Marc Villard. Raser Les Murs. Gallimard.
Marc Villard. Raser Les Murs. Gallimard.
Marc Villard. Raser Les Murs. Gallimard.
Marc Villard
nages dans leur quotidien le plus trivial comme dans leurs
instants les plus tragiques. Sur fond de jazz, il nous em-
mène là où la violence sociale entraîne parfois la violence
physique – des bas-fonds du dix-huitième arrondissement
de Paris au Nouveau-Mexique, entre le jour et la nuit. Pen-
dant que certains mènent l’enquête, d’autres ont quelque
chose à fuir.
Ces hommes et ces femmes prouvent s’il en est besoin que
l’échec n’est jamais magnifique. Marc Villard leur redonne
une dignité qu’ils ont oubliée.
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JOELLE
LOSFELD
EDITIONS
b o b dy l a n
A Hard Rain’s A-Gonna Fall
Le Brady
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descendre la rue du Faubourg-Saint-Denis pour avaler un
repas minimal dans une gargote du boulevard. Des Syriens et
des Kurdes y sont installés. Mais avant cela, il doit éviter les
deux macs italiens qui se portent vers lui.
Sami saute sur les premières marches d’un escalier tordu
plongeant vers des poubelles agonisantes. À cette heure,
quelques touristes se pressent encore vers la gare. Il les évite
et se faufile dans l’ombre d’un café à la devanture tirée. Une
fille passe en pleurant devant un mur en planches qui propose
les derniers films de revenants, déclencheurs de transes chez
les gosses du quartier. Les deux hommes sont déjà sur lui.
Sami fauche le plus gros des deux d’un balayage du pied et
plante son petit couteau dans le dos du tatoué. Pendant qu’ils
se prennent à couiner, il hésite. Continuer à descendre ou
revenir vers la gare pour se terrer dans le vestiaire désaffecté ?
Il repousse d’un coup de pied le gros qui se relevait, fait volte-
face et dégringole le boulevard de Strasbourg.
Il traverse en courant la rue Jarry, un camaïeu de gris
évoquant la RDA pendant un discours d’Honecker. Un semi-
remorque égaré passe sous son nez. Il entend le chauffeur
hurler dans sa cabine sur la voix d’Angèle en second rideau.
Il passe devant trois sans-abri, enveloppés dans des cartons,
qui se réchauffent devant deux pneus en flamme. Puis il
aperçoit l’enseigne lumineuse du Brady et ce mot merveil-
leux, « Cinéma ». Deux clochards hésitent, ils ont sommeil et
ils s’en fichent du programme. « C’est pas un film de cul ? »
dit l’un. « Non, c’est des mecs en moto. » Ils entrent en haus-
sant les épaules pendant que Sami se glisse dans le groupe des
retardataires. Il a encore vingt-cinq euros en poche. Les deux
clochards essaient de marchander le prix de l’entrée. « Allez,
Rachid, une place pour deux. — Faites pas d’histoires, les
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gars, c’est pas moi le patron », répond le caissier. Sami paie sa
place et pénètre dans la première salle de projection. Le noir
est total et, en relevant la tête, il percute le chopper de Dennis
Hopper. Les phares de la moto dépassent une station-service
puis éclairent un motel qui indique « libre » sur un panneau
lumineux. Le gérant des lieux apparaît à la porte pendant que
Peter Fonda hausse la voix : « Hé, vous avez une chambre ? »
Dans la salle, le dernier rang est pris d’assaut par trois
clochards, deux sans-abri immigrés ainsi qu’une prostituée
fatiguée qui fait reposer ses pieds fragiles. Sami se laisse glisser
sur un siège deux rangs plus en avant, à côté d’une fille blonde
dont il ne distingue pas le visage.
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à Jourdain. Mais, depuis, le père a été licencié et le rembour-
sement aux échéances a entraîné la famille dans une préca-
rité pénible. Claire Steiner, la banquière, n’est qu’une salariée
mais le gosse opère à l’arrache un transfert et murmure entre
ses dents « salope ». Le temps passe ainsi, notamment avec Jack
Nicholson qui monopolise déjà l’écran avec sa grande gueule.
Pendant que défile le générique, Sami se penche vers Claire,
sa voisine blonde.
— On peut rester pour le film suivant ?
— Non, le cinéma n’est plus permanent. Vous n’êtes pas
du quartier ?
— Je suis syrien.
— Sans papiers, alors, comme on dit dans les journaux.
Pourquoi vous voulez rester dans la salle ?
— J’étais à la gare de l’Est et des petits truands m’ont
attaqué. J’ai un peu peur de sortir.
— Vous parlez bien français pour un Syrien.
— J’étais prof de français à Lattaquié.
— Je descends vers Château-d’Eau. Si vous voulez, je peux
marcher derrière vous et regarder si vous êtes suivi. Ils sont
sûrement partis, non ?
— D’accord, on fait comme vous dites.
C’est une jeune femme de trente ans, blonde donc, avec
un bandeau noir dans les cheveux et une doudoune bleue en
plumes. Elle porte aussi un jean. Pendant qu’ils gagnent la
sortie, Julien apparaît dans la salle et enfonce son bonnet en
laine sur ses cheveux bouclés. Il tape en passant dans la main
de Rachid en susurrant « mon frère » et sort sur le boulevard
humide.
Dans la lumière de l’entrée, Sami regarde bouger les lèvres
de Claire et note la couleur amarante de son rouge à lèvres.
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Sur le trottoir qui fait face au Brady, un motard sans âge
déplace lourdement une Ducati. Sur le réservoir on peut lire
« J’aime Elvis » dans une typo alambiquée. Les jeunes gens
commencent à descendre le boulevard de Strasbourg qui
mène au métro Château-d’Eau. Cent mètres plus loin, Claire
se porte aux côtés du Syrien.
— Je n’ai vu personne. Je rentre dîner chez moi, vous avez
faim ?
— Mais vous ne me connaissez pas !
— C’est vrai. Racontez-moi votre histoire et je me déci-
derai après.
— D’accord. J’habitais Lattaquié avec ma sœur et mes
parents. Nous étions pris entre Daech et l’armée de Bachar
el-Assad. Avec ma sœur, Nawal, nous avons décidé de partir
pour l’Europe. Mes parents avaient vécu toute leur vie à Latta-
quié, ils sont restés. C’est toute une aventure et ça coûte cher.
Nous avons passé quelques mois en Grèce puis j’ai voulu me
rapprocher de la France car je connais la langue. Nous avons
débarqué en Italie, à Tarente. Et là, les passeurs, syriens ou
non, soutirent de l’argent aux réfugiés et ils essaient de prendre
les filles pour la prostitution. Je passe les détails mais dans une
bagarre pour protéger ma sœur, j’ai tué un homme mauvais
qui voulait qu’elle soit prostituée. Depuis, ses acolytes essaient
de me retrouver. Ce n’est plus pour l’argent qu’ils ont perdu
mais par vengeance. Ça peut durer longtemps.
— Et votre sœur ?
— Elle a rencontré une famille syrienne qui montait vers
Ostie, près de Rome. Elle est restée avec eux. Ici, en France,
comme je parle votre langue, c’est plus facile pour moi.
— Des pâtes avec du saumon ?
— Ah oui, j’aime ça.
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L’appartement de Claire est situé rue du Château-d’Eau, à
droite du boulevard, au-dessus d’un coiffeur pour femmes qui
est en train de fermer. Les Africaines qui réclament souvent
des tresses ont l’habitude de se faire coiffer le soir. Deux rabat-
teurs glandouillent devant la porte et saluent Claire d’un
hochement de tête. À cinq mètres de l’entrée, un chat mord
les jantes d’une roue de bicyclette. Samir lève les yeux sur la
façade et note la présence d’une affiche avec palmiers langou-
reux vantant les Maldives. Le logement de la jeune femme est
en fait un deux-pièces bien tenu. Elle fait asseoir Sami dans le
salon et, pendant qu’il contemple le dos des livres de la petite
bibliothèque, s’installe dans la cuisine pour faire bouillir ses
pâtes. Elle a fixé au mur une affiche ancienne de L’argent de la
vieille et une photo de la maison de ses parents, en Normandie.
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— Oui. Je parle un peu anglais, aussi.
— Et tu comptes faire quoi en France ?
— En ce moment, je fais la plonge dans un restaurant. Je
pense surtout à rester vivant. Ma sœur fait des ménages chez
des Italiens, à Rome, je passerai la voir bientôt. S’il y a plus de
possibilités en Italie qu’en France, je resterai à Rome. C’est
quoi, cette coupe ?
Disant cela, Sami indique une coupe de métal argenté posée
sur la petite cheminée du living à côté d’un cadre supportant
une photo de Claire en short blanc, Adidas aux pieds.
— Je fais de la course à pied avec le groupe bancaire qui
m’emploie. Plutôt du demi-fond. Ce jour-là, à Drancy, j’ai
gagné le 2 000 mètres devant une fille du Crédit Lyonnais.
— Mais tu t’entraînes où ?
— Au stade Charléty. Deux soirs par semaine.
Le temps passe, tranquille, et la bouteille de calvados, un
cadeau du père de Claire, se vide peu à peu. C’est au troisième
verre d’affilée que Sami se lance en posant ses lèvres sur celles
de la jeune banquière. Elle n’est pas farouche et les Syriens ne
lui font pas peur.
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un magasin de journaux présentement fermé et se glisse
dans le renfoncement de l’entrée. Puis, durant cinq minutes,
il contemple la rue qui s’éteint et deux poivrots occupés, au
ralenti, à gagner le boulevard.
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Chinois attablés dans une gargote sans âge, occupés à boire du
saké en prononçant deux mots toutes les cinq minutes. Non,
Julien ne voit rien de tout cela. Il fait une régression expresse,
cherche l’odeur de sa grand-mère, celle de son oreiller, la
couverture du premier Astérix. Il a tué un mec et il doit rentrer
quelque part, mais où ? Sûrement pas chez lui. Il court donc et
perçoit maintenant un martèlement dans son dos. La blonde
à moitié nue avance vers lui à cent mètres, calme et droite.
C’est une malédiction. En retrait, Claire allonge sa foulée en
pleurant. Il y a dans cette conjonction d’événements comme
le raccourci d’un monde finissant où une femme éperdue s’ac-
croche à un moment de bonheur fugace. Un adolescent enrage
contre la vie et sait qu’il n’a plus rien à espérer des dix ans à
venir. Et dans une chambre écarlate, un homme continue de
fuir la mort, en appelant dans un souffle des secours qui n’arri
veront jamais. Certains appellent ça la condition humaine.
Gladys
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on la dit gracieuse et son teint métissé plaît aux hommes. Elle
chante d’une voix rauque, émouvante et charnelle.
Le paquebot qu’ils empruntent à Fort-de-France est sous
pavillon anglais. Au deuxième jour, Gladys comprend que
Simon est un joueur de poker invétéré. Charmant mais joueur.
Pendant qu’il perd de l’argent sur le pont inférieur, elle dévore
Chateaubriand dans sa cabine. Le matin du quatrième jour de
mer, un officier vient la chercher et la conduit devant le cadavre
de Simon qui gît près d’une chaloupe, un couteau planté dans
le ventre. Son portefeuille et son argent ont disparu.
La jeune femme, bouleversée, comprend qu’elle n’est pas
mariée, qu’elle ne possède plus rien et que l’homme qui devait
changer sa vie est mort. Elle passe les derniers jours de mer
recluse, épouvantée et paumée.
Celui qui l’a remarquée se nomme Escobar. Il fume des
cigares cubains et porte une cravate peinte représentant un
taureau. Il lui tient compagnie quand elle met le nez sur le
pont et s’offre à l’aider pour les obsèques de Simon. À l’accos-
tage du paquebot dans le port du Havre, il prend les choses en
main et achète deux billets de train pour Paris.
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Raser les murs
SDF, prostituées, migrants, voleurs sont les héros et les
héroïnes de ces neuf nouvelles.
Histoires de meurtre, de règlements de compte ou de mains
tendues, Marc Villard saisit – sans aucun misérabilisme et
avec l’empathie qui caractérise son œuvre – ces person-
Marc Villard
nages dans leur quotidien le plus trivial comme dans leurs
instants les plus tragiques. Sur fond de jazz, il nous em-
mène là où la violence sociale entraîne parfois la violence
physique – des bas-fonds du dix-huitième arrondissement
de Paris au Nouveau-Mexique, entre le jour et la nuit. Pen-
dant que certains mènent l’enquête, d’autres ont quelque
chose à fuir.
Ces hommes et ces femmes prouvent s’il en est besoin que
l’échec n’est jamais magnifique. Marc Villard leur redonne
une dignité qu’ils ont oubliée.
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