Marcel Aymé - Le Loup
Marcel Aymé - Le Loup
Marcel Aymé - Le Loup
I Le loup en visite
3 Comme les petites lui tournaient le dos, le loup donna un coup de nez sur
le carreau pour faire entendre qu'il était là. Laissant leurs jeux, elles vinrent à
la fenêtre en se tenant par la main.
« Bonjour, dit le loup. Il ne fait pas chaud dehors. Ça pince, vous savez. »
La plus blonde se mit à rire, parce qu'elle le trouvait drôle avec ses oreilles
pointues et ce pinceau de poils hérissés sur le haut de la tête. Mais Delphine
ne s'y trompa point. Elle murmura en serrant la main de la plus petite :
« C'est le loup.
— Le loup ? dit Marinette, alors on a peur ?
— Bien sûr, on a peur. »
4 Tremblantes, les petites se prirent par le cou, mêlant leurs cheveux blonds
et leurs chuchotements. Le loup dut convenir qu'il n'avait rien vu d'aussi joli
depuis le temps qu'il courait par bois et par plaines. Il en fut tout attendri.
« Mais qu'est-ce que j'ai? pensait-il, voilà que je flageole sur mes pattes. »
5 À force d'y réfléchir, il comprit qu'il était devenu bon, tout à coup. Si bon
et si doux qu'il ne pourrait plus jamais manger d'enfants.
Le loup pencha la tête du côté gauche, comme on fait quand on est bon, et
prit la voix la plus tendre :
« J'ai froid, dit-il, et j'ai une patte qui me fait bien mal. Mais ce qu'il y a,
surtout, c'est que je suis bon. Si vous vouliez m'ouvrir la porte, j'entrerais me
chauffer à côté du fourneau et on passerait l'après-midi ensemble. »
3 Les petites étaient ennuyées de savoir que le loup avait froid et qu'il avait
mal à une patte. La plus blonde murmura quelque chose à l'oreille de sa sœur,
en clignant de l'œil du côté du loup, pour lui faire entendre qu'elle était de son
côté, avec lui. Delphine demeura pensive, car elle ne décidait rien à la légère.
« Il a l'air doux comme ça, dit-elle, mais je ne m'y fie pas. Rappelle-toi Le
loup et l'agneau... L'agneau ne lui avait pourtant rien fait. »
4 Et comme le loup protestait de ses bonnes intentions, elle lui jeta par
le nez :
« Et l'agneau, alors ?... Oui, l'agneau que vous avez mangé ? »
Le loup n'en fut pas démonté.
« L'agneau que j'ai mangé, dit-il. Lequel?
Il disait ça tout tranquillement, comme une chose toute simple et qui va
de soi, avec un air et un accent d'innocence qui faisaient froid dans le
clos.
« Comment ? vous en avez donc mangé plusieurs ! s'écria Delphine. Eh
bien ! c'est du joli !
— Mais naturellement que j'en ai mangé plusieurs. Je ne vois pas où est
le mal... Vous en mangez bien, vous ! »
Il n'y avait pas moyen de dire le contraire. On venait justement de
manger du gigot au déjeuner de midi.
5 « Allons, reprit le loup, vous voyez bien que je ne suis pas méchant.
Ouvrez-moi la porte, on s'assiéra en rond autour du fourneau, et je vous
raconterai des histoires. Depuis le temps que je rôde au travers des bois
et que je cours sur les plaines, vous pensez si j'en connais... Rien qu'en
vous racontant ce qui est arrivé l'autre jour aux trois lapins de la lisière, je
vous ferai bien rire. »
4 Cependant, Delphine regardait le loup qui s'en allait clochant sur trois
pattes, transi par le froid et par le chagrin. Prise de remords et de pitié,
elle cria par la fenêtre :
« Loup ! on n'a plus peur... Venez vite vous chauffer ! »
Mais la plus blonde avait déjà ouvert la porte et courait à la rencontre
du loup.
« Mon Dieu! soupirait le loup, comme c'est bon d'être au coin du feu. Il
n'y a vraiment rien de meilleur que la vie en famille. Je l'avais toujours
pensé. »
4 La joie prit fin vers le soir, quand il fallut songer au départ du loup.
Les petites avaient envie de pleurer, et la plus blonde suppliait :
« Loup, reste avec nous, on va jouer encore. Nos parents ne diront rien,
tu verras...
— Ah non ! disait le loup. Les parents, c'est trop raisonnable. Ils ne
comprendraient jamais que le loup ait pu devenir bon. Les parents, je les
connais.
— Oui, approuva Delphine, il vaut mieux ne pas t'attarder. J'aurais peur
qu'il t'arrive quelque chose. »
V « Si on jouait au loup ? »
2 Les trois amis avaient tant à se dire qu'avant de songer aux jeux, ils
s'assirent à côté du fourneau. Le loup ne savait plus où donner de la tête.
Les petites voulaient savoir tout ce qu'il avait fait dans la semaine, s'il
n'avait pas eu froid, si sa patte était bien guérie, s'il avait rencontré le
renard, la bécasse, le sanglier. Marinette proposa une partie de cheval. Le
loup se donna au jeu avec plus d'entrain encore que le jeudi précédent.
La partie de cheval terminée, Delphine demanda :
« Loup, si on jouait au loup ? »
3 Le jeu était nouveau pour lui, on lui en expliqua les règles, et tout
naturellement, il fut désigné pour être le loup. Tandis qu'il était caché
sous la table, les petites passaient et repassaient devant lui en chantant le
refrain :
« Promenons-nous le long du bois, pendant que le loup y est pas. Loup,
y es-tu ? m'entends-tu ? quoi fais-tu? »
Le loup répondit en se tenant les côtes, la voix étranglée par le rire :
« Je mets mon caleçon. »
Toujours riant, il disait qu'il mettait sa culotte, puis ses bretelles, son
faux col, son gilet. Quand il en vint à enfiler ses bottes, il commença
d'être sérieux.