or--

Du me:me auteur
Bibliotheque historique Payot

Le Monstre, pouvoirs de l'imposture. Essai sur Ie monstrueux au ~ siecJe,

PUP,1980.
Guillaume de Rubrouck: Vt:ryage dans l'Empire Mongol, traduction et
commentaire, en collaboration avec Rene Kappler, Payot, 1985;
ed. revue et augmentee, Imprimerie nationale, 1993, 1997.
p Claude-Claire Kappler
Monstres, demons et merveilles
Apocalypses et voyages dans l'au-dela, ouvrage collectif avec la partici­
pation et sous la direction de Claude-Claire Kappler, Cerf, 1987. it la fin du Moyen Age

nouvelle edition corrigee et augmentee

xxx UN MONSTRE DANS LES MARGES

qui la pratique. Tous clament sa necessite mais ceux - rares qui s'y
vouent en paient Ie prix.
A tout moment d'une vie de chercheur, et surtout quand elle
commence, on est tributaire dans une certaine mesure de mots, de
concepts, de modes qui constituent la doxa de l'epoque. II y a plusieurs
fa~ons de faire. Operer un tri et choisir ce qui est en affinite avec une
sensibilite personneIle. Operer un tri en fonction de ce qui fait la meil­
leure recette dans un public determine. Les recettes sont variables selon
Ie public vise. Ne s'occuper ni de la doxa ni des recettes: accepter,
dans ce cas, les deficits eventuels, et savoir qu'on n'est pas «pur ~~ pour INTRODUCTION
autant.
On use inevitablement, Ie plus souvent sans Ie savoir, de vocabulaire
et de jugements qui reposent sur des presupposes implicites. Voire des
prejuges. Cela fait partie de la fatalite de l'epoque et des limites de
l'humain. Mais on peut y veiller.
L'usage de certains mots est important car it donne, avant meme
qu'elle ait commence, une certaine orientation a la recherche. lIs lui
fournissent sa base de presupposes. Pour etudier les periodes anciennes
ou les cultures etrangeres, mieux vaut utiliser les mots et les concepts
qui sont les leurs.
Toutefois, il est inutile de se crisper sur des questions de mots.
L'essentiel est la methode, qui doit etre claire et revisable.
La methode est largement conditionnee par Ie terrain de recherche
et par l'objectif qu'on se fixe. L'ob;ectif est-il ideologique, polemique?
Est-il seulement d'eclairer une question, de proposer, dans un contexte
precis, des hypotheses plausibles?
La « logique du plausible» est peu pratiquee. Parfois, Ie seul resultat
plausible, dans une logique rationneIle, est un resultat limite. Accep­
tons-Ie. Rien n'empeche par ailleurs de poursuivre un raisonnement
dans Ia logique du reve. II suffit de savoir quand on passe d'une logique
a l'autre, et de Ie dire.
On a voulu faire de la critique litteraire une science. Mais la litte­
rature reste avant tout un art.
II n'est pas necessaire de tuer les peres pour tenir des discours neufs,
ni de tuer ses freres pour tenir des discours autres.
Premierement et uitimement, la recherche ne saurait se prendre elle­
meme pour but. Elle n'est qu'un cheminement, un voyage vers ... Vers
quoi? A chacun de se Ie dire, pour soL Selon Marc Bloch, ~ nous jugeons
beaucoup trop [... ], nous ne comprenons jamais assez. [... J L'histoire, it
condition de renoncer elle-meme it ses faux airs d'archange, doit nous
aider it guerir ce travers. EIle est une vaste experience de varietes
humaines, une longue rencontre des hommes. La vie, comme la science,
a tout a gagner it ce que cette rencontre soit fratemeIle ».
Enfin, et avant tout, ce qui declenche la volonte de chercher, c'est
Ie desir, c'est Ie plaisir. Le plaisir qu'on y trouve, celui qu'on attend.
Et celui qu'on veut communiquer. Un plaisir qui a des tons U~gers et
des tons graves. Car, comme en musique, il s'acheve dans I'instant qui
meurt. Lorsque nair Ie silence.
 L'idee de ce travail a germe dans la contemplation de jerome Bosch.
Son O!uvre, malgre toutes les tentatives d'interpretation, reste pour les
JUOdernes un mystere. Or, tel n'etait pas Ie cas aux xv e et XVI C siecles :
sa O!uvres furent achetees en grand nombre par Philippe II d'Es­
,pagne, " Ie roi tres catholique », qui declara vouloir, a I'heure de sa
mort, se trouver en face du triptyque des Delices. J. Bosch fut extre­
~ent apprecie de son vivant et sans doute compris. Voila qui refute
d'emblee I'image d'un peintre diabolique, hallucine, heretique, mau­
Git, image qui, dans I'esprh de quelques critiques modernes, serait
«itsee « expliquer» sa creation monstrueuse. Ainsi se pose Ie pro­
bleme qui est a l'origine de notre recherche: ce qui est pour nous
pbscur semble avoir ete, en ce temps-la, clair. Pourquoi? Si j. Bosch
fut, apparemment, un artiste tres prise mais « sans histoire » et sans
scandale, si son O!uvre fut acceptee d'une maniere toute naturelle et
generalement appreciee, c'est qu'elle s'inscrivait dans un contexte
qui l'eclaire et l'explique. C'est ce contexte qui nous interesse ici : il
MUS interesse pour lui-mime et non en tant qU'explication dej. Bo!\Ch.
Nous aimerions franchir l'ecran qui nous masque I'attitude du Moyen
Age a l'egard du monstre. Les modernes ne comprennent plus Ie 1
monstre Ii la maniere medievale, c'est evident. Pour eux, Ie monstre \
est mystere, scandale, engeance maudite : it est lie Ii une pathologie, J
que ce soh celIe de la Nature, celie des artistes createurs ou celie de
I'esprit humain en general. QU'en etait-il au Moyen Age? Comment
comprenait-on Ie monstre et quel role jouait-il?
Comme I'indique notre point de depart (I'O!uvre d'un peintre), notre
etude a pour objet Ie monstre dans I'imagination et non Ie monstre
dans la nature: cependant I'attitude adoptee it l'egard du premier,
peut se trouver partiellement tributaire de celie que suscite Ie second.
Ainsi ne refuserons-nous pas de recourir aux lumieres que I'on peut
trouver en celie-d.
Pour partir en quete du monstre nous nous sommes adressee Ii des
textes litteraires ou, comme on les nomme parfois, avec circonspec­
 12 INTRODUCTION INTRODUCTION 13

tion, «para-litteraires ». Nous n'avions pas d'idee quant au champ ~t, iI « fonctionne » selon les memes prindpes qu'eux. Chacun

d'investigations : celui qui s'est impose est celui ou nous avons decou­ ,tt,.f.ltre eux est un moyen de cheminer selon des voies parfois obscures

vert la plus forte densite de monstres, celui ou les monstres se SOol "..... une Verite; Ie voyage est, pour I'individu, une quete a plusieurs

montres Ie plus «vivants )). Les monstres ne sont pas absents des ~sions : quete de connaissances sur Ie monde, sur soi-meme; quete

« grands» textes litteraires mais ils y sont tres dissemines et relative­ ~ sa veritable identite ou quete d'une Verite superieure. Le mythe (2),

ment rares. Dans les redts de voyage, au contraire, ils apparaissent . . avec moins de Force primordiale, Ie conte (l) sont, de meme, des

avec une frequence, une constance et un naturel qui leur conferent dleminements vers telle ou telle Verite. Enfin, Ie monstre offre lui

une existence propre. Its constituent, dans ces redIS, un ensemble ..-i une voie d'acces a la connaissance du monde et de soi. Le

dont nous n'avons pas decele ailleurs I'equivalent. lIs y trouvent un . .,onstre est enigme : il appeUe la refiexion, il reclame une solution.
cadre concret : Ie monde des voyageurs, Ie tissu de rencontres, d'expe­ ~'rout monstre est en quelque sorte... un sphinx : il interroge et se
riences vecues, de paysages ... que sont les voyages. II existe, il est vrai, ,Jimt aux lieux de passage de toute vie humaine.
des voyages pretendus reels qui ne sont en fait que des compilations. Differents points de vue sur I'imaginaire se precisent ainsi dans une

Ces voyages ne sont pas pour autant des voyages « imaginaires ,) : ,premiere partie, ch. I Ii III, ou I'on tente d'aborder Ie monsue sans Ie

composes Ii partir de voyages reels, ils sont reels dans I'esprit de tous beurter de front. La deuxieme partie, ch. IV a VII, est une attaque

(y compris dans celui de leur auteur). La distinction entre reel et 4itecte : elle s'ouvre par une « mise-en-pieces » du monstre. Peut-on

imaginaire est d'ailleurs un artifice methodologique : on verra ce ;elasser les monstres comme les naturalistes classent les divers objets

qu'i1 faut penser de cette distinction Ii propos des redts medievaux ,de nature? Les procedes de composition se pretent volontiers a cetle

(d. ch. II, p. 64). Nous parlerons fort peu des pelerinages : ceux-ci experience. Les monstres, quant a eux, ont assez de vitalite pour resis­

se deroulent selon des schemas convention nels et des itineraires sans ter Ii de pareiIles tentatives qui comportent leurs propres limites.
grand mystere. Les monstres vivent surtout dans les terres lointaines 41 Demonter» Ie monstre comme une «mecanique» apporte des <t.J

et peu - ou pas - connues : l'Orient et I'Afrique sont leurs patries satisfactions mais, tres vite, il apparait plus captivant d'observer
d'election. C'est Ii I'ere des « grands voyages» que nous nous ad res­ comment il prend vie Ii travers divers moyens d'expression; Ie langage
sons : la periode du XIII'" au xV- siecle, sans negliger Ie debut du el I'image renferment tous deux des germes de monstruosite et se
XVI'" siecle. disputent I'honneur de Ie produire, de Ie decrire, de Ie figurer.
Les redts de voyage nous ont tout naturellement orientee vers les L'observation du monstre et de sa gestation Ii travers les moyens
domaines de la cosmographie et de la geographie qui en eclairent bien d'expression vise a peneuer son mystere : cependant, c'est l'explora­
des aspects. Les structures de l'univers ont avec les structures mentales tion de la notion meme de monstre qui permet de I'approcher au plus
d'etonnantes « correspondances» : ces demieres sont bien souvent pres. D'Aristote Ii Lucrece, saint Augustin, Sebastien Brant, Ambroise
tributaires des premieres. Ce sont e1les qui determinent les lieux ou Pare, Ie monstre est diversement cerne : on I'integre, de gre ou de
s'epanouit I'imaginaire. Ces travaux d'approche contribuent Ii nous force, dans des systemes du monde qui s'expliquent et se commentent
renseigner sur I'etat d'esprit des voyageurs, Ie climat intellectuel mutuellement. Le monstre est justifie et c'est Iii sa veritable mise­
des voyages et Ie climat mythique de I'epoque. II est interessant de en-pieces! Toutefois, it reste a devoiler sa raison d'etre : jamais vaincu,
preciser les rapports du voyage avec Ie conte et Ie mythe : en effet, Ie monstre se perpetue Ii travers les siecles, a travers les civilisations.
nous considerons que les monstres presents dans les rI.~dts de voyage S'i1 germe mieux a certaines epoques qu'a d'autres, et en particulier au
s'adressent Ii un certain nombre de fonctions mentales egalement Moyen Age, cela signifie peut-etre qu'alors on a davant age besoin de
sollidtees par les contes et les mythes. Ce que Bruno Bettelheim dit lui. II sait en effet se rendre utile en recueillant et exprimant tout ce
des contes de fees nous interesse directement : qui fait peur : il sait meme en faire rire. En des temps ou les outils de
connaissance se revelent fragiles face Ii l'immensite de la tache, Ie
ils agissent au niveau du eonscient et de l'ineonscient [...] Les objets qu'ils monstre s'affirme comme un « symbole de totalisation, de recensement
mettent en scene doivent done pouvoir s'adapter au niveau conscient, tout complet des possibilites naturelles (4) ». Le mot de symbo/e apparait en
en evoquant des associations tres differentes de leur signification appa­ eifet dans ces pages : cependant, a aucun moment, it n'entre dans
rente (I). notre propos de faire la theorie du symbole. Le monstre est une image :
nous ne souhaitons que decouvrir ses fonctions dans I'ame humaine.
Parmi ces « objets » figurent les monstres. Or it nous est apparo Tout au long de cette recherche on s'est servi, comme on l'a dit,
qu'it existait entre voyages, contes et mythes une affinite naturelle : de!..!:~cits de voyage. Mais d'autres textes ont contribue Ii elargir ce
\ dans chacun de ces cas .rjn:J~gination est fortement stimulee. Une champ· d'investigiItions, Ii decouvrir des points de vue plus nom­
affinite tout aussi puissante unit Ie monstre a cette triade : non seule­ breux sur Ie monstre : parmi ceux-ci, figurent des textes de cosmo­
ment Ie monstre apparait frequemment dans ces trois cadres mais, de graphes (essentiellement L'!mage du Monde de Pierre d'AiIly), des
 INTRODUCTION 15
14 INTRODUCTION
au texte. Ces deux formes d'expression s'inspirent mutuellement et it
ecnts didactiques (par exemple, Ie Buch der Natur de Conrad von D'est pas concevable de parler du monstre sans en donner I'image.
Megenberg, I'Hortus Sanitatis de Johannes de Cuba), une version La textes medievaux ou il est question de monstres sont, eux-memes,
rimee et moralisee du traite de Thomas de Cantimpre sur les monstres, Ie plus souvent, abondamment illustres. La plupart des illustrations
des textes poetiques comme la Divine Comedie ou polemiques et semi­ produites ici, dont beaucoup sont inedites, accompagnaient au
poetiques comme ceux de Sebastien Brant, I'un des premiers manuels Moyen Age les textes que nous etudions. D'autres proviennent de
d'Inquisition (Malleus Maleficarum), des chroniques (en particulier sources diverses : soit d'incunables dont Ie texte ne nous a pas direc­
la Ghronica Mundi de Hartmann Schedel), des ecrits divers, comme tement servi, soit d'reuvres graphiques ou picturaies celebres comme
les Garnets de Leonard de Vinci.,. A l'egard de la chronologie, nous ceIles d' Albrecht Durer, soil, plus rarement, d'editions modernes.
ne nous sommes pas arretee comme I'auraient voulu les conventions L'iconographie sur Ie theme des monstres est, on Ie sait, un monde
d'autrefois a la fin du xV- siecle (') et nous avons recouru a des gigantesque, aussi avons-nous toujours donne Ia preference aux
textes du XVIe siecle qui nous paraissent en etroite relation avec la illustrations qui se trouvaient au contact des textes et, par predilec­
pensee medievale : Conrad Gessner, Ambroise Pare et quelques-uns tion, de nos textes. Nous aimerions ainsi restituer au monstre medie­
de leurs contemporains ont, a des degres differents, alimente la val un peu de cette spontaneite, de cette presence immediate qui
reftexion. 1irent autrefois et font, au;ourd'hui encore, tout son charme.
Chaque recours a un nouveau corpus revele de nouvelles profon­
deurs du sujet. D~mQJ!~.C::.U!!e.!!~m~.ssont_<i"«:l!!-'p'oIes_4y.DlQ.llst!e. :
\ . mais ces deux pOles sont eux-memes multiples etrtserait illusoire
, d'imaginer que Ie monstre puisse se laisser enfermer dans un titre!
La matiere est surabondante, foisonnante et se derobe frequemment,
I'etude du monstre ne saurait vraiment apporter des « reponses '),
Chaque nouveau point de vue, comme Ie dit G. Lascault,

instaure une autre fa~n de poser la question du monstre; il met en evi­

dence Ie caractere partiel et partial du probleme pose precedemment; il ne
conteste pas les solutions qui ont eu~ donnees : les hypotheses se revelent Ii
la fois fondees, iustifiees et insuffisantes (6).

On s'etonnera peut-!tre de certains types de raisonnements qui

procedent souvent par analogie, par associations d'idees : ces pro­
cedes tiennent a notre sujet et a ses frequentes « derobades n.
Chercher Ie monstre est une chasse fertile en imprevus : Ie monstre,
constamment, tend 1\ s'echapper et c'est 11\ I'un des charmes de cette
poursuite sans fin; mieux vaut s'y adonner avec souplesse, avec
plaisir et meme avec fantaisie, que s'obstiner aveuglement dans une
« logique » inadequate; mieux vaut en faire un art qu'un duel, lequeI
serait gagne d'avance par cet adversaire proteiforme. Si parfois Ie
discours sur Ie monstre paratt lui-meme suspect de monstruosite,
qu'on ne s'en etonne pas outre mesure : d'autres avant nous se sont
aperl;Us des dangers de contamination (') et en ont accepte Ie risque.
Le logicien peut s'en irriter comme d'une affiigeante desinvolture :
nous souhaitons cependant lui epargner aussi souvent que possible
ces moments ou la pensee fraternise avec I'adversaire.
Notre texte est jalonne d'illustrations, pour la plupart des gravures
sur bois, souvent issues de tres beaux incunables parmi lesquels se
distinguent particulierement Ia Ghronica Mundi de H. Schedel et
les Fables d'Esope de S. Brant. Ces « illustrations» ne sont pas ici
a titre de pur omement : Ie monstre est un objet essentiellement visuel
et constamment, a son propos, Ie texte se refere Ii I'image et I'image
20 COSMOGRAPHIE ET lMAGINAIRE
--,
COSMOGRAPHIE ET lMAGINAIRE 21

qui ont decrit Ie monde ou parle de la Nature un tel panorama de de justifier ce desordre mais de se Iivrer avec plaisir et confiance au jeu
connaissances. Mais, malgre cela, les diverses visions du monde consti­ que propose la nature a travers lui :
tuaient un climat intellectuel qui determinait en grande partie les
Hec atque talia ex hominum genere ludibria sibi nobis miracula ingeniosa
conditions de la creation individuelle, qu'elle flit litteraire, picturale fecit natura ad detegendam eius potentiam sequentes gentes inter prodigia
ou philosophique.
ponere libuit (3).
L'imaginaire medieval est extremement « structuraliste)) : c'est Toutes ces creatures apparentees au genre humain, divertissement pour elle
la forme qui est signifiante (l) et c'est de la forme que ron part pour et miracles pour nous, I'ingenieuse nature les a produites pour nous deeouvrir
imaginer Ie contenu qu'on ignore ou pour justifier celui qu'on sa puissance : voila pourquoi illui a plu de placer les races suivantes parmi
connait. les prodiges.
L'univers s'ordonne en une geometrie symbolique et selon une
La Nature s'amuse : Ie monstre ne constitue pas, a priori, une nega­
echelle de valeurs qui attribue sa place Ii chaque element, tant spi­
rituel que materiel. Si cette place est nettement determinee, l'ele­ tion, ou une mise en question de I'ordre qu'e\le a instaure, mais la
preuve de sa puissance. Les quatre elements, feu, air, eau, terre, ne
ment auquel elle est attribuee est, lui, a la fois un et multiple : tout
en etant lui-meme, it est une partie du Tout dont it recele !'s qualites a
peuvent se passer les uns des autres, tel point que chacun porte en
et Ie secret. II y a entre Ie monde et lui des affinites, des correspon­ lui des qualites de l'autre qui permettent les transmutations. Meme
dances. C'est pourquoi, des que 1'0n s'interesse a un domaine parti­ dans un systeme d'opposition, it y a des points de contact entre les
culier de la creation, c'est Ii l'univers entier qu'on s'adresse. elements. Des lors, est-it concevable que l'ordre puisse se passer de son
Les grandes reuvres encyclop&iiques du Moyen Age temoignent contraire, Ie desordre, pour temoigner de sa puissance et pour reveler
de cette necessite : la connaissance du monde ne saurait etre un son propre mystere? Si, comme Ie dit M. Foucault, « Ie monde s'en­
travail de detail. Speculum Majus, Speculum Historiale, Speculum roulait sur lui-meme (,') n, c'est que la circularite etait Ie caractere
Naturale: ces trois grands titres de Vincent de Beauvais portent dominant de l'activite universelle aussi bien que celui de l'activite
temoignage; chaque partie du monde est Ie miroir du Tout et I'reuvre intellectuelle qui s'appliquait a la dechiffrer, a la decrire au Ii la com­
elle-meme ne saurait etre qu'un miroir charge de reftechir cette menter.
connaissance.
L'UNlVERS DES FORMES
Si les mineraux et les vegetaux reftetent et expliquent I'organisa­
tion de l'univers, Ie regne animal et l'homme qui, dans la hierarchie
La toute-puissance du cercle, en effet, s'affirme dans Ie domaine des
universelle, occupent un rang plus eleve, sont des miroirs plus riches
formes aussi bien que dans celui de la pensee. L'univers est circulaire,
encore et plus seduisants a dechiffrer : mais l'enigme que representent
comme en temoigne Ie systeme des neuf spheres embottees selon un
ces regnes dans leur figuration courante se double d'une autre enigme
qui peut a la fois brouiller les pistes et aider a dechiffrer la premiere; ordre immuable; la terre est en son centre, eHe est comme Ie jaune
c'est celie que posent les creatures qu'on montre, que la Nature disigne de l'reuf, ainsi que l'imaginent plusieurs auteurs medievaux dont Ie
comme des enigmes vivantes, contradictoires et que, depuis I' Anti­ venerable BMe :
quite, on appelle des monstres. La terre, dit-il, est un element place au milieu du monde; elle est au milieu
Le monstre constitue un probleme auquel on ne peut pas se derober : de celui~i comme Ie jaune est dans I'reuf; autour d'elle se trouve I'eau, comme
un monde au tout est normal, au tout a trouve sa place, tant du point autour du jaune d'reuf se trouve Ie blanc; autour de I'eau se trouve I'air
de vue geometrique et spatial que du point de vue spirituel, se passe, a comme autour du blane de I'reuf se trouve la membrane qui Ie contient; et
la limite, de commentaire; Ie commentaire n'est, en somme, qu'un dis­ tout eela est entoure par Ie feu de la merne maniere que la coquille. La terre
cours d'actions de grice, au une paraphrase de l'univers, traversa se trouve ainsi placee au milieu du monde recevant sur soi tous les poids (3).
lesquels I'ame, animee d'une respiration cosmique, tend a s'approcher
d'une connaissance plus parfaite, sur un chemin au Ie seul obstacle est a
On a prete la terre les formes les plus inattendues. Cosmas Indi­
l'epaisseur de la matiere. copleustes, voyageur egyptien qui ecrit au VIe siecle de notre ere, assure
Mais Ie monstre propose de cet ordre une image OOuleversee; il est avec un fanatisme impenitent que « Ie tabernacle de Mo'ise est la veri­
a la fois mystere et mystification. 11 deroute et, plus l'univers est orga­ table image du monde, que la terre est carree et qU'elle est enfermee
nise et hierarchiquement justifie, plus Ie probleme que pose Ie monstre avec Ie soleH, la lune et taus les autres astres dans une sorte de cage ou
est criant. II ne peut se passer d'explications : l'enigme exige d'etre de grand coffre oblong dont la partie superieure forme un double
dechiffree. ciel (6) ).
Comment I'affronter de prime aOOrd? La premiere tentative n'est pas II refute violemment toute autre conception du monde car seule
 •

COSMOGRAPHIE ET IMAGINAIRE 23

...,....a~ I'image du tabernacle de Moise est conforme aux Ecritures : toutes les
aut res ne sont que Ie produit d'esprits orgueilleux a la recherche d'une
vaine gloire personnelle hors des sen tiers de la verite; un chretien et,
a plus forte raison, l'Eglise elle-meme ont Ie devoir de les execrer!
Au Vie siecle egalement, Priscien imagine la terre en forme de fronde
et la mappemonde d'Asaph 'au IX C siecle temoigne d'une conception
analogue.
On peut rester perplexe devant l'enumeration que fait Edmond
Buron dans sa preface a I'Ymago Mundi de P. d'Ailly : « on a succes­
sivement represente la terre par des figures carrees, obliques, trian­
gulaires, ovales, en demi-cercles et en chlamyde ». Les quelques des­
sins qu'il propose sont extremement sommaires et ne fournissent pas
Ie moindre eclaircissement. II n'est pas indispensable d'approfondir
ici cette question car I'interet est moins de presenter ces formes pour
elles-memes que de saisir leurs rapports avec les structures mentales:
il nous suffira pour I'instant de nommer ces formes et de laisser ima­
giner la confusion qui pouvait regner dans cet ordre d'idees! Car si
E. Buron est fonde Ii proposer ce vertige geometrique, il a tort cepen­
dant de donner I'illusion d'un ordre chronologique : ces figures n'ont
pas ete « successivement» representees; elles ont pour la plupart
coexiste plusieurs siecles durant. Elles n'ont pas toutes connu un egal
succes ... mais ce serait trahir I'esprit de la cOsmographie medievale
que de supposer qu'on a pris la peine, a quelque moment que ce soit,
d'en mettre l'une ou I'autre de cote sous pretexte qU'elles etaient par
trop fantaisistes ou qu'il y avait mieux. Les siecles s'ecoulent, mais
nul ne se sent oblige de suivre Ie progres du Temps : ainsi, au
~ Jaao cftrepartJllG'lClOllo£rcfrcy crfClllbrile I"P.IIf~cllreft COIIIXdie xm e siecle, Robert de Saint-Marien d' Auxerre et Gervais de Tilbury
I amadn:= fonr dcarmlllfrlCII ded;1lllcr
larhtcfi rta~.foldlcrdpCfd
en klac4 eft plusfealdlcJDr red;lkfll ~I
Imr fincuoye If pinf'Kb IIICIIIIIJ 0( l\'IIl ro
donnent au monde la forme d'un carre comme Ie faisait Raban Maur
«fa: efr cde IJ1ICiIdOn a de toI(a'IIId uaI a: lleroarr 0IicIIft.cr (c edt 01 parc.t d cfe au IXe siecle - c'est-a-dire quatre siecles auparavant!
on fi comme aIIpIIa'f IIIIakfop a IIDQJ cf m18 oa,.i1fcr-Ja' fa.~IaIr/ml" a. Le regard porte non pas vers' un present ou un avenir de decou­
'l-=bfonr~b raytaparta '"' (cocpftcnu~poinrcrllC pat'rfaIe lie
vertes qui permettraient enfin de trancher, de choisir entre ces formes

.
1II&s11~Imr08f~~eftllC8 fon poie.JDt~ II ""*- dtllllk1ltfoyf
daacDs a cdkcy eft 1IlIcancf",1 Clll(c lie COl Cll(cO(COIIIIPcioncrn61*1I fllllClftmlle la plus juste, mais vers les structures figees du passe. Certaines map­
JIIIII\Onfi r6IIIC d IIppat 011 mfrocrlrdlnr qui Ja'.mdcnr,1lCUllllld lJIPCIlen""h8 lie pemondes, bien que concevant la terre comme un rond, ou une sphere,
arc Ie tJqp poerCllllfclW II ~"n:nr lief
nyellelllirqaifonrbriflC3oi1fuelr mfrocu bit qui dtmolllcqal fepat'
cl;!llalrqatf'....... ec ="'*~ II C\:'IWIIr
I'inscrivent dans un carre pour rester en accord avec la parole biblique
ac~fI d\MIarfil'llllllntkecM'a.1Ie eftClll(elle~O(~ __ I~d~
qui predit que les Anges, aux quatre coins de l'Univers, annonceront
f.boN _cdb DClifTalAiCOlllllCiI eppat
qaanrll~lIIOIIlC.o( boN cn~dlC c6
aCraIt IIrare .. twit If "-rell IIr cr IIIr ..
Iqpa're qIIIIf db"
pcrt'a.tp'lilecr. r.a41c(C8qatfoatPP

qadksndtoyalr DtaIl..~ GIl" II

fc.id;!a par c\lIlar I'heure du jugement : « Emittet angelos suos cum tuba et voce magna
et congregabit a quattuor angulis terrae C). » Cette representation,
fi:u II fl ma.8t ra:l;licfll ~ fl ..aouc c\)IIaIroaaeen ync~clllOlltc die, tfI6l d'ailleurs, est en harmonie avec Ie symbolisme universel du cercle,
~bd\lOfaltlarC8,1i~IIIP" drc'lllt~qaircnrJc ~ lIOIC ~ eft plus
pat DC fIlS ocafqat. de' ct IlOl lie fl'" Jcpr/Cl 0( c.t. . qae"" CCIP8 'Iff eft pIa8 figure de l'incree, du transcendant, et celui du carre qui designe l'uni­
reqat eftClllbn PM' II ~tIII ,....10 kPqacqad ieft mOllpc!ll' II ~1 Jcf vers cree: I'association des deux figures symbolise « deux aspects fon­
.ra
at l d;!IIar(',.... . .itfoPb
a cfpcffa. IICIICIIt'lmdrte crfoiibrll.
b lconanc II appcrr Cllil &Iau qa(dtgoffc
pa:Ir qat efta. ¥O'fIICII cr a.cundafe tlUcoape
Ytf cr ricft pu'OII CU1P' mOIl c.t o(CC Yknr Iof
fi qllC 1lOIII fOllllBa. pille Jcsinlpa m* damentaux de Dieu : l'unite et la manifestation divine (8) ».
II est difficile d'imaginer a quel point les cosmographes ont du mal a
se representer la terre comme un volume : meme Colomb, pour qui
la terre n'est pas un carre, se laisse aller a dire: « aux quatre cOtes
Fig. 1 : Barthelemy de Glandville : Le Proprietaire en fran~oys (Toulouse, notre terre habitable est bornee par une terre inconnue (9) ». Une
H. Meyer, 1494; in fol.), p. C 5. Cliche Bibliotheque Nationale, Paris. incroyable difficulte a se representer la terre concretement sous forme
d'un volume spherique, comme il l'admet en theorie, Ie pousse a se
refugier spontanement et involontairement (10) dans une vision plane
 24 COSMOGRAPHIE ET IMAGlN AIRE COSMOGRAPHIE ET IMAGINAIRE 2S
et carree que trahit Ie langage. Le mal vient peut-etre en panie de ce ......etde transparence et de volume obtenu grace aux reBets simule
que les mappemondes medievales sont des representations" a plat" . . sphere de verre. L'impression d'immaterialite ainsi creee reper­
de l'univees : il n'existait que tres peu de spheres; ceUe de Nicolas cute I'ambiguite nee du choc de la perception immediate avec I'abstrac­
Oresme (II), au XIV e siecle, avait peu d'antecedents. des formes de l'univers.
Aucune des formes de la terre n'etait consideree comme II. impos­
sible" et a la fin meme du xve siecIe, on voit naitre des conjectures a l' Si la vision de I'univers est avant tout circulaire, elle n'exclut pas
peu pres aussi etonnantes pour nous que celles du Moyen Age Ie plus JlGUr eUe-meme la possibilite de s'organiser selon un axe vertical. Ainsi
recuIe. Christophe Colomb qui, malgre les fantaisies delangage signa­ .. tph«e transparente de Bosch est composee de deux demi-spheres
lees a I'instant, ne meuait pas en doute la sphericite de la terre se la ~....... lives dont I'axe est celui d'ouverture des deux volets. Les cercles
represente en realite d'une maniere tres particuliere : it lui prete une .~ sph«es concentriques de I'univers represente par Pierre d'Ailly
forme de poire car Ie paradis terrestre qui est, selon plusieurs auteurs, :;Ioot traverses par un axe vertical, appele « axe de la terre ", qui va
sureleve par rapport au reste de la terre, constitue un renBement ana­ crun pOle a l'autre. La notion meme d'axe a une importance primor­
logue a celui que presente la poire a la base du pedoncuIe. ~ia1e. L'itineraire de Dante, pour qui Ie monde est eJjeccivement un
Le Paradis est Ie point Ie plus eleve de la terre; it faut montee vers ft~ble de « cercIes " concentriques (14), se deroule suivant un mou­
lui et c'est parce qu'it est ainsi sureleve qu'it a echappe au Deluge. '_ent descendant d'abord, puis ascendant. L'Enfer comporte un axe
Celte idee est extremement repandue mais n'a pas donne lieu, la :~ertical que constitue Ie corps marne de Satan. Lorsque, apres avoir
plupan du temps, it des speculations sur la forme de la terre comme Wsit~ tous les cercles d'Enfer, Dante et Virgile n'ont plus qu'a quitter
ceUes de Colomb. ..U!s lieux, Dante, des deux bras, s'accroche a son guide et i1s descendent
Toutefois il serait injuste de ne preter au Moyen Age que des visions jiatqu'a la hauteur de la hanche de Satan puis, apees une revolution
simplistes de la terre et de I'univers; a tous les siecles, it s'est trouve '~r eux-memes, ils grimpent Ie long des cuisses. Tous deux sortent et
de nombreux esprits pour proclamer la sphericite de la terre ; Nicolas .'assoient sur un rocher. C'est alors que Dante regarde au-clessus de
Oresme, Sacrobosco, Roger Bacon, pour ne citer que de grands noms, hd et voit Satan " tenir en I'air ses jambes (15) ». Comme iI s'etonne
ont compose des traites qui ont connu une large diffusion. Le De de ce spectacle, Virgile lui explique que, descendant Ie long du corps
Sphaera de Sacrobosco fut utilise comme manuel jusqu'a la fin du de Satan, ils sont arrives dans I'autre hemisphere, celui ou I'on voit
e
XVlI siecle et edite jusqu'en 1656! Pour Ie seul quinzieme siecle, on Ie Diable a I'envers. Le centre de la terre est, pour ainsi dire, Ie nom­
en compte 24 editions. Quant a Pierre d' Ailly, it devan~a Copernic briJ de Satan et son corps constitue I'axe de l'Enfer.
en soutenant que c'etaient la terre et les astres qui tournaient autour De meme qu'i1 est descendu de cercle en cercle, Dante monte de
du soleil et non Ie contraire. ciel en ciel jusqu'au neuvieme et, du haut de ce ciel, il se retourne et
Si la coexistence et la simultaneite des theories sont deconcertantes, cdntempJe les « volantes voutes» qui se succedent I'une a l'autre
I'ambiguite que, sou vent, elles recelent individuellement I'est bien autour d'un centre brill ant : Ia terre. On pourra dire qu'i1 n'y a pas
plus encore. II est des erugmes troublantes teUe cette" sphere" etrange precisement d'axe vertical et que cette montee pouvait fort bien s'ope­
peinte sur la face exterieure des volets ('2) du triptyque Le Jardin des rer en oblique. En realite, la verticalite est ici plus spirituelle que
De/ices ten-eSlres par Jerome Bosch. mat~rielle ;
La terre y est representee comme on disque plane sur lequel on
devine des formes anguleuses correspond ant peut-etre a des rochers, Mais on peut voir dans Ie monde sensible
et des vegetaux : aucune vie animale ou humaine; est-ce la terre apres les spheres des neuf deux tant plus divines
quant plus lointaine est du centre leur voute
Ie Deluge ou Ie monde au troisieme jour de la Creation, encore sans
animaux? La question n'a pas ete tranchee et ce n'est pas cela, pour Le dernier ciel avant l'Empyree, Ie neuvieme, celui qui assure Ie
I'instant, qui nous preoccupe(13). Ce disque s'inscrit dans une sphere mouvement de l'Univers, est Ie plus parfait car c'est I'amour divin qui
translucide : Ie volume et la transparence sont suggeres par des reBets Ie meut.
sur Ie panneau de gauche. Le bord inferieur du disque terrestre des­ Quant aux neuf autres cercles du Paradis, Ie plus parfait est celui
sine avec les contours de la demi-sphere inferieure une surface en qui se trouve etre Ie plus proche de ce centre ou il « prend son etre ";
forme de croissant qui est uniformement grisee. Le volume superieur Ii ce dernier cercle du Paradis correspond Ie dernier cercle de )'uni­
de la sphere est occupC par un ciel orageux, nuageux en tout cas. vers physique ;
L'ambigui'u~ de cette figuration provient de la necessite de represen­
tee one surface terrestre plane, telle que nous la vivons quotidienne­ Donc au pur del qui apres soi entraine
ment sans passer par des representations geometriques abstraites, et tout Ie reste du monde, iei repond
du besoin de donner cependant one idee de la sphericite de l'univers : Ie plus aimant et mieux sachant des cerdes (n).
26 COSMOGRAPHIE ET lMAGINAlRE

Chaque univers de spheres repond a un autre, comme son homo­

logue ou son contraire et chacun s'organise, comme I'ensemble, selon QS'ro:gico:UIU

une hierarchie verticale.

Mikhail Bakhtine considere que c'est la, veritablement, Ie propre
du Moyen Age :

ce qui caracterise Ie cosmos, au Moyen Age, c'est la gradation des valeurs

dans l'espace; aux degres spatiaux all ant de bas en haut correspondaient
rigoureusement les degres de valeur... Les concepts et images relatifs au
haut et au bas, sous leur expression dans I'espace et dans I'echelle des
valeurs, sont entres dans la chair et Ie sang de I'homme du Moyen Age (18).

Une figure iIlustre de fa~on remarquable la double structure de I'es­

prit medieval, a la fois circulaire et vertic ale, c'est I'image sous
laquelle on a represente la Terre Ie plus souvent; sa frequence et son
aspect particulierement frappant ont donne lieu a l'expression de
If cartes T.O. II qui la designe. La terre est un rond dans lequeJ s'ins­

ent Ie T, figuration geometrique des trois mers : la Mediterranee que

designe Ia hampe du T, I'HeUespont et Ie II mare indicum » qui se
part agent la barre. A part la Mediterranee dont Ie nom reste stable,
les deux autres mers sont souvent nommees differemment; on en VOil
un exemple dans les cartes d'Honorius d' Autun que nous proposons
ci-dessous. (Fig. 2 et 3.)

t rCldKo; A. Vt t<Il1p2 c .. ~ 10 fftUtOiuidif alit mu

~9: folmidaror glcdrco ~~dimmrum partibusorbmt dus p.d" l1!f.'S tquaIcB II
dicQf ftgna vi.' duodm..
eftdforii &homii. 1'111
Fig. 2 Fig. 3
tkIcrij eutfUSlm:utfuf<J!.
(vrd Maao.ltbro.i.ilc puJuodeDa~JPii.difoJ.auuus afua. alba.De his 1bi (u~u.
)laMc.Ib••Qua loC" EriAl
lolll.feribit) .moderarur goni'im. g R<git or
bC.A .Pttduod<a alba.:
"aria
_c!iffinit&r.NU •
d,1Iinmo eft. pad Orris ~".ADellllq, SO
Ilia Intdligit. e Dill'lmfum partib9 otbe.S.Arinli diuf
Sol dii(vr P1i.IIb.il.G:vI'.dOt'l'l') planetarii m<dt" lirl;alll
pblfuna magnitudine at ptir:e:ncctiporil mO mru::iicIt~
fed fidml mI: jp(orgmQl rector: hjcluci rcb9 m.imflr.it:
La croix sert d'axe a la terre, comme est axe du monde l'arbre invi­ flam III ~tuor 1JII!'&:'XlLugna Ct.XlI.mcnf<!l acdpim".
f Ouooena miidi afira.JS..A.fua miid'ili.d:ql :zodia" au(mq,tmebraiS,hk&:idiqua fideraorcultat:hicviall
sible autour duquel s'enroule la spirale du serpent dans une mer­ CUB circulu.,&: VIl9 :ttjnfummoqiodl:;q I'<Rmiid"vo ttmpo" annuQI fcml2 manacmti ex via natult ~t.
GUlII';quilii'lJil diuifgm yd adlm&iYlda:D":ll.infixali ~qh mR1c1iillfallii:a&'Il culn\lbllalliiaruiIIIIIIJ fa
veilleuse gravure des Georgiques (Fig. 4). Quant a la position de
l'homme dans I'univers, el1e varie peu durant Ie Moyen Age et on
pourrait la definir ainsi : l'homme est au milieu du monde physique Fig.4: Virgile: Opera, Strasbourg, J. Gruninger, 1502; infol. p. XLIX v".
(Bonum Finitum), au point de convergence de tous les elements, au Cliche Bibliotheque Nationale, Paris.
centre des cercles; it se trouve aussi Ii mi-distance de l'univers du
28 COSMOGRAPHIB BT lMAGlNAIRE

Mal, siege du feu obscur, des tempetes abyssales, el du cercle du Bien

Absolu (Bonum Infinitum), lieu du feu lumineux, sejour de Dieu,
« mundus archetypus ».
Si I'Homme est situe d'une maniere definitive dans I'univers (fig. 5),
et si, dans ce vaste domaine, purement imagine somme toute, sa place
ne prete pas a confusion, il en va tout autrement 10rsqu'i1 s'agit de
preciser cene qu'il occupe dans J'espace terrestre.
En effet, Ie monde etait bien mal connu. Bien que la peninsule
indienne et les iles de l'ocean lndien fussent frequentees par quelques
voyageurs et commer<;ants, on se les representait mal. On ignorait les
cotes ou finissait Ie Cathay et on ne savait pas ou se « terminait » Ie
monde a l'Orient.
L'Afrique n'etait connue que jusqu'aux limites de I'Adas : on igno­
rait tout des sources du Nil et on se repandait en conjectures fan­
taisistes a ce sujet; on s'imaginait que l' Afrique etait un tres petit
continent tout entier silue en de<;a de I'equateur, dans notre hemis­
phere, et on ne connut rien de ses cotes occident ales iusqu'aux
navigations des Portugais, amour de 1434.
On ne sou)J\:onnait pas qu'un autre continent put exister entre les
(I(

cotes occident ales de l'Espagne et les cotes orientales de I'lnde» :

cette « lacune » expJique que Colomb n'ait iamais voulu reconnaitre
qu'il avait decouvert un « nouveau monde ,,!
Au-dela de Gades, la « porte du monde », on imaginait tout juste
les iles Fortunees, I'ile de Saint-Brendan, ou des iles mythiques qu'on
avail, parait-il, abordees une fois sans pouvoir jamais les retrouver
par la suite.
Quant aux regions arctiques, eUes avaient ete explorees jusqu'a la
mer Blanche, mais ces connaissances concernaient, semble-t-il, plus
les marins et les pecheurs que les geographes : quelques iles fabuleuses
y furent placees pour occuper I'espace et I'esprit!
I.e progres des connaissances se heurtait a deux obstacles insurmon­
tables: excepte la Mediterranee et ses annexes, une partie de I'ocean
Indien et les eaux baignant les cotes des pays connus au Nord, on ne
sou)J\:onnait pas I'organisation d'ensemble des mers; d'autre part,
les terres de I'hemisphere Sud etaient quasiment inconnues, bien que
certains navigateurs eussent parfois constate qu'a partir de tel ou tel
point de l'ocean Indien, Ie cie1 n'etait plus tout a fait Ie meme, que
certaines constellations avaient disparu, que d'autres avaient change de
place et que Ie mouvement du soleil etait inverse (19).
L'hemisphere Sud pose un probleme epineux : est-il peuple et, si
c'est Ie cas, s'agit-il d'etres humains? Les connaissances geographiques
de I'epoque ne pouvaient permettre que des hypotheses de I'ordre de
notre « science-fiction ». Fig. 5 : Reisch: Margarita Philosophica, Strasbourg, J. Schott, 1504;
Plusieurs theories s'affrontent : les unes pretendent que tout I'he­ p. S 2 v". Cliche Bibliotheque Nationale, Paris.
misphere Sud est recouvert d'eau; d'autres, plus nuancees, pensent
qu'il presente beau coup d'eau, peu de terre, et un firmament tres
pauvre par rapport au notre. C'est l'opinion de Dante pour qui I'he­
misphere Sud est comrne « un caveau naturel tout mal chausse, beso-
 30 COSMOGRAPHIE ET IMAGlNAIRE COSMOGRAPHIE ET lMAGlNAIRE 31
gneux de lumiere (Z0) ll. D'autres encore avancent qu'il pourrait etre nous appliquons notre raisonnement : ce sont des extravagances sur
une replique du notre. laquelles on peut fermer les yeux!
Les conjectures iraient bon train si eiles n'achoppaient constamment La terre est ainsi presque entierement devolue a I'homme. Les eaux
sur Ie probleme que pose la zone mediane qui forme comme un « tam­ sont releguees dans les zones ou eiles genent Ie moins. L'Ocean, par
pon II, repute infranchissable, entre les deux hemispheres. exemple, est renvoye Ii la peripherie de I'univers : c'etait deja Ie cas
On I'appelait « zone torride I) et tres souvent on se la representait au temps d'Homere! II y avait lit de quoi satisfaire les plus farouches
couverte d'eau et, du fait de la grande chaleur, non navigable; cer­ amateurs de tradition.
tains cependant la disaient torride sans pour autant la voir couverte Nicolas Oresme semble avoir grande confiance en i'experience :
d'eau (c'etait Ie cas de Pierre d'Ailly) et d'autres, prenant Ie contre­ celle-ci pourrait-elle offrir au Moyen Age un moyen de trancher? Rien
pied des premiers, la pretendaient temperee allant jusqu'it affirmer n'est moms sUr si I'on en croit cet aveu de Pierre d'Ailly :
que c'etait Ie siege du premier Eden el).
Puisqu'en tout cas cette zone, queUes que soient ses qualites clima­ Quoi qu'i1 en soit de ces diverses opinions, il ne m'appartient pas de me
tiques, n'est pas franchissable, I'hemisphere Sud est rigoureusement prononcer car, d'une part, ;e n'oserais mettre en doute Ie temoignage des
isole du notre. Admettons qu'il comporte des terres et qu'elles soient Anciens et, d'autre pan, iI m'est impossible de contester les affirmations des
t~ins oculaires modernes (2-').
habitees : Ie probleme est traite par saint Augustin au livre XVI, cha­
pitre IX de la Cite de Dieu et les auteurs medievaux ne peuvent se Pierre d'Ailly ne sera pas Ie seul a rester dans cette expectative ...
detacher de ce texte. n y est dit que la Parole de Dieu fut prechee
N'y a-t-it pas la de quoi arreter pour longtemps Ie progres des
dans l'Univers entier. Or, comme la zone torride est infranchissable, connaissances et meme decourager ceux qui desirent mener leur
cette Parole n'a pu parvenir aux eventuels occupants de I'hemisphere recherche? D'Ailly repond a sa maniere en proposant une attitude d'un
oppose au notre. Donc il est inadmissible qu'il existe des etres humains grand desinteressement : que I'avidite de la certitude cede Ie pas a
en ces lieux pour la bonne raison qu'ils seraient victimes d'une injus­ I'humilite de la recherche. Ce renoncement qui n'est pas une demis­
tice monumentale, ne pouvant etre « subiecs a leglise de romme (Z2) ". sion est, en etfet, I'une des seules solutions qui permette, malgre tout,
L'argument est peremptoire : Ie monde est divise entre chretiens et d'aller de I'avant :
« infideles » et il n'est pas concevable qu'une autre categorie de non­
chretiens (non coupables de leur paganisme) puisse exister sur notre Bien qu'on ne puisse connaitre ces choses avec une precision parfaite,
terre livree au combat du Bien et du Mal. neanmoins on doh considerer la connaissance qu'on en a comme belle et utile,
Par consequent, ou bien, si elles existent, ces terres doivent etre vu qu'elle n'est pas fausse dans son principe (1').
inhabitees, ou bien - et c'est hi Ie plus commode - il faut admettre
qu'elles n'existent pas. Quel est ce principe? Peut-etre ne nous tromperons-nous pas beau­
Dans les cas ou I'on n'elimine pas I'argument theologique de saint coup en supposant qu'il s'agit essentiellement d'une attitude morale
Augustin, il est difficile de soutenir sans restriction I'idee que I'M. d'honnetete et de sincerite dans la recherche.
mispheree
Sud comporte egalement des habitants. Pierre d'Abano, Une demarche comme celie de Nicolas Oresme ou de Pierre d'AilIy
au xm siecle, se tire de cette situation par une pirouette de toute est presque scientifique. Et cependant, meme dans Ie cas de ces esprits
beaute: tres evolues, I'imagination peut-eIIe, pour se figurer I'inconnu, partir
d'autre chose que de ce qu'elle connait? Quels que soient ses efforts
On peut objecter que ces parties de la terre sont habitees et [que] cette
pour « se liberer du connu ", pour eviter les opinions toutes failes, il
opinion ne se trouverait pas en contradiction avec celie d'Aristote qui croyait

qU'elles etaient inhabitees II. cause de la chaleur, car une grande partie de ces

lui est difficile de se departir entierement de la vision du monde propre

regions (remarquez bien) se trouve occupet! par des mers, et ceux qui habitent
a son epoque.
sous les tropiques ou dans leur voisinage vivent pour ainsi dire d'une maniere
L'importance qu'on accorde aux structures universelles reste pri­
extraordinaire (23). mordiale car c'est, malgre tout, la seule « certitude» qu'on ait : notre
monde terrestre livre au combat des theories et perclus d'ignorance
n invite en somme les partisans de l'inhabitabilite it faire deux petites serait vraiment chaotique s'il ne recevait I'empreinte de 1'0rdre
concessions qui (on sent I'insinuation) ne leur couterant pas beaucoup: celeste.
la premiere consiste a admettre une legere infraction a I'idee que I'he­
misphere Sud est entierement recouvert d'eau : s'it y a des terres, il LES L1EUX ET LES FORMES
y en a si peu ... que cela ne vaut pas la peine de s'en formaliser. La
deuxieme a admettre que, s'il y a des Creatures en ces lieux ... , elles sont Certains lieux, par leur nature et par leur place dans l'univers, sont
si « extraordinaires » qu'elles sortent absolument des cadres auxqueis predestines it une fonction mythique, a une germination merveilleuse
 32 COSMOGRAPHIE ET IMAGINAIRE
, COSMOGRAPHIE ET IMAGlNAIRE 33
et surprenante. Si Ie lieu ou elle se trouve est la premiere raison d'etre avec les notions de symetrie, d'equilibre, d'egalite, d'equidistance qu'il
de toute chose, c'est la aussi que reside I'explication du monstre : it comporte, mene Ii I'idee de perfection.
est Iitteralement produit par la terre qui Ie porte. C'est une loi natu­ D'AiIly cherche - non sans precautions - Ii situer Ie Paradis ter­
relle qu'enonce ainsi Roger Bacon: Ii I'endroit de leur naissance est mtre en fonction de ceUe symbolique du centre :
Ie principe qui preside a la generation des choses (26) ». Cette idee n'est
pas exclu;ivement medievale. Saint Augustin affirme qu'i1 y a des Bien que certaines contrees d'au-dela du Capricorne (33) soient habitables,
betes qui naissent de la terre, comme par exemple les grenouilles ai, au dire d'Aristote et d'Averrhoes aux livres du Ciel et du Monde, elles
(I ranae nascuntur ex terra (27) ») et s'en rapporte pour eela au pas­ COdstituent la partie la plus noble et la plus belle de la terre, e'est-a-dire
sage de la Genese (I, 24) Oil Dieu ordonne Ii la terre de produire des I'ancien Paradis terrestre, comme Ie pretendent certains auteurs, il n'en est
animaux: pas moins vrai qu'on ne trouve chez aueun auteur une description de ces
contrees.
Si vero terra exortae sunt secundum originem primam, quando dixit Deus:
« Producat terra animam vivam »(28)... C'est 1'9bjectiviu~ qui parle iei car, si les descriptions des zones geo­
graphiques en question faisaient defaut, celles du Paradis ne man­
Avant toute distinction particuliere de climat et de p:lysage, les Iieux quaient pas!
sont affectes d'un jugement de valeur general deduit (.e leur situation Quant au sommet de I'Univers, il est tout designe, par une autre
dans la hierarchie universelle. La loi du haut et du b IS, du superieur !IOrte d'excellence, pour accueillir Ie Paradis terrestre qui est, selon
et de I'inferieur joue evidemment un role de premier plan. I'expression d'Antoine de la Sale, « Ie chief du corps de toute la
La terre est comme un corps dont la partie la plus noble est Ie visage. terre (l").
J)

Nicolas Oresme, cit ant Aristote, rappelle que « la partie de la terre Dans une vision Est-Ouest de la terre comme celie des cartes T.O.,
qui est habitable est comme Ie visage et Ie devant de la terre ». II est Ie sommet (comme Ie Paradis) se trouve Iii ou commence Ie monde,
(I

evident que nous ne pouvons qu'habiter la partie superieure de I'uni­ ou se joignent, dit-on, les confins de la terre et du ciel »(3'). Le Para~
vers, Ie devant de la terre », c'est-a-dire la partie qui regarde « Ie
(I dis est aux extrernites orientales de la terre, puisque Ie continent asia­
devant du ciel ». Se fondant sur la valeur symbolique de notre position tique est la partie superieure du monde habite.
dans I'univers, plus que sur I'observation, Oresme declare sa preference Dans une vision Nord-Sud de la terre, comme celie de d'Ailly, Ie
pour I'hypothese selon laquelle Ii nous serions en la partie du monde de Paradis devrait se trouver au pole Nord. En fait, il demeure en Orient.
dessus et adextre et en la plus noble (29) ». Mais Ie pale Nord comporte une region bienheureuse qui, par des
L'hemisphere qui se trouve sous Ie notre est, en quelque sorte.
conditions de relief tres particulieres (36), echappe Ii Ia loi du Grand
« gate ", corrompu, car c'est celui ou Satan s'enfon~a au terme de sa
Nord, et constitue un Paradis qui n'en porte pas Ie nom : c'est un
chute. Dante, en poete, donne de I'hemisphere inferieur, une image
Rjour
saisissante de mouvement, prise sur Ie vif : comme en un spasme de

terreur, la terre se retire dans I'hemisphere superieur et ce qu'il en

ou se trouvent les peuples les plus heureux de la Terre: gens qui ne meurent
reste, en dessous, se « voile" sous la mer. Les etoiles s'enfuient elles
pas, mais qui se precipitent du haut d'un rocher dans la mer quand ils sont
aussi vers notre hemisphere, laissant la-bas un eiel presque vide: cette
fatigues de la vie. On les appelle Hyperboreens en Europe et Arompheens en
Asie(l').
partie inferieure de notre globe est une partie malade, minee par Ie

« ver rongeur (30) » : la Nature, dans I'horreur physique qu'elle eprouve

Outre ces deux systemes, iI existe un cas particulier : celui de

soudainement Ii I'egard de cet intrus, accouche sur Ie champ d'un
Colomb. Sans qu'il ait eu I'intention de jouer sur les mots, sans doute,
monde mal forme, degrade.
il reussit a concilier I'idee que Ie Paradis est en Orient et celie qu'it est
Dans Ie systeme des spheres, I'Enfer est au centre car il est, on I'a au sommet de la terre; selon lui, on Ie sait, la terre est en forme de
vu, Ie point Ie plus eloigne de la plus parfaite des spheres, par conse­ poire et c'est Ie paradis qui forme Ie renftement sommital.
quent iI occupe, comme Ie suggere Dante, « il punto al qual si traggon
d'ogni parte i pesi » (31) : Satan est comme Ie centre de gravite, iI est Dans tous les cas, Ie Paradis est un lieu inaccessible, « a nostra
« da tutti i pesi del mondo costretto »(32), Ie premier des chatiments
habitabile regione segregatus (38) seion Gervais de Tilbury. Tantot
I),
etant de se trouver rive au point Oil pese l'univers d'un poids incom­ Celte segregation est Ie fait des eaux : Ie Paradis ressemble alors a une
mensurable.
ile (39). Tantot celui des terres : selon Antoine de la Sale, il est entoure
Si toutefois Ie centre n'est plus celui d'une sphere (ou des spheres) de hautes montagnes, peuplees de dragons, serpents et autres hetes
mais simplement la zone mediane de la surface terrestre, une valeur qui se approuchent a l'ellement du feu» (40). Le feu est un element
(I
opposee peut apparaitre : Ie sens symbolique du mot centre ou milieu, qui, souvent, sert de barriere naturelle au Paradis : iI est ceint de
 34 COSMOGRAPIflI! I!T IMAGINAIRB COSMOGRAPHIB BT IMAGINAlRB 35
hautes murailles enflammees. Enfin, il est inaccessible aussi du fait de La structure universelle ainsi construite, organisee selon les rapports
sa position particulierement elevee : selon Isidore, Joseph Damascene, de force qui se tendent d'un point remarquable a un autre, devient
Bede, Strabon et Pline, cites ainsi pele-mete par d' Ai1ly, « il est telle­ Ie lieu d 'un bourgeonnement merveilleux qui va envahir toute la terre
ment eleve qu'il touche a Ia sphere lunaire et I'eau du Deluge n'y et modeler la geographie II sa fantaisie.
parvient pas» (41). L'expression qui etait prise au pied de la lettre par
les premiers est, pour celui-ci, une expression hyperbolique S'il est des Heux particuHerement aimes de l'imaginaire, ce sont
les iles. Une tie, contrairement au continent, ou Ie merveiIleux est
qui signifie simplement que Sun altitude par rapport au niveau de la terre
loujours englobe dans un ensemble qui en « dilue ), Ie charme, est un
basse est incomparable et qu'elle atteint aux couches d'me calme qui dominent
I'atmosphere troublee ou aboutissent les emanations et les vapeurs qui univers clos, replie sur lui-meme : esthetiquement, il s'apparente au
forment, comme dit Alexandre, un flux et un reflux vers Ie Globe Lunaire(42). • genre » du medaillon ou s'inscrit Ie portrait dans un cadre cisele
pour lui, a sa taille. L'ile est, par nature, un lieu ou Ie merveilleux
Ces supputations sur la place du Paradis terrestre ne sont pas consi­ existe pour lui-meme hors des lois communes et sous un regime qui
derees comme des fables. Elles ont, pour les voyageurs, une grande lui est propre : c'est Ie lieu de l'arbitraire. L'etre ordinaire qui aborde
importance: chaque voyage vers I'Orient est une maniere de s'appro­ une ile ne peut garder tous les caracteres qui lui sont propres s'il
cher du Paradis. Lorsque Colomb, se croyant Ie long des cOtes de decide d'y rester : il a Ie choix entre quitter les Heux ou revetir la
l'Inde, donc a « l'extremite orientale du monde I), decouvrit l'em­ nature nouvelle que ceux-d lui imposent. Ainsi Ulysse et ses compa­
bouchure de l'Orenoque, il fut persuade d'avoir decouvert l'un des gnons n'echappent Ii la metamorphose que parce qu'ils s'echappent
Reuves du Paradis terrestre et certain que s'il remontait Ie cours de de l'lIe de Circe.
ce Reuve, il parviendrait au Paradis: la tiedeur de l'eau du Reuve et Depuis l'Antiquite grecque, les iles sont les Heux de predilection
les efHuves embaumes qui arrivaient jusqu'a lui lui en donnaient l'in­ des aventures humaines et divines les plus remarquables. II n'est pas
time conviction (43). surprenant que ce soient les Grecs qui aient nourri cette mythologie
Le monde est ainsi sillonne de routes, Ruviales ou terrestres, qui ne puisque leurs cotes sont baignees d'une mer particulierement riche en
sont pas Ii regarder sous l'angle utilitaire ou purement materiel mais ties (48). Et it n'est pas tres etonnant non plus que les voyageurs
comme les voies vivantes qui menent a d'autres mondes. S'il est des medievaux aient ete amenes a re-utiliser cette mythologie lorsqu'ils
Reuves qui sortent du Paradis, il en est qui sortent de l'Enfer, comme decouvrirent les tres nombreuses iles de l'ocean Indien dont plus
l' Acheron ou Ie Lethe. L'univers est plein de « trous» qui menent d'une pouvait paraitre fabuleuse, II juste titre, II l'Occidental.
a l'Enfer : Ie lac Aveme, les lies Lipari et, en general, les volcans Avant meme d'aborder la litterature, la seule consultation des cartes
qui sont les «puis d'enfer ~ (44). Le Purgatoire de Saint-Patrice qui et des mappemondes eveille l'interet II propos des iles : ainsi une carte
se trouve en Irlande fut un lieu de peterinage dont la celebrite du codex taurinensis (XIIe siecle) en « case» quelques-unes dans Ie
attica, durant tout Ie Moyen Age, une multitude de fideles et de couloir de la Mediterranee comme des valises tan tot pleines, tan tot
curieux (45). vides; cette carte presente presque autant de « cases vides » que de
Jamais on ne perd de vue la structure geometrique qui determine « cases pleines »; certaines portent, sans autre precision, un laconique
ces Heux remarquables : • insula », d'autres attendent une denomination reelle ou un afflux de
l'imaginaire mais elles n'ont pas besoin de cela pour exister et sont en
Et pour ce disent les maistres que, ainsi que ledit paradis terrestre est Ie quelque sorte des « blancs » OU la fantaisie peut jouer librement. Ce
chief de la terre pour sa treshaulte haulteur, sont les enfers en la plus basse procede prouve aussi qu'on se preoccupait assez peu de fixer la position
parfondeur du corps de la terre; en laquelle decourent toutes les ordures et et la denomination des Heux ou ce jeu pouvait se derouler avec Ie plus
puantises des quatre elements (46). de bonheur!
D'autres cartes sont plus precises : la 1l1appemonde de Hereford,
La position de l'enfer et celIe du paradis se deduisent et s'impliquent par exemple, est fidele au procede du « medailIon » et inscrit dans
mutuellement. Entre ce haut sublime et ce bas fetide la compassion quelques-unes de ces iles oblongues un monstre au dessin particulie:­
divine a bien voulu placer, au centre de I'univers, une vilIe humaine et rement frappant. Mais la position des iles, disposees en collier dans
secourable, celie ou mourut " l'homme-Dieu ne sans tache et mort sans l'Ocean circulaire, est presque entierement arbitraire.
tache» (47) : Jerusalem. II est probable que, outre Ie plaisir de fantaisie et d 'esthetique qu 'elks
Les memes routes qui rayonnent autour de Jerusalem, celles qui procuraient, les iles etaient un expedient bien commode pour se figurer
menent Ii toutes les autres villes, Ii tous les lieux ordinaires de I'huma­ et situer, sans se torturer l'esprit, des terres inconnues eparses dans
nite, som celles qui, foulees par les memes voyageurs, peuvem mener I'espace des mers, en grande partie inconnu lui aussi.
aux lieux mythiques les plus fascinants. Chez certains auteurs les iles se mettent a proliferer au-dela de lOute

,~i,:

 36 COSMOGRAPHIE ET lMAGINAlRE COSMOGRAPHIE ET lMAGINAIRE 37

mesure : on va jusqu'a en denombrer 12000 dans I'ocean Indien; il . Ce pays, bien que peuple, n'en est pas moins inquithant : les Tartares
est inutile de s'attarder sur Ie caractere sacre de ce chitfre. Mandeville sent a peine consideres comme des etres humains et on les depeint
est un cas extreme : il est tres probable que s'il avait eu a representer plutot comme des demons; les missionnaires qui sejournaient dans
une mappemonde, les continents auraient occupe une place infime c::eIl pays lointains avaient grand besoin des fonctions d'exorcistes :
au milieu de mers envahies par les iles. Chaque chapitre, des qu'il
s'agit de l'Orient, decrit une ile et compone des « tiroirs » qui en en Ce8te contree Dieu a donne si grant grace aux freres meneurs d'en chacier
Ie deable hors des corps des entagiez, comme ilz en chaceroient un chien
decrivent d'autres. II suffit d'ouvrir son livre au hasard pour y trouver bars de la maison (51).
des exemples comme eelui du chapitre 21 dont nous donnons un
aper~u : Enfin, c'est Pierre d'Ailly qui, s propos des regions polaires, resume
Ie mieux ces visions qu'engendrent les extremites de la terre:
Item deles cette yUe de Lamory dessus dicte ven mydi a une autre yUe, que
on appelle Simobos. Apres Ce8te ylJe en alant par mer on treuve une autre Hermes affirme, au dire de HaIy, que dans ces deux regions extremes
ytle bonne et grande, qui est appellee Thalamasse... De ce pays va on par babitent les mauvais esprits, les demons et les hetes maIfaisantes et nuisibles
mer Occeane a une ylle qui a nom Boffo... Puis va on par mainte ylle de mer A I'homme (52).
;usques a une ytle que on appelle Mille... De celie ylle va on par mer Occeane
par maintes yUes ;usques a une ylJe qui a nom Nicameran... De Ce8te terre va II n'y a rien d'etonnant a eela : c'est en ees regions que s'ouvrent
on en une autre ytte qui a nom SilIe... etc.... les soupiraux de I'enfer : ({ Et trouvons que, en les plus extresmes par­
II s'agit exclusivement d'un peri pie d'lles. L'expression « en alant ties du corps de la terre, apperent espiraulx du puis d'enfer (~3). »
par mer >I ou « va on par mer Occeane »peut faire croire que, lorsqu'il L'auteur, Antoine de la Sale, fait allusion au « puis de purgatoire»
s'agit des continents, cette manie disparait, mais il n'en est rien; qui s'ouvre en Ybernie, aux " espiraulx » d' Afrique et aux volcans
Mandeville ne s'en cache pas: d'Italie et de Sicile : Estrongol (t Boulean. Si ees derniers sont cites
a la suite des precedents, bien que situes en pleine Mediterranee, c'est
Ce pays dynde est tout de diverses ylles pour la cause de ce qu'il est arrouse que la coloration infernale des extremites est assez puissante pour que
des t1ueves qui viennent de paradis terrestre, qui devisent la terre en pluseurs chaque volean, en depit de sa situation reelle, soit ressenti comme une
panies (49).
secretion de ces regions malefiques.
L'expression selon laquelleJe " pays dynde est tout de diverses ylles » Le prestige de ees lieux ({ extremes» s'est impose aussi bien s l'Orient
n'est pas une « fa~on de parler" : elle correspond reellement s l'idee qu's l'Occident. Si nous avons imagine aux extremites orientales du
que se fait Mandeville de l'Orient et conditionne la presentation de son monde une nombreuse famille de monstres, les Asiatiques nous ont
livre: les continents ont eclate en autant d'iles que de chapitres et de rendu la politesse et ont peuple de monstres, eux aussi, I'extremite
paragraphes... ou il est illusoire de chercher une unite ou un enchai­ occidentale du monde, ou nous sommes. Pour n'en donner qu'un
nement quelconque. exemple : comme nous imaginions a l'Est un peuple de monoculi
(etres pourvus d'un seul reil), i1s pla~aient dans nos regions les memes
creatures : et que ce flit s l'Est ou a l'Ouest, ces etres avaient bien
s(ir la vue extremement courte!
Les lieux isoies, deserts et montagnes, sont eux aussi un terrain
II est rare que Ie merveilleux existe dans les Iimites de notre hori­
d'election de I'imaginaire.
zon : la plupan du temps iI nait Is ou Ie regard ne pone plus. C'est
Marco Polo qui est un esprit positif, peu pone au merveilleux, se
pourquoi les « extremites » de la terre sont fecondes : qu'il s'agisse des
laisse aller au plaisir de raconter au sujet du desen de Lop, une anec­
regions polaires, de la peripherie de la terre ou tout simplement des
dote censee produire des sensations fones au lecteur :
terres mysterieuses, inexplorees, aux confins de la terre connue.
L'etat d'esprit Ie plus favorable a la credulite et a I'atfabulation est II est voir que quant I'en chauvache de noit por cest dezert, et it avient
eet etat de receptivite extreme et d'inquietude ou se trouvent les voya­ couse qe aucun reumangne et s'ezvoie de sez compains por dormir ou por
geurs qui foulent pour la premiere fois I'une de ces terres ou 1'0n autre chouse, et il vuelt puis aler por jungnire ses conpagnons, adonc oient
n'est plus tres sur de la materialite du sol et de l'equilibre entre les parler espiriti en mainiere qe senblent qe soient sez conpagnons, car il les
ditferents elements. C'est dans ceue disposition que Jean de Marignoli, appellent tel fois por lor nom, et plosors foies les font devoier en tel mainere
traversant Ie desen de Gobi, decrit qu'ils ne se trouvent james et en ceste mainere en sont ja mant morti et
perdu (~4).
les mont agnes de sable que constitue Ie vent, et au-dela desquelles, avant
que les tanares viennent y sejoumer, on pensait que s'etendait un pays Le desert, plonge dans l'obscurite, se prete S lOUS les fantasmes :
inhabitable, si tant est mEme qu'on pensait qu'it existait quelque terre (~O). l'etre humain fait mauvais menage avec les espaces « vides » et la
38 COSMOGRAPHIE ET lMAGINAIRB COSMOGRAPHIB ET IMAGINAIRB 39

nuit qui efface les contours; I'angoisse cree l'hallucination : Ia cara­ ;lMi,l:~nm aussi s'installera Ie desert malefique :
vane reelle est poursuivie dans charon de ses membres solitaires par
une caravane immaterielle, sorte de double magique et malfaisant, et les satyres s'y appelleront;

mirage audit if ou l'homme isole se perd comme a travers un miroir. 1" ' la aussi se tapira Lilit

Que ron n'aille pas dire que ce sont la des illusions nocturnes; de jour, 1:' pour y trouver Ie calme (60).

Q?,
Ie desert est encore Ie theatre des esprits :
'~:Plus que tout, les aptitudes de ce monstre feminin a trouver Ie calme
Et encore voz di que jor meisme hoient les homes cestes voices de espiriti, Ianni un peuple monstrueux grouillant refletent I'esprit du lieu.
et voz semble maintes foies que vos oies soner manti instrumenti et prope­
mant tanbur. En ces maineres se passe, ceste dezert et a si grant hannie con ~:';Notre hemisphere, quelque fecond qu'il soit en etres monstrueux,

voz aves hoi (55). .urait du mal cependant a rivaliser avec.•. son symetrique, l'alter

Marco Polo n'est pas Ie seul a parler de cette mysterieuse musique : '.bis. Pour ceux qui Ie croient habitable, l'hemisphere Sud est peuple

bien des voyageurs I'ont entendue. F nos Antipodes ou Antichtones.

Les montagnes sont, de meme, des lieux ou fleurissent Ie mystere, ~Ces etres sont d'autant plus fascinants qu'il n'existe aucune commu­
I'insolite : selon Jourdain de Severac, nul n'a pu fouler la neige des jiiCation possible entre eux et nous. Selon Bede, aucun de nous ne
«
sommets du mont Ararat; par une sorte de prodige, les betes que , 'to,"~,.t.aller chez eux ni a?cun d'eux ~~ peut arrive~,a nous )} (61) : ~ette
poursuivent Ies chasseurs font demi-tour Iorsqu'elles arrivent a hau­ , Olon se perpetuera Jusqu'au milteu du xve steele, epoque ou les
teur des neiges et se livrent d'elles-memes ('6). , ortugais se mettent a naviguer Ie long des cotes occident ales de
Une sorte de barriere magnetique protege Ie sommet : la nature I'Mrique. Colomb, annotant I'Ymago Mundi de Pierre d'Ailly, ecrit
elle-mrote subit la contrainte du caractere sacre de ce lieu; Ie reflexe . . marge du chapitre 6 que la zone reputee inhabitable et innavi­
de survie Ie plus elementaire et Ie plus irrepressible subit une veritable pble « n'est pas inhabitable car les Portugais y naviguent aujour­
revolution : Ie mot retrocedunt evoque tres bien ce moment ou la d'hui. Elle est meme tres peuplee. II Ya, sous la tigne de l'equateur, Ie
Nature bascule sur elle-meme.. ou les lois de la vie s'inversent bruta­ fOrt de la Mine appartenant au Roi Serenissime du Portugal et que
lement dans la direction contraire au mouvement naturel, devant la nous avons vu ) (62). On devine Ie renversement que de teUes affirma­
toute-puissance d'un espace interdit. tions et de teUes experiences pouvaient apporter dans des esprits accou­
turnes a imaginer Ie monde selon des lois symetriques extrrotement
Le lieu secrete, en raison de sa nature et du destin qui pese sur lui, autoritaires.
Ie monstrueux. Toujours est-il que, jusqu'a cette epoque, l'alter orbis fut generale­
Babylone, ville maudite, ville detruite, a laisse sur Ie sol sa marque ment considere comme un lieu inaccessible et oil tout se passait a
infernale : la terre, comme empoisonnee, produit monstres et ter­ l'envers puisque c'etait Ie « dessous » de la terre.
reurs ("). Le terme d'Antipode est caracteristique et suffit a definir ce qu'it
Comme dans Ie desert de Lop, la nuit apporte des bruits etranges : designe : les antipodes sont « gens qui ont leurs pieds contre nous pour
non plus I'illusion faussement rassurante de voix amies, mais des cla­ c:e qu'its sont a l'opposite partie de la terre )) (63). La formule de Man­
meurs, des hurlements, des siffiements d'Enfer. Nul homme n'accep­ deville est plus saisissante encore dans l'effet de miroir qU'elle cree:
terait de passer une seule nuft - mrote entoure d'une puissante
Car vous savez que ceuls qui sont endroit de I'antartique sont droitement
armee - en ce lieu oil I'assaillent « des illusions et des terreurs infi­ pie contre pie de ceulz qui demeurent dessous la tresmontaine, aussi bien
nies » ('8). amune nous et ceulz qui derneurent dessouz nous sommes pie contre pie;
La nature humaine s'avoue vaincue devant les puissances jaillies car toutes les parties de mer et de terre ont leurs opposites habitables et tres­
du sol. passables de ca et de la (64).
QueUe que soil sa foi en la force genera trice du sol, Ie Moyen Age
est ici heritier d'une tradition biblique dont on trouve un temoignage Les Antipodes sont des ~tres dont les pieds sont litteralement colles
chez Issie. Les propheties contre Babylone sont des textes saisissants, Ii nos semelles : a chacun de nous correspond un Antipode. Cette idee
d'une tres grande vigueur. Dans Babylone, toute population humaine qui est une maniere de pousser a la limite la conception des antich­
sera remplacee par des animaux malfaisants ou des etres demo­ ti~)' tones, fait penser a certaines visions du monde propres aux peuples
niaques: c~, chamaniques decrits par Mircea Eliade (65) : I'autre monde (66), celui
Les bCtes du desert y giteront 'fit des esprits, est Ie reftet exact du notre, d'ou les pratiques funeraires
qui consistent a enterrer Ie mort avee son cheval, ses objets familiers,

j.
Les satyres y danseront ... (~9) "~" ,.,'
t ';
des provisions. II est interessant de rapprocher ces conceptions de
, I,
40 COSMOGRAPHIE ET lMAGlNAIRE
COSMOGRAPHIE ET lMAGlNAlRE 41
aquarum in aquis, spiritus nisi in spiritu, ita terre arcentibus cunctis nisi in
celles du Moyen Age car, Ii bien des egards, Ie fantastique ou Ie mons­
se locus non est CO).
trueux medieval font penser aux conceptions charnaniques.
Au pays des Antipodes tout se passe « a l'envers », comme sur un On s'etonne qu'ils ne tombent pas, comme eux-mSmes s'etonnent que nous
negatif photographique : Ie soleil se leve chez eux quand il se couche ne tombions pas: c'est que la Nature repugne ales laisser tomber. Comme
chez nous, Ie rythme des jours et des nuits est different, tandis que Ie se;our du feu n'est que dans les Hammes, celui de I'eau dans les eaux, celui
nous sommes en hiver, eux sont en ete et vice versa, ils ont un firma­ de I'esprit dans I'esprit, ainsi pour toutes les creatures ancrees a la terre, il
ment obscur, peu etoile, contrairement au nOtre, etc. Ce que tout n'est d'autre lieu qu'en elIes-mSmes.
auteur medieval sait des Antipodes prend un sens particulier a la
lumiere de ce passage de M. Eliade sur les fonctions psychopompes des Chaque creature est a elle-meme sa propre justification, sa propre
chamans nord-asiatiques : explication. Ce type de pensee medievale - du moins tel qu'il est
ressenti par un moderne - a Ie don de nier Ie probh!me et de refermer
Les peuples de l'Asie Septentrionale con~oivent I'autre monde comme une la question sur elle-meme de telle sorte qu'il devienne impossible de s'y
image renversee de celui-ci. Tout s'y passe comme ici bas, mais a rebours : attaquer. C'est Ie propre des mysteres et c'est Ie propre de ces creatures
quand iJ fait jour sur la terre, il fait nuit dans I'au-<ieh\ (... ) a l'eH! des vivants d'etre ce qu'elles sont, lit ou elles sont.
correspond l'hiver dans Ie pays des morts (... ) En Enfer, les Heuves remontent Peut-etre n'est-il pas abusif tout de meme d'y voir Ie sentiment qu'il
vers leurs sources. Et tout ce qui est renverse sur la terre est en position nor­ n'existe pas la moindre dualite entre la creature et Ie lieu qui la
male chez les morts: c'est pour cette raison qu'on renverse les objets qu'on
offre, sur la tombe, al'usage du mort, a moins qu'on ne les casse, car ce qui contient : chaque creature est son propre lieu.
est casse iei-bas est intact dans I'autre monde et vice versa (67).
Hartmann Schedel a-t-it tente de restaurer I'unite origineIle de la
Dans aucun des textes que nous avons rencontres, Ie rapprochement creation en attribuant a toute chose un caractere de necessite et
n'a ete fait avec Ie monde des morts, car Ie christianisme proposait, a d'evidence qui se passe d'explication? Sa formule peut se preter a
ce sujet, des conceptions differentes; mais il n'est pas impossible que diverses interpretations. Toujours est-it que, si eIle coupe court it toute
la croyance en «( l'alter orbis. et les Antipodes soit une remanence de question, les questions ne se trouvent pas abolies pour autant.
ces representations nord-asiatiques dont it reste d'ailleurs d'autres ves­ Le Moyen Age aimait ses enigmes; it aimait aussi « l'infinie diver­
tiges dans les legendes occidentales. site» de la nature et Ie vaste champ qu'eIle offrait a la quete gour­
Les Antipodes constituent, comme les morts, une sorte d'enigme : mande d'explications qui, sans jamais epuiser Ie fond de la recherche,
existent-ils ou n'existent-ils pas, et sous quelle forme? Macrobe dit, constituaient autant de commentaires sur cette variete delectable :
en parlant des deux zones habitables : « I'une d'elles est habitee par c'etait hi. un jeu, une maniere de « savourer et ruminer »(11) Ie plaisir
nous, I'autre par des hommes dont I'espece nous est inconnue ». A la qu'it prenait en une contemplation active. Peut-etre croyait-il aussi
certitude que nous representons et sur laquelle it juge inutile d'epilo­ que Ie monde etait si bien ordonne qu'aucune question ne pourrait en
guer, s'oppose I'incertitude que represente cette espece humaine que rompre I'unite.
nous n'avons jamais vue et que nous ne verrons jamais. Rappelons II avait de cette unite un premier aperc;u dans I'evidence des forces
aussi la formule de Pierre d' Abano selon qui it n'y a aucune contradic­ qui lient Ie sol et les creatures. II existe entre eux un veritable rapport
tion (68) a admettre que ces etres qui n'existent pas existent tout de de substance; si une terre porte des Pygmees, c'est qu'elle ne peut
meme puisqu'en tout cas ils n'existent que d'une maniere extraordi­ produire que des Pygmees : « Les grans gens qui avec eulx habitent, se
naire. On touche du doigt iei la consistance aussi reelle qu'irreelle ilz ont enfans en ce pais la, leurs enfants devenront du tout sem­
des etres mythiques qui peuplent les mappemondes et les recits de blables Ii ces Pymains ». Cette opinion d'Odoric (12) se retrouve chez
voyage. Mandeville qui lui ajoute cette explication: « et pour ce sont ils auques
Les Antipodes representent encore une autre enigme : comment tous comme pigmain car la nature de la terre est telle »(13). Puisque
tiennent-ils au globe terrestre puisque, comme les mouches qui ron trouve naturelles des lois qu'on admet pour les planU::s pourquoi
marchent au plafond, its marchent sur l'envers de la terre, la tete en paraitraient-elles surprenantes lorsqu'on les applique aux hommes?
bas? Pourquoi ne tombent-ils pas dans Ie vide? Albert Ie Grand se dit Si un tel rapport de similitude peut exister entre la terre et les crea­
que « peut-etre quelque pouvoir magnetique y retient les hommes tures, c'est que la terre est elle aussi un corps. A. de la Sale, dans sa
comme I'aimant Ie fer» (69). Cette idee se retrouve egalement chez description du monde, parle, comme on I'a vu, du ( corps de la terre J)

Ptolemee et s'exprime sous' differentes formes. Hartmann Schedel qui, comme celui de I'homme, a un ( chief» noble (Ie paradis) et un
conduit ce raisonnement qui ne manque pas de poesie : bas immonde; l'enfer se trouve « en la plus basse parfondeur du corps
de la terre, en laquelle descourent toutes les ordures et puantises des iiii.
Cur autem non decidant mirantur et iIIi nos non decidere. Natura enim elemens » (14). La medecine s'attache pareilIement aetudier selon quelle
repugnante ut possint cadere. Nam sieut ignis sedes non est nisi in ignibus,
I,

 42 COSMOGRAPHIE ET lMAGINAIRE COSMOGRAPHIE ET IMAGINAIRE 43

« geographie» sont disposees Ies racines du corps humain et les laideur ont leur raison d'etre, Ie plus redoutable est l'element de
diverses « complexions » du corps terrestre : confusion qu'elles apportent. Colomb, annotant Ie passage ci-dessus,
ecrit en marge: « C'est la que les hommes, les betes et les monstres
Les medecins dient que quant a savoir la nature des corps humains il ont des figures si horribles qu'il est difficile de discerner les uns des
convient regarder a la racine de dessus cest assavoir au ciel et a la disposition autres. » II franchit un pas de plus que d'Ailly : ce dernier, tout en
et 5i convient resgarder a la racine de dessous cest assavoir a la complexion ou constatant I'anomalie des creatures, les juge a l'interieur des deux
a la disposition de la personne. regnes : humain et animal. Colomb ajoute un regne de plus: Ie mons­
Semblablement quant a I'hllbitacion de la terre une cause general est du trueux. C'est signe que la dualite normal-anormal n'est plus percrue
regart du del. ce est assavoir moderee ou attempree distance de la voie du
soleH etc... comme un fonctionnement naturel d /'interieur des regnes existants
Mes autres causes especiales peuent estre ou resgart de la terre et sunt iii. (comme les structures medievales I'enseignent generalement). Au
principalem.ent etc... ("). contraire, I'anormal sort de ces cadres pour devenir un regne a lui
seul, rompant apparemment l'equilibre interne oil Ie positif et Ie
L'homme comme une plante a ses racines : mais, mieux qU'une negatif ne sont que des reBets inverses I'un de I'autre.
plante, illes ramifie vers Ie ciel aussi bien que dans la terre. « Sembla­ n semble que plus Ie Moyen Age s'approche de sa fin, plus s'affirme
blement » la terre, comme l'homme... A ce stade il devient presque cette tendance Ii faire du monstrueux un regne Ii part, a s'y complaire
artificiel de vouloir determiner un rapport, qu'il soit de matiere ou de et a trouver en lui une nouvelle esthetique : cette forme de gout est
similitude entre la terre et I'homme car ils som si peu etrangers l'un a deja tout entiere dans la formule de saint Bernard qui pourtant s'en
l'autre qu'ils vivent d'un meme souffle et d'une meme chair. La formule servait pour vituperer « ces ridicules monstruosites » figurees dans les
de M. Foucault selon qui « Ie corps de I'homme est toujours la moitie c1oitres: «deformis formositas ac formosa difformitas)~ difformite de la
possible d'un atlas universel »(") ne va pas jusqu'au bout de la pen­ beaute et beaute de la difformite (80).
see medievale : I'homme est un, comme la terre est une et l'un comme I.e charme exceptionnel d'une telle expression vient de ce qu'elle
I'autre, Pun avec l'autre, its som dans leur integralite un atlas univer­ e:xclut toute vision unilateraJe de la nature; elle permet d'ecarter une
sel. La figure de la terre depend, dans la meme mesure que celIe de conception simpliste du mande au ce qui n'est ni « beau. ni
l'homme" des conditions atmospheriques, climatiques, astrales. «conforme» serait considere comme Ie contraire du beau et du
Pour les auteurs medievaux (comme pour ceux du XVl e sieele) Ie conforme. Niant ce faux-semblant d'Ordre, elle en affirme un autre oil
climat n'a pas seulement une influence sur Ie physique ou Ie moral des 1a consubstantialite des contraires est la condition meme de l'esthe..
hommes : il Ies produit, it les facronne a son image. tique.
Pierre d'Ailly resume ainsi l'opinion de ses devanciers : C'est dans cette direction qu'il faut interpreter Ie monstre : il obs­
curcit, autant qu'il Ie revele, l'ordre universel; il l'obscurcit pour Ie
Ptolemee, Haly et d'autres anciens auteurs pretendent que dans ces deux reveler. Figure du divin en tant que paradoxe, lieu ou la nature se joue,
regions extremes ('7), it y a des hommes sauvages anthropophages au visage il est l'enigme qui donne Ii l'homme la chance de parvenir a la connais­
ditforme et horrible. Haly attribue ce fait a I'inegale repartition de la cha­ sance en dehors des voies pueriles ou I'egare son illusoire besoin de
leur et du froid dans ces regions, cause des complexions anormales et des disjoindre, pour Ie comprendre, ce qui est un.
hideuses deformations, cause aussi de la perversion des ma:urs et de la gros­
5ierete du langage : ce sont des etres dont i1 est difficile de dire s'ils sont des
hommes ou des betes selon I'expression du bienheureux Augustin (18),

L'inegalite du climat entratne l'anomalie, la deformation (et la

difformite), la perversion: celles-ci impliquent la laideur. En cela, Ie
Moyen Age herite de l'Antiquite; pour Platon, « I'inelegance de la
forme, I'absence de rythme et d'harmonie sont sreurs du mauvais
esprit et du mauvais creur » (,9).
Du climat sous lequel elles vivent depend la conformation des crea­
tures terrestres; de leur conformation physique depend leur conforma­
tion morale : c'est la chaine d'interaction des divers elements telle
qu'on la retrouve souvent dans d'autres domaines de la science medie­
vale.
Dans cette nature rigoureusement ordonnee oil la difformite et la
=

 L'inventaire du connu livresque nous a trace un paysage inteUec­

tuel. C'est vers des paysages plus tangibles que nous nous toumons
maintenant. Apres une incursion dans I'univers des sciences, cosmo­
logie et geographie, approchons-nous des individus qui ont vecu la
decouverte du monde. Qui etaient les voyageurs? Dans quels dimats
bistoriques voyagerent-ils? Et surtout, comment voyaient-ils et pen­
saient-ils par rapport au fonds inteUectuel et fabuleux de leur epoque?

Les conditions historiques dans lesqueUes se deroulent les voyages

oonditionnent largement, on s'en doute, les dispositions et Ie point de
vue des voyageurs. Ce sont eUes, egalement, qui imposent leurs lois
dans Ie choix des voyageurs - wldats, missionnaires, diplomates,
marchands, explorateurs, etc. - et qui, par consequent, determinent
1a difference de caractere des regards portes sur la realite et des recits
qui en resultent.
Au milieu du xme siecle, s'ouvre l'ere des grands voyages: voyages
qui, pendant un siecle et demi, resteront presque exdusivement conti­
nentaux. jusque-lli, les hommes qui s'etaient deplaces vers l'Orient, ou
vers l'Occident, I'avaient fait dans un esprit d'hostilite : Ie xne siede
est, pour nous, celui de la croisade, de la guerre sainte - etat d'esprit
qui, lorsqu'il depouille son hostilite, ne produit en fait que Ie peleri­
nage aux lieux saints. Le Proche-Orient est un milieu d'Infideles Ii
ecraser, Ii conquerir ou Ii convertir. Quant Ii l'Extreme-Orient, c'est
une terre de legendes OU I'OCcidental n'a plus eu acces depuis
Alexandre Ie Grand. Aussi se l'imagine-t-on d'apres les Histoires
d'Alexandre pleines de fabuleux ou selon les ecrits des Anciens dont
nous avons deja parle. L'Extreme-Orient nourrit d'ailleurs a notre
sujet la meme ignorance. Michel MoUat (I) ne fai.t qu'effieurer la
question en signalant que

chez les Extreme-Orientaux, iI y a autant de h~gendes sur l'Extreme-Occident

qu'i1 y en a en Extreme-Occident sur l'Extreme-orient. Les Chinois ignorent

'j
48 VOYAGES E:T VISIONS DE L'ALTi!.R:rrE

tout de l'Occident, sauf quelques legendes tres vagues. L'Europe est presque
toujours absente de leurs livres. Pour eux, I'Occident est aussi un monde
,.-­ VOYAGES E:T VISIONS DE L'ALTim:rrB

Cette ouvenure, qu'il s'agisse de rOrient ou de l'Occident, s'illustre

par deux exemples remarquables. L'un d'eux nous est donne par
49

mythique et eschatologique (2). Frederic II qui, des 1228-1229, considere que les trois grandes reli­
gions « christianisme, bouddhisme, islam, foumissent une explication
Le debut du XIIIe sickle voit l'essor de I'un des plus grands peuples tgalement respectable du monde qui connait l'arabe et visite les
lI),
de l'Est : les Mongols. sanctuaires musulmans (1). L'autre vient de Mangu-Khan qui, avant
En 1214, Gengis-Khan envahit la Chine puis entreprend une Ie depart de l'un de nos missionnaires, Gum.ume de Rubrouck, orga­
conquete systematique vers l'Ouest : l'empire des Seldjoukides, l'lran ... , nise a sa cour une vaste « dispute» sur Ie& diverses religions qui y
progression meunriere que se.s successeurs meneront jusqu'en Europe. sont representees : Nestoriens, Sarrasins, Tuins (Bouddhistes), Cme­
Cracovie est prise Ie 9 avril 1241. La Hongrie est envahie. Les troupes tiens (").
mongoles marchaient sur Vienne lorsque, heureusement pour la chre­ Chaque representant est cense proposer un expose de sa religion :
tiente, la mon du Grand Khan Ogodai interrompt la conquete Ii la Ie Khan les ecoute tous avec interet et cl(')t ces joutes oratoires par
fin de cette terrible annee 1241. l'expose de sa propre foi, la doctrine « Moalle D,
Cette conquete s'etait deroulee avec une rapidite, une efficacite L'intensite de la circulation d'Occident en Orient ne s'explique
foudroyantes et surtout, avec « un grand luxe d'atrocites ,,(3) qui d'ailleurs que par la tolerance des Mongols : les routes terrestres vers
mirent la chretiente aux abois. Frederic II, Ie 3 juillet 1241, lance l'Extreme-Orient se fermeront a I'avenement de la dynastie des Ming
cet appel : en 1368.
Nous esperons que les Tartares qui sont venus du Tartare seront jetes Jusque-hl, des voyageurs de tous ordres et de tous bords se
dans Ie Tartare (c'est-li-dire l'Enfer). Ils ont ete pousses par Satan lui­ seront succede. La premiere generation de missionnaires compone
meme. Et quand tous les peuples du cote du couchant voudront envoyer de des hommes de grande valeur: Jean du Plan de Carpin (1245),
bon accord des soldats, ils n'auront pas a combattre contre des hommes Nicolas Ascelin (1246), Simon de Saint-Quentin (1247), Guillaume
mais contre des demons (4). de Rubrouck (1253) (9). Plan Carpin et Rubrouck sunout etaient
des personnalites remarquables et nous ont laisse des « relations D
Le mythe de l'Antechrist s'eleve alors avec violence: ce sont eux, les C8ptivantes.
peuples Gog et Magog qui, enfermes jadis par Alexandre, sont destines Cependant, en moins de dix ans, I'etat d'esprit des missionnaires
Ii envahir et detruire toute la chretiente. Void ce qu'ecrit Vincent change : la relation de Plan Carpin se termine par une incitation Ires
de Beauvais, d'apres Simon de Saint-Quentin (~), pour expliquer « les violente a la Croisade (pour prevenir une nouvelle invasion Tanare),
divers noms du Cham » : tandis que celie de Rubrouck se termine de maniere beaucoup plus
moderee : celui-ci propose d'envoyer, dorenavant, non plus des mis­
Son nom Cuyni et Gog est la meme chose en leur langue; Gog est son sionnaires recrutes parmi les Freres Mineurs, mais des eveques et des
nom propre et Magog celui de son frere. Car Ie Seigneur par son prophete ambassadeurs (10).
Ezechiel predit la venue de Gog et Magog et nous menace de ruine et deso­ Les relations entre rOrient et l'Occident se multiplient : les freres
lation par eux. Aussi les Tartares s'appellent d'un nom propre Mongles
ou Mongols. L'esprit de ce Gog Cham est tout enflamme par la ruine des Polo, Nicolo et Matteo, etaient revenus de leur premier voyage en
hommes et est comme un four ardant, propre Ii consumer (6). Orient avec la mission de demander au Pape, pour la cour du Grand
Khan,
Ainsi, d'une part, Tatar devient Tartare par association d'idees,
dans la declaration de Frederic II, d'autre pan Mongol devient c;:ent sa;es homes de la cristiene loy, et que encore seussent les sept ars (1I).
Magog par contagion de sonorites et toutes ces contaminations dia­
boliques finissent par associer ce peuple a l'Enfer lui-meme. lis repartent en 1271 pour la Cl;line ou ils resteront vingt ans.
C'est dans cet etat d'alene que Ie pape Innocent IV reunit Ie concile On se rend alors en Orient par diverses routes terrestres mais egale­
de Lyon en 1245 et decide d'envoyer des missionnaires. ment par voie maritime (12), Vne seconde vague de missions va partir
On pourrait croire que les perspectives demoniaques qui s'offraient dans des conditions bien differentes de la premiere: Jean de Monte­
a eux devaient les terroriser au point de leur enlever toute possibilite corvino (1289), Odoric de Pordenone (1314), Jourdain de Severac
de contact avec ces peuples et toute ob;ectivite. En realite, il n'en est (vers 1320) (13), Pascal de Victoria (vers 1338) (14), Jean de Mari­
rien : les missionnaires furent, pour un cenain nombre d'eux, des gnoli (1342) (1').
hommes it l'esprit tres ouvert; Quant aux Mongols, des lors qu'ils II y a maintenant en Chine des eglises, des archeveques, des couvents
n'etaient plus sur Ie pied de guerre, ils se montrerent assez accueil­ franciscains et, jusque dans la famille imperiale, des baptises. I.e temps
lants et pleins de curiosite a I'egard de l'Occident. ou it fallait se taire est passe et on peut des lors, comme Ie faisait
50 VOYAGES ETVISIONS DE L'ALTilRrI'B VOYAGES ET VISIONS DE L'AL'Tl':!RrrB 51

deja Marco Polo, observer a loisir, admirer, s'emerveiller. Ces reli­ Et ceulz qui auront esu~ en celui pays [...] m'en croiront et sauront bien se ie
gieux ont tous ecrit; les marchands, par contre, a I'exception de Marco dy voir (23).
Polo et Franr;ois Balducci Pegolotti (16), n'ont pas laisse de relations
de voyage. Cette relative mauvaise foi est eUe aussi en contraste avec Ie desir
L'interet de cette serie de voyages a ete de faire circuler activement d'objectivite des vrais voyageurs (24). L'reuvre connut un extraordinaire
d'Orient en Occident et d'Occident en Orient des idees religieuses, des succes : on en compte plus de trois cents manuscrits en dix langues
influences artistiques aussi bien que des denrees et des objets dont (franr;ais, anglais, latin, allemand, neerlandais, danois, tcheque, ita­
l'influence sur l'Occident est bien connue. Le mouvement de I'Occident lien, espagnol, irlandais) et quatre-vingt-dix editions avant 1600 (25).
vers l'Onent fut, certes, plus important que I'inverse, mais l'Orient Le succes s'explique en partie par Ie caract ere selectif de l'reuvre :
rechercha lui aussi tres activement les contacts avec l'Occident (I'). ce « voyage" est presque exclusivement un recueil, un « concentre "
Les voyages auront lieu desonnais dans des perspectives fort dif­ de mirabilia. Peut-etre Ie succes et la diffusion tiennent-ils aussi au fait
ferentes : ils ne dependent plus d'un grand courant unique mais d'ini­ que Ie premier texte fut ecrit en langue vulgaire :
tiatives plus dispersees. Bien que les routes d'Orient se soient quasi­
ment fennees vers 1368, il Y aura encore des voyages vers l'Est : Hans Et sachies que ie eusse cest livret mis en latin pour plus briefment deviser.
Schiltberger (1396) (18), Ruy Gonzales de Clavijo (1403), Guillebert Mais pour ce que pluseurs entendent mieulx rommant que latin, ie lay mis
en rommant, par quoy que chascun lentende [...) (26).
de Lannoy (1413), Nicolo de Conti (1419), Josaphat et Ambrogio
Contarini (1473), Bernhardt de Breydenbach (1483), saint Anselme
(1507), Martini a Baumgarten, etc., qui tous nous ont laisse des Cette volonte de diffusion, qui ft!pond d'ailleurs a un besoin du
relations de leurs voyages. • public" (pour reprendre un cliche moderne!), n'est pas un exemple
Mais de plus en plus, les voyageurs regardent vers l'Ouest. Cela unique. Jean du Plan de Carpin, it. son retour de Tartarie, avait
ne signifie pas, d'ailleurs, qu'ils envisagent la decouverte d'un conti­ engage, en 1247, une veritable tournee de conferences en France:
nent inconnu : ce qu'ils cherchent, ce sont des iles ... dont its ont
1\ avait ecrit un gros livre de ce qu'il avait vu de remarquable chez les
entendu parler sous Ie nom d'iles Fortunees : la decouverte des Ar;ores
Tartares et ailleurs (21); et quand on Ie fatiguait de questions sur Ie su;et, il
et des Canaries (19) pouvait etre, a cet egard, une satisfaction suf­ faisait lire sa relation, comme plusieurs fois ;e I'ai moi-meme entendu et
fisante. Mais on cherche, par l'Ouest, une nouvelle route vers les vu (28).
Indes : tel est I'objectif des voyages de Christophe Colomb (1492­
1503), de Jean Cabot (1497-1498), d'Americ Vespuce (1497-1504), Les freres lisaient devant lui ce livre, et, lui, interpretait et expliquait ce qui
de Vasco de Gama (1498-1503), de Magellan (1519-1520) (Z0); de tous paraissail un peu obscur (29) (Chronique de Fra Salimbene de SaIimbeni).
ces voyages il nous reste des relations.
Ce bref aperr;u donne une idee de la richesse du corpus que Les recits de voyage suscitaient donc un interet passionne : I'avene­
constituent les recits de voyage. Tous ceux dont nous avons parle ment et Ie developpement de l'imprimerie ne firent que leur donner une
sont d'authentiques voyageurs: leurs recits n'ont pas connu, cepen­ plus large diffusion. Des manuscrits celebres sont alors reproduits en
dant, la celebrite qui traverse les siecles. Paradoxalement, c'est un grand nombre, tel Ie manuscrit 1380 (conserve it. la B.N. de Paris)
« voyageur en chambre ", Jean de Mandeville, qui composa Ie recit qui comporte en particulier les recits du Moine Haiton, de Ricold da
Ie plus fameux : Ie Voyage d'Outremer (1356). Celui-ci aurait, Monte Croce, d'Odoric de Pordenone : les voyages du passe sont,
semble-t-il, voyage en Terre Sainte et peut...etre meme en Egypte, plus que jamais, a l'honneur. L'imprimerie ne sert pas seulement a
mais it avoue ingenument (presque a. son insu, dirait-on) n'etre pas diffuser des « nouveautes » mais it. fixer des schemas et des connais­
aile en Inde : sances archaiques. Les XVl e et xvn e siecles verront de tres grandes
editions, celles de Simon Grynaeus, de Giambattista Ramusio, de
On dit aussi que Ie baulme croist en Ynde et en ce desert ou Alixandre Reinier Reinecke, de Richard Hakluyt qui, toutes, procurent les
parla a larbre du soleil et de la lune. Mais ie ne lay mie veu, car ie nay mie voyages medievaux en meme temps que les plus recents eO).
este tant avant car trop y a de perilleus passages a passer (21). Telles sont les conditions des voyages, telle est l'atmosphere qui les
II se presente d'ailleurs comme perclus de rhumatismes, tenaille entoure. Quant aux voyageurs, dans quel etat d'esprit se deroule leur
par « goutes artetiques " (Z2) : ce caractere douillet et gentiment couard voyage, quelle est leur attitude a regard de leurs decouvertes?
fait un contraste comique avec la fermete et l'audace des autres voya­
geurs! Selon Mandeville, les Occidentaux sont nes pour voyager, leur consti­
Quoiqu'il n'ait pas vu les pays dont it parle, il ne craint pas de tution, leur destin astral, les portent au voyage, contrairement aux
multiplier les protestations de verite : Orientaux qui, eux,
 52 VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTER.rrE VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTER.rrE S3
ne som point mouvables, pour ce quil sont au premier climat, qui est de Les nouvelles rapportees de terres etrangeres apportent a la vie un
Saturne, et Satume est tardif et peu mouvable. car il demeure a faire son elCment de diversite que Ie Moyen Age prisait particulierement. Le
tour par les XII signes I'espace de XXX ans debut du livre de Marco Polo, dans un style de bonimenteur, temoigne
Si Saturne est une planete lente, la lune, elle, est une planete de de la fascination qu'exerce cette diversite :
« legier mouvement ". une « planete de voie » qui « passe par les XII
Seignors, enperaor et rois, dux et marquois, cuens, chevaliers et bar­
signes en un mois ». Or, nous les Occidentaux sommes en un climat gions, et toute gens qe voles savoir les deverses jenerasions des homes et les
qui releve de la lune : deversite des deverses regions dou monde, si prennes cestui livre et les feites
et pour ce die nous donne matere et volonte de mouvoir legierement et de lire, et chi troveres toutes les grandismes mervoilles, et les grant diversites de
cheminer par diverses voies et de cerchier choses estranges et les diverses la grande Harminie et de Persie et des Tartars et Indie et des maintes aut res
choses du monde (32). provinces [... ]
La phrase elle-meme, pleine de mouvement, suggere bien Ie carac­ Le fait que les choses, dans les pays lointains, soient, en tout, diff6­
tere gyrovague de cet Occidental aux pieds legers! rentes des notres est I'un des caracteres les plus importants (et les
Le verbe cerchier est employe dans des tours typiques : u cerchier plus recherches) du voyage:
les lointains pays JI (la),« cerchier Ie monde » (34). Marco Polo I'emploie
egalement dans Ie premier chapitre de son livre ou il affirme que nul Simpliciter dico : quod haec India, quod fructus et alia, a terra christia­
autant que lui « ne cherchast de les deverses partie dou mande et de nitatis est aliena (48) (*).
les grand mervoilles JI (3$).
La difference est un sujet d'emerveillement :
La quete des merveilles constitue I'un des plus solides attraits de
I'exploration du monde. lis ont si divissement bestes et oisiaux des nostres qe ce serait mervoille a
Les merveilles sont Ie grand su;et de tous nos recits. La relation de oir et greingner (**) Ii. veoir (49).
Jourdain de Severac porte, en toute simplicite, Ie titre de Mirabilia,
ce qui etait fort courant au Moyen Age. La premiere page est exem­ La difference est un gage de qualite :
plaire; elle commence ainsi : « Inter Siciliam autem et Calabriam est II ont toutes couses devisees as les nostres, et sunt plus belles et melliors (SO).
unum mirabile (36) in mari ». Quatre lignes plus loin: " fit una revo­
lutio mirabilis »(31). Huit lignes plus loin : « et hoc est mira bile ElIe est aussi un aspect des rapports d'antithese qu'entretiennent
valde • (3S). Dix !ignes plus loin : «mirabile magnum etiam " (39). notre monde connu et celui que decouvrent les voyageurs. C'est cette
Les exclamations comme Mirabile (4O)! Mira res (41)! Mirae admira­ dissemblance radicale qu'exprime Colomb:
tionis (41) abondent. Les expressions «se merveiller ", «en avoir
merveille • (43), sont tres frequentes. Leur sens est encore celui du Pendant ce temps, je me promenai a I'ombre de tous ces arbres, qui sont
verbe latin mirari : il exprime l'etonnement, la surprise, Ie got1t du la chose du monde la plus belle a voir... Tous les arbres som aussi differents
? nouveau et de I'extraordinaire et non celui du beau. des not res que Je jour I'est de la nuit ; iI en est de meme des fruits, des herbes,
~. Pour un lecteur moderne, de telles phrases ne sont pas sans charme : des pierres et de toutes les aut res choses ($1).
En ceste isle a les plus merveilleuses gent et la plus mauvaise qui soit au Tous les voyageurs eprouvent fortement Ie sentiment de passer, a un
monde [...] Le pere y mengue Ie fili, et Ie filz son pere, Ii Maris sa femme et la moment donne, dans un autre monde. Plan Carpin note a propos des
femme son mari (44).
Tartares : Forma personarum ab omnibus hominibus aliis est
Les merveilles sont fertiles en sensations fortes et c'est la Ie plaisir remota ($1). IIs sont differents, par leur aspect, de tous les autres
recherche. Marco Polo etait apprecie a la cour mongole pour ses hommes. Rubrouck eprouve nettement Ie sentiment d'un passage:
talents de conteur : c'est meme ce qui lui valut d'etre remarque, malgre
son jeune Age, par Ie Grand Khan : Apres etre partis de Soldaia, au troisieme jour nous trouvAmes les Tartares;
quand je les eus vu et considerez, il me sembla que j'entrais en un nouveau
et
Ii savoit dir maintes novites et maintes estranges chouses (4$). monde : « quoddam aliud sec/urn » (53).
Le got;,t de I'exotisme regnait en Orient comme en Occident! Mande­
ville, comme tout auteur de mirabilia, etait conscient du caractere
populaire de son o:uvre, (*) En un mot: tout ce qu'il y a en Inde, que ce soient des fruits ou autre chose,
tOUt est different de ce qu'on trouve en terre chretienne.
car mout de gens y prennent soulas en oir parler des choses estranges ('Ill). (.. ) Plus grande.
 54 VOYAGES ET VISIONS DB L'ALTERrrE
VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTERrrE 55
Jourdain de Severac, qui situe aux frontieres de l'Inde Ie debut de
Je fus curieux de m'informer de ces Hommes monstrueux, dont Solin et
I'autre monde, traduit la meme impression avec la tournure plus fami­ Isidore font mention, mais ils me dirent qu'ils ne savoient ce que c'etait et
liere d'alter mundus. n'en avoient ;amais oui parler, dont je fus etonne, et en doute s'il en etait
Hie sunt multa et infinita mirabilia; et incipit in hac prima India quasi sinsi ou non (1iO).
alter mundus(54) (*).
Ce doit c!tre, pour ce religieux, un cas de conscience: peut-Qn mettre
Ce monde n'est pas seulement caracterise par une infinite de diffe­ en doute la parole des auctoritates?
rences, mais aussi par Ie fait que beaucoup de choses, la-bas, sont a Jean de Montecorvino, lui aussi, s'est donne la peine de verifier la
I'inverse de ce qu'elles sont chez nous. Marco Polo en donne un tradition; sa conclusion est laconique, mais revele beaucoup de bonne
exemple probant par sa simplicite meme : volonte a I'egard des « autorites » :
dans la province de « Meabar» (Malabar), les idolatres u font portraire rai demande et cherche beaucoup; je n'ai rien pu trouver
et inpindre tous lor deu e lor idres noirs e les diables blance comme nois; car
iJ dient que Dieu e tuit Ii santi som noir... et les diables dient que sum Ces voyageurs sont, pour la plupart, des esprits curieux : ils
blances »(55).
veulent savoir honnetement ce qu'il en est. lis ont un besoin de verite,
qu'i1s supposent egalement a leurs lecteurs. Leurs recits sont email­
lis font peindre leurs Dieux en noir et leurs diables en blanc. Or,
les de protestations de verite et its commencent souvent par une prise
pour Ie chretien, Ie noir est la couleur diabolique, it evoque la souillure
de position extremement neUe en faveur de I'objectivite : Marco Polo
du peehe, landis que Ie blanc est celle de la purete, de la transparence
de l'Ame, donc de la saintete. fait preuve, a cette occasion, d'une fermete de style qui, generalement,
On remarque que, depuis Rubrouck, l'expression a evolue : celui-ci n'est pas son fait:
se contentait de dire aliud seculum. Chez ses successeurs, il s'agit de Et por ce metreron les chouses veue por veue et I'entendue por entandue,
alter mundus. On sait que Ie latin medieval est un latin plus que deca­ por ce que nostre livre soit droit et vertables sanz nulle mensonge; et
dent, mais on ne peut s'empecher de penser au sens d'alter qui designe chascun que ces livre Iiroie ou hoiront, Ie doient croire, por ce que toutes
l'autre non pas parmi plusieurs possibles mais dans une opposition sunt chouses vertables (62).
terme a terme de deux sujets. Alter est celui qui n'est pas moi! Alter
mundus c'est, dans la perspective des deux seuls mondes possibles, Ie II n 'est pas Ie seul a insister sur sa propre objectivite et sur la cre­
notre et celui des « autres », celui qui est I'inverse du notre (56). dibilite de son reeit. Odoric, tout au debut de son livre, prend a peine
Ie temps d'annoncer, en une tres courte phrase, son sujet pour pou­
Enfin, cet autre monde est un monde vierge : ils sont les premiers voir au plus vite convaincre Ie lecteur de lui faire confiance :
a Ie decouvrir et en conc;oiventune sorte d'ivresse. Colomb affirme,
dans son troisieme voyage, que « cette route n'a jamais ete suivie Ci ne veuit je en ce livre mettre chose pour verite fors ce que je ay veu.
par qui que ce fUt et que ceue mer est tout a fait inconnue » (57). Et si je y mes aucune chose que i'aye oy racompter par gens dignes de foy
C'est ce qui Ie confirme dans I'idee que cet autre monde est aussi et nez du pays dont on dist ces merveilles si sera ce pou et les mettray comme
un nouveau monde : par oy dire et les tesmongneray comme de oie seullement (63).

cette terre-ci est un autre monde que les Romains et Alexandre et les Grecs Tout depend evidemment de ce qu'on entend par des temoins
ont vainement tente d'obtenir au prix de grands travaux et efforts (38). « dignes de foy » et jusqu'ou vont les exigences des voyageurs qui les
ecoutent (64). Le premier paragraphe qu'ecrit Jourdain de Severac
Cet autre monde n'est nouveau que dans la mesure OU il n'avait sur « la Troisieme Inde " est fort edifiant.
jamais ete visite jusqu'alors. Car, en realite, it existe depuis des sieeles
dans la Tradition : Colomb evoque les Grecs et les Romains. Ce qu 'on De Tertia autem India dicam : quod non vidi, eo quod ubi non fui, verum
cherche, c'est du connu II qu'on n'a jamais vu. Rubrouck, pendant
I(
a fide dignis audivi mirabilia multa; nam ibi sunt dracones in quantitate
son sejour chez les Tartares du Nord, s'enquiert auprt!s d'eux des maxima, qui super caput port ant lapides lucentes, qui carbunculi vocan­
creatures qui, au dire de Solin, habitaient « aux Iimites de ce pays tur L..l (65).
du cote du Septentrion »(59) :
Je vais parler de la Troisieme Inde que je n'ai pas vue car je n'y suis pas
(*) II y a ici de nombreuses et infinies merveilles; en (''eue Premiere lnde commence aile, mais j'ai entendu beaucoup de merveilles de la part de temoins dignes
comme un autre monde. de foi; en effet, it y a hi-bas des dragons en tres grand nombre qui portent
sur la tete des pierres luisantes qu'on appelle des escarboucles [...J­
56 VOYAGES ET VISIONS DE L'AL'I'ERrrE VOYAGES ET VISIONS DE L'AL'I'ERrrE 57

n semble en efIet que nam soit III pour illustrer I'objectivite des influences par un ensemble de fables qui paraissent credibles soit a
temoins! Mais il est moins perfide, et certainement plus juste, de pen­ cause d'une certaine familiarite qu'elles entretiennent avec Ie folklore
ser que ce mot poursuit I'idee que Ie pays est fertile en merveilles. C'est ou avec les conceptions medievales de la nature, soit pour d'autres
la qu'on trouve aussi l'Oiseau Roc, oiseau fabuleux cell~bre dans les raisons profondes. Odoric, qui se trouve, comme beaucoup d'autres,
Mille et Une Nuits (66), les « veritables licomes ) «( unicomes veri »), les a
dans cette situation, n'hesite cependant pas reconnaitre la realite
hommes a tete de chien, etc. Qu'on juge du realisme de ces temoins lorsqu'elle ne fait aucun dome :
dignes de foi! I.e chapitre suivant conceme l'Arabia Major et des la
premiere phrase, Jourdain avoue : Si vins en la terre Prestre Jehan et la nomme on I'isle Penthexoire, mais il
n'en est mie la centisme part de ce que on dit comment que soit riche terre et
De Majori Arabia, ubi fui, pauca narrare possum... (67). noble paiis (,0).
De l'Arabie ou je suis aile, j'ai peu a dire.
La terre de Pretre Jean, il est vrai, avait servi de pretexte atant de mer­
Le merveilleux qu'on n'a pas vu soi-meme doit bien exister quelque veilles que la realite devait offrirun contraste d'autant plus frappant!
part, pourquoi en douter? Mais, dans cette optique, il y a moins a dire La relation de Pigafetta, qui est, de tous nos voyageurs, Ie plus recent
des pays qu'on a vus soi-meme ... Ne faisons pas grief, toutefois, a Jour­ (debut du XVI" siecle), traite par Ie mepris la plupart des recits fabuleux
dain de Severac d'avoir prete une oreille trop complaisante aux recits Qu'il entend pendant son voyage. Ainsi lorsqu'on lui parle de Pano­
fabuleux, car il est possible que la seule version de sa relation que nous ties (II) :
possedions ait ete assez largement tronquee ou remaniee par un scribe
Li nostri non andarono a vedergli perche iI vento, & correnti a del mare gli
peu scrupuleux. era contraria, & reputarono quello che fu loro detto di detti populi esser
fauole (72) (*).
Dans I'ensemble, les voyageurs font preuve d'un desir d'objectivite
indeniable. Rubrouck rencontre, en pays tartare, un pretre du Cathay Entre I'attitude critique des voyageurs precedents et celie de Pif,!a­
qui porte un vetement d'un rouge splendide et ill'interroge a ce sujet. fetta, se situe celie de Christophe Colomb: les rapports entre I'objecti­
Celui-ci lui repond que ce rouge admirable est obtenu a partir du sang vite et Ie fabuleux atteignent chez lui un rare degre de complexite et
de certaines creatures etranges qui ressemblent un peu a des hommes, de subtilite.
mais ne sont Colomb est capable de jugements tres mesures qui frappent par ce
qu'ils reveIent de capacite d'analyse. Les Indiens qui I'accompagnent, a
pas plus hauts qu'une coudee, et tous couverts de poil, habitant dans des son premier voyage, tremblent de peur en abordant une ile
cavernes dont personne ne pouvait approcher (68).
habitee par des hommes qui avaient un seul reil au milieu du front et par
Pour pouvoir les approcher, on leur verse des boissons enivrantes dans d'autres qui s'appelaient Cannibales et dont i1s semblaient avoir une peur
des trous OU ils vont s'abreuver : ils s'endorment apres avoir bu et on affreuse. L'amiral dit qu'il penche a croire qu'il devait y avoir quelque chose
leur tire alors « trois ou quatre gouttes de sang de dessous la gorge» : de vrai dans tout cela; mais que, s'i1 est vrai que ce sont des gens bien armes,
c'est ce sang qui sert de base a la teinture rouge que Rubrouck trouve eela signifie qu'il s'agit de peuplades organisees et civilisees. II imaginait
si belle. qu'ils avaient dli faire quelques prisonniers qui n'etaient jamais revenus dans
Cette histoire, Rubrouck lui trouve un air d'authenticite. Mais par leur patrie, ce qui avait donne naissance a la croyanee qu'on les avait
contre il refuse de croire la suite : manges (,3).

Ce meme pretre m'assuroit aussi une chose, que je ne croiois pas toutefois Colomb ne connaissait pas encore les Cannibales anthropophages.
volontiers, qu'au-dela et bien plus avant que Ie Cathay, il y a une province Mais son analyse est remarquable; elle s'appuie sur une deduction
ou les Hommes en quelque age qu'ils soient, demeurent toujours en ce meme assez hardie : si ces peuplades, reputees extraordinaires, reussissent
age qu'ils y entrent jusqu'a ce qu'i1s en sortent (69). systematiquement a faire des prisonniers, c'est qu'elles sont bien
armees, donc civilisees ou, du moins, organisees. Cela ne signifie pas
En somme, il y a des choses etranges qu'on peut croire et d'autres ,t; encore que ce sont des monstres. Avant d'accepter une version fabu­
auxquelles on ne peut accorder foi. Quel principe preside a cette leuse de I'histoire, Colomb pretere s'en tenir a une explication qui
selection? II est difficile d'en juger avec certitude, car Rubrouck ne
s'explique pas la-dessus. En fait, les voyageurs ne sont pas libres de
leurs jugements : si, par moments, ils peuvent echapper au contexte
'~ , "
:1 v
, }j:
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(*) Parce que les vents et les courants etaient contraires, les n6tres n'y allerent
pas; ils pensaient d'ailleurs que ce qu'on leur avait dit de ces peuples n'etait que
imaginaire et mythique de leur epoque, ils sont encore tres souvent "
fable.

"
S8 VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTE.R.rrB VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTE.R.rrB 59
s'appuie sur la seule realite. Celie qu'il propose revcHe une certaine .CIt veut etre aux Indes) a surimposer a la realite Ie fabuleux des recits
penetration en meme temps que d'interessantes dispositions it ('analyse IJ1terieurs : car, chose curieuse, c'est ce fabuleux qui prouve la verite
des mythes! En fait, Colomb raisonne it panir du connu (son propre ; . ses decouvertes.
monde) : cette attitude positive peut cependant l'em¢<;her de voir, ,Void comment il se felidte du succes de sa navigation qu'il consi­
ou de croire, une realite nouvelle. ·dere comme une victoire :
II est parti dans I'idee qu'il allait conquerir les fabuleux pays
d'Orient. Or, d'une part, il constate qu'il ne rencontre pas de Et iI n'y a pas de doute que celle-ci en est une; car on ayah deja parle ou
monstres, les monstres qu'on attend systematiquement de l'Orient : 6:rit sur ces terres~ mais seulement par conjecture et sans produire des
,p.reuves materielles, en $Orte que la plupart de ceux qui en entendaient par­
jusqu'a present je n'ai pas rencontre dans ces iles des hommes mons­ ,kr pensaient qu'il s'agissait de redts fabuleux (80).
trueux, malgre ce qu'en pensent de nombreuses personnes ('4). . Selon lui, il ne s'agit plus, maintenant, de recits fabuleux, mais
~d'une realite dont Ie fabuleux s'est confirme.
D'autre pan, il est fermement decide a decouvrir, malgre tout, Ie ., En fait, bien que la demarche de Colomb soit assez contradictoire,
pays du Grand Khan, celui-Ia et pas un autre. Ainsi, lorsque les indi­
~e I'est moins qu'elle ne Ie parait : Ie fabuleux qu'iI pretend avoir
genes lui parlent avec terreur des « Canniba » ou « Cannibales >I, il en
~uvert reside essentiellement dans les richesses reelles ou virtuelles
deduit qu'il est bien dans les parages du Grand Khan (khan aurait
des pays decouverts et dans Ie caract ere edenique de la genereuse
donne, par derivation, canniba ('S». De meme, lorsqu'il decouvre
nature de ces climats. Si Colomb continue Ii employer un terme vague
Cuba, iI l'assimile a Cipango (,6) : entre I'objectivite et Ie substrat
comme fabuleux pour recouvrir des realites precises, c'est qu'il a
mythique s'instaure un constant va-et-vient.
besoin de susciter chez ses lecteurs (en I'occurrence Ferdinand et
II est necessaire, pour lui, de convaincre les souverains d'Espagne
Isabelle ou ses principaux protecteurs aupres de ceux-ci) plus d'enthou­
qu'il a effectivement decouvert les Indes et lui-meme n'en doute pas,
liasme afin qu'ils lui permettent d'entreprendre de nouveaux voyages.
bien qu'i! constate d'importantes differences entre les recits qu'il a Ius
et la realite qu'il decouvre : Or, Colomb Ie sent bien, la realite est toujours moins seduisante que
Ie my the.
Nous avons trouve les gens dont parle Ie pape Pie avec leurs lieux et leurs
signalements; mais nous n'avons pas vu les chevaux, les freins et les poitrails A Poppose de ce subtil compromis entre I'objectivite et la fidelite it la
d'or(77). Jegende, se shuent des attitudes plus simples, ou plus sommaires, plus
nettement tranchees dans Ie sens du realisme.
Colomb avait lu la cosmographie d'Aeneas Silvius (711) : or, meme si Pour adherer au merveilleux, iI faut etre un peu poete. Or il en est
celui-ci n'insiste pas sur les peuples monstrueux, iI est tres probable que, un qui, parmi nos voyageurs, semble aussi peu porte que possible it
comme tous les autres, il en fait mention. Colomb a Ie sentiment eel etat d'esprit : Marco Polo (81). Cela ne veut pas dire qu'il n'est pas,
d'avoir decouvert les lieux dont il parle car iI a certainement trouve s ses heures, mystificateur; mais il est, avant tout, marchand et, s'il
chez Aeneas Silvius, comme chez Pierre d'Ailly, des mesures qui fabule, c'est dans Ie domaine qui Ie fasdne : les palais d'or fin, la vie
concordent avec celles qu'il a relevees durant sa navigation. Mais il de grand seigneur, la richesse des viIles et Ie niveau de civilisation,
reporte un peu trop vite sur les peuples rencontres la certitude qu'il pour ne pas dire parfois tout simplement Ie niveau de vie. Lorsqu'il
a acquise sur les lieux; de la sorte, it trahit partiellement it la fois la parle de la monnaie de papier qu'on utilise en Chine, il insinue (avec
realite qu'U est en train de vivre et les ecrits dont il parle. humour, il faut Ie supposer!)
II est evidemment de premiere importance, pour lui, de prouver que
tout s'accomplit normalement; iI a deja trouve quelques details qui qe I'en poet bien dir que Ie grand sire ait I'aqueimie [I'a\chimie] parfett­
ment (82).
prouvent qu'il est aux Indes et il en decouvrira d'autres qui ne sau­
gaient que Ie confirmer : II a plutot tendance a considerer que c'est la une « monnaie de
singe ", que tout cela ne vaut pas les especes sonnantes et trebuchantes.
II n'est pas possible qu'avec Ie temps toute l'Espagne n'en tire de grands II est plonge dans un etonnement qui confine a ('incomprehension lors­
profits, puisque les details foumis par les auteurs qui decrivirent ces regions qu'il voit se faire devant lui l'echange de draps d'or, de soie, de pierres
se sont trouves si manifestement exacts, ce qui semble prouver que tout Ie
reste s'accomplira egalement (,9). precieuses, de perles contre Celte monnaie de papier. II constate que,
grAce it cette monnaie sans valeur, Ie Grand Khan a
Tout en sachant demystifier son voyage quand il est« pris sur Ie vif », tout l'or et I'argent et les perles et les pierres precieuses de toutes sez
il est cependant pousse (du fait meme de son erreur, puisqu'i1 croit teres (83).
60 VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTERrrE
VOYAGES ETVISIONS DE L'AL1i!.R.1TE 61
••.ce qui lui parait, autant que nous puissions en juger, une super­ D'autres voyageurs, plus sobres que lui et plus modestes, savent
cherie fon intelligente. demystifier de maniere bien plus efficace : ainsi Guillaume de
Marco Polo est Ie plus realiste, Ie plus materialiste de tous nos Rubrouck a propos d'un episode de sorcellerie (87) reussit fon bien a
voyageurs et it ne manque aucune occasion de renvoyer au rayon des debrouiller qu'il s'agit d'une machination destinee Ii faire accuser une
accessoires les creatures mythiques. La plus amusante de ces demysti­ jeune femme trop honnete et ne se laisse pas abuser par la mise en
fications est celle de la Hcorne : scene.
Bernhard de Breydenbach signale que des marchands egyptiens
1. elephants IIs ont leofans 1 sauvages et ont unicornes 2 assez qe
2. licomes
vendent des peaux de dragons et qu'il faut se mefier des contrefa!;ons :
ne sunt mie gueres moin qe un leofans : il sunt dou pou J dou
3. poil bufal 4 • Les pies a fait come leofant; iI a un cor' en mi la front
4. bume Solent naute captis cocodrillis pelles detrahere et easdem dessicatas mer­
mout gros et noir, et voz di qe il ne fait maus con sa langue;
5. une corne catoribus vendere qui eas in longinquas ducentes terras pelles falso asserunt
car il a sus sa langue I'espine mout longues ... II a Ie chief esse draconum (88) (*).
6. sanglier fait come sengler' sauvajes, et toutes foies porte sa teste
7. boue enchine vers terre, e demore mout voluntieres entre Ie bue 7
8. fange et entre Ie fang l • Elle est mout laide beste a veoir. II ne sunt II est certain que ces voyageurs avaient beaucoup de merite a etre
pas ensi come nos decadion et devizon qe dient q'ele se lai objectifs : comment distinguer Ie vrai du faux lorsqu'on vous presente
prendre a la poucelle, mes vos di qu'i1 est tout Ie contraire une peau de dragon ... et que vous croyez aux dragons?
de celz que nos quidion qe il fust (84). Les dragons n'etaient pas seulement des creatures livresques au
Moyen Age. Dans bien des villes, ils sortaient une fois I'an de leur
La Iicorne est, selon Marco Polo, un animal qui n'est guere moins remise sous forme de « dragons procession nels », effigies qu'on pro­
qu'un elephant! Elle a une grosse come noire au milieu du front menait Ii I'occasion de ietes religieuses (89). L'exemple Ie plus celebre,
et sa tete ressemble a celle du sanglier sauvage. Pour comble de dis­ qui s'est perpetue (par intermittences) jusqu'en 1946, en est la
grace, son sejour favori est la boue et la fange. Elle est fort laide et ne Tarasque, Ii Tarascon. Des ceremonies analogues et celebres se derou­
ressemble guere a la pure Hcorne de ces naives balivernes occidentales ! laient aussi it Lyon, Rouen, Metz, Mons, etc. De nos jours encore,
Imaginons une « pucelle » dans I'enclos de la licorne avec un rhino­ on peut voir dans Ie Tresor de la cathedrale de Metz la « depouille »
ceros sur ses genom~ ... car c'est bien d'un rhinoceros qu'il s'agit! Le du Graoully (90), dragon qui fut maitrise au Moyen Age par un eveque
charme est rompu! de Metz, saint Clement.
Cependant, meme si Marco Polo demystifie bien la licorne, il n'est Ces moments de la vie liturgique pouvaient etre interpretes diverse­
pas certain qu'il soit souhaitable de superposer l'image de la licorne ment. II n'en reste pas moins que l'imagination subit fortement
Ii celle du rhinoceros et vice versa! l'influence de ces rites. Ce que dit Louis Dumont a propos de la
Sous pretexte de realisme, il lui arrive de meconnaitre absolument Ie Tarasque peut s'appJiquer aussi aux autres dragons procession nels :
folklore local et de « rectifier» Ii Paide de sa propre mythologie celie
d'un autre peuple. C'est ainsi qu'il s'attaque a l'oiseau griffon : I'explication populaire favorite, qui est aussi celie de certains auteurs,
consiste a voir dans la Tarasque un specimen d'une espece animale connue,
et dient les homes qe 11 se treuves des oisiaus grifon ... mes si sachies qe il ne actuelle ou fossile
sunt mie fait ensi come nostre jens de sa cuident e come nos les faisons por­
traire, ce est qe nos dion qu'il est me hosiaus et mi Iyonz; mes... il dient ... Le spectateur ou Ie participant de la procession vit cette commemo­
qu'il est demisorement grant ... n dient qe il est si grand et 8i poisant qe il ration comme un residu de la realite historique du fait legendaire :
prenent I'olifant et I'emporte en I'air bien aut. .. II dient encore celz que les
ont veu qe sez eles ovrent trente pas e qe sez pennes d'eles sunt longues douze a la base de tout cela, on trouve la notion issue du sens commun que dans
pas. Grosismes sunt come iI est convenable a lor largesse ... Celz de celles toute legende i/ y a que/que chose de vrai (92).
ysles I'apellent ruc (8') et ne l'apellent por autre nom, e ne sevent qe soit
griffon; mes noz qui dion tot voirement qe por la grant grandesse que iI Autrement dit, il y a, entre Ie mythe et la realite, des liens extreme­
content de cel oisiaus qu'il soit griffonz (16).
ments etroits dont on pourrait donner bien des exemples. Nos
En somme, c'est lui-meme qui nomme griffon un oiseau qui n'a voyageurs vivent Ii une epoque ou ces liens sont si puissants qu'il leur
rien du griffon et ceci avec une autorite qui fait fi de sa denomination est difficile de se situer d'un cote plutot que de I'autre. Cette phrase de
locale : voila qui est proprement « faire prendre des vessies pour des
(*) Les marins ont I'habitude, lorsqu'ils ont pris des crocodiles, d'en prelever les
laaternes» en affirmant que les lanternes ne sont pas du tout ce peaux. Apres les avoir fait secher, ils les vendent a des marchands qui les emportent
qu'on croil. en terres lointaines et affirment faussement que ce sont des peaux de dragons.
62 VOYAGES ET VISIONS DB L'AL'I"BRrn'!

Pierre d'Ailly est un modele qu'on retrouve presque chez tous les
voyageurs:
Le pays de la Mauritanie tingitane produit des betes sauvages, des singes,
des dragons et des autruches.

Plan Carpin reproduit Ie meme type d'enumeration it propos des ~ Cocub~iltu6'

diverses ethnies des regions du Nord :
Ce pais de Comanie a immediatement au Nord, apres la Russie, les Mor­
duins, et Bileres, c'est-a-dire la grande Bulgarie; les Bastarques, qui est la
grande Hongrie, puis les Parossites et les Samogedes, qu'on dit avoir la face
de chien... (93).

Les Parossites, precisons-le, sont des etres monstrueux qui n'ont

qu'un trou minuscule a la place de la bouche et ne vivent que de
l'odeur des aliments (94).
Les curiosites font partie de la realite, au meme titre que les choses
les plus repandues. L'iIIustration en offre un exemple, parmi tant
d'autres, par ce bois grave qu'on trouve dans 1'000tion de 1490 de
l'Itinerarium Hierosolymitanum ac in terram sanctam de Bernhard
de Breydenbach (fig. 6).
QU'est-ce que la realite? QU'est-ce que Ie mythe ? (Nous precisons, a
cette occasion, que Ie mot mythe n'est pas pris ici dans Ie sens extreme­
ment precis que lui donnent, chacun a sa maniere, Mircea Eliade ou
Claude Levi-Strauss, mais dans I'acception plus vague et plus vaste
de tradition legendaire, substrat fabuleux.) II suffit de s'en rapporter
a des phrases de ce genre pour se rendre compte que, s'il y a une dis­
tinction, elle s'opere selon des modalites qui nous echappent :

Vne grande merveille oy racompter et affermer gens dignes de foy, mais

je ne Ie vi point. Ou r;:,yaume de Cadili, alias Caloy, a unes montaignes
lesquelles ils nomment crispees (95). liz dient que en ces montaignes croist
pompons merveilleusement grans. Quant ilz sont meur, on les euvre et y
treuve on une bestelette de char vive, qui est telle comme un petit aigneiet,
et mengue on ces pompons et ces bestelettes. Pluseurs gens ne Ie veulent
croire, et non pour quant est-ce aussi bien possible et creable comme des oes
qui en Yrlande croissent des arbres (96).

Mandeville reprend Ii son compte cette description et la termine

de la sorte :
Non pour quant ie leur dis que ie ne Ie tenoie pas a grant merveille, car ,fS(e~ runt wr.lc:ira: bc.I*'M "em ",d>imno in ruTIl (Alia"
aussi bien avait-il arbre en nostre pays qui portent fruit qui deviennent oysel
volant et sont bons pour mangier, et ceuls qui chieent a terre meurent tan­
tot (97). Fig. 6 : Bernhard de Breydenbach : Itinerarium Hierosolymitanum ac in
terram sanctam.
Mandeville, comme Odoric, se sert d'une merveille pour en justifier
une autre. Ou plut()t, ils considerent tous deux que cet agneau vegetal
est une pretendue merveille puisqu'il y a, en Irlande, des arbres qui
64 VOYAGES ETVISIONS DE L'Al:rimfrn VOYAGES ET VISIONS DE L'Al:rillUTI!: 65
donnent naissance Ii des oies... ce qui est une chose toute naturelle! Certains d'entre eux invoquent aussi les demons, et convoquent ceux qui
Une miniature du Livre des Merveilles (ms. Fr. 2810, B.N. Paris, veulent avoir Ies rCponses d'un demon, Ia nuit, dans leur maison. Ds placent
fb 210 yO) illustre tres joliment cette situation: au geste de deux Orien­ de la viande cuite au milieu de Ia maison. Le Chan (chaman) qui fait I'invo­
taux presentant un agneau vegetal, repond celui de trois Occidentaux cation commence a dire ses incantations, et tient un tympanon qu'il frappe
qui brandissent un rameau auquel pendent trois oiseaux. fortement a terre. Entin il entre en fureur et se fait lier. Alors, dans I'obscurite,
Merveille pour Merveille! Ie demon vient, pe chaman] lui donne a manger les viandes, et Ie demon fait
les lipoDSes (1'8). .

n evoque egalement Ie «voyage» d'une jeune esclave que les

« Devins» avaient « endormie » : au bout de trois jours elle revient de
ce voyage et dit les noms de plusieurs personnes qu'elle avait vues :
on en deduit que ces personnes apel"l';ues en quelque sorte par avance
au royaume des morts devaient mourir bientot (").
Dans d'autres cas, Ie mythe est revecu periodiquement par la
communaute entiere sous forme de fete: nous en avons vu un exemple
avec les «dragons processionnels» qui servent de pretexte Ii des
ceremonies aussi importantes sur Ie plan social -que sur Ie plan reli­
gieux. Le Moyen Age est tres doue pour I'introduction d'elements
mythiques ou irrationnels dans la vie festive : de telles dispositions
Be retrouvent dans nombre de societes « primitives ou les fetes ont,
I)

" Ie plus souvent, un important support magique. Pour certaines d'entre

elles, c'est Ie sorcier qui est Ie maitre des ceremonies.
La Magie est un domaine ou tout est possible. Elle concere au magi­
aen un pouvoir sur tout objet, sur toute creature. La Magie est comme
Fig. 7. I'axe vertical qui transperce l'univers depuis l'Enfer jusqu'au Paradis:
elle met en rapport toutes les forces, tous les etres qui, sans elle,
Mais ces merveilles semblent s'annuler rune I'autre : II n'y a mer­ seraient confines dans l'ombre et dans I'isolement.
veille que si « I'objet » extraordinaire est locali~ d'un seul cote du Les exemples de magie que relevent les voyageurs sur leur chemin
monde, que s'il est exclusivement etranger. It L'exclusivite» est la sont assez nombreux. II est vrai que les Orientaux sont des magiciens
condition de I'etonnement et de I'admiration. de premiere force! Marco Polo ne cesse d'insister sur ce point.
On peut s'etonner que I'arbre irlandais ne figure pas au rang des Rubrouck et Plan Carpin sont, eux aussi, tres impressionnes par la
merveilles, cela du moins dans les recits d'Odoric et de Mandeville. place que tient la magie chez les Tartares :
Sans doute ces auteurs avaient-ils une notion du possible tres ditferente
de la notre : il ne nous est pas toujours facile de comprendre pourquoi
Divinationibus, auguriis, aruspiciis, veneficiis, incantationibus multum
des choses egalement extraordinaires sont considerees tantot comme intendunt (100) (*).
mythe tantot comme realite.
II existe des cas ou Ie mythe et la realite ne sont pas des catego­
ries antagonistes : les civilisations ou la magie occupe une place
officiellement reconnue en sont un exemple. Dans les societes chama­
n s'agissait preci~ent de ces peuples originaires de I'Altai dont
parle Mircea Eliade : les traditions chamaniques y etaient solidement
niques, Ie «voyage» du Chaman est un voyage reel : il descend
ancrees.
etfectivement aux Enfers, iI se metamorphose reellement en loup
Marco Polo, dans I'un des chapitres cons acres Ii la vie Ii la cour du
ou en autre animal magique, tout ce qui lui arrive dans I'autre monde
est considere comme authentique : les spectateurs ne peuvent pas Grand Khan, fait un recit qui a une certaine couleur de verite car il
Be situe dans un contexte descriptif et ethnographique parfaitement
Ie voir de leurs yeux mais ils en ont un temoignage par la danse du
Chaman, par la musique, Ie chant, les rythmes du tambour et les vraisemblable. Ce sont les gens du Tebet (Thibet) qui reussissent les
ditferents etats physiques et nerveux (Ia transe) que traverse Ie f~~i~'
~.'
enchantements les plus spectaculaires :
Chaman sous leurs yeux. Rubrouck donne un aper<;u de la transe

i
(*) lis s'adonnent beaucoup aux divinations, augures, haruspices, sonileges, incan­
chamanique: tations.
66 VOYAGES ET VISIONS DE L'ALTilRrrB VOYAGES ET VISIONS DB L'ALTilRrrB 67
ils font tant por lor encantemant et por lor ars, que celes coupes pleinnes La magie ne peut etre qu'un « art de diable »(101). Si nos voyageurs
por lor meesme se levent Ie paviment oil elles estoient, et s'en vont devant Ie sont tres actifs et propagent la religion chretienne avec une infati­
grand Can, sans ce que nuls ne les toucent, et ce font voiant dix mille homes, gable ardeur, Ie Diable, lui, est un vagabond terriblement effi­
et ce est voir et vertables sanz nune mensongne cace:

Au cours des banquets, les Thibetains de l'assemblee s'attirent un Je me suis souvent etonne comment Ie Diable y avait porte la fausse loi de
grand succes en envoyant au Grand Khan des coupes pleines de boisson Mahomet car, depuis la Porte de Fer, qui est I'extremite de la Perse, il y a plus
par la voie des airs sans que personne y touche. de trente jourDt!es de traverse, en montant ces deserts Ie long d'Eti­
Rubrouck, lors de son sejour a la cour du Grand Khan, est temoin lia... (108).
d'un fait de magie un peu different mais non moins typique :
On Ie voit, Ie Diable est un redoutable marcheur, c'est un champion
Sur quoi ces Maitres Devins furent apelez, et s'etans assis un peu eloignez que n'arretent ni les deserts, ni les montagnes et que ses concurrents
de la malade, iIs commanderent Ii une de ses femmes de meUre la main Ii I'en­ ont bien du mal a rattraper! Dans ces pays loin de la chretiente il parle
droit oil etait la plus grande douleur, et si elle y trouvoit quelquechose d'at­ ason aise :
tache, de I'en arracher aussitot. Ce que I'autre fit, et y trouva une petite
piece de drap ou feutre, ce qu'i1s lui firent jeter contre terre, et soudain cela Quid dicam? Diabolus ibi etiam loquitur, saepe et saepius, hominibus, noc­
commen~a Ii faire bruit, et ramper comme si c'eat ete quelquechose de vivant;
tornis temporibus, skut ego audivi (100).
puis I'aiant mis dans de I'eau, cela se changea aussitot en forme de sang-sues;
sur cela ils prononcerent hardiment que cette Dame avait ete ensor­ Que dire? Le Diable, ici, parle sou vent, tees sou vent, aux gens la nuit,
celee[ ...] (10l). comme je l'ai moi-meme entendu.

L'univers tel que Ie parcourt Ie voyageur est traverse tout entier II semble en eifet qu'on l'entende plus souvent en Orient que chez
par des influences magiques. Ainsi, l'un des risques qu'il court, c'est nous; les id61atres ne se rendent pas compte que, lorsque parlent leurs
de se voir ensorcele et, par exemple, de ne plus pouvoir rentrer chez idoles, c'est Ie Diable qui s'exprime :
lui. L'equipage de Colomb est pris de panique, pendant la quatrieme
expedition: celle-<;i en eifet est ponctuee de tempetes et de revers varies, Et cum a daemonibus cis respondetur credunt quod Deus ipse loqua­
a tel point que les hommes finissent par se demander s'il n'y a pas tor (110).
quelque sortilege la-dessous :
Et lorsque les demons leur repondent, ils s'imaginent que c'est Dieu
Pendant que je voyageais dans ces parages, au prix de tant de pcines, cer­ qui parle! Marco Polo egalement considere que faire parler les idoles
tains de mes hommes imaginerent cette heresie que nous avions ete ensorceles est « incantamant des diables )} (111). II s'en faut de peu que, dans cer­
et iIs en sont encore convaincus au;ourd'hui (103). tains cas, les indigenes eux-memes ne soient pris pour des diables.
Marco Polo decrit les Noirs de Zanzibar de maniere, pour nous, fort
Quelques jours auparavant, ils avaient aborde dans une ile OU, pittoresque : ils sont « grans e gros » et heureusement qu'ils ne sont
d'apres Colomb, « les gens sont grands sorciers » (104) : ceux-ci leur pas aussi gros que grands! Malgre cela, « il sunt si gros e si menbru
a
avaient envoye deux jeunes filles qui s'etaient mises danser devant qu'ils semblent jeiant ». lis sont :
eux et « portaient cachees sur eUes des poudres magiques (105) II.
II est certain que la magie n'est pas (105), pour Ie chretien, une desmesurement fort. II sunt toit noir et vont nus for qe il se couvrent lor
affaire divine: elle est, en general, une mana:uvre diabolique. Ce qu'en nature... II ont si grant boche et les m!s si rebufes (112) e les levres e les iaus si
dit Ricold da Monte Croce est categorique : gros qe sunt a veoir mot orible cousse, car qui Ie veises en autre contree, I'en
diroit qu'ils fuissent diables
Et etiam coram hominibus comedunt scorpiones et serpentes non solum
crudos sed etiam crudos vivos. Sed signum aliquod utile, puta delibera­ On se demande queUe con tree serait favorable a cette « meprise » et
cionem inferni vel aliquid tale, nullo modo possunt facere, sed sola Anti­ queUes circonstances feraient de cette rencontre un episode infernal.
christi signa ut precursores Antichristi faciunt (101i). Nos voyageurs, du moins plusieurs d'entre eux, rencontreront Ie diable
lis mangent devant les gens des scorpions et des serpents : non seulement en personne, mais nous en parlerons plus tard (114).
ils les mangent crus mais encore crus et vivants. Mais ils ne peuvent rien En attendant, lorsqu'ils sont religieux, ils ont Ie privilege de com­
faire d'utile : tout ce qu'ils savent faire c'est agir et se comporter comme mander aux demons et de les chasser. Le chapitre XXXI d'Odoric,
I'Antechrist et les precurseurs de l'Antechrist. Des Esragiez, est tres court et peut etre cite en entier :
68 VOYAGES lIT VISIONS DB L'ALTE.Rr:rB

En ceste contree Dieu a donne si grant grAce aux freres meneurs d'encha­
cler Ie deable hors des corps des enragiez, comme ils en chaceroient un chien
hors de la maison. Ce meismes font ils en la grant Tartarie, si que on leur
aporte les enragiez bien de X journees loings, et ilz leur ostent les deables du
corps ou nom du Pere et du Filz et du Saint-Esperit. Tantost que ceulz sont
gueris, ilz se font baptizier et ardent leurs ydoles en feutre et souvent
advient que par la vertu du deable les ydoles se giltent bon du feu, mais les
freres les aspergent d'eaue benittc et tantost Ie feu les maistrie. Lors s'en vont
ces deables criant par l'air et disant : " Je suis boutez bors de rna maison ...
Et ainsi convertissent moult Ii la foy crestienne (IU).
m
Ces voyageurs chretiens et reJigieux seraient bien etonnes de savoir
que certains de leurs aetes etaient eux aussi accomplis dans un esprit VOYAGE, CONTE ET MYTHE
voisin de la magie. Rubrouck nous raconte d'une maniere tres vive
et amusante la maladie de Dame Cotta, qui est l'une des grandes dames
de la cour tartare. Celle-ci s'est d'abord confiee aux soins d'un certain
Sergius qui se dit moine et en qui Rubrouck a reconnu un charlatan et
un imposteur. Ledit Sergi us s'est engage a guerir cette Dame et
comme son seul remMe est une potion de rhubarbe qui mettrait a la
mort les moins malades... it va trouver Rubrouck en catastrophe pour
lui demander de l'aide. Celui-ci, par charite, iccepte. Voici comment,
a eux deux, ils vont constituer Ia potion : Sergius fait tremper pen­
dant une nuit un crucifix dans sa mixture de rhubarbe et Rubrouck y
ajoute de l'eau benite car celle-ci « a une grande vertu pour chasser
Ies esprits maHns ». La maladie est donc consideree, de meme que dans
bien des societes primitives, comme un mefait des mauvais esprits. II
faut expulser Ie mal ou I'esprit du mal - qui s'est introduit dans Ie
corps du patient. Le lendemain, its vont trouver Ia Dame et, pendant
que Ie moine Sergius lui administre sa potion, Rubrouck lit « sur elle "
la Passion selon saint Jean. Cene magie sacree conjuguee a Ia magie
de pacotille de Sergius produit ses fruits : eUe guerit la Dame (116).
Cette guerison est, helas! de courte duree et la Dame mourra peu de
temps apres, mais ceci n'est plus du ressort de notre histoire!
Le monde est traverse de forces contraires qui sont, chacune,
extraordinairement puissantes : tout peut arriver. Les objets inani­
mes s'animent, se deplacent, se metamorphosent. Les etres humains
eux-memes... Les voyageurs humains marchent sur les traces des voya­
geurs surnaturels, its croisent leurs routes; parfois its ont maille II
partir avec eux.
Comment s'etonner, des lors, que telle ou telle merveille ne les sur­
prenne pas? lis s'y attendent! On leur raconte un phenomene extraor­
dinaire, on leur parle d'une plante, d'un animal prodigieux : Ie monde
est si sature de choses etonnantes qu'il est tou;ours possible de trou­
ver une merveille aussi convaincante, sinon plus, que celie qu'on vous
raconte. Et cependant, loin d'etre indifferents ou desabuses, ces voya­
geurs gardent une merveilleuse capacite d'etonnement, d'admiration et
une aimable propension II fabuler encore dans leurs propres recits...
 Les erudits qui s'interesserent a redition de redts de voyage furent
surtout des geographes et des historiens. Ainsi, Plan Carpin, Rubrouck
et Jourdain de Severac furent edites par la « Societe de Geographie ».
Odoric fait partie d'une collection intitulee : « Recueil de voyages et de
documents pour servir arhistoire de la geographie ». Ce titre est exem­
plaire : Ie voyage, dans cette optique, est assimile a un document;
il est cense servir et presente un interet dans la mesure ou il enrichit la
somme des connaissances historiques et geographiques.
Cette perspective semble exclure les recits de voyage de la litterature
ou l'agreable vaut mieux que rutile. C'est meconnaitre tout un aspect
des recits de voyage que Ie Moyen Age, lui, a su gouter et qui, depuis
l'antiquite, assume, parmi d'autres fonctions importantes, celle de
plaisir.
II est inutile de se demander si Ie recit de voyage constitue un genre
litteraire : depuis l'Odyssee jusqu'aux redts de science-fiction du
XXC siede (voyages dans Ie temps, dans I'espace, a travers Ie corps
humain, etc.) en pass ant par ceux de Lucien (Histot'res veritables et
autres recits), l'abondante litterature de voyages reels et imaginaires
dpond Ii notre place. Tout au long de I'histoire humaine, Ie voyage, Ie
redt de voyage, constituent rideal vehicule des reves et des mythes.
Comment, des lors, meconnaitre leurs aspects esthetiques?

11 se produit cependant un pbenomene curieux : les recits qu'on

choisit pour les editer Ie plus souvent et les livrer a I'attention du
public, ceux qu'on presente comme les plus dignes d'interet, ne sont
pas toujours ceux qui ont Ie plus de valeur litteraire. Le cas s'est deja
produit au Moyen Age : les voyages les plus fameux sont ceux de
Mandeville qui n'epargnent pas au lecteur les demangeaisons de I'en­
nui!
Mandeville n'est pas un voyageur, nous I'avons vu : it a des rhu­
matismes et un temperament craintif. Mais it redige, a force de compi­
lations, une sorte de « somme », comme l'annuaire telephonique en
 72 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 73
est une Ii sa maniere. Le tissu du voyage n'existe pas vraiment Le chapitre 145, pour n'en donner qu'un exemple, pourrait etre
restent les merveilles, les curiosa, qui s'enfilent une Ii une sans dessein Ie modele de tous les autres. II est assez bref pour que nous Ie citions
d'ensemble. en entier :
La seule maniere d'enchainer les descriptions, les informations
diverses est la conjonction de coordination et : « Nanghin est une provence vers Ponent, et est dou Mangi meisme, que
mout est noble provence et riches. II sunt ydres et ont monnoie de carte
« On va des parties doccident si comme ie vous ay dit autresfois, par France, et sunt au grant Kan. II vivent de mercandie et d'ars. II ont soie en abun­
par Bourgogne, par Lombardie, et puis au port de Venisse ou de leuuenes ou dance. II font dras dores et de soie de toutes faisonz. II ont grant plantee
aus autres pors en ces marches. Et va on par mer a liUe de Grece... Et puis va de toutes bles et des toutes couses de vivre : car mout est planteuse provence.
on arriver en Gresce... Et puis va on au tour pour adrecier son chemin, et II ont venesionz et chaceisson assez. II font ardoir lor cors mors. II ont Iiom:
revient on assez tost en mer, et va on droit en Cypre senz entrer en lille de assez. n hi a maintes riches mercant qe mout en a grant treu et grand rende
Rodes, mais la laisse on au coste qui veult et arrive on au port de Famagoche... Ie gran sire. Or nos partiron de ci, car ne a autre chouse qe a mentovoir
Et puis derechief entre on en mer et va on passant Ie port de Thir senz monter face, et a donc voz conteron de les tres noble cite de Saianfu que bien fait
a terre. Et passe on par mer en costoiant tous les pors de ce coste iusques a la a conter en nostre livre, por ce que trop est grant fait son afer (3). »
cite de Iaffe (I). »
Que Ie lecteur ne se laisse pas aUecher par la fin de ce chapitre car
Evidemment, Ie genre est ingrat : Ie simple enonce d'un itineraire n'a voici comment commence Ie suivant :
pas forcement un interet esthetique! Mais Ie meme procede se retrouve
dans bien d'autres cas ou iI est moins excusable. II arrive que les « Saianfu est une cite et noble (sic) que bien a sout sa seignorie douze
phrases s'enchainent sans Ie moindre lien syntaxique entre elles. Tan­ cite et grant et riches. II hi se fait grand mercandies et grant ars. II sunt
tot Ie lien est implicite car I'ensemble des phrases est sous-tendu par ydres et ont monoie de carte, et font ardoir lor cors mors. II sunt au grant
a
une idee commune, tantot on a affaire une enumeration de ce genre: Kan etc... (4). »

« En ce pays il ont gelines blanches qui nont nulJes plumes, mais eUes ont La fin du livre de Marco Polo a une couleur epique assez inattendue
lanes blanches comme brebis. Les femmes mariees portent en ce pays i. bonnet et comporte de nombreux recits de batailles. Le premier (chapitre 108)
de corne sur leur testes, pour estre cogneues de non mariees. En ce pays a parait tres bien fait: iI est evidemment compose en vue de I'effet
une beste que on appelle layre, et va environ les eaux mangeant les pois­ artistique qu'i) veut produire. HeIas, Ie modele en est etabli une fois
sons. On gete ceste beste es viviers et es parfondes rivieres, et tantost raportent
hors de leaue des grans poissons tant comme on en veut avoir (2). » pour toutes et se reproduit Ii chaque bataille : on Ie retrouve, presque
identique, aux chapitres 131, 193, 198, 225 ... (cette Iiste n'est pas
Depourvues du cadre qui pourrait les mettre en valeur, ces « mer­ exhaustive).
a
veilles II ne reussissent pas vraiment prendre vie : elles ne sont pas Le style de Marco Polo passe pour etre vivant : il est vrai que Ie
jargon franco-italien dans lequel est ecrite la premiere version est
« exploitees II esthetiquement comme c'est Ie cas chez d'autres auteurs.
Pourquoi Ie Moyen Age a-t-it privilegie ce texte? Le merveilleux assez savoureux. Mais iI y a des passages extraordinairement mediocres
est I'ecume du voyage et I'etre humain nourrit parfois l'iIIusion qu'en ou, si I'on ne veut pas chercher plus loin, it est une evidence au moins
I'isolant iI Ie goatera mieux. Imaginons un instant qu'on ne retienne qui s'impose, c'est que ni Marco Polo ni son scribe n'eprouvaient Ie
des contes que les objets merveiIleux comme les miroirs, anneaux et besoin de relire ce qui venait d'etre eerit. Le passage qui decrit I'oiseau
autres accessoires magiques ... on en deduira aisement que la subs­ Roc est un chef-d'reuvre du genre (Marco Polo Ie considere d'ailleurs
tance vitale a disparu. comme un oiseau griffon) :
Si Ie Moyen Age a privilegie Ie Voyage Outremer de Mandeville
qui n'est pas d'une qualite litteraire incontestable, no us, modernes, « Mes si sachies qe iI ne sunt mie fait ensi come notre jens de sa cuident

avons procede d'une maniere analogue avec un autre texte : les voyages e come nos les faison portraire, ce est qe nos dion qu'it est me hosiaus et
mi Iyonz; mes selonc qe celz que Ie ont veu content, ce ne est pas verite qe
de Marco Polo. II ne s'agit pas ici de denigrer cette reuvre mais de la il soient mi osiaus et mi lyon, mes voz di qe it dient celz qe Ie ont veo, qe
situer dans un ensemble beaucoup moins connu malgre ses qualites. it est fait tout droitmant come I'aigle, mes il dient qu'il est demisoreemant
Marco Polo est, par moments, tres vivant mais ces moments paraissent grant, et voz en diviserai de ce qe dient celz qe l'ont veu; et encore voz en
rares si l'on considere la longueur de son livre: 232 chapitres (cer­ dirai ce que je en oi. II dient qe iI est si grant et' si poisant qe il prenent
tains sont courts, il est vrai) qui s'etendent dans I'edition de la Polifant et I'emporte en I'air bien aut puis Ie laisent ceoir en terre, si qe
Societe de geographie sur 288 pages. Bien des chapitres consistent a Ie lofant se deffait toit; et adonc Ie oisiaus griffon Ie bece e manjue e se
repeter ce qui est dit dans les precedents sans rien ajouter, ni au paisse sor lui. II dient encore celz qe les ont veu qe [... ]. Et ce qe je en vi
style ni au contenu. voz dirai en autre leu, por ce qe iI convient ensi faire a nostre livre (5). "
74 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 75
Le style est, Ie plus souvent, du langage parle. Lorsqu'il oublie pas precher au;ourd'hui; je n'entends rien de tout ce que vous me dites.
quelque chose, il n'eprouve pas Ie moindre scrupule Ii l'annoncer de D disoit vrai car depuis je compris fort bien, lorsque je commem;:ai a
cene maniere : entendre un peu la langue, que quand je lui disois une chose, il en raportoit
one autre a sa fantaisie (9). »
"Or sachies que nos avanames dementique une mout belle bataille qe
fu en roiame de Vocian qe bien fait a mentovoir en cest livre, et por ce la C'est pourquoi Rubrouck, voyant Ie danger qu'il y avait Ii parler
voz conteron tout comant iI avent et en quel mainere (6)... par son intermediaire, choisit de se taire (10) : decision plutOt frus­
trante, lorsqu'on part pour evangeliser et convertir! II y a pourtant
II y a des moments de qualite et nous en parlerons plus tard (p. 76­ des occasions ou it ne peut se passer de lui et, lorsque les Tartares
77) mais malgre cela on comprend mal pourquoi les modemes se sont se tordent de rire en Ie montrant du doigt, Rubrouck se demande bien
ai souvent appliques Ii editer Ie livre de Marco Polo et ont laisse dans si cette gaiete vient de ce qu'il a voulu dire ou de ce que Ie truche-­
I'oubli des textes comme ceux de Jean de Plan Carpin ou de Guil­ ment a dit, Ii sa fantaisie!
laume de Rubrouck. Christophe Colomb est un peu mieux loti que Les coutumes des Tartares ne sont pas toujours du gout des mis­
ces demiers puisqu'une edition complete de ses oeuvres par D.M.F. sionnaires et parfois meme elles vont Ii l'encontre de leurs habitudes
Navarette a paru au XIXC siec1e C), qu'il en existe de nouvelles editions, - et convictions religieuses. Ainsi, les Khans exigent qu'on se
et de nouvelles traductions en fran~ais. Bien des redts de voyages qui prosteme devant eux, les deux genoux en terre et la tete au sol.
ont ete ecrits en latin au Moyen Age n'ont pas ere traduits ou il en existe Rubrouck, qui est diplomate, invente une petite ruse theologique
une traduction ancienne enfouie dans quelques bibliotheques et exclue pour que ce geste, destine Ii Dieu seul, ne soit pas sacrilege:
du pretl C'est Ie cas du recueil de Bergeron.
Cette litterature qui semble, Ii premiere vue, secondaire (surtout « Je pliai donc un genou en terre, comme devant un Homme, mais il me
si I'on n'en connait que les seuls exemples actuellement disponibles fit signe que je les pliasse tous deux; ce que je tis, n'osant leur desobeir en
en librairie ou en bibliotheque) apparait, lorsqu'on la decouvre plus eela; sur quoi, m'imaginant que je priois Dieu, puis que je flechissois ainsi
largement, de tres bonne qualite. les deux genous, je commem;ai ma harangue par ces paroles, Mon Seigneur,
nous prions Dieu, de qui tous bien procedent etc. (II). »
Nous ne cherons que quelques exemples destines Ii donner l'idee
La mission d'Ascelin est, Ii ce sujet, du plus haut comique (c'est
de la saveur des textes de voyageurs. II est difficile de rendre, par
Ie point de vue du lecteur, naturellement I). Cette ambassade manque
des exemples isoles, Ie caractere vivant de l'ensemble d'un recit et
absolument de diplomatie. Ascelin et ses compagnons ont plus de dis­
('unite de ton et d'intention qui font de cea textes une lecture plai­
positions pour Ie martyre que pour la carriere diplomatique. lIs
sante et attachante.
Les images les plus vivantes nous viennent de la relation de
refusent de s'agenouiller devant Ie Khan Bajothnoy (Baidjou), moms a
que lui et sa horde ne se fassent cmetiens, ce qui mdigne fort les Tar­
Rubrouck. II se depeint lui-meme sur son cheval, en butte Ii toutes les
tares. Ceux-ci leur repondent :
incommodites de ce genre de voyage :
c Qu'its n'avaient que faire de les exhorter a se rendre chretiens et chiens
" Mais entre 20 et 30 chevaux, nous avions toujours les pires, d'autant c:omme its etoient; que Ie pape etoit un chien, et eux tous aussi de vrais
que nous etions etrangers. Car ils choisissaient les meilleurs avant nous. chiens. Frere Ascelin voulait repondre a cela, mais il ne put a cause du
Pour moi il me pourvoioient toujours d'un cheval plus fort que les autres, grand bruit, des menaces, cris et rugissements qu'ils faisoient (12). »
a cause que j'etais un peu pesant et replet, mais qu'it allAt doux ou rude,
its ne s'en mettoient pas en peine autrement. Ce n'etait pas Ii. moi a me
plaindre, si on m'en donnait un qui trot At [...J Le plus souvent les chevaux U-dessus, Ie prince entre dans une telle fureur qu'il decide de les
n'en pouvaient plus avant que pouvoir arriver a quelque autre logement; a
mettre mort et les idees les plus saugrenues et les plus raffinees jail­
c'etoit alors a nous a fouetter et frapper nos chevaux, a charger nos hardes lissent de part et d'autre quant aux modalites d'execution. Parmi
d'un cheval aI'autre, achanger nous-mSmes de chevaux, et quelquefois mSme celles--ci en void une qui devait presenter un cote fort plaisant, d'un
d'aUer deux sur un mSme (8)... point de vue tartare :

Les chevauchees ne sont pas les seules difficultes a surmonter. «D'autres etaient d'avis de faire ecorcher Ie principal d'entre eux puis
Rubrouck est nanti d'un interprete (un « truchement »!) particuliere-­ remplir sa peau de foin, et l'envoyer ainsi au pape (13). »
ment inepte et faineant :
A part ce fragment d'Ascelin qui est un veritable festival comique
cSur tout j'etois fort chagrin de voir que quand je leur voulois dire (et n'est fait pour ainsi dire que de cela), Ie recit Ie plus riche, Ie
quelque parole d'edification, notre truchement me disoit : vous ne me ferez plus pittoresque, demeure celui de Rubrouck. C'est par lui que nous
 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 77
76
avons les renseignements les plus precis sur la vie quotidienne des I'en Ie crier et la remort si grant qe I'en ne oist Dieu tonant : certes il sem­
Mongols et des voyageurs, avec un ton toujours alerte, vif et parfois bloient bien qe il estoient ennimis mortaus [... ] Or poit l'en veoir mant homes
petillant de malice. trebucer mors a la terre [... ] Et s'en fail Ie roi Caidu hi fist i. grant proesce
Mandeville est loin d'avoir la plus infime partie des qualites de d'armes (17). "
Rubrouck mais il a des formules amusantes. Contrairement a Le heros lui-meme ne manque pas au tableau: Ie roi s'evertue et son
Rubrouck, il n'a pas vu la plupart des choses qu'il decrit : Ie pitto­ courage galvanise l'armee. Le& deux armees d'ailleurs sont aussi valeu­
resque du recit de Rubrouck vient de ce qu'il est II pris sur Ie vif».
reuses l'une que l'autre et il n'y a parfois ni vainqueur ni vaincu.
Celui de Mandeville tient sou vent a sa naivete comme en temoigne Les affinites entre Ie voyage et l'epopee sont evidentes depuis
sa description des crocodiles :
Homere. Or l'epopee est la premiere forme qu'on qualifie de « litte­
« Ces serpens manguent les gens en plourant (14). » raire " : Ie voyage entretiendrait-il un rapport consubstantiel avec cette
forme, et pourrait-il lui aussi compter parmi les formes d'expression
Les auteurs de recits de voyage ont eux aussi des preoccupations premieres et essentielles?
d'ecrivain. Lorsque Mandeville desire decrire les vertus du diamant, Outre ses recits epiques, Ie livre de Marco Polo comporte aussi
il sent bien que cette page tiendra plus du lapidaire et que ce para­ quelques episodes qui sont de petits contes-miniatures. Ainsi, Ie cha­
graphe sera un peu « en dehors du sujet »; Ie sentiment qu'il « allonge pitre 178 raconte l'histoire d'un prince de Ceylan, Sagamoni BUrcan
sa matiere II l'amene a se justifier: (Bouddha Chakyamouni). Le roi, son pere, lui avait cache que les
hommes mouraient et n'avait jamais tolere aupres de lui Ie moindre estro­
« Et pour ce que les grans seigneurs et les bacheliers qui quierent honneur
darmes les portent volontiers en leurs dois, ie parleray un pou plus des pie. Or, un jour, ce prince, au cours d'une chevauchee, decouvre un mort
dyamans, combien que ie eslonge rna matere, a la fin que il ne soient decheus puis un vieillard infirme. Comme il s'en etonne, son entourage lui revele
par les portans, qui vont par Ie pays pour les dyamans vendre (I'). » que c'est la Ie sort de toute l'humanite. n se dit alors a lui-meme :

Christophe Colomb est peut-etre celui qui exprime Ie plus fortement • qe il ne demorent plus en ceste mauveis seide, mes dit qu'il ira chercier
la poesie du voyage : sa progression vers la Ie terre promise » (cette celui qe ne muert james et celui que Ie ot fait (18). "
formule n'est pas abusive, dans son cas) s'enrichit d'une tension de
jour en jour plus vibrante. La purete du ciel, Ie calme ou les caprices II decide de consacrer sa vie aDieu et se fait ermite. La statue qu'on
de la mer, les oiseaux, les paquets d'herbe charries par les vagues fit de lui apres sa mort fut la premiere idole de Ceylan. Ce petit conte
sont notes avec aut ant d'enthousiasme que de precision et donnent au n'est pas Ie seul dans son genre et ressemble fort a d'autres recits qu'on
texte une presence et une vie incomparables. Lorsque Colomb, voguant appelle aussi ... « mythes ».
sur une mer d'huile et par grand beau temps, evoque Ie Guadalquivir,
Ie printemps Sevillan, la douceur de l'air, les rossignols et les parfums
d' Andalousie (16), sa poesie s'epanouit sans fard et sans artifices MYTHES ET CONTES DANS LES RECITS DE VOYAGE
contrairement a celie de bien des « professionnels »!
Le livre de Marco Polo n'est pas exempt, lui non plus, de preoccu­ II apparait frequemment que Ie mythe, Ie conte, sous-tendent Ie recit
pations litteraires. II n'est pas trop etonnant de ne les trouver que dans de voyage. De quelles manieres?
la deuxieme moitie de son recit : c'est en ecrivant (ou plutot en dic­ Selon Mircea Eliade, « un mythe est une histoire vraie qui s'est pas­
see au commencement du Temps et qui sert de modele aux comporte­
tant) que « l'appetit " d'ecrire lui est venu. Ce marchand, purement
preoccupe de realites materielles, a du tout a coup pressentir qu'il ments des humains (19) ». « Au commencement du Temps)) est tradui­
avait a sa disposition un outil d'une qualite exceptionnelle, qu'il sible par l'autre expression, un peu plus vague, chere a Eliade : « in
n'avait peut-etre pas soup<;onnee jusqu'alors : la routine de la dictee illo tempore ». Le mythe est la « revelation d'un evenement primor­
quotidienne pouvait devenir Ie pretexte d'une reuvre d'art. Les recits dial qui a fonde soit une structure du reel, soit un comportement
epiques qui jalonnent toute la fin du livre, du chapitre 193 jusqu'au humain eO) ll. II ne faut pas prendre au pied de la lettre l'expression
dernier, revelent de toute evidence ce desir de faire reuvre d'art. On y histoire vraie : il s'agit non pas d'une verite historique mais d'une
retrouve tous les themes epiques : les deux armees magnifiquement verite anterieure a I'Histoire. Un fait repute vrai par Ie mythe a fonde,
rangees, l'ivresse des trompettes, les combats a mort. Les formules anterieurement au temps historique, une croyance, un comportement
poetiques sont de rigueur comme en temoigne ce court passage : qui, des lors, se repetent selon une cadence reguliere dans Ie cadre
de l'histoire .
• Or en peust veoir tote I'aier coverte de sajetes con c'il fust pluie. Or puet Le recit que nous avons vu donne, ci-dessus, par Marco Polo rap­
veoir mant homes et mant chevaus estre feru mortaument. Or hi peust oir porterait « l'histoire vraie » qui fut a l'origine du culte des « idoles ».
78 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 79

Les mythes ont egalement pour mission de transmettre sous forme une connaissance superieure du Monde, de I'Homme et de lui-meme.
imagee les experiences humaines fondamentales : jeunesse, vie et Le voyage recele un message: Ie messager (qui ne saurait etre qu'un
mort constituent l'un des themes essentiels (la mort contenant en elle. . voyageur!) est l'intermediaire, depuis des temps immemoriaux, entre Ie
meme la naissance). Or Ie jeune homme de I'histoire est precisement secret des dieux et des choses et les hommes. C'est par lui que
l'un de ces heros qui, volontairement ou non, partent a la rencontre de l'inconnaissable est livre a l'humanite.
la mort, decouvrent Ie cycle vital et fondent sur cette connaissance une Contes et mythes presentent un certain nombre de procedes descrip­
vie regie par des aspirations 5uperieures. tifs et de themes qui se retrouvent dans les redts de voyage. La geo­
Cependant, Ie mythe, tant qu'i1 est vivant, est ressenti par I'indi­ graphie terrestre est aussi une « geographie des histoires " : les map­
vidu et la coUectivite, comme reactualisant I'acte ou I'evenement pemondes d'Ebstorf, de Hereford (XllIe siecle), en sont un bon
originel auquel il se rapporte (ll). Or, on ne peut pas dire que ce soit la exemple; monstres et creatures fabuleuses y sont figures accompagnes
la maniere dont Marco Polo ressent et transmet cette histoire : Ie de leur legende en quelques lignes, pris dans un reseau conventionnel
mythe est passe dans la litterature, Ie mythe est devenu conte. « Lors­ de montagnes, de fteuves, de villes reels; mais ces lieux sonl situes
qu'il n'est plus assume comme une revelation des" mysteres" Ie avec une precision toute relative et choisis sou vent pour leur carac­
mythe se "degrade ", it s'obscurdt, devient conte ou legende (22) » : tCre represent at if ou evocateur (Ies colonnes d'Hercule, Rome, Delos,
c'est sous cette forme « voilee » que Ie Moyen Age re~oit les mythes et, Jerusalem, Jericho... ); la mappemonde vise non pas a restituer la tota­
ne pouvant plus les vivre exactement comme une societe archaique, lite du connu geographique, mais a proposer une selection de sites
force lui est de reemployer I'energie vitale du mythe dans une forme destines a servir de cadre, sinon de chasse : ceux-ci ne sont que Ie
qui n'a pas force d'acte. Peut-etre meme pourrait-on dire que I'exploi­ !:Ontenant et ce dernier importe beaucoup moins que ce qu'il designe.
tation litteraire ou artistique du mythe ne devient possible qu'a partir Nulle route terrestre ne sillonne eel espace : it n'est pas « utilisable I)

du moment ou I' experience mythique a disparu ... lur Ie terrain. Dans la pratique, Ie voyageur usait pour se deplacer
On pourrait objecter que tout cela n'a pas de rapport evident, d'itineraires d'une autre nature : mais il savait que quelque part
incontestable, avec Ie voyage. Mais it ne faut pas oublier que voyager, « en Orient ", pres des bouches de 1'0xus, il trouverait la Mantichora
ce n'est pas seulement voir, observer, raconter, c'est aussi ecouter et (fig. 8) voisine du tigre et du Minotaure; que, dans I'espace contenu
retenir les histoires de quelque habile conteur rencontre par hasard, entre Ie Nil, la mer Rouge et la mer Morte, it trouverait la salamandre,
au cours du voyage; Et, comme dans les Mille et Une Nuits ou les la Mandragore, Ie Phenix ... Cette geographie n'avait d'ailleurs rien de
redts s'emboitent souvent les uns dans les autres, la relation de fixe, a quelques exceptions pres.
voyage s'orne de divers contes ou de recits a substrat mythique qui la Le voyage, tel qu'it se deroule pratiquement, a comme un double
ponctuent d'une maniere attrayante. Ces « agrements» du texte astral: celui-ci, inscrit dans t'espace fortement qualitatif des map­
contribuent a lui donner un caractere esthetique et les auteurs, dans pemondes, deploie son reseau d'images, de creatures, de redts legen­
bien des cas, savent utiliser cette ressource. daires et, si les pieds du voyageur foulent la terre des chemins, sa tete
Si Ie voyage se prete volontiers au merveilleux, c'est que Ie depart evolue dans une atmosphere plus fine (mais non moins reelle). Les
pour I'inconnu est un moment essentiel de l'aventure humaine. Le villes et les paysages ne sont pas seuls a indiquer les changements de
voyage represente a la fois un certain nombre de donnees reeUes et regions : les histoires qu'on raconte, d'un lieu a I'autre, balisent en
une grande part d'extraordinaire au sens premier du terme. Le conte temoins surs Ie passage des seuils... Ce phenomene trouve un point
merveilleux rassemble lui aussi ces elements. Contes et mythes, de comparaison dans un conte des Mille et Une Nuits :
comme I'a montre concretement Claude Uvi-Strauss, sont charges « Marzavan voyagea de ville en ville, de province en province, et d'i:1e en i:1e,
d'exprimer un ensemble de structures humaines et sociales fondamen­ et, en chaque lieu qu'i1 arrivait, it n'entendait parler que de la princesse
tales. Or, ce qui fait avancer Ie monde, ce qui Ie fait basculer de Badoure (c'est ainsi que se nommait la princesse de la Chine) et de son his­
I'immobilite premiere dans Ie mouvement et Ie progres, c'est une sepa­ toire. Au bout de quatre mois notre voyageur arriva a Torf, ville maritime
ration initiale : separation du del et de la terre, dans les mythes cos­ grande et tres peuplee, OU il n'entendit plus parler de la princesse Badoure,
mogoniques, separation de Dieu ~t des hommes. De cette separation mais du prince Camaralzaman, que l'on disait ~tre malade, et dont on
decoule un etat instable livre au hasard des aventures mais sur lequel racontait I'histoire II peu pres sembIable II celIe de la princesse Badoure (23). »
l'homme garde un certain contrale. Ces caracteristiques sont exacte­
ment celles du voyage: Ie voyage est rupture et cette rupture engendre Les aires geographiques correspondent a la repartition des divers
Ie risque. Mais ce risque peut etre fecond : de meme que dans les recits et on note I'arrivee en une aire nouvelle a partir du moment ou
mythes sur les Origines, la rupture de l'etat edenique premier se solde I'on n'entend plus telle histoire. Mais cette aire n'est que I'envers de
non seulement par la souffrance mais aussi par la culture, marque du I'autre, puisque I'histoire qu'on y raconte est celIe fort semblable du
genie specifique de I'homme, de meme Ie voyage mene l'individu vers prince Camaralzaman. C'est lui que recherche Ie voyage.lr et celui-ci
80 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 81
s'est trace son chemin en suivant Ie fiI d'Ariane que constituent les et son recit de I'autre. Voyage et conte sont deux notions si intime­
histoires. ment liees qu'i1 est souvent malaise de demeler I'echeveau de leurs
Le voyage est, par essence, Ie pretexte de recits innoinbrables; cela relations. lIs cumulent un ensemble de rapports tres complexes oil iJ
tient Ii la fois a ce que, dans certaines civilisations, la transmission est difficile de distinguer les influences reaproques des deux notions
orale ;oue un plus grand role que I'ecrit et Ii ce que Ie reat parle est "une sur I'autre.
plus mouvant, plus riche et plus vivant que Ie texte : celui-ci n'est La distinction entre Ie conte et Ie recit de voyage tel qu'il se pre­
qu'une version fixe des faits. C'est pourquoi, par exemple, Plan Carpin sente chez nos auteurs appelle cependant quelques constatations.
ne peut se con tenter de donner son livre it ceux qui lui posent des De notre point de vue, la part de « realite » est plus importante dans
questions sur son voyage: il doit, pour les satisfaire, l'expJiquer, y les recits de voyages: la presence du detail vecu actualise I'experience.
a;outer details et eclaircissements. Le contenu realiste du reat de voyage, 10rsqu'iJ existe (ce qui n'est
pas systematique), enrobe les episodes mythiques. On pourrait distin­
goer Ie conte du recit de voyage par l'intensite de I'expression et de
I'intention mythiques. Le conte livre un ensemble d'experiences
mythiques ou arcbetypiquessous une forme concentree : il n'est que
rarement question, dans Ie conte, de demeler ou de distinguer Ie mer­
veilleux de la realite puisque ces deux choses n'en font qu'une, que, du
moins, elles sont indissolublement liees par I'existence des etres et des
objets magiques qui les mettent sans cesse en contact. Le conte offre
du merveilleux-reel Ii l'etat pur: il se situe tout entier d'un seul dite
du monde. Si nous nous referons au tres beau film Orphee de Jean
Cocteau, nous savons de queUe maniere les personnages passent d'un
monde Ii I'autre en franchissant des miroirs. Dans Ie conte, I'action
et les acteurs sont « de I'autre ctlte du miroir », et d'un seul cote :
ils n'ont pas Ii tracer les limites du merveilleux; Ie monde est unila­
teral. Dans Ie cas du recit de voyage, la realite et Ie merveilleux n'ont
pas ces relations gemellaires qu'its entretiennent dans Ie conte: it
existe entre eux des communications et celles-ci passent par cette
impalpable pellicule qu'est la conscience du double aspect du monde.
Mais il ne s'agit pas ici d'une distinction entre reel et fabuleux, encore
moins entre reel et irreel : ;usqu'au xve siecle (cette periode fera figure
de pivot) aucun c1ivage de ce genre ne s'est opere, tout est realite.
Fig. 8 : Les Fables d'Esope par Sebastien Brant, edition de 1SOL Pluttlt qu'li une discrimination verticale entre des niveaux de realite,
Folio nO 189 verso, De thauris indicis. on assiste a une confrontation horizontale (spatiale, pourrait-on dire)
entre I'ici et I'ailleurs, Ie familier et l'etrange, I'ordinaire et I'unheim­
Du fait que Ie voyage est en rapport avec les ressorts fondamentaux lich.
de I'etre humain (passions, vie, mort... ), son recit revet souvent un Quand I'auteur du recit n'a pas ete I'acteur du voyage qu'il
caractere de necessite. raconte, comme c'est Ie cas de Mandeville et, partiellement, de Jour­
Dans bien des cas, les heros sont tenus de raconter leurs aventures dain, Ie texte se rapproche indiscutablement du conte. Par contre,
(donc la plupart du temps leur voyage) pour sauver leur propre vie. lorsqu'i1 a ete I'acteur de son voyage, on observe que la feerie s'incarne,
Cette situation, familiere au conte (comme en temoignent en parti­ elle penetre dans la vie, comme la vie penetre en elle, et constitue une
culier deux contes des Mille et Une Nuits : I'histoire des trois Calen­ entite qui ne cesse d'affirmer I'unicite de sa douhle nature. II est arrive
ders (24) et celie du marchand et du genie e')), est I'une des comp~ aux voyageurs de passer a leur insu a travers Ie miroir : on en voit un
santes du voyage. exemple dans I'episode oil Odoric pretend que I'agneau vegetal n'a
Le voyage est bien souvent I'occasion de rencontrer la mort, tandis rien d'extraordinaire puisqu'il existe en Irlande un arbre oil poussent
que Ie recit de voyage est parfois celie de sauver sa vie. Ce clivage les oies.
entre la realite vecue et la realite transposee du recit, qui trouve son Amhigu par nature, Ie caractere merveilleux du recit de voyage
analogie dans la double fonction mort-vie, laisse assez pressentir recoupe Ii mainte reprise celui du conte. Rappe)ons-nous avec queUe
I'importance que peut revetir pour I'imaginaire, Ie voyage d'une part insistance Rubrouck s'attarde sur I'impression qu'a partir d'un cer­
82 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE BT MYTHE 83
tain moment, il entre en un autre monde. Le voyageur parcourt des
vee Ii la lecture des recits anterieurs et du desir de l'imposer au lec­
lieux 00 l'autre monde, Ie monde enchante, existe avec suffisamment
teur:
d'evidence pour qu'on puisse vivre a la fois sur les deux registres :

ordinaire et extraordinaire. Colomb vit dans cet etat d'esprit Iors des
• Premiers au chief de Ia sale est Ie throsnes de lempereur bien haut, ou il
premiers mois de l'expedition de 1492 :
siet a table de fines pierres pricieuses et bordee tout entour de fin or et de
pierres prt:cieuses et de grosses perles. Et les degres a Ia montee sont de
«II lui semblait que tout cels devait etre l'effet de quelque enchante­
pierres precieuses et soudes de fin or... D(31).
ment (U). "

« II dit que tout ce qu'on voyait etait d'une telle beaute qu'i1 ne parvenait
Colomb, lui aussi, est hante par une vision d'Eldorado. II est pard
plus a s'eloigner de tant de belles choses ni du chant des oiseaux, grands et
a
pour decouvrir les iles ou l'on ramasse l'or pleines mains:
petits (27). "

• Cependant I'amiral avait appris d'un vieillard qu'il y avait dans les
Cette beaute est celIe de la Nature. Marco Polo, lui, est plus sensible parages un grand nombre d'iles, sur un rayon de cent lieues et davant age. II
aux beautes humaines et a celles des reuvres humaines. crut comprendre que l'or abondait dans ces iJes-la et dans d'autres encore, au
Le grand Khan est, comme Ie roi des contes merveilleux, un etre point que ce vieillard lui disait que dans certaines lies tout etait en or; et que
beau, bien fait et valeureux : dans certaines autres il yen avait tellement qu'on Ie recueillait et on Ie passait
au tamis comme dans les bluteaux; ensuite on Ie faisait fondre et on en fai­
" II est de belle grandesse, ne petit ne grant, mes est de mezaine grandesse. II sait des barres ou bien des objets de toute espece, dont it indiquait par
est carnu de bielle mainere; et est trop bien talies de toute menbres; il a son signes la fac;:on (32). »
vis blance et vermoille come rose; les iaus noir et biaus, les nes bien fait et
bien seant (28)... Jusqu'au bout, il fera ehatoyer la feerie de l'or aux yeux de ses
contemporains et de ses souverains. C'est I'or qui justifie Ie voyage, et
Son palais est une demeure feerique 00 les miroitements de l'or et comment pourrait-on refuser deliberement de partir a sa conquete
des pierreries contribuent Ii l'enchantement de ses hOtes : quand on sait que l'or contere une puissance quasiment magique?
" ...les murs de les sales et de les canbres sont toutes covertes d'or et d'argent,
et hi a portraites dragons et bestes et osiaus et chevals et autres diverses u Les Genois, les Venitiens et tous ceux qui disposent de perles, s'en vont tous
jenerasion des bestes... II ha tantes chanbres qe c'en est marvoilles a voir. II jusqu'au bout du monde, pour les echanger et les transformer en or. L'or est
est si grant et si bien fait que ne a home au monde que Ie pooir en aust qu'i! tout ce qu'il y a de plus excellent, avec I'or on fait Ie tresor; avec lui, celui qui
Ie seust miaux ordrer ne faire et Ia covreture desoure sunt tout vermoile et Ie possede peut faire tout au monde, et arriver m~me a faire entrer les ames
vers et bloies et jaunes et de tous colors, et sunt envertree (vernies) si bien au Paradis (33). »
et si soitilmant, qu'il sunt respredisant come cristiaus, si que mout ou Ioigne
environ Ie palais luissent [...] Et entre Ie un mur et Ies autres de celz qe ie Le terme transformer est significatif : Genois et Venitiens partent
voz ai contes, a praeries et biaux arbres esquelz ha plosors maineres des dans une perspective presque alchimique!
deverses bestes. Ce sunt cerfz blanches [...] »(29).
La richesse des pays lointains n'est pas faite que d'or et de pierreries,
Les palais merveilleux abondent dans les Mille et Une Nuits et dans elIe se manifeste aussi dans l'abondance de tous biens. Tout ce qui est
bien d'autes contes. La princesse Badoure, dont on a deja parle, prin­ necessaire a la vie est offert, iei, par la Nature :
cesse de Chine, vi! dans ce cadre :
u Des toutes couses qe bezogne a cors d'omes por vivre en ont en grant abon­
" Le premier palais est de cristal de roche, Ie second de bronze, Ie troisieme dance e grant merchies (34). »
de fin acier, Ie quatrieme d'une autre sorte de bronze plus precieux que Ie
premier et que l'acier, Ie cinquieme de pierre de touche, Ie sixieme d'argent,
et Ie septieme d'or massif. Illes a meubles d'une somptuosite inouie... II n'a
L'ile de Madagascar, nous dit Marco Polo e'),
est d'une richesse
extraordinaire : ivoire, santal, ambre, draps d'or et de soie alimentent
pas oublie, dans les jardins qui les accompagnent, les parterres de gazon ou
emailles de Beurs, les pieces d'eau, les jets d'eau, les canaux, les cascades, un commerce extremement florissant. Les animaux sont divers et
les bosquets piantes d'arbres a perte de vue... » (30). nombreux : leopards, ours, lions, cerfs, chevreuils, daims, sangliers
sauvages ... Une grande multitude d'oiseaux s'ajoute aces charmes.
L'image des palais de Chine, on Ie voit, hantait deja l'imagination C'est la un monde feerique. Y a-t-il, pour autant, transposition de la
persane et arabe. Ce que Marco Polo disait en quelques phrases, Man­ realile? Si c'est effectivement Ie cas pour les recits de voyage qui
deville Ie dit plus longuement et sa description du palais du grand decrivent par oui-dire, il n'en est rien pour ceux qui parlent d'une
Khan est, du fait qu'il ne l'a pas vu, beaucoup plus proche du conte: reaJiu: vecue : des voyageurs comme Marco Polo ont reellement 'lJU
la frequence des repetitions temoigne de la fascination qu'il a eprou- des richesses fabuleuses. Ce qui apparente leurs descriptions aux contes
84 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE BT MYTHB 85

ce n'est pas precisement l'imagination mais bien plut6t leur emerveil­ Le theme du jardin merveilleux est plus qu'un theme favori des
lement devant une realite qu'ils n'avaient fait que rever jusqu'alors. contes, il a quasiment une dimension de my the. II subit bien des
variations d'une histoire Ii l'autre et notre propos n'est pas de les
Certains themes sont aptes, plus que d'autres, Ii se maintenir en analyser. Mais dans les contes orientaux comme dans les contes
equilibre au point de contact des trois domaines, mythe-conte-realite, occidentaux (et n'oublions pas les miniatures ou Ie jardin sert si
sans a~user d'affinite plus prononcee pour l'un ou pour l'autre du fait souvent de cadre) Ie jardin est un lieu ou Ie r@ve s'epanouit.
qu'ils participent egalement des trois. Parmi ceux--ci, la Nature envi­ Les Persans et Ies Arabes nourrissent a
l'egard des jardins une
sagee comme un jardin merveilleux. veritable passion (que Ie climat explique d'ailleurs fort bien). Jls foi­
Au pays d'Orient, la Nature est un jardin merveilleux; celte evi­ sonnent dans les Mille et Une Nuits, que ce soient des jardins reels:
dence a tellement frappe Colomb que, par deux fois, it a baptise des
lieux du nom de jardin : lors de son deuxieme voyage, il decouvre des « II me sembla que j'etais dans un jardin delicieux : ;e voyais part out des
Des situees Ii rote de l'ile de Cuba et les appeUe « Ie jardin de la Reine b, arbres, les uns charges de fruits verts et les autres de mars, et des ruisseaux
Au cours du 411 voyage, it reconnait la rote orientale du Costa Rica et d'une eau douce et claire qui faisaient d'agreables detours. Je mangeai
de ces fruits, que je trouvai exeellents, et je bus de cette eau qui m'invitait
decouvre, dans la zone du cap Limon, une region qu'il nomme tout a boire (40). "
simplement « Ie jardin ., La Huerta.
Void la description qu'il donne, Ie dimande 21 octobre 1492, de ou des jardins fabuleux :
rile Isabelle :
« il descendit de la terrasse, et il s'arreta dans Ie jardin a en considerer les
« lei, comme partout dans Pile, tout est vert et I'herbe est comme au mois
fruits qu'il n'avait vus qu'en passant. Les arbres de ce jardin etaient tous char­
d'Avril en Andalousie. Les chants des oiseaux sont tels qu'on voudrait ne ges de fruits extraordinaires. Chaque arbre en portait de differentes couleurs :
jamais abandonner eet endroit; et il y a tant de perroquets que leurs vols iI y en avait de blancs, de luisants et transparents comme Ie cristal; de rouges,
obscureissent Ie soleil. II y a une telle multitude d'oiseaux, grands et petits, et les uns plus charges les autres moins; de verts, de bleus, de violets [...J. Les
si differents des notres que c'est merveille. On trouve aussi des arbres de mille blancs etaient des perles; les luisants et transparents des diamants; les rouges
especes differentes, tous avec des fruits, chacun asa maniere; et ils embaument les plus fonces, des rubis; les autres moins fonces des rubis balais ; les verts des
tous tellement que c'est un veritable plaisir (36). » emeraudes; les bleus des turquoises, les violets, des amethystes [... ]; et ces
Chez Marco Polo et Mandeville, it se trouve aussi des jardins. fruits etaient tous d'une grosseur et d'une perfection aquoi on n'avait encore
rien vu de pareil dans Ie monde .. (41).
Mais ceux--ci sont des jardins clos, des jardins organises par l'homme,
tandis que Ie jardin merveilleux de Colomb est un espace vierge,
Nos contes europeens ont egalement utilise Ie theme du jardin, mais
vaste, Ii la dimension du createur plus que de la creature. L'ile de
dans un sens peut etre plus symbolique et mystique. L'enclos de la
Moa, ou il aborde Ie dimanche 2S novembre 1492, lui apparait
licome est un jardin. De vieilles ballades comme « La Belle est au
comme un cadre grandiose : jardin d'amour» relevent d'une inspiration paetique ou l'on devine
• 11 y avail part out de hautes montagnes, parcourues par de nombreuses une mystique amoureuse. Entin, des contes plus « recents », mais dont
rivieres aux belles eaux; et leurs Ranes etaient couverts de pinedes ainsi Ie symbolisme est particulierement riche, comme La Belle et fa Bete,
que tous les alentours, que couvraient de tous cOtes des forats aussi belles poursuivent avec bonheur Ia tradition :
a voir, qu'elles aaient differentes l'une de l'autre (37). »
« 11 descendit dans Ie jardin, ou malgre la rigueur de l'hiver, il vit, comme
Les notations realistes (cent navires pourraient tenir dans cetle au milieu du printemps, les fleurs les plus rares exhaler une odeur char­
crique, ces pinedes foumiraient des mAts II: pour des navires aussi manteo On y respirait un air doux et tempere. Des oiseaux de toute espece
grands que les plus grands d'Espagne (31) », les rivieres sont propices melant leur ram age au bruit confus des eaux formaient une aimable harmo­
Ii l'insta1lation de scieries), meme si elles exagerent parfois les possi­ nie (42). "
bilites reelles d'exploitation, rotoient les touches paetiques :
LA NOSTALGIE DU PARADIS
« II a~ut une grande riviere aux belles eaux qui devalaient avec fracas
du haut d'une montagne. II s'y rendit et it vit briller sous I'eau des pierres Les jardins naturels constituent un avant-gout du paradis. Jourdain
diaprees d'une couleur doree (39). " de Severac donne une description de Ceylan quasiment erlenique.
Bien sdr, ces pierres laissent presager des mines d'or. II ne faut L'enumeration des oiseaux est interessante a la fois par la fascination
pas considerer que realisme et poesie sont des choses differentes : qu'exercent les couleurs (theme classique des contes merveilleux et
la realite est feerie et c'est cela qui emerveille Colomb. des peintures du paradis) et par sa conclusion:
86 VOYAGB, CONTB BT MYTHE
VOYAGE, CONTE ET MYTHB 87
De avibus autem dico : (...1 sunt albae aliquae sicut nix per totum, ali­
quae virides sicut herba; aliquae mediorum colorum coloratae, in tanta Mais it existe des Paradis trompeurs : pris entre les images vecues
quantitate et jocunditate, quam non potest did. Psittaci quoque vel papagii, d'une Nature aussi genereuse qu'l\ I'aube des temps, qui presente une
uniuscujusque coloris in genere suo, excepto colore nigro, quia nunquam nigri parente tres sensible avec l'Eden premier, et les images revees du Para­
inveniuntur, sed albi per totum, et virides et rubei, et etiam coloris permixti. dis terrestre, lieu unique, geographiquement delimite (sinon situe),
Videntur recte aves istuis Indiae creaturae Paradisi (4'). lieu historique, archetypique meme, du premier homme, Ie voyageur
Pour parler des oiseaux, je dirai que certains d'entre eux sont tout entiers peut rencontrer des reflets dangereux et maIefiques qu'il prendra pour
blanes comme neige, d'autres rouges comme une graine d"'~carlate, d'autres Ie Paradis.
verts comme I'herbe; d'autres encore sont de couleurs si variees et si belles
qu'on ne peut les decnre. Des perroquets ou papegais, il s'en trouve de toute Parmi ces pays ou la Nature est prooigue de tous biens, it en est de
couleur, mais on n'en voit jamais de noirs : it y en a de tout blancs, des verts, civilises ou « luxe, calme et volupte » prennent Ie pas sur la vision du
des rouges et mbne de couleurs melees. A vrai dire, ces oiseaux semblent etre jardin edenique. Ceux qui menent une vie paradisiaque sont des privi­
des creatures de paradis. legies. Ainsi Mandeville deerit, dans une atmosphere de reve, la vie des
mandarins (Ie terme n'apparait pas mais on peut Ie deduire avec certi­
C'est lui-merne qui etablit Ie rapprochement entre les creatures de tude) (48). Ceux-ci jouissent de cette vie « sens faire nul biau fait
ce pays reel et celles du Paradis. La description se poursuit d'ailleurs darmes » (49). Seule la naissance leur vaut cette existence. Le mandarin
de maniere a constituer, un tout tres coherent. II est question d'une est entoure de femmes :
piece d'eau au milieu de laquelle se trouve un arbre. Tout metal plonge
dans cette eau se transforme en or, toute plaie frottee avec une feuille « iI a bien cinquante damoiselles pucelles, qui toutes Ie serven! all mangier
de cet arbre guerit (44). Les animaux sont plus grands qu'ailleurs, ou quant il va chacier et a faire tout quanquil lui plaist » (50).
et its sont parfois bien etranges, comme ces deux chats ailes qu'i1 vit
a
lors de son sejour Ceylan. Certains arbres ont des feuilles assez larges Elles lui servent ses repas en chantant et lui mettent les morceaux un
pour abriter cinq hommes (45). a un dans la bouche car celui-ci ne touche a rien (ses ongles sont si
Dans une autre ile, les hommes et les femmes vont nus et ont pour longs qu'ils s'enroulent autour de ses doigts!).
demeure des parois de voiles :
« Et tous les iours Ie fait on ainsi, et en celie manil!:re il use sa vie» ('I).
Est et alia insula ubi homines et muIieres omnes simpliciter incedunt
nudi [... ]. Isti, de pannis quod emunt, fadunt ad modum cortinarum parietes; Dans ses jardins se trouve un petit pavilion (un moustier ») tres
(f

nec cooperiunt se, nee verecundias suas, aJiquo tempore mundi (46). richement deeore, OU it se retire pour prendre Ie frais :
II Y a aussi une autre ile ou hommes et femmes vont nus, en toute simpli­
dte. Ceux-ci, d'etofi"es qu'its achetent, confectionnent des abris de voile; « Et pour autre chose nest ce moustier fait que pour prendre son deduit
eux-memes ne se vetent jamais et ne couvrent pas meme leur sexe a quelque seulement (!l). »
saison que ce soit.
Ce qui fascine, c'est que Ie plaisir soit Ie seul but de celte existence.
C'est la premiere description d'un pays reel, par un voyageur qui I'a Ce reve se retrouve bien souvent chez d'autres auteurs et sous d'autres
etfectivement vu (47), qui ait assez de cohesion et de coherence pour formes. Le plaisir parfait sur terre est I'objet d'une quete passionnee
s'apparenter aux descriptions du Paradis terrestre proprement dit. et trompeuse. L'histoire du 3e calender relate un episode qui fait
Toute cette profusion vegetale et animale, cette simpIicite de la etrangement penser a celui de Mandeville et a son analogue chez
nudite humaine, se retrouvent dans Ie triptyque du Jardin des Delices Marco Polo ('3) :
terrestres de Jerome Bosch. Les oiseaux, les animaux extremement
varies, les fruits enormes, les humains vivant dans des bulles de verre « Je vis en face une porte ouverte, par ou j'entrai dans un grand salon ou
(it n'est pas interdit de leur comparer les demeures de « voiles» etaient assises quarante ;eunes dames d'une beaute si parfaite que l'imagi­
I< cortinatum parietes» - evoquees par Jourdain) et la presence de
nation mbne ne saurait aller au-dela. EIIes etaient habillees tres magnifique­
l'eau, des fontaines, constituent presque l'iIlustration des propos de ment. EUes se levl!:rent toutes ensemble shot qu'elles m'aperlfurent [...1: « II
y a longtemps [...] que nous attendions un cavalier comme vous »(54). ,.
Jourdain.
Le theme du Paradis est l'un des grands themes de la Iitterature de Elles se meuent a Ie servir, non sans lui avoir demande « une rela­
voyages au Moyen Age. Le Paradis est l'objet d 'une quete tres reelle tion de son voyage» (") et satisfont tous ses desirs pendant un an.
et, si parfois les voyageurs se disent que jamais its n'y arriveront, a
Apres quoi... Ie voyageur aura subir une epreuve : ce paradis lui
d'autres continuent a y croire. appartiendra definitivement s'i1 resiste a la tentation sur un seul point.
88 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 89

II echoue helas ... car Ie paradis sur terre n'est pas pour des creatures La reponse est inquietante car la fin du monde verra Ie chatiment de
faillibles comme les hommes! toUS ceux qui n'ont pas vecu selon la loi divine.
Odoric nous raconte une histoire tres en faveur aupres de tous les Les usages de ce pays sont que les visiteurs de ces lieux ne peuvent
voyageurs, celle du « Vieillard des Montaignes I). Ce vieillard avait en sortir qu'a certaines dates; apres 9 jours, apres 30 jours, apres
enclos une montagne : 300 jours. Si, apres 330 jours, ils ne sont pas sortis, ils ne peuvent plus
quitter ce sejour. Au bout de 300 jours de plaisir, Ie chevalier se met
« et la avoit il mis les plus belles damoiselles qu'il peust trouver et aussi toutes
a reflechir : subitement, il pense aDieu qu'il a oublie tout ce temps-la,
choses qui peuvent porter delectation a corps humain, et nomment ce lieu .A la vie mondainc qu'il vient de mener. Quelques circonstances de cette
Paradis » (56). 'vie paradisiaque commencent a l'inquieter :

,. Quand venoit Ie vendredy, apres la mynuit, sa compagne se levoit de empres

Ce «paradis» accueille des jeunes hommes vigoureux : lorsque lui et s'en alloit Ii la royne, et toutes les aultres de leans aussy. Et la estoient,
ceux-d ont goute a ses delices, Ie vieillard les endort a l'aide d'un breu­ en chambres et aultres lieux ad ce ordonne, en estat de culeuvres et de ser­
vage soporifique et les fait porter hors de ces lieux. II les fait, a leur pens toutes enssemble; et ainssy estoient jusques apres la mynuit du Samedi,
reveil, comparaitre devant lui et leur annonce que jamais plus ils ne :que chascune retournoit Ii sa compagnie; et Ie lendemain, sembloit estre plus
retourneront « en paradis » a moins qu'ils ne tuent tel ou tel homme. belle que jamais n'avait este. Car jamaiz n'envieillissent, ne scevent que
Les jeunes gens, prets a tout pour retrouver ce paradis, obeissent au dolleur est. .. (62). D
vieillard : de cette maniere, celui-d a constamment des tueurs a sa dis­
position. Marco Polo raconte la meme histoire (~7) avec plus de details: Voila qui fait singulierement penser a la legende de Melusine, et
les jeunes gens a la solde du « Viel de la Montagne » s'appellent des aussi aux sabbats de sorcieres (l'aptitude a se metamorphoser et les
« asesinz » (~8). Contrairement a Odoric qui passe tres rapidement affinites de ces femmes avec la nature du serpent sont des points
sur les delices du « paradis I), Marco Polo s'attarde assez longuement communs) : ce texte a ete ecrit au xVC: siecle, epoque ou la chasse aux
a decrire Ie jardin, ses quatre fleuves (vin, lait, miel, eau), les palais 80rcieres a commence a prendre des proportions inquietantes.
dores, etc. (~9). Ce paradis reste tres ambigu : on n'y fait rien de mal. La seule chose
Parmi les paradis trompeurs, il en est un qui se detache de maniere qui Ie condamne est Ie plaisir qu'on y prend :
originale : c'est celui d'Antoine de la Sale. L'un des passages les plus
interessants de La Sa/ade est consacre a un recit qui a ete inspire a l'au­ • Finablement les delis mondains y sont telz que cuer porroit penser ne
teur par son ascension au mont de la Sibylle faite Ie 18 mai 1420 dans langue dire (63). "
les Apennins, entre Ancone et Spolete. II a decouvert hi, au sommet de
la montagne, une grotte d'ou partent des conduits souterrains qui, Telle est aussi l'ambiguite duJardin des De/ices terrestres de Jerome
censement, menent au Paradis de la reine Sibylle. II n'est pas alle Bosch. La lumiere et la serenite du panneau central rendent presque
lui-meme a ce Paradis, mais il transcrit l'histoire que lui ont racontee invraisemblable une condamnation morale de ces etres. Et cependant
deux hommes : ceux-d faisaient partie d'une equipe de cinq qui partit un certain nombre de signes marquent la fragilite de cet univers (les
a la decouverte de ce monde souterrain, quelques annees auparavant. bulles de verre, par exemple), la bestialite latente (les animaux sym­
Le heros de l'aventure est un chevalier allemand, car les Allemands bole de luxure), la frenesie de plaisir (les humains mordant a pleines
«sont gens grandement voyageurs et querans les adventures du dents des fruits gigantesques). Ce theme du « jardin des del ices ter­
monde » (60). Apres un trajet extremement perilleux, il arrive avec son restres » qui ne peut etre qu'un paradis trompeur est des plus fre­
ecuyer dans une suite de salles toutes tres richement ornees. II se trouve quents dans les recits de voyage. Le voyageur tend vers une sorte
parmi une grande foule de dames, damoiselles, chevaliers et ecuyers. d'Absolu et quel univers saurait mieux que Ie Paradis ou l'Enfer,
On Ie mene devant la reine. Celle-ci, comme tous ses sujets, sait parler s'adresser a ce qu'il y a d'extreme dans l'etre humain?
toutes les langues du monde et ce don se transmet, au bout d'un cer­
tain temps, aux hotes de ce royaume. La reine apprend II ses visiteurs La description du Paradis terrestre proprement dit ne se trouve pas
que tous, ici, sont immortels : tres sou vent chez les voyageurs qui, forcement, ne l'ont pas vu :
• De paradis terrestre ne vous saroie ie proprement parler, car ie ny fui
• Encores, dist la royne, y a iI plus; car en I'estat que nous voyez serons tant onques. Ce poise moy, car ie ne fu mie digne de la aler (64). »
que Ie siecle durera. - Voire, Madame? dist Ie chevalier. Dont estes, vous et
voz gens, les plus eureux de tout Ie monde. Et quand Ie monde finera,
Madame, que devenrrez-vous? Alors elle lui dist : - Nous devendrons ce que
lis ne peuvent donc en parler que « par our-dire ». C'est ce que
est ordonn~; et n'en veuillez plus savoir (61). D Mandeville se propose de faire :
90 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 91
« Et si est paradis enclos tout d'un mur, et si ne seet on dequoy il est; et Voici ce que dit Mandeville de la situation geographique du Para­
si semble que les murs soient couvers de mousset, et n'y perent pierres ne dis:
caillous ne autre maconnerie de quoy les murs soient fais. Et si descent Ie
mur de midy vers byse, et ny a que une entree, qui est enclose de feu ardant, c Paradis terrestre on dit que cest la plus haute terre du monde, et est en
si que nuls horns mortel ny pourroit entrer. Et au plus haut de la terre de orient au commencement de la terre. Et est si haute qu'elle touche bien
paradis en my lieu est la fontaine qui jete les nn. Fleuves, qui queurent pres du cercle de la lune, par lequel la lune fait son tour (69). "
par diverses terres (6'). "
C'est la, evidemment, une localisation assez vague. Pour un navi­
Ces fleuves sont Ie Phison (ou Gange) OU se trouvent « maintes gateur, c'est tout au plus une indication et it considere que rien de
pierres precieuses et moult de gravelle d'or l); Ie Gyon (ou Nil), precis n'a jamais ete ecrit sur cette question :
Ie Tigre et l'Euphrate. Telle est I'image schematique du Paradis
• Je ne trouve pas, et je n'ai jamais vu d'ecrit latin ni grec qui indique de
terrestre. Mandeville ne parle absolument pas de ee que contient f~n certaine I'endroit de ce monde ou se trouve Ie Paradis terrestre; et je
ee paradis : il n'en donne que l'image de l'enceinte exterieure et Ie ne I'ai ;amais vu marque sur une mappemonde CO). "
t6noignage des quatre fleuves.
On peut dire que si les voyageurs ne decrivent pas Ie Paradis Meme s'il existe des mappemondes ou Ie Paradis terrestre se trouve
terrestre, c'est qu'ils se soucient peu de faire ceuvre d'imagiers a figure (par exemple la mappemonde de Hereford), on ne peut pas dire
propos d'un theme aussi connu, ou qu'ils ne veulent decrire un lieu qu'il soit veritablement situe! La seule indication c'est qu'il se trouve
ou i1 est trop evident qu'ils n'ont pas pu aller. En fait, it est fort en Orient, la ou finit Ie monde. Des son premier voyage, Colomb est
probable que la description de ce Paradis ideal manque singuliere­ persuade qu'it approche de ces lieux :
ment de saveur, pour eux, apres toutes celles qu'ils ont donnees de
lieux reels : ceux-ci procurent une idee de Paradis terrestre assez cII fut extremement surpris de trouver If! une si grande quantite d'iles [...).
complete et consistante pour qu'il soit inutile d'en imaginer une n dit supposer que sont If! ces nes qu'on marque sur les mappemondes en
quantite presque infinie, pour signaler l'extremite de rOrient ('I). »
de plus a propos du seul Paradis terrestre en titre! Par consequent,
les images de Paradis que donnent les voyageurs sont celles que nous Le ;eudi 21 fevrier 1493, alors qu'it poursuit son voyage de retour
avons deja signalees en pari ant des jardins delicieux. vers I'Espagne, it note que, depuis qu'il a abandonne « les Indes »,
Pourtant, Ie cas de Christophe Colomb est a mettre a part. Celui-ci la mer est redevenue mauvaise et tourmentee. jusqu'alors, « it n'avait
ne s'est pas contente de donner, d'une maniere eparse, des descrip­ jamais eu affaire, meme pendant l'espace d'une heure, a une mer
tions de Nature paradisiaque : it a eu la ferme conviction de naviguer qui rendit la navigation difficile (72) l'l.
dans les parages immooiats du Paradis terrestre :
c II conclut en disant que les theologiens et les sages avaient bien raison
« Je dis donc que si ce Oeuve ne sort pas du Paradis terrestre, il vient et lorsqu'ils affirmaient que Ie Paradis terrestre se trouve a I'extremite de
sort d'un continent infini qui s'etend en direction du Sud et dont on n'avait l'Orient, car ces regions-If! sont parfaitement temperees; en sorte que ces
eu auparavant aucune connaissance (66). D terres qu'il venait de decouvrir sont (dit-il) la fin de I'Orient (,3). "

Son insistance sur ce point est continuelle et c'est ainsi qu'il Cette conviction se fortifie durant chaque voyage et Colomb en arrive,
termine la Relation de son troisieme voyage : au cours de son troisieme voyage, a se forger I'opinion que Ie monde
est non pas exactement spherique mais en forme de poire - Ie renfle­
«Actuellement, et pendant Ie temps que ces nouvelles mettront f! leur ment sommital de la poire correspondant au Paradis terrestre ('4).
parvenir, j'envoie l'Adelantado vers ces terres nouvellement decouvertes CeQ corrobore I'idee de Mandeville et de bien d'autres que Ie Para­
et dans lesquelles je ne puis m'emp&:her de croire que se trouve Ie Paradis dis est « la plus haute terre du monde » :
terrestre. II y va avec trois navires bien pourvus, pour examiner de plus
pres ces memes terres et pour decouvrir tout ce qu'il sera possible de trouver « J'appelle Ie bout de rOrient, Ie point ou prennent fin toutes les terres
de ce cOte-If! (67). )) et toutes les ties [...]. Je dis qu'en passant au-dela en direction de rOuest,
les navires naviguent en s'elevant doucement vers Ie ciel. C'est pour cette
Imaginons quel effet une telle declaration devait produire : trois meme raison que I'on sent plus agreablement la temperature de I'air et que
navires a la conquete du Paradis... et tout eela durant Ie temps d'une I'aiguille de la boussole change Ie sens de sa declinaison (15)...
traversee de I' Atlantique I
Pour appuyer son hypothese, Colomb se fonde sur des donnees La formule « les navires naviguent en s'elevant doucement ven
qu'it puise un peu partout (68). n s'agit de prouver la concordance Ie ciel » est une phrase de reve : mais pour Colomb, it s'agit d'une
de ces donnees avec son experience. realite.
 110 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 111
• Ne crains rien, et aie confiance! Ces tribulations sont gravees sur du y a de « l'illusion » dans ce qu'il per90it, si Odoric, constatant de visu,
marbre, et eUes ne sont pas sans raison d'etre (1"). II lorsqu'il gagne un point de vue sureleve, l'absence des phenomenes
per«;us peu de temps auparavant ne s'arrete pas Ie moins du monde a
II est, lorsqu'il entend cette Voix, dans un etat de prostration qui cette constatation, c'est que la distinction reel-irreel ne presente pas
confine au sommeil : tel est l'etat des chamans lorsque ceux-ci en sont un interet essentiel pour eux. C'est pourquoi, dans les chapitres que
arrives a la phase de leur transe ou les Esprits se mettent a parler. nous allons aborder, nous ne pourrons jamais parler de « fantastique »
Les experiences mystiques se ressemblent, au-dela des differences de au sens moderne du terme : la notion d'irrealite qu'il comporte pour
culture. nous maintenant suffit a Pinterdire. Une « merveille ", au sens Ie
Ainsi, en cherchant Ie Paradis terrestre et en poursuivant une quete plus large, est une chose dont on s'etonne parce qu'elle n'est pas dans
sanctifiee et ordonnee par Dieu, Colomb Mte la venue des Derniers Ie cours ordinaire des choses, mais elle ne prete pas Ie Hanc au doute
Jours, Ie Temps ou Ie monde pourra se regenerer et se reproduire tel systematique. II n'existe pas un Reel et un Irreel dans I'Absolu. Le
qu'it etait aux origines. II se situe dans la plus grande tradition plus souvent, ceux-ci se determinent, avec une grande elasticite, au
mythique et ne peut vivre ses decouvertes et sa Destinee que comme gre des individus. Les merveilles sont simplement (171) I'occasion de
un jalon du retour aux origines. s'apercevoir d'une action et d'une presence plus manifestes du sacre.
Or, durant tout Ie Moyen Age, Ie sacre est Ie «reel par excel­
lence » ('72).
Le fait de vivre les « merveilles » et les mythes vehicuIes par les
Le voyage entretient des rapports intimes avec la pensee mythique. recits de voyage n'est nullement illusoire : il appartient a l'experience
Le recit de voyage est une maniere d'enclore dans un cadre clos tem­ sacree de connaissance du monde que poursuit inlassablement l'homme
porellement et spatialement - temps de la lecture, espace du livre ou medieval. Nous avons presente les scenarios initiatiques comme par­
du lieu de lecture - des elements dont la propriete, lorsqu'ils sont ticulierement importants, or il s'agissait la de mythes dont I'existence
vivants et vecus, est de foisonner. Ce temps de la lecture ou du recit rituelle avait alors presque disparu : il n'en subsistait que des avatars
parle introduit une rupture dans Ie COUI'!! du temps tel qu'il est vecu populaires qu'il nous faut considerer comme tels et non comme
ordinairement. Le rapport d'analogie qui existe entre la litterature et elements religieux. Mais, si les « cliches initiatiques revenaient a
Ie mythe trouve un repondant, et s'eclaire par la meme, dans celui satiete)} dans les textes medievaux, c'est que « de telles aventures
qu'etablit Claude Levi-Strauss, d'une maniere tres elaboree, entre la correspondaient it un besoin profond » (113). Seule l'imagination etait
musique et Ie mythe. desormais « travaillee » par ces mythes : cette activite n'en est pas
Mythe, musique et litterature sont en effet des « machines a sup­ pour autant irreelle. Nous savons, et ceci plus particulierement grace
primer Ie temps (166) ». Tous trois creent, a l'interieur d'une cellule a la psychanalyse et a la psychologie cognitive, que c'est Ie sujet qui
refermee sur elle-meme, une modalite temporelle qui a ses propres lois «construit. sa propre realite a partir de tout un systeme d'inferences
et demeure a l'interieur du Temps historique comme un noyau irre­ et de confrontations spontanees : est dit reel ce qui parait confirme par
ductible. Si, dans sa demarche analytique, C. Levi-Strauss a choisi, 1'« epreuve des faits» (mais elle aussi sub;ectivement per9ue) et par
a l'inverse de ce que nous faisons, de regarder « du mythe vers la I'opinion courante, qu'on peut appeler «realite consensuelle », eIle
musique, plut6t que du mythe vers Ie langage (167) ", c'est qu'il a estime aussi relative mais conditionnante parce que generalement partagee.
a sa juste valeur « Ie pouvoir extraordinaire qu'a la musique d'agir Lorsque les mythes ont perdu leur (! realite rituelle » (174), et lors­
simultanement sur l'esprit et sur les sens, de mettre tout a la fois en qu'its sont devenus, entre autres avatars, des « motifs litteraires ) (175),
branle les idees et les emotions, de les fondre dans un courant ou elles leur activite n'en garde pas moins une forte realite souterraine et ils
cessent d'exister les unes a c6te des autres, sinon comme temoins et continuent, par ce biais, a delivrer leur message «sur un autre plan de
comme repondants (,68) ». La musique agit avec une « vehemence (169) » l'experience humaine • (176).
dont eUe seule est capable.
Le texte lu est loin d'agir avec tant de force. Mais Ie texte dit,
parle (et I'on sait que ce fut souvent Ie cas, au Moyen Age, des rela­
tions de voyage (170), retrouve une energie qui va dans Ie meme sens
que cette « vehemence " de la musique.
C'est peut-etre cette maniere de vivre, en tant que lecteur ou audi­
teur, ces recits qui explique qu'on n'ait pas eu, alors, la preoccupation
constante de determiner en eux la part de reel et d'irreeI. Si Mande­
ville n'eprouve pas Ie besoin d'approfondir la question de savoir s'il
92 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 93
Pour convaincre qu'il a decouvert les environs du Paradis, il " a partir de ce golfe, I'eau forme un puissant courant inimerrompu, qui se
al\egue un grand nombre de preuves. II a trouve, en arrivant a dirige vers PEst; et c'est pourquoi il y a dans ces deux entonnoirs un combat
20 degres au Nord de la ligne equatoriale, Ie long de la cote afri­ si violent contre I'eau sah:e (8S) .,
caine, des hommes tres noirs et des terres bnilees par Ie solei! et
« plus on descend vers Ie Sud, plus leur couleur fonce » (16). II descend Les deux entonnoirs sont les deux goulets par lesquels Ie golfe de
jusqu'il Sierra Leone. Puis it navigue vers l'ouest « a travers des Paria, borne par I'ile de la Trinite, communique avec la mer. L'eau du
chaleurs excessives» et il remonte, dit-il, au-dessus de la ligne golfe est une eau douce et Colomb est fort etonne qu'une si grande
equatoriale. En fait, Colomb n'a jamais franchi la ligne equatoriale, quantite d'eau douce « puisse se maimenir ainsi, au milieu de l'eau
s'il est vrai que, comme il l'affirme, son exploration des cotes afri­ salee et en contact avec elle » (86). II est persuade que Ie fleuve d'ou
caines n'a pas depasse Sierra Leone. Toujours est-it que, dans son provient cette eau est issu du Paradis :
esprit, ill'avait franchie : it s'imagine alors remonter ;usqu'en dessous
« et si jamais ce Heuve ne sort pas du Paradis, cela semblera sans doute encore
de cette ligne, ou it decouvre l'ile de Trinidad (non loin des cotes
plus merveilleux; car je ne pense pas qu'on ait vu dans tout Ie monde un
venezueliennes et des bouches de l'Orenoque). C'est lil qu'it commence autre fteuve aussi grand ni aussi profond • (87),
a remarquer les caracteristiques du Paradis: temperature tres douce,
belle vegetation, belles races humaines (77). Colomb est arrive dans ce golfe en juillet-aout, c'es1-l1-dire juste au
Des son premier voyage, Colomb avah trace un tableau ideal des moment ou Ie fleuve, gonfle par les pluies, charrie une masse d'eau
populations rencontrees. Quoique Pile Espagnole fIlt bien au-dessus encore plus impressionnante qu'il I'accoutumee. L'historien Las Casas
de la zone paradisiaque, l'humanite y respire I'amour et l'innocence nous depeint ainsi la situation:
du Premier Eden :
• ceUe masse d'eau est poussee vers la mer qui de son cote fait naturelle­
u Je ne pense pas qu'il y ait de meilleures gens dans Ie monde entier. lis ment pression sur la terre; et comme ce golfe est limite par Ie continent d'un
aiment leur prochain comme eux-memes, et its ant une fa~on de parler qui c6te et de I'autre cote par Pile de la Trinite, il est trop etroit pour ce courant
est la plus douce du monde, toujours aimablement et avec Ie sourire. Les impetueux; en sorte que leur choc produit une melee terrible, qui est tres
hommes aussi bien que les femmes vont tout nus, tels que leurs meres les dangereuse pour ceux qui s'y trouveraient (88) .,
ant mis au monde, mais j'assure Vas Altesses que leurs mreurs som tres
purest'8), » C'est une melee de ce genre que Colomb, par deux fois, affronta.
II analyse d'ailleurs fort bien Ie phenomene et ceci en dehors de tout
L'endroit ou se trouve Ie Paradis est done une hauteur qui s'eleve contexte mythique, meme si ce dernier existe parallelement pour lui.
sous la ligne equatoriale. Colomb n'a pas la naivete ou la pretention Cependant, les noms qu'il donnera aux deux goulets, « Bouche du
d'affirmer qu'iI pourra y arriver mais il croit « que c'est lil Ie Paradis serpent. et « Bouche du dragon », portent la trace d'un combat aussi
terrestre, jusqu'ou personne ne peut arriver si ce n'est par la volonte mythique que reel... Ce qu'it vecut dans ces « bouches» concorde avec
divine » (19). ce que Mandeville rapporte au sujet des audacieux qui tenterent d'en­
II sait que les rivieres qui sortent du Paradis terrestre sont agitees trer au Paradis terrestre :
de courants tn::s violents. Mandeville, qui ne fait que repeter ce qu'ont
dit bien d'autres avant lui, consacre un assez long passage aces « Moult de grans seigneurs ont essaye par moult grant volente maintes fois

defenses naturelles du Paradis : que pour aler oultre par ces rivieres vers paradis Ii grandes compaignies,
mais onques ne peurent exploitier leur vaissel a aler avant; aincois en mou­
roient les pluseurs de lassement du nagier contre les ondes, et les aucuns
• Et aussi pour les rivieres dessus dictes nuls ny pourroit aller, car elles
demeuroient sours pour Ie grant noise de leaue, et les pluseurs sont effondres
cueurent si roidement, pour ce qU'elles viennent de haut par si grandes ondes
et perdus dedenz les ondes des eaues, SI que nuls horns mortel ny peut approu­
que nulle nef ne pourroit nagier encontre. Et avec ce bruit celie yaue et
chier, se ce nestoit par especial grace de Dieu (89). »
mainne si grant noise et si grand tempeste, pour les hautes roches dont elle
descent, que lun ne pourroit oyr lautre en la nef, combien que lun criast Ii
lautre au plus haut comme it pourroit (80). » La premiere rencontre de Colomb avec la fureur des eaux issues
du « paradis donne lieu a une description extraordinairement puis­
»)

Lorsque Colomb arrive aux bouches de l'Orenoque, iI est extreme­ sante et Ie saisissement qu'il eprouva alors, Ie bouillonnement du
ment frappe par la " concordance» (81) des signes qu'il aper<;oit avec vecu, parviennent a faire circuler dans son texte une sorte de terreur
ce'lX que citem « tous ces saints et bons theologiens » (82). Pour lui, sacree :
ce som la " des indices tres c1airs ,,(83). L'eau du golfe de Paria pour­ .. Tard dans la nuit, pendant que je me trouvais a bord de la nef, j'entendis
rait bien, il son avis, venir du Paradis (84) : un epouvantable rugissement qui, venant du Sud, paraissait se diriger vers
 108 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 109
II est donc marque a vie par ce passage : mais la tache noire, " Ce voyage est donc accompli dans une atmosphere de fin des temps.
empreinte diabolique, est devenue tache blanche, marque divine, D'apres les calculs de Colomb, il ne resterait plus au monde que
signe d'election meme, grace auquel Mandeville compte parmi les 155 ans a vivre jusqu'au Dernier Jour. D'ici la, Jerusalem aura ete
humains les plus eclaires!
ftCOnquise par Ie roi d'Espagne, grace a I'or rapporte par Colomb
Tous ces auteurs, Odoric, Mandeville, Antoine de la Sale, et meme eI I'on pourra « rendre la Maison Sainte a la Sainte Eglise (160) J).
Plan Carpin et Rubrouck qui revinrent de « I'autre Monde » oil ils Cette reconquete est envisagee par Mandeville deja (selon une tra­
avaient vecu parmi ces « demons » de Tartares, ces suppots de Gog -dition plus ancienne) comme Ie debut d'un nouvel age d'or : un prince
et Magog, nous offrent des aspects typiques mais fragment aires de chretien
voyages initiatiques. Ces episodes constituent des moments de leur
recit et ne determinent pas la perspective dans laquelle Ie voyage • fera chanter messe dessoulz cel arbre sech, et puis cel arbre reverdira et
fut globalement vecu et raconte. Ce qui frappe d'ailleurs, si I'on essaye .portera branches et feuilles et fruits (161) ».
a
de determiner un dessein d'ensemble propos de chacun de ces recits,
c'est leur ambition presque exclusivement narrative. lis ne sont pas Cet arbre qui ressuscite litteralement semble promettre une rege..
orientes selon I'axe d'un grand projet d'ensemble autour duquel vien­ nerescence du monde en profondeur et Ie retour a l'etat de fertilite
draient s'organiser, d'une maniere signifiante, les differents episodes. et de plenitude originelles.
On ne peut determiner a leur suiet que des perspectives plus ou moins Le voyage de Colomb, comme toute entreprise eschatologique, est
precises : missionnaires pour Plan Carpin et Rubrouck, commer­ jalonne d'episodes marquants, de temps d'epreuves et de souffrances.
ciales mais transfigurees par Ie plaisir de raconter - pour Marco L'une des plus terrifiantes tempetes de son quatrieme voyage est
Polo, didactiques et fabulatrices pour Mandeville, etc. D'autres recits, a
decrite l'aide d'un vocabulaire dont la coloration infemale est evi­
comme celui d'Odoric, se laissent moins bien encadrer et ne paraissent dente :
constitues que d'une serie de « diapositives J) bien commentees. Quoi
c Le vent ne nous permettait pas d'avancer, ni de nous approcher d'une terre
qu'il en soit, il parait toujours abusif de vouloir orienter dans un seul
quelconque. Je restais la, sur place, au milieu d'une mer transformee en
sens, pour les besoins de I'analyse litteraire, ces recits multiformes. sang, qui bouillonnait comme une chaudiere sur un immense brasier. Jamais
Le voyage de Colomb, lui, ne releve pas tout a fait du meme genre. on n'a pu voir un ciel aussi horrible. Un jour, durant 24 heures, il bnlla
II est traverse de part en part par une grande idee, c'est que ce voyage comme une fournaise, et ses foudres jetaient de telles flammes que je ne ces­
est une mission divine. Les elements a caractere initiatique dont il sais pas de regarder si mes navires avaient toujours leurs mats et leurs voi­
est ;alonne ont une importance non en tant que tels mais dans Pop­ lures : elles tombaient avec une si terrible fureur que nous pensions tous
tique du but spirituel final. Le voyage de Colomb ne peut en aucun qu'elles allaient faire fondre nos navires (162). »
cas se reduire a un voyage initiatique : il est, de Paveu meme· de
Colomb, prophetique (153). L'epreuve du feu est doublee d'une epreuve par l'eau :

« Pendant ce temps, l'eau n'arrchait pas de tomber a verse; et je ne saurais

Dans des « circonstances merveilleuses (1'4) » (sur lesquelles on ne dire qu'il pleuvait, mais plutot que c'l!tait Ie renouvellement du deluge (163). »
sait rien), « Dieu avait montre sa main sur lui (I") ». Ces circonstances
a
merveilleuses contribuent donner au voyage reel un caractere ega­ Cette tempete, dit Colomb, dura 9 jours; la plupart des chiffres
lement mythique. La science de la navigation, ill'a re.;ue de la main qu'il utilise sont de caractere mythique : multiples de 3, chiffres 7
de Dieu : et 40 (164).
On se rappelle aussi l'epreuve qu'il subit dans Ie golfe de Paria et
« c'est ainsi que Ie Seigneur ouvrit mon entendement comme avec une main
palpable (U6) ». la terreur qu'il eprouva devant ses phenomenes aquatiques d'une rare
violence. Le fait qu'il en ait baptise les detroits I'un du nom de Bouche
II est aussi detenteur d'une verite « revelee (I") » et son voyage aux du Serpent et l'autre de Bouche du Dragon donne a cet episode un
lodes est, selon ses propres termes, « un miracle evident ("8) ». Son caractere mythique : Ie passage par un monstre ophidien ou aqua­
voyage n'est pas seulement la decouverte des Indes, iI est surtout celIe tique (meme si ce passage est essentiellement verbal comme c'est Ie
des Nouveaux Cieux et de la Nouvelle Terre: cas iei OU l'experience est interpretee par I'intermediaire des noms
attribues aux goulets) constitue une mort rituelle, prealable a une nou­
« C'est moi que Dieu avait choisi pour son messager, me montrant de quel a
velle naissance, une regeneration totale de l'individu.
ct)te se trouvaient Ie nouveau ciel et la terre nouvelle dont Ie Seigneur avait Par deux fois, Colomb - au plus profond de ses souffrances­
parle par la bouche de Saint Jean, dans son Apocalypse, et dont Isaie avait entend la voix de Dieu. CelltXi lui enjoint de ne pas avoir peur et lui
fait mention auparavant (U9). " rappelle que ses souffrances ont un sens :
94 VOYAGE, CONTE ET MYTHE
VOYAGE, CONTE ET MYTHE 95

la nef. Je regardai dans cette direction et je vis que I'eau se 80ulevait de rest ~ retourner aux origines et reintegrer I'etal de perfection originelle.
a I'ouest, jusqu'a fonner une crete aussi haute que la nef elle-mCme. Cette ~1~'<Lcs indices du Paradis que decouvre Colomb, la nature Paradisiaque
vague s'approchait de moi insensiblement. Au-dessus d'elle venait un remous .pe nombre de voyageurs admirent, ne sont pas les seuls temoi­
qui s'avam;:ait en mugissant avec un enonne fracas, avec la meme impetulr ~ de cet etat Premier: les {( bons sauvages» que, jusqu'a
site et Ie meme bruit des autres remous, dont ie viens de dire qu'ils ressem­ tipoque moderne, les voyageurs ne cesseront d'envier 8Ont, a leurs
blaient it des vagues se brisant sur les rochers. Au;ourd'hui encore, lorsque f&:ur., des temoins, presque· des {( contemporains de cette epoque
j'y pense, j'eprouve la meme sensation de frayeur que ie ressentis alors. Je ...,uuque primordiale» (94), Des peuples que Marco Polo, Jour­
craignais qu'elle ne fit chavirer la nef, en lui passant en dessous et en la sou­ 4Iin de Severac ou Christophe Colomb dtkouvrent vivant dans un
levant. Elle passa en eifet, et se dirigea vers Ie canal, au die sembi a s'arre­ . .t de liberte bienheureuse, tant vestimentaire que materielle et
ter pendant un long moment (90). »
~elle, tout en presentant des mreurs irreprochables, sont a consi­

Si Colomb ne reste ni sourd ni aveugle du fait d'avoir atfronte ce 4Brer comme des incarnations de l'etat edenique : {( L'etat d'inno­
cataclysme, il retire de ces aventures des douleurs et des soutfrances :ccnce, de beatitude spirituelle de l'homme avant la chute, du mythe
qui tiennent a la fatigue et aux veilles continuelles : paradisiaque, devient dans Ie my the du bon sauvage, l'etat de purete,
_'Uberte et de beatitude de l'homme exemplaire au milieu d'une
« bien que [...] j'eusse passe 33 jours sans fenner les yeux, a la suite de quai Nature maternelle et genereuse (95). »
j'etais reste presque aveugle pendant un bon bout de temps, ;e n'avais jamais Quant aux sauvages qu'on nantissait ainsi du role {( d'Ancetres
souifert autant des yeux et jamais ie n'avais eu autant de veines rompues mythiques »..., eux-memes pratiquaient Ie mythe du bon sauvage :
et d'aussi fortes douleurs que maintenant » "Jun fait merite d'etre mis en relief: Ie " bon sauvage" des voya­
pun et des ideologues des xve-xvm' siecles connaissait deja Ie mythe
Le rapprochement des textes, celui de Mandeville qui rapporte une ~ Bon Sauvage : celui-d etait son propre Ancetre mythique et il
Tradition et celui de Colomb qui relate une experience vecue, est ivait vecu reellement une existence paradisiaque [... ], Mais ce Bon
parlant : dans Ie premier cas, Ie texte est pourvu d'un caractere loin­ Ancetre primordial, comme l' Ancetre biblique des Europeens, avait
tain, irreel, qui ali mente Ie mythe; dans Ie deuxieme cas, il est doue perdu son Paradis. Pour Ie sauvage aussi, fa perfection se trouvait
d'une consistance et d'une presence teUe que Ie mythe sort des cadres aux origines» (96).
d~ la narration pure, it se fait realite, il reintegre les categories pre­ Ces perspectives dont Ie point de fuite recule constamment vers
mieres de vecu qui I'ont fonde tout autrefois. rJnfini (cet {( Infini )} etant, paradoxalement, Ie « Parfait» initial)
Colomb a « reellement II vecu a proximite du paradis terrestre. t~moignent en eifet de la profondeur et de I'universalite du mythe
Helas, il restera Ie seul a en etre convaincu. Ni ses souverains ni paradisiaque.
I'Espagne ne prendront au serieux cette conviction. Ce voyage vers
Ie Paradis qui aurait du se terminer glorieusement n'apportera a LES VOYAGES INITlATIQUES
Colomb que tristesse et revolte.
QU'il s'agisse des « jardins » merveilleux a coloration edenique ou La quete du Paradis est l'un des aspects les plus seduisants de la
du Paradis terrestre, toutes ces evocations, toute cette quete, relevent nostalgie des origines : mais les mythes qui l'expriment ont leurs
d'un seul et meme instinct mythique qu'Eliade appelle, fort simple­ paralleles dans une autre serie de mythes. Les mythes heroiques, les
ment, fa Nostafgie du Paradis. Cette nostalgie et les mythes qui l'ex­ mythologies de la Mort constituent une autre voie « pour abolir la
priment se laissent dechiifrer avec une continuite remarquable tout duree temporelle - en d'autres termes, I'existence historique et
au long de l'histoire de l'humanite : {( On est en droit de supposer que reintegrer la situation primordiale» (97). Mourir, symboliquement,
Ie souvenir mythique d'une beatitude sans histoire hante l'humanite c'est retourner dans la « Nuit Cosmique, pour pouvoir etre cree de
des Ie moment ou l'homme a pris conscience de sa situation dans Ie nouveau, c'est-a-dire pour pouvoir etre regenere » (98); c'est reinte­
Cosmos (92). » grer un etat pn!formel; {( it faut abolir l'reuvre du Temps, reinte­
Si Ie mythe est charge d'evoquer, au sens propre, l'i/lud tempus des grer l'instant auroral d'avant la creation (99) ». Naitre, c'est au
origines, Ie plus originel de tous les points de ce temps est celui du contraire passer du chaos a la Creation, .repeter la Geste primordiale
Paradis. II est anterieur a I'Histoire : de la Cosmogonie. Or mort et resurrection constituent precisement Ie
schema de base des rituels initiatiques : « mourir ", retourner
« la communication avec Ie Ciel etait, in i//o tempore, facile et la rencontre au commencement, « se traduit par une reactivation des forces
avec les dieux avait lieu in concreto » (93). sacrees (100) ". La mort a l'existence profane permet a l'individu de
renaitre seion un mode d'etre entierement different qui ne laisse
Le mythe est charge, en favorisant la rupture avec les temps histo­
plus aucune place a I'incompletude : en revivant Ie mythe, il est
riques, de retablir cette communicabilite. Retrouver Ie Paradis, c'est
 106 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MITRE 107
du Khorassan it la Chine, du cote de Bokhara et Samarkand. II y a lit ~ ce Val perilleux, mais it ne fait pas de dOOle, pour lui, que ce pas­
des montagnes qui produisent Ie sel ammoniac: les vapeurs d'ammo­ .JII8C est Ie traditionnel et inevitable passage en enfer de tout voyage
niac s'enfiamment spontant!ment et degagent une fumee dont l'odeur 4igne de ce nom.
doit etre passablement suffocante : Les chutes repetees des voyageurs sont Ie fait d'ennemis invisibles
_ s aussi de hetes qui, au ras du sol, hantent I'obscurite :
« Durant I'ete, j'ai vu, a une distance d'environ cent parasanges, des feux
qui brillaient la nuit au-dessus de ces montagnes; pendant Ie jour, grace aux .. 11 y avoit si grant multitude de bestes, et si ne POViODS veoir queUes bestes
rayons eclatants du soleil, on nc distingue que de la fumee (145). » Cltoient, mais tout comme ver et Doir pourcel et trop d'autres manieres de
))estes qui couroient entre DOS iambes et nous faisoient cheoir, une fois adenz
Voici comment se passe la traversee du voyageur qui veut suivre btutre envers [...] Et si fusmes abatus par coups de tonnoirre, par enfondres
cette route : 1:( par granz venz, en tel point qui! nous sembloit que tous estions ferus dun
levier par my Ies rains. Et trouvasme tant de mors dessouz nos piez, qui se
« A I'entree de ceUe vallee il fait marche avec des poneurs qui, pour un piaignoient que nous passions sur euls, que cestoit moult hideuse chose a
prix eleve, chargent ses bagages sur leurs epaules. lIs tiennent a la main c. Et si sui certain que, se nous neussions receu Corpus Domini, que nous
un baton avec lequel ils stimulent des deux cates Ie voyageur marchant fussions tous demoures et perdus en ceIle valee (148). »
devant eux, de crainte que, vaincu par la fatigue il ne s'arrete et ne pc!risse
dans ce passage dangereux (146). "
Mandeville se demande bien pourquoi ces corps ne sont pas cor­
rompus et suppose que c'est encore une ruse de l'Ennemi qui les fait
Si les voyageurs consentent a prendre ce passage; c'est que cette paraitre tels, car la corruption des morts est chose inevitable. On voit
route vers la Chine n'est que de quarante joumees de marche, tandis poindre iei I'idee qu'il y a peut-etre de l'iIlusion la-dedans. Cette idee
qu 'une autre, plus facile, est de quatre mois. lie decouvre aussi a propos de I'or et de I'argent qui se trouvent en
II est possible que les fabulations d'Odoric, de Mandeville, soient celte vallee :
des transpositions de la situation reelle decrite par Ma~oudi. La
comparaison des diverses « restitutions» d'une experience (fabuleuse « Mais sil estoit ainsi quil nous sembloit, ce ne saviens nous mie, car ie nen
d'une part, realiste de I'autre) montre queUe propension Ie voyage touchie onques riens (149)••
peut avoir a se colorer de toute sorte d'elements merveilleux tant il
est suspendu entre les instances divines et les tentatives diaboliques : C'est la I'une des rares circonstances ou, chez les voyageurs ante­
Ie voyage, meme reel, est par essence une aventure de I'individu it rieurs au xve siecle, se dessine I'idee que la perception peut etre trom­
travers toutes les formes de connaissance du monde et de connaissance peuse, qu'il existe peut-etre un clivage entre la realite et la maniere
de soL La realite, avant meme d'etre transposee par Ie recit dans Ie dont e1le est ressentie et vecue.
domaine de la fiction, est vecue comme une supra-realite, comme Au cours de leurs bastonnades et de leurs chutes repetees, Mande­
une realite trans-humaine. Comme Ie mythe, Ie voyage s'inscrit dans ville et ses compagnons tombent « en pamoisons, comme mors» :
une histoire racontee, narree : I'un comme I'autre, ils subissent force­
ment l'emprise du langage qui, rive it la realite, impose une traduc­ ({ et en ces pasmoisons nous veismes especialment moult de merveiIles, dont
tion. Mais il ne s'agit pas inevitablement d'une transposition. Les ie nose parler (150) ».
recits des voyageurs nous presentent les ({ coups » endures, comme
en dehors de toute cause humaine, rationnelle. Sans doute consi­ Les pretres qui etaient avec eux leur defendent en effet d'en par­
derent-ils que Ie voyage est fait, par moments, d'experiences hors de ler, ({ pour celer les secrez de nostre Seiggeur » (m) - situation typique
I'ordinaire : au seuil de telles experiences, rien ne parait absurde et de !'Inilie qui n'a pas Ie droit de reveler les secrets qu'il vient d'ap­
les souffrances sont acceptees inconditionnellement avec, probable­ prendre (mais aussi du farceur qui ne saurait que dire I).
ment, Ie sentiment de I'inevitable. Les coups constituent I'une des II reste aux voyageurs des marques corporelles de ce passage en
tortures initiatiques les plus frequentes et symbolisent la mort « enfer » :
rituel1e (147). Existe-t-il dans I'esprit de ces voyageurs comme une
intuition du sens mystique d'une telle aventure? La suite du recit • Nous fusmes tous feros en divers lieux [...} ie fus feru ou col, par telle
peut nous permettre de Ie supposer. Toujours est-il que Ie texte ne Iaisse maniere que ie cuidoie que la teste me fust desseuree du haterel ; et la endroit
ai ie porte lenseigne noire comme charbon plus de XVIII ans. Mainte personne
plus Ia moindre place aux assises reeUes de la situation et que Ie la veue. Mais puis que ie me suy repenti de mes pechies et que iay mis paine
substrat mythique tend a deborder du role sous-jacent dans lequel aDieu servir seIon rna fragilite, ceste tache est alee au neent et est la pel plus
iI est generalement confine. blanche que nulle pan. Mais toutesvoies Ie coup y pen bien et perra tant
II est it peu pres evident que Mandeville n'a pas ete dans la region comme la charoigne durra (152). »
i!
j ,'. .
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96 VOYAGE, CONTE ET M.YTHE, VOYAGE, CONTE ET M.YTHE 97

desormais « introduit Ii l'histoire sacree du Monde et de l'huma­ Dans la navigation de saint Brendan, autre voyage merveilleux
nite (101) ». initiatique, les chiffres reviennent avec une telle regularite que 1'0n
Cette forme de mort et de naissance initiatiques se laisse tres De peut pas douter de leur valeur sacree : il navigue systematique­
souvent dechiffrer a travers les recits de voyageurs. Le voyage, en ment trois jours ou trois mois. Les sejours les plus courants, dans les
soi, est un support initiatique. Si nous prenons pour unite de refe­ Des, sont de 3 jours. Le chiffre 40 a lui aussi une grande importance:
rence Ie conte mythique (102), nous en retrouverons, dans nos recits, de it se;ourne 40 ;ours, tous les ans, dans I'ile Ailbei et 40 jours dans
multiples aspects: tantot, s'ils se presentent sous la forme d' episodes, J1Ie des Oiseaux : ces periodes representent des moments de repos. Le
ils ont assez de cohesion pour etre consideres comme des contes­ chiffre 40 correspond aussi it des temps d'epreuve, lorsque Ie bateau
miniatures, mais Ii l'interieur d'un ensemble plus vaste; tantot, au est ballotte sans qu'aucune force humaine puisse Ie controler. Entin,
contraire, les elements mythiques sont dissemines dans Ie recit au 1~ cbiffre 7 ;oue un role egalement : ces navigations durent 7 ans,
gre des circonstances et c'est Ii la perception Ii la fois analytique et COJIlme les voyages de Sindbad etaient au nombre de 7. Pour Colomb,
globale du lecteur qu'il revient d'exploiter cette matiere premiere. Ie: chiffre 7 est tres important: 7 ans, c'est Ie terme au bout duquel
ii doit avoir procure suffisamment d'or it « leurs Ma;estes., pour
Le pays d'ou ron ne revient pas est une hantise pour bien des pQuvoir entreprendre la reconquete des Lieux Saints. Dans une lettre
voyageurs. Ainsi, l'equipage de Colomb, durant Ie premier voyage, qu'il ecrit au pape Alexandre VI, i1 explique quel fut Ie mobile qui
est extremement inquiet devant Ie calme plat de la mer : Ie determina a entreprendre ses voyages ;

« La mer etait plate et immobile et les hommes en murmuraient, disant « On avait commence cette entreprise, dans I'idee de depenser ce qu'on en
qu'il n'y aurait jamais de vents favorables pour retoumer en Espagne puisque pourrait obtenir pour rendre Ia Maison Sainte a la Sainte Eglise. Apres
dans ces parages-Ia la mer ne se demontait jamais. Cependant, peu de temps I'avoir menee A bonne fin et apres avoir reconnu ces terres, j'ai ccrit au
apres, la mer se mit a se demonter sans qu'il y eut de vent. lis en furent tous Roi et A la Reine, mes Seigneurs, que d'ici 7 ans je pourrai leur payer
surpris... »(103). $0000 Cantassins et 5000 chevaliers en vue de cette conquete (106). »

Chaque « anomalie » au cours du voyage fait naitre immediate­ Comme, pendant son troisieme voyage, Ie soir de Noel 1499, il
ment la peur. Le lundi 17 septembre 1492, est desespere et se refugie sur une petite caravelle, il entend la voix
du Seigneur :
« les pilotes firent Ie point et ils s'ape~urent que les aiguilles dedinaient
d'un grand quart. Les marins en prirent peur et en demeurerent tout confus, «Courage, ne perdspas confiance et n'aie peur de rien! Je pourvoirai a
sans dire pourquoi. L'amiral s'en rendit compte : il leur ordonna de refaire tout. Les 7 ans de tenne concernant I'or ne sont pas encore passes... »(101).
Ie point Ie lendemain au petit jour et ils purent constater que les boussoles
fonctionnaient bien (104) ». Lors de son quatrieme voyage, apres avoir subi une tempete
q,ouvantable, it arrive dans une ile (I'analogie avec Ie voyage de
Colomb note chaque jour la distance parcourue. Mais il en fait saint Brendan ou les voyages de Sindbad est ici extremement frap­
deux comptes : I'un exact, qu'j} garde pour lui et l'autre falsifie pante). Or, il a ete tellement ballotte par la mer qu'it est incapable de
destine Ii l'equipage : situer cette tie a I'aide de calculs et personne ne saurait retrouver Ie
chemin que la tempete leur a fait suivre :
« II prit la resolution de noter moins que ce qu'il avan~ait en realite afin que
les hommes ne perdissent pas Ie courage et ne prissent pas peur, si par hasard « II est vrai qu'il existe une base de calcul et une supputation precise, fondee
Ie voyage devait se prolonger (10$). » sur Pastrologie : die ne sera suffisante que pour ceux qui la comprendront.
Gela a toutes les apparences d'une vision propbetique (108). »
Dans I'histoire que raconte Antoine de la Sale, Ie voyage au
« Paradis de la Reine SibyUe », les deux premiers voyageurs qui Les seuls chiffres possibles seraient des chiffres « reveles .. par une
entrerent dans la grotte de la Sibylle n'en revinrent jamais. Seul revint instance quasi divine et, comme tous les chiffres prophetiques, its
Ie pretre it qui ils avaient demande de les attendre de I'autre cote auraient un sens mysterieux, cache, que seuls les u inities » pour­
des portes. Durant tout I'episode du voyage du chevalier allemand au raient comprendre.
Paradis de la reine Sibylle, on note I'insistance sur Ie fait que, passes Ces correspondances avec des types connus de contes mythiques
certains delais, on ne peut plus en sortir. Ces delais sont tous des sont les premieres qui tombent sous Ie sens. On peut leur ajouter
chiffres multiples de 3 et on sait I'importance primordiale de ce trois sortes de recits qui, chacun, refletent l'un ou plusieurs des
chiffre. aspects dessus-dits : Ie voyage au Paradis de la reine Sibylle, raeonte
104 VOYAGB, CONTB BT MYTHB
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:""j?; VOYAGB, CONTE ET MYTHE lOS
Ce lieu ne peut qu'etre infernal puisque la Tentation y regne. Le
theme de l'argent ou des richesses dont il vaut mieux ne pas s'emparer
est extremement frequent: ainsi, dans la premiere i1e ou arrive saint
Brendan, se trouve un chAteau desert mais d'une grande richesse :
la table est mise et les tits sont faits. Apres Ie repas, les freres s'en­
dorment mais saint Brendan qui veillait
« vit I'ueuvre Ie dyable et un ethyopien aiant I. frain en se main et iuant
(jouant) devant Ie frere devant dit D (139).

Ce frere est, helas, destine a succomber : lorsque les moines quittent

Ie chAteau, il emporte Ie frein d'argent de l'Ethiopien. Cela lui vau­
dra de mourir sur place, non sans avoir demande et obtenu Ie pardon
de saint Brendan qui expulsera de son corps un petit diable noir
hurlant.
Au sortir de son desert, Odoric est accueilli comme un heros :
«tous les Sarrazins qui m'en virent venir et qui sceurent que j'y avoie este
me firent moult grant reverence et dirent que j'estoye baptisiez et sains horns
mais cilz qui la estoient demourez estoient tous deables d'enfer J> (140).

Ces mots sont les derniers du livre d'Odoric; cela donne a son Fig. 8 bis : « The buke of Mandeville... »
voyage un eclairage qu'it n'aurait peut-etre pas eu sans cela : vain­
queur de la Tentation et du Demon, celui qui a subi l'epreuve est
reconnu comme un « saint homme» (on pense encore une fois a la La gravure sur bois qui illustre ce passage dans I'une des premieres
fin du voyage de saint Brendan). Dieu lui a accorde une qualite et une editions imprimees de Mandeville est loin de donner Ie frisson que la
force spirituelle reconnue par les humains du commun ... description voudrait communiquer au lecteur et, tout bon public
Mandeville, toujours attire par les grandes occasions de fabuler, qu'on soit, ce croquemitaine trouverait mieux sa place dans une
fait de ce passage un veritable festival infernal. II transforme Ie Operetle que dans un « thriller»!
concert de harpes qU'entendait Odoric en tintamarre de tambours, Neanmoins, si I'on s'en tient au texte, on y retrouve les elements
nacaires et trompettes. A I'unique visage hideux qu'aper<;ut Odoric, infernaux classiques, auxquels s'ajoute la « punaisie » ou puanteur
il ajoute une foule de diables : dont parle aussi la Vision de Tondale.
Avant d'entrer en cette vallee, Mandeville et ses compagnons
u Ceste valee est toute plaine de dyables [...Jet dit on que cest une des entrees deliberent s'ils vont y entrer ou non: par chance, ils sont avec deux
denfer (141). » freres mineurs qui les confessent tous, celebrent la messe et leur
donnent la communion. La description de la traversee proprement
Le terme d'enfer n'etait pas prononce par Odoric. Cette vallee dite est spectaculaire. L'entree de la vallee est assez spacieuse, mais
est pleine d'or et d'argent et c'est ce qui y attire les voyageurs. Man­ tres rapidement I'atmosphere commence a « espessir comme entre iour
deville va raconter sa propre traversee du Val perilleux et, avec un tel et nuit, et bient6t des tenebres epaisses s'installent. Le traitement
luxe de details, une mise en scene si recherchee qU'elle va durer qu'ils subissent dans cette obscurite profonde est aussi terrifiant que
quatre pages (142) ! primitif:
Le centre d'interet de cette vallee reste la tete du Diable :
.. En ces tenebres fusmes nous abatus a terre plus de mil fois et en plu­
" Et en my lieu de celie valeee il y a une roche, et sur celie roche it y a une seurs manieres, que a painnes estiemes redrecies que tantost estiemes raba­
teste dun dyable moult orrible a veoir, et si nen pen fors que celie teste tus (144). »
iusques aus espaules [...J Et si crueusement it regarde toutes personnes,
quit semble quil les doie tantost devourer. Et a les yeux si mouvables et si Ce passage prend une tout autre tonalite si on Ie lit a la lumiere
estincellants [...J Et si a une telle contenance que nuls ne lose regaruer d'un texte de Ma<;oudi qui evoque Ie passage des voyageurs dans
parfaictement. Elle semble telle fois est pres et lautre loing, et de Ii ist feu et
fumiere et tant de punaisie que a painnes ne puet nulz endurer (143). ~ une vallee de ce type (ou peut-etre la meme?) situee sur Ie chemin

~:

100 VOYAGE, CONTE ET MYTHE

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VOYAGE, CONTE ET MYTHE 101

que on a les deux piez sur Ie pont, it est assez large, et tant va on plus avant, Bosphore, etaient censes se refermer pour ecraser les navigateurs
et plus est large et mains creux, et Ie broit de I'eau se oist mains. Et quand etrangers. 11 existe diverses « versions II des symplegades : « les rocs
on a passe oultre Ie pont, on commence a lrouver Ie chemin tout plain et qui s'entrechoquent, les " roseaux qui dansent ", les portes en forme de
large (119)... mAchoires, les deux montagnes tranchantes et toujours en mouve­
ment, les deux icebergs qui se choquent, la barriere tournante, la
Ce pont fait penser a celui de la Vision de Tondale : Ie pont du porte faite des deux moities du bec de I'Aigle, d'autres encore... (125) II.
purgatoire est extrbnement etroit et de tout cote on entend les hurle­ Les symplegades sont precisement de ces epreuves qui ne peuvent etre
ments des pecheurs tortures. Une puanteur insoutenable I'environne vaincues par la force physique, pour lesquelles la seule action possible
et 5i I'on fait Ie moindre faux-pas la chute est sans remission. Le volet est celie de I'esprit. Elles sont toutes des illustrations de la fJagina
droit du Jardin des Diiices terrestres de Jerome Bosch represente, en dentata (126), I'orifice mortellement dangereux qui mene a I'uterus de
enfer, un pont qui enjambe une etendue d'eau noirAtre OU tentent de la Terre Mere. Ces entrailles representent l'Autre Monde au sens Ie
5urnager des etres humains cadavereux. plus large: monde des morts mais aussi monde divin et, plus generale­
Parmi les epreuves de Lancelot figure egalement un pont perilleux. ment, etat transcendantal. Ce type de regress us ad uterum n'est pas
L'acces au pays 00 Guenievre est retenue prisonniere n'est « permis assimilable a une regression a l'etat embryonnaire comme dans bien
que par deux cruels passages II : Ie Pont dessous I'eau et Ie Pont de des initiations (celles des rites de puberte, par exemple) : « Ce qui
l'Epee. Ce dernier, comme celui du Paradis de la reine Sibylle, enjambe caracterise toutes les formes de cette regression dangereuse ad uterum,
des eaux furieuses (Ie theme du /I fteuve au Diable ", celui du pont des c'est que Ie heros I'entreprend vivant et dans sa condition d'adulte,
ames, sont richement developpes dans la litterature medievale, en par­ c'est-ill-dire qu'il ne meurt pas et ne retourne pas ill un etat embryon­
ticulier dans les Visions; il s'agit tant6t de I'enfer, tantot du purga­
naire. L'en;eu de )'entreprise est parfois exceptionnel : il s'agit tout
toire : dans tous les cas, c'est I'image d'un voyage de I'ame, ce qui
simplement d'obtenir I'immortalite (121). » Or Ie Paradis de la reine
explique sa presence dans un contexte com me celui du Graal). Lance­
Sibylle promet precisement I'immortalite, du moins ... jusqu'ilI Ia fin
lot croit apercevoir deux lions ou deux leopards qui gardent Ie pont, des Temps.
de I'autre cate : sans se deconforter, it franchit ce pont de I'Epee et Une fois passees )es portes de metal, Ie chevalier allemand et son
constate, au debouche, que les deux lions qu'il avait cru voir n'etaient ecuyer se trouvent dans ce « Paradis »... De nombreuses personnes
qu'une illusion. D'une maniere analogue, les visiteurs du paradis de fort richement habillees viennent alors les accueillir, et avant de
la reine Sibylle ape~oivent, apres avoir franchi Ie pont, deux dra­ les admettre dans leur monde, les font passer dans une petite piece
gons. Toutefois, tres vite, its constatent que ces dragons sont « faiz '" richement tendue », sorte d'antichambre du Paradis, ou on les
artifficialement II : depouille de leurs vetements pour leur en donner d'autres d'une
" mais il est advis proprement qu'ilz soient en vie, rors de tant qu'ilz ne se grande richesse. Cette phase est, en principe, la demiere de l'initia­
bougent, et ont les yeux si reluisans qu'ilz donnent darte tout aut our tion et revet un sens symbolique : l'etre humain quitte sa depouille
eulx (120) ". de creature ignorante et mortelle pour entrer dans un monde ou les
secrets devoiles bri1lent dans la lumiere spirituelle. Lorsque saint Bren­
lis trouvent apres cela un boy au tres etroit ou on ne peut aller que dan trouve enfin, apres sept ans de navigation, la terre de « promis­
l'un apees I'autre, puis arrivent a une petite « placette toute quarree )); sion des saints », il decouvre que cette ile baigne dans la lumiere per­
c'est la que « sont les deux portes de mettail qui jour et nuit battent petuelle:
sans cesser (121) II. II semble que « nul n'y porroit entrer sans estre
entre deux tout effroisie (122) II. Dominant une fois de plus la peur, Ie .. Lux enim iIlius Christus est (128) ».
chevalier allemand et son ecuyer passent ces portes. De I'autre cote " Car sa lumiere est celie du Christ...
de ces portes, dans l'obscurite, se font entendre comme des voix
humaines: Les dernieres portes du Paradis de la reine Sibylle, celles qu'on
passe lorsqu'on est revetu des habits nouveaux, sont les portes de cris­
.. Au dedens de ces pones ne voist on tant SOil peu de darte; mais l'en y tal : ce cristal est )a transparence meme de la connaissance et des
oist des grans brois qui semblenl murmuremens de gens (1l3). » secrets reveles.
Le voyage de saint Brendan expJique clairement que l'objet de sa
Le pont etroit comme Ie tranchant d'un couteau, les portes qui quete etait cette terre de lumiere; mais il ne pouvait la trouver avant
battent pour « effroissier II Ie visiteur constituent « un " passage para­ que Dieu lui ait revele Ses secrets :
doxal ", parce qu'impossible a realiser sur Ie plan de I'experience
quotidienne (124) II. Ce type d'epreuve est appeJe par Eliade, globale­ « Deus voluit tibi ostendere diversa sua secreta (129). »
ment, lit symplegades ", du nom des deux rochers qui, a I'entree du « Dieu a voulu te montrer ses secrets dans leur diversite. »

102 VOYAGE, CONTE ET MYTHE VOYAGE, CONTE ET MYTHE 103

I.e voyage au « Paradis de la reine Sibylle » se situe donc indubita­ L'erreur d'Odoric nous reveIe, en fait, que ce desert est pour lui
blement dans la longue tradition des voyages initiatiques. Cependant, Ii proximite d'un fteuve et d'un lieu mythiques. Signalons encore
l'auteur a visiblement perdu Ie sens du schema initiatique qu'il utilise rapidement que les memes phenomenes peuvent etre interpretes a
inconsciemment : ce qui attend les voyageurs au terme de ces epreuves l'oppose par des peuples differents. Ce qui, pour les voyageurs occiden­
n'est ni un that transcendantal ni une solidite spirituelle hors du taux, est Ie Desert des Demons est considere par les Orientaux habi­
commun, mais une vie de plaisir dont l'issue est incertaine et ambigue : tant ces regions comme
on s'y arrache avec peine, on en sort coupable et nostalgique.
L'interet de ce voyage est Ie melange intime d'elements mythiques « un lieu d'enchantement, OU les corps deviennent immortels et jouissent de
et d'elements reels. La maniere quasi ethnographique dont A. de la cette paix et de cette quietude qu'its trouvent aussi dans les Champs-Elysees
Sale raconte cette histoire, en remontant jusqu'a ses sources et en la des Sources du Gange" (134).
reconstituant etape par etape a I'aide de temoignages directs de plus
en plus precis et complets, semble indiquer que, pour I'auteur, ce Ce desert se shue dans une vallee, d'ou son nom frequent de Val
voyage a une grande vraisemblance et ne merite pas Ie qualificatif .,erilleux ou Val d'Enfer :
d'imaginaire. Cependant il manifeste quelques reticences a adherer
entierement a cette histoire : elle a pour lui un caractere de grande «A I'approcher je ouy diverses manieres d'instrumens de musique et
probabilite mais non de realite indiscutable. especiaument harpes. Comme plus vins pres plus oy grant noise [...J. Celie
vallee a bien VII ou VIII miles de long et dient ceulz de ce pais que se aucuns
D'autres voyageurs procedent avec moins de scrupule : ont-ils y entre que jamais n'en peut yssir (135). »
reellement vecu une experience assez bouleversante pour couper
On retrouve la Ie theme du pays d'ou I'on ne revient pas et I'un
court a I'esprit critique? Ceux qui traverserent Ie Val d'Enfer ou Val
des sujets de peur les plus frequents des voyages (1311), qu'ils soient reels
perilleux n'eurent sans doute pas Ie desir de minimiser leur merite
ou initiatiques, les bruits, vacarmes, tintamarres produits par des
et se dispenserent de laisser dans leurs recits des elements trop propres
... ennemis invisibles ». Neanmoins, Odoric entre dans ce desert" pour
a susciter Ie doute ou a mettre en question la nature exacte de leur
aventure. Lorsque Marco Polo evoque Ie desert de Lop (130), Ie cha­ savoir que ce estoit » :
pitre est presque entierement consacre Ii. I'enonce des provisions qu'it « Si y trouvay tant de corps mors gisans que nulz ne pourroit croire. Quant
faut faire pour Ie traverser; it expJique ou I'on trouve de I'eau sau­ plus vins pres je vis un visage humain tres horrible et tres hydeux a un lez
matre et ou I'on trouve de I'eau potable: bref, il est tres realiste. Mais de 1a montaigne en une pierre. II estoit si horrible que ie cuiday bien morir de
ce desert de Lop est Ie theAtre d'une merveille : on y entend des voix paour et disoie ces moz : Verbum caro factum est (m). »
qui appellent les gens par leurs noms et les attirent en des endroits
ou ils se perdent. De jour, meme, on y entend « soner manti instru­ Le grand nombre de morts de cette vallee accredite la version de
menti et propemant tanbur » (131). I'Enfer, et enfin ce visage humain horrible, dont on subodore Ie
D'autres voyageurs ont trQVerse ces lieu x : Ie dernier chapitre d'Odo­ caractere diabolique, suscite la reaction salvatrice : Verbum caro fac­
ric est consacre a I'aventure qu'il y vecut. Le desert des Demons, tum est qui, comme une formule magique, protege celui qui la pro­
ou desert de Lop, se situe probablement (d'apres Marco Polo) entre Ie nonce. La valeur du Mot (it est interessant qu'Odoric ait justement
Turkestan Oriental et Ie Desert de Gobi. On peut I'identifier choisi de s'adresser au Verbe) est primordiale : Ie mot est une cle
avec Ie desert de Lob Nor. Mais Ie phenomene du desert (! musical ~ et I'instrument de toutes les (, magies », au sens Ie plus large.
(qui peut s'expliquer scientifiquement (132)) n'est pas unique et d'autres Odoric, n'osant pas s'approcher de ce visage hideux, monte de
voyageurs en parlent : certains en signalent dans la vaste zone qui I'autre cote de la Vallee « sur un mont sablonneux " et, de ce point
s'etend entre Ie Badakchan et Ie Khorassan et, en particulier, un peu de vue dominant, essaie de devoiler Ie mystere de cette vallee :
au Nord de cette zone, entre Bokhara et Samarkand. 11 est difficile de
savoir de quelle region parle Odoric, car la seule indication qu'il nous .. Je regarday tout environ moy mais je n'y vi ne oy nullui mais je y trouvay
donne est qu'it y arriva en suivant « un des fleuves du Paradis ». grant quantite d'argent. J'en pris en mon giron mais rien n'en portay et ainsi
On se demande Jequel puisque ces quatre fteuves (Gange, Tigre, m'en alay (UB). »
Euphrate, Nil) sont dans des regions compU~tement differentes. II est
vrai qu'il ne faut guere s'en etonner si on se refere it ce texte de II est curieux qu'Odoric, ne voyant et n'entendant rien depuis ce
Ma<;:oudi (d'ailleurs tres interessant) : belvedere, ne se pose aucune question : it ne s'attarde pas Ie moins
du monde sur ce paradoxe et ne remet pas en cause l'experience qu'il
« La Chine est arrosee par des fleuves aussi considerables que Ie Tigre et avait eue au fond de la vallee. La presence insolite " d'argent » l'em­
l'Euphrate (133). » p&he peut~tre de mettre en doute Ie caractere surnaturel du lieu.
r

 Nous avons choisi, jusqu'it present, de peindre Ie cadre et Ie fond

du tableau; iI est temps d'y ajouter nos sujets : les monstres.
Les evenements du voyage, les rencontres, les decouvertes s'orga­
nisent, dans Ie recit, d'une maniere it la fois surprenante (merveil­
leuse) et normale. L'inattendu est, dans une certaine mesure, attendu,
car il est precede, dans I'ame des voyageurs, par sa tradition. Mais
Ie sommet d'une experience de voyage est - ou serait la rencontre
avec un ou des monstres. Cette rencontre est esperee comme un
temps fort du voyage et, 10rsqu'eUe ne se produit pas, une certaine
deception se fait sentir, quand ce n'est pas de I'amertume ou de l'agres­
sivite it I'egard de la tradition menteuse ou des racontars credules!
La rencontre avec les monstres reste une pierre de touche de I'au­
thenticite d'une experience de voyage : qui n'a pas vu de monstres
n'a pas voyage! II y a cependant quelques accommodements avec
cette « regie» : la presence effective des monstres n'est pas absolument
indispensable; bien souvent, il suffit d'avoir rencontre un temoin
. u digne de foi II qui vous annonce « pour certain» (pro certo) tel ou
tel monstre, pourvu qu'it Pait lui-meme vu « de ses propres yeux )I.

II ne faudrait pas, malgre tout, presenter la recherche des monstres

comme une raison determinante du voyage; Ie voyage a dans tous les
cas un but: spirituel (missionnaires, pelerins), materiel (marchands)
ou intellectuel. La recherche des monstres est, par rapport au but
principal du voyage, un epiphenomene. C'est dans une perspective
beaucoup plus generale qu'elle s'avere import ante : Ie voyageur
medieval cherche constamment it preciser, aut ant que sa situation
spatiale, sa situation temporelle. II appartient a une aire geogra­
phique qui contient tel ou tel type d'humanite, de merveilles ou de
curiosites naturelles et se definit lui-meme en comparant a sa situation
d'origine celIe, lointaine en principe, qu'il decouvre. II appartient
egalement it une phase determinee de I'evolution de I'humanite; les
monstres appartiennent, eux, it une phase differente : its sOnt les
 116 TYPOLOGIE DU MONSTRB TYPOLOGIE DU MONSTRB 117
vestiges d'une epoque ou la creation connut des avatars maintenant mots qui la resument, de la forme a ce qui la regie, du concret present a Une
stabilises ou oublies, ou les temoins d'une autre maniere de concevoir ...,"senese hypothetique : en un apparent paradoxe, la classification formelle
la creation. A ce titre, ils sont des revelateurs ».
(l .~ .•. > ene Ie spectateur Ii remplacer son attrait fascine pour Ie visible par une
Cependant, lorsque se produit la rencontre avec un ou des monstres, 'fi"tpkulation sur I'invisible (4).
a
elle ne donne pas lieu une de ces grandes scenes mythiques que I'on
pourrait attendre. (Edipe et son sphinx, Thesee et son minotaure Ce sont les derniers mots de Lascault qui nous amenent definir a
appartiennent a une civilisation ou I'homme se revelait travers lesa notre chapitre comme une tentative de « speculation sur Ie visible ».
mythes parce qu'il ne pouvait Ie faire a travers son Dieu. L'homme Si les formes monstrueuses sont « fascinantes », il est tout aussi
medieval dispose, pour se trouver, d'une spiritualite autrement fascinant et excitant pour I'esprit de chercher ademonter Ie mecanisme
.. reglee» et la mythologie n'est pour lui qu'un residu. Ce residu de leur fabrication (dans un premier temps, du moins !).
reste fascinant mais il est relegue de preference au second plan. Quant Lorsqu'on nous apprend que Dieu petrit de I'argile pour lui donner
a ce qu'il est effectivement dans Ie subconscient... on ne peut faire que une forme, Ie mystere de cette creation nous parait insondable. Cette
des conjectures. forme initiale de l'humanite releve de I'arbitraire Ie plus pur (bien que
Le monstre est, pour I'homme medieval, une anomalie normale »,
(l . Genese ait cherche a reduire la part de mystere en affirmant que
un avatar necessaire, inevitable, temoignage mysterieux mais non cette forme etait a I'image » de Dieu, formule vague s'it en est I),
(l

dramatique de I'imagination et de la creation divines. A quelques Mais lorsqu 'on dispose d'un certain nombre de formes qui resultent
exceptions pres! d'un jeu de l'imagination avec les elements de la creation, on devient
curieux d'eclairer quelque peu les procedes de cette creation contre­
faite et derisoirement rivale de la Premiere. Dans cette perspective,
Les monstres sont avant tout, pour l'homme normal, des formes
differentes de lui. Ces formes sont Ie fruit d'une organisation inhabi­ , I'ecart par rapport Ii la nature que constitue Ie monstre cesse alors d'~tre
tueIle des elements de composition ordinaires ou d'un petrissage diffe­ une veritable transgression de I'ordre naturel; c'est un simple jeu pueril
rent de la matiere inhiale. 11 y a bien des manieres de creer un et extravagant avec des jouets venus du monde; construire un monstre
monstre : ce sont ces procedes de fabrication que nous voulons main­ : consiste a pervertir ce que 1'0n pourrai! appeler Ie puzzle de Dieu (5).
tenant analyser.
Cette experience peut mener II un c1assement des monstres : I'analyse Le temps d'un chapitre, nous considererons les monstres d'un point
cartesienne ou les methodes des naturalistes du XIXe siecle pourraient de vue purement formel, comme une creation de I'imagination humaine
peut-etre leur etre appliquees. C'est ce qu'ont tente de faire et non comme une creation de Dieu : nous adopterons ainsi un point
G. Lascault dans son etude sur I.e Monstre dans Z'art occidental et David de vue absolument etranger et inverse a celui du Moyen Age. Mais
Williams dans De/ormed Discourse, plus recent (I). Mais eux-memes Ie Moyen Age a lui-meme suffisamment joue sur les formes, dans la
reconna.issent les limites de cette classification, etant bien entendu que graphie et la sculpture autant que dans Ie monde des idees et du lan­
toute classification comporte une enorme part d'arbitraire. Une clas­ gage, pour que nous soyons excusables de lui appliquer ce procede.
*
sification est, dans une large mesure, une «fiction de la raison et, L'analyse des procedes de composition s'organisera selon un ordre
dans la mesure ou elle depend beaucoup des principes et de la toumure a
analogique (par exemple la rubrique « melange des regnes » succe­
d'esprit de « I'analyste t, toute nouvelle tentative de classification est dera celie de« l'hybridation ,,): it ne nous a pas paru utile d'instaurer
un rocher de Sisyphe I entre les rubriques des liens plus ou moins fictifs pour Ie simple plaisir
a
Lascault denonce I'ennui inherent ce genre d'operation: de pouvoir proposer une classification cartesienne et de sacrifier aux
lois d'une « speculation sur l'invisible " auxquels d'autres se sont deja
It faut partir, pour comprendre les faiblesses de la position cartesienne, de
adonnes avec assez de bonheur.
I'impression d'ennui(2) que provoquent les monstres per~us Ii travers une
a
Notre etude s'orientera, partir d'une seule methode, dans deux
classification formelle qui les reduit Ii leur mode de constitution (3).
directions: I'analyse des formes monstrueuses fera I'objet d'une pre­
miere section; celle des phenomenes prodigieux sera Ie theme de la
Et surtout, il signale Ie danger que represente cette illusion intellec­ seconde. Ces demiers entrent en e1fet dans Ie vaste champ des mer­ (0
tuelle: veilles » et representent, parallelement au jeu des Formes qui s'illustre
dans les monstres, un jeu de Forces ou s'engage l'Univers en tier.
Curieusement, la classification formelle, lorsqu'elle devient la grille indis­
pensable et exclusive pour percevoir les monstres, abolit leur complexitt~,
leur richesse sensible; trop vile, Ie spectateur passe de la representation aux
 ,I
~
I

Pig. 9 Conrad von Megenberg Buck der Natur, Augsburg 1478. Fig. 10 Conrad von Megenberg Buck der Natur, Augsburg 1478.
 TYPOLOGIE OU MONSTRE 121

dont les membres captifs demeuraient entierement soudes au corps et qui ne

pouvaient rien faire, ni se mouvoir, ni eviter Ie danger, ni pourvoir a leurs
..,ins. Tous ces monstres et tous les prodiges de cette sorte que la terre met­
urit au monde, c'est en vain qu'elle les crea; car la nature interdit leur crois­
..nee et its ne purent toucher a ceue fteur de l'Age tant desiree ni trouver de
ftnurritUre. ni s'unir par I'acte de Venus.

Nous avons cite ce passage en entier pour que Pon puisse se rendre
compte de l'abondance de negations et de caracteres negatifs : les
monstres sont des etres qui n'ont pas ce que nous avons.

1. Monstres sans tete.

Blemmyes :

PREMIERE SEC110N :

LES MONSTRES OU LE JEU DES FORMES

Et en une autre ylle devers mydy demeurent gens de laide estature et de
mauvaise nature, qui nont point de teste et ont les yeux et les espaules et la
~DUche torse comme fer de cheval et en my la pointrine. Et en une autre ylle
a des gens senz teste, et ont les yeux et la bouche par derrieres les espaules
I. LES MONSTRES LIEU OE L'ANTITHETIQUE, OU « TOUT AUTRE »
(Mandeville (9)).
A. Ceux qui different des etres normaux selon une symetrie abso­ Les seconds ne sont qu'une variante du premier type.
lue:
- les Antipodes.
- Ies couleurs qui different completement des notres : ce qui est blanc
ici est noir la-bas et vice versa.
ex. les idoles decrites par M. Polo aux Indes :

Ies dieux sont peints en noir,

les diables sont peints en blanc (6).

B. Ceux qui font Ie contraire de ce que nous faisons en n'accomplis­

sant pas certains actes qui sont, pour nous, primordiaux.
ex. Jourdain de Severac C) :
In ista India, et in Minori, homines qui sunt longe a mari habitantes,
infra terram, et in locis nemorosis totaliter videntur infernales; non edentes,
non bibentes, nee se cooperientes sicut alii qui habitant juxta mare.
Dans cette partie de l'Inde et dans L'Inde Mineure il y a des hommes qui
vivent loin de la mer, sous terre et dans les bois; ils ont une apparence tout a
fait infemale; ils ne man gent pas, ne hoivent pas, ne se vetent pas, au
contraire de ceux qui vivent pres de la mer.

II. LE MONSTRE : enul A QUI IL MANQUE QUELQUE CHOSE O'ESSENTJEL

A. C'est ainsi que Lucrece definit, pour ainsi dire, Ie monstre (8), Fig. 11
lorsqu'il decrit la jeunesse du monde :
Nombreux aussi furent les monstres que la terre en ce moment s'effor4;a 2. M onstres avec cete, mais sans yeux, sans nez, sans levres.
de creer, et qui naissaient avec des traits et des membres etranges tell'an­
drogyne, intermediaire entre deux sexes, et qui n'est ni I'un ni I'autre et n'ap­ Et en une autre ylle y a gens qui ont la face toute plate et toute onyue
partient a aucun -, etres prives de pieds ou depourvus de mains, ou encore (unie) senz yex, nes et senz bouche, fors ii petits trous rons en lieu des yeux
muets et sans bouche, ou qui se trouvaient etre aveugles et sans regard, ou et une bouche plate senz levres. (Mandevi1le (111).)
 122 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 123
Ces monstres sont tres proches des Astomori qui n'ont qu'un 3. Ceux qui n'ont pas de langue.
petit pertuis ou lieu de la bouche; et pour ce leur convienl il prendre ce Si ne parlent point, mais it font signe lun a lautre tout aussi comme muet,
quil manguent et boivent par un busie1 (tuyau). (Mandeville (II).) et ainsi entendent il lun lautre. (Mandeville(lZ).)

4. Monstres qui n'ont pas de jointures aux genoux.

Rappelons ce passage de Rubrouck (13) : il y avait, dans Ie Cathay,
certaines creatures, qui avaient en toutes choses la forme et les fac;ons des
Hommes, sinon qu'eUes ne pouvaient plier les genous, mais elles marchaient
<;a et la, et alloient je ne sai comment en sautant.

Tous ces monstres sont h6rites de I'Antiquite grecque.

B. Origine de leur monstruosite :

1. Ceux qui doivent leur monstruosite au c1imat.
Procedentes autem ad regionern frigidissimam invenimus pulchram civita­
tern, in altissimo loco sitam, cuius nomen est Arcirum. Ibi est tantum frigus,
quod invenimus magnam multitudinern hominum truncatorum : ab aJiquo pes,
vel pedes, vel crura, ab aliquo manus propter frigus (Ricold (14».
Comme nous faisions route vers une region tres froide, nous arrivames a
une tres belle cite, sise sur une hauteur, appelee Arcyre. Le froid y est tel, que
DOUS y trouvames un grand nombre de mutiles : aux uns il manquait un
pied, ou les deux, ou les jambes, aux autres une main...

Les membres geles se detachent d'eux-memes.

2. Ceux dont Ie de/aut est de naissance.

D'apres Ie conseil de ses parents, une jeune fille nee sans yeux fut amenee
alors a Saint Josse...
Oacques de Voragine (15).)
Fig. 12
3. Enfin des monstres mythiques comme les Blemmyes « passent »
dans I'Histoire : la BibliotMque de Lille conserve un Almanach pour
l'an de grace 1591, edite it Anvers, qui rappelle que Ie 13 octobre 1514,
etait a Leyde II un enfant sans teste ayant les yeux et la bouche en la
poitrine ".

III. MONSTRES PAR MODIFICATION DU RAPPORT DES ORGANES ENTRE EUX

A. Hypertrophie de certains organes :

1. Les orel'lles : Panoties.
In queste isole vicine intereso dire, che si trouauano huomini con Ie orec­
chie tanto grandi, che si copriuano Ie braccia con queUe. Questi popoli sono
Caphri (Pigafetta (16».
Dans cette tie voisine, j'ai entendu dire qu'il y avait des hommes dont les
Fig. 13 oreilles etaient si grandes qu'ils pouvaient s'en couvrir les bras. Ces peuples
Fig. 14 sont des Caphres.
124 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 125

Fig. 17
3. Peuple dont la JetJre infirieure est disproportion nee.

Et en une autre ylle y a genz de laide facon, qui ont la leure dessouz la

bouche si grande que, quand its veulent dormir au soleil, it cueurent toute
leur face de leure dessouz (Mandeville (19)).
Fig. 15
Voir gravure 18.
Ces monstres que Pigafetta assimile aux Caphres sont connus depuis
e
l'Antiquite grecque 1).
- Le cou. (Cf. Fig. 40, p. 150.)
2. Un pied: Sciopodes (doublet de Sciapodes).

Et y a de celie gent qui n'ont que un pie; et si vont si tost que cest mer­

veilles, et si est ce pie si large que il en font umbre a tout Ie corps deuls
encontre Ie soleH, quand il se couche du travers (Mandeville (18)).

Fig. 16 Fig. 18
 TYPOLOGIE DU MONSTRE 127
126 TYPOLOGIE DU MONSTRE
En ceste isle a une maniere d'oiseaulz aussi grans comme oes, et ces
4. Hypertrophie des organes sexuels. oiseaulz ont ii. testes (Odoric (2'».
En ce pays fait si tres grant chault que les tresmoins des hommes leur issent Item, unum animal biceps horribilissimum valde, quod ausum est trans­
du corps et leur pendent pour dessoubs ;usques aux genoulx ou jusques en my vadere Euphratem et ire ultra ad habitatores terrae (Jourdain de Seve­
;ambe (Odoric (20». rac (2"» (*).
B. Unicite associee Ii I'hypertrophie : La nature de I'animal importe peu, des lors qu'i1 a deux tetes!
Sciopodes et « monobras » : II y a des monsues humains Ii deux tetes chez Hartmann Schedel:­
De III il passa au Midi vers I' Armenie, et comme il traversait les deserts, ils tiber Chronicarum; Secunda etas mundi, folio XII verso; Sexta
y trouverent aussi quelques monstres en forme humaine. Car ils n'avaient etas mundi, folio CCXVII recto et verso.
qu'un bras au milieu de I'estomac, et un pied seulement [oo.] et couroient si
it!gerement, que Ie plus vite cheval ne les pouvoit atteindre. Ils couroient en
sautant sur ce pied, et quand ils etoient las i1s alloient sur une main et un
pied en fac;on de roue [oo.] (Plan Carpin el».
Chez Pline (Hist. Nat. VII, 23) ces Sciopodes sont egalement des
Monoculi, peuple it un seul o::il.
Les peuples qui voient la pluie plus sou vent que Ie soleil ont fait de
ces Sciopodes des (' pieds-parapluie »; ainsi les decrit la carte de Wals­
perger (22) : « Hie homines latent sub pedibus suis ex pluvia (*). »
Cette carte les situe cependant en Ethiopie ... Ce qui prouve Ii la fois
la rigidite de la notion de monstre (est monstre ce qui vient d'ailleurs)
et la souplesse du monstre lui-meme qui jouit d'une remarquable
faculte d'adaptation au climat!

C. Unicite ou multiplicite d'organes, de membres :

1. Unicite: cyclopes ou « monocles (Fig. 19).

l)

sciopodes, « monobras ».

Fig. 21

b) Monstres it deux corps (Fig. 25) :

Selon Jacques de Voragine (23), un tel monstre naquit au debut du
xue siecle, sous Ie regne de Lothaire :
De son temps, en Espagne, une femme mit au monde un monstre qui
Fig. 19 avait deux corps; les figures etaient tournees en fac;on inverse I'une de
Fig. 20
I'autre, et les deux corps etaient soudes ensemble.
2. Reduplication: hommes ou animaux Ii deux tetes.
Le redoublement de cenains membres entraine parfois comme effet

secondaire, un caractere de gigantisme :

a) Hommes ou animaux it deux tetes (Fig. 20, 21) :

(*1 De meme, un animal a deux letes, vraiment horrible, qui a ose traver;er l'Eu­
phrale et penetrer parmi les habitants de la region.
(*) lei, les hommes s'abrilCnt de la pluie sous leurs pieds.

 TYPOLOGIE DU MONSTRE 129

128 TYPOLOGIE DU MONSTRE

Fig. 22

3. M ultipliciti :
- double paire d'yeux (Fig. 22).
de bras et de jambes (Fig. 23).
H. Schcdel, Liber Chronicarum, folio XII verso et folio CCXVII verso.

Fig. 24

- de doigts : ibidem (Fig. 24),

_ d'orteils : selon Mandeville (26), il existe des etres qui marchent
sur leurs genoux et on a chascun pie VIII artiaus II.
(C

Fig. 23 Fig.2S
 132 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 133

Ces Pymains sont petite gent. lIz n'ont que III espans de long. liz sont
belz et gracieulx selon leur grandeur; tous bommes et femmes ilz se marient
et ont enfants au VI" mois de leur nativite et vivent VII ans de tout Ie plus
(Odorie (36».

Mandeville ajoute (3') que celui « qui vit VII ans, il se tient dure­
ment pour anciens 1>.

B. Longue ou courte vie :

1. Brievete de la vie : voir ci-dessus les Pygmees.

2. Longevite :
La longevite est un reve en relation avec Ie mythe de l'immorta­
lite.
- L'arbre de soleil et de lune, qui est un substitut de l'Arbre de vie,
procure, selon Mandeville (38), une extraordinaire longevite :
Et dist on que Ie prestre et les autres gens qui gardent ees arbres manguent
de leur fruit et du basme qui y croist, et en vivent bien CCCC, ou VC ans
;­

- -­ -
(400 ou 500 ans), pour la venu du fruit et du basme.
Fig. 27
Mais, bien sOr, l'acds A ces arbres de soleil et de lune est defendu
par des deserts infranchissables car its sont infestes de «bestes Ces creatures sont particulierement contradictoires puisque Ie
sauvages, de dragons et de serpens» e'l). pied, organe surequipe dans leur cas, ne sen a rien. II semble qu'elles
Marco Polo qui brille, en gmeral, par son realisme, dit avoir vu en went cte creees par analogie avec les monstres qui n'ont pas de join­
Inde, dans la province de Lar, les «Abraiamans », religieux qui tures aux genoux, ne peuvent se relever Seuls quand ils tombent et
«vivent d'a cent cinquante an en deux cens [... ]» (40). La raison sont alors contraints de se trainer sur leurs genoux ou leurs jambes.
de leur longevite tient aussi bien A leur sobriete, a leur conduite
d'abstinence qu'a un breuvage miracle qu'ils prennent deux fois 3. £tres qui n'ont que deux petits trous a la place de la bouche :
par mois :
ils prennent arient viC et soufer et les meslent ensenble et en font bevrajes,
puis Ie bevent e went qe ce Ii eroiste la vie (41).

V. SUBSTITUTION D'UN ELEMENT INSOLlTE A L'ELEMENT HABITUEL

A. Difference d'orore physique ou anatomique :

1. Poules a laine (Fig. 27) :

En Chine, il se trouve des « gelines » qui « nont point de plumes eomme les
nostres mais ont laine com me moutons" (Odorie (42)).

Ces poules correspondent a une race qui existe effectivement.

2. lhres qui marchent sur les genoux :
En une autre ylle y a gens qui vont tousiours sus leurs genolz moult
merveilleusement; car il semble a ehascun pas qui! passent quil doivent tum­
ber, et on a ehascun pie VIII artiaus (Mandeville (43)). Fig. 28
 134 TYPOLOGIE DU MONSTRE
.. :
TYPOLOGIE DU MONSTRE 135
B. Differences concernant la nourriture :
1. Les Astomori (monstres sans bouche) sont des c!tres qui ne se Ces nourritures ne sont pas systematiquement repugnantes puis­
nourrissent que d'odeurs. qu'eUes consistent en chiens, loups, renards, chevaux... Mais Plan
Mandevile (44) etend cette panicularite a des c!tres qui n'ont aucun Carpin ajoute avec degout qu'ils mangent meme des poux, des rats,
caract ere monstrueux apparent : des souris, sans compter « tous les ordures que leurs juments jettent
dehors avec leurs poulains » (sans doute Ie placenta, dont I'aspect n'a
Les gens de ceste yUe ne cultivent ne ne labourent point les terres, car iI
ne manguent point [... J. Et vivent de lodour de pommes sauvages. Et quand
rien d'appetissant - en effet - pour Ie commun des mortels; cette
il vont aucune pan loing, il ponent de ces pommes avec euls; car sils sentoient coutume, pour un peuple cavalier, avait-dle un sens symbolique ?).
nulle mauvaise odeur et il neussent de ces pommes, il mourroient tantost. Les nourritures sont un element important pour la transformation
de Pindividu (nous ne parlerons pas ici de l'anthropophagie). Elles
2. A I'oppose de ces c!tres qui ne mangent pas, il en existe d'autres peuvent entrainer des modifications monstrueuses comme celle<i :
qui mangent tout ce qui leur tombe sous la main. C'est, selon Plan
Carpin (4"), I'une des caracteristiques des Tanares dont nous avons C. Substitution d'un« langage » animal au langage humain :
deja vu la nature « demoniaque » :
Selon Mandeville (46), Ies habitants de Pile de Tracorde
Cibi eorum sunt omnia quae mandi possunt.
manguent char de serpens. Et pour ce qui! manguent crue viande, ils ne
IIs mangent tout ce qui peut etre mange. parlent point, mais sifflent lun apres lautre comme serpens (Fig. 29).
Dans l'ordre des phenomenes monstrueux constitues a panir du
principe de substitution, on peut citer la « mer are neuse »
qui est toute plaine de arene et de graveUe senz goute deaue, et va et vient
a grandes ondes tout aussi bien comme fait lautre mer (Mandeville (47)).

VI. MELANGE DES REGNES: ANIMAL, MINERAL, VEGETAL.

A. Animal - Vegetal :
1. L'exemple Ie plus fameux est celui de l'agneau vegetal. De nom­
breux voyageurs y font allusion ou en donnent des descriptions. Deux
d'entre les notres, Odoric et Mandeville (48), en parlent d'abondance.
Odoric Ie presente ainsi : I( une grande merveiIle oy racompter et
affirmer gens dignes de foi mais je ne Ie vi point » :
Dans Ies mont agnes « caspiennes I),

craist pompons (melons, courges) merveilleusement grans. Quant ilz sont

meurs, on les euvre et y treuve on une bestelette de char vive, qui est telle
comme un petit aignelet, et mengue on ces pompons et ces bestelettes (cf.
~,lSP.Jarfis t/omanbus fapauts.f.t l.ucano 't 'SirSllio. Fig. 7, p. 64 et Fig. 30, p. 136).

-: I l-Srfo:umapfylUs fmur gms:l'niGl terras Cette creature merveilleuse ne preoccupe pas seulement Ies voya­
, 's ; ~. eUt coUt a rtuo rapaJnun innoaa mozf". geurs. Huizinga signale, dans L'Automne du Moyen Age (49), que
Louis XI correspond avec Laurent de Medicis au sujet d'un agnus dei, c'est­
~~\\C lSP.Jannaridc pryUi.parlin.gua/potambus Derbis. a-dire une de ces excroissances fantastiques du tronc filamenteux d'une fou­
@.uinal8fbarrubta. limit t)C Strite facados: gere asiatique, qu'on appelait aussi agneau de Tanarie, et a laqueUe on pre­
tait de rares vertus curatives.
$par6ert qUi romnoslcantuQ'f manuf.'P rolcbat
'SiPcreo Gmm:a 6J1lutter fperatibus bydrW.
tSPJulcdnt(£; iraa:a mo:fuaart( lcuabar.
Fig. 29 : Sebastien Brant : Fables d'Esope, folio 178 verso.

,~

 136 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 137

Cette plante-animale interes­ les " oes qui en Yrlande croissent des arbres ('3) » (cf. supra, ch. II,
sera bien des voyageurs jusqu'au p. 62). Peut~tre a-t-i1 ete influence par son compagnon de voyage, Ie
XVlIc sieele : Ie baron Sigmund de frere James, moine irlandais? II demeure que cette histoire irlandaise
Herberstein qui voyage en Russie est, elle aussi, fort connue (54) et que son aire geographique n'est pas
(de 1511 a 1526) et laisse une Iimitee a l'Irlande.
relation latine de son voyage, On se reportera, pour tQute cette question, au chapitre IV de
Olearius qui ecrh un Voyage de J. Baltrusaitis (dans Le Moyen Age Fantastique) intitule Arabesques
Moscovie paru en 1636, et Jean fantastiques, qui s'occupe essentiellement des pi antes zoomorphiques.
Struyss qui visite Ie meme pays
une trentaine d'annees plus tard. Le syst~me, dit-il, est d'origine asiatique et se propage generalement sur­
tout avec des fonnes orientales. La plante epanouie en animaux apparait
Henri Cordier, dans ses notes Ii d~a sur les cachets de Mohend;o-Daro, dans l'Indus, au debut du troisi~me
Odoric, cite des fragments de cha­ milIc~naire avant J.-C. (").
cun de ces auteurs ('0).
. La Iegende de cette plante mer- Ces motifs se reprOOuisent egalement sur des tissus, des poteries, dans
Fig. 30 veilleuse n'est pas sans fonde­
des manuscrits, tous objets appeles a circuler et a propager leur style.
ments dans la realite : cet agneau D'apres J. Baltrusaitis,
tartare, ou agnus Scythicus, appele Barometz - ou Borametz en
russe (ce qui signifie agneau) -, correspond a une plante cataloguee c'est aux xu e et xme si~cJes que se produit la plus puissante propagation :
en botanique parmi les polypodes. Plutot qu'une definition bota­ dans Ie decor des cuivres incrustes, sur les tissus el dans la ceramique (~6).
nique, nous preferons emprunter sa description a Olearius (51) : elle
presente un caractere de realite fonde sur I'observation (Ii ceci pres que La legende irlandaise du Barnacle goose s'explique par Ie fait que Ie
ce n'est pas un temoignage direct: Olearius rappotte Ie temoignage de theme s'est intrOOuit tres tot en Occident :
quelques autochtones) mais la description garde, en depit de cela, un
charme qui se rattache, de loin, au merveilleux : on Ie rencontre non seulement en halie, au vme si~c1e, d'apres des tissus
mesopotamiens ou iraniens, mais aussi dans Part celtique, d'apres les tissus
« On nous assura qu'aupr~s de Samara, entre Ie Volga et Ie Doa, il se coptes ($1) ;
trouve une sorte de melons, ou plutost de citrouilles, faite comme un agneau,
dont ce fruit represente tous les membres, tenant a la terre par la souche qui c'est ce qui pouvait faire croire a Odoric que cette legende d'origine
lui sert de nombril. En croissant i1 change de place, autant que sa souche Ie
lui pennet, & fait seeher I'herbe partout vers Oll i1 se tourne. Les Moscovites orientale etait authentiquement irlandaise.
appelJent eela paitre ou brouter : & ils y ad;oustent, que quand iI est meur Nous n'avons trouve mention de I'arbre-a-oiseaux que chez Odoric
la souche se seiche, & Ie fruit se revet d'une peau velue, que I'on peut pre­ et Mandeville. Cette particularite s'explique si I'on en croit Baltrusaitis:
parer, & employer au lieu de fourrure. lis appelJent ce fruict-hi Boranez,
c'est a dire agneau [... ]. luI. Scaliger en fait mention en son exercil. 181 c'est dans les manuscrits de la deuxi~e moitie du xm" et du XIV' sieeles
& dit que ce fruil croist tousiours, iusqu'a ce que I'herbe lui manque & qu'il que se produit en Occident la veritable eclosion du th~me a I'etat pur, dans
ne meurt que faute de nourriture. II y adiouste qu'i1 n'y a point de beste qui en toutes ses varietes (!J8).
soit friande sinon Ie loup, & que I'on s'en sert pour I'attraper : & c'est ce que
les Moscovites en disent aussi. D Ces excroissances animales qui envahissent Ie monde vegetal ont donc
pour origine des fantaisies ornementales. Le cas des « plantes a fruits
Bien que, dans ce recit, la plante ne soit qU'une plante, la comparai­ zoomorphiques » est complexe : il rei eve « d'une double tradition:
son avec I'animal subsiste et les verbes paitre ou brouter en sont les ornementale et legendaire ('9) ».
traces les plus apparentes.
Angelo de Gubernatis, entin, ebauche quelques hypotheses interes­ B. Vegetal- Humain:
santes au sujet de cet agneau vegetal (52) : il met cette fable en rapport 1. Cependant l'arbre a fruit zoomorphique, dont I'origine est orien­
avec des legendes indiennes et y ajoute des considerations onomas­ tale, evolue, sous une influence musulmane (60), en un genre superieur
tiques qui pourraient expIiquer comment s'est constitue l'agneau­ et se met a porter des fruits anthropomorphiques. Nous n'avons
vegetal. trouve, dans nos textes, que peu d'allusions a cet arbre, ce qui peut
paraitre etonnant vu I'abondante production iconographique de ce
2. Cette legende offre quelque analogie avec celie de I'arbre aux theme.
barnacles. Odoric lui-meme etablit un lien entre I'agnus Scythicus et Le texte d'Odoric d'apres Ie manuscrit que publie Cordier n'en parle
138 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 139

pas. Mais un manuscrit italien du Xlve siecle (60 bis), qui contient foglie sono molto simili Ii queUe del moro; hanno da una parte, & dal I'altra
come dui piedi, coni & appuntati, & schizzandoli non visivede sangue ; come
uniquement Ie texte d'Odoric et un bref nkit du voyage de trois moines
si lacca una di dette foglie, subito si muove & fuge. Antonio Pigafetta ne
au Paradis terrestre. contient un passage tres interessant : teone una scodella per otto giorni, & quando la toccava andava Ii torno
Quivi udi dire che sono albori che producono uomine e femmine a modo
III scodella, & pensava ch'ella non vivesse d'altro, che di aere (62).
di frutti, e sono di grandezza un gomito, e sono fitti nell' albore insino al bel­ En ce lieu ils trouverent encore un arbre dont les feuilles etaient ainsi
Iico, e cosi istanno; e quando trae ventO e sono freschi, e quando non, pare fllites que, lorsqu'elles tombaient Ii terre, elles se depla.;aient comme si elles
che si seccano. Questo non vidi io, ma udilo dire a persone che I'aveano eussent ete vivantes. Ces feuilles ressemblent beaucoup Ii celie du milrier;
veduto. dies ont, de part et d'autre, oomme deux pieds, courts et pointus, et lorsqu'on
Jes entaille, on y voit du sang; quand on touche I'une de ces feuilles, aussit6t,
Ces arbres produisent, au lieu de fruits, des hommes et des femmes die bouge et s'enfuit. Antonio Pigafetta en conserva une dans une coupe pen­
d'une coudee. lis tiennent Ii l'arbre par leurs extremites inferieures; quand dant huit jours : lorsqu'illa touchait elle se derobait en faisant Ie tour de la
Ie vent souffle, Us sont frais et quand i1 n'y a pas de vent, ils se dessechent.
coupe. II pensa qu'elle ne vivait que d'air.
eela je ne l'ai pas vu moi-meme mais je l'ai entendu dire par des gens qui
l'avaient vu. 2. Les arbres de soleit et de lune sont egaIement apparentes au wak­
wak puisque ce sont des arbres qui parlent. Selon Mandeville (63), ce sont
a
Cette legende appartient un groupe de fables qui s'organise autour «Ies arbres du soleit et de la lune, qui parlerent a Alixandre et Ii deviserent
du wak-wak. Baltrusaitis en parle abondamment et it parait interes­ sa mort •• Cette legende figure aussi chez les Persans et les Arabes qui
sant de citer un large fragment des pages qu'il lui consacre. ront associee Ii l'epopee d'Alexandre Ie Grand des Ie debut du XI"
La vision doit se rapporter aux contes arabes relatifs aux arbres produi­ siecle (64). Au debut, ces arbres ne sont doues que de parole et I'illustra­
sant des etres vivants, repandus depuis Ie vm e siecle. tion ne leur accorde pas de tete. Puis, selon une evolution bien compre­
Le recit a eu plusieurs versions. Selon les unes, cet arbre merveilleux, hensible, its se trouveront pourvus de d':tes : c'est ainsi qu'its apparaissent
d'une ile lointaine, porte sur ses branches les tetes des fils d'Adam. Au lever dans Ie Livre des Merveilles du due de Berry (65). Les arbres de Jesse,
du jour et Ie soir, il crie« wak-wak » et chante des hymnes au Createur. Selon I'arbre heraldique du Mal (66), se rattachent Ii cette tradition: Ie Moyen
les autres, il a pour fruits des corps entiers de femmes et ses appels « wak­ Age « adapte » ainsi I'arbre legendaire
wak » sont de mauvais presage. La legende est racontee dans Les Livres des
merveilles de I'Inde, ecnts au x· siecle, ou c'est un arbre dont les fruits, pareils i ses systemes religieux et symboliques... La plante Ii ti!tes humaines change
ades courges, offrent quelque ressemblance avec une face humaine. Mais sa constamment de signification, depuis I'alchimie ;usqu'aux emblemes
premiere mention connue appartient Ii une relation chinoise T'ong-tien, [... ]. moraux (67).
Une autre variante figure dans Ie Kilab al-haiyawan d'al-Djahiz (859), ou Ie Si les vegetaux peuvent se
wak-wak produit des animaux et des femmes, suspendus par les cheveux. Ces couvrir de fruits humains, les
demieres sont colorees et ne cessent de dire « wak-wak n. Elles se taisent et humains peuvent egalement deve­
Illeurent lorsqu'on les detache de l'arbre. Selon Ie Kaith al-djaghrafiya, d'un
geographe anonyme d'Almeria du xue siede, ces plantes miraculeuses pous­ nir Ie terrain d'une poussee vege­
sent dans l'ile Wakwak qui se trouve dans la mer de Chine. Leurs feuilles res­ tale: c'est du moins ce que pour­
semblent Ii celles du figuier. Les fruits commencent Ii se former au debut du rait faire croire, comme par une
Illois de mars ou I'on voit apparaitre des pieds de ;eunes filles. Les corps illusion d'optique, une gravure
Surgissent au mois d'avril, les tetes au mois de maL Ces filles sont magnifiques sur bois de la seconde edition de
et admirables. Elles commencent Ii tomber au debut de juin et au milieu du a
Mandeville Augsburg par Anton
Illois de juin il n'en reste plus. En tombant, elles crient « wak-wait (61) ". Sorg, dont nous n'avons pas
trouve Ie sujet dans Ie texte.
Mandeville ne parle pas de cet arbre fabuleux mais il semble en
avoir garde que1que souvenir lorsqu'il evoque l'arbre aux barnacles: 3. Une autre creature tres
les oiseaux que porte l'arbre ne vivent que tant qu'ils tiennent a Fig. 31 fameuse illustre l'etroit enlace­
l'arbre: « ceuls qui chieent a terre meurent tantost (61 his) ». ment des regnes humain et vege­
Entin, c'est dans un texte assez tardif que nous trouvons I'evocation tal : la M andragore. Ce sont ses racines qui ont forme humaine,
la plus apparentee au wak-wak; Pigafetta, chez qui nous avons tou­ homme ou femme, selon Ie cas. Nous ne nous attacherons pas Ii etu­
iours trouve un solide realisme et un esprit assez sceptique, decouvre dier cette legende bien connue et abondamment analysee depuis des
en Insulinde un arbre aux feuilles vivantes : siecles. On trouvera des directions tres interessantes et un resume
des aspects les plus importants de cette legende dans Ie travail d'Ivar
Anchora in quel luogo trovarono un'arbre, che haveva Ie foglie, Ie quali
COme cadevano in terra, camminavano come se fui sero state vivo. Queste Hallberg, pages 213 217. a
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mera (illtvii foa~ WU"t:3COt n-a£,ctl
1m in'jct: "be J4n'ttt: flC \\ICf~C ga114~t"~ funacl' \'Ii 4f[0 se/f4tl:­
Fig. 32 : Johannes de Cuba, Hortus Sanitatis, Mainz 1485 (photo Fig. 33. Johannes de Cuba, Hortus Sanitatis, Mandragore femelle (photo
Universitatsbibliothek, BAle). Universitatsbibliothek, BAle).
 TYPOLOGIE DU MONSTRE 143
142 TYPOLOGIB DU MONSTRB

C. Mineral - Animal :
a
entrailles est homologue Ii des embryons, des etres vivants en train de
• murir », c'est-li-dire de croitre et de se developper (72). » Les mines
Le mineral, qui parait encore bien plus depourvu de vie animale sont comme « la matrice de la Terre-Mere (73) ».
que Ie vegetal, peut etre lui aussi anime d'une sourde fermentation 50us des dehors fabuleux et naifs, Ie Moyen Age, en se refusant a
interieure : Ii certaines periodes de I'annee, les pierres precieuses tracer une barriere neue d'un regne a I'autre, n'est pas si eloigne de
s'eveillent Ii une vie quasiment animale; il y a, parmi elles, mAles l'opinion de nos premiers naturalistes « scientifiques ».
et femelles et, moyennant certaines conditions, elles se mettent Ii engen­ Buffon (Hist. Nat., 1" discours, cite par Roben Ii l'article Regne)
drer et a concevoir, ase multiplier selon un processus sans doule aussi soUJX,;onne que ces « grandes divisions » ne sont certainement pas aussi
primitif que ces protozoaires qui se divisent et se reproduisent partir a tranchees qu'on veut Ie croire :
d'une cellule informe.
Je prevois qu'on pourra nous faire deux objections: la premiere c'est que
1. 11 est une croyance qui remonte a l'Antiquite, et tout au moins ces grandes divisions que nous regardons comme reelles ne sont peut-etre
Ii Pline, c'est que les perles naissent de la rosee du del: I'abondance pas exactes, que, par exemple, nous ne sommes pas surs qu'on puisse tirer une
de rosee et d'huitres dans une region entraine I'idee qu'on doit y trou­ ligne de separation entre Ie regne animal et Ie regne vegetal, ou bien entre Ie
ver des perles a foison. C'est une deduction de ce genre que rappone regne vegetal et Ie mineral...
Las Casas, resumant une opinion de C. Colomb :
Quant Ii F. Moreau (IntrOO., p. 12, Pleiade, cite par Roben, ibidem),
II ajoute Ii. cet endroit que s'il est vrai que les perles naissent, comme I'af­ it va plus loin en affirmant que :
firme Pline, de la rosee qui tombe sur les huitres entrouvertes, il y a des rai­
sons plus que suffisantes pour qu'on en trouve dans ces regions. En effet, la awr. yeux du naturaliste, zoologie et botanique 80nt inseparables... toutefois
rosee est la-bas tres abondante, et les huitres y sont tres nombreuses et tres Ie monde vivant est si vaste que s'est maintenue pour les hommes de science,
grandes (68). en depit de I'identite fonciere des deux regnes, I'habitude de conserver les
distinctions admises par les profanes...
Las Casas aioute de son cru une longue dissenation concernant la
thoorie ancienne de la naissance des pedes apartir de la rosee, en indi­ Cette division en regnes est presque consideree comme une conven­
quant toutes les sources anciennes et en pjoutant que ceux qui ont des
doutes quant ace point d'histoire naturelle sont des auteurs" mOOernes tion.
Bien sur, il y a loin entre une attitude comme celle-ci qui reconnait
et sans beaucoup d'autorite (69) ».
une marge d'interference entre les regnes apres avoir constate et
depasse les limites d'une classification et l'attitude du Moyen Age
2. Mandeville, qui a ecrit un lapidaire, se Batte d'avoir une certaine
qui m~le dans un meme creuset les ~tres animes et inanimes. Mais ce
autorite en la matiere et etend cette particularite des perles aux dia­
qui subsiste, au-dela des deux attitudes et ce qui les reunit, c'est cette
mants:
conviction qui s'impose avec force :
II y a voies et roches de minieres dor ou il croissent ensemble, masles et
femelles, et se nourrissent de la rousee du ciel et continuent et engendrent, « Ie monde vivant est si vaste... ».
et font des petis delez euls, qui mouteplient et croissent tous les ans. Ie lay
maintes foiz essaie, car se on les garde avec un pou de la mine de la roche Chacun en tire ses conclusions, l'un en faveur d'une classification,
ou il croissent, qui tiengne a la pointe desseure, et on les moullie souvent de meme erronee, pour les besoins de l'ordre, I'autre en faveur d'une pro­
la rousee de may, iI croissent tous les ans et deviennent les petis bien grans et liferation et d'une interpenl::tration pour les besoins de I'imagination
bien gros selon leur nature. Car aussi comme la perle se fait et engrosse de et parce que la vitalite de la Nature s'impose avec trop de force!
la rousee du ciel, aussi Ie fait Ie vray dyamant (10).
Si Mandeville I'a maintes fois essaye, il n'y a aucune raison de Ie
a
mettre en doute : Ie miracle est la portee de tous. Cette croyance
cependant n'est pas une aberration propre a Mandeville; elle se rat­
tache au my the de la Terra Mater. {( 5i la Terre est une Mere vivante
et feconde, dit Eliade, tout ce qU'elle produit est Ii la fois organique
et anime; non seulement les hommes et les plantes, mais aussi les
pierres et les mineraux (71). »
Les pierres sont considerees comme les embryons de la terre : « 5i
la Terre est assimilee Ii une Mere, tout ce qu'eUe renferme dans ses
144 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 145

VII. MELANGE DES SEXES, DISSOCIATION DES SEXES

A. Melange des sexes :

Fig. 35 : Androgyne.

2. Une variante plus complete: il existe des etres qui ont la double
aualite et usent, selon les cas, de "un ou l'autre organe pour se
reprociuire.

Fig. 34 : Androgyne.

1. Le melange Ie plus celebre est celui de ..Androgyne qui est a la

fois male et femelle (Fig. 34, 35). Hartmann Schedel, Chronica
Mundi, en propose deux exemplaires.

Fig. 36 Fig. 37

Et en une autre ylle y a gens qui sont homme et femme ensemble, et ont
une mamelle a un coste et point a lautre. Et ont membres de generacion
domme et de femme et usent du quel quil leur plaist, une fois de lun et une
fois de lautre; et engendrent enfans quant iI font lEuvres de mas\es, et quant
ilz font lEuvre de femme ilz concoivent et portent enfans (Mandeville ('4)).

~~'>
~.
146 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 147

B. Dissociation des sexes :

1. Depuis l' Antiquite existe la h~gende des « iles masles » et des Vlll. HYBRIDATION
« iles femes », comme les appelle Marco Polo (15).
Dans ces iles, chaque sexe vit separe de I'autre : dans l'une habitent Nous designerons sous ce terme general d'hybridation tous les etres
des hommes, dans I'autre des femmes. Les hommes viennent passer qui sont constitues d'elements anatomiques disparates qui rompent
trois mois dans l'ile des femmes (d'apres Marco Polo: mars, avril, mai), I'aspect physique normal.
puis repartent dans leur ile. Si les femmes mettent au monde des Le terme d'hybridation n'est pas pris ici dans son sens strictement
enfants males, elles les envoient dans l'ile des hommes. biologique. On appelle hybridation

2. Cette legende voisine avec celie des A'1'azones, bien que ni Marco un croisement entre sujets differant au moins par la variete. Pratiquement,
Polo, ni Jourdain de Severac, ni Mandeville ne prononcent Ie mot a les hybrid at ions entre varietes, especes differentes, sont courantes, celles entre
propos de ces femmes insulaires. Comme les Amazones, elles sont de genres differents extremement rares (80).
redoutables guerrieres. Pierre Martyr relatant Ie deuxieme voyage de
Colomb (16) dit que II est exclu, en tout cas, que la copulation d'un humain et d'un ani­
mal puisse etre feconde. Or les monstres « hybrides » les plus frequents
si on les poursuit, e!les se defendent avec leurs sagettes desquelles sont tres sont precisement des etres chez qui se melent des elements humains
industrieuses et certaines. et animaux. Cette tradition est si solidement an cree dans I'imagination
que Robert ne peut s'empecher de citer ce passage de J. Carles (81) :
Colomb, en tout cas, croit fermement a cette legende, comme en
temoigne ce passage (77) : Une legende tres repandue dans les milieux populaires explique I'origine des
monstres par des hybridations fantastiques qu'attestent des recits dont la
Les Indiens lui dirent qu'en continuant dans cette direction, il ne manque­ precision augmente dans la mesure Oil ils s'eloignent de leur source. Les
rait pas de rencontrer I'i!e Matinino, dont ils disaient qu'elle etait peuplee gametes humains ne s'interessent pas plus aux gametes d'autres especes qu'a
par des femmes sans hommes. L'amiral eat ete bien content d'y accoster des grains de poussiere... Et ceci est vrai non seulement des animaux domes­
afin de pouvoir presenter aux Rois Catholiques une demi-douzaine de ces tiques, mais aussi du singe, quoi que puissent en dire les journaux du soir.
femmes [...] II dit du moins qu'il est certain que ces femmes-hi existent vrai­
ment. Le theme des naissances monstrueuses est de tous les temps et de
Cette situation de segregation rappelle l'un des aspects de la legende toutes les cultures! Pline (Hist. Nat., VII, 2) explique la naissance de
des cynocephales : Ie parallele hommes/femmes - chiens/femmes per­ creatures mi-humaines, mi-animales par la copulation d'etres humains
met peut-etre de voir en ces deux legendes un element commun, en avec des animaux. Plutarque explique de la meme maniere la nais­
I'occurrence une expression symbolique du systeme d'opposition sance de minotaures, sylvains, aegypans, sphinx et centaures.
nature/culture. Les cynocephales, sauvages et se nourrissant d'ali­ Les naissances monstrueuses etaient un theme courant au Moyen
ments crus, s'accouplent periodiquement avec des femmes belles et Age et leur succes alia croissant pour atteindre son paroxysme au
XVl e siecle oil elles feront les delices de Lycosthenes, d'Andre Thevet,
assez civilisees (elles savent cuire leur nourriture, ce qui temoigne
d'un etat plus evolue). Les enfants males naissent cynocephales, les de Conrad Gessner, de Sebastien Munster, d' Ambroise Pare et autres
filles naissent humaines a part entiere. cosmographes ou naturalistes tres serieux. Les planches qui illustrent
Marco Polo qui a visite les « iles masles » et les « iles femes» n'y les ouvrages de ces auteurs representent des etres " reels» qui ont,
voit pas de cynocephales. II note que leurs habitants et habitantes sont comme tout Ie monde, date et lieu de naissance.
Si I'" hybrid at ion » entre I'homme et I'animal est extremement
cristiens batizes, et se mantient ala foy et as costumes dou vie! testament (,8). frequente, celie qui s'instaure entre animaux d'especes et de genres
differents a egalement connu un prodigieux succes. Ce sont ces deux
II ne presente pas cela comme une explication de cette etrange segre­ methodes, poussees jusqu'a leurs plus extremes limites, auxquelles
gation, mais ce pourrait en etre une et les faits sont interessants Ii s'ajoute meme Ie melange d'objets inanimes, qui font des monstres de
rapprocher : J. Bosch des creatures si origin ales dont les possibilites de renouvel­
car je vos di qe Quant sa feme est enceinte, il ne la touche puis dusqe a tant lement sont infinies.
qu'elle ne a enfante, encore la laisse qe ne la touche quarante jors (,9).
A. Les monstres hybrides de plusieurs animaux sont extremement
Neuf mois de grossesse : il ne reste que trois mois de cohabitation varies et on peut en imaginer Ii satiete : cette methode de fabrica­
possible! tion etant illimitee, on ne peut guere en faire Ie tour.
148 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 149
1. II suffira, pour en donner une premiere idee, de proposer la a pette, qui est d'une grande velocite et se nourrit de preference de
refiexion du lecteur un article rei eve dans un quotidien regional, en date chair humaine (la description la plus complete se trouve chez Pline,
du 18 fevrier 1974 : depuis Ie Moyen Age, Ie gO\lt n'a guere evolue en la Rist. Nat., VIII, 75).
matiere et les methodes de composition sont les memes :
B. Quand Ie procede est reduit au minimum, les animaux se con ten tent
Un monstre qui serait un curieux et effrayant melange de lion, de leopard de changer de tete :
et de chien terrorise depuis quatre mois les habitants de la region de Bungoma, Selon Jourdain de Severac (84), les crocodiles ont «comme des
a 480 kilometres Ii I'ouest de Nairobi, au Kenya. tetes de porc» (<< caput habentia sicut pore; ») et Antoine de la
La terreur engendree par Ie « monstre de Bungoma » a provoque la mobi­
lisation des gardes forestiers dans une region agricole de 130 kilometres car­ Sale (BS) donne de la faune sous-marine islandaise une image surpre­
res. Selon les habitants des villages, des centaines de chevres, de moutons, nante:
de veaux et de chiens ont ete la proie du monstre.
Selon les descriptions des villageois, I'animal a les griffes et la ferocite du On y voit poissons monstrueux qui sont lreS merveiUeux i car, en la partie
lion, les dents, Ie cou et la t!te d'un tigre, les taches ;aunes et noires du leo­ devant ilz ont figures de chevaulx, les autres de beufz, les autres de cerfz,
pard et I'instinct olfactif du chien ... les auItres de chevres, les auItres de chiens et les aultres semblance de hommes
et de femmes de la ceinture en sus, et de la ceinture en ius onl escailles de
poissons.
Varticle se termine la : I'auteur, apparemment, n'eprouve pas Ie
moindre besoin d'afficher une certaine distance a
l'egard de ce fait
C. Hybrides d'humain el d'animal :
divers et Ie dernier paragraphe pourrait avoir ete ecrit textuellemem
par Pun de nos auteurs m&tievaux. I * 1. Parmi les plus etonnants fi­
a
gurent des monstres deux corps,
2. Leon l'Africain (82), rapportant les recits d'historiens africains I'un humain, l'aulre animal.
(mais la recette n'est pas une exclusivite africaine), ecrit que, parfois, Au xn e siecle, naquit, selon
I'aigle s'unit a la louve; la grossesse de celle-ci est si monstrueuse, elle J. de Voragine, un monstre moi­
a
gonfie tel point qu'elle finit par eclater : tie homme, mOilie chien :

& n'esce fuori un dragone, iI quale ha il rostro & Ie ali di ucello, la coda di En Espagne, une femme mit au
serpe, & i piedi di lupo, et il pelo pur di serpe macchiato di diuersi colori. monde un monstre qui avait deux
corps i les figures etaient tournees en
Et iI en nait un dragon qui a Ie bee et les ailes d'un oiseau, la queue d'un ser­ fa~n inverse I'une de I'autre et les
pent, les pieds d'un loup et une peau de serpent tachetee de diverses couleurs. deux corps elaient soudes ensemble.
D'un COle c'etait un homme complet
II a;oute qu'il ne I'a pas vu personnellement : avec tous ses membres, et de I'autre
cote, c'etait la figure d'un chien avec
non dimeno e fama publica per tutta l'Africa, che si vide questo mostro. Ie corps et les membres d'un chien (86).
neanmoins, it est de notoriete publique dans toute I'Afrique qu'un tel monstre
existe, qu'on peut Ie voir. Schedel decrit un monstre cons­
titue selon un procede moins
De composition plus sabre, mais de reputation plus internationale, « complet » :
Ie griffon est I'un des plus celebres de ces hybrides animaux :
Monstrum quoddam gemini cor­
Aucunes gens dient quit ont Ie corps par devant demy aigle et par derriere poris mulier peperit ante habens
demy lion i cerles il dient tout voir, car i1 sont de telle facon. Mais i. griffon Fig. 38 faciem hominis, retro canis.
a Ie corps plus grant et plus fort que nuls lyons, voire que VIII lyons qui sont
par de ca, et si a plus de grandece et de force que cent aigles naient (Mande­ Une femme mit au monde un monstre a deux corps ayant, devant, une face
ville (13». humaine et, derriere, une face de chien (Fig. 38).

Pour cette catc~gorie de monstres, il est suffisant d'indiquer la recette a

2. Humains tete d'animal.
et d'enumerer quelques celebrites, paI']l1i lesqueUes brille la Manti­ Le minotaure est, de nos jours, l'un des plus connus, mais au Moyen
chora qui a une triple rangee de dents, des yeux verts, un visage et des Age, les plus celebres d'entre eux sont les cynocephales. Les monstres
oreilles d'homme, une couleur rouge sang, un corps de lion, une queue a
de cette categorie soot tres repandus travers Ie monde entier et on
de scorpion, une voix qui ressemble a un concert de fiute et de trom- peut y ranger, entre autres, tOUles les divinites egyptiennes telles
 150 TYPOLOGIB DU MONSTRB
TYPOLOGIB DU MONSTRE 151
que Anubis, Ie dieu chacal (tres
une image de la sagesse. G. Lascault releve que, dans Ie Livre de
proche des cynocephales), Amon, Sidrach (vers 1285), il est dit que:
Ie dieu II tete de belier, Horus II
tete de taureau, etc. I'ome doit avoir col de grue, lone et noe,
A l'epoque de Marco Polo, on
peut observer de telles idoles en afin qu'il ait Ie temps de reft&:hir avant que la parole ne sorte (91 b,,).
Chine, dans Ie Catai et Ie Mangi : II s'agit donc plus que de pratiques isolees : les humains II tetes
d'animaux figurent dans I'imagination depuis les civilisations les
hont ydres qe ont chief de buef, e tel ,plus anciennes et subsistent jusqu'a notre epoque.
chief de porques, e tel de chien, e tel . Les cynocephales jouissent d'une celebrite exceptionnelle : tous nos
de mouton e tel de maintes autres auteurs en partent, avec quelques variantes parfois. Marco Polo (92)
faisonz (Marco Polo (87». en decrit dans Pile d'Agaman, en Inde :
Les images de ces « monstres .. Or sachies tout voirement qe tuit les homes de ceste ysle ont chief come
Fig. 39 existent donc dans l'imagerie reli­ chien et dens et iaus come chiens [... ] II sunt mout cruel jens; il menuient les
gieuse. Elles existent meme plus .0DlCS tuit cil qe it puent prandre...
concretement encore dans la realisation des drames liturgiques ou
mysteres - de plusieurs civilisations anciennes: les danses masquees Voila la description de base. A eela, Jourdain de Severac aioUle que
des magiciens ou des medicine-men sont en usage depuis la prehistoire. leurs maitresses sont reputees pour leur beaute, et Plan Carpin qu'ils
Dans les representations des mythes, les acteurs sont souvent costu­ oot aussi des pieds de ba:uf, que leur langage est en partie humain, en
mes et portent des masques d'animaux. La grande encyclopedie alle­ partie canin :
mande Musik in Geschichte und Gegenwart donne II ce suiet des ren­
seignements precis a I'article liturgische Drama (88), et propose une lis proferaient peu de paroles comme des hommes, mais Ie reste n'ctait que
comme un aboi de chien, entremeiant ainsi I'un et I'autre pour se faire
photo qui reproduit un masque de chacat (dont la ressemblance avec Ie entendre (93).
chien est tres frappante) retrouve en Egypte. Tres anciennement aussi,
ces pratiques se trouvent dans les civilisations assyriennes (89).
Le roi Hethoum parle de leur accouplement avec les femmes et des
Enfin, plus pres de nous, on trouve des saints chretiens II tches d'ani­ naissances qui en resultent (94) et souligne que si « les femmes sont rai­
maux : c'est Ie cas de certaines representations des quatre evangelistes
sonnables a la maniere des hommes », les hommes - donc les cynoce­
et, plus particulierement, de saint Christophe, bien etudie par
phales - sont, eux, « sans raison ". Odoric (95) pretend que dans l'ile
D. Williams. G.l.a.scault nous dit, II propos des cynoeephales : de Vacumeran (sans doute Nicobar) « les gens y ont visaige de chien,
tous hommes et femmes », etendant ainsi ce caractere aux deux sexes et
Mandeville (96) pretend, contrai­
on en rencontre une curieuse illustra­
tion dans certaines icones, qui presen­ rement a Hethoum, qu'its « sont
tent un Saint Christophe Ii. tete de gens raisonnables et de bon enten­
chien; L Reau donne des exemples de dement )). II ajoute qu'ils « aourent
ce «Christophe cynocephale, depuis un buef comme leur Dieu, et porte
un codex du XII" siecle, jusqu'li. des chascun un buef comme leur
icones populaires du XIX" siocle eO) •• Dieu en son front, dor et dar­
gent n.
Lui aussi leur attribue des
Ce type de composition peut etre mreurs anthropophagiques.
egalement employe II titre d'alle­ Colomb, interpretant (on sait
gorie : un monstre humain II long com bien ces interpretations sont
cou et bec d'oiseau, qui figure personnelIes) les informations de
chez Schedel, sans commentaire quelques Indiens, assode cyclopes
allegorique, peut etre interprete, et cynocephales et leur attribue
d'apres des conventions qui re­ Fig. 40
une ferocite encore plus grande
montent au Xlll e siecle, comme Fig. 41 que les autres auteurs :
 TYPOLOGIE DU MONSTRE 153
152 TYPOLOGIE DU MONSTRE

II comprit en outre, que dans ces memes regions, il y avait des hommes qui Plus anodins sont les monstres qu'on trouve dans les chroniques.
avaient un seul reil, et d'autres qui avaient des museaux de chien et qui se J. de Voragine (99) rapporte que vers 1107
nourrissaient de chair humaine : sitot qu'its en capturaient un, ils Ie decapi­
taient et buvaient son sang, et ils lui coupaient la nature (97), dans la paroisse de Liege, une truie mit bas un pourceau qui avait un visage
d'homme.
II y a peu de monstres qui se pretent ades variations si nombreuses,
ce qui prouve la richesse et I'importance de ce mythe. Ce sont des creatures analogues qu'on retrouve chez Lycosthenes ou
Ambroise Pare.

Fig. 43

Sebastien Brant (100) parle egalement d'un enfant monstrueux ne en

Italie :
De puero quadrupede in agro florentino ex equa nato.

iec cynOapb3lis/sdcalQ/lcucoh'on/afdopcdtbUSt
~St innite 6C11US bominum/caputbocCSGloinum
~ ~aminbumanoco:p<ncmanb~ 6mt.
Fig. 42

3. Monstres animaux a tete ou Ii tronc humain :

Parmi les plus celebres figurent les satyres, mais nous parlerons de
ces derniers a propos des hommes sauvages.
a) Monstres animaux a tete humaine :
Le monstre a tete humaine est, pour Dante, Ie symbole meme du
mal et I'incarnation de Satan (98) :
7 Ceue orde image et enseigne de fraude
s'en vint hissant sur la berge sa tete
et son poitrail, mais n'y traina 1a queue.
10 Elle avait face d'homme et d'homme juste,
tant benigne semblait a fleur de peau ­
'£'c puero quadrupcdcinasro
et d'un serpent eut Ie resle du fat; ffo:tnno ~ cquamltO.
13 panes velues jusques aUK deux aisselles ...
Fig. 44
154 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 155
Celui-ci avait un vagissement humain. Le paysan qui Ie trouva Ie fait pas de doute que ces betes ont visage humain. Ce n'est que sur
decapita « horrore atque abominatione ». La gravure donne cepen­ l'interpretation qu'ils ne s'entendent pas.
dant au visage du paysan un visage bien moins attendrissant que H. Cordier pense qu'il s'agissait d'une sorte de macaques ou de
celui du « monstre »! semnopitheques et rappelle que les couvents bouddhiques ont sou vent
Entin la legende des bestelettes d'Odoric (reprise par Mandeville) des asiles pour les animaux (102), en particulier pour les singes. Le des­
nous replonge dans un univers plus merveilleux. Odoric raconte au sin de la miniature, cependant, les apparente plus a des pourceaux
chapitre XXII (101) sa visite • un couvent bouddhique, ou, accompa­ qu'. des singes et, extrapolant, leur donne non plus seulement des
gne d'un religieux, il rencontra ces creatures. L'aventure est rapportee 'fIisages humains, mais des tetes humaines.
avec tant de vie et de charme que cet episode merite d'etre cite en
entier:
b) Monstres Ii. tronc humain :
Ce religieux me mena en un lieu et me monstra deux grans vaisseaux
pleins de relief qui estoit demeure a la table, puis me ouvri la porte d'un jar­
din, et m'y mena jusques 8 un montelet qui est enmi ce jardin. Lors il sonna
une clochette et tantost 8 ce son, descendirent de la montaigne bien jusques a
iii. mille bestes qui toutes avoient des visages comme gens ainsi que ont les
marmottes. Ces bestes descendirent moult ordonneement et paisiblement
ensemble. Ce religieux desdit mit du relief en vaisseaux d'argent, devant
ces bestes et quant elles eurent mengie, iI ressonna sa c10chette et chascune
s'en retouma en son lieu. Je en eus grant merveille. Si lui demanday que ce
estoit. II respondi que ce estoient les ames des nobles hommes, lesquelles i1s
repaissoient 18 pour I'amour de Dieu. Je Ie blasmay moult de ceste creance,
en disant que ce n'estoit mie ames de gens, car ce estoient bestes deraison­
nables; mais oncques pour choses que je peusse dire, il ne me voult croire que
ce ne fussent ames de nobles hommes...

Ainsi, que ce SOil pour Ie moine occidental ou pour I'oriental, il ne

acrpbmStercioe Cllijmau.EJSraao.
Fig. 46 : Sphinx.

Mandeville, dont I'imagination brouillonne ne recule pas devant les

approximations audacieuses, donne des hippopotames une description
propre a scandaliser les centaures de la pure Tradition:

En ce pays iI y a moult de ypotames, ce sont bestes qui conversent aucune

fois en terre aucune foiz en eaue, et sont demy hommes et demy cheval;
et manguent les gens quant ilz les peuent prendre(IOJ).

Entin les sirenes Ii queue de poisson et les femmes-serpent consti­

tuent un theme tres riche qui a alimente la tradition populaire et les
COntes pendant des siecles. Ainsi la legende de Melusine (apparentee
Fig. 45 : Liwe des Merveilles, fl> 109 verso. a celie des guivres, wivres ou vouivres : elles ont au front une escar­
156 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 157
Cuit et la legende propose des fins diverses a cette histoire. H. Donten­
ville resume ainsi celie qu'l~crivit Jean d'Arras:
Par un nouveau trait des plus touchants cependant, la « damnee » reprend
nuitamment demi-forme humaine et vient, a I'insu de son mari desole, allai­
leI" ses deux derniers nes (104)

et il evoque pour nous la miniature du manuscrit

Sous les arcades aux graciles colonnes, Melusine, blonde et nue, revient
aupres d'un de ses enfants; sa longue queue d'argent et d'azur buriee s'ap­
puie sur un beau parquet en damier; d'une main e1le tend Ie sein au bebe,
tandis qU'elle passe avec precaution I'autre bras sous I'oreiller, afin de soule­
ver la tete du petit. L'aniste s'inspire cependant dans son reuvre de la femme­
poisson, non de la femme-serpent (10').
Cette legende n'est pas seulement propre a notre folklore. Herodote
rapporte, au livre IV des Histoires, l'origine de la nation scythe :
d'une union passagere d'Hercule avec une creature mi-femme, mi­
serpent, rencontree dans une grotte en foret, seraient nes trois enfants,
dont Ie troisieme, Scythes, sera it la souche de la nation scythe.
Ces monstres a torse humain, sphinx, centaures, sirenes, melusines
sont, comme les satyres, des symboles d'une sexualite forte et primi­
Fig. 47 : Centaure. tive. Le theme est trop riche pour qu'on puisse faire plus ici que l'ef­
fleurer.
boucle extraordinaire et convoiu!e qu'elles deposent lorsqu'elles vont
Cette serie de monstres s'enrichit encore si on lui integre celle des
se baigner, mais malheur a qui s'en approche! Elles sont u deesses »
lDonstres humains pourvus d'attributs animaux divers, ou tout sim­
des fontaines, seIon Ie vieux fonds celtique, mais illeur arrive aussi de
plement d'un caractere sauvage et animal qui ne se traduit pas par des
se pourvoir d'ailes et de voler dans les airs).
particularites anatomiques. Objectivement, il s'agit d'une seule et meme
La legende de Melusine aurait fait son apparition pour la premiere
categorie; cependant ces monstres d'un type nouveau ne repondent
fois sous une forme romanesque, dans La noble hystoire de Luzignen,
plus exactement a la notion d'hybridation et, de plus, ils constituent
de Jean d'Arras, vers 1392-1393, qui retrace la gem=alogie des Lusi­
un genre assez original et riche pour qu'on doive les etudier a part.
gnan. Mais Ie theme est anterieur a ces dates: on Ie trouve deja chez
Gervais de Tillbury et Vincent de Beauvais, lesquels placent cette
legende dans d'autres regions. IX. MONSTRES CARACTERISES PAR UNE ANIMALITE TOUTE-PUISSANTE
Melusine est fee: Ie sire de Lusi­ (Hommes sauvages)
gnan la rencontre une nuit, aupn!s
d'une fontaine; elle I'epouse et Le theme des hommes sauvages, de l'Antiquite a nos jours, jouit
lui promet de l'enrichir a la seule d'une continuite remarquable; il alimente la legende aussi bien que Ie
condition que jamais il ne cher­ fait divers, la chronique ou les sciences.
chera a la voir Ie samedi. Ces L'homme sauvage se definit par ses mreurs et par son physique. La
conditions respectees, la fortune premiere de ses caracteristiques est qu'il se comporte comme une
du heros va croissant, des enfants hete, et ceci pour diverses raisons :
naissent de son union. Mais un
jour, un samedi, pris d'un soup­ A. Soit en raison de son habitat :
!;on, il va surprendre sa femme et 1. Ceci ressort nettement d'une description de troglodytes selon
la trouve au bain : c'est alors qu'il Ricold (106) :
s'aper!;oit de sa nature mi-femme,
habitant communiter sub terra ad modum talparum. Isti egrediuntur de
mi-serpent. Des lors, c'est la chute
cauernis terre quasi mures : Us habitent generalement sous terre comme des
Fig. 48 et la separation: Melusine s'en- taupes. lis sonent de leurs cavites souterraines comme des rats.
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158 TYPOLOGIE DU MONSTRE 'it TYPOLOGIE DU MONSTRE 159
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II est remarquable que ces deux phrases s'enchainent directement : et se comportent « comme les autres animaux sauvages », dit Schilt­
Ie caractere animal est si puissamment ressenti qu'iI s'exprime en deux berger, qui, par ceUe expression, dasse les uns et les autres dans la
images voisines, mais differentes : ceux qui habitent sous terre com me meme categorie.
des taupes « deviennent » rats lorsqu'ils sortent de leurs cavernes!
D. La nourriture est une reference importante : s'il y a des hommes
2. Luc evoque dans son Evangile (VIII, 27) un homme sauvage sauvages inoffensifs et veg~tariens, il en existe d'autres bien plus
possede des demons : redoutables : Marco Polo (111) raconte que dans Pile de java Minor
Depuis longtemps il ne portait pas de vetements; il n'habitait pas non plus
ou iI passa cinq mois, il fut oblige, avec ses compagnons, de construire
une sorte de camp fortifie :
dans une maison, mais dans les tombeaux.
et en celz castiaus demorames por doutance de celz mauvais homes bestiaus
Le signe de sa guerison : I'homme etait assis aux pieds de jesus,
(! qe menuient les homes.
vetu et dans son bon sens ». La nudite n'est pas un caractere inevi­
table, mais il est tres frequent. Pigafetta (112) dit avoir entendu raconter qu'i1 y avail dans les
Molucques des « huomini pelosi» qui s'appellent Benaian :
B. En raison de ['absence d'organisation sociale ou religieuse :
alia ripa d'un fiume habitauano huomini pelosi & alti di statura, & valenti
Dans la Provence d'Obscurite, selon Marco Polo (107), « les jens ne nel conbattere con archi, & spade di legno larghe un palmo, & come ammaz­
ont seignor; il vivent come bestes » et dans les montagnes de Pile de zano gli huomini, g1i mangiauano subito il cuor crudo, con succo di naranci
& Iimoni.
java Minor les gens « sunt tiel como bestes » et n'ont pas de religion
coherente (lOB) : Au bord d'un fleuve, habitent des hommes velus de haute stature. Armes
d'epees de bois larges d'une palme, ils som tres vaillants au combat. Lors­
lis aorent diverses couses : car Quant I'en se lieve Ie mahin, la primere qu'ils ont tue un homme, i1s lui devorent Ie creur qu'ils arrosent de jus
couse qe il voient, celle aorent. d'orange et de citron.

II est evident que ces peuples ne sont pas Ie moins du monde des Comme on voit, ces sauvages sont plus gastronomes que la moyenne.
hommes sauvages au sens propre du terme : ce n'est que Ie mepris des II arrive que la legende et la realite s'entremelent : ainsi Marco
hommes plus civilises qui leur attribue un caractere de bestialite. "010 (113) rapporte que, dans l'ile d'Agaman (eUe se trouve dans les
La bestialite de ces hommes reside, pour Marco Polo, dans Ie fait parages de java), vivent des gens qui sont « come bestes sauvajes »
qu'ils n'ont pas de loi : et mangent tous les hommes qu'ils peuvent prendre. lis ont

mes it sunt jens que ne on1 nulle loi se ne comes bestes (109) chief come chien et dens et iaus come chiens : car je voz di qu'il sunt tuit
t,tmblable a chief de grant chienz mastin [... ] ils sunt mout cruel jens; ils
et il fait parfaitement la difference entre ces peuples et les creatures Iilenuient les omes tuit cil qe iI puent prandre puis qu'il ne soient de lor jens.
qu'on essaie de faire passer, dans Ie meme pays, pour des hommes
a
sauvages en empaillant des singes tres petits face « que senblent Les cynocephales font bon menage avec la sauvagerie et I'anthropo­
homes » : il denonce sans complaisance la supercherie. phagie. On Ie voit, I'homme bestial est un theme plein de ressources.

C. Bien differents sont les hommes sauvages depeints par Schiltber­ E. Son physique est lui aussi su;et Ii des variantes.
ger, par exemple : ils som de la « race» de ceux qui servent de theme Selon Mandeville (114), it y a en un desert du Prchre jean :
d'observation aux naturaIistes. Apres avoir evoque leur physique, ....... moult dommes sauvages, comus et hideus, qui ne parlent point
Schiltberger precise sa description: . mais groucent comme un pourcel » et ailleurs, dans une ile,
- « y a gens qui ont pies de chevaux, et sont fors et puissans et bien
Sie lauffen and wie andere wilde Thier in dem Gebirg umb essen nichts courans; car iI prennent au cours les bestes sauvages et les
anderss den laub und grass und was sie ankommen (Schilt berger) (110). manguent ».
lis courent dans la montagne comme les autres animaux et ne se nourrissent C'est une caracteristique frequente, pour les hommes sauvages, que
que de feuillage, d'herbe ou de ce qu'ils peuvent trouver. de rattraper a la course les animaux sauvages.
Ces hommes comus et hideux et ces etres a pied de cheval seraient
lis marchent aquatre pattes et se nourrissent de feuiUages et d'herbes 8ssez proches de la famille des satyres qui, eux aussi, ont ete consi­
(comme Ie fit Nabuchodonosor 10rsqu'iJ fut reduit a Petat de bete) deres comme des hommes sauvages : comus, pourvus de pieds de
 160 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 161
chevres, souvent poilus et roux, Us hantent les forets, les montagnes ou .,Marco Polo aussi bien que Mandeville peuvent ouvrir Ie sujet avec
les deserts, selon les climats. Rencontrer un satyre ne va pas sans pro­ _ ,constatations qui se font vis-a.-vis :
blemes ... , comme nous Ie verrons plus loin.
;,n hi a bestes des diverses faisonz e propemant singes, car il hi nia si dever­
¥/ "

~t faites, qe voz dirois qe ce soit home (Marco Polo (116)).

't: Ht une autre maniere de gens il y a, qui vont sur leurs mains et sus leurs
JJiIz comme bestes, et sont tOU8 velus et rampent legierement sur les arbres
f . apssi tost comme un singe (Mandeville (117)),
" .
$,:Ion Marco Polo, ce sont des singes qui ressemblent aux hommes,
i&;,

, Mandeville, des hommes qui ressemblent aux singes : les deux

points de vue expriment d'emblee l'ambiguite de ce theme.
Ce que les voyageurs rencontrent et qualifient d'hommes sauvages,
cl'bommes a queue sont, la plupart du temps, des varietes de singes.
Q:Ia ne simplifie pas du tout Ie probleme : pour les Anciens, comme

_re
pour I'homme medieval, il est difficile de tracer une frontiere nette
J'homme et l'animal evolue qu'est Ie singe. Le singe, en eifet,
Ie comporte sou vent a. I'instar de l'homme : il est l'imitateur Ie plus
proche, comme en temoigne cette gravure tiree de S. Brant.

Fig. 49

Fig. 51
Fig. 50

Aristote (118) affirme que les singes, babouins et cynocephales ont

- En fait, les creatures qui meritent, Ie plus authentiquement, Ie nom une « nature qui tient tout a la fois de celie de I'homme et de celie
d'hommes sauvages, celles qui passeront a. la posterite sous ce nom, des quadrupedes ». Ce sont donc des etres a la frontiere entre les
sont des etres velus et, souvent, dotes d'une queue. Les deux carac­ deux natures ') et on peut les classer dans cette categorie interme­
Q

teres peuvent exister simultanement ou separement. diaire des « hommes sauvages ».

 162 TYPOLOGIB DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRB 163
L'homme sauvage Ie plus celebre, celui dont la representation aura furent deposees au temple de Saturne ou elles se trouvaient encore
Ie plus long succes et qu'on retrouvera Ii travers les ouvrages scien­ lors de la prise de Carthage.
tifiques du XVIe siecle, se trouve pour la premiere fois (a notre connais­ Plutarque (Vie des hommes illustres : Sylla), traduit par Amyot en
sance) dans I'Itinerarium Hierosolymitarum de Bernhard de Breyden­ 1567, relate qu'on trouva pres de la ville d'Apollonie, en un parc
bach (1483) sur une gravure qui represente divers animaux curieux consacre aux Nymphes, un satyre endormi :
ou monstmeux (cf. supra, p. 63, Fig. 6) : il n'y occupe qu'une place
modeste, dans Ie coin droit de la gravure, au bas de la page (119) et sa Si fut mene a Sylla et interroge par toutes sortes de truchements qui il
legende est encore plus modeste:« non constat de nomine (*) ». eet Ctait, mais il ne repondit rien que l'on put entendre, et seulement ieta une voix
etre sans nom est une femelle chevelue, velue, pourvue d'une queue: 'pre melee du hennissement du cheval et du beuglement d'un bouc : de quoi
SyUa s'emerveillant l'eut en horreur et Ie fit Oter de devant lui, comme chose
il s'agit d'une sone de pithecantbrope dontle visage etles paumes sont monstrueuse (124).
depourvus de poils (detail que Mandeville signale en patlant d'une tie
(j ou les gens sont tous velus fotS Ie visage et les paumes (120) )}).
Colomb raconte dans la Lettera rarissima (125) un episode tres cruel,
Pour nos voyageurs, ces etres restent des hommes : plein d'enseignements sur l'esprit de son epoque :
en ceste roiame a homes qe ont coe grant plus de un paum, et ne sunt Un arbaletrier avait blesse une bete qui ressemblait Ii un singe, mais bien
pinbeust (couverts de poils) et cesti sunt tuit Ie plos, ce celz tiel homes plus gros et avec la figure pareille Ii celie d'un homme. I11'avait perce d'une
demorent dehors as montaignes e ne pas en cite. Le coe sunt grose come de fteche depuis I'epaule jusqu'a la queue; et comme it ne laissait pas d'etre
un chien (121). encore trop dangereux, it dut lui couper un pied de devant et un de derriere.
C'est ainsi que se cree la legende des « hommes Ii queue II : comme Ie C'est alors que se deroule un evenement tres « amusant }) pour les
montre cette gravure de Mandeville, ces etres sont des hommes a part spectateurs de cette scene; Colomb lance ven; cette creature une
entiere dont la seule particularite sorte de « cochon » appele begare :
est d'etre pourvus d'un etrange
appendice caudal. Parmi les ties Lorsque Ie cochon arriva pres de lui, il etait deja moribond, avec la
que Colomb aurait voulu visiter, Heche qui Ie transpen;ait d'un bout a I'autre; il ne laissa cependant pas de Ie
« l'une d'elles s'appelle Avan, et frapper au groin de sa queue et de s'enrouler fortement autour de lui, en
c'est la que naissent les hommes Ii mente temps qu'avec la patte de devant qui lui etait restee, illui empoignait
queue (122) »; ces iles inexplorees la criniere pour se battre encore avec lui. Ce combat inattendu et ce joN
prennent place, pour Colomb, tableau m'ont pousse Ii en faire mention.
parmi d'autres - qui representent Ce (( joli tableau» qui demontre I'ignoble sauvagerie (!) du blesse­
autant de visites manquees : les mutile, reveie, par la meme occasion, que les esprits de I'epoque
iles ou vivent les cynocephales, etaient solidement trempes et que Ie gout pour les monstruosites ou
celles ou vivent les cyclopes, celles les atroches n'avait rien d'edulcore!
ou vivent les femmes seules (ces
« amazones II qui n'en ont pas Ie
. - Malheur aux creatures sauvages ainsi capturees par les hommes :
Fig. 52 nom). C. Gessner rapporte qu'en 1531, on trouva dans une foret des environs
Les hommes Ii queue font ainsi de Salzburg un etre ve\u, d'un blond-roux, entierement sauvage
partie d'une serie de monstres mythiques. Dans Ie Systema Naturae de (<< ganz wild»), qui ne voulait voir aucun etre humain et se cachait
Linne, « l'homme Ii queue se trouve range parmi les formes d'homo dans les coins : comme it ne voulait rien boire ni manger, il mourut
monstruosus (123) ».
peu de jours apres sa capture (<< starb derhalb in wenig tagen nach
dem es gefangen II : information laconique, fin de I'article). Cette
- Les hommes sauvages figurent dans la petite histoire depuis l'An­ description tres sommaire n'a pas de commune mesure avec la gra­
tiquit\~.Le periple de Hannon eve
siecle avo J.-C.) relate un episode vure extremement elaboree qui l'illustre : celle-ci prouve a que\ point
de la navigation ou les marins purent s'emparer de trois femmes­ la fantaisie de I'artiste peut foisonner a partir d'un point de depart
sauvages « hideuses et entierement velues ll, sans doute des gorilles. tres banal et peu evocateur (Fig. 53).
lIs les tuerent et rapporterent leurs peaux a Carthage. Ces peaux Gessner surnomme ceUe Creature Forstteajel, diable des forets,
furent considerees par la suite comme des peaux de Gorgone : elles non parce qu'elle ressemble au diable tel qu'on Ie peint couramment,
(*) Denomination incertaine. dit-il, mais parce que cet exemple montre peut-etre «( villeicht ») que
 .---... Q

164 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 165

la malediction de Dieu a l'egard du peche est si impitoyable que L'homme sauvage gardera longtemps encore ses caracteristiques de
meme sa creature preferee, l'homme, peut etre « rejetee dans une cli8blerie, anthropophagie, ferocite, etc. Qu'il s'agisse d'etres humains
indicible horreur /I (u in unsagliche abscheiihung verstosst II). (amnibales vetus de peaux de fauve par exemple, comme c'est sans
Ces etres sauvages, ainsi, sont maudits : ils sont en horreur au doute Ie cas des sauvages decrits par Pigafetta : humains vivant a
reste de I'humanite, comme Ie mont rent aussi l'episode rapporte par r~at sauvage par suite d'accidents divers, populations tres primitives),
Plutarque et Ie « joli tableau » sans pitie de Colomb. ou de singes anthropoides tels que gorilles, orang-outang ou chim­
Leur parente avec Ie diable et les forces du mal est ebauchee ici, panzes, les hommes bestiaux, hommes sauvages, hommes velus ou
dans Ie texte de Gessner : nous y reviendrons en temps utile. taOmmes Ii queue constituent, pour Ie Moyen Age, une seule famille
oU regne une ambiguite qu'il est impossible de lever.
x. MONSTRES A CARACTERE DESTRUCTEUR

1. Nous avons efHeure Ii propos des hommes sauvages Ie cas des

.rhropophages : ces « monstres » ont vraiment fascine les imagina­
;tioDs, au Moyen Age, comme Ii d'autres epoques. Le cyclope anthro­
~:pophage de l'Odyssie donne lieu Ii I'un des episodes les plus frappants
:de cette epOpee.
;. Tous les peuples reputes sauvages sont, pour les voyageurs, sus­
pects d'anthropophagie. Plan Carpin note (127) que les Tartares ne
;lOnt pas exempts de ce vice :

En cas de necessite ne font-its point de difficulte de manger de la chair

bumaine. .

Fig. 53

tlne seule voix s'eleve, au XVI" siecle, en faveur de ces creatures

qu'on a en horreur, celie d'A. Tbevet dans les Singularitis de la
France antarctique, qui lente de demystifier cette legende :
Pounant que plusieurs ont ceste folie opinion que ces gens que nous appe­
Ions Sauvages ainsi qu'ils vivent par les bois et champs Ii la maniere presque
des betes, estre pareillement ainsi pelus comme un ours, un cerf, un lion,
mesme les peignant ainsi en leurs riches tableaux : bref, pour decrire un
homme sauvage, ils lui attribueront abondance de poils depuis Ie pied jusqu'a
la teste, comme un accident inseparable, ainsi qu'a un corbeau la noirceur.
Cc qui est tmalement faux ... Tout au contraire, les sauvages tant de l'Inde
Orientale que de notre Amerique issent du ventre de leurs meres aussi beaux
el iolis que les enfants de notre Europe (126). Fig. 54
Bien que I'intention de Thevet filt tres louable, on peut lui repro­
cher d'avoir confondu Ie "sauvage» des pays exotiques avec Encore est-ce « en cas de necessite II. On sait qu'en cas de disette
I'homme sauvage. Mais son texte temoigne d'une legende tenace. generale, ou de siege, quand regne la famine, Ie cannibalisme refait
166 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 167
son apparition. II existe aussi un cannibalisme religieux (128) et, bien #i:L'Enidros, dit-iI, est une petite bete ainsi nommee parce qu'elle vit dans
que cela puisse paraitre paradoxal, c'est souvent Ie fait de peuplades trau. On en trouve en particulier dans Ie Nil; si elle rencontre un crocodile
vegetariennes, cette forme de cannibalisme etant en rapport avec la flDdorm i, elle se roule dans la boue, puis elle penetre par sa bouche jusqu'a
« naissance» des plantes alimentaires ; il existe un cannibalisme _ ventre, lui devore les entrailles et Ie fait ainsi mourir (Fig. 55).
initiatique... pour tout cela, on peut se rapporter aux travaux de Pigafetta (133) parle
M. Eliade deja cites.
Naturellement les voyageurs qui rencontrent ce cannibalisme ne se laPalcuni ucelli che sono inghiottiti vivi dalla balena, i quali Ie man­
. .no i1 cuor onde elle ne muore & essi sono trovati vivi nel corpo della
posent pas de questions d'ethnologie ou d'histoire des religions : Ie
cannibalisme est a priori un vice monstrueux et ils sont d'autant plus .,..ena.
fondes dans cette opinion que les anthropophages figurent depuis ~ains oiseaux [qui] sont engloutis vivants par la baleine. lis lui mangent Ie
eltUr et elle meurt. On les retrouve vivants dans Ie corps de la baleine.
l' Antiquite au catalogue des monstres.
C'est ce caractere a priori monstrueux de l'anthropophagie qui
pousse les voyageurs a fabuler et a doter les anthropophages d'attri­
buts effectivement monstrueux : tete de chien ou reiI unique.
Christophe Colomb, des son premier voyage, entend parler des
« cannibales par les Indiens qui lui servent de guides :
J)

Us disaient (Ies Indiens) que c'chait une grande ile habitee par des hommes
qui avaient un seul reil au milieu du front, et par d'autres qui s'appelaient
Cannibales, et, dit-il, semblaient avoir une peau affreuse (129).

Alexandre Cioranescu note que

ce passage est l'acte de naissance du mot cannibale, qui est d'ailleurs Ie meme
que Ie fran<;ais Caraibe, espagnol caribe.

Le mot de Caribe, ajoute-t-il, conserve encore en espagnol les deux

sens, celui d' « habitant des Antilles» et celui d' « anthropophage (130) J).

2. Il serait illusoire de vouloir denombrer tous les monstres destruc­

teurs, mais on peut tout a u moins en citer quelques-uns :
- des « coUegues » de la vouivre (131) :
Une autre ylle y a devers austre, la ou il a moult malicieuses gens et Fig. 55
crueuses femmes, qui ont pierres precieuses devant leurs yex et sont de telle
nature que, se elles regardent aucune personne par courrous, elles lacient 3. Divers phenomenes « merveilleux » en rapport avec les eaux :
seulement du regarder, si comme fait Ii basiliques. Mandeville decrit la mer Morte comme un lac
Le basilic est une sorte de serpent aile a tete d'oiseau dont Ie regard au il na point de fons; et se on y entroit, tous cherroient en ce lach senz iamais
tue. retourner (m).
Les eaux qui engloutissent sont la hantise des marins. Jourdain de
- les voyageurs rapportent diverses anecdotes a propos de petits
Severac presente Ie detroit de Messine (Charybde et Scylla) comme
animaux apparemment inoffensifs, dont la puissance destruct rice est
un gouffre horrible d'ou l'eau surgit sombre et extraordinaire :
cependant redoutable.
.. vorago quaedem horribilis, unde aqua exit sic obseura et mirabi­
Bernhardt de Breidenbach (132) rappelle qu'lsidore deja parlait de
lis (135) n. Ce gouffre, vorago, devore, engloutit les navires de toutes
l'Enidros (XII, 2) :
tailles. Selon une autre vieille legende, une main peut surgir de la mer
Enidros, inquit, est bestiola ex eo nuncupata quod in aquis versetur et et entrainer les navires sous I'eau. Le meme role peut etre assume
maxime in nyIo, qui si invenerit cocodrillum dormientem, volutat se in Iuto par un gigantesque serpent. Antoine de la Sale (136) imagine meme
primo et intrat per os ejus in ventrem et carpit omnia interiora ejus et sic qu'au Groenland, des lamproies peuvent se nouer ensemble pour par­
moritur. venir a cette performance :
 168 TYPOLOGII! DU MONSTRI! TYPOLOGIE DU MONSTRI! 169
des estangs de Gravolande partent lemproyes qui descendent jusques au plus

parfont de la mer, qui sont longues trente coultees, ou plus telle foys, et om

une coultee de tour et les testes rondes, et souvent s'ataichent I'ung a l'autre
femmes bien noirs, non pas brunes, et tres laides et matgracieuses
du long d'eHes, et puis lient ung vaissel en mer, que, s'il n'est tost secouru, Ie
bideuses a veoir.
font tost perir.

Pierre d'Ailly enfin ~voque les eaux qui tuent du lac Averne : du
Ii voz di qe cestes jens sunt mout franz e bien fait de toutes menbres,
temps des Romains, 'aueun oiseau ne pouvait Ie survoler sans en mou­
sunt mout pates e ne ont color.
rir (137), La region, dit-il, a ete assainie par Auguste Cesar. Les vapeurs

peslilentielles qui s'exh~laient de ee lae ont pour lointaines cousines les

a
multiplidte des couleurs peut, elle seule, justifier la reputation
odeurs qui tuent : selon Jourdain de Severac (138), les girofliers,
en etre ou d'un objet.
Inde, emettent lorsqu'ils sont en fleurs une odeur qui tue tout homme
une tie des Indes, Mandeville signale une pierre precieuse qui
qui la respire : soixante couleurs; les habitants la gardent precieusement ;
emittunt odorem ita fortem quod interficient omnem hominem inter eas eun­
pierre il laimment moult et si ne savent quelJe vertu elle a, mais il
tern nisi quibusdam rebus c1auderent os et nares (*).
cognoissent pour sa beaute tant seulement (142).
Les volcans, les tremblements de terre, sont autant de mirabilia,
La couleur exerce une fascination qui se traduit par des effets de
infernales et redoutables.
parfois assez eurieux.
. chez Jourdain de Severac (143), lorsqu'il parle des oiseaux
4. Enfin i1 existe, dans la Tradition, des monstres meurtriers : les

dragons, les licornes, peuvent faire des ravages ou

meme se livrer
mutuellement des combats mortels, comme on peut Ie voir dans un
generum, in albedine albissimae, et viriditate viridissimae, et
passage de Schilt berger dont nous ne
citons ici qu'un fragment : colorum coloratae, in tanta pluchritudine quod nullatenus posset

Also kam er darzu dass sie sich mit einander bissen / er sahe ihn zu / biss
: il y a diverses sortes d'oiseaux, les plus blancs dans I'ordre
dass der Lindwurm die fiucht gab, den jaget das Einhorn auss einem Hiil in
blancheur, les plus verts dans celui de la verdeur, colores de couleurs
einem felsen, etc. (139) (**). et d'une telle beaute qu'on ne peut nullement la decrire.

5. D'autres « monstres », leIs les Tartares que decrit Plan Carpin,

11 existe, dans nos redts, des passages ou eclate une symphonie de
s'adonnent a la destruction sur un mode aussi radical que raffine :
kouleurs absolument tourbillonnante.
Mandeville (144), l'evocation des cameleons qui « ne vivent
(ils) tAchent d'abolir tout service de Dieu, perdre les Ames & accabler les que de lair et ne manguent ne ne boivent nu11es ibis» (ce qui les
corps de toutes sortes d'afflictions insupportables (140). d'emblee parmi les prodiges) et « se changent moult souvent leur
a;C!Ouleur », entraine un veritable deIire colore. L'enumeration qui suit
Cela n'est qU'une prefiguration des tourments que sait exercer Ie
est trop longue pour etre citee autrement que par fragments.
Maitre des supplices infernaux, Ie plus puissant de tous les monstres 1
- II y a aussi des serpents gigantesques qui ont
XI. hRES DONT LE CARACTERE PRODIGlEUX OU MONSTRUEUX TIENT
A DES PARTICULARITES NON MORPHOLOGIQUES :
moult de diverses couteurs, rouges, royes, verdes, iaunes, yndes, noires, et
toutes cretelees [...1 et sen y a des taueless en guise dun ioene faon [... J Et
Couleur, situation d'isolement, langage.
si a des lyons tous blans.
A. La cou/eur : II y a egalement des animaux fabuleux appeJes (I loherans » ou
La couleur est un element qui entre dans I'appreciation de la c oudaches » (Odenthos)
beaute, comme on Ie voit chez :
qui ont la teste bien noire et trois rouges comes ou front ... et on tout Ie corps
(*) lis emettent une odeur si fone qu,elle tue tout homme qui s'en approche a fauve [...J Et si a aoues rouges, plus grandes asses que en ce pays ne soient
moins qu'il ne se protege la bouche et les narines. les oes; et si ont la teste et Ie haterel et les pennes toutes noires.
(**) lis en vinrent a se mordre mutuellement de telle sone que Ie dragon fin it
par prendre 18 fuite : la licorne, apres I'avoir expulse de son antre, Ie poursuivit Mandeville termine ce tableau en disant qu'i1 existe encore une
jusque sur un rocher... grande diversite d'oiseaux mais que ce serait trop long Ii raconter.
 170 TYPOLOGIB DU MONSTRE
TYPOLOGIE DU MONSTRE 171
S'il y a une maniere de jouer sur les formes, it y a donc aussi une celles montaignes les roys des X. ligniees sont enclos que on appelle
maniere de jouer sur les couleurs : la couleur est I'un des moyens et Maghos, et ne puent issir de nulle part. La furent enclos XXII roys
propres a diversifier les ~tres et a multiplier les « curiosa ». Elle est leur peuple (14500),
un critere de beaute ou de laideur, elle confere un indiscutable interet
aux etres et aux choses, elle joue avec la nature et, lorsqu'elle trans­ Ccs peuples furent enclos par Dieu lui-meme sur la priere
gresse Ses lois (qui dans ce domaine sont pourtant reculees jusqu'aux Ilexandre (146).
plus extremes limites), elle cree des « monstres Il tels que ces Aga­ . theme des Indusi apparait tres frequemment a partir du
thyrses, peuple scythe, decrits par S. Brant (Fables, folio 201 recto), siecle, et surtout III la fin du Moyen Age : l'irruption des hordes
qui ont la moitie du visage bleu-noirAtre et I'autre blanche : Ie plus ,Mongols lui donna une actualite et une vigueur durables. Nous
noble est celui qui a Ie plus de couleurs (<< plurimus ut color est, vu que, dans I'idee de Plan Carpin, les tribus tartares Ung et
quisque ita nobilior Il). 11 s'agit sans doute de la transposition dans etaient en realite les tribus Gog et Magog qui doivent, un
I'ordre du monstrueux d'une observation ethnographique. lors du retour de I' Antechrist, detruire toute la chretiente.

',,..,,"'......,.. les Mongols commencerent leurs ravages, dit Hallberg, l'Occident

Ie monde mahometan crurent voir en eux les peuples enfermes qui
)fPjntenant avaient ete degages et se precipitaient avec l'Antechrist Ii leur

':laurent dans loute I'Apocalyptique medievale... A I'origine, definis comme

* habitants des regions septentrionales, on les situa par la suite de I'autre

du Caucase, ce qui permettait de les assimiler plus facilement aUK
. ~ qui surgissaient periodiquement du finlond de I' Asie Centrale (148).

Que cette legende ait pris plus d'importance a partir du xme siecle
.fa rien d'etonnant puisque c'est a la fin du Moyen Age que les
antises apocalyptiques se font les plus vives.
'lI 'Elle mele cependant des elements bien disparates et s'est constituee
I ,partir de confusions dont on peut donner un aper.;u grace a Mande­
title et a partir d'un texte de Commodianus resume par N. Cohn :

, Commodianus pretend que Ie Christ ne reviendra pas suivi de la cohorte

des anges, mais Ii la tete des descendants des dix tribus dispers~es d'lsrael,
Fig. 56 lesquelles auront survecu en des endroits secrets, ignores du reste du monde.
Ce peuple cach~, saint, supreme, vit dans Ie cadre d'une communaute parti­
B. Situation d'isolement: culierement vertueuse (149)...
L'isolement est une situation caractenstique des monstres ou des
merveilles, nous l'avons deja vu. Moins une merveille est accessible, Cette communaute jouit d'une remarquable longevite (on peut penser
plus elle parait merveilleuse, c'est un lieu commun. Nous ne revien­ aux Arympheens qui, isoles dans leurs montagnes en forme de miroir
drons pas id sur cette question, mais il nous reste a evoquer I'un des solaire, ne meurent que quand ils en ont assez de la vie). La premiere
peuples legendaires les plus fameux, qu'on appelle selon les cas des confusions de Mandeville (mais iI n'en est pas Ie premier respon­
Inclusi~ ou Gog et Magog. Les montagnes dans lesquelles on les situe sable) est de transformer ces dix tribus saintes en tribus maudites ...
Ie plus souvent sont les« montagnes Caspiennes »et plus particum~re­ et d'en faire, au lieu de l'armee du Christ vainqueur, les troupes de
ment la zone du col de Bamian en Afghanistan, dans l'Indou Kouch. l'Antechrist, c'est-a-dire I'inverse de ce qu'ils etaient selon une tradi­
Ace sujet, c'est Ricold qui est Ie plus complet ; it fait un historique tion plus ancienne. En eifet, d'apres Commodianus,
critique de toutes les traditions (145), Mais c'est Mandeville qui est Ie
plus disert. n raconte en detail toute la legende dont void quelques ces saints sont aussi des guerriers invincibles et farouches ... L' Ant~christ, saisi
fragments: d'epouvante, prend la fuite vers Ie Nord, et va se placer it la tete d'une armee
d'infideles qui comprend evidemment les peuples fabuleux de Gog et Magog,
172 TYPOLOGIE DU MONSTRE

emprisonnes, selon la \c~gende, par Alexandre Ie Grand dans les terres septen­
trionales (150).

La legende des Inc/us; mele donc deux traditions, l'une biblique et

I'autre hellenistique.
Quoi qu'il en soit de I'origine du theme, il designe au Moyen Age
une sone de poche malefique qui, Ie moment venu, se rompra pour
deferIer sur Ie monde. II existe une exception at la regIe: la carte de
Fra Mauro analyse cette question d'un point de vue tres critique, mais
Ie texte (que cite entierement Hallberg, p. 264) est assez peu clair.

C. Langage: DEUXIEME SECTION :

- Chez Mandeville, cette legende des Inc/us; se termine curieuse­ LES PHENOMENES PRODIGIEUX

ment par une etrange dissenation sur leur /angage. Ces peuples ne sont OU LE JEU DES FORCES

pas enfennes de tous les cOtes par leurs mont agnes : la mer Caspienne
qui borde une panie de leurs frontieres pourrait etre une issue pour
eux. Mais elle n'en est pas une car : XII. MANIFESTATIONS EXCEPTIONNELLES DES ELEMENTS

se ilz se metoient en celie mer, ilz ne saroient ou arriver, car il ne scevent nul A. La terre et Ie feu se manifestent parfois de maniere exception nelle­
langage fors leur premier langage. Et pour ce ne scevent il issir(l51). anent violente ou curieuse.
Du cote de la mer Caspienne, Ie langage est une veritable barriere 1. Parmi les phenomenes violents figurent les voleans et les trem­
Ii'
naturelle : comme un empechement quasi physique, it s'oppose at leur blements de terre. Les voIcans passaient, au Moyen Age, pour etre les
sortie. La fin du texte est encore plus curieuse : "puits d'enfer » ou les « espiraulx » de I'enfer. Dans les Hammes qui
~'en echappent, on voit parfois, comme dans la navigation de saint
Et non pour quant si dist on quilz istront hors au temps que Antechrist Brendan, les damnes tonures par Satan.
venra, et quil feront grans occisions de crestiens. Et pour ce les luys qui :Une description du moine Willibald envoye au VlII e siecle par Ie pape
demeurent par toutes terres aprennent a parler Ebreu sur cette esperance ,n Sidle depeint Ie volcan de « l'ile de Vulcain, ou est I'enfer de Theo­
que ceuIs des montaingnes de Caspille, quant ilz istront hors, que ilz sachent doric (154) ». Le moine et ses compagnons montent jusqu'au cratere
parler a eulz. Ee de ce langaige if:;: entroduisent feurs en/ans pour crestiente
destruire (152). et, a cause des cendres et des fumees, ne peuvent rien voir de eet
c enfer ».
La derniere phrase est redigee de teUe sone qu'on pourrait croire que
Mais it vit sortir du puits, avec Ie bruit du tonnerre, une flamme noire et
Ie langage est une arme et que c'est de cette arme qu'on se servira horrible; elle s'elanc;ait avec la fumee a une hauteur immense, c'etait un
pour detruire la chretiente. De toute fa~on, Ie langage semble avoir spectacle afIreux et sublime (I").
une grande imponance dans la maniere dont se definissent les etres.
a
Quant Antoine de la Sale qui fait, avec ses compagnons, l'ascension
- Nous avons deja evoque les nains qui n'ont qu'un petit trou ala du voIcan « Estrongol II, il essuie des aventures tragi-comiques qui se
place de la bouche et ne parlent pas, les gens qui ne parlent pas mais tenninent, malgre tout, par une rencontre avec Ie diable en personne.
sitRent car ils mangent des serpents tout crus, les hommes comus qui C'est peut-etre par analogie avec les voIcans que s'est crete la
« groucent comme pourcel », les cynocephales qui aboient ou qui ll!gende qu'on devine a travers cette phrase de Jourdain (156) :
melent a ces aboiements quelques paroles humaines.
Le langage est un element de fascination qui, comme la couleur, in ista Aethiopia, sunt duo montes ignei, et in medio, mons aureus unus (*).
contribue a mettre au rang des merveilles ceux auxquels il est attri­
bue. Parmi les perroquets ou « papegais» il y en a, selon Mande­ Les Montagnes de feu, la montagne d'or, pourraient n'etre qu'une
ville (,53), . transposition symbolique, dont la source est oubliee, des voIcans.

qui bien parollent de leur nature et qui saluent les gens qui vont par my Ie (*) Dans cette Etbiopie se trouvent deux montagnes de feu et, entre elles, au milieu,
desert et parlent aussi parfaitement comme ferait uns horns. une montagne d'or.
 -­ -----------~------

TYPOLOGIE DU MONSTRE 175

174 TYPOLOGIE DU MONSTRE
de vie: mais il n'y a rien d'etonnant a cela car, comme l'Arbre
2. Les tremblements de terre sont une autre « merveiUe », comme en peut conferer I'Eternite, it existe des Eaux de Jouvence qui
temoigne ce passage de Jourdain (157) :
longevite ou immortalite,
Thebis fui, ubi sunt tot terrae motus quod non posset credere nisi qui exper­ fait que ces deux themes soient iei si etroitement associes est
tus est; nam quinque vel sex et septem vicibus, inter diem et noctem, SUnt, :OJDcatif: I'arbre s'est abreuve de l'eau miraculeuse et ce sont ses
ita quod, propter terrae motus muItotiens et frequenter cadunt et ruunt for­ qui guerissent. La « symbiose» est parfaitement realisee.
tissimae domus et muri (*). elements sont a ce point vivants qu'ils peuvent meme, al'aide de
intermediaires, se Hvrer combat. Schiltberger evoque, dans un
La merveille est surtout la frequence de ces tremblements de terre tres curieux, un combat de serpents qui a lieu periodiquement
comme Ie revele Ie vocabulaire employe. Mais toute manifestation de la ville de Sampon : 11\ se rassemblent des serpents qui
de puissance des elements est consideree comme merveilleuse ». (I
des bois et des serpents qui viennent de la mer. Ils restent
jours autour de cette ville et combattent du lever au coucher
B. Les eaux : : du triomphe des uns sur les autres, ou vice versa, on peut
tel ou tel presage.
1. Les mouvements de la mer, eux aussi, peuvent se multiplier plus
que de raison : La vitalite des elements peut egalement se traduire par une
inter insulam Nigripontis et Terram firmam, mare fiuit et refluit, aliquociens
ldigieuse productivite : Odoric et Mandeville (161) parlent tous deux
ter, aliquociens quater, et aliquociens plus ad modum fluminis rapidi; et grande merveille qu'on peut observer en Chine:
hoc est mirabile valde (158) (**).
ce pays treuve on grande merveille : car toutes manieres de poisson que
en la mer vient en ce pays si que on ne voit riens en cette mer fors
2. La mer peut etre, comme toutes les creatures, vivante ou morte. poisson. Et vient chascune espike de poisson par lui, et demeure trois
Lorsqu'elle est morte, elle ne produit plus de poissons et elle sent si droit a la rive, et puis s'en va cette maniere de poisson. Puis vient une
mauvais qu'on ne peut plus y naviguer : generacion et fait de meisme et sic de alit's ;usques a tant que to us y
venus une fois ou en I'an tant seulement. Et quant on demande aceulx
In ista Armenia, est unum Mare Mortuum, amarissimum, ubi dicitur quod pays dont ce vient et que ce monre, ilz dient que ces poissons viennent
non est aliquis piscis, nee potest navigari, ut dicitur, pro foetore (m) (***). reverence au roi de ce pays (162).
3. Mais, a l'oppose, I'eau peut aussi avoir une puissance vitale rege­ ;1j;:Les poissons sont pleins de bonnes intentions (a leur propre detri­
neratrice qui soigne ou accorde a tout ce qU'elle touche un caractere ~.'.'tt , ce qui est d'autant plus meritoire) et la mer offre sa miraculeuse
magique: nwete de poissons avec une prodigalite surnaturelle puisqu'on ne
Il se trouve en Inde, selon Jourdain (160), toil
« riens en cette mer fors que poisson ".
"
aqua una et in medio quaedam arbor. Omne metallum quod lavatur cum t, 6.Fleuve de pierres precieuses :
aqua ilia efficitur aurum; omnis plaga, in qua ponuntur folia iIlius arboris .;~Il
arrive que les eaux soient porteuses, non seulement d'elements
trita, immediate euratur (****).
Vttaux, mais aussi de richesses fabuleuses. L'imagination les charge
4. Cette eau qui transforme les metaux en or (realisant miraculeu­
de produire les choses les plus rares et les plus fascinantes. Mandeville
sement Ie reve de tous les alchimistes) est iei melee a la legende de Ivoque

(*) Je suis aile ii Thebes: iI y a Iii tant de tremblements de terre qu'il faut en
un grans flueves de pierres precieuses qui vient de paradis terrestre, si comme
avoir fait I'experience pour Ie croire; en elfet iI y en a chaque jour cinq, six ou sept, one riviere senz yaue,
de jour comme de nuit, de telle sorte que, tres souvent, les maisons les plus soljdes
s'effondrent et les murs s'ecroulent. qui court « a grandes ondes " et qui mene « moult grant bruit ~ 'V,) ".
(**) Entre Pile de la mer Noire et la terre ferme, Ie flux et Ie reflux de la mer s'elfec­ Pendant les trois jours ou ce fleuve se jette dans la mer, « nul ny ose­
tue ii trois ou quatre reprises, et parfois plus, ii la maniere d'un fleuve rapide, ce qui rait entrer ». Ce flux intermittent de pierres precieuses semble posse­
est vraiment etonnant.
(***) Dans cette Armenie se trouve une mer Morte, tres salee, ou, dit-on, il n'y a der un caractere magique et peut etre redoutable.
pas de poissons et ou on ne peut pas naviguer '(Ii ce qu'on raconte) Ii cause de la D'autres temoignages, moins fabuleux, signalent la presence de
puanteur. pierres precieuses au fond des eaux. Odoric (164) situe en rile de Ceylan
(****) Une piece d'eau et, au milieu, un arbre. Tout metal plonge dans cette eau se une montagne ou se trouve (, une grande eaue » qui serait faite des
transforme en or; toute plaie sur laquelle on pose une feuille (froissee au prealable) de larmes d'Adam et Eve, selon la legende. Odoric met en doute I'origine
cet arbre guerit immediatement.
 176 TYPOLOGIE DU MONS~E TYPOLOGIE DU MONSTRE 177
de ceue eau, mais affirme qU'OQ trouve au fond de ceue eau « grant ces roseaulx treuve on pierres precieuses qui sont de telle nature que
plante de pierres precieuses ", ainsi que dans les ruisseaux qui ;ail­ iIIic:onque les porte sur soy, fer ne Ie peut entamer ne bleder; et commune­
lissent sur la montagne. Des temoignages de marchands confirmeront les gens de ce pays portent de ces pierres sur eulx. Et pour la vertu de 1a
dans les sieeles a venir les dires de nos voyageurs : ils prennent leurs filz et leur taiIlent une plaie profonde au bras et en
plaie, i1s meltent ceUe pierre, puis prennent une maniere de poudre et
dans la partie meridionale de I'ile iI suffit de gratter Ie sable des ruisseaux ou meltent sur la plaie et elle se redot et encontinent est saine (1711).
Ie sol d'aUuvions de la plaine, pour mettre au jour des pierreries de toute Marco Polo raconte en eiTet qu'au japon, lors d'une execution capi­
sorte, II I'exception du diamant (165)•••
huit des condamnes It resistaient II : on ne pouvait leur trancher
car its portaient sur eux cette pierre. Ce n'est que lorsqu'on eut
xm. PHENOMENEs QUI BXc:EDENT I.E COURS NORMAL DE LA NATURE la pierre de leur bras qu'on put reussir ales decapiter ('71).
II s'agit la d'un certain nombre de prodiges dont la liste n'est 1',.2. Cette legende des pierres precieuses curatives remonte sans doute
pas exhaustive. Nous n'avons voulu retenir que ceux dont les mani­
festations s'adressent aux formes les plus fondamentales de per­
tune tradition orientale tres ancienne.
. { } J..a carte de Fra Mauro (112) signale que, dans les montagnes de la
ception, ceux qui sont en rapport avec les elements naturels ou ceux file de Here (Herat ?),
qui utilisent les categories espace-temps. Les deux opuscules ou I'on
trouve rassemblee l'une des plus belles collections de Prodiges, julius .• y a plusieurs dragons, qui ont une pierre au front; elle guerit des maladies.
Obsequens : Des Prodiges et Polydore Virgile : Dialogue des Pro­ Quand les habitants veulent tuer les dragons, ils font un grand feu dans les
,","ssons des montagnes; la fumee epaisse fait mourir les animaux, apres
diges, nous entraineraient a de trop longs developpements. Bien qu'ils
Iuoi on leur casse la tete et 1'0n prend la pierre. De leur chair, ainsi que
se referent essentiellement a des faits medievaux que I'on peut suivre
depuis jacques de Voragine jusqu'a Hartman Schedel, ils paraissent en
'_tres ingredients, on fait Ie tiriacha, remede qui guerit plusieurs maux ...
1553 chez j. de Toumes a Lyon. lis sont ornes d'un grand nombre de -Peut-etre y a-t-it eu un « glissement » d'interpretation a partir des
gravures sur bois tres interessantes. proprietes anti-venin de la pierre: cette pierre qu'on appelait parfois,
Ce sujet etant, malgre tout, de moindre importance par rapport au 'Idon Yule, snakestone (it faut supposer que ce terme traduit une
centre d'interet de ce travail, nous n'avons pas ;uge utile de consti­ ~ression locale) a, par suite d'un raisonnement analogique, acquis
tuer un repertoire exhaustif de prodiges glanes a travers recits et fit reputation de se trouver dans la tete des serpents, puis, par exten­
chroniques. Citons du moins pour memoire les perturbations du Sion, des dragons. A moins que ses proprietes dites curatives ne pro-
rythme des nuits '!t des jours (Ia « provence d'obscurite » oti Ie jour ne
se leve jamais (166); les prodiges operes par les magiciens du Grand
Khan qui font, a volonte, lever Ie soleil ou la lune (167», les pertur­
bations meteorologiques (Ies memes magiciens savent « canger les
tens »(168), ils sont maitres des vents et suscitent a leur gre Ie calme ou
la tempete)... Dans I'ordre des prodiges prennent place egalement des
phenomenes acoustiques : en certains deserts d'Orient, Ie soleil fait
tant de bruit 10rsqu'i1 se leve que les habitants ne peuvent Ie supporter
et se cachent sous terre pour y echapper; par ailleurs, nous avons deja
evoque la musique surnaturelle du desert des Demons ou du desert de
Lop.
Parmi les phenomenes preternaturels qui requierent la presence
d'un element naturel ou la force issue d'un objet naturel, figurent aussi
tous les prodiges realises par Ie truchement des pierres precieuses.

1. Certaines pierres precieuses ont la vertu de guerir les plaies, de

proteger de toute blessure ceux qui les portent, ou de tirer Ie venin
d'une plaie consecutive a une morsure de serpent.
Odoric ne propose pas une liste exhaustive de ces vertus, mais en
donne un apert;;u : Fig. 57 : Sebastien Brant: Fables d'Esope, 1501, Folio 182 verso.
 178 TYPOLOGIE DU MONSTRE TYPOLOGIE DU MONSTRE 179
viennent de la legende selon laquelle ces pierres se trouvent dans la aUegue ne peut exdure ces mutations: I'autonte, la raison, I'expe..
tete des serpents ... sont la, pour les deduire, notamment de ce que rapporte saint Augustin
Ie livre de la Cire de Dieu (179).
3. Le regard des dragons, regard de feu, regard qui tue (Fig. 57),
est peut-etre responsable de cette autre interpretation de la legende pour preuve les metamorphoses des compagnons d'U1ysse
dont fait mention Mandeville (173). des compagnons de Diomede en oiseaux, du pere de Praes­
en cheval, et de certains hotes transformes en betes de somme
Vne autre ylle y a devers austre, la ou it a moult malicieuses gens et
crueuses femmes, qui ont pierres preaeuses devant leurs yex et sont de telle
tenancieres d'auberge mal intentionnees. Comment expliquer
nature que se elles regardent aucune personne par courrous, elles locient ,..."tl>morphoses qui n'en sont pas, puisque Ie canon frappe d'Mre­
seulement du regarder, si comme fait Ii basiliques. qui les pretendent rielles?
raisonnement se fait alors tres subtit et reussit par miracle a
Ces «crueuses femmes» nous paraissent tres proches des vouivres­ avec Ie canon! Se referant a saint Thomas qui etablit une
guivres... entre Ie sortilege et Ia vist'on imaginaire, l'Inquisiteur les
Les pierres precieuses ainsi dotees de caracteres contradictoires ainsi I'un par rapport a I'autre :
laissent tout au long de la legende et de I'histoire un sillage fabuleux
qu'on peut suivre jusqu'a nos jours. Ie sortilege en eifet, il peut y avoir une chose dans la realite et qui
nresente aux yeux, meme si on la voit autrement qu'elle n'est. La vision
XIV. LES M~TAMORPHOSES
ne requiert pas necessairement cette presence objective; elle
exister sans cela, simplement par les images sensibles internes que I'on
vers la puissance imaginative(I80).
Ce sont, parmi les phenomenes prodigieux, ceux qui ont Ie plus
d'affinites avec la monstruosite : tout individu met~morphose devient,
en quelque sorte, un monstre pour ses ex-sembi abies. Comment alors interpreter les metamorphoses? Le Malleus laisse
c'est etonnant! - Ie choix entre plusieurs hypotheses, comme on
1. Le specialiste des metamorphoses est Satan qui transmet egale­ voit d'apres cette analyse du cas des compagnons de Diomede qui
ment aux sorcieres Ie pouvoir de se metamorphoser et de metamor­ Ie chapitre :
phoser les autres! Le Malleus maleftcarum (174) se pose a ce sujet
si ces compagnons eussent pu etre vus d'une simple vision imagi­
des problemes extremement subtils qu'il resout d'une maniere fort
compliquee (I"). de par I'action des demons, cependant on presume plutot que les
~IlS se sont fait voir dans des corps assumes volant comme des oiseaux
encore que d'autres oiseaux 'naturels furent envoyes par ces demons
2. Les metamorphoses sont-elles rielles ou faut-it seulement croire les representer (181).
que ce sont des illusions que Ie demon envoie aux sens (visue1s) de
ceux qui voient d'une part et de ceux qui paraissent metamorphoses aux individus dits metamorphoses, its sont eux-memes vic­
d'autre part (ceux-ci s'imaginant etre metamorphoses)? d'une illusion: Ie demon envoie a leurs sens abuses toutes les sen­
Comme Ie dit Ie Malleus (176), des betes qu'ils sont censes figurer :
la mutation est de deux sortes : soit selon une fonne naturelle qui appar­ diable peut, en bouleversant les perceptions et les humeurs internes, tra­
tient a la chose que I'on voit, soit selon une fonne qui ne se trouve pas a bouleverser I'acte et la puissance sensitive, nutritive, appetitive
ailleurs que dans les organes et puissances de celui qui voit. autre corporelle, par Ie moyen d'un agent physique quelconque au dire
du bienheureux Thomas (182).
Or tous ceux qui glosent sur les metamorphoses se referent a un
fameux canon Episcopi abondamment commente par Ie Malleus (177). Ainsi, par exemple, dans Ie cas des hotes changes en betes de somme
Selon ce canon, par leur Mtesse- ou celui du pere de Praestantius qui « avait ett~
change en cheval et avait transporte la recolte avec les autres
une transmutation fonnelle et actuelle, au cours de laquelle une substance
est changee en une autre : parei/Je mutation Dieu seul peut la faire, qui
animaux II, it y a « une triple illusion et deception (,83) }) :
est Ie createur de ces essences (171).
la premiere, c'est que ces hommes aient paru changes en betes par un sor­
tilege (de la maniere deja dite); la seconde, c'est que ces fardeaux trop
La metamorphose reelle, d'homme en bete, serait, par consequent, lourds pour les forces des porteurs, les demons les aient invisiblement portes;
impossible. Or, pourtant, dit l'Inquisiteur, la troisieme, c'est que ceux qui semblaient aux autres changes en betes
180 TYPOLOGIE DU MONSTRE"

paraissaienl leIs aussi a leurs propres yeux, comme il arriva aussi a Nabu­
chodonosor qui, sept ans durant, fut transforme et mangea I'herbe comme
un Muf(I84).

Les demons sont d'une habilete stupefiante et, sunout, ils se mul­
tiplient avec un zele debordant : la paresse, apparemment, n'est pas
leur,ylus grand vice!
Ceta ne veut pas dire que nul etre humain ne peut se transformer
en oele. Qu'on en juge d'Qpres ce passage :

Quant a ceux qui pensent avoir etc! lransformis en biles e") il faut
savoir que ce genre de malefice n'est pas pratique en nos pays d'Occidem
comme aux pays d'Orient. En eifet, en Orient, les sorcieres transforment
les aUlres en betes; chez nous, au contraire, on I'a dit, ce sont elles qui se
presentent sous ces formes aux yeux des autres. D'ou aussi il faut appliquer
les remedes proposes dans la troisieme partie, c'est-a-dire I'extermination
des sorcieres par Ie bras seculier (186),

Fig. 58

3. Comme Satan peut se transformer (( car Satan lui-meme se

transforme, prenant la figure et la ressemblance de diverses per­
sonnes (187) »), les sorcieres, qui sont les instruments de Satan, .. ,j
~oivent de lui Ie meme pouvoir de se transformer (nous n'entrerons
pas dans les details tres tonueux de cette demonstration, mais ren­
voyons au chapitre IX de la deuxieme panie (188)~ Elles sont donc, Fig. 59
indiscutablement, capables et coupables de metamorphoses. Pour­
quoi l'Orient est-il plus propice aux crimes de metamorphose qu'elles
 182 TYPOLOGIE DU MONSTRE
TYPOLOGIE DU MONSTRE 183
peuvent perpetrer sur autrui? Sans doute parce que, dans cet Orient,
par ailleurs fertile en monstres, les demons Ont I'esprit moins delie, quant a cest advertissement que vous faictes touchant les Monstres,
moins subtil, et ne peuvent assimiler la casuistique des Inquisiteurs recueillis de Rondelet, Gesnerus, Cardan, Boaistuau, lequel pour
occidentaux ... et parce que l'Occident a assez a faire avec les meta­ est ordinairement entre les mains des Dames et Demoiselles.
morphoses des seules sorcieres! !iWantage n'est-il permis de les voir en chair et en os tous les jours en ceste
II reste que, en Occident comme en Orient, I'imagination populaire lie de Paris et ailleurs ('91)?
ne s'embarrasse pas de raisonnements pour croire a la realite des
metamorphoses. n est des epoques, des cultures, ou la diffusion du monstre est telle
devient tres difficile de sortir des representations en vigueur
en inventer d'autres. C'est ce qui explique que certaines gra­
de monstres passent d'une reuvre a I'autre pendant pres d'un
ou se trouvent, contre toute logique, dans un contexte avec
Tout au long de cette analyse typologique, nous avons vu !'impor­ elles n'ont presque aucun lien (192) : elles sont un ornement
tance, la permanence des traditions et, en Particulier, de la tradition interchangeable et on n'hesite pas plus ales reemployer
orientale. Les formes se transmettent, d'une culture a I'autre, d'une un contexte different que dans un cadre analogue au precedent.
generation a l'autre sans que les createurs soient vraiment conscients L'examen des formes monstrueuses ne conduit pas, cependant, a
de l'heritage dont ils sont tributaires. Faut-i1 en deduire qu'il n'y a deception : ces formes ont un contenu et cefui-ci varie .. il est cer­
pas d'originalite en ce domaine? Une reuvre comme celie de j. Bosch que les monstres d'origine orientale ont change d'eclairage en
qui, tout en se servant du materiau traditionnel, fait Iitteralement a l'Occident. D'une culture a l'autre, d'une epoque a l'autre,
eclater les limites de !'imaginaire, ne nous permet pas de nous attar­ dans une epoque donnee, d'un individu a I'autre, l'inter­
der a cette hypothese. Mais iI faut reconnaitre que, si la variete des d'une forme est sujeue a des variations : un cynocephale
etres monstrueux est indeniable, les proddes de composition, eux, etre considere soit comme un monstre sauvage et sanguinaire,
ne SOnt pas iUimites. De plus, on note chez les auteurs une complai­ comme un saint Christophe secourable. De meme, les formes sont
sance certaine a repeter les formes deja connues : ces formes Ont, la d'un jeu combinatoire relativement etendu, leurs contenus
plupart du temps, un contenu mythique, tantot apparent, tantot se preter a tous les caprices de la pensee. Cette permanence
cache. Or, I'un des caracteres du mythe est d'etre repetitif; soit qu'il formes, loin d'exprimer une banalite derisoire, revele, au contraire,
se repete a I'identique, soit que, remanie, il engendre un mythe de force des instincts les plus fondamentaux et releve d'une necessite
la meme famille, mais d'une branche differente. C'est pourquoi celie de les exprimer sous une apparence etemelle tout en
I'opinion de G. Lascault est parfaitement justifiee : ~tonservant leur plasticite, en gage de liberte.

De meme que, selon Levi-Strauss, les mythes se pensent entre eux, on

peut dire qu'alors les formes se falronnent elles-memes (189).

II y a, pour les formes monstrueuses, comme pour les mythes, un

imaginaire collectif ou puisent les individus. Lascault distingue

nettement les deux attitudes a I'egard du monstre, celie du specta­

teur et celie du « createur » :

Pour Ie spectateur, Ie monstrueux s'oppose a toute habitude; iI surgit

comme une invention encore au;ourd'hui scandaleuse. Aux yeux de I'histo­
rien, iI peut, a bon droit, etre considere parfois comme I'un des indices de
cette habitude mentale, de I'habilus par lequel Ie createur, sans Ie savoir,
ni Ie vouloir, fait partie de sa collectivite et de son epoque (190).

On sait que Pare eut maille a partir avec la Faculte au sujet de ses
traites Des monstres et prodiges et De fa Generation : or il repond
a ces accusations (dont I'une etait de parler des monstres en fran~ais,
c'est-a-dire sans user du voile de pudeur qu'etait Ie latin) en affirmant,
precisement, Ie caractere banal, traditionnel, du monstre :
 I.e monstre, issu d'un jeu combinatoire des formes, n'est pas seu­
.ent Ie fruit malsain d'un amour devoye du puzzle. Le monstre se
it aussi a travers Ie langage : on pourrait s'thonner que les
mettent tant d'obstination a decrire a I'aide de mots ce que #

figure avec bien plus de facilites. II y a a cela plusieurs rai­

dont l'une est que l'elaboration du monstre a l'aide du Iangage
~stitue une creation specifique qui comporte ses modalites, ses
laracteristiques et son plaisir propres. Le langage, cependant, entre­
avec I'image des rapports etroits et ces deux manieres de figurer
monstre interferent constamment, s'inHuencent l'une I'autre et
6nissent par constituer une paire indissociable dans I' elaboration du
'llWnstre ou de l'etrange.

II faut distinguer dans cette elaboration deux demarches typiques :

tantot I'auteur est un mystificateur volontaire, il veut faire passer
pour un monstre ce qui ne l'est pas a priori, il contribue consciemment
" I'enrichissement de la famille des monstres; tantot il est exempt
de tout desir fabulateur et Ie monstre se cree a son insu : c'est cette
demiere demarche qui revele Ies veritables capacites creatrices du
langage aussi bien que de I'image, leurs ressources cachees, vitales,
asentielles ... , independantes de I'intention humaine qui les mani­
<pUle.
n n'est pas toujours facile de distinguer, dans une demarche des­
aiptive, laquelle de ces deux attitudes a prevalu sur l'autre; sou vent
dies s'entremelent et I'on ne peut trancher ni dans un sens ni dans
I'autre : hi encore il faut admettre des interferences.
I.e desir, sciemment con~u, de mystifier est relativement rare et
on ne Ie discerne pas toujours a la simple lecture. Mandeville, qui
est un fabulateur-ne, n'entre pas vraiment dans la cau!gorie des
mystificateurs. Si I'on compare son texte avec ses sources (en parti­
culier, Odoric de Pordenone) on constate qu'il enjolive, qu'i1 brode,
qu'j) romance, mais on ne peut I'accuser de vouloir berner Ie lec­
leur : ses aiouts personnels seraient plutot une mise en valeur, un
developpement des informations qu'il tient d'autrui. Le passage dans
Ie Val d'Enfer est, de ce point de vue, riche d'enseignements : il
est en effet traite par Jourdain de Severac (I), Odoric (l) et Mande­
ville e). Void comment se deroulent les trois « voyages II :
 '. u!ew aunp a8Je( np aq:l131 aJIOU aun II0Ae un:l '~lqIJJoq lU:lW~lq811Ji'1\ ~I~I xn:lp " II1W!UC un ..
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'S;)(q!S!AU! S!tU;)UU;) S:lp J'Bd aJl\!Id ;)WWO;) Snll'Bq lUOS ­ 'S:lWJOU? SUO!WOOS S;)P ,
's;)sS!lId~ sn(d U;) sn(d ' •• « :lPI'BA
;)P S;)Jqi1U~1 'IU;IS~OJd s[!,nb ;)JnS:lW tI I;) JnJ nv '« J;)jU;),P wnw!Ssmq!JJoq sd;)j!q » IlIw!ue un'
'UO!I!sodwo;)?p S:llqe;)p • S;)P sAud np nU;)AaJ 1S:l I!,nb I!P uO 'S:lwwoq bUI;)
'BI J'Bd SlU!;)l1e UOU S;)JAllpI!;) ;)P ;)pm!I[nw ;)un I!OA­ 'eA U;),S I;) Inl ;);)Ae Slid ;)UOOW;) ;)(P Jns 1!1I1JOO !nb ;)IUII?i ;)nUOI ;)un '
'sad ;)q:lnOl A,N 's;)sndl:>;lJd s;)JJ;)!d 'xnIlAo! 'lIIdibu 'JO U;),U S!UW « lu;)iJ'B,p ylpUllnb lul!Jli • ;)AnOJ~ ­ : seq-til lloA II,nb xnllw!uy­
';)SSdJUOO ;IS ld dSSdW dun ;)J!P 1!lId ­ 'Jdiyl0Jd ;IS Jnod .. « IS;) Wfll;)'Bj '(<< snq!lOJJ;)1 I;) snq!u
« ''';)!s!UUIld dP IU'B1 1;) ;)Ji1!wnj ld
OJ'B;) wnqJ;)A' ; SlOW S:ll ;);)uOUOJd ;)!J0PO­ -o!snm ,,) SJnaJJ;)1 ;>p 1;) SUo!snm,p ;)W!I;)!A
ndj IS! !I ;)(] » '. SUlllld;)U!lS;) 1;) Sd[qllAnow .. xndA S:l(
Y .« '''J!O;)A e ;)lq!lJO llnow ;)[qeAp unp ;)1S:l1 ;)un • ­ '. Xn;)pAq IS;) u!ewnq dJl\!.( ! ... '''el!q!s 101 'Snle(n(n
'. S:ldWOJl ;)P 1;) S;)J!II;)IIU ;)P 'Slnoqlll ;)P suos '['''1 Si1JI I;) ;)(q!lJoq si1JI u!lIwnq ;)ies!A un»­ 101 'S:lJOW'BP 101» PUdlU;) uo 'I!nu e'T­
shnu S:l[ S;)mOll;) SlnO! S:ll snOl S;lSn;)p'q llnow 1;) S;)SIOU ';)Jqwou PU'BJli U;) « SUIIS!I SlOW sdlo;) » ­ '. IIS0nJlsUOW II!IIIW!UII
saPUIIJli llnow 1;) ;)ls:>dtU;)l Iul!Jli llnow • : ;)WJ'B:leA ­ « "';)PUIIJli !S ;IS!OU ;)un • PU;»)U;) I! : ;)WJ'B;)'BA dnbl1! S:l1U;)dJ;)S !SOl!d • S;)P e A I! r;tO nd!'T

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190 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 191
MONSTRE, LANGAGB ET IMAGB

tiques »(6) et y reconnaissait (selon l'expression de J. ceard) une figure sym­ Le langage ne saurait se contenter d'etre une transcrIptIon : it
bolique de I'ambition de posseder l'empire sur terre et sur mer (1). comporte ses propres reserves de creativite, et meme, it pousse it la
creation. Dans certains cas, Ie Iangage, comme une machine sur­
Non seulement Belon ne rapportait pas la moindre anecdote, mais tbauffee, s'emballe.
encore il rangeait categoriquement cet animal parmi les « fictions Ainsi, lorsque Jourdain decrit les serpents de l'Inde Mineure, it
poetiques » et les symboles. Gessner s'en tenait lui aussi a cene opi­ se laisse envahir par une sone d'ivresse coloree qui, tres vite, comme
nion. Or Pare, sans vergogne, donne Ii. ce monstre un caractere de par ricochet, l'entraine a imaginer, en sus, des serpents a deux tetes,
realite par I'aspect anecdotique de sa presentation; pour toute refe.­ l trois tetes, et meme it cinq :
rence historique, il renvoie hardiment Ie lecteur Ii. une papa ute intem­
porelle. La figure qui illustre sa phrase est censee donne~ au sujet la .erpentes multi, maximi ultra modum, et diversarum colorum, nigri, rubei,
consistance que I'Histoire ne lui donne pas. albi et virides, et mediis coloribus colorati; bicipites etiam, tricipites, et
II ne s'agit pas de dramatiser ces petites mystifications : Pare, on tuinque habentes capita, mirae admirationis (14) (*).
I'a vu, s'accuse lui-meme d' « abuser» de la notion de monstre, mais
c'est pour la bonne cause, c'est-li.-dire pour « enrichir son traite ». n arrive egalement que Ie caractere extraordinaire de quelques
II lui arrive, par ailleurs, de stigmatiser des superstitions et de retablir creatures resulte simplement d'un effet de style calcule. En Troisieme
la verite (8). lode, it existe, selon Jourdain, des hommes extremement noirs, ven­
Pour Ie cas que nous venons d'evoquer, sa supercherie est minime U'US, gros tout en etant petits et de tres hideuse figure; ceux-ci
dans la mesure OU il ne donne aucune precision locale ou historique. prennent Ii la chasse des betes sauvages horribles, « feras horribiles ",
Le mensonge utilise sciemment comme tel n'est pas frequent: plus et des serpents plus horribles encore, « atque horribilissimos ser­
generalement, c'est it un desir de donner a un sujet plus d'impor­ pentes» :
tance, de l'enrichir ou de l'orner qu'on doit Ie parti pris de fabu­
ct 8unt feri ferociter contra feras.

ler. II faut d'ailleurs distinguer, comme Ie fait remarquer Gilben Cl ils sont ferocement sauvages contre les betes sauvages.

Dura'nd (9), entre la mystification et I'attitude de soumission Ii une

pensee mythique toute-puissante. Durand souligne que notre epoque, Le texte est compose, avec des moyens sommaires, mais efficaces, en
qui vit dans Ie culte de l'objectivite, confond assez couramment mythe vue de I'eifet qu'il doit produire.
et mystification (10), meconnaissant de la sorte I'une des activites
essentielles de l'esprit humain; enfin, rappelle+iI, Toutefois, meme si on peut deceler chez nos auteurs un desir mani­
on a remarque bien des fois, et Levy-Bruhl a cons acre la majeure partie reste de faire impression ou de composer un rt~cit (cf. ci-dessus, Man­
de son talent Ii Ie souligner, combien la representation humsine ;ouait tou­ deville) ou un chapitre (cf. Ie ch. V de Plan Carpin (15», en vue de
lours (. en mente temps et sous Ie m~me rapport» sur deux registres, qU'eHe )'effet a produire, bien souvent Ie fabuleux s'introduit dans leurs
etait en quelque sorte n:~,thique sans pour eela etre mystifiante, c'est-a-dire textes par suite d'une cenaine naivete. Jourdain presente Ie systeme
perdre Ie sens des neeessites et des significations temporelles (II). monetaire des Chinois comme une operation magique : la monnaie
chinoise est de papier; or, avec ce papier, on peut obtenir les plus
Aussi choisissons-nous de mettre de cote Ie terme de mystification precieuses richesses et, en un mot, tout ce que peut vouloir un
qui correspond plus Ii. une hantise de moderne qu'a une realite medie.­ homme:
vale. A ce mot et Ii. toutes les notions qu'il implique, nous preferons
celui de fabulation qui met en evidence Ie role du langage, cum qua babetur aurum, argentum, sericum, lapides pretiosi, et simpliciter
La pensee mythique, Ie symbole, Ie monstre, ont it passer par la omnia quae vult homo (16) (**).
formalisation du langage : celui-ci sert d'intermediaire non pas,
selon nous, entre «I'imagination et la raison », comme Ie dit Ces formes de fabulation involontaires sont frequentes. Marco Polo,
G. Durand (12), mais entre I'imagination et son epiphanie, sa mani­ dans la province de Tenduc, a entendu parler de Ung et Mongul,
festation « hic et nunc », Gnice au langage, I'imaginaire s'incarne, noms regionaux de provinces tartares et de leurs habitants. Mais,
pourrait-on dire. Les procedes d'expression revetent donc une impor­ comme Plan Carpin, it est frappe par la ressemblance entre ces
tance paniculiere et notamment la demarche metaphorique sous
toutes ses formes. Cependant, c'est inevitable, toute forme d'expres­ (*) II y a de nombreux serpents, excessivement grands, de toutes eouleurs, des
sion est, dans une cenaine mesure, une transposition : noirs, des rouges, des blanes et des verts, de couleurs melangees, a deux, trois et meme
dnq tetes, ehose extraordinaire!
toute expression ajoute au sens propre I'aura, Ie « halo» du style, et la (U) Avec laquelle on peut se procurer de I'or, de l'argent, de la soie, des pierres
rhetorique s'achemine vers la poesie qui est meprise (Il), precieuses, bref, tout ce que peut vouloir un homme.

192 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 193

mots et les noms de Gog et Magog, aussi croit-it retablir la verite en des termes peut etre perc;:u comme une surenchere Ii l'egard de I'autre.
faisant Ie rapprochement avec ces peuplades maudites de la Bible : II ne reste plus grand-chose d'humain en ces 5arrasins!
Les descriptions extraordinaires d'etres ou d'animaux reels se
Et ce est Ie leu qe nos apellon de se enostre pais Gogo et Magogo; mes il trouvent a foison. Celie de l'elephant par Jourdain de 5everac est
l'apellent Ung et Mungul •.. (17). un modele du genre et merite d'etre analysee en detail.
Ces animaux, dit-il, sont extraordinaires : par leur grandeur, par leur gros­
La communaute de sonorites entraine I'association d'idees. Lorsqu'on seur, par leur force et meme par leur intelligence, ils surpassent tous les ani­
n'a pas vu soi-meme les realites exotiques, on est tente, quand on les maux du monde. Cet animal a une grosse tete, de petits yeux (plus petits que
apprend par oui-dire, quanu on les lit et, a plus forte raison, quand c:eux du cheval), des oreilles en forme d'ailes de hibou au de chauve-souris,
on les decrit, de proceder a des associations d'idees avec des choses un nez qui, prenant naissance au sommet de la tete, descend jusqu'a terre,
connues : Mandeville qui decrit les Chinois d'apres Marco Polo deux dents exterieures, dressees en avant, d'une grandeur, d'une grosseur el
(entre autres sources) se souvient que celui-ci leur avait vu des barbes d'une longueur hors du commun (e1les sont implanlees sur la machoire supe­
tres c1airsemees : rieure) I...} lis ont des pieds enormes, munis de six ongles, qui ressemblent a
des pieds de bccuf ou plutol de chameau. Cel animal peut bien lransponer
Et ont les hommes les barbes bien cleres et a pou de poil et bien longues, sur lui, dans une sorte d'habitacle en bois, plus de trente hommes (21).
mais a painnes a un homme LV oU LX peulx en sa barbe, fors un poil ca Le texte ajoute que l'elephant est utilise dans les combats et qu'il y
et un autre la, comme la barbe dun lieupart ou dun chat (18). fait autant de degats que cinquante hommes et plus; il n'y a que trois
choses au monde auxquelles on ne peut resister avec les armes : la
Peu s'en faut qu'on imagine ces hommes pourvus d'une « mous­ foudre, les machines lance-pierres et I'elephant.
tache» de chat ou de leopard! II est probable que si I'on avait a des­ L'auteur vise Ii donner a la fois I'impression d'une force admirable,
siner d'apres cette description, on ne manquerait pas de se laisser presque surnaturelle (ille met sur Ie meme plan que la foudre, phena­
entrainer 8 quelque facetie de la sorte! L'association d'idees inva­ mene celeste), et celle d'etrangete. L'animal est enorme : sa tete, ses
lontaire ou semi-involontaire est bien proche du procidtf que sont la pieds, son nez qui prend naissance au sommet de la tete et va jusqu'8
comparaison et la metaphore. Pour decrire Ii ses auditeurs ou 8 ses terre sont des attributs monstrueux dont on retrouve les elements dans
lecteurs des choses inconnues, Ie voyageur se sert du connu, il pra­ les costumes et les masques de carnaval, par exemple (22). Les dents
cede par approximation : telle partie d'une creature exotique res­ giganlesques sont un attribut frequent des dieux orientaux. 5i I'on
semble Ii telle partie d'une creature connue de nous, et ainsi de suite, passe rapidement sur la formule de comparaison ad modum (8 la
si I'on detaille piece par piece I'objet de curiosite. Le comportement, maniere de) qui ne se trouve que deux fois dans Ie texte, I'c.~h~phant
les ma::urs de certaines peuplades peuvent donner lieu Ii des compa­ parait cumuler les caracteres de divers animaux : yeux de cheval,
raisons qui n'ont rien d'ethnologique. Ricold, decrivant sa rencontre oreiIles en forme de hibou ou de chauve-souris, gigantesques pieds
avec la « monstruosam et rabiosam gentem Curtorum », signale de ba::uf ou de chameau. L'image que s'en fait Ie lecteur se ressent de
qu'ils habitent des montagnes et des lieux escarpes «sicut capre toutes ces comparaisons!
silvestres ,,(19), comme des chevres sauvages. La suite du texte n'ap­ La representation qu'on trouve
porte pas d'autre element proprement monstrueux! Ricold, chez qui parmi les gravures iIIustrant Ie
les comparaisons audacieuses semblent fleurir, ne s'en tient pas tou­ voyage de Mandeville attribue
jours Ii des rapprochements plus ou moins « poetiques » et inoffen­ en effet 8 I'elephant des pieds de
sifs comme celui-Ia. n lui arrive de pousser fort loin la comparai­ ba::uf et des oreilles en ailes de
son: chauve-souris; de plus, I'animal
se trouve flanque d'une curieuse
[... ) homines bestiales qui Sarraceni et habitant communiter sub terra ad
« maison » sur Ie dos, presque une
modum talparum. lsti egrediuntur de cauernis terre quasi mures [... j (20) (*).
tour, aussi haute que lui. Cet
Le presuppose homines bestiales fait de ces comparaisons de veri­ exemple montre que les formules
tables assimilations et tous les elements du texte contribuent a ren­ de comparaison sont de bien
forcer I'impression (sub terra, de cauernis). Dans la double image, faibles barrieres devant l'activite
animale talparum-mures, deux fois depreciative et repulsive, chacun imaginante de I'esprit. Non seu­
lement I'ob;et compare peut etre
assimile a celui du second terme
(*) Traduction ch. IV, p. 157. Fig. 61 de comparaison, mais, de surcroit,
194 MONSTRE, LANGAGE ~T IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 195

des elements a priori anodins se modifient de fa(j:on surprenante : par un elephant de premier plan qui semble mettre Ii. mal I'un de ses
l'habitacle des passagers de l'elephant, designe chez Jourdain par une collegues; Ie dragon ne se distingue que par ses oreilles pointues, sa
formule vague, quodam artificio de iignis, devient chez d'autres une queue (pas tres visible d'ailleurs) et Ie rostre qui prolonge son mufte,
veritable maison; il est vrai qu 'en Inde, lors des ceremonies, cet habi­ version a peine differente des defenses de ses adversaires.
taele peut etre couven d'un dais, ce qui justifie mieux la comparaison.
Quoi qu'il en soit, Ie lecteur ou l'ilIustrateur interpretent cette « mai­
son » a leur maniere.
La description de Jourdain ne s'en tient pas a I'aspect physique de
I'elephant. Si cet animal n'etait qu'un animal extraordinaire, il ne
serait pas assez fascinant pour I'imagination : Ie texte de Jourdain, et
d'autres, insistent sur son intelligence:
Istud animal nihil facit nisi cum wrbo; itaque magister suus non habet
aHud facere nisi quod dicat semel sibi : fac hoc et facit; nee videtur aliter
brutum, sed utens ratione. [... ] Mira res! genu ftectit, jacet, sedet, vadit et
venit, solum ad praeceptum magistri sui (*).

Deux mots et expressions frappent dans cette description, verbo et

utens ratione, qui apparentent cet animal a l'etre humain par l'in­
telligence, par sa comprehension du langage. Cette masse gigantesque,
cette force demesuree acceptent de se soumettre a l'homme sur un
simple mot de celui-ci. Son extreme mansuetude contraste avec sa
science du combat :
et est animal mansuetissimum et doctum ad bellum...
Fig. 62
L'animal se distingue de la brute par la finesse de sa raison et, meme,
par sa sensibilite. Plus d'un sieele apres cette description, on trouve A panir des comparaisons, it s'opere donc un insensible glissement
chez S. Brant une formule tres frappante : :"ers Ie fabuleux. Bien que Ie texte soit compose en vue de l'effet qu'il
veut produire sur Ie lecteur, on ne peut pas l'accuser de deformer la
Magna quoque ingenii dos est concessa elephanto. Sensibus humanis vim realite d'une maniere inadmissible. C'est la juxtaposition de termes
gerit ille parem. Intellectus adest : discit, memorat, adorat (**). evocateurs, I'effet d'accumulation, qui elaborent Ie fantastique. Ce
" glissement " n'est pas seulement Ie fait d'imaginations medieva.les.
La comparaison avec la sensibilite humaine est sans equivoque et Edouard Chanon qui, au XIXc siecle, dans sa serie Voyageurs anclen.s
I'expression intellectus adest jaillit comme une preuve lumineuse. ef modernes, propose une « version abregee » du texte de Colomb (1~1-
L'animal est devenu si fabuleux qu'on lui attribue meme Ie benefice meme deja abrege au XVIC sieele par Las Casas!) donne d'une, descrl~
de combattre les dragons (23) : tion de poisson un resume tout a fait personnel. Le texte origtnel etalt
Pugna his interdum / sevisque draconibus atrox (u*). Ie suivant :
...parmi d'autres poissons qu'ils p&:herent, il y en avait un qui ressem~la~t
La gravure montre en effet un elephant aux prises avec un dragon; tout a fait a un cochon, bien plus que Ie dauphin. II dit que ce poisson etan
celui-ci est muni d'ailes de chauve-souris et il se distingue assez peu de entierement couvert d'ecailles particulierement dures, et qu'il n'y avait que la
l'elephant : il est relegue dans un coin de Ia gravure, Ii. demi cache queue et les yeux qui etaient doux au toucher, ainsi qu'un trou qu'i1 avaJt e!l
dessous, pour evacuer ses superfluites. II Ie fit saler, pour Ie montrer auX ROis
(0) Cet animal n'agit que sur incitation de la parole; son maitre n'a qu'd lui
Catholiques (2").
dire une seule fois « fais ceci • et ille fait; on ne dirait pas une bete tant il a I'air d'user
de raison. [... J C'est chose etonnante : iI s'agenouille, il s'etend, il s'assoit, il va, il
vient et iI suffit pour cela de I'ordre de son maitre. Voici Ie resume de Charton :
(U) L'c!lephant est douc! d'une grande intelligence. Elle a autant de portee que Ie
sens humain. L'intelligence est Iii : iI apprend, il se rappelie, il honore la divinite. lis p&:herent un poisson tres dur sauf aux yeux et a la queue, tout ecaille,
(0") II livre un atroce combat Ii ces dragons furieux. ressemblant parfaitement Ii un cachon (25).

196 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 197

Dans son raccourci audacieux, la formule de Charton est parfaite­ donner une telle impression d'etrange confusion que Ie fantastique
ment monstrueuse : ce cochon ecaille n'a sans doute pas grand-chose a s'elabore sans autre aide que celle du langage.
voir avec Ie poisson peche ce jour-Ia... pas plus qu'avec d'authentiques Ces exemples nous menent au co:ur d'un debat qu'on ne peut eviter
cochons. La description de Colomb resumee par Las Casas apporte lorsqu'on parle de monstres : des lors qu'on a constate Ie role createur
plus de nuances. L'image du cochon occupe une place moins en vue et du langage, on peut conclure a la puissance souveraine de celui-ci;
elle est associee au dauphin, c'est-a-dire a un animal marin bien connu. mais, des Ie Moyen Age, l'idee se fait jour qu'il existe une lutte d'in­
N'allons pas imaginer, cependant, que la description de Colomb avait 8uences entre I'image et Ie texte : lequel est Ie mieux adequat a repre­
moins de chances de donner Ie branle a I'imagination. En eifet, Ie senter I'extraordinaire et les monstres? Lequel est Ie mieux apte a en
dauphin etait connu sous Ie nom de porc-marin et cette denomination creer? Deux questions assez diiferentes, qui constituent chacune un
donnait lieu encore, it la fin du xvt siecle, a des representations comme moment du debat.
celie que nous trouvons chez S. Brant. , On pourrait penser que Ie monstre demande a etre vu, que Ie langage
Qui reconnaitrait en ce «porc-marin un dauphin (Fig. 63)? De· peut suffire a en donner I'image. Non seulement Ie langage serait
La comparaison, on Ie voit, n'est pas loin de la metaphore et ceUe-ci un outi! insuffisant dans la description des monstres, mais il serait de
declenche un phenomene d'assimilation sur lequel il est difficile de lurcroit si maladroit a decrire la realite que, d'un etre normalement
revenir. QJnstitue, it pourrait faire, comme on I'a vu, un etre monstrueux.
Certains ont pense que Ie monstre pouvait naitre de la pauvrete du
tpgage, d'un langage inadequat. B. Heuvelmans attribue ainsi la
Olonstruosite des animaux marins « a la pauvrete de notre vocabu­
laire, au mecanisme meme de notre langage [...J »(21) : cette opinion
.lPpartient a un courant que G. Lascau1t resume ainsi :

Certains monstres, comme certains mythes, temoignent que Ie langage

,'est pas toujours adapte Ii ses fins, qu'il ne dit pas toujours ce qu'jJ veut dire,
qu'U ne donne pas toujours la pure description du monde per.;:u, qu'il ne
constitue pas un outil parfait : une conception positiviste du langage consi­
clere comme maladie ces usages du discours, qu'elle n'a pas prevus (28).

II est certain que Ie langage ne peut pas rendre compte d'une realite
visuelle avec une parfaite adequation. Les auteurs medievaux en ont
conscience. La description de l'elephant se termine par une phrase
oU les limites de l'ecriture aussi bien que celles du langage sont expli­
citement reconnues :

Simpliciter non possint scribi (per modum loquendi) proprietates istius

IIlimalis (29) *.

De tels aveux foisonnent et sont souvent des procedes par lesquels

Fig. 63 I'auteur veut faire entendre au lecteur qu'il faut imaginer encore bien
plus que ce qu'il dit. Sans cesse Jourdain pretend qu'il ne peut pas
On trouve chez Mandeville un tres poetique exemple de cette acti­ faire Ie tour de son sujet tant il y aurait a dire (II scribere praetermiuo
vite metaphorique it propos de la girafe : propter prolixitatem eO) ,,), tout en donnant une description detail/ee
de I'objet. Ce n'est donc pas pour eviler d'en parler mais pour ajou­
Et si a bestes que on appelle oraphles qui se tiennenl en arbres. C'est une ter au discours Ie halo supptementaire d'un reliquat mysterieux, indi­
beste tavellec, et n'est mie si grande d'un destrier; mais si a Ie haterel de bien able. La poesie, on Ie sait, est precisement I'ineffable !
de XX cubites de lone. Elle regarde bien par-dessus une maison (26). Tant6t l'auteur se declare incapable de lOUl decrire parce qu'il y
faudrait trop de temps :
Cette description n'a pas donne lieu, a notre connaissance, a une
representation qui tiendrait compte de la formule se liennenl en (0) Bref, les caracteres particuliers de eel animal sont indescriptibles par Ie biais
arbres. I.e caractere composite de la description suffit a lui seul a de 1a parole.
198 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 199
Mira valde possum dicere de ista India; sed describere minime valeo prop­ du peintre oU du redacteur. L'artiste a conscience de donner au lecteur
ter temporis brevitatem (31) (*).
une matiere de base: ce qui compte, c'est Ie travail d'imagination que
Vexpression minime valeo indique une sorte d'impuissanee du lan­ va faire eelui qui refoit cette matiere et non celui qui accomplit Ie
gage devant I'enormite de la tAche. Tantot il affirme que Ie langage veritable travail poetique. Que les auteurs aient eu claire conscience
n'a pas les moyens de bien exprimer ce que ses yeux ont vu : de cela, comme C. Colomb, ou qu'its en aient eu un pressentiment voile,
comme dans la mappemonde de Hereford, c'est hi un fait capital. On
Mirabile est! revera, non potest bene hoc vel lingua exprimi quod vidi sait que Ie Moyen Age a, devant la creation artistique, une humilite
oculis meis (32) (**). e.xtraordinaire : l'artiste ne fixe pas une reuvre ou, plus modestement,
une image; celle-ci est matiere vivante, dIe est offerte a tous comme un
Cette inferiorite du langage par rapport it la chose vue n'en donne theme de variations; Ie moyen d'expression qui laisse Ie plus de liberte
que plus de valeur it eelle-ci - ce qu'indique d'ailleurs Mirabile est! a ees variations est considere eomme Ie meilleur. C'est pourquoi il
Le Quid dicam qu'on trouve si frequemment, ou la formule et que vous est parfaitement abusif de considerer comme une «maladie" du
en diroie qui revient chez Marco Polo de maniere presque obsession­ langage les descriptions dites " inadequates ». Le Moyen Age a trop
nelle, marquent ce constant desir de signifier au lecteur Ie decalage entre utilise la description et les procedes de description (comparaison, meta­
la chose vue et la chose dite el peul etre aussi une reelle difficulte it phore, preterition ... ) pour en avoir ignore les ressources; iI s'est servi
exprimer une realite si differenle du connu habitue!. des imperfections du langage comme de ressources creatives, il a use
II n'en faudrait pas conclure trop vite a l'imperfection du langage; avec tant de constance et d'habilete des imparfaits OUliis de la descrip­
les auteurs se servent tres habilemenl de celte imperfection; d'abord tion qu'on ne peut pas Ie sou~onner de I'avoir fait par infantilisme.
en la signalanl, comme on vient de Ie voir et, au hesoin, en I'exageranl C'est ce que Laseault pressent dans un tres court paragraphe ou il
aux yeux du lecteur; ensuile, et surtout, parce qu'ils connaissent la marque les Iimites des theories qui presentent Ie monstre comme Ie
puissance suggestive du langage et son aptitude it susciter dans l'ima­ resuhat de divers essais d'imitation qui tous echouent par I'imperfec­
gination des efflorescences nouvelles. tion des moyens :
L'imperfection du langage est Ie moteur meme de I'imagination. A
cet egard, on trouve chez C. Colomb une phrase significative : Lorsque Ie sens des mots « saute ., Ii. un autre sens, Ii. travers les metaphores
qui cessent de s'indiquer comme telles, Ie langage affirme sa souverainete, son
Enfin, il dit que si pour lui qui voit toutes ces choses, l'emerveillement est autonomie par rapport au monde per~u (34).
si grand, il devra I'etre bien plus pour to us ceux qui ne feront que I'entendre
dire (33). a
Et, en reponse ceux qui presentent Ie Moyen Age et, plus generale­
ment, Ie langage comme victimes d'une inadequation fondamentale de
Une telle conscience de la puissance suggestive du cecit s'est rarement l'outil :
exprimee avec autant de sincerite et de clarte avant nos theoriciens il faut trouver les raisons de cette inadequation et du charme qu'elle presente
modemes. La chose vue, lorsqu'elle est extraordinaire, est cependant pour ceux qui la repetent et pour ceux qui I'entendent ou la voient
moins « merveilleuse » que sa description car elle revele l'essentiel de
son mystere : die montre tout, ou elle montre trop. L'imagination est Nous ne voulons pas cependant succomher a un autre exces et procla­
arretee par les contours de la chose qui, fixee sur la reline, reste fixe mer l'imperialisme du langage. Langage et image constituent un couple
pour I'esprit. C'est ainsi que s'eclaire pour nous la phrase mysterieuse trop creatif pour qu'on veuille en faire des adversaires.
qui s'inserit presque au sommet de la mappemonde de Hereford L'image joue un rOle immense dans la mesure ou el\e est la lecture du
pauvre : Saint Gregoire disait en effet
omnia plus legenda quam pingenda (***).
In ipsa ignorantes vident quod sequi debeant, in ipsa legunt qui litteras nes­
Vartisle qui avait a sa disposition les ressourees du graphisme pro­ ciunt (36) (*),
c1amait sans hesiter la superiorite du langage. II est eurieux et signifiea­
tif qu'il ait eerit legenda (a lire) et non pas scribenda (a ecrire) : de et Guillaume Durand, eveque de Mende, attribuait egalement al'image
toute evidence, il considerait alors Ie point de vue du lecteur et non pas un rOle d'enseignement et de diffusion:
(*) Sur I'Inde, je peux, bien sur, dire des choses tout a fait etonnantes; rnais je Pictura et ornamenta in ecdesia sunt laicorum lectiones (31) (**).
ne peux guere en parler faute de temps.
(**) C'est extraordinaire : en verite, rna langue ne peut exprirner ce qu'ont vu
(*) En elle les ignorants voient queUe doit etre leur conduite, en elle lisent les iIIet­
mes yeux.
(***) Toutes choses qu'it vaut mieux lire plut3l que peindre. tm.
(**) Les peintures et omements des eglises sont la lecture des laics.
200 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 201

Qu'on ne s'chonne pas de cette reference ades auteurs bien extt.~rieurs Bien sur, a partir d'un certain niveau d'abstraction, Ie dessin n'est
a notre corpus: nous ne souhaitons que rappe1er par hi une Tradition plus cette representation ideale qu'i1 est pour Ie concret : lui aussi
a laquelle tous sont soumis. peut alors avoir besoin de commentateurs! Mais ce malade mental
En ces temps, donc, I'image est plus « accessible» que I'ecrit : mais, souligne l'une des qualites essentielles du dessin : l'image permet une
a notre epoque encore, ou Ie livre est en principe a la portee de tous, perception globale que I'ecrit n'offre pas.
I'image garde un pouvoir de fascination immediate que n'a pas l'ecrit : Que Ie monstre soit une « matiere a images ", on ne peut Ie nier. Si
ce qu'il y a de primitif en nous s'abandonne bien plus facilement a Ie texte etait condamne afonctionner seul, sans I'aide de representa­
I'image; la facilite de per~eption, la paresse si souvent soulignee qui tions visuelles, il serait infirme. C'est pourquoi iI serait tout a fait arti­
consiste a se laisser couler dans cette facilite en font un redoutable ficiel, lorsqu'on analyse les monstres, de ne pas explorer Ie dessin avec
instrument. De surcroit, I'image est, bien sur, I'outille mieux adapte autant d'attention que Ie texte : iI est peut-etre meme probable que
Ii la representation de chases visuelles. Leonard de Vinci exprime cette dans I'imagination, en general, Ie monstre se presente d'abord sous
conviction en un court passage fort incisif; en marge d'une planche forme d'image et que Ie langage n'intervient qu'a titre de commentaire.
anatomique representant Ie c(%ur, iI ecrit ceci : Aussi I'image est-elle plus apte que tout autre moyen a representer ce
qui, a priori, est d'ordre visuel.
Par quels mots, a ecrivain, pourras-tu egaler la perfection de toute l'or­
donnance dont Ie dessin se trouve ici?
Faute de connaissances voulues, ta description est si confuse qu'elle ne Cependant, il ne faut pas deduire trop tot de cette habilete a figurer
donne qu'une faible idee de la vraie forme des choses, et tu t'illusionnes Ii la realite visuelle que I'image en est une reproduction fidele. Comme
leur egard en te persuadant que tu peux satisfaire entierement I'auditeur. Ie langage, I'image est deja interpretation. Si fidele qu'elle se veuille
quand tu paries de la representation d'une chose qui possede une substance et
qu'entoure une surface.
a sa realite, elle ne peut en etre qu'une restitution partielle : plusieurs
images sont necessaires pour rendre compte d'un objet; representer
Je te consez1le de ne pas t'encombrer de mots d moins que tu ne paries d
des aveugles. Si neanmoins tu tiens a une demonstration verbale qui s'adresse des surfaces et des volumes n'est qu'un aspect du travail pictural;
aux oreilles plutot qu'aux yeux des hommes, que ton discours porte sur les il faut, pour representer I'interieur, des « coupes ». De surcroit, pour
choses substantielles ou naturelles, et ne t'occupe pas de faire e1ltrer par les donner une idee aussi precise que possible de I'objet, il faut adopter
oreilles des choses qui ont un rapport avec les yeux; dans cette entreprise, tu un grand nombre de « points de vue» differents : somme toute, I'image
serais surpasse de loin par I'ceuvre du peintre. est, elle aussi, une reconstitution, une transcription et elle ne peut
Comment, avec des mots, pourrais-tu decrire ce cceur sans remplir tout un restituer la realite dans son integralite.
volume? Pourtant, plus tu accumuleras les details, plus tu rempliras de En tant que figuration partielle, donc partiale, de la realite, l'image
confusion ['esprit de l'auditeur. Et (alors) tu auras tou;ours besoin de offre a I'imaginaire d'interessantes possibilites germinatives. Comme Ie
commentateurs et de recours a l'experience (38)•.• langage, I'image cree: elle ajoute a ce que voient les yeux une large
part d'interpretation personnelle; elle laisse aux objets une marge de
Le texte de Leonard de Vinci analyse parfaitement toutes les difficul­ mystere, d'inconnu. Comme I'ecrivain, d'ailleurs, l'imagier, Ie peintre
tes qu'eprouve Ie langage a transmettre les formes, les volumes, les fabulent : a propos de monstres marins - gravures reprises par Pare
effets de profondeur, de perspective, etc. La vraie forme des choses est, pour son Des Monstres et Prodiges - qui frappent par leur beaute
pour Ie langage, hors de portee. La description verbale n'est qu'une plastique, Rondelet souJX;onne Ie graveur d'avoir ajoute des details
compensation tout juste bonne pour les aveugles! L'ecrivain est presque pour Ie rendre plus merveilleux :
presente lui-meme comme un infirme. Malgre I'aspect outre, presque
polemique, de sa demonstration, Leonard evoque tres justement les si est ce que je pense que Ie peintre i ait adjouste quelque chose du sien e
problemes specifiques de la description verbale (ou ecrite) : il faut, qu'i! ait oste du nature! (40),
pour rendre compte d'un objet visuel, accumuler les details; et cette
accumulation est source de confusion. Des que I'objet a decrire aneint II peut arriver que, pour des raisons d'ordre essentiellement gra­
une certaine complexite, it devient impossible d'organiser les details phique, un etre insolite se transforme en un etre monstrueux. Ainsi
pour former un ensemble coherent. On peut meme aller plus loin que une description A peut etre reinterpretee par un lecteur, en fonction,
Leonard: Ie dessin peut tout representer, jusqu'aux abstractions. Un non pas exactement de l'image qu'i1 en con~oit, N, mais de I'image
schizophrene du xxi! siecle, qui voyait ses psychiatres ecrire des rapports qu'il veut concevoir, B : cette derniere, plus geometrique, plus syme­
sur son delire, s'exclame ironiquement : trique ou simplement plus frappante, conditionne la nouvelle descrip­
tion B' (41) :
Vous ecrivez sans arret. Pour dire tout ce!a il suffit que je fasse un dessin. Je
vois ici tout d'un seul coup d'ceil (3').
202 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE 203
Pare interprete cette description et ajoute quelques details qui ne sont
Description A, pas sans importance et decoulent sans doute de la representation
visuelle qu'il se faisait de I'animal ou de celle qu'il voulait donner :
.......... image A'
...et sur Ie dos sont croisez et signez deux !ignes jaunes en figure de croix,
a chasque bout desquelles !ignes est un rei! et une oreille [... J. Ces bestes ont
j plusieurs pieds autour du corps avecques lesquels peuvent cheminer de
quelque coste qu'ils veulent sans contourner Ie corps, la queue assez longue,
Ie bout de laquelle est fort touffue de poi! (44).
image B

Description B' / On voit de quelle maniere la premiere description, d'ailleurs peu

claire, est interpretee et transformee. Les raies se retrouvent, chez
I'animal de Pare, croisees et de couleur jaune, les pieds menent dans
Un exemple de ce processus se trouve dans Ie Des Monstres et Pro­ toutes les directions et la queue merite une mention speciale. Pare a
diges de Pare: un animal monstrueux d'Afrique auquel Pare ne donne
pas de nom apparait dans son traite sous une forme qu'il emprunte simplement remanie la description precedente en foncuon d'une
pour la premiere fois (Fig. 64) (42). representation visuelle. Autant la description de Boemus est impre­
Pare pretend avoir « retire» eet animal de Leon l'Africain; en rea­ cise, se pretant mal Ii une interpretation graphique, autant celie de
lite, il Ie tient de Boemus qui disait tout simplement : Pare appelle Ie dessin par un ensemble de donnees geometriques
concretes et simples. Le texte a-t-il ete constitue apres coup pour
en ceste isle y a quelques petites bestes dune nature et propriett~ merveilleuse, commenter I'image que Pare s'c.~tait probablement figuree? II est permis
ayantz Ie corps rond en forme d'une tortue et ont deux rayes sur les deux de se Ie demander.
endroicts aux deux extrt!mites desquelles y a une petite ouye, et un reil de On pourrait penser qu'il s'agit d'un exemple isole; en fait, plus on
chascun coste, en sorte que ilz ont quatre yeulx et quatre ouyes, et ne ont que progresse dans la lecture de son traite, plus on remarque combien les
ung ventre, dedans lequel sont leurs boyaulx ou se digerent leurs viandes. lis gravures deviennent anecdotiques. Jean Ceard note que « dans les
ont plusieurs pieds, en sorte qu'i!s peuvent aller en avant et en arriere (43).
J~,
developpements consacres aux monstres animaux [... ], la figure est
premiere et (que) Ie texte n'en constitue qu'une legende etendue : aussi
la figure est-elle desormais caracterisee par une veritable «mise­
en-scene ». [... ] On pourrait ainsi decrire presque toutes les figures de
ees chapitres sans que Ie texte rende jamais compte de tous leurs
details» (45).

Nous en sommes revenus au point initial ou ron avait pu penser que

I'image etait Ie meilleur moyen de representer Ie monstre, objet visuel
par excellence. En fait, c'est 18 un debat dont on peut tres bien ne pas
sortir si I'on continue 8 s'en tenir 8 la notion de su.,eriorite ou d'ade­
quation privilegiee de run ou de I'autre moyen d'expression.
L'image et I'ecrit (on pourrait citer egalement Ie recit) ont I'un
comme I'autre leur raison d'etre en tant qu'illustrations de I'univers;
mais il est souhaitable que chacun s'en tienne aux moyens specifiques
de son art : que I'image montre et que Ie texte parle. Pour I'un comme
pour I'autre, la faillite resulte d'une tentative de mimetisme : lorsque Ie
texte veut montrer, lorsque I'image veut parler, I'echec est frequent.
Des lors que chacun utilise son genie propre, la realisation est bouil­
lonnante de vie. Nous avons vu Mandeville decrire, 8 partir de recits
anterieurs, son pretendu passage dans Ie Val d'Enfer (46). Nous I'avons
vu transformer ces recits en un gigantesque chaos plein de vacannes,
de coups innombrables, d'animaux invisibles : les tenebres grouillent
de betes et de demons frappeurs; les pamoisons des voyageurs sont
Fig. 64 : Figure d'un animal fort monstrueux naissant en Afrique. peuplees d'hallucinations ... Nous avons 18 un exemple litteraire qu'on

i~ '.
l
"
K
,
204 MONSTRE, LANGAGE ET IMAGE

peut Ii bon droit rapprocher des Enfers de JerOme Bosch. L'origina­

lite de ce texte est de faire appel non pas a des representations visuelles
(les tenebres sont si epaisses que les voyageurs ne voient rien, sinon
la tete luisante du diable) mais a des impressions d'angoisse creees par
cette progression d'aveugles, par I'obscurite et son peuplement grouil­
lant mais invisible. Les seules « images » mais elles ne sont pas
decrites sont les hallucinations mentales que les voyageurs n'ont pas
Ie droit de reveler. Or il y a dans ce texte qui n'use absolument pas de
representations visuelles une force bien plus grande que dans les recits
VI
de Jourdain et d'Odoric. Parmi ces deux derniers, celui d'Odoric rele­
vah d'une methode nettement plus creative que celui de Jourdain :
celui-ci avait eprouve Ie besoin d'ajouter a son recit, par procede. la
LA NOTION DE MONSTRE
description de trois animaux monstrueux tout a fait superflus.
C'est donc lorsque les auteurs utilisent les moyens specifiques de
leur art, sans faire de concessions a ceux qu'i1s ne pratiquent pas (dans
Ie cas d'ecrivains, it s'agit de garder des distances a I'egard des arts
plastiques), qu'i1s obtiennent les resultats les plus riches, les plus sug­
gestifs.
Bien sur, Ie terme de visionnaire souvent attribue a des ecrivains
geniaux nous incite a nuancer ce jugement : nous ne souhaitons nulle­
ment dissocier artificiellement des tendances aussi complementaires
en matiere de creation artistique.
L'image ef Ie langage se renvoient la balle de I'imagination; elles
se fortifient reciproquement et s'alimentent mutuellement.
Dans un domaine tres concret, il est un objet qui ilIustre fort bien
ce rOle d'influencesreciproques : Ie manuscrit ou Ie livre iIlustres.
Enluminures, miniatures ou gravures enrichissent Ie texte; qu'elles
aient un rapport ou non avec lui, elles lui apportent leur potentiel
creatif; I'union de ces deux formes d'expression fait du « livre II un
objet total qui pourrait combler I'imagination si jamais celle-ci pou­
vait accepter d'etre rassasiee.

A travers les formes du langage comme a travers celle de l'image,

Ie monstre s'elabore : une part de hasard, d'involontaire, se glisse dans
cette creation. Langage et image sont l'un et I'autre des outils incom­
plets. Mais leur imperfection meme en fait des moyens d'expression
createurs, ce qu'a fort bien demontre David Williams dans son Defor­
med Discourse, qui donne au langage un role majeur: il faut ruser avec
la necessite de decrire la realite; cette «description. devient «trans­
cription t, interpretation. Tout un jeu de miroirs, d'interferences
s'instaure entre image et langage, faisant de ces deux moyens d'ex­
pression un couple tantot de rivaux, tantot de complices. L'elaboration
du monstre n'est pas seulement Ie fait d'une combinatoire des formes,
il est celui d'un systeme bien plus complexe dont Ie secret est celui de
l'Art meme.
 QU'est-ce qu'un monstre et queUes notions s'attachent Ii ce mot?
Comment ces notions peuvent-eUes se situer par rapport a une vision
du monde et comment celle-ci s'en accommode-t-elle?
11 est clair qu'il n'existe pas une definition du monstre, mais des
essais de definition qui varient selon les auteurs et, surtout, selon les
q,oques. Au sens Ie plus genelJlh-leJ1lOnst.rese definit par rapport d
la nOnn>' celle-ci etant un poStulat du sens commun; la pensee n'attri­
bue-pas facilement au monstre une existence en so; alors qu'eUe
l'accorde spontanement Ii ]a norme. Des lors, tout depend de la
maniere dont on definit la norme. Ces notions sont rava]ees par la
biologie et la gent!tique modernes au rang de la fiction : la science,
au xxe siecle, se refuse Ii iso]er un type ideal, acheve; chaque espece
est un II reservoir de genes » soumis au jeu de la combinatoire et des
mutations. Si I'espece humaine presente des aspects relativement
stables, cela tient en partie Ii son caractere recent : Ie point de vue
normatif est donc exclu. II n'empeche que I'homme du commun conti­
nue Ii manier ces notions et que, dans Ie monde scientifique, la tera­
tologie n'est pas encore lettre morte. Bien qu'on ne definisse plus Ie
monstre par comparaison avec un type immuable, on peut Ie carac­
teriser comme une exception par rapport au sort commun de la
combinatoire genetique, en tenant compte des diverses modalites de
celle-ci dans I'etat actuel de l'evolution biologique.
Cette idee n'est pas une exclusivite du xxe siecle, elle se resume
parfaitement dans une formule d'Aristote : Ie monstre est un pheno­
mene qui va Ii I'encontre de la « generalite des cas» mais non pas Ii
l'encontre de la nature envisagee dans sa totalite :

EUTI pap TO TEpar, TWV 7fapa qWUIV [n], 7fapa rpVUlvl)'ov 7fauav &AA&
-riIv wr, br:i TO 1fOAV (IV, IV, 770 b)(l).

Nous ne pouvons faire ici I'historique de la notion de monstre.

Cependant nous avons choisi de faire quelques « sondages» dans
208 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRJ! 209
Ie passe afin de donner un aper<;u du probleme. Les exemples retenus l'imperfection augmente (6). Au stade Ie plus eloigne, Ie rejeton n'a
1'0nt ete a la fois pour leur diversite, pour les relations de parente ou meme plus apparence humaine et fait figure de monstre (l). La pre­
d'antinomie qu'ils entretiennent et pour leur interet historique. En miere caracteristique du monstre est donc d'etre different:
nous adressant a Aristote, a saint Augustin et a divers auteurs medie­
vaux, nous ne comptons pas brosser une (~ evolution » de la notion de {OTI ~l I(a1 TO Tlpar; TWV avopo(wv (IV, IV, 770 b).
monstre : de pareils sauts d'une epoque et d'une civilisation a I'autre
condamneraient I'entreprise. Nous desirons simplement mettre en La notion de monstruosite, selon Aristote, s'etend beaucoup plus
relief quelques points de vue exemplaires. Ceux-ci nous designent loin que pour les modernes; en det, tout enfant qui ne ressemble
trois types de raisonnement : pas a ses parents peut deja etre considere comme un monstre, dans
la mesure ou, a son propos, la Nature est sortie des limites du type··
- Genthique, par consideration des causes (Aristote et, bien plus tard, d'origine (8). La premiere etape de cette excursion est la formation
Ambroise Pare). d'un individu femelle au lieu d'un mille (1') : Aristote prend cependant
- Theo\ogique et esthetique, en consideration de I'harmonie de I'univers ta precaution de signaler que cette imperfection premiere est neces­
(saint Augustin). saire II la survie de l'espece; il n'est donc pas abusif de deduire que la
a
- Exemplariste ou normatif, par reference des modeles dont les monstres
femme n'est pas un monstre, mais simplement un homme impar­
s'ecarteraient comme de mauvaises reproductions. C'est Ie point de vue de
certains auteurs mMievauxqui n'exc1ut pas celui d'Augustin (ils Ie connaissent fait (10) : eUe est comme un homme sterile II. II est assez curieux de
(I

parfaitement et Ie reprennent en partie) et qui, bien qu' eJ.oigne de celui d'Aris­ noter que, d'Aristote II Freud, on ne peut sortir de l'idee que la femme
tote, n'estpas sans rapports avec lui. est un homme castre!
Bien que la naissance d'individus feminins ne soil pas absolument
Aristote, dans Ie livre sur 1a Generation des animaux, expose avec une monstruosite puisqu'elle est necessaire et generale, dans la
une rigueur quasiment scientifique sa reflexion sur les etres vivants. plupart des cas ou c'est la Matiere, principe feminin, qui triomphe,
Selon lui, la formation d'un individu - qu'il s'agisse d'un animal ou la porte est ouverte aux monstres.
d'un etre humain - est tributaire du combat entre la Forme et la La monstruosite, ou la dissemblance, peut etre diversement modu­
Matiere. Le « principe» est mille (2). Barthelemy l' Anglais reprend lee et inclut egalement des anomalies telles que les « mutilations (II) "
la theorie aristotelicienne dans son Liber de proprietatibus rerum ou les organes et membres en sumombre. La Nature, cependant, ne
(ou, en fran<;ais, Proprietaire) au Livre X, chapitre II, « De la forme ", fait rien au hasard (12), elle ne fait rien sans but, eUe ne se trompe
et l'interprete a sa maniere a la fois poetique et naive : « forme est pas, meme si certains produits sont contraires a la norme, a la « gene­
sembi able a l'homme car elle peut engroissier plusieurs matieres ralite des cas» (Il) : eUe a ses habitudes, que nous considerons comme
ainsi comme un homme peut engroissier plusieurs femmes ». la norme, mais les exceptions que nous appelons monstres par commo­
Le principe mile est a la fois la Cause Efficiente, celie qui donne dite de langage et presque abusivement, ne constituent en aucun
au processus l'impulsion de depart, et la Cause Formelle, celle qui cas une remise en question de l'ordre universel. Aristote, saint Augus­
determine Ie caractere particulier du cours que suit Ie processus : ce tin et Ie Moyen Age s'accordent sur ce point: it reste que, pour Aris­
principe est aussi Ie .lt6yo~ rlf~ ova{a~ qui caracterise l'essence des tote, la notion de monstre est a la fois tres large et fortement relati­
etres et des choses; ce que transcrit Barthelemy en une tres belle visee.
phrase : «Ia forme est ce que nous donne beaulte et essence et Ces notions que nous voyons exprimees chez Aristote d'une
lumiere a chascune chose II. maniere tres coherente dans Ie cadre d'un systeme, nous les retrouve­
Le principe mille agit sur la Matiere qui est, par nature, femelle rons disseminees chez les auteurs du Moyen Age: si I'on rassemblait
et sans pouvoir agissant (3). Du point de vue de la generation, Ie ces fragments epars, peut-etre pourrait-on reconstituer une theorie
principe mAle est Ie « semen II masculin et la Matiere, « residu )) complete de la monstruosite, mais iI semble que cette entreprise n'ah
feminin, est une substance sanguine assimilee au sang menstruel aucunement interesse Ie Moyen Age.
(IV, I, 766 b). La premiere etape de cette rencontre entre la Forme Saint Augustin, dans un texte celebre et cite par de nombreux
et la Matiere est un combat qui decide de la nature de I'embryon et, auteurs medievaux (Ciu! de Dieu, XVI, 8), prescnte deja toutes les
en premier lieu, de son sexe : si Ie principe male reussit a maitriser (I degradations II du raisonnement par rapport au systeme aristote­
la Matiere, il « I'attire vers lui et produit un embryon de sexe licien.
male» (4). S'il est vaincu, ou bien iI se transforme en son contraire Le monstre existe II tous les echelons de la creation (c'etail evident
(c'esHi-dire en Matiere, substance feminine), ou it est detruit (5). pour Aristote), qu'iI s'agisse du regne humain, animal, mineral ou
L'ideal, ou la norme, est la reproduction a l'identique : un enfant vegetal. Or, Augustin ne s'interesse qu'aux monstres humains ou
male ressemblant a son pere. Plus on s'eloigne de ce modele, plus reputes tels, dans la mesure ou its posent un probleme theologique
210 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 211
-1
et representent pour Ie chretien une occasion de douter. On voit que En effet, Dieu a ses raisons :
son but n'est pas d'eclairer scientifiquement la question (en particu­
lier, il lui est indifferent de cerner precisement la notion de mons­ Ita etsi major diversitas oriatur, scit iIIe quid egerit, cuius opera iuste
truosite et celIe des causes) : il s'agit, pour lui, de ramener dans Ie nemo reprehendit (*).
droit chemin Ie fidele qui s'en ecarte par la pensee : c'est ce que no us
revelent des expressions comme nul/us fidelium dubitaverit (aucun La diversite, si chere au Moyen Age, est mise en avant comme pour
fidele ne doutera que), quis ita desipiat ut (qui serait assez fou pour adoucir Ie caract ere peremptoire de cette formule. Une autre maniere
penser que) et confidendum est (il faut croire que) (14). Le titre du de rendre plus attrayantes des formules-assommoir, en les ornant,
chapitre revele d'ailleurs l'exacte nature de sa preoccupation : les mais cette fois en fin de phrase :
races monstrueuses descendent-elles d' Adam? La question est posee
honnetement, par la particule an qui ne prejuge pas de la reponse. Deus enim creator est omnium, qui ubi et quando creari quid oporteat
vel oportuerit, ipse novit sciens universitatis puIchritudinem qua rum par­
Son raisonnement merite d'etre expose car il annonce une maniere '".. tium vel similitudine, vel diversitate contexat (**).
de penser propre au Moyen Age : ce dernier, refusant de considerer
une chose en soi, ne peut l'envisager que dans une perspective gene­ La beaute de l'univers considere dans son ensemble est comme un
rale theologique. Quant a la notion de monstruosite, telle qu'elle tissu ou s'entrelacent la ressemblance ou la diversite des parties entre
apparait a travers saint Augustin et telle qu'on la retrouvera au Moyen elles.
Age, nous la deduirons du texte, dans un deuxieme temps. Cet entrelacs est un motif cher au Moyen Age. Si Augustin prend
Augustin se propose d'inviter energiquement' Ie fidele a ne pas pour critere de la beaute de I'Univers, la ressemblance ou la diver­
mettre en doute Ie bien-fonde et la perfection de la creation dans sa site, pour ne pas dire la dissemblance, ce n'est pas un hasard. Nous
totalite : celui qui, devant la monstruosite, estime qu'il y a la une avons vu, en effet, que les monstres sont, par definition, differents
erreur du Createur montre un esprit borne; en effet, ne voyant qu'un du prototype humain, dissemblants. Augustin essaie precisement de
aspect tres limite de l'univers, il ne peut percevoir la raison de ce qui minimiser la gravite de cette dissemblance: ce n'est pas parce qu'ils
Ie choque : De ressemblent pas aux autres etres humains qu'ils ne tirent pas leur
origine, eux aussi, du premier homme, ex illo uno protoplasto.
quis ita desipiat, ut existimet [... ] errasse Creatorem, quamvis nesciens cur
hoc fecerit (*). Pour argument, il alh:gue tous les rejetons humains qui sont loin
de ressembler a leurs parents (point de vue contraire a l'opinion
L'homme qui doute est simplement un ignorant; son horizon est d' Aristote pour qui ces rejetons etaient deja sur les franges de la
extremement limite: monstruosite). La ressemblance reste donc Ie critere de la normalite
et c'est autour de cette notion que tourne l'essentiel du raisonnement :
qui totum inspicere non potest, tamquam deformitate partis offenditur, quo­ en effet, s'il existe ailleurs dans Ie monde des races monstrueuses,
niam cui congruat et quo referatur ignorat. elles sont la justification des individus monstrueux qui figurent parmi
nous a titre d'exceptions : ces derniers ne seront plus sans equivalents
Celui qui ne peut « considerer l'ensemble est choque par l'apparente dans l'Univers, ils ne seront plus absurdes; la formule de comparaison
difformite d'une partie dont il ignore la convenance et Ie rapport avec quemadmodum ... ita (deuxieme phrase) appuie fortement cette idee:
l'ensemble » (I~).
C'est en effet en termes de convenance et de rapport qu'il faut Quid si propterea Deus voluit nonnullas gentes ita creare, ne in his
penser la monstruosite : no us allons retrouver l'idee, deja enoncee par monstris, quae apud nos oportet ex hominibus nasci, eius sapientiam qua
Aristote, que rien n'arrive au hasard et que Dieu - ou la Nature - ne naturam fingit humanam [... ] putaremus errasse? Non itaque nobis videri
debet absurdum, ut, quem ad modum in singulis quibusque gentibus quae­
peut se tromper; Augustin emploie une expression extremement inte­
dam monstra sunt hominum ita in universo genere humano quaedam mons­
ressante qu'on aurait pu trouver tout aussi bien chez un Aristote ou tra sint gentium?
chez un materialiste comme Lucrece pour qui l'artisan de l'Univers
est la Nature: selon Augustin, il n'est pas question d'envisager les Pourquoi Dieu n'aurait-il pas voulu creer de la meme fac,:on certains
monstres comme l'reuvre d'un artisan moins parfait: peuples, de peur que nous ne croyions, en voyant naitre un monstre parmi

velut artem cuiuspiam minus perfecti opificis. (*) S'il est vrai qu'il y a ainsi plus de diversite, Ie Createur, dont nul ne pourrait
blAmer les a:uvres, sait ce qu'il fait.
(**) Dieu est Ie Createur de toutes choses qui sait ce qu'il faut ou ce qu'il a faUu
(*) Qui serait assez fou pour penser que Ie Createur s'est trompe alors qu'il ignore creer ou et quand, qui a Ie sens de la beaute de I'univers et sait en disposer les diverses
pour queUe raison il a fait cela?
panies dans des rapports de ressemblance ou de difference.
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212 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 213

nous, que la sagesse qui a fac;onne la nature humaine a failli dans son c'est qu'it est utile de rappeler la Tradition: Ie Moyen Age, pour tout ce
reuvre [... )? Des lors, il ne doit pas nous sembler absurde qu'il y ait dans qui conceme les monsttes comme pour bien d'auttes sujets -, subit la
I'humanite des races de monstres, comme il y a dans chaque race quelques marque de la Tradition et it ne faut pas chercher, en ce domaine, une
monstres d'hommes (16). originalite debordante. De meme que Ie fonds monstrueux du Moyen
Age a ete emprunte a l'Antiquite grecque et romaine et a des traditions
II y a, evidemment, dans la dissemblance, des degres et cela pose par­ europeennes ttes anciennes, dont certaines sont communes aussi Ii
fois des problemes : en effet, lorsqu'on a affaire a des types de monstres quelques cultures orientales.Si des motifs se sont modifies ou crees a
II hominum 'Vel quasi hominum genera », on n'a pas trop de peine a
partir des XIr'-XIlI" sit:cles, I'attitude intellectuelle ai' egard de la mons­
les classer dans la lignee humaine. Mais si I'on se refere Ii des individus trllosite est peu encline Ii se renouveler.Jusqu'auXV" sie:cle, it y a peu de
ou l'animal semble prooominer, «magis bestias quam homines". creations ou de pensees originales II ce sujet; bien que, dans Ie dessin et
comme les cynocephales par exemple, la prudence est de mise! C'est la peinture, on ttouve alors une nouvelle generation de monsttes, it fau­
la, dira-t-on, Ie probleme de saint Augustin et nous n'avons que faire drs attendre Ie XVI" siecle pour observer un essai de reflexion coherente
de cette obstination Ii dasser les monstres parmi les descendants et systematique sur les monsttes : Ambroise Pare s'y emploiera, mais lui­
d'Adam : mais cette obstination nous interesse principalement dans la meme restera encore largement tributaire de l'heritage medieval.
mesure ou elle amene la seule definition du chapitre; on s'attendrait,
a propos de ce developpement sur les monstres, a une definition du D'apres quels ouvrages peut-on cemer la notion de monstruosite
monstre : or tout ce qu'on en a retire, c'est une definition de I'homme au Moyen Age? Le corpus est enorme: il englobe des ouvrages de cos­
en general : animal rationale mortale. Cette demarche qui est deja mographie, comme on I'a vu, des traites didactiques comme ceux de
mooievale explique peut-etre pourquoi iI est si difficile de trouver Solin ou d'isidore, des traites d'histoire naturelle, comme Ie fameux
chez les auteurs medievaux une definition du monstre : ce qui importe, Physiologus qui a donne lieu it d'innombrables versions et reprises du
ce ne sont pas les details - or Ie monstre reste un detail - c'est Ie plan lIe au xve siecle en un< nombre de langues considerable (parmi les­
d'ensemble et ce qui est au centre de ce plan, I'homme. queUes I'armenien, l'arabe et I'ethiopien ... ), des « Sommes » encyclo­
Voila pourquoi nous en sommes reduits a diduire la notion de pediques comme celles d'Albert Ie Grand, de Vincent de Beauvais,
monstruosite a partir de fragments epars. II est aise de rassembler Thomas de Cantimpre (ou de Brabant), Robert Bacon, Bartholomeus
maintenant les criteres qui s'ajoutent aux precedents pour completer Anglicus, des « Sommes» theologiques comme ceUe de Thomas
I'image du monstre. d'Aquin ou poetiques et philosophiques comme celie de Dante, des
Le monstre - merveille ou prodige - se distingue, par rapport au Chroniques, des textes litteraires ... II est inutile de dire qu'it y a la
grand nombre, par sa rarete : un champ d'investigations dont I'etendue depasse largement Ie cadre
de ce livre! Pour nous limiter it un corpus plus restreint et specialise,
Apparet tamen quid in pluribus natura obtinuerit et quid sit ipsa raritate
mirabile (*).
nous en resterons donc principalement aux recits de voyage, sans refu­
ser d'appeler, a I'occasion, les lumieres de quelques textes de types
l..e monstre est celui dont l'aspect nous est inhabituel par la forme differents.
de son corps, sa couleur, ses mouvements, sa voix, « et meme les fonc­
tions, parties ou qualites de sa nature II : De queUe maniere travaillaient les auteurs qui s'interessaient a la
question des monstres?
[... ] nostris inusitatam sensibus gerat corporis fonnam seu colorem sive motum Conrad von Megenberg qui ecrivit, dans les annees 1348-1350, un
sive sonum sive qualibet vi, qualibet parte, qualibet qualitate naturam. Buch der Natur, crut ce faisant traduire une reuvre d'Albert Ie Grand;
en fait, it traduisait, sans Ie savoir, Ie De Natura rerum de Thomas de
A son propos, la nature s'est ecartee de son cours habituel (ab Cantimpre : cela donne I'idee a la fois d'un desordre relatif dans
usitat(J cursu), elle est comme sortie de son orbite (exorbitasse). tous ces ouvrages de naturalistes et d'un caractere, sinon interchan­
Le monstre est un ecart par rapport a la Forme (nous ne sommes pas geable, du moins assez repetitif d'un livre a l'autre. Les auteurs qu'il
encore trop loin d'Aristote) : la difformite, cependant, n'est pas laideur suit sont, naturellement, ceux auxquels. s'etait refere I'auteur qu'il tra­
puisqu'el\e contribue ala beaute de l'Univers, on I'a vu, en tant qu'ele­ duit et sont cites dans Ie plus grand desordre chronologique : « Augus­
ment de diversite. tinum, Ambrosium, Aristotelem, Basilum, Ysidorum, Plinium, Galie­
Si I'on a etudie aussi longuement et en detail Ie texte d'Augustin, l1um, Avicennam (17). Le plus recent est Avicenne : on voit que les
}J

savants contemporains n'interessaient guere Ie traducteur. Celui-ci

(*) On distingue cependant ce que 1a nature produil en quantile el ce qui, par sa cependant n'est pas sans esprit critique et, au debut du second livre,
rarele, se revele elonnant. il annonce des intentions toutes personneUes : « Je quitte l'ordre du
 ~.

214 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 215

livre latin parce qu'il est fort embrouille (18) », et il realise une nou­ tant; qu'ils n'etoient pas plus hauts qu'une coudee, et tous couverts de poil,
velle classification, differente en eifet de celle de Thomas. Conrad habitant dans des cavernes, dont personne ne pouvoit approcher (24).
von Megenberg n'etait pas, apparemment, amateur de monstres : il
comptait en effel supprimer Ie chapitre III de Thomas, De monstruosis On se demande ou commence I'animal! Ou s'arretent les formes et
hominibus orientis, mais, sermonne par quelques bons esprits, il se les fa(:ons des hommes et OU commencent celles des monstres! Des
crut oblige de Ie ra;outer en annexe et precise qu'i1 Ie fait « pour des rabord, on se heurte a l'ambiguite qui s'attache de toute fac;on au
raisons d'amitie (19) "; il ne se prive pas, d'ailleurs, de preciser que son monstre : Ie monstre est un ehe qui s'ecarte plus ou moins de la nonne
opinion n'est pas en accord avec celie de I'auteur eO) : n'allons pas et tout est dans la maniere dont on apprecie cet ecart. Les « creatures J)

imaginer qu'il innove radicalement, Ie point litigieux est de savoir si dont parle Rubrouck appartiennent au catalogue des monstres mais,
certains monstres descendent, ou non, d'Adam. si I'on se fie a la premiere definition: {( qui avaient en toutes choses la
Tout cela offre un curieux melange de fidelite au passe et d'inter­ fonne des hommes " sans accorder a « sinon» plus de valeur qu'a
vent ions personnelles : c'est un peu Ie cas de la plupart des auteurs une restriction d'ordre secondaire - ce qui semble etre Ie cas -, on
medievaux qui, apparemment, se contentent de suivre leurs devanciers, peut se laisser egarer par une fonnule de style trompeuse.
mais revoient ou repensent partiellement leur O!uvre. Le copiste, Ie On peut aussi constater que Rubrouck parle de laformelmais invoque,
traducteur ou Ie vulgarisateur sont des traitres qui s'ignorent et qu'on comme restriction, des particularites qui n'ont rien avoir avec la fonne
ne demasque pas toujours au premier coup d'O!il. (la raideur des jambes, la taille de ces etres, Ie fait qu'ils soient couverts
II y a, malgre tout, des esprits particulierement independants comme de poils), ce qui a d'ailleurs pousse Bergeron a traduire en completant
Albert Ie Grand: it qualifie d'absurdites bon nombre d'histoires qui lui Ia fonnule de Rubrouck par (j et la fa,<on & : celui-ci gommait, de la sorte,
paraissent incroyables; il ne se prive pas de juger la « science» de ce que cette fonnule a d'absurde et, par consequent, d'interessant!
Pline et d'y trouver bien des erreurs; lorsqu'il parle d'autorites comme Le critere de la monstruosite reste donc la forme: mais l'ecart que
Solin, it lui arrive de les soup~onner de mensonge. II considere que les represente telle ou telle creature a l'egard de cette forme est une
Sciopodes dont parle Pline et bien d'autres sont une aberration pure­ question d'appreciation subjective. Barthelemy l'Anglais, citant
ment fantaisiste et physiquement impossible (il etaie cene affirmation Aristote, pose que « la fonne est ce par quoy une chose est differente
par un raisonnement de pur bon sens), que les oies de « I'arbre aux de l'autre »; il reste a apprecier cette difference.
barnacles » sont une fable absurde car lui-meme a vu ces oies irlan­ La version franc;aise de Thomas de Cantimpre ne s'embarrasse pas
daises s'accoupler et se confonner au sort commun de toutes les oies! de subtilites et dit tout simplement :
C'est tout juste si Aristote echappe a son tribunal (21).
Parmi nos voyageurs, aucun ne presente une aussi remarquable Sachies de voir : Oriental

independance d'esprit : des hommes de grande valeur comme Plan Son tout autre que nos ne soumes (2')

Carpin, Rubrouck ou Colomb se contentent d'apporter quelques cor­

rections a une Tradition qui reste vraie pour eux dans une propor­ On objectera qu'il ne parle pas de monstre, mais son traite ayant
tion plus ou moins import ante. pour sujet les monstres, lesquels sont presque inevitablement « orien­
Pour deduire de nos textes la notion de monstruosite, nous nous taux », nous sommes portes a considerer ces deux vers comme une sorte
aiderons d'une version franc;aise en vers de Thomas de Cantimpre et de definition du monstre : Ie monstre serait done Ie tout autre; or cette
nous utiliserons «en contrepoint » Ie traite d'Ambroise Pare, Des formule rappelle mot pour mot celIe que Rudolf Otto donne du
monstres et prodiges (1"' edition, 1573; 2e edition, 1579). sacre (26). Le sacre est Ie ganz andere. On ne peut inferer de ce rap­
prochement la relation entre Ie monstre et Ie sacre, mais il est certain
qu'elle est primordiale : Ie monstre entretient, avec la divinite, un
r""
La premiere difficulte, lorsqu'on veut cerner la notion de monstre rapport direct ou indirect. Le Pseudo-Thomas (c'est ainsi que, par
chez nos auteurs, est que ceux-ci ne prononcent pas toujours Ie mot de
convention, nous designerons I'auteur de la version franc;aise rimee
m!Jnstre : dans I'ensemble Ie mot n'apparait pas souvent. 11 arrive
et moralisee) etablit d'ailleurs Iui-meme Ie lien avec Ie sacre puisque,
qu'on se trouve devant "des textes comme celui-ci, ou I'on ne sait plus
dans les vers 12, 13, 14, il ajoute sans transition:
tres bien ce qu'i1 faut penser de la monstruosite et, surtout, de la
fac;on dont ces auteurs la considerent : Se dire vos en sai les soumes
Sans raison n'a Diex fait en vain
II me dit qu'aux parties orientales du Cathay, il y avait de grands rochers Nule rien...
creme, OU se retiroient certaines Creatures qui afJoient en toutes chases fa
forme (et la fac;on (22)) des hommes, sinon (23) qU'elles ne pouvoient plier les Tout mysterieux qu'it soit, Ie monstre est une manifestation de
genoux, mais elles marchoient C;a et la, et alloient je ne sai comment en sau­ Dieu. Toutefois, cela ne suffit pas a definir Ie monstre : c'est par rap­
216 LA NOTION DE MONSTRE
LA NOTION DE MONSTRE 217

port a la Nature qu'on cherche, Ie plus souvent, a Ie situer. Ambroise L'expression de Mandeville est habile en ceci qU'elle laisse ouverte
Pare, dans sa Preface de 1573 au traite Des monstres et prodiges, Ia question du caractere contre Nature ou « outre» Nature du
definit les monstres comme monstre : Ie monstre est ce qui n'est pas conforme Ii la « disposition
certaine du modele considere.
)l

Choses qui apparoissent contre Ie cours de Nature. Cette definition est la plus raisonnee et la plus solide que nous
ayons pu trouver chez nos auteurs et force nous est de constater que
C'etait IS. une definition assez spontanee qui pechait par manque de Ie monstre est refractaire au" definitions positives: ces dernieres sont
nuances. Lorsqu'on s'interroge sur la notion de monstre, on ne peut piegees, comme on peut l'entrevoir Ii travers la preface de Pare, car elles
en rester Ii une definition aussi etroite, du seul fait qu'il y a, dans la exigent qu'on donne aux mots (contre, outre, sans parler de Nature.?
monstruosite, des echelons fort divers et nombreux. Dans sa preface un contenu precis et, surtout, des limites determinees, ce qui est, pour
de 1759, Pare enrichit et affine son jugement : ce sujet, tres epineux.
On peut mettre sur Ie meme plan que Ie passage de Mandeville
monstres sont choses qui apparaissent outre Ie cours de Nature (27) quelques vers du Pseudo--Thomas qui utilise, au lieu de Nature, un mot
bien interessant, celui de Raison:
et il etablit une distinction entre monstres, prodiges et « mutiles ..
Car bien sai que nos senefie,
prodiges, ce sont choses qui viennent du tout contre Nature [...] Les Mutiles, Lor forme tot el que raison; toute autre que raison
ce sont aveugles, borgnes, bossus, boiteux, ou ayant six doigts a la main ou En home ne doit par raison
aux pieds, ou moins de cinq ou joints ensemble etc. (28). Avoir comes, queue ne vois;
Car jou dis, se i1 a ces trOis,
II etablit donc une echelle d'appreciation et c'est IS. un fait remar­ Cou sont par superftuiu;
quable : tout en utilisant un mab~riau de base tres medieval (entre Car forme d'ome n 'est pas tis ('2), forme d'homme n'est pas telle
autres informations, des chroniques qui remontent a la fin du II serait utile de savoir ce que raison veut dire pour I'auteur, mais Ie
xv e siecle) (29), il a voulu systematiser sa reftexion et mettre un peu reste de son reuvre est, helas! loin de nous mener Ii pareille subtilite !
d'ordre dans un domaine jusqu'alors assez ftou. L'interet de ce mot, ici, vient en premier lieu de ce qu'il est employe
En eifet, ces notions de contre nature et outre nature sont, chez nos Ii la place de Nature.
auteurs, assez fiottantes. Parmi les essais de definition, I'un des La notion de raison est trop complexe pour qu'on puisse l'analyser
plus interessants se trouve chez Mandeville (Ii propos d'un tout autre brievement, mais on peut tout au moins rappeler quelques aspects du
sujet d'ailleurs) dans un passage ou il essaie d'etablir une distinction sens etymologique : ratio est, au sens premier, un calcul; il est aussi
entre « simulacres » et « idoles » : systeme, pro cede, plan; il est disposition intelligible des choses. Le
Simulacres sont ymages faictes a semblance de aucunes choses natureles, Moyen Age a elabore sa propre gamme de sens, et il emploie Ie mot de
comme de semblance dommes et de femmes ou de solei! ou daucune beste ou raison dans un certain nombre d'acceptions d'ou se degage la notion
dautre choses naturelles. Et ydole est ymage faicte par folie volente domme, d'ordre, de juste mesure : leurs contraires, Ie desordre, la demesure,
que on ne pourroit trouver entre les choses naturelles, ainsi que une ymage a sont des manifestations de deraison, de folie. Or ni Dieu ni la Nature
liil. testes ou i. homme a teste de cheval ou de buef ou d'autre beste que ne sauraient etre accuses de deraison : par contre, Ii I'origine du
nulz homs ne vit onques selon nature ne disposicion certainne eO). desordre peut se trouver une « foUe volonte domme », selon l'expres­
sion de Mandeville. C'est ainsi que s'eclaire indirectement la notion de
Ce passage est, dans I'reuvre de Mandeville, une minute de verite: il . Nature : celle-ci, organisee par Dieu, est ordonnee selon une sagesse
constitue, dans une certaine mesure, une inconsciente condamnation sans faille (33).
des monstres dont l'auteur parle abondamment et avec certitude tout Le monstre est done une manifestation de desordre. II est desordre
au long du livre et il s'en faudrait de peu que Ie pas essentiel ne fIlt par manque ou par « superftuite II, Ie critere etant la forme initiale,
franchi : la monstruosite est une sorte de folie, et en tout premier lieu, forme d'homme, d'animal ou de plante, parfaite, teUe que Dieu la
folie de I'imagination. Sa maniere de definir les monstres (sans pro­ crea. II est donc, par nature, « imparfait n. On trouve ce mot dans un
noncer Ie mot) est uniquement negative. Le critere reste la Nature passage du Malleus Malejicarum ou la notion de monstruosite est
parce que, par definition, pour ces auteurs, la Nature est la Norme. Ce sous-jacente :
recours insistant s. la Nature en tant que Norme est sans doute ce qui
nous deroute Ie plus et c'est peut-etre aussi ce qui constitue Ie principal Albert, dans son livre des animaux, examinant si les demons et meme les
obstacle Ii une definition du monstre, Ii un raisonnement sur Ia mons­ sorciers peuvent reellement faire des animaux, repond qu'ils peuvent, avec la
truosite (31). permission de Dieu, faire des animaux imparfaits (3<\).
 218 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 219
Ces animaux ne sont qu'une mauvaise imitation, une contrefa,<on, Cependant, ce qui sort des Iimites ordinaires n'est pas systematique­
une creation alteree. ment « horribilis D, « rabiosus » et autres qualificatifs du meme ordre.
On sait a quel point la notion de perfection est fondamentale, pour Ie II arrive qu'un monstre se distingue par sa beaute et on est surpris de
Moyen Age, dans tous les domaines. Le « nombre d'or » est, pour les decouvrir, chez RicoId, l'exception, Ie joyau rare: un ine sauvage
artisans, un rapport de proportions parfait; c'est lui qui determine, (asinum silvestrem) ou onagre qui, parmi d'autres monstres (imer
pour un objet, l'etat de perfection Ie plus avance dans l'echelle des alia monstra), surpasse en beaute toutes les betes, tous les animaux
realisations humaines. Toute la musique medievale, du xn e au du monde (excedit in pulchritudine omnes alias bestias el animalia
e
XVl siecle, est fondee sur Ie metre parfait (ternaire), tempus perfeccum mundi) (41).
et ses eventuelles combinaisons avec Ie metre imparfait (binaire), La monstruosite se shue donc aux extremes, qu'il s'agisse du Beau
tempus imperfectum. La perfection est, dant tous les domaines, Ie point ou de I'Horrible.
de reference oblige et si la Nature sert, pour les monstres, de point de Enfin, Ie monstre est ce qui se distingue par sa rarete. Leon l'Afri­
reference, c'est que, par postulat, elle est parfaite. cain, Ii propos d'un animal dont rien n'est tres remarquable, note:
L'imperfection se manifeste dans Ie desordre, or Ie desordre est une
image du mal : II ne s'en trouve en quantiu~, sinon es deserts de Libye : vray est, qu'au ter­
ritoire de Numidie, on en y void quelques uns, mais on les a pour chose
De meme que la nature et I'ordre som lies avec I'idee de bien, selon Augus­ monstrueuse (42).
tin, de meme Ie desordre tiem a I'idee du mal. Parmi les anges bons, il
a rien de desordonne; parmi les anges mauvais, rien ne se trouve ordonne Cela prouve Ii quel point la notion de monstre peut etre relative et
subjective! Augustin etait bien sage lorsqu'il supposait que des races
Le monstre, fils du desordre, image de difformite, est aussi tres sou­ dites monstrueuses pouvaient exister ailleurs pour justifier l'existence
vent considere comme I'ennemi du Beau. Christophe Colomb, n'ayant des creatures tenues, chez nous, pour monstrueuses : cela revenait
pas encore rencontre d'indigenes laids, en conclut qu'i1 n'a pas ren­ presque Ii nier la notion de monstre, ou tout au moins Ii la relativiser
contre de monstres :
fortement; dans la mesure ou une creature n'est plus une exception,
Jusqu'a present, je n'ai pas rencontre dans ces iles des hommes monstrueux, ce n'est plus un monstre.
malgre ce qu'en peosent de nombreuses personnes. Au contraire, les indi­ Belleforest, dans ses Histoires prodigieuses, lutte contre cette pro­
genes sont de tn!s belle apparence [... )(36). pension a appeler monstre II ce qui est en son espece ordinaire en la
nature » et loue Scaliger de
Et, plus loin, dans la meme lettre :
ne tomber point en la faute que plusieurs [...] ont encourue monstrifians ce
Ainsi donc ie n'ai pas vu de monstres et n'en ai pas eu de nouvelles. Je qui ne I'est point, comme ceux qui appellent Ie crocodile, hippopotame et
sais seulement que dans I'une de ces i1es [... ] la population est formee par des autres telles belues monstres comme ainsi soit que nature n'y aye rien fait
gens que I'on considere dans toutes les aut res iles comme particulierement outre ce qu'est de leur perfection [... ] : veu que par ce moyen tout ce qui por­
feroces et qui se nourrissem de chair humaine [... ]. Cependam, Hs ne sont teroit tHtre de rarite faudroit aussi que passast soubs Ie nom de Monstre ( 3 ).
pas plus difformes que les aut res (37).
Au XVl e siecle, en effet, la notion de monstruosite donna lieu Ii bien
On sait que, traditionnellement, les anthropophages sont classes des divergences d'opinion : Pare, dont nous connaissons pourtant les
parmi les monstres : Colomb, en affirmant qu'ils ne sont « pas plus merites, etait l'un de ces II monstrificateurs » que denonce Belleforest.
difformes que les autres », souligne un paradoxe! La laideur est presque On Ie voit employer l'adjectif II monstrueux » pour les raisons les plus
l'attribut oblige du monstre; ainsi Ricold da Monte Croce associe futiles; Ii propos de « pierres » (ou calculs renaux) :
spontanemeOl, en decrivant une peuplade Tartare, les adjectifs mons­
truosam et horribilem "8, Lesdits Collos m'ont donne les susdites pierres pour mettre a mon cabinet,
Nous verrons bientot comment ~es Tartares deviennent des monstres comme choses monstrueuses, et les ai fait portraire au plus pres du vif("),
a travers la description de Ricold par'le seul fait que celui-ci les trouve
laids et differeOls! a propos de femmes victimes d'incidents gynecologiques aussi rares
Le monstre est dans bien des cas un etre nuisible : Jourdain de que dangereux :
Severac, parlant d'animaux de taille gigantesque, en deduit, sans autre
Semblablement est une chose bien monstrueuse de voir une femme, d'une
formalite, leur caractere nuisible et « veneneux a l'exces (39) ». suffocation de matrice estre trois jours sans se mouvoir, sans apparence de
La notion de gigantesque est voisine de la notion d'exces, elle est respirer, sans apparente pulsation d'artere, dont quelques unes ont ete enter­
donc etroitement liee Ii la monstruosite (40). rees vives, pensam leurs amis qu'elles fussent mortes ('$).
220 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 221
II classe panni les « monstres terrestres " la girafe, l'elephant, Ie Mandeville, dans l'un des passages les plus reussis de son livre, jette
cameleon, aussi bien que Ie Haiit qui « ne vit que de vent (46) La
IJ.
plus de lumiere sur cette question: les ermites medievaux, on Ie verra,
notion de monstre s'etend abusivement a tout ce qui n'est pas banal. montraient un remarquable sang-froid dans la rencontre avec les
Pare s'en justifie d'ailleurs lui-meme : monstres (peut-etre s'y attendaient-ils : tentations et monstres sont
Nous abusons aucunement du mot de monstre pour plus grand enrichis­ monnaie courante pour un ermite, si l'on en croit les Tentations de
sement de ce traicte; nous meurons en ce rang la Balaine, et dirons estre saint Antoine et, en particulier, celie de J. Bosch) et les monstres
Ie plus grand monstre poisson qui se trouve en la mer [... J(47). peuvent etre parfois d'une grande delicatesse :

Nous terminerons ce tour d'horizon par l'evocation presque humoris­ Es desers degypte encontra iadis un saint preudons hermite un monstre
tique de l'aventure qui arriva a Rubrouck lorsqu'il sejournait a la comme un homme a trois grans cornes trenchans ou front, et avoit corps
domme iusques au nombril, et dessouz avoit Ie corps d'une c.hievre. Et Ii
cour du Grand Khan : preudons Ii demanda de par Dieu, qui il estoit; et Ie monstre respondi t
Comme Ie monde nous voioit passer, on nous regardoit avec etonnement, que il estoit creature mortelle telle que Dieu lavoit cree et demeuroit en ce
comme si nous eussions ete des monstres, et d'autant principalement que desen et pourchacoit sa soustenance. Et pria a lermite que il vousis ce\ui
Dieu prier pour Ii (SI).
nous etions nuds pieds (48).

Le texte latin dit tanquam monstra : l'Europeen qui a tendance a Exception faite de la troisieme
voir des monstres des qu'il sort de son univers habituel se trouve tout corne, ce monstre ressemble fort a
a coup pris au piege d'une situation inversee. Ce Franciscain qui un satyre, mais sa douceur et sa
s'obstine a marcher pieds nus, par un froid tres rigoureux, alors que politesse empechent de pousser
tous les habitants du pays se munissent de fourrures et de bottes, passe plus loin la comparaison! L'ermite
sans doute pour un fou, sinon pour un monstre! C'est surement a pose la question (qui il estoit) en
l'humour de Rubrouck que nous devons l'expression tanquam monstra des termes qui indiquent assez
et rien ne nous interdit d'y voir Ie temoignage d'un homme intelligent bien qu'ille place d'emblee parmi
qui a, au cours de ses voyages, fait un certain retour sur lui-meme et les creatures douees de raison.
a juge, avec un sens remarquable de la relativite, la notion de mons­ Cette indication, completee par la
truosite. reponse du monstre, nous permet
Les essais de definition que nous venons de voir s'attachent surtout a de Ie definir comme animal ra­
l'aspect physique des monstres. Mais Ie Moyen Age s'est egalement tionale mortale, formule par la­
preoccupe de leur nature morale. Les monstres sont-ils intelligents, quelle Augustin definit l'homme.
peuvent-ils etre bons, vertueux, ont-ils une dme (49)? :e Fig. 65 Que l'ermite puisse prier pour lui
La presence ou l'absence d'ame est consideree comme un critere. V prouve qu'il a une arne. On pour­
Conrad von Megenberg accorde beaucoup d'importance a cette ques­ " t voir en ce monstre humble et melancolique une creature soumise
tion puisque, malgre son peu d'interet pour les monstres, il yapplique :par Dieu a un chatiment, sorte de purgatoire terrestre, d'ou son besoin
sa reftexion et se donne meme la peine de penser autrement que son ¥e prieres : cette impression ftotte a l'arriere-plan. Mais Ie texte Ie pre­
~nte seulement comme une creature mortelle telle que Dieu l'a creee :
modele latin : il tend a penser que les etres dont la partle superieure
du corps est humaine, ou au moins la tete, participent a la nature it a donc sa place dans l'univers en tant que l'une des modalites de la
humaine; mais Ie probleme est complexe et l'amene Ii formuler une creature. Malgre son sort peu enviable et sa monstruosite (dont il
phrase ou la fermete du style s'accommode d'une certaine confusion semble souffrir), il n'est pas plus dechu que l'homme et, tout com me
de pensee : lui, il a besoin qu'on prie pour Ie salut de son arne.
Dans Ie recueil deja cite de Sebastien Brant, il figure sur une gravure
Quant a moi, Ie Megenberg, je nourris I'opinion suivante : il y a deux oU il semble interceder, dans une attitude de priere, en faveur de ses
genres d'etres miraculeux : ceux qui ont une ame et ceux qui n'en ont pas. freres les monstres (Fig. 66).
Je compte parmi les premiers ceux qui ont une ame humaine, mais pre­ Saint Augustin, dans la Cite de Dieu (XVI, 8), avait deja plus ou
sentent des defauts physiques. Ceux qui n'ont pas d'ame peuvent ressembler moins class!! les monstres en deux categories: ceux qui sont des crea­
a la forme humaine d'une fac;on ou de I'autre [... ] (SO). tures a rationalia mort alia " comme l'homme et celles qui sont « magis
bestias quam homines ", comme par exemple les cynocephales; pour
II est donc difficile de savoir selon quels criteres on peut discerner ceux-ci, qui sont hommes par leur corps et chiens par leur tete, il
l'ame en un monstre. hesite ales ranger parmi les etres humains car ils ont pour tout langage

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222 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 223

un a latratus '), un aboiement. C'est donc en grande partie Ie langage, Ie seul fait de leurs coutumes ou de leurs mreurs, Ie monstre reste,
en tant que temoignage de la pensee, de la raison, qui decide de la malgre tout, dans sa definition la plus generale, un etre au physique
nature humaine, morale, des monstres. Le cas du monstre de Mande­ anormal.
ville nous mene a la meme conclusion.
Les remarques a propos du caract ere a raisonnable » des monstres Les monstres posent evidemment bien des problemes et, en par­
ne sont pas rares : ainsi, Odoric dit des Pygmees qu'ils «( sont droite­ ticulier, celui des Causes.
ment gens ayans raison comme nous (52), et Mandeville (53), melant Le Moyen Age n'a pas traite systematiquement cette question, c'est
plusieurs monstres, declare Ii propos des « gens qui vivent seulement pourquoi nous devons nous adresser au XVl e siecle qui, sur ce point,
du flarement des pommes ll, petits mais a de bonne couleur et de constitue un prolongement et une synthese de la tradition medie­
bonne fa~on selon leur grandesce » : vale (cf. note 56).
QueUes sont les circonstances qui determinent la naissance ou Pap­
et si ne sont mie trop mauls raisonnables, mais moult simples gens; et som parition du monstre? Pare denombre treize causes: parmi celles-d, les
tous boisteux. deux premieres sont d'ordre divin, de la troisieme a la douzieme, eIles
sont hurnaines, et la treizieme est du ressort des « demons ou diables ll.
On voit a quel point sont meles, dans la description d'un monstre, Ie Le plan de son traite Des monstres et prodiges est instructif: seule
caractere intellectuel ou moral et les particularites physiques! UDe tres courte preface s'occupe de definir les monstres. L'enumera­
qon des « causes des monstres » est I'objet du premier chapilre et les
c.bapitres suivants sont, chacun, un commentaire de ces causes consi­
dCrees successivement de la premiere a la treizieme. S'it y a plus de
quatorze chapitres, c'est que certaines causes sont developpees en plu­
sieurs temps et plus amplement et que Pare a ajoute au livre tel qu'il
.1~avait initialernent prevu un long append ice sur les monstres marins,
.• volatiles II, terrestres et celestes. La description occupe plus de place
que I'analyse. Pare peut rester pour no us un point de reference car son
livre est une veritable synthese des donnees medievales : iI n'a fait
qU'ordonner un materiau en grande partie traditionnel et I'assaison­
der de quelques exemples contemporains qui viennent s'ajouter aux
precedents sans en modifier profondement la perspective ($6).
La fidelite de Pare a la tradition rnedievale va tres loin. En eifet,
dit Jean Ceard (n), « son soud n'est aucunement de confronter des
descriptions, de demeler Ie vrai du faux, mais de donner Ie branle a
I'imagination. Aussi evite-t-iJ de modifier les donnees traditionnelles,
111 meme ou sans doute il les sait fausses II (il va de soi que cette affir­
mation ne concerne que Ie traite dont nous nous occupons I). L'exemple
de I'autruche est, acet egard, convaincant : seIon une tradition h~gen­
daire, I'autruche a la particularite de digerer Ie fer; or, Pare a eu
I'occasion d'observer des autruches et cela des avant 1574. II a pu
Fig. 66 constater lui-meme, des cette epoque, que « ceste opinion de la vieille
histoire naturelle est chose fabuleuse II (38); cela ne I'empechera pas
II n'est d'ailleurs pas indispensable, pour etre un monstre, d'etre de continuer a affirmer, sans eprouver Ie besoin de corriger cette opi­
physiquement anormal. On sait que les anthropophages sont classes nion dans les editions de 1579 et 1585 :
parmi les monstres. La version rimee de Thomas de Cantimpre consi­
C'est un miracle de nature, que cest animal digere indifferemment toutes
dere comme des monstres les peuples qui mangent leurs parents vifs ou c:hoses ('9).
morts (vifs quand ils voient que leur mort est proche et morts pour leur
eviler d'etre manges par les vers) (54) et les hommes qui se jettent C'est pourquoi Jean Ceard se sent autorise a dire:
dans Ie feu pour I'amour de quelqu'un d'autre (") (allusion probable
aux femmes indiennes qui se brulent, selon la coutume, sur Ie bucher bien plus qu'un traite de terato\ogie, c'est un autre ff livre des Merveilles"
de leur defunt epoux). Mais bien qu'il existe des etres monstrueux par que compose Ambroise Pare (60).
224 LA NOTION DB MONSTRB LA NOTION DE MONSTRE 225
Si I'essentiel de son traite developpe les « causes des monstres, it
I) un episode de I'Evangile selon saint Jean (IX, 1-3); a. propos d'un
ne faut pas voir la un esprit revolutionnaire et scientifique, bien que aveugle que Jesus venait de guerir, les disciples demandent si cette
ses reflexions portent souvent sur une observation directe. Qu'on en infirmite lui avait ete infligee a cause du peche de son pere ou de
juge d'apres son premier chapitre, et I'on y verra un curieux melange sa mere :
de tradition antique et medievale, de croyance populaire (en particulier
la septieme cause), d'observation directe (les neuvieme et douzieme Et Jesus-Christ respondil que luy, ne son pere, ne sa mere n'avoient peche,
causes) et d'inspiration religieuse a mi-chemin entre les sources mais que c'estoit a fin que les reuvres de Dieu fussent magnifiees en
bibliques et la chasse am sorcieres (treizieme cause) : luy (62).

Chapitre Premier : Des Causes des Monstres : C'est pour cette raison dont il est intimement convaincu que Pare
Les Causes des monstres sont plusieurs. 41 collectionne " les monstres, faisant ainsi ceuvre pie :
La premiere est la gloire de Dieu. La seconde, son ire. La troisieme, la trop
grande quantite de semence. La quatriesme, la trop petite quantite. La D'avantage j'ay encore recueilly plusieurs monstres [... ] : et ay fait tailler
cinquiesme, I'imagination. La sixiesme, I'angustie ou petitesse de la matrice. leurs figures et portraicls, a fin que chacun recognoisse la grandeur de
La septiesme, I'assiette indecente de la mere, comme estant grosse, s'est tenue D8ture, chambriere de ce grand Dieu (63).
trop longuement assise les cuisses croisees ou serrees contre Ie ventre. La
huictiesme, par cheute ou coups donnez contre Ie ventre de la mere eslant Presenter les monstres dans une ceuvre consacree ace sujet privilegie,
grosse d'enfant. La neufiesme, par maladies hereditaires ou accidentales. Ies faire « portraire », les rassembler, c'est contribuer a mettre en
La dixiesme, par pourriture ou corruption de la semence. L'onziesme, par
mixtion ou meslange de semence. La douziesme par I'artifice des meschans evidence la gloire de Dieu : celle-<:i s'exprime par I'entremise de la
belistres de I'ostiere. La treiziesme, par les Demons ou Diables (61). Nature qui, du fait qu 'elle est « chambriere II de Dieu, ne peut ni Ie
trahir ni se tromper. Les monstres apparaissent donc une fois de plus
On remarque que les causes humaines sont solidement encadrees, en comme une ceuvre divine et naturelle, au meme titre que toute la
tete de liste, par Dieu et, en fin de Iiste, par les demons et les diables. elUtion; Ie Pseudo-Thomas soutient ainsi (v. 1033-1034) :
Peut-on rever une armature plus medievale?
Nous n'avons pas cherche a rassembler, a travers les reuvres medie­ Conques Dius ne fist rien en vain
Nient plus com Adam et Evain
vales, des opinions susceptibles de s'ajuster aux treize causes de Pare:
seules les deux premieres et la derniere nous interessent; les autres
concernent plus particulierement l'histoire des sciences naturelles, et ce qui parait inoui, ineoncevable, ne doit pas etre considere comme
I'ethnologie (par Ie biais des croyances populaires) et la sociologie tel (v. 1490-1493) :
(au sujet des « gueux ", marginaux bien connus du Moyen Age, qui
N'ert pas merveille, je vos di;
ont nourri I'imagination, celle de Bosch, en particulier, en tant que Car se Nature n'euist faite
" monstres » d'artifice). Tel chose, ja ne fust retraite.
Les voyageurs s'interessent aux monstres sans eprouver un grand
besoin de s'interroger sur leurs causes; ce n'est done pas chez eux qu'i1 Ce qui parait etre rrapQ ,Varv est done k"am ,Varv, comme on
faut chercher une reflexion etiologique. Par contre, chez les compila­ l'a deja vu chez Aristote: Tout ce qui est de Nature est bon: verite et
teurs, travailleurs « en chambre ", intellectuels qui ont tout loisir de diversite sont les principes de sa Jigne d'action :
reflechir, et qui, de surcroit, ont quelques visees didactiques, on
trouvera un champ d'investigations. La version rimee de Thomas de [... ) Pour renomee Ie fist

Cantimpre nous interessera particulierement car elle a ete faite de Nature, qui ainc fiamais) mal ne fist,

toute evidence (Ie style est revelateur) par un moine fort peu cultive : que por aucune verite

ce qui figure dans son reuvre, en dehors du texte latin de Thomas qu'il A fait mainte diversite (64).

traduit, ce sont les miettes du festin que ses freres plus " doues »
pouvaient donner en milieu intellectuel ... et ces « miettes ') sont sans Nous retrouvons au detour de ces vets I'idee, commune a l'Antiquite
doute tres representatives de ce qui etait Ie plus largement repandu et.au Moyen Age, que la « Nature se joue en ses ceuvres » (6') : c'est ce
dans les esprits. jeu virtuose qui entretient la gloire de Dieu et la renommee de
Nature.
La premiere cause des monstres est, selon Pare, la gloire de Dieu. Les monstres sont, pour I'homme II normal », une occasion de louer
Dans un tres bref chapitre, de quelques !ignes seulement, it rappeUe Dieu. Le Pseudo-Thomas s'en remet a la laideur des monstres pour
226 LA NOTION DB MONSTRE LA NOTION DB MONSTRE 227
prouver combien on doh etre reconnaissant envers Dieu de ne pas leur Ii certains monstres descendent d'Adam, se montre assez categorique
ressembler (v. 1035-1042) : ace sujet :
Si Ii devons grant gre savoir Et respondendum est quod non, nisi forte, sicut Adelinus philosophus dicit,
Que sor tote autre creature de monocentauris, qui per adulterinam commixtionem hominis et bestiae, si
Nos fist loiaus selonc sa figure. taIDen verum est, quod dicitur monstra diu non posse vivere ab homine et
Por ce dont qu'il nos a fait teus bestia generata (69) (*).
Que samblant ne somes a ceus
Que vos vets: qui si sont lait, ee n'est pas de Pare qu'il faut attendre pareils doutes : ce1ui-ci
Loer I'en devons del bien fait. aJigne avec complaisance une collection d'exemples pris, pour moitie,
dans Ie Moyen Age et, pour I'autre, dans son siecle : il n'a pas peur de
Les monstres eux-memes peuvent participer au grand courant de remonter jusqu'en 1110 ou une truie du bourg de Liege
louanges que l'univers fait monter vers Dieu :
ax:honna un cachon ayant la teste et Ie visage d'homme, semblablement les
[... } por ce que cil ont,
mains et les pieds et Ie reste comme un cochon (70).
Le 10lssiens parfaitement,

Se Ii roi Davis ne nos ment,

C'est encore du Moyen Age que releve Ie chapitre XXV du meme
Qui dist que tuit Ii esperite
traite de Pare : « exemple des choses monstrueuses faites par les
Qui par deseure terre habite,
demons et sorciers ».
Loent Diu selonc lor corage (66).

Le MalJeus maleficarum a codifie cette question jusque dans ses

moindres details dans la «Question III » de la Premiere Partie :
Nous avons lit 10uer Dieu pour avoir ete crees differents des monstres,
• y a-t-il procreation d'hommes par des demons incubes et suc­
mais ces derniers, SI I'on tire du precepte biblique la conclusion logique,
cubes ('I)? ».
sont egalement places sur terre pour louer Dieu selonc lor corage n.
(C
Tres vite, apres quelques «presupposes &, Ie Malleus repond catego­
Ainsi, de tous c6tes, se repercute I'echo de la gloire de Dieu.
a
riquement cette question :
A I'oppose de I'aspect « gratuit » de cette premiere cause, « I'ire de Au terme de ces presupposes, necessaires pour comprendre la question des
Dieu» intervient pour chiltier les pecheurs; ainsi, les enfants qui demons incubes et succubes, nous disons : affirmer que par ces demons des
naissent avec un crapaud, ou avec une face de crapaud, ne sont rien hommes sont parfois crees est affirmation tellement catholique que /'oppose
d'autre, selon Ie Pseudo-Thomas, que la « moustrance » d'une ven­ e$t une affirmation contraire non seulement aux paroles des saints mais d la
geance divine : tradition de I'Ecriture Sainte ('2).

Mais n'est raisons sens ne droiture Les « presuPPOSeS », qui seront SUIVIS, apres ce passage, de bien
Que(n) j'en die el c'une moustrance d'autres du meme genre, concernent la Tradition (et en particulier la
D'une criieus, piesme venjan'C"e----­ tradition augustienne), la Bible et diverses gloses.
Que Dieus veut mostrer a cascun (6?). Selon la Glose sur l'Exode,
Nous trouvons iei reunis la notion de monSlre et Ie verbe montrer, lea demons parcourent Ie monde, recueillent des semences diverses, et, de leur
rapprochement du plus grand interet, comme on Ie verra bient6t. melange, peuvent faire des especes diverses (7)).

Parmi les causes biologiques et humaines des monstres, il en est une La Glose sur la Genese entre dans la demonstration avec I'episode ou
qui a beaucoup frappe les esprits et qui devait passer pour expliquer
une grande partie des monstres. Les hybrides, nous l'avons vu, consti­ les fils de Dieu virent les filles des hommes
tuent I'une des categories les plus importantes : tres longtemps on a
cru que, " par commixtion et meslange de semence (68) ", pouvaient se La Glose interprete cela asa maniere, supposant que des geants furent
creer des etres tenant a la fois de I'homme et de I'animal. La zoophilie engendres par « quelques demons malhonnetes avec les femmes » C~).
etait, bien entendu, consideree comme une abomination. Aristote ne
(*) Et il faut repondre que non, sinon a la rigueur, comme Ie dit Ie philosophe
croyait pas aux hybrides : ils etaient, selon lui, impossibles. Cependant, Adelinus, pour les monocentaures qui sont issus de la copulation d'un etre humain
des Ie Moyen Age, on s'interroge sur la vraisemblance de ces monstres. et d'une bete; toutefois, si CI! qu'on en dit est vrai, ces monstres issus d'un homme
Thomas de Cantimpre, qui se pose (bien entendu !) la question de savoir et d'une b1!te ne peuvent vivre longtemps.
 .,..

"'''(

228 LA NOTION J)E MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE

Bien d'autres Gloses figurent dans Ie debat, Glose sur Isaie, Glose du mettent » a un individu femelle en se faisant incube (<< Ie dem
bienheureux Gregoire, etc. Parmi les autres points de reference: les eifet d'abord succube d'un homme, se fait ensuite incube
reuvres de Bede (Histoire ecclesiastique), de Guillaume d'Auvergne femme II (80)). De la sorte, la semence arrive en parfait etat de co
(Somme de I'UnifJers), de Thomas Ie Docteur, de Thomas de Cantimpre vation :
dit aussi «de Brabant» (Des AbeilJes). La matiere est abondante!
La Bible fournit au monstrologue un apport tres appreciable. C'est Les demons ,peuvent pourvoir Ii la conservation de la semence, pour q
de cette source que proviennent les « premieres » races monstrueuses chaleur vitale ne s'evapore pas (81),
et l'opinion que les demons peuvent engendrer des monstres. Mande­
ville evoquant la descendance de Cham, I'un des trois fils de Noe (Ie Cependant, «I'engendre est fils non du demon mais
pire, celui qui fut maudit par son pere et qui est considere comme I'an­ homme (82) ». Le demon s'est simplement contente d'assurer Ie tr;
cetre du grand Khan), donne de cette « generacion » une image assez fert de semence, ce qui est largement suffisant pour engen
pittoresque : ,quelques monstres fort dignes de leur nom.

Et avecques ce les ennemis denfer venoient souvent couchier avecques La production demonstres ne tient pas seulement aux treize ca
leurs femmes de leur generacion et engendrerent diverses gens et tous deffi.. deja evoquees. Ce n'est pas une nouvelle cause que nous allons evoq
gurez, lun senz teste, lautre senz iambe, Ie tiers a un reil, Ie quart a pies de
cheval, et les autres a pluseurs membres deffigurez et deffaconnes. Et de celie maintenant, mais plutOt une situation qui cree un « milieu» favora'
generacion de Cham sont venuz les paienne gent et les diverses gens qui sont a l'eclosion des monstres. Nous savons que Ie monde, au Moyen A
es yUes de mer par toute Ayse (,6). etait forme d'etages qui, chacun, contenaient et refletaient I'ensem
de I'univers : chaque microcosme est l'image du macrocosme et, com
On ne saurait etre plus eclectique en matiere de monstres ; I' action des dans un jeu de miroirs, les images se renvoient mutuellement a I'
demons peut donc rendre compte du plus grand nombre de monstres! fini. C'est ainsi que la mer contient exactement les memes etres que
Sur ce chapitre de la demonologie, on a l'esprit tres large: toutes terre, mais adaptes a son milieu : on y trouve lion-marin, cheval
les traditions sont les bienvenues, qu'elles soient grecque, romaine ou mer, veau marin, sanglier marin, truie marine, elephant de mer, Ii
celtique. Le M al/eus maleficarum, dans un long paragraphe embrouiUe, lYOn de mer, « chancre de mer ressemblant aux tumeurs chancreuse
dont nous ne donnons qu'un echantillon, brasse et mele tous ces (alias crabe), ~ans oublier sirenes et tritons, diable de mer, moine rna
monstres d'origines diverses, couramment appeles Faunes ou incubes : et m!me (Ia hierarchie n'est jamais en defaut) " un monstre rna
ressemblant a un Evesque vestu de ses habits pontificaux (83) ».
Beaucoup affirment avoir constate ou entendu des temoins fiables qui ont
constate ceci : Sylvains et Faunes, appeles vulgairement incubes, se sont
presentes avec impudeur Ii des femmes, ont convoite et consomme I'union avec
elles. De meme, au dire de plusieurs personnes de qualite dont on ne saurait
sans effronterie recuser Ie tcmoignage, certains demons appeles Lutins par les
Gaulois, tentent sans cesse d'effectuer avec des femmes cette impudicitc (").

La femme est decidement bien menacee; it suffit de s'en rapporter au

texte de I'ApOtre : la femme doit porter un voile sur la tete Ii cause des anges;
beaucoup I'interpretent : Ii cause des anges incubes ( 8 ).

Bref, it n'est pas question de douter de l'action des incubes et des

succubes, dont on peut entendre parler partout et qu'on peut lire chez
les meilleurs auteurs :

Si quelqu'un desirait voir des histoires d'incubes et succubes, qu'il consulte

Bede, Guillaume, Thomas et aussi Thomas de Brabant [...J('9). Fig. 67 : Figure d'un sanglier marin.

Comment procedent les demons? lIs ne peuvent donner la vie eux­ Pline (Hist. Nat., IX, 2) professait deja I'opinion que toute chose tel
memes car Dieu ne leur a pas accorde ce droit, mais i1s peuvent prele­ restre a son homologue dans la mer. Les monstres par ressemblanc
ver la semence d'un individu mAle en se faisant succube et la « trans­ mamlestent, comme « signatures », une homologie generale.
 1IJ

LA NOTION DE MONSTRE
231

Fig. 68 : Portraicl d'un 'Triton et d'une Serene, veus sus Ie Nil.

Fig, 70 : MonSlre marin ayant la Fig. 71 : Figure d'un momtre marin,

teste d'un Mc:ryne, arme, et couvert ressemblant d un Evesque vestu de
d'escailles de poisson. ses habits pontificaux.

Ces ctres ne sont monstres que par rapport aux etres de 1a terre et,
cette fois, ce n'est plus essentiellement parce qu'ils en sont differents,
mais au contraire, parce qu'ils presentent des elements de ressemblancc
avec eux. Des lors, la notion de Norme devient tres restreinte et celie
a
de Monstre tres vaste : si I'on s'en rapportait cela, I'univers sera it
peuple, proportionnellement, de plus de monstres que d'etres nor­
maux. Cela revient ou bien it etendre la notion de monstre bien au-del a
a
des limites habituelles 0\:1 I'exception constitue par rapport la regie
une minorite, ou bien it nier la notion de monstre. Cette idee de pro­
portion qui est importante pour definir l'exception par rapport a la
Fig. 69 : Figure hideuse d'un Diable de mer. regIe apparait chez Pare mais ne lui procure pas la moindre inquie­
tude:

Nature feconde a mis proportionnement en I'excellent Microcosme toute

sone de matiere pour Ie faire ressembler et estre comme image vive de ce
grand monde (84).

Par consequent, ce qui nous parait monstrueux ne l'est pas pour la

Nature puisque, par hl, « elle manifeste sensiblement la correspon­
232 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DB MONSTRB 233

dance universelle (85) ». Chaque etre est a la fois ressemblant, image son mary et elle ayans la peau blanche, laquelle a la suasion d'Hippocrates fut
reflt!tee d'un autre, et different par ce qu'il a en propre. La notion de absoulte, pour Ie portraict d'un more semblable a )'enfant, lequel coustu­
monstre est ainsi relativisee a l'extreme, un peu comme chez Aristote mierement estoit attache a son Iict (87).
pour qui Ie monstre n'est contraire qU'a la generaliH! des cas et non a Cette derniere anecdote ayah ete rapportee et commenu!e par
la Nature elle-meme (86). Mais la proportion norme-monstrueux telle saint Jerome dans ses Quaestiones in Genesim (88). Les causes des
qU'elle apparait ici est bien plus etonnante dans la mesure OU Ie mons­ monstres sont legion ... comme Ie demon expulse par Ie Christ (Luc,
trueux est considere comme Ie miroir a peine modifie de la norme, ou, VIII, 30)! Dans cette multiplicite, iI arrive que I'homme aveugle ne
par consequent, on ne peut plus definir norme et monstrueux par leur sache plus II queUe cause attribuer tel monstre ou que, tout simple­
frequence reciproque. La notion de monstre devient alors une simple ment, son esprit renonce a comprendre, com me saisi par l'ampleur
convention qui sert a designer une immense categorie d'etres par rap­ d'un mystere qui depasse toute intelligence humaine. Dans Ie pre­
port it une autre; cette derniere est en quelque sorte choisie arbitrai­ mier chapitre des editions de 1573 et 1575, Pare marque d'emblee la
rement par I'homme, pour la seule raison que c'est lui qui, par la pen­ limite du systl!me de classement des causes:
see, organise les relations entre les etres et les choses d'une partie it
l'autre de I'univers. II y a d'autres causes que je laisse pour Ie present, parce qu'outre toutes les
Des lors il devient presque inutile de chercher les causes des raisons humaines, I'on n'en peut donner de suffisantes et probables (89).
monstres : I'univers est une machine II monstres et it n'y a III rien que
de tres normal! L'homme ou l'animal, tels qu'ils sont selon la norme Le Pseudo-Thomas reconnaissait aUssi, en son temps, la faillite de
prise pour reference, sont cernes par leurs reflets, ces derniers plus ou l'inteIligence humaine devant certains cas:
moins differents selon leur qualite
propre ou les necessites d'adapta­ Et ciertes, ce ne puet savoir
Nus hom qui vive fors que Dius
tion II leur milieu biologique. Et Nature, qui tant soutius
L'homme est constamment me­ Est que nus nel poroit comprendre (90).
nace par la monstruosite : il suf­
fit de tres peu de choses pour que Le secret, c'est Dieu qui Ie possede : il est Ie Maitre des monstres,
naisse un monstre. comme ill'est de toute creature. Mandeville, devant une merveille qui
L'imagination est une trai­ tevolte son entendement, proclame avec une force particulierement
tresse qui, souvent, a l'insu de la etonnante dans son ceuvre :
conscience, met en rapport des
elements differents qui vont ainsi Ie ne scay la raison pour quoy ce est; Dieu Ie scet bien, qui tout scet. Mais
se meier et donner lieu a des etres ceste chose me semble la plus grant merveille que nulle chose au monde que
curieux. Pare consacre tout un ie veisse onques. Car nature fait trop de diverses choses et trop merveil­
chapitre (chapitre IX) a l'imagina­ leuses, mais ceste merveille nest mie de nature, aincois est de tout encontre
tion de la femme enceinte et, pour nature [... ] Et pour ce suy ie tout certain que ce ne puet estre senz grande
ce faire, s'en rapporte une fois de signification (91).
plus a des autorites bien plus an­
L'idee qu'exprime Mandeville d'une maniere convaincue mais encore
ciennes:
maladroite trouvera chez Pare une forme extremement raffinee, si
pure, si parfaite, qu'elle merite d'etre retenue :
Damascene, autheur grave, atteste
avoir veu une fille velue comme un II y a des choses divines, cachees et admirables aux monstres, principale­
ours, laquelle la mere avoit enfantee ment a ceux qui adviennent du tout contre nature: car a iceux les principes
ainsi difforme et hideuse, pour avoir de Philosophie faillent, partant on n'y peut asseoir certain jugement (92).
trop ententivement regarde la figure
d'un sainct Jean vestu de peau avec Ces mots divines, cachees, admirables ont un sens plein de gravite et
son poil, laquelle estoit attachee aux l'on y sent une sorte d'humilite, de fremissement devant Ie sacre. L'etre
pieds de son lit pendant qu'elle conce­
voit. Par semblable raison, Hippo­
humain n'est plus iei devant la question, presque futile en comparaison,
Fig. 72 : Figure d'une fiUe velue, et crates sauva une Princesse accusee des causes. II est en face du sens mysterieux, cache, du temoignage de
d'un enfant noir, faicls par fa vercu d'adultere, par-ce qu'elle avoit en­ la puissance divine. II se trouve au cceur du probleme, aux racines
imaginative. fante un enfant noir comme un more, memes du mot monstrum.
234 LA NOTION DE 235
<'\iONS'fR ..rSTRE
Ces racines, on ne peut pas dire qu E E ~Ol' ,j'ltorror, un
une claire conscience: nous n'avons ~ les aUte
LA NOTION J) un sentiment des forces
' ,
fllIllC, l'ble
mentaire « philologique " du mot m~ <Is Pu tr urs medlevaux en aient C'est pourquoi il « suscite chez l'hO
I"oter'entlon tang stre pou­
exactcment ce qu'ils concevaient lors~ "Ilstrll rn Ouver chez eux de corn­ fremissement qui Ie saisit devant 1 '[homas, Ie mOo cascun »
nous croyons a la permanence des n(}.~u'ils em e: no,us ne savons pas
divines II. pseLldO" veut mostrer a sens latin
gineUe des mots: meme si leur patrim~~ions t~~~:;~nt ce mot. Ma!s
a Nous avons vu que,sd~n Ie e DieV direction que leeo , Ie
est recouvert par des strates de pens~~lJ.e a sub' d a substance 00­ vait etre une « piesme veOJance/qra (Ilbl1~ R. Bloch. ce~it dant pouvoir
meme s'il est relegue loin de la con~~s et de I fS
avatars, meme s'il (v. 1232-1233), Ces vers vont dans reseJl~ons: on vo~d: 0 romaine.
comme I'ame du mot. \~nce ela~u t~Ires differentes, et de monstrum-prodigium tel que Ie P s flO" nt que la reh~lO eS qui pre­
'. d Ire, I COnt'mue /a.1. Vln~
' .....
« L arne» u mot monstrum est la I"1iI, • Moyen Age a enrichi ces 1110ts ou cendetfle n Age des SJg\sement a
ments de I'esprit. En sont issues trois ~lne 11zen " d' dire qu'illes a explores bien plus proffe Mo~een so~t I'aver~diges sont
- la famille IlllJ.vfjUl('W, mens, me"tk ~ategorie qUdl m Ique les mouve­
., I '(l'
- ceIIe de monere, monttw sur a~ "Ilz, etc.
S e mots·
fixation que les linguistes s'explique~l.telle s'est forme
.
Le monstre, Ie prodige sont, pout qlJ' onstres et pr to
cedent et prefigurent des evenemeflts~oi, ~ divination.
travers un sens cache : c'est pour; dire 'erement la ~Jl1onitoire,
a
t
etutes
les
encore
donne monstrum.
.
t mal . ' Par une suf­
,momstru11l ' ' matiere interpretation, ~ur ne P~rdCIJI' ur un signe pr Cl1ristophe
a
celie de monstrare qUI comj>() qUI aural! epoques du Moyen Age, malS plu~ p tis pO'une lettre de
Monere se disait d'un avertissement l't~ natur II plus au XVl e siecle, Ie monstre a ete P ge 0
du monstre ou du prodige allaient tou~ ~lvin. Lese ement monstrum. a
comme c'est Ie cas travers ce passa ftltures aux
c ,est pourquOl. C"Iceron s, appuyatt chos~i~
,en" t" peu pres dautresI <.oms
... Iauns
'
Colomb : ,.evele les Ie Yeut: par
mots intraduisible : lJute bo ~n.s e tneme senS;
nne 01 SUr un jeu de . sptit aussi, 10rsqU 1'e1 a. ete. Ie
1'aioute que non seulement Ie Samt-e. oilY" des animau.". aoralt bIen
Qui enim ostendunt, portendunt, monstt, creatures douees de raison; mais !lles df-sit oresCesar, et II ~ps que trop
monstra, prodigia dicuntur(9l). Ill, prated' Ie moyen de certains signes dtl ae1, de 5 de JO(fer, en mem e te
ICUnt, ostenta, portenta, cas du bu:uf qui parIa a Rome, du temp rsPl'0 ,
d'autres exemples qui seraient trop longs 9 oalssance
L'etymologie de prodigium, en fait, II~ connus de tout Ie monde (97). consacree a un:re un sens
et portentum, ils viennent de tendo, !J~ dOUleus Q te onne au mons
R. Bloch, ils ~-tendo e. uant Ostentum a sebastien Brant, dans une feudle v~9" J

, Istl
et por-tendo : selon a
monstrueuse survenue Worms en 1

signifient donc strictement chose presente extremement precis :

qu'i1s ont prise par la suite n'entre en ~ aigne I et ~at 5tatt

I~ da~s et a valeur de presage Got ordentlich geset:t'l tllIO 19.n
leur sens pr . (94) All ding sin wesen, ZI ff ver an
Le sens Ie plus riche de puissance ~ emler .
Und der natur ein 181\te1S ~enden
monstrum, Ie mot qui, justement, a ~~ale est d b' Dar inn sein solon IllI ~ yO enden
suite des temps. valu SUr lone len celui de
. d e szgne
. d'" es autres d ans Ia Und den dem besten n~~ lIit ~r still
La notion z'Om est vralrne~l Der gUtig schoeptfer ttl 195t ~ill
Le grec possedait, avec TEpa:; - dont l' Ill. sUbSta • Leichtlich, den Selbe~rcJi:el1 tt (98).
meme cellule semantique (95),
n no us para!t tres utile de rappel~
etYmOloginee me:;e du mot,
e est 0 SCUre -, la
Es sen dann das er w~ II oil . oe a
toutes
Etwas vast gross verba ge Dieu a sttrtb un cours
R. Bloch consacre (96) a
la distinction t iei Ie de I a
Tels sont les premiers vers de s~n p~f s jJ1lf'on mieux. Le jJltient,
monstre-prodige. Le presage elait considt~tte Ie pr' ve Oppelllent que
'we: ose la NatureCreateur
a
a
leger, fugace, relatif I'entreprise jm~te c0lll:tne ~sage et Ie groupe choses son etre, son but et sa situatlon. Je ~oses it Is rntl 1 de tres
ou Ie prodige sont Ie « coup de foudr~ IQte », tand'? « av~nissement qu'elle doit suivre fidelement et acheV~e6 C se de cacb e e
ciences » : qui vient .~s que e lllonstre ,n'abandonne pas facilement la norme ctJ° re it susci­
e ranIer les cons- moins qu'i! ne veuiIle annoncer quelqtJe est bien proPes anciens,
La divinite, si elle vient, pour un temps'i grande importance. att.1re Des signes tr er une
de I'univers, ne Ie fait pas a la legere et S<I~t~rrolllpre I CeUe rupture du cours normsl de la °IOCb. uvent conc1,g.ncienne oer
sons ne pouvaient etre que Ie courroux ~t de gra~es a .marche Ilormale rer Ie sentiment d'horror dont parle R. ~des, ~relief de serve au
pacte ancien, QYOque p raIsons. ~t Ces rai­ qui remontent Ie temps de plusieu~s 51 Uo l::1j.lellemeo con
ar la neghgellce du .,eriode tres eloignee dans l'aveDir. (tl Cl t
abbaye de Saint-Semin de Toulouse
236 LA NonON DE MONSTRE ' LA NOTION DE MONSTRE 237
Musee des Augustins de Toulouse), execute vers 1150, iIIustre un signification. Puis i1 passe aux « rebus mQ.nstra cr:eata_E,QY!SH»

des trois signes qui, selon saint jerome, se seraient manifestes dans Ie _ monstres crees recemment. Du temps d'Othon III, naquit un enfant

monde du temps de Cesar : « A Toulouse, deux femmes con<;urent a deux t~tes (biceps). Le texte allemand est plus precis: I'enfant avail,

deux filles dont I'une mit au jour un lion et I'autre un agneau. " en fait, deux bustes, quatre mains, deux tetes et quand la moitie man­

Saint jerome l'interprete comme un signe eschatologique : « au jour geait ou veillait, I'autre dormait. Dans les deux textes, allemand ou

du jugement, Ie Seigneur apparaitra comme un lion terrible envers latin, I'interpretation est la meme : c'est la une image de la division de

les reprouves et comme un agneau pacifique envers les justes » (99). l'Empire allemand:

La Legende doree fournit de tels presages en abondance. Mais c'est a

la fin du xv e sieele surtout, periode ou les mythes eschatologiques [...) illius acta docet :

furent particulierement florissants, que I'interpretation des monstres Otbo etenim imperii ducibus bona distribuendo/corpora divisit perdidit

devint, une veritable manie. Des Ie XIVe sieele, I'interpretation aile­ ,imperium.

gorique avait connu une grande faveur : la version rimee et « morali­

see» de Thomas de Cantimpre n'est en fait qU'une interminable Othon, en partageant l'Empire
collection d'allegories. II nous suffira d'en donner un exemple car la entre les princes, a divise Ie corps
platitude de cette moralisation n'a d'egal que I'ennui qu'on y tmuve. unique et I'a perdu. Et depuis ce
A propos d'hommes « silvestres .. qui sont pourvus de six mains a
chaque bras: "1- jt. (} .7'
"( Itemps, it est bien rare qu'on ait
vu quelque unite parmi les princes
et dans l'Empire. Par opposition
Saehies Nature mout l'ama,
a ce triste exemple, Brant cite
Car par mains nos mostre briement
celui de Maximilien qui convoqua
Que large sont itele gent.
a Worms tous les princes electeurs
Par mains nous est senetic:

de 1'Empire, « cuncta imperii mem­

Que l'aumosne estaint Ie peeie (100).

bra », pour Ie plus grand bien de

Ces hommes « sitvestres », images du vice et du peche puisqu'ils sont chacun d'entre eux, et pour sau- .
presque ravales au rang des animaux sauvages, se rachetent par leurs ver la « tete» de l'Empire, « ut
largesses et leur generosite. Voila un charitable avis Ii ceux qui ont de tractare salutem/Illorum et capi­
quoi faire I'aumone! tis posset et imperii ». II a ainsi
Au XIV e siecle, Ie Roman de Fauvel est lui aussi une vaste aUegorie; refait I'unite de l'Empire. Dieu,
Ie pmtagoniste, homme Ii tete d'Ane, fait figure de monstre. Son pour montrer son approbation,
nom est compose de toutes pieces pour les besoins de I'allegorie : envoya a Worms precisement, la
chaque lettre de Fauvel represente I'initiale d'un vice. L'o::uvre est ville ou fut signee cette paix, un
extremement polemique : c'est dans cette direction privilegiee que monstre qui represente de fa<;on
s'orientera l'interpretation des monstres au xve siecle. Fig. 73 symbolique I'unite : « I'enfant » a
Sebastien J}!:!t~t nous donne des exemples typiques de I'usage pote­ deux corps soudes ensemble par Ie
mique et politique des monstres, avec ses Flugbliitter : les feuilIes front. Le singulier employe pour designer cette creature est typique de
volantes etaient bien sur d'une diffusion beaucoup plus facile et plus I'idee que s'en faisait Brant: il n'y avail pour lui qu'un seul enfant,
large que les livres et ce sont les ancetres des « canards » ou de nos dans la mesure oil les deux corps etaient subordonnes a un seul cerveau.
« tracts» modernes. L'une de celles-ci, en latin, imprimee a Bille en
Je pense qu'il n'y a qu'un seul cerveau et qu'une raison dans cette tete et je
1495 (et conservee a la Bibliotheque Universitaire de Bille), nous est trois sincerement que Dieu veut inaugurer Ie temps ou Ie royaume sera reuni
parvenue partiellement : Ie texte occupait deux folio in 4° et I'un des " que Ie glaive spirituel et Ie glaive temporel seront egalement reunis sous
deux seulement subsiste; on connait cependant Ie texte dans son nne seule tete, de meme que Ie royaume romain et Ie royaume grec qui sont
ensemble car it en parut une version allemande sur un seul feuillet separes depuis longtemps (10l).
(grand in folio), qui nous est parvenue complete (101). Celui-ci consti­
tuait la premiere page d'un journal. Qu'il s'agisse du texte latin ou de C'est donc un reve d'unite tot ale qui apparait ici : I'unite de l'Empire
la version allemande, ils ont pour sujet la naissance monstrueuse sur­ n'est qu'une prefiguration de I'unite retrouvee avec l'Eglise et de
venue Ii Worms en 1495, deja evoquee ci-dessus : deux enfants soudes l'unite des deux Eglises separees. Le texte se termine par une exhorta­
I'un Ii I'autre par Ie front. Dans son commentaire, S. Brant commence tion discrete a Maximilien (que Dieu continue a I'inspirer dans la voie
par rappeler divers prodiges de l'Antiquite (romaine surtout) et leur de l'unite!) et des encouragements aux princes electeurs : qu'ils
238 LA NOTION DE MONSTRE' LA NOTION DE MONSTRE 239

perseverent et que I'honneur et la prosperite soient Ie prix de leur A la fin du XV C siecle, on I'a vu,
"~ ,,; la tendance « monstrifiante )) tend
fidelite! Si, par contre, un membre se rebelle, il deperira et subira des
malheurs proportionnels Ii ce dont il est coupable. Ii s'accuser : des creatures qui, Ii
Enfin, que celui qui a des oreilles entende et comprenne que Dieu va I'origine, n'avaient pas de carac­
nous montrer des miracles inouis : tere monstrueux bien marque sont
progressivement gagnees par la
Wer oren hab der hor und merck contamination. Le diable, en par­
Got wircl uns zaigen wunder werck. ticulier, devient un theme de va­
riation tres riche sur les formes
Pour S. Brant, plus que jamais, i'ere des prodiges est ouverte, i'ere monstrueuses. Quant Ii I'allegorie,
des monstres temoins de la volonte divine comme avertissement, chati­ il semble qu'elle ne puisse plus se
ment ou approbation. D'autres monstres naitront qui, tous, selon passer de monstres; dans la Nef
S. Brant, signifient la meme chose (cf. De portentijico sue in Suntgau­ des fous de S. Brant, les gravures
dia, 1496; et la meme annee une autre feuille fait la synthese de tous sont envahies de diables ou de
les monstres nes recemment). gueules d'enfer qui s'embusquent
derriere les personnages.
La premiere edition, allemande,
intitulee Narrenschlf (imprimee
par B. von Olpe, Bale 1494), fut
illustree par A. Durer et son ate­
lier. Partout i'etre humain appa­
rait comme manreuvre par Ie de­
mon : celui qui trouve un tresor
appartenant it autrui est persuade,
par un diable qui lui souffle dans
I'oreille, de Ie garder pour lui
(Fig. 76). Celie qui, pleine d'elle­
meme, n'est que vanite et or­
75 : Figure d'un Monstre fort gueil (Ueberhebung der Hoch­
ayant les mains et pieds de fahrt) est assise sur un baton que
et autres choses fort mons­ tient Ie diable : il s'agit d'un ba­
trueuses. ton fendu, tel qu'on en utilisait
pour attraper les oiseaux ; Ie sym­
Fig. 74 est clair! A ses pieds, un gril sous lequel apparaissent les ftammes
i'enfer (Fig. 77).
S. Brant venait d'ouvrir I'epoque des interpretations polemiques : Les imprevoyantes qui s'ecartent du droit chemin, comme les
Luther utilisera abondamment les memes procedes sur un ton plus folies, sont guettees par une gueule d'enfer qui finit Ii peine
pamphletaire. L'un de ses celebres libelles prendra pour sujet un sa derniere proie (Ablossung gutter Werck). Enfin, l'Ante­
Ane-Pape (der Papst-Esel) et un Veau-Moine (Monchkalb) ne Ii est lui aussi inspire par Ie diable qui lui souffle dans I'oreille
Friberg en Misne en 1528, presages de I'ire de Dieu contre l'Eglise (Fig. 78 et 79). L'Antechrist n'est pas sou vent represente lui-meme
corrompue. Une illustration du Des monstres et prodiges de Pare . comme un monstre, mais il est generalement entoure de demons,
est d'ailleurs censee representer ce veau-moine. Les interpreta­ 'qu'il s'agisse de celui qui lui dicte sa conduite ou de ceux qui, Ii la
tions peuvent, helas, se retourner contre leurs auteurs : Luther fin du monde, lors de sa chute s'empareront de lui. La gravure de
,18 Chronica mundi de Hartmann Schedel qui illustre ce sujet est
avait fustige en ce veau-moine « I'hypocrisie de la moinerie )) ('03).
Mgr Sorbin replique quelques annees plus tard que ce monstre signi­ paniculierement admirable : l'Antechrist est comme enveloppe de
fiait monstres qui, tous, s'agrippent Ii lui et constituent une sorte de
COCon monstrueux 011 Ie noyau humain semble presque disparaitre
que Luther" seroit transforme de moyne en veau »- ce qui est arrive (,04). (Fig. 79).
 LA NOTION DE MONSTRE
245
fin du Moyen Age entraine un glissement progressif du mons­
vers Ie diabolique.
Ie xme siecle, la diablerie orientale impregne l'Occident
l'analyse de J. Baltrusaitis, Le Moyen Age Jantastique, ch. V)
diablerie en general devient un theme d'inspiration favori.
iactb'e de plus en plus sombre du Moyen Age finissant s'ajoute
pris esthetiques pour fal;onner un monde plus pessimiste :
~strueux qui, jusqu'alors, entrait dans des categories naturelles,
au xVC siecle des caracteres nouveaux. Nous avons vu appa­
S. Brant Ie monstre « individuel ", date, localise, avec
.retentIons a I'historicite : ce monstre qui « parle» de realites
qui condamne ou approuve des circonstances presentes, qui
tout un peuple au nom de Dieu (c'est du moins I'avis de ceux
eKDloitent politiquement son apparition), tend a s'implanter dans
d'une maniere plus angoissante que Ie monstre II cosmolo­
D. Celui-ci etait lointain et justifie par des visions du monde

maintenaient a sa place : au xve siecle, ces cadres se font

en plus discrets et Ie monstre, qui n'est plus vraiment
..wtntenu», fait irruption dans la vie comme dans l'an, comme
1a religion et la theologie. Partout ou il y avait du monstrueux,
~ ..monstre s'affirme : ainsi, des abces de fixation se mettent a murir
deverser leurs secretions dans un commun exutoire. Le Diable,
Ie monstre se rencontrent et vont constituer, ensemble ou
couples, un corps tres puissant. Le Diable est un monstre, Ie

.e
Fig. 80 : Hartmann Schedel, Chronica mundi. _, stre se fait diabolique aussi souvent que possible et la vie s'im­
~e d'un monstrueux-diabolique omnipresent qui s'impose par
sone d'evidence. II devient assez difficile de cerner la notion
de monstre a travers cet amalgame ...

i
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~
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L a

Fig. 81 : Mandeville, Augsburg 1485. Fig. 82. Das Buch Bellea/, Strasbourg, Knoblotzer, 1480.
 LA NOTION DE MONSTRE 247
Le diable est frequemment, au xv e siecle, Ie heros d'aventures qui lui
sont specialement consacrees, comme dans Ie Livre de Belial. Das Buch
Belleal (traduit du latin en allemand Ii partir du livre de Jacques de
Theramo), wite Ii Strasbourg en 1480 chez Knoblotzer, nous montre
un Belial Ii pieds de bouc et grandes oreilles : Ie visage est humain,
I'expression, meme, frappe par son caractere et revele une « sensibilite »
surprenante. Le monstre semble passer au second plan; pourtant, ce
melange presque indiscernable de monstrueux et d'humain est un signe
revelateur : Ie monstrueux s'est infiltre dans Ie normal au point qu'un
elre de ce genre parait plausible et ne choque meme plus (Fig. 82).
D'autres gravures nous montrent des diables qui voudraient etre
des monstres et ne sont que des figures d'un archai'sme comique.
En 1484, parait a Lyon, chez Mathis Huss, Ie meme Livre de Belial,
traduit en fran~ais, sous Ie titre: Le livre de la consolation des pouvres
pecheurs ... (Fig. 83, 84). Le meme ouvrage poursuit sa carriere dans
Ie courant du XVIe sitkle et n'en garde pas moins son caract ere
medieval: dans l'wition d'Olivier Arnoullet, Lyon 1554, un Belial
.aux grandes oreilles face Ii un Moise cornu se disputent, sur la page
de garde, aux pieds du Christ (Ie titre s'est legerement modifie : La
consolation des pecheurs faicte par maniere de proces mene entre
Moyse, procureur de Jesuchrist, et Belial de ['autre part, procureur
Fig. 83 : Le Li'ore de Belial, ed. Mathis Huss, Lyon 1484. d'enfer. II s'agit du meme texte que celui de I'edition de 1484, traduit
par Pierre Ferget, comme dans Ie premier cas) (10'). L'edition Iyon­
naise de Mathis Huss (1484) retient notre attention: on y voit un
Belial dans Ie style du Belial strasbourgeois de 1480, accompagne ou
entoure de diables " foisonnants II typiques du XV" siecie, bien que d'un
style tres rudimentaire et naif. Les visages se multiplient sur Ie corps:
it semble qu'il soit devenu impossible de representer un diable, si banal
fUt-il, autrement que dote d'au moins deux visages! L'humour, Ie sar­
casme, Ie plaisir de la caricature en trent pour aut ant dans cette manie
~ que les nouveaux caracteres du gout. Est-ce un gout? Est-ce une han­
tise? Les diables qui s'acharnent sur l'Antechrist de la Chronica mundi
I de H. Schedel temoignent aussi bien en faveur des deux hypotheses!
.I L'artiste, surtout quand c'est un Maitre, se complait a tracer des
demons tantot horribles, tantot comiques ou seduisants, mais toujours
remarquables par leur caractere plastique. L'iIIustrateur des Fables
! de S. Brant a des trouvailJes extremement '{ heureuses ", telles ce
I
diable feminin a moustaches, grandes oreilles, corne unique (106) et
I• bee d'oiseau; une grande variete d'attributs animaux se manifeste en
lui, et cependant eel etre apparait puissamment individualise : d'un
geste autoritaire, it empoigne quelques personnages dont les quatre
visages presque semblables accusent un manque de caractere et de
presence contrastant avec la debordante personnalite de leur acolyte
demoniaque (Fig. 85).
Durer a grave des monstres diaboliques d'une vigueur prodigieuse;
que ce soient la Bete de l' Apocalypse ou des Diables infernaux, ces
monstres revelent l'extraordinaire puissance d'inspiration du monde
Fig. 84 : Le Livre de Belial, ed. Mathis Huss, Lyon 1484. demoniaque. La perfection graphique est, de plus, Ie signe d'un art

J
 248 LA NOTION DE MONSTRE

~
Fig. 85 : Sebastien Brant, Fables d'Esope, Bale 1501. o'::S...
conscient, volontaire, qui maitrise ses moyens et ses sources d'inspi­

ration.

Nous sommes aux limites du domaine qui nous est imparti puisque,

j
des lors, la Iiberte et la perfection du trait depassent de loin celles
'£l
00
des textes charges de decrire monstres et diables. Aussi nous en tien­

drons-nous Ii ces exemples qui donnent un bref aperl;u d'un immense

~
et passionnant domaine (107).
La question du rapport que les monstres entretiennent avec Ie diable
n'est pas sans ambiguite ; des monstres tout Ii fait fantaisistes, inof­
fensifs, issus de l'Antiquite grecque, comme les Panoties, les Blemmyes,
et autres exemplaires de la meme famille, apparaissent Ie plus souvent
denues de caractere diabolique. Cependant, Baltrusaitis note des ana­
logies avec des monstres chinois qui, eux, sont redoutables : ces deux
families de monstres se rencontrent en Occident, surtout Ii partir du
:xm:<' siecle. Les monstres orientaux infiigeraient-ils un Caractere demo­
niaque aux creatures ~ plaisantes • beritees de l'Antiquite ?

II ne s'agit pas d'infiltrations eparses, mais d'un envahissement. Meme

des genies avec des faces sur la poitrine el Ie ventre, associes primitive­
ment au monde greco-romain par excellence, arrivent maintenant avec ces
hordes [... J. A la tradition antique se superposent, Ii: un moment donne, les
legendes orientales. Des peuplades, pareilles aux akephaloi d'Herodote et
aux B1emmyes de Pline et de Pompon ius Mela, sont mentionnees aussi dans
les Iraites chinois et c'est encore a die que se referent Marco Polo et Man­
deville en decrivant ces monstres [... J Les memes prodiges figurent parmi
les diables [... J. Alors qu'en Occident, ces etres fantastiques subissent une
longue eclipse et ne renaissent demonises que vers la fin du XII" siecle, leur
branche asialique est continue et salanique des ses premieres generations (1011).
250 LA NOTION DE MONSTRE LA NOnON DE MONSTRE 251
les details qui ont Ie plus frappe Ie narrateur : est particulierement
divertissant Ie jeu des adjectifs pel/u et pelle qui s'appJiquent a la
peau du personnage favorisee d'un tres riche systeme pileux, et Ii celie
de son habit dont ee n'est pas, au contraire, la plus grande qualite!

Et nous qui Ie veismes sy merveilleusement grant, assez plus que ne est la

commune mesure de homme, de lui fusmes moult esmerveilliez [...}. Et nous
tous qui la estions avironnez, regardans (lOll) la ditformee face du viz, du
corps, des bras, des piez que icellui homme avoit. Car, tout premier, son
chief estoit moult plain de gros et noirs cheveulx merlez de blanes, recoquil­
liez jusques aux espau\les, qui vrayement n'estoient pas trop pingniez, eou­
vers d'une vielle barrette d'un viel drap de laynne bleu obscur, moult pelle;
Ie front assez ride; les yeulx moult petis et entfossez, desquels Ie blanc
estoit comme tenne; les sourcilz gros et peIlus, merlez de aucuns poilz blans
entre deux; les joes grosses et ridees; Ie nez large par les narrines et moult
plat; les oreilles grandes, pellues et trejoingnans a la teste; la bouehe tres­
grande, au rire que it faisoit; la barbe noire, aueuns poilz blans parmy,
courte, large et moult pellue, qui sur la bouche entroit dedens; Ie col bien
court, les espaulles larges, les bras grans; les mains grandes et tresmaigres et
les jointtes des dois moult pellues, les ongles longues et larges et moult
plainnes d'ordure entre elles et la char; Ie corps, comme dit est, tresgrant,
Fig. 87 : Sebastien Brant, Fables d'Esope, Bale 1501. vestu d'une jacquette a quatre pointes, d'un viel gros gris moult pelle; les
jambes longues et tresgresles selon Ie corps, ehaussie d'uns gros houseaulx
Opinion Ii nuancer fortement, d'autant que la « branche asiatique • de cuir fauve moult pelles; les piez avoit grans et plas et bonnement sur Ie
n'est point« satanique •. Quoi qu'en ruse Baltrusaitis, les monstres issus ROnt. Que vous diroye je? II me semble que je Ie voy, toutes les foiz qu'il
de I'Antiquite grecque apparaissent, dans la plupart des cas, plus m'en souvient (110).
comiques que diaboliques durant les XIII" et XJ:V" siecles. Leur caracrere
demoniaque n'est que sous-jacent : il ne s'attache pas specialement Ii Son caractere «diabolique I) se confirmera par la suite des evene­
telle ou telle forme monstrueuse, mais au monstre en general, dans la ments et tous seront convaincus d'avoir rencontre une incarnation de
mesure oil celui-ci est « desordre It (cf. supra, p. 217, 218). Satan : « vrayement ce estoit ung des esperilz d'Estrongol ou de
Bien que ces monstres soient consideres comme des creatures Plai­ Boulcan ,,(lIl).
santes, amusantes, leur affinite avec Ie Mal est possible. Pourtant, L'aventure se passait en eifet dans les i1es Lipari. Ce personnage
aux xm e et XIve siecles, eet aspect n'etait pas privilegie par rapport qui, du point de vue de la constitution physique, n'a rien de veritable­
aux autres comme cela devient Ie cas au xve siecle ou I'on ne peut ment monstrueux, donne cependant de lui-meme une image aux limites
plus guere envisager cette famille de monstres en dehors de I'atmos­ au monstrueux et du surnaturel. L'exuberanee de ses cheveux, de sa
phere de satanisme qui I'enveloppe de plus en plus. Un recueil comme hrbe, de ses poils noirs, sa salete, ses affinites avec « I'ordure ", la
celui des Fables de Brant est revelateur : l'interpretation morale, disproportion des diverses parties du corps entre elles frappent tout
allegorique de ces monstres les situe nettement dans un monde mena­ d'.bord I'imagination. La grandeur du nez, des oreilles (element tres
~ant et reprouve : les diables s'infiltrent dans Ie recueil et insidieuse­ important chez les diables !), de la bouche, la longueur des bras. des
ment, au fur et Ii mesure qu'il progresse vers sa fin, I'envahissent de jnains et des jambes, sa haute stature Ie placent immediatement hors
plus en plus. L'ambiguite n'est pas leur fait, Ie doute n'est plus pos­ lin commun. Le contraste est choquant entre I'aspect trapu du haut
sible : ces monstres s'affirment nettement comme des ministres de du corps et la maigreur des membres. Enfin Ie pantalonfauve« moult
Satan (Fig. 87). pelles» constitue, avec Ie reste du v~tement, un ensemble infernal
II ne faudrait pas en deduire que Ie Diable est systematiquement assez homogene. II ne lui manque qu'une queue et des cornes : mais,
un monstre : I'episode de la Salade ou Antoine de la Sale rencontre meme sans ces attributs qui auraient fait de lui un monstre, son image
un calabrais, veritable demon incarne, prouve qu'il n'est pas necessaire S'est profondement gravee dans I'esprit des spectateurs.
d'~tre un monstre pour etre Diable! Un homme un peu difforme et, sur­ On peut penser Ii une gravure du xVC siecle. tres sobre et rude, qui
tout, bien chevelu, poilu, sale et mal habille peut parfaitement faire met en scene I'un des diables les plus impressionnants par sa simpli­
l'affaire. Le comique de ce texte vient a la fois de la description de cite. Si I'on excepte les pieds (qui de toute fa~on sont assez etranges
ce pittoresque personnage et de I'insistance avec laqueUe sont invoques chez Ie calabrais de la Sa/ade), ce personnage n'est pas un monstre.
252 LA NOTION DE MONSTRE LA NOTION DE MONSTRE 253
Et pounant I'expression froide et de.:enninee, I'etrange chevelure et definition du monstre change assez peu jusqu'au XVI e siecle; les repre­
a
la forme du visage ne laissent pas Ie moindre doute quant son carac­ sentations evoluent sensiblement mais I'essentiel des modifications
a
tere, sa personnalite diaboliques. L'austere et glaciale mechancete porte sur I'interpretation du role que joue Ie monstre dans l'univers.
de son expression contraste evidemment avec Ie caractere rieur et Le Moyen Age est pris entre la necessite d'expliquer Ie " desordre »
sardonique du «diable,. calabrais : celui-ci etait un joyeux drille, que represente Ie monstre et Ie besoin de croire au postulat selon
celui-Ia est un c!tre qui ne plaisante pas! L'elegance de I'un contraste lequel la Nature, reuvre de Dieu, ne saurait etre que parfaite, done
aussi avec Ie neglige de I'autre. Mais it y a dans Ie depouillement des ordonnee selon une disposition imperturbable. II faut bien en croire
lignes une communaute d'esprit. Le xv" siecle qui produit des formes Aristote pour qui Ie monstre s'integre dans un ordre naturel superieur
a a
exubc!:rantes, hallucinantes, continue, e6te de eela, produire des a celui que nous percevons, et saint Augustin pour qui Ie monstre fait
formes tres depouillees OU Ie earactere monstrueux est diffus, implicite partie du plan divin et contribue Ii la beaute de I'univers en tant qu'eh!­
et cependant manifeste (Fig. 88). ment de diversite mais, pour Ie Moyen Age et surtout pour Ie Moyen
Age finissant, Ie paradoxe subsiste : Ie monstre est, d'une maniere ou
d'une autre, Ie fruit du peche; il nait, apres la Chute, de I'union des
« fils de Dieu » (fortement sou~onnes d'etre des fils dechus) avec les
fiUes des hommes et, apres Ie deluge, il descend du fils maudit de Noe,
Cham, dont la posterite semble eUe aussi avoir des charmes pour « les
ennemis d'enfer ». Le monstre est sans doute tolerc~ par Dieu, Ii moins
qu'il ne nous soit envoye (( pour aulcuns meffais » en punition, mais il
ne faisait pas partie de I'Eden...
Jean d'Arras, dans sa Mtf/usine, en appeUe, pour justifier la femme­
serpente, Ii David selon qui (( les jugemens et les pugnitions de Dieu
sont eomme abismes sans fons et sans ripves, et n'est pas saige qui
teUes choses cuide comprendre en son engin I) (n'est pas sage celui qui
eroit comprendre ces choses par son habilete personneUe). Il en appelle
aussi Ii Aristote selon qui les choses creees ici-bas « certifient estre telles
qu'elles sont ~ (c'est comme cela!) et Ii saint Paul qui promet dans une
epitre aux Romains une part de la connaissance des choses divines aux
«hommes qui scevent lire les livres et adjoustent foi aux acteurs
(auteurs) que ont este devant nous~. Mais il pense finalement que
Fig. 88 «oncques homme se Adam n'eut parfaicte congnoissance des choses
invisibles de Dieu... I>, c'est pourquoi it conseille Ii la creature de ne pas
se poser trop de questions, de se contenter de s'emerveiller et de leur
Les notions de monstrueux et de demoniaque sont si etroitement
Dieu:
a
liees, la fin du Moyen Age, qu'il n'est plus indispensable, pour figurer
les forces du Mal, de passer par des formes monstrueuses. L'inter­ et son soy merveillant considerer comment elle puisse dignement et devote­
penetration des deux notions est progressive dans Ie Temps et, Ii I'inte­ ment louer et glorifier celuy qui tellement juge et ordonne de telles <:hoses
rieur d'une meme c!:poque, variable selon les cas. Elle est plus complete ason plaisir et vouloir sans conttedit (112).
au xv" sickle qu'aux siecles precedents, mais Ie Moyen Age continue a
faire coexister des representations diverses ou Ie dosage des deux ele­ Ce n'est point Ii nous de chercher Ii comprendre ce que peut etre Ie
ments n'est jamais Ie meme. Il faut admettre que, si Ie XVC siecle a pro­ monstre, Iiberte et plaisir de Dieu, temoignage par excellence de Sa
duit tant de monstres aux formes extravagantes, luxuriantes, c'est grandeur et de Son etre qu'aucune raison hurnsine, aucun discours
qu'il y trouvait, plus que de tli peur; du plaisir! humain ne peuvent saisir.

Durant tout Ie Moyen Age, diverses vIsIons du monde peuvent

coexister pacifiquement, on I'a vu; chacune d'entre elles parvient Ii
harmoniser, dans une certaine mesure, les problemes qu'elle suscite
et les reponses qu'elle donne. Mais Ie monstre medieval pose a son
c!:poque des questions qu'eUe n'a pas vraiment reussi a resoudre. La
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Pourquoi, avec tant de constance a travers les ages, cree-t-on des

..,nstres? QueUes fonctions ces monstres remplissent-ils dans l'iime
tmmaine? L'homme pourrait-il se passer de monstres... ou bien faut-il
penser que les monstres assument une fonction psychique indispen­
~? En regard de ces questions generales, on se demande aussi
~," est la specificite du monstre medieval et, plus particulierement,
IsJa fin du Moyen Age. On a parfois tendance a releguer les monstres
occidentaux dans un Moyen Age aussi obscurantiste que pueril et tour­
.te : l'humanisme, Ie grand siecle, puis Ie siecle des Lumieres et
l~ industrielle auraient balaye toutes ces manifestations. Le
¥pyen Age faiseur de Monstres et l'un de ses plus brill ants represen­
lfDta, • Ie fayseur de monstres de Bois-Ie-Duc D, J. Bosch, n'ont
~uve un certain prestige que depuis peu. Encore considere-t-on
",te • fabrique liI de monstres comme un pbenomene particulier au
ljoyen Age, pour ne pas dire original et unique. Or nous avons vu que
• creation monstrueuse du Moyen Age etait largement empruntee :
~ n'est que vers la fin du Moyen Age que l'imagination deborde ses
~tes et que son originalite: se met a parler. Encore considere-t-on
~te Cpoque comme malade, travailh~e par les calamites, couverte de
P,Jaies - ce qu'eUe est en eifet : l'essor de la creation monstrueuse
sqait alors une manifestation pathologique. On trouve un reBet de
cette opinion dans certains livres d'art qui commencent ou finissent
leur discours sur Ie Moyen Age dans uo Hou poetique : pour contre­
balancer l'image d'uo Moyen Age ou .. la mortalite est celle d'uo peuple
primitif qui vit sous-alimente, expose Ii tous les Heaux, dans des condi­
tions lamentables • (I), on lui accorde « Ie privilege de la qualite fee­
rique. (2). Ces cliches se perpetuent et se transmettent d'auteur en
auteur.
On prend un certain plaisir Ii parler de la fin du Moyen Age comme
d'un enfer obscur Ii core duquel ceux de J. Bosch paraissent un reHet
parfaitement explicable et on se complait dans la vision d'uo Moyen
Age souffrant; les sculptures des cathedrales sont ainsi commentees
par F. Cali:
258 PHANTASIA PHANTASl1CA PHANTASIA PHANTASl1CA 259
Sculptures pathetiques, a-t-on dit, sculptures de souffrance et sculptures Cl un outil therapeutique : projeter ses fantasmes dans un monstre
souffrantes, desesperees, eIles ont fait peur aux honnetes gens qui se detour­ revient ales exterioriser, donc ales juger et a s'en debarrasser, par­
naient devant eIles et se detournent encore pour crier d'admiration devant 1ieUement ou totalement. Les monstres des Tentations de saint Antoine
des clefs sculptees qui ne sont pas, pourtant et parfois, sans ressembler aces _sont pas subis passivement par Ie saint; ces Tentations fonctionnent
tas de chairs convulses qui pendent aux crocs des bouchers (l). .1'instar de la psychanalyse. Dans son introduction a J. Bosch, Carl
Bref, on fait volontiers de ce Moyen Age non seulement un privilegie t.infert considere
de la feerie mais aussi un favori de la monstruosite. Or nous aimerions Q\I'une tentation est autre chose que la transcription, la paraphrase d'oppres­
montrer, au cours de ce chapitre, comme nous avons deja tente de Ie .sons morales; que c'esc resiscance concre la realice. D'un cote comme de
faire par d'autres biais auparavant, que les monstres « medievaux » l'!lutre, [...] tentateur et tente se dressent contre la realite. Puisse Ie dernier
ne sont pas seulement Ie produit d'une epoque. Les monstres sont DOmme parvenir a la voir nouvelle C).
diversement esquisses selon les gouts et les civilisations, selon les indi­
vidus et selon les ages, mais les variantes sont de forme et non de fond. '~YLe double mecanisme de projection des fantasmes et de re-creation -
Comme Ie souligne bien Riese dans une etude sur Van Gogh (chez qui Ie la realite s'illustre dans Ie monstre : celui-ci est une maniere de
l'imagination s'exprime non par des monstres mais par un foisonne­ fJqJr a la fois ce qu'on ne voit pas ordinairement et ce qu'on voudrait
ment lui-meme fantastique) : i:9ir : angoisse et desir s'y conjuguent. En outre, comme c'est Ie cas
'ur la tentation, Ie monstre n'est qu'un episode de l'experience
Ie nombre de motifs, quoique grand, est en fait limite, tandis que Ie sens et la bumaine, il n'est que l'une des phases par lesquelles passe l'homme a la
volonte de la forme restent inepuisables chez I'artiste (4). recherche de lui-meme. Tel est Ie sens des monstres places sur la route
des heros mythiques, Gilgamesh, Ulysse, <Edipe...
Cette opinion, bien que formulee par Riese a propos d'un peintre Ainsi s'explique la perennite des monstres et en meme temps
assez proche de nous dans Ie temps et suspect de maladie mentale, Ia repetition des formes monstrueuses : les pulsions fondamentales
s'adapte en fait a un champ extremement large, celui du monde obscur
« ou prend sa source tout effort createur » (5).
* l'etre humain ne sont pas indefiniment variables. Que chaque
6poque ait interprete tel monstre a sa maniere ou qu'elle ait privi­
Les monstres nous interessent ici en tant que creatures de ce ~e tel autre, cela ne fait pas de doute. Mais ce qu'il nous importe
monde obscur: celui-ci a ete explore diversement au cours des ages (fe'determiner ici, c'est la raison d'etre du monstre, sa fonction psy­
mais il y a, entre Ie Moyen Age finissant et nous, certaines demarches chique.
communes. La psychanalyse, sorte de « question. modeme, n'a rien a ;',Enfin, notre derniere question porte sur l'eternelle ambiguite du
voir avec la « question. medievale a laquelle furent soumis tant de monstre, ambiguYte que Ie Moyen Age a particulierement mise en
malheureux tombes aux mains des Inquisiteurs et, partant, toutes ces relief: Ie monstre doit-il figurer au rang des manifestations patholo­
« questions. traitent avec l'obscur. Dans les temps modemes, Ie "- 8iques, ou faut-il, comme l'a fait Ie Moyen Age, lui reconnaitre sa
patient s'inflige a lui-meme cette question: l'analyste est devenu a place dans la Norme de la nature et de l'esprit?
peu pres muet. La notion de faute qui avait instaure au Moyen Age '.'-L'universalite du monstre et Ie fait que des dessins d'individus dits
la relation bourreau-victime s'est deplacee: Ie patient n'est plus 4\ normaux » reproduisent des motifs monstrueux classiques, semblent
accuse, il s'accuse lui-meme, il se sent en faute d'avoir si longtemps JMi conferer un role necessaire, peut-etre meme vital, dans la psyche
vecu dans Ie sentiment de la faute! M. Foucault met en evidence ce ill:1maine. Si Ie monstre apparait dans toute civilisation, a toute epoque
subtil mecanisme qui, en eliminant des relations avec l'analyste la ~t chez des individus « normaux » aussi bien que chez des malades
notion de faute, la reintroduit subrepticement (6). Dans tous les cas, .ntaux, c'est qu'il est veritablement une fonction naturelle!
c'est l'aveu qui compte: aveu a soi-meme, aveu devant un autre. II est
inutile de rappeler que dans une perspective d'investigation aussi bien ,S'il est vrai que Ie monstre exprime des pulsions fondamentales, il
que de therapie la psychanalyse se sert, par preference, de toutes les parait utile de determiner celles-ci. Selon Freud, et bien d'autres
manifestations non rationnelles de l'esprit : les reves, les productions apres lui, nous sommes tout entiers livres a deux instincts contradic­
de l'imaginaire, les formes d'art ou se manifeste avec moins de censure toires, Eros et Thanatos. Pierre-Jean Jouve, dans son avant-propos a
Ie monde obscur. Les monstres occupent, dans ce domaine, une place Sueurs de Sang intitul~ Inconscient, spiritualite et catastrophe (titre
fort honorable! L'art «( primitif ), l'art enfantin, l'art surrealiste, l'art qui pourrait fort bien caracteriser Ie Moyen Age finissant), voit en
psychopathologique, mondes ou les pulsions profondes s'expriment l'homme
plus librement, offrent des champs de recherche privilegies : or tous
figurent des monstres. Le monstre est a la fois un moyen d'inves­
tigation de l'arne car en lui se revelent bien des verites secretes,

, une colonie de forces insatiables, rarement heureuses, qui se remuent en rond

comme des crabes avec lourdeur et esprit de defense (8).
 PHANTASIA pHANTAS71CA. 261
260 PHANTASIA PHANTASTlCA.

Ces forces a elles seules sont des monstres et ceux-ci se nourrissent au Cette idee est bel et bien celie des mouvements apocalyptiques du
cceur de l'homme : .-yen Age que ne quittait point l'idee de Ia catastrophe imminente.
!,i;rallait que toutes les tensions se resolvent : celles-ci en eifet ten­
On aper~it dans Ie C(Eur de l'homme et dans la matrice de son intelligence a se resoudre par Ie triomphe de Thanatos
tant de sucoirs, de bouches mkhantes, de matieres fkales aimees et haies,
un tel appetit cannibale ou des inventions incestueuses si tenaces et si un de ces bouleversements primaires qui doivent toucher I'aspect de
eu-anges, toute cette tendance obscene et cette magie, prodigieuse accumula­ chose, detruire Ie bien avec Ie mal, effacer I'homme dans Ie meme
tion, enfin un tel monstre de Desir alternant avec un bourreau si implacable wm.. IP. $ OU elle I'instruit (15),

que [...] nous arrivons adire: Comment se fait-il que l'homme soit parvenu )tl'<1

rtuation que Jouve prete a notre siecle et qui, selon nous, est aussi
a opposer la conscience raisonnable a des puissances aussi redoutables et du xVC' siecle; nous voyons dans l'Inquisition, dans la chasse
detenninees (9).
sorcieres, une chasse aux monstres : la sorciere, une fois infor­
Telle est bien la situation de l'homme qui, en tirant de son imaginaire
des monstres propres a devenir objets mythiques ou esth~tiques,
exprime Eros tout en Ie condamnant sous Ie sceau de la difformite :
Ie monstre est, dans une certaine mesure, une manifestation raison­
nable (donc marqu~ par Thanatos) d'Eros. L'insoluble conftit entre
'i.. '. des monstres qu'elle incarne, doit etre detruite, meme si elle se
IJIIIPent, meme si elle reconnait sa faute : it n'y a pas de pardon ici­
":1 la Societe ne saurait se con tenter de reconnaitre et de, no~mer
. .. . Eros devenus monstrueux et, croyant se sauver en detrUlsant,
... perd ses chances d'acceder a sa propre verite.
Eros et Thanatos est lie a cette fatalite qui pese sur chaque ~tre des ·analyse de Jouve a sur celle de Freud l'avantage d'etre poetique.
sa naissance, la Paute : '.1.~.e.~ aussi Ie merite d'etablir un trait d'union ~ntre deux epoques
':. ent tourmentees et apparentees par malnt aspect de leur
l'homme pone en lui, des qu'il nait - comme un pouvoir diabolique engen­ iiPierche. C'est de la que nous partirons pour « Ie continent noir (16) »
dreur de faute (10). la sexualite, I'une des formes d'Eros, dont se sont empares les
stres. L'analyse du symbole sexuel telle que Freud l'a pratiquee
Seion Jouve, Ie demoniaque est la vie m~e des instincts (11). En
cela, il depasse certainement la pensee de Freud mais il rejoint Ia is servira de reference. Ce continent est essentiellement occupe,
pen~ medi~vale! L'homme est sous Ie signe de la Paute et ses deux
~,Moyen Age, par la femme et par la forme la plus monstrueuse de
~ la sorciere. Comme l'indiquaient les pages liminaires de ce
instincts fondamentaux ne peuvent s'affranchir de cette malediction:
iiapitre, nous chercherons dans Ie monstre la part de pathologie
On ne de!iera plus Ie rappon entre la culpabilite - Ie sentiment fonda­ .~ lui attribue volontiers : les dessins de malades mentaux et
mental au ClEUf de tout homme - et I'intrication initiale des deux instincts .iI!(maniere dont iis sont utilises par les malades pour leur propre
capitaux (ll). jlkapie nous indiquent quelques mecanismes largement utilises par
"'eteateurs de monstres, malades ou non.
Dans la perspective de ce chapitre, P.-J. Jouve nous paratt r~aliser ~I.a sexualite entretient des relations tres anciennes avec la mons­
un curieux et fructueux compromis entre les ressources de la psy­ ~osite. l..e sphinx (17) en est un exemple si illustre qu'il a donne
chanalyse et les donn~es medievales dont it fait des donn~s gen~ JI~ a d'innombrables commentaires et qu'jl a meme fourni II la
rales. n proclame que l'homme d'aujourd'hui peut ~tre « plus grand» &lJthanalyse son plus celebre « complexe». I.es divinites de Ia
qu'au Moyen Age ou au XVIC siecIe, « parce que, son narcissisme ~ndite presentent sou vent des elements monstrueux, telles les
blesse, it doit avoir acces a des forces imprevues (13) » et cependant ~s-Meres frequemment polymastes (par ex. la Diane d'Ephese (18))
ces forces nouvelles qui I'aident Ii nommer ses monstres interieurs, 9»parfois dotees d'attributs virils comme une deesse egyptienne a
a en reconnaitre I'origine et la nature, ne l'aident en rien a dissoudre ~ de vautour, Mout, qui reunit des caracteres sexuels mAles et
Ie sentiment de la Faute... Ce qui, pourtant, devrait ~tre l'un des gains fc:melles (19).
de cette operation. I.e xxC siecle, comme Ie souligne Jouve, partage l' Divers monstres peuvent s'associer aux symbolismes de fecondite :
avec certaines epoques du Moyen Age (Jouve ne parle que de . . animaux apparentes au serpent, les dragons qui reunissent Ie
l'an 1000, mais les XIVC' et xVC' siecles entrent tout aussi bien dans $JIllboIisme des quatre elements eO). Ces figures, dans la mythologie
cette perspective) un instinct de catastrophe : celui-ci empkhe chretienne, sont en rapport avec la sexualite et chargees d'une mission
l'homme de tirer benefice de ces forces qui pourraient Ie liberer et JDal~fique. L'Apocalypse (II, 1-17) met en scene un Dragon Ii sept
Ie faire avancer. Jouve nous voit dans l'une de ces phases de civili­ t4tes, « l'enorme Dragon, l'antique serpent, Ie Diable ou Ie Satan
sation ou tomme on l'appelle» (XII, 9), cherchant a aneantir la Femme (Ia
Vierge) qui vient de mettre au monde son enfant (Ie Christ). Ce
la psychonevrose du monde est parvenue a un degre avance qui peut faire Dragon est l'une des formes de la Bete, la Prostituee (XVII, 15),
craindre l'acte de suicide (14).
 262 PHANTASIA PHANTAS17CA
PHANTASlA PHANTAS17CA 263
symbole de l'impure Babylone avec qui «tous Ies rois de la terre
ont fomique» (XVIII, 3). La Bete est caracterisee et stigmatisee se contentent de « souiller» les hommes, la nuit, « du peche de
par des termes empruntes au vocabulaire sexuel; Ia sexualite est luxure», representent un moindre mal. Ce type de monstre peut
designee et condamnee par Ies monstres qui la representent : Ie levenir bien plus nuisible lorsqu'il prete son apparence a I'un des
mecanisme toume sur lui-meme. Vne autre illustration de cet etemel Ies plus abhorres du Moyen Age, I'Antechrist. En effet,
combat entre la luxure et Ia virginite se lit 8 travers Ie mythe de Ia Cohn signale que I'Antechrist « a ete assimile aussi a la repre­
licome dont c'est 18 I'un des aspects. sentation de l'Homme sauvage» :
Les monstres virils, tels faunes, sylvains, satyres, centaures, sont
eux aussi symboies d'un deferiement sexuel sans mesure. Dans l'An­ ·Comme I'a montre dans son essai Ie Dr Pernsheimer, I'Homme Sauvage
tiquite, its ont un sens orgiaque sur IequeIIe Moyen Age a jete l'ana­ la demonologie medievale etait un monstre doue d'une puissance erotique
;destructrice - un esprit de 1a terre primitivement rattache a la famille
theme. Des « hommes sauvages ,. peuvent etre investis du meme carac­ Pan, des faunes, des satyres et des centaures, mais transforme en un demon
tere et symboIiser eux aussi Ia Iubricite. Pausanias, dans un episode de Itft'rayant (29).
Ia description de Ia Grece, evoque Ie passage d'un bateau grec par des
iles mal peuplees et mal famees : L' Antechrist a pour servantes les passions maitresses : Divitia,
ia et Luxuria. N. Cohn rappeUe que ces personnages figurent
Les matelots donnaient a ces tIes Ie nom de satyrides. Leurs habitants sont Ie coin inferieur droit du porche de Moissac : Ie lucre y est
roux et om des queues presque aussi longues que celles des chevaux. 1Is
accoururent vers Ie vaisseau des qu'i1s I'aper~urent. lis ne pousserent point par un demon male tandis que la Luxure est incarnee
de cris et assailJirent les femmes sur Ie bateau. Pour en finir les matelots, Femme aux serpents - demon chtonien et representation
tpouvantes, ieterent sur Pile une femme barbare. Les satyres non seulement du desir eO))l.

la violerent selon la voie usuelle, mais encore abuserent semblablement de la Luxure s'incarne tantot dans des monstres mAles, tantot
tout son corps (21). des monstres femelles, tan tot dans des monstres bisexuels. Nous
deja vu que les Diables de la fin du Moyen Age etaient sou­
Le demon medieval presente une ressemblance flagrante avec les pourvus de seins; curieusement, un peintre du xvn e sieele qui
faunes-centaures antiques: de ceIui-ci, Ie Malleus dit qu' « if y a en croyait possede, decrit un Diable exactement sembi able a ceux-Ia.
lui une force de nature depassant toute puissance du corps, telle a etudie ce cas d'apres les documents des exorcistes auxqueIs ce
qU'elle ne peut etre comparee a aucune force terrestre [...](22) » : la eut affaire et d'apres Ie joumal intime de l'interesse :
premiere des propositions s'adapte bien aux monstres antiques. Cette
« force de nature » supra-corporelle est, dans Ie christianisme, teintee .Un autre detail des relations du peintre avec Ie Diable nous ramene ega­
de sumaturel et de demoniaque. Reprenant l'idee de Cassien qu'il a la sexualite. La premiere fois il voit Ie Diable [... J sous I'apparence
~'un honorable bourgeois. Mais des la fois suivante, Ie Diable est nu, dif­
y a (( autant d'esprits impurs qu'il y a en I'homme de desirs (mau­
IOrme et iI a deux mamelles de femme. II y en aura tantot une seule paire,
vais) (23) », Ie Malleus compte Ies satyres et leurs analogues parmi les '.'~ant6t plusieurs, mais les mamelles ne manquerom dans aucune des appari­
demons:
·;;~ns suivantes. Dans I'une de celles-ci seulement, Ie Diable portera en sus

Les velus, dit la Glose, som les hommes des forets; hirsutes, incubes, . '.Hies mamelles un enorme penis se terminant en serpent (31).
satyres, espb;es de demons (24). l"
Freud ajoute que les seins sont « volumineux et pendants»; c'est
Selon saint Isidore, « incubes vient de se coucher sur, c'est-a-dire
,.exactement Ie cas des representations medievales et, particulierement,
violer (2$) ». Sciemment, Ie Malleus traduit Lutins, et Faunes par
:~ demons de Durer (Fig. 89 et 90).
Incubes : ;' Les monstres bisexuels expriment sans doute des fantasmes qui
ne sont pas exclusivement medievaux : ils ont des antecedents dans
D'oll les Gaulois les nomment Lutins, car ils commettent sou vent cette
l'Antiquite et auront une descendance dont on a vu un exemple dans
impurete. Celui que communement on nomme Incube, Ies Romains I'ap­
Ie cas evoque par Freud.
pellent Faune-aux-figues (26). Cependant ces diables a seins de femme apparaissent a la fin du
Moyen Age, c'est-a-dire a une epoque ou, de plus en plus, Ie sym­
Toutes les traditions sont ainsi reunies. Cependant, ces forces de la bolisme feminin se charge de culpabilite, de malediction. On peut
Nature, ces monstres impurs ne sont pas les plus offensifs; pour Ie bien sur expliquer I'apparition de ces mont res par les emprunts a
Malleus, ce SOnt (( des bouffons et des plaisantins », ils aiment surtout I'art chinois et thibetain (32) : mais si ces monstres ont connu une
« ;ouer des tours )l et « se moquer (2') » : par rapport aux demons telle fortune c'est qu'ils sont arrives apoint nomme pour incarner une
qui torturent (' Ies corps de ceux qu'ils possedent (28) », ceux-ci, qui hantise toujours plus bnllante. La femme et, progressivement, la
sorciere vont devenir des monstres : cette evolution atteint son apogee
 PHANTASlA PHANTAS77CA 265
:!tla fin du xv" siecle et s'exprime clairement a travers I'un des pre­

!l4ien manuels d'Inquisition : Ie Malleus maleficarum.

f' Pourquoi est-ce la femme qu'on a chargee d'exprimer toute la

a
:peur I'egard de la sexualite? II semble que chaque sexe puisse voir

-dans Ie sexe oppose un " monstre » ou, du moins, un objet de peur.

-Mais dans des societes OU c'est essentiellement I'homme qui exprime

,ne
.. pensee, qui ecrit, qui agit... cette crainte tend a se manifester sous

~:

seule face.

~r,iP

\,

Fig. 90

Des Ie XIII e siec1e, I' Amour se traduit, chez Brunet Latin, par un
:i;ymbole malefique, la Sirene. Les sirenes de Brunet melent deux
traditions legendaires, celie de la sirene-oiseau greco-romaine et
celie de la sirene-poisson celtique; de la vient que ces meretrix »,
(t

'Comme les appeUe Brunet, offrent une matiere a interpretation fort

riche :
Fig. 89 : Albrecht Durer: La desceme du Chrisl aux en/ers, detail. Et dit I'estoire qu'elles avoient eles et ongles por senefiance de l'Amor, qui
vole et fiert (frappe); et conversoient en aigue (eau), porce que luxure fu faite
de moistour (humidite) (33).
Cette affinite de la " luxure » avec Ie monde humide de I'interieur
du corps, avec « I'humidite» feminine, est soulignee ici avec une
simplicite magistrale. Cene affinite est vieille comme Ie monde, et,
depuis les origines, elle fascine autant qu'elle effraie : comment
exorciser la peur, sinon en jetant Ie discredit sur la cause de cette
peur? Considerer la femme comme impure, c'est proceder a son egard
comme avec Ie monstre, c'est la releguer la OU I'on peut accuser, juger,
 266 PHANTASIA PHANTAS'I1CA PHANTASIA PHANTASTICA 267
eIiminer. Lorsque se developpa Ie mythe de la sorci ere, la societe .nant; it se souille d'un ventre de chevre; il est arme de la queue venimeuse du
medievale reussit a projeter sa peur de la femme, sa peur de la mon, 'ecorpion. Ce qui veut dire : son aspect est beau; son contact est fetide; sa
dans une image uniquement malefique de la femme : elle en fit un ~pagnie mortelle (...1. Menteuse par nature, elle I'est de son langage; elle
bouc emissaire charge de tous les miasmes du groupe. lut en charmant. D'ou la voix des femmes est comparee au chant des
La soociere incarne la face noc­ qui par leur douce melodie attirent ceux qui passent et les tuent
turne de la femme : elle commu­
nique avec Ie monde d'En-Bas, Le Malleus, bien sur, tire .sa force de la Tradition (37). Mais en de
elle s'accouple avec Ie demon phrases, il depasse Ia simple banalite des figures de style : la
(Fig. 91); de cette union avec Ie remme, insidieusement, tue ceux qU'elle channe. Elle est, selon Ie Mal­
monstrechtonien naissent d'autres le signe de la concupiscence (38) » et en tant que telle, elle est
monstres. Dans les orgies noc­ yconslaeree par l'Ecclesiaste comme plus mortelle que les monstres :
turnes des sabbats s'accomplissent
toutes les perversions, parodies I'aimerais mieux habiter avec un lion ou un dragon qu'habiter avec une
d'actes sexuels, simulations inver­ mechante (39).
sees de Pacte naturel. Mais la
femme pour etre impure peut La « femme bonne ~) n'est pas exempte de malediction: comme toute
se passer de I'aide du diable : elle est « soumise a la passion de la chair ~) (40), ce qui en fait
la recurrence reguliere du cycle rremediablement une cause de souillure et de chute :
menstruel la designait, dans la
Voila celie qui fait se lamenter I'Ecciesiaste et aussi I'Eglise {...]. Je trouve
tradition hebraique, comme natu­ femme plus amere que la mort; car elle est un piege et son C(%ur un filet;
rellement (bien que provisoire­ ses bras des chaines. [... ] Plus amere que la mort, c'est-a-dire que Ie diable
ment) impure. Pare s'appuie sur Ie nom est la mort (peste) selon l'Apocalypse (VI, 8) [... 1. Les hommes en
l'autoritedu prophete Esdras lors­ met ne sont plus seulement captifs de leurs desirs charnels les voyant et les
qu'il «rit que imtendant, avec leur visage qui est un vent qui brule et leur voix qui est un
i:rpent qui siffie, selon Bernard; mais encore elles attirent par les malefices
I',<"C:"::J<JT]::;<iv ~ all les femmes souill6es de sang mens­
truel en~endreront des monstres [...].
,lfinnombrables hommes et betes {... ) (41).
ConcluSion, c'est une chose sale et
Plus amere que la mort, telle etait la femme seIon I'Ecclesiaste: pire
Fig. 91 brutale d'avoir affaire a une femme
pendant qu'elle se purge gue Ie diable, telle nous la retrouvons dans Ie Malleus, monstre des
monstres si l'on prend I'expression au pied de la lettre. C'est elle qui a
Cette idee est commune a bien des civilisations. Mais Ia brutalite repris et rassemble toute la monstruosite du genre humain, car elle
lapidaire de cette phrase a quelque chose de primitif, d'archaique. seule assume cette vocation maIefique dont, miraculeusement, Ie sexe
La seule idee que la femme « se purge» a ce moment-Ill semble induire mAle est preserve :
qu'elle se debarrasse alors d'une impurete naturelle qui reside dans
son etre meme avant de passer dans Ie sang menstruel. Quant aux Beni soit Ie Tres-Haut qui, ;usqu'a present, preserve Ie sexe male d'un
tennes utilises pour designer ce sang, « vicieux, salle et corrompu » (34), pareil fteau : lui en effet qui en ce sexe a voulu naitre et souffrir (42).
i1s frappent par leur virulence. D'autres expressions, non moins vio­
lentes, offrent un curieux melange de clegout et de poesie : Pourquoi Ia femme est-elle ace point maudite? C'est par elle que s'in­
troduisit Ie Peche, c'est eIle qui fut cause de chute. Cette faute origi­
les menstrues sont venimeux, et les femmes ayans leurs fteurs sont presque nelle semble etre la consequence d'une affinite naturelle de la femme
venimeuses (35).
avec la Luxure : tout se passe comme si elle avait des appetits charnels
demesures que l'homme ne peut reussir a assouvir :
Bref, impure par Nature, it est des moments oil la femme est predis­
posee a engendrer, en son propre venin, des monstres. Peu s'en faut Toutes ces choses (de sorcellerie) proviennent de la passion charnelle, qui est
qU'elle-meme ne soil, periodiquement, presque monstrueuse! en (ces femmes) insatiable. Comme Ie dit Ie livre des Pro'lJerbes : II n'y a que
Le Malleus franchit ce pas et fait de la femme un monstre : trois choses insatiables et quatre qui jamais ne disent « assez " : Ie Shool, Ie
sein sterile, la terre que I'eau ne peut rassasier, Ie feu qui iamais ne dit assez.
Tu ne sais pas que la femme est une chi mere, mais tu dois Ie savoir. Ce Pour nous ici : les levres du sein. D'ou pour satisfaire leur passion, elles
monstre prend une triple forme: il se pare de la noble face d'un lion rayon- • foUitrent » avec les demons (43).
 268 PHANTASM PHANTAS77ClJ. PHANTASM PHANTAS77CA 269
On ne saurait donner une image plus angoissante et plus realiste VIII rassemble toutes ces phobies en resumant les sept
(( les levres du sein ))) du sexe feminin. Les termes de comparaison ,etnoaes (Ie chiffre n'est pas indifferent) « pour infecter magiquement
indiquent assez l'angoisse devant l'eventualite de ne pas pouvoir satis­ venerien et Ie fretus con~u » (49) :
faire la femme (rassasier la terre) ou d'~tre englouti par son sexe (Ie
sheoI), d'etre consume par Ie feu sexuel. Premierement en entrainant l'esprit des hommes a un amour desordonne;
Les femmes les plus adonnees a la sorcellerie sont les « adulteres et wciemement en bloquant leur puissance de generation; troisiemement en
fornicatrices » (44), celles qui sont « Ie plus infectees » (4~) de luxure; camotant Ie membre propre a cet acte; quatriemement en changeant magi­
celles-ci detiennent tout pouvoir sur la puissance genitale : les hommes en betes diverses; cinquiemement en ruinant la fecondite
femmes; sixiemement en causant des avortements; septiemement en
Les sorcieres peuvent ensorceler la puissance genitale au point de rendre des enfants aux demons. Ceci sans presumer des divers dommages
l'homme incapable de copulation et la femme de conception (46). aux autres animaux et aux fruits de la terre, dont nous parlerons plus
; pour Ie moment nous donnons notre avis sur les dommages causes aux
(~O).
Le pouvoir des sorcieres concerne donc non seulement l'acte sexuel
en particulier, par I'impuissance qu'elle peut provoquer chez l'homme, derniere phrase est particulierement significative du role mytholo­
mais I'acte genital en general : l'acte sexuel est frappe de sterilite; assigne ici it la femme: la femme est, d'abord, cette Grande
l'homme echoue non seulement dans l'acte sexuel, mais encore dans Magna Mater, maitresse de Ia terre, des moissons, de la Fecon­
ses reuvres; il est reduit a neant, menace de mort a la fois dans son des animaux; Deesse qui est tantot benefique, tan tot malefique,
corps (I'impuissance etant vecue comme une forme de mort) et dans dans bien des civilisations. Eros et Thanatos sont indissolu­
son espece puisqu'il ne peut se reproduire. Pourquoi les sorcieres ont­ lies. Le Culte de Cybele exprimait parfaitement ces deux
elles tant de pouvoir sur la sexualite? instincts : « dans une forme quasi delirante », il symbolisait
rythmes de la mort et de Ia fecondite, de la Jecondite par la
Saint Thomas, traitant de l'empichement maMfique(47), donne les raisons » (51).
pour lesquelles Dieu permet un plus grand pouvoir malefique sur les actes
ve:neriens de l'homme que sur les autres; it faut dire pareillement que ces grandes deesses orientales de l' Amour sont aussi deesses de la
femmes sont les plus infectees qui se livrent Ie plus aces actes. En effet il dit de Ia guerre. Dans la legende de Gilgamesh, Iorsque Ishtar
que la corruption premiere du peche par laquelle l'homme est devenu esclave a Gilgamesh :
du diable nous atteint par la voie genitale. D'ou Dieu permet au diable d'exer­
cer un pou'llOir maMfique plus fort sur ces actes que sur les autres

On sait que les facteurs d'impuissance viennent en partie de cette

Gilgamesh lui repond :
crainte primitive, archai'que, de la possibilite qu'a la femme de repeter
" indefiniment» l'acte sexuel. L'homme se sentirait comme suce, t"
...,!/.Qu'adviendrait-il de moi? Tes amants t'ont trouvee comme un brasier qui
aspire dans sa puissance vitale: dans Ia femme, il peut s'aneantir. Cela IJf>Uve dans Ie froid
concorde tres bien avec I'evocation par Ie Malleus des appetits sexuels
« insatiables " de la femme. Selon Ie principe de la bipolarite du plai­ ;r, 1 lshtar ne prend un amant que pour Ie detruire : accepter son amour,

sir, la femme qui a (du point de vue masculin) Ie pouvoir de donner ~est encourir fatalement la destruction, Ie refuser, c'est encore se

Ie plaisir a egalement celui de Ie retirer : c'est pourquoi les sorcieres ont jilndamner au meme sort.

tout pouvoir sur I'acte sexuel; c'est la peut-etre encore un trait de men­ i Le refus de Gilgamesh entraine sept annees de secheresse, la mort

talite archaique : la premiere image de la femme, pour l'etre humain .g'innombrables ieunes gens, « la confusion des gens, ceux d'au-dessus
en general, est la mere; la mere toute--puissante, la « geante de la !vec ceux des profondeurs inferieures » (54) et enfin la mort du Heros
nursery», comme I'appelle lung, la mere qui accorde ou refuse Ia 'nkidu, I'homme qui pouvait dominer les monstres et les forces de la
nourriture, la mere qui est tantot douce, tantot agressive, la mere qui, !iature, Ie meilleur ami de Gilgamesh, SOil double, pour ainsi dire. Le
en imposant sa loi aux besoins biologiques du nourrisson, " torture » ~oyen Age a investi Ia sorciere de cette meme Puissance Sexuelle
celui-ci, lui donne l'angoisse de la mort. 8lIiee a une Force destructrice capable d'atteindre Ie creur meme de la
Le pouvoir que la femme possede sur Ie plaisir est aussi un pouvoir Jie. La sorciere, non contente de steriliser hommes et femmes, pratique
sur Ia vie: comme elle peut refuser Ie plaisir, elle peut reprendre Ia tgalement Ie meurtre d'enfants nouveau-nes : Ie Malleus engage it
vie. Ainsi la sorciere peut empecher la femme de concevoir : l'image de naurrir Ia plus grande mefiance a l'egard des sages-femmes car celles-ci
la Femme Feconde se dedouble et s'adjoint celle de la Femme destruc­ peuvent soit vouer I'enfant au demon des sa naissance, soil Ie tuer pour
trice, su~rilisante, de Ia mauvaise mere, de Ia mere meurtriere. La Bulle 'en faire des onguents (") :
 270 PHANTASIA PHANTAS77CA PHANTASIA PHANTAS77CA 271
Ainsi au diocese de Bale, dans la ville de Thann, une sorciere bruh:e avait pas vraiment! (62)) Le chapitre VII de la Deuxieme Partie, pre­
avoue avoir tue plus de quarante enfants de la maniere suivante : Ii leur question principale, est deja moins nuance: « comment les sor­
sortie du sein, elle leur enfon~ait une aiguille sur Ie haut de la tete dans Ie savent enlever aux hommes Ie membre viril ». Deuxieme question
cerveau (56).
""clpale, chapitre IV : « Des remedes pour les hommes qui par male­
On peut rapprocher de ces pratiques celles qui consistaient a utiliser sont prives de leur membre viril [... ] ». Bien que l'Inquisiteur s'en
des hosties de maniere « criminelle » : une sorci ere s'etant ainsi presen­ a I'opinion que tout cela n'est qu'illusion diabolique, il ne peut
tee a la communion extrait de sa bouche « Ie corps du Christ » puis tml>&her de faire etat dessorcieres qui « collectionnent parfois des
emporte I'hostie chez elle et la jette « dans une marmite oil il y avait virils en grand nombre (vingt ou trente) et s'en vont les depo­
un crapaud »; elle cache Ie tout dans I'etable. Mais un paysan s'en dans des nids d'oiseaux ou les en ferment dans des boites, oil ils
vient a passer par Ia : inuent a remuer comme des membres vivants, mangeant de I'avoine
II entendit une voix comme la voix d'un enfant qui criait (57).
autre chose, comme d'aucuns les ont vus et comme I'opinion Ie
» (63).
II s'en va rapporter les faits aux autorites qui constatent ceux-ci sans est interessant de rapprocher desdits membres les phallus ailes
savoir « que c'etait Ie corps du Seigneur qui etait cache Ia ». Mais la la tradition hellenistique que Lascault c1asse parmi les monstres
sorciere est arretee et son crime decouven. La sorci ere n'est pas seule a p. 382 de son ouvrage deja cite) et qui, selon lui, repre­
s'adonner a ces usages : Ie Juif, lui aussi, profane des hosties; il les « peut-etre un moyen d'exorciser la crainte de la castration ».
souille, les pie tine, les perce, les dechire, ce qu'attestent « les innom­ on peut constater que, parmi les precautions a
brables recits oil I'on voit I'enfant Christ ruisselant et hurlant de ter­ pendant qu'on torture les sorcieres, figure celle-ci :
reur surgir de I'hostie tonuree » ('8). Ces representations enfin sont liees
a celles du Juif qui pratique la circoncision : cette pratique elle-meme raser les poils sur toutes les parties du corps: [... J elles ont de ces amu­
a donne lieu a la legende tenace selon laquelle les Juifs se livraient, au superstitieuses dans leurs vetements comme dans les poils du corps, et
cours de leurs assemblees, de leurs orgies, a des massacres d'enfants. dans les endroits les plus secrets qu'on ne nomme pas (64).
La Chronica Mundi de H. Schedel propose de la circoncision une
argument presente, cette'fois, Ie pouvoir malefique du sexe meme
gravure particulierement impressionnante :. un enfant se debat au
la sorciere. Raser les poils constitue une sorte d'ablation du sexe,
centre d'un veritable enchevetrement de Juifs; I'un d'entre eux est
substitut de castration, une revanche sur les pouvoirs castrateurs
arme d'un enorme couteau dont il menace Ie sexe de I'enfant; la dis­
la sorciere. Une telle hantise du pouvoir offensif du sexe feminin, ce
proportion meme du Couteau indique assez la violence du fantasme.
de Ie depouiller, de Ie devoiler pour exorciser son secret, de I'humi­
Avec Ie Juif, nous ne nous eloignons pas Ie moins du monde de la
procede non seulement d'une mentalite quasiment archaique mais
femme. F. Raphael, en effet, a tres bien demontre que la « Collusion
ftlnout d'une sexualite malade : quelques-uns des plus grands extermi­
du Juif, de la femme et du Diable » est « une constante de la mentalite
nateurs de sorcieres etaient aussi des depraves sexuels qui se servaient
medievale » ('9). La persecution des Juifs et la persecution des sor­
. ~ sorcieres pour satisfaire leurs desirs de maniaques : celles qui,
cieres sont deux modalites d'une seule et meme phobie; Ie Juif est « la
ctOyant obtenir leur grace, succombaient a leur chantage, finissaient
vraie incarnation du diable » (60) et la femme est la compagne favorite
du diable. ~.algre cela sous la torture ou au bucher. L'Inquisiteur H. Sprenger
ttcommande fortement a ses collegues de ne pas regarder avec complai­
Le Juif castre et massacre les enfants; la sorciere rend I'homme

sance une sorci ere nue et sou mise au suppJice : que seule la necessite
impuissant, subtilise les membres virils et tue les enfants nouveau-nes

guide Ie regard de I'Inquisiteur! Quant aux bourreaux, ils sont pries

au sortir du sein : cette demi-mort qu'est la castration est sou vent Ie

symbole de la mort au plein sens du terme (61). de ne pas manifester un plaisir excessif lorsqu'ils re<;oivent I'ordre de
tonurer:
La castration qu'operent les sorcieres n'est pas seulement un acte
symbolique qui se manifeste par I'impuissance : comme on I'a vu dans qu'ils obeissent sur-Ie-(;hamp, non pas avec joie mais comme avec un trouble
la Bulle d'Innocent VIII, la troisieme methode « pour infecter magique­ interieur (6~).
ment I'acte venerien » agit « en escamotant Ie membre propre a cet
acte ». Le Malleus s'attarde longuement sur cette question et y revient II faut garder des apparences de bienseance. L'Inquisiteur insinue
frequemment; ainsi la question IX de la Premiere Partie : « Les sor­ ~~lIement que Ie rasage integral n'est peut-etre pas toujours une pra­
cieres peuvent-elles iIIusionner jusqu'a faire croire que Ie membre viril tique innocente :
est enleve ou separe du corps? (Reponse : les demons peuvent « reelle­
ment enlever ce membre ou un autre », les sorcieres, « pas toujours »; Sans dOOle, dans nos regions de Germanie, la plupart du temps ce rasage
en tout cas, elles peuvent « Ie restituer », donc peut-etre ne I'enlevent- spCcialement autour des endroits secrets est tenu pour deshonnete (M).

jr..,·,. '
<;\~~":
272 PHANTASlA PHANTAS77CA PHANTASM PHANTAS77CA 273
It stipule que lui-meme ne l'utilise pas (il se contente de faire raser collstume est telle que la premier nuyt qui! sont maries il font un autre
les cheveux) mais qu'en d'autres royaumes c'est une pratique courante. ;1MIdl111C gesir avec leurs femmes pour elles despuceller, et en donnent bien
Entin it recommande aussi de ne pas abuser de la question, ou de n'or­ Et y a certains varies en aucunes villes qui ne servent d'autre
C!)·
donner, dans un premier temps, qu'une question moderee « sans effu­
sion de sang» (61); il est preferable de questionner « sans innover ni nom de ces « valets » signifie « lois desesperes », ce qui indique
raffiner » (68); «si apres une tonure decente, elle (69) ne veut pas combien leur profession est consideree comme dangereuse :
avouer la verite, on lui fait voir d'autres genres de tonures... » : voila
des procedes humains, progressifs, sans violences superflues! Le seul ceuls du pays tiennent a si grant chose et a si perilleuse une femme quil
fait que de telles recommandations aient ete necessaires prouve que cet semble que ceuls qui les despucellent se mectent en grant aventure de
erotisme malade s'exprimait abondamment par la voie du sadisme.
Gilles de Rais temoigne de cette perversion, affirmant, Ii propos de ses
victimes, « qu'il prenait plus de plaisir au meunre desdits enfants, Ii femme est donc une (C perilleuse chose» qui met I'homme en dan­
voir separer leurs letes et leurs membres, Ii les voir languir et Ii voir leur mono Que cette « mort " soit associee Ii I'idee de castration ne
sang qu'li les connaitre charneUement » CO). A peu pres aucun doute, si l'on en croit I'explication donnee, par
Ces corps demembres, mutiles, deviennent des monstres; Ie gout de tindigenes, de cene coutume :
Jerome Bosch pour les estropies (comme en temoigne une feuiIle de
nous demandasmes la cause pour quoy on tenoit ceste coustume. Et il
croquis), la reflex ion de Pare sur Ies « mutiles » qu'il classe parmi les que anciennement aucuns estoient mors pour femmes despuceller, qui
monstres, ne sont pas tres eloignes de ce gout morbi de de la tonure. serpens ou corps; et pour ce tiennent il ceste coustume et font tou­
Ainsi, pour echapper au Monstre-Femme, capable de chatrer I'homme, essaier Ie passage par un autre avant qui! se mectent en aven­
de Ie demembrer, I'Inquisiteur lui fait subir, sur un autre mode, Ie "('7).
son dont il se croit menace et, ce faisant, se compone comme un sorcier
Ii I'envers (11). femme possede un sexe dangereux, une bouche qui peut happer et
Lui-meme ne peut echapper Ii une certaine fascination (it est Ii son . Le serpent qui passe, entre autres, pour symbole phalJique est
honneur de reconnaitre que cette fascination existe) du sadisme, dont souvent associe Ii Ia femme; Ies
on sait fort bien qu'elle exprime un erotisme incapable de se manifester heros engloutis des mythes de
selon les voies normales d'un aCle genital. Si les sorcieres etaient, pour diverses civilisations, Ie sont sou­
cenaines d'entre elles, des malades mentales, comme on peut Ie deduire vent dans un monstre ophidien.
de cenains faits (72), les chasseurs de sorcieres avaient une attitude non Nous ne reviendrons pas sur ces
moins pathologique et, a travers eux, s'exteriorise la nevrose de toute mythes abondamment etudies
une epoque visceralement travailIee par la peur. par Eliade (18), cependant it est
Cependant, bien que cette phobie ait traverse a la fin du Moyen interessant de se referer, a ce pro­
Age une phase aigue, elle n'est pas seulement Ie propre d'une epoque. pos, Ii une image de Ia femme­
Le sexe fentinin donne lieu, dans Ie symbolisme universel, a des peche gravee vers 1350-1360 (79).
representations plus ou moins monstrueuses ou se lit l'angoisse, que ce Elle pone a la place du sexe, a
soit celIe de la castration, celIe de la devoration ou celle de I'engloutis­ cote de I'inscription gula (80), une
sement. tete de chien tirant la langue,
Des representations du sexe fentinin, qui sont Ie fait d'imaginations tete qui se prolonge par un corps
feminines aussi bien que masculines, figurent celui-ci sous la forme de serpent muni, en son extre­
d'une bouche dentee. M. Eliade a etudie l'aspect mythique de la vagina mite, d'une nouvelle tete en train
dentata (13) : celle-ci seraitle moyen par lequel s'opere un dangereux de mordre. On retrouve dans
regressus ad uterum, un retour a la prima materia. Le sens de ce cette figure Ie double symbolisme
regressus serait a la fois individuel, symbole de la regeneration totale ,::, phallus-bouche dentee qu'on
ou, parfois, de I'immortalite de I'etre humain, et cosmologique (14). "{i:, , peut interpreter de diverses
Cette interpretation n'en excIut pas d'autres, qui peuvent proceder "'~
Fig. 92 manieres.
du simple bon sens. ~}i~' Nous avons deja evoque I'inter­
Mandeville evoque une coutume orientale selon laquelle Ie jeune .'~~.'. pretation freudienne (cf. supra, p. 261 et note 19); celIe que resume
.~. Lascault est dans la ligne de cette interpretation, bien que legerement

•
marie cede sa place, pour la nuit de noces, a un « specialiste)) :
' ~'
differente :
' i
.. ,
j
 274 PHANTASIA PHANTAS71CA
PHANTASIA PHANTAS71CA 275
Les figures de la femme-a-penis, de la mere phallique, de I'hermaphrodite,
frequents dans la c1inique psychanalytique, sont egalement des monstres par Dans un article ulterieur (Rapport entre un symbole et un symp­
sur-compensation, par refus inconscient d'envisager la castration (81). 1937), Freud explique que

Ce n'est pas Ie lieu ici d'entrer dans une demonstration appuyee sur les fantasmes, comme dans la multitude des symptomes, la tete apparait
des faits cliniques : des dessins de maIades mentaux etudies dans Ia comme un symbole du membre viril ou, si I'on veut, son substitut. Plus
analyste a du observer que ses obsedes manifestent Ii I'egard de la deca­
suite de ce chapitre, ainsi qu'une abondante Iitterature consacree au un degout et une opposition particuliere plus grande que pour tout
sujet, apportent des arguments assez convaincants. II n'est pas seuIe­ genre de mort. Et ces analystes [... ] traitent la decapitation comme un
ment question de psychanaIyse : M. GriauIe, dans son etude sur Ies de la castration (89).
Arts de l'Afrique Noire (82) et en particulier sur Ies masques, montre
bien comment « fonctionne » I'image symboIique; celIe-ci a ten dance Ii BIemmye est un etre decapite dont Ies traits du visage sont repor­
totaliser divers aspects de I'univers et de l'etre : dans l'image, I'individu Ia poitrine.
se projene et reunit en une audacieuse syntbese a Ia fois ses peurs et figure, comme d'aiIIeurs celles du sexe feminin devorant­
ses desirs. Cela n'est pas uniquement Ie fait des « primitifs », I'image , est associee a un symboIisme de nourriture : Freud cite, sans
de tous Ies temps grace a son symbolisme code renvoie facilement aux de conclusions, une anecdote de Ia Grece Antique rapportee
tendances Ies plus archaiques. un mythoIogue (90) :
L'anaIyse des reyeS tout comme I'observation du symbolisme dit pri­
mitif ou de I'art psychopatboIogique nous apprend que n'importe queI la mythologie grecque, Demeter, a la recherche de sa fille enlevee,
element corporeI peut etre investi de cette aptitude a « sur-compenser Ie a Eleusis et fut re~ue par Dysaules et sa femme Baubo, mais dans son
sentiment du manque» (83) : Ies Sciopodes, unijambistes monstrueux profond, elle refusa nourriture et boisson. Alors, en relevant subite­
dont Ie pied enorme sert de parasol, peuvent etre interpretes dans ce sa robe et decouvrant son ventre, I'hotesse Baubo la fit rire [...]. Dans
sens; Ie fetichisme du pied dont on n'ignore pas Ie caractere de fan­ de Priene, en Asie Mineure, on decouvrit des terres cuites repre­
tasme sexuel peut corroborer une telIe interpretation (84). Les Pano­ Baubo. Elles figurent un corps de femme sans tete ni poitrine, sur Ie
de laquelle un visage est trace... (91).
ties (85) peuvent egaIement entrer dans ce symbolisme de surcompen­
sat ion (comme iIs peuvent aussi, d'aiIIeurs, exprimer d'autres phobies). insister sur Ies rapports bien connus de Demeter avec Ies mois­
Une jeune maIade mentaIe dessinant d'enormes oreilles semble iIIustrer , Ia terre productive, et ceux de sa fille avec Ie rythme saisonnier,
ce genre de phenomene. La filIette etait Ia proie d'une obsession ou pouvons cependant reunir, a partir de cet article de Freud et de
revenaient sans cesse Ies memes fantasmes :
references a I' Antiquite, Ies trois notions suivantes :
on me martyrise, on m'arrache des morceaux de chair, je ne suis plus qu'un castration - devoration - nourriture.
squelette... (86)
tic

Une representation bien plus claire du symbolisme sexueI d'une figure 't,.1.,Mo EIiade, dans son etude sur I'Initiation, a tres bien montre qu'iI
.' , "ste une (( solidariti mystique entre nourriture, sang et sexua­
a oreiIIes geantes se trouve dans Ie panneau droit, I'Enfer, du Trip­
tyque des Dilices, de Bosch : deux oreiIIes reIiees entre eIIes par une
ell (92). Dans bien des cas, en eifet, I'initiation se resume par Ie
·ihema suivant :

Heche qui Ies traverse de part en part encadrent une lame de couteau,
figurant, comme on peut Ie supposer, ala fois Ie membre viriI, Ies fan­ l,'des ~tres mythiques [... ] went, mangent, engloutissent ou brulent Ie

tasmes de castration et des fantasmes de coupure provoquee par un '. novice.

phallus qui transperce. ~o ils Ie ressuscitent, mais change, bref a I'etat d'un « homme nouveau ».

Enfin, Freud eut a etudier chez un de ses maIades, une « image obses­ C;'tes ~tres se manifestent egalement sous forme animale ou sont solidaires

sionnelle pour nous bien connue : cette image

I} t, 4'une mythologie animale (93).

repf(!sentait Ie pere (du malade) sous la forme de la partie inferieure d'un Ces etres ne sont pas exclusivement feminins : iI peut s'agir aussi de
corps nu, munie de bras et de jambes, et a laquelle manquait la tete et Ie haut ~nstres mascuIins. Mais Ia tonalite d'ensembIe reste celIe d'un sym­
du corps. Les organes genitaux n'etaient pas indiques, les traits du visage lioIisme feminin par leur commune reference au « ventre digestif et
etaient peints sur Ie ventre (87).
sexueI » (94) : cette regression, subie ou recherchee, au ventre est,
dans Ia mythoIogie comme dans Ia psych analyse, un retour a Ia Mere.
II s'agit exactement de Ia BIemmye antique et medievaIe que Freud • ~o Durand, dans sa synthese de toutes Ies tentatives symboliques,
trouva dans Ia suite par hasard (88) et rapprocha de cette representa- resume ainsi cette rencontre des fonctions digestives et sexuelles :

";;"i,1
'
1> 1,;
 276 PHANTASM PHANTAS77CA
PHANTASM PHANTASTICA
217
L'imagination de la descente verifie I'intuition freudienne qui fait du tube
digestif I'axe descendant de la libido avant sa fixation sexuelle (... ]. La confu­ geant consommateur d'autres geants, plus petits que lui, est sans
sion relevee par Freud entre Ie sexuel et Ie digestif est d'ailleurs si poussee apparente au premier: il y a d'ailleurs si peu de ces monstres
que la descente au ventre incubateur se fait indifftremment - dans les COntes Vinci qu'on peut sans grand risque d'erreur en rapprocher les
folkloriques par la bouche ou par Ie vagin (93). apparitions. Ce geant ne saurait etre que devorant, meme si cette
n'est pas mention nee : cela fait penser, bien sur, Ii
Une lettre de Huon de Narbonne a Gerard de Malemort, ecrite en mais aussi Ii un autre geant, ne du christianisme, celui--ci,
1241 ou 1242, associe etroitement anthropophagie et sexualite : d'enfer qui, souvent, devore les damnes.
illustration d'Antonio da Siena represente un diable geant
Les chefs de ces Tartares (... ] se repaissaient des cadavrescomme si c'etait par trois gueules Ii la fois, les humains qu'i1 semble d'abord
du pain et ne laissaient aux vautours rien autre que les os (... ]. Les femmes dans ses enormes pattes (reproduit par J. Burckhardt: La civi­
vieilles et laides etaient donnees Ii ces anthropophages comme on les appelle de fa Renaissance en ltalie, Pion, 1958, p. 287). Dans Ie pan­
vulgairement pour leur servir de nourriture pendant la journee. Quant a
celles qui etaient belles, i1s s'abstenaient de les manger, mais malgre leurs droit, l'Enfer, du Jardin des Delices de J. Bosch, un diable assis
ens et leurs lamentations, ils les etouffaient sous la multitude des viols qu'ils chaise percee avale les damnt!s qu'il rejette sous forme d'excre­
leur faisaient subir. lis souillaient les vierges iusqu'a leur faire rendre
I'ame; puis, leur coupant les mamelles qu'ils reservaient pour leurs chefs les representations si courantes de I'Enfer sous la forme d'une
comme un manger delicieux, ils se repaissaient avec gloutonnerie de ces corps gueule ouverte font partie du meme symbolisme. R. de Ville­
vierges (96). evoque dans une formule qui merite d'etre relevee une gueule (I

" datant du Xlll e siecle :

De Cette assoclatlOn inconsciente entre Ie digestif et Ie sexuel on
trouve un tres curieux exemple dans les Carnets de L. de Vinci. A la apocalypse du Xlll e siecle (... ] representait deja deux tetes etirees, sou­
fin de I'une des rares pages ou Vinci cree un monstre, un geant qui ensemble, dont la gueule ouverte contenait les damnes. Vulve enorme,
opere un veritable carnage d'etres humains, on trouve cette phrase ....usque monstrueux, double gorgoneion dont M. Baltrusaitis voit I'ori­
mysterieuse et sans rapport avec Ie reste du texte ou Ie narrateur dans un scarabee de Tharos du lye siecle avo J.-C., etc...
n'intervient jamais cornrne acteur, ou it ne fait jamais usage de la La comparaison de Villeneuve se justifie parfaitement si }'on se
premiere personne :
ft!'IV\rte aux representations qu'il designe (Lascault reproduit, dans la
Je ne sais que dire ni que faire; j'ai I'impression que je nage, tete baissee, perspective, une miniature du Xll e siecle empruntee au psautier
dans l'immense gueule, et que rendu meconnaissable par la mort, Ie suis ense­ .. Winchester) et si I'on se retere Ii I'image symboJique d'un coquillage
veli dans Ie grand Ventre (97). .; avaleur ", la moule symbole de luxure, telle qu'on la trouve dans Ie
panneau central du Triptyque des DeUces de Bosch, enfermant deux
Telle est la derniere phrase de son texte. De toute evidence, Vinci a
Corps humains dont ne depassent que les membres inferieurs.
passe par-dessus les barrieres du symbolisme : I'aventure des humains
Toutes ces figures symboliques convergent vers I'une des fonctions
massacres par Ie monstre est devenue la sienne. Tout se passe comme
\eJ plus generalernent admises du monstre, celie de devorer, et il
s'il avait ete lui-meme englouti par la gueule du monstre : pourtant,
~ve frequemment que cette fonction rencontre Ie symbolisme sexuel
nulle part n'est evoque Ie moindre caractere carnassier ou anthro­
f6ninin. Reportons-nous Ii la petite phrase mysterieuse de Vinci :
pophage du geant, bien que la description de son visage et de sa
I'etre avaIe « nage, tere baissee dans l'irnrnense gueule », it est « ense­
bouche fIlt tres frappame : veli dans Ie grand ventre». Vinci a-t-il voulu donner I'image d'un
t"o!tus ou a-t-il fait une association involontaire? Toujours est-it que
Le nez retrousse en boutoir, avec de vastes narines d'ou sortaient quantite Ja mort, dans les coutumes et dans I'art, est souvent con~e comme un
de grands poils, surmontait une bouche arquee aux levres maffiues, dont les retour Ii I'etat fcetal. La femme est ici investie d'une double fonction
coins avaient des moustaches comme les chats; il avait les dents jaunes (911), malefique de bouche et de ventre avaleurs et benefique de cavite rege­
neratrice.
Dans ses Carnets, un autre passage, cependant, nous renseigne, ou Le christianisme a dissocie ces deux fonctions et a retenu essen­
Vinci evoque une sorte de monstre plus noir qu'un frelon », aux yeux
(I
tiellement la plus malefique qu'i! a incarnee dans la sorciere. A plu­
de braise, qui
sieurs reprises, Ie Malleus evoque la sorciere mangeuse d'enfants en
montait un grand etalon large de six empans sur plus de vingt de long, avec des termes tres simples et realistes :
six geants attaches a I'an;:on de sa selle, et un autre au creux de sa main, Certaines sorcieres (... ] ont I'habitude de depecer et de manger des
qu'i! rongeait de ses dents (99).
enfants [... ). Un homme en effet avait vu disparaitre un enfant au berceau;
 278 PHANTASM PHANTASTlCA.
PHANTASIA PHANT/lSTIGA 279
ayant surpris une assemblee de femmes dans la nuit, il avait jure les avoir
vues tuant I'enfant, buvant son sang /Inn plus que des figures de style, comme c'est Ie cas pour « une
de Diepenveen (qui) se sent tout inondee par Ie sang du Christ
Le benefice de taciturnite (avoir la force de ne pas avouer dans la ilHvanouit » (111). Nous voici de nouveau rejetes vers Ie symbolisme
torture) s'obtient «en cuisant au four un enfant male et pre­ : Huizinga Ie souligne et Ie denonce en particulier chez un
mier-ne »( 102). Une sorciere interrogee par un Inquisiteur sur la mystique, Alain de la Roche ou Alanus de Rupe, dont les visions
maniere dont elle mangeait les enfants repond avec la plus grande pre­ par « un exces d'imagination sexueUe et l'absence d'emo­
cision et lui indique de queUe maniere elle les fait cuire (103). qui pourrait justifier ces exces » (112). Or nous apprenons inci­
Aucun benefice de regeneration n'est accorde a cette bouche-gueule . que eet Alain de la Roche fut Ie precepteur de Jacques
broyeuse des sorcieres, l'enfant, une fois cuit et reduit a l'etat de I'un des deux redacteurs du Malleus Maleficarum et que
breuvage, fait de celui qui Ie boil un «maitre », quelqu'un qui fut (( Ie propagateur en AUemagne de la confrerie du
« acquiert immediatement toute connaissance )1 (104). fondee par Alain)) (113).
Tel est Ie role du breuvage sacre, lie « au renouvellement ,... ] boucle se referme : si nous avons voulu souligner I'etroite
comme aux schemes de l'avalage et de l'intimite »(IO~) : nous sommes qu'entretiennent Ie monstre et la sexualite, ce n'est pas
renvoyes de Ia sorte a un theme que nous ne ferons qu'effleurer, puis­ sacrifier Ii un rite modeme de pan-sexualisme, ni pour encenser
qu'it n'est plus du ressort des monstres, celui de l'ingestion d'un de la psychanalyse : au-dela des modes de notre temps, cette
autre enfant, sacre entre tous, regenerateur, Ie Christ dans l'hostie. s'affinne de mUltiples manieres aussi bien au Moyen Age que
Cependant, de nombreuses metaphores presentent Dieu Iui-meme les civilisations les plus anciennes. Elle se lit en filigrane dans
comme un monstre qui broie et qui avale; selon saint Jean de la de ces epoques comme dans leurs representations plastiques.
Croix, Dieu

brise l'ame et la decompose, la plongeant en de1ii noires tenebres que I'Ame,

il.;orsque nous avons recours a la psychanalyse, ce n'est pas comme Ii
mise en presence de ses miseres, se voit fondre et perir d'une mort aussi cruelle
que si, devoree par un monstre, elle eprouvait qu'illa digere dans les tenebres interpretation souveraine mais comme Ii I'un des points de vue
de ses entrailles, et en ressentait toute I'horreur (106). _ibles sur cette manifestation eventueUement pathologique qu'est
dans I'art : la psychanalyse est, elle aussi, un type de
Un autre mystique, Tauler, use des memes metaphores (107). En symbolique et c'est dans cette mesure qu'elle peut nous etre
terrnes de mystique, eet engloutissement dans Ies entrailles divines a un
role regenerateur que n'a pas Ie ventre feminin : ':ii<!\Nous venons de voir comment s'incarne dans Ie monstre, I'angoisse
_ative au (( corps mal vecu )) (114). Le symbolisme ne de cette angoisse
mais elle (l'ame) doit habiter ce tombeau de mort tenebreuse pour connaitre .st. si frequent qu'on ne peut Ie prendre pour pathologique, Ii moins
la resurrection spirituelle qu'elle attend (108). _ Ie pathologique ne soit Ii considerer comme la norrne! C'est
pourquoi il est preferable de ne pas abuser de ce mot : les structures
Toutefois, dans Ie domaine mystique, eomrne ailleurs, Ie fantasme
., l'imaginaire sont polymorphes et il est dangereux de ne pas consi­
prend parfois Ie pas sur I'ascese, sur Ie depouiUement, sur I'experience
6er chacune d'entre elles dans un ensemble plus complexe qui
authentique. Huizinga cite quelques passages d'un realisme inoui oil
l~laire, I'enrichit et la nuance. Gilbert Durand qui, pour etudier
Ruysbroek depeint la faim demesuree du Christ ;
ces « structures », a explore des domaines tres varies, parmi lesquels
II nous consomme en entier jusqu'au fond car iI est un glouton avide
Ia psychiatrie, s'en tient a cet avis:
tOUrtnente d'une faim vorace; il devore jusqu'a la moelle de nos os... Tout Dans les etats psychiques dits nortnaux l'on n'a jamais une separation
d'abord, il prepare son repas et consume dans l'amour tous nos peches et neUe des regimes de l'image. Structures schizomorphes, mystiques et sym­
nos defauts. Puis quand nous sommes purifies et ratis au feu de l'amour bo/iques sont [... J « trois directions fondamentales seIon lesquelles se deploie
il ouvre la bouche comme un etre vorace qui veut tout engloutir... Ah! si et s'epanouit la vie humaine ». Ces «Jacteurs» som ensemble constitutifs
nous pouvions voir I'envie gourtnande que Ie Christ a de notre salut, nous aes racines de toute conscience normale et n'ont de realite autre que metho­
ne pourrions pas nous retenir, nous lui volerions dans la gorge (1119). dologique par la force de coherence qu'ils introduisent respectivement dans
Ie champ de conscience (115).
Evidemment, Ie chretien lui aussi consomme, dans I'Eucharistie, Ie
Christ, « roti au feu, bien cuit » (110), Ie mystique boit Ie sang aux S'il est errone de privilegier I'une de ces structures aux depens des
plaies du Christ; saint Bonaventure, Catherine de Sienne, et bien autres, iI serait aussi abusif de negliger rune d'entre eUes; c'est pour­
d'autres font fleurir ces metaphores. Metaphores qui d'ailleurs peuvent quoi nous avons I'intention d'accorder sa place Ii la structure dite
« schizomorphe ». Cependant, parmi ceux qui se sont appliques Ii dis­
280 PHANTASM PHANTASTlCA
PHANTASM PHANTAS17CA 281

tinguer diiferentes modaliu!s de fonctionnement dans Ie psychisme extremement variees, parfois contradictoires, il est une forme d'expres­

humain, il n'y a pas d'accord absolu sur la nature et la definition lion privih!giee. Cependant son caractere ambigu nous empeche d'en

de ces diiferentes tendances. L'opinion que nous venons de voir eli­ donner une traduction univoque, comme elle nous interdit de I'enfer­

minait de sa terminologie la distinction normal-anormal; celIe du tner dans un systeme d'interpretation plutot que dans un autre.

or Volmat etablit, dans les productions de I'imaginaire, des distinc­

tions plus directement comprehensibles par Ie commun des mortels :
Nous considerons plusieurs categories de contenus : un contenu normal, . Du fait que Ie malade mental vit souvent un etat de regression, il
un contenu de significations plus explicitement pathologique, enfin un .'exprime plus volontiers par Ie dessin : « Ie dessin, mieux que Ie
contenu de signification symbolique (116). delire, renvoie plus facilement aux dernieres formes signifiantes pos­
sibles, au symbolisme traditionnel et irrempla<rable. Aussi est-il inutile
Les protagonistes s'accordent tous sur la presence de la fonction d1attendre du malade qu'il traduise en langage courant les grandes
symbolique, ce qui nous importe iei, bien que Volmat definisse Ie zones de signification de son reuvre )) (122).
symbole dans une perspective plus « operatoire, fonctionnelle » ell7 ), Bien que certains malades soient capables d'ecrire leur delire (123)
psychiatrique, que les anthropologues ou les mythologues (ll8). Ce Ott de commenter leurs dessins par des interpretations de style poe­
parti pris est parfaitement defendable pourvu que I'on continue a tique (124), leur moyen d'expression favori est plutot en eifet Ie
lire Ie symbole sur I'ecran de significations universelles et archetypales 'dessin. Dans la mesure Oil nos monstres sont avant tout des formes,
qu'il est difficile de meconnaitre. "ril@me lorsqu'ils passent dans la litterature, nous nous permettons
Le monstre est pour nous un exemple de fonctionnement symbo­ 1t'accorder notre attention it des representations plastiques du monstre.
lique du psychisme. Nous nous passerons de la dialectique normal­ p'ailleurs Ie role du dessin recoupe celui du texte, parle ou ecrit :
anormal, etant donne que nous ne pouvons aborder iei Ie probleme
de la relativite de chacune de ces notions et de leurs interferences. ;par Ie dessin, comme par Ie delire, s'esquisse un grand mouvement d'inter­
Parmi les fruits de l'i~naire, il n'est pas toujours facile de pretation du monde, auque1 toute pensee qUI fonctionne au niveau des
distinguer entre les prooults diiPSychisme sain et ceux du psychisme mutges se laisse prendre (m).
malade : cette tentative serait, a i'egard des createurs medievaux,
tout a fait iIlusoire. Les critiques qui ont cru nckessaire « d'expli­ La pensee nevropathique fonctionne en etIet d'une maniere sym­
quer» l'reuvre de Jerome Bosch par la maladie mentale ou I'usage bolique, comme la pensee archaique; elle n'est pas isolee des autres
d'hallucinogenes apportent des points de vue inu~ressants mais mani­ modes d'existence du psychisme humain (126),
festent, de la sorte, une relative incomprehension, et leur difficulte Comment les malades mentaux se servent-ils du dessin? Bien sou- ,
Ii s'adapter a la richesse d'imagination d'une epoque. II est possible ~t, chez eux comme chez les primitifs, Ie dessin fait fonction de
que, pour des artistes plus proches de nous, I'examen psychiatrique rituel magique. Cette fonction du dessin chez les primitifs est attestee i
ne soit pas une tentative insensee. Cependant, il ne s'agit pas de faire par un ceremonial dogon que raconte Griaule : les masques dogons,
de I'expression artistique, quelle qu'elle soit, une fidete traduction en bois, sont consideres comme dangereux car « la force de l'animal
de la personnalite : « Ie contenu caracteriel de la personnalite ne est crue presente dans Ie bois et il convient de Pen debarrasser, afin
coincide pas forcement avec Ie contenu des representations» (119). de permettre au danseur de s'en coiifer sans trop de risques » (127).
Tel qui parait fou a travers son art est parfaitement sain dans la vie Pour decharger ces masques de leurs forces animales on les applique
et vice versa! Aussi est-it illusoire de porter un diagnostic sur un par trois fois sur des peintures rupestres qui sont censees dater des
artiste a travers son reuvre (120); d'autre part, il faut admettre que temps mythiques en repetant la priere : « Que to utes les forces passent
certains artistes reunissent « Ia double incidence du genie et de la dans ce qu'on a trace... }} (128). En ce sens, l'a:uvre d'art est de carac­
folie» (121). tere magique : elle sert Ii « defendre la societe ou I'individu contre les
Aussi n'avons-nous pas I'intention d'expliquer Ie monstre dans cmprises de l'invisible » (129).
I'Art par nos references aux productions des malades mentaux. Notre Le cas de Rene Pe... (cf. note 123), analyse par Volmat, est part i­
intention est essentiellement descriptive : nous souhaitons simple­ culierement instructif : ce malade dessine beaucoup, il dessine en
ment montrer que, comme il existe des « poms » entre I'Art et la folie, particulier des monstres, et it ecrit, il commente ses dessins. Void
Ie monstre est, a travers des formulations diverses, Ie produit de fonc­ quel sens it donne Ii ses productions :
tions mentales generalement partagees, d'oll son importance, et
meme sa necessite, dans Ie psychisme humain. Parce qu'il constitue De science en science, de fil en aiguille, on arrive Ii des productions de
un terrain d'accueil extremement tolerant et discret (son aspect sym­ Cl'.'tte sorte, choses qui paraissent jantastiques a priori. On peut facilement
bolique l'apparente au masque) pour des manifestations psychiques passer pour fou.
 282 PHANTASIA PHANTASTICA PHANTASIA PHANTASnCA 283
Cependant ces choses « ont un sens explicable et reel» (130). , Notons que les « monstres » exorcises ici sont des anthropophages ou
En effet, il donne un sens a ses dessins. Son obsession est d'etre ~pparentes a cette engeance : I'angoisse de se faire absorber ou defor­
Ie siege d'une intense activite microbienne : ces microbes sont comme ,BlCr par les microbes-anthropophages se projette dans Ie mot-synthese,
des monstres proteiformes qui peuvent prendre I'aspect de tous les Bacai'cal.
organes du corps humain qu'ils envahissent : .,' .Enfin les microbes ne sont pas seulement « happes par les traits » de
~on « automatique »; Ie dessin peut servir dans un ritueI magique
L'elemental est un microbe de grande taille, qui se nourrit de votre orga­
nisme, qui se gonfle, qui finit par se loger Ie long de votre peau, qui fait
.fr.ts
efficace : Ie malade pose sur son corps Ie dessin, a I'endroit qu'il
corps avec vous, qui epouse votre forme. Si on Ie rejette, il garde votre £eDt purger, et Ie laisse assez longtemps pour que s'opere Ie transfert
forme, a l'exterieur(I3I). {::, . . microbes:
,~(~rl,'

L'un de ses dessins, un « sphinx» (fig. 93), est cense attirer ses
:~.:~ I •. Je tire sur Ie dessin et il vient se coller sur moi a la hauteur correspon­

.. microbes» pour I'en purger:

';;£\ ~te. II y reste plus ou moins longtemps. Je tire et je lache les miasmes

J::.' Jfti o1lt cette forme-la, qui se sont fondus la-dedans [... J. Quand la forme

jft' '¥tofleine, ils se decollent d'eux-memes et ils entrainent ceux qui sont dans

J'ai fait ce dessin pour chasser les

testicules et les verges que j'ai dans
':~( ~i: (133).
la tete; parce que rien qu'en Ie regar­ )y )'On voit ici I'importance de laforme, notion dont on a deja souligne
dant, automatiquement, Ie microbe ... ·.fiDteret dans la conception habituelle du monstre.
qui a la forme des organes sexuels se i ·~.:Le fonctionnement du monstre est parfaitement explique par Ie
colte dans Ie dessin du fait que c'est .' . •tade : Ie dessin emprunte exa:tement la form~ de. ses monst~es inte­
sa forme. Le papier Ie tire, et lui, est
J¢urs, de ses fantasmes. Le phenomene de projection est c1alrement
subjugue. II se precipite sur la forme
qui est sur Ie papier, et qui est la ·.lfPOse : lorsque, grace a I'analogie des formes, Ie transfert s'est
sienne propre, ou quelque chose d'ap­ JllCOmpli, et que Ie monstre dessine a absorbe Ie monstre interieur, Ie
prochant. Ce dessin ressemble a cer­ Inalade a retrouve une u forme propre », sa « forme esthetique nor­
taines figures antiques, telles que la '~e »! Nous voyons a travers les textes de ce malade quelques carac­ -"

tete du sphinx. Le sphinx a ete cree jlPstiques deja evoquees a propos du monstre medieval: dans ses com­
dans ce but, pour pomper I'engeance tnentaires, comme dans les textes medievaux, Ie monstre apparait
microbienne, quelle qu'en soit la comme essentiellement difforme! Par ailleurs, nous avons vu, dans Ie
taille [... J. A force de prendre les mi­ ~t Racai'cal. I'un des procedes typiques de fabrication des monstres :
crobes et de les rejeter sur Ie dessin, de "b monstres composites, hybrides, issus de la fusion d'elements dis­
les charger, de' les decharger, de les p&rates. Cette methode est tres frequente chez les malades mentaux
faire changer de place, ils finissent
par s'user et disparaitre. Et c'est pre- qui operent ainsi une u vaste entreprise de rassemblement du monde )) :
Fig. 93 : Un « sphinx D. cisement dans ce but que j'emploie
differents moyens, entre autres, Ie des­ ;" Dans cet immense contenu latent qu'est chaque dessin, les objets obeissent
sin. Cela consiste a zigouiller les microbes et a recuperer une forme esthe­ t\ la loi de la fusion des formes et a leur nivellement par compenetration. Une
tique normale (132). 19ne attraction fait se telescoper les objets (136).
,', La loi de I'agglutination des images se degage dans Ie domaine des arts
En commentaire a un autre schema, iI affirme qu'en se debarrassant pnmitif, enfantin ou pathologique, de meme que dans celui des reves, des
des microbes, il « recupere une forme propre » (133). btythes ou des delires. Ceux-ci nous offrent de multiples images composees
On ne saurait enoncer plus c1airement Ie role cathartique du monstre ,.. fondues (sphinx, centaures, faunes, anges, griffons, etc.) et montrent une
et du dessin de monstre. Le mot lui aussi peut remplir ce role de :¢ndance a combiner des formes humaines, animales, vegetales ou cristallines,
purification : • fa'i=on a produire une forme unique de haute signification magique (137).

J'ai mis ici ces quatre mots : caraibe, cannibale, canaque, racaille. Cela Le procede est donc commun a plusieurs formes d'art et a plusieurs
'oj

pour decoller les microbes qui sont lies aux ossements de ces individus qui ,regimes» du psychisme. Tout comme Ie reveur ou Ie « primitif ), Ie
infestent la terre depuis des siecIes. De ces quatre mots, j'ai fait Racaica/, puUade reussit a I'aide du monstre magique, multiforme, a s'adapter . /
qui les contient tous. J'ai souligne ces mots de cinq traits et j'ai mis dessus
les deux etoiles. Les microbes sont happes par les traits, passent dans les
'U monde en ramenant a soi « la presque totalite du monde » (138). De'
mCme, sans doute, Ie createur ou I'imitateur medieval, en dessinant
mots et dans les etoiles [... J(134). inlassablement les memes monstres, voit en eux, consciemment ou non,

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 286 PHANTASlA PHANTAS17CA.
..
PHANTASlA PHANTAS17CA. 287
rerons pas a determiner celie-d. Ce qui nous interesse ici, c'est de pou­ Ccrit quelques precisions sur l'etre ainsi cree. (On trouvera aux
voir distinguer, II partir du dessin de malade, certaines habitudes du pages 425 a 436 de son ouvrage un expose des resultats qu'il a obte­
subconscient. II semble que la structure bipolaire degagee par Freud nus.) Pour des imperatifs de brievete, nous ne pouvons donner ici nos
puisse parfaitement s'appliquer au monstre en general; celui-ci est Ii la propres reflexions sur les fruits de I'expenence : mon deuxieme livre,
fois une fuite de la realite traumatisante (Ies difficultes de la vie, sur Ie monstre au XX" siecle, se charge de les developper. n nous suffira
qU'elles soient d'ordre biologique ou autres) et une representation des pour l'instant d'en extrair~ quelques indications (149).
elements les plus angoissants : Ie monstre est un etre imaginaire qui Parmi nos monstres contemporains, nous trouvons des monstres
represente des angoisses bien reelles. Creer un tel etre revient Ii incar­ apparentes aux monstres medievaux. Mais ce qui nous interesse,
ner l'anxiete, done a s'en debarrasser paniellement, et a jouir de au-dela des ressemblances de formes ou de types, ce sont les commen­
I'aspect fantaisiste, irreel, parfois meme saugrenu et amusant de cette taires dont sont accompagnes ces monstres... comment aires qu'aucun
II creature». Le monstre, tout en manifestant I'angoisse, parvient auteur medieval ne nous a laisses sous cette forme. En effet, au Moyen
egalement a la nier ; il serait donc tout II fait apte a exprimer les symp­ Age, nul ne cree « son » monstre. Quant aux « commentaires ", ils
tc~mes de diverses maladies mentales aussi bien que les divagations etaient Ie fruit de conventions extra-individuelles, queUe que fUt leur
d'individus reputes sains d'esprit. orientation (cosmologique, religieuse, morale, allegorique, etc.). Le
II vaut mieux cependant ne pas se livrer sans precautions a l'inter­ commentaire individuel, « spontane», n'existait pas (ou plutot, la
pretation des monstres ; nous devons mettre autant de soin a interpre­ spontaneite, en ces temps, se souciait moins de l'individu). Or, preci­
ter les symbolismes des diverses mentalites en les replatyant dans leur sement, ce que nous trouvons chez ces monstres contemporains, c'est
cadre culturel et historique que dans la maniere dont on traite les l'eclairage direct que jette sur eux Ie c£eateur dans I'instant meme
symbolismes de malades mentaux. Dans ce dernier cas, il s'agit de de sa creation, tandis qu'il est au vif du sujet et personnellement sol­
renoncer a faire passer leurs dessins et peintures par notre systeme liche. La parole confere aces monstres une transparence exception­
de comprehension personnel; nous ne pouvons les comprendre « qu'en nelle.
nous inserant dans Ie mode d'existence de cette peinture pour Ie Nous avons pratique l'experience sur une echelle volontairement
malade » (147). C'est pourquoi I'an pathologique ne saurait etre qu'un restreinte et cependant les resultats different peu de ceux que Lascault
point de comparaison, parfois utile, et nullement Ie pretexte d'une a obtenus a une echelle plus vaste. Un milieu humain tn!s limite peut
panaeee interpretative.
donner, en ce domaine de la creation monstrueuse, des resuitats aussi
La plupan des monstres de la mythologie universelle se retrouvent
interessants qu'un groupe plus nombreux, ce qui tendrait Ii prouver
dans les dessins de malades mentaux : Ie theme de la deshumanisation,
que cette creation est presque une fonction naturelle. De surcroit, Ie
les metamorphoses (I'homme-animal, -vegetal, -mineral), les meca­
fait qu'on puisse constater, d'une experience a l'autre, une certaine
nismes de deformation, de distorsion, d'agglutination des formes, de
uniformite dans les resultats obtenus, permet de supposer qu'en effet,
stylisation sont d'usage, simultanement ou separement, dans bien des
iI y a dans I'elaboration du monstre des « constantes » formelles et
cas et dans des cultures differentes.
verbales. II serait interessant de savoir si ces constantes se retrouvent
C'est pourquoi, qu'il s'agisse d'an pathologique ou d'un art consi­
egalement d'une epoque a I'autre. Nous aurions la I'objet d'une etude
dere comme non pathologique, it ne faut voir dans ces formes que
plus vaste dont Ie present essai n'offrirait que les premisses.
diverses manifestations de la pensee symbolique au sens Ie plus large.
On ne peut nier que chaque epoque s'exprime dans une tonalite qui
Comme Ie dit Volmat, Ie symbole est « polyvalent avec simplement
lui est propre. Mais, chose curieuse, lorsqu'on essaie de determiner
predominance pour la signification correspondant au niveau 011 fonc­
la specificite de l'imaginaire, a une epoque donnee, on se rend compte
tionne Ie psychisme » (148). aquel point ces determinations peuvent egalement s'adapter ad'autres
epoques (150).
Entre les monstres medievaux et les monstres contemporains, I'ele­
En contrepoint a ces etudes sur I'aspect psychologique des monstres ment qui se trouve Ie plus sujet a variations semble etre la technique
medievaux d'une pan et des monstres de malades mentaux d'autre meme du dessin. D'autres motifs de diversification se trouvent non
part, nous aurions pu apponer quelques temoignages de monstres dans Ie monstre lui-meme mais dans l'usage qu'on en fait seton Ie
« contemporains », crees par des individus « comme tout Ie monde », niveau de culture, Ie cadre historique, ethno-sociologique, psycholo­
donc (! normawc »! gique, etc ... On peut evidemment concevoir qu'il existe entre des
Nous avions emprunte a Lascault I'idee d'une experience ten tee monstres d'epoques diverses des differences de sens : nous ne saurions
aupres d'adolescents en milieu scolaire. Celui-ci avait propose (ou fait adherer a ce point de vue sans restrictions. II nous paraitrait plus juste
proposer) a 1200 eleves de Iycees, filles et gartyons, de la classe de 6e a de dire que si certains sens sont priviIegies Ii teUe epoque, les autres,
la Terminale, de dessiner un monstre en couleurs et de donner par bien qu'a I'arriere-plan, demeurent. II nous semble qu'en tout temps
.j)~;>.';.
.
288 PHANTASlA PHANTA.S77GA.

il y a un sens etemel et universel du monstre, auquel se surimposent un

ou des sens de predilection et meme de « convention» propres achaque
epoque, achaque culture. Ces derniers peuvent occulter Ie premier mais
ils ne peuvent l'empecher d'ex:ister. Ainsi une gamme de variables
propre au temps, a l'artiste, a son milieu (au sens Ie plus large), se
conjugue Ii celie des constantes et en constitue comme l'omement.
Aussi vaut-il mieux ne pas s'attarder a la manie interpretative et ·MAFIN
se garder des points de vue exclusifs. L'horizon du monstre et de EST MON

l'imaginaire est bien trop vaste pour qu'on puisse Ie roouire a l'aide COMMENCEMENT...

de systemes, quels qu'ils saient. Nous sommes entierement d'accord

avec Gilbert Durand lorsqu'il attribue a ces systemes, et en particulier
Ii la psych analyse, sans meconnaitre leur valeur, une portee relative:

L'imagination humaine semble vierge de toute predetermination catego­

rielle, et I'on peut parler, par-dela les intimations du caractere et du sexe,
d'une universalilti de I'imaginaire que ne vient dementir que I'exception
pathologique dans laquelle I'imagination semble bloquee dans telle ou
teIle structure exclusive (lSI).

L'exception pathologique eUe-meme, on l'a vu, revele l'universalite

de l'imaginaire.
Que son secret reside dans la memoire humaine, dans une heredite
mentale transmissible a travers les ages ou dans un donne humain pri­
mordial, Ie monstre se perpetue, semblable Ii lui-meme : tisse d'ombre
ou de lumiere, it hante les aOOrds de l'homme, vivant de sa vie, mou­
rant de sa mort.
-~.---.---------

Rondeau

Ma fin est mon commencement

Et mon commencement ma fin
Et tenefJre vraiement.
Mes tiers chans trois fois seulement
S e retrograde et einsi fin.
Guillaume de MACHAUT.

J..e monstre est Ie lieu par excellence de la pluralite : pluralite des

tens, des fonctions, des formes ... Jusqu'au XVle siecle indus, Ie monstre
RIle une creature au moins ambigue; I'interet qu'il eveille se double
de questions troublantes : pourquoi figure-t-il au rang des creatures
universelles? Qu'est--ce que, par lui, Ie Maitre de I'univers veut nous
signifier? Releve+i1 des Puissances d'En-Haut ou des Puissances
d'En-Bas? Si quelque chose ou quelqu'un pouvait mettre en question
la perfection et I'omniscience de Dieu, ce serait lui; mais, a l'egard de
I'omvre divine, nulle question, nul doute n'est lieite :
.L'home estant mis en ce beau domicile, ou plutot en ce tresmagnifique
theAtre, doit contempler Ie ciel, les estoiles, I'aer, I'eau, la terre, les animaux,
Ies plantes, Ie tout fait de si grand artifice, orne de si excellente beaute, assem­
ble et compose de si grande harmonie, doue de si grande vertu, tant bien
ordonne qu'il n'est possible de plus

Ainsi, pendant plusieurs siecles, a-t-on accepte humblement de ne

pas comprendre Ie monstre, puisqu'aussi bien Ie plan d'ensemble de
I'univers ne nous est pas accessible. Comme en la bouche du psalmiste,
seule la louange est de mise :
Louez Yahve depuis la terre,
monstres marins et tous les abimes,
,;i:,\"

,;'
 ------------~------~

292
MA FIN EST MON COMMENCEMENT•••
MA PIN EST MON COMMENCEMENT••• 293
feu et grele, neige et brume,
souffle d'ouragan ... (2). die la rebellion de Job: dans la demonstration de la puissance de Dieu,
. . merveilles de la creation ne sont que Ie premier argument; ce qui
Pretendre juger la creation n'est que deraison criminelle; comme au
livre de Job, la Question, la recrimination de I'homme est sans avenir :
I'homme pourrait-il avoir raison eontre Dieu?
Quieonque s'avise de diseuter avec lui
_i
..,nne la soumission de Job c'est Ie deuxieme argument, la preuve
Dieu maitrise non seulement les puissances positives de la vie mais
les forces negatives, destructrices. Devant Ie spectacle de ces
JIIIOIlS1res tout-puissants domestiques, Job se reconnait « sans inteI-
JiFalce ", ignorant, reduit· au silence par ces merveilles qui Ie
ne trouve pas a repondre une fois sur mille C). 4fpassent (9).
~; La creation tout entiere temoigne de la grandeur de Dieu et Dieu
La plainte de Job, en cet endroit, n'est pas resignee mais amere, .peut se manifester dans sa force que si quelque creature situee aux
presque hargneuse. II lui faudra, pour accepter de rester dans l'igno­
confins de la puissance imaginable se dresse devant lui... pour que
rance, sentir Ie souffle de Dieu sur lui. La Parole de Dieu, ironique, J)ieu s'en joue :
cinglante, remet a sa place ce « ciron » questionneur (Job, 40) et, pour
ce faire, lui jette a la face I'image des grands monstres, Behemoth et Void la mer aux vastes bras
Uviathan:
Et Leviathan que tu formas pour t'en rire (10).
Represente-toi Behemoth!
",•. eette magistrale intervention des monstres dans Ie livre de Job
G'est lui lafleur des reUfJT'es de Dieu (4). eclaire crument, comme Ie fait aussi Ie Moyen Age, leur double statut :
qaerveille d'une part, emanation d'une puissance creatrice inconcevable
Sa puissance est gigantesque mais, bien que tout-puissant, il est a 1a 'I'intelligence humaine, et puissance mah!fique de I'autre, abime devo­
merci de Celui qui Ie crea; esclave, 'domestique, IaDt. Dans les deux cas Ie monstre inspire une terreur sacree.
On nous objectera que bien des ~onstres medievaux n'ont pas Ie
un Jourdain lui ;ailIirait ;usqu'a la gueule sans qu'il bronehe (').
caractere terrifiant de Behemoth et de Leviathan : seul Satan peut
Comme Adam, la fleur des reuvres de Dieu lui aussi, it fut menace de lOutenir la comparaison. Cependant Ie Moyen Age juge les monstres
I'epee et chasse loin du jardin de la creation : Ie rapprochement de comme un ensemble, Ies questions de detail n'interviennent pas: Ie
Job 40 : 19, 20 et de Genese 3 : 24 eclaire d'une curieuse lumiere de probleme essentiel est celui que posent les monstres par rapport a
parente les relations de l'homme et du monstre! L'un comme I'autre, ridee d'hannonie et de perfection de I'univers. Pour Ie rendre moins
I'homme et Ie plus grand des monstres, sont des maitres, ils sont aux bnllant, il s'efforce de penser en tennes de relativite, si I'on peut dire,
ell vertu du principe qu'avance Ie livre de Job et qu'enonce aussi
limites de la perfection. Uviathan est l'etre Ie plus puissant de la
creation apres Dieu : saint Augustin: I'homme ne voit qu'une petite partie du plan d'en­
semble de la creation et ne peut juger de l'hannonie des differentes
nul ne peut lui resister en face. parties entre elles puisqu'il ignore : ~ cui congruat et quo re/eratur (II) I)
Qui done I'a affronte sans en pAtir? (avec quoi elle s'accorde et Ii quoi elle se rapporte). n s'applique donc
Personne sous tous les cieux (6). a conserver autant que possible l'ambigtiite du monslre, la bipolarite
que lui confere son incessant balancement a travers les contraires.
La force de Uviathan revele la force de Dieu son maitre. Nul ne peut
C'est Ia un acte de volonte plus qu'un acte de foi. Cette application
supporter de la voir, pas plus qu'on ne peut regarder Dieu en face,
parfois problematique s'expJique en partie par la necessite : il fallait
Car sa vue seule suffit a terrasser (1). rester en regie avec une thwlogie contraignante; mettre en cause
l'organisation du monde et I'art du createur, c'eu.t ete se condamner
Le grand monstre est un nee plus ultra, it surpasse toute creature: a I'incertitude, a I'angoisse nee du sentiment de l'absurde. Toutefois
it n'est pas impossible de voir dans cette option autre chose qu'un
Sur terre iI n'a point son pareil, reftexe defensif et d'y deceler une inconsciente ironie. Le monstre, bien ­
il a ete fait intrepide.
qu'il soit considere comme une creature de l'univers, garde implicite­
II regarde en face les plus hautains,
ment des couleurs d'imaginaire; creature de Dieu, il est engendre
iI est roi sur les fils de I'orgueil (I).

aussi par I'esprit de I'homme : sa double naissance lui confere une

Fils de I'orgueil, comme Ie fut Adam qui, pour cela, perdit sa royaute. ambiguite de plus. L'imaginaire et ses monstres restent Ie domaine
C'est la longue description des deux grands monstres qui triomphe de I'homme; or, lorsque Ie Moyen Age se demande avec un art
consomme si 1a creation monstrueuse ne remet pas en question la crea­
 294 MA PIN EST MON COMMENCEMENT•••
MA PIN EST MON COMMENCEMENT... 295
tion divine... il manifeste dans l'art de I'esquive des dispositions trou­
blantes. Cet art de I'esquive ne viendrait-il pas de ce qu'obscurement La reftexion sur Ie monstre evolue; mais son evolution ne porte
l'homme se sent Ie maitre des monstres, qu'il se pose avec une ironie que sur des dominantes. La predominance de tel sens, Ii teUe epoque,
enjouee et inconsciente en face du Maitre divin devant qui, par cour­ n'exclut pas la permanence de tous les autres sens. La coexistence,
toisie et par commodite, il s'eiface... ? Les monstres seraient une l'interpenetration des plans est une constante de la pensee medievaie
«transgression non transgressive ". Par les monstres, I'homme et de la jeune Renaissance. La chronologie ne peut s'entendre qu'en
affirme sa liberte, iI s'insurge contre tout ce qui l'opprime, contre tous polyphonie. .
les maux de la condition humaine. Si G. Durand a pu voir dans la Chaque domaine de I'art et de la vie manifeste cette experience
fonction fantastique Une «fonction d'Esperance" c'est que, grace approfondie de la polysemie, de l'etagement des sens. C'est pourquoi
Ii elle, I'homme prend ses distances aussi bien Ii l'egard du mal envahis­ .~ monstre est difficile Ii saisir : il est pris dans la complexite du monde
sant que de I'inatteignable Perfection. medieval et ne peut rendre un son unique. Ceue situation, dont nous
L'ambiguite demeure une constante du monstre, mais une avons trouve maint temoignage, ressort avec beaucoup d'expressivite
« constante variable ". Au xv" siecle une faille s'ouvre ; Ie monstre d'un tableau conserve Ii Colmar, au musee des Unterlinden, la pre­
tend Ii s'installer d'un seul cote du monde et Ii pactiser avec Ie diabo­ delle du Tempelhof de Bergheim (xv" sickle, ecole haut-rhinoise).
Hque. A partir du XIV e sickle en eifet I'idee d'un cosmos harmonieux D'un symbolisme fort et sans sensiblerie, Ie jeu des regards y tisse des
se trouve combattue par l'evidence de la disharmonie : pestes, mas­ riseaux etoiles : la composition divise Ie tableau en deux scenes qui
sacres, omnipresence de la mort. Le corps-univers, Ie corps social, Ie entrent en des rapports subtils par l'intermediaire d'un personnage
corps sacre de l'Egiise, Ie corps humain se couvrent de pustules; Ie central et par Ie biais des regards.
Christ lepreux de Brioude, crucifie terrifiant, donne de cela une image Saint jean Baptiste, Ii gauche, Ie regard fixe sur vous qui regardez
aux Ii mites du supportable. La confusion religieuse, I'obsession de la Ie tableau, designe du doigt Ie Christ dont il annonce la venue. Celui­
fin des temps, la hantise de I'Antechrist font verser les masses d'un d, Ie regard un peu perdu, semble toumer les yeux vers Ie public assis
exces, d'une violence Ii I'autre ; de I'extreme piete Ii l'extreme impu­ aux pieds de jean, les uns regardant Ie Christ, les autres distraits. A
dence, de la penitence ostentatoire Ii Ia jouissance eifrenee, de la devo­ ''.extreme gauche du tableau, deux saints (ou deux prophetes), compa­
tion au sacrilege. Ainsi vecut Gilles de Rais, criminel, « monstre », pons de jean, dirigent leur regard, par-delli Ie personnage de jean,
comme Ie designe Georges BataiUe, sans cesse pret Ii fraterniser avec .-ers Ie Christ. Telle est la « scene» qui occupe la moitie gauche du
Ie demon mais qui mourut plein de contrition, implora son pardon tableau. Au centre geometrique de la predelle, une princesse ou une
et fit verser des larmes sur Ie chemin du bucher comme au passage reine se tient Ii genoux sur une plaque rocheuse de forme arrondie Ii
d'un saint! proximite d'un rocher vertical et d'un arbuste ; ces demiers servent
Les monstres qui torturent les saint Antoine de jerome Bosch, de de transition symbolique aux deux scenes et de « point.d'appui » aux
Martin Schongauer, de Matthias Grunewald sont peu ambigus, leur deux personnages, Ie Christ et la reine (ou la princesse) qui, campes
caractere diabolique eclate avec une violence inouie. de trois quarts avant, se toument legerement Ie dos, orientes chacun
De son passage en enfer, Ie monstre ne sort pas indemne. Le vers la scene qui les conceme. La partie droite du tableau montre
e
XVl sickle tentera de releguer au second plan les diableries tragiques, un chevalier croise terrassant Ie dragon, scene qui, par la presence de
c Is princesse sur un rocher, s'apparente au mythe de Persee delivrant
agressives, du xv ; mais Ie monstre, s'il reste creature de nature, est
desormais suspect. L'adhesion systematique Ii la beaute du paradoxe, Andromede ou au combat de saint Georges. Celle-ci, bien que toumee
du mystere, du « tout autre », n'est plus: Ie XVi C siecle est comme vers « saint Georges & et Ie dragon, accorde son attention a la scene de
interdit, indecis devant Ie monstre. II s'en sert pour sa politique, ses gauche par differents details de son attitude et par son regard qui cou­
polemiques et ... , comme il ne dedaigne pas toujours de repeter ce que isse sous les paupieres baissees vers Ie Christ Ii sa droite.
disaient ses peres, il continue d'adorer Dieu Ii travers la nature et La predelle de Bergheim organise ses motifs selon une demarche
toutes ses creatures. Mais surtout c'est desormais dans Ia connaissance typiquement medievale. Par Ie jeu des regards, rien n'est isole ; aucun
plus que dans la contemplation (et pourtant la contemplation n'est-elle personnage, aucun sujet n'est une fin en soi; tous menent Ii d'autres,
pas aussi connaissance?) qu'il prend plaisir ; renvoient Ii autre chose. La distribution de l'espace, la disposition
des motifs et des personnages dans la geometrie du tableau contribuent
Certes il n'i a rien de plus beau ne plus exquis en ee monde que e'est (= eet)
au meme but : etres et choses n'ont de sens que par les rapports qui
exercisse e eonnoissance, e n'i a rien qui en ees tenebres de notre vie, e infinie les unissent. Le monstre qui figure en bonne place s'inscrit dans un
variete d'opinions, nous donne plus a eonnaitre que e'est que Dieu, apres sa devenir et non comme une exception injustifiable : s'il est voue Ii
parolle eontenues aUK saintes letres "" l'extermination, ce n'est pas une raison pour juger inutile son existence
(au contraire!) et, s'il est tout en bas du tableau Ii droite, it serait vain
de se fonder sur un quelconque « sens de lecture» pour Ie situer dans
 NOTES

NOTES DE L'INTRODUCTIOM

B. BETIIiLH!!IM, Psychanalyse des contes de fies, p. 332.

Voir les travaux de C. G. lung, de M. Eliade et de C. Levi-Strauss.

Voir en particulier I'ouvrage de B. BETIELHEIM cite ci-dessus.

G. DURAND, Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, p. 360.

Cf. par exemple la Postface de Robert Klein au celc!:bre ouvrage de BURCKHARDT,
~isation de la Renaissance en ItaUe, qui introduit d'importantes reserves a
de I'image traditionnelle de la Renaissance envisagee «comme un grand
-. C'est maintenant un fait admis que les limites chronologiques du Moyen Age
la Renaissance sont loin d'etre aussi definies qu'on I'a pretendu.
G. USCAULT, Le Monstre dans I'art occidental, p. 13.

Ibidem, p. 13. Voir aussi C. L~VI-STRAUSS, Le cru et Ie cuit, « Ouverture _.

NOTES DU CHAPITR!! I

(I) Conserve a la bibliothc!:que Colombine de Seville.

,,('I) « Forma dat esse rei » : adage qui se rapporte aux theories aristoteliciennes :
....~ue, livre II, 193 b, et Mitaphysique, livre VI, 1041 b. Ces references nous
. . et~ aimablement communiquees par M. Toumon (Universite de Provence, U.E.R.
""" Lettres, Expression), selon qui il ne faudrait pas, cependant, voir dans cette
lIrmule une ebauche de structuralisme.
(3) Hartmann ScHEDEL, Chronica Mundi, Augsbourg, 1497. Secunda etas mundi,
Ham XII.
(4) M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses, ch. II, p. 32.

(') BEDE,livre IV, De elementis Philosophia, p. 225 (cite par SANTAREM, t.l, p. 25).

(-) Edouard CHARTOM, Voyageurs anciens et modernes (Paris, 1855) t. II, p. 2.

"(,') Matthieu, 24, 31. « Et iI enverra ses anges avec une trompette sonore pour ras­
IItmbler ses elus des quatre coins de I'horizon, d'un bout des cieux a Pautre. ­
,. (I) Dictionnaire des symboles, article Carre, p. 141.
(') in Pierre d"AILLY, t. III, pastille 664, p. 623.
(10) Cette phrase est une note ecnte en marge de I'lmago Mundi de D'AILLY : on
ptut lui accorder un caractere de spantaneite qu'elle n'aurait pas au meme degre
dans un cadre plus elabod.
(II) Sans doute inspiree d'une sphere d'Aristote ou d'une sphere de Guillaume FiI­
lastre qu'i1 rencontra aux Conciles de Pise et de Constance. Gerbert se servit egale­
ment d'une sphere paur son enseignement a Reims.
 302 NOTES DU CHAPITRE I NOTES DU CHAPITRE I 303
(") II s'agit des volets de droite et de gauche qui se referment sur Ie panneau cen­ (2') YM., ch. V, t. I, p. 191.
tral. C'est lorsque Ie triptyque est « ferme " que I'on voit cette « sphere ". "'~) Roger BACON, Opus Majus (autour de 1260). « For their place of binh is the
(1.1) Le volet droit porte I'inscription suivante : Ipse dixit et factum fuit; et Ie ,principle of the generation of things.• Cite par A. P. NEWTON dans Travel & travellers
gauche: Ipse nominavit et creata fuit. Ce qui peut faire pencher en faveur de la these
selon laquelle il s'agirait d'une Creation.
0/ the Middle-Ages. Introduction.
(21) et (2B) Saint Augustin, Cite de Dieu, livre XVI, ch. 7. « Les grenouilles naissent
(14) L'Enfer est fait de neuf cercles, comme Ie Paradis, comme Ie monde des neuf de 1a terre. » « Si en effet e1les sont nees de la terre, selon leur espece, lorsque Dieu
spheres au centre desquelles se trouve la terre. Cette structure est intensement, phy­ ctit : .. Que la terre produise des etres vivants ......
siquement, vecue par Dante : sa langue vigoureuse en temoigne Ii chaque instant. .1',f') ORESME, Lespere, ch. CXXVIII, cite par E. BURON, in Y.M., t. I, ch. 6,
(") Enfer, chant XXXIV, vers 88 Ii 90 :
•• 196.
10 levai g/i occhi, e credetti vedere '~(III) Enfer, XXXIV, v. 108.
Luczfero com'io I'avea lasciato '$,;(31) Enfer, XXXIV, v. 111. Ie point « auquel se tendent de toute pan les poids '.
e vidi/i Ie gambe in su tenere; en) Paradis, XXIX, v. 57. « Contraint par tous les poids du monde.•
(lJ) YM., t. I, ch. 11, p. 233. II s'agit de la zone intenropicale ou zone mediane.
Texte italien de la Societd Dantesca Italiana. Lorsque nous don nons la traduction (H) A. DE LA SALE, La Salade, p. 139.

fran~aise, e1le est empruntee Ii Andre Pezard, edition de la Ph~iade. Toutes les cita­ (3') Saint Avite (vers 523).

tions de Dante donnees par la suite SOnt puisees Ii ces sources. (36) II s'agirait d'une montagne concave particulierement apte 3 recueillir les rayons
(f6) Paradis, chant XXVIII, v. 49 Ii 51.
,do 801eil, 3 les concentrer et 3 les re-diffuser en multipliant leur intensite. Y.M., t. I,
Ma nel mondo sensibile si puoee c:h. 12, p. 241.

veder Ie Volte tanto piu divine, (3') Y.M., t. I, ch. 11, p. 235.

quant'elle son dal centro piu remote. (lI) Cite par SANTAREM, t. I, p. 108. Separe de notre terre habitable.

(17) Paradis, loc. cit., v. 70 Ii 72. (39) C'est ainsi qu'est souvent presente l'Autre Monde Celtique.
-.{-) A. DE LA SALE, La Salade, p. 139.
Dunque costui che tutto quanto rape rtf'l) Y.M., t. II, ch. 52, p. 459.
I'alero universo seco, corrisponde '~(G) Y.M., t. II, ch. 52, p. 459.
al cerchio che piu ama e che piu sape. ,!' (1") Christophe COLOMB, (Euvres, ed. A. Cioranescu, Gallimard, 1961. Troisieme
(fB) Mikhail BAKHTlNE, L'(Euvre de Franr:ois Rabelais, p. 361.
"1Ioyage, Relation aux Rois, p. 234. « Je considere que si je passais par-dessous la
(f9) C'est 13 une constatation purement empirique : un observateur place dans I'he­
ligne equatoriale, en arrivant 3 ce point, qui doit etre Ie plus eleve, j'y trouverais une
IllIsphere Nord, face au Sud, voit Ie soleil se lever 3 sa gauche et se coucher Ii sa droite; ,\aup6-ature encore plus douce, ainsi qu'une plus grande difference dans les eaux et
un autre, place dans I'hemisphere Sud, se postera face au Nord pour avoir Ie soleil . . . les etoiles. Je ne pretends pas dire par 13 qu'on puisse se rendre en naviguant
devant lui et Ie verra se lever 3 droite, se coucher 3 gauche. On trouve une longue 'jusqu'au point ou se trouve cette hauteur, ni que ce soit de I'eau, ni meme qu'il soit
dissertation sur ce sujet chez Mandeville (chap. 20). Ses considerations sont presque 'tJossible d'y arriver jamais; mais je crois que c'est 13 que se trouve Ie Paradis Ter­
incomprehensibles car elles ne SOnt faites que d'une cascade de mesures en degres et ratre, jusqu'ou personne ne peut arriver, si ce n'est par la volonte divine. »
minutes (<< minus" ou « menutz 0) de la position de diverses etoiles. Ces mesures (44) A. DE LA SALE, La Salade, p. 140.
sont-elles pure fantaisie ou pure science: aux astronomes d'en decider! (4') A la fin du xv" siecle, Ie « trou • fin ferme sur ordre du pape (voir Ferdinand
(20) Enfer, XXXIV, v. 98-99 : DENIS, Le Monde enchante, p. 156-157). Plus tard il fut rouven, puis ferme definitive­
" ... natural burella ment sur I'ordre d'Henri VIII. Cela prouve 3 quel point cette « geographie • est vecue
_nsement par I'ensemble de la chretiente.
ch'avea mal suolo e di lume disagio .• (46) Antoine DE LA SALE, La Salade, p. 139.

(2f) On trouve 3 ce sujet, chez P. d'Ailly, un passage tres amusant qui donne une
(4') DANTE, Enfer XXXIV, v. 115.

bonne idee de I'imbroglio de theories ou les cosmographes se debattaient. Ce passage

(48) La mythologie des i1es est egalement fon riche dans Ie monde celtique, mais
(Premier Traite de la Cosmographie, ch. 16, t. III, p. 647), figure dans un chapitre qui
DOUS sommes ici tournes vers Ie monde mediterraneen et 1'0rient pour des raisons
a pour titre: « Le 16" chapitre, continuant I'expose du precedent dissipe quelques
qu'on verra apparaitre plus c1airement par la suite.
obscurites." C'est dans cette perspective d'eciaircissement qu'il prend toute sa
(49) Ch. 30, p. 383.

saveur.
('0) Michel MOLLAT, Grands voyages ... , t. II, p. 170.

« Avicenne enseigne dans son 10" livre des Animaux et dans Ie premier de I'Are de la ($I) Odoric DE PORDENONE, ch. XXXI, p. 485.

medecine que ces lieux SOnt les plus temperes. Certains theologiens ont conclu de ce ('2) Y.M., t. I, ch. 12, p. 241.

fait que Ie Paradis dllt etre en ces lieux, dans une cenaine montagne du cote de (,3) A. DE LA SALE, La Salade, p. 140, version C.

I'Orient. Quoi qU'il en soit de I'opinion d'Avicenne et de celie des theologiens tou­ ('4) Marco POLO, ch. LVII, p. 53.

chant cette region pretendue tres temperee, I'affinnation de Ptolemee est cependant (") Marco POLO, ch. LVII, p. 53.

vraisemblable qui soutient que ces endroits sont assez temperes pour les motifs raison­ ('6) Jourdain DE SEVERAC, ch. I, p. 38.

nables qu'Avicenne allegue de son cote 3 I'appui d'une opinion contraire. » Le texte (") Jourdain DE SEVERAC, ch. VIII, p. 59. Est ibi una terra in qua erat Babylon

latin dit .. quas in contrarium Avicenna egregie assignat " : qu'Avicenne utilise remar­ destructa et desena, ubi sunt pilosi serpentes atque animalia monstruosa.
quablement pour prouver Ie contraire. Ce qui nous interesse ici, c'est Ie travers que (38) Ibidem. « Pro illusionibus et terroribus infinitis.•

reIeve d'Ailly : Avicenne et Ptolemee prouvent deux opinions contraires Ii I'aide des ($f) Isaie, 13, 21.

memes arguments. Qu'on juge d'apres cela de la perplexite ou se trouve plonge Ie (60) Isaie, 34, 14.

lecteur qu'il soit medieval ou moderne. (6f) Cite par SANTAREM, p. 27, t. I.

(22) Nicolas ORESME, Lespere, ch. XXX, in Y.M., t. I, p. 200. (62) Postille 16, in Pierre D'AILLY, Y.M., t. I, p. 197.
(23) Cite par SANTAREM, t. I, p. 88.
(24) Y.M., t. II, p. 455. (63) Nicolas ORESME. Cite par SANTAREM, t. I, p. 142.
(64) MANDEVILLE, ch. 20, p. 332. Pie = pied.
 - ---.-----.-----.---~~--~"'~----~

304 NOTES DES C~ I, II NOTES DU CHAPITRE II 305

(6') M. ELlADE, Le Chamanisme et les techniques archaiques de I'extase.
Mandtwille's Travels, ed. Hakluyt, t. II, p. 231.
(66) Les mots d'alter orbis ont pour traduction naturelle I'expression f I'autre
a
monde • qui nous sert, actuellement, designer celui des morts. Ibid., p. 411.
(67) M. ELIADE, op. cit., ell. VI, p. 188. Mandeville's Travels, p. 353.
(68) Cf. supra, p. 30. Voir plus loin, p. 55.
(69) Cite par SANTAREM, t. I, p. 80-81.
Voir R GROUSSET, op. cit., p. 450.
('0) Chronica Mundi, 1943, Secunda etas mundi, folio n0 2.
Mandeville's Travels, p. 231.
Le tene latin dit : «de factis Tartarorum et allis mirabilibus mundi t.
rl) MONTAIGNE, Essais, fi, Xlll.• Les autres sentent la douceur d'un conten­

tement et de la prospmte. Je la sens ainsi qu'eux, mais ce n'est pas en passant et Chronique de Fra SALIMBENE DE SALIMBENI, in Sbaraglia : Supplementum et
glissant : si la faut-il emdier, savourer et ruminer pour en rendre graces condignes II ad scripuJres trium ordinum Francisci, p. 452, cite et traduit par d'AVEZAC,
p.598.

n
celui qui nousl'octroie. • peut paraitre swprenant de se referer ici Ii Montaigne et
M Cite et traduit par Michel MOUAT, op. cit., t. I, wp. 44.

pourtant I'esprit du commentaire medieval se definit, dans une large mesure, par Ie
besom de goi4er Ie monde, et de rendre grace Ii son auteur. ("') Au XVII" siecle egalement, Ie recueil de Samuel PuRCHAS, 1626, et celui de

(7:') Odoric DE PORDENONE, ch. XXN, p. 345.

BERGERON, 1634, plus modeste.

('1) MANoEVnLE, ell. 22, p. 347.

('2) MANoEVIll.E, p. 321.

('4) A. DE LA SALE, La Salade, p. 139.

MANoEVlLLE,p.411.

(,5) ORESME, Lespere, ch. XL, in Y.M. t. I, p. 240.

Ibid., p. 333.

6
( ) M. FOUCAULT, Les Mots et les Choses, ch. II, p. 37.
Marco Polo, ell. I, p. 2.

(77) Les poles.

('1) (18) JOURDAIN, p. 37.

(,8) Y.M., t. I, ch. 12, p. 241.

JOURDAIN, p. 38.

9
( ) Republique,401a. (41) (42) Respectivement, JOURDAIN, p. 43 et 45; 49; 44.

(80) ~ Ceterum in c/austris, coram legentibus frar.ribus, quid fadt ilJa ridicu/csa mons­ Marco POLO, ch. 119, p. 133.

truositas, mira quaedam dejormis formositas, ac formosa deformitas? • : • D'ailleurs, dans Marco POLO, ch. 119, p. 133.

les cloitres, en face des moines en train de lire, que vient fake cette ridicule mons­ Marco POLO, ell. 17, p. 12.

ttuosite, etonnante beaute difforme et belle difformite? t (Patrologie larine, 182, MANoIMLL.E, ch. 4, p. 239.

col. 915-916). Marco POLO, ch. I, p. 1. La diversite revient comme un leitmotiv chez MAN­

voir par exemple au chapitre 16, p. 309.

NOTES DU CHAPITRE II Jvucdain DE SEvERAC, p. 42. En un mot, tout en Inde, jusqu'aux fruits et
choses de ce genre, est diff'erent de ce qu'on trouve en terre de dllitiente.
(I) Michel MOUAT, Grands 'V£tVages et connaissance du monde du milieu du XlII' siecle Marco POLO, ch. 191, p. 234. greingnor : plus grande. Ils ont des hetes et des
a /afin du Xl'" siecle, Premiere partie: l'Asie, p. 30. si differents des notres que ce sermt merveille II entendre et plus grande encore
e) On verra plus loin II quel point les peuples mongols ont ete investis, par les
Occidentaux, d'un sens esellatologique. ("") Marco POLO, ch. 180, p. 221.
(3) Voir Ii ce sujet: Rene GROUSSET, L'Empire des Steppes, p. 330 II 333. Jurgis ~,,(ll) CoLOMB, 1'" voyage. Mercredi 17 octobre 1492. Gallimard, p. 54.
BALTRUSAlTIS, Le Mtryen Age fantastique, ell. V, p. 171. .;('2) Plan Carpin, ch. II, SociiU de geographie, p. 611.
(4) J. BALTRUSAlTIS, op. cit., p. 184.
.;(,S) RusROUCK. Bergeron, col. 5, et Soc. gee., p. 220. Cf. egalement Soc. geo.,
(5) n partit en mission en 1247. Nous n'avons aucune relation ecrite de sa main : 'p. 238 : «Quand ergo ingressi sumus inter istos barbaros, visum fuit michl, ut dixi
un seul temoignage nous en est donne par Vincent DE BEAUVAIS qui insere, dans son i.lIIIPtrins, quod ingrederer aliud seculum.• Quand nous nous trouviimes au milieu de
Speculum Historiale, plusieurs chapitres empruntes Ii cette relation. CIS barbares il me sembla, comme ie l'ai dit plus haut, que j'entrais en un autre monde.
(6) BERGERON, Relation de Plan Carpin, ch. X, colonne 17.
('4) JOURDAIN, p. 41. n y a ici de tres nombreuses et d'infinies merveilles; et ici,
C) Les Metamorphoses de I'humanite. Les Cathedrales, p. 205. ,
. . cene premiere Inde, commence un autre monde.
(8) BERGERON, Vtryage de Rubruquis (ou Rubrouck), ell. XLV. Edition latine de la ("') Marco POLO, ch. 176, p. 210. Comme nois: comme neige.
Societe de geographie, p. 355-359.
(9) Dates de leur depart pour I'Orient. , (M) Voir supra, chap. I, p. 39, 40.

c:') COLOMB, Gallimard, p. 446, note 20.

(10) BERGERON~ Vtryage de Ruhrouck, col. 150. Edition de la Societe de geographie, ("&) COLOMB, Relation awe Roo, 3' voyage, p. 221.

p.395.
(N) BERGERON, col. 89.
(II) Marco POLO, ed. de la Societe de geographie, ell. VIII, p. 6.

(60) BERGERON, col. 83 et Soc. goo. p. 327 : «Quesivi de monstris, sive de mons­

('2) Voir R GROUSSET, L'Empire des Steppes, et 1.. BOULNOIS, La Route de /a soie.
truosis hominibus, de qwbus narrant Ysidorus et Solinus. Ipsi dicebant michi quod

(11) Dates de leurs departs.

(14) Sa relation est datee du 10 aout 1338. Dunquam viderunt talia, de quo multum miramur si verum sit.•

(15) Date de son arrivee Ii Pekin. (61) Cite par Michel MOUAT, op. cit., t. I, p. 119.

(16) Marchand fiorentin du debut du XIV" sickle.

M Marco POLO, ch. I"', p. 1.

(6') OOORlC, p. 1 et 2.

('7) Voir R GROUSSET, op. cit., p. 372-373,442-443,448-451 et cf. SUpra p. 49,

(64) Quoi qu'it en soit, on peut mettre Ii leur actif ces temoignages de bonne

les « cent sajes homes» demandes par Ie grand Khan Koubilai.

1'OIonte. Jacques DE Vrnu, dans son Historia Orientalis, XII" siecle, cite ses sources et,

(18) Voyage force, puisqu'il fut emmene en captivite par les Turcs, a l'issue de la
bataille de Nicopolis en 1396! pour terminer, se revele completement indifferent aux reactions du lecteur : « Si forte

(',,) Jean de BethencoUrt fait, pour Ie compte de l'Espagne, la conquete des Cana­ alicui incredibilia videantur, nos neminem compellimus ad credendum. t

ries de 1402 it 1405. Cene expedition est racontee par Ie religieux franciscain qui y Si par basard, on les trouve incroyables, nollS n'obligeons personne ay croire.
prit part, Ie frere Pierre Bontier. (65) JOURDAIN, p. 55. Voir aussi la suite p. 56-57.
eO) Voyage raconte par Pigafetta, un Italien qui faisait partie de I'expedition. (66) Mille et Une NuilS, traduction d'Antoine GALlAND, ed. Gamier-Flammarion,
t. I, Second voyage de Sindbad, p. 241; t. 3, Histoire d'Aladdin~ p. 174.
 NOTES DES CHAPITRES n, m 307
306 NOTES DU CHAPITRE n
COLOMB, Quatrieme voyage, Relation aux Rois, p. 28l.
(6,,) JOURDAIN, p. 57. (105) COLOMB, Quatrieme voyage, Relation aux Rois, p. 280.

(0,,) RUBROUCK, Bergeron, col. 90, et Soc. geo., p. 328.

RICOLD, ch. XXXVI, p. 141. Miracu1a Sanacenorum.

(••) RUBROUCK, Bergeron, col. 90, Soc. geo., p. 328.

(",) OOORlC, ch. XXVIII, p. 433. ODORlC, ch. XXVI, p. 369.

RUBROUCK, Bergeron, col. 40, Soc. geo., p. 266.

(") Hommes qui ont des oreilles si longues qu'ils peuvent s'envelopper dedans.
Voir ch. V, Typowgie des momtres, monstres par modification du rapport des organes Jourdain de SEvERAC, Soc. geo., p. 53.

entre eux, en particulier hyperttophie de certains organes. Plan Carpin, ch. Ill, Soc. geo., p. 626.

('2) RAMUSIO, t. I, fb 406, c, d. Les notres n'allerent pas les voir car Ie vent et les Marco POLO, ch. 49, p. 46. .

courants marins leur etaient contrllires; ils penserent d'ailleurs que ce qu'on leur en Camus.

racontait etait une fable. Marco POLO, ch. 192, p. 234-235.

(,') COLOMB, 1'" voyage, vendredi 23 novembre 1492. Gallimard, p. 84. Cf. infra, ch. VI, La notion de momtre, p. 250, 25I.

(14) Lettre a Santangel sur son I'" voyage, Gallimard, p. 185.

OOORlC, ch. 31, p. 485-486.

(") Journal du 1'" voyage, mardi 11 decembre 1492, Gallimard, p. 105.

a
L'episode est raconte dans Bergeron, col. 86 88 et Soc. geo., p. 323-324.
6
( ) Premier voyage, mardi 23 octobre 1492, Gallimard, p. 60.
NOTES DU CHAPITRE ill
(") Troisieme voyage, Relation aux Rois, Gallimard, p. 221.
('B) Cosmographia seu hiswria rerum ubique gestarum, wcorumque descriptio, composee MANDEVIU.E, p. 297-298.

dans la premiere moitie du XV" siec1e avant que son auteur n'accedat a la papaute. MANDEVlLLE, p. 345-346.

(,9) COLOMB, 3 e voyage, Relation aux Rois, Gallimard, p. 221. Ch. 145, p. 160-161.

(80) 1'" voyage, Lettre a Santagel, Gallimard, p. 187. Ch. 146,p. 161.

("') Qu'on ne s'etonne pas de ce cheminement non chronologique vers l'objecti­ Ch. 191, p. 233-234.

vite : celle-ci, en effet, depend plus des individus et des caracteres que de l'ecoulement Ch. 121, p. 138.

du temps! NAVARETTE (Dom M. F. de), Collection des voyages et des decouvertes que les Espa­
(B2) Marco POLO, ch. 96, p. 107. On pourrait bien dire que Ie grand Khanpossede ontfaits par mer depuis /a fin du XV' siecle, 5 vol. Petit in 8°, Madrid 1825, traduit
Ie secret de I'alchimie. De Vemeuil et De la Roquette.
(B') Marco POLO, ch. 96, p. 109. Marco Polo ne va pas jusqu'a formuler Ie jugement (") RUBROUCK, Bergeron, col. 48, Societe de geographie, p. 276-277.
que nous lui pretons mais on Ie sent en filigrane. r) Bergeron, col. 27-28, Soc. geo., p. 248-249. Le texte latin est plus expressif:
(84) Marco POLO, ile de Java, ch. 166, p. 192. , Quando dicebam unum, ipse toturn aliud dicebat secundum quod ei occurrebat. •
("') n s'agit de rOiseau Roc, celebre en Orient comme en Occident. B di1lait quelque chose de completement different, selon ce qui lui passait par la tete.
(B') Marco POLO, ch. 191, p. 233-234. Les points de suspension correspondent a (to) «Tunc videns pericu1um loquendi per ipsum, elegi magis tacere .• Soc. geo.,
des redites incessantes qui donnent un exemple du style de M. Polo dans ses plus p.a49•
mauvais moments et font de sa phrase un veritable « radotage ». _ (il) BERGERON, col. 43.

(B7) RUBROUCK, Bergeron, col. 125 (ch. XLVII) Soc. geo., p. 364. ;(12) BERGERON, col. 71.

(BB) Bernhard de BREYDENBACH; ed. de 1490, fb 96 recto. Les marins ont couturne <'('1) BERGERON, col. 72.

de dl:pouiller les crocodiles et de vendre leur peau dessechee ades marchands. Ceux­ ,:('4) MANDEVILLE, ch. 31, p. 396.

ci les emportent dans les pays lointains et affirment mensongerement que ce sont des :'(1') MANDEVllJ£,ch.17,p. 320.

peaux de dragons. ~'(16) Journal du let voyage: lundi 18 octobre, samedi 29 septembre, etc ...

("9) Voir sur cette question Arnold VAN GENNEP, Manuel du folkWre frllnfais . (1") Ch. 198, p. 250.

contemporain, t. III (1937), p. 423-424 : monstres et geants processionnels et aussi (18) Ch.178,p. 217.
Henri DoNTENVILLE, Mythowgie Franfaise, p. 162 169. a (19) M. EuADE, Mythes, rives et mysteres, IdeeslGallimard 1957, p. 22.
(90) Les Gesta episcoporum de Metz racontent des Ie Xl" siecle la legende telle qu'elle (20) Ibidem, p. 14.
s'est perpetuee. (21) Voir M. EUAnE, Initiation, rites, socreres secretes, Idees/Gallimard, 1959, p. 32.
(91) Louis DUMONT, op. cit., p. 213-214.
F) M. EuADE, Mythes... , p. 14.
("2) Ibidem, p. 215. Ce qui est souligne est en italique dans Ie texte.
(23) Les MiUe et Une Nuits, Gamier-Flarnmarion, t. n, p. 177.
(93) Plan Carpin, Bergeron, col. 62, Soc. geo., p. 720. (24) Garnier-Flarnmarion, t. I, p. 113 a 224.
(94) Pour une enumeration plus complete, voir Bergeron (plan Carpin), col. 48, et (25) Garnier-Flammarion, t. n, p. 45 a 63.
Soc. geo., p. 677 sq. (26) Mardi 27 novembre 1492, Gallimard, p. 91.

(OS) Caspiennes. (2?) Samedi 3 novembre 1492, Gallimard, p. 70.

(••) OOORlC, ch. XXVI, p. 424. (28) Marco POLO, ch. 82, p. 88.
(29) Marco POLO, ch. 84, p. 90-91. Voir aussi ch. 94, p. 102 a 105: autres des­
("7) MANDEVILLE, ch. 29, p. 380.
("B) RUBROUCK, traduction C. et R. Kappler, Imprimerie nationale, ch. xxxv, criptions fastueuses : fauconnerie et pavilions de chasse du grand Khan.
p. 193. La traduction de Bergeron etait fautive. Voir sur Ie role des chairs cuites Mir­ ('0) Histoire des amours de Camaralzaman; G.-F., t. n, p. 156.
cea BUAnE, Le Chamanisme et les techniques archafques de l'extase, p. 54 :« on lui cuit (,') MANDEVIU.E, p. 351.
les chairs pour lui enseigner ran de chamaniser~. Et sur Ie charnanisme tout Ie ('2) Mardi 18 decembre 1492, Gal\imard, p. 117.
ch. XXXV de Rubrouck. C3) 4" voyage. Relation aux Rois, Gallimard, p. 282.
(99) RUBROUCK, ibidem. (34) Marco POLO, ch. 180, p. 221.

(">0) Plan Carpin, Soc. geo., p. 626. Bergeron, col. 32-33 :« TIs s'adonnent fort aux (3,) Marco POLO, ch. 191, p. 233-234.

predictions, augures, vols des oiseaux, sorcellerie, et enchantement.• (36) COLOMB, Gallimard, p. 58.
(101) Marco POLO, ch. 75, p. 78-79. (37) COLOMB, Gallimard, p. 87.

(,8) COLOMB, Gallimard, p. 86, lor voyage.

(102) RUBROUCK, Bergeron, col. 125, Soc. geo., p. 364.

 322 NOTES DU CHAPITRE VII ET DE LA CONCLUSION

(,20) « II convient donc de souligner I'extreme relativite et les aleas d'un diagnostic
de maladie mentale pose sur les seuls caracteres d'une reuvre. On s'expose a prendre
pour Ie style d'une maladie ce qui n'est que Ie style d'une ecole, et, reciproquement,
ou a prendre pour maladie ce qui n'est que I'expression accusee ou meme outree d'un
caract ere... J. DELAY, cite par VOLMAT, op. cit., p. 150, 151.
('2') R. VOLMAT, op. cit., p. 149.
('22) Ibid., p. 47.
(123) Ibid., Cas de Rene Pe... , p. 200 a 204.

('24) Ibid., Cas ISO, p. 70 a 72.

('2S) Ibid., p. 46.

(126) Ce lien des arts pathologiques avec l'art archaique, primitif, n'est pas Ie seul
lien avec les spheres non pathologiques; on a remarque que • les mandalas dessines
par les nevropathes obeissent aux memes lois que les mandalas mystiques D. R.VOL­
MAT, p. 42.
(127) Cite par VOLMAT, op. cit., p. 20S.
(128) Ibid., p. 20S.
BIBUOGRAPHIE
(129) Ibid., p. 205.

(1l0) Ibid., p. 203.

(Ill) Ibid., p. 202.

(132) Ibid., p. 204.

(Ill) Ibid., p. 207.

I
(1l4) Ibid., p. 20S.

(llS) Ibid., p. 214.

(1l6) Ibid., p. 47.

(1l7) Ibid., p. 163.

A. TEXTES DU MOYEN AGE ET DE LA RENAISSANCE
(1l8) (139) (140) Ibid., p. 47.

(141) ('42) Ibid., p. 211, cas de Rene Pe... , suite.

AENEAs SILVIUS (Pie 11), Cosmographia seu historia rerum, ubique gestarum, loco­
('4l) Ibid., cas 13S. Incapacite d'ingerer de la nourriture qui traduit une anxiete
rumque descriptio, Venise, 1477.
Bigue. -, Asiae Europaeque elegantissima descriptio, Marbourg, 153!.
('44) Cf. VOLMAT, op. cit., Planche LXV, fig. 121. -, Opera quae exstant omnia (edit. M. Hopperus), Biile, H. Petri, 1571 (BU
('4S) (146) ('47) VOLMAT, op. cit., p. 176. Geneve, Bf 839).
(148) Ibid., p. 160.
An.Ly (Pierre d'), Ymago Mundi, (trad. et comm. Edmond Buron), Paris,
(149) Le Monstre. Pouvoirs de i'imposture, Paris, PUP, 1980.

G. P. Maisonneuve, 1930,3 vol.

(ISO) G. DURAND, op. cit., p. 449, 450. «L'inventaire d'one tete romantique. est

decrit en des tennes qu'on pourrait tout aussi bien appliquer aone « tete medievaIe • .ALExANDRE DE PARIS, Le Roman d'Alexandre (trad., presentation et notes Lau­
quoiqu'ils caracterisent des fonnes de pensee extremement differentes. rence Harf-Lancner), Paris, Le Livre de poche, colI. «Lettres gothiques ~,
(151) Ibid., p. 444. C'est nous qui soulignons. 1994.
Almanac pour l'an de grace 1591, Anvers, conserve ala Biblioteque de Lille.
AMERIGO VESPUCCI, De Ora antarctica, Strasbourg, 1505.
NOTES DE LA CONCLUSION ANTOINE DE LA SAlE, <Euvres completes (ed. critique Fernand Desonay), Paris­
Liege, Droz, 1935; voir Ie t. I : La Sa/ade.
(') Guillaume RONDELET : L'histoire entiere des poissons ..., Lyon, Mace Bon­ Apocalypse Oatine) de Paul (texte Long de Paris; introduction, trad. et notes
homme, 155S. Preface, p. a 3.
(2) Psaume 14S : 7-S. Claude-Claire et Rene Kappler), in Bcrits apocryphes chretiens, t. I, sous la
(3) Job, 9 : 2, 3. direction de FranlYois Bovon et Pierre Geoltrain, Gallimard, colI. (c Biblio­
(4) Job, 40 : 15, 19. theque de la Pleiade ~, 1997.
(S) Job, 40 : 23. BARTIffiLEMY DE GLANVILLE (I' Anglais), Le Proprietaire en jranfOYs, Lyon,
(6) Job, 41 : 2, 3. Mathieu Husz, 1485 (c'est a cette edition que nous nous referons); Tou­
(1) Job, 41 : l. louse, H. Meyer, 1494, etc.
(8) Job, 41 : 25, 26. BARTHOLOMEUS ANGucus, Bartholomaeus Ang/icus on the Property of Things
(9) Job, 42 : 3.
(ed. R. James Long), Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1979.
(10) Psaume 104 : 25, 26.

BENEDEIT, Le Voyage de saint Brandan (ed. et trad. Ian Short), Paris, UGE,
(") Cf. supra, ch. VI, p. 210. Cite de Dieu, XVI, S.

('2) Guillaume RONDELET, op. cit., Preface, p. a 3.

1984, colI. « 10/18 '), n° 1652.
(Il) Leonard de VINCI, Carnets, t. I, p. 309.
BERNHARDUS DE BREYDENBACH, Sanctarum peregrinationum... opusculum,
Mayence, Erhard Reuwich, 1486.
-, Reisen ins heil. land Belgisch, Mentzs, Erhard Reuwich, 1488.
-, Peregrinationes in terram sanctam, Spire, Pierre Drach, 1490 (BNUS K 981).
BOLDENSEL (Guillaume de), Liber de quibusdam ultramarinis partibus, suivi de
324 BIBUOGRAPHIE BmUOGRAPHIE
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Liber de monstTUosis hominibus orientis aus Thomas von Cantimpre, De Naturis Strasbourg, Knoblotzer, 1483 (BU Geneve, Bc 501 Res.).
rerum, nach der einzigen Handschrift-Paris BN Jr. 15 106 (ed. Alfons Hilka), -, Le Livre de la consolation des pouvres pecheurs, nouvellement translatk du latin en
Berlin, Weidmannsche Buchhandlung, 1933, Abhandlungen der Gesellschaft JranfOis par jrere P. Ferget, Lyon, Mathis Huss, 1484 (BU Geneve, Bc 478
der Wissenschaften zu GQttingen. Philologisch-Historische Klasse. Dritte Res.).
Folge, Nr 7. (BNUS A 500 150). -, La Consolation des pecheurs Jaicte par maniere de proces mene entre Moyse, pro­
COLOMB (Christophe), (EUfJTeS (ed. A. Cioranescu), Paris, Gallimard, 1961 cureur de Jesuchrist et Belial de l'autre part, procureur d'enJer (trad. frere
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