Évolution Économique Et Innovations Financières
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Évolution Économique Et Innovations Financières
Faruk Ülgen
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marchés financiers suivent une évolution qui leur est propre dont l’orien-
tation centrale est loin de l’objectif de financer les activités d’innovations
entrepreneuriales, contrairement au schéma proposé par Schumpeter, no-
tamment dans la Théorie de l’évolution économique (1934). Les changements
sur les marchés financiers montrent une évolution en faveur de nouvelles
formes d’intermédiation financière comme les fonds de pension et le capital-
investissement qui sont souvent identifiés par les phénomènes de titrisation
et d’intégration financière. Ces formes marquent le passage de la banque
traditionnelle à la banque transactionnelle alors que les activités bancaires
de hors-bilan gagnent en importance et posent la question de la stabilité
macroéconomique.
La troisième section étudie alors la portée de la thèse selon laquelle les
innovations financières, au lieu d’accompagner les innovations entrepreneu-
riales, moteur du développement économique, et d’alimenter le processus
de destruction créatrice, débouchent sur une dégénérescence des structures
de financement en faveur d’opérations spéculatives à court terme. Une telle
tendance est permise, voire renforcée, par un environnement réglementaire
qui suppose que le degré de risque des activités financières et leurs probables
effets sur la stabilité systémique peuvent être contrôlés et régulés par des
mécanismes de marché. Or, la récurrence des crises financières semble né-
cessiter une révision des principes de gestion macroéconomique des activités
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1. En effet, cette distinction permet de mettre l’accent sur une caractéristique spécifique des
innovations supposées dépendantes d’une dynamique entrepreneuriale (donc d’économie de
marché privée) dont les résultats détermineraient la trajectoire d’évolution économique d’une
manière quasi totalement endogène.
2. Bien que la conception de l’entrepreneur-innovateur que Schumpeter a adopté dans la Théo-
rie de l’évolution économique (entrepreneur-innovateur est le capitaine d’industrie, individuel et
aventurier) ne soit pas la même que celle qui est sous-jacente dans Capitalisme, socialisme et
démocratie (les innovations viennent principalement des grands groupes industriels, les trusts),
le caractère endogène et discontinu de l’évolution reste un trait dominant dans l’analyse que
Schumpeter fait du système capitaliste.
complètes et parfaites sur l’ensemble des facteurs qui seraient susceptibles d’af-
fecter l’évolution de l’économie.
La concurrence potentielle (en tant que menace sur les positions établies)
ou effective (entre les participants aux marchés à un moment donné) pous-
serait ainsi les entrepreneurs à innover afin de faire face aux limites du statu
quo. Cette dynamique, qui obligerait les entrepreneurs à innover, est donc
fondamentalement le fait de décisions décentralisées et séparées des acteurs
et n’est fondée sur aucun mécanisme de planification ou d’ordre collectif
préalable. Comme Schumpeter pense implicitement que les innovations dé-
bouchent sur des changements, des résultats qui permettent à l’économie de
faire des pas en avant dans l’amélioration des structures productives et de
la vie des individus, la destruction qu’elles génèrent est supposée positive
(créatrice). La « machine capitaliste » Schumpétérienne est une machine
de production pour les masses (Schumpeter, 2000).
Le processus de destruction créatrice a cependant besoin d’un appui
crucial pour devenir effectif. Cet appui est le financement des activités
entrepreneuriales dont l’absence signifierait l’absence de toute activité
d’innovation effective. Que ce soit dans la Théorie de l’évolution économique
(1961a) ou dans Business Cycles (1939), Schumpeter introduit la monnaie
et le marché monétaire au cœur de son analyse d’évolution économique
puisqu’il précise qu’aucune action économique ne peut être expliquée sans
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des projets à financer). Une meilleure gestion des risques sur les placements
financiers et des services de liquidité devrait alors assurer à l’économie une
meilleure utilisation des ressources de financement disponibles (peu coûteuses
et plus liquides). Le montant des fonds que les banques et autres intermédiaires
peuvent collecter sur les marchés et mettre à la disposition des emprunteurs-
entrepreneurs s’en trouve accru. Le rôle des marchés financiers est alors vu
comme un rôle de facilitation et d’amélioration de l’allocation des ressources
sur le plan microéconomique (relations entre prêteurs et emprunteurs indivi-
duels), affectant positivement la performance des firmes innovatrices.
Dans ces modèles, le développement des marchés financiers est habituel-
lement défini à partir de plusieurs critères dont les plus couramment consi-
dérés sont la profondeur, la largeur et la liquidité des marchés. La profondeur
des marchés financiers renvoie à une gamme variée de produits financiers.
Elle est supposée assurée grâce aux innovations financières dont les résultats
devraient offrir de nouveaux produits, de nouveaux processus et de nouvelles
modalités d’organisation des transactions financières. La largeur concerne le
volume des transactions traitées et le nombre d’acteurs qui interviennent sur
les marchés. Elle est liée en général à l’ouverture des marchés à la concur-
rence, à la baisse des barrières à l’entrée (souplesse du cadre juridique qui
réglemente les conditions d’entrée et d’exercice de nouveaux établissements
d’intermédiation sur les marchés bancaires et financiers). La liquidité ren-
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3. Voir Allen et Gale (2004) et Levine (2005) pour une synthèse de ces travaux et de leurs
arguments.
une interrogation non partisane sur le conflit entre la dynamique des marchés
financiers libéralisés, accompagnés par un environnement institutionnel (régle-
mentaire) permissif, et la stabilité macroéconomique qui est souvent mise à rude
épreuve dont les coûts de « réparation » deviennent de plus en plus exorbitants
à l’exemple de la crise actuelle, partie officiellement de l’économie américaine
en 2007-2008 et étendue à l’ensemble de la planète depuis.
soudains à partir de leur capital propre. Coval et al. (2009) aussi montrent
les liens entre l’activité de titrisation des banques et l’apparition des instabi-
lités financières. Dans une perspective post keynésienne, Raines et Leathers
(2011) soulignent comment l’évolution moderne des marchés financiers dé-
tériorent les conditions de financement des activités entrepreneuriales au
profit d’une financiarisation fragile des économies. En effet, l’évolution des
systèmes financiers et donc celle des innovations financières est liée à un
nouveau principe d’accumulation qui est fondé non pas sur le financement
des activités d’innovation entrepreneuriale, potentiellement créatrices d’em-
plois et productrices de richesses, mais sur la profitabilité des opérations de
titrisation des dettes variées et diverses. Ce principe se nourrit alors d’appa-
rition continue d’espaces spéculatifs, de bulles qui permettent d’assurer des
rendements élevés sur les prises de position financière. De ce point de vue, la
nature créative des innovations financières semble plus que discutable et les
déséquilibres que l’évolution des marchés financiers provoque régulièrement
nécessitent une interrogation sur les mécanismes de réglementation en vi-
gueur dans les économies ouvertes.
Dans un environnement très peu encadré, les innovations financières
contribuent à l’accroissement des vulnérabilités financières qui entrainent
tôt ou tard la sphère productive dans la crise. Qui plus est, l’évolution des
marchés ne semble pas suivre un processus d’apprentissage par expérience,
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tirées par la demande). Dans ce cadre, les investisseurs utilisent les moyens
qui sont à leur portée afin de se couvrir contre les risques sous-jacents à leurs
investissements financiers. Mais ils ne sont pas en mesure de savoir avec
exactitude la portée de ces couvertures microéconomiques en cas de difficul-
tés systémiques. Ils ne peuvent pas non plus évaluer avec précision les effets
probables des déséquilibres macroéconomiques potentiels sur leur position
individuelle.
Par conséquent, la stabilité macroéconomique ne se trouve pas dans leur
champ d’action alors qu’à travers les interdépendances croissantes et com-
plexes créées par les innovations financières modernes, leurs comportements
affectent en permanence l’évolution macroéconomique en même temps que
les déséquilibres que cette dernière rencontre augmentent les effets poten-
tiels qu’un retournement des anticipations des marchés pourrait avoir sur
les situations individuelles indépendamment de l’état de leur solvabilité res-
pective. C’est ce que Schumpeter (1939) appelle l’incapacité du capitalisme
à s’autocontrôler, à s’auto-protéger de ses excès. En considérant la crise des
années 1930, Schumpeter précise que l’intervention de la Réserve fédérale
américaine afin de réglementer les activités financières spéculatives des ban-
ques et des grandes firmes, en centralisant les opérations d’open market de
la banque centrale et en établissant l’assurance des dépôts et les contraintes
qui en découlent pour les établissements bancaires, a permis de calmer la
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Conclusion
Schumpeter a insisté dans l’ensemble de son œuvre sur l’importance de
la monnaie et des marchés monétaires et financiers dans la réalisation des
activités innovantes, source majeure de développement économique. Toute-
fois, bien qu’il n’ait pas proposé d’analyse précise et détaillée sur la nature des
innovations financières, de nombreux travaux utilisent le schéma Schum-
pétérien de destruction créatrice en le transposant à la sphère financière en
vue d’affirmer que les innovations financières pourraient être pensées à la
manière des innovations entrepreneuriales Schumpétériennes. Les conclu-
sions qui en découlent avancent le caractère positif des changements sur
les marchés financiers dans le développement économique. Les nouveaux
produits et processus, offerts sur les marchés libéralisés, permettraient aux
agents à besoin de financement d’accéder à des modalités de financement
spécifiques, flexibles et mieux armées contre les risques. Non seulement la
capacité de financement de l’économie en serait accrue mais aussi la stabilité
économique trouverait un moyen approprié moins coûteux et plus efficace
par les mécanismes privés de marché de faire face à des situations de désé-
quilibres.
Toutefois, les difficultés récurrentes observées dans les différents systèmes
financiers de par le monde dans les trente dernières années remettent en
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