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L'Expérience Mystique en Son Lieu Au-Delà de Toute Connaissance

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Liberté

L’Expérience mystique en son lieu au-delà de toute


connaissance
Fernand Ouellette

L’expérience mystique
Volume 43, numéro 2 (252), mai 2001

URI : https://id.erudit.org/iderudit/32734ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)
Collectif Liberté

ISSN
0024-2020 (imprimé)
1923-0915 (numérique)

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Citer cet article


Ouellette, F. (2001). L’Expérience mystique en son lieu au-delà de toute
connaissance. Liberté, 43(2), 63–75.

Tous droits réservés © Collectif Liberté, 2001 Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des
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L'Expérience mystique en son lieu au-delà
de toute connaissance
Fernand Ouellette

Il n'y a rien de plus admirablement unique que l'expérience


mystique, même si les textes qui s'efforcent d'en rendre compte,
se recoupent et convergent vers une même impossibilité : dire
d'une rencontre ce qui ne peut être dit, ce qui appartient au mys-
tère de Dieu - d'où l'origine du mot mystique - , tout en rêvant de
le dire avec des mots qui seraient taillés dans la lumière même
de Dieu. Vivre d'une manière mystique, c'est se perdre, laisser
l'âme aller « au-delà d'elle-même », dans le « nuage de
l'inconnaissance », mourir à soi, se laisser habiter par Dieu,
l'Inconnaissable, par le Présent-Absent, selon le mode de relation
choisi par le Christ ressuscité.

En soi le discours mystique, si intensément, personnellement


organisé soit-il, ne peut être qu'une traduction faisant son
chemin dans le nous du langage dirait de Certeau1. Mais bien
plus qu'une pratique de langage, il est le recours extrême d'un
« je » pour ne pas se désancrer de la Présence absente. « La loi
de l'authentique n'interdit rien, écrivait Maurice Blanchot, mais
n'est jamais satisfaite 2 . » Il lui faut toujours produire sa vérité.
1
L'Absent de l'histoire, Paris, Marne, 1973, p. 44-45, cité par Sylvain Destrempes, In
« L'Altérité dans le discours mystique selon Michel de Certeau », thèse inédite,
15 mai 1998, p. 15.
2
Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1971, p. 71.

61
Ainsi le discours mystique nous guide-t-il au-delà de lui-même
en s'efforçant de faire passer en langage, affaibli par ses
contraintes, la Présence ressentie, entraperçue dans la fente du
rocher, la Présence manquante, mais toujours possible de l'Autre,
transcendant. Il ne reste, d'une forte expérience d'union, qu'un
être transmué, exténué, et un langage qui s'efforce de communi-
quer le cri de celui qui ressent la perte du Disparu. C'est du lan-
gage après la Présence. Une épreuve de « deuil impossible ».
Comment le discours pourrait-il échapper à « la blessure que le
Silence de Dieu fait dans le langage3 », dit magnifiquement
Michel de Certeau, et s'adapter au langage insaisissable de
l'Esprit Saint ? D'où, par conséquent, l'impossibilité d'un pareil
langage, d'une pareille connaissance qui est tendue vers
l'Inconnaissable, vers le Non-Objet. D'où son impasse. Le lan-
gage ne peut que travailler, c'est-à-dire souffrir, progresser
jusqu'à l'épuisement, d'autant que l'Autre qui l'attire est en soi
Lui-même inépuisable. L'expérience mystique consume l'âme
désirante qui pénètre dans le champ d'attraction du Présent-
Absent, plus qu'elle ne l'éclairé, dirait saint Bonaventure. Elle
tient plus du feu que de la lumière. Il suffit d'entendre les lamen-
tations d'Angèle de Foligno découvrant les trahisons de son tra-
ducteur. Comment un tel discours qui s'avance en effet au-delà
de toute connaissance, avec un intellect impuissant, dans une
tension constante entre l'expérience vécue et le langage,
comment pourrait-il déboucher sur une méthode ou un système,
comment pourrait-il être objectivable ?

Lorsque moi-même j'essaie de l'appréhender, à vrai dire, je le


fais glisser hors de sa constellation dense et singulière, je le relè-
gue au sein de mes expériences les plus déterminantes, en elles-
mêmes si pauvres, tout en m'efforçant d'écouter ses harmoni-
ques. Tout se passe au cœur d'un être qui se situe tellement en
deçà de la haute expérience. Mais voilà, comment le faire sans ce
que soit une simple translation, comment le garder vif sans « en-
trer dans le mensonge », dirait Blanchot ? Un tel discours si
élevé, si déroutant, ne peut frayer sa voie en nous que dans la
mesure où nous sommes nous-mêmes en quête de la même
Présence et que nous nous sommes quelque peu rapprochés de

La Fable mystique, 1, X V - X V f siècle, Paris, Galllimard, coll. «Tel », 1987, p. 207.

62
Sa Lumière. Sinon, avec quelque détracteur de Fénelon qui
n'avait rien compris à la mystique, nous pourrions dire que le
mysticisme « subordonne la raison au sentiment », alors que la
voie mystique me paraît, au contraire, le sentier sur le sommet
d'une raison embrasée, bien qu'elle soit douloureusement cons-
ciente de ses limites, en bref une voie qui s'avance dans
« l'inconnu de Dieu » et se donne à l'Amour.

Jean Baruzi écrit : « la pensée mystique, en ses plus hauts


moments, se complaît en un silence lui-même créateur, mais
dont le mystique, au plus profond de la contemplation, est le seul
témoin [...] [elle] est une nouvelle façon de penser l'absolu 4 ».
Saint-Cyran, sur un autre plan, avait eu une vue semblable en
exaltant la métaphore et le paradoxe qui servaient mieux le lan-
gage mystique que la précision d'un travail spéculatif. Enfin,
pour nous rapprocher quelque peu de notre sujet, le sulpicien
Michel Dupuy propose une définition de la mystique à partir du
Pseudo-Denys : « La mystique serait une expérience, située dans
un itinéraire spirituel comportant un certain nombre d'étapes, et
qui entraîne au-delà de tout savoir et de toute connaissance ».

En somme, si nous pouvons dire que c'est dans un silence


créateur, dans la grâce de la contemplation que le mystique
atteint ses états les plus subtils, et qu'il se risque dans ce lieu
indicible qu'est l'au-delà de toute connaissance, c'est tout de
même dans le fond de l'âme qu'il se prépare à l'union, comme à
l'anéantissement, et qu'il commence son itinéraire avec Dieu, en
Dieu, car là habite Dieu, et là se produit l'union, dit La Perle évan-
gélique. Voilà son espace de travail et d'ouverture à l'Amour. Voilà
le sens de l'expérience du mystique. Celui-ci s'efforce de nous
communiquer, en transmutant les mots, en les ouvrant, quelques
éclats de la lumière indescriptible ou de la nuit inéluctable, et
cela à travers un texte qui a le ton d'une confidence ou la forme
d'une lettre, d'un poème ; mais un écrit, le plus souvent, que
l'obéissance commande au mystique, et surtout une écriture qui
4
Cf. L'Intelligence mystique, textes choisis et présentés par Jean-Louis Vieillard-
Baron, Paris, L'île verte/Berg International, 1985, p. 56. Dans sa communication au
Congrès international de philosophie, à Rome, en 1946, Jean Baruzi fait la critique de
« l'usage illégitime » du mot mystique, tout particulièrement dans ses déviations
vers le collectif.

63
lui paraît désespérément utopique. « Est mystique, écrit Michel
de Certeau, celui qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la
certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque
objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici ni se contenter
de cela. [...] Il faut aller plus loin, ailleurs. Il n'habite nulle part. »

Que la rencontre avec Dieu ait lieu dans le « fond de l'âme »,


conception propre aux Flamands, ou bien à la « pointe de l'es-
prit », vue plus proche de celle de François de Sales, elle a lieu là
où Dieu établit « son trône et son ciel », dans un « va-et-vient de
montée et de descente », dans un abîme qui oscille de l'abaisse-
ment à l'illumination, de l'annihilation à l'abandon au sein de la
Présence dévorante, selon l'expérience même qu'un mystique a
de la rencontre essentielle*. Comme si notre Dieu, pour agir,
choisissait l'espace de l'intimité profonde de l'être, de son for in-
térieur, de son repli le plus silencieux - ce qui ne peut se conce-
voir, certes, sans que l'être fasse le vide en lui pour que la
Plénitude divine l'occupe, ni sans s'abaisser, s'anéantir, ni sans
surrection de l'âme, ni sans tensions, ni sans une expérience de
dévoration - , à moins que l'âme elle-même, « introvertie hors de
soy », dit La Perle évangélique, soit déportée en Dieu. Mais là en-
core la nuit l'enserre, la dénude, et le vertige et le dépaysement
ne peuvent que l'imprégner. Nuit vécue avec de grandes plages
de purification, de sécheresse intense où l'âme doit apprendre à
se désencombrer, à se simplifier, à se tenir paisible dans une
adhésion parfaite à la volonté de Dieu, c'est-à-dire dans
l'abandon. Et cela même lorsque le mystique, non sans force ten-
sions d'ailleurs, s'oriente vers le Christ, contemple sa Passion
dans un mouvement incandescent, passant d'une mystique de
l'essence, plus abstraite, de Vapophatisme de Maître Eckart, d'un
Dieu sans image, à une mystique christologique, à la figure du
Christ, en particulier depuis Thérèse d'Avila et Bérulle ; mais en
n'oubliant pas que depuis longtemps les Cisterciens et les Frères
Mineurs se tournaient eux aussi vers le mystère de la nature
humaine du Christ, tout en restant dans la proximité du Cantique
des Cantiques. Alors « l'homme qui contemple Dieu en Dieu et

5
Cf. « Le coup terrible du néant » de Daniel Vidal, in La Perle évangélique (1602),
Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 10. Et sur les auteurs flamands, Paul Mommeers,
Dictionnaire de spiritualité, vol. 12,1*, Paris, Éditions Beauchesne, 1984, col. 730-750.

64
avec lui, c'est l'homme qui, devenu un avec le Fils, voit le Père6 ».
Le mystique habite avec lui-même, certes, comme Grégoire le
Grand le disait de saint Benoît, mais il habite surtout avec l'Esprit
Saint. Ainsi que l'a écrit l'abbé de Rancé : « L'on ne jouit vérita-
blement de Dieu que dans une désoccupation de toutes les créa-
tures [...] se cacher, se taire, et demeurer dans le repos [...] se
cacher dans le secret de la Face de Dieu7 «.Toutefois il s'agit tou-
jours, chez le mystique, d'une connaissance incommunicable,
d'un au-delà de la connaissance.

L'expérience mystique est si complexe qu'on ne peut guère


déduire, par exemple, que Vunion extatique en soit une condi-
tion. Il y a un autre versant de la « montagne d'amour ».
Alexandre Piny (XVIIe siècle), par exemple, va jusqu'à détruire en
apparence le parfait équilibre de l'échange : « si c'est être par le
pur amour la joie de Dieu que de l'aimer dans toute la pureté de
l'amour, écrit-il, je vous demande, mon cher lecteur, si on peut
aimer Dieu plus purement, et partant si on peut mieux devenir sa
joie et lui être plus agréable que de vouloir dans son bon plaisir
et en vue de sa volonté être sans plaisir et sans joie, et y être ;
d'une manière qu'on vive et qu'on meure sans joie 8 ? » Ce que
Thérèse de Lisieux et maints mystiques ont vécu : la pureté d'un
amour sans consolation. « Aimer Dieu seul et penser être / Privé
de tout amour pour lui » (Surin). La perte de l'Aimant ressentie
avec une forte souffrance, comme si le spirituel était dupé par
Dieu ! L'holocauste d'un amour. La haute dereliction. Le don d'un
renoncement parfait, par amour, à ce que Dieu devienne un objet
de jouissance. Jusqu'à l'acceptation de la privation absolue de
Dieu, pour l'Éternité, que vivent certains mystiques dans les
sphères les plus hautes de leur quête et de leur don. Nous
sommes ainsi très loin d'une éthique fondée sur la loi de
l'échange, ou de la réciprocité en amour. Ce qui n'est pas sans
densité tragique. Ni sans rayonnement d'une forte purification de
l'amour. Nous abordons le « pur amour ».

6
P. Mommaers, op. cit., col. 748.
' In Le Soleil et les ténèbres, Paris, Arfuyen, 1989, p. 5, 23, 27.
8
Cité par Mino Bergamo, La Science des saints. Le discours mystique au XVIf siè-
cle français, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 232-233.

65
I

La réflexion sur l'expérience mystique pose ainsi, me semble-


t-il, un certain nombre de problèmes qui nous obligent à bien dis-
tinguer les concepts que nous utilisons, sans quoi la confusion
apparaît très vite, surtout si nous osons utiliser le mot à propos
de mouvements collectifs. Évidemment, je parle ici depuis la
tradition de ma propre culture chrétienne et catholique.

Il n'y a rien de plus profondément chrétien que le fait même


d'une rencontre avec notre Dieu, personne aussi incarnée. Car le
religion chrétienne n'est pas d'abord une religion du livre et en-
core moins la religion d'une doctrine. Le mystique, ou « l'homme
spirituel », disait Jean de la Croix, celui qui s'abandonne à
l'Esprit, ne peut guère penser de modèle plus achevé que le
Christ lui-même. C'est pourquoi la mystique christologique me
paraît plus proche, plus simple et concrète.

En un sens, serait mystique toute personne qui fait une expé-


rience d'union avec Dieu, avec le Christ. Mais un pareil mystique
risque fort de rester profondément à l'abri de son être, dans le
secret du Roi, si son expérience ne transparaissait pas dans un
langage. Or, pour éviter la confusion, non seulement est-il néces-
saire de dire que le saint doit avoir vécu une forme d'union avec
Dieu, mais, de plus, qu'il doit avoir laissé des traces qui nous per-
mettent de l'intégrer, sur un plan formel et selon une perspective
plus rigoureuse, dans le courant de ce qu'il est convenu d'ap-
peler historiquement la mystique. Alors seulement, et à travers le
langage, le saint s'offre-t-il dans un relief qui donne prise à
quelque lumière et nous permet ainsi de tenter de l'appréhender.
Nous y reviendrons.

Le père Marie-Eugène de l'Enfant-Jésus a saisi admirable-


ment la démarche du mystique et ce que celui-ci tente de nous
transmettre : « Il ne peut dire qu'une chose, écrit-il, j'ai senti en
Dieu le Bien diffusif, l'Amour [...] C'est le Bien qui se diffuse Lui-
même. Voilà cette vie de Dieu9. » Et celui qui contemple le Bien a
9
Cité par Louis Menvielle, Thérèse Docteur racontée par le père Marie-Eugène, tome
II, Les clés de la Petite Voie, Venasque/Saint-Maur, Éditions du Carmel Éditions/Parole
et Silence, 1998, p. 38.

66
une « une vue globale, pénétrante et amoureuse », précise-t-il, en
traduisant la définition que Richard Saint-Victor donne du
contemplatif. Le Bien est comme un soleil qui diffuse sa chaleur
et sa lumière, qui donne naissance, dirait Platon suivi par Denys
l'Aréopagite. En ce sens-là, le mystique est celui qui accède à
l'état de relais diffusif de l'Amour. Il ne faut donc pas perdre de
vue, dès le départ, qu'il s'agit d'une expérience qui nous fait par-
ticiper à la vie d'un Dieu qui se donne à nous, c'est-à-dire d'une
véritable vie spirituelle, animée par le souffle de l'Esprit Saint. Un
mystique ne peut pas écrire, tenter de communiquer son expé-
rience, s'il ne laisse pas l'Esprit Saint écrire à travers lui. Je par-
lerais d'une vie incessante de contacts et de communion avec
Dieu, laquelle approfondit par le fait même la connaissance spi-
rituelle du mystique. Celle-ci est impensable sans le sentiment
d'une proximité, sans la conviction de plus en plus puissante de
la présence agissante de Dieu en lui, même si par la suite, pour
mettre à l'épreuve sa résistance, son opacité, pour brunir l'éclat
de son âme qui tente de laisser passer en elle, à travers elle, la
Lumière de Dieu, le mystique doit patiemment traverser le désert
et la nuit.

À proprement dit, il n'y a pas d'expérience plus élevée que


l'âme humaine puisse vivre. C'est pourquoi elle fascine par son
mystère, pas son élévation, même celui qui n'a pas la foi. Notre
époque, je le disais, ne croit qu'aux témoins. Il n'y a qu'à appro-
cher le texte des Manuscrits de Thérèse de Lisieux ou le Journal
d'Etty Hillesum, sur un autre plan, pour savoir ce qu'est un
témoin. Ce sont eux qui nous aident à forger notre âme. Car, à
travers une expérience humaine, à travers un langage humain,
nous approchons du mystère de Dieu et de la présence du Christ,
lui le Prince éblouissant de sainteté. Le Dieu Saint se révèle à
travers Ses prophètes et Ses saints. Il nous parle sans cesse à tra-
vers eux, comme il nous parle à travers Ses Testaments, à travers
Son intervention dans l'histoire humaine. Nous sommes donc
très loin du silence dont, par surdité, on L'accuse constamment.

Par conséquent, grâce à l'Esprit, nous progressons dans notre


relation avec Dieu, et ainsi dans la connaissance très faible, très
approximative que nous pouvons avoir de Lui. La théologie

67
négative affirmait que nous n'en pouvons rien savoir ni rien dire.
Or notre connaissance n'est pas vécue en dehors d'une ren-
contre, je le répète, où c'est Dieu Lui-même qui réclame un col-
loque dans le silence, et une union qui agit à travers nous, qui
nous travaille. Avancer dans cette connaissance concrète
consiste donc à laisser Dieu agir en nous. Il n'y a pas de plus
grand don de notre liberté, de plus profond exercice que de l'unir
à la Liberté de Dieu. C'est ce que Thérèse de Lisieux et Dina
Bélanger, par exemple, ont accompli admirablement. Apparaît
ainsi le concept de substitution que certains mystiques utilisent,
indissociable de celui du parfait abandon. Ce qu'exprime bien
Dina Bélanger : « Il [Jésus] se substituait à moi, et moi, je le
laissais faire. » Voilà, avec des mots très simples, la nature pro-
prement dite de la vie mystique en nous. Comme nous le voyons,
sa nature est plus simple que ce que certains théoriciens se sont
efforcés de nous laisser croire. Le père Gardeil remarquait que
l'expérience mystique était « l'épanouissement suprême, mais
normal de l'état de grâce ». Dans un abandon extrême de l'âme,
la grâce agit totalement. En somme l'expérience mystique est la
voie de la vie chrétienne la plus fondamentale. Ce qui pour
plusieurs n'est pas toujours facile à admettre.

Jusqu'ici, nous le pressentons après ce qui vient d'être dit,


aucun phénomène paranormal ne semble nécessaire, même si
en soi, dans l'histoire de la mystique, plusieurs mystiques ont été
accablés, dirais-je, par des phénomènes qui étaient plus reliés à
leur propre résistance à l'action divine qu'à la nécessité d'une
survie, d'une progression en eux de la vie mystique elle-même.
Cela, quelques maîtres comme Jean de la Croix l'ont bien
souligné.

Lorsque Thérèse de Lisieux apparaît, Y extraordinaire se dis-


sipe. Un certain orgueil, une certaine démesure se frappent
contre son esprit d'enfance. Car la « petite voie » ouvre le pos-
sible, en chacun de nous, d'une véritable vie mystique. Elle met
celui qui l'emprunte en voie d'ascension, dans une sorte d'ascen-
seur spirituel, dirait-elle, ou plus précisément dans les bras du
Christ. Nous avons vraiment changé d'époque. Ce qui ouvre une
révolution spirituelle dont certains ne se sont pas encore repla-
cés, surtout depuis que le pape Jean-Paul II a reconnu la petite
voie de Thérèse comme une doctrine sûre, un enseignement à
portée de l'âme et un modèle de vie spirituelle en nommant
Thérèse Docteur de l'Église. Ce qui met en relief le caractère uni-
versel de la « petite voie ». Cela ne s'est pas fait sans froisser la
perspective intellectuelle des théologiens qui s'en tiennent trop
fréquemment à la seule possibilité d'un travail spéculatif et
scientifique, ou à leur langue de bois.

Ill

Mais pour parler de l'expérience mystique d'un saint, encore


faut-il qu'il y ait un témoignage, comme je le disais, le récit du
parcours intime de celui qui n'a pas quitté le secret du Roi, de
celui qui cherche son Amour dans les rues de la ville, comme la
bien-aimée du Cantique des Cantiques. Cette recherche, et son
expression dans le langage, est essentielle pour bien com-
prendre ce sur quoi se fondent les théologiens spirituels, comme
les historiens qui reconnaissent un pareil texte.

Michel de Certeau a montré la nécessité de bien partir d'un


texte pour saisir la nature de l'expérience mystique. Il avait com-
pris que certains genres littéraires comme l'autobiographie, la
correspondance, la poésie, le récit d'une révélation intérieure ou
d'un dialogue, sont des genres privilégiés pour rendre compte
d'un parcours mystique, pour attester l'approfondissement d'une
rencontre. De tels écrits se prêtent d'ailleurs admirablement à la
confidence. Bremond a de plus bien dit en avançant que « Les
mystiques ont aussi contribué au progrès de la langue et des let-
tres. Si leur expérience est ineffable, intraduisible, ajoute-t-il, les
idées, les imaginations et les sentiments qu'elle fait naître, ne le
sont pas. Cette expérience d'ailleurs, bien qu'insaisissable,
l'extatique essaie de la plier au langage humain 10 . » En somme,

10
Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tome 1, Paris, Librairie Bloud
et Gay, 1924, p. xxi.

69
quoique leur expérience soit insaisissable en langage, leur
langue est tout de même atteinte par les lumières qui montent de
leur âme. Ils partent d'un cœur à cœur, dirait François de Sales.
Ils obéissent à Dieu, sinon ils replongeraient dans leur silence.
Ne savent-ils pas mieux que quiconque que leur langage, que
leur transmission des merveilles, est impossible, et qu'il n'y a
pas de représentation possible d'une telle expérience si totale,
effectivement et surnaturellement impliquée ? Si bien, à la
rigueur, que nous ne pouvons parler d'une expérience mystique
qu'en autant qu'elle s'exprime à travers un texte, qu'elle est
transformée en langage. C'est une condition essentielle non pas
pour qu'elle soit, mais pour qu'elle soit transmise et reconnue.
Nous voyons que nous devons parler davantage d'une vie qui
doit s'écrire que d'une pensée qui doit être vécue.

Il est évident, du moins j'en suis persuadé, que maintes expé-


riences mystiques sont restées dans le secret, dans l'altitude
silencieuse de l'âme, et qu'elles n'ont jamais franchi l'opacité du
langage. Par contre l'autobiographie de Thérèse d'Avila ou de
Dina Bélanger, la correspondance de Marie de l'Incarnation, les
récits de Julienne de Norwich, de Gertrude d'Helfta, ou les
comptes rendus du témoin d'Angèle de Foligno, de Catherine de
Sienne sont de forts exemples d'une véritable expérience, d'un
haut indice d'union.

Quelques auteurs comme Denys l'Aréopagite ont formulé une


théologie, nommée théologie mystique, qui sera le fondement de
tout un courant que nous pourrions appeler les mystiques de
l'essence de Dieu, tels Maître Eckhart et les Rhéno-flamands.
D'autres, comme Jean de la Croix et Thérèse d'Avila, ont non seu-
lement exprimé dans le récit et dans le poème leur expérience
singulière, ce qui en fait des écrivains mystiques de premier plan,
mais ils ont de plus réfléchi sur leur propre démarche pour dé-
celer l'échelle mystérieuse de leur progression, pour tenter d'en
saisir les états. Il sont revenus sur leur expérience comme pour
mieux la saisir, mieux en dégager une leçon à la fois pour eux-
mêmes et pour nous. Ils sont devenus en quelque sorte les maî-
tres spirituels de leur propre voie, de leur échelle. Ainsi une doc-
trine apparaît et se formule. Ce qui avait d'ailleurs été vécu aussi

70
chez les Flamands. Je pense à l'admirable Perle évangélique
(1527) qui fait le pont entre la mystique de l'essence et la mys-
tique christologique.

Les distinctions entre les diverses expériences mystiques


sont fort utiles, certes, mais il y a beaucoup d'interpénétration
entre les tendances majeures des diverses formes et leurs modes
de communication. Non seulement le Christ lui-même, modèle
de toute vie mystique, passe-t-il de la contemplation à l'apostolat
et à la réparation, mais il est également le Rabbi, le Maître de la
voie, le Docteur des docteurs de la vie par excellence, dont
Thérèse de Lisieux disait qu'elle n'entendait que le bruit sans
parole. C'est pourquoi chaque expérience mystique est unique et
ne correspond pas forcément à la description, à l'échelle des
gradations qu'a saisieThérèse d'Avila ou Jean de la Croix.

IV

Par la suite, après le long silence des mystiques, consécutif à


leur persécution et au jansénisme, du moins en France, l'idée
d'une théorisation de la voie mystique a pu surgir à partir d'un
ensemble d'expériences plus ou moins bien comprises, d'autant
plus que l'écart s'amplifiait entre l'expérience concrète et la
théorie. Ce qui nous a donné de curieux traités d'ascétisme et de
mystique exposant les conditions requises, les normes pour
qu'une expérience soit reconnue comme mystique. C'était ou-
blier que chaque voie est unique et non reproductible. Car rien
n'est plus chrétien que ce qui a un caractère unique. Et surtout, il
n'y a pas de méthode sûre qui permette d'attirer, de contraindre
le colloque avec Dieu, puisque « tout est grâce » pour celui qui
l'appelle. Une telle utopie, semble-t-il, ne s'était pas encore déga-
gée des retombées de l'engouement pour la méthode, des pré-
tentions positivistes, comme si la théorisation, à caractère plus
ou moins scientifique, pouvait tout maîtriser. D'ailleurs notre
Jean de la Croix, considérant sa propre analyse, serait fort em-
barrassé lui-même de servir d'archétype à la vie intérieure de
Paul de la Croix qui va, selon sa voie propre, vers son Dieu sans
forme ni figure. Le cheminement de Thérèse d'Avila, nous le

71
savons, n'a rien, dans sa progression de demeure en demeure,
qui puisse servir de modèle à la voie deThérèse de Lisieux fon-
dée sur l'idée d'ascenseur, de droite verticale, dans l'irradiation
du profond amour miséricordieux du Christ, du Verbe incarné,
qui a influencé si profondément l'école bérullienne et le Carmel.
Cela nous met en garde contre le danger d'une systématisation
trop poussée et trop sèche. Certains auteurs, peu intuitifs, n'ont-
ils pas tenté de démontrer queThérèse de Lisieux n'avait pas pu
vivre une union transformante, puisque l'expérience transmise
dans son texte ne semblait pas en rendre compte selon les cri-
tères des traités d'ascétique et de mystique ?... De tels docteurs
n'avaient pas saisi grand-chose de la voie mystique, comme s'ils
n'avaient pas réussi à se dégager des traités qui dominaient la
scène, avant qu'un long travail de réflexion, au début du XIXe
siècle, ne reprenne la question de la nature même de l'expé-
rience mystique. Thérèse de Lisieux n'est pas étrangère à cette
simplification de l'idée que nous pouvons nous faire aujourd'hui
de l'union mystique.

La conception d'un progrès d'une expérience à l'autre, dans


l'être d'un spirituel, progrès systématique aboutissant à une
union transformante après de longs passages par la purification
et l'élévation de demeure en demeure, me semble donc pour le
moins fragile. On oublie que des mystiques comme Véronique
Giuliani ou Paul de la Croix ont vécu assez jeunes le don reçu du
mariage spirituel pour s'acheminer par la suite dans une expé-
rience mystique de type plutôt apostolique et réparatrice. Il n'y a
pas de rationalisation possible dès que nous tentons d'approcher
ce qui en soi a un caractère unique. Un mystique apostolique
a-t-il une relation moins profonde avec Dieu qu'un contemplatif ?
Comment parler des dons secrets que Dieu fait à une âme et les
jauger, les caractériser à partir d'une échelle ascendante de
valeurs mystiques ?

À vrai dire, sur un autre plan, le travail de la théologie spiri-


tuelle, ou celui de la théologie des saints, qui ne s'égare pas dans

72
une radicalisation, est certainement nécessaire. Cette quête, qui
a ses propres racines dans la théologie fondamentale, doit tout
de même se fonder, pour ses analyses, sur un corpus de textes
personnels, et prendre la dimension d'un savoir concret, se ris-
quer dans la profondeur d'une sagesse éprouvée dans la vie.

Le père Charles André Bernard parle de l'expérience chré-


tienne comme d'un lieu théologique qui, par définition, ouvre
des perspectives sur la vie chrétienne saisie comme « participa-
tion à la vie divine ». Mgr Laneux, dans sa prison du Siam, au
XVII e , évoquait la déification. (Quel mot admirable dans le pro-
longement de saint Paul et de Denys l'Aréopagite I) En bref, nous
parlons du lieu de connaissance d'une vie chrétienne, c'est-à-dire
d'un « projet spirituel personnel » qui, par essence, a une portée
universelle. Ce qui est singulièrement le cas dans la richesse
diverse des expériences mystiques. Mais une telle théologie spi-
rituelle n'est guère possible sans difficulté ni sans contradiction.
Car s'il y a une quête qui requiert une prière incessante, c'est
bien celle-là. Comme l'écrivait Etienne Gilson : « Comment tenir
son commentaire sur les hauteurs d'une vie mystique dont
l'expérience seule permet de parler ? » Le théologien spirituel lui-
même ne risque-t-il pas d'être acculé au mutisme ? Comment
non seulement colliger les expériences multiples et réfléchir sur
leur nature pour en montrer Vunicité, certes, mais de plus pro-
longer la réflexion en déployant les affinités, les ramifications en-
tre elles, et en montrant leur convergence ? Ce qui oblige le théo-
logien, lorsqu'il ne brûle pas lui-même de la flamme du Buisson,
à laisser la parole au mystique, à s'y abandonner. C'est ainsi qu'il
peut parvenir à mieux maîtriser, exposer sa propre démarche
avec eux, ou son aveuglement.

Cette précaution nous amène ici à bien distinguer la théologie


spirituelle de la théologie mystique d'un saint Bernard ou d'un
saint Bonaventure, sans parler de celles des admirables Pères
grecs comme Grégoire de Nazianze, Grégoire de Nysse et
Syméon le Nouveau Théologien.

Les disciples de ces derniers se tournaient vers eux avec une


profonde humilité, car ils sentaient l'expérience véritable et pro-

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fonde dans leurs paroles et leurs écrits, ils sentaient que ces
saints creusaient le mystère. De tels Docteurs-mystiques se don-
naient ainsi à un langage qui s'illuminait, parfois entre les lignes,
de la présence de Dieu. Nous devons remarquer qu'ils avaient
évidemment certaines dispositions spirituelles dans leur
approche du Mystère et dans sa transmission à travers le lan-
gage. Même Thomas d'Aquin reconnaissait qu'il n'oserait pas
récrire le commentaire du Cantique des Cantiques qu'avait pro-
posé saint Bernard. Une véritable théologie mystique ne peut
donc se constituer, me semble-t-il, qu'à partir d'une expérience
mystique concrète qu'elle s'efforce de saisir. Un tel théologien
n'a pas forcément des dons d'écrivain pour en rendre compte,
mais, partant de son parcours, de sa connaissance expérimen-
tale, de sa fréquentation de l'Écriture Sainte, il peut néanmoins
tenter de tracer une voie éventuelle vers la connaissance de Dieu.
Tandis que le théologien, adonné de la théologie spirituelle, dis-
cipline encore récente, remonte plutôt le cours de l'histoire de la
vie mystique pour essayer de comprendre, comme théologien, la
nature de cette connaissance de Dieu que le saint, le mystique,
s'était efforcé de rendre visible, parce que Dieu Lui-même avait
rendu son effort possible. Notre savant spirituel est ainsi à la fois
théologien et historien.

Conclusion

Voilà ce que je voulais préciser lorsque nous parlons d'expé-


rience mystique comme lieu de connaissance de Dieu. Surtout
dans un temps qui sait de moins en moins ce que cela signifie
tellement le mot mystique est galvaudé, ou qu'on l'évoque à
propos de n'importe quelle émotion, ou « voyage », qui a pour
point de départ une expérience de drogue ou bien une sensation
de dépaysement en s'introduisant tout particulièrement dans
d'autres cultures dont la sagesse paraît d'autant plus accessible
qu'elle est étrangère.

Pour conclure, je dirais que tout saint est mystique, puisqu'il


se conforme parfaitement au Christ, et que cela implique en soi
une vie d'union, même s'il ne peut pas être reconnu comme tel

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dans l'histoire spirituelle. Oublions un peu les traités rigides
d'ascétisme et de mystique, les catégorisations trop simples.
Oublions la nécessité du paranormal ou des phénomènes
extraordinaires. Dieu n'est pas un monument immobile en marge
de l'action des hommes. Les contemplatifs comme les apostoli-
ques travaillent dans les pas du Christ, en se confiant à l'Esprit
Saint, à l'Œuvre de Dieu et à l'extension du Royaume. Ils sont
tous de simples serviteurs, ou des relais diffuseurs du Dieu
vivant. Ils agissent tous dans la dimension de la foi, dirait Yves
Congar. Il faut donc pallier le manque de textes en tentant de les
saisir dans leur vie et dans leur action concrète, en charité, qui ne
peut que se nourrir des lumières de l'Esprit Saint et d'une vision
exigeante de la vie surnaturelle.

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