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Sandra Delacourt Et Dork Zabunyan - Final - FR

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MEETING

POINT #5
Dork Zabunyan
& Sandra Delacourt
Arpenter le
Supermarché
des images
Docteure en histoire de l’art contemporain de l’Université Paris 1,
spécialiste de l’art américain des années 1960, Sandra Delacourt
mène parallèlement une activité de critique qui interroge
les relations entre les régimes de visibilité de notre histoire
présente et les savoirs nous permettant d’avoir une prise sur
elle. Elle couvre un vaste champ de pratiques disciplinaires – de
l’anthropologie à l’histoire naturelle, de la philosophie à l’histoire
des techniques... –, et ses recherches en art révèle à chaque fois
la transversalité qui les parcourt en même temps qu’elle les met
en rapport dans le contexte du capitalisme globalisé. Dans une
démarche concrète inspirée de Michel Foucault, et dans une
confrontation toujours sensible aux œuvres d’art, elle démêle
ainsi les structures de pouvoir qui lient les savoirs à nos manières
de voir, et développe un discours critique mettant en suspens
nos modes de perception des choses et des actions comme
nos façons de les penser. Dans cette perspective, le Meeting
Point avec Sandra Delacourt esquissera un parcours dans « Le
Supermarché des images » comme dans les problématiques que
l’exposition charrie à la croisée des disciplines, des contraintes
économiques qu’elle questionne aux issues politiques qu’elle
dessine. (DZ)

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L’entretien

Mercredi 28 janvier 2020. Dork Zabunyan et Sandra Delacourt au Jeu de Paume. Photo Adrien Chevrot.

«
Dork Zabunyan : Sandra Delacourt, bonjour.

Sandra Delacourt : Bonjour Dork Zabunyan !

Dork Zabunyan : Bienvenue à ce premier Meeting Point de l’année 2020.


Il portera sur l’exposition « Le Supermarché des images » et sur les œuvres
qui seront à cette occasion présentées dans la totalité des espaces du Jeu
de Paume, à Paris. Nous discuterons des questions qu’elle suscite sur notre
« civilisation de l’image », si vous me permettez cette expression un peu
désuète…Sandra Delacourt, vous êtes historienne de l’art contemporain,

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spécialiste notamment de Donald Judd, dont le nom apparaît dans le sous-
titre d’un ouvrage important que vous avez publié en 2019 : L’artiste chercheur.
Un rêve américain au prisme de Donald Judd aux éditions B42. Vous avez
également fait paraître un essai dans un livre de photographies de Bruno
Serralongue qui se présente comme des Comptes rendus photographiques
des sorties des Naturalistes en lutte sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes,
août 2015 – avril 2017. Votre contribution s’intitule « Arpenter un présent sans
fin ». Vous y abordez un grand nombre de questions que « le Supermarché
des images » investit à sa façon.
Vous menez parallèlement une activité de critique, par laquelle vous
interrogez les relations entre les régimes de visibilité de notre histoire
présente, et les savoirs nous permettant d’avoir une prise sur cette histoire,
comme sur le capitalisme globalisé qui la caractérise. Enfin, toujours dans
une confrontation sensible aux œuvres d’art, vous enquêtez sur les structures
du pouvoir qui lient les savoirs à nos manières de voir. C’est à partir de
ce cheminement de pensée que ce Meeting Point avec vous dessinera un
parcours dans « Le Supermarché des images », à la croisée des disciplines
– telles que l’économie, l’histoire, l’anthropologie – des contraintes
économiques qu’elle questionne mais aussi des issues politiques qu’elle
esquisse.
Au regard de cette brève présentation et pour commencer à entrer dans
notre sujet, j’aimerais vous poser une première question : Y-a-t-il une œuvre
à partir de laquelle vous aimeriez commencer à déambuler dans « Le
Supermarché des images » en vue d’en révéler quelques enjeux majeurs ?

Sandra Delacourt : Oui, je pense qu’une entrée en matière toute indiquée


pour entamer cette discussion et cette déambulation dans l’exposition, serait
de porter notre regard sur l’œuvre d’Evan Roth, Since You Were Born, qui
nous accueille dès l’entrée dans le Jeu de Paume. Il s’agit d’une installation
immersive constituée de milliers d’images de formats disparates et de
qualités et de contenus fort dissemblables. Ces images couvrent les espaces
de circulation et de déambulation des murs au plafond. Since You Were
Born me semble assez emblématique de l’un des postulats de l’exposition,
selon lequel nous vivrions aujourd’hui dans un monde saturé d’images.
Cette installation nous happe dès notre entrée dans l’exposition et rend la
question de la saturation extrêmement présente. Elle me paraît également
intéressante dans la manière dont elle propose une dé-hiérarchisation de

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Evan Roth, Since You Were Born, 2019
© Photo fr Bob Self / The Florida Times-Union – Courtesy MOCA, Jacksonville, Florida

ces mêmes images. En effet, ce sont des images qui sont collées au mur de
manière quasi aléatoire et qui reprennent le principe suivant lequel elles ont
été collectées : elles ont été stockées par l’artiste lui-même sur un laps de
temps défini depuis la naissance de sa seconde fille, en juin 2016, jusqu’à
aujourd’hui. Près de trois ans et demi d’images non sollicitées ou d’images
recherchées, qui ont transité par son ordinateur et se sont agrégées dans sa
mémoire cache.

Cette œuvre suscite chez nous un sentiment de familiarité assez immédiat.


En tout cas elle nous saisit et elle évoque l’impression d’être submergé par
un flot incessant d’images numériques, qui s’agrègent quotidiennement
à nos vies. Rappelons quelques chiffres pour montrer qu’il ne s’agit pas
seulement d’un sentiment : 90% des données aujourd’hui disponibles dans

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le monde ont été créées entre 2016 et 2018, un laps de temps très court. Déjà
en 2013, on estimait que l’humanité produisait chaque minute 2,5 millions de
contenus sur Facebook, près de 300000 tweets, 200000 nouvelles photos sur
Instagram, 72 heures de vidéo sur YouTube etc… donc autant de contenus
qu’il est a priori impossible d’assimiler, en tout cas à l’échelle individuelle et
humaine.

Cette idée de saturation du monde par les images est à mon sens
problématique. En tout cas elle soulève un certain nombre de paradoxes.
En premier lieu, il y a l’idée selon laquelle la surabondance des images serait
garante d’une nouvelle pluralité dans les contenus, dans les perspectives et
dans les lectures … Il y aurait donc une sorte de fin ou d’abolition de la
restriction de l’accès à la production des images mais aussi de leur mise en
partage. Chacun pourrait donc en être l’auteur et les partager plus librement.
Et d’un autre côté, cet accès plus égalitaire aux images engendrerait un
surnombre, un encombrement, un brouillage qui les rendrait illisibles.

C’est pour cette même raison que je voulais commencer la conversation par
cette œuvre. Elle est symptomatique d’une manière dont, dans les sociétés
capitalistes – qui reposent notamment sur une certaine économie de l’image
et qui sont les actrices majeures de leur globalisation –, on retrouve une
sorte de fascination pour cette capacité à produire de l’image en surnombre
voire pour cette crainte à en être débordé. Ce sentiment double me semble
intéressant. Il articule une fascination de l’époque pour elle-même, à savoir
une capacité à produire un œil surplombant, un œil omniscient, globalisé qui
viendrait instantanément traduire ce que serait notre présent dans la densité
du monde avec, dans le même temps, l’anxiété de ne pas pouvoir l’embrasser
ni l’appréhender.

Dork Zabunyan : Vous avez pointé du doigt un point assez sensible de


l’exposition et une idée qui est chère à son inspirateur, Peter Szendy. Il écrit
dans le catalogue de l’exposition, en introduction de son texte : « Il y a tant
d’images. Tant et tant d’images. Leur nombre est immense. Leur foule, leur
flot est littéralement immensurable. » J’aimerais revenir sur ce trop-plein
d’images et le mettre en regard avec le paradoxe que vous avez évoqué entre
hyper-visibilité et illisibilité. Il est vrai qu’on oublie souvent que ces images
sont non vues ou non regardées, et que peut-être le travail des artistes et

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Trevor Paglen, NSA-Tapped Undersea Cables, North Pacific Ocean, 2016.
Courtesy de l’artiste et de Metro Pictures, New York

de l’exposition, en l’occurrence « Le Supermarché des images », consiste à


rendre visible ou à rendre sensible ce qui échappe à notre vision de par cette
circulation et de par ces échanges d’images que vous avez rappelés. Avez-
vous repéré des œuvres – pour ma part je pensais aux photographies de
Trevor Paglen – qui seraient susceptibles de rendre visible ce qui échappe à
notre régime de vision, alors même que ces images sont devant nous ?

Sandra Delacourt  : Oui. Ce qui me semble aussi être une des grandes
forces de cette exposition, c’est qu’elle commence par nous happer avec un
sentiment familier tout en nous invitant à nous en extraire très vite. En effet,
nous sommes dans un lieu qui a vocation à penser les images, leur statut,
leur économie, leur production et le propos de l’exposition a justement
pour ambition de venir dénaturaliser le rapport de quasi sidération qu’on

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entretient généralement à la masse des images, en en proposant une lecture
très scrupuleuse et détaillée, jusque dans les éléments de fabrication et de
vie des images. En faisant appel à notre habitude cognitive à appréhender
de différentes manières les images, on sort d’une conception de la masse
d’images comme phénomène naturel, qui serait caractéristique d’une avancée
logique des sociétés capitalistes et qui viendrait finalement nécessiter une
adaptation des individus à un futur globalisé.

Vous mentionnez à juste titre les œuvres de Trevor Paglen qui me semblent
très pertinentes dans la mesure où elles montrent l’économie de l’ombre
mentionnée par Peter Szendy dans son texte « Les voiries du visible ». Ces
photographies sous-marines, quasi abstraites et monochromes, donnent à
voir l’ensemble des câblages sous les océans qui relient et alimentent les
flux de 98% des échanges de communications et d’images dans le monde
aujourd’hui. NSA-Tapped Undersea Cables nous ramène à la matérialité de
l’industrie et de l’économie du voir, qui se dit toujours immatérielle et qui ne
se pense que comme flux ou comme gestion des intensités, des émotions,
de l’attention… Au contraire, on revient ici à un ancrage très fort : ce travail
montre non seulement un rapport de cette industrie avec un territoire, mais
plus spécifiquement avec des territoires expansionnistes puisqu’il s’agit,
comme le révèle Paglen, de câblages de réseaux qui ont été créés dès le
début du XXe siècle pour relier l’ensemble de l’empire britannique de points
en points. C’est dire qu’il y a aussi une histoire coloniale ou du moins impériale
qui se joue à cet endroit-là, via ces mêmes réseaux, avec une nouvelle forme
d’industrie capitaliste qu’on pourrait nommer capitalisme cognitif. Se pose
également la question du travail, de tous les travailleurs de l’ombre et de
notre rapport à l’écologie. On oublie souvent que les technologies de
l’information et de la communication représentent une pollution équivalente
à l’aviation en termes d’émissions de dioxyde de carbone. L’œuvre de Paglen
montre ce que cette industrie du voir cache ou dissimule d’elle-même...

Dork Zabunyan : Cette dénaturalisation de la vision que vous évoquiez


suppose de repenser les matériaux. D’ailleurs, l’un des axes qui structure
l’exposition s’intitule « matière première ». Ceci m’amène à ce qu’on a pu
appeler un « tournant matériel » dans les approches des œuvres d’art – Trevor
Plagen en est un exemple – À ce sujet, j’avais également à l’esprit les travaux
de Julien Prévieux, notamment son Anthologie des regards, qui essaye de

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restituer avec des fils de laine la manière dont notre regard circule sur les
œuvres d’art. Je pense également à un autre projet du même artiste, qui
aurait consisté à produire une sculpture à partir du câble internet de Jérôme
Kerviel, à travers lequel ce trader avait récolté et fait transiter 4,9 milliards
d’euros... Donc là aussi il y a une dimension matérielle à laquelle s’ajoute
une dimension humoristique, c’est-à-dire que ce tournant matériel, ce n’est
pas forcément de rendre visible ce qui ne l’est pas, c’est aussi de le faire
d’une manière drolatique. J’aurais aimé avoir votre avis sur cet aspect qui
vient redoubler la dénaturalisation de la vision que vous avez signalée tout
à l’heure.

Sandra Delacourt  : Cette volonté de montrer l’infrastructure du voir, non


pas simplement comme construction matérielle mais aussi comme une
construction sociale qui induit une construction du regard, me semble être
l’un des points essentiels de cette exposition. Effectivement, Julien Prévieux
le fait avec énormément d’humour. Il y a une dimension fondamentalement
politique dans ces questionnements sur ce qui se révèle au regard, soit
que l’on considère, dans le champ du visible, ce qui est présent mais non
vu, ou bien ce qui est non présent parce que non observé. On touche ici
à des questions de représentativité. C’est un point sur lequel il me semble
intéressant de s’attarder un instant.

Notre régime contemporain des images, par-delà les phénomènes de


saturation et de prolifération qui viendraient témoigner d’une diversité
sur l’ensemble des continents, me semble au contraire monosémique. Sa
vocation – et c’est là le tournant que trace brillamment l’exposition – serait
la représentativité d’un temps présent, d’un temps présent universel qui
viendrait simplement documenter, informer et qui serait prélevé comme
autant d’instantanés. Cette situation est problématique et extrêmement
nivelante. Elle pose surtout la question de la transformation des images
lorsqu’elles sont intégrées dans le supermarché du visible, lorsqu’elles sont
gérées comme des stocks, comme une marchandise. Leur plus-value leur
serait donnée en tant que valeur d’information sur ce que l’on voit. Il y a
un déplacement du rapport du voir au savoir qui me semble extrêmement
intéressant et qui est montrée de manière effectivement très drôle et
terrifiante par Julien Prévieux.
Je pense également à Harun Farocki, dont l’un des films, Les créateurs des

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Harun Farocki, Die Schöpfer der Einkaufswelten (« Les créateurs des mondes de la consommation »)
2001, Vidéo, couleur, son, 72 min, Courtesy d’Antje Ehmann

mondes de la consommation, montre les architectes et ingénieurs qui ont


pour tâche de construire la déambulation du regard, la manière dont il est
happé et construit dans les supermarchés. Ce film aussi pose un certain
nombre de questions drolatiques sur le fantasme – où l’on retrouve là encore
des questions de surpuissance – de pouvoir embrasser le monde et de pouvoir
contrôler le regard au point d’en influencer la lecture et l’interprétation.

Dork Zabunyan : Tout à fait. La référence à Farocki est importante, c’est


aussi une manière d’insister sur une forme de pédagogie de la perception
mise en œuvre par différents artistes présentés dans l’exposition, en tenant
compte également de la diversité des matériaux qu’ils utilisent. Je voulais
également revenir sur la dimension critique qui caractérise votre travail, mais
une critique – et c’est aussi un trait important de l’exposition – qui contourne
une plainte récurrente par rapport à la saturation des images. Je fais référence

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à une pensée catastrophiste qui a caractérisé les grands systèmes de pensée
comme ceux de Jean Baudrillard et de Paul Virillio par exemple. Mais d’autre
part, il s’agit également d’éviter – ce que l’exposition réussit selon moi – la
consécration d’un flux indistinct d’images et de ne pas tomber dans le piège
d’une célébration qui répondrait à une indistinction post-moderne où tout
est mélangé. Entre ces deux écueils, j’ai l’impression que l’exposition trace
une voie assez fine qui rejoint d’ailleurs ce qu’on disait tout à l’heure sur le fait
de rendre visible ce qui ne l’était pas, ou de sortir de l’ombre une économie
qui reste dans l’ombre. Ici je pense au travail de Martin Le Chevallier sur les
clickworkers. Il met en évidence toute la chaîne qui transite à travers une
infrastructure d’internet et qui reste non vue. Je voulais avoir votre avis sur
ces deux écueils et cette fine voie que trace l’exposition, peut-être en ayant
votre sentiment sur cette œuvre de Martin Le Chevallier ou sur une autre si
vous préférez...

Sandra Delacourt  : Oui, bien sûr, c’est une œuvre qui a retenu mon
attention. Cette pièce, dans son régime d’image comme dans son régime
narratif, propose autre chose qu’une prétention à la lisibilité immédiate. La
vidéo est constituée de plans fixes d’espaces intérieurs, sur lesquels vient
se caler une voix off très monotone et synthétique. Celle-ci raconte des
histoires inaudibles, qui s’avèrent être celles de travailleurs du numérique,
les clickworkers. Derrière ces images qu’on nous présente comme très
instinctives, comme prélevées dans le temps et mises en circulation tout
aussi librement, il y a ces histoires cachées. Les clickworkers racontent
leurs conditions de travail extrêmement précarisées et extrêmes : leur
travail consiste en effet à visionner l’ensemble des images qui circulent
dans les réseaux numériques qu’ils doivent nommer puis indexer. Ils sont
donc exposés à la violence car constamment confrontés à des contenus
illicites, pédopornographiques, liés au terrorisme etc. Leur rôle consiste
essentiellement à nommer ces images en les taguant, pour produire du
lexique et de l’encodage à partir de ce qu’ils connaissent déjà, ou à partir
de ce qu’ils reconnaissent comme appartenant ou non à un champ lui-
même désigné comme visible ou non. Ce qui est intéressant à mon sens,
c’est ce que ça révèle du rapport de ces images au langage. Elles sont
déjà construites, référencées, répertoriées pour apparaître selon une
certaine hiérarchie de contenus, de recherches, de désirs d’achat et de
consommation qui se retrouve sur internet. Et pour revenir à la question
de la plainte, tout aussi essentielle, cette exposition et les artistes qui y

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Martin Le Chevallier, Clickworkers, 2017. Vidéo HD, couleur, son, 8 min 23 s
Courtesy de l’artiste et de la galerie Jousse Entreprise, Paris

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participent me semblent effectivement à la recherche d’une troisième voie.
Nous n’assistons pas tant à la dénonciation d’un système de surproduction,
qu’à une remise en question du crédit donné à ce système. Pour moi, ce
sont davantage des questions de croyance qui sont à l’œuvre : comment
est-il possible d’adhérer sans distinction à l’idée que ce flot d’images très
abondant viendrait représenter une société dite globalisée ? C’est là que
quelque chose commence à permettre la subjectivisation de soi, de se
repenser soi-même en tant que sujet mais aussi en tant que sujet observant,
et finalement de sortir des positions essentialistes qui me semblent être
toujours à l’œuvre dans cette économie de l’image, notamment comme on
le voit, par ce rapport à l’indexation et au lexique qui vient encore coller
une étiquette sur un sujet observé.

Dork Zabunyan : J’ajouterai que cette plainte a une longue histoire, que
montre très bien Jacques Rancière dans son ouvrage Le Spectateur émancipé,
lorsqu’il dit que des auteurs comme Hippolyte Taine se plaignait déjà de ce
trop-plein d’images au milieu du XIXe siècle. À travers les époques, ce type
de réaction à une hyper-visibilité perdure, même si les supports et les
circulations changent. Les flux d’images sont des constructions et il faut
toujours les accompagner d’une réflexion sur les infrastructures mais aussi
sur les textes, les commentaires, le langage qui les accompagnent... Voilà
pourquoi je voulais avoir votre sentiment sur cette espace de coexistence
entre des images et les textes susceptibles de les accompagner. Je pensais
aux travaux de Martha Rosler, à son œuvre Cargo Cult présentée dans
l’exposition. C’est une artiste qui accompagne son travail d’un discours
sur le capitalisme globalisé, sur les mésaventures du néolibéralisme
et je voulais avoir votre sentiment sur cette coexistence entre images et
textes. On parle souvent de flux d’images mais on oublie qu’elles sont
le plus souvent accompagnées d’écrits qui orientent notre perception.

Sandra Delacourt  : Concernant l’historicité de cette plainte face à une


saturation et une surabondance des images : je pense qu’il faut s’intéresser
au lieu d’énonciation de la plainte. Comme on peut le voir aussi dans
l’exposition, la grande majorité des artistes représentés viennent de sociétés
capitalistes avancées, et donc il est toujours frappant, ne serait-ce que
dans les formes produites, de voir qu’au final, cette plainte est énoncée

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Martha Rosler, Cargo Cult, 1966-1972, d’après la série « Body Beautiful, or Beauty Knows No Pain »
Courtesy de l’artiste et de la galerie Nagel Draxler Berlin / Cologne © Martha Rosler

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généralement du côté des sociétés elles-mêmes productrices de cette
abondance. Et je pense que la fascination pour une puissance à produire du
récit commun renforce la fracture toujours plus grande entre sociétés riches
en informations et sociétés pauvres en informations. Yves Citton a produit
un travail remarquable autour de ces questions. Aujourd’hui, l’utopie que
propose le néolibéralisme serait de faire accéder chacune des sociétés à un
futur commun, où le temps serait compté à la mesure de notre capacité à
la fois à l’observer mais aussi à le prédire et à le contrôler. Il y a donc une
fracture sociale et géopolitique importante, qui justifie à mon avis de se
détacher très rapidement de cette plainte. Je ne crois pas que le monde
soit saturé d’images et je trouve même surréaliste qu’un monde présenté
ou décrit comme immatériel se sente menacé par des images qui seraient
trop matérielles et abondantes. Ensuite, s’il y a un trop plein d’images, la
question – rarement posée – serait de savoir quelles images on devrait alors
supprimer, de quels auteurs, en conservant ou écartant quels contenus, selon
quels critères et quelle hiérarchie ? Je pense que ces questions ne sont pas
suffisamment débattues en tout cas, notamment quand on voit que cette
économie qui associe régime de production et mise en circulation d’images
et de contenus, ne révèle pas les critères selon lesquels elle hiérarchise et
indexe...

Dork Zabunyan : Peut-être une dernière question sur les espaces du Jeu
de Paume et la manière de les parcourir. Le visiteur se transforme-t-il en
flâneur ? Est-ce qu’on peut reprendre l’hypothèse de Dominique Païni selon
laquelle le flâneur du XXe et XXIe siècle, c’est le visiteur de musée, et non
plus celui qui passe devant des vitrines dans les villes ? C’est à l’intérieur
des musées que ça se joue. Ou alors est ce qu’on ne pourrait pas imaginer
une autre figure qui serait celle de l’arpenteur, une figure qui vous intéresse
et dont vous parlez dans vos travaux d’ailleurs. L’arpenteur qui ne serait
plus à la recherche de micro-événements qui feraient saillie dans le réel
mais plutôt une forme d’enquêteur à l’intérieur de cet immense champ dit
immatériel et qui regorge en fait de matérialité. Je voulais juste avoir votre
sentiment sur cette dernière figure qui est aussi la nôtre, à nous qui visitons
et revisitons l’exposition ?

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Sandra Delacourt  : La figure de l’arpenteur m’intéresse particulièrement.
Dans les déambulations ou dans la réappropriation de son rapport au visible
engageant le corps et le regard, cette figure cherche à regarder ce qui
échappe au capitalisme globalisé. Avec elle, tous les outils, les capteurs et
ce qui permet d’observer repassent par un autre filtre, notamment celui de
la marche. Cela n’implique pas la traversée du monde, mais simplement
un rapport à l’espace qui puisse se mettre en quête de ce qui échappe au
radar de l’instantanéité, et être du même coup sensible à des choses qui se
déroulent dans le temps, qui apparaissent, qui disparaissent. En fait ce sont
les principes du visible, c’est-à-dire toujours quelque chose de mouvant,
d’éphémère. L’arpenteur est peut-être engagé dans la recherche de nouvelles
articulations entre ce que l’on voit et ce que l’on sait. Pour revenir à l’idée
d’un musée comme espace destiné quasiment à la marche ou en tout cas
comme un lieu qui propose des déambulations permettant d’organiser ou
d’encadrer le regard, je trouve qu’il y a quelque chose d’assez audacieux dans
la proposition de cette exposition. On sait bien que les institutions culturelles
sont amenées à se transformer elles-mêmes en banques de l’attention, c’est-
à-dire qu’elles doivent enregistrer des nombres toujours plus importants de
visiteurs, avoir une programmation qui soit lisible immédiatement, qui va
séduire. Commencer par engager cette réflexion au sein d’un espace comme
le Jeu de Paume ne peut qu’être riche pour les sujets que nous sommes.

Dork Zabunyan : Très bien, un grand merci Sandra Delacourt pour ce


Meeting Point.

Sandra Delacourt : Merci à vous Dork Zabunyan.

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Historienne de l’art contemporain, Sandra Delacourt est chercheuse associée à l’HiCSA (Université
Paris 1 Panthéon-Sorbonne) et professeure à l’ESAD TALM-Tours. Préoccupés par les phénomènes
d’émergence qui opèrent dans le champ de l’art, ses travaux portent sur les processus de
reconnaissance artistique, les régimes politiques du visible, ainsi que la construction des savoirs et
récits historiques. Parmi ses publications : L’artiste-chercheur, un rêve américain au prisme de Donald
Judd (B42, 2019), « Arpenter un présent sans fin » in. Bruno Serralongue, Les Naturalistes en lutte sur
la ZAD de Notre-Dame-des-Landes (GwinZegal, 2019), Le Chercheur et ses doubles (B42, 2016).
Publications disponibles à la librairie du Jeu de Paume : https://bit.ly/2S0FEZS

Dork Zabunyan est professeur en études cinématographiques à l’université Paris 8 Vincennes-Saint-


Denis. Il collabore à différentes revues comme Trafic, Critique, Les Cahiers du cinéma ou encore
Les Cahiers du MNAM. Il a fait paraître dernièrement L’insistance des luttes - Images, soulèvements,
contre-révolutions (de l’incidence éditeur, 2016), ouvrage récemment repris dans une version
anglaise : The Insistence of Struggle - Images-uprisings-counter-revolutions (trad. Stefan Tarnovski,
IF Publications, 2019) ainsi que Foucault at the Movies (avec Patrice Maniglier, trad. Clare O’Farrell,
Columbia University Press, 2018). Il prépare actuellement un essai sur les images de Donald Trump.
Publications disponibles à la librairie du Jeu de Paume : http://bit.ly/2DTS1k9

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Une édition numérique du magazine © Jeu de Paume, 2020

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