DEMOUY - Les Cathedrales - Demouy Patrick
DEMOUY - Les Cathedrales - Demouy Patrick
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SAIS-JE ?
Les cathédrales
PATRICK DEMOUY
Professeur à l’Université de Reims
Qu’est-ce qu’une cathédrale ?
Ce n’est donc pas la taille qui fait une cathédrale. Certes il s’agit souvent d’un
édifice vaste, compte tenu de sa fonction, mais il y a des exceptions. Dans les
anciens diocèses de la France du Midi ou en Italie, il est des cathédrales bien
modestes. À l’inverse, certaines églises paroissiales font illusion. Le cas le plus
flagrant est sans doute celui d’Ulm, dont les bourgeois prospères et ambitieux
ont bâti de 1377 à 1543 la plus grande église d’Allemagne après la cathédrale de
Cologne ; achevée comme cette dernière au xixe siècle, elle est couronnée de la
championne du monde des flèches gothiques (161,5 m).
Notre sujet n’est donc pas limité au Moyen Âge, même si cette période sera
naturellement privilégiée ; il commence avec la tolérance religieuse et se
poursuit jusqu’à nos jours, car les cathédrales sont toujours bien vivantes. Bien
sûr, leur place dans la société a changé ; elles ne sont plus uniquement des
monuments religieux mais aussi des édifices mémoriaux qui nous permettent de
remonter le temps.
Notes
[1] Le lecteur trouvera en annexe (p. 123), un glossaire illustré des termes
d’architecture.
Chapitre I
L’évêque et son église avant l’an mil
I. La fonction épiscopale
Dès la fin du ier siècle, les communautés chrétiennes apparaissent fortement
structurées sous la conduite de leurs évêques, considérés comme les successeurs
des apôtres. Institués par une chaîne ininterrompue d’ordinations censées
remonter aux origines mêmes de l’Église, les évêques (étymologiquement, les
surveillants) exercent un triple pouvoir d’ordre, de juridiction et d’enseignement.
Jusqu’à la fin du ve - début du vie siècle, l’évêque, en tant que grand prêtre de
son diocèse, était le seul à administrer les sacrements et à instruire les fidèles
dans la foi dont il demeure le garant. L’accroissement et la dispersion de la
communauté, d’abord essentiellement urbaine, ont amené la délégation à
certains prêtres du droit de baptiser et de prêcher, dans le cadre d’une stricte
discipline et obédience. L’évêque a gardé le monopole de la consécration aux
différents ordres de la cléricature, de la dédicace des églises, de la bénédiction
des huiles sacramentelles, du sacrement de confirmation, de l’excommunication
et de la réconciliation des pécheurs publics, etc. Ces fonctions spécifiques se
traduisent par des attributs qui nous sont encore familiers : la crosse, le bâton
pastoral que tient fermement le berger pour défendre le troupeau et rattraper les
brebis égarées ; l’anneau marquant l’union mystique avec une Église particulière
à laquelle il se donne dans la fidélité (le transfert d’un siège à l’autre étant
longtemps inconnu) ; la mitre, apparue au xie siècle par concession du pape qui
la portait comme substitut du diadème impérial : elle marque l’autorité
juridictionnelle et doctorale. Cette autorité s’exerce dans le cadre délimité d’un
diocèse – autrement dit, d’une circonscription empruntée à la carte
administrative de la fin de l’Empire ou constituée plus tard avec les progrès de
l’évangélisation. Dans la France d’Ancien Régime la plupart des diocèses
correspondaient encore aux cités gallo-romaines, cités au sens antique, des villes
entourées de leur plat pays. Ces diocèses étaient regroupés en provinces, qui
passèrent aussi dans la géographie ecclésiastique. D’abord doté essentiellement
d’une primauté honorifique, l’évêque de la métropole provinciale, le
métropolitain, devint à partir de l’époque carolingienne un évêque de rang
supérieur, un archevêque, doté d’un pouvoir de juridiction sur les évêques
suffragants. Cela dit, les cathédrales métropolitaines ne se distinguent pas
systématiquement des autres par leur taille ; l’archevêque de Reims a été battu
d’une longueur par son suffragant d’Amiens et l’évêque de Paris a dépassé son
métropolitain de Sens. Il faut considérer les cathédrales dans le cadre de leurs
diocèses respectifs dont elles sont, nous l’avons vu, les églises mères. Même si
l’on ne peut exclure parfois les ambitions démesurées de leurs promoteurs, leurs
dimensions ont d’abord été conditionnées par la nécessité de rassembler le
peuple de la cité autour de son pasteur, en particulier lors des solennités. D’où
des reconstructions ou des agrandissements périodiques et le choix initial de
formes architecturales adaptées au grand nombre.
Déjà à Rome, la simple halle qu’était le plan basilical primitif a reçu des
aménagements. Il s’agit d’abord du transept, une nef transversale donnant à
l’édifice la forme d’une croix latine, symbole fort bienvenu, augmentant la
capacité du bâtiment à proximité de l’autel et facilitant surtout la circulation des
fidèles. Dans certains édifices (Sainte-Agnès ou Saint-Laurent-hors-les-murs)
sont apparues des tribunes au-dessus des bas-côtés. Le nom qui leur est donné,
les matronae, plus que le besoin de places supplémentaires, souligne un souci de
séparation tant entre les notables et le vulgum pecus qu’entre les hommes et les
femmes.
Depuis les premiers siècles, les fidèles avaient une grande vénération pour les
restes des saints qui avaient vécu, parfois jusqu’au martyre, l’imitation de Jésus-
Christ et auxquels on attribuait des miracles. Des basiliques avaient été bâties sur
leurs tombeaux, qu’il fallait voir et si possible toucher. Pour faciliter la
circulation des pèlerins, le pape Grégoire le Grand, vers 600, a fait aménager au
Vatican une première crypte, un couloir hémicirculaire permettant de descendre
vénérer sous l’autel les reliques de saint Pierre. Pendant longtemps, il a été
interdit de troubler le repos des martyrs ; on n’emportait que de la poussière des
tombeaux, des linges les ayant touchés, de l’huile des lampes votives... Les
catacombes romaines cependant, lors des troubles qui affectèrent la région,
notamment du fait des Lombards, n’offraient pas la garantie de ce repos,
puisque, extra-muros, elles étaient exposées au pillage. En 765, le pape Paul Ier
préconisa la translation des reliques à l’abri des murs de la ville. Ce fut le début
d’une grande distribution ; il n’y avait pas lieu de s’arrêter en si bon chemin
quand des diocèses éloignés, pour marquer leur fidélité à Rome, réclamaient
l’honneur d’accueillir ces vénérables témoins. On assiste dans ce contexte au
développement généralisé des cryptes, dont Saint-Pierre donnait l’exemple ;
certaines atteignirent une grande complexité, devenant de véritables églises
souterraines avec multiples chapelles, en fonction du nombre de reliques
rassemblées. L’un des témoins les plus spectaculaires se voit encore à Saint-
Germain d’Auxerre, trois vaisseaux prolongés par une rotonde avec colonnade
centrale. Le recours au plan centré pour ces espaces funéraires ne surprend pas,
il fait référence aux mausolées antiques, aux martyria et au plus célèbre d’entre
eux, le Saint-Sépulcre de Jérusalem élevé par Constantin.
Le lien entre l’église mère et la ville se manifestait aussi par les processions qui
s’y déployaient fréquemment. Imitant les liturgies stationnales de Rome,
l’évêque et les chanoines se rendaient dans les divers églises de la cité lors des
fêtes de leurs saints titulaires ou à d’autres occasions, spécialement pendant le
carême et la semaine pascale. Les Rameaux, les Rogations (lundi, mardi,
mercredi avant l’Ascension), les litanies majeures (25 avril) étaient l’occasion de
vastes parcours. Le chapitre rémois faisait le tour de l’enceinte antique, appelant
une protection céleste que ne pouvaient offrir les seules pierres de la muraille.
Les exemples abondent (Metz, Lyon, etc.), montrant que si, d’une part, le peuple
était convoqué dans la cathédrale pour les solennités, d’autre part la cathédrale
allait au peuple par l’intermédiaire de son clergé qui s’appropriait l’espace
urbain.
3. Chantres et maîtrisiens
Durant tous ces offices le chant tenait une place primordiale, le chant grégorien
que les spécialistes préfèrent appeler romano-franc, car il s’appuie sur un
répertoire élaboré pour partie en Gaule mérovingienne, réordonné selon des
normes romaines. Ce chant monodique offre pour les grandes fêtes des pièces
sublimes, souvent confiées à des solistes ; on eut très tôt l’envie d’y ajouter des
ornementations pour solenniser encore plus ces jours exceptionnels. Sur les
mélodies grégoriennes se développèrent les broderies du déchant et de
l’organum appelé aussi diaphonie, théorisé dès les alentours de 900 par le
pseudo-Hucbald de Saint-Amand (Roger de Laon), attesté au xe siècle dans les
manuscrits chartrains, illustré à Paris par Pérotin à la fin du xiie siècle : une voix
principale expose le chant donné tandis que la voix organale se livre à des
vocalises sur chacune des notes. Ces recherches ont marqué les débuts de la
polyphonie, développée aux xiiie et xive siècles, notamment à Tournai et Reims,
avec la fameuse Messe Notre-Dame de Guillaume de Machault (vers 1360).
V. Le quartier canonial
La création des chapitres s’est forcément traduite par la construction de locaux,
d’abord adaptés à la vie communautaire préconisée par la règle d’Aix puis se
développant en fonction de l’évolution de l’institution. Il n’a pas été simple
d’implanter un nouveau pôle religieux à l’intérieur d’une cité densément
occupée, ce qui explique la grande variété des dispositions. Il a fallu composer
avec les réalités locales, faire appel parfois au roi quand on devait empiéter sur
la voie publique ou des terres fiscales (appartenant au souverain). La situation
n’est pas comparable à celle des abbayes, dont les cloîtres obéissaient
généralement à un plan régulier. Les préoccupations à l’origine étaient toutefois
identiques, il fallait bâtir une clôture. C’est le premier sens du mot « cloître », un
quartier clos, garant de la discipline de ses occupants. Parfois symbolique, cette
clôture a pu devenir une véritable enceinte, comme on le voit encore à Salisbury.
À défaut des murs, des portes ont été souvent conservées dans nos villes. Avec le
relâchement de la vie commune, cette clôture est plutôt devenue la limite d’une
zone d’immunité, c’est-à-dire d’un espace où le chapitre exerçait sa juridiction.
De toute façon, le cloître n’était vraiment fermé que la nuit ; de jour, il y avait
des circulations possibles et même souhaitées, car les chanoines pouvaient louer
des emplacements à des commerçants (libraires, merciers, marchands de
patenôtres et images pieuses...). À l’intérieur de cet espace, il y eut au minimum
une maison commune – une chanoinie, comme on dit dans le Midi – ou
différents bâtiments distribués autour d’un cloître, au sens restreint cette fois de
galerie couverte à trois ou quatre côtés, parfois appelé préau. On en trouve
encore un certain nombre, en totalité ou en partie, au pied des cathédrales (Toul,
Beauvais, Laon, Rouen, Le Puy, Lyon, Aix, Arles, Elne, Narbonne, en Italie –
remarquable à Saint-Jean-de-Latran –, Espagne, Angleterre surtout). Tout autour
s’ouvraient les pièces communes : la salle capitulaire pour les réunions matinales
(Arles, Narbonne, Bayeux, Coutances, Évreux, Rouen, Senlis...) ; le réfectoire,
converti à Reims en chapelle (disparue) et à Lyon en manécanterie pour loger les
clergeons ; le dortoir, lui aussi souvent abandonné au profit de maisons situées
dans le cloître, voire dans ses environs immédiats (celles-ci se transmettaient
d’un chanoine à l’autre, les dignitaires disposant souvent d’hôtels assez
spacieux). On voit encore à Wells 21 maisons de part et d’autre d’une rue
centrale. Le préau abritait des sépultures et était un espace de procession et de
prière. À proximité se trouvaient aussi les écoles, plus ou moins développées ;
certaines étaient « internes », réservées aux jeunes chanoines ou aux enfants de
chœur, qui avaient leurs locaux propres ; d’autres étaient « externes »,
accueillant les élèves de la ville ou d’ailleurs. Il fallait, bien sûr, une
bibliothèque, objet de grands soins, dont les livres précieux étaient enchaînés
(Senlis, Noyon...). Les chanoines n’étaient pas que de purs esprits mais aussi des
propriétaires fonciers. Une grande partie de l’espace était dévolue à des
bâtiments utilitaires : grenier, grange, cellier, paneterie, four... Et comme ils
étaient en général des seigneurs, au minimum de l’enceinte claustrale et souvent
de quartiers urbains ou périphériques, il fallait un auditoire (salle de tribunal) et
des prisons. À Reims, tout cela était réparti autour d’un espace contigu au préau
appelé encore aujourd’hui Cour Chapitre ; n’oublions pas que l’un des sens de
curtis est « centre d’exploitation » et qu’il nous faut imaginer une cour de
ferme... De toute façon, la campagne n’était jamais loin du cœur de la ville. Voilà
de quoi nuancer l’image aseptisée que nous avons des cathédrales en France
depuis que guerres de Religion, Révolution et urbanistes du xixe siècle ont fait le
vide autour d’elles, par idéologie ou sous prétexte de les mettre en valeur.
Certaines semblent surgir d’un désert minéral alors que jadis la vie battait leurs
flancs.
Dans les autres pays d’Europe, le sort des chapitres a dépendu des vicissitudes
de l’histoire. Réforme protestante, révolutions ou séparation de l’Église et de
l’État ont souvent sécularisé leurs biens. Certains diocèses, de nos jours, ne leur
accordent plus qu’un rôle honorifique. D’autres leur confient encore la mission
de prier dans la cathédrale, mais selon un rythme moins soutenu, le matin, au
milieu du jour et le soir. Il n’est plus question de vie communautaire.
Chapitre III
L’âge d'or des cathédrales (v. 1140-
1280)
« Art urbain, l’art des cathédrales a puisé dans les campagnes proches le
principal élément de sa croissance », écrit encore Georges Duby. Le deuxième
tiers du xiie siècle est un moment d’accélération d’une expansion agricole
démarrée avant l’an mil, principalement dans ce pays de grandes plaines à blé et
de vignobles qu’est le Bassin parisien. Les défrichements se sont multipliés
(voyons nos villages qui s’appellent Neuville, Villeneuve, les Essarts...), les
rendements se sont améliorés grâce à un meilleur outillage, à la rotation des
cultures sur les terroirs, avec un climat favorable. N’oublions pas que la société
est alors à 90 % rurale, que l’on vit au rythme des travaux des mois représentés
fréquemment au portail des cathédrales... et que les clercs partagent avec les
nobles la maîtrise du sol. Évêques et chapitres sont de grands propriétaires
fonciers, qui savent gérer sur la longue durée, perçoivent en ville taxes sur portes
et marchés, engrangent les dîmes avec efficacité.
Ce dernier élément nous donne une opportune transition en nous mettant sur la
voie de la réforme grégorienne. Ainsi nomme-t-on, en référence au pape
Grégoire VII (1073-1085), une entreprise de réforme institutionnelle et morale
de l’Église lancée au milieu du xie siècle et arrivant à maturité au xiie. Pour
reprendre l’expression des anciens auteurs, il s’agissait d’arracher l’Église des
mains des laïcs – en l’occurrence, libérer l’élection des papes, évêques et abbés
de la pression des puissants pour garantir leur qualité spirituelle et leur liberté,
liberté passant aussi par la récupération des biens ou revenus spoliés. La reprise
en mains des dîmes, destinées à l’entretien des clercs, des églises et des pauvres,
rentre dans ce cadre.
Dans un premier temps les réformateurs se sont appuyés sur les monastères, qui
ont donné papes et cardinaux de caractère. À partir de l’élection de Calixte II,
lui-même ancien archevêque, en 1119, c’est l’épiscopat, épuré, qui redevient
l’armature maîtresse de l’Église romaine. Par des visites pastorales, des
prédications, des synodes rassemblant les curés, il revient aux évêques
d’encadrer le peuple chrétien – que menacent des hérésies – avec la
collaboration d’un clergé instruit. La cathédrale est un lieu de rassemblement et
d’enseignement par la parole, l’image, la puissance sacrée des reliques qui
rappellent la longue histoire de chaque diocèse, un lieu de transcendance par la
présence du Christ dans l’eucharistie. En ce sens, les chantiers des cathédrales
sont inséparables de la renaissance intellectuelle du xiie siècle, dans les écoles
épiscopales précisément, associant la foi et la raison. Erwin Panofsky a mis en
parallèle architecture gothique et pensée scolastique, cette méthode de
commentaire et de discussion des textes de référence selon une méthode précise
de questionnement, non seulement par coïncidence chronologique mais aussi par
démarche commune de clarification, d’organisation hiérarchique qui rend
visibles tant la structure et la logique du discours que celle du monument.
Relisons cette fois les écrits de l’abbé relatant la consécration de son église.
Après avoir construit une nouvelle façade percée d’une rose et un nouveau
chœur avec « une séquence de chapelles disposées en demi-cercle, en vertu de
quoi toute l’église resplendit d’une merveilleuse lumière ininterrompue,
répandue des plus lumineuses fenêtres », il fit abattre le jubé qui, « aussi sombre
qu’un mur, interrompait le vaisseau, afin que la beauté et la munificence de
l’église ne fussent point obscurcies par une telle barrière... Une fois que la
nouvelle partie postérieure fut jointe aux antérieures, l’église resplendit avec son
milieu devenu lumineux, car brille ce qui est brillamment accouplé à ce qui brille
et rayonne le noble édifice que pénètre la lumière nouvelle ». Les mots sont
choisis pour être compris à un double niveau – en l’occurrence, la lumière
nouvelle du Nouveau Testament, la lumière du Christ ; « Dieu né de Dieu,
lumière née de la lumière », chante le Credo ; « le Verbe était la lumière
véritable qui éclaire tout homme » (Jean, I, 9). La lumière n’était pas seulement
celle de l’architecture, mais aussi celle de l’orfèvrerie, des reliquaires ornés de
pierres précieuses, éclairés par les cierges : « Lorsque, tout pénétré par
l’enchantement de la beauté de la maison de Dieu, le charme des gemmes
multicolores m’a conduit à réfléchir, transposant ce qui est matériel en ce qui est
immatériel, sur la diversité des vertus sacrées [on attribuait une valeur aux
pierres précieuses mises en relation symbolique avec une vertu], alors il me
semble que je me vois moi-même résider comme en réalité en quelque étrange
région de l’univers qui n’existe antérieurement ni dans le limon de la terre ni
dans la pureté du ciel et que, par la grâce de Dieu, je puisse être transporté d’ici-
bas dans le monde plus élevé de manière anagogique. » Suger commanda pour «
les plus lumineuses fenêtres » des vitraux, cette orfèvrerie translucide, leur
conférant les irisations de l’améthyste, du rubis ou du saphir. Alors sur la façade,
aux portes de bronze doré, il fit graver ce poème : « Qui que tu sois, si tu veux
rendre honneur à ces portes, n’admire pas l’or ni la dépense mais la maîtrise du
travail. Lumineux est ce noble travail, mais noblement lumineux ; qu’il éclaire
les esprits afin qu’ils aillent, grâce à des lumières vraies, vers la vraie lumière
dont le Christ est la vraie porte. » On peut comprendre en effet que la lumière
matérielle de l’œuvre d’art illumine l’esprit des fidèles d’une illumination
spirituelle, mais aussi plus simplement que ces portes sont l’image des portes du
Ciel, car l’Église elle-même préfigure la Jérusalem céleste.
2. La Jérusalem céleste
Ce symbolisme remonte aux Pères de l’Église et imprègne toute la liturgie de la
Dédicace. « Redoutable est ce lieu, c’est la maison de Dieu et la porte du Ciel.
On l’appelle le Temple de Dieu », chante l’introït, bientôt suivi du chapitre 21 de
l’Apocalypse : « Et je vis la cité sainte, la Jérusalem nouvelle, qui descendait du
Ciel, de chez Dieu... Voici la demeure de Dieu avec les hommes. Il aura sa
demeure avec eux ; ils seront son peuple et lui, Dieu avec eux, sera leur Dieu. »
La préface renchérit : « Dans ta bonté pour ton peuple tu veux habiter cette
maison de prière, afin que ta grâce toujours offerte fasse de nous un temple de
l’Esprit resplendissant de sainteté. De jour en jour tu sanctifies... l’Église, dont
nos églises d’ici-bas sont l’image, jusqu’au jour où elle entrera dans la gloire du
Ciel. » Et l’hymne de conclure : « Jérusalem, cité céleste, bienheureuse vision de
paix, construite de pierres vivantes, tu montes jusque dans les cieux...
Flamboyante de pierres précieuses, tes portes sont largement ouvertes ; c’est par
elles que pénètre le mortel qui suivit la route du bien... » Il faut avoir ces textes à
l’esprit en pénétrant dans une cathédrale gothique, avec ses larges portails, ses
tours et ses voûtes montant vers les cieux, ses baies ornées des pierres précieuses
des vitraux. « – Est-ce le royaume des cieux dont tu me parlais ? – Non, c’est le
début du chemin qui y conduit. » Ce dialogue imaginé entre le roi Clovis, ébloui
par le baptistère de Reims, et l’évêque saint Remi, nous est rapporté au xe siècle
par l’historien Flodoard. C’est une excellente clef de lecture. Après les
mosaïques d’or et les tentures des premiers siècles, c’est l’élan de l’architecture
et l’éclat des verrières qui donnent un avant-goût du Paradis. Un Paradis en
couleurs.
3. La lumière maîtrisée
Les historiens de l’art ont parfois donné trop d’importance à l’irruption de la
lumière dans l’analyse des monuments gothiques, suivant en cela littéralement
les textes relatifs à Saint-Denis. C’est qu’à de rares exceptions près (Chartres,
Strasbourg...) la perte des verrières est telle que nos cathédrales sont trop claires.
Quel apparent paradoxe que d’ouvrir d’immenses baies pour que les maîtres
verriers les obscurcissent ! C’est que d’une part, pour construire haut et grand
rapidement, il fallait, grâce aux techniques nouvelles, alléger les structures
murales et économiser les matériaux ; d’autre part, la lumière vive, crue, n’était
pas une fin en soi. L’architecture, pour permettre le recueillement, nécessite un
équilibre entre pénombre et lumière maîtrisée.
2. Thèmes et variations
Strasbourg, qui appartenait alors à l’Empire germanique, attire notre attention
sur le rayonnement de l’ « œuvre de France », de la France du roi. Les historiens
n’ont pas manqué de souligner à quel point l’éclosion du premier art gothique,
dans les provinces de Sens et de Reims, correspond à la première période
d’affermissement de la monarchie capétienne ; la deuxième génération, celle des
grands chefs-d’œuvre (Chartres, Bourges, Soissons, Reims, Le Mans, Amiens),
est entreprise sous le règne de Philippe Auguste, dont on connaît l’importance
pour la consolidation de l’État royal, poursuivie, avec d’autres moyens, par son
petit-fils Louis IX. Les souverains s’affirment, tout en s’appuyant sur des
évêques « agréables à Dieu et utiles au prince ». La mort du saint roi, en 1270,
coïncide avec un net essoufflement des chantiers. N’y voyons pas une relation de
cause à effet directe ; les Capétiens sont relativement peu intervenus comme
mécènes, à la différence d’autres monarques. Relevons simplement que, face à
une Angleterre mise au pas, à un empire en mal de légitimité après la mort de
Barberousse, à une Espagne et à une Italie qui n’existaient pas en tant qu’États,
l’une pas encore libérée totalement de l’occupation arabe, l’autre perturbée par
les rivalités entre pape, empereur et villes, la France était le grand royaume
d’Occident. Rare moment de prospérité et de paix, de prestige intellectuel et
artistique. C’était « le bon temps de Monseigneur Saint Louis ». Aujourd’hui
encore, la diffusion des modèles culturels n’est pas étrangère aux enjeux
politiques. Et les courants perdurent. Ce fut le cas durant tout le xive siècle.
D’autres chantiers n’ont pas retenu le déploiement des chapelles rayonnantes sur
déambulatoire qui caractérisent les grands chevets d’Île-de-France, avec
l’étagement des volumes. Le choix de juxtaposer des chapelles de tailles
décroissantes autour de l’axe du chœur donne une élévation toute différente à
l’abside, verticale et scandée par des contreforts. Depuis la collégiale
champenoise de Braine, ce modèle a gagné Lausanne, Lyon, Toul, Lubeck...
V. L’espace intérieur
1. Jubé et stalles
L’architecture gothique, avec la répétition des travées et de leurs voûtes
semblables, la démultiplication des fenêtres identiques ou dessinant des
variations sur un même thème, donne une profonde unité à l’espace intérieur des
cathédrales tel que nous le percevons. Or ce n’est pas du tout cette impression
qui prévalait à partir du xiiie siècle, terme d’une évolution vers le cloisonnement.
La création des chapitres en a été l’origine, la réforme grégorienne rappelant les
règles de la clôture, le souci de distinguer les clercs des laïcs. Le fidèle pénétrant
dans la nef ne voyait pas le fond de l’abside mais à mi-distance un imposant jubé
déterminant une petite église dans la grande.
L’installation des chanoines s’est faite d’abord sans bouleversement majeur. Les
églises paléochrétiennes possédaient déjà un chancel, barrière assez basse –
héritée du tribunal romain – isolant le chœur réservé au clergé ; il s’agissait de
sacraliser un espace sans pour autant empêcher la vue. Cette séparation surtout
symbolique a paru longtemps suffisante. Vers 1250 encore, l’ordo du sacre du roi
de France prévoit qu’il faut dresser un trône à l’entrée du chœur in modum
eschafeudi ; autrement dit, on doit échafauder une estrade, ce qui implique qu’à
Reims la clôture était encore basse. À partir du début du xve siècle, avec la
construction d’un jubé de 9 m de haut, le problème était résolu. Chartres, Paris,
Bourges, Strasbourg... ont donné l’exemple dès le xiiie siècle, les Rémois
n’étaient pas des précurseurs.
Il n’est pas toujours possible aujourd’hui de décrypter tous ces messages. Les
laïcs le pouvaient-ils au Moyen Âge ? Sans aide, c’est douteux, mais les clercs
ne manquaient pas pour donner les clés de la compréhension, s’ils le voulaient. Il
y avait manifestement des degrés de lecture différenciés. L’évêque, prédicateur
par excellence, s’appuyait-il sur ces images ? Nous n’en avons pas conservé de
témoignage. Les sermons de Maurice de Sully, le constructeur de Notre-Dame de
Paris ne font aucune allusion explicite au grand monument auquel il a consacré
tant d’énergie. Mais quand il prêche le Christ incarné, médiateur, rédempteur, le
Christ juge, la nécessité pour le chrétien de pratiquer l’imitation du Christ en
cultivant les vertus et en évitant les vices, on ne peut s’empêcher de penser aux
grands programmes catéchétiques des vitraux et des façades.
4. Images de l’Incarnation
L’art gothique est un art de l’Incarnation, a écrit Georges Duby. En ce beau xiiie
siècle, le fidèle est accueilli au seuil de la cathédrale par un Dieu incarné dans
une beauté humaine, un Beau Dieu comme l’on disait à Reims et à Amiens,
bénissant. Sa beauté est la beauté rachetée de l’humanité, dont les portails
rappellent l’histoire : la Création ; la chute avec le péché d’Adam et Ève, les
travaux et les jours au rythme des saisons, puisqu’il faut gagner son pain à la
sueur de son front, bêcher, semer, tailler, moissonner, vendanger, battre le grain,
tuer le cochon... Dans les voussures, les chambranles ou en bas-reliefs, ces
tâches familières posent le cadre temporel et actualisent le salut en Jésus-Christ.
Un accent particulier est mis sur l’Incarnation annoncée par les prophètes, les
rois d’Israël et de Juda qui ont été les ancêtres du Christ, fils de David. C’est le
thème de la galerie des rois de Paris, Amiens ou Reims. À Reims, le passage est
clairement fait des rois bibliques aux rois de France, sacre oblige, mais en tout
état de cause ces images ont un double sens. Le roi de France, oint du saint-
chrême comme David et Salomon, placé à la tête d’un nouveau peuple élu, fils
aîné de l’Église, est le garant d’un ordre voulu par Dieu.
Dieu a donné son fils unique, qui souffrit sa Passion. Alors que l’image de la
crucifixion était jusqu’alors réservée à l’intérieur de l’église, elle s’expose en
façade à partir du milieu du xiiie siècle. Représentée à Reims au portail de
gauche, cette « audace » est équilibrée à droite par l’annonce du retour glorieux
du Christ ; les anges portent la croix, la lance, les clous, la couronne d’épines...
Ce qui était signe de souffrance et de mort devient témoignage de victoire,
présenté comme des reliques. On ne peut s’empêcher de penser, à cette époque, à
l’influence de la spiritualité franciscaine. Saint François d’Assise, le petit frère
(c’est le sens de frères mineurs, nom officiel des Franciscains), a contemplé
Jésus dans le dénuement de l’enfance, popularisant la tradition de la crèche, a
médité sur ses souffrances au point de recevoir dans sa chair les stigmates, les
plaies des mains, des pieds et du côté, phénomène mystique jusqu’alors inconnu.
Dans les années 1240, Saint Louis a dépensé une fortune pour acquérir des
reliques de la Passion – dont la couronne d’épines – et faire bâtir cette fabuleuse
châsse architecturale qu’est la Sainte-Chapelle du Palais. Adoré dans son
humanité et sa divinité, Jésus est attendu pour mettre un terme à l’histoire. Déjà
rencontrée à l’époque romane, la représentation du Jugement dernier s’impose
désormais avec des détails pittoresques qui le rendent sans doute moins terrifiant
: gymnastique des élus retrouvant une jeunesse éternelle pour sortir des
sarcophages, diables grimaçants qui semblent affublés de masques de théâtre,
charge contre les damnés de la bonne société, plus résignés qu’effrayés. Bourges
en donne avant 1240 un modèle accompli, de bonne pédagogie. Dans ces
épisodes, priant douloureusement au pied de la croix ou implorant la clémence
du souverain juge, la Vierge Marie occupe une place de plus en plus importante,
les fidèles se fiant à son intercession. Jadis réservée derrière son Fils dont elle
était le trône, Notre-Dame, patronne de la plupart des cathédrales (74 en France,
surclassant de loin 19 Saint-Pierre et 13 Saint-Étienne), est désormais célébrée
jusqu’à sa propre glorification. Apparu dans les années 1180 (Senlis, Paris...), le
thème du Couronnement par le Christ, associé à l’Assomption, s’impose comme
un thème majeur, sur le bras nord du transept de Chartres, sur un portail de la
façade (Paris, Amiens, portail de la Mère-Dieu...), voire au cœur de celle-ci. À
Reims, il occupe le gâble surmontant le portail central, véritable pivot de toute
l’iconographie. La grande nouveauté, enfin, c’est la place laissée à l’histoire de
l’Église, aux saints du diocèse, martyrs et évêques locaux dont on vénérait les
reliques, auxquels un ou plusieurs portails (comme à Bourges) sont réservés.
Ainsi, la cathédrale se présente comme une « Somme » de toute l’histoire
humaine. En racontant le mystère du Salut, elle assure le passage entre le monde
terrestre, celui du diocèse et de ses fidèles, et le monde céleste, déjà préfiguré
par l’architecture de la grande église.
5. La médiation de l’Église
Chacune des grandes façades du xiiie siècle a sa personnalité. Retenons comme
trait commun la proclamation de la foi chrétienne et de la médiation de l’Église.
À Reims, les témoins de la Résurrection « proclament sur la hauteur, à la pointe
du mouvement ascensionnel qui porte l’édifice entier dans le ciel, que la mort de
l’homme est vaincue » (Georges Duby). Vainqueur de la mort, le Christ ouvre
aux fidèles la porte du paradis, où il commence par accueillir sa mère, première
des créatures à ressusciter. C’est la grande promesse, du moins pour ceux qui se
confient à l’Église et à son intercession, en suivant avec rectitude les
commandements. « Suivez l’étoile », disait saint Bernard, en pensant à
l’exemple donné par Marie, mais dans les images et la pensée symbolique de ce
temps Marie et l’Église sont en constante corrélation. Cela explique l’importance
du thème du Couronnement dont deux lectures sont possibles. Marie est mère de
Jésus, l’Église est notre mère, enfantant au baptême par la vertu de l’eau et de
l’Esprit saint. « Qui nous a enfantés ? », dit saint Augustin. « J’entends la
réponse de votre cœur : la mère Église. Cette mère sainte, honorée, est semblable
à Marie : elle enfante et elle est vierge. » La virginité du corps de Marie
préfigure celle du cœur de l’Église qui, vierge de toute hérésie, garde
inviolablement l’intégrité de la foi. Du parallélisme de comparaison, on passe au
parallélisme de médiation : Marie et l’Église sont médiatrices entre le Christ et
les hommes. Enfin, de même que Marie est couronnée, l’Église est royale. «
Toute l’Église est consacrée par l’onction du chrême puisqu’elle est membre du
roi, prêtre éternel », écrit un auteur carolingien. Cela n’implique évidemment pas
la souveraineté collective d’un « peuple de prêtres et de rois », mais celle de
l’Église romaine dont la conception hiérarchique a été affirmée par le papes de la
réforme grégorienne, puis au début du xiiie siècle par Innocent III, qui
revendique pour elle la souveraineté universelle. De sa royauté découle son
autorité sur le peuple chrétien qu’elle a mission d’enseigner et de diriger dans la
voie du salut. Le grand message d’espérance se double de la proclamation d’une
puissance sacrée. Cela explique que, au moment des guerres de Religion ou de la
Révolution, bon nombre de ces portails ont, hélas, subi des mutilations.
Il n’y avait pas d’école d’architecture. Le métier s’acquérait, comme les autres,
par apprentissage auprès d’un maître. En passant par le chantier comme tailleur
de pierre ou charpentier, le futur architecte ne devait rien ignorer des tâches qu’il
serait appelé à diriger ; il lui fallait apprendre à dessiner, à faire des coupes
d’appareil, à résoudre les problèmes pratiques de mécanique, de manœuvre des
engins de levage, se révélant aussi ingénieur. Le célèbre carnet de Villard de
Honnecourt (vers 1220-1235) comporte, outre de nombreux dessins
d’architecture, ceux d’une scie hydraulique et d’un vérin, appareil élévateur à vis
et evier. Avant de diriger un chantier, le futur maître exerçait souvent la fonction
de parlier, assistant un aîné.
2. Les étapes
L’histoire d’une cathédrale commence dans des carrières, si possible proches de
la ville, qui fournissent les pierres nécessaires aux différents usages. L’essentiel
est taillé sur place pour économiser le tonnage à transporter et permettre
l’évaporation. Cela suppose, nous l’avons vu, une bonne transmission des
gabarits et un marquage, marques de pose pour reconstituer ce puzzle géant et
marques de tâcheron quand l’ouvrier est payé à la pièce. Pour le transport,
coûteux, on privilégie la voie d’eau mais il faut avoir recours plus ou moins au
réseau routier, avec des attelages de chevaux et surtout de bœufs ; les tours de
Laon en témoignent encore en souvenir d’un miracle intervenu sur cette butte
escarpée où peinaient les animaux. Quelques textes permettent d’avancer que le
prix de la pierre doublait en 20 km ou quintuplait en 50 (de Tonnerre à Troyes) et
qu’un grand chantier actif nécessitait 1 t tous les quarts d’heure. Il fallait
auparavant avoir préparé les fondations, d’autant plus profondes que le sol était
mou (de 1/6e à 1/3 de la hauteur des murs, 9 m à Reims, 15 m à Amiens). On y
réutilisait au maximum les pierres de l’ancienne cathédrale, non seulement par
mesure d’économie, mais aussi parce qu’elles étaient consacrées. Disposer du
terrain nécessaire à la construction, en principe plus vaste que la précédente,
n’était pas facile dans des villes densément occupées. La réticence opiniâtre d’un
chanoine et de ses successeurs explique que, la façade de la cathédrale de
Lausanne butant sur une maison impossible à démolir, il fallut laisser une voie
publique traverser la première travée de la nef... jusqu’au xive siècle. À Amiens,
on dut amoindrir les tours prévues, faute de place.
Les maçons s’activaient, maniant compas, fil à plomb, équerre et truelle pour
élever des murs constitués de deux parements de pierre appareillées entre
lesquels on a bourré un blocage de pierre et de mortier, parfois renforcé de
chaînages associant des petites barres de fer. Des agrafes et des goujons de fer
permettaient de cramponner les éléments fragiles, pinacles et clochetons, le
plomb garantissant ces arrimages et protégeant les joints. On n’imagine pas la
quantité de métal nécessaire pour élever ces géants de pierre et de verre, sans
oublier la couverture (400 t de plomb à Reims). Avant d’en arriver là, il fallait
échafauder. Constitués de pièces de bois assemblées avec des cordes et de plates-
formes d’osier tressé, les échafaudages s’accrochaient aux murs dans des trous
de boulin et montaient avec eux. Les nombreux escaliers, passages et coursières
ménagés dans le monument permettaient de rejoindre l’équipe au travail ; ces
cheminements n’ont pas été prévus pour les touristes et les photographes... Pour
monter les matériaux, les cintres nécessaires aux arcs et voûtes puis les poutres
de la charpente (1 800 t de chêne à Reims), il fallait des grues, potences et
cabestans. Souvent représentés et parfois conservés (Beauvais, Salisbury), les
écureuils sont bien connus. Ils doivent leur nom aux cages circulaires dans
lesquels ces petits animaux, tels des hamsters, s’agitaient en cuisine pour faire
tourner les broches. Le principe est le même, sauf qu’on remplace l’écureuil par
un gaillard musclé ; en faisant tourner une cage de 3 m de diamètre autour d’un
axe de 30 cm où s’enroule une corde, il soulève théoriquement dix fois son poids
par le simple principe de la démultiplication. Compte tenu des frottements, un
homme de 80 kg peut en hisser 650. C’est suffisant pour la plupart des éléments
de la construction. Il n’est en tout cas pas besoin d’imaginer, pour acheminer les
pierres, des plans inclinés en terre qui auraient enseveli la ville tout entière ! En
dernier lieu intervenaient les verriers, les sculpteurs (si les grandes statues étaient
réalisées au sol, les chapiteaux et fleurons, trop fragiles, étaient achevés in situ),
et les peintres. Les sculptures ont été conçues et réalisées en couleurs. Sur une
préparation à la céruse (un carbonate de plomb colorant en blanc) étaient
appliqués des pigments colorés destinés à embellir les œuvres, accuser
l’expression des visages, marquer de ce fait l’imaginaire des fidèles pour qui les
saints et les anges avaient les couleurs de la vie et des vêtements ornés et brodés
d’or. N’habitaient-ils pas la cour céleste ? L’architecture intérieure aussi était
peinte, ce qu’on a peine à imaginer. À Chartres, les murs étaient recouverts d’un
enduit ocre jaune, avec des joints blancs qui ne correspondaient pas aux vrais
joints de l’appareil des pierres, car on cherchait à produire un effet de hauteur
supplémentaire en en rétrécissant progressivement l’espacement, en trompe
l’œil. Tout cela constituait l’écrin de la polychromie des vitraux.
3. Effectifs et règlements
Combien y avait-il de travailleurs sur ces chantiers ? Cela dépendait des
finances, puisqu’il s’agissait d’ouvriers salariés. Il faut récuser la légende
romantique de la levée en masse du bon peuple, tout au plus mentionné pour
tirer des charrettes de pierre dans une démarche pénitentielle. Un chantier de
cathédrale était une affaire de spécialistes embauchés en fonction des moyens
financiers disponibles. On pouvait avancer vite quand il y avait afflux de pèlerins
et de dons, ce qui était rare (Compostelle, Le Puy, Chartres, dont le gros œuvre
n’a pris que vingt-cinq ans) ; la plupart du temps, l’œuvre progressait de façon
irrégulière, souvent vite au début, s’essoufflait et parfois restait longtemps en
panne. Bref, les effectifs des ouvriers variant beaucoup, on peut tout au plus
apporter des éclairages ponctuels : 40 à 50 tailleurs de pierre en moyenne à
Compostelle ou Westminster en pleine activité. Des comptes de 1253 pour cette
abbaye royale (ce n’était pas une cathédrale mais un chantier comparable)
montrent d’abord une grande différence entre l’hiver et l’été, ce qui ne surprend
pas pour les métiers du bâtiment : entre 100 et 428 personnes au total ; selon les
spécialités, certains pouvant tout de même travailler à couvert. Voici les
extrêmes : tailleurs de pierre 29/78, marbriers 7/49, maçons 4/35, charpentiers
9/33, ponceurs 13/16, forgerons 13/20, verriers 2/15, couvreurs 1/6, manœuvres
30/220. Ces derniers transportaient les matériaux, évacuaient les déchets,
actionnaient les engins. Ils n’étaient pas mal payés, car leur travail était pénible.
D’après certains comptes, les salaires variaient du simple au double selon la
compétence, les maîtres tailleurs (catégorie incluant les sculpteurs) dominant
l’échelle ; très en dessous étaient les gardiens de nuit (ouvriers âgés ou estropiés)
et les femmes, peu nombreuses dans ce genre d’activité ; on croise des plâtrières,
des cuisinières pour la pause de midi, en Italie des couturières entretenant le
velum qui protégeait les travailleurs des ardeurs du soleil. En tout état de cause,
il ne faut pas imaginer des marées humaines, les cathédrales ne sont pas les
pyramides, ni les ouvriers du Moyen Âge des esclaves.
VIII. Le financement
La coïncidence, soulignée plus haut, entre la floraison des grandes cathédrales
françaises et l’affermissement de la dynastie capétienne n’implique pas une
intervention directe des rois dans le financement des chantiers. Il y eut des dons
(Paris, Chartres, Reims tardivement) mais en général assez minces. Philippe
Auguste était plus préoccupé par ses donjons. On trouve des souverains plus
généreux, en Espagne (Pampelune, Majorque...) ou en Angleterre. Avant de
perdre la Normandie, Jean-Sans-Terre avait été prodigue envers la cathédrale de
Rouen ; il est vrai qu’il avait beaucoup à se faire pardonner. D’une manière
générale, les princes avaient une attitude comparable. Ils pouvaient offrir des
droits d’exploitation (en particulier de carrières) mais réservaient plutôt leurs
faveurs aux abbayes ou collégiales qui étaient leurs nécropoles familiales. À
Saint-Denis, les rois de France confiaient leur sépulture aux Bénédictins. Les
Plantagenêts faisaient de même à Fontevraud puis Westminster. Les cathédrales
n’avaient pas pour vocation d’accueillir les morts.
De ce fait, le rôle principal doit être d’abord attribué aux évêques. Ils ont été les
décideurs et, avec une intervention croissante des chanoines, les financeurs. En
principe, le quart des revenus de la mense – les biens affectés à l’Église
diocésaine – devait aller à l’entretien et à la réparation de la cathédrale. Ce
n’était pas systématiquement respecté, mais il est clair qu’un gros effort a été fait
pour améliorer les revenus disponibles par une meilleure gestion des domaines
en ces temps d’expansion agricole, par la récupération de dîmes usurpées, etc.
S’y ajoutait le mécénat personnel des prélats et chanoines, pratiquement tous
membres de l’aristocratie. Et il y avait l’appel au peuple, que concernait la
reconstruction de la grande église mère du diocèse, peuple des champs, sollicité
lors des tournées de quêteurs, peuple des villes, dont on pouvait attendre
beaucoup. Les fortunes bourgeoises, rapidement constituées par l’essor de la
production – notamment textile – et des échanges, pouvaient troubler certaines
consciences. Ne sentaient-elles pas le lucre ou, pire, l’usure ? Le prêt à intérêt
était canoniquement illicite ; il y avait là un moyen de blanchir son argent... et
son âme.
I. Iconoclastes embellisseurs et
vandales
1. Réforme et Contre-Réforme
Au Moyen Âge, chaque cathédrale marquait au cœur du diocèse l’unité de la
communauté chrétienne autour de son évêque et le triomphe de la foi catholique.
Cette unité volant en éclats avec la réforme protestante et les affrontements
fratricides des guerres de Religion, il est clair que ces monuments devaient être
victimes de règlements de comptes idéologiques. Signes imposants, voire
écrasants de la domination « papiste », ils témoignaient aussi de formes de
dévotion taxées d’adoration des images par les plus intransigeants et d’un luxe
condamné au nom de la simplicité de la primitive Église. Toute réforme
religieuse se veut un retour idéalisé aux temps des origines, avec la tentation de
la table rase. Le mouvement toucha surtout l’Europe du Nord et la moitié sud de
la France ; bien que le royaume tout entier en subît les séquelles, c’est surtout le
Languedoc et son pourtour qui connurent les dégâts les plus considérables,
particulièrement dans les années 1560-1570. Montauban, Uzès, Castres, Nîmes,
Gap, Alet, Pamiers, Valence, Die, Bazas, Orléans, les portails de Bourges, de
Lyon, etc. Cinquante-sept cathédrales touchées, voire détruites. C’est pire que les
dégradations révolutionnaires.
Préconisant une église dépouillée, les protestants avaient, outre les statues,
souvent brisé les vitraux et badigeonné à la chaux les murs jadis colorés. La
Réforme, c’était le triomphe du noir et blanc. Noir des vêtements – resté signe de
distinction bourgeoise au xixe siècle –, blanc des cols amidonnés et des parois
immaculées. Les catholiques méditerranéens ou germaniques méridionaux de
l’âge baroque ne se sont pas laissé séduire par ce minimalisme chromatique et
n’ont pas lésiné sur l’or et les couleurs appétissantes (vanille, pistache ou
framboise...) pour garder à leurs églises un avant-goût de paradis. Les
ecclésiastiques français, choisissant de contrer les réformés sur leur propre
terrain, se sont laissé aller à une surenchère d’éclairage naturel et de décapage.
Avant que la Révolution n’ait à faire le travail, ils ont détruit verrières et
chapelles médiévales, anéanti les couleurs, éteint la boîte à images. Souvent
mené par des chanoines jansénistes au xviiie siècle – siècle dit des Lumières –,
ce tourbillon a frappé la plupart des cathédrales qui avaient échappé aux
Huguenots. Et, pour parfaire l’embellissement, ils se sont attaqués aux jubés.
3. La tourmente révolutionnaire
Une foi, une loi, un roi. Il est clair que dans les deux derniers siècles de l’Ancien
Régime les cathédrales, au besoin reconstruites, étaient des lieux privilégiés de
célébration de l’union entre le trône et l’autel. Cela ne valait pas seulement pour
Reims, sanctuaire du sacre, ou Paris, tapissée des drapeaux pris à l’ennemi,
accueillant les baptêmes et mariages de la famille royale. Partout il y avait des
prières publiques, pour la santé du prince ou la célébration de ses hauts faits par
le Te Deum. La chute de la monarchie de droit divin ne pouvait qu’être
douloureuse dans un contexte de révolution culturelle reniant tout l’héritage
chrétien. La Constitution civile du clergé, portant à terme la suppression des
ordres religieux, a été une catastrophe pour le patrimoine monastique désaffecté.
Un champ de ruines. Les cathédrales s’en sont mieux tirées, en ce sens qu’il y
eut relativement peu de destructions totales : Arras, Cambrai, Boulogne, Mâcon,
Agen, Avranches, Liège, avec l’exportation de la Révolution. La persécution
antireligieuse et son intolérance violente ont été relativement brèves (avec un
paroxysme entre l’automne 1793 et l’été 1794) ; la transformation momentanée
en Temple de la Raison était un moindre mal. Le nouveau régime a mis en place
un clergé assermenté et stipendié ; le nombre de paroisses a été
considérablement diminué – puisque la Nation payait les curés –, ce qui a
contribué à sauver la plupart des cathédrales. Elles ont reçu une fonction
paroissiale qui leur assurait une utilité sociale.
C’est assurément pour récuser cette image d’un art contre-nature répandue par
les classiques que se développe chez les romantiques la fameuse comparaison
avec la forêt, qui devait devenir un stéréotype. Chateaubriand donne le thème : «
Les forêts ont été les premiers temples de la divinité et les hommes ont pris dans
les forêts la première idée de l’architecture... Ces voûtes ciselées en feuillages,
ces jambages qui appuient les murs et finissent brusquement comme des troncs
brisés, la fraîcheur des voûtes, les ténèbres du sanctuaire, les ailes obscures, les
passages secrets, les portes abaissées, tout retrace les labyrinthes des bois dans
l’église gothique, tout en fait sentir la religieuse horreur, les mystères et la
divinité. » Le mythe de la cathédrale devait se focaliser sur un édifice majeur,
Notre-Dame de Paris, servi par le fameux roman entrepris par Victor Hugo en
1830, au moment de la révolution de Juillet. Ce n’est pas un hasard si l’écrivain
en fait l’emblème d’une esthétique nouvelle fondée sur la liberté des formes et la
liberté tout court : « La cathédrale elle-même, cet édifice autrefois si
dogmatique, envahie désormais par la bourgeoisie, par la commune, par la
liberté, échappe au prêtre et tombe au pouvoir de l’artiste. » 1830, c’est aussi
l’année de la nomination par François Guizot, ministre et historien, du premier
inspecteur des monuments historiques, en la personne de Ludovic Vitet. C’est le
début d’une vaste entreprise d’inventaire et de restauration, combat contre le
temps, l’ignorance et le mauvais goût. Reprenant chez Hugo l’explication
sociologique de l’architecture, Vitet, auteur d’une monographie de la cathédrale
de Noyon (1845), insiste sur « les rapports qui rattachent l’origine et le progrès
de la nouvelle architecture à la révolution sociale du xiie siècle et le caractère
essentiellement national du style de l’ogive ». Idées reprises par Eugène Viollet-
le-Duc qui, de 1848 à 1874, domina le corps de l’inspection, attacha son nom
aux plus grands chantiers de restauration (de Vézelay à Paris) et exerça une
profonde influence sur la vision que les élites françaises du xixe siècle se sont
faites de la cathédrale gothique. L’article « Cathédrale » de son Dictionnaire
raisonné de l’architecture (1859) lie émergence urbaine et construction des
cathédrales : « Lorsque les populations urbaines, instruites, enrichies, laissèrent
paraître les premiers symptômes d’émancipation, s’érigèrent en communes...
L’ordre civil essayait ses forces et voulait se constituer... Rien, en effet,
aujourd’hui, si ce n’est peut-être le mouvement intellectuel et commercial qui
couvre l’Europe de lignes de chemins de fer, ne peut donner l’idée de
l’empressement avec lequel les populations urbaines se mirent à élever des
cathédrales... À la fin du xiie siècle, l’érection d’une cathédrale était un besoin,
parce que c’était une protestation éclatante contre la féodalité... L’unité
monarchique et religieuse, l’alliance de ces deux pouvoirs pour constituer une
nationalité, font surgir les grandes cathédrales du nord de la France. Certes, les
cathédrales sont des monuments religieux, mais ils sont surtout des édifices
nationaux... Les cathédrales des xiie et xiiie siècles sont donc, à notre point de
vue, le symbole de la nationalité française, la première et la plus puissante
tentative vers l’unité. Si, en 1793, elles sont restées debout, sauf de très rares
exceptions, c’est que ce sentiment était resté au cœur des populations, malgré
tout ce qu’on avait fait pour l’en arracher. » Liberté, progrès, nation,
réconciliation avec la révolution politique et même annonce de la révolution
industrielle, tout y est pour rallier la bourgeoisie libérale !
Évidemment ces théories ne sont pas restées sans contradiction. Sur le terrain
nationaliste, d’abord. Goethe avait fait du gothique une création germanique : «
Voilà l’architecture allemande, car les Italiens ne peuvent se prévaloir d’en avoir
une qui leur soit propre et encore moins les Français. » Alors que l’Allemagne
n’avait ni unité nationale ni unité religieuse, la cathédrale a servi de mythe et
d’utopie. En 1815, on demandait un monument de la libération – après la défaite
de Napoléon Ier – qui prendrait la forme d’une cathédrale dans le vieux style
allemand. Joseph Görres souhaitait l’achèvement de la cathédrale de Cologne,
symbole de l’unité à venir. La première pierre des travaux fut posée en 1842, et
c’est effectivement un empereur allemand, Guillaume II, qui en vit l’achèvement
en 1880.
Toujours est-il que ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas se
sont retrouvés autour de ces monuments, qu’ils s’appropriaient pour des raisons
différentes, dans une commune fascination. En dehors de leur propre usage, les
cathédrales ont rarement inspiré autant d’œuvres littéraires et artistiques
qu’autour des années 1900. L’Anglais Ruskin célèbre Amiens comme un lieu
privilégié où l’homme peut approcher le divin par le Vrai, le Beau et le Bon,
Péguy chante « la flèche irréprochable et qui ne peut faillir » de la tour
beauceronne, Rodin exalte le génie des cathédrales de France et fait de leurs
voûtes le signe de la prière, Monet scrute la lumière de la façade de Rouen,
Debussy fait sonner La Cathédrale engloutie ; Proust, en 1904, au moment où
plane une menace anticléricale de désaffectation, dénonce le caractère
profondément esthétique du rêve de la cathédrale moderne qui risque de se
réduire à un lieu de spectacle ou de puissance artistique par défaut de foi.
L’avertissement ne manque pas de pertinence et incite au discernement.
Le phénomène n’est pas demeuré circonscrit à l’Europe (on pourrait citer aussi
Budapest, Presburg, Norwich...), il a gagné les États-Unis – la cathédrale Saint-
Patrick de New York, entreprise en 1853, est une église gothique... aujourd’hui
écrasée par les gratte-ciel de Manhattan – et, bien sûr, les colonies, en cette
époque de grande expansion. Que ce soit en Indochine, en Inde ou plus tard en
Afrique, on exportait la façade harmonique, silhouette identitaire.
C’est aussi le néogothique qui a dominé l’art sacré de toute la seconde moitié du
xixe siècle. Le triste état des vitraux après la tourmente du xviiie – due autant au
clergé embellisseur qu’aux révolutionnaires – imposa bien des restaurations ou
restitutions. La maîtrise atteinte par les verriers dans la reprise des baies
anciennes leur a permis de créer ex nihilo de grandes compositions souvent
remarquables et bien intégrées. Le vitrail archéologique a ses mérites. Davantage
que le mobilier, qui nous paraît souvent alourdi. L’application des consignes
romaines imposant un tabernacle sur l’autel – disposition inconnue au Moyen
Âge – a produit des hybrides surchargés.
Les cathédrales que nous visitons doivent donc beaucoup au xixe siècle, tant
dans leur aménagement que dans leur environnement. En matière d’urbanisme,
le préfet Haussmann, avec les grands travaux parisiens, illustre les maîtres mots
de la doctrine du Second Empire : aération, hygiène et sécurité. Les maisons de
la ville médiévale, les enclos canoniaux enserraient les cathédrales, se logeaient
entre leurs contreforts, se blottissaient au pied des chevets et des façades dont les
parvis étaient réduits. Devenus biens nationaux, les cloîtres et bâtiments des
chapitres ont été vendus et souvent démolis dès la Révolution ; il restait à
achever le travail. À part Noyon, Meaux ou Viviers, on ne voit plus de quartier
canonial. L’évêché a mieux résisté ; c’était en général en 1790 une belle demeure
bien entretenue qui a été réaffectée (préfecture à Toulouse, hôtel de ville à
Bordeaux, palais de justice à Laon, musée à Reims, Strasbourg, Troyes ou Albi,
etc.). Mais l’antique domus ecclesiae apparaît aujourd’hui « déconnectée » de la
cathédrale. D’une façon générale, des opérations de curetage ont fait disparaître
tous les liens qui existaient entre le groupe épiscopal et son église, les hôtels-
Dieu ont été expédiés au bon air des faubourgs, les parvis ont été dégagés et l’on
a multiplié percées et perspectives... L’intention était louable, mettre en valeur
les cathédrales. Le résultat est souvent contestable, car elles se trouvent isolées
au milieu des squares et des océans de pavés, quand il ne s’agit pas de parkings
ou de carrefour de circulation automobile. Cet acharnement a surtout touché la
France (sauf Strasbourg), nos voisins européens ont fait preuve de davantage de
discernement, sauf quand les guerres se sont chargées de faire place nette...
Le choix d’artistes contemporains n’est pas une révolution, c’est une tradition
pour ces cathédrales restées vivantes qui, à l’exception notable du xixe siècle, ont
intégré les créations des différentes époques. Dès les années 1950, les vitraux de
Notre-Dame de Paris (Jacques Le Chevalier) et de Saint-Étienne de Metz
(Jacques Villon, Marc Chagall, qui travailla aussi à Reims) en témoignent. De
grands ensembles ont été récemment commandés à Saint-Dié et Nevers. Les
réformes liturgiques préconisées par le concile Vatican II ont reposé le problème
de l’aménagement des chœurs, avec le retour à une célébration face au peuple et
la valorisation du lieu de proclamation de la Parole. En France, en particulier
l’État propriétaire, garant de la conservation des dispositions anciennes souvent
classées au titre des monuments historiques, a dû réfréner les ardeurs du clergé
affectataire. Après des bricolages plus ou moins heureux, l’appel à des orfèvres
ou sculpteurs comme Goudji ou Kaeppelin a renoué avec la qualité de l’art sacré.
Cela dit, aujourd’hui, la majorité de ceux qui pénètrent dans les grandes
cathédrales sont motivés d’abord par un intérêt culturel. C’est le défi du xxie
siècle, conservation et mise en valeur de l’objet patrimonial, cohabitation
respectueuse entre les fidèles – qui ne doivent pas être parqués dans les cryptes
ou chapelles latérales comme des espèces en voie de disparition – et des touristes
parfois mal dégrossis mais souvent en quête de sens. Qu’elle soit assurée par le
clergé ou par des guides agréés, une médiation est indispensable pour que la
grande église continue à délivrer son message. Message de foi transmis par nos
ancêtres, dont il nous faut retrouver et comprendre la pensée. Message
d’espérance dans la capacité de l’homme à se dépasser, à innover en
transfigurant la matière pour créer de la beauté. Message d’amour du travail bien
fait, jusqu’au moindre détail, par respect de l’œuvre collective.
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