Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

Habermas

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 10

L'ESPACE PUBLIC ET LA RELIGION

Une conscience de ce qui manque

Jürgen Habermas

S.E.R. | « Études »

2008/10 Tome 409 | pages 337 à 345


ISSN 0014-1941
Article disponible en ligne à l'adresse :
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
https://www.cairn.info/revue-etudes-2008-10-page-337.htm
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour S.E.R..


© S.E.R.. Tous droits réservés pour tous pays.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)


L’Essai du mois

L’espace public et la religion


Une conscience de ce qui manque*

Jürgen H abermas

L
*. Cet article est extrait e 9 avril 1991, à l’occasion du décès de Max Frisch, eut
d ’u n l i v re d e Jü r gen lieu, en l’église Saint-Pierre de Zurich, une cérémonie
Habermas en discussion
avec ses amis jésuites de funèbre. Karin Pilliod, sa compagne, lut pour com-
Munich, L’espace public et mencer une brève déclaration du défunt :
la religion, qui doit paraître
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


en français au mois de
novembre 2008, aux édi- Donnons la parole aux proches et sans amen. Je remercie les pas-
tions Gallimard. La tra- teurs de Saint-Pierre de Zurich […] qui ont autorisé que le cer-
duction est de Christian
cueil soit présent dans l’église durant notre cérémonie d’adieu.
Bouchindhomme. Nous
remercions les éditions Les cendres seront dispersées quelque part.
Gallimard de nous avoir
autorisé à publier ces
« bonnes feuilles ». Deux amis prirent la parole. Ni prêtre, ni bénédiction. Dans
l’assistance, on dénombrait surtout des intellectuels, dont la
plupart n’étaient guère préoccupés d’Eglise ou de religion. Et
c’est Max Frisch lui-même qui avait composé le menu du
repas qui suivit. A l’époque, je ne m’étais pas étonné de cette
cérémonie. Pourtant, sa forme, le lieu et le déroulement lui-
même ont de quoi étonner. Max Frisch — agnostique, refu-
sant toute profession de foi — a manifestement ressenti le
caractère pénible des inhumations non religieuses et a
démontré publiquement, par le choix de ce lieu, que la moder-
nité éclairée n’avait pas encore trouvé de véritable équivalent
1. [N. d. T.] en français à un accomplissement religieux de l’ultime rite de passage 1,
dans le texte. conclusion d’une vie.

Philosophe et sociologue allemand

Études – 14, rue d’Assas – 75006 Paris – Octobre 2008 – n° 4094 337
On peut interpréter ce geste comme l’expression d’une
mélancolie face à ce qui a irrémédiablement disparu. Mais on
peut aussi y voir la mise en cérémonie d’un événement para-
doxal, qui dit quelque chose de la raison séculière : la hantise
que le rapport qu’elle entretient avec la religion ne soit clarifié
qu’en apparence et demeure, au fond, opaque. Dans le même
temps, l’Eglise — quand bien même s’agissait-il de l’Eglise
réformée de Zwingli — dut, elle aussi, vaincre ses propres
réticences pour permettre cette cérémonie laïque, « sans
amen », dans l’espace consacré de ses murs. Il existe une dia-
lectique caractéristique entre la compréhension que la moder-
nité éclairée par la philosophie a d’elle-même et la
compréhension théologique que les grandes religions univer-
selles ont d’elles-mêmes, elles qui se présentent dans cette
modernité comme l’élément le plus encombrant venu du
passé.

L’enjeu n’est pas d’établir un compromis nébuleux


entre des positions inconciliables. Nous ne pourrons nous
soustraire à l’alternative entre un point de vue anthropocen-
trique et le point de vue de Sirius de la pensée théo- ou cos-
mocentrique. Mais une chose est de parler les uns avec les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


autres, une autre de seulement parler les uns sur les autres.
Dans le premier cas, deux présuppositions doivent être satis-
faites. Du côté de la religion, on doit reconnaître l’autorité de
la raison « naturelle », donc les résultats faillibles des sciences
institutionnalisées et, dans les domaines du droit et de la
morale, les principes d’un égalitarisme universaliste. De son
côté, la raison séculière ne peut s’ériger en juge des vérités de
la foi, quand bien même, au résultat, elle n’acceptera comme
raisonnable que ce qu’elle peut traduire dans ses propres dis-
cours, par principe accessibles à tous. Si la première présup-
position ne peut être tenue pour triviale du point de vue
théologique, la seconde ne l’est pas davantage du point de vue
philosophique.

La science moderne a contraint la raison philosophi-


que, devenue autocritique, à rompre avec les constructions
métaphysiques qui appréhendaient la nature et l’histoire
comme un tout. Un champ de la réflexion chassant l’autre, la
nature et l’histoire ont été déférées aux juridictions des scien-
ces empiriques, et n’ont laissé à la philosophie guère plus que
ce qui a trait aux compétences générales du sujet connais-

338
sant, parlant et agissant. Du même coup, la synthèse de la
raison et de la foi, qui avait été produite d’Augustin à Thomas
d’Aquin, s’est trouvée brisée. Certes, la philosophie s’est alors
réapproprié de manière critique l’héritage grec sous la forme,
disons, d’une pensée « postmétaphysique », mais ce fut pour
repousser dans le même temps le savoir sotériologique judéo-
chrétien. Alors qu’elle intègre la métaphysique à l’histoire de
sa propre formation, elle se comporte désormais vis-à-vis de
la révélation et de la religion comme si celles-ci lui étaient
étrangères, extérieures. Tenir à distance n’étant pas rompre
de fait, la religion est aujourd’hui présente sous un autre
mode que ne l’est la métaphysique. On ne colmatera certes
pas la brèche qui s’est ouverte entre la connaissance du monde
et le savoir issu de la révélation. Pourtant, dès lors que la rai-
son séculière prend au sérieux l’origine commune de la phi-
losophie et de la religion à partir de ce qui a révolutionné les
images du monde à l’époque axiale (au milieu du premier
millénaire avant l’ère chrétienne), l’angle sous lequel la pen-
sée postmétaphysique rencontre la religion se modifie.

Au fil de l’histoire occidentale, la pensée métaphysi-


que a assurément aménagé avec le christianisme une division
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


du travail, afin qu’elle n’ait plus à administrer les biens de
salut quêtés dans la contemplation ; mais, dans ses débuts pla-
toniciens, la philosophie promettait aussi à ses disciples une
rédemption par la contemplation, à l’instar des autres reli-
gions cosmocentriques se référant à un monde des idées – en
particulier les « religions de l’idée » de l’Orient qu’évoque
2. [N. d. T.] Max Weber Max Weber2. Eu égard au déplacement cognitif qu’a repré-
distingue les religions senté le passage du mythe au logos, la métaphysique a alors
orientales, qu’il présente
com me « rel ig ions de trouvé place auprès de toutes les visions du monde apparues
l’idée » (Gedankensreli- à la même époque, monothéisme mosaïque inclus. Toutes ont
gionen) débouchant sur la
contemplation, des reli-
permis de porter, à partir d’un point de vue transcendantal,
gions occidentales, qui un regard sur le monde appréhendé comme un tout, et de dis-
seraient des religions de la tinguer ainsi les phénomènes fugaces des essentialités qui
conviction et du compor-
tement intimes (Gesin- sont au fondement du monde. Cela ayant conduit à réfléchir
nungsreligionen) à la position de l’individu dans ce monde, une conscience
débouchant sur l’ascèse.
nouvelle de la contingence historique et de la responsabilité
du sujet agissant est alors née.

Or, si des images religieuses et métaphysiques du


monde ont entraîné des processus d’apprentissage analo-
gues, cela signifie que les deux modes de la foi et du savoir,

339
avec leurs traditions ancrées – l’une à Jérusalem, l’autre à
Athènes –, appartiennent tous deux à l’histoire de la genèse
de cette raison séculière qui est aujourd’hui le médium par
lequel les fils et les filles de la modernité se comprennent
quant à ce qu’ils sont et à la position qu’ils occupent dans le
monde. Cette raison moderne n’apprendra à se comprendre
que si elle clarifie sa position par rapport à la conscience reli-
gieuse contemporaine, devenue conscience réfléchie ; et ce,
en appréhendant l’origine commune des deux formes com-
plémentaires de l’esprit auxquelles a donné lieu cette poussée
de la période axiale 3. 3. [N.d.T.] L’expression est
due à Karl Jaspers (cf.
Origine et sens de l’histoire,
En parlant de deux formes complémentaires de l’esprit, trad. H. Naef et W.Achter-
je vais à l’encontre de deux positions : d’une part, celle soute- berg, Plon, 1954) et désigne
la seconde partie du pre-
nue par une pensée bornée, qui se dit éclairée mais ne l’est mier mi l lénaire avant
guère sur elle-même, et conteste à la religion tout contenu notre ère, c’est-à-dire la
raisonnable ; également celle défendue par Hegel, pour qui la Chine de Confucius et Lao-
Tseu, l’Inde de Bouddha,
religion constitue sans nul doute une forme de l’esprit tou- la Perse de Zoroastre, la
jours digne d’être remise en mémoire, mais qui se présente, Palestine des prophètes et
la Grèce des philosophes et
selon lui, sous la forme d’une « pensée de la représentation4 », des tragiques, période au
subordonnée à la philosophie. La foi recèle, pour le savoir, cours de laquelle se produi-
quelque chose d’opaque, qui ne peut être ni désavoué, ni
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


sirent, indépendamment
les uns des autres, les évé-
admis en bloc. C’est bien ce qui se reflète dans le caractère nements culturels qui sont
infini de la controverse qu’engage une raison autocritique et encore à la base de toutes
les grandes civilisations
disposée à apprendre, en présence de convictions religieuses. actuelles.
Cette controverse peut permettre à la société séculière d’avoir
une conscience plus aiguë de ce qui, dans les traditions reli- 4 .[N. d. T.] On traduit le
plus souvent vorstellendes
gieuses de l’humanité, demeure non converti. La sécularisa-
Denken par « pensée repré-
tion a moins la fonction d’un filtre qui empêcherait le passage sentative », mais le français
des contenus traditionnels, que celle d’un transformateur qui est équivoque, en ce qu’il
permet de supposer qu’il
modifie le courant provenant de la tradition. s’agirait d ’une pensée
« représentant » quelque
Ce qui motive mon intérêt pour la question de la foi et chose ou quelqu’un ; or,
Hegel, largement glosé
du savoir, c’est le désir de mobiliser la raison moderne contre ensuite par Heidegger,
le défaitisme qu’elle couve en son sein. La pensée postméta- entend par là que la reli-
gion, à la différence de la
physique peut très bien surmonter seule ce défaitisme lors- philosophie, procède par
qu’il se manifeste dans les accents postmodernes mis sur la Vorstellungen, c’est-à-dire
« dialectique de la raison », ou dans la foi servile en la science par représentations, par
« images » de l’esprit, plu-
dont fait preuve le naturalisme ; mais il en va autrement d’une tôt que par concepts.
raison pratique qui ne peut plus compter sur la caution d’une
philosophie de l’histoire, et qui s’est mise à désespérer de la
force motivante de ses bonnes raisons, tant il est vrai que les
tendances au déraillement de la modernité viennent moins

340
conforter les commandements de sa morale de justice
qu’elles ne les contrecarrent.

La raison pratique fournit des justifications destinées


aux concepts égalitaires et universalistes du droit et de la
morale, lesquels définissent la liberté de l’individu et les rela-
tions individuelles de l’un à l’autre, en invoquant une intelli-
gence normative. Mais la décision d’agir de manière solidaire
face à des dangers qui ne peuvent être conjurés que par le
recours à des contraintes collectives n’est pas seulement une
affaire d’intelligence. Kant a voulu compenser les faiblesses
de la morale de la raison par les exhortations contenues dans
sa philosophie de la religion. Cependant, à la lumière même
de cette fragile morale de la raison, on comprend bien pour-
quoi les images conservées dans la religion de la totalité
morale – du royaume de Dieu sur terre – ne peuvent, en tant
qu’idéaux porteurs d’une obligation collective, que se dérober
à la raison éclairée. Néanmoins, la raison pratique manque sa
propre destination si elle n’a plus la force de faire prendre
conscience aux cœurs profanes que la solidarité, partout
dans le monde, est offensée ; si elle n’a plus la force d’éveiller
et d’entretenir une conscience de ce qui manque, de ce qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


scandalise.

Cela pourrait-il aider la pensée postmétaphysique à


sortir de ce dilemme si l’on portait sur la généalogie de la rai-
son un autre regard ? Cela jetterait, en tout cas, une autre
lumière sur ce processus d’apprentissage dans lequel la rai-
son politique de l’Etat libéral et la religion se sont d’ores et
déjà mutuellement impliquées. Je pense, disant cela, aux
conflits qui résultent aujourd’hui de l’inattendu renouveau
spirituel et du rôle politique préoccupant que jouent les com-
munautés religieuses – notamment l’islam et le christia-
nisme, qui, outre le nationalisme hindou, sont les principales
sources d’inquiétude.

Du point de vue de l’extension géographique, les com-


munautés religieuses qui prospèrent ne sont pas celles (telles
les Eglises protestantes en Allemagne ou en Grande-Bretagne)
qui sont constituées à l’échelle d’une nation, mais, d’une
part, l’Eglise catholique mondiale et, d’autre part, les mouve-
ments évangéliques et islamistes ; ceux-ci opèrent également
à l’échelle mondiale, mais par le biais de réseaux décentrali-

341
sés. Les mouvements évangéliques gagnent de plus en plus de
terrain en Amérique latine, en Chine, en Corée du Sud et aux
Philippines, alors que les mouvements islamistes se déploient
depuis le Proche-Orient et l’Afrique du Nord jusqu’au delà
du Sahara, ainsi qu’en Asie du Sud-Est, où l’Indonésie réunit
la plus importante population musulmane du monde. Cette
revitalisation augmente la fréquence des conflits entre grou-
pes religieux et confessions. Même si nombre de ces conflits
sont déclenchés par d’autres causes, leur encodage religieux
attise les braises. Depuis le 11 septembre 2001, surtout, c’est
l’instrumentalisation politique de l’islam qui défraie la chro-
nique ; or, sans le Kulturkampf5 de la droite religieuse en 5. [N. d. T.] « Lutte pour la
faveur de cette politique que Thomas Assheuer qualifie d’« as- civilisation » ; l’expression
a été utilisée par les bis-
sociation péremptoire entre l’exportation de la démocratie et marckiens au début des
le néo-libéralisme6 », George W. Bush n’aurait sans doute pas années 1870, dans le conflit
qui opposa l’Etat prussien
obtenu la majorité. à l’Eglise catholique, dési-
gnée comme un parti de
Le noyau dur des chrétiens « recommençants7 » se l’étranger et de l’obscuran-
tisme, alors qu’elle s’oppo-
caractérise par une manière de penser fortement marquée sait avec force à la recon-
par un fondamentalisme fondé sur une interprétation litté- naissance par les Etats des
« erreurs de notre temps »
rale des Ecritures saintes. Une telle tournure d’esprit – qu’elle (panthéisme, naturalisme,
se manifeste sous sa forme islamiste, chrétienne, juive ou
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


rationalisme, indifféren-
hindouiste importe peu – heurte de front les convictions de tisme, latitudinarisme,
protestantisation, sécula-
la modernité. Sur le plan politique, les conflits éclatent à pro- risation, libéralisme, etc.).
pos de la neutralité du pouvoir étatique par rapport aux Le Kulturkampf n’est pas
sans lien avec la lutte pour
visions du monde, c’est-à-dire de l’égale liberté religieuse la laïcité qu’engagea la IIIe
pour tous, en même temps qu’à propos de l’émancipation de République une décennie
la science vis-à-vis de toute autorité religieuse. Des conflits plus tard.

de cette nature ont dominé une bonne part de l’histoire 6. Thomas Assheuer, « Wer
moderne européenne ; non seulement ils se répètent actuelle- erlöst uns vom Kapital ? »,
Die Zeit, 18 janvier 2007,
ment entre le monde occidental et le monde musulman, mais n° 4, p. 39.
aussi, à l’intérieur même de la société libérale, entre groupes 7. [N. d. T.] C’est ainsi que
militants de citoyens religieux et de citoyens laïcistes. Nous sont désignés en français
pouvons considérer ces conflits soit comme des luttes de pou- les chrétiens baptisés éloi-
gnés de la religion, ou qui
voir entre la puissance étatique et les mouvements religieux, ne l’ont jamais pratiquée et
soit comme des affrontements entre des convictions laïques y viennent ou reviennent,
le plus souvent au sein de
et des convictions religieuses.
g roupes « cha r ismat i-
ques ». En anglais : born
Du point de vue de la politique du pouvoir, l’Etat, neu- again Christians.

tre par rapport aux visions du monde, peut s’accommoder de


ce que les communautés religieuses consentent simplement à
s’adapter à une liberté religieuse et scientifique imposée et
garantie par le droit. Ainsi, par exemple, on dira que l’Eglise

342
catholique avant Vatican II s’était adaptée de cette manière.
Mais, pour des raisons qui vont bien au delà de l’instabilité
que peut provoquer un arrangement obtenu sous la contrainte,
l’Etat libéral ne peut se satisfaire d’un tel modus vivendi. En
effet, en tant qu’Etat de droit démocratique, il dépend d’une
légitimation enracinée dans des convictions.

Pour obtenir cette légitimation, il doit s’appuyer sur


des raisons qui, au sein d’une société pluraliste, peuvent être
de la même manière acceptées par des citoyens non croyants
et croyants, quelle que soit leur vision du monde ou leur reli-
gion. L’Etat constitutionnel doit non seulement agir de façon
neutre par rapport aux visions du monde, mais également
reposer sur des fondements normatifs pouvant être justifiés
au moyen de raisons elles aussi neutres par rapport aux
visions du monde – c’est-à-dire postmétaphysiques. Or, face
à une telle exigence normative, les communautés religieuses
peuvent difficilement rester muettes. C’est pourquoi inter-
vient, ici, le processus d’apprentissage complémentaire dans
lequel les deux parties, laïque et religieuse, s’impliquent
mutuellement.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


Au lieu de s’adapter contre son gré à des contraintes
imposées de l’extérieur, la religion doit accepter de reconnaî-
tre, à partir de raisons qui lui sont propres, la neutralité de
l’Etat par rapport aux visions du monde, les mêmes libertés
pour toutes les communautés religieuses et l’indépendance
des sciences institutionnalisées. C’est un pas considérable
par rapport aux conséquences qu’il entraîne. En effet, cela
signifie que, non seulement la violence politique et la
contrainte morale par imposition de vérités religieuses sont
désavouées, mais aussi que, confrontée à la nécessité de met-
tre en relation ses propres vérités de foi – tant avec celles pro-
fessées par des puissances concurrentes dans le domaine de
la foi, qu’avec le monopole des sciences sur la production de
la connaissance du monde –, la conscience religieuse y par-
vient désormais par la réflexion.

De son côté, l’Etat laïque qui, dans sa légitimation par le


droit rationnel, apparaît désormais comme une forme de l’es-
prit et non plus seulement comme une force empirique, doit
lui aussi permettre qu’il lui soit demandé de ne pas soumettre
ses citoyens religieux à des obligations pour le moins asymétri-

343
ques. L’Etat libéral garantit en effet à chacun l’égale liberté de
pratiquer sa religion, mais il ne le fait pas seulement pour pré-
server la tranquillité et l’ordre, il le fait aussi pour cette raison
normative qu’il doit protéger la liberté de foi et de conscience
de chacun. Pour cette raison même, il ne peut donc exiger de
ses citoyens religieux ce qui serait inconciliable avec une exis-
tence authentiquement vécue « dans la foi ».

L’Etat a-t-il le droit d’ordonner à ses citoyens de scin-


der leur existence en deux, une existence publique et une
existence privée, en leur faisant, par exemple, obligation de
justifier leurs prises de position dans la sphère publique uni-
quement au moyen de raisons non religieuses ? Ou bien, cette
obligation de recourir à un langage neutre par rapport aux
visions du monde doit-elle seulement valoir pour le person-
nel politique, amené à prendre des décisions destinées à avoir
force de droit au sein des institutions de l’Etat ? Or, si des pri-
ses de position fondées sur des motifs religieux acquièrent
une place légitime dans la sphère publique politique, il sera
alors officiellement reconnu, du côté de la communauté poli-
tique, que des assertions religieuses peuvent contribuer de
manière sensée à la clarification de questions de principe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


sujettes à controverse.

Cela soulève la question d’une traduction ultérieure


de leur contenu raisonnable en une langue offrant un accès
public ; mais pas seulement : l’Etat libéral doit alors aussi
escompter de ses sujets laïques que, dans leur rôle de citoyens,
ils ne tiennent pas pour absolument irrationnelle la moindre
assertion religieuse. Cela n’a rien d’évident lorsque l’on voit
la progression du naturalisme et de sa foi aveugle en la
science. Se déprendre du laïcisme est tout sauf trivial. Cela
touche, encore une fois, à notre question de départ : com-
ment une raison moderne qui s’est détachée de la métaphysi-
que doit-elle comprendre son rapport à la religion ?
Parallèlement, attendre de la théologie qu’elle accepte de
prendre au sérieux la pensée postmétaphysique n’est pas plus
trivial.

Le pape Benoît XVI, dans le discours qu’il a récem-


ment prononcé à Rastisbonne, a infléchi la vieille dispute sur
l’hellénisation et la déshellénisation du christianisme, pour
la présenter sous l’angle inattendu d’une critique de la moder-

344
nité. Il a, du même coup, apporté une réponse négative à la
question de savoir si la théologie chrétienne doit se colleter
avec les défis de la raison moderne, postmétaphysique. Le
Pape s’autorise de la synthèse opérée, d’Augustin à Thomas
d’Aquin, entre la métaphysique grecque et la foi biblique pour
contester implicitement que la polarisation qui s’est produite,
aux cours des Temps modernes, autour de la foi, d’une part,
et du savoir, de l’autre, avait quelque raison d’être. Bien qu’il
critique « l’idée qu’il faille remonter en deçà des Lumières et
8 . [N. d. T.] Nous citons la rejeter les intuitions de l’époque moderne8 », il s’arc-boute et
version française officielle, résiste à la force des arguments établissant la fracture de cette
diffusée sous de multiples
formes par la Libreria édi- synthèse entre les deux visions du monde.
trice vaticana.
Pourtant, le pas qui va de Duns Scott au nominalisme
9 . [ N .  d . T.]  J ü r g e n
non seulement débouche sur le Dieu de volonté du protestan-
Habermas renvoie ici aux
discours du Pape, qui tisme, mais aplanit aussi le chemin qui conduit à la science
dénonce trois vagues de moderne de la nature. Le tournant critique opéré par Kant
déshellénisation : la pre-
mière est la Réforme (xvie
conduit non seulement à une critique des preuves de l’exis-
siècle et suiva nts) ; la tence de Dieu, mais aussi au concept d’autonomie sans lequel
seconde celle de la théolo- notre compréhension moderne du droit et de la démocratie
gie libérale (fin xixe - début
xxe), qui s’alimente aux n’aurait pas été possible. Quant à l’historicisme, il n’implique
pas, ipso facto, que la raison en proie au relativisme se renie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 105.67.7.109 - 23/12/2019 10:01 - © S.E.R.


a c q u i s d e l a s c i e nc e
moderne et est essentielle-
ment protestante, elle
elle-même. En héritier des Lumières, il rend sensible aux dif-
aussi ; la troisième est férences culturelles et protège de l’inclination à généraliser
c ontemp or a i ne : « Au des jugements dépendant du contexte. Fides quaerens intel-
regard de la rencontre avec
la pluralité des cultures, on lectum – autant la quête de ce qui est raisonnable dans la foi
dit volontiers, aujourd’hui, est la bienvenue, autant ne me paraît être d’aucun secours la
que la synthèse avec l’hel-
lénisme, qui s’est opérée
volonté d’écarter de la généalogie de la « raison commune »
dans l’Eglise antique, était aux non-croyants et aux croyants de toutes les religions,
une première incultura- bibliques ou non, les trois vagues9 de déshellénisation qui ont
tion du christianisme qu’il
ne faudrait pas imposer contribué à forger la compréhension moderne d’elle-même à
aux autres cultures. » laquelle est parvenue la raison séculière.

Jürgen Habermas

345

Vous aimerez peut-être aussi