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Todorov Art Et Morale

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Bulletin de la Classe des lettres et

des sciences morales et politiques

Art et Morale
Tzvetan Todorov

Citer ce document / Cite this document :

Todorov Tzvetan. Art et Morale. In: Bulletin de la Classe des lettres et des sciences morales et politiques, tome 21, 2010. pp.
219-231;

doi : https://doi.org/10.3406/barb.2010.23990

https://www.persee.fr/doc/barb_0001-4133_2010_num_21_1_23990

Fichier pdf généré le 04/06/2020


EXPOSÉ

Art et Morale

par Tzvetan Todorov


Associé de la Classe

Pendant 2 500 ans, tous les auteurs occidentaux qui ont réfléchi à
la poésie, ou à la littérature, ou aux arts, ont évoqué la relation de
ces pratiques avec la morale, ils ont argumenté pour ou contre -
de sorte qu'on se sent un peu intimidé à devoir aborder la ques¬
tion à nouveaux frais. Pour ma part, je choisis une voie moyenne :
je ne me propose évidemment pas de présenter une histoire des
débats concernant cette question, mais je ne peux non plus faire
comme si j'étais le premier à l'aborder. Je suis donc amené à pra¬
tiquer, pour commencer, une histoire fortement schématique,
comportant de grosses simplifications, qui aura pour objectif de
faire ressortir quelques lignes de force autrement imperceptibles :
ainsi, parfois, la vue d'avion permet d'apercevoir les contours de
bâtiments disparus, invisibles à partir de la terre. Cette manière
un peu distante d'examiner l'évolution d'un ensemble d'idées me
paraît d'autant plus appropriée ici qu'elle pourra mettre en évi¬
dence une rupture majeure dans l'histoire, survenue au cours du
XVIIIe siècle. Je m'en tiendrai, pour l'essentiel, au cas de la litté¬
rature.

On peut dire, en effet, que, depuis les origines grecques de la


réflexion sur l'art et la poésie jusqu'au siècle des Lumières, les dif¬
férentes réponses à la question qui nous concerne se situaient à
l'intérieur d'un même cadre. On affirme, d'un côté, la nécessité et
la dignité de la morale, le respect pour les vertus et la condamna¬
Tzvetan Todorov

ment de l'immense majorité des auteurs; pour cette raison, je m'y


référerai comme à la théorie «classique».
Sans entrer dans le détail, je l'illustre par un exemple célèbre.
On se souvient que, dans La République , Platon juge la poésie de
peu de valeur, puisque les poètes ne savent produire que des imi¬
tations (ou représentations); et, pour cette raison, il propose de
les bannir de la cité. C'est là une position extrême; le même
Platon, dans d'autres dialogues, ainsi dans Les Lois, assume une
attitude promise à un plus grand succès, qui consiste à admettre
que poètes et artistes peuvent contribuer à l'éducation des jeunes,
à condition de suivre rigoureusement les instructions de leurs
supérieurs, détenteurs des principes moraux. Voici comment parle
le porte-parole de Platon : « Le poète ne devra rien composer qui
s'écarte des règles de conduite en honneur dans la Cité, qui s'écarte
de ce qui, selon ces règles, est juste, ou beau, ou bon ; et, d'autre
part, il ne sera permis à aucun particulier de faire connaître au
public les compositions déjà faites, avant qu'elles aient été montées
à ceux-là mêmes qui ont été désignés comme juges en ces matières,
ainsi qu'aux Gardiens-des-Lois, et qu'elles leur aient donné satis¬
faction». On voit que les institutions nécessaires pour imposer
cette conception sont déjà imaginées par Platon, des institutions
que nous connaissons bien depuis l'histoire plus récente et qui
choquent notre attachement aux libertés individuelles, puisqu'il
s'agit de comités de censure et même d'une police politique. Aucun
choix n'est laissé au poète : si le législateur « ne le convainc pas, il
l'y contraindra», dit Platon et il précise jusqu'au contenu des
œuvres: «les poètes, vous les forcez à dire que l'homme qui est
bon, sage et juste a bonheur et béatitude».
Même si cette doctrine sera de plus en plus souvent contestée
au XVIIIe siècle, elle trouve encore de très nombreux défenseurs,
dont Diderot doit être l'un des derniers grands. Son exigence
couvre tous les genres littéraires. Ainsi l'objectif des drames est-il
«d'inspirer aux hommes l'amour de la vertu, l'horreur du vice»,
alors que les romans doivent être des ouvrages «qui élèvent l'es¬
prit, qui respirent partout l'amour du bien». Il en va de même
enfin de la peinture ou de la sculpture : « Rendre la vertu aimable,
le vice odieux, le ridicule saillant, voilà le projet de tout honnête
homme qui prend la plume, le pinceau ou le ciseau».
Face à ce consensus massif, que l'on soupçonne parfois de
n'être que de façade, on trouve aussi quelques rares voix discor¬
dantes. Leur message consiste à dire que la poésie doit, certes,
continuer à plaire et à charmer, mais qu'elle se prête mal à l'ins-
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Art et Morale

truction. Ce n'est pas une raison, toutefois, pour la bannir de la


cité : procurer du plaisir est considéré comme une pratique digne
de respect. Ce sont, en somme, des conceptions hédonistes de
l'art: celui-ci n'a aucune utilité mais il n'en est pas moins pré¬
cieux. De telles formules ne sont pas seulement minoritaires, elles
maintiennent le cadre conceptuel classique en renonçant simple¬
ment à revendiquer un rôle moral pour la poésie.
Cependant, une véritable révolution se prépare au XVIIIe siècle.
Pour le dire en une phrase, elle consiste à rejeter toute soumission
de l'art à la morale, non plus parce qu'il la servirait mal, mais
parce qu'il a une autre destination, celle d'incarner la beauté. Or
le beau, et c'est une innovation, non seulement n'exige pas la sou¬
mission à une instance morale extérieure, mais se définit précisé¬
ment par l'absence de toute utilité de ce type. On voit aussitôt la
différence par rapport aux visions hédonistes : on ne dit plus que
l'art ne peut pas servir la morale (ou l'éducation, ou le bien), mais
qu'il ne doit pas le faire. Cette révolution ne trouve pas son origine
dans la réflexion sur l'art, elle est plutôt l'effet d'une immense
mutation, à la fois idéologique et sociale, qui se produit à cette
époque, une mutation que désignent des termes comme séculari¬
sation et démocratisation. Ce qui est mis alors en question est la
place hiérarchique dominante, tenue par le discours religieux
fournissant à la vie publique son fondement et son étalon : Yhété-
ronomie (la loi venue d'ailleurs) sera remplacée par Y autonomie.
Progressivement vont échapper au contrôle de la morale le
domaine de la connaissance (autonomie de la science), celui de la
morale (qui doit se trouver des justifications humaines et non plus
divines), celui du pouvoir politique (souveraineté du peuple). Le
bouleversement s'accompagne, dans le domaine artistique, d'un
changement socio-économique, mais qui s'inscrit dans la même
logique d'ébranlement des hiérarchies. Alors que dans le passé les
artistes dépendaient avant tout de leurs commanditaires et
mécènes qui définissaient la finalité des œuvres, c'est-à-dire de la
cour royale, la noblesse ou la haute hiérarchie de l'Église, désor¬
mais les artistes créent principalement pour le public: le succès
d'une œuvre dépend des spectateurs qui vont au théâtre, des ama¬
teurs qui achètent de petits tableaux amusants ou suggestifs, ou
qui commandent leur portrait, des lecteurs de livres. Le marché
exerce sa propre tyrannie, mais elle n'a pas de contenu moral.
On pourrait décrire dans le détail les étapes de ce renversement
Tzvetan Todorov

traditions propres à chaque pays. Je me contenterai d'en évoquer


ici quelques moments marquants.
Comme l'a montré M. H. Abrams dans plusieurs études, les
premiers pas dans cette direction ont été accomplis par Shaftes¬
bury, au tout début du siècle. C'est lui qui serait responsable de la
transposition de l'idée chrétienne de Dieu en une idée profane de
beauté - transposition peu choquante dans la mesure où, pour cet
auteur, le vrai, le bien et le beau sont solidaires. Saint Augustin a
divisé toutes les actions humaines en deux groupes aux dimen¬
sions fort inégales: de tout objet sur terre on peut user (en vue
d'atteindre un autre objectif), de Dieu on ne peut que jouir : Dieu
est un but ultime qui lui-même ne sert à rien. Shaftesbury aura
d'autant plus de facilité à transposer cette définition de la divinité
dans le monde profane qu'Augustin lui-même avait, mille trois
cents ans plus tôt, traduit la définition platonicienne du souverain
bien en description de l'attitude que l'on doit adopter envers Dieu.
Shaftesbury décrira donc la perception des belles œuvres d'art
comme une action «où il n'y a aucune possession, aucune réjouis¬
sance ou récompense, mais uniquement vision et admiration. » Le
nom qu'il donne à cette forme de perception entièrement désinté¬
ressée est la contemplation.
L'œuvre d'art suscite donc une attitude d'amour, semblable à
celle qu'on assume, selon les Anciens, dans l'amitié, lorsqu'on
apprécie ses amis sans aucun profit à en tirer - qu'on les aime
pour eux-mêmes et non pour soi ; ou, selon les auteurs chrétiens,
dans le pur amour que l'on doit porter à Dieu (ne pas l'aimer pour
les services ou récompenses que l'on pourrait espérer de sa part. . .).
Ce type d'amour, poursuit Shaftesbury, vise «à ce qu'on appelle
le désintéressement, c'est-à-dire l'amour de Dieu pour lui-même
ou de la vertu pour elle-même.» La grande caractéristique du
jugement esthétique sera, à son tour, qu'il est désintéressé. Loin
de considérer la contemplation esthétique comme une activité
inférieure, incapable de servir les objectifs moraux sublimes,
Shaftesbury l'assimile ici à ce qu'il y a de plus élevé - Dieu ou le
souverain bien - précisément parce que le beau est, comme eux,
impropre à servir quelque autre but que ce soit, et trouve sa justi¬
fication en lui-même.
Un ultime chaînon dans l'élaboration de la nouvelle théorie
mérite d'être mentionné : il s'agit de Karl Philipp Moritz, auteur
marginal mais à bien des égards prophétique, dont l'un des pre¬
miers écrits, une tentative pour unifier tous les beaux-arts sous
«Le concept d'achevé en soi» (1785), représente un véritable
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Art et Morale

manifeste. Moritz ne se contente pas de rejeter l'utilité comme but


de l'art ; il prend grand soin à se distinguer de ceux qui considé¬
raient que le but de l'art est de plaire et de produire du plaisir. Ce
serait encore là un objectif trop extérieur ; le beau pur, comme le
pur amour, et une fois de plus comme Dieu, trouve sa justification
en lui-même, non dans la satisfaction qu'en tirent ses usagers
(créateurs ou consommateurs). «Le plaisir du Beau doit nécessai¬
rement se rapprocher toujours plus de Y amour désintéressé, s'il lui
faut être authentique». Non seulement il ne doit pas être utile, il
se définit maintenant par le rejet de toute utilité : il est ce qui est
«achevé en soi», qui n'a besoin de rien d'autre. A son tour, le
beau devient la loi exclusive de la construction d'une œuvre d'art,
mais l'absence d'une fin externe à l'œuvre est compensée par ce
que Moritz appelle la «finalité interne», c'est-à-dire un agence¬
ment tel des éléments de l'œuvre que nous percevions chacun
d'entre eux comme absolument nécessaire, contribuant ainsi à la
construction de ce tout «achevé en soi» qu'est l'œuvre.
Un nouveau dogme remplace donc le dogme antérieur, celui
que je désignais comme «classique» ; je lui donnerai ici le nom de
«moderne». Il sera adopté par les premiers théoriciens du roman¬
tisme, les frères Schlegel et Novalis, et passera de leurs écrits dans
les autres pays européens, en particulier en Angleterre et en
France. Il franchira même l'Atlantique, puisqu'on en trouvera,
quelques années plus tard, une version particulièrement agressive
sous la plume d'Edgar Allan Poe. L'ancienne exigence de sou¬
mettre la poésie à la morale est devenue chez ce dernier «une
hérésie trop évidemment fausse pour être tolérée longtemps»,
«l'hérésie du Didactique»: un oubli fatal du fait que le poème
doit rester sa propre fin. La formule retraversera rapidement
l'océan pour atteindre la France, où Baudelaire se fera le traduc¬
teur et le promoteur des idées de Poe, en parlant à son tour de
«l'hérésie de l'enseignement » et en affirmant que l'unique but du
poème est le poème lui-même : « La poésie ne peut pas, sous peine
de mort ou de défaillance, s'assimiler à la science ou à la morale».
Cependant, contrairement à ce que disait le lapin à Alice, il ne
suffit pas de répéter une thèse de nombreuses fois pour qu'elle
devienne vraie. Pas plus que la théorie classique, selon laquelle
l'œuvre d'art devait servir à la promotion d'une morale, le dogme
moderne qui affirme que l'œuvre est autonome et même autoté-
lique (c'est-à-dire trouve sa fin en soi) ne peut que nous laisser sur
notre faim. Certes, il y a des œuvres qui correspondent à la pre¬
Tzvetan Todorov

il y en a qui illustrent bien la seconde, des œuvres


ludiques, sans rapport avec le reste du monde ; mais e
sont ni les unes ni les autres qui font aimer et respecter
grande partie de l'humanité. Est-on vraiment obligé
entre la conception qui sous-tend le réalisme socialiste
sert de base aux jeux de mots? Que les théories c
moderne aient pu exercer un tel magistère sur nos repr
de l'art nous éclaire utilement sur les systèmes de pensée
font partie, mais ne nous permet pas de comprendre la
l'art même.
Du reste, les grands promoteurs de la théorie mode
vent eux-mêmes quelques difficultés avec l'expulsion
tout ce qui ne conduit pas à la contemplation du beau,
troduisent plus ou moins subrepticement des éléments
ment rejetés, mais sans leur accorder un statut clair. Po
laire, la poésie ne doit se soumettre à aucune morale
entend par là une morale dictée du dehors ; la raison en
poésie est, en elle-même, porteuse d'une morale supé
«morale officielle», but extérieur, est à écarter; s'imp
la «vraie morale», inhérente à l'art - et supérieure à l'a
une lettre à Ancelle, à la fin de sa vie, il admet que Le
mal est un livre qui exprime ses convictions et sentim
ajoute: «Il est vrai que j'écrirai le contraire, que je j
grands Dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie , d
et je mentirai comme un arracheur de dents».
Admettons qu'un jugement esthétique, celui qui
beauté d'une œuvre, doit être désintéressé ; cela ne décri
qu'une petite partie du processus de réception de cette
même, on peut dire que, au moment de sa création, l'art
pas se préoccuper de l'effet qu'il pourra obtenir et qu'i
sens, également désintéressé ; mais cette manière purem
tive de décrire son expérience est clairement insuffisante
en donner une image fidèle. Le désintéressement appa
ment dans l'esthétique de Kant, qui lui trouve cependan
place aussi : c'est en effet l'action humaine qui, pour êt
pour servir le bien, doit être désintéressée. L'«intérêt» é
à l'égoïsme ; l'action désintéressée est celle qui a pu le
L'artiste créateur est à son tour incité à se libérer de l'
son intérêt pour lui-même. Que peut-il mettre à la place
du beau, répondent les Modernes, un amour calqué
amour de Dieu. Mais il est possible de formuler une hyp
Art et Morale

une certaine forme d'amour du monde. Le «monde» est à entendre


ici dans toute son ampleur, mais dans le cas de la littérature il est
clair qu'il s'agit avant tout du monde humain.
Un romantique tardif, Rainer Maria Rilke, a trouvé des mots
éloquents pour décrire cette obligation qu'éprouve l'artiste
d'aimer le monde pour pouvoir créer son œuvre. Il le fait, à l'au¬
tomne 1907, dans les lettres adressées de Paris à sa femme Clara,
dans lesquelles il lui décrit sa manière de comprendre le travail
créateur de Cézanne et de Rodin, de Baudelaire et de Flaubert.
L'artiste ne doit pas peindre ou décrire son amour, ses apprécia¬
tions du monde; cependant, il faut qu'il aime les choses pour
pouvoir les comprendre et recréer. Il se produit alors une
«consommation de l'amour» dans la création. Le véritable artiste
ne soumet pas le monde à ses goûts, mais se soumet à lui : « Il n'est
pas permis au créateur de se détourner d'aucune forme d'exis¬
tence. » Pour évoquer ce «pur amour» de l'artiste, tourné non
vers Dieu ou le beau mais vers le monde, Rilke trouve l'image la
plus appropriée dans le personnage de saint Julien l'Hospitalier,
tel que l'a décrit Flaubert. «Se coucher au côté du lépreux, par¬
tager avec lui la chaleur de son propre corps, jusqu'à la chaleur
des nuits d'amour : il faut que cela ait eu lieu quelque jour dans
l'existence d'un artiste, comme une victoire sur lui-même, qui le
conduit à une béatitude d'un genre nouveau». Mais si l'on aime
de cette manière le monde et les êtres qui l'habitent, peut-on
encore dire que cet acte est entièrement étranger à l'idée du bien?
Cet ensemble d'interrogations a reçu un éclairage original dans
les écrits de la philosophe et romancière anglaise Iris Murdoch,
dans une série de textes rédigés depuis la fin des années cinquante
jusqu'à la fin des années soixante-dix du XXe siècle. Au cours de
cette période, Murdoch s'est engagée dans un dialogue avec
quelques-uns parmi ses illustres prédécesseurs, notamment Platon
et Kant, mais aussi Rilke, dialogue qui l'a aidée à articuler sa
propre conception des rapports entre art et morale. En voici une
formulation programmatique, qui figure dans un écrit datant
de 1959: «L'art et la morale sont (...) une seule et même chose.
Leur essence est la même. L'essence commune aux deux est
l'amour. L'amour est la prise de conscience extrêmement difficile
du fait que quelque chose d'autre que soi-même est réel. L'amour,
et donc l'art et la morale, consiste en la découverte de la réalité».
Ces propositions abruptes demandent quelques commentaires.
Murdoch part d'un fait psychologique fondamental qui est
Tzvetan Todorov

spontanément le centre du monde, et la découverte - inévitable -


que le monde extérieur existe indépendamment de nous, que nous
ne sommes qu'une insignifiante poussière perdue dans le cosmos,
nous est pénible. Pour nous protéger contre la souffrance causée
par cette découverte, nous fabriquons un « nuage de rêveries », un
essaim de fantasmes, dont une partie glorifie et console directe¬
ment notre moi, alors qu'une autre le protège indirectement, en le
mettant en relation avec les fictions collectives qui nous entourent,
les récits mythiques et religieux. Ces pratiques contournent habile¬
ment les obstacles que nous pourrions être tentés de dresser sur leur
chemin. Ainsi, s'engager dans la connaissance de soi est la plupart
du temps un moyen de se complaire dans l'égocentrisme ; de même,
« les idées de culpabilité et de châtiment peuvent être l'instrument
le plus subtil de l'ingéniosité du moi».
Mais le souci de soi n'est pas la seule force qui nous meut, nous
éprouvons en même temps une curiosité pour le monde qui nous
entoure et, plus spécifiquement, un attrait pour les autres êtres
humains sans lesquels nous ne pouvons exister ni trouver satisfac¬
tion (Murdoch ne s'étend pas beaucoup sur la nature de ces autres
forces). Cet autre mouvement nous coûte, puisqu'on néglige notre
moi, mais en même temps nous enrichit. L'une des formes que
prend cette pulsion opposée à la préoccupation obsessionnelle
avec le moi est précisément la création artistique. Pour produire
une œuvre d'art, il faut accepter le monde, une pratique qui com¬
mence par la tolérance, se poursuit dans l'attention et le respect,
et culmine dans l'amour - un amour dépouillé du désir égoïste de
possession.
Tout à l'opposé à une certaine image romantique de l'artiste
créateur qui voit son œuvre comme l'expression de son moi,
Murdoch postule que le grand art consiste en une évacuation du
moi, à la place duquel s'introduit le monde que l'artiste a fini par
découvrir. Ce qui fonde l'art est «un respect aimant pour une
réalité autre que soi-même». Le pire ennemi de l'artiste est la
complaisance envers soi. Le bon romancier est celui dont les per¬
sonnages sont irréductibles à lui-même, sont capables au contraire
de se conduire comme des sujets libres. «L'art n'est pas une
expression de la personnalité, c'est plutôt une expulsion conti¬
nuelle du soi de la matière dont on dispose ». Le respect du monde
permet le retrait du moi.
Si l'œuvre d'art témoigne d'un effacement du moi du créateur
au profit du monde et des autres êtres humains, ainsi que d'une
incitation adressée au consommateur d'art - lecteur, spectateur

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Art et Morale

ou auditeur - à en faire autant, on voit déjà que l'art et le beau ne


sont pas séparés de la morale. L'artiste accomplit un acte moral
en se dévouant à la connaissance du monde et à sa représentation.
L'art et la morale sont «désintéressés», comme le savait Kant;
mais on peut faire un pas de plus : les deux impliquent que l'ab¬
sence d'«intérêt» pour le moi soit compensée par un intérêt, voire
un amour, pour les autres êtres humains et pour le reste du monde.
Cela n'exclut pas les révélations sur le moi de l'artiste, mais
demande que ce moi soit exploré, à son tour, comme un fragment
du monde.
Et ce n'est pas seulement le beau et le bien qui se trouvent indis¬
solublement liés; la recherche de vérité est également engagée
dans le même processus. Si je donne la préséance au monde sur le
moi, je rends possible sa connaissance ; en même temps, chercher
la vérité est en soi un acte moral puisque, pour le faire, le moi a dû
abandonner ses prérogatives. La vérité à laquelle aspire l'art ne
peut être mesurée par les mêmes instruments que nous utilisons
pour évaluer le travail du physicien ni même celui de l'historien,
car nous ne pouvons objectiver cette connaissance de la même
manière. A côté de la vérité référentielle des uns doit donc se
placer la vérité intersubjective des autres, car seule l'adhésion des
autres êtres humains valide les visions de l'artiste. Et ce n'est pas
parce qu'elle est difficile à mesurer que cette vérité n'existe pas.
Reconnaître que les autres existent aussi pleinement que moi
est à la fois un acte de connaissance (cela est vrai) et un acte moral
(cela est bien). La grande œuvre témoigne de l'effort moral qui a
été nécessaire pour qu'elle voie le jour, et en même temps produit
une connaissance. L'horizon de l'écrivain n'est pas la sincérité
mais la vérité - une démarche qui privilégie le monde sur soi. La
création artistique possède une dimension morale intrinsèque, qui
ne dépend donc pas du message plus ou moins vertueux que nous
adresse l'œuvre, mais provient de l'exigence que l'auteur s'adresse
à lui-même. Cette dimension peut rester inconsciente chez lui, il
peut même nier sa présence ou aller contre elle dans ses déclara¬
tions explicites. L'amour du monde, nécessaire à la création d'une
œuvre réussie, doit être distingué du message voulu par l'auteur,
qui peut être celui d'une haine du monde ou des hommes. Cette
morale n'a évidemment pas besoin d'être formulée à l'intérieur de
l'œuvre ; dans l'optique de nos contemporains, il est même préfé¬
rable qu'elle ne le soit pas. Il ne reste pas moins qu'elle se trouve
inscrite dans l'œuvre, et les lecteurs peuvent, à leur tour, la
Tzvetan Todorov

Certes, on peut donner priorité au monde sur soi, on peut


connaître le monde sans pour autant s'engager dans la production
d'une œuvre d'art. Mais, dans la vie quotidienne, les gestes
d'amour comme la recherche de vérité sont entremêlés avec
d'autres actions, y compris de promotion de soi et de mépris pour
le reste du monde. L'amour même peut faiblir ou se teinter de
convoitise. Le privilège de l'œuvre d'art est d'incarner cet élan en
concentré, avec une densité qui manque au reste de la vie. C'est
pourquoi l'art n'est pas une simple source de plaisir, ni seulement
une agréable distraction; il mérite le respect. «Loin d'être un
agrément divertissant, il représente pour l'espèce humaine le
champ de sa plus grande clairvoyance». Et la littérature est, de ce
point de vue, l'art le plus riche car sa matière est formée des mots,
sans lesquels il n'est pas d'existence humaine. Au rebours de
Platon, on dira que, du fait d'être une représentation, la poésie
reçoit sa force, non une faiblesse, car la représentation réussie pré¬
suppose l'amour du monde, or de cette vertu nous avons toujours
besoin.
Observons d'un peu plus près le sens que prennent ici les deux
concepts fondamentaux de «morale» et d'«art». Pour affirmer
leur identité, Murdoch se fonde sur la présence d'un seul trait qui
leur est commun: la conscience d'une réalité autre que le moi,
donc le dépassement de l'égocentrisme. Mais tout non-égoïsme
est-il pour autant un altruisme? Une distinction semble s'imposer
ici. Prendre conscience, avec attention et même amour, de l'exis¬
tence de la matière en dehors de moi ne relève pas de la morale, au
sens commun de ce mot. Un artisan qui fabrique une bonne
chaise, un maçon qui bâtit un mur bien droit n'accomplissent pas
par là même un acte moral, alors même qu'ils doivent bien
connaître les propriétés objectives du bois ou du ciment. Eriger un
mur, même très bien fait, disait Orwell, n'est pas un acte louable
si ce mur sert à entourer un camp de concentration. Il n'existe pas
d'acte moral en dehors du monde humain ; encore faut-il qu'il soit
bénéfique à ces non-moi, car on connaît aussi d'innombrables cas
où prendre conscience de l'existence des autres et bien les connaître
est simplement un moyen pour mieux les soumettre et exploiter.
Pour qu'il y ait acte moral, disait Levinas, il faut « donner sur soi
une priorité à l'autre».
Tout art n'entretient pas le même rapport avec l'univers
humain. La création musicale n'exige aucune attention particu¬
lière pour l'humanité, mais repose sur une connaissance intime de
la musique elle-même. Il faudrait donc ajouter ici une précision

228
Art et Morale

supplémentaire : le rapprochement entre art et morale ne peut être


opéré que si cet art prend comme matière les êtres humains - ce
qui correspond, principalement, à la littérature (puisque son
médium même, le langage, est exclusivement humain) et à la pein¬
ture figurative, plus particulièrement celle qui a trait à la vie des
hommes.
Ces premières distinctions ne suffisent pas. Ce que nous appe¬
lons «littérature» est fait d'œuvres innombrables, écrites avec les
intentions les plus variées et conduisant à des expériences d'une
diversité infinie. Aucune définition, aucune description à l'aide
d'un seul critère ne peut embrasser cette variété de manière satis¬
faisante. Celle de Murdoch n'échappe pas à ce constat; pourtant,
elle parvient à identifier un trait de la littérature que nous recon¬
naissons intuitivement comme essentiel. Il faudrait ajouter aussi¬
tôt qu'il n'en pas toujours été ainsi, ni dans toutes les traditions.
Cette hypothèse correspond à une vision de l'art née à la Renais¬
sance, renforcée au cours du XVIIIe siècle, et partagée aujourd'hui
par un certain type d'auteurs et de lecteurs - mais certainement
pas par tous. De surcroît, il est clair que toutes les œuvres ne rem¬
plissent pas les critères ainsi formulés au même degré. On a peut-
être remarqué que, pour présenter les vues de Murdoch (complé¬
tées parfois par mes propres réflexions), j'ai été amené, à sa suite,
à accompagner les substantifs «art», «littérature», «artiste» par
des adjectifs qualificatifs comme «grand», «bon» ou «véritable».
Si nous voulions maintenir l'hypothèse générale, nous serions
obligés d'exclure du domaine de l'art certaines pratiques qui lui
sont communément associées, ou d'admettre que certaines œuvres,
ou genres d'œuvres, se rapprochent de cet idéal plus que d'autres.
À plus forte raison est-il impossible de conclure de la vérité ou la
vertu d'une œuvre à celles de son auteur ou de ses lecteurs. Je dois
insister là-dessus : l'expérience que je tente de saisir et décrire ici
est inscrite dans l'œuvre même.
En posant qu'une grande œuvre constitue en elle-même un acte
moral, nous n'affirmons nullement que l'écrivain qui l'a créée est
un être vertueux. Une telle déduction est impossible car l'individu
ne constitue pas un bloc monolithique mais plutôt une scène sur
laquelle il joue divers rôles, simultanément ou successivement.
Nous pouvons qualifier la prestation d'un acteur comme particu¬
lièrement véridique, ou remarquablement révélatrice des profon¬
deurs de l'être humain ; nous savons bien en même temps que, le
spectacle une fois terminé, l'acteur sort de son rôle sur scène et
Tzvetan Todorov

excédé, d'amante ou d'amant capricieux. Nous ne nous étonnons


pas de ne pas retrouver dans sa vie quotidienne les qualités que
révélait sa performance scénique.
Or, de ce point de vue, l'écrivain n'est guère différent du comé¬
dien. Comme lui, il se voue entièrement à la recherche de vérité au
cours de sa création, comme lui il nous donne l'exemple d'un
amour pour le réel qui le lui fait préférer à son moi ; mais, une fois
sorti de ce rôle, il peut être d'autant plus égoïste avec ses proches
qu'il a l'impression d'avoir déjà satisfait aux exigences de la géné¬
rosité. Le créateur donne son maximum dans l'œuvre qu'il
produit, il ne faut pas chercher la même intensité dans le reste de
son existence. L'humanité qui émane des tableaux de Rembrandt
ne se retrouve pas dans les relations du peintre avec ses maîtresses.
Cette disparité se reproduit fréquemment à l'intérieur même de
l'œuvre : le message que produit la qualité d'exécution dépasse ou
contredit celui que l'auteur met délibérément dans la bouche de
ses personnages.
La relation est encore plus problématique entre la vertu de
l'œuvre et celle de ses lecteurs. On peut même se demander si la
vertu éprouvée par sympathie au cours de la lecture ne dispense
pas parfois le lecteur du besoin d'incarner cette même vertu dans
le reste de son existence. C'est l'hypothèse à laquelle adhère Rous¬
seau dans la Lettre à d'Alembert. Le jugement moral en général,
pense-t-il, est inné à l'homme, mais il ne s'exerce librement que si
le sujet lui-même n'est pas concerné: l'égoïsme, inné lui aussi,
l'emporte sur le sens de justice. «Le cœur de l'homme est toujours
droit sur tout ce qui ne se rapporte pas personnellement à lui», dit
une phrase qu'aurait pu signer La Rochefoucauld ; et une autre :
nous sommes tous capables de «supporter les malheurs d'autrui».
En allant au théâtre, on n'a aucun mal à vibrer vertueusement,
mais cela n'a pas d'incidence sur le reste de notre comportement ;
au contraire, l'une des expériences nous dispense de l'autre. « En
donnant des pleurs à ces fictions, nous avons satisfait à tous les
droits de l'humanité, sans avoir plus rien à mettre du nôtre». Le
spectateur est bien content de lui : il s'est acquitté de son devoir, il
est attendri par sa propre générosité, par son courage; pas plus
que le comédien qui joue sur scène il n'éprouve pas l'obligation de
continuer d'en faire autant, une fois le spectacle terminé : lui aussi
a joué un rôle.
La thèse de Murdoch demande donc à être encadrée par une
série de restrictions et de limitations. L'acte artistique est aussi un
acte éthique et un acte de connaissance, mais ce qui est vrai de

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Art et Morale

l'œuvre ne l'est pas nécessairement de la personne de son auteur


ou de son lecteur ; certains genres littéraires ou artistiques favori¬
sent cet acte plus que d'autres ; et enfin toutes les œuvres sont loin
de satisfaire à cette exigence au même degré, certaines la rejetant
même délibérément. Nous n'avons donc pas affaire ici à un point
de vue purement descriptif, mais à une base hypothétique sur
laquelle reposent les jugements de valeur nous permettant de
reconnaître les grandes œuvres. De ce même point de vue, il ne
convient pas de pratiquer une critique purement historique (ou
«réaliste») qui se soucierait de la véracité de l'œuvre, et une autre,
strictement éthique, qui mesurerait sa moralité, et une troisième,
concernée par sa seule perfection formelle. Comme le dit
Murdoch: «La relation de l'art à la vérité et au bien doit être la
préoccupation fondamentale de toute critique sérieuse de l'art.
"La beauté" ne peut être discutée "en elle-même". En ce sens, il
n'existe pas de point de vue "purement" esthétique». La critique
littéraire n'a qu'un seul horizon qui lui soit propre, celui d'élu¬
cider le sens de l'œuvre, sens qui convoque simultanément ses
dimensions cognitive, éthique et esthétique. En somme, la critique
n'a pas besoin d'être qualifiée par un adjectif : il lui suffit d'être,
pleinement, critique.

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