Dany Laferriere - L'Enigme Du Retour - 2009
Dany Laferriere - L'Enigme Du Retour - 2009
Dany Laferriere - L'Enigme Du Retour - 2009
AIMÉ CÉSAIRE,
Cahier d’un retour au pays natal, 1939
À Dany Charles, mon neveu,
qui vit à Port-au-Prince.
I
Lents préparatifs de départ
LE COUP DE FIL
Je vais tête baissée, sous le vent glacial, jusqu’au coin de la rue. Cela fait
trente ans que j’arpente cette rue. Je connais chaque odeur (la soupe
tonkinoise au bœuf saignant du petit restaurant vietnamien), chaque
couleur (les graffitis sur les murs de cet ancien hôtel de passe), chaque
saveur (la fruiterie où j’achète des pommes en hiver et des mangues en
été) de la rue Saint-Denis. Les boutiques de vêtements ont remplacé les
librairies. Les restaurants indiens, thaïs et chinois à la place des bars
minables où l’on pouvait passer la journée avec une bière chaude.
Je m’engouffre dans ce café étudiant
au coin de la rue Ontario.
La serveuse se tourne vers moi sans un sourire.
Je vais m’asseoir au fond, près du calorifère.
Après un moment elle vient prendre la commande.
On entend Arcade Fire à peine.
Déjeuner rapide avant de courir à la gare.
Je griffonne ces notes hâtives (avec de petits dessins entre les scènes)
pour des chansons sur le napperon de papier tout en buvant calmement
mon café.
Face A.
Scène 1 : Je flâne dans les rues avec, dans ma poche, la clé de ma
chambre. J’ai peur de la perdre tout en caressant l’idée (du bout de mes
doigts) que tout ce que je possède se trouve en ce moment dans ma
poche.
Scène 2 : Je croise un ami que j’ai connu à Port-au-Prince et il m’invite à
venir chez lui. Sa femme me reçoit avec un sourire trop sensuel et des
yeux de minuit. Je ne fais pas long feu car je ne joue pas à ce jeu.
Scène 3 : Je passe devant le musée où on annonce une exposition de
Modigliani. J’entre sans payer. Sa vie n’est pas différente de la mienne :
petits repas, filles au long cou et vin bon marché.
Scène 4 : Je suis assis sur un banc du parc, juste en face de la
bibliothèque. Tout à côté de moi deux adolescents en train de s’embrasser
devant un écureuil tétanisé. Les canards semblent plutôt indifférents.
Scène 5 : Je me fais du spaghetti à l’ail en regardant d’un œil distrait un
vieux film de guerre sur ma petite télé en noir et blanc. Avec cette actrice
allemande aux mains lourdes dont j’ai oublié le nom.
Scène 6 : De ma fenêtre, je suis cette jeune fille en robe d’été (jambes et
épaules nues) jusqu’à ce qu’elle arrive chez elle. Elle se retourne, sentant
mon regard sur sa nuque, au moment de franchir la porte. Deux jours
plus tard, elle est dans ma baignoire.
Face B.
Scène 7 : Une dame bien mise me précède avenue Laurier. Elle échappe
une boucle d’oreille. J’essaie de la prévenir. Elle m’ignore. Je lui mets la
boucle d’oreille sous le nez. Elle me l’arrache des mains. Et me regarde
comme si je tentais de lui voler son bijou.
Scène 8 : Dans un bar, on discute de suicide. Je suis toujours
impressionné par ce que cela prend de courage pour se donner la mort.
Ce type à côté de moi me dit qu’il a déjà fait deux solides tentatives de
suicide, mais qu’il ne pourrait supporter une seule journée d’exil. Moi,
c’est le contraire, je ne crois pas pouvoir survivre à un suicide.
Scène 9 : Je suis à Repentigny, une petite ville de banlieue assez cossue.
Des jeunes gens rêvent d’exposer un jour leurs peintures dans une galerie
d’art de Montréal. Je leur conseille alors de commencer par exposer dans
leur salon. Ils sont étonnés de ne pas y avoir pensé avant. J’arrive d’un
pays où on est habitué à faire avec ce qu’on a.
Scène 10 : On est en bande et la fille que je regarde depuis un moment à
la dérobée vient m’embrasser. Un baiser interminable. Son ami la regarde
en souriant. On n’avait pas bu ni fumé avant. Cela a provoqué une petite
explosion dans mon cerveau – ce qui a complètement changé à mes yeux
les rapports entre les hommes et les femmes. À Port-au-Prince, un simple
regard aurait suffi.
Scène 11 : Je vais dans un centre de dépannage pour travailleurs
migrants, rue Sherbrooke. Si vous êtes vraiment mal pris, on vous donne
vingt dollars pour passer la journée. On cause politique et le type veut
savoir dans quelles circonstances j’ai quitté mon pays, si on m’a déjà
torturé. C’est non. Il insiste car le fait d’avoir reçu une simple gifle
m’aurait valu cent vingt dollars. C’est toujours non. Au moment où je le
quitte il me glisse une enveloppe que j’ai ouverte au coin de la rue pour
trouver cent vingt dollars. J’ai l’impression d’avoir gagné le cent mètres
sans avoir pris aucune drogue.
Scène 12 : Ce vieux qui vivait au-dessus de moi, du temps où j’habitais rue
Saint-Hubert. Dès qu’il me croisait dans l’escalier, il m’obligeait à le
suivre dans sa chambre pour me faire voir son album de photos rempli de
visages souriants. Pourtant personne n’est venu le voir durant les deux
années que j’ai passées dans l’immeuble.
Chanson de printemps : la première journée où l’on peut sortir sans
manteau d’hiver. Je descends la rue Saint-Denis. Le soleil sur ma peau.
DERRIÈRE LA FENÊTRE GIVRÉE
Dans le train.
Temps mou.
On se laisse bercer.
Me suis réveillé en sursaut
quand on a croisé dans la nuit
un train fantôme.
Les visages livides
m’ont donné l’impression
que ce train remontait vers 1944.
Une seconde cauchemardesque créée
par cette fulguration (vitesse et lumière)
et mon cerveau embrumé.
Nous sommes en rase campagne.
Cette lumière blafarde qui éclaire les maisons.
Je les imagine agglutinés devant la télé.
Le vieux soupant seul dans sa chambre.
Le train ne ralentira pas avant d’atteindre
la prochaine ville.
Buildings illuminés. Des silhouettes étirées sur le trottoir. Dire que les
robustes trappeurs qui vendaient des peaux de bêtes à la Compagnie de la
Baie d’Hudson sont devenus d’élégants citadins imbibés de parfum. Cette
odeur d’eau de Cologne qui ne parvient pas à dissimuler l’entêtante
senteur de la forêt – mélange automnal de pluie, de feuilles vertes et de
bois pourri. Ce monde végétal ne semble pourtant pas si loin. Les fameux
coureurs des bois ne sont plus aujourd’hui que des téléspectateurs
captifs.
J’imagine que tout s’est passé en douceur. Une chaîne ininterrompue de
concessions nous a conduits à ce nouveau mode de vie. Ce n’est pas
différent avec les individus. La foule nous absorbe un à un. Aujourd’hui à
cinquante-six ans, je réponds non à tout. Il m’a fallu plus d’un demi-siècle
pour retrouver cette force de caractère que j’avais au début. La force du
non. Faut s’entêter. Se tenir debout derrière son refus. Presque rien qui
mérite un oui. Trois ou quatre choses au cours d’une vie. Sinon il faut
répondre non sans aucune hésitation.
Le grand truc dans cette Amérique protestante, c’est de faire attention à
ne jamais paraître prétentieux. Individuellement ils veulent disparaître
dans les interstices de la vie, alors que collectivement ils trouvent légitime
d’avoir une emprise sur le monde. On comprend qu’une pareille tension
n’est pas toujours supportable. Vers la fin n’y tenant plus ils se mettent à
cracher tout le fiel qu’ils gardaient si profondément enfoui en eux. Un flot
de sang noir. Ils ont compris trop tard qu’il n’y avait pas de règles. Ni de
ciel. Qu’ils s’étaient donc sacrifiés pour rien. Une vie ratée. Et quelqu’un
doit payer pour ça. Un plus faible sur lequel on frappera de toute sa force.
Mais ce moment où ils croient avoir retrouvé leur énergie de vivre est
celui de leur perte.
Je m’évade un moment dans mes pensées
avant de me faire rattraper par le sommeil.
Une chute si douce.
Dormir dans une ville
pour se réveiller dans une autre.
UN POÈTE NOMMÉ CÉSAIRE
Le train entre de nouveau en gare. La jeune fille qui lisait, à côté de moi,
un roman de Tanizaki descend à l’arrêt. Un jeune homme l’attend avec un
bouquet de mimosas et de furtifs baisers au cou. Le quai se vide. Le
couple, toujours soudé dans un bouche-à-bouche. Le train s’étire. La
jeune fille a oublié son livre sur le siège. Elle est déjà ailleurs. Le livre,
comme le train, n’a servi qu’à l’amener à lui.
Je reviens à ma première valise oubliée dans une de ces chambres étroites
et poussiéreuses de la ville. Heureusement que j’ai pu récupérer les seules
choses qui valaient la peine. Une lettre de ma mère où elle m’explique,
par le menu, comment vivre dans un pays qu’elle n’a jamais visité, et cet
exemplaire fripé du Cahier d’un retour au pays natal du poète
martiniquais Aimé Césaire. Je les garde toujours sur moi.
Ce coup de fil au milieu de la nuit. Êtes-vous Windsor Laferrière ? Oui.
C’est l’hôpital de Brooklyn… Windsor Laferrière vient de mourir. Nous
avons le même nom. On a trouvé mon numéro de téléphone sur lui. C’est
l’infirmière qui s’occupait de lui. Elle me raconte d’une voix douce et
égale qu’il venait la voir quand il n’allait pas bien. Parfois de graves crises.
Personne d’autre que moi ne pouvait l’approcher à ce moment-là. Un
homme très doux malgré cette colère qui l’habitait si fortement. Votre
père est mort en souriant, c’est tout ce que je peux vous dire. Couché sur
le dos, je suis resté un long moment à regarder le plafond.
Je descends à Toronto. Le temps d’aller voir un vieil ami peintre. On a
pris un verre dans un bar près de la galerie où il expose en ce moment.
Comme nous avons le même âge les choses nous sont arrivées à peu près
en même temps. Son père est mort au début de l’année, il avait dû fuir le
pays à la même période que le mien. C’est une génération de fils sans père
qui ont été élevés par des femmes dont les voix devenaient encore plus
aiguës quand elles se sentaient dépassées par les événements. On s’est
retrouvés à boire du rhum dans son petit atelier sombre. À l’aube, il m’a
raccompagné à la gare.
Je voyage toujours avec le recueil de poèmes de Césaire. Je l’avais trouvé
bien fade à la première lecture, il y a près de quarante ans. Un ami me
l’avait prêté. Cela me semble aujourd’hui étrange que j’aie pu lire ça à
quinze ans. Je ne comprenais pas l’engouement que ce livre avait pu
susciter chez les jeunes Antillais. Je voyais bien que c’était l’œuvre d’un
homme intelligent traversé par une terrible colère. Je percevais ses
mâchoires serrées et ses yeux voilés de larmes. Je voyais tout cela, mais
pas la poésie. Ce texte me semblait trop prosaïque. Trop nu. Et là, cette
nuit, que je vais enfin vers mon père, tout à coup je distingue l’ombre de
Césaire derrière les mots. Et je vois bien là où il a dépassé sa colère pour
découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. Les
images percutantes de Césaire dansent maintenant sous mes yeux. Et
cette lancinante rage tient plus du désir de vivre dans la dignité que de la
volonté de dénoncer la colonisation. Le poète m’aide à faire le lien entre
cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père.
Il y a une photo de Césaire
où on le voit assis sur un banc.
La mer derrière lui.
Dans cet ample veston kaki
qui le fait ressembler à un frêle oiseau.
Son sourire fané
et ses grands yeux si doux
ne laissent pas deviner cette rage
qui le change, sous nos yeux,
en un tronc d’arbre calciné.
MANHATTAN SOUS LA PLUIE
Mon père vivait dans une petite chambre presque vide que mes oncles
m’ont fait visiter après l’enterrement sous la pluie dans ce cimetière de
Brooklyn. Il s’était, vers la fin, dépouillé de tout. Il fut toute sa vie un
solitaire malgré le fait que ses activités politiques le poussaient vers les
gens. Depuis vingt ans, chaque jour, en été comme en hiver, il faisait
l’aller-retour à pied de Brooklyn à Manhattan. Sa vie se résumait à cet
incessant va-et-vient. Il ne lui restait pour tout bien que la valise qu’il
avait placée à la Chase Manhattan Bank.
Mon père a passé
plus de la moitié
de sa vie
hors de sa terre
de sa langue
comme de sa femme.
J’avais frappé à sa porte il y a quelques années. Il n’avait pas répondu. Je
savais qu’il était dans la chambre. Je l’entendais respirer bruyamment
derrière la porte. Comme j’avais fait le voyage depuis Montréal j’ai insisté.
Je l’entends encore hurler qu’il n’a jamais eu d’enfant, ni de femme, ni de
pays. J’étais arrivé trop tard. La douleur de vivre loin des siens lui était
devenue si intolérable qu’il avait dû effacer son passé de sa mémoire.
Je me demande
quand a-t-il su
qu’il ne retournerait
plus jamais en Haïti
et qu’a-t-il senti exactement
à ce moment-là ?
À quoi pensait-il
dans sa petite chambre de Brooklyn
durant les longues nuits glaciales ?
Dehors, il y avait bien le spectacle
de la ville la plus animée du monde.
Mais dans cette chambre, il n’y avait que lui.
Cet homme qui avait tout perdu.
Si tôt dans sa vie.
Je tente de l’imaginer dans sa chambre, les rideaux tirés, en train de rêver
à sa ville si semblable à celle décrite par un jeune Césaire en colère : « Et
dans cette ville inerte, cette foule criarde si étonnamment passée à côté de
son cri, comme cette ville à côté de son mouvement, de son sens, sans
inquiétude, à côté de son vrai cri, le seul qu’on eût voulu l’entendre crier
parce qu’on le sent sien lui seul… » Le cri reste encore coincé dans la
gorge du poète. Mes oncles ont voulu me faire rencontrer son seul ami à
New York, un coiffeur sur Church Avenue. Il n’avait pas voulu assister
aux funérailles. J’ai toujours dit à Windsor que je n’irais pas à ses
funérailles. Et cela, pour deux raisons. La première : je ne crois pas à la
mort. La seconde : je ne crois pas en Dieu… Bon, cela étant dit, j’accueille
avec tous les honneurs le fils de mon dernier ami dans cette vie de merde.
Un client a voulu l’assurer de son amitié. D’abord vous n’êtes pas mort, et
ensuite vous n’êtes pas Windsor. Il vient se planter devant moi. Vous lui
ressemblez beaucoup. Je ne parle pas de ressemblance physique, c’est
pour les imbéciles qui ne voient pas plus loin que leur nez, je veux dire
que vous êtes taillés du même arbre. Et je m’explique. Tout le monde rit.
Professeur, dit mon oncle Zachée, on a bien compris ce que vous voulez
dire. Si vous le dites… Alors jeune homme, on s’installe. Et vous,
déguerpissez, fait-il au client qui attendait qu’on en finisse avec lui. Je
peux attendre, dis-je, en allant m’asseoir près des toilettes. Regardez,
n’avais-je pas raison de dire qu’ils sont faits du même bois ? Il y a plein de
sièges vides et il est allé s’asseoir au coin, à la place de Windsor. C’est ici
qu’il prenait son café, chaque matin depuis quarante ans. C’est moi et
personne d’autre qui devait le préparer. Même pas ma femme qui
l’adorait et qui lui faisait sa lessive. N’écoutez pas les gens qui vous disent
que Windsor se promenait dans des vêtements sales, c’est faux. Sa
femme, debout près de la grande photo de Martin Luther King, acquiesce.
Elle était aux funérailles parce qu’elle croit encore en Dieu. Comme si je
ne lui suffisais pas. Tout le monde rit. Lui, pas. Bon, maintenant, c’est
votre tour, Windsor. Windsor est mort et enterré, professeur, dit un
client. C’est mon nom aussi, fais-je. Pourquoi se précipitent-ils pour
parler ainsi à tort et à travers ? Voilà une chose que je ne comprendrai
jamais avec ces gens. Il y a deux hommes qui avaient le droit de
s’exprimer en tout temps et ils sont morts. L’un est un prophète, et c’est
Martin Luther King. Et l’autre est un fou, et c’est Windsor. Les autres,
taisez-vous. Je vous avais dit que Windsor n’était pas mort. Vous êtes
allés à ses funérailles alors qu’il est tranquillement assis ici. À sa place.
C’est ainsi que j’ai hérité du siège près des toilettes.
Mes oncles se tiennent la main
en marchant vers la banque.
Comme des enfants qui auraient peur
de se perdre dans une forêt.
Par ce petit geste je réalise leur désarroi.
« Ton père, me souffle mon oncle Zachée,
marchait droit devant lui
comme s’il savait toujours où il allait. »
Quelques personnes se retournent sur notre passage.
LA VALISE
Du balcon de l’hôtel
je regarde Port-au-Prince
au bord de l’explosion
le long de cette mer turquoise.
Au loin, l’île de la Gonâve
comme un lézard au soleil.
Cet oiseau qui traverse
mon champ de vision
si brièvement – huit secondes à peine.
Le voilà qui revient.
Est-ce un autre ?
Comme je m’en fous.
Le jeune homme qui balaie
avec tant d’énergie la cour de l’hôtel
si différent du vieux d’hier matin
semble avoir la tête ailleurs.
Balayer, parce qu’elle permet de rêver,
est une activité subversive.
Ce matin ce n’est pas Césaire
que j’ai envie de lire
mais bien ce Lanza del Vasto
qui parvient à se satisfaire
d’un verre d’eau fraîche.
J’ai besoin d’un homme serein
et non d’un bougre en colère.
Je ne veux plus penser.
Simplement voir, entendre et sentir.
Et tout noter avant de perdre la tête,
intoxiqué par cette explosion de couleurs
d’odeurs et de saveurs tropicales.
Cela fait si longtemps
que je ne fais pas partie d’un tel paysage.
Dans ce bidonville du nom de Jalousie (à cause de la proximité des villas
luxueuses, ce qui nous dit quelque chose de l’humour qui y règne) la
fillette s’est réveillée la première pour aller chercher l’eau. Je la suis avec
une longue-vue prêtée par la propriétaire de l’hôtel. Elle grimpe la
montagne comme une petite chèvre avec un bidon en plastique sur la tête
et un autre dans la main droite. Je l’ai perdue de vue tandis que
j’examinais le quartier au réveil. La revoilà. La robe mouillée plaquée sur
un jeune corps maigre. Le moustachu en cravate qui prend son café sur sa
galerie la suit du regard.
Observons la scène de près.
Gros plan sur le visage du moustachu.
Concentration massive de sa part
sur la danse des hanches de la jeune fille.
Le moindre mouvement de ce corps si souple
est absorbé par de petits yeux avides.
Léger frémissement du nez.
Le félin bondit.
Griffes fichées dans la nuque.
Dos arqué de la fillette.
Pas de cri.
Tout s’est passé
dans sa tête
entre deux gorgées de café.
Je m’assois sur la véranda
en déposant doucement la longue-vue
au pied de la chaise.
Réchauffé par le soleil
si présent dès six heures du matin
je ne tarde pas à glisser dans un sommeil
tour à tour léger et profond.
Presque suffoqué
par cette odeur de sang chaud
qui me monte au nez.
Le boucher dépèce
sous ma fenêtre.
La machette siffle.
Cet arc rouge dans l’air.
La gorge tranchée d’un jeune cabri.
L’animal semble sourire sous la douleur.
Ses yeux d’un vert tendre me trouvent.
Qu’y a-t-il par-delà une telle douceur ?
Sa nuque se casse
comme un champ de canne courbé par la brise.
Derrière moi la propriétaire
qui sourit des yeux.
Sa longue expérience
de la douleur
devrait être enseignée
dans une époque
où l’on apprend tout
sauf à faire face
à la tempête de la vie.
LE FLEUVE HUMAIN
Quartier calme.
Vie discrète.
Une marchande s’installe
près d’un mur.
Une deuxième.
Une troisième.
Et la semaine d’après
c’est un nouveau marché.
Et la vie a changé dans le voisinage.
Un homme en sueur
avec un bidon d’eau en plastique blanc.
Il se cache derrière ce muret
pour se laver furieusement le visage,
le cou, le torse et les aisselles.
Avant de s’enfoncer à nouveau dans le marché.
Comment peut-on penser à l’autre quand on n’a pas mangé depuis deux
jours et que son fils est couché à l’hôpital général où l’on manque même
de gaze ? C’est ce qu’a pourtant fait cette femme en m’apportant un verre
d’eau fraîche. Où puise-t-elle tant d’abnégation ?
C’est bien moi sur la photo jaunie,
ce jeune homme maigre du Port-au-Prince
de ces terribles années 70.
Si on n’est pas maigre à vingt ans en Haïti,
c’est qu’on est du côté du pouvoir.
Pas seulement à cause d’une nutrition déficiente,
plutôt de cette constante angoisse
qui vous travaille au ventre.
Je me souviens d’un soleil qui tapait fort sur les nuques. Rue
poussiéreuse et sans arbres. On avait tous le même visage émacié (yeux
fous et lèvres sèches). C’est ainsi qu’on reconnaissait notre génération.
Nous nous retrouvions l’après-midi dans un petit resto près de la place
Saint-Alexandre, avec vue sur les fesses flasques du poète anarchiste Carl
Brouard. Ce fils de la bonne bourgeoisie avait choisi de se vautrer dans
cette boue noire, au milieu d’un marché de charbon, afin de partager le
malheur des gens des quartiers populaires. Il n’y avait pas que des poètes
de salon autour d’un pouvoir corrompu.
On discutait ad nauseam de l’absurdité
d’une telle vie en évitant
les références trop évidentes
à la situation politique
car les quartiers populaires grouillaient
d’espions à la solde de la préfecture.
Ces crocodiles à lunettes noires
rôdant dans les bordels fréquentés
par les étudiants en sciences politiques
et en chimie qui sont toujours
les premiers à prendre la rue.
Cela fait trois décennies que je fais gras à Montréal
pendant qu’on continue
à faire maigre à Port-au-Prince.
Mon métabolisme a changé.
Et je ne sais plus ce qui se passe
dans la tête d’un adolescent d’aujourd’hui
qui ne se souvient pas
d’avoir mangé un seul jour
à sa faim.
Mon hôtel se trouve
au cœur d’un marché.
Dès trois heures du matin
les marchandes arrivent.
On décharge les camions remplis de légumes
et le vacarme s’installe
jusqu’à parfois onze heures du soir.
Panne d’électricité.
Impossible de lire.
Je n’arrive pas à dormir non plus.
J’observe, par la fenêtre, les étoiles
qui me ramènent à mon enfance
du temps que je veillais tard avec ma grand-mère
sur la galerie de notre maison à Petit-Goâve.
Je regarde mon pauvre corps couché
sur ce lit d’hôtel en sachant
que mon esprit vagabonde
dans les couloirs du temps.
Je finis par trouver le sommeil.
Un sommeil si léger
que je reste réceptif au moindre bruit.
Comme celui que font ces touristes
qui rentrent d’une fête.
Il y a si peu de touristes dans ce pays
qu’on serait prêt à les payer pour qu’ils restent.
Les cris aigus d’une chatte qu’on égorge.
Les alcooliques nocturnes raffolent
de cette viande en grillade
sans souci de la voix affolée
qui cherche partout Mitzi.
Mal de tête.
Ne pouvant dormir
je sors m’asseoir
sur la véranda.
Quelque chose bouge là-haut.
Une petite fille en train
de grimper la montagne
avec un seau d’eau sur la tête.
Ici on vit d’injustice et d’eau fraîche.
PASSAGE À VIDE
J’aime bien grimper sur la montagne, tôt le matin, pour voir de près ces
luxueuses villas si éloignées l’une de l’autre. Pas âme qui vive dans les
environs. Pas de bruit, sauf celui du vent dans les feuilles. Dans une ville
aussi populeuse c’est l’espace dont vous disposez pour vivre qui vous
définit. J’ai découvert au hasard de mes promenades que ces vastes
domaines ne sont habités que par des domestiques. Les propriétaires
résident à New York, Berlin, Paris, Milan ou même Tokyo. Comme du
temps de l’esclavage où les vrais maîtres de Saint-Domingue vivaient à
Bordeaux, Nantes, La Rochelle ou Paris.
Ils ont construit ces maisons en espérant que leurs enfants qui étudient à
l’étranger reviennent prendre en main les affaires familiales. Comme ces
derniers refusent de retourner dans un pays plongé dans les ténèbres, ce
sont les parents qui se rapprochent d’eux en allant s’installer dans des
métropoles où on trouve un musée, un restaurant, une librairie ou un
théâtre à chaque coin de rue. L’argent ramassé dans la boue de Port-au-
Prince se dépense chez Bocuse ou à la Scala. Les villas sont finalement
louées à prix d’or à des cadres des organismes internationaux à but non
lucratif pourtant chargés de sortir le pays de la misère et de la
surpopulation.
Ces envoyés des organismes humanitaires arrivent à Port-au-Prince
toujours pleins de bonnes intentions. Des missionnaires laïques qui vous
regardent droit dans les yeux tout en vous débitant leur programme de
charité chrétienne. Ils se répandent dans les médias à propos des
changements qu’ils comptent apporter pour soulager la misère des
pauvres gens. Le temps de faire un petit tour des bidonvilles et des
ministères pour prendre le pouls de la situation. Ils comprennent si vite
les règles du jeu (se faire servir par une nuée de domestiques et glisser
dans leur grande poche une partie du budget alloué au projet qu’ils
pilotent) qu’on se demande s’ils n’ont pas ça dans le sang – un atavisme
de colon. Leur parade quand on leur remet sous le nez le projet initial,
c’est qu’Haïti est inapte au changement. Pourtant ils continuent dans la
presse internationale à dénoncer la corruption dans ce pays. Tous les
journalistes de passage savent bien qu’il faut passer prendre un verre près
de leur piscine pour avoir cette information solide venant de gens
objectifs et honnêtes – les Haïtiens, on le sait, ne sont pas fiables. Ces
journalistes ne se demandent jamais comment il se fait que ces gens
vivent dans des villas pareilles quand ils se disent ici pour aider les
damnés de la terre à s’en sortir.
Si Haïti a connu trente-deux coups d’État
dans son histoire
c’est parce qu’on a tenté de changer
les choses au moins trente-deux fois.
On semble plutôt intéressé par les militaires
qui font les coups d’État
que par les citoyens qui renversent
ces mêmes militaires.
La résistance silencieuse et invisible.
Il y a un équilibre dans ce pays
qui tient au fait
que des inconnus
dans l’ombre
font tout ce qu’ils peuvent
pour retarder la nuit.
Quand il y a une panne d’électricité
c’est avec l’énergie des corps érotisés
qu’on éclaire les maisons.
L’unique carburant que ce pays possède
en quantité industrielle
qui soit capable en même temps
de faire grimper la courbe démographique.
Quand on débarque dans cette ville située au bord d’une mer turquoise et
entourée de montagnes bleues, on se demande combien de temps cela
prendra pour tourner au cauchemar. En attendant il faut vivre avec
l’énergie de celui qui attend la fin du monde. C’est ce que m’a dit un jeune
ingénieur allemand qui travaille, depuis dix ans, à la réfection des routes
nationales.
Nous prenons un verre au bar de l’hôtel Montana. Quand est-ce que vous
avez compris que l’enfer que nous venons d’évoquer n’est pas pour vous ?
Il me regarde longuement. C’est mon père, venu passer les fêtes de fin
d’année avec moi, qui me l’a fait voir. Mon père est un ancien militaire.
C’est son métier de regarder les choses en face et de dire ce qu’il en pense
crûment. Que vous a-t-il dit ? Qu’on était tous des salauds à vivre dans cet
hôtel luxueux et bien protégé tout en se faisant croire qu’on menait une
vie dangereuse et difficile. Et après ? Je suis encore là dix ans plus tard.
Mais au moins je ne me raconte plus d’histoires. On se sert même du
cynisme pour ne pas crever de honte.
C’est le quartier général des journalistes étrangers.
Un hôtel haut perché qui permet de savoir
ce qui se cuisine en bas
dans la chaudière de Port-au-Prince
sans être obligé de se déplacer.
Pour les détails on n’a qu’à écouter la radio locale.
Le bar est assez pourvu pour tenir un mois de siège.
J’observe depuis un moment ce caméraman au bout du comptoir. Son
bras légèrement posé sur l’appareil. Je m’approche de son coin car j’aime
bien les gens dont le métier est de regarder. Mais je ne vois rien, me fait-
il. Je ne vois que ce que je suis en train de filmer. Je regarde dans un
couloir très étroit. Les gens sont incroyables ici. Ils participent à tout avec
un tel enthousiasme. J’ai visité beaucoup de pays avec ce métier, mais
c’est la première fois que je vois ça. Vous demandez à quelqu’un dont la
famille a été tuée de refaire la scène, et il rejoue tout devant vous en
prenant soin de bien faire. L’assassin aussi, vous n’avez qu’à demander et
il vous fait l’assassin. C’est un plaisir de travailler ici. Partout on vous
demande de l’argent, mais pas ici. Bon, des camarades m’ont dit que les
marchandes exigent parfois d’être payées pour se faire photographier,
mais c’est quand elles vous trouvent antipathique. C’est la faute à ces
photographes qui ne savent pas s’y prendre. Ils précipitent les choses. Il
ne faut surtout pas bousculer les gens, ici. Ils ont leur dignité. Ils sentent
tout de suite si on les respecte, et quand ils ont l’impression qu’on se
moque d’eux alors là je peux vous dire qu’on court un grave danger, sinon
c’est vraiment sympa. Et puis ce décor est magnifique, pas trop vert pour
ne pas faire carte postale, tout est bien, je n’ai pas à me plaindre.
Excusez-moi c’est votre pays et je parle comme ça, je ne suis pas
insensible à ce qui arrive, je vois la misère et tout, mais là je parle en
professionnel, c’est comme ça pour tous les métiers, si vous entendiez ce
que disent les chirurgiens quand ils vous opèrent, ils m’ont ouvert le
ventre trois fois, et curieusement de les entendre parler de ce qu’ils ont
mangé la veille pendant qu’ils me tailladent ça me rassure car je sais
qu’ils le font pour se décontracter. Je ne veux pas insinuer que ces gens
sont insensibles à leur propre malheur, c’est simplement qu’ils aiment
jouer, ce sont des comédiens-nés, alors que fait un comédien quand la
caméra s’allume ? Il joue. Les gosses, surtout les gosses, et ils sont d’un
naturel. Et dans un tel décor. On a l’impression que rien n’est vrai ici.
J’entends les grosses huiles parler, je couvre des conférences de presse au
palais, des réceptions dans les ambassades, mais je peux dire, si vous me
permettez, que la seule chose qui pourrait sortir ce pays de sa situation de
misère, c’est le cinéma. Si les Américains laissaient tomber Los Angeles et
qu’ils venaient tourner un max de blockbusters ici et que le
gouvernement haïtien était assez malin pour exiger un quota, je dis bien
un quota, de comédiens haïtiens sur chaque tournage, eh bien dans
moins de vingt ans, on verrait ce pays sortir de la misère, et ce serait de
l’argent honnêtement gagné car ce sont de fabuleux comédiens. Et le
décor aussi, c’est très coloré, très, très vivant. Je n’aurais jamais cru qu’on
puisse crever dans un tel paysage.
LA FAIM
Je me suis réveillé
au milieu de la nuit.
Les nerfs en pelote.
Mon pyjama complètement mouillé.
Comme si j’avais nagé
dans une mer de bruits.
J’ai vu sortir de cette minuscule
maison de trois pièces
à peine protégée par des murs aussi minces
que du papier fin
pas moins de trente-six personnes
en moins d’une heure.
Pas un millimètre qui ne soit occupé.
Pas une seconde de silence, j’imagine.
On cherche la vie
chez les pauvres
dans un vacarme absolu.
Les riches ont acheté le silence.
Le bruit se concentre
dans un périmètre bien déterminé.
Les arbres sont ici rares.
Le soleil, implacable.
La faim, constante.
Dans cet espace grouillant de gens.
C’est d’abord l’obsession du ventre.
Vide ou plein ?
Le sexe vient tout de suite après.
Le sommeil, enfin.
Quand un homme préfère
un plat de riz aux haricots rouges
à la compagnie galante d’une femme
c’est qu’il se passe quelque chose
dans l’ordre du goût.
La scène est devenue courante. Les riches fuyant les pauvres délaissent la
ville pour aller vivre dans des coins de campagne de plus en plus discrets.
Cela ne dure pas longtemps avant que la nouvelle se répande dans la zone
de surpopulation. Et commence alors le siège. Une petite cahute dans les
ravins. Une autre au pied de cette villa rose. Et en moins de deux ans un
bidonville est là, asphyxiant le nouveau quartier huppé. Toute guerre n’a
pour but qu’une occupation du territoire.
L’espace de la parole aussi peut être occupé. Cela fait plus d’une heure
que cette vieille femme édentée me raconte une histoire à laquelle je ne
comprends rien. Je sens par contre que c’est la sienne et qu’elle vaut, à
ses yeux, celle de n’importe qui d’autre.
Une journée dure ici une vie.
On naît à l’aube.
On grandit à midi.
On meurt au crépuscule.
Et demain, il faut changer de corps.
Le klaxon sert à tout. Il remplace parfois le chant du coq. Il secoue le
piéton distrait. Il annonce un départ ou une arrivée. Il exprime la joie ou
la colère. Il monologue sans cesse dans le trafic. Interdire le klaxon à
Port-au-Prince serait de la censure.
Je suis entré dans un cybercafé pour tomber sur cet ami que je n’avais pas
vu depuis un moment. Mon vieux complice Gary Victor avec son visage
lunaire me fait penser au gentil Jasmin Joseph, celui qui ne peignait que
des lapins. Gary Victor sort chaque fois de son chapeau un roman plein
de diables, de voleurs, de zombies, d’esprits moqueurs et de bandes
carnavalesques aux couleurs riantes d’un tableau naïf. Mais si chargé
d’obsessions qu’à la fin ça devient aussi noir qu’un cauchemar
d’adolescent. J’ai discuté un moment avec lui à propos de ce que pourrait
être le sujet du grand roman haïtien. On a d’abord passé en revue les
obsessions des autres peuples. Pour les Nord-Américains, on a pensé que
c’était l’espace (le Far West, la conquête de la Lune, la route 66). Pour les
Sud-Américains, c’est le temps (Cent Ans de solitude). Pour les
Européens, c’est la guerre (deux guerres mondiales en un siècle, ça
marque un esprit). Pour nous, c’est la faim. Le problème, m’a dit Victor,
c’est qu’il est difficile d’en parler si on ne l’a pas connue. Et ceux qui l’ont
vue de près ne sont pas forcément des écrivains. On ne parle pas d’avoir
faim parce qu’on n’a pas mangé depuis un moment. On parle de
quelqu’un qui de tout temps n’a jamais mangé à sa faim, ou juste assez
pour survivre et en être obsédé.
C’est quand même étonnant, cette absence de la faim comme thématique
qui pourrait intéresser les artistes toujours en quête de sujets. Très peu de
romans, de pièces de théâtre, d’opéras ou de ballets ont la faim comme
thème central. Et pourtant il y a aujourd’hui un milliard d’affamés dans le
monde. Est-ce un sujet trop dur ? On exploite bien la guerre, les
épidémies, la mort sous toutes les formes possibles. Est-ce un sujet trop
cru ? Le sexe s’étale sur tous les écrans de la planète. Alors pourquoi ?
Parce que cela ne concerne que des gens sans pouvoir d’achat. L’affamé
ne lit pas, ne va pas au musée, ne danse pas. Il attend de crever.
La nourriture est la plus terrifiante des drogues. On y revient toujours :
pour certains au moins trois fois par jour, pour d’autres une fois de temps
en temps. Gary Victor m’a dit qu’il n’a pas connu la grande famine. Moi
non plus. Ce qui nous a donné le sentiment qu’on ne sera jamais les
auteurs du grand roman haïtien dont le sujet ne peut être que la faim.
Roumain l’avait effleuré en faisant de la sécheresse le sujet de
Gouverneurs de la rosée. La sécheresse, c’est la soif. La terre qui a soif. Je
parle de l’homme qui a faim. Bien sûr que la terre nourrit l’homme. J’ai
tenté de consoler Victor en évoquant des sujets peut-être aussi
intéressants comme l’exil, mais ça ne fait pas le poids face à l’homme qui
a faim. Il m’a quitté avec une certaine tristesse dans les yeux.
Mais ce n’est pas seulement un sujet de roman.
On peut rester imperturbable
face à sa propre faim mais que fait-on
quand c’est un enfant qui a faim
et qui vous tend la main comme
c’est arrivé ce matin près du marché ?
On lui donne quelques sous
tout en sachant que le problème
se posera à nouveau dans moins de trois heures.
Cet homme assis à l’ombre
le long du mur de l’hôtel.
Il dépose sur un mouchoir
un gros avocat violet à côté d’un long pain.
Il sort tranquillement son canif.
C’est son premier repas de la journée.
Une pareille jouissance est inconnue
de tous ceux pour qui manger
n’est pas l’ultime but de l’existence.
Cette vieille dame vive et joyeuse
qui tient l’hôtel Ifé à 98 ans
et se bat encore chaque jour
pour garder la tête hors de l’eau
avec ce sourire qui ne la quitte jamais,
c’est la mère d’un ami poète.
Dans ce pays la mère du poète
doit travailler jusqu’à son dernier jour
pour que les roses puissent fleurir
dans les vers de son fils.
Lui préfère aller en prison
plutôt qu’au boulot.
Nous voici coincés dans ce petit restaurant de mon ancien quartier. Repas
simple : riz, avocat, poulet. J’aime ces restaurants à un seul plat. On
arrive, on s’assoit et on bavarde en attendant qu’on vous apporte la
nourriture. Je mangeais, tête baissée, depuis un moment quand j’ai
aperçu un mendiant qui me regardait derrière la vitre avec de grands
yeux liquides qui ressemblent tant à ceux de ma mère.
LA VERSION DU NEVEU
J’en profite pour jeter un coup d’œil aux environs. J’aime bien repérer les
lieux, savoir où je suis. Afin d’éviter, s’il faut se mettre à courir, de me
retrouver dans un cul-de-sac. Je découvre un petit parc fréquenté par
d’anciens étudiants qui n’ont jamais pu trouver de travail. Tous ceux qui
n’ont pas encore compris que seulement dix pour cent auront un emploi
décent à la fin des cours. Et donc que les études ne suffisent pas. Pour
travailler dans ce pays, me dit un étudiant amer mais lucide, il faut venir
d’une famille riche ou s’allier à une famille politique puissante.
Des chômeurs affalés sur les bancs publics
avec un mouchoir blanc sur le visage.
Quelques prostituées en minijupe qui
tentent de se faire passer
pour des étudiantes en lettres modernes.
Un policier somnolant
le fusil et rien d’autre entre les jambes.
La sieste des ratés.
Une jeune fille accompagne sa mère
si jeune elle aussi qu’elle pourrait
être sa grande sœur.
Elles m’abordent rapidement
pour connaître mes dispositions.
Il paraît qu’une mère et sa fille dans le même lit,
ça excite encore les vieux sénateurs.
Je n’en suis pas encore là.
Elles s’en vont en se tenant par la taille.
De dos, on ne distingue plus la mère de la fille.
Ce jeune homme assis à côté de moi regarde passer une fourgonnette
remplie de policiers de la brigade internationale. Plus il y a de policiers,
plus il y a de voleurs. Comment ça ? fais-je. Ils sont pareils. Je ne
comprends pas. Ceux qui sont chargés de nous protéger sont de mèche
avec les assassins quand ce ne sont pas eux-mêmes les meurtriers. Et que
faites-vous pour vous défendre ? On rase les murs ou on s’enferme chez
soi. Je dis que seul un dictateur peut sauver ce pays. Et quel âge avez-
vous ? Vingt-trois ans. Je parie que vous n’avez pas connu de dictateur.
Non, mais j’insiste : il faut un chef dans ce pays, sinon c’est le désordre
total. Où est le désordre ? Il me jette un regard effaré. Je vois plutôt un
ordre. Les puissants gardent tout pour eux. Comme les petits n’ont rien,
ils s’entredévorent pour les miettes qui restent. Si on nomme un
dictateur, il va simplement officialiser cet état de fait. Je continue à croire
qu’il faut un chef dans ce pays. Aujourd’hui, chaque quartier est quadrillé
par des bandes armées qui se font la guerre entre elles sans cesser de
terroriser la population.
On fait quelques pas dans le parc. Vous étudiez en quoi ? En sciences
politiques. Et vous voulez un dictateur ? Oui, monsieur, n’importe quoi
sauf cette situation intenable. On peut toujours porter plainte contre le
dictateur sur la scène internationale ou même tenter de le renverser.
Celui que j’ai connu, si on additionne le temps du père à celui du fils,
de 1957 à 1986, il a duré vingt-neuf ans. Et c’est leur héritage qu’on voit
là. Un dictateur ne fera que leur donner une légitimité. Et l’ordre ne sert
qu’à enrichir un groupe particulier. Le désordre n’arrive que quand
d’autres groupes réclament leur dû. Vous ne vivez pas ici ? Je viens de
Montréal. Il n’y a pas de dictateur là-bas à ce que je sache. Non, mais il y
a l’hiver. Ce n’est pas la même chose. Bien sûr, je blaguais. Son visage se
rembrunit. Est-ce si terrible, l’hiver, là-bas ? Il faut y être pour savoir.
C’est subjectif alors ? Plutôt démocratique. Tout le monde le subit. Pas
tous, ceux qui peuvent le fuir le font. C’est comme ici, ceux qui en ont les
moyens ne connaissent pas les rigueurs de la dictature. J’aimerais bien y
faire un tour un jour. On n’y fait jamais un tour. On y va pour un
moment, et on y passe sa vie.
Je le laisse en espérant qu’il ne finira pas comme ceux qu’il dénonce
aujourd’hui. Il en a pourtant le profil. Le sentiment d’être méprisé par
une certaine classe, de grandes difficultés financières qui l’empêchent de
satisfaire ses besoins les plus primaires, à cela il faut ajouter la solitude
(la faim sexuelle en est une composante) de celui qui a été orphelin très
tôt et ce goût immodéré du beau langage. Pas si éloigné de la situation du
jeune François Duvalier au moment où il écrivait son poème Les Sanglots
de l’exilé, dont le thème fondamental est ce ressentiment qui lui servira
plus tard de programme politique.
Je continue ma promenade
en essayant de me rappeler
ce poème du dictateur que j’avais dû
apprendre par cœur à l’école.
« Mais le noir de ma peau d’ébène se confondit
Avec les ombres de la nuit.
Quand, cette nuit-là, hideux comme un fou,
j’ai abandonné ma chambre froide d’étudiant. »
Tout est dit. Frankenstein a lâché.
Tout juste dans le prolongement du parc, il y a un petit marché où les
marchandes de thé s’amusent entre elles sans prêter attention aux rares
clients. L’une d’elles raconte une histoire sexuelle avec les gestes
appropriés. Elle fait danser ses fesses rebondies près du visage de la plus
jeune comme pour la narguer. Les autres regardent en souriant, la tête
appuyée sur des sacs de thé. De temps en temps un rire fuse dans l’air
parfumé.
Un jeune homme maigre
tente d’armer un long fusil
tout en enfilant une vareuse kaki.
Son ami aussi fait office
d’agent de sécurité dans un supermarché
de l’autre côté de la rue.
Une ville sur le pied de guerre.
Fou de musique rap.
Ne lit que des mangas.
Ne mange que des pâtes.
Silencieux le jour.
Bavard le soir.
Tel est mon neveu.
On se comprend assez vite.
À le voir je pense à cette époque
où tout m’exaspérait.
J’évite de lui faire la morale
me contentant de lui glisser un peu d’argent
quand sa mère regarde ailleurs.
L’argent est aux garçons
ce que le parfum est aux filles.
Ça rend euphorique.
La jeune femme à la caisse de ce petit restaurant près de l’université me
sourit de temps en temps. Quelques étudiants en train de dévorer une
montagne de riz. Le vieux serveur s’amène avec nos assiettes en traînant
les pieds. Le même plat pour tout le monde (poulet en sauce, riz blanc et
salade de pommes de terre). On mange tête baissée. Un grand verre de
jus de cachiman. Mon carnet noir à portée de main où je continue à noter
tout ce qui bouge autour de moi. Le moindre insecte que mon regard
capte.
S’il y a une chose que j’aime chez mon neveu, c’est qu’il ne se précipite
pas pour parler. Il n’a pas encore ouvert la bouche depuis son arrivée,
mais quand il le fait c’est pour de bon. Ce coin n’a pas l’air trop
dangereux ? Parfois, oui. Quand le gouvernement estime qu’on est trop
tranquilles, il envoie des provocateurs qui se font passer pour des
étudiants. Comment font-ils ça ? Ils arrivent une semaine avant les
policiers. Ils recrutent tout de suite les meneurs. Puis ils attendent le bon
moment. On sait qu’ils sont passés à l’action quand on tombe un lundi
matin sur des pneus en train de brûler dans la cour de la faculté. Le
gouvernement alors envoie une troupe soi-disant pour mettre de l’ordre.
La télé est de la partie aussi. Postés aux fenêtres, les provocateurs font
mine de tirer sur des policiers cachés dans le parc. Ils finissent par en
blesser un ou deux mais jamais gravement, ce qui pourtant autorise la
troupe à charger. Et cinq minutes plus tard, les tanks arrivent. Et qu’est-
ce que vous faites ? Avant, rien, on subissait, mais on a fini par
comprendre la technique et on a mis au point un petit système qui semble
marcher pour le moment. Dès qu’on voit les pneus en flammes, on file en
douce et on les laisse entre eux. Ils se tirent dessus croyant qu’on est
encore dans les environs. Heureusement qu’ils sont bêtes, mais ils
finiront par s’en apercevoir un jour. Son ton égal m’effraie. Il ne semble
accorder aucune importance à ce qui pourrait lui arriver. À peine ce léger
sourire qui révèle une subtile appréciation des faits. De toute façon,
continue-t-il, je ne sais pas pourquoi ils se démènent tant pour nous
mettre des bâtons dans les roues puisque personne ne veut rester ici. S’ils
ne veulent pas nous voir, ils n’ont qu’à distribuer des visas américains et
cette université se vide à l’instant. Ces jeunes étudiants me semblent
encore plus désespérés que ceux de mon époque. C’était quand même
Duvalier. Les tontons macoutes. Les années noires. La police sanguinaire
d’un régime barbare. Cette amertume vient peut-être du fait qu’ils ont cru
à un changement après le départ de Baby Doc. Rien de pire qu’un espoir
trahi.
J’ai toujours rêvé de vivre sur un campus du temps que j’étais à Port-au-
Prince. Mon activité principale se serait résumée à la fréquentation
assidue de la bibliothèque à cause de cette fille qui fait des recherches sur
la traite négrière et son impact sur l’économie européenne de l’époque.
J’aurais participé mollement aux discussions interminables. Les
discussions interminables qu’auraient provoquées les films de Wajda et
Pasolini projetés dans le petit ciné-club tout au fond du jardin.
L’accusation de censure lancée contre le recteur qui aurait interdit Deep
Throat aux étudiants de première année. Et les protestations orageuses
contre le gouvernement qui aurait fait saisir les bobines d’État de siège.
Le premier baiser avec la fille de la bibliothèque la veille d’un examen
important. Et l’impression d’avoir toujours à choisir entre elle et mon
avenir. Et de rater ma vie quel que soit le choix.
LE VIEUX VENT CARAÏBE
La mort de Benazir Bhutto m’a surpris pendant que j’étais aux toilettes.
Les derniers soubresauts d’une diarrhée intermittente. J’entendais, dans
l’autre pièce, la voix haut perchée de la correspondante de la BBC au
Pakistan qui n’arrêtait pas de marteler le nom de Benazir Bhutto. En
général, quand on répète plus de trois fois dans une phrase le nom d’une
personnalité publique, c’est qu’elle vient de mourir et que sa mort a été
violente. Avant même la fin du commentaire de la journaliste, j’entends
une série d’explosions. Des cris. Des sirènes. Un vacarme épouvantable.
Je n’arrive pas à quitter ma place car ma diarrhée vient de repartir en
force. Le bruit de la foule couvre maintenant la voix de la journaliste.
J’imagine qu’à cet instant, un peu partout dans le monde, c’est la même
surprise, alors qu’aucune mort n’était plus prévisible que celle-là.
C’est bizarre que ce soit le Moyen-Orient
qui donne d’une certaine manière l’impression
que les dés ne sont pas toujours pipés en politique.
On risque encore sa vie là-bas.
Tout ce qu’on risque de perdre ici,
c’est sa réputation.
Ce qui m’a ému
dans cette sanglante histoire,
c’est le retour de Benazir Bhutto,
pour les funérailles,
dans son village natal de Larkama.
On y revient toujours à la fin.
Mort ou vif.
La chambre de bois.
Benazir, qui voulait
diriger le vaste et populeux Pakistan,
doit s’y trouver à l’étroit.
Et bien seule dans cette pièce
faite pourtant sur mesure.
On naît quelque part.
Si ça se trouve
on va faire un tour dans le monde.
Voir du pays, comme on dit.
Y rester des années parfois.
Mais, à la fin, on revient au point de départ.
LE FAR WEST
Retour à Croix-des-Bouquets où, cette fois, j’ai surpris chez lui un peintre
que je voyais souvent avant mon départ. C’est un fin coloriste qui n’a
peint que des paysages bondés de pigeons et de fruits trop mûrs. On a
causé un peu et bu beaucoup dans son atelier plutôt sombre. Du rhum
pour moi. Du lait pour lui depuis sa maladie. Un régime de bananes
pourrissant dans la pénombre nous rappelle ses étranges obsessions. Son
corps lourd. Sa voix ensommeillée. On glisse dans une atmosphère
léthargique. Le fait que cet atelier soit aussi un petit temple vaudou
ajoute au charme vénéneux des tableaux. Le regard troublant du maître
des lieux et sa manière énigmatique de s’exprimer me mettent mal à
l’aise. J’aurai toujours l’impression qu’on communiquait dans deux
univers parallèles. Après notre départ, le chauffeur m’a avoué qu’il avait
senti de fortes vibrations négatives dans la pièce. Mon neveu avait passé
son temps à observer les jeunes marchandes dans la cour voisine.
Un grand bassin d’eau froide
où de jeunes vendeuses de mangues
se baignent en se couvrant les seins
avec des cris aigus.
La robe plaquée sur le corps.
Le peintre sort de son atelier
pour m’indiquer la route
qui mène à l’ami de mon père.
Il vit, m’a-t-on dit, derrière le marché.
On a dû faire un long détour.
Il était impossible de traverser le marché.
Le chauffeur s’est garé sous un arbre
avant d’aller faire un tour vers les étals.
Il a vu en passant des malangas qui l’intéressaient.
Mon neveu est resté avec lui.
Je dois rencontrer seul l’ami de mon père.
Je l’ai trouvé en train de donner des grains à une douzaine de poules. Il
m’a paru plus chétif encore que sur la photo que j’avais vue chez l’ex-
ministre. Ses yeux perçants et sa ferme poignée de main m’apprennent
que j’aurais tort de le sous-estimer. Une forte personnalité. Il va chercher
deux chaises qu’il place sous la petite tonnelle. Comme ça il est mort. Qui
est mort ? demandé-je idiotement. Ton père. Il m’avait reconnu. On vous
l’a dit. Je ne vois personne, à part mes poules et les paysans qui viennent
me voir pour que je leur écrive une lettre. Alors comment le savez-vous ?
Tu es son portrait craché. Et c’était la seule raison pour venir me voir
jusqu’ici. Tu prends quelque chose ? Parce que je ne bois plus que du
tafia. Juste un petit verre aussi. Avec cette chaleur ce n’est pas
recommandé pour quelqu’un qui vient du froid. Quelque chose de frais
alors ? Il fait un signe discret à une jeune fille en train de faire la lessive
sous le manguier. C’est ma petite fille, Elvira. Depuis la mort de sa mère,
elle vit avec moi… Ainsi Windsor K est mort. Il est mort à Brooklyn. Je
m’en fous où il est mort. On ne meurt pas quelque part, on meurt. Il
semble loin un moment. Notre professeur d’histoire avait dû s’absenter
pour je ne sais plus quelle raison, et Windsor avait pris sa place. Il s’était
mis en avant. Il a tout de suite imposé le silence à notre bande de têtes de
mule. Ensuite, il nous a raconté l’histoire de notre pays, à sa façon. On
était tous là, comme hébétés. Du jamais vu. Il avait dix-sept ans comme
nous tous. Je l’ai regardé faire en me disant que je suivrais ce type
n’importe où. Et c’est ce que j’ai fait. Je n’étais pas le seul, mais j’étais le
plus proche de lui.
Elvira est arrivée pieds nus
dans la poussière chaude
avec les boissons sur un petit plateau.
Yeux brûlants.
Sourire rare.
Longues jambes fines.
Sa pudeur n’arrive pas
à cacher cette énergie explosive
qu’elle tient de son grand-père.
On a bu en silence. Je ne saurais dire la composition de mon breuvage,
mais en faisant un effort je pourrais y reconnaître de la papaye, de la
grenadine, du citron, du cachiman et du sirop de canne. En tout cas c’est
très frais. Je regarde autour de moi tout en écoutant les voix des
marchandes. On n’est pas pressé ici, me fait-il avec un sourire gentiment
moqueur. Windsor connaissait beaucoup de gens, mais on était quatre.
Le noyau. Et ce qu’on voulait, c’était simple aussi : la révolution. C’est
Windsor qui a eu l’idée de fonder un parti politique. On avait vingt ans.
« Le Souverain », parce que c’était le parti du peuple et que le peuple est
toujours souverain. On ne suivait aucune règle. On ne se gênait pas pour
casser la gueule à nos adversaires. On allait dans les bureaux et on foutait
à la porte les ronds de cuir qu’on remplaçait séance tenante par des
employés compétents et honnêtes qui ne faisaient pas forcément partie
de notre groupe. On avait une liste d’employés malhonnêtes et une autre
de citoyens honnêtes et compétents qui n’arrivaient pas à trouver du
travail, ce qui fait qu’on passait nos journées à remettre les pendules à
l’heure. On n’avait pas un travail mais une mission. On voulait un pays de
citoyens et non un pays de cousins. On était dans l’action. Et Jacques ?
Elvira est revenue avec une cuvette d’eau
qu’elle a déposée sur une petite table bancale.
François est allé se laver la tête
les aisselles et le torse.
Elle l’a essuyé tendrement
avec une grande serviette blanche.
La jeune vierge du temple
s’occupant de son grand-père.
Visage transfiguré. On lui donnerait vingt ans de moins. Je suis une
plante qu’on doit arroser de temps en temps, sinon je dessèche. J’aime
l’eau aussi. Il se rassoit. Tu disais Jacques tout à l’heure ?… Jacques !
Jacques ! J’ai reçu ce coup-là au plexus et je ne m’en suis jamais remis.
Ton père non plus d’ailleurs. C’est ce que Marie m’avait dit car personne
ne pouvait savoir ce qu’il ressentait. Je dis bien personne car j’ai été son
lieutenant. À part ta mère. Et elle m’a dit qu’il avait pleuré. Avez-vous des
nouvelles de Gérard ? Il jette quelques grains par terre et quelques
secondes plus tard une nuée de poules nous environnent. Je ne parlerai
ici que de Windsor et de Jacques. Vous ne parlez que des morts ? Je ne
parle que des gens que je connais. Je croyais connaître Gérard. C’est tout
ce que je peux dire. J’ai l’impression que c’est mon tour de parler. Mon
père avait déposé une valise à une banque. Ce n’était sûrement pas de
l’argent – ce n’était pas son genre de thésauriser. C’était quoi d’après
vous ? je lui demande. Oh, fait-il en chassant les poules, je n’en sais rien,
je me suis débarrassé de tout ce qui m’encombrait et le passé était le plus
lourd. En quittant Port-au-Prince, je n’ai amené avec moi ici que mon
propre cadavre. Mais ton père, c’était un historien, peut-être que c’étaient
des documents, mais oublions tout ça. Il prend une longue respiration
comme pour dire une dernière chose avant de se taire complètement.
Tout ce que je peux dire c’est que j’ai aimé Windsor et que Jacques est la
blessure de ma vie. Aujourd’hui je vis ici, avec ma petite-fille, entouré de
poules insatiables qu’il me faut nourrir à chaque heure, de paysans
illettrés que j’aide à rédiger des réclamations et de marchandes bruyantes
qui n’arrêtent pas de jacasser du matin au soir, et c’est tout ce que je
désire.
On avait quitté la zone du marché
et on roulait déjà vers le sud
quand j’ai remarqué
derrière la voiture
la longue foulée d’Elvira
qui m’apportait une poule
de la part de son grand-père.
À la place de la valise de mon père
restée dans cette banque de Manhattan
j’ai eu, comme héritage, une poule noire
de son meilleur ami.
Mon neveu n’a pas pu respirer
tout le temps
qu’Elvira était près de la voiture.
Et ce silence qui a
suivi son départ.
Comme une plaine après un incendie.
LE LÉZARD VERT