Habermas
Habermas
Habermas
Jürgen Habermas
S.E.R. | « Études »
Jürgen H abermas
L
*. Cet article est extrait e 9 avril 1991, à l’occasion du décès de Max Frisch, eut
d ’u n l i v re d e Jü r gen lieu, en l’église Saint-Pierre de Zurich, une cérémonie
Habermas en discussion
avec ses amis jésuites de funèbre. Karin Pilliod, sa compagne, lut pour com-
Munich, L’espace public et mencer une brève déclaration du défunt :
la religion, qui doit paraître
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Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2008 – n° 4094 337
On peut interpréter ce geste comme l’expression d’une
mélancolie face à ce qui a irrémédiablement disparu. Mais on
peut aussi y voir la mise en cérémonie d’un événement para-
doxal, qui dit quelque chose de la raison séculière : la hantise
que le rapport qu’elle entretient avec la religion ne soit clarifié
qu’en apparence et demeure, au fond, opaque. Dans le même
temps, l’Eglise — quand bien même s’agissait-il de l’Eglise
réformée de Zwingli — dut, elle aussi, vaincre ses propres
réticences pour permettre cette cérémonie laïque, « sans
amen », dans l’espace consacré de ses murs. Il existe une dia-
lectique caractéristique entre la compréhension que la moder-
nité éclairée par la philosophie a d’elle-même et la
compréhension théologique que les grandes religions univer-
selles ont d’elles-mêmes, elles qui se présentent dans cette
modernité comme l’élément le plus encombrant venu du
passé.
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sant, parlant et agissant. Du même coup, la synthèse de la
raison et de la foi, qui avait été produite d’Augustin à Thomas
d’Aquin, s’est trouvée brisée. Certes, la philosophie s’est alors
réapproprié de manière critique l’héritage grec sous la forme,
disons, d’une pensée « postmétaphysique », mais ce fut pour
repousser dans le même temps le savoir sotériologique judéo-
chrétien. Alors qu’elle intègre la métaphysique à l’histoire de
sa propre formation, elle se comporte désormais vis-à-vis de
la révélation et de la religion comme si celles-ci lui étaient
étrangères, extérieures. Tenir à distance n’étant pas rompre
de fait, la religion est aujourd’hui présente sous un autre
mode que ne l’est la métaphysique. On ne colmatera certes
pas la brèche qui s’est ouverte entre la connaissance du monde
et le savoir issu de la révélation. Pourtant, dès lors que la rai-
son séculière prend au sérieux l’origine commune de la phi-
losophie et de la religion à partir de ce qui a révolutionné les
images du monde à l’époque axiale (au milieu du premier
millénaire avant l’ère chrétienne), l’angle sous lequel la pen-
sée postmétaphysique rencontre la religion se modifie.
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avec leurs traditions ancrées – l’une à Jérusalem, l’autre à
Athènes –, appartiennent tous deux à l’histoire de la genèse
de cette raison séculière qui est aujourd’hui le médium par
lequel les fils et les filles de la modernité se comprennent
quant à ce qu’ils sont et à la position qu’ils occupent dans le
monde. Cette raison moderne n’apprendra à se comprendre
que si elle clarifie sa position par rapport à la conscience reli-
gieuse contemporaine, devenue conscience réfléchie ; et ce,
en appréhendant l’origine commune des deux formes com-
plémentaires de l’esprit auxquelles a donné lieu cette poussée
de la période axiale 3. 3. [N.d.T.] L’expression est
due à Karl Jaspers (cf.
Origine et sens de l’histoire,
En parlant de deux formes complémentaires de l’esprit, trad. H. Naef et W.Achter-
je vais à l’encontre de deux positions : d’une part, celle soute- berg, Plon, 1954) et désigne
la seconde partie du pre-
nue par une pensée bornée, qui se dit éclairée mais ne l’est mier mi l lénaire avant
guère sur elle-même, et conteste à la religion tout contenu notre ère, c’est-à-dire la
raisonnable ; également celle défendue par Hegel, pour qui la Chine de Confucius et Lao-
Tseu, l’Inde de Bouddha,
religion constitue sans nul doute une forme de l’esprit tou- la Perse de Zoroastre, la
jours digne d’être remise en mémoire, mais qui se présente, Palestine des prophètes et
la Grèce des philosophes et
selon lui, sous la forme d’une « pensée de la représentation4 », des tragiques, période au
subordonnée à la philosophie. La foi recèle, pour le savoir, cours de laquelle se produi-
quelque chose d’opaque, qui ne peut être ni désavoué, ni
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conforter les commandements de sa morale de justice
qu’elles ne les contrecarrent.
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sés. Les mouvements évangéliques gagnent de plus en plus de
terrain en Amérique latine, en Chine, en Corée du Sud et aux
Philippines, alors que les mouvements islamistes se déploient
depuis le Proche-Orient et l’Afrique du Nord jusqu’au delà
du Sahara, ainsi qu’en Asie du Sud-Est, où l’Indonésie réunit
la plus importante population musulmane du monde. Cette
revitalisation augmente la fréquence des conflits entre grou-
pes religieux et confessions. Même si nombre de ces conflits
sont déclenchés par d’autres causes, leur encodage religieux
attise les braises. Depuis le 11 septembre 2001, surtout, c’est
l’instrumentalisation politique de l’islam qui défraie la chro-
nique ; or, sans le Kulturkampf5 de la droite religieuse en 5. [N. d. T.] « Lutte pour la
faveur de cette politique que Thomas Assheuer qualifie d’« as- civilisation » ; l’expression
a été utilisée par les bis-
sociation péremptoire entre l’exportation de la démocratie et marckiens au début des
le néo-libéralisme6 », George W. Bush n’aurait sans doute pas années 1870, dans le conflit
qui opposa l’Etat prussien
obtenu la majorité. à l’Eglise catholique, dési-
gnée comme un parti de
Le noyau dur des chrétiens « recommençants7 » se l’étranger et de l’obscuran-
tisme, alors qu’elle s’oppo-
caractérise par une manière de penser fortement marquée sait avec force à la recon-
par un fondamentalisme fondé sur une interprétation litté- naissance par les Etats des
« erreurs de notre temps »
rale des Ecritures saintes. Une telle tournure d’esprit – qu’elle (panthéisme, naturalisme,
se manifeste sous sa forme islamiste, chrétienne, juive ou
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de cette nature ont dominé une bonne part de l’histoire 6. Thomas Assheuer, « Wer
moderne européenne ; non seulement ils se répètent actuelle- erlöst uns vom Kapital ? »,
Die Zeit, 18 janvier 2007,
ment entre le monde occidental et le monde musulman, mais n° 4, p. 39.
aussi, à l’intérieur même de la société libérale, entre groupes 7. [N. d. T.] C’est ainsi que
militants de citoyens religieux et de citoyens laïcistes. Nous sont désignés en français
pouvons considérer ces conflits soit comme des luttes de pou- les chrétiens baptisés éloi-
gnés de la religion, ou qui
voir entre la puissance étatique et les mouvements religieux, ne l’ont jamais pratiquée et
soit comme des affrontements entre des convictions laïques y viennent ou reviennent,
le plus souvent au sein de
et des convictions religieuses.
g roupes « cha r ismat i-
ques ». En anglais : born
Du point de vue de la politique du pouvoir, l’Etat, neu- again Christians.
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catholique avant Vatican II s’était adaptée de cette manière.
Mais, pour des raisons qui vont bien au delà de l’instabilité
que peut provoquer un arrangement obtenu sous la contrainte,
l’Etat libéral ne peut se satisfaire d’un tel modus vivendi. En
effet, en tant qu’Etat de droit démocratique, il dépend d’une
légitimation enracinée dans des convictions.
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ques. L’Etat libéral garantit en effet à chacun l’égale liberté de
pratiquer sa religion, mais il ne le fait pas seulement pour pré-
server la tranquillité et l’ordre, il le fait aussi pour cette raison
normative qu’il doit protéger la liberté de foi et de conscience
de chacun. Pour cette raison même, il ne peut donc exiger de
ses citoyens religieux ce qui serait inconciliable avec une exis-
tence authentiquement vécue « dans la foi ».
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nité. Il a, du même coup, apporté une réponse négative à la
question de savoir si la théologie chrétienne doit se colleter
avec les défis de la raison moderne, postmétaphysique. Le
Pape s’autorise de la synthèse opérée, d’Augustin à Thomas
d’Aquin, entre la métaphysique grecque et la foi biblique pour
contester implicitement que la polarisation qui s’est produite,
aux cours des Temps modernes, autour de la foi, d’une part,
et du savoir, de l’autre, avait quelque raison d’être. Bien qu’il
critique « l’idée qu’il faille remonter en deçà des Lumières et
8 . [N. d. T.] Nous citons la rejeter les intuitions de l’époque moderne8 », il s’arc-boute et
version française officielle, résiste à la force des arguments établissant la fracture de cette
diffusée sous de multiples
formes par la Libreria édi- synthèse entre les deux visions du monde.
trice vaticana.
Pourtant, le pas qui va de Duns Scott au nominalisme
9 . [ N . d . T.] J ü r g e n
non seulement débouche sur le Dieu de volonté du protestan-
Habermas renvoie ici aux
discours du Pape, qui tisme, mais aplanit aussi le chemin qui conduit à la science
dénonce trois vagues de moderne de la nature. Le tournant critique opéré par Kant
déshellénisation : la pre-
mière est la Réforme (xvie
conduit non seulement à une critique des preuves de l’exis-
siècle et suiva nts) ; la tence de Dieu, mais aussi au concept d’autonomie sans lequel
seconde celle de la théolo- notre compréhension moderne du droit et de la démocratie
gie libérale (fin xixe - début
xxe), qui s’alimente aux n’aurait pas été possible. Quant à l’historicisme, il n’implique
pas, ipso facto, que la raison en proie au relativisme se renie
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