11 Minutes Coelho
11 Minutes Coelho
11 Minutes Coelho
Onze minutes
TRADUIT DU PORTUGAIS (BRÉSIL)
PAR FRANÇOISE MARCHAND-SAUVAGNARGUES
Titre original :
ONZE MINUTOS
Sant Jordi Asociados, Barcelone, Espagne.
Le 29 mai 2002, quelques heures avant de mettre un point
final à ce livre, je suis allé à Lourdes, en France, chercher un
peu d’eau miraculeuse à la source. J’étais déjà sur l’esplanade
de la cathédrale quand un monsieur, âgé d’environ soixante-
dix ans, s’est adressé à moi ; « Savez-vous que vous
ressemblez à Paulo Coelho ? » Je lui ai répondu que j’étais
Paulo Coelho. L’homme m’a donné l’accolade et m’a présenté
son épouse et sa petite-fille. Il m’a dit combien mes livres
comptaient dans sa vie, et il a conclu : « Ils me font rêver. »
J’ai entendu cette phrase très souvent, et elle me fait toujours
plaisir. A cet instant, cependant, j’ai éprouvé une vive
inquiétude – je savais que Onze minutes aborde un sujet
délicat, dérangeant, choquant. J’ai marché jusqu’à la source
afin d’y recueillir un peu d’eau miraculeuse, puis j’ai demandé
à l’homme où il habitait (dans le Nord de la France, non loin
de la frontière belge) et j’ai noté son nom.
Ce livre vous est dédié, Maurice Gravelines. J’ai un devoir
envers vous, votre femme, votre petite-fille, et envers moi-
même : parler de ce qui me préoccupe, et non de ce que tout le
monde aimerait entendre. Certains livres nous font rêver,
d’autres nous rappellent la réalité, mais aucun ne peut
échapper à ce qui est primordial pour un auteur : l’honnêteté
avec laquelle il écrit.
Survint une femme de la ville qui était pécheresse ; elle
avait appris que [Jésus] était à table dans la maison du
pharisien. Apportant un flacon de parfum en albâtre et se
plaçant par-derrière, tout en pleurs, aux pieds de Jésus, elle se
mit à baigner ses pieds de larmes ; elle les essuyait avec ses
cheveux, les couvrait de baisers et répandait sur eux du
parfum.
Voyant cela, le pharisien qui l’avait invité se dit en lui-
même : « Si cet homme était un prophète, il saurait -qui est
cette femme qui le touche, et ce qu’elle est : une pécheresse. »
Jésus prit la parole et lui dit : « Simon, j’ai quelque chose à
te dire. » « Parle, Maître », dit-il. « Un créancier avait deux
débiteurs ; l’un lui devait cinq cents pièces d’argent, l’autre
cinquante. Comme ils n’avaient pas de quoi rembourser, il fit
grâce de leur dette à tous les deux. Lequel des deux l’aimera
le plus ? » Simon répondit : « Je pense que c’est celui auquel
il a fait grâce de la plus grande dette. » Jésus lui dit : « Tu as
bien jugé. »
Et, se tournant vers la femme, il dit à Simon : « Tu vois
cette femme. Je suis entré dans ta maison : tu ne m’as pas
versé d’eau sur les pieds, mais elle, elle a baigné mes pieds de
ses larmes et les a essuyés avec ses cheveux. Tu ne m’as pas
donné de baiser, mais elle, depuis qu’elle est entrée, elle n’a
pas cessé de me couvrir les pieds de baisers. Tu n’as pas
répandu d’huile odorante sur ma tête, mais elle, elle a
répandu un parfum sur mes pieds. Si je te déclare que ses
péchés si nombreux ont été pardonnes, c’est parce qu’elle a
montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu
montre peu d’amour. »
Luc, VII, 37-47
Parce que je suis la première et la dernière
Je suis la vénérée et la méprisée
Je suis la prostituée et la sainte
Je suis l’épouse et la vierge
Je suis la mère et la fille
Je suis les bras de ma mère
Je suis la stérile et mes enfants sont innombrables
Je suis la bien mariée et la célibataire
Je suis celle qui donne le jour et celle qui n’a jamais procréé
Je suis la consolation des douleurs de l’enfantement
Je suis l’épouse et l’époux
et c’est mon homme qui m’a créée
Je suis la mère de mon père
Je suis la sœur de mon mari
et il est mon fils rejeté
Respectez-moi toujours
Car je suis la scandaleuse et la magnifique
1
D’après la croyance populaire, la mule-sans-tête est la
concubine du curé qui, métamorphosée en mule, sort, certaines
nuits ; le bruit des chaînes qu’elle traîne effraie les gens
superstitieux. (N. d. T.)
jura à saint Antoine qu’elle prendrait l’initiative de parler au
garçon.
Le lendemain, elle s’arrangea du mieux qu’elle put, mit une
robe que sa mère avait confectionnée spécialement pour
l’occasion et sortit, en remerciant Dieu que les vacances
fussent enfin terminées. Mais le garçon ne reparut pas. Ainsi
passa une nouvelle semaine d’angoisse avant que Maria
n’apprît par des camarades qu’il avait quitté la ville. « Il est
parti loin », lui dit quelqu’un. A cet instant, Maria découvrit
que l’on peut perdre certaines choses à jamais. Elle apprit
également qu’il existait un endroit appelé « loin », que le
monde était vaste et sa ville petite, et que les êtres les plus
intéressants finissent toujours par partir. Elle aurait aimé s’en
aller elle aussi, mais elle était encore très jeune. Néanmoins,
en regardant les rues poussiéreuses, elle décida qu’un jour elle
marcherait sur les traces du garçon. Les neuf vendredis
suivants, selon une coutume de sa religion, elle communia et
pria la Vierge Marie de la tirer de là un jour.
Elle eut de la peine quelque temps et chercha vainement à
retrouver la trace du gamin, mais personne ne savait où ses
parents avaient déménagé. Alors Maria commença à trouver le
monde trop vaste, et l’amour dangereux ; elle pensa que la
Vierge habitait des cieux trop lointains pour prêter l’oreille
aux requêtes des enfants.
Trois années s’écoulèrent. Elle apprit la géographie et les
mathématiques, suivit les feuilletons à la télévision, découvrit
en douce au collège ses premières revues érotiques, se mit à
tenir un journal où elle évoquait son existence monotone et
laissait libre cours à son envie de connaître ce qu’on lui
enseignait -l’océan, la neige, les hommes portant turban, les
femmes élégantes et couvertes de bijoux… Mais, comme nul
ne peut vivre de désirs impossibles – surtout avec une mère
couturière et un père toujours absent –, elle comprit bientôt
qu’elle devait prêter davantage attention à ce qui se passait
autour d’elle. Elle étudiait pour s’en sortir dans la vie, en
même temps qu’elle cherchait un compagnon avec qui elle pût
partager ses rêves d’aventures. Lorsqu’elle eut quinze ans, elle
tomba amoureuse d’un garçon qu’elle avait rencontré dans une
procession durant la semaine sainte.
Elle ne répéta pas son erreur d’enfance : ils parlèrent,
devinrent amis, puis allèrent au cinéma et aux fêtes ensemble.
Elle le constata de nouveau, l’amour était davantage associé à
l’absence qu’à la présence de l’autre : le jeune homme ne
cessait de lui manquer, elle passait des heures à imaginer ce
dont elle lui parlerait à leur prochaine rencontre, et se
remémorait chaque seconde partagée, cherchant ce qu’elle
avait fait de bien ou de mal. Elle aimait se voir comme une
jeune fille d’expérience, qui avait déjà laissé échapper une
grande passion et connaissait la douleur ainsi causée. Elle était
maintenant décidée à lutter de toutes ses forces pour cet
homme : c’est grâce à lui qu’elle accéderait au mariage, à la
maternité, à la maison avec vue sur mer. Elle alla en parler à sa
mère, qui l’implora : « Il est encore très tôt, ma fille. – Mais
quand tu as épousé mon père, tu avais seize ans. »
Sa mère se refusait à expliquer que c’était à cause d’une
grossesse imprévue, de sorte qu’elle eut recours à l’argument
« en ce temps-là ce n’était pas pareil » pour clore la
discussion.
Le lendemain, Maria et le garçon partirent se promener
dans la campagne aux alentours de la ville. Ils bavardèrent un
peu, elle l’interrogea sur son envie de voyager, et, en guise de
réponse, il la prit dans ses bras et lui donna un baiser.
Le premier baiser de sa vie ! Elle avait tant rêvé de ce
moment ! Le paysage était extraordinaire – les hérons en vol,
le coucher de soleil, la région semi-aride à la beauté agressive,
et le son de la musique au loin. Maria feignit de repousser
cette avance avant de le serrer dans ses bras, et elle répéta le
geste qu’elle avait vu faire tant de fois au cinéma, dans les
magazines et à la télévision : elle frotta avec une certaine
violence ses lèvres contre les siennes, bougeant la tête d’un
côté à l’autre, en un mouvement mi-rythmé, mi-incontrôlé.
Elle sentit que, de temps à autre, la langue du jeune homme
touchait ses dents, et elle trouva cela délicieux.
Soudain il cessa de l’embrasser.
« Tu ne veux pas ? » demanda-t-il.
Que devait-elle répondre ? Qu’elle voulait ? Bien sûr
qu’elle voulait ! Mais une femme ne doit pas s’abandonner
ainsi, surtout à son futur mari, sinon il la soupçonnerait pour le
restant de son existence de tout accepter avec une grande
facilité. Elle préféra ne rien dire.
Il la prit de nouveau dans ses bras, cette fois avec moins
d’enthousiasme. Il s’arrêta encore, écarlate – et Maria comprit
que quelque chose clochait, mais elle eut peur de le
questionner. Elle le prit par la main, et ils rentrèrent en ville,
parlant de tout autre chose, comme s’il ne s’était rien passé.
Ce soir-là, certaine qu’un événement grave s’était produit,
elle nota en termes choisis dans son journal :
Elle dormit mal. Elle rêva que tout cela n’était qu’un rêve.
Elle s’éveilla et constata qu’il n’en était rien : il y avait bel et
bien une robe sur la chaise de sa modeste chambre, une belle
paire de chaussures – et un rendez-vous sur la plage en
perspective.
Journal de Maria, le jour où elle fit la connaissance du
Suisse :
Tout me dit que je m’apprête à prendre une mauvaise
décision, mais les erreurs sont une manière d’avancer. Qu’est-
ce que le monde veut de moi ? Que je ne prenne pas de
risques ? Que je retourne d’où je viens, sans avoir le courage
de dire oui à la vie ?
J’ai déjà commis une erreur lorsque j’avais onze ans et
qu’un garçon est venu me demander de lui prêter un crayon ;
depuis lors, j’ai compris que parfois il n’y a pas de seconde
occasion, et qu’il vaut mieux accepter les cadeaux que le
monde vous offre. Bien sûr, c’est risqué, mais ce risque est-il
plus grave qu’un accident dans l’autocar qui a mis quarante-
huit heures à me conduire jusqu’ici ? Si je dois être fidèle à
quelqu’un ou à quelque chose, je dois d’abord être fidèle à
moi-même. Si je cherche l’amour véritable, je dois d’abord en
finir avec les amours médiocres que j’ai rencontrées. Le peu
d’expérience que j’ai m’a appris que personne n’est maître de
rien, que tout n’est qu’illusion – et cela va des biens matériels
aux biens spirituels.
Celui qui a perdu quelque chose qu’il croyait assuré (ce qui
m’est arrivé si souvent) finit par apprendre que rien ne lui
appartient.
Et si rien ne m’appartient, je n’ai pas non plus besoin de
me soucier des choses qui ne sont pas à moi ; plutôt vivre
comme si aujourd’hui était le premier (ou le dernier) jour de
mon existence.
Le lendemain, en compagnie de Maílson, qui prétendait
désormais être son imprésario, elle annonça qu’elle accepterait
l’invitation sitôt qu’elle disposerait d’un document attesté par
le consulat de Suisse. L’étranger, qui semblait accoutumé à ce
genre d’exigence, affirma que ce n’était pas seulement son
désir à elle, mais le sien également, puisque pour travailler
dans son pays il fallait détenir un papier prouvant que nul autre
n’était en mesure de faire le métier qu’elle se proposait
d’exercer. Ce ne serait guère difficile à obtenir, les Suissesses
n’étant pas particulièrement douées pour la samba. Ils se
rendirent ensemble dans le centre-ville, le garde du
corps/interprète/imprésario exigea en son nom une avance en
liquide dès qu’ils eurent signé le contrat, et il garda trente pour
cent des cinq cents dollars reçus.
« Voici une semaine d’avance. Une semaine, vous
comprenez ? Vous allez gagner cinq cents dollars par semaine,
et cette fois sans commission, parce que je ne touche que sur le
premier versement ! »
Jusqu’à cet instant, les voyages, l’idée d’aller à l’autre bout
du monde, tout cela n’était qu’un rêve pour Maria – et rêver
est bien confortable dès lors que nous ne sommes pas obligés
de concrétiser ce que nous avons projeté. Ainsi, nous
traversons des moments difficiles, nous connaissons des
risques, des frustrations et, une fois vieux, nous pouvons
toujours rendre les autres – nos parents, de préférence, ou nos
conjoints, nos enfants – coupables de n’avoir pas réalisé nos
désirs.
Soudain se présentait à Maria la chance qu’elle avait tant
espérée, mais dont elle souhaitait qu’elle n’arrivât jamais !
Comment affronter les périls et les défis d’une existence
inconnue ? Comment abandonner toutes ses habitudes ?
Pourquoi la Vierge avait-elle décidé qu’elle irait si loin ?
Maria se consola en se disant qu’elle pourrait changer
d’avis à tout moment, que tout cela n’était qu’une plaisanterie
sans conséquences – une histoire extraordinaire à raconter
quand elle rentrerait. Au bout du compte, elle habitait à plus de
mille kilomètres de là, elle avait maintenant trois cent
cinquante dollars en poche, et si demain elle décidait de faire
ses valises et de rentrer chez elle, ils ne sauraient jamais où
elle s’était cachée.
2
Mot d’origine tupi qui désigne un grand passereau au
plumage noir violacé ou bleuté à reflets métalliques, au bec
noir, très répandu au Brésil et dans les pays limitrophes. (N. d.
T.)
Elle arriva épuisée et, dès l’aéroport, la peur lui serra le
cœur : elle découvrit qu’elle était complètement dépendante de
l’homme qui se tenait à son côté – elle ne connaissait ni le
pays, ni la langue, ni le froid. Le comportement de Roger
changeait à mesure que les heures passaient ; il n’essayait plus
de se montrer agréable : même s’il ne tentait jamais de
l’embrasser ou de lui caresser les seins, son regard était
devenu distant. Il l’installa dans un petit hôtel et la présenta à
une autre Brésilienne, une femme jeune à l’air triste, du nom
de Vivian, qui se chargerait de lui enseigner les rudiments de
son futur travail.
Vivian la toisa des pieds à la tête, sans aucune gentillesse
envers une étrangère fraîchement débarquée. Plutôt que de lui
demander comment elle se sentait, elle alla droit au but :
« N’aie pas d’illusions. Il se rend au Brésil chaque fois
qu’une de ses danseuses se marie, et apparemment cela se
produit très souvent. Il sait ce qu’il veut, et je crois que tu le
sais aussi, tu es sans doute venue chercher l’une de ces trois
choses : l’aventure, l’argent ou un mari. »
Comment avait-elle pu deviner ? Tout le monde cherchait-il
la même chose ? Ou était-ce que Vivian pouvait lire dans les
pensées des autres ?
« Toutes les filles ici cherchent l’une de ces trois choses »,
reprit Vivian, et Maria fut convaincue qu’elle lisait dans ses
pensées. « Pour ce qui est de l’aventure, il fait trop froid pour
tenter quoi que ce soit, et en plus il ne nous reste pas un sou
pour voyager. Concernant l’argent, tu devras travailler presque
un an pour payer ton billet de retour, sans compter la part
retenue pour l’hébergement et la nourriture.
— Mais…
— Je sais, ce n’est pas ce qui a été combiné. En réalité,
c’est toi qui as oublié de demander – comme tout le monde
d’ailleurs. Si tu avais été plus attentive, si tu avais lu le contrat
que tu as signé, tu saurais exactement où tu t’es fourrée, parce
que les Suisses ne mentent pas, même s’ils savent tirer parti du
silence. »
Le sol se dérobait sous les pieds de Maria.
« Enfin, chaque fille qui se marie entraîne pour Roger un
grave préjudice économique. Il nous est donc interdit de parler
aux clients. Si tu fais quoi que ce soit dans ce sens, tu courras
de grands risques. Ici, ce n’est pas un endroit où les gens se
rencontrent, contrairement à la rue de Berne. »
La rue de Berne ?
« Les hommes viennent ici avec leurs épouses, et les rares
touristes, trouvant l’ambiance trop familiale, vont chercher des
femmes ailleurs. Sache danser ; si tu sais aussi chanter, ton
salaire augmentera, et la jalousie des autres filles également.
Par conséquent, même si tu possèdes la plus belle voix du
Brésil, je te suggère de l’oublier et de ne pas tenter de chanter.
Surtout ne te sers pas du téléphone. Tu dépenserais tout ce que
tu n’as pas encore gagné, ce qui se résume à fort peu.
— Mais il m’a promis cinq cents dollars par semaine !
— Tu verras bien. »
Journal de Maria, lors de sa deuxième semaine en Suisse :
Je suis allée à la boîte, j’ai rencontré un « maître de
danse » originaire d’un pays appelé Maroc, et j’ai dû
apprendre chaque pas de ce que lui – qui n’a jamais mis les
pieds au Brésil – croit être la samba. Je n’ai même pas eu le
temps de me reposer du long voyage en avion, il me fallait
sourire et danser dès le premier soir. Nous sommes six filles,
aucune n’est heureuse, aucune ne sait ce qu’elle fait là. Les
clients boivent et applaudissent, envoient des baisers et font
des gestes obscènes en cachette, mais c’est tout.
Mon salaire a été versé hier, seulement un dixième de ce
dont nous étions convenus – le reste, selon ce contrat, servira
à payer mon billet et mon séjour. D’après les calculs de
Vivian, cela prendra un an, c’est-à-dire que durant cette
période je ne peux m’enfuir nulle part.
Mais cela vaut-il la peine de fuir ? Je viens d’arriver, je ne
connais rien encore. Quel problème y a-t-il à danser sept soirs
par semaine ? Avant je le faisais par plaisir, maintenant je le
fais pour l’argent et pour la célébrité ; mes jambes ne se
plaignent pas, le plus difficile est de garder le sourire aux
lèvres.
J’ai le choix : je peux être une victime du monde ou une
aventurière en quête de son trésor. Toute la question est de
savoir quel regard je vais porter sur ma vie.
Maria choisit d’être une aventurière en quête de son trésor.
Elle laissa de côté ses sentiments, cessa de pleurer toute la
nuit, oublia qui elle était ; elle découvrit qu’elle avait la
volonté de faire comme si elle venait de naître et par
conséquent n’avait à regretter l’absence de personne. Son cœur
pouvait attendre, à présent il lui fallait gagner de l’argent,
découvrir le pays, et rentrer victorieuse chez elle.
Du reste, tout autour d’elle ressemblait au Brésil en général,
et à sa ville en particulier : les femmes parlaient portugais, ne
cessaient de se plaindre des hommes, discutaient bruyamment,
protestaient contre les horaires, arrivaient en retard au travail,
défiaient le patron, se prenaient pour les plus belles du monde,
et racontaient des histoires de princes charmants – les leurs, en
général, se trouvaient très loin de là, ou ils étaient mariés, ou
ils n’avaient pas d’argent et vivaient de leur travail à elles.
Contrairement à ce que Maria avait imaginé en voyant les
brochures publicitaires de Roger, l’ambiance était exactement
telle que Vivian l’avait décrite : familiale. Les filles ne
pouvaient pas accepter d’invitations, ni sortir avec des clients,
parce qu’elles étaient inscrites comme « danseuses de samba »
sur leurs cartes de travail. Si on les surprenait à recevoir un
bout de papier sur lequel était griffonné un numéro de
téléphone, elles restaient privées de travail pendant quinze
jours. Maria, qui s’attendait à plus de mouvement et
d’émotions, se laissa peu à peu gagner par la morosité et
l’ennui.
Les quinze premiers jours, elle quitta rarement la pension
où elle habitait, surtout quand elle eut découvert que personne
en ville ne parlait brésilien, même si elle prononçait lentement
chaque phrase. Elle fut aussi surprise d’apprendre que la ville
où elle se trouvait à présent portait deux noms – Genève pour
ses habitants, et Genebra pour les Brésiliennes.
Finalement, pendant les longues heures passées dans sa
chambrette sans télévision, elle conclut que :
a) jamais elle ne parviendrait à ses fins si elle ne savait pas
dire ce qu’elle pensait. Aussi devait-elle apprendre la langue
locale ;
b) puisque toutes ses compagnes étaient à la recherche de la
même chose, elle devait se distinguer. Pour y parvenir, elle
n’avait encore ni solution ni méthode.
Journal de Maria, quatre semaines après qu’elle eut
débarqué à Genève :
Je suis ici depuis une éternité, je ne parie pas la langue, je
passe la journée à écouter de la musique à la radio, à
regarder les murs de ma chambre, à penser au Brésil en
attendant avec impatience que ce soit l’heure de travailler, et,
quand je travaille, en attendant l’heure de rentrer à la
pension. C’est-à-dire que je vis le futur au lieu du présent.
Un jour, dans un avenir lointain, j’aurai mon billet de
retour. Je pourrais rentrer au Brésil, épouser le patron du
magasin de tissus, écouter les méchants commentaires des
amies qui n’ont jamais pris de risques et ne considèrent donc
que la défaite des autres. Non, je ne peux pas rentrer ainsi ; je
préférerais me jeter de l’avion au-dessus de l’océan.
Comme les fenêtres de l’avion ne s’ouvrent pas (d’ailleurs,
c’est une chose ci laquelle je ne m’attendais pas ; quel
dommage de ne pouvoir sentir l’air pur !), je meurs ici même.
Mais avant de mourir, je veux lutter pour la vie. Si je peux
marcher toute seule, je vais où je veux.
Dès le lendemain, elle alla s’inscrire à un cours de français
du matin, où elle fit la connaissance de gens de toutes
croyances et de tous âges, des hommes en costume aux
couleurs éclatantes, les poignets alourdis de gourmettes en or,
des femmes qui portaient en permanence un voile sur la tête,
des enfants qui apprenaient plus vite que les adultes – ne
devrait-ce pas justement être le contraire, puisque les adultes
ont davantage d’expérience ? Elle était fière de savoir que tous
connaissaient son pays, le carnaval, la samba, le football, et la
personne la plus célèbre du monde : « Pelé ». Au début, elle
voulut se montrer sympathique et s’efforça de corriger la
prononciation (c’est Pelé ! Pelééé !), mais elle y renonça,
puisqu’ils l’appelaient aussi Maria – cette manie qu’ont les
étrangers de changer tous les noms et de penser qu’ils ont
toujours raison !
L’après-midi, pour pratiquer le français, elle fit ses
premiers pas dans cette ville à double nom, goûta un délicieux
chocolat, un fromage qu’elle n’avait encore jamais mangé,
découvrit un gigantesque jet d’eau au milieu du lac, la neige –
qu’aucun habitant de sa ville natale n’avait jamais foulée –, les
cygnes, les restaurants dotés d’une cheminée (elle n’y était
jamais entrée, mais elle voyait le feu par la fenêtre, et cela lui
donnait une agréable sensation de bien-être). Elle fut aussi
surprise de s’apercevoir que les affiches ne faisaient pas toutes
de la publicité pour les montres, mais aussi pour les banques –
bien qu’elle ne parvînt pas à comprendre pourquoi il y avait
tant de banques pour si peu d’habitants et qu’elle pût constater
qu’il n’y avait pas foule à l’intérieur des agences, elle décida
de ne pas poser de questions.
Maria parvint à contenir pendant trois mois sa nature
sensuelle et sexuelle – bien connue chez les Brésiliennes –,
mais un jour celle-ci se réveilla ; elle tomba amoureuse d’un
Arabe qui suivait avec elle les cours de français. L’affaire dura
trois semaines et puis, un soir, elle décida de tout plaquer pour
se rendre à la montagne, près de Genève. Quand elle se
présenta à son travail le lendemain après-midi, Roger la
convoqua dans son bureau.
A peine avait-elle ouvert la porte qu’elle fut licenciée sans
plus de formalités pour avoir donné le mauvais exemple aux
autres filles. Roger, hystérique, déclara qu’une fois de plus il
était déçu, qu’on ne pouvait pas faire confiance aux
Brésiliennes (ah ! mon Dieu, cette manie de tout généraliser !).
Elle eut beau affirmer que son absence résultait seulement
d’une forte fièvre due à l’écart des températures, l’homme ne
se laissa pas convaincre et il déplora d’être obligé de retourner
au Brésil afin de lui trouver une remplaçante, ajoutant qu’il
aurait mieux fait d’organiser un spectacle avec de la musique
et des danseuses yougoslaves, beaucoup plus jolies et plus
fiables.
Malgré sa jeunesse, Maria n’avait rien d’une idiote –
surtout depuis que son amant arabe lui avait expliqué qu’en
Suisse le travail est très sévèrement réglementé et qu’elle
pouvait faire valoir qu’elle était soumise à une forme
d’esclavage, puisque l’établissement conservait une grande
partie de son salaire.
Elle retourna voir Roger dans son bureau et, usant cette fois
d’un français correct, elle inclut dans son vocabulaire le terme
« avocat ». Elle en sortit avec quelques insultes et cinq mille
dollars d’indemnités -une somme dont elle n’avait jamais rêvé,
tout cela grâce à ce mot magique, « avocat ». Elle pouvait
maintenant fréquenter librement l’Arabe, acheter quelques
cadeaux, prendre des photos de paysages enneigés, et rentrer
chez elle forte de la victoire tant rêvée.
Elle tomba dans une sorte de transe, dont elle émergea peu
à peu. Déjà elle n’avait plus le fouet entre les jambes. Ses
cheveux étaient mouillés par une sueur abondante ; des mains
douces lui ôtèrent les menottes et détachèrent les lanières de
cuir de ses chevilles.
Elle resta là, étendue, confuse, incapable de regarder
l’homme parce qu’elle avait honte d’elle-même, de ses cris, de
son orgasme. Il lui caressait les cheveux et haletait lui aussi –
mais le plaisir avait été exclusivement pour elle ; il n’avait eu
aucune extase.
Son corps nu se serra contre cet homme entièrement vêtu,
épuisé de tant d’ordres, de tant de cris, de tant de contrôle de la
situation. Maintenant elle ne savait pas quoi dire, comment
continuer, mais elle était en sécurité, protégée : il l’avait
invitée à atteindre une part d’elle-même qu’elle ne connaissait
pas. Il était son protecteur et son maître.
Elle se mit à pleurer, et il attendit patiemment qu’elle se
calmât.
« Qu’as-tu fait de moi ? dit-elle entre ses larmes.
— Ce que tu voulais que je fasse. »
Elle le regarda et sentit qu’elle avait désespérément besoin
de lui.
« Je ne t’ai pas forcée, je ne t’ai pas obligée, et je ne t’ai pas
entendue dire "jaune". Mon seul pouvoir était celui que tu
m’accordais. Il n’y avait aucune contrainte, aucun chantage,
seulement ta volonté ; même si tu étais l’esclave et que j’étais
le maître, mon seul pouvoir était de te pousser vers ta propre
liberté. »
Des menottes. Des lanières de cuir aux pieds. Un bâillon.
L’humiliation, plus forte et plus intense que la douleur.
Pourtant, il avait raison, la sensation était de liberté totale.
Maria était bourrée d’énergie, de vigueur, et surprise de
constater que l’homme à son côté était épuisé.
« As-tu joui ?
— Non, dit-elle. Le maître est là pour forcer l’esclave. Le
plaisir de l’esclave, c’est la joie du maître. »
Rien de tout cela n’avait de sens. C’était un monde de
fantasmes, dont il n’était jamais question dans les livres et qui
n’avait rien à voir avec la vie réelle. Elle était pleine de
lumière, et lui semblait opaque, vidé.
« Tu peux partir quand tu le veux, dit Terence.
— Je ne veux pas partir, je veux comprendre. »
Elle se leva, dans la beauté et l’intensité de sa nudité, et
remplit deux verres de vin. Elle alluma deux cigarettes et lui
en donna une. Les rôles s’étaient inversés, elle était la
maîtresse qui servait l’esclave, le récompensant du plaisir qu’il
lui avait donné.
« Je vais m’habiller puis je partirai. Mais d’abord j’aimerais
parler un peu.
— Il n’y a rien à dire. C’était ça que je voulais, et tu as été
merveilleuse. Je suis fatigué, je dois repartir demain pour
Londres. »
Il s’allongea et ferma les yeux. Maria ne savait s’il faisait
semblant de dormir, mais peu lui importait ; elle fuma sa
cigarette avec plaisir, but lentement son verre de vin, le visage
collé à la vitre, à regarder le lac et à désirer que quelqu’un la
vît ainsi – nue, pleine, comblée, sûre de soi.
Elle s’habilla, sortit sans dire au revoir, et sans que le fait
d’ouvrir la porte elle-même ait quelque importance : elle
n’était pas certaine de vouloir revenir.
Paulo Coelho