne leur sont pas nécessairement liés, mais ils le sont
en fait par la sagesse divine, qui est exactement l'opposé d'un arbitraire.
La convergence radicale de tout bien fini par rapport au bien infini ne
pouvait souffrir aucune exception dans une doctrine où c'eut été rendre

1. Cf. THOMAS D'AguiN, Sum. Iheol., IMI", q. 100, art. 1, et art. 8.


2. Op. Ox., 1. III, d. 37, n. 4.
3. Op. Ox., 1. III, d. 27, n. 2. Cf. fiesp. Par., 1. II, d. 22, n. 3.
4. Hep. Par., 1. IV, d. 28, n. 6.
624 JEAN DUNS SCOT

nécessaires, non seulement la nature, mais tout l'ordre de la surnature et


de la grâce. En couronnant son œuvre par une autre doctrine de la loi
morale, Duns Scot eût au dernier moment concédé la victoire au nécessi-
tarisme des « philosophes » qu'il avait toujours combattu.
CHAPITRE X

DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES

Des conclusions générales sur Duns Scot ne pourraient suivre qu'une


étude complète de sa doctrine, elle-même réintégrée dans l'histoire
doctrinale de son temps. Ce n'est pas ce que nous avons essayé de faire
et nos propres conclusions ne sauraient valoir qu'en fonction des résultats
limités que nous avons obtenus, si nous en avons obtenu. Il s'agit donc
plutôt ici d'impressions, que d'autres historiens compareront aux leurs
afin de les rectifier.
Renan n'a pas rapporté de son commerce avec Duns Scot que des
impressions agréables. Tel qu'il l'imagine d'après ses œuvres, la
Docteur Subtil « s'y montre, en général, avec un naturel violent, avec
un génie inculte et négligé. Il n'est pas aussi modéré que saint Thomas.
Il a le ton sévère, rude, tranchant ; il se laisse entraîner jusqu'à l'invec
tive ; il est généralement très intolérant »1. Ce jugement se comprend sans
peine. Pour ne pas être très intolérant aux yeux de Renan, il eût fallu
n'être pas sûr de grand chose. Mais des invectives? Il faut lire des
centaines de pages de Duns Scot pour en trouver une et, à vrai dire, on
en recueillerait facilement beaucoup plus dans les écrits d'Henri de Gand
ou même du séraphique saint Bonaventure. En fait, et bien qu'il puisse
y en avoir d'autres, nous ne nous souvenons que d'une seule, contre les
Musulmans. Moins modéré que saint Thomas? Oui, peut-être, mais il
s'agit alors beaucoup moins de deux hommes que de deux styles théolo
giques différents.
Encore faut-il distinguer, même à l'intérieur de la notion de style.
La carrière de Thomas d'Aquin fut trop courte, celle de Duns Scot le

1. E. Renan, dans Histoire littéraire de la France, t. 25, p. 424. R. Seeberg, Die


Theologie des Joh. Duns Scotus, p. 54, n. 1, estime que Renan exagère touchant l'intolé
rance, mais que, dans l'ensemble, ce jugement rend bien l'impression que laissent les
écrits de Duns Scot.
626 JEAN DUNS SCOT

fut plus encore. Nous n'avons de lui sous les yeux que des écrits souvent
retouchés et remaniés, rédigés en une langue technique, abrupte, insou
cieuse de plaire, entièrement au service de la démonstration. C'est un
style philosophique et théologique que nous avons à juger, et non point
par rapport aux autres, mais en lui-même. Une fois au moins, dans le
De primo principio, Duns Scot a su atteindre la perfection du sien. Une
langue ferme, nue, strictement adhérente à la pensée, sans l'ombre d'un
ornement qui l'eût déparée, pure de toute controverse et avec cela une
sorte de sobre ivresse dialectique, comme si l'ordre, la liaison et la rigueur
même des arguments jaillissaient d'une chaleureuse volonté de lumière
et, pour tout dire, d'un insatiable amour. Une somme de théologie tout
entière écrite par Duns Scot l'eût été de même encre ; la preuve qu'il
pouvait l'écrire est sous les yeux de tous, et les questions ne manquent
pas, soit dans VOrdinatio soit dans les Quodlibeis, où la même maîtrise
de pensée et de langue règne sans défaillance. Parfois, jusque dans les
plus obscurs détours de sa dialectique, une formule à 1'emporte-pièce se
détache, éclate aux yeux et pour ainsi dire à l'esprit avec une impérieuse
énergie comme si la parfaite adéquation des mots à l'intellect abolissait
tout entre k pensée du lecteur et celle du maître1. Ces joies austères ne
sont pas rares chez Duns Scot et elles arrachent un cri d'admiration, mais
il faut être un peu plus vertébré que Renan pour les éprouver.
Ceci dit, Duns Scot reste un auteur difficile pour les autres* parce qu'il
l'était pour lui-même. Sévère, mais non sans humour, abrupt plutôt que
rude, précis plutôt que tranchant, il conduit son lecteur à travers des
labyrinthes dialectiques au terme desquels il dénoue plutôt qu'il ne coupe.
Assurément, ce style théologique n'a pas l'aisance limpide de celui qu'on
trouve chez saint Thomas d'Aquin ou saint Bonaventure. L'Ecosse n'est
pas l'Italie. Encore faudrait-il, pour approcher le fond du problème,
comparer le style des pensées plutôt que des langages. Ces théologiens ne
font pas exactement la même chose. Ils ne conçoivent pas la théologie
tout à fait de la même manière. A l'examiner de près, saint Thomas a sa
théologie personnelle dont il ne doute pas plus que Duns Scot ne doute

1. « Verba ipsa Scotica habent nescio quid latentis energiae, quo fit ut qui se hujus
viri discipulum appellari cupit, is ejus scripta légat, necease Bit ». Maurice DU PORT,
In Metaph., Epistola prooemialis, éd. Wadding, t. IV, p. 508.
2. Le R. P. Uriln-, que rien n'intéresse sauf la vérité, et qui parle d'ailleurs ici
d'expérience, s'amuse de ceux qui prétendent que Duns Scot n'est obscur qu'à force
d'être trop clair. Tel n'est pas son avis, ni d'ailleurs le nôtre. Nous dirions plutôt avec
lui : • Fatendum tamen est duriusculum esse Scoti sermonem », ou, avec G. de
Vaurouillon : « ejus dicta communem transcendunt facultatem » ; dans 0. BALI£,
Annua relalio commissionis scolisticae, Quaracchi, t. IX (1949), p. 24.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 627

de la sienne, mais il ne l'impose pas. Personne n'est plus soucieux que lui
de laisser ouvertes toutes les portes par où des esprits divers peuvent
accéder à la même vérité. Non moins ferme que Jean Duns Scot pour
exclure l'erreur, il cultive avec soin les germes de vérité partout où il
les rencontre. Toute formule, même étrangère à sa pensée personnelle,
reçoit de lui un sens vrai pourvu seulement qu'elle en soit susceptible.
Thomas a le don d'unir une extrême souplesse à la plus indémontable
fermeté. On croit qu'il négocie et qu'il arbitre dans un esprit de compromis,
mais ceux qui le connaissent bien ne s'y trompent pas : la demi vérité
n'est jamais concédée par lui que comme un pas vers la vérité totale.
On peut s'y tromper pourtant. Chez Duns Scot, l'erreur est plus difficile.
Parce que sa pensée se meut en quelque sorte sur un seul plan, on y est
moins exposé que chez Thomas d'Aquin à s'arrêter en route et à prendre
pour la vérité profonde ce qui n'est complètement vrai qu'en son ordre,
qui n'est pas nécessairement le plus haut. Si, lorsque l'histoire des écoles
sera faite, on constate que le scotisme est resté dans l'ensemble plus
homogène, ce qui n'est pas certain, mais probable, c'est peut-être par là
qu'il faudra l'expliquer.
Ce n'est pas à dire que Duns Scot nous ait laissé un système1. La parole
de Dieu, dont il cherche l'intellection, n'est pas un donné qu'on puisse
reconstruire par mode de déduction, surtout lorsque la liberté divine est
à l'origine de ses œuvres. Pourtant, la philosophie dont il use est faite de
thèmes fondamentaux auxquels il revient sans cesse pour éclairer les
profondeurs de la foi. Comme tous ses contemporains, Duns Scot parle
la langue d'Aristote, mais il n'y a guère plus de rapport entre sa pensée

1. Entendons par là, au sens moderne, une systématisation dialectique linéaire,


comme celles de Spinoza ou de Hegel par exemple. Sa théologie y répugnait plus encore
que celle de Thomas d'Aquin. Celle-ci, qui voulait être une science des rapports de la
création à Dieu et de la nature à la grâce, a pourtant dû faire place à l'histoire de
l'Incarnation et de la Rédemption (M.-D. CHENU, Introduction à l'étude de saint Thomas
d'Aquin, Paris, 1950, pp. 269-270). Duns Scot reste fidèle à la théologie augustinienne
des « états •, qui est celle d'une histoire. C'est pourquoi l'Opus Oxoniense commence par
poser la question de la (In dernière, non celle de la sacra doctrina en soi, et, à cette
occasion, définit le status de l'homme, de son intellect, de « notre » philosophie et de
t notre » théologie. Cette différence de positions initiales affecte le contenu des deux
théologies ; car Duns Scot veut aussi construire sa théologie comme science, mais la
science d'une histoire ne peut être qu'une science du contingent. C'est pourquoi,
construisant toute l'œuvre sur l'Incarnation, au lieu de l'y insérer, Duns Scot est
naturellement conduit à mettre en relief, pour tout ce qui est action divine ad extra,
les notions d'amour, de volonté, de liberté et de toute-puissance. Dans une telle théologie,
elles devaient passer au premier plan. Son adversaire par excellence devenait dès lors
le nécessitarisme grec, représenté par les « philosophes ». Comme l'a profondément
vu le P. Chenu (op. cit., pp. 272-273), c'est la différence essentielle des contenus qui
rend impossible de composer une somme scotiste • selon la forme et le plan de la Somme
de saint Thomas ».
628 JEAN DUNS SCOT

personnelle et celle du Stagyrite qu'il n'y en a, de nos jours, entre celle


de nos contemporains et la pensée de Kant ou de Hegel, dont ils
empruntent souvent le langage. Saint Augustin reste pour notre théolo
gien une autorité doctrinale beaucoup plus haute et, surtout, d'un autre
ordre. La montée de l'aristotélisme au xin8 siècle ne permettait pas d'en
rester à la lettre d'Augustin, mais on pouvait sans crainte d'erreur main
tenir l'esprit de sa doctrine en perfectionnant sa technique et précisant
les solutions qu'il avait seulement esquissées. Duns Scot lui doit-il son
identification de l'être à Yessenlial C'est peu probable, car cette position
était commune et, pour ainsi dire, allait de soi. En tout cas, ce n'était
pas innover que de poser Dieu comme Yessenlia par excellence, mais
Duns Scot a dû innover pour construire sa théologie à l'aide d'une méta
physique de l'essence. En accord profond avec l'esprit du platonisme,
c'est-à-dire, non pas avec les écrits de Platon mais avec les exigences
auxquelles avait déféré la pensée de Platon lui-même, Duns Scot traduit
les essences par des concepts et leurs relations par une dialectique des
concepts. Assurément, le jugement et le raisonnement sont chez lui
d'importance majeure, mais pour lier ou diviser les concepts selon la
liaison ou la division réelle des essences. Contrairement à ce que pensait
saint Thomas, c'est sur l'essence, plus que sur l'existence, que se fonde
ultimement chez Duns Scot la vérité du jugement.
De là ce qu'on nomme son « formalisme »*. La conséquence est inévi
table, car si l'être est essence, autant il y aura d'essences, autant il y aura
d'êtres, et comme il y a autant d'essences distinctes que de concepts
distincts, tout concept distinct d'une essence est celui d'un être actuel
ou possible. La distinction formelle de Duns Scot ne dit pas autre chose
et elle est irréductible parce que, dans une doctrine où l'essence est l'étoffe
même dont l'être est fait, réduire les formalités serait anéantir l'être.
Le problème n'est pas ici de les réduire, mais de les unir. Or la solution en
est facile, car les essences forment une hiérarchie telle que les supérieures
incluent les inférieures et, du fait même qu'elles les incluent, les unissent.
Ici encore, par Denys et Plotin, Duns Scot rejoint spontanément la
notion d'inclusion unifiante et l'énergie métaphysique de l'Un. Le monde

1 . A première vue, ceci paraît rapprocher Duns Scot de Thomas d'Aquin : Formalis-
sime semper loquilur... ; mais on a versé beaucoup de scotisme dans le thomisme.
Duns Scot a critiqué Thomas d'Aquin pour avoir soutenu que Vhabilus de la science
est un et indivisible, nonobstant la diversité spécifique des objets et des actes ; lui-
même soutient, au contraire, qu'il y a autant de sciences formelles spécifiquement
distinctes qu'il y a de conclusions formelles spécifiquement distinctes : In Melaph.,
\. VI, q. 1, nn. 3-7. Il s'agit donc, chez Duns Scot, d'un formalisme non seulement plus
poussé, mais différent.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 629

des essences a une structure où elles viennent s'inclure en des unités qui
les contiennent réellement sans souffrir la perte d'être que serait celle des
formalités.
L'être métaphysique n'est que la plus universelle de ces quiddités.
En tant que tel, il n'est qu'être et c'est pourquoi, partout où il se
rencontre, l'être est univoque, comme le sont d'ailleurs toutes les essences
prises une à une, toutes leurs propriétés et tous leurs modes pris un à un,
chaque essence étant toujours et partout ce qu'elle est et rien que ce qu'elle
est. Mais il ne faut pas se représenter le réel comme une mosaïque de
morceaux taillés dans le bloc de l'être univoque. D'abord, l'entité de l'être
univoque est celle d'une quiddité, non d'un existant. Il y en a dans tout
ce qui existe, mais s'il est vrai de dire que tout ce qui est participe à son
entité formelle, on se tromperait du tout au tout sur la pensée de
Duns Scot en inférant de là que tout ce qui existe est en vertu de la même
existence. En tant qu'ils sont de l'être, tous les êtres l'ont au même sens,
mais ils n'ont pas le même. Ils l'auraient si la réalité n'était qu'être, au
lieu d'inclure les perfections formelles et les modes par lesquels chaque
être se distingue des autres. On comprend par là pourquoi cette méta
physique de l'univocité met d'autre part si fortement l'accent sur le
principe d'individuation. Pour que les êtres se distinguent irréductible
ment les uns des autres dans une doctrine de l'essence, il faut que chaque
structure définie se ferme en quelque sorte sur elle, au-delà de la forme
spécifique, mais dans la même ligne, par cette détermination indivi-
duante ultime que les disciples de Duns Scot nomment l'heccéité. Cette
ultima actualitas formae, et non pas l'être univoque, est ce qui parfait
l'individualité de l'être et le rend capable d'existence actuelle. Elle est
l'extrême pointe de l'être, l'énergie métaphysique suprême qui, le faisait
être lui-même ut hic, lui interdit en même temps de se confondre avec
aucun autre. Les formalités et l'heccéité séparent ce que l'univocité unit.
Dieu est l'être en tant qu'être, séparé de tout le reste par la modalité
individuante de l'infinité. Tout le reste est donc infiniment séparé de lui,
car il n'y a d'être infini que lui. Si ses créatures n'étaient pas aussi de
l'être, notre entendement ne pourrait rien connaître de leur cause, pas
même son existence ; mais il y a de l'être existant, c'est un fait, et, à
partir de là, nous pouvons démontrer qu'un être infini existe. En revanche,
bien que les êtres finis ne puissent avoir pour cause qu'un être infini, il
serait contradictoire de prétendre les en déduire. L'Écriture Sainte peut
seule nous apprendre quel amour a voulu franchir pour nous l'abîme
infini qui sépare notre être de celui de Dieu. Une contingence ontologique
630 JEAN DUNS SCOT

aussi absolue interdit toute déduction qui prétendrait lier le monde fini
des êtres à la transcendance absolue de l'Être. Par rapport à ses œuvres
du dehors, l'infinité de Dieu est sa liberté même. La vue générale du
monde qui ressort des œuvres de Duns Scot est donc celle d'un Être
infini qui se suffit, mais qui, en fait, a créé des êtres finis par une volonté
libre dont l'amour est le seul motif intelligible. Univers entièrement
différent de celui des philosophes dont Duns Scot emprunte le langage.
Comment s'étonner que, par toute son habitude de pensée, il en soit
lui-même si différent?
Cet univers d'essences n'est pourtant pas un univers statique, car les
formes sont actives. Il n'y a aucune difficulté à comprendre qu'elles
exercent une causalité formelle ; il est plus difficile de concevoir qu'elles
exercent une causalité efficiente, et Duns Scot a trop bien connu la force
des objections dirigées par Aristote contre l'inefficace des Idées platoni
ciennes pour ne pas avoir pris conscience du problème. Pour lui, c'est une
question d'existence ; or c'est un fait que l'être existe et, par l'examen
métaphysique du contingent que nous connaissons, nous pouvons démon
trer nécessairement l'existence d'un être si parfait que son existence est
nécessaire. La perfection de l'être implique l'omnipotence, fondement de
toute efficience causale. Chaque être second reçoit donc du Premier, par
mode de création, une efficace causale proportionnelle à son degré d'être,
et de même que la perfection infinie de Dieu rend raison de son aptitude
à créer, la perfection finie de chaque créature fonde son aptitude à causer
d'autres êtres. Duns Scot résout donc le problème à sa manière, sans
recourir à l'efficace d'un acte d'être dont l'énergie existentielle, parce
qu'achevant du dedans la perfection de la forme, conférerait l'efficace à
ses pouvoirs d'opérer. Conçue comme la perfection requise pour rendre
raison d'une opération, toute puissance passive première est fondée dans
la substance en tant que matière, toute puissance active première est
fondée dans la substance comme forme. Le monde scotiste tient donc
son dynamisme de ses formes. Pourquoi certaines formes sont actives,
d'autres non, c'est l'essence définie par leur formalité qui l'explique.
On pourrait, à la rigueur, poser comme première action de la forme celle
par laquelle elle actualise la puissance correspondante : la quantité
« quantifie », la dureté <t durcit », et ainsi de suite, mais ce serait un abus
de langage, car agir, au sens propre, c'est rendre un être autre qu'il n'était
en exerçant sur lui une influence causale. En ce sens, les causes efficientes
sont toujours des substances ou des qualités. Certains actes premiers sont
de nature telle qu'ils peuvent agir ou faire en exerçant des actes seconds.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 631

La perfection même de leurs natures n'est pas en cause : très imparfaits,


les éléments produisent ; plus parfaits que les éléments, les mixtes
inanimés ne produisent pas, ila quod non videtur aliqua passe maxima
universalis assignari, cui enli convenial producere. Quand une forme est
active, c'est qu'ainsi le veut sa nature. En tout cas, l'apparition de toute
quantité ou qualité nouvelle pré-exige une cause efficiente. Le monde
scotiste reste en cela le même que celui d'Aristote, ou l'apparition d'une
substance nouvelle présuppose l'existence d'une autre substance qui la
cause, c'est-à-dire d'un être en acte produisant ce qui n'était être qu'en
puissance seulement.
Pour connaître cet univers, la lumière naturelle de l'intellect dispose de
trois sciences réelles, c'est-à-dire, mettant à part la logique, dont l'objet
n'est pas réel, trois sciences portant sur quelque chose qui existe. D'abord,
nous l'avons dit dès le début, la métaphysique, dont l'objet propre est
l'être en tant qu'être, immatériel ou matériel. C'est une science éminem
ment spéculative, non une science pratique, car étant la plus haute des
sciences, il serait contradictoire qu'elle fût nécessaire pour régler leurs
opérations et pourtant qu'elle vînt la dernière. Sa fin est un savoir pur,
qui porte sur toutes les quiddités en tant que telles, bien qu'elle ne porte
pas sur tous leurs accidents. En effet, la quiddité est antérieure à tout :
à la connaissance, à la définition, au temps, au mouvement et à la
quantité. Il faut donc une science de la quiddité comme telle, et c'est la
métaphysique. Vient ensuite la mathématique, dont l'objet est la
substance matérielle quantifiée, prise en tant que quanta, et enfin la
physique, dont l'objet est la substance matérielle en tant que mobile :
les mobilia. La métaphysique ne connaît pas directement des objets
inférieurs à l'être, mais on ne peut connaître intégralement la nature des
éléments, ni la pétrographie, ni la botanique, sans être capable de
remonter à leur explication dernière par les notions métaphysiques
générales de cause, de substance et d'être. Ainsi, l'elemenlicus, le lapidicus,
le planlicus ou plantista, ne possède les raisons ultimes de son savoir que
s'il est en outre melaphysicus. Telles sont les trois sciences réelles et il
n'y en a pas d'autres qui soit naturellement accessible à l'homme, mais
il reste une science surnaturelle, la théologie, qui est la science de Dieu
comme être infini, créateur de l'homme destiné à la béatitude, c'est-
à-dire son principe et sa fin.
Toute différente, celle-ci est une science pratique, ce qui ne signifie
nullement qu'elle soit moins science que la métaphysique. Comme toute
quiddité, une science ne peut l'être plus ou moins ni autrement qu'une
632 JEAN DUNS SCOT

autre. Un savoir est science ou ne l'est pas. La théologie est un savoir


dont, quelle qu'en soit la perfection intrinsèque comme connaissance et
quelle que soit celle de son objet, la fin propre est de servir de règle aux
opérations de l'homme en vue du salut. Le philosophe cherche donc à
connaître l'univers tel qu'il est, et c'est accidentellement à son essence
que la science est règle d'action pratique ; le théologien poursuit avant
tout une connaissance que la parole de Dieu a révélée expressément en
vue de conduire l'homme à son salut. La différence est considérable, car
même lorsqu'ils poussaient leur métaphysique jusqu'à la théologie, les
Anciens n'avaient d'autre ambition que celle de connaître, alors que,
depuis l'Évangile, les théologiens instruisent l'homme de ce qu'il faut
savoir de Dieu, comme souverain bien et fin dernière, en vue de le posséder.
C'est aussi pourquoi, depuis l'Évangile, les théologiens ne sont plus simple
ment des philosophes qui s'intéressent aux choses divines. Théologiens
et philosophes ne font plus la même chose et, à vrai dire, ils ne parlent
même plus exactement du même objet.
Dans son ensemble, et si l'on met à part ses écrits sur les questions
philosophiques préliminaires à la théologie, l'œuvre de Duns Scot est
celle d'un théologien. On l'eût probablement surpris lui-même en le
rangeant parmi les « philosophes ». Pendant sa brève carrière d'une
douzaine d'années, Duns Scot nous apparaît comme un professeur venant
après tant d'autres, chargé d'enseigner à son tour la théologie en com
mentant le texte de Pierre Lombard. C'est ce qui explique l'ordre suivi1.
Duns Scot est ce que l'on nomme aujourd'hui un théologien « scolas-
tique ». Au-dessus de toute connaissance, il place celle qu'obtient le
chrétien en lisant la Bible. Tout ce que dit la Bible est vrai, et le chrétien
sait par la foi que c'est vrai. Il n'a même pas besoin, pour le savoir, de
prouver par une partie de la Bible la vérité d'une autre partie. Aucune
preuve, même scripturaire, n'est requise pour satisfaire l'habitus de foi,

1. Nous ne pouvons résister au plaisir de citer la page peu connue du P. G. Balic


où, avec un sens historique aigu, il décrit la manière dont se sont accumulés les textes
que la Commission Scotiste travaille à mettre en ordre : « Disciples et maîtres, partisans
et adversaires, Mineurs et Prêcheurs, membres des divers ordres religieux et prêtres
séculiers cherchaient à se procurer tout ce que Duns Scot passait pour avoir dit ou
écrit. Pendant que le Docteur Subtil composait son Ordinalio, où il a voulu dire à la
postérité ce qu'il pensait des divers problèmes que pose le Livre des Sentences, des
cahiers, des notes et des écrits divers circulaient un peu partout, qui reproduisaient
son enseignement de manière plus ou moins fidèle et plus ou moins claire. Tout cela
était fait, partie de ce que Duns Scot avait dit dans ses cours, partie de ses propres
cahiers et de ses propres noies, partie de propos tenus par lui à ses collègues ou à ses
confrères, et même des remarques qu'il lui arrivait de faire à des amis «. Solemnit
inauguralio anni 1943-44 Sludiorum Commisnionis Scolisiicae, Quaracchi, 1944, p. 32.
C'est la vérité même.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 633

dont l'assentiment s'accorde immédiatement à tout ce qu'il y a dans


l'Écriture Sainte, globalement et chaque proposition prise une à une,
en elle-même et pour elle-même el non uni propter aliud. Cela est si vrai
que lorsque l'Écriture argumente et démontre, nous ne croyons pas à
cause de la démonstration, nous croyons la démonstration. Saint Paul
dit, dans / Corinth. 15, 16, Si mortui non résurgent, née Christus resurrexit,
et c'est vrai ; mais s'il avait simplement dit : mortui résurgent, ce serait
tout aussi vrai. Tous les chrétiens en sont là-dessus au même point :
ils ne savent pas à proprement parler, ils croient.
On peut faire autre chose, c'est-à-dire expliquer l'Écriture. D'abord,
expliquer l'Écriture par elle-même, un passage par un autre passage,
l'obscur par le plus clair. C'est extrêmement utile. Pourtant, comme le
texte qui éclaire et le texte éclairé sont pareillement objets de croyance,
la vérité de cette explication n'est toujours pas celle de la science propre
ment dite, mais de la foi.
Mais les maîtres en sont finalement venus à un autre mode d'explication
de la Bible, de grande valeur lui aussi, et qui consiste à mêler la philo
sophie à l'Écriture Sainte, surtout de la métaphysique, pour obtenir
l'intelligence de la vérité de l'Écriture touchant la Trinité, les Intelligences
séparées et autres matières abstraites. Là encore, bien qu'il use de la
philosophie pour les établir, les conclusions du théologien n'ont pas
d'autre certitude que celle de la foi. Duns Scot a conscience de décrire
ici un développement tardif dans l'histoire de la théologie : ullimo deve-
nerunt Doctores immiscendo philosophiam scriplurae sacrae, quod sine
dubio multum valet, et praecipue metaphysicalia. Ce développement, il
l'approuve, ce que nous estimons naturel, mais qui n'était pas nécessaire.
Tous les théologiens de son temps n'approuvaient pas ce mélange de
philosophie et d'Écriture Sainte ; certains le jugeaient même dangereux.
Duns Scot, au contraire, est de ceux qui le jugeaient utile, mais en
maintenant avec fermeté que la vérité des conclusions ainsi obtenues
restait une vérité de foi. Nul n'a poussé plus loin que lui cette rigoureuse
distinction des ordres. La science, qui repose sur l'évidence des termes,
est incompatible avec la foi touchant un seul et même objet : cum fide
stare non polest scientia proprie dicla, quia termini non apprehenduntur in
particulari sub propriis rationibus1.
Nous atteignons ici l'un des points de vue d'où l'unité de l'œuvre
apparaît le mieux. Dès le début du Prologue, Duns Scot pose la question
fondamentale de savoir si la philosophie suffît à pourvoir l'homme des

1. Op. Ox., 1. III, d. 24, n. 15-18.


634 JEAN DUNS SCOT

connaissances nécessaires au salut. Sa réponse est négative et elle domine


son attitude à l'égard des philosophes. Il ne cherche nulle part à diminuer
la philosophie comme telle, mais à marquer son insuffisance en vue du
salut de l'homme. Ce qu'il entend démontrer n'est pas l'inutilité de la
philosophie mais la nécessité de la révélation. De là son attitude en
présence d'Avicenne. S'il lui reproche, à la suite d'Averroès, d'avoir
mêlé à sa philosophie des éléments empruntés à une croyance religieuse,
c'est précisément que, philosophe d'intention et de profession, Avicenne
n'avait pas droit de le faire. Duns Scot donne sur ce point raison au
Commentateur qui, décidé à n'être que philosophe, s'interdit des con
clusions, peut-être vraies en elles-mêmes, mais qu'aucune démonstration
purement rationnelle ne permet de justifier. Ne disons pas que Duns Scot
tenait toutes les conclusions d'Averroès pour philosophiquement démon
trées ; ce serait faux, car il estimait au contraire pouvoir démontrer que
toutes celles des conclusions d'Averroès qui contredisent la foi sont
fausses ou manquent de nécessité ; mais Averroès, et son maître Aristote,
représentaient aux yeux de Duns Scot les embarras ou insuffisances dont
souffrent les « philosophes » chaque fois qu'ils approchent d'un problème
dont la solution correcte et plénière importe à l'œuvre du salut. Avicenne
est pour lui un cas plus complexe. Cet homme qui croit pouvoir démontrer
par la raison seule que l'homme est capable d'atteindre naturellement
une béatitude naturelle, est un philosophe qui, sans le savoir, se pare des
plumes du théologien. En quoi d'ailleurs, sous un certain aspect, il est
utile, car sa métaphysique est une sorte de praeparatio theologica précieuse
au Docteur chrétien. Il croit savoir, de connaissance métaphysique pure,
que l'intellect humain est naturellement capable de tout l'être ; il se
trompe en ce qu'il croit le savoir sans l'aide d'aucune religion, mais sa
proposition n'en est pas moins vraie et le plus remarquable est que,
ignorée, en ce sens absolu, du « philosophe » Aristote, elle est vraie pour
le « théologien » Duns Scot. Car le théologien a droit et devoir de faire
ce que sa méthode même interdit au philosophe. Le philosophe comme tel
n'a pas le droit de mêler l'Écriture Sainte à la philosophie ; au contraire,
et Duns Scot lui-même vient de nous le dire, les Docteurs ont eu pleine
ment raison d'en venir finalement à mêler de la philosophie à l'Écriture
Sainte, ce qui est extrêmement utile, surtout lorsque cette philosophie
est de la métaphysique. Le maître en théologie a donc raison de faire ce
qu'il interdit au philosophe en tant précisément que tel, et c'est aussi
pourquoi tout ce qu'il y a de melaphysicalia dans l'œuvre de Duns Scot
n'y est intelligible, dans son contenu et son existence même, que du point
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 635

de vue du théologien. Aristote et Averroès sont de bons philosophes ;


Avicenne n'est meilleur qu'eux que lorsqu'il est un théologien sans le
savoir ; pour être meilleur philosophe qu'Aristote, Averroès et Avicenne,
il suffit au maître en théologie d'être complètement théologien.
Cette instrumentanté de la métaphysique, explique l'apparent désordre
philosophique qui règne dans l'Opus Oxoniense. Duns Scot aurait pu,
comme on le fait aujourd'hui, établir d'abord une métaphysique, puis
l'utiliser en théologie. Il ne l'a pas fait et ne semble même pas y avoir
pensé, sauf pour l'art logique. On le voit donc introduire les thèses méta
physiques au moment où le théologien en a besoin pour l'intelligence de
la foi et les rappeler chaque fois qu'il juge opportun d'en faire usage.
Tandis même qu'il en use, ce n'est pas une vérité philosophique, mais une
vérité théologique qu'il poursuit. Les Questions quodlibétiques et le De
primo principio ne sont pas d'autre nature et nous en serions réduits aux
Questions sur la Mélaphysique, dont la théologie est d'ailleurs loin d'être
absente, si nous voulions exposer une philosophie de Duns Scot d'après
une œuvre à peu près philosophique. Que resterait-il? Peu de chose.
Le gros de ce qu'on nomme aujourd'hui la philosophie de Duns Scot se
compose d'éléments empruntés à sa théologie. Ce sont des thèses méta
physiques dont la vérité l'intéressait en tant que, par elles, il pouvait
acquérir une certaine intellection de la foi.
De là à conclure qu'il n'y a pas de philosophie dans l'œuvre de
Duns Scot, la distance est courte, mais il est imprudent de la franchir.
Les choses ne sont pas si simples. Notons d'abord que, dans toute matière
qui relève essentiellement de la foi, et d'elle seule, Duns Scot n'hésite
pas à argumenter en dialecticien, non pour démontrer que les vérités
de foi sont vraies, mais pour établir qu'on ne peut prouver qu'elles soient
fausses. C'est ce qu'il nomme « faire voir que la foi n'est pas impossible ».
Entreprise éminemment théologique, assurément, mais qui va conduire
le théologien chez les philosophes. Car si la foi n'est pas impossible, elle
est possible. Contre qui le démontre-t-on ? Contre les philosophes qui
prétendent qu'elle est impossible. Et par quel moyen se flattent-ils de le
démontrer? Par la raison naturelle. Le théologien ne peut les réfuter que
sur leur propre terrain, qui est celui de la lumière naturelle, et en opposant
des raisons à leurs raisons. Du seul fait qu'il engage le dialogue avec un
philosophe, le théologien est contraint de se comporter lui-même en
philosophe, sinon pour établir une vérité philosophique, au moins pour
s'assurer lui-même, et en convaincre son adversaire, qu'il n'existe aucune
636 JEAN DUNS SCOT

démonstration rationnelle de la fausseté de la foi1. De là, chez Duns Scot


en particulier, une sorte de critique philosophique des philosophes entre
prise au bénéfice de la théologie et dont, outre l'histoire de la théologie,
celle de la philosophie même doit faire son profit.
L'embarras dans lequel ce problème plonge les historiens n'est
pas propre à Duns Scot. On ne l'éprouve pas moins en étudiant
Thomas d'Aquin, mais il tient à une illusion de perspective. De nos jours,
on tend à identifier la distinction entre théologie et philosophie à celle
qui existe entre foi et raison. Selon cette position du problème, toute
conclusion dont une prémisse est de foi, est du même coup théologique,
et toute conclusion dont les prémisses relèvent de la seule raison naturelle
est du même coup philosophique. Les maîtres du moyen âge admettaient
le premier point, mais non pas le second. Une conclusion déduite de
prémisses purement rationnelles pouvait être à leurs yeux essentiellement
théologique. Pour eux, la distinction des deux sciences se trouvait ailleurs,
et elle était simple. Comme le dit saint Thomas au début de son prologue
sur le livre II des Sentences: «L'étude des créatures appartient aux
théologiens et aux philosophes, mais de manières différentes. En effet,
les philosophes considèrent les créatures prises dans leur nature propre,
au lieu que le théologien considère les créatures en tant qu'elles sont
issues du premier principe et ordonnées à leur fin dernière, qui est Dieu ».
Il n'est pas ici question de foi ni de raison ; puisque l'une et l'autre sont
nécessaires à la théologie ainsi conçue, leur division ne saurait être celle
de la théologie et de la philosophie. Prouver l'existence de Dieu à partir
des êtres dont l'existence serait impossible sans la sienne, même si l'on
procédait par arguments purement rationnels, c'était faire œuvre de
théologien.
La question de savoir ce qu'il faut faire et dire aujourd'hui ne relève
pas de l'histoire et ce n'est pas elle que nous examinons. Notre remarque,
purement historique, est que l'on s'engage dans des difficultés inextri
cables en essayant, comme nous l'avons fait longtemps nous-même, de
retrouver dans les théologies classiques du moyen âge, une distinction
entre « théologie naturelle » et « théologie révélée » taillée sur le patron

1 . « Quilibet theologus fatetur quod potest ostendere naturaliter fldem suam non
esse impossibilem, née illa esse impossibilia quae credimus, dum potest solvere ration»
in contrarium fldem impugnantes ; sed quod non est impossibÛe, est possibile ; ergo
theologus potest ostendere per rationem naturalem et probare omnia credibilia es»
possibilia, ut Deum esse trinum... ; ergo per rationem naturalem potest concludere
quod Deum esse trinum et unum est possibile necessarium, et sic de aliis ». Collatioms.
col. 10, n. 4. Cf. A.-M. VELLICO O. F. M., De characlere scienliflco theologiae apud
Doclorem Sublilem, dans Anlonianum, t. 16 (1941), pp. 3-30 : bibliographie, p. 4, note 1.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 637

de la distinction entre foi et raison. Celle-ci était familière à nos théolo


giens et, depuis Albert le Grand, très claire dans leurs esprits, mais de
quelque manière qu'ils crussent devoir en définir l'objet : Dieu, Jésus-
Christ, l'être infini ou autrement encore, aucun d'eux, à notre connais
sance, n'a distingué deux théologies. On ne peut le faire en leur nom sans
introduire cette distinction dans leurs doctrines ni sans bouleverser
l'ordre suivi par eux dans leurs œuvres, comme si l'ordre n'était pas
inséparable de la science, inscrit dans sa nature et imposé par elle. Il peut
y avoir des avantages et des inconvénients, souvent en des domaines et
de points de vue différents, variables d'ailleurs selon les époques, à choisir
l'une ou l'autre méthode. Ce ne sont point là des problèmes simples.
Pour l'historien du moins, une chose est sûre : tout ce qui est dans un
Commentaire sur les Sentences ou dans une somme théologique du xme ou
du xive siècles, au moins jusqu'à Duns Scot et Guillaume d'Ockham,
était aux yeux de leurs auteurs de la théologie pure et simple. Le théologien
use de la philosophie comme de bien d'autres disciplines, et il faut qu'elle
soit vraiment de la philosophie pour être utilisable, mais il en use toujours
en théologien.
On demandera sans doute pourquoi s'intéresser à cet usage non philo
sophique de la philosophie? Du seul fait de cette hétéronomie, ne sommes-
nous pas hors de la philosophie? Non, puisque l'adversaire prétend y
être ! S'il est philosophique de démontrer rationnellement que la notion
d'un seul Dieu en trois personnes est absurde, il ne saurait être moins
philosophique de démontrer rationnellement qu'elle ne l'est pas. Or il y
a lieu de le démontrer, car même s'il est vrai qu'une telle notion soit ration
nellement possible, ce n'est pas évident1. Mais démontrer une conclusion,
au sens plein du terme, c'est prouver qu'elle est nécessaire. Le théologien
s'engage donc ici à établir un possibile necessarium, c'est-à-dire, en
réfutant son adversaire philosophe, à prouver par des raisons philoso
phiques nécessaires qu'un certain article de foi est possible.
De là, chez Duns Scot, ces fameuses rationes necessariae dont il use en
théologie et qui ont fait couler beaucoup d'encre. Saint Anselme en avait
déjà parlé, mais il est remarquable que Duns Scot ait repris cette notion
malgré les objections élevées contre elle par saint Thomas d'Aquin.
Pas plus que le Docteur Angélique, le Docteur Subtil n'admet qu'on
invoque en faveur de la foi des arguments sophistiques : ce serait l'exposer

1. « Licet secundum rei veritatem non includatur contradictio, tamen non est
evidens nobis quod non includatur, sicut de aliis articulis fldei ». Rep. Par., 1. I, d. 42,
q. 2, a. 6.
638 JEAN DUNS SCOT

aux moqueries des incroyants, faute d'autant plus grave qu'on doit
s'en abstenir même en matière religieusement indifférente, par exemple
en géométrie, où mieux vaut s'avouer ignorant que soutenir une conclusion
pour des raisons sophistiques. Mais tel n'est pas le cas des raisons néces
saires, car, nous l'avons dit en son lieu, ce n'est pas éliminer la foi que de
démontrer la crédibilité de son objet, et ce n'est pas nuire aux incroyants
que de leur faire voir qu'un article de foi est croyable. Il leur reste encore
à le croire, mais peut-être en étaient-ils détournés par la répugnance
naturelle de l'intellect à croire quelque chose d'absurde, auquel cas cet
obstacle du moins se trouverait écarté1. Duns Scot ne s'oppose pas ici à
saint Thomas, il déplace plutôt le problème : accordant en effet qu'on ne
peut démontrer un article de foi, il précise qu'on peut en démontrer
strictement la possibilité.
Devant la théologie qui en fait cet usage, posons la philosophie qui n'est
que philosophie, y compris la métaphysique qui n'est que métaphysique.
Lorsqu'il la définit pour elle-même et par son essence, Duns Scot en fait
le plus grand éloge. Science de l'être en tant qu'être, la philosophie
première démontre ses conclusions par des démonstrations nécessaires,
c'est-à-dire a priori et par la cause. Bien entendu, les principes qu'elle
met en œuvre sont immédiatement évidents à la raison naturelle seule,
et comme l'être est la nature commune première à laquelle toutes les
autres se rattachent, la science du premier connaissable est aussi la
science première : scientia prima scibilis primi. Lorsqu'il parle en ces
termes de la métaphysique, c'est de ce qu'elle est en droit que Duns Scot
entend parler.
Entre la théologie qui parle de Dieu selon la révélation sans prouver
autre chose que sa possibilité, et la métaphysique qui spécule sur l'être
en tant qu'être, quelles relations peuvent s'établir? C'était l'une de nos
questions initiales, et le résultat le plus clair de cette enquête, après
avoir laissé si longtemps la parole à Duns Scot, est que nous n'avons pas
encore reçu de réponse. A moins peut-être que nous n'ayons pas su
l'entendre parce que nous l'imaginions d'avance autre qu'elle n'est. Nous
attendions peut-être de rencontrer quelque part, au détour d'une réponse
à quelque objection, le texte idéal qui tracerait une fois pour toutes la
ligne de partage d'où les eaux de la connaissance s'écoulent d'un côté
vers la théologie, de l'autre vers la métaphysique. Cette attente déçue ne

1. Op. Ox., 1. II, d. 1, q. 3, n. 10 ; t. II, pp. 40-41. Cf. Hep. Par., 1. II, d. 1, q. 4,
n. 18.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 639

doit peut-être pas causer trop de surprise, mais qu'avons-nous trouvé à


la place de ce que nous cherchions?
Dans cette vaste structure théologique, la philosophie se rencontre
partout, non seulement à chaque occasion mais au moindre prétexte,
et, à défaut de prétexte, Duns Scot s'amusait parfois à le créer. Rien de
nouveau dans cette méthode, qui n'est au fond que celle de saint Augustin
dans son De Genesi ad litleram, et met en œuvre les principes posés par
le De doctrina christiana. Tout commentaire sur les Sentences contient
un In Hexaemeron et l'on a vu Duns Scot déverser dans le sien une phy
sique du lieu et du mouvement à propos des anges ; une métaphysique
de l'individuation à propos de la matière ; une physique du mixte à propos
des corps ; une psychologie et une noétique à propos de l'homme, bref,
tout ce qu'il désirait mobiliser de connaissances rationnelles au service
de la vérité révélée. On perdrait pourtant sa peine à extraire des Sentences,
ou même des Questions sur la Mélaphysique ce qu'elles contiennent de
spéculation rationnelle pour reconstituer une « philosophie de Duns Scot ».
Celle-ci serait criblée de trous et même faite de morceaux qui ne furent
jamais ceux d'une philosophie, mais d'une théologie. Chacun peut s'en
assurer en prenant la peine de comparer aux écrits des philosophes,
Aristote et Avicenne par exemple, l'usage qu'en fait Duns Scot.
Il n'en a jamais commenté littéralement un seul comme l'avait fait
Thomas d'Aquin. Ce sont là pour lui des mines de questions à se poser,
ou de matériaux à exploiter, pour construire une œuvre d'autre style
que celui de la philosophie : une de ces « théologies scolastiques » d'entre
1200 et 1400, où la foi chrétienne use librement du savoir humain dont elle
dispose pour approfondir l'intellection de son objet propre. Nul ne l'a
fait plus libéralement que Duns Scot, ni plus exactement dans l'esprit
du Crede ut intelligas de la tradition chrétienne. Au reste, il suffit, pour
s'en assurer, de citer avec lui les belles paroles de son maître Augustin :
Cum inconcusse crediderint scripluris sanctis lamquam veracissimis testibus,
agant orando, quaerendo el bene vivendo, ut intelligant, id est, ut quantum
videri potest, videalur mente, quod tenelur fide1. Duns Scot n'a jamais eu
d'autre programme que celui-là.
Il serait inexact de dire que Duns Scot n'ait jamais pensé au problème
en termes du couple theologia-melaphysica. Il l'a fait plusieurs fois, prin
cipalement dans les Prologues de ÏOpus Oxoniense et des Reportala
Parisiensia. Nous en avons pris acte en son temps et il suffit de se reporter
à ces textes pour voir que « notre théologie » et « la métaphysique telle

1. Op. Ox., I. III, d. 24, n. 20. Augustin, De Trinilale, XV, 27, 49; P. L. 42, 1096.
31
640 JEAN DUNS SCOT

que nous l'avons » s'y trouvent définies et distinguées du point de vue


de leurs objets. Pourtant, même là, il s'agit de leurs objets tels que nous
pouvons les atteindre dans notre état présent, c'est-à-dire avec un
intellect blessé par le péché originel et qui, capable en droit d'intuition
intelligible, ne l'est plus en fait que de connaissance abstractive. L'état
du sujet connaissant importe ici autant que la nature de l'objet connu.
C'est probablement pourquoi, ces données une fois acquises, Duns Scot
ne parle plus ensuite de melaphysica et de theologia, mais de philosophi
et de Iheologi. S'il était parti d'une notion de la métaphysique prise en soi
et pour ainsi dire dans l'absolu, définissable en fonction d'un intellect
humain identique en ses opérations après comme avant la faute, centrée
sur un objet exactement adapté aux facultés intellectuelles du sujet qui
la connaît, Duns Scot aurait pu conclure, comme Thomas d'Aquin,
que ce que la raison naturelle ne suffît pas à démontrer échappe de plein
droit à la philosophie. Il en allait différemment à ses yeux. Pour le théolo
gien, tout était clair. Il savait ce que Dieu a révélé sur lui-même et ce que
l'homme ne peut apprendre sur Dieu que de Dieu. C'était même à ses
yeux la fonction propre du théologien de le dire et de l'enseigner, sous
toutes les formes, mais il n'avait aucun critère fixe pour définir a priori
jusqu'où la raison naturelle peut aller au devant de la révélation. Le
théologien n'a pas devant lui « la philosophie », mais « les philosophes »,
inconscients de l'état présent de l'intellect humain et de sa cause, obtenant
des résultats admirables et utiles au théologien chaque fois qu'ils inter
prètent la nature du point de vue de la nature comme telle, mais mal
assurés et en danger de faire fausse route lorsque, dépassant la physique,
ils pénètrent sans le savoir, par la métaphysique qui est la science de
l'être, dans le domaine du théologien qui est la science de Dieu.
On ne saurait dire qu'ils n'aboutissent nulle part, mais même lorsqu'il
leur arrive de s'avancer assez loin sur la bonne voie, ils prennent pour
un terme absolu ce qui n'est que celui de leur compétence : un être en
soi qui n'est que le premier des êtres ; un être infini en puissance, non
en être ; une cause première, mais à la manière d'une nature ; une sorte
de créateur, mais déterminé par sa propre nécessité, et non point libre.
Demandera-t-on alors si « la philosophie » pourrait, en droit, dépasser les
conclusions atteintes en fait par les philosophes? Ce serait une question
sans objet, car, en fait, les philosophes ne les ont pas dépassées et les
seuls qui les aient dépassées sont des théologiens. Il y a d'ailleurs à cela
des raisons. Les conclusions des philosophes sont fonction de l'objet qu'ils
se proposent de connaître, donc de leurs méthodes ou, si l'on préfère, de
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 641

leur attitude initiale. Pour Duns Scot comme pour l'antique docteur Bona-
venture, le philosophe est un homme « qui regarde en bas » et ne voit que
d'en-bas ce qui est en haut. Et pourquoi ne regarderait-il pas d'abord en
haut, lui aussi? C'est qu'alors il cesserait d'être philosophe et deviendrait
théologien.
La critique scotiste des philosophes jaillit de cette source. Duns Scot
ne leur attribue en commun aucune thèse, sauf le nécessitarisme natu
raliste, qui est d'ailleurs moins à ses yeux une conclusion des philosophes
qu'une suite inévitable de leur attitude. Il refuse de leur attribuer des
thèses qu'on leur prête sous prétexte qu'elles découleraient nécessairement
de leurs principes, si elles n'en découlent pas vraiment. Chaque cas est
pour lui un cas d'espèce : qu'a dit Aristote, ou Avicenne, sur tel point
défini? Est-il prudent d'introduire en théologie telle thèse d'inspiration
philosophique, alors que le théologien parle d'un autre sujet que le
philosophe et que l'un dispose, pour parler du sien, de lumières qui
manquent à l'autre? Duns Scot connaît son métier et ce qu'on nomme
son esprit critique, parfois son criticisme, s'explique tout autrement que
celui de Kant, avec lequel il n'a strictement rien de commun. Au début
du xive siècle, un maître en théologie n'est plus dans la situation de
Guillaume d'Auvergne. D'autres ont fait avant lui beaucoup de théologie
scolastique en y mêlant beaucoup de philosophie. Abordant à son tour
un problème, il se demande si tant de philosophie était vraiment néces
saire et surtout si l'on a toujours choisi la bonne. Des théologiens qui
l'ont précédé ou qui l'entourent, il remonte donc aux philosophes, et s'il
cherche à préciser le sens de leurs conclusions, c'est souvent pour faire
voir que certains théologiens ont échoué à justifier leurs propres conclu
sions à partir de principes imprudemment empruntés aux philosophes.
Sa critique des philosophes est généralement motivée par l'usage qu'en
ont fait certains théologiens.
En revanche, et nous l'avons vu chemin faisant, l'opposition des
philosophi aux theologi lui était familière. D'où l'on a parfois conclu que
Duns Scot avait admis une sorte de double vérité, comme si, dans sa
pensée, une même conclusion pouvait être vraie en philosophie et fausse
en théologie, ou inversement. Mais les disciples de Duns Scot ne
l'entendent pas ainsi et, pour laver sa mémoire d'une accusation aussi
grave, certains réduisent son attitude à celle d'un théologien pour qui
l'enseignement catholique pouvait bien ne pas s'opposer à telle ou telle
doctrine de tel ou tel philosophe, Aristote ,Avicenne ou Averroès par
exemple, mais non pas à la philosophie. C'est, sous une autre forme,
642 JEAN DUNS SCOT

poser de nouveau le problème précédent, et la vérité pourrait être ailleurs


que dans cette attaque ou cette défense, car il n'y a pas trace chez
Duns Scot d'une doctrine de la double vérité, qu'à notre connaissance
d'ailleurs personne n'a jamais soutenue ; pourtant, dans sa critique des
philosophes, notre théologien fait autre chose que reprocher à tel ou
tel d'entre eux de s'être trompé sur tel ou tel point particulier.
Les philosophes, nous l'avons dit, ne sont pas la philosophie, mais,
pour Duns Scot, notre philosophie est ce que les philosophes l'ont faite1.
Ce ne peut d'ailleurs être sans cause qu'elle est devenue entre leurs
mains ce que l'on voit qu'elle est. Duns Scot ne veut aucun mal aux philo
sophes. S'il leur a jamais adresse quelque insulte, le fait est rare, et elle
s'adressait moins à eux qu'à telle ou telle de leurs erreurs. Il ne leur
attribue pas non plus, rappelons-le, une doctrine commune qui serait
« la philosophie » et qu'il dénoncerait comme fausse ou s'attacherait à
réfuter. Grand abstracteur d'essences en métaphysique, où elles sont
chez elles, Duns Scot pense concrètement le particulier. On sent percer
chez lui un scrupule historique assez rare au moyen âge et que l'on voit
à l'œuvre dans sa manière si personnelle et si scrupuleuse d'interpréter
la pensée d'autrui, mais il ne transige ni avec une métaphysique du
déterminisme et de la nécessité universelle, ni avec une psychologie et une

1. Ceci n'est qu'une inférence de notre part, mais qui nous paraît utile et justifiée.
Le P. Parth. MINGES (J. D. Scoli doclrina..., t I, p. 582), répondant à la remarque
d'Erdmann, que « Saepe philosophi et catholici uni aliis opponuntur apud Scotum •,
réplique : « Absque dubio, sed non Philosophia et catholica fldes ». A quoi nous nous
permetions d'ajouter à notre tour : « Absque dubio », mais Duns Scot n'en parle pas,
même pour dire qu'il n'y a pas d'opposition entre elles. En d'autres termes, Duns Scot
ne dit ni que philosophie et foi s'opposent, ni qu'elles ne s'opposent pas. Il n'en parle
pas du tout. Seulement, lorsqu'il veut « prouver » que la raison naturelle ne peut pas
connaître quelque chose, il en donne régulièrement comme t preuve • le fait que les
philosophes ne l'ont pas connu. Ceci ne prouve pas que la raison naturelle en soi ne
puisse pas le connaître, mais comme elle ne le peut pas à partir des principes des
philosophes, elle ne le peut pratiquement pas. On dira : que les philosophes changent
de principes ! Assurément, mais hors les principes des « philosophes » il n'y a que ceux
des t théologiens ». Inversement, dans les cas où le philosophe ne se mêle pas de théologie
et reste dans les limites de sa compétence, Duns Scot est prêt à l'écouter. Si le philo
sophe en question se mêle de médecine, ce qui est une autre manière d'excéder sa
compétence, Duns Scot préfère écouter le médecin. Qu'Aristote cède alors le pas à
Galien I Cf. Hep. Par., 1. III, d. 4, q. 2, n. 7. — Duns Scot n'était pas le premier à user
de ce binaire : M.-D. CHENU, Les • philosophes » dans la philosophie chrétienne médiévale,
dans Revue des sciences philosophiques et theologiques, 1937, pp. 27-40 ; du même,
Introduction à l'étude de saint Thomas d'Aquin, p. 264 ; mais cette distinction ne joue
pas le même rôle dans les deux doctrines et. à vrai dire, elle n'y a que partiellement
le même sens. Chez Thomas d'Aquin (In II Sent., Prol.), les philosophes considèrent
les natures en elles-mêmes, le théologien les considère comme issues de Dieu et retour
nant vers lui : simple distinction de deux sciences par leurs objets : chez Duns Scot,
les philosophes sont ceux qui, ne considérant que les natures en elles-mêmes, ont
naturellement tendu à ne penser qu'en termes de nécessité, au détriment de la liberté.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 643

noétique telles que l'intellect ne puisse en droit appréhender l'être qu'à


travers la sensibilité. Duns Scot ne dit pas que ceci soit l'erreur de «la
philosophie », mais il ne se contente pas non plus de dire que ce soit une
erreur particulière de tel ou tel philosophe. C'est l'erreur des philosophes.
Lorsque le théologien les rencontre sur ce terrain, le conflit ne manque
pas d'éclater : hic est controversia inler philosophas et theologos. Pourquoi
donc, sinon ces deux doctrines, du moins ces deux camps?
Touchant le premier point, la réponse est simple et plusieurs historiens
de Duns Scot l'ont fort bien vue. Vers 1300, un théologien se trouvait à
l'égard du décret de 1277 à peu près dans la même situation que le furent
ceux de notre temps après la condamnation du modernisme. En fait, le
décret d'Etienne Tempier avait été un rappel à la tradition. Un grand
nombre des propositions condamnées étant empruntées aux doctrines
philosophiques d'Aristote et de ses interprètes arabes, il s'offrait à l'esprit
comme une liste d'errores philosophorum, si bien que le groupe des
« philosophes » se trouvait en fait constitué, un peu lâche à vrai dire mais
facilement reconnaissable, à ce trait : tous admettaient, sous une forme
ou sous une autre, que la Cause première agit par nécessité de nature et
que cette nécessité se propage de proche en proche, à partir de la première
Intelligence créée, jusqu'à notre monde sublunaire. Assurément, la pré
sence d'une matière elle-même éternelle introduisait dans ce monde un
élément de « difformité », de hasardeux et d'accidentel, mais toute liberté
en était exclue et, avec elle, le genre de contingence qu'elle introduit dans
le monde. C'est ainsi qu'avaient pensé les « philosophes » et on les recon
naissait d'abord à ce signe. Duns Scot leur empruntait trop lui-même
pour croire qu'il n'y avait rien de vrai dans leur œuvre, et nous venons de
rappeller avec quelle scrupuleuse attention il refusait de leur attribuer
des erreurs dont rien ne prouvait qu'ils les eussent commises ; mais ils
avaient commis celle-là, qui était grave, et toute leur vue du monde en
était viciée1.
Il est remarquable que Duns Scot ne les ait pas désignés d'une épithète
philosophique, qui les eût distingués des autres philosophes : les « nécessi-
tariens » par exemple. Pour lui, ce sont simplement des « philosophes »
et ceux qui s'opposent collectivement à leur attitude, se nomment eux-
mêmes « théologiens ». Est-ce interpréter arbitrairement cette attitude
que de conclure : Duns Scot pensait qu'aux yeux des théologiens l'univers

1. Nous ne prétendons pas que Duns Scot ait ignoré les termes abstraits philosophia
et theologia. Nous les avons déjà rencontrés et l'on va lire des textes précis où il les
oppose, mais ils représentent moins à ses yeux des essences abstraites que l'œuvre des
philosophes et l'œuvre des théologiens.
644 JEAN DUNS SCOT

se présentait sous un autre aspect qu'aux yeux des philosophes ? Or qu'y


avait-il entre les uns et les autres, sinon la révélation chrétienne ? Tout se
passe donc comme si, dans son esprit, la révélation des Écritures avait
entraîné, pour qui cherchait l'intellection de la foi, un important dépla
cement de perspective sur le monde, son origine et sa structure. A la vue
de l'univers qu'ont les philosophes, s'oppose celle qu'en ont les théologiens.
Nous l'avons plusieurs fois constaté, mais pour que nos réflexions
s'appuient ici même sur un fait précis, ajoutons aux précédents un cas
que nous n'avons pas eu occasion de citer.
C'est d'ailleurs un cas célèbre, mainte fois exploité contre Duns Scot
par ceux qui lui attribuent une doctrine de la « double vérité ». Il s'agit
d'un problème purement théologique : la nature peut-elle être cause effi
ciente de la résurrection? En d'autres termes : la résurrection peut-elle
être produite par une cause purement naturelle? Posée en termes techni
ques, la question revient à savoir si une puissance active correspond dans
la nature à la puissance passive qu'a le corps d'être ressuscité. Si l'on
répond oui, la nature sera capable de ressusciter les morts au dernier
jour ; si l'on répond non, elle ne le sera pas.
Duns Scot lui-même ne répond d'abord ni oui ni non. Certains croiraient
pouvoir répondre oui, au nom de la raison philosophique, en se fondant
sur cette proposition d'Aristote : à toute puissance passive correspond
dans la nature une puissance active propre. Donc si le corps est ressusci-
table, il y a dans la nature une force capable de le ressusciter. A quoi
Duns Scot répond une fois encore : dico quod aliter huic respondelur
secundum philosophas el aliter secundum Iheologos. Chez les philosophes,
il ne serait pas absolument vrai qu'une puissance active naturelle corres
pondît à chaque puissance passive naturelle, car les êtres qui ont atteint
leur perfection naturelle y sont bien ordonnés à recevoir plus de perfection
encore qu'ils n'en ont, mais il n'y a pas de puissance active naturelle pour
la leur donner. Ceci n'entraîne pas comme conséquence qu'une telle
puissance passive existe en vain dans la nature, car si aucun agent naturel
ne peut la faire passer à l'acte, il peut du moins la disposer à recevoir un
tel acte. Et ce n'est pas là avilir la nature, mais plutôt l'honorer, comme
nous l'avons dit au début de cet ouvrage. La proposition est donc vraie,
selon les philosophes, seulement en ce sens qu'à toute puissance passive
correspond une puissance active naturelle. De ce qu'une cause surna
turelle pourrait ajouter à la nature, il n'est pas question chez eux. Cela
ne rentre pas dans leur perspective, mais il importe de voir exactement
pourquoi.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 645

Si les philosophes n'imaginent jamais que la nature, même chez les êtres
où elle atteint sa perfection, puisse être élevée à un état supérieur encore,
c'est précisément qu'à leurs yeux la perfection même de la nature est pour
elle une limite infranchissable. La nature parfaite est tout ce qu'elle peut
être, non seulement en vertu d'elle-même, mais en vertu de sa cause,
car si celle-ci pouvait lui donner davantage, étant elle-même naturelle,
elle ne pourrait pas ne pas le faire, donc elle le ferait.
Nous atteignons ici le point crucial, sur lequel on ne saurait trop
souvent revenir, parce qu'il éclaire l'attitude constante de Duns Scot
en ces matières. Selon les philosophes, la nature est tout ce qu'elle peut
être, quia secundum eos Ha causât Deus naluraliler el necessitale naturali
in suo ordine causandi sicui agens crealum. Ce point décide de tout. Pour
des esprits qui voient l'univers entier, y compris sa cause première,
comme soumis à la nécessité, tout ce qui peut être a été, est ou sera, et
sera toujours exactement ce qu'il peut être. Autrement dit, aucune
puissance passive actualisable par une cause naturelle ne restera sans
être actualisée. Mais secundum theologost «Selon les théologiens, dire
qu'à toute puissance naturelle passive correspond une puissance naturelle
active, est une proposition fausse, car chez les êtres supérieurs la nature
est capable de plus de perfection que celle à laquelle ne s'étend que le
pouvoir de la puissance naturelle active ». Et prêtons grande attention
à ce qui suit : « Cette puissance passive n'existe pourtant pas en vain,
car elle peut être aussi bien réduite en acte par un agent libre que par
un agent naturel ; s'il s'agit d'agir hors de lui, l'agent libre est même plus
efficace et de plus de pouvoir que l'agent naturel, parce qu'il est infini,
ce que l'agent naturel n'est pas. Cette proposition doit donc être entendue
ainsi : à toute puissance passive naturelle correspond une puissance soit
naturelle, soit libre, qui la réduise à l'acte, et cela, je l'accorde »*.
Efforçons-nous de résumer d'abord sans commenter : 1° il y a une
position des « théologiens », autre que celle des « philosophes » ; 2° elle
consiste à poser la première cause comme un agent libre ; 3° cet agent
est libre parce qu'il est infini. — Inversement : 1° il y a une position des
« philosophes », autre que celle des « théologiens » ; 2° elle consiste à poser
la première cause comme un agent-nécessaire ; 3° cet agent est nécessaire
parce qu'il n'est pas infini.
A moins de renoncer à interpréter la pensée d'un auteur d'après ses
textes, cette doctrine est d'autant plus certainement scotiste que le
Docteur Subtil, qui se montre ici aussi direct, simple et clair qu'il est

1. Hep. Par., 1. IV, d. 43, q. 3, n. 18.


646 JEAN DUNS SCOT

possible de l'être, l'a plusieurs fois affirmée. En fait, chaque fois qu'il a
dû définir la position propre des théologiens en présence de celle des
philosophes. Rappelons seulement, pour mémoire, que les philosophes
se sont bien élevés à la notion d'un Dieu infini en puissance, mais non à
celle d'un Dieu infini en être, ce qui est le point en question.
A partir d'ici, il faut nécessairement interpréter, et comme cette
interprétation décidera du sens d'ensemble de la doctrine de Duns Scot,
ou, si l'on préfère, de l'esprit du scotisme, l'historien se trouve appelé à
prendre une décision importante. On l'excusera donc, nous voulons
l'espérer, de la motiver aussi clairement que possible afin de permettre à
d'autres, s'il se trompe, de voir plus aisément où il s'est trompé. En
revanche, lui-même a droit d'espérer d'eux quelque chose. Le problème
n'est pas pour nous de savoir ce que nous aimerions que Duns Scot eût
pensé, mais ce que, d'après les textes à notre disposition, il a effectivement
pensé. Une autre interprétation, même préférable pour d'autres raisons,
devrait s'accorder aussi bien ou mieux avec les textes afin d'être préférée.
Sauf illusion de notre part, notre première interprétation de Duns Scot
consiste à répéter simplement ce qu'il a dit : poser Dieu comme un être
infini et libre est une position de théologien. Tel est, nous semble-t-il, le
principe des principes, et il décide de tout. C'est même pourquoi le détail
de ses conséquences défie pour nous l'analyse, mais il la défiait déjà pour
Duns Scot.
Que ce point de départ soit correct, on en trouve une éclatante confir
mation dans le fait, absolument certain, que l'ens infiniium est chez
Duns Scot le sujet propre de notre théologie. Si l'être infini est le sujet
propre de la théologie, il est impossible d'en parler sans adapter la position
propre du théologien. Tout ce qui se dit de l'être infini est donc proprement
théologique. Inversement, on peut constater en fait que les philosophes
n'en ont jamais parlé, et le fait s'accorde ici avec le droit, car le sujet de
leur science n'est pas l'être en tant qu'infini, mais l'être en tant qu'être.
Le premier est un être singulier, le second est l'être commun. On n'attein
drait donc pas le premier par simple approfondissement du second. Ce ne
sont pas là des objets de même nature ni de même ordre et c'est préci
sément pourquoi Duns Scot voit une distinction radicale entre le savoir
du philosophe et celui du théologien.
Si l'infinité du Premier est le fondement immédiat de sa liberté, toute
conclusion fondée sur la liberté de Dieu est elle-même théologique.
La conséquence paraît inévitable, et elle aussi trouve une confirmation
éclatante dans l'ensemble de la doctrine : comme l'infinité préside à
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 647

toutes les opérations de Dieu ad mira, la liberté qui en découle préside


à toutes ses opérations ad exlra. Inversement, on peut constater en fait
que les philosophes ont toujours soumis l'action divine à la nécessité.
S'ils avaient parlé du Premier comme infini en être et libre dans son
action, ils n'en auraient pas parlé en « philosophes », mais en « théolo
giens »1.
Ces deux grandes lignes sont simples, nettes, indubitables, mais on doit
s'efforcer de ne pas les prolonger plus loin que Duns Scot lui-même ne
l'a fait. Il est arbitraire d'inférer de là que, pour Duns Scot, la même
proposition pouvait être vraie en philosophie et fausse en théologie, ou
inversement. Lui-même n'a jamais rien dit de tel et l'on peut voir aisé
ment pour quelle raison il ne le pensait pas. Les « philosophes » auxquels
Duns Scot oppose les « théologiens », ne sont pas les mauvais philosophes,
mais Aristote et Avicenne : les meilleurs et ceux qu'il admire le plus.
Ces hommes sont allés aussi loin que possible sur la route de la philo
sophie : ils ont prouvé l'existence du Premier, établi qu'il est cause
première et que sa puissance est infinie. Tout ceci, qui est vrai pour le
philosophe, l'est aussi pour le théologien, et c'est beaucoup. Sans doute,
ils n'ont pas su que le Premier est infini en être et qu'il est libre ; d'où leur
conclusion qu'il est déterminé dans son action, mais ceci n'est pas une
vérité philosophique ; c'est une erreur née d'une ignorance de ce que
savent les théologiens. Pour ne commettre aucune erreur philosophique,
les philosophes auraient dû seulement dire que le Premier est la cause
efficiente infiniment puissante de tout ce qui est, et s'en tenir là.
En revanche, on justifie mal Duns Scot en répondant à cette accusa
tion : « II dit seulement qu'il y a contradiction, touchant la puissance de
Dieu et le mode de son action, entre les théologiens et certains anciens
philosophes qui n'étaient pas chrétiens »2. Ce n'est pas le style du
plaidoyer qui nous intéresse — défendre Duns Scot importe moins que
le comprendre —• mais il est regrettable que, sous prétexte de justifier

1. Dans son Ensayo sobre cl volunlarismo de J. Duns Scot, p. 57, Joaq. Carreras y
Artau fait cette pénétrante remarque : « La distinction que nous avons signalée entre
ces deux ordres de vérités, les philosophiques et les théologiques, constitue à la fois
la ligne de séparation entre les deux tendances fortement accusées de sa doctrine, le
rationalisme et le volontarisme >. Aucune formule — les nôtres pas plus que les autres —
ne peut définir exactement une position que Duns Scot lui-même n'a pas définie,
mais bien qu'elle prête elle aussi à discussion, celle-ci procède certainement d'une
intuition juste. Aux yeux de Duns Scot lui-même, les t philosophes t sont certainement
des intellectualistes et, inversement, le « théologien « est certainement un défenseur de
la liberté et de la volonté.
2. Parth. MINCES, J. D. Scoli doclrina philosophica cl theologica, t. II, p. 581. Minges
argumente contre t Erdmann, in periodico ; Theologischc Sludien und Kriliken
(1863), p. 413.
31-1
648 JEAN DUNS SCOT

sa position sur ce point central, on l'élimine. Que les philosophes de


l'Antiquité n'aient pas été chrétiens, c'est une tautologie. Ce qui retient
l'attention de Duns Scot est le fait que la position commune de ces
païens soit autre que la position commune des Chrétiens. Pourquoi les
nommer « philosophes »? Parce qu'à partir du Christianisme il n'y a plus
eu de philosophes qui ne fussent que philosophes. Un Chrétien qui spécule
sur l'univers, même lorsqu'il use de la philosophie, ne le fait plus en
philosophe, mais en théologien. C'est d'ailleurs pourquoi Duns Scot
surveille de si près Avicenne lorsque celui-ci se flatte de démontrer en
philosophe des conclusions inaccessibles à la philosophie comme telle.
Averroès avait amèrement reproché à son prédécesseur de mêler la
théologie à sa philosophie, Duns Scot lui adresse le même reproche, mais
dans un tout autre esprit. Pour Averroès, tout ce qu'on mêle de théologie
à la philosophie en fait de la rhétorique ; pour Duns Scot, ce qu'Avicenne
en avait mêlé à la sienne pouvait parfois être vrai, mais il s'abusait et
risquait d'abuser les autres en le faisant passer pour de la philosophie.
Un vrai théologien ne tolère pas qu'un philosophe prétende avoir
découvert seul ce qu'il eut toujours ignoré s'il ne l'avait appris de la
religion1. Il ne suffît donc pas de répondre qu'il s'agit ici d'une contra
diction entre les théologiens et Aristote ou certains de ses disciples, « mais
non entre la théologie et la philosophie en tant que telles »2. Plus on
insiste sur le fait que Duns Scot n'oppose pas ici philosophie et théologie,
plus il devient curieux que les thèses qu'il oppose soient si régulièrement
celles des « philosophes » et celles des « théologiens ».
A vrai dire, bien que Duns Scot lui-même ne se fasse pas faute de la
nommer3, il n'y a pas lieu de dresser chez lui une liste de problèmes
relevant de « la philosophie » par opposition à « la théologie ». Du point
de vue de la méthode, c'est évident, puisque la technique de la démons
tration reste partout la même. Du point de vue des questions elles-mêmes,
le problème est d'une extrême complexité, parce que la pensée de

1. • Taies igitur, qui sic dicunt, miscent philosophiam cum theologia i. Rep. Par.,
1. IV, d. 49, q. 5, n. 6. Cf., le texte analogue déjà cité, Op. Ox., Prol., q. 1, n. 12,
où Avicenne est mis directement en cause. Duns Scot ne se contredisait aucunement en
louant ailleurs les Docteurs qui ont finalement expliqué l'Écriture « immiscendo philoso
phiam scripturac Sacrae, quod sine dubio multum valet, et praecipue metaphysicalia,
ut veritas Scripturae de Trinitate et Intelligentiis abstractis intelligatur » (Op.
Ox., 1. III, d. 24, n. 16. C'est ce qu'il n'a cessé de faire lui-même, mais • immiscendo •
veut dire ici « introduire dans • et non pas i mélanger avec ». Il précise d'ailleurs
aussitôt que lorsqu'une prémisse est objet de foi, la conclusion reste une conclusion de
foi, quelque quantité de philosophie qu'on introduise dans l'argument. A plus
forte raison le tout demeure-t-il théologique.
2. Parth. MINCES, op. cil., t. II, p. 582.
3. Voir ch. I, pp. 72-84.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 649

Duns Scot se meut à l'intérieur d'un cadre où les plaidoyers de ses défen
seurs ne s'insèrent pas toujours mieux que les reproches de ses critiques.
En demandant s'il existe une philosophie de Duns Scot, nous soulevons
un problème étranger à la pensée de Duns Scot1. Pour nous, tout ce qui
peut se démontrer rationnellement et sans faire appel à la révélation,
rentre de droit dans ce que nous nommons « la philosophie ». On doit donc
pouvoir extraire de l'Opus Oxoniense, comme nous l'avons fait, ce que
Duns Scot dit de l'être infini comme tel et l'attribuer à la « philosophie
de Duns Scot ». Pourtant, les choses se passent chez lui tout autrement
et l'on peut ordonner ainsi les éléments principaux de la position qu'il a
lui-même adoptée : 1° la preuve de l'existence d'un «être infini», donc
libre, est œuvre du théologien ; 2° cette preuve est administrée par la
raison naturelle usant des méthodes du métaphysicien ; 3° il y a donc
des vérités rationnellement démontrables, inconnues des philosophes,
qui peuvent être métaphysiquement établies par le théologien. Ce dernier
point n'est pas une inférence. Nous avons rencontré cette assertion sous
la plume de Duns Scot lui-même et le moment est venu de lui donner
son sens plein, c'est-à-dire, simplement de la prendre au pied de la
lettre : les philosophes ont dit beaucoup de choses qu'on ne peut prouver
par la raison naturelle et l'on peut en prouver par elle beaucoup qu'ils
n'ont pas dites2. Ce point est certain, mais c'est dévier du droit chemin
scotiste que d'en conclure : puisque le théologien seul prouve ces vérités,
elles ne sont pas rationnellement démontrables. Le contraire est vrai.
Duns Scot prouve l'existence de l'être infini par la seule raison naturelle,
mais c'est une conclusion théologique inconnue des philosophes, car, s'ils
l'avaient connue, ils auraient su que Dieu est libre. Inversement, philo-
sophi non poluerunl per raiionem naluralem concludere Deum passe contin
genter causare*, mais ceci n'empêche pas le théologien d'en fournir la
démonstration. On pourrait souhaiter une situation moins complexe,
mais elle est telle et l'historien ne peut que l'accepter dans sa complexité.
Il est d'ailleurs loisible de vouloir aujourd'hui la préciser, la formuler
autrement ou même la prolonger, mais à condition de sortir de l'histoire

1. Nous ne prétendons aucunement contester qu'il soit aujourd'hui légitime de


parler de «philosophie scotiste»; nous disons simplement que, sauf la logique, presque
tout ce qu'on y mettra sera extrait d'écrits où Duns Scot lui-même s'exprimait en
théologien, dans la pleine conscience de la distinction que ce titre introduisait entre
lui et « les philosophes ». Nous ne nions pas qu'on ait le droit de diviser sa doctrine en
« philosophie » et « théologie », mais que cette division soit de lui.
2. Voir le premier des deux textes inscrits en épigraphe au présent volume.
3. Op. Ox., 1. I, d. 42, n. 3 ; t. I, p. 1267, notamment : « Praeterea si philosophi
posuerunt Deum esse necessario agentem, sicut videntur multi eorum sensi^se et
posuiisse... », etc.
650 JEAN DUNS SCOT

et au risque de sortir du scotisme de Duns Scot. Pour le tenter en évitant


ce dernier écueil, il faudrait examiner au moins les points suivants.
Pourquoi ces vérités purement rationnelles ont-elles été découvertes par
des théologiens chrétiens? Pourquoi, bien que naturellement connais-
sables, restent-elles ensuite la clef de notre théologie? Comment se fait-il,
si l'existence d'un être infini et libre est rationnellement démontrable,
que les philosophes ne l'aient pas connue et qu'on en doive la preuve aux
théologiens, alors qu'il est si difficile de citer un texte de l'Écriture où
l'être divin soit explicitement et directement qualifié d'infini en tant
qu'être ? Il ne s'agit ici, bien entendu, que des conclusions scotistes qui ne
présupposent aucun article de foi. On demande simplement comment il
se fait qu'elles soient nées dans une théologie chrétienne et que notre
théologien les y ait maintenues. L'histoire ne peut livrer que les données
du problème. C'est aux philosophes de le résoudre et, s'il leur plaît, aux
théologiens.
Pour le poser dans le cadre fixé par Duns Scot lui-même, il faudrait
d'abord se souvenir que, telles qu'il les a conçues, les sciences forment
une hiérarchie d'étages superposés et qui ne communiquent par aucun
passage. S'il avait simplement enseigné que la même vérité ne peut être
objet de foi et de science en même temps et sous le même rapport,
Duns Scot ne se distinguerait en rien de saint Thomas sur ce point, mais
il va plus loin, car il refuse d'admettre que notre théologie soit subal
ternée à celle des bienheureux et que notre philosophie soit subalternée
à notre théologie, en sorte qu'on puisse croire dans une science subalter
nante ce qu'on tient pour savoir dans une autre. Non seulement Duns
Scot estime qu'en cela Thomas d'Aquin se contredit1, mais, ce qui nous
importe davantage il rejette cette position au nom de la distinction des
sciences telle que lui-même l'entend.
Il suffît d'ailleurs, pour la comprendre, de se souvenir du Prologue de
l'Opus Oxoniense, où les sciences se divisent et se subdivisent en raison
de leurs objets. Elles se distinguent entre elles moins par les causes
qui nous les font connaître que par l'objet propre à chacune d'elles et le
mode de connaissance de l'intellect qui la connaît. Les Bienheureux ont
leur théologie, dont l'objet est Dieu intuitivement connu : la connaissance
qu'ils en ont n'est pas cause essentielle de notre théologie, dont l'objet
est l'être infini, donc autre que l'essence divine, et qui ne l'atteint d'ailleurs
pas sans la foi. A son tour, notre théologie n'est en rien cause essentielle

I. Hep. Par., 1. III, d. 24, q. un., n. 4. Cf. THOMAS D'AQUIN, Sum. theol., P. I, q. 1,
a. 2, Resp., et II»-II", q. 1, a. 5.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 651

de notre métaphysique, car l'objet de cette dernière n'est pas l'être infini,
mais l'être en tant qu'être tel que l'atteint notre intellect dans son état
présent. De ce point de vue, la subalternation thomiste des sciences n'est
qu'un artifice, ou bien elle est fausse. Elle est un artifice si l'on dit simple
ment par là qu'en présence d'objets différents des intellects placés en
des états différents peuvent avoir des connaissances différentes. Elle est
fausse si l'on en conclut qu'une de ces connaissances puisse être cause
d'une quelconque des autres. Un théologien ne sait pas la théologie parce
que les Bienheureux en connaissent les principes, ou alors n'importe qui
pourrait soutenir qu'il sait la géométrie parce qu'il croit que les géomètres
la savent1.
Il suit nécessairement de là que l'homme en cette vie ne peut avoir
une science, au sens strict, des objets de foi qui lui sont révélés*, mais
il en résulte aussi que notre métaphysique en tant que telle ne peut
recevoir sa lumière de notre théologie. Ce que l'on y mettrait de théo
logie resterait de la théologie sans y jamais devenir de la métaphysique.
On conçoit enfin, de ce point de vue tout à fait général, que Duns Scot
ait pensé le problème en termes de la disjonctive philosophi-theologi.
Impossible d'être l'un et l'autre à la fois et sous le même rapport, ni même
d'occuper simultanément les deux étages. Comment celui qui cherche à
connaître l'être en tant qu'infini apprendrait-il quelque chose à celui
dont c'est la vocation même de ne l'étudier qu'en tant qu'être? Ils ne
parlent pas de la même chose et, même s'ils en parlaient, ce ne serait pas
de la même façon.
Ces données seraient incomplètes si l'on négligeait celles qui paraissent
à l'autre extrémité du problème, lorsque on le pose du point de vue du

1. Rtp. Par., 1. III, d. 24, q. un., n. 6. Cf. n. 22 : « Ad secundum dicendum quod non
sequitur quod perpesctivus, etc... ».
2. Il y aurait contradiction à soutenir le contraire : « secundo patet ex parte impossi-
bilitatis habituum : nam ad scientiam proprie diclam rcquiritur evidentia objecli ;
evidentia autem objecti répugnât fidei, quao est de non visis. Ideo dico quod scientia
et fides non possunt simul esse in eodem et hoc respectu ejusdem ». Rep. Par., loc. cil.,
n. 22. Cette conclusion ne pose aucun problème dans le cas du dogme de la Trinité,
qui relève évidemment de la compétence du seul théologien. Ce sont ces vérités « quae
videntur maxime theologicae, et non metaphysicae, ut Dcus trinus et Paler général
fllium ' (Op. Ox., Prol., q. IV, a. 5, n. 32 ; t. I, p. 105). Mais que faire de celles qui ne
sont pas maxime Iheologicae? Car il y en a, notamment ces cssenlailia de Dieu dont nous
pouvons connaître beaucoup en métaphysique. Il faut répondre à cette question ce
que Duns Scot nous a déjà dit, et que nous rappelons : les sciences se distinguent par
leurs objets, donc même si « essentialia plurima possunt a nobis in metaphysica
cognosci » (ibid.), la connaissance que nous en avons reste relativement métaphysique,
mais est absolument théologique, parce qu'elle porte sur Dieu. La même proposition
ne peut appartenir à la fois aux deux sciences parce qu'elles ne parlent pas de la même
chose.
652 JEAN DUNS SCOT

métaphysicien. Rappelons brièvement les principales. Il est naturel à


l'homme, union d'une âme et d'un corps, de ne connaître que par concepts
abstraits du sensible ou par intuitions de ces abstractions. Ce qui n'est
pas naturel, c'est que l'homme ne dispose pas en outre d'intuitions directes
de l'intelligible. Ce sont là deux faits d'expérience et aussi certains l'un
que l'autre. Le premier s'explique par la nature de l'homme et la solidarité
naturelle de l'intellect et de la sensibilité dans un être de cette espèce.
Le second reste inexplicable du point de vue de l'intellect lui-même qui,
en tant précisément qu'intellect, est de soi capable d'intuitions directes
de l'intelligible. On demande donc pourquoi, s'il en est capable en droit,
il ne les a pas en fait. Duns Scot a plusieurs fois suggéré ces réponses :
parce que Dieu le veut ainsi, sans doute en châtiment du péché originel.
Quelle qu'en soit l'explication, le fait subsiste, et il entraîne d'impor
tantes conséquences en philosophie. D'abord, en fait, notre connaissance
naturelle est mutilée. Si l'on songe à ce que serait la métaphysique pour
un intellect exerçant des intuitions intelligibles, on verra combien noire
métaphysique a posteriori diffère de la science a priori et par la cause
qu'elle pourrait être. Ensuite, et c'est le plus grave, nous ne savons rien
de cela. Disons du moins que tout conspire à nous le dissimuler, car nul
homme vivant n'ayant éprouvé d'autre état que celui où nous sommes,
nous ne pensons pas même qu'un autre puisse nous être naturel. C'est
pourquoi Aristote lui-même, qui nullum alium slalum expertus erat, a
toujours enseigné que la quiddité abstraite du sensible est l'objet propre
de notre intellect. Beaucoup de philosophes l'ont suivi sur ce point, et
même certains théologiens chrétiens qui furent en cela mal avisés1.
Car ce n'est pas vrai. Bien que notre intellect doive désormais abstraire
tout son intelligible des données sensibles, il reste, comme intellect,
capable en droit d'intuition intelligible. C'est même pourquoi son objet
propre, qui est d'ailleurs celui de la métaphysique, c'est pas l'être connu
à partir du sensible, mais l'être tout court et dans son indifférence totale
au sensible comme à l'intelligible. Ainsi conçu, l'être porte un nom : c'est
l'être univoque, objet premier de l'intellect et par conséquent aussi de
la Philosophie Première. L'univocité de l'être subsiste donc, dans notre

1. Nous nous excusons d'insister sur ce point, car il est capital pour l'interprétation
du scotisme. L'homme n'est plus dans son état normal, et l'exemple des plus grands
philosophes suggère que la raison naturelle seule n'a jamais pu le savoir : • Praeterea
tune posset cognosci per rationem naturalem hune statum non esse naturalem ; quia
manifestum est nunc esse rebellionem in potentiis inferioribus, et, per te, non potcst
esse, nisi comimpatur rectitude voluntatis : consequens est mconveniens, qjia prae-
claris simi philosophi ad hoc pertingere non potuerunt ». Op. Ox., 1. II, d. 29, q. un., 3;
t. II, p. 739.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 653

métaphysique, comme la marque d'une aptitude à l'intuition intelligible


que nous ne pouvons plus exercer. Toute la conception scotiste de la
métaphysique, avec les doctrines de l'être, de l'âme, de l'intellect et de
la connaissance humaine qui lui sont liées, sont inséparables de cette
certitude, que certains pouvoirs de notre intellect sont présentement
mutilés et que l'homme est capable d'un état meilleur que celui où nous
sommes aujourd'hui placés.
Comment Duns Scot le sait-il? Parce que, chrétien, il sait que l'homme
fut librement appelé par Dieu à un état où l'intuition de l'intelligible lui
sera nécessaire, alors qu'elle lui serait impossible s'il en était essentielle
ment incapable. Qu'il l'ait exercée ou non, l'homme l'exercera un jour,
et si l'on veut que ce soit bien l'homme qui l'exerce, il faut que cette
aptitude soit dès à présent inscrite dans sa nature. C'est donc le théologien
qui le sait. Un pur philosophe pouvait-il le savoir en droit? Sans aucun
doute, car il suffisait pour cela de comprendre que l'intellect, en tant
précisément qu'intellect, est en droit capax lolius entis. Aristote aurait
pu se douter qu'un intellect, en tant précisément qu'intellect, ne saurait
avoir un objet plus restreint que celui des Intellects séparés. S'il l'avait
vu, il l'aurait dit. Mais il ne l'a pas vu. Un philosophe pourtant l'a vu, c'est
Avicenne, et justement parce qu'il a mêlé la religion à sa métaphysique.
Voulant que l'homme fût capable de contemplation intelligible après la
mort du corps, Avicenne a bien vu que, pour qu'il pût en être ainsi, il
fallait que notre intellect fut essentiellement capable de tout l'être, intel
ligible aussi bien que sensible. Nous voici donc revenus au même problème,
avec cette différence pourtant que cette fois la connaissance philoso
phique totale se trouve mise en cause avec et par la métaphysique.
Comment appeler ce savoir rationnel qui ne prend conscience de sa vérité
que dans l'entendement d'un théologien et à l'occasion d'une théologie?
Le nomme qui voudra ! Ce n'est pas le nom qui importe, mais la chose.
Quant à Duns Scot lui-même, pourquoi l'eût-il nommée? Il savait trop
bien que toutes ses paroles en la matière étaient paroles de théologien.
Telle fut, nous semble-t-il, l'attitude générale de Jean Duns Scot à
l'égard de la philosophie. Ce fut plutôt une attitude envers les philo
sophes eux-mêmes. Que cette interprétation ne soit pas très éloignée de
la vérité, on en trouve un signe encourageant dans les contradictions où
l'on accuse Duns Scot d'avoir versé dès qu'on la perd soi-même de vue.
Il semble alors que le Docteur Subtil ait souvent confondu philosophie
et théologie, mais aussi qu'il les ait irrémédiablement séparées. Le même
théologien, qui prétend démontrer par des raisons nécessaires la possibilité
d'un Dieu un en trois personnes, conteste que le métaphysicien soit
654 JEAN DUNS SCOT

compétent pour démontrer la toute-puissance de l'être infini, même, à la


rigueur, son existence, sur quoi d'ailleurs lui-même s'empresse aussitôt
de la démontrer par les principes de la raison naturelle, précisément
parce qu'il pose le problème en théologien ! Tant qu'on cherche à résoudre
le problème par une distinction des objets formels de la métaphysique
et de la théologie, les contradictions surgissent de toutes parts, et avec
elles des controverses où les réponses ne valent guère mieux que les
objections. Duns Scot lui-même s'est tenu sur un autre plan. D'accord
avec sa notion de la théologie conçue comme une science essentiellement
pratique, c'est la situation concrète du philosophe ou du théologien qui
l'intéresse, et ce qu'il aperçoit de ce point de vue est la situation privilégiée,
même en matière de raison, du théologien par rapport au philosophe.
Nul autre que lui ne peut être à l'origine de cette remarquable parole :
ex puris naturalibus mulli calholici doctores perfeciiorem conceplum
habuerunl de Deo quam aliquis philosophas1. On nommera comme on
voudra cette connaissance de Dieu par quoi le docteur catholique
l'emporte, ex puris naluralibus, sur tel ou tel philosophe. Théologie
naturelle? Mais, si elle est naturelle, on se demande pourquoi elle serait
l'apanage du théologien. Théologie tout court? Mais, si elle est théologie
sans plus, on ne voit pas comment cette connaissance peut être ex puris
naturalibus. Mieux vaut reconnaître une fois de plus que ce n'est pas
sur ce terrain que se meut la pensée de Duns Scot. Qui l'y transporte
d'autorité, n'obtiendra plus de lui aucune réponse. Peut-être même
perdra-t-il de vue le sens vrai de l'immense entreprise sur laquelle nous
n'avons obtenu que des vues partielles et disjointes : l'effort d'un théolo
gien dont la raison ni ne refuse son concours à la foi ni ne s'étonne de mieux
voir à sa lumière. Mieux informés que nous, nos neveux diront si le
véritable Duns Scot fut tel ou autre, mais à moins que Cavellus,
Maurice du Port et Wadding ne se soient complètement mépris sur la
pensée profonde du maître, nous serions surpris que le Docteur Subtil
leur apparaisse très différent de celui que ses grands interprètes de jadis
ont fidèlement servi et intimement connu.
Il est vrai que nous ignorons comment se poseront pour eux les pro
blèmes, et cela n'est pas non plus sans importance, car si les événements
dépendent du temps où ils arrivent, leur histoire dépend de celui où elle
est écrite. De Descartes à nos jours, on a pensé que puisque les Docteurs

1. Nous disons t à l'origine », mais non point que Duns Scot même l'ait écrite. Cette
formule se trouve dans le recueil apocryphe Quaestiones miscellaneae de formalilalibus,
q. V, n. 34 ; Vives, t. V, p. 402.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 655

du moyen âge étaient des théologiens, leurs œuvres ne contenaient aucune


philosophie. C'était une erreur, car la philosophie n'a cessé de vivre et
de se transformer grâce à leur spéculation théologique. Le fait qu'au
xviie siècle Descartes et Leibniz aient décidé de tenir pour philosophiques
des thèses qu'on avait jusqu'alors qualifiées de théologiques, n'en a pas
changé la nature. Ou elles ne sont pas alors devenues philosophiques,
ou elles l'étaient déjà. Toutes les métaphysiques dont le Dieu n'est plus
grec, mais chrétien, devront être disqualifiées au même titre que les
théologies du moyen âge, si l'on veut tenir pour philosophiques les seules
doctrines qui ne se ressentent pas d'avoir germé du sol chrétien. Combien
en resterait-il? C'est à ceux qui soutiennent cette thèse d'en faire le
compte. On s'étonne un peu qu'ils continuent de la soutenir sans avoir
essayé de les compter.
Inversement, les besoins de l'apologétique ont de nos jours quelque
peu modifié cette perspective. En un temps où tant de philosophes se
tenaient à l'écart de toute théologie, les théologiens ont voulu maintenir
le dialogue avec eux. De là un intéressant effort pour extraire de chaque
théologie du moyen âge ce qu'elle contenait d'éléments philosophiques,
non plus cette fois afin de raconter l'histoire de ce qu'étaient devenues les
idées philosophiques au xme siècle, mais pour en faire des « philosophies ».
On se heurte alors à ce curieux paradoxe : les philosophies ainsi obtenues
n'apparaissent originales, vivantes et créatrices que sur les points où
elles furent vraiment engagées dans une théologie. On le ferait voir
aisément en ce qui concerne Thomas d'Aquin et ce n'est pas moins évident
en ce qui concerne Duns Scot. L'un et l'autre ont usé de techniques
philosophiques d'emprunt, mais ni la pensée de Thomas d'Aqum n'est
celle d'Averroès, ni la pensée de Duns Scot n'est celle d'Avicenne. Ils n'ont
conçu comme ces philosophes ni Dieu, ni l'origine du monde, ni la nature
de l'être, ni celle de l'homme, ni la connaissance intellectuelle, ni l'acte
volontaire, ni la loi morale. Empruntant leur langue, ils s'en servent pour
dire autre chose, et l'une des surprises de l'histoire est de voir passer
dans les philosophies du xvne siècle, en révolte contre la théologie, tant
de conclusions obtenues au xme siècle par des théologiens qui ne voulurent
jamais être autre chose. Depuis Descartes jusqu'à tel existentialisme
athée de nos jours, le rationalisme philosophique a confortablement vécu
du capital métaphysique accumulé par les théologiens du moyen âge et
c'est sans doute pourquoi, entrant à leur tour dans le même jeu, certains
chrétiens de notre temps croient utile de parler comme si les philosophies
dont ils se réclament étaient sans rapport essentiel avec le climat chrétien
où elles sont nées. Il n'est pas surprenant que notre attitude présente
656 JJAN DUNS SCOT

reflue sur le passé chrétien dont nous écrivons l'histoire, mais la chose ne
va pas sans créer des anachronismes qu'il vaudrait mieux éviter.
On blesserait plus d'un théologien d'aujourd'hui en disant qu'il n'est
pas un philosophe ; on eût au moins surpris Duns Scot en lui disant qu'il
en était un. Non qu'il éprouvât le moindre scrupule à s'instruire des
doctrines enseignées par les philosophes, ni môme à en faire usage !
simplement, il n'était pas l'un d'eux. On peut même dire qu'il n'était
aucunement disposé à se laisser prendre pour l'un d'eux, car sa doctrine
est entièrement dominée par le problème du salut. S'il intervient dans
les métaphysiques d'Aristote ou d'Avicenne, ce n'est pas afin d'en créer
une meilleure, mais pour faire voir que la raison les désapprouve chaque
fois que leurs conclusions s'opposent à la foi chrétienne, qui peut seule
nous sauver.
C'est pourquoi même sa propre théologie s'est toujours définie comme
une science non spéculative, mais pratique1. Duns Scot nomme « pratique »
toute connaissance qui ne pousse pas la spéculation plus loin qu'il n'est
nécessaire pour déterminer les conditions de l'action. L'Opus Oxonienst
s'ouvre sur un Prologue entièrement dominé par cette préoccupation.
Quelle est la fin de l'homme, et la philosophie seule peut-elle nous la
faire connaître? Non, pour les raisons que nous avons vues. Il faut dont
une théologie pour nous en instruire, et c'est ce qui fonde la nécessité de
ce savoir, mais, en revanche, il ne se trouve fondé que comme connais
sance de notre fin dernière et des moyens dont nous disposons pour
l'atteindre. La théologie de Duns Scot est donc science pratique au
premier chef.
De là, en dernière analyse, ce primat de la volonté qu'on peut observer
dans la doctrine de Duns Scot. Non point du tout en Dieu, où l'essence,
l'intellection et l'amour sont beaucoup plus qu'égaux, puisque, l'un étant
l'autre en vertu de la dialectique de l'infini, ils sont réellement identiques.
Mais né d'un libre décret qui le produit en vue d'une fin, l'homme n'a
d'autre raison d'être que de l'atteindre ni d'autre raison de connaître
que de s'instruire des voies qui peuvent l'y conduire. Assurément, et
nous l'avons assez vu, cela seul exige beaucoup de spéculation, mais
celle-ci même reste pratique, d'abord en ce qu'elle détermine l'objet seul

1. Ceci ne veut pas dire : une connaissance spéculative approximative et de moindre


rigueur, mais une connaissance naturellement capable de servir de règle à l'action.
Ici comme ailleurs, nolitia est nolilia lanlum; celle qui ne peut servir de règle à l'action
est spéculative, celle qui le peut est pratique. — Sur l'importante notion de praxit,
voir Marianus MOLLEH O. F. M., Théologie aïs Weisheil nach Scolus, dans Stehslt
und sieble Lcktorenkonferenz der deulschen Franziskaner fur Philosophie und Theologit,
Werl. i. Westf., 1934, pp. 33-51.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 657

conforme à la volition droite ; ensuite en ce qu'elle prescrit les règles


auxquelles, pour être salutaire, l'action devra obéir. Bref, relalio confor-
mitatis et priorilalis, tels sont les deux caractères de la science qui propose
à notre volonté sa fin dernière et devance nos volitions sur la route qui
nous y conduit.
On voit converger en ce point les deux erreurs capitales des philosophes.
Car eux aussi ont enseigné que l'homme heureux est celui qui aime Dieu
de toutes ses forces, mais ils ont conçu comme spéculatif le bonheur né
de cet amour, et ils l'ont conçu comme tel parce qu'à leurs yeux la
créature était liée au créateur par un lien de nécessité. Il est inévitable
que ce qui naît d'un acte nécessaire d'intellection retourne par l'intellect
vers son origine. Mais admettons même que l'Intelligence du Philosophe
soit née de l'amour de Dieu et se retourne vers lui par amour, cet amour
qu'il mettrait dans la volonté de l'Intelligence, le Philosophe le lui
attribuerait en vertu d'une nécessité naturelle, de sorte qu'elle n'aurait
pas le choix entre le bien et le mal. Même en ce cas, la connaissance du
bien resterait proprement spéculative et, pour ainsi dire, ostensive, car
ce que l'intellect montrerait à cette volonté, celle-ci le voudrait nécessai
rement ; il ne lui montrerait pas ce qu'elle doit vouloir.
La situation du Chrétien est bien différente. Il n'a pas seulement besoin
de savoir quelle est la fin de l'homme en général, ce que le métaphysicien
suffirait à lui faire voir1. Le Chrétien a besoin de savoir quelle est sa fin
en particulier, Deus ut hic, et comment il doit agir dans chaque cas parti
culier s'il veut l'atteindre. Avant tout, il faut que le Chrétien veuille
l'atteindre par une suite d'actes libres de chacun desquels il soit person
nellement responsable, jusqu'à ce que Dieu lui-même l'élève par la grâce
à la gloire. Aristote a-t-il jamais imaginé rien de tel? Duns Scot s'est posé
la question et sa réponse illustre à merveille son attitude générale à l'égard
des « philosophes ». A vrai dire, il ne le croit pas. Lorsque d'autres théolo
giens lui objectent que, selon le Philosophe, la science béatifiante est
spéculative, non pratique, Duns Scot ne le conteste pas. Comment
d'ailleurs le nierait-il, lui qui voit à nu la logique du système? Un Dieu
intellect, donc nature, donc nécessité et père d'Intelligences dont la
béatitude naturelle est de se connaître comme nécessaires par lui, voilà
bien l'univers gréco-arabe où la nature, la nécessité et l'intellection se
donnent la main. Pourtant, même en ce point où il y va de tout, Duns Scot
ne jette pas la pierre au Philosophe. Felicitalem ponil Philosophas specu
1. • Ostensio autem finis in theologia est Unis non in universali, sed in particulari,
quia ad metaphysicum pertinet illa oslensio in universali ». Op. Ox., Prol., q. 4, a. 5,
n. 17; 1. 1, p. 92.
658 JEAN DUNS SCOT

lalivam, non practicam: ce n'est que trop certain, mais « s'il avait convenu
avec nous que la fin doit pouvoir être aimée librement, bien ou mal, et
qu'elle ne peut être bien aimée que par un amour conforme à la droite
raison, qui ne lui montre pas simplement son objet mais lui prescrive de
le choisir, peut-être aurait-il admis qu'une telle connaissance de la fin
reste pratique. Mieux vaut donc, si le théologien doit refuser la mineure
du Philosophe, être assez logique pour lui refuser aussi sa conclusion, que
de lui concéder une conclusion que lui-même ne poserait pas s'il refusait
la mineure comme fait le théologien »*.
Si Aristote avait convenu, avec les théologiens, que la béatitude de
l'homme est de jouir éternellement de Dieu et que l'homme ne peut
l'atteindre, même avec la grâce, que par un acte libre de sa propre
volonté, il eût en effet peut-être admis que « notre théologie » est une
science pratique, mais il eût certainement admis bien d'autres choses
qui rendraient sa doctrine étrangement semblable à celle de Duns Scot !
Cette merveilleuse rencontre ne s'est pas produite, parce qu'Aristote n'a
pu connaître l'Évangile. On peut l'estimer assez pour lui rendre cette
justice que, s'il avait changé de mineure, il eût aussi changé sa conclusion ;
ce qui surprend davantage frère Jean Duns, c'est que d'autres théologiens
aient assez peu de logique pour maintenir sa conclusion tout en refusant
sa mineure. Et il est bien vrai qu'eux et lui avaient cette fois en commun
l'Évangile, mais il y avait entre eux d'autres différences. Lorsque
Jean Duns rêve d'un Aristote qui lui eût accordé que la béatitude n'est
pas finalement dans la connaissance, mais dans l'amour, il ne songe pas
un instant que, devenu chrétien, Aristote eût pu se fourvoyer par
mégarde chez les Frères Prêcheurs. Il ne se demande même pas si ce
frère Thomas, dont il ne peut approuver les curieuses démarches, n'aurait
pas justement trouvé moyen d'accueillir le Philosophe dans l'Ordre de
saint Dominique. Pour tant faire que de convertir Aristote, Duns Scot
aime mieux l'enrôler tout de suite parmi les fils du Petit Pauvre d'Assise.
Et l'on peut dire que c'est un grand miracle, mais, mieux que sa logique,
les rêves de l'intelligence dévoilent l'amour qui la nourrit.
Après avoir cité les philosophes a comparaître devant le tribunal du
théologien, Duns Scot lui-même, au cours des temps, a été jugé par
d'autres théologiens, et sa grande surprise eût été de voir sa théologie
critiquée si souvent pour des raisons philosophiques. L'historien n'a pas
à prendre parti dans ce débat, mais il peut en comprendre la nature. La
vérité d'une théologie est celle d'un intellectus ftdei. Elle doit donc satis-

2. Op. Ox., Prol., q. 4, a. 5, n. 23 ; t. I, p. 99.


DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 659

faire à deux conditions : la vérité de la foi et celle de l'intellection. De là,


deux ordres possibles de critique théologique : la doctrine en question
respecte-t-elle l'intégrité de la foi et, d'autre part, est-elle philosophi
quement vraie du point de vue de la raison?
Du premier point de vue, le jugement appartient exclusivement au
magistère de l'Église qui, pour un théologien catholique, possède seule le
dépôt de la foi. Toute théologie qui contredit la révélation ou le dogme est
fausse en tant qu'elle les contredit. C'est l'autorité de l'Église qui juge
si elle les contredit. Ce jugement est sans appel et comme il peut n'inter
venir que tardivement, après les années ou même parfois les siècles requis
pour mettre une doctrine à l'épreuve, des thèses longtemps libres peuvent
à tout moment cesser de l'être. Rome a parlé, le procès est fini.
Les théologiens le savent et c'est pourquoi, dans leurs controverses,
il leur arrive de devancer le jugement de l'Église sur les doctrines qu'ils
critiquent. Démontrer, si on le peut, qu'une certaine théologie contredit
la révélation ou le dogme, est le moyen le plus simple de s'en débarrasser.
Inversement, obtenir de l'Église qu'elle garantisse la totale orthodoxie
d'une théologie serait, pour ses adhérents, une sûre manière de la mettre
définitivement à l'abri de tout désaveu sur le terrain de la foi. Les disciples
de Duns Scot pensent que la doctrine du maître a été, en fait, garantie
par un tel document. C'est une sombre histoire1. Au temps du pape Paul V,
la Sacrée Congrégation aurait déclaré la doctrine de Duns Scot indemne
de censures et interdit aux censeurs de s'opposer à l'impression de tout
ouvrage authentique de Duns Scot. Ceci se passait un peu avant 1620,
et c'était parfait, mais quand, au prix de longues recherches, le P. Bona-
venture Baron, neveu de L. Wadding, finit par retrouver le recueil con
tenant ce document, et l'article, et la page, une déconvenue l'attendait :
duo folia deerant, forcibus clepsa, ul videbalur. Quelques ciseaux thomistes,
sans doute ! Mais le P. W. Lampen 0. F. M., à qui nous devons ce récit,
se refuse à toute hypothèse sur le qui fecit pour s'en tenir au quid fecil.
Sagesse d'autant plus louable que, même si nous en connaissions l'auteur,
il se poserait encore un subtil problème de discernement des esprits.
Le fait est qu'avec ou sans un tel document, la théologie de Duns Scot
a traversé les siècles sans recevoir aucune censure ecclésiastique et que,
plus le temps passe, moins il devient vraisemblable qu'après avoir été
fouillée, scrutée, discutée en tous sens par tant de théologiens dont

1. Document allégué par H. CAVELLUS, Vila Joannis Duns Scoli, Doctoris Sublilii,
Anvers, 1620, cap. 5, s. p. Cf. HURTER, Nomenclator lilterarius, t. IV, Oeniponte, 1899,
col. 369 et tout le récit du P. Willibrord LAMPEN O. F. M., B. Joannes Duns Scolus
et sancta sedes, Quaracchi, 1929, pp. 26-28.
660 JEAN DUNS SCOT

beaucoup ne partageaient pas ses vues, quelque opposition jusqu'ici


insoupçonnée entre elle et le dogme catholique soit si tardivement décou
verte. On n'apprendrait même pas sans surprise qu'en une matière aussi
importante Rome eût mis six siècles à s'en apercevoir. La situation est
autre. La théologie recommandée par le magistère ecclésiastique comme
la plus sûre, est celle de saint Thomas d'Aquin dont, dans l'encyclique
Aelerni patris, le pape Léon XIII n'a pas voulu séparer celle de
saint Bonaventure, mais celle de Duns Scot n'est pas exclue. Le 23 juillet
1568, le pape Pie V approuvait, par le bref Illa Nos cura, les constitutions
des Conventuels, qui prévoient deux régents en théologie, l'un suivant
P. Lombard ou saint Bonaventure, l'autre la théologie spéculative de
Duns Scot2. Aujourd'hui encore, les diverses familles de l'Ordre Fran
ciscain, héritier d'une tradition théologique ancienne et éprouvée, puisent
leur enseignement tantôt chez saint Bonaventure, tantôt chez Duns Scot,
avec une préférence marquée pour celui-ci mais sans exclure aucune théo
logie qui ne soit désapprouvée par le magistère de l'Église, à plus forte
raison celle qu'il recommande. On peut être Franciscain et thomiste, il
arrive même qu'on le soit. De toute manière, personne n'a jamais cité
jusqu'ici une décision émanée directement ou non du Saint-Siège contre
l'enseignement de la théologie scotiste. Ce qui est vrai, c'est que Rome
n'exempte aucun théologien de ses directives, « spécialement en ce qui
concerne l'enseignement du Docteur commun, saint Thomas d'Aquin »*.
Il ne peut y avoir qu'un Docteur commun, et ce n'est pas Duns Scot, mais
l'Église peut avoir des raisons pour recommander, à d'autres égards, un
Docteur qui ne soit pas le Docteur commun, comme elle l'a fait pour
saint Bonaventure, et elle peut avoir d'autres raisons encore, voyant
un théologien suivi pendant des siècles par un grand Ordre religieux dont
il est le maître préféré, pour ne pas le désapprouver. Tant de science et
de vertus chrétiennes se seraient-elles nourries d'une théologie vénéneuse?
Plutôt que d'en vivre, il y a longtemps qu'elles en auraient dû mourir.
L'histoire de l'Église n'est pas finie, et si Rome doit un jour se prononcer
contre cette théologie, la seule réponse scotiste sera celle de Duns Scot
lui-même touchant les sacrements de l'Église : Sentiendum est de theologia
Scoli, sicul sentit Romand ecdesia*. Ce jour n'est pas venu et, bien que ce

1. W. LAMPEN, op. cil., p. 29. En ce qui concerne saint Bonaventure, voir la lettre
de Léon XIII, 13 cléc. 1885, pp. 39-42, et celle de Benoît XV, du 25 juin 1921, p. 51.
C'est visiblement au Docteur Séraphique, plutôt qu'à Duns Scot, que vont les préfé
rences de Rome entre les maîtres franciscains.
2. Lettre du cardinal Gasparri à propos du vingt-cinquième anniversaire des Éludes
franciscaines, 28 mai 1925 ; dans op. cil., p. 55.
3. « Sentiendum est de sacramentis ecclesiae, sicut sentit Romana ecclesia >, Op.
Ox., 1. IV, d. 6, q. 9, n.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 661

ne Boit pas impossible, qu'il doive jamais venir est, en 1950, une extrême
improbabilité.
Ce n'est donc pas sur le terrain de la foi, mais sur celui de l'intellection,
que le débat doit se poursuivre. La nature en est toute différente, car il ne
s'agit plus alors de la vérité de la révélation, mais de celle de la philosophie
dont use le théologien pour obtenir l'intellection de la foi que cette doc
trine présuppose. Ce n'est pas le seul respect du magistère de l'Église,
mais aussi l'essence même de la théologie, qui exigent le respect incon
ditionné de la vérité révélée et des dogmes qui la définissent : un intellectus
fidei qui se tromperait sur la foi est une notion contradictoire ; seulement,
en tant que philosophique, une doctrine se dit vraie selon le jugement
de la raison naturelle, si bien que la coexistence de deux théologies
distinctes, celle de saint Bonaventure et celle de saint Thomas d'Aquin
par exemple, s'explique en dernière analyse par deux usages différents
de la raison naturelle en quête d'une intellection de la foi.
Quelle est la nature de cette différence? Certains l'expliquent par la
transcendance absolue de la vérité de foi sur toutes ses interprétations
rationnelles. Cette transcendance est certaine, mais elle explique qu'aucune
théologie, même la meilleure, ne soit adéquate à son objet ; elle ne justifie
pas la conclusion que plusieurs théologies puissent être également valables,
comme si, à la distance où toutes sont de leur objet, leurs différences
étaient insignifiantes. On pourrait soutenir, à la rigueur, que pourvu
qu'elles satisfassent également aux exigences de la foi, deux théologies
différentes reviennent pratiquement au même. Encore cela même n'est-il
pas sûr, mais c'est de toute manière insoutenable sur le plan de la spécu
lation, car il s'agit alors de choisir entre des positions philosophiques
différentes et, parfois, si ouvertement contradictoires qu'elles ne peuvent
être vraies à la fois et sous le même rapport. La certitude de la connais
sance scientifique requiert une illumination de l'intellect humain distincte
de l'influence générale de Dieu sur la nature, comme le veut saint Bona
venture, ou cette influence générale suffit, l'intellect étant donné, comme
le veut saint Thomas d'Aquin. Il faut choisir : si l'une des deux positions
est vraie, l'autre est fausse, et les implications d'un tel choix sont nom
breuses, mais les deux positions ne sauraient être vraies à la fois. La même
remarque s'applique à Duns Scot : l'être est analogue ou il est univoque :
dans la mesure où sa théologie et celle de saint Thomas font usage d'une
notion métaphysique de l'être, si leurs manières de le concevoir se contre
disent, leurs théologies se contredisent, non du point de vue de la foi, qui
est la même, mais de celui de l'intellection, qui n'est pas la même. Quand
«n théologien use de la philosophie, celle-ci reste intégralement philo
662 JEAN DUNS SCOT

sophie, sans quoi sa théologie ne pourrait en user. Ce qu'il dit est donc
philosophiquement vrai ou faux, et selon qu'il intègre à sa théologie une
philosophie vraie ou fausse, sa théologie devient vraie ou fausse pour
autant et exactement dans la même mesure. C'est donc une illusion de
croire que, parce qu'il existe plusieurs théologies distinctes, elles s'équi
valent. Sur les points où elles sont complémentaires, leurs différences ne
posent aucun problème, mais il s'en pose un en tant qu'elles se contre
disent. Si Gaunilon dit vrai, saint Anselme se trompe ; si la théologie de
l'univocité est vraie, celle de l'analogie est fausse, et inversement.
Certains y voient un scandale, mais sans raison. D'abord, la vérité
de la foi reste en dehors de ces différences. Son unité transcende la plu
ralité des théologies et, parce qu'elle est d'un autre ordre, elle n'en est
aucunement affectée1. En outre, s'il y avait ici scandale, il serait philo
sophique et non pas théologique. Pleinement conscient d'aborder un
terrain plein d'embûches, nous n'y pénétrons qu'avec crainte et trem
blement ; mais pour que d'autres exercent leur fonction, qui est de
dénoncer l'erreur, il faut bien que certains essaient de dire la vérité.
C'est chose moins facile. Or c'est un fait qu'il y a des philosophies diffé
rentes ; que ces philosophies différentes, en tant précisément que philo
sophies, relèvent directement de la raison naturelle et que pourtant, afin
de n'avoir qu'une seule théologie du type dit « scolastique », il faudrait
que l'accord des théologiens sur la philosophie fût unanime comme il l'est
sur la foi. Il suit de là que si l'Église imposait une seule théologie scolas
tique, celle de saint Thomas d'Aquin par exemple, elle imposerait, au
nom de la foi dont elle garde le dépôt, une seule philosophie, qui serait
celle de saint Thomas d'Aquin. L'Église pourrait le faire, pour des raisons
de discipline par exemple, mais elle ne l'a pas fait et nous n'avons pas à
spéculer sur une situation qui n'existe pas.
Celle qui existe suffît d'ailleurs à nourrir la réflexion et elle est de telle
nature que, dans la mesure de leurs moyens, plusieurs aspirent à la
supprimer. Pour ceux qui n'attachent aucune importance à la philosophie,
ou qui la croient entachée d'une relativité essentielle, il n'y a pas là de

1. Ceci n'implique aucune réserve touchant la notion de philosophia perennis,


rendue célèbre par Leibniz dans sa lettre à Rémond du 26 aoOt 1714 (L. Philosophisdie
Schriflen, éd. Gerhardt, t. III, p. 424 sv.) ; mais cette perennis quaedam philosophia
n'est pas chez lui une philosophie particulière, c'est l'effort continu des philosophes
pour sauver ce qu'il y a do vérité chez tous leurs prédécesseurs. Nul, et Leibniz le
savait, n'a plus consciemment pratiqué cette méthode que les théologiens scolastiques,
seulement, comme on l'a fait justement remarquer, la philosophia perennis ainsi
conçue « est profondément enracinée dans la religion • et « la foi religieuse seule permet
de la construire et de la fonder ». Cf. ENGEHT, Ueber den Gedanken einer philosophia
perennis, dans Philos. Jahrbuch, t. 49 (1926), p. 127.
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 663

problème. Malheureusement, parmi ceux pour qui la métaphysique est


capable d'une certitude apodicbique et fondée sur l'évidence des principes
premiers de la raison naturelle, certains ne comprennent pas que les
seules armes efficaces en philosophie sont elles-mêmes philosophiques, et
que l'unique moyen d'assurer le triomphe, incontesté d'une seule méta
physique est de démontrer rationnellement qu'elle est vraie. Le fait que
la dispute existe devrait leur faire voir la solution du problème, mais
eux-mêmes ne se doutent pas, dans leur plaidoyer passionné pour les droits
de la raison naturelle pure, à quel point ils se montrent théologiens.
La nature même de la théologie scolastique explique l'existence et la
complexité du problème. Tous les théologiens, sans exception, s'accordent
sur trois positions fondamentales : la certitude de la foi, qui repose sur
la parole de Dieu, est supérieure à celle de la science, qui ne dépend que
de la raison ; il est utile pour la théologie de faire appel à la raison natu
relle, notamment à la métaphysique, afin de promouvoir une certaine
intellection de la foi ; c'est au moment où la raison naturelle du méta
physicien se porte sur ses objets les plus hauts, dont celui du théologien,
que sa vue se révèle la plus faible. Le théologien scolastique appelle donc
une connaissance, de soi supérieure en tant que connaissance, celle de la
science, à servir une connaissance de soi inférieure comme connaissance
mais supérieure en certitude, celle de la foi. Où le moins certain collabore
à l'œuvre du plus certain, comment être surpris de voir paraître un
certain pluralisme de fait? Les contradictions des philosophes sont un
thème familier aux Pères de l'Église, qui l'ont toujours opposé à celui de
l'unité de la foi. Le moindre coup d'œil sur la philosophie contemporaine
fait assez voir qu'il n'a pas cessé d'être vrai. Il l'a toujours été, même au
moyen âge, mais la situation restait simple tant que l'on voyait, en gros,
la religion chrétienne d'un côté et la philosophie de l'autre ; elle est
devenue complexe au moment où les théologiens scolastiques ont cons
ciemment introduit la philosophie dans leur exposition de la foi, immis-
cendo philosophiam Scripturae Sacrae, et praecipue metaphysicalia. C'est
à ce moment que la métaphysique est entrée dans son état chrétien,
mais bien qu'elle y ait beaucoup gagné en stabilité et en unité, elle n'a
pas cessé pour autant d'être métaphysique. Sa nature reste la même,
que ce soit chez Albert le Grand, chez Bonaventure, chez Thomas ou
chez Duns Scot. Ce pluralisme philosophique de fait n'est ni nécessaire
ni bon, mais il existe et l'on ne dispose, pour le réduire, que de méthodes
philosophiques dont aucune ne s'est révélée efficace depuis le xme siècle
jusqu'à nos jours. L'existence d'un échec n'autorise pas à s'y résigner.
L'unité que le passé n'a pas créée peut être devant nous dans l'avenir,
664 JEAN DUNS SCOT

mais deux choses au moins sont certaines en ce qui la concerne : il est


imprudent d'espérer une unité philosophique égale à celle de la foi, parce
que la lumière n'est pas dans les deux cas la même ; pour obtenir, dans
toute la mesure du possible, l'unité de la raison, il faut faire confiance à
la raison.
C'est ce qu'ont fait Thomas d'Aquin et Duns Scot, après et avant
beaucoup d'autres, mais avec des dons éminents. Plus on étudie l'un,
mieux on comprend l'autre, et à quel point tous deux furent éminemment
théologiens, mais on s'instruit aussi, par leurs différences mêmes, sur les
conditions de fait qui influencent la réflexion philosophique. Le vrai est
nécessaire, mais que de contingences dans les circonstances au milieu
desquelles un philosophe le cherche, le trouve et le formule ! Un Augustin
du xnie siècle aurait écrit d'autres œuvres que celles que nous connais
sons ; il ressemblerait sans doute beaucoup à Thomas d'Aquin, parce que
son éducation n'eût pas été celle d'un lecteur de Plotin, mais, plutôt,
d'un lecteur d'Aristote. Thomas d'Aquin lui-même s'est fort bien expliqué
les raisons historiques des différences entre son propre langage et celui
de l'évêque d'Hippone. Leurs techniques philosophiques n'étant pas les
mêmes, leurs intellections de la foi ne sont pas non plus identiques :
« Augustin s'était imprégné des enseignements des platoniciens ; quand
il trouva dans ce qu'ils disaient des choses qui s'accordaient avec la foi,
il les accueillit ; quant à celles qui s'y opposaient à notre foi, il les changea
en les améliorant »x. Une doctrine ne se ressent pas moins de ce qu'elle
améliore que de ce qu'elle accueille tel quel. Écrivant après la condam
nation de 1277, qui était pour lui un fait accompli, Duns Scot ne se
trouvait déjà plus en présence des philosophes dans la même situation
que Thomas d'Aquin. Devant l'offensive du naturalisme philosophique,
l'œuvre urgente lui semble moins d'assumer la philosophie que de défendre
l'autonomie de la théologie. De formation intellectuelle différente, son
esprit a peine à voir quel étonnant dépassement du péripatétisme les
formules aristotéliciennes de Thomas d'Aquin représentent. Nous nous
y trompons assez souvent nous-mêmes pour n'avoir aucun goût de le lui
reprocher. Ajoutons à cela que, par toute son habitude de pensée,
Duns Scot appartient à la famille philosophique des métaphysiciens de
l'essence et que l'acte d'être, sans lequel rien ne reste du thomisme que
le nom, lui était radicalement étranger. De là, entre lui et Thomas d'Aquin,
ce malentendu quasi permanent à quoi nous devons le plus haut dialogue
métaphysique de l'histoire, où Yenlilas se cherche et se trouve les déter

1. THOMAS D'AguiN, Snm. Iheol., I, 84, 5, Resp.


DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 665

minations nécessaires sans recourir une seule fois à l'acte d'esse. Ici
encore, mieux on comprend l'un des interlocuteurs, mieux on comprend
l'autre et les avoir compris tous deux n'est pas inutile à qui veut savoir
pourquoi, en fin de compte, son jugement dit oui et pourquoi son jugement
dit non. Il s'agit ici d'un plus ou moins de lumière, mais c'est la même
lumière éclairant le même objet à des degrés différents de profondeur.
En droit, tous les intellects usant droitement de cette même lumière
devraient se rejoindre sur les mêmes conclusions. Qu'ils ne le fassent pas,
c'est trop évident. Qu'ils le fassent un jour, on peut l'espérer avec des
degrés divers d'optimisme. Le vieil argument théologique « par les contra
dictions des philosophes » n'est peut-être pas près de s'effacer devant
celui « par l'assentiment commun des philosophes ». Aucune science ne
saurait prouver l'évidence des premiers principes. Comme la lumière de
l'intellect, ils sont les conditions de toute connaissance, même méta
physique. La Philosophie Première ne fait autre chose, à l'égard de leur
évidence, qu'en prendre acte et la défendre contre ceux qui la contestent.
Qu'elle puisse être contestée est à soi seul un problème, mais on peut
certainement établir, contre ceux qui nient les principes, qu'eux-mêmes
les mettent en œuvre pour les nier. La vraie difficulté est ailleurs. Si la
métaphysique se bornait à prendre acte des principes premiers et à
dégager leur évidence des objections qui la contestent, son œuvre serait
simple. Il n'est pas malaisé de montrer qu'en fait l'intellect humain ne
peut pas ne pas tenir le réel pour intelligible et ne le conçoit que comme
fait de substances reliées entre elles par des rapports de causalité efficiente,
eux-mêmes dominés par des rapports de finalité. L'esprit le plus féru de
positivisme scientiste, même lorsqu'il critique ces notions, ne cesse pas
un instant d'en faire usage. Après avoir doctement établi qu'il ne connaît
ni causes efficientes ni causes finales, dès qu'il craindra pour sa santé le
savant consultera un médecin sur la cause de son mal et lui demandera
un remède afin de guérir. L'évidence des premiers principes peut être
efficacement défendue en montrant que l'intellect ne peut pas penser
autrement.
Ce n'est pas le tout de la métaphysique, même touchant les principes,
car leur nécessité formelle une fois reconnue et garantie, elle s'efforce d'en
pénétrer le sens, et, cette fois, la question change d'aspect. Prenons en
exemple le principe des principes : la notion d'être, id quod primumcadit
in intellectu. Tout intellect humain, le plus fruste comme le plus hautement
abstrait, ne peut rien concevoir que comme un être, dans et par l'être.
Le métaphysicien ne jouit à cet égard d'aucun privilège, sauf que, dépas
sant la connaissance implicite qu'en a le sens commun, il prend conscience
666 JEAN DUNS SCOT

du rôle de premier principe que joue la notion d'être et en fait l'objet


d'une sagesse, qui est la science de l'être en tant qu'être. Science réelle
s'il en est, dont l'objet est de pénétrer le contenu même des notions dont
la nécessité formelle règle notre pensée. La tâche s'impose inéluctable
ment à elle, car la nécessité formelle des principes n'est que le signe des
nécessités intelligibles de l'être lui-même, tel qu'il est en soi et indépen
damment de la connaissance que nous en avons. C'est parce que l'être
est ce qu'il est, qu'il est identique à lui-même et exclut toute contradiction.
L'être ne se conforme pas aux premiers principes, les premiers principes
disent ce qu'il est.
Qu'est-ce que l'être? C'est une vieille question, disait déjà Aristote et
plus de vingt siècles écoulés ne l'ont pas rajeunie. On peut se demander
pourquoi, le premier principe de la connaissance étant évident et néces
saire, tant de métaphysiciens n'ont encore pu se mettre d'accord sur la
réalité qui le fonde? Mais l'étonnement qu'on éprouve vient peut-être
d'un malentendu sur l'objet de la métaphysique. L'accord une fois établi
touchant le nombre, le sens et l'ordre des premiers principes de la scienc*
métaphysique, leur évidence, leur nécessité et leur valeur de connaissance
réelle une fois reconnue, il restera encore à pénétrer leur contenu. Ici, la
métaphysique doit payer le prix de sa noblesse, et il y a longtemps qu'elle
le sait. Nous connaissons tout dans l'évidence première de l'être, qui
est lui-même un mystère et, connu de tout intellect, ne révèle pourtant
à aucun tout ce qu'il est. C'est d'ailleurs pourquoi l'histoire de la méta
physique est celle d'une quête de l'être, déjà longue au temps d'Aristote
comme en témoigne le Livre I de sa Métaphysique, reprise après lui par
Plotin, Augustin, Thomas d'Aquin, Duns Scot, Ockham et tant d'autres
après eux dont la lignée n'est pas éteinte. L'historicisme est une erreur,
mais nier l'histoire en serait une autre, car elle s'est produite et si l'on
fait confiance au principe de raison suffisante, il doit y avoir des raisons
intelligibles pour qu'elle se soit produite ainsi plutôt qu'autrement.
Elles sont subjectives pour une large part, et Thomas d'Aquin les a
expressément énumérées. Inaptitude intellectuelle, responsabilités fami
liales, paresse, autant de causes qui ne laissent que peu d'hommes libres
pour le grand labeur qu'est la recherche de la vérité, surtout celle de la
métaphysique, la plus haute et la dernière des sciences que l'intellect
humain puisse naturellement aborder. Mais il y a aussi des raisons
objectives qui tiennent à ce que plus on approche du pur intelligible,
moins notre œil est capable de le regarder fixement. Comme l'oiseau de
nuit, l'homme ne voit qu'à la lumière du crépuscule, ou plutôt de l'aube,
dans cette sorte de « clair-obscur intellectuel » dont on a parlé justement
DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 667

et qui est notre condition normale au regard des intelligibles. L'être


n'échappe pas à cette règle. Saisi par l'intellect, dont il fonde les juge
ments, ce qu'il a de mystérieux se voit immédiatement au fait que le mot
qui le désigne est un verbe1 et c'est pourquoi, toute évidente et nécessaire
qu'elle est, notre connaissance première de l'être réel ne l'atteint pas dans
sa totalité ni dans son ultime profondeur. Ce n'est pas seulement par la
nature des termes qu'il unit, que l'être contient, avec ce qu'il a de très
clair, quelque chose d'obscur. Comme celle de tout vrai mystère, son
obscurité est dans sa clarté même. Nous ne pouvons penser qu'en lui et
par lui, mais l'acte de juger s'opère dans une lumière dont l'évidence,
parce qu'elle transcende l'ordre de l'essence, ne se laisse pas complètement
inclure dans la définition d'un concept.
C'est là, semble-t-il, la raison la plus profonde qui explique la coexistence
de plusieurs métaphysiques. Si notre vue du premier principe en épuisait
le contenu ou, simplement, en pénétrait toute la profondeur, il n'y aurait
qu'une seule métaphysique, mais saint Thomas est là qui tient l'être
pour analogue, et Duns Scot aussi est là, qui le tient pour univoque.
Lorsque on a passé sa vie dans l'émerveillement quotidien de l'acte d'être,
bien avant d'en savoir le nom, comment concevrait-on la possibilité de
respirer sous un autre climat métaphysique? Ce monde d'existants que
l'on touche, que l'on voit par les yeux du corps et par le regard de
l'intellect, avec lesquels on communique d'emblée comme l'un d'entre
eux et que l'on sait tous créés de rien, maintenus en permanence hors du
néant, habités du dedans par l'efficace de Celui qui Est leur cause et leur
fin, comment n'en pas affirmer inébranlablement l'évidence une fois qu'on
l'a vue? Ce n'est pas un problème d'évidence, mais de communication
de l'évidence et il faut bien chercher dans notre manière d'atteindre son
objet la raison de notre échec à la communiquer.
C'est que, par définition, le premier principe n'a pas de principe. Il n'est
même pas à lui-même son propre principe, si bien qu'on ne peut que le
voir et le montrer ou ne pas le voir et le manquer. Ce n'est pas un scandale,
mais l'humaine condition, car les objets les plus certains par nature sont
les moins certains par la faiblesse de notre intellect1. Tels sont éminemment
ses premiers principes, sur lesquels il ne peut se tromper en tant qu'il s'y
soumet, puisque c'est par eux qu'il juge, mais dont aucun : être, causalité,
finalité, ne lui livre tout son mystère en répandant sur lui sa lumière. Ce

1. R. GARRIGOU-LAGRANGE, Le sens du mystère el le clair-obscur intellectuel, Paris,


1934, pp. 74-76. Cf. p. 95.
1. THOMAS D'AQUIN, Conl. Cent., I, 5.
668 JEAN DUNS SCOT

n'est plus précisément comme principe que nous envisageons l'être en


tentant d'en pénétrer la nature, mais comme objet, car sa qualité de
premier principe ne constitue pas sa nature, elle en découle. C'est parce
qu'il est l'être qu'il est principe et non point inversement. Ne soyons
donc pas surpris qu'en entrant dans cette lumière d'où jaillit la connais
sance métaphysique, même les esprits qui voient l'être assez clairement
pour le voir premier principe, hésitent et parfois se séparent lorsqu'ils en
viennent à dire ce que l'être est. C'est ce qui s'est produit pour Duns Scot
venant après Thomas d'Aquin. Tous deux regardent l'être, le même être,
mais ils n'y voient pas exactement la même chose, et le dialogue continue
entre leurs disciples, parce que ce que l'un voit et voudrait faire voir à
l'autre, il ne peut le lui démontrer, mais seulement le lui montrer.
En présence de cette situation, quelle attitude adopter? On doit
assurément tenir pour une erreur ce que l'on voit tel, sans quoi l'on aurait
le devoir strict de changer soi-même de métaphysique et, pour autant,
de théologie, mais à quoi bon dénoncer comme faux, même si on le voit
tel, ce que l'on ne peut démontrer être tel? Quel gain, dans ce cas précis,
en résulterait-il pour la vérité? La seule manière efficace de la servir
en telles matières, est, pour chaque intellect, d'essayer de voir à son tour
ce que l'autre lui montre, en continuant de montrer lui-même ce qu'il
voit. A ces hauteurs, la grande paix métaphysique de l'être fera son
œuvre, qui n'est point d'indifférence mais plutôt de fraternité dans un
effort commun pour voir, à la limite extrême où peut se forcer la vue, la
source de toutes les certitudes. Il s'agit simplement de reconnaître qu'en
présence de son plus haut objet, l'intellect le plus sûr de la vérité étant
sans armes pour l'imposer aux autres, il se trouve en un ordre de connais
sance, où, cas unique, dénoncer l'erreur ne sert en rien la vérité. Pourquoi
ne porterions-nous pas en paix nos certitudes? Sunt enim quidam tantum
de suo ingénia praesumentes ul iotam rerum naluram se repaient suo inlelleclu
passe meliri, aeslimanles scilicel totum esse verum quod eis videlur, el falsum
quod eis non videlur1. Saint Thomas n'aimait pas beaucoup cette présomp
tion, il lui préférait « une recherche modeste de la vérité ». Recommander
après lui cette modestie n'est ni céder au scepticisme ni renoncer à l'unité
des esprits dans la vérité, mais c'est en rappeler la source. Saint Thomas
lui-même la précise au même lieu, et ce n'est pas la métaphysique. Pour
guérir l'esprit humain de sa présomption, necessarium fuil homini proponi
quaedam divinilus quae omnino inlelleclum ejus excederenl. On n'avilit pas

1. THOMAS D'AQUIN, Cont. Ge.nl., I, 5.


DUNS SCOT ET LES PHILOSOPHES 669

la philosophie en lui préférant la révélation comme source de la concorde


dans la certitude. C'est peut-être pourquoi, sous la vigilance de son
magistère, l'Église permet aux théologiens de scruter librement le
mystère de l'Être, dans l'unité d'une foi dont leur noble émulation ne
trouble point la paix. Eux-mêmes ne travailleront jamais trop à se mieux
connaître afin de se mieux comprendre, et c'est en avant qu'ils se rejoin
dront, dans la lumière, si nulle parole d'homme n'ose diviser ceux que
la parole de Dieu a unis.
APPENDICES

Les notes qui suivent n'ont d'autre objet que de résumer l'état présent de nos
propres connaissances touchant la vie et les œuvres de Duns Scot. Elles ne contiennent
rien d'original.. On ne se flatte même pas qu'elles soient complètes, car les travaux
sur Duns Scot sont extrêmement dispersés et beaucoup nous ont échappé sans doute;
ni qu'elles soient à jour, car la bibliographie des œuvres du Docteur Subtil n'est pas
arrêtée et l'on s'y meut sur un sable mouvant.

I. — DONNÉES BIOGRAPHIQUES
Presque vide au temps d'Ernest Renan, la biographie du Docteur Subtil s'est récem
ment enrichie grâce surtout à la patiente perspicacité du R. P. Ephrem Longpré.
O. F. M., à qui l'on doit associer le R. P. André Callebaut, O. F. M.
Jean Duns Scot n'était ni anglais ni même irlandais, mais écossais. Il est né en
1266 à Maxton, dans le comté de Roxburg que la rivière Tweed sépare du comté de
Berwick, où se trouve un village nommé Duns qui peut avoir été le berceau de sa
famille. Le comté de Berwick a toujours été un objet de contention entre l'Ecosse et
l'Angleterre, à tel point qu'aujourd'hui encore il est ofïlciellement tenu pour un terri
toire neutre et n'est attribué à aucun des deux pays. Ceci explique peut-être que certains,
le rattachant au village de Duns, ait fait de Duns Scot un anglais, mais outre que lui-
même fut de bonne heure nommé Scolus, la terre de Littledean et le village de Maxton.
où il est né, sont aussi incontestablement écossais que le comté de Roxburgh dont ils
font partie. La date de naissance (1266) et l'origine écossaise de Duns Scot sont désor
mais assurés1.
La petite ville de Roxburg possédait un couvent franciscain, auquel la famille
Duns avait donné, en 1234, un terrain qui lui servait de cimetière. Jean Duns (ut
élève aux écoles de Haddington, dans le comté du même nom qui se trouve au nord de
celui de Berwick. En 1277, âgé de onze ans, le jeune garçon fut amené par son oncle,
frère llélias Duns, au couvent franciscain de Dumfries dont lui-même était gardien.
C'est là, que vers l'année 1281 Jean Duns Scot prit l'habit de saint François'.

1. Ephr. LONGPRÉ. Nouveaux documents d'Ecosse, dans Archivant franciscanum


hisloricum, t. XXII (1929), pp. 588-589. Résumé par l'auteur dans Le B.Jean Dans
Scol 0. F. M. pour le Saint-Siège et contre le Gallicanisme (Paris, 25-28 juin), Quaracchi.
1930, p. 28, note 2. — Cf. antérieurement, A. CALLEBAUT, La patrie du B. Jean Duns
Scol, dans Archivum franciscanum hisloricum, t. X (1917), pp. 3-16. Du même : L'Êcosst,
patrie de Jean Duns Scot, dans Arch. Fr. Hist., t. XIII (1920), pp. 78-88. Du même,
A propos du Bx. Jean Duns Seal de Lillledean, notes et recherches historiques de 1ÎIS à
1292, dans Arch. Franc. Hist., t. XXIV (1931), pp. 305-329.
2. E. LONGPHÉ, Le B. J. D. Scot pour le Saint-Siège..., p. 28, n. 2. Le comté de
Dumfries touche le comté de Roxburg au Sud-Ouest. Toute la région où s'est déplacé
le jeune Duns Scot est intensément écossaise. John Knox est né à Giftordgate, faubourg
de Haddington, et l'infortunée Jane Welsh (Mrs. Carlyle), elle aussi native de Hadding-
DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES 671

Quatorze ans plus tard, donc à l'âge de 25 ans, Duns Scot est ordonné prêtre à
Lincoln, le 17 mars 1291, par l'évêque Olivier Sutton. Son nom ne figurant pas sur la
liste des trois ordinations faites en ce diocèse au cours de l'année 1290, on peut admettre
qu'il s'y trouvait alors depuis peu de temps, mais on ne le sait pas, ni ce que fut sa vie
entre 1277 et 1291. Rien ne serait plus facile que d'imaginer ici le vraisemblable, qui
peut d'ailleurs avoir été le vrai, mais ce serait écrire en marge de l'histoire. Cette date
du moins est certaine et il faut s'en contenter1.
Il est possible et même probable que Duns Scot vint ensuite à l'université de Paris
dès 1292. Il est en tout cas très probable que Duns Scot y ait étudié de 1293 à 1296*.
En effet, il y commentera les Sentences en 1302. Or les règlements de l'Université
exigeaient pour cela neuf années d'études théologiques préalables, dont les Mendiants
devaient faire au moins quatre à Paris, les cinq autres pouvant être passées dans un
sludium generale de leur Ordre. Pour avoir pu commenter les Sentences en 1302, il
faut donc que Duns Scot ait étudié à Paris au moins depuis 1293 jusqu'en 1296, bien
qu'il ait pu commencer dès 1292. Durant ces années, on pense que le jeune franciscain
eut pour maître Gonzalve de Balboa3 dont les Conelusiones melaphysicae devaient
être plus tard incluses dans celles de Duns Scot4 ; aussi Guillaume de Ware*, dont la
pensée est trop mal connue pour qu'on puisse dire exactement quelle influence elle
peut avoir exercée sur la formation du Docteur Subtil.
C'est après ce premier séjour de quatre ans à Paris que Duns Scot se rendit à l'univer
sité d'Oxford pour y donner son premier commentaire sur les Sentences, le célèbre
Opus Oxoniense. L'œuvre est d'une étendue considérable, et bien que l'on s'accorde
traditionnellement à situer sa composition pendant les années qui suivirent son séjour
à Paris (donc entre 1297 et 1301), on ne sait pas au juste comment la répartir sur cette
période. Le Prologue (q. II, n. 9) se date lui-même de l'an 1300 (si notre texte est
correct et s'il ne s'agit pas d'une addition ultérieure) ; le livre IV (d. 25, q. 1) cite une
bulle de Benoit XI datée de 1303, donc postérieure à l'enseignement oxonien de Duns
Scot, mais ici encore on ne peut tabler sur le texte dont nous disposons. La coutume
étant de commenter les sentences en deux ans (certains se contentaient d'un seul) il
est probable que Duns Scot le fit pendant les deux dernières années de son séjour à
Oxford, en 1300-1301.

ton, repose dans le cimetière de la ville. Quant à Dumfries, où mourut Burns, on y voit
encore le monastère franciscain dans l'église duquel, en 1306, Bruce tua le Red Comyn.
C'était l'église même où, environ vingt-cinq ans plus tôt, le jeune Jean Duns avait reçu
l'habit de saint François.
1. E. Longpré, L'ordinalion sacerdolale de Jean Duns Scot, dans Archivum francisca-
num hisloricum, t. XXII (1929), p. 10.
2. Fr. Pelsteb, Handschriflliches zu Scolus mil neuen Angaben ùber sein Leben,
dans Franziskanische Sludien, t. X (1923), pp. 1-32. — Plusieurs données en sont
reprises dans A. Callebaut, Jean Duns Scol étudiant à Paris vers 1293-1296, dans
Archivum franciscanum hisloricum, t. XVII (1924), pp. 3-12. — Ephr. Longpré,
Gonzalve de Balboa el le B. Duns Scot, dans Éludes franciscaines, t. XXXV (1924),
pp. 640-646. Du même : Le primal de la volonté. Question inédite de Gonzalve de Balboa,
O. F. M., dans Études franciscaines, t. XXXVII, 1925, pp. 170-181. Du même : Les
séjours de Jean Duns Scol à Paris, dans La France Franciscaine, Paris, t. XII (1929),
pp. 353-373. — A. Callebaut, Le B. Jean Duns Scot bachelier des Senlences à Paris
en 1302-1303, dans La France Franciscaine, Paris, t. IX (1926), pp. 293-319.
3. A. Callebaut, J. D. Scol étudiant à Paris..., pp. 9-11.
4. Arl. cil., p. 5. Voir dans les Opera omnia de Duns Scot, éd. Vivès, t. VI, pp. 601-
607.
5. Art. cil., p. 12. Cf. Daniels, O. S. B., Zu den Beziehungen zwischen Wilhelm von
Ware und Iohannes Duns Scolus, dans Franziskanische Sludien, t. IV (1917), pp. 221-
238 ; et H. Klug, Zur Biographie der Minderbrùder Johannes Duns Scolus und Wilhelm
von Ware, dans Franziskanische Sludien, t. II (1915) pp. 377-385. — Fr. Pelster
(Handschriflliches...) ne retient de tous leurs arguments que le témoignage de Barth.
de Pise). — Ephr. Longpré, Guillaume de Ware O. F. M., dans La France Franciscaine,
1922, pp. 1-12, particulièrement pp. 5-6. — C. Balic, Les Commenlaires de J. D. Scol..,
Louvain, 1927, p. 59, note 5.
672 JEAN DUNS SCOT

En 1302, on retrouve une date sûre, car c'est au cours des deux années 1302-1303
que Duns Scot commenta pour la deuxième fois les Sentences, à titre de bachelier
sententiaire, mais cette fois à l'université de Paris1. De cet enseignement dérivent Us
divers fieportala Parisiensia. Ce deuxième séjour à Paris fut interrompu en juin 1303.
lorsque Duns Scol refusa de signer l'appel de Philippe le Bel au Concile contre le pape
Boniface VIII. Son excellent historien, le P. Ephrem Longpré, lui fait le plus grand
honneur de cette fidélité au Saint-Siège et nous n'entendons pas en diminuer le mérite',
mais celui-ci fut alors moins exceptionnel chez les religieux étrangers que chez les
français. Quoi qu'il en soit, les étrangers qui refusèrent de signer l'appel au Concile
durent « vider le royaume », ce que Duns Scot fit probablement entre le 25 et le 28 juin
1303'. C'est-à-dire qu'il le fit si le décret expulsant les étrangers réfractaires a l'appel
fut immédiatement appliqué à tous, sans exception.
Ici, le Docteur Subtil disparaît donc pour quelque temps, mais il reparait dès 1304,
date à laquelle il fut envoyé de nouveau à Paris, où il conquit sans doute sa maîtrise
en théologie au cours de l'année 1305*. Ceci n'est pas absolument certain. On sait,
au contraire, qu'il fut envoyé en 1307 au Studium de Cologne' où il mourut le 8 novembre
1308. Sa carrière littéraire, si féconde a donc duré environ dix ans.
Duns Scot porte le titre de « bienheureux « en vertu d'un culte immémorial, dont
l'existence a été officiellement constatée par l'évêque de Noie en 1710*. La béatification
solennelle n'a pas encore eu lieu.

II. — DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES


L'édition la plus fréquemment utilisée est celle des Opéra Omnia, Lyon, 1639,
12 vol. f°, communément désignée comme édition Wadding, bien que d'autres y aient
collaboré. Souvent citée dans sa réédition chez Vives, Paris, 1891-1895, qui contient
en plus le De perfections slatuum.
Voici quelques remarques sur le contenu des 12 volumes de l'édition Wadding.

TOME I
1. Grammalica speculaliva Scoii. — Apocryphe. Auteur véritable : Thomas d'iirfurt,
O. F. M. Voir M. GHAUMANN, De Thoma Erfordiensi aticlore Grammaticac quae Joanni
Duns Scoto adscribitur speculaliuae, dans Arch. francise, hist., 1922, pp. 273-277.
2. In uniuersam logicam quaesliones.
Wadding : « Scripsit autem Scolus ista adolescenliori aetate ; unde nihil mirum
quod provcctiori et maluriori studio quaedam correxit et in libris praesertim Senten-
tiarum aliter tradidit » (t. I, p. 79). Il y a donc un problème de critique interne. Pour
tant, sont présentement considérées comme authentiques :
A. In Porphyrium quaesliones, t. I, p. 87.
B. Quaesliones in libro Praedicamentorum Arislotelis, t. I, p. 124.

1. A. CALLEBAUT, Le B. Jean Duns Scol, bachelier des Sentences à Paris en lltt-


1303, dans La France franciscaine, t. IX (1926), pp. 293-319. — K. M. BAU£, Dit
Frage der Aulhenlizilùt unit Ausr/abe der Werke des J. Duns Scotus, dans Wissenschalt
und Weiss/ieit, t. II (1935), p. 145.
2. E. LONGPRÉ, Le B. Jean Duns Scol 0. F. M. pour le Saint-Siège..., pp. 36-38.
3. Art. cit., p. 36.
4. De là daterait un nouvel enseignement des Sentences, différent de celui de 1300-
1303 : C. BALIÉ, Les commentaires de J. Duns Scot sur les quatre livres des Sentences.
Étude historique cl critique, Louvain, 1927, p. 31.
5. A. QAH.EBAUT, La maîtrise du Bx. Jean Duns Scol en 1305, son départ de Para
en 1307 durant la préparation du procès des Templiers, dans Arch. Franc. Hisl., t. XXI
(1928), pp. 206-239.
6. Sur ce point, voir le P. Prosper DE MARTIGNÉ, O. M. G., La scolastique el le* frorfi-
lions franciscaines, Paris, 1888, p. 305.
DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES 673

C. Quaestiones in I Perihermeneias, t. I, p. 186.


D. Quaesliones in II Perihermeneias, t. I, p. 204.
E. Quaesliones octo in duos libros Perihermeneias operis secundi, t. I, p. 211 (voir
Wad. censura).
F. Quaesliones super librum Elenchorum Arislolelis, t. I, p. 224.
Écarter comme non authentiques les autres questions In librum I el II Priorum
Analyticorum Arislolelis et / librum I el II. Posleriorum Analylicorum Arislolelis:
Smbets, Lineamenla..., pp. 15-16, attribue ces dernières à Johannes de Cornubia,
Cf. U. Smeets, O. F. M., Lineamenla bibliographiae Scotislicae, Romae, 1942, pp. 8-9. —
Sur le De dislinelione praedicamenlorum, de Pierre Thomas, voir V. Doucet, Maîtres
franciscains de Paris, dans Arch. franc, hisl., t. XXVI (1935), p. 31.

TOME II
1. In VIII libros Physicorum. — Apocryphe. Wadding le tenait déjà pour tel :
t Spurium puto ; genuinum ipsum opus, si aliquando occurrerit, hoc amoto substitue-
tur ». A. Daniels (Quellenbeitràge zur Geschichle der Goltesbeweise, pp. 162-164) établit
que ce commentaire utilise le De causa Dei de Thomas Bradwardine, qui date d'environ
1338-1346. On l'a dès longtemps attribué à Marsile d'Inghen (vers 1494).
Cf. U. Smeets, Lineamenla..., p. 13.
2. Quaesliones super libros Arislotelis de Anima, t. II, pp. 479-562. — Tenu générale
ment pour authentique, du moins quant au fond, mais pourrait être de la plume
d'Antonius Andreas, élève de Duns Scot. En tout cas, il suffit de lire ce qu'en a fait
son éditeur, Hugo Cavellus, pour voir qu'on ne saurait en juger, même quant à la
critique interne, dans l'état présent du texte : « Textum innumeris, quibus ubique
scatebat, mendis correxi : ... quae videbantur a placitis Doctoris alibi dissentire, cum
iis quae in theologia habet, pro modulo meo concordavi... », etc. De toute manière, les
vingt-trois premières questions seules seraient de Duns Scot.
Classé parmi les authenlica par U. Smeets, Lineamenla..., pp. 9-10. Cf. C. Balic\
De crilica texluali..., p. 286 et n. 2 ; et Opera Omnia, t. I, p. 152., n. 1.
3. Quaesliones meleorologicae, lib. IV. — Apocryphe. Wadding a hésité, son plus
fort scrupule venant de ce que Thomas Bradwardine y est cité, bien que son Traelalus
de proporlionibus date de 1328. P. Duhem est revenu sur cet argument, qu'il tient
pour décisif, dans son article Sur les Meleorologicorum libri IV faussement attribués
à Jean Duns Scot, dans Arch. franc, hisl., 1910, pp. 626-632.

TOME III

1. De rerum principio quaesl. XXVI. — Apocryphe. Recueil de questions empruntées


surtout à Vital du Four O. F. M. Cf. F. Delorme O. F. M., Autour d'un apocryphe
scoliste, dans La France Franciscaine, 1925, pp. 279-295. P. Glorieux, Pour en finir
avec le De rerum principio, dans Arch. Franc. Hisl., t. XXVI (1938), pp. 225-234.
2. Traelalus de primo principio. — Contenu authentique, parfois extrait ou résumé
de Duns Scot, mais n'est peut-être pas de sa plume. Cf. l'édition de M. Mùller, Joannis
D. Scoti Traelalus de Primo Principio, Friburgi Br. 1941 ; et les notes de C. Bauc,
De crilica lexluali..., p. 25.
3. Theoremala. — Pomme de discorde entre interprètes de Duns Scot. Tenu pour
apocryphe par Déodat Marie de Basly, O. F. M. : Les Theoremala de Scot, dans Arch.
franc, hisl., t. XI, pp. 3-31 ; et par E. Longpré O. F. M., La philosophie du B. Duns
Scol, pp. 29-48. Les deux arguments principaux sont qu'aucun ms. n'attribue cet écrit
à Duns Scot et qu'étant d'inspiration occamiste, il en contredit la doctrine. — Au
contraire, le P. C. Balic O. F. M., Theologiae marianae elemenla (Sibenik, Yougoslavie,
1933), pp. cxxi-cxlv, a fait voir qu'il existe une tradition manuscrite en faveur de
l'attribution et que cet écrit s'accorde avec la doctrine de Duns Scot sur des points
importants. Plus tard, ayant nous même entrepris de démontrer le caractère occamiste
des Theoremala, nous avons dû constater qu'ils contredisent directement la noétique
674 JEAN DUNS SCOT

d'Ockham : Les Seize premiers Theoremala el la pensée de Duns Scot, dans Arch. d'hisï
doel. el lill. du moyen âge, Paris, 1938, pp. 5-86. Cf. C. Balic, La queslione scotisla, dans
Rivisla di fllosofla neo-scolaslica, t. XXI (1938), pp. 235-245. Du même • Tractatus de
Primo Principio et Theoremala, nihil aliud sunt quam duo excerpta ex Opere Oxoniensi,
quae Scotus delineavit, et alii perfecerunt ». De crilica texluali..., pp. 288-289 et 293-
. 297. Cf. Opera omnia, t. I, p. 154*. Sous réserve de ce que pourra encore découvrir
l'histoire littéraire, on peut dire que, du point de vue de la critique interne, l'interpré
tation générale de la doctrine de Duns Scot est ici en jeu et permettra seule un accord
sur la question. — Présentement classé parmi les Aulhenlica dans U. Smeets, Linea-
menla..., p. 11.
4. Collaliones Parisienses. — Authentiques (cf. U. Smeets, Lincamenla..., p. 7).
Voir C. Balic O. F. M., De collalionibus Joannis Duns Scoli doeloris subtilis ae mariani,
dans Bogoslovni Veslnik, t. IX (1929), pp. 185-219. Contient le texte de trois questions
inédites, pp. 200-217, notamment (pp. 212-217) : « Utrum conceptus entis sit simpliciter
univocus Deo et crcaturis ».
5. Traelalus de Cognilione Dei. — Apocryphe. Cf. U. Smeets, Lineamenla..., p. 16.
6. Quaesliones miscellaneae de formalilalibus. — Apocryphe. Composé de plusieurs
traités émanés de divers scotistes. Voir Ch. Balic, A propos de quelques ouvrages fausse
ment attribués à J. Duns Scol, dans Rech. de théol. anc. el médiévale, t. II (1930), pp. 161-
170.
TOME IV

1. Expositiones in Melaphysicam Arislotelis, ou In XII libros melaphgsicae. —


Apocryphe. Contesté déjà par Ferchius, Discussiones scolicae, Patavii, 1638, pp. 46-50
(propose comme auteur Antonius Andreas) ; par E. Renan, dans Hisl. lill. de la France,
t. XXV, p. 434 ; par Seeberg, Die Theologie des Duns Scotus, p. 60. Attribué à Antonius
Andreas par C. Balic, De crilica lexluali..., p. 286.
2. Conelusiones ulilissimae melaphgsicae. — Apocryphe. Œuvre de Gonzague de
Balboa O. F. M. Voir A. Callebaut, Le B. J. D. Scot étudiant à Paris, dans Arch. \r.
hisl., 1924, pp. 5-6. Cf. U. Smeets, Lineamenla..., p. 12 (les attribue à Gonzalvus
Hispanus — Gonzalve de Balboa).
3. Quaesliones sublilissimae in melaphysicam Arislotelis. — Authentiques, sauf
peut-être les deux derniers livres. Cf. E. Longpré, La philosophie du B. Duns Scot,
pp. 28-29.
TOMES V-X

Opus Oxoniensc. — Authentique. Sur la tradition manuscrite et la méthode à


suivre pour la nouvelle édition en cours, voir C. Balic (publié sans nom d'auteur),
Les Commenlaires de Jean Duns Scol sur les quatre livres des Sentences. Élude historique
el critique, Louvain, 1927. Le R. P. Balic établit, dans cet inépuisable travail, l'existence
d'un commentaire inédit sur le livre I des Sentences, d'accord pour le fond avec VOpus
Oxonicnse, mais qui est une rédaction différente, op. cil., pp. 56-87. Ce serait la première
rédaction de VOpus Oxoniense: t Nous ne rencontrons pas ici la mention « anno 1300 »,
de VOpus Oxoniense;... En outre, nous tiendrions le point de départ de l'évolution
de la pensée du Docteur Subtil • (p. 86). Spécimen de ce « commentaire inaugural »,
pp. 254-263.
Sur VOpus Oxoniense: C. Balic, Die Frage der Aulhenlizilâl und Ausgabe der Werlct
des J. Duns Scotus, dans Wissenschafl und Weisheil, t. II (1935), pp. 144-158.— Annua
relalio commissionis scolislicac (1939-40), Romae, 1941.— De crilica texluali scholasli-
corum scriplis accommodala, dans Anlonianum, t. XX (1945), pp. 275-280 et 297-307. —
Scgni e note criliche nelle opere di Giovanni Duns Scolo, dans Miscellanea Giovanni
Mercali, Città del Vatlcano, 1946, vol. VI, pp. 7-21.
Sur la Leelura Oxoniensis (ou Commentaire inaugural) encore inédite, dont le
Docteur Subtil aurait fait usage pour écrire ou dicter VOpus Oxoniense, voir C. Bauc,
Solemnis inauguralio anni 1943-44 sludiorum Commissionis Scolislicae, Quaracchi.
1944, pp. 10-31.
DONNÉES BIBLIOGRAPHIQUES 675

N.-B. — Depuis la rédaction de cette note, un événement scotiste s'est produit,


la publication des deux premiers volumes de l'édition critique : Joannis Duns Scoli
O. F. M. Opera omnia..., publiés par la Commission Scotiste sous la présidence du
P. C. Balic, 2 vol., Civitas Vaticana, 1950. Le t. I comprend l'introduction critique
et le texte entier du Prologue de VOpus Oxoniense (nommé : Ordinalio) ; le t. II
contient le début du Livre I, jusqu'à dist. 2, pars 2, q. 1-4 incluses. Cette admirable
édition constituera désormais Je texte reçu.

TOME XI

Reporlala Parisiensia. —. Authentiques. Wadding (Vita, cap. VII, t. I, p. 9) fut


d'abord très incertain. Donc E. Renan le fut aussi (Hisl. lill. de la France, t. XXV,
pp. 442-443). Mais Wadding changea complètement d'avis en les éditant lui-même
et nul ne doute aujourd'hui de leur authenticité. Sur la valeur de l'édition Wadding,
voir Mgr. Pelzer, Le premier livre des Reporlala Parisiensia de J. Duns Scot, dans
Annales de l'Inslilut supérieur de Philosophie, Louvain, 1923, t. VII, pp. 449-491 :
l'édition du livre I est « une reconstitution arbitraire du cours donné à Paris..., basée en
partie sur l'abrégé que Guillaume Alnwick avait fait de la grande reportation, en partie
sur la mauvaise reportation dont deux jeunes bacheliers procurèrent l'édition pari
sienne de 1517, grâce à Jean Mair » (p. 490). —. Cf. F. Pelster, Duns Scolus nach
englischen Handschriflen, dans Zeilschrifl fur kalholische Theologie, t. LI (1927),
pp. 65-80. — Conclusions différentes dans C. Balic, Les commenlaires de J. Duns Scol...,
pp. 25-33 ; pp. 44-56, avec l'importante conclusion de cette dernière page. « Nous serons
toujours reconnaissant à celui qui pourra nous citer une seule page de l'édition de
Wadding, reproduisant le 1" livre des Reporlala, et nous prouver en même temps
que la tradition manuscrite de la première moitié du xiv" siècle ne l'attribue pas à
Duns Scot ».
Il existe en outre une Leelura Parisiensis encore inédite (C. Balic, Solemnis
inauguralio anni 1943-44..., p. 31) qui doit être publiée par les soins de la Commission
Scotiste.
TOME XII
Quacsliones Quodlibelales. — Authentiques, incontestées et en accord parfait avec
VOpus Oxoniense. Auraient été disputées à Paris : Denifle et Châtelain, Invenlarium
eodicum mss. Capiluli Derluensis, Parisiis, 1899, p. 88.
Édition Vivès, t. XXVI, pp. 501-561.
De perfeelione slaluum. — Douteux et très probablement apocryphe. Voici la censure
de Wadding : » Opusculum hoc ex Anglia amici ope summo gaudio recepi, sed dum
lego, haereo et judicium suspendo an Scoto sit asserendus. Aliqua continet, quae
multorum confient invidiam, prudentissimi viri doctrinae et modestiae penitus
adversa ». — Contre son authenticité, voir Ephr. LonGPnÉ, La philosophie du B. Duns
Scol, Paris, 1924, pp. 20-21.
Une bibliographie générale des écrits consacrés à Duns Scot serait une entreprise
comparable à celle d'établir une bibliographie thomiste. On en trouvera un premier
essai dans le précieux travail du P. Uriel Smeets O. F. M., Lineamenla bibliographica
scolislicae, avec une introduction par le P. C. Balic, O. F. M., publié pro manuscripto
;'i l'usage de la Commission Scotiste, Rome, 1942 (1312 numéros). — Une autre biblio
graphie, naturellement plus restreinte mais déjà fort étendue, se trouve dans C. R. S.
Marris, Duns Scotus, Oxford, 1927 ; t. II, pp. 313-360. Elle reste d'autant plus utile
à consulter que tout n'en est pas passé dans les Lineamenla du P. Smeets. —
Efrem Betto.ni O. F. M., Venl'anni di sludi scolisli (1920-1949), dans Quaderni delia
Rivista di Filosopa Ncascolaslica, Milano, 1943. Indique d'abord plusieurs autres
bibliographies critiques en Allemagne, en Italie et en France : pp. 1-2 ; commente
ensuite un très grand nombre de travaux récents, pp. 2-105.
676 JEAN DUNS SCOT

III. — ALPHABETUM SCOTI


1. L'entité (enlitas) est la propriété de tout ce qui possède l'être, en quelque sens
et à quelque degré que ce soit.
2. L'intelligibilité accompagne toujours l'entité : l'être est intelligible de plein
droit.
3. Premier dans la réalité l'être est donc aussi la première notion qui soit conçue
par notre intellect : toute connaissance est une connaissance de l'être diversement
modifié.
4. L'être se divise en être de raison et en être réel ; l'être de raison, qui est celui de
l'être réel en tant qu'objet de connaissance, n'existe que dans l'intellect ; il est l'objet
propre de la logique ; toutes les autres sciences portent sur l'être réel pris à des degrés
divers d'abstraction.
5. L'être réel se divise en être quidditatif et en être d'existence ; l'être quidditatif
est l'objet de la science métaphysique.
6. L'entité quidditative est un être réel, mais il n'a pas, de soi, un être d'existence ;
l'entité quidditative est celle d'une essence ; sa réalité consiste en sa conformité à
un modèle exemplaire, qui est son idée en Dieu.
7. Toute entité quidditative possède une unité correspondant à celle de son modèle
exemplaire et circonscrite par sa définition.
8. Deux entités quidditativement .distinctes sont réellement distinctes ; la réalité
de leur distinction est celle de leur être, qui n'est pas l'être d'existence, mais l'être
quidditatif.
9. En tant qu'elle se fonde sur l'entité quidditatice elle-même, la distinction
quidditative est antérieure par nature à tout acte de l'intellect ; cette distinction
réelle entre quiddités, essences ou formes, se nomme ordinairement distinction formelle :
la distinction formelle est donc entre deux ou plusieurs êtres quidditatifs quiddita
tivement différents.
10. L'être quidditatif n'étant pas un être d'existence, plusieurs formalités réellement
distinctes dans l'ordre de l'être quidditatif peuvent entrer dans la composition d'un
être existant sans rompre l'unité de son être d'existence.
11. Deux entités quidditativement distinctes sont inégales entre elles; l'ensemble
des entités quidditativement distinctes forme donc une hiérarchie d'entités quiddita
tivement ordonnées.
12. Tout être quidditatif possède une unité de même ordre que son être, c'est-à-dire
quidditative ; cette unité, qui est celle de l'essence, est moindre que celle de l'individu
mais plus une que celle de l'universel ; son unité est celle de la nature indéterminée
à l'individualité comme à l'universalité, mais déterminable aux deux.
13. L'être quidditatif de la nature commune ne perd jamais son unité sous aucune
de ses déterminations.
14. Prédiquer l'être quidditatif, ou essence, en tant qu'essence, est prédiquer in
quid; et puisque l'essence, ou quiddilé, est commune en vertu de son indétermination
môme, la prédication de l'essence comme telle est toujours univoque.
15. L'essence la plus formelle de toutes est l'être, donc sa prédication est toujours
univoque ; cette univocité s'entend dans l'ordre du seul être quidditatif ; les réalités
quidditatives sont l'être réel dont parle le métaphysicien.
16. Toute essence a une possibilité objective d'existence pourvu seulement qu'elle
ne soit pas de soi contradictoire ; pour avoir une possibilité d'existence subjective,
il faut cri outre qu'elle soit individualisée ; l'individuation ne confère pas l'existence,
mais elle est la condition formelle ultime de sa possibilité.
17. L'acte individuant (hecccitas) appartient donc à l'ordre de l'entité quidditative
ALPHABETUM SCOTI 677

et formelle, mais il n'est pas lui-même une forme, sans quoi il déterminerait une nouvelle
espèce ; l'acte individuant est, dans la forme, son ultime actualité.
18. L'être d'existence n'appartient qu'aux individus ; il est l'être plein, au sens
complet du mot et appartient soit à l'essence dont la perfection même inclut l'existence,
soit aux essences que leur cause pose dans l'existence actuelle en vertu de son efficace.
19. Tout existant doué d'une forme active peut causer l'être d'autres existants, qui
en sont les effets ; la causalité existentielle d'un existant est déterminée quidditative-
inent par sa forme ; certaines formes sont actives, d'autres non : c'est un fait premier
qui doit être accepté comme tel.
20. Tout existant ayant un être quidditatif de degré déterminé, la hiérarchie des
êtres s'accompagne d'une hiérarchie correspondante des causes ; les causes sont essen
tiellement ordonnées à l'intérieur de cette hiérarchie et l'acte de la cause inférieure
présuppose celui de la cause supérieure ; une série de causes essentiellement ordonnées
est nécessairement finie et postule une première cause dont la causalité soit elle-
même inconditionnée.
21. La physique portant sur des existants, le physicien détermine les causes à
partir d'êtres dont l'existence est donnée ; la métaphysique portant sur les essences,
dont l'être est quidditalif, le métaphysicien fait abstraction de l'existence actuelle
et ne considère dans l'être que les conditions essentielles de toute causalité.
22. L'existence de causes et d'effets physiques implique que l'être soit capable de
causalité et d'effectibilité, qui sont des propriétés métaphysiques de l'être.
23. La possibilité que des effets soient produits (effectibilité) présuppose celle d'une
cause première dont, en raison de sa primauté même, la causalité exclue toute effecti-
bilité.; une cause première et par soi est donc possible.
24. Si la causalité en question est celle de l'être, la possibilité de la première cause
est celle d'un être par soi et incausé ; or sa possibilité même présuppose son existence ;
donc il existe.
25. L'être par soi dont on peut inférer l'existence actuelle à partir des propriétés
quidditatives des causes et des effets actuellement donnés, est celui que nous nommons
Dieu.
26. Un être premier à titre d'être est tout ce qu'il est possible d'être, parce que
l'actualité de l'être est en lui la source de sa possibilité ; il est donc l'être en son intensité
absolue, c'est-à-dire l'être infini.
27. L'être infini est l'être qui excède tout être fini au delà de toute proportion
concevable.
28. L'infinité est la modalité propre de l'essence divine ; elle est donc son heccéité,
c'est-à-dire, conformément à la définition de ce terme, son ultime actualité.
29. La théologie est la science de l'être singulier dont l'essence est individualisée
par le mode de l'infinité.
30. Les modes de l'être étant ses déterminations intrinsèques, tout est premier
dans le Premier, tout est infini dans l'Infini.
31. Tout ce qui, dans l'Infini, est infini comme lui, est réellement identique.
32. Étant infini, le Premier comprend en soi l'infinité des êtres quidditatifs possibles ;
ces êtres sont en lui quidditativement ciistincls, mais la réalité de leur distinction
quidditative n'introduit en lui aucune distinction d'existence actuelle ; au contraire,
les entités quidditatives formellement distinctes existent en Dieu par l'existence,
identiquement la même en toutes, de l'Infini actuellement existant.
33. L'être infini, en qui les entités quidditativement distinctes sont identiquement
un même existant actuel, est absolument simple ; l'infinité entraînant la simplicité,
la finitude entraîne la composition.
34. L'univocité métaphysique de l'être en tant que tel ne s'étend pas de l'être
fini et composé à l'être infini et simple; il n'y a aucune communauté réelle, ni d'être
quidditatif ni d'être d'existence, entre « être-fini » et « être-infini >.
678 JEAN DUNS SCOT

35. En Dieu, l'essence est absolument première et c'est par rapport à elle que Uut
se situe dans la divinité.
36. La première motion divine est celle par laquelle l'essence de Dieu se meut pour
ainsi dire à se connaître elle-même à titre d'intellect ; étant infini, Dieu est intellection
infinie de l'infinité des êtres quidditatifs éternellement présents à son intellect à titre
d'objets connus.
37. Ces êtres quidditatifs se nomment Idées ; à titre d'objet d'un acte d'inteUeclion
formellement distinct, chaque idée divine possède un être quidditatif distinct, mais
aucune d'elles n'a d'existence distincte et propre ; toutes ensemble existent de l'existence
simple de l'Infini actuellement existant.
38. L'acte par lequel l'Être infini connaît les Idées ne dépend en lui que de l'essence
et de l'intellect connaissant l'infinité des entités quidditatives possibles avec tous leurs
rapports possibles ; naturel et nécessaire, cet acte précède tout mouvement de la
volonté.
39. Étant infini dans l'être, donc parfait, le Premier est volonté comme il est
intellect ; l'être infini est le seul bien infini, donc aussi le seul objet nécessaire de la
volonté divine ; aucun objet fini n'étant lié à l'être infini par un rapport nécessaire,
toute volonté d'un être fini est en Dieu un acte d'amour gratuit et libre.
40. Les possibles ne dépendent que de l'essence de Dieu et de son intellect, mais
en choisissant librement ceux d'entre eux qui seront créés, sa volonté les transforme
en créables ; un créable est donc une entité quidditative individualisée dont l'intellect
divin sait que la volonté divine l'a choisi pour être créé.
41. La volonté divine ne pouvant choisir que parmi l'infinité des objets de l'intellect
divin, le choix libre des créables n'affecte en rien l'être quidditatif des possible*, il n<
cause en eux que la créabilité.
42. La contingence initiale de toute volonté de Dieu ad extra est la cause de tout
ce qu'il y a de contingence dans le monde ; de même qu'au principe la contingence
radicale de l'être fini par rapport à l'être infini n'a pu être surmontée que par l'amour,
elle ne le sera que par lui à la fin ; la théologie, science pratique, enseigne à l'homme les
moyens que Dieu lui-même a mis à sa disposition pour lui permettre de la surmonter.
43. L'exécution de la volition divine ad extra se nomme création : elle est l'œuvrs
de l'essence divine comme puissance; la puissance de l'être infini est infinie; on la
nomme toute-puissance ; la toute-puissance est le pouvoir de produire du non-être
à l'être tout être fini possible, immédiatement et sans le concours d'aucune cause
seconde interposée.
44. Lié à l'infinité de l'être, ce mode de production est le privilège exclusif de
Dieu ; c'est pourquoi Dieu seul peut créer.
45. Choisi par Dieu entre toutes les combinaisons possibles d'entités intelligibles,
l'univers est intelligible dans ses essences et dans tous les rapports qui les unissent :
la liberté du choix divin n'entraîne aucune irrationalité.
46. Les créatures les plus parfaites sont les anges, c'est-à-dire des formes intellec
tuelles subsistantes.
47. La créature la plus parfaite après l'ange est l'homme. L'espèce « homme «
inclut les êtres composés d'une âme intellective et d'un corps organise vivant ; l'âme
est l'acte et forme du corps.
48. Partie constitutive de l'espèce homme, l'Ame elle-même ne constitute pas une
espèce ; elle n'est donc pas un Intellect subsistant comme l'ange ; c'est l'homme qui
est ici substance, non le seul intellect.
49. En posant cet être composé dans l'être d'existence, l'acte créateur y pose du
même coup tous les êtres quidditatifs entrant dans sa composition ; dans l'indiridu.
qui est le tout, les formalités composantes conservent leur être quidditatif distinct,
mais elles n'y ont d'autre être d'existence que celui du tout dont elles font p»rtie ;
l'être d'existence de chaque partie est sa part de l'être du tout.
ALPHABETUM SCOTI 679

56. La composition des êtres finis imite donc à sa manière la simplicité de l'être
divin, mais au lieu que, dans l'être infini, les entités quidditatives sont identiquement
l'existence infinie, les entités quidditatives dans le fini ne font que prendre leur part
de l'existence du tout dont elles font partie ; une fois de plus, le fini est par définition
du composé.
51. Chaque existant possède donc une double unité, l'une quidditative, l'autre
d'existence ; son unité quidditative inclut toutes les formes distinctes entrant dans
sa composition, depuis la forme de corporéité jusqu'à l'âme intellective, sans que ces
formalités y perdent leur distinction ni jouissent d'existences distinctes ; son unité
d'être d'existence est celle de l'être d'existence du tout, qui entraîne la coexistence
simultanée de toutes les entités quidditatives distinctes entrant dans sa structure.
52. Chaque être n'étant ce qu'il est que par sa forme substantielle, c'est par elle
qu'il est tel être et qu'il est un être actuellement existant.
53. L'unité du composé humain tient à l'une des vertus de la forme, qui est d'inclure
en unifiant ; toute forme supérieure inclut et unit les formes inférieures ; la forme
substantielle plénière, y compris son actualité suprême qui est l'heccéité, inclut et unit
toutes les formes ou entités quidditatives nécessaires à la composition de l'être humain.
54. Puisque l'individu seul existe, tout, dans un individu, est individualisé.
55. L'heccéité échappe à la connaissance dans la mesure où elle échappe à la défini
tion.
56. Bien qu'elle ne soit qu'une partie de l'espèce homme, l'âme intellective a la
quiddité d'un intellect, c'est-à-dire d'un être capable en droit de connaître tout ce qui
est.
57. L'objet premier, naturel et adéquat d'un tel être est donc l'être pris dans son
indétermination totale au sensible comme à l'intelligible ; il est capable, en droit,
d'intuition intelligible aussi bien que d'abstraction à partir du sensible.
58. En fait, l'intellect humain n'exerce aucun acte d'intuition des quiddités intelli
gibles ; dans son état présent, quel qu'en soit d'ailleurs la cause, l'homme ne connaît
l'intelligible que par mode d'abstraction.
59. La seule intellection intuitive de l'homme, en son état présent, est celle de
l'existant perçu par la connaissance sensible ; elle est une connaissance de l'existant en
tant précisément qu'existant.
60. La connaissance abstractive est rendue possible par le fait que la quiddité
sensible, bien qu'elle soit individualisée dans l'objet connu, y conserve de soi son
indétermination foncière à l'individualité comme à la généralité ; elle peut donc être
universalisée par l'intellect.
61. L'acte d'intelleclion consiste en la production, par l'intellect agent, d'une espèce
intelligible correspondant à la nature commune dont l'être quidditatif est inclus dans
l'espèce sensible ; cette espèce intelligible est reçue dans l'intellect possible.
62. L'intellect agent est la cause efficiente totale de l'intelleclion ; la chose connue
y concourt à titre de cause formelle et en détermine le contenu.
63. Procédant à la fois de deux natures, celle de l'intellect connaissant et celle de
l'objet connu, l'intellection est une opération naturelle et par conséquent nécessaire ;
comme l'intelligible précède toujours l'intellection, que ce soit en l'homme ou en Dieu,
son contenu dépend nécessairement de son objet.
64. Tout acte qui ne procède pas d'une nature, procède d'une volonté ; l'acte d'une
nature est déterminé par ce qu'elle est, l'acte d'une volonté est libre.
65. Prise au sens large du terme, la volonté elle-même est une nature ; en tant que
telle, elle désire nécessairement le bien en général ; mais elle est libre à l'égard de tout
bien particulier dont le rapport au Bien absolu n'est pas de soi nécessaire ; il n'y a pas
de lien nécessaire entre le Bien absolu et infini et aucun bien fini particulier.
66. La volonté peut donc toujours vouloir ou ne pas vouloir de tels objets finis,
en vouloir un plutôt qu'un autre et cesser de le vouloir après l'avoir voulu ; on exprime
22—1
680 JEAN DUNS SCOT

ce fait en disant qu'elle est libre quant à l'exercice de ses actes et quant à leur spécifi
cation.
67. La liberté de la volonté consiste en ce que rien d'autre qu'elle n'est la cause
efficiente totale de la volition.
68. L'intellect concourt à la volition comme cause partielle, en oftrant à la volonté
des objets de volitions possibles, mais puisqu'il est toujours en son pouvoir soit de les
refuser soit de leur en préférer d'autres, la seule cause efficiente de la volition reste la
volonté.
69. Cause de l'acte de fruition, par lequel seul l'homme pourra jouir de M fin
dernière, qui est Dieu, la volonté est la plus noble des puissances de l'ârne.
70. Le primat de noblesse de la volonté sur l'intellect entraîne le primat de noblesse
de la charité sur la sagesse.
71. Libre et responsable de ses choix, l'homme sait ce qu'il doit choisir pour atteindre
sa fin dernière grâce à sa connaissance de deux lois : la loi naturelle et la loi divine.
72. La loi naturelle contient les principes premiers de la raison pratique et le»
conséquences nécessaires qui en découlent ; cette loi est nécessaire et ne peut pas être
changée, même par Dieu, parce qu'elle ne relève que de l'intellect, non de la volonté.
73. La connaissance de la loi naturelle appartenant à l'intellect pratique, la
conscience morale, qui prescrit cette loi, réside dans l'intellect.
74. Le premier principe de la loi naturelle est qu'il faut vouloir le bien et éviter le
mal.
75. Aucun bien particulier n'étant lié au Bien absolu par un rapport nécessaire
de moyen à fin, Dieu lui-même a dû promulguer des commandements pour dire ce que
l'homme doit vouloir ou ne pas vouloir en vue d'atteindre sa fin dernière ; ces com
mandements constituent la loi divine.
76. Les commandements de Dieu sont contenus dans le Décalogue, qui se distingue
lui-même en deux tables : les commandements envers Dieu et les commandements
envers le prochain ; tous les commandements envers Dieu, qui est le Bien absolu, sont
nécessaires comme lui ; ils sont donc de loi naturelle et ne peuvent être ni révoqués ni
suspendus ; les commandements envers le prochain, qui est un bien particulier, ne
sont que de loi positive ; ils ne sont donc pas nécessaires et peuvent être soit révoqués
par le Législateur soit suspendus par lui.
77. Dieu seul, législateur suprême, peut révoquer ou suspendre les commande
ments qu'il a promulgués.
78. Toutes les volitions de Dieu ad extra étant libres, la promulgation de la loi
divine est libre et son contenu aurait pu être différent de ce qu'il est ; mais toute la
connaissance divine étant suprêmement rationnelle, tout ce que l'intellect de Dieu
offre à sa volonté est nécessairement raisonnable ; c'est pourquoi, même s'ils ne sont
que de loi positive, tous les commandements de Dieu sont éminemment rationnels et
s'harmonisent intimement avec la loi naturelle ; ils sont donc de loi naturelle au sens
large de l'expression.
ADDENDA ET CORRIGENDA

P. 210, note ; ajouter les mots suivants (italiques) : t quod circumscribendo quodlibet
quotl est proprielas vcl quasi proprielas ejus, adhuc... », etc.

P. 321, note 1 ; ajouter les mots suivants (italiques) : t quia hoc est perfectionis ;
et pari rations non necessario habet actum circa objectum inftnitum, quia hoc esset
imper/eclionis, nam imperfectionis... », etc.

P. 538, note 2 ; cette remarque sur le rôle de l'intellect possible n'exprime sans doute
pas la pensée de Duns Scot lui-m«3me, mais plutôt celle d'un de ses prédécesseurs.
En réalité, l'intellect possible n'étant pas réellement distinct de l'intellect
agent, et l'intellection abstractive n'étant pas requise par la nature de l'intellect
humain, mais seulement par l'état présent de l'homme, le problème est d'impor
tance secondaire dans la doctrine de Duns Scot.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Les chiffres en italiques renvoient aux notes

Abélard (P.), 449. 391, 397, 427, 435, 442, 478, 502, 510,
Alain de Lille, 182. 517, 524, 529, 532, 533, 538, 539, 540,
Albert le Grand, 479, 637, 663. 542, 552, 556, 557, 558, 559, 560,
Alexandre d'Aphrodise, 433. 563, 566, 568, 571, 572, 573, 574, 579,
Alexandre de Hales, 128. 580, 582, 583, 584, 585, 595, 596, 597,
Alfarabi, 17. 602, 604, 628, 639, 664, 666.
Algazel, 28, 34, 35, 38. Averroès, 18, 20, 21, 24, 77-81, 89, 110,
Alkindi, 34. 130, 158, 186, 187, 197, 217, 256, 257,
Amaury de Bène, 284. 262, 276, 278, 283, 333, 335, 338, 339,
Anselme (saint), 126, 140, 150, 159, 364, 366, 367, 372, 374, 375, 391, 418,
166-168, 178, 179, 205, 253, 284, 340, 471, 475, 478, 483, 48i, 486, 502,
387, 582, 662. 515, 634, 635, 641, 648, 655.
Avicenne, 15, 17, 18, 22, 23, 24, 25, 26,
Antoine André, 475, 546, 673, 674.
27, 28, 29, 30, 35, 37, 38, 43, 72, 73,
Aristote, 12, 13, 14, 16, 17, 18, 19, 20,
74, 75, 77, 78, 80, 81, 82, 84, 86, 90,
24, 27, 28, 33, 34, 38, 48, 70, 73, 76,
92, 93, 94, 99, 110, 112, 114, 130, 133,
83, 87, 88, 90, 104, 111, 112, 134,
155, 158, 164, 178, 179, 186, 187, 197,
144, 145, 146, 151, 153, 154, 157-162,
200, 203, 204, 237, 256, 261-267, 274,
165, 176, 177, 178, 179, 183, 185, 277, 289, 290, 306, 310, 311, 314-315,
197, 199, 203, 213, 217, 222, 230, 231,
317, 319, 323, 324, 325, 326, 327, 328,
237, 255, 257, 258, 259, 260, 261-266,
333, 334, 335, 336, 339, 350, 351, 353,
269, 271, 272, 278, 279, 292, 323, 324,
363, 374, 375, 387, 391, 400, 407, 418,
326, 331, 332, 333, 334, 336, 338, 339, 435, 448, 450, 468, 471, 479, 480, 487,
351, 358, 363, 364, 367-375, 377, 377, 498, 502, 512, 519, 520, 525, 536, 537,
383, 384, 385, 386, 388, 389, 391, 399, 562, 566, 582, 589, 595, 596, 602, 634,
400, 409, 410, 413, 414, 415, 418, 42i, 639, 641, 647, 648, 653, 655, 656.
434, 435, 436, 437, 438, 439, 440,
441, 443, 445, 446, 451, 453, 454, 457,
Ballé (C), 24, 25, 101, 105, 200, S12,
460, 472, 476, 480, 482, 483, 484, 485, 411, 580, 590, 592, 626, 632, 671, 672,
486, 488, 491, 502, 503, 512, 514, 517,
673, 674, 675.
538-540, 542, 546, 559, 560, 563, 602,
Baron, 659.
603, 630, 631, 635, 639, 641, 642,
Bartii (Tim.), 87, 89, 99, 468, 508.
644, 647, 648, 653, 656, 657, 658, Barthélémy de Pise, 671.
666.
Basly (D.-M. de), 11, 673.
Arnou (R.), 204. Baudoux (B.), 491, 497.
Assenmacher (.1. , 445. Baur (F. C), 576.
Augustin (saint), 20, 22, 44, 51, 64, 67, Belmond (S.), 166, 511, 524, 533, S3T.
72, 74, 150, 162, 164, 172, 173, 179, Benoit XI, 671.
205, 206, 219, 226, 227, 228, 232, 249, Béraud de Saint-Maurice, 466.
252, 253, 254, 272, 279, 280, 281, 282, Berkeley, 524.
283, 296, 297, 300, 305, 340, 367, 387, Bernard (saint), 618.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES 683

Bettoni (E.), 29, 30, 63, 133, 139, 166, Frassen (Cl.), 11, 21, 123, 144, 212, 223,
675. 244.
Boèce, 87, 122, 182, 312, 457.
BOHner (Ph.), 564, 585, 593. Galien, 474, 475, 642.
Bonaventuhe (saint), 12, 128, 150, 179, Garcia (M. F.), 36.
232, 279, 296, 300, 304, 309, 340, 461, Gardet (L.), 23, 38.
479, 460, 560, 626, 660, 661, 663. Garin (P.), 185.
Bonitz, 157. Garrigou-Lagrange (R.), 667.
Boyvin, 468. Gasparri (Card.), 660.
Bruce, 671. Gaunilon, 662.
Burns, 671. Gebirol, 449, 491.
Gilles de Rome, 10, 22, 28, 34, 35, 38,
Cajetan, 185, 470, 489, 490. 454, 459, 490, 492, 525, 532.
Callebaut (A.), 13, 670, 671, 672, 674. Glorieux (P.), 673.
Capelle (G.-C), 284. Godefroid de Fontaines, 10, 398, 445,
Carame (Nem.), 28, 29. 457, 512, 526, 527, 528, 581, 582, 585.
Carreras y Artau (J.), 513, 577, 647. Gonzalve de Balboa, 671, 674.
Cavellus (H.), 67, 484, 539, 581, 654, Gotzmann (W.), 479.
659, 673. Grabmann (M.), 672.
Chenu (M.-D.), 12, 627, 642. Grajewski (M. J.), 503.
Combes (A.), 284. Grégoire de Nazianze, 227.
Coquelle (J.), 489. Grégoire le Grand, 59.
Cremonini, 433. Guido Terreni, 448.
Guillaume Alnwick, 284, 285, 292,
Daniels, 671. 294, 295, 300, 675.
Daniels (A.), 673. Guillaume d'Auvergne, 140, 174, 179,
Dante, 21. 524, 641.
Day (S. J.), 425, 545, 547, 548, 549, 553, Guillaume de Ware, 671.
565. Guillaume Farinier, 448, 463.
Delorme (F.), 557, 673. Guillaume Ockham, 150, 425, 426, 449,
Del Prado, 470. 450, 452, 503, 516, 564, 637, 666.
Denifle-Ciiatelain, 675.
Denys l'Aéropagite, 222, 284, 506, Harris (C. S.), 73, 187, 193, 196, 417,
604. 464, 675.
Descartes (R.), 92, 185, 285, 654. 655. Hegel, 627, 628.
Dominique (saint), 658. Heidegger (M.), 466.
Doucet (V.), 673. Helias Duns, 670.
Duhem (P.), 673. Henri de Gand, 10, 116, 118, 267, 268,
289, 290, 291, 398, 423, 442, 452, 490,
Empédocle, 429. 492, 525, 529, 556, 557, 558, 560.
Engert, 662. Henri de Harclay, 292, 300, 448, 449,
Erdmann, 642. 452.
Euclide, 411, 418, 478. Heraclite, 139, 569.
Eustathius, 67, 70. Hervé de Nédellec, 490.
Hessen (J.), 296.
Fackler, 468. Hieronymus de Montefortino, 11, 69,
Ferciiius, 674. 211, 233, 242.
Fioravanti (Ag.), 497. Hocedez (Edg.), 444, 445, 454, 537.
FleIO (P.), 528. Hugues de Saint-Victor, 70.
Forest (A.), 89. Hurter, 659.
François d'Assise (saint), 658.
François de Mayronnes, 149, 241, 244. Immle (F.), 489.
681 JEAN DUNS SCOT

ISAle, 340. Muller (M.), 656, 673.


Munie (S.), 172.
Jansen (B.), 67, 345, 498.
Javelli, 490. Nicolas d'Amiens, 182.
Jean (saint), 204.
Jean Damascène, 125, 126, 227, 255, Olivi (Pierre Jean), 67, 524, 556.
278, 407, 478. Olivier Sutton, 671.
Jean de Cornubia, 673. Owens (J.), 84.
Jean de Ripa, 284.
Jean du Mont Saint-Éloi, 54. Parménide, 508.
Jean Scot Érigène, 284, 290. Paul (saint), 50, 51, 172, 204, 358, 427,
544, 55C, 557, 591, 599, 615, 616, 620,
Kaiil (Wilh.), 285. 633.
Kant (\.J, 142, 512, 628, 641. Paul V, 659.
Klein (J.), 617. Paulus (J.), 116, 267, 289, 290.
Klug (H.), 549, 671. Peckham (J.), 556, 560.
Knox (John), 670. Pelster (Fr.)( 452, 671, 675.
Koch (J.), 22. Pelzer (Mgr), 675.
Khaus (J.), 444, 445, 448, 449, 452, 463, Petrus de Trabibus, 521.
464. Philippe le Bel, 672.
Philopon (Jean), 262.
Lacombe (O.), 511, 524, 527, 529, 537. Pierre d'Auriole, 204.
Lampen (W.), 659, 660. Pierre Lombard, 7, 11, 90, 171, 254,
Landry (B.), 339, 469, 476. 353, 432, 512, 632, 660.
Laurent (M.-H.), 398. Pierre Thomas, 673.
Ledoux (A.), 284, 285, 292, 295, 300. Platon, 44, 64, 111, 267, 279, 280, 283,
Leibniz (G. W.), 269, 622, 655, 662. 364, 367, 368, 449, 451, 499, 515, 520,
Léon XIII, 660. 628.
Locke (J.), 51. Plotin, 20, 64, 267, 304, 532, 664, 666.
Longpre (E.), 339, 448, 524, 670, 671, Pluzanski (E.), 140, 141, 290, 328.
672, 675. pomponace, 490.
Lugf.r (Fr.), 480, 485, 491. Porphyre, 87, 455.
LuMBrISrAS (P.), 612. Prezioso (F.), 524.
Lychet, 14, 16, 21, 469, 484, 539, 547. Proclus, 28, 502, 595.
Prosper de Martigné, 672.
Mabilleau (L.), 433. Protagoras, 563.
Mahomet, 24, 27, 28, 29.
Maimonide, 172, 219. Rabbi, 411.
Marsh. i; d'Ingiien, 673. Rada, 468.
Masnovo (A.), 179. Raymond (P.), 562.
Mastrius, 284, 468. Rémond, 662.
Matthieu d'Aquasparta, 204, 279, 296, Renan (E.), 625, 626, 674, 675.
310, 311, 525, 556, 560. Richard de Middleton, 444, 454, 537.
Maurer (A.), 292. Riedl (J. O.), 22.
Maurice du Port, 9, 45, 143, 149, 183, Robert Ghosseteste, 67, 70, 489, 506.
204, 626, 654. Roger Bacon, 346, 417, 489, 525.
Mersenne (M.), 185. Roger Marston, 525, 526, 556, 560.
Messner (R.), 512, 529, 533, 539. Ross (D.), 157.
Minges (Parth.), 11, 308, 309, 383,
384-385, 392, 401, 422, 475, 495, 498, Schindele (St.), 179.
511, 576, 577, 619, 642, 647. SChneID (M.), 491.
Muckle (J. T.), 28, 435. SChWAnB, 401.
INDEX DES NOMS DE PERSONNES 685
Seeberg (B.), 339, 466, 576, 594, 625, 430, 431, 435, 437, 439, 441, 449, 454,
674. 468, 470, 475, 484, 486, 487, 488, 490,
Seillf.r (L.), 495. 491, 492, 493, 497, 498, 503, 504, 509,
Shircel (C. L.), 11, 60, 85, 95. 518, 519, 521, 527, 528, 532, 533, 535,
Smeets (U.), 673, 674, 675. 537, 546, 550, 559, 576, 582, 583, 584,
Smith (G.), 324. 593, 594, 599, 602, 603, 607, 612, 613,
Spina, 489. 614, 623, 625, 626, 627, 628, 636, 639,
Spinoza, 273, 627. 640, 650, 660, 661, 662, 663, 664, 666,
Steenberghen (F. van), 12. 667, 668.
Suarez (Fr.), 185, 202. Thomas d'Erfurt, 672.
Swiézawski (St.), 513. Thomas d'York, 489, 525.
Tochowiccz (P.), 511.
Tempier (Etienne), 13, 33, 398, 408, 484, Trombetta, 490.
643.
Théry (G.), 433. Vacant, 576.
Thomas Bradwardine, 673. Vaurouillon (Guillaume de), 626.
Thomas d'Aquin, 9, 10, 11, 12, 13, 15, Vellico (A. M.), 636.
79, 22, 31, 41, 42, 51, 56, 60, 62, 65, Vignaux (P.), 620.
68, 70, 72, 82, 87, 89, 101, 102, 103, Vital du Four, 556, 557, 558, 673.
112, 114, 116, 118, 122, 126, 127, 129,
139, 140, 142, 150, 158, 159, 173, 178, Wadding, 654, 659, 672, 673, 675.
200, 205, 206, 207, 208, 209, 216, 219,
Welsh (Jane), 670.
226, 232, 233, 235, 237, 243, 252,
253, 256, 279, 284, 286, 287, 289, 296, Werner (K.), 417, 511.
300, 301-302, 303, 311, 312, 340, Woestyne (Z. van), 166.
341, 346, 347, 348, 350, 351, 355, 372, Wolpson (H. A.), 77.
374, 377, 378, 379, 380, 381, 387, 388, Wolter (A. B.), 107, 111
389, 394, 397, 398, 399, 408, 409,
412, 420, 421, 422, 423, 424, 425, 429 Zenon, 418.
INDEX DES MATIÈRES

Les chiffres en italiques renvoient aux notes

Abstraction, — seule possible depuis — individuation, 399, 483-484.


la chute, 29, 35, 37, 38, 65, 66, 67, — et image, 501-502.
107, 188, 237, 396. Voir : État. — du Christ, 393.
— prescinde l'existence, 107, 358-359, Amour, — de Dieu pour lui-même, 1S5,
425. 320-321.
— et intuition, 425-427. — est nécessaire, 320, 577.
-— et universalisation, 536, 538. — et libre, 577.
— ses caractères, 66, 72, 425, 514, 517, — et création, 339.
523, 540-542. Analogie de l'être, — critiquée, 58,
— connaissance imparfaite, 427. 91, 444, 528.
— ultime, 86, 110, 237, 250, 256. — chez saint Thomas, 101, 237.
Accidents. — ont leur esse, 205-206, 303. — son interprétation s'eotiste, 101-102.
— et leur idée en Dieu, 302-303. Anges, — nature, 391, 401 ; — êtres
— eucharistiques, 206. finis, 373; — durée, 401-407; —
Acte, — et puissance, ne sont pas éviternité, 406-407 ; — succession, 401,
inclus dans l'essence de l'être, 79 ; 404 ; — individuation, 399 ; — indi
— divisions de l'être, 202 ; visibilité, 404, 406; — lieu, 407-412,
— en quel sens, 439 ; 419 ; — mouvement, 413-422 ; facultés,
— distinguent l'être réel, 106. 352-423 ; — et essence, 393, 423-424 ;
— pur, 233. — intellection, 422-431 ; — intuition,
— premier et second, 394, 586. 545, 552 ; discours, 393, 405, 406 ;
— et matière, 439. — opérations, 405 ; — messagers, 419 :
— bons et vertueux, 603-604. — création, 481 ; — leur connaissance
— indifférents, 603. de Dieu, 425, 427 ; — et du singulier,
— l'acte bon absolu, 623. 430, 543; langage, 431; pluralité des
Actions, -— et sujets, 586. espèces, 400-401 ; — hiérarchie, 401 ;
Agent, — naturel, 36, 152. — nombre, 35 ; — causés, 373 ; —
— univoque et équivoque, 147. créateurs selon Aviccnne, 335, 3il;
Ame, — partie de l'homme, 395, 487. .— non selon la vérité, 351-352 ; — et
— intellective, 485. génération, 475-476.
— forme pure, 399, 392. Appétit, — définition, 578.
— immatérielle, 553-555. — sensitif, 579, 582.
— et ange, 395, 396, 483. — raisonnable, 579.
— sa dignité, 392. — libre, 579-580.
— créée pour elle-même, 481. Assentiment, — 597-598.
— et facultés, 307, 394, 497-510. Attention, — 532.
— connaissance de soi, 424. Attributs divins, — définition, tti;
— origine, 479-480. — connaissance, «3, 103, 124, 222-224,
— immortalité, 480-486, 487. 240, 253 ; — nature, 104, 152, 244.
— selon Aristotc, 485. 249, 250, 578; — univoques, 212, 22ô,
— selon Augustin, 397. 226; — distinction, 243-254, 510; —
INDEX DES MATIERES 687
identité, 249, 250, 57 8; — et essence — et deux intellects, 430.
divine, 252, 253 ; — et modes divins, — corps du Christ, 491-492.
223; — et simplicité divine, 229, 251- Colorare, — ralionem, 159, 167-168.
252. Commun, — et universel, 10b, 110, 452.
Communissima, — el scibilia, 73, 93.
Béatitude, — naturelle, 27, 29. Composé, — est l'acte ultime d'être,
— et surnaturelle, 40. 106, 475-476, 477;
— ses moyens, 583. — son unité, 438 ;
— relève de la volonté, 601. — due à sa forme, 494 ;
Bienheureux, — leur science, 50. — implique des éléments réels, 441-442 ;
— et des esse partiels, 493 ;
Catholiques, — et causalité, 314. — ses causes intrinsèques, 438.
Causalité, — parfaite, 314, 319 ; — Composition, — de matière et de forme,
— libérale, 267. 229-230, 232, 235, 432-433, 437.
Cause, — division des causes, 131, 137, — de parties quantitatives, 230.
138, 229; — de substance et d'accident, 231.
— et nature, 561-562 ; — d'essence et d'existence, 232.
— par soi et par accident, 133 ; — de puissance et d'acte, 232-233, 239,
-— principale et instrumentale, 352, 353, 437, 469-470.
356; — d'être et de privation, 234.
— première, 369-370 ; —. d'entités distinctes, 438.
— et seconde, 354, 364-367 ; Concept, — et essence, 92 ;
— médiate et immédiate, 361-362 ; — neutre, 236 ;
— essentiellement et accidentellement — propre et commun, 240 ;
ordonnée, 133-134, 474 ; — par accident, 222 ;
— concourantes, 529-530 ; — quidditatif, 223 ;
— active et passive, 385 ; — simpliciler simptex, simplex, 96-97,
— efficiente, 229, 579 ; 105, 118, 119, 125, 236;
— et effet, 269 ; — confus, 720 ;
— produit l'esse, 346 ; — primo diversus, 96 ;
— exemplaire, 131 ; — commun à l'intelligible et au sensible,
— finale est la plus noble des causes, 164;
1*5, 155, 178, 48I ; — leur distinction, 75, 92, 100, 101, 223 ;
— en physique et en métaphysique, 137 ; — et celle des êtres, 508-509 .
— détermination des causes, 562-563. Concordia potentiarum, — 63, 66, 67,
— naturelle, agit au maximum, 272-273, 68, 518.
274, 275, 579 ; Concret, — son unité, 467-477 ;
— équivoque et univoque, 147, 581 ; — n'est pas une mosaïque, 469 ;
— première, peut se passer des causes — entités composantes, 469, 470 ;
secondes, 277 ; — éléments et qualités, 471-472.
— seconde, 273, 274 ; Condamnation de 1277, 13, 266, 333,
— présuppose la cause première, 277 ; 363, 398, 407, 408, 484, 643, 664 ;
— sine qua non, 591 ; — sa validité, 407-408.
— et forme, 631. Connaissance, — naturelle, 37, 165 ;
— distincte, 74-75, 92 ; — confuse, 7.'î-
Charité, — et volonté, 600. 75, 120; — et existence, 295-300 ;
— et mérite, 603. en soi et en nous, 45, 76 ; — habituelle
— envers le prochain, 617. et virtuelle, 75; — et objet, 46, 358 ;
— divine et création, 339-340 ; — générale, 476 ; — abstractive et
— et Sagesse, 602 ; intuitive, 544-545, 547; — sensible,
— et Dieu, 339. 565-567 ; — expérimentale, 566; de
Christ, — a deux esse, 205. lame, 23, 29, 67, 71, 72; — des
GS8 JEAN DUNS SCOT

substances séparées, 20, 24, 33 ; — — idées divines, 286-288.


hiérarchie, 566-567 ; — et illumination — espèce et individus, 303.
divine, 295-300, 556-573 ; — de Dieu, — causalité, 346-349, 381-382.
103 ; — et volonté divine, 117. — intellect et volonté, 594-599, 602-603.
Connu par soi, — 120-122, 357 ; — nature de l'âme, 487.
— ne se divise pas en in se et in nobis, — décalogue, 611-614.
123. Coordination, —• des essences et des
Conscience, — morale, 610-611. existences, 455.
Contenance unitive, 462, 472, 475-476, — inclut l'individu, 455.
506-507, SO8. Corps, — et lieu, 421.
— appartient au composé, 476. Corrélatifs, — leur nature, 141.
Contingence, — a sa source en Dieu, 33, Créable, 434.
153, 213, 266, 269-275, 277, 314, 318, Création, — ex nihilo, 161-162, 330-331,
321-322, 590; 333-336, 352, 371, 481 ;
— est contingente, 271 ; — cause l'être, 378 ;
.— et immutabilité divine, 259 ; — objet de foi, 161 ;
— et science divine, 329 ; — est possible, 332, 337, 339, 340 ;
— et finalité, 153 ; — et immutabilité, 330, 337 ;
— et infinité, 259 ; — et puissance, 290, 356 ;
— est un fait, 314 ; — et toute puissance, 161, 336, 442, 443 ;
— chez Aristote, 153-154, 278 ; — et inflnité, 352 ;
— et mal, 272. — et causalité immédiate, 335 ;
— les Chrétiens disent que Dieu cause — et contingence, 330 ;
avec contingence, 171. — et nouveauté, 337, 384-385.
— double, 277 ; — selon Avicenne, 265, 333-336 ;
— n'est pas démontrable a priori, 314, — et Aristote, 331-333, 480-481, 482.
317, 318; — création éternelle, 341-343.
— et volonté humaine, 587-589. — et conservation, 443 ;
Contingent, — sa définition, 153, 272, — active et passive, 343 ;
278; — passive, 402 ;
— passion disjonctive, 314, 317 ; — et information, 353.
— scotiste, 272 ; — réservée à Dieu, 346-351, 353, 48I.
— causalité contingente, 270, 313 ; Créature, — définition, 129.
— futurs contingents, 308-309 ; — immédiatement distincte de Dieu, 237 ;
— et science divine, 313, 320-322, 329, — est composée ou composable, 233,
589-590 ; 234;
— élection des contingents, 317-322. — tend d'elle-même au néant, 341, 342;
Contradictoire, — et néant absolu, — peut créer, selon les philosophes, 350,
106. 351.
Controverses, — univocité et analogie,
101-103, 114-115, 116, 243. Décalogue, — et loi naturelle, 609,
— essence et existence, 205-206, 222- 614-624, — les deux tables, 612, 613;
223; 307-308, 350-351, 355, 378-382, — deuxième table, 617.
387, 462, 470, 486-487, 489-490, 493, Définition, — nominale et réelle, 73.
504-505. — et flnitude, 251.
— agnosticisme thomiste, 91-92, 104,226. Déité, esl de se haec, 49, 123 ;
— philosophie et théologie, 386-390. — esl enlilas formalissima, 200 ;
— métaphysique et logique, 107-108. — deilas esl formaliler inftnila, 210, 307.
— formalités, 470, 500-501. Désir. — naturel de Dieu, 164.
— existence de Dieu, 131-132, 139-140, Dieu, — nom, 219; concept, 81-82, 90,
158. 118; définition, 167; et nos sciences,
— nature de Dieu, 200, 208. 8I, 193 ; — rompt leur hiérarchie, 195,
INDEX DES MATIERES 689

199; — être nécessaire, 81, 147-148; — expliquée par elle-même, 633.


— pure forme, 200; — pas un genre, — mêlée de métaphysique, 633.
237 ; — l'fitre même, 307 ; — essence, — légitimité de ce mélange, 634-635.
227-228 ; enlilas realis, 227 ; — parfait, — délaissée par les Scolastiques, 45.
119, 170, 247; — unique, 147-148; — Élection, — et volonté, 590, 603.
infini, 209, 241, 269, 359 ; — singulier, — et vertu, 608.
49, 52, 59, 83, 123, 193, 199, 209, 241- éléments, 472.
242, 368, 398; — nature, 320; — Éminence, — 145, 162, 165, 264.
— sujet premier, 47 ; — fin dernière, Entité, — 180.
155, 177, 330; — de l'homme, 164; — formelle correspond toujours à un
sa science, 47-49, 305-306 ; — sa être, 200, 294.
béatitude, 260 ; — se connaît natu — de la nature, 110, 113.
rellement, 47 ; — suprême connaissable, Éon, — voir : Anges.
76 ; — imparfaitement connu, 35-36, Equinitas, •— est equinilas lanlum, 86,
82, 198, 360 ; — et objet de l'intellect, 110, 448.
31-33, 60; — objectum volunlarium,
Espèce, —. et individus, 461.
117, 576; — présent aux êtres, 376-
—- et genre, 461.
382 ; — providence, 382-386 ; —
Espèces, — intelligibles dans la connais
immensité, 376, 408, 409 ; — cause de
sance angélique, 427-430 ;
la contingence, 33-34, 171, 266, 268-
— dans la connaissance humaine, 512-
275, 313-316; — la connaît, 309-312;
— cause de la vie, 475 ; — son indul 523; 527-532, 540-512;
— et Avicenne, 521 ;
gence, 609.
Différences ultimes, — de l'être, 95- — et sensibles, 518-519.
— action du phantasme, 534.
96, 97, 99, 105, 508.
— sunl primo diversue, 463. Esse diminutum, ens diminutum, 106,
— individuantes, 462. 202, 292-295, 328.
Difformités, — causées par la matière, —. esse repraesenlalum, 293, 294 ;
263. -— secundum quid, 202 ;
Dispensation, — double sens, 613. — opposé à esse simpliciler, 202 ;
— cas scripturaires, 618. — à ens ralum, 294-295 ;
— et volonté divine, 623-624. — esse cognitum, 328 ;
Distinction, — réelle, 240 ; — esse volilwn, 328.
— ses degrés, 244. Essence, — et existence, 80, 265, 335,
— réelle actuelle, 290, 402-403, 499. 456, 468, 548; — in pnlenlia ad esse,
— formelle réelle, 507, 513. 203, 325, 326, 398; — de l'existant,
— formelle, 180, 244-246, 248. 290, 298, 180, 462; — son être propre, 180,
344, 345, 357, 397, 496, 498-500, 513, 201 ; — est fini, 251 ; — son indéter
628-629 ; mination, 85, 86, 88, 93, 110, 224,
— ou non-identité, 246, 248, 249, 307, 225, 250, 325 ; — distinction, 181-182,
345, 500 ; 202 ; — communauté, 225-226, 387 ;
— et identité réelle, 506, 507 ; — connue par Dieu, 47-49 ; — est
— sa réalité, 244, 245, 496, 499, 507. acte, 206 ; — essenlialia, 185. — Voir :
— en Dieu, 345, 357 ; Existence, Nature, Quiddité.
— de raisons, 245. Essence divine, — motrice de l'intellect
— modale, 180, 240, 244. divin, 39, 163, 286, 319, 320-322, 575.
— numérique, 447. — raison suffisante de la connaissance
— grammaticale, 245. divine, 279, 280, 286-287 ;
— des facultés de l'âme, 509. — formellement infinie, 287, 304 ;
— fondement de tout ordre en Dieu,
Écriture Sainte, — tenue pour vraie 576 ;
par la foi, 632-633. — et productivité, 315 :
690 JEAN DUNS SCOT

— et théologie scotiste, 628. — être quidditatif (esse essenliae), 80,


— Voir : Dieu. 105, 106, 168, 201, 202, 204, 252, 289-
État, — de l'homme après la chute, 290, 291-292, 293 ;
12, 14, 15, 20, 23, 29, 32, 37, 38, 50, — est un vrai être, 204.
57, 62, 64, 73, 100, 190, 240, 247, 519, — substantiel et accidentel, 493 ;
533, 545, 551, 555, 573. — être réel, 106, 202, 294.
— et connaissance abstractive, 70-71, — ens ralum, 204, 294-295 ;
107, 185, 190. — appartient au composé, 106, 487 ;
.— définition du mot « état », 61. — et degré de perfection, 251 ;
— et nature, 40, 61-62. — à distance finie du néant, 161-162 ;
— causes de notre état présent, inconnue —. à distance infinie de Dieu, 355 ;
d'Aristote, 69, 70, 71. — première chose créée, 346 ;
— répercussions sur la doctrine scotiste, — le plus imparfait des effets divins, 347.
71. — compossible avec l'infinité, 165-166,
Être, objet premier de l'intellect, 15, 16, 189. Voir : Infini.
17, 43, 58, 61, 62, 72, 73, 81, 93, 94, — être infini et son concept, 52-53, 90,
98, 397 ; 118, 164-165, 189. Voir : Infinité.
— sa raison, 189. — son existence, 170; voir : Dieu.
— surtout l'être infini, 168, 189.
— objet de notre théologie, 54, 118;
— concept simple, 75, 92, 96, 188.
voir : Théologie.
— divisions de l'être, 105-107, 129, 202.
— n'est pas expressément révélé, 54-55.
— la connaissance en est affectée par
Existence, — et essence, 80, 203, 204,
notre état, 61-62; voir : État.
311, 325, 334 ; — non requise pour la
— indifférent à l'intelligible et au
science, 107, 358 ; — être d'existence,
sensible, 23-24, 31, 32, 33, 35, 522.
202, 307, 311, 312; — accident de
— formel et actuel, 496, 497, 508.
l'essence, 203, 325, 326, 333-334, 487 ;
— sa connaissance n'entraîne pas celle
— mode de l'essence, 149, 180, 202,
des êtres particuliers, 43 ;
203, 235, 388 ; — suit l'esse, 206 ; —
— et unité, 492-493, 508 ;
ne s'ajoute pas à l'essence, 348 ; —
—. est l'essence, 253 ;
créée, 378 ; — donnée en métaphysique,
— se dit en deux sens, 487 ;
200 ; —. posée par la cause, 203, 204,
— n'est pas un genre, 104-105, 237-239 ;
— ni un universel, 107 ; 354, 355, 487, 505 ; — et singulier,
462, 549. — Voir: Essence, Singulier.
— pluralisme de l'être réel, 98 ;
— transcende les catégories, 93. Existence de Dieu, démontrable par
— ses propriétés, 129-130. ses effets métaphysiques, 79, 80, 128,
— être commun (ens commune), 81, 140, 144, 158;
72, 73, 80, 81, 84-115, 129, 137, 140, — connue par soi, 122-123 ;
166, 206, 207, 238-240, 348 ; — ni évidente, ni indémontrable, 90,
— communauté et généralité, 108 ; 120-124.
— est le plus commun parce que le plus — article de foi, 172 ;
intelligible, 93 ; — présuppose une définition nominale,
— est unius ralionis, 93. 118, 187;
— - n'existe pas à part, 206. — insuffisance des preuves physiques,
- possibilité de son concept, 93. 81-82, 139-140, 143, 201, 202, 257 ;
- inclus dans tous les concepts, 75 ; — sont a posleriori, 128-130, 206 ;
— 6on indifférence, 105 ; — plan des preuves, 130-131, 169-170 ;
- a une essence, 89 ; — partent de l'être univoque, 117.
— n'inclut pas la finitude, 166; — preuve de l'être premier, 128-149:
— ses trois états, 86 ; — par l'efficience, 131-143 ;
— son concept est neutre, 236 ; — par la finalité, 143-145 ;
— et esse thomiste, 347, 350, 378 ; — par l'cminence, 145-149 ;
INDEX DES MATIERES 691
— sa possibilité implique son existence, Fortune, — et providence, 574.
138-139, 141-143, 145, 146, 201, 206 ; Fruition, — définition, 597 ; — com
— convergence des primautés, 146-147, mune et ordonnée, 594-598 ; — et
148, 170; usage, 597 ; — et vision, 600-601 ;
— nature des preuves, 183-199 ; .— et délectation, 597.
— portée des preuves, 199-215 ;
— tiennent l'être pour accordé, 200-201, Générations, — et corruptions, 433-434,
206; 435, 436, 437 ;
— passent par l'essence, 201-202 ; .— et altérations, 439 ;
— inséparable de l'essence divine, 122, — et éléments, 472 ;
149, 228. — et semen, 474-475.
— Voir : Dieu. — il n'est pas démontrable qu'elles
doivent cesser, 488.
Fin, cause des opérations, 19, 144, 152- Genre, — a un être réel, 204.
— meut la cause efficiente, 352, 481 ; — partie essentielle de l'être, 237, 238.
— connue par la nature des actes, 20 ; —. implique composition, 238.
— incluse dans l'objet premier, 22 f — et être fini, 238.
— sa connaissance est nécessaire pour Grammaire, —• porte sur l'être de raison,
l'action, 17, 19-20. 107.
— naturelle de l'homme, 164 ; Grandeur, — continue, 415-417 ;
— et volonté, 599-601 ; — et inflnité, 157, 230, 257.
— et moyens, 21, 22, 596.
— dernière, 596, 599-601. Habitus, — puissance et objet, 72.
— finiiivum, finibile, ftnilum, 144. — comme connaissance, 46, 75.
— Voir : Cause. — et vertus, 607, 608.
Finitude, .— mode de l'être, 97, 190, Hasard, — dû à la matière chez Aristote,
235; 271, 335.
— et flnibililas, 389 ; — absent du monde chrétien, 271.
— source des autres déterminations du Heccéité, — emploi du terme, 464, 466,
fini, 211 ; 469.
— implique composition d'être et de — non senlilur, 546.
privation, 234, 251, 465. — Voir : Individu, Individuation.
— Voir : Infinité. Homme, — de Duns Scot, 72 ;
Formalité, — et être, 180 ; — et — animal raisonnable, 485 ;
existence, 470; — et identité, 397 ; et — sa forme propre, 485 ;
nature, 110. — sa fin, 18, 164-165 ;
Forme, — n'a pas une connaissance naturelle
— plus être que la matière, 436 ; distincte de sa fin, 18, 19, 164.
— multipliables sans matière, 398 ; — Voir : Ame, Intellect, Volonté.
— reçue par la matière, 301 ;
— matérielle, 433 ; Idée, —. divine selon Thomas d'Aquin,
— connue par ses opérations, 301, 441, 252, 283-284, 286-288 ;
483; — selon Augustin, 279, 297 ;
— substantielle, 472, 496 ; — selon Duns Scot, 279-280, 283, 298,
— substantielle et accidentelle, 438 ; 567-570 ;
— de corporéité, 492, 493, 495, 503, — pourrait n'être pas mentionnée, 279,
507; 281 ;
— et individuation, 459. — ou raison, 280, 282, 283 ;
— pluralité des formes, 475, 492-497. — et objet, 280, 301 ;
— spécifique, 494 ; — et connaissable distinct, 300 ;
.— son activité, 630. — est l'essence de Dieu, 281, 283, 290,
— fluxus format, 406-407.. 291.
692 JEAN DUNS SCOT

— sa production par Dieu, 282, 284, — son principe, 460-466 ;


288-289, 299; — ultime réalité de la forme, 462, 464,
— n'est pas une création, 284-285 ; 629.
— son être intelligible, 282, 284, 285, — non par la forme, 462-463 ;
291-295 ; — non causée par une chose, 464 ;
— précède en Dieu tout acte de volonté, — et nature, 394, 444-445, 452 ;
285, 291, 299, 306, 310, 570 ; — et causes, 465 ;
— objet de complaisance divine, 287 ; — et esse thomiste, 394, 466 ;
— et art divin, 305 ; — erreurs thomistes, 350.
— du tout et des parties, 302, 304 ; Inférieur, — ou supérieur ne changent
— de la substance et des accidents, 302 ; pas l'espèce, 196.
— des individus, 303, 476 ; Infini, — notion, 165-166, 173, 192,
— idées infinies en nombre, 301 ; 208, 210, 359 ; — conçu par le fini,
— et contingents, 309 ; 166; — privatif, 191-192; positif, 191,
— ne peuvent engendrer, 368 ; 194 ; — intensif, 165, 192, 208, 227,
— interprétation de Platon, 451. 230, 231, 259, 370, 372 ; — en puissance,
Identité, — formelle, 500 ; en acte, 162, 163 ; — être infini, 53, 90,
— et réelle, 246, 307 ; 164-165, 189, 209, 210, 211, 212, 258,
— réelle et distinction formelle, 251. 269, 327, 328, 376, 427, 645, 646; —
— dialectique de l'identité, 577-578. son concept, 193, 210, 427-428 ; — pas
Illumination divine, — et idées divines, univoque, 212 ; — simple, 233, 345,
215-300, 556-573. 577-578 ; — et perfection, 81 ; — est
Image, .— divine dans l'âme, 51, 501, possible, 167, 168 ; — existe, 168-169 ;
540; — est dans l'essence, 502; — — est unique, 173. — Voir : Existence
et mémoire, 538-539, 541-542. de Dieu.
Immoralité, — chez Aristote, 34, 55. Infinité, — mode de l'être, 53, 119, 189,
Immutabilité, — prérogative divine, 191, 192, 193, 210, 225, 240-243; —
254, 261-278; non un attribut, 152, 248 ; — intrin
— sa nature positive, 254, 275 ; sèque à l'être, 210 ; — compossible
— et immobilité, 255-256 ; avec l'être, 189-190, 238 ; — liée à
— d'entité et de forme, 258 ; l'être premier, 81, 165 ; — de l'être
— son intelligibilité, 476. divin, 149-171, 208, 209, 235, 251,
Individu, — définition, 86, 446, 462. 388, 465 ; — et essence divine, 212,
— et substance première, 453, 476 ; 248, 252 ; — et simplicité, 253 ; —
— sa perfection, 303, 508 ; et esse thomiste, 209, 235, 251, 388-
— son unité, 303, 304, 476 ; 389, 629-630 ; — et liberté, 645 ; — et
— son indivisibilité, 453 ; motion, 157, 159, 160 ; — et puissance,
— est suprflmement substance, 303-304 ; 157, 160 ; — et création, 339 ; et con
— est premier, 476 ; naissance, 49, 156-157 ; — et formalités,
— prescinde l'existence, 547, 549. 248, 500 ; et essence, 225 ; — est
— inclus dans la coordination des l'heccéité de Dieu, 209, 461 ; — et
essences, 455-456 ; l'argument de saint Anselme, 166-167,
— n'inclut pas l'existence, 203, 456 ; 169.
— est intelligible, 76, 466, 543-555 ; Instans naturae, 48, 282, 319, 481, 510,
— et science, 199, 545; 519.
— fin de la nature, 303 ; Intellect.
— terme de la génération, 203 ; 1. Humain, — et angélique, 396, 397 ; —
— 6on idée en Dieu, 304. après la chute, 15, 23, 29, 30, 64, 51»;
Individuation, — requiert une cause voir : État ; — est une nature, 260.
positive, 453-454, 460-461 ; 270 ; — stable, 65 ; — son objet, 24, 25,
— et existence, 454-456, 465 ; 28, 30, 31, 57-73, 70, 397, 521-522.
— et quantité, 457-460 ; 548, 653 ; — selon Thomas d'Aquin,
INDEX DES MATIERES 693
66, 57, 62, 70; — et celui de l'ange, — créatrices selon les philosophes, 350,
32, 65, 70-71, 396, 653 ; — connu par 351 ;
la révélation, 32-33 ; — et infini, 163- — sont nécessitées selon les philosophes,
164, 168 ; — et mémoire, 539 ; — 263-264, 336 ;
capable en soi d'intuition intelligible, — motrices, 407 ;
38, 59-61, 64, 67, 518 ; — lié à l'imagi — la nécessité des Intelligences motrices
nation, 62, 63, 64, 65 ; — agent de n'est pas démontrable, 332.
l'ange, 429 ; — et de l'homme, 39, Intelligible, — précède l'intellection,
449, 514 ; — son indétermination 424.
positive, 534-535 ; — opère sans Intensité, — degré intrinsèque d'être,
organe, 40, 516-517 ; — son opération, 53.
514-516 ; — et phantasme, 514, 517 ; — Intuition, — de l'intelligible est impos
et nature commune, 536 ; — et uni sible depuis la chute, 29, 35, 186, 247,
versel, 110, 449, 515, 537, 538, et 358;
intellect possible, 540-542 ; — de — et espèce intelligible, 542 ;
l'ange, 429 ; — de l'homme, 514, 533; — possible en soi pour nous, 65, 67, 186 ;
.— prédication, 538 ; — et universel, — et abstraction, 426, 427, 555 ;
538 ; — intellection, 542 ; — incerti — de la formalité, 499 ;
tudes sur sa nature, 539. — du non-existant est contradictoire,
2. Divin, — perfection intrinsèque, non 548;
attribut, 151-152, 214, 223, 307; — — à l'existence pour objet, 107, 358, 425-
distinct de volonté, 307; — son 427, 430-431, 544, 547, 548 ;
existence, 152-153; — identique à — de nos actes psychologiques, 550-
l'essence, 154-156, 231, 245; — 555, 564 ;
connaît tous les intelligibles, 156-157, — de ce qui n'existe pas, 425, 505 ;
163, 214, 266 ; — infinis en nombre, — de l'essence abstraite, 426 ;
304 ; — nécessairement, 291, 310, 318 ; — et sensation, 426.
— et possibles, 319; et futurs contin
gents, 313, 321-329; — est infini, Liberté, — et volonté, 577, 578, 579-580.
163, 214, 304 ; — donc unique, 173 ; — — et nécessité naturelle, 599 ;
cause comme une nature, 270, 318 ; — — est double, 586 ;
mu par l'essence divine, 33, 286, 319- — et môme triple, 586-587 ;
320. —. et contingence, 587-589.
Intellection, — opération propre de Liberté divine, .—. source de toute
l'homme, 484 ; liberté, 154, 368-369 ;
— qualité de première espèce, 523-524 ; — ignorée des philosophes, 366 ;
— sa structure, 519, 539 ; — et immutabilité, 259, 309 ;
— porte sur la nature indéterminée, 536 ; — sa nature, 260-261, 321 ;
— sa cause, 523-543 ; — et libéralité, 327 ;
— et le phantasme, 581-582 ; — et humaine, 590.
— causée par l'objet et l'intellect, 424, Lieu, — définition, 409 ;
519; —• et corps, 410 ;
— n'est pas pure passion 533 ; —. est immobile, 410.
— et nolilia, 524, 535. — naturel, 410 ;
Intellectualité, — espèce univoque, — et l'ange, 410-412.
397. Logique, — son objet, 106-107, 450.
— est le plus actuel de l'âme, 502. — de l'identité formelle et de l'identité
Intelligences séparées, — 77, 78, 257, réelle, 250-252.
269, 274, 326, 373, 391, 519-520. —. des contingents, 588-589.
— leur béatitude, 233-234 ; Loi, — naturelle de la raison, 609, 610,
— formellement nécessaires, 375, 400 ; 612-614, 618;
— leur mutabilité, 275 ; — au sens large, 614-615, 618.
694 JEAN DUNS SCOT

— écrite dans les cœurs, 55 ; — son état présent, 71-72 ;


— son principe, 611, 614 ; — en soi et en nous, 73, 77, 185-188, 1*4,
— fondée sur l'intellect, 613, 618 ; 198, 257, 652 ;
— est raisonnable, 620, 622-623 ; — ses principes, 75 ;
— et volonté divine, 611-612, 621-622; — connaît Dieu comme être, 197 ;
— et amour du prochain, 616 ; — à la fois dernière et première, 72-76 ;
— loi positive, 614-615. — sa dignité et ses limites, 82-83, 361 :
Lumière, — lux et lumen, 479, 526. — et théologie, 72, 82, 83, 150-151, 184,
1 85, 639-640, 650-651 ;
M al, — est dans le monde, 271 ; — science transcendante, 81 ;
mal moral, 272 ; — science réelle, 108, 141, 507 ;
n'a pas de cause finale selon Aristote, — et les sciences, 42, 43, 75 ;
272; — n'est pas une logique, 107-108, 131,
comment il est possible, 170, 213, 272 ; 513;
selon les philosophes, 365. — ni une physique, 137, 256-258 ;
M atière, — définition, 443-444, 467 ; — ses propositions sont vraies prim*
— sa nature, 301, 432-440 ; modo, 1 1 3 ;
- entité positive, 436 ; — d'Avicenne et d'Averroès, 77, 78.
- ses fonctions, 435 ; Miracle, — 367, 457.
- est en puissance, 437 ; Mixte, — et éléments, 471, 472.
- est acte, 436, 439 ;
Mode, — intrinsèque, 53, 240, 244.
- est là en vue de la forme, 392, 436,
Monde, — des philosophes et des chré
437;
- et individuation, 444-466 ; tiens, 34, 154, 263-269, 271, 306, 316,
327, 363-365, 373, 375, 602 ; — intelli
- est de soi connaissable, 301, 440-441 ;
- par les transmutations, 441 ; gible, 283, 300.
- a un être propre, 301, 441-443; Moralité, — des actes, 603-606 ;
- créable à part, 443 ; — sa justification métaphysique, 623 ;
- est nature, 436 ; — définie par les circonstances, 606-607 ;
- et forme, 439-440, 467 ; — et intellect divin, 613 ;
- antérieure à la forme, 179 ; — et liberté divine, 609-610 ;
- et contingence, 271, 384, 385 ; — et cause finale, 605 ;
- et mal, 213, 263, 272, 335; — et liberté, 605 ;
. a une idée en Dieu, 301, 441, 444 ; — et jugement rationnel, 604, 606.
. a son esse, 436. Motion, — naturelle, 319, 320, 574, 575 ;
ATÉhIalISTeS, 432-433. — et volontaire, 574 ; — nécessaire et
émoire, — divers sens, 512 ; — et contingente, 322-323 ; ordre de la
intellect, 512, 517, 519, 520, 539. motion contingente, 576; — première,
érite, — des actes, 603, 605, 607, 609, 575 ; — ad exlra, 576.
612, 618-619. Mouvement, —. des corps, 413-421.
esure, — et mesurer, 403.
etaphysique, —. sa définition, 72, 92, Nature, — chez Duns Scot, 62, 579 ;
93-94, 638 ; — au centre de la doctrine, 451 ;
• sagesse, 185 ; — et raison formelle, 236.
. circa altissimas causas, 199 ; — chez Avicenne, 86, 114, 448.
. son objet, 41, 42, 55-73, 77-84, 87, — objet du métaphysicien, 450.
93, 130, 187, 188, 195-197 ; — nature commune, 110, 446 ;
sa méthode, 185-186 ; — est commune de plein droit, 1 13, 458,
. prescinde l'existence, 107, 462 ; 549;
. porte sur les essences, 80, 107, 137, — non singulière, 394, 398, 448, 545,
179, 185, 199-200; 546 ;
sur le commun réel, 108 ; — son unité, 110-113;
INDEX DES MATIERES 695
— et l'objet de la connaissance, 522, — et sujet, 45 ;
537-538 ; — et facultés, 32;
— son indétermination, 113, 114, 330, — précède la connaissance, 513 ;
394, 431, 515, 536 ; — objet naturel, 55, 70 ;
— autant de natures, autant d'esse, 205 ; — formel, 192, 245 ;
— résulte d'une abstraction, 110 ; — secondaire de l'intellect divin, 299.
— objet propre du métaphysicien, 113 ; Ordre, — présuppose un seul principe,
— et volonté, 153, 260, 270, 276, 307, 148;
310, 319, 574 ; — des essences et des existences, 203 ;
— et unité, 476 ; — essentiel, 129, 133, 162, 178, 373 ;
— et individus, 303 ; — est un ordre réel, 183 ;
— n'agit qu'en tant qu'individuée, 394 ; — d'éminence, 162, 178 ;
— agit selon toute sa puissance, 365 ; —. de dépendance, 178 ;
— sens du terme en Dieu, 320 ; — un être non ordonné est une absurdité,
— et génération, 473-474. 177.
Naturel, — en deux sens, 61-62.
Néant, — sa définition, 106 ; Parties, — et tout, 106.
— et être, 349 ; Passiones entis, — 79, 95, 190, 438.
— séparé de l'être par une distance finie, — relatives ou absolues, 130 ;
161-162, 348-350. — convertibles, 97, 190 ;
Nécessaire, lié à l'être chez Avicenne, — disjonctives, 129, 186, 189, 190, 271,
15. 314, 317 ;
— necesse esse esl, 125. — l'inférieure suppose la supérieure, 97,
— et inflni, 176, 235. 190, 194, 317 ;
— passion disjonctive de l'être, 314. — extrinsèques à l'essence de l'être
— Dieu seul formellement nécessaire, en tant qu'être, 79, 97, 186-187, 190,
275. 200, 507, 508-509.
Nécessitarisme, — gréco-arabe, 153, Paul (saint), — son rapt mystique, 50,
175, 197, 213, 262-266, 274, 315, 323, 59, 358, 427, 599, 600 ;
324, 369, 443, 488, 624, 641-643. — philosophus noslcr, 602.
— son principe, 363, 368 ; Péché originel, — voir État.
— et problème du mal, 170-171 ; Perfection, — et inflnité, 165, 328 ;
— et immobilité, 259 ; — et immutabilité, 258.
— et intellectualisme, 315 ; Personne, — et individu, 495.
-— et contingence, 323. Personnes divines, — et distinction
Nécessité, — suggérée par l'observa formelle, 228, 244, 249, 500.
tion de la nature, 33, 34, 316 ; — et le Verbe, 575.
— enseignée par les philosophes, 363-364 ; — Saint-Esprit, 576-577.
— les nécessités, 261, 263-264 ; •— et supposila, 244.
— d'inévitabilité, 368 ; — et relations, 345.
— et essence, 85 ; Philosophes, — et théologiens, 13, 14,
— et causalité, 326 ; 15, 21, 196, 213, 261-262, 266, 271,
— plus parfaite que la contingence selon 274, 275, 278, 321, 326, 332, 335, 330,
les philosophes, 266, 326. 365, 368-369, 375, 400, 478, 480, 4tS,
Négations, — 191, 220-221. 594, 596, 601-602, 634, 640-643, 646.
Noms divins, 218. Voir : Attributs — saneli el doelores, 602.
— et Chrétiens, 171, 480, 481.
Objet, premier et adéquat, 15-16, 32, 46, — et Catholiques, 266, 278, 314-316,
62, 94; 332, 356, 357, 382, 409.
— premier et par soi, 59 ; — et double vérité, 644-646.
— contient virtuellement les autres, 46, — et la foi, 375.
47; — et philosophie, 642-643.
696 JEAN DUNS SCOT

— les deux plus célèbres, 323, 647. Prudence, — et volonté, 608.


— comment les interpréter, 324, 373. Puissance, —• objective et subjective,
— favorisent la nécessité, 21-23 ; voir : 433-434, 436; — obédientieUe, 43;
NÉCeSSITArISMe. divine infinie, 159, 160, 230 ; — et
— leurs limites, 274, 332, 341, 365, 423, liberté, 272-274 ; — absolue et ordon
482, 634, 640-641. née, 611-612. Voir : Toute Puissance.
Philosophie, — et révélation, 18. Puissances, — de l'âme, 498; — distinc
— et théologie, 21, 316, 275-276, 632- tion, 502, 508-509.
633, 636-637, 663. •
— et Duns Scot, 370, 375. Qualité, — espèces, 523; — et mixte
'— et Aristotc, 19, 20-21. 472.
— expérience close, 20, 21, 33, 38, 361, Quantité, — 418, 459. Voir : Grandeur.
362, 375, 482; Quiddité, — en Dieu, 252 ; — commu-
— ignore la liberté divine, 21-22 ; nicables, 398; — sensible, 60, 62, 64;
— critique théologique de ses limites, 29, — voir : Essence, Nature.
30.
— philosophia perennis, 662. Raison, — ou idée, 280 ; voir : Idée ;
Physicien, — déguisé en métaphysicien, — formelle et univoque, 224, 225, 228,
197. 237, 252, 253 ; — et infinité, 225 ; —
Pluralitas, —. non esl ponenda sine et moralité, 608.
necessilale, 491, 495, 501, 502, 503, 516. Raisons nécessaires, en théologie, 196,
Polythéisme, — d'Aristote et de Cicéron, 274, 341, 366, 635-637; — potsibilc
34, 177. ncressarium, 637.
Possiole, — nature, 318, 319; — et Raisons séminales, 475.
intellect divin, 319, 323 ; — et volonté Relation, — et fondement, 344-345.
divine, 291, 306, 308 ; — futur, 310- Révélation, sa nécessité, 12, 17, 18, 20,
311 ; — sans existence, 290; — 35-36, 43, 117, 619 ;
logique ou réel, 131 ; — par soi mais — et raison, 44, 45 ;
nécessaire par autrui, 264-265, 324, — en raison du péché originel, 14, 15 ;
325. — sa nature, 38 ;
Prédestination, 329, 383. — présuppose la volonté divine, S76 ;
Prédication, — in quid el in quale, 95; — inutile et impossible selon les philo
— per identilalem, 578. sophes, 14, 15, 22 ;
Premier, — nom philosophique de — et loi naturelle, 617 ;
Dieu, 33, 34, 157-158, 170, 171, 177, — possible selon les théologiens, 36-40 ;
198, 201, 256, 257, 266, 267, 269, 271, .— cause de notre théologie, 50 ;
272, 273, 274, 275, 277, 327, 374. — ses objets, 39, 50-51, 360-361 ;
— premier être, 81-82, 130, 201 ; — rationalité de son contenu, 55, 620 ;
— infini de plein droit, 201 ; — rehausse la nature, 39-40.
— premier moteur, 257 ; Rhétorique, — porte sur l'être de
— selon Aristote, 371-372 ; raison, 107.
agit nécessairement, 154 ;
— avec une puissance infinie, 159-160. Sacrements, — inutiles avant la chute,
Primat, — de la volonté, 285. 70.
Primauté, — de communauté ou de Sagesse, — métaphysique, 185 ; — et
virtualité, 95, 508. charité, 602; —. voir : Métaphysique,
Primo modo, — vrai, 113, 450. Théologie
Principes, — 43, 560-561, 588-589 ; — Saint-Esprit, — et amour, 320.
pratiques, 55, 572, 610. Sai.ut, — et liberté divine, 21 ; — voir :
Privation, — et être fini, 234. Révélation.
Propriété, — privée, 620-621. Science, — sa définition, 183-184 ;
Protervus, — 176, 177, 559-560. — réelle, 631 ;
INDEX DES MATIERES 697
— et praxis, 656 ; — sa nécessité, 43 ;
— pratique, 305, 308, 315, 631-632, 656 ; — n'a pas de principes immédiats, 193 ;
— hiérarchie des sciences, 650 ; — et métaphysique, 27, 60, 82-83, 91,
— les sciences et leurs objets, 184, 196- 184-199, 217, 639-640;
197, 650-651 ; — et physique, 8I ;
— n'en prouvent pas l'existence, 186 ; — son objet est singulier, 199 ;
— fait abstraction de l'existence, 358- — théologie naturelle, 44, 316 ;
359, 426, 544, 555. — et théologie, 150 ;
Scotisme, — caractères, 7-10, 316, 339, — théologie surnaturelle « en soi » et
340, 573 ; — style, 9, 81, 82, 625-627 ; « en nous », 45 ;
— méthode, 174, 175, 215-218, 242, —. théologie en soi, 47 ;
243 ; — ordre, 627, 632, 635 ; — — théologie divine, 48, 49 ;
caractère positif, 214 ; — critique en — des nécessaires et des contingents, 46,
quel sens, 641 ; —-sa métaphysique, 49, 50, 52 ;
71-72, 79-80, 181, 190-191, 639 ; — et — théologie des bienheureux, 49-50,
les essences, 456 ; —» sa structure, 357. 358 ;
196; — et individualité, 476; — for — notre théologie, 50-53, 90, 118, 193,
malisme, 181, 592, 593, 628 ; — et 357, 358 ;
théologie, 490, 632, 633, 639, 656 ; — — son objet est le concept d'être inflni,
et philosophie, 370, 371, 375, 417, 418, 52, 54, 427-428 ;
649-654; — et averrotsme, 478, 641- — théologie négative, 91-92, 220 ;
646; — et plotinisme, 506; — et — son insuffisance, 220-222 ;
orthodoxie, 659-661 ; — sens histo — science pratique, 505 ; voir : Science.
rique, 642 ; — école scotiste, 242-243. Théologien, — déguisé en métaphysi
Sbmen, — définition, 472-473. cien, 197 ;
— fonction, 473-475. — scolastique, 632-633 ;
— et action divine, 475. — sa position fondamentale, 646 ;
Sensation, — et concept, 74. — l'emporte en connaissance naturelle
Sensible, — objet, 112, 192. sur certains philosophes, 654.
Signum, —- voir : Instant de nature. Toute Puissance, —• puissance inflnie
Simplicité divine, — 229-243, 253, 345 ; chez Aristote, 157, 159, 160, 161, 273,
— voir : Infinité. 362,369,370-373,375; Toute Puissance
Substance, — son concept, 218; — enseignée par les théologiens, 160, 273,
connue par ses accidents, 301 ; — 274, 313, 316, 336, 355 ; — est possible,
n'inclut pas son existence, 203. 359-360, 366 ; — est probable, 366 ;
Substances séparées, — immatérielles, — ignorée des philosophes, 356, 360-
37; — étudiées en métaphysique, 79; 362 ; — tenue par eux pour impossible,
— leur béatitude, 35 ; — leur nombre, 363-365, 375; notamment par Aver-
35; — sont créées, 331-332. roès, 364; — objet de foi, 760, 355,
Surnaturel, — et naturel, 16, 18, 36, 365 ; — et causalité divine, 314, 315 ;
37, 39, 40 ; — et vision béatifique, —• et création, 356; — cause l'exis;
600. — Voir : Théologie. tence, 355; — est liberté, 365, 373,
Synonymes, — selon Aristote, 87 ; — et 645-646.
attributs divins, 247. Transsubstantiation, 490, 491, 493.
Triangle, — serait-ce qu'il est même si,
Talité, — 293, 298, 299. par impossible, Dieu n'existait pas,
Temps, — discontinu, 405-406. 185.
Théologie, — usage du mot, 12 ; Trinité, — sa connaissance, 33, 38-39.
— définition, 44 ;
— son objet propre, 42-43, 45, 47, 184, Un, — extrinsèque à l'être, 79. Voir :
193, 195, 254, 646; Être.
— son sujet, 46, 49 ; Unicité, — de Dieu, 171-177; — est
698 JEAN DUNS SCOT

démontrable, 176 ; — prouvée par son Vision béatifique, et théologie, »• ;


infinité, 172-173. — sa possibilité, 59-60, 64, 91 ;
Unité, — par soi, unit puissance et acte, — de Dieu, 191 ;
96, 246, 438 ; — sa nature, 393, 505-506, 599-601 :
— et par accident, 96, 246, 438 ; — et fruition, 600, 601.
— de simplicité, 246 ; Volition, — est une qualité, 523.
— degrés d'unité, 246, 492-493, 499-500 ; Volontarisme, — attribué à Duns Scot,
— d'ordre, 246, 439, 532 ; 308, 575, 583, 613 ; — primat de
— du genre, 1 1 1 ; noblesse de la volonté, 594, 601, 656-
— de l'espèce, 112 ; 658, 671 ; — et intellectualisme, 606.
— du singulier, 445 ; Volonté divine, — n'est un attribut
— de la nature commune, 110, 111, 112, qu'au sens large, 151, 152;
117, 445-451 ;
— identique à l'essence divine, 154-155,
— du composé, 438 ;
277, 307 ;
— formelle, 246 ;
— perfection intrinsèque de l'essence
— et réelle, 507, 509-510;
divine, 7ô7,152.
— est univoque, 396 ;
— distincte de l'intellect, 307.
— est proportionnelle à l'être, 439 ;
— preuve de son existence, 153, 317 ;
— de l'objet sensible, 111, 112, 447, 535 ;
— n'a pas de cause, 276, 338, 339 ;
— et relation, 447 ;
— est infinie, 173, 320, 321 ;
— numérique, 112, 445-446 ;
— hors du temps, 276 ;
Universel, .— et prédicabilité, 107 ;
— sans être actuel, 515; — œuvre — s'aime nécessairement, 259-269, S77,
de l'intellect, 110, 113; — en quel 580 ;
sens, 450-451 ; — et communauté de — n'airne nécessairement que »oi, 268,
l'essence, 110, 451, 536, 537-538; — 320, 321, 623 ;
in re, 451 ; — in actu, 537 ; les univer- — mais librement, 260-261, 274 ;
saux, 107 ; — de causalité ou de - n'a pas de cause, 321 ;
prédication, 347. — sa complaisance envers toute \Aér,
Univocité, — origine de la notion, 87, 287 ;
88, 89, 114 ; — necessilas perfeelae liberlatis, ito, 321 ;
— sa définition, 94, 95, 99, 223, 240 ; — et connaissance des possibles, 310 ;
— logique, réelle, métaphysique, 89, 114 ; — bien et mal, 611-612;
— requise par la métaphysique et la - et biens finis, 321 ;
théologie, 91-92, 103-104, 224-225, — et Saint-Esprit, 576-577.
652-653 ; Volonté humaine, — et nature, 160,
— son extension, 95, 98-99 ; 574, 575, 576, 579, 580, 583 ; -
— à l'être divin, 100-104, 223-224, 444 ; appétit raisonnable, 579; — et libre.
— ses limites, 95-98, 476 ; 580 ; — désir du bien, 260 ; — et
— fondée sur l'indifférence de l'être, volonté, 583-584 ; — et indétermina
114, 238; tion, 588-589 ; — qui est perfection,
— n'entraîne aucune communauté réelle 276 ; —. origine de toute opération,
d'être, 101, 236-237, 239, 629 ; 270 ; — cause totale de son acte. 276,
— et Avicenne, «0,88, 89-90, 93-94, 114; 580-593 ; — exercice et spécification,
— et prédicabilité,',' 235 ; 581, 586; — et phantasme, 581-582;
— et analogie, 88, 89, 101-103, 114-115, — et intellect, 585, 592-593, 598 ; —
116; et objet, 591-592; — actes absolus.
— niée en droit, admise en fait, 114, 247; 598; — désire l'infini, 164; - et
— et possibilité de voir Dieu, 31-32, 91. fruition, 594 ; — et béatitude, 601; —
et lois morales, 603-624.
Vertu, 603, G04, 605, 607-608. Vrai, — distinct de l'être, 97 ; — roir :
Vice, 607. Connaissance, Illumination •mits.
TABLE DES MATIÈRES

Préface 7
Chapitre I. L'objet de la métaphysique.
1. Limites de la métaphysique 11
2. Théologie et métaphysique 44
3. L'être commun 84
Chapitre II. L'existence de l'être infini 116
1. L'inévidence de l'existence de Dieu 120
2. La cause première 128
3. La fin dernière 143
4. L'être infini 149
a) Préambules à la preuve 151
b) La voie de l'efficience 157
c) Les voies de l'intellect, de la volonté et de l'émi-
nence 162
5. L'unicité de l'être inflni 171
6. Nature et portée des preuves 177
Chapitre III. La nature divine 216
1. La pluralité des noms divins 218
2. Simplicité de l'essence divine 228
3. Distinction des attributs divins 243
4. Immutabilité divine 254
Chapitre IV. L'origine du contingent.
1. Les idées divines 279
2. Le possible et le contingent 306
3. Élection des contingents 317
4. Création des contingents 329
5. La production de l'être 343
6. La toute-puissance divine 355
7. Omniprésence et Providence 376
Chapitre V. L'Ange.
1. Nature de l'ange 391
2. L'ange et la durée 401
3. L'ange et le lieu 407
4. L'ange et le mouvement 413
5. L'ange et l'intellection 422
Chapitre VI. La Matière.
1. L'être de la matière 432
700 JEAN DUNS SCOT

2. Matière et individuation .
a) La matière est-elle naturellement individuelle? . . . 444
b) La matière est-elle individuée par un élément
positif intrinsèque? 451
c) L'individuation par l'existence 454
d) L'individuation par la quantité 457
e) Le principe de l'individuation 460
3. L'unité du concret 467
Chapitre VII. L'ami- humaine 478
1. Origine et immortalité de l'âme 479
2. L'âme et la forme de corporéité 490
3. L'âme et les facultés 497
Chapitre VIII. La connaissance intellectuelle 511
1. Intellect et espèce intelligible 512
2. La cause de l'intellection 523
3. La connaissance du singulier 543
4. Connaissance et illumination divine 556
Chapitre IX. La volonté 574
1. La cause du vouloir 578
2. Le terme de l'acte volontaire 593
3. Volonté et moralité 603
Chapitre X. Duns Scot et les Philosophes 625
Appendices I. Données biographiques 670
2. Données bibliographiques 672
3. Alphabetum Scoti 676
Addenda et Corrigenda 681
Index des noms de personnes 682
Index des matières 686
Table des matières 699
IMPRIMERIE A. BOISTEMPS, LIMOGES

DEPOT LÉGAL : l" TRIMESTRE 1952


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V. l'EGMAinR. La notion dionjiienne du Bien telan le» commentaire» d» S. Albtrt
le fjrtnd.
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M. I|I-:IH:KIIO». La structure du concept d» jiersonne : histoire de la dé/'nition d»
Uoece
M.-D. Ciiciu. La psychologie de la foi dam la théologie du XIII» iliclê.
L. TACUC. Chottutqitfi et abbés.
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VI. PEXIIAIHE (J.). — « IntcUeclas • et * Ratio • telon saint Thomat d'Aquin.
318 papes.
VII. CI1AIU.A.ND (Th.-Af.) — Artcs Praedicandi. Conlribulion 5 l'Iiiiloire de la
rêlliarique au Moyen Ago. 422 pngos, avec reproduction liors-lexle.
VIII. PARENT (J.-M.). 0. P". — La doctrine de la création dont l'Ecole de Char
tres, titilles el leiles. 224 papes.
IX. ETIIIKR (A.-M.). — Le • De Trinilate » de Richard de Saint Victor. 1938.
123 p.i^es.
X. PARÉ (G.). — Le Roman de la rosé et la tcoliislique courtoise. 1941. 216 pp.
XI. CIIKMI (M.-D.), O. P. — Introduction à l'Etude de Saint Thomas d'Ayuiit.
1U50. 306 papes.
XII. RAYNAbD DE LAGE (G.). — XJain de Lille, Poète du XII» tiède, 1951,
192 pages.
StniB is-12 : CoKr£nBi<fCE3 ALBERT LE GRAND
GILSON (ElO, de l'Académie Française. 1947. Philosophie el Incarnation telon
Saint Augustin. Relié pleine loile. 56 pape?.
VlfîN.M.'X (P.,. I04S. Koininalitme au V/l' titrlr. Relié pleine toile, 100 papes.
ltr.i;i> (I..-M.;. O. P. llH». L'Utl^tte de la 9fi>/a/./iv>i>(ne. UrorliA .!•• UG |<»pet.
MAHIdir (ll.-l.). l'.l.iO L'Anibitalenct du temps de l'halatrt thet Saint Amjus-
lin. H roi lié de 8<5 p.ipvt.
DEMA.N (T.), 0. P. 19ôl. Aux origine» de la théologie morale. Broché de 116 p.
LIBRAIRIE J. VRIN. 6, PLACE DE LA SORBONHE. PARIS (V«)

ÉTUDES DE PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE


Directeur: ETIENNE GILSON
de l'Académie française

FORMAT : gr. ln-8.


1. Etienne GILSON. Le Thomisme. Introduction au système de saint Tho
d'Aquln. 5' édition revue et augmentée, 25* mille.
2. Raoul CARTON. L'Expérience physique chez Koger tsacon.
3. Raoul CARTON. L'expérience mystique chez Koger Bacon.
4. Etienne GILSCN. La pliilosopnie de saint Bonaventure 2* édition revue.
5. Raoul CARTON. La synthèse doctrinale de Roger Bacon.
6. Henri GOUHIER. La pensée religieuse de Descartes.
7. Daniel BERTRAND—BARRAUD. Les idées philosophiques de Bernardin Ochin a*
Sienne
8. Emile BRÉHTKH. Les idées philosophiques et religieuses de Philon a'Alexanane.
3- édition.
9. J.-M. BISSEN. O.F.M. L'exemplarisme divin selon saint Bonaventure.
10. J.-Fr. BONHEFOY, O.F.M. Le Saint-esprit et ses dons selon saint tfoncventure.
11. Etienne GILSON. Introduction à it.tu.de de saint Augustin. 3* édition.
12. Car. OTTAVIANO. L'Ars compendiosa de Kaymond Lulle, texte Inédit précédé
d'une étude sur les œuvres de Lulle (tiré à petit nombre).
13. Etienne GILSON. Etudes sur le râle de la pensée médiévale dans la formation
du système cartésien. — Deuxième partie des < Etudes de Philosophie mé
diévale » revue et considérablement augmentée.
14. Aimé FOREST. La structure métaphysique du concret selon saint Thomas
d'Aquin.
15. M.-D. DAVY. Les sermons universitaires parisiens de 1230-1231. Contribution 4
l'histoire de la prédication médiévale.
16 P.-G. THÉRY. O. P. Etudes dionysiennes. Tome I : Hildutn, traducteur clé IJents.
17. P. GLOR'.EUX. Répertoire des Maîtres en théologie de faris au XIII- itecie.
Tome I : Dominicains, Séculiers.
18. P. GLORIEUX. Tome II : Franciscains, Cisterciens, etc.
19. G. THÉRY, O. P. Etudes dionysiennes. II. Hilduin, traducteur de Denis. Edition
de sa traduction.
20. Etienne GILSON. La Théologie mystique de saint wernara.
21. Paul VICNAUX. Luther, commentateur des sentences (Livre I. Distinction XVII).
22 Dom André WILMART. O.S.B Le recueil des pensées </u B. Guigue.
23. BAUDRY. L-i Tractatus De principes theologiae attribué d G. d'Occam.
24. L. BAUDRY. Breviloquium de Potestate Papae attribué d G. d'Occam.
25. J. PAULUS. Henri de Gand. Essai sur les tendances de sa métaphysique.
26 A. BOEHM. Le • Uinculum Substantielle » chez Leitmitz, ses origines historiques
27. J. ROHMER. La /inalité morale chez les théologiens de saint Augustin d uunt
Scot.
28. Et. GILSON. Dante et la philosophie.
29. (1) G. DE SAINT-THIERRY. Un traité de la vie solitaire. Epistota ad Fratrei d<
Monte Dei. Edition critique du texte latin par M.-M. Davy.
29. (2) G. DE SAINT-THIERRY. Un traité de la vie solitaire. Lettre aux frères du
Mont Dieu. Traduction française précédé d'une introduction et de notes
doctrinales par M.-M. Davy.
30. A. COMBES. Jean Gerson, commentateur dionysien. Pour l'histoire des courants
doctrinaux d l'Uniuersité de Parts d la fin du XIV* siècle.
31. J. FESTUCIÊRE. La philosophie de l'amour de Marsile Ficin et son influence fur
la littérature française au XVI' siècle.
32. A. COMBES. Jean de Montreuil et le chancelier Gerson. Contribution à l'his
toire des rapports de l'humanisme et de la théologie en France au début
du XV' siècle
33. Et. GILSON. L'esprit de la philosophie médiévale (Glfjord lectures). Université
d'Aberdeen. Deuxième édition revue.
34. A. COMBES. Un inédit de saint Anselme? Le traité De Unitate diuinae essenttac
et pluralitate creaturarum. d'après Jean de Ripa (avec un fac-similé hors
texte).
35. G. VAJDA. Introduction d la pensée juive du moyen âge.
36. F.-M.-M. SACNARD. La gnose valentmienne et le témoignage de saint Irénée.
37. L. GARDET et M.-M. ANAWATI. Introduction d la Théologie musulmane. Essai de
Théologie comparée.
38. L. BAUOHY La querelle des futurs contingents (Louvaln 1465-1475) Textes
inédits.
39. L. BAUDRY. Guillaume d'Occam. Sa vie, ses œuvres, ses idées sociales tt politi
ques. Tome I. L'homme et les œuvres.
40. H. PEZARD. Dante sous la pluie de jeu (Enfer, chant XV).
41. L. GARDET. La pensée religieuse d'Avicenne.
42. Et. GILSON Jean Duns Scot. Introduction à ses positions fondamentales
43. J. CAÏTII. La conception de la liberté chez Grégoire de Nysse (sous presse).
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