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La Fabrique Des Presages en Mesopotamie

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La Raison des signes

Présages, rites, destin dans les sociétés de la


Méditerranée ancienne

Sous la direction de

Stella Georgoudi
Renée Koch Piettre
Francis Schmidt

LEIDEN • BOSTON
2012

© 2012 Koninklijke Brill NV


TABLE DES MATIÈRES

Remerciements ................................................................................... ix
Table des illustrations ....................................................................... xi
Notices personnelles .......................................................................... xv

Présentation ........................................................................................ 1
Stella Georgoudi, Renée Koch Piettre et Francis Schmidt

PREMIÈRE PARTIE
INSTITUTIONS DIVINATOIRES ET CONSTRUCTION
RITUELLE DES SIGNES

La fabrique des présages en Mésopotamie : la sémiologie


des devins ....................................................................................... 29
Jean-Jacques Glassner

Des sons, des signes et des paroles : la divination à l’œuvre


dans l’oracle de Dodone ............................................................... 55
Stella Georgoudi

Hermès et la mantique grecque ...................................................... 91


Dominique Jaillard

Le rite des auspices à Rome : quelle évolution ? Réflexions sur


la transformation de la divination publique des Romains
entre le iiie et le ier siècle avant notre ère .................................. 109
John Scheid

DEUXIÈME PARTIE
SIGNES IMPROMPTUS ET PHÉNOMÈNES NATURELS.
PRÉSAGES ET PRODIGES

Les signes de la nature dans l’Égypte pharaonique ..................... 131


Emmanuel Jambon

© 2012 Koninklijke Brill NV


vi table des matières

Le corbeau : un signe dans le monde grec ..................................... 157


Maria Patera

Atome ou Providence ? La Vie de Timoléon de Plutarque, ou


comment faire de l’Histoire avec des atomes ........................... 177
Renée Koch Piettre

Teras ou les modalités du prodige dans le discours divinatoire


grec : une perspective comparatiste ............................................ 221
Ileana Chirassi Colombo

Signes et prodiges chez Flavius Josèphe et Tacite


(Guerre des Juifs VI, 288–315 ; Histoires V, 13) ....................... 253
Francis Schmidt

TROISIÈME PARTIE
SIGNES DE L’INTERVENTION DIVINE :
DE L’ÉLECTION À LA LÉGITIMATION

Les signes divins au service du pouvoir sacerdotal en Anatolie


hellénistique et romaine ............................................................... 293
Laetitia Bernadet

« Un châtiment en adviendra ». Le malheur comme signe des


dieux dans l’Anatolie impériale .................................................. 319
Nicole Belayche

Interpréter les signes du dieu : une apparition de Mandoulis


au temple de Kalabchah ............................................................... 343
Gaëlle Tallet

Les premiers chrétiens et les signes du ciel ................................... 385


François Bovon

Bar Kochba et les signes du Messie dans la littérature


rabbinique ....................................................................................... 417
Christophe Batsch

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table des matières vii

Les signes de la prophétie en Arabie à l’époque de Muḥammad


(fin du vie et début du viie siècle de l’ère chrétienne) ............ 433
Christian Julien Robin

QUATRIÈME PARTIE
STATUTS ET LOGIQUES DU SIGNE

Divination romaine et rationalité grecque dans la Rome du


iie siècle avant notre ère ............................................................... 479
Jörg Rüpke

Fonction épistémologique du signe chez les Tannaïm et les


Amoraïm ......................................................................................... 501
Madalina Vârtejanu-Joubert

Du tirage au sort (qurʿa) dans la loi islamique ............................ 523


Mohammed Hocine Benkheira

Les charaktêres, formes des dieux d’après les papyri et les


gemmes magiques ......................................................................... 537
Attilio Mastrocinque

Entre la nature et le rite : réflexions sur le statut des


signes-voix divinatoires ................................................................ 547
Sabina Crippa

Les signes du futur dans le stoïcisme : problèmes logiques et


philosophiques ............................................................................... 557
Jean-Baptiste Gourinat

Abstracts .............................................................................................. 577


Index rerum ........................................................................................ 589
Index nominum ................................................................................. 601
Index locorum .................................................................................... 608

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PREMIÈRE PARTIE

INSTITUTIONS DIVINATOIRES ET CONSTRUCTION


RITUELLE DES SIGNES

© 2012 Koninklijke Brill NV


LA FABRIQUE DES PRÉSAGES EN MÉSOPOTAMIE :
LA SÉMIOLOGIE DES DEVINS

Jean-Jacques Glassner

Dans le dialogue sans fin qu’ils entretiennent avec les hommes, les
dieux mésopotamiens tracent des signes, les présages, qu’il revient à
leurs interlocuteurs de débrouiller pour en extraire une information
les concernant. Car en Mésopotamie les présages sont des marques
offertes par les forces invisibles qui les notent sur des supports et le
devin, qui fait office de médiateur, est celui qui a qualité pour les inter-
préter. Ils fonctionnent comme des indicateurs de ce qui est suscepti-
ble de se produire, car il est toujours loisible d’en inverser le sens au
moyen d’un rituel approprié, un namburbû. Ils ne sont pas la cause
de ce qui va arriver ou de ce qui s’est produit, et les oracles n’en sont
pas la conséquence ; ils sont corrélés les uns aux autres selon des prin-
cipes de régularité. La physique d’Aristote n’a pas cours sur les rives
de l’Euphrate1 !
Il est dit souvent que les signes peuvent être fortuits ou dotés d’une
grande régularité, spontanés ou sollicités, immédiatement perceptibles
à la vue ou cachés en des lieux où il faut les quérir. Mais il est une
question que cette amorce de typologie laisse en suspens et qui, pour-
tant, est centrale : les signes sont-ils immédiatement reconnaissables
ou faut-il, pour les identifier, un œil expert et avisé ? Il ne s’agit pas,
pour nous, de rouvrir le vieux débat qui oppose les tenants d’Aris-
tote à ceux de Galien : nous savons aujourd’hui, au moins depuis Ibn
al-Haytham, que la perception requiert un acte volontaire de recon-
naissance. Les Akkadiens ne s’y trompent pas qui usent d’une racine
verbale barû, « observer, considérer, établir par l’observation, inspec-
ter, vérifier », pour dire cet effort, ce parcours à accomplir et qui ouvre
à l’intelligence, et pour désigner le spécialiste de la divination, bārû,
« le devin ».
Or, ce spécialiste est un lettré qui est passé par l’école, une réalité
qui est loin d’être négligeable. On se souvient, en effet, de la leçon de

1
Sur ces questions, Bottéro 1974. Conformément à l’usage, les mots akkadiens sont
transcrits en italique, les mots sumériens en romain.

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30 jean-jacques glassner

Pierre Bourdieu : les conditions sociales de formation du spécialiste


revêtent une importance capitale, elles déterminent sa manière de se
comporter et les critères de ses choix.

I. L’aruspicine babylonienne

Nous nous en tiendrons, dans les pages qui suivent, à la seule arus-
picine. Dans son cas, la tâche se trouve compliquée pour deux rai-
sons cumulées : il faut chercher les signes sur les viscères, à l’intérieur
du corps d’une victime sacrificielle ; en second lieu, les présages n’y
sont pas présents de manière permanente, ils sont tracés par les dieux
en guise de réponse à la question relative au sacrifiant que le devin
leur pose au moment de la consécration, et ils trouvent leur point
d’ancrage dans les figures fournies par la nature et rendues connais-
sables par l’étude de l’anatomie et de la pathologie animales2. Dans
une prière paléo-babylonienne, le devin s’adresse aux dieux au mode
optatif, voire les apostrophe au mode impératif, exprimant le souhait
qu’ils marquent le corps de la victime avec des présages favorables au
sacrifiant3.
Dans le domaine de l’aruspicine, les présages sont des signes visuels.
Qu’ils soient tracés de manière fugitive ou qu’ils soient imprimés de
façon stable, et même si, pour l’essentiel, ils se limitent à des traits, des
enchevêtrements de traits, des encoches ou des figures géométriques
simples, ils sont le fruit d’une pensée figurative. Il reste toutefois à
s’interroger sur leur nature précise : s’agit-il de signes plastiques ou de
signes graphiques ?
Pour J. Bottéro, en 1974, il ne fait pas de doute que le devin voit des
choses, les oracles, à travers d’autres choses, les présages, et que l’on est
en présence d’une pictographie, chaque présage individuel formant un
idéogramme4. À dire vrai, cette interprétation est le reflet des théories
de son temps, avec l’abus du terme d’idéogramme dont on ne sait pas,
au juste, ce qu’il recouvre, chaque auteur en faisant un usage diffé-
rent, et le mésusage de celui de pictographie dont on sait maintenant

2
Sur ce point, Glassner 2005a, avec bibliographie antérieure ; 2008.
3
Starr 1983, lignes 20–21, 70.
4
Bottéro 1974, 157 et 160.

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la fabrique des présages en mésopotamie 31

qu’il ne peut en aucune manière désigner cette écriture de choses dont


rêvait Jean-Jacques Rousseau5.
Le corps de la victime animale est le réceptacle de trois types d’ima-
ges : celles qui sont fondées par la nature, le corps biologique ; celles
qui sont fondées par les dieux, les signes cliniques, anatomiques ou
pathologiques, auxquels il est donné une configuration particulière et
un supplément de sens ; celles qui sont fondées par les devins, les ora-
cles homologuant les présages à des événements de la vie sociale. Bref,
on assiste à une double opération de transformation, celle d’un corps
biologique en médium lequel donne à voir une image apte à transmet-
tre des messages qu’il convient à leur tour de retransformer pour les
rendre intelligibles à la réception. La première transformation vise à
sélectionner et à rendre analysables en unités discrètes et pertinentes
les nombreuses singularités dont la nature est le réservoir et qui fonc-
tionnent comme autant de stimuli suscitant les présages. La seconde
a pour objectif de socialiser ces derniers lesquels, désormais exprimés
par des signes différents, finissent par représenter autre chose qu’eux-
mêmes.
Pour dire les choses autrement, on assiste à une opération rhéto-
rique qui part d’une image réelle, un corps biologique, à laquelle on
attribue, par un mouvement d’abstraction fondé sur l’identification,
un contenu qui lui est étranger ; on obtient ainsi une deuxième image,
un présage, qui, par une nouvelle procédure de sémantisation, en pro-
duit une troisième, un oracle, qui lui est similaire. Bref, les présages
sont un produit de l’activité de l’esprit et ils sont supposés répondre
à un certain nombre de critères d’intelligibilité qui en autorisent la
compréhension. Ils sont des objets à penser, le résultat d’opérations où
entrent en jeu des modalités de production et d’identification comple-
xes. Ils ont pour fonction de matérialiser ces savoirs en leur donnant
une forme maniable pour l’esprit.
C’est donc un fait d’évidence que les présages ne possèdent pas les
mêmes propriétés que les marques ou les objets qui leur servent de sti-
muli. Avec eux, ce n’est pas l’objet qui est représenté, mais les proprié-
tés culturelles qu’on lui attribue. Les présages sont donc des signes qui
objectivent une réalité fabriquée et dont la signification est liée à des
connaissances qui outrepassent amplement les éléments représentés.

5
Glassner 2000, 78.

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32 jean-jacques glassner

Du reste, les Mésopotamiens reconnaissent eux-mêmes dans les


présages les signes d’une écriture divine. Selon une source du xviie
siècle, la déesse Nissaba écrit, šaṭāru, les présages. Plus tard, elle est
remplacée dans cette fonction par le dieu Šamaš, lequel scrute tous
les pays « comme des signes cunéiformes », [ki-ma t]i-ki-ip sa-tak-ki,
et écrit, šaṭāru, les sentences au sein du mouton. Soit dit en passant,
l’idée de désigner, en akkadien, sous l’appellation šiṭir šamê, « écriture
céleste », ou šiṭir burummê, « écriture du firmament », la disposition
des astres et des constellations est déjà révélatrice d’une pensée qui
tend à percevoir tout l’univers sous la forme de signes d’écriture.

II. L’aruspicine paléo-babylonienne : le contexte

Tel est le discours officiel. Cependant, même si certains présages vont


jusqu’à épouser la forme de signes cunéiformes, la réalité paraît devoir
être plus complexe. Un écart important entre présage et signe d’écriture
se fait immédiatement jour. Par certains traits, les premiers échappent
aux caractères généraux des seconds. Plusieurs critères permettent de
le souligner : la forme, la texture, la couleur et la position relative sur le
support. Un signe d’écriture, une fois défini dans sa forme, ne change
pas de signification si ses dimensions varient, s’il est noté dans une
couleur ou une autre, s’il est écrit à l’endroit, s’il est tracé de biais ou
à l’envers. Or, il n’en va pas de même pour les présages dont ces para-
mètres sont de nature à modifier la signification.
On se heurte ici à une difficulté. Il s’agit rien moins que de poser
les fondements d’une sémiologie. Dans la pratique, le verbe qui signale
l’inscription d’un présage n’est pas šaṭāru mais eṣēru. Les deux ver-
bes ont le même sens premier, celui de « tracer des traits », mais ils
divergent dans leurs usages ; si le premier s’entend de l’acte d’écrire,
le second se dit du geste de peindre des images ou un décor mural,
de modeler des figurines à l’aide de farine et d’eau, de tracer l’esquisse
d’une silhouette royale en vue de la création d’un bas-relief. Bref,
il existe deux manières de tracer des traits qui s’appliquent à deux
démarches différentes de l’esprit, écrire et dessiner, autrement dit pro-
duire des signes graphiques ou des signes plastiques.
On ignore la date à laquelle ces discours font leur apparition tant
il est vrai qu’antérieurement au xviiie siècle, le caractère noétique de
la documentation interdit toute approche sérieuse de la question. Au
xxie siècle, aux dires de Gudéa de Lagash, la déesse Nissaba, la sainte

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la fabrique des présages en mésopotamie 33

patronne de l’écriture, tout en tenant un calame en métal brillant dans sa


main, gi.dub.ba.kù.NE, consulte, ad . . . gi4, une tablette couverte d’étoi-
les, dub.mul, qui est posée sur ses genoux, et l’on comprend qu’elle
examine une configuration céleste signifiant un message. Ce mode
de notation au moyen de constellations nécessite l’intervention d’un
dieu technicien, Nindub, « le seigneur de la tablette », lequel reproduit
à l’identique, sè.sè(g)6, le message de Nissaba sur une nouvelle tablette
de manière à le rendre accessible aux humains. Le contenu de ce mes-
sage est désigné par le terme giš.hur lequel ne désigne pas un signe
d’écriture, mais un « dessin », une « image plastique », une « forme ».
Comment interpréter ce texte dont l’auteur évite soigneusement
d’utiliser le verbe sar, « écrire », alors même que la déesse Nissaba est,
par excellence, une déesse de l’écriture ? Le choix du vocabulaire montre
à lui seul que le présage est perçu comme un « dessin », à distance d’un
signe d’écriture. La déesse remplit, ici, son office de géomètre céleste et
non de scribe, comme ce sera le cas dans la prière divinatoire. Une sta-
tue de Gudéa tenant sur ses genoux une tablette représentant le plan
d’un temple oriente vers cette interprétation : le message n’est-il pas
censé présenter le plan d’un temple ? Semblablement, antérieurement
au xviiie siècle, c’est encore au moyen de dessins qui les représentent à
l’identique, que les présages sont figurés sur des maquettes d’argile7.
Entre le témoignage de Gudéa, qui date du xxie siècle, et celui de
la prière précitée invitant les dieux à inscrire des présages favorables,
prière qui date du xviie siècle, la perception quant à la nature du pré-
sage a subi une mutation importante, celui-ci ne se présentant plus
comme un signe plastique mais comme un signe graphique ! Dans
le même temps, la présence d’une divinité intermédiaire n’étant plus
jugée indispensable, la position du devin dans la société, par sa capa-
cité à dialoguer directement avec les grands dieux au moyen de l’écri-
ture, s’en trouve renforcée.
Or, il est de notoriété qu’à partir du xviiie siècle, la Mésopotamie
fait l’expérience de bouleversements profonds et que le monde des
devins, tout particulièrement, est en pleine effervescence. En voici
quelques indices :

6
Akkadien mašālu, forme III ; je m’écarte ici de la traduction d’Edzard 1997, Cylin-
dre A, col. vi, ligne 5.
7
Voir, principalement, Rutten 1938.

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34 jean-jacques glassner

– la religion sumérienne comme institution cesse d’exister et il n’est


plus fait appel à l’aruspicine comme instance de légitimation pour
la désignation de hauts dignitaires religieux ;
– la langue sumérienne elle-même devient une langue morte, le prolo-
gue du Code de Hammurabi en est un témoin éloquent : n’est-il pas
écrit en langue babylonienne, à l’intention d’un souverain d’ascen-
dance amorrite, mais selon les règles de la syntaxe sumérienne ?
– les juristes inventent des catégories juridiques inédites, comme le
montre, notamment, l’article premier du Code de Hammurabi où il
est stipulé que celui qui accusera un tiers de meurtre sans en appor-
ter la preuve sera lui-même mis à mort. Il est généralement admis
que cet article ne dit pas autre chose, sous une forme plus sophisti-
quée, que l’article premier du Code d’Ur-Namma (xxie siècle) selon
lequel tout homme convaincu de meurtre est passible de la peine
de mort. Or, tel n’est pas le cas puisque Hammurabi et ses juris-
tes font apparaître une catégorie juridique inédite, la présomption
d’innocence ;
– l’arrivée massive des Amorrites, à partir de la fin du xxie siècle, qui
s’accompagne de leur prise du pouvoir, provoque une crise pro-
fonde, la coexistence de deux systèmes de valeurs étant de nature
à créer une situation conflictuelle. Au xxe siècle, la famille royale
d’Isin, d’origine amorrite, se rattache encore au prestige de la
défunte dynastie d’Ur dont elle se veut la continuatrice. Progressi-
vement, cependant, les Amorrites s’affranchissent du poids culturel
du monde suméro-akkadien et se passent du vieux mode de légiti-
mation propre à ces sociétés, faisant appel à leurs propres lignées
familiales ;
– à partir du xviiie siècle, dans les domaines d’érudition comme la
lexicographie, la grammaire ou les mathématiques, un métalangage
fait son apparition. Qu’il suffise de mentionner, pour faire court,
l’emploi du terme têltu (KA.KA.SI.GA) pour dire la « valeur phoné-
tique » d’un signe, par opposition à sa « valeur sémantique ».

En ce qui concerne la divination, antérieurement au xviiie siècle, on


l’a vu, les présages sont dessinés schématiquement sur des maquettes
en argile et signalés sommairement à l’aide de déictiques qui sont des
outils tout à fait insuffisants pour en assurer une description satisfai-
sante, puisqu’il leur faut l’appoint du dessin. Parmi ces sources que
l’on qualifie de maquettes d’archives, la plus récente date, en l’état des

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la fabrique des présages en mésopotamie 35

connaissances, du règne du roi Sîn-iddinam de Larsa (1849–1843)8,


soit le milieu du xixe siècle. Parallèlement, on observe qu’au début
du xviiie siècle, les devins renoncent, dans la pratique, à conserver
les viscères à fin de vérification en les mettant à macérer dans une
liqueur9, une procédure qui est encore documentée à Mari mais dont
on ne trouve plus trace, en l’état des sources, aux époques postérieures.
Or, c’est à partir de ce même xviiie siècle que les devins se mettent à
composer des traités où un texte verbal décrit, en prenant leur place,
soit le texte pictural qui ornait les maquettes, soit les viscères originaux
mis à macérer dans une liqueur. À cette fin, ils inventent un mode
d’expression inédit, établissent une nomenclature stable, un lexique
de substantifs, d’adjectifs et de verbes propres à décrire avec toute la
précision requise les configurations des présages. Bref, ils se mettent à
construire les signes en passant de l’image à la description et du dessin
au texte.
Ils s’attachent, ce faisant, à isoler des présages individués. Pour cha-
cun d’eux, ils observent successivement la présence ou l’absence, l’état,
l’apparence, le nombre, la position relative, la couleur, la situation, la
dimension, les relations qui l’unissent à d’autres. Il sont ensuite dissé-
qués et subdivisés en autant de sous-parties qui sont jugées signifian-
tes. Sur chaque présage ainsi répertorié, viennent ensuite se greffer des
éléments secondaires mais non moins signifiants.
Afin de mieux les identifier, tous ces signes sont dotés de noms,
une opération qui ne va pas sans des choix entre plusieurs nomencla-
tures possibles : le « regard » ou la « présence », le « chemin », le « fort »,
le « salut », l’« assise du trône », le « joug », l’« apaisement », « l’amère »,
l’« arme », le « pied », etc. La dénomination d’un phénomène signale
déjà la connaissance que l’on prétend avoir de lui et elle est de nature à
orienter d’emblée la réflexion à son sujet. Elle donne à l’objet une sin-
gularité et renvoie en même temps à une série, le corpus des présages,
un genre, l’aruspicine, une classe, la science divinatoire en général. Ne
nous y trompons pas, elle n’est pas du domaine de l’aléatoire, elle est
nécessairement l’objet d’une procédure de validation ou de certification
par une institution. On se souvient du cas de ce biologiste chinois du
xixe siècle qui, décrivant des plantes inconnues de ses prédécesseurs,

8
Goetze 1947, no 1.
9
Glassner 2005b, 277.

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36 jean-jacques glassner

les laisse sans noms ; semblablement, des présages non préalablement


identifiés par une académie sont banalement désignés par le terme giš.
hur/uṣurtu, « forme, figure », ainsi : i-na šu-me-el ta-ka-al-tim ú-ṣú-ur-
tum, « à la gauche de la poche il y a une figure10 ».
Cette nomenclature est complétée par un corpus dense de termes
techniques, substantifs, adjectifs et verbes, au moyen desquels les
présages sont décrits avec toute la précision requise. Les mots de ce
lexique sont issus de la langue vulgaire, même si certains d’entre eux
acquièrent des significations particulières11.
En un mot, avec la création d’une nomenclature unifiée et le recours
à un vocabulaire spécialisé, les devins prennent la langue vulgaire
comme objet et s’installent dans une démarche métalinguistique.

III. La sémiologie des devins

Même s’ils ne dessinent plus les présages dans leurs traités, les devins
les connaissent par la pratique, les imaginent à partir des noms qu’ils
leur donnent et des descriptions qu’ils en offrent. Une lecture attentive
va nous permettre de repérer quelques-unes des procédures dont ils
font usage pour leur donner une forme accessible à leur entendement.
Ils commencent par repérer des signes simples, il s’agit souvent de
simples sillons localisés en divers endroits sur la surface du foie, par-
fois de figures géométriques plus complexes. À partir de ce corpus
de signes premiers, ils construisent des signes dérivés, jouant de leurs
dimensions respectives, les uns par rapport aux autres, de leurs orien-
tations, de l’inachèvement de leurs formes, de l’adjonction de surchar-
ges ou de leurs combinaisons, etc. Chaque modification confère au
signe une valeur oraculaire nouvelle. Les principales procédures sont
les suivantes :

1) L’orientation
Le positionnement d’un signe sur le support n’est pas invariablement
le même : ká é.gal šu-ú-šu-ur, « la porte du palais est droite » ; [k]á é.gal

10
Goetze 1947, no 19 : 8–10. Dans ce cas, le devin peine à donner un nom au signe
qui, visiblement, ne figure pas au registre des marques homologuées. Auroux 1994,
63, offre une interprétation divergente de ce phénomène, la dénomination correcte
résidant, selon lui, dans l’absence de nom.
11
Glassner 2005b.

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la fabrique des présages en mésopotamie 37

pa-ar-ki-iš e-ṣe-er, « la porte du palais est tracée transversalement » ; na


ka-lu-šu-ma bal-ut, « la présence entière est renversée »12.
Certains signes peuvent connaître des inclinaisons variables sur le
support : [i-na igi.bar giš.tukul ša-ki-in]-ma ni-ra-am i-ṭ[ù-ul], « une
arme est présente sur le regard et elle pointe vers le joug » ; [i-na ig]
i.bar giš.tukul ša-<ki-in>-ma mar-tam i-[ṭù-ul], « une arme est pré-
sente sur le regard et elle pointe vers l’amère » ; [i]-na re-eš igi.b[ar giš.
tukul ša-ki-im-ma mar-tam iṭ-ṭ]ù-ul, « sur la tête du regard une arme
est présente et elle pointe vers l’amère » ; [i]-na re-eš igi.ba[r giš.tukul
r]i-[ṣi ša-ki]-im-ma ru-uq-qí i-mi-tim iṭ-ṭù-ul, « sur la tête du regard
une arme de secours est présente et elle pointe vers la partie creuse
de droite » ; [i]-na re-eš ig[i.bar min-ma igi.bar] ir-di, « sur la tête du
regard dito et elle est dans l’axe du regard » ; [i-n]a bu-ud i[gi.bar giš.
tuku]l ša-ki-im-ma ká é.gal i-ṭù-[ul], « sur l’épaule du regard une arme
est présente et elle pointe vers la porte du palais »13.
Un même signe peut être reproduit au miroir. Tel est le cas de
l’arme, un chevron sur la surface du foie. Les croquis qui illustrent
un texte d’enseignement d’époque séleucide14 consacré à cette mar-
que nous informent que celle de droite est orientée vers la droite,
>, celle de gauche vers la gauche, <. Toutefois, l’arme de droite peut
aussi être orientée vers la gauche, comme en informe, par exemple,
une source paléo-babylonienne : giš.tukul i-mi-tim i-na re-eš mar-tim
ša-k[i-im-ma] mar-tam i-mi-id-ma šu-me-lam i-na-aṭ-ṭa-[al], « l’arme
de droite est présente à la pointe de l’amère, elle adhère à l’amère et
pointe vers la gauche15 ».

2) L’inachèvement
Un signe peut être incomplet, étant, par exemple, partiellement effacé
ou atrophié : [á].gùb ur5 ha-li-iq, « le côté gauche du poumon est man-
quant » ; na ka-bi-ìs gír kar na gír kab-su, « la présence est oblitérée,
le chemin est oblitéré, la présence et le chemin sont oblitérés » ; kal
[s]ilim kab-su kal ka-bi-ìs, « le fort et l’apaisement sont oblitérés ; le
fort est oblitéré » ; na ka-bi-ìs-ma gír gar, « la présence est oblitérée,
mais le chemin est présent » ; [š]u-me-el šu.si re-eš-sa [e-ki]-im, « la

12
Goetze 1947, nos 22 : 16 ; 24 : 19 ; Koch-Westenholz 2000, no 16 : face 14’.
13
Goetze 1947, no 17 : 14, 15, 17, 18, 19, 22.
14
Von Weiher 1983, no 45.
15
Goetze 1947, no 46 i 1–2.

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38 jean-jacques glassner

gauche du doigt, sa tête est atrophiée » ; šu-me-el šu.si i-na qá-ab-


li-šu e ?-ek ?-me ?-et ?, « la gauche du doigt, au centre est atrophiée » ;
šu-me-el šu.si i-na iš-di-i-šu ! e-ek-me-et, « la gauche du doigt dans sa
base est atrophiée » ; šu.si i-na qá-ab-li-ti-i-šu ! e-ek-me-et, « le doigt
en son milieu est atrophié » ; ma-at šu.si i-na qá-ab-li-i-ša e-ek-me-et,
« l’aire du doigt en son milieu est atrophiée » ; ma-at šu.si e-ek-me-et,
« l’aire du doigt est atrophiée » ; re-eš šu.si ek-me-et, « la pointe du doigt
est atrophiée »16.

3) L’adjonction de surcharges
3a) une seule surcharge : i-ši-is-sà ip-ṭù-ur, « sa base (du regard) est
fissurée » ; ki.gub gam-iš, « la présence est perforée » ; sag igi.tab gam-
ma šu-te !(écrit BI)-eb-ru, « la tête du regard est perforée de part en
part »17 ;
3b) plus d’une surcharge : na-ap-la-às-tum a-na 4 pu-uṭ-ṭù-ra-at, « le
regard présente quatre fissures profondes » ; ṣí-ib-tum a-na 20 pa-aṭ-
ra-at, « l’excroissance présente vingt fissures »18.

4) La combinaison de signes simples


4a) par doublement : ká é.gal 2, « il y a deux portes du palais »19 ;
4b) le doublement peut s’effectuer selon diverses modalités : [igi.bar
min-ma it]-ta-aṭ-lu, « il y a deux regards et ils se font face » ; [igi.bar
min-ma ki-ma pi-lu-ur-tim] it-gu-ru, « il y a deux regards et ils sont
en position croisée comme une croix » ; ká é.gal 2-ma ri-it-ku-bu-ú,
« il y a deux portes du palais et elles se chevauchent » ; ká é.gal ka-
a-a-nu-um ka-a-a-nu-um-ma ša-nu-um i-na á.zi ša-[ki-in], « la porte
du palais normale est normale, la seconde est présente à droite » ; ká
é.gal ka-a-a-nu-um ka-a-a-nu-um-ma ša-nu-um i-na á.gù[b ša-ki-in],
« la porte du palais normale est normale, la seconde est présente à
gauche » ; ká é.gal ka-a-a-nu-um ka-a-a-nu-um-ma ša-nu-um <i-na>
egir a-[mu-tim ša-ki-in], « la porte du palais normale est normale, la
seconde est présente à l’arrière du foie »20.

16
Goetze 1947, nos 33 iii 46, 48, 50, 52, 55, 57, iv 1 ; 36 i 3 ; Koch-Westenholz 2000,
133 : lignes 3–4 ; 252 : 14.
17
Nougayrol 1950, pl. II : p. 44 ; Ebeling 1923, no 457 : 1’–3’ ; Pinches 1898, no 2 :
en haut à gauche.
18
Nougayrol 1950, pl. II : p. 47 ; 1945/1946, 82 : 10.
19
Goetze 1947, no 22 : 1.
20
Goetze 1947, nos 17 : 9, 10 ; 22 : 3, 5, 7, 9.

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la fabrique des présages en mésopotamie 39

Les deux signes peuvent être imbriqués : [pa-da]-nu i-na li-bi pa-
da-ni, « il y a un chemin au sein du chemin » ; KAL uš-te-eš-ni, « le fort
est dédoublé »21.
4c) Ces signes redoublés peuvent, en outre, être dotés de surchar-
ges : [igi.bar min-ma] šu-lu-ša-a pu-[u]ṭ-[ṭ]u-[r]u, « il y a deux regards
et ils ont chacun trois fissures » ; [k]á é.gal ṣú-ul-lu-ul, « la porte du
palais est couverte »22.
Un troisième signe différent peut être surajouté : 2 ma-ra-tum
ma-a[ṣ]-ra-ah-ši-na iš-te-en, « il y a deux amères, mais un seul conduit
cystique » ; 2 ká é.gal eš šu.si il5-wi-ma ri-sa i-na bi-ri-šu-nu iš-ta-ka-an,
« il y a deux portes du palais, l’amère entoure le doigt et sa tête est
présente entre elles »23.
4d) par triplement ou davantage : ká é.gal 3, « il y a trois portes du
palais » ; ká é.gal 4, « il y a quatre portes du palais » ; na 3-ma a-he-e
šub.meš, « il y a trois présences et elles sont disposées séparément » ;
4 na-ap-la-sà-tim iš-te-ni-iš iz-za-az-za, « quatre regards se tiennent
ensemble » ; na 4, « il y a quatre regards » ; na 4-ma 2 an.ta 2 ki.ta-
nu gar.meš, « il y a quatre regards, deux sont présents en haut, deux
en bas »24.
4e) par association ou imbrication de deux signes différents ou
davantage, avec ou sans surcharges : i-na zag ki.gub qú-ú i-ṭe-bé-e-ma
i-na gír ra-ki-ba, « un filament plonge à droite de la présence et chevau-
che le chemin » ; na-ap-la-às-tum a-na pa-da-a-nim iq-ri-ib, « le regard
s’approche du chemin » ; igi.bar pa-da-nam i-bi-i[r], « le regard fran-
chit le chemin » ; igi.bar ip-ri-ik-ma pa-da-nam ! (écrit NIM) i-ṭù-ul,
« le regard est placé transversalement et pointe vers le chemin » ; eš
iš-di šu-me-el a-mu-tim ig-mu-ur-ma ri-sa i-na iš-di giš.gu.za ša šu.si
iš(!)-ta-ka-an, « l’amère occupe toute la base gauche du foie et sa tête
est présente sur la base du trône du doigt » ; ki.gub i-ri-ik-ma gír ù
na-aṣ-ra-ap-tam ip-ṭú-ur, « la présence est longue et elle coupe le che-
min et le creuset »25.

21
Nougayrol 1945/1946, 56 : 5 ; Ebeling 1923, no 423 ii 37.
22
Goetze 1947, nos 17 : 13 ; 22 : 15.
23
Goetze 1947, no 11 v 10. Ce présage figure sur la maquette Rutten 1938, no 31 ;
Riemschneider 1965, 132 : 41.
24
Goetze 1947, nos 22 : 11, 12 ; 11 i 23–24, ils sont imbriqués l’un dans l’autre ;
Koch-Westenholz 2000, 115 : 11 ; 129 : 32, 34.
25
Jeyes 1989, no 1 : face 21, rev. 8’ ; Goetze 1947, nos 7 : 22–23 ; 17 : 39 ; Riemschnei-
der 1965, 132 : 44–45.

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40 jean-jacques glassner

5) Les signes fortuits peuvent très habituellement être associés à d’autres


signes, les symptômes d’une pathologie venant se greffer sur des figu-
res anatomiques, composant des associations ou des imbrications de
plusieurs signes : i-na re-eš na-ap-la-às-tim e-ri-iš-tum, « sur la tête du
regard il y a une marque de désir » ; re-eš ki.gub la-ri-a-am i-ši-ma i-na
šà-šu ši-lum na-di, « la tête de la présence a une ramification et en son
centre un trou se trouve » ; i-na re-eš [igi.bar ši-l]u ši-na-ma [ši-ši-tam
ha-ar-mu(?)], « sur la tête du regard il y a deux trous, à droite et à
gauche, et ils sont couverts par une membrane » ; i-na šu-me-el ta-ka-
al-tim pi-iṭ-rum ù ši-lu 2, « à la gauche de la poche il y a une perfo-
ration et deux trous » ; ina sag na bùr ina šà bùr šub-di, « sur la tête
de la présence il y a un trou dans lequel se trouve un (autre) trou » ;
[i-na] i-mi-ti [igi.ba]r giš.tukul ša-ki-im-ma ru-uq-qí i-[mi-tim i-ṭ]ù-ul
ù pi-iṭ-rum a-na pa-ni-šu [i-tu-ra], « sur la droite du regard une arme
est présente et elle pointe vers la partie creuse de droite, en outre, une
fissure est tournée vers sa face antérieure »26.

On pourrait égrener sans fin la liste de ces exemples. Elle nous a per-
mis, déjà, d’aller à l’essentiel, à savoir d’identifier les procédures mises
en œuvre par les devins pour construire les présages. Or, celles-ci sont
en tous points identiques à celles auxquelles les inventeurs de l’écriture
eurent recours, au ive millénaire, pour créer leur grammaire de signes !
Ils commencèrent, en effet, par imaginer un corpus de signes premiers
qu’ils manipulèrent pour fabriquer des signes dérivés. Ils jouèrent
alors des dispositions relatives des premiers sur le support, selon qu’ils
étaient dessinés au miroir, inclinés à droite ou à gauche, inachevés.
Ils les agrémentèrent de surcharges, de hachures, d’enchevêtrements
de traits ou de pointillés, ou les associèrent par doublement ou triple-
ment, parfois en position croisée ou imbriqués les uns dans les autres.
Ils associèrent également deux ou plusieurs signes premiers différents
qui pouvaient, en outre, être augmentés de surcharges27.
Mais il y a plus important encore : ces procédures sont celles-là
mêmes qui sont enseignées dans les écoles où, dans leur grande majorité,
elles sont désignées par un terme approprié : tenû, « incliné » ; zidatenû,
« incliné à droite » ; kabatenû, « incliné à gauche » ; gunû, « hachure » ;

26
Nougayrol 1950, 41 : 26 ; Jeyes 1989, no 1 : rev. 14’ ; Goetze 1947, nos 17 : 24, 61 ;
19 : 11–12 ; Koch-Westenholz 2000, 147 : 113, mais qui comprend différemment.
27
Glassner 2000, ch. VII.

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la fabrique des présages en mésopotamie 41

šessig, « traits enchevêtrés » ; minabi, « doublement » ; gilimmû, « posi-


tion croisée » ; eššaku, « triplement » ; nutilû, « inachevé » ; igigubbû,
« tête-bêche » ; etc.28
En identifiant les présages à des signes d’écriture, les devins font
donc de la grammaire et de la morphologie. Ils ne font pas autre chose
que de reproduire des procédures qu’ils ont apprises à l’école.
À l’occasion, ils n’hésitent pas à comparer la forme d’un présage à un
signe cunéiforme29. En les nommant et les décryptant, ils constituent
un répertoire dont les éléments sont reproductibles et obéissent à des
déterminations de système. Ils sont en effet pensés solidairement ; ils
présentent entre eux un rapport génétique évident ; ils s’organisent en
une unité descriptible et cohérente, forment un tout articulé, jouent
des multiples combinaisons que permettent leurs associations ; ils ont
chacun une forme propre qui les caractérise et, en même temps, ils
se ressemblent et se classent entre eux ; leur usage récurrent met les
devins en mesure de créer des configurations nouvelles qui sont, à
leur tour, stabilisées, mémorisées et intégrées dans le système ; chacun
d’eux porte dans sa structure, dans les médiations par où il est pré-
senté à la pensée, dans son mode de connexion aux autres signes, la
marque de son appartenance au même ensemble.

IV. Les difficultés

Une difficulté naît, cependant, à l’aune de nos propres critères de clas-


sement des signes visuels, les présages paraissant échapper par cer-
tains traits aux caractères généraux des signes graphiques. Plusieurs
paramètres se laissent découvrir, en effet, qui conduisent à les rappro-
cher des signes plastiques. On pense à la dimension, à la forme, à la
relation au support, à la texture et à la couleur. Une fois définis dans
leur forme, qu’ils soient parfaitement calligraphiés ou maladroitement
tracés, où qu’ils se trouvent sur le support, qu’ils soient brodés sur un
tissu, notés à l’encre sur du papier ou gravés dans le marbre, qu’ils
soient bleus, verts ou rouges, les signes graphiques conservent toujours
la même valeur. Or, précisément, la dimension, la forme, la texture et
la couleur sont de nature à influer sur la signification d’un présage. Si

28
Cavigneaux 1983, 611–612.
29
Thompson 1904, p. 43 i 3–4 ; Handcock 1911, p. 1 : 5–6.

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42 jean-jacques glassner

l’on garde en mémoire le discours des devins, on se heurte donc à une


difficulté de taille.
En outre, dans l’usage, comme on a eu déjà l’occasion de le sou-
ligner, le verbe qui signale l’inscription d’un présage sur un support
n’est plus šaṭāru mais eṣēru. Dans le vocabulaire des traités, c’est tou-
jours au second ou au substantif uṣurtu qui en est dérivé qu’il est
fait appel pour dire le tracé d’un présage ; ainsi : ki.gub sag.uš gar-ma
man-ú i-na sag ki.gub e-ṣir, « la présence normale est présente et une
seconde est dessinée sur la tête de la présence » ; ki.gub sag.uš gar-ma
man-ú i-na murub4 ki.gub e-ṣir, « la présence normale est présente et
une seconde est dessinée au mitan de la présence » ; ki.gub sag.uš gar-
ma man-ú i-na suhuš ki.gub e-ṣir, « la présence normale est présente
et une seconde est dessinée à la base de la présence » ; ina sag na igi-et
giš.hur na bùr šub-di, « à la tête de la présence, face au dessin de la
présence, un trou se trouve » ; i-na šu-me-el ta-ka-al-tim ú-ṣú-úr-tum,
« à gauche de la poche, il y a une figure »30.
Considérons donc, successivement, la dimension, la forme, le rap-
port au fond, la texture et la couleur.

1) La dimension
Elle peut être variable. Un commentaire du ier millénaire indique les
dimensions standard d’un certain nombre de sillons présents sur le foie
et identifiés par les devins comme autant de présages31 : na gír ka.du10.
ga kal me.ni silim zé sìg-iṣ igi erín kúr šub aš.te šu.si ni-ru u máš 3 šu.si
ta.àm giš.hur.meš igi tùn man-da ina šu.si gal-ti šu.si lú.hal šu.si as-li
(. . .) 1 šu.si gìr 1/2 šu.si du8 2 šu.si šit-qu 3 šu.si šit-hu, « la présence,
le chemin, la bonne parole, le fort, la porte du palais, l’apaisement, le
choc du front de l’armée ennemie, la base du trône, le doigt, le joug,
et l’excroissance : trois doigts chacun, sont la mesure des dessins sur la
face de la poche, dans le grand doigt, dans le doigt du devin, dans le
doigt de la mesure aslu. (. . .) Un pied : un doigt, une fente : un demi-
doigt, une coupure : deux doigts, une fente longue : trois doigts. » Une
source néo-babylonienne vient confirmer que la longueur de la pré-
sence est normalement de trois doigts, mi-ši-ih-tú na sag.uš 3 šu.si32.
Or, le regard ou la présence, selon l’appellation qu’on lui donne, peut

30
Goetze 1947, nos 63 : 12–14 ; 19 : 8–10 ; Koch-Westenholz 2000, 147 : 110.
31
Thompson 1904, p. 44 i 52–57.
32
Thureau-Dangin 1922, no 6 ii 3.

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la fabrique des présages en mésopotamie 43

être long, igi.bar gíd.da, « le regard est long »/ki.gub i-ri-ik, ou court,
igi.bar du-un-nu-un-ma ik-ta-ri, « le regard est fort mais court »/igi.tab
ka-ia-nu-um ik-ri, « le regard normal est court »33, entendons plus long
ou plus court que la dimension de référence.

2) La forme
Les présages sont des signes reproductibles ; ce sont donc des types
dont les occurrences particulières peuvent présenter des variations
formelles importantes. Si un signe d’écriture conserve invariablement
la même valeur quelle que soit la façon dont on le note, tel n’est pas
le cas pour un présage dont chaque variante graphique est porteuse
d’une signification nouvelle. Ainsi, la marque dite « porte du palais »
peut être large, largement ouverte, fermée, verrouillée, surhaussée.
Quoiqu’il s’agisse toujours de la même marque, chaque modification
de son tracé aboutit à lui conférer une valeur nouvelle : [m]aš <ká>
é.gal ir-pí-iš a-a-a-bu-ú-ka a-na a-bu-li-[ka] i !-ru-bu-n[i-i]k-k[um],
« si la porte du palais est large – tes ennemis t’envahiront par la grand-
porte » ; diš ká é.gal né-pe-el-ku-ú hu-ša-ah-hu-um ib-ba-aš-ši-[i], « si
la porte du palais est largement ouverte – il y aura une famine » ; maš
<ká> é.gal sú-nu-uq i-na ta-ha-zi-im um-ma-nam na-ak-[ra-am] ú-sà-
na-aq ri-qú-sà ša-at-ta-am-mu é.gal ú-sà-na-[qú], « si la porte du palais
est fermée – au cours de la bataille, l’ennemi prendra le contrôle de
l’armée ; à longue échéance : les administrateurs prendront le contrôle
du palais » ; maš <ká> é.gal pi-hi wa-ṣi a-bu-ul-li-ia na-ak-[ru-um]
i-da-ak, « si la porte du palais est verrouillée – l’ennemi vaincra la sor-
tie de ma grand-porte » ; diš ká é.gal šu-uq-qú-ma ša-ki-in bu-uš ma-at
lú.kúr-[ka a-na ma-ti]-ka i-ru-ba-[am], « si la porte du palais est pré-
sente mais surhaussée – les biens du pays de ton ennemi entreront
dans ton pays »34.
La description des présages s’oriente souvent vers des comparaisons
avec des objets qui évoquent des images plastiques, des artefacts, des
minéraux, des végétaux ou leurs parties, des animaux ou partie de
leur anatomie, des pièces de pâtisserie35. Le regard peut être comparé
à un trapèze, igi.bar ki-ma na-al-ba-tim, à un anneau, igi.bar ki-ma

33
Thureau-Dangin 1922, no 6 rev i 17 ; Goetze 1957, 104 : 23 : 1 ; Jeyes 1989, nos 1
rev. 7’–8’ ; 3 iii 10’.
34
Goetze 1947, nos 22 : 13, 14 ; 26 i 25, 26–27, 28–29.
35
Nougayrol 1976.

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44 jean-jacques glassner

un-qì-im, à la trace laissée par un ver, [igi].tab ki-ma ki-bi-is tu-ul-


tim36 ; la présence peut l’être à un croissant de lune, na gim u4.sakàr, à
un serpent, na gim muš, à un arc composite, ki.gub ki-ma til-pa-ni37 ;
la marque de désir, erištum, l’est à un grain de moutarde, kam-tum
gim sah-lu-tú, à un pois chiche, kam-tum gim hal-lu-ur-tú, ou à un
surgeon, kam-tum gim pir-he-e38. Les comparaisons peuvent donner
lieu à des images très suggestives ; ainsi : [. . . igi.bar ki-ma] ša-ša-r[i-im
pu-u]ṭ-ṭu-ur, « le . . . du regard est dentelé comme une scie » ; n[i-r]u
me-[eh]-re-et máš ki-ma ši-in-ni mu-uš-ṭi pu-ṭù-ur, « le joug, face à
l’excroissance, présente des fissures profondes comme les dents d’un
peigne »39. À chaque fois, le sens du présage est modifié.
Dans cette profusion d’images, il est cependant des limites à ne pas
franchir et au-delà desquelles la marque elle-même menace de deve-
nir méconnaissable. Le cas, cependant, peut se produire : igi.bar a-na
giš.tukul i-tu-ur-ma r[u]-qí i-mi-tim [i]-ṭù-ul, « le regard se mue en
arme et pointe vers la partie creuse de droite » ; igi.bar a-na giš.tukul
i-tu-ur-ma ni-ra-am i-ṭù-ul, « le regard se mue en arme et pointe vers
le joug » ; igi.bar a-na giš.tukul i-tu-ur-ma p[a-da-nam] i-ṭù-[ul], « le
regard se mue en arme et pointe vers le chemin »40 ; kal ana giš.tukul
gur-ma nì.tab uš-di, « le fort se mue en arme et est situé dans l’axe
du joug »41. C’est la situation relative du signe sur le fond qui permet
éventuellement son identification.

3) Le rapport au fond
Quelle que soit la relation qu’un signe graphique entretient avec le
fond, qu’il soit placé au centre ou au bord, il conserve toujours la même
signification. Or, tel n’est pas le cas d’un présage. Celui-ci a souvent
une place assignée, un « site », maškanum, qui contribue à son identi-
fication. Mais il a la faculté de le quitter, de se déplacer, sa valeur ora-
culaire changeant selon le lieu où il se trouve. Ainsi : na-ap-la-às-tum
a-na pa-da-a-nim iq-ri-ib, « le regard se rapproche du chemin » ; igi.bar
a-na gír iq-te-ri-ib, « le regard se rapproche étroitement du chemin » ;

36
Goetze 1947, nos 9 : 1 ; 11 ii 7 ; Jeyes 1989, no 2 : 6’.
37
Thompson 1904, p. 39 iii 17 ; Gurney & Hulin 1964, no 308 : 96 ; Van Dijk 1976,
no 83 : 6.
38
Thureau-Dangin 1922, no 4 : 24, 25 ; Ebeling 1923, no 423 iii 7.
39
Goetze 1947, no 17 : 85 ; Nougayrol 1950, 13 : 3.
40
Goetze 1947, no 17 : 26, 27, 30.
41
Boissier 1894–1899, no 6 : 12.

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la fabrique des présages en mésopotamie 45

igi.bar pa-da-nam i-bi-i[r], « le regard franchit le chemin »42 ; mar-tum


in-na-as-ha-am-ma i-na ba-ab é.gal-im ik-tu-un, « l’amère est arrachée
mais elle est fixée fermement sur la porte du palais »43 ; ká é.gal ma-aš-
ka-an-šu i-zi-im-ma a-na e-le-nu-um i-te-li-a-am, la porte du palais a
quitté son site et elle est montée vers le haut dans ma direction »44.
Ce déplacement du présage, il est vrai, peut être source de diffi-
cultés, le devin pouvant peiner à distinguer entre une marque et une
autre. Un commentaire insiste sur ce point : be na gim gír 2.30 zé u gír
2.30 zé gim na gar-in (. . .) be-ma na 2-ma it-lu-pu-ma u bal.meš gír
2.30 zé gim na gar ta-qab-bi be-ma na gim gír 2.30 zé gar-ma u bal-ut
na gim 2.30 zé u gír 2.30 zé gim na gar du11-bi, « si la présence est dis-
posée comme le chemin de gauche de l’amère et le chemin de gauche
de l’amère est disposé comme la présence (. . .). S’il y a deux présences,
elles sont enchevêtrées et renversées, tu diras que le chemin de gauche
de l’amère est disposé comme la présence ; si la présence est disposée
comme le chemin de gauche de l’amère et est renversée, tu diras que
la présence est disposée comme le chemin de gauche de l’amère et le
chemin de gauche de l’amère comme la présence45. »
Les devins envisagent également la possibilité de l’absence d’un
signe, jetant toute la lumière sur cette situation paradoxale pour l’écri-
ture et qui veut qu’un signe absent soit déjà un signe : [igi.bar la i-šu],
« il n’y a pas de regard »46 ; zé la i-šu, « il n’y a pas de vésicule biliaire »47 ;
silim nu gál-ši, « il n’y a pas d’apaisement »48 ; ká é.gal la i-šu, « il n’y
a pas de porte du palais »49. À la place du signe absent, un autre signe
peut faire son apparition : ki.gub nu gar-ma ina maš.gán-ni-šu bùr šub,
« il n’y a pas de présence et sur son site il y a un trou »50. Avec ce // :
na ka-bi-ìs-ma ina maš.gán-šú bùr šub-di, « la présence est effacée et
sur son site il y a un trou »51.

42
Goetze 1947, nos 7 : 22 ; 17 : 38, 39.
43
Goetze 1947, no 31 viii 11–14.
44
Goetze 1947, no 23 : 8.
45
Koch-Westenholz 2000, 148 : 115.
46
Goetze 1947, no 17 : 2.
47
Handcock 1911, p. 9 : 16.
48
Ebeling 1923, no 423 ii 68.
49
Goetze 1947, no 23 : 2.
50
Weidner 1922, no 74 : 8–9.
51
Koch-Westenholz 2000, p. 146 : 101.

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46 jean-jacques glassner

4) La texture
Les allusions à la texture du support ne manquent pas dans les sour-
ces ; selon qu’elle est saine, intacte, abîmée ou souillée, la signification
du signe concerné varie : igi.bar ib-ba-al-ki-it-ma ù ši-ru-<um> šu-lum,
« le regard est renversé et la chair est saine » ; igi.bar ib-ba-al-ki-it-ma ù
ši-ru-um lu-mu-u[n], « le regard est renversé et la chair est en mauvais
état » ; igi.bar ib-ba-al-ki-it-ma mar-tam [i]-ṭù-ul ù ši-rum ša-lim, « le
regard est renversé et pointe vers l’amère et la chair est saine » ; igi.
bar ib-ba-al-ki-it-ma [m]ar-tam i-ṭù-ul ù ši-rum lu-pu-ut, « le regard
est renversé et pointe vers l’amère et la chair est souillée »52 ; da-na-nu
ká é.gal qa-qa-ar zé-tim sa-lim, « le fort, la porte du palais et l’aire de
l’amère sont sains »53.
Cette texture n’est autre que la matière même du support, le corps
biologique de l’animal : ina suhuš na uzu it-kuš, « sur la base de la
présence un lambeau de chair s’est détaché »54 ; zé šub-bat, « l’amère
produit des vibrations »55 ; bùr šub-di-ma uzu ina šà-šú lal-al, « il y a un
trou et un lambeau de chair est en suspension en son sein » ; bùr šub-
di-ma šà-šú úš šá-bu-la dir, « il y a un trou et son intérieur est rempli
par un caillot de sang »56 ; ká é.gal li-pi-iš-tam ma-li, « la porte du palais
est remplie par une sécrétion » ; ká é.gal ši-ra-am ú-du-úh, « la porte du
palais est couverte de chair »57 ; ina bi-rit na u ni-ri bar-ma bùr šub-di,
« à mi-parcours entre la présence et le joug il y a un trou »58.

5) La couleur
Le spectre des couleurs est le blanc, le noir (avec la nuance sombre), le
rouge, le vert ou jaune. À la différence du signe graphique, le paramè-
tre de la couleur influe sur la valeur du signe : [ki.gub] qé-e sa-mu-tim
ṣú-bu-ut, « la présence est solidement connectée à des filaments rou-
ges » ; [ki.g]ub qé-e ṣa-al-mu-ti ṣú-bu-ut, « la présence est solidement
connectée à des filaments noirs » ; ki.gub qé-e pé-e-ṣú-tim ṣú-bu-ut, « la
présence est solidement connectée à des filaments blancs »59 ; i-na re-eš

52
Goetze 1947, nos 16 : 9 et 11 ; 17 : 41–42.
53
Goetze 1957, no 32 : 3.
54
Boissier 1894–1899, no 250 iv 11.
55
Ebeling 1923, no 423 v 29–31.
56
Thureau-Dangin 1922, no 3 rev. 9–10.
57
Goetze 1947, no 24 : 28 et 35.
58
Starr 1978/1979, 50, K 3846 : 7.
59
Jeyes 1989, no 1 : 18–20.

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la fabrique des présages en mésopotamie 47

igi.bar zi-hu-um n[a-d]i-ma mu-šu ṣa-al-[mu], « un kyste est présent


sur la tête du regard et son liquide est noir »60.

Cette description ne serait pas complète s’il n’y figurait un mot sur
les observations tactiles auxquelles les devins peuvent se livrer. Sur les
maquettes de foies antérieures au xviiie siècle, les déictiques faisaient
référence à une telle approche des présages, et c’est précisément là leur
fonction. En se fiant au discours des devins, on aurait pu penser qu’à
partir du xviiie siècle, avec la verbalisation et le recours à l’écriture
cunéiforme, la présence de l’objet n’étant plus indispensable pour que
le signe signifie, et même si elle peut encore être exigée dans une pro-
cédure de vérification, le recours à l’observation tactile avait vécu. Or,
il n’en est rien ; dans leurs descriptions, les devins continuent à en faire
état : wu-ur-[qá-am] 1 šu.si.ta, « des taches jaunes de (la largeur) d’un
doigt chacune »61 ; ta-al-lu ik-bi-ir-ma a-na pi-il-ši-šu ú-ba-ni ú-ši-ri-ib,
« le verrou est épais et dans sa perforation j’introduis mon doigt »62 ;
ká é.gal ri-iq-ma a-na li-bi-šu ši-ta ú-ba-na-ti-ka i-ru-ba, « la porte du
palais est vide et en son sein deux de tes doigts peuvent entrer »63 ; giš.
tukul i-mi-tim i-na re-eš mar-tim ú-ba-an [l]a ṭe4-hi-a-am ša-ki-im-
[ma], « l’arme de droite est présente sur la tête de l’amère sans venir
l’approcher d’un doigt et elle pointe vers la gauche »64.

V. La résolution des difficultés

Un écart semble donc se faire jour entre le discours tenu par les devins
sur l’identité des présages dont ils affirment qu’il s’agit d’autant de
signes d’écriture, et la description beaucoup plus nuancée qu’ils en
offrent. Les signes se montrent récalcitrants à se laisser uniment classer
sous la seule rubrique de l’écriture.
Toutefois, la sémiotique nous enseigne que tout essai de typologie
des signes visuels est vaine, qu’il n’existe nul critère définitif qui per-
mette de séparer un signe graphique d’un signe plastique. Tout réside
dans les motivations, les modes de reconnaissance et de production,
bref, dans l’intentionnalité des producteurs. En un mot, les signes ont

60
Goetze 1947, no 16 : 2.
61
Goetze 1947, no 36 iii 21.
62
Goetze 1947, no 42 iii 31–32.
63
Goetze 1947, nos 4 : 30 ; 25 : 13’.
64
Goetze 1947, no 46 i 12–13.

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48 jean-jacques glassner

tout bonnement l’identité que ces derniers leur donnent65. Partant, il


n’est sans doute pas inutile d’interroger à nouveau les devins méso-
potamiens.
On découvre alors que le verbe eṣēru lui-même peut s’entendre du
geste d’écrire. Lorsque la déesse Lamaštu « trace des traits », uṣ-ṣ[ar],
sur un mur pour indiquer une succession de jours, elle ne fait pas
autre chose que d’écrire une bribe d’un calendrier66. Ces traits tracés
sur un mur sont en tout point similaires aux scarifications faites par
un scribe sur la nuque d’un esclave et qui sont désignées du nom de
mihiṣtu, « trait, touche, coin », un terme qui désigne l’élément de base
de l’écriture cunéiforme67. Les scribes du roi d’Assyrie Sennachérib ne
disent pas autre chose lorsqu’ils évoquent la ville de Ninive šá ul-tu
ul-la it-ti ši-ṭir bu-ru-um-me eṣ-rat-su eṣ-ret, « dont le plan avait été
tracé de tout temps par l’écriture du firmament », entendons par les
étoiles68. Eṣēru et šaṭāru sont donc au centre de deux champs sémanti-
ques qui ont la faculté de se superposer partiellement, l’un n’étant pas
exclusif de l’autre. Quant au substantif uṣurtu/giš.hur, « tracé, figure,
forme, plan, dessin », dérivé de eṣēru, il signale tout trait ou enchevê-
trement de traits formant un signe visuel, qu’il s’agisse d’un signe plas-
tique ou graphique. Dans le contexte de l’aruspicine, le verbe comme
le substantif ont la faculté de renvoyer au tracé d’un présage réputé
être construit à la manière d’un signe d’écriture cunéiforme : ina sag
na igi-et giš.hur na bùr šub-di, « à la tête de la présence, face au dessin
de la présence, il y a un trou69 » ; [k]á é.gal pa-ar-ki-iš e-ṣe-er, « la porte
du palais est dessinée transversalement70 ».
Quant à l’approche tactile que privilégie parfois le devin, elle peut
se réduire elle-même à une approche visuelle. Sans doute, en passant
du symptôme plastique représenté sur une maquette d’argile à la ver-
balisation de ce même symptôme au sein d’un traité, on va de la main
à l’œil, de l’objet à sa représentation, puisque dans le cas de l’écriture,
la communication linguistique transite par le visuel. Mais il est vrai
aussi, comme on a pu le montrer par ailleurs, que le corps biologi-
que de l’animal sacrifié ne s’efface jamais complètement derrière le

65
Eco 1992, passim.
66
Falkenstein 1931, 33 : 15.
67
BM 64622 : 3, cité par CAD M/2, p. 54a, § 1.
68
Luckenbill 1924, 94 : 64s ; 103 : 28s.
69
Koch-Westenholz 2000, 147 : 110.
70
Goetze 1947, no 22 : 16.

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corps écrit du médium. Telle est la caractéristique première de l’ob-


jet religieux que le rituel divinatoire a permis de construire71. On ne
peut que se ranger à l’opinion de Maurice Merleau-Ponty lorsqu’il fait
remarquer que si « l’œil est ce qui a été ému par un certain impact au
monde », il « le restitue au visible par les traces de la main72 ». Mais il y
a davantage. On ne saurait oublier qu’en sumérien le devin se nomme
lú.máš.šu.gíd.gíd, « celui qui manipule le chevreau ». L’approche tactile
est donc une référence à une pratique. D’autre part, il arrive souvent,
dans ce contexte, que le devin parle des présages en se les rapportant
à lui-même, comme dans l’exemple précité : « l’arme de droite est pré-
sente sur le regard sans m’approcher de deux doigts », où la forme du
ventif, [l]a ṭe4-hi-a-am, « sans m’approcher », signale que le regard du
devin s’est transposé sur le présage qu’est le sillon appelé lui-même le
« regard ». C’est que le devin a la capacité de se déplacer et de se mettre
dans la position de ce signe. Autrement dit, la ligne du regard n’est
plus frontale, elle part du site73.
Faisons donc retour aux critères d’ordre plastique que nous avons
cru pouvoir déceler dans les procédures de fabrication des présages :

1) La dimension
On sait qu’au ive millénaire, les inventeurs de l’écriture jouent de
la dimension de certains signes premiers pour fabriquer des signes
nouveaux74.

2) La forme
On a vu comment le même présage appelé « porte du palais » peut se
présenter sous des aspects différents. Il s’agit donc d’une figure com-
posée d’une armature stable et au sein de laquelle des motifs figuratifs
variables peuvent faire leur apparition. Cette manière de construire
l’objet n’est pas sans rappeler l’une des procédures les plus courantes
pour fabriquer un signe d’écriture : associer deux sous-graphies dont
l’une sert de matrice, la seconde de complément sémantique75.

71
Glassner 2008.
72
Cité par Le Guern 2004, 172.
73
Voir également, Simon 2003, 66 : tactile : tout ce que la vue perçoit avec d’autres
sens. Une étude est en cours sur la dimension réflexive de la pensée des devins.
74
Glassner 2000, 168.
75
Glassner 2000, 187s.

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Quant aux comparaisons avec des objets, des animaux ou des arte-
facts aux formes géométriques simples, elles vont jusqu’à englober des
signes d’écriture variés comme NI, BAD, HA, U ou mihiṣtu, soit toute
encoche76, et elles sont traitées à l’instar de ces derniers. Ainsi, plu-
sieurs sources paléo-babyloniennes ou néo-assyriennes suggèrent la
comparaison d’un présage avec des couples de signes d’écriture, AN
et HAL d’une part77, KASKAL et PAP78 d’autre part. La constitution
de ces couples n’est pas indifférente : HAL n’est jamais qu’un signe AN
inachevé, quant à KASKAL, il se compose de deux signes PAP imbri-
qués l’un dans l’autre. Nous sommes au moment où les lettrés envisa-
gent l’univers entier à travers la métaphore de l’écriture cunéiforme,
tout phénomène devenant à leurs yeux un signe graphique. Les objets
et leurs images sont assimilés à des enchevêtrements savamment orga-
nisés de coins !

3) Le rapport au fond
S’agissant du foie, il n’est pas désigné, dans la langue des devins,
par le terme habituel de kabattu, mais au moyen du mot amūtu qui
signifie également présage ; autrement dit, le support des présages est
lui-même déjà un signe omineux. Sur un tel support, à l’image d’une
tablette vierge, l’absence de signe est donc déjà un signe et n’est pas
le degré zéro de l’écriture. Quant aux déplacements que peuvent subir
les signes sur le support, il suffit aux devins d’adapter (en en étendant
la portée) le principe selon lequel un même signe graphique, selon son
orientation sur le support, peut acquérir une valeur nouvelle.

4) La texture
La texture, šīru, constitue déjà, on vient de le voir, un présage en soi.
Or, à bien comprendre la démarche des devins, il apparaît comme
un fait d’évidence qu’ils considèrent la présence de sang, d’un lam-
beau de chair ou de graisse à l’image d’une surcharge venant altérer
le sens d’un signe d’écriture. Ainsi, l’expression mar-t[um l]i-ib-ba-ša
li-pi-a-am ma-li, « l’intérieur de l’amère est plein de graisse79 », si elle
décrit un fait objectif, se laisse analyser comme la description d’un

76
En général, Nougayrol 1976.
77
Jeyes 1989, no 2 : 7’–8’ ; Handcock 1911, p. 1 : 1–2 ; Thompson 1904, p. 43 i 1–2.
78
Goetze 1947, no 17 : 47–48 ; Handcock 1911, p. 1 : 3–4.
79
Goetze 1947, no 31 i 1–3.

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signe d’écriture formé par deux sous-graphies imbriquées l’une dans


l’autre. Après tout, la verbalisation des symptômes plastiques n’est
jamais qu’un projet rhétorique.

5) La couleur
Les couleurs sont conçues à leur tour comme des surcharges ayant
même fonction que toutes les autres, qu’il s’agisse d’écriture ou de pré-
sages, comme les exemples suivants le mettent clairement en évidence,
ainsi ce couple de sentences : igi.bar la i-ba-<aš>-ši-ma i-na ma-aš-[k]
a-ni-ša zi-hu-[um na-di], « il n’y a pas le regard et sur son site il y a
un kyste » ; igi.bar la i-ba-aš-ši-ma i-na ma-[aš-k]a-ni-[š]a [zi-hu-um
na-di-m]a ù ta-ri-ik, « il n’y a pas le regard et sur son site il y a un kyste
et il est sombre »80 ; ou l’hexade : [ina sag n]a [bùr].meš 2 i-ri-a šub.meš
u šad-du, « sur la pointe de la présence deux trous se trouvent côte à
côte et ils sont allongés » ; [ina sag na bùr.meš 2 i-ri-a šub.meš u] ge6.
meš, « sur la pointe de la présence deux trous se trouvent côte à côte
et ils sont noirs » ; [ina sag na bùr.meš 2 i-ri-a] šub.meš u babbar.meš,
« sur la pointe de la présence deux trous se trouvent côte à côte et ils
sont blancs » ; ina sag na bùr.[meš 2 i-ri]-a šub.meš u sig7.meš, « sur
la pointe de la présence deux trous se trouvent côte à côte et ils sont
jaunes/verts » ; ina sag na bùr.meš 2 i-ri-a šub.meš u ši-ši-tú ár-mu,
« sur la pointe de la présence deux trous se trouvent côte à côte et ils
sont couverts par une membrane » ; [ina] sag na bùr.meš 2 i-ri-a šub.
meš u šà-šú-nu gu ṣa-bit, « sur la pointe de la présence deux trous se
trouvent côte à côte et un filament les connecte »81.

Le doute n’est donc plus permis. Les présages sont des objets construits,
le résultat d’opérations mentales et non d’une perception immédiate
de choses concrètes. Au plus tard à partir du xviiie siècle, ils consti-
tuent aux yeux des devins autant de signes graphiques, leurs modes
d’identification, de construction et de lecture étant ceux-là mêmes qui
président à la fabrication et au déchiffrement des signes d’écriture et
qui leur ont été enseignés, lors de leurs années d’apprentissage, dans
les écoles. Mais les devins ne se contentent pas de mettre en application
les règles qu’ils ont apprises, ils en exploitent toutes les potentialités et
en généralisent les applications à des registres toujours plus larges.

80
Goetze 1947, no 16 : 4 ; 7–8.
81
Biggs 1974, 353–354 : 4, 6–10.

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Parallèlement à la verbalisation des données et à leur mise par écrit


dans des traités, on est donc passé du signe plastique au signe graphi-
que. Le mouvement semble avoir été initié au xviiie siècle, une période
où l’écriture prend une importance toujours plus centrale. Avec l’auto-
rité de l’image apparaît désormais la performativité de l’écriture !
Dans le présage, signe d’écriture, c’est l’ordre combinatoire des par-
ties qui fait sens, associant image et langue, car il ne s’agit pas, malgré
les apparences, avec la verbalisation et pour les auteurs des traités,
d’une simple transformation d’images en mots car, ici, comme dans
toute écriture, le linguistique vient se mêler du visuel, impliquant une
mutation du regard.

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