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Management Interculturel

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LES MODELES NORD-AMERICAINS DE LA COMMUNICATION INTERCULTURELLE


A L’EPREUVE D’UN CONTEXTE EUROPEEN.

Le cas des relations entre Suisses romands et Suisses alémaniques

Tania OGAY1
Université de Genève, FPSE
Maître-assistante, docteure en Sciences de l’Education

Manuscrit proposé pour les Actes «Jeunes Chercheurs»


VIIe congrès de l’ARIC, juin 1999

Introduction
Communiquer, entrer en relation avec une personne aux références culturelles autres,
est un acte qui fait de plus en plus partie de notre quotidien. En conséquence, les
interrogations sur la communication interculturelle se font toujours plus nombreuses: la
communication est un art difficile déjà pour des personnes qui se connaissent de façon
intime (que l’on pense seulement à la communication au sein d’un couple !), alors
comment communiquer, échanger des significations communes, lorsqu’on ne partage
pas les mêmes valeurs, les mêmes implicites culturels ?

Dans les pays anglo-saxons et principalement aux Etats-Unis, l’étude de la


communication interculturelle s’est imposée depuis plusieurs décennies comme une
discipline à part entière des sciences de la communication, et l’on ne compte plus les
travaux qui cherchent à définir les conditions de la communication interculturelle
«efficace» ainsi que les méthodes de formation pouvant les favoriser. Ces travaux étant
encore très peu connus dans les pays francophones (à l’exception du Québec qui
bénéficie d’une situation privilégiée de pont entre ces deux cultures linguistiques et
scientifiques), l’objectif principal de la recherche (Ogay, sous presse) présentée dans cet
article était de conduire une réflexion théorique sur les modèles nord-américains de la
communication interculturelle, en les mettant à l’épreuve d’un contexte interculturel
particulier, différent de ceux dans lesquels ces théories ont été élaborées : le contexte
des relations entre Suisses romands et alémaniques.

1
9, rte de Drize, 1227 Carouge, Suisse. Tania.Ogay@pse.unige.ch
2

La communication interculturelle, une discipline académique aux


Etats-Unis peu considérée dans les pays francophones
Pour beaucoup de chercheurs francophones, la communication interculturelle «à
l’américaine» se réduit à un champ pratique de formation des adultes, destiné aux
hommes et femmes d’affaires soucieux d’être efficaces dans leurs négociations
commerciales dans un monde globalisé et où il faudrait donc de plus en plus faire du
commerce avec des personnes de cultures «exotiques». Ainsi pour Winkin (1987), la
communication interculturelle est-elle une «discipline semi-académique, semi-pratique
(…): conceptualisation maigre mais exemples nombreux, prêts à se transformer en
conseils pour une audience tournée vers la vie économique et administrative» (p.5).
D’ailleurs, la plupart des chercheurs francophones qui utilisent le terme de
«communication interculturelle» (Abdallah-Pretceille & Camilleri, 1994; Abdallah-Pretceille
& Porcher, 1996; 1999; Camilleri, 1989; Ladmiral & Lipiansky, 1989; Porcher, 1994) ne
font aucune référence à la littérature anglophone sur l’intercultural communication, à
l’exception toutefois de quelques références à celui qui est considéré comme le père de
la communication interculturelle, l’anthropologue E.T Hall (1978; 1979; 1984).

Pourtant, même si de nombreuses critiques peuvent effectivement être faites à la


communication interculturelle – comme il est normal pour tout domaine de recherche
récent (il en va d’ailleurs de même pour la psychologie des contacts de cultures) – la
communication interculturelle ne se résume pas, et de loin, à la seule formation des
managers. De même que les approches interculturelles telles qu’elles se pratiquent dans
les pays francophones ne se réduisent pas à la seule «éducation interculturelle». En fait,
beaucoup des sujets de recherche qui ont occupé les chercheurs anglophones depuis
des décennies se retrouvent de plus en plus dans les questionnements que l’on rencontre
actuellement chez les chercheurs francophones. Après des années d’ignorance mutuelle
et de pratiques de recherche très différentes, des signes d’une évolution prometteuse
apparaissent: d’une part les chercheurs francophones – dont l’intérêt s’était avant tout
porté sur l’étude des liens entre l’individu et la société (typiquement le migrant et la
société d’accueil) – semblent accorder de plus en plus d’attention à l’interaction
interpersonnelle et à la dimension psychologique, et d’autre part les chercheurs
anglophones de la communication interculturelle – qui s’étaient concentrés sur
l’interaction interindividuelle dans une approche psychologique, centrée sur l’individu –
semblent donner plus d’importance au contexte socio-politique dans lequel se déroule
l’interaction.
3

Il serait trop long de retracer ici l’histoire du champ de la communication interculturelle et


de ses différents courants de recherche (voir Ogay, sous presse). Schématiquement, on
en distinguera quatre:

 l’étude de la diversité culturelle dans le comportement de communication, avec des


recherches souvent comparatives (voir par exemple Gudykunst, Ting-Toomey &
Nishida, 1996);

 l’étude du processus de l’adaptation interculturelle, vécue par des personnes


«immergées» dans une culture inconnue pour un temps limité (hommes et femmes
d’affaires, diplomates, étudiants internationaux, etc.). Ces travaux – avec notamment
le concept de «choc culturel» (Furnham & Bochner, 1986; Grove & Torbiörn, 1985) –
peuvent être rapprochés des travaux sur l’acculturation des personnes en situation de
migration (Berry, 1999);

 l’étude de la compétence interculturelle ou, plus précisément, de la compétence de


communication interpersonnelle en contexte interculturel (avec notamment Chen &
Starosta, 1996; Imahori & Lanigan, 1989; Kealey, 1989; Koester & Olebe, 1988;
Martin, 1989; Ruben & Kealey, 1979; Spitzberg, 1994);

 l’étude de la dynamique de la communication interculturelle, en vue de définir des


modèles théoriques capables de saisir le rôle des différents éléments qui interviennent
dans cette dynamique complexe (Gallois, Giles, Jones, Cargile & Ota, 1995;
Gudykunst, 1995; Ting-Toomey, 1993).

C’est de ce dernier courant que sont issues les deux théories qui ont particulièrement été
examinées dans la recherche, notamment parce qu’elles présentent l’intérêt d’articuler les
dimensions interculturelles, intergroupes et interpersonnelles (qui sont ailleurs
généralement traitées de façon séparée), mais également parce qu’elles accordent une
place importante à la représentation que les interactants se font de la situation
d’interaction, plus ou moins interpersonnelle ou interculturelle:

La théorie de la Gestion de l’anxiété et de l’incertitude (Anxiety / Uncertainty


Management Theory, AUM)
Après avoir longtemps considéré la communication interculturelle comme un cas à part
de la communication interpersonnelle et nécessitant des théories particulières, Gudykunst
a ensuite fondamentalement revu sa position (Gudykunst, 1991) et cherché à élaborer
une théorie de la communication interpersonnelle qui intègre les dimensions intergroupe
et interculturelle. C’est ainsi que sa théorie AUM (1993; 1995) place au centre de la
dynamique de la communication la gestion par l’individu de l’incertitude et de l’anxiété
4

générées par le degré plus ou moins important d’«étrangeté» (strangeness) perçue dans
la communication. D’après ce modèle, la communication «efficace» a lieu lorsque
l’anxiété et l’incertitude ressenties se situent entre les seuils maximaux et minimaux que
l’individu peut tolérer. Avec ce niveau optimal d’anxiété et d’incertitude (ni trop, ni trop
peu), l’individu peut alors porter attention au processus de la communication (concept de
mindfulness). Ce faisant, Gudykunst étend à la communication interculturelle une théorie
de la communication interpersonnelle: la théorie de la réduction de l’incertitude
(uncertainty reduction theory) de Berger et Calabrese (1975). Il intègre également dans
sa théorie AUM nombre de connaissances produites par les trois précédents courants de
la recherche sur la communication interculturelle, produisant un modèle particulièrement
2
complexe , mais dont on peut résumer les éléments fondamentaux par le schéma
suivant:

FIGURE 1 A INSERER ICI

Figure 1 : Théorie de la Gestion de l’anxiété et de l’incertitude (Gudykunst, 1995)

La Théorie de l’Accommodation de la Communication (Communication


Accommodation Theory, CAT)
Contrairement à la plupart des théories de la communication interculturelle et notamment
à la théorie AUM, la Théorie de l’Accommodation de la Communication (Gallois et al.,
1995; Shepard, Giles & Le Poire, in press) réserve une place de choix à la dimension
linguistique, qui est à l’origine même de la théorie. Même si la CAT a connu de
nombreuses évolutions depuis sa fondation par Giles (1973) et qu’elle est devenue «un
modèle interdisciplinaire des processus relationnels et identitaires dans l’interaction
communicative3» (Coupland & Jaworski, 1997, p. 242), au centre de la théorie se trouvent
toujours les comportements langagiers dans l’interaction. En effet, la façon avec laquelle
on utilise le langage dans l’interaction (la langue, le dialecte, l’accent, etc.) est un
marqueur privilégié de l’identité sociale et culturelle et le comportement langagier reflète
les enjeux psycho-sociaux de l’interaction tels qu’ils sont perçus par les interactants. La
thèse centrale de la CAT est que les individus utilisent le langage (avec des stratégies de
convergence, de divergence ou de maintien de son style langagier par rapport à celui du

2
La théorie AUM compte 47 «axiomes», et même 47 autres supplémentaires pour rendre compte
de la variabilité culturelle !
5

partenaire de l’interaction) pour réaliser le niveau de distance sociale qu’ils souhaitent


avoir avec leurs partenaires d’interaction (se rapprocher de l’autre ou s’en distancier). En
effet, l’objectif de la communication n’est pas uniquement la transmission du sens mais
également le maintien ou le développement de l’identité personnelle, dont l’identité
sociale est un aspect fondamental comme l’avait démontré la Théorie de l’Identité Sociale
de Tajfel (1978). La CAT fait ainsi explicitement le lien entre la situation immédiate de
communication interpersonnelle et le contexte sociohistorique des relations entres les
groupes sociaux. Même si la CAT a été principalement développée à partir de l’étude des
relations entre groupes linguistiques et culturels et qu’elle est ainsi bien implantée dans la
communication interculturelle, elle explore de plus en plus d’autres dimensions de
différenciation entre groupes sociaux comme notamment la communication
intergénérationnelle (Williams, Giles, Coupland, Dalby & Manasse, 1990).

La Théorie de l’Accommodation de la Communication se veut non seulement explicative


du processus de la communication, mais également prédictive. 17 propositions ont été
formulées (Gallois et al., 1995) afin de prédire le déroulement de la communication entre
deux individus en fonction des nombreux facteurs définis par la théorie et que l’on peut
représenter par le schéma suivant:

FIGURE 2 A INSERER ICI

Figure 2 : Théorie de l’Accommodation de la communication dans les contextes


interculturels. (Gallois et al., 1995).

La recherche auprès de jeunes Romands participant à un


programme d’échange en Suisse alémanique
Le contexte choisi pour cette mise à l’épreuve des modèles de la communication
interculturelle a été celui de la Suisse et plus particulièrement des relations entre les deux
régions linguistiques les plus importantes du point de vue du nombre d’habitants, la
Suisse alémanique (dont la langue officielle est l’allemand et où vivent 71,6% de la
population) et la Suisse romande (dont la langue officielle est le français et où vivent

3
Ma traduction.
6

23,2% de la population). Curieusement, il existe peu d’études portant sur le


pluriculturalisme helvétique, alors que la Suisse est fréquemment citée (et se présente
volontiers) comme un modèle de gestion du plurilinguisme et du pluriculturalisme: par
exemple, Ellul (1993) considère la Suisse comme «la seule véritable société pluriculturelle
qui ait réussi» (p. 497), mais ce genre d’affirmations est rarement étayé par des
recherches empiriques et en reste généralement au niveau des stéréotypes bienveillants.
Pourtant, la question des différences culturelles entre Romands et Alémaniques tient une
place importante dans le discours public en Suisse et aboutit régulièrement à des
psychodrames au soir des votations fédérales, où ces différences deviennent souvent
patentes et font naître une certaine inquiétude quant à la poursuite de la vie en commun
au sein de la maison helvétique.

C’est donc en suivant de jeunes Romands participant à un programme d’échange en


Suisse alémanique que la communication interculturelle a été étudiée. La récolte des
données a eu lieu en 1996, d’une part dans le cadre d’un programme d’échange entre
4
apprentis (5 apprentis participant à l’échange + 6 n’ayant pas voulu y participer) et
d’autre part dans le cadre d’un programme d’échange pour collégiens5 (20 collégiens,
dont 8 suivis de façon approfondie). Les données ont été récoltées grâce à des entretiens
semi-directifs ainsi que par questionnaires, et ceci avant, pendant et après l’échange (une
première fois un mois après la fin de l’échange, une deuxième fois dix-huit mois plus
tard).

La question de recherche avec laquelle avait été commencée la recherche se référait au


troisième courant de la communication interculturelle: celui portant sur la compétence
interculturelle. L’objectif du dispositif de recherche mis en place était ainsi d’observer le
développement de la compétence interculturelle de jeunes Romands grâce à un séjour
d’échange en Suisse alémanique. Mais la recherche pilote réalisée en 1995 eut tôt fait de
montrer les faiblesses de l’approche basée sur la compétence interculturelle: tout d’abord
il y a un problème de définition du concept de «compétence» et des éléments qui la
constituent, ce qui bien sûr rend une évaluation de la compétence très problématique.
Mais surtout, l’interrogation sur la compétence interculturelle relève d’un biais
personnaliste fréquent dans la psychologie occidentale: en se centrant sur l’individu et
ses différentes compétences, on surestime le rôle d’un seul des acteurs de la
communication (acteur qui serait «en soi» compétent ou incompétent, auquel cas il
suffirait de le former) et on oublie le rôle des partenaires de l’interaction (qui sont eux-

4
L’apprentissage est un système de formation professionnelle duale (entreprise + école
professionnelle) très courant en Suisse.
5
Ou gymnasiens, ce qui correspond au secondaire post-obligatoire.
7

mêmes plus ou moins compétents) ainsi que du contexte de l’interaction et des enjeux
divers que ce contexte représente pour les acteurs.

C’est donc le quatrième courant de la communication interculturelle, avec ses modèles


qui tentent de saisir la dynamique de la communication interculturelle, qui a finalement
fourni le cadre théorique de la recherche. L’objectif de la recherche n’était ainsi plus de
mesurer l’effet d’un échange sur la compétence interculturelle des répondants (ce qui
correspondait à un paradigme de recherche positiviste classique), mais bien de chercher
à saisir la dynamique de la communication interculturelle construite lors du séjour de ces
jeunes Romands en Suisse alémanique. Pour cela, les données ont été analysées avec
une démarche qualitative. Huit études de cas approfondies ont été réalisées dans
l’objectif de retracer les parcours individuels dans cette expérience de l’échange, en
mettant en valeur les différentes façon d’aborder et de construire l’interaction
interculturelle. Dans un deuxième temps a été examiné le rôle joué dans cette dynamique
par les représentations et attitudes envers les endogroupes et exogroupes ainsi que par
certaines dimensions de personnalité, principalement l’estime de soi (Rosenberg, 1965)
et le locus of control (Duttweiler, 1984; Rotter, 1966).

Accompagner ces jeunes Romands pendant tout ce processus de découverte de l’Autre a


été l’occasion de mesurer la complexité de la communication interculturelle, ou mieux, de
la dynamique interculturelle. Paradigmes de recherche et méthodologie ont subi
d’importantes remises en question pendant la recherche, mais surtout la confrontation
des modèles théoriques de la communication interculturelle avec les études de cas a mis
en lumière la centralité de la question de la conception de la différence culturelle, objet de
nombreuses contradictions dans le discours des répondants comme dans le discours
social en général ainsi que dans le discours scientifique. En effet, la différence est tantôt
perçue comme un enrichissement et donc valorisée, tantôt comme une menace pour
l’unité et minimisée, si ce n’est niée. Ainsi, au centre de la dynamique interculturelle se
trouve une question sur laquelle les travaux sur la communication interculturelle passent
comme chat sur braise: la gestion du paradoxe entre la diversité et l’unité.

La conception de la différence, au coeur de la dynamique


interculturelle
Le contexte des relations entre Romands et Alémaniques, dans lequel les différences
culturelles sont loin d’être évidentes et peuvent donc être aisément niées, a montré au
travers de cette recherche qu’il est avant tout fondamental de chercher à comprendre
comme les répondants se représentent l’interaction, notamment s’ils la conçoivent ou non
8

comme mettant en jeu leurs identités culturelles. C’est seulement à la lumière de cette
compréhension que les observations que l’on peut faire du comportement des
interactants prennent un sens. En effet, reconnaître l’Autre comme différent, concevoir
son altérité, s’interroger sur sa vision du monde et ses références culturelles, ou au
contraire, le considérer comme semblable à soi, définit l’interaction et la possibilité de la
découverte de l’Autre. La conception de la différence culturelle est ainsi apparue comme
étant au coeur de la dynamique interculturelle. Quant aux dimensions de personnalité,
chères aux recherches sur la compétence interculturelle, elles apparaissent plutôt comme
des ressources dont l’individu dispose pour réaliser avec plus ou moins de bonheur les
attentes et les objectifs qu’il s’est donnés dans l’interaction avec l’Autre (en fonction
notamment de sa conception de la différence), interaction qui se déroule elle-même dans
un contexte plus ou moins difficile (notamment de par les attentes des partenaires de la
relation) et exigeant donc plus ou moins de compétences de communication de la part
des interactants.

L’élément le plus intéressant (et qui sera développé dans la suite de cet article) qui
ressort de l’analyse des données est la résistance de presque tous les adolescents
interrogés à parler de différences culturelles entre Romands et Alémaniques, affirmant
que «nous sommes tous des Suisses», tout en prétendant les différences
«enrichissantes». Certes, le souci de parler favorablement de la Suisse alémanique et
des Alémaniques n’est pas étonnant de la part de jeunes qui ont fait la démarche d’y faire
un échange, se démarquant ainsi d’un contexte culturel romand où il n’est pas rare
d’exprimer des préjugés défavorables envers le groupe linguistique majoritaire. Mais ce
souci de parler favorablement de l’Autre, de produire un discours interculturally correct, a
révélé quelque chose de bien plus fondamental que le simple problème méthodologique
de la désidérabilité sociale qui affecte toute recherche sur les stéréotypes et les préjugés.

Car lorsque l’on y réfléchit bien, on se retrouve dans le même désarroi que ces jeunes:
les réponses socialement désirables sur la question de la différence sont
fondamentalement contradictoires car elles tentent l’impossible synthèse entre la diversité
(«nos différences sont une richesse») et l’unité («nous sommes tous semblables»). Ou en
d’autres mots: oui à la diversité, mais non à la différence. Ce désarroi se lit par exemple
dans cet extrait d’entretien avant l’échange avec une participante:

«(…) on est tous différents, donc chaque personne étant différente, on


devrait aller vers tout le monde pour s’ouvrir, pour être enrichi justement.
Mais si on parle plus spécifiquement de la Suisse, il n’y a pas à faire des
différences entre le Suisse romand et le Suisse alémanique, parce que sinon
9

on pourrait faire un canton de chaque personne qui vit en Suisse.» (Astrid,


16 ans)

Ainsi, le discours interculturally correct que cherchent à produire la majorité des


répondants repose sur deux stratégies argumentatives dont la combinaison produit un
discours contradictoire. La première stratégie est de minimiser voire de nier les
différences entre Romands et Alémaniques, celles-ci étant perçues comme une menace
pour la vie en commun. Les répondants favorisent alors une perception individualisée, qui
veut considérer chaque individu pour soi et refuse que l’on puisse généraliser des
caractéristiques à un ensemble d’individus. La deuxième stratégie au contraire valorise
les différences qui sont alors présentées comme un enrichissement et qu’il faudrait donc
accepter et même encourager. Cette deuxième stratégie demande une perception
catégorielle, c’est-à-dire que le répondant reconnaît l’existence de groupes (de
catégories) qui réunissent des individus partageant un certain nombre de qualités
communes.

Outre le problème de la contradiction qui résulte de leur utilisation conjointe, chacune de


ces stratégies comporte un risque: tout d’abord, la stratégie de valorisation de
l’exogroupe peut conduire à dévaloriser l’endogroupe et ainsi à adopter une attitude
devant la différence culturelle que Bennett (1994) appelle le «renversement». Cette
attitude est très marquée dans le discours d’une autre participante (17 ans), qui revient
enchantée de son séjour en Suisse alémanique et parle avec beaucoup d’enthousiasme
de la Suisse alémanique et de ses habitants. Mais cette forte valorisation des uns se fait
au prix d’une dévalorisation voire d’un mépris affiché envers les autres, en l’occurrence
son propre endogroupe, les Romands. La valorisation de l’Autre au prix de la
dévalorisation de l’endogroupe constitue probablement une étape dans le processus de la
découverte de la diversité, mais elle met en danger le sentiment d’estime de soi (qui
dépend de façon importante de l’identité sociale) et ne peut assurément pas être
considérée comme une attitude d’ouverture viable envers la différence culturelle.

Quant à la stratégie de minimisation des différences, la plus fréquemment utilisée par les
répondants, elle bénéficie souvent d’une certaine aura d’ouverture et de «tolérance»6.
Pourtant elle se révèle particulièrement problématique pour la réalisation de
l’apprentissage interculturel, qui est défini de la façon suivante par Thomas (1988):

L’apprentissage interculturel a lieu lorsqu’une personne s’efforce, dans le


contact avec des personnes d’une autre culture, de comprendre leur

6
Ce terme est d’ailleurs particulièrement problématique par rapport au traitement de la différence
qu’il suppose: si la différence est acceptée, elle est néanmoins tenue à distance.
10

système d’orientation particulier en ce qui concerne la perception, la


réflexion, l’évaluation et l’action; de l’intégrer dans son propre système
culturel d’orientation et de l’appliquer dans sa réflexion et ses actes dans le
champ d’action culturel étranger. L’apprentissage interculturel demande, en
plus de la compréhension du système d’orientation culturel étranger, une
réflexion sur son propre système d’orientation culturel. L’apprentissage
interculturel est atteint lorsqu’une synthèse est réalisée entre les systèmes
d’orientations culturels divergents, synthèse qui permet l’action fructueuse
dans sa propre culture comme dans la culture autre.7 (Thomas, 1988, p. 46-
47)

En effet, en considérant qu’il est malsain de parler de différences culturelles entre


Romands et Alémanique (comme entre tous groupes humains), et que tous appartiennent
au même groupe des Suisses (ou à la même espèce humaine) au sein duquel il s’agit de
ne pas faire de différences mais au contraire de considérer chaque individu pour soi,
dans son originalité propre, les répondants rendent impossible l’objectif même qui est
généralement donné aux programmes d’échange: la découverte d’une autre culture et la
promotion d’une meilleure compréhension interculturelle. Ainsi, plusieurs répondants
affirment n’avoir aucune représentation de la Suisse alémanique et de ses habitants
avant l’échange, et ils prétendent n’en avoir pas non plus après l’échange. La
minimisation de la différence n’est ainsi pas favorable à la découverte de l’Autre car elle
aboutit au tabou de la différence qui émousse la capacité d’observation. En n’étant pas
différent, l’Autre devient indifférent et donc inintéressant. Comment dès lors parler
d’échange culturel si la différence, inhérente à la notion même de culture, est tabou ?
Comment promouvoir la compréhension interculturelle sur la base de l’indifférenciation et
de l’indifférence ?

Les contradictions du discours public et scientifique sur la


différence
Il est frappant de voir le malaise des répondants par rapport à la question de la différence
culturelle. Force est de constater que ce malaise se retrouve également dans le discours
public sur la différence, en Suisse (Du Bois, 1983, 1999; Windisch, 1983; 1992) tout
comme ailleurs (voir par exemple les analyses de Taguieff, 1988; et de Wieviorka, 1996).
Et il faut bien admettre que les modèles de la communication interculturelle, pourtant
complexes comme les théories CAT et AUM, ne nous aident pas à penser la différence.

7
Ma traduction.
11

Au contraire, on retrouve dans les théories de la communication interculturelle les mêmes


ambiguïtés que dans le discours des répondants. Les théories CAT et AUM apparaissent
elles-mêmes mal à l’aise avec la question de la différence culturelle qui est avant tout
présentée (même si cela n’est pas explicite) comme un problème, menaçant la bonne
entente entre les interactants. Ceci provient probablement du fait que ces théories ont été
élaborées dans des contextes interculturels où la différence culturelle était importante et
où ce que l’on craignait était avant tout la réaction de rejet de l’Autre par peur de sa
différence, et non pas le refus de prendre en compte la dimension culturelle qui prétérite
l’apprentissage interculturel.

En effet, les théories de la communication interculturelle se préoccupent plus de ce qui


peut menacer la bonne entente entre les interactants que de la qualité de l’apprentissage
interculturel généré par l’interaction, deux objectifs qui ne vont pas forcément de pair.
Comme l’ont montré plusieurs études de cas et comme le rappelle Müller (1993), l’idéal
de communication harmonieuse est défavorable à l’apprentissage interculturel car il
conduit à une relation superficielle et à une implication minimale dans la relation, afin
d’éviter tout désaccord qui impliquerait la constatation de différences. Mais la stratégie de
minimisation des différences n’est pas un problème aux yeux des auteurs des modèles
de la communication interculturelle car elle peut permettre de préserver une bonne
entente entre les interactants qui éviteront ainsi d’aborder les sujets dérangeants. Ce
n’est que lorsque l’on se préoccupe de la qualité de l’apprentissage interculturel, dans un
objectif d’entente non plus de surface mais de véritable compréhension de l’Autre, que la
minimisation des différences devient problématique.

L’ambiguïté des théories AUM et CAT à propos de la différence culturelle leur vient de la
Théorie de l’identité sociale (Tajfel, 1978), qui d’une part associe la perception
catégorielle (donc la prise en compte des caractéristiques culturelles) au conflit et semble
donc privilégier la perception individualisée afin de sauvegarder l’harmonie de la relation,
et, d’autre part, qui insiste sur la nécessité de reconnaître également les identités
sociales et culturelles (donc d’adopter une perception catégorielle), car celles-ci sont
indispensables à une estime de soi positive.

C’est cette difficulté à articuler l’individuel et le collectif qui fait de la conception de la


différence la problématique centrale de la dynamique interculturelle. En effet, la rencontre
interculturelle nous plonge dans le désarroi car elle est paradoxale en nous demandant
de reconnaître l’Autre à la fois comme semblable et différent, et ceci à la fois dans sa
dimension singulière d’individu comme dans sa dimension collective de membre de
groupes sociaux. Il s’agit du paradoxe fondamental du projet interculturel: l’unité dans la
diversité, qui demande de respecter l’unité du genre humain (principe individuo-
12

universaliste8 de non-différenciation) autant que sa diversité (principe traditio-


communautariste9 différentialiste). D’après Markus et Kitayama (1994), cette difficile
articulation entre le collectif et l’individuel serait particulièrement problématique pour les
sociétés (et les théories scientifiques !) occidentales, alors que les conceptions orientales
parviendraient bien mieux à concevoir ensemble l’individuel et le collectif (voir aussi
Maalouf, 1998).

A la recherche de modèles pour penser la différence culturelle


Il s’avère ainsi indispensable de repenser les modèles de la communication interculturelle
sous l’angle de la conception de la différence culturelle, non pas pour qu’ils résolvent le
paradoxe unité - diversité, inhérent à la dynamique interculturelle, mais pour qu’ils aident
à le penser. En effet, les théories de la dynamique interculturelle ne peuvent esquiver
cette problématique comme le font les théories AUM et CAT.

En quelque sorte, on pourrait dire que les travaux sur la communication interculturelle - et
encore plus ceux sur la compétence interculturelle - vont trop vite en besogne et
cherchent des réponses à des questions qui découlent d’une problématique centrale
encore irrésolue. Lorsque cette première étape sera accomplie, il n’est pas exclu que des
questions comme celle des compétences interculturelles redeviennent intéressantes, à la
condition toutefois que l’on considère les compétences de tous les partenaires de
l’interaction ainsi que le contexte de l’interaction et ses enjeux. Mais plutôt que de
s’interroger sur les compétences qui permettent de surmonter (ou d’esquiver) les
difficultés de la communication en contexte interculturel, il s’agirait de réfléchir aux
compétences qui permettent aux individus de mieux gérer l’expérience de la différence
culturelle et de ses contradictions. Des compétences comme l’empathie, la tolérance de
l’ambiguïté, la «fonction méta» (Demorgon, 1989) ainsi que les compétences de
négociation et de projection dont parle Manço (1999) y trouveraient probablement une
place importante, sans oublier l’estime de soi et le locus of control qui sont déjà apparues
comme des dimensions prometteuses lors de l’observation de ces échanges en Suisse
alémanique.

Dans cet effort pour penser la complexité de la dynamique interculturelle, les recherches
conduites dans le cadre de l’Office franco-allemand de la jeunesse (OFAJ) (Colin &
Müller, 1996; Ladmiral & Lipiansky, 1989; Müller, 1993; Müller, Demorgon & Nicklas,
1993; OFAJ, 1989) présentent un intérêt particulier, dont notamment les réflexions de
Demorgon (1996;1998) sur la «logique des antagonismes» comme unité - diversité,

8
et 9 Selon les termes de Taguieff (1988, p. 18).
13

fermeture - ouverture, continuité - changement. Contrairement aux modèles de la


communication interculturelle, les différents auteurs ayant travaillé dans le contexte de
l’OFAJ abordent de front le tabou de la différence et la peur du conflit; ils dénoncent
l’attitude qualifiée d’angélisme interculturel qui déclare les différences enrichissantes mais
refuse de les thématiser par peur de leur dimension potentiellement conflictuelle, faisant
de la rencontre interculturelle un exercice superficiel de diplomatie dans lequel ne
s’exerce qu’une fausse politesse internationale (Herfray, sans date) et non une
authentique découverte de l’Autre.

Conclusion
En cherchant à saisir la dynamique interculturelle à travers l’expérience de jeunes
Romands en échange en Suisse alémanique, cette recherche a pu montrer l’intérêt que
présentent les modèles de la communication interculturelle qui se sont développés aux
Etats-Unis et qui sont encore mal connus dans les pays francophones. Mais d’autre part,
la nécessité pour ces modèles de clarifier leur position par rapport à la question de la
conception de la différence culturelle a également été mise en évidence. Une réflexion
sur les objectifs de l’interaction interculturelle se révèle nécessaire: vise-t-on la
satisfaction des acteurs (qui peuvent n’avoir pour objectif qu’une harmonie de surface) ou
une interaction authentique avec l’Autre, avec toutes les remises en question et
décentrations que cela suppose ?

En tout état de cause, mettre à l’épreuve des théories dans un contexte (inter)culturel
différent de celui dans lequel elles avaient été conçues est sans nul doute une démarche
féconde, car cela permet de critiquer les implicites culturels des théories tout en apportant
un regard nouveau sur le contexte étudié. En particulier, le contexte des relations entre
Romands et Alémaniques, dans lequel l’attitude devant la différence culturelle est bien
différente de celle prévalant aux Etats-Unis, a permis de mieux apprécier les enjeux
contradictoires de la dynamique interculturelle.

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