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Diffusion Du Tas Awwuf Chez Les Tribus N

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ALOUANI, S.

, « Diffusion du tasawwuf chez les tribus nomades de l’intérieur de l’Ifrîqiya


entre le XIIe et le XVe siècles et naissance de tribus maraboutiques », IBLA, 203 (2009/1), pp.
107-135.

Diffusion du tasawwuf chez les tribus nomades de l’intérieur de l’Ifrîqiya


entre le XIIe et le XVe siècles et naissance de tribus maraboutiques

Salah ALOUANI*
Associé à l'UMR 5648 de Lyon

Abstract :
La fin du Ve s. et le début du VIe s. H/11-12e s. ap. J. C. avaient profondément marqué
l’histoire du Maghreb, plus particulièrement de l’Ifriqiya. La taghriba hilallienne était l’une
des principales causes des bouleversements survenus. Une « opposition » entre un Intérieur
vivant sous la domination des tribus nomades et les régions côtières tournées en partie vers le
nord de la Méditerranée commence à se dessiner de façon perceptible. Toutefois, le « Pays
des nomades » situé entre le Haut Tell au nord et le Sahara au sud put connaître une activité
culturelle sans précédent sous l’effet du soufisme sunnite de coloration walâ’i (soufisme de
sens commun). Plusieurs A‘râb furent touchés par la flamme du soufisme et devinrent à leur
tour des propagateurs d’idées soufies adaptées aux attentes et besoins du Bédouin. Cette
dynamique nouvelle, avait pour effet direct l’émergence de nouvelles entités organisées
autour d’un ancêtre patronyme appartenant à une généalogie shorfa ou supposée comme telle
pour fonder de nouvelles tribus zawâya ou maraboutiques.

Mots clés : l’intérieur de l’Ifriqiya/ soufisme sunnite walâ’i (maraboutisme) / walâya / Pays
des nomades / tribu maraboutique / le bas Moyen Age.

: ‫ملخص البحث‬
‫ م آثارها العمٌقة فً تارٌخ‬11-11/‫خلفت نهاٌة القرن الخامس وبداٌة القرن السادس هجري‬
‫ وتمثل هجرة القبائل الهالل ٌّة ثم السلٌمٌة أحد أهم‬.‫المغرب اإلسالمً عموما وافرٌقٌة خصوصا‬
ٌ ‫ ورغم قدوم الموحدٌن إلى إفرٌقٌة وبسط نفوذهم على كامل بالد المغرب إلّ أن ذلل لم‬.‫أسبابها‬
‫حدا لال طرابات فً المناطق الداخلٌة وانتعش النمط الرعوي وبدأت الفجوة تتعمق بٌن المناطق‬
.‫الساحلٌة ومدنها والداخل اإلفرٌقً الذي أصبح عملٌا تحت سٌطرة القبائل الرحل‬
‫لكن لم تمن حٌاة الترحال والبداوة بالد القبائل الرحل الواقعة بٌن التل األعلى والصحراء من التأثر‬
‫بل احت نتها‬.‫الولئً التً بدأت تنتعش داخل القٌروان وبسكرة وبالد الجرٌد‬ َ ً‫بظاهرة التصوف السن‬
‫الولٌة بالوسط القبلً حتى نشأت خالل القرن‬ َ ‫ولعبت حركة استتابة األعراب الدور األبرز فً نشر‬
‫ دٌنٌة جدٌدة عرفت بالقبٌلة المرابطٌة ممثلة الثنائً العصبٌة القبلٌة‬-‫ م تركٌبة اجتماعٌة‬11 / ‫الثامن‬
‫و الدعوة كانت نواتها المركزٌة عائلة مرابطٌة تأسست من عقب شٌخ صوفً شرٌف أو انتسب إلى‬
.‫الشرف‬

1
‫ قبيلة‬/ ‫ بالد القبائل الرحل‬/ ‫الوالية‬ َ ‫ التصوف السني‬/‫ داخل إفريقية‬: ‫الكلمات المفاتيح‬
َ / ‫الوالئي‬
.‫ العهد الوسيط المتأخر‬/ ‫مرابطية‬

La fin du XIe siècle et le début du XIIe ont marqué profondément l’histoire du Maghreb en
général et de l’Ifrîqiya en particulier. L’arrivée en masse de tribus arabes hilâliennes et
sulaymites venant d’Egypte dans des circonstances qui commencent à être mieux connues1 et
leur éparpillement sur l’ensemble du territoire, plus particulièrement dans le plat pays,
créèrent de nouvelles conditions de vie pour certains et revigorèrent les traditions nomades et
semi-nomades dans une frange importante de ce que nous allons convenir d’appeler « Pays
des Berbères », cette zone d’intérieur située entre le Haut Tell au nord et le désert de Biskra
au sud et qui englobe l’actuelle haute steppe tunisienne. La ruralisation à outrance, les
conflits inter et intra-tribaux qui s’en suivirent et qui co ncidèrent avec l’arrivée des
Muwa idûn, préparèrent le terrain à une offensive du ta awwuf popularisé qui fit beaucoup
d’adeptes parmi les tribus nomades et semi-nomades et modifia sensiblement le paysage
ethnique en introduisant un nouvel élément : les tribus maraboutiques.
1 : Le Maghreb sous le choc du soufisme post-ghazalien
Dans le même temps que la doctrine almohade avait cherché à s'établir, puis à se répandre
dans l'Occident musulman, un autre enseignement religieux s'était propagé en Afrique du
Nord, par des voies toutes différentes, mais avec un succès plus durable, appelé à la longue à
exercer une influence profonde sur les destinées morales du Maghreb2. Les raisons de cette
concomitance sont nombreuses : la culture berbère, la nouvelle représentation du soufisme
qui permit l’intégration de celui-ci dans le giron de l’orthodoxie3, la situation politico-
économique au Maghreb depuis « l’invasion hilâlienne », ainsi que les grands
bouleversements régionaux survenus au Ve/XIe siècle4. Tous ces facteurs avaient certes créé
des conditions favorables à la diffusion du ta awwuf dans sa nouvelle configuration. Et
durant tout le XIIIe siècle, le courant soufi était en effervescence5. On voyait se multiplier
les « maîtres » et adeptes, dans les différentes régions du Maghreb y compris dans les
régions montagneuses et les zones excentriques. Ainsi, le ta awwuf était devenu, à partir du
XIIIe siècle et plus particulièrement au XIVe, chez les ruraux comme chez les citadins
l’expression religieuse la plus proche de leur représentation de la piété. L’influence des
muta awwifa était si grande sur les populations frustes qu’ils étaient en passe de devenir les
guides religieux à craindre et à respecter. Car, arriver à être l’un de ces hommes porteurs de

*e-mail : salah.alouani@voila.fr
1
Nous renvoyons à notre thèse soutenue à l’Université de Toulouse le Mirail, sous la direction du professeur
Chr.Picard : Essor et diffusion de la walâya chez les tribus de l’intérieur de l’Ifrîqiya entre le XIIe et le début du
XVIIIe siècles, soutenue au mois d’octobre 2004 à l’Université de Toulouse Le Mirail (à paraître sous le titre :
TRIBUS ET MARABOUTS : Arb et walya dans l’intérieur de l’Ifriqiya entre le XII ème et le XVIIIème siècles),
et à la bibliographie en rapport avec ce thème.
2
R. Brunschvig, La Berbérie orientale sous les Hafsides des origines à la fin du XVe siècle ( abr. Hafsides),
tome 1 et 2, Adrien-Maisonneuve, Paris, 1940 et 1947 ; Halima Ferhat, Le Maghreb aux XIIe et XIIIe siècles :
les siècles de la foi, Maroc, 1993.
3
Al-Ghazâlî avait exercé une influence particulière dans ce sens.
4
Voir H.R. Idris, La Berbèrie orientale sous les Zirides: X-XIIe siècles (abr. Zirides), Paris, Maisonneuve,
1962 ; G. Marçais, La Berbèrie musulmane et l’Orient au moyen âge, coll. Archives, Afrique-Orient, 1991 ;
M.Talbi, « Effondrement démographique au Maghreb du XIe au XVe siècle », Cahiers de Tunisie, 97, 1977, p.
51-60 et article « Al-Qayrawân », E.I.2, p. 857-864.
5
H. Ferhat, « Abû l-‘Abbâs : contestation et sainteté », Al-Qantara, vol. XIII, Madrid, 1992.

2
baraka ou bien mériter seulement, par là, de recueillir de ces hommes, porteurs de
« sainteté », une parcelle de la bienfaisante influence qui chasse et qui détruit les forces du
mal, était une aspiration commune à tous ou presque6. La pratique d’un soufisme qui
renforçait les exercices cultuels et qui -par surcroît- permettait la vision d’Allâh ne pouvait
manquer de plaire aux croyants. Elle donnait à ceux-ci la possibilité de jouir de l’amitié, de
l’intimité d’Allâh et de recevoir sa Grâce et ses Dons. Dans son Uns al-faqîr, Ibn Qunfudh7
traçait un tableau contrasté de l’état du soufisme maghrébin aux environs de 770/1368. Il
décrivait deux genres de soufisme : d’une part le soufisme des campagnes, un peu na f et
concret qui commençait à s’organiser sous une forme proche du confrérisme ( â’ifa), et
d’autre part le soufisme des villes, de caractère plus intellectuel, pratiqué par des croyants
qui semblaient n’être affiliés à aucun groupement déterminé8.
1-1- L’effet Abû Madyan
Lorsque les Muwa idûn s’étaient emparés de l’Ifrîqiya, au milieu du VIe/XIIe siècle, le
seul rite orthodoxe qu’ils aient trouvé réellement en vigueur était le malikisme. Mais cette
situation n’avait pas duré longtemps, le soufisme sunnite ou maraboutisme se réclamant de
l’orthodoxie étant bel et bien en passe de devenir la religion du petit peuple notamment en
milieu rural9. Les exemples de cette représentation du soufisme post-ghazâlien ne manquent
pas, citons seulement certains titres évocateurs donnés par leurs auteurs à certaines oeuvres
de caractère soufi ou hagiographique. H. Ferhat en cite un : Tawthîq ‘ râ al- mân fî af îl
abîb ar- a mân, duquel est pris le texte « as-Sirr al- a n fî mâ ukrima bihî al-
Mukhli n »10, oeuvre d’un auteur andalou du VIe/XIIe siècle. Deux personnages y sont mis
en exergue, qui allaient prendre des positions centrales, sinon déterminantes, dans la
représentation sociale du ta awwuf maghrébin : ce sont le Prophète Mu ammad ( abîb ar-
a mân), qui allait être de plus en plus l’objet d’un amour mystique particulier, et le
« maître » soufi (al-mukhlis) homme de karâmât (prodiges) de par sa baraka. Toutefois, le
vrai départ de l’offensive victorieuse d’un mouvement ascético-mystique aux couleurs
locales, imprégnant de plus en plus la vie religieuse et certaines des formes sociales qui en
étaient dérivées, avait commencé avec Abû Madyan Shu‘ayb (m. 594/1198).
Les disciples d’Abû Madyan lui attribuent plusieurs sentences élaborées dans un langage
populaire et accessible pour tous les esprits. Certaines d’entre elles faisaient largement place
aux valeurs bédouines et incitaient à la repentance. Il aurait dit : « Prends la patience comme
viatique, le contentement comme monture, la Vérité comme but [...]. La générosité
chevaleresque consiste à se donner pour suppléer aux défaillances d’autrui [...]. Quiconque
ne trouve point dans son coeur une voix qui le reprenne et le censure est perdu. L’affliction
du pêcheur vaut mieux que la joie pétulante du juste »11. La sentence suivante fut
probablement celle qui eut le plus d’effet dans une ‘âmma durement secouée par les guerres

6
A. Bel, « Le soufisme en Occident musulman aux XIIe et XIIIe siècles de J.C. » in A.I.E.O.t.1, 1934-35, p.
145 ; voir aussi Ibn Khaldûn, al-Muqaddima, trad. nouvelle, préface et notes par Vincent Monteil, t.3, Paris,
Sindbad, 1978, p.1004-1033.
7
Ibn Qunfudh, ns al-faqîr wa ‘izz al- aqîr, éd. M. al-Fâsi et A. Faure, Rabat, 1965.
8
P.Nwyia, Un mystique prédicateur à la Qarawiyîn de Fès Ibn ‘Abbâd de onda (1332-1390),Beyrouth, 1961.
9
Voir H.R.Idris, « Le crépuscule de l’école malikite kairouanaise » in Les cahiers de Tunisie, 16,T4, 4e
trim.,1956, p.494-508.
10
H. Ferhat, « As-Sirr al-Ma ûn de âhir a -S dafî : un itinéraire mystique au XIIe siècle », Al-Qantara, vol.
XVI, Madrîd, 1995.
11
Al-Ghubrîni,‘Unwan ad-Dirâya fî man ‘ urifa. mina al-‘ulamâ’ fî al-mi’ati as-sâbi‘a bi Bidjâya (abr.
‘ nwân), éd. Nuwayhidh, Dâr al-âfâq al-djadîda, Beyrouth, 1979, p. 31 ; Hafsides, II, p. 319

3
et les famines et qui avait besoin de paroles rassurantes d’où qu’elles viennent12 : « Celui qui
a acquis la connaissance (mystique) de Dieu (al-‘irfân) tire profit de Lui dans la veille et
dans le sommeil »13. Al-‘irfân 14 peut être acquis par élection sans même passer par
l’initiation mystique. Et l’élection ou djadhb se manifeste sous plusieurs formes dont les vies
de saints ou Manâqib sont remplies d’exemples15.
Il était donc naturel qu’un personnage aussi remarquable qu’Abû Madyan fasse sentir son
influence partout au Maghreb. Nos sources sont très limitées et peu loquaces s’agissant de la
manière dont s’était propagé l’enseignement d’Abû Madyan. Toutefois certains témoignages
laissent penser que de retour chez eux, les disciples n’avaient d’autre envie que de reproduire
l’exemple de leur Maître. Dans son aq ad, al-Bâdisî cite le rifain Abû Dâwûd Muzâhim,
qui, après avoir reçu les enseignements d’Abû Madyan, rentra chez lui et y fonda une râbita
(zâwiya ?) pour vaquer à la dévotion et y recevoir ses disciples. L’exemple d’Abû Dâwûd ne
fut pas le seul car, quelque temps après, les zâwiya-s s’étaient multipliées dans le Rif
marocain. C’est ainsi que les disciples du plus illustre des shaykh-s soufis se firent
rapidement remarquer. Et très vite ils commencèrent à jouer le rôle hautement considéré de
faqîh et de mudarris (enseignant) en milieu tribal. alaba et fuqarâ’ affluaient de tous côtés.
La construction de zâwiya-s-madrasa-s avait accompagné ce mouvement qui allait prendre
progressivement de l’ampleur avec la montée des violences inter-tribales et l’absence d’un
pouvoir politique jugé trop lointain ou trop faible.
Ainsi le XIIIe et le XIVe siècles avaient vu naître les premières zâwiya-s rurales au
Maghreb16. Ces fondations pieuses offraient aux voyageurs et pèlerins asile et hospitalité et
ne vivaient que des futû qui faisaient bénéficier leurs donateurs de la baraka du shaykh
fondateur de la zâwiya. Illusion ou réalité, l’essentiel est que pour le peuple des campagnes
la baraka du shaykh était efficace. Pour eux, il avait ce pouvoir hors du commun de soigner
les malades et d’être écouté par Allâh plus que quiconque parmi le commun des mortels. On
vient donc le visiter (yuzâru), rechercher ses invocations, sa baraka. Quand il meurt, il est
enterré sur place ; la direction de la zâwiya et l’enseignement aux fuqarâ’ passent à l’un de
ses fils, à un parent, parfois même à l’un de ses disciples. La mémoire du défunt est vite
couverte d’histoires édifiantes et de prodiges : intercession auprès d’Allâh, qabûl (vœux
exaucés) et baraka.
A Tunis et dans l’ensemble de l’Ifrîqiya, la deuxième moitié du XIIIe siècle fut
particulièrement secouée par le charme mystique d’Abû-l- asan ash-Shâdhilî (593/1197-
656/1258). Son enseignement avait été bien accueilli par al-‘âmma. Il avait mis l’accent sur
les manifestations extérieures, les miracles, les séances d'excitation physique17 et d'exaltation
12
Sur les catastrophes naturelles au Maghreb entre 537/1142 et 898-99/1492, voir une synthèse bien
documentée, dans M. Hasan, al-Madîna wa l-bâdiya fî al-‘ahd al-hafsî, F.S.H.S, Série : Histoire, vol.XXXII,
Université de Tunis, 1999, p. 614-618.
13
‘ nwân, p. 31.
14
Al-‘irfân, la gnose, qui est la connaissance de l’Unité permet de comprendre que les manifestations qui sont
du domaine de la multiplicité ne sont que des images et des rêves. Tous les efforts du mystique vont donc tendre
à retirer le voile tissé de ces songes et de ces images que lui transmettent ses sens et qui ne sont qu’une
apparence qui le sépare de la réalité Unique.
15
Voir par exemple les Manâqib de Lalla Sayda Manoubiya ou bien Manâqib al-Qashshâsh, dans T.
Bachrouch, Le saint et le prince, Pub. Université de Tunis, 1989, p. 90-95 et 107-121 ; N. Amri, Les saints en
islam, les messages de l’espérance : saintété et eschatologie au Maghreb aux XIVe et XVe siècles, éd. Cerf, Paris,
2008 ; du même, La sainte de Tunis : présentation et traduction de l’hagiographie de ‘isha al-Mannûbiyya,
Actes du Sud, 2008.
16
Atallah Dhina, Les Etats de l’Occident musulman aux XIII, XIV et XVe siècles, O.P.U. Alger, 1984, pp. 300-
318.
17
C’est Abû-l- asan ou l'un des membres de son école qui aurait imaginé le premier l'emploi comme excitant,
pour les séances religieuses, de grains de café, d'où le nom de shâdhiliyya donné encore de nos jours à ce

4
collective ainsi que sur la personnalité quasi surhumaine du maître révéré. Les indices en
sont nombreux18.
Cette affluence vers le ta awwuf de tendance maraboutique, qui donne une place importante
au maître (walî), devait correspondre dans l’imaginaire populaire à une forte demande et à
des besoins à satisfaire. Deux phénomènes nouveaux sont à retenir. D’abord, le mouvement
mystico-ascétique avait pris avec Abû Madyan l’élan nécessaire pour devenir la référence
commune du petit peuple comme du savant faqîh, ensuite, ce mouvement s’était trouvé
renforcé et accueilli favorablement, à Tunis et ailleurs, dans des milieux culturels différents
grâce à Abû-l- asan ash-Shâdhilî qui l’outilla de quelques litanies (a zâb) comme izb al-
ba r19 ou de quelques sentences qui ouvraient, comme le pensaient leurs évocateurs, les
larges portes de l’espoir.
Toutefois, en atteignant les couches populaires, en recrutant des adhérents dans les couches
sociales les plus variées, le ta awwuf, au lieu d'élever leur niveau intellectuel, a trop souvent
perdu son caractère savant. C‘est ce que nous avons considéré comme représentant la phase
d’objectivation, suivie de la phase d’ancrage avec la diffusion rapide des croyances
objectivées dans les couches populaires. Les deux phases d’objectivation et d’ancrage étaient
en train de créer une nouvelle réalité et de nouvelles pratiques conformément à une nouvelle
représentation du soufisme.
1-2 : Des A‘râb « se convertissent » autour d’al-Qayrawân: l’exemple d’Abû
Yûsuf ad-Dahmâni
L’ascétisme qayrawanais avait préparé le terrain au mysticisme sous toutes ses couleurs 20 et
avait permis à l’enseignement d’Abû Madyan Shu‘ayb de trouver à al-Qayrawân et dans les
anciens ribât-s du Sahel le terrain favorable à sa large diffusion 21. Il avait attiré les humbles
vers l’humble piété des coeurs et vers l’amour désintéressé. Cet amour si désintéressé fut-il,
n’empêcha pas les hommes du peuple, comme plus tard les lettrés, de sentir le profond
besoin de croire en un surnaturel à leur portée, ce qui les a amenés tout naturellement au
respect inconditionnel du walî (murâbit d’où marabout)22 ami de Dieu, intercesseur utile et
investi d’une puissante baraka. Et plus qu’al-Djabanyânî (m. 369/979)23 et ses disciples du
Sahel, Abû Madyan Shu‘ayb attirait ses adeptes et tous ceux qui avaient été directement
touchés par son enseignement vers une religion aux dogmes simples, aux formules brèves,
prêchant la patience, le dévouement, le repentir, le renoncement aux choses de ce monde et

produit. Les femmes jurent au nom de la shâdhiliyya, en montrant le verre contenant le café et en disant : « wrâs
hâ sh-shâdhliyya ».
18
Ibn ‘Atâ’ Allâh, Kitâb la â’if al-minan, 1ère édition, Tunis, 1304 ; M. Boudhîna, Ab -l- asan ash-Shâdhilî,
Tunis, 1989.
19
Manuscrit n° 17964 de la bibliothèque nationale de Tunis.
20
Voir Abû-l-‘Arab, abaqât ‘ulamâ’ Ifrîqiya wa Tûnis (abr. Tabaqât), M.T.E., Tunis, 1985 ; Al-Mâliki, iyâ
an-Nuf s fî tabaqât ‘ulamâ’ al-Qayrawân wa zuhhâdihim wa nussâkihim (abr iyâ ), vol 1, éd. Bakkûsh,
Bayrût 1994 ; An-Nayyâl, al- aqîqa at-târîkhiya li-t-ta awuf al-islâmî, Tunis1965 ; M. Tâlbî, « al-Bî’a al-latî
ansha’at Sahnûn ‘âlim al-Qayrawân », dans : Dirâsât fî târîkh Ifrîqiya, F.L.S.H. de Tunis, série 4, vol. XXVI,
Tunis, 1982.
21
M. Hasan, al-madîna wa l-bâdiya fî al-‘ahd al- af î, F.S.S.H de Tunis, Université de Tunis 1, Tunis, 1999 ;
N.S. ‘Amri, al-Walâya wa-l-mudjtama‘, Publication de la Faculté des Lettres de la Manouba, série Histoire,
vol.12, Tunis 2001. Voir aussi deux récents articles de N. Djelloul, « Propriété foncière, maraboutisme et
formation du paysage urbain du Sahel au Moyen Age » et « La vie économique et sociale au Sahel au Moyen
Age », in La Méditerranée : l’homme et la mer, Cahiers du C.E.R.E.S série Géographique n° 22, Tunis 2001, p.
13-194 et pp. 395-412.
22
Sur les appellations walî, murâbit et âlih et leur rapport avec la sainteté voir, N.S. ‘Amri, al-walâya wa-l-
mujtama‘, p. 511 et sq.
23
La vie d’al-Djabanyânî nous est présentée dans al-Labîdi, Manâqib Ab Is âq al-Djabanyâni, introduction,
édition critique et traduction de H. R.Idris, PUF., 1959.

5
la confiance en Dieu (tawakkul). Une forme de croyance plus attentive aux manifestations
extérieures du culte qu’aux aspects théoriques sans intérêt pratique pour des esprits attachés
d’abord aux choses concrètes.
Il était donc attendu que l’enseignement des deux maîtres du ta awwuf fasse beaucoup
d’émules à al-Qayrawân. L’un d’eux fut Abû Yûsuf ad-Dahmânî. Il nous intéresse plus
particulièrement du fait de son origine et de son rôle dans la diffusion d’al-walâya chez les
tribus de l’intérieur de l’Ifrîqiya. Dans les Asrâr al-djaliyya fi al-manâqib ad-Dahmâniyya
écrites en 647/1249 24, Ibn ad-Dabbâgh, l’auteur de ces Manâqib, raconte des faits qui
s’étaient passés du temps de son père, ce qui donne au témoignage un intéressant effet de
"récence" et permet de transmettre avec fidélité la teneur de la représentation sociale de la
piété populaire aux VI-VIIe/XIIe-XIII siècles. Ibn Nâdjî a réservé quelques vingt pages de
son recueil biographique a‘âlim al-îmân 25 à ad-Dahmâni. On y apprend que celui qui était
devenu, quelques années après sa repentance, al-qutb sidi ad-Dahmânî était d’origine
bédouine et appartenait aux Dahmân, fraction de la grande tribu des Riyâ b. ‘Ali26. Il était
né à la campagne, près d'al-Masrûqîn, petit village largement ouvert aux influences
shâdhilites. Jeune, il avait appris le Coran et avait été le préféré de son père à cause de sa
stricte observance des préceptes de l’Islâm. Ceci ne l’empêcha pas, comme tous les membres
de sa tribu, d’être un ardent cavalier bédouin. Sa famille nomadisait dans la steppe d’al-
Qayrawân, et c'est au cours d'une chevauchée dans le Sahel qu’il fut soudain saisi de dégoût
pour son propre genre d'existence27, sous l'influence d'une rencontre avec Abû Zakariyâ’ ibn
al-Adjbârî, un walî local. Aussitôt il se "convertit" et se consacra aux sciences religieuses et
à la vie de l'esprit. Il rencontra à al-Qayrawân al-faqîh az-zâhid Abû Zakariyâ’ a yâ b.
‘Awâna28. Ensuite, il ne manqua plus un seul de ses mî‘âd-s. Cette assiduité développa chez
lui un fort intérêt pour le mysticisme.
Formé d'abord à l'étude du fiqh et du Hadith, Abû Yûsuf ad-Dahmânî ne tarda point à être
attiré par le soufisme. Sa vie de retraite, il la commença dans une petite mosquée peu
fréquentée où il fit connaissance d’un nouveau venu à al-Qayrawân : le shaykh Abû ‘Abd
Allâh al-Biskrî. Il lui tint compagnie et devint l'un de ses adeptes (murîd). Au même
moment, à Bidjâya, l’influence du qutb Abû Madyan était grande même au sein des cercles
les plus réservés des ‘ulamâ’29 , et la petite ville côtière était devenue la qibla de tous ceux
qui étaient à la recherche des sources du mysticisme30. Ad-Dahmânî ne pouvait pas
s’abstenir d’y faire son premier pèlerinage31. Dans, Al-Asrâr al-Djaliyya on relève ce qui
suit : « Pendant ce voyage on vit plusieurs karâmât (prodiges) d’Abû ûsuf. A peine était-il
arrivé chez le shaykh Abû Madyan, il fut bien accueilli. Par sa baraka, le shaykh Abû

24
Ibn ad-Dabbâgh, al-Asrâr al-djaliyya fî al-manâqib ad-Dahmânia (Manâqib Abî Yûsuf ad-Dahmânî),
manuscrit n° 17944 de la bibliothèque nationale de Tunis. Le manuscrit a été édité par ‘A. Chebli sous la
direction de M. Hasan, Tunis, 1996-97. Nous avons utilisé pour cette recherche la biographie d'ad-Dahmâni
qu'Ibn Nâdjî a tirée des Manâqib. Par ce choix nous avons préféré rester dans l’ambiance de l’époque d’Ibn
Nâdjî, considérant que le choix de celui-ci devait correspondre à une représentation bien ancrée de l'homme Abû
Yûsuf ad-Dahmânî chez ses contemporains.
25
a‘âlim, III, pp. 263-285.
26
Berbères, II, pp. 35-40.
27
« Comme s’il m’avait atteint d’une épée, dit ad-Dahmânî », a‘âlim, III, p. 267.
28
Mort en 579/1183. Le type de faqih ad- âhir et al-bâtin. Voir sa biographie dans a‘âlim, III, pp. 252-256.
29
Voir plus particulièrement Al-Ghubrînî, op. cit.
30
Le ‘ nwân al-Dirâya d'Ahmad al-Ghubrînî, s'ouvre par un éloge circonstancié de Sidi Abû Madyan et de
quelques shaykh/s religieux de Bidjâya à la fin du XIIe siècle. Il comprend ensuite, en deux cents pages, une
centaine de notices élogieuses sur tous ceux qui, de passage ou à demeure, ont illustré la ville de Bidjâya au
VIIe/XIIIe siècle par leur savoir profane ou sacré.
31
Les Manâqib parlent de sa rencontre avec al-qutb Abû Madyan Shu‘yab. Cette visite est confirmée par Ibn
Qunfudh, op. cit., p. 97.

6
Madyan reçut ce jour là une somme importante de fut . Il séjourna un bon moment chez le
shaykh et reçut de lui son enseignement. Avant son départ, Abû Madyan lui donna la
permission d’accéder à la mashyakha (devenir shaykh soufi) et lui dit : Tu seras shaykh et tu
seras le seul à recevoir les fut »32.
A peine ad-Dahmânî avait-il accompli le passage obligé de Bidjâya, qu’il décida de se
rendre en pèlerinage à la Mecque en 595/1199. Il profita de ce voyage pour faire des
rencontres fructueuses en Egypte et suivre les cours de shaykh-s orientaux. A son retour, il
était classé au nombre des mystiques d'élite. Abû Madyan aurait annoncé à l'avance sa
qualité de qutb, le grade le plus élevé de la hiérarchie soufie33.
En somme, qu’importait pour al-‘âmma et bientôt une bonne partie d’al-khâ a, si ad-
Dahmâni n’était pas pourvu de culture savante à l’image de celle de Sahnoun ou d’Ibn Abî
Zayd, l’essentiel c’est que les vertus (manâqib) du personnage et son pouvoir surnaturel se
manifestaient par des charismes ou prodiges (karâmât)34 abondants35. La rencontre avec Abû
Madyan Shu‘ayb, le pèlerinage effectué à la Mecque, la séance de samâ‘ organisée en
Egypte dans la demeure du shaykh al-Qurashî36 ainsi que les contacts noués avec certains
shaykh-s orientaux provoquèrent le tournant décisif dans la vie d’Abû ûsuf ad-Dahmânî.
En effet, dès son retour à al-Qayrawân, il entreprit la diffusion active de son enseignement
en multipliant les séances de mî‘âd. Et très vite, il fit figure de voyant, de thaumaturge et de
puissant intercesseur auprès d’Allâh aux yeux de ses nombreux visiteurs et disciples.
N’aurait-t-il pas guéri, par sa seule présence, le shaykh al-Qurashî après des années de
paralysie Et n’aurait-t-il pas permis à Abû ‘Afîf âlih b. Hasan, qui « n’avait que des
filles » d’avoir trois garçons tant désirés Et puis, n’était-ce pas lui qui « par un contrat qui
le liait à Dieu » aurait provoqué la mort d’un gouverneur qui avait commis plusieurs
exactions contre la population sous le règne d’Ibn Ghâniya37. Mieux, ad-Dahmânî aurait été
favorisé de visions oniriques à l’état de veille comme de sommeil. Il lisait, disent ses
Manâqib, la pensée d’autrui, même celle des absents, savait ce qui se passait au loin et ce
dont serait fait l’avenir. Il interprétait les songes, apparaissait lui-même et portait secours à
distance. Mais le plus important, peut être, pour les Bédouins de l’Intérieur c’est qu’il était
entendu par Dieu quand il L’implorait (mustadjâb ad-du‘â’). Al- âdj Abû Bakr ibn
Sulaymân, connu sous le nom d'Ibn al-Qâbila, m’a dit, écrit Ibn ad-Dabbâgh : « Lors de l’un
de ses déplacements, le shaykh s’arrêta à Qasr al-Kanâ’is38, les habitants accoururent pour
implorer son intercession afin que cesse la sécheresse qui sévissait depuis longtemps,
touchant bêtes et hommes. Le shaykh, ému, pleura de pitié (ra matan lahum). La clémence

32
Al-Asrâr al-djaliyya, éd. Chiblî, p. 135
33
a‘âlim, III, p. 282.
34
La doctrine insiste sur la différence entre les miracles proprement dits ou mu‘jizât propres aux prophètes et les
miracles ou karâmât réservés aux awaliyâ’ (saints).
35
« Enumérer dans le détail les types de ces miracles nous entraînerait loin, et d’ailleurs nous ferait seulement
retrouver les thèmes habituels de l’hagiographie universelle » a écrit R. Brunschvig dans Hafsides, II, p. 325. Sur
ce thème voir aussi, J. Le Goff, Pour un autre moyen âge, éd. Gallimard, Paris1994, pp. 223-307 et T.
Bachrouch, Le saint et le prince, Université de Tunis, Tunis, 1989.
36
Il avait soigné, disent les Manâqib, par sa seule présence, le shaykh al-Qurashî après des années de paralysie.
37
Le fait est cité par l’auteur des Manâqib et peut être situé entre 597/1200, date de la prise d'al-Mahdiya par
ahyâ ibn Ghâniya, et 601/1204-5, date de la reprise de cette ville par les Muwa idûn. Le gouverneur de cette
ville était à ce moment ‘Ali ibn Ghâzî, neveu de a yâ, surnommé Al- adj al-Kâfî. Ayant trouvé la mort à cette
occasion : Djobara, frère d’Ibn Ghâniya, Ibn al-Lamî, son secrétaire, et un de ses gouverneurs de province
(Berbères, II, pp. 219-21). C’est probablement de ce gouverneur qu’il était question dans Manâqib ad-Dahmânî
( a‘âlim, III, p. 265). Il n’est donc pas étonnant que la mort du gouverneur soit attribuée à une intervention
directe du shaykh Abû Yusuf ad-Dahmâni.
38
Probablement un ancien ribât non loin de Sousse. Le village al-Kanâ’is existe toujours à sept kilomètres de
M’sâkin.

7
d’Allâh ne tarda pas à venir. Alors sidi ad-Dahmânî eut ces paroles : « Dieu a des hommes,
quand ils pleurent c’est le ciel qui pleure aussi par compassion » »39.
Abû Yûsuf ad-Dahmânî avait aussi, disent les Manâqib, le pouvoir surhumain de
comprendre le langage des animaux. Ibn ad-Dabbâgh écrit : Abû Mu ammad Bishr ar-
Riyâ î m’a tenu les propos suivants : Le shaykh nous disait qu’il était informé de tout,
qu’il était capable de lire nos pensées les plus profondes. Un jour, pendant qu’il était assis
avec les fuqarâ’, un corbeau s’était mis à croasser. Il tendit l’oreille une première fois, une
deuxième puis une troisième, enfin il se tourna vers les fuqarâ’ pour leur dire : « je sais que
vous êtes dans le besoin. Rassurez-vous, vous serez bientôt récompensés, c’est le corbeau
qui vient de me le dire ». A peine avait-il fini ces paroles que des futû étaient là pour
subvenir aux besoins des fuqarâ’»40.
Les séances de mi‘âd données à al-Qayrawân attirèrent de jeunes Bédouins qui rôdaient
autour de la cité de ‘Uqba. Par son enseignement, rapporte Ibn ad-Dabbâgh, plusieurs
tribus (umaman) Arabes et Berbères (bawâdî) se repentirent passant ainsi du brigandage à la
dévotion »41. L’information peut être exagérée, mais pour l’auteur des Manâqib c’est une
façon d’exprimer une vérité en rapport avec la représentation de l’action du shaykh quant à
la repentance des A‘râb depuis que des gens comme ad-Dahmânî, d’origine hilâlienne,
élevés dans les traditions tribales et nomades, s’étaient convertis » pour devenir, à leur
tour, des guides spirituels actifs.
Les déplacements du shaykh à la tête de ses disciples ne manquaient pas d’attirer sur eux
l’attention des A‘râb. Ce fut même l’un des grands mérites d’ad-Dahmânî que de provoquer
un mouvement soutenu de repentance chez les Bédouins (hadâ Allâhu ‘alâ yadayhi umaman
kathîratan mina l-A‘râb wa-l-bawâdî). Les séances de samâ‘ qu’il donnait pendant ses
voyages avaient certes beaucoup d’effet sur les âmes. De ce fait, l’école d’Abû ûsuf ad-
Dahmânî fit beaucoup d’adeptes parmi certains A‘râb, anciens détrousseurs de caravanes.
Son nom fut comparé par Abû Salâm Qâsim al-Mâzirî à « un olivier monumental dont les
branches étaient partout présentes »42. Faisant école, ad-Dahmânî s'entoura d'adeptes recrutés
en grande partie parmi ses congénères arabes. Il enseigna à Mahdiya, au ribât de Shaqâni ,
enfin à al-Qayrawân, où il mourut septuagénaire en mu arram 621/1224.
Le qutb Abû Yûsuf ad-Dahmânî entrait en contact, non seulement avec les membres de la
communauté hermétique et parfaitement organisée des awtâd et awliyâ’, mais aussi avec des
aspirants qui l’entouraient et qu’il guidait. Là aussi une hiérarchie s’établissait. Au premier
rang, les frères mystiques du shaykh (al-ikhwân) parmi lesquels se trouvait Abû ‘Ali an-
Naf î, lui même très actif dans le Djarîd contre les khawâridj et ancien compagnon d’ad-
Dahmâni à Bidjâya43. L’amitié entre les deux hommes donna à l’axe al-Qayrawân-Bilâd al-
Djarîd une nouvelle dynamique à un moment où l’offensive de l’orthodoxie aux couleurs
mystiques (soufisme sunnite) dans les zones excentriques et peu encadrées s’avérait payante.
En effet, il n’a fallu ni attendre les mystiques marocains ni l’ordre des savants tunisois pour
que soit entamée une offensive religieuse en direction des zones excentriques et peu
encadrées depuis que le kharijisme s’était peu à peu essoufflé dans cet intérieur de l’Ifrîqiya
excentrique et abandonné à lui-même. Cette action avait pris réellement naissance à al-
Qayrawân et fut poursuivie en dehors de la « cité sainte », chez les tribus nomades de

39
a‘âlim, III, p. 280
40
Idem, p. 276
41
Idem. P. 264.
42
Idem, p. 284.
43
Ibn Qunfudh, op. cit., p. 97.

8
l’Intérieur, par quelques shaykh-s soufis, dont le savoir était modeste mais dont l’influence
était grande.
2- Diffusion des idées maraboutiques chez les tribus de l’intérieur de l’Ifriqiya
Le maraboutisme préconfrérique qui avait, entre le XIVe et le XVe siècle, joué le rôle de
pont entre les idées élaborées dans les principaux centres religieux urbains et les zones
rurales, représentait un début de réponse, en milieu tribal, à un vide charismatique qui
commençait à se faire sentir chez les tribus bédouines suite à la montée des violences inter et
intra-tribales et à la défaillance grandissante des pouvoirs publics. Il avait permis au groupe
tribal de conserver une structure de base nécessaire à sa survie : al-‘a abiyya. Car pour être
efficace et demeurer intacte, al-‘a abiyya devait être soutenue par une structure religieuse,
qui avait cet avantage d’unir les coeurs et les volontés. Pour Ibn Khaldûn, aucune da‘wa ne
peut aboutir sans le secours de la ‘a abiyya44. Certains chefs tribaux avaient donné à ce
nouveau couple da‘wa-‘a abiyya sa vraie dimension.
2-1: Les réformateurs du XIV-XVe siècle ou le soufisme sunnite
(maraboutisme) de l’Intérieur
Nul doute que les cas individuels de conversion qui s’étaient produits ici et là chez les
nomades et semi-nomades, suite à la formidable poussée des idées soufies, s’étaient
multipliés dans un Intérieur qui échappait à tout contrôle du pouvoir central (bilâd lâ
tanâluha al-akâm ash-shar‘iyya. Des marabouts comme Abû Yûsuf ad-Dahmânî et Ghayth
al- akîmî n’avaient point d’autre origine que celle-là. Mais si ces deux derniers avaient
choisi la retraite qayrawanaise et avaient su attirer vers eux des gens de leur propre « race »,
beaucoup de leurs congénères avaient préféré rester au milieu des leurs pour entamer avec
eux des réformes religieuses qui entraînèrent des effets sociaux et politiques importants. Ibn
Khaldûn nous a laissé une rare description de l’itinéraire de deux hommes dont
l’appartenance tribale ne fait pas de doute mais dont la conversion » au soufisme sunnite
avait conduit à influencer le cours des évènements en milieu tribal. Ce sont Qâsim b. Marâ le
sulaymite et Sa‘âda le riya î.
2-1-1 : Qâsim b. Marâ, le disciple d’ad-Dahmânî
C'est un disciple d'ad-Dahmânî - ou plutôt sans doute, à cause des dates, de son neveu
a‘qûb Ibn Khalîfa45 - qui allait, pour la région d’al-Qayrawân, s'engager dans cette
nouvelle voie. Membre de la grande tribu des Ka‘ûb46, Qâsim b. Marâ ibn A mad b. Ka‘b
avait été élevé depuis son jeune âge dans l’exercice de la dévotion. Il avait, en effet, montré
de bonne heure des prédispositions à la piété. La renommée du « chef des saints ascétiques »,
comme l’appelle Ibn Khaldûn47, Abû Yûsuf ad-Dahmânî et de son école notamment en
milieu rural, avait pu attirer le jeune Qâsim vers al-Qayrawân. Après avoir reçu
l'enseignement qayrawanais, il rentra chez les siens pour suivre à la lettre la voie tracée par
son shaykh. Il s’adonna à la plus stricte observance de la Sunna48. Le nouveau regard qu’il

44
« Le succès des prophètes dépend des groupes et des familles qui les soutiennent. Ils auraient pu se contenter
de l'aide de Dieu, mais Dieu, dans sa sagesse, a laissé les choses suivre leur cours », Ibn Khaldûn, cité dans
Joseph Cuoq, « La religion et les religions (Judaïsme et Christianisme) selon Ibn Khaldûn », Revue
Islamochristianica, 8, 1982, pp. 107-128.
45
Le faqih ascète (al-faqih al-'âbid) Abû usuf a‘qûb b. Khalîfa ad-Dahmânî est l’un des plus grands shaykh-
s soufis à al-Qayrawân. Il est mort en 669/1270-71, ( a‘âlim, IV, pp. 27- 29).
46
Sur cette tribu sulaymite voir plus particulièrement, en plus d’Ibn Khaldûn, M. Hasan, op, cit., p. 116-126.
47
Ibn Khaldûn est notre source unique sur Qâsim Ibn Marâ. Voir Kitâb al-‘ibar, Vol. 2, Beyrouth, Dar Ibn
Hazm, 2003, pp. 2379-2380 (abr. 'Ibar); Berbères, I, pp. 153-155) ; voir aussi Hafsides, II, pp. 333-334.
48
Rappelons que les actes et paroles (Hadîth) du Prophète avaient été recueillis par ses immédiats disciples et
transmis par eux aux autres musulmans.

9
porta sur les pratiques quotidiennes de sa tribu lui fit remarquer combien les siens faisaient
peur aux voyageurs par leurs brigandages et par conséquent à quel point ils s’étaient écartés
du droit chemin. Il voulut mettre un terme à ces brigandages et leur prêcha le respect de la
Sunna.
Elevé dans les traditions tribales, Qâsim prit soin, dans un premier temps, de ne pas
affronter directement sa tribu, d’autant plus que sa propagande n'eut d'abord de succès
qu'auprès d'un groupe d'Awlâd Abî l-Layl, et fut bientôt sur le point de lui valoir l'animosité
du reste de la tribu. Il s’adressa alors aux autres branches de Sulaym49 et réussit à s'entourer
d'un assez grand nombre de bédouins soumis à sa loi et constitués en une sorte de
communauté d'allure maraboutique qui prit le titre de Djannâda.
Ibn Khaldûn nous apprend qu’« Il se mit à poursuivre tous ceux qui osaient commettre des
crimes sur les grandes routes ; partout où il les rencontra, il les mit à mort : il fit la guerre à
leurs chefs, envahit leurs camps, confisqua leurs biens, tua une partie des malfaiteurs et en
dissipa le reste »50. Luttant à main armée contre leurs congénères coupeurs de routes, vivant
probablement du butin fait sur eux et de subsides fournis par les sédentaires qu'ils
protégeaient, les djannâda parvinrent à rétablir la sécurité des communications entre Tunis et
le Djarîd. Le danger grandissait pour les pillards nomades de se voir interdire de nouveaux
exploits. Qâsim s’acquit ainsi une haute renommée qui le prédisposa au rôle de chef. Mais
les succès de ses efforts excitèrent la jalousie de sa propre tribu, les Awlâd Muhalhil ibn
Qâsim. Ceux-ci résolurent de mettre un terme à une carrière qui commençait à provoquer des
fissures au sein du clan tribal. Avec l'assentiment du sultan Abû af Ier (1284-95)51, dont la
faiblesse envers les A‘râb est à souligner, ils l'attirèrent dans un piège, et un de leurs chefs
l'assassina52. Il s'ensuivit une division profonde entre les Awlâd Muhalhil et les Awlâd Abî l-
Layl qui avaient soutenu le réformateur. A la manière bédouine, Râfi‘ succéda à l’autorité de
son père et poursuivit avec ardeur le même but que lui, soutenu dans ses entreprises par les
Awlâd Abî l-Layl. Mais Râfi‘ connut le même sort que son père, il succomba en 706/1306-
1307 sous les coups d’un chef de la tribu Sulaym, les Banû i n53. Ironie du sort, ceux-ci
avaient été, auparavant, acquis à la cause du réformateur.
Le mouvement paraît avoir pris fin avec la mort de Râfi‘. Mais l’arrivée de amza et
Mulâhim, tous deux fils de ‘Umar ibn Abî l-Layl, au commandement de toutes les branches
des Ka‘ûb raviva chez les Awlâd Abî l-Layl le désir de venger la mort de Qâsim. Ils mirent à
profit une assemblée que tenaient les deux nouveaux chefs dans l’intérieur du Désert pour
massacrer par surprise la plupart des shaykh-s Awlâd Muhalhil. La rupture devint définitive,
car, dès ce moment, une guerre des plus acharnées, affirme Ibn Khaldûn, avait régné entre
les deux familles. Toutes les branches de la tribu des Sulaym avaient pris part à leur querelle
et s’étaient rangées les unes du côté des Banû Muhalhil, les autres du côté des Awlâd Abî l-
Layl.
Cette rupture fut lourde de conséquences : elle avait affaibli les deux puissantes branches
des Ka‘ûb et fissuré la cohésion au sein de la tribu mère. Ce phénomène ne fut pas le seul,

49
Les Awlâd Abî l-Layl sont une branche des Ka‘ûb et ces derniers sont une branche des Sulaym.
50
‘Ibar, p. 2379; Berbères, I, p. 154.
51
« Pour accomplir leur projet, écrit Ibn Khaldûn, ils envoyèrent un exposé peu exact de sa conduite à l’émir
Abû af , sultan de Tunis, lui représentant que les entreprises de cet homme portaient atteinte non seulement
aux droits de la communauté musulmane, mais aussi à ceux de l’Etat », ('Ibar, p. 2379 ; Berbères, I, p. 154).
52
Pour ne pas éveiller ses soupçons, ils l’invitèrent, à la manière bédouine, à une conférence pour régler leurs
intérêts respectifs. Ils s’entretinrent avec lui pendant quelque temps au centre du camp et le menèrent ensuite à
part sous prétexte de lui parler en secret. Mu ammad Ibn Muhalhil profita de ce moment pour lui porter un coup
de lance dans le dos (‘Ibar, p. 2379; Berbères, I, p. 154).
53
Sur les Banû i n b. 'Allâg, voir ‘Ibar, pp. 2381-82 et M. Hasan, op. cit., pp. 126-134.

10
car, à la même époque, une autre tentative de réforme au nom de la Sunna s’était produite
plus au sud, chez les Riyâ hilâliens qui dominaient dans le Zâb oriental.
2-1-2: Sa‘âda, un Riyahi du Zâb
Sa‘âda appartenait aux Ra mân, famille de la tribu des Musallam, branche de celle de
Riyâ . Sa mère, u ayba, pratiquait l’ascèse et la dévotion 54. Le jeune Sa‘âda n’échappa
pas à son influence. Du Zâb où il était, il valait mieux se déplacer vers le Maroc que vers
Tunis. En effet, le chemin semblait plus sûr en suivant la caravane des pèlerins de retour de
la Mecque. Il décida d’aller à Tâza où il fit la connaissance du « chef des saints docteurs de
l’époque »55, le très pieux Abû Is âq at-Tâsûlî. Cette initiative lui valut prestige et estime
parmi ses contribules Riyâ . Ainsi, dès son retour au Zâb au début du XIVe siècle, il se fixa
à olga et de là, il entreprit sa prédication, comme l'avait fait Qâsim chez les Sulaym aux
environs d’al-Qayrawân, mais avec un dynamisme et un prestige personnel plus grands.
Il rallia à lui un certain nombre de chefs A‘râb qui appartenaient à sa propre fraction et à
certains groupes voisins : Dawâwida et Zughba. « La réputation qu’il s’acquit dans
l’accomplissement de cette tâche, écrit Ibn Khaldûn, lui gagna un grand nombre de partisans,
tant au sein de sa propre tribu que parmi les tribus voisines. Plusieurs personnages de haut
rang se mirent au nombre de ses disciples et s’obligèrent à marcher dans la voie qu’il leur
avait tracée »56. Ce ralliement draina vers lui une masse non négligeable d'individus de petite
condition qui s’empressèrent tous de seconder les vues du réformateur.
Ensemble, ils remportèrent d'abord quelques succès sur les pillards de caravanes ; mais
quand ils décidèrent d'imposer à Man ûr b. Fa l ibn Muznî, gouverneur du Zâb, la
suppression de taxes illicites au regard de la loi musulmane, la tâche devint plus difficile. Ibn
Muznî, s'appuyant sur les principaux chefs des Dawâwida et sur des troupes régulières
envoyées par Bidjâya57, résista au injonctions du réformateur, et le fit même chasser de
olga. Le proscrit sortit de la ville, et se fit bâtir, dans le voisinage, une zâwiya qui devait lui
servir de lieu de dévotion, de groupement pour ses disciples et de point de ralliement à son
action.
Ayant opéré un grand rassemblement de ses partisans, appelés Sunniya ou Murabiûn, il
décida, vers 700/1300, de mettre le siège devant Biskra. Cette deuxième tentative ne lui
réussit pas mieux. En 705/1305-6, ses partisans parmi les Dawâwida rentrèrent dans leurs
quartiers d’hiver, et le laissèrent dans sa zâwiya avec un nombre réduit de disciples. Se
croyant assez fort pour se passer de leurs services, il rassembla tous les nomades de son parti
( izb), restés dans le Zâb et assiégea Mellili. Averti à temps, Ibn Muznî réagit rapidement
grâce aux troupes gouvernementales mises à sa disposition par le sultan et à l’aide que lui
apporta une branche des Dawâwida, les Awlâd arbi. Sa‘âda fut tué avec un grand nombre
de ses partisans, sa tête fut portée à Ibn Muznî.
La mort du fondateur du izb as-Sunniya n'avait pas affaibli la « secte ». Bien au contraire,
celle-ci prit une vigueur nouvelle sous la conduite d’Abû a yâ ibn A mad ibn ‘Umar, chef
des Awlâd Ma riz, fraction des Dawâwida et disciple de la première heure de Sa‘âda. En
713/1313-14, Abû a yâ décida le siège de Biskra. Il parvint même à saccager sa palmeraie
avant de défier en une bataille sanglante les troupes d'Ibn Muznî, auxquelles s’étaient alliées
d’autres Dawâwida, rivaux des Awlâd Ma riz. Au cours de ce conflit, ‘Ali ibn Muznî perdit
54
" Elle avait atteint les plus hauts stades (maqâmât) de la dévotion et de l'ascèse ainsi parle Ibn Khaldûn de
u ayba la mère de Sa'âda dans ‘Ibar, p.2344.
55
‘Ibar, p. 2344; Berbères, I, p. 81.
56
Idem.
57
Mansûr b. Fa l Ibn Muznî, gouverneur du Zâb, tenait son autorité de l’émir Khâlid ibn Abî Zakariyâ’, prince
hafside qui régnait à Bidjâya.

11
la vie. Les Sunniya 58 remportèrent une victoire complète et firent prisonnier le propre frère
de leur shaykh Abû a yâ.
Cependant, suite au décès du chef tribal et religieux Abû a yâ, les Awlâd Ma riz se
détachèrent de la coalition. Le conseil des Sunniya se réunit pour « choisir un faqih capable
de les éclairer sur les points obscurs de la Loi et sur les pratiques de dévotion qui pourraient
les embarrasser »59. Ils prirent comme guide un religieux natif de Maggara, qui avait fait ses
études à Bidjâya : Abû ‘Abd Allah Mu ammad ibn al-Azraq60. Le nouveau guide avait fait
gagné à la « secte » une place de choix sur l’échiquier politique du sud du pays, grâce au
soutien que lui apportèrent des groupes d’A‘râb de la fraction des Awlâd Sibâ‘, commandés
par asan ibn Salâma. Le sultan abdalwâdide Abû Tashfîn (1318-1337), qui ne cessait
d’intervenir militairement contre les Hafsides en Ifrîqiya, lui servit une pension afin de
garantir son appui en cas de besoin. Mais, suite à des tensions internes, les Awlâd
Sibâ‘ furent battus par leurs parents Awlâd Mu ammad dans des circonstances peu connues,
al-faqih Ibn al-Azraq quitta ses alliés pour se retirer chez les puissants Banû Muznî qui le
nommèrent immédiatement qâ i de Biskra.
Revirement attendu en milieu tribal, les Sunniya se donnèrent de nouveau des ailes en
obtenant l’appui du chef des Awlâd Mu ammad, ‘Ali b. Mu ammad qui les avait auparavant
combattus. En 740/1339-40, sous la conduite de leur nouveau chef, ils attaquèrent de
nouveau Biskra. ‘Ali avait en fait des comptes personnels à régler avec la famille des Banû
Muznî. Ce fut d’ailleurs la dernière tentative militaire sérieuse des Sunniya.
Le mouvement hérita de la zâwiya, fondée par Sa‘âda, qui continua sa mission réformatrice.
Ibn Khaldûn nous apprend que les descendants de Sa‘âda se succédèrent dans la zâwiya de
leur ancêtre. Il semble même qu’ils s’étaient réconciliés avec les Banû Muznî qui leur
témoignaient une grande considération. « Les A‘râb de la tribu de Riyâh qui habitent le
Désert leur reconnaissent le droit de donner des sauf-conduits aux voyageurs. De temps à
autre, quelques individus appartenant à la tribu des Dawâwida essaient de relever la cause
des sunnites, non par esprit de religion et de piété, mais parce qu'ils y trouvent un moyen de
se faire payer la dîme par la classe des cultivateurs »61.
Nous ne savons pas ce qu’était devenu le mouvement de réforme lancé par Qâsim, mais
pour Sa‘âda, fondateur de la zâwiya de olga, Ibn Khaldûn a laissé entendre qu’il était
devenu chef patronyme d’une famille maraboutique. C’est peut-être ainsi que le XIVe siècle
vit naître la première configuration sociale bâtie sur de nouvelles bases religieuses et
ethniques. Nos sources sont très avares en informations pour suivre de près cette nouvelle
dynamique socio-religieuse. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de poser des questions
quant à la manière dont étaient nées des familles maraboutiques dans un milieu tribal bâti sur
la seule ‘a abiya avant d’évoluer vers la formation de tribus maraboutiques.
En somme, les deux réformes, celles de Sa‘âda et de Qâsim, entamées au nom de la Sunna
avaient eu lieu en même temps ou presque dans la première moitié du XIVe siècle. L’une
chez les Ka‘ûb sulaymites maîtres de la steppe qayrawanaise, l’autre chez les Dawâwida
riyâ , maîtres des campagnes du Zâb. Elles représentaient des aventures extrêmement
58
Il semble que les deux appellations de sunniyya et de fiyya étaient devenues synonymes à cette époque, du
moins dans ces zones excentriques de l’Intérieur. A. Bel parle à propos du conflit qui opposa Ibn Muznî aux
Sunniya d’ « insurrection soufie dans le Sud ; (qui) était conduite par un sûfi de olga, disciple de ‘Abd ar-
Rahmân a-Tâsûlî ». (A. Bel, « Le sûfisme en Occident musulman au XIIe et au XIIIe siècle de J.C. », dans
Annales de l’Institut d’Etudes Orientales (A.I.E.O), Tome I, 1934-1935, pp. 145-161).
59
Berbères, I, p. 84.
60
Il avait fait ses études sous la conduite d’Abû Mu ammad al-Zwâwî, l’un des principaux fuqahâ’ de Bidjâya,
(Berbères, I, pp. 84-85).
61
‘Ibar, p. 2345; Berbères, I, p. 85; Hafsides, II, p. 335.

12
intéressantes, « où apparaît clairement, écrit Brunschvig, l'éternel conflit entre nomades et
sédentaires, mais aussi entre nomades apparentés, où les motifs profanes s'imbriquent dans
des mobiles religieux et souvent les dominent, où s'entrecroisent les influences et
s'entremêlent les milieux sociaux »62. Dans un tel univers mental et psychologique comment
ne pas s’attendre à ce que le soufisme popularisé (soufisme de sens commun)63 trouve une
large diffusion ? N’apportait-il pas, que la conception d’un Dieu plus puissant que les esprits
démoniaques64, l’idée qu'Allâh pouvait transmettre à certains hommes une part de son
pouvoir, de sa baraka ? S’ajoutait à cela que l’absence d’un pouvoir politique fort et
cohérent semble avoir laissé un vide charismatique que des chefs tribaux nomades comme
Qâsim et Sa‘ada, anciens détrousseurs de caravanes avaient rempli en proposant à leurs
disciples une nouvelle alternative alliant ‘a abiyya et da‘wa.
C'est ainsi que pour la fin du XVe et le début du XVIe siècles, nous avons pu recueillir
quelques informations sur deux tribus maraboutiques ayant vu le jour au sein de deux
grandes tribus nomades de l’intérieur de l’Ifrîqiya : les Nemâmcha et les Fraîchîch situées de
part et d’autre de l’actuelle frontière tuniso-algérienne. Encore aujourd’hui, les Awlâd sidi
‘Abid et les Awlâd sidi Tlîl se donnent toujours pour nom patronymique, non pas la tribu
d’origine mais le nom de l’ancêtre fondateur de la zâwiya et de la famille maraboutique.
2-1-3 : La tribu maraboutique, une des conséquences de la diffusion des
idées soufies
La naissance des deux grandes tribus à caractère maraboutique : Awlâd sidi ‘Abîd et Awlâd
sidi Tlîl, presque au même moment, est un fait qui pourrait bien montrer l’état de
décomposition ethnique survenu après l’entrée en masse des tribus arabes Riyâh et Sulaym
dans un pays passé sous la domination des tribus nomades et semi-nomades à partir des XII-
XIIIe siècles. Les ancêtres éponymes ‘Abîd et Tlîl sont deux personnages historiques. Ils
s’étaient connus probablement dans la région du Zâb, foyer très actif, riche en modèles, en
stéréotypes et lieu idéal de retraite pour les âmes pieuses. Tlîl fut exhumé, et sa relique
transportée à Fériana par l’un de ses descendants, deux siècles au moins après sa mort, du
cimetière où il reposait à côté du corps de son shaykh ‘Abîd65. Quand et comment les deux
hommes s’étaient-ils rencontrés ? Sur ce point précis, comme sur beaucoup d’autres, nous
devons nous tourner, faute de mieux, vers les traditions hagiographiques véhiculées
oralement jusqu’à nos jours par leurs propres descendants66.

62
Hafsides, II, p. 336. Voir aussi sur le noyau central cultuel au Maghreb, G. Charles-Picard, Les religions de
l’Afrique antique, Plon, Paris, 1954 ; J. Toutain, Les cultes paëns dans l’empire romain, Rome 1967 ; F. Decret,
Carthage ou l’empire de la mer, coll. Points, ed. Seuil, Paris, 1977, pp. 130-152.
63
Terme utilisé dans le sens de savoir de sens commun ou représentation sociale du soufisme. Voir à propos de
cette notion voir D. Jodelet (sous la direction de), Les représentations sociales, PUF, Paris, 1993.
64
Dans la sourate al-falaq par exemple.
65
Après un voyage fatigant et difficile et d'interminables tractations qui firent intervenir des saints morts et des
chefs de tribus, Ahmed Tlîlî parvint, enfin, à transférer les reliques de son ancêtre et l’ancêtre éponyme de la
tribu de Tlîl de chez les Awlâd sidi ‘Abîd à Fériana le 6 rabî ‘ Ier 1145/27 août 1732.
66
En fait les descendants de Tlîl, dont M. Tahar Ltîfî, Mûjiz fî târîkh sidî Tlîl wa-l-a‘lâm min abnâ’ihi,
Kasserine, 1987, font remonter l’apparition de leur ancêtre dans la région à la première moitié du IX/XVe siècle,
en se basant sur un pseudo texte émanant du sultan A mad al-Haf î et de l'émir Mu ammad b. ‘Ali al-Haf î,
écrit en 849/1445. Cette date correspond au règne de l’émir ‘Uthmân et non aux noms des sultans nommés par le
document cité. Sur cette question voir M. Tlîli, Al-Shaykh Amad Tlîlî, hayâtuhu wa âthâruhu, C.A.R.,
Université de Tunis, Tunis, 1988.

13
‘Abid et Tlîl sont toujours considérés par les leurs comme shurfa67, mais l’un serait
hâshimite et descendrait de Fatima fille du Prophète, l’autre serait umayyade (sic) et aurait
pour ancêtre le troisième calife ‘Uthmân ibn ‘Affân al-Umawî. D’après les traditions
communément admises chez les descendants des deux shaykh-s ‘Abîd est fils de Khdhîr b.
‘Abd al- ‘Aziz, b. Sulaymân, b. Sâlim b. Ibrâhim, b. ‘Abd al- alîm b. ‘Abd al-Karîm b. ‘Isâ
b. Mûsâ b. ‘Abd as-Salâm b. Mu ammad b. ‘Abd al-Djabbâr b. Mu ammad b. A mad b.
‘Abd Allâh b. Mawlây Idrîs al-A ghar b. Idrîs al-Akbar b. Mawlây ‘Abd Allâh al-Kâmil b.
al- asan al-Muthannâ b. al- asan al-Sabt b. ‘Alî b. Abî Tâlib et Fâtima az-Zahrâ’ fille du
Prophète68. Quant à Tlîl, il est fils de Na r b. ‘Abd Ar-Ra îm b. ‘Abd Allâh b. Mubârak b.
al-Qâsim b. Na r b. ‘Ali b. A mad b. ‘Abd al-‘Azîz b. Mu ammad b. ‘Umar b. Ibrâhîm b.
âli b. Shubâla b. al- imyar b. ‘Abd al-Ghaffâr b. Abî Bakr b. Zayd Ibn ‘Amr b. ‘Uthmân
b. ‘Affân69.
Il est très difficile d’établir avec certitude la moindre date. Cependant, les quelques
éléments qui avaient résisté à l’usure du temps pourraient rattacher les deux hommes à une
époque plus ou moins probable. En effet, les traditions recueillies aussi bien chez les Awlâd
sidi ‘Abîd que chez les Awlâd sidi Tlîl s’accordent pour dire que les deux hommes s’étaient
rencontrés. Mieux, Tlîl était l’un des nombreux disciples de ‘Abîd. Ils avaient été tous deux
gendres du marabout a‘qûb al-Djanhânî. Et heureusement pour l’histoire sociale de la
région, l’un des descendants de Tlîl, son cinquième petit-fils, A mad, s’était fait un nom
parmi les lettrés de l’Intérieur et a laissé une autobiographie avec des dates précises. A mad,
est né vers 1708-9. Cinq générations le séparent de son ancêtre Tlîl. En supposant qu’une
quarantaine d’années70 séparerait une naissance de celle qui la précède immédiatement, la
période d’existence de Tlîl se situerait entre la deuxième moitié du XVe siècle et la première
moitié du XVIe ; celle de ‘Abîd se serait passée pendant le XVe siècle.
Sâlim et Khdhîr avaient introduit le ta awwuf au sein de la famille et avaient légué à ‘Abîd
un capital culturel hautement apprécié en milieu bédouin : savoir lire le Coran, le réciter et
savoir écrire. La trajectoire de vie de Sâlim, qui aurait vécu dans la deuxième moitié du
XIIIe siècle, représente un élément significatif de cette représentation de la quête du savoir
qui fait passer ahl-a - alâ (les gens de bien), à un moment de leur vie de mystique, par les
foyers considérés dans la représentation de l’époque comme les plus importants du
soufisme : Oued Dhrâ‘a, as-Sâqiya al- amrâ’ et Tlemcen où repose le corps de sidi Abû
Madyan Shu‘ayb.
Sâlim avait quitté as-Sâqiya al- amrâ’ pour la zâwiya de l’Oued Dhrâ‘a, de là il partit pour
Tlemcen, probablement dans le village d’al-‘Ubbâd pour accomplir le pèlerinage. Dans cette
ville il aurait été sollicité, à titre de meddeb (maître), pour faire réciter le Coran aux enfants.
67
Nous traduisons ici la représentation du sharaf chez les descendants des deux shaykh-s. Ainsi, même s'ils ne
disent descendre que de l'Umayyade 'Uthmân, troisième khalife de l'Islâm, les Awlâd sidi Tlîl se considèrent-ils
toujours comme shurfa ou ashrâf.
68
Cette généalogie qui est la plus complète de toutes celles présentées ailleurs, nous la tenons de l’un des
descendants de sidi ‘Abîd : al-Hâdi Bashwât, Kitâb at-ta‘rif bi ash-shaykh sidi ‘Abîd ash--sharîf, éd. Association
des Shurfa’ de Bir al ‘Atir-Tebessa, Algérie 1997, p. 7 ; voir aussi les généalogies dans P. Murati, Le
maraboutisme ou la naissance d’une famille ethnique dans la région de Tebessa, Tebessa 1935-36 ; L. Ch
Feraud, « Notes sur Tebessa », dans Revue Africaine, 1874, 18e année, pp. 430-473.
69
Cette généalogie est établie par M. T. Latifi, op.cit., p. 4. Sur ce genre de généalogies assez répandues chez
certaines familles maraboutiques nous nous plaçons du côté du faqih Ibn ‘Arafa (S.Ghrab, Ibn ‘Arafa wa-l-
manza‘ al-‘aqlî, Tunis 1993, p. 30), d’Ibn Khaldûn, de R. Brunschvig, et de M. Tlîlî, op.,cit., pp. 70-77 pour sa
critique de la généalogie de Tlîl. Ils s’accordent tous pour dire qu’il est très difficile, en l’absence de sources
sûres et vu les avantages multiples obtenus en se disant sharîf depuis le XVe-XVIe siècle, de se fier à ce genre
de généalogies.
70
Nous estimons que 40 années n'est pas l'intervalle "idéal", mais nous avons pris ce chiffre pour essayer de
nous rapprocher au mieux des dates avancées pour l'apparition de Tlîl dans la région.

14
Son fils Sulaymân laissa douze garçons, trois d’entre eux restèrent à Tlemcen, les autres
s’étaient éparpillés dans tout le Maghreb : a yâ et ‘Abd al- aqq dans le Hoggar et les
pérégrinations de Khdhîr l’emmenèrent à Tozeur dans le Djarîd tunisien. Comme tous les
lettrés de son temps dans cet Intérieur excentrique, il devait pouvoir réciter par coeur le
Coran, savoir quelques éléments de fiqh et posséder surtout une culture ésotérique simple,
matérialisée par quelques pratiques cultuelles qui ne risquaient pas de passer inaperçues en
milieu populaire : dhikr, awrâd, zuhd expressif et recommandations pieuses pour quitter
l’ici-bas dans la meilleure posture.
Dans un acte ultime de purification de l’âme, Khdhîr prit le chemin de la Mecque, de là, il
se dirigea vers Baghdâd où se trouve le maître des muta awwifa ‘Abd al-Qâdir al-Djilâni (al-
Djîlî) pour puiser aux sources. En effet, comment aller à al-‘Ubbâd puis à la Mecque et ne
pas se recueillir longuement devant la tombe du patron de ce qui allait devenir la puissante
confrérie mystique des Qâdiriya71.
Auréolé de la baraka du âdj et de celle de mystique qâdirî, Khdhîr était en mesure d’en
montrer les manifestations par des karâmât. Il aurait soigné, par sa seule baraka, la fille du
chef des Hamâmma, ‘Abd al-‘Aziz ibn Hammâm, d’une maladie déclarée incurable par les
médecins72, et finit par épouser sa patiente qui lui donna ‘Abîd, A mad et Ghazâla.
Nous sommes probablement à la fin du XIVe-début XVe siècles, Khdhîr retourna en
Pèlerinage. Surpris par la mort, il n’en reviendra pas. Accompagnée de ses trois enfants,
Hania rejoignit quelques parents à elle qui étaient au Djebel Foua73. Pourquoi n’était-elle pas
restée dans sa tribu les Hamâmma, au sud de Gafsa ? L’hagiographe n’en dit pas un mot.
Pourquoi le Djebel Foua ? Ici la dimension plausible du récit réapparaît. Le lieu avait
vraisemblablement reçu pour un temps plus ou moins long ‘Abîd lors de sa retraite pieuse.
En effet, les traditions s’accordent pour dire que ‘Abîd avait passé une bonne partie de sa
vie en ermitage dans cette montagne. Sâlim, au lieu d’être comme le veut la tradition
l’illustre ancêtre mort à Tlemcen, serait plutôt le fondateur, au début du XIVe siècle, d’une
zâwiya à Nagrîn, sur la route la plus fréquentée du Sud, qui mène du Djarîd vers le Zâb en
passant par Khangat sidi Nâdji et Biskra, et dans laquelle avait séjourné ‘Abîd. De là,
remontant vers le nord, il (‘Abîd) choisit pour résidence le sommet du Djebel Foua. Il s’y
construisit une cabane en pierres qui existe encore aujourd’hui et y passa quarante ans
éloigné du commerce des hommes et livré aux pratiques de la dévotion la plus austère.
L’excentricité de la vie solitaire de sidi ‘Abîd, la sagesse dont il fit toujours preuve et
quelques miracles qu’il avait su accomplir à propos attirèrent au bout de peu de temps à son
ermitage une foule de pèlerins et lui valurent un tel renom de sainteté qu’aujourd’hui encore

71
Sur le grand sûfi de l'ère post-ghazalienne de Baghdâd ‘Abd al-Qâdir al-Djilâni (VI/XIIe siècle), voir plus
particulièrement Jacqueline Chabbi, ‘Abd al-Qâdir al-Djilani personnage historique », dans Studia Islamica, 38,
1973, pp. 75-106.
72
Hâdi Bashwât, op. cit., p. 10. Le caractère hagiographique est bien sûr largement dominant dans ce que
rapporte l’auteur. Car comment croire qu’à cette époque et en milieu rural se trouvaient des médecins ? Pensait-il
à ce qui s’appelle bîb ‘arbî : ces thaumaturges qui puisaient leur savoir dans des abrégés (mukhtasarât) comme
celui de Sayû i, Kitâb ar-Ra ma fi at-tib wa-l- ikma, éd. Dâr al-fikr, sans date.
73
Le Djebel Foua culmine à 1484 m. et se trouve en pays des Nemamcha au sud de Tebessa, près de la frontière
tuniso-algérienne. Il est situé dans une zone qui a connu plusieurs civilisations dont celle des Romains. Voici ce
qu’en dit Ch. Feraud : Au pied de la grande montagne de Foua à deux journées de marche et à une de Bir al-
‘Ater, on retrouve les vestiges d’une grande ville, au milieu de laquelle s’élève comme un Dieu therme un
mausolée en pierres de taille assez bien conservé de 6 à 7 mètres de hauteur, que les indigènes appellent Soumâa
bent al- ‘Abri (le clocher de la fille du géant). Un bois de pins maritimes couronne le sommet de Foua. C’est le
bois sacré du Marabout Sidi Ubeid que la croyance religieuse et un respect superstitieux ont conservé intact, à
côté des besoins continuels d’une population nomade et conséquemment dévastatrice. » (Feraud, « Notes sur
Tebessa », Revue Africaine, 18, 1874, p. 465).

15
la montagne qu’il habita est considérée comme maraboute et que les indigènes en respectent
scrupuleusement les forêts et les animaux qui y vivent »74.
Le témoignage recueilli par Féraud sur le walî ‘Abîd, date du dernier quart du XIXe siècle.
Il a l’avantage de donner quelques faits révélateurs de la représentation de leur ancêtre chez
les Awlâd sîdî ‘Abîd. Cette représentation ne doit pas être trop loin de la réalité. Elle en est
une déformation certes, mais elle nous renseigne sur l’itinéraire mystique du shaykh soufi
‘Abîd qui devait être plutôt un ascète dynamique et un être social bien accepté par ses
disciples et ses contribules.
Il serait légitime de penser que les pérégrinations emmenaient ‘Abîd chez les Riyâ de
l’Oued Rîgh et du Sûf ; de là, il se rendait dans le Djarîd (Nafta, Tozeur). Sa renommée
d’homme de bien (radjul âli) doué de baraka, et de « savant », le précédait là où il allait.
En effet, dans ce sud qui va du Djarîd au Zâb les idées soufies, sous les couleurs de la Sunna,
avaient fait école et avaient créé des attentes à satisfaire et des représentations positives du
« savant-faqih, âlim al-bâ in wa - âhir » ; à ces attentes le shaykh ‘Abîd répondait par des
karâmât. En plus de sa qualité de thaumaturge et d’intercesseur pour que des femmes stériles
aient des enfants, la représentation sociale du saint nous le montre intervenant auprès d’une
tribu contre une autre soutenue par un autre saint. Féraud rapporte la tradition suivante : lors
d’un conflit qui opposa deux tribus tunisiennes, les Banû Zîd et les Hamâmma, ces derniers
implorèrent la protection du walî sidi ‘Abîd contre leurs adversaires que soutenait sidi
Guenâwa un autre saint. Au moment où les deux parties en venaient aux mains, une
détonation épouvantable partit du Djebel Foua et un projectile colossal en calcaire provoqua
l’effondrement de la zâwiya de sidi Guenâwa.
Nul doute que l’historien se trouve ici sur le registre du merveilleux, mais il est surtout face
à des éléments de représentation qui se rapportent à deux réalités, l’une sociale et l’autre
psychologique, qui s’entremêlent : un conflit entre tribus réglé non, comme il était de
coutume, par les moyens classiques, mais par l’intervention énergique du saint. Ainsi, depuis
que les idées soufies avaient trouvé une large diffusion, le saint et ses karâmât n’avaient
cessé d’occuper une place de plus en plus centrale dans la représentation collective. Ce qui
est en soi un fait révélateur des prédispositions mentales à accueillir favorablement de telles
idées.
Toutefois, une question reste posée : comment Tlîl avait-il pu rencontrer ‘Abîd pour ne plus
le quitter et finir par être enterré dans le même cimetière que lui ? Là encore nous ne
pouvons qu’émettre des hypothèses qui restent probablement invérifiables. En effet, après
des années de retraite partielle qui ne l’empêchaient pas de descendre de temps à autre des
hauteurs du Djebel Foua pour aller chez les tribus voisines, et n’étant plus assez jeune pour
escalader sans peine la montagne, ‘Abîd revint s’établir dans la plaine. Il s’installa sous une
tente et se fit entourer par ses neveux et quelques uns de ses disciples. Ce fut probablement
le premier noyau de ce qui allait devenir le groupe ethnique des Awlâd sidi ‘Abîd.
Accompagné de ses disciples, il fit plusieurs voyages dans tout le Sud, l’Oued Rîgh et le
Sûf où il s’attacha de nombreux disciples dont probablement Tlîl qui était venu le rejoindre
plus tard dans sa zâwiya sur les bords de l’oued Guentis. Le jeune Tlîl subjugua ‘Abîd par
son énergie et son intelligence. Il devint vite le disciple le plus proche de son cœur, auquel il
transmit sa baraka,et son secret mystique puis il l’ordonna dans la diffusion de son
enseignement dans l’Aurès et plus au sud dans le Désert où les Hanâncha, les Nemâmcha et
d’autres tribus Riyâ avaient l’habitude d’installer leurs quartiers pendant l’hiver. Ces liens

74
L. Ch. Féraud, art. cit., p. 466 ; Voir aussi Bashwât qui ne parle que de 16 ans passé en ermitage au Djebel
Foua.

16
de disciple à shaykh allaient être consolidés par un autre lien aussi important que le premier :
ils avaient épousé tous deux les soeurs Djan ânî.
Après la disparition de ‘Abîd, son neveu ‘Abd al-Malik b. A mad s’occupa de la zâwiya
pour continuer à diffuser l’enseignement de son shaykh. ‘Abd al-Malik avait à lui seul, dix-
huit garçons. La grande famille était née et plus tard avait pris corps la tribu maraboutique.
Quant à Tlîl, il resta au sein de cette tribu et eut de son mariage ‘Ali, Qâsim , ‘Abd ar-Ra îm
et ‘Abd Allah75 qui quittèrent plus tard la région pour aller du Zâb au Djarîd tunisien (Mîdâs,
Nafta, Tozeur), à Gafsa ou à Fériana, enseigner le Coran et diffuser la Sunna 76.
En guise de conclusion, il nous semble utile de rappeler qu'en Pays nomade, pays
excentrique et sous domination des A'râb, l’apparition, dès le XIVe siècle, de familles
maraboutiques qui avaient donné naissance à des tribus nouvelles n’ayant pour origine que le
nom du saint patronyme et pour élément fédérateur que le couple ‘a abiyya-da‘wa, n'a pas
été étrangère à un autre phénomène inhérent aux décompositions et recompositions
ethniques depuis l’arrivée des Banû Hilâl et des Banû Sulaym sur le territoire de l’Ifriqiya.
Mieux, ces nouvelles entités tribales semblent avoir pris progressivement de l'ampleur avec
le renforcement de la confédération des Hanâncha et de l'Etat maraboutique des Shâbbiya
qui devaient exercer leur prépondérance dans la région située entre al-Qayrawân et le sud du
Zâb, en passant par Fériana et le Djarîd, région que nous avons appelée, par commodité,
Pays des nomades.

75
M. Tlîlî, op. cit., p. 62 ; pour M.T. Ltîfî, op., cit. pp. 12-14, Tlîl aurait, en plus des quatre enfants cités, quatre
autres moins connus : Zâyid, Marzouq, al-Fqih et une fille Hilâla. De Qâsim descendent les awliyâ’ : ‘Abd al-
Latif, ‘Abbes et Ahmad Tlîlî, de la lignée directe de ‘Abd ar-Rahmân b. Qâsim et Rabah b. Qâsim. Nous avons
retenu les noms que, plus tard, sidi Ahmad Tlîlî allait regrouper ensemble autour du sanctuaire de sidi ‘Abbâs à
Feriana.
76
Si les reliques de Sidi Tlîl avaient été transférées au XVIIIe siècle à Feriana, le corps de Sidi ‘Abd ar-Rahîm
est toujours dans le cimetière de Sidi ‘Abîd au sud de Tebessa en Algérie.

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