Soufisme Et Spiritualité - Module4 - Le Soufisme Au Quotidien
Soufisme Et Spiritualité - Module4 - Le Soufisme Au Quotidien
Soufisme Et Spiritualité - Module4 - Le Soufisme Au Quotidien
quotidien
Eric Geoffroy
PID_00159340
© FUOC • PID_00159340 Le soufisme au quotidien
Aucune partie de cette publication - design général et couverture compris - ne peut être copiée,
reproduite, stockée ou transmise par quelque procédé que ce soit, aussi bien électrique que chimique,
mécanique, optique, de gravure, de photocopie ou par d'autres moyens, sans l'autorisation écrite
des titulaires du copyright.
© FUOC • PID_00159340 Le soufisme au quotidien
Sommaire
1. Maître et disciple............................................................................... 5
1.1. Une relation exigeante ................................................................ 6
1.2. La vénération .............................................................................. 7
1.3. Un seul maître ............................................................................ 8
1.4. Une seconde naissance ............................................................... 8
1.5. La psychologie soufie ou de la « science de l'âme » .................... 10
1.6. Succession et délégation de l'autorité ......................................... 12
1. Maître et disciple
En ce sens, les différents cheikhs soufis ont tous conscience de puiser leur
influx spirituel (baraka) chez le Prophète ; ils ne font que le représenter dans
cette humanité post-prophétique. Un auteur mystique a comparé les maîtres
soufis à autant de lunes, qui réfléchissent sur terre la lumière du soleil qu'est
le Prophète.
© FUOC • PID_00159340 6 Le soufisme au quotidien
(1)
« C'est par Dieu qu'on connaît les maîtres et non par les maîtres qu'on connaît Le maître soufi est en général
appelé shaykh ; en Iran et dans le
Dieu », cette affirmation d'Ibn 'Arabî (m. 1240) ne dispense pas le novice de
sous-continent indien il porte le
se mettre en quête d'un maître. Le parcours de la Voie, c'est-à-dire le périple titre de murshid ou de pîr.
(2)
« Le rattachement à tel ou tel maître ne sert à rien » ; « il faut chercher seul et Kharaqânî. Paroles d'un soufi. Pa-
e ris, 1998 (p. 65).
en soi-même » : ces formules abruptes de Bahâ' al-Dîn Naqshband (XIV siècle)
ne doivent pas tromper, car elles ne visaient qu'à ébranler le conformisme qui
sévissait dans le soufisme de son époque (Kharaqânî2). Et si des disciples d'Ibn
'Arabî ont vu dans la seule lecture de ses œuvres un support de réalisation
suffisant, celui-ci revient à plusieurs reprises sur la nécessité, pour le commun
des aspirants, de prendre un maître. Durant les premiers siècles de l'islam,
remarque un cheikh, la fonction de maître éducateur ne s'imposait pas car
les musulmans étaient encore immergés dans la présence prophétique. Par la
suite, ce sacerdoce est devenu nécessaire.
(3)
La relation de maître à disciple trouve un autre archétype dans la rencontre de Suhrawardî. 'Awârif. Beyrouth,
1983 (p. 409).
Moïse avec Khadir, personnage énigmatique dont la vie est prolongée jusqu'à
la fin des temps et dont la fonction est d'initier les prophètes et les saints. Dans (4)
'Abd al-Qâdir Jazâ'irî. Le Livre des
le récit qu'en fait le Coran, Moïse montre tant d'impatience à saisir le sens haltes, trad. M. Lagarde. Leiden,
du comportement de Khadir que celui-ci décide de prendre congé de lui. Ce 2000 (I, 562-565).
message doit servir de leçon à tout novice : la relation initiatique est fondée
Voir aussi
sur la soumission� totale� du� disciple� au� maître (Suhrawardî3, Jazâ'irî4). Le
but n'est pas d'asservir le disciple, mais de le rendre « transparent », afin qu'il On a vu l'histoire de Khadir
dans le chapitre La�Loi�(Sha-
puisse être investi par l'état spirituel de son maître. L'égo du novice, en effet, ria),�la�Voie�(Tarîqa)�et�la
s'érigeant en perpétuel interrogateur − pourquoi ceci, comment cela ? −, fait Réalité�(Haqîqa)
retrouve dans tous les livres de soufisme. Ghazâlî emploie une autre image : Ghazâlî. Ihyâ' 'ulûm al-dîn.
le disciple doit s'attacher à son maître « comme l'aveugle qui marche au bord Beyrouth, 1983 (III, 65).
d'un fleuve ».
1.2. La vénération
Pour que cette soumission au cheikh soit efficiente, le disciple doit être
convaincu que son maître est parvenu à la perfection spirituelle. Il doit le
considérer comme un pôle, un aimant autour duquel il est comme en orbite.
C'est en ce sens que de nombreux cheikhs laissent entendre que le maître est
la véritable qibla (direction de La Mecque). Certaines voies ont d'ailleurs mis
au point des techniques d' « orientation » du disciple vers son cheikh. Chez
les Naqshbandis, la râbita établit un « lien » d'amour, qui crée une sorte de
communication « télépathique » entre l'un et l'autre : le disciple se concentre
mentalement sur l'image de son cheikh pour arriver à un état de ravissement
extatique (jadhba) qui l'arrache à ce monde. Les exotéristes, et même certains
soufis, reprochent à cette méthode de confiner à l'idolâtrie, car lorsque le dis-
ciple se figure intérieurement son cheikh tout en invoquant Dieu, est-ce qu'il
n'« associe » pas (shirk) un être humain à la divinité ? Les défenseurs de la
râbita invoquent des versets coraniques : « Ô vous qui croyez ! Craignez Dieu
et recherchez les moyens d'aller vers Lui ! » (Coran, V, 35) ou « Ô vous qui
croyez ! Craignez Dieu et soyez avec les êtres véridiques ! » (Coran, IX, 119). Ils
s'appuient encore sur ce hadith : « Les meilleurs d'entre vous sont ceux qu'on
ne peut voir sans se souvenir immédiatement de Dieu ».
(5)
La vénération du soufi pour son cheikh n'est qu'un support, qui témoigne de Ibn 'Atâ' Allâh. La sagesse des
maîtres soufis, traduction et com-
celle qu'il porte au Prophète et de l'adoration qu'il voue à Dieu. Pour autant,
mentaire d'E. Geoffroy, Paris, 1998
les critiques des exotéristes se conçoivent aisément lorsqu'elles visent des dis- (p.113).
ciples se prosternant devant leur cheikh, ce qui a dû se produire. Les maîtres
authentiques condamnent également ce type de comportement, même s'ils
peuvent en justifier la symbolique ; ils rappellent que le guide spirituel n'est
que « prémuni » (mahfûz) contre les péchés, tandis que le prophète jouit de
l'impeccabilité ('isma). Les exotéristes ont critiqué une autre attitude qui prête
© FUOC • PID_00159340 8 Le soufisme au quotidien
(6)
Le disciple peut côtoyer plusieurs maîtres avant de s'attacher à l'un d'entre A. Bouyerdene (2008). Abd el-
Kader - L'harmonie des contraires.
eux. Des affinités d'ordre très subtil semblent déterminer son choix, bien qu'en
Paris (p. 188).
réalité l'aspirant ou même le disciple confirmé, ne choisisse rien : « Cela fait
vingt ans que je t'attends », dit le cheikh al-Fâsî à l'émir Abd el-Kader qui (7)
Sha'rânî (1985). al-Anwâr al-
6 qudsiyya. Beyrouth : Maktabat al-
se présente à lui pour la première fois (Bouyerdene ). Un malade suivant les ma'ârif (I, 187).
traitements de plusieurs médecins a peu de chance de guérir. De même, le
disciple animé d'une véritable aspiration spirituelle (himma) prêtera obédience
à un seul maître. À l'instar de la paternité charnelle, la paternité spirituelle est
exclusive. « Le disciple qui a deux maîtres est comparable à une femme qui est
entre deux hommes », affirme un adage. Un cheikh osait cette comparaison :
« De même que Dieu ne pardonne pas qu'on adore autre que Lui, l'amour que
l'on porte à son maître ne permet pas qu'on associe à celui-ci un autre maître »
(Sha'rânî7). Un soufi peut être affilié à plusieurs confréries, mais il n'aura de
véritable lien initiatique qu'avec un seul maître.
(8)
Comme dans toute initiation, l'adepte passe par le double processus de la mort Ibn 'Atâ' Allâh. La sagesse des
maîtres soufis, traduction et com-
et de la renaissance. Ce protocole ne peut être observé que sous la conduite
mentaire d'E. Geoffroy, Paris, 1998
d'un cheikh qui « éduque » le disciple du début à la fin. Après l'« enfance » (p. 294-295).
du disciple viendra sa maturité, la « virilité » spirituelle (rujuliyya) : les femmes
© FUOC • PID_00159340 9 Le soufisme au quotidien
8
ont bien sûr accès à ce degré de réalisation ('Atâ' Allâh ). Tous les novices, ce-
pendant, n'arrivent pas au bout de l'initiation. Avant même d'accepter de diri-
ger une personne, le cheikh évalue donc si celle-ci présente les prédispositions
nécessaires et si elle est prête à payer le prix de l'initiation. Selon Sha'rânî, c'est
là une condition nécessaire : il ne faut pas brader la Voie, dans l'intérêt même
du disciple. Certains cheikhs éconduisent des aspirants ou les font attendre.
Par le passé, une période probatoire s'imposait, allant de quarante jours à trois
ans, mais le maître était seul juge.
Pour ceux qui s'engagent réellement sur la Voie, la période de noviciat peut
être longue. Chez les Mevlevis, disciples de Jalâl al-Dîn Rûmî (m. 1273), le
nouveau venu devait passer mille et un jours au service de la communauté,
pendant lesquels il se livrait à toutes sortes de tâches (nettoyage des lieux d'ha-
bitation, cuisine...). Certains maîtres sont les premiers à s'y plier. De nombreux
textes soufis relatent que des aspirants ont pour la première fois vu le cheikh
alors qu'il était en train de balayer les communs ou de laver les latrines de la
zâwiya. Ghazâlî lui-même, la « preuve de l'islam », aurait effectué ces humbles
besognes.
(9)
Dans le passé, l'éducation (tarbiya) était parfois rigoureuse. On rapporte que Sha'rânî (1985). al-Anwâr al-
qudsiyya. Beyrouth : Maktabat al-
tel maître frappait ses disciples avec un bâton au point de leur rompre les os ou
ma'ârif (I, 173).
les assoiffait jusqu'à ce qu'ils obtiennent l' « illumination » (fath). Tel autre en-
voyait son jeune disciple chez un cheikh lointain qui lui donnait une gifle sal-
vatrice. Ces épreuves ne sont qu'un moyen, puisque l'éducation spirituelle n'a
pas pour but d'épuiser le disciple, mais de le conduire à Dieu. C'est l'amour qui
détermine la relation initiatique, « Le disciple doit pouvoir jouir des paroles
que lui adresse son cheikh autant qu'il jouit pendant l'acte sexuel » (Sha'rânî9).
est souvent présenté comme une « mère nourricière » qui donne le sein et le
disciple accompli est décrit comme « sevré ». Un cheikh du XXe siècle donnait
littéralement la bouchée à ses disciples.
(10)
L'éducation spirituelle emprunte divers canaux. Seuls certains cheikhs dé- Ibn 'Atâ' Allâh. La sagesse des
maîtres soufis, traduction et com-
livrent un enseignement doctrinal explicite, car l'état spirituel du maître a plus
mentaire d'E. Geoffroy, Paris, 1998
d'efficience que sa parole ou sa plume. L'initiation se fait parfois à l'insu du (p. 113.
disciple, par la vertu du silence, car « celui qui ne tire pas profit du silence des
maîtres ne peut tirer profit de leurs paroles ». Le regard du maître prolonge
en quelque sorte celui du Prophète sur ses Compagnons, qui a pour source
le regard de Dieu sur Sa création : « Heureux ceux qui m'ont vu et heureux
ceux qui ont vu ceux qui m'ont vu ». Les grands saints du passé, dit-on, pou-
vaient par leur simple regard amener tel ou tel à la sainteté : « Par Dieu, dit
l'un d'entre eux, il me suffit de diriger une seule fois mon regard sur un être
pour lui accorder la plénitude spirituelle » ('Atâ' Allâh10). À la différence d'un
simple « directeur de conscience », le cheikh transmet à ses disciples − et par
leur intermédiaire, à toute la création − le fluide spirituel (baraka) dont il est
le dépositaire.
(11)
Si le maître soufi n'a pas vocation à enseigner la Loi exotérique, il s'y prête Sha'rânî (1985). Durar al-
ghawwâs. Le Caire : Dar al-Ma'rifa
souvent car, dans bien des cas, il appartient au monde des ulémas. Un cheikh
(p. 94).
du XVIe siècle affirmait que le guide spirituel doit connaître tous les statuts de
la Loi islamique, mais il entendait sans doute par là qu'il devait les connaître
par « dévoilement » spirituel (Sha'rânî11). Selon les règles communes, le maître
peut très bien n'avoir que des connaissances rudimentaires en matière de Sha-
ria ; sa qualification est d'un autre ordre.
(12)
La relation initiatique suppose deux principes : grâce à l'influx divin (baraka) Titre d'un ouvrage de Sulamî,
traduit par A. Zein, Milan, Arche,
dont il bénéficie, le cheikh apporte son « soutien spirituel » (madad) au disciple
1990.
; d'autre part, grâce à la connaissance de l'âme humaine qu'il a acquise par sa
propre expérience, il peut appréhender chaque disciple de façon personnali-
sée. Les soufis ont élaboré une science�de�l'âme (nafs) et ont mis en œuvre
cette connaissance à la fois inspirée et empirique dans une pédagogie initia-
tique. Alors que les juristes fixaient des lois et les théologiens des dogmes, les
maîtres�soufis mettaient au point une méthode visant à effectuer un « tra-
vail »�spirituel�sur�l'égo. Cette connaissance a été transmise le plus souvent
oralement, mais nous en avons la trace dans des textes qui, dès le IXe siècle,
traitent des « maladies de l'âme et de leurs remèdes12 ».
(13)
Le soufisme, comme toute mystique, tend à purifier�l'âme humaine. Ce pro- Les références coraniques
concernant ces trois degrés de
cessus de purification suppose une transformation de l'âme qui, selon le Co-
l'âme sont respectivement : XII,
ran, passe par trois degrés13. « L'âme qui incite au mal », c'est-à-dire aux ins- 53; LXXV, 2, et LXXXIX, 27-30.
tincts inférieurs et aux passions, doit progressivement faire place à « l'âme qui
ne cesse de blâmer » son propriétaire pour ces penchants et aspire à la lumière.
© FUOC • PID_00159340 11 Le soufisme au quotidien
Les plus sévères à l'égard de l'âme humaine furent les Malâmatis, pour lesquels
il faut lutter sans défaillir contre l'âme obscure, pratiquer le jihâd contre celle
qui « prend sa passion pour une divinité » (Coran, XXV, 43). D'autres soufis
ont considéré qu'il ne fallait pas mettre l'âme à mort, mais plutôt la dompter
ou l'apprivoiser, car chaque homme, qu'il le veuille ou non, est un mélange
d'états supérieurs et d'états inférieurs. Certains, enfin, virent dans l'âme un ef-
fet de l'illusion, sur lequel il ne faut pas s'attarder puisque seule la nafs divine,
le Soi, est véritablement. Dans la lutte contre les vices de l'âme, les prescrip-
tions varient grandement d'un maître à l'autre. Ceux qui avaient une tendance
ascétique préconisaient d'affamer l'âme charnelle afin qu'elle lâche prise, mais
en général les soufis ont insisté sur les vertus de l'invocation (dhikr).
L'ambivalence qui caractérise l'âme est voulue par Dieu puisque, selon l'islam,
Il est à l'origine du bien comme du mal. Les soufis ont ainsi soulevé la délicate
question du rôle de Satan − ou Iblîs − dans la conscience humaine. Le Coran
relate comment les anges, d'abord surpris par cet effet de la volonté divine,
acceptèrent de se prosterner devant Adam, cet homme qui allait « répandre le
mal et verser le sang ». Iblîs, qui n'adorait que Dieu et connaissait le devenir
de l'humanité, refusa de se prosterner (Coran, II, 30-34). Déchu par Dieu pour
son insoumission, il fut dès lors voué à tenter l'homme. Voyant en lui un ange
gnostique, certains soufis s'apitoient sur son destin tragique et font de lui, avec
le Prophète, le plus parfait des monothéistes, instrument de la colère divine
dans l'humanité, tandis que le Prophète est l'instrument de la Miséricorde.
Pour la plupart des maîtres cependant, cette réhabilitation d'un Satan promu
martyr n'est accessible qu'à ceux qui ont dépassé la dualité du bien et du mal
et ont compris l'essence des contraires. Elle est périlleuse pour le commun des
spirituels et à fortiori des fidèles, car Satan est l'ennemi de l'homme, comme
le rappelle souvent le Coran. Son orgueil aveugle − « Je suis meilleur que lui
[l'homme] » (Coran, VII, 12) − va à l'encontre de la soumission demandée
au croyant, mais aussi de l' « extinction » du mystique en Dieu. Si la walâya
(« sainteté ») est proximité de Dieu, le terme arabe shaytân (Satan) porte en
lui l'idée de séparation et d'éloignement. « Ni Ma terre ni Mon ciel ne Me
contiennent ; seul Me contient le cœur de Mon serviteur croyant » : ce seul
hadîth qudsî suffit à démentir le mépris qu'Iblîs a pour l'homme.
Bien que Dieu n'ait accordé aucun pouvoir réel à Iblîs (Coran, XV, 42 et XVII, Référence
65), le cœur de l'homme est bien l'arène où se déroule un combat permanent bibliographique
entre Dieu, assisté par l'ange, et Iblîs, assisté par l'âme charnelle. Les armes em- Ibn�'Atâ'�Allâh. Hikam, sa-
ployées de part et d'autre sont les pensées adventices (khawâtir) qui assaillent gesse n° 151.
Parmi les voies initiatiques nées aux XIIe et XIIIe siècles, certaines se sont ra-
pidement développées et leur extension a nécessité une délégation de l'auto-
rité spirituelle. Celle-ci fut d'abord informelle : un maître envoyait quelques
proches disciples dans des régions qui lui semblaient propices à l'épanouisse-
ment de la voie ; d'autres fois, sa renommée attirait des disciples de différentes
contrées qui, après avoir séjourné un temps auprès de lui, repartaient dans
leur pays d'origine où ils dispensaient l'enseignement du cheikh et, éventuel-
lement, initiaient des novices. Le procédé s'est institutionnalisé à partir du
XVe siècle, lorsque le soufisme est devenu un « phénomène de masse ». Les
maîtres ont alors nommé des représentants (khalîfa, muqaddam au Maghreb)
soit auprès d'eux pour les seconder si les disciples étaient nombreux, soit dans
les différentes provinces où la voie s'était implantée. Ils rendaient visite régu-
lièrement aux communautés disséminées ici et là. De nos jours, il n'est pas
rare qu'un cheikh ait des disciples sur plusieurs continents. Si le maître juge
un représentant assez mûr pour initier et éduquer autrui, il lui donne une au-
© FUOC • PID_00159340 14 Le soufisme au quotidien
apparente avec son organisation. « Rompre le pacte revient à apostasier », af- Sha'rânî. al-Anwâr al-qud-
firme Sha'rânî, mais le maître égyptien fait ici allusion au pacte passé avec Dieu siyya. Beyrouth, 1985 (I, 80).
pour suivre la Voie, non à un engagement avec un maître précis. S'il s'avère
que le cheikh n'est pas rattaché à un lignage authentique ou qu'il contrevient
notoirement à la Loi, le disciple est en droit de le quitter. Il se peut aussi qu'un
cheikh se révèle « stérile » sur le plan initiatique et ne puisse faire progresser
son disciple. Si le cheikh refuse de laisser partir son disciple, celui-ci peut pas-
ser outre, selon l'avis le plus répandu. Lorsque le disciple n'a plus confiance en
son maître, il lui est conseillé de changer de guide, car son compagnonnage
perd dès lors toute efficience.
Cette pratique, qui tend aujourd'hui à disparaître, découle d'un usage prophé-
tique. On rapporte qu'après s'être assuré qu'il n'y avait aucun non-musulman
dans sa maison, le Prophète s'y serait enfermé avec des Compagnons et leur
aurait fait répéter la formule Lâ ilaha illâ Llâh (« il n'y a de divinité que Dieu »)
en leur expliquant le bénéfice spirituel qu'ils retireraient de cette répétition. Il
aurait également enseigné à 'Alî l'invocation de Dieu, en lui faisant fermer les
yeux et prononcer trois fois Lâ ilaha illâ Llâh.
© FUOC • PID_00159340 17 Le soufisme au quotidien
« Celui qui ne possède pas d'ascendance spirituelle, dit un adage soufi, est tel
l'enfant bâtard ». Le talqîn a précisément pour vertu de relier l'initié à sa lignée
spirituelle et ainsi d'en faire un maillon de la chaîne initiatique. Les soufis ont
comparé le talqîn à une semence plantée en terre : pour que cet enseignement
porte ses fruits, il faut l'« arroser » par une pratique régulière du dhikr. Ce rite,
qui a souvent perdu sa teneur initiatique, pouvait se révéler si puissant que
l'initié, selon Sha'rânî, percevait le langage de toutes les créatures, y compris
celui des objets inanimés.
Il existe parallèlement une initiation en mode subtil, qui n'est pas astreinte aux Référence
conditions spatio-temporelles ordinaires : il s'agit de l'initiation�uwaysî, par bibliographique
laquelle un spirituel est instruit soit par un maître contemporain mais qu'il n'a Ibn�al-Mubârak. Kitâb al-
jamais vu, soit, plus souvent, par un maître décédé depuis longtemps. Seuls des Ibrîz, Damas, 1983 (I, 51-52).
Parmi les uwaysî les plus reconnus, citons Abû Yazîd Bistâmî (m. 875), instruit
en esprit par l'imam Ja'far Sâdiq (m. 765), et Kharaqânî (m. 1029) initié à son
tour par Bistâmî. Ce mode d'initiation a eu cours en particulier au sein de la
Naqshbandiyya, qui inclut ces maîtres dans son lignage. Ainsi le maître épo-
nyme de la voie, Bahâ' al-Dîn Naqshband (m. 1389), était en contact avec
le cheikh Ghujduwânî (m. 1220). Les disciples communiquent avec leur ini-
tiateur par l'intermédiaire de son « entité spirituelle » (rûhâniyya), qui peut
prendre la forme d'un corps subtil. Ce mode d'initiation est souvent associé à
un rattachement à un maître vivant, ce qui permet de préserver une initiation
formelle.
© FUOC • PID_00159340 19 Le soufisme au quotidien
Citation
3.1.1. La plus haute forme d'adoration
« Multipliez l'invocation du
nom de Dieu au point que l'on
Le terme arabe dhikr signifie à la fois « souvenir, rappel » et « invocation, dise de vous : " Ils sont fous !
" ».
mention ». Appliqué au�domaine�religieux, il résume�tout�le�propos�de�la Le prophète Muhammad.
pratique�spirituelle�en�islam. Seul le dhikr en effet permet de lutter contre
l'amnésie qui atteint l'homme, oublieux de ses origines divines et du Pacte (mî-
thâq) scellé avec Dieu dans la prééternité, oublieux encore des leçons répétées
que lui donne l'histoire de l'humanité. Le Coran ne cesse de mettre en garde
contre cette amnésie : « Invoque ton Seigneur lorsque tu auras oublié » (XVIII,
24); « Souvenez-vous de Moi, et Je Me souviendrai de vous » (II, 152), etc.
Dans la sourate La Lune, une question revient sur un rythme lancinant : « Oui,
Nous avons facilité la compréhension du Coran en vue du Rappel. Mais y a-t-il
seulement quelqu'un pour s'en souvenir ? » Les avertissements ne servent à
rien et seul l'amour, but ultime de la création, peut pousser l'homme à invo-
quer Dieu.
qui les fait briller ? », demanda l'un d'eux. « L'invocation de Dieu et la lecture
du Coran », répondit-il. Il dit ailleurs : « Celui qui invoque son Seigneur et
celui qui ne le fait pas sont comparables l'un à un vivant, l'autre à un mort »,
et encore : « Ce bas-monde est maudit, ainsi que tout ce qui s'y trouve, à l'ex-
ception de l'invocation de Dieu et de ce qui l'accompagne... ».
(14)
Le Prophète, on l'a vu, a initié ses Compagnons à l'invocation de Lâ ilâha illâ Kalâbâdhî (1981). Traité de sou-
fisme. Paris : Sindbad (p. 116).
Llâh (« il n'y a de dieu que Dieu »), formule du témoignage de foi de l'islam. À
partir des Compagnons, la méthode du dhikr s'est transmise de génération en (15)
Qushayrî. Risâla (p. 224).
génération, de maître à disciple. Les premiers soufis la considéraient comme
le pilier principal de la Voie et le prélude à la sainteté, car elle a pour ver-
tu de chasser l'état de distraction propre à la conscience humaine ordinaire.
Si la Sharia vise à purifier le corps et l'âme charnelle, seul le dhikr peut puri-
fier le cœur. Le but ultime parfois assigné au dhikr est que celui qui s'y livre
s'imprègne totalement du Nommé au point de s'annihiler en Lui (al-fanâ' fî l-
madhkûr). La créature réintègre alors l'état d'indifférenciation avec Dieu qu'elle
avait connu dans le monde spirituel (Kalâbâdhî14, Qushayrî15). Mus par le goût
de l'hyperbole et du paradoxe, des soufis de la première époque ont cependant
dénoncé le dhikr comme un voile cachant la divinité. Dès le XIe siècle, nom-
breux furent les maîtres à traiter dans le détail des modalités du dhikr, de ses
effets, de ses dangers et du nécessaire contrôle d'un maître.
Pour favoriser l'efficacité du dhikr, le disciple doit être en état de pureté rituelle
et porter des vêtements propres, invoquer de nuit ou dans un endroit sombre
(le Prophète, dit-on, pratiquait l'invocation entre l'aube et le lever du soleil).
Ce lieu sera parfumé. Gardant les yeux fermés ou mi-clos, tourné vers la qibla,
le disciple est assis en tailleur, les bras posés sur les cuisses ; dans le soufisme
tardif, il lui sera parfois demandé de se représenter son cheikh mentalement.
Avant de commencer, il oriente son cœur vers Dieu, demande pardon pour
son état de distraction et tente de chasser ses pensées adventices.
© FUOC • PID_00159340 21 Le soufisme au quotidien
(16)
Le dhikr fait l'objet de protocoles précis dans les traités de soufisme, mais ces Claude Addas. Ibn 'Arabî ou
la quête du Soufre Rouge (p. 200-
indications varient beaucoup avec le temps et le lieu. Les formules�majeures
201).
sont Lâ�ilâha�illâ�Llâh (« il n'y a de divinité que Dieu ») et Allâh (« Dieu »).
L'une et l'autre furent utilisées en concurrence au cours des siècles. La première
comporte d'abord la négation de tout ce qui n'est pas Dieu (lâ ilâha : « pas de
divinité »), puis l'affirmation absolue de Dieu (illâ Llâh : « si ce n'est Dieu »).
Elle convient aux novices et à tous ceux qui restent prisonniers de la dualité,
car le « Nom de Majesté » Allâh ne peut en principe être invoqué que par la
personne immergée dans l'Unicité. Ibn 'Arabî pratiqua longtemps l'invocation
d'Allâh avant de privilégier définitivement Lâ ilâha illâ Llâh (Addas16).
(17)
Les traités s'attardent surtout sur les modalités de l'invocation de Lâ ilâha illâ N. Isfarayini (1986). Le Révéla-
teur des mystères, présenté et tra-
Llâh. Le disciple doit accentuer le contraste entre la négation initiale et l'af-
duit par H. Landolt. Lagrasse : Ver-
firmation résolutive, en renforçant l'attaque phonétique au début de chaque dier (p. 47-48).
membre de phrase : Lâ ilâha... Illâ Llâh. Parfois, il prononce Lâ ilâha en se dé-
plaçant intérieurement du nombril vers l'épaule droite, puis illâ Llâh en des- Référence
bibliographique
cendant vers le cœur, centre du « secret » spirituel. Le souffle décrit ainsi un
cercle. La tête accompagne ce mouvement ou reste immobile ; elle peut encore Najm�al-Dîn�Kubrâ (1957).
Fawâ'ih al-jamâl, éd. par F.
se balancer de droite et de gauche. En prononçant Lâ ilâha (« il n'y a pas de Meier. Wiesbaden, Akad.
divinité »), le disciple évacue les pensées basses, le monde phénoménal et la Wiss. Lit. (p. 5 du texte
arabe).
conscience de soi, afin qu'il ne reste plus que Dieu quand on en vient à illâ
Llâh (« si ce n'est Dieu »). « L'invocation [...], écrit Najm al-Dîn Kubrâ, est une
vérité qui dissipe les désirs illusoires et établit les vraies réalités. » Les rythmes
diffèrent au sein d'une même école. Les Kubrâwîs, par exemple, pratiquent le
dhikr selon des mesures à deux, trois ou quatre temps (Isfarayini17). Le Nom
Allâh est souvent invoqué en visualisant le graphisme lumineux de chacune
de ses lettres. Là aussi, la façon de prononcer ce Nom aura des incidences.
Avec le temps, les méthodes d'invocation sont devenues de plus en plus so-
phistiquées. C'est à partir du XIIIe siècle que les voies initiatiques les ont consi-
gnées avec force détails. Dans le soufisme d'Asie centrale et d'Inde, sans doute
sous l'influence de techniques hindo-bouddhistes, la prononciation des for-
mules de dhikr s'accompagne d'un contrôle accru de la respiration. La « réten-
tion du souffle » (habs-i dam, en persan), qui consiste à bloquer sa respiration
sous le nombril, a pour but de purifier le mental ; elle se systématise chez
les Naqshbandis. Signalons aussi le « dhikr de la scie », ainsi appelé car un
son rauque et puissant accompagne chaque inspiration et chaque expiration.
Introduit par Ahmad Yasawî en Asie centrale, ce dhikr s'est répandu jusqu'au
Maghreb.
(18)
L'invocation par le souffle a pour origine l'émission de la lettre arabe h, que l'on Najm al-Dîn Kubrâ (2002).
Les Éclosions de la beauté. Nîmes :
prononce à partir du bas-ventre pour remonter vers la bouche et être libérée
l'Eclat (p. 194-198).
à l'air. Cette lettre arabe, dont la forme circulaire est une allusion au cœur du
mystique, a des fonctions précises dans l'invocation de Lâ ilâha illâ Llâh et
© FUOC • PID_00159340 22 Le soufisme au quotidien
(19)
d'Allâh. Les soufis invoquent souvent Dieu par des Noms plus elliptiques tels E. Geoffroy. Dans Les Voies d'Al-
lah, (p. 515).
que Huwa (« Lui »), Hû ; le souffle émis par la lettre h y est déterminant. Ils
L'invoquent encore sous la forme du souffle pur Ah, quintessence du Nom
Allâh puisqu'il se compose de la première et de la dernière lettres de ce Nom.
Se fondant sur une tradition prophétique, ils considèrent ce souffle comme
un Nom divin (Kubrâ18, Geoffroy19). Le son Ah lui aussi s'exhale sur différents
rythmes, qu'on le répète de façon individuelle ou collective. Certains juristes
n'ont admis que l'invocation de Lâ ilâha illâ Llâh, mais cela n'a pas empêché de
grands ulémas de s'adonner à toutes formes de dhikr lors de séances collectives.
invocation, car elle produit une chaleur physiologique, même lorsque l'on Sha'rânî. al-Anwâr al-qud-
reste immobile, de nature à transmuer l'âme (nafs) en « esprit » (rûh). Le siyya. Beyrouth, 1985 (I, 43).
soufi doit préserver cette chaleur et donc ne pas boire d'eau fraîche pen-
dant ou après le dhikr. Celui-ci doit être vigoureux, afin que son effet pé-
nètre tous les membres du corps, « jusqu'aux veines et aux artères ». Le
dhikr de la langue doit s'accompagner d'une attention du cœur, sans quoi
il est vain. Pour les maîtres, il correspond au niveau des débutants et leur
sert d' « épée » pour libérer le cœur de l'emprise de l'âme charnelle. L'as-
pirant doit se montrer résolument combatif, car la lutte est âpre. Même
s'il ne parvient pas à se concentrer, il lui faut continuer l'invocation. « Ne
connaîtra l'intimité procurée par l'invocation que celui qui a goûté la souf-
france de la distraction », dit Sha'rânî.
(20)
• L'invocation�du�cœur (dhikr al-qalb) a pour siège le cœur physique, sym- N. Kubrâ. Éclosions (p. 73-76).
bole du cœur spirituel. Elle est silencieuse, car elle doit à présent s'intégrer
(21)
aux battements du cœur et suivre la pulsation du sang dans le corps. L'être G. Anawati et L. Gardet (1961).
Mystique musulmane. Paris : Vrin
humain peut alors éprouver une sorte de libération, une expansion de la (p. 223-226).
conscience qui s'accompagne souvent de visions et d'auditions surnatu-
relles (Kubrâ20,Anawati et Gardet21), les phénomènes lumineux étant les
plus marquants. Par la catharsis qu'il suscite, le dhikr est un « feu » qui brûle
les ténèbres de la conscience superficielle et la transforme en lumière. Le
disciple ne doit pas s'arrêter aux manifestations visuelles subalternes, mais
rechercher la lumière principielle évoquée dans ce verset : « Dieu est la
lumière des cieux et de la terre » (Coran, XXIV, 35). Si l'attention se relâche
au cours du dhikr silencieux, il faut revenir à l'invocation de la langue. En
réalité, les deux niveaux sont étroitement liés ; l'un et l'autre peuvent être
pratiqués de concert ou alternativement.
© FUOC • PID_00159340 23 Le soufisme au quotidien
(22)
Ces trois degrés restent très schématiques et les maîtres distinguent parfois de Éva de Vitray. Anthologie du sou-
fisme, (p. 177-178).
cinq à huit étapes. Chez certains Naqshbandis, la progression dans le dhikr
s'effectue en corrélation avec les centres subtils (latâ'if) de l'homme ; ceux-ci
sont généralement au nombre de cinq, une position dans le corps et une cou-
leur particulières correspondant à chacun d'entre eux (Vitray22).
Les Naqshbandis sont au cœur d'un débat qui a pris une grande ampleur :
faut-il pratiquer l'invocation à voix haute ou en secret ? Derrière cette question
affleure le problème de la sincérité, car le disciple peut se laisser prendre au
piège de l'extériorisation du souvenir intime de Dieu. L'une et l'autre formes
d'invocation ont en fait un fondement muhammadien, puisque le Prophète
aurait initié Abû Bakr à l'invocation « secrète » et donc silencieuse (dhikr kha-
fî) et 'Alî à l'invocation sonore (dhikr jahrî). Les Naqshbandis, dont la chaîne
initiatique passe par Abû Bakr, ont généralement opté pour l'invocation silen-
cieuse, encore appelée « invocation du cœur » (dhikr qalbî).
Les détracteurs de l'invocation à haute voix s'appuient sur des versets tels que :
« Invoque ton Seigneur en toi-même, avec crainte et humilité, et sans élever la
voix » (Coran, VII, 205). Les partisans de ce type d'invocation leur répondent
que ce verset ne concerne que le Prophète, qui était déjà réalisé spirituelle-
ment, ou qu'il s'explique par les persécutions des premiers musulmans à La
Mecque. La plupart des maîtres estiment aujourd'hui que les novices doivent
invoquer Dieu à voix haute, pour repousser l'assaut du mental et renforcer
la concentration. Cette pratique leur permet également de canaliser l'énergie
spirituelle qui brûle en eux. On rapporte qu'au cours d'une séance collective
des aspirants périrent après avoir effectué un dhikr silencieux ; leur foie, dit-on,
aurait grillé comme s'il avait été exposé à la braise. Le dhikr silencieux demande
un contrôle étroit de la part du maître initiateur et, bien qu'il soit considéré
en théorie comme supérieur, la plupart des ordres s'adonnent au dhikr vocal.
Certains groupes pratiquent le dhikr avec une grande intensité sonore. Il en est
ainsi des Rifâ'is, qui furent appelés « derviches hurleurs » en raison des sons
rauques qu'ils émettent au cours de leur rituel.
Les soufis invoquent les Noms divins dans un but initiatique. Chaque Nom
produit un effet sur les créatures qui peuvent, en l'invoquant, s'approprier la
qualité de ce Nom ; celui-ci représente une forme tangible de la divinité et
aussi un remède approprié pour chaque individu. Le maître initie ses disciples
à l'un ou l'autre Nom, en fonction de leur personnalité, de leur évolution, des
circonstances, etc. Le disciple répète alors ce Nom un nombre de fois détermi-
né, de manière à le « réaliser » intérieurement. Les Khalwatis pratiquent de
© FUOC • PID_00159340 24 Le soufisme au quotidien
leur côté l'initiation aux « sept Noms », qui correspondent à autant d'étapes
de la Voie, soit Lâ ilâha illâ Llâh, Allâh, Huwa, al-Haqq (« le Réel »), al-Hayy (« le
Vivant »), al-Qayyum (« le Subsistant par Soi ») et al-Qahhâr (« le Victorieux »).
Ce processus initiatique peut durer plusieurs années.
Les Noms invoqués sont précédés soit de la particule Yâ, soit de l'attaque vo-
calique A. Ainsi l'invocation Yâ Latîf (Ô Doux, Bienveillant) a pour but d'éloi-
gner les épreuves. La subtilité du dhikr a conduit certains maîtres à introduire
des types d'invocation particuliers. Ibn Sab'în, par exemple, faisait répéter à
ses disciples cette formule abrupte, condensé métaphysique de la profession
de foi, Laysa illâ Llâh, « il n'est que Dieu ».
(23)
Les soufis s'accordent à privilégier l'invocation en groupe, car elle développe En islam, la journée commence
la veille au coucher du soleil. Le
une énergie beaucoup plus forte, de nature à « faire fondre les cœurs », à « sou-
jeudi soir précède donc le vendre-
lever les voiles » qui nous séparent du monde spirituel. Les séances collec- di, jour de la prière collective.
tives, dont l'habitude s'est répandue après l'apparition des voies initiatiques,
sont rapidement devenues le temps fort de la vie d'une tarîqa. Ces séances ont
pour noms majlis al-dhikr (« séances d'invocation »), hadra (« présence » du
Prophète et non spécifiquement de Dieu, car Dieu est omniprésent), 'imâra
(« se remplir » de Dieu). Elles se déroulent une à deux fois par semaine, dans
23
une mosquée ou dans la zâwiya de l'ordre, le plus souvent le jeudi soir et
le vendredi après la prière de jumu'a. Une séance de dhikr rassemble parfois
jusqu'à plusieurs milliers de personnes ; lors des grands rassemblements, les
frères s'organisent pour regrouper les moyens de locomotion.
Le dhikr commence souvent par le Nom Allâh pour évoluer vers Huwa, Hû ou
encore Hayy (il s'agit de l'autre lettre h que connaît la langue arabe). Presque
toujours, les participants en viennent ensuite à l'invocation par le souffle Ah,
le « dhikr de la scie », sur un rythme de plus en plus profond et saccadé. Le
dhikr comprend plusieurs séquences, chaque point culminant étant suivi d'une
accalmie et ainsi de suite jusqu'au paroxysme final.
© FUOC • PID_00159340 25 Le soufisme au quotidien
Les mouvements varient en fonction des cadences, mais aussi des groupes.
Tantôt les participants sautillent sur place, fléchissant les genoux, balançant
le torse d'avant en arrière, jusqu'à plier parfois le bassin en deux. Ils finissent
alors en sautant, la tête relevée et comme aspirant à l'air libre, car l'âme esprit
cherche à décoller, à échapper au monde de la matière. Tantôt ils tournent le
torse de la gauche vers la droite, puis l'inverse, dans un mouvement de balan-
cier de plus en plus rapide ; les bras restent libres et suivent naturellement l'os-
cillation. Dans le même temps, des récitants-chanteurs déclament des poèmes
mystiques, invoquent le Prophète ou les grands saints ; leur voix se détache
du souffle collectif en dessinant des sortes d'entrelacs. Le sens des paroles et
les intonations stimulent le transport de l'âme. Des personnes désignées se
trouvent au milieu du cercle pour observer l'évolution de chacun. Leur rôle
est de veiller à ce que chacun soit en harmonie rythmique avec les autres et
de limiter les inévitables débordements.
Signalons ici que les « transes » recherchées par certains groupes, lesquelles se
situent uniquement au niveau psychique, n'ont pas grand chose à voir avec
l'émotion spirituelle que suscite le dhikr. Ces groupes combinent parfois les
deux registres en s'appuyant, consciemment ou non, sur des substrats chama-
niques ou animistes. C'est pour cette raison que les Naqshbandis sont si atta-
chés au dhikr silencieux, qu'ils pratiquent aussi en groupe.
elles sont dirigées par l'épouse du cheikh ou de l'un de ses représentants. Les
femmes tiennent parfois des séances particulières, de préférence dans un lieu
privé.
Pour l'être « réalisé », tous les sons, naturels ou artificiels, évoquent Dieu car,
en réalité, ils L'invoquent : « Les sept cieux, la terre et tout ce qui s'y trouve Le
glorifient. Il n'y a rien qui ne célèbre Ses louanges, mais vous ne les saisissez
pas » (Coran, XVII, 44). Le soufi n'est donc pas seulement ce visionnaire devant
lequel se lèvent les voiles du monde sensible ; il perçoit également les sons
terrestres comme autant de réminiscences du monde spirituel, ce qui peut faire
naître chez lui une grande nostalgie. Ce fut en particulier la voie de Rûmî :
teur, il accentue à la fois la grossièreté du profane et la subtilité du mystique. Sha'rânî. Anwâr. (II, 180).
Ainsi est-il interdit�au�novice, qui écoute encore avec son âme charnelle, per-
mis�à�ceux qui, délivrés�des�passions, s'arrêtent cependant à l'aspect esthé-
tique et recommandé�aux�initiés, qui seuls sont aptes à pratiquer l'alchimie
spirituelle du verbe et du son. Les soufis reprennent ici trois grandes catégories
du droit musulman. Ils adoptent d'ailleurs un principe essentiel de l'islam pour
juger de la licéité du samâ' : seule l'intention (niyya) de�l'auditeur�constitue
un critère pertinent. Ainsi pour Ghazâlî, la musique et les séances de samâ' ne
sont ni bonnes ni mauvaises en soi ; c'est la disposition intérieure et le niveau
d'écoute de l'auditeur qui font qu'elles vont dans un sens ou dans l'autre. Les
poèmes chantés, on s'en souvient, emploient souvent la terminologie érotique
de la poésie courtoise et les assistants sont censés la transmuer sur un plan
spirituel. Toute l'ambiguïté du samâ' est résumée dans cette parole de Shiblî
cité par Sha'rânî : « Le samâ' est en apparence une source de trouble, mais il
recèle un grand enseignement spirituel ».
© FUOC • PID_00159340 28 Le soufisme au quotidien
Les diverses réticences exprimées plus haut cèdent devant la réalité : d'évi-
dence, les séances collectives d' « audition » ont été largement pratiquées du-
rant la période médiévale. Celles-ci sont attestées à Bagdad dès le IXe siècle,
pour se répandre ensuite en Iran, puis dans d'autres régions du monde musul-
man. Signe de l'importance qu'a prise le phénomène au cours des siècles, la
plupart des auteurs soufis consacrent un chapitre ou un livre à la question du
samâ'.
Les participants se réunissaient dans une mosquée, une zâwiya ou dans une de-
meure privée. Les chanteurs ou récitants déclamaient leurs poèmes en faisant
souvent usage d'instruments de musique. Sont surtout à l'honneur le tambour
de basque et la flûte ; les instruments à cordes sont plus controversés. Lorsque
l'émotion déborde et que l'extase envahit le cœur, le corps lui aussi se met en
mouvement, mais de manière moins ritualisée que dans le dhikr : on bat des
pieds et des mains, on pousse des cris et l'on se met à « danser », à jeter son
turban, à lancer son manteau vers le récitant ou à le déchirer. On peut s'éva-
nouir d'extase et parfois, dit-on, en mourir.
(24)
Les séances se terminaient souvent par un dîner, voire par un banquet. Cer- En ouverture d'un double CD
consacré à la musique des Der-
taines d'entre elles ont manifestement dévié de leur vocation spirituelle pour
viches Tourneurs de Damas, Le
dégénérer en effusions de tous genres, attirant l'opprobre des juristes comme Chant du Monde, Paris, 1999.
des maîtres soufis. Cependant, selon des témoignages, de grands savants tels
que le théologien Bâqillânî et le « sultan des ulémas » 'Izz Ibn 'Abd al-Salâm
participaient à des concerts de samâ' et se laissaient aller à la « danse » (raqs).
À en croire les sources, les grandes séances rassemblaient tout ce que des mé-
tropoles islamiques telles que Bagdad ou Damas comptaient comme savants
et muftis. La position des ulémas sur le samâ' est donc moins frileuse qu'on
pourrait le croire. En témoigne encore l'éloge de la musique, d'une tonalité
très mystique, fait par le grand mufti actuel d'Alep24, en Syrie.
Le samâ' s'est ritualisé à partir du XIVe siècle, notamment dans les ordres qui
l'ont adopté comme méthode spirituelle. L'exemple le plus célèbre reste celui
des Mevlevis, où musique et danse concourent à former une véritable liturgie.
Mais rapidement la pratique du samâ' en vient à se confondre avec celle du
dhikr; ce dernier terme tend bientôt à effacer le premier, sans doute parce qu'il
bénéficie d'appuis scripturaires plus évidents. En tant que concert ouvert gé-
néralement au public et désormais aux touristes, le samâ' se maintient toute-
fois dans des formes telles que le qawwâli indo-pakistanais. Certaines confré-
ries, comme l''Alawiyya, ont conservé le terme samâ' pour désigner l'incanta-
tion a capella effectuée sur des poèmes mystiques, laquelle précède et clôt la
séance de dhikr.
© FUOC • PID_00159340 29 Le soufisme au quotidien
Les propriétés thérapeutiques de la musique étaient déjà connues dans les hô-
pitaux (bimâristân) de l'âge classique de l'islam. Il n'est donc pas étonnant que
ses vertus pédagogiques et spirituelles aient été de même largement admises.
En ce qui concerne la poésie mystique, certains savants ont expliqué qu'on
pouvait éprouver plus d'émotion (tarab, d'où vient notre mot troubadour) à
son écoute qu'à l'audition de versets coraniques, car la disproportion entre la
parole divine éternelle et son auditeur éphémère est si grande qu'elle empêche
cette émotion. L'écoute du Coran comme de tout texte révélé suscite plutôt
le recueillement et la crainte révérencielle. Selon les auteurs, elle constitue la
nourriture exclusive des prophètes et des élus. Le commun des croyants et des
« soufis » n'entre donc pas dans ces deux catégories et a besoin, parallèlement
à la lecture et à l'écoute du Coran, de supports tels que la poésie et la musique.
Pour fortifier son attachement à la tarîqa et resserrer le lien qui l'unit à son Litanies et oraisons
cheikh, le membre d'un ordre soufi doit réciter, généralement matin et soir, un
Par souci de commodité, nous
ensemble�de�formules�de�prière appelé wird (pl. awrâd), ce qui lui permet de rendons par ces mots à conno-
« se ressourcer » au quotidien. Le terme wird englobait à l'origine tout acte de tation chrétienne les termes
awrâd et ahzâb.
dévotion mais, avec l'apparition des voies initiatiques, il en est venu à désigner
des litanies�précises,�propres�à�chaque�voie. Ce sont les maîtres fondateurs
des tarîqa ou leurs successeurs, qui les ont composées ; certains affirment les
avoir reçues de Dieu ou du Prophète. La plupart des voies ont adopté des for-
mules de wird qui s'ordonnent selon une gradation�tripartite :
• La� prière� de� bénédiction� à� l'adresse� du� Prophète (al-salât 'alâ l-nabî).
Il en existe de nombreuses formes. Par identification avec le Prophète, le
disciple quitte son égo pour être absorbé dans la Réalité muhammadienne
© FUOC • PID_00159340 30 Le soufisme au quotidien
Les maîtres présentent parfois cette échelle spirituelle ainsi : la première for-
mule évoque le symbolisme du miroir couvert de rouille − le cœur non purifié
− qui ne peut refléter le soleil divin. La deuxième est celle du miroir nettoyé −
le cœur purifié − devenu apte à recevoir le soleil. La troisième correspond au
soleil sans le miroir, c'est-à-dire Dieu envisagé en Soi, car la réalité divine est
au-delà de la conscience humaine.
(25)
Le disciple doit réciter chaque formule cent fois, en comptant avec les pha- Voir à ce sujet la scission qui
eut lieu chez les Tijânis, entre les
langes de la main ou en s'aidant d'un chapelet. Il accomplit le wird matin et
adeptes de la pratique des « onze
soir afin d'effacer ses péchés et de se protéger pour les heures à venir. Il s'en grains » et ceux qui introduisirent
les « douze grains » : A. Hampaté
acquitte soit seul en silence, soit à voix haute avec d'autres personnes (au sein Bâ, Vie et enseignement de Tierno
de la famille, avec des frères...). Certaines formules sont répétées un nombre Bokar (p.57 et sq).
de fois très précis et les conséquences peuvent être graves si l'on transgresse la
règle25. Les séances collectives de dhikr commencent en général par la récita-
tion du wird et de formules apparentées. Lors de son rattachement, le novice
est initié à la « litanie commune » (al-wird al-'âmm) par chaque membre de
l'ordre. Lorsqu'il a progressé ou si le cheikh ou son représentant le décide, on
lui communiquera la « litanie particulière » (al-wird al-khâss) qu'il devra réciter
en plus de la première. Ce wird ne souffre aucune négligence.
L'efficacité de ces oraisons et litanies serait telle, selon certains maîtres, que le
simple fait de les réciter introduit le fidèle dans leur famille spirituelle. Aujour-
d'hui encore, l'expression « prendre le wird » est souvent employée pour dési-
gner le rattachement initiatique. L'ensemble des prières à réciter quotidienne-
ment (awrâd, ahzâb...) s'appelle dans certains ordres la wazîfa (« office »). Les
Naqshbandis se distinguent par ce qu'ils appellent le khatm al-khwâdjegân, ou
« invocation des maîtres » de la voie ; on y mentionne les noms des cheikhs
de la chaîne naqshbandî et l'on récite dans un ordre déterminé la Fâtiha, la
prière sur le Prophète, et des sourates.
(26)
La concurrence entre les confréries aidant, certaines trouvaient inopérantes la J. L. Michon (2002). Le soufi
marocain Ahmad Ibn 'Ajîba. Paris :
lecture répétée des litanies et oraisons que d'autres pratiquaient. D'évidence,
Vrin (p. 219).
pour que ces récitations quotidiennes soient efficaces, il faut que le secret ini-
tiatique du cheikh, mort ou vivant, soit présent. Malgré le risque de routine,
les maîtres insistent sur la nécessité de s'y tenir. Ils notent l'interaction existant
entre les termes wird et wârid (« inspiration mystique »), issus de la même ra-
cine arabe : l'inspiration nourrit la pratique du wird et celle-ci à son tour rend
propice la survenue de l'inspiration. « Pas d'état spirituel (hâl) sans inspiration
e
et pas d'inspiration sans récitation », écrit un maître marocain du XX siècle
26
(Michon ). Laissons conclure Junayd. Quelqu'un le voyant un jour un chape-
let à la main s'en étonna, en égard à son rang spirituel. « Nous ne lâcherons
jamais le fil qui nous a conduit là où nous sommes à présent », lui répondit
Junayd.
Dans le mouvement comme dans le repos, dans la parole, les désirs et les pen-
sées, nous Te demandons de nous préserver (al-'isma) des doutes, des conjec-
tures et des illusions, qui empêchent le cœur de scruter Tes mystères ! Car « Les
croyants furent éprouvés et ébranlés d'une violente secousse. Les hypocrites et
ceux dont le cœur est malade leur disaient : " Ce que Dieu et Son envoyé nous
ont promis n'est que duperie ! " » (Coran, XXXIII, 11-12).
Alors affermis-nous et secours-nous ! Fais que cette mer nous soit soumise,
comme Tu as soumis la mer pour Moïse, le feu pour Abraham, les montagnes
et le fer pour David, le vent, les diables et les djinns pour Salomon ! Fais que
toute mer qui T'appartienne nous soit soumise, aussi bien sur terre que dans le
ciel, dans le monde sensible et dans le royaume céleste, la mer de cette vie et
celle de l'Au-delà ! Rends-nous soumise toute chose, ô Toi, « Celui qui détient
en Sa main la royauté de toute chose » (Coran, XXXVI, 83).
© FUOC • PID_00159340 32 Le soufisme au quotidien
27 (27)
Kâf - Hâ - Yâ - 'Ayn - Sâd (3 fois). Lettres de l'alphabet arabe ou-
vrant la sourate Maryam (« Ma-
rie »). Ces lettres isolées par les-
Secours-nous, car Tu es par excellence Celui qui assiste ! Accorde-nous l'ouver- quelles commencent certaines sou-
rates ont reçu beaucoup d'inter-
ture spirituelle, car Toi seul peux la donner ! Fais-nous miséricorde, car Tu es prétations.
le meilleur des miséricordieux ! Sustente-nous, car Toi seul pourvois au besoin
des créatures ! Guide-nous et sauve-nous des oppresseurs !
(28)
Mon Dieu, facilite-nous nos affaires, tout en nous assurant le repos du cœur et Voir le hadith : « Mon Dieu,
Tu es notre compagnon durant le
du corps, ainsi que santé et protection dans nos vies spirituelle et temporelle.
voyage et Celui qui nous remplace
Sois pour nous un compagnon durant le voyage et remplace-nous au sein de au sein de notre famille » (Mus-
lim).
notre famille28 !
Efface les visages de nos ennemis et pétrifie-les sur place, de sorte qu'ils ne
puissent ni nous échapper ni fondre sur nous : « Si Nous le voulions, Nous les
frapperions de cécité ; ils se rueraient sur la route. Mais comment verraient-ils ?
Si Nous le voulions, Nous les pétrifierions sur place de sorte qu'ils ne sauraient
ni partir ni revenir » (Coran, XXXVI, 66-67).
Les visages sont défaits29 (3 fois) ! « Les visages s'humilieront devant le Vivant,
l'Immuable. Malheureux l'être qui se présentera à Lui chargé d'iniquité ! » (Co-
ran, XX, 111).
(29)
Cette parole fut prononcée par le Prophète le jour de la bataille de Badr, au moment
où il jeta une poignée de cailloux sur l'adversaire, très supérieur en nombre. D'après la
tradition islamique, ces cailloux atteignirent miraculeusement les yeux des ennemis, ce
qui marqua le début de la victoire pour les musulmans. Ce geste, accompagné des mêmes
mots, fut répété lors de la bataille de Hunayn.
Tâ - Sîn. Hâ - Mîm. 'Ayn - Sîn - Qâf. « Il a fait confluer les deux mers pour qu'elles
se rencontrent. Entre elles, est un isthme, de sorte qu'elles ne se mélangent
pas » (Coran, LV, 19-20).
© FUOC • PID_00159340 33 Le soufisme au quotidien
Hâ - Mîm (7 fois). La chose est décrétée : le secours divin est arrivé ; ils ne
pourront donc pas l'emporter sur nous.
(30)
« Au nom de Dieu » est notre porte ; « Tabâraka30 » est notre muraille ; « Yâ- Il s'agit de la sourate al-Mulk
(« la Royauté »), qui commence
31
Sîn » est notre toit ; « Kâf - Hâ - Yâ - 'Ayn - Sâd » est notre subsistance suffi- par le mot Tabâraka.
« En vérité, mon Maître est Dieu, qui a fait descendre le Livre. C'est Lui qui
investit les saints » (Coran, VII. 196) : 3 fois.
Au nom de Dieu : grâce à Son Nom, rien de ce qui se trouve sur la terre ou au
ciel ne saurait nuire. Il entend et sait tout (3 fois).
Que Dieu accorde Sa grâce et Sa paix à notre seigneur Muhammad, ainsi qu'à
sa famille et à ses Compagnons !
(33)
Les ascètes et mystiques de l'islam ont souvent considéré le voyage (al-safar) R. Brunel (1955). Le mona-
chisme errant dans l'islam - Sîdi Hedi
ou la pérégrination (al-siyâha), comme une méthode spirituelle à part entière.
et les Heddâwa. Paris : Librairie La-
Mais il faut d'abord s'interroger sur leur légitimité d'un point de vue religieux : rose (p. 221-222).
ces méthodes spirituelles bénéficient-elles d'appuis scripturaires ? La siyâha
possède en effet quelques fondements coraniques. Ainsi, en IX, 112 : « Heu-
reux les repentants, les adorateurs, ceux qui proclament Sa louange, ceux qui
© FUOC • PID_00159340 34 Le soufisme au quotidien
pérégrinent... ». Le verset LXVI, 5 concerne, lui, la femme. Dans les deux oc- Référence
currences, le participe actif (sâ'ihûn et sâ'ihât) est souvent compris par les exé- bibliographique
gètes comme « ceux (ou celles) qui jeûnent ». Dans les deux cas également, Ibn�'Arabî. Al-Futûhât al-
il s'agit de dévots et de dévotes renonçant au monde, « errant pour répandre makkiyya. Beyrouth : éd. Dar
Sader (I, 628).
le nom de Dieu » (Brunel33). À l'évidence, le jeûne peut être vécu comme un
voyage intérieur et l'on peut remarquer que l'un et l'autre sont associés dans
le Coran (en II, 184-185). Le soufi Ibn 'Arabî (m. 1240) commente ainsi cette
analogie : de même que le jeûne n'appartient pas à l'homme mais à Dieu, le
voyageur s'aperçoit que ses œuvres ne lui appartiennent pas et que Dieu agit
par lui. Dans la tradition (sunna) du prophète Muhammad, la siyâha est évo-
quée, mais il est difficile de savoir quel sens lui donnait le Prophète dans le
contexte de l'époque. Toujours est-il que Muhammad définit la pérégrination
tantôt comme « le jihâd dans le chemin de Dieu », tantôt comme le Pèlerinage
canonique (hajj) ou le petit pèlerinage ('umra), tous deux à La Mecque. On
retrouve toutefois dans l'une et l'autre acception l'idée de cheminement, de
déplacement. Le proche compagnon et ami de Muhammad, Abû Bakr, disait :
« Je veux parcourir le monde et servir mon Dieu » (Brunel33).
compagnons de La Mecque vers Médine, déplacement physique et spirituel Ibn�'Arabî. Al-Futûhât al-
constitutif de l'identité musulmane. D'une façon générale, il revient à l'homo makkiyya. Beyrouth : éd. Dar
Sader (II, 383).
islamicus de chercher les signes de Dieu sur terre, comme y engage avec insis-
tance le Coran, notamment en VII, 185 : « Que ne portent-ils leurs regards
sur le royaume intérieur (malakût) des cieux et de la terre et vers toutes les
choses merveilleuses que Dieu a créées! ». Pour Ibn 'Arabî, la méditation sur
ces signes conduit l'homme vers leur signification intérieure. Dans la civilisa-
tion islamique classique en particulier, le musulman était souvent un grand
voyageur, car il était toujours, de façon idéale, « en quête de la science » (fî
talab al-'ilm).
Dès les origines, il y a eu débat dans les milieux soufis : vaut-il mieux chercher
Dieu sur place, sans bouger, dans l'élan du voyage intérieur ou au contraire,
comme le dit Ibn 'Arabî (m. 1240), « parcourir la terre pour pratiquer la médi-
tation et se rapprocher de Dieu » ? Évoquant les « statuts du voyage » chez les
soufis, un des auteurs de grands manuels de soufisme, al-Qushayrî (m. 1072),
précise que l'avis prédominant va vers la précellence du voyage, lequel est sur-
tout recommandé aux novices. L'auteur penche pour cet avis, mais il met im-
médiatement en garde contre une pratique mécanique, formelle, de la péré-
grination : beaucoup voyagent par le corps et peu par le cœur. Ainsi, la péré-
grination�est�purification ; c'est la via purgativa. Elle permet de rompre les at-
taches avec le monde, de se dépouiller et notons que le terme hijra, qui désigne
« l'Hégire » du Prophète, a également le sens fondamental de « rompre une
association avec quelqu'un » ou « éviter une association » (voir par exemple
© FUOC • PID_00159340 35 Le soufisme au quotidien
Coran, LXXIII, 10). La hijra du Prophète doit donc être comprise comme une
« rupture » consciente et organisée d'avec son entourage mecquois qui per-
sécutait la jeune communauté musulmane. En outre, ajoute al-Qusahyrî, la
pérégrination développe en l'homme la vertu coranique du tawakkul, de la
confiance en la providence divine. Le pèlerin, en effet, est supposé se déplacer
sans viatique, sans ressource fixe et sans nourriture assurée...
Références bibliographiques
Ibn�'Arabî. Le dévoilement des effets du voyage, traduit et présenté par D. Gril. Combas :
Editions de l'Eclat, 1994. (p. X de l'introduction par D. Gril).
(34)
Travaillant sur l'étymologie du terme safar, les soufis nous disent que le Al-Qushayrî. Al-Risâla al-qushay-
riyya. Damas, 1986 (p. 292
voyage est un révélateur de l'état intérieur de la personne : il est appelé ainsi
parce qu'il « dévoile » (yusfiru) les caractères des hommes (Qushayrî34). L'un de (35)
J. L. Michon (2005). « Un
ces fruits est d'élargir la conscience humaine. « Les pérégrinations spirituelles, maître shâdhilî marocain : Ahmad
Ibn 'Ajîba al-Hasanî - Sa vie et son
explique le soufi marocain Ibn 'Ajîba (m. 1809), sont indispensables au faqîr legs spirituel ». Dans E. Geoffroy,
qui débute dans la voie. Le voyage dévoile les défauts et purifie les âmes et les Une voie soufie dans le monde : la
Shâdhiliyya. Paris : Maisonneuve &
cœurs ; il élargit le caractère et, grâce à lui, la connaissance du Roi et Créateur Larose (p. 224).
suprême gagne en ampleur... On a dit que le faqîr est comme l'eau : s'il séjourne
trop longtemps à la même place, il s'altère et devient putride » (Michon35). Ce
dernier adage circule très souvent dans la littérature soufie.
Sur un plan plus métaphysique, les soufis postulent que toute créature che-
mine, qu'elle en soit consciente ou non. Ibn 'Arabî affirme de ce fait que la
pérégrination terrestre permet de participer consciemment au « voyage uni-
versel sans fin ni dans ce monde ni dans l'autre et à tous les degrés de l'Être ». Il
prévient en effet : «Tu es à jamais voyageur, de même que tu ne peux t'établir
nulle part ». Le voyage n'a pas de fin, car son but est infini ; de la sorte, on
ne dépasse jamais une station sans qu'en apparaisse aussitôt une autre.... En
définitive, c'est tout le cosmos qui est voué à un voyage perpétuel. La course
des astres, la rotation des sphères célestes, la trajectoire qui, depuis la semence
paternelle, fait parcourir à l'homme les quatre saisons de la vie puis les étapes
de sa destinée posthume sont, parmi d'autres, des figures de ce mouvement
perpétuel des réalités cosmiques.
Références bibliographiques
Ibn�'Arabî. Le dévoilement des effets du voyage, traduit et présenté par D. Gril. Combas :
Editions de l'Eclat, 1994. (p. XI et XIII de l'introduction par D. Gril)
(36)
Le modèle�des�pèlerins�musulmans, de ceux qui pratiquent la « tribulation » T. Khalidi (2003). Un musulman
nommé Jésus. Paris : Albin Michel
par vœu de pauvreté, est sans conteste Jésus, surtout au cours des premiers
(p. 48).
siècles de l'islam. Il est le « saint patron de l'ascétisme musulman » (Khalidi36).
Les premiers ascètes (zuhhâd) ont probablement été influencés par les moines
© FUOC • PID_00159340 36 Le soufisme au quotidien
(37)
La pérégrination, nous l'avons vu, est souvent pratiquée aux débuts de la Voie Al-Qushayrî. Al-Risâla al-qushay-
riyya. Damas, 1986 (p. 290
initiatique. Elle fait partie de la mise à l'épreuve du novice, traditionnelle dans
le soufisme. En effet, errer seul, de nuit, dans les lieux déserts, dans les cime-
tières ou sans viatique assuré, réclamait une aspiration spirituelle (himma) sans
faille. Le soufi irakien Ruwaym (IXe siècle) définit par ces métaphores l'atti-
tude intérieure à adopter : « Il ne convient pas que la préoccupation [de la
subsistance, de ce qui va lui advenir...] dépasse le pied du pèlerin et là où son
cœur lui enjoint de s'arrêter sera sa maison » (Qushayrî37). Un autre soufi an-
cien, Muhammad al-Kattânî, enjoint de même à ses disciples d'être chaque
nuit l'hôte d'une nouvelle mosquée et de ne mourir qu'entre deux demeures.
(38)
J'ai dit au début de ce texte que les avis étaient partagés en milieu soufi quant E. Geoffroy (1995). Le soufisme
en Égypte et en Syrie sous les der-
à la pertinence spirituelle de la pérégrination. Il nous faut maintenant écouter
niers Mamelouks et les premiers Ot-
l'autre position, celle de ceux qui déconseillent la siyâha, voire s'y opposent. tomans : orientations spirituelles
et enjeux culturels. Damas, Paris :
C'est ici l'occasion de souligner que le soufisme� est� un� monde� pluriel et IFEAD (p. 189 et sq.).
fluide, où l'on rencontre des positions et des comportements très contrastés
(39)
(Geoffroy38). Beaucoup de maîtres dénoncent l'inutilité du voyage physique. À Al-Qushayrî. Al-Risâla al-qushay-
riyya. Damas, 1986 (p. 289
quelqu'un qui le questionnait sur ses voyages, ajoutant « l'eau stagnante finit
par se putréfier », un soufi répondit : « Sois un océan, tu ne pourriras pas ! »
Référence
(Qushayrî39). On demanda au grand Junayd (m. 911) comment il avait obtenu bibliographique
la réalisation spirituelle (tahqîq) : « En restant en présence de Dieu, répondit-il,
Junayd. Enseignement spiri-
pendant trente ans sous cet escalier ! ». Cette réponse est dans la lignée de celle tuel, traduit de l'arabe et pré-
qu'il fit à la personne qui l'interrogeait sur son immobilité durant les séances senté par R. Deladrière, Pa-
ris : Sindbad, 1983 (p.17).
collectives de dhikr, alors que les corps des autres participants se balançaient,
mus par l'extase. Junayd expliqua son attitude en citant ce verset : « Tu vois les
montagnes ; tu les crois figées, alors qu'elles passent à la vitesse des nuages »
(Coran, XXVII, 88). D'une façon générale, au cours de ces séances, le cheikh
reste souvent impassible en apparence, parce qu'il domine son état spirituel
et parce que, selon la doctrine soufie, il est l'axe autour duquel les âmes se
meuvent.
Pourquoi partir à Sa recherche, s'interroge de son côté Ibn 'Arabî, alors qu'Il est Référence
omniprésent ? La référence coranique est à cet égard : « Il est avec vous où que bibliographique
vous soyez ! » (II, 115). La perfection consiste non pas à chercher Dieu (mu- Ibn�'Arabî. Le dévoilement
rîd) mais à être recherché par Lui (murâd). Ibn 'Arabî, on l'a vu, se prononçait des effets du voyage, traduit et
présenté par D. Gril. Com-
pourtant pour la pérégrination, mais la contradiction n'est qu'apparente : dans bas : Editions de l'Eclat,
ce même chapitre 175 des Futûhât makkiyya « sur la station de l'abandon du 1994. (p. XI de l'introduction
par D. Gril).
voyage », Ibn 'Arabî indique que « le voyage et son abandon procèdent tous
deux d'un aspect divin, l'un représenté par la descente de Dieu vers le ciel de ce
© FUOC • PID_00159340 38 Le soufisme au quotidien
monde, l'autre, par l'établissement sur le Trône. Ces deux aspects, le mouve-
ment et le repos, se retrouvent dans le voyage du Prophète qui s'élève, trans-
porté, ne se mouvant donc pas de son propre chef ».
(40)
Alors que le fondateur de la voie Shâdhiliyya, Abû l-Hasan al-Shâdhilî, comme Cette contrée est ici le symbole
de l'Orient extrême.
on l'a vu, a pratiqué longtemps la pérégrination initiatique, le successeur de
son successeur, Ibn 'Atâ' Allâh (m. 1309) met en garde contre une conception
trop formelle de cette pratique : « N'envie pas celui qui pérégrine à travers les
contrées isolées et les déserts jusqu'à Ceylan40, qui parcourt la Perse ou l'Oc-
cident extrême, tout en gardant son âme avec lui. Celui qui part en empor-
tant avec lui les causes du mal, il n'est pas réellement parti ». Denis Gril com-
mente ce passage ainsi : « Le " connais-toi toi-même " exige de reconnaître tout
d'abord la nature de l'âme qui est certes pour le voyageur une monture, mais
qu'il faut tenir fermement bridée, telle une mule rétive ».
Référence bibliographique
D.� Gril (2005). « L'enseignement d'Ibn 'Atâ' Allâh al-Iskandarî, d'après le témoignage
de son disciple Râfi' Ibn Shâfi' ». Dans E. Geoffroy, Une voie soufie dans le monde : la
Shâdhiliyya. Paris : Maisonneuve & Larose (p. 97).
Les premiers ascètes et les soufis qui leur succèdent se retirent dans les déserts
et les montagnes et les « vies de saints » nous les montrent côtoyant les bêtes
sauvages. Ils aiment méditer dans les ruines et dans les cimetières, qui leur
rappellent la vanité de ce monde et les recentrent sur l'essentiel. Toutefois,
les soufis se distinguent des ascètes par l'importance qu'ils accordent à la vie
communautaire et la conscience de leur rôle social. Les premiers manuels de
soufisme stipulent d'ailleurs que seuls�les�disciples�avancés peuvent s'adon-
ner à l'isolement.
Ceux qui répondent à ces exigences, dont les fondateurs des voies initiatiques,
commencent toujours leur carrière spirituelle par une stricte retraite, car elle
est nécessaire à la purification de l'âme. Ils restent souvent plusieurs années
dans le désert − 'Abd al-Qâdir Jîlânî y demeure vingt-cinq ans − avant de retour-
ner parmi les hommes. Dans leur solitude, ils affrontent toutes les épreuves et
les tentations que l'on nous relate à propos des ermites chrétiens. De ces rudes
« combats contre l'égo » (jihâd al-nafs) et contre les forces ténébreuses, nous
ne connaissons que les vainqueurs....
La règle cardinale que le soufi doit observer est la sincérité (ikhlâs), car il se
plie à la retraite pour se rapprocher de Dieu, non pour obtenir quelque pou-
voir surnaturel ou jouir d'une aura parmi les hommes. On n'entre en retraite
qu'avec la permission du cheikh et sous son contrôle, en raison des risques en-
courus pour le corps et surtout le psychisme. Une khalwa mal conduite ou faite
sans la protection d'un maître peut mener à la folie, comme en témoignent
de nombreuses anecdotes. Dans certains cas, le reclus doit d'ailleurs visualiser
l'image de son cheikh. Lorsque celui-ci vient le voir, il lui confie ses rêves ou
visions. Les règles pratiques rappellent celles que nous avons mentionnées à
propos du dhikr : assis dans un endroit sombre, le reclus doit rester en état
de pureté rituelle et, tourné vers la qibla, invoquer Dieu constamment par les
formules Lâ ilâha illâ Llâh ou Allâh. Après les prières rituelles, il doit réciter des
formules particulières ou se livrer à des exercices de visualisation. La khalwa se
faisait toujours en état de jeûne, parfois continu sur plusieurs jours, mais une
© FUOC • PID_00159340 40 Le soufisme au quotidien
telle rigueur n'est plus recommandée de nos jours, sauf si la retraite a lieu pen-
dant le mois de Ramadan. Dans tous les cas, le reclus mangera peu (Suhrawardî
limitait la nourriture au pain et au sel) et évitera de consommer de la chair
animale. Il dormira peu et veillera autant que possible, car la nuit est propice
à l' « illumination ». Il évitera de parler, si la khalwa s'effectue à plusieurs. Il
effectuera les prières rituelles avec d'autres reclus quand il le peut, notamment
la prière du vendredi, si la khalwa a lieu dans une mosquée.
La retraite durait en principe quarante jours. Ce nombre a une valeur ésoté- Référence
rique reconnue dans toutes les traditions spirituelles. Les soufis se fondent en bibliographique
particulier sur les quarante nuits pendant lesquelles Moïse se prépara à la Ré- Suhrawardî. 'Awârif al-
vélation et sur ce hadith cité par Suhrawardî dans son 'Awârif : « Celui qui se ma'ârif (p. 207).
voue totalement à Dieu durant quarante jours verra la sagesse jaillir de son
cœur sur sa langue ». La durée de la khalwa fluctue considérablement en fonc-
tion des maîtres, des voies et des retraitants bien sûr. Tel disciple obtient les
résultats escomptés en quelques heures ; un autre sera placé à nouveau en
retraite après y avoir passé quarante jours. Certains ne connaîtront jamais l'
« illumination ». De nos jours, les confréries qui pratiquent la khalwa préco-
nisent une durée de trois jours et trois nuits ou parfois moins. Jadis il était
demandé au reclus de ne pas penser au temps qu'il passait en khalwa ni au
délai de sa sortie. Il devait considérer sa cellule comme étant sa tombe jusqu'au
jour de la résurrection.
(41)
Les descriptions que donnent les auteurs de la cellule (elle doit être sombre, E. Geoffroy (1998). « La mort
du saint en islam ». Revue de l'his-
étroite et hors d'atteinte des bruits environnants) suggèrent en effet que l'en-
toire des religions, 215 (p. 17-34).
trée en khalwa équivaut à une entrée au tombeau. Contrairement à ce qui se
passe dans la vie ordinaire, le physique et le mental doivent se taire, les sens (42)
On peut encore visiter celle
extérieurs doivent être oblitérés afin de développer les sens intérieurs. Les pre- d'Abû l-Hasan Shâdhilî, dans
son sanctuaire de Tunis qui est
miers soufis creusaient leur tombe de leur vivant pour s'y adonner aux actes d'ailleurs enchâssé dans un grand
cimetière.
cultuels ou s'y allonger ; ils se familiarisaient ainsi avec la terre où ils allaient
reposer (Geoffroy41). À Satan qui demandait à l'un d'entre eux ce qu'il man-
geait, ce qu'il portait comme vêtement et où il habitait, celui-ci répondit : « Je
me nourris de mort, je m'habille d'un linceul et j'habite la tombe ». Shiblî re-
commandait déjà la khalwa en ces termes : « Cherche la solitude, efface ton
nom de la mémoire des hommes et fais face au mur jusqu'à ta mort ». Dans leur
42
zâwiya, les cheikhs avaient souvent une trappe , sorte de cellule souterraine,
où ils se retiraient pour des périodes plus ou moins longues. Les Naqshbandis,
pour leur part, pratiquent la « méditation de la mort », exercice qui consiste
à s'imaginer mort, enterré et en état de décomposition avancée. La khalwa
est donc ce laboratoire où�la�mort�initiatique�se�transmue�en�renaissance
spirituelle.
© FUOC • PID_00159340 41 Le soufisme au quotidien
(43)
Le reclus ne doit donc pas penser aux modalités de sa retraite, mais à Dieu uni- Sha'rânî. al-Anwâr al-qudsiyya
(II, 105-117).
quement. Il pourra ainsi chasser les mauvaises suggestions qui ne manqueront
pas de l'assaillir, tout comme les perceptions surnaturelles qui s'offrent à lui.
Le maître est ici nécessaire car il sait distinguer un authentique phénomène
spirituel d'une simple hallucination. Les auteurs soufis évoquent les « dévoi-
lements » successifs qui conduisent le reclus à un élargissement parfois prodi-
gieux de la conscience et qui attestent la réalité de son « illumination » (fath).
L'initié verra par exemple ce que font les gens dans leur maison ; il percevra
la vérité intrinsèque des lois révélées ou le degré d'authenticité des paroles
du Prophète, connaîtra les diverses langues de l'humanité et comprendra le
langage des règnes minéral, végétal et animal, etc. (Sha'rânî43). À l'issue d'une
retraite de sept ans, Muhammad Hanafî, maître shâdhilî du XVe siècle, décou-
vrit qu'il avait la faculté de lire dans les âmes : il voyait les uns avec un visage
lumineux, les autres avec une face de porc ou de singe. Il retourna alors dans
sa cellule pour demander à Dieu d'être délivré de cette vision.
Il semble pourtant que, dans la pratique, on ait pris fréquemment les moyens
pour la fin. La khalwa s'est systématisée à partir du XIVe siècle. Prescrite aux
novices, la retraite cellulaire est censée garantir un minimum d' « illumina-
tion » à tout aspirant et attirer la survenue d'états spirituels (ahwâl) auxquels ils
n'auraient pas accès en temps normal. La Khalwatiyya a même pris son nom
de la khalwa, qu'elle a érigée en pilier de sa méthode. Cette vulgarisation a
suscité les critiques de Sha'rânî, pour qui les visions obtenues par le commun
des disciples relèvent du délire.
(44)
Pour les maîtres du soufisme tardif, la khalwa reste un support privilégié. Au J. Cartigny. Cheikh Al Alawi - Do-
e cuments et témoignages, (p. 76, 86-
début du XIX siècle, le cheikh Khâlid introduit la retraite de quarante jours 87).
dans la voie naqshbandî, car il considère qu'elle est plus propice à l'initiation
que le compagnonnage traditionnel entre maître et disciple (suhba). Au début
du XXe siècle, le cheikh algérien Ahmad 'Alawî apporte également cette inno-
vation dans la voie shâdhilî-darqâwî. Sous son contrôle, le reclus invoque le
© FUOC • PID_00159340 42 Le soufisme au quotidien
nom Allâh plusieurs jours ou même, s'il le faut, plusieurs mois. Les visions lu-
mineuses et d'autres phénomènes tels que la lévitation étaient, paraît-il, fré-
quents, mais on ne s'y arrêtait pas (Cartigny44).
(45)
La retraite cellulaire ne peut être que passagère, car la vocation�du�spirituel E. Geoffroy. Le soufisme en
Égypte et en Syrie, (p. 129).
musulman est d'être�parmi�les�hommes. Cette présence au monde, souligne
Ibn 'Arabî, est plus bénéfique au spirituel que son isolement. Il en va de même,
à fortiori, pour un dirigeant temporel : à l'issue de la prise de Constantinople
par les Ottomans en 1453, le cheikh de Mehmed le Conquérant refuse de faire
entrer celui-ci en khalwa, car le plaisir qu'en éprouverait le sultan l'amènerait
à abandonner le pouvoir (Geoffroy45). L'idéal réside donc dans la retraite�in-
térieure, perpétuelle, la « retraite au milieu de la foule » (al-khalwa fî l-jalwa),
principe nashbandî que d'autres ordres ont pratiqué à leur manière. « Le gnos-
tique, notait déjà Qushayrî, est celui qui, tout en étant proche des hommes,
est loin d'eux par son secret ».
Rares, en effet, sont les saints musulmans qui restent reclus toute leur vie et
auxquels on ne peut pas rendre visite. La grande majorité retourne dans le
monde. Après avoir connu le fanâ', l'extinction en Dieu, ils expérimentent dès
lors le baqâ', « subsistant » en et par Dieu, sans que cela se traduise nécessai-
rement dans leur apparence. Pour les êtres moins réalisés, la « retraite au mi-
lieu de la foule » est un défi permanent, tant les sollicitations extérieures sont
grandes. Mais d'évidence ce type de retraite convient mieux à la vie moderne
que la retraite cellulaire.
Ne faut-il pas comprendre en définitive la khalwa comme l'a fait Ibn 'Arabî, Référence
c'est-à-dire comme un retour au vide originel (khalâ'), une réalisation de notre bibliographique
« vacuité » ontologique, que seule la présence divine peut emplir ? « De toute Ibn�'Arabî. Al-Futûhât al-
façon, écrit encore Ibn 'Arabî, il n'y a pas réellement de retraite en ce monde, makkiyya, (III, 523; IV, 340).