Cahiers Octave Mirbeau, N° 24
Cahiers Octave Mirbeau, N° 24
Cahiers Octave Mirbeau, N° 24
OCTAVE MIRBEAU
N° 24
2017
ANGERS - 2017
Octave Mirbeau, par Jacques Cauda, 2017
LA COMMÉMORATION MIRBEAU DE 2017
Après plus de trois années passées à la préparer, la commémoration inter-
nationale du centenaire de la disparition d’Octave Mirbeau, dont la voix nous
manque tant, par les temps de fanatisme et de xénophobie qui courent, est
enfin sur les rails et va pouvoir donner lieu à une multitude d’hommages divers.
Non seulement au grand écrivain, auteur du Journal et des Affaires admiré par
Tolstoï, mais aussi à celui qui, avant Albert Camus, incarne le mieux l’idéal de
l’intellectuel éthique. Extrêmement diverse, cette commémoration comprend
un multitude de colloques universitaires et d’études de haut niveau (au nombre
de neuf !), de nouvelles publications et traductions, des films documentaires,
des expositions, des lectures et conférences, un timbre à l’effigie du grand
homme, et un grand nombre de spectacles Mirbeau extrêmement divers. Le
programme de cet hommage rendu à l’auteur de L’Abbé Jules, tel que nous
l’envisagions un an avant l’année de grâce mirbellienne 2017, est toujours
accessible en ligne, sur les sites Internet de la Société Octave Mirbeau
(http://www.mirbeau.org/2017.html), de même que le calendrier de festivités
mirbelliennes, mis régulièrement à jour, complété et corrigé au fur et à mesure
que de nouvelles initiatives sont annoncées (http://www.mirbeau.org/calen-
drier.html).
Comme nous l’avions d’emblée souhaité, cette commémoration est vrai-
ment internationale. Car, outre les colloques, publications et créations théâ-
trales programmés en France, nombre de pays étrangers apportent leur écot :
c’est en Belgique que va être créé Rédemption, ou la folie du toujours mieux,
l’oratorio théâtral d’Antoine Juliens, que l’Académie Royale de Langue et
Littérature Françaises va consacrer à Mirbeau une de ses séances solennelles,
et que Paul Aron, de l’U.L.B., a lancé un appel à contribution pour un petit
volume autour de Dingo ; c’est en Hongrie, à l’université de Debrecen, qu’aura
lieu, du 8 au 10 juin, un très gros colloque Mirbeau-Zola, organisé par Anna
Gural-Migdal, de l’AIZEN, et le régional de l’étape, Sándor Kálai, et où seront
nombreux les universitaires est-européens ; c’est en Espagne, à Grenade,
qu’auront lieu, avec la complicité de la Maison de France dirigée par Françoise
Souchet, et du département de français de l’université, des festivités,
comprenant une table ronde sur les traductions de Mirbeau et une représen-
4 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
tation des Amants en castillan ; en Italie, Ida Merello a obtenu qu’un numéro
spécial de Studi francesi soit consacré à Mirbeau ; en Pologne, à l’initiative
d’Anita Staron et avec l’aide de Tomasz Kaczmarek, l’université de Lódz va
organiser une journée Mirbeau, le 17 mars, avec une représentation de farces
traduites en polonais ; en Argentine et au Brésil, grâce à Lucía Campanella et
à Lisa Suarez, devraient avoir lieu des conférences, tables rondes et publication
d’articles ; en Tunisie, se déroulera, en octobre, une journée d’étude sur
Mirbeau, organisée par Ahmed Kaboub ; en Serbie, Jelena Novakovic doit faire
une conférence à Belgrade ; en Allemagne, à Bonn, va paraître, au printemps,
la traduction de Dans le ciel, Im Himmel, et l’Institut français de Münich prévoit
une soirée Mirbeau en février ; en Hollande, Dick Gevers doit publier de
nouvelles traductions néerlandaises, ; en Grèce, c’est Antigone Samiou qui va
mettre en ligne un recueil de contes traduits en grec ; enfin aux États-Unis,
une session Mirbeau aura lieu en octobre prochain, comme tous les ans depuis
une douzaine d’années, à l’occasion du grand rassemblement annuel de la
Rocky Mountains Modern Language Association (RMMLA)… Et la liste n’est
sans doute pas close, car de nouvelles initiatives sont tout à fait plausibles…
Excusez du peu !
Bien sûr, tout ce qui a été envisagé un moment n’a pas encore pu être
réalisé, ou ne le sera pas du tout. Ainsi, le baptême d’une rose au nom du
passionné de fleurs qu’était le grand écrivain, s’est révélé beaucoup trop
coûteux pour les finances d’une petite association telle que la nôtre. Des
éditeurs n’ont pas donné suite aux projets de Daniel Salvatore Schiffer, et la
traduction italienne des 21 jours, due à Albino Crovetto, attend encore le bon
vouloir d’un éditeur qui soit plus soucieux de bonne littérature que de son
tiroir-caisse, cependant que l’éditeur et traducteur espagnol des mêmes 21
jours, Javier Serrano, attend des jours meilleurs pour ses phynances. Sur les
quelques 500 demandes adresses au principales communes de France pour
que des rues, des places ou des écoles soient baptisées du nom de Mirbeau,
rares ont été les réponses positives ; de nombreuses municipalités ont refusé,
parfois pour des raisons compréhensibles, mais pas toujours, et la majorité
d’entre elles n’a pas même daigné répondre. Grosse déception également du
côté de la réception de Rédemption en France, où tous nos efforts ont été vains
jusqu’à ce jour : ni Paris, ni l’Anjou, ni la Normandie, ni la Bretagne, où les
points de chute semblaient potentiellement nombreux, n’auront été preneurs
du fascinant oratorio mirbellien d’Antoine Juliens, qui n’a pourtant pas ménagé
sa peines. Quant au collège Mirbeau dans l’Orne, le Conseil Départemental
l’a carrément refusé…
D’autres projets sont renvoyés à une date ultérieure – en espérant que ce
ne soit pas aux calendes grecques… –, à l’instar des différents projets ciné-
matographiques de Laurent Canches (documentaire et court métrage inspiré
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 5
Pierre MICHEL
Président de la Société Octave Mirbeau
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 7
[À la suite des vaines tractations avec le Musée d’Orsay, qui, pour finir,
refuse de rendre hommage à Octave Mirbeau à l’occasion de la commé-
moration internationale du centième anniversaire de la mort du grand
critique, Pierre Michel, président de la Société Octave Mirbeau, a adressé
à Scarlett Reliquet, qui a conduit les échanges avec la délégation de la
Société Mirbeau et n’est pas personnellement responsable du refus
opposé par la conservation du Musée, la lettre suivante, histoire de mani-
fester l’indignation des mirbeauphiles et des amateurs d’art du monde
entier.]
Angers, le 29 juin 2016
Chère Madame,
Je ne vous cache pas que le petit mot que vous avez adressé à Paul-Henri
Bourrelier et que j’ai découvert hier avec stupeur constitue, pour moi et pour
mes amis, un véritable choc. Car, si je comprends bien ce qu’implique votre
courriel, les réticences, bien compréhensibles, de Denys Riout entraîneraient
ipso facto, pour le Musée d’Orsay, l’annulation pure et simple de tout projet
commémoratif en hommage au chantre attitré de Monet, de Rodin, de Van
Gogh, de Cézanne, de Pissarro, de Camille Claudel, de Maillol, de Bonnard et
de Vallotton – excusez du peu !
La chose est tellement énorme, tellement invraisemblable, tellement
contraire à la mission du Musée d’Orsay, établissement public et institution
nationale – en même temps qu’à celle des Commémorations non moins natio-
nales, dépendantes du Ministère de la Culture, qui participent bien évidem-
ment à la commémoration Mirbeau de 2017 – que je crois nécessaire de
l’écrire en lettres majuscules, pour parvenir à m’en persuader moi-même,
malgré l’énormité de la chose, et afin que nul ne puisse en ignorer, nonobstant
le caractère burlesque de ce qui, néanmoins, n’est apparemment pas un gag :
8 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Cela fait presque trois ans que j’ai écrit à Monsieur Cogeval, le 28 novembre
2013, pour demander quelle forme allait prendre l’hommage du Musée
d’Orsay au grand écrivain, dont on allait commémorer internationalement le
centième anniversaire de la disparition, et pour proposer un «parcours
Mirbeau», qui me semblait facile à mettre en place dans la mesure où les textes
du critique sur nombre d’œuvres conservées au Musée d’Orsay avaient été
publiées par nos soins. Je n’ai jamais reçu de réponse. Une nouvelle lettre, le
22 mai 2014, n’a pas eu droit à davantage de réponse, ce qui est pour le moins
incompréhensible et passablement méprisant, lors même que la Société Octave
Mirbeau a largement fait ses preuves.
Il m’a fallu attendre le 28 novembre 2014, exactement un an après ma
première lettre, pour que Madame Sylvie Patry, contactée à son tour, et qui se
disait « grande admiratrice d’Octave Mirbeaut et du patient travail d’édition et
d’annotation que la Société a mené », accuse réception de nos propositions et
s’engage à les transmettre à ses collègues pour en discuter. Les mois ont passé
et c’est seulement le 31 mars 2015 que Sylvie Patry m’a confirmé qu’il n’y avait
pas à s’inquiéter de ce long silence, qu’elle avait « relancé les services
concernés », mais qu’elle n’était pas « décisionnaire ». De fait, le 31 août 2015,
vous m’avez écrit à votre tour pour confirmer l’implication du Musée d’Orsay :
DE QUI SE MOQUE-T-ON ?
conférences, le tout avec des moyens matériels et humains très limités et beau-
coup d’huile de coude, grâce à son réseau de correspondants bénévoles, en
France et à l’étranger. Elle a donc apporté une énorme contribution à la
connaissance, non seulement de Mirbeau lui-même, mais aussi des grands
artistes qu’il a chantés et, plus généralement encore, de toute la «Belle Époque»
à laquelle est voué précisément le Musée d’Orsay.
Alors nous ne comprenons pas pourquoi on nous traite ainsi par le mépris,
pourquoi on nous a fait lanterner sans vergogne pendant près de trois ans,
pourquoi aucun des engagements pris par le Musée d’Orsay au fil des échanges
n’a été tenu. Et surtout pourquoi le Musée d’Orsay, dont la raison d’être est de
faire connaître les beaux-arts de la «Belle Époque», peut se permettre d’ignorer
aussi superbement le critique le plus influent, le plus lucide et le plus représen-
tatif des grands créateurs de la période en question. Vous étiez – et êtes encore,
j’en suis convaincu – parfaitement consciente, comme l’était Sylvie Patry, exilée
depuis à Philadelphie, de l’importance historique de Mirbeau et de l’intérêt,
pour le Musée d’Orsay, de participer pleinement à la commémoration inter-
nationale de 2017. C’est pourquoi nous comprenons encore moins le total et
brutal changement dont témoigne votre dernier courriel, si contraire aux précé-
dents échanges : il y a là quelque chose que nous ne parvenons pas à expli-
quer.
Néanmoins nous continuons d’espérer encore que le Musée d’Orsay finira
par reconnaître qu’il a mal évalué la situation, qu’il a de grands torts dans cette
affaire et que des arrangements pourront encore être trouvés, qui permettraient
d’y rendre – enfin ! – à Octave Mirbeau l’hommage qui lui est dû. Un parcours
Mirbeau et deux conférences, dont les dates étaient fixées d’un commun
accord, seraient le minimum qu’on est en droit d’attendre d’une institution
nationale telle que le Musée d’Orsay. Mais le temps presse...
Si, par malheur, il n’en était pas
ainsi, il va de soi que la réputation du
Musée d’Orsay en serait publique-
ment et durablement entachée. Et ce
serait extrêmement regrettable.
Je vous prie de croire, chère
Madame, à l’assurance de mon
immense et cruelle déception.
Pierre MICHEL
Président de la Société Octave
Mirbeau
Gustave Caillebotte, Rue de Paris par temps
de pluie, 1875 (Musée de Chicago)
PREMIÈRE PARTIE
ÉTUDES
Oui, c’est raide !... mais c’est tordant aussi !... […] Faut-il rire ?... Faut-il
pleurer ?... […] Partagé entre le remords et […] la rigolade […], je me remémorais
jusqu’aux moindres détails cette aventure vraiment extraordinaire qui,
commencée si bien, s’acheva si mal !... […] Et c’était d’un comique véritablement
shakespearien... […] Ce que sa tête, ses bras, ses jambes nues, ses yeux de fou
et tous ses mouvements de pantomime burlesque et tragique étaient drôles ! 5
Le crâne, que j’avais laissé sur le parquet, baignait dans une mare rouge... Je
le pris délicatement par le nez, et m’étant assis sur une chaise, je l’insérai entre
mes genoux comme entre les mâchoires d’un étau... À grand’peine je parvins à
y pratiquer une ouverture par où je fis s’écouler la cervelle, et par où j’introduisis
les billets de banque. […] j’arrache le journal qui enveloppe la tête coupée, et la
saisissant par les cheveux, je la secoue à petits coups, au-dessus de la robe de
ma femme, sur laquelle les billets de banque tombent mêlés à des caillots de
sang. 6
Mon mariage fut quelque chose d’une ironie merveilleuse et, quand
il m’arrive parfois d’y reporter mes souvenirs déjà lointains, c’est toujours
avec une vive gaieté. […] Je sens tout ce que cette gaieté grinçante a de
cruel pour ma femme, pour son pauvre visage d’alors, pour sa pauvre
intelligence, et que, si elle est la créature ridicule qu’elle est, ce ne fut
pas sa faute.12
Quant à Villiers, « l’entre-deux mondes » de ses Contes cruels ne naît pas
seulement de l’ambiguïté des sujets ; on retrouvera chez lui, comme chez
Mirbeau, cette ambiguïté tonale13, cette oscillation entre le rêve et l’ironie, que
mettra en évidence la célèbre dédicace « aux rêveurs, aux railleurs » de l’Ève
future. Il ne s’agit pas de distinguer, mais bien de confondre et de mêler les
deux termes.
16 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
contraire la distanciation, dont procède le rire cruel sur lequel est basée la
satire. Reprenant la définition de l’ironie selon Schlegel, Pierre Schoentjes, dans
sa Poétique de l’ironie, la décrit comme « une parabase permanente [...], la
parabase étant la technique qui consiste pour l’auteur à s’adresser directement
au public26 ». La posture ironique implique donc, bien évidemment, les deux
pôles de la production et de la réception dans une coopération interprétative
qui fonctionne sur la prise à parti du lecteur.
L’instance narratoriale joue souvent le rôle d’intermédiaire dans cette
communication. Puisque, d’une part, comme nous l’avons dit, il n’y a pas
d’identification, les personnages représentant des types sans profondeur
psychologique, et puisque, d’autre part, l’intrigue est volontairement réduite à
une anecdote très simple, c’est à travers le narrateur que l’auteur s’adresse
directement au public, dans un dialogue constant qui supplante le rapport du
lecteur aux personnages et à l’intrigue. La rupture de l’illusion narrative oblige
ainsi le lecteur à prendre du recul. Dans son article « La parole à l’accusé »,
Angela Di Benedetto propose une analyse convaincante des formules
phatiques employées par les narrateurs mirbelliens, telles que « je vous assure »
ou « figurez-vous », qui créent et entretiennent la communication directe entre
auteur et lecteur : « Leur fonction consiste à attirer le lecteur dans un triangle
de communication où chacun joue un rôle actif. […] Ce qu’on lui demande,
c’est d’écouter, d’enquêter, de comprendre ce qui lui échappe ; […] de
participer activement au procès d’énoncia-
tion du mal qui, dans de nombreux récits,
s’apparente à un aveu27. » Et c’est bien dans
cette prise à parti que Mirbeau tend son
piège cruel au lecteur bourgeois, car l’aveu,
chez le narrateur mirbellien, qui est souvent
l’agent de la banalisation du mal, met en
tension deux visions antagonistes : celle de
la conscience bourgeoise, d’une part,
incarnée par le narrateur qui présuppose la
bonté de la nature humaine, et celle du
conteur, d’autre part, pour qui la nature
humaine se révèle cruelle et égoïste. C’est
à partir de cette inadéquation entre l’être et
la conscience que se génère, selon Angela
Di Benedetto, une rhétorique perverse qui
fonde « une éloquence de la justification,
qui voudrait faire coexister, sous la forme
d’un compromis, une pulsion normalement
aberrante avec le sentimentalisme ou le
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 19
Je ne crois pas avoir jamais été méchant. Non, en vérité, je ne le crois pas.
Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessivement, exagérément
douloureuse qui me portait à plaindre – jusqu’à en être malade – les souffrances
des autres... pourvu – cela va de soi, car je suis un artiste – qu’elles ne se compli-
quassent point de laideurs anormales ou de monstruosités physiologiques. 29
d’une manière privilégiée à son lecteur modèle, au cercle restreint des happy
few capables de décrypter l’ironie, tandis que la masse des lecteurs est à ses
yeux dépourvue de toute compétence en ce domaine. En prenant pour cible
la classe dominante, ses Contes cruels récusent ainsi une grande part du lectorat
contemporain, et ce rejet du common reader a pour conséquence une redéf-
inition de la littérature, dont la vertu sera désormais de déconcerter l’horizon
d’attente des « honnêtes gens ». L’ironie et le cynisme font donc partie d’une
mise en scène scandaleuse destinée à choquer le public. Ainsi, toute expression
innocente peut recouvrir un double sens et s’avérer sibylline à la lueur des
circonstances. L’ironie, forme suprêmement raffinée du rire, doit remplacer
l’expression des sentiments naturels aux yeux d’une génération convaincue de
la dénaturation de l’humanité, et caractérisée par la prépondérance de l’intel-
lect et du système nerveux sur les sentiments.
Daphnis et Chloé et conte visionnaire qui met en scène une réalité fictive dans
laquelle tout élément naturel a été remplacé par un artefact, un ersatz produit
par la technique, le mot « naturel » est martelé tout au long du conte afin de
souligner le meurtre de la nature en toute chose, au profit du simulacre. De
même, dans « Maryelle », c’est une version dégradée de l’amour qui est
présentée, et c’est cette dégradation même que souligne l’usage de l’adjectif
« naturel », lorsque le narrateur villiérien ironise sur le jeune et naïf amant de
la courtisane :
Il consacre tous ses petits louis à lui acheter soit des fleurs, soit de jolies choses
d’art qu’il peut trouver, voilà tout. Et c’est, en effet, tout naturel. Entre eux donc,
c’est le ciel ! c’est l’estime naïve et pure ! c’est le tout simple amour, avec ses
ingénues tendresses, ses extases, ses ravissements éperdus ! 43
cesse de nous rappeler : la loi du meurtre est la loi du vivant ; elle est donc
tout à la fois naturelle, c’est-à-dire instinctive, et antinaturelle, car contraire
aux exigences de la vie et de sa conservation.
Si la nature porte en elle la loi du meurtre, elle admet aussi la perversité,
l’homme ayant, pour Mirbeau, une propension naturelle au mal et au sadisme.
Ainsi, dans « Un homme sensible », c’est « tout naturellement » que l’idée vient
au narrateur d’aller visiter le père du petit bossu qu’il vient d’assassiner : « une
sorte de perversité cruelle me pouss[ait] là, dans cette pauvre maison, tout
naturellement48. » De même, c’est du point de vue de la nature, et sans plus
de considérations morales, que le colonel de « Âmes de guerre (IV) » envisage
le cannibalisme :
De fait, l’achat de cet immeuble […] classait les Pasquain, les élevait d’un
rang, au-dessus des menus bourgeois non hiérarchisés. Les demoiselles Pasquain
prirent tout de suite des airs plus hautains, des manières plus compliquées, et
tout de suite, elles « jouèrent à la grande dame », ce que les voisins trouvèrent,
d’ailleurs, naturel et obligatoire. Il fallait bien faire honneur à une aussi belle
propriété.50
Conclusion
En dépit de la dimension comique du conte cruel, il ne faudrait pas faire
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 25
NOTES
1
« De l’essence du rire », dans Œuvres complètes, t. П, éd. Cl. Pichois, Bibliothèque de la
Pléiade », Gallimard, t. П, 1976, p. 528.
2
Ariane Mougey, « L’humour noir dans le conte cruel de Villiers de l’Isle-Adam à Octave
Mirbeau (1870-1914) », École doctorale de littératures française et comparée (Paris 4), 2014, p.
336.
3
Octave Mirbeau, Correspondance générale, tome premier, Lausanne, L’Age d’Homme, 2002,
Lettre à Paul Hervieu, 2 mars 1884, p. 342.
4
Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers »,
Cahiers Octave Mirbeau, n°17, 2010, 2010, p. 99.
5
Octave Mirbeau, Contes cruels, Paris, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2009, chapitre II, pp.
482-485.
6
Ibid., pp. 289-290.
7
Ibidem.
8
Dans « Le Colporteur » (chapitre II) également, la violence du récit du meurtre de sa propre
sœur engendre l’hilarité du narrateur (pp.309-310) : « – Une bonne farce, allez !... une bien
bonne farce... […] – Je ne suis pas bon... je suis même féroce, je crois... Étant tout gamin, j’ai tué
ma sœur, et de la plus comique façon du monde, je vous assure !... […] Finalement, elle mourut...
Hé, hé, hé ! Hurtaud laissa échapper un petit rire, doux et léger comme un son de flûte. »
9
Dans « L’Assassin de la rue Montaigne », par exemple, la légèreté de ton de l’inquiétant
personnage éponyme renforce, aux yeux du narrateur, la cruauté du personnage criminel, qui
tourne en dérision l’effroi du narrateur (pp. 326-327) : « Il riait, et dans son rire, il y avait une
ironie qui me fit mal. […] Il me prit le bras de nouveau, et d’un ton très dégagé : – Êtes-vous drôle !
me dit-il... […] Puis, tout à coup, il partit d’un grand éclat de rire. / – Ah ! oui !... parfaitement...
Elle est très drôle, cher ami !... »
10
Octave Mirbeau, Contes cruels, Paris, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2009, chapitre II, p.
439.
26 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
11
Christopher Lloyd, « Le noir et le rouge: humour et cruauté chez Mirbeau », in Centre de
Recherches en Littérature et Linguistique de l’Anjou et des Bocages de L’Ouest (dir.), Octave
Mirbeau, Actes du colloque international d’Angers du 19 au 22 septembre 1991, Presses de
l’Université d’Angers, 1992, pp. 235–248 (p. 247).
12
Octave Mirbeau, Contes cruels, Paris, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2009, chapitre VI,
p.583.
13
Patrick Besnier, « L’Entre-deux Mondes des Contes cruels », Annales de Bretagne, Tome 76,
numéro 2-3, 1969, pp. 531–539 (p. 535) : « La pensée de Villiers, ses intentions, pouvaient varier
de l’une à l’autre, ce qui entraîne certaines superpositions d’ironie et de poésie à l’intérieur d’un
même conte. De là vient l’ambiguïté d’un récit comme « Le secret de l’ancienne musique » : Le
vieux joueur de chapeau-chinois réunit deux idées contradictoires : héros tragique, représentant
d’un passé grandiose et d’un art secret, c’est aussi un personnage ridicule et dérisoire […]. Il semble
bien que les deux aspects soient voulus par Villiers dans leur juxtaposition surprenante ; l’examen
des variantes d’une publication à l’autre montre qu’il renforce en même temps les deux visages,
grotesque et poétique, de son héros. »
14
Annick Peyre-Lavigne, Vers une poétique de la cruauté, à partir des contes cruels de :
Maupassant, Mirbeau, Villiers de l’Isle Adam, Angers, 1995, p. 11.
15
Il écrit d’ailleurs, dans la préface du Spleen de Paris : « J’ai essayé d’enfermer là-dedans toute
l’amertume et toute la mauvaise humeur dont je suis plein. »
16
Pour plus de détails sur cette ambivalence, voir Patrick Besnier, « L’Entre-deux Mondes des
Contes cruels », Annales de Bretagne, Tome 76, numéro 2-3, 1969, pp. 531–539.
17
http://www.remydegourmont.org/vupar/rub2/villiers/notice01.htm.
18
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012,
introduction, p. 3.
19
Jean Decottignies, Villiers le taciturne, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 22.
20
Baudelaire, De l’essence du rire, IV.
21
M. Bouchor, Le Romantisme allemand, numéro spécial des Cahiers du Sud, sous la direction
d’Albert Huguin, p. 14 : « Pris dans les jeux de l’être et du paraître, […] l’homme ne sépare plus
la plénitude du chaos. Et pour considérer sa propre vie, il aura toujours en réserve à la fois une
larme et un sourire, une prière et une imprécation, un hymne et un chant funèbre. [...] Et la
conscience de cette coexistence des contraires, cette lucidité qui voit se former et se dissoudre le
mirage universel, perçoit l’agilité maligne ou narquoise de la vie, mais frémit en même temps aux
appels du divin [...], voilà ce que les romantiques ont appelé l’ironie. »
22
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012,
introduction, p. 55.
23
Ibidem, p. 26.
24
Outre les manipulations lexicales, Villiers joue volontiers sur la typographie, qui renvoie à
l’aspect oral du conte conçu pour être lu à haute voix, et dont l’usage peut être considéré comme
une figure de style qui focalise l’attention et charge de sens les mots auxquels elle s’applique.
Ainsi, les mots en capitales d’imprimerie ou en italiques sont ceux sur lesquels le conteur entend
mettre l’accent, et ce procédé, dont Villiers use très abondamment, est encore plus signifiant
lorsqu’il appuie la chute du conte, dont il sert alors à amplifier le caractère ironique, comme dans
« Le plus beau dîner du monde », qui se clôt sur cette absurdité : « Le même…ET CEPENDANT
LE PLUS BEAU ! »
25
Claude Herzfeld, Le Monde imaginaire d’Octave Mirbeau, Société Octave Mirbeau – Presses
de l’Université d’Angers, 2001, p. 67.
26
Pierre Schoentjes, Poétique de l’ironie, Paris, 2001, p.128.
27
Angela Di Benedetto, « La parole à l’accusé : dire le mal dans les Contes cruels », Cahiers
Octave Mirbeau , n° 17, 2010, p. 112.
28
Ibidem, p. 113.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 27
29
Octave Mirbeau, Contes cruels, Paris, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2009, chapitre II, p.
508.
30
Ibidem, p. 260
31
Lettre de Villiers à Mallarmé, 27 septembre 1867, Correspondance générale, tome 1, p.
113.
32
Jean Decottignies, Villiers le taciturne, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 84.
33
Ibidem, p. 115.
34
Françoise Sylvos, « L’essence cruelle du rire : Villiers de l’Isle-Adam », Romantisme, 1991,
vol. n° 74, pp. 73–82 (p. 78).
35
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier poche, 2012, p.
112.
36
Ibidem, p. 111.
37
Françoise Sylvos, « L’essence cruelle du rire : Villiers de l’Isle-Adam », Romantisme, 1991,
vol. n° 74, pp. 73–82 (p. 78)
38
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012, p.
50.
39
Pour exemple, voir l’analyse de Jean Decottignies sur la polysémie du mot « rachetée » à la
fin des « Demoiselles de Bienfilâtre », in Villiers le taciturne, Presses Universitaires de Lille, 1983,
pp. 35-36 : « Autres valeurs lexicales, autre logique : impossible de lire ce texte, sans entendre à
la fois ceci et cela. […] Comment ne pas reconnaître, en cette ultime tractation, cette «ironie fréné-
tique», ce «dilettantisme du paradoxe et du scandale» que Vladimir Jankélévitch définit comme
l’essence du «cynisme» ? […] L’ironiste, nous le savions déjà, est ce stratège retors qui s’arme de la
loi contre le législateur même. Pouvait-il faire moins, pour mettre le comble à son cynisme, que
de solliciter notre suspicion à l’égard de sa propre parole ? »
40
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012,
introduction, p. 36.
41
Ibidem, p. 206.
42
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012, p.
181.
43
Ibidem, p. 260.
44
Jean Decottignies, Villiers le taciturne, Presses Universitaires de Lille, 1983, p. 25.
45
Octave Mirbeau, Contes cruels, Paris, Les Belles Lettres/ Archimbaud, 2009, chapitre II, p.
240.
46
Ibidem, p. 460.
47
Ibidem, p. 340.
48
Ibidem, p. 529.
49
Ibid., chapitre IV, pp. 412-413.
50
Ibid., chapitre V, p. 514.
51
Auguste de Villiers de l’Isle-Adam, Contes cruels, Paris, Classiques Garnier Poche, 2012,
introduction, p. 25.
52
Fernando Cipriani, « Cruauté, monstruosité et folie dans les contes de Mirbeau et de Villiers »,
Cahiers Octave Mirbeau, n° 17, 2010, p. 10.
28 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
UN JOURNAL EN POCHE
I Prolégomènes
1. Stéphane Mallarmé a tenté de penser le Livre, en tant qu’il serait le but
de toute chose : « … tout, au monde, existe pour aboutir à un livre1 ». Lorsqu’il
énonce, ainsi, cette proposition, il prend le parti de l’écrivain, authentique
engagement littéraire, voire simplement scriptural.
Si donc, tel, le Livre est le but de toute chose, il convient cependant d’en
cerner, au moins, la forme en tant qu’il est un objet, concret et, matériel,
manipulable. Comme la dalle du minuscule tombeau dont parle le poète porte,
gravée, l’inscription de qui y gît, l’habitant définitif de ce lieu sinistre voué à
l’évocation d’une histoire passée, le Livre, pareillement, porte sur son recto,
l’inscription de celui qui, de même, y gît, à travers les mots choisis pour un
quelconque récit. Car, quel qu’il soit, le Livre, assemblage de feuillets d’un
texte autographe, protège les pages imprimées par le moyen d’un plat infor-
matif moins fragile, une couverture, dont la surface offre, au moins le Titre, le
nom de l’Auteur, et celui de l’Editeur.
Parfois, cet espace immédiat reçoit l’agrément d’une image, dont, rare de
son temps, Mallarmé ne dit mot, tant l’esprit du poète se perd, délice
d’écrivain, dans les mots qu’il a tracés de sa main, dont la presse, sur le papier,
hollande ou japon, transforme l’apparence pour un lecteur inconnu, à venir.
Plus loin, dans ce même texte, il écrit : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on
s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur », imprévoyant de
ce qui, plus tard, transformera cet espace premier, dans les éditions populaires,
dites «de poche», en sorte, efficace, d’attirer, précisément, le lecteur.
3. La laideur se vend mal3. Par le choix du titre de son livre majeur (1953),
Raymond Loewy montre la mise en jeu de la forme et du contenu dans le
monde commercial. La société marchande, particulièrement aux U.S.A., n’a
cessé de chercher les moyens les plus efficaces afin de promouvoir la consom-
mation, soit le développement des profits, et donc avide de trouver des solu-
tions pour booster les ventes. L’exemple de la « reformulation visuelle » du
paquet de Lucky Strike, en 1940, par le designer, et de ses conséquences sur
le marché du tabac, est à ce titre, particulièrement significatif.
II La Littérature populaire
Mis à part les brochures de la Bibliothèque bleue4, que les colporteurs diffu-
saient sur tout le territoire, en particulier dans les campagnes, simples recueils
d’almanachs, de légendes et de conseils divers, les premières éditions de poche
sont apparues au début du XXe siècle. Volumes de petit format (« de poche »),
collés et non cousus, couverture souple, papiers et typographies de basse
qualité, ces éditions populaires exploitaient des textes de peu d’intérêt dans le
cadre du développement de la lecture. C’est à Londres que sont apparues, en
1935, les premières éditions de ce type, mais soucieuses de promouvoir des
textes de bonne qualité en tous domaines : les éditions Pinguin.
En France, sera créé en 1953, le Livre de Poche, édition qui prend le pari
de mettre à la portée de chacun la véritable littérature.
Cependant, ces ouvrages se conforment aux objectifs commerciaux, soit
s’adapter à une « cible » populaire. D’où la nécessité d’inventer un produit
capable d’attirer une clientèle peu habituée à l’achat de livres. C’est ainsi que
Le Livre de Poche inaugure des couvertures illustrées en couleurs adaptées aux
ouvrages des grands auteurs. Rappelons qu’en son temps, les années 1950,
cette manière de traiter la « grande littérature » a suscité de nombreuses réac-
tions critiques de la part d’écrivains et d’éditeurs habitués à la sobriété édito-
riale des grandes maisons d’édition. Preuve, s’il en était, que le Livre et la
Littérature conservaient encore un caractère élitiste (de classe ?).
On peut noter à cet égard que, lorsque Gallimard, en 1945-48, s’autorisera
à publier des Polars (sous-littérature, à cette époque), la couverture de la
célèbre Série noire, reste sobre, ne sera jamais illustrée. L’image de l’éditeur
doit persister…
III Couverture
Objet du Premier regard sur un livre, un texte et sa lecture possible, la
Couverture, son choix, est l’élément visible liminaire qui caractérise le volume,
son identité originale. Illustrée ou pas, elle est l’Image avant le Texte, et sa
lecture.
La Couverture, qui n’est pas là pour cacher, incite, à l’inverse, à l’ouverture,
à la Découverte. Illustrée d’une image, si discrète soit-elle, la couverture engage
30 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
dos, tourné vers la gauche, se détachant sur un vide, espace « abstrait » malgré
une ombre discrète qui suggère le sol. C’est la figure conventionnelle de la
Femme de chambre : longue robe bleu sombre, tablier blanc. La pose, tête
basse, main derrière le dos, laisse imaginer un climat de culpabilité. Image
riche de significations relatives au statut et quotidien de la Femme de chambre
de ce temps, plus largement des domestiques.
- Le titre du roman, inscrit au-dessus de l’illustration, se répète dans l’image,
manuscrit en noir, le long du dos du personnage, tel un poids ou une barrière
qui fixe la servante, immobile, là. Ce texte (titre), qui déroule ses mots de la
tête aux pieds, s’accorde directement à ce qu’il énonce, soit l’écriture d’un
Journal, élément auto-réflexif dont l’emplacement (le dos de la femme) dit le
caractère secret de tout Journal. À s’investir dans cette image – le
photographique nous y invite –, on imagine que les réprimandes subies, venues
de la patronne, se trouvent compensées par l’écriture secrète du Journal.
Les mérites de cette image doivent être évidemment attribués à l’affiche
originale du film. La référence au cinéma fait référence au réalisme de l’image
filmique, à la notoriété des acteurs-
actrices, montrant l’intérêt d’une
intrigue (roman) portée à l’écran et
une certaine modernité de ce roman
« ancien ». Dans tous les cas la rela-
tion Littérature-Cinéma implique une
certaine qualité du texte.
Notons que l’édition précédente
de ce roman, en 2002, faisait déjà
référence au cinéma, mais utilisait un
photogramme du film (NB) de Luis
Buñuel (gros plan sur le visage de
Jeanne Moreau), et non une affiche.
V Conclure ?
L’étude (sommaire) de ces trois conceptions « illustratives », significatives
des choix éditoriaux, impliquant le fait qu’aucune image ne saurait dire pleine-
ment un texte, quel qu’il soit, moins encore un écrit romanesque. Et la couver-
ture ne saurait dire la totalité de ce qu’elle couvre.
1. Centré sur l’auteur, fictionnel, du journal. L’héroïne est seule, telle une
icône, insistant sur son statut servile, voire honteux, mais dont la revanche est
inscrite « à la lettre » (le titre). En complément, le titre, met en valeur « Le
Journal » (coupure) sous le nom de l’auteur, comme pour laisser, un instant,
un doute quant à l’auteur du journal.
2. Ici, l’image met en valeur un personnage majeur, la Bourgeoise. Symbole
iconique de la bourgeoisie, celle du XIXe siècle, elle incarne le personnage
central du roman. La femme de chambre conserve sa place secondaire, loin
de l’auteur de fiction du roman.
3. La dernière illustration, dont la qualité « culturelle » est nettement moins
honorable, implique des intentions bien loin de l’aura de la Littérature, tant
elle apparaît un peu racoleuse, laissant imaginer quelque histoire licencieuse.
Pour chacun de ces trois exemples, la lecture induite par ces couvertures
est révélatrice de différentes conceptions du texte.
Mais alors, la couverture aurait-elle une influence sur la lecture qui doit
suivre l’achat ? La particularité de chacune doit-elle colorer la lecture en ce
que l’image, avec son accroche, sa polysémie, excite l’imagination et peut être
productrice de fantasmes, conscients ou pas, et donc guider, orienter, condi-
tionner la lecture. Jusqu’à laisser imaginer trois œuvres différentes ? La couver-
ture serait ainsi un Embrayeur de sens.
La particularité dominante de ce roman réside-t-elle dans la forme
« Journal », dans la critique de la bourgeoisie du XIXe siècle, ou du suivant, ou
dans l’analyse du statut des domestiques, la condition des femmes, ou dans
son style littéraire ? Etc.
Octave Mirbeau se trouve ainsi mis en morceaux, comme si les éditeurs se
partageaient le contenu de l’œuvre pour en montrer un aspect particulier,
considérant que c’est celui-ci qui permettra une meilleure vente.
Autrement dit, le roman de Mirbeau révèle sa richesse du fait même de
cette diversité que d’autres éditions permettraient sans doute de confirmer.
Si l’on peut supposer que les questions relatives aux problèmes commer-
ciaux sont les mêmes, ou presque, pour tout éditeur, la manifestation de la
part culturelle attachée à ce produit, la Littérature, se manifeste, nous l’avons
vu, diversement
En effet, pour chaque édition, chacun invente la couverture (mise en page,
typographies, iconographie) capable d’induire un type de produit propre à
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 37
Michel DUPRÉ
Maître de conférences honoraire,
Université Paris I Panthéon-Sorbonne
NOTES
1
Stéphane Mallarmé (1842-1898), « Quant au livre », 1895. In Mallarmé, œuvres complètes,
Bibliothèque de La Pléiade, 1974
2
Alfred Korzybsky (1879-1950), mathématicien, sémanticien américain d’origine polonaise.
Une carte n’est pas le territoire, 1950, Éditions de New-York, 1966. Plus loin, il cite l’exemple du
mot moderne, dans le Manifeste du parti communiste de Marx-Engels, qui doit être entendu dans
son temps, 1848, et ne concerne pas le XXe siècle, montrant l’importance des modes de lecture
et de pensée.
3
Raymond Loewy (1893-1986), designer franco-américain, fondateur de l’esthétique indus-
trielle.
4
Créée à Troyes par Nicolas Oudot, au début du XVIIe siècle.
5
Contradiction purement idéologique en ce que la culture est forcément dépendante du
commerce. Mais il n’est pas correct d’associer art et argent.
6
Le roman est paru en 1900.
7
Sorti en salle en avril 2015.
8
Etienne-Maurice Falconet, Baigneuse, marbre, musée du Louvre. Les catalogues de la
Manufacture d’armes et cycles de St Etienne (1894) offraient ce genre de sculptures, « Sujets en
bronze massif véritable, ciselé et terminé à la main », signe d’une mode propre à la moyenne
bourgeoisie.
9
Cette même œuvre, utilisée pour la couverture de La Parure de Maupassant, chez Librio-
Littérature, est amputée de sa partie basse, mais conserve sa verticalité.
38 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
d’Anna est à peine audible. Le point commun entre les deux est qu’elles ne
reculent pas devant le crime, ou du moins l’idée du crime. Célestine se dit
prête à aller jusqu’au crime par amour, tandis qu’Anna commet un double
meurtre pour des raisons qui restent obscures, mais qui ont aussi un lien avec
l’amour.
Ces deux romans, à travers la représentation de la domesticité, donnent à
réfléchir sur l’état de la société dans laquelle ils ont été conçus. Ils sont tour à
tour des miroirs, des mises en garde et des réflexions sur le pouvoir de la parole
et les dangers de la doxa.
Nous voulons, dans cet article, nous interroger sur la question de la domes-
ticité, qui engendre, dans les deux textes, un processus de déshumanisation
de l’individu aboutissant à la révolte ; c’est voir en quoi consiste la misère de
la domestique, qui n’est pas juste matérielle, mais aussi spirituelle ; c’est
explorer l’amour impossible qui se crée dans la relation maîtresse-domestique
et qui engendre la perversion ; c’est, enfin, tenter de montrer ce que ces deux
romans de la domesticité révèlent, avec un humour teinté de tristesse, de la
vanité de la parole.
éprouver de la haine et se
révolter. Célestine est
consciente du pouvoir des
domestiques : « Quand je
pense qu’une cuisinière, par
exemple, tient, chaque jour,
dans ses mains, la vie de ses
maîtres... une pincée d’arsenic
à la place de sel... un petit filet
de strychnine au lieu de
vinaigre... et ça y est10 !... » Elle-
même ne va pourtant pas
jusque-là et se contente d’être,
par son silence, la complice de
Joseph lorsqu’il cambriole leurs
maîtres. Elle se vengera des
humiliations qu’elle a subies en
devenant à son tour une
maîtresse tyrannique et, en ce
sens, on peut parler d’une
révolte inefficace, car elle ne
fait que perpétuer un système
de domination du plus faible.
Jeanne Moreau, dans l’adaptation du Les derniers mots du texte
Journal d’une femme de chambre n’excluent pourtant pas des
par Luis Buñuel (1964) crimes à venir. Ces crimes,
qu’elle dit être prête à perpé-
trer par amour pour son mari, ne peuvent être que répugnants, si on considère
que Joseph est non seulement un antisémite, mais sans doute aussi un violeur,
un pédophile et un meurtrier. Vivre un « bonheur dans le crime11 » aux côtés
de Joseph n’est donc pas anodin. La révolte d’Anna paraît beaucoup plus
sanglante car elle est en opposition totale avec son attitude durant tout le
roman. Lorsqu’elle est présentée par son oncle à Mme Vizy, elle n’exprime sa
révolte que par un hochement de tête imperceptible, un « geste silencieux de
révolte ancillaire12 », qui agace Mme Vizy. Mais, après cette scène, elle ne
donnera aucun autre signe d’insubordination. Il y a donc une apparente contra-
diction entre le meurtre et la vie d’Anna.
Pourquoi Anna passe-t-elle à l’acte ? Pourquoi va-t-elle si loin, elle qui était
justement si douce ? Le roman n’apporte pas de réponses à ces questions, mais
certaines pistes sont données.
42 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
qu’elle n’aime que le travail et cela semble vrai d’une certaine manière. Elle
ne peut pas aimer ce qu’elle ne connaît pas, et la seule chose qu’elle connaisse
est le travail ; en dehors du travail, il n’y a pour elle que le vide. Lors de ses
rares moments de liberté, comme lorsque Mme Vizy lui dit de sortir se promener
le cinquième dimanche, le désœuvrement l’écrase.
Son inculture et sa simplicité font d’elle un être proche de l’animal et c’est
la raison pour laquelle, lorsqu’elle passera à l’acte, sera évoquée la « cruauté
bestiale dont l’assassin avait fait preuve17 ». L’animalité d’Anna ne se résume
pas à sa simplicité, elle se traduit aussi par une sensibilité extrêmement déve-
loppée, qui se manifeste par l’odorat et la vue. Là encore on n’est pas loin de
l’univers du Journal d’une femme de chambre, où les odeurs (nauséabondes
en général) sont souvent mentionnées. Célestine évoque avec dégoût, par
exemple, la cuisine où elle prend ses repas avec les autres domestiques : « Il y
circule des odeurs de vieille graisse, de sauces rances, de persistantes fritures.
Pendant que nous mangeons, une marmite où bout la soupe des chiens exhale
une vapeur fétide qui vous prend à la gorge et vous fait tousser... C’est à
vomir18 !... » En ce qui concerne Anna, elle ne parle pas, mais elle sent. Son
odorat est très développé et certaines odeurs la dégoûtent au plus haut point :
« Elle percevait une indicible puanteur, comme à la pharmacie, une odeur
perçante, froide, qui la prenait au nez de plus en plus obstinément, qui lui
tordait les entrailles. [...] Elle avait voulu s’enfuir dès le premier instant, et si elle
n’écoutait que son instinct, elle prendrait la fuite sans dire au revoir19 ». Cette
allergie ne fera que se développer au fil du temps et « quoi qu’elle fît, elle ne
parvenait pas à s’habituer à cette place. Son odorat, fin comme celui d’un chien,
résistait20 ». Sa sensibilité se manifeste aussi par la vue ; elle est particulièrement
sensible à la disposition des meubles et aux couleurs. Certains meubles lui
inspirent « une terreur sans nom21 ». Anna ressemble à un animal, mais aussi à
une enfant, comme l’indique sa trompette dans son baluchon. Lorsqu’elle
observe Mme Vizy pour la première fois, celle-ci lui fait penser à un oiseau
inconnu22. Voyant que Jancsi la délaisse, elle pense qu’il est fâché contre elle
et va le trouver pour s’excuser. Sa simplicité et son manque de connaissance
des mécanismes psychologiques (les siens propres comme ceux des autres) la
handicapent dans ses rapports avec les autres et la maintiennent au seuil de
l’âge adulte.
L’absence de langage et l’inconscience ontologique sont deux phénomènes
intrinsèquement liés. Anna ne parle pas parce qu’elle n’existe pas. Comme le
souligne Heidegger, « le langage est la maison de l’Être23 ». L’être d’Anna n’a
pas de maison, et il peut être rapproché du concept d’« Être jeté » (Die
Geworfenheit), développé par le philosophe allemand dans Être et Temps. Ce
phénomène unitaire signifie que l’être en question n’est jamais la cause de son
être-au-monde, de ses actions, et se trouve dans l’ignorance de la fin, devant
44 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
doute gênée25 ». Le prénom « était tombé sur elle comme quelque chose d’aussi
blanc que la manne26 ». Comme sa tante, Jancsi lui aussi sera séduit par le
prénom de la jeune domestique. Anna est pour lui « le plus beau nom de
femme, un nom porteur de la promesse éternelle, sous une forme espièglement
conditionnelle27 ». En ce qui concerne son nom de famille, il se confond en
hongrois avec l’adjectif « doux28 », ce qui justifie le choix du titre français dans
la nouvelle édition.
En réalité, Anna n’a rien de moelleux et la couleur qui peut lui être associée
est davantage le rouge que le blanc. Elle est à l’opposé de tout ce qu’incarne
Mme Vizy, qui elle est sous le signe du blanc. Toutefois, même si les deux
femmes semblent aux antipodes l’une de l’autre, certains éléments établissent
des ponts entre elles, créant une relation ambiguë.
III. Maîtresse-domestique : un amour impossible
La relation qui s’établit entre la maîtresse et sa domestique est une relation
très particulière, qui ne ressemble à aucune autre. Il ne s’agit ni d’une relation
filiale ou amicale, ni d’une relation d’employeur à salarié, mais de tout cela à
la fois, avec en plus une dimension érotique.
Mirbeau insiste sur le caractère spécifique du statut de la femme de
chambre, qui est « quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux
qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre... [...] un
monstrueux hybride humain... Il n’est pas du peuple, d’où il sort ; il n’est pas,
non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend29 ». Kosztolányi semble
prolonger la réflexion de Mirbeau lorsqu’il affirme qu’il s’agit de « l’être le plus
proche et le plus lointain, l’amie et l’ennemie en une seule personne : la mysté-
rieuse invitée, l’invitée énigmatique de tout foyer30 ». Monstrueux hybride ou
invitée énigmatique, la domestique entretient un rapport complexe avec sa
maîtresse, qui peut parfois s’apparenter à une forme d’amour à l’envers. Dans
Le Journal d’une femme de chambre, différentes formes d’érotisme et de
perversion sont données à voir, mais le monde décrit par Mirbeau apparaît
comme un univers où toute forme d’amour véritable est impossible. C’est aussi
l’impression qu’on peut avoir en lisant Anna la douce, dans la mesure où ni le
mariage des Vizy, ni la brève aventure d’Anna et Jancsi, ne reposent sur une
forme d’amour authentique. C’est plutôt dans la relation unissant Mme Vizy et
Anna que l’amour se donne à voir, mais d’une manière pervertie.
Par certains côtés, Angéla Vizy ressemble à Euphrasie Lanlaire. Elle a la
même « bienveillance chicanière » que cette dernière lorsqu’elle dit « comme
ça, ma fille… comme ci, ma fille… sur la table… Mais par miséricorde, pas près
du bord, ça va tomber31… » ; par ailleurs, l’avarice est l’un de ses défauts ; elle
est maniaque et a horreur du gaspillage, à l’instar de Mme Lanlaire qui compte
les pruneaux et gronde Célestine lorsqu’elle se rend compte que celle-ci en a
mangé deux. Mme Vizy est aussi une femme malheureuse qui, non seulement
46 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
a perdu son enfant, mais vit avec un mari qui la trompe, sans compter les humi-
liations qu’elle a dû subir à l’époque communiste.
D’une certaine manière Mme Vizy est très différente d’Anna, ce qui paraît
logique étant donné la différence sociale qui les sépare. Elle apparaît d’emblée
comme une femme hautaine, qui ne répond pas au salut de Ficsor et affiche
du mépris, voire du dégoût, pour les domestiques, allant jusqu’à singer Katitza,
son ancienne bonne ; ses beaux cheveux couleur d’ambre sont à l’opposé des
cheveux d’Anna, abîmés, de même que ses tenues élégantes n’ont rien de
commun avec la vieille robe abîmée que porte Anna en permanence. Malgré
ces différences, cependant, des parallèles s’établissent rapidement entre les
deux femmes. Comme Anna, Angéla vit une vie misérable sur le plan affectif,
sexuel et spirituel. Sa vie est vide et dépourvue de sens. Comme Anna encore,
elle a perdu son enfant et a frôlé la folie à certains moments, ayant même été
internée dans un sanatorium. Superstitieuse, elle cherche un sens caché dans
sept grains de riz ou un miroir brisé. La quête de la domestique idéale devient
pour elle une obsession névrotique et une façon de fuir la vacuité de son exis-
tence, de la même manière qu’Anna se jette à corps perdu dans son travail.
On peut dire que toutes les deux évitent de regarder en face la réalité de leur
vie.
Le comportement d’Anna à
l’égard de Mme Vizy est teinté de
mimétisme. Comme Célestine,
qui se vantait d’avoir des tenues
de dame et imitait les grandes
dames chez qui elle travaillait,
Anna prend sa maîtresse pour
modèle. Elle admire les robes et,
« comme la plupart des bonnes,
elle se mit elle aussi à imiter sa
patronne. Elle se lissait les cheveux
tout comme Mme Vizy et souvent,
quand des gens de connaissance
téléphonaient, il ne savaient pas
s’ils entendaient sa voix ou celle de
sa maîtresse32 ». Plus troublant
encore, quand le conseiller la
questionne après le meurtre, elle
ne répond que « oh » et « se
caressa les cheveux du geste
affecté et maniaque qu’elle avait
appris de sa maîtresse33 ». C’est
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 47
comme si pour devenir entièrement Mme Vizy et prendre ainsi sa place, Anna
avait dû la supprimer.
Au-delà du mimétisme, la relation qui se crée entre Anna et sa maîtresse
ressemble plus à une relation amoureuse qu’à un rapport maîtresse-domes-
tique. Avant même de faire la connaissance d’Anna, Mme Vizy est obsédée par
la mystérieuse inconnue, et dans son obsession l’idée de possession est
centrale : « Elle était tourmentée par une sorte de remords : elle avait été infidèle
à Anna, elle avait voulu la tromper, la quitter pour une autre ; et elle décida
que, coûte que coûte, elle l’aurait34 ». Une fois qu’Anna est à son service, elle
a le sentiment de la posséder réellement et se plaît à dire « mon Anna à moi35 »,
allant même jusqu’à l’idée incongrue d’une photo commune. Cette relation
ambiguë, qui se crée entre la maîtresse et la domestique, n’est pas sans rappeler
ce qu’écrit Célestine à ce sujet, lorsqu’elle insiste sur le caractère érotique du
rapport maîtresse-domestique. L’héroïne mirbellienne aime par-dessus tout
voir ses maîtresses nues et pénétrer dans leur intimité, car « de cette façon,
elles deviennent pour vous autre chose qu’une maîtresse, presque une amie ou
une complice, souvent une esclave36… ». Cette idée est reprise presque mot
par mot par Kosztolányi, lorsqu’il note qu’« indéniablement, Mme Vizy était à
présent beaucoup plus esclave qu’elle ne l’avait jamais été avec n’importe
laquelle de ses bonnes37 ». La dialectique du maître et de l’esclave est un
combat qui se joue dans la sphère de l’intime, où la plus forte est celle qui
s’immisce le plus dans l’intimité de l’autre.
Bien qu’Anna tue les époux Vizy, c’est sa maîtresse qu’elle voulait tuer,
comme elle l’explique à l’inspecteur, en précisant qu’elle ne voulait pas faire
de mal à Monsieur, qu’il lui avait simplement fait peu38. Le meurtre lui-même
ressemble à une scène d’amour : lorsqu’Anna pénètre dans la chambre, elle
tient la main de Mme Vizy et, en poussant Anna, Mme Vizy l’enlace. Le coup de
couteau est planté en plein cœur, dans ce même cœur qui s’est montré si froid.
C’est avec un « gros couteau de cuisine », qu’Anna poignarde Mme Vizy, c’est-
à-dire avec son outil de travail. C’est en tant que femme qu’elle tue sa
maîtresse, mais aussi en tant que domestique ; le couteau de cuisine réunit les
deux facettes d’Anna, qui est à la fois une figure nourricière et meurtrière.
L’amour qui unissait Anna à Mme Vizy était un amour mère-fille impossible, où
Anna incarnait à la fois le rôle de la fille (celle qui est jeune, qui fait la fierté du
foyer) et de la mère (celle qui nourrit et qui fait du foyer un lieu hospitalier).
Chez Mirbeau il y a souvent un parallèle entre la relation maîtresse-domes-
tique et maître-domestique. Dans les deux cas, c’est le corps de la domestique
qui est en jeu. Aussi bien pour le maître que pour la maîtresse, la domestique
est perçue avant tout comme un corps (outil de travail pour l’un, objet sexuel
pour l’autre), et non comme un sujet agissant. Ce parallèle réapparaît chez
Kosztolányi dans la relation d’Anna avec Jancsi. Tout comme Mme Vizy, son
48 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
neveu profite de la présence physique de la jeune fille. Pour Péter Balassa, « la
liaison de Jancsi avec Anna est ainsi le pendant des relations Anna-Mme Vizy, car,
dans les deux cas, il s’agit d’une forme renversée de l’affection, de l’amour. Mme
Vizy, assurément, aime Anna, mais d’une affection exaltée et pervertie39 ».
L’exploitation, dans les deux cas, va de pair avec une absence totale de
communication et entraîne une déshumanisation de la domestique.
On ne connaît pas la raison exacte du meurtre commis par Anna. Ce peut
être parce que son projet de mariage est tombé à l’eau à cause de sa maîtresse,
mais aussi pour des raisons plus obscures. Le soir du meurtre, Anna est double-
ment déçue : elle voit Jancsi danser avec Mme Moviszter et sa maîtresse, quant
à elle, lui parle durement, la chassant quand elle vient débarrasser la table, et
lui disant qu’elle en a assez d’elle40. En outre, les deux formes d’amour qu’Anna
avait connues se révèlent décevantes ; les deux êtres auxquels elle s’était atta-
chée la rejettent comme un rebut. En tuant, Anna agit de son propre gré pour
la première fois de sa vie et passe ainsi du statut d’objet à celui de sujet.
La question du pourquoi est certes importante, mais reste malgré tout
secondaire dans le récit. Le premier et le dernier chapitre du texte montrent
que Kosztolányi, tout comme Mirbeau, nous raconte une histoire avec un
arrière-plan politique et veut nous faire réfléchir sur la société.
tions et des êtres. Son rire est un rire canaille, un rire qui a pour fonction de
dévoiler les turpitudes de la classe dirigeante. Nous sommes proches par
moments de l’esprit de Molière, qui explique, dans la préface du Tartuffe, que
« c’est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée de tout le
monde49 ». La figure de Figaro n’est jamais loin non plus, et l’on ne peut s’em-
pêcher de penser à son irrévérence ironique vis-à-vis de son maître. Mais le
rire mirbellien est aussi un rire triste. Dans sa dédicace au journaliste français
Jules Huret, Mirbeau insiste précisément sur cet aspect du comique, qui n’est
jamais éloigné du regard pessimiste qu’il porte sur l’humanité : « C’est que nul
mieux que vous [...] n’a senti, devant les masques humains, cette tristesse et ce
comique d’être un homme... Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer les
âmes hautes50 ». En d’autres termes, le but de Mirbeau, à travers cette œuvre,
est de faire rire son lecteur tout en l’attristant, pour mieux lui faire voir la réalité
du monde.
Dans le roman de Kosztolányi, le rire occupe une place tout aussi impor-
tante. Comme le souligne János Szávai dans « Le rire de Kosztolányi », les effets
comiques sont nombreux dans la narration, ainsi que les situations de vaude-
ville. Cela est visible, par exemple, lorsque Mme Vizy utilise le jargon commu-
niste pour répondre à Ficsor quand celui-ci cherche à se faire pardonner son
passé rouge lors de la chute de la Commune, ou encore lorsque Jancsi est
effrayé par le poulet d’Anna au moment où il se glisse dans son lit. Toutefois,
c’est surtout le fait que le premier et le dernier chapitre détruisent l’illusion
fictive qui accentue l’ironie qui plane sur l’ensemble du récit. Comme les
romantiques allemands, l’écrivain hongrois montre qu’il ne prend pas au
sérieux ses personnages. L’humour, dès lors, n’est point comique et « il sert, au
contraire, à exprimer la mélancolie, le tragique ou, si l’on veut, l’absurdité de la
vie. Humour lucide, humour qui fait mal, mais qui détend en même temps51 ».
En définitive, le rôle de l’humour dans ces deux romans est d’accentuer
l’absurdité des jugements hâtifs et des certitudes irrévocables. On ne peut s’em-
pêcher de penser à ces mots de Kundera : « Clair, divin, qui découvre le monde
dans son ambiguïté et l’homme dans sa profonde incompétence à juger les
autres, l’humour nous découvre l’ivresse de la relativité des choses humaines,
le plaisir étrange issu de la certitude qu’il n’y a pas de certitudes52. »
***
Le Journal d’une femme de chambre et Anna la douce sont des romans qui,
tout en explorant la condition ontologique des domestiques (déshumanisation,
misère matérielle et spirituelle, amour impossible) cherchent à mettre en
évidence des dysfonctionnements plus profonds de la société. Dans les deux
romans, deux paroles s’opposent. D’un côté, on a une parole authentique
(incarnée par les mots de révolte de Célestine et le silence d’Anna, qui est lui
52 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
aussi une forme d’expression), de l’autre, une parole vaine et superficielle, qui
patine à la surface du monde et ne va jamais au fond des choses. Par leur
humour teinté de tristesse, Mirbeau et Kosztolányi rappellent l’importance du
discernement.
Dans Le Journal d’une femme de chambre, Célestine incarne l’évolution de
la France au tournant du siècle. Elle apparaît comme l’héritière de la France
des Lumières et des valeurs révolutionnaires, mais son esprit est confus en cette
fin de siècle qui lutte contre une décadence inévitable qui mènera droit aux
deux guerres mondiales. Elle a l’irrévérence et la liberté d’esprit en elle, mais
des passions mortifères la condamnent à l’aliénation et à une destinée sinistre.
Anna, quant à elle, est née en 1900 et son destin semble se confondre avec
celui du siècle naissant, un siècle qui n’est plus dans l’hésitation de la fin-de-
siècle, mais s’engouffre dans une violence que la raison ne saurait expliquer.
Contrairement au roman de Mirbeau, dans lequel aucun personnage n’in-
carne des valeurs positives, dans Anna la douce la figure du docteur Mowiszter
personnifie la sagesse et l’humanisme et est en quelque sorte le porte-parole
de l’écrivain. Ce personnage introduit une note d’optimisme dans le récit, qui
est inexistante dans le roman de Mirbeau, foncièrement pessimisme. L’histoire
semble néanmoins avoir donné raison à Mirbeau.
Lisa RODRIGUES SUAREZ
(Brésil)
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 53
NOTES
1
Sándor Márai, Mémoire de Hongrie, Albin Michel, 2004, p. 139.
2
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, Viviane Hamy, 1992, p. 43.
3
Ibid, p. 60.
4
Ibid.
5
Ibid, p. 116.
6
Ibid, p. 126.
7
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, Buchet/Chastel, Pierre Zech éditeur,
Paris, 2001, p. 559.
8
Ibid.
9
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 170.
10
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 573.
11
On sait que Mirbeau s’est inspiré de la nouvelle de Barbey d’Aurevilly.
12
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 86.
13
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 405.
14
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », Regards sur
Kosztolanyi, A.D.E.F.O., Paris, Akadémiai Kiadó, Budapest, 1988, p. 22.
15
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 81.
16
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », op. cit., p. 22.
17
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 268.
18
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 398.
19
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 85.
20
Ibid, p. 100.
21
Ibid, p. 103.
22
Ibid, p. 88.
23
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. Roger Munier, Aubier, 1992, p. 67.
24
Voir à ce sujet l’analyse de Carmen Boustani, « L’entre-deux dans Le Journal d’une femme
de chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 8, 2001.
25
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 57.
26
Ibid, p. 57.
27
Ibid, voir la note de la traductrice en bas de la page 187 : adna est la troisième personne
du singulier du verbe « donner » – « donnerait » (jeu de mots hongrois).
28
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., Préface, p. 9.
29
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 496.
30
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 97.
31
Ibid, p. 104.
32
Ibid, p. 237.
33
Ibid, p. 270.
34
Ibid, p. 61.
35
Ibid, p. 122.
36
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 407.
37
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 111.
38
Ibid, p. 294.
39
Péter Balassa, « Kosztolányi et la misère : réflexions sur Édes Anna », op. cit., p. 23-24.
40
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 260.
41
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 465.
42
Ibid.
54 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
43
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 24.
44
Ibid, p. 35.
45
Ibid, p. 136.
46
Ibid, p. 312.
47
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture, Éditions du Seuil, 1953 et 1972, p. 29.
48
Dezső Kosztolányi, Anna la douce, op. cit., p. 292-293.
49
Molière, Le Tartuffe ou l’Imposteur, in Œuvres complètes, t. II, Gallimard, « Bibliothèque
de la Pléiade », 2010, p. 93.
50
Octave Mirbeau, Le Journal d’une femme de chambre, op. cit., p. 377.
51
János Szávai, « Le rire de Kosztolanyi », Regards sur Kosztolanyi, A.D.E.F.O., Paris,
Akadémiai Kiadó, Budapest, 1988, p. 154.
52
Kundera, Les Testaments trahis, Gallimard, 1993, p. 47.
La personnalité d’Octave Mirbeau n’a que très peu été envisagée à travers
la vertu de courage1. Il est vrai que le courage, jusqu’à une époque récente,
était devenu un impensé de la réflexion, peut-être consécutivement à la domi-
nation des sciences sociales : pour la sociologie par exemple, le courage n’est
pas un objet…
Cependant, de manière tout à fait contemporaine, un regain d’intérêt s’est
manifesté pour la vertu de courage. Ce sont différents philosophes qui ont
donné les textes les plus novateurs en actualisant et en renouvelant les apports
classiques de la philosophie morale sur le courage, tels qu’exposés par exemple
par René le Senne2, en France. Un ouvrage récent est dû à Cynthia Fleury3, il
est opportunément intitulé La Fin du courage, l’autre résulte d’un trio de
philosophes belges (Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart)4, avec
un titre plus neutre et d’inspiration plus classique : Du courage5. Ce sont les
écrits de ces différents penseurs qui vont fournir les clés d’interprétation per-
mettant de mettre en lumière le courage dont Octave Mirbeau témoigna sans
désemparer, sa vie durant.
Voici donc beaucoup de philosophes convoqués pour comprendre et
analyser la vie et l’œuvre de Mirbeau, alors même que ce dernier déclare ;
« Je ne suis pas un philosophe6 ». Y a-t-il contradiction ? Certainement pas, si
on admet que Mirbeau pensait alors aux professeurs de philosophie de son
temps (cet excellent Victor Cousin), et qu’il n’aurait pas prononcé le même
aveu s’il avait eu à l’esprit le sens de la philosophie antique selon Pierre Hadot7,
pour lequel le but est de vivre philosophiquement et non pas de philosopher
56 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
distance, l’art d’être au présent. » C’est à la fois retrouver les thèses d’Hannah
Arendt mentionnées supra, et déjà déceler dans le courage de Mirbeau son
incroyable contemporanéité au sens de Giorgio Agamben (cf. infra).
Les deux ouvrages de philosophie, ici très brièvement présentés, valent en
définitive à deux titres. D’une part, leur lecture est pleine d’enseignements et
s’avère stimulante pour la réflexion ; d’autre part, leur publication même vaut
symptôme, celui du retour de la vertu courage à l’agenda contemporain de la
pensée.
Le courage dans Mirbeau, c’est celui qui s’exprime dans son œuvre propre,
romanesque et théâtrale, et aussi dans ses activités de critique d’art. Le courage
de Mirbeau, quant à lui, est celui qui précipite inexorablement l’individualiste
dans les arènes de son temps lorsque la justice est en cause…
est sans appel : « Le Salon n’est pas autre chose qu’une énorme fumisterie, une
vilaine blague d’atelier. […] On sort de là avec d’épouvantables migraines, ahuri,
stupéfié, pour une semaine au moins28. ».
Dès lors on imagine la réaction des pouvoirs institués et de leurs affidés,
partisans silencieux de la « servitude volontaire »…
B- Le courage de Mirbeau
C’est sans doute au moment de l’Affaire Dreyfus que Mirbeau fit preuve
d’un courage constant et déterminé. Il est vrai qu’il éprouva d’abord de l’in-
différence pour ce qui ne lui sembla n’être qu’un règlement de compte propre
aux cercles de l’armée, d’autant plus qu’alors, aucun élément ne pouvait justi-
fier l’innocence de Dreyfus. Rapidement toutefois, « Mirbeau s’est jeté à corps
perdu dans la bataille. Presque chaque soir il vient à La Revue, ouvrant la porte
avec fracas, faisant résonner l’antichambre de sa voix, et de son rire éclatant29. »
En novembre 1897, il s’est engagé « passionnément, courageusement » (Pierre
Michel). Il se sépara ainsi de la position de Zo d’Axa qui lui était proche. Ce
dernier, bien que persuadé de l’innocence de Dreyfus, écrira laconiquement,
à la manière de Félix Fénéon : « Si ce Monsieur ne fut pas traître, il fut capitaine.
Passons30. »
Il est intéressant de bien noter que Mirbeau ne se présenta alors jamais en
qualité d’écrivain, à coup sûr dans la lignée vitaliste de Tolstoï, lequel était pour
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 61
lui « le contraire d’un littérateur, un homme qui vivait d’abord, qui écrivait
ensuite, tandis que le littérateur n’est pas un homme : c’est un littérateur !... Il
ne vit pas : il fait de la littérature31 !... »
Nulle agitation fébrile dans l’action de Mirbeau, mais l’expression d’une
exaspération devant l’injure faite à l’idée de justice. Il affirme avec force en
incitant au courage : « L’injustice qui frappe un être vivant – fût-il ton ennemi –
te frappe du même coup. Par elle, l’Humanité est lésée en vous deux. Tu dois
en poursuivre la réparation, sans relâche, l’imposer par ta volonté, et, si on te
la refuse, l’arracher par la force, au besoin. […] Il n’est donc pas bon que tu te
désintéresses d’un abominable conflit où c’est la Justice, où c’est la Liberté, où
c’est la Vie qui sont en jeu et qu’on égorge ignominieusement, dans un autre.
Demain, c’est en toi qu’on les égorgera une fois de plus32... »
pour justifier la fin de son appui électoral : « Tu sais combien est restreint le
personnel ministrable... Bien que ce soient toujours les mêmes qui reviennent,
nous avons besoin, de temps en temps, de montrer une figure nouvelle à la
Chambre et au pays36… »
L’engagement anarchiste d’Octave Mirbeau s’est surtout traduit par l’usage
de la plume dans ses articles et notamment dans la revue L’Endehors de Zo
d’Axa. Ses convictions libertaires ont été sincères et durables, à la différence
de beaucoup de ses contemporains qui ne jouèrent qu’un temps le rôle d’anar-
chistes artistiques. Toujours, il s’est jeté avec passion dans l’action, faisant fi de
ses craintes, de ses angoisses et n’obéissant qu’à son courage. C’est pourquoi
Mirbeau est le type même de l’écrivain engagé, de « l’intellectuel » qui,
« embarqué » dans le monde, refuse de cautionner les agissements des diri-
geants, des nantis, des Isidore Lechat, des conservateurs (aussi bien dans le
domaine des Arts que dans le champ politique)... À l’évidence, il a pour seuls
objectifs la justice et la vérité et ainsi s’avoue encore fidèle à la réponse que
donnait Diogène quand on l’interrogeait sur la plus belle chose du monde :
« la liberté de langage ».
Dans une autre perspective, Octave Mirbeau est incontestablement un
défenseur de la nature et, par là, un écologiste avant la lettre. Pierre Michel
énumère les raisons de cette conviction prématurée : philosophique d’abord,
elle est ensuite esthétique, puis sanitaire du fait de l’exigence de santé
publique. Mirbeau avait donc le courage indiscutable d’être à contre-courant.
Dans « Embellissements37 » par exemple, il dénonce la dénaturation du Cap
Martin dès lors que la spéculation immobilière défigure la nature au motif
allégué de « l’embellir38 ». Plus tard, c’est dans Le Journal39 qu’il dénonce la
pollution des eaux de la région de Poissy. En outre, dans « Questions sociales »,
il s’en prend avec courage aux ingénieurs en ces termes en un temps où le
scientisme promet le bonheur général et alors que la figure de l’ingénieur fait
l’objet d’un consensus laudatif : « Les ingénieurs sont une sorte d’État dans
l’État, dont l’insolence et la suffisance croissent en raison de leur incapacité.
Une caste privilégiée, souveraine, tyrannique, sur laquelle aucun contrôle n’est
jamais exercé et qui se permet ce qu’elle veut ! Quand, du fait de leur incurie
notoire, ou de leur entêtement systématique, une catastrophe se produit, [...]
ce n’est jamais sur eux que pèsent les responsabilités... Ils sont inviolables et
sacro-saints40. »
Tel Diogène, ses convictions allaient forcément de pair avec l’action : il était
un « songe-plein » ! Efficace manière de multiplier ses ennemis, qui attendent
leur heure. Mais Mirbeau vivant ne connaissait guère la peur, ou plutôt il ne
connaissait que celle qui tétanise le peuple aveugle et le rend passif, soumis et
abêti : on pense au jardinier qui conclut son récit à Célestine en ces mots :
« on n’a de courage que pour souffrir41 ! »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 63
Cet écart avec le présent est similaire à celui qu’il loue chez « un de nos
plus grands philosophes », sûrement imaginé par Mirbeau à l’image de sa
pensée, grand philosophe qui pour expliquer son indifférence à la chose poli-
tique avouait : « Je ne m’en sens pas le courage. Je réfléchis, j’observe, je m’ins-
truis, et ce que j’ai à dire, je le dis dans mes livres48 ». Nous voici bien proches
du mot de l’énigmatique B. Traven, qui s’exprime de manière on ne peut plus
lumineuse : « Disons-le clairement. La biographie d’un créateur n’a pas la
moindre importance. Si on ne reconnaît pas l’homme à ses œuvres, de deux
choses l’une : soit l’homme ne vaut rien, soit ses ouvrages ne valent rien.
L’homme créatif ne doit pas avoir d’autre biographie que ses œuvres. C’est dans
ses œuvres qu’il soumet à la critique sa personnalité et sa vie49. »
Cependant Mirbeau l’imprécateur ne se prend pas pour un guide infaillible :
il doute de tout à commencer de lui-même. S’il est anticonformiste, il l’est
également à son propre égard. Il ne détient ainsi aucune « vérité absolue »,
qui ne serait rien d’autre qu’une certitude aveugle, et il se refuse à troquer
lâchement ses doutes contre les convictions erronées de la foule bien sûr, mais
aussi celles de groupes ou de personnes « éclairés ».
La présente analyse n’ayant pas vocation à l’exhaustivité, on se contentera
de trois exemples illustrant sa capacité à discerner l’avenir dans le présent : le
rôle de la guerre, la dérive totalitaire du régime stalinien et, enfin, sa capacité
à percevoir les avant-gardes artistiques.
* Mirbeau était dans l’inactuel, dans l’anachronisme, ou, mieux, dans l’u-
chronisme. Dans un de ses Dialogues tristes intitulé « Le Mal moderne », il
donne une idée très intéressante des fonctions qu’a pu avoir la guerre et de
son sens. Et dans un autre de ses dialogues « La Guerre et l’Homme », il
présente une conception très pessimiste de cette nécessité qu’est la guerre ;
noire, certes, est sa vision, mais elle n’en est que plus vraie et mordante, tout
en s’inscrivant dans la continuité du fragment célèbre d’Héraclite d’Éphèse :
« La violence est père et roi de tout », sorte d’équivalent de la « loi du meurtre »
de Mirbeau. Il fait en effet dialoguer « L’Humanité » et « La Guerre », cette
dernière affirmant que rien ne l’arrêtera (« Je suis la nécessité nécessaire, impla-
cable, éternelle. Je suis née avec la vie... Et la vie mourra avec moi50. »).
Et il n’est pas accessoire d’observer que les propos littéraires désabusés de
Mirbeau sur la guerre anticipent les recherches fondamentales qui seront
conduites au XXe siècle (René Girard sur la violence, Gaston Bouthoul, Carl
Schmitt sur la guerre, ainsi que Paul Virilio). Un chercheur contemporain vient
spécifiquement confirmer les vues de Mirbeau ; il s’agit de l’anthropologue
Pierre Clastres, qui étudie les « sociétés sans État, ni droit, ni institutions sépa-
rées » (c’est-à-dire les lendemains qui chantent découverts dans le paradis
perdu pour beaucoup des amis anarchistes de Mirbeau), et conclut que de
telles sociétés ne peuvent se maintenir que dans une autarcie sourcilleuse, et…
par la guerre perpétuelle !
66 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
‘’trop tôt’’ qui est aussi un ‘’trop tard’’, d’un ‘’déjà’’ qui est aussi un
‘’encore56’’. »
C- La parrêsia
Nous nous réfèrerons ici tant au Courage de la vérité de Michel Foucault
qu’à un article de Ludivine Fustin59. Michel Foucault écrit que la parrésia « est
étymologiquement, l’activité qui consiste à tout dire : pan rêma. Parrêsiazesthia,
c’est ‘’tout dire’’. Le parrêsiaste, c’est celui qui dit tout. Ainsi, à titre d’exemple,
dans le discours de Démosthène Sur l’ambassade, Démosthène dit : Il est néces-
saire de parler avec parrêsia, sans reculer devant rien, sans rien cacher60 ».
Michel Foucault semble parler d’Octave Mirbeau, dans sa leçon du 1er
février 1984, lorsqu’il écrit : « Pour qu’il y ait parrêsia […], il faut que le sujet,
en disant cette vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croy-
ance, prenne un certain risque, risque qui concerne la relation même qu’il a
avec celui auquel il s’adresse. […] C’est donc la vérité, dans le risque de la
violence61. » Pour Foucault, le parrèsiaste est donc celui qui a le courage de
prendre un risque en énonçant la vérité. Il s’expose à du dédain et à de la
violence : « Le dire-vrai du parrèsiaste prend les risques de l’hostilité, de la
guerre, de la haine et de la mort62. » Dès lors, le courage de la vérité a deux
aspects : « La parrêsia est donc, en deux mots, le courage de la vérité chez celui
qui parle et prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense,
mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme
vraie la vérité blessante qu’il entend63. » Et Foucault ajoute encore deux dimen-
sions à la parrêsia : « La parrêsia, ou plutôt le jeu parrèsiastique, apparaît sous
deux aspects : le courage de dire la vérité à celui qu’on veut aider et diriger dans
68 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
chacun à la liberté. N’aurait-il pas rugi d’allégresse à lire B. Traven lorsque celui-
ci écrit : « Je n’ai pas besoin de chefs. Alors pourquoi vous, qui êtes aussi bien
que moi, qui pouvez penser tout comme moi ? / Je ne veux éduquer personne.
/ Je ne veux persuader personne. / Je ne veux convertir personne ; car si vous
pensez, vous connaîtrez la vérité et vous saurez ce qu’il faut faire. / Pensez !
C’est mon droit d’exiger cela de vous, puisque vous êtes des hommes et que
vous pouvez penser. Oui, mon droit. Mon droit de toute éternité. / […] Pensez !
Mais vous ne pouvez pas penser, parce qu’il vous faut des statuts, parce que
vous avez des administrateurs à élire, parce que vous avez des ministres à intro-
niser, parce que vous avez besoin de parlements, parce que vous ne pouvez pas
vivre sans gouvernement, parce que vous ne pouvez pas vivre sans chefs. / Vous
cédez vos voix pour les perdre, et quand vous voulez vous en servir vous-mêmes,
vous n’en disposez plus, et elles vous font défaut parce que vous les avez
cédées67. »
***
Guilhem MONÉDIAIRE
NOTES
1
Ce bref article n’est qu’une ébauche concernant un champ de recherche nouveau pour les
mirbeaulogues.
2
René le Senne, Traité de morale générale, Logos, Presses universitaires de France, 1949, 761 pages.
3
Cynthia Fleury, La Fin du courage, Biblio essais, Le Livre de Poche, Fayard, 2010, 188 pages.
4
Thomas Berns, Laurence Blésin, Gaëlle Jeanmart, Du courage, une histoire philosophique,
Édition Les Belles Lettres, collection Encre marine, 2010, 298 pages. Lire également le dossier n°
70 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
« Le premier, vous nous avez appris à déchiffrer ce qui grouille et gronde
derrière un visage humain,
au fond des ténèbres de la subconscience. »
Octave Mirbeau, lettre à Tolstoï, 19033
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 73
« La maladie nerveuse met à la puissance deux, au carré – comme disent les
algébristes – les qualités et les défauts de ceux qu’elle touche. “Elle les taille
ainsi que des crayons” », disait Alphonse Daudet4, grand connaisseur des eaux
de Lamalou-les-Bains dans l’Hérault, station thermale où l’on soignait les
grandes maladies nerveuses et sur laquelle il avait l’intention d’écrire, sous le
titre, La Doulou – « douleur » en provençal –, paru à titre posthume en 1931,
avec en guise d’avertissement, « Dictante dolore » (« sous la dictée de la
maladie »), le journal de son affection, le tabes dorsal, une inflammation de la
moelle épinière due à la syphilis. Soustraction faite de la souffrance vénérienne,
avec Les 21 jours d’un neurasthénique, Octave Mirbeau met ses pas dans la
même trajectoire, qui est tout autant celle de beaucoup d’écrivains français et
européens. Il y a comme une génération « folie », en filiation avec « la neuras-
thénie », « un mal fin de siècle5 » – ou le « spleen » baudelairien, ou la « névro-
pathie » du Président Schreber, autant de désignations pour une pathologie
similaire – et qui critique avec virulence « l’aliénisme » (mouvement précurseur
de l’anti-psychiatrie du XXe siècle), la grande spécialité du XIXe siècle qui voit
à l’œuvre Freud (dont Mirbeau ne fit pas la connaissance) et sa découverte de
l’inconscient et de la psychanalyse, ou Charcot, le « père » de l’hystérie, attrac-
tion scientifique et mondaine. Au milieu, un grand texte juridique, la fameuse
et « abominable » loi du 30 juin 1838 sur l’internement des aliénés, dont les
dérives furent dénoncées par tout un courant militant, dont la meilleure incar-
nation littéraire est Hector Malot, loi qui eut cependant une durée de vie quasi
cent-cinquantenaire, en dépit des attaques répétées contre ses failles et ses
dangers. Contrairement à Hector Malot, Mirbeau ne fait pas de la grande loi
un protagoniste des 21 jours, mais il aurait approuvé Cyprienne, personnage
féminin principal d’Un Beau-Frère : « Ce mot seul : “la loi” est aussi effrayant
pour moi que cet autre mot horrible “le croup”6 ». L’on connaît l’exécration de
Mirbeau pour le droit, comparé aux pires maladies : « Quelle horrible chose !
C’est comme les humeurs froides, les scrofules, la syphilis7 », son « incurable
dégoût pour les professions judiciaires, gabellaires, administratives », le sort qu’il
fait aux jurisconsultes destinés à être « pendus, bouillis, pilés au mortier et
donnés aux porcs8 ». Surtout cet « ennui profond », ce « marasme et la tris-
tesse9 » qu’il ressent durant son stage chez le notaire Robbe et qui va imprégner
son être et son œuvre. Zola écrit avec raison, si on ose dire : « Étudiez notre
littérature contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui
agite notre siècle10 ». Un fonds médical de base sert de référence à tous les
auteurs hantés par l’insanité, à commencer toujours par l’inévitable Cesare
Lombroso, entre homme criminel et homme fou et/ou de génie, à poursuivre
avec Dégénérescence de Max Nordau (1892)11, et les travaux de l’aliéniste
Charles Féré, secrétaire particulier de Charcot, des écrits sur l’hérédit12 (notam-
ment ceux de Déjérine parus en 188613), sans compter le Dictionnaire ency-
74 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
étalées le temps d’une cure (pour nous, le vocable est ambivalent et peut aussi
désigner une cure analytique) […] symptôme de son mal existentiel », racontée
par « un inconsistant narrateur », Georges Vasseur, « sous les yeux » duquel
passe une « insupportable collection de toutes les humanités20 », Les 21 jours
semble obéir au débit même d’une parole de « fou » ou de « neurasthénique »,
pour reprendre le titre (le mot « neurasthénie » est employé la 1ère fois par un
médecin new-yorkais du nom de Beard, dans un recueil de 1880, on connaît
sa fortune médico-littéraire), faite de « décousu » et de « saccadé », sans lien
apparent. En effet, si la folie a sa logique propre (« If there’s folly, yet there’s
logic in it », Hamlet, Shakespeare), la voix en reste désordonnée et discordante.
Le choix stylistique de Mirbeau est tout à fait conforme à la matière dont il
traite. Il n’est pas « arbitraire », il est voulu. D’où le passage régulier de la fiction
à la réalité, de personnages inventés, aux noms fantaisistes (Clara Fistule, un
homme!, la marquise de Parabole, Parsifal ou les médecins Triceps et Trépan)
ou éloquents (Jean Loqueteux devenu ici le vagabond Jean Guenille), et d’au-
tres réels, « empruntés au Who is Who de la politique, du barreau et de
l’armée21 », Georges Leygues, Maître Du Buit, le général Archinard dont les
murs sont tendus de peaux de « nègres » ou Émile Ollivier, tous usurpant les
droits du « citoyen souverain », tous dûment croqués et matraqués, entre
« rêves » et « cauchemars22 » éveillés, entre horreurs politiques et terreurs
privées, entre le fantastique et les diableries. Un fil directeur s’y dessine pour-
tant, le paysage à la fois physique et mental, la montagne tragique.
C’est par une fenêtre aveugle que le narrateur Georges Vasseur ouvre les
21 jours :
Ce que je leur reproche le plus aux Pyrénées, c’est d’être des montagnes…
Or, les montagnes, dont je sens portant, aussi bien qu’un autre, la poésie énorme
et farouche, symbolisent pour moi tout ce que l’univers peut contenir d’incurable
tristesse, de noir découragement, d’atmosphère irrespirable et mortelle…J’admire
leurs formes grandioses, et leur changeante lumière… Mais c’est l’âme de cela
qui m’épouvante… Il me semble que les paysages de la mort, ça doit être des
montagnes et des montagnes, comme celles que j’ai là, sous les yeux, en écrivant.
C’est peut-être pour cela que tant de gens les aiment. » (Chap. I, p. 34).
En face de soi, la montagne haute et sombre ; derrière soi, la montagne haute
et sombre… À droite la montagne, au pied de laquelle un lac dort ; à gauche, la
montagne toujours, et un lac encore… Et pas de ciel… jamais de ciel, au-dessus
de soi ! De gros nuages qui traînent d’une montagne à l’autre leurs pesantes
masses opaques et fuligineuses… Si la montagne est sinistre, que dire de ces lacs
– oh ! ces lacs ! – dont le bleu faux et cruel, qui n’est ni le bleu d’eau, ni le bleu
du ciel, ni le bleu de bleu, ne s’accorde avec rien de ce qui les entoure et de ce
76 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
qu’ils reflètent ? […] Mais peut-être pardonnerais-je aux montagnes d’être des
montagnes et aux lacs d’être des lacs si, à leur hostilité naturelle, ils n’ajoutaient
cette aggravation d’être le prétexte à réunir, dans leurs gorges rocheuses et sur
leurs agressives rives, de si insupportables collections de toutes les humanités »
(p. 35-36).
La marche a été conseillée par le médecin. Elle est vécue entre hallucination
auditive et suffocation, quand elle ne s’avère pas accompagnée d’une tentation
suicidaire. Or, ce mal des montagnes n’est pas le vertige physique ou la vision
du vide générée par l’altitude, mais plutôt un encerclement physique et
psychique, une étreinte qui, à force de serrer le cœur et l’âme, provoque la
mort et donne envie d’en finir. La montagne encercle et serre, serre jusqu’à
éteindre toute vie, tel un boa constrictor.
La montagne investit jusqu’aux chambres de l’hôtel, non comme vue par
la fenêtre, mais telle une invasion hostile: « En ces endroits-là, le sommeil a la
pesanteur étouffante et noire des montagnes. Car la montagne est partout. Elle
est dans votre chambre fermée, aux rideaux tirés ; elle est en nous, elle emplit
vos rêves de sa masse ténébreuse… Et quels pauvres êtres vont naître, cette
nuit, des étreintes flasques de cette humanité vagabonde qui promène son ennui
de néant en chaos. » (Chap. XV, p. 168).
Dans le dialogue du dernier chapitre (XXIII), c’est l’ami du narrateur, Roger
Fresselou ayant pris sa retraite dans un village de la montagne ariégeoise, qui
reprend les sombres images et pose le mortel diagnostic : « Du cirque des
montagnes noires, en face de nous, autour de nous, de ces implacables murailles
de roc et de schiste, il m’est venu comme une pesante oppression, comme un
étouffement… J’avais réellement sur ma poitrine, sur mon crâne, la lourdeur de
ces blocs… […] – Pourquoi ne t’es pas tué ?... ai-je crié, énervé par la voix de
mon ami, et gagné, moi aussi, par l’horrible obsession de la mort qui flotte sur
les monts, autour des pics, plane sur les gouffres et m’arrive, comme autant de
glas, du tintement des clochettes qui se multiplie sur les pentes du plateau…
Roger a répété d’une voix tranquille : – On ne tue pas ce qui est mort… Je
suis mort depuis vingt ans que je suis ici… Et toi aussi, depuis longtemps tu es
mort… Pourquoi t’agiter de la sorte ?... Reste où tu es venu. » (p. 311-312).
Point de « rédemption » pour les existants !
Curieusement la description de la folie obéit souvent à une comparaison
avec la nature. Quand il ne s’agit pas de montagnes oppressantes, sont
évoquées des forêts sombres, sans clairières, tenant plus des cachots que de
végétaux. C’est le sentiment de William Styron qui écrit : « For those who have
dwelt in depression’s dark wood » et raconte sa propre depression : « In the
middle of the journey of our life, I found myself in a dark wood, for I had lost
the right path » (Darkness Visible). Or ceux qui perdent le/leur chemin sont
orientés vers de vrais lieux d’enfermement, hôpitaux et asiles.
un temps de chien, ce jour là… L’air était glacé ; des rafales furieuses de nord-
ouest me cinglaient terriblement le visage. Au lieu de m’échouer dans un café,
je hélais un fiacre et me fis conduire à l’asile. Le fiacre […] roulait dans des
banlieues mornes où, tout d’un coup, entre des terrains vagues, enclos de palis-
sades goudronnées, surgissaient d’énormes et noirs bâtiments, hôpitaux,
casernes et prisons, ceux-ci sommés de croix branlant au vent, ceux-là surélevés
de lourds campaniles, autour desquels des corneilles à bec jaune croassaient
sinistrement. Puis il s’engageait entre de hauts murs enfumés, de la pierre triste,
épaisse, étouffante, percée çà et là de petits carrés vitreux, barrés de fer, et
derrière laquelle l’on sentait de la souffrance, de la damnation et de la mort.
Enfin, devant une porte en forme de voûte, peinte en gris sale et ferrée de gros
clous à tête quadrangulaire, il s’arrêtait. – C’est les fous…Nous sommes arrivés…
dit le cocher. J’hésitais, durant quelques secondes, à franchir le seuil redoutable »
(p. 54-55), comme si les fous faisaient corps avec les bâtiments, ou que les
constructions fussent folles. S’en suit une traversée fantomatique dans le laby-
rinthe architectural qui empruntait en quelque sorte les sinuosités des âmes
malades : « J’entrai pourtant. Le portier me remit aux mains d’un gardien, qui
me fit traverser des cours, des cours et encore des cours, par bonheur désertes,
à cette heure ; qui me fit suivre des couloirs et monter des escaliers, des esca-
liers, des escaliers. De temps en
temps, sur les paliers, des portes
vitrées laissaient entrevoir de grandes
salles, des voûtes blanchâtres, et
j’apercevais des bonnets de coton
s’agiter étrangement sur des fronts
pâles et plissés. Mais je m’efforçai de
ne regarder que les murs et le plan-
cher, sur lesquels, dans des carrés de
lumière, il me semblait que passait
l’ombre de mains tordues » (p. 55).
Pour comble de désolation, voici ce
qu’on aperçoit de la fenêtre de la
chambre de l’aliéniste : « Ces arbres-
là, tout près et ces petites machines,
blanches, c’est le cimetière… Ici… à
droite, ces grandes maisons noires,
c’est l’hôpital… À […] gauche […]
ça… les casernes de l’infanterie de
marine », plus loin se devine « la
prison » (p. 57), « très chic »,
« dernier modèle » (p. 63).
L’asile de fous, par Jean Launois
80 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Les fous prennent le visiteur pour « le préfet », personnage redoutable pour
eux, qui a la haute main sur les internements et que la démence même ne
parvient pas à faire oublier. Et puis, ils reconnaissent l’aliéniste et lui exposent
leurs « réclamations judicieuses ou obscures » sur le comportement des
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 81
qui se refuse à lui, car il n’a plus de nom, non plus (p. 61-62). Cela serre tant
et tant le cœur du visiteur, qui souffre et souhaite échapper à la malice doulou-
reuse de la folie. Après tout, dit en souriant l’aliéniste, « il n’est peut-être pas
plus fou – il peut l’être moins, qui sait ? – que les autres poètes en liberté qui
prétendent avoir des jardins dans leur âme, des avenues dans leur intellect, qui
comparent les chevelures de leurs chimériques maîtresses à des matures de
navires… et qu’on décore, et auxquels on élève des statues » (p. 61-62). Après
« ce spectacle horrible », la sortie offre le même « tragique paysage de murs
noirs, de fenêtres louches, de jours grillés, de verdures grisâtres, tout ce paysage
d’effroi social, de lamentations et de tortures, dans lequel on sent une pauvre
humanité enchaînée souffrir, râler, mourir ». Ce que l’on ressent après une telle
expérience, c’est un silence d’angoisse fait de « quelque chose d’inexprimable-
ment lourd, d’intolérablement dément » (p. 62-63). Le lecteur s’y agrippe pour
ne pas chavirer. « Mehr Licht », pourrait-on dire, tel Goethe mourant, et mehr
Luft, plus de lumière et plus d’air. Ce n’est pas là qu’un malade pourrait
proclamer : « Je humerai la guérison avec tranquillité » (p. 284). Il faudrait aller
voir les aliénistes pour en avoir la confirmation.
* Docteur Triceps :
C’est le premier dans l’ordre d’entrée et celui dont on a la discription la
plus aboutie. Il « ne vaut guère mieux » que les autres, mais est présenté comme
un « ami » (chap. III, p. 51). Il diagnostique d’emblée la « montanéaphobie »
du narrateur et lui conseille la marche pour se détendre, puis autopsie le
hérisson rendu alcoolique par le même, en dressant l’acte de décès du piquant
animal : « Intoxication complète. Est mort de la pneumonie des buveurs. Cas
rare, surtout chez les hérissons. (Signé) Alexis Triceps, D.M.P. » (chap. III, p. 54,
souligné dans le texte). C’est encore Triceps, interne à l’asile, qui accueille le
narrateur, en lui sautant « au cou » et débitant, « sans autres paroles de bien-
venue » : « – Ecoute… tu vas me rendre un service […].Tiens, je viens de
terminer un petit travail sur “les dilettantes de la chirurgie”… Tu ne sais
pas ce que c’est, peut-être ?... Non ?... C’est une folie nouvelle qu’on vient
de découvrir… Les types qui découpent les vieilles femmes en morceaux…
ça n’est plus des assassins… c’est des dilettantes de la chirurgie. Au lieu de
leur donner du couperet sur la nuque, on leur flanque des douches… Du
service de Deibler [le bourreau titulaire, 1823-1904], ils ont passé au mien…
C’est comme ça… Tordant, hein ?... tordant !... Mais moi, ça m’est égal…
84 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
J’ai fait un mémoire très documenté sur les dilettantes de la chirurgie… j’ai
même – ça c’est rigolo –, j’ai même trouvé la circonvolution cérébrale corres-
pondant à cette manie […]. Alors, voilà, je vais présenter ce mémoire à
l’Académie de médecine de Paris… Eh bien, il faut que tu intrigues pour m’ob-
tenir un prix… un prix épatant… et les palmes académiques… Je compte sur
toi… Tu verras Lancereaux, Pozzi, Bouchard, Robin, Dumontpallier27 » (chap.
III, p. 56). Triceps, en parlant, semblait à l’observateur « de petite taille encore
plus exiguë, de crâne plus étroit, de barbe plus en pointe. Avec sa calotte de
velours et sa blouse de toile bise, qui le gonflait comme un ballon, ses gestes
saccadés, il ressemblait à un jouet d’enfant » (chap. III, p. 51). Portrait-type
d’un « savant » de la IIIe République, et même un savant-baudruche, « tout
petit, bouffon » (chap. III, p. 63), alliant la jovialité cynique à une pseudo-
science, spécimen tristement intéressant de ces « humanités différentes […] de
mannequins pareils » (chap.VI, p. 75). Au salut de Boule-de-Neige, l’ancienne
maîtresse du vieux baron Kropp dont il raconte l’histoire – on le verra – avec
un plaisir gourmé, il répond par « Bonsoir, mon petit chat » et termine son récit
extravagant et horrible « avec un éclat de rire :– Non, ce que cette Boule-de-
Neige est rigolo !...Une nature !... » (chap. XI, p. 113 et 117). La plupart du
temps, Triceps pose immédiatement son diagnostic, apparemment simpliste.
Ainsi, à propos de Dickson-Barnell, un milliardaire américain, aussi riche de
vie que Job sur son fumier : « – Dame ! à force d’être si riche… on serait
neurasthénique à moins » (chap. XII, p. 130). Face à tel fou, atteint de l’anti-
sémitisme et anti-dreyfusard, Triceps se « tordait de rire dans son fauteuil : « –
Ah! tu vois […]. Quand je te le disais... […] un fou ! Moi je ne suis pas
dreyfusard, et j’ai le droit de ne pas l’être… parce que cela nuirait à ma
clientèle… tu comprends ?... Mais lui ?... Je te dis que c’est un fou », et il
part « sur son thème favori de la folie… Et d’observations en observations,
et d’histoires en histoires », il conclut « que tout le monde était fou », avant
de mimer l’antisémite et de partir par « une pirouette », « avec un rire de
sonnerie électrique », pour sa consultation, en proférant « – Vive l’armée ! Mort
aux juifs ! » (chap. XVI, p. 178-179, 183).
Malgré sa simplicité faussement bonhomme, sardonique et amorale/immo-
rale, Triceps se veut homme de l’art, apte à « tirer des conclusions scientifiques »
des vies de fous, devant un aréopage d’amis médecins :
La thérapie préconisée pour guérir, outre la marche, les douches et les eaux
thermales déjà prescrites, se voudrait un traitement réfléchi :
rien pour moi… Je séquestrai mes dix pauvres dans des cellules appropriées
au traitement que je voulais appliquer… Je les soumis à une alimentation
intensive, à des frictions iodurées sur le crâne, à toute une combinaison de
douches habilement sériées… bien résolu à continuer cette thérapeutique
jusqu’à guérison parfaite… Je veux dire jusqu’à ce que ces pauvres fussent
devenus riches… […] Au bout de sept semaines… l’un de ces pauvres avait
hérité de deux cent mille francs… un autre avait gagné un gros lot au tirage des
obligations de Panama… un troisième avait été réclamé […] pour rendre compte
dans Le Matin, des splendides représentations des théâtres populaires… Les sept
autres étaient morts… Je les avais pris trop tard !
* Docteur Trépan :
Son nom est tout un programme et rappelle le trépan, cet appareil qui sert
à percer un trou dans le crâne pour y réaliser une découpe circulaire, en parti-
culier pour soulager l’hypertension, les céphalées, les méningites.
Historiquement, la trépanation, aujourd’hui interdite en Europe, est une des
premières techniques de chirurgie connue dès l’Antiquité. Elle a même été
préconisée par des sorciers pour faire sortir les esprits malins ! Broca en donna
sa définition moderne. Tout ce qu’on sait du Docteur Trépan, sans doute un
aliéniste, c’est qu’il est l’ « ami et le protecteur » du docteur Triceps. Le dîner
offert en son honneur devient prétexte d’une conversation entre les convives,
qui « naturellement » parlent « de la misère humaine » avec « une sorte de joie
sadique qu’ont les riches de pleurer, après boire et quand ils sont bien gorgés
de sauces, sur les pauvres. […]. La discussion, commencée dans la philosophie,
a peu à peu dégénéré en anecdotes » (chap. XIX, p. 225), occasion pour
Mirbeau de dire tout le mal qu’il pense de l’ensemble du corps médical. Il le
dit par la bouche d’un ouvrier menuisier qui a perdu ses trois enfants à cause
de l’incurie des soignants et de « la faute » des « autorités », de « l’État » qui
« organise même administrativement, des hécatombes de nouveaux-nés…
comme si nous étions menacés d’un dangereux pullulement de l’espèce », « la
88 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
véritable infanticide, c’est cette société » (p. 232-233). Ses trois enfants sont
partis, « comme ils meurent tous ou presque tous chez nous », les deux premiers
de la même façon : la mère incapable de les allaiter, en raison d’ « une alimen-
tation mauvaise ou insuffisante », entre autres, ils furent mis au biberon et ne
tardèrent pas à dépérir. Le médecin consulté mit un diagnostic dilatoire :
« Parbleu ! c’est toujours la même chose… le lait ne vaut rien… le lait empoi-
sonne vos enfants […]. Il n’y a pas de bon lait à Paris… Envoyez votre enfant à
la campagne ». Les « gosses » confiés à l’Assistance publique, puis à une nour-
rice percheronne, moururent « comme il ils meurent tous, là-bas, du manque
de soins, de la férocité paysanne… de l’ordure ». Le troisième, gardé à la
maison, devint « gras, rose », mais attrapa une maladie des yeux. Le médecin
ordonna son hospitalisation. Il fut guéri de l’affection oculaire mais attrapa
« une diarrhée infantile » qui ne fut pas soignée, malgré les supplications de la
mère : « Une espèce d’interne, qui se trouvait là, dit : “On ne soigne ici que
les maladies des yeux… Si vous voulez qu’on le soigne pour la diarrhée…
emmenez-le dans un autre hôpital” ». L’enfant trépassa lors du trajet (p. 233-
234). En somme une histoire banale d’indifférence médicale et de dysfonc-
tionnement hospitalier.
* Docteur Durand :
Encore un récit de mortalité infantile où la médecine défaillante se mêle à
la religion peu édifiante, plutôt à la superstition. La pauvre petite fille de Louis
Morin, un gardien de propriété en Bretagne, étant née chétive et non viable,
les parents lui ont fait administrer « le baptême de famille » par le docteur
Durand, le vicaire s’emporte contre eux : « Tu es un impie, voilà tout… un
hérétique… un montagnard… Et ta femme aussi !... Si tu avais brûlé une
douzaine de cierges à notre bonne mère sainte Anne, ta femme n’aurait point
été malade » (p. 262, souligné dans le texte) ; « le docteur Durand ? Mais tu ne
sais donc pas que le docteur Durand est un hérétique, un montagnard ?... qu’il
s’ivrogne et vit en concubinage avec sa bonne ?... Et tu crois qu’il a baptisé ta
fille, le docteur… Durand ?... Triple imbécile !... Sais-tu ce qu’il a fait, ce
monstre, ce bandit, le sais-tu ?.. Eh bien, il a mis le diable dans le corps de ta
fille… Ta fille a le diable dans le corps… C’est pour ça qu’elle crie… Je ne peux
pas le baptiser… […] ça t’apprendra de ne pas appeler le docteur Marrec… Tu
peux aller soigner tes vaches… Morin, Durand, Enfer et Cie… » (p. 263). Pour
« seulement […] dix francs », le diable fut chassé du corps de la petite ; puis le
vicaire prononça des « mots latins », procéda à l’aspersion d’eau bénite, se
signa et dit « gaiement » : « – Allons ! […] Maintenant elle est chrétienne, elle
peut mourir… » ; et ils s’en allèrent sous « l’ironique et miraculeuse image de
sainte Anne, protectrice des Bretons » (p. 264). En somme, de la même joie
cynique et mauvaise que celle du docteur Fardeau-Fardat.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 89
Balzac, prophétique, dans Louis Lambert (1833), bien avant Freud et son
Interprétation des rêves. Auparavant, Shakespeare avait fait de Queen Bess, la
sorcière « qui accouche les rêves », pratiquant une maïeutique de l’inconscient,
ce continent encore inexploré, dans Roméo et Juliette. Le sommeil, faiseur de
songes, peut être promesse, celle d’une descendance, comme pour le
patriarche biblique, Booz endormi de Victor Hugo. Sa matière peut être la
réalité diurne ou sa part obscure cheminant sourdement angoisses et détresses.
Ceux du narrateur des 21 jours s’apparentent au rêve « d’un homme ridicule »,
sous-titré Un récit fantastique (1877), pour emprunter encore à Dostoïevski,
dont la découverte de L’Idiot (1874), est une « Révélation » pour Mirbeau. Voici
ses trois rêves récurrents :
J’ai souvent rêvé ces rêves : Je suis dans une gare, je dois prendre un train.
Le train est là, grondant devant moi. Des gens que je connais et que j’accom-
pagne montent dans les wagons avec aisance. Moi, je ne puis pas… Ils m’appel-
lent… Je ne puis pas ; je suis cloué au sol. (…) Je ne puis pas… Et le train
s’ébranle, s’enfuit, disparaît. Les disques ricanent de mon impuissance ; une
horloge électrique se moque de moi. […] Dix, vingt, cinquante trains se forment
pour moi, s’offrent à moi, successivement… Je ne puis pas […]. Et je reste
toujours là, les pieds cloués au sol, immobile, furieux, devant des foules dont je
sens peser sur moi les mille regards ironiques.
Ou bien je suis à la chasse… Dans les bruyères et dans les luzernes, à chaque
pas se lèvent bruyamment les perdreaux… J’épaule mon fusil, je tire… mon fusil
ne part pas… mon fusil ne part jamais. […] Bien souvent les lièvres s’arrêtent
dans leurs courses, et me regardent curieusement… Les perdreaux s’arrêtent dans
leur vol devenu immobile, et me regardent aussi […].
Ou bien encore, j’arrive devant un escalier… C’est l’escalier de ma maison…
Il faut que je rentre chez moi. J’ai cinq étages à monter… Je lève une jambe, puis
l’autre… et je ne monte pas… Je suis retenu par une force incoercible, et je ne
parviens pas […]. Je piétine, je piétine, je m’épuise. […]. Et je n’avance point…
La sueur ruisselle sur mon corps… La respiration me manque […]. Et brusque-
ment je me réveille, le cœur battant, la poitrine oppressée, la fièvre dans toutes
mes veines, où le cauchemar galope… galope. » (chap. XV, p. 165-166).
J’aime les originaux, les extravagants, les imprévus, ce que les physiologistes
appellent les dégénérés. Ils ont du moins, cette vertu capitale et théologale de
n’être pas comme tout le monde… Un fou par exemple, j’entends un fou libre,
comme nous en rencontrons quelquefois… trop rarement, hélas ! Dans la vie…
mais c’est une oasis en ce désert morne et régulier qu’est l’existence bourgeoise…
Oh ! Les chers fous, les fous admirables, êtres de consolation et de luxe, comme
nous devrions les honorer d’un culte fervent, car eux seuls, dans notre société
servilisée, ils conservent les traditions de la liberté spirituelle, de la joie créatrice.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 93
Vida AZIMI
Docteur d’État en Droit, Directrice de recherche au CNRS
Centre d’études et de recherches en science
administrative et politique - Université Paris II
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Moscou, 2001, p. 337-357.
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original, 1931), dédié « à Albert Einstein, Respectueusement », trad. Fr. Paris, 1982.
96 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
NOTES
1
Le titre est emprunté à William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, trad.fr.
Gallimard, 1993. (Titre anglais (USA), Darkness Visible : A Memoir of Madness, New York, 1990.
L’ouvrage avait d’abord paru dans Vanity Fair, 1989). Il s’agit d’une autobiographie de la
dépression profonde suivie d’un effondrement psychique, vécue par l’écrivain américain en 1985,
dont il parle comme d’un « désespoir au-delà du désespoir ». Curieusement le titre se rattache
à celui de son premier livre, rendu ainsi prémonitoire: Lie down in Darkness, 1951 (en fr. Un lit
de ténèbres). Il s’apparente à l’ « auto-pathographie », genre apparu dès le XIXe siècle, conjugué
à des « pathographies » sur de grands écrivains ou des génies de l’art et de littérature. La France,
la Russie, les pays anglo-saxons en donnent de grandes illustrations. Selon Styron, le mot
« melancholia », terme ancien pour « dépression » paraît pour la première fois en anglais en 1303,
sous la plume de Chaucer, avec toutes ses nuances pathologiques. L’ouvrage de référence en la
matière est de Cesare Lombroso, The Man of Genius, London 1891 (1ère édition: Genio e follia,
1864). Une liste non exhaustive de ces publications sera donnée à la fin de cet article.
Dans une même ligne d’études, voir mes articles, dont deux consultables sur Internet : 1°
« Hector Malot (1830-1907) : Un Beau-Frère: Parole au fou », 45 pages, mis en ligne le 29 août
2015, site de M. le Professeur Gilles Guglielmi, Drôle d’En-Droit, http://www.guglielmi.fr/
spip.php?article 313 2° « Voyage autour de la Salle n° 6 d’Anton Tchékhov », 35 pages, mis en
ligne le 16 novembre 2015, même site, http://www.guglielmi.fr/spip.php?article 317. 3° « Le fou
dans l’administration », in : L’Institution psychiatrique au prisme du droit. La folie entre adminis-
tration et justice (sous la dir. de Geneviève Koubi, Vida Azimi, Patricia Hennion-Jacquet), éd.
Panthéon-Assas, 2015, pp. 21-35. (Il y est question entre autres d’Althusser, du Président Schreber,
de Gogol, Dostoïevski, Courteline.
2
Les 21 jours d’un neurasthénique d’Octave Mirbeau, Fasquelle, Paris, 1901, éditions du
Boucher/Société Octave Mirbeau, 2003, consultable en PDF sur le site de l’éditeur, occupe la place
centrale dans cette contribution, qui n’en retient que ce qui se rapporte aux maladies psychiques.
Sur les 35 personnages, seuls les plus saillants sont étudiés. Les annotations politiques serviront
comme matériau à ma contribution, « Octave Mirbeau et le leurre démocratique : La République
des mauvais bergers », colloque au Palais du Luxembourg, 27 janvier 2017. Les pages citées sont
dans le texte. C’est moi qui souligne les passages en gras, chez Mirbeau et dans d’autres citations.
3
Cité par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, l’imprécateur au cœur fidèle,
Paris, Séguier, 1990, p.717. C’est moi qui souligne.
4
Cité par Léon Daudet, Devant la Douleur, Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artis-
tiques et médicaux de 1880 à 1905, Nouvelle Librairie nationale, Paris, 1915, p.237.
5
Voir l’excellent article de Monique Bablon-Dubreuil, « Une fin de siècle neurasthénique: le
cas Mirbeau », Romantisme, 1996, n° 94. Nosographie et décadence, pp. 7-47. Voir aussi, Aude
Fauvel, « Du danger d’être normal. Écrits de fou, littérature et discours médical », Psychologies
fin de siècle, Numéro spécial de RITM, n° 38, 2008, pp. 237-251.
6
Hector Malot, Un Beau-Frère, (Ed.1869), Hachette/Livre/BNF, réimpression à la demande, p. 56.
7
Dans le ciel, p.80, cité par M. Bablon-Dubreuil, op. cit., p. 11.
8
Lettres à Alfred Bansard, p. 97 (cité ibidem, p. 11).
9
Ibidem, p. 86-88 (cité ibid., p. 11-12.
10
Émile Zola, Mes Haines, Paris, Charpentier, 1866, p. 58, cité par M. Bablon-Dubreuil, op. cit., p.7.
11
Max Nordau, Dégénérescence, F. Alcan, Paris, 1894 (paru en allemand 1892). E. Cornille,
Sur quelques dégénérés dans les œuvres d’Octave Mirbeau, thèse de médecine, 1919, cité par
Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau, L’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier,
1990, p. 609.
12
Voir Émile Zola, La Conquête de Plassans, 1876, Paris, Charpentier, 4e roman des Rougon-
Macquart. L’hérédité y est étudiée, comme étant à l’origine de la folie de plusieurs personnages :
Félicité, l’artisan de la fortune familiale, atteinte d’une « monomanie », celle de la réussite sociale
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 97
et matérielle, Tante Dide enfermée à l’asile des Tulettes, Marthe Mouret qui craint cette ascen-
dance et sombre dans la folie « religieuse » sous l’influence du curé arriviste l’abbé Faujas, son
cousin et mari Mouret qui devient fou à son tour et trouve « refuge » au cabanon des Tulettes,
leur fille Désirée, l’enfant « innocente », une adolescente de 14 ans qui a » un rire de petite
fille de cinq ans » qui ouvre le roman.
13
Dr J. Déjérine, L’Hérédité dans les maladies du système nerveux, Paris, Asselin-Houzeau, 1886.
14
Comme une représentation du théâtre médical de cruauté, « La chambre de Charcot » et
sa machine infernale censée soulager l’hystérie, l’œuvre de Louise Bourgeois, vue à l’exposition
« Les papesses », Avignon, Palais des Papes, été 2013.
15
Mirbeau, Dédicace du Jardin des supplices, cité par M. Bablon-Dubreuil, op.cit., p.10. Cité
par idem, p. 11, note 33 : « Le meurtre est la base même de nos institutions sociales, par consé-
quent la nécessité la plus impérieuse de la vie civilisée » (Frontispice du Jardin des supplices, p.8).
16
Voir mon article sur Hector Malot, op.cit., p. 41et s.
17
Dictionnaire Mirbeau, article : Folie, http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau
18
Cité par Dominique Nédellec, Préface à Fernando Pessoa, Un Dîner très original, éd.
Cambourakis, Paris, 2011, p.32.
19
Lettre à Jean Grave, 8 ou 10 octobre 1892, cité in : L’imprécateur au cœur fidèle, op. cit. p.
475.
20
Pierre Michel, Préface « Le défilé de “tous les échantillons d’animalité humaine” », Les 21
jours, op. cit. p. 6-7.
21
Pierre Michel, Les Combats d’Octave Mirbeau, Annales littéraires de l’Université de Besançon,
1995, téléchargé, sans mention de pages, voir le passage (sur deux pages) sur « La Mort du
Roman… ou le retour aux origines ? Les 21 jours d’un neurasthénique ».
22
Lucie Roussel, « Subir ses peurs, vivre ses rêves : cauchemar et folie chez Mirbeau », Cahiers
Octave Mirbeau, n° 13, 2006, p. 72-95. (http://mirbeau.asso.fr/darticlesfrancais/Roussel).
23
Léon Daudet, op. cit., p. 225.
24
Ibidem, p. 229. C’est moi qui souligne.
25
Ibidem, p. 234.
26
Jean-Baptiste Van Helmont (1577-1644), médecin et chimiste bruxellois, découvreur des
gaz et du suc gastrique. Jean-Martin Charcot (1825-1893), sommité de La Salpétrière, connu
pour ses recherches sur l’hystérie et autres troubles nerveux. Arnaud de Villeneuve (c.1240-1313),
médecin et alchimiste catalan, excommunié. Hennig Brandt (mort en 1692), alchimiste de
Hambourg, découvrit le phosphore.
27
Étienne Lancereaux, président de l’Académie de médecine, s’est signalé par des recherches
sur l’alcoolisme, le diabète et la syphilis. Les autres sont tous membres de l’Académie. Albert
Robin, spécialiste de l’estomac, était le médecin personnel de Mirbeau.
28
Pour un aperçu de l’homme tourmenté que fut Zola, voir Cézanne et moi, film de Daniel
Thompson, 2016, actuellement en salle, avec Guillaume Gallienne de la Comédie-Française, et
Guillaume Canet dans le rôle de Zola. De même, Viviane Alix-Leborgne, « La Folie chez Émile
Zola et Hector Malot », article de 10 pages, consultable sur Google. La folie, une énigme et une
fatalité, rôde, intrigue et hante depuis Shakespeare, au moins, les grands écrivains et artistes ;
dès le XIXe siècle : Barbey d’Aurevilly, les Goncourt ; certains en sont même des victimes : Nerval,
Maupassant, Georges Feydeau, le musicien Charles Gounod, Camille Claudel, la peintre
Séraphine de Senlis, ou encore, plus proche de nous, Antonin Artaud.
29
Sur les quatre acceptions du mot « rêve » chez Mirbeau, voir article « Rêve », Dictionnaire
Mirbeau, op. cit., par Pierre Michel. Les rêves de Georges Vasseur appartiennent au troisième
type, révélateur d’obsessions et de terreurs nocturnes. Pour Lucie Roussel, art. cit., « les rêves de
l’inconscient mêlent résidus diurnes et peurs profondes », sont marqués par « une authentique
obsession de la mort ».
98 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 98 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
98
certaines formes, le vieux Lilas Varin, par exemple, que Lemoine reproduit à
volonté en mariant deux espèces.
Et les Clématites ! Si Lemoine voulait montrer en une fois le peuple des
clématites que nos treillages lui doivent, ce serait toute une exposition ! À la
Pépinière s’exhibent, seules : Clematis coccineo-Scotti et La Nancéienne, une
clématite en toilette de crêpe qui relève de deuil. La liste des Fuchsias dont il
avoua la paternité serait interminable. Il en est qui s’effondrent sous leurs
clochetons chinois ; tel, issu du Fuchsia venusta, croisé par le Boliviana, a des
fleurs quadricolores, parties de rose, vert, orange et capucine.
Arrivons aux nouvelles races de Bégonias floribonds, métissages des B.
semperflorens, Socotrana (Triomphe de Lemoine, Triomphe de Nancy), Rœzli,
Schmidtii (Couronne lorraine, Fleur de neige, Bouquet fait, La France,
Elegantissima, Trophée), elles justifient le mot de Mirbeau : elles exilent en effet
toute autre flore comme plante de marché et de décor ; il n’y a pas de lutte
possible avec l’ampleur, l’élégance, la fraîcheur de leurs panicules aux innom-
brables petits papillons roses et blancs qui masquent le feuillage. C’est un
printemps perpétuel pour les massifs comme pour la serre tempérée, et, en
conscience d’artiste, il ne faut pas s’en plaindre.
Remarquez aussi combien ils ont laissé loin derrière eux, par la parure, le
type spontané, — de toute la distance kilométrique entre le Montet, à Nancy,
et les monts de Chine d’où nous vint un des ancêtres, le primitif B.
semperflorens !
Ces mêmes horticulteurs, à qui pareillement est due la filiation de maint B.
tubéreux, ne pouvaient manquer de rappeler à notre exposition ce dont ils se
font gloire; j’ai déjà cité l’éblouissant La Fayette; je retiens encore Mistress Laing
et La France, rose de tarlatane et d’hortensia ; L’Orientale, sulfurin cuivré.
Mais Lemoine, qui sait son monde par cœur, s’était dit un jour, en regardant
d’un œil narquois certains énormes tubéreux qui semblent des camélias
pâmés : « Que manque-t-il à cela pour en faire une des fleurs indispensables,
inébranlables comme est la rose ; bref, pour que, demain, un facteur du bel
air ne vienne pas, plantant sur ma plante un nez pointu, chanter qu’elle ne
sent rien ? Et notez que, la plupart du temps, c’est un mérite d’être inodore,
et que le comte de Montesquiou en félicita l’hortensia, la fleur aristocrate « qui
ne se respire » ! Mais il n’est charretier ni femme sensible qui n’ait cet instinct
de sens bestial, l’odorat à satisfaire, et qui, lorsque j’exhibe quelque merveille
de coloris et de forme, n’y vienne adapter le museau en place de l’œil. J’espère
satisfaire ces narines voraces et leur servir le Bégonia thé. »
« Vous allez, dis-je, faire endormir un bégonia par le Dr Liébaut et lui
persuader de sentir la rose ? — Peut-être. Mais un moyen plus sûr serait de
voler à un certain autre bégonia sa senteur matinale d’églantier musqué, pour
la passer à celui qui n’a que la seule beauté. » Deux ans après, je recevais à la
106 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
La relation Mirbeau-Montesquiou
« Les liens de sympathie qui rapprochent Mirbeau et Montesquiou ne
manquent pas de surprendre : il faut bien convenir que tout, quasiment,
conspire à opposer plutôt qu’à réunir ces personnalités qui – Mirbeau le déclare
– ne sont pas du même monde ». Antoine Bertrand, spécialiste de
Montesquiou résume parfaitement la sympathie paradoxale entre le romancier
et le poète31.
Leur relation débute en 1892, chez le peintre Jean-Louis Forain. Les
premiers contacts sont très enthousiastes. La promesse de Mirbeau de
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 111
Quelle évidence, « l’hortensia n’est pas même une fleur, elle n’a pas d’odeur »,
et de se justifier en affirmant qu’en son temps lui-même a perçu l’obscénité
du lys. Mirbeau prend la précaution de dire que ces propos sont badins…
C’est pour des vétilles que Montesquiou et Mirbeau se brouilleront
en 1897. Le comte s’est fendu d’une allusion insidieuse à l’auteure Gyp,
descendante de l’orateur Mirabeau ; qui aurait été du dernier bien avec
Mirbeau : « Mirabeau adorait les fleurs. Mirbeau lui ressemble encore en cela.
Et c’est assez curieux cette tendre similitude entre ces deux violents37. » Elle
masque en réalité des désaccords plus profonds, d’ordre esthétique : la
conception ultra-élitiste de l’art chez le gentilhomme dépasse celle de Mirbeau,
et d’ordre social, ils ne sont pas du même monde.
quoi l’homme s’ennoblit, par quoi l’ouvrier devient un être conscient et s’élève
jusqu’à l’artiste ». Il n’est pas à écarter que les accords et désaccords esthétiques
entre Mirbeau et Gallé soient de cette veine, en ce qui concerne à la fois
l’œuvre du verrier et « l’art des motifs nouveaux ».
Gallé, « l’artiste a besoin que les spectacles changeants de la vie et les chaleureux
contacts de la nature viennent ébranler ses facultés d’émotion esthétique, afin
qu’il éprouve l’irrésistible désir de communiquer à d’autres hommes, par ses
œuvres, son admiration et son poignant émoi ». Y aurait-t-il besoin de créer un
Prix spécial de Rome pour l’ouvrier d’Art ? « Autant je serais partisan d’une
excursion mondiale, radieuse vision des mers glaciaires et des cieux de flamme,
autant je trouverais fâcheux d’enlever pendant plusieurs années les meilleurs
fils de nos métiers à leur naturelle atmosphère, celle de la claire France et de
son intellectualité, pour faire, d’eux aussi, durant toute leur vie, des déracinés
de la Villa Médicis. Je ne trouverais pas meilleur qu’on envoyât stagier à l’École
des arts décoratifs de Paris la jeune ouvrière de l’Italie ou du Japon »…
« Laissons donc à Rome les artisans de Rome ; laissons à Lutèce ceux de Lutèce
sucer la vie, c’est la nature et la vérité, et c’est l’homme, le mystérieux, le
douloureux modèle. » Et Maurice Leblond de conclure son enquête ainsi : « Ces
pensées si justes et si belles de M. Émile Gallé, Octave Mirbeau les résume avec
cette concision, surprenante et nerveuse, qui lui est particulière : “Je répondrai
à vos questions par un simple mot de Courbet : Un jour qu’on parlait devant
lui de la Villa Médicis et du Prix de Rome, Courbet dit : Pourquoi envoie-t-on
ces pauvres bougres là-bas ?... Ils ne sont donc nés nulle part ?” »
Les propos tenus préalablement par Frantz Jourdain, l’architecte, père de
l’ami de Mirbeau, ami aussi d’Edmond de Goncourt, se rapprochent, à notre
sens, plus singulièrement de l’opinion de Mirbeau sur la question : « Il est un
peu humiliant de constater qu’au vingtième siècle on soit encore obligé d’er-
goter sur le Prix de Rome, to be or not to be. Ce vieux mannequin bourré
d’étoupe et de foin que rongent les vers en est arrivé à un tel état de putréfaction
qu’il me semble peu généreux de m’escrimer contre lui. Il n’y a plus que l’État
pour croire à cet épouvantail à moineaux, épouvantail lamentable et ridicule
que le ministre espère, bien à tort, galvaniser en l’emmaillotant de moire
rouge… L’art français n’est, en soi, ni supérieur, ni inférieur à l’art italien, il est
autre… Rien n’est dangereux comme d’imposer, sans discussions, des admira-
tions étiquetées d’avance. De pareilles, théories entravent la logique évolution
cérébrale d’un peuple; elles causent plus de mal qu’une invasion ou une
épidémie. Il a fallu plus de soixante années à la France dévoyée, trompée, indé-
cise, pour se reconnaître et se ressaisir, et tous nos maîtres, nos vrais maîtres,
ont cruellement souffert de la haine agressive dont se sont entêtés à les pour-
suivre les omnipotentes et orgueilleuses nullités élevées à la Villa Médicis. À l’ad-
mirable école de paysage, qui restera comme une des plus pures gloires
nationales, avec Rousseau, Corot et Claude Monet, ces messieurs de l’Institut
nous opposent... Paul Flandrin52, à Puvis de Chavanne, Cabanel, à Delacroix,
M. Bonnat, à Carrière M. Comerre et à Rodin M. Barrias ! Une organisation dont
les résultats deviennent aussi lamentables doit disparaître ; elle ne paraît pas
118 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
seulement inutile, elle est nuisible. Que l’on remplace le Prix de Rome par des
subventions permettant aux artistes de produire librement et d’aller là où les
appellent leurs tendances et leurs goûts5… »
Il faudrait approfondir aussi la question du japonisme qui aurait pu aussi
favoriser le rapprochement entre Gallé et Mirbeau par le truchement de
Edmond de Goncourt.
Il est nécessaire d’observer que Mirbeau et Gallé ont aussi une forte estime
pour Edmond de Goncourt, Frantz Jourdain54, Pierre Puvis de Chavannes, Jean-
François Raffaëlli, Eugène Carrière, Odilon Redon… sans oublier leurs engoue-
ments pour Montesquiou ! Enfin, Gallé ne manque jamais de citer Maeterlinck
dans ses nombreuses chroniques horticoles (y compris celles pour éreinter
Hortus et Octave !), que Mirbeau, on le sait, a révélé au grand public.
En résumé, sur la question de l’art, des points de convergences entre
Mirbeau et Gallé existent réellement – ils en appellent l’un et l’autre, à leur
manière bien singulière, au Beau, au Bien, à la Justice et à la Vérité. Ces points
d’intersection sont réels, mais leur périmètre reste très circonscrit. À la lumière
des âpres combats artistiques qu’ils ont menés, l’un en tant que critique d’art
et écrivain, l’autre en tant qu’artiste aux multiples talents, il est clair que leur
vision sociétale et leurs préférences esthétiques à l’égard des novateurs du
XIXe siècle sont bien différentes. Mises à part certaines œuvres de G. Courbet
et d’Édouard Manet, qui peuvent avoir une portée sociale, voire politique,
l’impressionnisme d’un Monet, tant chéri par Mirbeau, semble être pour lui
totalement étranger à l’Art Nouveau. Par indépendance d’esprit, et peut-être
par goût, Mirbeau ne veut pas entendre parler d’un Art décoratif. Il n’est pas
favorable au projet de former dans des écoles ou universités populaires les
esprits du plus grand nombre à la culture artistique.
Gallé-Mirbeau : Dreyfusards
* La Lorraine et l’Affaire Dreyfus : Depuis la défaite de 1870, la ville de
Nancy se situe désormais à 25 km de la frontière. Gallé est profondément
choqué par l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. Il aspire vivement au retour
de ces deux provinces dans le giron français. Il exprime ce souhait à travers
des créations associées à des proverbes qui tournent en dérision l’Allemagne :
par exemple dans une corbeille en faïence, un canard coiffé d’ un casque à
pointe n’arrive pas à consommer une grenouille symbolisant l’annexion (« Qui
trop embrasse, mal étreint »), tandis qu’un oiseau sortant de sa cage est assorti
de l’épigraphe : « On chante mieux quant on est libre 55 ». Sa culture protes-
tante le démarque toutefois d’une grande majorité de la population nancéi-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 119
verrier m’a souvent expliqué ce qu’il perd de pots pour un qui réussit. Tout en
rejetant les intellectuels, nous devons les plaindre plutôt que les maudire » (Le
Journal, 1er février 1898). La même année, l’avocat Gervaize et Barrès seront
élus aux législatives avec plus de 76% des voix, à l’issue d’une campagne focali-
sée prioritairement sur des slogans antisémites, relayés dans la rue aux cris de
« Mort aux Juifs »... Cela donne une idée du climat qui règne particulièrement
à Nancy, au plus fort de l’affaire Dreyfus.
Pendant que Gallé multiplie ses articles polémiques et droits de réponse
dans la presse régionale, notamment L’Est républicain, lequel ne manque pas
de tourner en dérision « ce grand artiste à vocation d’apôtre », Mirbeau commet
une série d’articles dans la presse nationale entre novembre 1897 et juillet
1899 57.
Les combats de Gallé et de Mirbeau pour la cause dreyfusarde sont intenses
et convergent vers le même but pour faire triompher la vérité et la justice. Ils
participent activement également à la défense d’Émile Zola. Mirbeau, avec sa
plume redoutable, éveille les consciences dans le pays tout entier, tandis que
Gallé, au cœur de la bataille à Nancy, est pratiquement au corps-à-corps avec
les anti-dreyfusards. Il lui est personnellement reproché, par exemple, de faire
partie d’un syndicat dreyfusard, « repaire supposé de protestants, de Juifs et
de francs-maçons », payé par l’étranger. Les procédés polémiques de Gallé
doivent être nécessairement différents de ceux de Mirbeau : le verrier vise à
répondre directement et personnellement aux attaques de ses adversaires :
« Vous dites que “les agitateurs sont payés l’étranger”. La légende du syndicat
est bien usée ! Mais peut-être parlez vous des antisémites […] Tout le monde
sait que […] l’antisémitisme est né en Prusse, qu’il a été importé en France par
Drumont, avec pour emblème, la fleur des Hohenzollern, le bleuet (Centaurea
antisemica, variété Régis)58… » (L’Est républicain, 16 décembre 1898). Son
message sera repris dans le journal dreyfusard Le Siècle trois jours plus tard.
Avec la collaboration de son épouse Henriette, la presse nationale et locale,
étrangère, généraliste ou spécialisée est épluchée quotidiennement. Rien ne
leur échappe sur les questions qui les concernent directement. En compulsant
la correspondance entre Émile et Henriette Gallé59, on découvre, dans le post-
scriptum d’ une lettre d’Émile à Henriette, en date du 22 août 1898, un
commentaire très intéressant qui témoigne de l’estime des Gallé pour le
combat de Mirbeau dreyfusard. Émile écrit de façon lapidaire : « La Gazette
de Lausanne, article de Mirbeau terrible. Il faudra que l’un ou l’autre soit vaincu,
la vérité ou le mensonge ». Sans connaître à ce jour la teneur de cet article60,
on peut émettre l’hypothèse qu’il soit une réédition d’un des articles de
Mirbeau publié sur l’Affaire dans L’Aurore du 2 août (« Trop tard ! ») ou celui
du 8 août (« À un prolétaire »). Gallé reconnaît clairement la pertinence et l’in-
fluence que peut avoir Mirbeau dans la prise de conscience, par le peuple
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 121
mosaïque de bois naturels. Prunus armeniaca est l’arbre national du pays martyr,
l’Arménie. Ses rameaux en fleurs, en pleurs, s’incrustent, entaillés dans l’onyx
oriental qui sert de tablette à cette console douloureuse...On y voit passer, sur
les champs fauchés de tulipes, l’Islam ; on y voit rugir la folie féroce, le souffle
de rage et de mort de l’homme maniaque, derrière des horizons de meurtre et
de viol, églises, bourgades en flammes, provinces embrasées, dedans des marais
de rubis caillés, on voit se mirer le Croissant : de sang chrétien, il s’est encore
une fois saoulé . » Gallé a l’espérance hugolienne. Mirbeau désespère poli-
tiquement lorsqu’il écrit dans sa préface des Sultanades, le 9 décembre 190264 :
« Je crains que ce frémissement n’arrive pas jusqu’à la “Bête Rouge”, dans ce
palais sanglant et fermé, où, gorgé de meurtres, hideuse et suant la peur, elle
cuve ses saouleries de massacres, sous la garde des cimeterres. L’Europe, elle,
lira peut-être vos vers ; elle les lira avec la même indifférence qu’elle eut en
assistant aux crimes dont l’impunité est la grande honte de ce temps, la faillite
ignominieuse des diplomates et des gouvernants. Mais il y a le doux et farouche
inconnu, celui qui va, rêvant de justice, par les chemins… Celui-là, parfois,
écoute les voix qui passent, les voix qui pleurent, les voix qui meurent… C’est
pour lui que vous aviez écrit ces poèmes… J’espère qu’il écoutera votre voix. »
***
fut une grande victoire pour préserver la République. Mais cette communauté
d’engagement ne leur a pas permis de renouer des contacts après une aussi
longue indifférence. Cela étant, nous avons compris que l’Art est, pour
Mirbeau, irréductiblement inconciliable avec une activité économique (encore
moins avec celle d’un homme d’affaires), sociale (il n’est ni socialiste, ni
utopiste) et un message spirituel, tandis que, pour Gallé, ces trois éléments
peuvent être la base d’un projet de société harmonieuse porteur d’avenir. Ils
ont toutefois une estime commune, notamment, pour Goncourt, Montesquiou,
de Régnier, Carrière et Rodin… Leur manière respective de vivre et de
travailler, leurs croyances colorant leurs affects, leurs pulsions personnelles,
leurs activités et leur milieu ont constitué, plus ou moins consciemment,
autant d’obstacles supplémentaires infranchissables65. Et, pour des motifs
futiles, ils n’ont pu partager leur amour des fleurs, de la nature et de la justice,
qui aurait pu augurer une authentique alliance d’esprit et de cœur !
Jacques CHAPLAIN
NOTES
1
L’absence d’une entrée Émile Gallé dans le Dictionnaire Octave Mirbeau sera réparée prochai-
nement dans sa version numérique.
2
François Tacon, spécialiste du maître verrier n’a pas évoqué le nom de Mirbeau dans ses
études y compris à propos les relations parisiennes de Gallé. Seule, à notre connaissance,
Florence Daniel-Wieser, historienne, évoque succinctement cette relation, dans son article, Émile
Gallé et la littérature, Annales de l’est, 2005, numéro spécial, pp.95-98. Elle parle d’une
« profonde amitié ».
3
Pour avoir une bonne vue d’ensemble de la vie et de l’œuvre d’Émile Gallé consulter :
François Le Tacon, Émile Gallé, l’artiste aux multiples visages. Editions Place Stanislas, 2011, Nancy,
149 pages.
4
Marie-Laure Gabriel-Loizeau, « De l’édification d’une figure : Émile Gallé l’homo triplex », in
Image de l’artiste, sous la direction d’Éric Darragon et Bertrand Tillier, Territoires contemporains,
nouvelle série - 4 - mis en ligne le 3 avril 2012. http://tristan.u-bourgogne.fr/ CGC/publications/
image_artiste/ML_Gabriel-Loizeau.html.
5
En Lorraine, l’Art nouveau est représenté par l’École de Nancy fondée en 1900, ou Alliance
provinciale des industries d’art, grâce notamment à l’initiative de Gallé, Prouvé et Majorelle. Il
s’agit d’une chambre syndicale de promotion des intérêts industriels, artisanaux, artistiques régio-
naux. Le mouvement a aussi une vocation éducative et culturelle (école, musée, expositions) et
sociale : il vise à mettre à la portée de toutes les couches de la société toutes les formes d’ex-
pression des arts décoratifs. Enfin, sur le plan technique, il s’inscrit dans une recherche constante
de d’utilisation poussée de la verrerie, de la ferronnerie, de l’ébénisterie, de l’architecture.
6
Émile Gallé, Écrits pour l’art, Floriculture et art décoratif, Notices d’exposition (1884-1889),
préface d’Henriette Gallé. Réimpression de l’édition de Paris, 1908, Marseille, Laffitte reprints,
1998, 382 p., avec une préface de Françoise Thérèse Charpentier et des illustrations. Il existe
une deuxième réédition enrichie.
7
Florence Daniel-Wieser, ibid. p. 95.
8
Octave Mirbeau, Correspondance générale, Tome II, Lettre 1031 – À Claude Monet fin juin
1892 : « Je pars pour chercher des bégonias que Godefroy m’envoie. Il paraît qu’ils sont apprêtés
pour fleurir comme ceux que nous avons vus à l’Exposition. Allons, allons, ça va bien. »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 125
9
Cf. la notule sur Jean-Jacques Granville parue dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012,
p. 140, (référence complète de l’article dans la note 12 ci-dessous).
10
Jacques Chaplain, notice « Lemoine, Victor (1823-1911) », Dictionnaire Octave Mirbeau, p.
188, et note de lecture « Victor Lemoine, l’homme qui donnait aux fleurs le visage des fées… »,
Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012, pp. 369-371.
11
Gallé, en s’accordant le droit de se contredire, ne masque-t-il pas une critique qui peut
être faite à l’égard de Mirbeau. On sait que lui-même, de façon retentissante, s’accordera, à un
moment décisif de l’Affaire Dreyfus, le droit de réviser ses points de vue. Cf. Pierre Michel, notice
« Palinodie », Dictionnaire Octave Mirbeau, pp. 943-947.
12
Il s’agit de Nancy avec sa célèbre place Stanislas (appelée à l’origine Place royale, construite
à la gloire de Stanislas Leszczyncki, roi de Pologne, duc de Lorraine).
13
Le Journal du 16 septembre 1894. Sur la genèse de l’enchaînement des articles de Mirbeau
et Allais et leur interprétation consulter Jacques Chaplain, « Octave, côté jardin (suite), Aux jardins
de l’imaginaire mirbellien », Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012, pp. 113-144.
14
Gallé apprécie beaucoup l’auteur de La Princesse Maleine et des Serres chaudes, que Mirbeau
a contribué à faire mieux connaître par des articles élogieux.
15
Horticulteur nancéien (1840-1925), François Félix Crousse est le spécialiste des bégonias
tubéreux. Plus de 100 000 bégonias tubéreux sont chaque année en culture dans son établisse-
ment. Il crée avec Victor Lemoine, Émile Gallé et Léon Simon la Société Centrale d’Horticulture
de Nancy en 1877. La rédaction du bulletin sera confiée à Émile Gallé.
16
Sculpteur et architecte (1699-1757), qui a contribué, à la fin du duché de Lorraine, à la réali-
sation de la Place royale à Nancy (Place Stanislas)
17
C’est à Jean Lamour (1698, 1771), serrurier et ferronnier nancéien au service du roi de
Pologne Stanislas Leszczynski que l’on doit les fameuses grilles rehaussées d’or de la célèbre place.
18
Littéralement, « Allez, à l’assaut du mont de Venus ! ». Émile Gallé germaniste (et amateur
de Wagner, comme Mirbeau), sait que l’opéra Tannhäuser a été intitulé initialement Le Mont de
Vénus en référence au royaume de la déesse de l’amour situé sur une montagne de Vénus (« Berg
der Venus »). À la dernière minute, avant la première représentation, le compositeur, pour éviter
d’inéluctables quolibets et grivoiseries, le retira, au profit de ce qui allait devenir le célèbre titre
éponyme.
19
Émile Gallé, L’Amour de la fleur, Les écrits horticoles et botaniques du maître de l’Art nouveau,
édition établie et commenté par François Le Tacon et Pierr Valck, Préface de Michel Boulangé,
Nancy, Éditions Place Stanislas, 2008.
20
Mirbeau lui avait pourtant dédié « Le Crapaud », dans ses Lettres de ma chaumière.
21
Sur l’exubérance florale voir J. Chaplain, Cahiers Octave Mirbeau, n° 19, 2012, p. 125 sq.,
et la notice « Fleurs », dans le Dictionnaire Octave Mirbeau, pp. 798-800.
22
Nous reprenons succinctement, dans les travaux d’Antoine Bertrand, le chapitre « Émile
Gallé : Splendeur et faillite de l’Art nouveau » de sa thèse consacrée aux curiosités esthétiques
de Robert de Montesquiou.
23
À partir de juin 1889, Gallé et Montesquiou échangent environ 200 lettres. À la mort de son
mari, Henriette Gallé, souhaitait publier cette correspondance en annexe des Écrits pour l’art.
Mais finalement le comte n’accéda pas à sa demande de communication.
24
L’anecdote est rapportée par Jules Rais à E. de Goncourt (Journal des Goncourt, dimanche
15 novembre 1896). Jules Rais (pseudonyme de Jules Nathan) est journaliste et critique d’art
originaire de Nancy. C’est aussi une relation de Gallé. Tous deux participent, sous la houlette
d’Edmond de Goncourt, au comité nancéien en l’honneur de Verlaine. C’est à Jules Rais qu’Émile
Gallé dédie son article « Palinodie, ou : Vive le bégonia tubéreux ! »
25
Lettre de Gallé à Montesquiou.
26
« Je laisserai de moi, dans le pli des collines / La chaleur de mes yeux qui les ont vus fleurir, /
Et la cigale assise aux branches de l’épine / Fera vibrer le cri strident de mon désir. » Strophe extraite
126 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
de « L’Empreinte », publiée par Anna de Noailles dans son recueil Le Cœur innombrable (1901).
27
Antoine Bertrand, Les Curiosités esthétiques de Robert de Montesquiou, p. 210.
28
Robert de Montesquiou, Les Pas effacés, mémoires (3 tomes), Paris, Émile Paul Frères, 1923.
29
Robert de Montesquiou, ibid.
30
Antoine Bertrand, « Mirbeau - Montesquiou, l’étrange rencontre », Cahiers Octave Mirbeau,
n° 7, 2000. .
31
Mirbeau a refait trois fois l’article.
32
Cet article a été rédigé à la demande de Francis Magnard, rédacteur en chef du Figaro à
partir de 1876. Octave Mirbeau, Correspondance générale , tome II, lettre 1049. L’article figure
dans les Combats littéraires, pp. 359-363.
33
Voir Jacques Chaplain, « Octave, côté jardin – Mirbeau et l’art des jardins », Cahiers Octave
Mirbeau, n° 19, 2011, p. 122 (extrait du poème de Montesquiou rédigé à l’occasion du démé-
nagement de Mirbeau des Damps à Carrières-sous-Poissy).
34
La variété Otakasu, porte le nom intime de son épouse japonaise (ma belle plante), avec
laquelle il n’aurait dû se marier en raison de l’interdit fait aux étrangers. Cf. Ikunobu Yamane,
« L’influence du japonisme dans l’œuvre d’Émile Gallé », Annales de l’Est, 2005, n° spécial, pp.
51-65.
35
Mirbeau dans son article sur « Les Chauves-souris » explique cette vision de Montesquiou :
« C’est, pense-t-il, quelque chose de très fol et qui donne l’impression d’une lueur nocturne, d’une
clarté lunaire dans le soleil. Tout est possible ; il ne faut pas chicaner les poètes sur l’imprévu de
leur sensation. »
36
Montesquiou, Les Pas effacés, cité par Antoine Bertrand, loc. cit.
37
Émile Gallé, « Le Décor symbolique », discours prononcé à l’Académie de Stanislas, dans la
séance publique du 17 mai 1900 et publié dans Écrits pour l’Art, pp. 210-228.
38
Dans une conférence donnée le 14 novembre 1883 sur le thème « L’art et la ploutocratie »,
William Morris donne une définition de l’art à ses auditeurs : « Je vous demanderai d’étendre
l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non
seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous
les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour ou la pâture, l’entretien des
villes et de tous nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober
la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. »
(https://www.marxists.org/francais/morris/works/1883/11/morris_18831114.htm)
39
Jean Michel Leniaud, L’Art Nouveau, Citadelles et Mazenod, Paris, 2009, p. 22.
40
Émile Gallé, Écrits sur l’art, p. 226.
41
Émile Gallé, ibid., p. 228.
42
Roger Marx, L’Art social, Préface d’Anatole France, Paris, Fasquelle, 1913, p. 190.
(http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k114241w)
43
Pierre Michel, notice « Art », Dictionnaire Octave Mirbeau, p. 650 sq.
44
Réponse à une enquête de Maurice Rousselot sur l’éducation artistique du public contem-
porain, La Plume, 1er mars 1903, Combats esthétiques, Tome II, p. 338-339.
45
« Art Nouveau », in Combats esthétiques, t. II, p. 308-311.
46
COM, 2001, n° 8, pp. 279-286.
47
Article paru dans Le Progrès de l’Est du 7 août 1892, reproduit dans La Lorraine artiste, du
14 août 1892. Texte recueilli dans Émile Gallé, Écrits pour l’art, Ed. Jeanne Laffite, pp. 134-147.
48
Maurice Leblond (1877-1944), journaliste à L’Aurore et gendre d’Émile Zola. b
49
L’Aurore, 18 avril 1903. Une sélection de la réponse d’Émile Gallé a été publiée le 1er mai
de la même année dans La Lorraine artistique, puis reprise par sa femme Henriette, dans Écrits
pour l’Art en 1908. La réponse de Mirbeau figure avec des annotations dans ses Combats litté-
raires, t. II, p. 343.
50
Frantz Jourdain (1847-1935), architecte, critique d’art et homme de lettres, que portait en
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 127
haute estime O. Mirbeau qu’il rencontrait au Grenier de Goncourt. Mirbeau a préfacé l’ouvrage
qu’il a rédigé sur Cézanne avec Th. Duret et Léon Werth. Il s’est engagé dans l’affaire Dreyfus
aux côtés d’Émile Zola, et s’est engagé comme Gallé dans la Ligue des droits de l’homme.
Marianne Clatin, auteur d’une thèse sur l’architecte, précise la portée de l’Art social chez
Jourdain : « Frantz Jourdain [qui] présidait la commission d’architecture scolaire, entendait favoriser
la diffusion dans les établissements scolaires d’une décoration de qualité : il s’agissait, d’une part,
d’offrir un cadre plus chaleureux à l’étude et, d’autre part, d’éduquer la sensibilité artistique à
l’âge où elle se formait, en faisant participer les enfants à la qualité de leur environnement visuel.
Cette croyance optimiste dans la valeur éducative d’un art mis, dans une démocratie, au service
du plus grand nombre constitua une des convictions récurrentes de Frantz Jourdain. » On ne
manquera pas de rapprocher cette conception de celle de Morris et de Gallé.
51
Au passag, on notera que Frantz Jourdain énumère, sans exception, une partie des artistes
« académiques » maudits par Mirbeau.
52
Sur ce dernier point, Mirbeau est plus radical que Frantz Jourdain : l’État ne doit intervenir,
ni dans la formation des artistes, ni promouvoir un art officiel. Dans un long article intitulé « L’Art,
l’Institut et l’État » paru le 15 avril 1905 dans La Revue (Combats esthétiques, t. II, p. 402-415),
Mirbeau explique ce choix en citant à nouveau la déclaration de Courbet relative à la Villa
Médicis. Il soutient que l’État, par le truchement du ministère des Beaux-Arts, « cuisine et triture
l’Art » et, par celui de l’Institut, écarte les œuvres contemporaines de grands artistes comme
Maillol, Monet, Cézanne, Pissarro, Renoir, etc., pour promouvoir un art officiel des plus conven-
tionnels.
53
Frantz Jourdain rédigera la préface de la première vente des objets d’art à la mort d’Edmond
de Goncourt, tandis qu’Octave Mirbeau rédigera la préface de la seconde vente.
54
François Le Tacon, op. cit. p. 44.
55
Une étude complète sur son engagement dreyfusard a été réalisée par Bertrand Tillier :
Émile Gallé, le verrier dreyfusard. Paris, Éditions de l’Amateur, 2004, 127 p. Bertrand Tillier, maître
de confère en Histoire de l’Art, a également publié un article sur « Émile Gallé et l’affaire Dreyfus :
vers une mutation des arts décoratifs », Annales de l’Est, 2005, numéro spécial consacré à Émile
Gallé, pp. 99-107.
56
Voir Pierre Michel, notice « Affaire Dreyfus », Dictionnaire Octave Mirbeau, pp. 619-620.
Voir aussi J.-N. Jeanneney, préface de Dreyfusard !, André Versaille éditeur, Bruxelles, 2009, 96
p.
57
Max Régis est un jeune activiste d’un mouvement « l’Antijuif ». Il fait de la propagande
drumondiste dans les principales villes d’Algérie. Il deviendra en 1898 maire d’Alger.
58
Émile et Henriette Gallé, Correspondance 1875-1904, La Bibliothèque des Arts, Lausanne,
2014, 352p.
59
La consultation des archives numériques de la Gazette de Lausanne ne donne aucun résultat.
60
La souscription a réuni 10 683 f. La médaille en or massif d’un poids de 2,167 kg, réalisée
par le sculpteur Alexandre Charpentier, est remise deux ans exactement après la condamnation
de Zola.
61
Pour une connaissance très précise des engagements des Gallé, voir François Le Tascon, Émile
Gallé, l’artiste aux multiples visages, chapitre « Un infatigable défenseur de la liberté et des droits
de l’homme », pp. 43-53. Une approche pédagogique de l’art et de l’engagement politique
d’Émile Gallé à travers ses œuvres de verre et de bois a été réalisée en 1999 sous la forme d’un
DVD intitulé Sous les Gallé, la fièvre. Il est possible de se le procurer en accéder au lien suivant :
http://www.ecole-de-nancy-Émile-galle-film.com/souslesgallelafievre.html.
62
Voir Pierre Michel, notice « Arménie », dans le Dictionnaire Octave Mirbeau.
63
Octave Mirbeau, préface des Sultanades de Handrey et Lorys, Combats littéraires, p. 554.
64
A l’inverse de la démonstration on comprend mieux comment Mirbeau et Goncourt se sont
estimés sans faillir.
128 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
gent investi ou de ses honoraires25. Mis à part les dessins réalisés, il n’a dû
modeler que quelques esquisses. Mirbeau n’y fait pas référence d’une manière
précise, car, fin 1902 ou début 1903, les idées de Maillol ne sont pas encore
bien arrêtées. Il faut noter que Mirbeau n’invite pas les membres du comité
qui ne connaissent pas Maillol à faire une visite de l’atelier de l’artiste : il leur
propose d’aller à la galerie Vollard ou chez des collectionneurs26.
On peut en déduire que Maillol ne souhaite pas un monument au grand
homme traditionnel, avec une statue-portrait et des figures allégoriques. Est-il
conscient qu’il lutte ainsi pour un concept complètement nouveau de monu-
ment ? Ce n’est pas clair. Peu après, en parallèle au monument à Blanqui de
Maillol, Rodin crée un monument au peintre James Whistler avec une Muse,
qui ne sera pas érigé27.
Dans les commentaires qu’il fait sur le monument à Blanqui, Maillol laisse
percevoir une certaine insouciance vis-à-vis de son devoir pour une commande
aussi prisée. En effet, il aurait dit qu’il souhaitait modeler de belles fesses de
femme pour ce monument. En tout cas, à travers ce projet, il est visible que
Maillol cherche à adapter des figures nues à ce monument, sans se rendre
compte qu’il révolutionne ainsi l’histoire de l’art. Lors d’une rencontre avec
l’écrivain André Gide en juillet 1905, Maillol s’exprime sur son futur monument
à Blanqui. « Maillol parle avec verve, gentillesse et innocence. Il a l’air d’un
Assyrien de Toulouse. Pourvu que Mirbeau ne le force pas à “penser”28 ».
Il est étonnant que, non seulement Maillol, mais aussi Mirbeau, qui n’est
pas du tout naïf, défendent, dans les deux controverses sur les monuments, un
concept incroyablement moderne de monument public. En outre, pour le
projet du Monument à Cézanne de Maillol, Mirbeau joue encore un rôle29.
Maillol – achat réalisé quatre ans plus tôt. Malgré ces dettes, Mirbeau vient de
s’offrir une autre statuette de Maillol, et Vollard : « Il faut ajouter 300 frs pour
le petit bronze de Maillol que vous m’avez pris dernièrement »31 ».
Mirbeau possède bien d’autres œuvres de Maillol dans sa collection. Dans
le catalogue de la vente aux enchères, se trouvent une « peinture à l’encaus-
tique », une sculpture en bois et une grande terre cuite32. D’après ces éléments,
il semble que les œuvres les plus importantes de Maillol au sein de la collection
Mirbeau proviennent de dons de l’artiste. Maillol remercie ainsi Mirbeau pour
son soutien sans failles dans les projets pour les monuments à Zola et Blanqui.
Il reste très peu de correspondance entre Mirbeau et Maillol, alors que leurs
échanges épistolaires étaient soutenus. Une lettre de Maillol et une de Mirbeau
font mention des dons du sculpteur. Le 29 mars 1903, Mirbeau écrit : « Vous
êtes très gentil, mon cher Maillol, de vouloir m’offrir la statue de bois, mais nous
reparlerons de cela, quand elle sera faite. Faites-moi le bronze, la terre, le plomb
et le pot ; je voudrais bien que ce ne fut pas très long.33. » Malheureusement,
le bronze, le plomb et le pot désirés par Mirbeau, et qu’il a certainement
obtenus, ne se laissent pas identifier. Pour la statuette en bois Maillol écrit, au
début de l’année 1904, soit un an plus tard : « La statue que j’ai faite pour
vous, vous a plu, je suis content, je l’ai travaillé avec joie34 ».
Mirbeau a dû posséder un peu plus d’œuvres que celles connues
aujourd’hui. Parmi elles, une petite sculpture se trouvait sur le bureau de
Mirbeau, et elle est reproduite dans une photographie
de l’écrivain souvent utilisée (notamment sur
Wikipédia). Traditionnellement, on pense qu’il s’agit
de la Léda, mais ce n’est pas sûr. En effet, la jeune
femme représentée n’est pas assise sur un petit banc
carré, mais plutôt sur une sorte de tas de terre. Par
ailleurs, la couleur claire de la figure ne semble pas
être celle d’un bronze patiné, mais plutôt celle d’un
plâtre ou d’une terre cuite. Par conséquent, l’identifi-
cation de la femme de la photographie reste à faire.
ment à Zola. Il écrit à Mirbeau : « Oui, parbleu […], je me sens la force d’en-
treprendre ce gros travail. Il ne m’effraie pas ; bien au contraire, il me rassure.
J’y mettrai toute mon ardeur, j’y emploierai toutes les idées que, faute d’une
occasion offerte jusqu’ici, et, surtout, faute d’argent, je dois garder en moi, et
qui me démangent40. » Et lorsqu’il est écarté, il commente, laconique : « Ce
sera pour une autre fois41. »
Il est clair qu’il ne se présente pas de lui-même pour les monuments mis
en concurrence, et qu’il n’agit pas seul : Mirbeau et d’autres s’engagent pour
lui. Et il est évident qu’il a besoin d’aide, étant parfaitement étranger à cette
sphère de compétition et de jalousie. Il est ainsi souvent appelé « notre
Maillol », ou « le pauvre Maillol ».
La clarté et la rigueur que Mirbeau perçoit dans la personnalité de Maillol,
il les retrouve dans son art. À ce sujet, Mirbeau cite aussi Rodin : « Et précisé-
ment, ce qu’il y a d’admirable en Maillol, ce qu’il y a, pourrais-je dire, d’éternel,
c’est la pureté, la clarté, la limpidité de son métier et de sa pensée42. »
Mirbeau met en avant comme particularité pour la sculpture de Maillol,
qu’elle se concentre sur un unique sujet : « un seul type de femme. […] la
femme de Maillol est robuste, flexible et ronde. Casquée de cheveux doux […]
son joli visage clair, d’une animalité souriante, délicieuse43. » Presque aucun
auteur n’écrit ensuite sur Maillol sans pérorer sur le canon féminin typique de
l’artiste.
Avec sa description impressionnante et détaillée, Mirbeau trace un portrait
vivant des débuts de l’un des artistes français les plus importants de l’époque
moderne, et façonne la fortune critique de son œuvre jusqu’à aujourd’hui.
Ursel BERGER
Ancienne directrice du Musée Georg Kolbe, Berlin
(traduit de l’allemand par Ève Turbat)
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
- Bassères 1979 : François Bassères, Maillol mon ami, Perpignan, 1979.
- Collection Mirbeau 1919 : Galerie Durand-Ruel, Tableaux modernes […] sculp-
tures […] composant la collection Mirbeau, Paris, Leclerc, 1919.
- Konheim Kramer 2000 : Linda Konheim Kramer, Aristide Maillol. Pioneer of
Modern Sculpture, Ann Arbor, UMI Dissertation Services, 2000.
- Mirbeau 1921 : Octave Mirbeau, Aristide Maillol, Société des Dilettantes, Paris
1921.
- Mirbeau 1993 : Octave Mirbeau, Sur la statue de Zola, in Octave Mirbeau,
Combats esthétiques, vol. 2, Paris, Séguier, 1993, pp. 357–366.
- Mirbeau 2003 : « Constantin Meunier », dans La 628-E8, 1907 (Éditions du
Boucher, 2003, pp. 123-129).
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 137
NOTES
1
François Bassères, Maillol mon ami,
Perpignan, 1979, p. 90.
2
Maria-Antonia Reinhard-Felice (Ed.),:
Sammlung Oskar Reinhart ‘Am Römerholz’,
Winterthur, Gesamtkatalog, Basel 2003,
n°183 (Emmanuelle Héran).
3
Paul-Henri Bourrelier, « Octave
Mirbeau et l’art au début du XXe siècle »,
in Cahiers Octave Mirbeau, n° 10, mars
2003, pp. 167-188.
4
Octave Mirbeau, Aristide Maillol, Paris,
Société des dilettantes, 1921, p. 29.
5
Le texte est écrit en novembre 1904.
Octave Mirbeau, « Sur la statue de Zola »,
in Combats esthétiques, vol. 2, Paris,
Séguier, 19931, pp. 357–366.
6
Mirbeau, 1993, pp. 357/358.
7
Mirbeau, 1991, p. 358.
8
Mirbeau, 1993, pp. 362/363.
9
Mirbeau, 1993, pp. 357–366, v. p.
362.
10
Mirbeau, 1993, p. 364.
11
Harry Graf Kessler, Das Tagebuch
1880–1937, Stuttgart, Cotta, 2004, vol. 3,
p. 530.
12
Lettre du 15 janvier 1903 à Théodore
Duret, Musée du Louvre, département
des arts graphiques, A 3237. Aristide Maillol
13
Mirbeau, 1921, p. 11.
14
Linda Konheim Kramer, Aristide Maillol. Pioneer of Modern Sculpture, Ann Arbor, UMI
Dissertation Services, 2000, p. 93.
15
Mirbeau, 19931, p. 365.
16
Rippl-Rónai et Maillol, catalogue d’exposition, Budapest, Galerie Nationale Hongroise, 2015,
p. 347.
17
Bassères, 1979, p. 90.
18
« Je suis tout de même bien content de ce qui est arrive […] car J’ai travaillé avecc acharne-
ment, et vous verrez, à mon retour, que j’ai avancé, un peu plus loin, dans mon art… C’est le prin-
cipal. » Mirbeau, 1921, p. 12.
19
Lettre de la fin du mois de février 1903, cf. Konheim Kramer, 2000, p. 93, note 32.
20
Octave Mirbeau, « Constantin Meunier », in : La 628-E8, hg Pierre Michel, 2003, Éditions
du Boucher, p. 123-129.
21
Bassères, 1979, p. 91.
22
Harry Graf Kessler – Henry van de Velde, Der Briefwechsel, Antje Neumann,
Köln/Weimar/Wien, Böhlau, 2015, pp. 428/429.
23
Mirbeau, 2003, p. 126.
24
Mirbeau, 1921, p. 97.
25
Mirbeau 1921, p. 11.
138 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
26
« – Eh bien, consentis-je, allez voir les
œuvres de Maillol, chez M. Vollard, rue Laffitte,
et chez quelques amateurs, dont je vous
donnerai les noms, et aussi chez Auguste
Rodin, qui estime cet artiste, que vous ne
connaissez pas, à l’égal des plus grands sculp-
teurs de ce siècle… », Mirbeau, 1993, p. 363.
27
Rodin, Whistler et la Muse, catalogue
d’exposition, Musée Rodin, Paris 1995.
28
André Gide, Journal, 1996, vol. 2, p. 468.
29
Mirbeau appartient au comité pour le
monument à Cézanne. Cf. Frantz Jourdain, Le
monument à Cézanne, in Octave Mirbeau et
alii, Cézanne, Paris, ÉEditeurs Bernheim jeune,
1914, pp. 53–57.
30
Galerie Durand-Ruel, Tableaux modernes
[…] sculptures […] Composant la collection
Mirbeau, Paris 1919, n°. 60-62, 64, 65, 67 et
69. La Frileuse de Houdon est présentée par
erreur comme une œuvre de Maillol (n° 68).
31
Fonds Vollard, RMN Paris, Ms 421 (4.1)
p. 211. Vollard a rappelé trois fois la même
somme de 1750 frs dans les années suivantes.
(Je remercie Marie-Josephe Lesieur pour son
aide.
32
Collection Mirbeau, n°. 23, 63 et 66.
33
Lettres de Mirbeau ### (Musée Maillol, Paris).
34
Autographes, Paris, Hôtel Drouot, vente aux enchères du 8 décembre 1980, no°. 141. Jusqu’à
présent, cette lettre était datée de 1903. Mais comme Maillol y parle de sa maladie des yeux,
qui a lieu de la fin de 1903 et au début de 1904, cette lettre doit être écrite en 1904. Maillol
donne des informations analogues dans une lettre à Maurice Fabre, qui porte le cachet de la
poste de Banyuls en date du 12 avril 1904 (Fonds Fayet). Je remercie Alexandre d’Andoque de
m’avoir transmis cette information.
35
Notes prises à la main dans un catalogue conservé en collection particulière. Je remercie
Didier Hirsch pour son aide.
36
Octave Mirbeau, « Aristide Maillol », in La Revue, avril 1905, pp. 321-344. Cf. : Mirbeau,
1921. Voir aussi : Pierre Citti, « L’Annonciateur et le mythe de l’origine », in Le Rôle d’Octave
Mirbeau dans l’histoire, Actes du colloque Mirbeau d’Angers, Presses Universitaires d’Angers,
1992, pp. 321-330.
37
Les détails ne sont pas toujours corrects. Mirbeau donne 35 ans à Maillol lorsqu’il en a 43 ;
ou bien, il indique que la propriétaire de la tapisserie La Musique est la Princesse Brancovan,
alors qu’il s’agit de la Princesse Bibesco. Cf. Mirbeau, 1921, pp. 23 et, 22.
38
Mirbeau, 1921, p. 24.
39
Mirbeau, 1921, p. 25.
40
Mirbeau, 1921, p. 10-/11.
41
Mirbeau, 1921, p. 12.
42
Mirbeau, 1921, p. 29.
43
Mirbeau 1921, Sp.. 36-/37.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 139
naliste – échotier surtout – il a pratiqué tous les genres, et toutes les formes de
critique d’art, fournissant une énorme production dont atteste le tome II de la
Pléiade, qui regroupe ses écrits sur l’art. Il acquiert une position « officielle »
en 1910 comme critique d’art de l’Intransigeant. Son intérêt pour les arts plas-
tiques alimente également les revues qu’il a lui-même fondées, comme Le
Festin d’Esope (dès 1903) et Les Soirées de Paris (en 1912).
Apollinaire n’avait pas eu d’éducation artistique particulière et les accusa-
tions d’incompétence n’ont pas manqué à son égard, notamment de la part
du marchand d’art Daniel Kahnweiler : « il ne connaissait rien à la peinture ».
« À l’inverse de Picasso […], note Peter Read3, Apollinaire n’avait suivi aucune
formation professionnelle. Il ne prétendait pas être un théoricien rigoureux de
l’esthétique. Selon Malraux, Picasso reconnaissait pourtant la sensibilité naturelle
d’Apollinaire dans le domaine de la peinture et surtout ses qualités intuitives et
poétiques qui informent son travail de critique d’art. »
Poète avant tout, Apollinaire n’était effectivement pas un théoricien de l’art.
Il n’a pas vraiment de méthode critique – il est réticent à l’analyse et à l’ab-
straction, s’exprime plutôt dans le registre de l’émotion, s’intéresse aux créa-
teurs et aux processus de création. Il emploie peu de vocabulaire technique,
mais des notations précises. Il souligne des influences, des filiations, des corre-
spondances de style. Ses articles se caractérisent par l’humour, la fantaisie, la
liberté de ton.
Apollinaire n’a publié de son vivant qu’un seul livre sur l’art : Les Peintres
cubistes – Méditations esthétiques, en 1913. Encore ce petit volume n’est-il
qu’un recueil où il a refondu, essentiellement, des articles déjà parus dans la
presse. Il se compose de deux parties, Sur la peinture et Peintres nouveaux :
une série de notices sur Picasso, Braque, Metzinger, Albert Gleizes, Marie
Laurencin, Juan Gris, Fernand Léger, Picabia, Duchamp. Un texte foisonnant,
allusif, tournant souvent au poème en prose. La notice sur Marie Laurencin
contient un long développement sur le Douanier Rousseau. Apollinaire célèbre
dans ce livre les vertus de la nouvelle peinture : « Ce qui différencie le cubisme
de l’ancienne peinture, c’est qu’il n’est pas un art d’imitation, mais un art de
conception qui tend à s’élever jusqu’à la création. » Et aussi : « L’école moderne
de peinture me paraît la plus audacieuse qui ait jamais été. Elle a posé la ques-
tion du beau en soi4. »
Il s’attache à quelques principes fondamentaux. D’abord l’antinaturalisme.
Pour lui, l’art consiste en la création d’un univers autonome, différent du
monde naturel. Il écrit en 1906 : « Je suis pour un art de fantaisie, de sentiment
et de pensée, aussi éloigné que possible de la nature, avec laquelle il ne doit
avoir rien de commun. » Il précise un peu plus tard : « Pour le peintre, pour le
poète, pour les artistes (c’est ce qui les différencie des autres hommes, et surtout
des savants), chaque œuvre devient un univers nouveau avec ses lois partic-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 141
Apollinaire dans Les Peintres cubistes. « Leur spectateur doit être pieux, car ils
célèbrent des rites muets aves une agilité difficile. » Jean Starobinski, dans son
livre Portrait de l’artiste en saltimbanque9, a montré comment la figure du
saltimbanque, apparue d’abord en littérature puis en peinture, représente une
image « hyperbolique et déformante » que les artistes ont donnée d’eux-mêmes
et de la condition des créateurs.
La vie au Bateau-Lavoir et les activités de Picasso ont aussi fourni des
éléments à plusieurs œuvres en prose d’Apollinaire. Dans Le Poète assassiné, il
glorifie leur rencontre : lui-même est Croniamantal, le poète, et Picasso
« l’oiseau du Bénin ». Apollinaire faisait sans doute sien le credo de
Croniamantal : « Je n’écrirai plus qu’une poésie libre de toute entrave, serait-ce
celle du langage10 ». On reconnaît aussi Picasso dans le personnage satirique
de Pablo Canouris, « le peintre aux mains bleu céleste », figurant dans le roman
La Femme assise, auquel Apollinaire travaillait en 1918, peu avant sa mort.
Les tentatives de renouvellement de l’écriture poétique qu’il applique,
comme la fragmentation, déjà visible dans L’Émigrant de Landor Road, sont en
correspondance immédiate avec la discontinuité des éléments picturaux, que
l’on observe chez Braque et Picasso, avec la naissance du cubisme :
« Apollinaire soutient dès l’abord ces tentatives, dans lesquelles il voit un équiv-
alent pictural du langage nouveau qu’il a introduit en poésie », note Anna
Boschetti11. Il en va de même pour les recherches d’Apollinaire avec le poème
Zone, qui relèvent de la simultanéité, une problématique également picturale,
par exemple chez Delaunay. Ou encore les Calligrammes qui visent une saisie
globale du texte comme celle que l’on fait d’un tableau.
Apollinaire et Mirbeau
chantre des impressionnistes. Avec ses notes de 1884 dans le journal La France,
« Mirbeau s’affirme comme l’un des défenseurs majeurs d’une esthétique encore
largement mésestimée », écrit Denys Riout13.
Et le jugement suivant aurait pu s’appliquer à Apollinaire aussi bien qu’à
Mirbeau. « Si Octave Mirbeau est un écrivain nourri de culture classique, il n’en
est pas moins délibérément moderne. Il fait partie, comme ses amis peintres,
de ces chercheurs de neuf dont il a été l’apologiste et le promoteur, et, comme
eux, il a tenté de créer de nouvelles ressources à son art afin d’exprimer des sensa-
tions nouvelles procurées par un monde en perpétuelle transformation14. »
NOTES
1
Anna Boschetti, La poésie partout – Apollinaire, homme-époque, Éd. du Seuil, 2001, p. 16.
2
Apollinaire, portraits : dessins et notices réunis par Anne-Marie Comas et Michèle Touret,
Presses Universitaires de Rennes, 1996.
3
Peter Read, Picasso et Apollinaire, les métamorphoses de la mémoire, éd. Jean-Michel Place,
1995, p. 119.
4
Guillaume Apollinaire, Les Peintres cubistes, éd. Herman, 1980, pp. 67 et 69.
5
Préface au catalogue de l’exposition Braque, novembre 1908.
6
Article de Guillaume Apollinaire sur Matisse dans La Phalange, 15 déc. 1907, repris dans les
Œuvres en prose, Pléiade, tome II, Gallimard, 1991, pp. 100-102.
7
« Les peintres, le poète et la critique », entretien de Vincent Gille avec Philippe Dagen et
Michel Décaudin, octobre 1992, catalogue de l’exposition de 1993 Apollinaire critique d’art.
8
Jean Cocteau : Apollinaire, in La Parisienne n° 13, janvier 1954, Cahiers J. Cocteau 9,
Gallimard, 1991.
9
Gallimard, 2004.
10
Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose, Pléiade tome 1, Gallimard, 1977, p. 258.
11
Op. cit., p. 96.
12
Dictionnaire Mirbeau, URL :
http://mirbeau.asso.fr/dicomirbeau/index.php?option=com_glossary&id=477.
13
Denys Riout, Mirbeau critique d’art, in Un moderne : Octave Mirbeau, textes réunis par Pierre
Michel, Eurédit, 2004
14
Pierre Michel, préface à la réédition de La 628-E8, Éditions du Boucher - Société Octave
Mirbeau, 2003.
144 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
LE PROMENEUR D’ORSAY
1. Charles Gleyre, « l’un des maîtres les plus éminents de notre temps »
chemin, avec sa science si sûre et son goût si juste. Il n’a point d’élève qui lui
ressemble, point de pasticheurs; mais il a formé des dessinateurs, il a développé
chez ceux qui avaient l’instinct du beau leurs facultés natives, il a aidé des artistes
à se trouver, et c’est la seule mission d’un professeur. »
Anker, Bazille, Monet, Renoir, Sisley (je les donne par ordre alphabétique),
Toulmouche et Whistler – excusez du peu –, figurent parmi ceux qui sont
passés par l’atelier de Gleyre.
C’est la première fois qu’un musée français consacre à cet artiste trop
longtemps négligé une exposition d’envergure.
Son Manfred invoquant l’esprit des Alpes, d’après Byron, est en tout cas un
tableau magnifique de luminosité.
Charles Gleyre, Manfred invoquant l’esprit des Alpes (d’après Lord Byron)
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 147
« Régime décrié en son temps et honni après sa chute, le Second Empire fut
longtemps marqué du sceau décadent et superficiel de la “fête impériale”. Sur
fond de bouleversements sociaux, cette époque de prospérité fut un temps de
fastes et d’euphorie économique, d’ostentation et de célébrations multiples qu’il
convient de réexaminer.
C’est également une période de crise morale et esthétique, écartelée entre
les cadres culturels anciens et les nouveaux usages, entre l’hypertrophie des
décors et la quête du vrai, autant d’oppositions qui déterminent pour une large
part la création française des années 1850 et 1860. »
Voilà ce que l’on peut lire en tête du dossier de presse d’une des expositions
les plus réussies par le Musée d’Orsay ces dernières années.* Une exposition
claire, intelligente, sans outrancière emphase et au plus justement didactique.
Car c’est sous le Second Empire, que cela dérange ou non, enchante ou
non, et sur ses différentes « scènes », que s’est inventée – avec l’assentiment
du pouvoir parfois, mais le plus souvent dans son radical a contrario – notre
modernité. Baudelaire, Flaubert, Courbet, Corot, etc. Didactique ici le parcours
thématique, où se côtoient peintures, sculptures, photographies, dessins d’ar-
chitecture, objets d’art et bijoux, brossant le portrait de cette époque foison-
nante, brillante (dans les deux sens du terme, le pire et le meilleur) et riche en
contradictions.
Les fastes de la « fête impériale » et l’humiliante défaite de 1870 contre la
Prusse ont longtemps terni la réputation de Napoléon III et du Second Empire
(1852-1870), méprisé pour n’avoir été qu’un parenthèse de plaisirs entre deux
républiques, corrompu par l’argent, tel que le décrit Victor Hugo en exil –
souvenez-vous de Napoléon le Petit (1852) – et comme le pourfendra plus tard
Émile Zola dans son ample fresque romanesque des Rougon-Macquart.
Louis-Napoléon Bonaparte (1808-1873), neveu de Napoléon Ier, se fit élire
en décembre 1848 premier président de la République française, après une
tumultueuse vie d’exils et de foirades militaires. Le 2 décembre 1851, date
anniversaire d’Austerlitz et du sacre de son oncle, eut lieu le coup d’État à
partir duquel le « prince-président » fit basculer la république vers l’empire
héréditaire (après un vote massif des Français, l’Empire fut restauré le 2
décembre 1852).
Ces années-là, marquées par une conjoncture économique favorable et la
« stabilité » d’un régime dictatorial, furent néanmoins celles d’une prospérité
sans équivalent au XIXe siècle. Un temps d’abondance. La vie parisienne battant
au rythme des Salons, des grands bals organisés par la cour et des nombreux
spectacles offerts par les théâtres. Triomphante comme cochon grimelle, la
bourgeoisie multiplia alors les signes extérieurs de richesse, et, narcissiquement
148 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
fascinée par sa propre libido, nourrit une véritable industrie du portrait. Afin
de cimenter l’adhésion de la population autour de sa personne, l’empereur
donnait l’exemple, se servant de l’image (peinture, photographie, gravure) pour
commémorer et faire connaître les grands moments d’une « geste
impondérable ». La propagande se construisant également autour de la jeune
impératrice Eugénie (1826-1920), sorte de préfiguration d’une Evita Perón,
dévouée aux causes « charitables ». (Une bonne blague populaire voulait que
Napoléon III fût un homme de génie / d’Eugénie.)
Un homme qui mata toute organisation syndicale et ouvrière, et qui, s’il
développa l’industrie, les manufactures, les réseaux de canaux, de routes, de
chemin de fer, emprisonna impunément ses opposants, musela vindictement
la presse. Un règne, un régime, accouché d’un coup d’État, pour être, dix-huit
ans plus tard, avec la capitulade de Sedan, pulvérisé dans une débâcle militaire
comme la France n’en avait pas connu depuis Azincourt. Une parenthèse, c’est
bien telle qu’elle nous apparaît, cette expérience isolée de « césarisme démoc-
ratique », prise en tenailles entre deux républiques.
Alors pourquoi, se demandera-t-on, pendant plus de huit ans, à partir de
1872, le jeune Octave Mirbeau aura-t-il été au service des bonapartistes, alors
que, sous l’Empire, il était clairement en révolte contre le régime, ses institu-
tions et ses valeurs, allant jusqu’à regretter, à l’automne 1869, que les mani-
festations des républicains n’aient pas entraîné la chute du pouvoir en place ?
Comment concilier le bonapartisme de ses débuts journalistiques et son anar-
chisme postérieur ?
Son roman inachevé, Un gentilhomme, en témoigne crûment.
Vingt-quatre ans plus tard, rendant compte de L’Imitation de notre maître
Napoléon, d’Ernest La Jeunesse (1874-1917), il écrit dans Le Journal que le
culte naïvement rendu à Napoléon, ce « prodigieux cabotin », par « presque
tous les jeunes hommes de cette génération, aux prises avec les platitudes, les
dégoûts, les avortements, avec les foules, les armées, les justices, les politiques
de ce temps », est l’expression d’un idéalisme dont l’échec, dans « l’esprit d’un
jeune homme ivre d’action et de domination intellectuelle », peut déboucher
sur « le rêve de la destruction totale par l’anarchie, avec les bombes de ses soli-
taires ».
L’exposition d’Orsay a été magnifique, la scénographie exceptionnelle, le
parcours ménageant un habile crescendo menant à la dernière salle, la plus
grande, la plus haute, dans un accumulatif final proprement « spectaculaire ».
Elle illustra parfaitement le faste nécessairement frelaté des premiers grands
magasins; la démesure des expositions universelles – l’Empire en organisa deux,
en 1855 et en 1867 – et cette quête toute politique de splendeur qui avait
tout d’abord profité aux arts décoratifs, à l’architecture. Bijoux, céramiques
monumentales, services de table d’apparat… Arcs de triomphe peinturlurés
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 149
Henri Fantin-Latour, vénéré au début par Mirbeau, qui fera un peu marche
arrière ensuite, jouit de son vivant d’une élogieuse fortune critique. « Chacune
de ses toiles est un acte de conscience », écrivit à son sujet Zola dans Le
Naturalisme au Salon (1880). Pour Manet, il était « le peintre des peintres » qui,
selon ses mots, « ne [l’]étonne pas mais [le] ravit ». Sous la plume de Joris-Karl
Huysmans, l’artiste n’est pas « un modiste ou un peintre d’accessoires », c’est
un grand peintre qui « serre et qui rend la vie ». En 1885, Octave Mirbeau fut
très élogieux pour Fantin-Latour, en qui il voyait « un des meilleurs peintres de
figures d’aujourd’hui, celui qui donne le plus de force, dans une facture sobre,
simple et large et qui est un des plus puissants coloristes avec les noirs et les
gris » (« Les Portraits du siècle », La France, 23 avril 1885). Quinze jours plus
tard, dans son « Salon » de La France, c’est un véritable dithyrambe en l’hon-
neur d’un « chef-d’œuvre qui l’émeut », Autour d’un piano, que Mirbeau juge
sans égal. Tout en affirmant que « personne n’est plus essentiellement moderne
que M. Fantin-Latour », il le rapproche d’un des plus grands maîtres du passé,
Léonard de Vinci. Il admire de surcroît le « résultat merveilleux qui consiste à
donner de son âme aux personnages que l’on peint » : « Ce n’est pas une ligne
ou un groupe de lignes errantes qu’il copie, ce sont des sensations domptées
qu’il sait faire plier à son haut caprice, sans les froisser ou les meurtrir » (« Le
Salon – Fantin-Latour et M. Gervex », La France, 9 mai 1885). Dans son
« Salon » de l’année suivante (La France, 16 mai 1886), nouveaux éloges pour
les deux toiles de Fantin qui sont exposées. (Pour plus de détails, voir l’article
de Pierre Michel dans le Dictionnaire Mirbeau, Lausanne, L’Âge d’homme,
2010, pp. 131-132).
Plus tard, Octave Mirbeau jugera l’évolution du peintre dommageable.
Ainsi, dans son « Salon » de 1893, il lui reprochera de « chanter toujours la
même chanson » et de se contenter d’allégories « sans force et sans imagina-
tion », et il regrettera vivement ses mélancoliques portraits de femmes de jadis
(Le Figaro, 29 avril 1893).
Henri Fantin-Latour fut un artiste singulier. Aimable. Un peu trop policé,
aussi.
Il nous laisse également de rafraîchissantes toiles inspirées par la musique
de Berlioz, Schumann ou Wagner, qu’il aimait particulièrement. Il grava et
peignit la Finale de la Walkyrie, scène irréelle baignée dans les flammes; dessina
Les Filles du Rhin dans un tourbillon.
Et puis le célébrissime « coin de table », avec Paul Verlaine et Arthur
Rimbaud, notamment – un des très rares portraits du couple de poètes, saisis
ensemble –, qui est peut-être aujourd’hui davantage perçu comme un docu-
ment historique. (1872, Paris, musée d’Orsay.)
152 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
DEUXIÈME PARTIE
DOCUMENTS
[février 1885 ?]
Cher ami,
Voilà 4 jours que je bataille. Je pense que l’affaire est enlevée. Mais sait-on
jamais ce que peut nous réserver Lalou. Enfin, allez le voir, aujourd’hui vers 4
heures ou demain, à La France vers 11 heures. Il vous attend.
Votre concurrent est Pierre Decourcelle4. Il a toutes les médiocrités qui lui
donnent sur vous un grand avantage. Pourtant, je le répète, je crois l’affaire
bonne, maintenant.
Amitiés
Octave Mirbeau
Lalou lui fait une promesse, qui demeure sans suite, jusqu’au 25 mars, jour
où il se ravise. Entre-temps, le 7 mars, Mirbeau publie dans La France une
critique élogieuse de Sous la hache, le deuxième roman de Bourges, paru le
25 février5. C’est ici qu’intervient la « querelle des Faux Bonshommes », qui
nous vaut les deux lettres suivantes, et dont il nous faut expliquer l’origine.
Depuis plusieurs années, la Comédie-Française parle de rendre un
hommage posthume à Théodore Barrière (1821-1877), en intégrant à son
répertoire Les Faux Bonshommes (1856), le chef-d’œuvre du dramaturge, écrit
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 155
Vous avez bien raison, mon cher Wolff ; la réception à corrections des Faux
Bonshommes par la Comédie-Française est une incompréhensible bêtise ; je ne
trouve pas d’autre mot. Mais ne vous hâtez pas d’accuser la littérature de ne
s’être pas encore soulevée ; le méfait ne date que d’hier, et l’on ne se soulève
pas comme cela sans préparation ; les volcans eux-mêmes prennent quelques
jours pour annoncer leurs éruptions et les rendre suffisamment redoutables.
Sérieusement, la conduite de la Comédie-Française en cette circonstance est
aussi blâmable qu’inexcusable. Faire venir les gens chez soi pour s’y entendre
dire qu’on les met à la porte, est un procédé sans précédent, ailleurs qu’à la
Comédie-Française. Le chef-d’œuvre de Théodore Barrière était trop connu pour
qu’il fût besoin de l’assigner à comparoir par-devant le comité de lecture. On
devait savoir d’avance si l’on en voulait ou si l’on n’en voulait pas. Quant à le
faire retoucher par la main des sauvages, c’est simplement un comble. Vous dites
que certains traits ont vieilli. Qu’en savez-vous ? Quel est votre criterium ? Où
donc avez-vous pris vos licences ?
Et, à ce propos, disons-le une fois pour toutes, rien ne vieillit en littérature
que ce qui est mauvais. 13
Le 23, pour régler « la question des Faux Bonshommes », l’administrateur
de la Comédie-Française, Émile Perrin, accorde un entretien à un rédacteur du
Matin. Comme Édouard Noël, il attribue le scandale à un malentendu, affirmant
qu’il n’y a jamais eu, comme tout le monde l’écrit, de « réception à corrections ».
Il prétend, d’autre part, à l’encontre de Mme Barrière, que les offres du
Gymnase et de l’Odéon ont été faites avant l’incident de la Comédie-
Française :
J’ai fort bien compris la situation de Mme Barrière, et j’ai soumis la question
au comité. Chacun a promis d’étudier Les Faux Bonshommes, et comme une
étude particulière ne suffisait pas encore pour nous permettre de juger en toute
conscience, le comité s’est fait lire la pièce, nous avons minutieusement examiné
chaque acte, chaque scène, et nous avons dû décider que, pour le moment du
moins, la Comédie-Française ne pouvait jouer l’œuvre de Barrière. 14
Les raisons du refus ont déjà été évoquées dans la presse : certaines parties
de la pièce sont jugées trop vaudevillesques, beaucoup de détails ont vieilli et
la Comédie-Française manque d’acteurs capables de bien jouer les rôles de
Péponet et de Dufouré. Quant aux coupures qu’on lui reproche, voici ce qu’en
dit Perrin : « Si quelques coupures ont été faites, en effet, dans les pièces du
répertoire, elles sont de tradition ici, et il y a cinquante ans que les pièces sont
jouées de la sorte15. »
Le 25 mars, dans La France, Mirbeau fait paraître un nouvel article sur Les
Faux Bonshommes. Il se félicite de l’écho rencontré par sa protestation et,
ciblant toujours la Comédie-Française, demande la suppression immédiate du
décret de Moscou, qui institue depuis 1812 le comité de lecture, faisant des
acteurs de véritables fonctionnaires : « Que ces comédiens reçoivent en quelque
sorte une investiture officielle, qu’ils touchent des subventions de l’État, qu’ils
en arrivent à être considérés comme des fonctionnaires, voilà où se trouve l’ex-
orbitant16. »
Le même jour, Bourges consacre sa chronique du Gaulois à l’affaire et, très
probablement à la demande de Meyer, prend le parti des comédiens, raillant
la fronde menée contre eux par ses confrères du Figaro :
Le boulevard a pris les armes. M. Albert Wolff se récrie. M. Vitu, bien
plus doux quelquefois, proteste et jure ses grands dieux que « la conduite
de la Comédie est aussi blâmable qu’inconvenante ». Les guirlandes de
fleurs qu’on tresse d’ordinaire à ces messieurs de la rue Richelieu ne
servent plus, depuis deux jours, qu’à tâcher de les étrangler.
Et voilà qui vous apprendra, pensionnaires et sociétaires, à ne point
jouer les « chefs-d’œuvre ». 17
J’ose donc compter fermement qu’il [Albert Wolff] fera tout, en son prochain
courrier, pour que les comédiens du Théâtre-Français nous donnent Lorenzaccio,
qui est un drame de Musset, ou La Marâtre de Balzac, ou même l’Hamlet de
Shakespeare, et non celui de M. Paul Meurice. Je demeure étonné pourtant que,
jusqu’à samedi dernier, M. Wolff n’ait paru non plus se soucier de ces chefs
d’œuvre, que de la balade du roi Cophétua, ou de Bahram Gour, roi des Perses. 19
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 159
Les journalistes en ont voulu à ces messieurs les comédiens – et voilà la morale
de la chose, comme dit le caporal Nym. Ils n’ont pas toléré – semble-t-il – que
ces enfants s’émancipassent, et ils les ont châtiés en bons pères qui n’aiment pas
les rébellions. Car de quel autre nom nommer le journaliste à l’égard du comé-
dien ? Qui donc prend le souci des rhumes de l’acteur ? Qui en informe le
public ? Qui publie leurs lettres mignonnes de Buenos-Ayres ou de San-
Francisco ? Ce refus d’une comédie patronnée par les journalistes a donc semblé
une ingratitude pure. On l’a fait bien voir aux acteurs. 22
J’aimerais mieux, si je faisais des pièces, que je ne fais point, Dieu merci !
m’en rapporter au jugement de ces gens de la Comédie qui, en somme, sont
compétents, savent Paris et le public, et les secrets de leur métier qu’aux lumières
d’un directeur qui s’est improvisé critique littéraire, du seul fait de sa comman-
dite. 24
160 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Preuve que ce malentendu n’a pas compromis l’amitié entre les deux
écrivains : à la fin de novembre 1885, Mirbeau dédiera à Bourges un conte
des Lettres de ma chaumière. De son côté, ayant renoncé définitivement au
journalisme, Bourges gardera pour Mirbeau une « vive affection » : « Vous êtes
de ceux », lui écrit-il, en octobre 1889, « qui me sont, comme dit Shakespeare,
“ attachés à l’âme avec des crampons d’acier ”. Croyez-le, rien n’est si
vrai27… »
Evrard D’ABLEIGES
Université Paris-Sorbonne
NOTES
1
Archives de l’État du Valais, fonds Buzzini-Bourges, n° 30/15. Nous remercions Mme Eloisa
Jäger Carandell, descendante de Louis Buzzini, de nous avoir permis de publier ces lettres.
2
Auguste [Octave Mirbeau], « Élémir Bourges », Les Grimaces, 12 janvier 1884. Mirbeau ajou-
tait : « Il est peu probable qu’aucune feuille, parisienne ou non, politique ou littéraire, ait le
courage, en s’attirant M. Bourges, de s’attirer en même temps la haine des directeurs et la mauvaise
volonté des secrétaires généraux. »
3
Très lacunaire à cette période, la correspondance de Bourges évoque à plusieurs reprises
l’espoir d’être engagé à La France.
4
Pierre Decourcelle (1856-1926), auteur dramatique (Le Grain de beauté, 1880 ; Le Fond du
sac, 1883 ; La Charbonnière, 1884) et romancier (La Buveuse de larmes, 1885) collabora comme
feuilletoniste au Gaulois. Il est brouillé depuis peu avec Mirbeau, dont il a été l’ami. Pas plus que
Bourges il ne collaborera à La France.
5
Mirbeau en profite pour encenser Le
Crépuscule des dieux, paru l’année précédente,
qu’il préfère. Bourges le remercie le lendemain.
6
Anonyme, [sur Les Faux Bonshommes], Le
Matin, 14 mars 1885, p. 3
7
Maurice Lefèvre, [sur Les Faux Bonshommes],
L’Écho de Paris, 15 mars 1885, p. 4.
8
Nicolet [Édouard Noël], [sur Les Faux
Bonshommes], Le Gaulois, 15 mars 1885, p. 3.
9
Ibid.
10
Lettre publiée dans Le Figaro du 19 mars
1885, p. 3.
11
Octave Mirbeau, « Les Faux bonshommes de
la “Comédie” », La France, 19 mars 1885.
12
Albert Wolff, [sur Les Faux Bonshommes], Le
Figaro, 21 mars 1885.
13
Auguste Vitu, « Premières représentations »,
Le Figaro, 22 mars 1885, p. 2.
14
Anonyme, « Une pièce journée », Le Matin,
24 mars 1885.
15
Ibid.
16
Octave Mirbeau, « Cabotinisme », La France,
25 mars 1885.
162 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
17
Élémir Bourges, « Journalistes et comédiens », Le Gaulois, 25 mars 1885.
18
L’avis de Bourges rappelle celui de Zola, qui, en 1877, lors de la reprise de la pièce au
Vaudeville, jugeait très excessives les louanges de ses confrères, lesquels n’hésitaient pas à
rapprocher Barrière de Molière : « Les Faux Bonshommes sont une pièce où il y a des scènes
vraiment remarquables ; mais de là à crier au prodige de l’esprit humain, il y a loin, en vérité.
Depuis une semaine, c’est un aplatissement général qui devient plaisant. » Nos Auteurs
dramatiques, Paris, Charpentier, 1881, p. 355.
19
Élémir Bourges, « Journalistes et comédiens », art. cit.
20
Ibid. « Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci, par-là quelques autres mots en conversant; mais
il est bien aisé de voir que God-dam est le fond de la langue. » Beaumarchais, Le Mariage de
Figaro, III, 5.
21
Ibid.
22
Ibid. Bourges reviendra sur la responsabilité de la presse dans la promotion sociale du
comédien et l’institution de la cabotinocratie : « Qui donc a fait de ce piètre seigneur une si
importante personne ? Qui l’a révélé au public depuis le poil de ses sourcils jusqu’au talon de ses
souliers de comédie ? – C’est la presse, la presse seule. Tu l’as voulu, George Dandin ! […] La
presse a tiré Floridor de dessous les sifflets, les cris, les pommes cuites. Elle a fait campagne pour
lui. Elle a dit ses talents, ses mœurs et ses vertus. Et maintenant, mons Floridor, croyant que cela
lui est dû, se campe, et il tranche du maître. Il exige l’admiration; il commande l’étonnement. »
« Floridor », Le Gaulois, 4 septembre 1885.
23
Élémir Bourges, « Journalistes et comédiens », art. cit.
24
Ibid. Bourges explicitera son opinion au sujet de la direction du Théâtre-Français dans deux
autres chroniques: « L’honneur ou l’argent? », le 16 juillet 1885, « Le Directeur », le 13 octobre
1885. Son point de vue s’avère plus nuancé et plus pragmatique que celui de Mirbeau. Si le
directeur de la Comédie-Française est effectivement soumis aux comédiens – « Ce n’est pas son
goût qu’il impose aux comédiens de son théâtre, mais il est dirigé par eux » (« Le Directeur ») –, il
l’est aussi et surtout au goût du public et à la nécessité de remplir les caisses : « Il doit satisfaire à
la fois les sots et les hommes d’esprit, avoir du respect à Molière et lui bien tenir sa maison. »
(« L’honneur ou l’argent »).
25
Mirbeau avait été renvoyé du Gaulois au cours de l’été 1883, suite à la parution des Grimaces
pour y revenir discrètement en juin 1884, sous le pseudonyme d’Henry Lys. Son retour sera de
courte durée : il démissionne en mai 1885, pour un article que Meyer s’est permis de modifier
(« L’Opéra », 17 mai 1885). Ses rapports avec Lalou ne sont pas meilleurs. Il y donnera un dernier
article en décembre 1885. Voir Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau,
l’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Séguier, 1990, p. 167, 201-206, 242-243.
26
La lettre n’a pas été retrouvée.
27
Cité dans Octave Mirbeau, Correspondance générale, édition établie, présentée et annotée
par Pierre Michel avec l’aide de Jean-François Nivet, L’âge d’Homme, t. I, 2002, p. 346. « Those
friends thou hast, and their adoption tried, / Grapple them unto thy soul with hoops of steel »
(Hamlet, I, 3).
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 163
rêts, qu’il n’a évidemment pas dû obtenir !... Pour les mirbeaulogues, la ques-
tion se pose de savoir si Mirbeau a été, en toute innocence, trompé par la
feuille de l’Eure, ou bien s’il a imaginé gratuitement la mort de ce lointain
confrère, perdu de vue depuis des décennies, histoire de donner une appa-
rence de justification à l’évocation grotesque de son souvenir et de bien faire
rire les lecteurs à ses dépens. Quand l’inspiration ne vient pas et qu’il faut tout
de même remplir 300 lignes pour gagner sa croûte, les Marin Thibault sont
une manne pour le chroniqueur en quête de sujets…
Pour ne pas alourdir abusivement un article déjà long, nous ne reproduisons
pas, dans les notes, les explications et informations précédemment fournies
dans les trois volumes déjà publiés de la Correspondance générale de Mirbeau,
auxquels nous nous contentons de renvoyer.
Pierre MICHEL
***
1.
[Paris — fin 1882 ou première moitié de 18831]
Mon cher ami,
Suis-je fou ? Est-ce l’évocation2... Tout à
l’heure, on vient de m’apporter une lettre,
non de Judith3, mais de son amie.
L’amie, sous un prétexte absolument
futile, me prie de l’aller voir demain matin.
Qu’en pensez-vous ?
Alors, si c’est l’évocation, il faut admettre
que Judith se cache à Paris, car elle n’aurait
pas eu le temps de commander à son amie
de m’écrire – et il n’en faut pas douter, c’est
Judith qui le lui commande.
Je bafouille, mais croyez que je suis
étrangement surpris de ce qui arrive.
Je vous embrasse.
Octave Mirbe [sic]
2.
[Paris — l883]
Mon cher ami,
Depuis trois jours je nage dans une tragédie, si sombre qu’Eschyle lui-même
n’a rien inventé de pareil4.
Meyer y joue le rôle du traître. Trois actes sont actuellement représentés, il
en manque deux qui ne tarderont pas.
Comme dénoûment, je prévois ceci.
Meyer tué par moi, ou bien Meyer passant en police correctionnelle5.
Vous ne comprenez pas, hein ? Je vous conterai cela et vous frissonnerez.
Amitié bien profonde.
Octave Mirbeau
3.
[En-tête : Les Grimaces, 35 boulevard des Capucines, Paris]
[10 août 18836]
Cher ami,
Je vous remercie bien vivement des termes si affectueux de votre lettre7. Si
je ne vous ai pas répondu tout de suite, c’est que ma main était loin de suivre
mon cœur. Et encore aujourd’hui, quoique je ne souffre pas du tout, il m’est
très difficile d’écrire8.
Bravo pour votre Foucher de Careil9, qui est de tout point charmant, gai et
très spirituel.
Hélas, à part votre article et celui de Capus10, le numéro ne va pas briller.
Il faudra même, et d’urgence, se rattraper sur le prochain. Mon article11 est
tout ce qu’il y a de plus stupide. Et nous nous sommes mis trois à le faire.
Soignez-vous bien et revenez-nous12. Vous nous manquez singulièrement,
mon cher ami. Bien des fois je me mets à la fenêtre pour voir si je ne vous
aperçois venir. Et puis je me rappelle que vous êtes là-bas.
Excusez la brièveté de l’auteur et ses pattes de mouche, et recevez une bien
bonne poignée de main.
Octave Mirb [sic]
Remerciements et amitiés de Capus, si toutefois il a des moments lucides
dans les [...13] de son pochardisme.
O. M.
4.
[Paris — hiver 1885]
Cher ami,
Je vous retiens pour mercredi soir. Nous dînerons avec Grosclaude que j’ai
la plus folle envie de voir. Voulez-vous ? Amitiés.
Octave Mirbeau
168 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
P. S. J’ai fait un article pour La France, qui vous aurait plu et qui ne paraîtra
pas, à cause de Constans14. J’appelais sur la Chambre, sur les anciens et futurs
ministres, toute la colère populaire.
C’était d’un socialisme charmant, de ce socialisme dont nous étions
convenu d’inaugurer le règne tragique.
Mais on ne peut pas même être socialiste à La France. C’est à dégoûter de
tout. Il n’y a plus vraiment que Chaulieu15.
5.
[Le Rouvray — vers le 25 juin 1885]
Mon cher ami,
Je vous adresse la copie d’une lettre que j’envoie aujourd’hui même à Victor
Havard16. Lisez-la, et déchirez-la17. Ensuite voici ce que vous seriez bien
aimable de faire.
Vous iriez chez le fou18, et sans lui parler de moi, sans dire que vous avez
reçu quoi que ce soit de moi, vous lui demanderez de faire ce que je lui
demande moi-même. Peut-être sera-t-il impressionné davantage et par une
lettre, et par une visite19.
J’ai écrit à tous les journaux, aujourd’hui, pour prier de faire le silence sur
le livre. Hélas ! le feront-ils ?
Cette aventure est venue fort inopinément nous troubler dans notre char-
mante thébaïde. Je suis sûr que vous vous y plairez infiniment, car la nature a
mis tout ce qu’elle a de séductions et de beautés dans ce petit coin de terre,
exprès pour vous.
Je vois que les Lettres de l’Inde ne paraissent pas20, et j’imagine qu’après la
réconciliation de Deloncle et de Bonnières21, elles ne paraîtront jamais plus.
Je vois même Deloncle travaillant au roman de Bonnières22. Adieu Les Débats !
et Patinot , et l’espoir des académies futures ! et la douceur de travailler à côté
d’Henry Houssaye, adieu !
Avez-vous lu le petit bout d’article que j’ai fait sur Fourcaud23 [?]
Pardon et merci de la peine que je vous cause.
Alice me charge de vous envoyer toutes ses amitiés, et de vous dire de ne
point vous attarder dans les Alpes. Il y a des Alpes aussi ici24, et des Himalayas25,
et des amis qui vous aiment bien.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
P. S. Rien de Grosclaude. Je pense que la combinaison n’a pas réussi, et que
Catulle triomphe26.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 169
6.
[Le Rouvray — 2 juillet 188527]
Mon cher Hervieu,
C’est entendu. Je vais tailler ma plume en houlette et en caresser le front
du père Dubuisson28, pasteur de chroniqueurs. J’ose espérer que cette aimable
brute daignera sourire à ma poésie. Mais quelle sera ma poésie ? Voilà où l’em-
barras commence. Je n’ai pas la moindre idée, je cherche en vain une lyre.
Le soleil est revenu, les pelouses sont toutes vertes, et dans le merisier
prochain, la fauvette chante à plein gosier...
Est-ce comme cela ?
Enfin, ce que je sais, c’est que je vous embrasse de tout mon cœur, mon
bien cher Hervieu.
Octave Mirbeau
P. S. J’avais pensé aussi au Gil Blas pour vous, et je me faisais une fête d’en-
lever l’affaire à mon prochain voyage, alors que ma qualité de collaborateur
effectif eût pu me donner plus de force. Quelle joie, si nous pouvions ensemble
travailler dans cette maison, et ensemble réconforter l’âme timorée de ce vieux
Buisson défleuri !29
7.
[Le Rouvray — début juillet 1885]
Cher ami,
Nous revoici donc dans nos rhododendrons30. Mais jugez de notre stupé-
faction, ils sont défleuris. Faut-il voir à cela une coïncidence, ou un avertisse-
ment31 ? En revanche la basse-cour s’est enrichie de deux canards admirables,
et parfaitement dressés, mieux dressés que les oies du cirque Molier32 – j’en-
tends les vraies oies, et non point ces messieurs. Dorif-le-Calme revient peu à
peu, mais la blessure est toujours saignante, et le désir de la vengeance plus
fort que jamais.
Oui, mon cher ami, il y a de par le monde six ou huit coquins qui paieront
cruellement cher – cela, j’en réponds – le petit plaisir de m’avoir fait souffrir
pendant quelques jours.
Si vous entendez parler de choses nouvelles, je compte bien, cher ami, que
vous m’avertiriez aussitôt.
Je vais écrire au préfet de police aujourd’hui, comme cela a été convenu,
et je vais lui demander une audience pour le 16 juillet33. Je vois que ce fonc-
tionnaire sévit contre les filles de brasserie, et les raccrocheuses. Je n’aurai pas
de peine, je pense, à lui démontrer que Mde de Martel rentre dans cette caté-
gorie.
Nous vous envoyons un bon souvenir, mon cher Hervieu, et de bons baisers.
Octave Mirbeau
Avez-vous vu Boisgobey34 [?]
170 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
8.
[Le Rouvray — vers le 6 juillet 1885]
Mon cher ami,
Merci encore. Merci toujours. Vous avez reçu ma dépêche, sans doute, et
vous savez maintenant de quoi il retourne.
La lettre de Cartillier est très rédacteur en chef. Il me prie de ne pas prendre
la peine d’envoyer des chroniques35, attendu que les négociations sont, non
pas complètement rompues, mais simplement suspendues, et que nous aurons
à causer de tout cela, à mon prochain voyage. Cartillier est navré de ce qui se
passe ; il n’a pas vaincu la résistance de M. Dubuisson qui ne veut payer 250
francs la chronique, ni me donner une tête36. Enfin, voilà. Dois-je tout de
même envoyer ma chronique ? J’ai écrit un mot au père Lecharpentier. Voilà
bien des complications.
Ne pensez-vous pas qu’il y ait là-dessous du Fouquier ?
J’ai envoyé depuis trois jours une chronique à La France, mais elle ne passe
pas, et j’en suis très contrarié. C’est toujours la même chose, avec cette brute
de Lalou et cette canaille de Nicot37, son complice.
J’attends le second de Bolzaneto, dit Zigue38, avec impatience. Je vous
embrasse.
Octave Mirbeau
9.
[Le Rouvray — 19 ou 20 septembre 1885]
Mon bien cher ami,
Je viens de lire vos deux petits poèmes39 que je connaissais et qui m’ont
causé une profonde impression que je veux vous dire. Le premier féroce, le
second si triste et si vague, mais tous les deux qui vous donnent des visions si
étranges et si troublantes. Je ne veux pas vous dire que c’est de l’excellent
Baudelaire, et de l’excellent Gogol40, car je trouve que ce n’est point compli-
menter un écrivain que de le comparer à un autre. C’est mieux que cela, c’est
de l’excellent Hervieu. Que vous m’avez fait plaisir !
Nous vous attendons jeudi41, sans rémission. Nous pourrons causer, nous dire
les choses qui sont restées au fond de nous-mêmes, et, pour ma part, j’en ai !
Vous seriez bien aimable, en vous promenant sur le boulevard, de passer
chez la marchande de tabac, à qui j’ai acheté et payé mille cigarettes. En le
déballant ce matin, je m’aperçois qu’il n’y a que 42 paquets au lieu de 50.
C’est donc 8 paquets qu’elle me redoit. Vous pourriez peut-être les prendre
avec vous, car je ne crois pas qu’elle puisse les expédier.
Mille pardons de ce dérangement, et à jeudi, mon cher ami.
Nous vous embrassons.
Octave Mirbeau
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 171
10.
[Le Rouvray — 10 octobre 188542]
Cher ami,
J’arrive demain lundi, à 4 heures 35. J’ai rendez-vous chez Malherbe43 à 5
h. ¼. Si vous flâniez par là, je serais très heureux de vous y rencontrer. De plus
je compte bien que vous dînerez avec nous, le soir, au Lion d’Or, et que vous
déjeunerez avec moi, le mardi matin.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
11.
[Noirmoutier — 21 ou 22 novembre 1886]
Mon bien cher ami,
Je me reprocherais toute ma vie de ne pas vous avoir demandé cet article,
car, sans cela, je n’aurais pas eu votre lettre44, qui vaut tout ce que Swift,
Voltaire et Beaumarchais ont écrit. La jouissance que j’ai eue, en la lisant, est
inexprimable. Ce Meyer est décidément méprisable en comique, en comique
comme je l’aime, avec des profondeurs de tragique insondables45... Que je
vous remercie, mon bien cher Hervieu ! Vous êtes la plus belle, la plus noble,
la plus courageuse âme que je connaisse... Votre indépendance46 ? Ah ! mon
ami, elle m’est [plus]47 précieuse encore qu’à vous, je vous le jure !... Donc
envoyez promener cet imbécile... J’écris à Ollendorff de lui remettre les bonnes
feuilles. Et s’il vous ergote de la même façon, lâchez cela !... Vous me ferez un
grand plaisir48.
D’ailleurs, voici la lettre que je lui écris49.
Mille remerciements, cher ami, et je vous adore.
Octave Mirbeau
12.
[En-tête : Grand Hôtel de France]
[Vannes — 9 juin 188750]
Cher ami,
Après des courses furieuses, en chemin de fer, en bateau, en voiture, nous
voici revenus à l’instant à notre point d’arrivée, sans plus de maison que sur la
main. Tout est admirable, ici, et rarement j’ai vu pays plus splendide. Mais de
maison, point. Nous songeons à camper, près d’un dolmen.. Je suis trop fatigué
pour vous éclairer sur notre situation et sur nos projets, d’autant que notre
situation est nulle, et que nous n’avons pas de projets. Demain matin dès
l’aube, nous nous réunirons, Alice et moi, en commission extraordinaire, et il
est probable que nous prendrons une résolution que je vous ferai connaître
immédiatement
172 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Je ne vous dis pas de m’écrire, car j’ignore où nous irons demain. Mais soyez
assuré que, dès que j’aurai un gîte, je vous le ferai télégraphiquement
connaître.
Et L’Inconnu ? Êtes-vous content [?] Je pense arriver demain soir quelque
part, où je pourrai chroniquer sur ce bouquin mystérieux, qui me hante de
plus en plus51.
Nous vous embrassons.
Octave Mirbeau
13.
[Kérisper — vers la mi-septembre 1887]
Mon cher ami,
Vous savez bien que tout cela c’était une plaisanterie52 et que nous ne
pouvons vous en vouloir, bien fâchés au contraire de tous vos ennuis et de
votre souffrance. Arrivez mardi, et tout cela sera au mieux
Si vous voyez Mendès, dites-lui bien que je serais enchanté qu’il vienne. Et
qu’il me prévienne, afin qu’Alice prépare une chambre pour lui.
Alice a prié son fournisseur de peinture de vous apporter un petit paquet,
tout petit, trois tubes de couleur dont vous voudrez bien vous charger53.
Nous vous embrassons tendrement.
O. Mirb [sic]
T.S.V.P.
P. S. Quant à votre malle, ne vous inquiétez pas de son transport. Seulement
vous serez bien gentil de prendre dans une valise ce dont vous avez besoin
pour le soir. Votre malle, vous l’aurez le lendemain matin, à 6 heures.
Surtout, ne dînez pas à Redon, comme je vous l’ai déjà recommandé.
À vous.
O. M.
14.
[Kérisper — fin octobre 188754]
Cher ami,
Le mieux continue. Et dans quelques jours Alice entrera en convalescence.
Elle a été très touchée de votre si gentille lettre. Elle sera sage, comme vous le
lui prescrivez. Ah ! mon cher ami, je suis bien heureux depuis ce matin que le
médecin m’a rassuré. Et la pluie qui tombe me semble mille fois plus belle que
le soleil. Donc, je rentre en possession de moi-même55.
J’écris à Magnard pour me mettre à sa disposition et pour lui dire de
nouveau que vous irez le trouver, en ajoutant que vous êtes un autre moi-
même. Moi aussi, je désire que ce soit affaire terminée, car on n’est jamais sûr
de rien avec ces gens incertains, qui grincent, à tous les vents, sur leur volonté,
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 173
15.
[Kérisper — vers le 6 novembre 188757]
Mon cher ami,
Non, je ne dirai rien qui soit désagréable à Goncourt, malgré l’encouragement
où me pousse Magnard.58 Au contraire, je veux trouver une phrase qui le flatte.
Que vous êtes donc gentil, mon cher Hervieu, de toujours penser à moi, et
de m’aplanir la voie que j’avais si fort encombrée d’obstacles bien inutiles59 !
Et j’ai hâte de vous remercier de toutes vos tendresses, autrement que par des
lettres !
Eh bien, je trouve que Geffroy ne s’est pas fendu60. Il vous dit de bonnes
choses61, mais il laisse, suivant moi, le grand côté de votre talent. Et puis toute
une discussion sur une dédicace, comme cela est puéril62 ! Et comme on recon-
naît bien là les petites coteries. Où va-t-il chercher que le symbolisme du
mariage soit une évocation poncive63 ? Vous avez fait un beau et grand livre.
Pourquoi ne pas le dire tout tranquillement [?] Et je suis persuadé qu’il n’aura
aucune restriction pour Le Nommé Perreux64, du nommé Bonnetain !
L’apparition de Raffaëlli dans cette dispute me semble d’un comique achevé.
Et le : on va vous mettre en demeure d’opter « me rend toute la bêtise, toute
la naïveté, tout le bon garçonnisme niais du banlieusard65 ». Quant à
Huysmans, c’est une vermine. Et puis, ce n’est pas dangereux. Quand il vous
aura débiné auprès de Descaves, que Descaves vous aura débiné auprès de
Huysmans, ça sera tout. Et vous n’en resterez pas moins ce que vous êtes, c’est-
à-dire un vrai bonhomme qui dépasse de cent coudées, tous les chercheurs
de poux.
Suivant votre conseil, je vais m’arranger avec Magnard pour le Gil Blas.
Mille remerciements encore, mon cher ami, et mille baisers que moi et
Alice, toujours en progrès, nous vous envoyons.
Octave Mirbe [sic]
J’enverrai mon article66 demain.
174 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
16.
[Kérisper — 4 février 188867]
Mon cher ami,
Intoxication – surmenage – fièvre paludique68 !... Quel article pour Jules
Simon69 !
Je ne recommence à travailler qu’aujourd’hui. Mais j’ai le temps : j’ai dix
feuilletons d’avance. Encore cinq à faire et ce sera fini !
Vous ne sauriez croire, mon cher ami, combien vous me touchez, par votre
si tendre ingéniosité à me redonner du courage. Mais je vois bien, tout de
même, que vous aviez mieux espéré de L’Abbé Jules. Et vous ne m’en dites que
les choses acceptables, en ayant bien soin de lasser dans l’ombre ce qui vous
choque70.
Je ne me fais aucune illusion sur ce livre, cher Hervieu. Il est très, très
mauvais71. Mais j’ai fini par en prendre mon parti. Je tâcherai de faire mieux la
prochaine fois.
Le médecin m’ordonne de partir. Demain je pars pour Rémalard (Orne),
chez mon père, où vous serez très gentil de m’écrire. J’arriverai à Paris vers le
12 ou le 15 février.
Maupassant est un imbécile d’avoir pris la chose ainsi. Il aurait dû, au moins,
vous savoir gré d’avoir écrit, à propos de lui, une belle page de littérature72.
Notez, cher ami, que je ne suis pas sûr de la critique que je vous ai faite73.
Vous pouvez avoir absolument raison. Et c’est peut-être un très mauvais livre
que Pierre et Jean. Je ne sais pas. Je ne sais rien... Je ne sais qu’une chose, c’est
que c’est doux d’être aimé par vous.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
17.
[Rémalard — 12 ou 13 février 1888]
Mon bien cher ami,
Merci de votre opinion sur le petit Robin74. Je n’étais pas trop mécontent
de ce morceau. Peut-être en trouverez-vous un qui vous plaise encore :
L’Extrême onction75. Je dis peut-être, car je ne sais rien.
Ma tête ne va pas fort. J’ai dû encore interrompre mon travail, qui serait
fini depuis longtemps sans cela. J’espère pouvoir mettre, ce soir, le mot fin au
bas de mon dernier feuillet.
Vos études sociales76 sont toujours très bien, mon cher Hervieu, d’une péné-
tration originale et très profonde, d’un style aigu dont vous seul avez le secret.
Je vous en félicite de tout mon cœur.
Quand irai-je à Paris ? J’arriverai probablement mercredi, ou jeudi77. Je n’en
sais rien. En tout cas, je vous écrirai. Vous seriez tout à fait gentil de me donner
votre opinion sur les feuilletons de la lecture78 et de l’extrême onction.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 175
18.
[Kérisper, par Auray] Dimanche [27 février 188879]
Mon bien cher ami,
Ce matin, en rentrant chez nous, voici ce que nous a dit la cuisinière : « Hier
soir (c’est-à-dire samedi) un gendarme est venu demander si M. et Mme
Mirbeau habitaient bien Kérisper. C’était un renseignement que le procureur
de la République de Paris demandait au sous-préfet de Lorient. »
Ainsi, mon cher Hervieu, voilà qui est clair. Nous nous attendons à tout,
perquisition, interrogation, enquête, etc. Gyp le veut et cela sera. Il faut que
cette misérable nous poursuive partout où nous allons, et que partout nous
ayons la réputation d’être ou des assassins ou des voleurs80 ! Et ce qui est vrai-
ment inconcevable, et vraiment effrayant, c’est la complicité de la magistra-
ture.
Je suis exaspéré, hors de moi. Comment se fait-il, après l’enquête de Laigle,
après ce que vous avez dit à ce bandit de Bernard81, que celui-ci ose recom-
mencer les promesses de ce bandit de Bouchez82 ? Mais qui donc protège
Gyp ?
J’espérais, après mon rude travail, goûter quelques jours de repos, et retra-
vailler d’arrache-pied. Et voilà toutes mes angoisses qui me reprennent. Je
prévois les longues attentes dans les couloirs du palais de justice, les interroga-
toires hideux, exaspérants, qui poussent au meurtre, les confrontations, et toute
la série des tortures que j’ai endurées lors de la première affaire.
Alice est consternée, car elle se demande jusqu’où peut aller l’audace de
cette femme, si ouvertement protégée ! Et elle a peur.
Vous verrez que ces gens-là finiront par me faire commettre quelque sottise,
on dirait, à l’extraordinaire acharnement qu’ils mettent contre nous, que c’est
ce qu’ils voudraient.
Donnez-moi un conseil. Je ne sais personne assez intime avec ce Bernard,
pour lui dire qui je suis. Vous ne l’avez vu qu’une fois83, vous, et puis votre
tendresse pour moi paraîtrait suspecte à cette misérable âme de magistrat. Mais
s’il faut recommencer le calvaire du coup de pistolet, je ne sais en vérité ce
qui me passera par la tête.
Je vous embrasse tendrement, mon cher ami.
Octave Mirbeau
176 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
19.
[Kérisper, par Auray — 18 avril 188884]
Mon cher ami,
Voilà que la fièvre m’a repris, plus violente que jamais. Impossible de
travailler. Je me décide à partir pour un mois, et à la laisser quelque part, dans
le Midi. Je compte partir jeudi85, être à Paris vendredi matin, et reprendre le
train samedi soir86. Je vous préviendrai87, car il faudra que je vous voie et que
nous passions ensemble quelques heures.
J’ai reçu de Goncourt une lettre charmante88, affectueuse, et faite pour me
redonner du courage. J’en ai été très
heureux.
Et voilà que je reçois de Marseille un
petit journal, L’Actualité. Un article d’études.
Il est signé : Jules Bois89. Je m’attends90 à un
petit verbiage de province. Mais quel éton-
nement ! C’est admirable ! Un article
superbe, et comme aucun critique, à Paris,
ne serait capable d’en faire un pareil ! Des
pensées élevées, une intelligence très péné-
trante, et un style ! C’est un chic type que
ce Jules Bois. Et je vous engage à retenir ce
nom, à lui envoyer votre prochain volume ;
car c’est agréable d’entendre parler de soi,
dans de l’écriture comme celle-là !
Donc :
M. Jules Bois
à L’Actualité
79, Rue de la République
Marseille
À bientôt, mon cher Hervieu.
Nous vous embrassons tendrement.
Octave Mirbeau Jules Bois
20.
[Kérisper — vers le 6 ou 7 juillet 1888]
Cher ami,
Voilà, je crois, les maudites trois semaines à peu près écoulées. Et la
campagne est merveilleuse. Venez, nous vous attendons avec impatience.
Ce fou de Grosclaude a fait un joliment bon article sur ce malandrin de
Fouquier. Je me suis empressé, tout chaud de plaisir, de le féliciter. J’attendais
un petit mot de lui, mais on attend toujours un petit mot de lui.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 177
Vous avez vu que je suis juré avec Bauër, Lepelletier et Monsieur Theuriet91.
Je regrette, pour parachever ma gloire, que M. Fouquier ne fasse pas partie de
ce jury, et qu’il ne le préside pas.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
21.
[Kérisper, par Auray — 13 juillet 1888]
Mon cher ami,
Donc, mardi92 à 7 h. 58. Vous me trouverez sur le quai de la gare. Et
même93, si j’ai terminé ma besogne94 mardi matin, j’irai au devant de vous
jusqu’à Rennes. Je ferai mon possible, mais étant donné la résistance de mon
cerveau, il ne faut pas trop que j’y compte.
Surtout ne dînez pas à Redon. On y est empoisonné, et puis vous n’auriez
pas le temps. Nous dînerons le soir, à Kérisper.
J’ai commandé le beau temps. Vous voyez que je m’y entends. Et ce n’est
rien encore. Ça sera bien plus beau, lorsque vous serez ici.
Nous vous embrassons tendrement. Et à mardi, mon cher ami.
Octave Mirbeau
P. S. Que dites-vous de cette vache de Peyrebrune95 ? Voilà une canaillerie
contre laquelle je proteste. J’écris une lettre à Magnard, avec prière de l’in-
sérer96.
Voilà donc à quoi servent nos pauvres Grimaces.
22.
[Paris — fin octobre 188897]
23.
[Menton — 12 décembre 1888101]
Mon cher ami,
J’arriverai jeudi102 à Paris, par le train de 11 heures du matin. Si vous n’aviez
rien à faire, et que vous ne fussiez pas trop fatigué, je serais bien content de
178 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
vous voir à la gare. En tout cas, j’irai vous voir au débotté. Nous descendons à
l’hôtel du Helder.
J’ai fait la connaissance d’un vieux juge de Colombo, qui est à l’hôtel des
Anglais. Il m’a beaucoup parlé de Ceylan, et de l’Inde en général. Or rien de
ce que nous a raconté Deloncle n’existe103. Sumangala104, entre autres, est une
espèce d’idiot, qui parle une espèce de patois qui n’est ni le pâli, ni l’hindous-
tani, ni le sanscrit. Il ne sait rien et ne fait que mendier.
Quant à Perreyra105, dont Deloncle nous vantait l’intelligence extraordinaire,
il paraît que ce n’est qu’un vulgaire escroc, en ce moment en prison pour vol,
pour faux.
Et puis Deloncle a inventé des pays. Un peu plus, ce Mister Berwick (c’est
le nom du juge) m’affirmait que l’Inde n’existait pas, dans sa haine contre
Deloncle, qu’il ne connaît pas.
J’ai hâte de vous embrasser, mon cher Hervieu, et de vous montrer un pin
sur la mer que je vais terminer aujourd’hui106. Vous me direz, après l’avoir vu,
si je dois renoncer à la littérature, ou bien me consacrer au paysage. J’ai grande
envie de prendre ce dernier parti.
Mille tendres poignées de mains.
Octave Mirbeau
24.
[Menton — fin avril 1889 ?]
Mon cher ami,
Vous avez très bien fait de montrer les dents à ces imbéciles. Seulement je
trouve qu’un article par mois, ce n’est pas suffisant. J’en parle seulement en
égoïste qui trouvait un grand plaisir à voir chaque semaine, au milieu de tous
les gravats Marsy, Mosca107, briller le bijou de votre esprit. Ce dont je vous
approuve absolument, par exemple, c’est d’avoir exigé la première place. Et
je suivrai cet exemple, si tant est que Périvier, par le canal de notre
Bonnetain108, me redemande une copie quelconque, ce que je ne crois pas.
La fièvre semble s’en aller tout à fait. J’ai pu reprendre mon travail, et mettre
en ordre la matière de mon petit volume chez Charpentier109. Dites-moi, à ce
propos, je voulais vous demander un conseil. Il y a des dédicaces qui m’en-
nuient dans les Lettres de ma chaumière. Vais-je rééditer les nouvelles ancien-
nement dédicacées, sans dédicaces ? Ainsi, je voudrais biffer le nom de Zola
de « La Mort du père Dugué ». Le puis-je ?
Merci, mon cher Hervieu, de vos éloges sur mon article110. J’avais peur que
la fin ne fût un peu coco, et même cucu.
Quand votre livre [sic]. Vous savez que je vais rappeler à Magnard sa
promesse ; et tartiner un peu sur vous.
Nous vous embrassons tendrement.
Octave Mirbe [sic]
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 179
25.
[Levallois-Perret — 28 juin 1889]
Mon bien cher ami,
Oui, à lundi111. Pourvu que la dyssenterie [sic] dont je souffre depuis hier,
soit passée. Et j’espère qu’elle le sera. J’aurais voulu vous aller voir, le matin ;
mais j’ai été cloué ici. Vous m’avez rendu tout triste. Et que vous dire ?
Je vous embrasse.
Octave Mirb [sic]
26.
[Levallois-Perret — 2 juillet 1889112]
Mon bien cher ami,
Alice, qui ne vous aime plus, sera tout de même enchantée de dîner avec
vous, mercredi113. Elle me charge de vous mettre au courant de ces deux états
d’âme. Quoiqu’elle ne vous aime plus, elle a trouvé une combinaison qui vous
permettra d’aller à Auf[f]reville114 jeudi, en même temps qu’à Bray, et par
conséquent, de passer ensemble, mercredi, une bonne soirée. Où nous
retrouver ? Dites-nous un endroit !
Nous vous embrassons tendrement.
Octave Mirbeau
180 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
27.
[Les Damps — 2 août 1889118]
Mon cher ami,
Alice est au lit, très souffrante, depuis vendredi119. Sans que son état m’in-
quiète trop, il m’ennuie beaucoup, d’autant que nous sommes sans médecin.
On la traite par lettres ; et Dumontpallier demande à la voir. Si elle avait pu
supporter le voyage, nous avions l’intention d’aller à Paris aujourd’hui. Mais je
craindrais que cela la fatigue trop. Nous avons résolu, au cas d’une améliora-
tion, d’y aller jeudi, ou vendredi120. Ne pourriez-vous arranger vos affaires pour
revenir avec nous et passer121 la semaine prochaine aux Damps, avec nous.
Alice vous le demande en grâce. Tâchez, mon ami, tâchez d’arranger les choses
ainsi, je vous en prie.
Nous vous embrassons tendrement.122
Octave Mirbeau
28.
Les Damps, par Pont de l’Arche
[12 septembre 1889123]
Mon bien cher ami,
Je suis bien inquiet et bien triste de ne pas recevoir de vos nouvelles. Où
donc êtes-vous ? Et que se passe-t-il ? Vite, mon ami, vite un mot, je vous en
prie.
Nous sommes à peu près installés, c’est-à-dire que les ouvriers sont partis,
et qu’il ne reste plus à faire qu’un vaste nettoyage. Votre chambre est prête, et
n’attend plus que vous. Vous m’avez fait espérer de venir passer un mois avec
nous. C’est une trop grande joie, promise, sur laquelle j’ai compté, pour que,
maintenant, vous changiez quoi que ce soit, à vos projets et à mes espérances.
J’espère bien aussi que le déplacement vous aura remis un peu de paix dans
votre cœur tourmenté. Je songe souvent, sans les connaître, à vos douleurs, et
j’en suis triste infiniment. Aujourd’hui, j’ai passé toute ma journée à relire vos
lettres anciennes. Quel trésor est votre cœur, mon cher Hervieu ! Quelle sensi-
bilité suraiguë ! Et de quelle amitié ces lettres débordent. À remuer tous ces
souvenirs et tous ces sentiments, à sentir combien vous m’aimiez, j’en avais les
larmes aux yeux. Aimez-moi toujours bien, comme je vous aime.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 181
J’ai voulu me remettre au travail. Mais j’ai trop fait le maçon, le tapissier ;
mes idées sont couvertes d’une couche épaisse de poussière, et rouillées. Elles
ont, comme les meubles, besoin d’un fort nettoyage.
Écrivez-moi, mon cher Hervieu, et dites-moi que vous arrivez. Alice et moi
nous vous embrassons tendrement.
Octave Mirbeau
29.
[En-tête : Les Damps par Pont-de-l’Arche (Eure)]
[septembre ou octobre 1889]
Mon cher ami,
Nous arriverons par le train de 10 h. 25. Il faudra que nous déjeunions
aussitôt, car nous avons, boulevard de Clichy, un rendez-vous, à 1 h. ½. Ce
sera bien court, mais ce sera deux heures ½ à passer ensemble. Par consé-
quent, si vous pouviez venir au train, c’est si près de chez vous124, que cela
nous ferait grand plaisir.
Vous savez, mon cher ami, que plus votre séjour aux Damps sera long, plus
votre projet sera accueilli avec enthousiasme. Non, vrai, vous verrez comme
c’est charmant, et quelles bonnes parties de bateau nous ferons sur ce fleuve
que vous ne connaissez pas.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
30.
[Les Damps — mi-novembre ou fin novembre 1889]
Mon cher ami,
Voici une lettre. Êtes-vous heureux au moins ? Moi je deviens fou ; ces
temps affreux me rendent fou. Et je lis Pascal qui m’embête. Tout m’embête.
Et je ne travaille pas.
Alice va mieux ; elle a repris, à peu près, la vie. Je crois que les affreux
Simond125 ont été formalisés d’être remis à plus tard. Ils ne viendront pas ; ils
ne pouvaient me faire un plus grand plaisir.
Nous vous embrassons bien tendrement, cher ami.
Octave Mirbe [sic]
P. S. Quand vous irez en Bretagne, vous irez voir les Hortensias de Kérisper,
n’est-ce pas [?] Et puis, demandez donc, là-bas, ce que sont devenus les
Pallaise126, les affreux Pallaise. J’aimerais assez à savoir qu’ils sont morts.
182 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
31.
[Les Damps — 15 juin 1891127]
Cher Hervieu,
Votre lettre me ravit128. Une tuile, tombée de chez votre ami Galin129, sur
Alice, m’avait fait craindre, un instant, de perdre l’occasion, si attendue, de
vous voir, ce mois. Mais tout s’arrange. Et nous tâcherons de passer deux
bonnes journées, la semaine prochaine.
Je suis bien touché et bien fier, mon cher ami, que vous vouliez me dédier
votre livre130. Votre nom à côté du vôtre, voilà qui va lui faire passer de belles
heures.
J’écris à Simond, encore une fois ; car, je puis vous le dire maintenant, je
lui avais écrit, en lui donnant l’ordre de vous demander votre roman. Mais je
n’ai pas de chance. On ne fait jamais attention à ce que je dis.
Je vous embrasse tendrement. À la semaine prochaine131.
Octave Mirbeau
32.
[En-tête : Les Damps, par Pont-de-l’Arche (Eure]
[fin juin 1891]
Mon cher Hervieu,
La fin de votre roman est admirable ; le dernier feuilleton, tout à fait auguste
dans son humanité mystérieuse, si poignante132. Il clôt le livre d’une façon
magistrale, inoubliable. Et que de trouvailles de pensées, que de richesses d’ex-
pression, que de doubles vues dans le cœur de l’homme ? Ce décor de jardin,
bref comme un rêve, par quoi le livre se ferme, avec ce cygne dont le col est
comme un point d’interrogation, m’affole. Vous êtes, mon ami, un grand, très
grand artiste, plus que cela, un grand humain, un grand intellectuel. Et sous
votre ironie si distinguée, si parfaite de tenue morale, sous votre perversité si
mélancolique, vous êtes un grand bon. Car la pitié qui plane à chaque page
de votre œuvre est d’autant plus belle qu’elle est consciente et qu’elle n’ignore
rien. Oh ! Hervieu, comme je suis fier que vous m’ayez dédié ce livre, qui est
un chef-d’œuvre. Et comme je l’aime de n’être pas ce qu’il faut à L’Écho de
Paris ! Voyez-vous, il faut beaucoup haïr les impressions de Mendès. Ce sont
des impressions de journaliste. Mendès oublie le poète qu’il a été jadis. Et puis,
je crois qu’il n’a jamais rien compris à l’intelligence.
Soyez heureux, mon ami. Vous ne savez pas combien douce m’a été votre
lettre133, dans son exultation de bonheur. Vous avez une âme si sensible, si
chercheuse d’infini, que j’ai peur, souvent, pour elle. Mais vous avez trouvé
l’être unique. Celle qui pouvait seule, peut-être, communier avec le sublime
qui est en votre esprit. Vous avez donc trouvé le bonheur. Gardez le bien.
Je vous embrasse bien tendrement.
Octave Mirbeau
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 183
P. S. Oui, mon cher Hervieu, j’ai compris, j’ai profondément senti toutes
les sensations de ce retour134. Et je m’irritais contre moi-même, de ne pouvoir
trouver la parole qui pût vous être une consolation, et une douceur. Je suis un
gros imbécile, Hervieu. Mais je vous aime bien.
33.
[Les Damps — juillet 1891]
Cher ami,
J’ai pu me délivrer des griffes du Maître135, pour déjeuner avec vous. Je serai
libre à 11 h. ½. Voulez-vous un rendez-vous général au Lyon d’Or à midi ?
Et puis, envoyez votre livre136 à mon vieux Remy de Gourmont, 122 rue du
Bac. Ce vieux Remy m’a parlé de vous en termes très nobles. Et Rodin qui vous
admire ? Il serait très heureux d’avoir votre livre.
À midi, n’est-ce pas ?
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
34.
[Les Damps — 4 août 1891]
Mon cher ami,
Il faut que vous me pardonniez encore137. Votre article est fait138 ; il est
composé, il est à l’Écho. Il aurait passé demain, n’était que ce diable de Simond
m’a demandé avec insistance un article sur la Société des Gens de Lettres139.
J’ai sa promesse qu’il fera tout son possible pour faire passer votre article dans
le courant de la semaine.
Alice va mieux ; c’est-à-dire qu’elle se lève ; mais son état nerveux est loin
d’être guéri. Son appétit revient. La consultation lui a fait du bien.
Dumontpal[l]ier140 m’a d’ailleurs rassuré quant au danger de l’affection. Enfin,
nous reparlerons de ça, cher ami, le 17. Tâchez de rester quelques jours. Je
vous en prie.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
35.
[Les Damps — 5 août 1891]
Mon cher ami,
Il faut que je vous fasse toutes mes excuses, pour n’avoir point encore fait
l’article que je me propose d’écrire sur vous141. L’autre semaine, c’était
Margueritte et la petite Jeanne Lombard qui sont venus me supplier de faire
quelque chose pour Jean Lombard142. Il m’a été difficile de refuser. Cette
semaine, ç’a été Alice, dont la souffrance ne m’a pas permis de me mettre à
une besogne sérieuse. J’ai bâclé en une heure et demie l’article sur La
184 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
36.
[Les Damps — 11 janvier 1892147]
Cher ami,
Je vous envoie une bonne tendresse, et je vous supplie de n’être pas
malade ; c’est trop triste ! Moi, ça ne va pas148 ; et je ne puis me remettre. Je
suis hanté par des idées horribles, et je vis dans une tristesse noire. Je voudrais
sortir, mais le médecin me défend de mettre le pied dehors avant une quin-
zaine encore. Comment ferai-je ?
Et je suis si faible ! Si faible que d’écrire ces quelques incohérentes lignes,
cela m’épuise, comme si j’avais remué cent mètres de cailloux149.
Soignez-vous bien, mon cher ami, et donnez-moi vite de vos nouvelles.
Nous vous embrassons tendrement.
Octave Mirbeau
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 185
37.
[Les Damps — 8 février 1892150]
Mon cher ami,
Nous irons donc à Paris mercredi151 ; c’est chose décidée et autorisée.
Comme ma femme aura bien des courses à faire et que je ne voudrais pas la
livrer au hasard des voitures, par cette pluie et ce vent, pourriez-vous me retenir
une voiture de votre cercle, et la faire arriver, au débarcadère de la gare, à 11
h. ½ [?] Je vous demande pardon de ce dérangement, mais cela nous rendrait
bien service. Ma femme la garderait toute la journée, et même tout le soir
jusqu’à minuit, car nous devons aller entendre la musique de Rollinat152.
Et vous, quand vous verrai-je, ce mercredi ?
Seriez bien gentil de m’envoyer un petit télégramme [à] Pont-de-l’Arche.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
38.
[Les Damps — 1er décembre 1892153]
Mon cher ami,
J’écris à Pérard pour qu’il tâche de faire changer la date de la convoca-
tion154, et la remettre au 16. J’espère que c’est possible.
Que me dites-vous ? Les dernières ? Eh bien, cher ami, il faut s’incliner
devant la Puissance du Mal. Je ne croyais pas à une telle domination de la
Mauvaise foi et de l’Envie. Et j’en suis, je vous assure, tout triste. Pourtant, votre
lettre n’aura pas été inutile. On a été obligé de reconnaître votre grand talent,
et votre nom y a gagné une notoriété encore plus grande. Vous serez mieux
armé contre la bande, la prochaine fois.
C’est vraiment enrageant, tout de même, de penser que d’un succès certain,
éclatant, la Presse peut faire cela155 ! Je vous embrasse encore plus tendrement
que jamais, mon cher Hervieu, mon grand et si énergique et si tendre ami.
Alors M. Hugues Leroux n’a pas, comme la femme Magnien [sic], goûté
chez Bismarck d’une certaine vieille eau de vie de Clos-Vougeot. Et que va dire
Pigeonnat ? Nom de Dieu156 !
J’ai reçu une lettre de Xau157, particulièrement touchante. Il me refusait un
article, mais dans des termes tels que les larmes m’en sont presque venues aux
yeux. Ce Xau est un homme d’une délicatesse inouïe. Je vais remplacer l’article
par un conte158.
Je vous embrasse encore, mon cher Hervieu, de toute mon âme.
Octave Mirbeau
P. S. Non, ce que je vais mépriser plus encore ce Blum et ce Toché159 ! Ah !
ce que vous me faites haïr de gens !
186 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
39.
[Carrières-sous-Poissy — début mars 1893160]
Mon cher ami,
J’avais bien pensé qu’étant donné vos justes ressentiments contre le Xau,
vous n’iriez pas déjeuner chez lui. Et j’ai décidé que, malgré la comédie
promise, je n’irais pas non plus. C’est d’ailleurs folie que de vouloir faire
comprendre à ce zigue qu’il y a peut-être des écrivains supérieurs à M. Hugues
Leroux [sic] et à Méténier161, qui sont, tout naturellement, ce qu’il peut admirer
le plus.
Donc, rapidement, je monterai vos étages, mardi162, je vous embrasserai et
je vous laisserai à vos effrayants travaux163. Et j’attendrai le jour de Carrière164.
Nous entrerons dans la Carrière
Quand la copie n’y sera plus.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Et ne vous tourmentez pas des canail-
leries du Journal. C’est la boutique à Maizeroy, à Hugues et à Berge165... Ils ont
beau avoir les honneurs de cette feuille... personne n’aura l’idée de confondre
mon grand Hervieu avec les « littérateurs à la manque », comme dit le père
Peinard166.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
40.
[Carrières-sous-Poissy — mi-mars 1893]
Cher ami,
Il est 7 heures, je vais dîner ; je profite de la minute de répit que me laissent
les ouvriers pour vous embrasser et vous dire que nous vous attendons lundi167.
J’ai hâte de votre livre168. C’est par lui que je rentrerai dans l’art. Car j’en
suis sorti, au milieu de toutes ces choses désolantes169, oh ! combien ! Il ne
faut rien moins que le génie de mon petit Hervieu, qui est un grand
bonhomme, pour me rhabituer à la beauté.
À lundi. Venez de bonne heure.
Nous vous embrassons.
Octave Mirbeau
41.
[Carrières-sous-Poissy — vers le 12 octobre 1893170]
Mon cher ami,
Je ne puis, malgré tout mon désir, changer la date. Clemenceau aussi avait
accepté. Mais nous recommencerons la petite fête, la semaine prochaine,
voulez-vous ?
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 187
42.
[Les Damps — mi-décembre 1893172]
Cher ami,
J’ai écrit à Legendre173, c’est affreux ! que, ayant rencontré, en descendant
de voiture, près du théâtre174, des amis que je lui ai nommés du premier nom
venu à l’esprit, M. et Mde de la Poterie175, j’avais obéi à l’insistance qu’ils
avaient mise pour nous entraîner dans leur loge. Ceci posé, j’ai marché dans
les généralités, et je l’ai sacré grand auteur dramatique. Les mots... poignant,
belle humanité... mouvement... souffle... et quelques autres s’harmonisaient
avec des considérations morales, tirées de l’abaissement du goût public176...
etc.
C’est ignoble. Mais il me sera peut-être pardonné beaucoup, parce que
j’aurai beaucoup aimé la Loïe Fuller177...
Oh ! votre Vanoche, cher Hervieu, comme je la connais, et comme vous
expliquez, en traits définitifs, sa vanité. Comme j’ai aimé aussi le silence de
Marfaux, pendant la séance178...
Hervieu ! Hervieu ! Vous êtes effrayant. Il n’y a point de voiles pour vous,
sur les âmes. Vous êtes l’Œdipe du Mans179 de ce colossal rébus : la Vie.
Je vous embrasse bien tendrement, et si vous saviez ce qu’il y a de respect
dans ma tendresse, et de peur !
Octave Mirbeau
T. S. V. P.
Je suis allé à L’Écho de Paris hier. Un triomphe, mon ami180. À mon arrivée,
des visages éclairés de joie, des mains tendues, des serrements prolongés. On
m’entraînait dans les coins pour m’exprimer, par de nouveaux remerciements
muets et expressifs, de la reconnaissance, de l’admiration. Simond, plus affec-
tueux que jamais. Mendès plus délicieux ; Courteline, d’un enthousiasme !
Schwob m’avait dit : « Ils savent que Jean Maure c’est vous. Ils vont vous
en parler. Cela les inquiète beaucoup181 ». Ils ne m’ont parlé de rien. En partant,
le petit Simond m’a dit, tandis qu’il me reconduisait :
« Barrès voulait répondre182. Mais ça, jamais. Mon père183 lui a dit : Ça,
jamais ! »
188 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
43.
[Carrières-sous-Poissy — 15 avril 1895]
Cher ami,
Brunetière vient demain à 5 h. 10, à Poissy184. Si vous pouviez être là, pour,
avec moi, recevoir notre ami, mieux que ne le font les ministres et les procu-
reurs, ce serait très gentil185.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
Dites à Vandérem combien je suis fâché de ses parti[s]-pris186, mais que
nous l’aimons bien tout de même.
J’avais remarqué votre invasion par Séverine. Est-ce qu’ils ne vont pas nous
foutre la paix, tous ces mendiants ?
Mais je pense que votre décision n’est pas irrévocable187.
44.
[Carrières-sous-Poissy — 24 mai 1895188]
Mon cher ami,
Nous n’aurons, lundi189, ni Régnier, ni Griffin190. Régnier est, paraît-il, souf-
frant, et Griffin part pour ses terres191. Mais nous aurons Hervieu, et c’est la
grande affaire.
J’ai écrit aussi à Goncourt192. Mais le martyr d’Auteuil ne m’a pas encore
répondu193.
Donc, cher ami, dites-moi bien à quelle heure matinale vous arriverez.
Je vous embrasse bien tendrement.
Octave Mirbeau
45.
[Carrières-sous-Poissy — 6 décembre 1895]
Cher ami,
Hier, la correction194 s’est passée le mieux du monde. Et quand elle fut finie,
Brunetière me dit : « Votre article est très bien, et je suis sûr qu’il va faire un
petit tapage dans le monde... Maintenant, il ne nous reste plus qu’à choisir le
sujet d’un autre195. »
J’ai voulu vous faire part tout de suite de cette petite scène, puisque c’est à
vous, mon cher Hervieu, que je dois tout cela.
Je vous embrasse tendrement et j’espère bien que votre vilaine bronchite
est passée..
Octave Mirbeau
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 189
46.
[Paris ou Carrières-sous-Poissy — fin 1895 ou début 1896]
Cher ami,
Nous avons reçu les deux Tenailles196. Parées de vos tendresses et de votre
luxe. Je vous en remercie. Alice vous en remerciera elle-même, de tout mon
et son cœur.
J’attends votre bonne lettre pour être mardi à l’endroit et à l’heure que vous
m’indiquerez.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
47.
[Paris — 16 mars 1896197]
Cher ami,
Voulez-vous nous faire le grand plaisir de venir passer la soirée avec
quelques amis, samedi 21 mars [?] Tâchez de vous échapper un peu.
Il faut absolument que nous parlions de Curel198.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
P. S. Vous ne savez pas ? Marin Thibault199 veut nous faire un procès. Il
réclame, je crois, 100 000 F. de dommages et intérêts. Il prétend que le jour
où l’article parut, il devait signer un traité considérable d’on ne sait quoi, avec
on ne sait qui, lequel a argué, pour rompre le traité, que Marin Thibault était
notoirement un fantoche.
48.
[Carrières-sous-Poissy — vers 1896 ou 1897200]
Cher ami,
Demain, c’est irrévocable. Et je serai joliment heureux de vous voir à la
gare, puisque si aimablement vous offrez d’y venir à notre rencontre.
Je vous embrasse tendrement.
Octave Mirbeau
49.
Clos St-Blaise
[Carrières-sous-Poissy] [9 avril 1897]
Mon cher ami,
Mardi, nous ne sommes pas au Clos201. Voulez-vous samedi ? J’écris à
Léon202 de venir aussi, et aussi à Huret203. Tâchez de vous arranger pour passer
la journée complète.
190 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Je classe vos lettres, vos bonnes lettres, vos admirables lettres. J’en aurai trois
volumes que je vais faire relier richement. Mais si riche que soit le vêtement
que je leur donnerai, il sera bien pauvre, à côté de cette richesse de l’esprit,
du cœur, de l’incomparable intelligence, dont ces lettres étincellent. En les reli-
sant, mon bien cher Hervieu, j’ai revécu tout un passé, toute une vie, et j’ai
pleuré bien des fois. Et je me suis reproché, avec amertume, de ne vous avoir
pas assez aimé, peut-être, comme il eût fallu vous aimer204. Et pourtant, je vous
ai bien aimé. Et cette amitié, aujourd’hui, me remonte au cœur, à grands élans
de tendresse et d’admiration.
Je vous embrasse, et à samedi, n’est-ce pas ?
Octave Mirbeau
50.
[Paris — vers 1897 ?]
Mon cher Hervieu,
Je vous embrasse, et à ce soir.
Tendrement.
Octave Mirbeau
51.
[En-tête : 3 boulevard Delessert]
[Paris — 21 février 1898]
Cher ami,
Vous n’avez pas à être touché de
ces mots stupides sur vous205. Hélas,
depuis cette affaire206, je ne puis plus
rien faire ; je ne pourrais écrire que
là-dessus, et je n’en ai pas le
moyen207. Aujourd’hui, à la sortie208,
nous avons été fortement hués et
poursuivis. C’était admirable.
Mercredi209 je serai encore au
procès. Pour le dernier jour, je ne puis
abandonner cet admirable Zola.
Ah ! j’aurais voulu que vous
fussiez là, vendredi et samedi210 ! Ç’a
été une chose que vous ne pouvez
concevoir. Et vos yeux de voyant
eussent vu le crime !... Le crime de
Pellieux et de Boisdeffre ! Aussi visi-
blement que vous me voyez quand je
suis devant vous. Procès d’Émile Zola (février 1898)
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 191
52.
Clos St-Blaise
[Carrières-sous-Poissy] Mardi [14 juin 1898]
Mon cher ami,
Voulez-vous venir déjeuner ici, le lundi 20, avec Picquart, Zola,
Clemenceau, Huret et quelques amis des deux sexes212 ? Vous me feriez un
grand plaisir, et Zola serait content de vous voir.
À vous, tendrement, mon cher Hervieu.
Octave Mirbeau
53.
[Paris — 24 mai 1901213]
Cher ami,
Reçu à correction, seulement214. Mais je refuse toutes corrections. Je ne suis
pas triste d’ailleurs, et je vous aime bien.
À vous.
Octave Mirbeau
54.
[Paris ou Veneux-Nadon ? — 18 octobre 1901 ?215]
Cher ami,
Je suis venu pour seulement vous embrasser et vous souhaiter bon courage
ce soir.
J’aurais bien voulu aller à l’Odéon216. Mais je n’ose quitter ma femme. Elle
a eu, cette nuit, une affreuse crise de nerfs.
Je vous embrasse.
O. Mirbeau
55.
[Veneux-Nadon — 21 octobre 1901217]
Mon cher Hervieu,
Nous allons rentrer à Paris, demain matin. D’abord, il faut à ma femme des
soins quotidiens qu’elle ne peut plus trouver ici, et cette maison maudite me
pèse terriblement. Il me semble que, si je prolongeais mon séjour, ce serait
encore de nouveaux malheurs. Nous descendrons à l’Élysée-Palace, car l’ap-
partement218 n’est pas encore prêt. J’y serai demain matin.
192 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Merci, cher ami, de ce que vous faites pour moi, au milieu de toutes vos
préoccupations219. Nous en sommes vivement touchés.
Je crains bien n’arriver à rien avec Claretie, qui se contentera, comme acte
de courage, d’annoncer qu’il a reçu ma pièce, et qui ne la jouera que dans
deux ans220... Dans deux ans ! Je vais lui mettre Silvain aux trousses221. Silvain
a hâte de créer le rôle et il trouvera peut-être le moyen d’actionner un peu les
hésitations de Claretie. Je l’y aiderai, d’ailleurs.
À demain, mon cher ami. Vous savez tout ce dont mon cœur est plein pour
vous, et tout ce que ma tendresse vous souhaite de succès et de joies.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
56.
[En-tête : Élysée Palace Hôtel, Avenue des Champs Élysées, Paris (8e)]
[22 ou 23 octobre 1901]
Cher ami,
Merci. Le voilà donc qui commence à marcher222. Je pense que le reste va
suivre. J’ai reçu la lettre223. Elle est, en effet, terrible pour le personnage. Mais
il peut équivoquer. Et il va falloir que je le prenne à la gorge, sans pitié, ni
faiblesse224. Enfin, j’espère.
Je vous embrasse.
Octave Mirbeau
P. S. J’irai demain matin vous porter ce procès verbal que nous lirons
ensemble, si vous le voulez bien.
57.
[Paris — novembre ou décembre 1901225]
Cher ami,
Alors, c’est entendu pour demain vendredi. Alice viendra. Elle va un peu
mieux226 et se remet à la joie.
Je me souviens très bien de votre ami, le capitaine Clerc227, avec qui j’ai
dîné plusieurs fois, et qui fut si gentil pour le jeune Monet228 soldat dans son
régiment. J’aurai plaisir à le revoir.
Mais la grosse, l’impressionnante, la solennelle affaire, ce sera Le Bargy229 !
Je me prépare à cette entrevue, par une veille spéciale et grave.
Nous vous embrassons avec Vandérem, qui va révolutionner aussi la
province de ses invectives.
Octave Mirbeau
P. S. Je trouve que Pierre230 ne répond pas assez à ces nobles préoccupa-
tions.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 193
58.
[En-tête : 68 avenue du Bois de Boulogne]
[Paris — début décembre l902]
Cher ami,
Une de mes amies, qui, j’espère, est ou sera bientôt tout à fait la mienne,
une femme très charmante, Madame Pierson231, et moi avons trouvé quelque
chose de tout à fait bien pour ma pièce, et nous avons besoin d’un conseil de
vous, et, peut-être, d’un service232. Je voudrais bien vous en parler.
Mais quand ? Je vous sais très occupé, surmené, et dans tout l’énervement
des dernières répétitions233... Quand vous voudrez donc ?
Je pense à vous ; mon cher ami, avec toute l’angoisse que j’aurais pour moi-
même, que j’aurai bientôt, pour moi-même. Mais cette angoisse, en ce qui
vous concerne, n’a rien de douloureux. C’est l’angoisse de la certitude et de la
justice. Vous allez avoir un colossal succès, et mon cœur, d’accord avec mon
esprit, s’en réjouit, de toutes ses forces. J’attends ce grand moment avec impa-
tience, mais avec tranquillité. Avec quelle joie profonde j’embrasserai mon
cher Hervieu, dans le triomphe !
À vous, de toute mon âme.
Octave Mirbeau
59.
[En-tête : 68 avenue du Bois de Boulogne]
[Paris — mi-décembre 1902]
Cher ami,
Après votre pièce234, nous parlerons. Et je vous remercie de trouver toujours
votre amitié prête.
Oui, j’attends avec impatience votre répétition générale. Nous y serons avec
nos cœurs et nos mains.
Et nous vous embrassons tendrement, cher Hervieu.
Octave Mirbeau
P. S. Croyez-vous que Brandès235 est stupide. Je l’ai vue hier. Elle ne veut
rien entendre.
60.
[Paris — début janvier 1903]
Cher Hervieu,
Vous savez la nouvelle ? Elle part236. C’est définitif.
J’irai vous voir demain, avec Alice, à 10 h. ½, pour causer un peu de tout
cela.
Si vous ne pouviez pas, voulez-vous être bien gentil de me le faire dire,
demain matin.
194 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
61.
[En-tête : 68 avenue du Bois de Boulogne]
[Paris — mi-avril 1905]
Cher ami,
Nous partons mardi237 matin, à 7 h., en auto, pour la Hollande où nous
séjournerons un mois ½. Je serai donc privé de la joie d’entendre, sous sa
nouvelle forme, cette belle Armature238, que je relisais, ces jours derniers, et
dont l’impression si forte m’est demeurée la même que jadis.
Si Brieux ne vous a pas gâté votre livre, ce sera une magnifique chose, infi-
niment dramatique et poignante.
À notre retour, cher ami, je vous rappellerai votre offre amicale. Ce sera ma
première joie à Paris.
Merci encore, et tous mes sentiments les plus tendres et tous mes souhaits
de gros et juste succès239.
Octave Mirbeau
NOTES
1
Papier à en-tête : un coq vu de profil, sous lequel une banderole comporte la devise d’Arthur
Meyer, dont Mirbeau est alors le secrétaire particulier, « Je chante clair ».
2
Formule énigmatique. À moins d’imaginer que le matérialiste Mirbeau, sous l’effet de sa
dévastatrice passion pour Judith Vinmer, a eu recours, pour retrouver sa trace, à des pratiques
magiques remises au goût du jour par des occultistes tels qu’Allan Kardec ou Éliphas Lévi.
3
Sur Judith Vinmer (1858-1951), qui est alors la maîtresse de Mirbeau et qui sera le modèle
de Juliette Roux du Calvaire, voir l’article de Jean-Michel Guignon, « Aux sources du Calvaire –
Qui était Judith / Juliette ? », Cahiers Octave Mirbeau, n° 20, 2013, pp. 145-152.
4
Nous ignorons malheureusement à quoi Mirbeau peut bien faire allusion.
5
Les rapports entre Arthur Meyer et son secrétaire particulier, qui ne va pas tarder à s’éman-
ciper, étaient fort conflictuels et le sont restés par la suite, entrecoupés de réconciliations peu
durables. Les méthodes du patron du Gaulois n’étaient guère orthodoxes et devaient souvent
franchir les limites de la légalité, il est vrai fort élastiques, d’où la perspective de la correctionnelle
imaginée avec jubilation par le journaliste avide de vengeance. Quant à l’impulsion homicide
susceptible de le saisir, Mirbeau la prêtera à nombre de ses personnages.
6
Cachet de la poste. La lettre est adressée au Grand Hôtel des Bains, à Vittel.
7
Lettre non retrouvée.
8
L’écriture de la lettre est en effet fort inhabituelle, et difficile à déchiffrer. Le 7 août, Mirbeau
s’est battu en duel avec le député d’Oran, Eugène Étienne, du parti colonial, vivement dénigré
dans un éditorial paru le 4 août dans Les Grimaces et intitulé « Pots-de-vin ». Mirbeau a été blessé
au bras à la quatrième reprise, ce qui, selon le procès-verbal rédigé par les quatre témoins, a
rendu impossible la poursuite du duel.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 195
9
Le comte Louis Foucher de Careil (1826-1891) est sénateur de Seine-et-Marne depuis 1876
et vient d’être nommé ambassadeur à Vienne. En 1863, il a fait construire un château à Houlgate.
L’article d’Hervieu, intitulé « Notes ironiques » et signé Liris, paraîtra le lendemain, 11 août, dans
le n° 4 des Grimaces (pp. 166-174). Il y ironise sur le compte d’un politicien girouette, imbu de
lui-même, et qui ne s’est employé qu’à essayer de donner de lui une image trompeuse de respec-
tabilité.
10
L’article d’Alfred Capus, signé de son nom, est intitulé « Grimaces politiques » (pp. 175-183).
Il y dénonce les « mystifications » du suffrage universel et ironise sur le dos des parlementaires en
vacances, qui jouent la comédie auprès de leurs électeurs et dont les fatigues ne sont liées qu’à
leur fréquentation des tripots.
11
Article de tête, intitulé « Explication ». Mirbeau y répond à Henry Fouquier, qui accuse Les
Grimaces de ne faire que du bruit et de vivre de scandale, il y vilipende les « fantoches » qui tien-
nent le haut du pavé et déplore que la charité, la dernière des vertus, soit devenue « cabotine ».
En conclusion, il explique que le but des Grimaces est de continuer à « démasquer » des
« coquins » et à « flageller » des « décadences ». L’article est essentiellement rhétorique et Mirbeau
a l’impression que cette rhétorique tourne un peu à vide.
12
Hervieu se trouve alors dans les Vosges.
13
Mot illisible. Peut-être « ombres ».
14
Ernest Constans (1833-1913) est alors député de Haute-Garonne. Réputé pour être un
homme à poigne, il a été et sera de nouveau ministre de l’Intérieur. Il se distinguera par sa répres-
sion du mouvement boulangiste. Visiblement il a conservé des moyens de pression sur la presse.
15
Allusion peu claire : soit à Robert Eugène des Rotours, baron des Rotours de Chaulieu (1833-
1895) ; soit au duc de Chaulieu, personnage de Balzac, qui en a fait un ministre des Affaires
étrangères ; soit encore à l’abbé de Chaulieu (1639-1720), poète mondain et libertin.
16
Victor Havard est l’éditeur du Druide, le roman à clefs et à scandale de Gyp. Nous en sommes
au deuxième acte de l’affaire Gyp. Sur cette affaire, voir Pierre Michel, « Mirbeau et l’affaire
Gyp », Littératures, Toulouse, n° 26, printemps 1992, pp. 201-219, et « Un nouveau document
sur l’affaire Gyp », Cahiers Octave Mirbeau, n° 20, 2012, pp. 121-123.
17
Paul Hervieu n’en a rien fait, ce qui nous permet de connaître les termes de la surprenante
lettre à Havard du même jour : « Mon cher Monsieur Havard, / Je lis dans Le Figaro que c’est
vous qui éditez Le Druide de Mde de Martel. / Voulez-vous à ce propos me permettre de vous faire
confidentiellement quelques réflexions. / Ce livre est une pure infamie et la continuation d’un
odieux chantage qui dure depuis plus de huit mois. Faites-y bien attention. Ce que je vous dis est
très sérieux, et ce livre peut vous attirer, après Les Deux amies [de Maizeroy], un mauvais renom
d’éditeur et des représailles judiciaires très cruelles. / Cette histoire de vitriol qu’exploite Mde de
Martel est fausse d’un bout à l’autre. Il est à peu près prouvé aujourd’hui que c’est elle qui s’est
vitriolée. Enfin, elle n’a compté que sur le scandale malpropre pour faire du tapage autour de son
nom et tenter de gagner quelque argent. Mais Mde de Martel commence à être connue ; je doute
fort qu’elle y réussisse. / Si je vous écris ainsi, c’est qu’il y a, derrière cette histoire, une souffrance
très intéressante et tout à fait respectable. La personne visée dans ce livre infâme [Alice Regnault]
– d’une littérature plus basse et d’un sentiment plus répugnant encore que Sarah Barnum [de
Marie Colombier, avec l’aide de Paul Bonnetain] – a des amis puissants [Arthur Meyer ?] qui ne
la laisseront pas comme cela, traînée dans la boue de Mde de Martel : cela, je vous en réponds. /
Le livre est paru [le 20 juin 1885] ; je ne vous demanderai pas de le mettre au pilon. Ce que je
vous demande avec instance, c’est d’apporter une grande discrétion et la plus scrupuleuse réserve
dans les réclames que vous ferez paraître à ce sujet ; c’est de n’y jamais mêler la moindre allusion
196 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
à la personne visée par ce livre. / Je vous assure qu’en agissant autrement vous commettriez une
mauvaise action, et une action qui, par surcroît, serait préjudiciable à vos intérêts. / Je compte sur
votre délicatesse, mon cher Monsieur Havard, et sur le sentiment de justice qui est en vous et que
vous m’avez si fort marqué, dans la récente visite que je vous fis [le 22 juin]. / Recevez mes meilleurs
sentiments. / Octave Mirbeau ».
18
C’est Paul Hervieu qui, dans sa lettre à son ami du 20 juin (collection Pierre Michel), compa-
rait Havard à « un fou », à cause de sa « situation fausse » par rapport à Mirbeau (cf.
Correspondance générale, t. I, p. 385).
19
La démarche d’Hervieu n’aura pas de succès. Voir la lettre n° 210, note 2 (Correspondance
générale, t. I, p. 386).
20
Les quatre dernières Lettres finiront par paraître le 31 juillet et le 1er août, dans Le Journal
des débats, signées N. Les sept premières, signées Nirvana, avaient paru dans Le Gaulois, du 22
février au 22 avril 1885.
21
Le 19 juin, Hervieu écrivait avec humour à Mirbeau (collection Pierre Michel) : « Je crois
que je vais amener une entrevue, une sorte de Camp du Drap d’Or, entre Bonnières et Deloncle.
Ce sera le Camp du Lyon d’Or. » Cela implique que, en voulant couper l’herbe sous les pieds de
Bonnières, avec ses pseudo-Lettres de l’Inde, Mirbeau satisfait d’abord une rancune de François
Deloncle, dont nous ignorons les causes.
22
Le Baiser de Maïna, dont Mirbeau rendra compte dans Le Gaulois du 5 avril 1886 (article
recueilli dans ses Combats littéraires).
23
Dans son article du 20 juin, « Maîtres modernes » (recueilli dans Combats esthétiques, t. I,
p. 207), deux paragraphes très ironiques sont consacrés au critique Louis de Fourcaud, admirateur
béat de Ribot et Bastien-Lepage, pour qui, au nom de la « Nature » sacralisée, « un peintre doit
copier la nature sans se préoccuper de la comprendre, de même qu’un typographe compose du
chinois ou du grec sans y démêler un seul mot ».
24
Les Alpes mancelles ne sont pas bien éloignées du Rouvray.
25
Allusion aux gigantesques rhododendrons qu’il a sous ses fenêtres (voir la lettre n° 205, dans
le tome I de la Correspondance générale), et qu’il transportera dans l’Himalaya, dans les dernières
Lettres de l’Inde, où il fait le récit d’un pseudo-trekking dans le Sikkim.
26
Sans doute Mirbeau et Grosclaude ont-ils discuté, le 22 juillet, lors de l’équipée parisienne
de Mirbeau, du projet d’entrée de celui-ci au Gil Blas, auquel Grosclaude collabore déjà. Dans
sa lettre du 19 juin (loc. cit.), Hervieu écrivait à ce propos : « J’ai couru toute cette semaine après
Grosclaude pour savoir où en étaient vos affaires du Gil Blas ; mais je n’ai pu rejoindre cette
phalène. » Si Mirbeau soupçonne Catulle Mendès, c’est que le poète y exerce de l’influence et
a de la rancune envers le polémiste, qui l’a bassement insulté, le 24 décembre 1884, dans un
article intitulé « La littérature en justice », en le traitant d’« Onan de la littérature » (article recueilli
dans ses Combats littéraires).
27
Cachet de la poste. Cette lettre correspond à la lettre-fantôme n° 216.
28
C’est le patron du Gil Blas, où Mirbeau essaie de faire son entrée, avec l’aide de Paul Hervieu
et d’Étienne Grosclaude.
29
Sur la réponse d’Hervieu, le 3 juillet 1885, voir Correspondance générale, t. I, p. 394. Ce
qui, d’après lui, fait hésiter Dubuisson, c’est le prix exigé par son ami, qui serait « payé plus cher
que tout le monde ». Il conseille donc à Mirbeau d’accepter un prix plus bas pour commencer,
quitte à solliciter une augmentation par la suite.
30
Les rhododendrons du Rouvray, près de Laigle, qu’il prétendait plus hauts que ceux de
l’Himalaya…
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 197
31
La « coïncidence » pourrait faire allusion aux rhododendrons de douze mètres que le pseudo-
randonneur des dernières Lettres de l’Inde est supposé découvrir au Sikkim. Quant à « l’avertis-
sement », il est sans doute en rapport avec l’affaire Gyp.
32
Le Cirque Molier, composé d’amateurs, a donné chaque année, de 1880 à 1904, une repré-
sentation unique où s’exhibaient des gens de la haute, que Mirbeau assimile à des oies.
33
Mirbeau ira effectivement à Paris le 16 juillet. Mais aura-t-il pour autant le rendez-vous solli-
cité ? Nous ne pouvons le certifier. Le préfet de police de Paris est alors Arthur Gragnon (1844-
1914), qui vient de succéder à Ernest Camescasse.
34
Mirbeau compte un peu sur le romancier populaire Fortuné du Boisgpbey (1821-1891) pour
l’aider à faire son entrée au Gil Blas et va l’inviter à lui rendre visite au Rouvray (cf.
Correspondance générale, t. I, p. 400).
35
Mirbeau en a adressé une à Lecharpentier le 4 juillet (voir Correspondance générale, lettre
n° 394)..
36
C’est-à-dire une chronique en première page, dans les deux premières colonnes de gauche.
37
Journaliste nationaliste de La France, dont Mirbeau se moquera le 6 janvier suivant, dans un
article du Matin, « Du patriotisme ».
38
Nouvelle qui a commencé à paraître le 4 juillet 1885 dans le Gil Blas et qui sera insérée en
décembre 1885 dans L’Alpe homicide.
39
Nous n’avons pas identifié ces poèmes, qui surprennent sous la plume d’un prosateur comme
Hervieu. Il est plausible que Mirbeau fasse allusion à deux des récits qui seront insérés dans L’Alpe
homicide.
40
C’est sous le patronage de Gogol précisément que Mirbeau et Hervieu fonderont, en
décembre 1885, le dîner des Bons Cosaques. C’est en 1885 qu’a été publié, chez Hachette, Les
Âmes mortes. Tarass Boulba l’a été en 1872, chez Hachette également, et Le Revizor – sous le
titre L’Inspecteur en tournée – en 1874.
41
Soit le 24 septembre.
42
La datation de cette lettre est problématique. Mirbeau est venu plusieurs fois à Paris, au
cours de son séjour au Rouvray. Mais il n’a pu rencontrer Hervieu, qui était à Brides jusqu’au 6
septembre, que le lundi 11 octobre, lorsqu’il a apporté les dernières Lettres de ma chaumière à
Gustave de Malherbe, ou le lundi 7 décembre, lors de son retour définitif à Paris. La première
hypothèse est plus plausible, car, à lire cette lettre, on n’a pas l’impression qu’il s’agisse d’un
retour définitif. L’ennui est que, ces deux fois-là, il écrit qu’il arrivera le dimanche et rencontrera
Hervieu dès le lundi matin. Alors, ou bien il a changé l’heure de son arrivée, ou bien il est venu
à Paris au cours du mois de septembre.
43
Gustave de Malherbe, directeur éditorial de Laurent, chez qui Mirbeau va faire paraître ses
Lettres de ma chaumière.
44
Il s’agit d’une lettre datée du 20 novembre au soir (collection François Labadens), où Hervieu
faisait le récit, vivant et dialogué, de son entrevue de l’après-midi avec Arthur Meyer, à qui, à la
demande de Mirbeau, il était venu proposer de rédiger un compte rendu du Calvaire pour Le
Gaulois. Sur cette lettre, voir Correspondance générale, t. I, p. 613.
45
C’est là une constante de Mirbeau, exprimée notamment dans sa lettre-dédicace du Journal
d’une femme de chambre à Jules Huret, en mai 1900.
46
Hervieu écrivait le 20 novembre, en conclusion de son récit (loc. cit.) : « Enfin, faites de moi
ce que vous voudrez, en tenant compte de l’indépendance jalouse qui est dans le sang de mon
amitié pour vous. »
47
Mirbeau a oublié ce « plus » : il ne s’est visiblement pas relu.
198 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
48
Pour finir, il n’y aura aucun article d’Hervieu dans Le Gaulois et une nouvelle entrevue avec
Arthur Meyer, le 27 novembre, ne débouchera sur rien.
49
Lettre à Arthur Meyer du même jour : « Mon cher directeur, / Je vous avais demandé un
article pour mon livre, parce qu’il me semblait – était-ce fatuité ? – que le journal où j’écris me
devait peut-être cela, c’est-à-dire la dix-millionnième partie de ce qu’il fait pour Trop belle [d’Henry
de Pène], et ce qu’il se propose de faire pour Née Michon [également d’Henry de Pène, rédacteur
en chef du Gaulois]. Je vous avais demandé que M. Hervieu fît cet article, parce que je n’ai point
d’académicien vaudevilliste dans ma manche, que M. Hervieu a un grand talent, une grande
honnêteté littéraire, qu’il est incapable de dire ce qu’il ne pense pas, que je considère un article
de lui comme une bonne fortune pour Le Gaulois, et que je suis très fier de l’amitié qu’il a pour
moi... Votre clientèle spéciale, et votre entourage, plus spécial encore que votre clientèle, vous
gênent ?... N’en parlons plus, et sans rancune... Cependant, je prie Ollendorff de vous remettre
les bonnes feuilles, et vous reconnaîtrez que, sous l’apparente cruauté de mon livre, la moralité y
est impeccable, si impeccable, et si revêche, et si farouche même, que seuls les gens vicieux ne
me la pardonneront pas – j’entends les vicieux imbéciles. Croyez bien, mon cher directeur, que ce
livre est mille fois plus honnête que ceux, très parisiens, dont vous louez, chaque jour, dans Le
Gaulois, et les intentions, et le prodigieux talent ; mille fois plus honnête que ceux de M. Octave
Feuillet, de M. Ludovic Halévy et de leurs récents petits neveux. / Permettez-moi aussi de vous
dire, si j’en crois les lettres très flatteuses que j’ai reçues de grands artistes et de grands littérateurs,
que Le Calvaire vaut peut-être mieux que cela. À défaut de la presse, je saurai me contenter de
ces suffrages qui me sont autrement précieux. / Bien affectueusement. / Octave Mirbeau »
(ancienne collection Jean-Étienne Huret).
50
Cachet de la poste. La lettre est adressée au 13 bis rue des Mathurins, à Paris.
51
L’article sur L’Inconnu paraîtra le 24 juin dans Le Gaulois.
52
Allusion au ton comminatoire de sa lettre de la fin août 1887 (Correspondance générale, t.
I, p. 700).
53
Depuis plusieurs années Alice s’est lancée dans la peinture. Elle a notamment réalisé un
portrait d’Octave, qui a servi d’illustration de couverture au n° 21 des Cahiers Octave Mirbeau.
54
Cette lettre se substitue à la lettre-fantôme n° 463.
55
Façon de dire qu’il était possédé, ou dépossédé de lui-même : l’amour comme possession,
c’est un thème traité dans Le Calvaire et dans les romans “nègres”.
56
La joie de pouvoir lui annoncer qu’il rentre au Figaro, quotidien prestigieux concurrent du
Gaulois..
57
Cette lettre correspond à la lettre-fantôme n° 469 (Correspondance générale, t. I, p. 732).
58
Francis Magnard était peu favorable à Goncourt et à la publication de son Journal. Voir
Correspondance générale, t. I, p. 732, note 2. L’article de Mirbeau, intitulé « La Postérité », et qui
marque le retour de Mirbeau au Figaro de Magnard, y paraîtra le 19 novembre, mais il aura beau-
coup de mal à l’écrire pour tenir compte des prudences et des interdits figaresques.
59
C’est Hervieu qui a servi, comme il l’écrit plaisamment, de « ministre plénipotentiaire » auprès
de Magnard et qui a obtenu, pour son ami, un article tous les quinze jours, payé 300 francs « avec
plaisir », alors que Magnard n’avait envisagé initialement que 250 francs (lettre de Paul Hervieu
à Octave Mirbeau du 2 novembre, collection Pierre Michel). Mais, en échange, Mirbeau doit au
préalable lui soumettre les sujets de ses articles en lui envoyant une dépêche à laquelle Magnard
répondra par Oui ou par Non : la méfiance règne !
60
L’article de Gustave Geffroy, intitulé « Paul Hervieu », a paru dans La Justice du 1er novembre
1887. Geffroy n’est pas encore vraiment lié d’amitié avec Mirbeau, qui peut donc dire franche-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 199
ment à son confident Hervieu ce qu’il pense de son compte rendu de L’Inconnu et des quatre
publications précédentes d’Hervieu.
61
Surtout dans la conclusion. Mais il subodore, chez Hervieu une « ambition académique »
qui risque fort de gâcher son talent, ce qui n’est pas mal vu.
62
L’Inconnu est dédié à Édouard Pailleron, « de l’Académie Française », son « cher maître et
grand ami », à qui il voue « admiration » et « affection ». Geffroy y voit « des ambitions d’Institut »
et « tout un calcul d’existence » et déplore qu’elle « semble se réclamer de la littérature bien-
pensante ». En l’occurrence, Gustave est sensiblement plus lucide qu’Octave, aveuglé par l’amitié.
63
Geffroy écrit en effet : « la jeune fille vêtue d’edelweiss est une apparition poncive ».
64
Roman de Paul Bonnetain, qui vient de paraître chez Charpentier.
65
Jean-François Raffaëlli habitait Asnières. Les guillemets indiquent apparemment qu’il s’agit
d’une citation. Mais la formule ne se trouve pas dans la lettre d’Hervieu du 2 novembre, et nous
ignorons à quoi il est fait allusion. Il est probable qu’Hervieu a envoyé une autre lettre, non
retrouvée, à laquelle il a joint l’article de Geffroy annoncé le 2 novembre et où il conseille à
Mirbeau de ne pas être sévère pour le Journal des Goncourt.
66
Il s’agit du premier article donné au Figaro, « Postérité ». Il paraîtra le 19 novembre 1887.
67
Cachet postal.
68
Dans sa lettre du 30 janvier (Correspondance générale, t. I, p. 746), il était question
d’ « évanouissements », de « maux de tête » et de « vertiges de l’estomac ».
69
Mirbeau a souventes fois tourné en ridicule la pseudo-philanthropie de Jules Simon, que
l’accumulation de ses misères aurait pu inspirer.
70
Dans sa lettre du 6 février (collection Pierre Michel), Hervieu écrivait par exemple, qu’il était
« très chaleureusement enchanté de L’Abbé Jules » et que l’avant dernier feuilleton, comportant
« la confession de l’abbé, atteint les hauteurs suprêmes ». Mais Mirbeau se doute bien que certains
passages ont dû gêner, voire choquer, son ami.
71
Ce n’est probablement pas de la fausse modestie. Car Mirbeau hésite entre deux conceptions
du roman et n’a pas su réellement choisir : l’une, dans la lignée du naturalisme, qui vise à tout
expliquer dans le cadre d’une intrigue bien construite ; et l’autre, novatrice, qui laisse subsister
des mystères et ne se soucie pas de composition. Il a conscience d’avoir été à mi- chemin : ou
trop audacieux, ou pas assez.
72
Allusion au compte rendu critique qu’Hervieu a consacré à Pierre et Jean, le 27 janvier, dans
le supplément littéraire du Figaro.
73
Dans sa lettre du 30 janvier, où il jugeait la critique d’Hervieu « un peu sévère » pour Pierre
et Jean, (Correspondance générale, t. I, pp. 746-747).
74
Allusion au chapitre I de la deuxième partie de L’Abbé Jules, qui paraît en feuilleton dans le
Gil Blas depuis le 24 décembre 1887.
75
Soit le 15 ou le 16 février.
76
Allusion au chapitre IV de la deuxième partie de L’Abbé Jules.
77
Série d’articles sur le Monde, qui paraissent dans le supplément du Figaro depuis le 7 janvier
1888. Les deux plus récents ont paru le 3 et le 10 février.
78
Allusion au chapitre III de la deuxième partie de L’Abbé Jules.
79
Cachet postal.
80
« Assassins » fait allusion à la tentative de vitriolage sur la personne de Gyp dont est accusée
Alice, et à la prétendue tentative d’Octave pour révolvériser la même Gyp. « Voleurs » est une
allusion au trafic de décorations, dont le scandale vient d’éclater et auquel des lettres courageu-
sement anonymes, que Mirbeau impute à Gyp et à ses complices, tentaient de rattacher Alice et
200 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
l’Église du Sud, Sumangala, faisait à la science européenne l’accueil le plus favorable. Ce vieillard
au visage de bronze clair, drapé majestueusement dans sa robe jaune, lisait les livres d’Herbert
Spencer en mâchant le bétel. Le bouddhisme, dans sa bienveillance universelle, est doux envers la
science, et Sumangala se plut à ranger Darwin et Littré parmi ses saints, comme ayant montré, à
l’égal des ascètes de la jungle, le zèle du cœur, la bonne volonté et le mépris des biens de ce
monde. »
105
Dans la troisième des Lettre de l’Inde, le narrateur, qui signe Nirvana, rencontre un certain
Andrew Perera, auquel il a été « recommandé par un de [ses] amis de Paris » – c’est-à-dire
Deloncle. Ce métis de Portugais est présenté comme « le conseiller du grand bonze » Sumangala,
le « chef de l’Église laïque de Ceylan » et le traducteur « de nombreux auteurs philosophiques de
notre pays » (p. 41).
106
Mirbeau a réalisé plusieurs paysages de facture impressionniste.
107
Lecture incertaine, qui rend l’identification problématique.
108
Paul Bonnetain dirige alors le supplément littéraire du Figaro.
109
Il s’agit d’un projet, qui n’aboutira pas, de réédition des Lettres de ma chaumière. Finalement,
Mirbeau triera dans le volume, ne conservant que dix contes, y en ajoutera quatre nouveaux, et
publiera le recueil, ainsi remanié et rebaptisé Contes de la chaumière, en janvier 1894, chez
Charpentier, devenu son nouvel éditeur.
110
Peut-être « Embellissements », paru le 28 avril 1889 dans Le Figaro. À la fin, Mirbeau imagine
une transformation totale de la Côte d’Azur sous l’effet des « embellissements » infligés par les
Anglais amateurs de casinos : « Et M. Paulus viendra y gambiller ses chansonnettes. Et Mme Sarah
Bernhardt y mourir dans les lumières électriques, conformément aux lois du théâtre parisien ».
111
Soit le 1er juillet.
112
Cachet de la poste. La lettre est adressée au 13 bis rue des Mathurins.
113
Soit le 4 juillet.
114
Auffreville est situé dans les Yvelines, à 50 km de Paris. Excédé par le bruit infernal de
Levallois, Mirbeau commence à chercher une maison à la campagne. Il finira par en trouver une
aux Damps, près de Pont-de-l’Arche, dans l’Eure.
115
Il s’agit de Flirt, qui est sorti le 24 avril chez Lemerre.
116
Allusion à la vente de la célèbre toile de François Millet, L’Angélus, le 1er juillet 1889, lors de
la vente Sécrétan. Voir Correspondance générale, t. II, p. 137.
117
Mirbeau développera sa critique le 9 juillet dans un article de L’Écho de Paris admiré par
Mallarmé, « L’Angélus » (recueilli dans ses Combats esthétiques, t. I, pp. 387-390).
118
Cette lettre correspond à la lettre-fantôme n° 903 (Correspondance générale, t. II, p. 425).
119
Soit le 30 juillet.
120
Soit le 4 ou 5 août.
121
Ces deux mots sont surchargés et rendus presque indéchiffrables.
122
Paul Hervieu répond le 3 août qu’il ne sera pas disponible la semaine prochaine et rapporte
son entrevue avec Arthur Meyer au sujet d’un projet d’article de Mirbeau sur son petit roman
L’Exorcisée. Voir Correspondance générale, t. II, pp. 425-426.
123
Cachet de la poste. La lettre est adressée au 13 bis rue des Mathurins.
124
La rue des Mathurins, où habite alors Paul Hervieu, est en effet proche de la gare Saint-
Lazare.
125
Les patrons de L’Écho de Paris, où dit paraître en feuilleton Sébastien Roch.
126
Nous ignorons qui sont ces Pallaise (lecture incertaine). Peut-être des voisins de Kérisper.
127
Cachet de la poste. La lettre est de nouveau adressée au 13 bis rue des Mathurins.
202 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
128
Lettre non retrouvée. Hervieu y annonce sans doute sa venue pour la semaine suivante et
la parution de son roman L’Exorcisée dans les colonnes de L’Écho de Paris.
129
Lecture incertaine. Il s’agit apparemment d’un médecin que doit consulter Alice, si l’on en
croit la lettre suivante de Mirbeau à Hervieu, du 21 juillet.
130
L’Exorcisée, sous-titré Notes sur la société. Le volume paraîtra le 28 juillet 1891 chez Lemerre
et sera effectivement dédié à Mirbeau, qui en rendra compte élogieusement le 18 août dans
L’Écho de Paris. Voir Correspondance générale, t. II, pp. 419-420 et 437.
131
La visite d’Hervieu aura finalement lieu le 23 juin.
132
Il s’agit de L’Exorcisée, qui paraît en feuilleton dans L’Écho de Paris.
133
Lettre non retrouvée.
134
Allusion probable au retour de la maîtresse d’Hervieu, la baronne Aimery Harty de
Pierrebourg, née Marguerite Galline (1856-1943), dont le nom de plume était Claude Ferval.
Elle habitait au 1 bis avenue du Bois, Et Hervieu déménagera bientôt pour s’installer au n° 7.
135
Sans doute Mirbeau veut-il parler d’Edmond de Goncourt.
136
Il s’agit probablement de L’Exorcisée, d’où la datation proposée.
137
Mirbeau répond à une lettre d’Hervieu datée du 3 août (collection Pierre Michel). Voir
Correspondance générale, t. II, p. 426.
138
Article intitulé « Paul Hervieu », et qui ne paraîtra que le 18 août dans L’Écho de Paris (il est
recueilli dans les Combats littéraires). Sur cet article, voir Correspondance générale, t. II, p. 423.
139
Cet article paraîtra le 4 août dans L’Écho de Paris. La prétendue « insistance » de Simond est
surprenante et quelque peu suspecte. Car c’est l’anarchiste Camille Pissarro qui, le 24 juillet,
avait demandé au compagnon Mirbeau d’intervenir en faveur du libertaire Jean Grave, aux prises
avec la Société des Gens de Lettres (voir Correspondance générale, t. II, pp. 428-433). On a l’im-
pression que, pour ne pas froisser Hervieu, à qui il n’accorde pas la priorité, Mirbeau invoque
l’autorité directoriale de Simond.
140
Sur le gynécologue Dumontpallier, voir Correspondance générale, t. I, p. 726.
141
Cet article, intitulé « Paul Hervieu » , paraîtra le 18 août 1891 dans L’Écho de Paris. Il est
recueilli dans les Combats littéraires de Mirbeau.
142
L’article, intitulé « Jean Lombard », a paru le 28 juillet 1891 dans L’Écho de Paris. Il est égale-
ment recueilli dans les Combats littéraires. Sur Jean Lombard et l’article de Mirbeau, voir
Correspondance générale, t. II, pp. 427-428.
143
Allusion à l’article, intitulé « À propos de la Société des Gens de Lettres », paru le 4 août
1891 dans L’Écho de Paris.
144
Souvent, ce sont les misérables mots qui trahissent la pensée, ou n’en donnent qu’une
version appauvrie, que Mirbeau incrimine. Ici c’est lui-même, et seulement lui, puisque d’autres
parviennent apparemment fort bien à exprimer ce qu’ils ressentent. Il ne semble pas que ce soit
là de la fausse modestie : il est seulement conscient que l’objectif que se fixe un artiste exigeant
est au-delà de sa portée, thème qu’il s’apprête à traiter dans son roman Dans le ciel.
145
Soit le 7 août.
146
Dans sa lettre du 3 août, Hervieu écrivait qu’il comptait rentrer de Saint-Valéry le 17 ou le
18 et se rendre alors à Pont-de-l’Arche.
147
Cachet de la poste. Il est possible que cette lettre corresponde à la lettre-fantôme n° 973
(Correspondance générale, t. II, p. 524). Mais il est aussi possible que Mirbeau ait adressé à
Hervieu deux lettres, voire trois, pendant cette période.
148
Mirbeau est victime d’une épidémie d’influenza.
149
Même comparaison dans la lettre à Camille Pissarro du même jour (Correspondance géné-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 203
172
Mirbeau est venu à Paris le 15 et le 17 décembre 1892. La lettre doit donc dater soit du 16,
soit du 18.
173
Sur le poète et dramaturge Louis Legendre, voir Correspondance générale, t. I, p. 695. La
date de la lettre-fantôme à Louis Legendre n° 1117 doit probablement être avancée de quelques
jours.
174
Il s’agit du Théâtre-Français, où a été représenté, le 23 novembre, Louis Darlot, de Louis
Legendre.
175
Nous ne savons rien de ces amis
176
Mirbeau fait comprendre ainsi comment il a pu, pendant des années, vendre sa plume et
servir des causes qui n’étaient pas la sienne : en employant des « mots » creux et en recourant à
des « généralités ». Simplement il s’agit ici d’euphémiser son jugement pour ne pas blesser inuti-
lement un ami, ce qui devrait être plus facile, la bonne intention permettant d’excuser les
mensonges. Et pourtant il juge cela « affreux » et « ignoble ». Combien plus affreuses et plus igno-
bles doivent lui paraître, rétrospectivement, ses compromissions de jadis !
177
La célèbre danseuse américaine Loïe Fuller (1862-1928) se produit à Paris, aux Folies-
Bergère, depuis le 5 décembre 1892, et suscite énormément d’engouement. Elle s’y est notam-
ment illustrée par sa danse serpentine.
178
Allusion au roman d’Hervieu Peints par eux-mêmes, qui est publié en feuilleton depuis le
10 décembre dans L’Écho de Paris (voir Correspondance générale, t. II, p. 700). Hervieu dédiera
précisément le volume à Louis Legendre. Vanoche est le surnom donné à Mme Vanault de Floche.
Guy Marfaux est un peintre mondain.
179
Le château de Pontarmé, où est situé le roman, se trouve dans l’Indre-et-Loire, mais pas
trop éloigné du Mans. Est-ce suffisant pour justifier la localisation de l’Œdipe français ? C’est
douteux.
180
Dans L’Écho de Paris se poursuit le feuilleton de Dans le ciel. Mais ce n’est visiblement pas
cela qu’applaudissent les journalistes. Il s’agit très probablement de l’article du 13 décembre,
« Gustave Geffroy » (recueilli dans les Combats esthétiques, t. I), où Mirbeau réglait son compte
à la critique journalistique, ce qui lui avait valu des menaces d’Henry Baüer (cf. la lettre à Marcel
Schwob n° 1115 ; Correspondance générale,, t. II, p. 692).
181
Parce que le début de collaboration de Mirbeau au Journal, sous le pseudonyme de Jean
Maure, est le prélude à l’abandon de L’Écho de Paris. Mais Mirbeau attendra février 1894 pour
quitter le quotidien de Valentin Simond. En décembre, Mirbeau a fait paraître deux articles signés
Jean Maure : « Les Mémoires de M. Frédéric Febvre », le 12, et « Scène politique », le 28.
182
Le nom de Barrès était pourtant cité élogieusement aux côtés de ceux d’Hervieu, de
Maeterlinck, d’Emerson et de Whitman.
183
C’est-à-dire Valentin Simond, le patron de L’Écho de Paris.
184
Voir la lettre à Brunetière du 9 avril 1895 (Correspondance générale, t. III, p. 95).
185
Hervieu sera effectivement bien présent à Poissy.
186
Nous ne savons pas à quels articles fait allusion Mirbeau.
187
Faut-il en déduire que Paul Hervieu aurait envisagé de quitter Le Journal ?
188
Cachet de la poste. La lettre est adressée au 13 bis rue des Mathurins.
189
Soit le 27 mai.
190
Voir l’invitation à Henri de Régnier (lettre n° 1381, Correspondance générale, t. III, p. 112).
191
C’est-à-dire en Touraine, au château de Nazelles, près d’Amboise..
192
Voir la lettre n° 1378, Correspondance générale, t. III, p. 109.
193
Nous ne connaissons pas la réponse de Goncourt. Toujours est-il que, dans son Journal, il
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 205
ne parle d’aucune visite chez Mirbeau le 27 mai. Noter l’ironie de Mirbeau à propos du prétendu
martyre enduré par le vieux Maître.
194
Il s’agit de l’inhabituellement long article sur les expositions universelles, rédigé à la demande
de Ferdinand Brunetière et qui paraîtra le 15 décembre 1895 dans La Revue des deux mondes,
naguère brocardée par Mirbeau. C’est Paul Hervieu qui a introduit son ami auprès de Brunetière.
195
En fait, ce sera la seule contribution de Mirbeau à la caverneuse Revue des deux mondes. Il
a sans doute dû faire un gros effort sur lui-même pour adopter, dans son unique contribution, la
forme de la dissertation argumentée affectionnée par Brunetière.
196
La pièce d’Hervieu Les Tenailles a été créée au Théâtre-Français le 28 septembre 1895. Elle
a été publiée chez Lemerre fin 1895 – début 1896, en une brochure de 90 pages. L’exemplaire
de Mirbeau, relié par Paul Vié, comportait un envoi autographe, non cité dans le catalogue de la
vente Mirbeau de mars 1919.
197
Cachet de la poste.
198
Sans doute parce qu’il a entendu dire que François de Curel travaillait à une pièce traitant
de la question ouvrière, comme celle à laquelle Mirbeau commence à travailler et qui deviendra
Les Mauvais bergers.
199
Cet ancien journaliste de l’Eure, que Mirbeau avait jadis connu dans la période où il travail-
lait pour les bonapartistes et pour Raoul-Dival, est l’objet d’un article nécrologique où il est tourné
en ridicule par Mirbeau, « Souvenirs et regrets », paru le 29 février 1896 dans Le Gaulois. Mais il
faut croire que Mirbeau s’est trompé en le croyant décédé, sur la foi d’un journal de l’Eure, à ce
qu’il prétend, à moins qu’il ne se soit agi que d’un canular.
200
La lettre est impossible à dater plus précisément, faute d’indications explicites.
201
Les Mirbeau espèrent assister à la première d’une pièce d’Abel Hermant, La Carrière, au
théâtre des Variétés.
202
C’est-à-dire Léon Daudet, dont l’affaire Dreyfus ne l’a pas encore éloigné.
203
La lettre à Jules Huret (anciennes archives de Jean-Étienne Huret) date du 9 avril.
204
Aveu intéressant. Mirbeau se reproche amèrement d’avoir insuffisamment tenu compte des
aspirations et des impératifs de son ami, qui lui a toujours été fidèle et lui a rendu d’éminents
services, lors même qu’il lui arrivait d’être en désaccord avec lui.
205
Allusion à l’article du Journal paru le 20 février, « Quand on n’a rien à dire ». Dans un
dialogue avec un personnage aussi ambitieux que grotesque, Isidore Naturel, qui entend se
présenter à l ‘Académie Française, son interlocuteur objecte que Paul Hervieu, « homme exquis
et d’une rare valeur morale », s’y présente aussi, que c’est « un grand écrivain », que « son œuvre
est très belle très forte », qu’il « y a en lui de grands espoirs » et qu’il a « écrit le chef-d’œuvre du
roman contemporain, Peints par eux-mêmes ».
206
Allusion à l’affaire Dreyfus. Le « J’accuse » de Zola a paru cinq semaines plus tôt, le 13
janvier 1898, et le romancier est en procès depuis le 7 février. Mirbeau l’accompagne tous les
jours au tribunal et lui sert à l’occasion, de garde du corps.
207
Les colonnes du Journal lui seraient fermées s’il y développait des analyses dreyfusardes.
« Pas le moyen » pourrait aussi signifier qu’il ne peut pas se passer de son gagne-pain du Journal.
S’il y reste, c’est en effet pour des raisons alimentaires, mais il bâcle sa copie, n’ayant pas l’esprit
assez libre pour rédiger autrement qu’à la va-vite.
208
Du tribunal. Il s’agit du procès d’Émile Zola, qui s’est déroulé du 7 au 23 février 1898.
209
Soit le 23 février.
210
Soit les 18 et 19 février.
211
En ce sens qu’il assume sa gredinerie et accepte d’apparaître tel qu’il est, alors que les mili-
206 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
taires du haut état-major tentent hypocritement de camoufler leurs forfaitures. Il pourrait fort
bien être un personnage de Mirbeau, à l’instar d’un Isidore Lechat, ou de l’anonyme narrateur
du Jardin des supplices.
212
Les Natanson, les Fasquelle et Fernand Desmoulin.
213
Cachet de la poste. Il s’agit d’un pneumatique, adressé au 23 avenue du Bois de Boulogne,
nouvelle adresse d’Hervieu, qui sera prochainement le voisin de Mirbeau.
214
Il s’agit de la réception de sa comédie Les affaires sont les affaires par le Comité de lecture
de la Comédie-Française, qui s’est réuni l’après-midi même. Le « seulement » implique que,
malgré les hostilités attendues de plusieurs comédiens, Mirbeau espérait bien que le soutien de
Jules Claretie serait décisif. Mais il apprendra plus tard, par le « Procès verbal des comédiens » du
18 octobre suivant, que Claretie a en réalité joué double jeu. D’ailleurs, l’hostilité des comédiens
à son encontre ne pouvait qu’en inciter plusieurs à exiger des corrections, en sachant pertinem-
ment qu’un auteur aussi exigeant que Mirbeau n’accepterait jamais de se soumettre, d’une aussi
humiliante façon, devant ce qu’il considère comme une bande de cabotins.
215
Date tout à fait hypothétique, fonction de la donnée évoquée note suivante. Mais un aller-
retour de Mirbeau à Paris ce jour-là n’est pas attesté par ailleurs, et la lettre est écrite au crayon
et d’une écriture plutôt inhabituelle à cette époque. On ne saurait donc exclure qu’il s’agisse
d’une lettre postérieure, ayant trait à un autre événement programmé à l’Odéon.
216
La seule pièce de Paul Hervieu donnée à l’Odéon est Point de lendemain, d’après la nouvelle
de Vivant Denon, dont la première a eu lieu le 18 octobre 1901, d’où la datation proposée. Le
7 octobre, Jules Huret est allé interviewer Hervieu à l’Odéon.
217
La lettre est bordée de noir.
218
L’appartement luxueux du 68 Avenue du Bois.
219
Hervieu est en plein dans les répétitions de L’Énigme, qui sera créé le 5 novembre à la
Comédie-Française.
220
En fait, dans un an et demi, ce qui est un délai habituel à la Comédie-Française, comme
Mirbeau le sait pertinemment. Après la dissolution du comité de lecture de la Comédie-Française,
le 12 octobre, l’administrateur Jules Claretie, devenu seul maître à bord, a aussitôt reçu Les
affaires sont les affaires. Mais Mirbeau se méfie de lui, à juste titre, comme l’a révélé le « Procès
verbal des comédiens », rédigé le 18 octobre et transmis aussitôt à Mirbeau. Lequel attendra
pourtant le 27 octobre pour aller demander des explications à Claretie. La mort de Dingo, qui
l’a traumatisé, et l’accident d’Alice, à Veneux-Nadon, qui l’a beaucoup angoissé, expliquent peut-
être son absence de réaction immédiate. Mais il est également possible que, à l’instar d’Isidore
Lechat dans la dernière scène de sa comédie, il ait voulu profiter de sa position pour imposer à
Claretie d’accorder la priorité aux Affaires.
221
C’est Eugène Silvain qui devait, initialement, créer le personnage d’Isidore Lechat.
222
Mirbeau parle visiblement de Jules Claretie. Il répond apparemment à une lettre d’Hervieu,
non retrouvée, évoquant une rencontre avec l’administrateur.
223
La lettre des comédiens du Comité de Lecture faisant le procès-verbal de la réunion du 24
mai précédent. Elle est datée du 18 octobre. Mirbeau l’a-t-il reçue à Veneux-Nadon, le 19 ou 20
octobre, avant son retour, ou bien seulement à Paris, où on l’aurait fait suivre, le 22 octobre ?
224
Mirbeau ira voir Claretie le 27 octobre, mais n’en obtiendra rien de plus. Sur cette rencontre
houleuse, voir la lettre à Paul Hervieu n° 1999 (Correspondance générale, t. III, pp. 802-806).
225
Datation conjecturale.
226
Alice a été victime d’un grave accident en septembre 1901, lors du séjour à Veneux-Nadon.
227
Le capitaine Clerc qui a participé à la création des Chasseurs Alpins. Il a été affecté en 1900
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 207
au 159e régiment d’infanterie alpine, stationné à Briançon, et a formé les premiers skieurs mili-
taires capables de défendre les frontières durant l’hiver.
228
Michel Monet, né le 17 mars 1878. Il est le père naturel de Mme Giordanengo, qui a hérité
de toutes les lettres de Mirbeau à Claude Monet et qui, en 1968, me les a communiquées géné-
reusement.
229
Jadis très critique à l’égard de ce cabotin, Mirbeau lui a tout de même proposé de mettre
en scène Les affaires sont les affaires, histoire de se concilier les bonnes grâces de comédiens jadis
tympanisés. Mais comme Le Bargy s’est empressé de le faire savoir à la presse, Mirbeau s’est
trouvé en porte-à-faux face à Claretie. Il se retrouve coincé entre les acteurs et l’administrateur
et a du mal à se sortir d’affaire. Voir Correspondance générale, t. III, pp. 807-808.
230
Nous ignorons de quel Pierre veut parler Mirbeau. Pourrait-il s’agir de l’acteur Pierre Laugier,
qui créera le rôle de Phinck dans Les Affaires ? Ce n’est pas l’habitude de Mirbeau d’appeler ses
amis par leur prénom.
231
L’actrice Blanche Pierson (1842-1919), de la Comédie-Française, va créer le rôle de Mme
Lechat dans Les affaires sont les affaires.
232
Il est bien regrettable que Mirbeau ne précise ni l’idée neuve pour la pièce, ni le service
demandé à Hervieu, ce qui aurait apporté d’intéressantes indications sur la façon dont Mirbeau
a évolué, au fil des mois, dans la mise au point définitive de sa grande comédie.
233
Hervieu est en plein dans les répétitions de Théroigne de Méricourt, drame historique en
six actes, qui sera créé le 23 décembre 1902 au théâtre Sarah-Bernhardt, avec Sarah Bernhardt
dans le rôle-titre.
234
Il s’agit de Théroigne de Méricourt.
235
Marthe Brandès, sur qui Mirbeau comptait beaucoup pour créer le personnage de Germaine
Lechat, a décidé de quitter la Comédie-Française pour le Théâtre de la Renaissance, ce qu’elle
fera en janvier 1903, et elle n’assistera donc pas à la lecture de la pièce aux comédiens, le 6
janvier, malgré les prières du dramaturge dépité.
236
Il s’agit de Marthe Brandès (voir la note précédente).
237
Soit le 18 avril.
238
L’Armature, pièce en cinq actes d’Eugène Brieux, d’après le roman homonyme de Paul
Hervieu, sera représenté au Théâtre du Vaudeville le 19 avril 1905.
239
Cette lettre est la dernière connue des lettres de Mirbeau à Hervieu et elle ne manque pas
de surprendre. Car, par la suite, il prétendra avoir coupé les ponts avec son ancien ami, à qui il
reprochait d’avoir refusé de signer la pétition pour Gorki, dont il avait pris l’initiative, comme il
l’en avait prié dans une lettre du 31 janvier ou 1er février 1905. Si rupture, ou plutôt éloignement,
il y a bien eu, la chose ne s’est pas faite aussi brutalement qu’on avait tendance à se l’imaginer.
208 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
« frappante », « avec le portrait sculpté [de Mirbeau, par Rodin] dans la ligne
du cou et les petites dépressions du crâne ».
Si doute il y a bien, malgré tout, c’est parce que les amateurs de Mirbeau,
conditionnés par tous les portraits et photos qu’ils connaissent par ailleurs, ont
bien du mal à reconnaître l’écrivain dans cet homme portraituré par son
« dieu » Rodin. Non seulement ils n’y retrouvent pas le regard et l’expression
habituels dans les photos que l’on connaît de lui entre 1884 et 1895, mais ils
tiquent devant cette barbe incongrue, alors que Mirbeau n’a été barbu – et
encore s’agira-t-il d’une barbe tolstoïenne, complètement différente de celle
du dessin – que pendant les derniers mois de son existence. Bien sûr, il n’est
pas exclu qu’il se soit laissé pousser la barbe pendant un bref laps de temps,
dont ne subsiste aucune trace. Il n’est pas interdit non plus d’imaginer que le
dessinateur, qui ne réalise pas une photo, se soit quelque peu dégagé de son
modèle et l’ait agrémenté d’une petite barbe supposée plus séante. Reste que
rien ne vient appuyer ces hypothèses, que Sophie Biass-Fabiani ne reprend
d’ailleurs pas à son compte. Si l’on ajoute l’absence de veste et la chemise
ouverte, qui témoignent d’un certain laisser-aller que Mirbeau n’a jamais dans
les photos et portraits que l’on connaît de lui et qui font davantage penser à
un artiste peintre, le doute ne peut qu’en être renforcé. Reste qu’on peut
toujours imaginer que c’est là une nouvelle liberté prise par le dessinateur, ou
objecter que, quand il cultivait son jardin, au sens propre de l’expression,
Mirbeau ne devait pas être aussi engoncé dans son col que dans ses habituelles
photos destinées aux agences de presse.
On est aussi en droit se s’interroger sur la dédicace de ce portrait à Anna
Rodenbach, veuve de l’auteur de Bruges la Morte, qui fut un fidèle ami et un
grand admirateur de Mirbeau3. Sophie Biass-Fabiani explique que Georges
Rodenbach a consacré à Rodin plusieurs articles élogieux et a notamment pris
sa défense dans l’affaire du Balzac, et que sa veuve, également admiratrice du
statuaire, a voulu rédiger à sa gloire un article destiné à une revue anglaise.
Ces liens d’amitié suffisent en effet à justifier la dédicace. Mais pourquoi offrir
à la veuve ce portrait de Mirbeau, plutôt que celui du poète défunt ? Et pour-
quoi le supposé modèle n’aurait-il pas gardé par devers lui ce dessin dont il
eût dû être très fier4 ? Pour tenter de répondre à ces questions, il convient de
rappeler tout d’abord que Mirbeau était très proche d’Anna Rodenbach, au
point que la prévoyante jeune femme, sur le point d’être opérée, en juillet
1905, et redoutant le pire, a demandé, dans son testament, qu’en cas de
malheur Mirbeau soit désigné comme tuteur de son fils Constantin, dit Tintin,
ce que l’écrivain a accepté, dans une lettre qu’il signe avec humour « tuteur
honoraire » : « Quant à votre testament, chère amie, vous avez raison de le
faire. Puisqu’il faut en passer par là, autant que ce soit tout de suite, pour que
vous n’ayez plus à vous préoccuper de ces vilaines choses posthumes. Et puis
210 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
un testament n’a jamais tué personne ; il ne tue la plupart du temps que les
héritiers. Et c’est charmant. J’accepte donc d’être le tuteur du petit Tintin, bien
persuadé que je n’aurai pas à exercer cette tutelle, ce qui nous fera plaisir à tous
les trois. Donc c’est une excellente idée5. » Dans ces conditions, il n’y aurait
rien d’étrange à ce que l’écrivain – s’il est bien le modèle du dessinateur – ait
offert à son amie, rescapée des horrifiques expériences des « pères Coupe-
Toujours6 », un dessin très précieux à ses yeux et adorné de surcroît d’un envoi
autographe de Rodin, probablement inscrit très longtemps après la réalisation
du dessin et qui en accroît encore la valeur. Ce n’est, bien sûr, qu’une simple
hypothèse, mais elle est tout à fait plausible.
Arrivé à ce point de nos cogitations, force est de reconnaître que l’incerti-
tude perdure : aucune réponse catégorique, dans un sens ou dans un autre,
ne saurait être satisfaisante sur la base de simples impressions ou d’hypothèses
non vérifiables. C’est pourquoi j’ai fait appel à Jean-Michel Guignon, qui
connaît bien tous les portraits de Mirbeau et qui, expert en photographie et
en traitement de l’image, est infiniment plus compétent qu’un simple mirbeau-
logue pour se livrer à des tentatives de reconnaissance faciale. Il a donc
comparé, en les confrontant à la même échelle, le dessin de Rodin, que repro-
duit Sophie Biass-Fabiani dans son article, et une photo de Mirbeau datant de
1883 environ7, et très proche du portrait de l’écrivain par Alice Regnault, sans
doute peint en 18858. Pour ce faire, il a utilisé, explique-t-il, ce qui permet
aujourd’hui à des caméras de vidéo-surveillance d’identifier quelqu’un, même
déguisé, avec une perruque ou une barbe inhabituelle : la comparaison, point
par point, des proportions, de la distance des yeux, de la hauteur, de la taille
et des courbes des oreilles, autant de détails qui, examinés élément par
élément, se révèlent plus efficaces que la vue d’ensemble. Or ses constats ne
manquent pas de surprendre.
Tout d’abord, il remarque que le front, l’implantation et la coupe de
cheveux sont rigoureusement les mêmes :
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 211
NOTES
1
Sophie Biass-Fabiani, « Rodin et ses écrivains – Deux nouveaux dessins acquis par le musée
Rodin », La Revue des Musées de France, n° 1, mai 2016, pp. 76-83.
2
Cette exposition a eu lieu en mars 2011, dans la Jill Newhouse Gallery de New-York, fondée
en 1980.
3
Voir notamment le chapitre enthousiaste qu’il consacre à Mirbeau, qualifié de « Don Juan de
tout l’idéal », dans L’Élite (Fasquelle, 1899, pp. 143-155).
4
Il n’est pas signalé dans le catalogue de la vente Mirbeau de 1919.
5
Lettre inédite d’Octave Mirbeau à Anna Rodenbach, juillet 1905, Bibliothèque Royale.
Bruxelles. M.L. 3043/29..
6
C’est ainsi que Mirbeau qualifie les chirurgiens, dans un article ainsi intitulé, paru dans Le
Journal, le 15 décembre 1901. Il y écrit notamment : « Ils n’ont pas ou presque pas de culture
médicale, d’éducation scientifique. Ils ont eu cette préoccupation d’assouplir leur main, mais pas
celle de meubler leur cerveau. Ce qui souvent, dans bien des cas, rend leur intervention dange-
reuse. Et, lorsque, par surcroît, ils n’ont pas la conscience très nette, très précise, des responsabilités
terribles qu’ils assument, alors ce sont de véritables assassins, des assassins tolérés et respectés. »
On comprend qu’Anna Rodenbach ne leur ait pas accordé une totale confiance et qu’elle ait
pris ses précautions, dans l’intérêt du petit Tintin (lequel vivra 94 ans).
7
Collection particulière.
8
Ce portrait d’Octave par Alice est reproduit sur la couverture du n° 21 des Cahiers Octave
Mirbeau (2014). Sur l’histoire de cette toile, voir l’article de Jacky Lecomte, « À la recherche d’un
tableau perdu – Un portrait inconnu d’Octave Mirbeau », dans ce même numéro (pp. 146-147).
9
Dans son compte rendu de l’exposition new-yorkaise de 2011, le critique d’art Lance Esplund
écrit à ce propos : « To « draw » has traditionally meant to draw from—not to copy—life. But since
the dawn of photography (c. 1822), artists have had to defend against the belief that painting and
drawing are chiefly mimetic, rather than poetic, acts. The camera’s ability to manufacture a likeness
has unwittingly pitted the metaphoric functions—the truths—of painting and drawing against the
mere fact of the photograph. » (The Wall Street Journal, 19 mars 2011).
10
Sophie Biass-Fabiani suppose en effet que ce dessin date de 1887 et qu’il s’agit du « portrait
au fusain » réalisé au cours de son séjour de dix jours chez Mirbeau, à Kérisper , et que l’écrivain
qualifie de « vrai Rembrandt » dans une lettre à son ami et confident Paul Hervieu, fin août 1887
(Correspondance générale, L’Âge d’Homme, 2003, tome I, p. 700).
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 213
quel moment a-t-elle été incluse dans la distriburion ? Et quel role devait-elle
endosser ? Mystère ! Peut-être le rôle secondaire d’une soubrette, car celui de
Germaine Lechat était dévolu à Louise Lara depuis le départ de Marthe
Brandès de la Comédie, mais ce n’est là qu’une hypothèse. Toujours est-il que
la donzelle a fait des siennes et, pour des raisons personnelles non précisées,
a carrément séché une répétition en excipant abusivement d’une prétendue
autorisation de l’auteur, qui n’en pouvait mais, de sorte qu’elle a été illico
presto écartée à jamais des Affaires. Mais pas tout à fait pour autant de la vie
de Mirbeau. Car, une douzaine d’années plus tard, alors qu’elle se sera retirée
de la scène et disposera d’une fortune apparemment rondelette, acquise dans
des circonstances que nous ignorons, elle se muera en mécène, à la veille de
la guerre. Elle va en effet créer, en 1913, l’Union des arts, association destinée
au secours des artistes et de leur famille, qu’elle financera à hauteur de cent
mille francs, et qui vivra jusqu’en 1942. Elle aura alors besoin de soutiens pres-
tigieux, pour mener à bien son entreprise, et sollicitera alors Octave Mirbeau,
dont la réponse a malheureusement été égarée aux Archives Nationales1...
La deuxième information nouvelle est relative aux relations entre Mirbeau
et Louis Leloir (1860-1909), qui interprètera le rôle du Marquis de Porcellet
dans Les affaires sont les affaires. Sociétaire de la Comédie-Française depuis
1889, membre du comité de lecture de la Maison de Molière, professeur au
Conservatoire d’Art Dramatique, vice-président de la société des artistes
dramatiques, et décoré de la croix de la Légion dite « d’Honneur », il est une
notabilité de la République et une puissance incontournable au sein de la
maison. Or, comme la quasi-totalité de ses confères, Louis Leloir avait toujours
sur le cœur le pamphlet de Mirbeau contre la cabotinocratie, paru le 26
octobre 1882 dans Le Figaro sous le titre « Le Comédien ». On comprend
l’indignation de ceux qui étaient criblés de flèches, d’ailleurs pas toujours bien
justifiées. Car la cible majeure du bazooka d’Octave, nonobstant le titre de
l’article dévastateur, ce n’était pas vraiment le comédien en tant que tel, car il
n’était, à ses yeux, que le symptôme le plus visible d’une société déliquescente,
mais cet « ordre » social aberrant, où tout marchait (et continue de marcher) à
rebours du bon sens et de la justice et où le star system n’était (et n’est encore)
que le sous-produit d’une grave crise culturelle et sociale. On sait que Mirbeau
fera amende honorable et que, dans ce même Figaro qui l’avait honteusement
chassé comme un malpropre vingt-deux ans plus tôt, il fera paraître, le jour
même de la première des Affaires, un article en forme de mea culpa, intitulé
« Pour les comédiens », dûment réhabilités pour les besoins d’une juste cause2.
Mais, deux ans plus tôt, les comédiens n’avaient toujours pas digéré l’injuste
dénigrement, pourtant vieux de vingt ans. Or, on le sait, ils vont avoir une occa-
sion en or de se venger – à froid – de leur ancien pourfendeur lorsque le
présomptueux Mirbeau, fort du soutien de Jules Claretie, administrateur de la
Maison de Molière depuis seize ans, viendra lire le manuscrit de sa pièce
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 215
devant le comité de lecture : ils l’ont, certes, bien reçue, ne pouvant bien
évidemment pas la refuser officiellement, mais seulement à certaines condi-
tions, « à corrections », selon le terme en usage, comme des pions mal
embouchés imposant arbitrairement des rectifications à des élèves supposés
récalcitrants ou “mal-comprenants”. Et ce en toute connaissance des
conséquences qui en découleraient inéluctablement : car ils savaient pertinem-
ment que Mirbeau, après tant d’articles écrits sur les pouvoirs abusifs du comité
de lecture, ne pourrait jamais supporter un pareil renversement des rôles,
maintes fois dénoncé par lui comme contre nature, et que, refusant de passer
sous leurs fourches caudines, il repartirait humilié, Gros-Jean comme devant,
son manuscrit sous le bras…
Or, lors de cette humiliante et mémorable séance du 24 avril 1901, un
acteur s’était particulièrement distingué : Louis Leloir ! Au mois d’octobre
suivant, lors de la bataille lancée par son ami Jules Huret pour obtenir, quelques
jours plus tard, l’abolition du décret de Moscou instituant le comité de lecture
de la Comédie-Française3, Mirbeau lui écrit : « Ainsi, le jour de ma lecture,
Silvain s’enthousiasmait : “C’est superbe !” criait-il... tandis que M. Leloir, poète
élégiaque et quelque peu badin, confessait que, durant ces trois heures, où je
lus, il n’avait cessé de vomir !... Je pense que ce n’était là qu’une image4 »…
Aussi ne manque-t-il pas d’être un peu inquiet, à la fin décembre 1902,
lorsqu’il apprend de Claretie que c’est précisément Leloir qui a été choisi pour
mettre en scène cette pièce aux effets si déplorables sur son estomac5… Il écrit
alors, prudemment, à l’administrateur : « J’ai oublié de vous demander si vous
aviez vu Leloir. C’est bien lui qui met la pièce en scène, n’est-ce pas ? Si c’est
lui, je voudrais bien causer avec lui, avant la lecture6. » Nous ignorons ce qu’ils
se sont dit ce jour là, si tant est qu’ils se soiennt effectivement retrouvés en
tête-à-tête. Mais toujours est-il que la lecture de la pièce aux comédiens, le 6
janvier 1903, s’est convenablement passée et que les répétitions semblent
s’être déroulées sans anicroches visibles. Du moins peut-on le supposer, car
les lettres de Mirbeau se font rarissimes pendant toute cette période, où il est
constamment requis et où ses exigences d’auteur ont toutes chances de se
heurter à des réticences de tous ordres, à des incompréhensions diverses, ou
encore à des habitudes bien ancrées dans la maison. Faute de témoignages,
nous ignorons donc comment les choses se sont effectivement passées. Mais
ce qui est sûr, d’une façon générale, c’est qu’un acteur promu metteur en
scène, dépourvu d’expérience et manquant forcément d’autorité sur les autres
sociétaires, risque fort d’être au-dessous des attentes de l’auteur, a fortiori d’un
auteur aussi exigeant que Mirbeau. Fut-ce justement le cas de Leloir ?
Les deux lettres que nous publions aujourd’hui révèlent que les deux
hommes ont fait un méritoire effort pour ne pas envenimer les choses, pour
ne pas déborder de leurs plates-bandes respectives, au point qu’ils semblent,
pour finir, s’être réconciliés et être même devenus amis : Louis « aime bien »
216 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
scène officiel, qui avait l’avantage de lui laisser quartier libre. Mais il pourrait
tout aussi bien s’agir d’une simple politesse, qui aurait permis de régler à l’ami-
able les différends qui ont dû inévitablement surgir, sans qu’on puisse pour
autant parler d’une véritable amitié. En tout cas, à défaut d’amitié digne de ce
nom, sacré pour Octave Mirbeau, un respect mutuel semble s’être instauré, et
c’est un changement fort appréciable.
Pierre MICHEL
***
1.
[Paris – 23 janvier 1903]
Cher Monsieur Leloir,
Je viens de voir Laugier8. Mais c’est fou ! Je n’ai pas du tout autorisé Mlle
Rachel Boyer9 à ne pas jouer. Hier soir, elle m’a téléphoné. Elle m’a demandé
ceci : « Si je puis obtenir de ne pas jouer, y voyez-vous un inconvénient ? –
Aucun, ai-je répondu. Cela ne me regarde pas, cela regarde M. Leloir, contre les
décisions de qui je n’irai point. » Et voilà tout. Soyez sûr, en effet, que je ne vous
contrecarrerai en rien. Je suis ravi que vous mettiez ma pièce en scène ; je trouve
extrêmement bien tout ce que vous faites. Et vous pensez bien que je n’ai pas
la moindre idée de vous ennuyer avec une question Rachel Boyer. Non. Non.
Ce serait trop bête en vérité.
Donc, cher Monsieur Leloir, soyez ferme vis-à-vis de Mlle Rachel Boyer. Je
trouverai cela, au contraire, très bien.
À vous de tout cœur.
Octave Mirbeau
2.
NOTES
1
Au lendemain de la guerre, en 1921, elle créera aussi, à l’Ecole du Louvre, la Fondation qui
porte son nom et qui existe toujours.
2
Il s’agit de la Société de secours mutuels des artistes, fondée en 1840 par le baron Taylor et
qui va fonder la maison de retraite de Couilly-Pont-aux-Dames, destinée aux vieux comédiens.
Pour une juste cause du même ordre, le 14 novembre 1903, une représentation exceptionnelle
des Affaires sera donnée au bénéfice de l’Association des artistes dramatiques présidée également
par Constant Coquelin et, d’après Le Figaro du lendemain, rapportera près de 5 000 francs,
somme affectée à la caisse de secours de leurs camarades.
3
Ce qui avait fait éclater le scandale, c’est le texte intitulé « Procès-verbal des comédiens »
et daté du 18 septembre 1901, où les membres du comité de lecture accusaient Jules Claretie
d’avoir joué double jeu, le 24 avril 1901, et d’avoir fait pression sur deux d’entre eux qu’ils exigent
des « corrections », avec les conséquences prévisibles que l’on sait. D’après eux, l’objectif de
Claretie aurait été de se débarrasser du comité de lecture pour être désormais seul maître à bord.
4
Archives Jean-Étienne Huret. Opéra, 14 novembre 1945.
5
En octobre 1901, Mirbeau avait sollicité Charles Le Bargy, que Claretie nr pouvait pas
accepter, puis, en novembre 1902, Maurice de Féraudy.
6
Collection Jean-Claude Delauney.
7
Bibliothèque de l’Arsenal, Ms. 15060, f. 261.
8
Pierre Laugier jouait le rôle de Phinck. Il était sociétaire depuis 1894.
9
Rachel Boyer (1864-1935) est une comédienne, ancienne pensionnaire de la Comédie-
Française, où elle a fait ses débuts en 1887 et a notamment interprété le rôle de Dulcinée dans
le Don Quichotte de Richepin, en 1905. Elle deviendra une mécène des arts en créant, en 1913,
l’Union des arts, association destinée au secours des artistes et de leur famille.
10
Il n’est pas question du Mariage de Figaro, où d’ailleurs, Leloir ne jouait, jasis, en 1884,
que le très modeste rôle de Doublemain, ni du Mariage de Gogol, qui n’entrera que beaucoup
plus tard au répertoire de la Comédie-Française, mais du Mariage forcé, de Molière, dont une
scène sera donnée par la Comédie-Française, le 13 mars 1903, au théâtre de Grenelle, en
complément de Tartuffe, à l’occasion d’une matinée de gala de l’Œuvre des Trente ans de Théâtre.
Leloir n’y jouait pas, mais devait dans doute mettre plus ou moins en scène la prestation des deux
interprètes, Coquelin Cadet et Pierre Laugier.
11
C’est-à-dire le 14 février.
12
Prudhon est inspecteur général de la Comédie-Française.
13
La lettre de Leloir est bien signalée dans le catalogue de la vente Mirbeau de 1919, mais
n’a pas été retrouvée.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 219
chaque avatar, le vôtre répète : Quand je pense… qu’il y a... etc. » Toutefois,
n’oublions pas que la fonction du marginal en littérature, comme celui du fou,
est d’apporter au lecteur un regard critique sur l’absurdité des règles d’une
société qui le rejette au moment même où il tente de suivre ces mêmes règles
avec honnêteté. La lettre ne relève pas d’autres ressemblances significatives. Il
aurait pu être intéressant de constater si le protagoniste était confronté aux
mêmes aventures, dont nous ignorons le nombre et même la nature, puisque
Chopin n’a pas joint sa nouvelle à sa requête et que nous n’en avons pas trouvé
d’autre trace ou témoignage. Il est alors difficile de dire si les ressemblances
sont plus profondes et véritablement significatives. Si le « parallèle est facile à
établir4 », comme le dit Chopin, il reste cependant assez superficiel, tant le
sujet et les procédés macrostructurels pointés sont courants dans ce type de
récits de presse.
D’ailleurs, demeure la question de la chronologie : qui de Mirbeau ou de
Chopin a écrit la nouvelle le premier ? Il n’y a aucun doute que Mirbeau a
publié le premier, entraînant la réclamation de Chopin. Revendiquant la pater-
nité de la nouvelle, ce dernier dit pouvoir produire « le témoignage de
personnes honorables tant de Graz que de Prague5 », mais ne révèle aucun
nom. Ces témoins pourraient attester, selon lui, qu’il a écrit cette nouvelle un
an auparavant à Graz. Mais cette nouvelle n’ayant jamais été publiée – c’est
bien là le malheur de Chopin, qui peine à se faire un nom de plume –
comment le célèbre polémiste en aurait-il eu vent ? Le requérant propose lui-
même une hypothèse : « J’omettais de vous dire que j’avais précédemment
adressé mon œuvre à un quotidien littéraire par le canal duquel vous auriez pu
en prendre connaissance et en faire votre profit6. » Mais il ne précise pas la date
de son envoi, contrairement à la date très précise de la rédaction supposée de
la nouvelle, et surtout il n’indique pas le nom du « quotidien littéraire » en
question – quotidien qui a visiblement refusé de publier ladite nouvelle. Le
manque de précision de cette hypothèse la rend d’autant plus fragile que
Chopin n’est pas avare de détails quand il s’agit de mettre en scène ses produc-
tions littéraires, comme nous allons le voir ci-après.
La tribune libre, présentée sous forme de « lettre ouverte à M. Octave
Mirbeau », fait également état des précédentes démarches de Jules Chopin. Il
aurait d’abord écrit à Mirbeau afin que ce dernier signalât au lecteur l’antério-
rité de la nouvelle du jeune écrivain, qui redoutait d’être taxé d’imitation. Mais
cette requête resta lettre morte, car Mirbeau, selon lui, « n’a même pas daigné
lui répondre7. » De même, la lettre d’accompagnement adressée à Karl Boès
suggère que Chopin s’est déjà entretenu de cette affaire avec le directeur de
la revue : « Je vous saurais gré d’insérer dans votre rubrique Tribune libre, la
lettre ci-incluse que j’adresse à M. Octave Mirbeau au sujet du fait dont je vous
ai déjà parlé. »
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 221
gaieté…, n’ayant pas écrit ces contes dans l’intention d’asseoir sur leur succès
une réputation littéraire14 », il n’en revendique pas moins comme maîtres
Rabelais, Alphonse Allais ou Georges Courteline, tandis qu’il trouve « l’esprit
par calembour… creux15 ». Malgré la prétérition employée par Chopin, il
semble bien s’agir d’une première tentative pour lui de se faire un nom d’au-
teur tout en se plaçant dans une auguste lignée.
Ce premier essai se double d’une seconde tentative en 1900. Chopin
cherche à s’illustrer ici dans un genre plus noble et publie un recueil poétique
intitulé L’Aube grise16. Cette édition nous semble révélatrice de la stratégie
démonstrative de Chopin, et ce à double titre. Il présente son projet dans la
préface et n’hésite pas faire à preuve de modestie en demandant au lecteur
« une critique franche et impartiale » pour ses vers de jeunesse17. Puis il expose
son art poétique pour que le lecteur n’ait pas besoin d’aller le chercher dans
son « article de La Plume publié le 15 juin 189718 ». Il se récrie même, dans
l’envoi final de la préface, que l’illustre revue ait abusivement et prématuré-
ment fait de lui un chef d’école : « Puisse le seul mérite de la sincérité de mes
vers plaire au lecteur et je me passerai facilement de la renommée que pouvait
me faire La Plume en me sacrant chef d’école19 ! » Nous voyons que le jeune
littérateur use de l’aura de cette revue pour donner plus de poids à ses vers,
allant jusqu’à préciser la date exacte de la publication de son manifeste.
Cependant, si nous nous reportons au numéro de La Plume que Chopin
évoque avec tant de complaisance, il ne semble pas aussi élogieux qu’il veut
bien nous le faire croire. La revue, alors dirigée par Léon Deschamps, publie
sur les deux premières pages du numéro 19620, daté du 15 juin 1897, le mani-
feste « De la poésie » signé Jules Chopin et « vu et approuvé » par cinq co-
signataires21. S’ensuivent des « Poèmes des signataires du manifeste22 », dont
deux sonnets de Jules Chopin. Aucun commentaire éditorial n’accompagne
cette publication, le texte de Chopin étant introduit du très neutre titre de
rubrique « Un manifeste », l’article indéfini enlevant tout caractère exceptionnel
à cette parution. Il n’est donc nulle part « sacré chef d’école » par la rédaction
de la revue, comme il se plaît à le dire dans la préface de L’Aube grise. Il appa-
raît bien comme l’auteur du manifeste et, à ce titre, publie deux poèmes, et
non un seul comme ses co-signataires, mais à aucun moment il n’est présenté
comme le chef de file d’une nouvelle école découverte par Léon Deschamps
ou tout autre membre de la rédaction. Il semblerait même plutôt s’être auto-
proclamé chef de file, comme le suggère la réaction de Hann de Crillon, qui
se désolidarise de ce manifeste en même temps que deux autres co-signa-
taires : Édouard Michaud et Émile Escande. Dès le 15 juillet 1897, paraît dans
le numéro 19823 une « Tribune libre », datée du 30 juin, dans laquelle Hann
de Crillon prend ses distances avec le « pseudo-manifeste de Jules Chopin ».
Après avoir « cru à une adhésion complète de La Plume à ce manifeste », il lui
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 223
***
[Jules Chopin envoie à Karl Boès une lettre ouverte qu’il lui demande de
publier. Cette « Tribune libre » (feuillets 1 et 2) est accompagnée d’une lettre
manuscrite adressée à Boès (feuillets 3 et 4).
La tribune, manuscrite, est écrite sur une page A4 quadrillée pliée deux et
écrite sur chaque recto. Les mots soulignés le sont par Jules Chopin.]
224 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
Tribune libre
NOTES
1
MNR bêta 233, feuillet 3/4.
2
Mirbeau mettra en scène une troisième fois ce personnage dans une pièce en un acte inti-
tulée, comme la nouvelle du Journal, Le Portefeuille. Elle sera jouée le 19 février 1902 au théâtre
de la Renaissance, à Paris.
3
Sic. Il y a bien écrit « avatar » et non « aventure » comme on aurait pu s’y attendre.
4
MNR bêta 233, feuillet 1/4.
5
Ibid., feuillet 2/4.
6
Ibid., feuillets 1/4 et 2/4.
7
Ibid,. feuillet 2/4.
8
Dans le tome III de la Correspondance générale de Mirbeau, nous ne trouvons aucune allusion
à cette accusation de plagiat dans ses échanges avec ses autres correspondants à la même époque.
À l’automne 1901, ses lettres sont alors essentiellement consacrées à quatre sujets principaux :
la lecture des Affaires sont les affaires devant le Comité de la Comédie-Française, l’affaire Tailhade,
l’accident de sa femme Alice et la mort de son fidèle Dingo. Et s’il écrit à Karl Boès à la mi-octobre
1901, ce n’est pas pour se justifier des accusations de Chopin, mais pour apposer sa signature à
la lettre de soutien à Laurent Tailhade, que le directeur de La Plume a adressée à plusieurs auteurs
et artistes. Voir Michel, Pierre, Correspondance, tome III, L’Âge d’Homme, lettre 1986, p. 787.
226 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
9
MNR bêta 233, feuillet 1/4.
10
En 1901, Octave Mirbeau jouit d’une
grande notoriété, due aussi bien à ses écrits
journalistiques et romanesques qu’à ses prises
de position durant l’affaire Dreyfus.
11
Sur l’enveloppe de la lettre adressée à Karl
Boès, l’adresse de l’expéditeur est celle de la
Berlitz School à Prague. De plus, dans les
Errata du recueil L’Aube grise datés du 11 mai
1900, Jules Chopin précise qu’il n’a pu
corriger les épreuves, étant alors loin de Paris.
12
Jules Chopin, Petits contes bon vivants
pour pleurer … de rire, Niort, Lemercier et
Alliot, 1899.
13
Le lecteur peut lire par exemple un
pastiche de Phèdre de Racine : la tirade de
Théramène devient le « récit dramatique d’un
gréviste d’après Monsieur Racine » sous le titre
de « la mort du cochet Polyte » (p. 25).
14
Jules, Chopin, ibid., p. 4.
15
Ibidem.
16
Chopin, Jules, L’Aube grise, L. Vanier,
Paris, 1900.
17
Ibid., p. I.
18
Ibidem.
19
Ibid., p. V.
20
La Plume, Slatkine reprints, Genève, 1968, p. 361-362.
21
Il s’agit dans l’ordre de signature de : Ernest Lafon, Hann de Crillon, Émile Escande, Georges
Guy, Édouard Michaud.
22
La Plume, Slatkine reprints, Genève, 1968, p. 363-364
23
Ibid. p. 520.
24
Ibidem.
25
Jules Chopin ne précise pas non plus que son manifeste suscite une seconde « Tribune libre »,
dans laquelle Ernest Contou conteste le bien fondé de « l’affirmation […] que la science anéantit
la poésie » (p. 551-2).
26
Chopin, Jules, L’Aube grise, L. Vanier, Paris, 1900, p. VI.
27. La notice bibliographique de la Bibliothèque Nationale de France le présente comme
écrivain, historien et traducteur et rédacteur à la Gazette de Prague de 1921 à 1926. Il est l’auteur
de plusieurs essais d’histoire politique essentiellement centrés sur l’Europe centrale, publiés à
Paris aux éditions Brossard : L’Autriche-Hongrie, « brillant second », paru en 1917 ou Le Complot
de Sarajevo (28 juin 1914), édité en 1918. Il a également constitué des anthologies littéraires
(Promenades littéraires en Tchécoslovaquie, Grenoble, Artaud, 1918) et traduit, à destination du
public français, des romans tchèques comme La Turbine de Karel Matëj Capek-Chod, chez
Grasset, en 1928.
27
MNR bêta 229.
28
Sic.
29
Sic. Après plusieurs relectures, il y a bien écrit « avatar » et non « aventure » comme on aurait
pu s’y attendre.
30
Sous la rature, on lit « qu’il y ».
31
La lettre porte quatre points de suspension.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 227
TROISIÈME PARTIE
TÉMOIGNAGES
Il est extraordinaire, mon pic. Il y a des endroits où l’on ne voit pas la terre,
où l’on ne voit que le ciel. Je peux me croire en ballon, dans une perpétuelle
ascension vers l’infini. C’est épatant. J’y ai eu des sensations inouïes. Tâche de te
représenter cela. Tout autour de moi, le ciel. Nul horizon, nul bruit ! Rien que la
marche silencieuse des nuages. Et, tout à coup, dans ce vide incommensurable,
dans ce silence des éternités splendides, l’aboi d’un chien qui monte de la terre
invisible. D’abord, l’aboi est faible ; il est comme une plainte ; puis, peu à peu,
il s’accentue, il est comme une révolte. Et cela dure des jours entiers, et cela dure
des nuits entières. Et il me semble que c’est la plainte de l’homme, que c’est la
révolte de l’homme, qui monte contre le ciel, ce chien qui aboie, oui, c’est la
voix même de la terre. (Dans le ciel, p. 118).
Albino CROVETTO
Poète, traducteur italien de Dans le ciel
230 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
chez lui à la mort de son frère, espérant en tirer un jour quelque avantage dans
un beau mariage à arranger avec l’une ou l’autre de ses ouailles parmi les plus
aisées, car il avait un gros faible pour la bonne chère et pour la gnôle, que sa
condition de prêtre ne lui permettait pas toujours de satisfaire. La Belle Clotilde,
une grosse fille en santé de dix-sept ans, était appétissante et fraîche comme
de beaux légumes poussés au soleil du Midi, avec ses joues pleines et rieuses.
Son corsage avenant, surtout, suscitait au sein de la population mâle de la
contrée des enthousiasmes qui lui avaient valu ce surnom de « Belle Clotilde ».
Le père Clovesse, qui se disait pourtant ennuyé par « les femelles » dont il
avait su se passer toute sa vie, n’étant pas franchement porté sur « la bêtise »,
avait été charmé par le caractère franc, loyal et travailleur de la jeune fille, et
ses allures de vache laitière avaient achevé de le convaincre. Docile, la Belle
Clotilde avait obéi à son oncle, qu’elle avait toujours craint et respecté, et le
mariage fut célébré un soir de mai, moyennant une belle somme d’argent pour
ses « œuvres » et quelques bouteilles offertes en gage de bonne foi au curé,
qui avait beaucoup insisté sur la douleur que lui causait cette séparation d’avec
sa chère nièce, élevée en bonne chrétienne et en honnête fille.
En vérité, le bon clerc s’était bien peu occupé de sa pupille, qu’il avait
confiée dès l’enfance aux soins d’une bonne qui lui servait tout à la fois de
préceptrice pour la petite, de cuisinière et de chaufferette à l’occasion, les soirs
d’hiver où il était gris. Cette paysanne un peu bourrue, répondant au doux
nom de Mathurine, avait quitté sa Beauce natale pour venir s’enterrer en
Normandie afin de fuir un scandale de jeunesse qui l’avait rendue très pieuse,
mais d’une piété diffuse et complexe, nourrie de peurs infinies et terribles,
dans lesquelles se mélangeaient confusément les figures du Christ, du diable,
de sorciers cannibales et de loups-garous. En cas de mauvaise conduite, elle
avait pris l’habitude de menacer la petite de toutes sortes de punitions venues
tantôt du Ciel, tantôt de l’Enfer, et ce pour se prémunir de tout débordement.
Nourrie de ces hantises, Clotilde, qui avait un naturel conciliant, fut une
enfant exemplaire jusqu’à ses treize ans. Prise en pitié par un petit bossu du
voisinage qui l’adorait, elle le laissa un jour, par amitié, passer la main dans
son corsage, qui commençait alors à prendre de l’ampleur. C’est sur ces entre-
faites que la bonne les surprit, un matin, dans le poulailler du curé. Elle amena
incontinent la coupable à son oncle qui, déjà animé par sa poire de dix heures,
lui fit un sermon très sévère. Mais la sentence de la bonne fut plus terrible
encore, pour la petite, que la honte qu’elle ressentit face à son oncle, car elle
avait été formelle et implacable : la petite avait le diable au corps, et mieux
valait qu’elle ne fît jamais d’enfants, car une progéniture issue de cette vauri-
enne, de cette pas-grand-chose, serait maudite, elle en jurait ses grands dieux.
232 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
II
vant à trois jours de marche, le père Clovesse fit appeler ses deux fils, afin de
ne pas laisser la ferme à l’abandon pendant son absence.
La veille du départ, l’on déboucha quelques bouteilles pour « se donner du
cœur au vent’ ». La Belle Clotilde, qui n’avait jamais bu autre chose que l’eau
du puits et le lait de ses vaches, se laissa entraîner à goûter au calva, « à la santé
des hommes », et elle y goûta si bien qu’elle crut en effet qu’elle avait, ce soir-
là, selon la prédiction de Mathurine, le diable au corps. Cette nuit-là, la Belle
Clotilde, qui n’avait jamais rêvé, eut un sommeil agité, et elle se réveilla,
épuisée, en jurant ses grands dieux qu’elle avait passé la nuit à danser avec le
diable.
III
Le père Clovesse et la Belle Clotilde avaient eu, deux ans après leur mariage,
un enfant, puis un autre, deux garçons qu’ils envoyèrent, l’âge venu, à l’école,
parce que le père Clovesse avait compris que de nos jours, il était indispensable
de posséder de l’instruction. Souvent, il s’en était repenti, d’avoir dépensé
« ben de l’argent, ben de l’argent pour leur instruction », car « les z’éfants »
avaient mal tourné. Il se disait qu’il aurait dû faire comme tant d’autres, les
« durcir » tout de suite à l’ouvrage et qu’ils n’en seraient pas morts. Il avait rêvé
de faire de son aîné, Isidore, un cultivateur, un fermier comme lui, qui prendrait
la relève dans ses vieux jours. Aussi tomba-t-il des nues lorsque celui-ci, à treize
ans, exprima son désir d’entrer « en condition », d’être domestique comme
môssieu Justin, le valet de pied du château. Il ne pouvait concevoir que son
fils pût choisir un autre métier que « la tè », quand on était né, comme lui,
« d’pè en fi dans la tè ».
Comme l’enfant n’en démordait pas, en dépit des bourrades administrées
par son père pour lui faire « entrer la raison dans la caboche », Clovesse
consentit finalement à ce que son fils entrât groom au château, sous la direction
de môssieu Justin. Domestique ! Son fils domestique ! Le père Clovesse fut
une semaine à s’en remettre ; il aurait reçu toute une charretée de foin sur la
tête, qu’il n’eût pas été plus dûment assommé. Puis la colère se changea en
indifférence gouailleuse envers celui qu’il appelait désormais « l’marquis ». « Si
ça ne fait pas pitié ! » disait-il au gars Cavelle en trayant la Caille, le matin...
« Vas-tu t’figurer qu’il a des souliers pointus, l’marquis, pointus quasiment
comme la queue de nout’ cochon, et un chapiau qui r’luit pus que l’Saint-
Sacrement ! ».
Il n’avait toutefois pas fallu plus de trois mois au « marquis » pour se voir
retirer souliers et chapeau, pour avoir délesté la cave du châtelain de trois
jambons et de quelques bouteilles, un soir de ribote. Mais il aimait à croire
que cette mésaventure avait réveillé en lui une conscience des liens familiaux
234 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
IV
Un soir, alors que ses fils étaient partis jouer les derniers biens de la ferme
dans quelque bouge de la ville, la mère Clovesse, comme on l’appelait désor-
mais, depuis que la pratique assidue de l’ivresse lui avait ôté sa fraîcheur, ses
grâces naturelles et jusqu’à son surnom, vida une bouteille pour achever sa
journée, comme à son habitude. Ce soir-là, elle fut si raide qu’elle tomba
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 235
inconsciente sur le sol, près du foyer éteint où n’avait pas rougeoyé une flamme
depuis le départ du père Clovesse. La violence du choc, combinée aux vapeurs
de l’alcool, fut telle que l’esprit de la pauvre femme se mit à battre la
campagne. Et la mère Clovesse eut un cauchemar qui devait la hanter
longtemps. Elle vit alors le visage de la Vierge, d’un blanc nacré, les paupières
humblement abaissées comme elle l’avait vu sur les images de son oncle, mais
ce doux visage jurait avec le reste du corps, gras et de forte charpente, aux
bras rouges terminés par des mains durcies par le travail et les lessives. Ce corps,
c’était celui de sa vieille bonne Mathurine ! Lorsque la rêveuse la reconnut,
elle vit avec terreur le visage rassurant de Marie se durcir peu à peu, prenant
progressivement les traits redoutés de la bonne. Les yeux, assombris par deux
sourcils noirs froncés, se levèrent, en colère, aussi durs que l’acier, et la mère
Clovesse sentit son sang se glacer dans ses veines, à mesure que ces regards
semblaient pénétrer sa chair comme des lames de couteau acérées. La terrible
madone disparut subitement, et la mère Clovesse, torturée par une douleur
lancinante au ventre, vit avec horreur ses deux fils en sortir, affublés de cornes
de diable et ramper devant elle, les jambes mutilées, implorant la rémission
de leurs péchés, dans une mare de sang coulée de ses propres entrailles qui
saignaient dans le ventre resté béant.
La pauvre femme se réveilla en proie à une peur terrible, dans sa mince
chemise trempée de sueur, les membres ankylosés et roidis, la tête lourde, les
yeux effarés encore de l’atroce vision. C’est dans ce pitoyable état que son
mari la trouva au petit matin, alors qu’il rentrait de son périple, heureux déjà
à l’idée d’annoncer à la maisonnée qu’il avait réussi à obtenir un bon prix de
la Caille. Le père Clovesse eut bien du mal à comprendre la situation, les
propos incohérents tenus par sa femme encore sous le choc de son effroyable
cauchemar ne l’y aidant pas. Mais après avoir fait un rapide état des lieux et
s’être étonné de l’absence de ses fils, il commença à deviner la désertion des
traîtres. Il les trouva sans peine à la porte du cabaret le plus proche, close en
cette heure matinale, et comme ils étaient trop raides pour marcher, il les hissa,
pieds et poings liés, sur ses épaules, et les porta jusqu’à la ferme, comme il eût
porté deux gros sacs de fumier, avec l’aide d’un paysan voisin. Lorsque la mère
Clovesse vit ses fils, ivres morts, solidement attachés et gisant sur le sol, le sang
lui monta au visage, et elle tourna les talons sans dire un mot.
Elle alla quérir le boucher du village, qui était aussi rebouteux à ses heures,
auquel elle promit quelques bouteilles et les trois poules qui restaient encore
à la ferme, en échange de ses services. Et comme, de retour à la ferme, les
hommes commençaient à invoquer ce qui ressemblait dangereusement à des
principes éthiques, la mère Clovesse prononça, terrible, cette sentence qui
tomba comme un couperet, devant son mari et le boucher interdits : « J’ai biau
leurs-y fout’e des coups d’sabots dans l’ d’rière, a n’ bougent point ! Pis qu’y
236 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
n’ tiennent point sur leurs guibolles, j’m’en vas te les z’y couper, pargué ! Qué
qu’vous vl’lez ! Pis qu’y restent sans seulement mouver eune patte ! C’est qu’y
n’en ont point b’soin, pour sûr, les sacrées carnes ! Ah, les sacrés cochons ! »
L’affaire ne fut pas aisée. Le boucher, régulièrement imbibé par la maîtresse de
maison, qui veillait à noyer chez ses adjoints de circonstance toute forme de
scrupule moral, dut user de tous ses talents et outils pour venir à bout des
membres résistants.
Et ce fut un grand capharnaüm dans la maison, tandis qu’aux cris des suppli-
ciés se mêlaient les plaintes des bourreaux qui, peinant et suant, s’acharnaient
à l’ouvrage tout en s’incriminant les uns les autres : « Et pis, tu restes là, té,
comme un s’rin, à t’gratter la tête... », gueulait à son mari la mère Clovesse,
assise sur le torse de son aîné qu’elle tentait d’immobiliser, tout en assommant
d’une main son cadet à coups de sabot pour le tranquilliser. « Tu crois p’tête
qu’ la hache qu’est d’vant té, c’est fait pour des chiens, espèce de grande
carne !... tu n’en démarres pas plus qu’eune souche... Y as-tu seulement mis
un coup de pied à ces sacrées rosses... Ah ! bon Guieu d’bon Guieu ! Quand
tu seras là à me regarder, le bec ouvert, c’est-i ça qui va nous aidier ? Quoi
qu’i a, cor ? » Et le père Clovesse, pris de remords, répondait en se tordant les
mains : « C’est té qu’es en cause, vilaine créture... A-t-on idée d’couper ainsi
les guibolles aux z’éfants comme on tue l’poulet pour la naissance au p’tit
Jésus ? » Et la mère Clovesse de vociférer : « Quand tu seras là à te désoler
pendant des heures !... J’y ai dit qu’ j’en avions assez d’trimer du matin au soir,
pour voir s’engraisser, sous not’ nez, des salopiaux, des feignants, des cochons
qui nous grugent, qui nous volent... que si ils continuaient, j’ lui ferions leur
affaire, na ! C’est un malheur, mon pauv’ vieux... et j’y peux ren... Un homme
qui n’travaille pas, c’est pas un homme... c’est pus ren de ren... c’est pire
qu’une pierre dans un jardin... c’est pire qu’un arbre mort contre un mur...
C’est-i cor de ma faute, à moi, voyons ?... Faut être juste en tout... Voilà l’af-
faire... Y n’y a ren à dire à ça !... C’est comme deux et deux font quatre. Est-
ce que tu garderais, à l’écurie, le râtelier plein et de l’avoine dans la mangeoire,
un vieux carcan de cheval qui ne tiendrait plus sur ses jambes ?... Le garderais-
tu ?... »
— Non, ben sûr ! répondit loyalement le père Clovesse, que cette compara-
ison parut accabler par son implacable justesse.
—Alors !... tu vois !... Faut s’faire une raison !... Ah ! Si t’étais un homme !
— J’suis un homme ! répliqua le père Clovesse, furieux.
Elle haussa les épaules.
— Un homme !... Ah oui !... Un homme bon pour gueuler, mais v’là tout !
— J’te dis que j’suis un homme, nom de Dieu ! répéta Clovesse, qui serra
les poings et frappa le sol du pied, avec colère.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 237
À bout de souffle, la mère Clovesse s’affaissa sur une chaise, essuya, hale-
tante, avec le coin de son tablier, son front où la sueur ruisselait et, les mains
à plat sur ses cuisses, les coudes écartés, la voix tremblante de colère, elle dit
en défiant son mari du regard, féroce :
— Eh ben, si t’es un homme, montre-le, une bonne fois... Crèves-y la piau,
mâtin, tords-y les tripes, piles-y sur la tête !...Pèses-y sur l’ventre ! Ah ! bon
sang d’bon sang !... Tu n’seras jamais qu’une chiffe, tiens ! »
Deux jours plus tard, le père Clovesse descendit à la ville pour aller apporter
au boucher les poules promises.
— Ben l’bonjour, Gasselin et la compagnie, fit le fermier.
— Eh bien ! N’y en a que deux, mon gars, et j’avions dit trois ! répondit le
boucher en fronçant les sourcils.
Le père Clovesse déboucha une bouteille et, se grattant la tête, tenta de se
justifier :
— Pour la troisième, all’ est morte, à c’matin !... Mon Guieu, oui ! L’temps
d’ remettre eune douve neuve à eune pipe... et pis, all’ a passé !... All’ est
morte, quoi !
Il eut un geste de colère :
— J’ons l’malheu !... Y a trois ans, j’ons perdu deux poulains et un viau !...
L’année d’rnière, y nous a crevé une jument qu’était pleine... et pis, à c’
t’heure, c’est ma dernière poule qui crève. C’est qu’ ça fait ben d’ l’argent,
toutes ces pertes-là !... ben d’ l’ar-
gent !... Et pis, l’ blé n’va point, les
pommes sont quasiment pour ren...
avec des pluies comme y a eu, la
viande n’a point profité !... C’est ben
d’l’argent !... Bon Guieu, d’ bon
Guieu !
Le boucher parut compatir, baissa
la tête, et après un silence recueilli :
— Et les z’éfants ?
Le père Clovesse le regarda,
comme s’il ne comprenait pas.
— S’iou plaît ?
— S’en s’ont-i remis, de
l’aut’jour ?
— Ah ! ben, i sont mô itou... Qué
qu’tu veux, mon gars !... Tout a une
Avant l’enterrement, par Dignimont
238 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
fin sur c’te terre... Ce que c’est que d’nous, pourtant !...Et dire qu’il y a pas
cinq jours, i s’ portaient comme père et mère... Quen ! voyez-vous ça !...
Comme ils se levaient, ayant bu deux bouteilles de vin, et tout à fait ragail-
lardis, le père Clovesse dit à Gasselin :
— C’est pas tout ça, mon gâs... quand c’est que j’les enterrons ? voilà qu’est
l’embarras... Demain, vendredi, j’tue ! Et samedi, c’est l’marché !...
Il y eut un silence de quelques minutes. Le père Clovesse réfléchissait. Puis,
le menton dans la main, il dit, en faisant un geste large :
— Si j’reprenions une autre bouteille ?
Isabelle MELLOT
École Normale Supérieure, Lyon
[Il s’agit d’un travail de réécriture du Miracle de Sainte Bauteuch, dans le cadre du Séminaire
LLF 090, E. N. S. de Lyon, Département. des Lettres, 2014-2015 : Images de femmes, discours
de femmes au Moyen Âge, 2 : Les Femmes des tréteaux.sous la direction de Beate Langenbruch.
Texte revu par Beate Langenbruch et Léo-Paul Blaise. À lire également en ligne, sur le site du
CEREdI de Rouen, , avec les autres travaux issus du séminaire.]
Genèse de la réécriture
Dans ce pastiche, j’ai voulu montrer, à la manière d’un naturaliste, les ravages de
l’alcool sur une nature bonne, dégradée par la dure condition paysanne, et l’impuis-
sance de la condition féminine, qui pousse aux excès et à la cruauté, seule revanche
possible pour la femme mineure privée d’autonomie et soumise à l’autorité masculine.
Il m’a semblé intéressant de relier la condition féminine à la notion même de
cruauté, en montrant que c’est justement sa condition de mineure qui pousse la femme
au crime ; c’est l’impuissance de la mère à soumettre ses fils récalcitrants à son autorité
qui motive le châtiment, qui ira jusqu’à l’infanticide. Dépourvue de rôle professionnel,
la mère Clovesse ne peut faire tourner la ferme seule en l’absence de son mari, et c’est
finalement dans la sphère privée, son seul champ d’action, que se résoudra cette crise
de pouvoir familiale, sous le sceau de la revanche, de la vengeance. Il y a alors trans-
gression de toutes les valeurs que doit représenter la femme au sein de la société, dont
mon personnage est le contrepoint négatif : le sentiment et la protection maternels
sont dévoyés au cœur de la cellule familiale éclatée, et la soumission au mari est
compromise, dans les provocations de la mère Clovesse à son mari, qui mettent en
cause sa virilité, ainsi que dans la décision du châtiment, dont elle est l’initiatrice et
qu’elle met en œuvre en dépit des protestations du mari.
J’ai également utilisé le motif médiéval de la femme possédée par le diable,
marquée par le péché, et donc par la mort. Ce motif perdure dans le système de
croyances et dans l’imaginaire paysan au XIXe siècle et, dans le champ de la littérature,
dans le romantisme noir dont est issu le genre du conte cruel, comme l’a montré l’ou-
vrage de Mario Praz intitulé La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXe
siècle : le romantisme noir. L’association du diable à la femme est, généralement, liée
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 239
à la sexualité, à l’image de la
femme comme tentatrice. La
sexualité est finalement un
thème assez discret dans mon
texte, car, quoique la Belle
Clotilde soit, au départ, dotée
d’appas dont je souligne les
charmes à plusieurs reprises,
j’ai surtout voulu, dans la
dynamique de dégradation
qui caractérise le conte cruel,
mettre l’accent sur la décrépi-
tude du personnage, accélérée
par l’alcool et les consé-
Évariste-Vital Luminais, Les Énervés de Jumièges (1880), quences de la fracture fami-
d’après la légende de Sainte Bauteuch liale. C’est donc un autre
aspect de la sensualité fémi-
nine que j’ai choisi de travailler dans son rapport au mal et au diable, à travers le thème
comique de l’alcoolisme paysan, ici conjugué au féminin, qui sera au cœur de mon
conte cruel, le châtiment final, véritablement diabolique, contre-nature, étant motivé
par une hallucination de la mère Clovesse sous l’emprise de l’alcool. Elle verra d’ailleurs,
dans son cauchemar, ses deux fils ramper vers elle, affublés de cornes de diablotins.
J’ai pris soin d’émailler tout mon texte de vocables appartenant au champ lexical du
diable, dont je laisse le soin à mes lecteurs de retrouver la trace, en déroulant le fil
rouge du texte conçu comme un réseau sémantique.
Le point culminant de mon conte cruel se situe dans l’épisode du châtiment, du
supplice des deux fils ; il est au cœur de la cruauté, terreau sur lequel fleurit mon conte
cruel, et c’est à ce titre que j’y consacre une longue description, nourrie des détails
sanglants de rigueur, lors de l’hallucination préfigurant le supplice, qui sera en revanche
traité sur le mode burlesque afin d’atténuer l’horreur, procédé typique du conte cruel.
Enfin, lors de l’hallucination de la mère Clovesse, c’est la Vierge qui se manifeste,
et son image, dans la perspective de dégradation propre au conte cruel, se change
progressivement en celle de Mathurine, la bonne tyrannique, figure de la culpabilisation
du péché. Dans ces deux figures antagonistes, c’est bien l’instance féminine qui se fait
le véhicule de la vengeance, et impulse l’idée du châtiment masculin à travers le
cauchemar, auquel la mère Clovesse donnera ensuite une cruelle réalité.
I.M.
* D’après une interview que vous avez donnée à France Culture, vous avez
été surpris que Claudia Stavisky pense à vous pour le rôle d’Isidore Lechat. Un
rôle de composition ?
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 243
* Que peut-on dire des rapports de Lechat avec les autres personnages, avec
sa femme, notamment ? Au niveau de la gestuelle, il y a un jeu constant qui
consiste à la repousser, doucement mais fermement, des lieux où se décident
les affaires.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 245
Oui, elle est considérée comme un objet familier, plutôt que comme un
partenaire, tout en l’aimant probablement, c’est une routine d’aimer dans ces
couples, où de toute façon il y a le maître et puis le reste... Elle a suivi tout son
parcours.
* Bien des portes d’entrée diverses et variées ont été enfoncées pour
appréhender et comprendre Les Affaires : farce, tragédie, satire, gothique...
On ne peut pas empêcher les critiques, soit d’avoir de l’imagination, soit
d’avoir du talent, soit de délirer. Au moins l’avantage d’un poème, d’une pièce
de théâtre, d’une peinture, d’une musique, c’est que ça provoque la
conscience et l’imaginaire de ceux qui le regardent ou qui l’écoutent. À partir
de là, on peut avoir toutes les transpositions du monde, dès l’instant où ce n’est
pas forcément une démonstration rhétorique, mais où c’est une vraie impres-
sion de pouvoir imaginer une transposition farcesque, par exemple ; on peut
l’imaginer dans une sorte de cauchemar extraordinaire. Sauf qu’il y a quand
246 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
QUATRIÈME PARTIE
BIBLIOGRAPHIE
II
même (dans La 628-E8, par exemple) : la force des répliques est davantage
mise en lumière et frappe plus encore quand on l’entend à voix haute, dans
une salle où les spectateurs réagissent au quart de tour à l’humour noir, aux
transgressions et aux diverses incongruités qui lui sont présentées, que quand
on se contente de le parcourir solitairement des yeux dans un de ces livres qui
encombrent si inutilement les étagères. Il fallait, d’autre part, imaginer une
progression dramatique, éviter que l’ensemble ne paraisse répétitif. Aussi
l’auteur a-t-il regroupé les scènes, où s’entrecroisent dérisoirement les mirbel-
liennes créatures en souffrance, en quatre actes intitulés « Les rencontres »,
« Les départs », « Les faits et gestes » et « Pour une rédemption ».
Mais, à vrai dire, beaucoup plus que les justifications a posteriori du collage,
toujours suspectes d’artifice – sauf quand les coutures elles-mêmes, loin d’être
camouflées, s’étalent au contraire au grand jour, comme dans –, ce qui assure
l’unité et la force du tout, c’est cette « exagération » revendiquée par le peintre
Lucien de Dans le ciel, qui permet seule de pénétrer au fond des êtres et des
choses en arrachant les masques et en dévoilant les « grimaces » qui les camou-
flent. Ce choix expressionniste de l’exagération destinée à faire exploser la
vérité sous le vernis des apparences est aussi celui d’Antoine Juliens, qui met
en œuvre des moyens scéniques permettant de frapper les spectateurs, de les
brusquer, d’éveiller leur conscience, de les contraindre à voir, à sentir et à
comprendre et, par voie de conséquence, à s’interroger. Aux antipodes du
théâtre bourgeois, qui obéit à des règles connues des spectateurs et par
conséquent rassurantes, et qui facilite les digestions d’un public de nantis à la
bonne conscience irréfragable, venu pour se divertir, c’est-à-dire pour se
détourner, pour ne pas penser à ce qui pourrait déranger leur confort moral,
le théâtre de Mirbeau et d’Antoine Juliens doit au contraire susciter un choc,
certes douloureux, mais qui peut avoir une vertu pédagogique et ouvrir les
âmes à leur propre vérité. Comme l’explique Antoine Juliens lui-même, « bien
avant qu’Antonin Artaud ne l’ait formulé, Mirbeau ouvre la voie au théâtre dit
“de la cruauté”, nous initie à un théâtre cataclysmique, surgi de la folie désirante
de l’homme du toujours mieux, du toujours plus. Au bout du bout, l’individu
rejoint le vide terrifiant qui le place devant l’échec de sa vie, irréalisée ou mal
accomplie. »
Pierre Michel
1. Cahiers Octave Mirbeau, n° 21, 2014, pp. 231-232. Dominique Bussillet a également fourni
aux Cahiers Mirbeau, dont elle n’ignore donc pas l’existence, un articulet sur Mirbeau et
Houellebecq (n° 14, mars 2007, pp. 21-24).
conscience des prêtres, Villiers et Mirbeau répondent, pour leur part, par l’in-
vention de la « cruauté », d’une écriture qui manifeste ce penchant anarchiste
et intellectuel, parfois gratuit, pour la guillotine et la mort qui devrait mettre
en discussion l’ordre bourgeois.
Pierre Michel
1. Voir les Cahiers Octave Mirbeau, n° 15, pp. 38-53, n° 17, pp. 88-108, n° 18, pp. 50-58,
n° 20, pp. 38-54, et n° 21, pp. 56-67.
III
NOTES DE LECTURE
• Michèle RIOT-SARCEY, Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine
du XIXe siècle en France, La Découverte, janvier 2016, 353 pages : 16,99 €.
Michèle Riot-Sarcey s’est lancée dans une aventure périlleuse. Son livre ne
se contente pas de décrire une « autre histoire » de la liberté au XIXe siècle en
France, il essaye de renverser les méthodes classiques de l’historien et de l’his-
toriographe. Plus qu’un condensé savant, il s’agit d’un essai d’histoire discon-
tinue, avec son lot d’expérimentations qui se déroulent au fur et à mesure des
pages. Directement inspiré par les thèses de Walter Benjamin, et d’autre grands
philosophes comme Foucault, Arendt et Castoriadis, le livre poursuit deux
objectifs parallèles : présenter une vision alternative du « combat pour la
liberté » des classes populaires au XIXe siècle et réfléchir à la manière dont leur
histoire a été à la fois construite et occultée. La postface de l’ouvrage peut d’ail-
leurs se lire comme un texte à part entière sur
le travail de l’histoire. Pour situer sa démarche,
l’auteure cite des mouvements comme les
subaltern studies, mais précise qu’elle s’inscrit
dans une autre veine, que je décrirais comme
à mi-chemin entre l’histoire populaire d’un
Howard Zinn et l’histoire des idées d’un Miguel
Abensour.
Précisons-le avant d’entrer dans les détails :
il faut connaître son XIXe siècle sur le bout des
doigts pour pouvoir apprécier tout à fait le
travail de Riot-Sarcey. De la Révolution
française à la Commune de Paris en passant par
les insurrections de 1830 et la révolution de
1848, c’est à chaque fois le cœur de la France
révoltée que l’auteure interroge. Elle redonne
la parole aux acteurs : parfois directement aux
ouvriers, quand les documents existent, la
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 261
plupart du temps aux penseurs qui ont formalisé les idées du temps. Il s’agit
d’un des points forts du livre : sa capacité à céder très régulièrement à la cita-
tion, plutôt que de paraphraser.
Le concept central de cette histoire discontinue est la liberté, et avant tout
sa définition. Loin d’une conception libérale aujourd’hui ultra-dominante de
la liberté, comme « droit de », « qui n’empiète pas sur », Riot-Sarcey démontre
que la véritable brèche du sens qu’on doit à cette époque est la conception et
la réalisation en actes de la liberté comme « pouvoir d’agir ». Le social et le
politique ne font qu’un et la possibilité d’une action concrète et collective
incarne cette liberté. L’histoire n’est plus un moteur ou une justification extra-
sociale, mais plutôt le sujet même de l’action. La liberté, c’est celle d’agir sur
la réalité sociopolitique et, logiquement, sur l’histoire. L’auteure ne le précise
pas en ces termes, mais on distingue aussi clairement que la liberté est, au
moins autant, le « pouvoir de vivre », où le mot « vivre » est chargé d’une
acception utopique révolutionnaire, dérivée de Saint-Simon, de Fourier,
d’Owen et de leurs disciples ; orthodoxes et hérétiques.
Ce qui est fascinant c’est qu’après l’émergence et l’autoreprésentation des
insurrectionnels, Riot-Sarcey explique comment l’esprit si particulier de
l’époque a été gommé par la tradition libérale et républicaine. Elle cite directe-
ment ces faiseurs d’histoire officielle qui gardent des révolutions ce qui les
arrange, et ces historiographes qui parlent du peuple pour mieux s’en emparer.
Contre la construction, elle aussi périlleuse, mais profondément originale,
d’une histoire actuelle du socialisme par Pierre Leroux, l’auteure révèle le rôle
d’un Thiers, qui a été l’un des grands fossoyeurs de cette liberté comme
pouvoir d’agir, avant d’être le fossoyeur des corps de l’insurrection en 1871.
Plus original, le livre démystifie les grands littérateurs comme Hugo et Zola,
qu’on associe instinctivement « au peuple », ou au moins à l’un des partis du
« peuple », mais dont les grandes œuvres (Les Misérables, Germinal) ont en fait
réécrit une histoire du peuple sans le peuple. L’analyse ne se borne pas à
décrier des choix artistiques, mais cherche dans la littérature une philosophie
de l’histoire qui saute dès lors aux yeux : un imaginaire où le peuple est masse
et menace, surtout quand il n’est pas proprement dirigé, où le collectif est
toujours le résultat d’une direction et pas d’une auto-organisation. Malgré leur
positionnement politique, Hugo et Zola, chacun à sa manière, ont participé à
la création de la légende libérale, qui veut que le peuple soit une menace
constante pour le « bon gouvernement », dès lors qu’il s’autonomie de ses
maîtres. Platon ne disait pas autre chose.
Le pari historiographique du livre, celui de l’histoire discontinue, est tenu
sur le fond, mais la forme de l’ouvrage appelle quelques réflexions. La première
moitié du livre est très touffue et un peu labyrinthique, alors que la seconde
moitié semble mieux structurée. Surtout, Riot-Sarcey risque de perdre le
262 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
sanglant, une auteure comme Aurel y voit une preuve de la liberté accordée
aux femmes : « Devant Rodin, la femme ose être libre et rejeter toute simulation.
Elle cesse de jouer la proie, le butin doux acheté cher et qui fait risette au
Monsieur. Elle avoue sa grandeur et son autocratie. Elle se carre enfin dans sa
noblesse par où l’humanité monte jusqu’à la nature. Elle s’animalise. » L’Origine
du monde de Courbet7, les photos licencieuses d’Auguste Belloc donnent à
voir frontalement le sexe féminin dans sa réalité, mais ce n’est pas tant cela
que la jouissance féminine – ce miracle, ce mystère – qui fascine et obsède
Rodin. Ce qu’il veut saisir, ce qu’il poursuit inlassablement, c’est le plaisir
féminin, son intensité qui, à la fois, tend les corps et les ouvre.
Chez Rodin, le nu masculin est beaucoup moins présent. A. Magnien attire
cependant notre attention sur la deuxième étude de nu (F) dite « en athlète »,
un plâtre réalisé en 1896 pour son célèbre et controversé Balzac. L’homme,
acéphale comme Iris, tient son sexe à pleines mains « comme les saints
céphalophores tenaient jadis leur tête ». Selon elle, l’accentuation de la sexu-
alité, la dépersonnalisation de Balzac, tout plonge cet être isolé dans « un senti-
ment de continuité profonde qui n’existe que dans la mort ou la sexualité »
(Bataille).
Parfois, trait d’époque, Rodin fait se heurter sexualité et spiritualité. C’est
le cas, par ex., dans une sculpture de 1894, Le Christ et la Madeleine. Le dos
cassé, la sainte pécheresse étreint vigoureusement une dernière fois le Christ
agonisant sur sa croix : « À la maigreur du personnage masculin s’oppose la
sensualité du modèle féminin, tandis que profane et sacré se mêlent inextrica-
blement. »
Dès 1900, le poète anglais Arthur Symons écrivait magnifiquement dans
l’une des premières études sur les dessins du sculpteur parue dans La Plume :
« Le principe de l’œuvre de Rodin est le sexe, le sexe conscient de soi et
employant une énergie désespérée pour atteindre l’impossible. » Pour Aline
Magnien, Rodin et Freud8 partagent le même intérêt pour la sexualité, intérêt
qui « s’inscrit dans une époque, à la fin du XIXe siècle, si bien que l’on pourrait
reprendre à [leur] sujet ce que Foucault soulignait en conclusion de son premier
volume de l’Histoire de la sexualité. Cette soumission à “l’austère monarchie
du sexe”, Rodin et Freud, au fond, en sont les tenants et les thuriféraires. »
Christian Limousin
1. Ce catalogue comporte un très bel article de Claudine Mitchell sur l’édition Vollard (1902)
du Jardin des supplices : « Fleurs de sang : les dessins de Rodin pour Mirbeau » (p. 87-119). Pour
les rodiniens, ce livre constitue une date importante : pour la première fois l’artiste publiait vingt
planches issues de son « musée secret », de son propre Enfer.
2. Petit livre développant un propos dont la matrice est une étude publiée en 2006 dans le
catalogue Rodin. Les figures d’Éros : « Cet obscur objet du désir » (pp. 121-145).
3. « Faunerie » dont témoignent plusieurs passages du Journal d’Edmond de Goncourt, dont
celui du 3 juillet 1889 : « Il est capable de tout, d’un crime pour une femme, il est le satyre brut
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 265
qu’il met dans ses groupes érotiques. Et Mirbeau me raconte qu’à un dîner chez Monet, qui a
quatre grandes belles-filles, il passa le dîner à les regarder, mais à les regarder de telle façon que
tour à tour chacune des quatre filles fut obligée de se lever et de sortir de table. »
4. « Interview sur le roman », Le Figaro, 10 décembre 1900, in Combats littéraires, p. 511.
5. A. Magnien en cite ce passage : « Tout un monde de souffrance et de volupté, hurlant sous
le fouet des luxures, se ruant désespérément au néant des possessions charnelles, aux étreintes
farouches des amours damnés et des baisers infâmes. Les corps marqués du mal originel, du mal
de vivre en proie à la fatalité de la douleur, se cherchent, se poursuivent, s’enlacent, se pénètrent,
spasmes et morsures, et retombent, épuisés, vaincus dans cette lutte éternelle de la bête humaine
contre l’idéal inassouvissable et meurtrier » (Combats esthétiques, tome 2, p. 100).
6. A. Magnien cite plusieurs fois L’Érotisme (1957). Remarquons que Rodin est curieusement
absent des illustrations des Larmes d’Éros (1961).
7. Antoinette Lenormand-Romain considère qu’« Iris offre la transposition de L’Origine du
monde dans le domaine de la sculpture, avec l’avantage d’une forte présence physique doublée
du sentiment nostalgique de la dégradation due au passage du temps » (« Rodin-Courbet : Est-ce
que la beauté est une vertu ? », in Cet obscur objet de désirs : Autour de “L’Origine du monde”,
catalogue du Musée Courbet d’Ornans, 2014). On ignore si Rodin connaissait le tableau de
Courbet, mais il a pu en entendre parler par Edmond de Goncourt qui, lui, l’a vu chez le
marchand de la Narde et l’a décrit dans son Journal.
8. Durant son séjour parisien à la Salpétrière (auprès de Charcot), Freud ne semble pas avoir
croisé le sculpteur et son œuvre, absents de son abondante correspondance.
son « Contre l’obscurité », paru dans La Revue blanche). Luc Fraisse montre
que la prise en considération de l’évolution de la prose permet d’affiner la
datation de l’écriture de Du côté de chez Swann. Las ! il manque Mirbeau à
l’appel de ces analyses stylistiques, voire Geffroy, à qui le même Proust, dans
une lettre de 1920 récemment mise en vente chez Christie’s, confiait sa sensi-
bilité à l’écrivain des Pays d’Ouest : « Vous m’avez forcé à accepter votre invi-
tation en esprit et en vérité, cette présence réelle ne me suffit pas et je dois m’en
contenter. Le Berry n’a pas été si favorisé que la Bretagne. Comme le parler de
George Sand reste factice à côté de votre style. Le “fragment de nature” dans
lequel dort Marie Dahut, c’est peut-être de tout le livre qui est “vérité et poésie”
le morceau que j’aime le plus. Que je me sens bien à m’imaginer dans sa “forêt
qui [illisible] d’herbes et de graminées” »…
Samuel Lair
avec une étude intitulée « La prose vision, de Flaubert à Proust », qui, mobil-
isant des notions de phénoménologie, fait de la description chez ces auteurs,
non plus un inventaire du monde ou une simple tentative de représentation
du réel, mais bien une « expérience du monde, celle du corps propre, celle
d’une conscience perceptive ».
Arnaud Vareille
ment, à dénier à Zola la place qui lui revient (d’ailleurs, Geneviève De Viveiros
évoque la réception de Germinal au théâtre Molière à Bruxelles). Reste que
l’ensemble des articles permet de singulariser le travail de Camille Lemonnier
(cf. par exemple l’article d’Éléonore Reverzy sur le bestiaire), d’éclairer l’origi-
nalité du trop peu connu Paul Heusy, ou d’enrichir l’histoire protéiforme du
naturalisme tout en échappant au francocentrisme.
La seconde partie des C.N. revient sur des chemins mieux balisés puisqu’on
y trouve des textes autour de Zola, des analyses sur les plus connues des adap-
tations (celle d’Une partie de campagne ou celle de La Bête humaine, toutes
deux réalisées par Jean Renoir), ainsi qu’une recension de lettres, pour
certaines inédites. L’ouvrage s’achève avec les habituels discours du pèlerinage
de Médan, les comptes rendus et notes de lecture. Un seul regret ici : que
pour la première fois depuis longtemps, il ne soit pas question, faute de place,
des Cahiers Octave Mirbeau !
Yannick Lemarié
1. Voir Nelly Sanchez, « Victoire la Rouge : source méconnue du Journal d’une femme de
chambre », Cahiers Octave Mirbeau, n° 13, printemps 2006, pp. 113-126.
Ce recueil est composé de trois titres, Entre mère et fille, La Rivale et Jean
Duchêne, trois histoires d’amour contrarié. Dans la dernière d’entre elles, la
Baronne évoque l’amour incestueux d’un homme pour sa belle-fille qu’il a
élevée. Ce thème peut paraître inconvenant, voire déplacé, sous la plume
d’une femme de bon ton comme la Baronne... Il n’y a guère que Rachilde,
dans La Marquise de Sade, qui s’amusa à peindre les amours de Mary de
Caumont et de son beau-fils... Mais Rachilde était-elle une femme de bon ton ?
Nelly Sanchez
Hamy, 1990), dont Fernand Braudel disait qu’il s’agissait du « plus beau roman
picaresque connu ». Mais c’est surtout à Hans Magnus Enzenberger et à son
superbe Le Bref été de l’anarchie-la vie et la mort de Buenaventura Durruti
(première édition en allemand en 1972, L’imaginaire Gallimard pour l’édition
française, en castillan El corto verano de la anarquia-vida y muerte de Durruti,
Grijalbo, 1977) que le roman consacré à l’éventreur délirant fait immanquable-
ment penser au plan de la forme littéraire, l’assemblage ici ordonné (et non
point strictement chronologique) se composant d’extraits de reportages ou de
discours, ou de tracts, et plus généralement de documents politiques issus de
la période, sans omettre de nombreux témoignages oraux d’acteurs impliqués
de l’époque en cause. (on ne saurait reprocher à R. Descott de s’être volon-
tairement privé de témoignages directs à propos d’une affaire de la fin du XIXe
siècle). Mais une robuste différence, touchant au fond, sépare les deux romans.
Enzenberger accompagne en effet son collage de huit substantielles « gloses »
de sa main, qui éclairent et mettent en perspective les documents de toute
nature qui constituent le corps du texte. Ce n’est pas le volume de ces gloses
(à peine plus du dixième de la totalité de l’œuvre) qui importe, mais leur inten-
sité littéraire et intellectuelle. Les intitulés de celles-ci témoignent de leur carac-
tère à chaque fois axial : première glose (valant introduction à l’ouvrage), sur
l’histoire considérée comme fiction collective ; deuxième glose, sur les racines
de l’ « anarchisme » espagnol ; troisième glose sur l’infernale ronde espagnole
1917-1931, quatrième glose sur l’infernale
ronde espagnole 1931-1934 ; cinquième
glose sur l’ennemi ; sixième glose, sur le
déclin des anarchistes ; septième glose, sur
les héros ; huitième glose sur le vieillisse-
ment de la Révolution. La première glose
permet à l’auteur de justifier sa démarche
d’écriture et d’en confier le sens, lorsqu’il
écrit : « Ce roman a été écrit plus d’une fois,
par un grand nombre de personnes et pas
seulement par celles qui sont citées à la fin
de cet ouvrage. Le lecteur est l’un d’eux, le
dernier qui raconte cette histoire ». Et c’est
très logiquement que nulle glose ne vient en
conclusion, à charge pour le lecteur de s’en
faire l’auteur… Autant le dire tout net : à
considérer la similitude du procédé
littéraire, le texte consacré à Vacher est très
loin de pouvoir rivaliser avec la puissance de
celui dédié à Durruti.
280 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
2. Plusieurs auteurs jouissant d’une forte notoriété ont pris leur part dans
l’avalanche des commentaires et opinions suscités par une affaire Vacher hors-
norme. Gaston Leroux (Le Matin, 24 octobre 1898, retenu dans le livre de R.
Descott) donna un bel exemple de jésuitisme en laissant entendre qu’à ses
yeux Vacher était fou, mais que l’horreur des crimes justifiait la peine capitale.
Remy de Gourmont (« Epilogue-Réflexions sur la vie »n 1895-1898, réflexions
sur Sade et Vacher) vit dans l’itinérance meurtrière de Vacher la confirmation
de sa pensée sur la forte parenté animalière de l’Homme, qui atteint son acmé
dans la sexualité.
Et Octave Mirbeau intervint dans le débat, d’une façon originale à l’égard
de ceux qui, réduisant l’énigme posée par Vacher à des variables
psychologiques et psychiatriques en refusant de s’interroger sur ce que les
grands crimes disent aux sociétés, confortaient la jouissance trouble de la plèbe
et de ses maîtres unanimement convaincus d’être du bon côté de la civilisation,
confrontée à l’abomination. Sa contribution n’est pas retenue dans l’ouvrage
ici commenté. Son « Apologie pour Vacher » (Le Journal du peuple, 3 mai 1899)
ne vise nullement à se faire l’avocat de « l’anarchiste de Dieu » (selon une des
auto-définitions de Vacher…), elle tend bien davantage à faire de Vacher un
assassin somme toute besogneux à l’aune d’autres assassins d’une envergure
sans commune mesure. Après une incise qui rappelle furieusement la « Grève
des électeurs », il expose une figure d’assassin réellement et puissamment
redoutable en la personne de Godefroy Cavaignac, républicain opportuniste
ayant anticipé la notion politique d’extrème centre et député anti-dreyfusard
qui produisit en toute connaissance de cause à la Chambre les trois faux censés
terrasser Dreyfus. Comme à l’habitude le propos ne s’embarrasse pas
d’euphémismes lorsqu’est évoqué « le cas spécial et spécialement monstrueux,
de ce futur forçat, Cavaignac. Ainsi voilà un criminel plus authentiquement crim-
inel que Troppmann, Vacher, Pranzini, non seulement un criminel d’État, mais
un criminel de droit commun […] Aucun [parmi les députés] ne proposera que
ce livide assassin du droit, ce chourineur de la justice, que ce violateur des
antiques sépultures de la vérité soit flétri […]. » Assassin, chourineur, violateur,
voilà ce qui était reproché à charge (et à bon droit…) à Vacher, Mirbeau ne le
conteste pas en soi, mais attire narquoisement l’attention sur cette vérité que
ces griefs sont bien partagés dans les sociétés placées sous la loi du meurtre, et
« bien partagés » doit être entendu au plan des conséquences comme impli-
quant la plus impitoyable sanction pour les faibles, et la plus grande indulgence
pour les puissants. Se comprend mieux alors la fin du bref article de Mirbeau,
où s’exprime à nouveau son pessimisme désespéré, qui jamais ne le conduit à
se départir de sa bienveillance active à l’égard des pauvres et des humbles :
« Alors je pensai à tous les pauvres diables qui peuplent les prisons et les bagnes,
je pensai à tous ceux-là qui meurent comme des bêtes sous le fouet des gardes-
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 281
chiourmes… Je pensai aux pauvres fous qui heurtent leurs têtes sanglantes aux
murs des cabanons… Et par un défi de tout ce qui peut de justice, même au
fond de l’obscure conscience de la brute, je pensai, avec un frisson de colère,
que cet homme [Cavaignac] qui marchait devant moi était libre…Libre, ô doux
voleurs, ô chers assassins, et vous toutes, leurs sœurs de misère, ô putains
douloureuses et saintes !... »
3. Dans son intervention, Mirbeau est donc totalement fidèle à lui-même,
y compris au plan du discours de provocation démystificatrice en visant, en
bon anarchiste individualiste, à faire penser en dévoilant sans jamais imposer.
Un point a été peu relevé : deux personnages de la seconde moitié du XIXe
siècle ont eu l’audace d’utiliser un criminel de droit commun pour une mise
en miroir avec d’autres criminels, qu’on appellera plus tard « de bureau », ou
« en col blanc », réalité qui culminera dans la figure d’Adolf Eichmann si
lumineusement analysée par Hannah Arendt (Eichmann à Jérusalem, Gallimard
1966). Il s’agit de Mirbeau avec Vacher, on vient de le voir ; l’autre dont la
pensée était loin de lui être étrangère fut Michel Bakounine. En effet, dans
Dieu et l’Etat (1ère édition en 1882, avec une préface de Carlo Cafiero et Elisée
Reclus, multiples rééditions), l’aristocrate russe s’exprime ainsi : « Que sont les
crimes de tous les Troppmann du monde, en présence de ce crime de lèse-
humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du
monde civilisé, par ceux-là mêmes qui osent s’appeler les tuteurs et les pères
des peuples ? » On aura noté que Mirbeau n’omet pas de faire référence, outre
Vacher, à Troppmann (et à Pranzini) : ce faisant il actualise le propos de
Bakounine, sans rien y retrancher quant au fond… Et on pense alors à Diogène
qui, avisant des gardiens d’un temple s’étant saisi d’un voleur de vase sacré,
résuma ainsi la chose : « Voilà les grands voleurs qui en entraînent un petit ».
Pour le reste l’Apologie de Vacher due à Mirbeau serait le motif à de fertiles
réflexions qui excèdent le cadre d’une note de lecture. On notera, sans souci
d’exhaustivité, le possible parallèle qui peut être fait entre l’affaire Joseph
Vacher et l’affaire Pierre Rivière (Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma
sœur et mon frère…-Un cas de parricide au XIX siècle présenté par Michel
Foucault, coll . Archives-Gallimard/Julliard, 1973) au plan des errances de
dromomanie rurale et des graphorrées frôlant la glossolalie. Il est tentant de
faire état de quelques morceaux choisis des propos de Vacher, par exemple
lorsqu’il répond en apportant sa pierre à la théodicée à une question sur le
point de savoir s’il ressent des remords : « Non, puisque Dieu le veut », ou
lorsqu’il se fait évangéliste en tonnant « Que ceux qui croient pleurer sur moi
pleurent donc sur eux », ou quand il transporte Pierre Dac au XIXe siècle : « Les
idées ne sont jamais trop fixes lorsqu’elles sont droites »… Bien entendu, le
crâne de Vacher fut palpé, et sa cervelle scrutée de près, selon les certitudes
de l’illustre Césare Lombroso, grand amateur de stigmates, qui, du haut de sa
282 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
des chapitres jusqu’ici inconnus de son vrai Journal, mais des notes prises en
Argentine, à partir de 1953, notes rétrospectives puisqu’elles commencent en
1922, une sorte de « carnet de bord » qui lui permet, à lui et à lui seul, de se
souvenir des faits importants de sa vie. Ce n’est pas, à proprement parler une
œuvre littéraire. Pas une création, en tout cas. Ce sont des « Dates.
Anniversaires. Périodes. » (Gombrowicz) — une sorte de « tragique quotidien »
(Maeterlinck), des matériaux bruts, collection de faits et de péripéties du
combat pour la vie — qui n’étaient pas destinés à la publication, tout au moins
au moment où l’auteur les rédigeait. On trouve ceci dans son vrai Journal, à la
date du 18 mai 1963 : « une des valises de ma cabine [Il est alors dans le
paquebot qui le ramène en Europe.] contenait une série de feuillets jaunis
comportant la chronologie, mois par mois, des événements. » Il cite une partie
de ceux d’avril 1953, année par où débute le Journal, et ajoute : « Je pouvais
par ce moyen aider la mémoire, faire d’un mois à l’autre un tour à travers le
passé, mais à quoi bon ? Que pouvait-on faire, je vous le demande, de cette
litanie de détails notés ? » Voici donc comment Gombrowicz, lui-même, jugeait
le résumé de sa vie, année par année, tel qu’il l’avait transcrit. Il faut ajouter
que l’exemple qu’il donne dans le Journal est modifié par rapport au texte brut
des « feuillets jaunis ». Pour le Journal, il a expurgé toute mention de son
« humeur érotique » et de ses bobos : « Orgelet dans l’œil ». Dans sa véritable
œuvre de diariste, il évite, en effet, de trop s’appesantir sur ses diverses
maladies et il transpose ses obsessions érotiques. Preuve qu’il ne pense pas sa
« chronologie » comme étant un livre, il ne lui donne pas de titre. Mais main-
tenant, désormais éditée, savamment annotée, elle en a un : Kronos. Un titre
qui fait penser à Cosmos (roman publié par Gombrowicz en 1967), mais est-il
de l’auteur lui-même ? Rita Gombrowicz, sa veuve, l’affirme. Après la mort de
Witold, elle a apporté le classeur contenant Kronos à une amie polonaise
chargée de le traduire en français. « Enfermé dans sa chemise rose saumon à
rabats, sur laquelle était écrit en lettres majucules : KRONOS. » Dont acte.
Cependant, c’est bien un livre posthume. Après la préface de Yann Moix,
hyperbolique, très vendeuse, l’introduction de Rita Gombrowicz, éclairante,
sensible et érudite, qui situe plus calmement que ne le fait Yann Moix le texte
que nous, lecteurs, allons lire : « […] il faut tenir compte du fait, écrit Rita G.,
que Kronos est une suite de repères strictement personnels qui ne donnent pas
une idée exacte du rôle joué dans sa vie par certaines personnes. » Passé la
préface et l’introduction, le cœur de ce livre présenté si éloquemment dans
la presse apparaît pour ce qu’il est. Et nous comprenons vite que le souci de la
forme, omniprésent dans toute l’œuvre de Gombrowicz, est complètement
absent ici. Kronos est constitué pour moitié de notes indispensables à la
compréhension du texte brut de l’écrivain, qui est ici très bien contextualisé.
Nous entrons, grâce à elles, dans l’histoire littéraire de la Pologne et de
290 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
l’Argentine, dans l’Histoire de ces deux pays et dans celle, bien sûr, de l’Europe
du XXe siècle, à l’époque de la Guerre froide. Pour le reste, nous en apprenons
beaucoup sur les maladies de l’homme Gombrowicz, ses problèmes financiers,
ses déboires et ses misères de toutes sortes. En fait, Kronos nous dit surtout que
Gombrowicz était un homme ordinaire par certains côtés — fils du Temps,
Witold fut dévoré par lui, comme nous tous — en tenant compte, bien
entendu, de ses origines aristocratiques polonaises, de sa bisexualité et de l’ex-
traordinaire aventure de son exil involontaire en Argentine, qui dura vingt-
quatre ans. Et à tout lecteur passionné de Gombrowicz, la découverte de ce
« carnet de bord », indispensable au demeurant, maintenant qu’il est
disponible, pour tout lecteur sérieux de son œuvre, donne surtout l’envie de
replonger incessamment dans son Journal (deux volumes en Folio/Gallimard)
et ses romans. Car le vrai Gombrowicz, il faut le répéter, on le trouve davan-
tage là où se déploie tout son art que dans ces pages si prosaïques et si mono-
tones. (En 1956, par exemple, il s’achète un pantalon !) Gombrowicz a eu une
vie ? La belle découverte ! Il avait une nette préférence pour les garçons ? On
le savait déjà par son Journal et ses romans. Or Gombrowicz ne cesse de
revendiquer son statut d’artiste : « Je remarque que vous bannissez, cher
Rédacteur, l’art pur des colonnes de Kultura, alors que l’art comme superflu,
en tant que luxe et ornement, est nécessaire, du moins pour moi, car je suis un
artiste et le lecteur ne devrait pas l’oublier » (Lettre du 12 oct. 1954 à Jerzy
Giedroyc).
Maxime Benoît-Jeannin
tions liées à la « guerre froide ». À travers une importante sélection de ses textes,
discours et contributions, on retrouve un Albert Camus « au cœur de la mêlée »,
au courage et à la fidélité sans faille, une plume dans la bataille (et quelle
plume !), affirmant sans trembler, dans son discours tenu à la Bourse du Travail
de Saint-Étienne, en mai 1953 : « Les opprimés ne veulent pas seulement être
libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres. Ils savent bien qu’ils
ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu’ils tiendront leurs
maîtres, tous leurs maîtres, en respect. »
À lire absolument pour mieux comprendre « Camus l’Espagnol », comme
l’avaient surnommé ses amis exilés anarchistes de la C.N.T.
Daniel Villanova
1. À noter au passage que le grand Dictionnaire culturel d’Alain Rey, homologue le mot
« sartrien », mais non « camusien ». Honni soit qui mal y pense…
vie : l’amour. Cet amour est la matrice des œuvres comme de l’existence. De
là, le titre retenu pour cette biographie. C’est lui qui tisse les liens entre le passé
et l’avenir, entre l’homme et la femme, entre le pays rêvé et le pays réel. Les
sous-parties dont se compose le volume reprennent avec subtilité ces échos
entre les divers thèmes des œuvres et les différentes époques de la vie de
Chédid.
Loin d’une progression chronologique purement linéaire, Carmen Boustani
nous fait pénétrer dans la subjectivité de l’écrivain par ces rappels thématiques,
ces retours en arrière ou ces anticipations, qui reflètent la richesse intérieure
du sujet décrit. Il en va de même dans l’évocation, incontournable dans un tel
projet, de la famille de la personnalité étudiée. Aïeux et descendants se font
signe de part et d’autre de la figure d’Andrée Chédid présentée en passeuse
de mémoire, creuset complexe où se mêlent tradition et modernité, dans
lequel le passé est un don pour l’avenir et où l’avenir rend hommage au passé.
Enfin, et ce n’est pas là le moindre des mérites de cet ouvrage, la biographie
est fondée sur les ouvrages de Chédid. Ce sont eux qui guident le lecteur dans
les méandres de sa vie. On est fondé à parler ici de biographie par les textes.
Les analyses précises et développées auxquelles se livre la biographe permet-
tent de comprendre combien l’écriture s’incarne dans son créateur de même
que l’auteur prend vie pour le lecteur par le biais de ses créations.
Un cahier photographique et un entretien inédit d’Andrée Chédid avec
Carmen Boustani complètent ce travail, qui dévoile une personnalité attachée
à toutes les formes de liberté.
Arnaud Vareille
1. Voir notre compte rendu de La Corruption sentimentale – Les rentrées littéraires, dans les
Cahiers Octave Mirbeau, 2003, n° 10, 2003, pp. 295-296.
IV
BIBLIOGRAPHIE MIRBELLIENNE
Cette bibliographie mirbellienne complète celle de la biographie d’Octave Mirbeau,
l’imprécateur au cœur fidèle (1990), celles parues dans les Cahiers Octave Mirbeau
n° 1 (1994), n° 2 (1995), n° 3 (1996), n° 5 (1998), n° 6 (1999), n° 7 (2000), n° 9 (2002)
(1999), n° 7 (2000), n° 9 (2002), n° 10 (2003), n° 11 (2004, n° 12 (2005), n° 13 (2006),
n° 14 (2007), n° 15 (2008), n° 16 (2009), n° 17 (2010), n° 18 (2011), n° 19 (2012), n°
20 (2013), n° 21 (2014), n° 22 (2015) et n° 23 (2016), la Bibliographie d’Octave
Mirbeau, consultable sur le site Internet de la Société Octave Mirbeau et sur Scribd, et
les bibliographies de l’Œuvre romanesque et du Théâtre complet de Mirbeau, édités
par Pierre Michel. Pour que les bibliographies annuelles puissent jouer au mieux leur
rôle d’outil utile aux chercheurs, nous prions tous nos lecteurs, et au premier chef les
membres de la Société Mirbeau, de bien vouloir nous signaler tous les articles, mémoires
universitaires et traductions d’œuvres de Mirbeau dont ils ont connaissance. Par avance
nous les remercions de leur participation au travail collectif et à l’enrichissement du
Fonds Mirbeau de la Bibliothèque Universitaire d’Angers.
Initiales utilisées : C. R. pour compte rendu ; J.F.C, pour Le Journal d’une femme de
chambre ; C. O. M., pour les Cahiers Octave Mirbeau.]
• Rodrigo ACOSTA et Sonia QIN : « En préambule de l’année Mirbeau, Les Comédiens
de la Tour deux fois solidaire », Le Journal des Deux Rives, http://www.journal-deux-
rives.com/Ann%C3%A9e%20Mirbeau, 5 décembre 2016.
• Rodrigo ACOSTA et Sonia QIN : « Lancement de l’année Octave Mirbeau (1917-
2017) », Journal des Deux Rives, http://www.journal-deux-rives.com/20161209_06791-
lancement-lannee-octave-mirbeau-1917-2017, 9 décembre 2016.
• Patrick ADAM : « De l’audace, de l’ardeur, et même de l’extravagance », introduction
à Rédemption, ou la folie du toujours mieux, d’Antoine Juliens, janvier 2017, pp. 15-16.
• Jérôme ANDRÉ ; « Dossier pédagogique – Les affaires sont les affaires – Octave
Mirbeau », site Internet de Docplayer, http://docplayer.fr/23431859-Iv-entretien-avec-
claudia-stavisky-a-propos-de-la-piece-de-mirbeau-vi-jugements-et-critiques-sur-la-
piece-et-sur-la-mise-en-scene.html, 2016.
• Isabelle APPY : « Marseille : les griffes de l’argent toujours d’actualité », La Provence,
7 avril 2016 (http://www.laprovence.com/article/spectacles/3880144/les-griffes-de-
largent-toujours-dactualite.html).
• Michel ARDOUIN : « Branle-bas de combat à la Société Octave Mirbeau », La
Roseraie a la Parole, Angers, septembre 2016.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 301
• Marta GIUDICI : Analyse des pièces du recueil “Farces et moralités” d’Octave Mirbeau,
mémoire dactylographié, Université d’Udine, novembre 2016, 207 pages.
• Mariusz GOLAB : « Paradigmes du jardin 1900 chez Irzykowski et Mirbeau –
Contribution à la problématique du jardin 1900 », C. O. M, n° 23, mars 2016, pp. 38-50.
• Hugo GOMES : « Journal d’une femme de chambre (Diario de uma Criada de
Quarto) », site Internet de C7nema.net, http://www.c7nema.net/critica/item/44492-
journal-d-une-femme-de-chambre-por-hugo-gomes.html, 31 décembre 2015 [en
portugais].
• Alberto GRANADOS : C. R. de Sebastián Roch, C. O. M, n° 23, mars 2016, pp. 211-214.
• Alberto GRANADOS : « Sebastián Roch », site Internet de Wordpress, https://alber-
togranados.wordpress.com/2016/03/30/sebastian-roch/, 30 mars 2016 [en espagnol].
• Alberto GRANADOS : « Sebastián Roch », Wadi-as – Actualidad y cultura, Grenade,
13 avril 2016, pp. 30-31 [en espagnol].
• Anna GURAL-MIGDAL : « Détournements naturalistes et horrifiques dans Dingo
d’Octave Mirbeau et Cujo de Sephen King », in Soletras Revista, Special issue on
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publicacoes.uerj.br/index.php/soletras/article/view/19105/15913, 2015.
• Anna GURAL-MIGDAL : « L’imaginaire horrifique de L’Abbé Jules : entre naturalisme
et decadence », in States of Decadence, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars
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canaille sans scrupules pour se faire élire », sites Internet de Facebook,
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• Anonyme : « Rouvroy : les acteurs s’approprient Mirbeau au ROx », site Internet de
TV Lux, http://www.tvlux.be/video/culture/theatre/rouvroy-les-acteurs-s-approprient-
mirbeau-au-rox_24881_344.html, 30 décembre 2016.
• Anonyme : « Les affaires sont les affaires : un cynisme d’actualité », Ouest-France,
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49000/angers-les-affaires-sont-les-affaires-un-cynisme-d-actualite-4716838 ,
https://www.facebook.com/shares/view?id=152707481883924&overlay=1¬if_t=s
tory_reshare¬if_id=1483524993500821 et
https://www.facebook.com/photo.php?fbid=152707425217263&set=a.1029444401
93562.1073741828.100014340181373&type=3&theater¬if_t=like¬if_id=14
83525100323394).
• Anonyme : « Un feu d’artifice théâtral », L’Avenir, Belgique, 9 janvier 2017
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NOUVELLES DIVERSES
MIRBEAU AU THÉÂTRE
rôle » aux P’tits Molières 2015) vont reprendre leur spectacle, bien rôdé, à la
Folie Théâtre, du 2 décembre 2016 au 4 mars 2017 pour 26 représentations,
le vendredi et le samedi à 19 h. Marie Strehaiano, Célestine à l’aise sous son
tablier depuis des années, a repris le sien à Nantes, en septembre, au Terrain
Neutre Théâtre, puis de nouveau au Mans, au Théâtre du Passeur, les 4, 5 et
6 novembre, puis le vendredi 16 et le samedi 17 décembre, au Théâtre de
l’Enfumeraie, à Allonnes (72), et le reprendra le 19 janvier 2017 à la
Médiathèque Toussaint d’Angers. Le dimanche 22 janvier suivant, à 11 h. au
Cinéma Le Balzac, à Paris, aura lieu une lecture d’extraits du Journal d’une
femme de chambre par Hélène Lanscotte, accompagnant la projection du film
de Luis Buñuel. Elle devrait être suivie d’autres lectures, à la demande.
Mais, en matière de célestinade, deux éléments nouveaux sont à noter.
Tout d’abord, à Paris, du 29 octobre au 27 novembre 2016, le samedi à 21 h.
et le dimanche à 15 h., ont été données huit représentations du Journal de
Célestine par la compagnie Les Filles de Gaia, de Patricia Piazza-Georget, au
Théâtre Falguière (55 rue de la Procession, 15e). L’autre nouveauté nous arrive
de Lorient et du Théâtre de l’Échange. Érika Vandelet a procédé, d’une part,
à une lecture théâtralisée d’extraits du roman : le samedi 30 janvier à Cléguer
(56), le samedi 27 février à Quéven, et le mardi 8 mars à la Médiathèque de
Port-Louis (56). Et, d’autre part, a conçu, sous le titre Les Confidentes, un spec-
tacle librement inspiré du roman de Mirbeau, complété par des témoignages
de domestiques bretonnes : « Les confidentes ont parlé “face caméra”. À la
manière de Célestine, elles ont raconté leur vision du monde, “des grands et
des petits”, dont elles font partie. » Les Confidentes sera créé le 15 novembre
2016 à Ploemeur, puis donné à Locmiquelic les 18 et 19 novembre 2016 et
au Guilvinec, pour deux représentations, le 24 novembre. Pour mener à bien
ce projet, le Théâtre de l’Échange aura bénéficié de cinq périodes de résidence,
en Bretagne (à Locmiquelic, Landivisiau, Le Guilvinec et Morlaix), entre février
et novembre 2016.
Par ailleurs, les Farces et moralités, montées par le Théâtre de la Pirogue,
de Vincennes, et mises en scène par Patrice Sow, ont été données à Saumur,
le 5 mars, à l’occasion de l’assemblée générale de la Société Mirbeau, dans le
mignon petit théâtre de Bouvet-Ladubay. Elles ont ensuite été reprises à Paris,
d’abord à la Comédie-Nation, les mercredis 13 et 27 avril, puis 4, 11 et 18
mai ; ensuite au Théâtre Pixel (18 rue Championnet, dans le 18e), tous les
samedis, du 22 octobre 2016 au 7 janvier 2017. C’est également une farce,
L’Épidémie, qui a inspiré à Virginie Brochard, de la compagnie angevine
Œildudo, l’idée d’une lecture-spectacle intitulée De l’épidémie à la grève, où
la représentation de la farce-titre est entrelardée par la lecture de larges extraits
de deux articles de Mirbeau sur la prétendue démocratie électirale, « La Grève
des électeurs » et « Prélude ». La première a eu lieu à Angers, au Quart Ney,
318 CAHIERS OCTAVE MIRBEAU
MIRBEAU TRADUIT
1. Elles se répartissent ainsi : Le Journal d’une femme de chambre trente-six (plus une notice
en tamoul, réfugiée chez Scribd…) ; Le Jardin des supplices et Les affaires sont les affaires vingt-
six ; L’Abbé Jules quatorze ; Sébastien Roch douze ; Farces et moralités, Dans le ciel et Le Calvaire
onze ; Les Mauvais bergers dix ; La 628-E8 neuf ; Les 21 jours d’un neurasthénique et Dingo sept ;
La Grève des électeurs et Le Foyer six ; Un gentilhomme, La Mort de Balzac, Contes cruels et Les
Mémoires de mon ami cinq ; Lettres de l’Inde, Combats esthétiques et L’Amour de la femme
vénale quatre ; Mémoire pour un avocat, trois : Les Souvenirs d’un pauvre diable et Combats
littéraires deux ; Les Dialogues tristes, Les Grimaces, L’Affaire Dreyfus, Chroniques musicales, Des
artistes et Correspondance générale une.
Chère amie,
Écrirez-vous un peu aux Grimaces ?
Il y aurait peut-être quelque chose à faire pour le prochain numéro, qui sera
certainement vendu à plus de cinquante mille. La Maison Hachette vient de me
donner des bons pour dix mille, pour le second numéro.
Quand venez-vous me voir ?
Amitiés, chère amie, et un bon baiser.
Octave Mirbeau
LA MAISON DE DIEU
Nos lecteurs ne s’en doutaient pas, et moi non plus d’ailleurs, jusqu’à ce
que le réalisateur Didier Le Pêcheur me révèle le secret, qui, à vrai dire, n’était
pas particulièrement bien gardé : la maison du bon Dieu se trouve à Triel, et
c’est, plus précisément, celle d’Octave Mirbeau himself ! Qui l’eût dit, qui l’eût
cru ? Didier Le Pêcheur en conclut avec humour que, par voie de
conséquence, ledit bon Dieu, incarné par Jean Yanne dans son extraordinaire
film de 1996, Des nouvelles du bon Dieu, n’est autre que Mirbeau lui-même :
« Toutes les scènes avec Jean Yanne ont été tournées dans le jardin, derrière la
maison (la façade et le couloir sont, par contre, situés... au Portugal). C’est donc
la maison de Dieu ! ».
Savoir écrire ? Savoir écrire ? Petite folle ! Cela n’existe pas, savoir écrire !
Personne ne sait écrire, comprenez-vous ? Ceux qui semblent savoir écrire, ce
sont ceux qui sentent mieux et qui ont une âme plus large que les autres. Allez
demander à M. Mirbeau – lequel écrit pourtant un peu mieux que Mme Liane
de Pougy – qui lui a appris à écrire. Il ne vous le dira pas, parce qu’il ne le sait
pas. Eh non !... Eh non, il ne le sait pas… Il se penche sur sa vie, comme vous
vous pencheriez sur la rue du haut d’un balcon, et il dit : “J’écoute, je regarde
passer, je prends une auguste leçon !” Et puis, sans savoir s’il écrit bien, il écrit,
et c’est beau. Et chaque fois qu’il a terminé une page, tous les scribes d’alentour
retombent le derrière dans leur chaise ! Écoutez, Casque d’Or, je crois plutôt que
la grammaire, cette vieille têtue qui devrait bien mourir, vous effraie. Si c’est cela,
ne tremblez plus. Admettons que Mme Liane de Pougy écrive toujours sans
secrétaire et que, chose admirable, ses romans et ses pièces de théâtre soient
d’elle et d’elle seule. Je n’en crois pas grand-chose, mais admettons cette
hypothèse. Soit ! Eh bien, je vous offre ma modeste collaboration. Au talent de
Mme Liane de Pougy travaillant seule, nous opposerons le travail commun de
deux honnêtetés littéraires. Vous écrirez, je surveillerai. Vous serez l’artiste, je
serai l’encadreur.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 323
MIRBEAU ET GONDOUIN
DAUDET
vain à l’Histoire, une question importante alors que le roman entre en rivalité
avec le récit historique et que de nouveaux genres se constituent, où la place
de la fiction et le traitement des données réelles se déclinent en variations
multiples. L’histoire politique chaotique du XIXe fait des écrivains des acteurs
– passifs ou engagés – et les autobiographies se transforment en témoignages
sur l’Histoire. À cette époque charnière où les écrivains tiennent le rôle qui
sera dévolu aux « intellectuels », il est intéressant de confronter les points de
vue des uns et des autres sur les questions historiques et politiques du temps.
Vous pouvez commander les numéros du Petit Chose ou devenir membre
des Amis de Daudet en allant sur le site : alphonsedaudet.org, ou en écrivant
à Anne-Simone Dufief, présidente des Amis d’Alphonse Daudet, 18 rue Ribera
75016 Paris.
SCHWOB
CLAUDEL
– « bat comme un suaire ». Deux ans plus tard, touché par La Petite Châtelaine,
il voit en cette « femme de génie », « une révolte de la nature ». Le mot « génie »
est répété cinq fois – « comme un cri de douleur ». Avec véhémence, Mirbeau
invective cet « État [qui] n’est pas à genoux devant elle », qui ne passe pas
commande de ces « chefs-d’œuvre… d’un art très haut, très mâle ».
Les forces d’anarchie et de violence conquérante de Tête d’Or rejoignent
l’anti-académisme de Mirbeau. S’il ne peut rien capter du Converti P. Claudel,
des tourments du « sauvageon » du Tardenois qui s’entrecroisent, en filigrane,
à trois reprises, il qualifie aussi Claudel de « génie ». L’excitation du critique
rejoint celle de Maeterlinck et Mockel qui, dans une correspondance privée
de décembre 1890, restent abasourdis par l’œuvre de ce « fou furieux », ce
« Léviathan », le « plus prodigieux génie qui ait jamais existé ! » Nous sommes
dans la tonalité jupitérienne d’un Mirbeau, avec frappes d’éclairs et coups de
marteau. De son côté, Claudel, même ignorant Mirbeau, et sa « philo-folie »,
le rejoignait en remerciant Mockel : « Mon seul effort sera de réveiller l’huma-
nité de sa morne indifférence. » Il n’en démordra pas, puisque, dans ses
Mémoires improvisés de 1951, il proclame – en connaisseur – « l’hypocrisie est
un des plus beaux sujets qu’on puisse imaginer ! » Force est de reconnaître une
convergence dans cette quête de Justice et de Vérité.
Mirbeau ne sera jamais « lagarde-michardisé », selon la formule explosive
de Pierre Michel, fondateur de la Société Mirbeau. Camille, dans son œuvre
et sa vie, restera 80 ans ensevelie, même si Mirbeau avait été stupéfait de voir
une femme capable « d’un art très haut, très mâle » – le mot revient deux fois.
Le tabou familial, sera finalement levé par sa petite-nièce Reine-Marie Paris.
En 1988, elle conseillait Bruno Nuytten dans ce film où Isabelle Adjani et
Gérard Depardieu, incarnant la sculptrice et Rodin, allaient déclencher une
renaissance.
De son côté, en 1905, année cruciale pour Camille et pour Paul,
« l’Iconoclaste, « l’Anarchiste au cœur fidèle », calé dans sa 628-E, écrase des
« Animaux sur la route ». Le moteur de ses propres violences tente de faire
exploser les hypocrisies de la comédie humaine. Désormais, spécialistes
chevronnés aussi bien que les chercheurs obscurs rendent hommage à
l’« imprécateur au cœur fidèle ». Authentique dans son époque explosive, il
peut éclairer Camille aussi bien que son frère, totalement dévoilé en 1988 par
cette biographie « P. Claudel ou l’Enfer du Génie ».
Michel Brethenoux
DELARUE-MARDRUS
Marie-Claire, et le succès qui s’en suivit, sont certainement encore dans toutes
les mémoires.
Nelly Sanchez
THAULOW
« Personne, à Paris ou ailleurs, n’a donné au liquide élément une vie plus
intense : mer calme ou démontée, ruisseau ou torrent, lac, rivière ou fleuve,
moulins vermoulus, il s’en est établi le narrateur, le grand légendaire. » Ainsi
s’exprimait Yveling Rambaud, dans Silhouettes d’artistes, devant la peinture de
Frits Thaulow (1847-1906), auquel le musée des Beaux-Arts de Caen vient de
consacrer une formidable rétrospective, du 16 avril au 26 septembre 2016.
Si l’on excepte celle de la galerie Georges Petit en 1917, cette exposition
n’est que la seconde en France, après celle du Musée Rodin, en 1894 (Un
Norvégien Français), dédiée à l’artiste depuis sa mort ; ce qui ne laisse pas
d’étonner, tant la qualité de l’œuvre le place au rang des meilleurs de son
temps. Renoir, lui-même, ne venait-il pas le visiter pour le regarder ouvrir grand
les vannes du liquide élément inondant la toile ? Ainsi, le visiteur est saisi en
apercevant de loin le fameux Moulin à eau, datant de 1892, et, dans une
moindre mesure, cet autre, à côté, Les Moulins de Montreuil-sur-Mer (1891).
Pour revoir ces chefs-d’œuvre il faudra demain les aller admirer chez eux, à
Philadelphie et à Minneapolis… Et puis, cette belle et troublante tristesse se
dégageant de ces paysages vides de présences humaines, ou bien à peine
suggérées, comme dans ses fameux pastels de
neige ! La mélancolie s’écoule lentement
derrière la fenêtre et l’on se prend à songer aux
vers des Campagnes hallucinées de Verhaeren.
À l’origine pharmacien comme Alphonse Allais
ou, au choix, Madame Roselyne, cousin
germain de Munch et beau-frère de Gauguin,
ce baladin du monde occidental traîna son
chevalet dans plus de dix pays, principalement
en Europe du Nord, mais aussi aux États-Unis.
Il séjourna en Normandie, contrée qui l’inspira,
mais on le vit lors d’agapes au Quartier Latin,
chez le Père Chocolat, par exemple. Nous
ignorons ce que Mirbeau pensait de l’art du
peintre de l’eau et de la neige ; cependant
nous savons qu’il se rendit, en février 1899, à Frits Thaulow
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 331
la galerie de Georges Petit, qui exposait, alors, à côté de celles de Sisley, Monet
et Cazin, des toiles de Frits Thaulow. Signalons enfin un remarquable catalogue
d’exposition, où on relève le nom de Bertrand Tillier parmi les auteurs.
Gilles Picq
CARRIÉRE
ALAIN ET CAMUS
De leur côté, les amis d’Alain, sous la houlette de leur présidente Catherine
Guimond, ont fait paraître, en octobre 2016, le 39e numéro de leur bulletin,
de nouveau gros de 142 pages. Outre les informations habituelles sur la vie de
cette association percheronne, il comporte le compte rendu des journées Alain
qui ont eu lieu à Mortagne le 3 et le 4 octobre 2015. En dehors de l’Assemblée
Générale annuelle et statutaire, s’est déroulé à cette occasion un petit colloque
consacré aux « écrivains dans la guerre », ce qui a permis d’évoquer, outre
Alain, bien sûr, Georges Duhamel et Martin du Gard autre écrivain de l’Orne.
Pour adhérer, expédier son chèque (22 €) à l’Association de Amis du Musée
Alain et de Mortagne, à la Médiathèque de Mortagne-au-Perche (61400).
Le n° 8 de Présence de Camus, revue publiée par la Société des études
camusiennes présidée par Agnès Spiquel (S.E.C.), gros de 176 pages, comporte,
comme toujours, quatre textes de Camus, non republiés depuis leur parution
dans Combat, en septembre et octobre 1944, et une importante bibliographie
camusienne, qui révèle que Camus, après une brève éclipse post mortem, a
retrouvé toute son aura et tout son prestige international . Les sept contributions
abordent des sujets extrêmement divers : l’angoisse et le mal-être de l’écrivain
dans les années 1950, l’influence des fédéralistes italiens, l’aspect chronique
de La Peste, les cimetières et les lâches, et Meursault, qu’il faut naturellement
imaginer heureux, comme Sisyphe poussant son rocher.
En même temps que la revue papier, tirée à 500 exemplaires et expédiée
par la voie postale ordinaire, les adhérents de la S.E.C. ont reçu, par courriel,
une revue numérique de 32 pages qui leur est réservée :les Chroniques
camusiennes, qui en sont arrivées à leur seizième numéro. On y trouve, comme
il se doit, des informations sur la vie de l’association et des nouvelles camusi-
ennes.
La cotisation est de 30 € (12 € pour les étudiants). Les chèques, libellés à
l’ordre de la S.E.C., sont à adresser à Georges Bénicourt, 6 rue de l’Arsenal,
35000 – RENNES.
P. M.
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 333
DISPARITIONS
Henri Lhéritier : Écrivain dilettante et vigneron de Rivesaltes, Henri
Lhéritier s’est éteint le 20 mars 2016 à l’âge de 70 ans. Membre du jury des
Vendanges Littéraires, mais aussi créateur de la Maison du Muscat, qui était
son antre, sur la grande place de la ville, il était à la fois un amateur de bon
vin, de bonne chère et de bons mots. Autodidacte et allergique au jargon
universitaire, il apportait, dans ses jugements littéraires, sur son blog, comme
dans sa création, dont nous avons rendu compte à plusieurs reprises (Le Défilé
du condottière, Requiem pour Mignon,
Moi, Diderot (et Sophie)), une fraîcheur
inhabituelle, une liberté de ton, un sens
de l’absurde et un humour des plus
délectables, autant de qualités qui le
situaient dans le droit fil d’Octave
Mirbeau, qu’il admirait. Nous adressons
à son épouse et à ses enfants l’assurance
de toute notre sympathie pour cette
perte cruelle.
P. M.
• Isabelle MELLOT : « La violence du rire dans le conte cruel fin-de-siècle chez Mirbeau
et Villiers de l’Isle-Adam – Humour noir, détournement et posture ironique » ......
• Michel DUPRÉ : « Un Journal en poche » .........................................................
• Lisa SUAREZ : « De Célestine la révoltée à Anna la douce : la domestique criminelle »
............................................................................................................................
• Guilhem MONÉDIAIRE : « Le courage – Octave Mirbeau, cœur et rage » .........
• Vida AZIMI : « Octave Mirbeau face aux ténèbres : Fragments d’un discours
tumultueux »
• Jacques CHAPLAIN : « Émile Gallé et Octave Mirbeau – Accords imparfaits,
désaccords parfaits »
• Ursel BERGER : « Aristide Maillol et Octave Mirbeau – “Mirbeau travaille pour moi” »
............................................................................................................................
• Elizabeth LEGROS CHAPUIS : « Liberté, nouveauté, beauté – Apollinaire critique
d’art : dans les pas d’Octave Mirbeau »................................................................
• Alain (Georges) LEDUC : « Le Promeneur d’Orsay »..........................................
3. Notes de lecture
- Michèle Riot-Sarcey, Le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en
France, par Thibault Scohier .................................................................................
- Aline Magnien, Rodin et l’érotisme, par Christian Limousin ................................
- Pierre-Jean Dufief et Gabrielle Melison-Hirchwald (dir.), Écrire en artistes des Goncourt
à Proust, par Arnaud Vareille et Samuel Lair .........................................................
- Alice de Georges-Métral (dir.) Poétiques du descriptif dans le roman français du XIXe
siècle, par Arnaud Vareille ....................................................................................
- Éléonore Reverzy, Portrait de l’artiste en fille de joie – La littérature publique, par Pierre
Michel .................................................................................................................
- Céline Grenaud et Olivier Lumbroso (dir.), “NATURALISME – VOUS AVEZ DIT
NATURALISMES ?” – Héritages, mutations et postérités d’un mouvement littéraire, par
Yannick Lemarié...................................................................................................
- Cahiers naturalistes, par Yannick Lemarié. ..........................................................
- Jérôme Solal (dir.), Huysmans et les arts, par Arnaud Vareille ..............................
- Georges de Peyrebrune, Correspondance, par Nelly Sanchez .............................
- Baronne Staffe, Entre mère et fille, par Nelly Sanchez.........................................
- Régis Descott, Vacher l’éventreur, par Gérard Monédiaire ..................................
- Steve Murphy (dir.), Le Chemin des correspondances et le champ poétique, par Samuel
Lair ......................................................................................................................
- Françoise Cloarec, L’Indolente – Le mystère de Marthe Bonnard,
par Thérèse Mourlevat .........................................................................................
- Claude Herzfeld, Hermann Hesse, La Présence d’Hermès, et Le Jardin nocturne
d’Hermann Hesse, par Bernard-Marie Garreau.....................................................
- Georges Guitton, Rennes, de Céline à Kundera, par Samuel Lair .........................
- Witold Gombrowicz, Kronos, par Maxime Benoît-Jeannin. ................................
- Albert Camus, Écrits libertaires (1948-1960), par Daniel Villanova ......................
- Philippe Pelletier, Albert Camus, Élisée Reclus et l’Algérie. Les « indigènes de l’univers »,
par Thibault Scohier.............................................................................................
CAHIERS OCTAVE MIRBEAU 339