Location via proxy:   [ UP ]  
[Report a bug]   [Manage cookies]                

1880 - Croquis Algériens Par Charles Jourdan

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 314

Croquis algériens par Charles

Jourdan

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France


. Croquis algériens par Charles Jourdan. 1880.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart


des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le
domaine public provenant des collections de la BnF. Leur
réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet
1978 :
- La réutilisation non commerciale de ces contenus ou dans le
cadre d’une publication académique ou scientifique est libre et
gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment
du maintien de la mention de source des contenus telle que
précisée ci-après : « Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale
de France » ou « Source gallica.bnf.fr / BnF ».
- La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait
l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la
revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de
fourniture de service ou toute autre réutilisation des contenus
générant directement des revenus : publication vendue (à
l’exception des ouvrages académiques ou scientifiques), une
exposition, une production audiovisuelle, un service ou un produit
payant, un support à vocation promotionnelle etc.

CLIQUER ICI POUR ACCÉDER AUX TARIFS ET À LA LICENCE

2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de


l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes
publiques.

3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation


particulier. Il s'agit :

- des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur


appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés,
sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable
du titulaire des droits.
- des reproductions de documents conservés dans les
bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont
signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque
municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à
s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de
réutilisation.

4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le


producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du
code de la propriété intellectuelle.

5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica


sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans
un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la
conformité de son projet avec le droit de ce pays.

6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions


d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en
matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces
dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par
la loi du 17 juillet 1978.

7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition,


contacter
utilisation.commerciale@bnf.fr.
CROQUIS

PAR

PARIS
A. QUANTIN, IMPEIMEUR-ÉDITEUE
7, EUE SAINT-BENOIT
1880
CROQUIS ALGÉRIENS

EN ROUTE

Et tout d'abord, pour voir Alger, prenons la peine d'y


aller ; le voyage n'a rien de fatigant quand on le fait
en pantoufles; vous verrez que cette mer à traverser, si
effrayante pour beaucoup de gons, n'est pas, à tout
prendre, la mer à boire.
Nous voici à Marseille; dans une heure le paquebot
des Messageries partira. Dirigeons-nous vers la Juliette,
où le navire jette déjà au vent son panache de fumée.
C'est l'été, la tente est dressée sur le pont, le couvert
est mis dans le vaste salon où cent cinquante convives
pourraient tenir à l'aise. Quel dommage qu'une si belle
habitation ait un plancher si vacillant!
Ne pensons pas à cela et profitons de l'immobilité de
notre nouvelle demeure pour procéder à l'installation de
2 CROQUIS ALGÉRIENS.

nos paquets. Voici la cabine, avec son lit étroit, sa


toilette d'acajou, ses porte-manteaux et son pliant.
Rien ne manque, pas même la cuvette, hélas! ustensile
indispensable au voyageur novice, et que la prévoyance
du constructeur a placée à portée de la main.
Oh ! oh ! que voyons-nous accroché au plafond ? Des
bouées de sauvetage! Une par personne, c'est le règle-
ment. En cas d'accident, chacun monte sur le pont avec
ce gros cerceau rembourré. Brrr!... Si nous descendions
à terre, il est encore temps. Bah! la blancheur de ces
engins prouve qu'ils n'ont jamais servi à personne. Sans
plus tarder, aérons cette chambre à coucher microsco-
pique ; on ne viendra que trop tôt visser le gros verre
de montre qui sert de fenêtre, le hublot, pour parler
comme les marins.

Le sifflet retentit; vite sur le pont! il faut assisterai!


départ. Les lourdes chaînes des amarres courent en
fouettant les bastingages de leurs noeuds de fer; un flot
d'écume bouillonne à l'arrière ; le navire tremble. Nous
sommes en route.
La terre semble s'éloigner. On distingue bientôt dans
leur ensemble ces côtes arides de la, Provence, monta-
gnes de pierre que l'industrie et le travail de l'homme
ont transformées en jardin d'endroit en endroit. Quelques
toits rouges scintillent encore au milieu de la verdure
CROQUIS ALGERIENS. 3

des collines d'Endoume. Regardez, tout s'efface graduel-


lement ; ce n'est plus maintenant qu'une masse noire
qui coupe la ligne de l'horizon.
La vague devient plus forte, les passagers, tout à l'heure
réunis en groupes joyeux, se dispersent. Où vont-ils ? Ne
le demandez pas. Cependant les vaillants, les loups de
mer restent à contempler le grandiose spectacle du
coucher du soleil en pleine Méditerranée. Le vent souffle,
les feux s'éteignent un à un, seule la lanterne de la
passerelle semble veiller sur les passagers endormis,
tandis que le bruit sourd do la machine et le tintement
clair de l'heure coupent le grand silence.
Au retour du jour, la vie reprend avec un vacarme
infernal; on frotte, on gratte, on lave le pont du bateau.
C'est à faire prendre en horreur la propreté. Le sommeil
s'enfuit sous les coups redoublés de ces furieux travail-
leurs. Habillez-vous et montez, c'est le mieux que vous
puissiez faire; le spectacle de la plaine mer vous attend,
et c'est le seul moment où vous puissiez le contempler :
encore quelques tours d'hélice, vous verrez poindre au
loin la silhouette des îles Baléares.

A mesure que le vaisseau avance vous distinguez les


accidents de terrain, les clochers des églises qui dominent
la masse grisâtre des villages accrochés aux collines. La
moitié de la route est faite, demain au réveil nous verrons
4 CROQUIS ALGÉRIENS.

une autre terre, mais plus large et plus haute, et les


blanches maisons d'Alger nous apparaîtront comme les
marches d'un amphithéâtre gigantesque. Ah ! comme la
vue du port raffermit le coeur des moins braves! Avec
quel air pimpant ces jeunes voyageuses, qu'on n'avait
fait qu'entrevoir au départ, soitent de leur maussade
cabine.
Tout le monde est sur le pont; les paquets s'accumu-
lent auprès de la sortie qu'encombrent déjà les passagers
pressés de descendre. A peine a-t-on jeté l'ancre qu'une
foule de bambins à demi-nus vient vous assaillir. Par où
sont-ils montés? On l'ignore, l'échelle du bord n'est pas
encore descendue; mais ces petils-fils de pirates n'ont
pas besoin d'escalier pour escalader les bastingages d'un
navire. Ils surgissent de toutes parts avec leur burnous
en haillons et leur figure brunie. Ce sont des enfants
indigènes que nous aurons tout le temps d'examiner, car
on les rencontre à chaque pas dans la ville. Bornons-nous
pour l'instant à défendre nos sacs et nos valises contre
cette horde de petits portefaix improvisés.

Rien de joyeux comme l'arrivée d'un paquebot de


France dans un de nos ports d'outre-mer. A peine le
navire est-il arrêté qu'une multitude de barques l'en-
tourent. Des parents, des amis viennent à la rencontre
des voyageurs. On ne voit que figures radieuses, que
CROQUIS ALGERIENS. 5

mouchoirs qui s'agitent, que mains qui se cherchent.


Entre les arrivants et le petit groupe des barques,
s'établit un échange de gais propos, de questions et de
rires. On se parle, on s'appelle. Qui songe maintenant aux
souffrances de la route?
LE MARCHE

Alger, qui a depuis fort longtemps un théâtre superbe,


ur. boulevard grandiose porté par des voûtes gigantesques,
une cathédrale massive, des escaliers de granit, un lycée
immense et des fortifications très compliquées, ne possède
un marché couvert que depuis la fin de 1879. C'était, et
c'est encore de préférence, sur une place de la ville,
appelée la place de Chartres, que les marchands viennent
se grouper chaque matin, apportant avec eux les planches
nécessaires à leur installation et le parapluie, ou le
morceau de toile, qui doit les abriter du soleil en été et
des averses en hiver. Si cette organisation primitive
laisse beaucoup à désirer au point de vue du confort et
de la commodité, par contre, elle se prête admirablement
au pittoresque et le marché est une des curiosités que
l'étranger ne manque pas d'aller voir.
CROQUIS ALGÉRIENS. 7

La place elle-même n'a rien qui vaille la peine d'être


décrit ; c'est un grand rectangle flanqué d'arcades sur
trois côtés et dominé par des maisons d'une vulgarité
désespérante.
Au milieu s'élèvent un bassin et une grande vasque
en pierre que l'on décore du nom de jet d'eau, et
auxquels il ne manque, pour mériter ce nom, que des
eaux jaillissantes. Autrefois des arbres abritaient la déso-
lante sécheresse de ce monument aquatique; mais,
trouvant sans doute que cela lui portait ombrage, l'admi-
nistration les fit jeter bas. Aujourd'hui quatre kiosques
minuscules, au toit pointu, remplacent la verdure défunte
et servent de boutiques à des commerçants israélites.
Ne nous arrêtons pas plus longtemps aux décors.
Voyons la scène.

Il est trois heures du matin, et tandis que les citadins


reposent, tout un monde, de maraîchers et de produc-
teurs s'achemine lentement vers la ville. Peu ou pas de
Français, mais beaucoup d'Espagnols, de Mahonnais et
d'Arabes. Si vous avez passé la veille sur la route qui,
bordant la mer, laisse entre elle et les premières assises
des collines les jardins du Hamma, vous avez pu voir,
au bord des grands bassins que remplissent des norias,
les préparatifs du marché du lendemain. Filles et garçons,
courtement vêtus et bras nus, lavent à grande eau des
S CROQUIS ALGERIENS.

monceaux de salades, de carottes, de navets, de radis,


de patates, que leurs mains vigoureuses accumulent en
meules sur les larges bords du réservoir. Rien de gai
comme cet étalage improvisé, jetant ses notes vives au
milieu du joyeux labeur de la famille. Ah! comme ils
travaillent tous de bon coeur! c'est plaisir de les voir!
les plus petits rangent dans des corbeilles d'osier des
tomates plus rouges que leur ceinture, des poivrons verts,
des aubergines violettes; il y a là toute une palette aux
tons heurtés qui ferait le bonheur d'un impressionniste!
Mais, j'oublie qu'il est trois heures du matin et que
nous avons autre chose à voir. Les voitures chargées,
balançant leur lanterne fumeuse accrochée au brancard,
roulent lentement vers la cité, pèle-mèle avec les mulets
et les ânes, dont les volumineux fardeaux se heurtent à
chaque instant. Parfois une troupe plus étrange dépasse
les lents véhicules. Ce sont des Kabyles poussant devant
eux leurs petits bourriquots. Ils viennent par bandes,
après deux jours de marche, vendre à Alger ce joli
raisin doré de Kabylie, dont le petit grain transparent est
sans pépins.

Enfin l'on arrive, le jour pointe à peine que déjà l'ani-


mation règne dans tous les coins de la place. On parle-
mente, on discute, on se dispute même un peu, c'est
l'heure des grosses transactions; les revendeurs achètent
CROQUIS ALGÉRIENS. 9

aux producteurs, et cela ne peut se faire sans quelque


bruit. On se bouscule aussi, car la rue étroite qui dessert
le marché d'un côté et l'escalier qui lui donne accès de
l'autre sont également incommodes et insuffisants.
Quoique l'aube paraisse à peine, on n'a pas de temps à
perdre pour caser et parer la marchandise. Là, entre
quatre planches, ce sont des melons qu'on accumule et
que leur forme et leur couleur feraient plutôt prendre
pour des munitions d'arsenal que pour des fruits
inoffensifs. Mais sommes-nous sur une place de guerre?
Voilà que l'on dresse ici une pyramide d'obus formidables.
Rassurez-vous, ce sont de très bénignes pastèques
grosses comme des dames-jeannes et quo l'on vendra
tout à l'heure pour quelques sous. Plus loin, les sacs de
pommes de terre se rangent en bon ordre, tandis qu'à
côté s'élèvent en savants échafaudages les figues noires et
blanches, les grappes blondes et brunes, les pèches
dures, etc. Légumes et fruits finissent bientôt par couvrir
le sol et par encombrer les petites estrades que chacun
vient d'improviser.

Sous les arcades, les boutiques s'ouvrent ; on suspend


les quartiers de boeufs aux crochets de fer, on découvre
les larges fromages, on roule jusqu'au seuil les tonneaux
d'anchois et de harengs, on pousse contre la vitrine les
mottes de beurre, les jambons, les carrés de lard. Entrez,
1.
10 CROQUIS ALGERIENS.

mesdames, faites-vous servir! Mais, personne ne vient


encore.
Laissez au moins aux fleuristes le temps de dresser
leur reposoir fait de jasmin, de lauriers-roses, de lages-
troemias, de patchoulis, de grenadiers et de verveine.
Attendez aussi que ces bons Arabes, indolents et graves,
aient aligné devant eux leurs « karmousses-in-sara » ou
figues de Barbarie. Un sou le tas, c'est un prix fait
depuis la conquête, et le tas se compose de sept à huit
en moyenne.
Vous connaissez ce fruit, ayant la forme et la dimen-
sion d'un gros oeuf. On le rencontre dans le Midi, mais
il y est toujours un peu à l'état do curiosité. En Algérie,
il abonde, toutes les haies en sont garnies, et les indi-
gènes en font une consommation et un commerce consi-
dérables. Pas un coin de rue où l'on n'en vende.
Cette industrie doit pourtant être peu productive, car
le pauvre diable qui s'y livre est chargé d'ouvrir chaque
figue, et n'oubliez pas qu'il y en a huit au paquet. Les
piquants imperceptibles dont elles sont armées rendent
la besogne assez délicate; mais les marchands s'en ac-
quittent avec beaucoup d'adresse. Par deux incisions, ils
font tomber chaque extrémité, puis ils pratiquent une
fente dans le sens de la longueur, et, saisissant les bords
de la peau, ils dépouillent le fruit et vous le présentent
sur sa pulpe ouverte. Dans un instant, les amateurs vont
CROQUIS ALGÉRIENS. 11

arriver, soldats, ouvriers et bourgeois, et les tas vont


disparaître comme par enchantement. Hélas ! ils ne dis-
paraissent que trop, car à cette époque de l'année, les
hôpitaux se remplissent de malades imprudents qui n'ont
su résister ni à la douceur, ni au bon marché des « kar-
mousses ». Le produit du cactus est parfaitement inof-
fensif, lorsqu'on le consomme en petite quantité, mais il
contient une telle profusion de pépins que, pris à grande
dose, il occasionne de sérieux inconvénients.
Tandis que je me livre à une dissertation médico-
botanique, le soleil monte sur l'horizon. Il fait grand
jour, le marché est prêt à recevoir son monde. La ville
s'éveille et a faim. Dans un instant, la foule envahira la
place. Nous reviendrons avec elle si le coeur vous en dit.
YAOULEDS ET MENAGERES

On ne s'aventure pas le matin, à Alger, dans les pa-


rages de la place où se tient le marché, sans être suivi et
accosté par une meute de petits indigènes en haillons.
— « Eh! monsieur Didon, viens porter?
— « Eh! madame Didon, c'est moi qui porte? »
Vous avez beau presser le pas, ces acharnés ne vous
quittent que lorsqu'ils ont la conviction intime que vous
n'allez pas faire vos provisions.
Le nouveau débarqué qui se voit ainsi entouré et inter-
pellé, dès sa première promenade matinale dans la rue
Bab-Azoun, s'arrête surpris devant les frimousses vrai-
ment amusantes de ces enfants. — « Viens porter quoi ? »
se demande-t-il, et puis : « Qu'est-ce qui peut bien leur
faire supposer que je m'appelle monsieur Didon?» Avant
que l'étranger ait trouvé le mot de l'énigme, la bande
CROQUIS ALGERIENS. 13

rieuse, voyant qu'elle a affaire à un simple oisif, tourne


les talons et va assaillir un autre passant.
Militaires ou bourgeois, dames ou servantes, sont l'objet
des mêmes propositions de la part des gamins arabes
exerçant la noble profession de commissionnaires. Et
commissionnaires patentés, s'il vous plaît! la plaque de
cuivre qu'ils portent au bras le prouve. Aussi avec quel
orgueil ils vous la montrent ! Un diplomate n'étale pas
avec plus de complaisance la rosette qui fleurit sa bou-
tonnière.
On prétend que l'Arabe et le Français n'ont aucun
point de ressemblance. C'est une erreur : tous deux ont
le même culte pour les colifichets officiels.

On sait qu'à peu près dans tout l'Orient les Français


sont désignés sous le nom de Didon. La reine de Car-
tilage n'en est pas la cause, comme pourraient le penser
des étymologistes superficiels. Il n'y a, au reste, à cher-
cher là ni racines grecques ni origines latines : nous
nous sommes baptisés nous-mêmes en nous apostro-
phant à tout propos par l'expression familière de « dis
donc!»
Les sobriquets ne naissent pas autrement.
C'est ainsi que nous avons fait un substantif unique
des mots arabes ya ouled : Eh ! l'enfant ! Un yaouled,
des yaouleds, c'est passé dans le vocabulaire des Algé-
14 CROQUIS ALGÉRIENS.
riens, et si le dictionnaire de l'Académie était plus com-
plet, on trouverait à la lettre Y :
« Yaouled, nom générique que l'on donne à tout
Arabe se tenant dans la rue à la disposition du public;
porteurs d'eau, cireurs de souliers, commissionnaires,etc.
— Prenez un yaouled avec vous. — Vous trouverez des
yaouleds sur la place. »
Tandis que les chefs arabes étaient en train de faire
des visites, lors de leur séjour à Paris durant l'Exposition,
ils auraient bien dû aller en corps demander aux immor-
tels la réparation de cette omission fâcheuse.
Il va sans dire que le yaouled n'a pas d'âge. De même
que les musulmans appellent Didon des Européens qui
n'ont jamais usé de cette locution, de môme nous traitons
d'enfants des hommes à barbe grise. C'est une conven-
tion, et nul ne s'en fâche. Pourtant le yaouled qui nous
occupe, celui qui veut absolument vous porter quelque
chose est généralement un bambin.
Les jambes et les bras nus, un pantalon déchiqueté,
serré à la ceinture, emprisonnant une chemise que ses
aventures multiples n'ont jamais conduite dans un ba-
quet de blanchisseuse, le petit chéchia crasseux sur le
sommet de la tête, la mine ouverte, le regard franc, il
vous aborde hardiment en ouvrant devant vous la série
de ses confins dans lesquels il semble vous invitera entrer.
Ici encore, un dictionnaire serait utile pour apprendre
CROQUIS ALGÉRIENS. 15

au lecteur bénévole ce qu'est un coufin : quelque chose


tenant le milieu entre le cabas et le panier. Imaginez une
natte souple, de forme circulaire, fortement concave et
munie de deux anses. Tel est le véhicule commode et
peu coûteux que toute ménagère emporte avec elle et
qu'un yaouled doit posséder quand il aspire à l'honneur
de vous accompagner au marché.

Mais, puisque c'est au marché que nous allons, faisons


choix d'un de ces gamins. Tandis que vous hésitez, pro-
menant le regard sur ces faces brunes et expressives,
vous les voyez se livrer aux pantomimes les plus sup-
pliantes. Qui obtiendra la précieuse faveur ? Minerve,
Junon et Vénus ne devaient pas montrer une convoitise
moins grande et lancer des oeillades plus langoureuses à
la pomme d'or du berger Paris.
Enfin un signe de vous a désigné l'élu ; quelques bour-
rades bien senties le font sortir des rangs des compéti-
teurs malheureux, et, avec une régularité automatique,
il emboîte le pas derrière vous.
A partir de ce moment, vous n'avez plus à vous occu-
per de lui. Ce n'est pas un enfant, c'est une ombre qui
vous suit silencieusement. Seulement, n'oubliez pas de
le congédier, vos acquisitions faites, car il renouvellerait
à vos dépens la plaisanterie du bec de gaz de Passepar-
tout dans le Voyage en quatre-vingts jours : la pre-
16 CROQUIS ALGERIENS.
mière fois que vous vous retourneriez, vous le trouve-
riez là, à son poste, immuable, et vous présentant un de
ses couBns pour recevoir un paquet quelconque. Le Bré-
silien qui suivait la dame à quinze pas, et dont on a eu
la cruauté de mettre en couplets les mésaventures, de-
vait avoir un ancêtre parmi cette race persévérante.
Rien de commode, du reste, comme ces petits inter-
médiaires qui, moyennant un salaire de trois à quatre
sous, vous accompagnent une heure durant, sans jamais
proférer une plainte, quoique pliant parfois sous le poids
de leur fardeau.

Gravissons l'escalier qui sépare la rue Bab-Azoun de


la place de Chartres, et arrêtons-nous un instant sur le
dernier palier pour examiner le spectacle animé que nous
avons sous les yeux. Une foule compacte et bariolée a
envahi le marché. Bonnes en cotillon simple, ménagères en
camisole, gentilles Espagnoles au minois éveillé, belles
petites en négligé, femmes comme il faut, jeunes gens et
militaires, personne ne manque au rendez-vous. Un
Longchamps minuscule égaré dans une halle microscopi-
que. On s'évite, on se salue ; le bruit de l'offre et de la
demande couvre les conversations particulières qui s'é-
changent au-dessus des pyramides de salades et des
parterres de légumes.
C'est vivant et gai. Ne cherchez rien d'analogue dans
CROQUIS ALGÉRIENS. 17

les pays de brouillards et de frimas. Le soleil seul en-


gendre de pareilles moeurs.
Chacun se meut comme il peut parmi les étalages trop
rapprochés des marchands ; mais tout ce monde est en
belle humeur, on se fait place mutuellement ; si une
poussée survient, elle provoque des rires. On est bon
enfant sous un ciel pur.
Ceux qui ne rient pas, par exemple, ce sont les pau-
vres petits yaouleds que leurs coufins embarrassent et
qui, semblables à Gulliver chez les Brobdingnacs, se
perdent au milieu d'une forêt de jambes. Quelle belle
occasion il y aurait là pour eux de laisser partir leur
cliente, et de garder ces provisions que convoitent leur
appétit et leur gourmandise. Les ruelles sont nombreu-
ses autour de la place, en dix pas on serait hors de
portée des regards, et la Casbah est un labyrinthe où la
police n'aime pas à s'aventurer. Que de gravoches met-
traient à profit ces circonstances ! Mais ces braves ga-
mins ne pensent pas à cela.

«Eh bien et les Mauresques ? direz-vous; parlez-nous


!

des Mauresques. »
Ce serait avec le plus grand plaisir, mais je ne puis,
pour les besoins de la cause et par amour du coloris, les
faire venir sur le marché où elles ne s'aventurent pas.
Cependant, s'il faut à tout prix vous en servir, en voici
18 CROQUIS ALGERIENS.
d'immobiles, régulièrement espacées comme des caria-
tides. Austères, ridées, drapées dans un lambeau de co-
tonnade, présentant aux passants, de leurs mains mai-
gres, de petites bottes de plantin, seule récolte qu'elles
aient pu faire en battant sous le soleil ardent la campagne
des environs, elles semblent là figées sur place par leur
misère.
Sous leur peau jaunie, où les ronces ont laissé des
éraflures blanches, un reste de sang circule-t-il encore ?
On pourrait en douter à leur allure de spectre. Pas un
mot, pas un geste ne fait remuer leurs lèvres ou n'agite
la draperie fangeuse qui couvre leur corps momifié.
Celles-là ne ressemblent guère aux figures do cire que
les orientalistes de profession nous montrent sous leur
bandeau de sequins, fades, rosées, banales jusqu'à
l'ennui.
Si pourtant le pinceau de l'artiste cherche la vigueur
et le caractère dans le sujet qu'il traite, ces femmes
droites et muettes, image de la souffrance et de la rési-
gnation, peuvent offrir de puissants modèles.
ALGER PENDANT LE RAMADAN

Le ramadan est le nom d'un des mois du calendrier


musulman, et, comme les mois de ce calendrier ont la
durée d'une lune, il en résulte que le ramadan ne repa-
raît jamais exactement à la môme époque. Il avance
chaque année de dix jours et parcourt ainsi successive-
ment les quatre saisons. Mahomet n'avait pas songé à
cela en prescrivant le jeûne et c'est très malheureux,
car celui-ci, supportable lorsque les jours sont courts,
devient une véritable .souffrance quand il coïncide avec
l'été.
Au jour précis où débute le carême musulman,
que ce soit en juillet ou en décembre, les quatre-vingt-
seize millions de musulmans qui peuplent le monde,
mettent leurs pipes et leurs cafetières de côté avec une
ponctualité et un ensemble admirables. C'est que la
20 CROQUIS ALGÉRIENS.
règle est formelle : dès l'aube, le jeûne commence et ne
se termine qu'au soir lorsqu'on cesse de pouvoir dis-
tiguer un fil blanc d'un fil noir. Pendant toute la durée
du jour, on ne peut ni boire, ni fumer, ni manger; en
un mot, il faut que rien ne pénètre ni dans la bouche ni
dans les narines. Priser est expressément défendu, et la
loi religieuse est si rigide que, si un pauvre diable avale
par mégarde un moustique ou respire une fleur dont le
pollen se détache, il est contraint de payer sa faute en
prolongeant d'un jour ou de plusieurs ses privations déjà
si dures.
Les enfants sont dispensés de l'épreuve jusqu'au moment
où leur taille devient plus grosse que leur tête, phéno-
mène dont la mère s'assure en prenant la ceinture de
l'enfant et en la plaçant autour de son front. La ceinture
passe-t-elle, l'enfant observera le ramadan; est-elle trop
étroite, le bambin est sauf. Les malades aussi peuvent
obtenir une dispense; mais, comme le ciel ne veut rien
perdre,c'est sous la condition formelle que, 'revenus à la
santé, ils s'imposeront les vingt-neuf jours sacramentels
de carôme. « C'est une dette à payer, disent les arabes;
on peut gagner un peu de temps, mais il faut toujours
finir par s'acquitter envers Allah. »
Le fanatisme est une bien belle chose ; grâce à lui, ce jeûne
rigoureux et inutile, prescrit par la fantaisie d'un pro-
phète, est supporté avec joie par les populations de
CROQUIS ALGÉRIENS. 21

l'Orient. Quelques-uns échappent peut-être à la règle,


mais ils sont si peu nombreux qu'ils ne constituent pas
une moyenne de un pour mille, et le profond mépris
qui s'attache à eux en fait des espèces de parias parmi
leurs coreligionnaires. En Algérie, où l'élément indigène
des villes paraît être le moins soumis à ces superstitions
religieuses, on ne ferait pas accepter une tasse de café
ou prendre une bouffée de cigarette au dernier des por-
tefaix.
Et ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que le clergé
n'intervient pas, comme chez nous, pour faire respecter
les prescriptions du livre saint Va-t-on consulter un
marabout et solliciter de lui une dispense, il se borne à
répondre que ce n'est pas son affaire : « Agis à ta guise,
c'est avec Dieu que tu régleras ton compte ; moi je n'ai
pas à m'en mêler. »
A Rome, on est moins sage.

Cependant, pas plus que les dévots catholiques, les


fanatiques musulmans ne jeûnent pendant leur carême,
si l'on entend par jeûner s'abstenir des plaisirs de la table.
Mahomet a dit : Il vous est permis de manger et de
«
boire jusqu'au moment où vous pourrez distinguer un fil
blanc d'un fil noir; à partir de ce moment, observez le
jeûne jusqu'à la nuit. » Se conformant strictement au texte
sacré, les Arabes se privent de toute nourriture durant
22 CROQUIS ALGÉRIENS.
le jour et mangent ensuite jusqu'au moment où, ma foi!
ils ne distinguent plus grand'chose.
Qu'il serait étonné, le prophète, si, se promenant, à la
clarté de la lune de ramadan, dans les rues tortueuses
d'Alger, il voyait l'animation des cafés maures, le va-et-
vient des confiseurs ambulants, les approvisionnements
des petits restaurateurs et la mine truculente de certains
de ses fidèles !

Musique,chansons, bruyants propos, heurteraient


singulièrement les oreilles de celui qui croyait, en pres-
crivant un carême sévère, prescrire en même temps
l'abstinence. L'abstinence ! ah! bien oui! il n'en est pas
question. Jamais, plus qu'à celte époqne de l'année, les
musulmans no se préoccupent de leur alimentation. Que
voulez-vous? La nature est faible, et il existe un instant
physiologique où les beautés du ciel de Mahomet dispa-
raissent devant le charme d'un quartier de mouton ou
d'une galette à l'huile. Et puis, quelle meilleure manière
de tromper les lentes heures du jeûne que de les con-
sacrer au choix et à la préparation d'aliments délicats?

Aussi, c'est quand arrive le ramadan qu'apparaissent


aux devantures des boutiques indigènes les gourman-
dises orientales. Jetez un coup d'oeil sur ces étagères :
les caisses d'aloua emlaturc —
littéralement le sucré de
Turquie — montrent sous leur couvercle soulevé leur
CROQUIS ALGERIENS. 23

mastic gris fait de grains de sésam'e et de miel. Sur cette


nappe blanche, voyez ces flocons de mousseline ambrée,
c'est une pâte de semoule encore fraîche coupée en
lanières impalpables et qui, sous le nom de « ktaief » sert à
la confection d'un plat exquis.
Bonbons de toute sorte, longs rubans de sucrerie rose
et blanche que des hommes portent gravement sur un
bâton vertical, zlabias au tube contourné rempli de mie
et frits dans l'huile, friandises de toutes nuances et de
tous prix... on ne se douterait guère que l'on est au
milieu d'un peuple s'imposant des privations pour glori-
fier le temps où le Koran a été révélé à l'humanité.

Pourtant n'exagérons pas : si l'obligation de ne rien


laisser pénétrer dans le corps, depuis le premier rayon
de l'aube jusqu'aux dernières clartés du crépuscule, ne-
constitue qu'une simple gêne à l'égard des privilégiés de
la fortune, elle impose en revanche de véritables souf-
frances à la masse des prolétaires. Traîner des fardeaux,
piocher la terre par une température moyenne de 40 degrés
au soleil, sans pouvoir étancher sa soif, c'est dur, quelle
que soit l'abondance du repas que préparent au logis les
épouses, les soeurs ou les mères; car, en Algérie, on peut
dire littéralement que toute femme met la main à la pâte;
jeunes ou vieiles ont pour principale occupation la cuisine,
et Dieu sait les complications que cette cuisine comporte !
24 CROQUIS ALGERIENS.
On aurait confié à Brillât-Savarin le soin de créer, pour
des êtres oisifs, un art culinaire capable d'occuper tous
leurs instants, qu'il n'aurait rien trouvé de si compliqué
et de si minutieux. Depuis la pâtisserie où les gâteaux
à mille feuilles exigent une manipulation et une cuisson
particulière pour chacun des éléments qui les composent,
jusqu'à la soupe, où les parcelles de pâte sont pétries
une à une entre les doigts, tout est l'objet de soins mé-
ticuleux à l'excès. Aussi ce n'est pas trop de deux ou
trois femmes travaillant tout le jour pour préparer les co-
pieux dîners du rhamadan.
Elles ont d'autant plus à faire, ces malheureuses mé-
nagères, que la lune du jeûne est celle pendant laquelle
les réunions de famille sont les plus fréquentes. Il n'est
pas rare de voir un humble intérieur envahi par une bande
affamée do parents pauvres que les devoirs traditionnels
de l'hospitalité obligent à héberger convenablement.
On n'a guère les moyens de traiter, mais on se privera
le restant de l'année, pour servir abondamment sa table
pendant le carême. On vendra un tapis, un bijou, un
coffre, on empruntera quelques douros à vingt-cinq ou
trente du cent, mais on fera figure. Mahomet n'a-t-il pas
dit : « Vous pourrez boire et manger jusqu'à ce que vous
distinguiez un fil blanc d'un fil noir » ? Eh bien, on s'ar-
range pour «pouvoir manger et boire » toute la nuit.
C'est la lettre, sinon l'esprit du Koran.
CROQUIS ALGERIENS. 25

Tandis que lés petites mains blanches pétrissent les


galettes, effritent le couscoussou, façonnent à coups de
paume les lamelles transparentes des fines pâtisseries, les
hommes et les négresses courent aux provisions. Il faut
les voir, dans ces ruelles étroites si souvent décrites de
la Kasbah, allant et venant, leur coicfin à la main, con-
templant longtempsles étalages avant de faire leur choix,
puis se décidant gravement.
Ces gens-là trouvent moyen d'être solennels en ache-
tant un sou de cannelle.

J'ai parlé d'étalage, c'est faute de synonyme que j'em-


ploie ce mot, car les produits des petits commerçants
indigènes ne rappellent en rien, par leur disposition, les
devantures de nos magasins français. Sitôt que l'on
quitte le quartier européen pour s'aventurer dans la ville
arabe, on ne rencontre plus guère que des boutiques où
le marchand a strictement la place de s'asseoir.
Quelques bocaux, deux ou trois petits barils, une lé-
gère estrade qu'on est obligé de démonter lorsqu'on
ferme l'étroit réduit, voilà tout le matériel. Ajoutez à cela
une profusion de clous tapissant les parois et les rondins
mal équarris du plafond, vous connaîtrez toutes les res-
sources dont dispose pour son industrie un négociant de
la Kasbah.
20 CROQUIS ALGERIENS.
Les restaurateurs sont un peu plus grandement logés ;
leur niche atteint parfois la dimension d'un de nos cabi-
nets de toilette; c'est que le fourneau prend de la place
et que les cuisiniers, dans tous les pays, aiment à avoir
leurs aises.
Que fabrique-t-on dans ces officines microscopiques ?
Un peu de tout : les zlabias dont j'ai parlé plus haut,
les poivrons frits, les sardines, qu'une pâte légère réunit
en éventail, des morceaux de mouton grillés, des salades
empourprées de poivre rouge. Tout cela, divisé en por-
tions proprettes, est exposé sur de petites soucoupes à
la convoitise des passants.
Moyennant 75 centimes, et moins, on peut s'offrir un
festin à deux services, car le prix des plats varie entre
4 sous ; seulement, on ne consomme pas sur place.
et 3
Chacun emporte avec lui les mets de son choix. Ce n'est
que dans quelques grands établissements, affectant des
airs de brasseries, que le restaurateur met à la disposition
de son client une natte et une cruche d'eau .pour prendre
son repas à l'aise.

Ce qui domine dans ces installations primitives, c'est


la grande simplicité de leur organisation. Aucun dés-
ordre, pas d'embarras, cela semble n'avoir coûté de mal
à personne et s'être fait comme par enchantement.
Voyez plutôt celui qui a présidé à ces savantes prépa-
CROQUIS ALGÉRIENS. 27

rations culinaires : pas une tache n'altère la blancheur


de ses vêtements, la spirale de son turban n'a pas perdu
sa symétrie parfaite; il est là, accroupi dans une posture
superbement indifférente, et n'interrompant pas toujours
l'air qu'il joue sur sa flûte de roseau pour répondre à la
demande d'un acheteur : un signe suffit le plus souvent.
Sa petite cuisine refroidit tranquillement près de lui et
rien ne paraît moins le préoccuper que de savoir si elle
tentera la gourmandise des promeneurs. On dirait à le
voir que cela ne le regarde en rien; aussi ne comptez
pas qu'il se dérange ou qu'il discute, si vous lui offrez
un prix inférieur à celui qu'il réclame. Surfaire! fi donc!

De fait, il n'a pas à s'inquiéter, à cette époque de l'an-


née ses provisions trouveront preneur. N'est-on pas en
plein ramadan, c'est-à-dire au beau milieu du jeûne,
la belle saison pour les marchands de denrées?
De toutes les bénédictions que Mahomet devait at-
tendre, celles de cette classe intéressante d'industriels
étaient certainement les dernières sur lesquelles il devait
compter en prescrivant son carême. Mais les prophètes
ne font pas toujours ce qu'ils veulent.
ENVIRONS D'ALGER.— SAINT-EUGÈNE

Alger sépare deux territoires absolument différents


d'aspect et de climat. A gauche, la Bouzaréah, mon-
tagne au flancs abruptes, orientée au nord; à droite les
coteaux de Mustapha, aux pentes doucement inclinées,
regardant le levant. Chaque côté à ses partisans décidés.
Tel qui tient pour celui-ci ne s'aventure que contraint et
forcé sur celui-là. Il semble, en effet, qu'on s'expatrie
un peu en passant de l'un à l'autre, car, si bizarre que
cela paraisse, on n'y rencontre plus la même popu-
lation.
Goûts, habitudes, allures, tout diffère. Notons cepen-
dant que l'on y parle encore la même langue et que
réunis sur le terrain commun de la ville, les bouzaréens
et les mustaphistes n'ont plus rien qui les distingue.
Rendons d'abord visite aux premiers.
CROQUIS ALGERIENS. 29

Lorsqu'on sort d'Alger par la porte Bab-el-Oued, on


traverse un faubourg populeux qu'encadrent assez triste-
ment les carrières de pierre bleue d'où la cité tire depuis
cinquante ans ses matériaux de construction. Peu d'arbres,
une route poudreuse, que défoncent à tout instant les
lourds camions, des maisons basses, des enfants chétifs,
et parfois, pour assombrir encore ce paysage morne, une
civière ou un cacolet portant à l'hôpital du Dey quelque
militaire malade.
Redescendons bien vite vers la mer et suivons la route
que les vagues éclaboussent de leur écume. Là encore,
le faubourg, mais le faubourg où l'on s'amuse : des guin-
guettes et un théâtre, vaste salle servant à toutes choses,
où les chansons burlesques ont chassé souvent les tumul-
tueux échos des réunions publiques. Plus loin, l'hôpital
du Dey, dont les grands arbres et les murs débordant de
fleurs atténuent l'impression triste que cause la vue de
tout endroit où l'on souffre.

Nous ne sommes décidément pas sur le chemin de la


gaieté; le cimetière n'est pas loin et voici le lugubre éta-
lage des mausolées, des grilles, des couronnes d'immor-
telles que l'ardeur commerciale des industriels livre à la
vanité ou à la douleur des passants. Encore quelques pas,
et le mur qui sépare les vivants des morts profilera la
haute ligne blanche sur laquelle se détachent en noir les
2.
30 CROQUIS ALGÉRIENS.

groupes des convois funèbres. Après le cimetière fran-


çais, le cimetière juif, et, tout en haut, sur un mamelon
élevé, la silhouette de Notre-Dame d'Afrique, énorme
meringue qui semble avoir été soufflée là par la dévotion
de quelque pâtissier millionnaire.
Quel chemin ! Il est grand temps de trouver des jar-
dins pour ramener l'esprit à des choses moins sombres:
Saint-Eugène est devant nous avec ses petites maisons,
ses petites rues et ses petits enclos.
Saint-Eugène est le Bougival des Algériens, c'est la
patrie des pêcheurs à la ligne, des amateurs de bouille-
abaisse et des baigneurs on caleçons rouges. Construit
sur les rochers escarpés dont les échancrures ménagent
des plages microscopiques, ce bourg, sans originalité,
renferme une population nombreuse. Pris entre la mer
et la montagne, il n'a pu s'étendre qu'en longueur et au
détriment de la dimension des propriétés qui le composent.
Est-ce parce que la grande Méditerranée est devant lui.
Est-ce à cause des proportions massives du pâté monta-
gneux qui le protège? Je ne sais, mais tout ici a un air
mesquin, étriqué.
La route, l'unique route que l'on ait pu construire sur
l'étroite bande du littoral, semble écarter violemment les
demeures prétentieuses qu'une invincible tendance
pousse à se rapprocher. Pour compléter la banalité de ce
séjour aquatique, mais peu champêtre, des tramways
CROQUIS ALGERIENS. 31

vont et viennent, absolument comme aux abords de la


Grenouillère.

Pourtant les tramways s'arrêtent et la voie, débarrassée


de ses rails de fer, s'engage alors en pleine campagne.
Quelques maisonnettes arabes, toutes blanches dans la
verdure, remplacent le fourmillement des toits rouges
tandis que, sur la droite, l'immense mer bleue vient
baigner les algues empourprées qui tapissent le pied des
falaises. Aux bourgeois endimanchés, aux robes voyantes,
aux fillettes maniérées, en un mot à la foule de tout à
l'heure, succède maintenant la vraie solitude. De ci, de
là, passe encore quelque Arabe portant le mince roseau
du pêcheur et tenant à la main un chapelet de rougets
ou de bogs, légitime profit de longues heures d'attente.
Un des charmes puissants de la nature est ce silence
fait de mille bruits divers qu'aucune note ne domine; ce
charme, vous le goûtez entier partout où l'indigène habite
à l'exclusion des Européens. Est-ce rêverie ou indolence,
admiration ou paresse, l'Arabe est silencieux. Aussi ne
vous étonnez pas si cette humble habitation près de
laquelle nous passons reste muette en dépit des hôtes qui
l'occupent.
C'est un café maure.
Un étroit réduit sert de logis et de laboratoire à son
propriétaire; du dehors on peut apercevoir le haut-
32 CROQUIS ALGERIENS.
fourneau plaqué de faïences qu'entourent les petites
cafetières de fer-blanc de toute grandeur et les tasses
disparates et cbréchées symétriquement rangées à portée
de la main du caouedji.
Au dehors, sous une véranda ouverte à l'air libre par
trois arcades, se tiennent les consommateurs accroupis
sur des nattes de jonc. Tous sont graves; ils fument,
boivent ou dorment; quelques-uns restaurent un filet
délabré, amorcent leur ligne ou dévident des écheveaux
de soie pour les entrepreneurs de passementerie de la
ville.
Un salut vous accueille, une chaise de paille défoncée
attend sur ses pieds boiteux qu'un Français l'utilise :
entrez, ici comme partout la consommation est de cinq
centimes; ce serait folie de s'en priver.

Est-il temps de revenir sur nos pas? Non, un kilo-


mètre à peine nous sépare d'un lieu d'excursion cher aux
Algériens : la Pointe-Pescade.
La côte, bizarrement déchiquetée en cet endroit, ainsi
que deux masses de rocher formant îlot à quel-
ques brasses de la rive, composent un paysage
vraiment pittoresque. Des eaux vives descendant de la
montagne et la beauté du site ont donné à des restaura-
teurs l'idée de monter là d'assez grands établissements.
CROQUIS ALGÉRIENS. 33

Le monde y afflue le dimanche, et toute noce qui se


respecte aboutit à ce Madrid de barrière.
C'est là que l'on voit le plus souvent, prenant librement
leurs ébats, ces nombreuses familles juives que notre
domination a affranchies de tout joug. Il suffit d'en
examiner les membres pour se rendre compte de la
double influence qu'exercent sur ces anciens opprimés
les vieilles traditions du peuple d'Israël et les moeurs
françaises. Rien de plus bigarré que ces groupes
unis cependant par les liens de la. plus étroite
parenté.

Il n'est pas rare de voir le père costumé comme au bon


vieux temps des Turcs, avec son turban noir, sa petite
veste de drap, sa ceinture de soie, son large pantalon
s'arrêtant sous le genou et ses bas bleus bien tirés que
chaussent des brodequins vernis, seule concession au
progrès moderne.
A côté, est la femme, fagotée dans une robe à la der-
nière mode de Paris, étalant sur son embonpoint les
étoffes les plus riches et aux tons les plus criards. Les
mains gênées dans des gants verts et la tète coiffée d'un
chapeau bleu ciel, elle suit gauchement la bande de ses
grands enfants.
Ceux-ci à leur tour ont librement obéi à leurs ten-
dances, soit en pratiquant le rigide exclusivisme de leur
34 CROQUIS ALGERIENS.
père, soit en adoptant l'éclectisme de leur mère. Le frère,
vêtu en parfait gandin, maniant le stic à pomme d'or,
cravaté d'écarlate, accompagne la soeur, dont un serre-
tête noir, coupant en biais le front, emprisonne la che-
velure. L'écharpe de dentelle blanche, piquée au sommet
de "la tête, retombe sans grâce sur le fourreau de soie
brodé d'or qu'une riche ceinture arrête à la taille. Le
pied traîne mollement à terre la petite sandale sans
quartier et sans talon que l'orteil seul entraîne dans la
marche. Puis, comme après tout il faut sacrifier à l'esprit
du jour, on jette sur ce vêtement mes sayant un châle
français dont une ombrelle rose ou jaune garantit les
couleurs.

Passé la Pointe-Pescade, la route, moins serrée entre


les collines et la mer, atteint le cap Caxine, puis se
déroule à perte de vue dans la direction de Sidi-Feruch,
lieu fameux où, comme chacun sait, les Français débar-
quèrent le 14 juin 1830.
Mais cela n'est plus du domaine des environs d'Alger.
Regagnons la ville qu'il faut traverser pour atteindre les
riants coteaux de Mustapha.
LES COTEAUX DE MUSTAPHA

C'est au fond d'un golfe, baigné de lumière et caressé


par de tièdes brises, que s'ouvre le cirque arrondi des
coteaux de Mustapha. Lorsqu'on arrive de France par
une des pures matinées si fréquentes sous le ciel algé-
rien, on ne jouit de ce gracieux panorama que durant
un instant fugitif: celui où le paquebot, pour gagner
l'entrée du port, exécute sa dernière évolution.
Les yeux habitués aux flancs gris de la Rouzaréah,
aux roches déchiquetées de Saint-Eugène et de la
Pointe-Pescade, aux vastes horizons de la mer et des
montagnes superposées de l'Atlas, se trouvent tout à coup
en présence d'un tableau intime, charmant, contrastant
par sa douceur avec l'àpreté, la grandeur si l'on veut,
du paysage environnant. Une rive que ferme une plage
de sable, des jardins dont l'exubérante végétation s'ac-
36 CROQUIS ALGERIENS.

cuse par des massifs d'un vert presque noir, puis un


écran de collines, doucement inclinées, où semblent
sommeiller, sous les rayons du soleil levant, les blanches
villas que les bouquets d'orangers et d'oliviers montrent
ou cachent tour à tour.
La marche du bateau est si rapide, le décor s'évanouit
si vite, que le premier désir de tout nouveau débarqué
est d'aller courir au milieu de cette riante campagne
qu'il n'a fait qu'entrevoir. Chose rare en pareille circon-
stance, aucune désillusion ne l'attend.
La route qui mène d'Alger à Mustapha épargne au
promeneur

Ce qu'on voit aux abords d'uno grande cité.

Pas d'abattoirs, pas de murs, pas de cimetières... Rolla


en eût peut-être été réconcilié avec la vie. Il y a ainsi des
coins privilégiés que l'homme épargne. Serait-il dominé
par le sentiment du beau? Pourquoi pas.
quartier d'Isly, que l'on traverse pour gagner la
Le
porte Bab-Azoun, offre, le matin surtout, une animation
indescriptible. Chariots de paille ou de foin, voitures de
charbon, tombereaux de pastèques, chargements de blé
ou d'orge sont rangés près des trottoirs et attendent les
clients, au grand préjudice de la circulation. La voie est
heureusement fort large, mais les files de mulets, les
bandes de chameaux, les troupes d'ânes finissent malgré
CROQUIS ALGERIENS. 3~

tout par l'encombrer, et c'est au milieu d'un double cou-


rant de bêtes et de véhicules que se croisent, s'accostent,
s'appellent les représentants d'une population essentielle-
ment cosmopolite composée, en majeure partie, d'Espa-
gnols, de colons français, de nègres et d'Arabes.
Cette cohue est attirée là par le marché indigène, dont
les ombrages de la place Bugeaud abritent les tumul-
tueuses transactions. L'illustre maréchal, calme et grave,
dans la pose qui convient à un homme coulé en bronze,
domine le bruit et assiste à la réalisation de son rêve : le
commerce terminant l'oeuvre commencée par les armes.

D'abord quelques boutiques vulgaires rappellent les


rues de toutes les villes connues, mais bientôt les vitrines
font place aux étalages rustiques des Mzabites, aux en-
trepôts de grains et d'huile gardés par des juifs impassi-
bles, aux cafés maures et aux fondouks. Encore quelques
pas, et dans la foule bigarrée, les blouses bleues, les
vestons européens, disparaissent parmi les rangs pressés
des burnous et des sarraux aux raies rouges et jaunes.
C'est, en effet, en cet endroit que les musulmans se
réunissent. Tout en vendant leurs denrées et en achetant
leurs semences, ils s'informent de la politique, prennent
des nouvelles du Roi Public
— lisez République — et
demandent aux habitants de la ville, en échange des-
cancans de la tribu, le récit des cancans de la capitale.
3
3S CROQUIS ALGERIENS.
Laissons ces gens affairés, franchissons le pont-levis des
fortifications et profitons d'un chemin de traverse pour
atteindre les hauteurs. La première visite aux environs
d'une cité doit être faite à vol d'oiseau.
Sous nos pieds courent trois grandes lignes blanches
presque parallèles : le chemin de fer qui, longeant la
plage, gagne la Maison-Carrée et tourne brusquement
dans l'ouest pour se diriger sur Oran ; la route de Mus-
tapha-Inférieur, sillonnée de tramways et de coricolos
(omnibus primitifs), traînés par de petits chevaux endia-
blés, auxquels la maigreur laisse des jambes rapides et
des poumons excellents ; puis la route de Mustapha-Supé-
rieur plus spécialement fréquentée par les calèches et
par les équipages des riches valétudinaires.
Cette voie dessert en effet les belles villas qu'accapa-
rent les Anglais et conduit au palais du gouverneur.

Mustapha est, une commune importante ; elle n'était


autrefois qu'un faubourg d'Alger; mais le développement
qu'elle a pris, l'extension à laquelle elle est appelée, en
feront peut-être un jour une rivale heureuse de son opu-
lente voisine. En attendant, ses habitations se pressent
dans une masse irrégulière au milieu de laquelle s'ouvre le
grand vide du champ de manoeuvres ; plus près se dressent
les pavillons symétriquement rangés de l'hôpital civil.
Voilà pour le premier plan, celui auquel on n'adresse
CROQUIS ALGÉRIENS. 38

qu'un regard de curiosité; mais autour, mais au dessus,


quel panorama féerique! quelle ampleur de dessin! A
droite, la mer développant jusqu'à l'infini la nappe bleue
de ses flots mouvants; en face, le cap Matifou, fermant le
golfe et montrant coquettement sur sa rive le. village du
Fort-de-l'Eau, réunion de maisonnettes blanches épar-
pillées près de la vague comme une volée de mouettes.
Plus loin, la Mitidja, encore enfouie sous le laiteux
brouillard du matin, et, au fond du tableau, la chaîne de
l'Atlas découpant sa haute silhouette et amoncelant ses
gradins gigantesques jusqu'aux pics superbes du Djurd-
jura. C'est une débauche d'horizons, le regard est enivré,
ébloui. On conçoit qu'en présence d'un tel spectacle
l'homme reste indolent, inactif; la contemplation est une
fonction de l'esprit qui supprime la fonction du corps.

A droite, le décor se rapproche, les coteaux de Kouba


mêlent leurs dernières ondulations à la plaine dont on
commence à apercevoir les vastes étendues coupées de
bouquets d'arbres. En bas, dans la vallée qu'arrêtent les
flots blanchissants de la plage, les jardins du Hamma
semblent un tapis de verdure placé tout exprès là pour
rehausser par une note uniforme la gamme des roses et
des bleus qui composent le tableau principal.
C'est pourtant à un sentiment beaucoup plus pro-
saïque que l'on doit l'heureuse transformation de cette
40 CROQUIS ALGERIENS.
.

contrée malsaine en cultures maraîchères et en parterres


de fleurs. Les Arabes, qui ne s'embarrassent pas de péri-
phrase, avaient baptisé du nom de Hamma, c'est-à-dire
de fièvre, ce coin de terre où des marécages abritaient, il y
a quelque cinquante ans à peine, des troupeaux de san-
gliers. Aujourd'hui les poitrinaires vont y chercher la
santé durant la saison d'hiver, et les primeurs qui sortent
de ces sillons fertiles donnent lieu à un commerce d'expor-
tation considérable.

Un village, Hussein-Dey, s'est formé au centre de ces


plantureux jardins, et on ne peut constater sans regret
que la grande majorité de ses habitants appartient à une
nationalité qui n'est pas la nôtre. Ce sont des Mahonnais
pour la plupart; leur travail opiniâtre amis en valeur
cette vallée sans pareille, et aujourd'hui, tous ces braves
gens, venus presque sans ressources dans le pays, dis-
putent à nos compatriotes des terrains qui ne valent pas
moins de dix mille francs l'hectare.
Revenons aux coteaux de, Mustapha en face desquels
se déroule l'admirable panorama que je viens d'essayer
de décrire. Quel que soit le sentier que l'on prenne poul-
ies parcourir, on est assuré de marcher entre une double
bordure faite d'arbres aux feuilles persistantes et de
fleurs sauvages.
Lentisques, arbousiers, oliviers, caroubiers et chênes-
CROQUIS ALGÉRIENS. 41

nains entrecroisent leurs branches et forment le plus


mystérieux des berceaux. On nomme ces chemins des
voies romaines; c'est faire beaucoup d'honneur aux Ro-
mains, qui, pas plus chez eux que dans leurs colonies,
ne sacrifiaient l'agréable à l'utile.

Toujours est-il que ces voies, romaines ou non,


courent en tout sens aux environs d'Alger, escaladant les
crêtes, coupant le flanc des collines, s'enfonçant dans les
ravins, formant, en un mot, les plus adorables méandres
que pieds de promeneurs puissent parcourir. On les a
comparées à des allées de parcs, et la comparaison serait
juste si les trouées des haies qui les bordent ne laissaient
à chaque instant apercevoir un paysage grandiose que les
parcs les plus célèbres ne peuvent offrir aux regards de
ceux qui les visitent.

Eh bien, le croirait-on, la plupart des étrangers que


les froids de l'hiver chassent des côtes d'Europe et
poussent vers Alger, ignorent les splendeurs que ces sen-
tiers enverdurés tiennent en réserve pour les rares amis
de la nature. Étendus dans leur massif landau, ces es-
claves de la fortune ne connaissent des alentours de la
ville que les routes poudreuses et les sites consacrés par
l'usage. Mais les trésors qu'ils ont auprès d'eux, ils n'en
42 CROQUIS ALGÉRIENS.
soupçonnent môme pas l'existence, et c'est en faisant
sentencieusement un jour cette remarque, qu'un Arabe
disait : « La part des pauvres est la plus belle. »
LA BOUZARÉAH

Lorsqu'on gagne le sommet du mamelon auquel Alger


est adossé, on rencontre, aune distance de cinq kilomètres
environ, le village d'El-Biar. La plupart des maisons qui
le composent sont construites à l'européenne, et, si
n'était le ciel, plus bleu que celui de France, on pourrait
oublier que l'on a traversé la Méditerranée. Des portails
grillés ferment l'entrée de quelques propriétés élégantes;
une place symétriquement plantée d'arbres s'ouvre de-
vant l'église et le presbytère; sous le lavoir au toit rouge,
des femmes court-vêtues plongent leurs bras hâlés dans
l'eau savonneuse; des enfants jouent au seuil de l'école;
les troupeaux rentrent dans les étables dont les litières
débordent sur la chaussée ; par les fenêtres ouvertes des
habitations aux volets verts, on voit, accrochées à des
murs blanchis à la chaux, des images de sainteté mêlées
44 CROQUIS ALGÉRIENS.
à des tresses d'oignons et à des instruments agricoles.
Tout cela n'a rien d'oriental, il faut en convenir, et l'ima-
gination la plus ardente est forcée de reconnaître que le
tableau manque de couleur locale.
Mais si, laissant le village à main gauche, on s'enfonce
dans le pâté montagneux de la Bouzaréah, le décor
change aussitôt, et l'on se trouve en présence d'un
paysage que rien de déjà vu ne rappelle. L'oeil plane
sur une succession de collines abruptes que coupent des
ravins profonds. La végétation, toujours plus active dans
les parties basses, dessine, par une ligne épaisse de feuil-
lage, les ramifications multiples des ruisseaux qu'une
vaste échancrure, fermée par la mer, réunit et absorbe.

Sur cette trame de couleur sombre surgissent de clairs


mamelons dont l'irrégularité et la silhouette font songer
aux vagues pétrifiées d'un monde en formation. Pourtant
le panorama n'a rien de sauvage; l'homme, en venant
s'installer au milieu de ces sites bouleversés, leur a en-
levé toute àpreté.
Là, en effet, point de massif de broussailles ou de
forêts s'étendant à perte de vue et donnant l'impression
de la grandeur par l'uniformité de leur note. Au con-
traire, une succession de détails : des champs de petite
dimension clos par des haies de cactus ou d'aloès, des
maisonneltes arabes, basses, toutes blanches derrière un
CROQUIS ALGERIENS. 45

bouquet de. verdure ; des troupeaux de chèvres et de


brebis, confondant leur toison avec le ton roussâtre des
prairies que les pluies de novembre feront bientôt re-
naître; parfois un palmier s'élevant haut et droit; puis
un réseau de chemins ombreux, courant au hasard dans
cette campagne tourmentée et se délachant presque en
noir sur les pentes blondes qu'ils escaladent.
Le regard a beau chercher, il ne découvre pas une
route en dehors de ces sentiers où le pied d'un mulet
peut seul s'aventurer, il n'aperçoit pas non plus d'exploi-
tations importantes et de vastes demeures.

La civilisation française n'a-t-elle donc pas pénélré là?


Non. Le fait peut sembler inexplicable; mais le pays que
nous avons sous les yeux ne s'est pas modifié depuis que
le drapeau français a remplacé le drapeau turc sur les
murs de la Kasbah. La difficulté de son accès, le peu de
valeur des propriétés qui le composent, les obstacles que
rencontre toute transaction entre Européens et indigènes,
l'ont laissé aux mains des premiers occupants; aussi a-t-il
gardé intacts son caractère et son originalité.
L'agriculteur maure est là chez lui, rien ne le trouble;
il peut, en cultivant son champ, oublier notre présence

et se croire encore aux beaux jours du fanatisme et de la


piraterie. Que lui importe ce que nous faisons d'Alger?
En quoi l'inquiètent nos chemins de fer et nos bateaux à
3.
46 CROQUIS ALGERIENS

vapeur du moment où il peut vivre loin de tout cela, au


fond d'une retraite où le bruit de notre activité n'arrive
pas?
Regardez le refuge qu'il a choisi, sondez les profon-
deurs des ravins, examinez ce sol mouvementé, ces ma-
melons succédant aux mamelons, et dites si jamais la
fantaisie vous prendra de, venir jeter des ponts, tailler des
routes dans cet inextricable chaos.
Un siècle passera avant que nos empiétements succes-
sifs aient dénaturé ce coin silencieux de la Bouzaréah.
LES ARABES CHEZ EUX

Le Maure est laborieux et, quoiqu'on le confonde par-


fois avec l'Arabe, il ne prend de celui-ci ni les habitudes
de paresse, ni l'incurable insouciance, ni ce laisser-aller
de la vie qui entraîne bientôt l'abandon de soi-même. Si
pauvre qu'il paraisse, vous pouvez entrer chez lui à toute
heure, jamais le spectacle de la misère ne vous frappera.
Vous trouverez, au contraire, dans la propreté du logis,
dans l'ordre parfait qui y règne un air de bien-être et de
paix.
Au reste, si vous y consentez, allons ensemble rendre
visite au propriétaire de cette maisonnette blanche, qu'une
touffe d'oliviers cache à demi. A peine avons-nous fait
quelques pas dans l'étroit sentier de l'habitation que
notre arrivée est signalée par les aboiements de deux
chiens roux au poil hérissé; le maître éloigne bien vite
4S CROQUIS ALGÉRIENS.
à coups de pierre ces gardiens trop fidèles et vient a
notre rencontre en prononçant les saluts d'usage.
« Ouach enla? ouach alek? (Ce qui littéralement signi-
fie : Comment toi? Comment sur toi?)
— Ana
bréer, moi je vais bien; et toi-même?
— Je vais bien, grâce à Dieu. Ton père va bien?

— Il va bien. Et ton fils?... »


Ainsi de suite pour chaque membre de la famille, à
l'exclusion des femmes cependant dont on paraît toujours
ignorer l'existence. Après quoi, on s'enquiert du trou-
peau, de l'âne ou du mulet, de la récolte, etc. Cette série
de questions et de réponses s'échange gravement, les
deux interlocuteurs se regardant face à face, plantés l'un
devant l'autre avec une immobilité de statue. Préalable-
ment on a tendu les doigts à son hôte, et celui-ci, après
les avoir touchés légèrement, a porté la main à son coeur,
puis à ses lèvres.
Enfin le cérémonial est terminé, le sourire reparaît, et
le maître du logis marche devant vous pour montrer le
chemin.

Après avoir traversé des terres nues destinées aux


semis d'automne, nous arrivons près d'un puits dont la
margelle, à demi effondrée, soutient encore tant bien que
mal deux piliers qu'un pied de jasmin a envahis. La barre
du support de la poulie, vermoulue par le temps, s'est
CROQUIS ALGERIENS. 49

brisée, et ses deux tronçons aux pointes aiguës servent


maintenant d'appui à un pampre fleuri.
Un seau encore plein est posé à terre près d'une flaque
boueuse; la corde qui le retient, raccommodée en plu-
sieurs endroits par des noeuds grossiers, enroule sa spi-
rale irrégulière sur une manière de banc en pierres
disjointes, séjour ordinaire d'une société de lézards. La
source n'est pas profonde; en se penchant on la voit
refléter le ciel dans un cache gracieux de capillaires
accrochées comme une tenture aux parois humides.
L'homme puise l'eau à bout de bras; c'est mal com-
mode, mais quel procédé plus simple emploieriez-vous?
Le musulman professe un dédain superbe pour tout ce
qui est engin perfectionné.
Une fois cependant le propriétaire du jardin, en vel-
léité de progrès, a installé une poulie à la française. Au
début, tout alla bien ; mais plus lard, que de complica-
tions!
D'abord ce fut une corde neuve qu'il fallut racheter
quand la vieille se rompit; avec l'étroite gorge de l'in-
strument, impossible de faire passer les noeuds de l'ancien
câble; puis la roue, avec son grincement sinistre, sem-
blable à une plainte, faillit un jour causer la mort d'un
enfant : le contrepoids du seau soulevait le bambin au-
dessus du trou béant; lui, se sentant entraîné, se cram-
ponnait de plus belle; sans l'arrivée du père, ses deux
50 CROQUIS ALGERIENS.
petites mains étaient broyées. Bref, la machine endiablée
s'était enfin abîmée au fond du puits, où elle expiait ses
crimes, sans que nul songeât à la repêcher.
Ces roumis ne savent vraiment qu'inventer pour com-
pliquer toutes choses !

L'Arabe, au contraire, est pour la simplicité; il a hor-


reur de tout ce qui l'oblige à aller implorer l'aide du
voisin. Ne lui parlez pas d'engrenages, de ressorts, de
leviers dont une clavette brisée rend souvent l'usage im-
possible. A tous ces chefs-d'oeuvre de mécanisme, il
préfère ses outils primitifs : un pieu ferré pour labourer
la terre, un pilon de bronze pour moudre son café, deux
pierres pour écraser son grain et une outre servant do
baratte pour fabriquer son beurre. Voilà des instruments
qui ne se dérangent jamais, et que le père lègue au fils en
toute sécurité durant plusieurs générations.
Et cependant, ô contraste bizarre! ajoutez à cela que le
serviteur de Mahomet adore les boîtes à musique!

Non loin de la margelle, où un vigoureux jasmin en-


lace ses branches, un bouquet de grenadiers fait miroiter
au soleil ses feuilles luisantes; les tiges flexibles des
arbrisseaux pliant sous le poids de fruits énormes tom-
bent jusqu'à terre, formant ainsi un berceau naturel où
d'indolentes brebis ont cherché un peu d'ombre. Sur une
CROQUIS ALGERIENS. 51

déclivité plus rapide, une masse compacte de cactus aux


raquettes épineuses gardent encore, sur leurs extrémités
les plus inaccessibles, les dernières figues de la saison.
Adossé à ce rempart, un toit fait d'herbes sèches et sup-
porté par des branchages, constitue le parc couvert où,
sous cet heureux climat, le troupeau trouve un abri suffi-
sant.
C'est là que sont venus se réfugier les chiens qui, tout
d'abord, nous avaient si bruyamment accueillis. Notre
passage leur fait pousser un sourd grognement et leurs
lèvres relevées montrent une menaçante rangée de ca-
nines. Ah! si le maître n'était pas là, quelle prompte
connaissance on ferait avec ces crocs tranchants !
Nous approchons de la maison; les poules effrayées
courent en battant de l'aile, une nichée de joyeux enfants
s'enfuit à toutes jambes, un chat noir aux yeux verts
bondit sur le tronc noueux d'un gros olivier, dont les
rameaux, en pleine lumière, fouettent de traînées d'om-
bre la façade blanche de la demeure.

Les murs de celle-ci ont depuis longtemps renoncé à


la verticale; on ne se rend pas compte du miracle
d'équilibre qui les fait encore tenir debout. En se haus-
sant un peu, on pourrait atteindre la terrasse qui constitue
le toit.
Une rangée de rondins, flanqués' obliquement dans la
53 CROQUIS ALGERIENS.
maçonnerie, supporte une saillie qui, à l'intérieur, doit
correspondre à l'emplacement d'un divan. Trois lucarnes,
plutôt taillées pour laisser passer un canon de pistolet
.

qu'une tête curieuse, composent l'ensemble des ouver-


tures extérieures.
La porte en ogive est dans un angle; un restant d'orne-
mentation, dont les couches de badigeon successives ont
fait disparaître les sculptures, indique une certaine re-
cherche dans l'encadrement de l'entrée. La menuiserie
elle-même, disjointe et criblée de trous de ver, garde
encore dans ses parties les plus saines quelques gros,
clous de cuivre ciselés; les autres, moins solidement
plantés, ont été sans doute enlevés en compagnie de la
serrure, qu'une solive, butée en dedans, remplace avec
avantage.
UN INTÉRIEUR ARABE

A l'appel du Maure, la solive s'est relevée, on entend


des frôlements d'étoffes et le claquement des pieds nus
sur les dalles unies, puis, le silence se fait et l'on entre
dans le sanctuaire, où pas un chuchotement ne révèle la
présence des femmes.
Le logis que nous visitons est celui d'un pauvre diable
dont le travail fait vivre à grand'peine la famille et, pour-
tant, rien n'y révèle la gêne. On sent qu'une vie modeste
s'épanouit là au milieu d'une paix parfaite. Quelques pas
nous mènent dans une cour en miniature ombragée par
des pampres de vigne. Un cassier en fleur éparpille
ses boules jaunes odorantes parmi son feuillage finement
découpé. Il a poussé là entre deux carreaux mal joints, et,
comme la place lui manquait, il a un peu écarté le mur.
On lui pardonne en raison des parfums qu'il répand.
54 CROQUIS ALGERIENS.
Au milieu de la cour, que forment les quatre uniques
pièces de l'habitation, s'élève une sorte de caisse en ma-
çonnerie; les bords servent de banc, et le vide est garni
de terre. Un oranger, objet des soins les plus attentifs,
trône au centre de cette jardinière improvisée qu'en-
combrent des gerbes d'oeillets rouges, des touffes de
persil et de menthe, quelques basilics et un pied de
piment, aux grains écarlates. Tout cela pôle-môle et dans
un fouillis, gai comme le rayon du soleil qui l'éclairé.
J'ai parlé des chambres; j'aurais mieux fait de baptiser
du nom de couloirs les longs et étroits boyaux qui consti-
tuent chaque pièce. Trois sont mystérieusement closes;
mais la quatrième, s'ouvre devant nous, et l'hôte nous
invite à entrer. Le pavé est si luisant, les petits tapis
râpés qui couvrent une partie du sol sont si bien battus et
brossés, que l'on regretle de ne pouvoir imiter l'exemple
de l'amphitryon en laissant ses chaussures sur le seuil.
On chercherait en vain dans ce réduit un grain de pous-
sière ou la trace d'une tache. C'est d'une propreté hol-
landaise.
Deux petites fenêtres, grillées par surcroît de précau-
tion, sont percées de chaque côté de la porte et laissent
apercevoir la cour à travers des rideaux de tulle aussi
blancs que la couche de chaux qui tapisse les murailles.
A terre, trois paillasses de différentes grandeurs consti-
tuent les divans traditionnels; la plus large occupe le
CROQUIS ALGERIENS. 55

renfoncement qui fait saillie à l'extérieur; elle forme,


avec les deux autres, placées perpendiculairement, un
réduit intime où les membres de la famille s'accroupis-
sent pour prendre leurs repas.
C'est l'a aussi que les invités [dégustent la tasse de
café qu'un Arabe, si misérable qu'il soit, ne manque
jamais de leur offrir. De petits coussins longs et durs
complètent la commodité de cet ameublement primitif
auquel des débris d'étoffes indigènes, soigneusement
rapiécées, donnent une certaine allure d'élégance.

Est-ce tout ? Non pas, le mobilier est complet; voici


le coffre enluminé de couleurs vives où les habits de
gala sont déposés. Ce coffre-là est partout, vous le trou-
verez aussi bien sous la tente du Saharien que dans les
riches villas occupées aux environs d'Alger par quelques-
uns des grands chefs que Paris a fêtés. On prétend que
c'est dans une boite identique que Mahomet entassait les
omoplates blanchies des moutons sur lesquelles il traçait
les versets du Coran. L'art de l'ébénisterie aurait fait en
ce cas peu de progrès depuis le VIe siècle.
Mais, après tout, pourquoi les coffres auraient-ils
changé de forme et d'ornementation quand les hommes,
les costumes, les moeurs sont restés les mêmes? La
caractéristique de cette race étrange n'est-elle pas l'im-
mobilité?
56 CROQUIS ALGERIENS.
Et cette lampe que nous voyons là dressée dans ce
coin, pensez-vous qu'elle se soit sensiblement modifiée ?
Les époques primitives ne pouvaient certes rien produire
de plus élémentaire : imaginez, à l'extrémité d'un long
pied, un godet carré rempli d'huile dont chaque angle
légèrement évasé laisse passer un bout de mèche; des-
sous, une collerette de métal destinée à recevoir la mou-
chette et les fragments noirâtres qu'elle arrache au lumi-
naire; à la base, un plateau assez large pour tenir en
équilibre la haute machine. C'est tout, et il paraît que
c'est assez.
Suivant les circonstances, on allume un, deux, trois ou
quatre becs; on n'en use pas autrement avec le gaz.
Ajoutons que la lampe indigène a, sur nos appareils per-
fectionnés, un avantage : au besoin, elle se transforme en
burette, et l'on ne fait pas difficulté de puiser dans son
récipient pour les exigences de la table. N'oubliez pas,
avant de vous récrier, que vous êtes chez un peuple qui
ignore la distinction savante faite par les Occidentaux
entre l'huile à brûler et l'huile à manger.

Terminons l'inventaire de la chambre où nous nous


trouvons.
Au fond se dresse un grand lit en fer à baldaquin,
haut sur pieds; il disparaît derrière un écran d'indienne
dont de trop fréquents lavages ont pâli les bouquets.
CROQUIS ALGÉRIENS. 57

Écartons légèrement la tenture, nous nous trouvons en


présence du meuble principal, au moins faut-il l'examiner.
Des planches remplacent le sommier et supportent un
matelas mince couvert d'une housse de cotonnade. Les
Orientaux ignorent les douceurs du coucher, ils dorment
avec leurs vêtements et considéreraient comme souve-
rainement inconvenant de se dévêtir pour se glisser entre
deux draps.
En revanche, ils ont le luxe des oreillers en voici de
;

toute grandeur-, proprement garnis de taies à volants, et


occupant la place du traversin. Leur fonction est de caler
le corps du dormeur et grâce à eux il faut convenir que
la couche la plus dure devient très tolérable.
Une grande couverture, de laine, rayée de couleurs
vives, complète l'organisation du lit sous lequel on accu-
mule tous les ustensiles de ménage. Ce fouillis n'a rien
de déplaisant, tout est rangé là avec symétrie et ressem-
ble à un vaste rayon d'armoire tenu par les soins d'une
ménagère vigilante.
Deux ou trois jarres, des.plats de terre non émaillée
destinés à la cuisson du pain, une darbouka que l'on

prendrait plutôt avec sa peau tendue pour une cruche
remplie de provisions précieuses que pour un instrument-
de musique
— un fourneau en poterie, un mortier, un
grand plat de bois au rebord recourbé, récipient indis-
pensable à la fabrication du couscoussou, un tamis de
5S CROQUIS ALGERIENS.
jonc, un sac plein de semoule et un coufin encombré de
poivrons rouges, de cuillers en bois, de paquets de
safran et de grains de poivre. Quand on loge, tout cela
sous un lit on n'a pas à craindre le soir que les voleurs
viennent s'y cacher.

Mais laissons vite retomber la draperie, car si notre


hôte nous surprenait en flagrant délit d'investigation,
son sourire bienveillant prendrait vite une expression
dédaigneuse, non que sa pauvreté l'humilie, mais parce
que l'indiscrétion est, chez les musulmans, un péché
capital.
Pour nous c'est à peine un péché mignon ; cependant
il est temps de nous retirer, car les pas que nous avons
entendus en entrant dans la demeure prouvent que notre
présence condamne à la réclusion les maîtresses du logis.
Prenons congé de notre hôte, quitte à venir plus tard
regarder par la lucarne comment tous ces braves gens se
comportent lorsque, enfermés dans leur maison, ils se
croient à l'abri des regards étrangers.
LA VIE DE FAMILLE

On se fait de l'existence des Arabes une idée généra-


lement fausse. Comment croire en effet que ces braves
gens, enfermés dans leur maison mystérieuse, puissent
agir comme le commun des mortels ? Mieux vaut suppo-
ser des moeurs étranges, brodées sur un thème des Mille
et une nuits, que d'imaginer une vie paisible, absorbée
par les nécessités matérielles que chaque jour fait re-
naître.
Quand la folle du logis se met en peine de création,
rien ne lui coûte pour orner les tableaux qu'elle enfante.
Faut-il un harem, elle le conçoit sous les fines dentelles
de marbre d'un palais oriental, au milieu d'un parc en-
verduré de bambous, de palmiers et des feuilles géantes
de la flore exotique. Là, sur de moelleux divans, ber-
cées par le murmure des eaux cristallines, des femmes
60 CROQUIS ALGERIENS.
indolentes, vêtues de gazes légères, attendent la venue
du maître. Ce maître, on le voit éternellement jeune et
éternellement beau, traversant, dédaigneux et indiffé-
rent, les rangs pressés de ses épouses et, pour peu que
l'on ait l'esprit fécond, on reconstitue par la pensée les
deux actes de Lalla-Rouk ou l'un des contes sans fin de
Schéherazade.

Il est possible que l'Inde, la Turquie ou la Perse offrent


quelques spécimens de ces décors d'opéra-comique, mais
la vérité est qu'en Algérie il n'existe rien de semblable.
Les familles les plus nobles, les plus anciennes, les plus
riches, sont d'origine saharienne, et chacun sait que le
Sahara ne contient d'autres palais que les vastes tentes
en poils de chameau dont l'exposition du Trocadéro a
montré un assez véridique échantillon.
Ornez ce logis primitif des plus beaux tapis, des plus
épaisses tentures et vous n'aurez encore qu'un réduit
assez modeste. Les grands chefs du désert s'en conten-
tent; cependant ce n'est pas là qu'ils placent leur véritable
luxe mais bien dans la possession des troupeaux innom-
brables que gardent leurs serviteurs.

Sur le littoral, les indigènes favorisés par la fortune


mènent une vie bourgeoise dont la description manquerait
d'intérêt. On les voit arriver à Alger dans d'assez pau-
CROQUIS ALGÉRIENS. 61

vres équipages, étalant leur haute prestance sur des


coussins de reps, et dénaturant la beauté de leur costume
par l'adjonction malencontreuse d'un parapluie ou d'un
parasol français, objets pour lesquels ils se sont pris
d'une véritable passion.
Ceux-là, la civilisation les a perdus, ou du moins,
pour dire mieux, leur a fait perdre le cachet qui les dis-
tinguait il y a quelque vingt ans, avant qu'ils n'eussent
reconnu les avantages du landau et l'utilité des ombrelles
jaunes! Alors on les rencontrait sur les routes, encaissés
dans leur selle au dossier brodé d'or, magnifiquement
drapés dans leurs burnous, faisant piaffer une monture
superbe sur les flancs de laquelle se détachait le large
étrier d'argent et le bas de maroquin rouge. Ils avaient
vraiment ainsi une fière allure, et lorsque, chevauchant
par les chemins, ils venaient à croiser un de nos jeunes
élégants, en bottes molles et en culotte blanche, la fleur
à la boutonnière et le gibus posé droit sur le front, on
ne pouvait s'empêcher de faire une comparaison fort peu
à l'avantage de nos compatriotes.
Mais au fond d'une calèche, c'est autre chose; la redin-
gote noire y est à sa place et le costume indigène avec
toutes ses blancheurs y fait l'effet d'un monstrueux pa-
quet de linge évadé d'une voiture de blanchisseuse.

La civilisation n'a pas seulement introduit les landaus


4
6-2 CROQUIS ALGERIENS.

et les parasols d'occasion dans les moeurs de l'aristocra-


tie musulmane. Chez les privilégiés qui la composent,
tout se ressent de notre contact. Les quelques spacieuses
maisons qu'ils habitent aux environs de la ville mon-
trent, dans la disposition de leurs jardins, dans l'agen-
cement de leurs terrasses, une recherche tout euro-
péenne.
A l'intérieur, même dissonance : des meubles d'aca-
jou, des pendules sous des globes de verre, étalent leur
vulgarité près des murs couverts parfois de belles faïen-
ces anciennes et semés de fines découpures de plâtre.
Encore si le mobilier était complet, sa banalité serait
moins choquante, elle se noierait dans l'uniformité de
la note générale ; mais il n'y a là que les débris épars
des ventes aux enchères, et la cacophonie est criante.
Toutefois soyons indulgents, nous en usons un peu de
même en intercalant des objets orientaux au milieu de
notre ameublement moderne. Nous trouvons cela d'un
goût exquis; pourquoi dès lors reprocher aux fils de
Mahomet une faiblesse que nous partageons ?

Si nous voulons nous rendre compte de la vie arabe


telle qu'elle était avant notre conquête, c'est parmi les
prolétaires qu'il faut chercher nos exemples. Nous avons
introduit le lecteur dans une maisonnette de la Bouza-
réah, dont les hôtesses mystérieuses se sont brusquement
CROQUIS ALGÉRIENS. 63

éclipsées à notre approche. Seul, le maître de l'habitation


nous a fait les honneurs de son modeste logis, et, en vi-
siteurs indiscrets, nous nous sommes promis de venir
regarder par la lucarne comment se comportaient les
êtres de cette demeure silencieuse.
Tandis que le mari, la pioche à la main, met en valeur
son mince domaine, les femmes vaquent aux soins du
ménage ou s'occupent à ces menus travaux de passe-
menterie que les commerçants juifs font exécuter à des
prix dérisoires de bon marché.
Personne n'est inactif dans l'étroite chambre où nous
avons déjà pénétré ; contrairement à l'idée qu'on s'en
fait, les Mauresques ne restent jamais oisives; il n'y a
que dans les tableaux qu'elles prennent ces poses non-
chalantes et suivent d'un bel oeil endormi les spirales de
la fumée du chibouck. Dans la réalité, le chibouck
n'existe pas et le repos n'existe guère pour ces labo-
rieuses créatures.
Par une convention tacite, en usage dans la plupart
des familles pauvres, le travail du mari pourvoit à l'ali-
mentation de tous, au payement du loyer, à l'habillement
des enfants, mais ne contribue pas à la toilette de la
femme. C'est à celle-ci d'aviser.

La coquetterie, dans tous les pays, est un excellent


aiguillon, et, pour acquérir des vestes brodées d'or, des
64 CROQUIS ALGÉRIENS.
ceintures de soie, des pendants d'oreilles, des bracelets,
des diadèmes et des anneaux de jambes, ces filles d'Eve
s'attellent à un labeur incessant qui, pour douze ou qua-
torze heures d'assiduité, rapporte le maigre salaire de
huit ou neuf sous, suivant la dextérité de l'ouvrière.
Dix ans suffisent presque pour réunir la somme né-
cessaire à l'acquisition d'un trousseau.
Le plus commun de ces ouvrages est une tresse à six
brins, pour laquelle on emploie un métier des plus pri-
mitifs. Il se compose d'une planchette horizontale sur
laquelle est cloué un montant vertical armé de poulies à
sa base et à son extrémité supérieure. Une lanière, armée
d'un contrepoids, passe dans ces poulies et retient une
tresse que la traction des doigts ramène ou éloigne à
volonté contre une tige de verre buttée dans la plan-
chette. C'est sur cet obstacle que la passementiëre fait
chevaucher ses Sis et serre le point de son galon.

Dans l'intérieur que nous examinons, une femme déjà


âgée, que ses compagnes appellent aima, maman, est
assise à terre devant un de ces métiers. Ses jambes nues
jusqu'aux genoux et étendues droites devant elle, lui
permettent de s'aider de l'orteil lorsque la tresse s'em-
brouille. Absorbée par son travail mécanique, et comme
hypnotisée par la contemplation du point fixe qu'elle ne
quitte pas des yeux, la tête droite, détachant le profil do
CROQUIS ALGERIENS. 65

sa face maigre sur la blancheur du mur, on dirait une


figure mystique jouant d'un harpe invisible.
L'ouvrière, en effet, agite convulsivement ses mains
aux doigts écartés, et entrecroise les ganses, tandis que
le petit contrepoids, s'élevant et s'abaissant périodique-
ment, bat son rythme monotone.

A travers la porte entr'ouverte, donnant sur la cour


que nous avons décrite, une silhouette plus gracieuse
apparaît. Une jeune fille, une belle fileuse, est là debout,
sur le bord de la jardinière en maçonnerie, dans une
pose hardie de statue lampadaire, livrant, avec une in-
souciance d'enfant, l'ample beauté de son corps presque
nu à la vive clarté du plein air. Les branches de l'oran-
ger qui l'abrite frôlent sa nuque et laissent tomber sur
elle une pluie d'ombre, dont le réseau mouvant l'enve-
loppe tout entière. Par un geste gracieux, elle élève au-
dessus de sa tète la quenouille gonflée de soie floche, et
tient suspendu, au bout des doigts de sa main droite, le
fil auquel est fixée la bobine.

Son regard suit les rotations rapides du léger instru-


ment, et son front incliné, déplace les plis flottants du
foulard rouge qui emprisonne sa chevelure. Pour toute,
parure, elle a roulé autour de son cou un collier de fraî-
ches fleurs de jasmin dont la triple rangée remplit pres-
que l'échancrure de la chemisette aux larges manches
4
CS CROQUIS ALGÉRIENS.

de tulle. Un pantalon bouffant, en mince cotonnade,


complète le costume, et, de la taille aux jarrets, coupe
la ligne ondoyante du corps par la masse compacte de
ses fronces.

Faisant contraste à cette figure si vivante et si jeune,


une vieille femme, cassée, aux traits hébétés, au regard
vague, est accroupie dans un angle de la cour. L'étoffe
qui l'enveloppe ne laisse voir que les chairs jaunies et
pendantes de sa face boursouflée. De ses doigts trem-
blants, elle compte des petits cailloux qu'elle fait passer
d'une main dans l'autre en marmottant je ne sais quelle
litanie sans fin.
No la dérangez pas, elle est folle, mais d'une folie si
douce que les hôtes de l'habitation ne s'aperçoivent plus
de sa présence.

C'est l'aïeule, elle mourra là, tranquille, quand elle


aura fini de compter ses cailloux. Les Arabes ne renvoient
jamais les fous de leur foyer, et les fous arabes ne sont
jamais dangereux. Les médecins aliénistes n'ont pas en-
core passé par là.

Il nous reste à présenter au lecteur la maîtresse du


logis, qui, seule au milieu de ses compagnes immobiles,
s'agite et pourvoit aux soins du ménage. C'est peut-être
CROQUIS ALGERIENS. 67

par elle que nous aurions dû commencer ; mais, quand


on pénètre dans une maison par la fenêtre, la première
chose que l'on renverse, c'est les lois de la bienséance.
LA. FEMME ARABE

Dans une des plus jolies pages que l'Algérie ait inspi-
rées à un peintre qui, suivant l'expression de Musset,
« avait un joli brin de plume à son crayon », Fromentin
parle du charme pénétrant que lui causa un jour la voix
d'une femme d'Alger contant une longue histoire à un
marchand indigène.
L'artiste ne comprenait pas un mot do la conversation,
mais son oreille était bercée par le ruissellement des
gammes argentines qui s'envolaient en notes pressées des
lèvres de la conteuse voilée. Jamais il n'avait entendu
musique si harmonieuse, parler plus doux. « Ce que
j'admirais le plus, dit Fromentin, c'était le charme de la
voix si nette, si acérée et si constamment musicale de
cette femme. Quoi qu'elle dit, elle adoucissait les guttu-
rales les plus rudes et, qu'elle le voulût ou non, ses em-
CROQUIS ALGERIENS. 69

portements les plus vifs s'enveloppaient de mélodie.


Même en éclatant, même en s'élevant aux intonations de
la colère, son gosier parfait ne rencontrait pas une note
fausse. J'écoutais comme on écoute une virtuose, d'abord
étonné, puis ravi, et ne me lassant pas d'entendre ce
rare instrument. Quelle était cette voix d'oiseau? »
C'était la voix d'une Mauresque d'Alger, d'une de ces
filles qui, sous les blancheurs de leur haik, promènent les
grâces ondoyantes de leur corps et montrent aux pas-
sants ce qu'elles ont de plus beau en elles : deux yeux
noirs veloutés au regard calme et profond.

J'avais besoin de cet exorde pour donner au lecteur


une idée du gazouillement qui remplit l'étroit réduit
de l'habitation. Le travail n'exclut pas la. causerie, et, si
occupé que l'on soit dans la modeste demeure, les langues
vont leur train comme en une cage de fauvettes.
Que dit-on? Rien de bien intéressant, car avec l'in-
struction qu'on leur donne, ou du moins qu'on leur
refuse, les femmes arabes ne peuvent s'entretenir que des
choses usuelles de leur vie monotone ou des cancans
rapportés du bain maure. Mais leur gaieté est prompte à
s'éveiller; à tout instant on peut entendre un éclat de
rire battre de l'aile par la chambre, posant son vol capri-
cieux sur toutes les lèvres.
Et ce n'est pas la moins rieuse, cette femme vive et
70 CROQUIS ALGÉRIENS.
alerte, qui, dans un coin de la cour ensoleillée, active la
braise de son fourneau de poterie en agitant devant le
foyer une rondelle d'alfa tressé. Vêtue, comme sa soeur
la fileuse, d'un large pantalon aux fronces pressées et de
la chemisette aux manches de tulle, elle est là, accroupie
dans une pose de Vénus italienne. L'étroit corsage, dont
les deux lanières de soie coupent la gorge plutôt qu'elles
ne la supportent, découpe son petit carré de satin usé
sur les rondeurs du dos aux contours fermes que cares-
sent les plis du foulard où la chevelure est enfermée. A
l'aise sous ce léger costume, la ménagère prépare le repas
du soir.
D'abord elle songe au pain et verse dans le grand plat
de bois une partie de la semoule qu'elle tient en réserve
dans un sac de toile grise. L'eau d'une cruche ébréchée,
répandue par gouttelettes, va lui permettre de procéder à
la première manipulation de la pâte compacte où ses pe-
tites mains potelées laissent à tout instant l'empreinte de
leurs doigts.
Les galettes prêtes, elle les range dans une corbeille et
couvre le tout d'un lambeau de mousseline dont la blan-
cheur irréprochable dénote la propreté et le soin méticu-
leux de l'ouvrière. Dans quelques heures seulement le
pain sera bon à mettre au four ; mais, comme le four
manque, on fera cuire la pâte dans un plat de terre non
émaillée, procédé primitif par lequel on obtient un ali-
CROQUIS ALGERIENS. 71

ment peu digestif ayant quelque analogie avec le mastic


des vitriers.
Les repas des musulmans sont silencieux ; c'est gravité,
pense-t-on ; je pencherais plutôt à croire que le mutisme
des convives est dû tout entier au genre do nourriture
qu'ils absorbent. Mettez une bouchée do la galette dont
je viens de décrire la fabrication entre le palais et la
langue du plus bavard des dîneurs, et s'il prononce un
mot, je consens à avaler la galette tout entière. J'en parle
savamment.

J'assistai un jour à la diffa que nous faisait offrir un


officier supérieur du cercle de Médéah, auquel un touriste
de mes amis avait été chaudement recommandé. C'était
un Parisien mettant à profit la première année de son
émancipation et apportant sur la terre d'Afrique, avec ses
vingt et un ans, la douceur et la timidité d'une fille.
L'officier supérieur, enchanté de déployer devant deux
étrangers les manifestations de sa toute-puissance, avait
organisé en quelques heures une partie de chasse prin-
cière où plus de cent rabatteurs devaient prendre part.
D'excellents chevaux avaient été mis à notre disposi-
tion; plusieurs chefs indigènes avaient été convoqués et,
après une journée de marche, nous étions arrivés au
coeur d'une tribu dont j'ai oublié le nom.
Sept lieues de route avaient développé en nous un
72 CROQUIS ALGERIENS.
appétit digne du festin qui nous attendait. Plats de cou.s-
coussou gigantesques, galettes fraîches, mouton rôti tout
entier, gâteaux de toute forme étaient servis sur l'herbe
d'une clairière où d'épais tapis marquaient la place des
convives. Chacun s'accroupit le plus commodément qu'il
put devant les mets fumants, et, notre amphitryon ayant
donné le signal, on commença.

Pour débuter, mon jeune ami eut l'imprudence de


mordre à pleines dents à la galette toute chaude qu'un
chef en grand costume, se faisant le serviteur de ses
hôtes, venait de lui offrir. Il luttait depuis quelques
instants contre la pâte récalcitrante, quand l'officier supé-
rieur lui adressa la parole.
J'ai dit que mon ami était timide; il était, de plus,
parfaitement élevé, et, pour répondre à la question qui
lui était faite, il entama soudain avec sa bouchée de ga-
lette un de ces combats muets dont l'héroïsme n'a d'égal
que l'insuccès. Ses mâchoires fonctionnaient avec fureur,
sa face s'empourprait et le silence qui s'était établi laissait
percevoir clairement le bruit d'une mastication éner-
gique.
Le questionneur distrait, croyant que sa demande
n'avait pas été entendue, la renouvela. Cette fois il fal-
lait vaincre ou mourir. Les traits du patient se contrac-
tèrent, il allongea le cou, avança le menton et, dans un
CROQUIS ALGERIENS. 73

effort suprême, avala en bloc la poire d'angoisse qui le


réduisait au mutisme...
Il faillit étouffer.
Ses yeux grands ouverts, son visage convulsé disaient
assez quelle imprudence il venait de commettre. Pour-
tant le silence régnait toujours et tous les regards main-
tenant étaient tournés vers ce mangeur farouche auquel
la brusque apparition de la tête de Méduse n'aurait pas
donné une physionomie plus épouvantée.
Enfin l'homicide bouchée, trouvant qu'après tout elle
était dans le bon chemin, consentit lentement à descendre.
Un éclat do rire général, auquel prit part le patient déli-
vré, termina ce petit incident, moins dramatique que
burlesque. La gaieté revint et chacun, armé de la cuiller
de bois, attaqua le couscoussou.
On était au plus fort de la mêlée quand une autre
mésaventure vint fondre sur mon malheureux camarade.
Tandis qu'il ingurgitait consciencieusement les petits
grains de pâte, semblables à.du grain de chasse, je ne
sais quelle drôlerie fut dite.
De tous les mouvements nerveux, le rire est celui que
nous pouvons le moins contenir. Il s'empare brusque-
ment de notre être, le secoue dans son joyeux accès sans
se soucier des inconvénients qui peuvent résulter de son
apparition subite. Ces inconvénients sont très graves,
lorsqu'on a la bouche pleine, et deviennent tout à fait
74 CROQUIS ALGERIENS.
fâcheux lorsque l'on est aux prises avec le couscoussou.
C'était précisément la situation de notre jeune Parisien
quand la drôlerie prononcée arriva à ses oreilles.
Brusquement, sans crier gare, le spasme le saisit à la
gorge et... et ma foi, il éclata comme un mortier chargé
à mitraille. Du premier coup il atteignit en pleine figure
les caïds majestueux assis devant lui; la seconde décharge,
moins drue, fouetta le plat comme une poignée de grêle;
puis, le tir baissant toujours, les derniers projectiles
vinrent s'abîmer dans le gilet et la chemise entr'ouverte
du rieur.

Pour un garçon timide, c'était mal débuter.


Qu'on me pardonne cette digression. J'avais besoin de
produire un argument à l'appui de ma. thèse et de prou-
ver que si les musulmans mangent silencieusement, c'est
que la nature de leurs aliments les y contraint. Il y a
plus de corrélation qu'on ne croit entre la gaieté d'un
peuple et son alimentation.
BEAUTÉ ET CUISINE

Pour les filles arabes comme pour les filles de tous


les pays, le mariage est la grande affaire; mais, d'Occi-
dent en Orient, les préoccupations que ce grave événe-
ment fait naître dans les jeunes têtes diffèrent du tout au
tout. Ici la femme a droit d'élection, elle est pensante
et agissante, rien ne l'empêche de mettre en oeuvre,
pour captiver le coeur d'un fiancé, la grâce de son
esprit et le charme de sa beauté. Là, c'est bien différent;
éloignée systématiquement du contact des hommes, ne
pouvant échanger avec eux ni un regard ni une pensée,
elle ne doit compter que sur des qualités extérieures
d'un ordre secondaire et d'une appréciation facile pour
être préférée à ses compagnes.
Questionnez une pensionnaire de notre pays et de-
mandez-lui ce qu'elle souhaiterait davantage si une
76 CROQUIS ALGÉRIENS.
bonne fée, comme au temps des contes, lui offrait de
réaliser son désir le plus cher. L'une vous répondra que
son rêve serait d'être grande musicienne ou dessinateur
habile, l'autre voudra avoir la bouche plus petite ou les
yeux plus grands... Les réponses varieront à l'infini sui-
vant-la nature et l'éducation de celles que vous interro-
gerez.

Chez les musulmanes, une semblable épreuve révélerait


moins de divergences dans les idées : d'une seule voix
toutes demanderaient... à gagner de l'embonpoint, non
pour elles, grand Dieu! mais pour leur futur mari auquel
elles ne seraient pas fâchées de plaire.
Brid'oison, qui cependant n'avait rien à démêler avec
Mahomet, en plaçant la fo-ô-orme au-dessus de toute
chose, ne faisait qu'appliquer l'axiome qui préside au
choix des jeunes épousées parmi les indigènes.
Les Arabes sont gens positifs à l'excès; non contents
de pouvoir posséder quatre femmes, ils aiment assez que
chacune d'elles en vaille quatre par l'ampleur de sa per-
sonne. Se souciant peu de la qualité, ils sont intraitables
sur le chapitre de la quantité.
La conséquence immédiate de ce goût peu poétique
est de lancer le sexe faible à la poursuite d'un embon-
point prématuré. Un pareil idéal est lié intimement à la
question de l'alimentation et, de là à l'exercice de l'art
CROQUIS ALGERIENS. 77

culinaire, il n'y' a qu'un pas. Aussi, grattez la femme


arabe, .vous trouverez le cordon bleu. Elle est encore
enfant, que déjà elle possède la science nécessaire à la
mise en valeur de sa beauté corporelle; au besoin elle
pourrait s'empâter elle-même; niez après cela les bien-
faits de l'éducation.
Développer la pléthore chez une fiancée en pleine
fièvre de croissance n'est pas chose commode. On y
arrive pourtant par un régime sévère : absence complète
d'exercice et excès de nutrition. Grâce à l'application de
ce système, on obtient des boulottes de onze à douze
ans qui se dégonflent tout à coup après les fatigues de la
maternité et paraissent vieilles avant l'âge.

Les Mauresques d'Alger, surtout, deviennent de très,


bonne heure habiles à préparer les mets de toute sorte;
l'instruction qu'elles reçoivent se borne à peu près là, et
il faut convenir que leur esprit se montre peu rebelle à
ce genre de perfectionnement.
J'ai déjà dit que la cuisine arabe était d'une complica-
tion extrême; toutefois il est juste de convenir qu'elle ne
réclame pas une installation bien coûteuse. La dernière
de nos maritornes ne saurait se contenter, pour préparer
le repas le plus simple, des ustensiles primitifs dont se
servent les ménagères indigènes.
Nous avons vu avec quelle simplicité l'hôtesse de la
78 CROQUIS ALGERIENS.
maisonnette où nous avons pénétré procédait à la fabri-
cation de son pain. La voilà maintenant aux prises avec
le plat fondamental des musulmans : le couscoicssou.
Si j'ambitionnais la succession du baron Brisse, de
cuisinante mémoire, je pourrais ici vous indiquer dans
les détails les plus minutieux, comment la semoule, sous
des mains expérimentées, se transforme en grains ronds
et réguliers ayant un peu l'apparence et la grosseur du
millet. Je dirais comment on fait sécher la pâte, com-
ment on l'accumulé dans une sorte de calotte en terre
percée de trous, comment ce récipient s'adapte à la
partie supérieure d'un vase à demi rempli d'eau ; j'expli-
querais longuement que la vapeur de cette eau en ébulli-
tion traverse la masse des grains et parvient à les cuire
sans les agglomérer, mais tout cela m'entraînerait à
écrire le chapitre d'un livre de cuisine dont la nécessité
ne se fait pas impérieusement sentir.
Au lieu de nous attarder à la rédaction de ces savantes
recettes, mieux vaut suivre les mouvements gracieux de
celle qui les met en pratique.

Tantôt animant le foyer d'un souffle qui gonfle ses


joues roses, ou maniant avec dextérité le petit paillasson
dont chaque battement effarouche une volée d'étincelles,
tantôt pilant entre ses jambes croisées quelques épices
aux reflets rouges; parfois accroupie, parfois debout,
CROQUIS ALGÉRIENS. 79

jamais assise, elle s'agite au milieu de son petit labora-


toire avec une gaieté d'enfant et une vivaeité d'oiseau.
Propre comme une hermine, vous ne vous douteriez
jamais, à la blancheur de ses vêtements, à la netteté de
ses mains, qu'elle se livre aux fonctions où nos marmi-
tons se barbouillent.
Passe-t-elle d'une préparation à une autre?.. vite, elle
court à la cruche ébréchée qui lui sert de fontaine et à la
tasse remplie de savon noir.
Ah! le savon! quelle ressource pour ces cuisinières
méthodiques! Aussi, à quoi ne l'emploient-elles pas!
Elles en frottent le fond des plats où elles font cuire cer-
taines pâtisseries; elles s'en servent pour nettoyer leur
viande et leur poisson, et, comme si ce n'était pas assez
de tels abus, elles trouvent naturel de s'en remplir la
bouche après le repas pour débarrasser leurs lèvres de
toutes les impuretés de la nourriture.
Ces gracieuses aiguières en cuivre ciselé, que l'on
voit un peu partout aujourd'hui chez les marchands de
curiosités, ont, dans le pays où on les fabrique, l'usage
peu poétique de nos rince-bouches. Pleines d'eau tiède,
on les fait passer aux convives avec le bassin qui leur
sert de support, et chacun, puisant dans une soucoupe
une parcelle de savon noir, se lave consciencieusement
les mains et les dents avec un sérieux que ne parvient
pas toujours à garder le spectateur européen.
80 CROQUIS ALGERIENS.
On est cependant moins disposé à rire de cette cou-
tume singulière, quand on songe à la simplicité toute
primitive des ustensiles de table dont disposent les
musulmans. Leur industrie n'a produit jusqu'ici qu'une
cuiller en bois, large et peu profonde, qui sert plutôt à
tirer les morceaux des plats qu'à porter ces morceaux aux
lèvres.
C'est incommode, mais cela suffit quand les doigts
font office de fourchette et que les incisives remplacent
les couteaux. Ajoutez à cela l'absence de serviettes, et
vous reconnaîtrez qu'une toilette un peu sérieuse est
nécessaire après la plus légère collation.

On connaît l'anecdote de ce chef indigène invité à


Compiègne sous l'Empire, et qui, pour honorer ses hôtes,
avait appris préalablement à manger à la française. Un
mois d'étude l'avait si bien familiarisé avec cet exercice,
que, tout en répondant aux questions que lui posait l'in-
terprète, il saisissait délicatement entre le pouce et
l'index chaque bouchée de poularde et l'enfonçait dans
sa fourchette avant de la faire disparaître. Le pain était
traité avec les mêmes égards et par les mêmes procédés.
Quand on se civilise, il ne faut pas faire les choses à
demi.

Revenons à notre intérieur arabe, où le dîner fumant


CROQUIS ALGERIENS. 81

est prêt à être servi. Une table ronde élevée de quelques


centimètres reçoit les mets autour desquels viennent
s'accroupir tous les membres de la famille. Le jour a
complètement disparu, et la haute lampe de métal éclaire
de sa flamme fumeuse le groupe dos convives. Nous
avons esquissé chaque physionomie et nous pourrions
nous dispenser d'examiner le tableau que nous évoquons,
si deux beaux enfants au teint brun, aux traits calmes,
n'étaient venus se joindre aux personnages que nous
connaissons.

L'enfant arabe offre un type que ne rappelle en rien la


mine éveillée et joyeuse de notre bambin français.
Autant celui-ci est turbulent, autant celui-là est tran-
quille et grave; on dirait qu'il a conscience du rôle que
joue l'homme dans la société musulmane : même devant
sa mère, il est majestueux, j'allais dire imposant. Aussi
le traite-t-elle avec un respect qu'elle est loin d'observer
à l'égard de ses filles. Dès le maillot, le fils a son rang
bien marqué dans la famille, et, comme s'il comprenait
sa supériorité sur la troupe subalterne des femmes qui
l'entourent, jamais il ne crie ou ne pleure. Plus grand,
il ne joue pas et, s'il s'abandonne
au plaisir, c'est sans
vivacité, sans éclat de voix; partout il porte avec lui la
dignité de sa petite personne. Cette réserve, qui serait
burlesque chez nos gamins, semble chez lui toute natu-
82 CROQUIS ALGERIENS.
relie; elle s'harmonise avec la beauté mâle de ses traits,
avec l'expression résolue de son regard.
Quel dommage que le fanatisme et l'ignorance fassent
produire de si pauvres fruits à de si belles graines !
LES BOURRIQUOTIERS

Le mot n'est pas français, il n'exprime pas non plus


une chose française. C'est le droit des pays nouveaux de
créer pour leurs besoins personnels des expressions
nouvelles, n'en déplaise au Dictionnaire de l'Aca-
démie.
J'aurais pu cependant traduire ce titre en langage
usuel et écrire : les Conducteurs d'ânes à Alger; mais
pourquoi, dès la première ligne, s'embarrasser de péri-
phrases?
De tous les types que la civilisation n'a pu modifier en
Algérie, le bourriquotier est le plus frappant. Tel il
était au temps de la domination turque, tel il est resté.
Ses moeurs, son costume, l'industrie qu'il pratique, n'ont
pas varié d'une nuance depuis la conquête.
Enfant de l'oasis du Mzab, il apporte au milieu de
S4 CROQUIS ALGÉRIENS.

nous sa sauvagerie et ses bras robustes. Que lui importent


nos coutumes, nos procédés, nos lois et notre langage !
Il n'a cure de tout cela. Son rêve, son espoir, c'est le
retour dans la tribu, c'est la maisonnette basse, faite de
boue sèche qu'abrite une touffe de palmiers. Aussi avec
quelle ardeur il travaille pour conquérir les quelques
centaines de douros nécessaires à son indépendance!
Quatre ou cinq ans de dur labeur, et sa sacoche de
cuir est pleine. Alors, adieu Alger et ses monotones
arcades! adieu les rues pavées et les routes poudreuses !
Il gagne le plein air, l'immensité. Ah! de quel pied léger
il entreprend le long voyage qui ramène à la patrie.
Les Mzabites sont nombreux dans les villes du littoral.
Intelligents et actifs, ils s'entendent au commerce, s'orga-
nisent en sociétés et livrent aux Israélites, sur le terrain
du négoce, une lutte où ceux-ci ne triomphent pas tou-
jours. Certaines industries forment entre leurs mains de
véritables monopoles; c'est ainsi qu'ils ont accaparé les
transports par âne que nul n'ose entreprendre après eux
tant il se contentent de gains modestes et découragent
toute concurrence par leur infatigable persévérance.

C'est un rude métier que de pousser devant soi le


troupeau aux longues oreilles, non qu'il soit indiscipliné,
grand Dieu ! car les pauvres animaux qui le composent
sont l'image vivante de la docilité et de la crainte, mais
CROQUIS ALGERIENS. 85

il faut charger les matériaux, les conduire sous un soleil


brûlant ou sous des averses diluviennes dans des
endroits escarpés, que les charrettes ne peuvent
aborder.
La bête souffre, mais l'homme non plus ne ménage pas
sa peine. Si âpre que soit cependant la besogne, cela
n'entame en rien la gaieté ni l'insouciance du conducteur.
Tantôt à pied dans la poussière, stimulant ses bourri-
quols qui trébuchent sous leur fardeau, tantôt perché
sur la croupe de l'un d'eux,-et les ramenant à vide, il
chante à lue-tête un air monotone qu'il interrompt
souvent pour lancer le cri strident : avril au bruit
duquel détale toute la bande.
Le bourriquotier n'a pas l'âme tendre ; armé d'un
bâton à peine flexible, il frappe à coups redoublés sur
les retardataires de la troupe et ne tarde pas à marbrer
leurs cuisses maigres de blessures sanguinolentes. C'est
toute l'amélioration que la société protectrice des ani-
maux a pu obtenir après des démarches et des plaintes
sans nombre.

Autrefois les Mzabites ne frappaient jamais; ils


piquaient. Un bâton plus court, à l'extrémité duquel
était enchâssée une pointe de fer, leur servait d'aiguillon,
et cet instrument barbare labourait sans cesse la croupe
86 CROQUIS ALGERIENS.
de leurs victimes. L'instrument de torture a changé,
mais le traitement est toujours aussi cruel.
Cependant la physionomie de celui qui l'applique
respire tout autre chose que la férocité. Sous sa peau
hàlée, presque noire, s'étale un bon sourire et perce un
franc regard. Il va gaiment son chemin, la tête enveloppée
dans un haillon de cotonnade, le corps enfermé dans un
sarrau de toile ou de laine taillé comme un sac, battant
de ses jambes nues les flancs de sa grêle monture.
S'il marche, ses pieds s'enfoncent dans la poussière
tandis qu'il porte à la main les babouches que tout
musulman économe ne chausse qu'exceptionnellement.
Rien de plus mobile que cette chaussure, on la met
et on l'ôte vingt fois par jour pour les motifs les plus
futiles.
Si chaque partie du vêtement joue un rôle dans le
costume au point de vue de la sociabilité des individus,
on peut dire que la babouche est pour l'Arabe ce que le
chapeau est pour nous. Entre-t-il dans une maison, dans
un café ou dans une mosquée, il laisse ses souliers au
vestiaire ; c'est dans les moeurs. Suit-il un chemin fati-
gant, il prend ses souliers sous son bras. Il faut bien
qu'un peuple, dont le couvre-chef est fixé à la tête par
tout un système d'étoffe et de corde, puisse marquer
son respect à l'égard d'autrui d'une manière quel-
conque.
CROQUIS ALGERIENS. 87

Or, dans l'habillement oriental, ce qu'on peut le plus


facilement enlever, c'est la babouche; aussi en joue-t-on
à tout instant.

Revenons aux bourriquotiers et disons quelques mots


de l'organisation qui fait leur force. Ceux que nous avons
vus sur la route ne sont, à tout prendre, que des gens à
gages au service d'entrepreneurs, Mzabites comme eux et
pouvant disposer d'un petit capital.
Suivant leurs ressources, ils achètent quatorze, vingt-
huit ou quarante-deux bourriquots ; plus, parfois, mais
toujours un multiple de quatorze, car l'escouade régle-
mentaire, capable de transporter un mètre cube de
matériaux quelconques : sable, chaux ou pierres, s'élève
à ce chiffre. Cette escouade est conduite par quatre
hommes qui sont chargés du soin, non seulement d'en-
tretenir leurs ânes, mais de mettre constamment en état le
bât et le double coufin qui constituent le harnachement
de chaque bête.
Le harnais est des plus primitifs : une corde enroulée
autour du cou de l'animal et formant collier. Veut-on
mettre la bête en position pour être chargée ou déchargée,
c'est par là qu'on la saisit; quand elle résiste à la traction,
le conducteur s'en prend sans façon aux oreilles ou à la
queue, moyen de persuation irrésistible.
On prétend que, pour rendre les animaux dociles, il faut
88 CROQUIS ALGERIENS.

les réduire par la famine; c'est le moyen qu'emploient,


paraît-il, les dompteurs, c'est aussi le procédé dont se
servent les Arabes à l'égard des malheureux quadru-
pèdes qu'ils conduisent. Ceux-ci, en effet, ne mangent
que la nuit, une fois mis au repos dans le lieu qui leur
sert d'écurie.
Là, ils ont une ration de son et jamais d'autre nourri-
ture. A trois heures du matin ils partent à l'ouvrage et
rentrent à la tombée de la nuit. Durant tout ce temps ils
peinent et ne se nourrissent point.

Pourtant il y a parfois des aubaines : les bourri-


quotiers, de dix heures à une heure, font la sieste, et
quand une course les conduit dans un jardin ou dans un
champ, maître Aliboron tond encore du pré la largeur de
sa langue. Quelques chardons, des broussailles rabougries
des brins d'herbes desséchés, tel est la maigre pitance
que l'Algérie, en ses mois de sécheresse, offre à la gour-
mandise des pauvres bourriquots.
C'est peu, mais c'est assez pour ces sobres animaux,
qui, semblables au cheval dont Gautier à décrit la
maigreur dans le Château de la misère, semblent
n'avoir jamais été nourris que de cercles de ton-
neaux.
Cela ne les empêche pas de fournir un dur labeur, car
on ne les emploie guère que lorsque l'escarpement des
CROQUIS ALGÉRIENS. 89

côtes ou l'impraticabilité des chemins rend tout autre


moyen de transport, impossible.
C'est par eux que les matériaux avec lesquels toute la
haute ville a été construite furent apportés. Quel pied
autre que le leur aurait pu se risquer sur les pavés étroits
et glissants de ces ruelles, échelonnées comme un im-
mense labyrinthe et formant les marches d'un escalier
sans fin.

Même encore de nos jours une quantité de construc-


tions importantes ne peuvent être approvisionnées que
par ce moyen. Mais il ne faut pas croire pour cela
que les propriétaires aient le droit de choisir, parmi les
Mzabiles qui se chargent des transports, ceux qui leur pa-
raissent le plus recommandables.
Non, le bourriquotier ne vous appartient pas, c'est
vous qui lui appartenez bel et bien, et cela est si vrai
qu'il vous vend à votre insu sans que vous ayez le pouvoir
de protester; son successeur vous possède jusqu'à sa
mort, jusqu'à la vôtre. Vous êtes son client, sa chose à
partir du moment où pour la première fois vous avez fait
appela ses services; aussi longtemps que vous durerez,
le marché intervenu tacitement entre lui, ou son pré-
décesseur et vous, subsistera.
Ne cherchez pas à vous affranchir de cette tyrannie,
vous ne le pourriez pas. Afin de combattre les funestes
90 CROQUIS ALGERIENS.
effets de la concurrence, ces despotes en burnous se sont
entendus pour ne jamais empiéter sur le terrain d'un
collègue. Cette loi est rigoureusement observée, et quels
que soient les avantages que vous puissiez faire à l'un
d'eux pour remplacer le fournisseur dont vous croyez
avoir à vous plaindre, vous pouvez être assuré de son
refus. Un acquiescement, même dissimulé, entraînerait
la déchéance commerciale du spoliateur parmi les membres
de la corporation.

Grâce à ce système, les bourriquotiers se maintiennent


et se maintiendront encore longtemps; on subit leur joug
en se plaignant, mais on le subit.
Au reste, avouons qu'ils sont indispensables à une
population qui a le bon esprit de ne pas toujours
se grouper autour des routes poudreuses et des chemins
battus.
Tant qu'il restera à Alger de sages mortels désireux
d'abriter leur repos dans les sites charmants et inacces-
sibles des coteaux de Mustapha et du Frais Vallon, il
faudra bien que les Mzabites, poussant devant eux leurs
dociles ânons, portent les pierres et tous les matériaux
sans lesquels aucune maison no s'élève.
LA FÊTE DES FÈVES

Après quinze ans d'oubli, les nègres d'Alger ont célé-


bré de nouveau l'an dernier la fête des Fèves, l'Haïd-el-
Foul, qui ne vivait plus dans le souvenir de nos com-
patriotes que par la belle description de Fromentin.
L'écrivain, dans son récit vigoureux, avait beaucoup
emprunté au peintre et le tableau qu'il avait tracé pouvait
faire déplorer la disparition de cette cérémonie bizarre.
Dans un cadre magnifique, l'auteur d'Une Année dans
le Sahel nous avait montré une saturnale digne du
paganisme. Deux ou trois mille femmes, vêtues de
draperies rouges éclatantes, couvertes de bijoux, livrant
au grand soleil leur visage d'ébène, allaient ot venaient
au milieu de groupes de danseurs affolés. Festins,
musiques, cris et rires avaient pris sous la plume du
narrateur la sauvage ampleur des fêtes disparues, et
92 CROQUIS ALGERIENS.
l'on ne pouvait s'empêcher de regretter, à la lecture
de si belles pages, qu'un tel spectacle ne s'offrît plus aux
Algériens.
Mieux eût valu rester sur ce regret. Aujourd'hui l'illu-
sion n'est plus possible, l'Haïd-el-Foul a eu lieu, et l'on
est obligé d'avouer que si le peintre n'a pas tout tiré de
son imagination, la population noire a perdu le secret de
ses fastueuses réjouissances d'autrefois.
Voici, du reste, dans tout son réalisme, en quoi con-
siste la cérémonie. Qu'on me pardonne d'opposer à la
toile du maître, ruisselante de lumière et de couleur, un
croquis à la plume pris d'après nature; mais il n'est pas
donné à tout le monde de créer, les humbles doivent se
borner à reproduire.

Dès neuf heures du matin, une bande d'une trentaine


de nègres et de négresses débouche sur la plage, au son
d'un orchestre assourdissant exclusivement composé de
longues castagnettes en fer et de grosses caisses. En tête
du cortège marche un taureau efflanqué, couvert de
lambeaux d'étoffe de soie et de chapelets de coquillages.
Un homme le traîne péniblement et ne lui épargne pas
les bourrades à chaque tentative de rébellion. Derrière
viennent, sur une même ligne, six à sept femmes, vie illes
et ridées, vêtues du haïk bleu traditionnel, les pieds et
les jambes nus, portant à la main de petits fourneaux
CROQUIS ALGERIENS. 03

où, de temps à autre, elles jettent des parcelles de ben-


join. La gravité de leur attitude leur donnerait un air de
prêtresses si leur laideur et leur accoutrement ne les
faisaient, de préférence, comparer aux sorcières de
Macbeth.
Après, paraît l'Amin, chef de la corporation; sa haute
taille et ses traits accentués ne manquent pas de dis-
tinction. Une fine barbiche grise tranche sur la peau aux
reflets de bronze et commande le respect, que, du reste,
on ne lui marchande pas.
Ce personnage, un peu majestueux, précède le dra-
peau, sorte de loque en cotonnade rouge et violette, dont
la hampe supporte quelques chiffons de différentes
nuances; un ornement en fer-blanc, surmonté d'un crois-
sant et d'une étoile, complète cette relique destinée uni-
quement aux grandes cérémonies.
Enfin arrivent les musiciens, frappant à coups redou-
blés de leur bâton tordu sur leurs tambours énormes, ou
heurtant leurs castagnettes de fer, les mains légèrement
élevées dans la pose des magots chinois.
Autour de cet orchestre, jouant sans mesure et avan-
çant sans ordre, cabriolent quelques négrillons et suivent
quelques curieux. C'est une mauvaise réduction du boeuf
gras; mais le nègre est un grand enfant qui s'amuse de
peu, et la satisfaction rayonne sur ces bonnes figures au
nez épaté et aux lèvres épaisses.
94 CROQUIS ALGÉRIENS.
Tout en cheminant au bord de la mer, le cortège ar-
rive en vue d'une petite crique où une cinquantaine de
Mauresques voilées attendent les nouveaux arrivants. On
échange les yous-yous les plus aigus que gosier humain
puisse produire, puis les deux groupes se réunissent et
l'on fait halte.
Le lieu du rendez-vous est connu, car, de tous côtés,
débouchent des matrones portant sur leur tête des coufins
de provisions. Quand la foule est un peu plus nombreuse,
le vacarme des instruments reprend de plus belle ; les
brûleuses d'encens, assises en cercle, alimentent leur
foyer et prodiguent le benjoin au point d'en rendre l'air
irrespirable; quelques fanatiques viennent pencher leur
tête sur les fourneaux et puiser là une ivresse qui doit
participer beaucoup de l'asphyxie. Puis les danses s'or-
ganisent, les femmes debout et agitant leur mouchoir
piétinent sur place en dandinant leur corps massif, les
hommes se baissent, parcourent accroupis un certain
espace, puis se relèvent d'un bond en pirouettant sur eux-
mêmes avec des gestes d'une brusquerie sauvage.

Pourtant le moment solennel approche, on va immoler


la victime, car celte fête qui célèbre le printemps s'ac-
complit avec du sang. On entoure le taureau, on lui fait
respirer le benjoin incandescent, on s'incline devant lui
avec tous les signes du plus profond respect, puis on lui
CROQUIS ALGERIENS. 95

campe un couteau dans la gorge, et la doyenne des ma-


trones, puisant à la blessure ouverte, asperge l'assemblée
soudain plongée dans le plus grand recueillement. Cela
fait, chacune des assistantes prend dans le creux de la
main quelques gouttes du sang de l'animal, et lorsqu'il
est suffisamment caillé, l'enferme religieusement dans
une boîte apportée tout exprès. Quand les petites boîtes
sont refermées et serrées, on songe aux choses sérieuses:
le taureau est dépecé; coupé en fragments et distribué à
l'assistance. Alors on se sépare, les groupes se forment,
on improvise des fourneaux entre deux pierres, on sort
des coufins les ustensiles culinaires, et trente cuisines en
plein vent mélangent bientôt leur fumet au parfum de
l'encens. C'est le seul instant où le tableau soit pittoresque.
Après le repas les danses et le tumulte recommencent,
on fait la quête parmi les Européens que la fête a attirés,
et quand on est saturé de mouvement, de nourriture, de
bruit et de grand air, on regagne la ville à la débandade,
enchanté d'avoir' tué le taureau sacré, et surtout de l'avoir
mangé, car de tous les péchés mignons, la gourmandise
est celui que le nègre se pardonne le plus volontiers, et
satisfait le plus rarement.
LES MORTS

C'est un curieux spectacle pour un étranger que celui


d'un enterrement arabe. Quand il croise pour la première
l'ois sur son chemin unde ces cortèges bizarres, il ne peut
s'imaginer, s'il n'est prévenu, qu'il assiste fortuitement
à une cérémonie funèbre. Nous sommes si bien accou-
tumés à unir l'idée du recueillement à l'idée de la mort,
que le bruit et l'animation nous paraissent déplacés au-
tour des cercueils.

Pour les indigènes il n'en est pas ainsi et nul d'entre


eux ne s'en irait paisiblement dans l'autre monde si un
char, si beau qu'il fût, le portait à sa dernière demeure.
Fi! del'étroile boîte dans laquelle on vous enferme et du
corbillard empanaché ! Fi ! des croquemorts lugubres et
du froid appareil déployé autour du défunt! Fi! surtout
CROQUIS ALGERIENS. 97

de ces mines larmoyantes, de ces costumes sombres que


prennent pour ce jour-là vos amis et vos proches!
Les fils de Mahomet ne comprennent pas les choses
d'une façon si tragique.
Tenez, voyez plutôt cette troupe d'hommes en bur-
nous qui courent sur le chemin : ne dirait-on pas à
l'animation de leur visage, à la rapidité de leur démarche,
qu'ils vont à une fête? Grands et petits, jeunes et vieux,
prolétaires et bourgeois, se bousculent, se pressent dans
une confusion singulière autour de l'étroit brancard où
le mort est étendu. Le Prophète a dit : « Porter un mort
est méritoire ; celui qui le porte durant quarante passe
procure l'expiation d'un grand péché. » Or on a toujours
un grand péché sur la conscience et l'on est bien aise de
s'en procurer l'expiation. Aussi joue-t-on des coudes
pour arriver au précieux brancard et, quand on l'a saisi,
on tâche de le garder durant quarante pas. Malheureuse-
ment la concurrence est si grande que les privilégiés
seuls et les robustes peuvent atteindre ce résultat. Les
faibles et les petits voient sans cesse des épaules plus
robustes leur enlever leur part de fardeau.
98 CROQUIS ALGÉRIENS.

ment, en contact avec l'éternel sommeil, forment là un


contraste trop brusque pour que l'oeil d'un Européen
n'en soit pas choqué. Mais toutes coutumes qui ne sont
pas les nôtres ne nous paraissent-elles pas étranges et
condamnables?

Cependant, après avoir été rudement cahoté, le trépassé


arrive au cimetière, où une fosse peu profonde a été
hâtivement creusée. Là, la foule agitée de tout à l'heure
devient grave, on ne touche plus le corps inerte qu'avec
des précautions infinies, et on l'étend au fond de la
tombe, la tête tournée vers la Mecque, en répétant la
phrase sacrementclle : « Au nom do Dieu, ot au nom du
peuple soumis au prophète de Dieu. »
Les voix lentes qui psalmodient ce verset, l'attitude
recueillie de l'assemblée, la pose inspirée des vieillards
dont la longue barbe blanche se confond avec les blan-
cheurs du costume, forment un tableau qu'on n'oublie
pas. Il y a dans ces figures hâlées et énergiques, en-
core excitées par la course et soudainement assombries
par la cérémonie qui s'accomplit devant elles, dans ces
hommes turbulents, brusquement immobilisés autour
d'une tombe, quelque chose qui ne ressemble en rien à
la banalité trop fréquente de nos inhumations.

Au milieu du silence, le tolba le plus vénéré prononce


CROQUIS ALGERIENS. 99

la prière des funérailles en élevant et en abaissant suc-


cessivement les deux mains par un geste qui ne manque
pas de grandeur. Cette prière très courte est singulière
en ce sens qu'elle demande, non l'indulgence pour le
mort, mais des bienfaits pour les survivants.
« 0 mon Dieu! vous l'avez créé, vous l'avez enrichi,
vous l'avez fait mourir, vous devez le ressusciter, qu'il
soit auprès de vous un heureux intercesseur pour sa
famille et les auteurs de ses jours. »
Quand le tolba a fini, les assistants disent « Aminé »
et, prenant chacun trois poignées de terre, les jettent
sur le corps en murmurant à chaque, poignée les phrases
suivantes :
« Tu en as été créé. »
« Nous t'y faisons retourner. »

« Nous t'en ferons sortir. »


Cela fait, on place deux pierres droites au pied et à la
tête du mort, on juxtapose d'autres pierres de manière à
réserver un orifice permettant au défunt de respirer, et
on rentre dans la maison en deuil où un repas gargan-
tualesque attend les invités et les pauvres.

Durant trois jours, si la famille est riche, le couscous-


sou, les galettes et le mouton, les gâteaux et les sucreries
sont servis en abondance et distribués au domicile des
malheureux qui ne peuvent assister à ces libérales distri-
100 CROQUIS ALGERIENS.
butions. C'est en prodiguant les aumônes qu'on augmente
le crédit du défunt auprès du Prophète, ce qui lui permet
alors d'intercéder plus utilement pour les membres de la
famille qu'il a laissée sur terre.
Le côté pratique, comme on le voit, n'est pas dédaigné,
et c'est toujours en faveur des vivants que l'on honore
les morts.
Les nécessiteux ne s'en plaignent pas, car la coutume
veut que le quinzième et le quarantième jour qui suivent
l'enterrement soient marqués encore par de copieuses
agapes auxquelles prend part un peu qui veut. A la fin
de ces réjouissances funèbres on « se sépare de la tombe»,
c'est-à-dire qu'on dispense les pleureuses d'aller se lamen-
ter au cimetière et que les hommes qui se sont fait raser
la tète et ont gardé le même vêtement en signe de deuil,
laissent repousser leurs cheveux et changent de burnous.
Les femmes enfermées à l'intérieur manifestent leur
douleur plus longtemps en renonçant aux parfums, aux
bijoux, aux teintures et en portant un costume de cou-
leur sombre. Ce sacrifice n'est pas le plus grand qu'elles
font : à la mort de leur mari elles se déchirent le vi-
sage avec leurs ongles pour montrer qu'elles renoncent
à leur beauté.

Combien de veuves dans le monde


Ne voudraient pas en faire autant

et ont bien raison.


UN CIMETIÈRE ARARE

Le cimetière de Sidi-Abd-el-Kader, planté au milieu


de la verdure et des jardins du Hamma, ne les dépare et
ne les attriste en rien. Situé près delà route où les tram-
ways conduisent les promeneurs au jardin d'Essai, il
garde son originalité et paraît aussi éloigné de la France
que si le drapeau turc flottait encore au haut de la Casbah
d'Alger.
Les Arabes, si jaloux du mystère, ont eu le bon esprit
de laisser entrer dans l'enclos réservé à leurs morts les
pleins regards, le plein soleil; et la curiosité, qui se fau-
file par le trou des serrures, recule ou reste indifférente
devant cette porte grande ouverte.
Aussi, c'est en toute liberté, et sans être l'objet d'un
examen imprortun, que les fils, et surtout les filles du
Prophète, se réunissent sur les tombes de leurs parents.
6.
103 CROQUIS ALGÉRIENS.
Elles ne pourraient choisir, du reste, un plus charmant
endroit pour causer de leurs affaires, parler de leurs in-
trigues et étaler leurs toilettes. C'est au pied des coteaux
qui s'arrondissent au fond du golfe d'Alger que le cime-
tière de Sidi-Abd-el-Kader dresse la silhouette blanche de
son fin marabout et les palmes de ses dattiers au tronc
rugueux. Au milieu des herbes folles et des arbustes en
fleurs, les pierres sépulcrales, éparpillées comme au
hasard, ont grand peine à conserver un air de gravité.
La plupart servent de banc à des groupes de visiteuses
qui terminent un déjeuner champêtre.

La brise est douce, l'air tiède, les voiles sont suspen-


dus aux branches des arbres et un haïk sert de nappes
aux déjeûneuses. Pendant ce temps les oiseaux chantent,
des pigeons familiers picorent les débris du repas et les
confidences, les libres propos vont leur train. C'est ven-
dredi, jour réservé aux femmes, on n'a que les morts
pour témoins et on les honore en savourant avec délice
les quelquesheures de liberté que leur culle vous procure.
Pourquoi des larmes, des vêtements de deuil? Est-ce que
les pleureuses ne se lamentent pas pour vous, moyennant
salaire, et n'est-ce pas assez d'entendre par instant les
notes discordantes qu'elles poussent?
La journée est belle, aussi le monde afflue. Les petits
omnibus, aux chevaux endiablés, amènent à tout moment
CROQUIS ALGERIENS. 103

de nouvelles promeneuses. On les voit arriver par volées


de huit ou dix, perdues sous les blancheurs de leur, cos-
tume, le pied chaussé de la babouche vernie, leurs longs
yeux riants sous le voile, et ne révélant du mystère de
leurs corps que la fine main chargée de bagues qui
prend dans un pli du mouchoir les quelques sous dus au
conducteur.
Un à un, lentement, ces fantômes gracieux descendent
de la caisse roulante, la négresse en haïk bleu s'empare
des provisions, les campe sur sa tête avec un beau geste
de statue; les enfants s'accrochent aux plis du pantalon
flottant, et la petite troupe disparaît dans le vert sentier
pour être presque aussitôt suivie d'une autre toute sem-
blable.
Une fois loin de la route, à l'abri des regards, on dé-
tache d'abord le mouchoir de mousseline qui cache le
visage, puis les voiles tombent et les vestes de soie bro-
dées d'or, les bijoux, les foulards aux couleurs voyantes
apparaissent sous la clarté tamisée des ombrages et sem-
blent de loin comme des fleurs vivantes se poursuivant
à travers les tombeaux.

Tant d'insouciance et de gaieté dans un pareil lieu


blesse le philosophe morose; cependant rien n'est plus
naturel. Ces femmes constamment recluses, que la piété
et la douleur amènent d'abord auprès des êtres qui ne
104 CROQUIS ALGÉRIENS.
sont plus, peuvent-elles résister au double enivrement
d'une heure de liberté et d'une bouffée de brise pure?
Elles qui, de la meilleure foi du monde, viennent là
pour pleurer le mort, comment ne se sentiraient-elles pas
emportées par la sève intense qui règne autour d'elles?
Ces plantes à la végétation exubérante, ces branches
chargées de feuillage, la douceur des rayons d'un soleil
printanier, les mille insectes qui se cherchent et s'ap-
pellent, les papillons qui volent, les colombes qui rou-
coulent, tout ne les invite-t—il pas à boire à pleines lè-
vres le breuvage de vie? Ceux qui sont sous la terre
n'en dorment pas avec moins de paix, et on peut bien
négliger les prières qu'on leur doit, puisque Sidi Kélil
a dit : « La prière ne peut profiter aux morts, elle n'est
utile qu'à ceux qui la font et c'est pour soi-même et
pour les siens qu'il faut formuler des voeux, car celui
qui n'est plus n'a que faire de vos lamentations, et vous
pouvez tirer profit de son intercession auprès du Pro-
phète. »

Pourtant le jour baisse, et la lassitude est dans les


yeux; le plaisir et le grand air fatiguent, et puis, on a
tout dit, tout entendu : médisances, cancans, historiettes
que la bouche confie à l'oreille et qu'un rire étouffé ter-
mine.
Les voitures sont là qui attendent, les cochers en blouse
CROQUIS ALGÉRIENS. 105

de toile font claquer leur fouet en signe d'appel, et son-


nent ainsi à coups précipités l'heure du départ. On re-
prend les blancs vêtements, on rattache les mouchoirs,
les négresses rangent à la hâte les provisions dans les
paniers, puis les groupes se forment ; des files silen-
cieuses apparaissent à la sortie du cimetière et sont em-
portées bientôt au milieu d'un bruit de roulement vers la
ville où l'existence claustrale attend ces évadées d'un
jour.
MOSQUÉE ET PRÉTOIRE

Le prétoire est une dépendance de la mosquée; la jus-


tice musulmane s'est humblement blottie sous la protec-
tion de la justice divine. Ceux que l'une ne satisfait pas
peuvent recourir à l'autre, une large ouverture met en
communication le tribunal suprême et le tribunal du
cadi maleki. On y entre à toute heure, comme on veut,
tantôt pour y prier, tantôt pour y plaider, souvent pour
y dormir. Pas d'huissiers ou de bedeaux vous arrêtant
au passage.
La mosquée, avec ses nattes épaisses, que nulle chaus-
sure n'a jamais souillées, offre aux rêveurs et aux indo-
lents un délicieux asile. Sous ce fouillis d'arcades den-
telées, que supporte une légion de piliers, le repos paraît
avoir installé son domicile. Non un repos mystique
comme celui auquel invitent nos hautes cathédrales avec
CROQUIS ALGÉRIENS. 107

leurs ogives sans fin et la pâle clarté de leurs cierges,


mais un repos tranquille, où la divinité et ses mystères
épargnent à l'esprit ses troublantes interrogations.
Ici tout est terrestre, c'est-à-dire compréhensible, l'air
que l'on respire n'est pas dénaturé par l'encens, la
lumière que l'on voit n'est pas métamorphosée par le co-
loris des vitraux, c'est l'air vivifiant et la lumière pure
que la nature prodigue au dehors à tous les êtres de la
création. Là-bas, derrière ce moucharabieh, la mer étend
à perte de vue l'ondulation de son azur, que rayent les
voiles blanches des pêcheurs, et, sur la langue de terre
que le flot borde d'écume, les fermes des cultivateurs
apparaissent au milieu des plantureuses moissons. Rien
du ciel dans ce tableau, mais un coin souriant de la réa-
lité des choses. L'âme n'y perd rien.

A l'intérieur, une vaste cour dallée de marbre donne


au soleil ses franches entrées. Des orangers vigoureux
découpent sur le sol la dentelle de leur ombrage, tandis
qu'un cep de vigne centenaire jette au hasard les fusées
de ses pampres à travers les délicates ornementations de
l'art mauresque. Les tiges folles courent long des cor-
le

niches, s'accrochent aux grilles ouvragées des fenêtres,


enlacent les colonnes, mêlant partout le caprice de leur
végétation au miroitement des faïences. Une fontaine,
débordante d'eau limpide, berce de son clapotement
108 CROQUIS ALGERIENS.
régulier le silence contemplatif des fidèles, dont les
silhouettes se détachent parmi l'entrecroisement des
piliers. L'homme paraît à l'aise dans ce décor, le Dieu
qu'il vénère ne l'écrase pas de sa toute-puissance, et
c'est sans crainte et sans bravade qu'il se présente de-
vant lui.
Chacun ici se livre, en dehors de toute règle et de tout
mot d'ordre, à l'accomplissement de ses devoirs religieux;
le prêtre n'est jamais là pour diriger les dévotions des
croyants. Ceux-ci agissent à leur guise. L'un prosterne
son front contre terre, pendant que le voisin, la tête
enfouie sous les plis du burnous, dort d'un profond som-
meil ; un troisième, le visage tourné vers la Mecque, les
yeux sans regard, comme en extase, s'incline et se
redresse dans une cadence rythmique, alors qu'à deux
pas de lui un frère en religion, la mine affairée, applique
l'effort de son attention et la dextérité de ses doigts à la
recherche des hôtes indiscrets blottis sous son vêtement.
Plus loin, près de la fontaine, les pieds nus sur la vasque
de marbre, ceux-là procèdent aux ablutions d'usage au
milieu d'un bruit d'éclaboussement, tandis que, accroupis
dans les angles les plus sombres du vaste édifice, quel-
ques fervents musulmans égrènent leur chapelet en psal-
modiant les versets du koran. Indifférence et fanatisme
font là excellent ménage.
Quittons-la mosquée et pénétrons dans le prétoire. Là
CROQUIS ALGÉRIENS. 109

encore rien de solennel; pas de noirs fauteuils, pas de


table sépulcrale, pas d'huissiers rébarbatifs. La salle
d'audience, coiffée par un marabout blanc, ouvre sa large
porte sur une élégante cour égayée de faïences italiennes
et d'arbustes en fleurs. Un auvent, dont la charpente de
bois de cèdres aux membrures délicates et supportées par
deux fines colonnettes, abrite les plaignants et commu-
nique directement avec la rue. C'est là, sur un banc de
pierre ménagé dans l'épaisseur du mur. que les maris
malheureux, les créanciers mécontents, les propriétaires
impitoyables attendent que justice leur soit rendue. Une
pièce spéciale est réservée aux femmes ; par une lucarne
grillée elles peuvent, en collant leur visage voilé aux bar-
reaux de fer, plaider elles-mêmes leur cause devant le cadi.

A droite de la cour, une vaste échancrure laisse le re-


gard se promener sur la mer et sur les collines qui envi-
ronnent le golfe. Contre le parapet, très bas en cet endroit,
les scribes ont établi une façon de tonnelle où, sans autre
mobilier qu'un tapis, ils mettent au courant les écritures
de leurs volumineux registres. Leurs genoux leur servent
de pupitre; auprès d'eux la tasse de café refroidie sur
son plateau de cuivre et, la cigarette d'une main, le
roseau de l'autre, on les voit, tracer avec nonchalance,
au milieu de grandes feuilles de papier jauni, les beaux
caractères de la calligraphie arabe. Une bouffée de fumée,
110 CROQUIS ALGERIENS.

une gorgée de liquide, un beau panorama sous les


yeux... ces sages ne demandent pas davantage. Quant au
prestige qu'une telle simplicité de moeurs pourrait amoin-
drir, ils n'en font pas cas. Leur chef, du reste, leur
montre l'exemple. Si vous arrivez avant l'audience, vous
pourrez surprendre le cadi maléki, la serviette au cou,
le turban dénoué, se faisant raser comme un simple
mortel. La face barbouillée de savon, le nez pris entre
les doigts de son barbier, il répond à ceux qui l'interro-
gent, saluant celui-ci, molestant celui-là, sans que son
attitude singulière lui fasse perdre une parcelle de sa
gravité. Le ridicule ne résulte pas des situations pour
les Arabes, et, ces gens primitifs trouvent naturel qu'un
magistrat se fasse faire la barbe en public. Quelle auréole
resterait-il à nos juges s'ils en agissaient avec ce sans-
gêne à l'égard de leurs justiciables?
Sa toilette faite, le cadi, couvert d'une gandourah vert
tendre, va s'asseoir sur les coussins qui lui sont réservés
au haut d'une estrade, d'où il domine les greffiers placés
à ses côtés. Alors, au signal du chaouch, l'audience
s'ouvre et les plaideurs sont appelés.

Les indigènes ne se servent pas d'avocats, ils expli-


quent eux-mêmes leurs affaires, mais il leur est interdit
de rester debout devant la gandourah verte. Aussi, après
avoir quitté leurs babouches au seuil du prétoire, se
CROQUIS ALGERIENS. 111

précipitent-ils à genoux dans la pose la plus humble que


créature humaine puisse prendre. A peine s'ils osent
lever leurs regards vers le puissant personnage qui va
prononcer sur leur sort.
C'est dans cette attitude humiliée qu'ils exposent leurs
plaintes, et il faut reconnaître que la crainte ne les
empêche pas de s'exprimer avec une volubilité et une
facilité d'élocution que pourraient leur envier beaucoup
de nos stagiaires. Cependant, derrière la grille où sont
cantonnées les femmes, on voit la silhouette d'une tête
voilée s'encadrer dans l'intervalle des barreaux, tandis
qu'une petite main se livre aux gestes de dénégation les
plus expressifs. C'est la plaignante qui proteste, et tout à
l'heure vous allez entendre sa voix musicale entamer une
plaidoirie que coupera, sans égard pour un si beau dis-
cours, le prononcé du jugement. Le plus souvent, c'est
de divorce qu'il s'agit, et les rapports déjà aigris entre
les époux prennent devant le public une si véhémente
allure de langage, qu'on en vient à considérer la lucarne
grillée comme une institution de prévoyance. Sans elle,
beaucoup de ménages parmi lesquels le cadi a pu réta-
blir l'union, auraient donné à l'audience des preuves si
tangibles de leur désaccord, que le lien conjugal n'aurait
plus été réparable.
A part la faculté de consacrer les mariages et de les
dissoudre, faculté qui lui est exclusivement réservée, le
IIS CROQUIS ALGERIENS.
cadi maléki exerce, vis-à-vis de ses justiciables, les fonc-
tions de juge de paix. Il est assisté de deux bachadell,
hommes savants, très au courant de la législation mu-
sulmane, et de plusieurs adell dont les attributions cor-
respondent à peu près à celle de commis-greffier. Tout ce
monde vit paisiblement dans l'étroit local que le soleil
inonde, et si là, comme ailleurs, la justice est boiteuse,
elle ne cherche pas du moins à dissimuler son infirmité,
car elle vit au plein jour et en plein air.
UN BAIN MAURE

En parcourant les ruelles étroites que la pioche du


démolisseur n'a pas encore atteintes, et qui ont seules
gardé le caractère de l'ancien Alger, on rencontre parfois,
au milieu des demeures, hermétiquement closes, une
maison dont la porte reste constamment ouverte; à ce
seul indice on peut affirmer que c'est la maison du bain
maure. Une marche en marbre ébréché en garnit le seuil,
quelques faïences au dessin disparate accompagnent le
linteau en pierre de forme ogivale où, sous l'épaisseur
des couches de chaux on distingue encore des vestiges
de fines sculptures.
Si vous vous arrêtez le matin, avant midi, devant l'en-
trée de cet établissement paisible, vous y voyez, non-
chalamment pénétrer des hommes de haute mine au fin
burnous et de pauvres diables couverts de vêtements
114 CROQUIS ALGÉRIENS.
sordides. Chez les Arabes, peuple aristocratique par
excellence, le riche et le pauvre ont les mêmes habitudes,
fréquentent les mêmes lieux, sans redouter une promis-
cuité dont notre démocratie ne s'accommoderait pas tou-
jours.
Ne nous attachons pas davantage aux qualités des
visiteurs, suivons-les.
Après avoir traversé un vestibule où quelques fu-
meurs silencieux, étendus sur des nattes, hument le café,
on pénètre dans une salle spacieuse, largement éclairée.
Une gracieuse fontaine en occupe le centre ; de petits
divans fort bas, disposés le long des murs, invitent au
repos, invitation à laquelle un musulman ne reste jamais
insensible.

Le premier soin du client en arrivant est de quitter


ses babouches et de chausser une sorte de mule armée
d'une haute semelle de bois. Cela fait, il ne s'occupe
plus de sa personne et la livre tout entière aux baigneurs.
Nègres ou Mzabites, ce sont de vigoureux gaillards,
presque nus, dont les muscles saillants et les mains ner-
veuses sont capables de délicatesses exquises. En un
instant ils vous déshabillent et vous emmaillottent dans
de longues bandes de toile d'une blancheur irrépro-
chable.
Le patient, ainsi transformé, est entraîné dans une
CROQUIS ALGÉRIENS. 115

chambre voisine où règne une température élevée, c'est


la première étape vers l'étuve. Après une courte station,
il est poussé dans une pièce plus chaude encore et gagne
enfin le sanctuaire où la principale opération va s'accom-
plir. C'est une vaste salle à l'atmosphère littéralement
étouffante, dont les plaques de marbre disposées en
banquettes abritent au centre le foyer de chaleur. Des
fontaines sont adossées aux parois latérales et dégorgent
l'eau chaude de leur robinet sur une large tablette de
pierre posée légèrement en saillie du sol.
C'est sur une de ces tablettes que le nouvel arrivant
est étendu après avoir été débarrassé des bandes de toile
qui le couvraient. Alors commence le travail des bai-
gneurs ; ils s'emparent de leur victime et la pétrissent
comme un mitron fait de sa pâte. Bientôt le corps, sous
ces étreintes puissantes et sous la double action de l'hu-
midité et de la chaleur, atteint un tel degré de souplesse,
que les membres, dans les mains de ceux qui les ma-
nient, se prêtent aux flexions les plus bizarres, aux tor-
sions les plus invraisemblables. Un observateur qui, par
l'étroite lucarne d'où vient le jour, plongerait son regard
dans la vaste étuve, serait frappé de l'étrangeté du tableau.
En voyant ces hommes, demi-nus, penchés sur d'autres
hommes inertes et comme morts, il croirait assister à
quelque scène mystérieuse de torture. Le seul bruit que
l'on perçoive est le souffle haletant des masseurs, coupé
116 CROQUIS ALGÉRIENS.

par le sourd craquement des muscles et des os. Les poi-


trines semblent se briser sous le poids des talons qui les
piétinent; les bras, violemment tirés, retombent le long
des flancs avec un claquement de chair mouillée; les
têtes, penchées sur les dalles, ont l'air sans vie. On dirait
des cadavres remués par de fantastiques tortionnaires.

Cependant aucune plainte ne s'échappe et même, en


prêtant bien l'oreille, on percevrait quelques soupirs de
satisfaction.
Lorsque l'Arabe a été suffisamment pétri, lorsque ses
articulations ont crié sous le poignet robuste du masseur,
il demeure étendu sur son lit de pierre sans faire le
moindre mouvement durant un quart d'heure environ.
Ce temps écoulé les baigneurs reviennent et procèdent
alors à l'opération du lavage. Après quelques frictions,
le patient disparaît sous une couche floconneuse de savon,
et quand il a été pris, tiré, retourné, frotté en tous sens,
ses deux bourreaux le saisissent et le portent sous une
douche d'eau pure.
La dernière opération est une friction avec un gant de
crin dont la rugueuse surface fait rapidement passer du
blanc au rouge l'épiderme le moins sensible. Pourtant le
bain touche à sa fin : l'homme est recouvert des bande-
lettes de toile dont on l'avait débarrassé, puis ramené
dans la pièce primitive où on lui restitue ses vêtements.
CROQUIS ALGERIENS. 117

C'est là que va commencer la jouissance suprême. Chargé


de couvertures de laine, l'Arabe s'étend sur les divans
disposés tout exprès; on lui apporte la longue pipe nom-
mée sebsi, et la tasse de café sacramentelle. La pipe
fumée et le café bu, une autre pipe et une autre tasse de
café leur succèdent.

Le musulman fait ainsi son bief, moment délicieux


fait d'engourdissement et de paresse où l'esprit flotte à
l'aventure, s'accrochant aux enroulements de la fumée
bleue et se perdant avec elle dans le néant.
Cette rêverie voluptueuse mène bientôt au sommeil.
Mais il n'est pas de bonheur durable en ce monde : midi
sonne, l'heure des hommes est passée; le bain va être
livré aux femmes. Hélas! il faut s'éveiller et partir en
laissant ses rêves derrière soi. Qui sait? Les retrouvera-
t-on ?
LE PALAIS DE MUSTAPHA

Tandis que l'Elysée, durant les mois d'hiver, est sous


la neige, que les grands arbres de son parc dressent
vers le ciel gris leurs rameaux dévastés, que les parterres
sont vides, les pelouses veuves de leur parure, ici, à
Mustapha, les jardins s'enguirlandent de fleurs et de
feuillage, et le palais d'été fait scintiller sous le plus gai
des soleils ses revêtements de faïences italiennes, sa
grande cour de marbre et les blancs marabouts de ses
salons. Heureux les gouverneurs qui habitent cette
somptueuse résidence.
Vivre dans un heureux pays constamment baigné de
lumière et de tièdes brises, donner l'essor aux projets
généreux, aux créations utiles, aider au développement
d'une population intelligente, active, attacher son labeur
et ses forces à l'oeuvre gigantesque de la colonisation
CROQUIS ALGERIENS. 119

d'une contrée aussi grande que la France... quel plus


beau rôle !
Les satisfactions attachées à ce poste unique sont si
multiples, si vastes, que les privilégiés qui l'ont occupé
pendant près d'un demi-siècle, se sont bornés à lui de-
mander à peu près exclusivement les jouissances maté-
rielles qu'il comporte. Ils ont vécu là, envahis par le
bien-être de leur situation, laissant à de plus avides les
joies autrement hautes de faire le bien et d'enfanter le
beau. Encore ne nous plaignons pas de ceux-là; peut-
être doit-on même quelque reconnaissance aux gouver-
neurs passés qui, satisfaits du luxe de leur existence
princière, se sont bornés à cueillir le jour sans entraver
les aspirations de tous.

Situé à une lieue de la ville, à mi-pente des coteaux


dont le cirque gracieux accompagne, la rondeur de la
plage, le palais regarde la pleine mer et embrasse la
courbe sans pareille du golfe. A droite, le cap Matifou
étend sa langue de terre brune que la vague borde con-
stamment d'une collerette blanche ; à l'horizon, les mon-
tagnes de Dellys découpent sur le ciel foncé leurs sil-
houettes bleu pâle ; puis, pour fermer le décor, la chaîne
de l'Atlas d'où surgissent les pics éblouissants de neige
du Djurdjura. Enfin, plus près, la Mitidja, dont le tapis
de verdure fait ressortir les masses sombres des bouquets
120 CROQUIS ALGÉRIENS.
d'eucalyptus, et, au premier plan, les jardins du Hamma.
A droite, le tableau est plus restreint, on ne voit que
le profil heurté de la colline, où sont accrochées les mai-
sons mauresques de la haute ville, puis les dentelures
pittoresques de l'ancienne casbah, le fort l'Empereur
perdu dans sa forêt de pins et ne montrant que les cré-
neaux de ses lourdes murailles, au-dessous, les villas
groupées en amphithéâtre devant le soleil levant.
On est bien pardonnable de mener la vie contempla-
tive en présence d'un tel panorama.
La route, qui d'Alger mène au palais d'été, passe au-
dessus des faubourgs et évite ainsi aux regards le spectacle
peu récréatif qu'offrent d'ordinaire les abords d'une cité,
La voie large et bordée d'arbres serpente sur le flanc de
la colline et s'élargit en hémicycle devant la grille du
palais. Des constructions de style mauresque flanquent
l'entrée, elles servent de corps de garde et d'écurie au
piquet de spahis chargé de transmettre les ordres du
gouverneur. De gros palmiers, plantés lors du mariage
de Chânzy, commencent à répandre leur ombre sur
MUc

les bancs où flânent constamment quelques cavaliers in-


digènes. Leurs burnous rouges et leurs bas de cuir
donnent au tableau une note originale et expliquent la
présence des quelques chevaux attachés aux anneaux
du mur. Ils font très bien dans le paysage, ces chevaux,
blancs d'écume sous leur grande selle arabe.
CROQUIS ALGÉRIENS. 121

Quand le pavillon tricolore flotte sur le palais, il ne se


passe pas d'instant qu'un messager n'arrive ou ne parte
bride abattue. On reproche à l'administration algérienne
ses trop grandes lenteurs ; on pourrait croire cependant
qu'elle mène les affaires au galop à voir avec quelle hâte
elle échange ses messages. Il est vrai que tous les cava-
liers ne sont pas porteurs de dépêches capitales car on
en rencontre quelquefois avec de simples cartons de mo-
diste, et ils n'en vont pas moins vite pour cela, en quoi
je les approuve. Quelle dépêche officielle aura jamais
l'importance d'une coiffure de femme ?

De la route on distingue la façade de l'habitation, avec


sa fine galerie mauresque dont les ogives légères re-
posent sur des colonnes de marbre. Une vaste allée sablée
permet aux équipages de venir s'arrêter devant le perron,
agrémenté de jardinières opulemment garnies. Cela a
tout à fait grand air.
Le confortable européen y est rehaussé par une pointe
de luxe oriental, qui donne à cette belle résidence un
laisser-aller plein de charme. Des plantes grimpantes,
aux couleurs vives, escaladent les murs et encadrent
sans façon les fenêtres, comme si elles avaient affaire à la
demeure d'un simple particulier; le soleil pénètre in-
discrètement partout, les fleurs débordent des massifs,
et n'était l'éternel factionnaire qui monte la garde à la
122 CROQUIS ALGÉRIENS.
porte, on se croirait plutôt dans la villa d'un homme de
goût que dans le palais banal où tant de gouverneurs se
sont succédé.
Là TENTE ARABE

— Latente arabe! Mais nous la connaissons, direz-


vous, ami lecteur! Horace Vernet nous l'a montrée vingt
l'ois dans ses tableaux ; la gravure l'a représentée sous

toutes ses formes ; enfin, comme renseignements plus


exacts, la photographie Fa reproduite, tant et si bien
qu'à la dernière Exposition, pas un Parisien ne traver-
sait la section réservée à l'Algérie, au Trocadéro sans
,
s'écrier devant le modèle : Mais j'ai vu cela quelque

part!
Je croyais aussi la connaître, cette demeure primitive,
et cependant en l'apercevant pour la première fois, plan-
tée seule au milieu d'une immensité aride, ni les photo-
graphies, ni les tableaux d'Horace Vernet ne me re-
vinrent en mémoire. Ceux-ci avaient bien éveillé ma
curiosité, retenu un instant mon attention, mais l'impres-
124 CROQUIS ALGÉRIENS.
sion profonde que je ressentais..., j'étais bien sûr de ne
pas l'avoir éprouvée encore.
C'était au-delà de Boghar, dans ces plaines sans fin
qu'un cri de souffrance a baptisées d'un nom fatal : le pays
de la soif. Le soleil de juillet achevait de brûler la maigre
végétation éparse sur un sol rocailleux; des touffes de
broussailles rabougries marbraient de taches brunes l'uni-
formité jaunâtre du paysage désolé; le ciel, rougi par le
vent du désert, se confondait à l'horizon avec la terre, où
pas un arbre, pas un toit, pas un chemin n'apparaissait
à perte du regard.
Pourtant, là-bas, comme un atome perdu au milieu de
cette morne solitude, un lambeau d'étoffe abritait une
famille humaine.

Pour nous, dont l'effort continuel tend vers la posses-


sion d'un foyer, le spectacle de la vie errante réveille
toujours un sentiment de tristesse. Nous ne comprenons
pas que l'homme aille ainsi à l'aventure sur la boule
ronde, portant avec lui sa carapace, insouciant du lieu
qu'il habite.
Vivre sans connaître le charme pénétrant des habi-
tudes, ne pas sentir les liens profonds qui vous retiennent
au sol où l'on a grandi, au toit qui a protégé votre en-
fance, n'est-ce pas renoncer à ce que l'existence a de
meilleur? Cependant des millions d'êtres ne connaissent
CROQUIS ALGÉRIENS. 125
.

pas et ne connaîtront jamais ces joies intimes où l'a-


mour de la patrie prend naissance. Contraints par la
dure nécessité, ils marchent, marchent sans cesse,
fuyant devant la mort qui les menace, s'ils s'attardent en
chemin.
Quand les puits sont desséchés, quand les troupeaux
ne trouvent plus sous leurs pas que la terre nue et aride,
bien remonter au nord pour chercher de nouveaux
il faut
herbages. Alors, le peuple pasteur abat les piquets de
ses tentes, charge pêle-mêle sur les chameaux dociles ses
hardes, ses ustensiles, ses provisions, et, poussant de-
vant lui son bétail, il s'élance à travers les solitudes dé-
peuplées dont il se dit le maître et dont souvent il n'est
que la victime.
Mais, qu'un vent trop brûlant s'élève, détruisant les
maigres ressources végétales sur lesquelles on comptait
pour le retour, alors ce n'est plus l'émigration paisible
d'une tribu à laquelle on assiste, c'est la course affolée
d'une masse d'êtres vivants cherchant à échapper au dé-
sastre qui l'enveloppe.
Après ces fuites désordonnées, on peut retrouver la
trace de chaque étape, elle est marquée par les osse-
ments blanchis des animaux qui ont succombé sous
l'étreinte de la faim.

Mais qu'importent les souffrances endurées, quand les


126 CROQUIS ALGERIENS.
premières pluies de l'hiver rendent aux plaines du sud
leur verte parure!
Comment garder rancune à la nature quand on la voit
redevenir féconde et que, devant vous, elle étale à nou-
veau la promesse de son abondance?
Déjà les brumes s'accumulent sur les montagnes, la
bise souffle froide, et là-bas, au loin, le soleil rit sur les
buissons en fleurs. Le moyen de résister à son appel ?
La tribu se remet en marche ; cette fois, ce n'est plus
l'angoisse qui l'accompagne, mais la joie et l'espérance.
Partout les pâturages abondent, les sources ont retrouvé
leur fraîcheur, les troupeaux repus disparaissent dans les
herbes hautes, les chevaux, lâchés en liberté, lancent dans
l'air leur joyeux hennissement, et, près de chaque tente,
une colonne de fumée bleuâtre monte vers le ciel comme
pour le remercier de verser tant de bonheur sur sa
créature.

Et dire que sur le littoral des malheureux sont enfer-


més dans d'étroites cabanes entourées d'un étroit jardin,
dont un labeur constant tire à peine le pain de chaque
jour. Ici, l'horizon est sans limite, la vie coule à pleins
bords; l'homme n'a qu'à contempler et à jouir; il se sent
libre et fort, la terre lui appartient.
C'est alors que l'Arabe regarde avec émotion le toit
léger qui lui permet de mener la vie errante pour la-
CROQUIS ALGÉRIENS: 127

quelle il est fait et qu'il aime, en dépit de ses dangers


et de ses incertitudes.
Fi des villes et des murs de pierre, où ses semblables
pressent leur cohue remuante! Prisons que tout cela.
Vivent l'espace et le plein soleil!
Vive la tente que l'on plante en vainqueur sur une
terre inhabitée !
LES KHRAMMÈS

Le train d'Alger à Oran traversait à toute vapeur la


plaine du Chelif, cette lande désolée que la colonisation
transformera certainement un jour en champs fertiles.
Pas un vestige de village n'apparaissait à l'horizon ; seuls,
des groupes de tentes indigènes, entourées de brous-
sailles épineuses, montraient que le pays était habité.
Les pluies d'octobre avaient déjà détrempé la terre, et les
Arabes commençaient leurs labours.
Nouvellement débarqué en Algérie, je plongeais' un
regard curieux sur le tableau qui m'était offert. Le malin
même, en franchissant la Mitidja, j'avais admiré les pro-
grès de l'agriculture française. Là, sur tout le parcours
de la ligne, des boeufs vigoureux, attelés à nos charrues
les plus perfectionnées, ouvraient de profonds sillons. Si
quelques palmiers n'avaient pas donné au paysage un ca-
CROQUIS ALGÉRIENS. 129

ractère spécial, on aurait pu se croire dans quelque coin


de la Beauce.
Quel brusque changement de décor après quelques
heures de route! Maintenant, au milieu de cette soli-
tude, on n'apercevait plus, de loin en loin, que de misé-
rables cultivateurs, bizarrement accoutrés, et grattant le
sol au moyen des engins les plus primitifs.
Tandis que le train ralentissait si marche, je pus exa-
miner à loisir un groupe particulièrement étrange. Un
pieu de bois ferré, fixé à une barre d'attelage, était mis
en mouvement par un âne aux côtes saillantes et par un
bipède dont je ne pus tout d'abord définir la nature.
C'était une femme couverte de haillons sordides, qui,
les jambes nues, lé corps courbé en deux, les bras
ballants devant elle, rivalisait d'efforts avec son compagnon
aux longues oreilles. Celui-ci avait pour collier un lam-
beau d'étoffe grossièrement enroulé dans une corde d'alfa.
Les longues effilochures du tissu embarrassaient s'a marche
et se confondaient avec les débris de voile de la pauvre
créature qui partageait sa rebutante besogne.
Ils allaient ainsi tous deux, la tète basse, se heurtant à
chaque cahot, tirant la lourde machine, subissant les
heurts de chaque obstacle, précipitant le pas comme dans
une chute quand le soc mal conduit sortait du sillon.
Derrière, l'homme, tenant à pleines mains l'unique
point d'appui, pesant de tout son poids sur le pieu
130 CROQUIS ALGERIENS.
qu'il enfonçait en terre, excitait de la voix ses deux
bêtes de somme en suivant sa besogne d'un oeil attentif.
Le burnous retroussé entre les jambes et retenu à la
ceinture, les mollets serrés dans des étuis de laine, le
front perdu sous les enroulements de la corde de cha-
meau, ce laboureur étrange conduisait sa charrue à tra-
vers un dédale de pierres et de broussailles dont il con-
tournait soigneusement les abords.
— Qu'est-cela? dis-je à mon compagnon de route, qui,
comme moi regardait, mais sans y prêter la moindre
attention, la scène que je lui désignais du doigt.
— C'est un khrammès, sa femme et son âne, me
répondit-il, occupés à mettre en valeur le champ de leur
seigneur. N'en avez-vous donc jamais vu?

C'est un pauvre hère que le khrammès, toujours courbé


sous le faix, toujours peinant! Condamné par la faim au
travail forcé, il subit sa peine sans faiblir. De ce monde,
il ne connaît que les tristesses, les durs labeurs. Enfant
d'une race d'opprimés, il considère l'oppression comme
une loi naturelle, il l'accepte sans une plainte. Les siècles
passent, les peuples du Nord secouent leur joug, un
souffle d'émancipation court de l'Occident à l'Orient...
lui n'entend rien, ne sait rien, ne sent rien. Il appartient
à la glèbe, et ne tente pas un effort pour lui échapper.
Tels furent ses pères, tel il reste. Nos cinquante ans
CROQUIS ALGERIENS. 131

d'occupation en Algérie n'ont pas modifié un atome de


sa nature de serf.

Le khrammès est le paysan arabe; son nom signifie le


cinquième et détermine la part à laquelle il a droit dans
le produit des fruits de la terre. Moyennant le cinquième
de la récolte, il laboure, sème, récolte, ne laissant au
propriétaire que le souci de recueillir.
Celui dont l'activité a mis le champ en valeur, celui
qui a ouvert le sillon sous les pluies de novembre et
coupé les gerbes sous le soleil brûlant de juillet, doit à
l'oisif, au maître, la meilleure portion de son bien.
Tandis qu'en France le détenteur du sol partage avec son
métayer, le musulman laisse à peine au travailleur les
ressources nécessaires à son alimentation.
Encore si cette malheureuse fraction du cinquième lui
revenait tout entière, le khrammès pourrait ne pas subir
toutes les privations! Mais pendant que poussait la mois-
son, il a fallu recourir à la générosité du propriétaire.
C'est lui qui a avancé les quelques sacs de blé dont la
famille s'est nourrie, c'est lui qui a prêté les quelques
oboles que réclamait la vie quotidienne. De tout cela il
est tenu bonne note, et, quand l'heure du partage arrive,
il faut rendre triple ce que l'on a reçu.
au double et au
Ce n'est pas la loi, mais c'est la coutume ; qu'y voulez-
vous faire?
132 CROQUIS ALGÉRIENS.
En Orient, on ne connaît pas de prêts sans usure; aussi
la récolte ne laisse-elle entre les mains de celui qui l'a
produite que quelques bribes sans valeur à peine capa-
bles de pourvoir à la subsistance des premiers mois.
Bientôt il faut de nouveau avoir recours au maître, trop
heureux d'accepter encore les dures conditions qu'il vous
impose. C'est ainsi qu'en Algérie se perpétuent les abus
les plus révoltants de la féodalité, et que, grâce à ces
abus, la partie laborieuse de la population est entretenue
dans une misère profonde.
Hélasl ce n'est pas nous qui remédierons au mal, car,
trouvant leur bénéfice à cette exploitation sans nom, la
plupart de nos compatriotes, propriétaires en territoire
indigène, trouvent commode d'adopter, pour la mise en
valeur de leur bien, le système musulman. C'est triste,
honteux même à dire, mais les Français usent des
khrammès sans plus de vergogne que les grands sei-
gneurs arabes.
ENCORE LES KHRAMMÈS

Les khrammès sont tous pauvres, mais tous ne sont pas


réduits à un tel état de misère qu'il leur faille atteler
leur femme à leur charrue. Disons-le, c'est même là la
grande exception et, soit progrès des moeurs, soit amé-
lioration du sort du travailleur, la plupart des laboureurs
indigènes disposent aujourd'hui d'une paire de boeufs.
Non des boeufs comme ceux de France, au large poitrail,
à l'encolure énorme, mais de pauvres quadrupèdes efflan-

qués, de la grosseur d'un de nos veaux ordinaires; ani-


maux paisibles auxquels la qualité de taureau n'enlève
rien de leur docilité.
Dans les territoires où l'oeil n'aperçoit pas vestige
d'habitation humaine, où les champs, sans séparation et
sans limite, n'indiquent pas la possession personnelle, on
voit à cette époque de l'année, dès que l'aube permet de
134 CROQUIS ALGÉRIENS.
distinguer les objets, les khrammès courbés sur leur be-
sogne.
L'aiguillon d'une main, le corps penché de tout son
poids sur le bras qui dirige le soc du primitif instrument,
ils vont en tous sens, sans ordre et sans méthode, déchi-
rant la surface rugueuse du sol sur lequel ils ont jeté la
semence. D'où viennent-ils? On ne peut le deviner. Leur
brusque apparition au début du jour semble en faire des
êtres identifiés à la terre qu'ils cultivent. Le premier
sillon ouvert paraît les avoir engendrés, et le ton roux de
leur maigre attelage, la teinte grisâtre de leurs vêle-
ments, le bois jauni de leur charrue, augmentent l'illu-
sion et font croire à quelque enfantement spontané de la
nature en travail.
Dans le grand silence des matinées radieuses, où tout
ce qui existe frissonne d'extase devant les splendeurs de la
clarté, les cris monotones de ces rustiques laboureurs se
répercutent au loin troublant seuls le recueillement pro-
fond de la campagne.

Les indigènes ne connaissent pas l'emploi de la herse;


aussi répandent-ils le grain sur le sol avant de labourer.
Cette manière de procéder les oblige à ensemencer de
très petites surfaces, car les oiseaux feraient promptement
disparaître le blé destiné au sillon si le khrammès cessait
de le protéger. Il résulte de cette obligation un mode de
CROQUIS ALGERIENS. 135

travail tout spécial qui consiste à tracer une circonfé-


rence dont on suit les bords jusqu'à ce qu'on atteigne le
centre. Quand un rond est terminé, on en entame un
autre, et c'est merveille de voir avec quelle docilité les
boeufs arabes se meuvent dans ces circuits sans fin sous
le commandement de celui qui les guide.

L'Arabe n'habite pas le domaine qu'il met en valeur;


son champ, le plus souvent, est distant de plusieurs
lieues de son habitation. Redoutant la solitude, les
khrammès se groupent sur certains points favorisés par
le voisinage d'une source ou par la salubrité de la situa-
tion. De là ils rayonnent sur les territoires qu'ils culti-
vent. Les chemins de la montagne leur sont si bien
connus, qu'au milieu des ténèbres ils se dirigent sûre-
ment, Familiarisées comme eux à leur besogne quoti-
dienne, leurs bêtes les précèdent et ne s'égarent jamais
parmi le dédale des broussailles.
L'éducation fait des animaux indigènes les précieux
auxiliaires de l'homme.
Partageant la vie du maître, partageant même son
toit, le boeuf, l'âne ou le cheval, deviennent en quelque
sorte ses serviteurs intelligents. Ont-ils faim? ils vont
librement clans les massifs de lentisques ou dans les clai-
rières des collines, chercher leur nourriture. Ont-ils
soif? ils descendent les pentes abruptes et vont boire au
136 CROQUIS ALGERIENS.
prochain ruisseau. Après quoi ils viennent rôder autour
de l'enclos jusqu'à ce que le propriétaire réclame leurs
services.

Tout vit en liberté sous un gourbi arabe : moutons,


chèvres et poules en usent à leur guise comme les grands
quadrupèdes. Chacun sait à quelle famille il appartient,
et ne confond pas son gîte avec celui du voisin. Aussi,
dans ces masures couvertes de branches et d'herbes
sèches, voit-on entrer sans façon tous les hôtes de l'éta-
ble. Qu'une pluie survienne, c'est près du maître qu'ils
cherchent un abri. Leur grosse tête, au regard paisible,
vient s'encadrer dans l'ouverture de la pauvre demeure, et,
si une parole brutale ne les éloigne pas, ils entrent sans
façon prendre place autour du foyer. Leur refuse-t-on
l'hospitalité qu'ils réclament? d'un pas tranquille ils vont
gagner quelque épais fourré et s'y blotissent avec une
philosophie résignée.

A l'époque des labours, ces bonnes bêtes semblent


avoir conscience du rade travail que le khrammès doit
accomplir et l'aident de tout leur pouvoir. Les boeufs,
sans entrave, bien avant que l'aube ne paraisse, s'ache-
minent vers le sillon qu'ils ont laissé la veille; derrière
eux, dans l'étroite piste que leurs pas ont tracée, le bour-
riquot ou la jument, chargé des sacs de semence, de la
CROQUIS ALGERIENS. 137

charrue et du joug, marche sans bride et d'un pas égal;


l'homme suit enfin, sa hachette à la ceinture, portant avec
lui la nourriture de la journée tout entière enfermée dans
une petite marmite de terre au fond de laquelle refroi-
dissent quelques cuillerées de couscoussou; une gargou-
lette remplie d'eau et une longue branche devant servir
d'aiguillon complètent son bagage.
Arrivée sur le champ qu'elle doit mettre en culture, la
petite troupe s'arrête, les sacs et les lourds instruments
sont jetés à terre. Le porteur de cet encombrant fardeau
est livré à lui-même; il va, de compagnie avec les boeufs,
cueillir les pousses nouvelles du buisson le plus proche,
tandis que le maître, profitant du crépuscule, abat les
tiges épineuses des jujubiers nains qui pourraient en-
traver son labeur.
Cela fait, et le jour grandissant, l'homme dispose l'at-
telage, saisit l'aiguillon, et, d'un bras vigoureux, enfon-
çant le soc de la charrue dans la terre, il donne par un
cri le signal du départ.
LES NOUVELLES EN PAYS ARABE

Les Arabes n'ont pas de journaux; ils usent à peine


de la poste, pas du tout du télégraphe, et cependant les
nouvelles se propagent parmi eux avec une incroyable
rapidité.
Voici comment.
Règle générale, deux Arabes qui se rencontrent s'ar-
rêtent et, sans se connaître, entament la conversation
suivante :

« Comment vas-tu?
— Moi, je vais bien ; et toi-même ?
— Bien aussi; d'où viens-tu ?
— Je viens de tel endroit.
— Qu'est-ce qu'il y a et qu est-ce qu il n'y a pas? Qui
as-tu vu, que t'a-t-on dit ? »
L'interrogé commence alors le récit des choses qui
CROQUIS ALGÉRIENS. 139

peuvent intéresser son interlocuteur. Il répond méthodi-


quement à chaque question et se montre d'autant plus
prodigue de détails qu'il tient lui-même à être bien ren-
seigné sur les événements de la contrée où il se rend. A
peine sa narration faite, il procède à son tour par inter-
rogation, et les deux causeurs ne se quittent qu'après
avoir épuisé la série complète des demandes et des ré-
ponses.
Une lieue plus loin, les voyageurs croisent un piéton
ou un cavalier coupant leur route. Ils s'arrêtent de nou-
veau, disent qu'ils viennent de rencontrer un homme de
telle tribu qui leur a appris telle ou telle chose, qu'eux-
mêmes arrivent de tel endroit et ont vu ceci ou cela.
L'autre, à son tour, égrène son chapelet d'informations et,
comme ce manège se renouvelle dix fois le jour entre
gens qui vont du nord au sud et de l'est à l'ouest, il
en résulte que la nouvelle la plus futile gagne de proche
en proche et est connue le soir dans tous les douars d'une
circonscription.

Le système ne serait pas complet si, à côté de cette


poste d'un nouveau genre, n'existaient des centres où les
sédentaires puissent venir recueillir les récits apportés
de toute part. Ces centressont les cafés situés aux abords
des sentiers les plus passagers et qui,' sous leur toit
d'herbe sèche, abritent des réunions où la politique, les
140 CROQUIS ALGÉRIENS.

cancans, les histoires surnaturelles, les médisances et les


raconlars de toute sorte forment un galimatias incom-
préhensible.
Si retiré que vive un musulman, si pauvre qu'il soit,
il ne laisse pas s'écouler vingt-quatre heures sans aller
puiser à cette source intarissable des on-dit.
Là, accroupi sur la terre battue, fumant sa longue pipe
etbuvant du thé à la canelle ou le moka traditionnel, il
écoute ce que disent ceux qui passent et consacre à cette
audition des heures entières. Un Arabe qui agirait au-
trement ne jouirait d'aucune considération parmi ses
coreligionnaires, et l'on ne tarderait pas à le traiter de
a berger ». ce qui est le dernier terme du mépris, car
les bergers, précisément par la nature de leurs fonctions,
demeurent à l'écart des cercles d'informations.
UN MARCHÉ DANS LA MONTAGNE

On a comparé les côtes de l'Algérie aux côtes de Pro-


vence, et certains auteurs, amoureux d'assimilation, ont
prétendu que notre colonie n'était que le prolongement
de laFrance. L'image est belle, mais elle est fausse.
Jamais deux pays plus dissemblables ne se sont re-
gardés à travers un bras de mer si étroit. Plus tard,
quand la population européenne aura décuplé, il est pos-
sible que le voyageur trouve partout, au terme de sa
traversée, des sites analogues à ceux de la mère patrie ;
mais actuellement un pareil spectacle ne s'offre à ses re-
gards que dans des limites restreintes. Peut-il en être
autrement quand une poignée de nos compatriotes est
en présence de deux millions et demi d'indigènes ?
Il suffit d'examiner une carte pour constater le faible
espace occupé par la colonisation dans nos trois dépar-
142 CROQUIS ALGÉRIENS.

tements d'Afrique. En dehors de ces îlots, sillonnés par


la charrue française, la campagne conserve l'aspect sau-
vage qu'elle avait il y a un demi-siècle durant la domi-
nation des Turcs; au point de vue purement pittoresque,
ajoutons qu'elle n'y perd rien.
Sitôt que l'Européen s'implante quelque part, il dé-
nature la physionomie du lieu qu'il habite. De vastes
rectangles, divisés en damier, marquent ses cultures,
des haies profilent leurs lignes droites au bord des
champs que la herse aplanit, des fermes, des hangars
éparpillent leurs masses blanches sur ce fond monotone,
dont le charme est exempt, mais où rayonne la puissance
du labeur humain.

L'Arabe n'agit pas de même; son tempérament indolent


et contemplatif ne lui fait jamais tenter un effort supé-
rieur aux exigences de ses besoins matériels. Pourquoi
des haies, pourquoi des sillons uniformes, pourquoi des
toits et des murs? Il n'a que faire de tout cela; aussi
les contrées où il vit gardent-elles leur caractère primi-
tif : on les dirait inhabitées.
C'est un spectacle singulier que celui d'un pays occupé
par l'homme et où rien ne révèle sa présence, si ce n'est
le blé remplaçant l'herbe dans les clairières. Combien
de fois, perché sur le haut d'une diligence, ai-je entendu
des touristes s'étonner de la solitude profonde des lieux
CROQUIS ALGÉRIENS. 143

qu'ils parcouraient ! En vain ils sondaient les coteaux, les


ravins, rien ne leur apparaissait, et ils répondaient par
un sourire incrédule à ceux qui leur affirmaient l'exis-
tence d'une population nombreuse parmi ce désert.
C'est qu'en effet, s'ils avaient mieux examiné, ils au-
raient distingué, d'endroit en endroit, d'humbles gourbis
écrasés contre terre et dont la toiture d'herbes sèches se
confondait avec les ronces environnantes. Ils auraient pu,
en prêtant plus d'attention, voir émerger de la broussaille
le mufle grave d'un taureau ou la tête espiègle d'une chè-

vre, cherchant à atteindre les jeunes pousses des arbustes.


Là, contre cette roche grise, la silhouette de cet Arabe,
enveloppé dans son burnous et soufflant dans son roseau,
ne leur aurait pas échappé, et, guidés par les blanches
fumées de ce vallon, ils auraient fini par percevoir
l'amoncellement bizarre de ces huttes, demeures primi-
tives décelant l'existence d'un village important.
Mais le voyageur, absorbé par la contemplation de
l'ensemble, ne voit pas ces détails, et quand, au bord
(l'une rivière ou sur le plateau élevé d'une montagne,
on lui montre un large enclos au sol battu et piétiné en
lui disant : est le marché », il vous questionne du
« Là
fegard, craignant d'être l'objet d'une mystification.
Le marché de qui ?
Un marché de quoi?
Depuis des heures entières il court au milieu d'un pays
144 CROQUIS ALGÉRIENS.
où nul indice ne révèle la présence d'habitants, et on lui
affirme qu'un marché existe dans ces parages solitaires!
On plaisante assurément.

Cela peut paraître étrange, en effet, mais bien plus


étrange est le spectacle auquel on assiste quand, une fois
la semaine, on voit surgir de la silencieuse campagne des
milliers d'êtres actifs, pressés, bruyants. D'où viennent-
ils, où étaient-ils? On ne sait, mais les arbres et les
pierres de la montagne paraissent les enfanter tant ils
sont nombreux et tant leur apparition subite est inatten-
due.
"Regardez les collines, maintenant : en mille places on
voit descendre par longues files les hôtes de ces parages
hier encore si paisibles. Un bruit de voix remplit l'air,
l'autre; le moindre encom-
on s'interpelle d'une crête à
brement provoque des disputes ou des rires, et les ruis-
seaux de ce courant humain viennent grossir à tout in-
stant le fleuve animé qui roule sur la grande route son
flot de foule. Le cortège est curieux, bizarre ; tous les
types y figurent, et, quoique des haillons à peu près
semblables recouvrent cette troupe mercantile, chacun
de ceux qui la composent garde son caractère et son
originalité.
Producteurs d'huile à la calotte brune et graisseuse
collée au crâne; conducteurs de bestiaux entraînés par
CROQUIS ALGERIENS. 145

les boeufs qu'ils mènent à la longe; marchands de vo-


lailles ou de gibier, piétons et cavaliers, mulets et cha-

meaux, ânes de tout poil et de toute taille, acheteurs et


vendeurs vont pêle-mêle vers le lieu des transactions,
avec l'espoir d'un profil ou la pensée d'un achat. Peu à
peu le large enclos, que pas une âme ne traverse en
temps ordinaire, s'emplit de tumulte.

À la hâte on éventre les sacs pour montrer la qualité


du grain, on dispose les olives en monceaux, on vide

avec précaution les paniers remplis d'oeufs. Celui-là


apporte une charge de bois, celui-ci un fagot de feuilles
de palmier nain destinées à la confection des nattes; un
autre, plus pauvre, n'a trouvé que des coeurs de char-
don, et il les présente, proprement épluchés, à la gour-
mandise des acquéreurs.
Les poulets, attachés en grappes par les pattes, sont dé-
posés à terre, et une main parcimonieuse distribue devant
eux la poignée de blé qui constituera leur dernier repas.
Au milieu de ce déballage général, des juifs, en bas de
laine et en turban noir, ouvrent leurs ballots d'étoffes, tan-
dis que plus loin les bouchers commencent leur sanglante
besogne, en accrochant à des branches d'arbres fichées
en terre, les quartiers pantelants de leurs victimes. On
achète la moitié d'un mouton vivant, et deux minutes
après on l'emporte. Les Arabes, et surtout les Arabes
9
146 CROQUIS ALGÉRIENS.
du Mzab, manient le couperet avec une dextérité mer-
veilleuse.
Ceux-là, dans leur genre, ne sont pas moins adroits
qui disposent tête-bêche deux rangées de moutons et les
lient par le col au point d'en faire une masse immobile.
Immobile mais non muette, car un choeur de bêlements
assourdit les échos d'alentour. Beuglements et hennisse-
ments y répondent ; on dirait l'immense plainte d'un
peuple d'opprimés montant vers le ciel pour implorer
secours. Nul n'y prend garde; c'est bien de cela qu'il
s'agit; l'animation est à son comble, offres et demandes
se croisent, l'avidité remplit toutes les prunelles, Mercure
aiguillonne la foule, et la clameur grandissante va trou-
bler dans leur paisible retraite les fauves habitants de la
broussaille.
A deux kilomètres de distance, ce bruit immense
semble le déferlement furieux de la vague roulant des
galets sur la plage.

C'est que cinq ou six mille individus sont là mainte-


nant et que de tous côtés il en arrive encore. Il faut
avoir assisté à ce spectacle pour comprendre le danger
de ce que les Arabes appellent une neffra, et de ce que
nous appelons plus prosaïquement une révolte. A un
signal donné parmi cette masse compacte, un trouble se
produit, une poussée s'exerce, les bâtons se lèvent, les
CROQUIS ALGÉRIENS. 147

couteaux sortent de leur gaine et, au milieu de la pa-


nique générale, on assomme les Européens et les juifs,
et l'on dévalise les marchands.
Le coup fait, chacun tire de son côté et l'autorité ne
sait où trouver les coupables. Ces scènes de violence,
d'ailleurs assez rares, ne se produisent guère qu'à la
veille des insurrections, et rien de semblable ne trouble
le marché que nous décrivons. Tout s'y passe, au con-
traire dans le plus grand ordre, quoique les agents
chargés de veiller à la police de cette foule turbulente ne
soient qu'en nombre dérisoire. Quand l'Arabe n'est pas
surexcité par des chefs fanatiques il est le plus inoffen-
sif des hommes.
LA POPULATION D'ALGEU

On se tromperait si l'on pensait ne trouver en arrivant


à Alger que des Français ou des Arabes. De ceux-là
nous ne voulons pas parler ; mais la population coloniale
se compose d'éléments infiniment plus divers et moins
connus. Qu'on nous permette d'en donner la rapide énu-
mération.
D'abord les juifs; ils sont banquiers ou marchands,
revendeurs ou courtiers; leur race, intelligente et labo-
rieuse, a déjà accaparé la meilleure part du commerce de
la ville.
Ensuite les Maures, anciens bourgeois de la vieille
Al-Djezaïre, gens paisibles et indolents confinés au fond
de quelque boutique d'objets indigènes ou derrière le
comptoir de quelque bureau de tabac,
Puis les Mzabites, véritables Auvergnats de l'Afrique,
CROQUIS ALGÉRIENS. 140

qui quittent les palmiers de leur oasis lointaine pour


venir, à force de labeur, gagner un mince pécule parmi
la foule remuante des cités. Ils sont, pour la plupart, bou-
chers et épiciers et gardent jalousement le monopole des
transports par âne. Sous ce titre : les Bourriquotiers,
nous leur avons consacré un croquis, ce qui nous dis-
pense ici d'en dire davantage.
Les nègres sont un peu ce qu'on veut : casseurs de
pierre aujourd'hui, demain portefaix, bons enfants tou-
jours; on les rencontre partout, étalant sous leurs grosses
lèvres le rire perpétuel qui, chez cette race d'opprimés,
a l'air de narguer le sort.
Les Espagnols arrivent par fournées dans leurs légères
balancelles et prennent tout au pays sans rien lui laisser.
Sitôt que leur sacoche est remplie de douros, la voile
qui les avait amenés les emmène. Même pendant leur
séjour parmi nous, ils ne donnent à notre commerce que
ce qu'il est impossible de lui enlever. Vêlements, objets
mobiliers, provisions même,' sont tirés de la province
qu'ils n'ont quittée qu'avec espoir d'un prompt retour.
Ils sont terrassiers, maçons ou manoeuvres presque exclu-
sivement. Dans les nombreux chantiers de construction
qui se sont ouverts à Alger depuis cinq ans, c'est eux,
et eux seuls, que l'on emploie. Sur les milliers d'ou-
vriers qui raclent la pierre, gâchent le plâtre et manient
la truelle entre Saint-Eugène et Mustapha, on ne trou-
150 CROQUIS ALGERIENS.
verait pas cent Français. Tous, Espagnols. C'est la faute
de nos Limousins; pourquoi ont-ils laissé prendre la
place?
Les Italiens, et parmi eux les Napolitains, tiennent la
pêche. Ce sont les voiles de leurs palangriers qui animent
sans cesse le beau golfe dont Alger ferme une des extré-
mités. Sitôt que le temps est propice, la barque de ces
intrépides marins sort du port et se perd bientôt dans
les profondeurs de l'horizon. Infatigables et sobres, on
les voit penchés sur leurs avirons ou tirant les lourds
filets dont l'inépuisable fécondité de la rive méditerra-
néenne défie la puissance destructive. C'est eux encore
que l'on rencontre courant par la ville, une corbeille de
poissons sur la tête. Quand les acquéreurs manquent, ils
gagnent la campagne, et il n'est pas rare de découvrir
leur silhouette caractéristique au beau travers de quelque
route poudreuse, à 3 ou 4 lieues de la ville. Tant que la
corbeille n'est pas vide, ils vont ainsi devant eux, de
village en village, laissant le soleil mordre leur peau
brûlée.

L'énumération ne serait pas complète si l'on omettait


les Maltais. Apres au gain comme les juifs, mais indé-
pendants et sauvages, ils ne se jettent pas tous dans le
commerce. Beaucoup d'entre eux habitent des masures
effondrées où, au milieu d'une saleté repoussante, ils
CROQUIS ALGÉRIENS. 151

entretiennent des troupeaux de chèvres. Parlant une


langue aussi dure que leurs moeurs, ils vivent à l'écart,
n'éveillant pas la sympathie et ne l'éprouvant pour per-
sonne. Leur air toujours farouche, leurs vêtements sor-
dides, les haillons qui couvrent leurs enfants, les cheveux
en broussaille de leurs femmes dont le teint et l'allure
rappellent les bohémiennes, en font des types d'un carac-
tère vigoureux, mais d'une sociabilité douteuse.
Cependant tous ne sont pas ainsi, et l'appât d'un travail-
facile leur a fait troquer la minerébarbative du chevrier
contre la face souriante du vulgaire débitant de boissons.
On ne fait pas dix pas dans une rue de la ville ou des
faubourgs sans apercevoir une de ces louches échoppes
où l'absinthe frelatée, l'eau-de-vie d'asphodèle et l'ani-
sette d'Espagne procurent l'ivresse à bon marché. Un
vigoureux gaillard, le ventre serré dans une ceinture
bleue, les manches de chemise retroussées montrant
des bras velus, se tient debout derrière le comptoir.
Un collier de barbe noire et drue entoure son visage
tout à la fois papelard et cruel, et les gros poils qui
émergent de ses larges oreilles en cachent à demi les,
boucles d'or.
Ce Maltais-là, on le retrouve partout en Algérie. C'est
lui qui verse à tout venant le champoreau traditionnel,
singulier mélange d'extrait de caroube frauduleusement
baptisé du nom de café et de kirsch ou de rhum.
152 CROQUIS ALGERIENS.
Enfin, pour clore la série, vient le Mahonnais, homme
laborieux, aux moeurs paisibles, grand producteur de
primeurs, auquel on doit la transformation en jardins ma-
raîchers de la plupart des terres irrigables des environs
d'Alger.

Chacun des éléments dont nous venons de parler est


distinct. Le commerce, l'industrie, l'agriculture con-
fondent les intérêts de tous; mais les groupes de natio-
nalité différente, en dehors des transactions, gardent leur
caractère particulier. Costumes, préjugés, moeurs de-
meurent intacts au milieu de chaque alvéole. On se cou-
doie, on ne se môle pas. Être pris pour le voisin serait
chose désobligeante. Traitez un juif de Maltais, il se
fâche; appelez juif un Espagnol, vous lui verrez mettre
la main sur le manche de son couteau. Voulez-vous outra-
ger un Arabe? Confondez-le avec un Mzabile... et ainsi
de suite en passant par tous les degrés de la longue
énumération que nous venons de faire.

Au fond de tout cela, il y a un sentiment louable : l'or-


gueil de la race. Quelle que soit ma patrie, quelle que
soit ma mère, je l'aime, et je suis fier de lui appartenir.
Cela nuit sans doute à la fusion des individus ; mais qu'im-
porte la fusion des intérêts existe, et, avant de jeter le
blâme à la population algérienne à l'égard des éléments
CROQUIS ALGÉRIENS. 153

disparates dont elle est composée, demandons-nous d'a-


bord si les coteries, les fonctions, la fortune n'élèvent
pas chez nous, entre les enfants d'une même cité, des
distinctions plus marquées, des barrières plus infranchis-
sables.
LES JUIFS

Quoique Français, les juifs forment en Algérie une


classe absolument distincte. Je ne sais s'ils se mêleront
jamais à nous comme les Israélites de France, au point
d'effacer toute trace d'origine; mais ce n'est certainement
pas le XIXe siècle qui verra cette transformation. Faut-il
s'en étonner? Vraiment, non. On ne peut oublier qu'il y a
cinquante ans, ces hommes, dont nous avons fait nos
compatriotes, étaient l'objet de tous les mépris, de toutes
les cruautés des Turcs et des Arabes. Pour eux, la justice
et le droit n'existaient pas.
Battre un juif, voler un juif, tuer un juif môme était
peccadille légère; les lois ne s'embarrassaient pas de si
minces délits. Quand le dey avait besoin d'argent, il
ouvrait sans façon les coffres de ces infatigables travail-
leurs et leur laissait ensuite juste assez de liberté pour
CROQUIS ALGÉRIENS. 155

reconstiiuer une épargne. Le musulman indolent, inapte


aux choses du commerce, jugeait que le juif avait été
placé près de lui par la Providence pour amasser des
trésors. C'était en quelque sorte un caissier donné par la
nature, caissier d'une merveilleuse espèce, sobre et dur
pour lui-même, gardant avec un soin jaloux les richesses
qu'on lui ravissait périodiquement.
Placés sous la discrétion absolue de leur maître, sentant
peser sur eux le plus outrageux dédain, on conçoit que
ces malheureux se soient serrés les uns près des autres
et aient vécu en exilés. Leur homogénéité était l'enve-
loppe impénétrable de coutumes, de moeurs qui, ayant
tout à redouter du monde extérieur, traversaient les
siècles avec une immuabilité de sphinx.

Les Israélites d'Algérie en étaient là quand, tout à


coup, la prise d'Alger vint leur rendre les droits affé-
rents à toute créature humaine. Du jour au lendemain,
ces opprimés se virent libres; un pays puissant protégeait
non seulement leur personne, mais, chose presque aussi
précieuse, leur épargne! Après avoir travaillé dans la
crainte, ces dévalisés d'hier allaient pouvoir amasser en
toute sécurité. Quel réveil! Que pouvaient-ils espérer
encore?.
La coupe des bienfaits n'était-elle pas remplie?
Quoi qu'il en soit, on la fit déborder quand, en 1870,
156 CROQUIS ALGERIENS.

un décret-loi du gouvernement de Tours déclara citoyens


français les juifs de nos trois départements d'outre-Médi-
terranée.

Français! ils le sont bien de nom, mais il faut avouer


qu'ils n'en ont pas la tournure. Avec leurs bas bleus et
leurs escarpins vernis, leur large pantalon arrêté aux
genoux, tout à la fois bouffant et étriqué, leur longue
ceinture noire et leur casquette de velours, leur petite
veste aux manches collantes arrivant à peine à la taille,
leur chemise blanche et leur cravate, ils ne rappellent
que de très loin leurs coreligionnaires du pavé de
Paris.
Pourtant, dans leur costume bizarre, on sent la préoc-
cupation de se rapprocher de nous. Ils font ce que les
musulmans n'ont jamais fait et ne feront jamais ouverte-
ment; ils adoptent certains fragments de notre toilette.
Beaucoup, appartenant à la classe riche, ont même com-
plètement pris nos modes; mais on les sent encore mal
à l'aise dans cette nouvelle enveloppe, et il ne faut pas
un oeil bien exercé pour distinguer l'Israélite sous la
redingote noire correctement taillée ou sous le veston
élégant d'un bon faiseur.
Au reste, c'est là l'exception ; le prolétaire garde encore
le turban noir que le vieux juif indigène ne dédaigne
pas, même après fortune faite, et, s'il parle français, c'est
CROQUIS ALGÉRIENS. 157

dans un charabia que le nouveau débarqué ne comprend


pas toujours.
L'ex-peuple de Moïse tient dans les villes du littoral
une place considérable; la plus grande partie du com-
merce est entre ses mains, et, quand arrive le samedi,
jour du sabbat et du repos, les rues prennent un air
morne. On ne s'apercevait guère, il y a trente ans, des
jours de fêtes juives ; les pauvres petits magasins dissé-
minés dans des ruelles peu fréquentées ne tenaient pas
grande place ; il n'en est plus de même aujourd'hui. Ces
adroits négociants se sont emparés des locaux les plus en
vue, des devantures les plus riches et, pas plus que le
dimanche, on ne songe à faire des emplettes le samedi à
Alger.

En dehors du négoce ne cherchez pas le juif; vous ne


le trouveriez ni aux champs labourant la terre, ni à l'ate-
lier dirigeant des machines ou maniant des outils. Il n'est
pas davantage maçon ou menuisier, terrassier ou forge-
ron ; vous ne le verrez pas conduisant des troupeaux,
menant des diligences ou dès voitures de place; il n'est
absolument et uniquement que marchand, mais il l'est en
naissant et ne cesse de l'être qu'à sa mort.
Enfant, il se procure une planche, amoncelle dessus
une pacotille quelconque, jouets d'enfants, mercerie,
boutons de manchettes, sucreries ou allumettes, et pour-
158 CROQUIS ALGÉRIENS.
suit le passant de ses offres jusqu'à ce qu'il ait écoulé sa
marchandise. Si mince que soit le bénéfice, il s'en con-
tente; l'important est de vendre plus cher qu'il n'achète
et de racheter bien vite pour revendre encore. Ses pre-
miers gains'sont consacrés tout entiers à l'amélioration
de son installation ambulante; il troque la planche, qu'une
corde retenait au col, contre une tablette à rebord et un
trépied; ses approvisionnements augmentent; mais le
dieu du commerce a des ailes aux talons, et l'enfant de-
venu jeune homme brûle du désir d'aller courir le monde.
En attendant les grandeurs, c'est-à-dire la voiture que
traînera une maigre haridelle, il transforme en brouette
la première caisse venue, la couvre d'une toile cirée, et
le voilà, poussant sa petite boutique sous le soleil ou
sous la pluie, frappant aux maisons, courant les villages,
couchant à la diable, se nourrissant d'une galette et
faisant ainsi des tournées de cent lieues à la poursuite
d'un gain problématique.
Beaucoup de ceux dont cette rude vie a été le point de
départ possèdent aujourd'hui les plus beaux immeubles
d'Alger.
LETTRE D'UN JUIF RÉSERVISTE

Le décret qui a appelé les juifs d'Algérie à jouir des


droits de citoyen français leur a imposé l'obligation du
service militaire. La première fois que les jeunes gens
israélites ont été enrôlés, un réserviste a adressé à l'au-
teur la lettre suivante :

« C'est fait, monsieur, me voici soldat, sabre au côté,


giberne au dos, et tout prêt à partir du pied droit pour
aller rejoindre mon régiment. Mes camarades assurent
que, sous ce harnois militaire, j'ai un petit air guerrier
qu'ils ne me connaissaient pas. Mes camarades sont des
flatteurs. De vous à moi, je puis bien avouer que les airs
belliqueux ne sont pas du tout mon affaire.

« J'appartiens à une race essentiellement paisible, et,


parmi tous mes ancêtres, pas un, je crois, n'a touché un
fusil. Mais enfin tout change
avec le temps, et les enfants
160 CROQUIS ALGÉRIENS.

de mes petits-enfants seront peut-être d'illustres capi-


taines, car désormais nous appartenons à la France, et il
est peu probable qu'elle nous abandonne maintenant pour
nous replonger dans notre abaissement passé.
« Ah! monsieur, nous lui devons un fier cierge, à

votre France, à notre France bien-aimée, et il n'est pas


un de nous, croyez-le bien, qui ne sente pour elle, au
fond de son coeur, un élan de reconnaissance !
« Civilisé comme vous l'êtes, et
habitué à considérer
nos coreligionnaires comme vos égaux, vous ne pouvez
vous faire une idée du service que votre nation nous a
rendu en nous élevant à la dignité de citoyens.
« Nous, des citoyens! Est-ce bien possible? Quand

j'y pense, j'en mets involontairement mon képi sur


l'oreille.

« C'est qu'il ne faut pas remonter bien loin en arrière


pour nous retrouver à l'état de parias, marchant sous le
bâton du Turc et sous l'injure de l'Arabe. Un juif n'est
pas encore grand'chose à Alger, mais il était moins que
rien avant la conquête. Tout au plus bon à gagner l'ar-
gent que le Turc lui prenait sans façon, il allait par les
rues étroites de la ville, courbant l'échiné, redoutant
toujours quelque horion, et prenant cette allure craintive
et cauteleuse que l'oppression met si vite sur le visage de
ceux qu'elle abaisse. Et on s'étonne qu'après avoir vécu
CROQUIS ALGÉRIENS. 161

ainsi pendant des siècles, nous n'ayons pas des airs de


matamore ni un goût exagéré pour les belliqueux exer-
cices! Franchement, pourrait-il en être autrement? Un
peuple ne se modifie pas et ne change pas d'allure du
jour au lendemain, l'asservissement est une tache qui
s'efface lentement; et il est probable que, pendant deux

ou trois générations encore, beaucoup d'entre nous con-


serveront la trace des dures épreuves du passé.
« Mais cela ne prouve pas que vous ayez eu tort de
nous ouvrir généreusement les portes de votre patrie et
d'essayer de faire de nous des hommes.

« Déjà, voyez, vous n'avez pas trop à vous en re-


pentir. Quand il s'est agi de. nous appeler sous les dra-
peaux, on a prétendu que jamais on ne parviendrait à
nous soumettre aux exigences de la loi du recrutement.
Je vous confesse même que je partageais un peu ces
craintes, et que, connaissant le tempérament peu fou-
gueux de mes coreligionnaires, je tremblais qu'au mo-
ment du départ il ne se produisît des scènes ridicules
et déshonorantes.

« Eh bien! pas du tout! voilà que nos Israélites, à


Constantine comme à Oran, à Oran comme à Alger, com-
prennent les devoirs que leur nouvelle qualité entraîne
et répondent, sans se faire tirer l'oreille, à l'appel du
gouvernement. Je n'irai pas jusqu'à dire qu'ils y met-
162 CROQUIS ALGERIENS.
tent de l'enthousiasme, et que leur vocation militaire se
soit soudainement révélée. Non; mais je crois que, pour
faire de bons soldats, il n'est pas absolument nécessaire
d'enrégimenter des héros. En dépit de la réputation d'in-
trépidité de vos nationaux, je suis bien sûr qu'on trou-
verait aisément parmi vos conscrits des jeunes gens qui,
comme nous, resteraient volontiers au foyer paternel et
renonceraient d'emblée aux jouissances de la vie des
camps. Mais le devoir est là, on le sait; on a vingt ans,
et, en marche ! Bien téméraires après cela seraient ceux
qui voudraient venir analyser les sentiments de chacun
et déclarer que celui-ci a plus de courage que celui-là.

« Certes, je n'ai pas la prétention de nous comparer à


nos frères d'armes d'origine française; ils appartiennent
à une race que le métier de la guerre n'a jamais effrayée,
tandis que nous... Malgré cela, notre petite troupe part
gaiement, portant à la boutonnière des rosettes aux cou-
leurs nationales et chantant à tue-tête la Marseillaise.
Dîners d'adieux, punch d'adieux, discours d'adieux, on
ne nous a rien épargné, et c'est avec un sentiment de
grande joie que nous avons constaté la sympathie réelle
de vos compatriotes à notre égard. Là nous avons com-
pris mieux que partout ailleurs qu'en devenant soldats,
nous devenions véritablement Français, et cette convic-
tion nous a donné à tous bonne provision d'énergie.
CROQUIS ALGÉRIENS. 163

«Demain nous nous embarquons pour aller rejoindre


à Marseille notre régiment; il y aura là encore pour nous

une jolie occasion de chanter en pleine Cannebière la


Marseillaise et de pousser unanimement notre grand cri
de reconnaissance : Vive la République!

« Un conscrit Israélite. »
LES ANGLAIS A ALGER

On croit assez volontiers en France qu'Alger, l'hiver, est


exclusivement peuplé de poitrinaires. C'est là une erreur.
La capitale de notre colonie est moins rechorchée encore
par les malades qu'elle ne l'est par les touristes riches et
bien portants, en quête de beaux sites et de ciel bleu.
Depuis quelques années surtout, nos voisins les An-
glais ont pris en grande passion les coteaux de Mus-
tapha; sitôt que les brouillards de la Tamise couvrent
leur froid pays, ils plient bravement bagage et vont
chercher sur l'autre rive de la Méditerranée le soleil qui
manque à leur île morose.
Dès le mois de novembre, l'émigration commence; les
paquebots, partant de Marseille, emportent les lords et
les ladys du type le plus pur; on les voit à bord, correc-
tement vêtus, parlant peu, mangeant beaucoup, et ne pré-
CROQUIS ALGÉRIENS. 165

tant qu'une attention médiocre au concert de plaintes


que les coeurs faibles font résonner autour d'eux.

vent ni la houle n'ont prises sur ces robustes


Ni le

passagers; ils lisent, fument et dorment comme si le


pont du bateau était terre ferme, et quand le soir, à
huit heures, un garçon, cravaté de blanc, vient leur ap-
prendre que le thé est servi, ils s'engouffrent dans la
salle à manger avec une satisfaction peu dissimulée.
Alors tous les types de Cham sont réunis autour de la
longue table du bord : l'Anglais sec, rouge, dont la
bouche, encadrée de longs favoris jaunes,.semble tou-
jours dire « Aoh ! » ; la lady au maintien guindé, qui ne
fait jamais le plus faible mouvement de tête, pour atteindre
la cuiller qu'elle porte à ses lèvres; la jeune miss aux
grandes mains sèches, aux joues pâles et aux cheveux
filasse; lamistress massive, écarlate, sous son chapeau
plat à rubans verts, et la dame de compagnie, dont le
seul aspect ferait aimer la solitude.
Tout ce monde apporte le plus grand sérieux à l'acte
qu'il accomplit : les femmes s'efforcent d'introduire dans
leur tasse plus de biscuits qu'il n'y a de liquide; les
hommes, occupés du même problème, trouvent le moyen
de le résoudre en vidant quelques fioles d'eau-de-vie

sur le mélange, et, le combat finissant faute de combat-


tants, chacun gagne sa couchette.
166 CROQUIS ALGERIENS.
Arrivé dans le port, on se bouscule un peu, voulant
bien vite gagner l'hôtel. La première visite est pour le
consul, après quoi les nobles étrangers louent une voi-
ture à deux chevaux, qu'ils ne quitteront plus qu'au
départ, et se lancent à la recherche d'une villa plus ou
moins confortablement meublée.

Les villas ne manquent pas. La plupart des proprié-


taires algériens désertent leur demeure durant l'hiver
dans l'espoir d'en tirer profit; mais les prix sont élevés,
et nos voisins n'aiment pas à gaspiller leur argent.
Cependant, moyennant 1,000 à 4,500 francs par mois,
ils trouvent un toit où abriter leur famille, leurs domes-
tiques et leurs chevaux de louage. A partir de ce mo-
ment, ils sont installés et font partie de la petite colonie
dont le centre est la maison du consul.
J'ai écrit colonie, et le mot est juste, car à Alger les
enfants de la perfide Albion vivent entre eux et ne se
mêlent pas à la société française. Ils provoquent des réu-
nions, organisent des expositions où les fleurs de leurs
jardins luttent entre elles; ils se décernent des prix, des
mentions honorables, et en somme, il faut bien le dire,
trouvent moyen de s'amuser, sans attendre la manne, un
peu rare, des fêtes officielles.

Chaque année voit grossir le nombre des nouveaux


CROQUIS ALGERIENS. 167

arrivants. Aujourd'hui, les Anglais forment à Alger un


noyau de population compacte ; beaucoup d'entre eux ont
acquis des propriétés de plaisance, et il ne faudrait pas
s'étonner si, avant dix ans, ils avaient accaparé les plus
belles villas des environs de la ville.
Leur passion dominante, en architecture, est le genre
mauresque; sitôt qu'une maison arabe est mise en vente,
on peut être assuré qu'un Anglais l'achètera.
A peine en possession de l'immeuble, ils rêvent des chan-

gements sans nombre, car leur manière de vivre s'accorde


mal avec la disposition des habitations indigènes; alors
ils ont recours aux plus bizarres inventions et, quand un

homme de goût n'est pas là pour modérer l'expression de


leur tempérament artistique, Dieu sait ce qu'ils enfantent!
Il va sans dire que la manie des Anglais pour les objets

mauresques a donné lieu à Alger à un important com-


merce : tapis du Levant fabriqués à Lyon, étoffes rares
de Constantinople expédiées de France par ballots, armes
du Maroc et de la Syrie façonnées à Liège, cuivres ciselés

persans obtenus par la galvanoplastie, coffrets arabes


inscrustés de nacre provenant du faubourg Saint-Antoine.
Toutes ces merveilles sont accaparées et payées deux fois
leur valeur, à la grande joie de l'acheteur et du marchand.

c'est que chaque' hiver nos voisins lais-


Le fait positif,
sent beaucoup d'argent dans la colonie, et, à ce point de
1CS CROQUIS ALGERIENS.

vue, leur villégiature algérienne doit être considérée


comme une excellente chose. Un chiffre donnera une idée
de leurs dépenses : les loueurs de voiture d'Alger livrent
tous les ans aux étrangers soixante grandes calèches à
deux chevaux, au prix de 500 francs par mois; or, comme
la saison d'hiver dure de six à sept mois, c'est une somme
de 200,000 francs environ que se partage un petit groupe
d'industriels. Par ce détail on peut juger de l'ensemble,
Quelques personnes s'étonnent que cet engouement des
Anglais pour notre colonie ait persisté en dépit des
exploitations dont ils n'ont cessé d'être l'objet; servi-
teurs, propriétaires, marchands, tous leur font payer chè-
rement leur qualité d'étranger. C'est ainsi que partout,
excepté en Ecosse, on observe l'hospitalité. Mais l'Algérie,
— il faut le dire à sa
louange, — est loin, sous ce rap-
port, de la Suisse, de l'Italie et de tous les pays en gé-
néral où nos voisins d'outre-Manche aiment à se réfugier
pour échapper à leur spleen et à leurs brouillards.

Rien de gai comme l'aspect de la ville où se répand


brusquement cette population riche, apportant avec elle
tout le confort de son existence ordinaire. Les routes, où
l'on ne voyait courir, qu'à de rares intervalles, quelque
maigre attelage, sont sillonnées par les équipages et par
les joyeuses cavalcades où les jeunes miss étalent avec
tant de sans-gène leurs toilettes excentriques. Les bêles
CROQUIS ALGÉRIENS. 169

sont superbes, les harnais irréprochables, mais les ama-


zones!...
Les pays du Nord se flattent parfois de rivaliser avec
la France et même de l'éclipser pour la beauté de leurs
femmes. C'est possible, mais il est difficile de vérifier
l'exactitude de cette affirmation d'après les échantillons
que nos voisins livrent à l'exportation. Parcourez Nice,
Menton, Cannes; passez par l'Italie et revenez en Afrique;
si. après ce voyage, vous avez rencontré dix étrangères
,
passables sur les quelques milliers que vous aurez pu
voir, c'est que le ciel aura favorisé vos recherches.
Tailles plates, mains osseuses et rouges, bouches dé-
mesurées où

Les dents en fureur dans leurs alvéoles


Semblent dire arrière au choeur des baisers,

tels sont, engénéral, les signes distinctifs auxquels vous


reconnaissez les touristes du beau sexe. Et quels ajuste-
ments ! quelles tenues ! quelles couleurs discordantes !

C'est là peut-être ce qui nous choque le plus. Notre


oeilest tellement habitué à voir nos femmes rehausser
leurs avantages personnels par la science de la toilette;
elles sont si habiles à dissimuler leurs imperfections na-
turelles par une pointe d'élégance, que nous devenons
sévères, môme pour les jolies étrangères, lorsqu'elles
ignorent le grand art de l'ajustement.
10
170 CROQUIS ALGERIENS.
Ce pied, un peu long et mal cambré, pourrait encore
dire quelque chose dans une fine bottine ; mais, dans ces
grands souliers plats, aux talons insignifiants, voyez la
triste mine qu'il fait!
Et cette taille carrée, cette poitrine absente, pensez-
vous qu'un corset intelligent n'aurait pu en tirer un parti
quelconque ?
Nos Françaises savent parfois résoudre des problèmes
plus ardus, et il faut leur savoir gré du mal qu'elles se
donnent ; car, enfin, est-il bienséant d'afficher, comme
le font les Anglaises dont je parle, un si superbe dédain
pour les choses de la parure ?
Je suis un peu de l'avis de Platon à l'égard de la
beauté :

C'est pour nous la montrer qu'est faite la clarté.

En vertu de ce principe, les jeunes femmes de tous les


pays devraient être tenues d'observer les règles élémen-
taires de la coquetterie.

Mais nous voilà loin de nos étrangères ! Avant de prendre


congé d'elles, il faut cependant dire un mot de leur exis-
tence algérienne durant l'hiver.
Comme elles ont, pour la plupart, des équipages loués
au mois, elles usent et abusent des promenades. Le ma-
tin on les voit caracoler sur les chevaux qui, le soir,
CROQUIS ALGÉRIENS. 171

traîneront la calèche et, à la manière des figurants de la


Juive, elles passent si souvent par les rues de la ville et
sur les promenades des alentours, qu'on pourrait les
croire beaucoup plus nombreuses qu'elles ne" le sont en
réalité.
Du reste, pour compter les Anglaises, il est un moyen
infaillible. Il suffit d'aller se poster aux abords du petit
temple protestant construit à l'une des extrémités de la
ville. Arrivez là le dimanche à onze heures et vous ver-

rez défiler au complet le bataillon féminin. Pas une ne


manque à l'appel, car si son absence était constatée, elle
serait immédiatement écartée des rangs de la bonne so-
ciété. On se plaint de notre intolérance en matière de re-
ligion ; nos voisins, sous ce rapport, pourraient nous
rendre des points; le temple est aussi obligatoire pour
un anglican que le service militaire pour un Français.

Il est vrai que l'on n'exige pas des convictions bien


profondes et un recueillement bien grand de la part des
fidèles. Non, la présence réelle suffit. Ne priez pas, si

vous le voulez, mais allez au temple; pensez ce que vous


voudrez de la religion, mais lisez la Bible le dimanche et
ennuyez-vous royalement sans faire oeuvre de vos dix
doigts. Moyennant quoi, vous serez bien vu de tous.
Être bien vu ! Un Anglais raisonnable ne demande pas
autre chose.
ORAN ET LES ORANNAIS

Oran n'est pas une ville de plaisir et de luxe, c'est une


ville de travail. On sent que la population qui l'habile
fait passer l'utile avant l'agréable. Pas de riches villas
aux environs, pas de jardins, de bosquets, mais de grands
champs bien tenus, plantés de céréales ou de vignes,
môme aux abords des faubourgs ; dans les rues, pas
d'équipages élégants, pas de brillants cavaliers, mais des
colons, des commerçants courant à leurs affaires dans de
légères voitures; sur les chaussées, pas de toilettes tapa-
geuses, de promeneurs oisifs, mais des gens pressés
allant à leurs affaires. C'est bien ainsi que doit être la
cité dans un pays en formation.
Le port n'est pas grand, mais l'activité y règne. Déjà
les grains s'accumulent sur le quai et formeront bientôt
des pyramides imposantes; l'alfa, en bottes pressées,
CROQUIS ALGERIENS. 173

élève ses meules énormes ; les minerais de fer amoncelés


croulent sous le poids de leur masse, et de lourds chariots
viennent à tout instant augmenter l'encombrement de
ces richesses.

La ville, d'abord construite contre la rade, dans une


étroite crique, a dû, pour s'étendre, escalader les pentes
et envahir les ravins qui l'entouraient; de là une viabilité
incommode, dangereuse même; mais tout est affaire
d'habitude et, grâce à leurs excellents chevaux, les
Orannais circulent sans encombre dans des rues taillées
en montagnes russes.
L'aspect général n'a rien de pittoresque : à l'ouest, le
regard est arrêté par l'aride et haute montagne au flanc de
laquelle est suspendu le fort de Sainte-Clotilde; à l'est, les
dernières maisons surplombent des roches déchiquetées et
sans verdure; entre ces deux limites, l'oeil n'aperçoit
qu'une succession de toits rouges, de terrasses, que les
caprices du sol font tantôt surgir et tantôt disparaître
dans une fantaisie de silhouettes bizarres.
Dominant le tout, dans les faubourgs, quelques mou-
lins agitent leurs grandes ailes et donnent à cette ruche
humaine son véritable caractère : le travail.

Les Espagnols abondent à Oran, leurs balancelles


mettent quelques heures pour traverser la Méditerranée,
10.
174 CROQUIS ALGÉRIENS.

et quand le temps est calme, si l'amour du pays les re-


prend, ils peuvent, des hauteurs de Sainte-Clotilde,
apercevoir « la Carthagène de leur âme ». Aussi l'Algé-
rie est encore la patrie pour eux et ils y apportent, avec
leur rude nature d'ouvrier, ieurs chapeaux à gouttière,
leurs courtes vestes à boutons de métal, leurs mandolines
et leurs castagnettes.
Quand, le soir, vous passez dans les ruelles du quar-
tier qu'ils habitent, vous pourriez vous croire dans quel-
que gros bourg de la province d'Alicante ou de Séville;
d'endroit en endroit des concerts s'organisent, les notes
monotones de la guitare accompagnent un chant nasil-
lard, et sous la clarté des lampes fumeuses s'accusent les
vigoureux profils que le crayon de Gustave Doré a si
souvent reproduits.
Les juifs aussi tiennent une grande place; les plus
riches sont mêlés à la population française et demeurent
au centre de la ville, mais les prolétaires et les petits
commerçants sont groupés sur un même point et l'occu-
pent en entier. Il y a le quartier juif comme il y a le quar-
tier espagnol, et l'on peut affirmer que si jamais l'oisiveté
s'égare, ce n'est pas là qu'elle pourra trouver un refuge.

Je l'ai déjà dit, les Israélites sont laborieux, on les voit


peinant à la besogne autant à Oran qu'à Alger, mais,
chose curieuse, on ne les trouve pas sous le même cos-
CROQUIS ALGÉRIENS. 17S

tume. Ici les femmes, dont le type est plus beau, sont
uniformément couvertes de la tète aux pieds par un grand
châle de laine grenat aux tissus rugueux, et les hommes
portent une longue blouse noire sans plis, serrée à la
ceinture. La toilette n'est pas seyante, mais le temps la
modifiera ; elle est encore calquée sur la misérable livrée
qu'aux époques de servitude les Maures et les Espagnols
imposaient à ces éternels opprimés.

Revenons aux Orannais, qui méritent une attention


toute spéciale. Ce qu'ils ont fait est digne du plus grand
éloge, et il n'est pas besoin de parcourir longtemps les
environs de la ville pour voir à quelle race persévérante
et forte on a affaire.
N'abandonnant rien au superflu, passionnés pour leur
terre, les Orannais n'ont qu'une ambition, celle d'amé-
liorer, d'agrandir leur propriété. Pour défricher de nou-
veaux espaces, pour planter de nouvelles vignes, pour
augmenter leur exploitation, ils n'hésitent pas à grever
leurs biens, à engager l'avenir.
Leur devise est : « Encore, » et là où d'autres, satis-
faits des résultats obtenus, demanderaient au repos la
récompense de leurs efforts, eux hypothèquent leur do-
maine, escomptent les promesses de leur moisson pour
répandre leur activité sur un plus vaste champ d'expé-
rience.
176 CROQUIS ALGERIENS.

De pareilles tendances enfantent, comme on le pense


bien, la spéculation; le taux de l'argent s'élève, mais, le
travail aidant, on vient à bout de faire face aux engage-
ments les plus onéreux. Tandis que l'administration co-
lonise à grand'peine, ne ménageant pas les ressources du
budget, l'initiative individuelle fait des merveilles. Sur
la route d'Oran à. Tlemcen, par exemple, on voit des
fermes plantureuses dont les terrains, incultes il y a dix
ans, ont été achetés à raison de 100 francs l'hectare,
payable en rente calculée à 10 0/0 du capital.
Ces terrains ont été mis en valeur avec des sommes
empruntées au même taux et, malgré ces conditions
ruineuses, les propriétaires ont pleinement réussi dans
leur entreprise hardie. Ce sont aujourd'hui des colons à
leur aise, jouissant d'un solide crédit et employant leurs
épargnes à acheter à vil prix les concessions que les
avortements de la colonisation officielle, telle qu'on l'a-
pratiquée jusqu'ici, jettent chaque année sur le marché.

Sans entrer dans de plus longs détails, le récit d'un


seul fait montrera mieux que tous les développements
le caractère de cette population curieuse. Voici comment,
dans un village dont le nom m'échappe, un haut fonc-
tionnaire, en tournée administrative, a été reçu dernière-
ment :
Les colons avaient dressé un arc de triomphe, unique-
CROQUIS ALGÉRIENS. .
177

ment composé d'instruments de travail : herses perfec-


tionnées, charrues des meilleurs modèles, batteuses à

vapeur, outils de toute sorte. Et quand le nouveau venu,


frappé de cette idée originale, s'est arrêté, au lieu de lui
servir un plat discours, les habitants ont fait, sans phrase,
défiler devant lui tous leurs troupeaux.
D'ORAN A TLEMCEN

Les diligences, qui sont passées en France à l'état de

souvenir, existent encore en Algérie. C'est une diligence


attelée de sept vigoureux chevaux qui, en seize heures,
vous conduit d'Oran à Tlemcen. Seize heures! C'est plus
qu'il n'en faut pour goûter toutes les saveurs d'un mode
de transport qui sera bientôt oublié de tous.
J'ai pour les chemins de fer la plus complète admira-
tion, mais cela ne m'empêche pas de trouver que la dili-
gence, prise à petite dose et à intervalles très éloignés, ne
soit un agréable moyen de locomotion. Aujourd'hui on
ne voyage plus guère, on se transporte d'un point à un
autre, et la grande affaire est de s'y transporter vite.
Le touriste n'est plus qu'un colis auquel on fait les
honneurs d'un train express; la vapeur le prend à Pans,
le dépose à Florence ou à Naples, et les quelques heures
CROQUIS ALGERIENS. 179

passées dans la boîte roulante sont plutôt un ennui qu'un


plaisir. Autrefois il n'en était pas ainsi, le trajet, tout en
restant une fatigue, n'était jamais une corvée, et lors-
qu'on atteignait le but de sa course, on avait déjà satis-

fait une bonne part de cette curiosité inquiète qui nous

pousse toujours à courir après l'inconnu.

Les diligences ne se sont pas sensiblement modifiées,


et on les retrouve en Algérie ce qu'elles étaient encore en

France il y a vingt-cinq ans. Même allure renfrognée sous


leur capuchon de cuir, même rotonde et même coupé,
même gaieté bruyante des postillons, mêmes grelots et
mêmes claquements sonores du long fouet à lanière blanche.
On quitte Oran à quatre heures de l'après-midi, et
lorsqu'on a escaladé les pentes, qui font de la ville
un
véritable entonnoir, on se trouve en pleine campagne au
milieu de champs dont la bonne tenue et les plantureuses
récoltes pourraient rivaliser avec les plaines de la Beauce.
Bientôt
on aperçoit, faisant contraste à cette fertilité,
l'immense étendue des lacs salés. Dès le mois de juin, ils

sontcomplètement desséchés, mais, par un effet de mi-


rage singulier, on les croirait remplis jusqu'au bord.
L'eau, en s'évaporant sous les rayons du soleil, dépose
en couche uniforme le sel qu'elle contenait et les grandes

surfaces blanches ainsi formées miroitent au soleil comme


une onde limpide. L'illusion est complète, et quand
180 CROQUIS ALGERIENS.
l'oeil cherche une voile sur ces flots tranquilles, il est
quelque peu surpris de rencontrer la silhouette d'une
caravane démesurémentgrandie par la réfraction. Un phé-
nomène d'optique curieux fait que bêtes et gens parais-
sent marcher dans l'espace en faisant des pas de géant, et
ces pieds qui ne touchent ni le sol, ni l'eau que l'on croit
voir, semblent appartenir à des êtres fantastiques.

Du reste, tout est illusion sur ces lacs ; lorsque l'on se

trouve tout auprès, leur largeur paraît être d'un kilomètre


environ, elle est pourtant huit fois plus grande et rien
ne le dénote au regard. Si l'on s'avance davantage et
que l'on s'engage sur la couche de sel, on est comme
aveuglé ; le ciel si bleu en Algérie prend l'apparence la
plus sombre et quand des bandes d'étourneaux passent au-
dessus de votre tête avec un grand bruit d'ailes, vous les
entendez distinctement, mais il est impossible de les voir.
Ajoutons que de semblables expériences ne sont pas
sans danger : indépendamment des insolations meurtrières
qui peuvent vous frapper par suite d'une station trop
prolongée au milieu de ces nappes éblouissantes, les or-
ganes de la vue, trop vivement impressionnés, risquent
de perdre leur délicate fonction.

Le premier village que l'on rencontre est Misserghïn;


il est composé de quelques colons et de beaucoup de
CROQUIS ALGÉRIENS. 181

moines, couvents d'hommes, couvents de femmes; on ne


voit guère que des couvents dans cet aimable endroit.
Toutefois les choses de la terre préoccupent leurs hôtes
beaucoup plus que les choses du ciel. Ce ne sont, de tous
côtés,que vastes exploitations agricoles rayonnant autour
d'un centre verdoyant composé de pépinières superbes
et de vignes en plein rapport.
Aux travaux agricoles, les habiles directeurs de ces
productifs établissements ont joint toutes sortes d'in-
dustries parmi lesquelles fonctionne une tannerie très
ingénieusement organisée. Aussi les bons pères font-ils
fortune ; on les rencontre par les routes, dans de bonnes
voitures, solidement attelées, étalant sous leur costume
de laine blanche leur obésité précoce et montrant
sous
leur grand chapeau leur mine rubiconde et satisfaite.
L'ascétisme n'est pas leur affaire, et, en attendant les
éternelles, leur philosophie pratique a jugé qu'il
félicités
n'y avait pas d'inconvénient à goûter aux quelques joies

que la « vallée de larmes » offre encore aux pauvres hu-


mains.
On quitte Misserghin à la nuit tombante. Chacun s'in-
stalle comme il peut pour passer la nuit commodément,

on tire les casquettes et les foulards des valises, on en-


dosse les paletots, et chacun, subissant l'impression mé-
lancolique
que la dernière heure du jour apporte avec
elle au milieu d'une vaste solitude, le silence s'établit

11
182 CROQUIS ALGÉRIENS.

A droite, la ligne des montagnes se découpe dure-


ment sur un ciel empourpré; à gauche, la campagne se
noie dans l'uniformité d'un crépuscule bleuâtre d'où
se dégage la nappe blanche des lacs se profilant jusqu'à
l'horizon. C'est un paysage à la fois très simple et très
grand. Là bas, au loin, trois mamelons, à peine dis-
tincts, ferment la plaine; on les atteindra vers minuit, et
la moitié de la route sera faite.

L'obscurité devient complète, les hôtes de la nuit


s'éveillent, on entend le hurlement des chacals, pareils
à des lamentations d'enfants, et tandis que les grandes
lanternes font surgir sur le bord de la route des sil-
houettes étranges, le conducteur, retrouvant sa loquacité
un instant perdue, entame des récits qui feraient dresser
les cheveux sur la tête des héros d'Anne Radcliffe.

La diligence d'Oran à Tlemcen n'a jamais été attaquée


qu'une fois, et dans des circonstances telles que la France
entière s'en est émue. Un chef de bureau arabe, le capi-
taine Doineau, vêtu du costume indigène, conduisait en
personne l'expédition. La scène était des plus drama-
tiques. Imaginez une route solitaire, bordée de grands
arbres dont l'ombre augmente encore les ténèbres d'une
nuit épaisse : dans les taillis avoisinants, dix hommes
embusqués, bien montés et bien armés, écoutant anxieu-
CROQUIS ALGÉRIENS. 183

sèment au milieu du silence le bruit lointain d'un roule-


ment de voiture. Les grelots tintent plus distinctement,
le bruit grandit, une clarté apparaît au détour du che-
min, et, quittant leur retraite, les coupeurs de route
s'élancent, bride abattue, le fusil au poing, vers la dili-
gence où dorment paisiblement six voyageurs.
Les détonations se succèdent, les balles sifflent en tous

sens, les chevaux, mortellement frappés, s'abattent; pos-


tillon et conducteur gagnent le large, des figures san-
guinaires apparaissent aux portières, un Français est
tué, et l'aga des Beni-Snous, en l'honneur duquel cette
fêle lugubre avait été préparée, tombe massacré près
du cadavre de son interprète.
Les bandits dispersés, les postillons reviennent; on
coupe les traits des chevaux morts, et, avec les vivants,
on regagne tant bien que mal Tlemcen où l'on trouve
l'officier du bureau arabe, auteur d'une si belle équipée,
profondément endormi dans son habitation. Voilà ce
qu'on raconte encore aux voyageurs quand la nuit fait
surgir sur le parcours de la diligence les ombres fan-'
tastiques des hautes brousailles.

Entre deux relais, il y a place pour plus d'une histoire


sinistre, et si le sort vous place près d'un conducteur ami
du mélodrame, il ne laisse pas passer un fourré ou une
maison sans entamer quelque récit effroyable.
— « Là,
184 CROQUIS ALGÉRIENS
monsieur, il y a deux ans, dans ce massif noir que vous
voyez là-bas, a été tué un enfant dans des circonstances
atroces » (suit le détail des circonstances). « Dans cette
maison isolée, il n'y a pas bien longtemps que les Arabes
ont pénétré. On disait au propriétaire : Méfiez-vous, vous
êtes trop seul, il vous arrivera malheur. Lui prétendait
qu'il n'y avait rien à craindre; ce qui n'a pas empêché
qu'un beau matin on l'ait retrouvé, la tête en bas, au
fond de son puits, sans même une chemise sur le dos. »
Si l'on objecte que tout cela est effrayant, le narrateur,
heureux de l'impression qu'il produit, ajoute : « Ah !
monsieur, c'était encore bien autre chose quand Bou-
Zian courait la contrée avec sa bande! En voilà un qui
ne barguignait pas. »
Celui-ci, en effet, avait les grandes traditions. Quoique
opérant lui-même à l'occasion, il dirigeait une bande
nombreuse que les pillages et le meurtre entretenaient
dans l'abondance. Hardi, intelligent, Bou-Zian ne recu-
lait devant aucune entreprise. S'agissait-il de détrousser
un convoi, de piller une caravane, de dévaster une ferme:
on était sûr de son concours.
Au reste, il faisait proprement sa besogne et s'enten-
dait aussi bien à couper une tête qu'une bourse. Durant
longtemps on le poursuivit; mais, si la police court, les
voleurs volent, et jamais les gendarmes n'osèrent s'aven-
turer dans les régions désertes où Bou-Zian et les siens
CROQUIS ALGERIENS. 185

se retiraient, à la moindre alerte, au galop rapide de


leurs petits chevaux arabes. C'est que le brigand avait
des partisans un peu partout, et, parmi bon nombre de
tribus, il n'eût pas été prudent de lui mettre la main au
collet.
Pourquoi ?
C'est bien simple; la religion était un peu mêlée à la
chose.
Dn Arabe bien pensant a un moyen élémentaire de se
mettre convenablement dans les papiers du Prophète et,
partant, de ses coreligionnaires : c'est de tuer des chré-
tiens. Or on ne pouvait reprocher à Bou-Zian de man-
quer à ce pieux devoir.
Grâce au fanatisme, on peut encore, chez les indigènes,
être à la fois saint homme et bandit; Bou-Zian cumulait
les deux fonctions, ce qui- lui valait des sympathies nom-
breuses. Aussi dut-on prendre mille précautions pour
l'amener de Mascara jusqu'à Mostaganem, où il devait
être incarcéré provisoirement. On craignait à tout instant
qu'une bande de cavaliers indigènes ne vînt, par une
diversion soudaine, favoriser la fuite du prisonnier.
L'escorte, cependant, était nombreuse; le procureur de
la République lui-même la dirigeait à cheval; mais les
gorges étroites que l'on avait à traverser et l'air d'assu-
rance du brigand, dont l'oeil sondait l'horizon avec con-
fiance, ne laissaient pas de causer quelque inquiétude
183 CROQUIS ALGÉRIENS.

aux représentants de l'autorité. Aucun incident ne vint


marquer le voyage, et Bou-Zian n'échappa pas au châti-
ment qu'il méritait si bien.
Cependant, il faut lui rendre cette justice, il ne tuait
que quand il y voyait son intérêt. Il aimait bien le sang,
mais il.préférait l'argent; un de ses axiomes favoris était
que l'on pouvait détrousser deux fois le voyageur qu'on
lâche, jamais celui qu'on tue. Aussi laissait-il la vie
sauve à beaucoup de ses victimes. Il allait même parfois
Jusqu'à restituer les sommes que ses bandits avaient
prises aux pauvres diables besoigneux.
Mais si nous voulons de plus amples détails, écou-
tons notre conducteur qui, sur ce sujet, ne tarirait pas.

« Quand il s'emparait d'un couple de touristes, sa foi


dans la fidélité conjugale des chrétiens était telle qu'il
gardait la femme en otage et rendait la liberté au mari,
et jamais ses prisonnières n'eurent à se plaindre de ses
mauvais procédés. En somme, c'était un galant homme;
et quel bel homme, monsieur! J'étais là le malin où on
l'a guillotiné, ça m'a vraiment fait de la peine, le gou-
vernement aurait dû au moins garder sa photographie-
Quand il s'est avancé au milieu du public avec son grand
air calme, son sourire dédaigneux et son regard de lion,
il y eut un frémissement dans la foule. Beaucoup de ceux
qu'il avait dévalisés l'auraient volontiers sauvé à ce
CROQUIS ALGÉRIENS. 187

moment-là, histoire de ne pas voir abîmer une si belle


créature. Quand la tête tomba, les Arabes vinrent la
ramasser et l'emportèrent avec le corps jusqu'au cime-
tière. Là, au moyen d'une grosse aiguille et de tresses
d'alfa, ils rapprochèrent aussi bien qu'ils purent les deux
parties du cadavre, parce que, tout brigand qu'il était,
ilspensaient que Mahomet, suivant sa vieille habitude,
viendrait prendre Bou-Zian par le toupet pour l'emporter
en paradis. »
On gros rire accompagné de hu et de hi répétés servit
de péroraison à ce récit auquel succédèrent des anec-
dotes moinstragiques. La lune s'était levée, les ténèbres
avaient en partie disparu et la clarté nouvelle inspirait
évidemment au conteur des souvenirs moins sombres.

Des crimes et des meurtres nous passâmes aux vols,


ce qui était un progrès réel. Les indigènes qui n'attaquent
pas les diligences, tentent néanmoins assez souvent de
les débarrasser des bagages qu'elles transportent. Quand
ils jugent que les voyageurs de la rotonde sont endormis,
ils grimpent avec une adresse de singe jusqu'à l'impé-
riale, coupent les courroies de la bâche, et jettent un à
un sur la route les malles et les paquets qui leur tombent
sous la main.
Ce déménagement fait, ils sautent à terre sans qu'aucun
bruit ait signalé leur audacieuse visite. Il y a quelques
188 CROQUIS ALGERIENS.
années, ces vols se renouvelaient si fréquemment que la
diligence ne marchait plus sans escorte. Aujourd'hui,
de loin en loin, on constate bien encore quelques tenta-
tives, mais les conducteurs sont plus vigilants et les ba-
gages jouissent d'une sécurité presque aussi absolue que
les voyageurs.
Car enfin, il faut bien en convenir, les routes sont plus
sûres en Algérie qu'en France, et si la statistique parlait,
elle prouverait qu'on court moins de danger en allant
seul à cheval d'Alger à Lagouhat qu'en rentrant à pied
de Saint-Denis à Paris entre dix heures et minuit.

Les Arabes commettent bien quelques meurtres, mais


le plus souvent ils prennent pour victimes leurs propres
coreligionnaires. Sur dix crimes, un à peine est exercé
contre des Européens, les neuf autres sont perpétrés sur
des indigènes. Presque toujours la jalousie en est le mo-
bile. Les femmes, que le régime de la surveillance à
outrance jette volontiers dans les aventures amoureuses,
nouent des intrigues avec une facilité surprenante. C'est
presque toujours à la fontaine, située parfois à deux ou
trois kilomètres du gourbi ou de la tente, que se donnent
les rendez-vous galants.
Le mari, paresseux par nature, laisse à sa compagne le
soin d'aller faire la provision d'eau ; un jeune frère ou
une matrone l'accompagne. Celle-ci ou celui-là deviennent
CROQUIS ALGÉRIENS. 189

bientôt des confidents et des intermédiaires utiles ; mais


qu'une querelle survienne, ils parlent, et le lendemain,
embusqué dans la brousaille, l'époux outragé plante sans
plus de façon une balle dans la tête du séducteur. Les
cours d'assises jugent par an cent affaires de ce genre et
cela n'empêche pas les petites fontaines de la montagne
d'abriter sous les branches de leurs grands peupliers des
chuchotements d'amour et des bruits de baisers.
TLEMCEN

L'arrivée à Tlemcen fait promptement oublier les


quinze heures de diligence que l'on vient de subir.
Après avoir parcouru un pays aride, au sol uniformé-
ment brûlé, on aperçoit tout à coup le vaste massif boisé
d'où émergent les minarets de la ville arabe. En quittant
la plaine pour s'engager dans les sinuosités de la colline,
la route traverse un véritable parc. Les oliviers séculaires
au feuillage sombre font ressortir plus vivement l'opu-
lente verdure d'une flore toute française; les sureaux et
les cerisiers, dont Alger ne possède que des spécimens
étiolés, se développent là avec une exubérante vigueur ;
leurs branches entrelacées augmentent l'épaisseur des
taillis sous lesquels l'herbe croît encore en dépit des
rigueurs de l'été.
Si belle que soit l'Algérie, si poétique qu'on la fasse,
CROQUIS ALGÉRIENS. 191

on doit convenir que de pareils tableaux s'offrent rare-


ment aux regards du voyageur; aussi l'enthousiasme
qu'ils provoquent vient-il peut-être moins de leur beauté
réelle que du contraste qu'ils forment avec le paysage
habituel. Il faut avoir parcouru ces routes sans fin, où pas
un arbre ne fait une tache d'ombre, où, à perte de vue,
la même note monotone du jaune éblouit et aveugle,
pour comprendre le charme pénétrant de la verdure
durant les mois d'été.

Pendant une heure, on parcourt au trot ralenti des che-


vaux la montée qui aboutit à la ville. La clarté trop dure du
ciel est tamisée par les hautes ramures, de clairs ruisseaux
d'eau vive portent la vie et la force dans ces plantureux
jardins. C'est bien là « la fraîche oasis » dont parle Musset.

Tlemcen est un point stratégique important; de hauts


remparts l'entourent et la vieille forteresse du Mëchouar
dresse ses créneaux imprenables au beau milieu du
quartier français. On dirait que la civilisation est venue
se blottir sous la protection de cette massive gardienne.
Que de luttes autour de cette enceinte! que de com-
bats dans ces rues ombragées, où circule maintenant une
population paisible! Que de souffrances et de drames
derrière les murailles de cette forteresse où bâillent au-
jourd'hui les factionnaires ennuyés!
192 CROQUIS ALGERIENS.
C'est dans le Méctiouar que la vaillante garnison de
Coulouglis, commandée par Mustapha-ben-Ismaïl, lutta
pendant six années contre les forces réunies des Arabes.
« Séparée, ignorée du reste du monde, sans espérance
de secours, écrit le duc d'Orléans dans ses Campagnes
de l'armée d'Afrique, sans retraite ni capitulation pos-
sible, destinée à s'éteindre au milieu des Arabes, cette
brave garnison résista à l'ennemi, au découragement,
aux privations : elle résista même à l'aveugle complicité
de la France avec Abd-el-Kader, n'ayant que quatre
cents fusils pour huit cents hommes; c'était au milieu
des rangs ennemis qu'elle cherchaifles armes qui lui
manquaient dans des luttes individuelles dont le singu-
lier caractère rappelait les combats antiques. »
Le commandant»de cette vaillante milice, vieillard de
soixante-quinzeans, à l'oeil de feu, à la barbe blanche, jeune
au combat, vieux au conseil, partout chef digne et impo-
sant, remit aux Français les murailles de cette place
qu'il avait gardée pour nous, sans nous et malgré nous.
Du dernier combat soutenu par ces héros, il ne reste
plus qu'un souvenir.
Voici comment le même auteur l'a recueilli :
« Les Maures de la ville, appuyés par cinq cents hommes
d'infanterie régulière et quelques canonniers, resserrent
le blocus étroit du Méchouar. Les Coulouglis tentent en
vain une sortie; après une lutte corps à corps, la vie-
CROQUIS ALGÉRIENS. 193

toire est décidée par la bravoure personnelle d'Abd-el-


Kader, qui leur coupe soixante tèteset les renferme dans
leurs murs, où ils sont bientôt réduits aux abois. Joi-
gnant la dérision à la cruauté, l'émir leur fait jeter avec
des frondes les oreilles des braves qui viennent de suc-
comber et quelques morceaux de pain, a en attendant,
dit-il, la chair de porc que les chrétiens leur apportent ».
Dn instant même, son khalifa, Ben-Nonna, homme de
couleur, soldat obscur, porté au rang qu'il occupe par
l'ardeur des passions qu'il tient de son père le nègre et
de sa mère la juive, se flatte de ne laisser aux Français

que les cadavres des Coulouglis. Il parvient à déterrer


des canons enfouis par des Espagnols et les met en bat-
terie devant la faible muraille où depuis six ans ses
efforts viennentéchouer. »
Les boulets commençaient à ouvrir la brèche quand
l'arrivée, à marche forcée, de la colonne commandée par
le maréchal Clauzel vint jeter la panique dans les rangs
des assaillants et les obliger à gagner la montagne. Abd-
el-Kader lève précipitamment son camp et va le planter
dans les roches inaccessibles des crêtes de l'Atlas.
Ici encore il faut citer les Campagnes de l'armée
d'Afrique : « Les Français vont chercher l'émir dans ce
nid d'aigles. Les Coulouglis, heureux de respirer l'air
libre après un si long emprisonnement, gravissent réso-
lument des sentiers impraticables, et les cavaliers douairs
194 CROQUIS ALGÉRIENS.
et smalas, véritables hommes de cheval qu'aucun obstacle
n'arrête, débouchent en même temps sur l'emplacement
du camp ennemi. Le camp était levé, mais les troupes
d'Abd-el-Kader, parmi lesquelles se trouvait une partie
de ses réguliers, couvraient la retraite et avaient pris
position à l'extrémité du plateau. Les indigènes enfon-
cent tout ce qui est devant eux. Le prince des croyants,
exaspéré d'être vaincu par des musulmans au service des
chrétiens, essaye de rallier ses soldats qui fuient à cette
:
attaque impétueuse; en vain il leur crie « Lâches!.
« voyez donc qui vous avez devant vous! » Tout est tué
autour de lui ; son drapeau est enlevé à ses côtés, et lui-
même, entraîné par le torrent des fuyards, est bien près
de payer de sa vie son infructueuse ténacité. »
Au milieu de la mêlée, il a été reconnu et il est pour-
suivi à travers la déroute par quelques cavaliers qu'en-
flamme la perspective de débarrasser la France d'un tel
rival. Le commandant Youssouf, surtout, le serre de très
près ; il continue pendant plusieurs lieues la chasse qu'il
donne à l'émir. « En ce moment le destin de l'Afrique
dépendit de la vitesse de deux chevaux; la lutte entre
les deux peuples fut un instant réduite aux proportions
d'une course. Si l'émir eût été pris, l'empire de l'Afrique
nous appartenait, mais il échappa encore cette fois... A la
nuit, entièrement seul, sans tente, sans nourriture, sans
feu, Abd-el-Kader coucha à côté du cheval auquel il de-
CROQUIS ALGÉRIENS. 195

vait la vie; il remercia Dieu de l'avertissement qu'il


venait de lui donner de ne plus compromettre avec sa

personne la fortune de son peuple, et il se chargea


bientôt de prouver aux Français que, par cela même que
tout finissait avec lui, rien n'était encore terminé tant
qu'il était libre et debout. »
d'entrer à Tlemcen sans évoquer ces
Il était difficile
souvenirs d'un intérêt si palpitant et, avouons-le un peu
à notre honte, si complètement ignorés de la plupart des
Français.

Tlemcen est une ville charmante où l'on trouve encore,


au milieu de la plus verdoyante des oasis, de fort beaux
vestiges de l'architecture arabe.
Beaucoup d'indigènes l'habitent, et, quoique l'élément
français soit mêlé en assez grande proportion à l'élément
musulman, celui-ci a gardé intacts ses moeurs, son lan-
gage et son caractère. Aucun mélange, aucun amalgame,
ne s'est produit entre les deux peuples, en dépit du con-
tact incessant que le commerce et l'industrie provoquent
entre gens cultivant le même territoire, habitant la même
cité. Chose curieuse, les Français n'ont pas l'air d'exister

pour les Arabes. Ceux-ci savent que là, près d'eux, tout
un quartier est envahi par de vilaines maisons, mono-
tones d'aspect et laides de forme, que les Roumis et les
juifs remplissent les magasins et les cafés, mais cela leur
196 CROQUIS ALGÉRIENS.
est égal. La ruelle qu'ils habitent n'en est pas moins pai-
sible, leur demeure n'en est pas moins bien close, et,
quand ils laissent retomber sur- leurs talons la lourde
porte de leur logis, ils peuvent se croire encore à la plus
fraîche époque du fanatisme, tant le bruit de l'activité
française est incapable d'arriver jusqu'à eux.

Quelle bizarrerie et quelle élégance dans ces rues


étroites, où les constructions, dédaignant la ligne droite,se
groupent sans ordre, suivant la fantaisie du propriétaire!
Ici, c'est une masure aux saillies proéminentes, qui
conserve, autour de la grille ouvragée d'une lucarne, un
merveilleux encadrement de marbre travaillé comme de
la dentelle ; là, sur cette porte vermoulue, s'étale un mar-
teau de cuivre finement ciselé qu'un amateur payerait au
poids de l'or; plus loin, un vestige de corniche laisse voir
d'adorables faïences dont on peut reproduire le dessin,
mais qui gardent comme un secret la douce harmonie de
leurs couleurs. Partout, un sentiment artistique est tra-
duit, sans recherche, j'allais dire sans préméditation,
tant cela parait naturel à ce peuple étrange qui conserve
au milieu de sa barbarie comme un parfum de sa civili-
sation passée.

Les mosquées sont nombreuses à Tlemcen, et toutes


possèdent un minaret plus ou moins délabré sur lequel
CROQUIS ALGÉRIENS. 197

les cigognes viennent faire leur nid au printemps; les


monceaux de broussailles qu'elles accumulent pour fa-
çonner leur habitation semblent d'énormes fagots dis-
posés là pour ramoner une cheminée imaginaire. Jus-
qu'au mois de juillet, on voit ces hôtes paisibles apporter
à leurs petits des couleuvres ou des lézards verts que
les becs jaunes de la bande affamée ont vite mis en

pièces. Jamais un Arabe ne se permettrait de troubler


l'oiseau « au long bec emmanché d'un long cou ». Aussi
les cigognes, en Algérie, sont-elles aussi peu farouches

que nos oiseaux de basse-cour.


Il n'en est pas de même des femmes qui, ici plus que
partout ailleurs, échappent à tout examen et déroutont
toute curiosité; le grand haïk qu'elles jettent sur leur
corps enveloppe la tète d'une manière si étroite que
leur regard peut à peine passer par l'étroit triangle d'une
ouverture que la main agrandit et resserre à volonté.
Les fillettes, heureusement, ne sont pas astreintes à

cette vilaine mode; on les rencontre à chaque pas, le


corps enfermé dans une légère robe sans pli tombant
des épaules et retenue à la taille
par une ceinture de
cotonnade; une petite coiffure pointue, faite de velours
grenat et quelquefois garnie de sequins, retient, par une
mentonnière brodée, leurs cheveux ébouriffés, rougis de
henné; leurs pieds traînent après eux des sandales sans
quartier, et leurs oreilles sont chargées de cercles de
198 CROQUIS'ALGÉRIENS.
cuivre ou d'or auxquels des bijoux, semblables à nos
breloques de montre, sont enfilés à profusion.
Ces cercles, plus grands que l'oreille elle-même, la
percent en deux endroits, en haut et en bas, et chacun
d'eux exige des trous particuliers. Il en résulte une véri-
table mutilation. Pour atténuer la gêne que doit causer
ce singulier ornement, on le soutient en le fixant par des
fils de soie à la coiffure. Il va sans dire que le nombre
des cercles et la quantité des bijoux qu'ils supportent
sont en raison directe de la fortune des parents.

Les maisons de la ville arabe sont à peu près toutes


construites d'après un plan uniforme.
On descend cinq marches démesurément hautes et si
étroites que le pied ne peut y poser franchement qu'en
travers; cette gymnastique faite, on arrive dans une cour
carrée, ornée de colonnettes dont souvent un cep de
vigne vigoureux dissimule l'imperfection. C'est la pièce
principale, le soleil y a ses grandes entrées, et, pour
payer l'hospitalité qu'on lui donne, il découpe, sur le sol
aux carreaux rouges et sur les murs blanchis de chaux, la
courbe pure des arcades noyées dans la fine dentelle du
feuillage.
Au centre de la cour, une vasque de marbre ébréché
retient l'eau limpide qu'un roseau planté verticalement
laisse retomber avec un léger murmure. Les portes man-
CROQUIS ALGÉRIENS. 199

quent aux ouvertures qui donnent accès dans les quatre


chambreltes fermant les côtés de ce quadrilatère.
C'est peu, et il paraît que c'est assez, car les proprié-
taires les plus riches de ces habitations modestes n'y ap-

portent aucune amélioration.


L'Arabe est un indolent; ce que nous appelons le con-
fort, lui est étranger; il se livre avec délice à la vie con-

templative, ne faisant rien, pensant peu et goûtant le


charme pénétrant d'une sorte d'extase, que la pureté de
l'air, la tiédeur de la température, la largeur des hori-

zons provoquent sans doute, mais n'expliquent pas. Le


climat fait les hommes, et là, où les sens sont constam-
ment charmés par les impressions du dehors, l'activité
individuelle est nulle ou à peu près.

Cependant quelques industries existent à Tlemcen;


ellesse sont groupées dans une des rues de la ville et
occupent un certain nombre d'indigènes. Ce quartier
laborieux n'est
pas le moins curieux à parcourir.
Là, dans des échoppes où un homme peut à la rigueur
lenir debout, mais où il aurait grand'peine à se tenir
couché, d'habiles ouvriers fabriquent des armes, des
bijoux et des étoffes. L'outillage de toutes
ces usines mi-
croscopiques est des plus primitifs. On dirait des joujoux
d enfant. Le joaillier, accroupi sur une natte, possède
Pour tout instrument un petit fourneau de terre qu'un
200 CROQUIS ALGÉRIENS.
tuyau met en communication avec une peau de bouc ser-
vant de soufflet : voilà pour le chalumeau. Ajoutez à celte
pièce maîtresse un petit étau fiché en terre, près duquel
des marteaux, des pinces, des fioles sont pêle-mêle ré-
pandus au milieu de morceaux d'or et d'argent, de
bijoux inachevés, d'anneaux brisés, de bracelets tordus.
Ce fouillis ne manque ni d'originalité ni de couleur.
Même simplicité chez le voisin l'armurier; seulement
l'étau est un peu plus fort, les marteaux un peu plus
gros et l'encombrement plus grand. Yatagans recourbes,
pistolets aux montures d'argent, longs fusils à la crosse
incrustée de corail et d'ivoire traînent dans tous les coins
et tapissent les murs. L'homme se meut librement parmi
ce désordre qui est moins un effet de l'art qu'un effet
d'incurie et d'insouciance.

Les plus curieux à observer, ce sont les tisserands;


ceux-ci ont renversé toutes nos notions géométriques et
ont prouvé que le contenu pouvait être plus grand que le
contenant.
Dans des boutiques aux dimensions dérisoires, ils trou-
vent moyen de loger un métier encombrant, tous les
ustensiles de leur industrie et de se loger eux-mêmes.
Comment peuvent-ils bouger dans l'étroit espace dont ils
disposent? C'est ce que les clowns capables d'entrerdans
des boîtes pourraient seuls expliquer. Cependant la petite
CROQUIS ALGÉRIENS. 301

navette court de droite et de gauche avec une rapidité


merveilleuse, et les roseaux qui fixent la trame s'agitent

en battant les murailles à chaque coup de pédale.

que l'on fabrique ainsi sont d'une solidité à


Les étoffes

toute épreuve. Il n'est pas rare de voir dans les familles


arabes un burnous abriter les aînés de deux générations.

Tout est contraste dans ce singulier pays ! En sortant


de la ruelle où la barbarie semble bégayer son premier

mot trouve en face d'une élégante


de civilisation, on se
mosquée
— transformée aujourd'hui en école — où l'art
le plus recherché a semé à profusion ses délicates fan-

taisies. L'Alhambra peut offrir d'aussi jolis spécimens*


mais ne possède rien de plus finement découpé que ces
dentelles de plâtre qui garnissent les ogives et montent
jusqu'aux solives de cèdre du plafond.
Est-ce bien le peuple arabe qui a accompli ces mer-
veilles de goût dont
on voit les vestiges un peu partout
dans les innombrables mosquées de Tlemcen? Est-ce lui

lui a martelé ces cuivres où s'enchevêtrent des lignes si


harmonieuses? Est-ce lui qui a trouvé le secret de ces
coloris vigoureux et doux tout à la fois, qui brillent sous
l'émail de
ces belles faïences? Est-ce lui enfin qui a en-
fanté cette architecture originale, étrange, dont chaque

détail
accuse une recherche infinie, dénote un sentiment
artistique si élevé?
202 CROQUIS ALGÉRIENS.
Oui, c'est bien lui, mais il ne paraît pas s'en douter. Il
contemple ces débris de splendeur sans orgueil et sans
joie, et, s'il tient à les conserver, c'est affaire d'habitude.
Il n'admire pas, mais il jouit de l'admiration des étran-
gers sans comprendre que ces témoins du passé mar-
quent le degré de son abaissement et de sa chute.
BOU-MEDDINE

A quelques minutes de Tlemcen s'élève la petite ville


arabe de Bou-Meddine. Les oliviers et les figuiers qui
l'entourent semblent en faire le siège, tant la verdure
presse les murs écroulés et les petites maisons blanchies
à la chaux. Les assaillants paraissent même avoir des

accointances dans la place, car plus d'un a planté ses


vigoureuses racines sur le sol des demeures dont les ter-
rasses effondrées livrentpassage à leurs ramures.
Les ruisseaux des sources, ne trouvant pas de meilleur
chemin, coulent en cascade par les rues étroites et les
bêtes des étables, lâchées en liberté, hument la fraîcheur
du courant
en mouillant leurs sabots poudreux dans l'eau
limpide.
Bou-Meddine est exclusivement habité par des musul-
mans; aucun Français n'y a établi son domicile, aussi les
204 CROQUIS ALGÉRIENS.
Arabes sont-ils là chez eux et y vivent-ils à leur guise,
c'est-à-dire au milieu de la plus parfaite inaction et du
plus profond silence.
Parfois on voit bien cheminer devant soi la silhouette
d'un passant qui, ses babouches à la main, monte lente-
ment les hauts degrés de pierre, mais ces apparitions
sont rares, et le plus souvent on ne rencontre sur sa
route que quelques groupes de jolis enfants dont les jeux
s'arrêtent à votre approche.
Leurs grands yeux étonnés, dû se lisent la curiosité et
la crainte, suivent vos moindres gestes, et il suffit alors
d'un sourire pour ramener la gaieté dans la bande inter-
dite. Quand la glace est rompue, le plus hardi vous
aborde en tendant la main, mais avec un air de si franche
gaminerie qu'il ne s'attache à l'aumône aucune idée de
pitié.

A l'une des extrémités de la ville est la belle mosquée


dont la porte a servi de modèle à l'entrée de l'exposition
algérienne au Trocadéro. Son élégant minaret découpe sa
fine silhouette sur le ciel bleu. Une ruelle pittoresque,
bordée d'un côté par des jardins, de l'autre par une
haute muraille où les végétaux accrochés aux fentes ten-
tent l'escalade de l'enceinte, vous conduit à l'édifice.
On franchit bientôt le seuil d'une cour, propre comme
un logis hollandais, et tandis qu'on laisse à sa gauche le
CROQUIS ALGÉRIENS. 205

prétoire du cadi, on aperçoit à sa droite les premières


marches du sanctuaire. La justice arabe se rend toujours
dans le voisinage de la mosquée,
— souvent même le
prétoire n'est qu'une dépendance du temple.
— Cela a
le double avantage de permettre aux juges d'être plus
directement éclairés par les lumières du Très-Haut, et
aux plaideurs malheureux de porter sans délai leur cause
devant le tribunal suprême.
En dépit du talent de l'architecte, à qui l'on a dû la
construction du palais algérien, il faut convenir que la
copie nerappelait que de très loin le modèle.
L'entrée de la mosquée de Bou-Meddine est une mer-
veille.
Les courbes gracieuses en ont bien été reproduites à
l'Exposition, mais la gamme des couleurs, le charme des
tons ont été, il faut en convenir, outrageusement défi-
gurés, Est-il donc irrévocablement perdu, le secret de
cecoloris oriental, si hardi dans ses oppositions et cepen-
dant si constamment harmonieux ? Ne ppurra-t-on plus

retrouver la composition de cette pâte laiteuse qui brille


d'un si éclat l'émail des faïences? Hélas! c'est à
pur sous
craindre, si l'on en juge par la dernière tentative faite au
Trocadéro.

Malheureusement toutes les ornementations que la


main destructice de l'homme a pu atteindre sont mutilées

12
206 CROQUIS ALGÉRIENS.

ou ont disparu. Le marteau des collectionneurs a été.


remplacé là par l'avidité des conquérants, et les arabes-
ques en cuivre qui couvrarent les panneaux des massifs
battants de la porte ont été arrachées jusqu'à hauteur
d'homme. Ces déprédations regrettables, commises par
les tribus belliqueuses, qui tour à tour ont pris et perdu
Tlemcen, n'enlèvent pas au monument le caractère de sa
riche originalité. A l'intérieur, les murs ont conservé
quelques beaux spécimens de ces dentelles de plâtre dont
les Maures savaient si bien revêtir la nudité de leurs
édifices. A côté de ces richesses, l'oeil n'est pas peu sur-
pris de trouver des piliers mal dégrossis, voilant leur
misère sous un manteau de chaux.
Ces contrastes se rencontrent partout dans l'architec-
ture des Arabes, qui, par aversion pour le médiocre, pas-
sent du laid au beau sans chercher une transition.
On retrouve bien là l'empreinte du caractère d'un
peuple qui cache sous ses haillons des sentiments cheva-
leresques et auquel la pauvreté la plus abjecte n'en-
lève pas toujours une certaine allure de grandeur.

J'ai appelé Bou-Meddine une ville; c'est lui faire trop


d'honneur, vu ses dimensions exiguës; mais, si étroite
que soit son enceinte, on ne peut la parcourir sans se
sentir vivement impressionné : c'est une ruine habitée
par des vivants. Pas une maison n'y est intacte, les murs
CROQUIS ALGERIENS. 207

s'écroulent, les terrasses s'effondrent, et les propriétaires


indolents assistent impassibles à ce spectacle. Chaque
année, ils couvrent soigneusement d'un badigeon de
chaux les vestiges vermoulus de leur
demeure, sans tenter
même de les relever, et cherchent un abri dans les coins

que le temps respecte encore.


Quoi qu'il en soit, si c'est une agonie, il faut savoir
gré à ceux qui la subissent de lui donner un aspect si

peu maussade. La blancheur de ces habitations dévastées


rit sous le gai soleil, et les arbustes qui sortent des
lucarnes, les herbes folles qui s'accrochent aux parois
délabrées, les pampres qui grimpent après les solives dis-
jointes, semblent dire aux passants que l'on peut vivre
heureux parmi les ruines. De fait, les gens que l'on ren-
contre ontl'air satisfaits de leur sort : nul ne les impor-
tune dans l'endroit où ils vivent.

Illeur plaît de laisser couler l'eau au milieu de la


chaussée, et aucun agent de l'autorité ne s'y oppose;
leurs bêtes connaissent le chemin du logis et errent dans
les rues sans licol ni gardien, et le garde champêtre ne
dresse pas procès-verbal; leurs maisons tombent, et on
ne les force pas à les relever; quand la nuit vient, on ne
les contraint pas à éclairer le dédale de leurs rues; enfin
ils peuvent parcourir tout leur petit empire sans rencon-
trer un Français ou un juif, et, au dehors, ils ont un
208 CROQUIS ALGERIENS.
enclos, pas bien grand, mais où le blé pousse de hautes
tiges dans une terre généreuse, où les oliviers donnent
sans culture d'abondantes récoltes.
Cela leur suffit et doit suffire aux sages.
Candide, qui connaissait le monde'pour l'avoir beau-
coup parcouru, trouvait que le meilleur, en somme, était
de cultiver son jardin. Les habitants de Bou-Meddine
commencent par où Candide finissait : ce sont des philo-
sophes à leur manière.
BISKRA

En deux jours, la diligence qui part de Constantine


vous amène dans l'oasis. Là, on rencontre des forêts de
vrais palmiers, des troupeaux de vrais chameaux : décor
peu familier à un oeil parisien.
Les dattes sont à peu près la seule ressource des Arabes
de cette contrée, ressource fort importante du reste : on
peut en juger par le prix de l'impôt qui frappe de un franc
chaque pied de palmier.
Ce fruit savoureux, qui ne figure sur nos tables que

comme une superfluité assez étrange, forme la base de


l'alimentation des indigènes du Sud. C'est la datte que
l'on emporte en voyage au fond d'un vieux sac de cuir et
qui, durant les longues traversées du désert, est la seule
nourriture du voyageur. Non pas la datte que nous recher-
chons, molle, brillante, presque confite dans son miel,
12.
210 CROQUIS ALGÉRIENS.
mais la datte sèche, résistante. Aussi Européens et Orien-
taux peuvent s'entendre à merveille, nos commerçants ne
recherchant que le rebut des marchés africains.

En traversant ces grandes forêts dont les palmes serrées


arrêtent presque complètement les rayons du soleil, on assiste
à une opération singulière dont il est difficile tout d'abord
de comprendre l'économie : des hommes juchés sur le
haut de quelques palmiers abattent impitoyablement la
tête de ces beaux arbres et creusent au sommet du tronc
un vaste entonnoir dans lequel ils ne tardent pas à puiser
une liqueur limpide. Cette liqueur, qui n'est autre
que la sève du dattier, donne un vin très recherché par
les fils de Mahomet auxquels le jus du raisin est absolu-
ment interdit.
Je demandai un jour à goûter de cet étrange breuvage.
Une tasse à demi pleine me fut tendue et j'y trempai
mes lèvres, non sans appréhension. Cette appréhension
disparut vite, car la boisson était vraiment excellente;
je ne saurais mieux la comparer qu'à notre Champagne
pour le piquant et la douceur, et je pourrais pousser plus
loin ma comparaison, car, après avoir vidé la dernière
goutte, je me sentis dans ce bienheureux état d'esprit où
l'on commence à voir tout s'animer autour de soi et où
le chemin que l'on suit n'a plus aucun rapport avec la
ligne droite.
CROQUIS ALGÉRIENS. 211

Un Anglais, en compagnie de qui je voyageais, se mo-


qua de ma faiblesse, et, pour me prouver la supériorité
de l'Angleterre sur la France, avala d'un trait une dose
double au moins de celle que je venais de prendre. Après

ce beau coup, on dut le ramener chez lui malgré ses pro-


testations énergiques.
Le lendemain, un Français de l'endroit, auquel nous
racontions notre expérience de, la veille, nous apprit que
le vin de palmier n'en faisait jamais d'autre, et que, pour
cela, il était expressément défendu aux Arabes de vendre

ce breuvage aux soldats de la garnison. Grâce à cette


sage mesure, les soldats n'en boivent jamais... devant
leurs chefs, mais les fossés de la ville et les taillis des
environs abritent plus de buveurs que les guinguettes de
nos barrières.

La pierre de taille n'a rien à démêler avec les façades


des édifices musulmans, et c'est en terre argileuse mé-
langée de fiente de chameau que sont construites les
masures des pauvres et les demeures plus luxueuses que
coiffent les blancs' marabouts surmontés du croissant.
Ce sont les femmes qui fabriquent ces étranges matériaux
de construction, et c'est plaisir de voir avec quel entrain
elles battent de leurs pieds le singulier mélange dont
elles tirent ensuite de larges et épaisses briques, que le
soleil seul mission de cuire. Une fois sèches, ces briques
a
212 CROQUIS ALGERIENS.
sont d'une solidité incroyable ; la pluie ni la chaleur ne
les détériorent, et les vieilles mosquées de la ville
prouvent que pas n'est besoin de moellons et de chaux
pour construire solidement.

Il est vrai que les murs de ces édifices ont deux ou


trois mètres d'épaisseur, ce qui est d'un luxe tout à fait
égyptien.
Non seulement la fiente de chameau sert à bâtir les
murs des maisons, mais on l'emploie encore dans la con-
fection des toits ou, pour mieux dire, des terrasses.
Quelques troncs de dattiers composent la charpente, les
longues palmes de cet arbre précieux forment le plafond,
et le tout est recouvert de ce mortier primitif, inconnu
dans nos contrées civilisées. Les Arabes ont horreur du
progrès : ainsi bâtissaient leurs pères, ainsi ils bâtiront
pendant des milliers d'années, à moins cependant que
la race des chameaux ne vienne à disparaître d'ici là; au-
quel cas la population de Biskra se trouverait fortement
embarrassée, car le Biskri prétend que, sans le palmier
et le chameau, la terre ne serait pas habitable.
Ah ! le palmier, il faut entendre chanter ses louanges

par ceux qui en récoltent le fruit! Ils ne tarissent pas


sur ses mérites et affirment que tout en est bon, depuis
la sève qui produit le vin jusqu'aux tiges élancées dont
les fibres servent à faire de véritables tissus et per-
CROQUIS ALGÉRIENS. 213

mettent de confectionner aussi des nattes et des cor-


beilles d'une solidité incomparable.

Le seul inconvénient du palmier, c'est le sexe ; s'il


était hermaphrodite, il serait parfait. Mais il faut l'ac-
coupler pour le faire reproduire, c'est là le difficile.
Les arbres femelles seuls produisent des régimes, mais

c'est à la condition d'être fécondés par un mâle. Ajou-


tons que ce dernier est capable de satisfaire des cen-
taines d'épouses, pourvu que celles-ci cependant ne soient

pas trop éloignées de leur seigneur et maître. Le vent


alors se charge de répandre le pollen fécondant sur les
fleurs environnantes, ce qui a permis à Musset d'écrire
ces deux beaux vers, restés dans toutes les mémoires :

0 feuilles des palmiers, reines de la verdure,


Qui versez vos amours dans les airs embrasés !

Et c'est pour faciliter ces amours que les Arabes se


livrent à une opération horticole des plus curieuses : ils
vont dans la campagne chercher un sujet mâle, lui
coupent la tète, la rapportent dans leur enclos et la
fixent sur un tronc femelle préalablement décapité. Au
bout de
peu de temps cette greffe gigantesque commence
à pousser de verts
rameaux, et la plante paraît oublier
la mutilation qu'on lui
a fait subir : de femelle qu'elle
était, elle est devenue mâle. Pauvre plante !
LES COURSES

Les courses qui ont lieu aujourd'hui à Alger n'offrent


plus le caractère de haute originalité qu'elles présen-
taient, il y a quelque quinze ans, quand les Arabes y
prenaient part.
Alors, des limites de nos possessions africaines accou-
rait toute une foule de chefs indigènes, jaloux d'étaler aux
yeux des Français leurs riches costumes et leurs plus

beaux chevaux.
Un mois avant l'époque fixée, les routes des environs
d'Alger étaient sillonnées par de petites caravanes dont
le cachet plaisait singulièrement aux étrangers.
Les chefs arabes ont conservé un très grand luxe, et
le moindre caïd de la tribu la plus obscure se serait cru
déshonoré s'il n'avait amené avec lui tout un monde de
serviteurs.
CROQUIS ALGERIENS. 215

À voir ces petites troupes, on se serait peu douté qu'elles


arrivaient dans un pays civilisé. Les indigènes sont gens
de précaution : ils apportaient avec eux leur bois, les

grains nécessaires à leurs bêtes, leur viande et leurs lé-

gumes, voire même leur provision d'eau.


Les hôteliers n'avaient rien à faire avec ces visiteurs.
Jamais, en effet, il n'est venu à l'idée d'un fils de Ma-
homet de retenir un appartement pour lui et sa suite
dans un hôtel en renom ; il trouve infiniment plus simple
de déployer sa tente sur les coteaux de Mustapha, d'atta-

cher son cheval au piquet et de n'avoir recours qu'à


lui-même pour les besoins matériels de sa vie.
C'est plus sage et moins coûteux.
Campé sous la voûte azurée, en présence des splen-
dides spectacles de la nature, l'Arabe passe beaucoup

plus agréablement son temps que s'il allait se loger dans

une chambre d'auberge ; là, du moins, pas de voisins in-


commodes, pas de bruit durant les heures de sommeil ;
enfin, pour tout dire, pas de note à acquitter.

Arrivons au jour des courses.

Les indigènes mettaient sur le dos de leur plus beau


cheval leur plus riche selle, se couvraient de leur plus

éclatant burnous, prenaient leur fusil et arrivaient à


lieure fixe
au rendez-vous général. Bientôt les coureurs
allaient
se pencher sur le cou de leur fringante monture
216 CROQUIS ALGERIENS.
et partir plus rapides que l'oiseau vers le but qu'il fal-
lait atteindre. Les hourras de la foule les excitaient, ce
n'était plus des hommes ; le coursier qu'ils pressaient de
leurs genoux fiévreux s'identifiait à eux, c'était une
troupe de centaures que l'on avait devant soi.
Mais ces courses n'étaient que le prélude de la grande,
de la vraie fête, de la fantasia, pour tout dire en un
mot.
A un certain signal, la piste était débarrassée des en-
traves, les voitures et les spectateurs s'éloignaient de
l'enceinte réservée, et le champ était libre. Alors, sur un
large front de bataille se plaçaient les cavaliers; les
étendards aux longs plis flottants s'agitaient de toutes
parts. Lentement d'abord, la masse avançait ; puis l'ani-
mation gagnait, puis un semblant de bataille s'engageait,
hommes et chevaux se croisaient et se heurtaient, les
cris retentissaient, les détonations se succédaient; c'était.
une mêlée formidable et superbe à la fois, qui tantôt dis-
paraissait dans des tourbillons de poussière ou des nuées
de fumée, tantôt apparaissait pour laisser entrevoir le gi-
gantesque fourmillement de toute une armée en démence.
Peu de spectacles étaient aussi saisissants que celui-là;
une seule chose étonnait seulement, c'est qu'après ces
fantasia on ne comptât pas les morts et les blessés par
centaines.
Eli bien, non, le moindre accident était au contraire
CROQUIS ALGERIENS. 217

exception rare ; les centaures avaient l'oeil et le pied


sûrs, ils pouvaient impunément bondir parmi la mêlée et
décharger leurs armes au milieu des groupes les plus
compacts.

Le lendemain tout était fini, la poudre avait cessé de


parler, on pliait les tentes, on chargeait les bagages sur
les chameaux à l'air indolent, et les petites caravanes

reprenaient le chemin des lointains pays.


Adieu le bruit, adieu le tumulte, adieu les piaffements
et les hennissements des chevaux superbement harnachés !
La vie paisible des champs, le murmure monotone de la

source, le bêlement des moutons que conduit le pâtre,


succédaient à la fièvre du plaisir, aux cris perçants des
cavaliers emportés dans la mêlée, aux scintillements des
armes, à l'éclat des étendards et des riches costumes.
Aujourd'hui, ces fêtes n'existent plus et les courses à
Alger ne sont qu'une pâle copie des courses de France.
Le pittoresque y perd, mais on assure que les Arabes y

gagnent, car les coûteux déplacements que l'autorité


militaire imposait autrefois aux chefs donnaient prétexte
à des réquisitions qui écrasaient les prolétaires.

13
NOTES

LÉGENDES ET ÉTUDES
LE CABLE ALGÉRIEN

Les péripéties émouvantes qui accompagnèrent la pose


du premier câble télégraphique entre Marseille et Alger
constituent une page d'histoire complètement inconnue
du public. La voici :
Quand il fut question d'établir une communication
sous-marine entre la France et notre colonie africaine, le
gouvernement impérial passa un traité avec l'une des plus
importantes compagnies anglaises. Celle-ci se mit immé-
diatement à l'oeuvre, confectionna les cent vingt lieues
de câble nécessaires, puis fréta un navire muni d'un
outillage spécial, qu'on envoya à Alger se mettre aux
ordres de l'administration.
Il arriva à Alger quelques semaines avant le premier
voyage que l'empereur fit dans cette ville; le temps était
beau, en trois jours on pouvait terminer l'opération. Le
222 CROQUIS ALGÉRIENS.
commandant insista pour qu'on le laissât partir, faisant
remarquer que septembre arrivait et que la grosse mer
pourrait plus tard gravement compromettre la réussite
de l'entreprise. On ne tint pas compte de ses observa-
tions, et ce fut après de longs jours d'attente que, par
une forte bourrasque, on reçut l'ordre d'appareiller et de
prendre immédiatement le large.
Cette décision précipitée était due à ce que le yacht
impérial venait de quitter Marseille; on voulait que la
première dépêche télégraphique partant d'Alger annon-
çât à la France l'heureuse arrivée de Napoléon III sur la
terre africaine.

Le navire, se mit en marche. Grâce à l'habileté du


commandant, on put, en dépit du mauvais état de la
mer, atteindre, sans accident sérieux, la hauteur des îles
Baléares. Là, une véritable tempête éclata; on tint con-
seil à bord pour savoir si l'on ne couperait pas le câble.
Les hommes énergiques qui délibéraient décidèrent de
poursuivre leur route, malgré le péril. Ce fut à ce mo-
ment que l'on croisa le yacht impérial. Celui-ci allait
prudemment chercher refuge dans le port le plus voi-
sin.
Le lendemain, la mer. devenant de plus en plus forte
et les opérations de pose étant rendues impossibles par
le gros temps, on renonça à aller plus loin; on était à
CROQUIS ALGERIENS. 223

quatre-vingt-dix milles de Toulon, et le fil ne corres-


pondait plus avec la terre ferme.
On résolut alors de couper le câble, d'y fixer une
bouée et de gagner la côte. Mais, comme on se préparait
à exécuter ce projet, une vague monstrueuse vint ren-

verser le navire par le côté et du même coup rompit le


fil. On eut cependant le temps de jeter un grappin qui en

saisit l'extrémité, et une bouée fut adaptée à la chaîne


du grappin. Cela fait, on gagna Toulon.

Durant un mois, la mer ne se calma pas. Enfin, profi-


tant d'une éclaircie, le commandant anglais repartit à la
recherche de la bouée. Sa tentative provoqua de la part
de plusieurs marins d'ironiques plaisanteries. Se lancer
à larecherche d'une bouée perdue en pleine mer ! Il
paraît que c'était folie.
C'était en tout cas très hasardeux. On donna néan-
moins une frégate pour accompagner l'expédition et il fut
convenu que le premier des deux navires qui apercevrait
la bouée signalerait sa découverte par un coup de canon.

On croisa durant plus de cinquante heures sans grand


succès ; cependant tous les yeux étaient ouverts à bord,
car on avait promis 100 francs au matelot ou au mousse
qui, comme Archimède, s'écrierait: « J'ai trouvé! »
Après deux jours de recherches inutiles, au moment
224 CROQUIS ALGERIENS.
où le découragement s'emparait de tous, un coup de
canon se fit entendre. En effet la bouée avait été vue;
mais la nuit, qui descendait rapidement, allait faire
perdre encore le fruit de si laborieuses recherches. Que
faire? Un seul moyen se présentait : fixer une lanterne
sur le corps flottant. La mer était mauvaise ; on voulut
aborder : impossible! la vague envoyait la bouée comme
un bélier sur le faible canot.
Enfin un homme, admirable de courage, prit la lan-
terne sur son dos, se jeta à la nage, parvint, après des
efforts inouïs, à l'obstacle mobile, y fixa solidement la
lumière, et put regagner l'embarcation où l'attendaient
ses camarades. Grâce à cette action héroïque, les navires
purent croiser une partie de la nuit autour du point lu-
mineux.

Mais le malheur se mettait de la partie. Un flot impé-


tueux éteignit tout à coup le feu qui servait de guide, et
le lendemain, quand l'aube éclaira l'horizon, les courants
avaient entraîné les explorateurs loin de leur point de
stationnement.
Abrégeons.
Les recherches recommencèrent et furent couronnées
d'un plein succès. On ramena le câble, on fit la soudure
et l'on continua la route. Mais, à ce moment, la frégate,
par une fausse manoeuvre, voulant se rapprocher du
CROQUIS ALGÉRIENS. 225

vaisseau anglais, piqua droit sur lui et, dans le mouve-


ment qu'elle fit pour virer de bord, balaya si bien son
pont avec son beaupré, que câble, machine, cheminée,
mâts, engrenages de toutes sortes, furent jetés à la mer
en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. N'ayant
plus de cheminée, le navire prit feu; le capitaine, avec un
sang-froid inouï, parvint à se rendre maître du désastre,
et, tant bien que mal, revint à Toulon.
La compagnie demanda des dommages-intérêts que
l'honnête administration de l'empire lui refusa tout
d'abord, cherchant déloyalement à rendre le capitaine
anglais responsable de l'accident. Enfin, l'indemnité fut
accordée ; mais M. de Yougy, alors à la tête du service
télégraphique, empêcha l'affaire d'aller au conseil d'État
et supprima prudemment les rapports défavorables de
ses agents. La France en fut quitte pour un million ou
deux, mais on lui cacha soigneusement la vérité.
Elle était pourtant curieuse à connaître.
LES FORÊTS

Il ne se passe pas d'année sans que les flammes ne dé-


vorent quelques milliers d'hectares du domaine forestier
de l'Algérie. Voilà plus de vingt ans que le fléau reparaît
à époques fixes, et, si l'on voulait additionner tous les
millions ainsi perdus, on arriverait à un chiffre colossal,
Sous l'empire, ces incendies coûtaient particulière-
ment cher, car "non seulement l'État perdait ses plus
beaux massifs boisés, mais encore il devait les payer à
ceux qui les exploitaient. Voici comment les choses se
passaient : Des gens bien en cour, des parents ruinés,
pour remonter leur train de maison, obtenaient, moyen-
nant une redevance dérisoire, la concession de forêts
de chênes-lièges grandes comme un département français.
Ils ouvraient quelques chantiers, expédiaient quelques
quintaux d'écorce et continuaient ce petit train-train
CROQUIS ALGERIENS. 227

d'exploitation paternelle jusqu'au moment où le feu ve-


nait détruire le quart ou la moitié de leur concession.
Alors ils arrêtaient tout travail, mettaient en jeu de
hautes influences, et réclamaient au gouvernement des
indemnités formidables, que celui-ci payait pour arrêter
les clameurs et aussi pour obliger ses amis.

Aujourd'hui les choses ne se passent plus tout à fait


ainsi ; on donne bien encore des concessions de forêts,
mais c'est aux risques et périls des preneurs, et, quoi
qu'il arrive, un désastre ne peut être pour eux une source
de bénéfices. Or, coïncidence bizarre, les incendies ont
beaucoup moins de gravité et sont beaucoup moins fré-
quents depuis que l'on a adopté ce système. Il ne fau-
drait pas croire cependant que le feu ne fasse plus de
ravages en Algérie; s'il paraît épargner relativement les
massifs de chênes-lièges, il dévaste des bois de pins et
d'oliviers, qui représentent encore pour la colonisation
une richesse assez considérable.
Reste à savoir maintenant quelle est la cause de ce
terrible fléau. Sur ce point, il y a peu de doutes à avoir :
les incendiaires sont les indigènes, le fait est aujourd'hui
bien constaté. Souvent la malveillance est le seul mobile
qui pousse l'Arabe à jeter une torche enflammée dans les
broussailles inextricables qui encombrent le sol des fo-
rêts algériennes. Mais parfois aussi la malveillance n'a
228 CROQUIS ALGERIENS.
rien à voir, et l'intérêt personnel est seul en jeu dans ces
dévastations volontaires.

Cela s'explique de la manière la plus naturelle : l'Arabe


est paresseux, défricher est pour lui un labeur beaucoup
trop rude, et un tison enflammé est moins difficile à
manier que la pioche. Le feu, qui purifie tout, ne tarde
pas à ménager de larges espaces où les pluies de l'hiver
ramènent les pâturages que l'ombre des branches avait
anéantis; troupeaux et bergers trouvent leur compte à ce
changement. Seulement la flamme est un auxiliaire re-
doutable : on avait l'innocente intention de ne brûler
qu'un hectare ou deux, et l'on en brûle mille ; c'est un
accident dont il faut prendre son parti, car enfin, si les
choses se sont passées ainsi, c'est qu'apparemment elles
ne pouvaient se passer autrement. Ainsi parlerait Pan-
gloss et ainsi parle avec lui le fatalisme musulman.
Mais que le sinistre soit causé par l'imprudence ou par
la méchanceté, c'est tout un pour celui qui en est la vic-
time, et l'on doit chercher les moyens de remédier au
mal, soit qu'il provienne des fous, soit qu'il provienne
des criminels. Ce moyen, on ne l'a pas précisément
trouvé, mais, en le cherchant, on a du moins découvert
un procédé dont les effets sont excellents : il consiste
en ce qu'on appelle la « responsabilité collective des tri-
bus ». C'est un procédé un peu énergique, et les légistes
CROQUIS ALGÉRIENS. 229

pourraient en discuter la valeur légale, mais il donne de


bons résultats et, faute de mieux, l'on est bien obligé de
le mettre en pratique. Un incendie survient; sur quel
point s'est-il déclaré ? Cela est facile à connaître, et,
comme ce point fait toujours partie d'un territoire de
tribu quelconque, on impose à toute la tribu une amende
égale ou supérieure au chiffre du désastre.
Il n'y a qu'un coupable et l'on condamne deux mille
innocents.
C'est incontestablement fâcheux, cependant l'expérience
prouve que c'est logique, car, après de pareils châtiments,
les membres de la tribu voisine veillent attentivement à

ce qu'un des leurs ne se livre pas à la distraction coûteuse


de préparer son café auprès d'un tas de feuilles mortes

ou de faire griller son mouton dans un fourré que cinq


mois de sécheresse ont admirablement préparé pour re-
cevoir et communiquer la flamme.
LES SMALAS

Parmi les nombreux gouverneurs qu'a possédés la


colonie, il s'est trouvé beaucoup de généraux aux idées
étranges. Or, le premier soin de ceux-ci, lorsqu'ils arri-
vaient à la direction des affaires, était de réaliser les
vastes plans conçus durant les heures d'oisiveté de la
vie de garnison. Cela coûtait bien un peu cher; mais
la France, de tout temps, a été assez riche pour payer sa
gloire et surtout ses hommes de gloire. Aussi ne lésinait-
on jamais sur le prix, et tout projet, praticable ou non,
pouvait librement et largement s'épanouir sous le beau
'soleil d'Afrique. De ce nombre, et en première ligne, on
doit citer les smalas.
De quoi s'agissait-il à l'origine? On voulait reconstituer
le type du soldat laboureur.
CROQUIS ALGERIENS. 231

Pour cela, on prenait des Arabes qui n'avaient jamais


été laboureurs et qui avaient bien de la peine à devenir
soldats; on installait ce personnel dans de vastes bâti-
ments élevés à grands frais en plein pays indigène, loin de
toute civilisation.

Chaque spahi recevait un lot de terre, construisait sur


ce lot le gourbi où sa femme et ses enfants venaient
s'abriter, puis il louait son champ à un malheureux
fellah qui cultivait, ensemençait, récoltait et donnait à son

propriétaire oisif les quatre cinquièmes du produit qu'il


recueillait. Le spahi, lui, regardait travailler son fellah,
mais se gardait bien de mettre la main à la charrue : cela
l'eût pour jamais déshonoré, et les Arabes tiennent à
l'honneur.
Au camp, on exigeait d'eux fort peu de service, parce
qu'on les supposait constamment occupés à leurs tra-
vaux agricoles. Il en résultait que la vie s'écoulait douce-
ment pour ces braves gens, si doucement même que
lorsqu'on voulait les déplacer et les envoyer en expé-
dition quoique part, ils murmuraient et parfois allaient
jusqu'à refuser net d'exécuter l'ordre de leur chef in-
digène.
Il y avait encore pour nous d'autres avantages dans
cette précieuse institution. Les spahis, ayant leur famille
autour d'eux, échappaient complètement à l'influence du
232 CROQUIS ALGERIENS.
contact européen, et leur fanatisme faisait de chacun
d'eux autant d'ennemis de notre domination. Cela était
bien facile à prévoir; cependant on s'était imaginé tout le
contraire, et, quand on organisa les smalas, on était
persuadé que ces agglomérations de cavaliers, disséminés
dans le pays, préviendraient au besoin tout mouve-
ment, réprimeraient toute révolte. C'était admirablement
calculé, mais la première révolte qui éclata fut précisé-
ment fomentée par les spahis, qui prirent le large et
nous envoyèrent les balles des fusils perfectionnés dont
on leur avait appris le maniement.

En dépit de ces sévères leçons de l'expérience, on


maintint longtemps les smalas. Pouvait-on faire autre-
ment, puisque des millions avaient été consacrés à l'édi-
fication des établissements qui leur étaient affectés? Le

seul moyen connu en France de réparer une sottise est

d'y persister.
Ce n'était pas seulement une triste école de soldats,
c'était encore pour les officiers un lieu de démoralisation
omplète. La solitude, lorsqu'elle n'a pas pour compagnon
le travail, engendre bien des vices, et l'absinthe nous a
perdu là bon nombre déjeunes hommes dont les services
n'auraient pas été inutiles lors de notre dernière guerre.
Elle était mortelle, la vie de ces malheureux. Ils épui-
saient vite les ressources que la chasse et le cheval pou-
CROQUIS ALGÉRIENS. 233

vaient leur offrir, et la buvette finissait par accaparer


tous leursmoments.
Un beau jour pourtant, il n'y a pas bien longtemps de
cela, voyant les pitoyables résultats que l'on obtenait,

on se décida à licencier les smalas; les petits gourbis


furent abandonnés; le café maure, où se vautraient si
nonchalamment les longs burnous rouges, devint désert,
et on put inscrire un nouvel article au chapitre des
utopies algériennes.

Quel chapitre que celui-là!


LES YIGNES IMPÉRIALES

L'initiative privée est en train de faire de l'Algérie un


pays de production vinicole; il n'est pas sans intérêt de
rappeler comment l'initiative gouvernementale avait tenté
d'atteindre ce résultat.
C'était sous l'empire. Le souverain qui devait nous con-
duire à Sedan, après avoir parcouru la colonie, avait rêvé
de transformer subitement les arides plateaux du Sud en
plantureux vignobles. L'idée était sublime, comme.était
sublime ce qui sortait de ce cerveau césarien. Pour la
réaliser, que fallait-il? De l'argent, on en avait; de l'in-
telligence, on se piquait de n'en pas manquer; et de bons
auxiliaires, chose fort commune, comme chacun sait,
dans le personnel de l'administration impériale. De re-
tour dans sa bonne ville de Paris, le monarque assembla
les fortes têtes de son entourage, leur fit part de son pro-
CROQUIS ALGÉRIENS. 235

jet, et il fut décidé, séance tenante, que l'on expédierait


six millions de ceps de-vigne aux populations indigènes

en leur intimant l'ordre formel d'avoir à les faire pousser.


Des commissions furent constituées pour étudier quels
cépages conviendraient mieux à telle ou telle partie du
territoire algérien. Les rapports arrivèrent, personne n'en
prit lecture : ce qui n'empêcha pas le ministre de l'épo-

que d'affirmer, devant le Corps législatif, que l'étude de


la question étant on
ne peut plus complète, on devait
sans retard passer à l'exécution. Les fonds furent votés
d'emblée et l'on se mit à l'oeuvre. Comment? C'est ici que
l'histoire amusante commence.

Comme il s'agissait d'une entreprise agricole, on fit


choix des officiers de bureaux arabes pour la mener à
bonne fin. Ceux-ci, fiers de leur mission, réunirent les
chefs des différentes tribus placées sous leur commande-

ment et leur expliquèrent le projet grandiose du gou-


vernement. Les caïds, en apprenant de quoi il s'agissait,
hochèrent la tête et répondirent que leurs administrés
étant pasteurs pour la plupart feraient de piètres vigne-

rons, et que mieux valait les laisser à leurs occupations


ordinaires que de les atteler à une besogne pour laquelle
ils n'avaient aucune aptitude.
Ce n'était, ma foi! pas trop mal raisonner pour des
Arabes; mais que pouvaient les plus beaux raisonne-
236 CROQUIS ALGÉRIENS.

ments du monde quand l'empereur avait parlé? Les ad-


ministrateurs militaires ripostèrent donc : « Ce n'est pas
de votre avis qu'il s'agit, mais d'un ordre à exécuter;
vous allez tous retourner chez vous et enjoindre aux
membres de votre tribu de creuser de longues tranchées
destinées à recevoir les céps que sa gracieuse majesté
daigne vous expédier. Vous disposerez vos fosses de telle
et telle manière; vous leur donnerez telle profondeur,
telle largeur, et il faut qu'avant un mois vous en ayez
préparé tant de kilomètres. »
Suivait, pour chacun, la désignation exacte de l'im-
portance des travaux qu'il avait à faire accomplir.

Rentrés chez eux, les chefs annoncèrent à leurs subor-


donnés la volonté suprême du baelick — lisez gouver-
nement — et des murmures de mécontentement leur ré-
pondirent. Ce n'était pas, en effet, une petite affaire pour
des bergers, que de manier la pioche; et, pour les culti-
vateurs, c'était une vraie ruine que de renoncer aux tra-
vaux ordinaires de leurs champs pour s'enterrer dans les
tranchées officielles. Cependant il n'y avait pas à hésiter :
bon gré, mal gré, il fallait se soumettre, et puis, comme
disaient les officiers de bureaux arabes, si l'empereur
exigeait cela, c'était après tout pour le bien du pays :
avant trois ans, toutes les tribus regorgeraient de ri-
chesses et ne sauraient plus que faire des bénéfices con-
CROQUIS ALGÉRIENS. 237

sidérables que leur procurerait la culture de la vigne.


Riante perspective! mirage trompeur! Les pauvres
diablesse mirent à l'oeuvre, et, quand leur tâche fut ter-
minée, un inspecteur spécial vint constater la qualité et
la quantité des travaux exécutés.

Tout était prêt enfin il ne restait plus qu'à faire venir


;
les ceps de France et à les planter. Cela, c'était l'affaire

exclusive de l'administration. Tout allait donc marcher


pour le mieux.

On chargea, en effet, des navires spéciaux, et un beau


jour les Algériens virent débarquer sur les quais de leur
port six millions de ceps de vigne que la lenteur destrans-
ports et la négligence des expéditeurs avaient déjà laissé
séjourner plus de trois semaines dans les différentes gares
du Midi. Une fois les ceps arrivés, on procéda officielle-

ment, bureaucratiquement, c'est-à-dire qu'on ne se pressa


pas; les bureaux s'occupèrent lentement de la chose, et,
durant huit jours, les malheureux sarments demeurèrent
exposés aux rayons du soleil d'Afrique, ce qui les grilla
un tant soit peu; mais c'était là un détail. Enfin, on se
décida à faire la distribution générale et à répartir entre
les différents cercles militaires les petits fagots de bois
déjà sec qui devaient réaliser la grande idée impériale.

Quand les bureaux arabes eurent reçu chacun sa part,


238 CROQUIS ALGÉRIENS.

on ordonna de nouveau aux caïds de venir prendre livrai-


son de leurs plants de vigne — ceci demanda bien encore
deux bonnes semaines — et on couronna l'édifice en
leur livrant, avec grande pompe et force paroles d'encou-
ragement sur le succès de leur entreprise, les paquets de
sarments dont pas un brin seulement n'était utilisable.
Ils voulurent le faire remarquer; mais on ne raisonnait
pas avec les administrateurs militaires, et, pour toute ré-
ponse, ceux-ci leur enjoignirent de procéder immédiate-
ment aux plantations.

advint par la suite, on s'en doute un peu. Les


Ce qui
morceaux de bois mort que l'on avait plantés rofusèront,
avec une mauvaise volonté évidente, de produire du
raisin, et quand, un an après, une commission fut
chargée d'aller apprécier sur les lieux le développement
des vignobles indigènes, elle erra mélancoliquement, du-
rant tout le temps de son voyage, au milieu de vastes
espaces dénudés que marquaient d'endroit en endroit des
lignes régulières de petits piquets de bois symétriquement
placés. Ces petits piquets de bois, ne riez pas, c'était la
réalisation du grandiose projet conçu par le monarque
accoutumé à faire grand.

Que de tentatives de ce genre ont été faites en Algérie!


LE RAVIN DE LA FEMME SAUVAGE

Aux environs d'Alger, .dans un site auquel les boule-


versements du sol donnent un aspect étrange, court un
ravin dont les flancs sont couverts d'une végétation
luxuriante. Ce ravin est connu sous le nom du ravin de
la Femme
sauvage, et voici la légende que content
volontiers les rares habitants, indigènes de l'endroit :
Autrefois, c'était bien avant la conquête, une fille
arabe, d'une grande beauté, nommée Beya-ben-Moham-
med, avait été aperçue à une des ouvertures de la de-

meure de son père par un émissaire du dey spécialement


chargé de recruter des esclaves pour peupler le harem
de son maître. Beya avait alors quinze
ans et était le type
oriental le plus
pur, le plus noble que jamais aient éclairé
les chauds,
rayons du soleil africain.
240 CROQUIS ALGÉRIENS.
.

Quelle magnifique proie à emmener captive dans le

palais du dey!
Pour arriver à un pareil but, l'émissaire en question
fut trouver le père de la jeune fille et lui fit des proposi-
tions capables de tenter le plus cupide ; celui-ci considéra
comme une injure personnelle le honteux marché qu'on
lui offrait, et, n'écoutant que sa colère, fit rouer de coups
par ses gens l'audacieux messager.
Sous le gouvernement peu paternel des Turcs, porter
la main sur un serviteur du prince était un cas pendable.
Mohammed songea donc à se soustraire à la vengeance
de l'homme qu'il avait outragé. Il emmena Beya, et s'alla
cacher chez un sien frère dont le fils venait d'atteindre sa
vingtième année. Malgré tous lés soins qu'on prit pour sé-
parer les deux jeunes gens, il va sans dire qu'ils se
virent, et, s'étant vus, qu'ils s'aimèrent. Durant deux
mois, Mohammed usa de l'hospitalité de son frère. Après
ce temps, espérant que son crime avait été oublié, il

vendit sa maison et fut se loger dans le centre même de


la ville turque, là où l'appelaient le plus fréquemment ses
occupations quotidiennes.

Un an s'écoula sans qu'il fût inquiété; alors il songea


à réaliser le projet d'union entre sa fille et son neveu,
projet que son frère et lui avaient conçu sitôt que l'a-
mour mutuel des deux jeunes gens leur avait été connu.
CROQUIS ALGÉRIENS. 241

De part et d'autre, on fit donc les préparatifs du ma-


riage.
Tout était prêt, quand un affreux malheur vint fondre
sur les deux familles.
Beya avait été enlevée durant la nuit qui précédait la
noce. Une troupe d'hommes armés avait fait irruption
dans la demeure de Mohammed ; les domestiques avaient
été bâillonnés et garrottés avant même qu'ils eussent pu

pousser un seul cri d'alarme; le père de Beya fut trouvé


privé de connaissance; une large blessure qu'il portait

au front indiquait assez de quel moyen on s'était servi


pour lui imposer silence.
Après le premier abattement que toute grande douleur
provoque, les trois hommes, si cruellement atteints dans
leur honneur et dans leur bonheur, s'unirent et jurèrent
de consacrer leur vie à leur vengeance. C'était du palais
du dey qu'était certainement venue l'offense; c'était donc

vers ce puissant adversaire qu'il fallait diriger l'attaque.


Mais ils avaient compté sans la police turque, police
terrible, dont l'oeil était sans cesse ouvert sur les habi-
tants d'Alger, dont l'oreille était toujours prête à re-
cueillir la moindre déclaration d'hostilité contre le gou-
vernement du pays.

Mohammed et ses deux complices, le lendemain même


du jour où ils avaient arrêté le plan de leur action, où ils

14
242 CROQUIS ALGÉRIENS.
avaient tracé, dans un conciliabule secret, la route qu'ils
devaient suivre pour atteindre leur but, furent trouvés
assassinés dans leur logis.
Les conspirateurs étaient rondement jugés et exécutés
dans ce temps-là !

Cependant Beya, tout affolée de terreur, avait été trans-


portée dans le harem du sultan et confiée à la garde des
eunuques. Ces êtres impassibles s'étaient peu émus des
larmes de la jeune fille; pareil spectacle leur était sou-
vent offert. L'un d'eux pourtant, touché de la beauté de
la nouvelle captive, pensa la consoler en lui vantant le
grand honneur qu'on lui faisait en l'admettant parmi les
femmes du dey. Quand Beya connut le sort qui l'atten-
dait, ses lamentations redoublèrent, au grand étonnement
de l'assistance, qui s'attendait à la voir éclater en dé-
monstrations de joie.
Pendant plus d'un mois on chercha en vain à apaiser
la douleur de celle qu'on avait brusquement arrachée à
son père et à son époux. Quand on vit que tout était
inutile, comme on ne voulait pas de pleurs continuels
dans le joyeux palais, on se décida à ouvrir les portes de
la prison dorée.
Éperdue, la jeune fille courut à la maison de son père;
là, elle apprit l'étendue de son malheur. L'affreuse réa-
lité, s'offrant à son esprit après un mois de tortures mo-
CROQUIS ALGÉRIENS. 243

rude pour elle; sa raison s'envola,


raies, fut un choc trop
et depuis cette époque, on voit dans un ravin des envi-

rons d'Alger errer une blanche apparition, qui fuit au


moindre bruit que l'on fait autour d'elle et disparaît dans
la profondeur du bois.

Du moins c'est ce que m'a assuré un vieil indigène.


LA MITIDJA

La Mitidja est cette immense plaine située à quelques


kilomètres d'Alger, qui, courant au pied du petit Atlas sur
une longueur de plus de trente lieues, vient confondre
ses dernières ondulations avec les vagues bleues de la
Méditerranée.
La conquête de cet admirable territoire n'a pas été fa-
cile. D'abord il a fallu en chasser les cavaliers d'Abd-el-
Kader, et, ce premier succès remporté, on s'est trouvé en
présence d'un ennemi plus meurtrier que les indigènes :
j'entends parler de la fièvre, qui, maintenant encore,
en certains endroits, décime les rangs de nos colons.
Grâce au travail incessant et aux rudes labeurs des po-
pulations que nous y avons introduites, la Mitidja ne res-
semble plus à ce qu'elle était en 1830 : les défrichements,
les travaux d'irrigation, les vastes tranchées pratiquées
CROQUIS ALGÉRIENS. 245

au milieu des marécages, ont lentement assaini le pays


et ont transformé en terrains de culture de premier ordre
le sol qu'habitaient, il y a un demi-siècle, les bandes des
oiseaux aquatiques.

Autrefois, d'après la légende arabe, bien avant la venue


du Prophète, la plaine actuelle était un jardin féerique, au
milieu duquel s'élevait un somptueux palais, résidence
ordinaire d'une enchanteresse nommée la fée Mitidja.
Tout le pays qui s'étend au pied des montagnes de l'At-
las étaitplanté d'arbres merveilleux, chargés en toutes
saisons de fruits exquis et de fleurs parfumées.
Des ruisseaux limpides coulaient sous des berceaux de
verdure que formaient les branches entrelacées ; des mil-
iers d'oiseaux animaient de leur chant ce riant bocage,
et ce qui complétait cet Éden était la présence de jeunes
fillesau corps élancé, sans le concours desquelles un
conte oriental n'aurait aucun cachet.
Ce jardin merveilleux était la propriété exclusive des

mauvais génies; ils en avaient donné la gérance à leur


fille, la fée Mitidja, à la condition d'y exercer 'des malé-
fices sansnombre; on verra, par la suite de ce récit véri-
dique, que l'excellente dame ne trompa pas la confiance
de ses commanditaires.
Chaque fois qu'un voyageur apercevait de loin cette
oasis enchantée, il hâtait sa marche et venait chercher le
14.
240 CROQUIS ALGÉRIENS.

repos sous les vertes ramures qui s'offraient à ses regards.


Il hésitait d'autant moins à y venir que les pays environ-
nants étaient d'une aridité désespérante, et que, ne l'eût-il
pas voulu, sa monture l'aurait conduit, malgré lui, vers
les prairies qu'une eau limpide baignait constamment.
Dès l'abord, rien ne faisait regretter à l'imprudent
d'avoir cédé à la tentation, car, à peine avait-il pénétré
sur le domaine de la fée Mitidja, qu'il voyait accourir
vers lui la troupe joyeuse des jeunes filles.
Les usages de ce temps ne contraignaient pas les
femmes à une timidité extrême, et les hôtesses des pa-
lais féeriques étaient, à ce qu'on assure, particulière-
ment avenantes et bienveillantes à l'égard de l'étranger
qui leur rendait visite.

Les moeurs ont changé depuis lors ; aujourd'hui, un voya-


geur reçu d'aussi agréable façon aurait quelque motif de
se tenir sur ses gardes; toujours est-il qu'à celte époque
les ancêtres des musulmans trouvaient la chose si natu-
relle que la plus faible idée de méfiance ne s'éveillait
même pas dans leur esprit.
Aussi, sans en demander davantage, les visiteurs de la
fée Mitidja se laissaient-ils doucement bercer par les-
chants des belles filles qui venaient à leur rencontre, et
ne protestaient-ils nullement lorsque, après les avoir dé-
pouillés de leurs vêtements poudreux pour les revêtir do
CROQUIS ALGERIENS. 247

blanches étoffes, celles-ci leur offraient dans des coupes


d'or massives des rafraîchissements délicieux.

Cependant tout cela n'était qu'un prologue; d'autres


merveilles attendaient le nouveau venu au sein de la ré-
sidence de l'enchanteresse algérienne. Sa toilette faite, il
était conduit en grande pompe au palais de la fée Mi-
tidja, dont l'Alhambra, paraît-il, n'a été qu'une pâle re-
production. Fines colonnes de marbre, bois de cèdre
plus ouvragé que nos dentelles, hautes murailles de
faïence, bassins où l'onde murmure, enchevêtrement de
lignes harmonieuses incrustées dans la pierre, tapis

soyeux aux chatoyantes couleurs, rien ne manquait à ce


palais.
voit que le luxe n'est pas d'invention moderne.
On
Mais ce qu'il y avait de plus beau, affirme la légende,
parmi cet entassement de richesses, c'était la souveraine
du palais, la belle,la séduisante fée Mitidja. Je passe
encore rapidement sur les procédés de réception de celte
aimable femme ; il vous suffira de savoir qu'elle n'épar-
gnait rien pour rendre agréable à l'étranger le séjour de
sa somptueuse demeure.
Mais toutrêve a un réveil. Sitôt que l'aube apparais-
sait, le galant était congédié.

Alors plus de fête, plus d'ivresse pour le malheureux


248 CROQUIS ALGÉRIENS.
qui s'était laissé prendre aux sortilèges de la magicienne.
Ses membres brisés refusaient de le porter, des frissons
secouaient tout son être, une soif ardente l'étreignait à la
gorge et il ne tardait pas à périr, consumé par le feu
intérieur que la diabolique fée avait allumé en lui.

Il y avait déjà plusieurs siècles que la Mitidja exerçait


ainsi ses maléfices quand Mahomet apparut. En sa qualité
de prophète, il fut indigné du manège auquel se livrait
la détestable fée, et, voulant une bonne fois débarrasser
le pays d'une si méchante personne, il pria le ciel d'où-
vrir ses cataractes — c'est l'expression consacrée —
pour engloutir le jardin des mauvais génies.

Un petit déluge! Le ciel ne pouvait vraiment pas re-


fuser au fondateur de l'islamisme un si mince service :
aussi la pluie commença-t-elle à tomber, et en si grande
abondance que les prairies, les arbres, le palais et l'en-
chanteresse elle-même furent submergés et disparurent.
Malheureusement celle-ci eut le temps avant de mourir
de jeter un dernier sortilège sur la contrée où durant
plusieurs siècles elle avait régné en souveraine; elle
voulut que son vaste domaine gardât la puissance funeste
qu'elle lui avait communiquée. C'est pourquoi jusqu'à la
conquête française la fièvre habita constamment l'im-
mense plaine de la Mitidja.
CROQUIS ALGÉRIENS. 249

Aujourd'hui le soc de la charrue est parvenu a la dé-


loger, ce qui prouve que rien n'est éternel et que la
scienceet le travail, comme dirait Berquin le moraliste,
triomphent de tous les mauvais génies.
LES FAUX PROPHÈTES

Les Arabes sont de véritables enfants : l'histoire de


leurs soulèvements est là pour le prouver. Ils ne calcu-
lent pas s'ils ont chance de réussir dans leur entreprise,
s'ils seront secondés par l'ensemble de leurs coreligion-
naires, si le moment est opportun pour ouvrir la lutte, etc. ;
cela leur importe peu. Ils ne voient qu'une chose, c'est
que tel ou tel passage des textes sacrés assure qu'un jour
il surgira du sein de quelque tribu le Moul-Saâh, c'est-
à-dire le maître de l'heure, et que ce Moul-Saâh jettera
les infidèles à la mer. Cela étant, il ne reste plus qu'à at-
tendre l'arrivée du nouveau prophète.
Toutes les insurrections qui ont eu lieu depuis la con-
quête ont toujours eu pour cause l'apparition d'un
homme soi-disant extraordinaire, annoncé par les livres
saints. Il est prouvé aujourd'hui que l'on n'a eu affaire
CROQUIS ALGÉRIENS. 251

qu'à des imposteurs, puisque l'es infidèles sont encore


maîtres du pays.
Malgré tout, la crédulité ne s'éteint pas parmi les ado-
rateurs du Coran, et celui qui vient leur dire : « Je suis
le messie que vous attendez » a grand'chance d'être
écouté.

Une des insurrections partielles qui ont ensanglanté le


sud de la province de Constantine durant ces dernières
années avait eu pour organisateur un jeune Arabe de
vingt-deux ans qui fut salué par ses coreligionnaires du
titre de Moul-Saâh, à la suite des circonstances sui-
vantes :
Les gens de son pays manquaient d'eau, les récoltes
étaient menacées par la sécheresse; en vain l'on avait fait
des pèlerinages aux tombeaux des marabouts les plus en
renom, le ciel restait pur et les nuages n'arrivaient pas.
Hamed-ben-Aïchi — c'était le nom de notre héros —
eut une idée de génie : il rassembla les gens de sa tribu
et leur annonça pompeusement que lui, Hamed-ben-
Aïchi, berger de son état, allait obtenir de Mahomet ce
que tous les marabouts réunis et toutes les prières n'a-
vaient pu obtenir. Il termina sa harangue en prenant l'en-
gagement de faire pleuvoir le lendemain même.
Le lendemain, il plut.
252 CROQUIS ALGÉRIENS.

Le surlendemain, Hamed-ben-Aïchi était un grand


homme.
Il n'en faut pas davantage pour arriver à la gloire.
Après un tel succès, le jeune Hamed comprit que son
nom était infiniment trop modeste pour les destinées
auxquelles il était appelé; il prit donc incontinent le titre
de chérif, c'est-à-dire de prince, et se fit appeler Bou-
Azid. Argent, cadeaux de toute sorte affluèrent dans la
tente du nouveau chef, qui. pour reconnaître tant de
bonté, imagina de faire casser la tête à ses naïfs admira-
teurs : il leur prêcha la révolte et promit la victoire avec
autant d'assurance qu'il avait promis la pluie un mois
auparavant.
Mais, cette fois, ce fut une averse de coups de fusil qui
survint, à la grande stupéfaction des partisans de Bou-
Azid et de Bou-Azid lui-même, qui avait fini par croire
sérieusement à sa mission providentielle.

La pluie ne réussit pas également bien à tous les pro-


phètes. Il y a cinq ou six ans, un de ces nobles person-
nages, directement inspiré par le ciel, s'était fait passer,
après mille jongleries, pour un ami intime de Mahomet;
il guérissait les malades, faisait marcher les boiteux, arrê-
tait la stérilité des femmes, et, moyennant certains pré-
sents, prétendait obtenir d'Allah satisfaction à ses moin-
dres désirs.
CROQUIS ALGÉRIENS. -'253
Un beau jour, la tribu parmi laquelle il opérait vit
ses champs tellement brûlés par le soleil qu'elle eut re-
cours au faux marabout et l'enferma dans ce dilemme :
« Ou tu es vraiment un saint ou tu n'en es pas un ; si tu

en es un, arrange-toi pour qu'Allah envoie un peu d'eau


à nos récoltes, car sans cela nous allons tous mourir de'
misère cette année même..Si tu nous as trompés et que
tu sois un vulgaire menteur, tu mérites un châtiment et
nous te le réservons. Tu as quinze jours pour nous pro-
curer la première ondée, c'est plus qu'il ne t'en faut sans
doute.Tâche de mènera bien tes négociations avec le ciel.»
Ayant devant lui un aussi long délai, le marabout n'hé-
sita pas à prendre tous les engagements que l'on voulut.
Pourtant les huit premiers jours se passèrent sans amener
le moindre changement dans l'atmosphère, en dépit des
simagrées auxquelles se livrait le bonhomme. Le neu-
vième jour, quelques nuages apparurent; mais le vent
les emporta bien vite, et, voyant cela, notre imposteur

songea sérieusement à gagner le large.


Cependant, tout espoir n'étant pas perdu, il patienta
encore; mais, à la fin du quatorzième jour, trouvant que
sa situation devenait critique, il sella son cheval et se di-
rigea vers des climats plus humides. Malheureusement
pour lui, les fidèles veillaient sur ses jours précieux, et,
quand ils le virent courir si fort, craignant quelque acci-
dent, ils le ramenèrent à sa demeure.
15
254 CROQUIS ALGÉRIENS.

Le lendemain, par un beau soleil d'une pureté admi-


rable, ils l'assommèrent sans autre forme de procès.

En général, ces prophètes d'aventure finissent assez mal.


Un nommé El-Hadj-Mohamed-ben-Abd-el-Malekcher-
chait à fomenter la révolte parmi les tribus qui avoisinent
Médéah et se faisait passer pour un chérif authentique. Il
affirmait aux musulmans que, s'ils voulaient se lever à sa
voix, c'en était fait des chrétiens et de leur détestable en-
geance. Une perspective aussi souriante charmait déjà
bien des âmes, quand un ordre émané de l'autorité mili-
taire enjoignit à la gendarmerie d'arrêter le pieux mara-
bout et de l'amener à Alger, afin de lui permettre de tra-
duire ses beaux diécours devant un tribunal français. Les
Arabes professent pour leurs prêtres un profond respect,
mais il est juste de dire qu'ils marquent envers le
moindre gendarme un respect plus grand encore; aussi
le saint prédicateur jugea-t-il prudeni de vider la place
au plus vite, afin d'aller mettre en sûreté sa sainteté, son
titre de chérif et sa très gracieuse personne. On chercha
partout El-Hadj-Mohamed-ben-Abd-el-Malek, on fouilla
les tentes, on visita les plus humbles douars : Abd-el-
Malek avait disparu.
Rien ne se ferme plus vite que l'oeil de la police en
présence d'une sécurité apparente : le marabout était
parti, on ne songea plus au marabout. Cependant, au
CROQUIS ALGERIENS. 25»

sein de quelques tribus, les semences de révolte com-


mençaient à germer. Le titre et la naissance ont encore
parmi les enfants de Mahomet une puissance réelle, et les
rigueurs de l'autorité française avaient fait un martyr du
grand homme qui prudemment avait pris la fuite.

Quand Abd-el-Malek jugea que la vigilance de ceux


qui cherchaient à l'atteindre devait être endormie, il re-
parut sans bruit sur le théâtre de ses exploits et recom-
mença à prêcher la guerre sainte.
Il va sans dire que notre fougueux marabout promet-
tait la victoire à ses coreligionnaires et leur répétait sous
toutes les formes — sans toutefois produire l'ut de poitrine
— le fameux Suivez-moi du quatrième acte de Guil-
laume Tell. Afin de donner plus de poids à ses discours,
le prédicateur se présentait modestement comme l'envoyé
du ciel, l'éternel Moul-Saâh, le libérateur que la soeur
Anne musulmane attend sans cesse et que personne ne
voit venir.
Les affaires d'Abd-el-Malek commençaient à promettre
de beaux bénéfices, quand un jour, au milieu d'une de
ses plus belles harangues, l'envoyé du ciel sentit s'appe-
santir sur son épaule la lourde main de l'envoyé de la
gendarmerie. Celui-ci, sans égard pour la sainteté du
personnage, lui passa les menottes et l'amena à Médéah.
Là, on interrogea le très puissant chérif, et l'on finit
256 CROQUIS ALGERIENS.

par découvrir que le prince, le marabout, le Maoul-Saâh,


n'était autre qu'un certain Bou-Beker, condamné à six
mois de prison en 1865 pour s'être approprié, sans le
consentement de leur propriétaire, divers objets de va-
leur.
Grattez l'homme providentiel, vous trouverez l'impos-
teur.
EN KABYLIE

Des montagnes sans fin dressant leurs sommets dé-


nudés au-dessus d'un fourmillement de mamelons, des
coupures énormes au fond desquelles, à perte de vue,
des ruisseaux coulent en cascade parmi les rochers blancs
que marbrent de points sombres les touffes des lauriers-
roses, des déchirures gigantesques sur lesquelles se pen-
chent, comme frappés de stupeur, les blocs accumulés des
hautes cimes, des murailles à pic surplombant des abîmes,
des jets de granit prodigieux découpant leur rugueuse
silhouette sur l'éblouissante pureté du ciel algérien; un
bouleversement formidable, une nature torturée, un
monde pétrifié dans sa colère et, au milieu de ce chaos,
des villages aux toits rouges remplis de cris d'enfants et
de chants de flûte, des sentiers verdoyants, où remon-
tent en longue file les chèvres aux clochettes sonores, les
25S CROQUIS ALGERIENS.
boeufs roux au mufle humide, les brebis à la toison grise;
partout des sources, d'étroits enclos débordant de cul-
ture, des vignes aux ceps noueux attachant leurs sar-
ments dans les branches des frênes, des oliviers oppo-
sant leurs masses noires au grêle squelette des figuiers:
tel est le contraste saisissant que présente la Kabylie aux
regards du voyageur.

Les Kabyles n'ont ni le langage, ni le type, ni les


moeurs des Arabes; leurs femmes vont visage décou-
vert et montrent sans honte aux étrangers leurs traits fins,
qu'altèrent presque toujours les taches bleues des ta-
touages. On les rencontre partout dans la montagne ces
filles robustes, le haut de la tête serré dans un mouchoir
de cotonnade rouge d'où sort l'ébouriffement d'une che-
velure inculte, les pieds, les bras et le col nus, chargés
de grossiers bijoux, et le corps couvert de haillons in-
formes qu'une ceinture relève et maintient autour des
hanches.
C'est dans les plis de cette ceinture qu'elles fixent
l'extrémité pointue des hautes cruches, car, n'en déplaise
aux peintres qui ont traité ce sujet, la femme kabyle,
droite sous le poids de l'amphore qu'elle retient sur
l'épaule par un beau geste de lampadaire antique, n'a
jamais existé que dans leur imagination. Dédaignant la
noblesse de la pose, les belles filles du Djurdjura pren-
CROQUIS ALGÉRIENS. 259

nent prosaïquement sur le dos le lourd récipient qu'elles


transportent et, la taille inclinée, les coudes en avant, les
mains nouées derrière la nuque, peinant sous la charge,
elles escaladent les pentes dans une attitude dénuée de
toute poésie.

C'est un rude labeur que celui-là; cependant avec


quelle gaieté on l'entreprend! N'est-ce pas autour des
sources que se chuchottent les premiers mots d'amour,
que se murmurent les douces confidences? N'est-ce pas
là que, loin des regards des matrones, on peut écouter
l'aveu furtif du bien-aimé? Les intrigues, les romans et
les drames sont fréquents en Kabylie; les sources en sont
la cause. Éloignées le plus souvent des villages, situées
dans des ravins ombragés, elles offrent des lieux de
rendez-vous faciles que la jalousie et la haine ensanglan-
tent parfois.
Mais, dira-t-on, pourquoi les agglomérations de mai-
sons n'existent-elles pas là où l'élément vivifiant par
excellence, l'eau, s'échappe de la terre? C'est qu'avant
de songer à leur bien-être, à la commodité de leur ins-
tallation, les Kabyles ont dû pourvoir à leur sécurité.
Toutes ces montagnes, aujourd'hui si paisibles, étaient
autrefois le théâtre de luttes incessantes. Attaques, sièges,
assauts, rien n'était épargné à ces malheureux villages,
qui tantôt avaient à soutenir la guerre contre des voi-
260 CROQUIS ALGERIENS.
sins rapaces, tantôt devaient former à la hâte une alliance
défensive avec ces mêmes voisins pour résister aux inva-
sions du dehors. Ce n'est que depuis 4 857 que le massif
du Djurdjura, subissant la domination française, a vu
s'éteindre les rivalités de tribu à tribu.

Quoique la paix règne aujourd'hui et que l'humeur


belliqueuse de ces populations s'apaise tous les jours, le
passé explique bien les bizarreries que l'on, constate dans
leur manière de vivre. Chaque cime étant un point stra-
tégique, il importait de l'occuper, et l'on y construisait
un centre. Chaque centre étant exposé aux coups de
main de l'ennemi, on y pressait les maisons les unes
contre les autres comme si l'espace manquait. De là ces
fourmilières où une seule rue étroite, tracée sur la crête
même des mamelons, divise l'accumulation indescriptible
des toitures.
Hors de la masse construite, ne formant qu'un bloc,
pas une habitation, pas une hutte. Les demeures, comme
les hommes, comprenaient la nécessité de serrer les
rangs. Cependant, aux flancs de quelques pentes moins
abruptes, s'épanouissent aussi des agglomérations. Ce
sont pour la plupart des villages de marabouts, que leur
caractère de sainteté préservait du pillage. Là, les rues
sont plus larges, plus nombreuses ; on y sent l'homme ne
vivant pas dans l'incertitude constante du lendemain.
CROQUIS ALGÉRIENS. 261

Les demeures des Kabyles sont des plus primitives :


quatre murs en pierres, où la terre remplace le mortier;
une lucarne trop étroite pour donner passage à une tête
d'enfant, et une ouverture servant d'entrée. Pas d'enduit
contre les parois, pas de cheminée ni de trou disposé pour
laisser échapper la fumée, et pour tout mobilier quel-
ques nattes, un coffre en sapin et des jarres contenant les
provisions d'huile et de grains.
Voilà pour une alvéole.
La famille vient-elle à s'augmenter, on greffe une se-
conde, puis une troisième maison sur la première, chaque
façade formant les trois côtés d'un carré qui sert de corn-
et dont on ferme l'accès sur la rue par une muraille où
joue le lourd battant d'une porte sans serrure. Parfois on
met un appentis à cette muraille, on dispose de hauts
bancs de pierre, et cela sert de salon commun, de pièce
de réception, souvent même d'étable, quand les animaux
indiscrets, profitant de la liberté qu'on leur laisse, ne
viennent pas s'étendre auprès de leur maître dans les-
chambres constamment ouvertes.

Malgré la rusticité de l'existence que mènent les hôtes


de ces pauvres demeures, la coquetterie ne perd pas ses
droits et les Kabyles, jeunes et vieilles, se parent de col-
liers de cuivre ou d'argent portant au centre de leurs lé-
gères cloisons les larges gouttes d'un émail grossier.
15.
262 CROQUIS ALGÉRIENS.
Les femmes du Djurdjura raffolent de ces massifs
bijoux; elles portent des broches grandes comme des
soucoupes et des épingles plus grosses que des poignards.
La parure complète, composée des boucles de ceinture,
des pendants d'oreille, des bracelets, du collier et des
deux agrafes qui retiennent à chaque épaule les plis du
haïk, pèse autant qu'une armure. Nos bals français ne
sont heureusement pas de mode dans les montagnes de
Fort-National, car, avec de pareils ornements, les pre-
miers pas de la contredanse couvriraient les sons de
l'orchestre; au moindre mouvement une dame ainsi
affublée fait autant de bruit qu'un chapeau chinois.

C'est peut-être ce qui explique la tranquillité des


femmes kabyles. Constamment enfermées dans leur
étroit réduit, elles consacrent leur vie à préparer les ali-
ments ou à confectionner des tapis et des burnous.
Assises auprès d'un métier primitif, on les trouve sans
cesse occupées à manier la navette; sitôt la laine passée
à travers les fils innombrables de la trame, elles serrent
le tissu au moyen d'un peigne de fer et arrivent ainsi à
confectionner une étoffe d'une solidité à toute épreuve.
Leur habileté n'est pas moins grande pour façonner la
terre glaise. Chose curieuse, leurs poteries, si originales
de forme, sont faites sans le secours du tour; elles igno-
rent le parti que l'on peut tirer de l'instrument qui a
CROQUIS ALGÉRIENS. 263

peut-être été la première création du génie industriel de


l'homme. Toutes les pièces sont montéss à la main au
moyen d'une raclette de bois et d'un caillou rond, seuls
outils employés pour contourner et polir les surfaces.
Quand le soleil a donné un peu de consistance à l'objet,
on le peint, puis on le cuit en plein air en le maintenant
au centre d'un brasier. Tout cela demande des manipula-
tions difficiles, que l'emploi de nos procédés supprime-
rait en grande partie; mais l'Arabe, en général, et le
Kabyle, en particulier, ont pour devise le sint ut sunt aut
non sint des jésuites, et rien ne leur ferait modifier leur
fabrication.
MOEURS POLITIQUES EN KABYLIE

Les Kabyles ou Berbères sont des démocrates; avant


nous ils connaissaient le suffrage universel et le prati-
quaient.
Avides de liberté, ils avaient organisé la commune sur
des bases tellement larges que les communards les plus
hardis de 'l 871 auraient reculé devant l'application de
franchises aussi complètes.
Il va sans dire que notre occupation a bien modifié ces
moeurs politiques et que l'oeuvre dominatrice de la
France tend chaque jour à ramener sous sa tutelle admi-
nistrative les populations du Djurdjura. Mais avant 1837,
c'est-à-dire avant la conquête définitive du vaste pâté
montagneux dont Fort-National est le centre, les villages
kabyles étaient prêts à revendiquer leur indépendance
les armes à la main.
CROQUIS ALGÉRIENS. 265

Plusieurs de ces groupes s'alliaient, il est vrai, pour


former la tribu; les tribus amies se réunissaient pour
composer la fédération, mais ni la fédération ni la tribu
n'avait voix délibérative dans les affaires du village. On
consentait à s'unir pour satisfaire aux exigences de cer-
taines situations topographiques ou pour opposer une
force plus grande aux invasions du dehors, mais on n'en-
tendait pas subir la tutelle d'un État. Chaque alvéole était
donc absolument autonome et très jalouse de son auto-
nomie.

Ces républiques microscopiques étaient régies par leurs


propres kanown, sortes de lois que les citoyens pou-
vaient réformer selon leurs besoins ou leurs aspirations.
Toutefois, ils s'interdisaient de toucher aux bases mêmes
de la constitution qui voulait que tout homme valide
eût sa part directe dans la conduite des affaires publi-
ques.
Un seul pouvoir existait : la Djema, vaste assemblée
composée non des délégués des électeurs, mais des élec-
teurs eux-mêmes. Ceux-ci se réunissaient sur une place
spécialement affectée à leurs délibérations et, sans aucun
tumulte, réglaient les questions les plus importantes.
Travaux municipaux, applications d'impôts, déclaration
de paix ou de guerre, la Djema s'occupait de tout et
prononçait sans appel, aussi bien sur les choses intéres-
266 CROQUIS ALGERIENS.

sant la collectivité que sur les contestations des indivi-


dus.
Pas d'huissiers ni d'avocats devant ce tribunal, pas de
commissions et de rapporteurs devant ce sénat. Habi-
tués dès l'enfance à la vie publique, les Kabyles ne sont
jamais embarrassés pour défendre leur propre cause et
soutenir leurs propositions.

Ces moeurs, dira-t-on, devaient engendrer la licence


et provoquer le trouble. Point du tout. La réunion elle-
même savait modérer la fougue de ses orateurs, et, quoi-
qu'il n'existât pas de privilégiés au sein de cette démo-
cratie, on ne tolérait pas qu'un jeune homme sans expé-
rience, accaparât la tribune au détriment des hommes
sensés. Les vieillards mûris au conseil, les chefs des fa-
milles honorables étaient toujours écoutés avec faveur,
et si un énergumène venait interrompre leurs discours,
l'amende qui le frappait le réduisait vite au silence.
En dépit de leur horreur du joug, les montagnards du
Djurdjura subissaient néanmoins l'ascendant de leurs no-
tables. Ceux-ci délibéraient entre eux, arrêtaient telle ou
telle réforme, prenaient telle ou telle résolution, et, quoi-
qu'on ne leur reconnût pas d'attributions spéciales à cet
égard, il était rare que leur influence ne triomphât pas
devant la Djema des résistances partielles ou des opposi-
tions de parti.
CROQUIS ALGERIENS. 267

Le pouvoir exécutif était tout entier représenté par un


aman, personnage nommé à l'élection, qu'assistaient les
délégués des fractions de village. Ce fonctionnaire, qui
n'était jamais payé et demeurait toujours révocable, était
choisi le plus souvent parmi les représentants des familles
riches. Il fallait qu'au besoin les malheureux pussent
trouver secours auprès de lui sans que le fonds commun
fût mis à contribution. L'honneur d'occuper un poste si
élevé compensait largement, aux yeux des Kabyles, les
sacrifices d'argent et de temps qu'ils réclamaient de leur
unique magistral.

Malgré ces exigences, les compétiteurs ne manquaient


pas, et la lulte qui s'établissait entre eux, au moment des
élections, divisait le village en camps si tranchés, que
tout citoyen se voyait contraint de prendre parti. Ce peuple
libre n'admettait pas l'indifférence en matière politique,
et le régime de l'abstention, si volontiers pratiqué parmi
nous, soulevait de telles colères, qu'un montagnard ne
pouvait, sans encourir le mépris public, rester neutre au
milieu des joutes électorales.
C'est alors que, pour augmenter leur nombre, les par-
tisans de tel ou tel candidat réclamaient le droit de vote
pour les jeunes gens pubères, dont ils pouvaient diriger
le choix. L'état civil n'existant pas, il était difficile de
constater la majorité des individus; aussi était-on obligé
268 CROQUIS ALGÉRIENS.
d'avoir recours, en cas de contestation, à un procédé des
plus primitifs :
On entourait le cou de l'adolescent d'un fil dont on
doublait la longueur, et si ce fil, noué à ses deux extré-
mités, pouvait franchir la tête, le postulant était déclaré
électeur, à la condition toutefois qu'il eût déjà supporté le
jeûne du rhamadan.

Chose curieuse à noter, la loi religieuse était ici par-


faitement distincte de la loi politique. Alors que, dans
tout l'Orient, le texte du Coran servait de base aux rap-
ports des peuples à l'égard de l'autorité, les Kabyles
maintenaient leur kanoum et ne toléraient pas l'immix-
tion du prêtre dans l'administration des choses de la terre.
Les marabouts, au sein du Djurdjura, jouissaient bien de
certains privilèges, mais les fidèles qui s'inclinaient de-
vant leur souveraineté spirituelle ne les laissaient jamais
toucher au pouvoir temporel.
C'est à cela que les Berbères doivent d'avoir conservé
si longtemps leur indépendance et d'avoir gardé, au mi-
lieu de l'affaissement moral dont leurs coreligionnaires
étaient frappés, le caractère de haute originalité qui les
distingue.
EN KABYLIE. MOEURS SOCIALES

Les Kabyles pratiquent la solidarité infiniment mieux


que nous-mêmes. Tout informe- que soit leur constitu-
tion républicaine, elle soumet les membres de chaque vil-
lage à des obligations bien définies à l'égard de leurs
concitoyens. Tandis que nous laissons à l'égoïsme per-
sonnel le soin de mesurer la part de secours que nous de-
vons à nos semblables, ces montagnards à demi barbares
ont inscrit dans leurs lois les règles qui doivent présider
à l'assistance mutuelle.
Les malheureux et les faibles n'y perdent rien.
« Rencontres-tu la vache ou le mulet
égaré d'un en-
nemi, disent les kanoun, ramène-les au logis de leur
maître; trouves-tu celui-ci attaqué par des malfaiteurs,
prends aussitôt sa défense, même au péril de la vie; ton
voisin a-t-il besoin de toi pour enlever promptement une
270 CROQUIS ALGERIENS.
récolte qui ne saurait demeurer plus longlemps sur
l'arbre ou dans le champ, prête-lui tes bras si les exi-
gences de ta propre récolte te laissent des loisirs. »
Et remarquez que ce ne sont pas ici de simples exhor-
tations au bien, mais des prescriptions légales auxquelles
nul ne peut se soustraire sans encourir l'amende. Mêmes
obligations pour ce qui touche à la bienfaisance. La cha-
rité est obligatoire. Un propriétaire qui n'ouvrirait pas sa
maison à un malheureux serait montré au doigt.

Le président de la djema, l'amin, est tenu d'avoir table


ouverte pour les voyageurs et les pauvres, un coin de
hangar, souvent même une chambre-, leur est réservée et,
si modeste que soit le repas, si humble que soit l'abri, il
n'en est pas moins vrai que l'hôte étranger trouve là de
quoi satisfaire sa faim et son sommeil.

Lors de la grande famine de 1868, les moeurs hospita-


lières des Kabyles furent mises à une rude épreuve : plus
de dix mille Arabes, appartenant aux tribus les plus éprou-
vées des environs, vinrent chercher refuge dans les mon-
tagnes du Djurdjura. Cette troupe de moribonds fut tout
entière secourue, hébergée, tout le temps que dura le
fléau. L'oeuvre de charité, accomplie par une population
pauvre elle-même, se fit sans bruit, sans ostentation,
CROQUIS ALGERIENS. 271

comme la chose la plus naturelle du monde. Et cepen-


dant une haine antique sépare les deux races, mais la mi-
sère efface les différences d'origine au sein des républi-
ques minuscules de la Kabylie.

Nous qui parlons de civiliser, nous pourrions em-


prunter beaucoup à ces montagnards, surtout en ce qui
concerne la pratique de l'égalité, dont le nom est si trom-
peusement écrit à la première page de notre constitu-
tion. Jamais le misérable n'est un objet de dédain parmi
cette société primitive. Intervient-il au milieu d'un
groupe? On lui fait place. Le rang et la richesse dispa-
raissent devant un sentiment élevé d'humanité. L'unifor-
mité de l'habillement fait le reste.
Les membres du village se considèrent comme respon-
sables vis-à-vis des déshérités du sort. Si, dans le grand
partage des biens, ils ont été peu favorisés, il ne faut pas
aggraver leurs souffrances en leur faisant sentir à tout
instant le poids du fardeau qu'ils portent. C'est pour
adoucir ce fardeau que la communauté laisse aux pau-
vres l'entière jouissance de certains jardins. Ils sont là
chez eux; les fruits des arbres leur appartiennent; la
seule obligation qu'on leur impose est de les consommer
sur place, car, prévoyant l'abus, le législateur n'a pas
voulu qu'un seul puisse trafiquer de l'aumône au détri-
ment des autres.
272 CROQUIS ALGÉRIENS.
C'est encore pour les malheureux que la coutume a
institué le partage des viandes, qui s'effectue périodi-
quement de la manière suivante : on ouvre une collecte
à laquelle tous participent dans la mesure de leurs
moyens. Si le produit est insuffisant, la caisse des fonds
publics ajoute le nécessaire, et le montant de la souscrip-
tion est entièrement employé à l'achat de moutons.
L'arnïn, au milieu d'un cérémonial consacré par l'usage,
fait procéder à regorgement des victimes, puis une bou-
cherie s'ouvre en plein vent, et qui veut vient s'y appro-
visionner.
Voilà de la charité bien entendue; elle semble pro-
céder, à l'égard de ceux qu'elle secourt, de l'exercice
d'un droit et enlève à l'offrande l'humiliation qu'elle im-
pose toujours à celui qui la reçoit.

J'ai parlé de solidarité; c'est surtout dans la mort


qu'elle se manifeste. Là, pas de différence entre le cor-
tège du riche et celui du pauvre. Le village prend le
deuil aussi bien pour le dernier de ses prolétaires que
pour le premier de ses notables. La collectivité se charge
des frais de l'inhumation et celui qui marchanderait en
pareil cas sa peine et ses prières serait puni de l'amende,
ni plus ni moins qu'un délinquant.
Cependant il est des circonstances où l'on peut refuser
au trépassé les honneurs que prescrivent les kanown,
CROQUIS ALGÉRIENS. 273

c'est lorsque sa mort est le résultat d'une vengeance légi-


time. Les 'Kabyles sont, plus encore que les Corses, in-
flexibles sur le payement des dettes de sang. L'homme
qui supporterait une injure grave sans la châtier désho-
norerait la communauté à laquelle il appartient.
Depuis que nous occupons le pays, nous cherchons à
réagir contre cette application sauvage de la loi de Lynch;
et, malgré tous nos efforts, chaque année amène devant
la cour d'assises d'Alger des meurtriers que leurs coreli-
gionnaires auraient flétris du nom de lâches s'ils ne s'é-
taient fait justice eux-mêmes.

Punir un affront est une obligation stricte pour le mon-


tagnard du Djurdjura; la Djema, au besoin, l'aide dans
l'exécution de sa vengeance. S'il ne peut atteindre l'au-
teur de l'injure, il doit frapper son parent le plus proche.
Avant tout, il faut une victime ; la dette n'est éteinte qu'à
ce prix.
C'est le plus souvent l'infidélité des épouses qui en-
gendre ces haines implacables, et c'est un phénomène
curieux à constater qu'au milieu d'une population où la
femme se vend et s'achète comme un vil bétail, il puisse
s'attacher à sa conduite de si jalouses susceptibilités. On
la prend, on la quitte suivant la fantaisie du moment;
mais, quand on l'a, on la veut tout entière. Si notre jus-
tice ne préservait pas les coupables, on les verrait encore
274 CROQUIS ALGERIENS.
lapidés comme au beau temps de l'antiquité. Rien ne fait
pardonner l'adultère, et les moeurs sont si sévères à cet
égard, que l'enfant qui naît d'un tel crime est placé
hors la loi. Aussi sa mère, le plus souvent, l'étouffe-t-elle
en naissant.
Est-ce à une rigueur si grande que l'on doit des
moeurs assez pures? Il serait difficile de se prononcer
sur ce point. Toujours est-il que les Kabyles, qui ne con-
naissent pas la polygamie, mais qui pratiquent le divorce,
ne sont rien moins que licencieux, en dépit de la pro-
miscuité qu'entraîne l'agglomération de leurs demeures
dans leur étroit village.
LES IMESSEBELEN

Durant la dernière guerre, on a beaucoup admiré le


courage des turcos, on les a vus jouant leur vie avec une
insouciance suprême. Ceux qui ont combattu avec eux
assurent que c'est merveille de les voir bondir à travers
les balles; ils sont là dans leur élément, et la férocité, si
laide à contempler partout ailleurs, est fort belle, pa-
raît-il, sur les champs de bataille. Du reste, si l'on veut
se faire une idée du caractère de ces hommes, c'est dans
leur tribu, sous le burnous du cultivateur ou sous les
haillons du berger, qu'il faut aller les examiner. Là, nous
les trouvons fidèles à des moeurs singulières, qui déno-
tent de réelles qualités d'énergie et de courage.
Ainsi, par exemple, dans toute la Kabylie, une cou-
tume, vieille comme le peuple lui-même, est de faire
appel au sacrifice volontaire des plus jeunes et des plus
276 CROQUIS ALGÉRIENS.
vigoureux garçons du pays lorsqu'il s'agit de défendre le
territoire contre l'étranger. Ce n'est que dans les grandes
circonstances que l'on a recours à cette coutume, qu'une
solennité imposante accompagne toujours.

Voici à peu près comment l'on procède : Lorsque la


guerre est résolue, le plus vénéré marabout de la tribu
déclare nécessaire, pour la défense du pays, l'enrôlement
des imessebelen, — c'est le nom que portent les mem-
bres de la secte ; — alors les jeunes gens accourent de
tous côtés, et font le serment devant le patriarche de
donner leur vie pour protéger le sol natal. Ce serment
est reçu avec pompe, et, sitôt qu'il est prononcé, les
imessebelen deviennent l'objet de la vénération publique.
Ils n'ont à se pourvoir ni d'armes, ni de munitions, ni
de vivres; la tribu prévient tous leurs besoins et leur
assure même le nécessaire dans le cas où ils viendraient
à sortir vivants de la lutte qu'ils vont entreprendre.
Une fois constitué, ce corps d'élite est soigneusement
séparé de l'armée régulière, avec laquelle il ne doit avoir
aucun rapport. Le dévouement revêt ces futurs martyrs
d'un caractère de sainteté qui ne peut leur permettre de
se mêler à la vulgaire multitude. Le jour du combat, ce
sont eux qui occupent les positions les plus dangereuses;
en aucun cas, ils ne doivent reculer, sous peine d'être
poursuivis toute leur vie par le mépris et par l'opprobre.
CROQUIS ALGÉRIENS. 277

Au reste, les exemples de lâcheté sont rares, et, si l'on


en compte, ce n'est qu'à l'état de grande exception.

Quand M. de Mac-Mahon n'était encore que général, il


fut appelé à commander la colonne fournie par le. dé-
partement de Constantine et chargée d'aller pacifier la
Kabylie, alors en pleine révolte. Arrivé au pied des
montagnes du Djurdjura, il opéra sa jonction avec les
contingents que le général Randon avait amenés d'Alger.
Ceci se passait au mois de juin 1854. Quand les Kabyles
virent une telle accumulation de forces, ils se retranché-
rent résolument dans leurs montagnes, enrôlèrent des
imessebelen, organisèrent partout la défense, et attendi-
rent notre attaque de pied ferme.
Cachés derrière leurs retranchements de terre et de
pierres sèches, les imessebelen, au nombre seulement
de cent cinquante-sept — le temps avait manqué pour
en réunir un plus grand nombre, — dirigèrent un feu
nourri sur les premiers rangs de nos soldats, et quand
ceux-ci, emportés par leur ardeur, franchirent l'obstacle
qui leur barrait Je passage, ils trouvèrent dans les fossés
de défense des hommes nus jusqu'à la ceinture et atta-
chés les uns aux autres, à la hauteur du genou, par de
fortes cordes, qu'ils avaient nouées eux-mêmes afin de se
contraindre à mourir à leur poste. On leur cria de se
rendre, mais ils répondirent par une dernière décharge,
16
278 CROQUIS ALGERIENS.

et ce ne fut qu'après les avoir tués jusqu'au dernier que


l'on put enlever la position de l'ennemi.

Un fait plus récent et pour le moins aussi émouvant a


été rapporté par un recueil ayant pour titre : la Revue
africaine. C'est un épisode de l'insurrection de la Grande-
Kabylie en 1871. Le Fort-National, construit au milieu
du pâté montagneux au sein duquel s'était allumée la ré-
volte, était resté privé de toutes communications avec
notre armée, et subissait depuis plus d'un mois un siège
en règle, que les munitions de la place permettaient de
soutenir victorieusement. Lassés d'une telle résistance,
les Kabyles résolurent de mettre à profit l'obscurité de
la nuit pour enlever la citadelle. Mais une pareille entre-
prise demandait des hommes résolus, ayant fait d'avance
le sacrifice de leur vie; on fit appel aux imessebelen, et
on en groupa aisément le chiffre imposant de seize cents.
Plus de sept cents échelles furent commandées dans
les villages des alentours et l'heure de l'attaque fut défi-
nitivement arrêtée pour la nuit du 21 au 22 mai. Heu-
reusement, prévenu des projets de l'ennemi, le comman-
dant du fort prit ses mesures, et lorsqu'avec un élan in-
croyable les seize cents imessebelen montèrent à l'assaut
en poussant leur cri de guerre, une ceinture de feu
courut le long des murailles où se pressaient les assail-
lants, et la mort se répandit dans leurs raugs. Les échelles
CROQUIS ALGÉRIENS. 279

tombaient, entraînant avec elles des grappes humaines;


mais les blessés ne proféraient pas une plainte, et les
hommes valides, exaspérés de leur impuissance, reve-
naient se briser contre les flancs de la citadelle en criant :
« Je suis un tel, fils d'un tel, et je suis imessebelen. »
Malgré tant d'efforts, la citadelle résista.
LES AISSAOUA

Il y a trois siècles environ, sous le règne de Mouleï


Ismael, dans l'empire du Maroc, vivait un vieux mu-
sulman auquel le ciel avait donné beaucoup d'enfants et
très peu de fortune. Mhammet-ben Aïssa—tel était le nom
du pauvre homme — ne cessait d'adorer Dieu et passait
le meilleur de son temps à prier au fond des mosquées.
L'observation stricte des devoirs pieux est certaine-
ment une belle chose, mais elle ne rapporte d'ordinaire
qu'un très maigre salaire à ceux qui la pratiquent; aussi
la famille de Mhammet supportait-elle toutes les priva-
tions, tandis que son chef s'épuisait en prières.
Ben Aïssa avait le coeur tendre, et la pensée seule de
voir ses enfants souffrir de la misère sous ses yeux faisait
que, la plupart du temps, il ne rentrait pas chez lui, afin de
ne pas assister au lamentable spectacle de leur pauvreté.
CROQUIS ALGERIENS. 281

Il priait, il priait toujours, et dans chacune de ses


prières il demandait au Tout-Puissant de faire rentrer
l'aisance dans sa maison.
Allah, qui dans ce temps-là avait probablement des
loisirs, entendit les supplications du pauvre diable et
prit la peine d'envoyer lui-même à la maison de Mhammet
une cuisse de mouton et une douzaine d'oeufs.

Ce fut fête ce soir-là dans la famille, et sitôt que le


repas fut terminé, Ben Aïssa alla se prosterner devant
l'Éternel et lui adressa tant et tant d'actions de grâces
qu'Allah se crut obligé, dès le lendemain, d'envoyer
à son fervent serviteur deux gigots et deux douzaines
d'oeufs.
Durant un mois environ, les actions de grâces et les
gigots allèrent en se multipliant, au point que la femme
de Mhammet se plaignit de l'abondance qui subitement
avait remplacé la misère dans la modeste demeure.
— Femme, lui dit Aïssa, que la volonté de Dieu s'ac-
complisse ! Nous ne devons pas plus nous plaindre des
excès de ses bienfaits que des effets de sa colère. Va
puiser de l'eau dans la citerne voisine, purifions-nous
par des ablutions et rendons grâce au maître suprême.

La femme prit un seau et obéit à son mari ; mais quelle


ne fut pas sa surprise lorsqu'au lieu de tirer de l'eau, elle
16.
282 CROQUIS ALGERIENS.
tira des pièces d'or. Elle en tira tant et tant qu'à la fin
Mhammet s'écria :

— Dieu tout-puissant, permets à tes humbles servi-


teurs de puiser de l'eau, et non de l'or, afin qu'ils puis-
sent se purifier pour t'adresser leurs prières!
Il n'avait pas plutôt prononcé ces paroles qu'une eau
limpide remplaça le précieux métal.
Mhammet ne savait trop que faire de son trésor, quand
il vit en songe le Prophète.
Je suis envoyé par Allah, lui dit celui-ci, pour t'en-
«
seigner ta mission; lève-toi, fais des disciples et ap-
prends-leur les prières que je vais t'enseigner. »
Et le Prophète se mit à dire des prières qu'Aïssa n'eut
aucune peine à retenir. Le lendemain, le nouveau mara-
bout parcourut la ville, raconta sa vision et réunit autour
de lui cent disciples qu'il ramena chez lui et auxquels il
distribua tout l'or que Dieu lui avait envoyé.

Avec de pareils procédés, aujourd'hui encore une nou-


velle religion serait sûre de trouver des adeptes.
Mais Aïssa, n'étant que médiocrement convaincu de la
fidélité de ses compagnons, voulut les mettre à l'épreuve.
Pour cela, il leur dit qu'il avait l'intention de les égorger,
et il ajouta : « Ceux qui me sont vraiment dévoués ne
m'opposeront aucune résistance. »
Cette proposition fut accueillie avec froideur. Cepen-
CROQUIS ALGÉRIENS. 283

dant un des disciples se détache du groupe, marche vers


Mhammet et, lui plaçant un couteau dans la main, lui
dit Tu es mon maître, ma vie t'appartient, fais de
: «
moi ce qu'il te plaira. » Aussitôt Mhammet l'entraîne
dans une chambre voisine, et là, au lieu de l'immoler, lui
donne un mouton et lui ordonne de l'égorger; le sang
coule bientôt et sa vue vient glacer de terreur la plupart
des assistants, qui, ne doutant pas de la mort de leur
compagnon, prennent la fuite.
Trente-huit seulement demeurent à leur poste et se
résignent au triste sort qui les attend. Chacun d'eux pé-
nètre successivement dans la chambre où l'immolation
est censée s'accomplir, et chacun reçoit pour prix de son
dévouement un mouton et la bénédiction du saint mara-
bout.

La nouvelle se répand bientôt que Ben Aïssa vient


d'égorger ses frères. Le sultan Mouleï-Ismaël, qui depuis
longtemps était jaloux de la protection que Dieu accor-
dait au plus simple de ses sujets, envoya des gardes avec
ordre d'arrêter le coupable et de l'amener au palais.
Mhammet n'eut pas de peine à prouver son innocence,
mais le sultan ne voulut rien entendre et ordonna au ma-
rabout de quitter la ville. Celui-ci obéit, emmenant avec
lui ses apôtres et sa famille. Il arriva sur une montagne
voisine de la cité, et là, frappant comme Moïse un rocher
284 CROQUIS ALGERIENS.
de sa baguette, il en fit jaillir une source qui porta ses
eaux limpides dans toute la plaine. Le sultan, en appre-
nant ce miracle, conçut encore plus de jalousie contre
Aïssa, et lui fit dire de s'éloigner davantage de la ville.
Aïssa répondit : « La terre n'est pas à toi, elle est à
Dieu; cependant, comme tu es le fort et que je suis le
faible, je t'offre de t'acheter tous tes domaines afin de de-
meurer en paix où je suis. »

Mouleï crut que le marabout était devenu fou; pour-


tant, voyant là un moyen de tirer vengeance d'un homme
qui publiquement se jouait de lui, il accepta la proposi-
tion qui lui était faite, mais fixa un prix que tous les tré-
sors du Maroc n'auraient pu acquitter. En même temps,
on annonça au peuple que si Ben Aïssa ne pouvait tenir
les engagements qu'il venait de prendre, il subirait un
châtiment exemplaire.
Aïssa était homme de ressource : il n'eut qu'à frapper
un olivier de la paume de sa main pour faire pleuvoir
d'innombrables quantités de pièces d'or, qui payèrent et
au delà la somme fixée par le sultan.

Le marabout aurait pu déposséder le prince et tous les


grands de la cour, il ne le fit pas. Seulement il exigea
d'eux que chaque année, à partir du mois de mouled,
tous les habitants de la ville restassent enfermés chez eux
CROQDIS ALGÉRIENS. 285

durant une semaine, et que seuls ses disciples eussent le


droit de circuler dans les rues.
Aujourd'hui encore cette disposition est strictement
observée, et le gouverneur de Meknès inflige les puni-
tions les plus sévères à ceux qui violent le pacte passé,
il y a trois cents ans, entre Mouleï-lsmael et Sidi Aïssa.
LES KHOUAN

Les khouan, tel est le nom d'une puissante confrérie


dont l'influence n'a pas été étrangère aux derniers' sou-
lèvements que nous avons eu à réprimer en Algérie. Ce
nom, en arabe, signifie frère, et on verra tout à l'heure
qu'à ce mot seul ne se borne pas l'analogie qui existe
entre les associations religieuses musulmanes et les asso-
ciations religieuses chrétiennes.

Les khouan se subdivisent en sept ordres différents


qui, tous, 'portent le nom de leur fondateur auquel est
dévolue la qualité, de saint.
L'ordre le. plus ancien est celui de Sidi-Abd-el-Kader-
el-Djilali; après, — et nous les classons ici suivant
leur degré d'importance, — vient l'ordre de Mouley-el-
Aïeb, puis celui connu sous le nom de Aissaoua, celui de
Sidi-Mah'ammed Ben-Abderrah'man, celui de Sidi-
CROQUIS ALGÉRIENS. 287

Ahmed Tidjani, celui de Derkaoua, et enfin, le moins


important de tous, celui de Sidi-Youcef-el-Hamza.
Les trois premiers de ces ordres sont très anciens, les
quatre derniers sont relativement modernes. Chacun
d'eux est dirigé par un khalifa, qui en général habite
les pays musulmans placés complètement en dehors de
l'autorité française. Ces khalifa sont de très hauts et très
puissants personnages, disposant d'une manière absolue
des fidèles qui les ont reconnus pour maîtres. Ils se
disent et on les croit les représentants directs du saint
fondateur de l'ordre.
Après eux viennent les cheikh ou mek'addems, qui
sont placés à la tête de chaque circonscription religieuse.
Ces mek'addems doivent une obéissance aveugle au
khalifa; c'est de lui qu'ils tiennent leur pouvoir; il les
nomme et les révoque suivant son bon plaisir.

Les frères ou les khouan, pour employer le mot arabe,


ne peuvent en aucun cas correspondre directement avec
le chef suprême; le cheikh seul peut servir d'intermé-
diaire et approcher le très saint personnage.
Deux rouages importants de cette organisation auto-
cratique sont le nekib, sorte de vicaire chargé de rem-
placer le cheikh dans toutes les circonstances où celui-ci
ne peut agir lui-même, et le rekkas, dont les fonctions
ont quelque analogie avec celles de messager et d'am-
288 CROQUIS ALGÉRIENS.
bassadeur. C'est lui qui porte au khalifa les communi-
cations écrites du mek'addems, et qui généralement est
chargé de transmettre verbalement au tout-puissant
maître ce qu'il y aurait danger à écrire au sein d'un
pays où règne l'autorité française.
On le voit, le rekkas, quoique remplissant en appa-
rence des fonctions très subalternes, est chargé d'une
mission délicate entre toutes; il est possesseur de ter-
ribles secrets, et cela seul lui donne aux yeux des affiliés
une importance considérable.

Lorsqu'un musulman a fait choix de l'ordre dans lequel


il veut entrer, il doit se faire présenter au mek'addems
par deux frères; il est reçu au milieu d'une assemblée
composée des plus fidèles, et seulement après avoir pu-
rifié son corps et son âme par le jeûne et la prière. A
peine a-t-il pénétré au sein de cette assemblée, où le
mek'addems siège sur une sorte de trône, il se précipite
la face dans la poussière et dit :
Père, vous me voyez repentant de mes péchés; que
«
Dieu me les pardonne! Je viens à vous en toute humi-
lité pour que vous me confériez, avec l'assistance du
Très-Haut, le oueurd de notre seigneur un tel... Père,
je vous demande de m'initier à la science de la vérité,
de me. montrer la voie qui mène au salut en me traçant
les règles de votre ordre vénéré. Je promets de m'y sou-
CROQUIS ALGERIENS. 289

mettre, d'y appliquer mon esprit et d'y demeurer fidèle.


Je jure de servir jusqu'à la mort ceux qui vont devenir
mes frères. Je jure obéissance et dévouement à notre
maître le khalifa et au cheikh son représentant; que
Dieu les maintienne en sa grâce et leur accorde sa béné-
diction ! »

Alors l'assistance s'écrie : Il est à nous, qu'il de-


«
vienne notre frère ! » Puis le cheikh s'approche du pos-
tulant, saisit ses mains avec force et murmure à son
oreille des paroles mystérieuses qui plongent dans l'ex-
tase le nouvel initié.
Il faut croire que les apprêts de la cérémonie prédis-,
posent singulièrement le novice au merveilleux, car les
paroles du cheikh n'ont rien de bien surprenant ; il pro-
nonce tout simplement la profession de foi islamique :
La Allah, Ma Allah! — il n'y a de Dieu que Dieu! —
puis il lui confie les sept noms des principaux attributs
de la divinité, attributs qui correspondent aux sept cieux,
aux sept lumières divines, aux sept couleurs de l'arc-en-
ciel.
La cérémonie se termine par des prières, des souhaits
de bonheur adressés au nouveau frère, qui se retire en
jurant une obéissance passive à ses chefs.

M. Brosselard, qui a publié sur les khouan d'Algérie


17
290 CROQUIS ALGÉRIENS.

un intéressant travail, a eu entre les mains un livre cu-


rieux intitulé : les Présents dominicaux, ou Développe-
ment de la règle des Rahmaniens, livre dans lequel on
lit le passage suivant, sur lequel on doit appeler l'atten-
tion :
« Le jour où un novice se présente pour être agréé

par les frères, il est essentiel de lui adresser les recom-


mandations suivantes, qu'il jurera de tenir secrètes, et
auxquelles il promettra par serment de se conformer avec
la plus scrupuleuse fidélité :
« Mon enfant, lui dira-t-on, que ton attitude en pré-

sence du cheikh soit collo do l'esclave (mamelouk) devant


son roi.
« Le cheikh est l'homme chéri de Dieu, il est supé-
rieur à toutes les autres créatures et prend rang après les
prophètes.
« Ne vois donc que lui, lui partout ; bannis de ton
coeur toute autre pensée que celle qui aurait Dieu ou le
cheikh pour objet.
« Aie soin de ne te présenter devant lui que dans l'état
le plus parfait de pureté physique et morale.
« Tu respecteras ses enfants et ses amis.
- « Tu honoreras ses actions de son vivant et après sa
mort.
« De même qu'un malade ne doit avoir rien de caché
pour le médecin de son corps, de même tu es tenu de
CROQUIS ALGERIENS. 291

ne dérober au cheikh aucune de tes pensées, aucune de


tes paroles, aucune do tes actions; considère que le cheikh
est le médecin de ton âme.
« Garde bien les secrets qu'il te confiera; que ton
coeur soit, à cet égard, muet comme un tombeau.
« Tu te tiendras, sous son regard, la tête baissée et
dans le plus profond silence, toujours, prêt à obéir à un
signe de sa main, à une parole de sa bouche.
« N'oublie pas que tu es son. serviteur et que tu ne
dois rien faire sans son ordre.
« Il t'est défendu do t'avancer ou de te retirer, à moins
qu'il ne le prescrive. Obéis-lui en tout ce qu'il ordonne,
car c'est Dieu même qui commande par sa voix : lui
désobéir, c'est encourir la colère de Dieu.
« Voue-lui une obéissance aveugle, exécute sa volonté,
quand même les ordres qu'il te donne te paraîtraient in-
justes.
« Sois entre ses mains comme un cadavre entre les
mains du laveur des morts, qui le tourne et le retourne
à son gré. »

Nous disions plus haut que les associations religieuses


musulmanes et chrétiennes avaient entre elles plus d'une
analogie ; en voici bien un exemple : le passage que nous
venons de citer n'est-il pas le développement de la règle
Perindè ac cadaver des jésuites ? Au reste le nom même
292 CROQUIS ALGERIENS.
d'un des ordres des khouan signifie : jésuites; dissa
étant le nom arabe de Jésus, et aïssaoua, dans le sens
littéral, voulant dire : Serviteur de Jésus.

A côté des instructions si sévères prescrites aux khouan,


il existe dans le livre des Prése?ils dominicaux des pas-
sages d'une grandeur incontestable. Les chefs de la con-
frérie exigent bien vis-à-vis d'eux-mêmes une obéissance
absolue, parce que, sans cette obéissance, ils savent
qu'aucun de leurs projets, dictés par l'ambition et le
fanatisme, ne saurait être réalisable; mais, lorsqu'il
s'agit de régler non plus les relations d'inférieurs à
supérieurs, mais celles d'égal à égal, c'est-à-dire de
frère à frère, ces mêmes hommes se montrent humains
et éclairés.

Écoutez les conseils qui sont donnés aux novices :


« Mon enfant, tu serviras tes frères avec dévoue-
ment; les servir, c'est pour toi comme un titre de no-
blesse.
« Tu fermeras les yeux sur leurs défauts et tu cache-
ras leurs fautes si tu les connais. Celui qui dévoile les
actions coupables de ses frères détache le voile qui couvre
ses propres péchés.
«Aime ceux qui les aiment, déteste ceux qui les haïssent,
car vous ne formez tous qu'une seule et même âme.
CROQUIS ALGERIENS. 293

Pardonne-leur les offenses dont ils peuvent se rendre


«
coupables envers toi.
« Ferme ton oreille au mal qu'on pourrait te dire sur
leur compte.
« Assiste-les dans la maladie, viens à leur aide dans
l'adversité.
« Garde-toi, dans tes rapports avec tes frères, de l'hy-
pocrisie, du mensonge et de l'orgueil.
« Soustrais ton coeur à l'envie ; car l'envie consume
les bonnes oeuvres, comme le feu consume le bois.
« Quand tu parles de tes frères, applique-toi à vanter
leurs mérites, etfaisvoirque tu es fier deleur confraternité.
« Pense avec eux d'un même esprit, agis avec eux
d'un même coeur; avance d'un même pas dans la voie
du salut des âmes, dans cette voie tracée par le fonda-
teur de l'ordre, le plus grand des hommes sur la terre
après le Prophète. »
Puis, après ces belles exhortations, revient la préoccu-
pation de la propagande et le chapitre que nous venons
de citer se termine par cette phrase : « Lorsque tu parles
de la société à laquelle tu es lié par tes serments, sou-
viens-toi qu'il est convenable et digne de l'élever au-
dessus de toutes les autres. »

Les obligations auxquelles sont tenus les fidèles sont


au nombre de six :

17.
294 CROQUIS ALGERIENS.
Le renoncement au monde,
La retraite,
La veille,
L'abstinence,
L'oraison continue,
Et enfin, la prière en commun ou l'obligation de se
réunir à des jours déterminés pour célébrer les mérites
du fondateur de l'ordre, chanter la gloire du Prophète
et. rendre grâce à Allah.

Une'des plus singulières maximes du Coran est cer-


tainement celle qui dit : « L'odeur qui sort de la bouche
d'un homme à jeun est plus agréable à Dieu que le par-
fum du musc et de l'encens. » Malgré cette maxime,
l'abstinence n'est observée que par un petit nombre de
fanatiques se faisant gloire d'imposer à leur corps les
plus rudes privations.
De môme le renoncement au monde, la retraite et la
veille, ne sont mis en pratique que par une minorité peu
nombreuse; minorité, il est vrai, que les Arabes tiennent
en grande vénération.
Seule, l'oraison continue est à peu près observée par
tous; elle consiste à répéter autant do fois que l'in-
diquent les statuts des différents ordres, des formules ou
invocations spirituelles telles que celles qui nous sont
rapportées par l'auteur que nous citions plus haut.
CROQUIS ALGERIENS. 265

«Il n'y à de Dieu que Dieu ! Dieu pardonne I 0 Dieu


le vivant, l'enviable, le fort, le juste, le clément, le mi-
séricordieux !
« 0 croyants, toutce que vous pouvez faire de bien
vous le retrouverez au centuple auprès de Dieu, car il
est le juste, le clément, le miséricordieux !
« Préparez-vous de jeunes vierges aux yeux noirs
:
resplendiront pour ceux qui auront combattu dans le
sentier de Dieu !
« Faites la guerre à ceux qui ne croient pas en Dieu
ni au jour dernier, qui ne regardent pas comme défendu
ce que Dieu et son apôtre ont défendu. Est-ce que vous
ne comprenez point?
« Dieu a acheté aux croyants leurs biens et leur per-

sonne pour leur donner en échange le paradis, où leur


soif sera étanchée. »

Certaines de ces invocations doivent être répétées


jusqu'à trois mille fois par jour. Cette règle, qui paraît
tyrannique et absurde, a cependant sa raison d'être et
sert admirablement les vues des chefs fanatiques qui di-
rigent ces associations religieuses. En effet, l'homme qui
s'imagine conquérir son salut en répélant sans cesse des
formules exaltant sa haine contre les chrétiens, en arrive
à ne plus penser comme un autre homme; son esprit se
meut dans un cercle inflexible, toutes ses pensées sont
296 CROQUIS ALGERIENS.
dirigées vers un même but, et il doit forcément, aboutir
ou à la fureur ou à l'abrutissement, deux états de l'esprit
que savent également exploit r contre nous les propaga-
teurs de guerre sainte.

C'est actuellement dans la Kabylie, qu'en proportion


du nombre des habitants, les khouan sont le plus nom-
breux. A ce sujet, un fait curieux, constaté dans les
ouvrages de MM. Brosselard et de Neveu, est qu'avant
notre conquêle, les Berbères étaient restés complètement
en dehors des associations religieuses dans lesquelles
nous les avons poussés à notre insu en brisant, par le
fait môme des succès de nos armes, les liens qui retenaient
ces étranges populations à d'anciens préjugés.
Voici comment : Les Turcs, même au temps de leur
domination, n'avaient jamais pu pénétrer jusqu'au coeur
de la Kabylie. Les populations belliqueuses qui occu-
paient ce pays attribuaient ce fait à l'influence de cer-
tains tombeaux de marabouts. Aussi ces marabouts
étaient-ils en grande faveur et en grande adoration
parmi les Berbères, qui professaient pour eux un culte
auquel les attraits des différents ordres islamiques étaient
impuissants à les arracher.
Quand nos troupes, sous la conduite du général
Randon, entreprirent la conquête définitive du Djurdjura,
les Kabyles attendirent de pied ferme les chrétiens au-
CROQUIS ALGÉRIENS. 291

tour des tombeaux sacrés qui devaient les protéger.


Quelle ne fut pas la stupéfaction des fidèles quand ils
virent nos soldats escalader, sans être écrasés par le feu
du ciel, les pentes abruptes où se dressait la blanche
silhouette des marabouts 1 vénérés !

Quand la Kabylie fut soumise, le raisonnement fit place


chez les Berbères à la stupéfaction, et ils conclurent de
notre victoire que leurs saints étaient de vulgaires im-
posteurs puisqu'ils n'avaient pas su anéantir les auda-
cieux envahisseurs de leurs montagnes.
On a recueilli quelques lambeaux des chants impro-
visés alors par les poètes de l'endroit, en voici quelques
spécimens :
«Infortunés quarante saints, est-il dit dans un de ces
chants, où étiez-vous quand tu brûlais, ô Bou-Zizi ! »
Bou-Zizi était la mosquée qu'incendia la colonne expé-
ditionnaire le 24 mai '1857, mosquée qui, dans la croyance
populaire, était gardée par quarante saints.

Le môme poète, s'adressant à un marabout qui, après


avoir promis la victoire aux fidèles, avait jugé pru-
dent de prendre la fuite à l'approche des Français, lui
disait :

1. Ou donne aussi le nom do marabout au monument qui sert de


tombeau a un saint.
298 CROQUIS ALGÉRIENS .

« Malheureux cheick Ben Arab,


« Pourquoi avais-tu disparu, ô saint ?
« Pourquoi nous disais-tu :
« Le chrétien ne gravira pas la montagne,
« Puisqu'en définitive,
« Il l'a vaincue jusqu'au Aïth Zenni ? »

Quand le succès de nos armes eut ainsi renversé les


vieilles superstitions, le Kabyle, dont l'esprit éminem-
ment religieux était avide de nouvelles idoles, se plia
volontiers à une règle inflexible qu'apportait avec elle
une confrérie déjà puissante.
La religion ne fut pas le seul mobile qui poussa les
indigènes du Djurdjura à se rallier à la secte des khouan,
un autre mobile existait : l'espoir de la vengeance. Ils
savaient bien qu'une association de ce genre, en plaçant
des forces considérables et disciplinées entre les mains
d'un chef fanatique, devait avoir, sinon pour but appa-
rent, du moins pour but réel, l'extermination des chré-
tiens.

Ces milliers de fidèles, disséminés sur tout le terri-


toire de l'Algérie, prêts à obéir à un mot d'ordre, à lever
l'étendard de la révolte sur un signe de chefs auxquels
l'éloignement garantit une sécurité complète, constituent
un danger contre lequel il faut nous prémunir.
CROQUIS ALGÉRIENS. 099
TABLE DES MATIERES.

Pages.
En route 1
Le Marche 6
Yaouleds cl Ménagères ]2
Alger pendant le Ramadan

53
10
Environs d'Alger. —Saint-Eugène 28
Les Coteaux do Mustapha 35
La Bouzaréah 43
Les Arabes chez eus. . . 47
.
Un Intérieur arabo
La Vie de famille 59
La Femme arabe 6S
Beauté et Cuisine 75
Les Bourriquotiers 83
La Fèto de Fèves 91
Les Morts
Un Cimetière arabe
.... 96
101
Mosquée et Prétoire 106
Un Bain maure 113
Le Palais do Mustapha 118
La Tento arabe 123
Los Krammès 128
Encore les Krammès 133
Les Nouvelles en pays arabo 138
Un Marché dans la montagne. 141
La Population d'Alger 148
302 TABLE DES MATIERES.

Pages.
Les Juifs 154
Lettre d'un Juif réserviste 159
Les Anglais à Alger 164
Oran et les Orannais 172
D'Oran à Tlemcen 178
Tlemcen 190
Bou-Meddine 203
Biskra 209
Les Courses 214
Le Câble algérien 221
Les Forêts 226
Les Smalas 230
Les Vignes impériales 234
Le Ravin de la Femme sauvage 239
La Mitidja 244
Les Faux Prophètes 250
En Kabylie 257
Moeurs politiques en Kabylie 264
En Kabylie. — Moeurs sociales 269

Vous aimerez peut-être aussi