Txt2 - Lafontant - Langue, Culture Et Territoire
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«[...] la langue n’étant que la plus belle
fleur d’une culture, nous ne la dissocions
pas de sa tige ni de ses racines. Dans
l’attachement que nous lui vouons, nous
englobons la communauté dont elle est
l’héritière et la gardienne.»
Fernand Dumont (1995)
«L’importance politique qu’on attache
aux langues vient de ce qu’on les regarde
comme des signes de race. Rien de plus
faux.»
Ernest Renan (1992)
CONCLUSION
Je propose donc que, pour analyser le phénomène des
appartenances culturelles individuelles dans les pays dévelop-
pés à fort taux d’immigration, l’on sépare conceptuellement la
langue, la culture définie et le territoire circonscrit (en particulier
étatique). Bien qu’elles soient en rapport, ces réalités ne me
paraissent pas isomorphes. À cause des migrations de toutes
sortes, des phénomènes de bilinguisme ou de multilinguisme,
individuel ou étatique, et de la circulation planétaire des
marchandises culturelles, on peut de moins en moins contenir
les langues fortes dans des territoires circonscrits et les rapporter
à des cultures pleines ou à de prétendues identités collectives
stables. Il convient d’ailleurs de se demander si derrière
l’amalgamation territoire-langue-culture / identité collective-
nationalité28 ne se profile pas l’attachement idéologique à la
vieille idée de Nature, c’est-à-dire la spécificité et l’homogénéité
prétendues de chaque «souche» – thèmes chers à Fichte
(«Discours à la nation allemande») et aux nationalismes
«ethniques» – «souches» que le racisme, dans sa forme contem-
poraine (Taguieff, 1991; Wieviorka, 1991), a beau jeu de
hiérarchiser?
NOTES
1. C’est-à-dire d’usage fréquent dans des rapports professionnels,
marchands ou domestiques. Les personnes qui, dans leur vie de
tous les jours, doivent faire usage de deux ou plusieurs langues
comprendront facilement ce que je veux dire. Pensons par exemple
aux traducteurs ou simplement aux fonctionnaires de l’Union
européenne résidant à Bruxelles.
2. J’appelle ici culture définie une configuration aisément discernable
de comportements normativement orientés, propres, en apparence,
à un territoire ou à un groupe humain circonscrits.
3. Cette position semble d’ailleurs partagée par les institutions
franco-manitobaines elles-mêmes. Par exemple, la nouvelle
Division scolaire franco-manitobaine (DSFM) a récemment
ébauché un projet de charte dont les prémisses et les résolutions
réaffirment non seulement la liaison entre la langue, la culture et
les valeurs franco-manitobaines, mais également lient ces dernières
à la tradition et à l’histoire (article 8). On y trouve aussi des
références à la notion «de souche» pour caractériser l’origine du
personnel enseignant et administratif ainsi que celle des élèves
inscrits (ou dont on «encourage l’inscription», article 5) dans les
écoles de la DSFM.
4. Maternelle? d’usage général? d’usage spécialisé selon les domaines
et le niveau de rapports linguistiques? il faudrait le préciser.
240 CAHIERS FRANCO-CANADIENS DE L'OUEST, 1995
5. Dans le cas des juifs, l’auteur ne précise pas s’il s’agit de l’hébreu
ou du yiddish.
6. Par «contexte politique», il faut entendre ici la dynamique des
rapports de force intra-étatiques et inter-étatiques liés aux enjeux
économiques (intégration mondiale du marché, rythme
d’obsolescence et d’innovation des techniques et qualifications
afférentes, concurrence, migrations internationales de main-
d’œuvre) et politico-idéologiques (formation et transformation des
solidarités, des «fronts de lutte», etc.). Là-dessus, consulter Balibar
et Wallerstein (1988); Taguieff (1991); Giraud (1993).
7. Cette nécessité est loin d’être acceptée par tous. À preuve, cet
extrait tiré d’un manuel récent: «Dans l’ethnicisation des rapports
sociaux, la langue peut jouer un rôle important à la fois comme
mécanisme et symbole. Sur le plan symbolique, elle peut servir
comme “évidence” que le sentiment d’appartenance qui sous-tend
la construction d’une parenté imaginée ou la croyance à une
origine ethnique commune a un fondement historique réel. Une
langue, au même titre que le sang, est perçue comme étant
“transmise” d’une génération à l’autre. Elle fournit un lien avec les
ancêtres, étant à la fois la “preuve” de la parenté partagée et un
exemple vivant d’un construit culturel qui a survécu au passage du
temps. Elle permet également à la descendance actuelle de
communiquer (en tant que lecteurs) avec ses ancêtres lettrés,
fournissant ainsi un lien transtemporel qui peut survivre à tout
déplacement, migration ou autre forme de discontinuité sociale, en
même temps qu’elle peut renforcer la fiction de l’appartenance
ethnique au groupe de tous ceux qui acquièrent la langue en
question, quelle que soit leur provenance. Ici encore, le syllogisme
de l’ethnicité peut suggérer – étant donné que mes sœurs, mes
frères et moi parlons la même langue – que ceux qui parlent la
même langue que moi doivent être mes sœurs et mes frères»
(McAll, 1994, p. 665). Cette proposition ferait sourire, si elle
n’impliquait pas la naïveté des «ethniques» qu’on suppose ainsi
incapables de reconnaître les oppositions structurelles ou
statutaires (de classe sociale, par exemple) derrière le partage
d’une même langue ou encore le caractère construit, «factice», de
pareille communauté. Par exemple, il ne suffit pas qu’un employé
partage la même langue et la même origine nationale que son
employeur pour qu’il accepte les sévices dont il peut être l’objet de
la part de ce dernier et, a fortiori, le voit comme un frère.
Évidemment, il s’agit ici de matières à recherche empirique.
8. Le terme «rapports» est entendu ici dans le sens de relation
logiquement fondée. Car, il va de soi, sur le plan de l’observation
sociologique, que n’importe quelle marque, linguistique ou autre,
peut servir d’alibi à une distinction sociale et conséquemment aux
rapports sociaux que cette distinction exprime ou occasionne. Ce
n’est donc pas la marque en soi, mais le contexte politique, l’enjeu
social, qui donne un sens à la marque.
LANGUES, CULTURES ET TERRITOIRES... 241