Management Interculturel
Management Interculturel
Management Interculturel
Tania OGAY1
Université de Genève, FPSE
Maître-assistante, docteure en Sciences de l’Education
Introduction
Communiquer, entrer en relation avec une personne aux références culturelles autres,
est un acte qui fait de plus en plus partie de notre quotidien. En conséquence, les
interrogations sur la communication interculturelle se font toujours plus nombreuses: la
communication est un art difficile déjà pour des personnes qui se connaissent de façon
intime (que l’on pense seulement à la communication au sein d’un couple !), alors
comment communiquer, échanger des significations communes, lorsqu’on ne partage
pas les mêmes valeurs, les mêmes implicites culturels ?
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9, rte de Drize, 1227 Carouge, Suisse. Tania.Ogay@pse.unige.ch
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C’est de ce dernier courant que sont issues les deux théories qui ont particulièrement été
examinées dans la recherche, notamment parce qu’elles présentent l’intérêt d’articuler les
dimensions interculturelles, intergroupes et interpersonnelles (qui sont ailleurs
généralement traitées de façon séparée), mais également parce qu’elles accordent une
place importante à la représentation que les interactants se font de la situation
d’interaction, plus ou moins interpersonnelle ou interculturelle:
générées par le degré plus ou moins important d’«étrangeté» (strangeness) perçue dans
la communication. D’après ce modèle, la communication «efficace» a lieu lorsque
l’anxiété et l’incertitude ressenties se situent entre les seuils maximaux et minimaux que
l’individu peut tolérer. Avec ce niveau optimal d’anxiété et d’incertitude (ni trop, ni trop
peu), l’individu peut alors porter attention au processus de la communication (concept de
mindfulness). Ce faisant, Gudykunst étend à la communication interculturelle une théorie
de la communication interpersonnelle: la théorie de la réduction de l’incertitude
(uncertainty reduction theory) de Berger et Calabrese (1975). Il intègre également dans
sa théorie AUM nombre de connaissances produites par les trois précédents courants de
la recherche sur la communication interculturelle, produisant un modèle particulièrement
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complexe , mais dont on peut résumer les éléments fondamentaux par le schéma
suivant:
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La théorie AUM compte 47 «axiomes», et même 47 autres supplémentaires pour rendre compte
de la variabilité culturelle !
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Ma traduction.
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L’apprentissage est un système de formation professionnelle duale (entreprise + école
professionnelle) très courant en Suisse.
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Ou gymnasiens, ce qui correspond au secondaire post-obligatoire.
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mêmes plus ou moins compétents) ainsi que du contexte de l’interaction et des enjeux
divers que ce contexte représente pour les acteurs.
comme mettant en jeu leurs identités culturelles. C’est seulement à la lumière de cette
compréhension que les observations que l’on peut faire du comportement des
interactants prennent un sens. En effet, reconnaître l’Autre comme différent, concevoir
son altérité, s’interroger sur sa vision du monde et ses références culturelles, ou au
contraire, le considérer comme semblable à soi, définit l’interaction et la possibilité de la
découverte de l’Autre. La conception de la différence culturelle est ainsi apparue comme
étant au coeur de la dynamique interculturelle. Quant aux dimensions de personnalité,
chères aux recherches sur la compétence interculturelle, elles apparaissent plutôt comme
des ressources dont l’individu dispose pour réaliser avec plus ou moins de bonheur les
attentes et les objectifs qu’il s’est donnés dans l’interaction avec l’Autre (en fonction
notamment de sa conception de la différence), interaction qui se déroule elle-même dans
un contexte plus ou moins difficile (notamment de par les attentes des partenaires de la
relation) et exigeant donc plus ou moins de compétences de communication de la part
des interactants.
L’élément le plus intéressant (et qui sera développé dans la suite de cet article) qui
ressort de l’analyse des données est la résistance de presque tous les adolescents
interrogés à parler de différences culturelles entre Romands et Alémaniques, affirmant
que «nous sommes tous des Suisses», tout en prétendant les différences
«enrichissantes». Certes, le souci de parler favorablement de la Suisse alémanique et
des Alémaniques n’est pas étonnant de la part de jeunes qui ont fait la démarche d’y faire
un échange, se démarquant ainsi d’un contexte culturel romand où il n’est pas rare
d’exprimer des préjugés défavorables envers le groupe linguistique majoritaire. Mais ce
souci de parler favorablement de l’Autre, de produire un discours interculturally correct, a
révélé quelque chose de bien plus fondamental que le simple problème méthodologique
de la désidérabilité sociale qui affecte toute recherche sur les stéréotypes et les préjugés.
Car lorsque l’on y réfléchit bien, on se retrouve dans le même désarroi que ces jeunes:
les réponses socialement désirables sur la question de la différence sont
fondamentalement contradictoires car elles tentent l’impossible synthèse entre la diversité
(«nos différences sont une richesse») et l’unité («nous sommes tous semblables»). Ou en
d’autres mots: oui à la diversité, mais non à la différence. Ce désarroi se lit par exemple
dans cet extrait d’entretien avant l’échange avec une participante:
Quant à la stratégie de minimisation des différences, la plus fréquemment utilisée par les
répondants, elle bénéficie souvent d’une certaine aura d’ouverture et de «tolérance»6.
Pourtant elle se révèle particulièrement problématique pour la réalisation de
l’apprentissage interculturel, qui est défini de la façon suivante par Thomas (1988):
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Ce terme est d’ailleurs particulièrement problématique par rapport au traitement de la différence
qu’il suppose: si la différence est acceptée, elle est néanmoins tenue à distance.
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Ma traduction.
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L’ambiguïté des théories AUM et CAT à propos de la différence culturelle leur vient de la
Théorie de l’identité sociale (Tajfel, 1978), qui d’une part associe la perception
catégorielle (donc la prise en compte des caractéristiques culturelles) au conflit et semble
donc privilégier la perception individualisée afin de sauvegarder l’harmonie de la relation,
et, d’autre part, qui insiste sur la nécessité de reconnaître également les identités
sociales et culturelles (donc d’adopter une perception catégorielle), car celles-ci sont
indispensables à une estime de soi positive.
En quelque sorte, on pourrait dire que les travaux sur la communication interculturelle - et
encore plus ceux sur la compétence interculturelle - vont trop vite en besogne et
cherchent des réponses à des questions qui découlent d’une problématique centrale
encore irrésolue. Lorsque cette première étape sera accomplie, il n’est pas exclu que des
questions comme celle des compétences interculturelles redeviennent intéressantes, à la
condition toutefois que l’on considère les compétences de tous les partenaires de
l’interaction ainsi que le contexte de l’interaction et ses enjeux. Mais plutôt que de
s’interroger sur les compétences qui permettent de surmonter (ou d’esquiver) les
difficultés de la communication en contexte interculturel, il s’agirait de réfléchir aux
compétences qui permettent aux individus de mieux gérer l’expérience de la différence
culturelle et de ses contradictions. Des compétences comme l’empathie, la tolérance de
l’ambiguïté, la «fonction méta» (Demorgon, 1989) ainsi que les compétences de
négociation et de projection dont parle Manço (1999) y trouveraient probablement une
place importante, sans oublier l’estime de soi et le locus of control qui sont déjà apparues
comme des dimensions prometteuses lors de l’observation de ces échanges en Suisse
alémanique.
Dans cet effort pour penser la complexité de la dynamique interculturelle, les recherches
conduites dans le cadre de l’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ) (Colin &
Müller, 1996; Ladmiral & Lipiansky, 1989; Müller, 1993; Müller, Demorgon & Nicklas,
1993; OFAJ, 1989) présentent un intérêt particulier, dont notamment les réflexions de
Demorgon (1996;1998) sur la «logique des antagonismes» comme unité - diversité,
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et 9 Selon les termes de Taguieff (1988, p. 18).
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Conclusion
En cherchant à saisir la dynamique interculturelle à travers l’expérience de jeunes
Romands en échange en Suisse alémanique, cette recherche a pu montrer l’intérêt que
présentent les modèles de la communication interculturelle qui se sont développés aux
Etats-Unis et qui sont encore mal connus dans les pays francophones. Mais d’autre part,
la nécessité pour ces modèles de clarifier leur position par rapport à la question de la
conception de la différence culturelle a également été mise en évidence. Une réflexion
sur les objectifs de l’interaction interculturelle se révèle nécessaire: vise-t-on la
satisfaction des acteurs (qui peuvent n’avoir pour objectif qu’une harmonie de surface) ou
une interaction authentique avec l’Autre, avec toutes les remises en question et
décentrations que cela suppose ?
En tout état de cause, mettre à l’épreuve des théories dans un contexte (inter)culturel
différent de celui dans lequel elles avaient été conçues est sans nul doute une démarche
féconde, car cela permet de critiquer les implicites culturels des théories tout en apportant
un regard nouveau sur le contexte étudié. En particulier, le contexte des relations entre
Romands et Alémaniques, dans lequel l’attitude devant la différence culturelle est bien
différente de celle prévalant aux Etats-Unis, a permis de mieux apprécier les enjeux
contradictoires de la dynamique interculturelle.
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