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Les Nuages Du Passée

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2022 15:13

Spirale
arts • lettres • sciences humaines

Le roman contre l’Histoire


Le siècle des nuages de Philippe Forest, Gallimard, 555 p.
Maïté Snauwaert

Numéro 238, automne 2011

URI : https://id.erudit.org/iderudit/65496ac

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Éditeur(s)
Spirale magazine culturel inc.

ISSN
0225-9044 (imprimé)
1923-3213 (numérique)

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Citer ce compte rendu


Snauwaert, M. (2011). Compte rendu de [Le roman contre l’Histoire / Le siècle
des nuages de Philippe Forest, Gallimard, 555 p.] Spirale, (238), 82–83.

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ROMAN

Le roman contre
l’Histoire PAR MAÏTÉ SNAUWAERT

LE SIÈCLE DES NUAGES de Philippe Forest


Gallimard, 555 p.

The word « history » comes from an ancien nançant rétrospectivement


Greek verb íî meaning « to ask ». et « depuis le confort d’un
One who asks about things — about their improbable futur » (l’expres-
dimensions, weight, location, moods, sion revient à plusieurs
names, holiness, smell — is an historian. reprises) ce qui n’était que
But the asking is not idle. It is when you chaos, désordre et improvi-
are asking about something that you rea- sation, aléas ou encore déci-
lize you yourself have survived it. sions prises par intérêt par
— Anne Carson, Nox quelques-uns, et qu’un
regard surplombant s’ef-

L e dernier roman de Philippe Forest, Le


siècle des nuages, se présente comme
une vaste hypothèse biographique sur la
force pourtant d’évaluer à
l’aune de catégories méri-
toires comme la volonté, la
vie du père de l’auteur. Le narrateur pro- politique. Pourtant, dans le
cède d’une façon déductive, tâchant d’ex- temps où se vivent des vies
traire des morceaux de l’identité officielle d’hommes au point qu’elles
ce qu’a pu être, probablement mais sans s’agencent en Histoire, y
certitude, l’identité intérieure de cet auront seuls présidé des
homme qu’il avoue si peu connaître. Ce enchaînements improba-
n’est donc pas son affect, extrêmement bles ou trop probables, sans
effacé, qui guide le récit, mais une recons- qu’on puisse à quelques
titution laborieuse. Par là, Philippe Forest exceptions près parler véri-
poursuit le travail de critique de la biogra- tablement de courage et
phie qui est le sien depuis le début de son encore moins de mérite. La
œuvre de romancier. Pas d’effet de dissi- position n’est pas cynique,
mulation ou de ces détours et masquages car tout ne se vaut pas au
identitaires qui sont le propre de l’autofic- sein de ces décisions, fus-
tion, mais aucune garantie non plus, de sent-elles peu éclairées, puisque privées, de faire valoir le caractère imprévu de ce
sorte qu’aucune prétention de vérité lorsqu’elles sont prises à partir de ce que vivent les humains, individus ou
n’émane de ce portrait lacunaire et au « recul de l’Histoire » que nous avons pour groupes, depuis l’engagement dans un
fond assez peu attachant. L’accent est mis les juger. En partie sans doute pour métier ou une carrière, y compris militaire,
sur le caractère aléatoire du destin d’un dédouaner son père de ne pas avoir été un jusqu’à l’engagement des nations dans la
« lui », présenté comme l’application d’une de ces précurseurs, de ces éclaireurs du guerre, et dont les lourdes conséquences
volonté et d’une obstination qui, mises siècle qui en auraient saisi par avance les définiront ce qu’on appellera une vie ou ce
ensemble, pourraient avoir nom de voca- enjeux et les erreurs, Forest insiste plutôt qu’on appellera Histoire.
tion ; en même temps que le résultat d’un sur la fausseté prétentieuse qu’il y a à se
jeu de circonstances absolument fortuit. servir du recul de l’Histoire pour revoir et,
aujourd’hui singulièrement, réviser ce que
UNE HISTOIRE DU XXe SIÈCLE
fut l’Histoire du XXe siècle. Particulièrement intéressante et néces-
CRITIQUE DE LA saire est à ce titre la « revisite » par Forest
MONUMENTALITÉ Ainsi la même critique organise-t-elle la de la période d’Occupation en France, dont
DE L’HISTOIRE conception de l’Histoire avec un grand H il reste beaucoup à dire, et qu’il présente
C’est aussi bien l’Histoire qui se voit ainsi et celle de l’histoire minuscule des comme un épisode de mollesse et de
mise en cause comme vaste récit ordon- hommes. Dans les deux cas, l’auteur tente vague, d’indécision et d’incertitude du

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point de vue de la population, du moins monde à venir devient l’un des symboles construire une histoire, voire un tombeau,
pour cette classe moyenne supérieure de les plus sûrs que l’acquisition d’une puis- qui ait pour arrière-fond la chronique de
province qui, dans la zone non occupée, est sance physique supplémentaire et le gain l’aviation. Mais celle-là, bien qu’elle lui soit
dans un premier temps moins directe- d’un pouvoir inédit contre la pesanteur — étroitement liée, se déroule à côté de celle-
ment touchée. La forte polarisation à condition de l’homme — ne peuvent ci. Présenté comme un personnage en
laquelle nous ont habitués les innom- résulter qu’en des déchirements plus retrait, d’une efficacité toujours discrète, le
brables reconstitutions de cette période se atroces qui l’éloignent davantage de son père devient cet homme qui semble être
voit ici contestée par un modèle plus humanité. passé à côté de sa propre vie. Sans doute
faible, mineur, qui dit la honte de la colla- est-ce l’enjeu de l’entreprise, et c’est là
boration mais aussi l’absence plus géné- qu’elle rejoint le plus justement l’ensem-
rale de discernement d’une population
UNE HERMÉNEUTIQUE DU ble de l’œuvre de Forest, en montrant où
qui n’est pas devenue en une nuit politi-
VIVRE EN MODE MINEUR cette conviction prend naissance : la vie
quement conscientisée et pour qui les Dans le portrait de cet homme et des n’est pas quelque chose qui se possède,
nœuds du conflit sont parfois loin bien conflits politiques dont il a été le témoin seulement quelque chose avec quoi, par-
que, par la radio, l’information entre dans plutôt que l’acteur, dans celui des innova- fois, on coïncide.
toutes les maisons. Ce portrait de la France tions technologiques dont il a été l’acteur
que l’auteur dessine à travers l’histoire quoique en partie fortuit, le père apparaît Après avoir écrit sur des vies infiniment
modeste d’une famille de province, la au fond comme le produit de son époque, signifiantes, même lorsque, comme avec le
sienne, c’est celui des gens du milieu, ni l’échelle de sa vie, masculine, calquée sur poète japonais Issa, il s’agissait de montrer
farouchement progressistes ni idéologi- le choix d’une carrière avec laquelle il s’est qu’elles n’étaient exemplaires qu’à être
quement réactionnaires, porteurs de tout entier confondu. Le roman évoque « comme la nôtre sans savoir ni secours »,
valeurs traditionnelles qui n’étaient pas, ainsi Les années d’Annie Ernaux (2008), où l’auteur fait le récit de quelqu’un d’ano-
avant le conflit central du XXe siècle, à ce se lisait à travers l’histoire d’une femme nyme, qui n’a pas même pour lui —
point dichotomiques. Ce n’est pas un plai- en quelque sorte statistique une histoire comme les figures des fictions biogra-
doyer, non plus qu’une accusation ; plutôt au féminin du XXe siècle français. L’éthos phiques contemporaines dont les Vies
un enregistrement, plus lucide que désil- temporel qui se dégage du Siècle des minuscules de Pierre Michon sont deve-
lusionné, qui tente de rendre à chacun — nuages est similaire qui montre un temps nues le modèle — une humilité sociale
à travers la figure en quelque sorte statis- des années rapide, vivace, subjectif, que l’écriture pourrait transfigurer en
tique de ce père — la chance qu’il a eue ou fuyant mais vécu comme une progres- légende. La conséquence est double :
non d’être un héros ou un lâche, de faire sion, sinon comme un progrès. Il ajoute d’une part, l’ensemble de l’histoire du
l’Histoire ou de la regarder passer. toutefois un autre pendant qui est le père, comme d’ailleurs des parents, nous
temps du siècle, monumental et pesant semble infiniment désuète et lointaine,
Ainsi Le siècle des nuages est-il d’abord une en dépit même de la critique de la monu- organisée en son centre par une absence
histoire du XXe siècle, entremêlée à celle de mentalité de l’Histoire qui est explicite- profonde, qui dresse le portrait d’une vie
l’aviation que l’auteur présente comme le ment celle du roman. comme « épreuve vaine du temps ». D’autre
paradigme de ce siècle. Avec lui s’est ter- part, s’entérine par là, à revers de celle du
miné un rêve : celui de pouvoir élever Le siècle des nuages offre avec les précé- légendaire contemporain, la seule leçon
l’homme dans les airs, l’un des derniers dents romans de l’auteur un contraste du père : il n’y a pas de leçon. « Ne leur
rêves à s’ajuster encore aux mythes majeur, et c’est l’absence de lien entre le léguant rien : aucune vérité, aucun pré-
antiques, et s’est éteint cet homme qui narrateur et son sujet. Elle peut, étant cepte pour guider leur existence. Ou plutôt :
pour lui l’incarna, décédé en 1998. À la donné l’objet du portrait, sembler polé- leur léguant ce “rien” qui est la seule chose
façon du Bruit et la fureur de Faulkner, le mique. On retrouve bien dans le texte le qu’un père puisse transmettre à ses fils. Nul
roman propose pour titres de ses chapi- motif de la reprise, organisateur des enseignement sinon celui, silencieux, qui
tres des dates, qui, échelonnées de 1903 à ouvrages antérieurs et qui est un motif du oblige ceux-ci à refaire eux-mêmes et pour
1998, entrecroisent celles marquantes de lien. Mais la poétique intertextuelle s’est leur propre compte la vaine et perpétuelle
l’invention aéronautique et de l’histoire détendue qui tenait les personnages entre expérience inchangée de la vie. »
paternelle. Mais si ce siècle est paradoxal eux (L’enfant éternel), les attachait à des Rejoignant toute l’éthique de l’œuvre de
et douloureux, c’est qu’il est celui de la réa- figures de ressemblance puisées dans Forest, ce dernier roman reconduit la
lisation du rêve — voler, l’un des plus vieux l’histoire littéraire (Sarinagara), ou alimen- « morale » sans morale d’une liberté radi-
rêves de l’homme — et celui du saccage tait la relation d’amour, fût-elle intermit- cale, où chacun a à charge la responsabi-
même de ce rêve, la traversée de l’air tro- tente et saccadée (Le nouvel amour). Le lité de sa vie. Jusque dans l’insolite du
quant presque aussitôt sa légèreté rêvée récit, impersonnel à l’extrême, met en désarroi où cette pensée nous laisse,
pour le largage de bombes, autorisant les scène le plus minimalement du monde le chaque vie doit s’inventer, et ce sont donc
plus grands carnages de l’histoire. La puis- narrateur, comme s’il lui importait de lais- les vies particulières qui indéfiniment
sance de feu de la Luftwaffe et l’héca- ser toute la place à cette stature de géant demandent une herméneutique. Tandis
tombe d’Hiroshima sont ainsi les émi- de l’aviateur, figure d’un autre temps et que l’Histoire, même lorsqu’elle devient
nents et désastreux exemples de cette qui en fut en quelque sorte à ses yeux politique, n’est peut-être que l’assemblage
conquête du ciel et de son règne sur la l’entier dépositaire. Faute d’un alter ego maladroit de ces vies, en partie contin-
terre, la double déchéance d’Icare. Ce qui littéraire, le père devient ce monument à gent, précisément parce que ne l’organise
se présentait comme le progrès d’un la mémoire duquel revient au fils de aucun récit.

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