L'Expérience Mystique en Son Lieu Au-Delà de Toute Connaissance
L'Expérience Mystique en Son Lieu Au-Delà de Toute Connaissance
L'Expérience Mystique en Son Lieu Au-Delà de Toute Connaissance
2022 08:46
Liberté
L’expérience mystique
Volume 43, numéro 2 (252), mai 2001
URI : https://id.erudit.org/iderudit/32734ac
Éditeur(s)
Collectif Liberté
ISSN
0024-2020 (imprimé)
1923-0915 (numérique)
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Ainsi le discours mystique nous guide-t-il au-delà de lui-même
en s'efforçant de faire passer en langage, affaibli par ses
contraintes, la Présence ressentie, entraperçue dans la fente du
rocher, la Présence manquante, mais toujours possible de l'Autre,
transcendant. Il ne reste, d'une forte expérience d'union, qu'un
être transmué, exténué, et un langage qui s'efforce de communi-
quer le cri de celui qui ressent la perte du Disparu. C'est du lan-
gage après la Présence. Une épreuve de « deuil impossible ».
Comment le discours pourrait-il échapper à « la blessure que le
Silence de Dieu fait dans le langage3 », dit magnifiquement
Michel de Certeau, et s'adapter au langage insaisissable de
l'Esprit Saint ? D'où, par conséquent, l'impossibilité d'un pareil
langage, d'une pareille connaissance qui est tendue vers
l'Inconnaissable, vers le Non-Objet. D'où son impasse. Le lan-
gage ne peut que travailler, c'est-à-dire souffrir, progresser
jusqu'à l'épuisement, d'autant que l'Autre qui l'attire est en soi
Lui-même inépuisable. L'expérience mystique consume l'âme
désirante qui pénètre dans le champ d'attraction du Présent-
Absent, plus qu'elle ne l'éclairé, dirait saint Bonaventure. Elle
tient plus du feu que de la lumière. Il suffit d'entendre les lamen-
tations d'Angèle de Foligno découvrant les trahisons de son tra-
ducteur. Comment un tel discours qui s'avance en effet au-delà
de toute connaissance, avec un intellect impuissant, dans une
tension constante entre l'expérience vécue et le langage,
comment pourrait-il déboucher sur une méthode ou un système,
comment pourrait-il être objectivable ?
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Sa Lumière. Sinon, avec quelque détracteur de Fénelon qui
n'avait rien compris à la mystique, nous pourrions dire que le
mysticisme « subordonne la raison au sentiment », alors que la
voie mystique me paraît, au contraire, le sentier sur le sommet
d'une raison embrasée, bien qu'elle soit douloureusement cons-
ciente de ses limites, en bref une voie qui s'avance dans
« l'inconnu de Dieu » et se donne à l'Amour.
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lui paraît désespérément utopique. « Est mystique, écrit Michel
de Certeau, celui qui ne peut s'arrêter de marcher et qui, avec la
certitude de ce qui lui manque, sait de chaque lieu et de chaque
objet que ce n'est pas ça, qu'on ne peut résider ici ni se contenter
de cela. [...] Il faut aller plus loin, ailleurs. Il n'habite nulle part. »
5
Cf. « Le coup terrible du néant » de Daniel Vidal, in La Perle évangélique (1602),
Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 10. Et sur les auteurs flamands, Paul Mommeers,
Dictionnaire de spiritualité, vol. 12,1*, Paris, Éditions Beauchesne, 1984, col. 730-750.
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avec lui, c'est l'homme qui, devenu un avec le Fils, voit le Père6 ».
Le mystique habite avec lui-même, certes, comme Grégoire le
Grand le disait de saint Benoît, mais il habite surtout avec l'Esprit
Saint. Ainsi que l'a écrit l'abbé de Rancé : « L'on ne jouit vérita-
blement de Dieu que dans une désoccupation de toutes les créa-
tures [...] se cacher, se taire, et demeurer dans le repos [...] se
cacher dans le secret de la Face de Dieu7 «.Toutefois il s'agit tou-
jours, chez le mystique, d'une connaissance incommunicable,
d'un au-delà de la connaissance.
6
P. Mommaers, op. cit., col. 748.
' In Le Soleil et les ténèbres, Paris, Arfuyen, 1989, p. 5, 23, 27.
8
Cité par Mino Bergamo, La Science des saints. Le discours mystique au XVIf siè-
cle français, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 232-233.
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I
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une « une vue globale, pénétrante et amoureuse », précise-t-il, en
traduisant la définition que Richard Saint-Victor donne du
contemplatif. Le Bien est comme un soleil qui diffuse sa chaleur
et sa lumière, qui donne naissance, dirait Platon suivi par Denys
l'Aréopagite. En ce sens-là, le mystique est celui qui accède à
l'état de relais diffusif de l'Amour. Il ne faut donc pas perdre de
vue, dès le départ, qu'il s'agit d'une expérience qui nous fait par-
ticiper à la vie d'un Dieu qui se donne à nous, c'est-à-dire d'une
véritable vie spirituelle, animée par le souffle de l'Esprit Saint. Un
mystique ne peut pas écrire, tenter de communiquer son expé-
rience, s'il ne laisse pas l'Esprit Saint écrire à travers lui. Je par-
lerais d'une vie incessante de contacts et de communion avec
Dieu, laquelle approfondit par le fait même la connaissance spi-
rituelle du mystique. Celle-ci est impensable sans le sentiment
d'une proximité, sans la conviction de plus en plus puissante de
la présence agissante de Dieu en lui, même si par la suite, pour
mettre à l'épreuve sa résistance, son opacité, pour brunir l'éclat
de son âme qui tente de laisser passer en elle, à travers elle, la
Lumière de Dieu, le mystique doit patiemment traverser le désert
et la nuit.
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négative affirmait que nous n'en pouvons rien savoir ni rien dire.
Or notre connaissance n'est pas vécue en dehors d'une ren-
contre, je le répète, où c'est Dieu Lui-même qui réclame un col-
loque dans le silence, et une union qui agit à travers nous, qui
nous travaille. Avancer dans cette connaissance concrète
consiste donc à laisser Dieu agir en nous. Il n'y a pas de plus
grand don de notre liberté, de plus profond exercice que de l'unir
à la Liberté de Dieu. C'est ce que Thérèse de Lisieux et Dina
Bélanger, par exemple, ont accompli admirablement. Apparaît
ainsi le concept de substitution que certains mystiques utilisent,
indissociable de celui du parfait abandon. Ce qu'exprime bien
Dina Bélanger : « Il [Jésus] se substituait à moi, et moi, je le
laissais faire. » Voilà, avec des mots très simples, la nature pro-
prement dite de la vie mystique en nous. Comme nous le voyons,
sa nature est plus simple que ce que certains théoriciens se sont
efforcés de nous laisser croire. Le père Gardeil remarquait que
l'expérience mystique était « l'épanouissement suprême, mais
normal de l'état de grâce ». Dans un abandon extrême de l'âme,
la grâce agit totalement. En somme l'expérience mystique est la
voie de la vie chrétienne la plus fondamentale. Ce qui pour
plusieurs n'est pas toujours facile à admettre.
Ill
10
Histoire littéraire du sentiment religieux en France, tome 1, Paris, Librairie Bloud
et Gay, 1924, p. xxi.
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quoique leur expérience soit insaisissable en langage, leur
langue est tout de même atteinte par les lumières qui montent de
leur âme. Ils partent d'un cœur à cœur, dirait François de Sales.
Ils obéissent à Dieu, sinon ils replongeraient dans leur silence.
Ne savent-ils pas mieux que quiconque que leur langage, que
leur transmission des merveilles, est impossible, et qu'il n'y a
pas de représentation possible d'une telle expérience si totale,
effectivement et surnaturellement impliquée ? Si bien, à la
rigueur, que nous ne pouvons parler d'une expérience mystique
qu'en autant qu'elle s'exprime à travers un texte, qu'elle est
transformée en langage. C'est une condition essentielle non pas
pour qu'elle soit, mais pour qu'elle soit transmise et reconnue.
Nous voyons que nous devons parler davantage d'une vie qui
doit s'écrire que d'une pensée qui doit être vécue.
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chez les Flamands. Je pense à l'admirable Perle évangélique
(1527) qui fait le pont entre la mystique de l'essence et la mys-
tique christologique.
IV
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savons, n'a rien, dans sa progression de demeure en demeure,
qui puisse servir de modèle à la voie deThérèse de Lisieux fon-
dée sur l'idée d'ascenseur, de droite verticale, dans l'irradiation
du profond amour miséricordieux du Christ, du Verbe incarné,
qui a influencé si profondément l'école bérullienne et le Carmel.
Cela nous met en garde contre le danger d'une systématisation
trop poussée et trop sèche. Certains auteurs, peu intuitifs, n'ont-
ils pas tenté de démontrer queThérèse de Lisieux n'avait pas pu
vivre une union transformante, puisque l'expérience transmise
dans son texte ne semblait pas en rendre compte selon les cri-
tères des traités d'ascétique et de mystique ?... De tels docteurs
n'avaient pas saisi grand-chose de la voie mystique, comme s'ils
n'avaient pas réussi à se dégager des traités qui dominaient la
scène, avant qu'un long travail de réflexion, au début du XIXe
siècle, ne reprenne la question de la nature même de l'expé-
rience mystique. Thérèse de Lisieux n'est pas étrangère à cette
simplification de l'idée que nous pouvons nous faire aujourd'hui
de l'union mystique.
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une radicalisation, est certainement nécessaire. Cette quête, qui
a ses propres racines dans la théologie fondamentale, doit tout
de même se fonder, pour ses analyses, sur un corpus de textes
personnels, et prendre la dimension d'un savoir concret, se ris-
quer dans la profondeur d'une sagesse éprouvée dans la vie.
73
fonde dans leurs paroles et leurs écrits, ils sentaient que ces
saints creusaient le mystère. De tels Docteurs-mystiques se don-
naient ainsi à un langage qui s'illuminait, parfois entre les lignes,
de la présence de Dieu. Nous devons remarquer qu'ils avaient
évidemment certaines dispositions spirituelles dans leur
approche du Mystère et dans sa transmission à travers le lan-
gage. Même Thomas d'Aquin reconnaissait qu'il n'oserait pas
récrire le commentaire du Cantique des Cantiques qu'avait pro-
posé saint Bernard. Une véritable théologie mystique ne peut
donc se constituer, me semble-t-il, qu'à partir d'une expérience
mystique concrète qu'elle s'efforce de saisir. Un tel théologien
n'a pas forcément des dons d'écrivain pour en rendre compte,
mais, partant de son parcours, de sa connaissance expérimen-
tale, de sa fréquentation de l'Écriture Sainte, il peut néanmoins
tenter de tracer une voie éventuelle vers la connaissance de Dieu.
Tandis que le théologien, adonné de la théologie spirituelle, dis-
cipline encore récente, remonte plutôt le cours de l'histoire de la
vie mystique pour essayer de comprendre, comme théologien, la
nature de cette connaissance de Dieu que le saint, le mystique,
s'était efforcé de rendre visible, parce que Dieu Lui-même avait
rendu son effort possible. Notre savant spirituel est ainsi à la fois
théologien et historien.
Conclusion
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dans l'histoire spirituelle. Oublions un peu les traités rigides
d'ascétisme et de mystique, les catégorisations trop simples.
Oublions la nécessité du paranormal ou des phénomènes
extraordinaires. Dieu n'est pas un monument immobile en marge
de l'action des hommes. Les contemplatifs comme les apostoli-
ques travaillent dans les pas du Christ, en se confiant à l'Esprit
Saint, à l'Œuvre de Dieu et à l'extension du Royaume. Ils sont
tous de simples serviteurs, ou des relais diffuseurs du Dieu
vivant. Ils agissent tous dans la dimension de la foi, dirait Yves
Congar. Il faut donc pallier le manque de textes en tentant de les
saisir dans leur vie et dans leur action concrète, en charité, qui ne
peut que se nourrir des lumières de l'Esprit Saint et d'une vision
exigeante de la vie surnaturelle.
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