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Cizia Zyke - Alixe

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CIZIA ZYKË

Alixe
ROMAN

J.-C. LATTÈS
© Éditions Jean-Claude Lattès, 1993
Prologue
Le retour dans le cadre familier de son bureau ne suffit pas à dissiper le profond malaise,
l’impression d’évoluer dans un monde de cauchemar qui ne le quittait plus depuis le milieu de la nuit.

On l’avait réveillé à son domicile, à quatre heures du matin.

À ce moment-là, il se souvenait avoir éprouvé une sorte d’excitation. Jamais on ne l’avait dérangé
ainsi, en pleine nuit. Cet appel nocturne prouvait que l’affaire était d’importance et il avait pressenti
que c’était enfin celle qu’il attendait. L’affaire qui donnerait le coup d’envoi définitif à sa carrière de
juge d’instruction et le propulserait sous les feux des médias, comme tous ces « petits juges » à la
mode qu’il ne pouvait s’empêcher d’envier.
Depuis, après avoir vu l’horreur en face, il regrettait de ne pas avoir eu tort.

Il s’aperçut que ses mains tremblaient. Un instant l’idée lui vint de se préparer un broc de café,
dans le bureau vide de sa secrétaire. Puis, il renonça avec dégoût, comprenant que son estomac ne
l’accepterait pas.
Le juge Thomas aimait à se flatter, à juste titre, de posséder un certain sang-froid. Sans prétendre
qu’il était tout à fait aguerri, durant ces quatre premières années de service, il avait eu à contempler
des cadavres et des lieux de crimes dont la vision aurait révulsé plus d’un. Rien, pourtant, qui sorte du
« tout-venant criminel », comme il le commentait parfois, avec le cynisme de son ambition. Rien, en
tout cas, dont le spectacle ne pût le toucher vraiment, dans l’état d’insensibilité qu’exigeait l’exercice
de sa profession. Il savait se couler dans une carapace parfaite, afin que ne l’atteignent ni les
mensonges, ni les sournoises tentatives de séduction des prévenus, ni les spectacles de la violence
humaine.
Aujourd’hui, en ce deuxième dimanche d’août caniculaire, tout avait été remis en question. Toutes
ses convictions, ses valeurs, au fond si communes, avaient été balayées.

Longtemps, il resta assis devant son bureau, immobile sur son fauteuil, l’esprit vide, refusant ce
qu’il avait contemplé autant que le travail qui l’attendait.
Le soleil envoyait ses rais de lumière, chargés de poussières dansantes, à travers les lamelles des
stores. La rue était calme, immobile. Le Palais désert, autour de lui, semblait écraser son bureau de sa
quiétude.
Longtemps, dans ce silence uniquement troublé par le bruit de sa propre respiration, il contempla le
carnet bleu posé sur le sous-main, en face de lui.
Un carnet à petit fermoir de pacotille sur le côté, frappé d’une inscription en lettres d’or « Mon
journal », avec, dans le cadre de l’étiquette en trompe l’œil, le nom ayant été parfaitement calligraphié
à la plume, « Ce journal appartient à ALIXE ».
Un journal intime, comme tant de petites filles en possèdent. En tout point semblable à celui que
Sandra, sa fille aînée, conservait jalousement sous son matelas, où elle consignait ses réflexions et ses
secrets d’enfant.
Son jumeau, à l’exception de la couleur, rose dans le cas de sa fille.
Il savait que s’il existait une réponse à la hideur, elle se trouverait là, dans ses pages couvertes
d’une écriture d’enfant sage.
Il frotta ses mains moites sur le tissu de son pantalon, et, avec une lenteur infinie, souleva le petit
carnet.
Il l’ouvrit au hasard, tombant naturellement sur les pages les plus épaisses. Sur l’une d’elles, la
photo d’une vieille dame en chaise roulante était agrafée. Sur l’autre, des coupures de journaux
collées, dont la seule lecture des titres fit trembler à nouveau les mains du juge Thomas.
Emplissant ses poumons d’air, selon un pur réflexe corporel, il attaqua, comme on plonge, la
lecture de la première page…
Première partie
Je l’ai eu !
J’ai attendu le dernier jour de classe parce que je ne suis pas si bête. J’avais tout préparé comme il
faut et tout s’est passé comme prévu.
Ce sera mon meilleur souvenir de cette année.

Ça tombait très bien, car c’était un mardi, aujourd’hui, et nous avions gym en première heure, le
matin. Comme c’est toujours dans la cour, j’ai eu beaucoup plus de facilités pour m’absenter.
J’ai agi dès le premier instant, il faut de l’audace, dans la vie. C’était pendant la séance
d’échauffement, sous le préau, quand il faut se plier dans tous les sens et courir sur place comme des
idiotes. D’habitude, je me mets derrière les autres, parce que je n’aime pas le sport et comme ça,
Mme Issartel ne me voit pas. Mais ce matin, je me suis placée au premier rang et au bout de cinq
minutes j’ai levé la main en grimaçant et en me frottant le ventre. J’ai demandé la permission d’aller
aux toilettes. Les autres ont ricané et Mme Issartel a haussé les épaules avec son air excédé, mais elle
m’a laissée partir.
J’ai marché pliée en deux, en me tenant le ventre des deux bras, jusqu’à ce que j’aie tourné à
l’angle du préau et que plus personne ne me voie, puis je me suis mise à courir, après avoir regardé ma
montre. Je n’avais que cinq minutes, il fallait agir vite !

J’avais préparé mon itinéraire avec beaucoup de soin. Je devais sortir du vestiaire par la lucarne
toute couverte de poussière qui donne sur la cour de derrière. La chaise que j’avais placée la semaine
dernière était toujours là. J’ai grimpé dessus et je me suis faufilée par la petite fenêtre en faisant bien
attention à ne pas déchirer mon short au gros clou rouillé. Je suis passée par le vieil escalier, où il n’y
a jamais personne, j’ai traversé l’allée en courant et je me suis retrouvée dans le jardin.
Il y avait Blanchette, le jardinier, qui s’occupait des rosiers, le long du mur. Il était loin et en plus il
me tournait le dos. On l’appelle Blanchette parce que c’est un Africain et qu’il est noir. Il est gentil et
très bête. Je suis la seule à savoir son secret parce que je l’ai espionné souvent : il boit de l’alcool. Il a
une petite bouteille en métal cachée sous son grand tablier bleu et de temps en temps, il regarde
partout autour de lui et il boit un coup très vite, en renversant la tête en arrière. Il fait aussi pipi sur les
fleurs. L’année prochaine il n’a pas intérêt à me faire des remarques sinon je le dénoncerai.
En me cachant derrière les haies, je n’ai pas eu de mal à gagner sa cabane à outils, qui est un vrai
capharnaüm. Le gros flacon avec son étiquette orange était à la même place, sur l’étagère. C’est du
poison pour les taupes. Il y a une tête de mort dessinée dessus et j’ai vérifié dans mon dictionnaire
tous les noms des produits de la composition, que j’avais recopiés sur un papier. Très, très dangereux,
c’est bien écrit en bas de l’étiquette : « Ne pas avaler, ne pas inhaler. » J’en ai rempli à ras bord le
vaporisateur des gouttes pour le nez que j’avais dans mes affaires et puis j’ai fait bien attention à
remettre le flacon à la même place, comme dans le livre d’Agatha Christie.
J’aime beaucoup les romans policiers et surtout Agatha Christie. C’est elle qui m’a donné l’idée.
Je suis repartie en courant. J’étais encore dans les temps par rapport à mon plan, mais il ne fallait
pas traînasser.
Comme je l’avais prévu, j’ai trouvé Djingo, le caniche de la directrice, à côté de sa gamelle du
matin, derrière le réfectoire. Comme d’habitude, il m’a accueillie en frétillant et en remuant sa
ridicule petite queue grise, parce que je suis toujours gentille avec lui et qu’il m’aime bien. Je lui ai
caressé la tête et je lui ai donné le premier des sucres que j’avais glissés dans ma poche, ce matin, en
lui faisant : « Chut, chut, Djingo, bien sage. » C’était un capricieux et quelquefois, il lui arrivait
d’aboyer pour rien. Je ne voulais pas qu’il alerte la mère Ronchon, la cuisinière, que j’entendais
ranger la vaisselle du petit déjeuner, dans le réfectoire.
J’ai imbibé le deuxième sucre de poison, je l’ai éparpillé sur la gamelle et il l’a mangé tout de
suite, ce gourmand. Il s’en léchait les babines ! Je l’ai caressé encore un peu en lui demandant si
c’était un bon susucre et s’il savait qu’il allait mourir tout à l’heure et je suis repartie par le même
chemin jusqu’au vestiaire.
Je suis revenue à la gym en me tenant le ventre. J’étais satisfaite et fière de moi. Mon plan s’était
déroulé à la perfection. J’avais mis exactement quatre minutes et trente-cinq secondes à l’exécuter,
c’est-à-dire que j’étais en avance de vingt-cinq secondes sur l’horaire prévu, ce qui était une superbe
réussite.

Les deux heures suivantes passèrent très lentement. Il y avait anglais avec Miss Calloway et maths
avec cette grande pimbêche de Mme Bugnard. Elle s’en va à la retraite, celle-là, et je suis bien contente
de ne pas revoir sa sale tête l’année prochaine.
Comme d’habitude, pour le dernier jour de classe, on n’a pas travaillé mais seulement fait des jeux
et des mots croisés en anglais. Je me suis ennuyée ferme. Et les profs qui se croient obligées de faire
semblant d’avoir de la peine de nous quitter ! Je trouve cela complètement ridicule.
Ce qui est bien, par contre, le dernier jour, c’est le repas. Il y avait deux entrées et, au dessert, de
délicieux éclairs emplis de crème au chocolat, j’en ai mangé trois.
Mais le mieux, c’était pendant le rôti, quand la grande nouvelle est arrivée. La mère Ronchon a bien
raison de nous appeler les pipelettes. En moins d’une minute, le mot s’était répandu à toutes les tables,
comme une traînée de poudre :
Djingo, le caniche du Crapaud, la directrice, la mascotte de notre école, était mort dans la matinée.
Comme j’étais contente !
Toutes les filles poussaient des cris d’horreur. Il y en avait même qui pleuraient, et moi je chialais,
je couinais encore plus fort que les autres. C’est facile de se faire couler des larmes. Moi, j’ai la
technique et je pleure quand je veux. Ce midi, en plus, ça m’a permis de rire à mon aise sans me faire
remarquer.
Djingo, le petit chouchou de toutes les filles !
Toutes ces hypocrites qui n’arrêtaient pas de lui faire des mamours pour se faire bien voir, parce
qu’elles savaient que Mlle Lepré, le Crapaud, notre directrice, en était toquée.
Et ô, qu’il est mignon, et gna gna gna, qu’il est gentil !… Toutes des menteuses et des fayotes. Ah
la la, qu’est-ce que ça pouvait m’énerver !

Cet après-midi, j’ai été appelée au bureau de Mlle Lepré, la directrice. Tous les ans, c’est la même
chose, elle convoque les meilleures de chaque classe pour leur dire au revoir. C’est un grand privilège
qui fait beaucoup de jalouses.
J’aime bien aller dans le bureau de Mlle Lepré. C’est la plus jolie pièce de tout le collège, avec un
tapis bleu et épais sur le parquet, et surtout une grande bibliothèque ancienne en bois verni, aux
rayonnages emplis de gros livres à reliures de cuir qui me font très envie.
Mlle Lepré avait beaucoup pleuré. Elle avait le bord des yeux tout rouge et comme ils sont gros, ça
se voyait bien. C’est pour ça que les filles la surnomment « le Crapaud », à cause de ses deux gros
yeux bleus très clairs qui lui sortent de la tête. Moi, je l’appellerais plus volontiers la Vache, à cause
de son ventre et de sa grosse poitrine. Je suis sûre qu’elle est très gourmande et qu’elle cache des
bonbons dans son bureau. J’ai souvent eu envie de fouiller, mais c’est très risqué et je n’ai jamais eu
de vraie occasion.
J’ai pris l’air triste pour aller la voir et j’ai gardé la tête baissée pendant tout le début de l’entretien,
au moment où elle m’adressait ses éternels compliments. J’aime bien les compliments mais ce sont
les mêmes à la fin de chaque année scolaire. C’est normal, d’ailleurs, puisque je suis toujours la
première, dans toutes les matières, sauf en sport, parfaitement inutile et que je déteste.
Cette année, pour la première fois, il y avait des maths et de la technologie au programme. Je
n’aime pas beaucoup ça mais j’ai quand même réussi à dépasser toutes les autres. C’est bien d’être la
première parce que tout le monde me fiche la paix. À part ça, j’aime bien l’anglais et l’histoire, où je
n’ai pas besoin de me forcer, et puis surtout, surtout le français. J’ai les meilleures notes de rédaction
de tout le collège.
— Je tiens surtout à te féliciter, Alixe, pour tes performances en français. Parmi toutes tes qualités,
c’est sans doute là que tu t’avères la plus brillante. Et crois-moi, ce ne sont pas des paroles en l’air.
Depuis quinze ans, j’ai vu passer entre nos murs nombre d’élèves brillantes. Eh bien jamais aucune
d’entre elles n’a jamais fait preuve d’un tel talent pour la rédaction…
Poil aux nichons, pensai-je.
Du poil, elle en a partout, cette éléphante. Assise en face d’elle, j’avais ses deux mollets sous les
yeux, velus comme ceux d’un homme. Pire, en me penchant un peu, tête baissée, l’air de faire la
modeste, confuse de tant de louanges, je distinguai un peu de ses grosses cuisses blanches sous la jupe
de tweed. Eh bien elles étaient couvertes de poils !
Et bla, et bla, et bla, elle continuait. Rien de plus bavard que cette vieille peau.
— … Beaucoup de qualités. Un vocabulaire riche, mais simple et précis. Une justesse de la phrase
et même, ce qui dénote, je crois, un talent en gestation, un respect du rythme dans le paragraphe.
Comme certains ont l’oreille musicale, je crois bien que tu possèdes un don, comment dire… une
oreille littéraire…
Poil au blair !
— … alliée à une justesse d’analyse, une clairvoyance, une façon de toucher juste et de ne jamais
sortir du sujet qui sont tout bonnement exceptionnelles.
Poil aux aisselles ! Le plus exceptionnel, ce serait que tu te maries un jour, ma pauvre grosse, avec
la tête que tu te payes.
Cette vache, je l’ai toujours détestée.
Son chien était en fait un petit animal bien sympathique, pas ennuyeux pour un sou, et affectueux.
Je ne me suis attaquée à lui que pour la toucher, elle, Ma-de-moi-selle Lepré, dite le Crapaud,
l’inaccessible Directrice du Collège.
Cette grande cochonne dont je hais au plus haut point la manière de caresser les plus jolies des
filles.
Si elle croit que je ne l’ai pas vue !
Elle ne sait pas qu’elle a affaire à Alixe ! Alixe qui voit tout !

— Vois-tu, ma chère Alixe, j’ai trouvé qu’il manquait quelque chose dans tes rédactions : tu
n’exprimes jamais tes sentiments. Je me suis dit que, sans doute, tu n’osais pas te confier aux copies
que liraient tes professeurs, et j’ai pensé te faire un cadeau.
Elle a ouvert son tiroir et en a tiré une sorte de gros carnet à la couverture bleue, avec un fermoir
sur le côté, qui portait en lettres dorées sur la couverture ces deux mots : « Mon journal ».
— Voilà, a-t-elle ajouté en me le tendant. Dans ce carnet, tu pourras exprimer tout ce dont tu as
envie. C’est ton journal, il n’appartiendra jamais qu’à toi. Allez, mon enfant, va maintenant !
Je l’ai laissée parler, puis, comme je voulais lui faire de la peine et gâcher ses vacances, j’ai relevé
la tête avec un gros hoquet et j’ai dit sur un ton très dramatique :
— Oh, mademoiselle, ce pauvre Djingo. Pourquoi, mais pourquoi est-il mort ?
Et j’ai laissé couler une grosse larme sur la joue.
Ça a été le délire !
C’était la première fois que je voyais le Crapaud pleurer et le spectacle en valait la peine. On aurait
dit un gros clown en train de grimacer. Il a fallu que je m’enfonce les ongles dans les paumes des
mains pour m’empêcher d’éclater de rire.
J’étais heureuse, mais heureuse !
J’ai quand même passé une minute pénible quand elle m’a serrée dans ses bras, dans un élan
d’affection. Elle m’a tenue au moins une minute contre elle et j’ai dû supporter son odeur. Elle sent
comme tous les gros qui transpirent quand il fait chaud et ça donne envie de vomir.
Jusqu’à aujourd’hui, j’écrivais mes secrets sur des feuilles que j’arrachais des cahiers et j’étais
toujours obligée de les jeter, déchirées en tout petits morceaux, de peur que quelqu’un ne les lise.
Dorénavant, je pourrai garder tout ce que j’écris avec moi et je pourrai toujours tout relire. Ça me fera
des bons souvenirs.
Je m’appelle Alixe.
J’ai douze ans, sept mois, deux semaines et je suis très mûre pour mon âge. Tout le monde le dit.
Quand ils parlent des autres enfants, les adultes disent toujours avec des voix d’idiots qu’ils sont jolis,
mignons, qu’ils ont grandi depuis la dernière fois. À mon sujet, avec un air sérieux, ils parlent de
maturité et d’intelligence et se dépêchent de passer à autre chose.
Ici, au pensionnat, les filles m’appellent Bécassine. Je m’en fiche pas mal. Elles sont jalouses. Les
plus bêtes me surnomment « Quat’yeux » à cause de mes lunettes. Je souffre de myopie avec un léger
astigmatisme, j’ai trois à l’œil gauche et cinq à l’œil droit, et je ne vois pas du tout pourquoi c’est si
risible.
Il y a deux ans, quand j’ai commencé à porter mon appareil pour redresser les incisives, on avait
commencé à m’appeler aussi « Dents de lapin », mais c’est presque passé depuis.
Ce que j’aime le mieux dans la vie, c’est lire. Je lis tous les livres que je trouve. Après ça, j’aime
beaucoup Cricri, mon bonhomme en chiffon. Il est très vieux. C’était mon papa qui me l’avait offert et
je l’ai toujours gardé avec moi. J’aime bien aussi les gâteaux, surtout à la fraise ou au chocolat.
Je n’aime pas la mère Ronchon, ni le Crapaud, ni aucune des profs, ni les endives, ni le sport sauf le
vélo, ni mes parents, ni les vacances à la maison, ni toutes ces filles bêtes comme leurs pieds.
Je n’aime pas ces deux œufs au plat qui me servent de poitrine.
Et surtout je déteste cette petite gourde de Roxanne de Largillière qui partage le box avec moi et
qui ronfle toutes les nuits à cause de ses végétations. Quand on a des parents aussi riches, comme
Mademoiselle le répète à longueur de journée, on peut se payer l’opération.
Aujourd’hui, elle a été encore plus insupportable que d’habitude. Pendant tout le goûter et l’étude
du soir, elle m’a cassé les pieds avec son voyage en avion, pour rejoindre ses parents qui travaillent en
Afrique, sa prétendue propriété au bord de la mer, les domestiques noirs qui lui disent « vous »
comme à une dame et son sale poney.
Quelle sotte !
À la rentrée, je m’arrangerai pour trouver une place dans un autre box. Il n’est pas question qu’elle
me gâche encore une autre année !
Tout à l’heure, sûre qu’elle était bien endormie, je me suis levée sans bruit et, à l’aide de mon
coupe-tout de travaux manuels, j’ai fait un joli accroc dans le bas de sa robe, suspendue à la patère de
la porte, propre et repassée pour le voyage.
J’ai bien ri, mais ça ne suffisait pas. J’avais envie de lui infliger plus de mal. J’ai dû résister à
l’envie de faire dans ses sandales. Ça ne serait pas prudent ; elle le découvrirait trop tôt et aurait le
temps de me dénoncer. Par chance, cette idiote, dans son impatience de revoir ses parents, a déjà
préparé sa valise, avec toutes ses affaires bien rangées et pliées. En fouillant, j’ai retrouvé la photo de
Michael Jackson qu’elle traîne toujours dans ses cahiers parce qu’elle est amoureuse de lui. Au feutre,
je lui ai dessiné une grosse zézette avec beaucoup de poils. J’ai dû me boucher le nez pendant cinq
minutes au moins, pour ne pas rire trop fort. Après, j’ai trouvé une bouteille d’encre de Chine noire
dans ses affaires de dessin. J’ai d’abord aspergé les affaires de quelques gouttes et puis je n’ai pas pu
résister : j’ai carrément renversé la bouteille au fond de la valise, avec le bouchon à côté, pour qu’on
puisse croire à un accident. Un bon souvenir de ses premiers jours de vacances !
Je lui avais pincé les narines pour qu’elle arrête de ronfler, mais ça y est, elle est repartie.
Qu’est-ce qu’elle peut m’agacer !
Comme si je n’étais pas déjà assez énervée ! Je crois que je n’arriverai jamais à m’endormir.

Quand je pense que demain, les grandes vacances commencent !


Je vais devoir supporter pendant deux mois et demi, dix interminables semaines, ma mère. Et mon
père. Et aussi ma grand-mère, et mon crétin de demi-frère. Quelle plaie, ils sont tous plus chiatiques
les uns que les autres !
Ma mère, c’est ma vraie mère, mais son mari, ce n’est pas mon père. Heureusement, je n’en
voudrais pas, avec la tête qu’il a. Il est fier de lui, stupide et terriblement laid.
J’ai autant envie de les voir que de me pendre.
Pourtant, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour y échapper. Je leur ai écrit des lettres absolument
géniales, en faisant appel à toutes les ressources de mon intelligence, où je leur ai expliqué en long et
en large que je voulais rester au collège tout l’été pour travailler mon programme scolaire, prendre de
l’avance afin d’être bientôt la plus jeune étudiante de France, mais ces débiles n’ont rien compris.
Ma mère m’a même téléphoné, le seul coup de fil de l’année, si l’on excepte celui pour Noël,
depuis l’Italie, et l’autre pour mon anniversaire, en mars. Je l’entends encore :
— C’est impossible, ma chérie. Les vacances sont faites pour se détendre et se reposer. Et puis ta
maman a trop envie de te voir. Tu me manquerais trop, mon poussin…
Quelle menteuse, celle-là ! Elle n’a jamais eu envie de me voir et moi non plus.
Alors, voilà : il n’y a plus moyen de reculer.
Rien au monde ne pourra plus empêcher que je me retrouve demain dans le train, sagement assise à
l’un des coins-fenêtre, le béret blanc vissé sur la tête et ma petite valise écossaise à mes pieds.
Partie pour deux mois et demi de vacances. Oh la la, quelle angoisse !
Deux mois et demi à côtoyer ces gens heureux, à les observer devenir de plus en plus béats et creux
au fur et à mesure qu’ils bronzent. À supporter leurs conversations, leurs discours et leurs
interdictions. À me résoudre, jour après jour, à être la seule qui ne soit pas heureuse au milieu de gens
qui s’en foutent.
Et que me sera-t-il offert, après ces quelque huit semaines de calvaire ? Le retour à la case départ,
dans cette horrible pension pour jeunes filles de bonne famille, avec mission de m’immerger au
milieu des oies, d’être la première en tout et de ne pas me faire remarquer.
— Bonjour, Alixe. Ces vacances ont-elles été profitables ?
— (Révérence) Oh oui, mademoiselle Lepré ! Mais quel bonheur de retrouver toutes mes amies !
Sans oublier l’éternel sujet de la première rédaction de l’année : « La meilleure journée de vos
vacances ».
Qu’est-ce que je pourrai inventer encore ?
Qu’est-ce que je leur raconterai ?
Ce jour-là, il faisait beau et toute la famille était réunie sur la terrasse. Ma grand-mère était si
chiante que je fus à deux doigts de lui enfoncer son sale cigare dans l’œil…
Pouah, retrouver pour neuf mois encore ces imbéciles de profs et ces connes de filles.
Comment diable est-ce que je vais y arriver !
Que puis-je faire, pauvre de moi, qu’attendre.
ATTENDRE.
Encore cinq ans, cinq interminables années. Mes dix-huit ans. Le jour de ma majorité. Choisir ma
vie. Partir tous les deux moi et Cricri. Loin, très loin.

Très loin de tout ça…


Dieu qu’elle est loin, la liberté !
Ah, cette maison !
Elle appartient à mamy, qui y vit toute l’année. C’est une grande bâtisse de pierres blanches à la
sortie de Biarritz, bourgeoise, flanquée de deux tourelles de fantaisie, plantée sur une hauteur. Face à
l’Océan, distant de quelque trois cents mètres, elle est entourée d’un extraordinaire parc en pente
douce où alternent pins, massifs de fleurs multicolores, palmiers et plantes tropicales.
Elle a été construite sous Napoléon III par un architecte qui s’appelait Wiesmans, comme mon faux
père prend plaisir à le répéter à chaque fois qu’il en a l’occasion.
Pour une belle maison, c’est une belle maison.
La famille doit bien l’apprécier, car nous y avons passé tous les étés sans exception, d’aussi loin
que je me souvienne. Moi, il m’arrive souvent, quand je lis des livres qui parlent d’autres pays, de
rêver de partir au loin, voyager à travers le monde entier et faire des croisières sur des grands
paquebots, en rageant d’être encore trop petite pour y aller. En attendant, je ne sors du collège que
pour me retrouver ici.
À tout prendre, surtout pendant les premiers jours, la vie n’y est pas désagréable. J’ai réintégré ma
chambre, au premier étage, et j’y suis bien. La fenêtre est protégée des rayons du soleil par les
branches d’un grand pin parasol centenaire, ce qui en fait, comme dit la famille, la pièce la plus
sombre de la maison. Cela me va très bien. L’été n’est pas ma saison favorite et je préfère rester à
l’abri de la chaleur et des lumières de l’après-midi, qui me font mal aux yeux.
Et puis cette chambre est complètement indépendante, avec un cabinet de toilette à moi, et à l’écart
des autres pièces de l’étage, auxquelles on accède par un autre escalier. C’est mon havre de paix et de
calme, où personne ne vient m’embêter et où je suis parfaitement tranquille pour lire et pour écrire.
Il y a aussi quelques coins ombrés et fleuris dans le jardin, où il fait bon se réfugier, et enfin le
bureau, aux volets toujours tirés, et son immense bibliothèque où sont rangés par ordre alphabétique
mille trésors à relire ou découvrir.
En définitive, entre ces deux pièces et le jardin, la vie serait plutôt plaisante.
Si je pouvais y vivre seule.
Mais hélas… Oh ! hélas…

D’abord, il y a mon « beau-père ». Je n’ai jamais compris ce que voulait dire ce terme, ni pourquoi
le deuxième homme d’une mère mériterait forcément le qualificatif de beau. Quand je pense à lui, je
l’appelle mon « faux père » ; quand il faut lui parler, je l’appelle « papa », comme ma mère et lui-
même m’ont toujours ordonné de le nommer.
Si ça lui fait plaisir, je ne vois pas de raison de l’en priver.
C’est papa, donc. Je n’ai jamais bien compris ce qu’il faisait dans la vie. Il est une sorte
d’industriel, je crois, un homme d’affaires. En tout cas, il ressemble à ceux qu’on voit dans les films
et les magazines, tellement souriant, avec toutes ses dents blanches, bronzé, élégant, soigné et sentant
si bon qu’il me fait irrésistiblement penser à un objet de toilette. Et grand avec ça, les membres et le
cou maigres, comme le « héron au long bec » de la fable.
Il ne m’aime pas, c’est certain, et je m’en moque parce que moi non plus, mais il n’a jamais été
méchant avec moi, seulement un peu casse-pieds parfois, quand il lui arrive de vouloir jouer les papas,
m’assommant avec des sermons et des conseils qu’il ferait mieux de garder pour lui.
Il se débrouille sûrement très bien dans ses affaires, mais pour le reste il est un peu con.
Moi, je ne suis pas idiote et j’ai compris depuis longtemps quelque chose de très important : c’est
la survie.
C’est bien ce mot : la survie.
Je le sais. Maman l’a épousé pour ça : parce qu’il était riche.

Je ne sais pas de quoi il parle pendant le reste de l’année, mais ses grands sujets de préoccupation
durant ces deux mois et demi pendant lesquels nous sommes une fois par an forcés de nous côtoyer
sont au nombre de trois. D’abord, qui inviter au prochain dîner. Ensuite, surveiller la teneur en
calories de chaque plat et de quoi se priver pour limiter la petite boule qui s’obstine à saillir au-dessus
de son short. Enfin, de quoi s’enduire le crâne pour endiguer sa calvitie et comment arranger ses plus
longues mèches par-dessus pour la dissimuler.
Ça, c’est un sujet brûlant.
Moi, je ne rate jamais une occasion, avec ma voix innocente et mon regard bête. Je lui envoie des
questions du genre :
— Dis, papa, tu crois que je serai chauve, moi, quand j’aurai ton âge ?

Enfin, j’aurais pu tomber plus mal. Celui-là, à la rigueur, je peux le supporter deux mois et demi, en
le fréquentant le minimum…
Mais alors sa mère !
Elle est terrible, celle-là !
C’est la reine, ici. Tout le monde est aux petits soins pour elle, tout le monde est toujours prêt à lui
rendre service et à lui donner raison, même quand elle sort des bêtises encore plus grosses qu’elle.
Elle me rappelle le petit Djingo, le caniche du Crapaud, la directrice de mon collège. C’est le même
problème.
Parce que enfin, il faut bien le dire : c’est absolument impossible d’éprouver de l’amour pour une
personne comme celle-là. Ils fayotent tous, ces hypocrites, j’en suis certaine.
Je l’ai toujours connue en chaise roulante. Elle n’est pas handicapée mais elle est trop grosse, avec
un cou qui semble être sur le point d’exploser et d’énormes chevilles horribles à regarder. Elle est trop
vieille et elle n’a plus la force de remuer tous ses kilos.
Elle a dû en manger, des gâteaux. Oh oui !
À chaque fois que j’ai parlé avec des filles du collège de leur grand-mère, elles m’ont décrit des
mamies de rêve, gentilles, affectueuses, généreuses, qui n’arrêtaient pas de les gâter. Moi, je n’ai pas
eu de chance, je n’ai pas gagné la bonne.
Ce que je déteste par-dessus tout, c’est la façon qu’elle a de me scruter, comme si toujours elle me
soupçonnait de quelque chose. Surtout pendant les repas, elle me guette et elle me traite de gourmande
à chaque fois que je me sers une deuxième fois.
Car elle est radine ! Les seules paroles qu’elle m’adresse jamais, c’est pour m’accuser de grossir.
Comme si elle, elle était devenue obèse en suivant des régimes !
Mais le pire, ce qui a fait rejaillir sur moi dès le premier instant la foule de mes mauvais souvenirs,
c’est cette odeur âcre de tabac qui se dégage d’elle à tout instant. L’odeur de ses infâmes petits cigares
tordus qu’elle fume à la chaîne, qu’elle allume toujours, cette maniaque, à la flamme de petites
allumettes espagnoles, en cire, jetées après coup à même le sol et qui constellent toujours, petits
bâtonnets noirs et tordus, les abords de son fauteuil d’infirme.
Pouah, je la déteste !
Après, il y a Anthony, mon demi-frère. Il a dix ans, deux de moins que moi, et pourtant, cette
année, il me dépasse de quelques centimètres.
Il est mignon, avec des longs cheveux blonds et des grands yeux bleu clair. C’est la fierté
permanente de la famille. Il est champion en tennis et en judo, il fait du surf et du ski, il joue du
piano… Il fait tout mieux que les autres.
Même ma mère, cette égoïste, participe à l’adoration générale. Je l’ai vue souvent lui témoigner de
l’affection et entendue lui adresser des compliments, alors que moi-même, sa vraie fille, je n’y ai
jamais droit.
On ne s’entend pas trop mal, Anthony et moi. De toute cette tribu, il reste le moins chiant. Bien sûr,
il est un peu nunuche, mais je crois que tous les garçons le sont.

Voilà, ces trois-là constituent ce que j’appelle ma fausse famille. La vraie, et la seule dans cette
maison, c’est ma mère.
Elle, sa seule qualité, c’est d’être très belle. Elle est grande, élancée, blonde, souriante, toujours
élégante, à l’affût de la dernière mode… C’est une belle femme.
D’après mamy, toujours aimable, elle est « belle comme je ne le serai jamais ». La pauvre, si elle
savait comme je m’en fiche !
Maman est aussi loin d’être une idiote. Elle a le sens de l’humour et elle sait paraître douce.
Froide comme un glaçon, voilà la vérité, c’est un iceberg, aussi dur que celui qui a coulé le Titanic.
Oui, elle se montre gentille avec moi. Elle m’appelle toujours par de petits noms idiots, comme sa
« petite fille », sa « chérie », son « poussin »… Mais je sais bien qu’au fond, elle se fout royalement
de moi.
Elle ne m’a jamais parlé de mon vrai papa et je ne lui ai jamais rien demandé. Pour dire la vérité,
nous n’avons jamais eu de vraie conversation ensemble et je trouve que c’est aussi bien comme ça.
Je ne sais pas s’il arrive à ma maman chérie de faire quelque chose de ses dix doigts, mais en tout
cas ce ne sont pas les activités qui l’étouffent, pendant les mois d’été. Elle se lève très tard, presque à
l’heure du déjeuner, lézarde au bord de la piscine toute la journée et fait du charme aux invités de papa
lorsqu’il y a un dîner.
Autant dire qu’elle ne fout rien.

Celle qui travaille, ici, qui fait la cuisine et tout le ménage, c’est Mme Velasquez. Son mari
s’occupe de tous les travaux et du jardin. Ce sont les derniers habitants de la maison, qui occupent
deux toutes petites pièces sous les toits, domestiques de mamy depuis des dizaines d’années.
Il n’y a rien à dire sur eux, sinon qu’après tout ce temps ils ne savent pas encore parler
correctement le français.
Bref, ce ne sont certainement pas eux qui peuvent relever le niveau général d’intelligence de cette
adorable demeure.
Aujourd’hui, j’ai passé une excellente, merveilleuse, superbe et exquise journée. Je suis tout à coup
pleine d’enthousiasme, et aussi agréablement surprise, car, ne voyant rien de neuf pointer à l’horizon
après cinq jours de présence au sein de ma famille bien-aimée, je commençais à redouter de me faire
terriblement tartir jusqu’à la rentrée.

Tout a commencé ce matin, lors du petit déjeuner, traditionnellement servi à neuf heures.
D’ordinaire, c’est un moment qui m’ennuie plutôt qu’autre chose. Ma chambre a ceci de très
agréable, vu sa position à l’écart, que je peux y laisser la lumière allumée jusqu’à l’heure que je
désire. J’en profite pour lire tout mon soûl, le plus souvent deux livres d’affilée, et ne m’endors que
très tard dans la nuit. Le matin, je ferais volontiers une longue, longue grasse matinée, au lieu de me
tirer du lit pour retrouver en face de moi les figures plus ou moins bouffies et ensommeillées de mon
petit frère, de Dad’ et de cette chère mamy.
Seule de toute la maisonnée, en raison de cette injustice propre aux familles qui exemptent les
adultes des corvées imposées aux enfants, ma mère a le privilège d’émerger à l’heure de son choix.
Pas folle la guêpe, elle coupe allègrement à cette désagréable et rituelle confrontation matinale.
Heureusement, il y a une consolation. Chez nous, en matière de breakfast comme dans tout autre
domaine, on ne se prive de rien et la table, dressée sur la terrasse, au bord de la piscine, à l’abri d’un
vaste parasol immaculé, est pourvue de tout ce qu’il faut pour satisfaire ma gourmandise ; croissants,
pains au chocolat, aux raisins, au sucre, huit sortes de confiture sans compter le miel, mon amour de
Nutella, cacao, céréales, café et j’en passe : tout de même autre chose que le lait tiède et les bêtes
tartines du collège.
D’habitude, chacun étant occupé à s’empiffrer et à chasser les brumes du sommeil, c’est un
moment assez silencieux et c’est tant mieux, vu la propension des membres de ma famille à n’user de
leur langue que pour dire des âneries.
Mais ce matin, point de départ d’une vraie journée de plaisir, mamy avait décidé de se lancer dans
une de ses opérations « je vais vous casser les pieds » dont elle a le secret. Ça a commencé par un :
— Pfou, comme j’ai mal dormi !
Et ça a continué, sur le même ton geignard, par la torture des rhumatismes dans ses os, le sang épais
dans les varices, la migraine qu’aucun cachet ne peut combattre, et cætera, pour déborder sur la
moiteur de l’air, les cigales assourdissantes, le café trop fort et le lait trop froid.
Dans ces cas-là, il n’y a qu’un seul recours : laisser passer la crise et imprimer à son visage une
expression à la fois compatissante et prodigieusement intéressée. C’est un exercice dans lequel Dad’,
sans doute à force d’entraînement, est passé maître. Il est parfait, toast à la marmelade d’orange au
bout des doigts, les sourcils au milieu du front, le regard attentif, ponctuant le flot de jérémiades
d’objections rassurantes :
— Mais non, maman, le docteur a dit que ce n’était rien… L’adaptation à la chaleur d’été, voilà
tout… La pleine lune a parfois une influence sur le sommeil… Ce ne sera rien… Mme Velasquez va
nous refaire du café, n’est-ce pas, madame Velasquez…
Je trouve son hypocrisie détestable mais il faut lui reconnaître le mérite de détourner l’orage. Je ne
sais pas comment il fait. Moi, peu de choses sont capables de m’horripiler plus que d’entendre la
grand-mère gémir de souffrance au moment où je tartine mon Nutella.
J’en ai les jambes qui fourmillent et les dents qui se serrent. Une envie folle me monte du ventre de
lui crier de fermer sa vieille bouche et de lui jeter un broc de n’importe quoi, bouillant de préférence,
au visage.
Ce serait sûrement très surprenant pour tout le monde, à la fois efficace et rigolo, mais hélas au-
delà des actes autorisés à une petite fille modèle.
Je décidai donc, un : de profiter de ce qu’elle soit obnubilée par la description de ses maux de
vieillarde pour me taper quatre pains au chocolat à la suite, et deux : de mitonner pour un avenir
proche une petite vengeance, afin de marquer, moi qui ne fus que calme, lecture et bonté pendant cinq
jours, le début des grandes vacances.

Anthony et Dad’ ont pour habitude, bien compréhensible, de réduire cette obligation de petit
déjeuner familial à une simple formalité. Anthony avale un bol de chocolat, engloutit une plâtrée de
corn flakes, bondit sur ses pieds, lance un « ciao » général et disparaît quelques micro-secondes plus
tard le long de l’allée, juché sur son V.T.T. rose, la planche de surf en travers des épaules. Dad’,
n’ayant pas l’excuse de l’âge, doit faire preuve de diplomatie, évoquer quelque activité urgente, mais
réussit en général à s’échapper pour, je le sais, aller boire tranquille son café à la terrasse du bar à la
mode de Biarritz.
Quant à moi, vu l’immense attention qu’on me porte dans cette maison, je n’ai qu’à me lever de
table pour m’éclipser.
Mais ce matin, je suis restée.
Assise.
Immobile.
Le visage grave.
J’ai attendu que la bonne ait terminé de débarrasser la table et que mamy se soit plongée dans son
Paris-Match pour lancer la première flèche :
— Dis, mamy, ai-je demandé d’une voix angélique, est-ce que je peux rester avec toi, ce matin ?
Elle a levé un œil, paru surprise de me découvrir et haussé vaguement les épaules.
— Si ça te fait plaisir… a-t-elle bougonné, avec son affection coutumière, avant de retourner aux
photos de la dernière catastrophe aérienne.
Si ça me faisait plaisir ? Oh ma petite mamy, si tu avais su à quel point !
J’ai laissé passer quelque temps, regardant cet exemplaire d’humanité en bout de course, accrochée
à la vie, faisant ployer sous son poids sa chaise d’handicapée. Elle me faisait penser à une vieille
poule, avec sa robe aux couleurs ternes, tendue à craquer, son nez recourbé, ses lèvres qui
marmonnaient inconsciemment les mots qu’elle lisait et son goitre tremblant.
Une vieille poule déplumée, avec ses plaques de peau rose entre les maigres touffes de cheveux
blancs et ce souffle court qui soulevait son énorme poitrine ronde à un rythme saccadé.
Un gros volatile peu réjouissant, qui était loin d’être ce qui se fait de mieux comme spectacle pour
un moment de digestion.
J’ai fait surgir deux grosses larmes, en équilibre au bord de mes paupières et poussé un long,
profond et sonore soupir. Elle a relevé la tête, m’a regardée et froncé ses sourcils dessinés au crayon
d’un air déjà agacé.
— Eh bien, qu’est-ce qui t’arrive ?
— Rien, mamy, ai-je répondu en laissant s’échapper les larmes sur mes joues.
— Comment ça, rien ? Tu pleures ! Qu’est-ce que tu as ?
Grimacer, tressauter légèrement des épaules, ouvrir le robinet des larmes et ne rien dire, une
réaction qui a le pouvoir d’impatienter fortement les adultes. En l’occurrence, l’effet a été immédiat.
Mamy a fait claquer le journal sur ses genoux, aspiré l’air entre ses dents d’un geste exaspéré et posé
les deux mains sur les roues de son fauteuil, décidée à aller voir ailleurs si je n’y étais pas.
J’ai aussitôt crié d’une voix entrecoupée de sanglots.
— Tu vas mourir, mamy !… Tu as mal… Tu es trop vieille… Tu ne veux pas dire la vérité… Tu
veux nous le cacher mais tu es malade et tu vas mourir… Oh, comme je suis triste !…
À la fin de ma crise, j’ai enfoui mon visage entre mes deux mains, accablée par le désespoir, en
prenant soin d’écarter les doigts pour observer les effets de ma tirade.
Oh la la !
Suffoquée, la vieille !
Blanche comme le plastique de la table, les yeux hors de la tête, le goitre agité de tremblements à la
recherche de mots qui ne venaient pas.
— Qu’est-ce que tu racontes, a-t-elle enfin hurlé. Qu’est-ce que tu as encore inventé. Oh toi, toi et
tes histoires ! Je ne suis pas malade ! Je me porte très bien ! Et… Et… Et d’abord, on ne parle pas de
ces choses, ça porte malheur !
Inespéré ! À ce point, il ne faut plus les lâcher :
— Si, mamy, je le sais… Je l’ai deviné… Tu es si courageuse… Tu veux garder le secret… Mais
moi, je ne veux pas que tu meures… oh mamy je suis si triste…
Tant et si bien qu’excédée, n’y tenant plus, la vieille a tenté de s’échapper, imprimant un demi-tour
à son fauteuil roulant.
J’ai bondi de ma chaise et me suis accrochée des deux mains aux poignées du dossier, arque-boutée,
pesant de tout mon poids pour la retenir en clamant à quelques millimètres de son oreille :
— Ne pars pas, mamy ! Je suis avec toi ! Je reste avec toi !
— Non mais merde, à la fin ! Vas-tu me lâcher, oui ou non ?
Elle essayait de se tourner vers moi, comiquement empêchée par son volume et surtout son goitre
plein de graisse qui lui immobilisait quasiment la tête.
— Mamy, mamy, oh non ne meurs pas, ne nous laisse pas, ce serait trop terrible, reste avec nous !

À ce moment-là, une drôle d’idée m’est passée par la tête. Une idée bizarre mais si plaisante qu’une
sorte de chaleur m’a envahie, d’une intensité si surprenante que je me suis immobilisée quelques
instants. Les couinements de mamy m’ont soudain paru plus lointains.
— Lâche-moi, saleté ! Tu es folle ! Tu entends, tu es foooooollle !
L’espace d’un éclair, les choses m’ont semblé différentes, comme si la lumière avait changé
brusquement, comme si ce décor, pourtant éternel, m’était soudain étranger.
Le parc, fleuri de bougainvillées et de roses éclatantes entre les zones d’ombre sous les grands pins,
s’étendait en pente douce devant nous.
En dessous de nous.
Avec le chemin qui s’y jetait.
Et j’ai eu envie de pousser le siège de mamy.

Je l’ai même fait ! J’ai lancé tout mon poids en avant. Mais il en aurait fallu plus pour bouger
vraiment cette masse. Peut-être que l’inclinaison n’était pas si forte, que les graviers ont freiné les
roues. Le siège a bondi d’un mètre à peine avant de s’immobiliser et, si j’ai clairement vu mamy
dévaler la pente, se cognant à tous les arbres pour s’étaler au fond du jardin, ce ne fut que dans mon
imagination.
Elle a eu une bonne frousse, tout de même !
D’un réflexe – qui prouvait bien son désarroi car c’était la toute première fois qu’elle se laissait
aller à un tel geste – elle a envoyé sa lourde main dans ma direction et failli m’atteindre.
J’ai lâché prise, en hurlant de plus belle.
— Ne te fâche pas, mamy, ne sois pas fâchée après moi, je t’aime !…
Elle m’a fusillée d’un regard de dogue enragé et a grondé, l’index pointé sur moi :
— Écoute, ma fille, je ne sais pas si tu te fiches de moi ou si tu es aussi bête que tu en as l’air, je ne
veux pas savoir si tu es une gourde ou une insolente, mais une chose est sûre, c’est que tu vas te taire
immédiatement et me laisser tranquille !
Se taire net. Laisser passer un court silence. Baisser lentement la tête.
— Je suis désolée, mamy, murmurai-je.
— Tais-toi, a-t-elle crié, en déraillant vers l’aigu. Silence ! Ne me parle plus ! Tu le fais exprès, ma
parole !
J’ai encore bredouillé :
— Excuse-moi, mamy, c’est que je t’aime trop.
Et j’ai tourné les talons pour rentrer en courant à l’intérieur de la maison.

J’ai regagné ma chambre, me suis jetée sur mon lit et, fourrant la tête de Cricri dans ma bouche
pour étouffer les bruits, j’ai rigolé pendant un bon quart d’heure, d’un vrai fou rire qui ne voulait plus
s’arrêter et qui a fini par me donner le hoquet.
Un vrai moment de plaisir. Le premier depuis cinq jours.
Un plaisir d’autant plus intense que mon succès avait été démesuré. Quelques minutes, et quelques
traits de génie avaient suffi pour déclencher chez la grand-mère une colère telle que je n’en avais
jamais vu.
Une fois le calme revenu en moi, je tirai les leçons de l’incident, ses conséquences possibles, et
décidai naturellement de continuer à creuser dans cette excellente direction.
Nous arrivions aux alentours de onze heures ; le moment où madame ma mère, à l’exception des
lendemains de fête où elle n’apparaît qu’en milieu d’après-midi, sort de sa douche matinale et
s’apprête à descendre.
Je quittai ma chambre, redescendis dans le vaste salon du rez-de-chaussée, cette horreur aux
dimensions de cathédrale, ornée de hideux tableaux d’ancêtres qui ne sont pas les nôtres, et gravis le
monumental escalier de marbre qui mène au premier, l’étage noble de la maison.
Dans le couloir, je vérifiai devant l’un des miroirs de Venise au cadre doré que mes crises de
larmes et de fou rire m’avaient convenablement rougi les yeux et frappai à la porte de la chambre de
Maman.
— Alixe ! s’exclama celle-ci à mon entrée, avec une certaine surprise, car il ne m’arrive pour ainsi
dire jamais de venir dans cette partie de la demeure. Eh bien entre, approche-toi.
Elle était assise à sa coiffeuse, ses longs cheveux blonds humides, enveloppée dans un peignoir de
soie aux motifs chinois, dont les pans ouverts dévoilaient ses longues jambes galbées. Une délicate
senteur de parfum et de fraîcheur embaumait la vaste pièce, où le soleil, par deux grandes baies
ouvertes, répandait ses lumières.
Maman a le goût sûr, et Dad’ possède de quoi régler tous ses caprices. Autant dire que la chambre
maternelle, avec ses murs laqués abricot, ses meubles de bois blond et ses tentures de soie grège, est la
pièce la plus ravissante de la maison.
Je m’approchai et tirai un pouf de cuir fauve pour m’asseoir près d’elle. Elle me dévisagea, brosse à
cheveux en l’air, et s’exclama :
— Mais… Tu as pleuré ! Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je serrai entre mes menottes sa longue main fine aux ongles vernis de nacre.
— J’ai besoin de toi, maman. Il faut que je te parle. C’est très grave.
Une ombre ennuyée passa, fugace, au fond de ses grands yeux de turquoise, aussitôt chassée par un
éblouissant sourire de mère moderne, affectueuse et attentive.
L’instant propice de relancer les larmes. Modérément.
— Tu sais… Mamy… Eh bien, mamy…
Un hoquet, pas trop appuyé non plus. Ne pas oublier que maman est loin d’être née de la dernière
pluie.
— Eh bien quoi, mamy ? dis-moi.
— Mamy va mourir, maman !
Là, il y eut un instant assez curieux, et très intéressant. Je suis positivement certaine d’avoir surpris
un éclair dans les deux grands yeux posés sur moi, une lueur incontrôlée qui, en plus de la surprise,
exprimait une certaine joie.
— Comment ça, mourir ? Qui t’a dit ça ?
— Personne… (soupir)… Mais je le sais. Je le sens !
Elle resta un instant interdite, puis éclata d’un long rire de gorge parfaitement modulé.
— Allons, Alixe, me gourmanda-t-elle gentiment, en passant sa main sur mes cheveux. Ce ne sont
pas des choses à dire. Ni même des choses à penser. Où est-ce que tu vas chercher tout ça ?…
Elle resta quelques secondes immobile, le regard vague, semblant examiner intérieurement une
pensée puis, de nouveau, le rire de cristal fusa.
— Oh non, s’exclama-t-elle. Sois tranquille, mon poussin ! Tu peux croire ta mère : tu n’as rien à
craindre pour ta mamy. C’est une costaud, celle-là !
Sur ce, elle s’est levée d’un bond et m’a entraînée vers la porte, sa main sur mon épaule.
— Tu as trop d’imagination, ma petite chérie. Ce sont tous ces livres. Tu lis trop pour ton âge… Tu
devrais sortir plus souvent, t’oxygéner… Pourquoi est-ce que tu n’essaies pas de te faire des
copains… La vie est belle, tu sais… Allez, je vais déjeuner. Tu veux venir avec moi ?
Nous étions déjà arrivées en haut de l’escalier. Je marmonnai un remerciement et je m’échappai.
Comme tout cela me plaisait.
C’était tellement marrant de répandre des bruits dans toute la maisonnée. Je ne sais pas encore ce
que cela peut donner, mais une chose est certaine : pour un nouveau jeu, c’est un nouveau jeu
grandiose !

Dans l’après-midi, alors que tout le monde avait de nouveau disparu, qui à la plage et qui en ville,
et que mamy piquait son rituel roupillon à l’ombre d’un cyprès, je décidai, ayant aperçu les silhouettes
des Velasquez dans le verger, en haut de la propriété, de les faire participer à leur tour à mon nouveau
divertissement.
Ils étaient en train de cueillir les pêches, l’homme juché sur son escabeau, la femme au pied de
l’arbre, un large panier dans les mains.
Ces deux-là sont de véritables robots, à croire qu’ils ne peuvent vivre autrement qu’en travaillant à
quelque chose et qu’ils ont oublié ce que se distraire veut dire.
Je les ai toujours connus attachés à la propriété, comme des ombres laborieuses, et je ne me
souviens pas les avoir jamais vus rire. À chaque fois que je leur prête attention, je suis frappée par leur
ressemblance, tous deux petits et secs comme des sarments de vigne, les mêmes traits aigus, taillés à
coups de serpe, et le même teint olivâtre, comme s’ils étaient plus frère et sœur que mari et femme.
— Bonjour, leur lançai-je d’un ton joyeux.
— Bonn’your, madémoichelle, répondirent-ils d’une même voix et d’un même accent.
— Hmmm, je mangerais bien une pêche.
La femme tira un fruit de son panier, l’essuya soigneusement contre son tablier et me le tendit. Je
mordis allègrement la chair tendre, excellente, gorgée de jus sucré, puis leur demandai, comme en
passant :
— Dites, vous n’avez pas de maison, vous ! Où est-ce que vous irez lorsque ma grand-mère sera
morte ?
Ils se regardèrent. Du haut de l’escabeau, le mari jeta un regard interrogateur à sa femme, qui lui
traduisit ma question en espagnol. Il me regarda en se grattant la tête, à travers son béret.
— Pero… Ça, c’est une question qu’elle est bizarre, madémoichelle…
— Oh oui, je sais, m’écriai-je. Vous, les grandes personnes, vous me cachez la vérité. On vous a
donné des ordres, je le sais !
J’ai mordu dans la pêche et j’ai ajouté, la bouche pleine :
— Je sais que vous n’avez pas le droit de me le dire, pour éviter de me faire de la peine. On ne veut
pas que je sache que mamy est sur le point de mourir.
Et là-dessus, je suis partie, les laissant à des questions qui ont dû les agiter pour le reste de la
journée.

Vers dix-sept heures, j’ai pu coincer Dad’ à son arrivée. Je l’ai attendu un moment à côté du garage,
près de la grille de l’entrée. Une nouvelle fois, j’ai remarqué à quel point il peut aimer les voitures de
sport et quel air de fierté il arbore dès qu’il est au volant de l’une d’elles.
Cette année, c’est une espèce de flèche de métal rouge à deux places, décapotable, avec un volant
grand comme celui d’un jouet, un moteur qui pousse des rugissements insensés.
À peine m’eut-il aperçue qu’il coupa le moteur et bondit de son siège sans ouvrir la portière, peut-
être pour me démontrer sa jeunesse et sa souplesse, avant de venir vers moi, le sourire affiché.
— Eh bien, ma chérie, qu’est-ce que tu fais là ? Tu m’attends ?
Je hochai la tête.
— Oui, Dad’. Je voudrais te parler.
Lui, il adore ça. Il a illico pris un air concerné, m’a attirée contre le tas de bûches voisin pour nous
y asseoir et s’est déclaré à l’écoute de tous mes problèmes.
— Dad’, mamy se plaint d’avoir mal. Est-ce qu’elle va mourir ?
Il est parti dans un grand discours philosophique sur le cycle de l’existence, le destin et les règles
immuables de la vie, tandis que je continuais à hocher la tête, sans écouter, comme toujours fascinée,
lorsque je le côtoie de près, par le ridicule achevé des longues mèches rabattues sur son crâne chauve
et les épaisses touffes de poils blonds qui jaillissent de ses oreilles.
J’étais un peu déçue. Je comptais lui casser les pieds, mais je lui faisais plus plaisir qu’autre chose
et je n’avais même pas envie de pleurer pour corser l’entrevue.
En tout cas, je pus en conclure que l’idée du décès de sa mère était à cent lieues de le traumatiser.

Quant à Anthony, c’est bien simple, il n’en a rien à foutre. Quand je lui ai touché un mot, à son
retour de la plage, noir de peau, les cheveux décolorés et des traînées de sel sur le torse, de
l’imminente disparition de la vieille salope, il m’a sobrement informée qu’il trouvait que je
débloquais de plus en plus et il m’a plantée là pour aller se mettre sous la douche.
Il n’empêche qu’à l’heure où j’écris ces lignes, je me réjouis de cette journée, belle entre toutes.
Les vacances ne sont plus aussi emmerdantes. Enfin, il y a de l’action !
Ça a commencé très fort, ce matin.
J’avais déjà tout oublié de l’histoire de crevaison concernant grand-mère quand je suis descendue, à
neuf heures tapantes, pour le petit déjeuner.
Ouh la la, il ne m’a pas fallu longtemps pour m’en souvenir !
Quel tableau, mon Alixe, je ne te dis que ça !
Les visages de Dad’ et surtout de mamy faisaient planer au-dessus de la table une menace aussi
lourde en ce petit matin que les orages qui, le soir, se refusent à crever sur l’océan.
Dans ces cas-là, se faire absente et attendre que ça pète avant toute réaction.
J’ai bâillé, me suis grattée, ai marmonné un « salut » et me suis absorbée tout entière, les yeux
baissées, à la confection d’une tartine de Nutella.
À ma droite, l’épicentre de la tornade en gestation personnalisé par le visage blafard de ma grand-
mère, je le sentais, était dirigé sur moi. Ça n’allait pas tarder et ce fut encore plus rapide que je ne le
subodorais.
— Alixe, j’aimerais savoir ce que c’est que cette histoire ?
Ton glacé. Vibrations en fin de mots, révélateurs d’une fureur très difficilement contenue.
— Qu’est-ce que tu es allée raconter, hein ?
Un cri, déjà. Rien ne pouvait plus arrêter l’ire grand-maternelle.
— Pourquoi es-tu allée raconter que j’allais mourir, sale petite idiote !
Anthony a plongé dans ses corn-flakes. Dad’ est resté paralysé, la bouche ouverte, la tasse de thé en
l’air.
Tout le monde reconnaît à mamy un esprit fort et toutes ses remarques sont toujours respectées,
mais personne, j’en suis sûr, ne l’avait jamais entendue gueuler aussi fort.
Dans ces cas-là, comme pour tant d’autres, rien de mieux qu’une petite larme, accompagnée d’un
léger tremblement d’émotion. J’ai tout de même pris le temps, pendant que les décibels mamyesques
se déchaînaient au-dessus de ma tête, de mordre un tiers de ma tartine.
Puis un autre tiers, comme elle tardait à arriver en bout de souffle.
Enfin, dès la première pause, j’ai relevé la tête, le visage baigné de larmes et j’ai lancé, la voix
pleine de drame :
— Oh non, mamy, je ne veux pas que tu meures. Je t’aime tant !

Confusion totale.
Mamy a hurlé.
Dad’ a crié : « Mais non enfin maman calme-toi ce n’est qu’une enfant. »
Mamy s’est mise à hurler contre Dad’, et leurs cris me sont parvenus longtemps encore, dans la
bibliothèque où j’avais couru chercher refuge pour laisser éclater le rire qui me tordait le ventre.
Comment tuer une vieille ?
Voilà un sujet de rédaction qui serait intéressant ! Autrement plus amusant et instructif que les
sempiternels « Commentez ce proverbe : … » qu’on nous assène au collège !
Je me taperais encore dix-huit, et sans me fatiguer : ce ne sont pas les références littéraires qui me
manquent, sur le sujet.
Agatha Christie ! Voilà une vraie mine !
Du poison dans le thé. Un fil de laiton tendu dans le couloir, à hauteur du cou, une panne
d’électricité opportune et couic !
Une seringue pleine de cyanure, pour faire croire à une piqûre d’abeille, quelle ingéniosité !
Douze coups de couteau dans la viande ! Encore mieux. Les plans les plus simples sont toujours les
plus efficaces.
N’est-ce pas que j’en connais, des manières ?
N’est-ce pas, mère-grand, que tu sais à qui je pense, en révisant mes romans policiers ?
Que ferai-je de toi, mère-grand, si tu en viens à me pousser à bout ?
Je ne sais pas…

Le plus simple : je te flanquerai un bon coup de la pointe du pied sur les varices. Ça les fera
éclater…
Oui… Mais j’ai peur que tu ne te vides pas assez pour crever. Tout serait à refaire. Sale, tout ce
sang. Ce serait écœurant à nettoyer et Mme Velasquez ne serait pas contente.
Peut-être une arête en travers de la gorge ?
Je m’y vois très bien, la voix hoquetante et le visage baigné de larmes :
— C’était trop tard, je t’assure, Dad’. Elle mangeait son poisson, tout à coup elle a poussé un
hurlement en portant ses mains à sa gorge. « Je meurs, je meurs ! » Elle est tombée en avant. C’est la
faute du poisson…
Non… Un grand coup de maillet sur la nuque, c’est tout ce qu’elle mérite. Le coup du lapin. Je
n’aurai qu’à me servir de la batte de base-ball d’Anthony. À moins que je ne préfère jouer à la cerise.
Oh, mère-grand, tu ne connais pas le jeu de la cerise ?
C’est très simple : je choisis une cerise, de préférence pourrie, et je la pose sur ta vieille tête
déplumée. Ensuite, je m’éloigne de vingt pas, avec le vieux fusil de chasse de ton mari, que j’ai pris le
soin de décrocher du mur. À ce moment-là, ne pas viser la cerise, seul celui qui fait éclater la tête
gagne le point.
C’est rigolo.
Oui, ma mère-grand, si j’avais le temps, pour toi je dresserais des molosses afin qu’ils te déchirent.
— Taïaut, mes braves, dévorez-moi toute cette barbaque !
Mon imagination n’a pas de bornes. Et si elle venait par hasard à faillir, j’ai toute ta bibliothèque
pour me documenter.
Le marquis de Sade, par exemple.
La plupart du temps, c’est ennuyeux à lire, mais il y a des passages amusants. Qu’est-ce qu’il te
ferait, le divin marquis, une fois qu’il t’aurait mise nue comme une truie. De quels liens te
saucissonnerait-il ? Se servirait-il du pal ? Ou bien du fer rouge ?
Pouah ! Je divague : qui s’intéresserait à une grosse vieillarde ? Elle ne peut inspirer que le dégoût !

Et si je lui faisais peur… Un plan étalé sur plusieurs jours, en terminant par des explosions de gros
pétards sous son siège. La faire sursauter si fort que son cœur en pète.
Ça ne suffirait peut-être pas. Maman me l’a bien dit : c’est une costaud.
Elle a la peau dure, en plus ! Tout pour me casser les pieds !
Sa seule qualité, c’est sa baraque. C’est vrai qu’on y trouve un certain bien-être.
Dis, mamy, tu ne veux pas me la léguer. Un petit paragraphe pour moi toute seule dans ton
testament, juste avant que je ne mette un point final à ton existence inutile.
C’est vrai, pourquoi cette antiquité est-elle toujours sur terre. À quoi sert-elle ?
Que peut donc encore attendre le monde d’une invalide obèse empestant le cigare ?
Et elle, quel plaisir peut-elle espérer de cette existence de légume ?
Se gaver.
Se goinfrer.
Faire gonfler sa panse le plus possible, jusqu’à la dernière sauce, jusqu’au dernier gâteau.
Ignoble sac d’intestins !

Je sais qu’entre elle et moi, ça n’a jamais marché.


Elle a toujours été franche à propos de ses sentiments à mon égard : elle me déteste.
Je suis la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Le dernier détail qui rend insupportable ce mariage
qu’elle n’a jamais approuvé entre ma mère et son abruti de fils.
Entre nous, l’hostilité a toujours existé, latente, larvée, dissimulée sous les politesses de famille.
Je me suis toujours soumise, toujours tue, toujours écrasée…
Mais là, franchement, mamy, tu m’énerves.
Attention, mère-grand, prends bien garde à Alixe !
Attention, car si tu continues à m’horripiler de la sorte, je tirerai la chevillette et ta bobinette
cherra !
Je sais ce qui gouverne le monde. Il n’y a, ici-bas, qu’un seul Dieu, qu’un seul principe, qu’une
seule valeur respectée par tous : c’est l’argent.
Et pour nous, les femmes d’un certain milieu, comme on dit, le problème consiste plus précisément
en ceci : l’argent des hommes que nous épousons.
Ah, triste sort que d’être laid.
En la matière, les plus jolies ont les meilleures chances, et peu importe les qualités d’intelligence.
Qu’est-ce qu’on appelle un « bon » mariage ?
Toutes mes lectures me le confirment. Un « bon » mariage ne tient ni à la beauté de l’époux, ni à
son charme, ni à ses capacités intellectuelles. Non, cette notion de « bon » se réduit purement et
simplement à l’appréciation des biens du cher homme. Eh oui, on en revient toujours à l’aspect
matériel de la chose.

Qu’a fait ma mère ? Elle a épousé un homme qui a de l’argent. Grand bien lui en a pris, car d’aussi
loin que je me souvienne, je n’ai jamais vu un désir qui, une fois tombé de sa magnifique bouche, ne
soit exaucé dans les plus brefs délais.
Alors que si j’ai le malheur d’exprimer le moindre petit désir d’enfant, on convoque aussitôt le
conseil de famille pour décider au final que ce n’est pas « raisonnable ».
Voilà bien la preuve du pouvoir des vraies femmes !
Des intrigantes, des prostituées, voilà tout !
Et ma grand-mère. Est-ce qu’elle a seulement une fois, dans sa longue existence, retroussé ses
manches pour faire une vaisselle ?
L’idée même me fait rigoler !
Cette vieille bourgeoise ! À part, peut-être, la broderie, que pourrait-elle bien savoir faire ?
Compter, ça, oui. Je peux lui faire confiance. Mais mettre sa main dans quelque pâte que ce soit est
sûrement une idée qui la dépasse.
J’avais demandé des précisions à ce sujet, l’année dernière, à maman, et en avait reçu l’entière
confirmation.
— Dis, maman, pourquoi elle a tout cet argent, mamy ?
— Il lui vient de son mari. Ton grand-père était un homme très riche.
Ben voyons !
— Comment a-t-elle pu le séduire, avais-je objecté, avec cette tête qu’elle a ?
Maman avait éclaté de rire et m’avait conseillé de ne pas m’en faire pour sa belle-mère :
— Ne t’en fais pas, elle a su s’en débrouiller !

Intrigantes !
Moi aussi je serai comme vous.
Je serai meilleure que vous deux réunies !
Moi, ce n’est pas un imbécile à qui je mettrai la corde au cou. Par une justice un peu mystérieuse,
j’ai remarqué que les hommes riches, parmi les relations de mes parents, c’est-à-dire à peu près tous,
avaient pour particularité d’être des mochetés parfaites. Je ne veux pas passer ma vie aux côtés d’une
asperge, comme maman. Le divorce, ça existe. Et que l’on compte sur moi pour leur tirer à chaque
fois le maximum.
Et dans l’intervalle, pas de pitié.
Ils n’auront aucun droit.
Au pied, comme des chiens.
Des chiens avec un chéquier.
Me revoilà, cher journal !
J’ai été très occupée ces derniers jours, mais à présent que la lettre est dans la boîte, je brûle de te
raconter tout ce qui s’est passé.
Mamy et Dad’ se sont cruellement disputés. L’ambiance était si tendue dans la maison que je suis à
peine sortie de ma chambre. La chance m’a souri. Dans la provision de livres que j’avais emportés en
prévision d’une longue réclusion se trouvait un passionnant roman qui m’a tenue éveillée deux jours
et une nuit.
Le titre en est : « La Marquise des ombres ».
C’est l’histoire authentique d’une femme de la noblesse, la marquise de Brinvilliers, qui a ruiné
plusieurs hommes avant de finir, hélas, décapitée, accusée de quelques empoisonnements qu’elle n’a
jamais reconnus.
Comme j’ai rêvé au fil de ce merveilleux récit, peuplé de comtes, de ducs et même de rois, au
milieu desquels, inlassables, d’intelligentes femmes intriguent sans relâche, couvertes de bijoux, le
décolleté profond et le loup du mystère sur le visage.
J’ai été transportée !
Peu à peu, alors que les pages défilaient, une évidence troublante s’est imposée à moi, de plus en
plus clairement.
Ces dames du temps jadis, que faisaient-elles de leurs journées ?
Rien. Elles se levaient très tard, se pomponnaient et accouraient à la première fête qui se présentait.
De quoi vivaient-elles ? Comment subvenaient-elles à leurs besoins ?
Elles épousaient des hommes riches !
Et pourquoi ces hommes, qui n’étaient pas de complets abrutis, consentaient-ils à se marier avec
elles ?
Parce qu’elles étaient belles !
Voilà une manière de vivre qui pourrait tout à fait s’appliquer à celui choisi par ma chère mère.
C’est une courtisane !

J’ai poursuivi mon raisonnement : les hommes riches étant, la plupart du temps, du genre vieux et
laids, ces femmes renonçaient-elles à l’amour et au plaisir pour le prix des diamants qui les paraient ?
Point du tout : elles prenaient des amants !
Le monde ne manque pas de fringants beaux jeunes hommes à qui accorder ses faveurs, n’est-ce
pas, ma chère petite maman ?
Je n’avais aucune preuve, mais ma conviction était faite et je décidai aussitôt après l’avoir établie
que cela méritait au moins une petite vérification.
Dès le lendemain, je ressortis ma bicyclette du garage, la nettoyai de la poussière accumulée
pendant l’année, regonflai les pneus et graissai la chaîne.
Ça m’a fait plaisir de la retrouver. J’aime bien les grandes balades à vélo et j’aime bien ma
bicyclette.
En début d’après-midi, je suis sortie de la propriété, j’ai attendu un moment, cachée à l’angle du
chemin de la propriété des voisins et, dès que j’ai vu passer le coupé Mercedes de maman, je l’ai
suivie de loin jusqu’au centre de Biarritz.
Les rues sont tellement encombrées de voitures qu’il y avait peu de chances pour qu’elle me
remarque dans le flot mais j’avais pris tout de même la précaution, avec ma prudence habituelle, de
me coiffer d’un immense vieux chapeau de paille qui traînait dans le garage, et dont le rebord, brisé
par l’usage, me tombait sur la figure jusqu’à presque recouvrir mes yeux.

La plage était bondée et la promenade envahie de monde. Plus une chaise n’était libre aux terrasses
qui s’échelonnent sous les arcades et les rouleaux, à quelques encablures du rivage, étaient constellés
d’une multitude de silhouettes de surfers. Un boucan extraordinaire, fait en majeure partie de cris et
de rires d’enfants, planait sur le tout.
Je ne comprends pas quel plaisir on peut éprouver à se fondre dans cette masse humaine, en slip de
bain, la tête sous les coups féroces du soleil et les pieds dans cette irritante poussière de sable qui se
colle partout.
Il y a, au bord de la plage, une sorte de presqu’île sur l’échine de laquelle a été aménagé un chemin
de ciment entrecoupé d’escaliers et bordé par une rampe de pierre.
C’est là que je me suis postée et que, durant deux après-midi successives, j’ai espionné ma mère.
J’adore observer les gens à leur insu.
Je suis une petite curieuse, moi. J’aime bien savoir ce qui se passe.
En l’occurrence, je dois bien reconnaître mon échec, car il ne se passa strictement rien. J’eus beau
écarquiller les yeux, le cœur battant, à chaque fois qu’un homme s’approchait de la belle silhouette
aux seins nus de ma mère, il n’y eut rien de plus grave que des échanges de feu pour allumer une
cigarette, suivis d’un départ presque immédiat de l’individu en question.
Il fallut que je me rende à l’évidence : lorsque ma maman était à la plage, elle passait son temps à
bronzer, se baigner et revenir bronzer.
Quelle déception !
J’aurais tant aimé la surprendre en flagrant délit !
Le plaisir aurait été tel d’avoir l’occasion de la dénoncer !
Anonymement, bien sûr.
La délation par voie de lettre est un art dans lequel je suis passée experte.
Je l’ai prouvé, au collège, au prix d’un énorme scandale, qui heureusement s’est tassé sans que je
sois jamais inquiétée.
J’avais surpris, au cours de mes observations, les attouchements entre Mireille Saint-Hamont, cette
grande frimeuse qui était dans ma classe, et une petite brunette beaucoup plus jeune que nous. Ma
lettre au Crapaud donnait tous les détails, dont, entre autres, la fréquence et le lieu de leurs rendez-
vous, derrière les sanitaires. Elles ont été prises en flagrant délit et corrigées toutes les deux.
Moi, ça m’a bien fait rigoler, et j’aurais bien voulu recommencer l’opération à l’intention de ma
petite maman chérie, et son innocence apparente me trouvait toute désappointée.
Le soir, remâchant ma déception dans l’ombre de ma chambre, j’ai décidé de passer outre et de lui
faire un peu de mal quand même.
Après tout, la plage n’est pas le seul endroit où elle puisse trouver ce qu’elle cherche…
Elle doit bien avoir commis ailleurs quelque acte qui mérite mon attention, ma douce et tendre
mère.
Cette courtisane !

Prudence.
C’est le maître mot qui doit présider à toutes les opérations au cours de cette activité spéciale qui a
pour nom « la lettre anonyme ». Mes lectures m’ont appris que ce sont les erreurs de manipulation qui
font chuter les corbeaux, rejoignant en cela les assassins.
La règle no 1, absolue et incontournable, est de ne jamais rien écrire à la main. Tout comme les
ravisseurs d’enfants, il faut user de caractères découpés dans des journaux, que l’on aura au préalable
achetés, et que l’on devra détruire aussitôt son méfait accompli.
C’est le B. A BA. La règle sine qua non.
Mon premier message devait être court. J’y réfléchis longuement, pesant la force de chaque mot, et
me décidai finalement pour un :

QUE FAIT TA FEMME


TOUS LES APRÈS-MIDI ?

La réalisation achevée, à grand renfort de coups de ciseaux et de colle, je trouvai la formulation


moins décisive que je ne l’escomptais et je me remis au travail pour exécuter un :

QUE FAIT TA FEMME Ô ABRUTI,


TOUS LES APRÈS-MIDI ?

Cette fois, cela me parut presque bien. Je rajoutai encore en fin de phrase : « la salope », avec un
point d’exclamation, et je me déclarai totalement satisfaite.
Ma petite maman chérie, voilà une lettre qui fera plaisir à celui qui la recevra. Nul doute que la
teneur t’en viendra bientôt aux oreilles.

Mon intention première était d’envoyer ma lettre par la poste, mais il subsistait tout de même un
risque. Dad’ et maman se rendent très souvent dans le centre-ville et il restait une probabilité, même
infime, même déguisée et méconnaissable, pour que l’un ou l’autre me surprenne à ce moment et
fasse par la suite le rapprochement.
Finalement, après mûre réflexion, je décidai qu’il était préférable que ma missive arrive non
timbrée dans la boîte. L’impact, pensai-je, n’en serait que plus fort.
Je repris mes ciseaux et la colle et je rédigeai un fort joli « pour M. Henri Deschamps » à la place
prévue pour l’adresse.
Cela fait, je me coulai sans bruit hors de ma chambre, gagnai le jardin, remontai l’allée sans
qu’aucune alerte ne vienne troubler l’exécution de mon plan.
Arrivée à la grille, j’essuyai soigneusement l’enveloppe de toute empreinte, et la lâchai dans la
fente vers son destin.
Avant de redescendre vers la maison, je ne résistai pas, au mépris de toute prudence, je l’avoue bien
volontiers, à rayer de la pointe aiguë d’un caillou la carrosserie de la Ferrari de Dad’, depuis le feu
avant jusqu’à l’aile arrière.
Voilà, O my dear daddy, un petit cadeau qui, je l’espère, t’emplira de joie.
Ce soir, je suis fatiguée, cher journal, mon confident, mon seul ami. J’ai un peu mal à la tête, après
cette cascade d’événements, d’informations, qui a déferlé sur moi, mais je ne résiste pas au plaisir de
tout te raconter, même si cela doit me mener jusqu’au bout de la nuit.
Tu deviens très important dans ma vie, le sais-tu ?
Tu es le seul à si bien me connaître et, en contrepartie, tu m’aides tellement à réfléchir et y voir
plus clair.
Je t’aime beaucoup, cher journal.
Tu sais, c’est la première fois qu’il m’arrive des choses intéressantes, dans cette maison, sous notre
sacro-saint toit familial. Pendant les étés qui ont précédé, je me suis appliquée à être conforme à
l’image qu’ils préfèrent avoir de moi : une bonne petite cruche, laide à souhait, qui passe son temps à
lire et ne casse pas les pieds.
Autant te dire que je me suis royalement emmerdée deux mois et demi par an. J’étais un fantôme,
le spectre de la maison, qui hantait les couloirs de la bibliothèque à cette chambre, de la chambre au
repas et des repas à la bibliothèque.
Cette année, tout a changé !
Cette année, je suis en révolte contre ces chiatiques !

Peut-être que je grandis. Peut-être suis-je arrivée à cette fameuse puberté. Ce serait logique : depuis
le printemps dernier, je sens ma poitrine. On ne s’en aperçoit guère parce que mes seins me faisant
horreur, je les plaque sur mon torse, à l’aide d’une bande Velpeau. J’ai aussi des poils, pas très
fournis, mais je vois bien dans la glace qu’ils font déjà l’ombre d’un triangle entre mes cuisses.
Peut-être est-ce à cause de toi, qui me pousse à agir. Peut-être est-ce tout cela en même temps. Pour
la première fois de mon existence, je prends plaisir à mes vacances.

Depuis toujours, les gens m’embêtent, surtout les adultes. Avec eux, on n’est jamais sûr de rien. Ils
changent d’opinion, adorent être injustes, à croire que plus on vieillit, plus on devient bête.
J’ai compris qu’on ne peut pas être franche avec les adultes. Quand on leur dit la vérité, ils vous
donnent des claques. Je sais cela depuis l’âge de cinq ans.
Être très mûre et très intelligente, comme ils le disent à mon sujet, reviendrait à se tenir sage, se
taire et être la première à l’école. Moi, je veux m’en servir pour me battre contre eux !
Car je suis plus forte qu’eux.
La preuve : je suis hypocrite. J’ai étudié la définition du dictionnaire : je suis la championne de
l’hypocrisie, qui est justement la qualité qu’ils recherchent le plus.
Tous les adultes sont des hy-po-cri-tes. Personne ne dit ce qu’il pense vraiment. Tout le monde joue
un rôle. On le voit quand ils ont des ennuis : ils changent complètement, ils font n’importe quoi.
Comme ces derniers jours.
Moi, je joue mieux qu’eux. Je ne sors jamais de mon rôle. Jusqu’à ma majorité, dans six ans
(comme c’est loin !), je serai une fille studieuse, pas belle et nunuche.
C’est mon arme dans l’existence.
Oui, je suis moche !
Je ne sais pas la tête qu’avait mon vrai papa, mais si les hasards de la génétique m’ont fait hériter
de ses traits, décidément cet homme-là ne m’aura vraiment jamais fait de cadeaux. J’aurais pu
ressembler à maman. Plus agréable !

Il ne faut pas exagérer non plus. Je ne suis pas un monstre. Mon nez est normal, mon menton aussi,
mes yeux ne sont pas plus laids que d’autres, seulement désavantagés par ces grosses lunettes que je
dois porter. Quand je souris, mon appareil dentaire me fait ressembler à un robot de film de science-
fiction mais je ne le porterai pas toute ma vie.
J’ai entendu dire que le corps prenait forme avec l’âge. Dans mon cas, ce serait un miracle. Je suis
faite comme une bouteille, avec des épaules minces, des jambes toutes droites et un gros derrière. À
regarder les femmes des magazines, des pubs télé, je me rends compte que le combat est perdu
d’avance.
Moi, on ne m’a jamais prise sur les genoux, ni fait des câlins et des bisous, comme aiment
prodiguer les adultes, en disant « oh qu’elle est mignonne, et gentille, et tout ça ». C’est tant mieux
parce que ça doit être emmerdant. On doit avoir l’impression d’être une poupée pour les jeux des
grands.
Tant mieux, parce que je suis sûre qu’en réalité, ils s’en foutent.
C’est encore un de leurs trucs d’hypocrites.

Voilà ce qui me plaît le plus dans ces vacances : on va pouvoir jouer tout l’été à l’hypocrite. Moi
qui ai tout fait pour éviter de venir ici, je me rends compte que j’aurais raté quelque chose.
Je peux te le dire, à toi, cher journal, je n’ai que douze ans et demi, mais je suis plus forte qu’eux.
Tu peux me croire, je vais en profiter. Je vais leur mettre le nez dans leur hypocrisie. Je vais les
remuer, eux et leurs fausses joies de l’été.
Ils m’énervent, à être bronzés, beaux, et à faire comme si c’était le paradis.
Je vais leur bousiller leur paradis estival. Ça leur fera les pieds.
Le délire a commencé ce matin, un peu après le breakfast.
C’est marrant comment une situation habituelle, éternelle, répétée des milliers de fois, peut être
bouleversée par de simples petites blagues. En fait, c’est ce qui est passionnant dans le jeu : on ne peut
jamais prévoir exactement les conséquences. Il suffit d’un rien et tout peut exploser dans tous les sens.
Anthony s’était échappé, Dad’ aussi. Je mangeais un chausson aux pommes, attrapé de justesse
juste avant que la bonne n’emporte la corbeille. Un petit vent frais agréable agitait doucement le
parasol. Le seul défaut dans le paysage était le spectacle de ma grand-mère, en face de moi, dans son
fauteuil d’impotente.
Depuis que je lui ai donné une leçon, elle ne se plaint plus, c’est toujours ça de gagné. Par contre,
elle a changé d’attitude avec moi. Je sens qu’elle remue des choses dans sa tête quand il lui arrive de
me regarder. Il y a dans ses yeux une expression farouche et agressive que je ne lui avais jamais vue.
Moi, pas de changement. Je reste fidèle à ma tête de sainte nitouche, avec la dose habituelle de
regards candides et de sourires niais, mais ça ne répond plus tout à fait comme avant. Les « Bonjour
mamy » affectueux et les « oh oui mamy » d’enfant sage que je distille à chaque occasion ont perdu de
leur effet. J’ai même tenté le rapprochement, à deux reprises, dans le style « excuse-moi, oublions tout
et adorons-nous comme avant », mais elle demeure sur le qui-vive. Elle n’a jamais beaucoup fait
attention à moi, mais dans le passé il lui arrivait de me dire bonjour, de discuter un peu ou de faire un
scrabble. Depuis l’autre jour, plus rien ne passe. La communication a été coupée.
J’étais là, attablée, tranquille, à l’observer, me demandant encore une fois comment elle pouvait
fumer ces saletés de cigares, surtout après le petit déjeuner, et à réfléchir au prochain coup que j’allais
lui réserver, quand les hurlements de Dad’ sont venus troubler cette paisible atmosphère, faisant
sursauter mamy et ressurgir dans mon esprit le petit sabotage commis sur la voiture pendant la nuit,
que j’avais pratiquement oublié.
Il a déboulé en face de nous.
J’en rigole encore.
Jamais je ne l’avais vu dans cet état : livide, tremblant, les mèches ridiculement hérissées sur le
crâne et le regard meurtrier.
— Maman, a-t-il vociféré. ILS ont rayé la Ferrari !
— Nom de nom, s’est exclamée mamy.
— Une rayure comme ça, a continué Dad’ en écartant les bras. De l’avant à l’arrière ! Toute la
peinture à refaire. Ah les salauds ! La couleur d’origine ! Une vraie fortune !
— Non mais ILS ne respectent plus rien, a renchérit mamy. Encore des jeunes. Mais qu’est-ce qu’on
attend pour mettre de l’ordre. ILS vont finir par… par…
Dad’ est allé droit au chariot-bar et s’est servi un fond de whisky, qu’il avala d’une seule gorgée.
— Henri, l’a apostrophé mamy, une nuance de réprobation dans la voix. Allons, reprends ton calme.
— Mon calme ? Bien sûr, je reprends mon calme. On me bousille une voiture à deux millions, un
bijou, une merveille ! Ah oui, je vais reprendre mon calme.
Mamy a dû comprendre que ce n’était pas le moment d’insister. Assise entre les deux, j’arborais
une mine consternée, accrue d’un « C’est pas possible » angoissé, qui n’avait pas réussi à attirer leur
attention de quelque manière que ce soit. Dad’ continuait sur sa lancée, s’affalant sur une chaise pour
rebondir sur ses pieds et se remettre à tourner autour de la table.
— Ils n’ont aucun respect pour rien. Quelle idée d’imbécile ! Mais comment peut-on penser à
abîmer un objet pareil. Ce n’est pas une voiture, c’est un objet d’art ! Une perfection !… Ah, les voilà,
les jaloux ! Parce qu’une voiture coûte cher, ils se sentent obligés de la détruire ! Je le gagne, mon
argent, moi ! Qu’Ils viennent donc travailler à ma place !… Chômeurs ! Paresseux !… COMMUNISTES !
— Mon Dieu, a soupiré mamy. C’est ce que je dis toujours. Biarritz n’est plus Biarritz… Allons,
Henri ! ajouta-t-elle, franchement sévère cette fois, pendant que Dad’, ayant littéralement arraché sa
chemise de son dos, se resservait un grand verre de whisky.
— J’en ai besoin, maman. Il me faut un remontant. Ah, les salauds !
Il a sifflé son alcool puis est remonté comme un fou voir sa précieuse bagnole. J’en ai profité pour
m’éclipser.
J’ai passé le reste de la matinée à la fenêtre de la bibliothèque, cachée derrière le double rideau,
observant avec délectation la progression des événements.
Dad’, redescendu du garage, arpentait la terrasse à grands pas rageurs, un verre à la main,
continuant à insulter le monde entier, tandis que sa mère l’exhortait à reprendre son sang-froid.
Je jubilais.
Jamais je n’aurais cru qu’une simple petite estafilade, exécutée presque machinalement,
provoquerait une telle réaction !
Ma lettre anonyme, oui ; mais pas une petite marque de rien sur son tas de ferraille.
Et ma fameuse lettre, elle, n’avait pas encore été découverte.
Ouh la la, la journée était partie pour être chaude !
Ma chère petite maman, descendue peu après, en a pris plein la gueule.
Elle est arrivée comme une fleur, en peignoir de soie, souriante et détendue, heureuse, rayonnante, à
croire qu’elle se prenait pour la princesse de Monaco.
Plein-la-gueule !
Elle a fait sa bise à mamy, puis elle est allée embrasser son mari, qui avait fini par s’écrouler de
tout son long dans un transat, au bord de la piscine.
— Mais tu sens l’alcool, l’ai-je entendue remarquer. Ça ne va pas, mon chéri ?
— Non, a répondu le chéri, agressif. Non, ça ne va pas !
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— On a rayé ma voiture pendant la nuit, a-t-il rétorqué, hargneux, comme si maman était la
coupable.
Ma mère est extraordinaire. Je suis certaine que des sujets tels que les dégâts commis sur une
carrosserie de voiture, fût-elle une Ferrari à deux millions, ne lui inspirent qu’une profonde
indifférence. Pourtant, il fallait l’entendre compatir au sort de son époux, vilipender les voyous et les
communistes qui ne connaissent pas la valeur des choses, la voir passer sur le front de son époux sa
main caressante de femme aimante.
Ah, ma maman ! On est bien du même sang !
Quelle actrice !
Cependant, ce matin, cela n’a pas suffi.
Peut-être, ma petite mère chérie, fut-ce une erreur, en fin de parcours, de tenter un insouciant :
— Après tout, il n’y aura qu’à la faire repeindre…
Ce qui eut pour effet de faire bondir Dad’ sur ses pieds et de rehausser d’un coup le volume des
cris.
— Repeindre une Ferrari ! Ah, tu es bonne pour trouver les solutions, toi ! On repeint, allez hop !
— Mais calme-toi, chéri…
— Oui, c’est tellement pratique ! J’ai un problème : eh bien il suffit de payer. Pas plus compliqué !
Une petite peinture à quatre briques, on ne va pas s’en faire pour autant… C’est toi qui va me les
donner, peut-être, les quarante mille balles ?
Ouïe, terrain glissant. Maman, en vraie tacticienne, l’a tout de suite compris et a immédiatement
amorcé un repli.
— Bon, ok, a-t-elle lancé, avec une juste nuance d’agacement, excuse-moi, je n’ai rien dit !
— C’est ça, je t’excuse, a continué l’autre, pas calmé pour un sou. Je t’excuse de te lever à onze
heures pour venir me conseiller de payer. Pendant qu’on y est, tu n’as pas trop de problèmes d’argent,
toi, en ce moment. Sinon, dis-le-moi je te…
Puis il s’est arrêté d’aboyer : ma mère, ayant tourné les talons, s’était versé une tasse de café, et,
sans lui porter plus d’attention, refluait, le visage fermé, vers l’intérieur de la maison.

Quel plaisir ! Quel bonheur !


Comme c’était agréable de sentir cette électricité dans l’air, ce mouvement qui chamboulait la
routine, bouleversait les habitudes et les laissait tous, dépassés par les événements, prêts à exploser.
Dad’ surtout. Je ne l’avais jamais vu énervé. J’aurais dû l’attaquer plus tôt. Il est bien plus rigolo
dans cet état qu’à la normale, avec sa tête de fou aux cheveux hérissés, ses longs membres qui
s’agitent dans tous les sens.
On est loin de monsieur l’industriel dynamique et soignant !
C’est bien la preuve, s’il en fallait une, que c’est un sale hypocrite.

Le lunch s’est déroulé dans la même atmosphère, chacun étant assis sur sa chaise comme sur un
baril de poudre à la mèche allumée.
Mamy grignotait des radis, l’air absent.
Maman, la bouche hermétiquement close, avait chaussé ses lunettes noires.
Dad’, en bout de table, la bouteille de bordeaux à portée de la main, observait toute l’assemblée
d’un regard chargé de menaces.
Anthony, à son retour de la plage, ayant tout de suite senti l’ambiance, m’avait discrètement
demandé ce qui se passait.
— ILS ont rayé la voiture de Dad’, l’avais-je informé.
Il avait grimacé, poussé un long sifflement et apprécié :
— Aïe. C’est mal parti !
Comme quoi, pour aussi crétin qu’il soit, mon demi-frère possède une pratique certaine de nos
aînés.
Effectivement, c’était mal parti. Et, comme il avait dû le pressentir, surtout mal parti pour lui.
Alors que régnait sur la tablée un silence épais, seulement entrecoupé de bruits de vaisselle,
brusquement s’est élevée la voix du père :
— Dis donc, toi, Tony…
— Oui papa ! a immédiatement répondu l’intéressé.
— Tu penses à ton piano ?
— Oui papa !
— Bon, parce que je me disais comme ça que tu aurais peut-être pu l’oublier, avec tout ce que tu as
à faire à la plage…
— Non papa !
La voix de Dad’ est montée d’un cran :
— Alors comment se fait-il que je n’aie pas entendu tes gammes une seule fois depuis que nous
sommes arrivés ?
— Eh ben, euh… a hésité Anthony, sans pouvoir s’empêcher d’une brève moue de dépit. C’est qu’il
y a le championnat de surf sur la plage dimanche prochain et que je dois m’entraîner. Alors pour le
piano, j’ai pensé…
— C’est très mal pensé, a éclaté Dad’. La plage, le soleil et le surf, voilà ce que tu trouves
important, toi ! Ah, vous êtes marrants, tous. Vous me faites marrer !…
Tous les dos s’étaient tendus. Tous les visages s’étaient penchés sur leur assiette.
— Je paie une fortune pour ton école de musique. Tu as dans ta chambre un orgue électronique
comme peu d’enfants de ton âge en possèdent et tu ne trouves rien de mieux à faire de tes journées que
l’imbécile sur les vagues !
— Non papa, mais…
— Ça suffit. Tu devrais consacrer une heure par jour à ta musique. Comme tu ne l’as pas fait, tu vas
rester ici cet après-midi. Et il y a intérêt à ce que j’entende des gammes. L’incident est clos !
— Oh, mais papa…
— L’INCIDENT EST CLOS !
Anthony avait compris qu’il était inutile d’insister et s’est réfugié derrière une mine boudeuse.
Je n’étais pas mécontente. Il est bon pour mon frère chéri de se faire engueuler un peu. Il est trop
heureux, ce petit ange.

Le moment du café est enfin arrivé, réveillant mon excitation.


C’est le moment où Mme Velasquez, en plus des biscuits et de la cafetière, apporte à table le
courrier du jour.
Il y avait plusieurs lettres pour Dad’. Grâce à la bouteille de vin, ou à son acte d’autorité paternelle,
toujours est-il qu’il semblait avoir repris un peu de poil de la bête.
Moi, la tête baissée, je n’en perdais pas une miette.
Ce fut d’abord une lettre de la banque, un relevé de compte qu’il examina soigneusement,
ponctuant son étude de petites gorgées de café.
Puis, une carte postale, venant d’amis en vacances sous les Tropiques. Le texte devait en être
amusant car, pour la première fois de la matinée, un sourire fleurit sur son visage, y persistant tandis
qu’il passait la carte à ma mère.
Il souriait encore en se saisissant de l’enveloppe suivante, étrange à cause de son absence de timbre
et son adresse en caractères de journaux.
Il l’observa un instant, les sourcils levés, une moue de surprise aux lèvres.
L’ouvrit.
Déplia la feuille.
Et prit connaissance du texte.
Deux dixièmes de seconde plus tard, son teint avait viré au vert. Ses doigts serraient si fort le papier
que les phalanges en étaient blanches. Ses mâchoires crispées tiraient les commissures de ses lèvres
vers le bas et un souffle saccadé s’échappait de ses narines frémissantes.
Pendant quelques secondes, j’ai espéré qu’il allait nous faire une attaque, tomber raide sur le sol, la
moitié du visage paralysée, comme un vieux colosse de roman.
Il a replié la lettre.
L’a glissée dans sa poche.
S’est levé comme un automate.
Puis il a quitté la terrasse, sans un regard ni un mot d’explication.
Moins d’une minute plus tard, un rugissement de Ferrari rayée s’éloignait le long de la route.

Une tranquillité d’après tempête recouvrit la maison.


Seules, dans le vaste silence, s’élevaient les suites cristallines de notes, inlassablement répétées,
des gammes d’Anthony, enfermé avec son piano électrique.
C’est en les entendant qu’il m’est venu à l’idée d’aller voir un peu où il en était, celui-là.
Depuis son arrivée, je n’avais pas eu une seule fois l’occasion de lui parler, ni de dénicher le sujet
sur lequel je pourrais l’asticoter. Il ne passait qu’en coup de vent aux repas et ne quittait pas la plage
le reste du temps.
Il fallait vérifier ce qu’il devenait, l’ange insaisissable.
Je suis montée jusqu’à sa chambre, au premier étage, à côté de celles des parents, et j’ai ouvert la
porte sans prévenir, provoquant à l’intérieur une série de gestes furtifs et précipités.
Je suis entrée.
Il était au milieu de la pièce, ayant visiblement bondit du lit où il se vautrait, en route pour le piano
électronique, que ce petit malin avait réglé de manière à lui faire répéter automatiquement des
gammes enregistrées.
Un léger nuage de fumée, à l’odeur de tabac blond, voguait près du plafond, s’étirant
paresseusement jusqu’à la fenêtre ouverte.
— Ah, c’est toi, dit-il, soulagé, en me découvrant.
Il fit volte-face et plongea sur le lit, reprenant la B.D. qu’il était en train de lire, sans faire plus
attention à moi.
— Il est pratique, ton piano, hein ? lui lançai-je en m’approchant.
Il se renfrogna, levant l’album devant son visage, comme pour me gommer de son existence. Une
femme nue aux gros seins s’étalait sur la couverture.
— Mouais, grogna-t-il. J’ai mal à la tête. Fous-moi la paix.
Je m’assis au bord du lit et le prévins gentiment :
— Moi, je m’en fiche que tu fumes. Je ne vais pas te dénoncer. On est un frère et une sœur, c’est
important.
Tu parles ! Le jour où je le déciderai, j’en ferai deux bouchées, de mon frangin adoré.
Il a daigné relever les yeux sur moi.
— C’est vrai, ça ne te gêne pas ?
Une cigarette est apparue de je ne sais où entre ses doigts et il s’est mis en devoir de l’allumer.
— Pas du tout. Mais tu devrais faire attention, ajoutai-je d’un ton de grande sœur sage. C’est très
mauvais pour les poumons.
Il haussa les épaules et soupira dans un grand nuage gris :
— Quel emmerdeur ! Je m’en fous, de sa voiture, moi ! Je veux aller faire du surf. Il y a le
championnat dimanche, merde ! J’en ai trois heures par semaine toute l’année, du piano. Ce qu’il est
chiant, quand il s’y met.
— Ne t’énerve pas, conseillai-je de la même voix, amicale, de l’aînée. Il est quand même bien
gentil.
— Ouais, il est gentil… Et il est con, aussi ! Quand est-ce que je vais faire du surf, moi !
S’il avait su que c’était à moi qu’il devait de rester tout l’après-midi dans sa chambre !
Je demeurai un petit moment avec lui, pas trop longtemps parce qu’il s’obstinait à me casser les
oreilles avec son surf, surf, et encore surf. Je notai tout de même au passage le titre de la B.D., Marie
Gabrielle de Saint-Eutrope, qui m’a paru du plus vif intérêt, avec des bonnes sœurs et des femmes
enchaînées dans toutes les cases. À la première occasion, j’irai lui piquer.

Ma petite maman bronzait sur un transat, à côté de la piscine, ses formes parfaites moulées dans un
maillot une pièce jaune qui ornait à ravir le hâle de sa peau. Je m’approchai d’elle, mon sourire de
gourde aux lèvres, histoire de juger l’importance des dégâts.
— Maman !
— Hmmmm… a-t-elle répondu sans même frémir.
— Dad’ est fâché ? Il a crié ce matin. Il est en colère contre toi ?
Elle fit l’effort d’ouvrir les yeux et soupira :
— Mais non… Enfin, oui, mais ce n’est pas grand-chose.
— Mais pourquoi il est fâché, persistai-je, geignarde et inquiète. Ce n’est pas toi qui a rayé sa
voiture.
Un soupir plus profond souleva sa magnifique paire de seins.
— Bien sûr que non, ce n’est pas moi… Mais tu sais, ma chérie, les hommes ont parfois des
réactions bizarres… En fait, ajouta-t-elle après un temps de réflexion, ils ont surtout des réactions
idiotes. Tu t’en rendras compte assez tôt.
Elle me décocha un sourire, que j’accueillis avec un léger frisson de plaisir. Si ma petite maman en
était à éprouver de la sympathie pour moi, c’était qu’elle était plus touchée qu’elle ne voulait bien le
laisser paraître.
Je continuai donc :
— Quand même, il en fait des histoires, pour une voiture !
— Holà ! s’exclama-t-elle. Tu ne sais pas ce que c’est qu’Henri avec ses voitures. Il se ruinerait
pour un modèle rare. Si on veut fâcher ton beau-père, le meilleur moyen, c’est de lui en abîmer une.
Nouveau frisson de plaisir, bien compréhensible.
— Peut-être, mais ça ne lui donne pas le droit de crier après toi, fis-je sur le mode de l’enfance
outragée.
Maman se redressa avec un petit rire sur le transat et me passa la main dans les cheveux.
— Tu es sympa, toi…
Oui maman, pensai-je très fort.
Elle se recoucha sur le transat et dans un nouveau soupir conclut, philosophe :
— Qu’est-ce que tu veux, ma chérie, c’est comme ça… Au point où nous en sommes, il y en a pour
deux jours, au moins !
Je la laissai, non sans noter par-devers moi que le métier de courtisane ne présentait pas que des
avantages.

Dad’ est rentré vers onze heures du soir.


Je guettai le bruit de la porte d’entrée, puis son pas, beaucoup plus lourd qu’à l’ordinaire, le long de
l’escalier, avant de me couler hors de ma chambre, traverser le grand salon dans le noir et monter
jusqu’au premier étage.
Un rai de lumière filtrait à la porte de la chambre de maman, mais, à ma grande surprise, moi qui
attendais quelque drame, pas un bruit ne parvenait de l’intérieur.
J’hésitais à m’approcher pour coller mon oreille au battant, partagée entre l’envie de savoir ce qui
se passait et la crainte qu’un bruit intempestif ne me fît prendre, quand soudain, brusques et
épouvantablement sonores, les beuglements que j’espérais se déchaînèrent.
— Tu as recommencé !
Une voix d’homme, dans laquelle j’eus du mal à reconnaître celle de Dad’. On l’eût plutôt attribuée
à une brute, tant elle était traînante et empreinte de vulgarité.
La voix de maman, aussitôt, m’apporta la solution.
— Tu es saoul ! Sors de ma chambre !
— Non ! Je suis ton mari, tu as compris ! Je ne vais pas me laisser faire !
Je me glissai jusqu’à la porte de la chambre d’Anthony.
— Laisse-moi dormir, criait maman.
— Traînée, répondait l’ivrogne. Je te l’ai bien dit, pourtant, que je ne le supporterais plus !
— Oh, mais tu ne vas pas encore me reprocher ces vieilles histoires ! À chaque fois que tu es saoul,
c’est la même chose.
— Je ne suis pas saoul, j’ai à peine bu. Avec qui est-ce cette fois, hein ?
— Mais je n’ai rien fait !
— Rien ? Et ça, qu’est-ce que c’est !
Des bruits divers, puis maman :
— Mais ce n’est pas vrai ! C’est une blague !
— Une blague ? Ah ah ah ! Tu l’as bien choisi, celui-là. Encore un de tes gigolos ! Un voyou qui
vient jusque chez MOI pour rayer MA voiture !
J’entrai chez Anthony, histoire de le faire participer à la fête.
Depuis sa chambre, on entendait moins clairement les cris des parents. Un rayon de lune tombait
sur le lit, nimbant le petit frère d’une douce lumière.
Je me suis arrêtée et j’ai pris le temps de le regarder. Il était si mignon, avec son visage d’angelot et
ses cheveux d’or répandus sur l’oreiller.
C’est vrai qu’ils sont un peu stupides, mais il faut quand même leur reconnaître qu’ils sont jolis,
parfois, les garçons.
Le drap chiffonné qui le recouvrait jusqu’à mi-torse se soulevait lentement, au rythme paisible de
son souffle.
Insensible, qui dormait du sommeil du juste quand nos parents se déchiraient à quelques mètres de
là !
Je m’approchai, tirai le drap et découvris une adorable petite chose que je ne pus m’empêcher de
toucher du bout du doigt, puis de faire bouger, jouant avec elle et les deux petites boules en dessous.
À ce moment-là, il se réveilla.
Un millième de seconde et j’avais remonté le drap et la main sur le ventre de l’ange, je faisais mine
de le secouer pour le réveiller.
— Anthony ! Anthony !
Il ouvrit des yeux embués de sommeil et baragouina :
— Hmmmm quoi ?… Qu’est-ce que tu fais ?
— Écoute, chuchotai-je, désignant le mur d’où nous parvenaient les cris. Ils sont en train de se
tuer !
Il tendit l’oreille et haussa les épaules.
— Eh ben, quoi ? Ils s’engueulent…
Je fus révoltée par cette indifférence.
— Mais c’est grave, m’écriai-je.
— Mais non, fit-il en s’enfouissant dans l’oreiller. C’est tout le temps comme ça… Laisse-moi
dormir.
Je le secouai de nouveau.
— Anthony, ne me laisse pas. J’ai peur…
Il se redressa et poussa un long soupir exaspéré.
— Quelle emmerdeuse !… Je te dis que c’est tout le temps comme ça. Toute l’année. Une fois par
mois, elle lui fait le coup, il se bourre la gueule, il pique sa crise et puis c’est tout !
De la chambre voisine montait maintenant une série de jurons grossiers :
— Salope ! Putain ! Tu as le feu au cul, ma parole ! Mais j’en ai marre d’être cocu, je te préviens !
J’en ai marre d’être le COCU !
Anthony haussa les épaules.
— Voilà, m’expliqua-t-il d’un ton blasé. Ça, c’est le dernier stade. Maintenant il va se calmer et
roupiller…
Il se recoucha, le drap par-dessus la tête, cette fois.
— Il est trop gentil, dit-il encore, d’une voix déjà regagnée par le sommeil. Il devrait lui donner une
bonne paire de baffes… Il économiserait sa salive.

Voilà, cher journal. Tu vois combien mes journées ne sont pas de tout repos !
Et mes nuits !… La dernière, je l’ai passée assise sur le lit, avec Cricri. Je ne pouvais pas dormir et,
encore mieux, je ne suis pas arrivée à lire. J’étais bien trop excitée !
Deux petits gestes. Deux niches insignifiantes et voilà le désordre qu’elles avaient provoqué.
Jamais, même dans les plus beaux de mes rêves, je n’aurais pu imaginer cela.
Un succès grandiose !
En plus, j’avais la satisfaction de pouvoir me décerner le premier prix de psychologie. Eh oui,
j’avais mis le doigt dessus, sans aucune information.
Ma mère est bel et bien une courtisane.
Une fois par mois, n’est-ce pas qu’elle est habile ?
Le silence de la nuit s’était abattu sur la maison. La chambre était baignée, malgré la fenêtre grande
ouverte, d’une chaleur lourde et oppressante. Des grillons fous menaient leur sarabande quelque part
dans le jardin.
Henri, cher beau-père, brave cocu, cervidé aux longues cornes, pourquoi donc n’avais-tu pas frappé
maman ?
Tu aurais dû lui taper dessus !
Au moins un coup, au visage de cette intrigante !
J’aurais eu une excuse. J’aurais pu t’assommer, ou bien te crever les yeux à coups d’ongles.
Pourquoi, pourquoi es-tu si stupide ?
Pourquoi es-tu si pleutre ?
J’ai dû me forcer à m’allonger, en serrant Cricri contre moi, et à respirer calmement. Bientôt, les
rêves les plus merveilleux sont venus me hanter.
Peut-être que maman en avait assez. Peut-être avais-je contribué à déclencher la dispute finale…
Le lendemain matin, au réveil, maman viendrait me chercher et me dirait de boucler ma valise.
On partirait toutes les deux, très loin, elle m’apprendrait les trucs des courtisanes et on leur en
ferait baver à tous. On serait heureuses pour la vie, ensemble, toutes les deux.
Non, tous les trois, il ne faut pas oublier Cricri.
Et toi, mon journal, mon copain, est-ce que tu sais si un jour la vie changera ?

En tout cas, le matin ne fut pas, comme je l’avais rêvé dans l’exaltation de la nuit, celui du grand
bouleversement.
Calme plat à la maison.
Ces messieurs-dames les adultes se réunirent en conseil dès les premières heures de la matinée
jusque dans le milieu de l’après-midi, ce qui eut pour première conséquence de nous faire déjeuner de
pauvres sandwiches.
Les vieux ont le chic pour vous gâcher l’existence.
C’était mamy, la grande responsable.
D’après les bribes que j’ai pu surprendre, j’ai compris qu’elle n’avait pas du tout apprécié la scène
de la nuit. En tant que grand chef et propriétaire des lieux, étant l’offensée sous son toit, elle avait
décidé de remettre les pendules à l’heure et convoqué les fautifs dans son bureau particulier, une pièce
interdite entre toutes, attenante à sa chambre, dans la tourelle ouest de la maison.
Voilà qui m’a bien compliqué la tâche !
Le seul moyen à ma disposition pour espionner la conversation était de passer par l’office, sans
éveiller l’attention des Velasquez, de grimper l’escalier de service et, là, de me fourrer dans un
débarras puant l’encaustique et l’eau de Javel pour coller mon oreille à la paroi du fond.
Et attention, ce ne sont pas de minces cloisons, comme à l’intérieur de la maison. C’est du mur de
pierre épais, qui laisse à peine filtrer les sons. Même avec un verre collé à la paroi, comme je l’ai lu
dans un policier, je n’ai pu saisir que quelques phrases, au moment où mamy, qui semblait bien être la
seule à parler, se laissait aller à l’énervement.
Rien de très palpitant, à vrai dire : c’était sa maison, les enfants ne devaient pas être témoins, le
divorce n’était pas fait pour les chiens, plus un certain nombre de cris sans intérêt.

Bref, ce fut une journée morne, sans action.


J’aurais volontiers poursuivi mon travail sur mon demi-frère, qui bien entendu avait fui en
direction de la plage dès le matin. J’ai essayé, sans grande conviction, de m’attaquer aux deux robots
Velasquez, trop bêtes cependant pour qu’on puisse envisager de leur faire du mal.
J’ai donc erré, toute la journée, en méditant sur la rapidité avec laquelle ces événements les plus
échevelés retombent comme un vieux soufflé.

Il y eut tout de même un moment, en fin d’après-midi, qui, s’il ne fut pas passionnant outre mesure,
se révéla plein d’enseignements : j’ai désormais la certitude que la mère-grand m’a dans le
collimateur.
C’est qu’elle se croit finaude, l’ancêtre !
Je dois lui reconnaître une certaine faculté à percevoir les choses, mais pour ce qui est de l’habileté
à enquêter, pardon !
Elle est venue me rejoindre dans le jardin, où, poussée par le désœuvrement, je contemplais de
jolies sauterelles vertes. Elle s’est approchée, peinant des deux roues sur le gravier, et m’a lancé :
— Alors, ma petite chérie, comment vas-tu ? Est-ce que tu passes de bonnes vacances.
J’ai dû me retenir de lui pouffer au nez.
La pauvre ! Je sais que je fais tout pour avoir l’air d’une cruche, mais ce n’est pas glorieux de s’y
laisser prendre à ce point.
Voilà une semaine qu’elle ne m’avait pas adressé un mot et que chacun de ses regards semblait
destiné à me fusiller sur place.
Est-ce que tu passes de bonnes vacances ?
Quel beau début ! quelle intelligence d’attaque !
— Oh oui, mamy, répondis-je.
— J’avais envie de te poser une question, ma petite Alixe. C’est que tu as douze ans, maintenant.
Tu seras bientôt une femme et…
Et je ne serai jamais belle, et tu te demandes bien ce qu’on fera de moi, et je ne serai jamais comme
ma maman… Je savais que c’était ce que tu pensais, vieille vache !
Elle tourna autour du pot pendant une bonne dizaine de minutes, alluma un de ses petits cigares et
se décida à poser la question qui lui brûlait la langue :
— Que penses-tu de ton Dad’ ?
— Il est très gentil, m’écriai-je. Bien sûr, hier, il était énervé à cause de la voiture et il s’est disputé
avec maman. Et ça me fait peur.
Je baissai le ton et ajoutai, la crainte dans le regard :
— J’ai peur qu’il tape maman.
Tout en pensant qu’il aurait pu lui donner au moins un coup de poing, ce grand lâche. Quand on
épouse une courtisane, on se doit de la mater, il me semble.
— Tu sais, mamy, j’ai lu des livres… Il y a des hommes qui boivent de l’alcool. Après ils rentrent
et ils frappent sur leur femme. On les appelle des alcooliques. Ils finissent par mourir et puis les
enfants se retrouvent mendiants dans la rue…
Peut-être que j’en rajoutais un peu, mais j’avais ces deux grands yeux devant moi, qui, démentant le
sourire des lèvres, me fouillaient, avides de lire ce qui se passait dans ma cervelle.
— Dis-moi, ma petite fille, reprit-elle, est-ce que tu es contente du mariage entre ta mère et mon
fils ?
— Oh oui ! Ils sont heureux ensemble. Sauf quand ils se disputent. Moi, quand je serai grande, je
deviendrai quelqu’un d’important, comme Dad’. Comme ça, ils seront fiers de moi tous les deux et je
les inviterai chez moi, dans une maison grande comme la tienne.
— Mais enfin, est-ce que tu es heureuse ?
— Quand je suis avec vous ! J’aime bien le collège. C’est intéressant d’apprendre. Mais comme
c’est bien de vous rejoindre ici tous les étés ! Vous me donnez tant d’affection et de chaleur.
Beaucoup de filles n’ont pas cette chance…
Une bise, peut-être ? Je me posai la question pendant quelques secondes, puis je décidai que c’était
trop. Son sale cigare puait tellement !
— Parfois j’aurais envie de quitter le collège et de venir à l’école près d’ici. Comme ça, je
passerais tout mon temps avec vous et on serait réunis plus souvent. Ce serait merveilleux.
Alixe installée à l’année chez elle ? Je sentis bien que l’idée était loin de lui plaire. D’ailleurs, elle
n’insista plus. Elle me dit que j’étais une gentille petite fille, avec ce même regard qui démentait ses
paroles, l’hypocrite, avant de faire demi-tour vers la maison.

Moi, je tire une leçon de cet entretien : c’est que si ma mère est forte, cette vieille-là est encore
plus redoutable. S’il y a une intelligence à prendre en compte sous ce toit, c’est celle-là, à l’exception
de toute autre.
Mais n’oublie pas, ma petite mamy chérie, que tu t’adresses à Alixe.
Et Alixe est bien plus intelligente que toi.
Une dernière chose pour ce soir, cher journal : je dois être très prudente, désormais.
La vieille n’est pas la meilleure de nous deux, mais c’est quand même un adversaire de taille.
Je l’ai pressenti dès mon arrivée à la table, ce matin, au petit déjeuner. Voir leurs visages m’a
emplie d’un terrible sentiment de mal à l’aise. Seul Anthony avait l’air normal. Elle, elle m’observait.
Ses sales yeux trop clairs ne me quittaient pas. Elle me guettait. Immédiatement j’ai soupçonné
qu’elle ruminait un coup vicieux à mon intention. Quand j’ai remarqué que Dad’ lui-même coulait de
temps en temps un regard en dessous vers moi, je n’ai plus éprouvé aucun doute. Une sensation
indéfinissable, désagréable, froide, a envahi ma poitrine.
Le père et la mère. Les étrangers. La conspiration des étrangers. C’est ce que j’ai pensé.
J’ai tenté de masquer mon trouble, le temps de pouvoir quitter la table sans éveiller l’attention, et je
suis retournée dans la maison. Par le couloir du grand salon, j’ai rejoint la chambre d’ami, la seule
pièce du rez-de-chaussée dont la fenêtre à guillotine peut être refermée de l’extérieur. J’ai atterri dans
les buissons, puis longé le mur pour faire le tour de la maison jusqu’à rejoindre les abords de la
terrasse.
Mamy et Dad’ étaient toujours attablés. Ils discutaient.
Je me suis glissée avec d’infinies précautions au plus profond du massif d’hortensias, aux énormes
boules de pétales bleus et au feuillage épais, qui me dissimulaient complètement à leurs éventuels
regards de ce côté. De là, je n’y voyais rien non plus, mais je les entendais parfaitement.
Non, je ne m’étais pas trompée.
C’était bien de moi qu’ils parlaient. Mamy, surtout, de cette voix éraillée par la fumée que je haïrai
jusqu’à la fin de mes jours, alignant ces phrases horribles dont chaque mot s’est inscrit dans ma
mémoire.
— Écoute, Henri. Tu pourrais quand même m’accorder une certaine attention. Je ne suis ni stupide,
ni gâteuse…
— Mais non, maman.
— Si je t’en parle, c’est que je le juge important. Que je sache, je ne me suis jamais mêlée de tes
affaires. Depuis la mort de ton père, tu as organisé ton existence comme tu l’as voulu. Alors,
aujourd’hui, s’il te plaît, prête attention à ce conseil. C’est ta mère qui te parle.
— Mais enfin, maman, c’est totalement invraisemblable. On nage en pleine fiction.
— En plein roman, tu veux dire. Car le problème vient de là.
— C’est impossible.
— C’est elle, Henri !

Je ne sais pas comment dire ce que j’ai éprouvé à ce moment-là. Mes nerfs se sont tendus, tendus.
Ça faisait mal. Le sol se renversait et je basculais, comme on tombe parfois, infiniment lentement, au
moment de s’endormir.
La sorcière avait découvert quelque chose.
Et continuait, sans pitié.

— J’ai pris sur moi d’appeler Mlle Lepré, hier soir. La directrice de son collège. Nous sommes
restées deux heures et demie au bout du fil. Deux heures et demie, Henri ! Et tu sais que je ne suis pas
du genre à papoter…
Le bruit d’une boîte d’allumettes. Elle allumait un cigare. Elle a soufflé la fumée.
— Tout d’abord je reconnais que je n’ai aucune preuve. Je sais que c’est délicat de lancer des
accusations dans le vide, mais à mon âge, avec l’expérience, on est capable de se livrer à des
déductions et… Bref, je reprends : Alixe est une élève parfaite. Elle est la première de sa classe dans
toutes les matières importantes, comme chaque année depuis qu’elle est dans cette pension. Elle est
intelligente, travailleuse. Ses rédactions révèlent une grande maturité d’esprit et, semble-t-il, un
certain talent. Elle est assez solitaire et, surtout, ce qui m’a frappée : elle n’a jamais commis aucune
bêtise…
— Maman, c’est magnifique !
Un claquement de langue agacé.
— Écoute-moi, Henri : pas la plus petite farce. Pas la moindre vétille. Une discipline parfaite,
extraordinaire.
— Bien sûr ! Elle a toujours été sage. Trop sage, même !
— Non, Henri. Moi je dis non. C’est impossible. Tu sais, j’ai été une petite fille, moi aussi. Et
j’étais une enfant modèle, bien notée partout, et adorée de ses professeurs, à une époque où le
règlement des internats était bien moins libéral que de nos jours, crois-moi. Or, j’ai fait comme les
autres. J’ai joué des tours pendables et crois-moi, je n’ai jamais craché sur une bonne farce.
— Où veux-tu en…
— J’en viens à ceci : si on ne peut reprocher aucune faute à Alixe, c’est parce qu’elle ne s’est pas
fait prendre, et uniquement pour cela.
— Mmmoui. Admettons. Et alors, qu’est-ce que cela prouve ?
— Que tu es têtu… (un soupir). Bon… Prenons le problème en sens inverse : avais-tu jamais reçu
des lettres anonymes ?
— Non.
— Cela m’aurait très étonnée ! Est-ce que tu as déjà été victime d’un vandale. S’en est-on pris à tes
biens ?
— Euh… (un temps de réflexion). Non, je ne m’en souviens pas.
— À ta voiture ?
— Jamais !
— Bien ! Examinons maintenant la conduite de ta femme. Non, non, ne t’inquiète pas, ta vie privée
ne me regarde pas. Tu as choisi une belle femme, jeune, trop à mon goût ; c’est ton choix et je ne m’en
mêle pas. Cela dit, je ne la pense pas assez stupide, si jamais elle en éprouvait le besoin, pour choisir
comme amant un imbécile capable de t’envoyer une lettre ici, dans ton lieu de vacances, chez ta mère.
Une lettre en caractères découpés ! On ne voit plus ça que dans les romans !
— Bon… Bon… Et puis ?
— Et puis retournons au collège. Rassure-toi tout de suite, j’ai quand même considéré que je
pouvais me tromper et je n’ai rien dit à Mlle Lepré qui puisse nuire à Alixe. J’ai noyé le poisson, sous
le prétexte d’un article sur l’éducation pour une vague revue… Elle n’a rien décelé. Cette demoiselle
est directrice de la pension depuis quinze ans. Elle m’a expliqué qu’il existait des sortes de cycles
dans les incidents qui peuvent émailler une année. Une fois, c’est un chapardage. Ou alors un accident,
de gymnastique par exemple, ou encore parfois un petit scandale lié à la sexualité, bref… des
broutilles. J’ai insisté, toujours habilement, et elle m’a confié que quelque chose l’avait marquée,
l’année dernière : quelqu’un a fait circuler des lettres dans le collège. Des lettres de dénonciation, qui
venaient de l’intérieur même de la maison. La chose est sûre car elles étaient confectionnées à partir
de caractères découpés, pris à une bible et à des livres de classe, qu’on a retrouvés dans le fourneau du
jardinier, à moitié calcinés.
Le silence. Puis de nouveau son horrible voix :
— Voilà pourquoi je te conseille de faire attention : Alixe peut parfaitement être la coupable. Et si
je t’en parle, c’est que je trouve cela inquiétant.
J’étais glacée.
Oh, comme cette vieille garce était redoutable. Elle m’écrasait !
Je me suis rendu compte que j’avais la bouche ouverte comme pour crier et que je bavais, mais je
ne pouvais plus bouger. Même les paroles de Dad’ n’ont pu me ramener au calme.
— Oui, euh… Je comprends, maman. Alixe n’est pas ta vraie petite fille et…
— Oh, je t’en prie, Henri. Ça n’a rien à voir.
— Peut-être. Mais enfin… Non, je ne peux pas y croire ! Alixe, enfin, maman…
— Soit, a conclu la voix de sorcière, le futur nous dira qui de nous deux a raison… Mais je suis
certaine de ne pas me tromper.

Je ne sais pas combien de temps je suis restée blottie sous le massif d’hortensias. J’étais paralysée,
incapable du moindre geste. Tantôt il me semblait qu’un grand froid me collait au sol, comme un
gigantesque poids sur mes épaules, tantôt je me mettais à trembler, secouée à un point tel que je priais
pour que personne ne remarque les mouvements que j’imprimais aux fleurs au-dessus de moi.
Jamais je n’avais rien ressenti de tel !
Je connais le nom de cette atroce sensation.
J’avais peur.
J’ai peur !
Là-bas, immobilisée sous les hortensias, je devais me retenir de gémir à chaque fois que je voyais
apparaître, dans un horrible cauchemar, sa face de vieillarde au-dessus de moi.
— Alors, Alixe, tu te caches ?
Oh Seigneur, mon Dieu, quelle horreur !
J’ignore encore où j’ai trouvé la force, plusieurs heures plus tard, de m’extirper de ma cachette. Je
ne sais plus quel chemin j’ai suivi pour regagner ma chambre.
J’avais fermé les doubles rideaux.
Je ne voulais pas de lumière.
Je ne voulais pas voir.
Surtout, surtout, je ne voulais pas descendre. Ne pas me retrouver au milieu d’eux.
En face d’elle !
Quand les appels à table ont retenti, je n’ai même pas eu la force d’aller en haut de l’escalier et leur
glisser que j’étais malade et que je ne voulais pas manger.
Incapable de tout.

C’est maman qui a fini par monter. Elle est entrée dans ma chambre, en robe du soir, apprêtée et
parfumée.
— Eh bien, ma chérie, qu’est-ce qu’il t’arrive. Mamy t’attend pour le souper. Anthony dîne chez un
copain et Dad’ et moi sommes invités. Vous êtes toutes seules ce soir.
J’ai serré les poings à m’en griffer les paumes pour ne pas lui hurler au visage.
Elle s’est penchée sur moi, l’air inquiet.
— Mais tu es toute blanche ! Tu es malade ?
Convulsivement, j’ai fait oui de la tête.
Sa longue main est venue caresser mon front.
— Oui… On dirait que tu as un peu de fièvre.
— Je suis pas bien, réussis-je à articuler.
— Qu’est-ce que c’est ? Tu as pris froid ?
— Non, maman. Mais je n’ai pas faim. J’ai… J’ai mal au cœur.
— Oh, mon pauvre poussin. On va appeler le docteur…
— Oh non, maman. Ça va passer. C’est parce que j’ai mangé trop de chocolat. Demain, ce sera
passé.
Elle a eu une petite moue souriante, l’air de me reprocher ma gourmandise, m’a embrassée et m’a
laissée en paix.
Quelques minutes plus tard, j’ai entendu la voiture démarrer et s’éloigner.
J’ai rallumé toutes les lumières. L’obscurité me faisait voir mamy à table, mangeant avec des
clapotements de bouche, ses yeux clairs braqués sur moi.

Une voix dans ma tête m’a soufflé de partir.


Que j’étais perdue si je restais dans cette maison.
Qu’elle allait tout faire pour m’attraper et me châtier.
Quelle effroyable erreur j’avais commise en m’attaquant à elle. Je m’étais trompée. Elle avait les
années pour elle et elle était dix fois plus forte que je ne le pensais, dans ma stupidité !
Foutu ! Terminé, le collège. Le Crapaud ne voudrait plus de moi. Si on commençait à se pencher
sur mes actions, aucune école ne voudrait plus jamais de moi. Peut-être qu’ils iraient jusqu’à
m’enfermer !
Alors, fuir. Disparaître.
J’ai sorti de mon armoire ma petite valise écossaise, commencé à empiler quelques vêtements à
l’intérieur et j’ai remis le tout en place.
Où pourrais-je bien aller ? Pour y faire quoi ?
Je ne sais rien du monde extérieur. Je me ferais repérer. Peut-être la police mettrait la main sur
moi, me ramènerait à ELLE.
Non, non, non, non, non.
Je suis prise au piège.
Dieu, comme je me sens mal.
Pourquoi elle ne crève pas ?
Pourquoi cette saleté desséchée qui lui sert de cœur ne s’arrêterait-elle pas de battre ?
Grosse volaille déplumée !
C’est bien de son âge, pourtant, les attaques cardiaques !
Voilà qui résoudrait tout.
Il n’y aurait plus qu’à aller uriner sur sa tombe et on l’oublierait.
Vieillarde immonde !
Ignoble ancêtre, ne m’attaque pas.
Tu m’entends, ruine ?
Surtout, ne me provoque pas.
Ma voix a résonné épouvantablement faux, un vrai croassement, ce matin, quand je me suis
présentée pour le breakfast. Depuis mon réveil, je m’exhortais à paraître enjouée, à mille lieux de
toute préoccupation, mais il m’a suffi d’entendre mon premier bonjour pour réduire à néant tous ces
efforts.
Il fallait pourtant leur montrer à tous qu’elle se trompait. Leur faire croire qu’elle mentait pour me
nuire. Que seule une haine folle contre moi la poussait à agir.
— Alors, m’a demandé Dad’ pendant que je l’embrassais. Ça va mieux ?
— Oui. J’avais mangé trop de chocolat. J’ai été punie de mon péché de gourmandise.
Comme cette phrase anodine, pourtant bien préparée, sonnait plat et faux ! J’essayai de tordre mes
lèvres dans un sourire.
— Maintenant, j’ai faim, ajoutai-je en m’asseyant, juste avant de me rendre compte que pain,
viennoiseries et confitures ne m’inspiraient qu’un immense dégoût.
Tous les regards étaient sur moi, je le sentais.
Je baissai les yeux pour ne pas avoir à les affronter, et surtout pas le sien, ses deux yeux de vipère
qui, j’en étais sûre, suivaient chacun de mes gestes.
La volonté tendue pour dissimuler le tremblement qui montait en moi, j’étalai du beurre sur une
tartine et me servis un bol de lait.
C’était dégueulasse. Amer. Chaque bouchée me coûtait un effort douloureux de la gorge pour
l’avaler. Mon front était couvert de transpiration. Des gouttes me tombaient dans les yeux, brûlantes,
brouillant ma vision. Les quelques phrases prononcées autour de moi me parvenaient déformées, dans
un brouhaha informe.
À chaque instant, je redoutais d’entendre le « C’est toi, avoue ! » qui m’anéantirait.
Au bout d’un temps infini, Dad’ et Anthony ont enfin quitté la table. J’ai dû faire un effort immense
pour calmer ma jambe droite, qui tremblait sans relâche, depuis que je m’étais assise. Après avoir
lancé un salut inaudible, j’ai couru jusqu’à ma chambre.
Je n’ai pas eu le temps d’atteindre le cabinet de toilette. J’ai tout rendu au milieu de la pièce, à côté
du lit, à grands hoquets qui venaient du fond du ventre et ne me laissaient pas le temps de reprendre
ma respiration, suffoquée, certaine que j’allais m’étrangler, affolée à l’idée que quelqu’un puisse
entendre les bruits qui sortaient de ma gorge.
Je me suis effondrée sur mon lit, couverte de sueurs acides à l’odeur répugnante.
Le plafond tournait.
Je m’accrochais, de tout ce qui me restait de force, pour m’empêcher de m’évanouir.
« La sorcière… C’est une sorcière… Ils savent tous… elle répand son venin… La sorcière… Ils
savent tous… Son venin… »

Deux heures plus tard, la chaleur torride de la fin de matinée, emplissant la chambre de la puanteur
du vomi, m’a forcée à me relever. Je me suis longuement aspergée d’eau froide, j’ai bu. Surmontant
avec peine mon dégoût, j’ai tout épongé avec du papier hygiénique et lavé le parquet à l’eau et au
savon. Puis j’ai ouvert en grand la fenêtre pour chasser l’odeur.
Lorsque j’eus terminé, je m’assis à mon bureau et m’appliquai à respirer calmement,
profondément, cherchant à retrouver le contrôle de moi-même.
« Allons, Alixe… Ressaisis-toi… Tu es la plus forte, ne l’oublie pas… »
Peu à peu, je me détendais. Le tremblement s’estompait. Les vagues d’angoisse qui m’avaient
assaillie perdaient de leur puissance et s’espaçaient.
« Alixe, ressaisis-toi… Tu es la plus forte… La sorcière n’a pas de preuves contre toi… Pas de
preuves… »
Mais si, elle avait des preuves !
Il y en avait partout dans cette chambre, dans toutes les cachettes, tous ces objets que je gardais,
toutes ces preuves de mes méfaits !
DANGER !
Si jamais on venait fouiller. Pas elle, puisqu’elle ne pouvait pas monter les escaliers, mais si elle
arrivait à convaincre les autres de venir à sa place ?
S’ils entraient maintenant ?
J’ai bondi.
Dans l’armoire, de derrière la pile de pull-overs, j’ai tiré la cassette de laque noire où, au milieu de
bijoux de fantaisie sans importance, j’avais caché la gourmette en or de Jenny, ma meilleure amie de
C.M. 1, et la paire de boucles d’oreilles en brillants que j’avais volée à maman, deux ans auparavant.
Du casier de mon bureau, sous la collection d’Okapi, j’ai sorti les livres pornographiques que
j’avais dénichés au grenier et la pile des lettres chipées au collège, une manie qui m’avait passée, plus
des photos, subtilisées au hasard de mes fouilles dans les vestiaires. Dans mon placard, enfouis parmi
les boîtes de jeux de société, les médicaments que je m’étais appropriés, dans l’armoire à pharmacie
des parents, dans le but, à l’époque, de confectionner du poison, destiné à je ne sais plus qui. Enfin, du
sac de vieux rideaux et de couvertures stockés depuis la nuit des temps sous mon lit, j’ai extrait la
robe de velours noir de cérémonie, dont j’avais arraché le col et les poignets de dentelle pour coudre
une robe à Cricri.
J’ai fourré le tout dans ma valise écossaise. Pendant un long moment, j’ai hésité à t’y joindre, mon
journal, mais je n’ai pas pu m’y résoudre. Tu es devenu trop important. Que deviendrais-je sans toi si
je devais te perdre ?
Heureusement, je me suis souvenue d’une cachette que j’avais déjà repérée, mais jamais eu
l’occasion d’utiliser, dans le débarras du couloir de ma chambre, une petite niche invisible derrière
l’étagère du haut, dans laquelle je t’ai glissé, mon cher carnet, non sans t’avoir cadenassé. Quant à la
clé, je la confiai, par la déchirure du tissu de sa hanche, au seul en qui je pouvais avoir entièrement
confiance : Cricri, mon ami de toujours.

J’usai de mille précautions pour sortir de ma chambre.


Mamy, comme toujours, faisait sa sieste, dans son petit coin particulier, à l’ombre du grand cyprès.
J’eus terriblement peur qu’elle ne se réveille pendant que je longeais le muret, à quelques mètres
derrière elle, mais il fallait passer.

Accroupie derrière une haie, je dus attendre plus d’une demi-heure que M. Velasquez, dans le
verger, ait terminé d’élaguer l’un des pêchers et s’éloigne, avant de courir jusqu’au garage, arrimer
ma valise au porte-bagages du vélo et sortir du parc en prenant bien garde à ce que cette satanée grille
ne grince pas trop.
J’ai roulé jusqu’à Bidart, un village voisin où personne de la famille ne va jamais. Dans une grande
poubelle, à l’arrière d’une salle de restaurant, j’ai jeté les livres cochons, puis les lettres et les photos,
après les avoir soigneusement déchirées.
La gourmette et les boucles d’oreilles, je les ai balancées dans le caniveau et poussées du pied dans
la bouche d’égout. Enfin, dans un dépotoir à la sortie du village, j’ai laissé la carcasse de ma valise,
après l’avoir rendue méconnaissable à coups de talons.

Une fois revenue à la maison, tout aussi discrètement, j’ai ressenti un grand soulagement, j’ai pu
assister au dîner, même si ce n’était pas le grand appétit.
Il n’y avait plus de preuves.
Elle pouvait radoter, la vieille ! Désormais, c’était ma parole contre la sienne.
Elle ne disposait plus d’aucun élément pour convaincre.
D’ailleurs, même Dad’, son propre fils, se refusait à la croire. Alors…

Dans mon lit, un peu plus tard, alors que pour la première fois depuis le déclenchement des
hostilités je sentais un lourd et bon sommeil me gagner, j’ai essayé d’imaginer un moyen de me
mettre définitivement hors de cause.
La sorcière avait beau jeu de m’attaquer. La vérité était que j’avais été très imprudente.
Pouvais-je écrire une autre lettre ?
Qu’est-ce que je pourrais bien y écrire qui ne m’enfonce pas davantage ?
Devais-je rayer les carrosseries d’autres voitures dans les environs immédiats, manière de faire
croire aux méfaits d’un vandale, d’un maniaque opérant dans le coin ?
Beaucoup trop risqué. Il suffisait que je sois vue une fois et, pour le coup, tout était perdu.
Non, je ne trouvais pas de solution.
Il n’y en avait pas.
Je ne pouvais plus que laisser les événements se tasser, et compter sur la chance.
Une confiance nouvelle dans le cœur, je sombrai enfin dans le sommeil.
C’est une malédiction.
L’enfer est partout autour de moi. Chaque minute de ces journées a été un calvaire.
Moi qui me suis pensée sauvée !
Dès le lendemain de mon nettoyage, c’est ELLE qui m’a attaquée.
Elle m’a rappelée, alors qu’à mon habitude je fuyais vers ma chambre, et fait signe de revenir à la
table. Flageolante, cherchant désespérément un moyen d’échapper au désastre, priant pour qu’un
gouffre immense s’ouvre sous mes pieds, je ne pus faire autrement qu’obéir.
Horrible, avec son crâne déplumé et son nez crochu, elle souriait en me regardant approcher.
— Assieds-toi, ma chérie, me fit-elle, le ton doucereux s’accordant mal à sa voix éraillée. Il y a
bien longtemps que nous n’avons pas discuté, toutes les deux… Assieds-toi là, à côté de moi.
Je me laissai tomber sur la chaise qu’elle me désignait.
— Voilà. Tu es tellement absente, ces temps derniers, que je me suis demandé hier soir – car je
pense beaucoup à toi – si par hasard tu ne me fuyais pas.
Le regard trop clair avait plongé dans le mien, paralysant, effrayant, animé d’une telle force que
j’avais l’impression de basculer en arrière sous son examen. C’étaient les yeux d’un juge, d’un de ces
terribles prêtres de l’inquisition, dans la gravure de mon livre d’histoire qui avait plusieurs fois hanté
mes rêves. Les yeux de Torquemada.
— Oh non, mamy, pourquoi donc ? murmurai-je, en doutant de parler assez fort pour qu’elle
m’entende.
— Oh, je ne sais pas. Il y a quelques jours, tu étais aux cent coups pour ma santé défaillante,
jusqu’au point, c’est vrai, où j’ai fini par être agacée, et depuis, je ne te vois plus. Est-ce que tu es
fâchée ?
Et elle souriait, la sorcière.
Moi qui, d’habitude, fais ce que je veux de mon visage, qui peut reproduire n’importe quelle
mimique, après de longs entraînements devant la glace, j’étais privée de moyens. Les muscles de ma
face ne répondaient plus. J’avais l’impression d’être un poisson à l’étalage, l’œil vide et la bouche
ouverte.
— Je… Je lis beaucoup, mamy, balbutiai-je.
— Oh oui, s’exclama-t-elle. Pour ce qui est de lire, je te fais confiance. Je me demande parfois s’il
est bon de dévorer tant de livres. Surtout ces policiers, ces histoires de crimes et d’intrigues… Tu sais
que tu es la seule enfant que je connaisse qui lise autant ? Et je vais te dire mieux, aucun des fils ou
filles de mes amis n’ouvre seulement un livre. On dirait bien une distraction dépassée, l’habitude
d’une autre époque. Et ma foi, c’est bien dommage ! Tu es d’accord avec moi ?
Je ne savais plus que répondre.
Je baissai la tête, le cerveau vide.
Elle prit un cigare et l’alluma lentement et laissa tomber l’allumette par terre, une de ces petites
allumettes espagnoles en cire qu’elle affectionnait. Hébétée, sans réaction, je la regardais finir de se
consumer sur le sol, quand la phrase tant attendue et tant redoutée me tomba sur les épaules.
— C’est toi, n’est-ce pas ?
J’eus la force de relever la tête.
— Quoi, moi ?
Et ces yeux, pâles, immobiles, qui entraient dans ma tête et fouillaient tous mes secrets !
— Allons, Alixe, fit-elle dans un nuage de fumée, ne rends pas les choses plus dramatiques. Dans la
vie, on fait des bêtises. Tout le monde en fait. L’essentiel, c’est de ne pas les répéter. Est-ce que tu me
comprends ?
Je pris une inspiration et je répondis :
— Non, mamy, je ne vois pas du tout.
Un éclair flamba dans ses yeux de serpent et elle ajouta d’un ton plus sec :
— J’ai la nette impression que tu comprends parfaitement, au contraire. Par-fai-te-ment. Et j’espère
très fort que cela va te servir de leçon, ma fille. Allez, va, maintenant.

En rage sur mon lit, et tout au long des jours qui ont suivi, je me suis maudite de ne pas avoir eu le
réflexe de bondir sur cette saleté et de planter mes ongles dans ses yeux de sorcière.
Ces quelques minutes d’entretien lui avaient suffi pour m’écraser, me faire fouler le sol à ses pieds.
L’image de sa face déplumée, ce nez courbe d’oiseau, ce mauvais sourire, le son de cette voix
cassée et doucereuse m’emplissaient d’un malaise insupportable. Et le pire était que je ne faisais qu’y
penser. Sans cesse, je revivais ce moment et chaque jour il m’était plus pénible.
Non, elle n’avait pas de preuve.
Mais je savais qu’elle avait gagné.

Je ne voulais plus la voir. L’idée même de manger en face d’elle m’était odieuse. Rôder dans la
maison, désormais, m’effrayait. À chaque instant je craignais de tomber sur elle, monstre obèse dans
son fauteuil roulant, qui tournerait la tête vers moi en souriant :
— Alors, c’est toi, hein ?
Aucun livre n’arrivait à me distraire, fût-ce le temps d’une seule page.
J’avais peur de tout, le moindre acte me paraissait un exploit. Jouer la plus évidente des comédies
était au-dessus de mes forces.
Tout en moi était déréglé, il n’y eut plus un seul moment où je ne trouvai l’existence intenable.
Alors, je tentai de fuir.
J’accompagnai maman à la plage, une journée, et sautai d’un enfer dans l’autre. Coincée sous le
parasol, je n’eus rien d’autre à faire que de regarder ma mère se faire cuire au soleil, tandis que le
vacarme des cris et des jeux se répercutait dans ma tête et que le moindre contact avec le sable me
faisait grincer des dents. La gentillesse de maman, les glaces et les boissons qu’elle m’a offertes et ses
tentatives généreuses pour engager la conversation n’y ont rien fait. Elle m’a sortie de là abrutie de
chaleur, les épaules et les bras brûlés, certaine que je ne pourrais pas revivre une après-midi comme
celle-là.
J’ai essayé, par acquis de conscience, de suivre Anthony, mais j’y ai renoncé au bout de quelques
minutes.
La bicyclette m’a apporté une solution, pour un temps. J’ai traîné dans Biarritz, sans but, jusqu’à ce
que je me rende compte, le troisième jour, à quel point je m’ennuyais.
Les boutiques ne m’intéressent pas. Les terrasses des bars me laissent indifférente. La foule à
moitié nue, comme un paquet de chairs exhibées, ces sourires béats et stupides me donnent envie de
décamper à toutes jambes.

Je me suis mise à rouler de l’autre côté, vers l’intérieur des terres, sur les petites routes du Pays
basque.
Partir tôt le matin, avec un sandwich, revenir le plus tard possible, en fin d’après-midi, et rouler,
rouler, rouler.
Mais ça ne m’apportait pas la paix.
Et à chaque fois que je remettais le pied dans la propriété, à nouveau cette sensation violente et
insupportable d’oppression revenait, serrant ma gorge, gênant mon souffle, pesant sur mes épaules
comme une chape de plomb.
Je ne pouvais plus m’épuiser à pédaler pendant des dizaines de kilomètres. J’ai fini par trouver
refuge dans la propriété même, à la lisière de la forêt de pins qui la borde, près du grillage qui longe la
route.
Là, il y a une minuscule maison, bâtie du temps où un chemin menait encore directement du parc à
l’Océan. Le père de Dad’, le mari de la sorcière, y entreposait son matériel de pêche. Personne ne
vient plus dans ce coin. Le cabanon lui-même est strictement interdit, car la toiture pourrie risque de
s’écrouler.
Je faisais semblant de partir à vélo. Après une centaine de mètres, je m’arrêtais et passais le
grillage, mal scellé sur son poteau à cet endroit-là. Je le refermais soigneusement derrière moi et me
glissais dans la cabane, avec la bicyclette.
Là, je trouvais un rien de réconfort.
Absolument personne ne pouvait nous découvrir, ni mon vélo, ni moi. J’étais tranquille pour la
journée.
Les heures passaient, seconde par seconde.
La cabane était rigoureusement vide, le silence épais, la chaleur étouffante.
L’ennui désespérant, pendant lequel, à chaque minute, une voix dans ma tête répétait que c’était
insupportable et que je n’en pouvais plus.
Les nuits sont affreuses.
Dès que je ferme les yeux s’ouvre devant moi un interminable corridor carrelé, qui mène tout droit
au bureau de cet homme dont on menace les fautives au collège.
Le juge pour enfants !
Des grilles claquent.
D’autres couloirs. Gris, sombres, les murs à la peinture écaillée, la puanteur de l’eau de Javel.
La maison de redressement !
Je sais qu’il en existe de spéciales pour les filles.
Je vais y avoir droit, c’est sûr.
La sorcière ! Elle a déjà téléphoné une fois à la mère Lepré. Il va y avoir d’autres coups de fil, des
enquêtes approfondies. La vieille ne me lâchera pas avant d’avoir mis au jour tous mes méfaits. Tout
ce que j’ai à me reprocher.
Et mon Dieu comme la liste est longue.
En maison de correction.
Je serai envoyée au milieu des filles vulgaires, mélangée aux brutes sales et cruelles, reléguée au
rang de paria par les miens, identifiée aux voleurs, aux criminels et aux parricides. À celles qui ont eu
le courage de se débarrasser de leurs liens et qui paient toute leur vie durant leur dette envers la
société.
Châtiment impitoyable !
Jamais je ne le supporterai !
Il n’existe qu’une solution, une seule, pour fuir cet enfer qui s’ouvre devant moi.
Mais elle existe, et je la connais !
Inutile de compter sur aucune aide d’aucune sorte. Ma mère elle-même ne lèvera pas le petit doigt
pour me sortir de la fosse. Elle a beau jeu, la grand-mère. C’est elle qui a l’argent et tout le monde lui
obéit sans discuter.
Ne m’a-t-elle pas traitée de folle ?
Oh, Dieu, d’ici que cette horrible femme n’arrive à me faire interner !
C’est fini, cher journal.
J’ai perdu, que veux-tu. Je ne pourrai pas m’échapper de la maison. Je ne peux plus fuir ainsi
chaque jour, m’enfermer dans ce sauna silencieux, à moins d’accepter de devenir très prochainement
folle pour de vrai.
La sorcière finira par me coincer. Elle ne me laissera pas quitte avant d’avoir déchiqueté ma vie,
fait de moi la honte de mon école et celle de ma mère.

Je vais me supprimer.

Ces larmes qui s’écrasent sur la page, diluant l’encre en gros pâtés, ce n’est pas pour moi que je les
verse, sois-en certain, mon fidèle journal. Je pleure en pensant à la douleur de ma maman au moment
où l’on découvrira mon cadavre. Quant à eux tous, je vais leur montrer !
Ils auront ma mort sur la conscience. À jamais leur vie sera marquée du drame qu’ils ont laissé se
dérouler à côté d’eux.
Puisse la vieille sorcière en crever !

Je suis descendue, dans le plus grand silence, jusqu’à l’office. Dans le tiroir à ustensiles, j’ai pris le
plus grand couteau, celui à viande, long comme mon avant-bras, à la lame large comme ma main.
On me l’a assez répété, de ne jamais y toucher, et que M. Velasquez, rémouleur de son premier
métier, aiguise les couteaux « comme des rasoirs ».
Voilà, nous y sommes, ô mon journal !
J’ai planté le couteau dans le bois du bureau. Comme il paraît redoutable ! Comme il remplira bien
son office.
Ma mort marquera leur existence d’une horreur sans nom ! Jusqu’à leur mort, leurs nuits seront
hantées du cauchemar de la vision que je leur réserve !
Je veux qu’il y ait des morceaux de mon corps partout dans la pièce.
Je me couperai d’abord la jambe, en haut de la cuisse. Celle-là, je la placerai contre la porte
d’entrée. J’espère être capable ensuite de ramper jusqu’au cabinet de toilette, où je déposerai mon
autre jambe. Puis je me couperai le bras gauche et l’enverrai le plus loin possible. Enfin, je me
planterai le couteau dans la gorge. Je le sais, je l’ai lu, cela fait gicler beaucoup de sang.
Des flots de sang.
Du sang ! Du sang !

Non.
Je me suis piqué le bout du doigt à la pointe de la lame. J’ai eu mal. Très mal. Il y a des limites à la
souffrance. Je n’y arriverai pas. Je vais me faire hara-kiri sur mon lit, à genoux comme un samouraï.
Comme cela je tomberai en avant, je l’ai lu. Lorsqu’on montera voir pourquoi je ne réponds pas aux
appels, il faudra me retourner et découvrir le couteau fiché dans mon ventre.
Puisse la sorcière aller tout droit en enfer.

C’est impossible, aussi.


Quel malheur ! Dès que j’approche la lame de mon ventre, mes abdominaux se contractent et mes
bras perdent toutes leurs forces. Je n’arrive pas à appuyer.
Je dois trouver autre chose.

J’ai passé la nuit à chercher un moyen.


Mes parents ont des médicaments dangereux dans leur armoire à pharmacie. Je le sais pour en avoir
déjà volé. Je savais que ce serait la solution la moins douloureuse. J’ai caressé le projet un moment,
puis me suis vue contrainte de le rejeter. Il aurait fallu passer par la chambre de Dad’ pour accéder à
leur salle de bains. Le risque qu’il se réveille était trop grand.
C’est la fenêtre qui m’a attirée ensuite, et l’idée m’a séduite immédiatement. On trouverait mon
corps disloqué et informe sur les dalles du jardin.
J’ai ouvert la fenêtre, humé avec une pointe de regret le parfum de lavande et de pin de la nuit,
observé un instant le délicat jeu de la brise dans l’ombre des feuillages, calculé que je rebondirais sur
le petit auvent de tuiles, à environ cinq mètres sous moi, déploré qu’il soit si difficile de se supprimer,
fermé les yeux. Et je suis tombée en arrière, sur le parquet de ma chambre, persuadée que je n’aurais
jamais le cran de sauter.

Devais-je attendre demain, pour me jeter sous une voiture ?


Non. Ce qui devait être accompli devait l’être cette nuit.
C’est alors que l’idée de génie a traversé mon esprit.
Les flammes !
J’allais m’immoler par le feu, et cette sale baraque flamberait avec moi. Ça ne serait que justice.
Je redescendis à l’office, où je remis le couteau à sa place, et j’emportai une boîte d’allumettes.
Cette fois, j’étais certaine de tenir la bonne solution. C’est tellement beau, le feu. Cela faisait si
longtemps, sans en avoir eu l’occasion, que je rêvais de faire brûler quelque chose.
Dans le débarras, à côté de ma chambre, je dénichai un fond d’essence de térébenthine. Il ne restait
au fond de la bouteille de plastique que quelques gouttes dont j’aspergeai mon tee-shirt, en priant pour
que cela soit suffisant.
Je m’installai sur le lit, Cricri serré contre moi et formulai un dernier adieu à ce monde stupide.
Je grattai l’allumette, la penchai pour obtenir une belle flamme et…
Et me brûlai cruellement les doigts.
Instinctivement, je la lâchai. Elle tomba sur le dessus-de-lit, où elle continua à se consumer, petit
bout de bois tordu et noir qui roussissait les barbes de la laine.
Un gloussement monta de mon estomac. Un grand tremblement me secoua et je me mis à rire, mais
à rire !
Je me jetai la face dans le dessus-de-lit pour étouffer le bruit, serrant Cricri à l’écraser contre ma
poitrine, et je ris, ris, ris jusqu’à en avoir mal au ventre, jusqu’à faire pipi dans ma culotte.
Comment Mlle Lepré, le Crapaud du collège, la médisante, avait-elle formulé ses conseils ?
Laisse-toi aller, exprime tes sentiments, laisse-les parler !
Mais je ne fais que cela, mon journal, en cette nuit bénie entre toutes.
C’était elle ou moi, n’est-ce pas ?
Après mûre analyse, je suis en mesure d’apporter la bonne, la vraie réponse à cette alternative.
Ce sera elle, tout bien pesé.
Elle, évidemment.

Quand je pense que moi, la petite Alixe, la jeune Alixe, ai failli disparaître à la place de cette
vieillerie inutile.
Oh oui, mademoiselle Lepré, grosse rapporteuse, j’en ai, des sentiments à exprimer cette nuit !
Quant à toi, ma mamy chérie, je te souhaite de faire de bien beaux rêves, cette nuit, dans ta chambre
de la tourelle.
Profites-en. Rends-toi compte que cette nuit est la dernière que tu passes sur cette terre.
Bientôt, dans quelques heures, tu seras délivrée. Tu n’auras plus jamais de souci à te faire pour ta
santé.
Fini, mamy.
Terminé.
Dans quelques jours, tu seras sous terre. La vermine s’occupera de toi, ma petite mère-grand
adorée.

— Bonjour tout le monde ! Bonjour Dad’. Bonjour Anthony, ça va, grand champion de surf !
C’est par ces mots que j’abordai ma famille, ce matin, à l’heure rituelle du petit déjeuner.
— Bonjour ma petite mamy ! lançai-je pour compléter.
Elle fronça les deux traits de crayon de ses sourcils et je distinguai nettement l’étincelle de
suspicion dans ses yeux pâles.
— Dis-moi, me dit-elle, tasse de thé à la main, tu m’as l’air bien allègre, ce matin.
— Oh oui ! confirmai-je d’un ton exalté. Tu ne m’en voudras pas, j’espère, Dad’…
Je coulai vers l’intéressé un regard angélique.
— Mais je suis restée éveillée très tard. Je lisais Le Grand Troupeau , de Jean Giono, et j’étais
trans-por-tée !
— À ce point ? intervint mon cher beau-père. Ça t’a plu ?
— C’est un livre extraordinaire, renchéris-je. Quelle poésie ! Je n’ai cessé d’admirer cette manière
de traiter la nature comme un personnage à part entière. Et ce drame de la guerre, ouh la la, j’en ai
pleuré !
Regard de Dad’ en direction de la vieille. Regard de celle-ci vers moi. Perdue, la sorcière. Déjà
dépassée !
Souriante, je soutins son regard, où se lisait le doute, jusqu’à ce qu’elle cède et replonge dans son
thé.
Le plateau de viennoiseries me tendait les bras et je me mis en devoir de lui faire un sort. Une
chocolatine, un pain au raisin, un chausson… Et pourquoi ne pas continuer par une bonne tartine, avec
une couche de Nutella épaisse comme mon doigt ?
— Dis donc, ne put s’empêcher de remarquer mamy, est-ce que tu as l’intention de nous refaire une
indigestion ?
— Laisse, maman, intervint Dad’, toujours prêt lorsqu’il s’agissait de sortir une bêtise. Il faut bien
qu’elle mange, après tous ces kilomètres à vélo !… Les balades te font du bien, ajouta-t-il en se
tournant vers moi.
— Oh oui, Dad’, lui confirmai-je avec enthousiasme. Je suis contente de m’être éloignée de la côte.
J’ai découvert le Pays basque. Quelle merveille ! Quels paysages ! Quels charmants petits villages. On
dirait que l’histoire s’y est arrêtée…
Et patati, et patata… En pleine forme, Alixe, ce matin.
J’ai attendu que les hommes s’en aillent et que Mme Velasquez débarrasse, puis, une fois seule avec
la vieille, je lui ai lancé :
— Oh, mamy. Je ne voudrais pas t’ennuyer, mais ce matin, j’aimerais te faire une bise.
Elle souffla la fumée de son cigare et haussa les épaules.
— Si tu crois que ça te fera plaisir…
Je bondis sur mes pieds et vint lui déposer un gros schmak, près de la verrue, à côté de l’oreille.
Ceci fait, je me plantai devant elle.
— Tu sais, ma petite mamy, j’ai des choses à te dire.
— Oui ?
— Eh bien…
Je fis un instant la timide qui hésitait à se jeter à l’eau, puis me lançai :
— Je sais que tu avais raison, l’autre jour. Il faut que nos erreurs nous servent de leçon… Et de
chaque leçon, on doit tirer une conclusion… Pour notre bien.
Ce coup-ci, je touchai juste. Un voile de douceur vint éteindre la méfiance qui, une seconde
auparavant, luisait encore dans les yeux haïs.
— C’est bien ça, Alixe, fit-elle, la surprise passée. Je suis contente que tu l’aies compris.
— Moi aussi, mamy, je suis contente. Non, je suis heureuse ! J’ai beaucoup réfléchi depuis notre
dernière conversation, tu sais. Tout est si clair, maintenant. Tu as eu raison de me parler comme tu
l’as fait, ça m’a fait beaucoup de bien.
Elle plongea son regard dans le mien, sans doute pour une dernière vérification, mais je n’eus
absolument aucun mal à lui renvoyer l’éclat candide et joyeux d’une petite fille sur le droit chemin.
— Tu vois, mamy, persistai-je. Je ne voudrais pas que nous soyons fâchées. Je voudrais que tu sois
mon amie. Tu serais d’accord ?
Un sourire affectueux naquit sur sa face d’antiquité.
— D’accord, ma petite chérie. Nous serons amies. Viens me parler de tout ce que tu veux et à tout
moment où tu le désires. Je serai toujours là pour te conseiller.
Je ne me tins plus de joie et la gratifiai d’un tout dernier bisou, avant de déclarer, guillerette :
— Bon, il faut que j’y aille. Je voudrais aller visiter Bayonne, aujourd’hui. Et il ne faut pas que je
tarde trop.
Là-dessus, je m’échappai d’un pas dansant, jusqu’à ce que j’aie disparu à l’angle de la maison.
Sacrée grand-mère. Ah, elle était forte, celle-là !

J’enfourchai mon vélo, parcourus cent mètres, passai le grillage à l’endroit habituel et me réfugiai
dans la cabane.
Puis, j’attendis.
Immobile, dans la petite pièce étouffante et sombre, j’attendis.
Le temps, la veille encore si lent, me sembla ne durer que l’espace de quelques minutes. J’entendis
les bruits de voix et de vaisselle entrechoquée du lunch, et je dévorai mon sandwich.
Il n’y en avait plus pour longtemps. Bientôt, tout serait fini. L’excitation, à cette idée, commença à
me gagner.
Peu après, les moteurs des voitures se firent entendre, d’abord la Ferrari de Dad’, puis la Mercedes
de maman. Je les vis toutes deux passer, comme des éclairs, par la brèche du grillage.
J’attendis encore une demi-heure, le temps pour les Velasquez de monter jusqu’au verger où, je le
savais de la bouche même de mamy, il y avait encore beaucoup de travail à accomplir.
Enfin, le moment vint d’agir !
Je me glissai hors de la cabane…

Le plus difficile, l’essentiel, était de ne pas me faire voir. Cela aurait été la fin de tout. Malgré
l’immense confiance que j’avais en moi et en la réussite du projet, je ne remontai vers la maison
qu’avec d’infinies précautions, prenant mon temps, progressant d’un buisson à un arbre, d’un arbre à
un massif de fleurs, en vérifiant à chaque fois que rien d’anormal, du genre Velasquez ou même
mamy, n’intervenait dans le paysage.
Jusqu’à la dernière seconde, j’ai redouté que, par un cruel coup du destin, elle n’ait décidé ce jour-
là de déroger à ses habitudes.
Mais non, elle était bien là où je le désirais, à sa place, sous le cyprès, sur l’espèce de dalle entourée
d’un muret où elle aimait à faire la sieste l’après-midi.

Oui, elle était là, la sorcière.


Elle achevait de boire son café, et de dévorer, elle qui adorait me conseiller de suivre un régime,
une énorme part de gâteau à la crème blanche, qu’elle dévastait à la petite cuiller.
Confortablement assise derrière un palmier, je la laissai satisfaire sa gourmandise.
Enfin, elle reposa la cuiller, réprima un hoquet de satisfaction et lâcha, cette vieille sale, un vent
sonore qui manqua de me faire éclater de rire.
Encore quelques minutes, et je vis sa tête dodeliner, puis s’affaisser en avant, ce qui restait de
menton s’appuyant sur l’épais bourrelet du cou.
Cette fois, c’était l’heure.
Sans un bruit, je sortis de ma cachette.
Je m’approchai, courbée, jusqu’au petit muret. Je l’escaladai, puis je rampai, prudemment,
silencieusement, centimètre après centimètre, m’approchant par-derrière.
J’arrivai à deux doigts de sa chaise roulante. Un silence profond nous entourait, souligné par le
léger ronflement qui s’échappait de ses lèvres. Juste au-dessus de mon nez pendait, comme un chiffon,
un des rebords de sa robe. Mauve, comme toujours.
Je sortis de sous ma jupe la boîte d’allumettes.
J’en grattai une, et l’approchai du bout de tissu.

Il prit immédiatement.
La matière acrylique se tordit à toute vitesse, tandis qu’une flammèche grimpait rapidement le long
de l’étoffe.
La flamme grandit en un éclair, beaucoup plus vite que je ne l’avais imaginé. Une vague de chaleur
terrible, accompagnée d’une sorte d’explosion sourde, me fit me jeter en arrière, tandis que toute la
robe prenait feu.
Je me jetai derrière le muret.
Elle n’était plus qu’une torche.
Pendant quelques secondes hallucinantes, je la vis lever les bras, environnée de flammes jaune et
bleu qui dansaient très haut au-dessus d’elle, léchant les basses branches du cyprès. Dans le brasier, je
vis distinctement la lueur plus claire des cheveux qui prenaient feu. Elle tordit la tête et j’eus le temps
d’un éclair la vision de son visage tordu, la bouche ouverte, les orbites en feu.
Brûle, sorcière, brûle !
Paye pour tes crimes et va cramer en enfer !
Brûle, sorcière, brûle !
Elle ne poussa qu’un hurlement, un cri de bête, inhumain, de souffrance et de terreur, dans lequel, à
ma grande surprise, je reconnus les accents éraillés de sa voix.
Le feu s’engouffra dans sa bouche et le cri mourut.
Le hurlement d’agonie avait alerté les Velasquez. Je les vis accourir depuis le haut du jardin.
Je m’arrachai au spectacle et refluai vers les buissons.
Dès que je fus assez loin, je me mis à courir.
Je regagnai le cabanon, en sortit ma bicyclette, passai le grillage, et je me mis à pédaler.
Pédaler.
Pédaler.
Pédaler…
Deuxième partie
Point de brocarts, point de cortège ni d’homélies. Ma grand-mère avait désiré quitter ce monde sans
apparat, sans cérémonie et sans humour.
Il paraît que ce type d’accidents est fréquent. Les personnes âgées, aux dires de l’inspecteur de
police, ont une fâcheuse tendance à se faire brûler, après avoir omis de fermer le gaz, ou été
incapables de juguler un accident de cheminée, ou bien encore, comme dans le cas présent, par la faute
d’un mégot ou d’une allumette. Lorsqu’on fume autant, n’est-ce pas, immobilisée dans un fauteuil
roulant…
Et ces petites allumettes espagnoles en cire s’éteignent si difficilement !

Tout s’est passé rapidement. Anthony et moi avons été tenus à l’écart de tous les événements qui
ont suivi. Il y a certaines choses qu’il vaut mieux cacher aux enfants.
Mamy fut mise en terre quatre jours après son supplice, au cours d’une cérémonie morne, sans
éclat, dont je ne conserve de notable que la gêne et l’inconfort dont souffraient visiblement, en cette
mi-juillet torride, toutes les personnes présentes. Une centaine de vieux amis et de gens influents des
environs.
Je me demande vraiment pourquoi les gens se sentent obligés de s’engoncer dans de si rigides
costumes, et d’arborer, pour la plupart, ces mines compassées d’hypocrites, sous prétexte qu’on met
un cadavre dans une fosse.
Devant le cimetière, pendant que nos « invités » accompagnaient le corps de mamy jusqu’à sa toute
dernière demeure, j’ai crevé une vingtaine de pneus de leurs voitures. Le résultat, des familles
immobilisées, suant et piaffant sous les coups de marteau d’un cruel soleil de milieu d’après-midi, ne
me procura qu’un plaisir anecdotique. À vrai dire, leurs vociférations, de plus en plus hystériques au
fur et à mesure que l’heure avançait, que la chaleur montait et que l’unique dépanneuse du village
faisait péniblement la navette, m’ont agacée plutôt qu’autre chose.
Je crois que certaines farces ne sont plus de mon âge. Ce qui m’aurait fait hurler de rire quelques
semaines seulement auparavant ne me touche plus de la même manière. J’y vois le signe d’un
mûrissement, peut-être l’approche de cette fameuse puberté dont les profs nous ont rebattu les
oreilles, toute l’année.
Oui. La roue du temps tourne et je glisse, chaque jour un peu plus, vers l’état adulte.
N’est-ce pas notre destin ?

J’ai demandé à Dad’ une photo de mamy, un cliché pris dans le parc, sur lequel elle agite la main en
souriant, de son fauteuil de paralytique. Je l’ai agrafée dans mon journal, avec l’article nécrologique
paru dans Sud-Ouest, pages « Pays basque » :

Compagnon de la Libération, officier de la Légion d’honneur, industrielle retraitée, M me Hélène-


Marie Deschamps, née de Sauveterre, citoyenne de Bidart depuis 1966, bien connue et appréciée de
tous ses concitoyens, est décédée hier, 16 juillet, dans sa propriété, des suites d’un regrettable
accident. Mme Deschamps, invalide, a brûlé vive dans d’atroces souffrances, après qu’une allumette
mal éteinte eut enflammé ses vêtements. La municipalité de Bidart tient à assurer la famille de
Mme Deschamps de ses plus sincères condoléances dans le deuil qui la frappe. M me Deschamps était
par ailleurs l’un des plus importants souscripteurs de l’Association pour le développement de Bidart
et du Littoral.

Comment se porte, après ce triste événement, notre maisonnée ?


Le mieux du monde.
Chacun y est allé de sa larme, comme il se doit, mais en gardant la mesure et la dignité. Il y eut
deux ou trois soirées sombres, occupées par de profondes réflexions sur le sens de l’existence et
l’aboutissement de toutes choses, puis la vie a repris ses droits.
Une sorte de conseil de famille a été réuni. Nous y avons voté pour ou contre la continuation des
vacances entre ces murs. Le « oui » l’emporta à l’unanimité, Dad’ ayant très bien développé
l’argument suivant lequel c’était ce que mamy elle-même nous aurait enjoint de faire. Et puis, n’est-
ce pas, on ne quitte pas facilement une luxueuse demeure de maître entourée d’un parc à quelques jets
de pierre de l’océan.
Nous sommes donc restés.
J’ai vu Mme Velasquez frotter avec dégoût et beaucoup d’eau de Javel l’emplacement du drame,
sous le cyprès. Puis l’accident est entré dans le domaine du souvenir.

Dad’ a changé d’attitude.


Dès le premier soir, chacun put noter qu’il s’était placé en bout de table pour le dîner, à la place
naguère occupée par la regrettée, affirmant ainsi sa nouvelle position : il est désormais le seul maître à
bord, le chef de la famille. Et cette maison qui fut si longtemps « chez mamy » est devenue « chez
Dad’ ».
Il faut croire qu’il trouve du plaisir à cette promotion, car il sort de moins en moins, ce qui, entre
parenthèses, ne présente pas que des avantages. On le trouve partout, toute la journée, seul ou en
compagnie de M. Velasquez, explorant le grenier, inspectant les étages et les sous-sols, usant son
imagination à abattre telle cloison, crever tel mur et le remplacer par une baie vitrée, ou agrandir le
garage. Il est chez lui, n’est-ce pas ?
Pour l’instant, je préfère laisser Dad’ en paix.
Ma véritable ennemie est Mme Velasquez. Je crains ses soupçons. Il faut que je réussisse à m’en
débarrasser.
Alors qu’elle était à la cuisine, à préparer le dîner, j’ai entamé avec elle une conversation anodine,
puis d’un coup, fondant en larmes, je me suis écriée :
— Pour ce qui est de la mort de mamy, sachez-le, vous êtes coupable de négligence, madame
Velasquez. Parfaitement, de négligence !
— Oh, madémoichelle ! s’écria-t-elle, horrifiée.
— Vous êtes coupable ! insistai-je. Et je vous préviens que je vais faire tout ce qui est en mon
pouvoir pour que vous disparaissiez de cette maison. Votre vue me fait souffrir. Tenez-vous-le pour
dit.
Je vis sa main noueuse et sombre comme un morceau de charbon se crisper sur le manche de
l’économe, tandis qu’un tremblement agitait sa lèvre bistre.
— Non, madémoichelle ! s’insurgea-t-elle, insolente. Nous à cette maichon depouis trenté années.
Votré mamy, nous, c’était avec lé cœur. Nous la aimer beaucoup…
— Nous L’AIMIONS, sotte ! corrigeai-je. Comment se fait-il alors qu’en tant d’années vous n’ayez
pas pris la peine de parler correctement le français ?
Elle a jeté son éplucheur sur la table et s’est redressée, les poings sur les hanches et a crié :
— Ma vous êtes folle. Loca ! Comment vous parler à moi vous petite fille…
Pour clore, je la traitai de bonniche, d’analphabète et d’immigrée, les mots les plus blessants qui
me vinrent sur l’instant à l’esprit.

Le soir même, je m’en ouvris à Dad’.


Il faut souligner que l’ambiance de la maison s’est considérablement détendue. Les repas sont
beaucoup moins formels, constitués de salades, de sandwiches, de choses fraîches et faciles. Dad’ a
sorti les enceintes de la chaîne sur la terrasse et il y a de la musique pratiquement toute la journée. La
télévision, bannie par mamy, comme un divertissement malsain, nous est désormais accessible à toute
heure, le soir, mais aussi le matin, pour des orgies de dessins animés. Enfin, un nouveau rite est
apparu, vers dix-neuf heures : celui de l’apéritif, qui réunit maman et Dad’ autour d’un verre, et
Anthony et moi autour des amuse-gueules.
C’est l’heure également où je sors de l’eau, car j’ai pris l’habitude de me plonger dans la piscine, à
la fin de l’après-midi, quand le soleil se fait plus tendre. Je dois dire, d’ailleurs, que j’en tire un grand
bien-être.
C’est à ce moment que j’ai entrepris mon père.
— Dad’, lui ai-je confié en me serrant contre lui, il s’est passé quelque chose que je regrette.
— Ah. Tu as un problème, ma chérie ? s’est-il enquis, souriant, le regard brillant, un grand verre de
whisky à la main.
— Oui. Mais ce n’est pas de ma faute. C’est cette Mme Velasquez. Je lui demandais de me décrire
les circonstances de l’accident, parce que je voulais savoir, pour mamy, et puis je ne sais pas
pourquoi, elle s’est vexée tout de suite et elle m’a prise de haut.
Il a passé son bras autour de mon épaule en riant.
— Oh, allons, a-t-il fait, apaisant. Tu penses encore à ça ? Il faut oublier, ma grande !
J’ai approuvé, mais insisté sur le fait que, tout de même, c’était une attitude étrange de la part
d’une domestique, et que mamy n’était plus là pour les commander, et qu’après tout, on ne savait pas
très bien qui ils étaient ni d’où ils venaient.
Dad’ a réfléchi un long moment, cherchant apparemment la réponse au fond de son verre, puis il a
soupiré et m’a expliqué :
— Je comprends, Alixe. Mais il y a un facteur que tu ignores et que moi, je connais. Nous sommes
en France, tu sais. Et le régime fait que… Enfin, bref, c’est extraordinairement difficile de trouver des
domestiques, de nos jours. D’un autre côté, il serait difficile de s’en passer. Imagine-toi, toute cette
maison à faire tourner ! En plus, ces deux-là connaissent leur boulot. Non, ma grande, ils sont très
précieux, tu peux me croire.
Livrer une petite guéguerre à la valetaille ne m’aurait pas posé de problèmes et l’issue n’en aurait
fait aucun doute, mais à la réflexion, les arguments de mon père m’ont paru sensés.
J’ai décidé de remettre la question à plus tard, tout en sachant que je devrai m’en occuper un jour.
C’est une certitude.
En attendant, il est vrai que je n’éprouve aucune envie d’avoir à faire mon lit, à cuisiner, à servir à
table et autres tâches basses et emmerdantes.
Comme dit Dad’ : « Au moins, ceux-là, on les connaît. »
Une grande nouvelle, mon cher petit journal : je suis enfin devenue femme.
Certes, je savais à quoi je devais m’attendre. J’avais lu bon nombre de choses sur la question, et il
paraissait très satisfaisant pour la fierté imbécile des « grandes » du collège d’en faire souvent et
publiquement étalage, mais j’ai quand même eu très peur quand c’est arrivé.
Ce sang ! la vue de tout ce sang !

Je faisais la grasse matinée – le breakfast en assemblée au petit matin ayant vécu – lorsque je me
suis éveillée avec la sensation d’être mouillée. J’ai cru un instant m’être oubliée, mais un seul regard
sous le drap a suffi à me détromper.
Il y avait du sang partout ! J’en avais les cuisses recouvertes et le lit était souillé.
Ma première réaction, incontrôlable, a été de hurler, balayée par la terreur, une sorte de panique qui
me faisait souhaiter mourir.
J’ai bondi hors du lit et, pressant une serviette entre mes jambes pour endiguer l’hémorragie, j’ai
couru en me dandinant vers la première personne que l’instinct me commandait d’aller alerter, à
savoir ma mère.
— Maman ! Maman !
Elle s’est réveillée en sursaut, ses cheveux blonds en bataille et la mine un peu fripée.
— Maman, je saigne. J’ai du sang ! criai-je.
Quand elle émerge, maman met toujours un peu de temps à comprendre, surtout lorsqu’elle est
sortie avec Dad’ la veille, ce qui était le cas – comme pratiquement tous les soirs en ce moment, mais
passons ! Elle s’est redressée, s’est grattée la tête puis enfin elle a souri, en claquant des mains.
— Ma chérie ! N’aie pas peur, ce n’est rien. Tu viens juste d’en prendre pour trente ans, une fois
par mois ! Il fallait bien que ça t’arrive… Allez, viens, a-t-elle ajouté en se levant.
À partir de cet instant, elle s’est montrée d’une douceur extrême avec moi, tout au long des trois
jours qui ont suivi.
Elle m’a d’abord emmenée me laver. Cela m’a fait du bien, malgré la vue de ce filet de sang qui
persistait à couler, dilué dans l’eau de la douche, qui continuait à me gêner. Elle m’a ensuite donné
des serviettes hygiéniques, objets que je connaissais pour les avoir examinés pendant mes fouilles, et
montré de quelle manière la fixer dans ma culotte.
Entre parenthèses, ce n’est pas très agréable, surtout quand on marche.
Enfin, voilà, cher journal, mes premières règles sont arrivées !
Et j’en ressens un sentiment indéfinissable de différence. Comme si, tout en étant la même, je
savais au fond de moi que rien ne serait plus jamais tout à fait pareil.

En fin d’après-midi, des douleurs se sont déclarées. Mon ventre s’est mis à me tirer d’une très
désagréable manière, comme des coliques, sans en être tout à fait. Elles persistèrent toute la nuit et me
forcèrent à passer toute la journée du lendemain alitée, et heureusement distraite par les fréquentes
visites de maman.
Si les douleurs, par vagues, et cette désagréable sensation de se vider étaient assez pénibles, je me
suis rendu compte, au fil de mes heures de réflexion, qu’elles n’affectaient en rien mon moral. Au
contraire, moi qui suis si facilement irascible lorsque j’ai des ennuis de santé, j’éprouvais peu à peu
une sorte de joie, à laquelle n’était pas étrangère, à ma grande surprise, une sorte d’impression de
fierté.
Femme, cher journal !
N’est-ce pas un mot fascinant ?
Voilà désormais que, conforme au rôle de mon sexe, je peux engendrer la vie. L’ovulation est en
route, te rends-tu compte ? Couchée sur mon lit, bravant les souffrances, je me répétais que mon corps
était prêt maintenant à donner naissance à un autre corps, et j’avais pleine conscience de vivre un
moment exceptionnel.

Dès le soir de ce deuxième jour, le flot s’est tari et le malaise s’est estompé. C’est alors qu’une
force m’a jetée au bas de mon lit, et fait courir vers la glace, pour constater de visu les effets
extérieurs des bouleversements internes que je venais de subir.
Cela non plus n’était pas un réflexe courant. Je n’ai jamais aimé mon corps. Je peux même
l’avouer : il m’est souvent arrivé d’éprouver de la honte face à mon physique et, surtout ces dernières
années, je fuyais plutôt mon reflet.
Cette nuit-là, je me suis plantée devant la glace, me suis dénudée, et, pleine de confiance, ai
affronté mon image.
Miroir, mon beau miroir, dis-moi quelle belle femme je suis devenue !
Rien du tout.
C’était exactement la même Alixe qui me regardait, avec sa tête de gourde, ses mamelles, son
derrière de jument et ses cuisses blanches.
La même !
Ma déception était immense.

Pourtant, je n’ai pas fui. Je suis restée là, à me regarder.


Insensiblement, je me suis vue me redresser, cambrant les reins et relevant les épaules. Mes seins
sont remontés sensiblement, les pointes en l’air, dans un mouvement qui ne m’a pas paru désagréable.
Ils étaient même, si je m’en référais aux photos des Playboy de Dad’, assez mignons.
Je me suis amusée à les soupeser de mes paumes, en éprouvant leur poids et leur volume, et j’ai
jugé que ce n’était pas mal du tout.
C’est qu’ils sont presque aussi gros que ceux de maman, lesquels sont loin, je l’ai souvent observé,
de rebuter quiconque, et surtout pas les hommes.
Je me suis sentie prise par la gaieté. Une envie de rire dénuée de raison. Non pas un rire de
moquerie, ni de cette joie féroce que les blagues déclenchent en moi.
Non, j’avais envie de rire pour le plaisir de rire.
De rire comme on chante.
Je me suis surprise à jouer avec mes cheveux, les remontant sur ma nuque, en tendant le cou et en
veillant à l’arrondi de mon bras. Je me suis amusée à essayer des moues, des sourires divers, des
bouderies charmeuses, des baisers envoyés à mon reflet.
Enfin, après une bonne heure de mimiques et de rires, j’ai enlevé mes lunettes, je me suis
approchée du miroir et j’ai pris cérémonieusement la meilleure pose, parmi toutes celles que j’avais
repérées : présentée sur mon profil droit, cambrée à en faire rejaillir les fesses très loin en arrière, les
épaules tirées en arrière pour faire saillir les globes de mes seins, les cheveux fous et la bouche en cul-
de-poule.
Et je n’ai pu m’empêcher de laisser éclater ma joie.
Ah ! miroir, mon beau miroir, peut-être pas la plus belle, je ne suis pas mal du tout !
Aussitôt, j’ai sorti mes vêtements par piles entières de l’armoire, et je me suis habillée de mille
manières, reprenant les attitudes, cherchant à conserver les cambrures séductrices, et notant au
passage que, sans doute pour une raison d’inertie, il n’est pas évident d’onduler à la fois des fesses et
des seins comme elles le font toutes, sans se casser la figure.
Au bout d’un moment, bien avant d’avoir fini d’inventorier ma pauvre garde-robe, le sentiment de
frustration qui montait en moi s’est mué en une vraie colère.
De quelque manière que j’arrange ces vieilles frusques sur mon nouveau corps, je ne réussissais
qu’à paraître nulle.
J’ai arraché ce que je portais et donné des coups de pied dans les piles de kilts hideux, de
chemisiers à col Claudine, dans les pull-overs uniformément bleu marine et les godasses plates tristes
à en frémir.
Je suis une femme !
Une femme ne s’habille plus en petite fille.
Pour être conforme à mon nouveau rôle de femme, mes vêtements ne correspondaient plus.
J’étais Alixe, médicalement adulte, mère potentielle, et non une petite cruche de pensionnat.
Dès maintenant, et à jamais.
Bref, je réalisais peu à peu l’éclatante réalité : Nunuche, cette bonne vieille brave fille, était morte.
Fauchée, en pleine fleur de l’âge, comme elle y était condamnée, par l’arrivée de la puberté.

Adieu Nunuche, je t’aimais bien…


Nunuche, toi qui m’as accompagnée jusqu’ici, qui m’as permis de traverser ce temps maudit sans
trop rencontrer d’écueils. J’ai pensé longtemps à toi, cette nuit-là, ta dernière nuit d’existence.
J’étais un peu triste, mais si follement heureuse, contemplant le seuil de cette nouvelle vie qui,
enfin, s’offrait à moi.

Oui, le monde m’appartient.


Rien ne m’arrêtera… Je serai princesse, ou star. Je serai une REINE.
Il y a longtemps que j’attends ce moment, cet instant, cette nuit où, devenue femme, devenue libre,
je pourrai laisser libre cours à mon pouvoir.
Je ne suis pas la plus belle des femmes. Oui, chère grand-mère, jamais je ne le serai. Mais j’aviserai
en temps voulu, sois sans crainte.
Pour le moment, je détiens un atout capital, la carte maîtresse, que personne ne peut m’enlever. Je
possède la fraîcheur.
C’est au grand jour, maintenant, pour la première fois, que je vais donner la mesure de mon
intelligence.
Eh là, vous tous ! Et vous toutes !
Faites attention, je suis forte.
Ma grand-mère pourrait vous le confirmer.

J’ai vu le jour se lever.


Toute la nuit, ces réflexions et les merveilleux projets qu’elles engendraient m’avaient tenue
éveillée.
C’est avec un immense plaisir, en travailleuse acharnée, qu’à l’approche de l’aube j’ai répertorié
les transformations immédiatement nécessaires, énuméré les problèmes qu’elles soulevaient et
préparé leur résolution.
Il n’y avait aucune hésitation dans le choix de mon premier allié. Je devais en passer par elle, même
si la bonne entente ne durerait qu’un court laps de temps.

— Maman, s’il te plaît.


Onze heures du matin. Ma mère, assise à l’ombre, un paréo multicolore noué sur les seins, les
cheveux fous, en cascade d’or sur ses épaules caramel, ses somptueuses jambes croisées, était occupée
à la rédaction des quelque cinquante cartes postales qu’elle devait absolument envoyer à ses amis.
— Maman, écoute-moi : je n’ai jamais eu autant besoin de ton aide.
Il y a des tas de choses que je peux reprocher à ma mère, mais je dois reconnaître qu’en
l’occurrence, elle a été à la hauteur. Elle m’a apporté toute l’assistance qui était en son pouvoir, sans
rien négliger, a répondu à tous mes désirs.
— Qu’est-ce qui t’arrive, s’est-elle enquise en se tournant vers moi.
Je n’ai pu faire autrement que de noter à ce moment-là, je ne sais pas pourquoi, les espèces de rides
qui marquaient ses aisselles, juste au-dessus du paréo.
— Je veux me transformer, maman.
— Te… Quoi ?
Elle souriait de toutes ses dents, me dévisageant avec un rien de surprise.
— Me transformer, maman. Je me sens… Laide ! Je suis mal dans ma peau… Et puis j’en ai marre
de toutes ces frusques !
Elle a éclaté d’un rire clair et, geste absolument extraordinaire de sa part, elle qui est loin d’être la
championne de l’affection, elle m’a attirée contre elle et m’a déposé une grosse bise sur la joue.
— Mais bien sûr, ma chérie, s’est-elle exclamée. Je vais t’aider. Allez, viens, on va tout de suite
s’occuper de toi !
Le « tout de suite » incluait bien entendu la petite heure qui lui était nécessaire pour se changer et
se maquiller, mais je me suis quand même retrouvée en tout début d’après-midi assise à l’avant du
coupé Mercedes, le vent me fouettant le visage, ma mère ravie au volant, en route pour Biarritz et, je
le savais, une nouvelle vie.

J’ai toujours détesté le shopping. Ce mot, jusqu’à présent, n’évoquait pour moi que de longues
stations peuplées d’ennui, tandis que cette même mère qui m’accompagnait essayait dix fois la même
robe en papotant avec ses copines, riant fort et baissant la voix avec un regard vers moi pour évoquer
les questions de sexe, lesquelles semblent être la préoccupation principale de Mesdames les
courtisanes.
C’est donc emplie de timidité et le rouge aux joues que je suis entrée à sa suite dans le premier
magasin.
Heureusement, ma mère était à l’aise pour deux, commandant, jugeant, changeant d’avis, faisant
valser les vendeuses autour de moi et commentant à haute voix chaque résultat.
— Oui, on va rester sur les jeans… C’est jeune, ça donne de la liberté… C’est décidé, voyons les
jeans !
C’est elle qui a choisi les modèles, en insistant pour que je ne porte que du moulant, sous prétexte
que j’avais des jolies formes et qu’il ne fallait surtout pas les cacher.
C’est elle qui m’a aidée à fermer les satanés derniers petits boutons, qui serraient à m’en couper la
respiration.
— Chérie, il va falloir ralentir sur les gâteaux, hein ? Tu vas me faire plaisir de faire disparaître ce
petit ventre, là, hein ?
C’est elle qui, au contraire, m’a fait dégrafer les deux boutons du haut de mes chemises, arguant
qu’il fallait avoir le cou dégagé, faisant allusion aux beautés de ma poitrine, non sans préciser, au
passage, que la sienne n’était pas atroce non plus.
C’est elle qui a réglé, bien sûr, prenant tout en quatre, cinq exemplaires, rajoutant ce petit foulard
par-ci, cette mignonne ceinture par-là… Elle voit grand, ma mère. Et en plus elle adore quand tout le
personnel du magasin s’empresse autour d’elle. C’est elle encore qui, grondant gentiment ma gêne et
mes réactions de pudeur, m’a guidée dans les difficiles choix de soutiens-gorge et de lingerie.
C’est elle enfin qui a insisté, malgré ma réticence instinctive, à m’offrir mon premier vaporisateur
de parfum.
— Une femme doit sentir la féminité, ma chérie. Tu verras comme c’est important, ajouta-t-elle un
peu mystérieusement.
Nous en avions plein les avant-bras et un véritable nuage d’odeurs mêlées emplissait le magasin
quand je tombai finalement amoureuse de « Misia », dont maman prit trois flacons, plus un nombre
appréciable de produits de beauté et de maquillage qui lui étaient, eux, destinés.
Et moi, je suivais toujours, peu à l’aise, mais tenant bon, car je savais que je passais là par un
apprentissage nécessaire.

Le dernier acte de la journée fut la visite chez le coiffeur, dans un salon ultra-moderne, tout de
glaces et d’aluminium, empli d’une foule féminine très excitée.
Assise dans un fauteuil, blouse autour du cou, deux dames, sous l’égide de maman, m’examinèrent
longuement, me tournant la tête dans tous les sens, tordant mes cheveux de toutes les manières
imaginables. Ensuite, on m’ôta mes lunettes et je passai un long moment dans le brouillard au-delà
duquel, dans la glace en face de moi, je devinais la silhouette floue de la coiffeuse en train de tailler
sans relâche dans les mèches. On m’enduisit de produits, me souffla de l’air chaud sur le crâne. Je
remis enfin mes lunettes pour me retrouver devant une ravissante garçonne, aux mèches un peu
hérissées sur le haut, longues derrière les oreilles et le cou.
Il me fallut tout de même deux ou trois secondes avant de me reconnaître.

En sortant, nous prîmes – enfin ! – le temps d’un sandwich, attablées à une terrasse de café, avant
de rentrer à la maison.
— Alors, me demanda maman. Comment te sens-tu ?
— Merveilleusement bien !
Elle me dévisagea un moment, puis admit :
— C’est vrai que ça te change… Oui, je crois que j’ai fait du bon travail.
De l’EXCELLENT travail, ma petite maman chérie.
Et maintenant, accroche-toi, Alixe arrive.
Tu ne connais pas encore son rythme, mère adorée !
J’ai regagné au plus vite ma chambre, ce soir-là.
Mon premier soin a été de remplir trois grands sacs poubelles de tout, absolument tout, ce qui
faisait partie de mon enfance révolue ; non seulement mes vieilles nippes, mais aussi mes jeux, mes
vieux livres d’images, mes Okapis, mes jouets en peluche et mes poupées, à l’exception de mon vieux
complice Cricri.
Puis, je me suis lancée dans le grand déballage. Il y avait des sacs et des cartons ouverts partout !
J’essayais tout, combinant jeans et chemises, tee-shirts et chaussures et me pavanant dans chacune de
mes tenues devant la glace.
J’étais heureuse ! Je n’avais jamais été aussi heureuse !
Et que je me promenais de long en large. Et que j’agitais mon popotin. Et que j’ouvrais mon
chemisier jusqu’au nombril et multipliais des grimaces qui, peu de temps auparavant, me paraissaient
du dernier ridicule.
Je me suis joué d’innombrables scènes, toutes droites sorties des pages de la collection Harlequin.
— N’insistez pas, monsieur, je vous en prie. Allons, je pourrais être votre fille !
Ou bien pâmée, renversée en arrière, forçant ma voix dans le rôle du mâle :
— Tu m’as plu dès le premier instant.
— Toi aussi, ma belle.
— Embrasse-moi et serre-moi fort contre toi.
— Jamais je ne te quitterai, je te le jure.
Et encore :
— Dois-je comprendre, cher ami, que vous nous prenez toutes pour des putains ?
Ceci le regard par en dessous, la hanche sur le côté, le demi-sourire aux lèvres, avant qu’il ne
dégénère en fou rire.
Sans oublier, éperdue, les bras en croix sur la poitrine :
— Ah, je vous en prie, laissez-moi. Je ne suis qu’une enfant, cet amour qui nous brûle est
impossible !…

De toutes mes nouvelles affaires, celles dont l’essayage me procura le plus de plaisir furent les
soutiens-gorge et la lingerie. Surtout les soutiens-gorge !
J’ai toujours trouvé mes seins horribles, sortes de poches inesthétiques, des œufs sur le plat, mais il
m’a fallu reconnaître que, recouverts de dentelle blanche, à la fois montrés et cachés, rehaussés, ils
présentaient un intérêt certain, et vaguement troublant.
Et ces petits slips, minuscules, aux petits nœuds sur les côtés !
C’est bien simple : j’étais à croquer !
J’ai chaussé mes toutes nouvelles sandales à talons et j’ai déambulé un moment devant la glace,
jusqu’à ce que le mot s’impose à mon esprit.
Sexy. Voilà : j’étais sexy.
Je me suis assise face au miroir, ai écarté les jambes et lancé à mon reflet :
— Comment tu me trouves ? Je te plais ?
J’avais un lexique de phrases, puisées dans les livres pornographiques que les suspicions de ma
grand-mère m’avaient forcée de jeter. Je pris une voix rauque, passai mes mains à l’intérieur de mes
cuisses, me soulevai les seins et jouai de ma langue, avec les regards à la fois lourds et absents des
filles sur les photos.
— Oh, je veux que tu me désires…
Comment était-ce, déjà, ah oui :
— Chéri, je suis tout excitée. Oh viens vite, je n’en peux plus !…

— Viens sur moi, grondai-je, la voix plus rauque que jamais. Viens sur moi, je veux te sentir…
Je plaquai ma main entre mes cuisses.
— Vas-y, mets-moi ton gros… ton grand… ton…
Et, voyant défiler dans ma tête le nombre effarant de substantifs, légumiers et autres, existants pour
définir l’instrument, j’éclatai d’un rire fou qui prit bien son temps avant de se calmer.
Autant de situations et des personnages qui m’ont emplie de joie.
Comme c’est bon d’être une femme !

Deux faits cependant venaient ternir l’éclat de mon bonheur.


Le premier était cette horrible paire de lunettes. Lorsque je les avais sur le nez, je me faisais penser
à une caissière de supermarché ; lorsque j’essayais de les enlever, il me fallait m’approcher à trois
millimètres de la glace pour me voir et je ne pouvais pas évoluer.
Le second, c’était l’appareil dentaire, cette monstruosité qui de toute évidence gâchait de sa
barrière de métal mes tentatives de sourires ensorceleurs.
Le hic étant que je devais le porter pendant trois années et que je n’en avais accompli que deux. La
chose poserait problème, j’en étais certaine. Quant à le desceller moi-même, il ne fallait pas y songer :
les deux petites tractions d’essai que j’avais tentées prouvaient que je n’arriverais qu’à me faire très
mal. Il faudrait jouer serré.
Pour les lunettes, je les léguai dans un premier temps à Cricri. Elles lui donnaient l’air si idiot que
je ne voulus plus les voir.
Je les ai jetées sur le sol et les ai piétinées jusqu’à ce qu’il n’en reste que des débris de verre et de
plastique concassés.
Comme ça, il n’y avait plus de marche arrière possible.
J’étais parée pour l’appel à l’assistance maternelle, deuxième période.

— Ah non, Alixe. Les lunettes, je veux bien, mais l’appareil, c’est hors de question !
C’était, au mot près, la réponse que j’avais pressentie.
Pour les binocles, de toute façon, maman avait été mise devant le fait accompli. Elle ne pouvait
faire autrement que de céder. J’étais descendue de ma chambre comme une aveugle et l’avais rejointe
à tâtons au bord de la piscine.
— Mais qu’as-tu fait de tes lunettes ?
— Je les ai cassées.
— Pourquoi ?
— Parce que je ne veux plus les voir. Je veux des lentilles de contact.
— Mais… Il faut les commander… Attendre…
— J’attendrai.
Pour l’appareil, il me fallut mille caresses, mille câlins, mille mines chagrinées avant de décrocher
une vague promesse :
— Bon, on passera voir le dentiste cet après-midi. S’il dit que c’est possible, on avisera.
Preuve que ce n’était pas encore gagné.
Quand la chance est avec soi, il est peu de choses impossibles : le bol fut avec moi pendant toute
l’après-midi et dès notre entrée chez l’opticien.
D’abord, c’était un grand et bel homme aux tempes grises et au regard clair dont le charme ne
laissa pas maman indifférente, la réciproque étant vraie, ce qui facilita beaucoup les opérations.
— En fin d’après-midi, nous déclara ce bellâtre.
— Comment, fit maman, mais je croyais qu’il fallait…
— Pas du tout, madame ! Je les commande immédiatement et elles devraient être là vers cinq
heures.
À l’essayage, je me révélai exceptionnellement douée, sachant les placer d’instinct, du bout de mon
majeur, sur mes pupilles et n’en ressentant absolument aucune gêne. Un vrai miracle !

Miracle qui se répéta lors de l’attaque « dentiste ».


Nous eûmes une altercation assez forte avec ma mère, au sortir de chez l’opticien. Je dus même me
fâcher quand, revenue à la charge, elle fit mine de ne pas vouloir céder.
— Maman, tu m’as promis…
— Non, ce n’est pas raisonnable.
— Je n’en peux plus, criai-je d’une voix aiguë, en pleine rue. D’accord, je vais me l’arracher toute
seule, on verra bien ce que ça donnera.
— Quelle tête de mule, gronda ma mère. Ce que tu peux être déplaisante quand tu fais ta têtue.
— Peut-être ! Et puis tant pis ! Moi ce que je veux c’est enlever ce sale truc !

Le dentiste, je le connais. C’est une espèce de gnome à l’instinct sadique et au bouc bien taillé.
— Mais il s’en faut encore d’un an, s’exclama cet ignoble individu, au triomphe de maman. Je ne
pense pas que ce soit indiqué…
Mais rien ne pouvait me faire baisser les bras. J’argumentai, je râlai, je menaçai, tant et si bien que
ce gâcheur d’enfance, qui m’avait installé lui-même toute cette ferraille dans la bouche, finit par
reculer.
Sans doute la crainte d’entendre mes cris, dont je l’avais fait profiter plusieurs fois, de par le passé.
Peut-être aussi devant mon évidente détermination à ne pas sortir de son bureau, il soupira :
— Naturellement, on peut aussi considérer l’aspect psychologique de la question…
Que la médecine pouvait parfois se nuancer, que l’âge avait son importance, que si l’appareil était
une gêne… Et enfin, l’argument roi :
— Certes, il faudra qu’elle vienne me voir plus souvent, pour suivre l’évolution de la dentition…
Afin de se mettre dans la poche autant d’honoraires supplémentaires, cela allait de soi !
— Est-ce que cela vous satisfait, mademoiselle ? me demanda-t-il, avec une ironie dans le ton que
je jugeai discourtoise.
— Parfaitement, MONSIEUR, lui répondis-je du tac au tac.
Il pouvait penser ce qu’il voulait. Je touchais au but. Ce fut avec plaisir que, la tête bloquée par les
coussinets, le regard aveuglé par le projecteur, je supportai pendant une heure le contact dans ma
bouche de ses doigts fades et poilus.

C’est alors que nous allions monter dans la voiture que je saisis maman par le coude, l’obligeant à
se tourner vers moi, et lui souris de toutes mes vraies dents :
— Comment tu me trouves, maman ?
Elle m’observa un long moment, puis conclut :
— Tu es transfigurée, ma chérie. Trans-fi-gu-rée.
Pourquoi, pourquoi, pourquoi, pourquoi ?
Petite maman chérie, pourquoi as-tu tant tardé à me conseiller ? Pourquoi ne t’es-tu pas portée
volontaire, toi, mère idéale, pour me guider, comme tu l’as si bien fait, sur les chemins de la
féminité ?
N’est-ce pas une question que je suis en droit de me poser, maman ? N’est-ce pas que j’attendrais
encore, dans ma peau de laide, si j’avais préféré attendre une initiative de ta part ?
Maman, pourquoi donc as-tu attendu que je te le demande ?
Toi qui fus toujours gênée d’avoir une fille laide. T’en souviens-tu, je t’ai fait le coup deux années
de suite : je t’ai accompagnée à la plage, là où tous ces beaux hommes s’ébattaient presque nus autour
de toi, et tu avais du mal à ne pas trop crisper les lèvres chaque fois que ma voix aiguë et innocente
t’appelait : Maman !
Pourquoi n’as-tu pas remédié au problème, puisque tu en avais les moyens ?
Est-ce que – pure hypothèse, chère mère – tu redouterais ma venue ?
Est-ce que, par hasard, tu n’aurais pas agi sciemment pour retarder l’échéance ?
Car enfin, tu n’es pas bête, maman. Non, ça, je me le refuse à le croire.
Tu es parfaitement consciente, je le sais.
Comme tu sais, toi, femelle comme moi, qu’il va falloir maintenant compter avec moi.

Anthony n’en est pas revenu.


C’est un idiot qui a agi comme tel, mais il m’a permis de me livrer à quelques tests, en toute
innocence enfantine, cela va de soi.
Je crois qu’une déception sentimentale l’a frappé, là-bas, dans son petit monde de la plage, un de
ces drames de l’enfance qui lui fait préférer, pour le moment, l’enceinte de la maison aux copains et
copines du surf.
Il traîne le plus souvent à la piscine et c’est là que je l’ai trouvé, en allant prendre mon bain de
soleil.
J’avais mon bikini blanc, mes sandales fluo à talons, mes lunettes de Lolita et j’avais utilisé un
tiers du flacon de protecteur no 5 pour donner aux rougeurs de mes épaules cet éclat luisant de tendre
beignet qu’elles arborent toutes. Je venais de m’alanguir, royale, dans le transat quand il s’est planté
devant moi.
— Waoh, Alixe ! La star ! Tu es vachement mieux comme ça, j’te jure !
Je lui ai souri. Il était si mignon dans son bermuda délavé ! Plus que jamais l’air d’un angelot
tombé du ciel, les cheveux d’or flamboyant au soleil, et ses grands yeux clairs dans sa frimousse
noire.
— Comment tu me trouves, lui ai-je demandé en redressant les épaules, faisant saillir ce vers quoi
ses yeux d’ange n’arrêtaient pas de loucher. Je suis bien ?
— Tu es super !
— Je suis belle ?
— Un canon !
— Tu es content d’avoir une belle sœur comme moi, insistai-je en cambrant carrément les reins.
— Pfou, ouais. Oh, putain…
Maintenant, c’était de l’hypnose. Les prunelles turquoise ne quittaient plus les reliefs de mon
soutien-gorge.
Mille fois satisfaite de moi, j’attaquai :
— Qu’est-ce que tu regardes, comme ça ?
— Tes lolos. Waoh, ils sont vachement gros. J’avais jamais vu qu’ils étaient comme ça.
Je riais, gentiment moqueuse.
— Écoutez-moi ça ! À quoi tu penses, toi ? Tu es trop petit pour ces choses-là !
— Arrête, j’ai dix ans. Toi t’en as que douze ! Qu’est-ce que tu me fais, là !
Erreur, mon cher petit frère. Toi, tu es un morveux et moi, je suis une femme. Les chiffres n’ont
rien à voir là-dedans.
— Maman a dit que tu avais tes ragnagnas. C’est ça qui les a fait pousser ?
J’ai éclaté d’un rire gentil et vaguement condescendant, façon maman et, comme la conversation
commençait à m’ennuyer, je lui ai répondu en agitant ma poitrine, ce qui a eu le don sublime de lui
faire oublier ses autres préoccupations.
Tiens, morveux, regarde.
Il ressemble bien à son père : un chien, comme lui.
Il s’est rincé l’œil un bon moment puis il m’a demandé, sans quitter le soutien-gorge des yeux :
— Tu me les montres ?
— Hmm ? Tu veux les voir.
— Oh ouais. Allez, j’ai vachement envie de les voir.
Il trépignait. Je me détournai de trois quarts, demi-sourire aux lèvres.
— Allons, ce n’est pas correct. L’inceste est puni par la loi. Il ne faut…
— Le quoi ? m’interrompit-il, les sourcils froncés.
L’illettré complet. Celui-là, on ne le voit jamais lire autre chose que des B.D., et je me demande
parfois s’il s’intéresse à ce qu’il y a dans les bulles. Il ne regarde que les images, c’est impossible
autrement.
— Allez, insista-t-il, plaintif, montre-les-moi !
— Hmm… Qu’est-ce que tu me donnes, en échange ?
— Tout ce que tu veux, promit-il.
J’aurais volontiers continué à jouer, jouissant au maximum de ce petit exercice, en toute innocence,
lorsqu’est arrivé dans mon champ de vision un élément qui m’a décidée à corser la farce.
Mme Velasquez, la fainéante, longeait la terrasse. Notre pose était assez équivoque, moi cambrée au
maximum, mon petit frère prêt à plonger entre mes seins, pour qu’elle s’arrête, interloquée.
— Tu veux vraiment les voir, dis-je en toute hâte, les voilà !
Je dégrafai mon soutien-gorge, me tortillai de droite et de gauche, ta ta ti ta ta, en chantant une
mélodie de strip-tease et bing, je relevai les bonnets.
— Waaaaaooooooooo, fit mon frère. C’est trop !
— Tu peux les toucher, si tu veux, mais vite. Maintenant ! lui ordonnai-je entre mes dents.
Lorsque les doigts malhabiles de mon angelot de frère vinrent palper mes tétons, la vieille tortue au
teint verdâtre laissa échapper un gros soupir de sa maigre poitrine et exécuta de sa main décharnée un
lent signe de croix.

Et maintenant, cher journal, si je devais tirer une morale des événements de la journée, ce serait
celle-là : les hommes sont tous des cochons.
Comme chaque année à cette époque a commencé pour les parents la période mondaine des
vacances. Avec les premiers jours du mois d’août, une flopée de relations descendent sur la côte, gens
au métier prestigieux, « occupant de hautes fonctions », artistes, tous liés d’une façon ou d’une autre à
cet univers de l’argent dont mon beau-père adore s’emplir la bouche.
À partir de ce moment-là, ils passent leur temps à se recevoir les uns chez les autres, et c’est
traditionnellement chez nous que se donne le premier pince-fesses. Au soleil depuis déjà un mois, ma
famille est bronzée, tout heureuse et toute belle, et nous aimons, je crois, à le montrer.
— Ce n’est pas tout le monde qui peut se prendre trois mois de vacances ! comme Dad’ nous le
rappelle si souvent.
Cette année, il a voulu leur en mettre plein la vue, en tant que maître de céans. Il est désormais
l’hôte à part entière et a tenu à ce qu’on le sache.
Le grand salon et la terrasse avaient été bordés de gigantesques tables, recouvertes de toutes les
victuailles imaginables. Des seaux de glace proposaient tous les deux mètres des bouquets de
bouteilles de champagne. Des lampadaires disposés un peu partout éclairaient la terrasse comme en
plein jour. Trois bars, tenus par autant d’extra en veste blanche. De la musique. La piscine éclairée par
en dessous. Une légion d’invités. Le grand jeu.

Pour moi, cette fête marquait un moment important. C’était ma première apparition en public dans
ma nouvelle peau, mes débuts dans le monde, mon premier bal. Comme les jeunes filles de la noblesse
russe dans les romans de Troyat, j’attendais cet instant avec le mélange d’impatience et de crainte
qu’il se doit, me préparant en esprit à briller de mille feux.
Tu parles !

Aussi pour la première fois je m’étais maquillée et avec l’aide inévitable de ma maman chérie. Par
voie de conséquence, puisque je n’en possède pas, avec ses produits, dont elle fut d’ailleurs fort avare,
ne me les distribuant qu’avec parcimonie.
— Ta peau est jeune, prétexta-t-elle. Et maintenant que tu as un peu bronzé – ce qui te va très bien
d’ailleurs – il faut le montrer. Ce serait une erreur de faire appel à trop d’artifices. Tu as bien le
temps, va ! On va juste souligner, hein ?
Souligner voulait dire : un rien de fard à paupières, un voile infime de poudre de riz et une ombre
de rose à lèvres.
Je ne fus pas trop mécontente, à la réflexion, car j’eus en même temps l’occasion de remarquer à
quel point cette opération de coloriage était longue, fastidieuse et finalement bien ennuyeuse.
Pour me consoler, je me suis aspergée de « Misia ».

Les débuts furent prometteurs.


Si l’on notait cette année quelques têtes nouvelles, nombre de gens présents m’étaient connus.
— Alixe ! Ce n’est pas possible, c’est bien toi ?
— Comme tu as changé ! Une vraie petite femme !
— Je t’aurais croisée dans la rue, je ne t’aurais JAMAIS reconnue. C’est extraordinaire !
Et des « mignonne », et des « ravissante », qui me faisaient augurer les plus grands miracles pour la
soirée.
Les bases de mon succès établies, la confiance au cœur, je partis à la chasse.

L’assistance était constituée de l’ordinaire de ce genre de nouba tant de fois observée de mon petit
recoin. Les messieurs en costume, uniformes selon les âges, des jeunes gens élancés aux hommes
grisonnants, solides et madrés. Les femmes en robe du soir, avec quelques audaces courtes sur les
cuisses, rassemblées en une unique tribu de courtisanes de toutes sortes : jeunes évaporées (au bras de
vieux messieurs), femmes mûres du genre de maman et vieillardes à la peau noire, amaigries par leurs
régimes à en faire peur.
Voilà l’assistance que je m’apprêtais à conquérir.
Voilà les femmes à qui je devais montrer que, désormais, il faudrait compter avec Alixe. Celle dont
le cerveau vous surpassait toutes et qui possédait maintenant tous les atouts de la réussite.
Tremblez, vieilles peaux. Tremblez, les maigres, Alixe est parmi vous.
Rien.
Il ne m’a pas fallu une heure pour déchanter.

Rien.
Comment était-il possible de lutter, moi pauvre souillon, dans le même espace que ma mère ?
Elle rayonnait. Elle était la Reine, l’impératrice. Par sa seule présence, elle éclipsait toutes les
autres. Quelles misérables miettes pouvais-je espérer soutirer, à côté d’ELLE, moi la débutante.
Personne n’était aussi sollicité. Elle n’avait aucun besoin de se déplacer entre les groupes et
engager la conversation de-ci de-là, comme le faisaient les autres amazones. Il lui suffisait de rester
assise, alanguie sur son fauteuil d’osier et ils accouraient tous, les uns après les autres, comme s’ils
avaient guetté le moment où leur tour viendrait de présenter leurs hommages. Tous, les jeunes, les
vieux, à deux ou en groupe, tous inclinés, multipliant les ronds de jambe et, je suppose, des remarques
spirituelles.
À croire qu’ils se donnaient le mot.
— Vous y allez, mon cher… Non, pas du tout, après vous, je vous en prie. Ah, elle est si
merveilleuse.
Qu’est-ce qu’elle dégageait donc ?
Elle s’était vaporisée de musc, ou quoi ?
Le succès de sa femme ne paraissait pas affecter Dad’ le moins du monde. Cocu en puissance
comme toujours, il pérorait de groupe en groupe, un verre à la main, congratulé de toutes parts et
lançant à tout propos ce rire détestable sonore ou en cascade qu’il adopte immanquablement en
société.
Même Anthony avait plus de succès que moi, entouré d’une cour de gamines effrontées qui le
dévoraient des yeux.
Finalement j’eus droit à trois boutonneux, qui préféraient visiblement observer le bout de leurs
chaussures plutôt que mes appas, et contre lesquels je n’eus que la ressource de me montrer expéditive
et blessante.

La soirée m’est vite devenue insupportable.


Le brouhaha des conversations et les rires se sont mis à virevolter dans ma tête. Les visages aux
bouches ouvertes sur des rangées de dents blanches, les yeux jetant des étincelles me sont devenus
monstrueux à regarder.
Pour la première fois, j’ai bu de l’alcool, quelque chose de translucide et de très fort dans un verre
qui traînait.
Mes tentatives de sourires sont devenues des rictus ridicules. Moi, je n’étais qu’une poupée
barbouillée, grotesque et reléguée dans son coin, à sa place, dont le crime avait été de vouloir en
sortir.
Et ma mère, le regard encore plus lumineux que celui des autres, le sourire irradiant, ensorcelant
comme se jouant du cercle de mâles courbés autour d’elle !
Pourquoi ?
POURQUOI me faisait-elle ça ?
J’ai détesté tous ces gens. La nausée qui me tordait l’estomac venait autant d’eux que du verre
d’alcool que j’avais avalé.
Une migraine horrible est venue me tarauder la tête.
En regardant cette piscine illuminée, je souhaitais qu’elle soit remplie d’acide sulfurique, pour que
je puisse les y jeter tous. Ma mère, Dad’, Anthony, le père Velasquez, dans son ridicule frac noir, les
invités qui avaient fait semblant de me trouver mignonne. Tous, hurlant pendant que leurs chairs se
décomposeraient en bouillonnant et qu’ils tendraient désespérément les bras vers moi en demandant
pitié.
La douleur est devenue insupportable dans ma tête, je me suis enfuie dans ma chambre et me suis
jetée sur le lit pour pleurer.
J’ai réfléchi.
Je sais, cher journal, où réside la différence entre elle et moi, là où est mon désavantage.
Elle, elle peut leur offrir ce qu’ils cherchent.
C’est une vraie femme. Elle est mariée.
Pour eux, cela signifie qu’elle est capable de leur offrir ses connaissances de l’amour.
Que pourraient-ils bien désirer d’autre ? Sûrement pas des échanges philosophiques ou
scientifiques.
Elle peut leur donner ÇA, et moi je ne peux pas.
C’est aussi simple que cela.

Je suis sûre que c’est une experte en la matière. J’avais déjà deviné qu’elle était une courtisane,
pour ne pas écrire le mot qui me vient de plus en plus souvent à l’esprit quand je pense à elle.
Les courtisanes possèdent tous les secrets de l’amour, c’est bien connu. Comment la Dame aux
camélias acculait-elle les hommes à la ruine ?
Elle, elle sait. Moi, je n’y connais rien de rien.

Elle a un code, cette diablesse.


Je l’ai bien observée, elle les prévient, sans faire mine de rien. Ça passe d’abord par un regard plus
long que la normale, droit dans les yeux. Deux-trois sourires, un éclat d’hilarité spontanée à la
première plaisanterie du quémandeur, puis, lorsqu’il s’est éloigné, quelques coups d’œil appuyés de
loin en loin. « On se comprend tous les deux. »
Il y a aussi la main sur l’avant-bras. Là, elle est très forte. Elle sait exactement où la poser, à quelle
hauteur entre le coude, « pas d’espoir, restons amis », jusqu’au poignet, « ma chambre est au premier
étage ».
Je le sais. Je l’ai vue faire.
Quelle maîtrise. Quelle technique !
Mais comment apprendre tout ça ?
J’ai beaucoup pensé au problème, mon cher journal, et je connais maintenant la solution. Je vais te
confier un nouveau secret :
Il est temps pour ton Alixe de :

PERDRE SON PUCELAGE !

Quel horrible mot, n’est-ce pas.


Il me ramène au collège. Chez les grandes, c’est le thème favori de discussion, la grande
préoccupation, qui m’avait toujours paru jusqu’alors d’un ridicule achevé.
Le perdre.
Eh bien, voilà qu’à mon tour je me retrouve confrontée au même problème, avec, je l’avoue, aussi
peu de solutions valables que mes chères camarades de pensionnat.
J’ai eu mes règles. Soit. Ce fut un premier pas dans ma formation de femme, mais il reste encore
une étape avant de l’être totalement.
Alixe doit perdre son hymen, immoler sa virginité sur l’autel de la féminité. Voilà ce qu’il me faut.

Tu sais, cher journal, ce n’est pas de gaieté de cœur que j’en viens à cette extrémité. Cet acte qui
semble préoccuper tant de gens, dans le monde des adultes, et qu’on appelle l’amour physique, je le
trouve pour ma part plutôt dégueulasse.
Beurk !
Au cours de sciences naturelles, ça passe encore. L’homme introduit son phallus durci par l’afflux
de sang dans le corps spongieux à l’intérieur du vagin lubrifié de la femme. Un mouvement de va-et-
vient provoque l’éjaculation accompagnée d’une sensation de plaisir intense. Ce dernier point restant
à prouver.
J’ai regardé l’autre nuit, avec Anthony, alors que les parents étaient sortis, un film pornographique
sur Canal+ et c’est dé-goû-tant.
C’est affreux. Odieux. À vomir.
J’avais bien aimé les livres. Il y avait des situations marrantes, parfois incompréhensibles mais
j’apprenais des mots nouveaux jamais lus ni entendus ailleurs, ou alors utilisés dans un tout autre
sens.
Les photos ne m’avaient pas dérangée, non plus. Les femmes avaient l’air cruches, elles étaient
toutes laides et agissaient avec un tel air d’indifférence qu’on n’y prenait même pas garde.
Mais alors, ce film !
Est-ce que je dois vraiment en passer par là ?
Est-ce qu’il va falloir se transformer en animal, comme ces filles ? Adopter ces positions
grotesques, au risque de se donner de bonnes crampes ? Haleter comme une chienne et pousser ces cris
ridicules ? Me faire distendre le plus intime et le plus fragile point de mon anatomie par ce morceau
de chair rose, gros comme un concombre ?
AVALER ce phallus, moi qui ne supporte même pas la petite cuiller du docteur, quand il examine ma
gorge ?
Quelle horreur !
J’ai dû me forcer à regarder le film jusqu’au bout, à l’inverse d’Anthony que cela semblait
passionner. Je n’en ai rien retiré, qu’un profond pessimisme pour l’avenir.
Beurk !
Beurk, beurk et rebeurk !
Depuis que je suis devenue femme, ou plutôt trois quarts de femme, les rapports que j’entretiens
avec ma chère mère ont changé. Non seulement nous ne cessons plus de converser, mais nous avons
renoncé aux discussions sérieuses, du genre « que fais-tu au collège ? » ou « qu’est-ce que tu veux être
quand tu seras grande ? », pour nous livrer à cette activité féminine entre toutes : le papotage.
C’est bien ce mot : les papotages.
La papoteuse, d’ailleurs, c’est surtout elle. Moi, je suis l’auditrice. Ses sujets de prédilection : les
soirées dans lesquelles elle a brillé la veille, chez untel architecte, avocat ou peintre renommé ; tout de
suite après, en deuxième position, la mode, avec ce bizarre décalage qui consiste à étudier, à côté
d’une piscine, plus qu’à moitié nues sous un soleil de plomb, les pull-overs et les imperméables du
lointain automne. Enfin, troisième sujet : les soins du corps et les produits de beauté.
On devrait mettre une croix verte au-dessus de sa coiffeuse. On y trouve tant de fioles, de tubes et
de flacons qu’on se croirait transporté dans une pharmacie.
Jamais je n’aurais cru qu’il existât autant de baumes, crèmes et lotions, chacun, s’il vous plaît,
étant réservé à un usage unique.
— Et ça, maman, qu’est-ce que c’est ?
— Lait hydratant.
— Et celle-là ?
— Pour raffermir.
— Celle-là ?
— Protection.
— Celle-là ?
— Nutritive.
Une vraie collection.
Quel besoin éprouve-t-elle de s’oindre ainsi, de se tartiner la peau plusieurs fois par jour ?
Elle doit se sentir vieillir, je ne vois pas d’autre solution.
Eh oui, ma chère, c’est le début de la fin, que veux-tu ? Passe passe le temps, il n’y en a plus pour
très longtemps… À chaque fois que je te rejoins près de ta coiffeuse aux produits miracles, une petite
phrase de Dad’, un jour qu’il parlait des travaux à venir, me vient à l’esprit : « Toutes les vieilles
maisons ont besoin de se faire ravaler la façade de temps en temps. »
C’est un peu la même chose chez les humains, non ?
Pour lui faire plaisir, je ne loupe jamais une occasion de lui affirmer qu’elle est belle,
magnifiquement belle, fantastiquement belle…
Ça endort sa méfiance.
Sinon, je suis certaine qu’elle ne partagerait pas tous ses secrets avec moi.
Elle devinerait que je veux prendre sa place.
Vestige, va !

Et pendant qu’elle dégoise, fière de ses connaissances, moi je pompe, j’étudie, je note, j’enregistre,
en toute impunité.
J’observe ses attitudes, son port de tête, les jeux de son visage, la sereine gravité au sourire
charmeur.
Je scrute, avec une certaine envie, sa démarche. Elle possède une façon de balancer les hanches
absolument parfaite. Elle se coule, elle glisse, ses pas ne sont qu’une longue ondulation souple et
certainement, pour un regard masculin, éminemment suggestive.
Moi, malgré ces efforts, je suis encore un peu mécanique, empruntée.
Elle, elle est un parfait animal, même si elle n’en a plus pour longtemps, l’image exacte de la
féminité, dès l’instant où elle se lève.

Je me demande bien comment elle se comporte au lit.


Je l’imagine câline, à la fois douce et emportée.
Féline. Voilà l’adjectif qui me semble le mieux lui convenir.

Autre chose : elle est d’une propreté absolue. Du plus loin que remonte ma mémoire, je ne l’ai
jamais, au grand jamais, vue négligée.
À noter que je ne l’ai jamais vue non plus faire quoi que ce soit de salissant.
Elle se montre maniaque sur le chapitre des poils. C’est un temps infini, plus d’une heure, qu’elle
passe chaque jour à traquer le plus petit duvet, sur le visage, les jambes, les bras… Je l’ai même vue,
car elle se montre maintenant nue devant moi, s’épiler tranquillement la base des cuisses, sans aucune
gêne.
Oui, je crois que je peux l’affirmer sans crainte de me tromper, j’ai établi de nouvelles relations
avec ma petite maman.

Jusqu’à ce matin, où elle s’est dévoilée, et où j’ai eu la confirmation de son épouvantable égoïsme.
Je sais maintenant qu’elle veut être à jamais la seule à régner.
Comme souvent, depuis quelques jours, et à son initiative, la conversation avait dévié sur le
chapitre des garçons.
Pas les hommes. Les jeunes gens auxquels il lui plaît de penser que je suis destinée.
Elle était en train de me décrire les bienfaits de la danse, lorsque je lui ai demandé, à brûle-
pourpoint :
— Dis maman, est-ce que ça fait mal, la première fois ?
Elle s’est arrêtée net. Un instant d’hésitation et la réponse a fusé :
— Ah non, Alixe. Tu es trop jeune !
Je me suis redressée sur mon transat, levant les deux mains en signe de protestation d’innocence.
— Oui, je suis trop jeune. Mais… Ça fait mal, la première fois ?
Elle a ôté ses lunettes de soleil et ses deux grands yeux bleu turquoise, le plus souvent éclairés d’un
sourire, me sont apparus sombres, pleins de gravité et de dureté.
— Écoute-moi bien, Alixe. Écoute ta mère : tu as changé, c’est très bien. Tu as douze ans et demi et
tu en es à un passage important de la vie. Je m’en réjouis pour toi. Tu te prépares à vivre comme une
jeune fille et c’est encore très bien. Je suis d’accord, je pense te l’avoir assez montré, pour t’apprendre
tous les petits trucs qui peuvent t’être utiles. Mais je veux que tu restes consciente de ceci : tu es
encore une petite fille. Tu es trop jeune pour ce qui est en train de te passer par la tête. Ton corps est
trop jeune. Il en est ainsi ma grande. Dans la vie, tout est progressif.
Moi, je la regardais, essayant de garder mon sourire, avalant mot après mot ce flot de jalousie et de
malveillance.
Elle mettait le paquet, la garce.
Elle voulait me détruire. M’annihiler.
— Ton physique n’est pas prêt, tu as encore quelques années devant toi. Et ne t’en fais pas, ça
viendra bien en son temps. Peut-être même par la suite trouveras-tu que c’était trop tôt… À ton âge, il
faut flirter, ma chérie. Je n’ai absolument rien contre le fait que tu sortes un peu avec des garçons.
Hein ? Trouve-toi un gentil garçon, apprends à les connaître. Le reste viendra pro-gres-si-ve-ment. Tu
m’as comprise ?
— Mais, maman, fis-je avec toute l’innocence dont je suis capable. Je ne pensais pas du tout à ça.
— Ouais, me rétorqua-t-elle, eh bien, ôte-toi de la tête ce à quoi « tu ne pensais pas », ok ?
Un tyran, voilà qui est l’être qui m’a donné le jour. Une femme prête à appliquer les méthodes des
dictateurs : tenir le peuple dans l’ignorance et empêcher qu’il ait accès aux mêmes plaisirs que son
maître.

Décidément, la chance ne me sourit pas souvent. Cruel sort que le mien, d’avoir toujours à lutter
contre l’adversité. Ne vivrai-je donc jamais autrement qu’entourée de jalousies, d’hypocrisies et de
vilenies ?
Tout aurait été tellement plus facile, déjà sur le point d’être réglé, si elle avait été une femme bien.
— Tiens, je vais te passer Hubert, il fait ça très bien.
Ou Thierry, ou Félix. Ou le Concombre masqué !
Qui elle aurait voulu, mais quelqu’un, QUELQU’UN !
— Mon cher ex-amant, je te confie ma fille. Tâche d’être tendre, car elle est très jeune. Use donc de
toutes tes qualités et fais-en une femme.
Oui, voilà, ç’aurait été bien !

Mais rien de rien.


Encore une fois, je vais devoir me débrouiller toute seule.
Mais qui pourrais-je trouver, cher journal, qui ?

Peu de possibilités du côté de mon entourage : je vois mal mon angelot de petit frère, avec son petit
engin de rien du tout, arriver à faire ce qui doit être fait.
Le vieux Velasquez ?
C’est un cochon, celui-là. Depuis que j’aime me dorer au bord de la piscine, il s’est pris d’une
passion pour la taille des hortensias, à portée de vue.
Il m’observe et je fais exprès de prendre des poses équivoques. L’idée d’exciter ce sale noiraud me
fait bien rigoler.
Non, soyons sérieuses.
Il n’y a rien pour moi dans cette maison, rien qui ne pose d’insurmontables problèmes.
La seule solution qui me reste, c’est d’aller trouver chaussure à mon pied à l’extérieur.

Dehors.
Une expédition dont je me passerais aisément !
J’ai peut-être changé tous azimuts, mais le monde extérieur m’attire toujours autant qu’avant,
autant dire pas du tout.
Et qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur dire ?
— Bonjour, monsieur, excusez-moi, est-ce que je peux m’asseoir ? Ce que vous pouvez pour moi ?
Oh, c’est bien simple, je suis vierge et je cherche un homme pour me déflorer.
Ou bien :
— Mais non, j’ai vingt ans. Je ne suis pas trop jeune. Dépêchez-vous, qu’on en termine rapide.
Dieu, que le problème est ardu !
Et pourtant, il va bien falloir en passer par là.

Je me suis finalement décidée pour Biarritz. Un endroit facile, accessible et bondé en cette saison.
C’était bien le diable, pensai-je, si je ne pouvais dégoter dans cette foule de vacanciers avides de
plaisir un solitaire qui veuille bien s’occuper de mon cas.
Il me fallut trois heures de préparatifs devant la glace. J’optai en définitive pour un chemisier rose
fluo à manches courtes, bien échancré sur le devant, une minijupe de jean et mes sandales à talons,
histoire de me grandir un peu. En outre, je réhaussai ma poitrine à l’aide de deux poignées de coton
glissées dans les bonnets de mon soutien-gorge.
Je réunis quelques objets que je pensais devoir m’être utiles et je me lançai dans l’aventure.

J’avais hésité à gagner la ville à vélo, mais j’y renonçai, trouvant que cela faisait par trop nunuche.
Une courtisane, fût-elle une apprentie, part-elle à la recherche de son premier amant à vélo ?
Non, ça n’allait pas du tout.
La liasse de billets, volée par-ci par-là, me le permettant, je décidai de prendre un taxi.

Je m’installai à la terrasse du premier bar de la place Clemenceau, dans le centre-ville. Une paire de
lunettes aux verres en forme de cœur sur le nez comme la Lolita de Nabokov, je jetai quelques regards
autour de moi, moins à l’aise que j’aurais aimé l’être. Une tablée de quatre garçons, à deux tables de
la mienne, me fit vivement détourner le regard et je dissimulai mon émoi derrière la lecture d’un
Marie-Claire que j’avais pris soin d’emprunter à maman.
Quand le serveur se présenta vers moi, je ne pus m’empêcher de bafouiller pour commander un
coke et un gâteau, puis j’allumai d’une main qui tremblait un peu une cigarette, elle aussi dérobée à
maman, et j’attendis.
J’attendis.
J’attendis.
Le dos cambré, les épaules raides, la revue ouverte devant moi, faisant mine de me passionner pour
un texte dont je ne comprenais pas le premier mot, découpant miette par miette mon gâteau à la petite
cuiller et me retenant de tousser aux bouffées mentholées de la cigarette, j’attendis.
En vain.
Il ne se passa rien.
J’ai surpris quelques regards de garçons, avec cette façon rustre qu’ils ont de jauger d’un seul coup
d’œil, descendant sur votre figure, vos seins, vos fesses et vos jambes, et plus rustre encore de
détourner l’attention si on a le malheur de ne pas convenir aux désirs de ces messieurs.
À un moment, j’ai cru que l’aventure était en route. Il m’avait semblé qu’un consommateur, un
vieux, de plus de vingt ans, pas mal, du genre costaud, m’observait à la dérobée. Lorsqu’il a fini sa
bière et qu’il s’est levé, j’étais pratiquement sûre, pauvre de moi, qu’il allait enfin se décider à
m’aborder. Il est passé devant ma table, a longé la terrasse et disparu comme il était venu au sein de la
foule.

Mes sorties m’ont permis de remarquer que je suis loin d’être la seule sur le marché. Oh non. Il y
en a, des filles ! D’innombrables petites sottes bronzées, ricanantes, vêtues d’un tel strict minimum
qu’elles se mettraient certainement nues pour mieux s’exhiber si cela était permis.
Trop de jeunes filles et trop à l’aise pour moi, dans ce que je sentais être une jungle sans pitié.
Beaucoup trop pour que je m’y attaque tout de suite, avant d’avoir rempli ma formalité.

Résultat, rien.
En deux jours que dura cette expédition Biarritz, absolument rien.
J’avais pourtant fait des efforts. Je m’étais bien préparée psychologiquement à me donner au
premier qui m’adresserait la parole, et désespérément rien.
Je n’étais pas si difficile, pourtant. Même le garçon de café aurait fait l’affaire !

Alors j’ai décidé de changer de cible.


J’ai repris le vélo, et je me suis enfoncée dans la campagne, en short ultra-court, la chemise
exagérément débraillée, m’arrêtant près des villages, aux croisements de routes, sur les bas-côtés, en
vue des paysans qui travaillaient dans les champs, me demandant si à la fin un plouc ne viendrait pas
me culbuter.
Après tout, le scénario champêtre, bottes de foin et compagnie, avait son charme…
Rien.
Seulement beaucoup de tours de pédale, de fatigue, et de douloureuses crampes aux mollets.

J’ai considérablement investi dans les revues dites de « contacts » et d’« échanges », de petits
fascicules couverts d’annonces, avec la photo de madame, ou bien celle du monsieur, et un petit texte
en général assez délirant sur ce qu’ils souhaitaient trouver.
Mais personne ne se déclarait volontaire pour déflorer une fraîche jeune fille de douze ans et demi.
Du coup, je commençai à rédiger une lettre, puis, pensant aux difficultés qu’il y aurait à intercepter
les éventuels coups de fil et le courrier, je renonçai.
Je pianotai au fil des 36. 15, sur le Minitel, dans le bureau de Dad’. « JF vierge ch JH, H, pr
1re exp. »
Je ne réussis qu’à me faire appeler pucelle, à provoquer un joli torrent d’obscénités et à,
apparemment, séduire une dame, qui insista beaucoup pour obtenir mon numéro de téléphone.
Ce n’était pas ça.
Ce n’était toujours pas la solution que j’attendais.

Non, il n’y a pas trente-six manières, petit journal. Il faut que la chance se penche un peu, rien
qu’un peu sur le sort de ton Alixe. Il faut que se présente la rencontre. L’occasion. L’opportunité.
Eh oui, cher journal, toute la question est désormais là. Qui va ravir la virginité de ta petite Alixe ?
Qui, au nom du ciel.
QUI ?
La garce !
Cette saleté de courtisane a fait irruption dans ma chambre. Elle s’est permis d’entrer comme ça,
sans frapper, en ouvrant la porte à la volée.
Moi, j’étais assise sur le lit, en slip rose, occupée à me vernir de carmin les ongles des orteils. Au
début, j’ai cru qu’elle venait me reprocher de lui avoir emprunté son précieux flacon, mais un seul
regard m’a suffi pour comprendre que c’était plus grave que ça.
On s’est dévisagées. Elle avait les mains sur les hanches, la bouche crispée, le regard dur et elle
soufflait par le nez.
Je me suis remise à étaler le vernis sur mes ongles et j’ai demandé d’un ton indifférent :
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Comment, qu’est-ce que je veux ?
Réponse agressive. Sur les nerfs.
— Eh ben ouais, ai-je précisé. Qu’est-ce que tu viens faire ici, dans ma chambre ?
— « Ici », ma petite fille, c’est chez moi !
Voilà. Nous étions parties pour la guerre. Elle venait me faire sa déclaration. Ma brave mère avait
décidé de me gâcher la journée.
Je poussai un long et ostensible soupir. Ce n’était pourtant pas le moment !
— Tu sors beaucoup. Où est-ce que tu vas ? Et cesse de te peindre les ongles quand je te parle !
J’obtempérai.
— Bof… par là… Je me promène…
— Mouais… laissa-t-elle tomber en s’approchant de moi pour me regarder dans les yeux. Eh bien,
moi, je te trouve bizarre. Et je trouve tes sorties bizarres. Réponds-moi franchement, Alixe. Qu’est-ce
que tu cherches ? À te faire violer ?
Je suis restée sans voix. Elle a croisé les bras et continué :
— La féminité, Alixe, ce n’est pas de devenir une traînée. C’est ce que tu es en ce moment, une
traînée. Regarde-moi ce rouge à lèvres, idiote, me cracha-t-elle au visage, après avoir pris mon
menton entre ses mains. Je t’ai autorisée à mettre une ombre de rouge. Pas à t’en tartiner la bouche
comme la dernière des radasses.
Elle a relâché ses doigts, sans douceur. La voix était dure. J’ai serré les poings avec l’envie
bouillonnante de lui bondir dessus et de la battre.
Sale garce ! Elle voulait la guerre, elle l’aurait.
Elle se mit à arpenter la chambre et les litres de fiel continuèrent de couler, en grandes vagues
hystériques entrecoupées de silences pendant lesquels je me gardais bien de dire un mot. Il n’y avait
rien à répondre, de toute façon.
— Oui, d’accord, charmer, séduire, ce sont des qualités féminines. Mais laisse-moi te dire qu’il y a
un MONDE entre le charme et ton comportement. Tu sais ce que tu es : tu es vulgaire !
—…
— Tu crois peut-être que je ne te vois pas ? Que je n’ai pas remarqué que tu as pris la soudaine
habitude de te promener à moitié à poil ? Mais tu es PATHÉTIQUE, ma pauvre, à vouloir montrer tes
deux petits bouts de seins. Et ces poses que tu prends ? Les jambes écartées ce matin, sur le transat,
devant M. Velasquez. Mais ce sont des attitudes de truie !
—…
— Et ta démarche… Ta démarche !… On essaie pas de remuer son derrière à douze ans ! Non mais
dis-moi au moins ! Dis-moi quel rôle joues-tu ? Qui es-tu en ce moment, hein, dans ta petite tête de
linotte. Qu’est-ce que tu es en train de lire ? OOOOH, ces bouquins, je voudrais les brûler tous !
—…
— Hein, Alixe ? Qu’est-ce que tu me joues, cette année ?
—…
— Réponds-moi. Quel rôle es-tu en train de jouer. Lolita ? Marilyn Monroe ? Madonna ?
Emmanuelle ?
Je me redressai et lui jetai, avec tout le mépris dont j’étais capable :
— Ça t’emmerde, hein, que je grandisse ? Ça t’emmerde, hein, que je sois devenue une femme ?
De toute sa force, elle m’a balancé une gifle. Ma tête a valsé en arrière et cogné le ciel de lit. La
violence du choc m’a fait tomber sur le sol, la joue en feu et des points brillants volant devant les
yeux.
— Relève-toi, a-t-elle aboyé. Assieds-toi !
J’obéis. Jamais elle ne m’avait touchée. Pour une première, c’en était une. La plus forte claque que
j’avais jamais reçue.
— Je suis ta mère, andouille, a-t-elle repris plus calmement, en détachant ses mots, comme si elle
faisait la leçon à un bébé. Ta mère ! Je suis ton alliée, ta seule famille, je suis volontaire pour être ton
amie. Alors comment est-ce que je pourrais être jalouse de toi ?
—…
— Comprends bien une chose : cette envie que tu as, elle n’existe pas. Tu as DOUZE ans. Ton corps
ne PEUT pas en avoir envie. Ça se passe dans ta tête. Uniquement dans ta tête et c’est DANGEREUX !
Il y a eu un long moment de silence. Nous nous affrontions du regard, elle debout au milieu de la
pièce, dépeignée, une vraie harpie, et moi sur le lit, recroquevillée, la main sur ma joue brûlante.
Elle a fini de reprendre son souffle, s’est passé une main dans les cheveux, soupiré et lancé le
dernier acte :
— Bon… Alors écoute : tu ne vas pas me gâcher mes vacances, cette année. Tu vas arrêter ton
cirque immédiatement ou bien tu vas retourner dans ton collège beaucoup plus vite que prévu. Et je ne
plaisante pas, Alixe. Sois bien consciente qu’un seul mot de cette histoire à ton père et demain tu fais
ta valise. Tu as compris, ma fille.
—…
— Est-ce-que-tu-as COMPRIS, ma fille ?
— Oui, maman.
Elle est sortie.

La garce !
L’immonde sale garce !
Voilà qu’elle se préoccupe de mon sort, celle-là ! Nouveau, ça. La dernière mode.
On a été séparées toute notre vie. On se voit deux mois par an et encore elle n’en a jamais rien à
foutre de moi. Aujourd’hui elle découvre que j’existe !

Qu’est-ce qui lui arrive, à venir me jouer la mère à l’écoute de son enfant et soucieuse et pleine de
qualités ?
Qu’est-ce que ça peut bien lui faire si j’ai envie, moi, de perdre mon pucelage ? C’est mon corps !
J’en ai marre.
Marre qu’on gère ma vie ! Marre qu’on me dise d’être gentille et de me mettre là et d’aller par là et
de revenir par ici et de faire ça et de ne pas dire ces choses-là.
MARRE !
Et au bout de tout ça, l’argument ultime : ferme-la ou tu retournes au collège par le prochain train.
Alors moi, l’idée du collège, ça me fait bien rigoler ! C’est loin, mais alors c’est loin !
Et cette garce qui croit qu’on ne peut pas changer du tout au tout en deux mois !
Le collège !
Mais elle est devenue folle à lier !
Qu’est-ce que ça veut dire, ça : le collège ?
Elle veut m’évincer.
La garce aimerait bien me voir disparaître.
Elle ne supporte pas la présence d’une autre femme. Elle se sait faible. Elle n’ignore plus,
désormais, qu’à long terme, je finirai par la faire répudier !
La plus élémentaire prudence recommandait d’être sage.
Il ne fait aucun doute que ma génitrice, la femme qui a décidé d’empoisonner mon existence, celle
qui est si jalouse de moi qu’elle commence à perdre son self-control, celle-là est parfaitement capable
de mettre ses menaces à exécution.
Je savais déjà par quelles attitudes je l’apaiserais pendant les trois prochains jours et même si ce
n’était pas tout à fait sans risques, je voulais vérifier quelques petites choses l’après-midi même,
comme je l’avais prévu.
Je ne voulais pas laisser mourir cette journée sur un échec, sans une petite revanche.

Ainsi, maman, j’étais une cruche ?


Ainsi j’étais vulgaire, une gourde pathétique ?
Comme tu allais le constater, j’avais beaucoup appris, à une vitesse que tu ne pouvais même pas
imaginer, toi, le vestige.
C’est bien le mot : encore quelques mois, avant l’ère de la chirurgie esthétique. J’ai remarqué, et tu
ne peux pas ne pas être au courant, les poches de cellulite à l’arrière de tes cuisses. Et les poches sous
tes yeux, qui occupent une bonne partie de ton temps de maquillage, le matin.
Il va falloir qu’il sorte son portefeuille, le cher Dad’, pour payer tous ces coups de bistouri.
Tu n’as pas et tu n’auras jamais plus la fraîcheur de mes douze ans, débris !
Elle me fait bien rire, celle-là, avec ses grands airs de bourgeoise ! Tout ce qu’elle a jamais fait de
sa vie, aura été de mettre le grappin sur un homme riche !
Un type qui se l’est payée comme il se serait offert une voiture !
Ah, le Dad’ ! C’est justement avec lui que je m’étais donné rendez-vous, à l’heure de l’apéritif.
Décor grandiose, le soleil amorçant son coucher sur l’océan, ses derniers feux luisant doucement à
la surface de la piscine et nimbant le parc d’une aura de douceur.
Moi ? Toute simple. Le bikini rouge, à cause de sa mini mini-culotte. Bronzée, rayonnante.
— Salut, Dad’ ! Tu veux que je te serve un apéritif ?
— Ah oui, volontiers, tu es gentille…
Lui ? Retour de tennis, s’affalant dans le grand fauteuil d’osier avec un soupir de soulagement.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Oh, sers-moi donc un scotch.
— Avec-beaucoup-d’eau-et-trois-glaçons ? récitai-je, c’est parti !
Dès que je l’avais vu se diriger vers la terrasse, j’avais baissé mon slip. Oh, rien du tout, deux
millimètres, avec classe, pour faire plaisir à maman, mais quand même assez pour laisser deviner le
haut de mes fesses. C’est dire si je lui ai soigneusement tourné le dos, pendant que je lui dosais son
Chivas.
À partir de là, je lui ai sorti un numéro !…
Sans le regarder, je me suis arrangée pour faire passer mon sein gauche à moins de vingt
centimètres de sa figure d’ahuri, en posant le verre devant lui.
Puis, je me suis éloignée et je me suis mise à l’eau.
Là, j’étais un peu limitée. Je n’ai jamais été une sportive et je ne peux pas prétendre faire des
miracles dans l’eau. Inutile de songer à jouer les nymphes ou les nageuses acrobatiques. Il me restait
tout de même la ressource de nager mollement sur le dos, en faisant saillir à la surface ma mignonne
petite poitrine et mon ventre doré.
C’est vrai que j’avais fui le soleil, toutes ces années. Je dois reconnaître que le bronzage donne une
jolie couleur à la peau, surtout avec les gouttes d’eau qui glissent dessus.
C’est charmant, un ventre hâlé sur lequel ruissellent des perles de lumière.
Pas d’avarice, je me suis fendue d’un léger show, sur l’échelle, comme elles le font toutes dans les
magazines, Spécial Maillots Été. Les filles ont l’air cruches, comme d’habitude, mais ça fonctionne.
Je me suis approchée, mouillée, ai saisi la serviette et me suis essuyé les cheveux, la tête sur le
côté, en prenant bien soin de faire bouffer mes mèches.
— Tu as vu ma nouvelle coupe, Dad’ ? Comment tu me trouves avec les cheveux courts ? Tu ne
m’as jamais dit ce que tu en pensais. Ils ne te plaisent pas.
Il s’est raclé la gorge.
— Hum… Ça te va très bien, Alixe. En vérité, hum, je suis très surpris, euh, du changement…
Je me suis rapprochée, to-ta-le-ment sûre de moi. J’ai tendu la main, attrapé le verre qui était dans
la sienne, frôlant ses doigts.
— Tu me fais goûter.
Et hop, j’ai bu une micro-goutte et lui ai rendu le verre avant qu’il ait compris ce qu’il lui arrivait.
— Tu as remarqué que j’ai bronzé, ai-je continué, jubilant intérieurement. Tu as vu les marques ?
Et hop, je me retourne, je baisse ma culotte, lui découvrant un bon quart de mon adorable popotin.
— Tu vois ? Là, c’est blanc. Tu vois la différence entre là et là ?
C’est simple : j’ai cru qu’il allait en faire une attaque.
Mais il y eut encore plus drôle que la tête qu’il avait prise. Qui ai-je aperçu, à la porte d’entrée, à ce
moment-là, pile à l’instant où j’étais cambrée en arrière, la fesse droite presque nue, tendue vers le
regard de mon beau-père ?
La Velasquez !
Comme d’habitude occupée à traîner.
Elle nous a regardés en secouant sa vieille tête ridée et a refait le coup du signe de croix !
C’était trop pour moi. J’ai abrégé la scène et couru dans ma chambre pour pouvoir rigoler
tranquillement.

En voilà une qui n’a pas fini de se signer, n’est-ce pas, cher journal ?
N’importe qui peut lever ton bonhomme, ma chère mère.
N’importe quelle dinde y parviendrait.
Et moi-même… S’il n’y avait pas cette domestique qui semble désormais consacrer tout son temps
qu’à guetter mes faits et gestes…
Si je n’étais pas aussi pressée ! Je n’aurais pas eu besoin de sortir, de courir les chemins, à
l’aventure.
Ton cher mari aurait rempli cet office avec le plus grand plaisir. Et vu le courage qui le caractérise,
ce navet, ce n’est pas lui qui serait allé le crier sur les toits.
La situation aurait été piquante, petite maman. Une intrigue bourgeoise digne des pires romans-
feuilletons.

Comme j’aurais aimé que tu puisses espionner cette scène, tapie quelque part, te mordant les lèvres
jusqu’au sang en observant le regard de ton chéquier sur mes formes.
Dis-moi, maman, ton Henri ne serait-il pas, par hasard, un chaud lapin. C’est bien l’expression
consacrée, n’est-ce pas ?
Moi qui te traite volontiers de fainéante, je dois te reconnaître ça. Tu as ta part de labeur, toi aussi,
en ce bas monde.
Au moins, la chose serait restée dans la famille. Ça aurait résolu tant de problèmes d’un coup !
Mais voilà, tu es là, petite maman.
Sais-tu que cela m’agace de plus en plus de te trouver sans cesse en travers de mon chemin ?
Le soleil faisait luire le bitume. Les voitures passaient à toute vitesse devant moi. La route
nationale 10 le long de laquelle je traînais depuis plusieurs jours était parfaitement rectiligne à cette
hauteur, large, à quatre voies, filant tout droit entre deux forêts de pins.
Il n’était pas plus de dix heures du matin. J’étais partie très tôt de la maison, grâce à ma vieille
excuse des longues promenades à vélo. Une famille de Hollandais, dotée d’un minibus qui tractait une
caravane, m’avait déposée à cet endroit, à la sortie de la nationale, aux alentours d’un village qui
s’appelle Peyrehorade.
Assise sur la barrière de sécurité, j’attendais.
Plusieurs voitures s’étaient déjà arrêtées à ma hauteur, mais j’avais refusé de monter : un couple de
vieux, une famille arabe… Rien qui en valut la peine. Je m’étais assez éloignée de la maison, quelque
cent kilomètres, et je ne guettais plus que ma proie.
Lorsque la grosse voiture grise s’est approchée, j’ai eu un pressentiment, vite confirmé par le
déclenchement du clignotant et le ralentissement. Elle s’est rangée sur la voie de secours, à quelques
mètres de moi, et l’homme s’est penché à la portière.
— Ohé !… Tu veux que je t’emmène, petite ?
En le découvrant, j’ai éprouvé une impression de déjà-vu, une tête courante, le genre de visage
qu’on croise couramment dans la rue, anonyme et oublié aussi vite qu’aperçu : des cheveux mi-longs,
une moustache, des traits épais et un large sourire jovial aux lèvres.
À part ça, il était poilu, le regard sympathique. Il avait une grosse voix et il était seul dans sa
voiture.
— Alors, tu te décides ? Tu fais du stop ou quoi ? Viens donc faire une promenade avec moi. J’ai de
la bonne musique !
Il a appuyé ses dires d’un grand clin d’œil et je suis montée dans sa voiture.

Quatre jours que je parcourais la nationale 10, cent kilomètres dans un sens, puis dans l’autre !
J’avais passé du baume à maman pour la calmer puis, la jugeant pacifiée, m’étais mise en route.
Mes premières tentatives d’auto-stop m’avaient amenée dans ce coin, sur cette large route toute
droite, et j’y revenais depuis, m’enhardissant à pousser plus loin mes expéditions, certaine que c’était
là que je trouverais ce que je cherchais.

La voiture était grande, les sièges larges et confortables. Un cube de déodorant, collé au tableau de
bord, répandait une agréable odeur de lavande dans l’habitacle. Un costume, sous une housse
plastique, pendait à un cintre le long de la portière, à l’arrière.
L’homme était en chemisette. Un pantalon de Tergal gris, d’assez basse qualité, le serrait à la taille,
mettant en évidence un ventre confortable et rebondi. Ses cheveux, un peu gras, lui retombaient sans
élégance sur le front. À part ça, je le trouvais plutôt bien, avec ses beaux yeux, clairs et brillants, qui
s’allumaient d’une joie communicative à chaque fois qu’il les dardait sur moi.
Pendant quelques kilomètres, il n’a fait que cela : se tourner vers moi et m’observer en poussant de
petits éclats de rire joyeux auxquels je répondais d’un sourire.
— Dis-moi, me dit-il au bout d’un petit quart d’heure de route, qu’est-ce que fait une aussi jeune…
Et aussi jolie !… Une aussi petite fille toute seule comme ça sur le bord de la 10 ?
Très à l’aise, assurée, forte de la certitude intime que, cette fois-ci, l’aventure était au bout du
chemin, je me suis penchée sur l’auto-radio pour chercher une station et ai répondu d’un air
insouciant :
— Oh, je me promène… C’est l’été !…
Il a éclaté de son grand rire et il a cogné du plat de la main sur le volant avant de tourner vers moi
ses grands yeux brillants de joie :
— Comme ça tombe bien : moi aussi je me balade ! On était faits pour se rencontrer, hein ?
Je me suis contentée de lui répondre d’un grand sourire câlin, et je me suis renversée sur le siège en
m’étirant.
Plusieurs kilomètres ont défilé. Il roulait vite. Le vent s’engouffrait dans mes cheveux par la vitre
ouverte. Des deux côtés de la route, les rangées de pins des Landes se déroulaient à l’infini. Le soleil
brillait gaiement. J’étais bien.
De temps en temps, je glissais un regard vers lui, qui mâchonnait une allumette, les yeux braqués
sur la route, chantonnant l’air de la chanson qui passait à la radio.
J’attendais.
C’était de lui que devait venir l’initiative.

— Bon, m’a-t-il demandé au bout d’un moment, tu veux aller où ? Tu veux faire un tour à la mer ?
J’ai secoué la tête, souriant et le regardant droit dans les yeux.
— Pas exactement, non !
Un éclair est passé dans son regard.
— Tu ne veux pas non plus aller prendre un pot, hein ?
— Non plus, non ! ai-je rétorqué, en riant.
— Un petit pique-nique dans les pins, alors ?
— Hmmmm… ai-je fait en me tortillant, voilà une super bonne idée !
Il a lâché le volant de sa main droite et l’a posée sur ma cuisse. Une main très large, poilue sur le
dos et jusqu’aux premières phalanges. Une chevalière en or encerclait son petit doigt.
Mon premier réflexe, à ce contact, a été de me raidir, mais j’ai réussi à me contrôler et lui adresser
un nouveau sourire. Il fallait que je me décontracte.
Sa main est remontée. Les doigts épais se sont glissés sous ma jupe.
— Hmmm, a-t-il fait en se passant le bout de la langue sur les lèvres. Cette petite peau douce, on en
mangerait…
Il a remonté encore. J’ai fermé mes cuisses, dans un réflexe, mais ses doigts avaient eu le temps de
s’insinuer.
— Oh, mais on n’a rien sous sa petite jupe… C’est bien, ça !… Attends, ma toute belle, attends…
Sa main s’est faite pressante, les doigts gigotant au creux de mes cuisses, tandis qu’il ralentissait et
engageait la voiture sur une bretelle de sortie.

On s’est tout de suite retrouvés en pleine campagne, sur une départementale qu’il a bientôt quittée
pour prendre un chemin de sable s’enfonçant dans la forêt de pins.
Au bout de quelques centaines de mètres cahoteux, il s’est garé, dans une sorte de clairière.
On est descendus.
Il a ouvert son coffre et commencé à en tirer des affaires, une couverture, des coussins, et même un
pack de bières.
Moi, je ne bougeais pas. Depuis qu’il était descendu de la voiture, j’observais, avec une surprise
mêlée d’une pointe d’inquiétude, à quel point il était grand et large. Une grande carcasse, forte et bien
portante.
Dans la voiture, assis au volant, il ne m’avait pas paru si grand. Sans doute l’aspect de son ventre
rebondi avait-il faussé mon jugement.
— Voilà ! s’exclama-t-il après avoir étendu la couverture par terre et tout installé. Un petit pique-
nique, c’est ce qu’il nous faut à tous les deux, pas vrai ? Et encore, c’est pas de piquer dont on a envie,
hein ? Ah ! ah !
Toujours ce rire, qui me paraissait soudain beaucoup moins communicatif.
Il inspecta les alentours, les pins alignés à l’infini, de tous les côtés, émergeant d’une mer de
fougères roussies, sembla écouter le profond silence qui nous entourait, seulement troublé par le
chuchotement de la brise dans les branches couvertes d’épines.
— On sera bien, là. Tranquilles ! Personne pour nous déranger…
Il a cligné de l’œil.
— On peut se mettre à l’aise, pas vrai !
Et sans plus de façons, il ôta ses chaussures, sa chemise, son pantalon puis son slip, bleu ciel, dont
l’élastique avait laissé une marque rouge sur la chaire pâle de son ventre.
Il semblait encore plus grand lorsqu’il était nu !
Une toison de gorille lui couvrait la poitrine, les épaules et le devant des cuisses.
Entre celles-ci pendait son truc, une chose énorme, épaisse, beaucoup plus sombre que le reste de sa
peau, d’apparence rugueuse et repoussante.
— Non, me suis-je entendue dire. Ce n’est pas la peine.
— Hein ?
Il s’était assis, les jambes allongées, une bière ouverte à la main, son objet courbe reposant sur une
grosse masse de chair informe.
J’ai détourné les yeux.
— Non… Ça suffit. Ça ne me plaît pas. Je n’ai pas envie…
— Allons, m’a-t-il lancé jovial. Si tu es venue jusqu’ici, c’est que tu as une raison. Allez, petite. On
est tranquilles, ici !
Il s’est levé et il est venu vers moi. Il m’a posé ses deux grosses mains sur les épaules.
— Allons… Il n’y a pas de problème. Tout va bien se passer, tu vas voir… Tu es venue pour ça,
non…
Ses mains ont pesé plus lourd, me forçant à m’asseoir. Il a laissé tomber sa masse à côté de moi et
m’a passé son bras autour du cou.
J’ai senti son haleine, chargée d’une écœurante odeur de vin, sur mes épaules, mes joues, puis mes
lèvres.
J’ai senti sa langue, désagréable, visqueuse, s’enfoncer dans ma bouche.
Sa main glissée entre les pans de ma chemise, il me pétrissait les seins. Une caresse dure, brutale,
accompagnée de pincements cruels sur les petits bouts.
J’ai dû gémir.
Il a ouvert ma chemise, et je l’ai vu se pencher sur ma poitrine, sa grosse langue en avant. Il les a
léchés dans tous les sens puis il a ouvert la bouche et me les a aspirés, l’un après l’autre, les faisant
disparaître entièrement entre ses lèvres, avec des clapotements hideux, me donnant l’impression
d’être avalée par une ventouse.
Il a relevé d’un geste ma jupe sur mon ventre.
Il a regardé un moment, en riant doucement :
— Voyez-moi ça si c’est doux ! C’est tout mignon, ça…
Il a introduit sa main entre mes cuisses serrées, s’immisçant, forçant le passage, faisant glisser la
tranche de sa paume jusqu’entre mes fesses.
Son souffle était devenu fort, terminé par une sorte de grondement. Il suait. Son front ruisselait et je
sentais la transpiration de son aisselle me coulant sur l’épaule.
Je l’ai senti tâtonner, puis il a poussé sur sa main, l’index est entré et j’ai crié.
— Aïe ! Non ! Ça fait mal !
— C’est rien ! a-t-il rétorqué en riant. C’est rien, ma petite pucelle, c’est que le début…
Il a poussé son doigt au fond. Je m’en suis mordu la langue.
— Arrête ! Ça fait trop mal !
J’ai voulu me débattre. Il s’est contenté de rire, me plaquant contre lui de son bras, immobilisée.
— Tu vas voir… Tu vas voir…
Et il a enfoncé d’un coup ses deux doigts, cette fois.
J’ai crié de toutes mes forces.
— Chut ! Tais-toi ! Tu vas voir…
Il m’a empoignée. Je ne sais pas comment, je me suis retrouvée pliée, les épaules maintenues
plaquées au sol, les jambes bloquées par ses genoux.
Une horrible douleur, une barre de feu insupportable m’a déchirée d’un seul coup. J’en ai vomi de
souffrance, m’étranglant avant de recracher et de hurler sans retenue.
— Tais-toi !
Un horrible va-et-vient. Je bondissais en avant, secouée, broyée, tandis que retentissaient, à coups
rapides et réguliers, les claquements de son ventre contre mon dos. L’intérieur de moi n’était plus
qu’une immense brûlure, comme de la chair à vif. Clouée au sol par d’énormes pinces, affolée et
hurlante, je ne pouvais que supporter cette suite de terribles coups, tandis qu’une voix criait sans cesse
dans ma tête, répétant qu’il fallait que ça s’arrête.

Il a fini par s’arrêter.


Perdue dans le brouillard de ma douleur, j’ai vaguement entendu un cri d’animal, un râle informe.
La chose s’est retirée de moi et c’était comme si je m’étais vidée de mes entrailles.
La masse qui m’écrabouillait m’a libérée, mais j’étais incapable du moindre mouvement,
transformée en loque, avec l’impression que tous mes os étaient brisés.
Péniblement, j’ai réussi à me retourner.
Il était au-dessus de moi et il secouait son truc, le rire à la bouche, le regard avide.
Il s’est abattu sur moi de nouveau, les genoux de part et d’autre de ma poitrine. Une odeur
répugnante d’urine a envahi mes narines. Il m’a soulevé la nuque de la main.
— Tu vas voir comme c’est bon, ça !…

J’ai tourné la tête et je me suis démenée dans tous les sens, toutes mes forces revenues d’un coup,
en criant que je ne voulais pas, que ça suffisait, que c’était terminé, mais sans parvenir à échapper à
son étreinte.
Il a rigolé un moment, puis m’a assené une gifle qui a fait valser ma tête et a bloqué mes épaules de
tout le poids de ses genoux.
— C’est toi qui l’as voulu, hein, alors tiens !
Il m’a empoigné les cheveux pour me soulever la tête. J’ai senti ses choses, tièdes et rêches sur
mon visage. J’ai continué à me débattre, la bouche fermée, les dents serrées. Il m’a appuyé sur les
joues pour me forcer à écarter les lèvres, mais j’ai mordu sa main et il a rugi :
— Sale garce ! Ah ! tu ne veux pas… Attends, tu vas voir.

Et le vrai cauchemar a commencé.


Il m’a retournée de nouveau, enfonçant brutalement ma figure dans les épines du sol. J’ai senti
qu’il me soulevait le bassin.
Ses doigts se sont accrochés dans ma chair.

Ses doigts m’ont ouverte, fouillée, retournée.


La douleur était horrible. Il me déchirait en deux. J’ai pensé qu’il allait me tuer et un vent de
panique m’a balayée.
Des coups s’abattaient sur ma tête et mon dos.
Et mon corps s’est déchiqueté, ouvert en deux, un écartèlement qui ouvrait en moi une brèche
jusqu’à la nuque.
J’ai hurlé, la bouche pleine d’épines.
Hurlé à pleine gorge, de toutes mes dernières forces.
Le feu dans mes reins est devenu encore plus insupportable et je crois que j’ai perdu connaissance.

La sensation d’un vide soudain m’a ramenée à la vie. Il m’avait relâchée.


Péniblement, j’ai ouvert les yeux. Le faîte des arbres tournait au-dessus de moi, environné d’éclats
de soleil.
J’ai mis du temps à le reconnaître dans la silhouette sombre qui s’agitait à quelques mètres de moi.
Il se vêtait.
J’ai dû laisser échapper un gémissement, car il s’est tourné vers moi et m’a souri.
— Eh ben, dépêche-toi, ma cocotte. Rhabille-toi. La promenade est terminée…
Il s’est penché, a attrapé sa canette de bière et en a avalé goulûment le contenu en deux gorgées. Ses
cheveux étaient plaqués par la transpiration. Son visage était écarlate, monstrueux à contempler.
Il a dévissé le bouchon d’une autre canette.
— Tu entends ce que je te dis. Magne-toi, je n’ai pas que ça à faire, moi ! Ou alors c’est que tu as
envie de rentrer à pied !
Je me suis levée. J’ai rabattu ma jupe et rajusté ma chemise. Je vacillais, mal en équilibre sur mes
jambes.
Une boule dure s’était formée dans ma gorge, m’empêchant presque de respirer.
Une boule de haine, au goût amer.
— Allez, m’a-t-il ordonné après un rot sonore, aide-moi à ranger tout ça.
Il a commencé à empiler ses affaires dans le coffre.
Docilement, j’ai pris un coussin et l’ai porté jusqu’à la voiture.
La manivelle du cric traînait au fond de la malle.
Il me tournait le dos, tétant toujours sa bière.
J’ai pris la manivelle à deux mains.

En deux bonds j’ai été sur lui. J’ai abattu la tige de métal noir sur son crâne.
Il s’est retourné les yeux ronds.
Je lui ai flanqué un grand coup sur le visage.
Il a crié, en se retournant pour fuir, les deux mains sur la tête. Je l’ai frappé derrière l’oreille. Il a
trébuché. Il est tombé.
Et j’ai frappé.
Frappé.
Frappé.
Troisième partie
La main de ma mère s’est posée sur mon front, caressante et fraîche, et me tire avec une infinie
douceur du cocon d’inconscience dans lequel je reposais. J’émerge lentement d’un profond sommeil,
sorte de vide noir et bienfaisant que procurent les tranquillisants.
— Ma chérie, tu vas bien ? murmure maman. D’un geste las, je tourne mon visage éprouvé vers elle
et je lui souris.
— Oui, maman, soupiré-je doucement, ça va mieux maintenant.
— Ce sera bientôt passé, ma chérie. Ne t’inquiète pas.
— Je sais, maman. Je te dis que je vais mieux.
Ma voix est pâteuse, effet secondaire du narcotique. Je prends un verre d’eau sur la table de nuit,
m’humecte le palais et retombe sur l’oreiller.
— Tu as mal ? demande encore ma mère.
— Non. Un tout petit peu…
La veille encore, des éclairs de feu me traversaient le bas-ventre à chaque mouvement, mais les
douleurs commencent à s’estomper.
Maman tourne quelque temps dans la pièce, se commet à quelques gestes gentils et inutiles,
arrangeant le bouquet de fleurs sur mon bureau, tirant le volet pour faire entrer un rai de lumière,
visiblement préoccupée, hésitant à aborder le sujet qui lui trotte dans la tête, puis, finalement, prenant
son courage à deux mains :
— Tu sais, je comprends que tu ne veuilles pas en parler… En parler maintenant… Mais un jour où
l’autre, il faudra que tu le fasses. Il faut que tu nous expliques ce qui s’est passé…
Elle s’assoit au bord du lit, plonge ses yeux bleus dans les miens et me caresse à nouveau le front.
— Le docteur m’a tout raconté, ma chérie. Je sais ce que tu as subi.
Je détourne vivement la tête, avec un claquement de langue agacé :
— S’il te plaît, maman ! d’une voix plaintive.
— Excuse-moi, mon poussin.
Elle bat en retraite aussitôt. La scène se répète toutes les quatre ou cinq heures environ, le temps
d’action du cachet. D’habitude, elle se relève et sort sur la pointe des pieds, mais aujourd’hui elle m’a
demandé si je voulais qu’elle m’apporte de la lecture, non sans préciser qu’à l’avenir elle apporterait
la plus grande attention à ce que je lisais.
— Tu vois où ça t’a menée, mon pauvre lapin.
J’ai sauté sur l’occasion :
— Non, pas de livres, maman. Des revues, peut-être… Et puis non, tiens, des journaux, le
quotidien…

Ce sont les explosions du feu d’artifice du Grand Palais, à Biarritz, qui m’ont tirée du gouffre, vers
minuit, un peu plus tôt que la normale.
Nous étions le 15 août, un jour de grande fête pour le Pays basque. Traditionnellement, la perle des
hôtels de Biarritz fait claquer ses pétards, cette nuit-là.
La Sainte-Marie. La fête de la Vierge !
Quelle ironie du sort, n’est-ce pas ?
Maman avait déposé le journal, plié sur ma table de nuit. Ce n’est pas sans une certaine émotion
que je m’en saisis et le feuilletai rapidement, à la recherche de la rubrique « Faits divers et société ».
J’ai d’abord été terriblement déçue. J’ai épluché un par un tous les petits encarts du pourtour de la
page, certaine d’y trouver celui qui relaterait mon aventure, mais il n’y avait rien.
Il y avait une noyade, plusieurs accidents de la route, un vieillard qui avait tué sa femme d’un coup
de fusil, contés avec la verve méridionale des gens qui écrivaient dans ce quotidien local.
La majeure partie de la page était consacrée aux tribulations rocambolesques d’un trafiquant de
drogue colombien, dont l’évasion semblait causer beaucoup de soucis à la police. L’article au bas de
la page, sur six colonnes, était intitulé « Énigme autour d’un cadavre sans nom ». Il m’a fallu un
moment, tant j’étais loin d’imaginer telle surface, pour réaliser que c’était celui-là qui nous était
consacré. À moi et surtout à mon inconnu de la nationale 10.
Mais alors, quelle exagération !
Ce journaliste, un certain « envoyé spécial », aurait dû choisir d’être romancier, tant son
imagination était féconde et sa plume fleurie.

Énigme…
L’horreur et la stupéfaction se lisent sur tous les visages dans le petit village de Bidage, sur le
territoire communal duquel a été retrouvé hier, vers dix-huit heures trente, le cadavre atrocement
mutilé d’un inconnu. Le corps reposait non loin d’un chemin de forêt, au lieu-dit « la Courtaousse »,
aux côtés, apparemment, de sa voiture, une 604 grise immatriculée en Gironde. Dans ce paisible
village, si typique, retiré au sein de la forêt landaise, dont la paix tranquille n’avait jamais été
dérangée, on ne parle plus désormais que du « dément de la Courtaousse ». Car tout porte à croire
que ce crime est l’œuvre d’un individu mentalement dérangé.
Le corps de l’inconnu a été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Les premières
observations révèlent que les membres et le torse présentent un minimum de soixante fractures. Le
visage a été entièrement détruit, bouillie sanglante martelée à coups d’instrument contondant, rendant
impossible toute identification immédiate. La boîte crânienne a été l’objet d’une fureur particulière,
des fragments d’os et de matière cervicale ont été retrouvés jusqu’à plus de trois mètres à la ronde.
Détail qui met l’atrocité à son comble : le meurtrier avait plongé, verticalement, avec une force
surhumaine, dans l’abdomen de l’inconnu, la manivelle de cric, prélevée dans le coffre de la voiture et
que tout désigne comme étant l’arme du crime.
Selon le brigadier de gendarmerie Labeyrie, responsable de la première équipe à être intervenue
sur les lieux : « Il est encore trop tôt pour affirmer quoi que ce soit, mais tout porte à croire qu’il
s’agit de l’œuvre d’un malade mental. L’atrocité déployée en témoigne. En vingt ans de carrière, j’ai
vu des drôles de choses, mais je n’ai jamais côtoyé d’aussi près l’horreur. »
Qui était cet homme, venu de Gironde ?
Pour quelle raison s’est-il arrêté dans cette zone désertée, à l’écart de tous et de tout, sous le
couvert sombre de la forêt landaise ?
Quel être s’est-il acharné avec cette rage démente sur l’automobiliste isolé ?
Où se cache aujourd’hui le dément de la Courtaousse ?
Autant d’énigmes encore sans réponse qui pèsent lourdement ce soir sur les épaules des trente-trois
habitants de Bidage.

Oui, on ne pouvait nier à ce brave homme un certain style, malgré son inclination à rechercher la
formule spectaculaire au détriment, le plus souvent, de la vérité. Mais une plume agréable, je dois le
reconnaître.
Comme ça me fait du bien de te retrouver, toi, mon cher petit journal, mon seul ami, mon complice
à jamais.
Tu es toujours là, toi, au moins, dans le bonheur comme au travers des épreuves les plus difficiles.
Tu n’es pas un hypocrite, toi, tu es toujours présent pour me dire la vérité.
J’ai encore très mal au ventre, aussi me suis-je alitée, après avoir avalé mon analgésique. Ma table
de nuit est couverte de potions et de boîtes de médicaments, plutôt inoffensifs, maman s’étant attribué
le droit de me distribuer les tranquillisants.
Ma mère…
Elle veut des explications. Elle y tient.
Pourrais-tu me dire, toi qui sais tout, quelle fable je vais bien pouvoir inventer à son intention ?
Je me demande si elle a vu les bleus sur mes bras, là où le salaud me serrait de ses grosses pattes.
Et les traces de coups…
Sans doute, le docteur n’a pas pu ne pas les remarquer, et cafarder.
Elle doit même connaître les marques rouges sur mes cuisses, les deux fois quatre barres des doigts
de ce salopard.
Qu’écrivait le journaliste : D’où venait cette rage ? Pourquoi le meurtrier s’était-il acharné ?
Ah ! le bavard imbécile !
Lassitude.

Que me reste-t-il après cette première expérience sexuelle, comme on dit ?


Des douleurs dans tout le bas du corps.
Du dégoût, parfois.
Surtout beaucoup de lassitude.

Dieu, si toutes les femmes doivent subir cela, c’est bien étonnant qu’il reste des hommes vivants
sur cette planète.
Dans tous les livres, les héroïnes se lèvent, au petit matin de leur découverte de la passion physique,
éblouies de bonheur, éperdues de reconnaissance envers leur compagnon, rayonnantes et fières. J’ai
même lu quelque part que les femmes arabes pendent leurs draps au-dehors pour exhiber la preuve de
la perte de leur virginité.
Tout n’est que bonheur, après le premier acte d’amour.
On ne peut pas dire que ce soit mon cas.

Vois-tu, Cricri, parfois, dans les brumes où me plongent les tranquillisants, j’en arrive à me
demander s’il n’y aurait pas eu une erreur quelque part.
Aujourd’hui, le camarade reporter y est allé encore plus fort. Non seulement il continue à parler de
moi et sur encore plus de colonnes, mais l’affaire semble avoir déclenché chez lui une vraie passion.
À le lire, c’est rien moins qu’un cataclysme qui s’est abattu sur le paisible petit village au cœur de la
forêt landaise.
Le titre : « Sur la piste du monstre de Bidage ».
Le monstre ! J’aime bien le mot, je le trouve joli. Pour sa sonorité s’entend, non pour sa
signification.
J’aurai de nouvelles photos pour toi, cher journal. Un cliché de la clairière funeste, avec la voiture,
coffre ouvert, un gendarme en arrière-plan et une photo d’identité de mon copain, avec sa moustache
et ses yeux d’assassin.
Il est vrai que ce genre de cliché donne toujours un air patibulaire aux visages, mais il a tout à fait
la tête d’un violeur sadique, dont il était bon de débarrasser l’humanité.

Le « monstre de Bidage », donc :


L’identité de la victime du drame de Bidage a été établie. Les recherches menées à partir de la 604,
confirmées par les tout premiers résultats de l’autopsie, prouvent avec certitude que le corps retrouvé
à la Courtaousse est celui d’un Bordelais de trente ans, M. Frédéric Blanc, marié et père de deux
enfants. La présence de ce père de famille à l’existence apparemment sans histoire dans le
département des Landes s’expliquerait par son occupation professionnelle, représentant en volailles
et produits gras fermiers, qui l’obligeait à de nombreux déplacements dans la région du Sud-Ouest.
Pourtant, aucun des trente-trois habitants de Bidage, la plupart exploitants agricoles, n’avait semble-
t-il rendez-vous avec M. Blanc le matin du crime.
On est donc loin d’avoir dissipé les brumes de mystère qui entourent cette effroyable affaire, digne
des plus grands drames criminels de ce siècle.
On ignore toujours les motifs qui ont poussé cet honorable représentant, extrêmement bien jugé par
ses supérieurs, au cœur de la sombre et impénétrable forêt de pins des Landes.
Aucune information nouvelle n’est apparue sur le monstre meurtrier. Aucune piste sérieuse, de
l’aveu même des enquêteurs, n’a pu être dégagée. Il est toutefois établi que le vol ne fut pas le mobile
de cette tuerie, le portefeuille de la victime renfermant une assez grosse somme en billets de banque.
Un auto-stoppeur de nationalité hollandaise, Fredrich Fürsten, interpellé sur la nationale 10, en
possession de 2, 3 grammes de cannabis, a été maintenu en garde à vue mais est considéré par le
commissaire Gutierrez, chargé de l’enquête, comme « strictement étranger à l’affaire ».
L’horreur, le drame et la peur du monstre toujours en liberté continuent, pour l’heure, de faire
planer un lourd silence sur les toits du village de Bidage.

Hélas, pour le moment, je ne peux pas me permettre de découper les articles. La prudence
m’enjoint de classer les journaux dans un coin de mes étagères et d’attendre avant de les joindre à tes
pages, cher journal.
En premier, j’ai eu l’entrefilet consacré à la disparition de ma regrettée grand-mère. Maintenant,
j’ai déjà deux extraits de plus.
Ma collection s’agrandit !
À ce propos, cher petit journal, dès que je pourrai me déplacer sans trop de peine, je me chargerai
de te trouver une meilleure cachette. Un de ces endroits comme je sais si bien les dénicher où
personne, jamais, ne viendra mettre la main sur toi.
Tu sais tellement de secrets, mon vieux complice. Tu dois être protégé.
Les jours s’écoulent, paisibles, les douleurs s’estompent, la lassitude, elle, grandit.

Je suis incapable de lire une seule page de livre. Ces intrigues de papier me paraissent si fades que
je ne parviens plus à leur accorder le moindre intérêt.
Je dors beaucoup moins. Je reste immobile, étendue, et je suis bien. Je retrouve un peu cet état qui
me plaisait si fort, pendant mon enfance, lorsque j’étais malade. Cette sorte de langueur, éloignée de
toute préoccupation, quand on laisse le monde couler à des lieues de soi et que l’on voudrait que ce fût
pour toujours.
Ma mère me rend visite, ponctuellement, deux fois par jour.
J’éprouve un sentiment ambigu lorsqu’elle pousse la porte de ma chambre. Il est indéniable que ses
attentions m’apportent un réconfort, mais sa curiosité et ses demandes incessantes d’explications
commencent à me courir sérieusement sur les nerfs.

Elle les veut, ses informations.


Elle insistera jusqu’à ce qu’elle ait obtenu satisfaction, je lui fais confiance pour ça.
Ah, maman, maman !…
Pourquoi ne te cantonnes-tu pas au seul rôle de mère en train de soigner son enfant blessé ?
L’espoir de mon rétablissement ne devrait-il pas être l’unique sentiment à t’animer ?
Pourquoi viens-tu me créer une difficulté de plus avec ta satanée curiosité ?

De quel droit s’immisce-t-elle DE NOUVEAU dans mes affaires ?

Faut-il donc encore, petite maman, que je te raconte une belle histoire, dans l’unique but de
satisfaire tes instincts de commère. Un mélodrame qui te fasse monter les larmes aux yeux, prendre
mes mains dans les tiennes et pleurnicher :
— Oh, ma pauvre petite fille !…
Eh bien non, maman. Ma tête est fatiguée. Je suis incapable de t’inventer quelque conte que ce soit
pour l’instant.
Contiens, de grâce, encore quelque temps ta maudite curiosité !

Mon moment d’excitation, c’est le soir, lorsqu’elle m’apporte le journal. Je suis la dernière à le lire
de la maison, mais passons…
C’est avec un léger battement de cœur que je découvre la page 4, redoutant toujours au fond de
moi-même de ne plus m’y trouver.
Il se passe tant de drames spectaculaires. Comment n’être pas évincée, remplacée dans
l’enthousiasme journalistique par un autre crime ou une quelconque catastrophe ? Ma crainte est
pourtant très injustifiée :

Drame de Bidage : une victime à double personnalité.


Les résultats de l’autopsie, dans l’affaire du dément de Bidage, publiés ce matin par le médecin
légiste, jettent une lumière nouvelle sur ce drame de la forêt landaise.
Miracle de la science, en notre siècle moderne, qui permet de traquer dans la moindre parcelle de
matière la réponse à tant de questions. Les prélèvements et observations opérés sur les organes
génitaux de la victime, Frédéric Blanc, un représentant bordelais de trente ans, ont permis d’établir
avec certitude qu’il avait eu des rapports sexuels peu avant le drame, et ce avec une partenaire très
jeune, « voire vierge », précise le rapport.
Le même rapport certifie que Frédéric Blanc s’était livré, dans la même période de temps, à un acte
de sodomie.
D’autre part, affirme le commissaire Gutierrez, chargé de l’enquête, « des traces relevées sur le
corps de la victime, notamment des griffures, indiquent qu’il y a eu lutte. L’hypothèse d’un acte de
vengeance consécutif à une série de violences sexuelles est celle vers laquelle, pour le moment, nous
nous dirigeons le plus volontiers ».
Étrange affaire, aux relents de perversion, qui intervient seulement quelques semaines après la
déplorable affaire de l’abbé Branlet, retrouvé mort sur un parking près de Dax, à trente kilomètres
seulement de Bidage, après une dispute liée à l’homosexualité.
Un vent de perversion se serait-il mis à souffler sur la forêt landaise ? Parmi les trente-trois
habitants de Bidage, on parle beaucoup, à mots couverts, depuis le drame de certains estivants qui,
par le passé, ont déjà donné libre cours dans la forêt à leurs bas instincts. En ce siècle où les loisirs
privilégient la nature, verrait-on naître une nouvelle race de partouzards ? Certains villageois
n’hésitent pas à évoquer ouvertement, au Bar des chasseurs, l’existence d’une secte aux rites pervers
et, notamment, sodomites.
La personnalité de Frédéric Blanc est par ailleurs loin de laisser les enquêteurs indifférents. On
n’exclut pas que cet homme, honorablement connu, menant une existence banale et honnête, ait pu
avoir une double vie.
Qui est donc cet homme, marié et père de famille, dont les derniers actes d’être vivant ont été le
sexe et la violence ?
Certains témoignages recueillis auprès des proches ont d’ores et déjà mis au jour le passé
chaotique de ce représentant de commerce au-dessus de tout soupçon ; on évoque un séjour en centre
de redressement et plusieurs accrocs avec la justice au cours d’une jeunesse difficile. Tout indique en
outre que l’homme aimait sortir la nuit, et se comportait en habitué à la discothèque Le Malibu, à
Bordeaux, où il aurait été souvent remarqué en état évident d’ébriété.
Qui était réellement Frédéric Blanc ?
Quels secrets se dissimulaient-ils derrière ses fréquents déplacements ? Était-ce sa profession qui
lui faisait parcourir les routes du Sud-Ouest, ou bien autre chose ?
Un « autre chose » que les enquêteurs semblent avoir à cœur de découvrir.
Le drame de Bidage pourrait bien révéler au grand jour les activités d’un Docteur Jekyll et
M. Hyde médoquin.

J’ai failli en rire, mais la douleur, toujours présente dans mon bas-ventre et réveillée au moindre
geste brusque, m’en a empêchée.
Bigre, quelle envolée !
Si cela continue, nous aurons bientôt droit à la réunion des loups-garous au clair de lune de la
grande forêt landaise.
Bientôt, ce Frédéric Blanc ne sera plus un homme, mais une créature mutante, lâchée par un savant
fou dans l’ombre profonde qui entoure les pins plantés jadis par Napoléon III.
On croit rêver ! Un feuilleton. Chaque jour, j’attends avec impatience de lire ce que mon cher
« envoyé spécial » aura encore inventé.

Tout cela ne résout toujours pas ton problème, maman. Les heures s’écoulent et j’ai la tête aussi
vide qu’avant.
— Tu vois, maman, je n’ai pas voulu écouter tes conseils. J’ai eu tort, bien sûr, mais lorsque je l’ai
vu, il m’a semblé devenir folle. L’amour me tendait les bras, du moins je l’ai cru. Il était si grand ! En
fait, il était plutôt petit. Il était gros. Il était si maigre, maman ! Le pauvre, il ne mangeait plus…
Non. Fausse route. Il faut un individu non identifiable, c’est-à-dire moyen sous tous les aspects.
— Il avait vingt ans, un blouson de cuir et un foulard rouge autour du cou, Dieu qu’il était attirant,
chevauchant sa Harley. Il a voulu m’emmener visiter Saint-Jean-de-Luz, alors enfin, bonne maman, tu
sais que les rapports sexuels ne m’ont jamais dérangée mais… Non, qu’est-ce que je raconte… Euh…
— C’était en pleine campagne, maman. J’avais crevé et tentais en vain de regonfler la roue arrière
de ma bicyclette quand il s’est approché de moi, depuis le bois voisin. Oh, maman, comment aurais-je
pu me méfier d’un aussi vieil homme ! Il avait l’air si bonhomme, avec sa crêpe sur la tête et son
bâton de marche. Comment aurais-je pu deviner que ce n’était pas seulement pour uriner qu’il
débraguettait son pantalon de coutil bleu ? Quand il fit des arabesques sur l’herbe du talus, pouvais-je
faire autrement que m’y intéresser ?…
Non, elle ne me croira jamais… Et toi, à Paris, tu as déjà v… Non, vraiment impossible.
Oh, qu’elle m’emmerde !
Et qu’est-ce que je vais pouvoir lui répondre, pour les coups. Une réunion de sadiques ?
— Ils étaient tous habillés de cuir ! Oh, comme j’ai eu peur, maman !
Mais pourquoi donc m’a-t-on donné comme mère une telle fouille-merde !

Soit ce journaliste devient peu à peu fou, subissant la pression de la grande forêt, soit il rédige
désormais tous ses articles au comptoir du Bar des chasseurs, qu’il cite à tout bout de champ.
L’idée de rite sexuel lui a beaucoup plu. Il en a profité aujourd’hui pour fustiger les classes
bourgeoises, ces « nantis décadents qui se livrent aux perversions les plus recherchées ». Car, bien sûr,
ce n’est pas dans le peuple, sain et simple, que l’on peut trouver de tels maniaques. Le peuple n’a pas
besoin de ces prétendus raffinements pour baiser. C’est évident.
Bref, il se prenait soudainement pour Émile Zola.
Nouvelle hypothèse des policiers : une vengeance de clan. Selon leurs brillantes déductions, le lieu-
dit « la Courtaousse » aurait été le théâtre du viol d’une jeune fille nomade, une fille de ces gens qui
vivent en caravane et dont les enfants volent tout. Mon ami Frédéric Blanc aurait été pris au piège par
la famille et puni, condamné à mort, suivant la fameuse loi du serment des gitans. Des descentes de
police ont d’ailleurs été effectuées dans tous les campements de gens du voyage de la région.
Mon copain le représentant, lui, est de moins en moins apprécié.

L’enquête révèle que la victime faisait preuve d’une intense activité sexuelle. De nombreux
témoignages de prostituées, partout où Blanc avait ses habitudes professionnelles, le confirment. On
ne peut s’empêcher de voir en ce personnage douteux la réplique contemporaine de nos marins
d’antan. Si ceux-ci avaient une femme dans chaque port, Frédéric Blanc, lui, en avait plusieurs dans
chaque ville.

Voici venue notre dernière soirée de tranquillité, Cricri, toi, journal, et moi. Finie la paix, demain je
rentrerai dans le monde.
Qui sait les embûches qui m’y attendent, cette fois !
Ma mère est encore passée me voir, ce soir.
Elle était rayonnante, parfumée, en instance de départ pour une soirée chez les Lambert, les amis de
toujours qui ont tant aidé Dad’ à ses débuts.
Son parfum avait envahi la pièce et ses yeux pétillaient de joie. En voilà une que les épreuves
n’affectent pas longtemps et qui reprend vite du poil de la bête.
Nous avons papoté de choses et d’autres, comme au bon vieux temps. Elle m’a donné des nouvelles
d’amis dont je me tamponne le coquillard, décrit le temps superbe qui règne sur le Pays basque avant
de poser ses mains sur mes épaules, plonger ses extraordinaires yeux dans les miens et me déclarer :
— Ma fille, ma chérie, c’est beau, la vie, tu sais. La vie est belle. Très belle… Tu dois y revenir,
maintenant. Aussi dure soit l’épreuve que tu as subie, tu ne dois pas continuer à te cantonner dans la
solitude. Il faut recommencer à vivre.
J’ai acquiescé. Je savais bien que ça arriverait un jour ou l’autre. J’aurais volontiers tiré encore un
ou deux jours de quiétude, mais pourquoi lutter contre l’inéluctable ?
Elle a paru contente et, comme je pouvais m’y attendre, à peine ce bout de terrain gagné, elle est
revenue à la charge :
— Ne souhaites-tu rien me dire ?
J’ai secoué la tête, réprimant à grand-peine un soupir exaspéré.
— Tu n’es pas encore prête, tu es sûre ?… Cela nous cause beaucoup de soucis, à Dad’ et à moi.
Nous en discutons chaque jour et nous sommes d’accord : il faut absolument qu’on sache. Que moi, au
moins, je sois au courant.
Ses mains se sont faites pressantes sur mes épaules.
— Il y a des choses qui peuvent rester entre femmes. Tu peux me croire. Je suis ta copine, non ? Je
te donne ma parole que jamais personne ne saura rien. Même pas Dad’. Mais c’est tellement important
pour le futur que tu puisses en parler. Important pour TON futur.
J’avais baissé la tête. Je laissai planer le silence un moment puis frissonnai de tout mon long.
— Plus tard, maman, je t’en prie, plus tard. Donne-moi un peu de temps.

Je ne suis plus la vedette absolue, sur le journal. Si on continue à parler du dément de Bidage, on a
de moins en moins de choses à en dire.
Ils ne sont pas près de me découvrir. De ce côté, au moins, je peux être tranquille. Sans en avoir la
preuve formelle, je sens au fond de moi que cette histoire va s’éteindre d’elle-même avant de
m’atteindre. Je suis sereine, bizarrement. Je n’éprouve absolument aucune surexcitation, comparable à
celle qui m’a envahie après d’autres méfaits.
Aucune crainte, non plus.
C’est étrange, tout de même : la raison me commande de penser que la situation est périlleuse.
D’autres trembleraient s’ils étaient à ma place, mais je n’ai absolument pas peur.
Je ressens beaucoup plus d’inquiétude devant l’indiscrétion entêtée de ma mère qu’à la lecture des
récits de ce cher « envoyé spécial ». L’évolution de l’enquête et les éléments de plus en plus précis
que découvrent les enquêteurs ne provoquent en moi qu’un sentiment de curiosité, avec un zeste de
fierté.
Non, je ne ressens rien d’autre.
Je n’ai pas peur.
À noter un fait, aujourd’hui, insignifiant d’apparence, mais qui me paraît tout de même digne d’être
consigné.
Mme Velasquez, sans doute dépêchée par maman, à l’approche de la guérison officielle, est venue
faire le ménage dans ma chambre en fin d’après-midi.
Voilà bien le genre de situation désagréable. J’avais autant envie d’avoir devant moi sa face de rat
qu’elle n’en éprouvait à l’idée d’entrer dans ma chambre. Le résultat n’a rien été d’autre qu’une demi-
heure absolument détestable.
Je me tenais immobile et indifférente sur mon lit, l’observant vaguement laver le sol et vider les
poubelles, quand je découvris enfin à quel animal elle m’avait toujours fait penser sans que je
parvienne à mettre un nom dessus.
C’est une belette. Le visage pointu et mobile, les yeux noirs perpétuellement sournois, les gestes
vifs et énergiques… Jusqu’à la maigreur de son corps tordu, tout en elle inspire la fouine, c’est
évident !
La célérité avec laquelle elle a effectué ses corvées laisse aisément deviner sa hâte à vouloir sortir
de la pièce et mettre le plus d’espace possible entre elle et moi.
Elle ne me porte pas dans son cœur, elle non plus. Elle me déteste même carrément, et je crois que
c’est la seule dans la maison, depuis le départ de mamy, qui se méfie vraiment de moi. À l’air dégoûté
qu’elle prend à chaque fois que nos chemins se croisent, j’ai bien l’impression qu’elle me prend pour
une sorte de démon.
Moi, sous le même toit que cette belette, c’est à mourir de rire, je trouve !

Sa présence réprobatrice m’emplissait de frissons électriques. Une envie de crier et de trépigner me


montait de la poitrine, aussi me suis-je appliquée à me relaxer, étendue à plat, les mains derrière la
tête, perdant mon regard sur les deux lézardes du plafond et tâchant, tout bonnement, de l’ignorer. De
rejeter hors de portée de mes sens, par ma force de concentration, cette présence incongrue, laide,
sèche, rugueuse, fleurant l’eau de Javel, sournoise et horripilante.
Une belette ? Non, cette souillon ne possède absolument rien de féminin. C’est un furet, voilà.
J’étais encore dans la même position quand l’absence soudaine de bruit m’a fait tourner la tête.
Qui ai-je découvert, plantée au milieu de la pièce, immobile, le regard braqué sur moi ?
Elle.
Les épaules voûtées sous sa triste chemise, un seau dans une main, une balayette dans l’autre, sa
face ridée agitée de tremblements, les yeux noirs luisants de malveillance.
— Qu’est-ce que vous regardez ? lui lançai-je, brutalement.
Elle ne bougea pas d’un poil, comme si elle n’avait pas entendu la question. Elle se contentait de
me dévisager, ses lèvres marmonnant une sorte de litanie.
D’où venait le froid que cette vision provoqua en moi ? Quelque chose de glacé semblait se frayer
un chemin dans mes veines.
— Vous êtes sourde ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?
J’avais une envie folle de lui jeter quelque chose à la tête, de l’attaquer, de l’annihiler, tout ce qui
était en mon pouvoir, pourvu qu’elle disparaisse.
— Sortez, ai-je crié. Ôtez-vous de là immédiatement !
Elle ronchonna quelque chose dans son mauvais français, si bas et si mal prononcé que je ne
compris pas tout de suite le sens des mots.
Ce n’est que longtemps après qu’elle eut refermé la porte sur sa détestable silhouette, à force d’en
retourner les sons dans ma tête, que je reconstituai le sens de ses paroles : « Que Dieu vous aide ! »
Voilà ce qu’elle m’a dit, cette vieille folle :
— Que Dieu vous aide !
Comme ils me fatiguent, tous, avec leurs divagations !
Ce sont eux qui m’épuisent ainsi, qui gaspillent toute mon énergie, qui me sapent, avec leurs
sempiternelles réactions de folie stupide et bornée.
Et dire que demain, Cricri, nous retournons dans leur monde, là où tout n’est qu’agressivité, luttes
et combats inutiles. Ce bourbier de bêtise dans lequel ma marche s’enlise depuis tant d’années.
Dès demain, Cricri, tu verras, ils recommenceront à me faire mal à la tête.
Je passerai avec plaisir les trois semaines de vacances qu’il reste à tirer dans ma bonne et douce
chambre, sans que personne ne vienne me faire mal à la tête, jusqu’à l’heure du départ, jusqu’au
moment du retour au collège.
Le collège !
Comme c’est loin !
Le collège et les gourdes !
Oh la la !…
Je ne veux pas y penser maintenant, mais je sais déjà que je vais devoir trouver une solution. Je ne
supporterai plus cette saleté d’école non plus.
— Oh, mais Alixe est très mûre pour son âge. Elle est en avance, comme on dit.
— Ah bon, c’est une surdouée ?
— Non, pas vraiment, pas vraiment, pas vraiment, c’est une enfant trop mûre pour son âge, voyez-
vous.

Oh, Cricri, comme je suis lasse.


Dehors, dedans, loin ou ici, je me demande si un jour je me sentirai bien quelque part.
Est-ce qu’il y a un endroit, une place prévue pour moi ? J’en doute parfois si fort. Tout ce que je
connais du monde n’est que laideur, débilité et haine.
Je ne veux rien, pourtant. Je n’exige rien qui ne fasse partie des droits de tout être humain. Qu’on
me laisse en paix.
Lassitude.
Je n’avais jamais saisi parfaitement le sens de ce mot, il exprime bien ce que je ressens, cette
langueur, un calme triste et méditatif, une douleur de l’âme diffuse, pas vraiment désagréable.
Si j’avais la boîte de tranquillisants, je me les ferais tous d’un coup, sans regrets, dans la paix. Ce
serait bon de partir ainsi, dans un état de sérénité mélancolique, détachée de l’envie de vivre, et sans
souffrance.
Je n’aime pas avoir mal.
Je suis lasse. Cricri.
Je suis lasse.
Non.
Je me suis réveillée à l’aube dans la chambre nimbée d’une vague clarté et humide, dans le profond
silence de la maison et de la nature autour de nous.
La réponse m’était parvenue dans mon sommeil. Elle soufflait dans ma tête, bienfaisante,
imparable, d’une beauté logique et définitive.
La réponse, c’était : NON.

— Non, maman, n’insiste pas. Je ne te dirai rien. Mon corps est à moi et cette affaire ne regarde
que moi. Je fais ce que je veux et je n’ai pas à te faire un rapport pour chacune de mes actions.
Elle a vacillé. Ou plus exactement le sol s’est dérobé sous elle, et c’est tout juste si elle n’a pas dû
se rattraper à mon bras. La scène, en d’autres circonstances, aurait été très comique, mais je n’ai pas
éprouvé l’envie d’en rire ou même d’en sourire. L’épisode que j’ouvrais par ces mots serait très
sérieux, je n’en doutais pas, et je n’avais plus de temps à perdre avec les gamineries.
Elle se reprit et serra les poings en me fusillant du regard.
— Qu’est-ce que tu veux, lui ai-je assené sans lui laisser le temps d’ouvrir la bouche. M’envoyer
une nouvelle gifle ? Je tiens à te dire, avant que tu ne gaspilles ton énergie, que ce ne te serait d’aucun
secours. Je m’en fiche pas mal.
À cet instant, sa tête aurait pu aussi sembler très amusante.
Nous étions dans l’allée, bordée de platanes et de cyprès, ma mère ayant apparemment choisi pour
me parler « à l’écart » la promenade paisible dans le jardin.
Elle s’était arrêtée net, plantée sur ses baskets, dans sa ridicule tenue de tennis qui n’en faisait rien
d’autre qu’une vieille petite fille.
— Ne joue pas ce jeu-là avec moi ! m’a-t-elle menacée, l’index tendu, le visage hideux, tordu par la
colère.
J’ai haussé les épaules.
— Je ne joue pas, maman, voyons. Je t’informe : j’en ai assez de supporter ces droits que tu exerces
sur moi. Tu m’as pondue, soit. Mais ton œuvre de poule s’est arrêtée là. Ça ne te donne pas ad vitam
aeternam la barre sur moi. Le poussin en a ras les plumes.
Ma voix était froide, les mots bien détachés, dans un calme souverain. Elle pouvait grimacer et
crier, elle avait beau gesticuler, elle ne me faisait pas peur.
Non, elle ne me fait absolument plus peur.
Quand elle s’est retrouvée à bout de souffle, après s’être étranglée à hurler ainsi dans les aigus, à
trépigner du talon sur le sol et marteler des poings dans le vide, prise d’une passion hautement
exagérée, elle a tiré sa dernière cartouche :
— Je vais le dire à ton père !
Pauvre maman, tout de suite la menace, l’appel à la loi et à la répression.
Et le dialogue ? As-tu déjà oublié tes préoccupations de mère libérale et concernée ? Le dialogue,
hein, maman ?
— Va le dire. Dis-lui tout ce que tu veux. Et alors ?
Elle a dû reprendre sa respiration.
— Et alors ? Et alors on va t’enfermer !
— Voilà, c’est ça ! Tu ne pouvais pas avoir une meilleure idée. C’est le plus pratique. Il n’y a qu’à
m’enfermer.
J’ai croisé les bras, rehaussé les épaules, je l’ai regardée dans les yeux et lui ai répété :
— Et alors, maman. Qu’est-ce que ça arrange ?
Henri, l’homme aux cornes, ne s’est pas fait attendre. On peut dire qu’il est tenu en main, celui-là.
Elle le fait obéir au doigt et à l’œil.
Il m’a rejointe sur la terrasse, où j’essayais de noyer ma dépression dans une boîte de Danette au
chocolat.
Il était grave, le sourcil froncé, la mine préoccupée, avec en plus cet allant propre à l’homme
d’affaires légèrement desservi, d’ailleurs, par son short informe et ses claquettes.
— Qu’est-ce qui est arrivé, tu t’es fâchée avec ta mère ?
Il a tiré une chaise pour s’asseoir à quelques centimètres de moi, penché vers moi à me toucher, son
visage devant le mien pour me faire une fois de plus le coup des yeux dans les yeux. Un instant, j’ai
cru qu’il allait me passer son bras autour de l’épaule et je me suis reculée.
— Fâchée, non. Pour ma part, absolument pas.
— Ah… Dans ce cas, où est le problème, ma petite Alixe ?
— Il n’y a pas de problème, Henri, lui répondis-je placidement.
— Ben, s’est-il étonné en se redressant. C’est une nouvelle manie, ça, de m’appeler par mon
prénom.
Encore un qui ne réfléchissait pas vite. Je ne pus me retenir de soupirer, posai ma cuiller dans le pot
et lui mis les points sur les I.
— Nous sommes à un moment où beaucoup de choses doivent changer. Celle-ci n’est après tout
qu’un détail, mais il y a une grande valeur symbolique : je ne t’appellerai plus Dad’. Comme tu n’es
pas mon père, je ne vois aucune raison de continuer la comédie et de t’appeler papa. J’ai choisi
« Henri ». Ça me paraît être la meilleure solution, mais je peux aussi t’appeler « Monsieur » si tu y
tiens.
Il m’a dévisagée un moment, silencieux, le visage vide, visiblement occupé à rassembler ses beaux
morceaux de raisonnements préfabriqués. Provoquer une déstabilisation aussi rapide m’aurait
beaucoup amusée, dans le temps, mais là encore, je n’eus aucune envie d’en sourire.
Il a fini par secouer la tête, se frotter le coin des yeux du bout de l’index et conclure :
— Ta mère a raison, Alixe. Tu es en train de devenir folle !
— Pffff… soupirai-je, épuisée, vous n’avez que ce mot à la bouche. Dès qu’on essaye d’échapper à
votre tutelle, c’est votre première réaction. Vous auriez ne serait-ce qu’un peu de jugeote, vous
songeriez à vous remettre en cause. Vous en auriez besoin, pourtant, parce qu’à mon avis, Henri, c’est
vous qui êtes à plaindre, ce que je fais sincèrement.
Nouveau silence.
Nouvel air stupéfait du cher Henri.
L’ex-dépuceleur potentiel de sa belle-fille. Le beau-père indigne en puissance, celui qui avait rêvé
sauter l’enfant de sa femme.
Il a pris le temps de se servir un scotch, l’air soucieux et tendu, puis il s’est assis, de l’autre côté de
la table, s’est appuyé sur les coudes et a essayé :
— Bon. Qu’est-ce qui se passe ? Tu traverses une crise, c’est évident, et ça arrive. Mais à quoi est-
elle due ? De quoi vient cette colère contre nous ? De quoi est-ce que tu manques, ici, à la fin ?
— Oh, rassure-toi, j’ai conscience des avantages que m’apporte ton rang social. Ton argent
subvient à tous mes désirs. Matériellement, je ne manque de rien et je suis certaine que le confort de
ma vie quotidienne pourrait faire bien des envieux. Mais voilà, à présent, il me faut l’essentiel. Ce à
côté de quoi tout le reste n’est rien. Ce que tu ne peux pas me donner avec ton fric, mais avec ta raison
et ton cœur : la paix et la liberté.
Il avait pâli, ses phalanges blanchirent sur le verre, dont les glaçons tintaient doucement. Il
marmonna quelque chose d’indistinct – mais de peu aimable – entre ses dents, puis haussa les épaules
et s’enfila une bonne rasade.
— Tu as beaucoup changé, cet été. Je dois avouer que je ne te comprends plus.
Je n’ai même pas répondu. Je me suis levée, je lui ai tourné le dos et je me suis éloignée,
calmement.
Quel droit avait-il à essayer de me comprendre ?
De quel pouvoir sur moi, sur la part la plus intérieure, la plus intime de ma personnalité, croyait-il
être autorisé à se prévaloir ?
Il avait le droit de me comprendre parce qu’il me payait la bouffe et les études ?
N’importe quoi !
Plutôt que de risquer d’entamer ma sérénité, j’ai préféré ne pas engager le débat. Le thème était
trop profond et la base de réflexion de l’adversaire tellement fausse que ce n’était pas un sujet à
aborder pour le moment.
Certains progrès se révélaient nécessaires.
Beaucoup de progrès.
Ils étaient confits dans leurs préjugés, encore plus que je l’avais soupçonné, et j’entrevoyais déjà la
somme de travail et de discussions qui seraient nécessaires pour leur ouvrir les yeux.

J’étais en train de méditer sur les différentes directions possibles du dialogue, quand Anthony a fait
irruption dans ma chambre, envoyé par le clan parental.
— Putain, ils font la gueule ! Ça va saigner !
— Ah oui ?
— Ouais, ils sont dans le bureau depuis ce matin. Ils discutent et des fois même ils gueulent. Ça va
chier des bulles. Ils m’ont dit que tu devais descendre im-mé-dia-te-ment !
Ainsi, nous en étions déjà au stade où l’on s’envoie des émissaires. Dès les premières
escarmouches, on renonçait à la voie de la diplomatie. Quelle mauvaise entrée en matière pour une
négociation !
Devais-je en prendre ombrage et rompre immédiatement le contact ?
Non. Je ne voulais pas être celle qui briserait le dialogue.
J’ai dévalé l’escalier à la suite de mon frère. Dans le grand salon, il s’est immobilisé, m’a désigné
la porte du bureau et chuchoté :
— Eh, qu’est-ce que tu leur as fait ?
— T’occupe, c’est des affaires d’adultes.
Il s’est frappé le front du plat de la main, comme s’il avait dû y penser plus tôt.
— Moi je me casse, je vous laisse à vos histoires d’adultes, hein ! Et bon après-midi !
Celui-là, il n’y a rien qui le fasse fuir plus vite que les problèmes. Quelle race de lâches. Quelle
faiblesse devant l’existence ! Et c’étaient ces gens-là qui voulaient me juger.
Non, mais quelle fatigue !
Voilà, j’avais instauré le dialogue. La voie la plus facile pour résoudre les problèmes. J’avais
exposé clairement et calmement, sans excès, ce à quoi j’aspirais.
Ma liberté, et qu’ils arrêtent de me casser les pieds.
Des revendications simples.
J’allais savoir quelle réponse ils jugeaient bon de donner à l’expression de mes désirs.
La partie adverse m’avait sorti le grand jeu et, dès mon entrée dans la salle des négociations, je sus
qu’ils avaient décidé de lutter pied à pied et que l’établissement d’une plate-forme d’accord ne se
ferait pas aussi facilement que je l’aurais souhaité.
Je n’étais que rarement venue dans ce bureau, anciennement celui de mamy pour toutes les affaires
courantes, comme la comptabilité et la réception des fournisseurs, autant dire le centre directorial de
la maison.
C’est une pièce assez vaste, austère et pompeuse, tendue de gris souris, meublée de vieilles choses
aux pieds torsadés, de style Louis-Philippe, je crois, décorée de quelques statuettes de bronze et de
portraits de gens depuis longtemps décédés sur tous les murs.
Mes interlocuteurs me regardaient entrer et m’avancer, le pas étouffé par la moquette épaisse, tous
deux assis du bon côté du bureau.
En face, une chaise m’attendait, visiblement placée là à mon attention.
La chaise de la victime, d’entrée.
Ils arboraient une mine impassible, mais leurs yeux étaient empreints de sévérité. « Nous serons
objectifs, certes, mais durs. On ne nous marchera pas sur les pieds. »
Elle s’était changée, avec son raffinement habituel. Tailleur strict, du même gris que les tentures
des murs, les cheveux tirés en arrière et serrés dans un petit chignon, la pose rigide, jambes croisées et
mains sur les genoux. Bref : elle s’était déguisée en professeur de collège. Il ne lui manquait plus que
les lunettes, et elle aurait eu presque l’air virginal.
Lui, le cornu, avait suivi son épouse : il avait enfilé un pantalon et une veste, comptant sans doute
jouer le rôle du recteur.
Je n’ai même pas eu droit à un salut, mais j’étais plus que jamais calme et sereine ; il en aurait fallu
beaucoup plus pour éveiller en moi ne serait-ce qu’un soupçon d’irritation. J’étais ici pour dialoguer.
Je me hissai sur la chaise avant qu’on m’y invite.

C’est Henri, le chef de famille, le mâle, qui a commencé :


— Alixe, ta mère et moi pensons que cela suf…
— Stop ! criai-je en levant la main.
Il s’arrêta, interloqué, bouche à demi ouverte.
— Stop, ma partie, à savoir moi-même, quittera immédiatement cette table si tu te mêles de quoi
que ce soit, Henri. Je te l’ai dit ce matin, tu n’es pas mon père et tu n’as rien à voir avec ma vie.
Il s’est dressé d’un bond de sa chaise et a éructé par-dessus le bureau :
— Suffit ! J’en ai assez de ces insolences, espèce de petite…
— Calme-toi ! est intervenue ma mère, lui intimant de s’asseoir d’une pression sur la hanche.
Laisse donc, c’est moi qui vais parler.
Le cornard redescendit sans faire d’histoire, et maman braqua ses beaux yeux clairs vers moi :
— Dis-moi si je me trompe, mais si je comprends bien, tu as décidé de ne plus nous écouter. Tu fais
la rebelle, c’est bien cela ? Dans quel livre, cette fois-ci, as-tu péché ce nouveau rôle de rebelle ? La
Nausée, Les Petits Enfants du siècle, Orange mécanique ?
Elle avait retrouvé son sang-froid. Je lui en sus gré. Avec elle, il restait une brèche ouverte dans la
muraille de l’ineptie et des principes immuables. Une toute petite ouverture. Les yeux d’azur braqués
sur moi étaient emplis de méchanceté haineuse et de colère rentrée, mais la voix était mesurée et
tranquille.
— C’est ça, admis-je. Le moment est venu de me donner ma liberté. Ou que je la prenne, il vous
reste le choix. En d’autres termes, que vous la validiez ou non, je me suis décerné mon émancipation.
Et je la mérite amplement. Si vous saviez à quel point je la mérite…
— Sans blague, persifla-t-elle.
— Sans blague.
Elle me dévisagea un instant et un mauvais sourire vint fleurir sur ses lèvres :
— Et… Voyons : que comptes-tu faire, mademoiselle Alixe, maintenant que tu es, de fait,
majeure ?
— Euh… C’est… C’est un problème que j’ai remis à plus tard. L’aborder maintenant serait
anticipé.
Elle m’avait fait vaciller l’espace d’une seconde.
C’était vrai, je n’y avais jamais réfléchi. Tout ce que je voulais, moi, c’était qu’on me foute la paix
dans le présent. Il serait toujours temps alors d’envisager un futur.
— Non, maman, je ne sais pas, je sais seulement que j’en ai assez de cette comédie. Je suis au bout
de mes forces. Je ne pourrai pas continuer à tenir le rôle de la fille aimante au milieu d’une famille
unie, dans lequel vous souhaitez tant me voir confinée. Il faut regarder les choses en face. Cet
individu…
J’agitai une main négligente en direction de la silhouette d’Henri, sans quitter le regard de ma
mère.
— … n’est pas et ne sera jamais mon père. Nous n’avons aucune relation génétique et en plus sa
tête ne me revient pas. Son fils, Anthony, ne m’inspire qu’indifférence et pitié en raison de sa bêtise.
Quant à toi, je ne t’aime pas et c’est réciproque. Alors je ne vois pas pourquoi nous n’envisagerions
pas, à partir de maintenant, de ne plus nous voir et de nous ficher la paix les uns aux autres. Ce sont
les termes mêmes de la solution que je vous propose.
Ma mère m’écouta jusqu’au bout, et sa réponse ne fut qu’une suite de crachats :
— Ma pauvre fille, tu es folle. Tu as assez abusé de notre temps et de notre patience. Chaque année,
au début de l’été, je m’angoisse à l’idée des caprices que tu auras pu inventer. Cette fois-ci, c’est
trop !
— Beaucoup trop, intervint le cerf.
— Nous allons te serrer, ma petite. Pour ton bien. Dès la rentrée tu entreras dans un internat
religieux. Les sœurs sauront t’inculquer le vrai sens des choses. Quant à ne plus te voir, je suis
parfaitement d’accord !
— Et tu ne recevras plus un sou de moi ! renchérit la tête d’élan.
Que pouvais-je, journal, répondre à la manifestation d’une telle obstination ?
Sont-ils fatigants, avec leur manque chronique d’imagination ! Sont-ils fous au point de se croire
transportés au siècle précédent, au Moyen Âge ?
Dans un couvent, à présent !
Ma parole, ils veulent me transformer en bonne sœur. Ils n’ont rien trouvé d’autre : faire de moi
une missionnaire, une martyre portant sa croix.
— Avez-vous bien prié, sœur Alixe ?
— Oui, trois fois, j’en ai même repris, ma mère, ça fait du bien par où ça passe, pas vrai, on se sent
mieux après, hein ?
Pas question.
Ça y est, cette fois, ils nagent en plein délire. On vit dans un monde de cinglés. Ils sont tous fous.
Fous à lier. Aliénés.
Je m’imagine traînant ma bure dans les zones les plus défavorisées de la planète, distribuant
l’hypocrisie autour de moi, faisant rentrer à grands coups de crucifix dans le crâne des sous-
développés les saintes valeurs qui régissent notre système.
Plutôt crever.
La sœur Teresa peut dormir sur ses deux oreilles, je ne viendrai pas lui disputer la place.
Un couvent. Je rêve !
Une prison, une forteresse pour jeunes filles en quête d’indépendance.
Éducation stricte et mes respects, ma sœur.
Promenades en rang et prières à genoux.
Messes à l’aube et déclinaisons latines.
Du délire. Du grand délire !
Couvent. Corridors sombres de pierres humides, cafards et rats dans les coins d’ombre. Brouets
insipides et cellule bouclée pour les réfractaires.
Et toutes ces folles qui ont juré de ne plus jamais se faire baiser ! À moins que les curés ne soient
pas tous des impuissants ou des pédérastes…
Le délire absolu !
Si ces deux abrutis croient encore possible de m’envoyer dans un endroit où je n’ai pas envie
d’aller, ils se fourrent le doigt dans l’œil jusqu’au fondement.

Jamais, entendez-vous !

Il ne reste plus qu’à espérer que mes incessants appels au dialogue trouveront enfin une ouverture
dans leurs carapaces de principes.
Moi, je resterai calme. Nul besoin en la matière de cris ni de larmes. Je continuerai d’expliquer,
d’exposer, de convaincre par la raison et non la passion néfaste.
Ma mère reste mon dernier espoir.
Elle pourra être mon interlocutrice.
Avec le calme de la nuit, sans doute, elle comprendra.
Face à face avec elle, nous pourrons entamer le dialogue.
Attitude mesquine.
Étroitesse de pensée.
Conduite étriquée.
J’avais espéré la poursuite du dialogue. Avais-je donc oublié l’animalité des cerveaux que j’ai en
face de moi ?

Ce matin, mue sans doute par un reste de réflexe pavlovien, je me suis assise à la table du petit
déjeuner. Comme au bon vieux temps de la famille unie et communautaire.
J’ai pris ma place habituelle et j’ai remarqué que mon bol, mon bon vieux bol frappé d’un « Alixe »
en lettres rustiques, n’était pas sur la table.
Inutile de dire qu’il n’y avait ni couverts, ni napperon, ni serviette non plus.
J’ai compris immédiatement de quoi il retournait et n’en ai éprouvé qu’un brusque assaut de
lassitude, mêlée d’un ironique mépris.
Oh, les mesquins !
Anthony me regardait par en dessous, gêné, se trémoussant sur sa chaise.
Le bouc était absorbé dans la lecture du journal, dont rien apparemment ne semblait devoir le
déranger.
Et ma mère arrivait, dépeignée, sans maquillage, sanglée dans son peignoir chinois.
Quel effort !
C’était la première fois que je la voyais debout à cette heure-ci. Le plaisir d’assister à ma
déconfiture et de broyer elle-même mes dernières résistances lui avait paru assez puissant pour
l’arracher à ses draps de soie.
Que d’attention, ma chère !
Ils déraillaient.
Ils déraillaient de plus en plus.
Mme Velasquez est arrivée, portant des brocs de lait et de café et des confitures. Toujours ni bol, ni
Nutella.
— Eh oui, ma chère Alixe, m’a lancé maman, pendant que M me Velasquez lui versait son café. Tu
es ici chez moi. Puisque tu veux ton indépendance, il faut faire comme tout le monde, il faut la gagner
par toi-même.
Elle leva le visage vers la bonne :
— C’est compris, madame Velasquez ? Vous ne servez plus Alixe en rien, n’est-ce pas. Qu’elle se
débrouille toute seule.

Ça m’a plus fait sourire qu’autre chose.


La cuisine est un endroit charmant, avec ses immenses étagères couvertes de conserves, ses trois
frigos et son congélateur.
Je me suis confectionné un énorme sandwich, avec du thon, des rondelles de tomate, des olives, du
fromage, du jambon, des câpres, des cornichons, deux barres de chocolat et beaucoup de mayonnaise.
J’ai tout découpé avec le couteau qui avait failli mettre un point final à mon existence. Il n’avait pas
changé. Dieu, que j’étais bête, à ce moment-là. Je ne savais pas à quel point l’existence est si
passionnante et les sandwichs meilleurs que les repas avalés devant leurs têtes de raie.
J’ai tout laissé en plan. Si l’autre fainéante économise sur son temps de travail en ne me servant
plus, je tiens à ce qu’elle compense en rangeant le bordel que je vais lui laisser.
Le bordel que je vais lui laisser.
Le bordel que je vais lui laisser.
Les olives et les câpres, c’est ce que je préfère au monde.

Comme tout bon dictateur, ils se sont attaqués à l’information, stupide et éternel moyen de
coercition, contrainte usée jusqu’à la corde, utilisée des millions de fois dans l’histoire. Ces idiots
congénitaux ont de moins en moins d’imagination.
Je n’ai plus accès à la bibliothèque.
Puisqu’elle appartient au cocu.
Ça ne me gêne pas. Je ne lis plus. Moi qui ai passé des années à dévorer tout ce qui me tombait sous
la main, je suis incapable de lire une page sans sentir s’aggraver la trépidation de mes nerfs et revenir
ma migraine.
Plus de télévision. Puisqu’elle est au cervidé.
Je dois reconnaître que je suis touchée. J’appréciais de plus en plus les films, surtout à Canal+.
C’était le seul moment agréable et paisible de la journée qui me restait, dans cette maison de cinglés.

Je reste calme. Sereine. Et toi aussi, mon Cricri, il faut tenir. Nous subissons en ce moment le
premier assaut de leur pitoyable revanche, mais sois tranquille : au bout, nous gagnerons !

Cette chère bête à cornes ! J’ai bien failli lui dire, aujourd’hui, que le titre de propriétaire de la
baraque et du reste, c’est à moi qu’il le devait.
Je me suis retenue.
Il est encore un peu tôt.
Patience, dans quelques jours, quand tout sera éclairci entre nous, je ne manquerai pas de
l’informer.
Je suis pour la circulation de l’information, moi.

Aujourd’hui, pas de piscine.


Plus de piscine.
Pourquoi ? Parce qu’elle appartient au bovidé, pardi !
C’est la mère Velasquez qui me l’a signifié, alors que je venais faire bronzette.
— Madémoichelle, votré padre il a interdit la piscine !
— Okay… Okay… ai-je aussitôt répondu, n’ayant aucune envie de batailler.
— Si okay, alors vous partir d’ici ! Ouste !
Je lui ai répondu d’attendre juste une minute, parce que j’avais envie de pisser une dernière fois
dans leur récipient.

Cricri, ce que nous traversons s’appelle un embargo.


Toute négociation est rompue.
Poil au cul.
Y aura-t-il une ouverture pour la reprise du dialogue ?
Ce soir, je suis assez pessimiste.
C’est dommage, pour la piscine. J’y avais pris goût. Finalement, l’événement primordial de cet été
aura été la découverte de l’eau et du soleil.
Ne plus salir d’ustensiles de cuisine, ils sont au caribou.
Plus de radio,
plus de lessive,
plus de savon,
Tout ça, c’est à l’élan.

Plus de vélo,
plus de plats chauds,
plus de transat, toutes ces choses sont la propriété de l’ongulé ruminant à appendice frontal.

Plus d’assiettes, plus d’serviettes, elles sont à Henri. Plus de gants, plus de brosse à dents, ils sont à
Henri. Plus de stylos, plus de chapeaux, ils sont à Henri.
Plus de tableaux, plus de tapis, ils sont à Henri.
Plus de carottes, plus de radis, ils sont à Henri.
Plus de santé, plus d’appétit, ça appartient à, ça appartient à HENRI.

Au wapiti, au renne, à l’original, au cavicorne : à Henri, voyons.


Plus de coton, plus de tampons périodiques.
Plus de chasse d’eau, plus de papier hygiénique, tout ça, c’est à Henri.
Je me suis levée, cette nuit.
Aucune lumière, pas de bruit.
Sur la pointe des pieds, à tâtons, j’ai descendu l’escalier, jusqu’au couloir peuplé d’ombres qui
mène à la cuisine.
Tout était calme. La clarté de la lune, comme une aura de pâleur, faisait luire doucement le métal
des ustensiles.
Je me suis glissée à l’intérieur.
Avec d’infinies précautions, j’ai décroché de son clou une des plus grosses casseroles, puis je me
suis saisi dans l’égouttoir d’une louche qui y séchait.
J’ai gagné le grand salon, aux murs ornés des ancêtres de Corne-de-bœuf. Le cadran de l’horloge à
balancier, l’heure officielle de la maison, indiquait deux heures vingt-cinq.
J’ai frappé un coup.
BLING !
L’écho s’est esthétiquement répercuté dans la vaste salle.
BLING ! BLING !
Un temps. Comme c’était sonore ! Comme ça faisait du bruit !
E t BLING et BLING BLING BLING… Je me suis mise à taper comme une sourde sur mon cul de
casserole, provoquant un vacarme impossible.
La lumière s’est allumée soudain.
— Alixe !
Ils étaient tous les trois en haut de l’escalier, les mines endormies, les yeux stupéfaits, maman, le
bouc et le petit crétin.
— Alixe, qu’est-ce que tu fais encore, bon Dieu ! a crié la chèvre.
J’ai pris mon souffle et j’ai crié plus fort encore, d’une voix si grave qu’elle m’a moi-même
surprise :
— Je voudrais savoir si dans la maison d’Henri j’ai encore le droit de PISSER. De PISSSSEEEEEEEER !
Si j’étais un…
Une…
Zut, Cricri, comment dit-on : un ou UNE prophète ?
Un précurseur !
Une héroïne, genre : « Son sacrifice n’aura pas été inutile. » Une Pasionaria !

Les journées sont longues, longues, longues.


Ils m’énervent avec leurs interdits. Même toute seule dans le silence, maintenant, j’ai les nerfs qui
se vrillent et ma tête qui brûle.
Ils n’ont pas le droit de m’imposer ça.
Qu’est-ce qu’ils cherchent ?
Que je me rende ?
Que je punaise mon slip blanc au bout d’un bâton et que je les rejoigne en l’agitant bien fort ?
— Houhou, vous avez gagné ! Je serai gentille ! Je fermerai ma boîte à camembert ! Je ferai tout ce
que vous me direz jusqu’à votre mort, votre mort, s’il vous plaît ne m’envoyez pas dans la prison des
bonnes sœurs, ni dans aucune pension, je me rends sans condition.
Pas question !

Avec moi, j’ai la photo de mamy. Qu’elle était laide, et ce qu’elle pouvait puer, cette vieillasse !
J’ai aussi les articles des journaux. Ils sont là, présents, pour me rappeler à quel point je suis forte.
Bien plus forte que vous tous.
Vos méthodes ne m’impressionnent pas. Vous ne réussirez pas à entamer ma sérénité, ni la
certitude que j’ai raison et que je me bats, avec Cricri, pour la cause juste.
Il ne faut pas jouer avec Alixe.
Avec Alixe il ne faut pas jouer.
Jouer avec Alixe il ne faut pas.
Jouer ne faut avec Alixe il pas.
Je suis gentille et mesurée dans ma demande.
Je ne désire que me faire oublier. Que vous ne pensiez plus à moi d’aucune manière. Que vous
fassiez comme si je n’existais pas.
Je ne suis plus là, regardez !
Je suis un spectre, un courant d’air, un fantôme invisible à tous. Je suis enfin à ma place.
Je suis si discrète, je ne veux plus qu’une chose, c’est que vous me fichiez la paix. Que tout le
monde me fiche la paix.

Je vous ai offert le dialogue.


Je suis venue et je vous ai dit : Alixe est volontaire pour dialoguer.
Pourquoi rester plus longtemps braqués, enfermés dans vos stupides attitudes, pourquoi vous
obstinez-vous à ne pas comprendre qu’il FAUT que nous trouvions un moyen de dialoguer comme des
grandes personnes.

Tu vois, Cricri, comme il est difficile de s’entendre, lorsque la partie adverse est imbécile.
La bêtise coupe toute possibilité de communication.
Elle est dangereuse.
Oh, Cricri, est-ce donc si phénoménal, ce que je revendique.
Pourquoi ne pas me l’accorder ?
Puisque je ne veux plus les voir.
Que je ne veux plus qu’ils me fassent mal à la tête.
Qu’ils me gomment de leur mémoire. À jamais.
Allez, on est d’accord, hein ? On se fout la paix ? On se serre la main et on reste copains. Vous ne
vous préoccupez de rien, vous me laissez là, dans la maison, et…
Ah oui, bien sûr, j’oubliais, la maison est à lui.
La maison est à Henri.
Eh bien quelque part, alors. Ce ne sont pas les endroits qui manquent !

Ils ont tous oublié que je suis une femme. Ils ont les yeux plein de boue. Ils n’ont noté aucun
changement.
Incapables.
Incapables d’un seul regard juste sur moi.
Elle, elle ne me supporte plus. Elle a peur que je lui fauche son type, la malheureuse.
C’est tout ce qui compte, pour toi, hein ?
Tu m’as traitée de traînée, mais toi, tous les soirs, même en ce moment, tu ouvres tes fesses pour
avoir le droit de manger.
Pour profiter de tout ce qui est à Henri.
Je me trouve bien plus respectable que toi.
Intrigante.

Et lui, qui joue au père depuis tant d’années !


Est-ce que c’est l’attitude d’un père ?

Qu’ils me laissent tranquille, Cricri, c’est tout ce que je demande.


J’ai mal à la tête, moi.
J’ai peur de m’être montrée trop intelligente. Se pourrait-il que je me sois mal exprimée ? Que j’aie
parlé de manière trop compliquée ?
Je ne dois pas me fâcher, non.
Sans doute, Cricri, que c’est à moi de faire encore le premier pas.
À moi de renouer le dialogue.
À moi de descendre et, une nouvelle fois, de leur expliquer.
Je serai calme, je me le jure. Plus que jamais, le contrôle absolu de mon énergie sera nécessaire, je
le sais.
Je me dois de rester totalement maîtresse de mes nerfs, ma raison me le crie.
À ce seul prix, je pourrai enfin LEUR parler et aller au bout de ce que j’ai à leur dire.
Impérativement leur dire.
Oui, je supporterai leurs cris, leurs larmes et leurs jérémiades, et même leurs insultes s’il le faut,
jusqu’à ce que je leur aie tout bien EXPLIQUÉ.

Je te vois bien sceptique. Cricri.


Tu crois qu’ils pourraient ne pas comprendre ?
REFUSER de comprendre ?
Alors, dans ce cas, peut-être bien que le soir de la Révolution est enfin arrivé.

Allons, enfants de la patri-i-e


Le jour de liberté est enfin arrivé !
Quatrième partie
Jamais je n’ai été si épuisée. Je crois que de nombreuses heures se sont écoulées depuis que je suis
venue me réfugier dans ma chambre, heures que j’ai passées pratiquement immobile sur mon lit,
attendant de récupérer quelques forces.

Ça s’est mal passé, avec les parents.


Par leur faute ? La mienne ?
La leur, sans conteste possible ! Tu es témoin, Cricri, et toi, journal, plus que tout autre, de l’état
d’esprit dans lequel j’étais quand j’ai décidé d’aller vers eux une nouvelle fois.
J’apportais la paix et la vérité, et puis…
Je ne regrette rien. Il fallait bien que quelqu’un essaye.
Certes, j’aurais dû garder mon calme jusqu’au bout. Oui, Cricri, j’avais juré de garder le contrôle
sur moi-même et de ne pas m’énerver.
Mais ils ne voulaient rien comprendre !
Elle, elle s’est soudain transformée en vieille folle. Elle a complètement pété les plombs, à un
moment. J’ai bien été obligée de crier pour me faire entendre et à partir de là je leur ai balancé leurs
quatre vérités, voilà !
Ça a été si chaud que j’ai perdu une lentille, pendant l’algarade. Celle de l’œil gauche, le plus
faible.
Je ne sais pas comment, ni où, ni quand… C’est exaspérant !
L’impression, à chaque seconde, de voir le monde à moitié flou est infiniment désagréable.
Je l’ai cherchée, mais comment retrouver une lentille dans cette vaste maison ? Elle peut être
n’importe où, minuscule et invisible. Ironie du sort, je ne dispose plus que d’un œil pour la repérer. À
moins d’un extraordinaire coup de chance, je sens qu’il va me falloir, pour un temps, m’en passer.
À moins que je ne leur demande de l’aide.
Non. Ridicule.
À l’heure qu’il est, ça m’étonnerait profondément qu’ils essaient de faire quelque chose pour moi.

Enfin, que conclure ? Que nous sommes fâchés, sans doute irrémédiablement. Nos rapports ne
seront plus jamais les mêmes. Je peux mettre une croix sur l’affection.
Ce qui me console, c’est que ce dialogue qui nous a occupés toute la nuit, jusqu’à la pointe du petit
jour, ne sera pas tout à fait vain. Des choses ont été dites et, si la famille a subi un terrible choc, il
n’en reste pas moins que nous avons fait d’immenses progrès dans la recherche de la vérité.
Oui, je crois que j’ai réussi à lézarder ce mur que l’hypocrisie de nos relations avait construit entre
ma vraie personnalité et les leurs.
De ce côté, celui de la vérité, il reste encore une petite chance d’ouverture.
Il faut maintenant attendre que se dissipent les effets du choc postopératoire, car c’est bien d’une
véritable intervention chirurgicale dont il s’est agi. Jamais cette vénérable maison n’a vécu de nuit
aussi passionnée, j’en suis convaincue.
En tout cas, elle m’a vidée de toute énergie. J’ai dû lancer tant de mes forces dans la bataille, tant
demander aux ressources de mon intelligence que c’est en rampant que j’ai regagné ma chambre pour
m’affaler sur mon lit.
Je crois bien, même, que je me suis endormie immédiatement.

Comme je suis bien…


Pendant des heures, allongée sur mon lit, je me suis sentie flotter, ô combien légère, dans un bien-
être parfait. Je sentais si peu mon corps qu’il me semblait m’être enfuie hors de moi, pur courant de
pensée stagnant dans la chambre silencieuse. Je ne me souviens pas avoir jamais atteint un tel point de
relaxation, absolument vierge de toute tension intérieure. Une expérience inoubliable et surprenante
par la plénitude du plaisir qu’elle m’a procuré.
Grâce au ciel, la maison a été totalement silencieuse, tout ce temps. Chacun paraît s’être plongé
dans ses propres réflexions et une paix presque étrange règne depuis la tempête dans nos murs. Pour la
première fois, enfin, notre demeure est devenue un vrai paradis de la quiétude.
Je ne suis ressortie que ce matin. Je n’ai absolument aucune idée du temps que j’ai passé ainsi
enfermée et je ne m’en soucie guère. Les questions d’horaire, je crois pouvoir l’affirmer, sont
aujourd’hui largement dépassées.
Et qui fut la première personne que je croisai, exposée aux rayons du soleil, au bord de la piscine ?
Ma maman chérie, bien sûr.
Pourrait-elle passer, dans son respect de la beauté, outre à une seule journée de bronzage, fût-ce au
moment où notre famille aborde un tel tournant ?
Elle était alanguie sur son transat jaune, ses somptueuses jambes allongées et jointes, un bras en
travers de l’accoudoir, l’autre relevé avec une grâce de nymphe sur le côté, sa main soutenant sa
nuque. Des lunettes noires en bandeau, à la monture fluorescente, masquaient totalement son regard.
J’ai deviné qu’elle avait peu dormi et sûrement beaucoup pleuré, et qu’elle tenait à cacher ses
cernes et le rouge de ses yeux.
Un foulard noir enserrait son cou de biche. Un foulard, apparemment, de nylon.
Allons, maman, du nylon !
Les peines et les réflexions te feraient-elles négliger le plus élémentaire bon goût.
Du nylon, tout de même !
Je me suis assise en face d’elle, décidée…
Il faut que les choses continuent à être dites, et progresser dans la voie de la vérité.
Oui, ma petite maman chérie, je savais t’avoir causé beaucoup de soucis. Oui, je reconnaissais
m’être comportée en enfant têtue et capricieuse. Non, ce n’était pas si important que ça de te cacher le
déroulement de mes actions.
Mais il ne faut pas me presser de questions.
Tout le monde éprouve un jour ou l’autre le besoin de se confier. Mais il faut que cela vienne
naturellement, à son heure. Il ne faut pas DEMANDER ainsi, avec cette insistance bloquante.
C’était si simple de me laisser le temps d’arriver à cet instant. Pourquoi ai-je dû me tuer à te
l’expliquer, ma chère petite maman ?
Tu vois bien, je suis venue. De moi-même. Et maintenant, en toute sérénité, pour toi et moi le cap
est passé.
Était-ce vraiment la peine de faire tant d’histoires ?
— Bon, je vais te le dire, maman…
Ne sont-ce pas les mots mêmes que j’ai employés ?
Toi, tu me regardais fixement. Je sentais tes yeux derrière l’écran mercure de tes lunettes. Tu n’as
pas bougé d’un millimètre. Même pas tressailli.
Tu sais prendre les nouvelles avec calme, toi.
Ne t’en fais pas, je sais parfaitement de qui je tiens mon propre sang-froid. Il y a même des instants
où je t’admire.
Quelle maîtrise ! Tu es vraiment une femme, toi, dans son absolu.
— Oui, maman, j’ai décidé de te l’avouer. La recherche de rapports vrais et dénués des erreurs du
passé, n’est-ce pas… Oui, maman, c’est moi qui ai tué mamy. Tu t’en doutais, hein ?…
Pas de réaction notable. Peut-être un léger tressaillement des paupières derrière les lunettes noires,
mais je ne sais si je l’ai réellement vu ou simplement senti.
J’ai attrapé un petit biscuit à la figue, ses gâteaux préférés, dont une assiette pleine était posée sur
la table basse, à portée de sa main.
Pourtant, à son âge, elle devrait commencer à devenir maniaque pour sa ligne, mais passons…
— Bien sûr, maman, ai-je continué, la bouche pleine de cette pâte épaisse et si délicieusement
sucrée, je pourrais te raconter que j’ai mis le feu à ta belle-mère dans un souci d’humanité. Dans le but
d’abréger ses souffrances, paniquée par les malaises qui grignotaient sa santé et par ces plaintes
quotidiennes qui bloquaient mon appétit et gâchaient mes journées. Non…
Une bouchée de gâteau. Ma mère a du goût. Les petits Lu à la figue sont parmi les meilleurs
biscuits existant sur le marché.
— Non… Je l’ai fait parce que j’en avais ENVIE. C’est très important pour moi de faire ce dont j’ai
ENVIE. Je sais que ça peut paraître excessif et égoïste, mais il en va de mon équilibre : je dois pouvoir
faire ce dont je ressens l’envie.
Je repris un gâteau.
— Je dois avouer en plus que je ne l’aimais pas. Et d’ailleurs je dois avouer aussi que c’est très
gênant d’avoir perdu une lentille. Je n’y vois que d’un œil et, crois-moi, maman, c’est un vrai
handicap !
Cet aveu m’a fait le plus grand bien.
Oui, indubitablement. Même si le manque de réaction de maman m’inquiète un peu. Sans doute le
savait-elle déjà, au fond d’elle-même, et qu’inconsciemment elle était préparée à cette nouvelle…
J’ai trouvé une nouvelle et saine occupation : je m’entraîne à devenir un véritable cordon-bleu.
En effet, je continue à me préparer à manger. Je tiens absolument à garder cette indépendance,
qu’ils ont eux-mêmes provoquée mais qui me sied parfaitement.
En vérité, je n’aurais pas la force nécessaire pour me joindre aux tablées familiales. Même si les
relations me paraissent en bonne voie d’harmonisation, il y a un certain nombre d’actes de la vie en
communauté auxquels je ne peux pas me plier. Pas encore.

Loin de moi l’envie de passer encore une fois pour une petite peste, mais Mme Velasquez s’obstine
à refuser de nettoyer la cuisine derrière moi.
Je me demande bien ce qu’elle attend. Que l’évier déborde, que les restes en viennent à pourrir ? Ou
bien que les cafards nous envahissent ?
Je ne vois plus du tout mon demi-frère.
Disparu, Anthony. Volatilisé. Absent à la puissance dix. Invisible.
Il a toujours eu le chic pour s’éclipser dès que le temps tournait à l’orage, mais tout de même, il lui
arrivait de faire quelques apparitions, même au temps des grandes crises.
Cette fois-ci, son absence n’a rien à voir avec le surf ou les copains de la plage. Non, il est tout
bonnement cloué au lit.
Il n’en bouge plus.
Peut-être traverse-t-il lui aussi une crise ? Nous sommes des enfants précoces, dans la famille. Moi,
aussi, il m’est arrivé d’endurer des déprimes soudaines.
Il est si sensible, comme moi, comme ma mère, dont nous tenons tous les deux. Sans doute ce
repliement total sur soi est l’expression de cette fragilité.
Il ne daigne même pas me regarder lorsque je l’appelle. Il me tourne résolument le dos et ne lève
pas d’un poil les yeux de la B.D. ouverte devant lui.
Ou alors, c’est que lui aussi a décidé de bouder.
Tout le monde aurait-il décidé de faire la gueule dans cette maison ?
L’instinct m’a portée vers le blanc, couleur que ma mère affectionne et dans laquelle elle possède
une petite collection de robes. Après quelques petits aménagements, avec des épingles et en trichant
avec la ceinture, elles me vont à ravir.
Je lui ai également fauché une paire d’escarpins de la même couleur, aux immenses talons
aiguilles. Ils sont tout juste une pointure au-dessus de la mienne, mais je la compense par des poignées
de coton dans le bout et on n’y voit que du feu.
En complétant par un hibiscus blanc, cueilli dans le jardin, fiché dans mes cheveux, sur la tempe
droite, l’image que me renvoient les miroirs a le don de m’emplir de satisfaction.
C’est pourtant vrai que je suis belle. Il m’en aura fallu du temps pour m’en apercevoir.
Je me sens si différente, maintenant.
Je ne sais ce qui a déclenché ce nouveau bouleversement en moi. Est-ce l’aboutissement de toutes
ces turbulences qui ont marqué ces vacances ? Un effet de ces longues réflexions, un rien
mélancoliques, dans le calme de cette grande maison silencieuse, si propice à l’introspection ? Ou
bien, plus prosaïquement, une résultante de ma découverte des joies du sexe ?
Peut-être tout cela à la fois.
Peut-être que l’âge, suivant une voie tout à fait naturelle, a simplement fait de moi une autre.
Pauvre, pauvre Dad’ !
Une confrontation comme celle que j’ai déclenchée ne peut pas ne pas rejaillir sur la vie de son
couple et je suis certaine que les remises en question vont bon train. Je fais confiance à ma mère pour
cela. Elle ne doit pas le ménager.
Pauvre Dad’.
Il doit être bouleversé par tout ce que je lui ai craché au visage.
Comme les enfants sont insensibles, parfois.
Notre égoïsme nous pousse jusqu’aux limites de la cruauté.
Je dois admettre que j’ai été excessive, bien trop sévère avec lui.
Je me suis approchée du garage, cette après-midi. À quelques mètres de la porte et de sa silhouette
plongée dans le moteur.
J’ai hésité. Lui parlerai-je ? Renoncerai-je ?
J’éprouvais tant de remords !
Je ne pouvais chasser de mon esprit l’hypothèse, terrible s’il en fut, qu’il ait pu être sincère dans
ses rapports avec moi. Comment pourrait-il me pardonner si jamais il s’est pris vraiment pour mon
père ? Si jamais il a honnêtement désiré l’être ?
À cette idée, je ne peux m’empêcher d’éprouver de la honte.
Oui, je n’ai pas peur de le reconnaître : Alixe éprouve de la honte.
J’ai attendu, fait un peu de bruit, toussoté pour attirer son attention, mais il a refusé de se relever de
sous le capot.
En un mot : il boudait.
— Allez, Dad’, réponds-moi. Ça ne peut plus durer. Ils JOUENT aux malades. Je suis obligée de venir
t’en parler. Tu dois im-pé-ra-ti-ve-ment t’occuper de ce problème. Et le régler ! c’est catastrophique,
Dad’, nous sommes envahis par la crasse et la pourriture !
Toujours rien. L’obstination.
— Malades, malades ! Pas si longtemps, quand même ! Rends-toi compte que c’est moi qui ai été
obligée de vaporiser du spray désodorisant. Moi-même ! Parce que la maison pue, maintenant. C’est
une vraie infection !… Et puis maintenant il n’y a plus rien dans les vaporisateurs… Oh, Dad’,
réponds !… Il faut que tu ailles voir ce que fabrique ton fils, dans sa chambre, tu sais… J’ai bien
l’impression que c’est de chez lui que vient la pire de ces puanteurs… Il faut se secouer, quoi, Dad’…
Tu me comprends, hein, Dad’ chéri ?…
Ma bonne petite maman est en train de se muer en un vrai lézard. Même en la sachant fanatique de
bronzage, je m’étonne tout de même de la voir passer tant de temps au soleil.
Elle va finir par se dessécher complètement, si elle continue.
De la journée elle ne quitte plus son transat, immobile, impassible et comme perdue dans ses
réflexions.
Peut-être assimile-t-elle les vérités que je lui ai assenées.

Je suis retournée lui parler, ce matin.


Elle m’a regardée approcher, impavide derrière ses lunettes noires. Belle, comme toujours, quoique
j’ai noté avec une petite gêne que ses cheveux d’or semblent ternir un peu.
— Oui, je sais, maman. Les phrases que tu prononçais alors me paraissaient bêtes et dictées par la
jalousie. J’avais grandement tort, je le sais maintenant, et j’éprouve une gratitude sincère envers les
efforts que tu as déployés pour tenter de me prévenir de ce qui allait m’arriver. De ce qui DEVAIT
m’arriver… Mais attention, maman, je dois préciser tout de même une chose, tous ces articles que tu
as pu lire dans le journal comportent un grand nombre d’exagérations éhontées : même si ce type m’a
fait terriblement mal, je crois que ce n’est pas là que résident les causes profondes de mes actes…
Maman m’écoutait sans broncher, sans manifester la moindre réaction, le moindre sentiment.

J’ai mis la radio et la télévision à fond, pour ne pas entendre leur saleté de silence, hein, Cricri ?
Réponds-moi, Cricri. Réponds à cette question qui me hante jour et nuit, chaque minute, chaque
seconde de cet enfer :
Est-ce qu’ils sont tous devenus fous ?
C’est moi qui ai erré pendant près de deux mois dans un état mental négatif. Voilà qu’on arrive au
bout et que c’est eux maintenant qui se mettent à divaguer.
Arrêtez ce délire.
Je dis stop.
Je hurle stop. STOP ! depuis ma chambre, où je me suis repliée.
Je ne veux plus en sortir.
Oh, Cricri, qui sait ce qui pourrait encore traverser leurs cervelles tarées !
Moi j’ai joué le jeu jusqu’à présent, je commence à sentir la colère me monter de la poitrine. Je
sais, je sais ! Il ne faut pas se mettre en colère, mais comment puis-je empêcher mes dents de grincer ?

Une nuit, il s’est mis à pleuvoir. C’est le tonnerre, le matin, qui m’a réveillée. Et qui ai-je
découvert, depuis ma fenêtre, assise sur son transat, sous une pluie battante ?
Ma mère, bien décidée à jouer les alanguies jusqu’à la fin de ses jours.
Depuis, il n’a pas cessé de pleuvoir. J’ai passé des heures accrochée des deux poings aux rideaux.
Ça me fait peur, moi, ces trombes d’eau, ces éclairs et ces explosions qui font trembler les vitres. Ces
orages basques qui lessivent tout sur leur passage. Je les ai toujours détestés !
Je lui ai crié de ne pas rester là, d’aller se rhabiller, qu’elle risquait d’être foudroyée.
Et comme toujours, suivant la règle du jeu, pas de réaction !
Ce n’est tout de même pas NORMAL qu’elle reste ainsi, nue sous une pluie battante, quand les
gouttes s’écrasent sur elle avec une telle violence qu’elles en ont fait glisser les lunettes en travers de
son visage. Pas normal de ne jamais changer de position, le bras gracieusement relevé et les jambes
tendues.
Même la nuit, elle est là. Je l’ai surprise !
Est-ce qu’ils sont devenus fous ? Je pose la question !
Personne personne personne.
Voilà la situation, mon Cricri : personne ne veut me parler.
Mais moi je tiens à l’écrire ici, dans mon cher journal :
JE NE SUIS RESPONSABLE DE RIEN.

Il n’y a plus rien à manger. Ce n’est pas un peu trop pousser, ça ? Une maison, ça se ravitaille. En
n’importe quelle situation. Simple bon sens. Eh bien, non. J’en ai marre de manger des croûtons de
pain desséchés, moi !

J’ai quand même fini par aller les voir, les serviteurs dans leur gourbi du troisième étage.
Ridicules !
Malades ? Allons donc ! Quand on est malade on reste au lit, monsieur Velasquez. On ne se tient
pas, monsieur Velasquez, à genoux dans un coin. Non, monsieur Velasquez, on ne se dit pas malade
quand on se traîne à genoux dans ses saletés et que votre tête semble sur le point de se séparer en
deux, de part et d’autre de la hache qui est fichée dedans.
Monsieur Velasquez.

Il s’est disputé avec sa femme, ce mulet.


Ce sont des choses que je peux comprendre. Cela arrive. Mais elle, la meurtrière. Elle n’a pas su
survivre à son mari. Elle était donc si faible ? Elle a l’air d’une cruche, couchée dans son lit, les mains
jointes comme si elle priait, mais en réalité refermées sur le manche de ce bon vieux couteau de
cuisine.
Celui-là, décidément, cet été, il fallait qu’il tue quelqu’un. C’était écrit.

Aïe, aïe, aïe, comme je les plains.


Comme je NOUS plains !
Oh, Cricri, devant cette insouciance, ce terrible je-m’en-foutisme, au milieu de tout ce monde muet
et immobile qui me boude, Cricri réponds-moi :
Qu’est-ce que nous allons devenir ?
Épilogue
Le soleil avait cessé depuis longtemps d’envoyer ses rais de lumière à travers les interstices des
stores. L’obscurité avait envahi la pièce. Ayant allumé d’un geste machinal sa lampe de bureau, le
juge Thomas, livide dans son rond de lumière, referma le carnet.
Sa gorge était sèche. Ses yeux piquaient. Il se rendit compte avec étonnement qu’un nuage de
fumée flottait dans la pièce et qu’un cendrier plein reposait devant lui, sur le bureau.
Il avait arrêté de fumer huit mois plus tôt. Par défi, il avait toujours conservé dans son tiroir
personnel le dernier paquet de gitanes qu’il avait acheté, auquel ne manquaient que deux cigarettes.
Sans qu’il en eût conscience un seul instant, il l’avait intégralement fumé dans l’après-midi.
— La folie, dit-il tout haut.
Il se rendit compte que sa voix chevrotait.
La folie. C’était ce que sa main avait cherché, instinctivement, soulignant et encadrant à grands
coups de crayon les passages où la démence, comme un flot furieux, submergeait sans pitié les
éléments de réalité et de raison.
La folie, murmura-t-il encore.
Là, seulement apparut dans son esprit une vision globale et professionnelle de l’affaire, une suite
d’images qui eurent pour première conséquence de glacer ses veines.

Le meurtre de la nationale 10, ce carnage qui avait ébranlé la région au milieu du mois d’août, au
point d’en obliger son collègue, le juge Roussel, à écourter ses vacances, était élucidé.
Une petite fille seule !
Jamais Roussel n’en serait arrivé à cette conclusion. Depuis un mois, il écumait les Landes à la
recherche d’un ou de plusieurs hommes d’une force exceptionnelle.
Il y avait bien eu viol d’une toute jeune fille vierge, celle-là même pour qui trois cents gendarmes
mobiles avaient ratissé la forêt, dans l’espoir de retrouver son cadavre.
Il n’y avait aucun doute possible. Tout correspondait.
Tout correspondait horriblement.

Le décès de la grand-mère d’Alixe n’avait pas attiré outre mesure son attention, une rapide enquête
de routine avait conclu à l’accident. L’inspecteur qui en avait été chargé serait très surpris d’apprendre
qu’il était passé royalement à côté d’un meurtre et que, peut-être, un peu d’insistance de sa part aurait
pu empêcher dans l’œuf le plus horrible massacre que les environs de Biarritz aient connu.

Et puis, le reste…
Les spectacles d’horreur qui avaient balayé en quelques minutes, ce matin, à cinq heures, dès son
arrivée dans la propriété toutes ses conceptions relatives à l’être humain.
C’était elle, cette enfant.
Douze ans et quelques. À peine plus vieille de trois mois que sa propre fille.
Une gamine. Encore un bébé !
Cinq cadavres, tous plus terrifiants les uns que les autres. Voilà ce que lui avait fait découvrir, dans
la pâleur d’une aube naissante, un brigadier de gendarmerie abasourdi et muet.
Cinq personnes, dont quatre adultes, mortes dans des conditions atroces, sous les coups d’une
sauvagerie dépassant l’entendement humain.
La folie pouvait-elle seule expliquer ce déploiement d’énergie, cette force surhumaine dont chacun
des malheureux présentait les horribles traces.
Le légiste avait été formel, dès son premier coup d’œil, à son arrivée, à sept heures du matin.
— C’est arrivé il y a au moins deux semaines, sinon trois.
Trois semaines pendant lesquelles l’enfant folle avait vécu au milieu des cadavres.

Comment avait-elle fait ?


Comment s’était déroulé ce drame d’une nuit, cette quintuple conséquence de ce qu’Alixe s’était
obstinée jusqu’au bout à appeler « le dialogue » ?
Dans quel ordre étaient-ils morts ?
Les domestiques, sans doute, avaient été les premiers, de toute évidence surpris dans leur sommeil.
La femme était encore couchée, lardée de coups de couteau. Le légiste avait dénombré trente-six
blessures, dont trois au moins mortelles.
Trente-six.
L’homme s’était débattu, ou au moins avait essayé de se traîner hors de la chambre. La hache
séparait son crâne en deux, entaillé jusqu’à la nuque, mais vingt-quatre autres entailles couvraient son
corps. Le pied droit ne tenait plus à la cheville que par quelques filaments de chair en décomposition.
Le sang était partout, en grosse pellicule noire sur tout le sol de la pièce, en éclaboussures sur les
quatre murs – Dieu, il y en avait même au plafond ! – et en grandes lettres au-dessus du lit, qui
dessinaient un « fainéants » rageur.
Qui avait suivi ?
Le gamin, probablement. De tous, il était celui qui avait le moins souffert, celui sur lequel l’être
dément s’était le moins acharné. Lui aussi avait été exécuté dans son sommeil. Un pique-feu, enfoncé
avec une force incroyable, lui traversait la nuque et la gorge, et la pointe s’était enfoncée très loin
dans l’épaisseur du matelas.
Voilà ce qu’Alixe appelait « cloué au lit ».
C’était le spectacle du cadavre de la mère qui avait été le plus pénible à contempler, non que la
vision en fût la plus horrible, car Alixe avait semblé répondre à une sorte de respect obsessionnel vis-
à-vis de l’auteur de ses jours. Il n’y avait pas de sang. La jeune femme avait été étranglée, à l’aide
d’un bas de nylon qui s’était incrusté profondément dans la chair du cou.
Non, c’était la macabre mise en scène qui avait impressionné le juge Thomas.
Comment avait bien pu germer dans le cerveau déréglé de la petite fille en fureur l’idée de
transporter le corps, depuis la chambre dévastée, témoin de la lutte, jusqu’à ce transat ?
Pourquoi avait-elle disposé le cadavre dans cette pose élégante, d’un naturel si réussi que la jeune
femme eût pu paraître vivante, pendant les premiers jours qui avaient suivi sa mort ? Quel vent de
démence lui avait-il soufflé de chausser le nez du cadavre de ces lunettes, qui avaient fini par glisser,
en travers du visage, révélant deux orbites vides et noires ?
Le juge Thomas garderait longtemps devant les yeux et reverrait souvent dans ses cauchemars
l’image de cette femme à la pose élégante et la chair momifiée, la peau tendue sur les os, le visage
décharné adressant à l’humanité une dernière atroce grimace de terreur.
« Ma mère va se dessécher au soleil », c’était bien ce qu’avait écrit Alixe.
L’homme, le beau-père, avait fui. Il n’avait pas essayé de se défendre. Il avait couru, éperdu, pieds
nus, le pantalon dégrafé, vers le garage et sa voiture.
Lorsque les gendarmes avaient relevé le capot de la Ferrari, la tête s’était détachée d’elle-même,
tombant dans le moteur, tandis que le reste du corps s’affalait, dans un écœurant bruit flasque aux
pieds du juge, révélant les poches de vermine grouillante qui rongeait sa poitrine et son bassin.

Il se renversa sur le fauteuil et frotta longuement le bord de ses yeux rougis par la fumée.
Jamais la région n’avait eu à faire face à une affaire ressemblant à celle-là. Jamais, même dans ses
souvenirs d’histoire de la criminologie, il n’avait étudié de massacre plus horrible, à ce point marqué
du sceau de la folie.
Oui, sans aucun doute, comme il l’avait pensé aux premiers instants, après le coup de téléphone qui
l’avait tiré du lit, cette affaire serait sans doute la plus spectaculaire de sa carrière.
Il le regrettait, maintenant.
Oui, la presse allait fondre sur la Villa Deschamps et l’opinion nationale s’enflammerait. Mais il
savait déjà que le juge d’instruction qui apparaîtrait à la Une des journaux ne serait plus ce même
homme qui désirait si fort la célébrité, quelques heures auparavant.
Il n’y aurait plus qu’un homme inquiet, perdu, plongé dans un enfer dont il savait déjà qu’il ne
parviendrait jamais à analyser totalement les raisons d’être.
Un homme que la terreur écrasait comme les autres, et qui ne pourrait jamais plus contempler de la
même manière la photo de Sandra, sa fille aînée, âgée de douze ans, un mois, une semaine et trois
jours, ni le sourire qu’elle lui adressait depuis son cadre, au bord du bureau.
Un homme qui savait qu’il ne l’oublierait jamais plus, ELLE.
Elle, telle qu’il l’avait découverte, encadrée de quatre gendarmes livides et inquiets, dans ce grand
salon décoré de portraits d’ancêtres.
Elle, suprêmement élégante, malgré sa robe trop longue et ses escarpins blancs un peu trop grands,
rigoureusement propre, légèrement maquillée, les ongles vernis de perle, un hibiscus immaculé encore
frais glissé dans les cheveux.
Elle, si mince, si amaigrie sans doute, diaphane, image même de l’enfance de la beauté.
Se pouvait-il qu’une telle enfant ait pu un jour se trouver laide ?
Il se souviendrait à jamais de ce regard ; de ces grands yeux clairs qui le dévisageaient sans ciller ;
ces yeux où avait brillé, il en était sûr, un éclat de moquerie.
C’était un regard de petite fille espiègle, jubilant intérieurement de la bonne farce qu’elle était en
train de lui faire.
Elle lui avait dédié un sourire éclatant lorsqu’il s’était accroupi devant elle, pour mettre son visage
à hauteur du sien.
Il avait cherché quelque chose à dire, mais il n’avait trouvé qu’un seul mot :
— Pourquoi ?
Elle l’avait longuement dévisagé.
Puis, elle avait détourné la tête, dans un geste de princesse indifférente, un rien agacée, importunée,
et lui avait rétorqué, de sa voix cristalline d’enfant :
— Ce sont eux qui ont commencé !

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