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Droits Homme01

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Université de Paris II Panthéon-Assas

DEA de droit public interne

Jacques Maritain, Michel Villey

Le thomisme face aux droits de


l’homme

Mémoire présenté et soutenu publiquement par

LOUIS-DAMIEN FRUCHAUD

pour l’obtention du DEA de droit public interne

Sous la direction de

Monsieur le Professeur JEAN MORANGE

Le 9 septembre 2005
A mes parents
Les droits de l’homme

Jacques Maritain Michel Villey


« En définitive, les droits fondamentaux « Constituer un ordre social sur la base
sont enracinés dans la vocation de la des droits de l’homme, comme si
personne, agent spirituel et libre, à n’existait aucun ordre au-dessus des
l’ordre des valeurs absolues et à une individus, revient à nier cette Loi
destinée supérieure au temps. » (Les éternelle, à laquelle était suspendue la
droits de l’homme, pp. 80-81) Doctrine de saint Thomas. » (Questions
de saint Thomas sur le droit et la
politique, p. 109)

L’Université Paris II Panthéon-Assas n’entend donner aucune approbation ni


improbation aux opinions émises dans ce mémoire, qui devront être considérées comme
propre à leur auteur.

Saint Thomas d’Aquin

Jacques Maritain Michel Villey


« Nous avons essayé dans cette « Le droit s’apparente à la justice. Tel
recherche de nous inspirer, et des fut l’avis de saint Thomas, et je me
principes généraux de saint Thomas risque en plein XXème siècle à le
d’Aquin, et, si je puis ainsi parler, de sa partager. » (Questions de saint Thomas
réaction personnelle en face des conflits sur le droit et la politique, p. 114)
de l’histoire humaine. » (Humanisme
intégral, p. 212)
Jacques Maritain, Michel Villey
Le thomisme face aux droits de l’homme

Un des débats actuels les plus aigus dans le champ de la philosophie du droit est
celui qui se pose entre ceux qui, d’un côté, affirment la présence de la notion de
droits – au sens de facultés juridiques - dans les cadres de la pensée classique, et
ceux qui, d’un autre côté, nient catégoriquement cette possibilité. Ce débat a
impliqué des penseurs aussi importants que, du côté des négateurs, Michel Villey,
Léo Strauss et Louis Lachance… Du côté de ceux qui affirment l’existence,
explicite ou implicite, de la notion de droits dans la pensé classique, nous pouvons
énumérer Georges Kalinowski, Javier Hervada et Jacques Maritain.1

Cet extrait, ajouté aux citations placées en exergue de ce travail, paraît montrer
combien a priori toute étude comparée des œuvres de Jacques Maritain et de Michel
Villey sur le point précis du droit ne pourrait qu’aboutir à un constat d’incompatibilité
radicale. Cette étude ne conserverait son intérêt qu’en elle-même, un intérêt historique,
comme l’illustration des divergences profondes traversant la pensée politique et
juridique catholique durant le XXème siècle.
Il nous semble toutefois qu’il n’en est pas ainsi. La question des droits de
l’homme parcourt le siècle passé de manière toujours plus essentielle : des applications
diverses de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 dans la
législation de la IIIème République à l’œuvre jurisprudentielle imposante du Conseil
constitutionnel sous la Vème République, du problème des idéologies destructrices de
l’humanité et des régimes politiques conséquents jusqu’à la proclamation de la

1
MASSINI-CORREAS, Carlos Ignacio, Recension sur MILLER, Fred D., Nature, justice and rights in
Aristotle politics, Oxford University Press, Oxford, 1995, 424 p. in Filosofia, Resenas de Libros,
Universidad de Mendoza, n° 9, avril 1997, consultée sur
http://www.um.edu.ar/um/resenia/rese09/miller.htm. La traduction est de l’auteur du mémoire. « Uno de
los debates actuales más acuciantes en el campo de la Filosofía del Derecho es el que se plantea entre
quienes, por un lado, afirman la presencia de la noción de derechos - en el sentido de facultades
jurídicas - en los marcos del pensamiento clásico, y quienes, por otro, niegan categóricamente esa
posibilidad. Este debate ha convocado a pensadores de tanta importancia como, del lado de los
negadores, Michel Villey, Leo Strauss y Louis Lachance... Del lado de los que afirman la existencia,
expresa o implícita, de la noción de derechos en el pensamiento clásico, podemos enumerar a Georges
Kalinowski, Javier Hervada y Jacques Maritain. »

4
Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948 ou de la
Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales du 4 novembre 1950, les droits de l’homme ont été et sont encore l’objet
d’un débat et parfois d’une lutte qui occupe toujours plus de place dans l’espace public
et dans notamment l’espace juridique2.
De plus, techniquement parlant, les droits de l’homme acquièrent une efficacité
juridique toujours plus grande, avec l’apparition et le développement de mécanismes et
d’institutions toujours plus précis ou complets. Ce qui ne laisse pas de poser la question
du même développement en ce qui concerne la théorie des droits de l’homme3. Enfin,
on sait qu’en tout ce qui est relatif aux normes juridiques, c’est le plus souvent la
question de la source qui importe en premier. En effet, la théorie des sources répond à
une double interrogation en droit car la cause de l’existence d’une règle a une
conséquence immédiate sur sa place dans le système juridique. Or les droits de l’homme
présentent un état des lieux relativement confus4 : à la sempiternelle question sur leurs
origines s’ajoute celle non moins classique sur leur rôle (simple liste de facultés
attribuées aux sujets par le droit objectif ou élément nécessaire de toute constitution) et
leur place dans l’ordre juridique (niveau légal, conventionnel, constitutionnel, supra-
constitutionnel).

La question des origines est pourtant plus large qu’une simple théorie des
sources car elle vise à retrouver l’intégralité des fondements d’une institution juridique5,
dans ses composantes strictement juridiques comme dans celles plus générales qui
relèvent d’autres branches du savoir. Le formidable essor du discours et des pratiques
touchant aux droits de l’homme invite ainsi à se poser la question de leurs fondements :
2
cf. encore dernièrement : Les droits de l’homme, discours et réalité, LPA n° 69 du 7 avril 2005
3
Le même constat chez HAARSCHER, Guy, Philosophie des droits de l’homme, Editions de l’université,
Bruxelles, coll. Pédagogie n° 4, 1987, dès la page 7. Cf. aussi MOURGEON, Les droits de l’homme, p.
9 : « L’interdépendance des droits soulèvent le problème de leur hiérarchisation, qui est aussi celui de la
valeur de chacun »
4
« La surabondance des textes normatifs a engendré une série de problèmes dont la solution n’est pas à
rechercher seulement au niveau technique, car en effet le manque de systématisation ou l’insuffisante
cohérence des normes établies ne peuvent pas avoir une solution seulement confiée à la rationalité de
l’ingéniérie politique et juridique, elles présupposent critères et références de nature philosophiques »,
PAPINI, Introduction in Institut International Jacques Maritain, Droits des peuples, droits de l’homme, p.
15
5
Sur l’actualité de la question des fondements des droits de l’homme : cf. THILS, Droits de l’homme et
perspectives chrétiennes, pp. 50-64 ; LUSTIGER, Dieu merci, les droits de l’homme, p. 82 : « Comment
fonder les droits de l’homme rationnellement, c’est-à-dire avec une autorité qui s’impose à tout homme
au nom de la raison ? » et p. 87 : « Voilà la question cruciale partout posée : que signifie être un sujet
humain ? Quelle rationalité peut fonder les droits universels de l’homme ? » ; OLIVA, I diritti umani in
Jacques Maritain, pp. 45-48, 63-66, 81-86 et 88-93

5
Avoir mis les droits de l’homme au premier plan est la réalisation la plus
importante de l’humanité au XXe siècle. Cela s’est traduit en particulier après la
seconde guerre mondiale par la fondation des Nations Unies. Mais, vers la fin du
XXe siècle, le concept de droits de l’homme est devenu une mode et, en
conséquence, un slogan vide de contenu. De là résultent aussi bien l’inflation que
l’on observe du nombre de droits de l’homme reconnus que la confusion
conceptuelle croissante des instruments relatifs à ces droits… Pourquoi en est-il
ainsi ? Il me semble qu’une des raisons principales de cet état des choses – sa
raison théorique principale – est l’absence d’une compréhension suffisante de la
nature des droits de l’homme… C’est pourquoi je pense qu’avant de traiter de
leurs aspects théoriques ou pratiques, il nous faut apporter une réponse fondée
épistémologiquement à la question : "Que sont les droits de l’homme ?" 6

C’est là, il nous semble, que l’étude comparée des conceptions maritanienne et
villeyienne des droits de l’homme trouve un intérêt et une actualité renouvelés, et ce, à
un double titre. Tout d’abord, pour mieux comprendre les courants divers voire opposés
qui structurent la pensée juridique française : « Il apparaît, nous semble-t-il, au terme
de cette étude, que deux conceptions différentes des droits de l’homme coexistent dans
notre pays. La première trouve ses origines dans la tradition chrétienne et rejoint
l’humanisme grec… La seconde conception est issue de la philosophie des Lumières.7 »
Or, tant Jacques Maritain que Michel Villey ont non seulement largement réfléchi sur
leur propre courant d’idées, mais encore profondément analysé l’histoire et les
articulations des diverses conceptions existantes.
Ensuite, nous avons été surpris par l’apparente opposition entre deux penseurs
que beaucoup de choses devaient au contraire réunir. Ainsi que l’illustrent les citations
préliminaires, leurs conclusions sur les droits de l’homme sont radicalement opposées :
Michel Villey les a qualifiés8 de « rêve » de « mythe individualiste » et d’« ânerie » et
va jusqu’à leur dénier toute existence9 ; Jacques Maritain en est non seulement un
théoricien et un ardent défenseur, mais il a participé de près à leur renouveau après-
guerre : « Ce sera une grande chose déjà qu’une Déclaration des Droits de l’Homme

6
KUÇURADI, Ioanna, Les droits de l’homme, en tant que principes éthiques et fondements de la loi in
Philosophie et droits humains, UNESCO, Paris, coll. 1ère journée de la philosophie à l’UNESCO (21
novembre 2002) n° 7, 2004, pp. 17-18
7
MORANGE, Droits de l’homme et libertés publiques, p. 437
8
cf. VILLEY, Les carnets, n° XX-110 et XXIV-33
9
cf. VILLEY, Les carnets, n° XXII-51 (« Il n’y a pas de droit de l’homme ») et XXIV-27

6
faisant l’accord des nations, promesse pour les humiliés et les offensés de toute la terre,
amorce des changements dont le monde a besoin, première condition prérequise à
l’établissement futur d’une charte universelle de la vie civilisée.10 »
Or, derrière ce contraste apparemment insurmontable sur ce point particulier de
leur pensée, on sait combien l’un et l’autre ont puisé aux mêmes sources. Car tant
Jacques Maritain que Michel Villey, et cela leur fut suffisamment reproché, se sont
voulus explicitement des disciples de saint Thomas d’Aquin (1224-1274). Disciples
certes libres à l’égard de tel ou tel détail de la doctrine de leur maître, mais disciples qui
furent, dans leur discipline respective, deux des plus grands rénovateurs du Docteur
Angélique pour l’époque contemporaine et qui contribuèrent à former eux-mêmes des
écoles de pensées vivantes.
Nous avons donc été surpris devant ce fait : deux auteurs se réclamant d’une
même autorité pour fonder une opinion opposée ! Ce fait qui, dans le domaine du droit,
pourrait s’apparenter à une même prémisse validant deux conclusions inconciliables,
s’ajouterait à tous les reproches adressés aux théories dites jusnaturalistes qui tendent à
les rejeter pour cause de désordre conceptuel inhérent et rédhibitoire :

Nous avons vu que le discours jusnaturaliste, dans ses amples développements,


est dépourvu d’homogénéité et d’unité. A travers lui, l’éclatement invincible du
concept de droit naturel indique, parmi de multiples plaidoyers pro et contra, le
caractère philosophiquement difficultueux.11

Toutefois, ce premier constat n’invite-t-il pas au contraire à approfondir les


conceptions de ces deux professeurs relatives aux droits de l’homme ? Au-delà de
l’intérêt qu’il y a à dégager l’argumentation de deux auteurs sur cette question, une
étude comparée permettra d’en examiner les divergences et les convergences et d’en
trouver les raisons. Mieux, il nous semble que l’intérêt majeur d’une telle étude en ce
qui concerne notre sujet, parce qu’il est un objet particulier, une « frontière », réside
dans l’analyse de la confrontation de deux approches différentes sur un même objet :
celle du juriste et celle du philosophe.
En effet, d’un côté, ce qui caractérise cette catégorie juridique « droits de
l’homme », c’est le croisement étroit de données d’ordres différents : juridique,

10
MARITAIN, Les droits de l’homme, pp. 136-137
11
GOYARD-FABRE, Les embarras philosophiques du droit naturel, p. 356

7
politique, philosophique, morale, parfois économique… La notion apparaît comme le
lieu le plus manifeste de cette étroite mais ambiguë union entre le juridique et le
philosophique (si on entend le mot philosophie au sens large) : « Tous ceux qui
emploient l’expression "Droits de l’Homme" ne l’utilisent-ils pas dans des sens très
différents, en se référant plus ou moins implicitement à des systèmes de valeur eux-
mêmes très divers ? 12 »
Il n’est besoin, pour s’en convaincre, que de rappeler l’extraordinaire bataille
d’idées née avec cet acte juridique qu’est la Déclaration des droits de 1789, qui perdure
encore aujourd’hui. Notre travail ne pourra donc faire l’économie d’un retour aux
fondements philosophiques des conceptions de nos deux auteurs. D’un autre côté, ceux-
ci se situent principalement dans deux disciplines différentes : Villey est d’abord un
juriste, Maritain est avant tout un philosophe.
Ainsi, tant du côté de l’objet que du côté de ses observateurs, nous retrouvons la
relation droit – philosophie : autonomie absolue ou relative, indépendance ou hiérarchie,
notre sujet ne peut que se situer à la limite de l’une et l’autre discipline. Ce qui est à la
fois nécessaire et problématique :

Un dialogue est nécessaire entre juristes et philosophes et ce dialogue est


toujours difficile à établir… Une conclusion se dégagerait, que certains auteurs
ont tôt fait de tirer : l’inculture juridique des philosophes n’a rien à envier à
l’inculture philosophique des juristes, de sorte que cette indigence réciproque
aurait conduit les juristes d’un côté, les philosophes de l’autre, à donner au terme
"droit" des significations si différentes que non seulement la "philosophie du droit
des philosophes" se séparerait de la "philosophie du droit des juristes", mais que la
césure serait si profonde entre le "droit des philosophes" et le "droit des juristes"
que l'on a parlé du "divorce" survenu entre philosophes et juristes.13

Malgré cet arrière-plan très large et s’il s’appuiera sur cette base, notre travail
devra se limiter pourtant à traiter plus précisément des droits de l’homme chez Jacques
Maritain et Michel Villey, c’est-à-dire à établir la doctrine de chacun sur le sujet, en ce
qui concerne les sources, les arguments et les conclusions, puis à rechercher les

12
MORANGE, Droits de l’homme et libertés publiques, p. 14
13
GOYARD-FABRE, Les embarras philosophiques du droit naturel, pp. 8-10. L’auteur finit cependant
par remarquer qu’il s’agit d’un conflit apparent et « qu’il n’existe véritablement ni conflit de méthodes, ni
oppositions des appareils conceptuels, ni divergences de fond entre philosophes et juristes » (p. 12).

8
éventuelles similitudes ou différences, passagères ou irréductibles, voire à opérer, si
cela est possible des conciliations.
Dans ce but, nous utiliserons l’œuvre abondante de chaque auteur mais nous
devrons mettre de coté certaines questions qui nous entraîneraient trop loin : nous
chercherons d’abord à extraire les données proprement juridiques relatives au sujet,
parfois en délaissant des éléments philosophiques, historiques voire théologiques qui
mériteraient un traitement plus long ; nous avons aussi délibérément décidé de ne pas
analyser (ou du moins le moins possible) le degré de fidélité de l’un et l’autre à saint
Thomas.
Il nous semble, premièrement, que c’est une question qui mériterait elle aussi
une étude à elle toute seule. Secondement, il n’est pas sûr que la « fidélité » à saint
Thomas soit réellement appréciable, surtout en ce qui concerne un aspect aussi concret
que le droit. Combien de thomistes ne furent pas « thomasiens », Villey et Maritain le
démontrèrent largement, à la suite de Gilson ou Chenu. Il nous suffit de savoir qu’ils se
sont voulus disciples du Docteur commun, qu’ils l’ont abondamment utilisé et qu’ils ont
effectivement construit leur théorie sur ses principes généraux. Nous n’étudierons donc
cet aspect là s’il s’avère nécessaire à l’argumentation.
Enfin, nous n’hésiterons pas à faire appel aux commentateurs contemporains de
ces deux auteurs afin de critiquer leur doctrine, et nous essayerons parfois nous-mêmes
de contribuer à cette critique, positive ou négative.

Le thomisme est une notion qui demanderait elle-même une définition plus
précise. Nous l’employons ici comme synonyme du courant doctrinal issu de l’œuvre de
saint Thomas d’Aquin. Très diversifié, ce courant a connu une évolution particulière.
Controversé dès son vivant et condamné en partie en 1277 par l’Université de Paris,
Thomas est loin de rassembler les esprits dans un monde encore dépendant de ses
sources augustiniennes. Sa postérité intellectuelle subsistera dans l’ordre dominicain et
connaîtra un immense regain d’intérêt sous la Seconde Scolastique, à partir du XVIème
siècle, à la suite du Concile de Trente qui en fit sa référence primordiale14.
Toutefois, la doctrine de l’Ecole eut de plus en plus tendance à s’enfermer dans
des discussions sans lien avec les interrogations du monde moderne qui naissait et
considérablement subtiles. Ce même monde qui redécouvre Augustin au XVIIIème

14
La Summa Theologiae était ouverte sur l’autel, à côté de la Bible, lors des débats conciliaires…

9
siècle, rejette de plus en plus cet intellectualisme froid, comme en témoignent le projet
de Descartes et le Bourgeois Gentilhomme de Molière, et l’Aquinate connaîtra une
seconde période de mise à l’écart jusqu’à ce que le cardinal Pecci, intellectuel brillant et
admirateur de saint Thomas, devienne en 1877 le Pape Léon XIII. Il publie le 4 août
1879 l’encyclique Aeterni Patris sur la philosophie chrétienne par laquelle le Docteur
angélique, proposé comme exemple et maître pour tous les chercheurs et instituts
d’enseignement, devient le Docteur commun.
Il s’ensuivit un nouveau et très profond retour à la doctrine scolastique et plus
spécifiquement thomiste, quoique très diversifiée dans ses manifestations. Ainsi
s’illustrèrent Garrigou-Lagrange, Journet, Lubac, Congar, Chenu, Gilson, Maritain…
On doit faire une place singulière à deux ouvrages qui furent essentiels : Introduction à
l’étude de saint Thomas d’Aquin, de Marie-Dominique Chenu, o.p., et Le thomisme,
d’Etienne Gilson. En effet, ils manifestent les deux matières touchées par le renouveau
du thomisme : l’histoire et la philosophie. Cela est important, car ils montrent combien
la pensée thomiste a largement débordé le domaine restreint de la science théologique
pour se développer dans le domaine de la philosophie. Or c’est bien celui-ci qui nous
intéresse. Jacques Maritain et Michel Villey furent tous les deux des « philosophes »
thomistes, le premier métaphysicien, le second juriste.

Il ne saurait être question de faire une étude biographique complète des deux
auteurs que nous étudierons, cela ayant déjà été fait par ailleurs15. Mais il est nécessaire
de les présenter brièvement, car leur vie explique parfois et illustre telles ou telles de
leurs positions intellectuelles.
Jacques Maritain est né à Paris le 18 novembre 1882 de Paul Maritain, avocat
bourguignon et de Geneviève Favre. Jacques est donc le petit-fils du très célèbre avocat
et homme politique Jules Favre, l’un des « trois Jules » (avec Ferry et Grévy)

15
Pour J. Maritain : cf. FLOUCAT, Jacques Maritain, ou la fidélité à l’éternelle ; BARRE, Jacques et
Raïssa Maritain, les mendiants du Ciel ; IBAÑEZ, Les droits de l'homme dans la pensée de Jacques
Maritain, mémoire de DEA, pp. 4-13 ; IBAÑEZ, Berdiaeff, Mounier, Maritain : philosophie du droit dans
le mouvement du personnalisme chrétien en France, thèse, pp. 178-187 ; DAUJAT, Maritain, un maître
pour notre temps, pp. 5-30 et surtout MARITAIN, Raïssa, Les Grandes Amitiés, Paris, Desclée de
Brouwer, 1949 et OC XIV.
Pour M. Villey : VALLANÇON, In memoriam, in NIORT et VANNIER (dir.), Michel Villey et le
droit naturel en question, pp. 13-17 ; RIALS, introduction in Villey, La formation de la pensée juridique
moderne ; FRISON-ROCHE et JAMIN, introduction in Réflexions sur la philosophie et le droit. Les
carnets de Michel Villey ; IMBERT, allocution introductive in Association française de philosophie du
droit, Droit, Nature, Histoire. Michel Villey, philosophe du droit, pp. 7-8, RABBI-BALDI
CABANILLAS, La filosofia juridica de Michel Villey, pp.37-39 ; VALLANÇON, Réflexions
biographiques sur Michel Villey, Droits, 29 (1999), « Michel Villey », pp. 119-124

10
défenseurs de la IIIème république laïque. Geneviève, elle-même d’un caractère très
entier, résolument laïciste et anticléricale bien qu’élevée dans la tradition protestante
libérale, épouse le secrétaire de son père, de tradition catholique. Ils eurent deux
enfants, Jeanne, élevée comme catholique, et Jacques, comme protestant. Mais ils se
séparèrent et furent l’un des premiers couples à divorcer après la loi de 1884.
Jacques, confié à la garde de sa mère, reçut une éducation où domine largement
l’aspect intellectuel , qui le conduisit dès l’adolescence, notamment sous l’influence du
mari de sa bonne, à devenir un socialiste fervent16. Il rencontre en 1898 Ernest Psichari,
le petit-fils du grand Renan, issu d’un milieu très proche du sien. Il rencontre aussi
Charles Péguy, alors libraire socialiste.
Entré à la Sorbonne pour poursuivre des études de philosophie et de sciences
naturelles, il y fait la connaissance de Raïssa Oumançoff, fille aînée d’une famille juive
russe émigrée. Ensemble, ils suivent les cours de Le Dantec et Durkheim, qui professent
un positivisme et un matérialisme absolus. La philosophie scientiste et rationaliste qu’ils
apprennent leur fait peu à peu « désespérer de la raison17 », à un tel point que le suicide
commun est envisagé, si leur quête de sens et de vérité n’a pas rapidement abouti. C’est
alors, en 1901, que, sur les indications de Péguy, ils entrent au Collège de France et
suivent les cours de Bergson, déjà très célèbre à l’époque, qui devient leur maître à
penser en leur faisant redécouvrir la valeur de l’esprit.
En 1904, Jacques et Raïssa se marient et rencontrent celui qui va bouleverser
leur vie : Léon Bloy. Par lui, ils découvrent la foi catholique et, à leurs baptêmes (1906),
ce dernier sera leur parrain. Leur conversion entraîna plus tard celle de leurs meilleurs
amis, Psichari et Péguy, amitié qui se poursuivi jusqu’à leurs morts au combat en 1914.
En 1908, lors d’un séjour à Heidelberg, ils commencent à remettre en question la
philosophie de Bergson pour mieux concilier foi et raison. C’est le dominicain Clérissac
qui fit alors connaître à Raïssa la Somme de Théologie de Thomas d’Aquin. Pour tous
deux ce fut une lumière décisive et débuta alors la carrière proprement philosophique de
Jacques, et plus littéraire de Raïssa, qui animèrent chez eux, à Versailles, puis à
Meudon, enfin à Kolbsheim, le cercle d’intellectuels et d’artistes le plus vaste qui soit
durant le renouveau intellectuel de l’entre-deux-guerres.

16
Cf. MERCIER, Lucien, Jacques Maritain avant Jacques Maritain : un engagement dans le siècle,
Cahiers Jacques Maritain, 13 (1986), pp. 7-26
17
Cf. MARITAIN, Le philosophe dans la cité, OC XI, p. 27

11
Si l’enseignement philosophique de Jacques Maritain est principalement centré
sur la métaphysique par le retour à une compréhension plus profonde de saint Thomas18,
deux autres domaines de la pensée furent abondamment traités du fait de ses attirances
personnelles : la philosophie politique et la philosophie de l’art. La politique et la
société prennent en effet une place très importante dans l’œuvre de Maritain dès son
plus jeune âge. Après son engagement politique premier à la suite de Jaurès, il ne
cessera de concilier sa recherche intellectuelle avec les défis et enjeux de son temps. En
1918, il devient, avec Charles Maurras, légataire universel d’un ami commun :
ensemble, ils fondent la Revue Universelle, dirigée par Jacques Bainville et Henri
Massis. Il y publie ses premiers ouvrages dans lesquels il commence à critiquer le
fondateur de l’Action Française, à laquelle il adhère pourtant. Suite à la condamnation
pontificale de 1926, il rompt avec Maurras et écrit Primauté du spirituel (1927)19 qui
annonce son célèbre ouvrage, Humanisme intégral (1933)20. Il collaborera de très près à
la fondation de la revue Esprit avec son ami Emmanuel Mounier (1932), avec laquelle
pourtant il rompra aussi en critiquant son manque de base philosophique sérieuse21.
Maritain n’hésita pas à s’exprimer à l’occasion de toutes les crises qui
parsemèrent la première moitié du XXème siècle : la journée du 6 février 193422, la
guerre italo-éthiopienne de 193523, la guerre d’Espagne de 193624… Il se trouve aux
Etats-Unis, où il a beaucoup vécu, enseigné et écrit, en 1940 et se met au service du
général de Gaulle. Il fut l’une des nombreuses voix radiodiffusées de la France Libre25
et fit paraître en France des appels à la Résistance et à la paix26. Il fut l’un de ceux qui
appelèrent à la réconciliation franco-allemande et à la création d’une fédération
européenne27.

18
cf. notamment Distinguer pour unir ou les degrés du savoir, OC IV
19
OC III, pp. 783-988 ; cf. aussi Clairvoyance de Rome (1929), OC III, pp. 1115-1129
20
OC VI, pp. 292-634 ; cf. aussi Conception chrétienne de la cité (1935), OC VI, pp. 951-956
21
Maritain expliqua en 1965 : « Etant donné l’anticléricalisme de la IIIème République, on regardait les
convictions religieuses comme indissolublement liées aux positions politiques et sociales les plus
conservatrices et les plus réactionnaires. C’est à briser ce lien que s’est appliqué Mounier quand il a
fondé Esprit. Je l’ai beaucoup encouragé alors. Ensuite j’ai regretté la carence doctrinale d’Esprit » (OC
XIII, p. 1236).
22
cf. OC V, pp. 1022-1041
23
cf. OC VI, pp. 1040-1042
24
cf. OC VI, pp. 1123-1131 et 1167-1171
25
cf. Messages (1945), OC VIII, pp. 377-508
26
cf. A travers le désastre (1941), OC VII, pp. 335-425 ; Christianisme et démocratie (1943), OC VII, pp.
697-762 et A travers la victoire (1945), OC VIII, pp. 357-375.
27
Cf. De la justice politique (1940), OC VII, pp. 283-332, notamment le chapitre 5 (pp. 317-320) « vers
une solution fédérale » ; cf. aussi l’Europe et l’idée fédérale (1940), OC VII, pp. 993-1016 ; Messages du
8 mars 1944 (OC VIII, pp. 466), du 15 mars (pp. 468), du 22 mars (pp. 470-471), du 29 mars (pp. 472-
474)...

12
Il est nommé par le général de Gaulle ambassadeur de France près le Saint-Siège
de 1945 à 194828. Il fut aussi le chef de la délégation française à l’UNESCO et, à ce
titre, il présida la séance inaugurale de la IIème conférence internationale (Mexico, 6
novembre 1947). Par l’UNESCO, il fut amené à travailler sur la Déclaration universelle
des droits de l’homme29. Jacques Maritain meurt le 28 avril 1973.

Michel Villey est né le 4 avril 1914 à Caen dans une famille d’intellectuels du
plus haut niveau. Par sa mère, il est le petit-fils d’Emile Boutroux, philosophe
spiritualiste, académicien, professeur d’histoire de la philosophie qui eut pour élève
Bergson, et d’Aline Poincaré, sœur du très célèbre mathématicien Henri Poincaré. Son
père, Pierre Villey, spécialiste de l’histoire de la littérature et éditeur reconnu des Essais
de Montaigne, est le fils d’un doyen de la faculté de droit de Caen, professeur
d’économie politique. Parmi ses trois frères, Daniel, l’aîné, devint un célèbre
économiste.
Michel Villey lui-même fit ses études à Caen qu’il termina avec une thèse sur La
croisade, couronnée par l’Académie française en 1942. Agrégé d’histoire du droit et
polyglotte, il enseigna à Nancy, Saïgon, Strasbourg et Paris. Docteur honoris causa de
l’université de Genève le 8 juin 1988, il fut longtemps le rédacteur en chef des Archives
de Philosophie du droit (1959-1985). Il est mort le 24 juillet 1988.
On peut distinguer trois périodes dans son œuvre30 :
- une période romaniste, dans les années 1940 et jusqu’au début des années 1950 (il
écrivit pour la collection « Que sais-je ? » des PUF en 1945 Le droit romain) ;
- une phase plus tournée vers l’histoire des idées juridiques et philosophiques (1955-
1975), marquée par ses Leçons d’histoire de la philosophie du droit (1962) et ses Seize
essais de philosophie du droit (1969) ;
- finalement, une période d’enseignement de la philosophie du droit de 1975 à sa mort
(Il publie en 1975 son précis Philosophie du droit, tome 1).
Cependant, il est avant tout connu grâce à son livre La formation de la pensée
juridique moderne (1968), dans lequel il reprend ses cours d’histoire de la philosophie
28
cf. BLANCHET, Charles, Jacques Maritain, 1940-1944 : le refus de la défaite et ses relations avec le
général de Gaulle, Cahiers Jacques Maritain, 16-17 (1988), pp. 39-58 ; Témoignage de Maurice
Schumann, Cahiers Jacques Maritain, 16-17 (1988), pp. 35-37 ; Jacques Maritain – Général de Gaulle :
documents inédits, Cahiers Jacques Maritain, 21 (1990), pp. 21-27
29
cf. La voix de la paix, Librairie française, Mexico, 1947, 47 p. (OC IX, pp. 143-164) et Autour de la
nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme in Les droits de l’homme, pp. 109-137
(notamment l’avertissement préliminaire de René Mougel, pp. 111-115)
30
RABBI-BALDI CABANILLAS, La filosofia juridica de Michel Villey, p. 39

13
du droit des années 1960 et où il retrace une généalogie de la pensée moderne en
mettant en lumière le « tournant historique » du XIVème siècle et du nominalisme pour
l’avenir de celle-ci.

Or, et c’est ici que notre étude prend son sens, Jacques Maritain, qui rencontra la
question des droits de l’homme par le biais de la philosophie politique, s’est lui aussi
intéressé de très près à l’histoire de la pensée moderne31 et en a présenté une généalogie
critique semblable à celle de Michel Villey32 : en expliquant la révolution nominaliste, il
montre comment elle conditionne un nouvel humanisme qu’il critique autant que
Michel Villey33. Celui-ci toutefois étend sa critique de cet humanisme jusqu’à l’un de
ses éléments caractéristiques pour lui : les droits de l’homme34.
Réflexion spécifique sur les droit de l’homme et intégration dans une
problématique plus large se mélangent sans cesse sous la plume de Maritain et celle de
Villey dans une perspective historique et critique. Ainsi se vérifie cette « étroite
solidarité existant à notre sens entre l’histoire de la pensée juridique et l’histoire
intellectuelle de l’Occident, singulièrement entre la science juridique et la pensée
philosophique et scientifique.35 »
On voit donc encore une fois combien Maritain et Villey s’insèrent
profondément dans un même mouvement intellectuel pour s’opposer soudainement sur
un point très particulier. D’autres points communs entre les deux penseurs existent
d’ailleurs : assez méconnus en France, il eurent une profonde influence à l’étranger ; ils
formèrent de nombreux « disciples » en France et dans le monde et des écoles de pensée
se créèrent pour propager leur œuvre.
La question de leurs sources intellectuelles est un autre point de convergence et
de divergence : pour Maritain, il s’agit surtout de Saint Thomas et de ses commentateurs
(Cajetan, Jean de Saint-Thomas, Suarez) tandis que pour Villey, c’est surtout Aristote et
Saint Thomas. Tous les deux connaissent très bien la philosophie moderne,

31
cf. Antimoderne, Editions de la Revue des Jeunes, 1922, 266 p. Comme Villey, il montre combien c’est
la naissance d’un esprit anthropocentrique qui caractérise la modernité : « l’esprit d’indépendance absolu
qui, en définitive, porte l’homme à revendiquer pour lui-même l’aséité » (pp. 174-175).
32
cf. Trois réformateurs (1925), OC III, notamment pp. 435-436
33
Pour Maritain, cf. Humanisme intégral, Aubier, Paris, coll. Philosophie, 20004, 317 p. ; pour Villey, cf.
« L’humanisme et le droit » in Seize essais de philosophie du droit dont un sur la crise universitaire,
Dalloz, Paris, coll. Philosophie du droit n° 12, 1969, pp. 60-72
34
« Ce qui m’inquiète, est que l’humanisme ainsi entendu ait gagné jusqu’à la province de la pensée
juridique moderne », Seize essais de philosophie du droit, p. 61 ; « l’humanisme est responsable de notre
fausse notion des droits de l’homme », ibid. p. 71
35
DUFOUR, Droits de l’homme, droit naturel et Histoire, p. 6

14
spécialement celle allemande, mais Maritain reste marqué par ses engagements, ses
lectures et ses amitiés dans le monde de la pensée contemporaine, alors que Villey puise
largement chez les « anciens », particulièrement les Romains.
Enfin, la question du contexte historique est importante : Jacques Maritain eut
d’abord à réagir et lutter contre les totalitarismes du début du XXème siècle qui
défiguraient la dignité de la personne humaine :

Après toutes les dissociations et les dualismes de l’âge humaniste


anthropocentrique (…) c’est à une dispersion, à une décomposition définitive que
nous assistons. Ce qui n’empêche pas l’être humain de revendiquer plus que
jamais la souveraineté. Mais non plus pour la personne individuelle, elle ne sait
plus où se trouver, elle ne se voit plus que dissociée et décomposée (…). Elle est
mûre pour abdiquer au profit de l’homme collectif…36

Michel Villey réagit de son côté contre l’inflation des libertés fondamentales37 et
les déviances de l’individualisme :

"Droit de l'homme", l'hérésie majeure du XXème siècle. Fondé sur cette absurdité,
la déification de l'Homme, c'est-à-dire d'un universel abstrait, déification d'un être
inexistant, non personnel. Exprimé dans le mythe fantastique et totalement
irréaliste de l'état de nature. Epanoui dans ses monstruosités, le "droit à la vie, à la
mort choisie, au bonheur, à l'enfant", la liberté indéfinie. Alors qu'il faut
reconnaître un Dieu et un ordre et une nature cosmique où chacun trouve sa
liberté réduite, mesurable, déterminable.38

Nous allons donc tenter de présenter successivement les théories de ces deux
penseurs : d’abord Jacques Maritain, qui représente une réflexion plus classique sur le
sujet et qui précède dans le temps Michel Villey, puis celui-ci. En conclusion, nous
essayerons de dresser un bilan critique comparé des deux philosophes et nous nous
interrogerons sur la possibilité d’une réconciliation.

36
MARITAIN, Humanisme intégral, pp. 38-39
37
Constat qui est une évidence : MOURGEON parle de « déferlement », d’« infinie extensibilité » (Les
droits de l’homme, p. 7) ; Ralph McInerny, On natural law and natural rights : « Tierney sees two major
problems for human rights. First, the almost absurd inflation of rights talk that had caught the attention
of Villey, MacIntyre, Mary Ann Glendon and others. » (consulté sur http://www.nyx.net/~jkalb/rights/
mcinerny.html)
38
VILLEY, Les carnets, n° XXIV-108

15
Chapitre 1. Jacques Maritain :
la dignité de la personne humaine

En 1940, Maritain est à New-York39. La débâcle et la défaite française de l’été le


prennent de vitesse et il ne peut revenir en France. C’est donc d’Amérique qu’il
participe à la lutte contre l’invasion allemande, lutte qui prend chez lui la forme d’un
engagement résolu de soutien moral aux Forces françaises libres et à la Résistance
intérieure. De cet engagement, il résulte principalement une suite de Messages40
radiodiffusés, qu’il publiera en 1945, mais aussi des ouvrages fondamentaux pour
l’évolution de la pensée politique et juridique de Jacques Maritain : Le crépuscule de la
civilisation41, De la justice politique42, A travers le désastre43, Les droits de l’homme et
la loi naturelle44, Christianisme et démocratie45, Principes d’une politique humaniste46,
A travers la victoire47, Pour la justice48.
Le nombre de livres de cette période de guerre relatifs aux questions politiques
et juridiques illustre les deux caractéristiques de l’œuvre maritanienne dans ces
matières et l’esprit dans lequel Maritain la rédige. La philosophie politique de Maritain
est œuvre de combat, qui a émergé des circonstances historiques49, mais c’est aussi et
avant tout un travail théorique. C’est en réaction à l’évolution politique de son époque, à
la montée des totalitarismes puis à la seconde guerre mondiale que Maritain s’est lancé

39
Jacques Maritain avait été invité à donner des conférences à Toronto et aux Etats-Unis. Malgré la
guerre, il quitte la France début janvier 1940. Il vient aussi comme envoyé officiel du Gouvernement, qui
voulait ainsi protéger sa vie (cf. MOUGEL, Les années de New-York (1940-1945), Cahiers Jacques
Maritain, 16-17 (1988), pp. 8-10). En effet, il fut rapidement l’un des premiers à être recherché par la
Gestapo parisienne, à cause de son combat contre l'antisémitisme puis le fascisme. Son exil lui fit
échapper à la prison et à la mort. (cf. BARRE, Jacques et Raïssa Maritain. Les mendiants du Ciel, pp.
467-512).
40
1941-1944, OC VIII
41
1939, OC VII, pp. 9-49
42
1940, OC VII, pp. 283-332
43
1941, OC VII, pp. 335-425
44
1942, OC VII, pp. 617-695 ; cf. Lettre de Maritain au directeur du journal El Diario Ilustrado pardu
dans le n° 125 du 6 mai 1944, OC VIII, p. 1068, dans laquelle il précise l’objet de ce livre essentiel.
45
1943, OC VII, pp. 697-762
46
1944, OC VIII, pp. 177-355
47
1945, OC VIII, pp. 357-375
48
1945, OC VIII
49
cf. SIMON, Jacques Maritain, Cahiers Jacques Maritain, 11 (1985), p. 15 et 19 ; SIGMUND, Paul,
L’influence de Jacques Maritain sur les Amériques in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques
Maritain face à la modernité, p. 204

16
dans la lutte50. Toutefois, conformément aux principes qu’il avait posé dans sa Lettre
sur l’indépendance51, c’est en philosophe qu’il veut agir, sur le terrain intellectuel,
surtout parce qu’il considère que la guerre mondiale à laquelle il assiste n’est pas
d’abord militaire, mais bien plus profondément morale, philosophique et spirituelle52.
Il lance donc en 1942 une nouvelle collection aux Editions de la Maison
Française, appelée « Civilisation »53, sous-titrée « collection d’écrits politiques et
sociaux dirigée par Jacques Maritain ». Son livre Les droits de l’homme et la loi
naturelle54 inaugurant cette collection, est précédé d’une brève présentation de celle-
ci55. Dès cette présentation, il est manifeste que Maritain est à la fois très conscient de
l’importance du moment56, de l’analyse qu’il faut en faire et des solutions qu’il faut
proposer. Or Maritain, en pointant du doigt les causes de la défaite, s’oriente
immédiatement vers l’avenir en en considérant ses aspects non seulement politiques
mais encore juridiques. Il écrit :
Abandonné par ses classes dirigeantes et par son gouvernement, le peuple
français se redresse tout seul ; quand il aura reconquis sa liberté, c’est quelque
chose de neuf qu’il aura à édifier. La nouvelle Déclaration des Droits sera son
œuvre.57
La situation est donc très claire et le but n’en est rien de moins qu’une nouvelle
base juridique des droits de l’homme, perçue comme le signe juridique d’un renouveau
de toute la société, en un parallèle surprenant avec les motivations de la Déclaration de

50
cf. notamment Religion et Culture, OC IV, pp. 193-255 et surtout la préface à la nouvelle édition de
1946, pp. 195-196, dans laquelle Maritain s’explique sur les débuts de sa philosophie politique. Son
maître livre en la matière, Humanisme intégral (1936), OC VI, pp. 292-634, est déjà pour une très large
part une réaction contre le totalitarisme soviétique. Charles BLANCHET note à propos de ce livre : "C'est
une œuvre rédigée à la hâte dans l'urgence des évènements", Primauté du spirituel et passion du temporel
dans l'œuvre de Jacques Maritain in ALLARD, L’humanisme intégral de Jacques Maritain, pp. 81-82
51
1935, OC VI, pp. 255-288, cf. aussi FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 145-148
52
« Si nous voulons prendre la mesure de l’affreuse guerre que l’Empire païen a lâchée sur les peuples
de la terre…nous devons comprendre qu’elle est un moment de paroxysme dans la liquidation d’un
monde…Nous assistons à la liquidation de ce qu’on appelle le monde moderne » (Christianisme et
démocratie, p. 29). « La tragédie des démocraties modernes est qu’elles n’ont pas réussi à réaliser la
démocratie. Les causes de cet échec sont nombreuses…Mais la cause principale est d’ordre spirituel »
(Ibid., pp. 35-36). Cf. MOUGEL, Les années de New-York (1940-1945), Cahiers Jacques Maritain, 16-
17 (1988), p. 19
53
Sur cette collection, lire les Avertissements de René MOUGEL introduisant Les droits de l’homme (pp.
9-11) et Christianisme et démocratie (p. 13)
54
Pour un point de vue d’ensemble de l’ouvrage : BARREAU, Hervé, Maritain, les droits de l’homme et
le droit naturel in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, pp. 119-128
55
Elle est reproduite dans : Les droits de l’homme (pp. 15-18) et Christianisme et démocratie (pp. 15-17)
56
« La présente guerre est une révolution mondiale, chacun de nous le comprend plus ou moins »
(Christianisme et démocratie, p. 15) ; cf. aussi OLIVA, I diritti umani in Jacques Maritain, pp. 19-23
57
Christianisme et démocratie, p. 16

17
178958. Cette œuvre de refondation a cependant un préliminaire nécessaire : le passage
par la réflexion pour lui donner un socle solide :
Une des causes des échecs et des faiblesses dont les démocraties ont souffert au
début de la guerre est qu’elles avaient en partie perdu foi en elles-mêmes. Elles ont
repris conscience de leurs principes au milieu des ruines. Du même coup elles
comprennent qu’il leur faut renouveler profondément leur philosophie pour être en
état d’accomplir ce que le monde attend d’elles. La paix ne sera gagnée, la
civilisation reconstruite que si la pensée des peuples libres est clairement
consciente de ses principes et de ses buts.59
Dans une guerre où se joue le sort de la civilisation, et dans la paix qu’il faudra
aussi gagner après que la guerre aura été gagnée, il importe beaucoup d’avoir une
philosophie politique juste et bien fondée.60

Il est d’ailleurs intéressant de noter que Maritain, à ce propos, n’hésite pas à


comparer l’effort intellectuel qu’il veut susciter pour refonder les droits de l’homme
afin d’assurer leur consécration juridique à celui que manifeste The Federalist aux
Etats-Unis et au rôle que cet essai joua dans la ratification de la Constitution fédérale61.
Maritain ne pouvait se douter à cette époque qu’il serait l’un des acteurs de la
Déclaration universelle de 1948, grâce à laquelle nous avons quelques textes essentiels
de lui sur la question des droits de l’homme.
Ayant en vue, au moins dès 1942, la rédaction d’une déclaration des droits de
l’homme universellement acceptée62, Maritain se propose, en partant de saint Thomas,
d’en donner les fondations63. Les principes qu’il expose à ce sujet ne sont donc pas
créés pour l’occasion : ils s’intègrent dans une réflexion générale sur le droit, à la

58
Dans Démocratie et christianisme, p. 49, Maritain souligne combien les Déclarations américaine et
française des droits de l’homme du XVIIIème siècle ont été un passage dans l’ordre politique d’un nouvel
ordre social.
59
Christianisme et démocratie, p. 15-16
60
Les droits de l’homme, p. 19
61
Les droits de l’homme, p. 17
62
A son livre Les droits de l’homme était jointe une déclaration internationale des droits de l’homme
adoptée en 1929 par l’Institut de droit international (OC VII, pp. 693-695).
63
Dans une lettre du 24 juillet 1965 au professeur espagnol Peces-Barba Martinez, qui préparait une thèse
sur « la philosophie politique et juridique de Jacques Maritain », celui-ci indique lui-même les ouvrages
où il faut chercher ses réflexions sur le sujet (OC XIII, pp. 1234-1238). L’essentiel se trouve toutefois
dans : L’Homme et l’Etat (OC IX, pp. 471-736), paru à Chicago en 1951 sous le titre Man and the State,
traduit et publié pour la première fois en France en 1953, qui reprend le texte de six conférences faite à
l’Université de Chicago en 1949.

18
lumière de l’enseignement du Docteur angélique64. Cette réflexion s’est pourtant faite
elle-même à l’occasion d’une participation concrète à la consécration internationale des
droits de l’homme. Il est enfin important, à la suite de Maritain, de traiter la question de
la possibilité d’une reconnaissance juridique officielle des droits de l’homme. Cet
exposé préliminaire effectué (Section 1), on peut alors étudier ce qui relève proprement
de l’exposé rationnel personnel à l’auteur, la théorie maritanienne des droits de
l’homme (Section 2).

Section 1. Prolégomènes à une théorie


des droits de l’homme

On ne doit pas s’étonner qu’il faille présenter de longs préliminaires à l’exposé


proprement dit de la pensée de Jacques Maritain sur les droits de l’homme. Celle-ci
n’existe pas sans un ensemble d’éléments théoriques et pratiques qui en forment les
soubassements. C’est même une des caractéristiques du philosophe de Meudon : de
toujours revenir aux principes non pas tant fondateurs que préalables qu’il lui semble
impératif d’expliquer et justifier longuement. La nécessité d’une vision totale, intégrale,
de la réflexion sur les droits de la personne humaine : voilà sans doute son premier
enseignement. C’est donc par ces préalables que sont le contexte dans lequel Maritain
construit sa théorie (§1) et les conditions de possibilité qu’il dégage (§2) qu’il nous faut
passer.

§1. Le contexte d’élaboration de la théorie maritanienne

Il importe de remettre en perspective la doctrine maritanienne des droits de


l’homme en esquissant les contextes historique (1) et intellectuel (2) dans lesquels elle
s’élabora.

64
Il écrit à une religieuse qui le critique, le 3 juin 1942 : « Je ne sais pas ce que saint Thomas ferait à ma
place, je sais très bien que ce que je fais en matière de philosophie politique est en accord avec ses
principes » (Cahiers Jacques Maritain, 16-17 (1988), p. 92).

19
1. La participation de Maritain à la reconnaissance
internationale des droits de l’homme

La participation de Maritain à l’œuvre politique ne s’est pas cantonnée à un vague


intérêt pour les événements que la victoire et l’immédiat après-guerre avaient amenés. Bien
malgré lui, il devient, à la fin des années 1940, une figure incontournable de la toute nouvelle
Organisation des Nations Unis pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO). C’est
par l’intermédiaire de celle-ci, étape du processus de rédaction de la Déclaration universelle
(a), qu’il est conduit à donner la pleine mesure de son attachement aux droits de l’homme (b).

a) L’ONU, l’UNESCO et la Déclaration universelle de 1948

Le 26 juin 1945, à San Francisco, fut adoptée la Charte d’une nouvelle organisation
internationale des Nations Unies, l’ONU, qui succéda à l’impuissante Société des Nations, la
SDN. Le préambule de cette Charte fait explicitement référence à la foi des Nations Unies
dans les droits fondamentaux de l’homme et précise qu’elles s’engagent à favoriser leur
respect universel et effectif. Conformément à l’article 68 de la Charte, une Commission des
droits de l’homme fut créée en janvier 1946 par le Conseil économique et social de l’ONU
(ECOSOC).
Cette commission fut présidée par Eleanor Roosevelt, la femme du défunt président
américain, qui proposa la vice-présidence à un français qu’elle avait bien connu à Londres en
1942, ancien vice-président du Conseil d’Etat, résistant de la première heure et représentant
(contesté) de la France à la Commission, délégué par le général de Gaulle : René Cassin. Une
première session eut lieu du 29 avril au 20 mai 1946, la commission étant composée de 9
membres, puis une seconde, du 27 janvier au 17 février 1947, la commission ayant alors 18
membres. Durant cette session, la Commission des Droits de l’homme fut chargée de préparer
un projet de Déclaration universelle. La Commission se réunit encore en décembre 1947 et en
juin 1948, mais c’est surtout le comité de rédaction qui travaille (en juin 1947 et en mai
1948). Ce comité, comprenant 8 membres, avait été institué sur les recommandations d’un
autre français grand résistant, Pierre Mendès-France, alors représentant de la France au
Conseil économique et social. Les travaux du comité débouchèrent sur la rédaction d’une

20
Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par la 3ème assemblée générale de
l’ONU, au Palais de Chaillot à Paris, le 10 décembre 194865.
Au sein du système d’institutions qu’est l’ONU, c’est donc d’abord et avant tout la
Commission des droits de l’homme, organe du Conseil économique et social, qui fut à
l’origine de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Cependant, l’UNESCO
ne voulut pas être en reste et décida de prendre une part active mais taillée à sa mesure dans le
processus de rédaction de la Déclaration66. L’organisation entreprit donc de consulter des
philosophes sur les interprétations et justifications rationnelles possibles pour les droits de
l’homme. Un questionnaire fut envoyé à environ 150 personnalités du monde entier
(philosophes, scientifiques, écrivains…). Les conclusions de l’enquête furent rédigées, dans
un texte datée de juillet 1947 et intitulé Pour une nouvelle déclaration des droits de l’homme,
par un comité d’experts présidé par Edward H. Carr et comprenant Richard O. Mc Keon,
Pierre Auger, Georges Friedmann, Harold J. Laski, Chun-Shu et Loc Somerhausen67. Elles
furent transmises à la Commission des droits de l’homme et on sait que cette enquête
l’influença68.
Les principales contributions des philosophes consultés devinrent un livre publié en
1949 et préfacé par Jacques Maritain. Ce sont notamment celles de Gandhi, Benedetto Croce,
Aldous Huxley, Salvador de Madariaga, Pierre Teilhard de Chardin et de Maritain lui-même.

b) Le rôle de Maritain à l’UNESCO

D’après quelques personnes, ma conception de la loi naturelle aurait exercé une


certaine influence sur la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme
par l’Unesco.69
Maritain est parfaitement dans la vrai quand il avance cette supposition relative à son
influence sur la Déclaration du 10 décembre 1948, même si ce n’est pas tant sa conception de

65
Sur la DUDH, voir la très complète thèse du père de la CHAPELLE, La déclaration universelle des droits de
l’homme et le catholicisme, 1967, 490 p.
66
Sur cet aspect, lire l’Avertissement de René MOUGEL introduisant la seconde partie de Les droits de
l’homme, p. 111-115 (qui a pour titre celui de l’ouvrage préfacé par Maritain en 1949, Autour de la nouvelle
déclaration universelle des droits de l’homme)
67
cf. Patrice VERMEREN, La philosophie saisie par l’UNESCO, consultable sur le site http://portal.
unesco.org/shs/fr/file_download.php/69ba6394a04cc819948a2171cad1419bver_chapitreIV.pdf
68
MOUGEL, Avertissement in Les droits de l’homme, p. 114
69
Lettre sur la philosophie politique et juridique de Jacques Maritain (1965), OC XIII, p. 1238

21
la loi naturelle que celle de l’accord pratique, comme nous allons le voir, qui eut un certain
retentissement70.
Maritain n’a en rien participé aux travaux de rédaction de la Déclaration universelle
elle-même, ni à ceux de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Mais son rôle
prééminent à l’UNESCO en 1947-1948 autorise à voir en lui l’un de ses inspirateurs. C’est à
deux titres que le philosophe français se trouva acteur de l’œuvre de l’UNESCO quant aux
droits de l’homme.
Tout d’abord, il fut l’une des personnalités à qui fut soumis le questionnaire relatif aux
fondements théoriques des droits de l’homme. La réponse de Maritain est datée de juin
194771, à Rome, où il est alors ambassadeur de France près le Saint-Siège. C’est encore à lui
que l’on demanda de préfacer l’ouvrage regroupant les contributions résultant de l’enquête et
son texte est daté de juillet-août 194872, à New-York. Ensuite, il fut le chef de la délégation
française à l’UNESCO en 194773 et c’est le retentissement qui suivit la manière avec laquelle
il assuma son poste qui conduisit à la publication du livre de 1949.
En effet, il ne fut pas facile d’assurer inopinément la relève de Léon Blum, chef de la
délégation en 1945-1946 mais alors souffrant, ni de conduire une délégation très
hétérogène regroupant un philosophe thomiste catholique (Etienne Gilson), un professeur au
Collège de France, membre du Parti communiste (Henri Wallon), le fondateur, socialiste, du
Musée de l’homme (Paul Rivet) et un directeur de l’enseignement supérieur (Pierre Auger).
Or, sa fonction lui imposa de présider la séance inaugurale de la seconde Conférence générale
de l’UNESCO, qui se tint à Mexico le 6 novembre 1947.
Le discours74 qu’il prononça pour l’occasion fut décisif : « Les délégués des nations
représentées l’écoutaient en silence, captivés.75 »
Cet appel à tous les hommes de bonne volonté était une réponse à une brochure de
Julian Huxley intitulée L’UNESCO, ses buts et sa philosophie. Après l’intervention
magistrale de jacques Maritain, Huxley cessa d’évoquer sa ligne de conduite, purement
matérialiste. Il parla de coopération entre les hommes, de tâches pratiques à mener à

70
cf. notamment de VAUCELLES, Autour de la déclaration universelle des Droits de l’homme : réactions et
réflexions de catholiques français, Cahiers Jacques Maritain, 18 (1989), pp. 27-34
71
cf. Les droits de l’homme, pp. 117-124 et OC IX, pp. 1081-1089
72
cf. Les droits de l’homme, pp. 125-137 et OC IX, pp. 1204-1215
73
Sur cet aspect, lire SEYDOUX, Jacques Maritain à Mexico, Cahiers Jacques Maritain, 10 (1984),
pp. 25-28 ; FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, p. 250
74
La voie de la paix (discours prononcé à la séance inaugurale de la IIème conférence internationale de
l’UNESCO, Mexico, 6.11.1947), Librairie française, Mexico, 1947, 47 p. et OC IX, pp. 143-164
75
Les droits de l’homme, p. 112-113 et SEYDOUX, Jacques Maritain à Mexico, Cahiers Jacques Maritain, 10
(1984), p. 27

22
bien. La "conversion" imposée par le chef de la délégation française fut, en définitive,
acceptée par tous.76
Julian Huxley77, frère du célèbre écrivain Aldous, était le directeur général de
l’UNESCO depuis décembre 1946. Il était biologiste de formation et de profession et il était
convaincu que l’UNESCO devait avoir une philosophie propre, sans toutefois se référer à une
doctrine particulière, pour obtenir un large consensus. Pour lui, ce devait être un humanisme
scientifique universel s’inspirant de l’Evolution. Il fut cependant très contesté car cela
revenait justement à lier l’UNESCO à une philosophie spécifique. Sa brochure de 1946 ne
parut donc que comme contribution personnelle et non comme document officiel.
La portée du discours de Maritain fut telle, ainsi que sa présidence du groupe de travail
Philosophie et Humanités qui traita du problème des droits de l’homme, que la décision fut
alors prise d’éditer les résultats de l’enquête effectuée quelques mois plus tôt.Julian Huxley
demanda lui-même à Maritain de préfacer l’ouvrage78.

Il n’est pas encore temps d’étudier le contenu des écrits de Maritain, mais on doit noter
la répercussion qu’ils eurent, jusqu’à nos jours encore. Ces quelques éléments historiques
mettent en lumière l’implication personnelle de Jacques Maritain dans la construction d’une
philosophie des droits de l’homme et le contexte dans lequel elle se fit. C’est une autre
perspective qu’il nous faut maintenant déployer, celle de la structure du savoir humain.

2. De la métaphysique au droit : le statut du savoir juridique

Face à la montée du nazisme, il [Maritain] avait souffert de la faiblesse morale et


intellectuelle des démocraties occidentales. Pour résister, réunir des hommes dans un
projet commun, la démocratie a besoin d’une foi et d’une foi qui repose d’abord sur des
fondements rationnels capables de forger une conviction.79
Or, pour Maritain, « le roc sur lequel est fondée la démocratie, ce sont les droits de
l’homme.80 » Il faut donc rétablir ces fondements rationnels81 qui sauveront l’un et l’autre et

76
Ibidem
77
cf. Patrice VERMEREN, La philosophie saisie par l’UNESCO, consultable sur le site http://portal.
unesco.org/shs/fr/file_download.php/f70d457ad98cf09280663777cc2bde95ver_chapitreIII.pdf
78
Les droits de l’homme, pp. 113-114
79
BLANCHET, Primauté du spirituel et passion du temporel dans l'œuvre de Jacques Maritain in ALLARD,
L’humanisme intégral de Jacques Maritain, p. 71
80
FLOUCAT, Pour une restauration du politique, p. 92

23
qui forment le contexte intellectuel dans lequel se meut Maritain82. Pour cela, il trouve en
saint Thomas un maître inégalé de la distinction et de l’usage de la raison, le meilleur
représentant de la scolastique83. Or celui-ci, disciple d’Aristote, distingue plusieurs branches
du savoir qui forment comme une hiérarchie des sciences (a). Maritain reprend ces
distinctions, qui sont essentielles car elles resituent la problématique des droits de l’homme
dans une construction intellectuelle précise, grâce à laquelle il surmonte les divisions de la
philosophie moderne du droit (b).

a) La hiérarchie des sciences

Le savoir, comme toute chose, est ordonné, en fonction de ses objets : ce sont les fins
qui sont les critères de distinction des ordres du savoir. Les droits de l’homme sont ainsi un
objet de science qu’il faut replacer dans l’ensemble des sciences qu’il implique.
La première distinction, la plus fondamentale84, est celle qui se situe entre le spéculatif
et le pratique :
Selon saint Thomas d'Aquin, la toute première division du savoir est la division entre
savoir spéculatif et savoir pratique, philosophie spéculative et philosophie pratique. Le
savoir spéculatif a pour fin intrinsèque la connaissance elle-même, il connaît pour
connaître. Le savoir pratique a pour fin intrinsèque autre chose que la connaissance, il
connaît pour agir.85
Saint Thomas, à la suite d'Aristote, distingue ensuite, au sein de la science pratique,
entre la philosophie de l'Art, qui a pour fin la production, et la philosophie Morale, ayant pour

81
« En ce qui concerne les droits humains, ce qui importe le plus au philosophe est la question de leurs
fondements rationnels » : L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 572
82
Sur tous les développements qui suivent, voir BONIFAY, Jean-Marie, La nature de la science politique dans
l’œuvre de Jacques Maritain, Mémoire pour le DES de Science politique, Aix-en-Provence, 1968
83
cf. CHENU, Marie-Dominique, Introduction à l’étude de saint Thomas d’Aquin, Vrin, Paris, 1974, pp. 51-64
84
C’est une « affirmation préliminaire de grande importance » : cf. COTTIER, Les intuitions majeures
d’Humanisme Intégral in ALLARD, L’humanisme intégral de Jacques Maritain, p. 88
85
Du régime temporel et de la liberté (1933), OC V, p. 340 ; cf. aussi Eléments de philosophie. I. Introduction
générale à la philosophie, (1920), OC II, pp. 145-147 ; Les degrés du savoir (1932), OC IV, pp. 822-824 et 1087-
1104 ; Science et sagesse (1935), OC VI, pp. 167-174 ; Lettre sur l’indépendance (1935), OC VI, p. 255 ; Du
savoir moral (1937), OC VI, pp. 927-928 ; KERALY, Préface à la "Politique" de saint Thomas, pp. 53-60 ;
POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in ALLARD, Jacques Maritain,
philosophe dans la cité, pp. 315-316 ; BARS, La politique selon Jacques Maritain, pp. 59-68 ; CATTIN,
L’anthropologie politique de Thomas d’Aquin, pp. 157-158 ; IDE, Pascal, La blessure intérieure dans l’œuvre de
Jacques Maritain in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, pp. 279-283 et p.
276

24
fin l'action, soit tout ce qui touche à l'ordonnancement des actes humains vers leurs fins86.
Maritain reprend cela et s'attarde sur la morale, partie du savoir pratique :
Ici l'intelligence pénètre dans le domaine propre de la volonté. Il n'est pas étonnant que
saint Thomas, si purement intellectualiste en métaphysique, se montre de plus en plus
volontariste à mesure que la connaissance concerne davantage l'action comme telle…
Saint Thomas dira à ce point de vue que savoir la métaphysique (si nécessaire que cela
soit par ailleurs) ne suffit en rien à agir comme il faut, et que savoir la morale (si
nécessaire que cela soit aussi) y suffit très peu… Voilà qui nous montre à quel point, dans
la philosophie de saint Thomas, le monde de la morale est un monde à part, monde
pratique distinct du monde spéculatif, monde de la liberté distinct du monde de la
nature.87
La Morale, science de l'agir humain, se divise elle-même en trois ensembles, l'Ethique,
science des actes de l'homme comme individu, l'Economique, science des actes de l'homme
comme membre de la société domestique, et la Politique, science des actes de l'homme
comme membre de la Cité88. Or il est absolument essentiel de voir que les développements
proprement juridiques de la pensée de Maritain sont toujours pour lui des parties d'une
philosophie politique qui en est le soubassement théorique nécessaire. Dès la première phrase
de son livre Les droits de l'homme et la loi naturelle, il précise : « Ce petit livre est un essai de
philosophie politique »89. Son autre ouvrage de référence, l’Homme et l’Etat90, dont tout le
chapitre IV est un exposé théorique sur les droits de l’homme, est entièrement un livre de
philosophie politique. La huitième de ses Neuf leçons sur les notions premières de la
philosophie morale91, qui porte sur « le droit et la faute », est intégrée à un ouvrage de
philosophie morale.
C’est donc de la philosophie politique de Maritain que nous devons partir pour
pénétrer progressivement dans sa théorie des droits de l’homme. La philosophie juridique
maritanienne est un élément de sa politique, subdivision de la philosophie morale, elle-même
partie du savoir pratique. Ce qui, pour un thomiste et un aristotélicien, est des plus classiques,
puisque la Politique, comme science, est la principale des sciences pratiques, son objet étant le

86
Sur ce sujet, cf. Eléments de philosophie. I. Introduction générale à la philosophie, OC II, pp. 256-257 ;
KERALY, Préface à la "Politique" de saint Thomas, pp. 145-154 ; VEYSSET, Situation de la politique dans la
pensée de saint Thomas d’Aquin, p. 89
87
Du régime temporel et de la liberté, OC V, pp. 341-342
88
Eléments de philosophie. I. Introduction générale à la philosophie, OC II, p. 260 ; VEYSSET, Situation de la
politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, pp. 101-104
89
Les droits de l’homme, p. 19. Il ajoute : « Il importe beaucoup d’avoir une philosophie politique juste et bien
fondée. »
90
1953, OC IX, pp. 471-736
91
1951, OC IX, pp. 909-922

25
plus général et le plus parfait, la cité étant la communauté englobant toutes les activités
humaines. C’est une science architectonique, qui donne ses conclusions comme principes des
sciences subalternées à elle92. Nous retrouverons plus tard ce caractère architectonique de la
science politique par rapport à toutes les autres parties de la morale, et donc aussi ce qui
relève du droit : il a des conséquences importantes dans la théorie des droits de l’homme de
Maritain.

b) L’impossible séparation de l’être et du devoir-être

L’ appartenance à la philosophie morale de la politique ne doit pas faire oublier que


c’est bien d’une connaissance qu’il s’agit93, et donc que, d’une manière ou d’une autre, elle
est elle-même soumise à la science architectonique la plus parfaite, la métaphysique :
Dans la grande tradition classique qui s’est développée depuis Socrate, la philosophie
morale peut être caractérisée comme une éthique cosmique-réaliste. Nous disons éthique
cosmique, c’est-à-dire fondée sur une vue de la situation de l’homme dans le monde ;
nous disons éthique réaliste, c’est-à-dire fondée sur des réalités extramentales qui sont
l’objet d’une métaphysique et d’une philosophie de la nature. Cette éthique est à la fois,
et essentiellement, de caractère expérimental et de caractère normatif.94
Maritain insiste et y revient plusieurs fois, pour souligner que cette primauté de la
métaphysique concerne non seulement la politique mais encore le juridique :
Il y a nécessité absolue de recourir à la métaphysique si nous voulons justifier la
validité réelle, objective, des normes et des valeurs morales.95

92
KERALY, Préface à la "Politique" de saint Thomas, pp. 155-159 ; CATTIN, L’anthropologie politique de
Thomas d’Aquin, pp. 157-158 ; RAYNAUD et RIALS (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, p. 804 ;
ARISTOTE, Ethique de Nicomaque, pp. 21-22 ; ARISTOTE, La Politique, pp. 21-22. « On doit préciser que la
science politique est de surcroît une science spéculativement pratique, c’est-à-dire qui cherche les principes de
l’action… Elle commande de ce fait par sa généralité principielle à toutes les sciences pratiquement pratiques.
Elle commande enfin également aux autres sciences spéculativement pratiques parce qu’elle subordonne leurs
principes d’action aux siens qui, étant les plus universaux, sont les plus adaptés à la diversité des actions »,
VEYSSET, Situation de la politique dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, p. 65 ; cf. De la philosophie
chrétienne, OC V, pp. 299-302
93
« La philosophie politique de Maritain est une philosophie et non pas un savoir de science politique », Etienne
Borne, La philosophie politique de Jacques Maritain in ALLARD, Jacques Maritain, philosophe dans la cité, p.
249
94
Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 741 ; « Toute philosophie morale
est fille d’une métaphysique générale », SERTILLANGES, La philosophie morale de saint Thomas d’Aquin, p.
1
95
Neuf leçons sur les notions premières de la philosophie morale, OC IX, p. 758

26
Que la liberté présuppose la nature, que cela veut-il dire pour nous ? Cela veut dire
que l’éthique présuppose la métaphysique et la philosophie spéculative… La
métaphysique est une condition nécessaire de la morale.96
Je note, pour finir, un point sur lequel vous avez bien fait d’insister particulièrement :
c’est la nécessité de la métaphysique pour fonder l’ordre social et le respect de la loi.97
Cette insistance pour rattacher le juridique et le politique à ce qui fut l’objet constant et
principal de ses recherches philosophique, la métaphysique (avec l’ontologie) est une des
caractéristiques essentielles de la pensée de Jacques Maritain98. Ce n’est pas un détail, car elle
a des conséquences immédiates de grande portée pour les droits de l’homme. Nous y
reviendrons, mais dès à présent, on doit noter la première et sans doute plus importante de ces
conséquences.
En effet, récusant depuis toujours ce qu’il appelle le machiavélisme99, Maritain ne
dissocie ni ne sépare jamais droit et moral, même s’il les distingue bien. Il est un penseur de
l’articulation de l’un et de l’autre et s’oppose explicitement à ceux qui divisent les deux
domaines100 :
D’une façon générale, les règles morales ne sont pas extérieures aux lois de l’Etat,
l’ordre juridique lui-même est essentiellement imprégné de moralité.101
Or c’est grâce à la soumission du droit à la métaphysique, ou plutôt grâce au respect de
la hiérarchie du savoir humain, voulue par la nature de celui-ci, et qui commande une telle
subordination, qu’il surmonte le redoutable problème des relations entre droit et morale.
Reliant métaphysique et morale, il dépasse la séparation de l’être et du devoir-être qui

96
Du régime temporel et de la liberté, OC V, p. 334 (cf. aussi pp. 338-339. Il revient encore sur ces « fondements
métaphysiques de la conception de la cité » exposé dans cet ouvrage dans une lettre au directeur du journal
L’Aube, le 22 janvier 1934, cf. OC V, p. 1019) ; cf. VALADIER, Paul, Jacques Maritain : une philosophie
politique pour aujourd’hui ? in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, p. 160
et LUROL, Gérard, Maritain et Mounier in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la
modernité, p. 251
97
Lettre à Michel Riquet du 29 septembre 1925, La valeur des lois humaines, OC III, pp. 1293-1294
98
« Il discorso sulla persona, soggetto di diritti, deve avere una solida base metafisica. In questa scelta
metodologica sta l’originalità del suo pensiero », OLIVA, I diritti umani in Jacques Maritain, p. 99. Il y cite, aux
notes 5 et 6, POSSENTI : « Tutta la sua filosofia politica risposa su una metafisica della persona e della libertà,
che costituiscono il punto di intersezione tra la sua speculazione metafisica e quella politica. »
99
cf. Humanisme intégral, pp. 218-219 ; L’Homme et l’Etat, OC IX, pp. 544-546 ; Principes d’une politique
humaniste, OC VIII, pp. 307-355 (tout le chapitre V) ; FLOUCAT, Pour une restauration du politique, pp. 79-
89 ; BARS, La politique selon Jacques Maritain, pp. 56-59 ; IDE, Pascal, La blessure intérieure dans l’œuvre de
Jacques Maritain in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, p. 282
100
On doit remarquer à ce propos que Maritain connaît la pensée des grands juristes. Il cite Seydel, Carré de
Malberg, Jellinek pour qui, selon lui, la source du droit est la seule volonté du souverain : « Les partisans de ces
théories ne nient pas tous qu’il y ait des règles morales en dehors et au-dessus des lois de l’Etat, mais ces règles
morales sont, d’après eux, extérieures à l’ordre juridique, à la notion même de loi et de droit. » (Saint Thomas
et le droit, p. 1010). Il cite encore dans divers ouvrages Léon Duguit, Carl Schmitt, Maurice Hauriou, Hans
Kelsen, Joseph Story, Adhémar Esmein…
101
Saint Thomas et le droit, étude pour la revue brésilienne Vida, OC VI, p. 1015

27
caractérise les philosophies modernes102. On sait, par exemple, combien elle est centrale dans
la théorie pure du droit de Kelsen, et comment elle est à la base du positivisme juridique.
Maritain, lui, regarde d’abord l’être en tant que tel et découvre les transcendantaux, comme le
vrai et le bien, et le mouvement de la nature vers sa fin propre. Il peut alors montrer que
liberté et nature, devoir-être et être, ne sont pas contradictoires, puisque la nature trouve son
achèvement dans la fin atteinte qui, pour une nature rationnelle et libre, est le bien et le vrai.
La notion même de droit, chez Maritain, trouve son enracinement ontologique dans la
convertibilité de l’être et du bien.103
Plus encore, Maritain, grâce à la métaphysique, peut montrer comment il existe deux
ordres du devoir et de l’obligation : un premier, qui peut être violé par les actes de la liberté
humaine, et un second, qui est supérieur au premier et qui ne peut jamais être violé car il
réside dans la nature. Comme cet ordre se découvre et n’est pas créé par la volonté des
hommes, et puisqu’il commande à la liberté, il est un critère permanent de jugement pour les
œuvres de celle-ci. C’est une critique radicale du positivisme que Maritain effectue104.
Après avoir réconcilié l’être et le devoir-être, la nature et la liberté, la métaphysique et
la morale en démontrant que la seconde a pour fondement nécessaire la première, Maritain
peut réconcilier droit et morale, puisque le droit étant une partie de la philosophie politique, et
celle-ci étant elle-même un élément de la philosophie morale, le droit obéit, analogiquement,
aux mêmes principes que la morale. Sur ce point, il ne fait aucun doute qu’il est un disciple de
saint Thomas105. Surtout, cette harmonie retrouvée de la nature et de la liberté ouvre la voie à
une soumission de la volonté au juste, tel qu’une réflexion globale, métaphysique et morale, le
découvre et déploie. De ce fait, les droits de l’homme trouvent un fondement sûr car mis à
l’abri de l’arbitraire de la subjectivité humaine106.

La pensée de Jacques Maritain sur les droits de l’homme se trouve maintenant bien
déterminée : élaborée au gré des occasions que l’histoire produit, elle se fonde sur un appareil
conceptuel déjà en place, la philosophie générale thomiste que Maritain a d’abord étudié et
enseigné. Néanmoins, avant que d’entrer dans la théorie personnelle de Maritain sur le sujet, il
importe de considérer une question qu’il a lui-même fréquemment traitée : est-il possible,

102
POSSENTI, Philosophie du droit et loi naturelle selon Jacques Maritain in ALLARD, Jacques Maritain,
philosophe dans la cité, pp. 322-323
103
FLOUCAT, Pour une restauration du politique, p. 92
104
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 592 et Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, pp. 1086-1087
105
« Pour saint Thomas, il n’y a qu’une morale possible, elle subordonne l’agir à l’être, c’est-à-dire en fait au
bien : morale donc, l’action qui mène l’homme au plus près de sa finalité », VEYSSET, Situation de la politique
dans la pensée de saint Thomas d’Aquin, p. 104
106
Cf. SCHALL, Jacques Maritain, the philosopher in society, pp. 85-86

28
dans les circonstances de l’époque, de produire des règles juridiques efficaces pour protéger
les droits de l’homme ?

§2. La consécration juridique possible des droits de l’homme

Jacques Maritain a cherché à penser en philosophe107 les conditions de possibilités


d’une consécration internationale des droits de l’homme, en dégageant les principes qui
pouvaient la rendre possible (2), après une analyse réaliste de la société contemporaine (1). La
problématique à laquelle il est confronté est simple : comment faire pour que se maintienne
l’unité d’une communauté politique et que soit protégée la dignité de la personne, quand les
esprits sont profondément divisés ?

1. La prise en compte du pluralisme de la société

Jacques Maritain rapporte dès 1948108 l’anecdote suivante :


Pendant l’une des réunions de la Commission nationale française de l’UNESCO, où
l’on discutait des droits de l’homme, quelqu’un manifesta son étonnement de voir que
certains défenseurs d’idéologies violemment opposées s’étaient mis d’accord pour
rédiger une liste de droits. « Mais oui, répliquèrent-ils, nous sommes d’accord sur ces
droits, à condition qu’on ne nous demande pas pourquoi. » C’est avec le pourquoi que la
dispute commence.
Cette histoire illustre problème central et premier de la philosophie politique
moderne : l’absence d'entente sur les principes mêmes qui doivent gouverner la vie en
commun. Ce « fait du pluralisme » est ainsi le point de départ de la théorie de la justice de
John Rawls109. Maritain lui aussi analyse en profondeur ce fait (a), afin de proposer un modèle
cohérent et viable de vie sociale (b).

107
Sur les aspects qui suivent de la pensée de Maritain, voir notamment : FLOUCAT, Jacques Maritain ou la
fidélité à l’Eternel, pp. 138-142 ; FLOUCAT, Pour une restauration du politique, pp. 95-96 ; BARREAU, Hervé,
Maritain, les droits de l’homme et le droit naturel, in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face
à la modernité, pp. 129-132 ; COOPER, John, Democratic pluralism and human rights : the political theologies
of Jacques Maritain and Reinhold Niebuhr, in ALLARD, Jacques Maritain, philosophe dans la cité, pp. 327-336
108
cf. Les droits de l’homme, p. 126 ; L’homme et l’Etat, OC IX, p. 568
109
cf. RAWLS, John, Justice et démocratie, Seuil, coll. Points Essais n° 427, Paris, 1993, pp. 9-10

29
a) La division des esprits dans la société moderne

C’est d’abord et avant tout un constat pour Jacques Maritain : les hommes sont divisés
et divisés surtout et en premier lieu sur le plan spéculatif. Ce constat, il le fait dès qu’il
commence à aborder les questions de philosophie politique, dans les années 1930. Dans ses
essais où il étudie la Chrétienté, il met en avant l’idée d’unité qui la caractérisait, unité dans
tous les domaines et avant tout dans le domaine intellectuel. Quand il contemple ensuite la
société contemporaine, il ne peut que faire ce constat un peu désabusé :
On a parlé non sans raison du babélisme de la pensée moderne. De fait, jamais les
esprits n’ont été si profondément, si cruellement divisés110… Il n’y a plus de bases
communes, si loin qu’on creuse, pour la pensée spéculative, il n’y a plus de langage
commun.111
Maritain, toutefois, ne se contente pas de ce fait. Il vaut en chercher la cause. Pour lui,
elle est très ancienne et d’abord religieuse et philosophique. Elle remonte à la grande fracture
de la fin du Moyen-Age :
Cette unité métaphysique est depuis longtemps rompue – non pas certes complètement
détruite – mais rompue et comme effacée en Occident. Ce qui fait le drame de la culture
occidentale, c’est que son fond de métaphysique commune est réduit à un minimum
absolument insuffisant.112
L’unité spirituelle et intellectuelle a commencé de se briser manifestement à partir de la
Renaissance et de la Réforme.113
L’existence d’une division des esprits pose évidemment un problème politique, plus
encore d’ailleurs pour les catholiques éduqués généralement dans le respect des droits de la
vérité révélée et dans l’idéalisation de la période historique de la Chrétienté. C’est
précisément pour réagir114 face à ce qu’il considère être un refus du mouvement irréversible
de l’histoire que Maritain veut aller plus loin qu’un rejet en bloc du monde moderne, même
s’il fut d’abord tenté par cela115. Sa vision est d’abord encore teintée d’une certaine

110
La voie de la paix, OC IX, p. 157
111
La voie de la paix, OC IX, p. 158
112
Le Docteur angélique, OC IV, p. 74
113
Humanisme intégral, p. 160
114
cf. MAYEUR, Jean-Marie, Les années 30 et Humanisme intégral in ALLARD, L’humanisme intégral de
Jacques Maritain, pp. 17-36 ; BLANCHET, Autonomie de la culture et espérance temporelle selon J. Maritain
entre 1930 et 1940, Cahiers Jacques Maritain, 18 (1989), pp. 5-26 ; le chapitre 2 (Le Moyen-Age de Maritain) de
FLOUCAT, Jacques Maritain ou la fidélité à l’Eternel, pp. 29-78
115
cf. BLANCHET, Charles, Maritain face à la modernité in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques
Maritain face à la modernité, pp. 12-16

30
négativité : la prise en compte de la division des philosophies est une concession provisoire
devant un état de fait :
Il serait singulièrement difficile ici de chercher un dénominateur commun… Au lieu de
prétendre fonder le convivium civil sur un minimum philosophique commun, je crois qu’il
faut admettre la diversité et lui donner droit de cité… Ce pluralisme n’est pas facile, mais
il apparaît comme un état de fait nécessaire au progrès de la conscience.116
En fait, c’est un « moindre mal » qui s’impose au législateur parce qu’il n’a pas
d’abord vocation à intervenir dans le domaine spéculatif : sa fin propre est ailleurs117. Une
« tolérance » est donc possible, que saint Thomas déjà reconnaissait118, mais Maritain spécifie
bien que cette tolérance est passagère et dérogatoire.
La conclusion à laquelle Jacques Maritain parvient demeure l’insurmontable et
l’indépassable fait : il est impossible de s’entendre sur des conceptions semblables du monde,
de la vie, de la politique… La seule solution raisonnable est donc de renoncer à chercher un
hypothétique et utopique idéal d’unité intellectuelle et de proposer un autre fondement à la vie
en commun, ce qu’il appelle le « convivium. »
La leçon de cette expérience nous semble claire : rien n’est plus vain que de chercher à
unir les hommes sur un minimum philosophique. Si petit, si modeste, si timide que se
fasse celui-ci, il donne toujours lieu à contestations et à divisions… Mais alors il faut
renoncer à chercher dans une commune profession de foi la source et le principe de
l’unité du corps social.119

b) La société pluraliste

Le nouveau modèle que construit Maritain et dont Humanisme intégral constitue


entièrement une tentative de justification, repose sur le constat de la division des esprits : la
société qu’il appelle de ses vœux aura pour caractère, entre autres, d’être pluraliste. C’est chez
lui une conviction profonde et sur laquelle il revient fréquemment120. Ce n’est pas le lieu

116
Entretien à Buenos Aires en septembre 1936 in Question de conscience, OC VI, p. 812
117
« Il est clair que pour une saine philosophie une seule morale est la vraie morale. Mais pour le législateur
qui doit viser au bien commun et à la paix de tel peuple donné, ne faut-il pas tenir compte de l’état de ce peuple,
et de l’idéal moral plus ou moins déficient, mais existant en fait ? » Humanisme intégral, p. 172
118
« Pour éviter des maux plus grands, la cité peut et doit tolérer en elle (tolérer n’est pas approuver) des
manières d’adorer qui s’écartent plus ou moins gravement de la vraie : ritus infidelium sunt tolerandi,
enseignait saint Thomas ; des manières d’adorer, et donc aussi des manières de concevoir le sens de la vie et des
manières de se comporter », Humanisme intégral, p. 173
119
Humanisme intégral, p. 179
120
En sus d’Humanisme intégral, il faudrait citer : Du régime temporel et de la liberté (1933), OC V, pp. 378-
385 et 385-387 ; Conception chrétienne de la cité (1937), OC VI, pp. 971-974 ; Raison et raisons (1947), OC
IX, pp. 419-428…

31
d’exposer toute sa pensée sur le sujet. Mais il importe de mettre en relief une caractéristique
de cette société pluraliste121, car elle est une réponse à l’anecdote citée en préambule et
annonce les développements relatifs aux droits de l’homme, qui deviennent d’autant plus
nécessaires. Il faut noter toutefois que la théorisation du pluralisme à laquelle Maritain se livre
alors est de plus en plus positive : puisque le fait est incontournable, il faut en tirer le meilleur
parti. Mieux encore, le pluralisme peut se révéler cause de bienfaits.
La société pluraliste a en effet un avantage : elle remet en lumière un vieux principe
aristotélicien qui concerne la base d’une communauté politique :
L’unité d’une telle civilisation n’apparaît plus comme une unité d’essence ou de
constitution assurée d’en haut par la profession de la même foi et des mêmes dogmes…
C’est plutôt une unité d’orientation.122
Ce qui serait pour une telle civilisation le principe dynamique de la vie commune et de
l’œuvre commune… ce serait l’idée de la dignité de la personne humaine et de sa
vocation spirituelle, et de l’amour fraternel qui lui est dû.123
Cette solution ramène d’autre part l’unité de la communauté temporelle à ce qu’elle est
essentiellement et par nature : une simple unité d’amitié.124
L’amitié politique125, si chère à Aristote puisque la cité est œuvre de nature assumée
par des volontés126, devient le socle sur lequel il est possible de s’appuyer pour surmonter les
désaccords théoriques et contribuer à poursuivre l’œuvre politique pratique. Même si cette
unité possible n’est que « minimale127 » et « pratique128 », elle est réellement possible.
Une des conséquences de cette amitié, principe d’action de la société pluraliste, c’est
la réconciliation qu’elle rend possible entre ce qu’on peut appeler « les deux France129 » et ce
que Maritain indique comme étant « les deux traditions130 » antagonistes qui traversent la

121
Relevons un point intéressant : Maritain soutient implicitement une organisation de la société pluraliste
conforme au principe de subsidiarité ; cf. Humanisme intégral, pp. 169-170 et Du régime temporel et de la
liberté, OC V, p. 376
122
Humanisme intégral, p. 174
123
Humanisme intégral, p. 208
124
Humanisme intégral, p. 178-179
125
cf. aussi Conception chrétienne de la cité, OC VI, p. 970 et Les droits de l’homme, pp. 46-47
126
cf. KERALY, Hugues, Préface à la "Politique" de saint Thomas d'Aquin
127
« Une telle unité temporelle ne serait pas… une unité maximale : ce serait au contraire une unité minimale »,
Humanisme intégral, p. 177
128
« Chercher à établir un minimum doctrinal commun entre les uns et les autres, qui servirait de base à une
action commune, est une pure fiction, nous l’avons noté également… Mais ce n’est pas à la recherche d’un
minimum théorique commun, c’est à l’effectuation d’une œuvre pratique commune que les uns et les autres sont
appelés », Humanisme intégral, p. 210
129
cf. BLANCHET, Autonomie de la culture et espérance temporelle selon J. Maritain entre 1930 et 1940,
Cahiers Jacques Maritain, 18 (1989), pp. 23-24 et MOUGEL, Avertissement in Christianisme et démocratie, p.
11
130
A travers la victoire, OC VIII, pp. 373-374 ; Messages, OC VIII, pp. 412-413 (message du 23 septembre
1943), pp. 414-416 (message du 30 septembre 1943), p. 499 (message du 2 juin 1944)…

32
société et la conscience française, celle de la Révolution et celle du Christianisme, celle des
droits de l’homme et celle de l’Eglise catholique. Cette réconciliation, accomplie dans et par
la Résistance à l’ennemi, prouve qu’il est possible de travailler ensemble, croyants et non-
croyants131, à l’œuvre temporelle.

Le fait du pluralisme est ainsi intégré par Maritain dans une nouvelle conception de la
cité qui fait appel à la bonne volonté de l’homme tout en déterminant un cadre d’action
commune bien précis et minimal. On l’a vu, la dignité de la personne humaine et sa
promotion font partie de ce cadre. Nous allons voir maintenant comment il est possible
d’assurer juridiquement la protection de cette dignité en tenant compte de l’état divisé de la
société.

2. La possibilité d’un accord pratique


dans une société pluraliste

Lorsqu’en 1947 Jacques Maritain arrive à Mexico comme chef de la délégation


française à l’UNESCO, il est donc en possession d’une doctrine déjà résolument positive du
pluralisme philosophique. Or si son discours a connu un tel succès et un si grand
retentissement, c’est précisément grâce à la réutilisation circonstanciée qu’il fait de sa théorie
de la société pluraliste. Confronté aux divisions relatives aux justifications des droits de
l’homme, Maritain reprend les bases qu’il avait déjà posées en les réinterprétant en fonction
du contexte particulier de la déclaration des droits. Il en vient à mettre en relief ce qu’il
appelle « l’accord pratique » possible (a), sur la portée duquel il ne s’illusionne cependant pas
(b).

a) L’existence possible d’un accord pratique

Si la théorie maritanienne de l’accord pratique est achevée en 1947, il l’expose une


nouvelle fois dans son livre dans lequel il récapitule sa philosophie politique. Il y a donc deux
périodes de formulation de cette théorie : les années 1947-1948, avec les trois textes

131
cf. Humanisme intégral, pp. 210-211 et Conception chrétienne de la cité, OC VI, pp. 971-974

33
concernant l’UNESCO132, et 1953, avec L’Homme et l’Etat133, qui représente l’état abouti ?
sur la question mais réutilise largement, parfois mots pour mots, les textes plus anciens.
La réflexion de Jacques Maritain débute avec un paradoxe, qui est une manière de
reprendre le constat qu’il avait posé auparavant : le but qu’est la déclaration universelle des
droits de l’homme, si nécessaire et important qu’il soit, apparaît impossible à réaliser, car il
« implique un accord de pensée entre des hommes dont les conceptions du monde » sont non
seulement différentes mais encore opposées. Cette division est encore une fois à « regarder en
face » si l’on veut vraiment aboutir à une déclaration des droits134. Ce paradoxe peut ainsi se
formuler : « les justifications rationnelles sont indispensables, et elles sont en même temps
impuissantes à créer un accord entre les hommes »135. Mais il y a un moyen de résoudre le
paradoxe136 : la solution est un accord qui n’est que pratique et non pas théorique. Une
analyse serrée des conditions de possibilités de ce qui est l’unique moyen, pour Maritain,
d’arriver à une déclaration, est nécessaire.
Elle commence par la mise en lumière d’une distinction fondamentale, entre les
« vérités pratiques touchant la vie en commun » et les « conceptions théoriques qui les
fondent »137. De la seconde de ces choses, il ne peut ressortir qu’un conflit :
Sur le plan des interprétations et des justifications rationnelles, sur le plan spéculatif et
théorique, la question des droits de l’homme met en jeu le système tout entier des
certitudes morales et métaphysiques (ou anti-métaphysiques) auxquelles adhère chacun.
Aussi longtemps qu’il n’y aura pas d’unité de foi et d’unité de philosophie dans l’esprit
des hommes, les interprétations et les justifications seront en conflit mutuel.138
Ce conflit qui ne peut manquer de se produire est une conséquence de ces
« irréconciliables différences » car la seule manière qui semble possible pour surmonter la
division serait d’imposer une théorie particulière ce qui, pour le philosophe qu’est Maritain,
est le « risque d’imposer un dogmatisme arbitraire » intolérable139. Il n’est pas inintéressant
d’observer que, ce faisant, Maritain retrouve une analyse analogiquement semblable à celle
déployée par Madison dans le fameux numéro X de The Federalist relatif aux factions qui

132
Sur la philosophie des droits de l’homme (juin 1947) : OC IX, pp. 1081-1082 et Les droits de l’homme, pp.
117-118 ; La voie de la paix (novembre 1947), OC IX, pp. 157-160 ; Autour de la nouvelle déclaration
universelle des droits de l’homme (juillet-août 1948), OC IX, pp. 1204-1210 et Les droits de l’homme, pp. 125-
137
133 ère
1 partie du chapitre IV : OC IX, pp. 567-572
134
La voie de la paix, OC IX, p. 157 ; cf. L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 567 : il est « futile » d’aller contre
135
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 568 ; Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC
IX, p. 1205
136
La voie de la paix, OC IX, p. 159
137
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 567
138
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 570
139
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 568

34
divisent la nation, état de fait sur lequel il est impossible de passer outre sans méconnaître
gravement la liberté.
La solution est ailleurs et vient du fait qu’il existe une « convergence » des divers
systèmes idéologiques, convergence qui porte non sur les justifications mais sur des
conclusions et qui provient de ce que la raison travaille sur un ensemble de données qui la
précède et qui sont les mêmes pour tous puisqu’elles tiennent à l’expérience morale
universelle140. Il est donc tout à fait possible d’écarter pour un temps le « théorique » et de
s’attacher au « pragmatique »141 : nous avons là une conséquence essentielle, et donc
rationnellement fondée, de la distinction précédemment étudiée entre les domaines spéculatifs
et pratiques. Cette approche permet à Maritain d’énoncer ainsi cette doctrine de l’accord
pratique :
L’accord des esprits peut s’y faire spontanément non pas sur une commune pensée
spéculative, mais sur une commune pensée pratique, non pas sur l’affirmation d’une
même conception du monde, de l’homme et de la connaissance, mais sur l’affirmation
d’un même ensemble de convictions dirigeant l’action. Cela est peu sans doute, c’est le
dernier réduit de l’accord des esprits. C’est assez cependant pour entreprendre une
grande œuvre.142
C’est d’en effet une grande œuvre qu’il peut alors être question, puisque les
conclusions pratiques sur lesquelles se fait l’accord sont justement, en leur fond, les « divers
droits que l’homme possède »143.

b) La portée de l’accord pratique

En proposant un accord pratique et non théorique comme méthode d’élaboration d’une


déclaration universelle des droits de l’homme (dont il faut rappeler qu’elle est rédigée au
moment même où la guerre froide prend un tour dramatique), Jacques Maritain a l’ambition

140
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 571 ; « Il en résulte que ces systèmes divers, tout en se querellant sur le
pourquoi, prescrivent dans leurs conclusions pratiques des règles de conduites qui, dans l’ensemble,
apparaissent comme presque les mêmes pour une période et une culture donnée » (pp. 571-572). Cf. La voie de
la paix, OC IX, p. 159, qui parle de « résidu commun » et Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p.
1081 qui s’appuie sur le progrès de la conscience morale.
141
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 570
142
La voie de la paix, OC IX, p. 158 (cf. p. 159 les différences entre idéologie spéculative et principes
d’explication d’un côté, idéologie pratique et principes d’action de l’autre) ; cf. Civilisation occidentale et foi
religieuse, OC IX, p. 1027 et Pour la Justice, articles et discours, OC VIII, pp. 882-883. Pour une application très
concrète : Raison et raisons, OC IX, p. 419 !
143
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 567 ; cf. Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1082

35
de parvenir à un authentique résultat juridique, mais il ne se leurre pas non plus sur sa portée.
Tout d’abord, il lui faut mettre au clair un point essentiel à ses yeux : il n’existe aucune trace
de relativisme144 dans cet accord pratique. Il ne s’agit pas d’un consensus ou d’un moyen
terme, spéculativement parlant, car il ne se situe justement pas dans cette sphère. Il s’agit de
mettre de côté ses justifications propres afin d’élaborer un texte juridique, mais celles-ci
demeurent :
Dieu me garde de dire qu’il n’importe pas de savoir lequel des deux a raison ! Cela
importe essentiellement (à propos des positions des chrétiens et des rationalistes).145
Ceci dit, puisque l’accord ne se fait que sur des conclusions pratiques, il est
intrinsèquement limité. Il ne porte que sur des « formulations146 », une « énumération147 »,
une « série d’articles rédigés en commun148 », une « déclaration commune149 ». On ne doit
donc pas attendre plus150 qu’un simple texte, un ensemble de formules littéraires reconnues
comme règles de droit. Une déclaration des droits de l’homme a toujours une portée
relative151, car au-delà des mots, il y a les significations, qui dépendant nécessairement des
idéologies et philosophies, domaine de la division et du conflit. Or c’est évidemment du sens
des normes de droit que dépend l’application effective de celles-ci152. Produire un texte de
droit international, aussi indispensable que cela est, n’est rien, malgré la difficulté153 voire
l’impossibilité qu’il semble au premier abord. Imitant saint Paul, Maritain énonce même que
la loi, une fois posée, vient plutôt mettre en lumière les manques d’applications :
Est juste, tout d’abord, une société fondée sur le droit. C’est là un principe qui a subi
ces derniers temps beaucoup d’entorses ; et ce n’est pas y porter remède que de
proclamer universellement les droits de l’homme, c’est-à-dire d’énoncer les dispositions
du Droit naturel que reconnaît l’ensemble des nations civilisées. On n’aboutit, par là,
qu’à mettre en lumière davantage les défaillances ; or, il est nécessaire, non pas
144
C’est un point important, cf. VALADIER, Paul, Jacques Maritain : une philosophie politique pour
aujourd’hui ? in BRESSOLETTE et MOUGEL (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, pp. 169-170 ;
« Proposer une solution pratique comme la meilleure dans des circonstances données n’est en aucune façon
déclarer que cette solution est la seule bonne en droit et absolument, la seule juste », Lettre de Maritain au
directeur du journal El Diario Ilustrado pardu dans le n° 125 du 6 mai 1944, OC VIII, p. 1070
145
La voie de la paix, OC IX, p. 159
146
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 571
147
Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC IX, p. 1204 et 1209
148
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 571
149
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 570
150
ce serait « vain » : L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 571
151
cf OLIVA, I diritti umani in Jacques Maritain, pp. 106-108 et surtout pp. 125-126
152
« Où les difficultés commencent, et les disputes, c’est dans la détermination de l’échelle des valeurs qui règle
l’exercice et l’organisation concrète de ces divers droits… C’est en raison de la hiérarchie des valeurs à
laquelle nous adhérons ainsi que nous fixons le mode de réalisation selon lequel les droits de l’homme… doivent
passer dans l’existence », Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC IX, p. 1213-
1214
153
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 567

36
seulement d’énoncer des principes, mais de s’y conformer, non pas de codifier le droit
naturel, mais de le respecter.154
La portée relative de l’accord pratique a un effet positif : elle empêche la consécration,
par le biais d’un texte juridique, d’une fausse doctrine philosophique, puisqu’elle l’écarte de
son champ, et c’est en cela que le discours de Maritain à Mexico a pu être une réponse
appropriée à la tentative de Julian Huxley155. Mais elle a un aspect négatif : elle ne va pas plus
loin que les mots et laisse largement ouverte la question du « contenu intelligible », du sens
qui devra être apporté, dans chaque situation concrète, à la norme posée. Maritain voit
d’ailleurs plus dans la déclaration universelle des droits de l’homme une « charte morale156 »
qu’un réel texte de droits. Existe-t-il pour Maritain une possibilité d’aller plus loin ? La seule
voie serait alors une réconciliation théorique qui demanderait une critique profonde des
systèmes philosophiques existants, que Maritain croit utopique157. Seule l’union retrouvée sur
les valeurs assurerait une effectivité plénière à la consécration des droits de l’homme158.

Devant la division des intelligences modernes, Maritain est réaliste : ni trop


pessimiste, ni trop optimiste, il dégage une voie vers la paix par la consécration juridique
internationale des droits de l’homme. Parmi les nombreuses écoles de pensée qui se disputent,
il voit néanmoins un « contraste idéologique irréductible » dominant et principal entre ceux
qui acceptent et ceux qui refusent la loi naturelle comme fondement des droits de l’homme159.
En thomiste, c’est sur cette notion que Jacques Maritain construit sa justification rationnelle
des droits de l’homme.

154
Forcer l’impossible, OC IX, p. 1177
155
« L’accord idéologique nécessaire… se limite à un certain ensemble de points pratiques » : La voie de la
paix, OC IX, p. 159-160 (c’est nous qui soulignons)
156
La voie de la paix, OC IX, p. 160 et Sur la philosophie des droits de l’homme, OC IX, p. 1082
157
L’Homme et l’Etat, OC IX, p. 571
158
« En suivant cette ligne de réflexion, on verrait se préciser la portée et les limites de l’accord pratique sur les
droits de l’homme si souvent mentionné… On comprendrait que pour aller plus loin qu’une liste ou une
énumération des droits… un tel accord devrait porter aussi sur l’échelle des valeurs, sur la clef selon laquelle,
dans l’exercice concret qui en est fait dans la vie sociale, les droits reconnus à l’homme doivent concerter entre
eux », Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC IX, p. 1214 ; cf. aussi p. 1215 où
Maritain ne cache pas son manque d’optimisme quant au problème du respect effectif des droits…
159
Autour de la nouvelle déclaration universelle des droits de l’homme, OC IX, p. 1209

37
TABLE DES MATIERES

Introduction p. 4

Chapitre 1. Jacques Maritain : la dignité de la personne humaine


p. 16

Section 1. Prolégomènes à une théorie des droits de l’homme p. 19

§1 – Le contexte d’élaboration de la théorie maritanienne p. 19


1) La participation de Maritain à la reconnaissance internationale
des droits de l’homme p. 20
a) L’ONU, l’UNESCO et la Déclaration universelle de 1948 p. 20
b) Le rôle de Maritain à l’UNESCO p. 21
2) De la métaphysique au droit : le statut du savoir juridique p. 23
a) La hiérarchie des sciences p. 24
b) L’impossible séparation de l’être et du devoir-être p. 26

§2 – La consécration juridique possible des droits de l’homme p. 29


1) La prise en compte du pluralisme de la société p. 30
a) La division des esprits dans la société moderne p. 30
b) La société pluraliste p. 32
2) La possibilité d’un accord pratique dans une société pluraliste p. 34
a) L’existence possible d’un accord pratique p. 34
b) La portée de l’accord pratique p. 36

Section 2. La nature humaine et ses droits p. 39

§1 – Le personnalisme thomiste de Jacques Maritain p. 39


1) L’individu et la personne: une distinction essentielle p. 40
a) Les causes de la réflexion maritanienne sur la personne p. 41
b) L’individualité et la personnalité p. 43
2) La société des personnes humaines p. 44
a) La société et le bien commun p. 45
b) La société humaine: un tout de touts p. 47

§2 – La loi naturelle, fondement des droits de l’homme p. 49


1) La théorie maritanienne de la loi naturelle p. 51
a) L’élément ontologique p. 51
b) L’élément gnoséologique p. 53
2) Le droit et les droits de l’homme chez Jacques Maritain p. 56
a) La définition de l’ordre juridique p. 56
b) Les droits de l’homme p. 59

38
Chapitre 2. Michel Villey : le droit dans les choses, objet de la justice
p. 63

Section 1. L’analyse villeyienne du langage du droit p. 67

§1 – Le problème du langage des droits de l’homme p. 67


1) Le langage des droits de l’homme p. 68
a) Le bilan du langage des droits de l’homme p. 69
b) Le discours villeyien sur les droits de l’homme p. 71
2) Les voies d’accès à l’authentique langage juridique p. 74
a) Le réalisme de Michel Villey p. 74
b) Le mouvement de la pensée juridique p. 77

§2 – Le concept de droit chez Michel Villey p. 80


1) La définition du droit d’Aristote p. 81
a) Du droit à la justice p. 81
b) Les attributs du droit p. 83
2) Le droit chez les Romains p. 86
a) Le droit chez Cicéron p. 87
b) Le droit dans le Digeste p. 88

Section 2. La genèse des droits de l’homme p. 91

§1 – Thomas d’Aquin : la synthétisation du droit objectif p. 92


1) Les rapports du droit et de la loi chez saint Thomas p. 93
a) Le droit, la loi et la morale p. 94
b) La sphère modeste du droit p. 96
2) Le droit naturel et les droits de l’homme p. 99
a) Le droit naturel chez Aristote et saint Thomas p. 99
b) La conception villeyienne du droit naturel p. 102

§2 – Le droit subjectif, fruit du nominalisme p. 106


1) La révolution nominaliste p. 107
a) La naissance d’une pensée individualiste et volontariste p. 107
b) Les conséquences juridiques du nominalisme p. 110
2) Les théories des droits de l’homme, héritières du nominalisme p. 113
a) La Seconde Scolastique p. 113
b) Les penseurs anglais du XVIIème siècle p. 115

Conclusion p. 118

Bibliographie p. 129

Table des matières p. 136

39

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