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La Fondation de La France Du Quatrième by Albert Lecoy de La Marche

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10

La fondation de la France

du quatrième au sixième siècle

Albert Lecoy de La Marche


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WUNMUUUUUUN 1817
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LA FONDATION DE LA FRANCE
du Quatrième au Sixième Siècle,
par A . LECOY DE LA MARCHE .
OUVRAGE ORNÉ DE NOMBREUSES GRAVURES,

Tantæ molis erat Francorum


condere gentem !

Société de Saint-Augustin ,
DESCLÉE, DE BROUWER Et Cie,
Imprimeurs des Facultés Catholiques de Lille. – 1893.
La FONDATION de la FRANCE
du Quatrième au Sixième Siècle .

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par A . LECOY DE LA MARCHE.


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| OUVRAGE ORNÉ DE NOMBREUSES GRAVURES.


« Tantæ molis erat Francorum
condere gentem ! »

Société de Saint-Augustin ,
DESCLÉE, DE BROUWER ET Cie,
Imprimeurs des Facultés Catholiques de Lille. – 1893.
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4 - A - 1939

or or go go or m ore

PRÉFACE .
. . . . . . . . . . . . . . . .

Au moment où je termine ce livre, la France catho.


| lique s'apprête à célébrer le quatorzième centenaire du
baptêmede Clovis, qui est, à proprement parler, celui de
sa naissance comme nation. Le 25 décembre 1896, il y
'aura quatorze siècles que le roi des Francs, en descen.
dant dans la piscine sacrée, a ouvert au pays dont il
9.193umi

était devenu le maître la destinée glorieuse que l'on


sait. On ne l'oublie pas à Reims, et l'on y prépare une
commémoration de ce grand événement, à laquelle vou
dront s'associer tous les Françaisqui comprennent leur
vrai titre de noblesse.
Il m 'a semblé qu 'à la veille de cette fête nationale,
unique en ce genre , il était à propos de reporter nos
yeux sur les circonstances qui ont préparé, amené ou
consommé la fondation de notre patrie. Cet ouvrage
a donc un caractère d'actualité qui, indépendamment 1721

de l'importance intrinsèque, du sujet, me donne lieu


d 'espérer pour lui un accueil favorable de la part du
public intelligent.
· L 'établissement de la nationalité française est dû à
une double lignée de fondateurs. La première appar
tient à l'Église : elle se compose principalement d'une
série d 'évéques gallo- romains ou gallo -francs, quiont été
Fondation de la France ,
PRÉFACE .

les pères spirituels du nouveau peuple, qui l'ont tenu ,


pour ainsi dire, sur les fonts du baptême, et, en le
vouant pour jamais à la sublime mission de soldat du
Christ, lui ont donné, avec son caractère distinctif, sa
véritable raison d ' être . La seconde est des chefs poli
tiques et militaires qui ont eu le bon esprit de se sou
mettre loyalement à l'Église catholique, pour régner
par elle sur les diverses populations de la Gaule et les
unifier. En tête de l'une, rayonne le nom vénéré de saint
Martin , à l'æuvre duquel j'ai consacré naguère une
étude détaillée. Au premier rang de l'autre, brille la
grande figure de Clovis, qui tiendra dans ces pages une
place importante. De là , la division du présent livre
en deux parties distinctes : la fondation de la France
religieuse, et la fondation de la France politique.
Mais ces deux parties sontétroitement rattachées par
l'unité de pensée et d 'action . Tous les personnages que
Dieu a jadis appelés à l'honneur de travailler avec lui
à la constitution de la nation très chrétienne ont élé ,
prêtres ou laïques, animés d 'un même esprit, d 'une
même foi, d 'un même amour. Et l'on voudra peut-être
aussi reconnaître à l'auteur le faible mérite d 'avoir tou
jours poursuivi, dans le cours d 'une carrière littéraire
déjà longue, le même but, le même idéal, à savoir le
triomphe de la vérité catholique par la démonstration
de la vérité historique.
PREMIÈRE PARTIE .
FONDATION de la FRANCE RELIGIEUSE.
- … … … … … ….
- --. . - .. .. - . .. -

Chapitre Premier .
Établissement graduėl du christia
nisme en Gaule, resenininusasunen

I. Urgence de l'établissement du christianisme en Gaule ; à


quelle époque il s'opère , et comment l'école apostolique et
l'école grégorienne peuvent se concilier. – II. Naissance des
plus anciennes chrétientés gauloises, au Ier siècle ; l'organisa
tion des Églises se complète plus tard . – III. Persistance des
restes du paganisme jusqu 'au Ve siècle. – IV . Propagation
de la foi chrétienne dans les campagnes par saint Martin
de Tours. – V . Les trois lignées d 'apôtres nationaux .

VOS E premier de tous les éléments qui contribuerent


à la constitution de la nation française est sans
contredit le catholicisme,auquel toutes les classes,
H ERE toutes les races appelées à la composer durent
successivement leur transformation complète. Pour bien com
prendre ce que fut dans notre pays la révolution chrétienne,
pour'juger de la métamorphose radicale qu'elle lui fit subir
et de l'étendue des bienfaits qu'elle lui apporta, il faudrait
retracer d 'abord le tableau de l'état social qu 'elle renversa ,
des religions qu 'elle vint détrôner. Ce tableau, j'en ai donné
ailleurs une faible esquisse (1). Un seul trait peut le
résumer : le monde antique en était arrivé à la divinisation
de tous les vices et de toutes les passions humaines.
Les Gaulois, venus du fond de l'Orient, avaient longtemps
conservé quelques lambeaux de la révélation primitive : la
croyance à un Dieu tout-puissant, unique, et à l'immortalité
1. Saint Martin , ch . I.
FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

de l'âme. Mais, comme tous les peuples abandonnés à eux


mêmes et séparés du tronc commun , comme les barbares du
Nord et les sauvages de l'Amérique, ils avaient très vite perdu
ces notionsfondamentales,ou du moins, grâce à l'éloignement
du flambeau divin , qui ne brillait plus que sur un petit coin
de la terre, elles s'étaient obscurcies chez eux et mêlées de
bonne heure à une foule de superstitions. L 'immortalité de
l'âme était devenue pour eux une espèce demétempsycose.
Leur dieu unique s'était subdivisé en cinq ou six divinités,
Bélen , Teutatès , Camull, Roth ( qui a laissé son nom à l'an .
tique cité de Rouen , Rothomagus), Bibracte, Ardoinna, la
déesse des Ardennes, etc. Mais ce n 'est pas tout : ils adoraient
encore les sources, les lacs, les årbres, les forêts, les pierres,
en un mot presque toute la nature inanimée. Enfin , leurs
druides joignaient à ces grossières superstitions la mons
trueuse coutume des sacrifices humains. L 'anarchie s' était
donc introduite dans la religion gauloise, et l'humanité et la
moralité elles-mêmes avaient fini par en être bannies. Aussi
fut-elle aisément absorbée par le paganisme romain , le jour
où la Ġaule devint une dépendance de l'empire.
Ce paganisme romain s'installa en vainqueur, surtout dans
les provinces et dans les cités particulièrement colonisées par
les conquérants. Alors on vit régner à la place de Bélen
Apollon , à la place de TeutatèsMercure, à la place d 'Ardoinna
Diane, etc. Même les divinités romaines qui n 'avaient pas
leur analogue dans la mythologie celtique, comme Cybèle,
eurent sur la terre gauloise des autels et des fêtes. Et quelles
fêtes ! En Gaule comme à Rome, le culte de Cybèle finit par
se répandre plus que tous les autres, parce qu'il favorisait
davantage la liberté des passions. Les orgies obligatoires que
comportaient les mystères de la bonne déesse devinrent peu à
peu tout le paganisme, tout le culte extérieur, avec les fêtes
de Bacchus, avec les Lupercales, autres cérémonies plus
scandaleuses encore.Voilà jusqu'où était descendue la religion
de nos ancêtres, « si l'on peut appeler du nom de religion un
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. II

ramas de mythes absurdes et de pratiques licencieuses ,


empruntés à l'Inde, à la Perse, à la Grèce , à Rome, aux
Celtes, en un mot à tout ce qui, dans le monde, avait oublié
Dieu et mis à sa place le démon (1).» Toutes les forces de
l'idolâtrie se trouvaient réunies commepour une lutte suprême.
Et, derrière ce front de bataille redoutable, on apercevait
encore la réserve du paganisme germanique, prête à donner
au moment propice. Il était réellement temps que le DIEU
de vérité se montrât ; il était temps qu'il fît triompher défini
tivement ses disciples, que les saint Saturnin , les saint Denis,
les saintMartial vinssent convertir les villes par la force de
leurs raisonnements, et que saintMartin vînt convertir par la
puissance presque brutale du miracle ces campagnes désolées,
dont les malheureux habitants traînaient, toute leur vie , un
corpsmisérable et une âme souillée. C 'est donc bien le salut
du peuple que nous allons voir briller sur la Gaule avec la
lumière de l'Évangile, et c'était de vrais sauveurs, j'allais dire
de vrais sauveteurs, que les vaillants apôtres dont nous avons
à examiner l'œuvre admirable .
Une question préalable se pose au seuil de cette étude :
à quelle époque au juste faut-il rapporter l'établissement du
christianisme en Gaule ? . ..
Deux écoles opposées se partagent l'opinion à ce sujet.
Ces deux écoles ont soutenu l'une contre l'autre, à différentes
reprises, une des plus longues et des plus vives controverses
de notre temps ;je ne dirai cependant pas une des plus impor
tantes, car il ne me semble point qu'au fond les grands
intérêts de la religion , les grandes vérités catholiques soient
en jeu dans un débat qui roule uniquement sur ce point : nos
plus anciennes Églises remontent-elles aux disciples immé.
diats de saint Pierre ou des autres Apôtres de JÉSUS-CHRIST,
ou bien furent-elles seulement fondées deux cents ans plus
tard , au troisième siècle de notre ère ? On peut, je crois, sou

1. Saint Martin , ch. I, p. 31.


12 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

tenir que ces Églises ne remontent pas au temps des Apôtres


sans tomber ipso. facto dans l'hérésie. On peut également
défendre l'opinion contraire sans ébranler pour cela les fon
dements de la science ni renverser l'édifice de notre histoire.
Ceci est un progrès acquis par les plus récentes discussions.
L 'école qui tient pour le troisième siècle, et qui s'est décerné
elle-même l'épithète d'historique, n'a plus le droit de traiter
ses adversaires avec dédain , comme elle l'a fait trop souvent
í (je ne veux pas citer ici de nomspropres). Ļ 'une comme l'autre
s'appuie à la fois sur l'histoire et la légende. Il faut donc rejeter
ces vieilles dénominations d'école historique et d'école légen
daire, qui ne sont bonnes qu'à introduire la confusion et à
envenimer la querelle. Les termes d'écoles grégorienne et anti
grégorienne ne sont pas plus justes, la chronique de Grégoire
de Tours, qui les a motivés, disant à la fois blanc et noir, et
pouvant fournir égalementdes armes aux deux partis. Mieux
vaudrait encore se servir des noms d'écoles apostolique et
post-apostolique ; ils indiqueraient plus clairement ce qui fait
le fond du débat.
Non seulement j'ose avancer que la question a en elle-même
une importance inférieure à l'ardeur de la polémique qu'elle
a soulevée, ardeur excitée quelquefois par un patriotisme local
excessif, et quelquefois aussi par l'hostilité instinctive de
certains hommes contre toute thèse soutenue par des catho
liques ; mais j'irai jusqu'à dire qu'en regardant bien au fond
des choses, il n'y a point un abîme entre les deux systèmes,
et que, si on veut laisser de côté les exagérations de quelques
uns de leurs partisans respectifs, ils ne sontguère séparés que
par des nuances : nuances tranchées, je l'avoue, et difficiles à
fondre ensemble ; mais pourquoi désespérerait-on de les
ramener à une teinte unique? pourquoi renoncerait-on à faire
jaillir la vérité du choc des opinions, puisque la question a
fait déjà de si grands pas ? Pour emprunter à un des derniers
ouvrages publiés sur la matière la formule des deux doctrines
rivales, voici ce qu 'on soutient de part et d'autre :
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 13

« Deux écoles sont en présence,dit Mgr Chevalier. L 'une veut


que presque tous nos diocèses aient été fondés dès le premier
siècle par des évêques prédicateurs qui tenaient leur mission
avec un poste fixe, soit de saint Pierre lui-même, soit de saint
Clément.Les résultats de cette prédication auraient été assez
abondants pour que des Églises constituées fussent établies
partoutdès l'origine, avec une organisation cléricale complète.
Environ soixante de nos diocèses devraient ainsi leur création
aux ouvriers évangéliques de la première heure. L 'autre pense
que l'intérieur de notre pays ne fut guère abordé avec fruit
i que vers l'an 250, sous l'empereur Déce, par les sept évêques
i que mentionne Grégoire de Tours, c'est-à-dire Gatien , Tro
| phime, Paul, Saturnin , Denis, Austremoine et Martial; que la
foi se propagea lentement malgré ce nouvel effort, et qu'à la
fin du quatrième siècle seulement la Gaule fut véritablement
conquise à JÉSUS-CHRIST ( 1). »
Bien que l'auteur de ces lignes soit entré en lice, avec une
trop visible animosité, contre toute l'école qu'il appelle anti
grégorienne, et qu'il ait pris expressément la plume (il le dit
dans sa préface) pour défendre une des plus anciennes
illustrations de son diocèse, on peut, pour plus d 'impartialité,
accepter les formules qui précèdent comme l'expression
exacte des deux systèmes. Mais il est facile de voir, d 'après
leur simple énoncé, que l'un et l'autre (c'est un peu le cas de
tous les systèmes) renferment une dose de vérité et une dose
d 'erreur. Je dirai aux partisans du second : Vous, grégoriens,
vous avez raison de prétendre que la Gaule ne fut complè
tement chrétienne qu'à la fin du quatrième siècle ; mais vous
avez tort d'avancer que l'évangélisation de ce pays n 'eut lieu
ou ne porta des fruits que sous le règne de Déce. Et je dirai
à leurs adversaires : Vous, anti-grégoriens, vous avez raison
de soutenir que plusieurs de nos Églises ont été fondées
dès le premier siècle, par les disciples des Apôtres et par des

1. Chevalier, Origines de l'Eglise de Tours.


FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

missionnaires envoyés de Rome ; mais vous avez tort de


croire que tous nos évêchés ou presque tous ont reçu dès lors
leur organisation complète. Voilà la réalité, et voilà l'exa
gération. Il faudrait, à mon avis, dire ceci : Il y a eu, dès le
preinier siècle, des chrétiens en Gaule ; il y a eu, par consé
quent, des Églises, l'Église n'étant que la communauté des
fidèles, et chacune d 'elles a possédé un chef, un surveillant,
un ETILGZOTIOS, l'essence même de l'organisation catholique le
voulant ainsi ; mais ces premiers évêques, même lorsqu'ils
furent établis avec un poste fixe, n 'ont pu avoir tout de suite
un évêché organisé ni une circonscription parfaitement déli
mitée ; mais, de plus, la Gaule a compté jusqu'au cinquième
siècle un nombre considérable de païens, diminuant de jour
en jour, et beaucoup d'Églises épiscopales p'ont été créées que
dans cet intervalle, à mesure que la foi se propageait ( I).

II
La preuve que la Gaule a possédé des chrétiens et des
Églises aussitôt après la dispersion des Apôtres, il n 'est nul
besoin de la demander aux légendes. Il suffirait, à la rigueur,
d'ouvrir l'Evangile et de méditer ce commandement du
Maître à ses disciples : « Ite, docete omnes gentes. » Pouvons
nous supposer, nous, catholiques, que la parole divine n'ait
pas reçu son exécution ? Elle a dû la recevoir à la lettre,
comme toujours ; c'est-à -dire que les Apôtres ont dû, non pas
convertir toutes les nations,'mais prêcher à toutes les nations.
L'évangile de saint Marc ajoute, du reste, en termes formels :
I. Te laisse de côté ici un troisième système, imaginé tout récemment par
M . l'abbé Duchesne,membre de l'Institut, d'aprèslequel toutes les Églises de
France, sauf tout au plus celle de Lyon , auraient été fondées seulement au
IVe siècle, ou même plus tard . Cetie thèse étrange s 'appuie uniquement sur les
anciennes listes épiscopales conservées autrefois dans chacune d 'elles. Mais il
faudrait d 'abord démontrer que le commencement de ces listes n 'offre point de
lacune, ce qui est contraire à toutes les vraisemblances. Ainsi la théorie en ques
tion me paraît manquer de bases, ou plutôt de têtes de colonnes.
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 15

« Illi autem profecti prædicaverunt ubique ; » et saint Paul,


dont le texte canonique est presque parole d'évangile, écrit
aux Colossiens que la bonne nouvelle leur a été annoncée
( sicut et in universo mundo ». Il ne peut s'agir là, bien en
tendu, que du monde connu des Romains, mais du monde
romain tout entier ; impossible d 'attribuer à ces expressions
un sens vague. Mais, si l'on veut laisser de côté nos autorités
sacrées, il reste à citer, à l'adresse des incrédules, une série
de témoins qui pourraient les convaincre davantage : ce
sont, d 'une part, les auteurs païens ou chrétiens des premiers
siècles quiont affirmé la prédication immédiate de l'Évangile
dans tout l'univers, et, d 'autre part, ceux qui ont affirmé sa
prédication immédiate dans la Gaule en particulier. Ces
écrivains nous fournissent un ensemble imposant de déposi
tions authentiques, que l'on a recueillies plus d'une fois et qu'il
serait trop long de reproduire ici. Il suffit de rappeler celles
de saint Irénée , qui cite, parmi les contrées possédant de son
temps (au second siècle ) plusieurs Églises chrétiennes, la
Gaule Belgique, le pays des Celtes ; de Tertullien, qui, dans
son énumération des peuples croyant en JÉSUS-CHRIST,
nomme, vers le commencement du siècle suivant, les diverses
rations des Gaules, et même la Bretagne, c'est-à -dire
l'Angleterre ; de. Lactance, qui, une centaine d 'années plus
tard ,affirme ( qu'après la mort de Domitien (fin du ſer siècle),
l'Église étendait ses bras à l'Orient et à l'Occident, en sorte
qu'il n 'y avait aucun coin de la terre où le culte du vrai
Dieu n 'eût pénétré ; » etc. (1) Ces autorités sont toutes plus
anciennes et plus sûres que l'Histoire ecclésiastique des
Francs.
En voilà plus qu'il ne faut, sans doute ; mais il est bon de
rappeler que, sur ce point capital, nous avons le témoignage
1. Ces textes ont été cités notamment par M . l'abbé Arbellot, dans sa Disser
tation sur l'apostolatde saintMartial, et rappelés dans sa récente et curieuse
brochure sur les Sources de l'histoire des origines chrétiennes de la Gaule dans
Grégoire de Tours, p. 9.
16 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.
-
de Grégoire de Tours lui-même, et deGrégoire de Tours
citant une lettre officielle antérieure, tandis que, dans le pas
sage où il attribue au troisième siècle l'envoi des sept évê.
ques, il s'appuie sur lesactes douteux de saint Saturnin , qui
sont l'écho d'une tradition, d'une légende, comme nos con
tradicteurs appellentdédaigneusement cette classe de docu
ments (sicut historia passionis sancti martyris Saturnini
denarrat.., sicut fideli recordatione retinetur). Ailleurs encore ,
Grégoire place au premier siècle l'apostolat de saint Eutrope,
de saint Ursin , de saint Saturnin lui-même. De quel côté se
trouve donc la base historique ? de quel côté la base légen
daire ?
Un autre appuides anti-apostoliques, c'est le fameux texte
de Sulpice Sévère, disant que la foi fut reçue assez tard dans
"les Gaules.Mais il faut lire la phrase originale. Que dit-elle ?
Sub Aurelio deinde, Antonini filio, persecutio quinta agitata ;
ac tum primum intra Gallias martyria visa , serius trans
Alpes Dei religione suscepta . » Sous Aurèle, fils d'Antonin ,
pendant la cinquième persécution, on vit pour la première
fois des martyrs en Gaule (admettons ce fait, quoiqu'il soit
sujet à discussion ), et cela parce que la religion chrétienne fut
embrassée plus tard au delà des Alpes. Plus tard que quoi?
Plus tard qu'en deçà des Alpes. Voilà évidemment le sens.
Dans la pensée de Sulpice Sévère, dont je n 'ai pas à recher
cher ici l'exactitude, il n 'y avait pas eu de massacres de chré
tiens en Gaule avant le règne de Marc- Aurèle (il ne s'agit
déjà plus du troisième siècle ici,mais du second), parce que
les chrétiens n 'y étaient pasauparavant assez nombreux, assez
organisés pour porter ombrage à l'empereur. Pressurez ce texte
autant que vous voudrez, vous n 'en tirerez pas autre chose,
en bonne conscience. Et ainsi compris, loin d 'être embarras
sant, loin de venir à l'encontre des missions du ſer siècle, il
confirme complètement ce que je disais de l'organisation tar
dive d'un bon nombre d 'Eglises. Il n 'est donc pas nécessaire
de recourir au sens proposé par M . Paulin Paris, qui, après
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 17
avoir opiné d 'abord pour le IIIe siècle , est revenu ensuite si
loyalement à l'opinion apostolique. M . Paulin Paris proposait
de déplacer simplement une virgule, et de rapporter le serius
de Sulpice aux mots martyria visa, c'est- à -dire « aux persécu
tions qui auraient frappé assez tard sur la Gaule déjà conver
tie au christianisme. » Explication ingénieuse, à l'appui de
laquelle M . l'abbé Corblet fait remarquer que, parmi nos
évangélisateurs du premier siècle, un très petit nombre ont
subi le martyre, la plupart étant honorés du culte de con
fesseurs pontifes. Mais, encore une fois, nul besoin d'en
venir là .
Ainsi,même én acceptant le témoignage de Sulpice Sévère,
qui est, d 'ailleurs, un historien très digne de foi, même en
admettant celui deGrégoire de Tours, sauf dans un seul pas
sage, où une source altérée l'a induit en erreur, nous pouvons
conclure que la Gaule a compté des chrétientés et des évêques
dès le premier siècle. Loin d 'avoir à combattre l'autorité de
ces écrivains, les prétendus légendaires peuvent les ranger au
nombre de leurs alliés. Inutile, par conséquent, de dépenser
tant d 'encre pour les venger. En dehors d 'cux, les adversaires
de l'apostolicité invoquent-ils d'autres auteurs originaux ?
Non ; ils invoquent uniquementdes considérations historiques.
Deux annalistes du IVe et du VIe siècle sont-ils donc de
force à renverser toute la série des dépositions antérieures ?
Les considérations historiques , s'il fallait y recourir, se
raient encore contre cette école. « Commentadmettre un seul
instant, dit un critique sérieux , que les missionnaires de la
nouvelle foi aient privé la Gaule de leurs prédications, cette
contrée si romaine, si accessible par ses nombreuses voies ,
si liée aux intérêts de samétropole et s'identifiant si bien à
elle par ses croyances, sesmeurs, sesmonuments, ses institu
tions ? En quoi ! les Apôtres et leurs disciples auraient pénétré
dans les contrées les plus barbares de l'Afrique et de l'Asic,
en bravant les difficultés des chemins et de l'éloignement, et
ils auraient volontairement fermé les yeux sur un pays
FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

justement célèbre, où prospérait la civilisation, où il était si


facile de se rendre, soit parmer, soit par terre ? Mais a-t-on
fourni l'ombre d 'un argument pour expliquer comment la
Gaule aurait été l'objet d 'un si singulier mépris, la victime
d 'une si étrange exception ( 1) ? » Jamais. Quelques-uns ont
ergoté sur le sens du mot disciples des Apôtres, appliqué par
les textes à nos premiers missionnaires. Ils sont pourtant bien
clairs, et il faut qu'ils soient terriblement gênants pour ceux
qui leur cherchent une acception détournée. On dit, au figuré,
« un disciple d'Hippocrate » ; on ne dira jamais, sinon dans le
sens littéral, « un disciple de saint Pierre ou de saint Paul, »
en parlant d'un évêque des temps primitifs. D 'autres ont
voulu tirer partie du silence des inscriptions funéraires ; et
M . Le Blant, notre excellent épigraphiste, après avoir fait
remarquer le premier ce silence,aprèsl'avoir invoqué en faveur
de l'école dite historique, avoue lui-même qu 'on ne saurait
reconnaître un rapport étroit entre le nombre des inscriptions
chrétiennes et la marche du christianisme; et M . de Rossi,le
grand maître de l'épigraphie , nous apprend que l'absence de
ces inscriptions dans les trois ou quatre premiers siècles ne
prouve absolument rien contre l'antiquité des Églises d'une
contrée. Y a -t-il d'autres objections ? Je n 'en connais pas ; et
à toutes celles-là , comme on le voit, la réponse est facile .
Voilà donc le fait général démontré, je l'espère. Quant
aux faits particuliers , quant au degré d 'authenticité de cer
taines traditions locales, on comprendra que je ne puisse en
entreprendre ici l'examen . Le lecteur les trouvera discutés
dans les livres de M . l'abbé Faillon sur l'apostolat de sainte
Madeleine, de M . l'abbé Arbellot sur saint Martial, de
M . Darras sur saint Denis l’Areopagite, de Ch. Salmon et
de l'abbé Richard sur saint Firmin , de M . Robitaille sur
saint Paul Serge, de M . Látou sur saint Saturnin , de M . de
Lutho sur saint:Ursin , de l'abbé Bougaud sur saint Bénigne,
1. Corblet, Origines de la foi thrétienne dans les Gaules, p. 15.
Saint Denis prêchant le christianisme dans les Gaules.
(D 'après Lesueur.)
FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

de l'abbé Dion sur saint Front, de l'abbé Rolland sur saint


Gatien, etc., et dans les mémoires de l'école opposée, tels que
ceux de MM . Bourassé et Chevalier sur l'Église de Tours,
de M . de Belloguet sur les origines dijonnaises, de MM . Lair
et Duméril sur l'évêché de Bayeux, de l'abbé Salvan sur
celui de Toulouse, de l'abbé Pascal sur celui de Mende, de
l'abbé Bernard sur l'Église de Paris, etc. Ces travaux sont
plus ou moins concluants sur les questions locales ; mais il
résulte , des arguments, fournis par les uns et des aveux con
tenus dans les autres, une lumière nouvelle sur la question
d'ensemble. Il nous suffira de connaître cette solution géné
rale, et de savoir qu'il est devenu presque impossible aujour
d'hui de soutenir que la Gaule n'a pas connu l'Évangile avant
le IIIe siècle.
Que telle ou telle Église revendique à tort uneorigine aussi
reculée , que l'amour du clocher ait fait prendre des em
bryons de légendes pour des éléments historiques sérieux,
cela est arrivé certainement. Qu'importe au fond de la ques.
tion ? L 'exagération ne détruit pas le fait ; et le fait est qu'il
y a eu un certain nombre d 'Eglises fondées chez nous dès les
premiers temps. Quel est ce nombre? On ne le saura jamais au
juste . Un peu plus ou un peu moins ne fait rien à l'affaire.
Une partie de l'école anti-apostolique reconnaît, du reste, que
plusieurs Églises de la province romaine , celle d'Arles,
notamment, datent du premier siècle , et que la foi a rayonné
de là peu à peu, par la Narbonnaise, puis par Lyon, dans le
reste de la Gaule. L ' école apostolique, de son côté, veut qu'il
y ait eu une quarantaine d 'Églises dans le même cas, Ses
adversairesl'accusent d 'en vouloir soixante oumême soixante
quinze ; mais on en compte à peine quarante qui se soient
glorifiées traditionnellement d 'une si haute origine : Arles,
Aix, Apt; Bayeux, Beauvais, Béziers, Bourges, Châlons,
Chartres, Clermont - Ferrand, Évreux, le Mans, Limoges,
Lodève,Marseille,Meaux,Metz, Nantes, Narbonne, Orange,
Paris, Périgueux, le Puy, Reims, Rouen , Saintes , Séez ,
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 21

Senlis, Sens, Toul, Toulouse, Tours, Trèves, Verdun , Vienne,


et deux ou trois autres. C 'est donc une question de nombre
simplement, et, sur ce point capital, les deux partis sont
séparés, commeje le disais, par une nuance.
J'ai posé en fait, en second lieu, que toute Église a eu un
chef, un évêque dès le moment de sa fondation , l'essence de
l'organisation catholique le voulant ainsi, mais que les évêchés
n 'ont pu être immédiatement organisésni délimités. Ce défaut
d 'organisation primitive résulte de la force des choses : les
cités qui devaient devenir des sièges épiscopaux n 'étaient
même pas toutes établies au premier siècle ; la division du
territoire gaulois en provinces et en cités ne se fit que plus
tard. Il faut apporter dans le débat un parti pris visible pour
affirmer que de la première mission évangélique est sorti un
ordre de choses définitif et complet, une Église gallicane toute
faite. Nulle part l'Église ne s'est trouvée ainsi constituée tout
d 'une pièce ; partout, au contraire , le christianisme s'est assis
lentement, solidement, avec la sage maturité qui assure le
succès. D 'ailleurs, les paroisses et les curés n 'existaient pas
encore, nous le verrons bientôt ; la hiérarchie ecclésiastique,
mêmedans les chrétientés bien établies, était rudimentaire,
ne se composant que de l'évêque et de son collège de prêtres
ct de diacres. Ainsi, à ce point de vue également, c'est une
exagération de croire à une organisation immédiate. Je ne
pense pas, du reste, que la majorité de l'école apostolique ait
été jusque-là . Mais méconnaître la présence d'un chef à la
tête de chaque Église serait un excès encore plus choquant.
Il y a eu, sans doute, des évêques missionnaires, des évêques
voyageurs, comme il y en a encore dans les pays infidèles ;
cependant la plupart de nos pasteurs primitifs ont dû être des
évêques stationnaires , ayant, sinon une circonscription bien
tracée, au moins un siège fixe. Nous en avons pour garant la
manière de procéder des Apôtres mêmes, manière constante,
invariable, qu'ils enseignèrent certainement à leurs disciples,
ou plutôt qu'ils leur imposèrent comme une règle. Or, les
Fondation de la France.
22 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

Apôtres, qui fondèrent directement les grandes chrétientés


d'Orient,établissaient tout de suite, dans les cités où ils avaient
porté l'Évangile, des évêques choisis d 'ordinaire parmi les
prémices des fruits de leur prédication . Saint Clément, le
disciple de saint Pierre, nous le dit en propres termes :
« Primitias eorum in episcopos et diaconos, et eorum qui credi
turierant, constituerunt. » Et, comme l'explique dom Chamard
à propos de ce texte, dans un excellent article de la Revue
des questions historiques,« il suffisait que, parmices prémices
de la gentilité ou du judaïsme, il se trouvât un homme rem
plissant les conditions indiquées par saint Paul dans ses
épîtres à Tite et à Timothée, c'est-à - dire un homme sobre,
chaste, aimant la vérité et qui ne fût pas d 'un caractère
violent, pour qu 'on le revêtît sans retard du caractère épisco
pal, avec la mission de former lui-même autour de lui un
troupeau fidèle ( eorum qui credituri erant), les évêques de
ces temps primitifs n 'étant, au fond, que des agents de propa
gande chrétienne, munis de tous les pouvoirs nécessaires. >>
N 'est-ce pas là, après tout, le système le plus efficace pour la
diffusion d'une idée quelconque ? N 'est- ce pas celui qu'em
ploient, si parva licet componere magnis , les maisons de
banque ou de commerce qui veulent assurer le succès de
leurs affaires par des succursales, par des dépositaires? Et
ne s'explique- t-on pas dix fois mieux les rapides progrès de
l'Évangile par cette tactique intelligente, profonde méme,
que par des missions nomades, sans unité, sans plan , sans
traces durables ? Eh bien, le même procédé était appliqué à
toutes les chrétientés. C 'est ce qui ressort de divers témoi.
gnages de la plus haute antiquité, cités dans l'article dont
je viens de parler, et dont j'épargnerai au lecteur l'énuméra
tion . Au surplus, il faut bien admettre que les Apôtres aient
agi de la sorte , si l'on veut que la transmission des pou
voirs épiscopaux découle, par une série non interrompue
d'intermédiaires, par un canal direct et continu, selon l'ensei.
gnement de l'Église,de JÉSUS-Christ et de ceux quiles ont
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 23

reçus de ses mains. Ainsi donc, ici encore, gardons-nous de


tomber dans les extrêmes : convenons que chacune de nos
Églises a été dotée d'un chef, mais ne prétendons pas que
dans chacune la hiérarchie et la circonscription aient été
entièrement constituées dès le principe.

III
Reste le dernier membre dema proposition, quifait la part
de la vérité contenue dans le système anti-apostolique : la
Gaule a compté des païens en grand nombre jusqu'au cin
quièmesiècle, et une bonne partie de nos diocèses n 'a été créée
qu'au fur et à mesure de leur disparition , soit au troisième,
soit au quatrième. Pour nier la persistance du paganisme, il
faudrait nier l'évidence. Il faudrait nier cette longue lutte entre
les deux religions, exposée d 'unemanière attachante, quoique
avec une partialité mal déguisée, par Beugnot, dans son
Histoire de la destruction du paganisme en Occident. Il fau
drait nier surtout les récits de Sulpice Sévère et rejeter la vie
de saint Martin tout entière. Dans tous ses voyages à travers
la Gaule, saint Martin rencontra des païens, les convertit,
détruisit leurs temples et les remplaça par des sanctuaires du
vrai DIEU . Son histoire n'aurait plus aucun sens, si l'on voulait
que tout le pays ait été chrétien avant le grand apôtre du
IVe siècle. Mais je ne crois pas que beaucoup de partisans
de l'apostolicité aillent jusque-là , et ce sont surtout leurs
adversaires qui leur prêtent cet excès, afin de leur opposer
victorieusement l'exemple de saint Martin . Comme l'a déjà
dit dom Chamard, cet exemple ne prouve absolument rien
contre l'antiquité de nos Églises, étant admis que les deux
cultes ont coexisté plusieurs siècles à côté l'un de l'autre. La
conversion tardive des provinces septentrionales,quine s'opéra
qu'après le règne de Clovis, ne prouve pas davantage, l'éta
blissement des Francs ayant fait prédominer dans le Nord la
race germanique, contrairementau reste de la Gaule, et cette
24 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

race ayant ramené avec elle le paganisme, l'ayant même


maintenu assez longtemps au - delà de la Somme, avec
Ragnacaire, malgré les efforts du roi et de saint Remi.
Qu'il y ait eu un bon nombre d 'Églises fondées au troi
sième siècle seulement, ou même au quatrième, cela résulte
également des faits. D 'abord , toutes celles quine sont pas
engagées dans la question de l'apostolicité, toutes celles qui
ne revendiquent pas une origine antérieure à l'empereur Déce
(et nous avons vu tout à l'heure que les autres sont loin de
former la totalité, ou même la majorité) appartiennent natu
rellement à cette seconde périodede christianisation . Il y eut
réellement alors un effort nouveau, un pas accentué vers la
conversion complète. Le pape saint Sixte envoya en Gaule,
vers 257, toute une phalange d'ouvriers évangéliques, dont
faisaient probablement partie saint Pérégrin ,saint Corcodème,
saint Marse, saint Timothée, saint Génulfe. Vers la même
époque, on voit saint Auspice établir l'Église d 'Apt, saint
Flour celle de Lodève, saint Clair celle d 'Albi, un autre saint
Clair celle de Nantes, saint Nicaise celle du Vexin , etc . Cette
extension remarquable de l'organisation chrétienne dans les
villes préparait la conversion des campagnes du centre et
celle des barbares du Nord. Mais ces derniers progrès furent
réalisés seulement, comme je l'ai dit, l'un au quatrième siècle ,
l'autre aux cinquième et sixième. Il y a là une gradation très
intéressante à observer, et ce phénomène a dû se reproduire
dans toutes les contrées qui faisaient partie de l'empire romain .
Sans doute, l'Évangile a été d 'abord annoncé aux petits ; cela
est vrai surtout des prédications de Notre Seigneur. Mais il
n 'en est pasmoins certain que ses Apôtres se firent entendre
en premier aux populations des grandes villes, puis ensuite à
celles des petites villes, et que la foi gagna de là les cam
pagnes, en attendant qu'elle allât chercher les barbares sous
leur tente . En Gaule comme en Asie, les métropoles, chefs
lieux des grandes provinces romaines, possédèrent généra
lement les premières chrétientés, et les civitates dépendant des
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE . 25

métropoles formerent, pour ainsi dire, la seconde assise. Ce


n 'est pas étonnant : la cité avait, dans l'organisation romaine,
une importance que nos villes ne connaissent plus ; elle était
presque tout, et les populations rurales, qui ont pris une si
grande place en France et en Europe par suite du dévelop
pement de la liberté civile et de l'agriculture, n 'étaient rien ,
même numériquement ; l'esclavage, l'oppression de la fiscalité
impériale, la misère les avait fait fuir ou périr. Notre civili
sation s'étend, à des degrés différents, dans tous les coins du
pays ; celle de Rome était concentrée dans les colonies
Morissantes qu'elle avait établies de place en place, et par
lesquelles elle tenait le reste de la contrée sous sa domination
sans l'occuper matériellement. Ce sont donc les métropoles
et les civitates qui devaient attirer tout d 'abord les ouvriers
évangéliques ; c'est là qu'une moisson abondante les attendait ;
c'est là que leur zèle enflammé devait trouver sa principale
pâture. Non seulement le nombre et la qualité des recrues,
non seulement l'idée de la lutte et du martyre, presque assuré
aux lieux où résidait un gouverneur romain , tentaient leur
prolésytisme; mais ils avaient, en conquérant ces grands
centres, l'espérance de dominer tout le pays, comme Rome
elle -même le dominait. Ils imitaient le procédé du gouverne
ment impérial, qui avait si bien réussi. Voilà pourquoi nous
trouvons, au commencement du quatrième siècle , les cités de
la Gaule en grande majorité chrétiennes et les paysans de la
Gaule en grande majorité païens. Les mots mêmes de paga
nisme et de païen viennent de la religion que professaient les
pagani, c'est -à-dire les habitants des pagi, pays ou bourgs
situés en dehors des cités. Nous avons encore des témoignages
plus précis. « Nous possédons, dit Beugnot, un petit poème
bucolique, intitulé De mortibus bouin , dont l'auteur, Endele
chius, vivait certainement au commencement du cinquième
siècle. Le sujet choisi par Endelechius est très simple : trois
bergers causent entre eux sur les maladies qui attaquent les
boufs ; l'un de ces bergers, qui est chrétien, dit que le plus
26 . FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

sûrmoyen de garantir ces animaux contre la peste est de


placer entre leurs cornes
Signum quod perhibent esse crucis Dei
Magnis qui colitur solus in urbibus,
Ainsi, pour ce poète, le CHRIST n 'était encore que le Dieu
des grandes villes ( 1). »
Sans doute, il y a là un peu d 'exagération , ou bien c'est
l'expression d'un état de choses quelque peu antérieur. Sans
doute aussi, ce texte concerne l'Occident en général ; mais ce
qui est vrai du tout l'est égalementde la partie. Et, d 'ailleurs,
des indications particulières à la Gaule viennent le confirmer.
Sans rappeler encore la quantité de paysans convertis par les
missions du saint évêque de Tours , nous voyons les labou
reurs et les vignerons des environsd 'Autun adorer Cybèle, ou
Berecynthia, jusqu 'au jour où l'évêque Simplicius, contem
porain de saint Martin , leur fait sentir matériellement l'im
puissance de leur idole. Ce trait nous est rapporté en détail
dans une page curieuse de l'antiquebiographie de ce pontife :
« Le culte de Cybèle régnait encore dans Autun, et les païens
observaient leur misérable coutume de porter la statue de
cette déesse sur un char autour de leurs champs et de leurs
vignes, s'imaginant que cette superstition y attirait la fécon
dité. Simplicius vit un jour passer cette pompe sacrilège, et,
comme il entendait les chants avec lesquels on conduisait
le simulacre, sa douleur de voir le peuple livré à cette folie le
fit soupirer vers Dieu, pour lui demander qu'il éclairât leurs
yeux et qu'il leur révélât l'impuissance de la déesse. I ! fit
ensuite le signe de la croix vers la statue, qui aussitôt tomba
par terre, et les animaux attelés au char demeurèrent immo
biles, sans pouvoir avancer d 'un pas. Tout le peuple fut saisi
d 'étonnement. Chacun se met à crier qu 'on a offensé la déesse ;
on immole quantité de victimes ; on fouette sans trêve les
beufs, et néanmoins on ne peut les faire marcher. Quatre
1. Beugnot, Destruction du pagunisme, t. II, p. 210.
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISNE EN GAULE. 27

cents personnes furent touchées de ce miracle. Elles se disaient


les unes aux autres que, si leur déesse avait quelque puis
sance, elle devait se relever elle-même et faire marcher les
beufs, mais que, si elle ne pouvait pas se remuer, il était
visible qu'elle n 'avait aucune force divine. Elles immolèrent
néanmoins encore une victime, et, quand elles virent que
leur idole demeurait toujours sans mouvement, elles aban
donnèrent l'erreur du paganisme( 1 ). »
Ainsi, non seulement il y avait alors une foule de païens
parmi les populations rurales,mais ces païensaccomplissaient
au grand jour leurs cérémonies sans être inquiétés. Les lois
des empereurs chrétiens étaient restées inefficaces dans les
campagnes, et l'autorité civile ne s'en préoccupait pas ; elle
ne songeait qu'aux villes. Je pourrais citer encore d'autres
faits du mêmegenre ; mais à quoi bon , quand nous entendons
saint Jérôme s'écrier avec douleur que, de son temps, la
Gaule et la Bretagne (c'est-à-dire l'Angleterre ) gémissaient
encore sous le joug du paganisme? Evidemment cette parole
ne peut s'appliquer aux villes, quiavaient déjà un clergé, des
églises, des basiliques. Elles sont dictées par la profonde
pitié que l'état des âmes des paysans inspirait aux grands
cours catholiques, cette pitié agissante qui faisait repartir, le
bâton à la main , à travers monts et forêts, les vieux évêques
déjà courbés sous le poidsdes fatigues de l'apostolat. D 'ailleurs,
nous savons que, malgré leur dévouement, malgré leurs
succès, les superstitions, sinon le culte païen, persistèrent
beaucoup plus tard. Au sixième siècle, saint Césaire d 'Arles
prêchait encore contre les hommes des champs qui célébraient
la fête de Mithra en prenant des déguisements inconvenants ;
saint Nizier de Trèves sauvait d'un naufrage plusieurs indi- .
vidus de la mêmeclasse qui appelaient à leur secours Jupiter,
Mercure et Vénus ; Evanthius de Mende trouvait des ido.
lâtres dans ses montagnes ; Childebert publiait une ordon

1. Grégoire de Tours, Glor. confess., c. 77 .


23 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

nance pour faire détruire les idoles conservées dans certains


champs. En général, plus un pays était reculé ou difficile
d 'accès, plus il conservait longtemps le paganisme ; et cela se
comprend. Ainsi, dans les Alpes, quelques statues des dieux
demeurèrent debout jusqu'à Charlemagne. Comme aujour
d 'hui, lesmontagnards, les campagnards étaient des arriérés ;
comme aujourd 'hui, ils gardaient plus fidèlement le culte et
les traditions de leurs pères. Mais il n 'est pas toujours à
propos d ' être réactionnaire, et ce qui peut être bon par le
temps qui court ne l'était pas autrefois.

IV
Je disais tout à l'heure « la grande majorité » , en parlant
des paysans idolâtres. Et, en effet, l'on ne saurait aller
plus loin ; car un passage de saint Justin nous montre
qu'il y avait aussi quelques chrétiens hors des cités, même
avant le quatrième siècle : il nous représente les fidèles
des villes et des campagnes se réunissant le dimanche
pour entendre la lecture des textes sacrés et participer à
l'offrande. Ce témoignage, il est vrai, ne s'applique pas non
plus à la Gaule en particulier. Mais, en somme, on peut tou
jours dire qu 'au IVe siècle le christianisme dominait chez les
citadins et le paganisme chez les ruraux. Eh bien ! c'est cet
état de choses que devait transformer l'apostolat de saint
Martin . De l'enquête minutieuse à laquelle je me suis livré
dans l'ouvrage consacré à son histoire, il résulte que les cam
pagnes certainement évangélisées par cet infatigable voyageur
de DIEų sont celles de la Touraine, de l'Anjou, du Maine,
du pays Chartrain , de l'Ile-de-France, de la Picardie, du pays
de Trèves, du Senonais, de la Bourgogne, de la Suisse, du
Dauphiné, de l'Auvergne, du Berry , du Poitou, de la Sain
tonge, du Bordelais. Et, si l'on veut tenir compte des proba.
bilités, il faut encore ajouter à cette longue liste l'Artois, la
Flandre, une partie de la Belgique, la Lorraine, la Cham
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 29

pagne, la Franche-Comté, la Savoie, le Forez, le Nivernais,


et même un coin de la Normandie et de la Bretagne mo
derne. Quel vaste champ d'opérations ! Et comment croire
qu'il ait pu être utilement exploité par un seul homme,
si cet homme n 'eût été visiblement aidé par la puissance
divine ? En effet, le miracle venait souvent à l'appui de
sa prédication ; cet argument brutal, comme je le disais, était
indispensable pour convaincre des populations grossières, que
le raisonnement ne pouvait toucher, et c'est pourquoi, sans
doute , le don des miracles fut si abondamment accordé à
saint Martin .
Voici comment il procédait ordinairement dans ses
tournées apostoliques (j'emprunte le récit de son biographe
original et contemporain, Sulpice Sévère) : « Il se rendait,
un jour, de Tours à Chartres, lorsque, en traversant une
bourgade (qui était probablement la future ville de Ven
dôme), il vit s'avancer à sa rencontre, ainsi qu'il arrivait sou.
vent, une foule énorme. C ' était évidemment des païens, car
le nom du CHRisT n 'était pas encore invoqué dans cette
localité ; mais telle était la renommée du saint, même chez
les idolâtres, que tous les champs d'alentour s'étaient couverts
de curieux , émus de je ne sais quel espoir. Martin comprit
qu'il allait avoir de l'ouvrage. L 'Esprit-Saint le remplit aus
sitôt, et, frémissant sous l'inspiration , il se mit à prêcher
l'Evangile à cette multitude. Sa voix ne sonnait plus comme
celle d'un mortel. Il se lamentait de voir un peuple si nom
breux ignorer le Dieu qui lui avait apporté le salut, et les
gémissements entrecoupaient son discours. A peine avait-il.
fini, qu'une femme dont le fils venait de mourir fendit les
flots de la foule et se précipita vers lui, tenant dans ses bras
le corps glacé de l'enfant. Nous le savons, criait- elle, vous
êtes l'ami de Dieu. Eh bien ! par pitié, rendez -moi mon fils ;
je n 'en ai point d 'autre. — Oui, oui,reprenaient les assistants,
secourez cette pauvre mère !Martin sentit alors passer sur sa
tête ce souffle mystérieux qui annonçait les grandes cho ses.
30 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

La conversion de ce peuple valait bien un miracle : il vit,


raconta-t-il plus tard à ses disciples, qu'il pouvait l'obtenir.
Il prit donc le petit corps dans ses mains ; il s'agenouilla
devant tout lemonde, et, quand il eut prié un moment, il ren
dit l'enfant à sa mère : le mort respirait, il vivait ! Une im
mense acclamation s'éleva vers le ciel. La multitude, trans
portée d'enthousiasme, se rua aux pieds du saint, demandant
à grands cris le baptême. Bien qu'on fût en pleine campagne,
il n 'hésita pasun instant:
séance tenante, il imposa
les mains à tous, petits et
grands. Puis, se tournant
vers ses compagnons, il
ent

leur dit : Je puis bien


Th15
***

faire des catéchumènes


dans les champs, puis
KO

que l'on y fait des mar


di ssen

tyrs (1). »
di
:

On voit par ce tou


chant épisode que les
conversions s'opéraient
parfois en masse et en
Saint Martin ressuscite le fils d'un un clin-d'ail, ce qui ex
paysan . plique en partie le cercle
(D 'après une tapisserie du XIIIe siècle, immense embrassé par
. au Musée du Louvre.) les missions de saint
Martin. Mais les choses
ne se passaient pas toujours aussi pacifiquement, et le triom
phe était souvent précédé d'une lutte énergique. Une fois,
aux environs d'Autun, l'apôtre fut attaché par les paysans
à un arbre, qu'ils commencèrentà couper pour le faire tomber
sur lui. Une autre fois, au Mont- Beuvray, une bande furieuse
l'entoura au moment où il renversait un sanctuaire païen , et
1. Sulpice Sévère, Dialog., II, 4.
ÉTABLISSEMENT DO CHRISTIANISME EN GAULE. 31

un des plus exaltés voulut lui fendre la tête d 'un coup de


hache. Mais, au moment où il brandissait l'arme, il tomba
lui-même à la renverse. A l'occasion de l'érection d'une cha
pelle sur le théâtre de cette scène, Mgr Perraud a prononcé,
en 1876, ces paroles éloquentes :
Ici, ce grand combattant de la foi, cet évêque, en qui se
personnifie si bien, au déclin de la société romaine et à
l'aurore de notre histoire nationale, la lutte acharnée des
deux civilisations (païenne et chrétienne), saint Martin , est
venu frapper un de ses coups les plus décisifs, ruiner tout à
la fois le paganisme sincère des populations gauloises et le
paganisme officiel de l'administration romaine , et dresser
avec la croix l'autel de Celui à qui seul il appartient de
régner sur les cours, parce qu'il est DIEU. )
Ainsi la résistance fut vive de la part des vieilles supersti
tions gauloises, et, pour en triompher aussi promptement, il
ne fallut rien moins, je le répète, que la force divine rendue
tangible par le miracle, jointe à l'énergie la plus indomptable
et à l'activité la plus dévorante qui aient jamais animé un
cour d'apôtre.

Il résulte de tous ces éclaircissements, que les évangélisa


teurs de notre pays forment, comme je l'ai dit ailleurs, trois
groupes, trois générations distinctes. Nous ne pouvons suivre
ici la trace de chacun de ces bienfaiteurs publics ; mais nous
pouvons, du moins, en nous élevant au-dessusdes discussions
passionnées et des particularités incertaines, embrasser d'un
regard la part de labeur et de gloire qui revient à chaque
lignée. « La première, c'est celle des disciples des Apôtres
(laissons à la tête de ligne ce nom traditionnel) et des
envoyés de Rome, qui, pendant les trois premiers siècles,
prêchèrent dans les cités, convertirent les patriciens, les
magistrats, les ouvriers, les négociants, et créèrent, au prix
32 . FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.
de mille sacrifices, parfois au prix de leur vie, nos églises

Saint Denis.
(D 'après une gravure de la Vie des Hommes illustres de Thevet.)

diocésaines. C 'est la phalange vénérable des Martial de


Limoges, des Denis de Paris, des Paul de Narbonne, des
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 33
Gatien de Tours, des Saturnin de Toulouse, des Trophime
d'Arles, des Austremoine de Clermont, des Valère de
Trèves, des Clair d ’Albi et de Nantes, des Flour de Lodève ,
des Bénigne de Dijon, des Crescent de Vienne, des Pothin et
des Irénée de Lyon , et de tant d'autres athlètes oubliés,
obscurs, dont le nom serait inscrit en tête du véritable nobi
liaire de notre nation , si nous avions su tenir soigneusement
ce livre d 'or. Leur rôle, à ceux - là , c'est de jeter les fondements
de l'édifice, d'asseoir profondément dans les entrailles de notre
sol ces pierres angulaires contre lesquellesles portes de l'enfer
se briseront éternellement. Ils s'avancent sur une terre incon
fue, en pays ennemi; ils parlent aux conquérants comme aux
vaincus cette belle langue romaine qui est déjà devenue
l'idiome de tous et qui, du jour où ils l'auront sacrée par
leurs prédications, deviendra la langue reine du monde nou
veau, la vraie langue universelle ; ils sément la parole , et
d 'autres viendront récolter les actes ; ils jettent le grain , et
d'autres viendront amasser les fruits dans les greniers du
Seigneur, qui seront les temples catholiques. Honneur à ces
ouvriers de la première heure, qui ont frayé le chemin à la
civilisation française ! Sans eux, la cité allait à la barbarie,
et la cité, nous l'avonsdéjà vu, était presque tout le monde
romain .
« Mais elle ne pouvait rester tout le monde : un tel privi
lège eût été contraire à la morale de l'Évangile. En dehors de
ses remparts protecteurs, attendait la foule des abandonnés,
le long cortège des victimes du fisc et de l'invasion , toute cette
classe agricole qui n 'était rien encore, mais qui allait précisé
ment surgir à la vie, à la prospérité, sous le souffle fécond de
l'égalité chrétienne. Cette dernière opération , cet enfante
ment laborieux sera l'oeuvre de notre seconde lignée aposto .
lique, et ce sera le grand événement social du quatrième
siècle (1).» Un homme venu de la terre généreuse qui
1. SaintMartin, p.47:
34 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

produira plus tard les saint Étienne et les sainte Élisabeth ,


de la terre Hongrie, sera à la tête du mouvement ; et, comme
si Dieu eût voulu réunir par avance dans sa personne les
types les plus caractéristiques de la nation française, cet
homme sera un soldat, cet homme sera un moine, cet homme
sera un évêque et un missionnaire infatigable. « Saint Martin
donnera à la France, donnera à l'Eglise ces nombreuses
générations de paysans,
actives, solides, travail
000000000000 leuses, qui, après quinze
at B - piatpour covertir
siècles de labeur et de
at les tourniftens décimation , formeront
encore la réserve su
prême de la grande
armée catholique et na
tionale. Avec ses collè
gues saint Hilaire de
Poitiers, saint Maximin
de Trèves,saintGermain
d'Auxerre, et ce Simpli
cius d'Autun , qui en sept
jours baptisera plus de
mille hommes, avec des
disciples formés à son
Dieu envoie saint Piat évangéliser école, saint Brice, saint
les Tournaisiens. Patrice, saint Maurille
Fragment d 'une tapisserie d 'Arras conservée d 'Angers, saint Victo
à la cathédrale de Tournai.) rius du Mans, saint Flo
rent de Saumur, et tous
ces religieux de Marmoutier, parmilesquels devait se recruter
bien longtemps la meilleure partie du clergé, il fondera des
paroisses rurales, cette innovation significative, qui est à elle
seule l'indice d'une révolution sociale et de la naissance d 'une
classe nouvelle ;il peuplera demonastères et d'églises les vastes
espaces couverts naguère par l'ombre des forêts sauvages et
ÉTABLISSEMENT DU CHRISTIANISME EN GAULE. 35

par l'ombre, plus épaisse encore, des superstitions druidiques.


» Enfin la troisième lignée, c'est celle des convertisseurs de
la race franque, sans lesquels peut- être la barbarie et le paga
nisme eussent repris le dessus,ramenés avec le flot de la marée
montante. Ceux -là sont saint Remi, dont la parole conquit à
la longue le conquérant de la vieille Gaule et ses guerriers ;
saint Vast ,
Comment saint piatvinta toumay prehier le fop.I
saint Piat ,
saint Éleu
thère , que
saint Remi
envoya re
prendre pos
session d 'Ar
ras, de Cam
brai, de Tour
nai et de toute
la région oc
cupée par les
Francs ; saint
Avite , saint
Colomban,
saint Valéry,
saint Riquier,
saint Ursmar, Saint Piat rentre à Tournai, où règne
l'idolâtrie.
saint Vandré. ( Fragment de la tapisserie d'Arras conservée à la
gisile,etc., qui cathédrale de Tournai. )
arrachèrent
du sol de nos provinces septentrionales les dernières racines
de l'idolâtrie germanique. Ils sontvenus les derniers, c'est vrai;
mais ils ont eu l'honneur d'achever et de consolider l'ouvre de
leurs devanciers ; ils ont couronné l'édifice et planté le drapeau
sur le faîte : ils n'ont rien à envier aux autres (1 ). »
1. Ibid., p. 48 et suiv .
36 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

Voilà , en résumé, comment la France est née ; car la France,


encore une fois, ne serait pas sans le catholicisme. Après
avoir respiré dans notre pays dès l'origine et s'être d'abord
communiquée à un petittroupeau de fidèles (ce sont les termes
mêmes de la lettre des évêques de Gaule à sainte Radegonde ,
où nous pouvons prendre sans crainte de nous contredire la
uand de tournag ii chretim
formule de nos conclusions
fannt efcachit maint pain
baptist or furent eu luca
1 blau baing out dr dia
dans la question de l'aposto.
AVI L LOS licité de nos Églises ), la foi
catholique a régné de bonne
heure dans un assez grand
nombre de centresdiocésains,
et,gagnantde proche en pro
che, elle est parvenue peu à
peu à dominer partout. De
pareilles transformations ne
s'opèrent pas en quelques
années. Dieu emploie le mi
racle ; mais il veut que
l'homme apporte sa collabo
ration au miracle , et cette
collaboration prend du
temps. Plus heureux cepen
dant que certains
Saint Éleuthère baptise les Francs voudraien t nous critiques
le faire
à Blandin -lez- Tournai.
(Tapisserie d 'Arras conservée à la croire, notre sol a reçu en
bibliothèque de Tournai.) partie la semence de l'Évan
gile aux premiers jours de
sa diffusion ; comme les Bergers et les Mages, nous avons vu
luire des premiers l'étoile du salut. Cette gloire doit suffire
à notre légitime orgueil, et c'est avant tout dans le présent
et l'avenir, plutôt que dans le récit du passé, qu'il nous faut
chercher à amplifier les conquêtes du christianisme.
Chapitre Deurième.
Organisation de la hiérarchie catho
lique. ninununununununununununununun

I. La suprématie du pape reconnue dans l'Église gallo - romaine.


- II. Les primats ; les métropolitains et leur antique préémi
nence. – III. Les évêques et les circoncriptions diocésaines,
– IV. Lo recrutement de l'épiscopat ; un suffrage universel
perfectionné ; différents modes d 'élection . – V . Création des
paroisses,

A religion chrétienne, après trois ou quatre siècles


15 de luttes et de progrès continus, est restée maî
tresse absolue du sol gaulois. Son extension est
EVET complète. Elle n 'aura plus à soumettre que les
conquérants barbares lorsqu'ils arriveront, et les pseudo-chré
tiens qui, sous le nom d 'ariens,mêleront encore quelque temps
leur ivraie aux innombrables épismoissonnés par nos apôtres.
Nous la prenons à cette aurore de sa domination, qui est
aụssi l'aurore de la nation française. C'est là que commence
véritablement notre sujet. Et nous nous demandons, tout
d'abord, ce qu'est cette nouvelle reine qui prend possession
du mondeau momentoù la puissance romaine s'écroule. Est-ce
bien l'Église catholique telle qu'elle apparaît dans la suite
de notre histoire, celle que nous retrouvons aujourd'hui cou
verte de la poussière des siècles, noircie par la fumée demille
combats, mais toujours belle et toujours jeune aux yeux de
ses enfants (nigra sum , sed formosa ) ? Au point de vue de
la doctrine, chacun sait qu'elle n'a pas changé : ceci est un
des articles fondamentaux de la croyance catholique, et n 'est
point de notre ressort. Mais sa composition, sa hiérarchie, le
Fondation de la France.
38 . FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

rôle social de ses chefs et de ses membres principaux, en un


mot tout ce qui constitue son organisation intérieure et son
influence extérieure, voilà qui rentre essentiellement dans le
domaine de l'historien, et ce que nous allons étudier à présent.
L 'Eglise, ou, pour parler plus exactement, la portion diri
geante de l'Église, le corps ecclésiastique, se compose dès lors
du pape, demétropolitains, d 'évêques, de prêtres et de moines.
Commençons par le pape.
. La suprématie du pape a été reconnue dans tous les temps
et par toute la chrétienté orthodoxe ; elle est une des con
ditions de l'existence de l'Église , qui ne peut vivre sans unité,
ni, par conséquent, sans un chef suprême, et elle remonte à
sa naissance même. Mais en Gaule, ou sous la monarchie
franque, cette suprématie n 'aurait-elle été qu'une simple pré
séance, n'aurait- elle impliqué aucune autorité réelle , comme
l'a prétendu, après quelques autres, et avec l'école gallicane,
l'historien Henri Martin ? Les papes n 'auraient-ils obtenu
chez nous qu 'influence ou crédit, commel'a dit, de son côté,
Guizot, cet historien si judicieux , ce critique si perspicace
parfois, dans les questions où ne sont pas engagés ses pré
jugés protestants ? Il faut, pour émettre de pareilles assertions,
avoir vraiment un bandeau sur les yeux. Est-ce que, dès
l'an 185, saint Irénée de Lyon, bien que grec de naissance
et élevé dans l'Église grecque, ne parle pas de l'obligation
imposée à tous les fidèles d 'être unis avec Rome « propter
potentiorem principalitatem ? » Ces mots renferment bien ,
certes, l'idée de pouvoir et d'autorité supérieure.Mais la voici
exercée en fait, cette autorité. En 240, l'évêque d 'Arles, ville
qui prétendait à la primatie des Gaules et qu'Ausone appelait
la petite Rome gauloise (gallula Roma), s'était rendu suspect
de novatianisme (une hérésie inventée par Novatien ). Que
fait- on pour le remplacer ? Saint Cyprien écrit au pape de le
déposer et de lui donner un successeur : « Dirigantur in Pro
vinciam et ad plebem Arelate consistentem a te littera , quibus,
abstento Marciano, alius in locum ejus substituatur. Que l'on
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 39
envoie en Provence et à la population d'Arles des lettres de
vous, en vertu desquelles, après avoir déposé Marcien, l'on
mette un autre pontife à sa place. » Il y a là une reconnais
sance formelle de la juridiction papale et un appel à cette
juridiction. Le concile de Sardique, qui reconnut si explicite
ment à l'évêque de Rome, en 347, le droit de juger les causes !

Comet himurushi tains saint le birr


fit le ydolle des fournisiens detruire

Irénée, ancêtre de saint Éleuthère, renverse les idoles .


(Fragment de la tapisserie d'Arras conservée à la cathédrale de Tournai.)

d'Église, comptait dans son sein un bon nombre de prélats


desGaules. Innocent Ier, consulté par Victrice de Rouen , parle
du même droit comme d 'une chose admise dans ce pays
aussi bien qu'ailleurs : « Que s'il se présente des causes ma
jeures, on les portera au siège apostolique après le jugement
des évêques, comme le synode l’a statue. » Saint Exupère de
Toulouse recourt aussi au pape Innocent pour savoir ce qu'il
- -
40 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

faut faire des ecclésiastiques peu exemplaires. Oui, c'est vrai,


avoue Guizot, à propos du différend des Églises d'Arles et de
Narbonne, « on s'adressait de toutes les parties de l'Europe
à l'évêque de Rome; mais ceux à qui l'avis déplaisait ne s'y
soumettaient pas. » Qu'il y ait eu des ordres inexécutés,
cela s'est vu souvent ;mais depuis quand , suivant la remarque
de Gorini,l'autorité qui se heurte à la négligence, ou même
à une opposition , n 'est- elle plus l'autorité (1 ) ?
Voici un exemple plus remarquable. « Saint Brice, évêque
de Tours et successeur de saint Martin , ayant été chargé de
calomnies, raconte Grégoire de Tours, les habitants de cette
ville le rejetérent et établirent Justinien à sa place. Brice
alors se rendit à Rome. Après son départ, les Tourangeaux
dirent à leur nouvel évêque : « Allez après lui, et arrangez
votre affaire ; car, si vous ne le suivez pas, vous serez humilié,
et cela à notre propre confusion. » Justinien partit donc à son
tour pour Rome; mais il mourut en route, à Verceil. Les
habitants de Tours lui choisirent Armentarius pour succes
seur. Quant à Brice, arrivé près du pape, qui était Sixte III,
il lui raconta tout ; et, après avoir pleuré longtemps les torts
qu'il avait eus autrefois envers saint Martin , torts dont il
sentait qu'il portait la peine, il repartit de Romemuni de l'au
torité du pape de cette ville , et se disposa à rentrer dans
Tours. » Armentarius, il est vrai, mourut sur ces entrefaites,
ce qui facilita la réinstallation de Brice sur son siège. Mais
« la crainte qu'avaient les Tourangeaux de voir le pape Sixte
écouter ses plaintes et casser l'élection de Justinien, à la honte
de cet intrus et de toute la ville, et puis l'ordre donné par le
pape au réfugié de retourner à son siège épiscopal, tout cela
ne démontre-t-il pas que la papauté se trouvait investie d'un
pouvoir bien réel, » et qu'elle l'exerçait ( 2) ?
Vers la même époque, nous voyons saint Léon le Grand
1. V .Gorini, Défense de l'Église, t. IV, p . 282.
2. Ibid., p. 289.
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 41

ôter à la cité d'Arles son titre de métropole pour le trans


férer à Vienne, puis, à la requête de l'épiscopatgaulois,rendre
à la première le titre,mais avec la moitié seulement du terri
toire de la métropole. Peut-on demander des actes plus
significatifs, plus hardis même?
Arrive la domination franque. Les choses vont- elles changer
de face parce qu 'il y ors et (evrlque de tournay
a maintenant un roi, poor quey celtien de copr bray
aroine forent Caint Celine
nevorlaut autre puriqur ellire
un chef civil plus fort ?
Au contraire, le roi
lui-même, comme le
clergé du royaume
franc, commecelui du .
royaumeburgonde, va
entretenir avec Rome
des relations impli
quant la reconnais
sance la plus complète
de la suprématie pon
tificale. Ces relations
sont attestées par des
échanges de lettres ,
par des ambassades ,
qui ne laissent subsis
ter aucun doute au . Départ de saint Éleuthère pour Rome.
cune ambiguïté. (Fragment de la tapisserie d 'Arras conservée
« Les chrétiens de à la cathédrale de Tournai.)
Tournai, voyant la piété du bienheureux Éleuthère, lisons
nous dans la vie de ce saint, l'envoyèrent à Rome, et quand
il en revint, avec l'autorisation du pape (Félix III), ils le
consacrèrent évêque. Il décréta ensuite, au nom du pontife
romain , que tous les hérétiques seraient chassés de la ville ou
confesseraient, avec le reste de l'Eglise , que le CHRIST est le
Fils de Dieu le Père (1): »
1. Acta Sanctorum febr., III, 187, 191,
42 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

Lisons maintenant ce que le pape saint Gélase écrivait à


l'archevêque d'Arles, Eonius :
« Autant le gouvernement supérieur du bienheureux
apôtre Pierre, qui a reçu du Seigneur CHRIST le soin du bercail
entier, est débiteur envers tout le troupeau dans l'univers
entier, autant sa pieuse affection embrasse les Églises et
leurs pasteurs ; et si, au
Develques a re ordenes
fu a benois sains consacres -
milieu des tourbillons de
ce monde , ils persé
OCCOOOOOOOOOOOOOOOO0000000
vèrent, fortement ap
puyés sur la foi et la
tradition paternelles,elle
les cherche avec empres
sement, dès qu'en surgit
l'occasion, et se réjouit
de les connaître ( 1). »
Puis c'est le pape
Anastase qui adresse au
roi des Francs, récem
mentbaptisé , cette lettre
célèbre, dont la teneur
fait déjà pressentir le
grand rôle de la monar
chie très chrétienne :
Consécration de saint Éleuthère.
« Notre très glorieux
fils, nous nous félicitons
(Fragment de la tapisserie d'Arras
de ce que votre conver
conservée à la cathédrale de Tournai.)
sion a concouru avec le
commencem ent de notre pontificat. La chaire de saint Pierre
pourrait-elle ne pas tressaillir d 'allégresse lorsque le filet que
ce pêcheur d'hommes, le portier du Ciel, a reçu l'ordre de
jeter se remplit d'une pêche si abondante ? C 'est ce que nous
avons voulu vous faire savoir par le prêtre Eumérius, afin

1. Gelasii ep . 12 , dans le recueil de Labbe.


ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 43

que, connaissant la joie du Père commun, vous croissiez en


bonnes cuvres, que vous mettiez le comble à notre consola
tion, que vous soyez notre couronne et que l'Eglise , votre
Mère,se réjouisse du progrès de ce fils qu'elle vient d'enfanter
à JÉSUS-CHRIST, son Époux . Glorieux et illustre fils, soyez
donc la consolation de votre Mère ;'soyez-lui, pour la soutenir,
une colonne de
fer .. ., car notre Auboin saint lerobiet donner
eft chi duppe conforme
barque est battue
d 'une furieuse
tempête . Mais
nous espérons
LOC
contre toute espé
rance, et nous
louons DIEU de
vous avoir tiré de
la puissance des
ténèbres pour
donner à son
Église, dans la
personne d 'un si
grand roi, un pro
tecteur capable de
la défendre contre
tous ses ennemis. Préconisation de saint Éleuthère.
Daigne aussi le (Fragment de la tapisserie d'Arras conservée à la
Seigneur conti cathédrale de Tournai.)
nuer à vous accor
der, à vous et à votre royaume, sa divine protection. Qu'il
ordonne à ses anges de vous garder dans toutes vos voies , et
qu'il vous donne la victoire sur tous vos ennemis. »
Le pape n'arbore point ici ce prétendu drapeau de la
théocratie que les historiens anti-catholiques signalent de
loin à leurs lecteurs abusés. Des félicitations, des conseils,
voilà tout. Anastase ne revendique pas la direction des affai
44 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

res politiques ; il ne cherche pas dans la personne du prince


un instrument docile, comme on l'a dit, mais un appui, un
protecteur des intérêts religieux ; et cette protection doit être
récompensée par celle que Clovis recevra de Dieu et de son
Église . Tel est le rapport établi dès le début entre le Saint
Siége et le roi très chrétien.
Après le règne de Clovis, ces témoignages se multiplient.
Le pape Hormisdas désigne pour son vicaire chez les Francs
saint Remi de Reims, avec cette instruction : « Tout ce qui
sera établi dans ce royaumepour la foi et la vérité,ou ordonné
par une prévoyante disposition, ou confirmé par l'autorité de
votre personne, vous le ferez parvenir à notre connaissance
au moyen d 'une relation détaillée (1). » Deux évêques du
royaume de Gontran, roi de Bourgogne, appelés Salonius et
Sagittaire , avaient paru mériter par leurs fautes qu'un concile
les déposât. « Mais, raconte Grégoire de Tours, ces deux évê
ques, sachant que le roiGontran leur était encore favorable,
s'approchent de lui, disent en pleurant qu'ils ont été injuste
ment condamnés et demandent qu 'illeur soit permis d'aller,
comme ils le doivent, vers le pape de Rome.Le roi, accédant à
leur requête, leur donne des lettres, et les autorise à partir.
Ils se rendent devant le pape Jean et soutiennent qu'ils ont
été déposés sans aucun motif raisonnable. Le pape adresse
au prince des lettres dans lesquelles il ordonne qu'on les réta
blisse sur leurs siéges ; ce que le roi fit sans retard , après avoir
adressé aux prélats de longs reproches (2 ). » On voit donc à
la fois ici un roi franc correspondant avec le pape, favorisant
le recours à son autorité et se faisant l'exécuteur de ses ordres ;
des évêques se déclarant obligés de porter leur cause à Rome,
et ceux qui les avaient déposés se soumettant au désaveu qui
leur est infligé. L 'exemple est complet, et il serait superflu
de poursuivre plus loin ces citations. Certainement l'exercice

1.Gorini, op. cit., IV, 303.


2. Hist. eccles. Franc., liv. V, ch . xx .
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 45

des droits du Saint-Siége a pu rencontrer quelquefois des


difficultés ; je l'admets, quoiqu'on ait allégué bien à tort,
pour le prouver, la conduite de saint Hilaire d'Arles, qui,
ayant été à Rome pour justifier l'arrêt d'un concile , aurait fait
entendre au pape que la juridiction pontificale devait s'arrêter
aux Alpes ; assertion gratuite, démentie, du reste, par le
voyage même d'Hilaire et par la façon dont il supplia saint
Léon, suivant son biographe, de régler d'après l'usage ordi
naire l' état des Églises. Mais enfin ces difficultés, si elles se
présentèrent, ne furent jamais qu'une exception infime. Les
Mérovingiens,malgré leurs velléités de tyrannie, ne cherche
rent nullement à entraver une puissance qui les avait
patronnés, dans laquelle ils sentaient un appui pour eux
mêmes. Bien plus, c'est à la demande de la reine Brunehaut
que Rome prononça sa premièremenace de déposition contre
un souverain , et c'est saint Grégoire le Grand qui, dans le
fameux diplôme d 'Autun, adressé à cette princesse et admis
comme authentique par le savant Mabillon , proclame le
premier la suprématie temporelle de la papauté sur la
royauté. Ne fallait-il pas, pour cela, que la juridiction spiri
tuelle fût solidement établie, hors de conteste , et comprise
dans l'acception la plus large? Dans ces hommages sincères
rendus par le clergé, par les princes, par le peuple catholique
à la haute prérogative du successeur de Pierre, on aime à
saluer les prémices du dévouement séculaire de la France
envers les papes ; on pressent, on devine ce concours loyal,
cette épée fidèle que la fille aînée de l'Église mettra au service
de l' évêque des évêques, depuis Pepin le Bref jusqu'à Men
tana. Et la décadencemérovingienne verra encore s'accentuer
cette soumission d'une part, cette autorité salutaire de l'autre.
Quand les synodes tomberont en désuétude, par la force des
choses ou le malheur des temps, quand les vieillards de
quatre-vingts ans se souviendront seuls d 'en avoir vu tenir
dans le royaume, comme l'écrira saint Boniface, ce seront les
papes qui hériteront de leurs attributions et de leur lourde
46 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

tâche. Ils ne chercheront pas ce surcroît d 'influence, car saint


Grégoire recommandera plus que personne le maintien des
anciennes convocations; mais la France le leur donnera
d'elle-même, et la France, qui, à son berceau, avait reçu de
Romeles premières lueurs de l'Évangile, la France, qui, dès
le temps de Grégoire de Tours, désignait sa religion par le
nom de religion romaine ( Romanos enim vocitant homines
nostrie religionis ), acquittera ainsi la dette du passé en pre
nant son rang pour l'avenir .

II

Au-dessous du pape venaient, dans l'ordre hiérarchique,


les primats, car il n 'y eut en Occident que des patriarches
honorifiques. Grégoire de Tours donne, il est vrai, ce dernier
titre à Nicetius de Lyon ; d'autres le donnent aux évêques de
Bourges :mais c'était là un titre de pure courtoisie, n 'empor
tant point, comme en Orient, une prééminence de fait, une
juridiction sur les métropolitains et les évêques. Le primat,
dans l'acception rigoureuse de son nom , était l'évêque du
siége principal de la province romaine ; toutefois cette qua
lité fut attribuée à d'autres, et notamment aux évêques des
villes devenues les capitales des royaumes francs. Ceux de
Trèves et de Reims se disputèrent la primatie des Gaules,
le premier comme siégeant dans l'antique métropole gau
loise établie par les Romains, le second comme héritier de
saint Remi, qui avait reçu du Saint-Siége une sorte de vicairie.
Les Églises d 'Arles, de Vienne, de Lyon, de Bourges eurent
aussi des démêlés au sujet de cette dignité, qu'elles revendi
quaient à des titres différents, mais à une époque postérieure.
Rome ne favorisa pas, en général, leurs prétentions ; car les
primats, bien que n 'exerçant pas non plus une suprématie
bien sérieuse , et se bornant à adresser des rapports, à notifier
des décrets, eussent pu , à la longue, devenir un danger pour
l'unité catholique; et,à certaines époques denotre histoire, les
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 47

rois auraient pu trouver en eux la base d 'une Église nationale.


Mais, du reste , à mesure que les communications avec
l'Italie devinrent plus faciles et plus sûres, ils devinrent
inutiles, et, en fait, ils disparurent.
L 'établissement des métropoles et des métropolitains est
plus important et plus directement lié à l'histoire de la
période que nous étudions. Nous avons déjà vu que les
Apôtres avaient été prêcher de préférence dans les grandes
cités d 'Orient qui étaient des capitalesde provinces romaines,
à Smyrne, à Éphèse, à Antioche, etc., et y fonder leurs
premières Eglises, afin que leur action rayonnât facilement sur
une plus grande étendue de territoire. La ville-mère de la
province devenait ainsi l'Église-mère de la circonscription . Par
conséquent, la prépondérance de ces siéges résulta , à l'origine,
non d 'une supériorité de titre, mais d 'une supériorité de fait
et de la priorité de leur existence. Elle naquit de la force des
choses et passa ensuite dans le droit, où elle était admise au
quatrième siècle par les conciles.
Le système suivi par les Apôtres en Orient était trop
avantageux pout n 'être pas suivi également en Gaule , comme
dans tout l'Occident. Les conciles, du reste , conservèrent et
confirmèrent cette tradition en prescrivant d 'une manière
générale la corrélation des divisions civiles avec les divisions
ecclésiastiques: ainsi le concile de Chalcédoine, en 451,
ordonna que, dans le cas d' érection d 'une nouvelle cité, c'est
à - dire d 'un nouveau chef-lieu romain , la répartition des
paroisses suivrait la forme du gouvernement civil. Voilà
pourquoi, à part un certain nombre d'archevêchés de créa
tion relativement moderne, tels que ceux de Toulouse et
de Paris, tous nos chefs-lieux de provinces ecclésiastiques
correspondent aux anciens chefs- lieux de provinces romaines,
L 'Église est restée latine dans ses divisions territoriales
comme dans sa langue. Les pays compris dans l'ancienne
Gaule, qui embrassait une étendue de territoire beaucoup
plus vaste que la France actuelle, forment aujourd 'hui vingt
48 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

quatre archevêchés.Mais, aux cinquième et sixième siècles,


ils n 'en formaient que onze, et ces onzes siéges métropolitains
représentaient les capitales des provinces établies en dernier
lieu par le gouvernement impérial, sauf les modifications
amenées par les invasions barbares, qui enlevèrent momen
tanément leur rang à plusieurs métropoles ; mais ces modi.
fications disparurent toutes avant le neuvième siècle, et la
force de la tradition fut assez grande pour faire rendre leur
suprématie aux cités qui l'avaient perdue. La Notitia provin
ciarum Galliæ , ce document officiel qui remonte au règne
d'Honorius, mais qui reflète un état de choses existant alors
depuis un certain temps, nous offre , ainsi modifié, le tableau
exact des métropoles ecclésiastiques au temps de Clovis ou
de ses fils : Lyon , capitale de la Lyonnaise ; Rouen, capitale
de la deuxième Lyonnaise ; Tours, capitale de la troisième
Lyonnaise ; Sens, capitale de la Sénonie ou quatrième Lyon
naise ; Trèves, capitale de la première Belgique ; Reims,
capitale de la seconde Belgique ; Vienne, capitale de la
Viennoise ; Arles, capitale d'une nouvelle province formée
d 'un démembrement de la Viennoise ; Bourges, capitale de la
première Aquitaine ; Bordeaux, capitale de la deuxième
Aquitaine ; enfin Narbonne, capitale de la Narbonnaise ;
tels sont alors les siéges épiscopaux sous la juridiction
desquels tous les autres se trouvent placés, suivant une
répartition également conforme à la géographie politique
des Romains.
Ces siéges n 'ont pas encore le titre d 'archevêchés : c'est là
une dénomination moins ancienne que l'institution, et qu'on
ne trouve en France, dans des documents certains, qu'à partir
du huitième siècle, quoiqu'on la rencontre ailleurs dès le cin
quième.Mais ils ont l'ancien titre romain ,celui de métropole.
Grégoire de Tours se sert aussi très fréquemment, pour dési
gner les archevêques, d 'un autre mot d 'origine romaine, celui
de præsul. Le siége que cet historien occupait a vu sa supré
matie longuement combattue par les Bretons, qui en rele
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 49

vaient, et cela dans une pensée d 'indépendance et d 'orgueil


national. Augustin Thierry a même prétendu que Tours ne
jouissait pas de ses droits de métropole sur la Bretagne au
cinquième siècle, et que les Bretons établirent chez eux des
évêchés sans recourir à aucun pouvoir étranger. Mais Gorini
a prouvé, en lui répondant, que la prééminence de ce siége
était effective : on trouve, en effet, des évêques bretons pré
sents à divers conciles de la troisième Lyonnaise ( 1 ). Le concile
tenu à Tours en 567 attribue à son évêque la plupart des droits
du métropolitain sur la Bretagne, et la querelle, en définitive,
fut tranchée solennellement dans le même sens par le concile
de Saintes, en 1080. En 1199, on soumit de nouveau à l'ar
chevêque de Tours tous les évêchés bretons, y compris Dol,
qui avait été érigé en archevêché, et ce n 'est que de nos jours
que la vieille capitale de l'Armorique, Rennes, a été mise à la
tête d 'une province ecclésiastique. Sans doute , cette métropole
de Tours n 'était pas de création primitive : englobée d 'abord
dans la seconde Lyonnaise, qui avait Rouen pour capitale ,
elle n 'en fut séparée, pour former la quatrième Lyonnaise,
qu 'à partir de Gratien ou d 'Honorius. Cependant nous ne
trouvons dans les faits aucune trace de l'exercice de la
suprématie des évêques rouennais sur ceux de Tours. Nous
voyons saint Martin , dont l'épiscopat est antérieur à Hono
rius, agir en véritable métropolitain dans les diocèses du
Mans et d'Angers. Eufrone, évêque de Tours au VIe siècle,
porta le premier ce titre, selon quelques auteurs, suivis par
M . Hauréau dans la Gallia Christiana ; mais il est certain
que ces prédécesseurs, comme l'admet le même ouvrage,
exerçaient la fonction bien avant de se parer de la qualité.
Quant aux autres métropoles, ces difficultés ne se sont pas
produites.
Les droits du métropolitain consistaient à confirmer l'élec
tion de ses suffragants, à les ordonner, à les sacrer, à juger

1. Défense del' Eglise, II, 193 et suiv.


50 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

en appel leurs décisions, à nommer aux dignités ecclésiasti


ques non pourvues d 'un titulaire dans les délais canoniques,
à convoquer et à présider les conciles provinciaux , enfin à
visiter les diocèses de sa juridiction. Lui-même était élu par
ses comprovinciaux ,du consentement du clergé et des citoyens,
selon les décrets du Saint - Siége, dit le troisième concile
d 'Orléans en 538 ; toutefois nous allons voir saint Sidoine,
évêque de Clermont, élire tout seul, en 473, le métropolitain
de Bourges, à cause des difficultés amenées par l'interven
tion du peuple. Ainsi ces privilèges conféraient au métropo
litain une grande part dans l'administration de l'Église, bien
qu'il ne les ait peut- être pas exercés tous aussi régulièrement,
aussi officiellement qu'il le fit plus tard. On voit aussi par là
combien l'organisation et la direction de l'Église de France
ont peu varié depuis ces temps reculés jusqu 'à nos jours. Il
faut reconnaître pourtant, avec Guizot, que, la puissance des
métropolitains tenant surtout aux villes métropoles, et celles
ci ayant subi sous la première race bien des vicissitudes, bien
des changements dans leur importance relative, cette puis
sance était en déclin à la fin de la même période, et que la
papauté retira encore de cet affaiblissement un surcroît
d 'influence , bien naturel d 'ailleurs, car dans l'Église, comme
dans l'État,la marche de la civilisation et la réduction crois
sante des distances ont amené le progrès de la centralisation
et amoindri nécessairement le rôle des pouvoirs intermé
diaires.

III

Les évêchés sont, pour ainsi dire, l'unité territoriale dans


l'Église, comme les civitates, auxquelles ils correspondent,
étaient l'unité territoriale dans le gouvernement romain . « Le
mot civitas, dit M . Longnon , désignant originairement une
réunion de citoyens, un corps de nation gouverné par ses
propres lois, s'entendait également du territoire qui lui était
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 51

soumis, et César l'applique aux circonscriptions des peuples


de la Gaule qui, jouissant encore d 'une certaine autonomie,
subsistèrent sous la domination romaine ( 1). » La cité pro
prement dite devint donc à la fois le diocèse et le chef-lieu
du diocèse. Mais ce mot de diocèse, d 'abord appliqué dans la
langue grecque, puis dans la langue latine, à une circonscrip
tion civile, ne fut pas réservé tout de suite aux évêchés. Au
temps de Grégoire de Tours, il avait encore un sens général
et vague ; car cet écrivain s'en sert pour désigner tour à tour
des évêchés et de simples paroisses. En revanche, le nom de
parrochia s'appliquait également aux uns et aux autres, de
même que celuide sacerdos, devenu plus tard le synonyme de
simple prêtre, s'appliquait aux évêques. La règle que l'Eglise
primitive s' était imposée, de suivre les divisions de l'adminis
tration romaine, fut observée non moins fidèlement pour les
évêchés que pour les métropoles. De simples castra furent
bien dotés d'un évêque (tels que le castrum -Matisconense, le
castrum Cabilonense, le castrum Ebredunense) :mais ce sont là
des additions postérieures à l'organisation primitive ; ce sont
des siéges créés seulement après le cinquième siècle et ajoutés
après coup sur la notice des provinces, devenue le véritable
catalogue officiel des évêchés aux yeux du clergé gaulois.
Encore, en les faisant ainsi monter en grade, leur conserva
t -on assez longtemps leurmodeste titre de castrum ; ce n 'est
que plus tard qu'on se permit de leur donner de la civitas. La
grande loi, c'est que chaque cité romaine forma un diocèse,
comme on voudrait aujourd'hui, dans certainsbureaux minis
tériels, que chacun de nos départements en formât un ; et,
du reste , il y aurait peu de chose à faire pour parvenir à ce
résultat, de sorte qu'on peut dire, sans trop s'écarter de la
vérité, que nos préfectures représentent les anciennes civitates.
A tout le moins, nos évêchés les représentent, sauf les modi.
fications inévitables apportées dans les circonscriptions par

1. Géographic de la Gaule, p. 1.
52 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

la suite des siècles ; mais il est encore étonnant que ces


modifications ne soient pas plus considérables, et qu 'au bout
de quinze cents ans les divisions ecclésiastiques nous repro
duisent l'aspect général de notre pays sous la domination de
la Rome impériale. C 'est un des plus curieux exemples de
la force de conservation qui réside dans l'Église et de la
perpétuité de ses traditions.
Cette observation me dispensera de donner ici la longue
énumération de nos Églises épiscopales au temps dont nous
étudions l'histoire . On la trouve, du reste, établie d 'après les
données les plus positives dans la Géographie de la Gaule au
Vl siècle, par M . Longnon (1), qui, pour la dresser, n 'a eu que
fort peu de changements à faire au texte original de la Notice
des provinces. En effet, la règle primitive avait été maintenue
autant que possible par les conciles, qui répétaient : « Non
oportet in villulis vel agris episcopos constitui, sed visitatores; )
et, dans la suite, on exigea , pour autoriser la création de
nouveaux évêchés, des nécessités impérieuses, des conditions
multiples, telles que l'adhésion des pontifes dont on restrei
gnait la juridiction, le consentement du métropolitain , du
concile provincial, du pape, du roi. On tenait à garder l'im
mutabilité dans l'organisation extérieure comme dans le
dogme et la discipline ; on tenait à présenter à tous les siècles
une Eglise une et homogène, afin de nous permettre de dire,
à nous qui sommes places à l'autre extrémité des temps : La
voilà, c'est bien elle ; nous reconnaissons notre mère telle
qu 'elle a été, telle qu' elle est, telle qu'elle sera, la même dans
tous les lieux, la même à tous les âges,unam , sanctam , catho
licam et apostolicam Ecclesiam .
Cette majestueuse unité se remarque aussi dans les attri
butions de l'évêque. Telles nous les rencontrons au milieu
du moyen -âge, telles nous les voyons fixées à notre époque,
et telles nous les retrouvons à l'origine des Eglises de France.

1. P . 180 et suiv .
ORGANISATION DE LA HIÉRARCIE CATHOLIQUE. 53
C 'est toujours le droit d 'ordination et de consécration, le droit
de juridiction et de discipline, et surtout ce droit d 'enseigne
ment, qu'on ne saurait trop rappeler et proclamer aujourd'hui,
ce jus magisterii, magnifique prérogative léguée aux Apôtres
et à leurs successeurs par le grand Maître de la parole, mais
attribuée maintenant à l'État et à ses fonctionnaires par le
grand maître de l'Université officielle. Inutile, par consé
quent, d 'entrer dans les détails au sujet de ces pouvoirs
épiscopaux ; ce serait doublement oiseux. Seulement ils
s'augmentaient alors d 'une magistrature civile et d'un rôle
civilisateur qu'il importe de mettre en lumière : aussi
essayerai.je un peu plus loin d'en tracer le tableau. Mais ce
rôle, mais cette magistrature, nos évêques ne les ont point
laissé tomber de leurs mains : on est venu les leur enlever ;
ils les revendiquent, il les exercent dans la pauvre mesure
qui leur est faite par la législation moderne, et, en réalité, ils
les possèdent toujours. Je n 'en veux pour preuve que cette
série d 'admirables mandements publiés depuis vingt ans par
l'Épiscopat français et qui feraient, si on voulait sé donner
la peine d'en extraire la doctrine,le meilleur de tous les codes
sociaux. Autrefois nos évêques s'avançaient au nom de JÉSUS
Christ à la rencontre des envahisseurs barbares ; aujourd'hui
ils opposent leur corps aux barbares d 'un nouveau genre
qui veulent anéantir notre société. Ils ne soutiennent plus la
lutte qu'avec la plume, c'est vrai ; mais ils y laissent bien
aussi leur vie quelquefois, car, tandis qu' Attila s'arrêtait court
devant la majesté des pontifes et retournait en arrière, la
Révolution les fusille et passe outre . Ainsi, là encore, rien de
changé, sinon que la barbarie moderne se montre plus féroce
que l'ancienne.

IV

Il n 'y a de différence sensible entre l'épiscopat gallo -romain


ou mérovingien et celui des siècles suivants , scus le rapport

Fondation de la France .
54 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.
de l'organisation , que sur un seul point : c'est dans le mode
de l'élection et du recrutement. Et là , la différence résulte de
la force des choses. Les évêques étaient pris, à l'origine, parmi
les personnages influents de la cité qu'ils avaient à gouverner :
jusqu'après Grégoire de Tours, ils se recrutèrent dans le
patriciat gallo -romain , ou bien dans les monastères fondés
pour servir de pépinière au clergé, commeMarmoutiers ; c'est
' à peine si l'on voit les Francs fournir des prélats à l'Église
avant l'époqueoù les deux races sont fusionnées et deviennent
difficiles à distingner. Il arrivait donc parfois que, ne trouvant
pas parmi les prêtres de la ville des candidats tels qu'il les
ſallait, on choisissait des moines non encore ordonnés, ou
même de simples laïques d’un rang éminent ou d'une vertu
éprouvée. On a prétendu que saint Martin lui-même avait
été promu directement du grade d 'exorciste, le plus humble
de la hiérarchie ecclésiastique, à la dignité épiscopale ; mais
le silence de son biographe sur son élévation aux grades
intermédiaires,au diaconat, à la prêtrise, ne prouve nullement
qu'il ne les ait pas franchis l'un après l'autre, car il y a bien
d'autres particularités importantes de la vie du saint dont il
n 'a pas dit un mot. La règle était cependant de prendre les
évêques parmiles prêtres ou les diacres.
Quant à l'élection, elle se faisait encore avec le concours
du peuple ou du clergé, commeaux temps apostoliques. Les
chapitres, que nous voyons, au moyen âge, en possession du
droit d 'élire le diocésain , n 'étaient pas organisés ; le pape
était trop loin . Force était d 'observer l'usage primitif enseigné
par saint Cyprien : « Que celui qui doit gouverner le diocèse
soit choisi par les évêques voisins en présence du peuple, et
qu'il soit jugé digne par les suffrages du public . » Ce vénérable
docteur voyait dans l'intervention du peuple un moyen de
recueillir des renseignements sur la conduite des candidats ;
et d 'ailleurs, à mesure que le nombre des fidèles s'était accru ,
le peuple consulté s'était peu à peu réduit aux magistrats et
aux personnages influents de la cité.
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 55
quable« A l'torrigine,dit
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Électionsdeépiscopales
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Église de Marmoutiers, reconstruite vers 1 40.


àlFrance,l
'électioan communautéchrétiennetoutentièreavait
;c'était enson sein ,parel e oudevantel e,prqu'is partétait
56 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

choisi l'évêque ; le chef de l'Ecclesia était bien son élu . Au


IVe siècle, eut lieu un premier changement. L 'union de l'Eglise
et de la cité, l'influence du régime municipal gallo -romain
sur la société chrétienne, la création des monastères et des
paroisses, constituèrent un corps électoral très différent, par
ses moeurs et sa composition, de l'ancienne communauté.
L 'assemblée ne se composa plus que des clercs, des membres
de l'aristocratie sénatoriale , des hommes influents de la classe
moyenne, de la population urbaine. Cependant l'ancienne
règle du consentement unanime fut maintenue. Les canons
ou les capitulaires font toujours de l'élection l'œuvre de tous ;
en théorie , c'est encore l'Église qui choisit son chef, et tous
ses membres sont présents ou représentés.
Mais cette élection « n 'est qu'un consentement ; elle choi
sit la personne, elle ne confère pas l'autorité. Les électeurs
ne sont pas souverains. Leur choix est contrôlé, leur élu
examiné par les évêques. En réalité, leur suffrage n 'est guère
qu'une consultation . Tantôt la communauté choisit, tantôt
elle approuve un choix antérieur, commandé par l'intérêt de
la société chrétienne. Ici, les fidèles présentent un candidat
aux évêques ; là , les évêques font acclamer leur élu par les
fidèles. L 'Eglise exigeait seulement que la communauté se
prononçât; elle ne croyait pas nécessaire qu'elle fît connaître
la première sa volonté. Il ne faut pasnon plus chercher dans
ce suffrage religieux les deux idées fondamentales de notre
suffrage universel : l'équivalence des votes et le droit des
majorités. A l'église, on vote par groupes, et non par tête.
Prêtres urbains, clercs ruraux, moines, propriétaires et no
tables, hommes du peuple, ne sont pas confondus. Ce ne sont
pas les individus, mais bien les intérêts qui sont représentés.
On se prononce à son rang, à haute voix . Il n 'y a ni bulletin
de vote ni scrutin , mais seulement des opinions exprimées,
et c'est l'ensemble de ces opinions qui forme le consente
ment de tous. En outre, dans l'assemblée, la même valeurne
s'attache pas à l'opinion de chaque groupe, ni, dans chaque
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 57

groupe , au suffrage de chaque individu. Le rang, le mérite ,


les services rendus servent de mesure à l'influence. Le
suffrage d'un clerc a plus de poids que celui d'un laïque,
celui du dévot que celui du mondain , celui du grand que
celui de l'artisan ou du simple homme libre. Le peuple
n 'a guère qu 'un droit d 'acclamation . Ainsi, la majorité n'est
jamais bien sûre d 'imposer son opinion . On s'attache moins
au vou des foules qu'à l'opinion des gens éclairés. L 'Église
a toujours opposé au droit du nombre celui du meilleur
parti (1).»
Voilà un suffrage universel bien raisonné et bien amende.
Néanmoins, malgré la part laissée au peuple , c' était toujours,
on le voit, les autres évêques de la province qui devaient
nommer et consacrer, principalement lorsqu'il s'agissait de
l'évêque métropolitain . De la déposition d'Armentaire, au
concile de Riez, il résulte que l'ordination épiscopale était
illicite lorsqu'elle avait été faite par deux évêques seulement,
et sans l'agrémentdumétropolitain et des comprovinciaux ( 2).
Le deuxième concile d'Arles renouvela à ce sujet les canons
de Nicée : il ordonna que, pour exclure des élections la véna
lité et la brigue , les évêques désigneraient trois candidats,
entre lesquels le clergé et le peuple de la ville auraient à
choisir, et que les premiers les institueraient ensuite (3).
Un pareil mode d 'élection engendrait, en effet, dans la
pratique, des abus fâcheux. Souvent le clergé et les citoyens
se divisaient, formaient des factions et entraient en lutte.
Alors on chargeait quelque personnage illustre de trancher
le débat, et on lui confiait l'élection ; c'est ce qu'on appelait
1. Op. cit., préſace, p. ix , XII.
2 . V . Guyot, Somme des Conci’es, I, 73.
3. « Episcopum oportetmaximequidem ab omnibus quiin provincia sunt efisco
fis ordinari. Si autem hoc difficile.., tres omnino in locum congregatos, absentibus
quoque suffragium ferentibus, scriptisque assentientibus, tunc electionem fieri.
Eorum autem quæ funt confirmationem in unaquaque provincia à metropolitano
ficri. » ( Ibid ., I, 412 . )
58 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

l'élection par compromis. Ainsi, une fois, l'évêque de Bourges


étantmort, les électeurs partagés appelèrent saint Sidoine
Apollinaire, premier suffragant de cette métropole, c'est-à
dire évêque de Clermont, orateur et écrivain renommé, et lui
demandèrent de vider la question par son arbitrage. Les
autres comprovinciaux étant empêchés par l'oppression des
Visigoths ariens,maîtres du pays,Sidoine fait venir quelques
prélats des provinces voisines, prend leur avis et convoque
ensuite le peuple à l'église. Les candidats se trouvaient là au
complet. « Deux bancs ne pouvaient les contenir, raconte
Sidoine ; tous se plaisaient à eux -mêmes, et aucun ne plaisait
à tous. » Alors il prononce un discours éloquent dans lequel
il déclare son choix , discours qui donne à la fois l'idée de la
rhétorique du temps et des difficultés suscitées par la parti
cipation des fidèles aux élections épiscopales.
« Si je nomme un moine, dit-il entr'autres choses, fût-il
comparable aux Paul, aux Antoine, aux Hilarion et aux
Macaire, j'entends aussitôt résonner à mes oreilles les mur
mures bruyants d'une foule de pygmées ignorants qui
s'écrient : Celui qu'on choisit remplit les fonctions d 'un abbé,
non d 'un évêque ; il est bien plus propre à intercéder pour le
salut des âmes auprès du Juge céleste que pour la vie du
corps auprèsdes juges de la terre. Quine serait profondément
irrité en voyant les plus sincères vertus représentées comme
des vices : Si nous choisissons un hommehumble, on l'appel.
lera vil et abject; si nous en proposonsun d 'un caractère fier,
on le traitera d'orgueilleux ; si nous prenons un homme peu
éclairé, son ignorance le fera passer pour ridicule ; si, au
contraire, c'est un savant, sa science le fera regarder comme
un orgueilleux ; s'il est sévère, on le haïra comme cruel ; s'il
est indulgent, on l'accusera de faiblesse ; s'il est simple, on le
dédaignera comme une brute ; s'il est plein de pénétration ,
on le rejettera comme rusé ; s'il est exact, on le traitera de
1 minutieux ; s il est facile , on l'appellera négligent ; s'il a l'es
prit fin , on le déclarerà ambitieux ; s'il a du calme, on le
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 59 ;
tiendra pour paresseux ; s'il est sobre, on le prendra pour un
avare ; s'il mange pour se nourrir, on lui reprochera d'être
gourmand ; s'il jeûne, on le taxera de vanité. Ainsi, de
quelque manière que l'on vive, la bonne conduite et les
bonnes qualités seront livrées aux langues acérées des médi.
sants, qui sont semblables à des hameçons à deux crochets.
Et, de plus, le peuple dans son obstination , les clercs dans
leur indocilité, ne se soumettront que difficilement à la dis
cipline ecclésiastique.
« Que je nomme un clerc : ceux qui viennent après lui,
dans le clergé, en seront jaloux ; ceux qui le précédent refu .
seront de lui obéir. Il y a même quelques personnes du clergé
qui veulent que, dans le choix d'un évêque, on n 'ait égard
qu'à l'âge, comme si avoir longtemps vécu, plutôt qu'avoir
bien vécu , était un titre tenant lieu de toutes les qualités
nécessaires pour mériter l'épiscopat. On voudrait gouverner
l'Église dans un âge où l'on aurait besoin soi-même d 'être
conduit par les autres.
« Que je prenno un homme qui ait servi dans la profession
des armes, on s'écriera aussitôt : Sidoine en agit ainsi parce
qu'il a été lui-même tiré d 'entre les laïques pour être élevé à
l' épiscopat ; il est enflé de ses dignités, il méprise les pauvres
de JÉSUS- CHRIST. )
Finalement, l'évêque de Clermont, après avoir invoqué le
Saint-Esprit et l'avoir pris à témoin qu'il n'a égard ni à l'ar
gent ni à la faveur, annonce qu'il fait choix de Simplice et
prononce son éloge : « L'esprit le dispute en lui à l'érudition ;
il a en même temps la vigueur de la jeunesse et la prudence
de la vieillesse... Il a bâti une église à Bourges, et il a été
demandé autrefois pour évêque par les habitants, de préfé
rence à son père et à son beau-père... Comme vous avez juré
que, dans cette élection, vous vous en tiendriez à mon avis,
au nom du Père, et du Fils, et du Saint- Esprit, Simplice est
celui que je déclare devoir être le métropolitain de notre
province et l'évêque de votre ville. »
65 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

Telle était l'élection par compromis, qui, dans ce cas, pour


rait s'appeler aussi bien l'élection par persuasion.
L 'élection par inspiration se retrouve également à cette
époque. Saint Martin fut élu par ce dernier procédé, etmême
avec une addition de circonstances assez singulières. Quelques
évêques lui opposaient un candidat nommé Defensor. Mais,
le peuple s'étant rendu tout entier à l'église pour l'élection ,
et le clerc qui devait lire ce jour-là les leçons de l'office sacré
n 'ayant pu pénétrer à
cause de la foule, raconte
Sulpice Sévère, les prê
tres, en ne voyant pas
venir le lecteur, se trou
blèrent, et l'un d 'eux ,
pour sortir d 'embarras,
prit le psautier et lut le
premier verset qui lui
tomba sous les yeux.
C 'était celui-ci : « Vous
avez tiré une louange
parfaite de la bouche
des enfants , pour con
Saint Martin consacré évêque de fondre votre adversaire,
Tours, en 371. pourperdre votre ennemi
(D 'après une tapisserie du XIIIe siècle et perdre son défenseur. >>
conservée au Musée du Louvre.) A ce mot, à cet oracle
qui parle de confondre
Defensor, le peuple pousse un cri d 'enthousiasme, les oppo
sants demeurent interdits, et Martin est acclamé. Ce ne sont
pas là tout à fait les fameux sorts des saints, sortes sancto
rum , ce moyen de divination renouvelé des sortes Virgilianic
(les païens superstitieux tiraient au sort dans le livre de Vir
gile comme plus tard les chrétiens dans la Bible ); mais cela y
ressemble un peu , et, si cette façon de consulter les oracles
ne persista pas, c'est que les conciles et les capitulaires de
OKGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 61

Charlemagne la prohibèrent énergiquement. Saint Remi, saint


Ambroise furent élus également par inspiration . On voit que
les électeurs, dans ce cas,tombaientgénéralementassez bien :
effectivement, le mérite qui s'impose à tous est toujours un
mérite hors ligne, et les élections de ce genre justifientmieux
que certaines autres le vieil adage qui leur doit, je crois, son
origine : Vox populi, vox Dei.
Le plus grave de tous les abus, en matière d'élections
épiscopales, vint de la part prépondérante, exclusive même,
que les rois mérovingiens s'arrogèrent trop fréquemmentdans
ces sortes d 'affaires. Grégoire de Tours en fournit des preuves
lamentables. On vit alors ce qu'on a vu bien des fois depuis,
des princes nommer eux -mêmes aux dignités ecclésiastiques,
les donner à leurs créatures, les vendre à des intrus ; toutefois ,
s'il faut s'en rapporter à l'interprétation de dom Ruinart, les
préceptions royales rendues pour cet objet n 'étaient pas tou
jours des ordres; elles n 'étaient souvent que des confirmations,
qui suivaient l'élection au lieu de la précéder, ou des propo
sitions, ou des invitations à nommer, comme nous en rencon .
trons sous plusieurs de nos rois. Les conciles protestèrent
contre ces empiètements de la royauté, qui se prolongèrent
jusqu'au jour où un capitulaire de Charlemagne, en 803,
rendit les élections complètement libres, et qui ne furent
peut-être pas étrangers au refroidissement du clergé à l'égard
de la dynastie mérovingienne : ils ne réussirent point à les
empêcher. Mais, quoi qu'il en soit, on ne saurait dire, avec
Guizot, que les nominations d'évêques n 'avaient lieu alors, ni
suivant des règles générales, ni dans des formes permanentes,
et qu'elles n'avaient point les caractères d'une institution
véritable. Les règles générales existaient, et je les ai signa
lées ; les abus existaient aussi,mais ils ne détruisaient pas la
règle , et ils nous prouvent simplement que l'Église eut dou
blement raison d'abolir, un peu plus tard, la participation du
peuple aux élections, de lutter sans trêve contre la tendance
des princes à s'y ingérer.
62 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

Après les évêchés,il fallut organiser en Gaule les paroisses.


Là, comme dans les autres pays, il n 'y eut d'abord , pour
desservir chaque diocèse, que l'évêqueet le collège des prêtres
(appelé presbyterium ), qui l'entourait et habitait avec lui la
cité. Ces prêtres se transportaient suivant les besoins dans
telle ou telle localité, et revenaient ensuite à la résidence épis
copale. Et ce fait seul de l'absence des paroisses prouverait
combien le christianisme était, à l'origine, peu répandu dans
les campagnes. Mais, à partir de l'époque de saint Martin , on
commença à diviser l'église unique du diocèse, l' église de
l'évêque, et à créer de petites églises ou de petits centres reli
gieux rayonnant autour de ce centre principal. Ces succur
sales, comme on les appelle encore, ou ces paroisses primi.
tives apparaissent dans les bourgs et dans les petites villes
avant d 'apparaître dans les cités, parce que,dans cesdernières,
l'évêque était toujours là et suffisait avec son presbyterium
aux besoins des fidèles. En Gaule, la paroisse rurale, qui
constituait, comme on le voit, un énorme progrès, et dont
l' établissement prouve l'avènement définitif du christianisme
chez la classe agricole, s'organise au quatrième siècle ; la
paroisse urbaine, à partir du cinquième seulement. Dès l'an
314, le concile d' Arles ordonne aux ministres du culte de ne
pas quitter les localités auxquelles ils ont été préposés pour
en desservir d 'autres ; ce qui fait supposer déjà quelques
églises instituées en dehors de la cité. Peu à peu l'on établit
dans les bourgs des prêtres à poste fixe, avec le titre de
parrochus, plebanus ou presbyter , et avec les attributions
qu'auront plus tard les curés. Les conciles recommandent
même à ces pasteurs d 'organiser autour d 'eux un petit
collège de prêtres analogue à celui qui entourait l'évêque, et
d 'y élever de jeunes clercs pour le service du diocèse. .
Or, c'est encore saint Martin quenous voyons prendre l'ini
ORGANISATION DE LA HIÉRARCHIE CATHOLIQUE. 63

tiative de ce mouvementde décentralisation religieuse ,devenu


indispensable à la suite de ses conquêtes apostoliques. Lui
même fonde successivement une paroisse et un presbyterium à
Amboise, à Langeais, à Sonnay , à Chisseaux, à Saint- Pierre
de- Tournon, à Candes, et dans d'autres localités de son
diocèse, généralement placées sur le parcours d 'une voie
romaine, et par conséquent plus fréquentées par les paysans
et les voyageurs. Ses disciples, ses collègues s'empressent de
l'imiter. Ce mouvement ne tarde pas à se généraliser, et, dans
l'espace d 'un siècle et demi, nos campagnes se couvrent à la
fois de clochers et de viliages. Sur les soixante-quatre vici
d'Auvergne ou de Touraine mentionnés par Grégoire de
Tours (le vicus est alors une agglomération d 'habitations
rurales), trente- six au moins ont, au sixième siècle, une
basilica, une église paroissiale. Les expressions dont cet his
torien se sert en parlant de ces créations n 'indiquent pasbien
clairement s'il s'agit de l' établissement d'une chrétienté nou
velle ou de la construction d'un sanctuaire nouveau. Mais on
peut croire que les deux faits allaient souvent de pair, et qu'à
mesure que les conversions se multipliaient, les églises s'éle
vaient. Enfin l'institution des paroisses rurales reçut son
corollaire naturel par l'établissement des tournées pastorales
ou des visites périodiques du diocèse par l'évêque en per
sonne, visites dont saint Martin donna aussi l'exemple un
des premiers, avec un zèle et une sollicitude qui ne furent
jamais surpassés.
Ainsi se compléta , avant l'arrivée des Francs ou au moment
de leur installation sur notre sol, l'organisation de l'Eglise
des Gaules. Il fallait, en effet, que ces conquérants barbares
trouvassent le pays entièrement occupépar le christianisme et
par ses ministres, souspeinede rester eux-mêmes plongésdans
les superstitions païennes ou d 'y retomber en entraînant avec
eux le peuple conquis. Il fallait surtout que les campagnes
fussent couvertes d'églises et de pasteurs; car les Francs, à
I inverse des Romains, allaient délaisser les cités pour les
64 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

villas, pour les grands domaines agricoles, où leurs princes


devaient habiter longtemps et retenir une nombreuse popu
lation de colons. Le système du gouvernement impérial
reposait sur l'importance exorbitante de la civitas ; le reste
du pays était annulé. « Les solitudes de l'empire » , disait-on
en parlant des régions agrestes comprises entre les villes. Les
Mérovingiens, au contraire, abandonnèrent les cités à leurs
comtes et aux évêques, pour s'installer avec leur truste dans
les anciennes métairiesdu fisc, devenues le noyau du domaine
royal. Ils ressuscitèrent à peu près, pour eux du moins,
l'ancien état social de la Gaule, dont les indigènes étaient
répartis en clans rustiques et ne connaissaient, en fait de
villes, que des retranchements ou des forteresses plus ou
moins naturelles. Donc, la monarchie franque contribua
largement aussi à rendre la vie aux campagnes ; mais elle
même y eût trouvé la mort ainsi que ses sujets, si l'Eglise
ne s'était postée là avant elle, prête à recevoir l'envahisseur,
prenant solidement possession des racines mêmes du pays,
demanière à commander au flot remontant de la barbarie
victorieuse, et à lui dire en toute assurance : « Tu n 'iras pas
plus loin ! »
Chapitre Troisième.
mun. Le rôle social des évêques, muni
AK

I. L 'ouvre des conciles ; leur action salutaire sur l'exercice


du droit d 'asile, sur le sort des esclaves, sur la solidité du
lien conjugal, etc. – II. Magistrature ecclésiastique et civile
des évêques ; leur attitude en face des barbares. — III. Lettres
adressées au roi des Francs par saint Remi et saint Avite .
- IV . Largesses de Clovis en faveur des églises. – V . In
fluence des évêques sur l'orientation de la nouvelle monar
chie ; exhortation d 'un pontife à Clovis II. – VI. Services
rendus par l'épiscopat à la classe populaire.

E 'EGLISE, en particulier l'épiscopat, a pris à la fon


last dation de la nation française une part tout à
fait décisive. Pour peindre dignement le tableau
SEE du rôle social de nos évêques du quatrième au
sixième siècle, il faudrait une vaste toile et un pinceau puissant.
J'ai rêvé quelquefois un grand ouvrage qui serait intitulé, non
pas Les évêques de France,mais plutôt La France des évêques;
et je me suis arrêté, effrayé, devant l'immensité de la tâche,
devant la majesté du cadre. On l'a déjà dit et redit : notre
patrie a été façonnée par la main de ses premiers pontifes
comme un rayon de miel pétri dans la ruche par un essaim
d 'abeilles laborieuses. Mais nulle part cette image si juste
ne se présente avec plus de clarté que dans le texte latin
où les historiens modernes ont été la puiser : « Les insi
gnes capitaines des milices chrétiennes, dit la Vie de saint
Quen, se réunissaient journellement commedes abeilles assi.
| 66 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

dues auteur d 'une ruche. Confluebant quotidie velutad alvearia


apes assiduæ, insignes christiane ductoresmilitiæ (1). »
Ainsi conçue, cette métaphore célèbre renferme une allu
sion directe aux assemblées continuelles du haut clergé, qui, à
cette époque, construisirent pierre par pierre et moellon par
moellon l'édifice religieux, politique, civil de la société fran
çaise. Les conciles, dont je veux parler, ont été les grands
législåteurs de cette période de formation : la solidité denotre
foi, la discipline, les moeurs, la délimitation des pouvoirs, la
liberté et la sécurité du peuple, sont sorties de leurs travaux
! persévérants. On en compte pour le quatrième siècle une
quinzaine, pour le cinquième vingt-cinq, pour le sixième
, plus de quarante ayant laissé des traces écrites. Mais com
bien d'autres se sont tenus sans que nous en connaissions les 1
actes ! Nous pouvons en juger par ce canon du concile
d'Orange qui dispose, en 441, qu'un concile ne se séparera
jamais sans indiquer la réunion suivante ; et que si, par suite
du malheur des temps, on ne peut en tenir deux fois par an,
selon la règle, on prendra du moins toutes les précautions
nécessaires pour ne pas laisser s'écouler un long intervalle.
Ces conciles ne pouvaient être véritablement nationaux , du
moins après le fractionnement de la Gaule en plusieurs petits
royaumes ; mais presque toujours ils réunissaient tous les
prélats d' un même État. Les rois les convoquaient souvent
eux-mêmes : ainsi le premier concile d'Orléans, qui couronna
si utilement le règne de Clovis, s'assembla sur l'avis de ce
prince. Cela n 'implique pas une immixtion de l'autorité tein
porelle dans les affaires spirituelles, parce que, les métro
politains d 'un même royaume étant indépendants les uns
des autres et n'ayant point de primat incontestablement
reconnu, la royauté était le seul pouvoir central pouvant les
inviter à se réunir ; d 'ailleurs, elle ne le faisait d 'habitude que
sur leur propre demande.

1. Acta Sanctorum , 24 aug.


LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 67
Clovis convoqua donc lui-même les évêques de tout son
royaume; et il n 'est pas sûr qu 'il n 'ait point fait venir aussi
quelques-uns de ceux des pays restés indépendants : par
exemple , les évêques bretons qui souscrivirent à ce concile ne
devaient pas tous appartenir à ses États. Il les invita à rétablir
par des règlements précis l'ordre public et la discipline reli
gieuse, troublés par les guerres précédentes, et leur posa même
différentes questions en leur en demandant la solution cano
nique. Il n ' entendait pas pour cela les diriger ni empiéter
sur leurs attributions. Au contraire, il voulait que la loi fût
faite par eux, pour qu'elle fût plus respectée du peuple.
C 'étaient comme de grandes assises pacifiques organisées par
lui après la victoire ; c'était comme la dernière pierre du
nouvel édifice monarchique posée par cet habile et vaillant
maçon , avant d 'aller rendre compte de son œuvre à l'Archi
tecte divin . Les canons d 'Orléans portent principalement sur
des matières ecclésiastiques ; cependant les intérêts civils et
politiques sont tellementmêlés ici aux intérêts religieux ,qu'on
peut regarder ces statuts comme un ensemble de réformes
prises de concert par le roi et les évêques pour la bonne
administration du pays. Voici le résumé des plus remar
quables :
Les homicides, les adultères, les voleurs, les ravisseurs, les
esclaves, qui se réfugient dans l'église ou dans ses dépen
dances immédiates, ou dans la maison de l'évêque, n 'en
seront tirés qu'après que celui à qui on les livrera aura
juré sur les saints Évangiles qu'il ne leur sera fait aucun
mal.
Les revenus des terres que le roi aura données, ou pourra
dans la suite donner avec immunité, seront employés aux
réparations des églises, à la subsistance des évêques et des
pauvres et au rachat des captifs. Si quelque évêque en fait
un autre usage, il sera réprimandé publiquement par ses com
provinciaux, et, s'il ne tient pas compte de la réprimande, les
évêques se sépareront de sa communion .
68 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

Il est défendu sous peine d 'excommunication aux abbés ,


aux prêtres et aux autres clercs d 'aller à la cour solliciter
des bénéfices sans le consentement et la recommandation de
leurs évêques.
L 'évêque qui ordonnera prêtre ou diacre un esclave, le
sachant tel, en l'absence ou à l'insu de son maître, dédom
magera le maître au double ; mais l'esclave conservera l'ordre
sacré qu'il aura reçu. Si l'évêquc ne savait pas qu 'il fût
esclave, ceux qui le lui ont présenté et qui en ont rendu
témoignage seront tenus au même dédommagement.
Les clercs hérétiques qui se convertissent sincèrement à la
foi seront reçus par l'imposition desmains dans l'office dont
l'évêque les aura jugés dignes, et les églises des Goths seront
purifiées pour une nouvelle dédicace.
Ceux qui, après avoir reçu la pénitence, l'abandonnent
sont excommuniés, aussi bien que ceux qui mangeraient
avec eux .
Suivant les anciens canons, l'évêque aura la moitié des
offrandes que les fidèles feront à l'autel (dans la cathédrale) ;
l'autre moitié sera' partagée aux clercs selon leurs grades. Il
n 'aura que le tiers des offrandes faites à l'autel dans les
paroisses. Mais les terres, les vignes, les esclaves, et même
l'argent que les fidèles donneront aux paroisses,seront sous la
puissance épiscopale.
L 'évêque doit nourrir et vêtir, autant qu'il le pourra, tous
les pauvres et les infirmes qui ne peuvent pas travailler.
Toutes les églises dépendront de l'évêque sur le territoire
duquel elles sont construites.
Aucun homme ne pourra épouser la sœur de sa femme nila
veuve de son frère.
Un moine (laïque) qui se marie après avoir pris le manteau
monastique ne pourra pas être promu aux ordres.
Il est défendu aux moines de se séparer de leur commu.
nauté pour se bâtir une cellule particulière, sans la permission
de l'évêque et l'agrément de l'abbé.
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 69

Si un évêque donne à des clercs ou a des moines quelques


terres ou vignes à cultiver ou à posséder pour un temps, ces
biens reviendront à l'Église, quelque espace de temps qu'il
se soit écoulé ; la prescription qui est en usage selon les lois
civiles n 'aura pas lieu pour les biens ecclésiastiques.
Tous les évêques ont ordonné que le carême soit de qua
rante jours , et non de cinquante.
Les habitants des villes ne pourront célébrer dans leurs
maisons de campagne les fêtes de Pâques, de Noël et de la
Quinquagésime (c 'est -à -dire de la Pentecôte), à moins qu 'une
infirmité ne les y retienne.
Le peuple ne sortira pas de la messe avant la fin et sans
avoir reçu la bénédiction de l'évêque, s'il est présent.
Les Rogations seront célébrées dans toutes les églises les
trois jours qui précèdent l’Ascension ; on jeûnera ces trois
jours, et les esclaves mêmes ne travailleront pas.
Ceux qui pratiquent les augures, ou ce qu'on nomme à
tort les sorts des saints (prédictions à l'aide des livres sacrés),
sont excommuniés.
L 'évêque se trouvera , le dimanche, à l'église dont il est le
plus proche, à moins qu'il n'en soit empêché par unemaladie.
Ces canons, rédigés en commun , furentenvoyés au roiavec
la lettre suivante :
« A leur seigneur le très glorieux roi Clovis, fils de
l'Église catholique, tous les évêques assemblés en concile
par son ordre.
« Comme c'est l'ardeur de votre zèle pour le culte de la
religion catholique et de la foi qui vous a porté à faire assem
bler un concile dans lequel nous pussions traiter ensemble,
comme il convient à des évêques, de plusieurs points néces
saires, nous vous envoyons les réponses que nous avons jugé
à propos de faire aux articles que vous nous avez proposés .
Si vous jugez ces règlements dignes de votre approbation ,
l'autorité d'un si grand roi, d 'accord avec celle de tant d 'évê

Fondation de la France.
70 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

Cette lettre, ajoutée par les Pères d 'Orléans au résultat de


leurs délibérations, est encore plus importante que le reste .
Elle nous montre l'accord intime établi dès lors entre l'Église
et le pouvoir civil ; elle nous montre la sanction royale don
née aux règlements de l'autorité religieuse, et désirée , de
mandée par les prélats eux -mêmes ; elle nous montre, enfin ,
les canons du concile d 'Orléans devenant par là lois de l'État.
C 'est là , on peut le dire, l'avènement d 'un grand système.
L 'alliance du sacerdoce et de la royauté, l'union de l'État
et de l'Eglise, qui devait porter de si heureux fruits au moyen
âge, la voilà fondée, la voilà inaugurée, et par qui? par un
barbare à peine sorti des forêts du nord, à peine débarbouillé
dans la piscine de Reims. Mais est-ce vraiment un barbare ,
et n 'est-ce pas plutôt un habile et profond politique ?
A la vérité, l'immixtion des princes dans les conciles eut
parfois de graves inconvénients : les Frédégonde et les Bru
nchaut, par exemple, ces fameuses reines dont le gouver
nement semble démontrer que la tyrannie des femmes est
encore pire que celle des hommes, ne se gênèrent pas pour
intimider ou influencer les Pères, et faire condamner par eux
ceux qui leur déplaisaient. Mais, malgré tout, l'œuvre con
ciliaire, dans son ensemble, consista essentiellement à faire
triompher le droit sous toutes ses formes, à l'établir sur des
bases solides par une discussion libre et une procédure régu
lière, à en assurer le respect par des sanctions efficaces. L ' ex - i
communication , la plus grave de toutes les peines, fut lancée
par les assemblées de Reims, de Tours, de Mâcon , de Lyon
contre les personnes qui enlevaient et retenaient en esclavage
des hommes ou des femmes libres, contre les gens qui subor
naient de faux témoins, faisaient en justice de fausses dépo
sitions ou accusaient des innocents, contre les agents du roi
et les grands qui usurpaient les biens d'autrui ou dépouil
laient les faibles de leurs champs, contre les homicides volon
taires, contre les ravisseurs qui avaient enlevé, mêmeavec la !
protection du roi, une veuve ou une vierge consacrée à
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 71

DIEU ( 1). Voilà déjà bien des désordres combattus d 'une


manière énergique ; et la pénitence publique , imposée aux
puissants comme aux petits, venait encore ajouter à la force
de l'excommunication. Quoi d’étonnant, après cela , que le
peuple, se sentant virtuellement protégé par l'Eglise, se soit
jeté avec bonheur dans ses bras, ait accepté un joug qui le
déchargeait au lieu de l' écraser ? Mais nous allons trouver
bien d 'autres points réglés à son avantage par les conciles.
Et d'abord , un des premiers qui aient attiré leur attention ,
c'est, comme on vient de le voir déjà , le fameux droit d 'asile,
cette institution juris gentium , qui existait, sous une forme
rudimentaire, chez les Juifs et les païens, mais dont il était
réservé à la religion chrétienne de fixer et de généraliser la
pratique. Le but réel du droit d'asile accordé dans les églises,
qu'on a voulu dénaturer, n 'était nullement de soustraire les
malfaiteurs aux poursuites de la justice et à la vindicte des
lois : ce droit était destiné à prévenir les voies de fait, les
vengeances personnelles, les condamnations précipitées, si
communes aux temps barbares ; en un mot, à sauver l'inno
cent et à modérer le châtiment du coupable. Ces fins si sages
étaient parfaitement atteintes par les règlements du premier
concile d'Orléans, que le roi Clovis appuya de son autorité.
Par ses canons, le droit d 'asile , qui appartenait d'abord à
l'édifice même de l'église, fut étendu à l'atrium , ou cour
d 'entrée de la basilique , au parvis et à la maison de l'évêque;
on l'appliqua aussi dans les cloîtres et les cimetières qui
entouraient les églises. Et la justice n 'était pas plus violée
que la charité par de telles dispositions. « La grande loi
chrétienne du pardon s'exécutait ainsi sans que l'offensé
perdît rien de la juste satisfaction qui lui était due (2 ). »
Comme toutes les bonnes choses, le droit d'asile engendra
des abus, et le plus fâcheux était que des criminels sans

1. Guyot, Sommedes Conciles, I, 402 et suiv.


2. Ibid ., 405 et suiv.
72 FONDA DE LA FRANC RELIG .
TION E IEUSE

aucun repentir venaient s'installer dans l'église comme dans


une hôtellerie, s'y mettaient à leur aise et s'y procuraient
toutes les jouissances de la vie , y compris la satisfaction de
leurs penchants vicieux. Rien n 'égale le sans-gêne avec
lequel Éberulfe ou Evroul, ancien chambellan de Chilperic,
poursuivi par la haine de Frédégonde et la colère de Gon
tran, et réfugié dans la basilique de Saint-Martin de Tours,
en usait avec les gens et les biens de cette église. L 'évêque,
qui était notre fameux historien en personne, avait pourtant
tenu un de ses fils sur les fonts du baptême;mais il n 'en était
que plus en butte à ses violences. Aussi, il faut l'entendre
raconter avec les accents d 'une naïve indignation les exploits
de cet hôte forcé, dont il se fût bien débarrassé si le res.
pect de l'asile n 'eût été aussi puissant. Eberulfe, après toute
sorte d 'excès, en vint à menacer Grégoire de le tuer : ainsi,
dans tous les cas, on ne peut pas dire que l'hospitalité de
l'Église fût intéressée. Ces scandales ne prirent fin que par
un scandale plus grand : l'ex -officier royal, trompé par un
émissaire secret du roi Gontran , quitta imprudemment
l'église et fut massacré dans la cour même ; ses serviteurs
accoururent pour le venger, et de nouveaux meurtres souil
lèrent le sol sacré ( 1). L 'asile était donc violé qnelquefois ;
mais, la plupart du temps, il était respecté en fait comme en
droit, ainsi que le prouve l'exemple célèbre de Gontran -Boson
et du prince Mérovée, dont les menaces de Chilperic, ses
violences mêmes, ne purent jamais obtenir l'extradition ,
comme on dit aujourd 'hui. Le pouvoir des rois venait ex
pirer devant un autel ; et, suivant le mot du savantGuérard,
le peuple, témoin de cette supériorité de la puissance spiri
tuelle, qu'il assurait au besoin par son concours, se glorifiait
de sa force dans celle de ses prêtres, et de ses libertés dans
les constitutions de l'Église. « Les asiles, a dit encore ce maî.
tre de l'érudition , qui a si profondément fouillé l'histoire de

1. Hist. eccles., VII, 21.


LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 73
la société mérovingienne, étaient moins souvent des remparts
pour l'impunité que des abris contre la persécution ( 1). »
Mais, la puissance civile étant devenue plus forte sous Char
lemagne, la nécessité de cette institution bienfaisante ne fut
plus aussi vivement sentie, et c'est alors qu 'on commença à
lui porter les atteintes qui la firent peu à peu disparaître.
Le bienfait des règlements conciliaires est peut-être encore
plus marqué en ce qui concerne le sort des esclaves. Les
évêques se trouvaient placés, à cet égard , devant une double
impossibilité : ils ne pouvaient, dans leur conscience de chré
tiens, laisser subsister une plaie sociale aussi abominable que
l'esclavage antique ; ils ne pouvaient non plus décréter son
abolition complète et immédiate sans se mettre à dos toute
la classe des propriétaires et sans léser une foule d 'intérêts
plụs ou moins respectables ; d'ailleurs , l'eussent-ils fait, il
n 'était pas en leur pouvoir de faire passer dans la pratique
une pareille mesure. Il fallait donc tourner la difficulté :
adoucir graduellement la condition des esclaves, les protéger
contre les violences de leurs maîtres, en affranchir individuel
lement le plus possible,amener peu à peu l'extinction de leur
classe, telle était la meilleure voie à suivre. Les progrès lents
sont les plus sûrs, et l'Église a toujours été pour ceux -là. Au
trement, que serait-il arrivé ? Des oppositions violentes, des
luttes de castes ou des réactions terribles. Il y en avait pour
des siècles avant d 'arriver à la paix sociale ; tandis qu'en s'y
prenant par la persuasion,par l'enseignementde l'égalité et de
la fraternité évangéliques, et surtout par l'exemple, on devait
amener les propriétaires eux -mêmes, princes, seigneurs ou
particuliers , à se faire les complices de la suppression de
l'esclavage.
C'est ce qui eut lieu , en effet. Le concile d 'Orléans, sous
Clovis, commence par épargner aux esclaves, ainsi que nous
venons de le voir à propos du droit d'asile, des sévices inu

1. Guérard , Cartulaire de N .- D . de Paris, Introd.


74 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

tiles. Le concile d 'Agde ajoute une pénitence de deux ans


pour les maîtres quimettront à mort leurs serfs sans arrêt du
juge. Cependant le maître conserve encore ses droits : son
esclave ne peut se marier sans son consentement (cela vien
dra plus tard ) ; il ne peut être fait clerc à son insu, mais
l'évêque qui l'a ordonné peut l'exonérer de la servitude en
donnant, selon les anciens canons, deux esclaves à sa place.
D 'un autre côté, les serfs affranchis par l'Église, ou mis par
testament sous le patronage de la puissance spirituelle, ne
peuvent plus être remis dans leur ancienne condition ; les
personnes libres qui se seront vendues ou engagées par néces
sité pourront recouvrer leur état premier en rendant le prix
qu'elles ont reçu ; les enfants nés d'un homme libre et d 'une
serve, ou d 'un serf et d'une femme libre, jouiront de la liberté.
Autant de dispositions qui pénétreront peu à peu, plus ou
moins complètement, dans la jurisprudence commune, et qui
nous montrent le droit ecclésiastique en avance de plusieurs
siècles sur le droit civil. Du reste, à partir de l'établissement
de la monarchie franque, qui contribua aussi à l'adoucisse
ment de la servitude en introduisant sur notre sol les idées
et les usages germaniques, beaucoup moins despotiques que
ceux des Romains, on peut dire que l'esclavage antique
n 'existe plus et que le servage lui a succédé. C 'est à ce moment
que le savant Guérard , dans l'ouvrage où il établit clairement
les trois âges, les trois modes successifs de la servitude, place
le commencement de cette seconde phase ( celle du servage) ;
et il la fait durer jusqu'au règne de Charles le Chauve, après
lequel le serf devint à peu près un simple tributaire. Le grand
érudit rend pleine justice aux efforts incessants du clergé
pour atteindre ces résultats, et il cite l'exemple de certains
monastères, qui n 'acceptaient point de terres sans libérer im
médiatement tous ceux qui les habitaient ( 1). J'ai montré
ailleurs , en étudiant le règne de saint Louis,la succession des

į 1. Guérard , Polypisque d' Irminon , Introd .


LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 75

progrès faits dans le sens de l'émancipation générale et abso


lue : on ne doit jamais perdre de vue que leur point de
départ est dans les conciles de l'époque mérovingienne, et
qu 'au fond la liberté a été inscrite implicitement dans leurs
canons bien avant de l'être dans la Déclaration des droits de
l'homme.
Ces grandes assises religieuses ont encore travaillé à con
solider le lien du mariage. On sait assez quels abus engendrait
le divorce , ce legs des deux législations païennes, romaine et
germanique, que l'Eglise a combattu chez les princes comme
chez les particuliers, parfois au prix des plus durs sacrifices,
et qu'elle est de nouveau réduite à combattre chez nous.
L 'indissolubilité absolue du mariage, unique frein sérieux que
l'on puisse opposer au débordement des passions, est certes
bien sa création . Toutefois, là aussi, elle dut commencer par
user de ménagements. Les Pères d 'Agde ordonnèrent que
les évêques jugeraient des causes de nullité, et que les
époux qui se sépareraient sans leur autorisation seraient
excommuniés. Un grand pas était déjà fait par cette sage
mesure : les questions matrimoniales étaient reconnues du
ressort de la juridiction ecclésiastique ; le sacrement n 'était
plus à la merci des juges laïques, et par là même l'union des
époux prenait ce caractère de loi sainte, presque de règle
religieuse, qu'on lui voit attribuer par les docteurs du moyen
âge. Tel était le respect professé par nos conciles pour
le lien du mariage, que, tout en défendant aux chrétiens de
le contracter avec des païens, ils ne l'annulaient pas dans le
cas où cette défense avait été violée. Ils délimitèrent aussi,
avec une salutaire rigueur, les degrés de parenté constituant
un empêchement dirimant. Les veuves ou vierges ayant fait
veu de continence, soit dans le cloître, soit dans le siècle , ne
purent plus être épousées. La femme était protégée contre la
brutalité barbare et contre la tyrannie antique ; elle devenait
l'égale de l'homme dans la vie domestique, sinon dans la vie
civile , et la fameuse discussion du deuxième concile deMâcon,
76 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

qui a servi de prétexte à cette absurde légende d 'après


laquelle les prélats réunis auraient décidé que la femme n 'a
vait pas d'âme, aboutissait, au contraire, à ne pas distinguer
l'homme féminin de l'homme masculin dans l'interprétation
des saintes .Écritures.
Je passe sur l'organisation des tribunaux diocésains, sur
l'immunité du for ecclésiastique, sur l'attribution au jugement
de l'évêque ou de son représentant des causes des veuves ,
des orphelins,des affranchis,de toutes les faiblesses quiavaient
besoin de protection , sur le partage des offrandes et des biens
d'Église entre le clergé d 'une part, et les pauvres, les prison
niers , les lépreux de l'autre (le deuxième concile de Tours
ordonnait même aux prêtres de campagne de nourrir tous
les indigents deleur localité, afin d'éteindre l'espèce des men
diants vagabonds), sur le règlement des élections épiscopales,
de la hiérarchie des pouvoirs , des obligations monastiques,
sur tantde points de discipline enfin qui furent alors fixés
par nos assemblées conciliaires ; car je n 'en finirais pas. Mais
ce rapide coup d'ail suffit pour faire entrevoir l'immensité de
leur æuvre , et pourmontrer qu'elles ont véritablement fondé
la France religieuse, en lui donnant une constitution admi
rablement appropriée aux besoins particuliers de notre pays,
et en même temps modelée avec fidélité sur celle de l'Eglise
universelle .

II

Simaintenant nous considérons, non plus l'action collective


de l'épiscopat,mais le rôle de l'évêque isolé, pris individuel.
lement, nous trouvons la matière d'un tableau peut- être plus
imposant encore. L'évêque est alors une puissance religieuse
et civile tout à la fois. Il a hérité,moralement du moins, pour
le bonheur de ces populations exposées à tant de fléaux exté
rieurs et intérieurs, des attributions des derniers magistrats
romains, disparus dans la tourmente des invasions ; il ne s'est
- - - -- -- -
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES.

pas emparé de leur pouvoir, commele dit HenriMartin ,mais,


suivant un autre mot qui a fait fortune dans la politique, il l'a
ramassé par terre. Il n 'y avait plus, au cinquième siècle, ni
édiles, ni curiales, ni municipes ; de toute la savante admi
nistration romaine il ne restait rien debout, rien qu'un digni
taire aux fonctions assez mal définies, et dont le nom seul
trahit à quelles tristes nécessités sociales son institution répon
dait : le defensor civitatis. Institués en 365 par Valentinien
en prévision de l'anarchie et de l'invasion générale qui s'annon
çaient, ces défenseurs ne défendirentrien du tout. Les popula
tions les avaient réclamés à grands cris, principalement pour
avoir un appui contre les exactions intolérables des officiers
impériaux.Aussi avaient-ils été chargés de contrôler les rôles
d'imposition, de réclamer contre les taxations injustes, de
défendre la curie auprès de l'empereur, et même de faire la
police. Ils eurent un siège dans l'assemblée municipale, dont
ils finirent par devenir la tête. Les habitants les élisaient eux
mêmes parmi les personnages les plus influents de la cité.
Or, la juridiction temporelle accordée précédemment aux
évêques par Constantin , les privilèges nouveaux ajoutés par
ses successeurs à cette prérogative d 'une portée immense,
avaient déjà donné aux chefs des églises une autorité maté
rielle considérable. La plupart, en outre, appartenaient par
leur naissance à l'ordre sénatorial, qui était la noblesse ro
maine. Aussi, quand tout s'écroula autour d'eux , ils apparu
rent plus forts et plus grands qu'auparavant. Lepeuple vint à
eux, s'abrita sous leur tutelle, et en fit dansbeaucoup de cités
les idefensores civitatis ; et lorsque cette fonction ne leur fut
pas dévolue officiellement, ils en exercèrent de plein droit les
prérogatives et les charges. Ainsi le prestige du sacerdoce et
celui de la race, l'institution légale et le suffrage populaire,
tout se réunissait pour leur conférer le gouvernement local,
et comme il n 'y avait plus de gouvernement central, ils étaient
à peu près tout. « La réunion des deux magistratures, ainsi
que le remarque M . Dareste, devint si ordinaire , que dans les
78 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

derniers temps de l'empire la loi (ou l'usage) finit par sup


primer le titre de défenseur comme inutile. L 'institution de
Valentinien n 'avait eu qu'un résultat, celui de transmettre
aux évêques le patronage administratif des cités (1). » Le
cardinal Pitra a parfaitement décrit aussi, dans son Histoire
de saint Léger, cette révolution pacifique. Il l'explique en
partie par ce fait, que, Justinien ayant restreint le suffrage
universel aux principaux de la cité, et le clergé formant l'é
lite de cette catégorie, l'évêque se trouvait tout naturellement
désigné aux électeurs. Toutefois l'évêque n 'eût pu obtenir
partout la majorité sans le concours des représentants de la
classe laïque ; et, d 'ailleurs, il était en possession de sa magis.
trature civile bien avant Justinien. On est donc strictement
dans le vrai en disant, avec M . Mignet, que « le chef res
pecté de l'Église était le chef accepté du peuple (2 ). »
Ainsi agrandie et sanctifiée, comment va s'exercer cette
belle magistrature du défenseur de la cité ? Quelle conduite
va tenir l'évêque, investi de la redoutable puissance que
donne la réunion des fonctions spirituelles et des fonctions
temporelles ? Quand cette réunion s'opère dans ses mains, on
touche déjà au moment des grandes invasions : c 'est contre
l'ennemidu dehors qu'il va surtout falloir lutter. Eh bien !
plaçons-nous dans une de ces vieilles cités romaines, menacées
par les hordes barbares et abandonnées à leur impuissance
par un empereur plus impuissant encore. Voici une bande
sanguinaire, voici un chef impitoyable qui,traversant la Gaule ,
semant partout l'incendie et la mort, sont arrivés jusqu'en
face de nous. La ville est sans armes, sans garnison, sans
défense ; tous les cœurs sont glacés d 'épouvante. Mais.
l' évêque paraît : il parle de Dieu , il fait mettre en prière tout
ce peuple effrayé, les mains levées au ciel, comme autrefois

1. Dareste, Hist. de France, I, 144.


2. Journal des savants, fév. 1855, p. 77 .
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 79 !

habits pontificaux et se met en marche avec quelques jeunes


clercs. Où va-t-il ainsi? Suivons-le du regard : ilsort hardiment
des remparts, il va droit à l'envahisseur. Ses avant-courriers
sont massacrés : n 'importe, il avance encore. Arrivé devant
le roi barbare, il lui demande avec autorité qui il est, de
quel droit il ravage la terre. Interdit, stupéfait à la vue de ce
vieillard imposant, qui n 'a peur de rien , le roi s'arrête court ;
il balbutie, il proteste qu'il ne veut faire aucun mal à la ville .
Bientôt, en effet, il s'éloigne. Nous nous demandons anxieu
sement s'il ne va pas revenir. Non , tout est fini ; l'orage est
écarté et va fondre sur un autre pays.
Ce fait n 'est point imaginaire. Il est authentique dans
tous ses détails, et il s'est passé à Troyes, capitale de la
Champagne, en l'an 451. Le chef barbare se nommait Attila :
c'était le Fléau de Dieu en personne ; l'évêque se nommait
saint Loup. Mais qui de nous a jamais entendu célébrer ce
héros, saint Loup ? Dans quelle histoire de France avons-nous
vu retracer comme il le mériterait ce trait de courage et de
dévouement ? J'en connais une,rangée avec raison au nombre
des meilleures, et même conçue dans un bon esprit, quira
conte en détail l'expédition d 'Attila, les voies romaines qu'il
suivit, les noms barbares de ses auxiliaires, etc., etc. Et l'au
teur ne prononce même pas ce nom vénérable de saint Loup,
dont la mémoire devrait être chère à toute la race gauloise !
Voilà comment notre histoire a été faite. Il y a un moule
adopté, une convention , une routine commode : impossible
de sortir de là .
Est-ce donc un exemple isolé que celui de l'évêque de
Troyes ? Non ; car voici un autre saint, un évêque d 'Orléans,
celui-là , appelé Anianus (en français Aignan), qui, dans la
même invasion, prend le rôle et l'attitude des anciens pro
phètes d'Israël. Les Huns sont là , autour des murs de sa
ville épiscopale. Il a été jusqu'à Arles implorer le secours du
patrice Aétius ; mais Aétius tarde, et, en attendant, le prélat
revient s'enfermer avec son troupeau assiégé. Il promère sur
80 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

les remparts les reliques des, saints ; il va, lui aussi, trouver
Attila dans son camp :mais, cette fois, rien ne peut désarmer
la fureur du barbare . Alors Aignan fait mettre à genoux toute
la cité, et il attend . Il envoie regarder du haut des murailles
si le secours espéré arrive enfin : rien à l'horizon. Il fait prier
avec plus de ferveur ; puis il demande de nouveau si l'on
n'aperçoit rien dans le lointain : rien , toujours rien. Une troi
sième fois, il essaie de faire violence au ciel, et enfin , après des
supplications encore plus ardentes, on distingue tout à coup
un nuage de poussière. « C 'est le secours du Seigneur, »
s'écrie -t- il. En effet, ce sont les soldats romains, renforcés des
Visigoths de Théodoric. L 'ennemi, qui pénétrait déjà dans la
· place, est culbuté ; il s'enfuit en désordre, il s'évanouit en
fumée , pour aller se faire écraser dans les plaines Catalau
niques et passer ensuite les Alpes, derrière lesquelles il
trouvera encore, pour l'arrêter, la majesté d 'un pontife. Ainsi
fut préservée cette cité orléanaise , trois fois illustre, qui, dans
une seconde invasion , devait être délivrée par une humble
fille des champs, et, dans une troisième, toute récente encore
(on me pardonnera ce souvenir douloureux qui s'impose), vit
de nouveau son évêque couvrir d 'une protection impuissante ,
hélas ! cette fois, une population malheureuse et abandonnée.
Et celui-là n 'était-il pas le type ressuscité du pasteur des
anciens jours ? N 'était-il pas, luiaussi, et dans toute la force
du terme, le defensor civitatis ?
Mais les tempsmarchent. Ce ne sont plus des hordes pas
sagères qui s'avancent dans le seulbut de piller et de ravager ;
ce sont les tribus franques qui viennent conquérir peu à peu
le sol gaulois pour y fonder un établissement durable. La
situation est changée : le rôle de l'épiscopat va changer aussi.
Du gouvernement romain il n 'y a plus de trace ; un roi des
Hérules a renversé dans la poussière les débris vermoulus du
colosse impérial. Il faut bâtir quelque chose sur ces ruines ;
il faut accepter les matériaux bruts que la Providence envoie,
dompter ces barbares, qui vont se trouver demain les seuls
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 81
maîtres, et de ce chaos faire sortir une nation nouvelle. Les
évêques vont- ils songer à conserver pour eux le gouver
nement civil? Non ; quelque ambition qu'on leur ait supposée ,
ils n 'iront pas jusque-là. Ils continueront à régner sur les
âmes et à protéger leurs cités, mais ils voudront un chef
politique, un roi chrétien , et, tout en se réservant de le diriger
moralement, de le contenir, de le civiliser, ils se débarras
seront du soin de l'administration temporelle. On leur a fait
un crime d 'avoir favorisé l'avènement de Clovis, d 'avoir appelé
quelquefois de leurs vœux, avec la grande majorité des popu
lations, l'arrivée du conquérant germain . Valait-il donc mieux
laisser la Gaule en proie à la pire des anarchies ou subir le
joug d'une autre nation barbare, des Visigoths, des Bour
guignons, qui par l'arianisme échappaient complètement à
l'influence moralisatrice de l'Église ? Valait-ilmieux créer un
gouvernement provisoire ? Ah ! que n 'eût-on pas dit, que ne
dirait-on pas encore si le haut clergé se fût constitué en
assemblée souveraine, eût nommé directement un roi ou un
empereur, eût fait un acte d 'autorité quelconque ! Au lieu de
cela , ses chefs comprirent le parti que la civilisation et le
catholicisme pouvaient tirer des Francs, race jeune et éner
gique, apportant à la Gaule un pouvoir militaire assez fort
pour maintenir la tranquillité au-dedans et repousser les
attaques des autres envahisseurs. Ce fut là , sans aucun doute,
le mobile des saint Remiet des saint Avite. Je ne comprends
donc pas très bien ici la pensée du pieux et savantGorini, qui
s'évertue à prouver contre Thierry , Ampère et consorts, que le
clergé catholique ne favorisa pas les Francs, qu'il n 'avait pas
autant de pouvoir qu'on l'a dit, et à disculper deux ou trois
prélats du centre ou du midide leurs sympathies déclarées pour
Clovis. Où allait-on, sans la rénovation amenée par le mélange
du sang germanique au vieux sang gaulois ? A la décompo
sition, au néant. L 'Eglise devait donc mettre à profit ce
renfort providentiel, et, au lieu de le repousser, se l'associer
pour fonder la France. Elle le fit et fit bien ; et, si elle eût
82 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

trouvé des accusateurs parmi les contemporains, elle eût pu


leur répondre comme le vainqueur de Carthage répondit aux
siens : « Je jure que j'ai sauvé la patrie. »>
III
Toute la politique de l'épiscopat à l'égard de Clovis se
résume dans deux lettres célèbres, qui lui furent adressées
par les deux pontifes que je viens de nommer. La première,
écrite par saint Remià la suite de la bataille de Soissons ( 1),
renferme des conseils de père. C 'est un protecteur qui s'inté
resse au succès des armes de son protégé, mais plus encore à
la bonne administration et au salut du pays.
« Une grande nouvelle est parvenue jusqu'à nous : vous
avez réussi pour la seconde fois dans vos entreprises militaires,
Il n 'est pas étonnant que vous soyez ce que vos pères ont été.
Ce que vous avez à faire, dès ce moment, c'est de ne pas
vous écarter des vues du Seigneur, qui a récompensé votre
humilité en vous élevant au faîte suprême; car, suivant une
locution vulgaire, les actions de l'homme se jugent par leurs
résultats. Vous devez vous entourer de conseillers capables
de faire honneur à votre renommée,... honorer les prêtres
pour que votre gouvernement soit plus stable,... secourir les
veuves, nourrir les orphelins,apprendre à tous à vous aimer et
à vous craindre,... ne rien attendre des pauvres ni des étran
gers, n 'accepter aucun don , ouvrir à tous votre prétoire , em
ployer votre patrimoine à délivrer les captifs,. .. jouer avec la
jeunesse, mais traiter les affaires avec les vieillards, si vous
voulez régner et passer pour vraiment noble. »
Quelle majesté et quelle autorité dans cette épître ! Et
l'auteur appartient au peuple vaincu ! Et il s'adresse au
1. Et non au moment de la guerre des Visigoths, comme l'ont cru la plupart
des historiens et des commentateurs , qui sont partis de là pour accuser saint Remi
d 'avoir dirigé Clovis dans son expédition contre les ariens et de l'y avoir incité .
į Voir, à ce sujet, l'Appendice I, à la fin de ce volume.
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 83

vainqueur ! Et ce vainqueur est encore païen ! Peut-on plus


nettement accuser les positions, et déclarer plus dignement
au nouvel arrivant que l'on sera avec lui s'il est avec la justice
et avec la religion ?
La lettre de saint Remi est l'expression la plus authen
tique de la situation respective de l'Eglise et de la royauté
naissante ; elle se place au seuil de notre histoire comme la
charte fondamentale de la monarchie très chrétienne, et, en
l'acceptant, notre premier roi, quoique barbare encore, évoque
par son attitude le souvenir de saint Louis, comme l'aurore
fait penser au soleil.
Relisons maintenant la lettre de saint Avite . Celle -ci est
écrite immédiatement après le baptême de Clovis. C ' est le cri
de joie de la vieille Église des Gaules se félicitantde voir son
plan se réaliser et de posséder le premier roi très chrétien.
« Votre foi est notre victoire ... Vous n'avez voulu con
server de l'héritage de vos ancêtres que leur noblesse. S 'ils
ont fait de grandes choses, vous en faites de plus grandes.
Vous avez appris de vos aïeux à régner sur la terre : vous
apprenez à vos descendants à régner dans le ciel. Que la
Grèce se félicite d 'avoir un prince de notre sainte loi ; elle
n 'est plus la seule qui ait ce bonheur. Voici une nouvelle
lumière qui s'élève dans la personne d'un ancien roi de notre
Occident. Et, certes, ce n 'est pas sansmystère qu'elle a com
mencé à luire le jour de la naissance du Rédempteur. Il était
convenable que vous fussiez régénéré dans l'eau du baptême
le jour où le Seigneur du ciel était né sur la terre pour le salut
du monde... Je voudrais mêler à votre éloge quelques mots
d 'avis et d 'exhortation, s'il y avait quelque chose qui vous fût
inconnu ou que vous n 'eussiez pas la volonté de pratiquer.
Mais prêcherai-je la foi à celui qui a été confirmé dans cette
foi, et qui l'a connue auparavant sans le secours des prédica
teurs ? Prêcherai- je l'humilité à celui qui nous en a donné tant
de marques, avant même de nous les devoir par la profession
du christianisme? Exhorterai-je à la clémence celui dont un
84 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

peuple de captifs mis en liberté annonce la miséricorde ? Il


n 'y a plus qu'une chose, grand prince, que je souhaiterais
pour augmenter votre gloire : c'est que le Seigneur voulat
bien se servir de votre ministère pour gagner toute votre
nation , et que vous étendissiez aussi votre zèle aux autres
peuples de la Germanie ... Vos sujets ne sont pas les seuls qui
prennent part à vos succès. Ce bonheur nous touche aussi,
et nous vainquons toutes les fois que vous combattez . »>
Il ressort de cette lettre si éloquente, malgré certaines obs
curités , que Clovis avait invité l'évêque de Vienne à venir
assister à la cérémonie de son baptêmeavec d'autres évêques,
ou tout au moins lui avait écrit pour lui en faire part. Le roi
des Francs considérait donc l'épiscopat des Gaules comme
intéressé tout entier à ce grand acte, et non pas seulement
l'épiscopat de la petite portion de territoire située au nord
de la Seine, qui était seule soumise à ses armes en 496 . Saint
Avite, par, ses expressions, témoigne encore plus clairement
qu'il s'y intéressait avec tous ses collègues, qu'il y voyait le
plus grand événement de son temps et comme la naissance
d 'une société nouvelle. En effet, avant d'être sujet de Gonde
baud, il était le sujet de l'Église et le chef d'une des plus
anciennes métropoles gauloises. L 'épiscopat du pays entier
ne formait, pour ainsi dire , qu 'un seul corps ; il s'affligeait
ensemble, il se réjouissait ensemble , et la domination maté.
rielle des Burgondes était loin d 'avoir détruit son unité, sa
puissance, sa sollicitude pour les grands intérêts de la patrie
commune. Saint Avite ne se plaçait pas en dehors de l'autorité
deGondebaud ; il ne se dressait pas contre lui : il était au
dessus. L 'Eglise était plus haut que les petits potentats bar
bares, et, tout en se félicitant de l'acquisition d 'une recrue
telle que le roi des Francs, c'est lui surtout qu 'elle félicitait ;
c'est lui qui gagnait le plus à sa conversion ; c'est sa puissance ,
à lui, qui s' étendait et se consolidait. Votre foi est notre vic
toire ! Cela veut dire : Votre conversion est un triomphe ob
tenu par nous,Eglise catholique. Cela ne signifie nullement :
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 85

Votre foi va nous donner la souveraineté, la domination uni


verselle. Libre à Michelet, à Ampère et à leurs disciples de
voir là le cri d'un ambitieux ou d 'un traître. J'y vois simple
ment le cri de joie d 'une mère qui voit grossir le troupeau de
ses enfants.
• « Quand nous entendons ces paroles de saint Avite inter
prétées par MM . Ampère et Le Bas (1), dit l'abbé Gorini, elles
nous semblent effrayantes de théocratie. Votre foi est notre
victoire ! Immanquablement cela veut dire : Nous voilà les
maîtres; nous saurons bien ,maintenant quenous avons votre
glaive, faire plier et abattre, s'il le faut, les têtes indociles.
C 'est bien là le sens qu'on a voulu glisser sous le petit mot
de saint Avite, qui, en digne prélat, n 'y songea pas le moins
du monde. La foi de Clovis est la victoire de l'Église, parce
que l'exemple de ce chef va servir, dans l'esprit des Francs,
de contre -poids à l'exemple des ancêtres, qui les retient dans
l'erreur. Peut-on souhaiter des victoires plus pacifiques ? C 'est,
- d'ailleurs, principalement sur les Francs, plutôt que sur les
Bourguignons, qu'elles doivent se remporter.
« Les conseils de saint Avite ne sont pas plus répréhen
sibles que ses éloges. M . Ampère résume ces conseils avec un
tel art, que l'évêque semble avoir dit au roi qu'il devait enva
hir les royaumes des Bourguignons et des Visigoths, en chas
ser l'arianisme, et, pour y réussir, courber ces peuples sous sa
domination . Il ne l'a pas dit. Puisque c'était uniquement au
delà du Rhin ,sur des peuples encore idolâtres, qu'il appelait le
zèle de Clovis, l'accusation intentée par M . Ampère tombe
devant ce seul mot, et il est démontré que saint Avite ne tra
hissait pas les Bourguignons.
« Notons, en outre, que le mode d 'influence conseillé par
le saint prélat, c'est le recours à la prédication et à des am
bassades. Le résultat qu'il promet, c'est que les nations con
verties, tout en restant distinctes sous leurs propres chefs et
1. Dictionn. encyclopédique de la France, art. Saint Avite ; Hist. littér, de la
France, II, 204.

· Fondation de la France.
86 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

maîtresses chacune de leurs conquêtes particulières, s'atta


cheront par reconnaissance au roi leur bienfaiteur, comme
elles sont attachées par devoir à leurs princes légitimes. L 'a
mour et l'admiration seuls les mettront donc aux pieds du
Sicambre baptisé. Qui peut trouver là quelque chose d 'hostile
aux Visigoths et aux Bourguignons ? Qui peut y voir une pro
vocation à une guerre religieuse et à la domination universelle
des Francs ? Heureux , au contraire, les peuples quand leurs
souverains s'efforceront d 'accomplir le væu de saint Avite !
« On dit encore que le saint évêque désirait la domination
des Francs en Bourgogne pour rendre le pays orthodoxe.
Mais, puisque Sigismond, héritier présomptif de Gondebaud,
était converti, et converti avec ses enfants par saint Avite lui.
même, puisqu'un rang des plus distingués et la plus puissante
influence semblaient réservés au prélat à la cour orthodoxe
du futur souverain ,comme il les avait déjà dans son affection,
est- il permis d 'imaginer qu 'il aurait voulu un gouvernement
étranger ? Qu'est- ce que sa foi, ou, si on l'aime mieux , qu 'est
ce que son ambition et son orgueil auraient pu espérer de
plus éclatant et de plus profitable sous la dynastie mérovin
gienne ( 1) ? »
Il est donc certain , d 'après la teneur de cette fameuse let
tre , si controversée et pourtant si simple , que Clovis n ' était
nullement appelé par les évêques à la conquête de la Bour
gogne, comme on l'a prétendu, mais que, néanmoins, il était
devenu à leurs yeux , par son baptême, le protecteur du ca
tholicisme dans les Gaules. Ce protectorat moral, qui est un
des faits les plus caractéristiques et les moins remarqués de
son règne, nous est même dénoncé par des actes. Ainsi, vers
506, ayant eu avec Gondebaud une entrevue sur les bords de
la Cure, qui séparait leurs États, il entretint ce prince des
intérêts de l'évêché d 'Auxerre , dépendant de son propre
royaume et alors vacant, et il lui demanda la permission d'é
1. Défense de l'Eglise contre les erreurs historiques, etc., II, 34 -38.
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES.

lever à ce siège un saint personnage de la cité d'Autun , qui


dépendait, au contraire, de Gondebaud, personnage nommé
Eptadius ( 1). Le roi des Bourguignons s'y opposa d 'abord :
ce zèle pieux, qui venait chercher un de ses sujets pour le
mettre à la tête d'une cité limitrophe de son royaume, lui
paraissait suspect. Mais l'espèce d'infériorité dans laquelle
il se trouvait vis-à-vis de Clovis depuis la guerre de Burgon
die ne lui permit pas de refuser longtemps : l'élection eut lieu.
Ce fait nous est révélé par la vie même de saint Eptadius.
N 'est-ce pas déjà un symptôme bien significatif de l'action
exercée par le roi catholique sur les sujets catholiques du
prince arien , et de son espèce de juridiction officieuse ?
En entrant,un peu plus tard, sur le territoire des Visigoths,
le premier soin de Clovis fut de publier un ordre du jour
déclarant qu'il prenait sous sa défense toutes les églises du
pays, leurs gens et leurs possessions. Une simple attestation ,
signée de l'anneau d 'un évêque, devait suffire pour faire rendre
les biens enlevés par les soldats ou mettre en liberté les cap
tifs. Les pontiſes étaient seulement priés de ne pas permettre
qu’on abusât de leur signature pour étendre cette immunité
à ceux qui n 'y avaient pas droit. Ici, le protectorat est haute
ment affiché,mêmeavant la conquête, alors que les évêques
et les catholiques d 'Aquitaine sont encore les sujets d' Alaric .

IV

Après la conquête, le zèle pieux de Clovis s'exerce en


core plus ouvertement et plus libéralement. Devenu maître
de l'Aquitaine, il séjournait encore dans ce pays lorsqu'il
vit, un jour, une affluence de peuple se presser sur les pas
d'un saint homme, appelé Germer, qui venait d 'être élu à
l'évêché de Toulouse et qui se rendait à sa résidence. La véné
ration dont ce personnage était l'objet impressionna vivement

1. V . Pétigny, op. cit., II, 647.


88 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

le monarque. Il le fit appeler, et, lorsqu'il sut qui il était, le


fit asseoir à sa table. « Demande tout ce que tu voudras, lui
dit-il ;mes trésors sont à toi,mes serviteurs sont à tes ordres. »
Ce mot peint le royal néophyte tout entier. « Seigneur roi,
répondit Germer, je n 'ai nul besoin de vos richesses. Don
nez-moi seulement autant de terre que inon manteau peut en
couvrir, auprès de la basilique de Saint-Saturnin , afin de me
faire une sépulture sous la garde du saintmartyr ; car je ne
veux d 'autre protecteur que Dieu dans la cité de Toulouse. »
Touché de la noble fierté de ces paroles, Clovis voulut vain
cre à force de bienfaits l'indépendance du prêtre chrétien . ( Eh
bien !reprit- il, je te donne pour la sépulture des morts autant
que sept paires de beufs pourront en labourer dans un jour,
et pour toi le domaine des ducs, dont les dépendances em
brassent une étendue de six milles. » A ces donations immo
bilières, il joignit des présents en numéraire, en vases d 'or et
d 'argent, en ornements d 'or et de soie. Enfin , ajoute la Vie de
saint Germer, détachant une mèche de ses cheveux et la re
mettant entre les mains du saint, il se recommanda à lui dans
la forme usitée par les citoyens qui voulaient se placer sous la
protection d'un homme puissant, et engaga lesnobles guerriers
qui l'entouraient à suivre son exemple ( 1). Une formule
mérovingienne nous indique, en effet, que les hommes libres
qui se faisaient esclaves de leurs créanciers, pour racheter
leurs dettes, se livraient pareillement par les cheveux (per
comai capitis mei tradere me feci). Ainsi donc, la protection
était réciproque. Clovis se déclarait lui-même le client des
pontifes. La puissance matérielle s'inclinait devant cette
immense puissarice morale, qui avait saisi le barbare à ses
premiers pas sur le territoire gaulois et lui avait révélé le
royaume des âmes.
Voici un trait du même genre, qui nous montre encore
mieux l'intérêt porté par le roi des Francs à toutes les églises

1. Pétigny," ibid ., 653.


LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 89

de la Gaule. Un missionnaire irlandais, Fridolin , était venu


prêcher contre l'arianisme en Aquitaine. Passant par Poitiers,
il fut frappé du délabrement de la basilique de saint Hilaire
et de son tombeau, qui tombaient en ruines comme tous les
monuments religieux des provinces soumises aux Visigoths.
Il fit appel à la piété des habitants ; mais les ressources leur
manquaient, sinon le zèle. L ' évêque Adelfius leurproposa alors
de solliciter le concours du roi catholique, et tous deux par
tirent pour la capitale de Clovis, voyageant de compagnie ,
l'évêque à cheval, le missionnaire à pied. Le roi les reçutavec
les plus grandes démonstrations de respect, fit asseoir éga
lement l'humble prédicateur étranger à sa table, et lui offrit
à boire de sa propre main dans une coupe en cristal enrichie
de pierreries. (Cette scène rappelle tout à fait le festin offert
à saint Martin par l'empereur Maxime, lorsqu'il lui tendit la
coupe de vin commeau plus honorable de ses convives.) S 'étant
ensuite informédu butde leur voyage, Clovisleur donna, pour
accomplir leurs pieuses intentions, une somme considérable,
à laquelle ses leudes s'empressèrent de joindre leurs offrandes
personnelles. Il aida ensuite Fridolin à bâtir des églises dans
les provinces du Nord, qu'il était allé évangéliser, notamment
sur les bords de la Moselle, dans les Vosges, à Strasbourg
(la tradition fait même remonter à Clovis en personne la fon
dation de la cathédrale de cette ville), et lui fit donation d'une
île du Rhin située aux environs de Bâle, là où s'éleva le mo
nastère, puis la ville deSeckingen , île dépendant du domaine
royal ; car c'est un fait constant que tous les biens-fonds cédés
par le roi franc aux églises provenaient du domaine public,
c'est-à -dire de ces immenses propriétés du fisc impérial dont
les conquérants s' étaient emparés sans toucher aux terres des
particuliers. La donation de cette île est remarquable, parce
qu 'elle nous montre la domination des Francs s'exerçant
jusque sur le Rhin . Mais l'autre fait est peut- être plus curieux
encore ; car rien ne prouve que l'Aquitaine et la ville de
Poitiers aient appartenu à Clovis lorsque Fridolin vint lui
90 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

demander de l'argent pour l'aider à restaurer l'église de saint


Hilaire, et il peut y avoir là unenouvelle trace du protectorat
exercé par ce prince sur les intérêts catholiques de la Gaule
en général.
Ouvrons encore deux vies de saints contemporains. On ne
peut plus s'arracher à ces récits touchants lorsqu'on a com
mencé à les feuilleter. Voici l'histoire de la découverte du
corps de saint Regulus,premier prédicateur de la foi à Senlis,
qui eut lieu vers l'an 500. L'évêque procède solennellement à
l'ouverture du tombeau . Clovis, avec sa cour, figure au nom
bre des assistants. Il demande une dent du saint, pour la
faire enchâsser d'or et de pierreries, et donne en retour une
châsse d 'or pour recevoir les reliques. Ce n 'est pas assez :
cette châsse, il veut la loger dans une superbe église, comme
pour recouvrir le reliquaire de métal d 'un gigantesque reli
quaire de pierre ; il fait construire lui-même l'édifice, l'enri
chit de vases sacrés, d'ornements splendides, et cède encore
un domaine sur les bords de la Marne pour subvenir à l'en
tretien de la basilique. A la vue de ces largesses et de cet
empressement à habiller somptueusement les reliques des
saints, l'esprit se reporte tout de suite à ce farneux prologue
de la loi salique, qui semble positivement faire allusion à ce
trait et à d'autres semblables : « Vive le CHRIST qui aime les
Francs ! Qu'il protège leur nation, qu'il leur accorde la vic
toire ; car c'est ce peuple qui a entouré d 'or et de pierres
précieuses les restes des martyrs, que les Romains, eux.
avaient mis à mort. » Reconnaissons- le, si le CHRIST a beau
coup donné aux Francs et à leurs princes, c'est qu'ils ont
eux-mêmes donné largement au CHRIST et à ses saints. Do
Deo et sanctis, c'est la formule propre des anciennes chartes
de donation aux églises ou aux pauvres, Clovis inaugurait
ainsi l'ère de pieuse prodigalité qui nous a valu nos puis
sants monastères et nos imposantes cathédrales du moyen
âge. Ce barbare avait vraiment l'intuition de toutes les
grandes choses du catholicisme.
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 16
Voyons maintenant par quelle circonstance il est amené à
enrichir l'église de Tournai, sa capitale primitive. Ici,ce n'est

personnages
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plus une foi ardente qui le pousse, c'est une touchante humi
lité. Le pontife de cette ville, saint Éleuthere, reçoit un jour
92 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE. .

sa visite . Il l'attend sur le seuil de sa basilique, et lui dit, en


l'apercevant : « Seigneur roi, je sais pour quel motif vous
venez metrouver. » Étonné, Clovis proteste qu'il n 'a aucune
intention particulière. « Ne parlez pas ainsi, fait l'évêque ;
vous avez péché, et vous n 'osez l'avouer. » Alors le monarque
redouté s'émeut ; ses yeux se mouillent de larmes ; il s'avoue
coupable , et fait sa confession ; puis il prie le saint de célé
brer la messe pour lui et d'implorer du ciel son pardon.
Éleuthère se met en prière et y reste toute la nuit, arrosant
le sol de ses pleurs. Le lendemain , ajoute la légende, pendant
qu'il célèbre la messe, et au moment où il se prépare à rece
voir l'hostie sainte, une lumière éclatante se répand dans
l'église , et un ange lui apparaît : « Serviteur de Dieu , lui
dit-il, tes prières sont exaucées. » Et, en même temps, il lui
remet un écrit portant, tracé par une main mystérieuse, le
pardon accordé aux fautes du roi, fautes qu'il n 'est pas permis
de révéler, ajoute le narrateur.Absous par la clémence céleste,
Clovis rend grâces à Dieu et à l'évêque, et comble de biens
l'église de Tournai.
Sans doute, tout n 'est pas article de foi dans ces pieux
récits, malgré leur vénérable antiquité. Mais, comme l'a ob .
servé de Pétigny , le fond des événements , relatés par des
témoins souvent oculaires, ne peut avoir été altéré. Et n 'y
aurait-il, dans la fin de cette dernière anecdote, qu'une fiction
symbolique, ne serait-ce pas encore une admirable peinture
de la situation respective occupée dans l'opinion par les
évêques et les rois, de l'ascendant salutaire des uns, de la
respectueuse soumission des autres dans le domaine de la
conscience ? Il y a, d 'ailleurs, des preuves matérielles irrécu .
sables de cette large libéralité de Clovis envers les églises. Ce
sonttous ces vastes domaines qu'elles possédaient encore plu
sieurs siècles après, dont elles faisaient fidèlement remonter
l'origine à l'a munificence de ce prince, et dont la possession
ne pouvait, en effet, s'expliquer d'aucune autre manière.
Aussi, pour l'expliquer, quelques-unes d 'entre elles ont voulu
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 93

restituer l'acte de donation disparu ; elles l'ont refait de bonne


foi, et de la nous sont venus quelques diplômes apocryphes :
mais ces pièces ne sont fausses que dans la forme, dans
l'expression ; le fond en est réel, authentique, et nous ne
sommes nullement autorisés à le rejeter, lors même que les
règles de la critique nous font rejeter l'authenticité de la
charte qui le contient.

Si Clovis se regarde un peu et s'il est regardé partout


comme le protecteur né de ses coreligionnaires, les pontifes,
de leur côté, se regardent encore comme les héritiers des
attributions du defensor civitatis ; on l'a vu par la lettre de
saint Avite. Effectivement, il ne faut pas croire que cette
fonction ait entièrement disparu avec le régime romain , ni
que les évêques aient cessé tout de suite de l'exercer. Ils
n 'en portèrent peut- être guère le titre, parce qu'il s'était
confondu avec celui d 'évêque ;mais, tant que la monarchie
franque ne fut pas très solidement assise, tant qu 'elle eut
besoin de tuteurs, c'est- à -dire jusque vers la fin du sixième
siècle au moins, ils en remplirent scrupuleusement tous les
devoirs. Les institutions impériales étant en grande partie
maintenues par les nouveaux dominateurs, et les pays ro
mains surtout conservant leur législation , la charge de de
fensor ne fut jamais supprimée ; elle fut seulement absorbée
par la charge épiscopale, à tel point qu'on ne voit pas
bien quand et comment elle cessa d 'exister. Les comtes en
voyés par les princes mérovingiens dans les cités pour les
gouverner n 'accaparèrent pas toute l'administration locale :
ils eurent quelquefois des conflits avec l'évêque ; mais ils ne
le supplantèrent nullementet lui restèrent inférieurs en auto
rité, en influence, en popularité.
Bien plus, dans certaines cités, à Tours notamment, l'évê
que finit par nommer lui même le comte, en vertu d 'une con
94 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

cession royale. Dans la même ville, il obtint pour les habi.


tants le privilège d 'une immunité complète ; les droits du fisc
y furent complètement abolis, c'est- à -dire que la ville devint,
sous son patronage, absolument maîtresse de son adminis
tration et ne paya d'impôts qu'à elle-même. En divers lieux,
on vit les évêques entreprendre des travaux d 'utilité publi
que, des édifices, des canaux, des aqueducs, de telle sorte
qu'il y eut souvent confusion , comme Augustin Thierry l'a
observé, entre les revenus de l'église épiscopale et les finances
de la cité. Et le même historien, tout en trouvant cette
autorité abusive, ne peut s'empêcher de reconnaître qu 'elle
fut « un moyen de conservation pour l'indépendance muni
cipale et la plus forte garantie de cette indépendance (1 ). »
Enfin , dans quelques diocèses, à Mende, par exemple,
l'évêque en était arrivé à jouir, comme le pape, du pouvoir
temporel, et à régler les affaires de sa province d 'un com
mun accord avec les rois francs. Comment s'étonner, après
cela ,de voir l'épiscopat brigué par les plushauts personnages,
et les ambitieux faire des prodigalités pour y arriver, comme
ce prêtre de Clermont qui, dans l'espoir d' être élu , donna un
grand dîner à tous les citoyens de la ville ( cunctos cives ), et
serait peut- être parvenu à ses fins s'il n 'était mort subite
ment au milieu du repas ? Comment s'étonner de cette pa
role de Chilperic, disant, avec une amertume mal déguisée,
que les évêques trônaient comme des rois dans leurs cités ?
Ils trônaient, en effet,mais dans le modeste secretarium atte
nant à leur basilique ; car c'est là que les fidèles venaient
les trouver avant la messe pour leur offrir leurs salutations
et leur exposer leurs demandes, c'est là qu'ils donnaient
leurs audiences. Et quelquefois leur trône pontifical, dans
l'intérieur de l'église, était un simple escabeau de bois. Une
puissance établie aussi solidement que la leur n 'avait pas
besoin de l'appareil ordinaire.

1. A . Thierry, Récits des tempsmérovingiens.


LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 95

Voici un fait quimontre d 'une manière générale la noble


liberté dont ils usaient vis-à -vis des princes mérovingiens, et
l'énergie avec laquelle ils continuaient à défendre contre eux, à
l'occasion , les intérêts de leur cité. Grégoire de Tours, qui le
rapporte, a cité plusieurs exemples analogues, et sa propre
carrière épiscopale en fournirait également. Il mentionne
aussi, à la vérité,des traits de courtisanerie de quelques prélats ;
mais ceux-là étaientvertement repris par leurs collègues. « Un
jour donc, le roi Clotaire, voulant battre monnaie, trouva bon
d 'ordonner par un édit que toutes les églises de son royaume
payássent au fisc le tiers de leurs revenus. Beaucoup d'évêques
y consentirent, quoique à regret, et souscrivirent l'ordonnance.
Mais Injuriosus, évêque de Tours , la rejeta avec indignation
et reprocha vivement au roi de ravir le bien des pauvres,
auxquels retournaient la plus grande partie de ces revenus.
Alors Clotaire, craignant la puissance de saint Martin , dit
Grégoire, et sans doute aussi de son successeur, envoya après
l'évêque avec des présents, le pria d 'intercéder en sa faveur
auprès de l'illustre patron de son église, et retira son projet (1). »
Il semble résulter de ce récit que les ordonnances des rois, en
matière d 'impôts, devaient être souscrites par les évêques et
rendues avec leur acquiescement, et cela rentrerait tout à fait
dans les attributions du defensor primitif. Mais, en tout cas,
il est on nepeut plus curieux de voir le refus d 'un seul d 'entre
eux arrêter l' entreprise d 'un prince à court d'argent et le
faire renoncer à son idée.
Si l'on veut bien descendre un peu plus bas, on trouve, au
sujet de l'influence salutaire de l'épiscopat sur la nouvelle
monarchie et de ses efforts pour achever l'éducation chré.
tienne de ces potentats barbares, à peir.e dégrossis, un docu
ment plus instructif encore, déjà cité par Ozanam et par dom
Pitra, mais insuffisamment connu. C 'est une exhortation,
adressée par un pontife dont on ignore le nom ,mais que l'on

1. Hist. Franc., liv. IV , ch . 2.


96 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

croit être saint Ouen ou saint Éloi, à un jeune roi des Francs,
très probablement Clovis II, fils de Dagobert, et découverte
il n 'y a pas très longtemps par le cardinal Angelo Mar dans
les manuscrits inexplorés du Vatican . Ce beau morceau, s'il
ne date que du septième siècle, résume trop bien la haute poli
tique suivie par l'Eglise des Gaules depuis le cinquième pour
que je puisse le laisser de côté. Je n 'en prendrai que les pas.
sages essentiels : ils suffirontpour faire voir combien les figures
royales évoquées dans ce document authentique ressem
blent peu aux portraits qu'en tracent nos manuels d'histoire.
Après l'avoir engagé à étudier les Écritures et à recourir aux
lumières des hommes d 'expérience, l'évêque rappelle au prince
les exemples laissés par ses prédécesseurs.
« Clovis, l'auteur de votre race, eut trois fils (de la reine
Clotilde) : Childebert, Clotaire et Clodomir. Dans Childe
bert, la sagesse et la condescendance furent poussées à ce point,
qu'il aima d 'un amour paternel non seulement les [ jeunes ],
mais aussi les [anciens] ; et quiconque prononce son nom ,
prêtre ou laïque, lève les mains au ciel en recommandant son
âme, d'autant qu 'il fut toujours généreux et prodigue de lar
gesses pour les églises des saints et pour ses compagnons de
guerre. Clotaire l'ancien , qui eut cinq fils et de la lignée du
quel vous descendez , fut puissant en paroles : il conquit la
terre, il gouverna les fidèles. Telle était sa bénignité selon
DIEU, que non seulement il paraissait juste dans ses æuvres,
mais qu'il vivait comme un pontife dans le siècle. Il donna
des lois aux Francs et bâtit des églises. Vous donc, mon très
doux seigneur, puisque vos pères ont eu tant de sagesse et de
doctrine, conduisez-vous en toutes choses comme il convient
à un roi... Que jamais la colère ne soit maîtresse de votre
âme, et si quelque chose est arrivé qui émeuve votre cæur,
qu'il se hâte de s'ouvrir à la paix ... Sachez que vous êtes le
ministre de Dieu , établi par lui pour être l'auxiliaire de tous
ceux qui font le bien , le punisseur de tous ceux qui font le
mal... Prenez garde aux conseils des mauvais, et ne faites
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 97

aucune acception de personnes. Ne faites rien sans le conseil


des bons, et conservez à chacun son honneur (ou son bien)...
N 'aimez point les flatteurs, mais aimez celui qui vous dit la
vérité.Honorez les prêtres ; apaisez avec douceur les plaintes
du peuple ; corrigez énergiquement les juges iniques. Conser
vez la chasteté. Ce peu de conseils que je vous ai donnés
malgré ma faiblesse, je les ai donnés poussé par l'amour de
toute la race des Francs. Sachez que, si vous les observez dans
le cours de votre règne, Celui-là prolongera votre vie et votre
domination , qui accorda quinze années de plus au roi Ezéchias.
Je prie humblement le Seigneur qu'il vous donne son salut
éternel, à vous et à tous les vôtres,ô mon très doux roi (1 ). »
Ce sont bien là les points sur lesquels il fallait appuyer en
parlant à ces princes grossiers, que la colère et la luxure
disputaient journellement à l'influence chrétienne. Et c'est
bien là le langage de ces évêques qui aimaient les Francs,
qui le déclaraient, mais qui entendaient ne pas les laisser
gouverner leurs peuples au gré de leurs caprices. C 'est tou
jours le ton des saint Remi. C 'est le régime de saint Louis
que nous retrouvons en théorie, sinon en pratique, en pleine
époque mérovingienne. Cemoment est vraiment celui où les
pontifes exercent sur la royauté l'impulsion la plus décisive
et la plus continue. C 'est le temps de leur règne. Non seule
ment ils sont rois dans leurs cités, mais ils dominent jusque
dans les cours. Ils sont chapelains, aumôniers, référendaires,
chanceliers et convives du roi ; ils sont chefs de l'école pala
tine ; bientôt ils seront les mairesdu palais. J'avais donc raison
d 'appeler la France d 'alors la France des évêques, et, si cette
France ne représente pas encore le type de la civilisation , il
faut avouer qu'elle s'en rapproche déjà à grands pas, car un
des plus beaux caractères des sociétés civilisées est justement
le triomphe naturel de la force morale sur la puissance ma
térielle .

1. Dom Pitra, Vie de S. Léger .


98 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

VI
Si l'on voulait être complet, il faudrait, après avoir décrit
l'attitude des évêques en face des souverains, retracer leur
conduite à l'égard du peuple . Mais nous avons déjà vu com
ment ils s'occupaient des intérêts populaires dans le sein des
conciles. Pris en particulier, ils nous offrent le même spec
tacle. Ce sont toujours des affranchissements d 'esclaves, des
œuvres charitables, des droits maintenus, des injustices répa
rées qui remplissent leur vie journalière, leurs actes, leurs
testaments. Ils y ajoutent le rachat des prisonniers de guerre ,
si nombreux alors, pour lequel ils engagent jusqu'aux vases
sacrés de leurs églises : ainsi,en 510, saint Césaire d'Arles dis
tribue des vivres et des vêtements à une multitude de captiſs
gaulois et francs tombés au pouvoir des Goths, et les rachète
ensuite avec le trésor amassé par son prédécesseur. Ils y ajou
tent des arbitrages, des médiations continuelles entre particu
liers,auxquels ils fontsigner des chartes de sécurité, des pro
messes d'amitié. Ils y ajoutent le soin des écoles, le culte des
lettres:les documents de cette périodepermettentde constater
l'existence de vingt écoles épiscopales, celles de Paris, Char
tres, Troyes, Le Mans, Lisieux , Beauvais, Poitiers, Bourges,
Clermont, Arles, Gap , Vienne, Châlon -sur-Saône , Utrecht,
Maëstricht, Trèves, Yvois, Cambrai,Metz,Mouzon ; et il y en
avait sans doute beaucoup d'autres. Ils y ajoutent enfin l'ordon
nancement, la fixation de ces imposantes cérémonies reli
gieuses, qui vont devenir la principale réjouissance et l'unique
spectacle du peuple chrétien . Le théâtre du moyen -âge de
vait sortir de cette liturgie primitive, comme un développe
ment naturel et nécessaire aux yeux des fidèles. Les tropes,
qui sont l'embryon des mystères, ne sont pas encore nés ;
mais déjà l'Église s'occupe de satisfaire la passion innée de
nos aïeux pour les fêtes et les spectacles. De même que nous
la voyons sanctifier par une habile substitution la dévotion
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES . 99
aux pierres et aux fontaines, elle métamorphose les cérémo
nies, les usages, les anniversaires mêmede l'ancien culte ; elle
les transfigure de manière à ne pas changer trop brusque
mentles habitudes de la population , et à la faire venir tout
doucement à elle ; car, ainsi que l'a dit Ozanam , « s'il est
quelque chose à quoi les hommes tiennent plus qu'à la terre
qui les nourrit, plus qu 'aux enfants qu'ils élèvent sur leurs
genoux , ce sont les traditions qui consacrent pour eux le sol
du pays, et les fêtes quiles arrachent un moment aux durs et
monotones devoirs de la vie ( 1 ) » . Ainsi les Saturnales et les
fêtes des calendes de janvier sont remplacées par le cycle des
réjouissances de Noël ; les Lupercales, la prétendue purifica
tion païenne, par la Purification de la Sainte Vierge ; les Am
barvalia, célébrées par les paysans dans le but de préserver
leursmoissons,par les Rogations,cérémonie presqueanalogue,
instituée par saintMamert, évêque de Vienne. Une quantité
de dévotions locales se sont transformées de la sorte . C ' était là
une tactique, si l'on veut ; mais c' était la bonne, les résultats
l'ontbien prouvé.Cette tactique, d 'ailleurs, est recommandée en
propres termes par le pape saint Grégoire le Grand, qui écrit
aux apôtres de la Bretagne : « Commeles païens ont coutume,
dans les fêtes des démons, d'immoler beaucoup de beufs, il
faut aussi instituer quelque autre solennité à la place de celle
là . Par exemple, le jour de la Dédicace des églises, le peuple
pourra se faire des huttes de feuillage autour de ces temples
changés en sanctuaires du CHRIST, et célébrer la fête par un
banquet fraternel. Alors ils n 'immoleront plus les animaux
au démon ; ils les tueront seulement pour s'en nourrir en glo
rifiant DIEU... Car il est impossible de tout retrancher d 'un
seul coup à des âmes sauvages; et celui quiveut atteindre un
lieu élevé n 'y arrive que pas à pas, et non d 'un seulbond ( 2 ). »
Le même procédé est, en effet, appliqué aux temples. Saint

1. Ozanam , La Civilisation chez les Francs.


2. Ibid .
100 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

-
-
Grégoire engage à ne pas détruire l'édifice, mais seulement
l'idole, et, quoique beaucoup de sanctuaires de l'idolâtrie aient

-
été renversés par les évêques ou les missionnaires, nous en
voyons d'autres changés en églises ( il y a même une loi d'Ho
norius à ce sujet) ; nous voyonsaussi des autels païens consa

--
crés au vrai Dieu,ou leurs matériaux employés à la construc
tion des autels chrétiens; nous voyonsmême, chose plus singu
lière, d'anciennes statues de faux dieux continuer à être véné
rées sous des noms de saints : tel sujet équestre, qui avait
longtemps passé pour Woden traversant les airs à cheval,
devient un saint Martin soldat ; tels blocs de pierre , appelés
Neptune et Pluton , deviennent saint Nebo et saint Pluto ; etc.
Ces dernières appropriations sont l'æuvre de la crédulité po
pulaire ;mais elles ne sont que le développement du système
suivi par les chefs de l'Église , et dans ce système il faut re
connaître, non des concessions à la superstition ,mais unique
ment cette largeur d'idées qui a toujours caractérisé , en
pareille matière, la vraie religion , laquelle n'a pas à craindre
de
me
voir sa doctrine altérée par de semblables accommode
nt
mentss..
Tels sont, en résumé, les services rendus par l'épiscopat
gallo -romain et mérovingien à la royauté d'une part, à la na
tion de l'autre. On nous parlera de quelques prélats scanda
leux , comme Sagittaire et Salonius, des brigues, de la simo
nie . Ce n 'est pas le lieu de répondre aux objections qu'on a
voulu tirer de quelques cas isolés. Mais toutes les fautes indi
viduelles, mais toutes les exceptions, tous les abus ne détrui.
ront jamais ce grand fait, ce fait éclatant comme la lumière
du soleil, que l'auteur de la vie de saintQuen nous exprimait
en termes si poétiques : la France est l'æuvre de ses premiers
évêques comme la ruche est l'æuvre des abeilles, Ils ont jus.
tifié admirablement leur titre de pontifes,pris dans son accep
tion la plus littérale. Car qu 'est-ce qu'un pontifex, si l'on veut
décomposer ce mot ? Un faiseur de ponts, tout simplement.
On peut dire, sans doute, que le pontife a pour mission de
LE RÔLE SOCIAL DES ÉVÊQUES. 101

jeter un pont entre le ciel et la terre : c'est l'interprétation


habituelle. Mais, dans le cas présent, nous pouvons dire avec
autant de raison que nos évêques ont jeté un pont entre le .
monde antique et le monde nouveau, entre la civilisation
romaine et la civilisation moderne. Ils ont réuni les débris
informes de la vieille société avec les éléments grossiers de la
société barbare ; et, comme s'ils eussent été dans le secret de
la puissance divine, de ces deux néants ils ont fait quelque
chose, de ce double chaos ils ont tiré la première des nations
catholiques, celle dont le rôle providentiel se définissait déjà ,
quelques siècles plus tard :Gesta Dei per Francos, les exploits
de Dieu par le moyen des Francs. ':

Fondation de la France.
Chapitre Quatrième.
won . L'quvre des Moines, nununun

1. Origines de l'institut monastique en Gaule ; les premiers mo


nastères de nos contrées. – II. Condition et recrutement des
moines ; leurs règlements . – III. Leur action sur les princes ;
libéralité de Clovis et de ses fils à leur égard . – IV . Leur in
fluence bienfaisante sur la société mérovingienne, sur l'agri
culture, sur les lettres.

FUELLE que soit la grandeur du rôle de nos évêques


* aux temps barbares, ils ne sont pas les seuls
I agents de la régénération sociale qui s'élabore
WEWE alors sous leur direction . Si lourde est la tâche,
que leurs vieilles épaules ne suffisent pas à en porter le far
deau ; si vaste est le champ, que leurs mains exercées ont
cependant besoin d'auxiliaires pour le défricher. Ces auxi.
liaires, ce seront principalement les moines.
L 'institution monastique venait du fond de l'Orient, où
saint Pacôme et plus tard saint Basile donnèrent les premières
règles aux chrétiens fervents ou aux dégoûtés de ce monde
réfugiés dans les solitudes de la Thébaïde et de la Palestine.
Au quatrième siècle , sous le coup de la persécution , elle
acquit subitement une popularité immense et commença à
pénétrer en Occident. L 'appréhension des barbares, qui
s'avançaient en détruisant tout, les tristesses navrantes du
monde romain , en décomposition attirèrent à elle une foule
d 'âmes craintives ou désolées. Bientôt elle se répandit en
Italie , par l'entremise de saint Anathase, puis dans les îles de
L ' EUVRE DES MOINES: . . 103

la Méditerranée , puis sur la côte d'Afrique. Enfin le tour


de la Gaule arriva, ou plutôt il était déjà venu ; car l'illustre
patriarche d'Alexandrie, ayant été exilé à Trèves par Cons
tantin , importa dans cette ville,au moins aussitôt qu'à Rome,
et l'idée et la pratique de la vie religieuse. En effet, nous
trouvons à Trèves, dès le milieu de ce siècle , de pieux céno
bites habitant des cabanes bâties autour des remparts. Ce
fait important nous est révélé par la célèbre conversation
de saint Augustin avec son ami Potitianus, tenue à Milan
dans le courant de l'année 386 , mais rappelant des événe
ments antérieurs de quelques années au moins. Potitianus,
un des principaux officiers militaires du palais impérial,
raconta au futur évêque d'Hippone la visite faite à ces reli
gieux par deux de ses compagnons, un jour que l'empereur
était allé passer l'après-midiaux jeux du cirque. Il résulte des
détails de sa narration que nos premiers monastères euro
péens, celui de Trèves en particulier, n 'avaient ni la renom
mée ni l'apparence extérieure de ceux du moyen -âge : ils
vivaient dans l'ombre, et les indifférents, les demi-païens et
les demi-chrétiens qui remplissaient alors le siècle, et dont
le futur docteur de l'Église faisait encore partie, passaient
à côté d 'eux sans se douter qu'ils effleuraient un de ces asiles
de la prière et de la pénitence d'où devait sortir leur propre
salut. Écoutons le récit de saint Augustin . Il est bon à médi
ter, et rien ne peut mieux donner l'idée de l'influence salu
taire que pouvaient exercer, même à distance, des moines
inconnus. N 'eussent- ils rendu au monde d 'autre service que
celuide déterminer la conversion d 'un tel homme, les obscurs
cénobites de Trèves auraient droit à toute notre gratitude, à
toute notre vénération . Et c'est lui-même qui déclare, dans
une page immortelle de ses Confessions, la part qu'ils ont
eue dans la merveilleuse transformation de son âme et de
son genre de vie.
« Nousnous assîmes pour nous entretenir. Potitianus aperçut
par hasard , sur une table de jeu qui était devant nous, un vo
. 104 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

, lume. Il l'ouvrit : c'était l'apôtre Paul... Je lui avouai que cette


lecture était ma principale étude. Alors il fut amené par la
conversation à nous parler d'Antoine, le moine d 'Egypte dont
le nom , si glorieux parmi les serviteurs de Dieu, nous était
inconnu. Il s'en aperçut et s'arrêta sur ce sujet ; il révéla ce
grand homme à notre ignorance, dont il ne pouvait assez
s 'étonner. Nous étions dans la stupeur de l'admiration au
récit de ces irrefragables merveilles, de si récente mémoire,
presque contemporaines,opérées dans la vraie foi,dansl'Église
catholique. Et nous étions tout surpris, nous d'apprendre, lui
de nous apprendre ces faits extraordinaires. Et ses paroles
coulèrent de là sur ces saints troupeaux de monastères et les
parfums de vertu qui s'en exhalent vers vous, Seigneur, sur
ces fécondes aridités du désert dont nous ne savions rien . Et
à Milan même, hors des murs, était un cloître remplide bons
frères élevés sous l'aile d'Ambroise, et nous l'ignorions !
« Il continuait de parler, et nous l'écoutions en silence ; et
il vint à nous conter qu'un jour, à Trèves, l'empereur passant
l'après-midi aux spectacles du cirque, trois de ses compagnons
et lui allèrent se promener dans des jardins attenant aux
murs de la ville ; et, comme ils marchaientdeux à deux , l'un
avec lui, les deux autres ensemble, ils se séparèrent. Ceux- ci,
chemin faisant , entrèrent dans une cabane où vivaient
quelques-uns de ces pauvres volontaires , de ces pauvres
d'esprit à qui appartient le royaume des cieux ; et là ils
trouvèrent un manuscrit de la Vie d ' Antoine. L 'un d'eux se
met à lire : il admire, son cæur brûle , et, tout en lisant, il
songe à embrasser une telle vie, à quitter la milice du siècle
pour servir DIEU (ils étaient l'un et l'autre agents des affaires
de l'empereur ). Rempli soudain d 'un divin amour et d 'une
sainte honte, il s'irrite contre lui-même, et, jetant les yeux
sur son ami : Dis-moi, je te prie, où donc tendent tous nos
travaux ? que cherchons-nous ? Pour qui portons-nous les
armes ? Quel peut être notre plus grand espoir au palais que
d 'être amis de l'empereur ? Et dans cette fortune quelle
L 'EUVRE DES MOINES. 105
fragilité ! que de périls ! et combien de périls pour arriver au
plus grand péril ! Et puis, quand cela sera -t- il ? Mais, amide
DIEU , si je veux l' être, je le suis, et sur l'heure.
& Il parlait ainsi, tout bouleversé par l'enfantement de sa
nouvelle vie ; et puis, ses yeux reprenant leur course dans ces
saintes pages, il lisait : son coeur changeait à la vue de DIEU ,
et son esprit se dépouillait du monde, comme l'on vit
bientôt après. Et il lisait, et les Aots de son âme roulaient
frémissants. Il vit et vainquit, et il était à Dieu déjà lorsqu 'il
dit à son âme : C 'en est fait, je romps avec tout notre espoir ; .
je veux servir Dieu, et à cette heure, en ce lieu, je me mets à
l'æuvre. Si tu n'es pas pour me suivre, ne me détourne pas.
L 'autre répond qu'il veut aussi conquérir sa part de gloire et
de butin. Et tous deux, déjà serviteurs de Dieu , bâtissaient :
la tour qui s'élève avec ce que l'on perd pour le suivre. )
Potitianus parti, Augustin , brûlant d 'en faire autant ,
demeure en proie à des perplexités terribles. « Alors, con
tinue- t-il, il s'éleva dans mon cour un affreux orage, chargé
d'une pluie de larmes. Pour le laisser éclater tout entier, je
me levai, je m 'éloignai, j'allai me jeter par terre sous un
figuier, et je lâchai les rênes à mes larmes.. . Et je vous
parlai, Seigneur, non pas en ces rermes, mais dans ce sens :
Jusqu'à quand vous irriterez-vous contre moi, ô Seigneur? Ne
gardez pas souvenir de mes iniquités passées. Car je sentais
qu'elles me retenaient encore. Et je laissai échapper ces mots
dignes de pitié : Quand ? quel jour ? Demain ? Pourquoi pas à
l'instant? pourquoi pas sur l'heure en finir avec ma honte (1 )? » ;
Et sur l'heure, en effet, il suivit cet exemple ; dès lors,
l'Église compta un enfant de plus, et bientôt une lumière
nouvelle, la plus brillante peut- être qu'elle ait jamais connue.

la grande famille monastique dans l'ancienne métropole des

1. J'emprunte cettemagnifique traduction à Montalembert, Les Moines d 'Oca


rident, I, 193 et suiv .
106 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

Gaules, si nous voulons considérer la ville de Trèves comme


étrangère à la France,sous prétexte qu 'elle l'est devenue en fait
par la suite , c'est dans nos provinces centrales, c'est au caur
de l'Auvergne qu'il faut chercher les premiers essais de la vie
religieuse tentés sur notre sol. « Avantmême que l'Orient
etrévélé à l'Occident l'institut cénobitique,ditMontalembert,
avant saint Martin , avant la paix de l'Eglise, le Romain
Austremoine, un des sept évêques envoyés en Gaule par le
Pape, avait placé au sein des forêts conservées et consacrées
par la superstition druidique, et au pied des volcans éteints de
l'Auvergne, de nombreuses associations chrétiennes. Issoire
fut la première de ces fondations, en même temps que le
lieu de sa propre retraite et le théâtre de son martyre ( 1). »
Seulement, ces tentatives timides ne constituaient pas de
véritables établissements cénobitiques.Celui qui eut l'honneur
de fonder les premiers monastères réguliers que notre pays
ait connus, c'est notre grand saint Martin , et ces monastères
furent ceux de Ligugé, en Poitou, et de Marmoutiers, auprès
de Tours. Ces deux noms fameux, inséparables du sien ,
demeurent à jamais la tête de la longue série des commu
nautés religieuses qui remplissent de leur gloire et de leurs
services notre histoire ecclésiastique, Ouvertes à quelques
années de distance l'une de l'autre, la première vers l'an 360,
la deuxième vers l'an 375 , les maisons de Ligugé et de Mar
moutiers, qui renfermaient à la fois le prototype du couvent,
de l'école et du séminaire ( surtout Marmoutiers, conçu sur
une plus grande échelle ), propagèrent la vie monastique
autour d'elles avec une incroyable rapidité, à tel point qu'à la
mort de saintMartin , une vingtaine d 'années après, deux mille
moines se réunirent pour assister à ses obsèques : c'est Sulpice
Sévère, écrivain contemporain , qui nous donne ce chiffre.
Presque en même temps, s'élevait à Lyon le cloître également
fameux de l' Ile - Barbe. Victricius de Rouen jetait des colonies

1. Les Moines d 'Occident, I, 244.


L 'OEUVRE DES MOINES. 107

de religieux sur les côtes de Flandre. Puis saint Honorat et


Cassien , tout pénétrés des traditions de la Thébaïde, les
faisaient revivre à Lérins et à Saint- Victor de Marseille .
Puis saint Romain prenait possession d 'une des montagnes
les plus abruptes du Jura, à Condat ou Saint-Claude, et
son couvent se trouvait bientôt si rempli de novices, qu'un
vieux moine se plaignait à lui de ne plusmêmeavoir la place
de se coucher. Grégoire de Tours nous le montre établissant
autour de lui, avec son frère Lupicin , de véritables succursales,
défrichant les forêts , attirant le peuple par l'exemple et la
prédication .
Les Francs arrivent, et, dès lors, la propagation du nouvel
institut, au lieu de rencontrer des obtacles, reçoit de la libé.
ralité des princes et des grands une impulsion féconde. A
Mici, près d 'Orléans, à Reims, à Agaune s'ouvrent des cou
vents d 'hommes et de femmes. Enfin la règle de saint Benoît,
le grand patriarche du monachisme occidental, pénètre dans
notre pays avec son disciple Maurus, qui vient s'installer à
Glanfeuil, en Anjou, avec quatre compagnons, n 'apportant
pour tout bagage que le livre des statuts et la mesure du
pain et du vin de chaque jour. C ' était bien peu , s'écrie Ozanam ,
pour la conquête du monde barbare ! Cependant la puissante
tige des Bénédictins allait couvrir de ses 'rameaux la France
entière, et nous savons combien ce livre unique du premier
jour s'est multiplié entre les mains laborieuses de leurs
savants successeurs. L 'ordre de saint Benoît absorba à son
profit le mouvement de la propagation monastique ; mais, en
le concentrant, il lui donna l'unité de direction et la force. On
vit alors s'ouvrir de tous côtés des abbayes, nom jusque-là
inusité, mais qui devait faire son chemin , et nous ne saurions
continuer à suivre les progrès de l'institution sans tomber
dans la nomenclature.
Vers la fin de la période que nous étudions, un moine
irlandais vint fonder à Luxeuil une famille religieuse presque
aussi célèbre que celle de saint Benoît, et qui n'eut cependant
--
108 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

point sa longévité. Mais l'auvre de saint Colomban , ses suc


cés, ses missions lointaines et celles de ses disciples, et aussi
ses démêlés avec la cour de Rome, nous feraient sortir des
limites chronologiques de notre étude, et ilme suffit de les
rappeler ici en passant. L 'Irlande rendait par lui à la France
le bienfait qui lui était venu de la France ; car saint Patrice,
son apôtre et le premierde ses moines, avait été l'élève et, s'il
| faut en croire quelques légendaires, le propre neveu de saint
Martin .
II

• Maintenant que nous avons assisté à l'établissement des


· moines en France, demandons-nous quelle y était leur situa
tion, leur organisation, et quels services ils y rendirent.
Les moines ne forment pas encore, à cette époque, un des
ordres du clergé, l'ordre régulier ; ou, si on les trouve confon
dus avec le clergé, ce n'est guère qu'à la fin du sixièmesiècle ,
au temps de Grégoire de Tours. Ils sont considérés comme
une sorte d 'état intermédiaire , comme une espèce de tiers
ordre placé entre les clercs et les laïques. Cette distinction ,
du reste , existe alors dans toute la chrétienté ;témoin ce pas.
sage de la Vie de saint Basile par Amphiloque, évêque d'Ico .
nium : ( Mane facto,.convocato tam venerabili clero quam mo
nasteriis et omni Christo amabili populo, dixit eis, etc. » Néan
moins ils inspirent déjà une telle vénération , qu'une quantité
d 'évêques sont pris dans les rangs des religieux, en Orient
comme en Occident: les plus illustres pontifes, Basile , Chry
sostome, Augustin , Martin , sortent du cloître, et l'on a même
remarqué qu 'à l'exception de trois, saint Hilaire, saint Am
broise, saint Léon le Grand , tousles Pères et docteurs de cette
période y ont été formés.Mais,en devenant évêques,lesmoines
restentmoines : telle est la doctrine de saint Martin , qui pre
che lui-même d 'exemple en célébrant toute sa vie l'office vêtu
de birre noir,et en conservant, à l'extérieur comme à l'intérieur,
tout le caractère d 'un ascète. Une lettre du pape Célestin , en
L'EUVRE DES MOINES. 109

428 , atteste que telle est aussi la tendance de tous les religieux
appelés à l'épiscopat, et cette tendance, vainement combattue
par Rome en ce qui regarde le costume, est une preuve de la
fidélité tenace avec laquelle on observait les voeux et la règle .
I. L 'amour de la pauvreté et l'humilité sont d'autant plus
remarquables chez les moines du temps, qu'ils se recrutent en
! majeure partie dans les classes élevées de la société. Demême
que les patriciens et les patriciennes de Romepeuplaient les
premiers cloîtres de l'Italie, nous voyons la noblesse des Gau
les courir à la mortification comme elle courait naguère au
plaisir. Sulpice Sévère nousdit positivement que,parmiles dis
ciples du fondateur de Marmoutiers, un grand nombre étaient
de haute origine. « Et,malgré la façon bien différente dontils
avaient été élevés, ajoute-t- il, ils se réduisaient d 'eux -mêmes
à la pratique de l'humilité et de la patience. » Il n 'était pas
rare de voir des sénateurs, des consuls, des magistrats, des
avocats quitter la toge pour la robe de bure ; saint Paulin de
Nole, consul, gouverneur de Campanie et fils d 'un préfet du
prétoire des Gaules, en fournit un exemple remarquable, qui
fut loué et admiré des docteurs de son temps autant qu'il fut
blâmé par sa famille et ses amis. Saint Ambroise, saint Augus
tin, saint Jérôme, saint Martin , Sulpice Sévère échangèrent,
à propos de son renoncement au monde, les témoignages de
leur joie. « Va dans la Campanie, écrivait l'évêque d 'Hippone
à Licentius ; apprends à connaître ce serviteur de DIEU ,
Paulin , qui, avec un cour d 'autant plus généreux qu'il est
humble, a repoussé toutes les grandeurs de ce siècle pour
porter le joug du CHRIST. » « Comment admettre, disaient
de leur côté les païens, qu'un homme de cette famille,de cette
race, de ce caractère, doué d'une aussi grande éloquence, ait
abandonné le sénat en détournant ainsi la succession d 'une
noble maison ? » C ' était là , en effet, le vrai motif de cette
belle indignation : Paulin était très riche, Paulin était géné
reux ; il avait perdu son unique enfant, et toute sa fortune, au
lieu d'être réservée à la parenté, était donnée aux pauvres. Il
110 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

avait vendu ses vastes propriétés, nous dit saint Ambroise,


pour en distribuer le prix en aumônes ; scandale intolérable ,
indignum facinus ! Comme c'est bien là le cri du ceur des
intéressés, et comme nous retrouvons bien , ici encore , la
fidèle image de notre temps, de ce temps qui voit intenter
aux ordres religieux tant de procès en restitution !
C 'est un phénomène très digne d 'attention que cet entraî
nement de la haute société vers le cloître. L 'ambition n' était
plus pour rien ici ; ce n'était pas comme pour l'épiscopat. Au
contraire, ces hommes étaient désintéressés au point de se
dépouiller de tout. Mais ces hommes étaient éclairés, intel.
ligents ; las du monde corrompu qu'ils avaient sous les yeux ,
ils comprenaient que cemonde était voué fatalement à la des
truction , et qu'il fallait chercher ailleurs l'instrument du salut
social. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que
cette composition distinguée de l'institutmonastique fut pour
quelque chose dans la merveilleuse infuence qu 'il exerça alors
sur les masses. On peut le dire sans ôter quoi que ce soit au
mérite intrinsèque de la vertu et de la sainteté ; et je ne trouve,
pourma part, qu'un sujet d 'admiration de plus dans la con
duite héroïque de ces représentants de la classe dirigeante,
qui endossaient un habit grossier pour ramener à Dieu la
classe rustique et populaire.
Les moines des Gaules vécurent très rarement dans un iso
lement absolu : les apachorètes, les ermites ne furent jamais
aussi nombreux en Occident qu 'en Orient; c'est la vie céno
bitique proprement dite, c'est- à-dire la vie de communauté,
qui prédomina dès le début. Ceux qui avaient renoncé au
monde habitaient, soit des cellules voisines les unes des autres,
de manière à se réunir facilement à certaines heures fixes
(et c'était là le régime primitif de Marmoutiers ), soit un seul
et même bâtiment. Mais peu à peu ce dernier système préva
lut. Le premier concile de Tours défendit aux moines d 'avoir
des cellules particulières, si ce n 'est dans l'enceinte du monas
tère, avec la permission de l'abbé ; et encore restreignit-il ce
L' EUVRE DES MOINES. III

privilège à ceux qu'un long usage de la vie claustrale faisait


juger capables d'une plus étroite solitude, ou à ceux que leurs
infirmités dispensaient de suivre la loi ordinaire.Le deuxième
concile de la même ville ordonna que tous les religieux cou
chassent dans un dortoir commun, sous la surveillance de
l'abbé ou du prévôt. D 'autres canons réglèrent leurs sorties
du cloître, les entrées des étrangers, la distribution des vivres
et des vêtements. Ainsi la tendance générale était à l'asso .
ciation la plus complète, et peu à peu le monastère supplanta
absolument l'ermitage.
Une règle unique s'établit aussi, à la longue, dans les com
munautés religieuses : cette règle fut celle de saint Benoît.
Mais, avant l'arrivée de saint Maur, etmême quelque temps
après, les usages établis par saint Martin (usages auxquels
saint Benoît fit, du reste, plus d'un emprunt) furent suivis en
beaucoup d 'endroits, à Ainay, à l'Ile-Barbe, à Savigny, etc.
Un canon du deuxième concile de Tours, au sixième siècle ,
fixe les jeûnes des moines, ce qui ne s'accorde pas avec la
règle bénédictine et prouve que cette règle n 'était pas encore
adoptée dans la province.Cent ans plus tard seulement,nous
la voyons imposée obligatoirement aux abbés et à leurs subor
donnés par le concile d 'Autun. Toutefois l'autorité de la règle
n 'empêchait pas encore l'autorité épiscopale de s'exercer sur
les monastères.Depuis le concile d 'Agde, il fallut la permission
de l'évêquepour en fonder de nouveaux, et le premier concile
d 'Orléans consacra le pouvoir répressif du diocésain sur les
abbés. Il intervenait également dans les communautés de
filles et surveillait l'observation de leur discipline. Il y avait
seulement une restriction à l'autorité de l'Ordinaire : c'est qu'il
ne pouvait élever un religieux à la cléricature sans l'assenti.
ment de l'abbé.
III
Une fois organisés, les moines purent étendre considérable
mentleur action bienfaisante. Mais ils n'attendirent pas ce
112 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

moment pour se faire les auxiliaires actifs des prélats dans


leur ceuvre de régénération. Leur influence se manifesta en
Gaules d 'une triple façon : sur le clergé séculier,sur les princes,
sur le peuple. Parmi les prêtres gallo -romains, il y avait des
scandales, des désordres déplorables : il y en eut de moins en
moins à partir du jour où le clergé commença à se recruter
dans le cloître et où furent ouvertes ces pépinières fertiles
qui, commeMarmoutiers, représentaient de véritables sémi
naires. Sur les princes barbares, les moines exercèrent plus
d'empire encore. Clovis professait pour eux une vénération
sans bornes et leur accordait partout son appui. Ses libéra
lités envers les monastères, atteignirent de telles proportions
que le concile d 'Orléans dut édicter un canon spécialpour en
régler la destination. La tradition ou des documents posté
rieurs lui attribuent la fondation de diverses abbayes dont
l'origine n 'est pas bien démontrée, telles que celles de Nesle,
de Molosme, de Reomaüs, etc. Il faut dire que, si nous n 'a
vons pas de certitude à cet égard , l'opinion contraire ne
repose non plus sur aucune preuve. Mais la plupart des cri
tiques ont admis l'authenticité d'un diplôme ( c'est chose rare
qu'un diplôme de Clovis ; celui-là est même le seul qui ne
soit pas contesté par le savant diplomatiste Bréquigny) où,
après avoir professé sa foi dans la Trinité indivisible et con
substantielle , qui le distinguait de tous les autres princes bar
bares, il accorde une grande étendue de terres et l'exemption
d'impôts à un monastère voisin d'Orléans, devenu célèbre
ensuite sous le nom deMicy, puis sous celui de Saint-Mesmin .
Ce dernier nom lui venait de Maximin , un des chefs de la
petite colonie de religieux arvernes que le roi avait établie là
sous la conduite du saint prêtre Euspice, lequel avait gagné
son coeur, lors du siège de Verdun , en venant jusque dans le
camp des assiégeants implorer la grâce des Gallo -Romains
de cette ville (1). Clovis donne à ces religieux un domaine du

1. V. Les Moines d 'Occident, II, 261.


L'EUVRE DES MOINES. 113

fisc situé à la pointe de la presqu'île que forment, en réunis


sånt leurs eaux , la Loire et le Loiret, afin , dit l'acte, qu'ils
ne soient plus comme des étrangers et des voyageurs parmi
les Francs. Le souvenir de cette fameuse abbaye de Micy a ;
été rajeuni de nos jours par le petit séminaire du diocèse
d 'Orléans, établi à peu prèsau même lieu, à la Chapelle -Saint
Mesmin ,parMgr Dupanloup.
En dehors des diplômes, les vies des saints contemporains
nous apportent de précieux renseignements sur les largesses
de Clovis ; et c'est fort heureux, car, en dehors de la fondation
de l'église des Saints- Apôtres, faite à Paris par ce prince et
par la pieuse Clotilde, son épouse, la chronique nementionne
presque aucun fait dans cet ordre d'idées. D 'après la biogra
phie de saint Dié ou Deodatus,ermite des environs de Blois,le
roi des Francs, lorsqu 'il se mit en marche avec son armée
contre les Visigoths, s'arrêta dans cette ville. Là, l'évêque de
Chartres, saint Solemne, qui avait voulu l'accompagner jus
qu'à l'extrémité de son diocèse, lui présenta un pieux soli
taire, Deodatus lui-même, qui habitait sur les bords de la
Loire une cabane recouverte de feuillage. Clovis donna à
l'ermite un terrain considérable autour de sa cellule, avec 26
livres d 'or pour bâtir une église et fournir aux besoins des
nombreux disciples qui venaient se former sous sa direction
aux vertus ascétiques. Le donataire a légué, lui aussi, son
nom à la localité : elle s'appelle encore aujourd'hui Saint
Dié (1).
· Dans le cours de la même expédition, après la bataille de
Vouillé, un parti de soldats francs, ayant remonté la Sèvre,
arriva près d 'un monastère gouverné par un prêtre originaire
de la Narbonnaise et nomméMaxentius. Les soldats voulu
rent piller l'abbaye et menacèrent de tuer l'abbé, qui s'oppo
sait à leurs violences. Informé de cette violation audacieuse
de la consigne pacifique qu'il avait donnée, Clovis accourut

1. Pétigny, op. cit., II,650.


114 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.
aussitôt et se jeta aux pieds de l'homme de Dieu , en implo .
rant son pardon pour lui et ses soldats. Il fit plus : en expia
tion de l'offense, il comb!a le monastère de présents et lui
donna un domaine fiscal appelé Milon . Bien longtemps après,
on montrait encore dans l'église de l'abbaye, quia donné nais
sance à la ville de Saint-Maixent, la place où s' étaient posés
les genoux du roi barbare prosterné devant un humblemoine.
Ces détails, qui se trouvent dans la vie du saint écrite par un
auteur contemporain , sont confirmés par le récit deGrégoirede
Tours. Tel était le respect de Clovis pour l'habit religieux, et
tel était aussi son respect pour sa propre parole.
Ses fils ne démentirent point sa conduite. Voyez Thierry
subir les remontrances publiques de l'abbé saint Nizier, qui
lui reproche avec indignation son immoralité et chasse du
champ du pauvre les chevaux des officiers royaux : pour toute
vengeance, le prince l'appelle auprès de lui sur le siège épis
copal de Trèves. Voyez Childebert incliner sous la bénédic
tion du solitaire Eusice, en Berry, sa tête couverte encore de
sa longue chevelure qui symbolisait le commandement su
prême. Voyez toutes ces fondations royales, tous ces biens du
fisc donnés aux pauvres, toutes ces injustices arrêtées, toutes
ces colères domptées, et dites si le fier Sicambre n 'a pas réel
lement courbé le front sous la puissance monacale, si le bar
bare n 'a pas été touché dans son cœur et civilisé dans sa cons.
cience par les fils de saint Martin et de saint Benoît !

IV

Regardons maintenant ces mêmes hommes se tourner vers


les misères populaires. En voici un qui, après avoir été chan
celier de Théodebert, intervient auprès des rois pour deman
der la réduction des impôts publics ; et le rude Chilperic lui.
même lui livre les rôles des contributions quipesaient lourde
ment sur le peuple, et l'abbé Arédius les jette au feu devant
la foule. Où est le moine qui oserait demander cela à notre
L EUVRE DES MOINES. 115

gouvernement ? Où est, surtout, celui qui l'obtiendrait ? En


voici d'autres qui forcent les portes des prisons pour délivrer
les captifs. Va-t-on se plaindre aussi de l'illégalité commise
par ceux -là ? D 'autres emploient leurs biens ou leur crédit à
l'affranchissement des esclaves, à l'amélioration de leur sort :
un manuscrit de la bibliothèque de Saint-Gall nous a conservé
les formules par lesquelles les abbés intercédaient auprès des
maîtres pour obtenir la grâce des serfs qui avaient encouru leur
colère. D 'autres défrichent d 'impénétrables forêts, changent les
déserts en champs fertiles, soumettent jusqu'aux animaux
sauvages; la nature entière devient leur sujette. Et de là tant
de légendes charmantes, qui ont transmis jusqu'à nous la mé
moire de quelque pieux anachorète des temps mérovingiens
vivant au fond des bois, associée à celle d 'un animal silvestre
dont il avait fait son compagnon et son serviteur. C 'est saint
Gilles et son daim , saint Marculphe et son lièvre, sainte Nen
nock , princesse bretonne, et son cerf, saint Basle et son san
glier, saint Laumer et sa biche. Une des plus jolies parmi
toutes ces légendes, et l'une des plus instructives au point de
vue des rapports de ces moines avec la nature et avec les
princes, c'est celle de Karilef ou saint Calais.
Karilef était un noble personnage d'Auvergne qui était
venu se réfugier avec deux de ses amis dans une clairière des
épaisses forêts du Maine. Il vivait là , partageant son temps
entre les austères devoirs de la vie monastique et les rudes
labeurs du défrichement, et il avait trouvé au fond des bois
un buffle sauvage, dont l'espèce commençait déjà à disparaî
tre de nos contrées. Il l'avait apprivoisé complètement, si bien
que c'était plaisir, dit la légende, de voir le vénérable vieillard
debout à côté de ce monstre, occupé à le caresser en le frot
tant doucement entre les cornes ; après quoila bête reconnais.
sante, mais fidèle à son instinct, s'enfonçait dans la forêt. Or,
un jour, le roi Childebert, qui chassait aux environs, apprend
par ses gens qu'on a vu dans ces parages un buffe, pièce rare
et bien tentante pour un veneur couronné. Il se lance à sa
116 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE.

poursuite avec une meute formidable . Le buffle , éperdu , court


se réfugier auprès de la cellule de son ami, et, quand les chas
seurs approchent, ils voient l'homme de DIEU se tenant de
vant l'animal comme pour lui faire un rempart de son corps.
Le roi se fâche d 'abord ; il ne veut à aucun prix renoncer à une
aussi belle proie. Mais son cheval refuse obstinément d'avan
cer, et finalement Childebert, stupéfait d'un pareil spectacle,
met pied à terre , se prosterne devant le saint, reçoit sa béné
diction, boit du vin d'une petite vigne que le solitaire avait
plantée près de sa cellule, et, tout en trouvant ce vin assez
mauvais, baise la main vénérable qui le lui offre ; puis, après ' '
avoir causé avec Karilef, il lui concède, en se retirant, tout le
domaine du fisc royal dans ce canton pour y bâtir un monas
tère. Le saint n 'accepta que l'espace de terrain dont il pouvait ,
faire le tour en une journée,monté sur son âne. Et c'est ainsi
que se fonda l'abbaye qui est devenue la ville actuelle de
Saint-Calais, dans la Sarthe ( 1 ).
Il faut suivre toutes ces étonnantes conquêtes des moines
sur la nature dans les curieux récits de Montalembert. Il faut
contempler ces vaillants pionniers de la civilisation acclima- : '.
tant la vigne en des régions où elle n 'a jamais pu fructifier
depuis, non seulement dans le Maine, mais en Bretagne, en
Normandie, et jusqu'en Picardie. Il faut les voir métamor
phosant, ou plutôt créant partout la classe agricole, comme
les saint Antoine, les saint Pacôme avaient transformé les
populations rurales de l'Orient. Il faut les voir explorant les
monts et les vallées, trouvant des plages inconnues pour y
porter la lumière et la vie. N 'en cite-t- on pas (des moines
irlandais, il est vrai ; c'étaient les plus hardis ) qui ont franchi
dès ces temps reculés les mystérieux espaces de l'Océan, et
qui sont allés planter la croix sur les rivages de la future
Amérique ? C 'est un fait incroyable, mais que les dernières
découvertes de la science ont mis hors de conteste.

1. V . Les Moines d'Occident, II, 360 et suiv.


L' EUVRE DES MOINES. 117

Et dans le domaine littéraire enfin , qui ne sait que tous les


monuments écrits de l'antiquité nous sont parvenus par l'in
termédiaire des cénobites de cette période primitive, quidon
naient à la calligraphie et à la transcription des livres tous les
instants qu'ils ne donnaient pas à DIEU ? A Marmoutiers, la
copie des manuscrits était le seul travail manuel autorisé par
la règle, et il en fut de même dans bien d 'autres établisse
ments. Qu 'on juge du nombre de volumes qu'un pareil usage
dut produire ! C 'est presque une banalité aujourd'hui de dire
que les moines ont sauvé du naufrage les lettres antiques. Et
pourtant l'on a maintes fois parlé, à propos d 'eux , de barba
rie intellectuelle. On a voulu voir , dans le grattage de quel
ques vieux parchemins renfermant des œuvres de Virgile ou
de Cicéron et dans la substitution , sur cesmêmes parchemins,
des écrits sacrés aux écrits profanes, un acte d'hostilité des
scribes des monastères contre la littérature païenne. Récem
ment encore, un professeur de mérite, mais imbu de tous les
préjugés de l'École Normale , affirmait dans un cours public
que tous nos palimpsestes étaient autant de preuves de l'es
prit de vandalisme qui animait ces fanatiques. Comme si l'on
ne trouvait pas aussi bien des textes profanes récrits par les
mêmes mains par-dessus des textes sacrés éffacés ou grattés !
Comme si cette vieille coutume, engendrée tout simplement
par la cherté du parchemin , n'existait pas dès le temps des
Romains,dès le temps de Cicéron, qui félicitait son amiTré.
batius de l'observer par une industrieuse économie !
On ne calculera jamais toute l'étendue des services dont
nous sommes redevables à ces premiers moines de France ,
dont les héritiers sont traités aujourd 'hui avec une ingratitude
qui n 'a d' égale que l'ignorance crasse de leurs ennemis. Par
dessus tous les bienfaits de l'ordre matériel etde l'ordre intel
lectuel, il faut mettre encore à leur actif l'exemple de la pau
vreté noblement supportée et de la prière continue montant
vers le ciel jusqu'au milieu de la détresse la plus profonde.
Philosophie merveilleuse ! spécifique souverain pour les so
Fondation de la France .
118 FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

ciétés malades ! Car le jour où le pauvre saura être volontai


rement pauvre, le jour où la victime de l'oppression saura prier
du fond de son âme pour l'oppresseur, ce jour-là , il n 'y aura
plus de question sociale ; et c'est le plus grand triomphe des
moines d'avoir montré à nos pères que ces tours de force ,
supérieurs à la nature humaine, ne sontnullement impossibles
à des chrétiens.
DEUXIÈME PARTIE .
FONDATION de la FRANCE POLITIQUE.
Chapitre Premier .
Origine des races gauloise et franque.

I. Les éléments constitutifs du sang français. – II. Berceau de


la race celtique ; son établissement dans la partie occidentale
de l'Europe ; colonies romaines. – III. La race germanique et
ses divers rameaux ; ce que c 'était que les Francs. – IV . La
légende de l'origine troyenne de ce peuple ; comment elle s 'est
formée.

A période de formation de la nationalité et de


The l'autonomie françaises ne remonte pas,en réalité,
1 au-delà du quatrième siècle et ne descend pas
en deçà du sixième. Plus tôt, l'on ne trouve en
scène que desGallo -Romains. Plustard , au contraire,on n 'en
trouve plus, et l'on distingue déjà, sous le nom collectif de -
Francs ( Franci, gens francica ), un peuple nouveau , à peu près
homogène, s'acheminant à grands pas vers l'unité de langue,
de meurs, de législation, qui s' établira promptement sous
l'influence décisive de l'unité religieuse . Une foi commune est
l'élément le plus précieux et le plus actif pour fonder une
nation, une patrie (car la patrie, je l'ai déjà dit, n 'est pas seu
lement le sol que nous foulons sous nos pieds; c'est avant
tout une communauté de sentiments et d 'intérêts) ; et, pour
la même raison , la diversité des croyances, l'opposition des
doctrines est le plus grand dissolvant des nationalités. C 'est en
ce sens que l'on peut dire , sans aucune exagération , que le
baptême de Clovis et de sa tribu a véritablement fondé la
France . Dans les derniers temps de l'empire romain, il n 'y
122 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

avait plus de patrie pour nos pères ; et la preuve, c'est que,


suivant la remarque de Guizot, « la race gauloise ne soutint
pas le gouvernement romain dans sa lutte contre les barbares
et ne tenta pour son propre compte aucune résistance : bien
plus, rien ne révèle qu'une nation existe dans ce long de
bat (1).» En effet,il n'y avait plus de nation, ou, pour mieux
dire, il n 'y en avait pas encore. Il y avait des ambitions, des
intrigues, des intérêts en lutte : malheur à la société où ces
compétitions tiennent lieu de patriotisme !
Nous allons donc observer sous un nouvel aspect la pose
des premières assises de la nationalité française, édifice dont
l'achèvement demandera des siècles, mais dont le plan et les
proportions se laisseront entrevoir dès l' époque mérovin
gienne. Il est nécessaire cependant, sans vouloir remonter
trop haut, de jeter un rapide coup d 'oeil sur la provenance et
la condition primitive des races qui sont venues se fondre dans
la nôtre. La formation de la France, le rôle de son principal
fondateur politique ne se comprendraient pas, si nous ne
reconnaissions d'abord d 'où ce prince venait, où il allait, et
quels étaient les éléments dont il devait entreprendre la
fusion. On me permettra de rappeler que j'ai traité ailleurs,
et assez longuement, de l'apport moral fait à notre société
moderne par chacune des trois races mères, les Celtes, les
Romains, les Francs ( 2). Du tableau, retracé à grands traits ;
de leur état social et de leur commune impuissance, a jailli
l'évidente nécessité de la régénération chrétienne. Je ne
reviendrai donc point ici sur cette question capitale ; je me
contenterai de rechercher l'origine matérielle de la race
gauloise et de la race franque, pour en venir ensuite aux
événements qui les rapprochèrent par l'intermédiaire des
Romains. Les questions ethnographiques ont le don d 'exciter
aujourd'hui un vif intérêt. Il ne faudrait pas y attacher une

1. Guizot, Hist. de la Civilisation en France.


2. SaintMartin , c. 1.
ORIGINE DES RACES GAULOISE ET FRANQUE. 123

importance exagérée, sans quoi l'on tomberait dans l'excès de


ces matérialistes allemands qui veulent tout expliquer par la
seule influence de la race, aussi bien les nuances du caractère
que les nuances de la chevelure ; c'est par là qu'on aboutit au
pangermanisme, au panslavisme, et surtout au panthéisme.
Néanmoins ces questions méritent qu'on s'y arrête, parce
qu'elles renferment la clef de certains mystères, et que l'héré.
dité, si elle n'est pas tout,est une des grandes lois qui régissent
la nature.
Commençons par les Celtes.

II

Ce nom de Celte, d'après quelques spécialistes, signifie


« habitant des forêts » ( ceiltach ). Aux temps les plus reculés,
il aurait désigné une vaste tribu établie dans toute l'Europe
centrale, mais ayant son centre et son berceau secondaire à
l'extrémité occidentale de cette contrée, c'est-à -dire dans la
Gaule et la Grande- Bretagne. Son berceau primitif était le
fond de l'Asie. C 'est là qu'il faut aller chercher l'origine de
toutes les races humaines ; preuve péremptoire, pour tout
observateur consciencieux, et de l'unité de notre espèce ,
et de la vérité du récit de la Bible . Cette tribu n ' était donc
qu'un des rameaux de la grande famille japhétique (gardons
cette dénomination , qui rattache nos origines les plus loin
taines à une source authentique), venu , comme presque tous
ses congénères, d'Orient en Occident, dès l'époque de la dis
persion des descendants de Noé. Son émigration ne parait
pas avoir eu lieu par la voie ordinaire, mais par le littoral
africain et le détroit de Gibraltar, qui peut- être était alors un
isthme réunissant les deux continents, au lieu de réunir les
deux mers. Les Ibères avaient déjà suivi cette route et donné
des habitants à l'Espagne, ainsi qu'au midi de la Gaule et
même à une partie de l'Italie. Les Celtes, trouvant ces pays
occupés, poussèrent plus loin vers le nord : ils peuplèrent,
124 FONDATION DE LAA FRANCE
FONDA FRANCE POLITIQUE.

comme je viens de le dire, l'immense région boisée d'où


leur serait venu leur nom et qui a formé la Gaule, pour s'éten
dre de là par corps détachés, par colonies plus ou moirs
nombreuses, sur le centre de l'Europe et même sur quelques
points de l'Europe orientale. Leur noyau principal demeura
toujours à l'ouest. En effet, suivant Hérodote, les Celtes
habitaient au -delà des colonnes d'Hercule, et ils étaient les
derniers peuples de l'Europe du côté du couchant.
Mais ils se séparèrent de bonne heure en deux tribus dis
tinctes : l'une, celle des Celtes occidentaux, appelée par les
Grecs Talatal et par les Romains Galli ; l'autre, celle des
Celtes orientaux, appelée Kimris, chez les Grecs Kluuco!ol
(Cimmériens), chez les Latins Cimbri (les Cimbres). Fréret et
après lui Amédée Thierry ont donné la démonstration de
l'identité des Cimmériens et des Cimbres. Leur nom s'est per
pétué dans celui de Crimée , pays que les anciens appelaient
la Chersonèse cimmérienne, et primitivement la Tauride.
C 'est là qu'Homère place des sacrifices sanglants rappelant
tout à fait, par la forme et par l'intention, ceux des Druides
gaulois. Les Galls, ou les Celtes occidentaux, arrivèrent assez
vite à un état de civilisation relative qui leur donna la pré
pondérance aux yeux des étrangers ; de sorte que les Grecs
oublièrent le nom de Cimmériens pour attribuer à tous les
Celtes celui de Gaulois. Un peu plus tard, une race plus bar
bare, celle des Bolgs ou Belges, qui était établie entre l'Elbe
et le Rhin , fut refoulée par les Cimbres sur la rive gauche de
ce dernier fleuve et occupa la contrée comprise au nord de la
Seine et de la Marne.
Telle était encore , au moment de la conquête de César, la
configuration ethnographique de notre pays : au sud, les
Aquitains, de race ibérienne, établis entre les Pyrénées et la
Garonne; au centre, les Gaulois, plus nombreux de beaucoup ,
fixés entre la Garonne, la Méditerranée, les Alpes, les Vosges,
la Seine et l'Océan ; au nord , les Belges, depuis la Seine
jusqu'au Rhin . Le flot des siècles et le flot des invasions ont
ORIGINE DES RACES GAULOISE ET FRANQUE. 125

à peu près effacé tous les linéaments de cet état de choses


primitif. La conquête romaine, en particulier, a substitué à
ces divisions naturelles des divisions artificielles, administra
tives, qui ont survécu d'une façon beaucoup plus visible ; par
exemple, la grande division de la France du moyen- âge en
langue d 'oc et langue d 'oil, basée sur la diversité du langage :
mais cette diversité provient elle-mêmede la mesure différente
dans laquelle s'était exercée l'influence romaine, qui domina
plus longtemps dans le midi et l'absorba plus complètement; il
serait difficile de retrouver une corrélation quelconque entre
les limites de ces deux langues et les limites ethnographiques
que nous venons de reconnaître. Néanmoins des nuances très
accusées séparent encore de nos jours le type, le caractère ,
les mæurs des indigènes des trois contrées peuplées jadis par
les Ibériens, les Celtes et les Belges, et ces nuances sont un
dernier vestige de la variété des races. Du reste, une certaine
unité s'était déjà établie avant César, puisque l'ensemble du
pays portait le nom unique de Gaule : la supériorité numé
rique ou morale des Gaulois les avait placés à la tête de la
confédération ; les deux autres peuples étaient désormais des
satellites entraînés dans leur orbite et bientôt identifiés à eux
de toutes les manières. *
Il n 'y a pas à tenir compte du sang romain ; car à peine les
maîtres de l'univers existaient-ils comme race. A la fin de
l'empire surtout,les armées et les colonies romaines se com
posaient en majeure partie d 'étrangers. C ' était un peuple
essentiellement hétérogène, cosmopolite, et cette absence de
nationalité n 'en prouve que mieux l'admirable force de la
constitution politique de Rome. Elle soumit et colonisa la
Gaule par la puissance de sa civilisation , mais elle n 'altéra
que fort peu le sang gaulois. Et non seulement le mélange
qu'elle y introduisit fut presque insignifiant, mais ce mélange
même se composait d 'éléments étrangers à la race romaine
primitive. Il en est tout autrementdes Francs, qui, bien avant
Clovis, avaient commencé à se répandre dans les provinces du
126 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

nord et qui se mêlèrent véritablement à la population indi


gène, d'abord par voie de juxtaposition , plus tard par voie
d'alliances et de fusion. Il importe donc de rechercher l'ori
gine de ces nouveaux-venus.

III

Lorsque les Belges émigrèrent sur la rive gauche du Rhin,


ils furent remplacés sur les bords de l'Elbe par les Teutons,
peuple d 'origine japhétique, luiaussi, venu en Europe par le
nord, au contraire des Celtes, et arrivé dès le troisième siècle
avant JÉSUS-CHRisT à dominer dans toute la partie centrale
de cette contrée. Repoussés de l'Italie, ainsi que les Cimbres,
par l'énergique résistance de Marius, ils s'établirent définiti
vement dans le vaste pays qui devait s'appeler un peu plus
tard la Germanie, et eux -mêmes ne furent bientôt plus
connus du monde civilisé que sous le nom de Germains
(Wer-men , hommes de guerre ). Une immense forêt, la forêt
Hercynienne, séparait en deux la Germanie. Ceux qui habi
taient au nord de cette forêt prirentune allure plus sédentaire
et furent appelés pour cette raison, paraît-il, les Saxons ; ceux
qui restèrent au sud furent appelés les Suèves ou nomades.
Les Cimbres furent presque entièrement absorbés par les
Germains. Mais, du reste, toute la race celtique avait avec
ceux -ci une affinité frappante . On trouve mille similitudes
dans la religion et l'état social des uns et des autres. Le culte
des éléments, des forces de la nature, des sources, des rochers,
des arbres, les sacrifices humains, la vie errante, la propriété
instable, toutcela leur est commun à l'origine. Odin ou Woden
devait être adopté sans difficulté par les adorateurs de Bé
len, puisque tous deux dérivaient des antiques divinités inven
tées au fond de l'Asie avant la dispersion des enfants de Ja
phet : le premier était le Bouddha des Indiens ; le second était
le Bel ou Baal des Syriens. Tous ces tronçons épars de la
grande famille primitive se trouvaient rattachés par la supers
ORIGINE DES RACES GAULOISE ET FRANQUE. 127

tition , comme ils devaient se trouver réunis un jour dans le


sein de la religion véritable. Dans le physique même des
Germains et des Celtes, les points de ressemblance étaient
nombreux : taille haute, teint clair, chevelure blonde, cil
bleu , tel est le portrait uniforme que tracent d'eux les
écrivains anciens. En somme, ces deux peuples étaient
cousins germains. Il a fallu des siècles de guerres et de révo
lutions politiques pour créer entre eux cet abîme profond,
qui semble se creuser davantage à mesure que les apôtres du
progrès nous annoncent la suppression des barrières inter
nationales.
Entourées de nouvelles races barbares dont les migrations
d 'Orient en Occident se succédaient avec une périodicité iné.
puisable, comme le flot succède au flot sur le rivage de l'Océan ,
certaines tribus germaniques formèrent entre elles des ligues,
des confédérations protectrices, dont la principale paraît
avoir pris le titre de Francs (hommes libres ). Les Francs ne
constituaient donc pas une branche particulière de la famille
germaine. C'était une association volontaire établie entre
plusieurs branches indépendantes, branches comprises dans
la fraction des Germains du nord ou Germains sédentaires,
telles que les Sicambres, les Bructères, les Chamaves, les
Cattes et les Angrivariens dont parle Tacite. Cette ligue
occupait presque tout le territoire situé entre le Weser et le
Rhin d'une part, entrela mer dunord et la forêt Hercynienne
de l'autre. Elle se forma probablement vers l'époque de
Marc -Aurèle. On en rencontre la première mention dans cette
fameuse chanson des soldats romains après leur victoire de
Mayence : « Mille Francos occidimus,mille mille Persas occide
mus, etc . Nous avons tué un millier de Francs ; dous tuerons
bien mille milliers de Perses !» Eloquent et involontaire hom
mage rendu à ces rudes guerriers,les plusterribles adversaires
que Rome eût encore rencontrés devant elle. En effet, César
n 'avait pu fonder aucune colonie dans la Germanie, bien qu'il
eût battu Arioviste et franchi le Rhin , et la sanglante défaite
128 · FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

de Varus avait fait abandonner aux Romains toute idée de


conquête ou d'établissement durable de ce côté. Ils avaient
renoncé depuis lors à l'offensive, pour se tenir dans un rôle
d 'observation. Les Germains à leur tour se firent agresseurs
à partir du moment où ils se furent organisés en confédé.
rations, et c'est alors , sousMarc-Aurèle, comme je viens de
le dire, que commencent véritablement les relations des
Francs avec l'Empire.
Voilà donc, d 'après les inductions les plus vraisemblables
de la science (1), l'origine de ce peuple nouveau, appelé à rem
plir le monde du bruit de ses exploits. Après l'examen appro
fondidont cette question a été l'objet, tant au-delà qu'en
deçà du Rhin , on ne peut plus raisonnablement soutenir
l'opinion deMézerai, d’Audigier, de Chanteau-Lefèvre, etc.,
qui croyaient que les Francs étaient simplement des Gaulois
émigrés jadis pour échapper à Jules César et revenus au
cinquième siècle. Leibnitz, Fréret et d 'autres ont depuis
longtemps réfuté cette thèse. L'affinité des deux races
tenait à une cause toute différente, on vient de le voir, et,
d'ailleurs, aucun texte sérieux ne saurait être invoqué à
l'appui de cette prétendue origine celtique des envahisseurs
de la Gaule .
IV

Encore moins peut-on s'arrêter à l'antique ſable, si étrange


et si répandue au moyen -âge, qui faisait des Francs les des
cendants des Troyens et rattachait, par la plus invraisem
blable des généalogies, nos premiers rois au sang du vieux
Priam . C 'est là un pur roman , un poèmehéroïque , issu uni
quement de l'influence virgilienne. Les Romains prétendaient
descendre d 'Enée,le Troyen fugitif chanté par Virgile : Gaulois
et Francs voulurent descendre du père d 'Hector. « L 'Énéide
1. V. notamment, sur ce point, les Études sur l'époque mérovingienne de
M . de Pétigny.
ORIGINE DES RACES GAULOISE ET FRANQUE. 129

était devenue pour les Romains un livre sacré ; pour la maison


Julia, à laquelle Auguste se rattachait, une véritable histoire
de famille. On tirait au sort dans ce livre comme on le fit plus
tard dans l'Évangile. Peu à peu, l'origine troyenne devint
pour tout le monde le type de la plus haute noblessc. Les
peuples comme les familles princières cherchèrent à s'en rap
procher. Ainsi, lorsqu'au milieu du cinquième siècle,les Celtes
d'Auvergne, pressés par les Goths, jetaient leur dernier cri
de fidélité à l'Empire, dont ils imploraient le secours, ils ne
manquèrent pas d 'invoquer leur fraternité supposée avec le
peuple- roi, et le nom des Troyens, qu'ils prétendaient être
leurs communs ancêtres. On voulut naturellement orner les
Francs du même prestige quand la dynastie mérovingienne
se fut assise. Des généalogistes, plus zélés qu'habiles, mirent
en tête de leur légende les noms homériques de Priam et
d'Anténor. Suivant eux , les Troyens échappés à la ruine de
leur ville, sous la conduite d 'un des fils de leur roi, avaient
traversé la mer Noire et les PalusMéotides, et étaient arrivés,
en remontant le Danube, jusque sur les bords du Rhin . Là
ils s'étaient créé une nouvelle patrie, et les Romains, admi
rant leur bravoure, leur avaient donné le nom de Francs, qui,
en grec, signifie féroces ; singulière interprétation du véritable
sens de leur nom germanique transporté à une autre langue
par le dédain des Gaulois pour les idiomes barbares (1 ). ) .
Tel est ce curieux roman . Avec cela , les Francs ne pou
vaient plus rien avoir à envier aux descendants d' Iule et du
pieux Enée : ils étaient leurs égaux en noblesse. C 'est là ,
évidemment, le but qu'on voulait atteindre ; l'intention se
trahit, et trahit aussi l'époque où elle s'est manifestée .Gré
goire de Tours, grand collecteur de légendes, n 'a pas repro
duit celle -là ; mais la tradition qu'il a enregistrée, d 'après
laquelle les Francs seraient venus de la Pannonie s 'établir sur
les rives du Rhin , s'y rattache manifestement et leur fait sui
1. De Périgny, op. cit.
130 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
vre le même trajet. Il est certain , toutau moins, que la version
de leur origine troyenne était répandue dès le septièmesiècle,
puisque nous la voyons accueillie , vers 736 , par l'auteur des
Gesta Francorum , auquel tous les chroniqueurs subséquents
l'empruntèrent. C 'était donc bien une invention contempo
raine desMérovingiens et faite pour leur être agréable, peut
être même d'après leurs ordres ; car c'était une véritable manie ,
chez plusieurs des successeurs de Clovis, de chercher à res
sembler aux empereurs romains et de s'affubler de tous les
oripeaux du régime déchu. Ce roman n 'avait qu'un léger
inconvénient, celui de faire vivre Priam au troisième siècle
après JÉSUS-CHRIST. La critique historique des temps bar .
bares était assez enfantine pour se permettre de pareilles
licences. Mais, ce qui est vraiment incroyable, c'est que des
écrivainsmodernes aient osé reprendre la même thèse, en
l'appuyant d'arguments plus ou moins fantaisistes. Non seu
lement la Renaissance a continué de la soutenir (elle était
trop éprise des souvenirs de l'antiquité pour y renoncer),
mais des Allemands de nos jours ont essayé de la remettre
en faveur. Que dis-je ? un auteur français, peu connu il est vrai,
M . Moët de la Forte -Maison, a renouvelé la tentative en
1868, dans une étude spéciale , que M . Eugène Morin , de la
Faculté des Lettresde Rennes, s'est donné la peine de réfuter.
Il serait inutile d'entrer ici dans cette discussion : peut- être
ai.je déjà accordé trop de place à une croyance absurde ;
mais il était bon de la signaler, au moins à titre de curiosité.
Nous avons maintenant à nous demander comment une
petite confédération de tribus barbares put arriver à pré
tendre à l'empire des Gaules, et comment elle s' était avancée,
avant l'avènement de Clovis, jusqu'aux bords de la Somme.
Chapitre Deurième.
Marche des Francs avant Clovis.

1. Les deux systèmes en présence au sujet de l'établissement


des Francs dans la Gaule : conquête ou occupation paci
fique ? – II. De défenseurs de l'Empire , les Francs deviennent
ses agresseurs ; violences commises par les Ripuaires. -
III. Le prétendu roi Pharamond ; caractère fabuleux de ce
personnage ; d 'où provient son invention . – IV . Les premiers
pas des Francs sur le territoire gaulois ; Clodion ; Mérovée ;
Childéric.

TE E problème que nous venons de poser peut sem


bler facile à résoudre, et la réponse paraît, au
premier coup d 'ail, ne comporter qu'un simple
ESETE récit. Cependant nous nous trouvons ici en pré
sence de deux grands systèmes historiques , absolument
opposés l'un à l'autre, ayant eu chacun leurs défenseurs fer
vents, convaincus, et les ayant même encore. La question
débattue n 'est qu'un épisode de la grande querelle des Roma
nophiles et des Germanophiles. Les Francs sont devenus
maîtres de la Gaule par la seule conquête , disent les derniers.
— Pas le moins du monde, disent les autres : il n 'y a eu ni
conquête ni révolution ; les princes francs ont été les auxi
liaires,puis les successeurs des empereurs et de leurs délégués ,
et c'est à ce titre qu'ils ont été acceptés par les Gallo -Romains.
Ouvrez Boulainvilliers, le chef de la première école . Vous y
lisez que « les Français (car pour lui les Francs sont déjà des
Français au cinquième siècle ), conquérants des Gaules, y
132 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE. .
établirent leur gouvernement tout à fait à part de la nation
subjuguée, qui, réduite en servitude, privée de tout droit
politique et même du droit de propriété, fut destinée par eux
au travail et à la culture de la terre (1). » Et des volumes ont
été écrits pour développer cette théorie ; notre histoire tout
entière, avant la Révolution surtout, a été bâtie sur ce fonde
ment. Ouvrez maintenant l'abbé Dubos, l'auteur de l'Histoire
critique de l'établissement de la Monarchie, qui passa de son
temps pour un dangereux novateur, et qui représentait cepen .
dant une réaction des plus légitimes : vous le voyez montrer,
avec un grand luxe de raisonnements et de commentaires,
que les Gaulois n 'ont été niasservis ni dépouillés, que les
Francs devinrent leurs maîtres en vertu de traités plutôt que
par la force des armes, et que le régime mérovingien fut la
continuation naturelle du régimeromain ( 2). En 1851, M . de
Pétigny, dans ses remarquables Études sur l'époque mérovin
gienne, couronnées par l' Institut, a repris la même thèse et a
su lui donner, jusqu 'à un certain point, force de loi. Son sys.
tème, sans doute, se rapproche beaucoup plus de la réalité
des choses que celui de Boulainvilliers et de l'école germa
nique ; toutefois il a été, à son tour, poussé à l'excès.
L 'opinion des érudits tend maintenant à réagir contre cet
excès et à se fixer dans un justemilieu entre les deux théories
opposées (3 ). Les textes et les faits, considérés froidement,
donnent raison à ce tiers parti. On trouve, entre autres, une
preuve convaincante qu 'il y a eu à la fois conquête et asso
ciation dans cette phrase de Procope, qui renferme la formule
la plus claire, qui nous donne la clef la plus sûre de toute l'his
toire de ce temps : « Les empereurs ne purent pas empêcher
les barbares d'entrer dans les provinces"; mais les barbares, de
1. Boulairvilliers, Histoire de l'ancien gouvernementde France.
2 . Dubos, op. cit., liv . III.
3. Je ne parle pas ici des livres récents de M . Fustel de Coulanges, qui repri
sentent un système à part et sont, malgré tout leur mérite , d 'un romanisme exa.
géré, ou pourmieux dire, passionné.
MARCHE DES FRANCS AVANT CLOVIS . 133

1 leur côté, ne crurent point posséder en sûreté les terres qu'ils


occupaient tant que le fait de leur possession ne fut pas changé
en droit par l'autorité impériale ( 1). » Ainsi donc, il y eut
d'abord un fait brutal, une occupation violente, et il y eut
ensuite ratification, légitimation de ce fait par des conven
tions explicites ou tacites. Voilà l'exacte vérité, et voilà le
point de jonction où doit s'opérer la rencontre des deux
systèmes à concilier. C 'est ce que va nous démontrer aussi le
bref aperçu des événements antérieurs à Clovis, en attendant
que le règne de ce prince apporte à son tour à notre version
une confirmation éclatante.
11

D 'un côté, nous voyons des guerriers francs, introduits de


bonne heure dans les légions romaines avec d 'autres barbares,
des lètes francs, c'est- à-dire des espèces de colonies militaires,
cantonnés sur différents points du territoire gaulois dès le
règne de Maximien et de Constance Chlore ; nous voyons
des chefs francs occuper des postes éminents à la cour ou à
l'armée impériale : Laniogaise, le dernier serviteur fidèle de
l'empereur Constant; Silvain , général de l'infanterie, pro
: clamé lui-même empereur en 355 ; Malaric, commandant de
la milice des Gaules sous Jovien ; Teutomer, commandant
l'armée de Dacie sous Valens ; Mallobaude, comte du palais
de Gratien ; Mérobaude, deux fois consul ; enfin le fameux
Arbogaste, qui fit mieux que de régner et gouverna sous le
nom des fantômes d ' empereurs créés par son caprice.Mais ce
sont là des faits particuliers ; et, pendant ce temps, la confé
dération franque se tenait toujours au -delà du Rhin , dans
une attitude tantôt amie , tantôt hostile, sous la conduite de
divers princes ( reges, subreguli, duces ), tels que Marcomir,
Sunnon et autres, auxiliaires de l'Empire jusqu 'à l'heure de

1. Procope, De bello gothico ; de Pétigny, op. cit., I, 358.

Fondation de la France.
134 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

devenir ses envahisseurs. Cette heure ne tarda pas arriver.


D 'abord, ils s'introduisirent dans l'île des Bataves, et Julien
leur concéda ce territoire (qu'il eût été bien embarrassé de
leur refuser ), à la charge de défendre le passage du Rhin
contre les autres barbares. Ils s'installerent ainsi sur la rive
gauche et par la force et par la légalité : c'est une première
application de la règle que je formulais tout à l'heure. Ils
défendirent, en effet, pendant quelque temps, la frontière
menacée. En 400 et 409, on les voit encore protéger l'Empire
à demi tombé.Mais déjà , la chute du colosse ne faisant plus
de doute pour personne, ils songent à prendre leur part de
sa dépouille et s' étendent dans la Belgique. Les Francs
Saliens s'établissent sur les bords de l'Escaut, dans le pays
des Nerviens, puis, à la faveur de l'invasion vandale, jus
que chez les Morins et les Atrébates. Ils occupent même
un instant, en 407, Tournai, Cambrai, Arras, Amiens. Ils se
retirent presqu'aussitôt ;mais la route est ouverte, et un peu
plus tard ils reparaîtront en maîtres. Presque en même temps
les FrancsRipuaires pénètrent dans les places romaines situées
entre le Rhin et la Meuse : ils s'emparent de Trèves, et cette
noble cité, naguère protégée par la présence et les vertus de
saint Martin, est livrée à toutes les horreurs du pillage.
« La première ville des Gaules, s'écrie Salvien, n 'est plus
qu'un tombeau. Ceux qui ont échappé au massacre n 'ont sur
vécu que pour prolonger leurs souffrances ; les uns meurent
lentementde leurs blessures ; les autres,brûlés par les flammes
que les ennemis ont allumées , souffrent le supplice du feu ,
même après l'extinction de l'incendie . D 'autres périssent de
froid et de faim ; d 'autres languissent dans la misère. J'ai vu ,
j'ai vu de mes yeux des cadavres déchirés, étendus çà et là
dans les rues, où ils répandent l'infection , rongés par les
chiens et les vautours. L 'odeur funèbre des morts tue les
vivants, et la mort renaît de la mort même ( 1). »
1. Salvien , De gubernatione Dei.
MARCHE DES FRANCS AVANT CLOVIS. 135

Est- ce là une occupation pacifique et régulière ? N 'est-ce


pas plutôt la conquête dans toute sa brutalité ? Ce n 'est point
la tribu de Clovis qui connut ces violences, je le veux bien :
ce sont néanmoins des Francs, c'est la tribu destinée à domi
ner dans le nord -est de la Gaule . Croit-on que les Saliens se
soient avancés, de leur côté, jusqu'à la Somme sans recourir
à la force ? Nous voyons, d 'ailleurs, toutes les tribus franques
s'organiser, vers 420, sous la direction d 'un chef unique. C 'est
bien une preuve qu'elles entendent alors marcher en phalan
ges compactes, et avec toutes les conditions de succès, à la
conquête du pays. C'est une preuve que le grand cadavre
impérial est par terre ; les vautours le flairent, et s'apprêtent
à le disséquer. Les alliés d 'hier sont devenus les ennemis les
plus redoutables et les maîtres de demain .

III

Est-ce à dire , pour cela , qu'il faille croire à l'histoire du roi


Pharamond, fondateur de la monarchie des Francs, réunis
sant tous ces guerriers sous son sceptre et franchissant le
Rhin à leur tête ? Nullement, et nous allons trouver ici un
autre sujet d 'étonnement, bien fait pour nousmettre en garde
contre les affirmations trop positives qui regardent cette
période crépusculaire de nos annales. C 'est encore là une
curiosité historique de haut goût. La masse de nos historiens
s'est empressée d'admettre que notre premier roi s'appelait
Pharamond, et, depuis les grosses compilations plus ou moins
savantes jusqu'aux petits livres qu'on met entre les mains de
nos enfants, tous inaugurent le récit des origines de la France
par le règne de ce monarque légendaire, qui doit à cette cir
constance seule toute sa célébrité. Or, très probablement,
Pharamond n'a jamais régné, dans le sens que nous attachons
d 'ordinaire à ce mot, et peut- être même n 'a -t-il jamais existé.
La plus ancienne chronique où l'on ait cru retrouver sa trace
cst de trois siècles postérieure. Et que dit-elle ? Simplement
FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

ceci : « Elegerunt Pharamundum , filium Marcomiri. » Les


Francs élurent Pharamond, un fils de Marcomir. Pharamond ,
se sont dit les commentateurs , et peut- être le rédacteur
lui-même, c'est évidemment un nom propre ; c'est le père
de Clodion , c'est l'ancêtre de Clovis, c'est le premier roi
de France ! Et voilà, du coup, la dynastie mérovingienne
enrichie d 'une nouvelle figure, la liste de nos souverains allon
gée d 'une unité ; ce dont ils n 'étaient sans doute pas fâchés,
car cela reculait leur ancienneté d 'une génération. Nos enfants
avaient pourtant assez de noms barbares à apprendre dans
nos arides résumés classiques ! Mais, malheureusement, rien
ne prouve que ce mot problématique ait été le nom d 'un
homme; il paraît plutôt avoir été celui de plusieurs hommes,
c'est- à -dire d 'une série, d 'un ordre spécial de chefs militaires,
en un mot avoir désigné une fonction , une qualité, plutôt
qu'une personne en particulier. On l'a rapproché ingénieu
sement de son analogue Pharaon, qui a servi chez les Égyp
tiens à désigner tous lesmembres d 'une dynastie. Il faudrait
alors traduire tout simplement : « Ils élurent pour chef un
fils de Marcomir. »
Ainsi, le roman du roi Pharamond faisant franchir le Rhin
au peuple des Francs est la digne continuation du roman de
l'origine troyenne; et, de fait, il le continue, il vient à sa suite
dans quelques anciennes chroniques, ce qui n 'augmente pas
son autorité, bien au contraire. Après être devenu l'allié de
l'Empire et avoir combattu avec gloire les Alains, ce peuple,
dit un chroniqueur trop fécond, se souleva contre l'empereur
Valentinien, qui voulait lui imposer un joug onéreux ; il se livra
un grand combat entre son roi Priam et Aristarque, le com ,
mandant de la milice impériale ; le premier y perdit la vie .
Alors, sortant de la Sicambrie, les Francs vinrent s'établir près
de l'embouchure du Rhin , avec leurs chefs Marcomir, fils de
Priam ,et Sunnon, fils d'Anténor ;puis, Sunnon étant mort, ils
ne voulurent plus avoir qu 'un seul roi, commeles autres peu .
ples, et ils demandèrent conseil à Marcomir, qui désigna à
MARCHE DES FRANCS AVANT CLOVIS. 137

leur choix son propre fils Pharamond. Ce jeune prince, élevé


sur le pavois, fut le premier des rois chevelus ( 1 ). Dans une
chronique à peine postérieure, dans la chronique de Prosper
remaniée et interpolée, on trouve la généalogie, parfaitement
établie, passée à l'état de vérité acquise ( 2). Pétigny, dans
ses savantes Études, qui sont restées un desmeilleurs travaux
sur la matière, malgré la fidélité un peu trop servile de
l'auteur aux doctrines exagérées de Dubos, a réfuté, tout en
l'expliquant, cette étrange aberration :
« C 'est dans le texte de Prosper édité par Pithou (et beau
coup moins authentique que la version primitive) que se
trouve la liste des premiers rois de France, intercalée au
milieu des faits de la chronique, sans aucune liaison avec ce
qui précède et ce qui suit, et sans qu'il soit autrement ques
tion d'eux dans la narration des événements historiques
auxquels, s'ils avaient réellement existé, ils devraient avoir
pris part. Le premier de ces rois n 'est rien moins que le bon
Priam , venu de Troie pour régner sur les bords du Rhin , et
le chroniqueur ajoute naïvement qu 'il n 'a pas pu remonter
plus haut.La mention du monarque troyen suit immédiate .
ment celle de la proclamation de Maxime comme empereur
dans la Grande-Bretagne, fait qui appartient à l'année 383.
Elle est exprimée simplement dans ces termes : Priamus
quidam regnat in Francia , quantum altius colligere potuimus.
Le second roi est Pharamond. La phrase qui le concerne
vient après les passages qui parlent de la mort d 'Ataulphe et
des traités faits avec l'Empire par Vallia, événements des
années 415 et 416 . Elle se borne à la formule suivante, répé
tée pour tous ses successeurs : Pharamundus regnat in Fran
cià . La chronique indique pour la même année une éclipse
de soleil et un signe miraculeux dans le ciel. Or, comme il
est constaté par les autres témoignages contemporains qu 'il
1. Gesta Francorum .
2. Prosper, Chron .
138 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

y eut une éclipse de soleil le 19 juillet 418, et qu'ensuite une


comète se montra pendant quelques mois, ces deux rensei
gnements ont déterminé nos historiens à fixer à cette année
la date précise du règne de Pharamond.
« Je n 'ai pas besoin d'insister sur les nombreuses invrai.
semblances de ces courtes indications. Le nom seul du roi
Priam nemontre-t-il pas que ce n 'est point là un document
sérieux ? Comment, d'ailleurs, Prosper aurait-il imaginé de
donner dans cette forme extraordinaire la liste des rois francs
plutôt que celle des chefs des autres nations, qui jouaient
alors un bien plus grand rôle dans l'Empire? Pouvait-il pré.
voir que ce peuple, obscur encore, étendrait un jour sa domi
nation sur toute la Gaule ? Comment, surtout, aurait- il dési
gné la Belgique, où les Francs étaient établis, par le nom de
Francia , qui de son temps ne s'appliquait qu'à la Germanie,
au-delà du Rhin ? Il y a là autant d'impossibilités que de
mots ; j'ai presque honte d 'entrer dans de si longs détails
pour attaquer ce quine saurait être défendu, et je me hâte
de conclure en affirmant que ces passages de la chronique de
Prosper, dans le texte tronqué et défiguré de Pithou, sont
évidemment des interpolations faites par quelques copistes
ignorants de l'époque mérovingienne. ..
« L 'étymologie même du nom de Pharamond semble indi
quer plutôt une personnification typique de la nation franque
qu'un personnage réel, et cette supposition est d 'autant plus
vraisemblable que ce nom n 'a jamais été porté, ni avant ni
depuis , par aucun prince de la race germanique, quoique les
noms propres des Germains soient en général peu variés et,
par conséquent, se reproduisent souvent dans l'histoire (1). »
IV
Mais en voilà assez sur ce curieux détail ;reprenons la trace
authentique des Francs. Après s'être organisés sous un chef
1. De Pétigny, op. cit., I, 370 et suiv .
MARCHE DES FRANCS AVANT CLOVIS. 139

militaire qu'on pourrait tout au plus appeler, en toute sécurité ,


le fils de Marcomir, ils manifestèrent presque aussitôt leurs
intentions en faisant un pas de plus vers le centre de la Gaule.
Cette évolution s'effectua sous la direction de Clodion . Le
chef de ce nom est le premier prince authentique dont l'his
toire fasse mention ; encore faut-il observer qu'il n 'est nulle
ment certain , comme on le répète tous les jours, qu'il ait été
le bisaïeul de Clovis. « Clodion, dit Grégoire de Tours, homme
aussi distingué chez les siens par lemérite que par la noblesse,
fut roi des Francs. Il occupait dans le pays des Thuringiens
la forteresse de Dispargum (localité dont les plus habiles
commentateurs n 'ont pu retrouver la trace, mais qui était
évidemment située dans la Thuringe cisrhénane, mentionnée
ailleurs, par le même chroniqueur, entre Cologne et la mer).
Ayant envoyé des éclaireurs vers la ville de Cambrai et fait
explorer le pays, il se mit en marche, écrasa les Romains et
s'empara de la ville. (Voilà encore un fait de conquête bien
caractérisé.) Après y être resté un peu de temps, il occupa.
tout le territoire jusqu'au fleuve de la Somme. Quelques per
sonnes prétendent que le roi Mérovée, père de Childéric , était
de sa famille ( 1). » Ainsi, rien demoins sûr que la généalogie
qui rattache Clovis à Clodion .
Sous ce Mérovée, dont notre premier historien vient de
prononcer le nom , la marche des Francs subit un temps
d 'arrêt. Un danger commun les réunit encore un instant aux
forces romaines contre les hordes slaves, qui étaient, celles- là ,
la véritable invasion barbare et le suprême péril de la civili
sation . Ils contribuerentbravement à la défaite d 'Attila dans
la plaine de Mauriac, et, dès ce jour, les Gaulois purent
deviner en eux la puissance militaire appelée à les protéger
dans l'avenir. A la mort de Valentinien III, les Francs s'agi
tèrent de nouveau ; l'empereur Avitus les fit rentrer dans
leurs limites et obtint d'eux un hommage plus ou moins
1. Grégoire de Tours, Hist. oceles., liv. II, chap. 9.
140 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

volontaire. Enfin , sous le fils de Mérovée, ils combattirent


avec Egidius, maître de la milice des Gaules, contre les
Saxons et les Allemands. .
Mais, après la mort de ce dernier des généraux romains,
Childéric , sans se tailler précisément un royaume entre la
Somme et la Loire, comme on l'a cru souvent, opéra pour son
compte et entreprit la soumission de toute la Gaule septen
trionale. La Vie de sainte Geneviève, écrite par un auteur
presque contemporain, nous le montre agissant en vainqueur
dans l'antique Lutèce. Il y était entré avec des prisonniers
qu'il voulait mettre à mort ; il fit fermer les portes de la ville,
de peur que Geneviève ne vînt lui arracher, par ses prières,
la grâce de ces malheureux, Mais la sainte, avertie par un
messager fidèle, se présenta devant ces portes, qui s'ouvrirent
d'elles-mêmes dès qu'elle les eut touchées, parvint jusqu'au
roi, et obtint en effet de lui la vie des captifs (1 ). Néanmoins,
Childéric ne put s'établir dans cette région . Bien que l'abbé
Dubos et Pétigny nous le représentent comme le maître des
milices romaines, comme le seul commandant des forces
impériales dans le nord après la mort d'Egidius et du comte
Paul, sur la foi d'une lettre de saint Remi qui s'applique,
comme on l'a vu, à un tout autre objet, ce prince paraît
avoir éprouvé à Paris et ailleurs une vive résistance de la part
des Gallo -Romains, et, en définitive, le siège de son royaume
demeura toujours à Tournai, où son tombeau a été retrouvé
avec des trésors archéologiques d'une valeur inappréciable .
Il était réservé à Clovis de comprendre la puissance qui
devait donner à sa race l'empire des Gaules et de courber
devant elle un front respectueux, pour voir ensuite tous les
autres fronts se courber devant lui. Il convenait de retracer
rapidement la marche en avant de ses prédécesseurs, afin de
marquer le point où en était arrivée la domination franque
au jour de son avènement.Mais, devant cette nouvelle figure,
1. De Pétigny,op. cit.
MARCHE DES FRANCS AVANT CLOVIS . 141

qui,quoi qu'on en puisse dire, nous apparaît pleine de noblesse


et demajesté, il faut changer d'allure, afin de l'étudier avec
tous les développements et toute l'attention qu'elle mérite. Ce
n 'est point un saint Louis qui va s'offrir à nos yeux , tant
s'en faut ; c'est encore un barbare. Mais il est vraiment beau,
ce barbare, apportant dans les plis de sa tunique courte la
réconciliation du vieux monde gallo-romain avec les terribles
adversaires que lui envoyaient depuis des siècles, par allu
vions sans cesse renouvelées, les rivages de la Germanie. Il
a la beauté de la Sulamite , que l'Écriture compare préci
sément à un cheur de guerriers, et, comme elle, il séduira
les peuples au premier aspect. Nous allons, en effet, voir la
Gaule, suivant l'expression énergique de notre premier chro
niqueur, soupirer d'amour après sa domination.
Chapitre Troisième.
raun Clovis avant le baptême, nesen
1. Situation de Clovis vis-à -vis de l'Empire ; il attaque Syagrius
et le bat près de Soissons. – II. Premières relations de ce
prince avec saint Remi ; sages conseils que lui donne dès lors
le pontife. – III. Les Francs s'étendent jusqu 'à la Loire et
repoussent les Alamans ; le veu de Tolbiac traité de légende
par la critique allemande. – IV . Les préliminaires du bap
tême, saint Martin consulté dans son tombeau . – V . Le jour
de Noël 496 ; les vrais motifs de la conversion de Clovis .

I .
[ MAD
E 'ÉTABLISSEMENT du chef de la tribu des Saliens
dans le pays dont il allait faire la France, com
IF prend deux périodes très distinctes : l'une va de
S EWE sa première prise d'armes à son baptême ; l'autre
s' étend de son baptême à la fin de sa vie. Durant la première,
il étend sa domination jusqu'à la Loire ; durant la seconde,
il porte la guerre à l'est et au inidi, et soumet toute la région
sise en -deçà des Pyrénées. Les conditions dans lesquelles
ont été entreprises ces deux parties de la conquête sont bien
différentes. Nous allons les examiner successivement.
Childéric, nous l'avons vu, avait été pendant quelque
temps, sinon le fonctionnaire de l'Empire, comme l'ont cru
Dubos et Pétigny, du moins l'allié et l'auxiliaire bénévole des
Romains. Mais, au moment même où venait au monde son
fils unique, il s'opérait à Rome une révolution qui n'appor
tait peut-être pas, en fait, un grand changement dans l' état
de la société,mais dont les conséquences, en droit, devaient
CLOVIS AVANT LE BAPTÉ ME. 143

être immenses. L 'empire d 'Occident, qui chancelait depuis


près d 'un siècle, achevait de s'écrouler sous les coups des
Hérules, en 476 . Par conséquent, tous les engagements
qui pouvaient lier les Francs au sort et à la politique des
Romains se trouvaient virtuellement annulés ; tous les scru
pules qui avaient pu arrêter la marche en avant de leurs
chefs perdaient leur raison d 'être. Il n 'y avait plus devant
Clovis qu ’un empereur d 'Orient élevant de vaines prétentions
à la domination de l'Occident, conservant un simulacre de
suzeraineté à peine justifiable aux yeux des légistes byzantins,
et un officier romain , Syagrius, qui, après avoir gouverné au
nom de l'Empire, s'était taillé dans le nord de la Gaule une
principauté indépendante, tout comme l'eût fait un conqué
rantbarbare. Grégoire de Tours attribue même à ce fantôme
de souverain la qualité de roi ; mais c'est un titre que l'on pro
diguait alors à tous ceux qui exerçaient un commandement
supérieur ou qui se l'arrogeaient, et DIEU sait combien il y en
avait au cinquième siècle ! Les petits chefs militaires des tri
bus franques sont eux-mêmes décorés par notre chroniqueur
de la qualité royale. En réalité, les Gallo-Romains s'étaient
mis sous l'égide de Syagrius, faute d'un autremaître et en
attendant mieux ;mais l'impuissance de ce dernier défenseur
d'un régime tombé, le grave inconvénient qui résultait du
morcellement du pays, partagé entre plusieurs petits poten
tats, romains, bourguignons ou goths, tout cela devait déjà
faire désirer aux populations indigènes l'avènement d'un
gouvernement unique et fort. Telle était, au début, la
situation de Clovis : dégagé de tout lien envers une puis
sance qui n'existait plus,sympathique par avance à la nation ,
qui devinait dans ce païen plein de bravoure et d 'intelli
gence le prince catholique de demain , il pouvait marcher ;
Dieu était avec lui.
En 481, à la mort de son père, il n 'avait encore que quinze
ans. Il régnait, en vertu de l'hérédité, sur les Francs Saliens,
dont les possessions s'étendaient seulement jusqu'à la Somme;
144 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

encore leur territoire semble-t-il avoir étémorcelé en plusieurs


fractions, soumises à des chefs ou gouverneurs particuliers,
peut-être parents de Clovis et en quelque sorte ses vassaux ,
Il résidait, comme Childéric, à Tournai. Syagrius, lui, avait
pour capitale Soissons ; son prétendu royaume allait jusqu 'à
la Somme du côté du nord, jusqu 'à la Lorraine à l'est, jusqu 'à
la Seine et à la mer du côté du sud et de l'ouest. Bien petit
encore était le domaine du prince des Saliens auprès de celui
de son rival, auprès de ceux des Bourguignons et des Visi
goths, avec lesquels il devait se rencontrer dans l'intérieur de
la Gaule ; là cependant était l'avenir, là le salut. Les pre
mières années de son règne sur les Francs furent employées
à préparer la guerre. Il s'assura le concours de Ragnacaire,
le prétendu roi de Cambrai, et des autres petits chefs de
sa tribu. Il appela à lui tous les hommes valides auxquels
il commandait, et, malgré cela , il ne paraît avoir réuni à
cette époque qu'une armée assez faible : il est vrai qu'un
guerrier franc valait quatre soldats gallo- romains. En 486 ,
à l'âge de vingt ans, il attaqua Syagrius, quine pouvait lui
opposer que la milice régulière de son domaine particu
lier. Point n 'est besoin de chercher un motif à cette déclara
tion de guerre : elle était dans l'ordre des choses ; elle était la
conséquence naturelle des opérations entreprises par les Francs
et de la marchesuivie par eux depuis deux siècles. Il partit
donc de Tournai, et, suivant les historiens locaux, vint à
Cambrai, puis à Vermand, d'où une voie romaine menait
directement à Soissons, passa l'Oise à Condren, l'Ailette à
Guny, et, parvenu en face de Syagrius, lui demanda de fixer
lui-même un champ de bataille. Étonnant procédé, quisem
ble déjà présager les usages courtois de la chevalerie , institu
tion d 'origine essentiellement germanique, comme l'on sait.
« Syagrius, dit Grégoire de Tours, ne différa pas et craignit
de résister à cette demande ( 1 ). )
1. Sed nec iste distulit, ac resistere metuit. (Hist, eccles., liv . II, ch. 27.) M .
Monod, contre le sentiment du critique allemand Junghans, dont il est ordi.
CLOVIS AVANT LE BAPTÊME. 145

Le combat s'engagea, non pas à Soissons même, comme


on le croit généralement, mais un peu plus au nord , puisque
Clovis s'avança ensuite du champ de bataille sur cette ville,
et probablement, d'après les indices topographiques, vers
Crécy -au-Mont, dans les hautes plaines de Juvigny et de
Montécouvé, ou dans celles de Chavigny et d 'Espagny. « Pen
dant la mêlée, ajoute Grégoire, Syagrius, voyant son armée
rompue, lâcha pied , et, tout d 'une traite, s'enfuit jusqu'à Tou
louse,auprès du roi des Visigoths Alaric. Clovis envoya dire à
Alaric de lui livrer Syagrius, s'il ne voulait attirer la guerre
sur lui-même. Alaric, craignant de s'exposer pour Syagrius à
la colère des Francs, car la crainte était naturelle aux Goths,
livra le Romain enchaîné aux envoyés de Clovis. Quand
celui-ci l'eut en son pouvoir, il le fit garder avec soin , et, après
avoir pris son royaume, donna ordre de le faire périr en
secret ( 1). » Voilà bien le barbare. Mais qui oserait dire que
Syagrius n'eût pas agi demêmeà l'égard de Clovis, s'il avait
remporté la victoire ?

II

Ce début brillant au pointde vue militaire livra aux Francs


la Gaule septentrionale. Aussitôt après , ils se répandent dans
le pays et quelques-uns se mettent à piller les églises. A
Reims, ils enlèvent un vase sacré des plus précieux, appelé à
tort le vase de Soissons et dont l'histoire est célèbre. Mais
leur jeune chef, révélant dès lors, à côté de la bravoure guer
rière, les qualités d 'un habile politique, infige au déprédateur
un châtiment terrible. Puis ilrestitue le vase, et noue par ce fait
avec l'évêque du lieu des relations tout à fait intimes. C 'est
nairement le fidèle Achate, propose , dans son étude sur Grégoire de Tours , de
lire : Nec resistere metuit, et de traduire : Il ne craignit pas de résister à Clovis .
Mais on ne voit pas la raison de cette correction , que nulmanuscrit n 'autorise et
qui change absolument le sens de la phrase.
1. Hist. eccles., liv. II, ch . 27.
146 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
lpar'explication toutenaturelle, qui n'est cependant
les historiens, del'amitié qui unit par la pas
suite le donnée
prince
WICEVED
NE

SAN
DER
GE
N

29
BRUS
RE

RA

SaintRemivient demander
d'un vase sacré pris parà Clovis la restitution
les Francs.
(D 'aprèsuneminiatured'unmanuscrit du XVesiècle,à la Biblioth.del'Arsenal.)
barbareet le prélat gallo-romain. Tout païen qu'il est, Clovis
CLOVIS AVANT LE BAPTÊME. 147

se montre plein de respect pour l'Église, etl'Église, le traitant


d 'avance en fils soumis, lui donne, par la voix de saint Remi,
des conseils paternels pour le gouvernement du pays qu'il
vient de conquérir : « Que votre administration soit intègre
ct honnête. Vénérez vos pontifes (les pontifes chrétiens de
votre territoire , bien entendu) et recherchez leurs avis. Si vous
êtes en bonne intelligence avec eux, votre autorité s'en trou
vera affermie. Soulagez vos concitoyens, relevez les affligés.. .
Que la justice sorte de votre bouche. N 'attendez rien des pau
vres ni des étrangers ; à plus forte raison , ne consentez point
à recevoir des présents. (C 'est exactement le conseil qu'un
moine donnait plus tard à saint Louis, et que saint Louis à
son tour transmettait à ses officiers et à son fils). Que votre
prétoire soit ouvert à tous, et que personne n 'en sorte affligé.
Employez votre patrimoine à racheter les captifs. Délassez
vous avec les jeunes gens (de votre âge), mais traitez les
affaires avec les vieillards, si vous voulez passer pour grand,
si vous voulez vraiment régner. »
Cette magnifique lettre, dont j'ai déjà parlé plus haut ( 1 ),
est la véritable charte de la monarchie naissante. On y
trouve l'écho anticipé de la fameuse parole qui devait sortir
bientôt des mêmes lèvres devant le baptistère de Reims:
« Courbe docilement la tête, Sicambre. » L 'évêque, ici, écrase
le roi barbare de toute la supériorité que donnent à ses pa
reils la religion, la civilisation , l'autorité morale. Le pontife
apparaît comme le vrai gouvernant ; mais c'est au gouver
nement des âmes qu'il prétend, ce sont les intérêts des fidè
les qu'il prend en main , en digne continuateur des defensores
civitatis. Et quant au monarque, il subit sans regimber cet
ascendant irrésistible de la grandeur et de la majesté de cette
Église catholique qu 'il n 'avait entrevue jusque-là que de loin ,
mais dont le premier aspect le saisit, le jour où il se trouve en
contact immédiat avec elle. Ildevient, dès ce premiermoment,
1. V . à son sujet l’Appendice I, ci-après.
148 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

l'allié des évêques (l'allié, et non l'instrument) ; il embrasse la


grande politique chrétienne, la politique de saint Louis, dont
le principe fondamental est l'union intime des deux glaives
spirituel et temporel. Ce respect, cette loyauté, cette habileté,
calculée ou non , l'amèneront vite au bord de la piscine sacrée.
On le sent autour de lui ; on lui parle comme à un chrétien ;
et n 'est- il pas déjà cent fois plus chrétien que les princes
livrés à l'arianisme,que les oppresseurs des populations catho
liques de l'est et du midi ?
La monarchie française n 'est pas encore fondée , mais le
premier pas est fait, et c'est un pas décisif. Clovis domine
de l'Escaut à la Seine. Il est investi de toute la puissance
civile et militaire par les Gallo -Romains de cette contrée.
Accepit regnum , dit Grégoire de Tours ; il a reçu l'investiture,
comme traduit le savant Junghans. Il règne sur les Francs
par droit de naissance, sur les Gaulois par l'adoption ; et des
lors commence, sur cette partie du territoire, l'ouvre longue
et laborieuse de la fusion des deux peuples. Ils ne se mélan
gent pas encore , la différence de religion s'y oppose ; mais
ils sont en contact, et même ils sont en paix , changement
radical et d 'une portée considérable.

III

Clovis profite de ce changement pour étendre sa puissance


sur le reste du territoire échappé jusque-là aux envahisseurs
barbares, c'est-à -dire entre la Seine et la Loire. Nous ne
savons pas au juste quelle fut la résistance qu'il rencontra
dans cette région,Grégoire n 'en dit rien : il nous donne seu
lement à entendre, en disant que la victoire de Soissons fut
suivie d 'autres campagnes et d 'autres succès, que la soumission
ne fut pas spontanée partout. Quelques villes romaines s'obs
tinèrent à fermer leurs portes au vainqueur. S 'il faut en croire
la Vie de sainte Geneviève, les remparts de Lutèce l'auraient
arrêté pendant plusieurs années (dix ans, suivant la version
CLOVIS AVANT LE BAPTÊME. 149

commune ; cinq seulement, d'après la leçon beaucoup plus


vraisemblable fournie par un des manuscrits) ;mais ce fait se
rapporte peut- être à un autre prince et à une autre époque.
A l'ouest, il se heurta contre une barrière plus infranchis.
sable. Une ligue nationale s' était établie dans la vieille Armo
rique ; la Bretagne, centre celtique et druidique qui devait
rester si longtemps étranger aux destinées de la France,
demeura pour les conquérants un domaine inaccessible et
mystérieux. Ils paraissent cependant s'être étendus alors
jusqu'à la cité du Mans, et, bien avant l'époque de la guerre
des Visigoths, qui eut lieu en 506 , ils avaient atteint au sud
la limite naturelle formée par la Loire .
Des agrandissements aussi rapides ne pouvaient s'opérer
sans exciter la jalousie et la convoitise des autres peuplades
germaniques. La Gaule était un trop beau morceau pour que
les plus voisines ne prétendissent pas en avoir leur part. Le
roi des Francs eut à réprimer de ce côté des appétits féroces.
Suivant les Allemands (Junghans en particulier ), pour con
server à son empire naissant son caractère primitif, il importait
singulièrement d'y faire entrer aussides populations d'origine
germaine. C 'est afin de contre-balancer l'élément romain ou
gallo -romain , prépondérant dans son nouveau royaume, qu'il
aurait soumis les Thuringiens et les Alamans. Mais ce n'est
là, semble -t-il, qu'une pure théorie de gerinanophile. La force
de Clovis était évidemment dans son alliance étroite avec le
clergé et les habitants de la Gaule, nullement dans l'accrois
sement de l'élément barbare sur son domaine. Il avait inté
rêt, au contraire, à se séparer ouvertement de cet élément
barbare, à se poser comme une barrière naturelle et sûre
contre les autres envahisseurs, en un mot à se romaniser, lui
et son peuple . Ce fut, en effet, sa tendance constante et celle
de ses successeurs. Il se retourna donc vers les Germains du
dehors, non pour se les associer,mais pour leur dire : Je suis
le premier occupant ; on n'entre plus.
Tel est le sens de la guerre qu'il soutint contre les Thurin
Fondation de la France. 10
150 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
giens, tribu qui paraît avoir été fixée, non dans la Thuringe
d'Allemagne,mais sur la rive gauche du Rhin, entre Cologne
et la mer, et qu'il dompta sans peine ; puis de de son expé
dition contre les Ala
mans,auxquels il imposa
sa suzeraineté.Ce dernier
peuple , en particulier ,
jalousait sa puissance ; il
tenta positivement une
agression contre les fron .
tières orientales des
Francs et les franchit.
Puis Sigebert, chef des
Ripuaires, établi à Co
logne, eut à combattre
cesmêmes Alamans sur
son territoire, à Tolbiac
(aujourd'hui Zulpich ,
Wha
S
dans la régence de Colo
DE

AL
gne, à 24 kilomètres au
sud -ouest de cette ville).
On a révoqué en doute
l'identité de ce combat et
de la célèbre bataille où
RAPTEM EADE CLOVISE
Clovis demeura vain
queur à la suite d'une
invocation au Dieu des
Clovis et ses guerriers francs chrétiens. Le fait est que
reçoivent le baptême. cette identité n'est pas
(D 'après une peinture à fresque deJ. Blanc, certaine ; Grégoire de
à l'église Sainte -Geneviève de Paris,
XIX° siècle.) Tours mentionne sépa
rément ces deux rencon
tres, sans nous indiquer par un mot qu'elles n'en font qu'une.
Toutefois il ne dit rien non plus qui permette d'affirmer le
contraire, et, en définitive, les deux peuples ennemis ne
CLOVIS AVANT LE BAPTÊME. 151
purent guère en venir aux mains plusieurs fois dans cette
courte campagne.
C 'est donc probablement à Tolbiac que Clovis, voyant son
armée plier devant les Alamans, s' écria, poussé par une
inspiration subite : « Dieu de Clotilde, si tu me donnes la
victoire, je me fais chrétien ! » Et aussitôt la bataille changea
de face, et le roi des Francs demeura vainqueur. Grégoire
de Tours nous raconte en propres termes ce trait fameux ( I) ;
ce qui n 'a pas empêché certains critiques allemands de le
traiter de légende. Mais ce n 'est pas seulement le væu de
Tolbiac et la victoire qui suivit qu 'ils prétendent rejeter dans
le domaine desmythes ; c'est aussi la scène de Reims, la céré.
monie du baptême, avec ses circonstances solennelles et son
immense portée, avec sa poésie, son parfum . De la poésie , il
n 'en faut pas dans leur histoire soi-disant scientifique. C 'est
encore du spiritualisme; et le spiritualisme, nous ne l'ad
mettons pas, disent-ils ; nous n 'admettons pas surtout qu'on
poétise des événements qui nous déplaisent. Eh bien ! DIEU
en fera malgré eux, de la poésie, et de la poésie en action,
mille fois supérieure à la poésie parlée imaginée par les
hommes. Il prendra par la main ce barbare, qui n ' était rien ,
mais qui, dans la sincérité de son âme, a jeté, à l'heure du
péril, ce cri suprême : Dieu qu 'adore Clotilde, sauve-moi,
sauve mon peuple , et nous t'adorerons aussi ! Il le ramènera
triomphant auprès d 'un pontife vénérable et d'une épouse
chérie , et tous deux, l'une par amour conjugal, l'autre par
amour de la vérité et de la patrie, s'efforceront d 'achever la
transformation commencée par ce triomphe inespéré.
IV

Ils la prévoyaient; ils y travaillaient depuis longtemps. Le


nouveau roi avait pris l'heureuse habitude de se régler sur les

1. Hist, eccles., liv . II, chap. 30 .


152 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
avis de saint Remi, nous dit la très ancienne vie de ce grand
évêque. Les exhortations de la reine, la mort d 'un enfant, la
guérison presquemiraculeuse d 'un autre,ces petits événements
intimes qui influent si profondément sur l'esprit d'un père,
tout cela l'avait merveilleusement prédisposé au baptême.
Ainsi sa conversion , loin de ressembler à une improvisation , à
un coup de tête soudain ,devait être un acte mûrement et lon
guement réfléchi ; ce sont là les plus solides. L 'heure de
Dieu arrive enfin. Le barbare éprouve encore quelques scru
pules à abandonner les divinités de ses ancêtres. Il consulte
son peuple : ce peuple, qui l'a suivi à la victoire , déclare tout
d'une voix qu'il le suivra jusque dans la piscine sacrée; signe
évident qu'il a été témoin d 'un prodige extraordinaire.
Mais ce n 'est pas assez : arrêté par un dernier scrupule de
conscience, il veut consulter aussi l'oracle de la chrétienté
gauloise, et ici se place une des actions les plus décisives de
sa vie, quoique des moins connues jusqu'à présent.
Dans la lettre de l' évêque saint Nizier à la reine Clodosinde,
plus d 'une fois publiée et commentée, nous lisons ce qui suit,
à propos de la conversion de Clovis : ( Humilis ad limina Mar
tini cecidit, et sine morå se baptizari permisit. Il alla se pros
terner humblement sur le tombeau de saint Martin ; après
quoi, il permit qu'on le baptisât sans délai ( 1 ). » Quelques
critiques, Adrien de Valois, le P . Daniel et d 'autres, ont cru
que l'auteur de cette lettre voulait simplement dire par là
que le roi des Francs avait reçu le baptême à Saint-Martin
de Tours, et c'est cette interprétation malheureuse, jointe à
l'inattention des historiens plus récents,qui a fait laisser dans
l'ombre un fait d'une importance capitale. Mais il est évident
que saint Nizier, qui vivait au sixième siècle, n 'aurait pu,
commettre une erreur aussi grossière. Il savait mieux que
nous que Clovis fut baptisé à Notre-Dame de Reims, comme

1. V . ce document à l’Appendice des œuvres de Grégoire de Tours, éd. Migne,


col. 1167.
- - -

CLOVIS AVANT LE BAPTÊME . 153

l'attestent un acte de Louis le Pieux rapporté dans Flodoard


et d 'autres documents dignes de foi. D 'un autre côté, les
mots. limina Martini sont formels et n 'ont jamais désigné
autre chose que la basilique particulière du saint, élevée sur
sa dépouille mortelle ; on disait de même limina Aposto
lorum pour désigner le tombeau de saint Pierre et de saint
Paul. Il n 'y a donc pas à en douter : Clovis, encore païen ,
alla saluer le palladium de la nation, qui était le corps de
saint Martin , et demander à l'Apôtre des Gaules une inspi
ration suprême. C'est là, devant ce sépulcre vénéré, fré.
quenté alors par des milliers de pèlerins, que, touché défini
tivement de la grâce , frappé à son tour par ce rayon lumi
neux qui avait renversé Paul sur le chemin de Damas, et
qui peut-être lui révélait dans un mystérieux pressentiment
le brillant avenir de sa race et de son royaume, il s'agenouilla
vaincu et se releva victorieux. Fides tua nostra victoria
est. Sur cet autel (l'autel national par excellence), il cueillit
la palme du néophyte, comme il devait revenir, un jour, y
prendre les insignes de l'autorité impériale. Etc'est ainsi que,
par unemerveilleuse disposition de la Providence, le premier
fondateur de la France catholique, jaloux d'affirmer sa préro
gative de protecteur de la patrie, lui donna le premier roi
très chrétien.
Aussitôt après, Clovis revint trouver saint Remi, et, sans
plus réfléchir ( sinemorå ), lui demanda le baptême.

« Le jour de Noël 496 , l'évêque Remi attendait sur la


porte de la cathédrale de Reims. Des voiles peints, suspen
dus aux maisons voisines, ombrageaient le parvis. Les por
tiques étaient tendus de blanches draperies. Les fonts étaient
préparés et les baumes versés sur le marbre. Les cierges
odorants étincelaient de toutes parts ; et tel fut le senti
ment de piété qui se répandit dans le saint lieu , que les
154 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE. ·
barbares se crurent au milieu des parfums du paradis. Le
chef d 'une tribu guerrière descendit dans le bassin baptis
mal : trois mille compagnons l'y suivirent. Et quand ils en
sortirent chrétiens, on aurait pu voir en sortir avec eux qua
torze siècles d'empire, toute la chevalerie, les croisades, la
scolastique, c'est- à -dire tout l'héroïsme, la liberté, les lumiè
res modernes.Une grande nation commençait dans le monde:
C 'étaient les Francs ( 1). » Voilà quelle était la plus grande
merveille, et voilà comme s'entend à l'épopée Celui qui fait

On a beaucoup disserté sur les véritables motifs de la con


version de Clovis. Certains historiens n 'ont pas manqué d'y
voir un calcul politique. Il voulait simplement, a- t-on dit,
se concilier les populations conquises, consolider son nouveau
royaume, et aussi se ménager un prétexte pour attaquer les
Bourguignons et les Goths, nations hérétiques. En effet, les
Ariens avaient essayé également de l'attirer à eux ; une de ses
sæurs avait même embrassé l'arianisme : mais lui n 'avait pas
voulu en entendre parler. De même qu'on a fait dire à
Henri IV : « Paris vaut bien unemesse , » on a prêté à Clovis
cette pensée : « La possession de la Gaule vautbien un bain .»
Sansdoute, l'intérêt se trouvait ici d 'accord avec la conviction
personnelle ; mais dans quelle proportion ces deux mobiles
furent- ils mêlés l'un à l'autre ? Il serait bien impossible de le
dire. Il doit nous suffire de savoir, en somme, que le roi des
Francs fut sincère, et l'on doit croire encore plus fermement
à sa sincérité qu'à celle d'Henri IV . Sa conduite antérieure,
ses hésitations, ses scrupules ne permettent de voir dans sa
détermination ni un acte irréfléchi ni un manque de conscience.
Encore moins peut-on voir un calcul intéressé dans l'empres
sement de ses guerriers . Les enthousiastes seuls le suivirent, au
nombre de plus de trois mille, suivant Grégoire, de six mille,
suivant un autre auteur, qui compte peut-être les femmes et
1. Ozanam , La Civilisation chez les Francs.
CLOVIS AVANT LE BAPTÊME, 155

les enfants. Mais ce n 'était pas là tout le peuple franc ; les


lettres de saint Avite, lesmissions de saint Vaast et des autres
disciples de saint Remi nous prouvent qu'il en resta une
bonne partie à convertir, et que cette fraction-là se rendit
d'elle-mêmepeu à peu aux raisonnements, à l'éloquence des
prédicateurs de l'Evangile.
En résumé, le dernier mot sur le baptême de Clovis peut
être laissé au protestant Junghans. Ce docte critique ne peut
s'empêcher d'émettre un regret en voyant le plus puissant
des Germains opter pour la communion romaine, option qui
cependant épargna, il l'avoue, « au royaume des Francs les
funestes discordes qui divisaient ailleurs les Germains ariens
et les Romains catholiques, et rendit possible l'intime fusion
des deux nationalités ». Mais la vérité lui arrache aussi cette
juste appréciation des causes de l' événement : « Qu'on pense
ce qu'on voudra des incidents survenus, d'après Grégoire de
Tours, pendant la bataille de Chlodovech contre les Alle
mands ; ces incidents, on doit en convenir, ne pouvaient
influer que sur le moment de l'abjuration. Quant à l'abju
ration elle -même, elle résultait d'une nécessité historique (1). »
Par nécessité historique, le critique allemand entend l'en
semble des circonstances et des milieux qui agirent puis
samment sur l'esprit du chef barbare;mais ceux qui ne sontni
incrédules ni allemands entendront surtout la grâce divine.
1. Junghans, op . cit.
Lola
M
E
- --- - - - -

Chapitre Quatrième.
Clovis après le baptême.

1. Guerre de Bourgogne ; ses causes diverses et ses résultats .


- II. Expédition d 'Aquitaine ; son côté religieux et son côté
politique. – III. Bataille de Vouillé ; soumission de la Gaule
méridionale. – IV . Légitimation de la nouvelle royauté ; sa
consécration à Tours dans la basilique de Saint-Martin ,

Lovis, cette fois, est bien devenu le roi. Il règne


définitivement sur toute la Gaule septentrionale.
Que son front ait été marqué de l'huile miracu
E l euse renfermée dans la sainte ampoule de Reims,
comme la tradition le rapporte, qu'il ait été matériellement
sacré, ou que saintRemil'ait seulement baptisé, en lui disant :
« Courbe la tête, doux Sicambre, » et non, « fier Sicambre, »
comme on le traduit vulgairement (1), il a reçu , ce jour-là,
une consécration assez puissante pour légitimer à jamais son
gouvernement. Les Francs l'ont acclamé; les Gallo -Romains
l'ont adopté; l'Église, par la voix de son chef suprême, le pape
Anastase , et d 'Avitus de Vienne, dont les lettres de félicitations
sont des actes significatifs, l'a couronné premier roi de France,
premier roi très chrétien. La monarchie dont nous étudions
l'établissement est désormais fondée. Mais elle n 'a pas encore
atteint son développement normal; elle n 'a pasatteint l'éten
due imposante qui doit la consolider et la fortifier. Il nous
reste à assister à ce dernier progrès, c'est -à-dire à suivre la
1. « Mitis depone colla , Sicamber. » Hist. eccles., liv . II, c. 31. < Courbe dou
cement la tête , Sicambre , » serait une tradition encore plus exacte.
CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. 157

seconde des phases que nous avons distinguées au commen


cement de ce chapitre.
Deux vastes régions, à l'est et au sud -ouest de la Gaule,
restaient sous le joug de conquérants barbares, et de barba
res ariens, éprouvant d'autantmoins de scrupule à opprimer
les populations indigènes, que celles-ci étaient catholiques.
C 'était le royaume des Burgondes et celui des Visigoths. Le
premier s'était formé d'une alluvion de tribus germaniques
organisées en confédération à l'exemple des Francs, arrivées
du sud de l'Allemagne, à la différence de ceux- ci, entrées en
Gaule vers 413, et installées d'abord dans la province romaine
appelée la première Germanie, d 'où elles se répandirent sur
tous les territoires qui ont constitué depuis la Suisse occiden
tale, la Savoie , le Dauphiné, la Franche-Comté, la Bourgogne.
Elles occupèrentmême quelque temps la Provence. Au nord ,
leur domination s' étendait jusqu 'à Langres ; à l'ouest, elle allait
jusqu'à la partie supérieure du cours de la Loire. Mais leur
centre primitif était la Sabaudia ,qui comprenait une portion de
la Suisse, et notammentGenève. Les rois burgondes résidèrent
successivement dans cette ville, dans celle de Vienne et dans
celle de Lyon . Leur puissance était donc devenue assez con
sidérable pour porter ombrage à un voisin tel que Clovis.
Cependant il eut pour attaquer les Burgondesdesmotifs par
ticuliers. Grégoire de Tours nous en indique un , très insuffi
sant il est vrai, et qui, en tout cas, ne fut pas le principal.
Gondebaud et Godégisèle, les deux frères, régnaient ensem
ble sur les Bourguignons, et, comme il arrive en pareille cir
constance, étaient en hostilité déclarée. Le second, ayant
appris les succès de Clovis, lui fit demander secrètement s'il
voulait venir l'aider à se débarrasser de son rival, promettant
de lui payer tribut s'ils réussissaient. Le roi franc répondit à
cet appel et se prépara à descendre en Burgondie (1 ).
Qu'il ait trempé ainsi dans une espèce de trahison, cela n 'a

1. Hist. eccles., liv. II, c. 32 .


158 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

rien d 'impossible, étant donné les maurs barbares, que le


christianisme ne pouvait transformer en un jour. Mais Gré.
goire est au moins trop laconique : cette guerre avait une
autre cause , dont il ne dit pas un mot, et bien plus légitime.
Gondebaud avait eu un autre frère, appelé Chilperic, et il
s'était défait de lui avec beaucoup moins de scrupule encore ,
en le faisant assassiner ainsi que sa femme. Une des filles de
ses deux victimes était devenue depuis la propre épouse de
Clovis. Gondebaud avait à grand'peine consenti à ce ma
riage de sa nièce ; il avait laissé échapper malgré lui la jeune
Clotilde, pressentant qu'une pareille alliance ne lui apporte
rait rien de bon . En effet, la coutume germanique était for
melle : la vengeance du meurtre était non seulement un droit
pour toute la famille de la victime,mais un devoir sacré, sauf
le cas où la partie offensée voulait bien composer. Clovis, en
épousant Clotilde, avait donc épousé sa querelle, sa rancune,
ses obligations ; il était devenu le vengeur naturel du sang
de ses parents. Tel fut le vraimotif de son agression .Grégoire
lui-même explique par cette raison l'expédition entreprise
plus tard par ses fils contre le roi des Burgondes. Pourquoi
n 'en fait-il pas autant ici ? Est -ce distraction ? est-ce igno
rance ? Toujours est-il qu'un chroniqueur un peu plus récent
supplée à son silence en disant positivement : « Clovis
saisit les armes pour venger les anciennes injures de son
épouse (1 ). » Cette raison n 'est donc pas une simple suppo
sition de notre part : elle exista en fait comme en droit.
Augustin Thierry en a donné une autre : « A l'instigation de
ceux qui l'avaient converti, le néophyte entra à main armée
sur les terres conquises par les Burgondes ariens... L ' entrée
des Francs fut la seule réponse aux objections théologiques
faites par Gondebaud aux évêques ( 2). » Mais il est impossi
ble de trouver un texte pour justifier cette appréciation. Elle
1. Roricon , Chron .
2 . A . Thierry, Récits des temps mérovingiens.
CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. 159

est tout à fait inutile pour expliquer la guerre, et, de plus, c'est
une calomnie .
Donc, en l'an 500, Clovis envahit la Burgondie. Une ba
taille s'engage près de Dijon : la défection préméditée de
Godégisèle, qui passe du côté des Francs au milieu de l'ac
tion, entraîne la déroute deGondebaud, qui va se renfermer
dans les murs d 'Avignon , sur la limite méridionale de ses
domaines. Clovis l'y poursuit ; puis, soit par prudence, soit
plutôt à l'instigation d'un conseiller perfide, il se retire, se
contentant d'imposer au vaincu un tribut annuel. Après son
départ, Gondebaud relève la tête, investit son frère dans la
ville de Vienne, le tue avec ses partisans, et reprend posses
sion de son royaume. La campagne n'aboutit donc pas, cette
fois, à une extension de territoire pour les Francs ; mais on ne
saurait méconnaître qu'elle prépara efficacement l'annexion
de la Bourgogne. Clovis avait fait sentir à ce pays sa supério
rité ; il avait fait de son rival un tributaire : la conquête défi
nitive n 'était plus qu'une question de temps ; elle devait se
consommer trente ans après.

* II

Du côté de l'Aquitaine, le résultat fut, au contraire, immé.


diat, et la chose avait beaucoup plus d 'importance, à tous les
points de vue. Les Visigoths,partis des bords de la mer Noire ,
quoiqu'ils n 'appartinssent pas à la race slave, étaient arrivés
dans l'Empire romain au moment de sa désorganisation ; on
les avait vus tantôt se mettre à sa solde et tantôt se joindre
à ses agresseurs. Ataulf les avait enfin établis en Espagne et
dans le sud de la Gaule, jusqu'à la Loire ; Toulouse était
devenue leur capitale. Leur empire, appuyé à l'est sur celui
des Ostrogoths, leurs congénères et leurs alliés, avait donc
beaucoup plus d 'étendue et de force que celui des Burgondes,
que celui des Francs eux -mêmes. D 'autre part, Alaric n 'exer
çait pas sur les populations catholiques une domination aussi
160 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

pacifique que Gondebaud. L 'orthodoxie était persécutée dans


ses États ; les évêques étaient exilés, disgraciés, soupçonnés
de sympathie pour les Francs, et cette sympathie était fran
chement bien naturelle. Du reste, elle demeurait,dans le clergé
comme dans le peuple, à l'état latent: la querelle intentée par
le roi des Visigoths à saint Quintien de Rodez, à Volusien de
Tours, n 'était qu'un procés de tendance. Un motif religieux
s'unissait donc réellement ici à la raison politique. On peut dire
hardiment quel'un et l'autre influèrent surla décision deClovis,
sans pour cela faire intervenir, comme l'ont fait Augustin
Thierry et Fauriel, les évêques de la Gaule dans les conseils
qui le poussèrent en avant. Il se sentait désiré parles indigènes,
qui souhaitaient d 'amour sa domination , comme dit Grégoire
de Tours ; le feu sacré des néophytes l'animait : il n'avait nul
lement besoin d'excitations.
Sa pensée personnelle éclate, avec une admirable naïveté ,
dans cette phrase typique, adressée à ses guerriers au moment
de la déclaration de guerre : « Il me déplaît que ces Ariens
détiennent une si notable portion du territoire gaulois. Mar
chons contre eux , avec l'aide de DIEU ! » Un cri unanime
lui répond : En avant ! Clovis est là tout entier. Ce n 'est
pas encore le croyant civilisé, tolérant, raisonnant son zèle ;
c'est le barbare impétueux, ignorant la diplomatie et les
tergiversations, allant droit au but qu'il croit bon et légitime,
mais y allant par tous les moyens.
Lors donc que le savant abbé Gorini s'évertue à prouver
contre Augustin Thierry, Fauriel et consorts, que la guerre
des Visigoths ne fut pas une croisade, qu'elle n'eut aucun
caractère religieux, il me semble aller trop loin , et en même
temps, suivant une expression vulgaire, frapper des coups
d 'épée dans l'eau ; car, d 'une part, l'idée religieuse contribua
réellement à faire prendre les armes à Clovis et à le faire
désirer par les populations de l'Aquitaine, et, d 'autre part, ce
sentiment n'implique en rien l'immixtion du clergé des
Gaules : il ne le compromet pas, il ne le noircit pas. En
CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. 161

revanche, il faut approuver sans réserve l'ardent apologiste


quand il défend les évêques d 'avoir conspiré contre les Visi
goths en faveur du roi des Francs; car, ici, rien ne justifie la
théorie des historiens qu'il réfute. Fauriel et Thierry ont
compté dans l'épiscopat de la Gaule méridionale jusqu'à
neuf prélats ayant conspiré en faveur de Clovis, et à leur
tête Quintien , évêque de Rodez. « Une classe d'hommes, dit
le second de ces écrivains, calculait impatiemmentles journées
de marche de la troupe des barbares. Quintianus, évêque
orthodoxe de Rodez, fut surpris intriguant pour l'ennemi, et
il n 'était pas le seul membre du clergé qui se livrât à de
pareilles manœuvres (1 ). » Et ici Augustin Thierry renvoie
hardiment à Grégoire de Tours , non seulement au sujet de
ce prélat, mais au sujet de ses collègues Apruncule, Théodore,
Proculus, Dionysius, Volusianus et Vérus. Or, veut-on savoir
ce qu'il y a de fondé dans cette insinuation et dans ce renvoi
plein d 'assurance ?
Après avoir dit que Clovis et Alaric se jurèrentamitié près
d'Amboise,Grégoire de Tours ajoute: « Beaucoup de Gaulois
souhaitaient déjà très ardemment d 'avoir les Francs pour
maîtres. Il arriva de là que Quintien, évêque de Rodez, haï
pour ce sujet, fut chassé de la ville, On lui disait : Votre
désir est que la domination des Francs s'étende sur ce
pays. Peu de jours après, une querelle s' étant élevée entre
lui et les citoyens, les Goths qui habitaient la ville soup
çonnèrent, d 'après ce qu'on lui reprochait, qu'il voulait les
soumettre aux Francs ; et, ayant tenu conseil, ils résolurent
de le percer d 'un glaive. .. Le roi Clovis dit donc aux siens :
Il me déplaît beaucoup que ces Ariens occupent une partie
des Gaules, etc. ( 2). »
« Il fut, par conséquent, impossible à Quintien , remarque ici
Gorini, de calculer impatiemment dans Rodes les journées de

1. Hist. de la conquête, etc., I, 48.


2. Hist. eccles., l. II, c. 36 .
162 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

marche de Clovis, puisque ce roi n 'avait pas encore déclaré la


guerre aux Visigoths quand la sympathie du prélat pour les
Francs le contraignit à fuir. Cet évêque ne fut pas non plus
surpris à intriguer ; on le soupçonna seulement (Gothos... Sus
picio attigit). Enfin l'on ignore quel était le sujet des plaintes
adressées par les citoyens de Rodez à leur évêque. Si, comme
l'a cru Fauriel, on lui reprocha ses menées pour livrer le pays
aux Francs, les Gothsne se seraient pas bornés à le soupçonner.
Ce soupçon des Gothsmontre bien qu'il y eut de la part des
habitants une allusion à l'affection , d'ailleurs réelle , de
Quintien pour Clovis ; mais blâmèrent-ils précisément cette
affection ou une imprudence qu'elle aurait fait commettre ?
Puis ce dévouement allait- il jusqu'à la conspiration ? Il y a
loin des prédilections politiques à des intrigues. Rien , à cer
taines époques, n 'est si commun que les mécontents laissant
à la Providence le soin de faire des révolutions. Quoi qu'il en
soit, Quintien , fugitif de Rodez , n 'y attendait pas Clovis ( 1). »
Pour Apruncule, la méprise est plus grossière. « Ce fut
chez les Bourguignons, à Langres, vers l'an 488, que l'on
soupçonna la fidélité de ce personnage. Il se retira en
Auvergne,où ilremplaça pendant à peu près trois ans Sidoine
Apollinaire sur le siège épiscopal de Clermont. A moins donc
que son ombre, comme celle de Du Guesclin , n 'ait gagné
des batailles, je ne vois pas comment cet évêque put, en 507,
si longtemps après sa mort, aider Clovis à conquérir le
royaume d’Alaric.
( Théodore et Proculus étaient deux évêques chassés de
Bourgogne par leurs ennemis, et qui avaient suivi la reine
Clotilde. Cette princesse, après la mort de son époux, les
chargea de gouverner ensemble l'Eglise de Tours, laissée
vacante par la mort de Licinius, en 513. Dionysius (ou Dini
fius), venu aussi de Bourgogne, succéda aux deux évêques
précédents. Devine qui pourra comment ces trois person

1. Gorini, Défense del'Église contre les erreurs historiques, etc., 1, 384 et s.


CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. 163

nages ouvrirent au roides Francs les cités visigothes, où ils ne


demeuraient pas, où ils ne demeurèrent qu'après la mort de
Clovis.
« Dès l'an 496 , Volusianus avait été envoyé en exil, où il
était mort peu après. Il ne dut donc pas, en 507, être facile à
ce mort de onze années de tressaillir d 'aise à l'arrivée de
Clovis.
« Quant à Vérus, l'an 507, il était exilé au moins depuis
six ans.
Voilà qu'entre les prélats quiblâmaient, dit-on , la marche
trop lente des Francs contre les Visigoths, sept étaient ou
morts, ou exilés, ou étrangers au pays. Quels puissants alliés
pour Clovis ( 1 ) ! »
Les deux derniers ne conspirèrent pas plus que les autres :
inutile de le démontrer. Et voilà comment on écrit l'histoire !
Voilà les livres auxquels le public accorde sa confiance !
Mais c'est assez parler du côté religieux de la guerre d 'A
quitaine. Voyons maintenant son côté politique. Clovis, mal
gré le désir d 'agrandir son royaume, désir fort naturel chez
lui, n 'était pas un Attila. Il n'envahissait pas pour piller et
ravager ; il n 'attaquait pas sans raison ni prétexte . Plusieurs
lettres de Théodoric , quelques mots échappés à des chroni
queurs postérieurs, vont encore nous apprendre ici ce que
Grégoire de Tours, pour une cause ou pourune autre, a passé
sous silence. Depuis un certain temps, et sans doute depuis
que leurs domaines respectifs étaient devenus limitrophes
Clovis et Alaric étaient en mésintelligence. Le roi des Ostro
goths, qui prenait volontiers vis -à -vis des autres princes bar.
bares le rôle de protecteur (et sa haute situation en Italie lui
en donnait presque le droit), essaya de rétablir l'accord ; lui
mêmeavait tout à craindre d'un accroissement de puissance,
soit des Francs, soit des Visigoths. ( Aucun de vous deux ,
écrivait-il à Alaric , n 'a à venger le sang de ses parents ; aucun

1. Ibid ., 386 et suiv.


164 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

n 'a pris une province à l'autre ; il n 'y a entre vous qu 'une


querelle de mots : vous arriverez facilement à unetransaction ,
si une prise d'armes ne vient irriter vos esprits ( 1). »
Mais les querelles de mots, nous le savons, sont souvent
les plus interminables. Sans connaître précisément la nature
de celle-ci, on devine que les questions de frontières, la per
sécution des catholiques et leurs sympathies mal dissimulées
pour les Francs, l'exil de l'évêque de Tours, dont le diocèse
était à cheval sur les deux royaumes, durent y être pour
quelque chose. Grégoire lui-même le donne à entendre, en
faisant suivre immédiatement le récit du bannissement de
saint Quintien de ce mot significatif : « Donc (igitur) le roi
Clovis dit aux siens : La domination de ces Ariens me déplaît,
etc. » La médiation de Théodoric échoua, du reste, par la
faute d ’Alaric. Clovis luiayant envoyé un ambassadeur chargé
de jeter les bases d 'un accommodement, dit l'ancienne Vie de
saint Remi, le roi visigoth voulut se servir de ce député pour
tromper indignement son rival. Alaric , raconte de son côté
Frédégaire, fit avec Clovis un traité frauduleux ; celui- ci le
sut par son ambassadeur Paternus, et prit les armes (2). » Ce
sont là, je le sais, des auteurs naturellement favorables à la
cause franque. Mais un chroniqueur espagnol, sujet d'Alaric,
Maximede Saragosse, a reproduit avant eux cette accusation ,
de sorte que,même en rejetant comme une amplification lé
gendaire les détails ajoutés par Frédégaire ou son interpola
teur sur la trahison de ce prince, qui aurait cherché à préci
piter Paternus du haut d 'une plate-forme, on doit accepter le
fait général d 'une déloyauté commise par lui, d'où sortit la
guerre. Ce fait suivit probablement l'entrevue d'Amboise, où
les deux princes s'abouchèrent dans l'île Saint-Jean,au milieu
de la Loire, comme sur un terrain neutre, et, après s'être
assis à la même table, échangèrent les témoignages d 'une

1. Cassiodore, Ef. Theodorici ad Clodoveum .


2. Histoire de la France, III, 378 : Frédégaire , ch . 25 .
CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. R 165
apparente amitié. C 'était là une de ces accalmies qui précè
dent l'orage, un de ces congrès pacifiques qui aboutissent aux
batailles sanglantes. En tout cas, les torts ne sauraient être
attribués au roi des Francs, et l'on demeure stupéfait devant
cette affirmation absolue de l'Allemand Junghans : « Certai
nement ce n 'est pas se tromper que de chercher la faute du
côté de Chlodovech plutôt que du côté d 'Alaric ( 1). » Nous
venons de la chercher, et nous ne l'avons pas trouvée du tout
de ce côté ; le critique allemand non plus, du reste, car son
principal argument consiste, ici comme ailleurs, à ne voir
dans tout le récit deGrégoire qu 'une « tradition ecclésiastique
et légendaire » . C 'est fort commode, en vérité.

III
Je me suis arrêté principalementaux causes de l'expédition ,
parce que c'est là le point essentiel et celui que la chronique
laisse le plus dans l'ombre. Quant aux faits, ils sont mieux
connus. En 507, Clovis, à la tête de forces imposantes, com
posées cette fois de guerriers francs, de troupes gallo - romai
nes, d 'auxiliaires ripuaires et même burgondes,pénètre sur le
territoire visigothique. Il passe la Loire au -dessus de Tours
et fait demander au tombeau de saint Martin un présage de
victoire, qui ne lui est pas refusé. En entrant dans le pays
ennemi, il publie une paix destinée à protéger la liberté et
les biens des gens d'église ainsi que de leurs serviteurs, ga
rantissant contre la captivité les clercs et les laïques indigè
nes ; proclamation où la piété le dispute à l'habileté politique,
et preuve nouvelle que l'oppression des églises était pour
quelque chose dans sa décision .
Alaric se trouvait depuis quelque temps à Poitiers, prépa
rant de son côté la campagne. Les deux armées se rencon
trent aux environs de cette ville , dans une plaine que les

1. Junghans, op. cit.

Fondation de la France .
166 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

archéologues et les critiques ont placée successivement à


Civaux, à Vivonne, à Voulon (Henri Martin l'a même mise
dans un lieu qui n 'a jamais existé, à Vouglé), et que les der
nières conclusions de la science fixent définitivement à Vouillé,
suivant une opinion déjà ancienne. Les Visigoths, gens pru
dents, veulent se battre à distance, à coups de javelot. Les
Francs, qui, de tout temps,ont préféré prendre l'ennemi corps
à corps, se rapprochent ; une mêlée terrible s'engage. Les
troupes d ’Alaric, renforcées cependant de l' élite de la noblesse
gallo -romaine de son royaume, commencent à plier. Elles
battent en retraite .
Clovis les poursuit avec ardeur, et, dans cette charge
furieuse, il atteint Alaric en personne. Alors se livre entre les
deux chefs un de ces gigantesques combats singuliers dont
la tradition , d'origine germanique, se perpétuera si brillam
ment dans la chevalerie du moyen-âge et dans nos chansons
de geste. En ce duel à mort, c'est la destinée de la Gaule
qui s'agite . Mais il ne dure qu'un instant. Le Franc, d'un
vigoureux coup de framée, pourfend la tête du Visigoth ,
Deux officiers d ’Alaric se précipitentaussitôt sur lui : il pique
son cheyal et leur échappe.
Dès lors, la retraite se change en déroute lamentable . Les
Visigoths périssent en masse ; les plus agiles fuient jusqu'à
Toulouse ; le fils d’Alaric ne s'arrête qu'en Espagne. Clovis
pousse jusqu'à Bordeaux , et, tandis qu 'il s'y établit, son fils
Thierry soumet tout le midi de la Gaule jusqu'aux frontières
des Bourguignons ; les remparts d'Arles et de Carcassonne,
défendus par des soldats ostrogoths, arrètent seuls ses progrès.
Bientôt. Toulouse, la capitale d ’Alaric , tombe à son tour
entre les mains du roi des Francs, avec le trésor du vaincu.

IV
L 'année suivante, Clovis revient à Tours, maître désor
mais de tout le pays depuis l'Escaut jusqu'aux Pyrénées.
CLOVIS APRÈS LE BAPTÊME. 167
Alors l'empereur d 'Orient lui envoie les insignes du patriciat
ou du consulat ; l'héritier nominal du trône vermoulu des
Césars s'incline devant la puissance naissante appelée à rem
placer les Romains à la tête du monde civilisé. Ildaigne l'ho
norer de son appui, et, dans quelques siècles à peine, c'est le
successeur de Clovis que l'on verra tendre unemain secoura
ble à l'empire décrépit de Byzance.
Mais, à son pouvoir ainsi complété, le roi très chrétien veut
une autre consécration. C 'est au tombeau de saint Martin
qu'il est venu naguère demander la lumière et la force de
l'âme ; c 'est là qu'il veut prendre l'investiture de sa nouvelle
royauté. Il revêt aux pieds de l'Apôtre national la toge con
sulaire. Il traverse à cheval, en semant des pièces d 'argentsur
son passage, l'espace qui sépare la basilique de Saint-Martin
de l'église cathédrale. Désormais, c'est fait ; il est appelé
Auguste ( comme les empereurs), il est réputé le souverain
légitime, il règne à tous les titres sur la vieille Gaule. Il ne
lui reste plus qu 'à venir asseoir son trône à Paris, comme s'il
eût deviné les hautes destinées de cette cité reine (car les
meurtres de ses prétendus parents, les petits rois de Cambrai,
de Cologne et du Mans, sont à peu près reconnus aujourd'hui
pour de pures légendes germaniques), et la monarchie des
Francs est entièrement constituée (1). Les barbares sont arrê
tés au nord et refoulés au midi. Tous les Gaulois sont ralliés ;
ils sont unis moralement à leur dominateur. Ou plutôt il n 'y
a plus de Gaulois, il n 'y a plus de Francs ; s'il y en a encore
dans les formes sociales, les différences vont s'effacer rapide
ment :mais, dans l'ordre politique, il n 'y a plus que la France.
1. Sur le récit de ces meurtres, voy. l’Appendice II , à la fin de ce volume.
- - - - - --- - -- - -

Chapitre Cinquième.
Le gouvernement des premiers Mé
rovingiens. wavu v wevwavu
: W * O * P *

1. Caractère indépendant et national de la royauté franque.


- II. L 'hérédité dans la famille de Clovis. - III. La loi
salique excluait- elle les femmes du trône ? Les reines méro
vingiennes. - IV . Histoire de sainte Bathilde. – V . Le gou
vernement central. – VI. L 'administration provinciale ; les.
impôts. – VII. L 'organisation judiciaire : le tribunal dų roi ;
son fonctionnement. — VIII. L 'organisation militaire.

30 D
SE PRÈS avoir assisté à l'établissement de la monar
Techie franque, il nous reste à voir comment elle
TË s'y prit pour élever sur les ruines de la tyrannie
impériale un régimepolitique capable de rallier
tous ses sujets, ou, en d'autres termes, quel fut le mode de
gouvernement de Clovis et de ses premiers successeurs. Arrê.
tons d'abord nos yeux sur les caractères intrinsèques du
nouveau pouvoir royal.
Ce qui frappe en lui à première vue, c'est son indépen
dance vis-à-vis des derniers débris de la puissance romaine
qui pouvaient survivre en Occident ou en Orient, et vis -à-vis
de l'idée romaine, dontla grande ombre continuait à couvrir le
sol gaulois. Un système historique mêlé de vérités nouvelles
et d'exagérations sensibles prétend établir, nous l'avons vu,
que le roi fut simplement l'héritier de l'empereur ou de ses
représentants, leur successeur officiel, et que son autorité sur
les Gaules lui venait du titre de maître des milices, ou de
consul, ou de patrice. Mais la fameuse lettre de saint Remi
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 169

sur laquelle s'appuient surtout les auteurs ou les partisans de


ce système, et que j'ai citée à plusieurs reprises, ne reconnaît
à Clovis aucune de ces fonctions ; elle a un sens tout diffé
rent de celui qu'on lui a prêté, il est facile de s'en convaincre
par l'examen littéral de son texte. L 'évêque de Reims ne dit
pas un mot, dans cette lettre, qui puisse indiquer chez son
destinataire une situation dépendante. Il ne lui recommande
pas de se conformer aux devoirs de sa charge, d'être fidèle
à l'Empire, comme il l'eût fait certainement si Clovis eût
été le mandataire de Rome : tous ses conseils, au contraire,
s'adressent à un prince régnant de sa propre autorité et
n'ayant à rendre compte de son administration à personne.
Nulle part ailleurs on ne découvre la trace écrite de ce pré
tendu commandement des milices romaines, dont Clovis
et Childéric auraient été investis par le gouvernement im
périal.
Quant aux lettres de consulat envoyées par l'empereur
Anastase au vainqueur d' Alaric à son retour d 'Aquitaine,
d'après Grégoire de Tours, elles ne lui conféraient qu'une
distinction honorifique. C 'était un hommage rendu par la
puissance qui se retirait à la puissance qui arrivait, et nul
lement une marque de dépendance. Peut-être, dans l'esprit
de l'empereur, cet envoi cachait-il une revendication tacite de
la suzeraineté ; mais, à coup sûr, il n 'avait point cette signi
fication pour le roi. Autrement, il eût renvoyé par le retour
du courrier les insignes consulaires à celui qui les lui trans
mettait ; car il était alors en position de s'en passer, se
trouvant par sa victoire le maître absolu de la Gaule entière ,
et ils ne pouvaient lui servir tout au plus qu'à le revêtir d 'un
nouveau prestige aux yeux de la population gallo - romaine,
habituée aux formes, au vocabulaire, à l'étiquette du gou
vernement impérial. C 'est, du reste, le seul usage qu'il en fit ;
c'est dans cet unique but qu'il se para, en sortant de la basi
lique de Saint-Martin, de la tunique de pourpre et de la chla
myde. Et, dans cette circonstance même, il affirma sa pleine
170 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

souveraineté en joignant à ce costume romain le diadème


ou la couronne royale.
Grégoire, d'ailleurs, ne dit pas positivement qu'il exerça
les attributions de consul ou d'auguste : il dit simplement
qu'à partir de ce jour il fut réputé conşul ou auguste parmi
la nation (ub eâ die tanquam consul aut augustus vocitatus
est). C'était tout ce qu'il fallait à Clovis. Par là , les par
tisans du régimedéchu, s'il y en avait encore, devaient être
ralliés à son gouvernement, devenu ainsi légitime à tous
les points de vue. Mais il ne faut pas croire que cette
consécration , que cette reconnaissance, aussi Aatteuse au
moins pour celui qui la faisait accepter que pour celui
qui la recevait, ait conféré au roi le moindre supplément
de pouvoir. On a remarqué, au contraire, qu'il ne fit abso
lument rien, après sa prétendue nomination au consulat,
qui indique la possession ou l'exercice d'une autorité nou
velle. Cette observation a été développée dans un ample
mémoire rédigé au siècle dernier , en réponse au livre de
Dubos, par le duc de Nivernais, un grand seigneur qui fut
tour à tour soldat, diplomate, érudit, littérateur, et que les
deux académies admirent dans leur sein ; bel exemple donné
à la noblesse de son temps, et trop peu suivi (1). Donc, Clovis
ne reçut par là aucun accroissement réel d'attributions : il
était roi la veille, il se retrouva roi le lendemain .
La preuve de sa complète indépendance éclate dans tous
les textes. Elle se rencontre même dans les inscriptions de
l'époque, et c'est une des particularités qui ont le plus frappé
leur savant collecteur, M . Edmond Le Blant. « Chez la race
qui devait posséder la Gaule et lui donner son nom ,dit l'émi.
nent épigraphiste , le caractère dominant est la passion de
l'indépendance. Les premiers mots de son pacte national
proclament qu'elle a secoué le joug des Romains, et son his
toire ne démentira pas cette fière parole. Que le Bourguignon
1. V . ce travail dans les Alémoires de l'Académie des Inscriptions.
- -
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 171

se contente des titres de patrice, de maître des armées, le


Franc porte le cœur plus haut. Il sera consul ou auguste ,
c'est-à - dire l'égal de l'empereur. S'il propose à celui- ci un
traité d 'alliance, c'est qu'il l'a librement résolu, et sa lettre ne
rappelle en rien les humbles protestations transmises par
saint Avite. Le premier entre les barbares, le Franc effacera
de ses monnaies d 'or l'effigie impériale pour y placer celle
de ses rois. Procope rapporte le fait en le présentant comme
un coup d 'audace, et les monuments de notre numismatique
en fournissent la preuve matérielle. L 'indépendance est hau
tement proclamée. Les vies des saints parlent de ce temps
glorieux où les Francs, secouant le joug de Rome, n 'ont plus
voulu relever que d 'eux-mêmes. Rapprochez des marbres où
la Bourgogne inscrit les dates consulaires, ceux où nos pères.
ne veulent tracer que les noms de leurs rois : le tableau sera
complet. Chez les premiers, une déférence dont la marque
survit même aux institutions romaines ; chez les autres, la
volonté ferme de s'appartenir et de le faire connaître ( 1). »
II

Voilà donc le premier caractère de la royauté franque :


l'indépendance,constatée par les monuments de tout ordre . Le
second, c'est d 'être héréditaire, à la différence de la dignité
impériale. L 'hérédité pure et simple était pour la Gaule un
régimenouveau, car, même lorsque l'Empire demeurait fixé
dans unemême famille et se transmettait de père en fils, il
fallait toujours une élection , une proclamation pour faire
un empereur. En un mot, l'hérédité n 'était tout au plus qu'un
usage : avec les Mérovingiens, elle devintun principe. Elle ne
fut pas fictive, comme l'a dit Guizot. Elle ne s'allia pas dans
une certaine mesure au principe électif, comme l'a prétendu
Vertot, et ne fut pas supplantée par lui sous la seconde race,

1. Le Blant, Manuel d 'Épigraphie chrétienne.


.

172 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.


comme l'a cru le P. Daniel. Foncemagne a parfaitement établi
que la royauté franque,une fois conférée par l'élection (il faut
bien qu'une dynastie commence par là ).demeurait héréditaire
dans la famille de l'élu. Le système mixte, consistant à élire
un prince au choix dans la maison royale, n 'a jamais été
appliqué régulièrement. Seulement la royauté mérovingienne
était partageable entre les enfants. Le royaume était consi
déré comme un bien ordinaire, parce que l'on envisageait
surtout la possession du sol qu'il procurait, et, le droit d'ai.
nesse n ’existant pas encore , chacun des enfants du roi héritait
d 'une part égale ou soi-disant telle, dont il se formait un
domaine indépendant.
Cependant tous les liens n'étaient pas brisés entre les dif.
férentes parties du royaume fractionné :non seulement chaque
branche détachée revenait au tronc primitif à l'extinction de
la postérité mâle , mais, du vivant mêmedes co-partageants,
la monarchie des Francs conservait, en parole comme en fait,
une certaine unité, une certaine homogénéité essentiellement
conforme au principe qui régissait la famille germanique,
source unique de ce fâcheux système. Fâcheux est un qualifi
catif modéré ; car, bien qu'Agathias nous assure que de son
temps il a vu plus d'une fois la monarchie franque divisée
entre plusieurs frères sans que la paix fût troublée (il le cons
tate avec une sorte d'étonnement, et la chose devait, en effet,
sembler merveilleuse à un Grec) (1), les difficultés les plus
graves, les luttes les plus sanglantes naquirent, nous le savons,
de ces partages et de ces réunions, sanscesse à recommencer,
qui remplissent toute l'histoire mérovingienne.On peut même
dire, sans crainte de se tromper, qu'ils contribuerent pour
beaucoup à l'affaiblissement et à la chute de la dynastie de
Clovis. Et ce qui les rendait le plus funestes, ce quimultipliait
singulièrement les difficultés administratives, c'est la manière
dont les partages étaient faits.Au lieu de songer au bien - être
1. Agathias, Hist.

- - -
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 173

et à la commodité des populations, à leurs sympathies, à leurs


intérêts, on ne pensait qu'à équilibrer la valeur des lots de
terre revenant aux différents princes. Il en résultait des encla
ves,des enchevêtrements bizarres;et, de plus, ces enchevêtre
ments variaient à chaque répartition nouvelle du territoire.
C 'est ce qui rend si malaisée la reconstitution de la carte
mérovingienne. M . Longnon, dans son vaste travail sur la
Géographie de la Gaule au sixième siècle, a fait vivement
ressortir ces inconvénients.
UUS,

& Chacun des nouveaux royaumes, dit- il, était composé


d 'un certain nombre de cités, réunies sans aucun souci des
anciennes circonscriptions provinciales ou des limites natu
relles, et formait même plusieurs groupes séparés les uns des
autres par des territoires appartenant à un monarque diffé
rent. » Et, entrant dans l'étude successive des divers partages
intervenus depuis la mort de Clovis, en 511, jusqu'à celle de
Charibert, en 567, il ajoute : « On conçoit quel est l'em
barras du géographe qui, en face d 'un tel système, cherche
à reconstituer, à l'aide des rares documents contemporains,
la carte de la Gaule franque sous les fils de Clovis, sous
ceux de Clotaire ou à l'époque du traité d'Andelot ( 587).
Aussi les historiens qui ont consacré quelques mots à la
géographie du sixième siècle sont-ils arrivés le plus souvent
à des résultats que ne viennent pas toujours corroborer les
textes de l'époque mérovingienne. Si l'on en croit Grégoire,
dont l'Historia Francorum forme une solide base de discussion
pour la question qui nous occupe, le partage de l'empire
franc à la mort de Clovis et le partage de la Gaule , cinquante
ans plus tard, entre les quatre fils de Clotaire auraient un
grand nombre de points de contact. Le roi Clovis étantmort,
dit notre auteur, ses quatre fils, c'est -à - dire Théodoric , Clo
domir, Childebert et Clotaire, prirent possession de son
royaume en le partageant entre eux par portions égales (1).»
1. Hist. eccles., l. III, c. 1.
174 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

Ailleurs, à propos du partage de 561, le même chroniqueur


s'exprime ainsi : « Les quatre fils de Clotaire, c'est-à-dire
Charibert,Gontran, Chilperic et Sigebert, firent entre eux un
partage régulier. Le sort donna à Charibert le royaume de
Childebert et Paris pour siège principal ; à Gontran, le
royaume de Clodomir et Orléans pour siège ; à Chilperic, le
royaumede son père Clotaire et pour capitale Soissons ; à
Sigebert, le royaume de Théodoric et pour siège Reims ( 1). »
Cependant,malgré de si nettes paroles et l'identité à peu près
certaine des sièges royaux, il est impossible d 'admettre , avec
dom Vaissète, l'abbé Lebeuf et d 'autres savants éminents,
une correspondance étroite entre les royaumes de 511 et ceux
de 561, par la raison bien simple que tout le bassin du Rhône,
c'est-à -dire le royaume bourguignon de 511, définitivement
soumis par les Francs en 534, dut figurer dans le partage de
561 ( 2).
Mais, si l'historien et le géographe se trouvent également
embarrassés pour établir la carte des royaumes francs, ce
désagrément n 'est rien auprès de ceux qu'éprouvaient les
pauvres sujets ballottés ainsi perpétuellement d 'un royaume
à un autre ; il en résultait des perturbations de l'ordre civil et
politique auxquelles ils ne pouvaient se résigner aussi facile
ment. Une seule chose atténuait le mal: c'était l'unitémorale
dont je viens de parler, et qui persistait quand même, jointe
à l'unité législative que l'on constate dans les différentes frac
tions du royaume des Francs.

III

Une autre cause de décadence pour la monarchie méro


vingienne, et peut-être plus active encore, ce fut l'imitation
maladroite du despotisme romain dans lequel elle tomba peu
1. Ibid ., 1. IV , c. 22.
2. Longnon, op. cit., p. 90 , 92. .
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 175

à peu , par suite d'un penchant trop naturel chez ceux qui
détiennent le pouvoir suprême. Au début, elle n 'avait rien
d 'absolu. Clovis et ses fils étaient des potentats très peu
redoutables. Leur autorité se trouvait restreinte, d'un côté,
par la part assez considérable que la législation germa
nique laissait au mallum ou à l'assemblée des guerriers dans
la direction des affaires : ainsi Clovis, avant de marcher contre
Alaric, consulta ses compagnons, et l'expédition ne fut entre
prise qu 'avec leur assentiment ; Clotaire II, dans un cas
semblable, fut arrêté par l'opposition des siens. D 'autre part,
la puissance royale était contenue par les évêques, demeurés
en possession des magistratures locales dans beaucoup de
cités, investis, en outre, d 'une immense influence morale ; et
cette influence était assez forte, à elle seule , pour empêcher
les rois de se conduire en tyrans : elle retenait les uns sur la
pente du vice, elle faisait brûler aux autres les rôles des
impôts arbitraires mis sur le pauvre peuple . Dans l'ordre
politique lui-même, les princes étaient obligés de compter
avec cette autorité salutaire, dont le contre-poids remplaçait
avec avantage celui des pouvoirs électifs, et souvent de s'in
cliner devant elle. Mais, à partir de Chilperic, la tendance à
l'absolutisme, au césarisme, à la centralisation prit quelquefois
le dessus. On vit les princes mérovingiens, au moins ceux
qui régnaientsur la Neustrie, affecter les allures,les habitudes,
et jusqu 'à l'extérieur des anciens empereurs. Ces Germains,
à peine dégrossis par le christianisme, étaient déjà trop
romanisés. Une partie de leurs sujets, les Francs surtout, s'en
offensèrent. Le bruit courut que les descendants de Clovis
voulaient ressusciter l'Empire à leur profit. De là une formi
dable opposition , née en Austrasie ; de là la formation d'une
sorte de ligue nationale entre les Francs établis dansce pays,
et finalement la substitution de la dynastie carlovingienne
à la race du conquérant primitif, abâtardie par l'excès même
du romanisme.
Une dernière particularité à noter à propos de l'organi
176 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

sation de la monarchie de Clovis, c'est que la loi salique,dont


nous nous occuperons un peu plus loin , n 'excluait pas préci
sément du trône, comme on l'a répété si souvent, la postérité
féminine du roi. C 'est en 1328, à la mort de Charles le Bel,
qu'on a pour la première fois invoqué cette fameuse coutume
à l'appui de l'opinion qui interdisait aux femmes la posses
sion de la couronne. Depuis, il s'est formé sur ce point une
véritable légende. De nos jours, au contraire, quelques érudits,
en essayant avec raison de détruire cette légende, ont affirmé
d'unemanière un peu trop absolue que la loi salique ne con
tenait rien qui pût la justifier. La vérité est qu'aucun article
de cette loi ne parle de la succession des femmes au trône ;
cependant l'article 62 déclare expressément la femme inca
pable de posséder aucune portion de la terre salique ou du
patrimoine des guerriers francs ( 1). Or, le royaume étant
surtout considéré, ainsi que nous venons de le voir, comme
une propriété foncière, comme un domaine noble, ou comme
un fief, suivant le terme consacré au moyen -âge, il est assez
naturel que les légistes du quatorzième siècle aient induit de
cette disposition l'inaptitude des femmes à monter sur le trône
de France.
Tel fut peut-être aussi le sentiment des interprètes primitifs
de la coutume des Saliens ; car, si nous voyons des princesses
mérovingiennes exercer une autorité effective, prendre une
part active aux affaires publiques, nous n 'en voyons pas une
seule investie officiellementdu pouvoir, régnant par elle-même
et en son nom . En un mot, nous trouvons des régentes, mais
nous ne trouvons pas de rois en jupons ; et l'on ne découvre,
en somme, à ce privilège si particulier de la couronne de
France de ne point tomber en quenouille, aucun autre fonde
ment, aucune autre origine que cette interprétation, vraie ou !
fausse, raisonnable ou non, du vieux code de la tribu royale.
Les Frédégonde et les Brunehaut, malgré tous leurs excès,
1. Lex salica, art. 62.
.T
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 177

malgré tous leurs abus de pouvoir, ne furent elles-mêmes,


aux jours de leur plus grande influence, que de simples
régentes, que les représentantes de leurs fils ou de leurs
petits -fils mineurs. Et une autre mère, dont le règne effectif
est beaucoup moins connu, sainte Bathilde, gouverna de
même au nom de ses enfants, mais avec infiniment plus de
justice et de succès, la monarchie franque tout entière. C 'est
ce qui résulte de l'histoire romanesque de cette femme de
génie, dont il ne sera pas inutile de donner ici un bref résumé,
pour faire voir que cetterègle spéciale de la monarchie méro
vingienne n 'empêchait pas les reines vertueuses d'exercer,
malgré tout, une influence aussi heureuse qu'effective, et pour
montrer en même temps que Brunehaut et sa terrible rivale
ne sont pas, comme beaucoup d 'historiens voudraient nous le
faire croire, le type dominant des princesses de la dynastie
de Clovis. Cette race royale a eu ses Athalie ; mais ce n 'est
pas une raison pour reléguer dans l'ombre celle qui en fut
l'Esther.

IV

Bathilde était la fille d'Éthelbert, le premier roi chrétien


des Anglo -Saxons.Étant toute petite, elle jouait,un jour, avec
d'autres enfants sur une plage écartée, lorsqu'à la faveur d 'une
tempête soudaine, des pirates la surprirent, l'enlevèrent, et
viorent la vendre sur les côtes de France. Là, emmenée par
quelque seigneur du pays, elle se fit remarquer par sa grâce
et sa docilité. Archambaud , maire du palais de Clovis II,
l'attacha à son service. Il lui fallut, tous les jours,présenter la
coupe aux convives de son maître ; mais la noble enfant
s'acquitta de cette tâche délicate avec tant de prévenance et
tant de pudeur virginale, qu'elle gagna promptement tous les
cours. Elle se faisait la servante de ses compagnes, allant
jusqu'à délier les chaussures des plus âgées et à leur laver les
pieds ; de sorte que la jalousie elle-même se taisait devant
178 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

elle. La femme d'Archambaud étant venue à mourir, le leude


franc conçut le dessein d'élever jusqu'à lui la pauvre petite
esclave, qui avait grandi pure et respectée. A cette nouvelle ,
elle se met à pleurer, et, saisie de frayeur, court se cacher
dans un grenier , couverte de haillons sordides, pour ne pas
être reconnue. Puis elle s'enfuit dans un lieu désert, et vit plu
sieurs années dans la retraite la plus profonde, pendant qu'on
la cherche vainement partout (car il n 'y avait pas de détec
tives en ce temps-là ). Archambaud, découragé, finit par épou
ser une autre femme, et alors seulement Bathilde, rassurée ,
vient reprendre au palais sa charge d 'échanson.
Mais bientôt ce n 'est plus un grand officier, c'est le jeune
roi en personne qui s'éprend de ses charmes, et, malgré l'op
position des leudes scandalisés, il fait prévaloir sa volonté : il
élève sur le trône l'humble et pieuse étrangère. La voilà reine,
et, à partir de ce jour, la haute intelligence, le dévouement de
l'épouse excitent encore plus d ' étonnement que n 'en avaient
inspiré les vertus de la jeune fille. Restée veuve avec trois fils
au bout de quelques années, elle se révèle aussitôt la femme
forte de l'Ecriture , et, en prenant virilement la régence, elle
débute par un trait de génie. Les partages successifs de la
monarchie mérovingienne causaient, je viens de le dire, sa
faiblesse et sa décadence : Bathilde le comprend, et, comme
l'observe dom Pitra , « passant par-dessus les plus fières tra
ditions des Francs, par-dessus deux siècles d'antécédents
opposés et cinq démembrements, elle déclare le royaume
indivis, exclut deux de ses fils du trône et proclame l'aîné,
Clotaire, troisième du 'nom , seul roi des Neustriens, des Aus
trasiens et des Bourguignons. Elle commence par où finit
Brunehaut, par l'idée de l'unité monarchique ( 1). »
Les leudes pouvaient se révolter contre ce coup d 'État ;
c'était à craindre. Bathilde cherche un contre-poids dans
l'appui du peuple et du clergé : elle abolit l'antique capitation !
1. Vie de saint Léger, p. 134.
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 179

romaine ; elle allège les impôts, chose rare et hardie, alors


comme aujourd'hui; elle défend, sous l'influence d 'un pénible
souvenir, d 'exposer les enfants et d 'introduire sur le territoire
des Francs des captifs chrétiens. Terre de France , terre
franche ! Elle rachète une foule d 'esclaves, elle répand des
largesses sur les pauvres de toute catégorie, fonde la célèbre
abbaye de Corbie, agrandit celle de Chelles, enrichit celle de
Luxeuil et cent autres, appelle dans les conseils de la cou
ronne l'illustre saint Léger, évêque d'Autun, le futur adversaire
du terrible Ebroïn , et plusieurs de ses confrères. Jusqu'en
dehors du royaume, elle fait respecter et le nom des Francs
et les lois de la justice. Le roi des Lombards ayant osé reje
ter sa femmeet rétablir l'arianisme dans ses États, elle l'amène
à résipiscence par l'intermédiaire de son ambassadeur, et le
fier Rotharis courbe la tête devant l'ancienne esclave, trans
figurée par la double couronne de la royauté et de la sainteté.
Puis, voyant sa tâche remplie et ses fils devenus grands, dou
loureusement affectée, d 'ailleurs, par la mort de saint Éloi, son
guide intime, et par les nouveaux déchireinents du royaume,
qui détruisaient son admirable plan d'unité française, elle
va s'enfermer pour le restant de ses jours à Chelles, se- don
nant toute à Dieu après s'être donnée toute à son peuple (1).
Voilà , en réalité, ce qu'était une régente aux temps méro
vingiens. Bathilde était la troisième captive montée sur le
trône de sainte Clotilde. « La première, Bilihilde, fit scandale
sous Théodebert et hâta la chute du petit-fils de Brunehaut ;
la deuxième, Radegonde, ne fut grande qu 'en disparaissant
du milieu des hommes ; Bathilde, elle,demeure, règne et gou
verne ! Captive couronnée , elle prend le pas sur les reines les
plus fières, sur Frédégonde, sur Brunehaut, sur Clotilde même.
La très sainte et pieuse Clotilde eut la puissance d 'une mère
sur ses fils peut-être, et rien au-delà ; Brunehaut eut l'audace

1. V . sur tous ces faits le chap . VIII de la remarquable Vie de saint Léger
écrite par le cardinal Pitra .
180 . FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

politique ; Frédégonde, l'ascendant du crime. La première,


dans son veuvage, vécut méconnue, la seconde flétrie, la troi
sièmeabhorrée. Bathilde eut comme Clotildedes fils fougueux ,
comme Brunehaut des leudes intraitables, commeFrédégonde
des périls immenses ; et pendant vingt ans, mére vénérée,
veuve respectée , reine obéie, tout ploie sous sa main heu
reuse, jusqu'au jour où elle descend librement du trône ( 1). »
C 'est qu'un peu plus d 'un siècle s'était écoulé depuis que le
chef des Sicambres avait courbé le front sous l'eau sainte du
baptême. On peutmesurer par là le chemin que le christia
nisme avait fait faire aux barbares dans ce court intervalle.

. V
Revenons maintenant à notre exposition du gouvernement
mérovingien .
Comment la royauté, constituée comme nous l'avons vu,
régissait-elle le pays ? Nous savons déjà que sa situation lui
interdisait, en principe, les procédés byzantins ou césariens,
et qu'une large autonomie était laissée, en particulier, aux
cités épiscopales. Sans doute, une certaine tendance à l'ab .
solutisme se fit jour peu à peu, ainsi que je l'ai dit. Sans
doute , si l'on s'attache uniquement aux récits des chro.
niqueurs , à ceux de Grégoire de Tours surtout, qui eut si sou
vent maille à partir avec les officiers royaux, on est tenté de
croire qu'en fait le peuple avait simplement changé de tyrans,
que le caprice et l'arbitraire gouvernaient, sous l'étiquette
menteuse d 'une monarchie chrétienne. La plupart des histo
riensmodernes ont pris cette idée pour base de leurs systèmes
et de leurs commentaires. Ouvrez Augustin Thierry . Il trace
un long,mais captivant tableau, des excès du comte Leudaste,
qui représentait à Tours le roi Chilperic, et de ses querelles
avec l'évêque, tableau emprunté fidèlement au livre de ce

1. Ibid ., p . 131.
- - --- - - - -
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 181

dernier. Son cinquième récit ou sa cinquième Lettre sur l'His


toire de France est remplie presque tout entière par cet épi
sode mouvementé.Nous y voyonsLeudaste, fils de serf,ancien
cuisinier, puis boulanger, tiré de l'obscurité par la reine Mar
covefe , femmede Caribert, devenir d 'abord comte del'étable,
puis réussir par ses intrigues à se faire nommer comte de
Tours, semer le désordre dans cette ville par ses emporte
ments et ses débauches , outrager le pontife en entrant dans
la maison épiscopale le casque sur la tête, la lance au poing,
le calomnier auprès du roi, faire enchaîner les prêtres et rouer
de coups les soldats, dépouiller les pauvres, semer le trouble
et la division jusque dans la famille royale , se conduire , en
un mot, comme un insigne brigand plutôt qu 'en administra
· teur. Tous ces faits sont effectivementrapportés en détail par
Grégoire, partie intéressée, qui en avait long à dire sur ce
point (1). Or, Augustin Thierry, ne présentant pas à ses lec
teurs d'autre spécimen du gouvernement royal dans les pro
vinces, les amène naturellement à conclure que les choses se
passaient ainsi d'ordinaire; que la violence et l'oppression pré
sidaient seules aux rapports de la royauté et de ses agents
avec les populations. On pourrait observer, quant à cette af
faire , que Chilperic, apprenant tout le mal commis par son
délégué, le remplaça , et mêmeabandonna le choix de son
successeur au peuple et à l'évêque (2). C 'était une désappro
bation éclatante et le meilleur moyen de prévenir le retour de
pareils abus.“
Mais, quand même cette réparation n 'aurait pas été donnée
par le roi, serait-on bien autorisé à généraliser l'exemple de
Leudaste ? Et quand on en rencontrerait deux , trois, quatre
du même genre, pourrait-on consciencieusement affirmer
que c'était là l'élat de choses ordinaire, que c'était la règle ?
Assurément non ; une telle appréciation, une telle manière de
1. Hist eccles., V , 48 et suiv.
2. Ibid.
Fondation de la France. 12
182 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

juger la situation d 'un pays,l'esprit d 'un gouvernement,repose


sur une illusion d 'optique. Voilà ce que c'est que de se baser
exclusivement sur le chronique, qui vit d'accidents et d 'excep
tions. Ah ! sans doute , il est fort commode pour l'écrivain , il
est fort agréable pour le lecteur de se mettre à la remorque
d'un narrateur intéressant, de se laisser entraîner par lui au
gré de sa fantaisie ou de sa passion , de suivre sans résistance
le courant de ses idées, comme le nageur qui s'abandonne
mollement au fil de l'eau entre deux rives fleuries. C 'est une
tâche fort ingrate , en revanche, que de contrôler ses assertions,
de faire le critique, de dépouiller des actes officiels, de froids
diplômes, pour en faire jaillir une lumière crue et sanschaleur,
mais claire et sûre,comme la lumière électrique.Là cependant,
en définitive, et là seulement se trouve la contre-partie néces
saire des récits plus ou moins fidèles des particuliers ; et cette
contre-partie est peut- être plus indispensable pour la période
mérovingienne que pour toute autre.
Ces parchemins, si obscurs en apparence, deviennent, lors
que nous parvenons à les lire et à les comprendre, des fam .
beaux lumineux. Ils nous font voir la royauté sous un tout
autre aspect que les chroniqueurs, qui se complaisent plutôt
à peindre les actes violents du pouvoir. Ils reflètent sèche
ment, mais exactement, l'habituelle réalité des choses, et non
plus l'exception ; l'administration royale en exercice, et non
plus la violation de ses principes Ils nousmontrent la puissance
protectrice du roi arrivant à maintenir la paix publique en
garantissant les droits de chacun . Ils nous montrent le mun
dium royal s'étendant spécialement sur les églises et les
abbayes, en leur assurant l'appui des dépositaires de l'auto
rité, et le droit d 'invoquer contre tout agresseur les dispositions
pénales qui réprimaient les atteintes aux privilèges royaux.
Ils nous montrent encore la volonté du monarque tempérée
par les conseils des grands, dont il s' entoure pour régler les
affaires les plus importantes et juger les crimes politiques.
Quelques-uns de ces diplômes nous ont conservé le souvenir
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉKOVINGIENS. 183

des assemblées convoquées par les rois dans leurs résidences


habituelles ou dans les localités qu'ils visitaient. On profitait
de ces réunions pour rédiger et promulguer certains actes et
leur donner ainsi une plus grande publicité. Des religieux y
recevaient quelquefois des privilèges qui étaient revêtus de la
signature des membres de l'assemblée : ainsi la confirmation
des possessions et des droits de l'abbaye de Saint-Denis, don
née à Clichy ,en 653, par le roi Clovis II, porte les souscriptions
d'un grand nombre de hauts personnages ecclésiastiques et
laïques, parmilesquels saint Éloi, réunis dans ce lieu en conseil
général. Le roi avait, en outre, un conseil particulier formant
une espèce de tribunal, composé des dignitaires du palais, de
prélats, de leudes et de fidèles. Le maire du palais en était, et
ce fonctionnaire, longtemps avant d'arriver à la domination
abusive si célèbre dans l'histoire, participait à toutes les réso
lutions arrêtées par le roi ; il ordonnait la rédaction des
diplômes, et il exerçait par là une certaine action sur toutes
les affaires du pays (1).

VI

Quant aux rouages de l'administration provinciale, tels


qu'ils apparaissent dans les documents officiels, ils sont très
simples. Tous les agents du pouvoir se réduisent aux ducs ,
aux comtes, aux vicaires et aux centeniers. Les ducs (duces
ou chefs militaires) occupent le premier rang dans la hiérar
chie administrative et sont chargés de surveiller tout ce qui se
rattache à la défense du territoire. La circonscription confiée
à chacun d'eux, ou le duché, comprend d'ordinaire plusieurs
comtés, et l'on peut voir dans cet usage la persistance d 'une
ancienne coutume des Germains, qui, pour la guerre, réunis
1. Ce tableau du gouvernement de nos premiers rois d'après leurs diplômes a
été tracé en détail par Jules Tardif dans son livre sur les Institutions mérovin .
giennes. Cf. la notice publiée par le même dans l'Inventaire du Musée des Ar
chives nationules.
184 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

saient plusieurs contrées sous le commandement d'un seul


chef. En Bourgogne, les ducs sont remplacés par des patrices,
qui ont le même rang et les mêmes attributions. Au-dessous
des ducs, on trouve des comtes ( comites ou, en langue germa
nique,graphiones),préposés à l'administration des grandes divi
sions territoriales qui avaient remplacé les civitates romaines.
Ils sont nommés ordinairement par le roi; ils rendent la justice
en son nom , président le mallum , perçoivent les impôts et les
revenus du fisc. Ils sont représentés à leur tour dans les
diverses parties de leur comté par des délégués. Ceux de ces
délégués qui ont des fonctions régulières et permanentes, une
circonscription fixe, s'appellent les vicaires (vicarii). Enfin les
centeniers sont les chefs des centaines, associations de cent
hommes entre lesquelles sont répartis tous les habitants du
comté ; ils sont chargés de maintenir la paix , de juger cer
taines causes, d 'exécuter les mesures de sécurité publique
prises par le comte. L 'ensemble du système est, comme on le
voit, peu compliqué et ne dénote en rien l'oppression ; car,
moins une administration emploie de fonctionnaires, surtout
aux époques reculées, où les communications sont rares et
difficiles, et plus le peuple conserve d'autonomie. Il y a donc,
à cet égard , une grande distance et un notable progrès du
régime romain au régimemérovingien .
En matière d 'impôt, cependant, les rois s'efforcent de con
tinuer les traditions romaines, parce qu'elles sont éminemment
avantageuses au fisc.Mais,malgré leurs tentatives, l'ancien sys
tème de contributions, dont la base était le census ou l'impôt
permanent sur la propriété, tombe de bonne heure en désué
tude. Les Gallo -Romains se soumettent bien aux exigences
fiscales ; ils y sonthabitués depuis trop longtemps; mais les
Francs devenus propriétaires refusent nettement une imposi
tion qui leur paraît une atteinte grave à leur antique indépen
dance. De là de grandes irrégularités dans l'administration
financière. Mais le fisc a heureusement d 'autres ressources :
il a le produit des domaines royaux, des forêts, des mines, des
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 185

confiscations, des péages, des tributs particuliers imposés à la


population indigène depuis la conquête romaine ; il a surtout
le produit des amendes prononcées par la législation franque
contre les crimes et les délits de toute espèce. L 'immunité,
toutefois, diminue sensiblement ces revenus. Ce privilège
s'étend avec une rapidité croissante aux grandes propriétés
territoriales, particulièrement aux possessions des églises et
des abbayes ; car la fiscalité des princes mérovingiens est
encore poussée moins loin que leur piété et leur générosité
envers le clergé. Primitivement, à la vérité, il n 'y avait
d 'immunité que pour les terres de l'Etat, c'est -à -dire pour
ces villæ regiæ ou villæ publicæ qui constituaient de vastes
exploitations agricoles, où le souverain venait souvent rési
der au milieu d 'un peuple de colons, suivant la vieille cou
tume germanique. Les rois francs, avec leur cour rustique,
rappelaient par moments les anciens rois pasteurs de l'Égypte.
Ils abandonnaient les cités à leurs comtes pour aller trôner
au milieu des champs et des bois, comme si la nostalgie des
vieilles forêts de la Germanie eût poursuivi, au milieu du luxe
de la civilisation romaine, les descendants des barbares. Clovis
paraît avoir habité, entre autres, une de ces villas située à
Crouy, et la reine Clotilde passe pour y avoir fondé deux
chapelles.

VII

Jetonsmaintenant un coup d 'oeil sur l'organisation judi


ciaire. La justice locale est rendue, au commencement de la
monarchie, par le peuple ou ses délégués. Les causes sont
portées devant l'assemblée de la centaine et jugées, comme
nous venons de le voir, par le centenier. Celui-ci se fait
assister par les plus notables de la centaine, les boni homines,
dans l'idiome germain les rachimburgii, rachimbourgs. Ces
assistants, qui ne sont pas des magistrats, représentent à peu
près nos jurés : ce sont eux qui prononcent les sentences, et
186 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

c'est le centenier qui les fait exécuter. Chaque mallum ou


chaque tribunal de centaine possède sept rachimbourgs, et,
de plus, trois sagibarons qui forment une espèce de comité
consultatif. Mais, dès que la royauté s'est un peu fortifiée,
elle intervient dans les jugements et fait présider le mallum
par le comte ou par le vicaire, qui se transporte d 'assemblée
en assemblée ; le centenier, dans ce cas, n'est plus que l'asses
seur du comte.
Les séances de ces tribunaux se tiennent d 'abord tous les
quatorze jours ; c'est là le mallum legitimum , ou la session
régulière. Elles ont lieu sur les montagnes, dans les bois, sou
vent auprès de ces antiques pierres dites druidiques, dont
un bon nombre sont tout simplement l'enceinte de quelque
mallum . Les parties sont citées là par le plaignant lui-même.
Celui qui, après avoir été régulièrement cité, ne comparaît
pas, est condamné à une amende. Si le demandeur, de son
côté, ne se présente pas, le défendeur, après l'avoir attendu
jusqu'au coucher du soleil, le fait déclarer défaillant.
Une fois la procédure suivie , le jugement est rendu par les
rachimbourgs ou par le comte. Le demandeur peut être ren
voyé de la plainte , ou condamné, ou admis à se justifier par
l'épreuve. Ainsi le jugement de Dieu ne se rend d 'ordinaire
qu'après le jugement des hommes. La constatation du juge
ment se fait primitivement par des témoins ou records; mais,
avant la fin de la première race, on voit s'introduire l'usage de
la rédaction écrite des sentences,usage qui deviendra constant
sous les Carlovingiens. Enfin , l'on peut appeler du mallum au
plait du palais ou à la cour du roi : cela s'appelle blasphemare
judicium ,blâmer le jugement.Le comte, dans ce cas, est chargé !
de rendre meilleure justice ou de venir soutenir au palais le
bien jugé. Cet appel est rendu accessible à chacun au moyen
i de peines sévères portées contre ceux qui empêcheraient les
parties d 'y recourir, et, dans le même but, les frais de la pro
cédure sont taxés à un taux minime : le chancelier du roi ne
doit percevoir que le prix du parchemin employé, et tous les
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 187

droits de chancellerie ne doivent pas dépasser une demi-livre ,


soit environ cinquante francs (1 ).
Comment les choses se passent elles au plait du palais ?
Comment est organisé ce tribunal central, présidé par le roi
en personne, ou au moins par le major palatii ? Demandons
le encore au savant qui vient de nous servir de guide. Un
certain nombre de grands personnages, clercs et séculiers,
évêques, ducs, comtes, référendaires, sénéchaux, sont appelés
à y siéger. On les désigne ordinairement sous le nom de
proceres. Ils n'assistent pas tous à un même plait ; mais le
roi choisit chaque fois les assistants, suivant la nature de la
cause ou les besoins du service, parmi les fonctionnaires et les
grands vivant à la cour. Ce tribunal supérieur juge, outre les
appels, toutes les affaires intéressant le domaine,les droits du
fisc , les abbayes de fondation royale, les personnes attachées
au roi ou placées sous sa protection spéciale. Les séances sont
publiques (in palatio publico, disent les diplômes). Sur la
requête du demandeur, un acte, émané de la chancellerie
royale, cite le défendeur devant le tribunal. S'il comparaît, le
jugement est rendu après un débat contradictoire. S 'il ne
comparaît pas et ne fait pas présenter d 'excuse valable, le
demandeur, après avoir attendu trois jours, peut obtenir que
la sentence soit rendue. Souvent le serment est exigé dans
le cours de l'instance. Pour garantir la véracité de la partie
quidoit le prêter, on appelle en outre, dans certains cas, des
témoins ou co -jurateurs (conjuratores, hamedii ). Leur nombre
varie suivant les circonstances de la cause et l'importance des
personnes. Ils ne témoignent pas sur les faits du procès : ils
se contentent de déclarer que la personne à l'affirmation de
laquelle ils se joignent mérite confiance et est incapable de se
parjurer.
On prête serment sur l'autel, sur les évangiles ( in sanctis ),
1. Jules Tardif, ibid . Une partie de ces détails sont aussi empruntés au cours
de Droit féodal professé à l'École des Chartes par M . Adolphe Tardif.
188 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE .

et plus habituellement sur la chape de saint Martin , relique


précieusement conservée par les rois francs, qui la faisaient
porter devant eux dansles batailles, et ordinairement déposée
dans un oratoire dépendant du palais : cet oratoire s'appela
même pour ce motif la « chapelle » (cappella , petite chape),
par une extension du nom du contenu au contenant, et ce
nom a passé de là à tous les oratoires, à toutes les petites
églises d'une espèce quelconque. Lorsque les parties s'enga
gent à produire des titres et des témoins, ou à prêter serment
à l'expiration d'un certain délai, elles se donnent une paille
( festuca ), en signe de l'engagement qu'elles prennent. Les
formalités symboliques du genre de celle-ci viennent maté
rialiser, en quelque sorte, les conventions verbales, et elles
se maintiendront encore après l'adoption de l'usage des con
trats écrits. Les débats du procès sont dirigés par le comte
du palais, qui fait fonction de rapporteur. On voit dans
quelques jugements plusieurs fonctionnaires portant le même
titre que lui et chargés de le suppléer en cas d'absence ou
d'empêchement. Le roi ne prend part au jugement que pour
prononcer la sentence et en ordonner la rédaction . Lorsque
la cause est entendue et jugée, les parties sont renvoyées
devant les magistrats locaux , auxquels est réservée l'appli
cation de la pénalité.
Quelques diplômes nous offrent des spécimens d 'actes de
juridiction volontaire accomplis dans les tribunaux francs.
Des particuliers, par exemple, se présentent d'un commun
accord devant le roi, et obtiennent de lui la confirmation pure
et simple de leurs conventions. Nous voyons deux frères,
Ursinus et Beppolenus, faire ratifier de cette manière par
Dagobert, en 628, un partage de biens situés dans le Rouergue.
L 'importance des fonctions de l'un des intéressés, Ursinus,
qui était référendaire de Clovis II, explique un peu l'inter
vention du roi dans cette affaire. L 'acte de ratification est
couvert de signatures des membres du tribunal royal, et on y
lit même la signature autographe de Dagobert, qui était
GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 189

suivie autrefois des mots rex subscripsi, aujourd'hui effacés


par l'injure du temps.
Dans d 'autres cas, non moins curieux, les parties font
valider leurs conventions privées par une décision du roi
intervenue à la suite d 'un procés purement fictif. Ainsi un
diplôme de Childebert III, rendu en 695, nous apprend qu'un
personnage nommé Ibbon, ayant refusé de se soumettre au
service militaire, avait remis en gage aux religieux de Saint
Denis la terre de Hodenc-l'Évêque (aujourd'hui dans l'Oise ),
en les chargeant de payer pour lui une amende de 600 sous,
à laquelle il avait été condamné par suite de ce refus. Cette
amende avait été prononcée, non par le roi Childebert III,
mais par son père Thierry, à l'occasion de la guerre faite par
lui en Austrasie , en 677 . Ibbon étant mort depuis cette
époque, c'était contre son fils que l'abbaye faisait valoir ses
titres. La reconnaissance du droit des religieux n 'ayant donné
lieu à aucune opposition de la part du fils d'Ibbon ,l'on voit
qu'il s'agit ici d'un procés fictif. Néanmoins, Childebert et son
tribunal rendent un jugement en vertu duquel l'abbaye de
Saint-Denis est envoyée en possession de la terre en question .
Ce n' est qu'après la première race que les actes privés furent
entourés de formalités suffisantes pour en assurer l'autorité :
afin d'y suppléer, les parties avaient ainsi recours au tribunal
du roi.
Voilà toute l'organisation de la justice, telle que les actes
officiels nous en ont conservé la trace. Assurément, nous
sommes encore loin du régime judiciaire de saint Louis, qui
approche de la perfection ; mais il me semble que nous
sommes déjà loin , aussi, de l'antique barbarie et du régime de
violence dont on puise la peinture dans les chroniques. A
côté des avantages offerts par la participation du peuple et
des grands à l'exercice de la justice , par le droit d 'appel
accordé aux parties, par la régularité déjà très remarquable
de la procédure, je dois cependant signaler un inconvénient
grave. Les concessions d 'immunité ou d'exemption d'impôt,
190 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

dont je parlais tout à l'heure, entraînaient avec elles le droit


de justice. Les terres exemptées d'impôts par ce privilège
étaient en même temps distraites de la juridiction ordinaire
du comte, etn'étaient soumises qu'à la juridiction personnelle
du roi. Il était interdit à toutofficier public de rendre la justice
sur ces domaines privilégiés, d'imposer aux personnes qui les
habitaient aucune composition, aucune amende, aucune
charge de logement ou de prestation de vivres, et de les con
traindre à fournir caution. Leurs propriétaires se trouvèrent
ainsi investis, insensiblement, de la juridiction du premier
! degré, etmême de droits conférant une sorte de souveraineté.
Cela pouvait être sans inconvénients sur les terres des églises
et des abbayes, où la justice devait nécessairement se rendre
1 avec des formes et des garanties spéciales ; mais, chez les
grands propriétaires laïques, une large porte était ouverte par
là à l'arbitraire : aussi quelques érudits ont vu avec assez de
raison, dans l'immunité des temps mérovingiens, une des
sources directes des abus tant reprochés à la féodalité ( 1).

VIII

Pour terminer ce rapide examen, il me reste à dire un


mot de l'organisation militaire. Au début des conquêtes de
Clovis, les guerriers francs formaient seuls son armée, natu
rellement. Mais, dès qu'il se fut emparé du domaine de
Syagrius, les anciennes troupes gallo -romaines paraissent
s'être adjointes, soit de leur plein gré, soit par contrainte, à
ce noyau primitif, qui n 'était pas bien considérable, et elles
concoururent notamment à l'expédition d 'Aquitaine. Comme
l'a déjà dit Boutaric, de nombreux textes nous prouvent que
la race indigène fut astreinte au service militaire sous le
règne de ses fils et de ses petits- fils. Mais cette obligation ne
fut guère imposée qu'aux propriétaires jouissant d 'un certain

1. J. Tardif, op. cit.


GOUVERNEMENT DES PREMIERS MÉROVINGIENS. 191

avoir, suivant le système romain , où la propriété territoriale


était devenue la base du recrutement; les pauvres en étaient
exempts, comme les malades, comme les vieillards, comme
les serviteurs des églises. Pendant longtemps, les deux
peuples combattirent ainsi côte à côte, en conservant chacun
leur nationalité, leurs enseignes, leur discipline propre. Le
roi commandait aux uns et aux autres ;mais il ne pouvait
faire la guerre sans l'assentiment de ses fidèles ou de ses
leudes, qu'il convoquait et consultait dans les fameux champs
de mars, tenus le jer mars de chaque année. Là se décidaient
les guerres offensives : celles de Clovis contre les Visigoths,
celle de son fils Thierry contre les Thuringiens, et beaucoup
d 'autres furent déclarées de cette manière ,après une allocution
du roi aux guerriers et la réponse favorable de ceux -ci.Mais,
lorsqu'il s'agissait de se défendre contre une attaque ou une
invasion subite, les ducs et les comtes convoquaient d'office
les troupes de leur district, en prévenant aussitôt leurs col.
lègues et le roi. Tous les soldats, dans ce cas, devaient con
courir à la défense du territoire, tandis que, dans les autres
circonstances, le souverain désignait les pagi qui devaient
fournir leur contingent.
Les rois, autant que possible, se mettaient à la tête des
armées : c'était, aux yeux des premiers Mérovingiens, un des
devoirs les plus essentiels de la royauté, et c'est l'abandon de
cette bonne coutume qui fit perdre plus tard tout prestige aux
rois fainéants. Cependant nous voyons déjà Dagobert faire
conduire son armée en Gascogne par un général, qui n ' était
autre que son référendaire Cadouin . Enfin chaque soldat ser
vait à ses frais, et c'est pourquoi les anciennes habitudes de i
pillage persistèrent longtemps chez les guerriers francs, qui
ne connaissaient pas d'autre dédommagement à leurs peines,
sinon les largesses distribuées de temps en temps par le prince.
Thierry, Childebert, Dagobert prirent des mesures rigoureuses
pour les corriger de ces habitudes, et Clovis lui-même ne
regardait pas à un coup de framée pour refroidir l'ardeur des
192 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

pillards. Mais cette répression ne fut pas bien efficace, et les


princes en furent bientôt réduits à employer un remède pire
que lemal. Ils dépouillèrent les églises pour entretenir les gens
de guerre. Cette spoliation plus ou moins déguisée, atténuée
par l'expedient de la précaire , commença dès le règne de
Dagobert, et finit par être générale sous le gouvernement de
Charles Martel, dont la renommée fut ternie par le pillage
organisé qui succédait au pillage individuel (1).
Tel était l'ensemble de l'organisation politique sous la
monarchie mérovingienne. Cette organisation est encore
quelque peu empreinte du caractèrebarbare ;mais en somme
on ne peut le nier, la barbarie germanique était déjà très
adoucie, et, point capital, le despotisme du régime romain
n 'existait plus. Le pays commençait à respirer ; il avait une
vie propre, une indépendance, une autonomie longtemps
désirées. Les maux inséparables de la conquête se trouvaient
rachetés par ce premier progrès, et par celui que nous
constaterons tout à l'heure dans la condition des différentes
classes sociales. C 'était le crépuscule qui précède le jour, et le
jour se lèvera lorsque l'idée chrétienne aura continué d 'agir
avec la même puissance sur plusieurs générations consécu
tives, lorsque le monde nouveau, parti d 'origines si diverses,
se trouvera unifié dans le sein de cette civilisation morale ,
connue du moyen-âge, et mille fois plus précieuse que la
civilisation matérielle , qui trop souvent recouvre d 'un vernis
trompeur la profonde barbarie desâmes.
1. V. Boutaric, Les Institutionsmilitaires de la France.
Chapitre Sirième.
La législation primitive de la France.

I. Le principe de la personnalité des lois. - II. La loi


salique ; démonstration scientifique de son origine et de sa
date. - III. Modifications successives de ce code ; le bardit
des Francs avant et après leur conversion ; les gloses mal
bergiques. – IV . Lois des Ripuaires, des Visigoths, des Bur
gondes. – V : Système pénal ; le wergeld ou la composition .
- VI. Condition légale des personnes chez les Francs et chez
les Gallo- Romains : l'hommelibre ; l' esclave ;classes intermé
diaires. - VII. Différences dans l'organisation de la famille ;
le mariage ; l'ordre des successions. – VIII. Condition des
biens chez les deux peuples.

E tableau de l'organisation administrative et judi.


ciaire du royaume de Clovis serait par trop
incomplet si on laissait de côté les lois et cou
H ETER tumes réglant, non plus l'exercice du pouvoir,
mais la condition civile des sujets. Un grand principe, qui
nous paraît maintenant bizarre, incommode, mais qui était
un résultat forcé de la manière à demi pacifique dont les
Francs s'étaient installés dans la Gaule, préside à cette légis .
lation de l'époque mérovingienne. Ce principe s'appelle la
personnalité des lois. Les lois sont personnelles, c'est-à-dire
que chaque homme libre a le droit de réclamer qu'on lui
applique sa loi propre, sa loi d'origine, le Gallo -Romain lä loi
romaine, le Franc la loi salique ou ripuaire , le Bourguignon
la loi bourguignonne, etc. Il faut donc reconnaître alors deux
groupes de législations. D 'un côté, l'ancien droit romain , avec
i 194 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE .

les altérations introduites peu à peu par les populations indi.


gènes, demeure en vigueur chez les Gallo- Romains, surtout
dans le midi; et c'est là une des preuves péremptoires qu'ils
ne furent pas complètement asservis par les Francs ni traités
comme un peuple conquis. De l'autre, les habitants de race
germanique restent soumis à leurs coutumes traditionnelles
et séculaires, codifiées, régularisées,maismodifiées, ellesaussi,
graduellement par l'action lente et profonde du christianisme.
Il y a, au début, deux sociétés juxtaposées, mais qui ne tar
deront pas à se fondre en une seule sous la haute influence
de l'élément religieux. Dès les temps carlovingiens, cette
dualité disparaîtra ; les nationalités seront tellement confon
dues, que les plaideurs se trouveront dans le plus grand
embarras quand ils voudront, par hasard, réclamer encore
leur loi d 'origine. Alors la base fondamentale des lois sociales
changera complètement et forcément de nature : à la person
nalité succédera la territorialité des coutumes, On ne deman
dera plus aux particuliers : D 'où venez -vous ? mais on leur
dira : Où habitez-vous ? La coutume provinciale ou locale
deviendra la seule et unique maîtresse. Les Français du midi
seront régis par le droit écrit parce que ce droit sera la cou
tume de leur pays, et non pas parce qu'il représentera l'an
tique législation romaine ; les Français du nord seront sou
mis au droit coutumier, à la coutume traditionnelle , d'origine
en partie germanique, établie dans chaque seigneurie , dans
chaque terre. Ce sera le commencement du règne de la féo
dalité.
Du droit romain , je ne dirai rien ici. Il est bien connu,
d'ailleurs, et ses éléments essentiels sont résumés dans beau
| coup de livres d'histoire. Il me suffit d 'avoir constaté son
maintien, sa perpétuité chez les sujets gallo - romains de
Clovis. Mais il en est autrement du droit germanique, de la
législation des Francs, qui, d'abord tout à fait spéciale à ces
derniers, finit par contribuer dans une assez forte proportion
à la formation de la loi commune le jour où la fusion se fit, !
-
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 195
et qui exerça , on ne saurait le nier, une influence notable sur
l'organisation politique et sociale de la France du moyen -âge.
Il y a là une matière très intéressante à étudier, d'autant plus
intéressante qu'elle est généralement ignorée. Nous devons
donc faire ici connaissance avec les lois barbares introduites
en Gaule par les Germains, et surtout avec la principale,avec
la plus célèbre, qui est celle de la tribu royale et qui s'appelle
la loi salique. Mais, avant de rechercher la situation faite aux
personnes et aux biens par ce code et par ceux des autres
tribus germaniques établies sur le territoire gaulois,avant d'en
exprimer la substance, il convient de présenter en deux mots
son histoire.

II

La loi salique ( lex salica ou saliga, ou simplement lex


Francorum ) est, comme son nom l'indique, la loi des Saliens.
Guérard, le savantdiplomatiste,avait voulu faire venir ce nom
de sala ,mot germain ayant le sens de curtis (cour, domaine,
juridiction du chef de famille) et demeuré à la partie princi
pale de l'habitation seigneuriale sous la forme française de
salle. Mais cette interprétation, dont l'auteur lui-même était
peu sûr, n'a pu tenir contre les éclaircissements de la critique.
La loi salique est bien, comme l'enseignait M . Tardif, profes
seur à l'École des Chartes, la loi de la tribu victorieuse, et
c'est pour ce motif qu'elle a dominé toutes ses congénères.
Elle est mentionnée pour la première fois dans les Gesta
regum Francorum , rédigés probablement au sixièmesiècle ; et,
d'après la même chronique, elle fut établie par les Francs
encore païens. En effet, quoique la rédaction latine qui nous
est seule parvenue soit postérieure, elle offre encore des traces
de paganisme. Le texte primitif est donc certainement plus
ancien, et sans doute de beaucoup, que la conversion de Cio
vis et de ses guerriers. Voilà une date approximative. Mais
la critique moderne, plus exigeante, a voulu pénétrer tout à
196 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

fait le mystère de cette origine et déterminer l'âge précis de


la loi salique. Elle y est arrivée par une espèce de tour de
force de sagacité, quimérite d 'être signalé ici, ne fût-ce qu 'à
titre de curiosité.
On a trouvé dans les plus anciens manuscrits de la loi
salique deux mots barbares, ou plutôt deux assemblages
bizarres de lettres indéchiffrables à première vue, incompré
hensibles au premier abord comme au second, et tracés comme
il suit :
Seulandoefa . — Scaldewa.
Étant donné ces deux vocables étranges et complètement
inconnus dans toutes les langues, comment en faire sortir la
date exacte et le lieu d 'origine de la loi salique. Tel est le
problème. Cela ressemble à une gageure. La solution n 'est
cependant pas impossible.
Le premier de ces deux termes se trouve dans un article
de la loi déclarant que l'individu qui accusera un homme
innocent et absent devra être condamné à payer une amende
de 2 ,500 deniers, conformément à la Seulandoe fa . Un savant
allemand, Grimm , a d'abord essayé de décomposer ce mot
pour voir ce qu'il renfermait, comme les petites filles qui
cassent leur poupée en morceaux pour voir ce qu'il y a
dedans, et, à force de recherches, il y a reconnu deux mem
bres distincts : efa ou eva, signifiant coutume dans la langue
des anciens Germains, et Seulando, qui, désarticulé à son
tour, donne d 'une part seu, répondant à peu près à sée ou see
(la mer, en anglais et en allemand), d 'autre part land (terre,
pays,dans ces deux mêmes langues). L 'assemblage de ces deux
syllabes désigne donc quelque chose comme la terre de la
mer. Or, n 'y a -t-il pas quelque part une contrée qui a reçu
ce nom de terre de la mer ? Oui, justement, et elle s'appelle
encore aujourd'hui Seeland ; c'est la Zélande, province des
Pays-Bas. Nous pouvons déjà en conclure que Seulandoefa
est l'ancienne coutume de Zélande, et que, du moment que
cette coutume est invoquée ici, notre loi a dû être promul
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 197
guée et mise en vigueur dans une régiơn très voisine de
celle -là .
Passons au second mot : Scaldewa. Il est facile maintenant
de reconnaître que ce mot vocable, qui se rencontre en plu
sieurs endroits de la loi salique ou ses variantes plus ou moins
altérées, contient le même radical eva ou efa , signifiant
coutume. Mais qu 'est-ce que le radical scald ? . Après avoir
tâtonné, on est parvenu à se convaincre qu'il ne répondait
à aucun nom commun et ne pouvait être qu 'un nom propre,
le nom d'une rivière, l'Escalt, appelée depuis l'Escaut. Scal
dewa serait ainsi tout simplement la coutume de l'Escaut,
pactum Scaldis, comme on a traduit en latin . Voilà donc un
premier point acquis : cette coutume se trouvant invoquée
en mêmetemps que celle de la Zélande, les Saliens devaient
être établis entre la Zélande et l'Escaut quand leur loi leur
fut donnée.
Un autre article va nous permettre de préciser davan
tage. Il y est question du vol d 'un esclave, et la loi ordonne
que le plaignant et l'accusé soient confrontés dans le délai
de quarante nuits (les Germains comptaient par nuits, et non
par jours) s'ils demeurent intra Ligere aut Carbonaria , de
quatre-vingts nuits si l'un d 'eux habite au -delà. Le centre
de la tribu salienne était donc situé entre ces deux points.
Or, qu 'est -ce que Ligere ? Ce n 'est pas la Loire, puisque
les Francs étaient encore païens et ne pouvaient avoir dé
passé la Seine.Ce ne peut être que la Lys ou Lye, appelée ,
elle aussi, Ligeris, rivière assez célèbre au moyen -âge, qui
passe à Thérouanne, longe à peu près le littoral et va se jeter
dans l'Escaut auprès de Gand. A présent, qu'est-ce que Car
bonaria ? On nommait silva Carbonaria , ou forêt Charbon
nière, la partie septentrionale de l'immense forêt des Arden
nes, celle qui servit plus tard de frontière entre la Neustrie
et l'Austrasie. Elle s'étendait le long de la Sambre et de la
Meuse jusqu'à Maëstricht. Une quantité de textes en font
mention et ne permettent pas de douter de son emplacement.
Fondation de la France .
198 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

Par conséquent, le pays cherché, le pays d 'origine de la loi


salique se trouve restreint entre la mer au nord , la Meuse à
i l'est, la Lys ou l'Escaut à l'ouest, et les Ardennes au sud .
C 'est à peu près le territoire du Hainaut moderne.
Il suffira maintenant pour résoudre le second terme du
problème, c'est-à -dire la date du fameux code, de déterminer
l'époque à laquelle les Saliens habitaient ce pays. On sait par
Grégoire de Tours que, sous Clodion , ils étaient descendus
vers le sud-ouest jusqu'aux bords de la Somme, après avoir
pris Cambrai et franchi l'Escaut. Ce n 'est donc pas alors
qu'a été rédigée la loi salique ; c'est un peu plus tôt. Ils habi
taient nécessairement le territoire du moderne Hainaut lors
qu'ils élurent leur Pharamond : en effet, le prologue de la loi
et les Gesta Francorum nous indiquent qu'au moment de sa
rédaction ils commençaient à s'organiser. Et, comme nous
savons que cette élection eut lieu vers 415 ou 420, c'est alors
qu'il faut placer la composition de leur code ; on peut dire au
moins, sans crainte de se tromper, qu'il fut rédigé dans le
premier quart du cinquième siècle.
Telle est la démonstration curieuse à laquelle on est arrivé,
non pas en un jour,mais par une succession de travaux scien
tifiques, clairement résumés par M .Adolphe Tardif (1). Quel
ques critiques ont objecté que les Francs ne savaient pas
écrire à cette époque ; mais on n 'en a aucune preuve, et,
depuis près de deux cents ans qu'ils étaient en rapports cons
tants avec les Romains, ils avaient bien eu le temps d'ap - |
prendre l'écriture.

III

La langue de cette rédaction primitive, sur laquelle on a


aussi discuté, était évidemment celle des Saliens, c'est-à -dire
la langue germanique. Mais, dès les premières années du

1. Cours de Droit féodal professé à l'École des chartes.


LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 199

règne de Clovis, avant sa conversion, et lorsqu 'il se trouva en


contact avec les Gallo -Romains du nord , il devint nécessaire
de traduire en latin la coutume de sa tribu. En tête du code,
et en guise de préface, se lisait un vieux bardit ou chant
national, que les traducteurs eurent soin de reproduire le plus
exactement possible :
« Gloire à l'illustre nation des Francs, fondée par DIEU
même, brave dans la guerre, fidèle aux traités dans la paix ,
habile dans les conseils , noble et saine de corps, brillante de
beauté et de blancheur, audacieuse, agile et rude au combat.
Parmi un grand nombre des leurs, on en choisit quatre qui
portaient les noms de Wisogast, Bodogast , Salogast et Win
dogast, dans les lieux nommés Saloghève, Bodoghève et
Windoghève. Ceux- là , se rassemblant dans trois malls con
sécutifs, discutèrent avec soin toutes les causes de discorde,
et, traitant chaque cas en particulier, prononcèrent leur juge
ment de la manière suivante. »
Suit le tarif de composition applicable à tous les genres
de délits par la sentence des délégués de la nation franque.
Telle est, dit à ce propos l'auteur des Études sur les
Institutions "mérovingiennes, la forme poétique et tradition
nelle sous laquelle les coutumes des Francs avaient passé
de bouche en bouche, et s'étaientmaintenues respectées dans
les conseils des gravions ou chefs de tribus jusqu'à la fin du
cinquième siècle. Mais cette législation imparfaite ne pouvait
suffire à la nation salienne, dont les destinées s'étaient agran
dies jusqu'à dominer la Gaule entière. Le vaste dévelop .
pement de la puissance de Clovis avait mis les Francs en
contact avec les populations romaines, et il fallait bien que
ces dernières eussent connaissance des lois qui devaient régir
leurs rapports avec ces barbares, appelés à vivre au milieu
d 'elles. Il fallait régler les cas nouveaux qui résultaient de
ces rapports et que les décisions des malbergs n 'avaient pu
prévoir. Il fallait enfin donner à l'ensemble de ces décisions
une forme plus régulière plus stable, plus analogue aux
200 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

habitudes de la jurisprudence et aux besoins de la civili


sation . Tels furent les motifs qui déterminèrent Clovis à faire
traduire en latin les formules malbergiques et à les rédiger
en formede code, avec les modifications que le temps et les
circonstances avaient rendues nécessaires ( 1). »
Cette version latine, profondément païenne encore et anté
rieure, par conséquent, à 496, comprend 62 ou 65 chapitres,
La suite fut ajoutée plus tard . Clovis, après son baptême,
révisa l'ensemble du texte, et il y ajouta un premier complé
ment, comprenant les chapitres 63 à 77. Il retrancha les
usages ou les termes païens, les articles qui entretenaient la
férocité des mours ; cependant « il laissa subsister tout le
fond de la loi, et elle conserva si bien l'empreinte de son
origine que le traité Des mæurs des Germains, écrit par
Tacite quatre cents ans auparavant, semble en être le com
mentaire et l'analyse fidèle ». En effet, c'est la rédaction , la
codification seule qui date des premières années du cin
quième siècle ; les coutumes recueillies et fixées alors par
l'écriture remontaient beaucoup plus haut, et leur naissance
devait se perdre dans la nuit des origines germaniques.
Childebert et Clotaire, fils de Clovis, opérèrent de nouvelles
révisions et rédigerent aussi de nouveaux chapitres , où
domine encore plus l'idée chrétienne. Ainsi que l'ont reconnu,
après Pardessus, des critiques allemands, les trois livres
entre lesquels sont répartis, dans les plus vieux manuscrits,
tous les titres de la loi salique, constituent précisément la part
respective des trois princes. C 'est alors que fut également
ajoutée au chantnationalformant leprologue cette magnifique
invocation au CHRIST, qui devrait servir depréambule à toutes
les histoires de France ; .
« Vive le CHRIST, qui aime les Francs ! Qu'il garde leur
royaume, qu'il remplisse leurs chefs des lumières de sa grâce,
qu'il protège l'armée, qu'il affermisse la foi, que par la piété
1. De Pétigny, op. cit., II, 569 et ss.
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 201

de nos souverains le Seigneur JÉSUS-CHRIST nous accorde


les joies de la paix et des siècles de bonheur ; car c'est cette
nation qui, faible en nombre,mais forte par son courage, a
secoué en combattant le dur joug des Romains, et, après
avoir reçu le baptême, a somptueusement orné d 'or et de pier
reries les corps des saints martyrs, que les Romains avaient
brûlés par le feu, mutilés par le fer ou fait déchirer par les
bêtes féroces. »
« Cette partie de la préface, observe Pétigny, se rapporte
évidemment à la révision du pacte salique par Clovis et ses
premiers successeurs. Nous avons les décrets de Childebert
et de Clotaire I dont il est ici question . Le premier, attribué
à l'année 554, abolit les restes du paganisme, ordonne la
destruction des idoles et interdit tous les actes sacrilèges.
Le second , que l'on croit être de l'année 560, réprime les
prévarications des juges, donne des garanties aux populations
romaines et corrige divers abus inhérents aux mœurs bar
bares. C 'était ainsi que s'opéraient les révisions de la loi
salique, non en changeant le texte lui -même, mais en
modifiant ses dispositions par des décrets qui étaient consi.
dérés comme des additions à la loi. Seulement ces. additions
étaient quelquefois indiquées par des paragraphes interpolés
dans le texte. On remarquera, à partir des mots Vive le
Christ ! le chant national substitué par les fils de Clovis au
bardit primitif des Francs. Il est facile d'y reconnaître le
caractère de l'époque. L 'esprit religieux qui devait dominer
tout le moyen -âge remplace déjà le sauvage orgueil des
Germains ; et pourtant cet orgueil perce encore dans la com
paraison des honneurs rendus aux martyrs par les Francs'
convertis avec les persécutions que les Romains avaient fait
subir aux premiers confesseurs de la foi ( 1). »
Ainsi le code barbare se christianisait avec rapidité. Il
suivait la même voie que la littérature, les arts, les mœurs.

1 . Ibid., II,675 et s.
202 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE,

Tout marchait de concert vers la civilisation , vers l'unité,


parce que, encore une fois, l'élément de vie avait été jeté
par le catholicisme au milieu des éléments de mort entre
lesquels se débattait la société agonisante ; et c'est une des
preuves les plus palpables de son influence que ces corrections
apportées par les barbares eux-mêmes à leurs coutumes si
vénérées, dans le sens de l'humanité, de la justice et de la
piété.
Enfin deux dernières éditions de la loi salique, revues,
corrigées et augmentées, furent promulguées par Dagobert
et par Charlemagne. La seconde est connue sous le nom de
Lex salica emendata . Les modifications qu 'elle apporte au fond
sont peu importantes ; mais la latinité en est bien meilleure.
Elle n 'est plus hérissée, comme les versions antérieures, de
ces mots barbares, mystérieux , qui semblent appartenir à une
langue inconnue, et qui ont tant exercé la patience des éru
dits modernes. Dans la plupart des manuscrits mérovingiens,
on trouvait intercalés,mêlés au texte latin , des hiéroglyphes
incompréhensibles , nommés des gloses malbergiques. Au
VIIIesiècle, ọn les appelait déjà verba mystica ,verba Græcorum ,
et, ne pouvant les interpréter, l'on disait bravement : Græcum
est, non legitur.C 'est du grec, cela ne se lit pas. Aussi faut-il voir
comme les scribes les estropiaient, les altéraient. Le docteur
Waitz a voulu voir là des traces de langue celtique, expli
cation invraisemblable à tous les points de vue. Grimm , plus
heureux, y a reconnu des mots germaniques défigurés ; et
c'est encore un petit prodige de critique que la découverte de
leur véritable sens. On rencontrait, par exemple, dans quel
ques manuscrits, des assemblages de lettres aussi incohérents
que celui-ci : Thrioseptuntiunchumia . Ceshiéroglyphesaccom
pagnaient d 'ordinaire une évaluation, un nom de nombre
exprimé en latin . En les divisant en plusieurs tronçons,
comme ceci : Thrio | septun | tiun | chumia , on est parvenu à
y retrouver la traduction exacte,en langue germanique altérée,
du chiffre énoncé à côté en langue latine. Thrio représente
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 203

l'anglais three, l'allemand drei, ou le français trois ; septun,


l'anglais seven , ou le français sept ; tiun, l'anglais ten, l'alle
mand zehn, ou le français dix ; enfin chumia représente,
moins l'aspiration, l'anglais undred, qui veut dire cent. Main
tenant, pour trouver le nombre indiqué par ces mots juxta
posés, il a suffi de faire, selon le système germain , le calcul
suivant: 3 * 7 * 10 x 100 = 21,000. Et, en effet, le chiffre écrit
en latin est exactement celui de 21,000 . La clef de toutes
les gloses malbergiques était trouvée. Voilà comment l'im
possible devient possible pour les savants qui y mettentde
l'entêtement.

IV

A cet historique sommaire de la loi salique, je joindrai


seulement un mot sur l'origine des autres lois barbares.
La loi ripuaire, qui se confond avec les lois bavaroise et
allemande, fut mise par écrit pour la première fois sous le
règne de Thierry, fils aînéde Clovis. Childebert II, Clotaire II
la modifièrent. Un dernier remaniement fut fait ensuite sous
Dagobert par quatre personnages, dont un bavarois, un
allemand, un austrasien et un neustrien , et cette édition est
la seule qui nous soit parvenue. Ses dispositions offrent
d 'assez grandes ressemblances avec la loi salique ; mais
l'idée de la puissance royale y apparaît plus développée. On
y trouve aussi la trace des privilèges du clergé et celle du
droit romain , par exemple la preuve écrite, qui n 'existe nul
lement dans la coutume des Saliens. C 'est donc là une légis
lation plus récente, plus mélangée, plus romanisée ; et ce fait
est assez étrange, car les Ripuaires étaient restés plus barbares
que la tribu de Clovis.
La loi des Visigoths est double. Il y en a une qui s'appli
quait aux Gallo -Romains soumis à leur domination, et qu'on
appelle Lex romana Visigothorum ou Breviarium Aniani.
Alaric II, celui qui fut tué par Clovis, la fit rédiger à Aires
| 204 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

par une commission de jurisconsultes romains et approuver


par les principaux personnages du pays. C 'est une pure
compilation de droit romain . L 'autre, concernant les Visigoths
seuls, est favorable au clergé catholique, et, par conséquent,
postérieure aux rois ariens. Blume, son premier éditeur, l'a
rapportée au règne de Reccarède I ; mais elle paraît un peu
plus ancienne. Il est cependant difficile de la faire remonter
à Alaric II, comme le veut Pétigny, puisque ce prince
n 'était rien moins que bienveillant pour le catholicisme. Il
faut se garder de la confondre avec une autre coutume
antique des Visigoths,mentionnée par les historiens et datant
du septième siècle, qui a été traduite en castillan au treizième,
sous le nom célèbre de Fuero juego.
Enfin les Bourguignons voulurent avoir, comme les Visi
goths,une loi pour lesGallo-Romains de leur territoire et une
pour eux-mêmes. La première, simple révision du droit
romain dans ses parties les plus usuelles, faite en forme de
manuel pour l'usage des juges, s'est appelée Papianus, le
Papien . Compilée à peu près en même temps que la loi
romaine des Visigoths, elle cessa d'être en vigueur presque
aussitôt après la conquête de la Bourgogne par les Francs.La
loi germanique des Bourguignons, connue sous le nom de loi
Gombette ( lex Gundeboda ), fut rédigée en deux fois par le
roiGondebaud et allongée de deux appendices par ses suc
cesseurs. Elle subsista, comme droit personnel, beaucoup plus
tard que l'autre, et au moins jusqu'au temps de l'archevêque
Agobard, mort en 840.

Quelle est,maintenant, la nature de ces différents codes


barbares? Quel est leur objet ? Il ne faut pas y chercher une
législation complète, ni la vaste synthèse de notre code
moderne. Chacun d 'eux, et en particulier celui des Saliens,
s'occupe presque exclusivement de la répression des délits et
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 205

des crimes ; c'est avant tout un code pénal. En outre, leur


système pénal se réduit à peu près à l'application variée d 'un
principe essentiellement propre à la tradition germanique, le
principe du whergeld ou de la composition, c'est-à -dire de la
compensation pécuniaire payée aux intéressés pour les crimes
ou délits. Je ne descendrai pas à l'examen détaillé de la peine.
appliquée à chaque délit, ni de la proportion des différents
whergelds entre eux, ce qui m 'entraînerait beaucoup trop loin ;
du reste, la plupart des historiens ont analysé à ce point
de vue les lois barbares ; mais je dirai un mot du principe,
dont je ne vois pas qu'on ait souvent pesé les graves consé
quences.
Ce principe était tout simplement désastreux. Il dut tenir
une large place parmi les obstacles qui retardèrent le déve
loppement de la civilisation dans la société nouvelle. Non
seulement l'assassin , le criminel quelconque se sentait couvert
par lui d 'une espèce d 'impunité, mais la composition elle
même demeurait souvent une peine illusoire , les tarifs étant
très élevés, la population germanique très pauvre, et les insol.
vables se dérobant, pour ainsi dire, en prenant la fuite , pour
aller grossir ces troupes de bannis ou de bandits (le mot est
le même) quidésolaient et pillaient tout le pays. Le condamné
incapable de payer le whergeld devenait, de par la coutume,
un véritable paria , sans abri, sans ressource. « Qu'il ne lui soit
plus permis, dit la loi salique, d'approcher des hommes ; !
quiconque le recevra sous son toit ou lui donnera du pain ,
fût-ce sa propre femme, paiera cinq cents deniers ou quinze i
sols d'or. » La proclamation de cette interdiction s'appelait
le ban, bannus ; d 'où le nom générique de ces misérables. Le
banni se trouvait désormais en état de guerre avec la société,
et il la faisait, cette guerre, féroce, sanglante, sans merci.
Clotaire et Childebert prirent les mesures les plus sévères
pour réprimer ces brigandages ; ils instituèrent dans les
villages des centaines et des centeniers, qui constituaient
une sorte de police rurale exercée par les habitants eux
206 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

mêmes.Ce fut en vain . Le fléau ne devait disparaître qu'avec


la cause qui l'engendrait, avec l'usage des compositions et la
pratique du code germanique.
Je ne parle pas d'un autre fléau non moins redoutable, qui
se perpétua jusqu'au milieu du moyen -âge et qui ne put être
extirpé que par la main vigoureuse d 'un saint Louis, je veux
dire ces guerres privées, ces vendettas impitoyables qui prirent
parfois les proportions d 'une guerre publique et qui firent cou
ler tant de sang. C ' était là encore une conséquence indirecte du
principe de la composition ; ou plutôt ces deux abus étaient
connexes et dérivaient tous deux de l'idée sauvage qui attri
bue le châtiment du crimeaux intéressés, et non à une justice
souveraine, idée véritablement subversive de tout ordre social
et rappelant les procédés sommaires de ces Américainsmoder
nes,a la civilisation trop vantée. Poursuivre le coupable au nom
de la société et de la loi, substituer aux indemnités pécu
niaires les peines afflictives, aux vengeances privées érigées
en système l'action de l'autorité publique, tel était le progrès
le plus urgent à accomplir. Les princes mérovingiens l'es
sayèrent, il faut leur rendre cette justice, et, s'ils n'avaient
jamais cherché à imiter d 'une autre manière le régime
romain , ils mériteraient de grands éloges. Mais la tâche était
au -dessus de leurs forces. Il n 'était donné qu'à la puissance
qui portait en elle le germe de la suprême équité et de la
charité universelle, de balayer ces derniers débris de la bar
barie le jour où son règne sur les nations serait parfaitement
assis .

VI

Je me hâte d'arriver à l'exposé de l'état légal des person


nes et des biens, parce que c'est là ce qui nous permettra de
juger la situation ordinaire et journalière desmembres de la
société mérovingienne. La punition des crimes, l'application
des peines pécuniaires ou autres ne nous font connaître que
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE 207

des circonstances exceptionnelles,heureusement. En conden


sant les indications d 'une autre nature fournies par les lois
barbares, en les combinant avec celles que l'on peut tirer de
certaines sources complémentaires, les diplômes royaux, les
recueils de formules, les chroniques, et en rapprochant les
résultats de ceux que procure, pour la partie indigène de la
population, l'étude du droit romain, plus ou moins modifié,
établi en Gaule à cette époque, on peut arriver à dresser un
tableau comparatif de la condition des deux grandes classes
de sujets gouvernés par Clovis et ses premiers successeurs.
Considérons d 'abord les personnes dans la société ; nous les
envisagerons ensuite dans la famille.
Chez les Francs, le fond de la nation est formé par les
ingenui. L 'ingenuus est l'homme né libre. Il a seul la pléni
tude des droits civils, à la différence de ceux qui ont acquis
la liberté,ou des affranchis. Il est évalué, dans le tarif des pei
nes, beaucoup plus cher que les membres des autres classes :
il a droit à un wergeld de 200 sous, que la famille peut récla
mer au meurtrier. Il jouit, en outre, à l'exclusion des autres,
du droit de porter les armes, droit auquel tenaient beaucoup
les tribus germaines ; de celui de faire partie des assemblées
de la nation et de siéger dans les tribunaux, de pouvoir prêter
serment et témoigner en justice contre ses pareils, d 'être
exempt d'impôts et de certaines peines afflictives : par exem
ple, il ne peut être battu de verges, et il ne peut être con
damné à mort que par le roi. Il a,en revanche, des obligations
correspondant à ses privilèges : d'abord, le service militaire
et le service judiciaire, charges très pesantes ; puis le devoir
d'héberger le roi, ses délégués, sa suite, sorte d 'impôt connu
sous le nom de mansiones paratæ et qui équivaut à bien
d 'autres ; celui d' entretenir les chemins,les rivières, etc. Du côté
des charges civiles, l'ingenuus n 'est donc pas plus épargné que
le reste de la nation .
Au-dessus de lui se trouvent quelques catégories privilé
giées : les nobiles, les antrustiones, les leudes ou fidèles. La loi
208 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

salique renfermedes tracesmanifestes d 'uneancienne noblesse


germanique existant encore chez les Francs : ainsi plusieurs
de ses titres distinguent des enfants criniti (chevelus) et des
enfants incriniti (non chevelus), ayant primitivement un
wergeld différent. La longue chevelure était, comme on le
sait, le signe caractéristique des enfants de grande famille. Il y
avait donc, à l'origine, une classe de criniti ou une noblesse
héréditaire, mais qui disparut bientôt devant le système des
distinctions personnelles et viagères concédées par le roi.
Parmi ces distinctions, qui tuèrent peu à peu la noblesse
ancienne, la principale était le titre d'antrustion (mot qui
vient du germain trust, signifiant compagnie ou suite, et
formé lui-même de la racine germanique treu , fidèle, en
anglais true). Les antrustions figurent dans toutes les cir
constances solennelles, comme le cortège ou la cour du roi.
Leur seul privilège, en dehors de cette faveur, est d 'avoir un
wergeld triple de celui de l'ingénu, c'est- à -dire de 600 sous,
somme équivalente à 54,000 francs, le sou d'or formant alors,
d'après les calculs de Guérard, environ 90 francs . Les leudes
(de leod, citoyen ), appelés aussi les fidèles, les grands ( opti
mates), sont à peu près dans la même condition que les an
trustions et se confondent avec eux.
Au-dessous de ces différentes espèces d 'hommes libres, se
trouvent plusieurs classes inférieures soumises à la servitude.
Les esclaves germains sont cependantdans une situation bien
supérieure à celle des esclaves romains. Tacite disait déjà qu'ils
n 'étaient attachés ni à la personne ni au service de la maison
de leurs maîtres, mais qu'ils étaient seulement astreints à cul
tiver les terres de ces derniers, à leur fournir des vêtements
et les autres objets nécessaires à la vie. Depuis l'époque du
| célèbre historien romain , leur sort s'était encore amélioré. Le
baptême avait créé entre le maître et l'esclave, même selon
les idées germaniques, une sorte de compagnonnage, qui les
rapprochait l'un de l'autre. L 'esclave était encore évalué pé.
cuniairement au mêmetaux que la bête de somme( 35 sous) ;
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 209

mais déjà une amende supplémentaire devait être payée au


maître offensé dans la personne de son esclave, et celui-ci se
trouvait protégé contre les violences des étrangers. Le droit
absolu du maître était lui-même fort contesté. Les évêques
élevaient la voix contre les mauvais traitements dout il se
rendait coupable, et régularisaient pour ses victimes le droit
d'asile . Un concile en vint à déclarer excommunié celui qui
tuait son esclave sans l'intervention du juge. Quel progrès
déjà , depuis les beaux jours du régime romain ! La loi des
Visigoths est la premiere des lois civiles qui ait interdit le
meurtre et la mutilation des sujets non libres. Très peu de
temps après, des actes royaux prépareront la transition de la
servitude au servage ; l'esclave deviendra le serf, c'est-à -dire
l'homme addictus gleba, attaché au sol, et cemot, quia donné
prétexte à des déclamations si stupides, caractérisera un nou
veau progrès, un pas immense vers la liberté.
L 'amélioration du sort des esclaves se manifeste aussi, dès
l'époque mérovingienne, en ce qui touche leurs mariages et
l'administration de leurs biens. Ils ne peuvent pas encore se
marier sans le consenteinent de leur maître ; ils peuvent
même être séparés de leur femme par la seule volonté de ce
maître. L 'ingénu qui épouse une esclave, ou vice versâ , tombe
sous la dépendance du maître de son conjoint. Mais bientôt
celui- ci pourra déclarer , dans ce dernier cas, que les enfants
seront libres et auront le droit de demeurer sur ses terres
moyennant une simple redevance. Quant aux biens des
esclaves, meubles ou immeubles, ils commencent au septième
siècle à appartenir en propre à ceux qui les ont gagnés.
En même temps, les prestations ou corvées dues par l'es
clave, d'arbitraires qu'elles étaient, deviennent fixes ; il peut
savoir à l'avance ce qu'il aura à fournir ou à payer chaque
année.
Puis ce sont les aff anchissements, c'est la grande porte
de la liberté qui commence à s'entr'ouvrir, sous l'influence de
plus en plus marquée de l'idée chrétienne. L'esclave est affran
210 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE. .

chi, chez les Francs, soit per denarium , par un denier symbo
lique que son maître lui fait sauter de la main en présence du
roi ou d 'un très haut dignitaire, et alors il passe directement
au rang d'ingenuus ; soit par d 'autres modes moins solennels,
(per chartam , per hantradam , c'est- à -dire par l'imposition des
mains), qui l'élèvent simplement à l'état de libertus ou d'af
franchi. Mais il peut aussi, signe caractéristique des temps,
voir ses liens se briser sans l'intervention de son maître, quand
celui- ci le laisse manquer du nécessaire ou le met à la torture
sans qu'il soit coupable , ou quand c'est un esclave juif qui
embrasse l'Évangile ; ce dernier cas, à la vérité, est assez rare.
Enfin , même dans les classes asservies, il y a des privilégiés :
les esclaves del'Église et ceux du roi ont le droit de porter les
armes comme s'ils étaient libres ; ils ont un wergeld supérieur
aux autres et sont traités moins rigoureusement en mainte
circonstance ; quelques-uns même sont pourvus d 'emplois
réservés d 'ordinaire aux ingénus.
Entre les hommes libres et les asservis, se place une caté
gorie mixte dont il est difficile de déterminer d 'une manière
précise la condition, celle des lètes ou lites, qu 'il ne faut pas
prendre pour les descendants des anciens lètes ou colons de
race germanique établis en Gaule à la solde de l'Empire, car
des guerriers germains n 'auraient jamais réduit en servitude
d 'autres guerriers germains. Leur origine et celle de leur nom
lui-même sont douteuses. Un passage de la loi salique nous
montre que le lète avait un maître, et d 'autres textes nous
apprennent que la propriété ne lui était pas interdite, qu'elle
était seulement soumise pour lui à certaines charges, notam
ment à une redevance spéciale , appelée litimonium . Il pouvait
devenir ingénu au moyen de l'affranchissement par le denier.
Son wergeld était fixé à 100 sous : il valait donc la moitié
d 'un homme libre.
En regard de ces divisions de la société germanique,
plaçons celles de la société gallo -romaine vivant côte à côte
avec elle. Nous y trouvons une certaine analogie . Il y a éga
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 211

lement, chez les Gallo -Romains, trois classes d'individus :


l'homme libre, l'esclave et un intermédiaire. L 'homme libre
ou le propriétaire (possessor romanus) a les mêmes préroga
tives que l'ingénu franc, sauf qu'il est estimé moitié moins
(100 sous). Il peut devenir le convive du roi ( conviva regis ),
ce qui le met sur le pied de l'antrustion sans lui en conférer
le titre. Le tributaire ou l'homme de condition mixte corres
pond aussi, à peu près exactement, au lète germain . Mais
l'esclave est soumis, comme je le disais, à un joug beaucoup
plus dur, beaucoup plus humiliant que chez les Francs : pour
exprimer par un seulmot la différence, il est l'esclave de la
personne, la chose du maître, tandis que l'autre ne l'est pas.
Combien de misères sont renfermées dans ce mot ! Et que
d 'autres infériorités nous aurions à constater si nous nous
arrêtions à considérer, après la hiérarchie des castes, la
situation particulière de la femme ! La femme gallo -romaine
n 'a pas même d 'existence juridique : la femme franque est
une personne aux yeux de sa nation . Elle est exclue , il est
vrai, de la participation aux affaires publiques, elle n 'est pas
apte à posséder certaines terres;mais dans tous les cas, veuve,
fille ou mariée, elle est couverte d 'un mundium , d 'une protec
tion spéciale, qui, loin de la placer sous une tutelle oppressive
comme celle des Romains, garantit sa dignité, sa liberté. Et,
si la loi ne lui permet pas encore de s'occuper de la direction
des affaires, les meurs déjà christianisées lui en accordent
largement la faculté ; on pourrait même dire trop largement,
d 'après l'histoire de certaines princesses mérovingiennes, si
l'exemple des Frédégonde et des Brunehaut n 'était ample
ment compensé par celui des sainte Bathilde et des sainte
Clotilde. Ainsi donc, tout bien pesé, et si l'on fait abstraction
du système pénal, qui, je le répète, ne regarde pas la majorité
des citoyens ni l'ordinaire de la vie, l'état des personnes
dans la société était supérieur chez les Francs, non par le
fait de la conquête ou de l'asservissement des autres races,
mais par le seul fait de la législation traditionnelle.
212 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

VII

Trouverons-nous la même différence dans la famille ? Oui,


et plus accusée peut- être. Dans la théorie romaine, nous le
savons d'avance, la famille est avant tout une institution
politique, une espèce de petit Etat gouverné par un pouvoir
absolu , celui du père. Le père de famille réunit les attributions
du maître, du magistrat, du pontife , et sa juridiction va jusqu' à
l'application de la peine demort. Sans doute, ces drois abusifs
sont déjà restreints à l'époque dont nous nous occupons : la
femme, par exemple , conserve ses biens propres ; le père ne
peut plus tuer son enfant ;mais il peut encore le vendre dans
son bas âge, et, en somme, la barbarie raffinée qu'on est con
venu d'appeler la civilisation romaine marque toujours la
famille de son sceau, parce que la législation impériale n 'a eu
ni le temps ni la force de rejeter entièrement le vieux levain
du paganisme. Chez les Germains, au contraire, la famille est
une association reposant sur le droit naturel. Toutes les rela
tions de ses membres entre eux procèdent des liens du sang ;
la mort seule les brise : le mariage et l'émancipation ne les
détruisent pas comme chez les Gallo - Romains. En outre , le
père, au lieu d 'être l'unique propriétaire , ne dispose pas des
biens sans l'assentiment des enfants : il est l'administrateur,
et c'est la famille entière qui est le propriétaire. Il y a même,
de ce côté, un peu d 'excès.
Le mariage romain se contractait solo consensu . En Gaule,
toutefois, le consentement des personnes sous la puissance
desquelles se trouvaient les contractants était devenu néces
saire ; et il fallait, de plus, l'âge légal, douze ans au moins
pour les filles, quatorze pour les garçons, puis la constatation
du mariage par des témoins. Le mariage germain , lui, n 'avait
lieu qu'après l'échange des sponsalitia ou fiançailles, engage
ment provisoire , mais néanmoins obligatoire, emportant
l'échange des anneaux et la cession du mundium ou du pro
-- - -
*

LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 213

tectorat faite au futur par le père ou le tuteur. Ce mun


dium était payé un prix sérieux par le fiancé, et le père le
reconstituait à sa fille à titre de dot, comme le font conjec
turer les textes. Son achat devint de très bonne heure une
simple cérémonie, et le mariage en arriva à se conclure par
la remise d'un denier en tout, denier purement symbolique.
Nous avons un exemple fameux de ces fiançailles contractées
par l'échange des anneaux , et de ces unions définitives con
.
clues par le sou et le denier , dans l'histoire tout à fait roma.
nesque du mariage de Clovis et de Clotilde, telle qu'elle est
racontée par Frédégaire,le continuateur deGrégoire de Tours,
qui, s'il l'a embellie , n'a pu, à coup sûr, en inventer le fond ni
les circonstances caractéristiques.
« Les ambassadeurs que Clovis envoyait souvent en Bour
gogne lui ayant vanté les qualités et les charmes de la jeune
Clotilde (nièce du roi Gondebaud, exilée par ce prince, qui
avait fait périr son père), leur rapport fit sur lui tant
d'impression , qu'il conçut le projet de l'épouser. Comme ses
envoyés ne pouvaient approcher d'elle, il prit le parti de
charger un Romain,nomméAurélien,de la voir, et d'apprendre
d'elle-même ses sentiments sur le dessein qu'il avait formé. Il
remit donc, à cet effet, l'un de ses anneaux à son agent, pour i
lui tenir lieu de lettres de créance. Aurélien se déguisa en
pauvre mendiant et s'en fut à Genève, où Clotilde et sa soeur
faisaient leur résidence. Ces princesses , qui pratiquaient
l'hospitalité envers les pauvres,reçurent Aurélien dans le lieu
destiné à l'exercice de leur charité. Tandis qu 'on lui lavait les
pieds, il trouva le moyen de dire à Clotilde, sans être entendu
d'autre que d'elle : J'ai des affaires importantes à vous
communiquer, si vous pouvez me donner une audience
secrète. Et quand elle fut tirée à l'écart, Aurélien lui dit :
Clovis, roi des Francs, m 'envoie vous prier d'agréer qu'il
vous demande en mariage. En même temps, il presenta
commeune preuve certaine de sa mission l'anneau de son
maître. Clotilde (empressée d'échapper à son oncle ) prit cet
Fondation de la France .
214 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

anneau avec joie, et, après avoir donné en échange le sien (voilà
déjà les fiançailles) et quelques sols d 'or à Aurélien , dont
elle ignorait la condition , elle lui répondit : Retournez vers
votre maître, et dites-lui qu'il me fasse demander incessam
ment en mariage au roi Gondebaud ; et, s'il se peut, que
l'affaire se termineavant qu'Aridius (le conseiller de ce prince)
soit de retour de Constantinople, où il l'a envoyé; car, si cet
Aridius revient avant que le mariage soit conclu , il ne man
quera point de le faire échouer (sans doute pour des raisons
politiques).
« Aurélien s'en revint,toujours déguisé en pauvre. Arrivé
à Soissons, il rendit compte à Clovis de ce qui s'était passé
et lui redit exactement la réponse de Clotilde. Persuadé qu'il
ne pouvait faire mieux que de suivre l'avis qu'elle lui avait
donné, ce prince envoya immédiatement des ambassadeurs
à Gondebaud pour lui demander la main de sa nièce. Celui
ci l'accorda, parce qu'il n 'osa point d 'abord la refuser, et qu 'il
crutmériter par un prompt consentement l'amitié de Clovis.
Les ambassadeurs reçurent donc la foi de la princesse en lui
donnant, suivant l'usage des Francs, un sol d 'or et un denier ,
et demandèrent ensuite à l'emmener auprès de leur maître.
On !e leur permit, et on la remit entre leurs mains à Châlon
sur-Saône, avec un trousseau somptueux. Aussitôt ils la firent
monter dans une basterne, genre de voiture usité chez les
Gaulois, et, sans perdre un moment, ils l'emmenèrent avec
plusieurs chariots remplis de ses effets. Ils étaient déjà en
route, lorsque Clotilde reçut un avis qui l'informait qu 'Aridius
était de retour de Constantinople. Elle dit alors au chef de
l'escorte : Si vous avez bien envie de me mener jusqu 'à
votre roi, il faut absolument que je monte à cheval, afin de
faire plus de diligence, car, si je continue à voyager en voiture,
je n 'arriverai pas jusque-là . Les Francs trouvèrent qu'elle
avait raison. Elle monta donc à cheval,et, gagnantdu temps,
elle parvint auprès de Clovis, qui l'attendait aux environs de
Troyes. Elle lui plut beaucoup, et, après avoir ratifié le
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 215

mariage, il lui assigna des revenus considérables et l'aima


tendrement tant qu'il vécut (1). >>
C 'est ainsi que la première de nos reines fut épousée à la
mode franque par le sou et le denier,
Encore une formalité tout à fait particulière aux Francs,
c'est la conduite solennelle de la mariée au domicile de l'époux ,
que la loi salique appelle dructio, et qui avait pour but d 'aug
menter la publicité donnée au mariage. Les prescriptions du
droit canonique modifièrent ces vieux usages et les firent peu
à peu tomber en désuétude ; mais on sait que la conduite de
la mariée a laissé dans certaines campagnes des traces visibles
et persistantes. Les conditions d 'âge, d'autorisation , d 'éloi
gnement de parenté, étaient à peu près les mêmes que pour
les Gallo - Romains. Le divorce existait dans les deux sociétés :
l'Église seule ne l'admettait pas, et seule elle pouvait venir à
bout de l'extirper peu à peu, DIEU sait au prix de quelles
luttes. Il faut descendre jusqu'à Charlemagne pour le voir
prohibé par les lois civiles ; mais il faudrait descendre deux
siècles plus bas pour le voir rayé de la tradition et de l'usage,
et son abolition par écrit ne devintmêmegénérale qu'à partir
des décrétales de Nicolas I, au onzième siècle. Et l'on dira
qu'ils ne sont pas rétrogrades, ceux qui ont entrepris de res.
taurer parmi nous cette vieille dépouille de tous les paga
nismes antiques !
Une autre porte ouverte au désordre, ou du moins à la
régularisation de ses conséquences, par le droit romain , était
ignorée, celle -là , par les coutumes germaines : c'est la légiti
mation . A peine trouve-t- on dans Grégoire de Tours et dans
quelques autres chroniqueurs la trace d'un usage à peu près
analogue, où la chaussure ( calceamentum ) joue un rôle sym
bolique ; et encore cet usage est-il particulier à quelques
pays du nord. Il y a longtemps, du reste, que l'histoire a
reconnu, sur la foi de Tacite , de Salvien et d'autres écrivains

1. Frédégaire, Hist. Franc. epitomata, ch. 18 et suiv.


216 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE

anciens, que les moeurs en général étaient plus pures, plus


efficacement protégées, et par conséquent la famille mieux
organisée chez les barbares que dans la société romaine.
Enfin , un dernier point qui touche à la constitution de la
famille, c'est l'ordre des successions. La liberté de tester,
quoique avantageuse en certains cas, avait favorisé bien des
abus chez les Romains. Par suite du principe mêmesur lequel
était fondée la famille germanique, lesbiens étant sa propriété
en quelque sorte collective , le testament n'existait pas
d 'abord pour les Francs ; il ne pouvait y avoir dérogation à
l'ordre des successions. Mais de très bonne heure la lutte
s'engagea entre les deux idées, entre les deux systèmes oppo .
sés ; elle s'est perpétuée à travers tout le moyen -âge, et de
-nos jours même elle a laissé des traces dans le code civil.
L'idée romaine modifia un peu le principe germain primitif :
il se fit entre eux une espèce de transaction ; et, si les Francs
ne connurent pas avant la fusion des races le testament
proprement dit, ils connurent et pratiquèrent ce que la langue
du droit nomme l'institution contractuelle d 'héritier. Mais, en
somme, le systèmeromain triompha, sur ce point, des résis
tances de la loi salique et de la loi ripuaire .

VIII

Après la famille, la propriété ;mais je ne ferai, à ce sujet,


qu'une brève observation purement historique. Il faut établir
ici une grande différence entre les procédés des Francs et
ceux des autres conquérants barbares à l'égard de la popula
tion indigène. Les Bourguignons, les Visigoths étaicnt venus
en ennemis ; ils avaient réellement asservi les vaincus. Les
habitants des provinces occupées par eux furent obligés de
leur céder les deux tiers de leurs terres, le tiers de leurs
esclaves , le tiers de leurs biens meubles : c'était une dé
prédation méthodique, à la manière allemande. Les Francs,
au contraire, avaient dû en partie leur agrandissement au
. LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 217

veu du peuple gallo - romain ; la sympathie les avait unis à


lui dès le premier jour. Ils n 'usèrent donc point de violences
pareilles, au moins généralement ni légalement. Ils s'emparè.
· rentseulement des biens du fisc ou des domaines de l'État,
qui formaient déjà une étendue de terres considérable et qui
devinrent ainsi le noyau du domaine de la couronne de
France. Ils confisquèrent aussi les bénéfices ou les fiefs des
vétérans, des soldats qui avaient fait la guerre contre eux.
Mais ils respectèrent les possessions des particuliers, meu
bles et immeubles. Il n 'y eut donc ni confiscation générale
ni partage des terres, comme cela se passe dans la plupart
des conquêtes ; ce qui facilita encore le rapprochement et la
fusion des deux races. Certainement le fait a pu se produire
accidentellement ; mais les derniers travaux de l'érudition,
notamment ceux du docteur Junghans, ont montré qu'ils ne
touchèrent pas à la propriété territoriale privée. En effet,
dans les derniers temps de l'Empire, on trouve en Gaule,
commenous venonsde le voir,des possessores ou propriétaires
et des tributarii ou des hommes n 'ayant pas de terre, et ces
deux mêmes classes subsistent encore dans le royaume franc
à l'époque de Charlemagne. Après comme avant la conquête,
le possessor paya la contribution foncière, tandis que le tribu
tarius payait l'impôt personnel.
Il n'y eut donc ni partage des terres ni confiscation. La
fondation de la monarchie de Clovis ne changea pas plus l'as
pect général de la répartition du sol qu'elle ne changea la
législation des vaincus. Mais une grande innovation s'intro
duisit avec les Francs dans le mode de tenure des propriétés,
et cette innovation , d 'abord appliquée dans leurs terres seules,
finit par être adoptée par tous les habitants. On distingua les
biens en propres et en acquêts, c'est-à -dire en biens venus par
succession et en biens acquis d'une autre manière, distinction
complètement inconnue au droit romain ; et, par une autre
conséquence de la conception germanique de la famille, il fut
interdit d 'aliéner les premiers sans le consentement unanime
218 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

de ses membres. C'est là un des principes de la législation


barbare qui ont exercé la plus grande influence sur le droit
privé du moyen -âge et des temps modernes : il a engendré,
à l'époque féodale, le fameux droit de retrait lignager. Dès la
périodemérovingienne, il existait quelque chose d'analogue :
la famille pouvait reprendre l'immeuble vendu sans l'assen
timent de tous ses membres. En outre , les biens propres ou
héréditaires furent érigés en aleux ( alode paterna) ; ils devin
rent la propriété par excellence, la propriété libre et indé
pendante, celle de l'ingenuus; tandis que la possession des
autres biens était imparfaite et grevée de charges particu
lières. Le beneficium ., surlequel on a tant disserté, et qui était
vraisemblablement, à l'origine, une concession rémunératrice
accordée par le roi à ses comtes, à ses officiers, la recomman
dation, qui a été la véritable source du beneficium , les termes
de vassus et de senior , qui naissent avec eux, tous ces pré
ludes directs du régime féodal n 'apparaissent formellement
qu'avec la seconde race de nos rois. Mais on rencontre, sous
la première, un autre genre de propriété restreinte : c'est la
tenure servile ou colonaire, autrement dite la censive, pos
session entraînant des redevances en argent ou en nature, et
qui n 'est en définitive qu'un bénéfice roturier , comme on l'ap
pellera plus tard. Ainsi,de ce côté, le droit germain obtintune
revanche sur le droit romain . Si l'un fut assez fort pour im
poser à la société nouvelle la pratique du testament, l'autre
y fit prévaloir la distinction des biens en différentes catégo
ries et ce grand principe, si diversement apprécié, de la hié
rarchie des propriétés foncières, d 'où devait sortir toute la
féodalité.
Tel était, en somme, l'état social de la France naissante ,au
point de vue de la légalité. N 'est-ce pas un spectacle curieux
que celui de ces deux peuples si divers, qui se pénètrent sans
s'absorber, qui demeurent juxtaposés sans se confondre, pen
dant une période relativement considérable ? Et n 'est-ce pas
! la meilleure preuve de la douceur et de la tolérance avec les.
LA LÉGISLATION PRIMITIVE DE LA FRANCE. 219

quelles s' établit la domination des Francs ? Clovis et ses guer


riers ne prétendirentnullement germaniser les Gallo -Romains
ni les annihiler : ils ne l'auraient pas pu, sans doute . Ils leur
dirent simplement : Poussez -vous un peu, afin de nous faire
une place sur votre sol. Nous y tiendrons bien tous. Nous
vous protégerons, nous vous administrerons, et vous conser
verez votre vie propre, vos lois, vos habitudes. C 'est là , du
reste , le meilleur moyen d'assurer une conquête, et beaucoup
de faiseurs d'annexions, soi-disantcivilisés, pourraient prendre
modèle sur cette politique de barbare. Mais les vainqueurs
n 'avaient pas besoin de s'inquiéter de l'assimilation des races .
Elle existait en principe depuis le jour où le Franc et le
Gaulois s'étaient rencontrés au pied des mêmes autels. La
dualité des législations n 'était plus rien là où régnait l'unité
de religion . La loi humaine reconnaissait aux deux nationa .
lités des droits différents : la loi divine leur imposait des de.
voirs identiques. Donc elles devaient s'amalgamer prompte.
ment ; donc c'est l'unité de la foi qui a surtout fait l'unité de
la patrie.
Chapitre Septième.
La langue, les lettres et les arts aux
temps barbares, rovarcvw.cau .

I. Déformation de la langue latine ; emprunts faits à l'idiome


celtique et à l'idiome germanique. - II. Le latin vulgaire est
appelé à devenir le germedu roman et du français ; symptômes
de cette évolution au Ve siècle. - III. L 'instruction et les
écoles ; l'enseignement des églises et des monastères. - IV .
L 'école palatine. - V . Décadence de la littérature ; apparition
de la chronique . - VI. Les arts maintenus par les besoins du
culte ; l'orfèvrerie mérovingienne ; les basiliques. - VII. Con
clusion : la vraie et la fausse barbarie.

1 . Our compléter le tableau de la société aux débuts


de la périodemérovingienne, il ne sera pas inutile i
le de donner quelque idée de l'état des lettres, des
ETER sciences et des arts. Malheureusement,tandis que,
pour les autres époques de notre histoire, nous avons l'em
barras du choix entre les divers monuments écrits ou les
monuments de pierre qui font revivre à nos yeux le passé, ici,
au contraire, nous avons l'embarras de la pénurie. Au lieu de
n 'avoir qu'à nous baisser pour recueillir une abondantemoisson
de matériaux , nous en sommes réduits à glaner çà et là quel
ques textes isolés, à les rapprocher, à les pressurer pour en tirer
le peu de substance historique qu'ils renferment. Et cette ra
reté des documents n 'a pas seulement pour raison l'éloignement
de cet âge reculé.La petite quantité d'indications précises que
nous possédons sur son histoire en général tient aussi à une
cause intrinsèque, à savoir au peu de développement de la
culture littéraire et artistique. Les invasions barbares n'a
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 221

vaient pas tué absolument la vie intellectuelle ; la décadence


gallo -romaine, d 'ailleurs, s'était chargée de la faire descendre
à un niveau très inférieur avant l'établissement de la domi
nation franque. Néanmoins la conquête , qui devait avoir plus
tard une si grande influence sur la formation de notre poésie
nationale, de nos légendes, de nos épopées, ne fut pas, au
premier moment, favorable aux travaux de l'esprit.On conçoit
aisément que les Germains n 'aient pas apporté avec eux le
culte des lettres. Mais il ne faut pas croire non plus que les
exercices de l'intelligence aient cessé tout d'un coup à leur
arrivée. L 'Eglise était là , qui veillait sur le précieux patri
moine des connaissances humaines. Le feu sacré, renfermé
dans ses monastères , dans ses écoles, fut entretenu, ravivé
par ses soins commepar la plus fidèle des vestales; et,malgré
la pénurie dont je parlais, il nous sera possible encore de
constater, avec son action préservatrice, la persistance des
traditions intellectuelles de l'antiquité. Nous allons d 'abord
la reconnaître, cette persistance, dans la langue et dans l'en
seignement.
Pour la langue, chacun sait que le latin , ce puissant véhicule
de la civilisation de Rome,cet interprète souple et harmonieux
de toutes les formes de la pensée antique, était demeuré
l'idiome de la Gaule. Imposé d'abord par la conquête
romaine, il devint le seul dialecte national, du jour où l'Eglise
l'eut adopté pour sa langue officielle et où la Gaule eut
adopté à son tour l'Évangile. Il n 'est pas douteux que le
christianisme ait contribué à faire conserver et à perpétuer
chez nous l'usage de cette maîtresse langue, d 'où est sortie
directement la nôtre , qui est la nôtre, pour mieux dire , car le
français n'est autre chose qu 'un latin graduellement trans
formé. Ni l'idiome celtique, qui était primitivement celuidu
fond de la nation , ni l'idiome germanique, qui était celui des
vainqueurs de l'Empire, ne put prévaloir sur le langage
des premiers conquérants du pays et de ses premiers apôtres .
Bien plus, ils ne se mêlèrent à celui-ci que dans une pro .
222 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE .

portion presque nulle. Les radicaux celtiques sont restés en


très petite minorité dans les mots français , et le dialecte
maternel de nos véritables ancêtres suivant le sang n 'a laissé
que des traces fort effacées, avec lesquelles la science la plus
ingénieuse a bien de la peine à reconstituer un embryon de
vocabulaire. On a remarqué seulement que nous devions à
son influence la substitution des syllabes sourdes et nasales
aux syllabes sonores correspondantes en usage chez les
Romains : in , un, an, on, pour ine, oune, ane, one, etc. La
prononciation celtique a contribué de plusieurs manières à la
déformation du latin ;mais très peu de mots celtiques se sont
perpétués.
La langue franque déteignit un peu plus sur la manière de
parler des habitants de la Gaule. Nous avons relativement un
assez grand nombre de mots à racine germanique.Mais qu'on
ne s'y trompe pas : ces mots ne furent point de prime abord
naturalisés gaulois. Les descendants des Celtes ne les em
ployèrent pas au même titre que les termes de leur langue
maternelle. Ils les empruntèrent en vertu de cet esprit d 'imi
tation qui semble s'être perpétué chez nous commeune sorte
de tradition nationale, et qui nous fait aujourd'hui encore
emprunter à nos voisins d'outre Manche tant d 'expressions
spéciales : Sport,rail,tramway, etc. Ces derniers mots sont-ils
francisés pour cela ? La chose serait difficile, en raison de
leur structure. Eh bien ! ceux que nos aïeux répétaient pour
les avoir entendus fréquemment dans la bouche des Francs
n 'étaient pas davantage gallicisés ni romanisés. C'est seu
lement à la longue qu'une partie d'entre eux parvint à s'accli
mater, mais à la condition de s'adoucir et de prendre une
tournure latine. Nos gosiers n' étaient pas faits pour les rudes
aspirations germaniques ; le nom de Chlodovech , pour citer un
exemple, ne s'est répandu chez nous que le jour où il s'est
présenté sous la forme plus décente et plus civilisée de
Ludovicus ou Louis.
Donc, à l'origine, l'élément germain n'est presque pas entré
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 223

non plus dans la composition de la langue indigène. La Gaule


avait été latinisée, parce que le latin lui était apporté par
ceux qui avaient sur elle la supériorité de l'esprit et la supé.
riorité de la religion ; elle ne fut point germanisée, parce que
les barbares ne lui apportaient d 'autre supériorité que celle
de la force matérielle , qui ne peut être pour rien dans la façon
de s'exprimer. Toutefois l'idiome germanique continua natu
rellement d'être parlé par les Francs tant que les deux races
ne furent pas fondues ensenible ; il domina même dans le
nord -est de la France, dans cette Austrasie, peuplée princi
palement par les Ripuaires et soumise plus directement à
l'influence germaine (sermonis pompa romani Rhenanis abolita
terris, disait déjà Sidoine), et il s'y perpétua. Aussi le fameux
serment de 842 , prêté par Charles le Chauve, et le poème
composé vers 881 en l'honneur de Louis III, vainqueur des
Normands, furent-ils écrits pour les habitants de cette région
en langue franque ou théotisque. Et de nos jours encore, les
populations de la rive gauche du Rhin , habitée si longtemps
par les Francs, la Belgique et la Hollande, ancien domaine
des Saliens, la .Lorraine et l'Alsace, ancien territoire des
Ripuaires, parlent différents dialectes de l'ancienne langue
germanique, sans pour cela appartenir le moinsdu monde à la
nationalité allemande. On a pris prétexte de cette similitude
de langage pour justifier l'annexion des Lorrains et des
Alsaciens à la Prusse.Mais cette similitude provient, au con
traire, de l'ancienne occupation franque ; elle prouve précisé
ment qu'ils sont les descendants des Francs, et pas du tout
ceux des Allemands. Autrement, il faudrait encore regarder
comme des enfants de l'Allemagne les bas Flamands et les
Hollandais. Mais, à ce compte, la France aurait aussi bien
des provinces à revendiquer : elle devrait s'annexer, pour
commencer, la moitié de la Suisse et les trois quarts de la
Belgique.
224 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

· II

Le latin demeura donc la langue dominante de notre pays


après commeavant Clovis. Mais il faut distinguer entre ce
latin parlé en Gaule , qui allait bientôt devenir le roman,
puis le français, et le latin classique, littéraire, que nous avons
appris chez les écrivains de l'antiquité. Il y avait chez les
Romains eux-mêmes deux langues : le latin parlé et le latin
écrit , le latin vulgaire et le latin savant. C 'est le premier qui
a formé directement le français ; c'est lui seul qui régnait chez
nous du quatrième au sixième siècle, avec les inflexions et
les altérations spéciales provenant de l'accent gaulois. La
preuve que ce latin vulgaire était réellement le parler ordi
naire des Romains, et non pas seulement une déformation du
latin classique due à la tournure d 'esprit ou à la structure du
gosier des Celtes, c'est qu'il se retrouve à la fois dans toutes
les contrées démembrées de l'Empire romain , dans toutes les
langues néo -latines. Les différences qui séparent ces langues
du latin savant sont telles, qu'on ne peut admettre qu'elles
en soient dérivées directement ; et, d 'un autre côté, la simili
tude presque absolue de leur grammaire, de leur vocabulaire,
suppose une langue commune dont elles ont été les dialectes,
les patois, avant de devenir des idiomes indépendants les
uns des autres. C 'est cette langue commune que j'appelle,
après quelques philologues de nos jours , le latin vulgaire.
Elle se parlait depuis très longtemps, sans doute, chez les
Romains, et l'on a mainte preuve que le peuple de Rome et
des provinces était étranger ou à peu près au latin de Virgile
et de Cicéron . Mais c'est seulement à partir du cinquième
siècle qu'elle fait son entrée dans les textes écrits et qu'on !
peut la reconnaître avec certitude. Alors la grande unité im i
périale n 'existe plus ; Rome, arbitre du goût et du beau lan
Igage, n'est plus là pour entretenir parmi ses sujets la notion :
de la pure latinité de ses poètes et de ses orateurs. Les rhé
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 225
teurs d'Aquitaine essayent bien d 'en continuer la tradition.
Grégoire de Tours lui-même, tout en s'accusant à chaque
instant de rudesse et de simplicité , s'y raccroche tant qu'il
peut ; ses écrits offrentmême le plus curieux spécimen de la
lutte engagée entre le latin classique qui s'en va et le latin
vulgaire qui envahit les livres. Mais l'issue de cette lutte n 'est
plus douteuse. Bientôt nous entendrons les contemporains
faire mention , non plus seulement de la lingua vulgaris, lin
gua simplex, rustica , plebeia , usualis, quotidiana , mais de la
lingua romana ou romane. Que dis-je ? Sidoine Apollinaire,
en plein cinquième siècle , se sert déjà de cemot caractéris
tique, de ce mot révélateur : lingua gallica ! Ainsi une lan
gue particulière prend naissance, pour ainsi dire, avec la
France elle-même, et elle reçoit dès son berceau le nom de
française ou de gauloise . Ce n 'est pas, à proprement parler,
une langue nouvelle ;mais c'est un développement du latin
vulgaire déjà assez original, assez national, pour être distin
gué des déformations du même latin opérées vers la même
époque en Italie ou en Espagne. On a supposé que l'irruption
de ce dialecte populaire dans les monuments écrits accusait
l'abolition des études et le règne de l'ignorance absolue.
C 'est une erreụr ; les études et les écoles subsistaient, comme
nous le verrons tout à l'heure. La vraie cause, c'est la rupture
du lien matériel créé par l'Empire, c'est le morcellement du
monde romain et l'isolement où se trouva jetée pour des
siècles chacune de ses parties.
Les principaux caractères de cette langue de la Gaule au
cinquième siècle, qu'on peut appeler déjà une langue néo
latine, sont curieux à noter. Les rapports des noms entre eux
sont indiqués, non plus par des désinences, par les cas d 'une
déclinaison régulière, mais par une préposition. Sous ce rap
port, les inscriptions lapidaires, qui nous offrent les leçons les
plus authentiques, les moins suspectes de corrections ulté.
rieures, parlent français en latin , à l'inverse de la muse de
Ronsard. Sur les marbres funéraires recueillis par M . Le
226 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

Blant, portant des épitaphes gravées par des hommes du


peuple et pour l'usage du peuple , on lit : Minester de templo,
filius de (tali ),membra ad duos fratres, etc. On eût dit autre
fois : Minister templi, filius (talis ), membra duorum fratrum .
On dira un peu plus tard : Ministre del temple, fils de tel, les
membres as deux frères. Ce sera alors du roman ou du fran
çais ; mais la transformation s'opérera par nuances insen
sibles. Il résulte de cette introduction de la préposition que
la désinence, devenue inutile, tombe très souvent : les finales
us, i,o , um , a, a , am , sont supprimées ou mises indifféremment
l'une pour l'autre ; encore un acheminement vers le français,
qui les retranchera définitivement ou les remplacera par un e
muet. Ces désinences disparaissent d 'autant plus facilement,
qu'elles ne sontpas des syllabes accentuées et que les Romains
les prononçaient assez légèrement. La syllabe accentuée se
maintient, au contraire, avec fermeté ; elle formera, dans le
roman, la dernière de chaque mot : epistola, épistre ; porticus,
porche, etc., suivant la grande loi de l'accent tonique, dont la
mise en lumière est une des découvertes les plus fécondes de
la philologie contemporaine. D 'un autre côté, le latin vulgaire
substitue l'analyse à la synthèse : habeo amatum pour amavi ;
on reconnaît de nouveau la tournure du français futur. Il fait
aussi un usage plus fréquent des formes dérivées, qu'il emploie
dans le sens du simple. Le genre neutre tend également à dis
paraitre : certains neutres singuliers (en um ) deviennentmas
culins; certains neutres pluriels (en a ) deviennent des féminins
singuliers. La déclinaison se réduit, en général, à deux cas,
le nominatif et l'accusatif ; ce dernier sert pour tous les cas
obliques. De là l'espèce de déclinaison à deux formes que
nous remarquons dans le français du moyen -âge. Tout cela
est encore une conséquence de l'inutilité de la désinence et le
prélude de sa suppression complète .
En résumé, la langue romane existe déjà aux tempsméro
vingiens, non seulement de nom , mais de fait. Nous en
retrouvons dans les textes des traces assez vagues , mais
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 227

suffisantes cependant pour nous faire reconnaître ses règles


générales. Et, ne pourrions-nous arriver à démêler ses règles,
nous n 'en serions pas moins autorisés à affirmer son exis
tence, puisque, dès le règne de Clotaire II, ou peu après,
le peuple chantait en l'honneur de ce prince et de son con
seiller saint Faron une cantilène romane, et qu'en 660 saint
Mummolin était élu évêque de Noyon comme étant familier
à la fois avec la langue des Francs et avec la langue romane.
Plus la philologie avancera, et plus on devra, j'en suis sûr,
faire remonter haut la naissance de cet idiome national. Tant
que la science s'est contentée de données vagues et de tra
vaux superficiels, on en a placé la formation vers le neu
vième siècle. Mais il n 'est déjà plus permis de descendre
aussi bas, et l'on entrevoit le moment où l'on pourra affir
mer avec des preuves matérielles la vérité que je viens d 'é
noncer en me fondant sur le simple raisonnement : notre
langue a réellement commencé avec notre monarchie, avec
notre autonomie .

III

Le latin savant continua cependant à être enseigné dans


les écoles, comme il le fut dans tout le moyen -âge ; seule
ment il cessa d'être cultivé avec succès par les littérateurs,
et tendit dès lors à passer à l'état de langue morte. Mais de
ce que le bon goût, le talent, le génie s'étaient éclipsés, doit
on conclure, avec certains historiens modernes, que le désir
de s'instruire avait disparu de la société, que l'enseignement
était interrompu, que l'ignorance avait tout envahi ? Ce serait
se faire une bien fausse idée de l'état social créé par l'avène
ment des Francs. Ce peuple, nous l'avons vu, n 'était point
aussi primitif que beaucoup d'autres barbares. Bien avant
Clovis, il était en contact avec les Romains. Les petits- fils
de ce prince se piquaient déjà de littérature. Chilperic
encourageait les poètes ; il s'occupait lui-même de théo
228 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

logie, de travaux de linguistique, et les fameuses additions


qu'il voulait faire à l'alphabet romain n 'étaientnullement une
fantaisie de savant couronné : il proposait l'emploi de nou
velles lettres pour rendre dans l'idiome du pays certains sons,
certaines aspirations de la langue germanique dont l'équiva
lent n 'existait pas, ce qui gênait les Francs voulant parler
latin , comme les Gallo -Romains voulant parler le tudesque.
Et par le fait, si sa tentative avait réussi,il ne serait peut- être
pas resté autant d 'incertitudesur la prononciation de beaucoup
de mots qu'on trouve rendus de trois ou quatre façons diffé
rentes par nos anciens écrivains : Chlodovech , Hlodowic, Lud
wig ; Wahrman, German, Pharman (équivalent de Phara
mond), et tant d'autres, où l'aspiration de la langue originale
a été exprimée par à peu près, c'est- à -dire inexactement.
• Mais, supposé que les Francs aient été foncièrement bar
bares et ignorants , pourquoiveut-on que le pays soumis à leur
domination se soit trouvé ipso facto plongé dans les ténèbres
et la barbarie ? Est-ce qu'ils formaientla majorité de la popu
lation ? Non ; ils ne formaient, au contraire, qu'une petite
minorité ; ils n 'étaient qu'une tribu, et les Gaulois étaient un
peuple. Est-ce qu'ils empêchaient les indigènes de conserver
leurs lois, leurs habitudes, leurs mours ? Nullement ; nous
avons vu qu'ils avaient respecté leurs coutumes, leur code, et
que c' était plutôt eux qui se conformaient à la manière de
vivre des anciens habitants. Est-ce que leurs princes reven
diquaient pour l'État la direction de la jeunesse, la distribu
tion de l'enseignement ? Pas davantage. Cette idée byzantine
ne pouvait venir à des barbares naïfs. Ils étaient des chefs
militaires, ils commandaient, ils gouvernaient, et ne songeaient
pas à s'immiscer dans les attributions de l'autorité spirituelle.
Est-ce qu'ils fermaient les écoles ? Est-ce qu'ils chassaientles
maîtres ? Loin de là , on les voit favoriser les établissements
scolaires ouverts dans les églises et les monastères. Ils fondent
bien une école dans leur palais; mais c'est précisément pour
y faire distribuer l'instruction aux jeunes Francs par le canal
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 229

des clercs. Je n'aperçois donc pas ce qui devait si nécessaire


ment amener la suppression des études et le règne de l'igno:
rance absolue dans la masse de la nation. Interrogeons main
tenant les faits, et voyons s'ils démentent les inductions tirées
de la condition générale de la société.
Grégoire de Tours, dans ses Vies des Pères, nous cite comme
un exemple ne sortant nullement de l'ordinaire celui de saint
Patrocle, ermite, qui, dans son jeune âge, avait fréquenté les
écoles des enfants et y avait appris très promptement tout ce
qu'on y enseignait (1). Ce religieux appartenait à la classe des
hommes libres, et non à la noblesse.Mais les enfants de l'aris
tocratie se faisaient également instruire, car la vie de saint
Paul de Verdun nous dit, au siècle suivant, qu'il fit ses étu
des littéraires conformément à l'usage des nobles d'autre
fois, et qu'il se rendit habile dans la grammaire, la dialec:
tique, la rhétorique et les autres arts libéraux . Tel est, en
effet, l'objet général de l'enseignement de l'époque, d'après
ce que Grégoire nous apprend de son côté : il nomme les sept
arts libéraux , grammaire, dialectique, rhétorique, géométrie,
astronomie, arithmétiqne,musique, toutes choses, dit-il, dont
nous puisons la connaissance dans le livre de Marcianus Ca
pella, de Nuptiis philologice et Mercuriiet de septem artibus libe
ralibus (2).Cet auteur était le grammairien en vogue, le grand
encyclopédiste des temps barbares. Ainsi le système en faveur
au milieu du moyen-âge était déjà inauguré : le moyen -âge,
par le fait, était commencé, dans l'ordre littéraire commedans
l'ordre politique.
Les écoles, sans doute, étaient moins répandues qu'au trei
zième siècle . Pourtant l'on trouve des indices bien signi
ficatifs de leur multiplication. On en rencontre non seulement
dans les évêchés, dans les monastères, mais jusqu 'au fond
des campagnes. A peine les paroisses rurales sont-elles orga
1. Viłæ patrum , ch . 9.
2 . Grég ., Hist., X , 19 .
Fondation de la France . 15
230 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

nisées, que l'Eglise se hâte d'en faire des foyers d'instruction


et de lumière. En 529, le concile de Vaison recommande
vivement au clergé de ces paroisses de tenir des écoles, sui
vant la coutume observée en Italie , d'avoir chez eux de jeunes
lecteurs et de les instruire comme de bons pères, spécialement
en vue de former des recrues pour le sacerdoce. Ce règlement
fut observé, en effet, dans plusieurs provinces, et l'histoire de
saintGéric d' Ivoi nous le montre en vigueur jusqu'à l'extré
mité septentrionale de la Gaule. Il est dit de saint Nizier de
Lyon , dans sa biographie composée parGrégoire, qu'il faisait
apprendre à lire à tous les enfants du domaine de son église :
« Illud omnino studebat ut omnes pueros qui in domo ejus nas
cebantur, ut primum vagitum infantiæ relinquentes loquicæpis
sent, statim litteras doceret (1 ). » Ainsi, voilà de petits êtres à
peine sevrés qui apprennent à lire en même temps qu'à parler.
Ce n'est donc nullement une figure de rhétorique de dire que
l'enfance était élevée sur les genoux de l'Église. Et les esclaves
mêmes trouvaient dans son sein , dans ses établissements,
dans ses temples, les rudiments de l'instruction primaire. Le
même chroniqueur nous en cite un qui apprenait ses lettres
dans une basilique, en se faisant expliquer les inscriptions et
les peintures dont elle était ornée.

IV
Au -dessus de cet enseignement du premier degré, l'ensei
gnement secondaire était distribué, comme je viens de le dire,
dans les églises cathédrales et dans les couvents. A Poitiers,
à Paris, au Mans, à Bourges , à Clermont, à Vienne, à Châlon
sur-Saône, à Gap, à Arles, les écoles épiscopales étaient des
plus florissantes. Dans quelques diocèses très étendus, elles
avaient même des succursales établies en certaines églises
éloignées de la résidence du pontife, par exemple à Mouzon ,
1. Grég., Vita patrum , ch . 8 .
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 231

dans le diocèse de Reims. L 'archidiacre était ordinairement


chargé de diriger ces écoles au nom de l'évêque ; Grégoire
nous l'indique en plusieurs endroits. Un peu plus tard, un
dignitaire spécial, l'écolâtre, sera institué pour cet office,
auquel l'Église a toujours attaché une importance extrême.
L 'enseignement monastique était peut-être encore plus
prospère.Marmoutiers,Lérins, et ensuite Saint-Bertin , Luxeuil
et ses colonies, Fontenelle, Saint-Médard de Soissons instrui
saient un grand nombre de jeunes gens. Les monastères de
femmes étaient eux-mêmes des maisons d 'étude, celui que
saint Césaire avait fondé à Arles réunissait,au commencement
du sixième siècle, deux cents religieuses occupées à transcrire
des manuscrits et à répandre autour d 'elles les connaissances
qu'elles y puisaient. L 'illustre cardinal français qui a com
mencé par être un des Bénédictins les plus érudits de notre
siècle, dom Pitra, a retracé d 'une manière claire et attrayante,
dans son Histoire de saint Léger, la vie des écoles monastiques
à l'époque mérovingienne; et, bien que la peinture qu 'il en fait
se rapporte en particulier au temps où vivait son célèbre per
sonnage, c'est-à - dire au septièmesiècle, elle convient dans son
ensemble à la période un peu antérieure que nous étudions,
car l' état des choses ne s' était guère modifié de Clotaire Ier à
Clotaire II, ni même de Clovis à Dagobert. Je ne saurais
donc mieux faire que de citer cette page instructive d 'un
ouvrage qui en renfermetant d 'autres.
« Les enfants du monastère étaientdivisés en deux classes :
ceux qui étaient consacrés à Dieu et qu'on nommait les oblati,
et ceux qui, sans être attachés au monastère, en fréquen
taient les écoles ; ceux-ci étaient les élèves proprement dits,
les nutriti, dont le nom nous rappelle la chapelle palatine. De
là deux sortes d 'écoles très distinctes, les unes nommées
claustrales, pour les seuls oblati, et les autres dites externes ou
canoniques, pour les élèves libres, soit qu 'ils demeurassent au
monastère, soit qu'ils vinssent recevoir les leçons du dehors.
Les unes et les autres étaient florissantes. L 'enseignement
232 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
était le même; la discipline était diverse, mais sévère. Les
oblati, plus strictement tenus à l'observance et revêtus de
l'habit monastique, étaient l'objet de soins plus paternels et
vigilants. Leurs frères du siècle apportaient toujours au milieu
de la solitude quelque chose de l'air dumonde;aussi quelques
conciles semblent regarder ces deux institutions comme
incompatibles et interdire dans les monastères toute autre
école que celle des oblati. D 'autres se plaignent que les
études profanes envahissent les cloîtres, qu'on y rencontre
des poètes, des joueurs de harpe, des musiciens, des baladins.
On recommandait donc et on étudiait de préférence des
sujets plus sérieux, les saintes Ecritures, les secrets des
sacrements et les profondeurs des mystères, les écrits des
Pères, en particulier Hilaire , Cyprien, Ambroise, Jérôme,
Augustin. Il fallait y ajouter beaucoup des innombrables
Pères grecs ; de plus, les décrets des canons et le droit eccléa
siastique, surtout la collection de Denys le Petit, qu'il n 'était
pas permis d'ignorer sans être coupable (1). On l'eût été
davantage de ne point lire encore attentivement les conciles
d'Éphèse, de Chalcédoine, et les épîtres encycliques des sou
verains pontifes concernant ces conciles. L 'histoire ecclésias,
tique entrait dans ce plan , et prenait rang immédiatement
après l'Écriture sainte et avant les Pères; la cosmographie
accompagnait l'histoire. On ne comptait pas ce qui était
commun à toute école, beaucoup de connaissances de gram
maire, de poétique, de rhétorique, de dialectique, d 'arithmé
tique, de musique, de géométrie, d 'astronomie, toutes choses.
nécessaires pour l'intelligence des saintes lettres. Il faut, dit
une très ancienne règle, que le moine enseigne et ne soit pas
enseigné ; c'est son office spécial d'exposer le mystère de la
loi, la doctrine de la foi, la discipline de la justice, de com
1. Comme le remarque ici le savant bénédictin , ce plan d ' étude du droit cano
nique était mêmesuivipar des femmes,maitresses d ' école dansun pays barbare.
et mêlées à tous les tracas de l'apostolat, commesainte Lioba, dont le monas
tère devint une sorte d'école normale pour les écoles naissantes de l'Allemagne,
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 233
menter les Écritures, de développer les canons, de reproduire
les exemples des saints. Otez les monuments des lettres,
disait un moine de Mici : tout périt, toute société croule et
tombe dans la confusion .
« Ainsi ces écoles monastiques étaient le plus haut degré
de l'enseignement et embrassaient la science universelle du
temps. Elles avaient l'éclat et la foule d'auditeurs des écoles
antiques. Saint-Médard avait cinq cents élèves et Mici cinq
mille ;le vénérable Bède rassemblait autour de sa chaire , à
Wiremouth , plus de cinq cents auditeurs ; un condisciple de
Léodégar (saint Léger ), Aicadre de Poitiers, pouvait avoir à
ses leçons les neuf cents moines de Jumièges. Telle était la
renommée de ces écoles, que l'Angleterre et l' Irlande, jusque
là si richement dotées, les enviaient à la Gaule, y députaient
de nombreux pèlerins, et s'estimaient veuves et dépouillées
en présence de nos maîtres et de leurs disciples (1). »
Enfin , il y avait comme une sorte d ' établissement d 'ensei.
gnement supérieur dans l'école palatine que les princes méro
vingiens entretenaient auprès d' eux. Cette école était simple
ment le développement de la chapelle du palais, élevée, vrai
semblablement dès le règne de Clovis, sur la fameuse chape
de saint Martin. Il était dans la destinée de ce grand apôtre
national, qui avait intronisé la science et la transcription des
livres dans lesmonastères, de réunir encore autour de son in
signe relique la jeunesse studieuse des deux races. Sous le roi
Théodebert, petit- fils de Clovis, l' école palatine apparaît déjà
régulièrement constituée, car Grégoire de Tours nous dit
positivement que saint Arédius, issu d 'une famille distinguée
d 'Aquitaine, fut remis ou recommandé à ce prince pour y
être instruit (ut eum instrueret eruditione palatinâ ) (2 ). Saint
Germain de Paris, quimarchait environné d' écoliers de tout
âge, paraît avoir présidé à l'école du palais de Childebert, et
1. Hist. de saint Léger, p. 101 et ss.
2. Grég ., Vita S. Aridii, ch. 3.
234 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

beaucoup d'autres évêques, familiers des rois, fréquentant assi


duement leur cour et y apportant le goût des lettres, investis
par eux des fonctions les plus élevées, durent remplir aussi
celle -là . Les écoles des palais mérovingiens étaient instituées,
en principe, pour les enfants de la noblesse franque, pour les
futurs compagnons du prince ;mais on y admettait, comme
nous venons de le voir , des sujets de l'aristocratie gallo -ro
maine. On leur enseignait, outre les arts libéraux , les lois et
coutumes, c'est-à -dire le droit romain , et l'éloquence. L 'histoire
même tenait une place dans le programme, et sous le nom
d 'histoire on comprenait les traditions nationales , les hauts
faits des peuples, les gestes des héros (1 ). N 'est-ce pas un
curieux spectacle que celui des descendants des rudes guer
riers de la Germanie courbés sur les manuscrits qui leur re
traçaient les exploits des Romains, lisant les Pères de l'Eglise
au lieu de chanter les légendes sauvages de l’Edda, maniant
la plume aussi bien que la framée ?
( L 'un des plus remarquables résultats de l'école palatine,
dit encore dom Pitra, c'est d 'avoir réconcilié les vieux Ger
mains avec les lettres, le commerce aimable , la vie polie et
savante. Le palais y contribua puissamment. Sous ces longs
et splendides règnes des Clotaire et des Dagobert, la royauté
mérovingienne descend de son pavois pour s'asseoir en des
chaises d'or et de pierreries. Elle s'environne d 'un cortège
d 'officiers qui portent les dénominations pompeuses de la
chancellerie de Byzance. Ce ne sont plus, comme aux pre
miers jours de la conquête, des réjouissances à pas de course,
des chasses, des pêches, des natations sans apprêt, des festins
de clan dressés à la lisière d'un bois, où les daims et les san
gliers étaient servis tout embrochés, où la bière ruisselait à
pleines tonnes au milieu des chants barbares. Ce sont déjà
des fêtes de bon ton, l'étiquette des vieilles cours, le luxe
oriental venu à travers les forêts de la Germanie ,mais se sen .

1. V. à ce sujet dom Pitra, op cit., p. 101 et suiv.


LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 235

tantencore du trajet.Le référendaire donne lemot d'ordre offi .


ciel des réjouissances,le majordome en distribue l'ordonnance ;
les convives sont nommés et classés comme une hiérarchie ; les
nourrissons du princes sont vêtus de robes de soie, d 'écharpes à
franges d 'or, de bracelets et de ceintures d 'or ; des clercs chan
tent en mesure les antiennes de l'Eglise';les évêques fixent le
lieu et le jour des fêtes ; chaque Pâque solennelle entraîne de
cité en cité, à Soissons, à Autun, à Lyon , ou dans quelques
unes des cent cinquante villas mérovingiennes, roi, reine, leu
des, antrustions et convives, évêques et clercs, chapelle et cha
pelains. L 'un des privilèges des nobles était de pouvoir assister
à ces pompeuses fêtes partout où le prince les célébrait. On
conçoit que, dans ce mélange de luxe et de tumulte, les vieux
Francs, malgré leur aversion pour la cité, devaient trouver au
fond de leurs forêts montueuses la vie lourde et froide pour
eux et leurs enfants. Ils s'accoutumaient donc volontiers à voir
leurs fils s'initier à des moeurs plus douces, et quitter la rude
cotte de mailles et l'étroit corset du Sicambre pour revêtir, à
l'école du palais, la tunique de soie retroussée, aussi splendide
que l'étole des clercs et l'amphibale des pontifes (1). »
Toute cette métamorphose s' était opérée en un siècle . Com
ment nier, après cela , la puissance civilisatrice du christia
nisme et son action rapide sur les Francs ? LesMérovingiens
n 'allèrent même que trop loin dans la voie de l'imitation de
la race conquise. Leurs mours s'amollirent promptement à la
la chaleur subite de la vieille civilisation romaine, dont le côté
matériel les séduisait. Ils n 'étaient pas encore assez chrétiens
pour faire la part du bien et du mal dans cet héritage si
mélangé du monde antique, et c'est ce qui entraîna leur déca
dence. Mais l'école palatine n 'en fut pas moins un bienfait
pour la nation, et la réalisation d'une idée qui dénote déjà
un gouvernement éclairé, sachant protéger les lettres et l'ins
truction publique sans en accaparer la direction .
1. Ibid., p . 40.
--- - - -
236 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

La littérature était cependant tombée bien bas à la fin de


l'Empire. Si l'on a soin de distinguer entre l'instruction de la
jeunesse et le génie ou la forme littéraire d 'une époque, on
trouvera que le niveau de la première avait plutôt remonté
sous les Mérovingiens, mais que le niveau de l'autre s'était
encore abaissé. On avait la bonne volonté , on n 'avait pas
l'inspiration. L 'inspiration devait naître avec la grande épopée
en action qui allait s'appeler le règne de Charlemagne. Mais
on était bien loin de la Chanson de Roland. On versifiait, on
rimait même ; cependant les poètes latins ne chantaient plus,
et les poètes français ne chantaient pas encore. D 'ailleurs, une
langue en formation , une autre en décomposition étaient de
trop mauvais instruments pour les littérateurs. La pensée
s'élevait sur l'aile du spiritualisme chrétien , et parfois jusqu'à
des hauteurs inconnues ; mais elle restait entortillée dans les
oripeaux des rhéteurs. Par une préoccupation qui est un des
mille points communs entre l'époque de la décadence romaine
et la nôtre, les écrivains s'attachaient surtout à ciseler. Ils dé
veloppaient longuement des futilités : ils mettaient en vers
« un bain , unemaison de campagne, un dîner, un assaut de
beaux esprits, une course de chars ; ils traçaient minutieuse
ment le portrait d 'un bouffon, d'un parasite, d'un délateur. »
Ils raffinaient misérablement sur le rhythme et l'assonance.
Le poète en vogue, comme le dit Philarète Chasles, est un
subtil ouvrier. « Ses vers offrent une merveilleuse variété
de pieds et de figures, ses hexamètres chaussent le cothurne ;
il fait des élégiaques à écho ou retournés ; le second vers de
ses distiques rime avec le premier au moyen de l'anadi
plosis, etc. (1).» Le christianisme lui-même paraît avoir été
1. Ph . Chasles, Études sur l'antiquité.
LA LANGUE , LES LETTRES ET LES ARTS. 237

impuissant à réveiller la vieille poésie latine. Sidoine Apolli


naire, Fortunat, qui étaient des chrétiens fervents et d 'ex
cellents évêques, étaient de méchants poètes. Saint Avite
de Vienne leur est peut-être supérieur. Plusieurs passages de
ses longs poèmes sur la Création et les origines de l'homme
ont été ingénieusement rapprochés par Guizot des fragments
correspondants du Paradis perdu de Milton ,et l'historien pro
testant n'a pas toujours accordé la palme au poète anglais.
Mais les plus belles descriptions d 'Avitus sont gâtées pardes
longueurs et des subtilités marquées au cachet de l'époque.
La vraie littérature chrétienne, la littérature de l'avenir n 'était
pas là . Elle était dans les hymnes sacrées mises dans la bou
che des fidèles par saint Ambroise , par Prudence et leurs
imitateurs ;elle était dans les cantilènes populaires qui erraient
déjà sur les lèvres de la foule, comme un prélude en sourdine
annonçant l'éclatante symphonie de nos grandes épopées.
L 'enthousiasme religieux dictait les unes ; l'enthousiasme
national inspirait les autres. Aucune flamme n 'animait plus
la vieille poésie classique. Elle n 'était plus que cendre, et
cette cendre, tout le moyen -âge devait s'évertuer à l'agiter
sans parvenir à la réchauffer.
· Dans les genres de la prose,même décadence. La théologie,
la chaire sacrée ne retrouvent plus les accents des Jérôme et
des Augustin . Un seul genre commence à se révéler avec une
originalité, une supériorité qui ne fera que s'affirmer dans les
âges suivants : c'est l'histoire, c'est la chronique. Au point de
vue de la forme, la chronique est encore très médiocre : notre
premier historien, Grégoire de Tours, en fournit une preuve
suffisante.Mais une pensée nouvelle animedésormais les chro
niqueurs, et l'on peut dire que la synthèse de l'histoire est née
avec Eusébe,avec Orose et leurs continuateurs. Comme l'écrit
Ozanam , « ces deux grands buts de l'histoire, l'universalité
tout d'abord, ensuite la vérité, sont atteints autant que pos
sible dans ce premier effort pour fonder une science que
toute l'érudition bénédictine du dix -septième et du dix -hui
238 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

tième siècle n'a pas encore achevée (1). » L 'histoire devenue


une science, tel est, en effet, le mot qui résume toute la trans
formation opérée dans cette branche par l'idée chrétienne :
dans la société païenne, l'histoire n 'était et ne pouvait être
qu'un art.

VI

Ce mot nous amène au dernier point de notre enquête.


Mais y avait-il seulement un art aux tempsmérovingiens ? Ici
encore, ilne fautpas pousser trop loin les conséquences de l'in
vasion.Les arts étaient déjà bien déchus à l'arrivée de Clovis.
Sous sa dynastie , ils ne se relevèrent pas ; mais ils ne dispa
rurentpas non plus tout à fait, et ce qui en restait fut fidèlement
conservé, transmis, on peut même dire amélioré par l'Église.
C ' est, en effet, dans les temples et dans les cloitres qu'il faut,
à cette époque primitive, chercher l'art et l'industrie, son
inséparable compagne. L 'établissement d'un monastère n 'ou
vrait pas seulement un asile aux débris de la science : c'était
encore, souvent, la création d 'un centre artistique et indus
triel. Les moines exercèrent chez eux, presque dès le début
de leur existence, la plupart des professions, et l'on vit éga
lement autour des cathédrales différents métiers,appelés alors
des fabriques, concourant à l'embellissement du culte. La
naissance des corporations ouvrières se confond ainsi avec
celle des couvents. Les abbés s'occupent d'architecture, font
élever des églises, des enceintes demurailles, en même temps
qu'ils dirigent des travaux agricoles et d 'immenses défriche
ments. Ils travaillent même de leurs mains. Un abbé de
Saint-Martin nous est donné par Grégoire de Tours comme
un très habile menuisier (faber lignarius, faciens turres holo
chryso tectas,... in aliis etiam operibus elegans) (2 ). Qui ne con
1. Ozanam , La civilisation chez les Francs,
2. Grég., Hist., X, 13.
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 239
naîtle célèbreexempledesaintEloi?Letalentdecevéritable
artiste et la piété des princes de son temps envers les saints
devaient donnerun développement nouveau à l'orfèvrerie et

het

SOMOSTE
11
Fun
3
MU

2
liciosa

Dil
CA

CUFRE
.
he

SON
ON

nipili pullat
(D'après Saint
P. CristusÉloi., Cologne. )
ensomptueux
faire l'artqu'imérovingien
l exécuta parles excellence.
pour tombes de Les mausolées
saintMartin,de
saintGermain,desaintLucien de Beauvais,desaint Quentin,
240 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

des saints Crépin et Crépinien , etc. ; ses châsses merveilleuses,


ses travaux artistiques de toute espèce jettent comme une
lueur dorée sur le fond sombre de cette époque.
Aux richesses de l'orfèvrerie se joignaient, dans les églises,
les mosaïques, les marbres sculptés, les peintures murales
représentant les actions des saints. Nous ne possédons plus
d 'échantillons de cet art lointain ; mais est-ce une raison pour
révoquer en doute son existence ? Nous la constatons formelle
ment dans les chroniques.Grégoire, notamment, nous parle à
différentes reprises des peintures des basiliques; il parlemême
de l'éclat de leurs vitrages. On connaissait évidemment l'art de
colorer le verre et de lui donner de beaux reflets, puisqu'un
voleur s'imagina un jour, nous dit- il, qu'il pourrait extraire
de l'or des vitres d'une église. Il mentionne aussi des repré
sentations du Sauveur crucifié, et nous indique en passant que
ces images du CHRIST devaient être vêtues.Les fidèles se mon
traient fort désireux de posséder dans leurs demeures l'effigie
du CHRIST ( in tabulis visibilibus pictam per ecclesias ac domos
affigant). Quant aux images de la Vierge, elles frappaient
tous les regards dans les églises, car le même historien rap
porte qu'un enfant juif, ayant par hasard pénétré dans un de
nos temples, y reçut le pain sacré avec les autres enfants de
son âge, et raconta ensuite à sa mère qu'il avait vu en ce lieu
la figure d 'une femme assise sur un trône, tenant un enfant
entre sesbras( 1 ). Toutes ces images,toutes ces représentations
peintes ou sculptées servaient de livre au peuple, et complé
taient son instruction religieuse en charmant à la fois ses
yeux et son esprit. Telle était la pensée de l'Église en les
exposant partout, pensée clairement exprimée dans une lettre
de saint Grégoire le Grand à l'évêque Serenus de Marseille ,
qui avait cru devoir briser certaines images pieuses : « Votre
Fraternité, dit le pape, aurait dû conserver ces images et
expliquer au peuple qu'elles ne sont pas faites pour être
1. Grég., De glorid martyrum , ch . 59.
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 241

adorées, mais seulement pour apprendre ce qu'on doit


adorer . Qu 'elles soient le livre de ceux qui n 'en ont point
d 'autre ; que la foule trouve en elles une histoire écrite sur
les murs, à l'usage de ceux qui ne peuvent entrer dans les
bibliothèques (1).»
Les arts du dessin étaient donc cultivés, grossièrement à
la vérité, et avec une fidélité trop servile aux procédés que
l'on est convenu d'appeler byzantins; mais ce mauvais goût
provenait de la mode plutôt que de l'ignorance. Pour l'archi
tecture, nous savons qu'il en était de même. Si la plupart
des basiliques ordinaires étaient en bois, comme les maisons,
il y avait cependant des monuments d 'une richesse et d 'une
solidité exceptionnelles, tels que cette église de Saint-Martin
de Tours, où l'évêque Perpétue avait prodigué les colonnes,
les marbres , les dorures, et qui passait pour la merveille de
son temps ; ou celle de Clermont, remarquable par l'abside
circulaire placée à la partie antérieure, par deux ailes élé
gamment construites sur les côtés , par la revêture de marbre
qui recouvrait les murs de l'altarium . Le plan de la froide
basilique païenne s'était déjà perfectionné, agrandi. L 'idée
chrétienne commençait à dicter aux architectes cet admirable
sursum qui allait bientôt devenir la formule de tous les cons
tructeurs d 'églises. On élevait des dômes, des campaniles ; on
secouait peu à peu le joug pesant de la ligne horizontale,
qui arrêtait l'élan des esprits et des cours. On donnait aux
temples la figure d'une croix par l'inauguration des transepts.
En un mot, les édifices sacrés suivaient la marche universelle
de la société, qui, tenant encore beaucoup de la décadence
romaine, tendait néanmoins à se métamorphoser, à prendre
une forme et une vie nouvelles, à devenir enfin le monde
moderne.

1. Grez. Magni epistola .


N E
242 FONDATIO DE LA FRANCE POLITIQU .

VII
En résumé, et pour terminer par un jugement d 'ensemble
sur cette société barbare, elle n 'était pas aussi étrangère à
la civilisation qu'on le croit généralement. Que signifiait,
d'ailleurs, l'épithète de barbare dans la bouche de ceux qui
l'avaient mise en usage ? Barbarus, chez les Romains, voulait
dire étranger : tout ce qui n 'était pas romain s'appelait donc
barbare chez les orgueilleux maîtres du monde. C 'est nous,
ce sont les modernes qui ont peu à peu détourné le sens ori
ginel de ce mot pour en faire le synonyme de sauvage ;
l'épithète et son acception ncuvelle ont ensuite influé sur
notre jugement, et tous les peuples dits barbares, les temps
dits barbares ne se sont plus présentés à notre esprit que
comme l'antipode exact et naturel des sociétés polies. Cepen
dant les Romains eux-mêmes ne semblent pas avoir été aussi
loin ; plusieurs d 'entre eux louaient hautement les meurs,
l'humanité, la chasteté des barbares. On ne saurait nier d'une
façon générale la férocité, la grossièreté de la plupart des
envahisseurs de l'Empire ; mais, en somme, il faut faire une
grande différence entre les Francs et les hordes nomades qui
parcouraient les provinces en brûlant et en ravageant tout
sur leur passage. Il faut surtout distinguer entre l'époque
antérieure à la conversion de Clovis et de ses guerriers et la
période postérieure, où un gouvernement régulier, pacifique,
progressiste même, s'était établi par l'accord des vainqueurs
et des populations conquises.
Sans doute, les Francs commirent des actes isolés de
violence et de brutalité ;mais n 'avons-nous pas vu, en pleine
civilisation moderne, au milieu de notre siècle si vanté pour
sa douceur et son humanitarisme, des armées d'envahisseurs
se livrer sur certains points à toutes les horreurs du pillage,
du massacre et de l'incendie ?Nous avons assisté à des pillages
méthodiques, à des boucheries scientifiques : ce n 'en était
LA LANGUE, LES LETTRES ET LES ARTS. 243

que plus odieux. La guerre et tous les autres accompagne


ments obligés de la barbarie traversent périodiquement
l'existence des nations, aujourd 'hui comme autrefois, et avec
des conséquences plus terribles peut-être. Nous avonsmême
la barbarie à l'intérieur, au lieu de l'avoir à nos portes.
L 'ignorance, l'inhumanité, la haine, l'antagonisme des classes
sévissent plus que jamais sur notre pays. Ne sont -ce pas là
les caractères de la véritable barbarie ? Est-ce parce que nous
nous habillons de draps fins au lieu de manteaux de peau,
parce que nous avons des chemins de fer au lieu de chars,
des télégraphes au lieu de messagers, que nous sommes plus
civilisés que nos pères, que nous valons moralement davan
tage ? Non ; tout cela nous a apporté des commodités, du
luxe, des besoins, et non l'amélioration de notre race. On
confond le bien -être avec la civilisation : l'excès du bien -être
pousse, au contraire, à la corruption , à l'égoïsme, à l'insocia
bilité, et le luxe est parfaitement compatible avec l'état sau
vage.
Ne nous figurons donc pas que les contemporains de
Clovis et de ses enfants aient été si différents des hommes qui
ont eu le bonheur de naître au dix -neuvième siècle. Ils nous
ressemblaient beaucoup plus qu 'aux peuplades de l'Océanie,
et si, par un prodige que l'historien souhaiterait bien souvent
(mais les progrès de la locomotion n 'ont pas encore été
poussés jusque-là ), nous nous trouvions tout d 'un coup trans
portés dans la France du cinquième ou du sixième siècle,
nous serions étonnés d 'y rencontrer tant de rapports avec la
France de nos jours, non pas à la surface peut- être, mais
dans le fond et dans la réalité des choses. La nature humaine
est toujours la même, et ne se modifie pas autant que les pré
jugés historiques nous le font croire, avec les événements et
les formes sociales. A tous les âges, l'observateur désintéressé
retrouve aux prises les mêmes passions, les mêmes intérêts ,
les mêmes ambitions. Il n 'y a de différence sérieuse que dans
le genre de remèdes appliqué aux maux de l'humanité. Or, il
244 FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.

n'existe qu 'un remède efficace et véritablement souverain ;


c 'est celui que DIEU a fait connaître à la terre par la promul
gation de l'Évangile, ce code social par excellence. Plus un
siècle nous apparaît empreint de l'esprit évangélique et du
sentiment chrétien , plus nous devons le regarder comme
avancé ; car l'homme qui avance est celui quimarche vers la
perfection morale, tandis que le peuple qui vise uniquement
au progrès matériel tourne le dos à la lumière et s'arrête
bientôt, pour s'asseoir, comme dit l'Écriture, à l'ombre de la
mort.
APPENDICES.

Fondation de la France. 16
Appendice Premier.
Sur la lettre de saint Remià Clovis(1).

A lettre de saint Remià Clovis, dont il a été parlé


les plus haut, mérite, au point de vue de sa date
et de son objet, une étude particulière, parce
* * * * que certains historiens ont abusé de l'époque à
laquelle on a cru pendant longtemps qu 'elle avait été écrite,
pour déverser une calomnie de plus contre le clergé de ce
temps. Ne pouvant nier l'action de l'Eglise sur l'enfance des
peuples modernes, en particulier sur celle de la France, ni ce
grand fait, tant de fois constaté, qu'elle a été la mère et
l'institutrice de l'Europe, ils ont voulu faire croire que la
direction imprimée par elle avait été funeste, égoïste, parfois
sanguinaire . « Cent ans après l'invasion , dit un historien pro .
testant et rationaliste, M . Bordier, l'Église, qui avait ouvert
la porte aux barbares, avait pleinement à subir les dures
conséquences de ce qu'elle avait fait. A la somme des maux
de la Gaule, elle avait ajouté la brutalité d 'une soldatesque
étrangère... Tout ce qui était fait par la foi catholique et en
vue de son avancement était héroïque, tout ce qui lui était
contraire, criminel. A ce titre, Clovis docile à saint Remi, et
Clovis massacrant les chefs païens jusque dans sa famille, est
également fidèle et sans tache... L 'anéantissement de l'incré
dule par tous les moyens possibles était une æuvre salutaire
etpieuse (2). » Ces paroles, on le voit, visent particulièrement
1. Je crois devoir reproduire ici, avec quelques additions et de légères modifica
tions, une étude, insérée autrefois dans la Bibliothèque de l' École des chartes, qui
non seulement se rapporte directement à l'objet de ce livre, mais en justifie cer
tains passages.
2. Correspondance littéraire, 10 oct. 1861.
248 APPENDICES.

los relations du roi des Francs avec l'évêque de Reims. Saint


Remi, le conseiller intime de Clovis et le pontife le plus
influentde laGaule à cette époque, est personnellement accusé,
non seulement par M . Bordier, mais par toute son école,
d'avoir tracé au roides Francs une ligne de conduite blâmable
et funeste. Que luireproche-t-on ? On lui reproche par-dessus
tout d'avoir dirigé Clovis dans son expédition contre les Visi
goths et dans la conquête de la Gaule méridionale, de lui
avoir remis une sorte de plan de campagne et des instructions
belliqueuses très précises. Et sur la foi de quelles attesta
tions? Sur le seul témoignage de la lettre émanée de lui au
début de la guerre, dit -on , lettre qui se trouve dans toutes les
collections des monuments de l'histoire de France. Voyons
donc à quoi se rapporte réellement cette pièce.
Malgré les relations étroites que l'évêque de Reims eut
avec Clovis, il ne nous est resté que deux lettres adressées
par lui à ce prince. La première, dans l'ordre suivant lequel
on les donne généralement, est la letire de condoléance qu'il
lui adressa, quelque temps après son baptême, à l'occasion de
la mort de sa sæur Alboflède, et dont Grégoire de Tours a
reproduit, avec quelques différences, le commencement. La
seconde est celle dont il s'agit (1).
1. En voici, pour plus de clarté, le texte original, plus ou moins altéré :
« Domino insigni et meritis magnifico Chlodoveo regi, Remigius episcopus.
Rumor ad nos magnus pervenit administrationem vos secundum (alias secundam )
rei bellicæ suscepisse. Non est novum ut cæperis esse sicut parentes tui semper
fuerunt. Hoc in primis agendum , ut Domini judicium a te non vacillet, ubi tui
meriti, quiper industriam humilitatis tuæ ad summum culminis pervenit : quia,
quod vulgus dicitur, ex fine actus hominis probatur. Consiliarios tibi adhibere
debes, qui famam tuam possint ornare ; et beneficium tuum castum et honestum
esse debet; et sacerdotibus tuis honorem debebis deferre, et ad eorum consilia semper
recurrere. Quod si tibi bene cum illis convenerit, provincia tua melius potest
constare. Cives tuos erige, afflictos releva, viduas fove, orphanos nutri, si potius
est quam erudies, ut omnes te ament et timeant. Justitia ex ore vestro procedat ;
nihil sit sperandum de pauperibus vel peregrinis, ne magis dona aut aliquid
accipere velis. Prætorium tuum omnibus pateat, ut nullus exinde tristis abscedat.
Paternas quascumque opes possides, captivos exindle liberabis, et a jugo servituris
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS. 249

La plupart des historiens ont assigné à cette dernière la


date de 507, dans l'idée qu'elle se rattachait à la guerre des
Visigoths, et en ont tiré les conséquences que j'indiquais tout
à l'heure. L 'exemple de dom Bouquet, de Ruinart et d'autres
érudits sérieux des dix - septième et dix -huitième siècles, qui
avaient adopté la mêmedate, sans toutefois en tirer la moindre
conclusion défavorable à saint Remi, ne les autorisait que
trop. Ils ont suivi le sillon creusé, sans trop s'inquiéter de
voir par eux -mêmes, les uns par négligence, les autres parce
qu'ils y trouvaient un argument pour leur cause. Leur légèreté
va nous offrir un exemple frappant de l'imprudence qu'il y a
à négliger ce grand précepte historique, devenu la base de
l' érudition moderne : « Remontez aux sources. .)
Ainsi, nous lisons dans l'Histoire de la Gaule méridionale ,
par Fauriel, le commentaire suivant, qui résume assez bien
l'opinion accréditée sur ce sujet : « Saint Remi, qui, par suite
de la bonne fortune qu'il avait eue de baptiser Clovis, était
devenu son conseiller politique et le représentant auprès de
lui de tout le clergé catholique, saint Remi, qui prétendait
assurer à ce clergé la direction aussi bien que les fruits d 'une
guerre contre l'arianisme, écrivait alors à Clovis une lettre dont
quelques traits allaient assez naïvement au fond des choses :
Tu dois, lui disait le politique évêque, te donner des con
seillers qui puissent orner ta renommée, » etc. (1 ).
Dans l'édition de Grégoire de Tours publiée par la Société
de l'histoire de France, et due à MM . Guadet et Taranne,
on trouve une assertion analogue : « Le roi des Francs paraît
avoir été dirigé dans cette guerre par saint Remi, évêque de
Reims. Cet évêque lui donne des instructions précises sur ce
qu'il doit faire et sur ce qu'il doit éviter (2 ). » M . Bordier, dans
absolves. Si quis in conspectu vestro venerit, peregrinum sé esse non sentiat. Cum
juvenibus joca, cum senibus tracta, si vis regnare, nobilis judicari. » (Fréher
Corpus francica historia , p . 184).
1. Hist. de la Gaulemérid ., t. II, p . 55.
2. Tome I, p. 247 .
250 APPENDICES.

sa traduction du même chroniqueur, répète cette observation


en regard du chapitre où est racontée l'expédition contre
Alaric.
L 'abbéGorini, dans son savant ouvrage, a répondu à Fauriel
qu'il ne s'agissait point d'une guerre religieuse, que Clovis
avait eu pour alliés les Bourguignons ariens, que l'évêque de
Reims n'était point un conseiller politique et n 'avait point
donné d'avis intéressés ( 1). Mais ces explications,malgré leur
valeur, ne sont pas toutes très fondées. Pourquoi donc, en
principe, chercher à disculper un prélat d'une immixtion dans
les affaires publiques, même extérieures , à une époque où
l'évêque était une puissance administrative réelle, c'est-à -dire
le successeur du defensor de la cité ou de la province, et dans
les conditions de supériorité morale et intellectuelle où se
trouvait saint Remi vis-à -vis de Clovis ? Le pontife n 'a pas
besoin d'être défendu d'avoir été le conseiller ordinaire du
roi barbare. Trop de témoignages, d 'ailleurs, prouvent le fait,
qui est à l'honneur de l'un comme de l'autre. Mais ce qu'il
importe d 'établir, c'est que le premier n 'usa de sa position
au profit d 'aucune convoitise, c'est qu'il fut un conseiller de
paix et non de guerre, c'est que sa lettre, enfin , loin d'impli
quer le contraire, n'a aucun rapport de date nid 'objet avec la
guerre des Visigoths.

11

Les historiens modernes ont, en général, puisé la lettre de


saint Remi dans la collection des historiens de la Gaule,
commencée par dom Bouquet. Elle y figure, en effet, telle
qu'on vientde la lire, mais avec ce titre en plus :
« Epistola sancti Remigii ad Clodoveum ante bellum gothi
cum , quâ hortatur eum ut sacerdotes consulat. An. 507 (2 ). »

1. Déf. de l'Église, t. I, ch. 8.


2. D . Bouquet, t. IV , p. 51.
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS. 251

Ce titre serait décisif s'il était authentique, et nous n'aurions


plus rien à dire. Mais où dom Bouquet l'a -t- il pris ? Il annonce
qu'il a emprunté le texte de la lettre à Du Chesne. Celui-ci,
pourtant, à l'endroit cité, ne donne d 'autre explication ni
d 'autre titre que la suscription : Domino insigni, etc. ( 1). Ce
n 'est donc pas là que dom Bouquet a pu trouver la base de
son affirmation : ou il l'a tirée de son propre fonds, ou il a cru
devoir se ranger à une opinion déjà répandue, sans en men
tionner la source.
Le volume de dom Bouquet parut en 1741; celui de Du
Chesneest de 1636 .Dans l'intervalle, en effet,plusieurs auteurs
avaient déjà voulu préciser de la même manière le but et la
date de la lettre de saint Remi. Dom Ruinart est sans doute
celui qu'aura suivi dom Bouquet ; car c'est à lui qu'il emprunte
également le texte de l'Histoire des Francs de Grégoire de
Tours, et c'est dans l'appendice de son édition de Grégoire
que Ruinart reproduit la lettre. Or, à cette lettre, dom Rui.
nart ne met aucun titre ; mais il s'appuie sur elle lorsqu'au
chapitre de l'Histoire des Francs qui raconte la guerre des
Visigoths, il ajoute une remarque portant que l'évêque de
Reims, au moment où l'expédition se préparait, avertit le
roi d'épargner les biens de l'Église (2 ). Il n 'indique pas
néanmoins s'il emprunte cette interprétation à un ouvrage
antérieur.
Avant son édition , qui est de 1699, la même date se
retrouve dans les Sacrosancta concilia , de Labbe et Cossart,
publiés en 1671 (3). Ces auteurs se réfèrent au P . Sirmond ,
qui effectivement, dans ses Concilia Gallia , insère la lettre
avec le même titre qu'eux : ( Remigii episcopi Remorum epis
tola secunda ad Clodoveum regem . Hortatoria, cum rex ad
bellum gothicum se accingeret (4 ). »
1. Historia Francorum scriptores , t. I, p . 847.
2. Greg. Tur. opera , col. 95 et 1326 .
3 . Sacr. concilia , t. IV , col. 1402.
4. Sirmond, Concilia Gallia, t. I, p. 175.
- -- - --- -
252 APPENDICES .

Le P . Longueval, en traduisant la même pièce, cite pareil


lement Sirmond (1).Mais celui-ci ne s'appuie plus sur aucune
autorité, et la filière s'arrête là . Sa publication est de l'année
1629 : voila donc le plus ancien exemple de la date de 507
assignée à la lettre de saint Remi. Auparavant, ce document
n ' était connu que par l'édition de Fréher, à qui Du Chesne
déclare l'avoir emprunté (2 ). Marquard Fréher, qui était
conseiller de Jean- Casimir, prince palatin , avait eu à sa
disposition un grand nombre de pièces inédites, entre autres
un vieux manuscrit de la Bibliothèque palatine, dont il parle,
et sur lequel il transcrivit un recueil de lettres intéressant
l'histoire de France : c'est dans ce recueil, imprimé à Hanovre
en 1613, que se trouvent les deux lettres de saint Remi à
Clovis ; c'est alors qu'elles virent le jour pour la première
fois (3). Les érudits acceptèrent de confiance les textes édités
par Fréher : la disparition des manuscrits ne permet plus de
contrôler aujourd'hui la fidélité de leur reproduction . Mais
Fréher,et cela suffit dans la question présente,ne fait,comme
Du Chesne, aucune allusion à l'an 507 ni à la guerre des Visi
goths : il donne la lettre de saint Remi purement et simple
ment avec sa suscription , telle que je l'aidonnée tout à l'heure
d'après son édition même.
Ainsi, à force de remonter aux sources, on arrive à se con
vaincre que l'opinion qui prête à saint Remi des instructions
précises pour la guerre des Visigoths n 'est fondée sur aucun
texte, si ce n 'est sur une ligne de titre ajoutée après coup à
ce document par des éditeurs secondaires et tertiaires, sans
être légitimée par un seul mot du premier éditeur, seule
autorité à peu près sûre en cette matière, puisque seul il a
été en possession du manuscrit. Pour appuyer cette opi
1. Hist. de l'Église gallicane, éd. en 1730, II, 286 .
2. Fréher, Corpus francicie historia , p . 184; Du Chesne, Hist. Franc. scrip
tores, I, 847.
3. Epistola Francica... nunc primum edita è vetustissimo codice Nazariano in
Bibliothecâ palatina. » Fréher, ibid ., 182.
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS . 253
nion , on citera dom Bouquet, qui suit dom Ruinart et cite
Du Chesne, quoique celui-ci n 'en parle pas ; ou bien , en
remontant par une autre filière, on citera Labbe ou Longueval,
qui citent Sirmond, qui ne cite personne. Mais Sirmond n 'a
pu puiser que dans Fréher, et Fréher est complètement muet
sur le point en question . Sirmond doit donc en définitive, en
raison de sa priorité, endosser la responsabilité d'une hypo
thèse que ses successeurs semblent avoir, sans réflexion et
de confiance, adoptée comme une réalité.

III

L 'induction à suffi, dira -t-on , pour autoriser ces différents


éditeurs à rattacher la lettre de saint Remi à la conquête de
la Gaule méridionale par Clovis. Ils l'ont fait précéder du titre
qu'ils jugeaient le plus propre à indiquer son contenu, sans
avoir la prétention de rendre ce titre inhérent à la pièce. Soit ;
ils ont raisonné sur le texte lui-même, et les historiens plus
modernes qui se sont modelés sur eux l'ont fait en toute
connaissance de cause, après avoir examiné de leurs propres
yeux le document et sans parti pris. Je l'admets. Etudions
donc ce texte , et l'interprétation qu'ils en ont donnée .
La première phrase est la seule qui renferme une allusion
positive aux affaires de la guerre : Rumor ad nos magnus
pervenit, administrationem vos secundam (ou secundum ) rei
bellicæ suscepisse. Ce qu'on a traduit d'ordinaire ainsi : ( Une
grande nouvelle est parvenue jusqu'à moi; vous avez entrepris
une seconde expédition militaire » ;ou bien : « Vous avez pris
les armes pour la seconde fois. »
Mais, d'abord, qu'y aurait- il eu d'extraordinaire à ce que
Clovis entreprît une nouvelle guerre , lorsque les Francs
n 'étaient encore qu'une armée et leur roi qu'un chef de
soldats ? Qu'y aurait - il eu d'extraordinaire surtout pour
l'évêque de Reims, qui était dans les conseils du prince et
254 APPENDICES .

dans son intimité, et qui, de plus, avait été consulté spécia


lement par luiau sujet de l'expédition méditée contre Ala
ric? (1) SiClovis luiavait fait part de son projet, il ne pouvait
en être informépar la renommée, ni en être surpris comme
d 'une grande nouvelle.
Administratio rei bellicæ a-t-il signifié quelquefois expédi
tion ? Justin a dit administratio rerum pour conduite des
affaires, Cicéron a dit administratio belli pour direction de la
guerre , et administratorbelli gerendi pour chargé de la conduite
de la guerre . On ne rencontre, dans la bonne latinité comme
dans la basse, aucun exemple de ce termepris dans l'acception
de campagne militaire proprement dite ( 2).
Quant au mot secundam ou secundum , peut-il se traduire
ici par deuxième et désigner la guerre des Visigoths, quand
celle-ci était la quatrième ou cinquième qu'entreprenait le
roi franc ? N 'avait-il pas fait précédemment la guerre contre
les Romains, la guerre contre les Allemands, la guerre contre
les Bourguignons, sans compter d'autres guerres peu connues
contre les Thuringiens et les Bretons? De quelque événement
que l'on fasse partir son règne, de son élévation sur le pavois
à la mort de Childéric ou de sa victoire sur Syagrius, ou
même de son baptême, on ne peut compter son expédition
contre Alaric pour la seconde.
Mais la suite va peut-être nous éclairer. « Ce n 'est plus
chose nouvelle que vous soyez ce que vos pères ont été. »
Qu'auraient été les pères de Clovis dans la pensée de l'évêque ?
Belliqueux, avides de butin , suivant le sens où les historiens
se sont engagés. Saint Remiaurait-il donc rappelé un sou .
venir si inopportun et adressé une comparaison aussi boiteuse
au prince qui partait pour combattre les Visigoths ariens
occupant la Gaule catholique ? Qu'y avait -il de commun , à
ses yeux , entre les précédents chefs des Francs, adversaires
des Romains et des chrétiens, et leur descendant devenu le
1. Vita S . Remigii, Acta SS. octob ., I, 154.
2 . V . Du Cange, aux mots Administratio, Administrator, etc .
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS. 255

protecteur de ces derniers ? Un mauvais compliment de ce


genre serait fort étranger au langage tenu habituellement
par le pontife à Clovis.
Le reste de l'épître semble fait pour enlever à une telle
interprétation la vraisemblance qu'elle pourrait conserver
encore :
« Ce que vous avez à faire dès cemoment,c'est de ne pas vous
écarter des vues du Seigneur, qui a récompensé votre humilité
en vous élevant au faîte suprême ( 1) ; car, comme le dit le
vulgaire, les actions de l'homme se jugent par leurs résultats.
Vous devez vous entourer de conseillers capables de faire
honneur à votre renommée... honorer vos prêtres, pour que
votre gouvernement soit plus stable ..., secourir les veuves,
nourrir les orphelins, apprendre à tous à vous aimer et à vous
craindre..., ne rien attendre des pauvres ni des étrangers,
n 'accepter aucun don , ouvrir à tout le monde votre prétoire,
employer votre patrimoine à délivrer des captifs... , jouer avec
la jeunesse,mais traiter les affaires avec les vieillards. »
Detels avis conviennent-ils à un prince prêt à entrer en cam .
pagne, etmême déjà lancé ( suscepisse administrationem ) dans
une entreprise pleine de hasards et de périls ? Ou n'ont-ils
pas plutôt rapport à l'exercice de la justice, au gouvernement
intérieur du royaume ? En un mot, sont-ce des instructions
pour la guerre ou pour la paix ? Lorsque Clovis consulta saint
· Remi sur l'expédition qu'il allait tenter contre les Visigoths
l'évêque, nous dit son biographe, lui promit la victoire (2
La présente lettre non seulement ne contient rien de sem
blable, mais ne fait aucune allusion aux éventualités d 'une
expédition militaire. On a voulu voir une réponse à cette lettre
1. Je traduis seulement, commeon le fait d 'habitude, le sens général de cette
phrase, car le texte renferme un non - sens provenant sans doute d 'une mauvaise
lecture de Fréher ou d 'une altération du manuscrit. Les Bollandistes proposent
de la restituer ainsi : Ut Domini judicium a te non vacillet , et a tuo exercitu (au
lieu de ubi tui meriti), qui per industriam humilitatis tuæ ad summum culminis
pervenit. (.Acta Sanctorum octob ., I, 91. )
2. Vita S. Remigii, Acta SS. octob., I, 154.
256 : APPENDICES .

dans celle que le roi franc écrivit aux évêques de Gaule après
sa conquête, et qui est annexée aux actes du concile d 'Or
léans ( 1 ). Ce dernier document, trop long pour être cité ici,
mais qu 'on peut lire dans mainte collection , parle des ordres
donnés par Clovis pour épargner les églises durant la cam
pagne, de la générosité du vainqueur envers les prisonniers
de guerre. Mais cette protection des établissements religieux,
l' évêque de Reims la demande- t- il dans sa lettre ? Sans
doute, il en fit l'objet de ses recommandations au roi (c'est là
peut-être ce que Fauriel appelle « s'assurer les fruits de la
guerre » ) ; toutefois il n 'en dit rien ici. Il veut même que
Clovis ait recours à ses conseillers francs ( seniores ) aussi bien
qu'aux prêtres; il plaide la cause du peuple autant que celle
du clergé : par conséquent, c'est à d'autres admonitions que
répond le roi, qui d'ailleurs ne s'adresse pas à saint Remi,
mais à tout le corps épiscopal. Le conseil de s'occuper, d 'une
manière générale, de la délivrance des prisonniers au moyen
des richesses paternelles, c'est- à -dire par voie de rachat, ne
saurait constituer entre les deux lettres un rapport assez
direct pour que la seconde doive être considérée , sur ce seul
indice, comme une réponse à la première. Et, lors même qu'on
admettrait cette parenté étroite des deux documents, il s'en
suivrait uniquement que l'épître de Clovis aux évêques est
postérieure à celle de saint Remi: la date de cette dernière
ne serait nullement précisée par là, ni à plus forte raison sa
connexité avec la guerre des Visigoths,

IV

On vient de voir les difficultés qui s'opposent à l'interpréta


tion la plus commune de la lettre de saint Remi.Deux érudits
de grand mérite, en ayant été frappés,ont cru devoir proposer
1. V . entre autres D). Ruinart, Greg. Tur. opera , col. 95 ; Guadet et Taranne,
édition de l'Histoire des Francs, I, 247 , etc .
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS . 257
- - - -- -- -

et développer un sens tout différent. L'abbé Dubos en fit


l'une des bases de son ingénieux système, consistant à nier
la conquête violente de la Gaule par les Francs et à attribuer
l'agrandissement du pouvoir de leur chef à des concessions
bénévoles, octroyées successivement par les empereurs d 'O
rient ( 1 ). De nos jours, M . de Pétigny a repris en partie ses
arguments et expliqué comme lui la pièce dont il s'agit (2 ).
Après avoir induit de ses propres raisonnements que Childé
ric, père de Clovis, avait été revêtu de la dignité de maître
des milices romaines ( 3), Dubos ajoute plus loin :
« La même puissance qui avait conféré au père cette di
gnité la conféra encore au fils, et Clovis, qui ne fit point de
difficulté d'accepter à quarante-deux ans le consulat auquel
l'empereur Anastase le nomma pour lors, peut bien aussi avoir
accepté, encore adolescent, le généralat que l'empereur Zénon
ou les Romains des Gaules lui auront conféré. Quoi qu 'il en
soit, il est toujours certain que Clovis, quand il était encore
dans sa première jeunesse, et, par conséquent,peu de temps
après la mort de son père, lui succéda dans un emploi que ce
père avait eu au service d 'un autre prince et qui donnait l'ad
ministration des affaires de la guerre (4 )... )
Pour étayer cette hypothèse, Dubos cite le texte qu'on se
serait le moins attendu à voir figurer là , et traduit ainsi le
commencement de la lettre :
« Nous apprenons de la renommée que vous vous êtes chargé
de l'administration des affaires de la guerre (administrationem
vos secundum rei bellicæ suscepisse ), et je ne suis pas surpris de
vous voir être ce que vos pères ont été (5 ). »
On pourrait objecter immédiatement que, si Clovis s'est
1. Dubos, Histoire critique de l'établissement de la monarchie francaise, I,
620 et suiv .
2. De Pétigny, Études sur l'histoire, les lois et les institutions de l'époque méro
vingienne, II, 361 et suiv.
3 . Dubos, ibid., p . 610 , 611,
4. Ibid., p . 620 , 621.
5. lbid ., p. 622.
258 APPENDICES.

chargé lui-même de cette fonction (Dubos n 'a pas pu éviter


le mot suscepisse comme il évite le mot secundum ), il n'y a pas
été appelé par un rescrit impérial, dont on ne retrouve d'ail.
leurs aucun vestige. Mais le savant historien se heurte à une
barrière plus résistante dans le second membre de phrase :
« Sicut parentes tui semper fuerunt » , dit la lettre. Faudrait-il
donc faire remonter la dignité en question au-delà de Childé.
ric et en gratifier plusieurs générations des ancêtres de Clovis,
qui ont à peine mis le pied dans la Gaule, et dont les nomsne
sont pas même parvenus à la postérité ? On peutne pas pous
ser aussi loin la conséquence. « Peut-être, dit Dubos, que
Mérovée avait exercé le même emploi ( 1). » Il s'arrête à
Mérovée ;mais l'assertion est déjà assez téméraire.
« Il s'agit maintenant, traduit encore le même auteur, de
répondre aux vues de la Providence , qui récompense votre
modération (lisez humilitatem ) en vous élevant à une dignité
si éminente ( ad summum culminis )... Ne faites point d'exac
tion dans votre bénéfice militaire ( beneficium tuum honestum
et castum ). Tant que vous vivrez en bonne intelligence avec
les évêques, vous trouverez toute sorte de facilités dans l'exer
cice de votre emploi (provincia ). Faites du bien à ceux qui
sont de la même nation que vous ( cives tuos ); etc. »
'Ainsi, l'amour de son système, la nécessité de concilier
avec lui chaque parole de saint Remi vont jusqu'à faire
dénaturer à un érudit le sens des termes les plus clairs.
Voilà le conquérant barbare réduit à l'état d'employé de la
cour de Constantinople. Il n 'est plus possesseur que d 'un
bénéfice militaire, c'est-à -dire « d 'une certaine étendue de ter
res que les empereurs donnaient aux soldats et officiers pour
leur tenir lieu de solde et de récompense » ( 2). La provincia ,
qui a signifié quelquefois un gouvernement,devient une fonc
tion . Les cives, enfin , comme le remarque judicieusement
M . de Pétigny, se séparant ici de son devancier, sont pris à
1. Ibid ., p . 623.
2 . Ibid .
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS . 259

tort pour les compatriotes de Clovis. « Jamais un auteur la


tin n 'a appliqué le nom de citoyen à un barbare. Il s'agit
donc des citoyens romains domiciliés dans le territoire où
Childéric avait commandé ( 1). »
Laissons l'abbé Dubos s'enfoncer dans la fausse voie où il
s'est engagé. Aussi bien , la dignité de maître des milices con
férée par Zénon aurait été pour Clovis moins précieuse qu'il
ne se l'imagine, et le chef des Saliens s'en serait fort bien
passé pour régner sur la Gaule : les milices gallo -romaines
n 'attendaient pas l'ordre de l'empereur d 'Orient pour se join
dre aux guerriers et passer au service de leur chef, tout en
conservant leur organisation propre ( 2 ). Le consulat ou le
patriciat, auquel l'aurait promu Anastase et sur lequel on a
tant disserté, était lui-même un titre honorifique, bon pour
lui donner, non un pouvoir nouveau, mais tout au plus un
certain prestige sur les populations gallo-romaines, attachées
encore aux usages impériaux. La concession d 'une pareille
distir.ction flattait tout autant l'amour-propre de l'empereur
que celui de Clovis, car le premier pouvait se persuader par
là qu'il conservait en Gaule unesorte de suzeraineté. Au reste ,
Grégoire de Tours, aprèsavoir parlé des lettres de nomination
envoyées au roi des Francs, ne dit pas formellement, comme
on l'a quelquefois compris, que ce prince porta depuis le titre
et les insignes de consul,mais simplement qu'il fut réputé ou
considéré comme consul ou auguste (3). Toutes ces dignités
d 'un régime déchu avaient déjà bien perdu de leur prix au
début du sixième siècle. Les derniers débris de l’Empire
s'écroulaient vermoulus ; la monarchie franque était née, et
le roi ne relevait plus, en fait, d'aucun potentat étranger,
M . de Pétigny n ' est pas allé aussi loin que Dubos dans le
1. De Pétigny, op. cit., II, 364.
2 . V . Procope, I, 12 ; Boutaric, Institutionsmilitaires de la France, p . 51.
3. Et ab eđ die tanquam consulaut augustus est vocitatus. ( Hist. Franc., II,
38. ) C 'est Hincmar qui, le premier , a exagéré le sens, en reproduisant ainsi la
phrase : Et ab eđ die consul ct augustus est appellatus. ( Vit. S. Remigii, ch. 7. )
260 APPENDICES.

développement de sa théorie, ni dans ses commentaires sur la


lettre de l'évêque de Reims. Il s'est contenté de placer ce do ,
cument au commencement du règne de Clovis. Il y voit une
sorte de félicitation à propos de son avènement, écrite par un
personnage influent et lié avec le jeune prince :'« C 'est un
père qui parle à son fils, un maître instruisant son élève (1). »
Il suit fidèlement, néanmoins, l'interprétation de Dubos :
« On nous annonce que vous avez pris heureusement l'admi.
nistration des affaires militaires. Il n'est pas étonnant que vous
commenciez à être ce que vos pères ont toujours été, » etc.
« Certes, ajoute-t- il, il est impossible d'indiquer plus claire .
ment la dignité demaître des milices et de mieux constater
sa transmission héréditaire (2).) On pourrait cependant, ins
être trop exigeant, demander une indication plus précise.
A l'époque désignée par M . de Pétigny Clovis était païen.
Que signifie donc la recommandation d'honorer ses prêtres ?
Il ne peut être question de prêtres des Francs ; M . de Péti
gny a montré lui-même qu'il n 'en existait point. Aussi donne
t-il, avec raison ,cette explication : « Il est évident que le pieux
évêque n'aurait pas exhorté Clovis à honorer les prêtres païens
et à suivre leurs conseils. Il voulait donc parler du clergé
chrétien , et à cette époque, comme dans le temps de la pri
mitive Église, le mot sacerdos ne s'appliquait point aux sim
ples prêtres : c'était un titre réservé aux évêques ( 3). » Adop
tons cette traduction , qui est juste. Voici ce quiva en résulter
pour le système du savant auteur : au moment où il place
cette lettre, c'est -à -dire à l'avènement de Clovis, les Francs
ne possédaient qu'un territoire assez restreint, situé au-delà
de la Somme, et dont les limites sont à peu près fixées ; or,
dans ce territoire, comme dans toute la région du nord , en
dehors des provinces romaines il n 'y avait alors nidiocèses, ni
évêques. Les évêchés du pays furentcréés ou rétablis après la
1. De Pétigny, op. cit., II, 364.
2. Ibid.
3. Ibid .
SUR 'LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS . 261

sur la mort de Ragnacaire, de Chararic et d'autres chefs païens, par


saint Vast, par saint Antimond et par d'autres disciples de
saint Remi (1). M . de Pétigny en convient lui-même. Mais
alors comment concilier ses différents raisonnements ? Pour le
faire, on en serait réduit à supposer au roi franc une juridic
tion quelconque sur le clergé d 'une contrée qui ne lui appar
tenait pas encore, puisque les mots sacerdotibus tuis sont
formels et qu'ils ne sauraient vouloir dire des prêtres de votre
nation .

Pourquoi donc échafauder tant d'hypothèses et d'explica


tions inadmissibles sur un texte aussisimple, et dont la signi.
fication aurait dû être élucidée depuis longtemps ? Par l'invrai.
semblance de la date de 507 et d'un rapport quelconque avec
la guerre des Visigoths, par l'impossibilité des interprétations
de l'abbé Dubos et de M , de Pétigny, on est amenénaturel
lement à chercher à la lettre de saint Remi une troisième
époque et un troisième objet. Ce nouveau sens ne me semble
pas douteux, et j'avouerai qu'il s'est imposé à moi dès le pre
mier examen .
Par un notable progrès sur les traductions antérieures,
M . de Pétigny a rendu le mot secundam ou secundùm par
heureuse ou heureusement. Secundus, en effet, avait si fré.
quemment cette acception dans la basse latinité, qu'il a
produit le substantif secunditas, que Du Cange explique par
felicitas, prosperitas (2). Puisque le premier sens de ce terme,
celui de deuxième, est exclu par les considérations qui pré
cèdent,celui-ci se présente seul, et l'amphibologie disparaît (3).
Quant au mot suscepisse, s'il signifie parfois entreprendre, il
1 . Acta SS. octob., I, 98, 99. ( Comment, in vita S . Remigii. )
2. Du Cange, au mot Secunditas.
3. Sil'on adopte la leçon secundùm , il faut y voir un équivalent du mot de
la bonne latinité secundà. Si l'on préfère secundam , le sens est encore plus clair.

Fondation de la France .
262 APPENDICES.

est aussi pris pour concevoir ou recevoir ( suscipere gaudium ) ;


c'est- à-dire qu 'il exprime, pour le moins aussi souvent, un
résultat indépendant de la volonté. Ainsi, l'évêque de Reims
dit, en commençant, à Clovis : « Un grand bruit vient de par .
venir jusqu'à nous : vous avez dirigé avec succès la guerre
( la conduite de la guerre vous a donné pour résultat la vic
toire ). »
« Il n 'est pas étonnant que vous soyez dès à présent ce que
vos pères ont été. » Cette phrase devient alors un compliment
motivé, et non des plus inal tournés : Vous tenez de famille ; la
bravoure de vos pères n 'a pas dégénéré en vous. Quoi de plus
naturel dans la bouche d 'un homme qui a toujours fait l'éloge
de Clovis ?
« Ce qui vous reste à faire maintenant, c'est de ne point
vous écarter des vues du Seigneur, qui a récompensé votre
humilité en vous élevant au faîte suprême; car, comme le dit
le vulgaire, l'auvre de l'homme se juge par ses fruits. » Évi
demment, Clovis a remporté un avantage qui l'a considéra
blement grandi, et l'Église en attend le résultat; elle veut voir
la manière dont il usera de son triomphe. Telle est la situa
tion, que la suite du texte dessine encore mieux. Toutes ces
recommandations, qu'il est inutile de transcrire une fois de
plus, portant sur les conseillers à choisir, la manière de trai
ter les affaires, l'accès facile du prétoire, concernant en un mot,
pour employer une expression administrative moderne, le
• département de l'intérieur, ne s'appliquent- elles pas à mer
veille à un prince qui a de nouveaux sujets , de nouveaux
devoirs et une autorité récemment conquise ? M . de Pétigny
n 'avait-il pas raison d'y voir des instructions paternelles, au
lieu du plan de campagne ou des leçons intéressées imagi
nés par Fauriel et consorts ? Est- il assez prouvé, enfin , que
ce monument épistolaire a été composé à la suite d'une des
guerres de Clovis, et non à son début?
Il resterait à déterminer quelle est l'expédition ou quelle
| est la victoire (car c'est tout un lorsqu'il s'agit des guerres de
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS. 263

Clovis) qui a donné lieu à notre lettre. Les Bollandistes,


c'est-à-dire le P . Suysken , auteur du Commentaire sur la vie
de saint Remi inséré dans leur collection , après avoir proposé
une version du mot secundam analogue à celle qui vient d 'être
admise, se contente d'exprimer cette opinion que le prélat
peut avoir écrit sa lettre aussi bien après qu'avant la bataille
de Vouillé (1 ). Cette thèse pourrait peut- être se soutenir
mieux que les précédentes ; elle a même été adoptée par
Ozanam , sans examen, il est vrai. Toutefois il me semble
qu'il vaut mieux chercher une date antérieure. Indépendam
ment du ton général, qui semble indiquer un prince inexpé
rimenté et presque novice, comme l'avaient observé l'abbé
Dubos et M . de Pétigny, certaines expressions s'adresseraient
plutôt à un jeune homme qu'à un roi d'un âgemûr et d 'un
caractère grave : par exemple, le saint évêque engage Clovis
à s'amuser avec les jeunes gens,mais à s'entretenir d'affaires
sérieuses avec les vieillards. Il est probable, en outre, qu'il
n 'aurait pas attendu si tard pour lui donner des avis qui
importaient tant au succès et à la consolidation de son gou
vernement. Clovis avait, en 507, quarante - et-un ans. Après
la soumission des Bretons, que l'on place communément
en 502, ou après la défaite de Gondebaud, en 500, il n 'était
déjà plus dans la première jeunesse. Ces deux victoires,
d 'ailleurs, ne lui apportèrent ni citoyens à gouverner, ni pro
vince à administrer. Il n 'en est qu 'une seule, hormis celle de
Vouillé, qui réunisse ces différentes conditions. Pour la trou
ver, il faut remonter jusqu'à l' époque de la conquête du nord
de la Gaule.
Clovis, alors, n 'était pas baptisé ; mais son intimité déjà
étroite avec l'évêque de Reims, sa déférence déjà entière pour
ses avis et pour le clergé catholique en général ( 2), le désir,
1. Acta SS. octob., I, 91.
2. V. dans D . Bouquet ( IV , 49) la lettre que lui écrit saint Avite, évêque de
Vienne, en 496 : « Humilitatem JAMDUDUM nobis devotione impenditis, etc . »
Cf. la Vie de saint Remi (ibid ., 374). .
264 APPENDICES .

nourri dès lors par un grand nombre, de passer sous sa domi


nation, désir qui ne provenait que d'une tendance marquée
de sa part à embrasser l'orthodoxie, tout cela en faisait un
chrétien à l'avance. On peutmême ne considérer le veu de
Tolbiac que comme l'occasion ou l'incident qui détermina,
non pas sa conversion , opérée sans doute au fond de son
'caur depuis assez longtemps, mais son baptême, cérémonie
qui, on le sait, n 'avait souvent lieu, dans les premiers siècles
de l'Église, qu'après des délais, des épreuves et de mûres
réflexions. Saint Remi pouvait donc dès lors lui parler comme
à un néophyte (1). Mais il n'est pas mêmebesoin de recourir
à cette explication :aucun trait de la lettre ne donne formelle
ment au roi franc la qualité de chrétien. Le seul passage qui
pourrait la lui faire attribuer est celui-ci : « SACERDOTIBUS
TUIS honorem debebis deferre.» Or, on a vu, d 'après la remarque
de M . de Pétigny, que cette expression désignait l'épiscopat
gallo -romain du pays nouvellement soumis aux Francs, de
même que cives tuos, un peu plus bas, s'applique aux citoyens.
gallo -romains de la même région. Cette traduction ne ren
contre plus ici la même difficulté que dans le système de l'au
teur des Études sur les institutionsmérovingiennes ; car, en 481,
à son avènement, Clovis n 'avait pas d'évêques dans son terri
toire; mais, à partir de 486 , une fois maître de la Gaule jus
qu'à la Seine, il en comptait un bon nombre, et dès lors il n 'y
a plus rien que de très naturel dans la recommandation qui
lui est faite en faveur de ses pontifes, de ses citoyens, c'est-à
dire des pontifes et des citoyens placés sous sa dépendance et
qui formaient la masse de ses nouveaux sujets. Saint Remi,
enfin , ne lui prêche à l'égard de ce haut clergé que la défé
rence, attitude qui convenait très bien, dans son esprit, à un
prince païen régnant sur une terre chrétienne ; et, s'il y ajoute
le conseil de recourir à leurs lumières pour la bonne adminis.
1. On sait, du reste , que desmonnaies frappées à Soissons, avant le baptême
de Clovis, portaient à la fois l'effigie de ce prince et la croix . V . Bouterou,
Recherches curieuses des monnaies de France, p . 193, 197.
SUR LA LETTRE DE SAINT REMI A CLOVIS . 265

tration du pays, c'est que ces prélats étaient eux-mêmes des


espèces de gouverneurs de leurs diocèses respectifs, ayant
l'expérience et la clef des affaires.
En résumé, c'est après la bataille de Soissons, en 486 , que
Clovis est devenu, par les armes, le maître d'une province
romaine (administrationem secundam rei bellica ..., provincia
tua ), qu'il a été élevé, aux yeux de l'évêque de Reims, au
faite suprême (ad summum culminis ) et que son avènement
a réellement eu lieu pour les Gallo -Romains du nord, qu'il a
eu à partager avec des évêques le soin du gouvernement, à
relever des citoyens ( cives tuos erige), c'est-à-dire à les traiter
favorablement et sur le même pied que les Francs,ses compa
gnons (sens littéral du mot erige, que ne pouvaient préciser
les partisans des autres systèmes), à soulager une foule d 'or
phelins et de veuves, à rendre la justice au peuple suivant les
habitudes romaines (prætorium tuum omnibus pateat), à mon
trer , en un mot, qu'il savait user de son triomphe( ex fine actus
hominis probatur) : toute la lettre est là. Ces graves et fermes
admonitions lui étaient adressées par un des pontifes les plus
autorisés, les plus puissants sur lui, pour le prémunir contre
l'ivresse d 'une victoire qui lui livrait un véritable royaume,
pour garantir aussi contre les excès des vainqueurs ces mal
heureuses populations qui, lassées des exactions du régime
romain , en étaient réduites à tourner les bras vers les moins
appréhendés des Barbares. C'est ici que l'évêque se montre
réellement, à l'exemple de ceux dont la voix arrêtait les
hordes d 'Attila, le defensor civitatis. A qui douterait que l'in
fuence de saint Remi sur Clovis pût remonter aussi haut, il
suffirait de rappeler la célèbre anecdote du vase de Soissons,
qui se rapporte à la même campagne.
Ainsi placée, la lettre entière s'accorde admirablement avec
une phrase de la Vie de saint Remi, qui semble y faire allu
sion et qui confirme tout le raisonnement précédent : « Bien
que païens, y est-il dit, les Francs chérissaient le bienheureux
évêque, sur le front duquel resplendissait la grâce céleste .
266 APPENDICES.

Leur roi l'écoutait avec plaisir, et se réglait souvent d'après les


avis qu' il lui donnait, soit pour bien agir , soit pour s'abstenir du
mal (1).» D 'ailleurs, cette date et cette interprétation, si elles
n 'ont pas de preuves directes et matérielles en leur faveur, en
ont une qui ne manque pas de valeur : c'est qu 'elles permet
tent seules de concilier enseinble toutes les indications four
nies par le texte, tandis que les autres présentent des impos
sibilités.
Quoi qu'il en soit, saint Remi, pour avoir guidé le roi des
Francs dans la guerre des Visigoths, a été loué autrefois,
blâmé de nos jours : éloges et blâmes, en tant qu'ils s'appuient
sur le document qui vient d 'être étudié en détail, sont égale
ment tombés à faux. Cette grande figure doit être lavée, dans
l'histoire , des calculs égoïstes et des conseils ambitieux dont
on l'a ternie. Elle reste la plus pure et la plus éclatante per
sonnification de cet épiscopat gaulois des cinquième et
sixième siècles, qui a créé la France avec autant de désinté
ressement que de sollicitude. Elle reste la reine de ce laborieux
essaim d'abeilles qui,suivant la métaphore d'un vieux légen
daire, a construit la ruche nationale.
1. D . Bouquet, III, 374. Par une curieuse coïncidence, MM . Guadet et Ta
ranne, dans la note citée de leur édition de Grégoire de Tours, se servent préci
sément de termes analogues pour caractériser la lettre de saint Remi : « Cet
évêque lui donne des instructions précises sur ce qu'il doit faire et sur ce qu 'il doit
eviter. »

A
Appendice Deurième.
Surles prétendusmeurtres politiques
de Clovis (1), cocacoccavacocineru

E A question que nous allons examiner ici n'a pas


les seulement en soi une certaine importance : elle
en emprunte une plus grande aux controverses
RETETEE * qu 'elle a soulevées et aux conséquences de ces
controverses. Nous avons vu, plus haut, la monarchie se for
mer par des agrandissements successifs et par des moyens
que la morale ne réprouve point, si toutefois l'on admet le
principe de la guerre et de la conquête, et le siècle de Clovis
l'admettait plus que tout autre. Mais des procédés tout opposés
auraient, s'il faut en croire nos historiens de seconde main ,
présidé au couronnement de l' édifice, au supplément d 'exten
sion donné à la domination franque dans les dernières années
de notre premier roi chrétien . Ce prince aurait alors commis,
pour acheter des agrandissements insignifiants, une série de
meurtres politiques, accompagnés de circonstances aggra
vantes tout à fait indignes d 'un néophyte, et même d 'un païen
presque civilisé , comme il l'était au début de son règne.
Clovis était devenu, tant par la conquête que par la con
fiance de l'Église et des populations gallo -romaines, le maître
1. La dissertation critique qui suit, publiée presque intégralement dans la
Revue des questions historiques (tome I), a d 'abord rencontré une vive opposition ;
depuis, ses résultats ont été ,au contraire , dépassés par les recherches de plusieurs
savants . On voudra bien reconnaître que, si l'auteur n 'a pu dissiper àlui seultoutes
les obscurités de la question , il a du moins été le premier à la soulever en France,
et que, s'il a trop ardemment combattu, comme on le lui a quelquefois reproché,
la valeur historique de certains chapitres deGrégoire de Tours, le fond de sa
thèse se trouve aujourd 'hui accepté et confirmépar les érudits les plus compétents.
268 • APPENDICES.

de la plus grande partie de la Gaule. Les provinces de Sya


grius et d'Alaric étaient passées successivement sous sa loi ;
des succès.contre les Thuringiens à l'est, contre les Bretons à
l'ouest avaient assuré sa puissance aux deux extrémités
opposées. L 'Église, par la voix du pape Anastase, le saluait
comme son fils aîné, son défenseur, sa colonne de fer. Les
évêques, héritiers du titre et de l'autorité administrative des
defensores civitatis, lui prêtaient les lumières de leur expé
rience, et le grand saint Remi, notamment, exerçait sur lui
toute l'influence d'un conseiller intime. C'est à cette époque,
où son pouvoir était déjà consolidé, où il s'occupait de ques
tions d 'organisation intérieure, qu'on le voit, dans la plupart
des compilations historiques, se prendre d'une jalousie san
guinaire et d 'une rage subite d 'extermination contre plusieurs
petits rois, ses parents, possesseurs de territoires indéterminés
dans le nord de la Gaule , autour de Cologne, de Cambrai et
autres lieux. Les détails des trahisons et des meurtres dont
il se serait rendu coupable , dans le but d'agrandir ses États ,
sont faits pour imprimer une tache avilissante au front d 'un
prince jusque-là renommé pour son humanité et sa justice .
Or, le seul texte sur lequel on se fonde est la fin du deuxième
livre de l'Histoire ecclésiastique des Francs, écrite au déclin du
sixième siècle parGrégoire de Tours.Quoique lesmeurtres de
Clovis soient, en effet, racontés tout au long dans ce passage
de notre plus ancienne chronique, il faut dire que les com
mentateurs modernes ont vu là plus encore qu 'il n 'y avait en
réalité, qu'ils ont parfois chargé les traits , et qu'ils en ont
tiré des conséquences exagérées ou fausses, soit sur l'attitude
de l'Église, soit sur la barbarie des Francs et de leur chef.
Les événements en question ont été rattachés aux années
509 ou 510, et il serait presque impossible de leur trouver une
autre place dans le règne si rempli de Clovis. Il convient de
les examiner à fond, pour avoir la clef des singularités qu'ils
renferment. Avant d 'entrer dans les détails, je poserai trois
considérations préliminaires, portant sur les conditions dans
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUESDECLOVIS.269
lesquelles
Dans la separtie
présente
de l'àhistoire
nousle des
récitdeces
Francs sanglants
qui s'étendépisodes.
de la

SI THOUT

ex
186

til
wilainmanenuk

Grégoire Tours.
(D'après une gravure de la Vie desde Hommes illustres, de Thevet.)
moitié du second
chroniqueur livre audecommencem
necitepoint ent duqu'ilquatrième,
sources, parce en manquele
270 APPENDICES .

entièrement et qu'il en est réduit aux traditions,aux légendes ;


il relate des faits, réels ou supposés, qui ont passé par les
bouches d 'une ou deux générations, et il néglige leurs causes
politiques, qui ordinairement le préoccupent moins que l'effet
littéraire.
En second lieu , il est, comme je viens de le dire, le seul
auteur de qui l'on tienne le récit des perfidies de Clovis, les
historiens qui les rapportent comme lui étant postérieurs et
l'ayant pris pour guide. D 'après cette absence de tout autre
témoignage contemporain , on serait tenté de concevoir déjà
une présomption dubitative : nous verrons tout à l'heure si
les textes peuvent nous fournir autre chose. Loin de moi
cependant la pensée d'attribuer à Grégoire de Tours des
assertions calomnieuses ; nous reconnaîtrons qu'il n 'est nul
besoin de recourir à ce système invraisemblable.
Enfin , il faut tenir compte non seulement des conditions
du déposant, mais de celles du prévenu. Or, les antécédents
de Clovis, qu 'il est inutile de rappeler présentement, jus
tifieraient peu de pareilles façons d 'agir.
Ces principes posés, entrons dans l'examen du récit lui
même ; disséquons-le, et, après avoir essayé d 'en montrer la
valeur, nous chercherons à l'éclairer par des lumières nou
velles empruntées au dehors ; c'est-à -dire qu'après avoir fait
la part de ce qui n 'a pas pu être, nous tâcherons de distinguer
ce qui a dû être,
Ce récit met en scène des personnages et expose des cir
constances ; deux points qui sont à étudier successivement.

II.

* Et d 'abord, nous voyons un roi franc à Cologne, un autre


à Cambrai, un autre au Mans, un autre on ne sait où (on l'a
supposé à Thérouanne), les uns et les autres proches parents
de Clovis . Cependant des textes positifs, et que l'on connaît
SUR LES PRÉTENDUSMEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS. 271

assez ,nous ont appris que Clodion s'était emparé de Cambrai,


d'Arras et de tout le pays jusqu'à la Somme; aucun ne nous
dit que lui ou ses successeurs aient perdu ou aliéné ces con
quêtes. Le tombeau de Childéric a été retrouvé à Tournai, et
Clovis, avant d 'envahir le domaine de Syagrius, résidait dans
la même ville. L 'un de ces princes avait- il donc établi autour
de lui d 'autres tribus franques ayant pris part à la conquête ?
C 'est l'explication qu'on donne généralement. Mais alors,
comment les chefs des Ripuaires ou des autres tribus se
trouvaient-ils les proches de Clovis, chef des Sicambres ou
des Saliens ? Suivant la coutume germanique, chaque tribu
se gouvernait par des chefs pris dans son propre sein . Une
fusion s' était- elle déjà opérée entre les diverses tribus sous la
conduite des Sicambres ? Alors elles n 'avaient plus de sou
verains particuliers et indépendants. Chaque tribu, au con
traire, avait-elle conservé son autonomie ? Alors, ses chefs
n 'étaient pas de la même tribu, ni, à plus forte raison , de la
même famille que le chef de la tribu voisine. Quelle apparence,
en outre, qu'un prince franc indépendant soit venu dès lors
s'établir jusqu 'au Mans, et que Clovis, en étendant sa domi
nation jusqu 'à la Bretagne, ait laissé subsister un petit pouvoir
dont il aurait été jaloux ? Ce roi du Mans, d 'ailleurs, est
donné comme un frère de celui de Cambrai ; il ne pouvait ,
par conséquent, être à la tête d'une tribu particulière. Pour le
royaume de Cologne , quand les Allemands se jetèrent sur
cette contrée , ce fut Clovis qui la défendit et qui les écrasa à
Tolbiac, avec l'aide de Sigebert , s'il faut en croire un autre
passage de la chronique ; toutefois il agissait là de son propre
chef et comme maître du pays.
Mais j'ai tort de m 'attacher à ce point du récit ; il se réfute
par son exagération même : « Clovis, est-il dit, fit périr une
quantité d'autres rois,même de ses plus proches parents..., et
il étendit ainsi son empire sur toutes les Gaules. » La Gaule ,
à ce compte, aurait été partagée entre une foule de petits
tyrans, comme autrefois la Grèce . Les pays conquis précé
272 APPENDICES.

demment sur les Romains et les Goths, les cités administrées


par les évêques, tout cela n 'aurait plus tenu aucune place. On
pourrait, il est vrai, ne pas entendre par le terme de rex des
rois proprement dits, mais des personnages de sang royal, ou
même des dignitaires investis de hauts commandements.
Cette acception était assez fréquente alors. Le titre de roi
avait été appliqué de la sorte à Syagrius, chef militaire des
Gallo - Romains ; et Grégoire de Tours nous apprend lui
même ailleurs qu'on le prodiguait aux enfants des princes.
Mais, si l'on admet une telle interprétation, l'on n'a plus
affaire à des souverains indépendants ; le royaume dont
Clovis s'empare, les sujets qu'ils soumet ( regnum cum populo ),
tout cela change de signification , et l'histoire prend un tout
autre aspect. Nous verrons tout à l'heure ce qu'il faut penser
de la condition réelle de ces personnages.
Au compte du narrateur également, la famille de Clovis
eût été singulièrement nombreuse, si nombreuse même, que
ce prince ne l'aurait pas connue tout entière : car, dit Gré
goire deux lignes après, « il se cherchait d 'autres parents
pour les mettre à mort, dans la crainte qu'ils ne lui enlevas
sent le royaume. » Le roi des Francs, parvenu à l'apogée de
ses victoires, désiré par les peuples, aimé par l'Église, aurait
donc eu besoin de recourir à des subterfuges pour se débar
rasser non seulement d'adversaires insignifiants , mais de
compétiteurs possibles et imaginaires ; et, à la seule pensée
d 'un rival, il aurait voué à l'extermination toute sa race. En
supposant qu'il eût eu des projets aussi coupables, le degré
de développement où en était arrivé son pouvoir n 'exclut-il
pas l'idée de pareils expédients à l'égard de ceux que Gré
goire lui-même appelle ses ennemis ?
Ainsi, pour tous les personnages que le chroniqueur met
en scène, nous ne trouvons pas une grande vraisemblance de
situation. Passons aux circonstances du récit.
« Pendant qu'il séjournait à Paris, le roi Clovis envoya
dire secrètement au fils de Sigebert : Voilà que ton père est
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS . 27 3

devenu vieux, et il boîte de son pied malade. S 'il venait à


mourir, son royaume te reviendrait de droit, avec notre
amitié. » L 'hérédité de père en fils aurait donc été une loi
reconnue dans le soi-disant royaume de Sigebert. Ce qui
n'empêche pas qu'un peu plus loin Clovis se propose aux
suffrages du peuple entier, et par eux est élu roi, sans que
l'hérédité soit seulementmise en question . « Séduit par cette
perspective, le fils médite la mort du père, et saisit le moment
où celui-ci, se disposant à une promenade dans la forêt
Buconia , s' endort sous sa tente au milieu du jour. » Or,
Clovis, plus loin , raconte au peuple que Sigebert a été tué
par son fils en fuyant à travers la forêt, tandis que lui navi.
guait sur l'Escaut (on a vu tout à l'heure qu'il était à Paris).
Serait-ce pourmieux convaincre ses auditeurs qu'il leur expose
le fait autrement qu 'ils ne l'ont vu passer, et leur donne à
entendre qu'il s' était rapproché à l'avance de Cologne pour
attendre la réussite d 'un coup prémédité ?
Mais la mort du fils paraît encore plus étrange. Il semble
que, ce Chlodéric ayant tué son père, parent de Clovis, celui- ci
doive exiger le wergeld et exercer la vengeance prescrite pår
les lois germaniques. Or, au lieu d 'user de ce moyen légal et
facile, le roi se condamné à employer une ruse grossière .
Après la mort de Sigebert, Chlodéric envoie prévenir Clovis
et lui offre une part de ses trésors. Celui-ci fait répondre :
« Montrez-les seulement à mes gens, et vous garderez tout. »
L 'autre obéit, et les émissaires de Clovis lui disent : « Mettez
donc la main jusqu'au fond du coffre, afin de trouver tout ! »
Chlodéric se baisse , et aussitôt un coup de hache lui fend
la tête. C 'est alors que Clovis, arrivé tout d'un coup de Paris
à Cologne, paraît commele deus ex machinå, tient au peuple le
langage que nous connaissons, en protestant de son innocence ,
et se fait proclamer roi. En vérité, l'on ne peut s'empêcher de
reconnaître, dans cet ensemble de faits, une sorte de légende
agencée par le génie populaire avant d 'avoir été confiée à
l'écriture C 'est ici surtout qu'il faut se rappeler les sujets de
274 APPENDICES.

vers recherchés du chroniqueur, « l'art demettre en scène et


de peindre par le dialogue » que M . Thierry lui reconnaît, et
surtout les « vieux chants nationaux écourtés » qu'il distingue
dans la galerie malarrangée de ses tableaux . — « On croirait,
dit, sous la même impression, Frédéric Ozanam , lire les plus
tragiques récits de l'Edda. » En effet, c'est à des légendes
recueillies de la bouche des guerrriers francs, à des tradi.
tions amplifiées par l'imagination de ces féroces Germains,
que la critique allemande, le docteur Kries, le docteur Jun
ghans et son disciple français M .Monod , rapportent l'origine
de ces curieux récits du chroniqueur, où le caractère poétique
est si visible ( 1). Ils s'exprimentmême à cet égard d 'une façon
encore plus nette. Mais si l'on veut que les détails de la
narration soient empruntés à la légende, où est là-dedans
l'élément historique ? Qui est-ce qui nous permettra de le dis ,
tinguer de l'élément légendaire ?

III

Toutes ces difficultés n'infirment rien, répondent de pré


tendus défenseurs de Grégoire de Tours, qui, dans les occa
sions où son texte ne sert pas les besoins de leur cause, ne
s'y attachent pas avec le mêmeempressement, loin de là . « En
l'absence de contrôle valable, dit M . Bordier,ce n 'est nullement
entamer les récits de Grégoire que de plaider contre eux les
simples vraisemblances. » Il semblerait, au contraire, que
c'est en l'absence de tout autre moyen de vérification que
l'invraisemblance et l'impossibilité peuvent prouver quelque
chose.Mais passons : leur valeur comme argument est affaire
d 'appréciation.
Voici un passage qui, sans offrir une contradiction formelle,
1. A ces noms il faut ajouter, depuis peu , celui de M . Godefroy Kurth , qui a
établi péremptoirement que ces récits étaient empruntés à des chansons ou à des
légendes franques. (Histoire poétiquedes Mérovingiens, p. 293 et suiv.)
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS. 275

ne laisse pas que d 'affaiblir l'autorité de la narration que


nous venons d 'examiner. C 'est la phrase fameuse qui, dans le
texte, vient immédiatement après : « DIEU faisait chaque
jour tomber ses ennemis sous ses pieds, et augmentait son
royaume, parce qu'il marchait devant lui avec un cour droit,
et qu'il faisait ce qui était agréable à ses yeux. » C'est de
Clovis qu'il est question ; on pourrait s'y méprendre. Luden ,
critique allemand,croit ces mots interpolés. Kries, qui le cite ,
ne peut, dit-il, accéder au mêmeavis, en raison de l'autorité
des manuscrits, et il se demande quelle intention a eue le
chroniqueur. L 'abbé Gorini, nous l'avons vu , cherche à
démontrer que la culpabilité de Clovis n 'est pas impliquée
par le récit précédent. M . Bordier, de son côté, traduit ainsi :
« Dieu faisait tomber ses ennemis sous ses pieds, afin qu'il
marchât avec un cœur droit devant lui. » Et il ajoute cette
remarque : « Il nous semble plus naturel de croire que le
latin un peu chancelant du saint évêque aura légèrement
dévié du chemin que suivait sa pensée. » Par là , M . Bordier
me paraît errer doublement : il fait un contre-sens évident,
mais léger, selon lui (afin que diffère légèrement de parce que),
et de plus il complique la difficulté : DIEU ferait réussir le
crime, afin que le criminel soit encouragé à la vertu . Ce serait,
il faut l'avouer, un moyen assez détourné. Que le succès du
crime soit la récompense de la vertu ou qu'il en soit le che
min , ce sont, à mes yeux, du moins, deux propositions inex
plicables, au lieu d'une que nous avions précédemment. De
puis la publication de sa traduction de Grégoire de Tours,
M . Bordier paraît être revenu sur son interprétation . On doit
l'en féliciter. Mais fallait-il qu'il la remplaçât par une autre
encore plus étrange, quoique moins neuve ? Avant,lui déjà ,
d 'autres écrivains avaient voulu voir dans cette phrase une
oblitération du sens moral chez l'auteur, un excès de condes
cendance pour un prince catholique, en un mot une apologie
des crimes de Clovis, dont elle suit le récit comme un corol
laire. L 'abbéGorini, malgré son insuccès dans la recherche
276 APPENDICES.

d'une explication satisfaisante, et malgré son erreur sur le


droit germanique (erreur dont M . Guizot est le premier res
ponsable), a très bien fait ressortir l'injustice d'une telle impu
tation . Mais il faut entendre M . Bordier la renouveler d 'une
façon plus accentuée encore :
< Grégoire, en cet endroit, fait bien nettement l' éloge des
coups d 'État de Clovis, qui avait usé d'un peu de fourberie et
d'un peu d'arbitrairemêlés d'un peu de sang,mais qui, luiaussi,
avait sauvé la patrie et la religion. Annotateurs modernes,
critiques, éditeurs, traducteurs, notre étonnement sur cette
phrase célèbre est vraiment candide... Au temps de Grégoire,
l'Eglise (qui avait ouvert la porte aux barbares) avait plei
nement à subir les dures conséquences de ce qu' elle avait fait.
A la somme des maux de la Gaule, elle avait ajouté la bruta
lité d'une soldatesque étrangère. Mais l'accroissement du
danger avait grandi les erreurs de la piété... Donc, tout ce
qui est fait par la foi catholique et en vue de son avancement
est héroïque, tout ce qui lui est contraire est criminel. A ce
titre, Clovis docile à saint Remi, Clovis partageant son
autorité avec les évêques du concile d'Orléans, et Clovis
massacrant les chefs païens jusque dans sa famille , est
également fidèle et sans tache. Si Ragnacaire, Sigebert et ses
autres victimes étaient des Francs inconvertis, Grégoire doit
se féliciter de leur perte et en glorifier l'exécuteur. L 'explica
tion de sa phrase est là .. . Est-ce à dire que le sens moral chez
le saint évêque était perverti? Oui, en ce que l'intelligence
s'obscurcit et le caur se déprave par le spectacle du mal, par
les misères longtemps souffertes, par la peur. Toutes les espé
rances de l'Eglise étant attachées à la force et à l'unité du
christianisme, l'anéantissement de l'incrédule par tous les
moyens possibles était ceuvre salutaire et pieuse. On sait trop
durant combien de siècles cette doctrine a persisté, quoiqu'elle
n 'eût plus, comme au temps de Grégoire, une sorte de néces
sité pour excuse ( 1). »
1. Correspondance littéraire, 10 oct. 1861.
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS. 277

Il fallait citer cette page tout entière pour montrer jusqu'où


une phrase de notre chroniqueur peut entraîner les adver
saires de l'Église. « Les éloges décernés à Clovis parGrégoire
de Tours, répète à son tour M . Bourquelot, ne sont d 'aucune
importance en un temps où le sensmoral était ainsi oblitéré.»
Voilà comme s'expriment ceux qui accusent les autres de
dénigner le saint évêque de Tours. En le flétrissant ainsi, ils
lui associent l'Église entière , et ils pensent le blanchir en
faisant ses contemporains aussi noirs que lui. Voilà comment
on parle de cette Église qui arrêta les chefs barbares par le
seulaspect de ses pontifes, quisauva de la barbarie les débris
du vieux monde en les recueillant dans son sein , dont le
propre but, alors comme toujours, comme aujourd'hui, est de
vaincre par la douceur, et dont le rôle salutaire etbienfaisant,
dans ces siècles de déchirements et dedésastres, a été reconnu
par le plus éminent des coreligionnaires de M . Bordier, par
Guizot, ainsi que par le savant Guérard et tous les grands
érudits de notre époque. Répondre en détail à ces accusations
sortirait de notre sujet actuel, et, d 'ailleurs, des voix plus
autorisées que la mienne l'ont déjà fait. Chacun sait que, si
l'Eglise a parfois approuvé ou conseillé des expéditions
armées entreprises au profit de la chrétienté et contre ses
ennemis, elle n 'a jamais étendu la même faveur à x un peu
de fourberie et d'arbitraire , mêlé d 'un peu de sang. » Citer
cette explication du passage controversé, c'est déjà montrer
le peu qu'elle vaut, surtout quand elle émane de ceux qui
reprochent à leurs contradicteurs de les combattre avec de
vains raisonnements. Reproduire de telles calomnies, c'est
déjà en faire justice.
On parle de la condescendance de Grégoire de Tours pour
les princes catholiques. Et cependant il a jugé Chilperic,
son contemporain , Herménigilde et d'autres encore avec un
excès de sévérité que tout le monde reconnaît. Cette phrase,
devant laquelle personne n'a passé sans stupéfaction et sans
une sorte d'impuissance,ne serait-elle pas plutôt un indice de

Fondation de la France.
278 APPENDICES.

l'altération du texte primitif, altération dont on rencontre un


exemple dans un passage voisin et dans plusieurs autres ? On
admettrait difficilement, en effet, que le même homme qui
: vient de donner un blâmeau fils parricide accordât conscien
cieusement un éloge à celuiqui a fait périr et le fils et le père ;
d'autant plus que la phrase donne comme ennemis légitime
ment vaincus les personnages que le récit précédent a repré
sentés comme victimes de la fourberie. Et ceux qui attribuent
encore cette contradiction aux accommodements d 'unemorale
facile n 'impriment-ils pas au nom de Grégoire de Tours la
plus indélébile flétrissure ?
Pour Chararic, que l'on a supposé roi de la Morinie et
placé à Thérouanne, le chroniqueur rapporte que Clovis mar
cha contre lui parce qu'il l'avait abandonné au moment de la
bataille contre Syagrius, ( se tenant de loin pour lier amitié
avec le vainqueur » . Or, dans le chapitre où Grégoire nous a
raconté l'expédition de Clovis contre Syagrius, il a fait men
tion de Ragnacaire, et non de Chararic, bien que l'un eût dû
lui rappeler l'autre. S 'il n 'a pas confondu les deux noms, d'où
vient cette omission ? Clovis, en tout cas, a donné à son indi
gnation le tempsde se refroidir (de 486 à 510 ), et ne s'est pas
empressé de châtier la défection . Mais il y a mieux : Clovis
nous est montré comme faisant subitement de Chararic et de
son fils un prêtre et un diacre. Or, ces personnages, comme
tous les Francs de leur contrée, étaient païens et très hostiles
au christianisme. Ce futmême unedes raisons qui amenèrent
leur lutte avec Clovis ; et leur conversion , quieût dû précéder
nécessairement leur ordination , eût fait disparaître une des
causes du conflit. Observons en outre que le roi ne met à
mort Chararic et son fils qu'après les avoir entendus proférer
contre luiune espèce de menace.
« Il y avait aussi, dit Grégoire, le roi Ragnacaire à Cam .
brai.» Mais lui méritait au moins son sort par les désordres
auxquels il se livrait : « Il n'épargnaitmême pas ses proches.»
Or ceux-ci étaient aussi les proches de Clovis,si Clovis était :
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS . 279

proche de Ragnacaire ; de sorte qu'ici encore le roides Francs,


selon le droit que lui conféraient ses coutumes, n'avait qu 'à
venir réclamer justice, les armes à la main , pour ses parents
outragés. Au lieu de cela , il croit devoir s'y prendre, comme
tout à l'heure, par la trahison ! Pour séduire les gens de Rag.
nacaire, il leur fait passer divers objets en or : mais, plus
tard, lorsqu 'après un faux combat les traîtres ont livré leur
maître enchaîné et l'ont vu décapiter, il se trouve que l'or est
faux (notez qu'il avait été néanmoins offert en présent à Clo
vis). Ils vont donc se plaindre à lui, et il leur répond : « Cet
or est bon pour ceux qui ont livré leur maître à la mort de че

leur propre gré. » Detelles paroles seraient ridicules dans la


bouche de celui qui a acheté la trahison , car il sait bien qu'il
ne convaincra pas ses complices de son innocence. « Qu'il
vous suffise de vivre » , ajoute-t-il. Et ils s'estiment heureux
de cette récompense. Lorsque Ragnacaire est amené à Clovis
avec son frère Richaire (sans doute un autre roi peu connu
dans l'histoire), le langage de ce prince est également singu
lier ; il ne trouve pas de meilleurs griefs, pour justifier la
condamnation à mort qu'il exécute cette fois lui-même, que
de dire à l'un : « Pourquoit'es-tu laissé enchaîner ? » et à l'au .
tre : « Pourquoi n 'as-tu pas secouru ton frère ? , Puis, dans
toutes ces occasions, Clovis a grand soin d'opérer la saisie des
trésors, qui revient, après chacun de ses meurtres, comme un
refrain de cantilène populaire. Un prince qui payait en or
faux aurait dû, avec cette rapidité d'action, faire une prompte
fortune. Mais il est constant, au contraire, que les premiers
Mérovingiens furent étrangers à la richesse comme au luxe,
et un mot deGrégoire lui-même l'atteste pour Clovis.
On conviendra, après cet examen , qu 'il est fort vrai
semblable que le chroniqueur ait empruntéde pareilles scènes
à des légendes ou à des poésies germaniques. Mais que parlé
je de vraisemblance ? Grégoire lui-même répète jusqu'à qua.
tre fois, dans ces seules pages, le mot fertur : on raconte .
Cet indice est des plus clairs. Il témoigne, sans doute, d'une
280 APPENDICES .

bonne foi remarquable,mais en même temps d 'une incertitude


réelle , incertitude d 'autant plus grande qu'elle est avouée
N 'ayant pu contrôler les faits, mais seulement recueillir les
traditions, les on- dit parvenus à ses oreilles après avoir passé
par mille bouches, le chroniqueur se contente de les insérer
pour ce qu 'ils valent, heureux, du reste, de rencontrer sur
son chemin des légendes ou des anecdotes émouvantes, prê
tant à la mise en scène, propres à être traduites en vers pom
peux, comme le voulait le goût de cette époque de décadence
et comme lui-même en donne l'idée.
Toute tradition a néanmoins son fondement, dont elle s'est
plus ou moins écartée. Je n 'ai prétendu nier que les circons
tances, avec les résultats qu'elles impliquent : des faits réels
ont peut- être fourni le canevas sur lequel ont été brodés les
chants populaires des Francs, faits qui n 'auront pu parvenir
jusqu'à Grégoire de Tours dans leur intégrité. C 'est ce fonds
de vérité qu'il faudrait tâcher de démêler. Mais la chose est
des plus difficiles.

IV .

Les textes qui peuvent nous renseigner à ce sujet sont


rares, comme tous ceux qui ont trait à une époque aussi re
culée. Ils nous procurent néanmoins quelques éléments de
contrôle comprenant : 1° des témoignages sur Clovis ; 2° des
données particulières sur les faits en question .
Parmi les premiers, qui sont relativement en plus grande
abondance, les textes tirés de l'Histoire des Francs auront ici
une force toute particulière, puisqu'ils infirmeront des récits
contenus dans cette même Histoire. Or, on lit dans le prolo
gue du livre III, presque immédiatement après le récit des
meurtres de Clovis, un éloge de ce prince portant sur ce qu'il
a confessé « la Trinité indivisible, et qu'avec son secours il a
étendu son royaume sur la Gaule entière ». C 'est donc une
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS . 281

nouvelle reconnaissance de la légitimité de tous les agrandis .


sements de Clovis dans le genre de la fameuse phrase insérée
plus haut et si controversée. Le prologue du livre V est plus
explicite : « Rappelez- vous, dit Grégoire en proposant Clovis
pourmodèle aux princes de son temps,rappelez -vous ce qu'a
fait le premier auteur de vos victoires, qui a mis à mort des rois
hostiles, qui a écrasé des peuplesmauvais et soumis ceux qui
sont de la patrie , et qui vous a laissé sur eux une autorité
sans tache et sans conteste. Et,malgré cela , il n 'avait ni or ni
argent comme vous. » « Il faut conclure de là , remarque dom
Ruinart à propos de ce passage, que Clovis et ses fils n 'amas
sèrent pas grand pécule ;ce qui explique pourquoi Thierry at
tachait tant d 'importance à la perte d 'un plat d'argent. » Voilà
qui semble répondre à la fois aux extorsions iniques et aux
trésors saisis les uns après les autres. .
Il serait peut- être oiseux d'aller chercher d 'autres témoi
gnages,après ces déclarations de l'auteur lui-même.Cependant,
pour plus de sûreté, en voici quelques-uns : « Le roi Clovis,
dit la Vie de saint Maximin , brilla entre tous par son courage
invincible ; mais cette grandeur d 'âme était due à sa fidélité
envers DIEU . Aussi sa gloire et sa puissance s'augmentaient
par la force divine plus encore que par ses victoires maté
rielles. » — « Jusqu'au terme de ses jours, dit Aimoin , qui
cependant a connu la chronique de Grégoire de Tours, on vit
persévérer en lui le soin de la religion et la vigueur de la
justice. » Ces indications n 'ont rien de précis, je le veux bien ,
et l'une d 'elles au moins est bien postérieure au texte criti
qué : nos adversaires ont soin de le faire valoir. Toutefois,
devons-nous les rejeter ? Et, si on les admet, comment se
ferait- il qu'un traître reconnu possédât un courage invincible ,
ou qu'un meurtrier eût à caur la vertu et l'équité ? Je ne.
rappellerai pas les lettres des évêques à Clovis : on croirait
que je veux faire son éloge. Mais il est incompréhensible
qu'au concile d'Orléans, tenu en 511, à son retour, pour ainsi
dire , de Cologne , Cambrai ct autres lieux , on n'entende
ICES
282 APPEND .

que des félicitations sur son zèle pieux et son humilité, s'ii
vient réellement d'accomplir des actes de cruauté et d 'in
justice. Ce sont ici, remarquons-le, des témoignages plus
anciens que celui de Grégoire de Tours, puisqu'ils sont con
temporains. Les évêques avaient une autorité aussi haute que
le prince franc, et, leur prêtât-on à son égard une certaine
condescendance, on ne saurait raisonnablement la faire aller
jusqu'à une telle bassesse, quand nous voyons, entre autres
exemples, saint Éleuthère le reprendre publiquement,à Tour
nai, d'une faute qu'il n 'osait avouer. Répétera-t-on encore
« que les hommages rendus à la fidélité chrétienne de Clovis
viennent à l'appui des horreurs racontées de lui ? »
Ainsi, dans les documents anciens ou même contemporains,
nous ne découvrons nulle trace d'assassinats politiques à la
charge de Clovis. Au contraire , il y a trace de calomnies
répandues sur son compte, d 'une source ou d 'une autre, dès
le temps de ses fils,calomnies qui pourraient avoir une affinité
secrète avec les légendes dont Grégoire de Tours a illustré sa
chronique. Mais , sans rien affirmer à cet égard, je me borne
à constater que le texte dont je veux parler, à savoir la
lettre écrite par Théodebert à l'empereur Justinien, en vou
lant justifier Clovis de certaines médisances arrivées jusqu 'au
prince byzantin , le loue particulièrement « d 'avoir gardé à
tous une foi inviolable , d 'avoir loyalement respecté les
alliances contractées, et, dans son ardeur pour la religion
chrétienne, d 'avoir, loin de ruiner les temples sacrés, relevé
au contraire avec plus d 'éclat ceux que les païens avaient
détruits ) . Éloges officiels si l'on veut,mais quitoutefois,par la
précision des points sur lesquels ils portent, seraient devenus
autant d'ironies si Clovis eût réellement et notoirement agi
comme le raconte l'Histoire des Francs. Nous pouvons donc
constater, non plus seulement que les faits se sont trouvés
altérés, mais encore dans quel sens ils l'ont été ; et cette
donnée doit nous servir de fil conducteur dans notre investi
gation sur ces mêmes faits.
SUR LES PRÉTENDUS MEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS . 283 1

La seconde classe de documents dont j'ai parlé est moins


nombreuse. Mais il faut réunir ces indications, les compléter
l'une par l'autre, de manière à en faire un tout applicable ,
au moins en gros, à chacun de ces prétendus rois, dont la
fin a eu lieu certainement à la même époque, pour lesmêmes
motifs et par lesmêmes moyens.
Écoutons d 'abord les graves paroles de la Vie de saint
Maximin, aussi ancienne, à peu de chose près, que l'His
toire des Francs.
« La puissance du règne de Clovis fut en butte à des
attaques de toutes les sortes ; car la volonté de bien des
gens est ainsi faite qu'ils sont avides de changements, et
qu'ils cherchent à renverser ou à entraver les établissements
nouveaux avant qu'ils soient consolidés. C 'est en grand nom
bre que de tels esprits, convoitant le désordre, se rencon
trèrent dans son royaume. Entre autres, les habitants de la
ville de Verdun ourdirent une défection et une révolte. Le roi
Clovis, persuadé qu'en des affaires de ce genre il faut de l'éner
gie , s'avança avec des troupes pour punir les rebelles.» Alors
ceux-ci envoient saint Euspice au-devant de lui pour l'apai
ser : tous deux entrent dans la ville, en se tenantpar la main
le roi accorde un pardon complet, et va rendre grâces à DIEU
dans la basilique. Puis, « après avoir donné deux jours de
repos à ses soldats, voulant les emmener pour mettre ordre
à d'autres affaires semblables », il se fait suivre par saint
Euspice et son neveu Maximin . Et plus loin : « Après avoir
été régler d 'une manière digne les intérêts de son royaume
dans les pays et les cités qui le réclamaient » , il revient avec
eux jusqu'à Orléans, où illeur donne un territoire pour fonder
un monastère.
Ainsi l'affaire de Verdun ne fut qu'une révolte entre vingt
du même genre que Clovis eut à réprimer. En quittant cette
ville, il se dirigea avec ses troupes contre d'autres rebelles :
or, c'était en 510 , précisément à l'époque des faits dont je
m 'occupe, et peu de temps avant le concile d'Orléans, qui
- - -
284 APPENDICES.

eut lieu, selon toute apparence, durant le séjour du roi men


tionné ici. Quelles sont toutes ces révoltes ? Nous n 'en savons
rien. Mais la chronique de Baldéric , malheureusement posté.
rieure, nous raconte ce qui suit :
« Clovis avait laissé pour la garde de Cambrai Ragnacaire,
son cousin ou son neveu ... Un jour que le roi revenait, ce
Ragnacaire , enflé d 'un orgueil criminel, viola sa foi et refusa
l' entrée de la ville . Par la dépravation de ses meurs et son
insolence, il s'était attiré la haine des Francs. Ceux -ci, ne
pouvant plus le supporter, cherchent des moyens de hâter sa
.mort, et font connaître au roi Clovis ce qui en est. >>
Chosc surprenante et d'une grande portée, non seulement
pourle point que j'examine,mais pour le contenu de l'Histoire
des Francs tout entière, Baldéric a connu cette histoire ; il
s'en sert ; il la cite avant et après le passage que je viens de
transcrire ; bien plus, l'indication qu'il nous donne, il l'a
puisée, s'il faut, l'en croire, dans le texte de Grégoire de
Tours ! D 'après cela, il serait moins invraisemblable que le
texte que nous possédons ait été altéré et dénaturé assez gra
vement, fait qui, je l'ai déjà dit, s'est reproduit souvent. Bien
que les manuscrits les plus anciens contiennent cet épisode tel
qu'il est reproduit dans les diverses éditions, la responsabilité
de Grégoire se trouverait en quelque sorte dégagée ici, et ce
passage n 'aurait plus de garantie certaine. Les premiers
manuscrits qu'on possède de l'Histoire des Francs, par ordre
d 'ancienneté, sont postérieurs à l'auteur d'un demi-siècle au
moins, et l'on sait que, dans de pareils temps, un moindre
intervalle suffisait pour que des textes fussent altérés par les
copistes. Mais j'admets que Baldéric ait cité à tort l'Histoire
des Francs : le témoignage de cet écrivain en est-il moins
précieux ? Bien qu'il vécât au onzième siècle, il avait l'avan
tage d 'être sur le théâtre des faits et à même de recueillir
tous les renseignements locaux. D 'abord chanoine de Cambrai,
il devint plus tard évêque de Noyon et de Tournai. Son
autorité est appuyée par une charte de Gérard II, évêque de
SUR LES PRÉTENDUSMEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS. 285

Cambrai, qui parle de lui en ces termes : « C 'est un homme


savant, et versé surtout dans ce qui concerne le pays des
Morins, comme sa chronique l'a montré. »
Aimoin , chroniqueur du dixième siècle, qui s'est également
servi de l'Histoire des Francs, se rapproche de Baldéric, et
semble, lui aussi, avoir lu un texte différent du nôtre, ou
bien avoir possédé sur Ragnacaire d'autres données que celles
qu'il a puisées dansGrégoire de Tours : « Clovis, dit-il,marcha
contre un certain chef (dux ) nommé Ragnacaire, résidant à
Cambrai, qui lui était lié par le sang, mais qui par sa corrup
tion lui était devenu hostile. » Et cette qualification de dux,
il l'emploie avec intention à l'égard de Ragnacaire, puisqu'il
laisse celle de rex à Sigebert de Cologne ; à moins qu'il n'attri
bue aux deux termes le sens vague, usité plus anciennement,
de haut dignitaire ou de personnage du sang royal.
Ce témoignage est bien postérieur aux faits, j'en conviens.
Mais la Vie de saint Reini, écrite par Hinomar d'après une
biɔgraphie contemporaine de cet évêque, dépose absolument
de même.
Ainsi nous pouvons déjà dégager de ce que je viens de dire
quelques éclaircissements, reposant à tout le moins sur de
fortes probabilités :
1° Ragnacaire n 'était pas un roi dans l'acception propre du
mot, mais sans doute un subordonné à titre quelconque ; il
n 'avait pas un royaume indépendant,mais un commandement
plus ou moins élevé et la garde d'une ville, qu 'il paraît avoir
voulu ériger en souveraineté par la révolte .
20 Clovis n 'a pas dû exciter les gens de Ragnacaire à la .
trahison par l'appât de l'or : il aura légalement puni de mort
un coupable , devenu odieux même aux siens et livré par eux
à un juste châtiment.
3º La félonie et l'usurpation de Ragnacaire se compli.
quaient encore, si l'on admet ce point du récit de Grégoire
de Tours, d'outrages envers ses proches ; outrages dont Clovis,
286 APPENDICES.

s'il était parent lui-même, devait demander compte, selon le


droit germain .
Faut-il maintenant étendre à Chararic et à Sigebert (en
gros, bien entendu ) ce qui est le fait de Ragnacaire ? Oui,
sans doute, car, outre la coincidence d'époque qui associe la
fin de ces divers personnages, outre la ressemblance de leur
situation, même dans l'Histoire des Francs, où ils sont tous
appelés les ennemis de Clovis, outre le grand nombre de
révoltes que ce prince, suivant la Vie de saint Maximin , eut
à réprimer après celle de Verdun, il faut encore tenir compte
des particularités suivantes :
Sigebert, ainsi qu'on l'a vu, avait combattu à Tolbiac
dansles rangs deClovis, et ce dernier nous estmontré à ce mo
ment, non pas,selon la conjecture assez gratuite de M .de Péti.
gny, comme secourant le roi des Ripuaires, mais bien comme
défendant son propre territoire . Chlodéric , le fils de Sigebert,
s'était trouvé à Vouillé dans la même condition que son père
à Tolbiac (et il est à remarquer que le chroniqueur ne les
donne ni l'un ni l'autre pour des rois dans ces circonstances).
Chararic, de son côté, avait dû combattre contre Syagrius, et
Clovis arait à le punir de n'avoir pas combattu .
Il est donc visible qu 'ils étaient aussi, non des alliés, mais
des subalternes appelés par leur chef. Or, n 'a -t-on pas vu plus
d 'une fois, dans ces temps de justice sommaire, des coupables
exécutés pour des griefs moins nombreux et moins fondés
que ceux qui viennent d 'être reconnus à la charge de ces
rebelles ? Ce n 'est pas tout cependant : à ces griefs s'en joi.
gnait un autre, d'un ordre différent, qui, aux yeux de Clovis,
ne devait pas être une aggravation médiocre, et dont plu
sieurs textes, aussi anciens que précis, nous permettent de
constater l'existence.

La Vie de saint Remi nous révèle la première le fait en


SUR LES PRÉTENDUSMEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS. 287

ces termes : « Une quantité de gens non convertis à la foi


chrétienne se retirèrent au delà du fleuve de la Somme avec
Ragnacaire. Après que le roi Clovis eut obtenu, par l'aide du
CHRIST, ses nombreuses victoires, ce Ragnacaire, plongé dans
de honteux désordres, fut enchaîné par les Francs et livré à
Clovis, qui le mit à mort et fit consommer par le bienheureux
Remi la conversion deson peuple. » Flodoard répète aussi que
Ragnacaire trahit Clovis lorsque ce prince se convertit. Mais
nous n 'avons pas besoin de recourir à ce témoignage tardif
pour savoir que le roi des Francs, avant de se décider à rece
voir le baptême, fut retenu longtemps par la crainte de l'oppo
sition d 'une partie de ses guerriers, qu'il rencontra une assez
vive résistance chez les superstitieux sectateurs d 'Odin , qu'il
fut obligé de les haranguer pour en décider un certain nombre
à suivre son exemple, et que ce nombre fut encore assez res
treint sur le premiermoment.
Les païens opiniâtres se concentrèrent de l'autre côté de la
Somme, par conséquent aussi bien à Thérouanne et en Mori
nie , où l'on a placé Chararic, qu'aux alentours de Cambrai,
où Ragnacaire, un des leurs, aurait été cantonné par le roiavec
un titre et une autorité quelconques. Ils organisèrent bientôt
une résistance active à la propagation du christianisme, résis
tance qui se lie aux révoltes dont j'ai parlé et dont on a des
preuves certaines. Il y eut même plus qu'une résistance : il y
eut une persécution contre les fidèles qui se trouvaient dans
la contrée occupée par ces dissidents. On a des exemples de
chrétiens chassés de Cambrai et de Tournai. A Arras, l'église
dévastée par Attila ne put se relever de ses ruines avant
l'époque des événements dontnousnous occupons. A Cologne
même, où résidait Sigebert, l'exercice de l'épiscopat ſut
empêché durant un certain temps, et ne fut rétabli qu'après
un assez long interpontificium , par les soins de Clovis et l'envoi
de saint Aquilin dans cette ville .
Il est constant que le roi, vers le même temps, fut obligé
de faire évangéliser à nouveau toute cette région , et qu'il y
288 APPENDICES.

envoya de nombreux missionnaires, notamment saint Vast


qui avait été son catéchiste et un des principaux auteurs de
sa conversion . Saint Vast ou Vedastus se rendit à Arras, où
il trouva l'église encore souillée par les païens. De là , il fut
envoyé à Cambrai, vraisemblablement après la mort de
Ragnacaire, et il occupa simultanément le siège épiscopal des
deux villes. Saint Remi prit lui-même la part la plus active à
ces missions; il en fut l'âme et le directeur. C 'est par lui que
saint Antimund fut chargé de prêcher dans la Morinie, dont
il fut l'apôtre, sinon l'évêque ; par lui que furent consacrés les
premiers évêques de Tournai, Théodore, saint Éleuthère, saint
Médard ( saint Piat, qui avait converti autrefois cette ville ,
n 'était pas revêtu du caractère épiscopal). Enfin il s'y employa
de sa propre personne, comme vient de nous l'apprendre son
biographe. Ce fut cette grave occupation qui le retint loin
d'Orléans lorsque le concile de 511 y fut convoqué par le roi,
d 'après son conseil; et c'est la seule manière d'expliquer son
absence de cette importante assemblée, où furent réglées des
questions d'un intérêtmajeur, qu'il n 'eût point manqué d'aller
traiter si l'évangélisation du nord de la Gaule n 'eût absorbé
tous ses soins : il y avait à peine un an que les fauteurs de
l'opposition venaient de disparaître, et le triste état de la
contrée présentait des besoins urgents, auxquels son zèle pou
vait à peine suſfire.
La préface d'une ancienne messe de saint Remiloue cet
illustre pontife de n 'avoir redouté, dans ses prédications, ni la
pourpre des rois niles privationsde toute espèce.Nefaudrait
il pas voir dans ces mots une allusion à ces travaux aposto
liques dans le nord et à ces personnages, appelés à tort des
rois, qui entravaient la diffusion de la foi chrétienne? Le paga
nisme et les superstitions avaient tellement pris racine sur les
bords de la Somme et dans les diocèses d'Arras, de Tournai,
de Thérouanne, de Cologne, de Metz, qu'il fallut des efforts
longs et redoublés pourles en arracher.Ce n 'est qu'au septième
siècle que cette tâche laborieuse fut à peu près achevée par
SUR LES PRÉTENDUSMEURTRES POLITIQUES DE CLOVIS , 289

saint Valéry , saint Vandolen , saint Riquier, saint Ursmar et


d'autres, envoyés soit par saint Colomban, soit par saint
Bercond, évêque d'Amiens, soit par le roi Clotaire II. Saint
Germain d'Écosse, se trouvant en France environ cent ans
auparavant, avait déjà converti sur la côte plus de cinq cents
idolâtres.
Ainsi donc, si l'on veut admettre ces explications, Clovis
n 'avait pas seulementpuni des rebelles : il avait étouffé le foyer
de la résistance opposée à la propagation du christianisme,
dont il s'était fait le fervent disciple. Quelle force n 'acquièrent
pas, dans ce cas, les témoignages recueillis tout à l'heure
sur son compte! La vigueur de la justice, le zèle de la religion,
la restauration des églises détruites par les païens, tout cela
devient autant d'allusions aux événements qui viennent d 'être
examinés. Il faut y joindre encore celle que renferme la lettre
écrite par saint Remi lui-mêmeà ses suffragants, où il dit que
ce prince a ( non seulement prêché,mais encore défendu la foi
catholique » .
Les obstacles suscités aux missionnaires chrétiens consti
tuaient une lésion des intérêts populaires autant que du pou
voir royal : c'était la force brutale détruisant les conquêtes
pacifiques de la parole. Et quand on voit ces fidèles chassés,
ces églises ruinées ou profanées, la barbarie renouvelée dans
lout un pays, peut-on prétendre sérieusement que le roi des
Francs fût l'agresseur ? Peut-on lui reprocher d 'avoir mis un
terme à un pareil étatde choses, quand cette conduite s'accor
dait, d'ailleurs, avec le soin d 'une vengeance alors très légi
time, avec celui du rétablissement de son autorité violée, ou
même, si l'on veut, de son agrandissement ?
Ici comme dans la plupart de ses guerres, Clovis unit sa
cause personnelle à l'intérêt de la défense des populations :
c'était une habileté,sans doute ;mais était -ce un crime? Comme
à Vouillé , il délivrait ses coreligionnaires d 'un joug odieux ,
d 'une tyrannie intolérable. Dans toutes ces circonstances, il
rappelle Charlemagne avec les Saxons, réprimant, civilisant
290 APPENDICES.

et christianisant à la fois. Assurément,ce n'était pas un apôtre


de la liberté deconscience ;mais, de bonne foi, peut-on deman
der à un prince du cinquième siècle l'application de ce prin
cipe moderne? Non ; Clovis était encore un barbare, et, sans
vouloir convertir de force les autres barbares, il entendait ne
laisser dominer sur la Gaule ni les ariens ni les païens. Il
rêvait de fonder une grande monarchie catholique : il y tra
vailla , par la violence quelquefois, par le crime et la fourberie
jamais.
En tous cas, si les événements que j'ai essayé d'expliquer
ne se sont point passés conformément à mes inductions, il est
impossible de prendre pour de l'histoire authentique les nar
rations empruntées par Grégoire de Tours à des légendes ou
à des cantilènes germaniques ; et c'est là le point essentiel
que je me proposais de démontrer.
or or 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9 r r og g r . r

Table des Matières .


. . . . . . . . . . .

Pages
Pages. .
Prejace . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

PREMIÈRE PARTIE .
FONDATION DE LA FRANCE RELIGIEUSE .

Chapitre Premier.
Établissement graduel du Christianisme en Gaule.
I. Urgence de l'établissement du christianisme en Gaule ; à
quelle époque il s'opère, et comment l'école apostolique et l'école
grégorienne peuvent se concilier. - II . Naissance des plus an
ciennes chrétientés gauloises au ſer siècle ; l'organisation des
Églises se complète plus tard. — III. Persistance des restes du
paganisme jusqu'au Ve siècle. — IV . Propagation de la foi chré
tienne dans les campagnes par saint Martin de Tours. – V. Les
trois lignées d 'apôtres nationaux . . . . . . . . . . . . 9

Chapitre Deuxième.
Organisation de la hiérarchie catholique.
I. La suprématie du pape reconnue dans l'Église gallo-romaine.
– II. Les primats ; les métropolitains et leur antique préémi
nence . - - III. Les évêques et les circonscriptions diocésaines. —
IV . Le recrutement de l'épiscopat ; un suffrage universel perfec
tionné ; différents modes d 'élection. – V . Création des paroisses,

Chapitre Troisième.
Le rôle social des évêques.
1. L 'auvre des conciles ; leur action salutaire sur l'exercice du
ļ droit d'asile , sur le sort des esclaves, sur la solidité du lien con
292 TABLE DES MATIÈRES.

jugal, etc. — II. Magistrature ecclésiastique et civile des évêques ;


leur attitude en face des barbares. - III. Lettres adressées au roi
des Francs par saint Remi et saint Avite. – IV . Largesses de
Clovis en faveur des églises. – V . Influence des évêques sur
l'orientation de la nouvelle monarchie ; exhortation d'un pontife
à Clovis II. – VI. Services rendus par l'épiscopat à la classe
populaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 65

Chapitre Muatrième.
L' Euvre des Moines.
I. Origines de l'institutmonastique en Gaule ; les premiers mo
nastères de nos contrées. — II. Condition et recrutement des ·
moines ; leurs règlements. – III. Leur action sur les princes ;
libéralités de Clovis et de ses fils à leur égard . – IV. Leur in
Auence bienfaisante sur la société mérovingienne, sur l'agricul
ture, sur les lettres . . . . . . . . . . . . . . . . . 102

DEUXIÈME PARTIE .
FONDATION DE LA FRANCE POLITIQUE.
Chapitre premier.
Origine des races gauloise et franque.
1. Les éléments constitutifs du sang français. — II. Berceau de
la race celtique ; son établissement dans la partie occidentale de
l'Europe ; colonies romaines. – III. La race germanique et ses
divers rameaux ; ce que c'était que les Francs. – IV . La légende
de l'origine troyenne de ce peuple ; comment elle s'est formée. 121

Chapitre Deurième.
Marche des Francs avant Clovis.
1. Les deux systèmes en présence au sujet de l'établissement
des Francs dans la Gaule : conquête ou occupation pacifique ? —
II. Dedéfenseurs de l'Empire , les Francs deviennent ses agres
TABLE DES MATIÈRES. 293
seurs ; violences commises par les Ripuaires. – III. Le prétendu
roi Pharamond ; caractère fabuleux de ce personnage ; d'où
provient son invention . – IV. Les premiers pas des Francs sur
le territoire gaulois : Clodion ; Mérovée ; Childéric. . . . . . 131

Chapitre Troisième,
Clovis avant le baptême.
I. Situation de Clovis vis -à -vis de l'Empire ; il attaque Syagrius
et le bat près de Soissons. — II. Premières relations de ce prince
avec saint Remi ; sages conseils que lui donne dès lors le pontiſe .
– III. Les Francs s'étendent jusqu'à la Loire et repoussent les
Alamans ; le veu de Tolbiac traité delégende par la critique alle
mande. – IV . Les préliminaires du baptême; saint Martin con
sulté dans son tombeau. – V . Le jour de Noël 496 ; les vrais mo
tifs de la conversion de Clovis . . . . . . . . . . . . . 142

Chapitre Duatrième.
Cloyis après le baptême.
I. Guerre de Bourgogne ; ses causes diverses et ses résultats.
– II. Expédition d 'Aquitaine ; son côté religieux et son côté poli
tique. — III. Bataille de Vouillé ; soumission de la Gaule méri
dionale. – IV . Légitimation de la nouvelle royauté ; sa consécra
tion à Tours dans la basilique de Saint-Martin . . . . . . . 156 1

Chapitre Cinquième.
Le gouvernement des premiers Mérovingiens.
I. Caractère indépendant et national de la royauté franque. —
II: L'hérédité dans la famille de Clovis. — III. La loi salique ex
cluait- elle les femmes du trône ? Les reines mérovingiennes. -
IV . Histoire de sainte Bathilde. – V . Le gouvernement central.
- VI, L 'administration provinciale ; les impôts. – VII. L 'organi
sation judiciaire : le tribunal du roi ; son fonctionnement.
VIII. L'organisation militaire . . . . . . . . . . . . . 168
Fondation de la France .
294 TABLE DES MATIÈRES.

Chapitre Sirième.
La législation primitive de la France.
I. Le principe de la personnalité des lois. — II. La loi salique ;
démonstration scientifique de son origine et de sa date.
III. Modifications successives de ce code : le bardit des Francs
avant et après leur conversion ; les gloses malbergiques. -
IV . Lois des Ripuaires, des Visigoths, des Burgondes. – V . Sys :
tème pénal ; le wergeld ou la composition . – VI. Condition légale
des personnes chez les Francs et chez les Gallo -Romains : l'homme
libre ; l'esclave ; classes intermédiaires. – VII. Différences dans
l'organisation de la famille ; le mariage ; l'ordre des successions.
– VIII. Conditions des biens chez les deux peuples . . . . 193

Chapitre Septième.
La langue, les lettres et les arts aux temps barbares.
I. Déformation de la langue latine ; emprunts faits à l'idiome
celtique et à l'idiome germanique. — II. Le latin vulgaire est ap
pelé à devenir le germe du roman et du français ; symptômes de
cette évolution au Ve siècle. – III. L 'instruction et les écoles ;
l'enseignement des églises et desmonastères. – IV . L 'école pala.
tine. - V . Décadence de la littérature ; apparition de la chroni
que. – VI. Les arts maintenus par les besoins du culte ; l'orfèvre
rie mérovingienne ; les basiliques. – VII. Conclusion : la vraie
et la fausse barbarie. . . . . . . . . . . . . . . . . 220

appendice Premier.
Sur la lettre de saint Remi à Clovis . . . . . . 247
appendice Deurieme.
Sur les prétendus meurtres politiques de Clovis . 267
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Slumno

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