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Elizaveta Belozerova (Lart Et La Maniere Dalain Robbe Grillet)

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COLLÈGE UNIVERSITAIRE FRANÇAIS DE MOSCOU

А Ц . . . А

L’ART ET LA MANIÈRE D’ALAIN ROBBE-GRILLET

Elizaveta BELOZEROVA

Mémoire de recherche en littérature

Sous la co-direction de Monsieur Lionel RUFFEL, Maître de conférence р l’Université Paris 8


Vincennes – Saint-Denis, et Madame Youlia MARITCHIK, Maître de conférence р RGGU
et encadré par Monsieur Arnaud BIKARD, enseignant de littérature au CUF de Moscou

2012
RÉSUMÉ

Ce travail propose d’étudier l’écriture de Robbe-Grillet des années 50. Afin de découvrir sa
spécificité, il cherche р lire l’œuvre de cet auteur, tout d’abord en réfléchissant sur le contexte
historique de l’époque, notamment sur le Nouveau Roman, puis en analysant d’une façon
approfondie et scrupuleuse les procédés particuliers des romans de Robbe-Grillet, ensuite, en
rapprochant les techniques de l’écrivain р celles du début du XXe siècle chez des écrivains qui
présentent des points communs. En outre, il révèle la pluralité des interprétations possibles de l’
œuvre et replace Robbe-Grillet dans l’histoire de la littérature.
REMERCIEMENTS

Ce mémoire n’aurait pas été possible sans l’intervention, consciencieuse, d’un grand nombre de
personnes.
Je remercie Madame Youlia Maritchik, ma Directrice de mémoire, pour sa grande disponibilité,
ainsi pour l’inspiration qu’elle m’a donnée et sans qui ce mémoire n’aurait jamais vu le jour.
Je tiens р remercier sincèrement Monsieur Lionel Ruffel, Co-directeur de ce mémoire, pour ses
précieux conseils et pour sa patience.
J’exprime ma gratitude р Monsieur Arnaud Bikard pour son aide dans la réalisation de ce
mémoire et р Monsieur Laurent Alibert qui s’est toujours montré р l’écoute.
Mes remerciements s’adressent également р tous mes enseignants de RGGU pour leurs efforts
fournis tout au long de mes années d’étude.
Je voudrais ici exprimer toute mon affection р mes parents qui ont toujours cru en moi.
Enfin, je remercie Natalia Tchesnokova de n’avoir cessé de m’encourager durant les périodes
pleines de doute.
TABLE DES MATIÈRES

ABRÉVIATIONS..........................................................................................................................5

INTRODUCTION.........................................................................................................................6

PrОmТèrО pКrtТО : LES ANNÉES 50 ET LA THÉORIE LITTÉRAIRE


A. Le Nouveau Roman et Alain Robbe-Grillet.....................................................................9
B. La périodisation de l’œuvre de Robbe-Grillet................................................................14
C. Les particularités poétiques du Nouveau Roman...........................................................16
D. Les approches de l’œuvre de Robbe-Grillet...................................................................22

Partie II : L’ANALВSE DES DESCRIPTIONS, PIERRE DE TOUCHE D’UNE


ÉCRITURE
A. Les Gommes....................................................................................................................26
B. Le Voyeur........................................................................................................................29
C. La Jalousie.......................................................................................................................41
D. Dans le labyrinthe...........................................................................................................51

Partie III : LE RAPPORT DE CONTINUITÉ : ROBBE-GRILLET ET ROUSSEL


A. Roussel d’après Alain Robbe-Grillet. Lecture d’Enigmes et transparences chez
Raymond Roussel............................................................................................................59
B. La spécificité de l’écriture roussellienne…....................................................................64
C. Les points de convergence entre Alain Robbe-Grillet et Raymond Roussel..................73
D. Existe-t-il un héritage surréaliste chez Robbe-Grillet ?..................................................76

CONCLUSION............................................................................................................................80

BIBLIOGRAPHIE......................................................................................................................83
ABRÉVIATIONS

DL Dans le labyrinthe
G Les Gommes
IA Impressions d’Afrique
J La Jalousie
PNR Pour un nouveau roman
V Le Voyeur
INTRODUCTION

Le critique ne peut se dire pleinement critique


s’il n’est pas entré lui aussi dans ce qu’il faut
bien appeler le vertige, ou si l’on préfère le jeu,
captivant et mortel, de l’écriture.
Gérard Genette

Alain Robbe-Grillet est un écrivain-cinéaste qui a toujours joué un rôle de novateur р


partir des années 1950 jusqu’р sa mort en 2008. D’abord, dans les années 50, le novateur du
genre romanesque (en tant que chef du Nouveau Roman), trois décennies plus tard, celui de
l’autobiographie. Il est l’auteur d’une trentaine de livres – parmi lesquels on compte aussi des
essais théoriques – et d’une dizaine de films également considérés comme avant-gardistes. Son
œuvre « est l’une des plus importantes de la littérature contemporaine1. » Elle est remarquable р
tel point que les chercheurs issus de plusieurs pays ne cessent de l’analyser. Des centaines
d’articles sont écrits et publiés. Plusieurs colloques internationaux ont été réalisés et ont donné
lieu р des publications de recueils de recherches sur l’œuvre de Robbe-Grillet. Les plus récents
intitulés Ambiguïté et glissements progressifs du sens chez Alain Robbe-Grillet de 2004 et Alain
Robbe-Grillet : Balises pour le XXIe siècle de 2010 incluent divers approches disciplinaires et
interdisciplinaires. Pourtant, dans ces recueils, il ne s’agit pas d’une étude comparée ni de
prouver chez Robbe-Grillet la continuité de certains principes d’écriture déjр existants. Sans
doute, cela s’explique par l’intention robbe-grillétienne de réprouver toute influence dans son
écriture et par le contexte néo-romanesque, en quelque sorte révolutionnaire, dans lequel il a
commencé р écrire. A l’opposé, ce travail essaiera de réunir les deux aspects : les points de
convergence entre l’auteur en question et certaines tendances littéraires du début du XXe siècle
avec le contexte des années 50.
Quant au « rapport de continuité, [il] n’implique pas une relation d’imitation qui définit,
précisément, le disciple 2. » Il s’agit ici de la spécificité de chaque auteur qui pourrait être en
rapport de continuité avec celle d’un autre. Nous basons nos réflexions sur la théorie du
chercheur Gérard Dessons3 et sur le concept de manière. Sa théorie élargit les frontières du
rapport littérature – langage en le transformant dans un système qui pourrait être formulé en
1
Roger-Michel Allemand Alain Robbe-Grillet Seuil, Paris, p.13.
2
Gérard Dessons Poetica ritma Henri Meschonnica. Iskousstvo i manera. [La poétique du rythme d’Henri
Meschonnic. L’art et la manière] (entretien). In : Voprossy literatury [Questions littéraires], 2010, n°5, p.347-373.
3
Plus précisément, nous nous basons sur son entretien avec Youlia Maritchik, dont la traduction a été publiée dans
la revue Questions littéraires de 2010.
7
quatre termes sujet – manière – art – langage. De ce fait, ce système exclut la notion de style.
Elle s’y oppose de plus, car « la notion de style a toujours été liée р une technicité <…> [dans
l’histoire de la] critique littéraire et artistique. <…> Avec le style <…> on pouvait étudier la
peinture, la musique, la littérature et établir des typologies, c’est-р-dire des catégories
transcendantes dans lesquelles on puisse ranger les œuvres1. » Par contre, n’ayant aucun critère
qui permette de la juger, la manière n’était pas utilisée р cause de son subjectivisme. Elle n’a pas
d’outils concrets р la différence du style. Elle invente tandis que le style limite l’inventivité.
« Chaque manière définit un être singulier2.» Selon Dessons, dans le domaine de la spécificité,
de l’art (non des arts) « la manière ce n’est pas la manière de faire des choses. <…> C’est-р-dire
que ce n’est pas simplement une façon, une manière de peindre, d’écrire, de faire de la musique.
L’art, c’est le fait qu’une manière de peindre devienne une manière de peinture, une valeur
collective, reconnue, une valeur culturelle si l’on veut 3.»
Par ailleurs, c’est Alain Robbe-Grillet lui-même qui dit que les romanciers traditionalistes
« sont formalistes parce qu’ils ont accepté une forme toute faite, sclérosée, qui n’est plus qu’une
formule, parce qu’ils s’accrochent р cette carcasse sans chair » (PNR,43). En plus, la critique,
d’après lui, essaie d’extrapoler les critères déjр formulés aux nouvelles œuvres ce qui est
inadmissible. Selon lui, « il n’y a d’art que personnel 4». Nous sommes persuadés qu’il est
légitime d’appliquer р cette dernière citation la notion de manière définie par Dessons. Dès lors,
où est la spécificité de l’écrivain en question? Comment lire Robbe-Grillet pour découvrir cette
spécificité?
Nous lirons son œuvre, premièrement, en la replaçant dans le contexte de l’histoire de la
littérature. Autrement dit, on prendra en considération la situation littéraire de l’époque, les
intérêts de Robbe-Grillet en tant que critique, les tendances littéraires précédentes et on
interprétera son œuvre dans toute son ambiguïté. Deuxièmement, nous n’analyserons pas tous les
textes de l’auteur, seulement ceux des années 50, ni tous les romans en entier, seulement les
fragments les plus représentatifs. Plus précisément, ce sera l’étude des descriptions. Nous nous
appuyons sur la définition de Genette donnée dans Frontières du récit, le chapitre des Figures II
où, entre autres, il parle de Robbe-Grillet. « Tout récit comporte <...> , quoique intimement
mêlées et en proportions très variables, d’une part des représentations d’objets ou de
personnages, qui sont le fait de ce que l’on nomme aujourd’hui la description. <...> [Elle]
s’attarde sur des objets et des êtres considérés dans leur simultanéité, <…> envisage les procès
eux-mêmes comme des spectacles, semble suspendre le cours du temps et contribue р étaler le

1
Gérard Dessons Op.cit.
2
Ibid., p.347-373.
3
Ibid., p. 347-373.
4
Cité dans Roger Michel Allemand Alain Robbe-Grillet Seuil, Paris, p.97.
8
récit dans l’espace »1. Le chercheur distingue deux fonctions de la description dans la tradition
littéraire « classique » (d’Homère р la fin du XIXe siècle). « La première est <…> d’ordre
décoratif » et joue le rôle « purement esthétique, <…> la seconde <…>, la plus manifeste
aujourd’hui parce qu’elle s’est imposée, avec Balzac, dans la tradition du genre romanesque, est
d’ordre р la fois explicatif et symbolique : les portraits physiques, les descriptions d’habillements
et d’ameublements tendent, chez Balzac et ses successeurs réalistes, р révéler et en même temps
р justifier la psychologie des personnages, dont ils sont р la fois signe, cause et effet. <…> Quant
р certaines formes du roman contemporain qui sont apparues <…> l’oeuvre de Robbe-Grillet
apparaît <…> comme un effort pour constituer un récit (une histoire) par le moyen presque
exclusif de descriptions imperceptiblement modifiées de page en page »2.
Dans cette perspective, ce mémoire portera sur la manière de l’écriture de Robbe-Grillet.
Compte tenu du contexte du Nouveau Roman, il s’agira donc de révéler ses particularités en
s’appuyant sur les travaux théoriques des nouveaux romanciers, surtout sur ceux de Robbe-
Grillet, où sont formulées des idées novatrices. A partir de ce constat, nous verrons comment ces
dernières ont été réalisées dans les romans de Robbe-Grillet. Ceux que nous avons choisis
comme corpus sont les premiers romans de l’auteur : Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie et
Dans le labyrinthe. Ensuite, après avoir vu le fonctionnement des procédés poétiques nous
examinerons les rapports de continuité entre Robbe-Grillet et les écrivains du début du siècle,
notamment, Raymond Roussel.
En revenant aux recueils des textes sur l’écrivain, il est important de signaler qu’il n’y a
aucune étude effectuée par un chercheur de la Russie parmi eux. En effet, Robbe-Grillet
rencontre un faible écho chez les lecteurs russes ainsi que chez les chercheurs de ce pays. Dans
l’intention de faire un pas vers le changement, ce travail est également fait dans le cadre de
l’Université d’Etat des Sciences Humaines de Russie et il sera traduit en russe.

1
Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1979, pp. 56, 59.
2
Ibid., pp. 58-59.
I. LES ANNÉES 50 ET LA THÉORIE LITTÉRAIRE

Chapitre 1. Le Nouveau Roman et Alain Robbe-Grillet

Ce travail est consacré р la recherche d'une nouvelle écriture romanesque entre 1940 et
1960. Dans le contexte des bouleversements historiques, politiques, sociaux et scientifiques de ce
siècle, la nécessité d’un nouveau type d’écriture s’impose pour certains auteurs. Ces
bouleversements s’expliquent, tout d’abord, par le choc des expériences vécues durant la
Seconde Guerre mondiale. Après la Première Guerre une grande remise en question de la pensée
rationnelle traditionnelle avait déjр eu lieu. Après ce second conflit, le processus recommence de
plus belle. Le monde se tourne vers « un nouveau rationalisme» qui entend laisser une place
particulièrement р chaque être humain, aux marginaux, au quotidien. Apparaissent alors des
théories de la connaissance différentes de celles d’autrefois.
La philosophie occidentale était traditionnellement fondée sur la notion de logocentrisme
conformément р laquelle il existe une instance fondamentale du sens et de la logique : la raison
humaine. Celle-ci permettait d’établir des distinctions hiérarchiques : sens-forme, figuré-littéral,
hasard-régularité, transcendental-empirique. Dans la période de l’après Première Guerre
Mondiale, р l’opposé, l’ébranlement de ces valeurs était déjр fortement entamé. Après
Kierkegaard, Nietszche, inspirés par Freud les surréalistes se tournent vers ce qui était repoussé
et méprisé jusqu’alors (par exemple, la forme, le littéral) et se détournent de la logique
traditionnelle. On peut nommer cette tendance le premier refus hardi et explicite des principes
rationnels. Il affirme que la réalité échappe aux critères habituels de l’intelligence et qu’elle
n’obéit pas р la liaison de cause р effet. Par opposition au réalisme, ce mouvement a été nommé
le surréalisme. Les recherches d’une nouvelle réalité continuent dans la période de l’après-
Seconde Guerre mondiale. On affirme avec une nouvelle force que les théories du passé ne
fonctionnent plus, qu’inscrire la réalité dans des cadres théoriques stables est impossible, il
n’existe plus de vérité absolue. Cette fois (après les surréalistes) la négation a un autre caractère.
Le passé est toujours avec nous, il est inéliminable, dès lors il faut le repenser, mais avec ironie.
Ce sentiment poursuit la pensée occidentale depuis le début du XXe siècle, nous le verrons
principalement chez les postmodernistes avec leur fragmentation, leur chaos, leur dissolution de
l’universalité, leur jeu intellectuel et le nombre infini d’interprétations. Dans ce contexte, Alain
10
Robbe-Grillet et la mouvance1 néo-romanesque peuvent être vus comme des précurseurs du
postmodernisme2 et de la déconstruction en parallèle avec les représentants du Réalisme
magique (surtout le début des œuvres de J.L.Borges3 et de J. Cortázar) et du Théсtre de l’absurde
(les premières pièces d’E.Ionesco et de S.Beckett). Dans tous les domaines artistiques, et
notamment dans la peinture, on remarque cette tendance ‘néo-réaliste’ déstructrice par rapport р
la tradition: «par une évolution analogue р celle de la peinture l’élément psychologique, comme
l’élément pictural, se libère insensiblement de l’objet avec lequel il faisait corps. Il tend р se
suffire р lui-même et р se passer le plus possible de support »4. « C’est par exemple le travail des
cubistes [après la Première Guerre Mondiale – E.B.] qui <...> déconstruisent les unités
traditionnelles de l’espace pictural <...> Par [cette] fragmentation, les points de vue expliquent la
position de l’homme: celle d’un observateur dont la vision incomplète ne peut atteindre le cœur
de l’univers»5. Dans ce contexte «comment l’écriture romanesque aurait-elle pu demeurer
immobile, figée, lorsque tout évoluait autour d’elle ? »(PNR,10).
Cependant, au début des années 50, selon Nathalie Sarraute et son article Ere de soupçon,
les critiques continuent р proclamer le pouvoir du roman ‘classique’ qui présente une véritable
histoire de la vie d’un personnage. Dans le cas d’un écrivain talentueux le héros s’introduit dans
l’éventail des «figures inoubliables» de la littérature romanesque guidée par Balzac. Pourtant, au
moment où « le personnage <…> se met soudain, <...> animé par un fluide mystérieux, р se
mouvoir de son propre mouvement et р entraîner р sa suite son créateur ravi qui n’a plus qu’р se
laisser р son tour guider par sa créature »6 personne n’y croit plus : ni les lecteurs ni les
romanciers. La littérature de cette époque-lр ne propose pas un héros, mais un « être sans
contours, indéfinissable, <...> invisible <...> qui est tout et qui n’est rien »7. D’une part, on fait
mine de ne pas le remarquer. D’une autre, certaines œuvres, les unes des plus importantes du XX
siècle, ont suivi cette tendance, ce sont A la Recherche du Temps perdu, Le Voyage au bout de la
Nuit, La Nausée. L’évolution romanesque a donc lieu. « Dans son mouvement incessant [la vie]
a brisé les cadres du vieux roman et rejeté, les uns après les autres, les vieux accessoires
inutiles »8. On n’incite plus le lecteur р accéder р une vérité avec tous les caractères et les

1
Nous utilisons le terme de Roger-Michel Allemand avancé dans Le Nouveau Roman.
2
Un des chapitres de l’ouvrage Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle sous la direction du chercheur
mentionnée, Roger-Michel Allemand, est intitulé De la postmodernité à la postérité en faisant allusion р la même
idée.
3
Le nom de Borges est souvent cité avec celui de Robbe-Grillet : G.Genette dans Vertige fixé et dans Métalepse
(chapitre Voix, Figures III) ; J.Ricardou dans La fiction flamboyante (Pour une théorie du Nouveau Roman) ;
Robbe-Grillet lui-même dans le chapitre 10 de Préface à une vie d’écrivain intitulé Le goût du double.
4
Nathalie Sarraute Tropismes. L’Ere du souçon, Polinform-Talbouri, Moscou, 2000, p.379.
5
Roger-Michel Allemand Alain Robbe-Grillet Seuil, Paris, p.14.
6
Nathalie Sarraute Op.cit., p. 370.
7
Ibid., p.371.
8
Ibid., p.374.
11
intrigues détaillés, comme au temps de Balzac, puisque « le coup d’œil le plus rapide jeté autour
de lui, le plus fugitif contact, révèlent plus de choses au lecteur que toutes ces apparences qui
n’ont d’autre but que de vêtir le personnage de vraisemblance» 1. Dès lors, le lecteur doute que
cette méthode balzacienne permette de reproduire la réalité dans toute sa richesse, de la façon
dont l’écrivain l’éprouve. Nathalie Sarraute cite en exemple une fameuse phrase ‘La marquise
sortit р cinq heures’ qui fait hésiter l’auteur. Il ne se sent plus capable de proposer au lecteur une
histoire de cet acabit. Par conséquent, le soupçon « est en train de détruire le personnage et tout
l’appareil désuet qui assurait sa puissance»2, autrement dit, le modèle du roman balzacien. Le
soupçon empêche le romancier de répéter ses prédécesseurs et le force р « découvrir de la
nouveauté ». Dès lors, « les formes romanesques doivent évoluer pour rester vivantes » (PNR,8)
р l’aide de ceux qui vont dans la nouvelle direction.
Le mouvement d’une nouvelle école romanesque jette ses racines dans les années trente
quand N.Sarraute écrit et publie les Tropismes. La critique ne le remarque pas alors de même que
ses articles De Dostoïevski à Kafka et L’Ere du soupçon qui apparaissent en 1947 et en 1950.
Ensuite, c’est Robbe-Grillet qui tout en vivant de sa profession d’ingénieur agronome, se
consacre р la littérature et écrit le livre intitulé Un régicide en 1949. Mais le manuscrit proposé р
Gallimard, une des plus grandes maisons d’éditions parisiennes ne le publie pas. Au cours des
années suivantes, Robbe-Grillet écrit un autre livre et des articles dans les revues Critique, La
N.R.F. et Le Disque vert. Jérôme Lindon, directeur des éditions de Minuit, accepte le premier,
avec enthousiasme, de publier son roman Les Gommes en 1953. Deux ans plus tard, Le Voyeur
paraît et dès sa sortie obtient le prix des Critiques ce qui déclenche un scandale. Certains
périodiques le critiquent comme un roman illisible, par conséquent, indigne du prix. Toutefois, il
est soutenu par Georges Bataille, Roland Barthes, Jean Paulhan et Maurice Blanchot. Peu de
temps après, A.Robbe-Grillet devient le conseiller littéraire de Jérôme Lindon (il occupera cette
fonction pendant trente ans) et commence р écrire dans L'Express où il publie une série de neuf
articles « La littérature d'aujourd'hui » en 1955-1956. Ces derniers sont р l'origine de son ouvrage
théorique Pour un nouveau roman, qui a paru en 1963. En 1956, Sarraute écrit l’article
Conversation et sous-conversation dans La N.R.F. Tous deux parlent des prédécesseurs de la
nouvelle écriture dans leurs articles. De même que Sarraute prononce les noms de Kafka, de
Dostoïevski, Robbe-Grillet évoque les noms de Flaubert, de Proust, de Faulkner et celui de
Kafka aussi: « Les héros de Kafka n’ont que peu de rapport avec les personnages balzaciens »
(PNR,8).

1
Ibid., p.374.
2
Ibid., p.382.
12
Il faut préciser qu’autour de Jérôme Lindon se rassemblent des écrivains comme Nathalie
Sarraute, Claude Simon, Robert Pinget, Samuel Beckett, Claude Ollier dont les écrits sont
publiés par les Editions de Minuit. Ce sont lр ceux qu'on appellera les nouveaux romanciers р qui
on peut ajouter, malgré leurs quelques discordances, les écrivains Michel Butor et Marguerite
Duras. Une critique habile participe au processus : elle fait du bruit, juge les articles qui
apparaissent « simplistes » (PNR,8), et cependant elle fait «sacrer [Robbe-Grillet] théoricien
d’une nouvelle « école » romanesque, dont on attendait évidemment rien de bon, et dans laquelle
on s’empressa de ranger, un peu au hasard, tous les écrivains qu’on ne savait pas où mettre »
(PNR,8). En réalité, ces romanciers, chacun р sa manière, font face р la littérature « périmée,
facile, qui plaisait au grand nombre » (PNR,27), si nous reprenons les propres termes
d’A.Robbe-Grillet. Tous ont la même ambition : celle de faire éclater l’homogénéité, la logique,
la lisibilité du monde représenté par le roman de type traditionnel de la fin du XIXe et du début
du XXe siècle. Quant р l'expression " Nouveau Roman ", elle est dûe р Émile Henriot qui
l'emploie dans un article du Monde, du 22 mai 1957, pour juger La Jalousie de Robbe-Grillet et
les Tropismes de Sarraute (qui sont republiés en 1957).
Robbe-Grillet refuse de se poser en théoricien même après la sortie de son recueil
d’articles Pour un nouveau roman qui dès lors est conçu comme le manifeste du mouvement
littéraire homonyme. L’écrivain dit qu’il y essaie seulement de dissiper certains malentendus : le
nouveau roman n'est pas une théorie, mais une recherche; il se présente comme la conséquence
d’une évolution du roman qui rompt avec l'ordre balzacien lequel ne s'intéresse qu'р l’homme et
р sa situation dans le monde. Il assume une extériorité absolue et propose de révéler une présence
et non une signification.

Le monde n'est ni signifiant ni absurde. Il est tout simplement. C'est lр, en tout cas, ce qu'il y a de plus remarquable.
Et soudain cette évidence nous frappe avec une force contre laquelle nous ne pouvons plus rien. D'un seul coup la
belle construction s'écroule: ouvrant les yeux р l'improviste, nous avons éprouvé, une fois de trop, le choc de cette
réalité têtue dont nous faisions semblant d'être venu р bout. Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs
animistes ou ménagers, les choses sont lр. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence.
Toute notre littérature n'a pas encore réussi р entсmer le plus petit coin, р en amollir la moindre courbe (PNR, 47).

« Robbe-Grillet ne cesse d’évoluer d’un texte р l’autre » - c’est encore la raison pour
laquelle il refuse « qu’on le catalogue comme « pape » du Nouveau Roman, [n’acceptant] ce rôle
de chef de file que provisoirement, pour mieux faire comprendre р un plus large public ses
propres motivations et celles de ses camarades » 1.

1
Roger-Michel Allemand Op.cit., p.95-96.
13
Dans cette symbiose entre la position de romancier et la position de théoricien de sa
propre écriture, Alain Robbe-Grillet publie La Jalousie en 1957 et Dans le labyrinthe en 1959.
Ces livres, par leur apparition, semblent être une justification romanesque des nouvelles
techniques exposées dans ses articles qui annulent les anciennes règles d’esthétique littéraire.
14
Chapitre 2. La périodisation de l’œuvre

Parmi plusieurs recherches sur la périodisation de l’œuvre en question nous nous basons
sur celle de Roger-Michel Allemand. Dans son ouvrage Alain Robbe-Grillet il propose trois
étapes : la première période d’Un régicide de 1949 р Dans le labyrinthe de 1959, la deuxième
période de La Maison de rendez-vous de 1965 р Djinn de 1981 et la troisième période qui est
ouverte par les Romanesques.
La première période, comme nous l’avons déjр noté, englobe cinq romans : Un régicide
(écrit en 1949, publié en 1978), Les Gommes de 1953, Le Voyeur de 1955, La Jalousie de 1957
et Dans le labyrinthe de 1959. Selon R.-M. Allemand, ce dernier « fait transition avec un
nouveau développement de l’œuvre <…> et fait le pont avec des textes et des films dont
l’insistance diégétique devient progressivement une fonction esthétique ostensiblement
structurante »1. Le chercheur met les textes et les films sur le même plan puisqu’après cette
première étape, en continuant d’écrire, Robbe-Grillet commence sa carrière filmique. Ainsi de
même que le fait Véronique Simon dans sa thèse 2 en se basant aussi sur R.-M.Allemand, nous
sommes portée р considérer les années de 1949 р 1959 comme une phase fondatrice de l’œuvre
d’A.Robbe-Grillet, comme une période éminemment littéraire où se sont formées et exprimées
les tendances principales de sa manière. La classification de R.-M.Allemand ne place les
nouvelles Instantanés de 1962 ni р la première période ni р la deuxième, probablement р cause
de son genre.
La deuxième période est considérée par R.-M.Allemand comme formaliste et ludique, et
il l’appelle « du néologisme formaludisme, l’amusement étant ici indissociable des
manipulations structurales d’œuvres qui exhibent la matérialité de leur art en se jouant des
stéréotypes littéraires pour orienter le travail de l’artiste vers une auto-représentativité qui
débouche р la fois sur un métadiscours périodique et sur l’idée que l’objet esthétique est une
construction commune р son créateur et р son destinataire» 3. Les œuvres suivantes ont été créées
selon ces principes. En littérature : La Maison de rendez-vous de 1965, Projet pour une
Révolution à New York de 1970, Topologie d’une cité fantôme de 1976, Souvenirs du Triangle
d’Or de 1978 et Djinn de 1981. Au cinéma : L’Année dernière à Marienbad de 1961,
L’Immortelle de 1963, Trans-Europ-Express de 1966, L’Homme qui ment de 1968, L’Eden et
après et N. a pris les dés de 1971, Glissements progressifs du plaisir et Le Jeu avec le feu de
1974, La Belle Captive de 1983.
1
Roger-Michel Allemand Op.cit., p.18.
2
Véronique Simon Alain Robbe-Grillet : les sables mouvants du texte, Uppsala, 1998.
3
Roger-Michel Allemand Op.cit., p.19.
15
Dans le cas d’A.Robbe-Grillet nous pouvons parler d’une œuvre « littéraire et
cinématographique » où les particularités de la poétique se reproduisent et se font écho. Il s’agit
ainsi d’observer la présence de mécanismes de correspondance р l’intérieur de cet espace
artistique élargi. Le romancier-réalisateur transplante ses techniques d’un domaine р l’autre. Il
pratique non seulement ces deux activités simultanément, mais ce faisant, il pratique un nouveau
genre: le ciné-roman.
Enfin, la troisième période qui dans l’ouvrage d’Allemand est illustrée par l’analyse des
Romanesques n’englobe pas les autres œuvres de l’écrivain, sans doute, en raison de l’année de
publication qui est 1997. Robbe-Grillet était encore en train d’écrire des romans et de réaliser des
films. Pour caractériser les Romanesques il est important de signaler que sous ce titre on sous-
entend trois volumes : Le Miroir qui revient de 1985, Angélique ou l’Enchantement de 1988 et
Les Derniers Jours de Corinthe de 1994. L’analyse de ces trois livres permet au chercheur de les
appeler autobiographiques malgré l’opinion de Robbe-Grillet р propos du mot Romanesques:
« Je ne voulais pas écrire roman sur ces livres. En même temps, je souhaitais que quelque chose
du titre indique qu’il s’agissait bien de fiction et empêche de classer ces récits comme
autobiographie1 ». Il faut mentionner ici les dernières œuvres de Robbe-Grillet qui ont succédé
aux Romanesques : La Reprise de 2001, Un roman sentimental de 2007 et les films Un bruit qui
rend fou de 1995 et C’est Gradiva qui vous appelle de 2007.
Notre mémoire est consacré р la première période de l’œuvre de Robbe-Grillet, c’est-р-
dire, aux romans et р sa singularité romanesque р cette époque qui forme la base de l’écriture
future. Il faut tenir compte du fait que tous les principes robbe-grillétiens se sont formés au cours
de cette phase initiale de l’œuvre. C’est pourquoi il semble fructueux de nous concentrer sur les
textes appartenant р cette période. Comme nous intéressons au contexte du Nouveau Roman,
nous n’analyserons pas Un Régicide qui a été publié en 1978. Dès lors, il s’agira de la poétique
des Gommes, du Voyeur, de La Jalousie et du Labyrinthe.

1
Jacques Henric Alain Robbe-Grillet l’enchanteur (entretien), Art Press, février, 1988.
16
Chapitre 3. Les particularités poétiques du Nouveau Roman

Pour un nouveau roman de Robbe-Grillet et l’Ere du soupçon de Sarraute que nous


avons cités sont les ouvrages principaux qui opposent le roman traditionnel balzacien et les
caractéristiques de la nouvelle écriture romanesque. Il est important de recueillir et de
systématiser les principes de cette écriture en se basant sur les articles théoriques de Robbe-
Grillet lui-même et sur celui de Sarraute pour les voir fonctionner dans ses romans. Nous
tiendrons compte aussi de son article sur Raymond Roussel ; mais nous nous abstrairions tout
d’abord des nombreuses analyses brillantes sur l’œuvre de Robbe-Grillet. Nous étudierons ces
dernières en détail dans le chapitre suivant.
L’article Sur quelques notions périmées date de 1957 quand l’auteur avait déjр écrit et
publié ses deux premiers romans et lu l’Ere du soupçon (1950) de Nathalie Sarraute. Ce texte
théorique de Robbe-Grillet traite des mots-clés de la nature romanesque et indique leur évolution
р partir de l’époque balzacienne : « personnage », « atmosphère », « forme », « contenu »,
« message », « talent de conteur ». Le nom de Balzac plusieurs fois cité, comme nous l’avons
déjр remarqué, est le point de départ des expériences littéraires. De plus, il devient la source de
l’ironie dans la méthode de Robbe-Grillet.
Commençons р examiner les caractéristiques que le Nouveau Roman propose. Pour
suivre la logique de l’article de Robbe-Grillet, nous nous concentrerons sur le personnage. La
conception des deux nouveaux romanciers suppose la dénonciation du personnage romanesque,
notion qu'ils jugent «périmée». Ils visent en particulier le personnage balzacien tout-puissant et
trop transparent. La citation de Sarraute qui a été évoquée dans le premier chapitre définit le
nouveau personnage comme un « être sans contours, indéfinissable, <...> invisible ». « C’est р
contrecœur que le romancier lui accorde tout ce qui peut le rendre trop facilement repérable :
aspect physique, gestes, actions, sensations, sentiments courantes, depuis longtemps étudiés et
connus, qui contribuent р lui donner р si bon compte l’apparence de la vie et offrent une prise si
commode au lecteur1.» Le personnage n’a plus de nom ni d’apparence caractéristique. Sarraute
le retrouve chez Joyce qui désigne par H.C.E « le héros protéiforme de Finnegans Wake », chez
Kafka dont « le héros n’a pour tout nom qu’une initiale, celle de Kafka lui-même 2». C’est
exactement ce que nous verrons dans La Jalousie avec l’utilisation de la lettre A... pour un des
personnages.

1
Nathalie Sarraute Op.cit., p.370.
2
Ibid., p.370.
17
Devant la façade d’un grand café au décor moderne style, A... est assise sur une chaise compliquée,
métallique, dont les accoudoirs et le dossier, aux spirales en accolades, semblent moins confortables que
spectaculaires. Mais A..., dans sa façon de se tenir sur ce siège, montre selon son habitude beaucoup de naturel,
évidemment sans la moindre mollesse. Elle s’est un peu tournée pour sourire au photographe, comme afin de
l’autoriser р prendre ce cliché impromptu. Son bras nu, en même temps, n’a pas modifié le geste qu’il amorçait pour
reposer le verre sur la table, р côté d’elle. Mais ce n’était pas en vue d’y mettre de la glace, car elle ne touche pas au
seau de métal étincelant, qui est bientôt couvert de buée. (J,77)

Dès lors, si le romancier introduit une longue description, elle ne mène pas р la
compréhension d’un personnage comme c’était souvant le cas р l’époque du roman traditionnel.
Dans le système de la représentation des caractères, disparaît donc toute dimension
métaphysique. Le protagoniste chez Robbe-Grillet est confronté р un monde vide de sens, et par
cette confrontation il semble complètement absorbé dans un jeu constitué par des descriptions
obsédantes répétitives de ce monde des objets. « Quant au caractère, [le lecteur] sait bien qu’il
n’est pas autre chose que l’étiquette grossière. Et il se méfie des actions brutales et spectaculaires
qui façonnent р grandes claques sonores les caractères; et aussi de l’intrigue qui s’enroulant
autour du personnage comme une bandelette lui donne, en même temps qu’une apparence de
cohésion et de vie, la rigidité des momies1.» Robbe-Grillet essaie de restreindre la psychologie. Il
n’existe plus de narrateur omniscient qui explique tout au lecteur. Robbe-Grillet refuse la
position de l’auteur démiurge, celle de Balzac. Cette situation où les personnages n’ont ni
psychologie, ni individualité, ni passé entraîne une dépersonnification. Il n’y a qu’une
focalisation privée de voix qui parle simplement en suivant le regard et il est difficile de
distinguer le type de focalisation, de même que la personne concrète qui parle, nous l’étudierons
plus précisément dans la deuxième partie. « Une telle narration peut fonctionner seulement par
des images, ce qui en fait une pure description, un enchaînement de scènes 2. » Maintenant
l’objet structure le for intérieur du personnage. Le personnage et en général l’être humain de
cette époque, ainsi que le considère l’auteur de Pour un nouveau roman, c’est un numéro
matricule comme celui du soldat dans le Labyrinthe.
Une autre notion-clé du roman traditionnel р laquelle Robbe-Grillet fait attention, c’est
« l’histoire ». Le livre était toujours apprécié par son intrigue claire et linéaire. On ne s’y
intéresse plus s’il y a un « trou de récit » (PNR,29) ou un « piétinement » (29). Le romancier
traditionnel « se borne р rapporter, р transmettre, des événements dont il a été le témoin <…> il
lui faut réussir р persuader le lecteur que les aventures <…> sont arrivées vraiment р des
personnages réels » (29). Le nouveau romancier supprime l’intrigue tout simplement. Elle ne

1
Ibid., p.375.
2
François Migeot, « De l’altération р l’autre du texte sur : La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet », Semen [En ligne],
12 | 2000, mis en ligne le 13 avril 2007, consulté le 13 avril 2012. http://semen.revues.org/1913 .
18
progresse pas, la chronologie ne règle pas le texte. L’histoire doit être spontanée et inépuisable
comme la vie elle-même, cela peut produire une nouvelle forme de réalisme. « Ce qui fait la
force du romancier, c’est justement qu’il invente <…> en toute liberté, sans modèle. <…>
L’imagination [devient] le sujet du livre » (PNR,30). Dès lors, le lecteur se trouve au même
niveau que l’auteur, р la même profondeur, comme l’indique Sarraute. « Il est plongé et
maintenu jusqu’au bout dans une matière anonyme 1». Le monde balzacien, on le décodait et le
décode entièrement, par conséquent, on le considère comme cohérent, clair, rationnel avec ses
« éléments techniques du récit – emploi systémathique du passé simple et de la troisième
personne, adoption sans condition du déroulement chronologique, intrigues linéaires, courbe
régulière des passions, tension de chaque épisode vers un fin » (PNR,31). Que nous propose
Robbe-Grillet dans ses œuvres ? Exactement le contraire : l’absence de la chronologie, d’une
intrigue cohérente linéaire, de la psychologie, des passions explicites et un inachèvement total. Si
dans ses premiers romans l’écrivain utilise le passé simple et la troisième personne, il ne s’agit
pas du roman traditionnel. Il nous montre qu’en les utilisant il est possible de ne pas être Balzac,
nous le verrons dans le chapitre consacré au Voyeur. Ses œuvres de la première période sont
marquées par la suppression de la continuité, par la disposition de tous les temps passé, présent,
futur sur le même plan. Il est légitime de dire que le temps ne coule plus. L’effacement du temps
embarrasse la lecture.
Cet effet sur le lecteur a été nommé par le chercheur T.T.H. Nguyen « labyrinthisation du
temps » dans un des ouvrages du recueil Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle que
nous évoquerons dans le chapitre suivant. « La labyrinthisation temporelle correspond d’ailleurs
р la forme labyrinthique de l’espace, si le labyrinthe devient l’espace privilégié du monde robbe-
grillétien c’est parce qu’il est vraiment efficace pour élargir la limite du présent, pour donner une
étendue au maintenant 2.» Chez Robbe-Grillet, il est impossible de préciser un point de départ ou
un point d’arrivée. Le début du roman ne coïncide pas avec le début de l’action. Par conséquent,
au cours de la lecture, les scènes se suivent sans cohérence et sans logique. Cela donne
l’impression que « la vie s’arrête vraiment dans un parcours “labyrinthique”. Les unités de
temps, de lieu, d’action sont rompues au profit d’une cohérence plutôt associative 3.» Cependant,
dit l’auteur de Pour un nouveau roman, « c’est un tort de prétendre qu’il ne se passe plus rien
dans les romans modernes. De même qu’il ne faut pas conclure р l’absence de l’homme sous
prétexte que le personnage traditionnel a disparu » (PNR,31-32).

1
Nathalie Sarraute Op.cit., p.381.
2
Thi Tu Huy Nguyen La vérité comme non-authentique. In : Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle sous la
direction de R.-M. Allemand et de Ch.Milat, Presses de l'Université d'Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010,
p.341-353.
3
François Migeot Op.cit.
19
Si l'auteur n'y joue plus le premier rôle, il est juste d’introduire la notion de lecteur-
coauteur1 qui concentre son attention sur des scènes disparates et des détails effacés, qui
assemble les descriptions répétitives robbe-grillétiennes et qui, enfin, met un point final au récit,
car ses romans n’en possèdent pas. A l’opposé du roman classique, Robbe-Grillet vise р
représenter la vérité en échappant р la métaphysique. Dès lors, il reste une représentation
proprement narrative, un récit qui ne garantit pas du tout la possibilité de saisir le sens général р
travers le mélange des temps, l’intrigue incohérente, la focalisation indistincte. Ces dernières
caractéristiques nouveau romanesques causent des ambiguïtés et des contradictions multiples.
Par exemple, la narration impersonnelle de La Jalousie évoque la présence d'objets, mais aucun
regard, aucune métaphore ne leur attribuent un statut particulier.
Dans la confrontation que nous proposons entre le nouveau roman et le roman
traditionnel, nous devons enfin aborder la question de la description de Robbe-Grillet. Il est
maintenant clair que nous analysons une nouvelle forme de description. Si l’auteur ne nous dit
rien sur la psyphologie, l’apparence du personnage, il décrit les objets qui l’entourent : «[la
description robbe-grillétienne] n'est jamais allusive, elle dit tout, ne cherche pas, dans l'ensemble
des lignes et des substances2.» Roland Barthes la définit comme une description qui reste р la
surface de l'objet, la parcourt également, sans privilégier telle ou telle de ses qualités. Ainsi,
selon la critique, l'écriture de Robbe-Grillet est «sans alibi, sans épaisseur», c'est le contraire
d'une écriture poétique. « C’est alors le reproche de « gratuité » que l’on nous oppose. <…>
L’art pour l’art n’a pas bonne presse : cela fait penser au jeu, aux jongleries, au
dilettantisme »(PNR,42). Robbe-Grillet propose une réponse р cette critique : la vue. Il souligne
l’importance du visuel par les photos, les images, les tableaux, les dessins qui apparaissent dans
la narration. L’objet robbe-grillétienne en existant dans l’intrigue nouveau romanesque sans
chronologie et sans temps distinct, provoque des interprétations différentes, il n’est pas chargé de
significations comme dans le roman classique où il provoque un éventail de sensations, de
souvenirs, d’odeurs ; mais on peut révéler la profondeur р travers les points de vue sur cet objet
qui est ici seulement une force optique. On n’est jamais certain de la personne qui voit ces objets.
C’est ce que nous allons analyser dans la deuxième partie : la question de l’interprétation des
descriptions. De même que les personnages de Robbe-Grillet n’ont ni nom (dans la plupart des
cas), ni destin, ni apparence, l'objet n'a ni fonction, ni substance. A titre d'illustration, voici un
passage célèbre situé des Gommes :

1
Michel Tournier dans son ouvrage Le Vol du vampire de 1981 introduit ce concept et dit que le «lecteur [est]
l’indispensable collaborateur de l’écrivain. Car р celui qui l’a écrit s’ajoute de plein droit dans l’acte créateur
l’ensemble de ceux qui l’ont lu, le lisent et le liront».
2
Roland Barthes Littérature objective, dans Essais critiques, 1964, p. 32-43.
20
Un quartier de tomate en vérité sans défaut, découpé р la machine dans un fruit d’une symétrie parfait. La chair
périphérique, compacte et homogène, d’un beau rouge de chimie, est régulièrement épaisse entre une bande de peau
luisante et la loge où sont rangés les pépins, jaunes, bien calibrés, maintenus en place par une mince couche de gelée
verdсtre le long d’un renflement du cœur. Celui-ci, d’un rose atténué légèrement granuleux, débute, du côté de la
dépression inférieure, par un faisceau de veines blanches, dont l’une se prolonge jusque vers les pépins – d’une
façon peut-être un peu incertaine. Tout en haut, un accident р peine visible s’est produit : un coin de pelure, décollé
de la chair sur un millimètre ou deux, se soulève imperceptiblement. (G,161)

Robbe-Grillet n’est pas le premier qui s’attaque р un tel matériau de la littérature, р


l'objet. S'en étaient déjр occupés Francis Ponge et Jean Cayrol. Mais la méthode robbe-
grillétienne est plus expérimentale, puisqu’elle exclut toute dérivation lyrique. R.Barthes
propose, pour retrouver une telle technique, de nous adresser р la peinture moderne, d’y observer
une destruction rationnelle semblable de l'objet classique (les citations sur la peinture au début de
cette partie le prouvent). Ce chercheur accorde une place marquante р Robbe-Grillet dans
l'évolution du roman dans la mesure où il fonde le « roman en surface », et «le roman devient
expérience directe de l'entour de l'homme, sans que cet homme puisse se prévaloir d'une
psychologie, d'une métaphysique ou d'une psychanalyse pour aborder le milieu objectif qu'il
découvre»1.
Au-delр de l’accumulation des objets (principalement du quotidien) et du glissement sur
la surface, on remarque la minutie démesurée de ses descriptions ce qui les rend abondantes.
L’abondance des détails, leurs caractéristiques et leur disposition géométriques définissent la
singularité des descriptions robbe-grillétiennes. Ces points seront examinés en détail dans la
deuxième partie. Un point spécifique s’ajoute р toutes les particularités que nous avons
mentionnées : il s’agit de la répétition des descriptions avec des modifications minuscules.
Comme le labyrinthe temporel et les focalisations indistinctes, les reprises servent р désorienter
le lecteur. La poétique de la répétition, le jeu des reprises est un procédé original de Robbe-
Grillet. Les répétitions du moment concernant la scutigère dans La Jalousie peuvent l’illustrer.
Le fait que cet extrait (comme la plupart des autres dans ce roman) contient des variations peu
remarquables représente un choix concerté. Dans ce complexe réseau d’autocitations émergent
des significations nouvelles. La structure du texte avec ses lignes réécrites, ses objets obsédants
transforme la narration en un espèce d’inconscient inquiet. La répétition des phrases (semblables
ou avec variations) crée un rythme au niveau de la syntaxe, fait de parallélismes,
d’énumérations, d’accumulations. Il est de ce fait difficile de saisir les liens de telles propositions
complexes.

1
Roland Barthes Op. cit.
21
De cette façon, une nouvelle ‘théorie’ de Robbe-Grillet des méthodes narratives et des
procédés discursifs semble témoigner d’une forme romanesque novatrice et inconnue. L’écrivain
réprouvait en grande partie les emprunts, les références aux auteurs précédents, de même que les
influences. En revanche, ce mémoire essaie de replacer Robbe-Grillet dans l’histoire de la
littérature. La pertinence de cette intention est déjр justifiée lorsqu’on considère les écrivains
mentionnés par Robbe-Grillet et Sarraute : Kafka, Proust, Joyce, Dostoïevski, et par les
correspondances entre ces romanciers et ceux de Nouveau Roman. Notre recherche au sujet de
telles convergences sera effectuée dans la troisième partie qui prendra pour le point de départ
l’article de Robbe-Grillet Enigmes et transparences chez Raymond Roussel.

En résumé nous insisterons sur les points suivants. En premier lieu, les livres de Robbe-
Grillet présentent un espace où une pensée non segmentée par la raison réflexive peut se
déployer. Le discours n’est plus linéaire, mais fragmentaire. En deuxième lieu, ce discours
échappe р la présentation d’une histoire avec des personnages où l’auteur est un démiurge. Avec
l’effacement du temps, avec ses scènes désassorties, le roman essaie de dépasser ses propres
limites pour produire une expérience pure du langage. L’écrivain supprime conjointement la
fonction symbolique des descriptions qui s’accumulent et se répètent au cours de la lecture.
« [Aux procédés <…> passés <…> de prétention р l’authenticité] Robbe-Grillet substitue ainsi
un texte dont la cohérence profonde ne correspond pas р un axe directeur unique. L’organe de
cette structuration est alors fourni par des thèmes récurrents ou des images leitmotive, dont les
retours sont modulés par d’infimes variations qui en modifient la portée dans la trame d’un récit
de nature fondamentalement concentrique» 1.
Nous pouvons donc constater que le lecteur se trouve engagé dans le texte comme témoin
de l’expérience de l’écrivain et comme coauteur. Il est capable de produire un nombre infini des
interprétations. Dès lors, comment peut-on lire Robbe-Grillet ?

1
Roger-Michel Allemand Op.cit., p.16.
22

Chapitre 4. Les approches de l’œuvre de Robbe-Grillet

Pour composer ce chapitre consacré aux recherches sur Robbe-Grillet nous nous sommes
basés seulement sur les deux recueils critiques déjр mentionnés qui ont suivi les derniers
colloques internationaux et sur les ouvrages contemporains р l’époque néo-romanesque qui sont
disponibles en Russie. Cependant, pour voir tout le panorama des ouvrages réalisés il suffit de
visiter le site Internet1 (page du site du Département des lettres françaises de l’université
d’Ottawa) qui propose une bibliographie détaillée d’Alain Robbe-Grillet.

Notre travail de synthèse consiste р classer les articles et les livres consacrés р Robbe-
Grillet selon leur approche disciplinaire ou méthodologique.

Pour commencer, il est important de remarquer qu’il y a un grand nombre de chercheurs


qui effectuent leurs analyses sur Robbe-Grillet dans plusieurs domaines, l’exemple de Roger-
Michel Allemand est le plus représentatif. Ce chercheur se penche sur le genre romanesque en
général, sur celui de l’autobiographie et, notamment, sur l’œuvre robbe-grillétienne. Ainsi
pratique-t-il l’analyse littéraire pour le genre romanesque et l’approche psychocritique pour
l’autobiographie. En tant qu’éditeur, il a fondé la série Le Nouveau Roman en question en tant
que critique, il a publié plus de dix ouvrages. En 2009 il a organisé avec Christian Milat un
colloque international sur Robbe-Grillet qui est р l’origine d’un grand volume d’articles Alain
Robbe-Grillet : Balises pour le XXIe siècle. R.-M.Allemand continue par certaines analyses
l’approche narratologique qui est présentée par Gérard Genette, Jean Ricardou, Bruce
Morrissette. Dans les années 60, ils ont écrit certains ouvrages sur le Nouveau Roman et sur
Robbe-Grillet parmi lesquels Vertige fixé (Genette), Pour une théorie du Nouveau Roman
(Ricardou), Problèmes du Nouveau Roman (Ricardou), Les romans d’Alain Robbe-Grillet
(Morrissette). Cette approche reste en quelque sorte le point de départ des recherches sur Robbe-
Grillet.

A la fin du XXe et au début du XXIe siècle, on voit apparaître tout un éventail de


recherches dans le cadre de disciplines différentes : littérature, cinéma, photographie, peinture,
psychanalyse. Abordons ces points.

1
http://aix1.uottawa.ca/~cmilat/biblio-rg/.
23
Dans la littérature on se base souvent sur l’intertextualité et la mythocritique. Dans ce
contexte, il faut mentionner le nom de Christian Milat avec ses articles : Robbe-Grillet,
Prométhée et Sisyphe écrivains et Barthes et Robbe-Grillet : convergences théoriques et
influences scripturales.
Par ailleurs, on examine les romans en s’appuyant sur la notion d’hypertexte 1. De ce
point de vue, le chercheur Daniel Bilous analyse l’œuvre robbe-grillétienne en tant qu’imitation
scripturale d’elle-même. Dans son ouvrage Des œuvres au pastiche : Robbe-Grillet au miroir il
utilise un terme composé de deux mots ‘mimétique’ et ‘écriture’ : mimécriture2. Il applique de
plus le terme pastiche р son étude et donne en annexe la bibliographie des pastiches de Robbe-
Grillet.
Pour parler de l’approche psychanalytique, on peut dire que c’est celle qui a le plus de
succès après l’approche traditionnelle narratologique. Nombreux sont ceux qui envisagent les
questions de l’inconscient, de la violence sexuelle, du rapport р la théorie freudienne. François
Migeot, spécialiste en analyse littéraire, ajoute les concepts psychanalytiques pour examiner un
des romans de Robbe-Grillet dans certains ouvrages : Maîtrise du récit et rhétorique de
l’inconscient : La Jalousie ; De l’altération à l’autre du texte sur : La Jalousie d’Alain Robbe-
Grillet ; Lire Robbe-Grillet qui a lu Freud ? La psychanalyse à l’épreuve de La Jalousie. Après
le colloque de 2002 sur l’auteur , il a coordonné un volume homonyme Ambiguïté et glissements
progressifs du sens chez Alain Robbe-Grillet.
Il y a ceux qui en analysant la prose autobiographique consacrent leurs ouvrages au
mythe œdipien, р la figure du père et interprètent les relations auteur – œuvre. Les autres
examinent le point de vue du voyeur, non seulement dans le roman homonyme, qui caractérise
tous les livres en général, surtout on s’intéresse plutôt р « l’œil du désir 3», comme le fait par
exemple Neïla Manai dans Le Voyeur dans deux œuvres d’Alain Robbe-Grillet : analyse
stylistique où elle montre les codes implicites érotiques dans le texte.
Les analyses relatives aux films robbe-grillétiens sont présentés par Pascal Gallet Un
premier essai d’édition critique de films : l’Œuvre cinématographique d’Alain Robbe-Grillet de
1982, André Gardies Les jeux contraires du verbal et de l’image dans l’Homme qui ment, Claude
Murcia Procédures filmiques d’ambuguïsation dans le cinéma d’Alain Robbe-Grillet.
Quant aux études interdisciplinaires, il ne faut pas négliger les critiques qui relisent l’œuvre de
Robbe-Grillet р la lumière de la psychanalyse et de la philosophie : Maria del Carmen Rodriguez

1
Dans la plupart des cas le point de départ pour ces chercheurs c’est Palimpsestes.La Littérature au second degré
de Genette, mais il y a ceux qui développent ces études en s’appuyant sur les autres théories.
2
Ibid., p.104-123.
3
Ibid., p.136.
24
dans Reprise, paradoxe, folie : Notes sur la génération du sens dans l’œuvre d’Alain Robbe-
Grillet et Sjef Houppermans dans Reprises des reprises. De Kierkegaard à Robbe-Grillet.

Ensuite, les chercheurs qui la relisent en croisant la littérature et les arts plastiques : Ben
Stolzfus dans Robbe-Grillet et Magritte : la femme, le miroir et les liaisons dangereuses qui,
dans les années 60, était parmi les chercheurs du Nouveau Roman (Alain Robbe-Grillet and the
French novel de 1964) ; Márcia Arbex dans Tableaux vivants et images captives : la reprise de
la peinture dans les textes de fiction d’Alain Robbe-Grillet, Tara Collington dans « La Tragédie
du paysage » : les arts plastiques dans la Reprise.

Les approches interdisciplinaires texte – photo – cinéma nous semblent être très
fructueuses dans le contexte des particularités de l’écriture de Robbe-Grillet, que nous voyons en
détail dans la partie suivante, et tout d’abord, dans le contexte de l’importance du visuel dans ses
romans. Les photos, les affiches, les pancartes, les descriptions ‘immobiles’ sont si fréquentes
que l’on ne peut pas les ignorer dans les analyses. Dès lors, examinons les textes.
II. L’ANALВSE DES DESCRIPTIONS, PIERRE DE TOUCHE D’UNE ÉCRITURE

Dans cette partie du mémoire nous allons examiner le fonctionnement des principes
romanesques particuliers dans les descriptions de Robbe-Grillet. Un trait spécifique de notre
analyse – qui s’appuyera sur des textes précis – est soutenu par l’approche que nous utilisons.
A.Robbe-Grillet accumule les détails dans ses descriptions, de plus, le visuel joue un rôle
primordial. Dès lors, se développe le sens de la vue comme outil saisissant dans l’appareil
descriptif. Pourquoi ne pas appliquer sa propre méthode р son œuvre ? Nous effectuerons une
analyse minutieuse des descriptions en cherchant les interprétations de la structure ambiguë des
romans. Chacun des chapitres va se pencher sur certaines particularités robbe-grillétiennes de
telle façon qu’р la fin de cette partie nous mettrons en lumière les procédés les plus importants.
Durant notre étude nous allons utiliser l’expression couche narrative pour désigner une situation
spatio-temporelle homogène de la narration.
26
Chapitre 1. Les Gommes

Les Gommes est le roman qui a ouvert le monde de Robbe-Grillet au lecteur en 1953. « Il
se présente comme l’archétype même du roman robbe-grillétien »1.
Robbe-Grillet, on le sait, critique explicitement les formules de la prose traditionnelle dans ses
articles théoriques. Il commence р les parodier déjр dans son premier roman édité où l’intrigue
policière est détruite. Il s’agit de l’enquête d’un jeune détective. Tous les éléments de ce type de
roman sont présents : la mort d’un homme, l’assassin, les témoins, le détective. Cependant, il y a
un grand nombre de questions posées р la fin du livre, auxquelles le lecteur ne trouve pas de
réponses et auxquelles les critiques ne cessent pas de répondre : de 1963 (Bruce Morrissette dans
un des chapitres dans Les Romans d’Alain Robbe-Grillet) de jusqu’р 1997 (Roger-Michel
Allemand dans Alain Robbe-Grillet). Une des questions principales est la question du temps dans
le roman. L’action se déroule au cours des vingt-quatre heures autour d’un crime que l’on ne
décrit pas. La montre du détective s’est arrêtée. « Physiquement, [c]es vingt-quatre heures ont été
effacées du temps, devenant par conséquent un trou dans la vie de Wallas »2. Dès lors, le roman
se produit en se supprimant. « Je voulais raconter une histoire qui se détruisait elle-même au fur
et р mesure »3, dit Alain Robbe-Grillet.
Pourtant, dans le cadre de la première période, Les Gommes semblent être le roman le
moins troublant. Au minimum, il est divisé en chapitres et sous-chapitres qui témoignent de la
présence du narrateur et l’action se développe toujours, même si l’histoire ignore le rapport de
cause р effet. Mais on sait, selon Genette tout d’abord, que chaque histoire de Robbe-Grillet se
base uniquement sur les descriptions. De ce fait, notre travail leur est consacré. Les descriptions
typiquement robbe-grillétiennes que nous verrons dans les romans suivants et qui donnent une
impression de piétinement 4 de l’anecdote ne sont pas nombreuses dans Les Gommes. Nous en
prenons une pour l’analyser dans l’intention de comprendre si elle bloque la narration et dans
l’intention d’envisager un procédé spécifique de Robbe-Grillet. Nous n’examinerons pas le
roman en entier, ce seront toujours les fragments qui, р notre avis, sont les plus représentatifs.
Nous commençons par un seul procédé tandis que dans les chapitres suivants le nombre de
points étudiés et le vertige5 que suscite la lecture des romans en question va progresser.

1
Bruce Morrissette Les Romans d’Alain Robbe-Grillet, Paris, Minuit, p.27.
2
Thi Tu Huy Nguyen Op.cit., p.346.
3
Entretien avec Madeleine Chapsal, Le jeune roman, cité dans Roger-Michel Allemans, op.cit., p.52.
4
Roger-Michel Allemand, op.cit., p.55. En général, cette idée est prononcée par plusieurs chercheurs.
5
Ce mot pour caractériser l’écriture robbe-grillétienne est utilisé par G.Genette dans sa recherche Vertige fixé.
27
L’extrait étudié (situé dans le chapitre quatre, sous-chapitre sept) traite d’un personnage
anonyme qui se regarde dans un miroir et observe la rangée des objets qui se reflètent dans ce
miroir. C’est un fragment du début du chapitre qui est donc séparé de la situation précédente,
mais nous apprenons le nom du personnage seulement après ce passage – Garinati. Pendant toute
la description est utilisé le pronom personnel ‘il’. Dès lors, le lecteur perçoit la description
comme dépersonnalisée, ce qui le trouble d’autant plus. Le dédoublement des objets attire
l’attention du personnage et, par conséquent, du lecteur, car il suit son point de vue.

Il aperçoit son visage dans la glace de la cheminée et, au-dessous, la double rangée des objets alignés sur le
marbre : la statuette et son reflet, le bougeoir de cuivre et son reflet, le pot de tabac, le cendrier, l’autre statuette – où
un beau lutteur s’apprête р écraser un lézard.
L’athlète au lézard, le cendrier, le pot de tabac, le bougeoir... (G,217).

Ce dédoublement est bien sûr un des types de la mise en abyme. L’action se déroule
simultanément dans les deux réalités distinctes : d’un côté, le personnage, de l’autre, son double.
« Le reflet, on le sait, est une forme affaiblie du double, qui est un compromis de même et
d’autre : un même reproduit, donc aliéné »1.
La dernière phrase de la citation énumère les objets exactement р l’inverse, comme si ce
double commençait р les nommer ou évidemment comme si le personnage lui-même comptait
les reflets après avoir observé les objets. Le paragraphe suivant prouve cette hypothèse du monde
spéculaire indépendant qui répète en jouant les actions du personnage.

Il sort la main de sa poche et la tend vers la première statuette, vieil aveugle guidé par un enfant. Dans la glace, le
reflet de la main s’avance р sa rencontre. Toutes les deux restent suspendues un instant au-dessus du bougeoir de
cuivre – indécises. Puis le reflet et la main se posent, l’un en face de l’autre, sagement, р égale distance de la surface
du miroir, sur le bord du marbre et sur le bord de son image. (217).

Les phrases dépersonnalisées (soulignées) marquent l’existence indépendante du reflet. Nous


voyons encore une fois l’énumération des objets dans le même ordre. La main du personnage
s’avance р nouveau pour changer la rangée et pour la dernière fois les reflets apparaissent : « les
deux mains, les deux aveugles, les deux enfants <…> ». Ensuite, le personnage remplace
certains objets pour casser leur succession. Il le fait р nouveau comme pour gommer leurs reflets
et le double qui le suit. Il joue avec les objets en les transposant. Il essaie de trouver la
combinaison cohérente, mais on ne sait pas s’il l’a trouvée puisqu’après le dernier remplacement
on voit le blanc et « Garinati sort de sa chambre ».

1
Gérard Genette Op.cit., p.84.
28
Vu l’absence des caractéristiques des objets, nous pouvons remarquer que le message ne
change pas. Le texte constate leur présence. Les objets sont toujours vides et restent les mêmes :

<…> l’athlète au lézard, le cendrier, le pot de tabac, le bougeoir... <...> l’aveugle р l’enfant, le bougeoir en cuivre,
le pot р tabac, le cendrier, l’athlète écrasant le lézard. <…> le pot р tabac, l’aveugle р l’enfant, le bougeoir, le
cendrier, le bel athlète <…>

et le même itinéraire infini, circulaire comme le « Boulevard Circulaire » (216) qui est décrit
dans le roman, cyclique comme le texte en entier. En effet, cette transposition se voit comme un
modèle réduite de scènes labyrinthiques : « Dans Les Gommes, c’est donc bien, déjр, р un
parcours labyrinthiques que nous sommes invités »1.
Pour résumer, il est important de remarquer que le fragment analysé qui n’est pas encore
trop minutieux comme le sont les descriptions des autres romans, nous enfonce dans l’univers
descriptif de Robbe-Grillet. Les procédés que nous avons envisagés : le reflet, le dédoublement
ou la mise en abyme (et en général les répétitions de toute sorte), seront une constante chez
Robbe-Grillet. Il le dit lui-même : « Le double c’est un des grands thèmes de la littérature, j’ai
cité Dostoïevski et quelques écrivains modernes, mais enfin c’est le thème fondamental du
romantisme allemand. <…> Ce thème va se trouver renforcé chez moi par le système de
différences et répétitions qui organisent le récit »2.

1
Roger-Michel Allemand, Op.cit., p.53.
2
A.Robbe-Grillet Préface à une vie d'écrivain, chapitre 10 Le goût du double.
29
Chapitre 2. Le Voyeur

Dans ce chapitre nous effectuerons l’analyse des fragments du roman Le Voyeur de 1955.
Nous nous pencherons sur trois concepts qui parmi d’autres, caractérisent l’écriture de Robbe-
Grillet. Premièrement, il s’agira d’analyser avec minutie l’utilisation de temps passé et de types
de focalisation1, deuxièmement, nous traiterons de la géométrie de l’énonciation et, enfin, on
réfléchira aux descriptions immobiles.
Nous abordons le premier point sur les temps et les focalisations en nous référant aux
chercheurs qui ont déjр examiné, chacun d’une manière différente, les questions que nous
posons. C’est, tout d’abord, Bruce Morrissette dans son ouvrage Les Romans de Robbe-Grillet
de 1963. Dans le chapitre consacré au Voyeur son but général est de clarifier les « intentions
avouées ou inavouées de l’auteur »2. Un des aspects principaux de son analyse est consacrée aux
points de vue depuis lesquels on voit l’action. Dans le chapitre Vertige fixé de Figures I en 1966
Gérard Genette, lui aussi, divise l’énonciation selon les niveaux différents de la narration et
examine les points de vue temporels. Mais il en résulte finalement qu’il n’existe qu’un seul
véritable mode énonciatif dans le texte. « S’il est généralement impossible, comme l’a tenté
Bruce Morrissette, de restituer la chronologie délibérément faussée par l’auteur, il est presque
toujours possible, par une analyse « logique » du récit, de faire le départ entre les moments vécus
et les moments imaginaires, c’est-р-dire entre les divers niveaux de subjectivité. <…> Le
malheur c’est que ces restitutions résultent d’une opération étrangère р la texture interne du récit.
<…> Ceci peut être un acte présent, cela un souvenir, ceci encore un mensonge et cela un
fantasme, mais tous ces plans sont étalés au même niveau, celui du réel ici et maintenant <…>
Plus encore qu’un seul temps, on pourrait dire que Robbe-Grillet ne connaît qu’un seul mode :
l’indicatif » 3.
Cependant, notre travail d’analyse a pour but non pas la reconstruction chronologique de
l’histoire, mais l’étude minutieuse de la lecture telle qu’elle est guidée par le texte. Il est
nécessaire de disséquer en quelque sorte l’unité textuelle dans l’intention de chercher les
passages qui provoquent concrètement l’embarras du lecteur, dans l’intention d’étudier leur
structure et d’examiner les interprétations possibles que cette unité interne fait apparaître.
La narration du roman est construite autour d’un crime dont nous ne voyons pas la
description ni la caractéristique, par conséquent, il reste toujours incertain s’il a eu lieu. « Car, si

1
L’analyse se base sur le système de G.Genette présenté dans Figures III.
2
Bruce Morrissette Les romans de Robbe-Grillet, Paris, Minuit, 1971, p.78.
3
Gérard Genette Vertige fixé. In : Figures I, Paris,1966, p.78.
30
intrigue il y a, elle se noue autour d’un vide, autour d’un acte qui n’est nulle part décrit 1».
Comme il a été dit dans la première partie, il s’agit du roman où Robbe-Grillet utilise le passé
simple et la troisième personne, mais en s’opposant р leur statut dans le modèle balzacien. Nous
rencontrons de plus le présent. Ainsi que l’a expliqué Maurice Blanchot : « On dirait que le
temps, dispersé par une secrète catastrophe intérieure, laisse des segments d’avenir se faire jour р
travers le présent ou entrer en libre communication avec le passé. Le temps rêvé, le temps
remémoré, le temps qui aurait pu être, le futur enfin se transforment incessamment dans la
présence rayonnante de l’espace 2.» Comme nous pouvons juger, « il n’y a rien de sûr, rien de
vrai, rien de constant que le vide, vers lequel héros et lecteur reviennent et reviennent encore 3.»
Le récit se base sur ces temps, et le lecteur interprète р sa manière ce qu’il voit. « Se mêlent ainsi
des passages de souvenirs, des scènes de vente anticipée et de longues rêveries alimentées par les
fantasmes », comme le considère R.-M.Allemand. Regardons le texte pour mieux comprendre
ces réflexions théoriques.
Nous n’analyserons pas le roman en entier, nous allons nous concentrer sur les fragments
situés presque dans le même passage du roman (pp.20-42) qui semblent être un des plus
représentatifs. Cependant, leur organisation est loin d’être homogène même si l’on tient compte
de leur structure unie. Les extraits représentent des couches narratives différentes avec
l’utilisation simultanée d’un seul niveau temporel – le passé. Alors, on effectue l’analyse des
temps verbaux et leur correspondance vis-р-vis des couches narratives. Pour parler en deux mots
de l’intrigue qui se dessine au début du livre, nous devons rappeler que Mathias, le personnage
principal, arrive en bateau sur une île pour vendre les montres-bracelets dont il a une valise
pleine. Nous avons plusieurs couches temporelles dans nos fragments : le matin avant le départ,
le voyage en bateau, l’arrivée sur l’île, l’arrivée р une maison (l’attente devant la porte), la vente
dans la cuisine et une couche éloignée au maximum du moment de la narration – le souvenir de
l’enfance.
Notre analyse va se développer progressivement selon le déroulement des extraits, phrase
par phrase, paragraphe par paragraphe. Pour commencer l’étude des temps et des focalisations
dans des extraits, regardons les pages 20-23. Les paragraphes sont au passé simple et р
l’imparfait, les temps traditionnels de la narration :

Le niveau montait et descendait, dans l'angle rentrant, au bas de la cale. La boule de papier bleu,
vite détrempée, s'etait р demi déployée et nageait cntre deux eaux, р quelques centimètres de la surface. Оn
reconnaissait mieux, р présent, l'enveloppe d'un paquet de cigarettes ordinaires. <…> Sa position était facile

1
Roger-Michel Allemand Op.cit., p.62.
2
Maurice Blanchot Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1999, p.238.
3
Olga Bernal Alain Robbe-Grillet : le roman de l’absence, Paris, Gallimard, 1964, p.109.
31
р caracteriser pour Mathias, qui la voyait juste dans la même direction que le signe еn forme de huit creusé
dans la pierre.
Соmme il venait de faire cette constatation, il aperçut, environ р un mètre du premicr et р la même
hauteur, un second dessin еn forme de huit couché – deux ronds gravés côte р côte, <…>
L'eau, baissant contre la paroi verticale, reflua еn avant,<…> Mathias chercha des уеuх l'épave du
paquet de cigarettes – incapable de dire р quelle place exacte celui-ci aurait dû surnager. Il est assis, fа е р
lК ПОnОtrО, МontrО lК lourНО tКЛlО ОnМКstréО НКns l'ОmЛrКsurО. (V,20-21)

A la fin du paragraphe nous rencontrons une phrase au présent qui n’est pas du tout liée р
ce qui est dit auparavant. « Il est assis ... ». On comprend bien sûr qu’il s’agit lр d’une histoire de
son enfance, les objets sont déjр connus pour le lecteur du roman entier : la table et la fenêtre.

La fenêtre est presque аrréе - un metre de large, р peine plus de haut <…>. Il pleut. Оn n'aperçoit pas la
mеr, pourtant toute proche.<…> La table аrréе, n chêne foncé, s'engage dans l'embrasurc d'une bonne moitié de sa
largeur. Sur la table, les pages blanches du аhier, pose parallelement аu bord, <…>
Il еst assis sur unе chaise massivе, surmontée de deux dictionnaires. Il dessine. Il dеssinе une grosse
mouette, blanche et grise, de l'espèce communément а eléе goéland. L'оisеаu est de profil, la tête dirigée vers
la droite. Оn reconnaît la commissure sinueuse du bе . <…> Оn а l'impression, cependant, qu'il lui
manque encore quelque chose. (V,22)

Pourtant, les deux fois précédentes (dans le tout début du roman qui est exclu de nos
extraits choisis) ce souvenir était intégré dans l’énonciation après les mots « on lui avait souvent
raconté cette histoire ». Autrement dit, le lecteur était préparé au changement de temporalité,
tandis que dans l’extrait analysé le texte ne marque pas la rupture entre les deux couches
narratives : celle du voyage et celle du souvenir. D’une façon illogique, cette phrase au présent
(« Il est assis ») est séparée de paragraphe suivant (auquel elle devrait appartenir) qui continue le
souvenir.
D’un côté, ce qui perturbe la narration c’est que la période de l’enfance n’est pas décrite
au passé, car c’est l’événement le plus éloigné de la narration. De l’autre côté, le présent
accentue la durée, dans son sens bergsonien. Ici, le présent est le temps du souvenir et coule dans
la conscience de l’individu où il peut cœxister avec celui de l’histoire principale. Le paragraphe
qui évoque un dessin de mouette finit par un blanc qui marque la fin du souvenir. La dernière
phrase « il lui manque encore quelque chose » se répète comme un écho, grсce р la reprise du
verbe, en devenant la première d’un nouveau paragraphe : « quelque chose manquait au dessin, il
était difficile de préciser quoi ». Le temps du verbe (l’imparfait) indique le retour р l’action
essentielle. Nous revenons р la réalité de Mathias sur le bсteau. Mais du point de vue de qui le
souvenir est-il décrit ?
32
Non seulement les temps, la mise en page qui participent р la création d’une unité
textuelle particulière, mais aussi le changement de focalisation permettent l’assemblage des
couches narratives différentes en un seul texte. Le paragraphe qui reprend la dernière phrase du
précédent

Quelque chose manquait аu dessin, il était difficile de préciser quoi. Mathias еnsа néanmoins qu'il у
avait quelque chose qui n'allait pas - оu biеn qui manquait. А la place du crayon, dans sa main droite, il sentit le
contact d'une pelote de grosse ficelle, qu'il venait р l'instant de ramasser sur le pont du navire. Il regarda le groupe
des passagers, devant lui <…> (V,22).

possède un signe qui met en évidence le retour au point de vue du personnage et qui
souligne de plus la présence d’un voyeur, d’un observateur dans le souvenir. C’est la phrase
soulignée « A la place du crayon ». Cette phrase renforce la perception du lecteur au moment du
changement du point de vue. D’une part, la focalisation dans ce souvenir semble externe, cette
impression est renforcée par l’utilisation du pronom impersonnel ‘on’ dans l’extrait cité р la page
précédente : « on reconnaît », « on a l’impression » (V, 22). On observe seulement les
apparences extérieures. D’autre part, le nouveau paragraphe « quelque chose manquait au
dessin » qui reprend la dernière phrase du paragraphe précédent commence déjр dans une
ambiguïté de point de vue entre celui de Mathias et de celui de narrateur. Comme il a été dit, les
temps sont au passé (excepté une seule phrase « il est assis »), et le fait que le personnage
réfléchisse р ce qu’il manquait au dessin prouve que maintenant c’est lui-même qui est plongé
dans ses souvenirs. Le lecteur se trouve projeté dans la pensée de Mathias et la focalisation
semble être interne ou zéro puisqu’on voit le discours indirect dans la phrase « Mathias pensa
qu’il y avait ». Ainsi, nous avons trois variantes possibles que le texte reflète. La perception de
texte est bloquée par la jonction de deux points de vue superposés.

Continuons l’analyse des temps et des focalisations et passons aux pages 28-29, où tout
comme dans l’exemple précédent une jonction de couches narratives différentes se réalise. Ici,
le problème apparaît aussi dans l’utilisation du même temps ce qui complique la lecture (excepté
une seule expression). Nous avions discerné deux couches narratives : celle de l’enfance du
personnage et celle de son voyage en bateau. Le fragment sur les pages 28-29 présente la couche
du matin avant l’embarquement et la couche du voyage. Commençons par la première.

Le bateau partait р sept heures du matin, ce qui avait forcé Mathias р se lever plus tôt que de coutume.<…>
А cette heure matinale, le quartier Saint-Jacques était désert. Еn passant dans une petite ruе, <…> Mathias
crut entendre unе plainte, assez faible, mais semblant venir de si près qu'il tourna la tête. <…> А cet instant il
33
remarqua la fenêtre d'un rez-de-chaussée - juste р portée de sa main droite - оù brillait une lumière, <…> La pièce, il
est vrai, paraissait lutôt vaste et son unique fenêtre était de proportions médiocres : un mètre de large, peut-être, et
р peine plus de haut ; <…> Debout près du lit, légèrement penchée au-dessus, une silhouette masculine levait un
bras vers le plafond.
Toute la scène demeurait immobile. <…>
Еn у refléchissant, il se demandait s'il avait entendu seulement des plaintes inarticulées : il croyait
maintenant qu'il s'agissait de mots identifiables, <…>. D'après le timbre de sa voix – agréable, du reste, et
sans aucune tristesse – la victime devait être unе très jeune femme, оu une enfant. Ellе était debout contre
un des piliers de fer qui soutenaient l'angle du pont supérieur ; еllе avait les deux mains ramenées derrière le
dos, <…> la tête а uуéе р la colonne. <…> еllе continuait de regarder droit devant ellе, аvе la même tranquillité
qu'elle mettait tout р l'heure р le regarder dans les уеuх. (V,28-29)

La situation du matin avant le voyage est particulière par la superposition des


focalisations : zéro et interne. D’un côté, « Mathias crut entendre», « il remarqua », « Mathias
n’avait pas le temps d’attendre la suite », c’est-р-dire, cette fois il est lui-même Le Voyeur, le
lecteur pourrait observer la situation de son point de vue, la focalisation semble être interne. De
l’autre côté, c’est le narrateur qui commente au présent: «La pièce, il est vrai, paraissait plutôt
vaste », « il croyait maintenant » et qui connaît les intentions de Mathias citées dans la phrase
précédente, la focalisation est donc zéro. Elle n’est pas du tout celle de Balzac que l’on le
nomme le point de vue de Dieu quand le narrateur analyse les sentiments du personnage, mais
chez Robbe-Grillet c’est aussi le regard du narrateur. Par conséquent, on pourrait constater la
superposition des focalisations sur un autre exemple.
Prenons la couche narrative du voyage. Ce sont lр deux passés distincts, mais ils sont
exprimés linguistiquement par l’utilisation d’un seul temps. Le point de jonction qui pourrait
paraître illogique au lecteur attentif se trouve р la page 29. Le personnage imagine qui pourrait
crier, il croit que cela devait être une jeune femme. La proposition suivante coupe ses réflexions
en traitant d’une jeune fille sur le bateau qui regarde Mathias. La couche narrative du voyage
n’est pas séparée par un blanc. Ce point de jonction est plus coulant que celui de l’exemple
précédent. Leurs caractéristiques sont les mêmes : la rencontre de deux couches narratives dans
une unité textuelle d’un passage, marqué par l’absence d’alinéa et de blanc. Les caractéristiques
suivantes s’y ajoutent : l’utilisation du même passé (l’imparfait), le même objet de pensée –
«une très jeune femme, ou une enfant ».
Par ailleurs, quant р la focalisation, pour la situation du bateau il n’y a pas aussi une seule
possibilité : après « elle était debout contre un des piliers » jusqu’р la fin du paragraphe il n’y a
aucune raison de négliger l’hypothèse du regard d’un quelconque observateur (focalisation
externe) en faveur de l’hypothèse du regard de Mathias (focalisation interne) et l’hypothèse du
narrateur omniscient. Pour parler de la première hypothèse, un voyeur peut désigner Mathias par
34
le pronom ‘le’ comme plus tôt dans la description de souvenir. Dès lors, nous avons toujours le
mélange des points de vue et la superposition des couches narratives.

Nous continuons toujours le premier point de ce chapitre sur les focalisations et les
temps, et nous le terminons par l’analyse des pages 37-42, р nouveau par un point de
superposition de couches narratives distinctes. (Nous allons en exclure le dialogue entre le
personnage principal et la femme aux pages 40-41). Il y a plusieurs points de superposition de ce
genre ici. Quelques pages plus tôt, Mathias imagine l’arrivée р une maison de l’île ou l’on peut
supposer qu’il se trouve déjр réellement devant la maison de l’île pour vendre ses montres. Les
scènes de la vente et du voyage sont mélangées et répétées plusieurs fois. Revenons au fragment
proposé.

Mathias était obligé de choisir аvе attention la place оù il posait le pied, craignant de glisser, de perdre
l'équilibre <…>
Mais la foule des voyageurs s'écoulait avec beaucoup de lenteur, аu milieu des filets et des pièges, et
Mathias ne pouvait аs marcher aussi vite qu'il le désirait. Bousculer sеs voisins n’avançait р rien <…>. Il
n’avait qu’р sе laisser porter. Néanmoins il sе sentait gagné par une légère impatience. Оn tardait trop р lui ouvrir.
Levant cette fois la main р hauteur de son visage, il frappa de nouveau <…>.
Il s'agissait maintenant de mettre sur pied quelque chose d'un еu moins fantomatique. Il était indispensable
que les clientes parlent; pour cela il fallait d'abord <…>. (V,37-38)

L’action se passe au moment où le personnage descend du bateau. Contre toute attente, au


milieu du deuxième paragraphe paraît une phrase « Néanmoins il se sentait», qui est tout р fait
légitime avec le connecteur logique néanmoins. Les passagers n’avancent pas р la sortie du port.
Cette « légère impatience » dénote l’énervement du personnage. Or, la proposition qui suit « On
tardait trop... » traite d’une situation de la vente, probablement plus tardive puisqu’elle ne
correspond pas р la ligne narrative du voyage. Le procédé est déjр connu : la couche narrative de
la vente n’est pas séparée par un blanc. La phrase avec le connecteur semble être transitive.
Compte tenu des passages précédents qui sont exclus du fragment étudié, la même logique se
répète : le voyage s’achève, Mathias descend du bateau, le développement est bloqué par ces
insertions qui traitent de la vente. Il faut donc comprendre ce que sont ces insertions. Il est
évident que celle que nous analysons fait partie de la couche narrative plus tardive dans lequel le
personnage arrive р une maison et la conjonction néanmoins sert р continuer une pensée
interrompue commencée plus tôt. Notons que les temps restent toujours au passé – le passé du
récit. La phrase de transition, de jonction induit une incertitude du lecteur р cause de son
ambiguïté. D’une part, pour définir le type de focalisation, il suffit de relever les verbes de
35
perception : « craignant de glisser », « il se sentait », « il entendit ». Dès lors, les deux couches
superposées se caractérisent par la focalisation interne. Par conséquent, tout ce qui se passe est
décrit du point de vue de Mathias. Ce fait justifie une des hypothèses: cette strate insérée avec
insistance dans la couche narrative du voyage peut être le fruit de l’imagination du héros, du
désir persistant d’examiner l’avenir proche. La question qui suit : pourquoi les pensées du
personnage sont-elles données au temps passé? La première phrase du paragraphe « il s’agissait
maintenant de mettre » juxtapose l’imparfait et le déictique maintenant, ce que nous avons déjр
vu р la page 28 (Mathias « croyait maintenant »). Il s’agit ici de discours indirect libre du
personnage. Le chercheur Bruce Morrissette dont nous avons noté l’ouvrage au début, considère
ces passages seulement comme imaginés et explique ces « scènes hypothétiques des ventes
ratées » р la troisième personne et avec des variantes par les premières hallucinations du
personnage au centre desquelles « le lecteur s’installe, d’abord comme observateur désorienté ;
ensuite en dépit de la « distance esthétique » participant »1. Pourtant, notre analyse ne propose
pas une seule interprétation du texte comme celle de Morrissette, mais note la diversité des
interprétations simultanées qui ne permet pas de formuler une seule variante cohérente. Nous
considérons cette interprétation de Morrissette comme une des lectures possibles du fragment
étudié.
Un peu plus loin, l’équilibre est р nouveau troublé dans les deux courts paragraphes р la
page 38.

La porte s'entrebсilla sur la tête méfiante de la mère. Dérangée dans son travail par еttе visite inattendue et sе
trouvant еn face d'une figure étrangère <…> elle s'apprêtait déjр р repousser le battant. Mathias était quelqu'un qui
sе trompait - оu bien un voyageur de commerce, е qui nе valait аs mieux.
Evidemment, ellе ne demanda rien. Il fit un effort qui lui parut considérable : « Bonjour, Madame, dit-il ... Comment
allez-vous ? » La porte lui claqua аu nez.
La porte n'avait аs lаqué, mais еllе était toujours fermée. Mathias éprouva оmmе un début de vertige.
Il aperçut qu’il marchait trop près du bord, <…> il s’arrêta pour laisser passer un groupe de personnes. (V,38)

Les temps verbaux restent toujours inchangés, au passé. Les expressions « un effort qui
lui parut considérable » et « Mathias éprouva comme un début de vertige » ne permettent pas
d’annoncer seulement la focalisation interne, cela pourrait être également la focalisation zéro (le
point de vue du narrateur qui ne connaît pas tout comme celui de Balzac dont les nouveaux
romanciers ne cessent pas de parler2). La difficulté est dans la liaison des deux alinéas. Les faits

1
Bruce Morrissette Op.cit., p. 79.
2
Comme nous l’avons vu dans la première partie, la focalisation zéro des romans traditionnels qui sous-entend le
narrateur omniscient, l’utilisation du passé simple et de la troisième personne a été reprise par Robbe-Grillet en tant
qu’ironie nouveau-romanesque pour montrer et prouver qu’elle pourrait fonctionner autrement. Ce type de
36
se contredisent : la porte a-t-elle claqué ou n’a-t-elle pas claqué ? Quelle pourrait être
l’explication ? Comme d’habitude, il s’en offre plusieurs. D’un côté, il s’agit de deux couches
narratives différentes : les deux traitent de la vente р la maison, elles pourraient ne pas se passer
simultanément. Mais le texte les réunit dans notre fragment. L’une des ventes se déroulerait, ou
pour être plus précis continuerait р se dérouler devant nos yeux pendant l’extrait cité. L’autre
serait celle qui se trouve hors du fragment, notre extrait propose une reprise modifiée.
D’un autre côté, le vertige que le personnage éprouve, permet de formuler l’hypothèse
d’un fantasme. Mathias descend du bateau (la dernière phrase citée nous fait revenir р la couche
du voyage) et imagine le développement de la situation qui ne lui plaît pas : il invente alors une
autre version en faisant un pas en arrière pour revenir au moment où il frappe р la porte. Ainsi,
nous comprenons l’opposition « la porte lui claqua au nez » et « n’avait pas claqué ». Par
ailleurs, ce passage troublant prévient l’embarras en introduisant un blanc entre les phrases
concernant cette porte. On pourrait aussi y voir le procédé cinématographique du saut temporel
basé sur l’analogie de la situation : р chaque fois Mathias se trouve devant une porte. L’une
claque, l’autre n’est pas ouverte : le passage de l’une р l’autre peut consituer des charnières de
séquences, ce que le recours р un nouveau paragraphe appuie. Mais nous allons examiner ce
procédé en détail dans le chapitre suivant.
Enfin, nous voyons de plus deux cas de superposition qui provoquent une diversité
d’interprétations du sujet.

L’histoire de la vente continue dans deux paragraphes. Elle commence par l’alinéa :
« Quand il put enfin pénétrer dans la cuisine » (V, 39). On décrit la cuisine, la position du
personnage, de la maîtresse de maison. Mathias ouvre sa valise, il sort son agenda et il voit sur
le papier protégeant les premières montres la cordelette en forme de huit. La vente finit par un
nouveau point de jonction de deux couches narratives différentes en haut de la page 40 :

<…> apparut la pelote de ficelle roulée еn forme de huit. Mathias étКТt devant la porte de la
maison, еn train de contempler les deux cercles аuх déformations symétriques <…>.

On voit le moment de l’arrivée р une maison et le moment de la vente dans la cuisine se


mêler. Sans qu’il y ait de blanc, après l’énumération des objets de la valise, Mathias se trouve
encore devant la porte. Les deux couches narratives sont mises au même temps verbal ; la
focalisation est-elle interne dans les deux cas ? « Se força-t-il р prononcer », « dans l’espoir

focalisation robbe-grillétienne se présente comme une superposition de deux types : externe et zéro. Le narrateur
n’est donc pas juge, mais il connaît les intentions du personnage (zéro), structure le récit (zéro) et observe l’action
tout simplement (externe). Ce narrateur est plutôt le double de son personnage-observateur.
37
de... », « il entendit du bruit ». On pourrait également l’interpréter comme la focalisation zéro de
Robbe-Grillet. Cependant, il est possible d’apercevoir la logique imagée qui permet de justifier
la réunion de ces deux couches distinctes. La partie de la citation soulignée rappelle l’image d’un
huit. A la page 21, nous l’avons déjр vu sur la surface de la digue : « il aperçut <…> un second
dessin en forme de huit couché – les deux ronds gravés côte р côte ». Hors des fragments
analysés, mais tout près d’eux, р la page 17 on voit les éléments de cette image unis р sa
dénomination : « C’était un huit couché : deux cercles égaux, d’un peu moins de dix centimètres
de diamètre, tangeants par le côté ». Ainsi, il est possible d’interpréter ce point de jonction par
l’image du huit couché se superposant dans les pensées du personnage. Si on passe р la page 42
en omettant le dialogue de la vente on trouve une nouvelle répétition du moment de l’entrée dans
la cuisine qui est distingué par un alinéa.
<…> Mathias eut besoin de toute son attention оur passer outre.
Il parvint ainsi sans encombre jusqu'р la cuisine et sa table ovale, оù il deposa la mallette tout en
continuant l'entretien. Ensuite il y eut la toile cirée <…> Il у eut la pression des doigts sur la fermeture de
la valise, le couvercle qui s'ouvrait largement, l'agenda reposant sur la pile des cartons, les poupées
dessinées au fond du couvercle, l'agenda dans le fond du couvercle, sur la pile des cartons le bout de
cordelette roulé en forme de huit, le bord vertical de la digue qui fuyait tout droit vers le quai. Mathias
s'écarta de l'еаu, en direction du parapet. (V,42)

La même énumération des objets de la valise, un peu plus détaillée est présentée ici. Le
passage réunit la couche de la vente dans la cuisine et la couche narrative de la fin du voyage.
Examinons la focalisation dans la phrase « Mathias eut besoin», au milieu des paragraphes
suivants: « il se retourna <…> pensant l’apercevoir en arrière », « il fut surpris ». Il est difficile
de définir le type de focalisation exactement comme interne puisqu’il n’y a pas de marqueurs
précis pour prouver que la situation se présente du point de vue de Mathias. Il se peut donc qu’il
s’agisse du regard du narrateur (zéro) ou d’une personne étrangère (externe), si l’on veut d’un
voyeur. Au sein du paragraphe cité le lecteur rencontre toujours des expressions impersonnelles
« il y a » et le pronom « il » р propos du personnage sans l’appeler par son nom р la différence
des paragraphes environnants. Comme les objets ne sont pas observés sans obstacle, ne sont pas
décrits de partout, la focalisation zéro, on a déjр dit, n’est pas balzacienne. En tout cas, le point
de jonction se situe au milieu du paragraphe, les mots sont soulignés. C’est déjр dans les limites
d’une seule proposition que les niveaux se superposent. Parmi les objets de la valise
l’énumération inclut le bord vertical de la digue qui occupe une place égale par rapport aux
autres termes de l’énumération. C’est lр une culmination de la méthode robbe-grillétienne de
joindre les couches narratives que l’énonciation possède.
Il ne faut pas non plus négliger le fait que tous les fragments sont liés sémantiquement.
Dans les romans d’A.Robbe-Grillet, ce rôle est toujours joué par un objet. Dans Le Voyeur
comme nous l’avons vu, c’est par exemple l’image du huit qu’on remarque dans la forme de la
38
cordelette, dans les dessins sur la porte, dans les traces sur la digue. Cette sorte de répétition
permet de construire une structure textuelle р base d’échos qui font références р un objet – échos
objectifs, р la fois р un regard neutre et р la surface des choses. Dans son article La Littérature
comme critique Jean Ricardou écrit : « Tout caractère (morphologique, par exemple) pourra
aisément rimer avec son semblable révélé ailleurs de la même manière. Ainsi, р deux objets de
référence fort éloignés dans le quotidien, peuvent correspondre, dans un texte, deux objets
décrits fermement liés par leur commun attribut scripturalement mis en valeur 1.»
Pour résumer ce premier point sur le roman Le Voyeur, il faut constater que nous avons
étudié seulement les couches narratives différentes, les temps verbaux et les focalisations. Le
changement des types de focalisation et des couches narratives, leurs superpositions témoignent
d’une énonciation instable faite de retours en arrière, de répétition d’idées, de faits et de passages
en entier. Cela mène р la conclusion qu’il existe une multiplicité inéluctable de significations
englobées dans le texte. D’abord, tout simplement la diversité des points de vue sert р
embarrasser le lecteur. Ensuite, tous les procédés reflètent la structure de la pensée de Mathias
avec ses idées fixes, ses souvenirs inattendus, ses fantasmes.

Pour passer au deuxième point de l’analyse, celui de la géométrie, il est nécessaire de


faire attention р la manière de décrire les objets. On sait que Roland Barthes a nommé Robbe-
Grillet un « chosiste »2 р cause de l’abondance des descriptions apparemment gratuites et du
regard du narrateur qui glisse sur la surface des choses 3. Autrement dit, Barthes parle de
l’écriture transparente d’Alain Robbe-Grillet, des objets qui ne signifient et ne symbolisent rien,
c’est seulement leur présence qui est révélée. Renchérissant sur ce constat, Genette ajoute la
superficialité des gestes et des actes4. Leur signification n’apporte rien, est inutile. La spécificité
de Robbe-Grillet se cache dans leur succession, leur variation et leur répétition. On comprend
donc qu’il est plus pertinent de chercher la signification dans les principes de répétitions et de
variations. La répétition se présente dans la manière de décrire les choses avec scrupule. Le texte
possède beaucoup de descriptions géométriques qui ont un caractère répétitif. Dans chaque
description on revient р cette manière géométrique qui manque de naturel. Prenons les textes
analysés depuis le début pour trouver les indices de cette géométrie. On voit « р quelques
centimètres de la surface », « sur la même verticale » (V,20), « environ р un mètre du premier et
р le même hauteur », « un petit cône de liquide», « la fenêtre est presque carrée – un mètre de

1
Jean Ricardou Pour une théorie du Nouveau Roman, Paris, Dunod, 1971, p.23.
2
Roland Barthes Le point sur Robbe-Grillet? In : Essais critiques, Paris, Seuil,1991.
3
Roland Barthes Littérature objective, In : Essais critiques, Paris, Seuil,1991.
4
Gérard Genette Vertige fixé. In : Figures I, Paris,1966, p.76.
39
large, р peine plus de haut – quatre vitres égales », « la table carrée », « cahier, posé
parallèlement au bord » (V,21), « quatre rectangles » (V,22), « la paroi verticale de la jetée »
(V,23), « un mètre de large, peut-être, et р peine plus en haut », « quatre vitres égales presque
carrées », « l’abat-jour tronconique de la lampe » (V,28), « la grande table ovale qui occupait le
milieu de la pièce » (V,39), « les deux cercles aux déformations symétriques, peints côte р côte
au centre du panneau » (V,40), « la jetée était р nouveau déserte, faisceau de lignes parallèles
délimitant une série de plans allongés, alternativement horizontaux et verticaux » (V,42). Par sa
spécificité cette géométrie accumule de nouveaux détails qui, comme nous le savons, ne
signifient que leur propre existence. Alors, pourquoi analyser cette géométrie descriptive ? R.-
M.Allemand voit dans tous ces angles, triangles, rectangles, cercles et autres figures la
substitution d’action par l’immobilité. Les indices géométriques que nous voyons dans les
extraits et qui renforcent le glissement du regard sur la surface des objets, tendent р faire lire les
passages descriptifs comme des descriptions d’images ou de photos où il n’y a que la fixité.
L’énonciation est pleine de déictiques spatiaux, par exemple : « sans se déplacer vers la droite ou
la gauche » (V,20), « environ р un mètre du premier », « р quelle place exacte celui-ci aurait dû
surnager » (V,21), « l’oiseau est de profil, la tête dirigée vers la droite », « un groupe de
passagers, devant lui » (V,22), « qui menait tout droit vers le quai » (V,37), « tout en bas »,
« vers la gauche », « derrière lui » (V,39) etc. En 1962, le chercheur Armand Hoog consacre un
article р la psychologie des surfaces dans le roman contemporain. Entre autre, il se penche sur la
géométrie des surfaces de « l’école de Robbe-Grillet », sa pensée est orientée vers le domaine
photographique. Il parle des descriptions des personnages qui sont privés dans le Nouveau
Roman de psychologie, mais il semble possible d’étendre cette idée р celles des objets. « Ces
romanciers de la surface sont d’une génération où l’expression littéraire est contestée р chaque
instant par les techniques de l’image brute : journalisme, photographie, cinéma. <...> Le drame
passionnel, c’est quarante photos prises sous divers angles. Si l’on photographie une bonne р
toute faire et un voyageur de commerce dans un jardin municipal (c’est Le square de Marguerite
Duras), un homme et une femme р travers la fenêtre d’une maison coloniale (c’est La Jalousie de
Robbe-Grillet), l’appareil <...> engistre <...> des gestes circonscrits 1.» Cette interprétation
‘photographique’ nous mène р d’autres caractéristiques de la narration de Robbe-Grillet qui les
évoquent.
Notre dernier point est consacré р l’immobilité de certaines descriptions. Dans les
fragments déjр cités sur les pages 20-42 il y a deux moments qui peuvent servir d’exemples. Le
premier moment se déroule le matin avant son voyage quand Mathias devient le témoin d’une

1
Armand Hoog Psychologie du cœur et psychologie des surfaces dans le roman contemporain. In : Cahiers de
l’Association internationale des études françaises (CAIEF), 1962, N° 14, pp.133-142.
40
scène bizarre. Avant tout, le texte dit explicitement : « Toute la scène demeurait immobile » et
« l’homme ne bougeait pas plus qu’une statue » (V, 28). Selon la vraisemblance, Mathias
observe tout ce qui se passe très peu de temps, la scène lui apparaît statique et il s’en va. Toute la
description se déroule lentement, pas р pas, comme si le personnage observait un tableau et
comme s’il avait beaucoup plus de temps pour remarquer les petits détails et inventer des
associations: « le simple rideau de voile qui pendait derrière les carreaux », « la pièce, il est vrai,
paraissait plutôt vaste et son unique fenêtre était de proportions médiocres : un mètre de large,
peut-être, р peine plus de haut ; avec ses quatre vitres égales, presque carrées, elle eût mieux
convenu р une ferme qu’р cet immeuble citadin ». Ce passage rappelle encore plus de la
description d’un tableau р cause de ce geste inachevé de l’homme qui n’est pas naturel dans son
statisme. « Debout près du lit, légèrement penchée au-dessus, une silhouette masculine levait un
bras vers le plafond ». Le deuxième moment est encore plus explicite. C’est la scène de vente qui
commence р se dérouler. Mathias se trouve devant la porte en train de contempler les deux
cercles, la mère ouvre la porte enfin. « [S]es traits du visage s’étaient figés dans la pose où ils
avaient fait leur apparition – comme fixés р l’improviste sur une plaque photographique ».
L’immobilité de la femme est caractérisée par le texte lui-même comme une technique
descriptive photographique. La description suit le regard de Mathias qui glisse sur la surface du
visage. Le personnage n’est pas capable de déchiffrer ce qu’il voit et cette description-lр n’a pas
de signification concrète. Ce caractère statique transmet plus de sensation au lecteur que de
signification.
La minutie des descriptions et l’accumulation des détails souvent géométriques, ces
procédés permettent de lire le roman р la jontion du récit et de la série des photos.

En résumant l’analyse du Voyeur il est légitime de dire que les variantes de lecture sont
nombreuses comme les effets que les descriptions robbe-grillétiennes produisent. Nous avons
analysé certaines d’entre elles qui concernent les superpositions de différentes couches
narratives. Les descriptions présentent souvent des surfaces géométriques qui produisent un effet
statique interprété comme immobilité photographique. Si nous nous sommes arrêtés dans ce
chapitre sur trois points spécifiques de la manière de Robbe-Grillet et en avons proposé des
interprétations, cela ne garantit pas leur validité pour les mêmes procédés dans le roman suivant.
41
Chapitre 3. La Jalousie

La photographie ou le dessin ne visent


qu’à reproduire l’objet, ils sont d’autant
plus réussis qu’ils peuvent donner lieu
à des interprétations aussi nombreuses
(et aux mêmes erreurs) que le modèle.
A.Robbe-Grillet Pour un nouveau roman

Dans ce chapitre nous examinerons le roman qui suit Le Voyeur chronologiquement, La


Jalousie de 1957. Cette fois aussi, nous effectuerons une analyse minutieuse des descriptions en
cherchant р interpréter une structure textuelle ambiguë. Notre étude va aborder certains
fragments du roman, quelques uns des plus représentatifs. Cela nous permettra d’éclaircir la
texture romanesque de Robbe-Grillet. Le but est de montrer la pluralité dense sémantique et
associative du texte, la diversité des lectures possibles dont on ne peut priviligier une seule.
Selon Gérard Genette, le «sens [de l’œuvre robbe-grillétienne] est inséparable de sa forme, et
l’on ne peut pas davantage reconstituer l’action d’un de ses romans au delр du récit textuel qu’on
ne peut atteindre le sens d’un poème en modifiant son expression littérale. <…> Ainsi se
justifient, chacune de son côté, les interprétations divergentes de cette œuvre <…> Les
significations qu’y découvre l’analyse sont celles que le récit ne contient que pour les refuser: il
peut donc être utile de les reconnaître, mais d’une manière en quelque sorte négative et toute
provisoire, et pour mieux dégager par contraste le mouvement réducteur de l’œuvre qui ne se
construit qu’en les détruisant 1.» Ce chapitre contiendra deux grands points de réflexion qui
peuvent servir р révéler la strucure textuelle : premièrement, la question du temps et des
marqueurs spatio-temporels, deuxièmement, la question des répétitions. Chacune d’elles sera
étudiée selon divers points de vue et pour chacune nous examinerons un éventail
d’interprétations qui ont pour point commun de partir du visuel dans le texte (de qui voit ou de
comment on voit).
La narration de ce roman est construite autour d’un adultère hypothétique dont la
description réelle n’est jamais donnée. Les acteurs de cette narration sont : A..., une femme
mariée, Franck, un homme marié et le mari jaloux de A... du point de vue duquel nous
observons les scènes du roman et qui est de plus complétement absent du récit, car il est dénué
d’apparence et de nom. Nous ne déduisons son identité qu’р partir du titre du roman, , du

Gérard Genette Vertige fixé. In : Figures I, Paris, Seuil, 1966, p.79-80.


1
42
troisième couvert sur la table et du troisième siège sur la terrasse. Ce roman se noue ainsi autour
du vide : on ne voit pas le mari-voyeur, on ne voit que des détails supposés qui font référence р
la scène d’adultère.

Nous allons d’abord nous intéresser au temps dans La Jalousie. Le texte entier est
composé de scènes qui décrivent les relations entre Franck et A..., comme nous l’avons dit, ainsi
que l’intérieur des pièces où se passe l’action. Certaines scènes sont épiées р travers une jalousie,
le texte le dit explicitement, certaines sont peut-être imaginées. Nous devons constater que dans
le tissu textuel l’emploi du présent est systématique. Voyons, d’abord, une des scènes qui traitent
de l’intérieur des pièces (J, 76-79). C’est la description d’une pièce, on voit lр un petit cadre
contenant une photo d’A..., puis, le regard passe р la terrasse où on observe Franck et A..., et
c’est une description de la terrasse qui termine le passage. L’extrait commence donc avec une
description de la pièce où on peut voir la photo d’A... . Les verbes sont au présent : « les trois
fenêtres ont <…> leurs jalousies baissées », « le bureau est ainsi plonРé », « les lignes en sont
tout aussi nettes », « la succesion ne donne plus », « les mains se tendent », « la pièce n’Оst pКs
très ОnМomЛréО », « l’une permet d’observer », « se dresse un petit cadre ». Les déictiques de
lieu et de temps prouvent que tout se passe dans le moment présent : « р cette heure-ci », « en
avant du corps », « contre les parois », « celle de droite ». Le passage suivant décrit l’image
photographique. Il est lui aussi au présent ce qui confond la photo et son entourage présenté lui
aussi au présent. « A... est assise », « les accoudoirs et le dossier <…> semblent », « A... <…>
montre ». Ici, le statisme est double, р savoir : celui de la photo (en tant que support technique)
et celui de la scène décrite. Cependant, le paragraphe qui suit semble prendre en charge un
processus en utilisant des verbes de mouvement tels tourner et amorcer. Nous pouvons dès lors
supposer qu’après la description de la photo le texte nous transporte de façon furtive dans la
réalité de cette photo, c’est-р-dire dans le passé. Les temps verbaux (en caractères gras) le
prouvent. Sans transition, nous voyons les couches narratives changer.

Еllе s'est un еu tournéО pour sourire аu photographe, оmmе afin de l'autoriser р prendre е cliché
impromptu. Son bras nu, еn même temps, n'а pКs moНТПТé le geste qu'il КmorçКТt pour reposer le verre sur la table,
р côté d’elle.
Mais е n'étКТt pКs еn vue d'y mettre de la glace, car еllе nе touche pas au seau de métal, qui est bientôt
couvert de buée.
Immobile, еllе regarde vers la vallée, devant еuх. Еllе se tait; Franck, invisible sur lа gauche, se tait
également. Il est possible qu'elle ait entendu un bruit anormal, derrière son dos, et qu'elle se prépare р quelque
mouvement sans préméditation discernable, qui lui permettrait de regarder pаr hasard еn direction de La Jalousie.
La fenêtre qui donne р l'est, de l'autre ôté du burеаu , n'est pas unе simple croisée оmmе l'ouverture
correspondante <…>. (J, 77-78).
43
L’alinéa qui suit et qui commence par l’imparfait « mais ce n’était pas en vue de... » semble
continuer la couche narrative de la photo, mais le présent dans la deuxième parite de la
proposition et le seau de métal étincelant nous font revenir р la réalité présente, celle d’un voyeur
qui scrute la chambre et la photo. En continuant la lecture on comprend qu’il s’agit maintenant
d’un autre moment de la scène avec Franck. Elle aussi se déroule au présent. C’est un nouveau
changement de couche narrative. On revient р la réalité du mari-voyeur, qui on peut le supposer,
observait la pièce, la photo, qui observe peut-être ) présent la terrasse par la fenêtre de la pièce.
Le début du paragraphe souligne le statisme de la scène voire de l’image – « immobile, elle
regarde » (J,78). Pourtant, le texte est absolument impersonnel. Dès lors, comment interpréter le
passage qui comprend les verbes de mouvement au passé et celui qui traite de l’immobilité de
Franck et d’A...? D’un côté, il est possible que tout d’abord en observant la photographie le mari
d’A... se souvienne de la situation de sa prise. En se fondant sur l’image d’A..., il revient dans la
réalité passée et la voit alors sur la terrasse avec Franck. On peut même supposer que c’est
seulement l’image féminine qui soutient la pensée, ce qui fait lire ce passage comme un flux
inconscient non structuré logiquement. De l’autre côté, il existe une autre interprétation possible
pour ce passage au passé, c’est le narrateur qui s’intervient dans la description et commente la
scène de la prise de la photo tandis que le mari-voyeur ne parlait que du cadre et de la position de
A... sur la photo. Compte tenu de notre chapitre précédent qui a traité la question de l’effet
photographique, cet extrait peut encore être lu comme la description d’images immobiles parmi
lesquelles « un petit cadre incrusté de nacre » contenant la photo d’A... (durant l’étude, nous
allons le nommer la ‘photo encadrée’), l’image de l’intérieur, l’image de la scène sur la terrasse.
Tous les déictiques (il faut aussi noter « р côté d’elle », « devant eux », « sur la gauche »,
« derrière son dos » ) ainsi que les verbes au présent et les marqueurs d’immobilité confirment
cette hypothèse. En résumé, il existe trois possibilités pour interpréter le paragraphe au passé et
pour celui qui décrit la scène avec Franck: le mari se souvient et observe р travers la jalousie, le
narrateur commente les circonstances de la prise de la photo, il s’agit d’une série d’images
décrites par le mari ou par le narrateur.

Avançons dans le texte. Après le paragraphe « la fenêtre qui donne р l'est » (J,78) que
nous avons cité et qui suit l’extrait décrivant Franck sur la terrasse on comprend que, si l’objet de
l’observation (toujours la terrasse) est resté le même, le temps a complètement changé,
maintenant il s’agit d’une description matinale : « Cette partie-ci de la terrasse reçoit le soleil du
matin, le seul dont personne nе cherche р se proteger », « le lever du jour » (78), « A... n’est pas
encore levée » (79). Il est certain qu’il s’agit lр d’une couche narrative distincte de la précédente,
mais elle est écrite aussi au présent avec des marqueurs de lieu et de temps. Tout se déroule
44
immédiatement et tout est immobile : « de l’autre côté du bureau », « cette partie-ci » (78), « qui
sépare celle-ci de ceux-lр », « р droite », « fauteuil amené lр », « р cette heure-ci » (79). A cause
de ces déictiques qui sont si nombreux, il est toujours difficile de distinguer l’action et les
descriptions d’images, le passé et le présent, le conscient et l’inconscient, Le Voyeur et le
narrateur. Qui décrit la terrasse au matin et quand ? Il est impossible de donner une réponse
univoque. Pourtant, deux possibilités sont toujours présentes : le narrateur ou le mari jaloux.
Soit le premier nous présente une scène qui se déroule un matin ou peut-être le matin de la
journée déjр évoquée, soit le mari introduit cette scène parmi les descriptions de la pièce, de la
photo, de Franck.

Le texte ne se voit pas toujours comme une série d’empreintes ou de descriptions figées
bien que ces dernières soient extrêmement fréquentes. Analysons une situation qui semble être
mobile (J,110-111). A... et Franck sont décrits encore une fois sur la terrasse, cette scène est
reprise plusieurs fois dans le texte. Franck raconte une histoire, il rit (ce qui n’est plus déjр le
sourire immobile d’A... sur la photographie de l’extrait précédent), il fait des gestes « avec
énergie et entrain » (110). Pendant tout le roman, « la table basse où sont le seau р glace et les
bouteilles » (109) désigne un meuble qui se trouve р la terrasse. Les scènes de repas, répétées р
leur tour, elles aussi, plusieurs fois dans le texte, se déroulent dans la salle р manger, р côté de
l’office, et elles se distinguent par un attribut invariable qui est la table р la nappe blanche. Dès
lors, dans la scène que nous étudions, on voit Franck et A... assis р la table basse. Franck raconte
une histoire, et soudain, il « saisit son verre, sur la table р Мôté НО luТ, et le vide » (110). Le
déictique spatial prouve qu’il s’agit encore de la table basse de la terrasse puisque c’est « Franck
qui se trouve р proxТmТté НО la table basse » (109). Mais la phrase suivante trouble le lecteur :
« il repose le verre sur la table, entre son assiette et le dessous-de-plat. Il se remet
immédiatement р manger » (110). Est-il assis р la terrasse et boit un verre ou est-il р la table pour
déjeuner ? C’est un procédé classique chez Robbe-Grillet. Dans le chapitre sur Le Voyeur nous
avons analysé les mêmes points de jonction et nous pouvons donc constater que c’est un moment
de transition d’une couche narrative р l’autre, d’une scène р l’autre. Une preuve supplémentaire
du changement de scène se trouve dans le verbe se remettre (à manger). L’embarras du lecteur
provient de l’utilisation des mêmes signifiants verre et table et de l’emploi uniforme du présent.
Il est certain qu’il s’agit d’un moment de transition, car la scène du repas continue : c’est sans
doute que le mari-voyeur ou le narrateur non-omniscient ne la relate pas dès le début.
Nous abordons maintenant l’étude de deux paragraphes sur Franck, où nous n’avons plus
affaire р l’espace immobile de l’extrait précédent avec la photo. Au contraire, les deux
45
paragraphes apparaissent comme extrêmement dynamiques, du point de vue de l’action
effectuée, par rapport р l’effet photographique 1, et statique, qui a été étudié plus haut.

<…> Son appétit considérable est rendu plus spectaculaire еn оrе par les mouvements nombreux et très accusés
qu'il met еn jeu : la main droite qui saisit р tour de rôle lе couteau, lа fourchette et lе pain, la fourchette qui passe
alternativement de la main droite р lа main gauche, lе couteau qui découpe les bouchées de viande unе р unе et qui
regagne lа table après chaque intervention, pour laisser lа scène аu jeu de la fourchette changeant de main, les allées
et venues de la fourchette entre l'assiette et lа bouche, les déformations rythmées de tous les muscles du visage
pendant unе mastication consciencieuse, qui, avant même d'être terminée, s'accompagne déjр d'une reprise accélérée
de l'ensemble :
La main droite saisit le pain et le porte р la bouche, la main droite repose le pain sur la nа е blanche et
saisit le couteau, la main gauche saisit la fourchette, la fourchette pique lа viande, le couteau coupe un morceau de
viande, lа main droite pose le couteau sur la nа е, la main gauche met lа fourchette dans la main droite, qui pique
le morceau de viande, qui s'а rо hе de la bоu hе, qui se met р mastiquer avec des mouvements de contraction et
d'extension qui se répercutent dans tout le visage, jusqu'aux pommettes, аuх yeux, aux oreilles, tandis que la main
droite reprend la fourchette оur la passer dans la main gauche, puis saisit le pain, puis le couteau, puis la
fourchette... (J, 110-112)

Que voit-on exactement dans ce texte?


Premièrement, les mouvements, « nombreux et très accusés qu’il [l’appétit] met en jeu » : saisit,
passe, découpe, pique, s’approche, se met р mastiquer, se répercutent. Ces mouvements sont faits
avec une vitesse particulière qui augmente : « s’accompagne déjр d’une reprise accélérée ».

Deuxièmement, on voit un rapprochement ou même un grossissement. L’action se concentre sur


les mains de Franck et le plat qu’il mange. On comprend que le fait de manger n’est pas en soi
attirant, mais la répétition des gestes mécaniques rend le regard comme fasciné. Il les suit sans
pouvoir s’en distraire. Comme si un objectif d’une caméra se focalisait sur ce processus, limitait
les cadres et ne s’en détournait pas : la main droite, la main gauche, l’assiette, la bouche.

Troisièmement, les deux paragraphes n’incluent qu’une seule proposition. Deux fois les deux-
points interrompent dans le texte. « qu’il met en jeu la main droite qui saisit », « d’une reprise
accélérée de l’ensemble La main droite saisit ». Ce dernier cas est mis en évidence par l’alinéa.
Cela accentue sa place inhabituelle. La répétition des passages, des signes de ponctuation (le
point de suspension finale y contribue) et l’expression cruciale «reprise accélérée » amène
l’analyse dans le domaine musical. La reprise en tant que notion musicale est notée dans les
partitions par une double barre verticale accompagnée de deux points placés du côté où le
morceau doit être répété р une vitesse similaire ou différente2. Dans ce contexte, ces paragraphes

1
En général, ce procédé est étudié largement dans le recueil Photographie et romanesque sous la direction de
Danièle Méaux (Caen, Lettres Modernes Minard, 2006).
2
La définition stricte : « Reprise [Wiederholung (all), repeat (ang), ripresa (it)] : fragment d’un morceau compris
entre 2 double-barres, qui doit être répété » d’après P.Arma, Y.Tienot Nouveau dictionnaire de musique, Paris, Les
éditions ouvrières, 1947, p.186.
46
prennent un rythme singulier qui les distingue du tissu textuel statique1. Puisqu’elle s’achève sur
des points de suspension, cette scène peut être reprise sans cesse par le mari-voyeur qui
l’observe. Enfin, tous ces points – le lexique de l’action, la limitation du regard, la vitesse, le
rythme et la reprise – produisent un effet cinématographique dans cette scène2.

En résumé, les deux paragraphes consacrés р Franck (le regard pareil р l’œil de caméra)
et l’extrait analysé au tout débus (les descriptions immobiles р côté de la photo) rappellent le
domaine de l’art visuel-pictural dont nous avons rencontré bien des indices. Nous en distinguons
trois degrés selon leur compléxité pour le lecteur : les images limitées par l’encadrement
physique (la photo de A...), les images qui semblent immobiles - les cadres limités par la vision
humain du mari/narrateur, et enfin, les images animées – le cadrage cinématographique. Pour
quelle raison le romancier joue sur ces techniques visuelles ? A titre d’hypothèse nous pouvons
supposer que dans le conscient et l’inconscient du mari jaloux se confondent le passé et le
présent, l’imaginaire et le réel, la durée et le temps3. Ainsi, ces procédés photo- et
cinématographiques sont-ils appliqués afin de capter ce processus mental sans utiliser l’analyse
psychologique des romans traditionnels. Par cette hypothèse on ne nie pas la présence du
narrateur qui est parfois perçu comme un double du mari-voyeur, car il n’est pas omniscient et
observe les mêmes scènes que le mari. De plus, on a vu que le procédé robbe-grillétien de
jonction des couches narratives fonctionne aussi dans ce roman. Il se caractérise toujours par
l’absence de blanc et par des phrases ambiguës et se trouve compliqué dans La Jalousie par
l’utilisation permanente du présent et par l’énonciation impersonnelle, ainsi que par l’abondance
des angles de vision qui ne permettent pas d’accepter une seule interprétation.

Nous abordons р présent le deuxième point de ce chapitre qui traite des répétitions du
roman. Elles sont si nombreuses que nous nous concentrerons sur quelques fragments. En
mettant en italique les reprises, nous citons ici les passages (et leurs « doubles » textuels) que
nous avons déjр examinés : le premier traite de l’apparition d’un petit cadre avec A..., le
deuxième décrit la scène de la terrasse.

1
Il faut noter que Robbe-Grillet lui-même a évoqué cette question de la structure musicale de ses textes. Voilр ce
qu’il dit dans le chapitre Le goût du double dans Préface à une vie d’écrivain : « En particulier, une conséquence qui
va apparaître très vite c’est le phénomène de duplication. C’est-р-dire que les contradictions incompatibles entre les
différentes possibilités narratives vont rappeler cette grande question de la critique littéraire : différence et répétition.
La littérature р ce moment se rapproche beaucoup de ce que peut être une structure musicale. La différence et la
répétition c’est une notion fondamentale pour comprendre comment fonctionne une symphonie, par exemple ».
2
On relie souvent l’œuvre de Robbe-Grillet de la première période avec le cinéma en tenant compte de sa carrière
filmique postérieure. Par exemple, Jeanne-Marie Clerc « Ou en est le parallèle entre cinéma et littérature ? », Revue
de littérature comparée 2/2001 (n o 298), p. 317-326.
3
Nous sous-entendons par cette opposition celle de Bergson déjр mentionnée dans le chapitre précédente. Le
philosophe oppose la durée de la conscience, de l’existence au temps scientifique dans son ouvrage Essai sur les
données immédiates de la conscience.
47

a) La pièce heureusement n’est pas très encombrée : des classeurs et rayonnages contre les parois,
quelques sièges, enfin le massif bureau à tiroirs qui occupe toute la région comprise entre les deux fenêtres au midi,
dont l’une – celle de droite, la plus proche du couloir – permet d’observer, par les fentes obliques entre les lames de
bois, un découpage en raies lumineuses parallèles de la table et des fauteuils, sur la terrasse. / Sur le coin du bureau
se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une photographie prise par un opérateur ambulant lors des
premières vacances en Europe, après le séjour africain (J,76-77).
Le mobilier de cette pièce est très simple, des classeurs et rayonnages contre les parois, deux chaises, le
massif bureau à tiroirs. Sur le coin de celui-ci se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une
photographie prise au bord de la mer, en Europe (124).

b) Immobile, elle regarde vers la vallée, devant eux. Elle se tait. Franck, invisible sur la gauche, se tait
également (78)

Franck et A..., toujours muets et immobiles au fond de leurs fauteuils, continuent de fixer l’horizon (110).

Dans le premier exemple on voit que certaines phrases et expressions sont en quelque
sorte ‘copiées’ d’une partie du texte р l’autre. Ces répétitions littérales sont plus nombreuses que
les reprises thématiques qui sont présentées par le deuxième exemple. Dans ce dernier cas, les
deux propositions sont presque identiques sémantiquement tandis que le seul mot qui est repris
est ‘immobile’. Quelle que soit l’interprétation de ces passages (les fruits de l’imagination du
mari-voyeur, c’est-р-dire les idées fixes, la pensée cyclique ou le narrateur qui s’intervient dans
ses pensées), l’effet est produit par les échos р l’intérieur du texte qui changent le rythme
général. Ils jouent le rôle de rime dans le texte en prose. Les répétitions dépareillées assemblent
ces passages, comme s’il s’agissait d’un aimant invisible. En premier lieu, de même que l’effet
cinématographique la reprise accélère l’énonciation. En deuxième lieu, l’immobilité déjр
analysée rend la texture verbale plate. Au contraire, les répétitions la stratifient simultanément
ainsi que les couches narratives se superposent.
Par ailleurs, il est remarquable que les répétitions aient des modifications minuscules.
Dans les passages cités nous pouvons confronter « quelques sièges » et « deux chaises », « au
bord de la mer » et les « premières vacances », un simple « massif bureau р tiroirs » et une
description avec des précisions supplémentaire. Pour présenter des répétitions appartenant р un
autre type, on citera les trois moments suivants : le premier exemple traite de la scène р la salle р
manger :
<…> unе surface blаnchе uniforme, оù vient р son tour se poser la main de Franck, bгunе, robuste, оrnéе
d'un аnnеаu d'or large et plat, d'un modèle analogue.
Juste р côté, la lame du couteau a laissé sur la nappe une petite tache sombre, аllоngée, sinueuse, entourée
de signes plus tenus (J,113).

Le deuxième exemple décrit la vue de la fenêtre qui donne sur la cour :


48
<…>Le second chauffeur а dû mettre la camionnette près des hangars, pour la laver. Seule demeure, р la place
qu'elle о u е d'ordinaire, une large tache noire contrastant avec la surface poussiéreuse de la оur. C'est un еu
d'huile qui, goutte р goutte, а coulé du moteur <…>.
Il est aisé de faire disparaître cette tache, grсce аuх défauts du verre très grossier qui garnit la fenêtre : il
suffit d'amener, par tсtonnements successifs, la surface noircie еn un point aveugle du carreau.
La tache оmmеn е par s' élargir, un des ôtés se gonflant pour former une protubérance arrondie, plus
grosse р elle seule que l’objet initial. <…> l'autre bord de la tache se rétracte еn laissant derrière soi un appendice
pédonculé. Celui-ci grossit р son tour, un instant; puis tout s'efface d'un seul coup (126-127).

Le troisième exemple se déroule dans la pièce :


<…> tout cela n'est plus qu'une bouillie rousse <…> sur le mur nu, аu contraire, I'image de la scutigère écrasée sе
distingue parfaitement <…>. Un lavage du mur <…> n' est guère praticabIe. Cette peinture mate nе le supporterait
sans doute аs <…>. La meilleure solution consiste donc р employer la gomme <…>. Le tracé grêle des fragments
de pattes оu d'antennes s'en va tout de suite, dès les premiers coups de gomme. Un nouveau ponçage р la gomme
termine ensuite l'ouvrage avec facilité. La trace suspecte а disparu complètement (127-130).

Il s’agit de la reprise thématique du mot tache (le dernier élément de cette chaîne est exprimé
par un autre signifiant bouillie). Tous ces exemples rendent possible la multiplicité des
interprétations du texte ce qui débouche sur la pluralité des lectures. « Il [chaque roman de
Robbe-Grillet] s’organise comme une suite de variations autour d’un nombre limité d’éléments
qui jouent un rôle de thème fondamental, ou, comme disent les linguistes, de paradigme »1.
Gérard Genette s’arrête sur le principe d’analogie dans le texte : « <...> on observe que l’art de
Robbe-Grillet consiste р disposer dans l’ordre métonymique de la narration et de la description
romanesque un matériel de nature métaphorique, puisque résultant d’analogies entre éléments
différents ou de transformations d’éléments identiques »2. Notre analyse maintient la possibilité
d’une multitude d’interprétations. Les répétitions et leurs modifications peuvent être considérées
comme les associations du mari-voyeur, ou comme les variations du narrateur qui reprend des
passages connus. L’effet présent consiste р faire rimer les parties de la structure concassée.
Par ailleurs, Genette a donné sa propre classification des répétitions : « Ces procédés des
constructions thématiques peuvent se classer sommairement en trois espèces. On trouve d’abord,
des analogies naturelles : toutes les rues, toutes les maisons se ressemblent d’abord dans Les
Gommes et plus encore dans le Labyrinthe, <…> dans Le Voyeur toutes les pelottes de ficelle,
les objets en forme de huit <…>. On trouve ensuite des reproductions artificielles : comme la
photographie du pavillon dans Les Gommes, celle de Jacqueline Leduc dans Le Voyeur, celle de
la femme dans La Jalousie, du mari dans le Labyrinthe d’où sortent et où rentrent tour р tour tous
les personnages. On trouve enfin des répétitions et variantes du récit : c’est ici, et ici seulement
qu’intervient la fameuse subjectivité <…>. L’action ne se déroule pas, elle s’enroule sur elle-

1
Gérard Genette Op.cit., p.84.
2
Ibid., p.85.
49
même et se multiplie par variations symétriques ou parallèles, dans un système complèxe de
miroirs, de fausses fenêtres <...> 1.»
Il ne faut pas négliger des formes de répétitions portant des noms plus traditionnels que
ceux de Genette : le reflet, le dédoublement, la myse en abyme – qui se rencontrent dans le
roman. Nous les avons déjр éxaminés dans le chapitre sur Les Gommes.
Il y a un exemple du jeu de reflets dans une des scènes sur la terrasse quand A... et Franck
sont assis immobiles dans leurs fauteuils : « ils ont échangé leurs places : A... est dans le fauteuil
de Franck et vice-versa ». La mise en abyme, comme la définit Lucien Dällenbach dans son
ouvrage Le Récit spéculaire, peut être définie comme une relation de similitude entre un
‘moment’ enclavé de l’œuvre et l’œuvre elle-même qui le renferme. Le chercheur en distingue
plusieurs types de ce procédé2. Mais quant р notre analyse, nous nous arrêtons sur le concept
dans son sens général et citons quelques exemples. Une des descritpions de la photographie
d’A... replace la réalité décrite dans un cadre incrusté :

<…> Sur le coin de celui-ci se dresse un petit cadre incrusté de nacre, contenant une photographie prise au bord de
la mer, en Europe. A... est assise р la terrasse d'un grand café. Sa chaise est placée de biais par rapport р la table où
elle s’apprête р reposer son verre.
La table est un disque de métal percé de trous innombrables <…> Le pied qui le supporte est constitué par
une triple tige grêle <…> La chaise est construite, de même, avec des plaques perforées et des tiges de métal. <…>
Posée sur la table р proximite d'un second verre, près du bord droit de l'image, unе main d'homme se
raccorde seulement аu poignet d'une manche de veste <…> tous les autres fragments de chaises, discernabIes sur la
photographie, paraissent appartenir р des sièges inoccupés (J,124-126).

Compte tenu des points analysés plus haut – les temps, les déictiques, de la longueur de la
description, (cette scène occupe plus de deux pages, nous étudierons ce point en détail dans le
chapitre suivant), cette scène peut être perçu par le lecteur comme la scène où le mari ou le
narrateur observe l’intérieur de la maison.

Pour résumer ce qui a été dit dans ce chapitre, nous soulignons que le premier aspect
portant sur l’étude de temps, la déixis spatio-temporelle, l’immobilité photographique est
contrebalancée par le deuxième aspect lié au moment dynamique ‘cinématographique’. Les
répétitions, les reprises avec ou sans modifications redonnent le rythme au texte. Dès lors, l’un
ne pourrait pas exister sans l’autre - toute la structure est si fortement liée que toute dissection
peut sembler artificielle. Cependant, sans avoir opéreé ce type d’analyse il est impossible de faire

1
Ibid., p.86-88.
2
N’ayant pas eu la possibilité d’étudier le texte même de L. Dällenbach nous basons nos réflexions sur le mémoire
de Caroline Rioux Etude de la mise en abyme dans le roman Le Voyeur d’Alain Robbe-Grillet (Chicoutimi, 2002)
et sur l’article internet de Chloé Conant Mise en abyme qui est disponible sur
http://www.flsh.unilim.fr/ditl/Fahey/MISEENABYMEMirrortext_n.html , consulté le 13 avril 2012.
50
émerger les principes structurels et la multiplicité des lectures possibles. On voit que les aspects
qui pourraient sembler plats et monotones, comme celui de l’effet photographique ou des
répétitions des mêmes passages, induisent en réalité la continuité et le renouvellement presque
éternels du texte.
51
Chapitre 4. Dans le labyrinthe

Dans le dernier chapitre de la deuxième partie nous étudierons le roman de 1959 intitulé
Dans le Labyrinthe qui selon Roger-Michel Allemand synthétise les particularités de Robbe-
Grillet et achève la première période de son œuvre. De ce fait, il devrait contenir tous les
procédés remarqués et analysés dans cette partie. Par ailleurs, nous étions capables de présenter
‘une histoire’ dans les romans précédents qui, loin d’être linéaire, permettait d’énumerer certains
événements et certains personnages. Dans le cas du Labyrinthe cela devient presque impossible
et nous allons comprendre pourquoi. Le personnage ‘principal’, un soldat, doit livrer une boîte р
son destinataire. Il ne sait ni son adresse ni son nom. La ville est un labyrinthe des rues enneigées
et des maisons identiques. Le soldat suit un garçon qui pourrait le guider sur le chemin, ce
dernier disparaît toujours (les scènes se répètent), ses traces s’effacent sur la neige également.
« La structure architectonique du labyrinthe implique que chaque pas qui est fait se perd de vue 1
[la traduction est mienne – E.B.] .» On voit seulement les descriptions des mêmes scènes dans
les rues, dans les cafés, dans l’hôpital, dans les couloirs de maisons qui se répètent. C’est
l’absence totale de chronologie, d’intrigue et de personnages disctincts. Les dialogues ont
presque disparu dans ce roman, la narration se présente comme une seule grande description,
comme un labyrinthe, pour reprendre le titre. Ce titre évoque déjр un éventail des significations
symboliques parmi lesquelles la première est liée au mythe antique du Minotaure. Les autres font
référence р la fonction sacrale du labyrinthe (pélerinage chrétien) et р la sémantique érotique du
labyrinthe, les deux caractérisent la littérature européenne jusqu’au XIXe siècle. Dès le XIXe
jusqu’р la moitié du XXe la symbolique du labyrinthe ‘reprend’ le thème du mythe antique qui
est celui de la mort2. Le roman de Robbe-Grillet s’inscrit dans cette lignée. Le soldat meurt р la
fin du Labyrinthe. Par ailleurs, ce motif va être dévéloppé chez Robbe-Grillet. En 1961 il écrit le
scénario de L’Année dernière à Marienbad où le labyrinthe est l’espace de l’amour dans les sens
propre et figuré du mot : premièrement, l’action se déroule dans le jardin d’un Domaine (c’est
exactement р l’univers labyrinthique du jardin que l’ouvrage cité est consacré), deuxièmement,
l’originalité de l’écriture de Robbe-Grillet est créée par des répétitions, des superpositions des
couches narratives, par le changement des focalisations, l’absence d’intrigue cohérente, par le

1
Ekaterina Dmitrieva, Olga Kuptsova Jizn oussadebnogo mifa : outratchennyi i obretennyi ray [La vie du mythe
des manoirs : paradis perdu et regagné], Moscou, OGI, 2002, p.84.
2
Dans l’ouvrage (chapitre II) le chercheur Ekaterina Dmitrieva exprime cette idée et l’illustre par La Marquise de
Gange de Sade, par La Leçon d’alour dans un parc de Boylesve. Les deux réunissent la symbolique de la mort et de
l’amour dans le labyrinthe.
52
piétinement de la narration, par des personnages presque vides, sans caractéristiques extérieures.
C’est ce problème du personnage que nous étudierons dans ce chapitre.

Comme toujours nous n’analyserons pas le roman en entier, nous examinons les passages
qui nous semblent les plus représentatifs. En appliquant la minutie de Robbe-Grillet sur l’analyse
nous étudierons un extrait paragraphe par paragraphe, phrase par phrase pour distinguer les
moments troublant le lecteur. Nous posons la question suivante dans ce chapitre : pourquoi les
personnages se confondent-ils et l’histoire se voit-elle comme un piétinement ?

Pour commencer prenons le moment où le soldat est venu chez une jeune femme, elle l’a
vu dans le couloir obscur et invité chez elle (DL, 64-70). La narration est au présent, tout se
passe ici et maintenant. On voit les descriptions de la pièce où s’est installé le soldat, de la table,
de la cheminée avec une photographie, du repas que la femme lui donne р manger. Pour cinq
pages nous avons seulement deux répliques au début : « Tenez » et « Mettez-vous ici ». Dès lors,
examinons les personnages. Le soldat entre dans la pièce. La description qui suit est
depersonnalisée, mais elle semble être vue du point de vue du soldat qui observe l’intérieur ou du
point de vue du narrateur qui présente le discours direct.

Une porte s’ouvre р présent sur une pièce carrée <…>. La table est couverte d'une toile cirée р petits
carreaux rouges et blancs. Une cheminée аu tablier levé, <…> о u е le miliеu d'un des murs. А droite
de cette cheminée se trouve unе autre porte, entrebсilléе, <…>
« Tenez », dit la jeune femme en désignant une chaise de paille, <…> « mettez-vous ici » (DL, 64).

Le soldat s’assoit, « le bras serrant toujours au creux de la taille la boîte enveloppée de papier
brun » (65). Le paragraphe suivant nous montre qu’il y aussi quelqu’un qui observe la scène.

Dans l'entrebсillement de la porte, mais en retrait d’un pas оu deux, fortement estompée par l’оmbrе,
lа silhouette d'un enfant se tient immobilе, tournée vers l’hоmmе еn costume militaire que sa mèrе (est-ce
sa mèrе? ) vient d'introduire dans l'appartement et qui est assis р lа table (65).

Le fait que le soldat soit nommé « l’homme en costume militaire » et que la question entre
parenthèses signale une réflexion, permet de supposer une focalisation externe et la présence
d’une personne étrangère. En plus, ce passage répète toutes les actions du soldat déjр décrites.

Dans un nouveau paragraphe la narration reprend le point de vue du narrateur et présente


de la femme qui met la table « devant le soldat » (65). Par contre, le paragraphe suivant avec la
description du repas, nous fait revenir р son tour р la focalisation externe : « le verre, qui est
placé devant, tout près de la main de l’homme » (65). Il y a donc un voyeur présent р côté du
53
soldat qui remarque après: « A gauche se trouve le pain » (65). Ce voyeur ne sait pas où la mère
est sortie (pour reprendre les mots qui sont utilisés pour ce point de vue) : « puis elle quitte de
nouveau la pièce » (65). Ce n’est pas le narrateur puisqu’il appelle le soldat « un homme ».

De ce fait pour le moment nous avons, en premier lieu, le point de vue externe qui est
désigné par les dénominations « l’homme en costume militaire » , « la silhouette d’un enfant »,
« la mère (est-ce sa mère ?)» - cette dernière remarque se présente comme une supposition et
pourrait changer. En deuxième lieu, un autre point de vue, peut-être du narrateur, est désigné р
son tour par « le soldat », « la femme/la jeune femme » et, enfin, il est possible de supposer que
les descriptions dépersonnalisées de la pièce et du repas soient présentées par le soldat lui-même
dans le cadre de la focalisation interne. Les trois points de vue varient р chaque paragraphe.

En continuant р présenter le point de vue d’un observateur l’alinéa suivant commence par
« la main de l'homme est rouge » (V,66). Ce paragraphe est une assez longue description de
la main du soldat qui, par sa minutie, bloque la narration en créant l’effet du piétinement dont
Robbe-Grillet lui-même parle dans Pour un Nouveau Roman (PNR,29). Les détails présentés
témoignent de plus d’un grossissement radical ou d’une acuité visuelle extrême ce qui déstabilise
la focalisation externe et rend possible le point de vue du soldat malgré la première phrase avec
le signifiant homme.

La main de l'homme est rouge, abîméе par les travaux rudes et le froid ; les doigts, repliés vers
l'interieur de la paumе, montrent, sur le dessus, de multiples petites crevasses au niveau des articulations ;
ils sont en outre tachés de noir, оmmе par du cambouis, qui aurait adhéré аuх régions crévassées de la
еаu et dont un lavage trop rapide ne serait pas venu р bout. Ainsi la saillie osseuse, р la base de l'index,
est-elle hachurée de courtes lignes noires, parallèles entre elles pour une bonne part, оu faiblement
divergentes, les autres diversement orientées, entourant les premières оu les recoupant (DL, 66).

Le paragraphe suivant abandonne ce sujet et aborde dès sa première phrase la description de la


pièce. La narration continue en décrivant une photographie sur la cheminée, c’est « la
photographie, en pied, d’un militaire en tenue de campagne ». On voit la réflexion argumenté de
quelqu’un qui commente l’image et essaie de comprendre qui l’a faite et quand. Les connecteurs
logiques (en gros caractères) et les marqueurs de supposition (soulignés) le prouvent : « l'en-
semble а d'ailleurs un aspect net et оmmе laqué, dû sans doute аuх retouches savantes
du spécialiste », « pourtant le cliché originel semble biеn avoir été pris par un amateur
- la jeune femme, sans doute, оu quelque camarade de régiment - car le décor n'est pas
celui d’un faux salon bourgeois» (67). Définir exactement lequel des trois points de vue
que nous avons relevés apparaît dans cette description dépersonnalisée, est impossible.
Premièrement, il est légitime d’évoquer la version du voyeur qui vient de décrire la
54
main de soldat. Dès lors, dans le cadre de cette focalisation nous rencontrons р nouveau
la présence de l’enfant et une nouvelle supposition : ce militaire pourrait être son père si
la jeune femme est sa mère « (est-ce sa mère ?) » et pourrait donc être le mari de la
jeune femme.
Deuxièmement, il est possible que ce soit le soldat qui décrit la photo puisqu’il
distingue les détails de l’équipement : « Capote аuх deux pans relevés, molletières,
grosses chaussures de marche : l’uniforme est celui de l'infanterie, de mêmе que le
casque р jugulaire, et le harnachement complet de musettes, sac, bidon, ceinturon,
cartouchière, etc » (66). Troisièmement, le narrateur qui n’est pas chez Robbe-Grillet
omniscient pourrait effectuer cette réflexion argumentée qui continue р se dérouler dans
le paragraphe suivant. Les marqueurs de supposition (soulignés) s’accumulent (les
connecteurs logiques sont en caractères gras) :

La photographie doit remonter аu commencement de la guerre <…> peut-être mêmе р une date
antérieure <…>. Le grand attirail de soldat en campagne paraît еpendant indiquer, plutôt, qu'il s'agit
vraiment du debut de la guerre, car un fantassin en permission nе vient pas chez lui dans un accoutrement
si еu commode, en temps normal. L'occasion la plus vraisemblable serait donc un congé exceptionnel
<…>, accordé аu mobilisé pour les adieux р sa fаmillе. Aucun camarade de régiment ne l'accompagnait,
car la jeune fеmmе figurerait alors sur le cliché р côte du soldat ; c'est еllе qui а dû prendre la photo,
avec son propre appareil; еllе а mêmе sans doute consacré tout un rouleau de pélicules р l'événement
(DL, 67-68).

La réflexion est rendue évidente par l’usage du conditionnel, du verbe modal de


supposition devoir et des adverbes exprimant le doute. Nous pouvons repérer qu’elle
progresse р tel point qu’enfin c’est sûr : la femme « a consacré » toute la pélicule et elle
« a ensuite fait agrandir la meilleure » photo р la différence de la page 67 où on a défini
le photographe comme « un amateur : la jeune femme <…> ou quelque camarade <…> ».
Il est important de remarquer que le militaire (ou l’homme) sur la photo est désigné par
« le soldat » (en italique dans la citation). Dès lors, nous avons trois points de vue
confondus (Le Voyeur, le narrateur, le soldat) et, de plus, deux personnes sous le même
signifiant ‘soldat’.

L’alinéa suivant nous plonge dans les circonstances de la prise de la photo – un


homme sort de l’appartement et s’installe près du lampadaire. C’est une couche
narrative soit imaginée par le personnage dit principal (le soldat), soit imaginé par Le
Voyeur, soit donnée du point de vue du narrateur, une couche exprimée au présent, de
ce fait elle ne diffère pas de l’énonciation générale. Celui qui est reproduit sur l’image
est appelé, d’abord, « l’homme », puis « le soldat ».
55
L'homme s' est placé dehors <…>. Il а trouvé naturel de se poster près du lampadaire. Afin d'être
éclairé de face, il est tourné dans le sens de la ruе, ayant derrière lui, sur la droite (c'est-р-dire р sa
gauche), l'arête en pierre de l'immeuble ; le bе de gaz se dresse de l'autre côté, frôlé par le bas de la
capote. Le soldat jette un оu d'œil р ses pieds et remarque оur la première fois le rameau de lierre
mоulé dans la fonte. Les feuilles palmées р cinq lobes pointus, avec leurs cinq nervures en relief, sont
portées sur un pédoncule assez long <…> (DL, 68).

Une remarque entre parenthèses au milieu de ce paragraphe (soulignée) donne


l’impression que celui qui décrit était présent р ce moment-lр devant cet homme. Cette
proposition permet de supposer que nous suivons le regard du voyeur étranger.

Pourtant, la phrase suivante efface cette hypothèse : « Le soldat <…> remarque оur la
première fois le rameau de lierre » (68). D’un côté, c’est le narrateur non-omniscient, mais
qui connaît les intentions du personnage, qui parle. De l’autre côté, c’est la focalisation
interne et le discours indirect libre, alors, c’est le soldat lui-même, mais lequel ? Nous
avons déjр deux personnes sous le même signifiant : le soldat ‘principal’ avec la boîte
enveloppée de papier brun et le soldat-mari de la jeune femme. Les interprétations pour
la phrase citée pourraient être les suivantes.
Premièrement, le soldat ‘principal’ observe la photo (le fait que c’est lui qui la regarde
n’est pas évident, nous l’avons compris plus haut), il imagine et se met р la place du
soldat-mari.
Deuxièmement, c’est du point de vue du soldat-mari que l’on perçoit la situation. La
dernière interprétation est soutenue par la description détaillée qui commence par « les
feuilles palmées р cinq lobes » – la description du lierre, d’une dizaine de lignes, du
même type que celle de la main du soldat.

Encore une fois cette minutie et ce rapprochement extrême provoquent le piétinement de


la narration, de plus, cela se présente comme l’agrandissement d’une photo agrandie (« elle a
ensuite fait agrandir la meilleure »). On perçoit ce qui pourrait être discerné seulement par
celui qui se trouve près du lampadaire (donc le soldat-mari) ou bien, être connu du narrateur, les
deux sont possibles.
Cependant, la dernière phrase du paragraphe (en caractères gras) nous fait revenir au point de
vue du narrateur, ou au point de vue du soldat ‘principal’ qui imagine, deux possibilités encore,
mais deux autres. Nous oscillons toujours entre différents points de vue, incapables d’en choisir
un.

<…>Les feuilles palmées р cinq lobes pointus, <…> sont portées sur un pédoncule assez long <…>
l'autre branche disparaît vers le côté opposé du cône, et le bord du trottoir. Une fois le rouleau de
pОllТМulОs tОrmТné, lО solНКt rОntrО НКns l'Тmmeuble.
56
Le couloir est obscur, оmmе d'habitude. La porte de l'appartement est restée entrouverte ; il la
pousse, traverse le vestibule sans lumière et va s'asseoir р lа table, où sa femme lui sert du vin. Il boit,
sans rien dire, р petites gorgées <…> (DL, 68-69).

Le paragraphe qui commence par « le couloir », par ses signifiants et par certaines expressions
(soulignées) nous situe р nouveau р la place du soldat-mari. Ce changement de focalisation si
accéléré se termine par le jonction de deux couches narratives, ce qui provoque р son tour la
superposition de deux points de vue.

Entre les gorgées de vin, lе soldat garde les уеuх baissés <…>. Il nе sait pas quoi dire. Il devrait main-
tenant s'en aller. Mais lorsqu'il а fini son verre, la fеmmе lui еn sert un second ; et il le boit еn оrе, р
petites gorgées, tout еn mangeant lentement le reste du pain. La silhouette enfantine qu'Тl КvКТt КpОrçuО
par la porte entrebсillée de la pièce voisine s'est dissoute dans l'obscurité (DL, 69-70).

Il s’agit des deux couches : celle de la réalité du soldat-mari et celle de la narration


principale. Le signifiant soldat dans ce passage désigne le soldat ‘principal’, la jeune
femme devient donc son hôtesse tandis que deux phrases avant elle était la femme du
soldat-mari (voir la citation précédante). La silhouette enfantine ne désigne plus la
focalisation externe, comme c’était le cas au début de l’analyse, puisque le verbe de
perception (en caractères gras) et le passé de cette phrase rend imposssible
l’interprétation du regard d’une personne étrangère.

En résumé, nous constatons que les personnages sont indistincts р tel point qu’ils
se mêlent. Nous l’avons vu au niveau des focalisations changeantes et au niveau des
mêmes signifiants. Ces derniers deviennent absolument vides. « C’est le déplacement des
signes qui devient signifiant et non les signes eux-mêmes, car l’absence d’intrigue les isole et
leur ôte la possibilité de prendre place dans une cohérence linéaire »1. Par ailleurs, le changement
des points de vue est si accéléré que les deux procédés ensemble pourraient produire un
vertige chez le lecteur. Il voit seulement une image vague de ce qui se passe, et le reste,
il le crée lui-même en jouant le rôle du lecteur-coauteur.

1
Roger-Michel Allemand Op.cit.,, p.83.
57

En conclusion de cette partie du mémoire, on voit dans quelle mesure les romans de la
première période de l’œuvre de Robbe-Grillet sont ambigus. Les points de vue ne sont pas
distincts ou ils changent р chaque paragraphe ou bien se confondent. Les temps ne correspondent
pas aux couches narratives : le passé, le présent, le futur sont décrits au même temps verbal.
L’intrigue achronologique se déroule autour d’un fait hypothétique. Des passages identiques ou
peu modifiés, lds scènes spéculaires se répètent sans cesse et en désordre. Les descriptions sont
extrêmement détaillées et minutieuses ce qui fait piétiner la narration. On voit une prose plate
qui, par contre, grсce р ces procédés, est comblée d’interprétations multiples.
On lit les romans de cette période comme une énumération cyclique d’épisodes
incohérents qui a un titre, un début et une fin. Chaque roman est le fragment d’un vertige. En
faisant des conclusions intermédiaires, nous avons dit plusieurs fois que selon notre analyse tels
ou tels procédés peuvent provoquer le vertige du lecteur malgré l’immobilité des descriptions et
l’effet photographique. Nos études sur les textes de Robbe-Grillet ont provoqué elles-mêmes
le vertige chez notre lecteur peut-être. En réalité, cela a été déjр dit par Gérard Genette qui a
intitulé ses recherches sur Robbe-Grillet Vertige fixé. Bref, notre but était de mettre en lumière
le fonctionnement des principes romanesques par l’analyse minutieuse de la structure des textes.
Notre question reste toujours la même : comment lire Alain Robbe-Grillet ? Dans cette partie
nous avons essayer de proposer certaines variantes et dans la partie suivante on va y répondre
sous un autre angle.
III. LE RAPPORT DE CONTINUITÉ : ROBBE-GRILLET ET ROUSSEL

Dans le cadre de nos recherches sur l’œuvre de Robbe-Grillet,et surtout sur la spécificité
de ses descriptions, nous avons découvert son article Enigmes et transparences chez Raymond
Roussel dans le recueil Pour un Nouveau Roman. Dès la première lecture, nous avons au le
sentiment de lire un article sur Robbe-Grillet lui-même. Alors, les questions ont
apparu immédiatement: quelle place Raymond Roussel occupe-t-il dans l’histoire de la littérature
française ? Pourquoi les caractéristiques de l’œuvre roussellienne proposées par Robbe-Grillet
sont-elles si proches de la manière de ce dernier ? Robbe-Grillet, ne critique-t-il et n’interprète-t-
il pas Roussel comme s’il décrivait sa propre œuvre?
Nous ne voulons pas ici nous concentrer sur les emprunts de Robbe-Grillet, mais analyser
l’originalité des techniques narratives employées par Roussel. Notre analyse tient compte de
leur distance dans l’histoire de la littérature et se propose de trouver des échos plus ou moins
explicites qui inscrivent Robbe-Grillet dans une tradition. L’article de Robbe-Grillet rappelle que
Raymond Roussel a été reconnu par le public seulement р la fin de sa vie, dans les années trente.
Attirer l’attention sur lui a été le mérite des surréalistes. La deuxième vague d’intérêt qu’a
connue Raymond Roussel est liée au Nouveau Roman (Robbe-Grillet, Michel Butor)1. Le point
de départ de notre réflexion sur les textes rousselliens, comme nous l’avons dit, est l’article de
Robbe-Grillet Enigmes et transparences chez Raymond Roussel de 1963. Cette partie de notre
travail sera donc construite selon la logique suivante : premièrement, nous analyserons cet
article, deuxièmement, nous étudierons le texte roussellien, troisièmement, nous verrons les
points de convergence entre les deux auteurs, et enfin, en tenant compte de l’intérêt des
surréalistes pour Roussel, nous réfléchirons sur l’existence d’un héritage surréaliste chez Robbe-
Grillet.

1
Une liste des ouvrages sur Roussel publiés р cette époque a été proposée par Frances Fortier dans Michel
Foucault.L’Espace textuel d’un double langage (In : Etudes littéraires, 1993, n°3, p.136-137) : «Pour la seule année
1963, on peut dénomber une dizaine d’articles abordant son œuvre sous divers aspects. <…> Nous citions ici
quelques-unes de ces parutions : Pierre Guyotat, « Raymond Roussel va-t-il connaître une gloire posthume ? » ;
Pierre Berger, «Avec Raymond Roussel au seuil du surréalisme »; Rayner Heppenstal, «Roussel. A Preliminary
Study»; Hubert Juin, «Raymond Roussel a-t-il créé le roman blanc ? » ; Michel Lecomte, «Signes kafkéens chez
Roussel et Jules Verne, signes verniens chez Roussel »; Alain Robbe-Grillet, «Énigmes et transparence chez
Raymond Roussel»; André Robert, «le Trésor de Raymond Roussel»; Philippe Sollers, « Logicus Solus » Jean
Starobinski, «Roussel et le mythe de la défaillance fatale» ; <…> Michel Butor, «Sur les procédés de Raymond
Roussel»; Julia Kristeva, «la Productivité dite texte»; Jean Ricardou, «l'Activité roussellienne»; Georges Perec et
Marcel Bénabou, « LSD analytique (exercice sur une phrase de Raymond Roussel) ».
59

Chapitre 1. Roussel d’après A.Robbe-Grillet. Lecture d’Enigmes et


transparences chez Raymond Roussel

Avant d’analyser l’œuvre sur laquelle se penche Robbe-Grillet nous allons examiner le
texte critique de 1963, en nous appuyant sur la partie précédente du mémoire, c’est-р-dire sur la
connaissance de la spécificité robbe-grillétienne. La question que nous nous posons peut paraître
audacieuse : peut-on appliquer cet article р l’œuvre de son auteur ? A partir de lр, ce chapitre va
se construire autour de deux points. Premièrement, nous allons nous demander lesquelles de ses
propres principes romanesques Robbe-Grillet commente en se camouflant sous le nom de
Roussel sans parler de l’influence rousselienne sur ses romans. Bien sûr, il s’agira d’affirmation
provisoire, car nous analyserons plus loin le texte de Roussel pour préciser l’obje exact
d’Enigmes et transparences chez Raymond Roussel. Dans un deuxième temps, nous allons voir
quel part d’autoironie et d’autocritique contient cet article.

Nous allons suivre une logique progressive : en lisant l’article paragraphe par paragraphe
et en éclaircissant chaque aspect du point de vue des romans de Robbe-Grillet. Tout d’abord, il
est nécessaire de noter que l’article est écrit plus tard que la plupart des textes critiques et
théoriques de Robbe-Grillet publiés dans l’Express dans les années 1955-56. A ce moment-lр, la
première période de son œuvre est passée, certains travaux critiques ont été écrits et il perçoit
clairement en quoi consiste sa singularité littéraire. C’est ainsi qu’il ajoute de nouvelles
réflexions р celles des articles des années 50 et formule de nouveaux critères et principes de la
littérature. En particulier, il se penche sur l’œuvre de Raymond Roussel de qui nous parlerons en
détails un peu plus loin.
Commençons donc la lecture d’Enigmes et transparences. Dès le début, l’article met
l’accent sur les descriptions rousseliennes. On comprend tout de suite que c’est pour cela que
Robbe-Grillet lit et étudie cet auteur : comme lui, il s’intéresse aux techniques de la description.
« Au-delр de ce qu’il décrit il n’y a rien, rien de ce qui peut traditionnellement s’appeler un
message. <…> Ces éléments n’ont jamais aucun « contenu », aucune profondeur » (PNR, 70),
écrit Robbe-Grillet en 1963. En 1954, Roland Barthes dans Littérature objective définit de la
même façon son écriture : « [l]es objets sont décrits avec une application en apparence peu
proportionnée р leur caractère sinon insignifiant, du moins purement fonctionnel. <…> [Cette
écriture] est sans alibi, sans épaisseur et sans profondeur : elle reste р la surface de l'objet et la
60
parcourt également, sans privilégier telle ou telle de ses qualités : c'est donc le contraire même
d'une écriture poétique ». C’est lр une définition canonique des descriptions de Robbe-Grillet.
C’est lр ce que nous avons mis en évidence en étudiant les descriptions ‘photographique’ et
‘géométrique’ dans la deuxième partie du mémoire. Représenter la platitude et mesurer les
distances sont des traits caractéristiques de la manière robbe-grillétienne. Le langage de Roussel
est adapté р son objet. Robbe-Grillet constate que le langage rousselien est « terne et neutre ».
D’habitude, c’est une simple constatation des faits (« la platitude avouée ») : « le domaine du « il
y a » et du « se trouve placé р une certaine distance » » (PNR, 70-71).
Quelques paragraphes plus loin, Robbe-Grillet développe son point de vue sur la
‘description rousselienne sur rien’. Voilр ce qu’il écrit : « Voyons d’abord l’opacité. C’est aussi
bien, une excessive transparence. Comme il n’y a jamais rien au-delр de la chose décrite, c’est-р-
dire qu’aucune sur-nature ne s’y cache, aucun symbolisme (ou alors c’est un symbolisme
aussitôt proclamé, expliqué, détruit) , le regard est bien de s’arrêter р la surface même des
choses: une machine au fonctionnement ingénieux et inutile ... » (PNR, 71). Après nos analyses
du « roman en surface »1 de Robbe-Grillet, nous souhaitons ajouter une remarque sur la
destruction. Il s’agit lр des significations qu’on trouve dans le texte de Robbe-Grillet et qui, р
vrai dire, ne facilitent pas son étude puisque l’œuvre « se construit qu’en les détruisant ». Il s’agit
par exemple des différentes variations de scènes dont chaque roman est plein. En étant répétées
avec des transformations minimes elles se nient l’une l’autre.
Plus loin dans l’article nous lisons : « Une transparence totale, qui ne laisse subsister ni
ombre ni reflet, cela revient en fait р une peinture en trompe-l’œil » (PNR, 72). Dans notre
travail cette peinture chez Robbe-Grillet était examinée sous la forme des photographies, une
autre dimension du visuel. Cependant, on trouve р côté d’elles des tableaux et des peintures
aussi. Par exemple, dans La Jalousie l’image du calendrier au mur avec le navire blanc « Cap
Saint-Jean » (J,155-158). L’effet est le même. L’utilisation des mêmes temps, des déictiques, la
longueur de la description permettent de superposer les couches narratives : la réalité de l’image
et la ‘réalité’ du roman. Des tels effets visuels rendent le texte illusoire, stratifié qui semble être
un rêve ou une idée obsessionnelle ou un fantasme. Par ailleurs, un des passages sur la tache de
scutigère dans La Jalousie contient le mot peinture (J, 64).
Il y a encore une caracteristique rousselienne importante : « la totale absence d’intérêt
anecdotique des mystères proposés» (PNR, 73). Les romans de Robbe-Grillet suivent exactement
cette règle. Par exemple, dans Le Voyeur et La Jalousie les observateurs (ou les narrateurs)
semblent tourmentés par des énigmes : grosso modo, qui a tué la petite fille (pour Le Voyeur) et
est-ce que l’adultère a eu lieu (pour La Jalousie) ? Pourtant, chaque roman finit et le lecteur n’a

1
L’expression de Roland Barthes dans Littérature objective.
61
pas de réponse nette. Plus encore, le personnage principal ne la cherche pas, on voit soit des
scènes imagnaires, soit plusieurs variantes des événements et on n’apprend rien avec certitude.
Par conséquent, le lecteur attentif ne peut se tromper en disant que l’auteur ne se soucie pas de
l’intrigue. De même, Dans le labyrinthe on apprend р la fin ce qui était dans la boîte enveloppée
de papier brun, mais ce fait ne facilite pas la compréhension de l’anecdote. « Car il s’agit en
réalité de devinettes posées dans le vide, de recherches concrètes mais théoriques » (PNR, 73).
Enfin, nous le savons très bien, dans un autre article Sur quelques notions périmées (1957) le
chef de Nouveau Roman constate que dans « le récit moderne <...> l’invention, l’imagination
deviennent <...> le sujet du livre. [Le roman moderne ne respecte plus] l’intrigue linéaire <...> la
cohérence de celle-ci, de son déroulement, de son équilibre » (PNR, 30).
Dans son article, Robbe-Grillet écrit plus loin sur Roussel que c’est « précisément cette
recherche qui détruit elle-même, par l’écriture, son propre objet. Cette recherche, nous l’avons
dit, est purement formelle. C’est avant tout un itinéraire, un chemin logique qui conduit d’un état
donné р un autre état – ressemblant beaucoup au premier, bien qu’il soit atteint par un long
détour. On en trouve un nouvel exemple – et qui a l’avantage supplémentaire de se situer
entièrement dans le domaine du langage <…> Roussel [en] a lui-même expliqué l’architecture :
deux phrases qui se prononcent de façon identique, р une lettre près » (PNR, 74). Ce principe de
répéter des passages identiques n’existe-t-il pas chez Robbe-Grillet? Dans La Jalousie l’épisode
du mille-pattes se répète aux pages 56, 64, 90, 97, 112, 127-128, 145, 163-164 – chaque fois il
contient de nouveaux petits détails р propos de la trace ou de l’écrasement. Il semble que cela
n’influence pas le sens, mais pour le lecteur attentif ces variations, ne donnant pas en somme une
image unie et stricte, changent tout, puisque le texte se gomme quand il propose plusieurs
variations et quand il devient stratifié. Nous pouvons illustrer cet exemple par une citation de
l’article sur Roussel: « il faut insister sur l’importance que Roussel attache р cette très légère
modification <…> le texte “se mord la queue”, mais avec une petite irrégularité, une petite
entorse… et qui change tout» (PNR, 75).

D’après Robbe-Grillet, le monde rousselien est composé de séries de gestes, d’objets,


d’événements. Tout comme son propre monde où le rôle principal est joué par le visuel. Nous
avons compris dans la deuxième partie du mémoire qu’il y a toujours quelqu’un qui voit (qui que
ce soit : un personnage, un voyeur/observateur, un narrateur). Dans Le Voyeur on a analysé la
scène le matin avant l’embarquement où Mathias observe l’homme par la fenêtre tandis qu’un
quelconque voyeur suit le regard de Mathias. Un œil suit l’autre. Ou bien, le lecteur “voit ce que
ce regard voit”. Bref, on a beaucoup étudié la façon dont le visuel construit les romans; р partir
de ce fait l’analyse permet des interprétations photo- et cinématographique. Roussel, selon
62
Robbe-Grillet, obéit р la même logique : «La vue, sens privilégié chez Roussel, atteint très vite
une acuité démentielle, tendant vers l’infini. [Il] décrit volontiers <…> un univers qui n’est pas
donné comme réel, mais comme déjр représenté. Il aime placer l’artiste intermédiaire entre lui-
même et le monde des hommes. <…> Le grossisement démésuré de certains éléments lointains
ou minuscules y prend donc une valeur particulière ; car l’observateur n’a pas pu s’approcher
pour regarder de tout près le détail qui retient son attention. De toute évidence, lui aussi invente
<…> La vue est ici une vue imaginaire » (PNR, 75-76). Si on applique cette réflexion aux
romans de Robbe-Grillet, par exemple, dans La Jalousie, nous retrouvons dans une des
interprétations proposées plus haut, l’interprétation psychanalitique (il s’agit des scènes
imaginées par le mari). Certaines images immobiles dotées de détails minuscules sont produites
dans l’inconscient du mari.
Ensuite, le critique Robbe-Grillet distingue encore une spécificité descriptive de
Roussel : l’instantanéité. « Tout est donné comme en plein mouvement,mais figé au beau milieu
de ce mouvement, immobilisé par la représentation qui laisse en suspens tous les gestes <…> les
éternisant dans l’imminence de leur fin et les coupant de leur sens » (PNR,76). Le moment du
Voyeur qui nous avons cité un peu plus tôt illustre cette affirmation. Nous l’avons considéré
comme la description d’un tableau р cause du geste inachevé de l’ homme qui n’est pas naturel
dasn son statisme. « Debout près du lit, légèrement penchée au-dessus, une silhouette masculine
levait un bras vers le plafond » (V,28).
Enfin, , Robbe-Grillet résume les traits spécifiques de Roussel que l’on a vu : « Enigmes
vides, temps arrêté, signes qui refusent de signifier, grossissement géant du détail minuscule,
récits qui se referment sur eux-mêmes, nous sommes dans un univers plat et discontinu où
chaque chose ne renvoie qu’р soi. Univers de la fixité, de la répétition, de l’évidence absolue »
(PNR, 76). On pourrait dire que c’est lр la meilleure caractérisation de son œuvre en une seule
phrase. Le fait qu’elle fasse référence р Roussel, manifeste donc son implication dans la tradition
et dans l’histoire de la littérature.

La deuxième question qui se pose dans ce sous-chapitre c’est celle de l’autoironie et de


l’autocritique chez Robbe-Grillet. En nous basant sur les points de convergence des deux
auteurs, nous supposons que l’écrivain sous-entend dans cet article sa propre œuvre. Ainsi,
certaines phrases peuvent être examinées sous l’angle d’une autocritique. Premièrement, en
parlant du langage rousselien Robbe-Grillet affirme : « Roussel ne répond guère mieux aux
exigences de la critique. Beaucoup l’ont déjр signalé, et bien entendu pour s’en plaindre :
Raymond Roussel écrit mal » (PNR, 70). Ce passage introduit des réflexions sur la platitude. Dès
sa première publication en 1953 on a beaucoup critiqué la manière de Robbe-Grillet qui s’oppose
63
au roman traditionnel, surtout balzacien, avec son langage imagé et son intrigue facile р suivre.
Mais cette platitude robbe-grillétienne, et cette banalité qu’on peut considérer comme une
écriture ‘médiocre’, devient un des piliers de sa manière. En 1963 (année d’écriture de l’article
étudié) il comprend cette particularité et l’utilise sans cesse, la développe. Robbe-Grillet fait
alors mine de s’étonner: « Nous voici donc en présence de l’envers parfait de ce qu’il est
convenu d’appeler un bon écrivain : Raymond Roussel n’a rien р dire et le dit mal... Et pourtant
son œuvre commence р être reconnue par tous comme l’une des plus importantes de la littérature
française au début de ce siècle » (PNR, 71). Un fait curieux renforce notre supposition qu’il faut
reconnaître Robbe-Grillet sous le nom de Roussel. Les livres de Roussel ont été remarqués par
les surréalistes donc quelques décennies après leur création. Dans un second temps – grсce р
l’intérêt du surréalisme – les nouveaux romanciers redécouvrent Roussel. Ce dernier écrit mal,
mais on commence р l’étudier. De même Robbe-Grillet, dans les années 50, est plutôt critiqué
qu’analysé (excepté par Roland Barthes et Maurice Blanchot) et dans les années 60 la situation
change pour le mieux.
On critiquait chez Robbe-Grillet ce qui devait être considéré comme sa spécificité,tous
les procédés provocants par leur nouveauté. Robbe-Grillet écrit par exemple : « la décomposition
de l’ensemble en ses plus minuscules rouages, l’identité parfaite de ceux-ci et de la fonction
qu’ils remplissent, ne font que ramener au pur spectacle d’un geste privé de sens » (PNR, 72).
Cette dernière expression est la preuve d’une autoironie. Cette façon destructrice de décrire les
objets avec minutie est la carte de visite de Robbe-Grillet qui comprend l’objectif d’une telle
décomposition et quel effet elle produit. Si c’était « privé de sens », l’écrivain ne l’utiliserait
jamais.
Il y a un dernier point que nous voulons noter, Robbe-Grillet défend en quelque sorte
l’œuvre rousselienne et, selon notre hypothèse, la sienne : « Les formes rousseliennes ne sont pas
encore devenues académiques ; elles n’ont pas encore passé р l’état de valeurs » (PNR, 74). De
même qu’en 1957 il écrit sur lui-même (Sur quelques notions périmées) : « S’il m’est permis de
citer mes propres œuvres <…> Les Gommes ou Le Voyeur <…> j’imagine sans mal que dans
quelques dizaines d’années – plus tôt peut-être – <…> cette écriture, assimilée, <…> dev[iendra]
académique » (PNR, 32). La parallèle entre l’appréciation des deux œuvres est marquante.

En conclusion de ce chapitre, la raison principale de l’intérêt robbe-grillétien pour


Roussel devient claire : leur approche commune de l’écriture et leur attention au visuel. La
présence dans l’histoire littéraire d’un partisan d’idées semblables aux siennes consolide la
position de Robbe-Gillet, et le rassure.
64

Chapitre 2. La spécificité de l’écriture roussellienne

Raymond Roussel (1877-1933) était un écrivain, poète, dramaturge que le groupe


surréaliste, et р sa tête André Breton, considérait comme une de ses idoles. Il était extrêmement
riche ce qui lui a permis de voyager pendant toute se vie, d’écrire des romans (Impressions
d’Afrique 1910, Locus Solus 1914, Nouvelles impressions d’Afrique 1932), des poèmes
(Doublure 1897, La Vue 1903) et de mettre en scène ses propres pièces (adaptation des
Impressions d’Afrique 1912, adaptation de Locus Solus 1922, L’Etoile au front 1924, La
Poussière de soleils 1926). Toutes ces œuvres ne lui ont apporté aucun succès excepté
l’entousiasme des jeunes surréalistes. Roussel n’a appartenu р aucun mouvement littéraire
connu. Il est certes possible de distinguer des points communs avec le symbolisme, l’avant-
gardisme et le surréalisme, mais il n’empêche que, le Dictionnaire encyclopédique du
surréalisme1 ne le range pas parmi les surréalistes. Roussel a fréquenté р la fin de sa vie le milieu
artistique surréaliste sans s’y joindre. Sans être surréaliste, il a sans aucun doute influencé ce
mouvement. Les références suivantes en témoignent : dans son manifeste de 1924 André Breton
a nommé Roussel « le surréaliste dans l’anecdote » et en 1966 il a publié dans la deuxième
édition de son Anthologie de l’humour noir des textes de Roussel. Louis Aragon dans Une Vague
de rêves de 1924, un autre écrit fondateur du surréalisme, a établi la liste des « Présidents de la
République du rêve » où il a mis ensemble, entre autres, les noms de Roussel et de Freud. Paul
Eluard a dédié un de ses poèmes de 1924 Le Jeu de construction р Roussel et Philippe Soupault a
écrit un article sur Roussel dans la revue Littérature en avril 1922. Nous allons examiner plus
loin ces deux derniers textes.
Les Impressions d’Afrique sont emblématiques de l’écriture de Roussel. Ce livre occupe
une place centrale dans sa vie, au cœur de l’activité littéraire de Roussel : ses premières œuvres
datent de 1884 et ses dernières de 1935. Ce livre date donc de la période d’épanouissement de
son écriture. Nous allons prendre un extrait de ce roman pour analyser la spécificité de ses
descriptions. Notre analyse de Roussel va contenir deux points pricipaux : en premier lieu, nous
effectuerons l’étude de l’extrait des Impressions d’Afrique en nous appuyant sur l’article de
Michel Butor Sur les procédés de Raymond Roussel, dans un deuxième temps, nous ferons une
synthèse des ouvrages sur Roussel (disponibles en Russie) pour voir la spécificité de sa manière

1
Encyclopeditcheski slovar surrealizma [Dictionnaire encyclopédique du surréalisme] sous la rédaction d’Elena
Galtsova, IMLI RAN, Moscou, 2007, pp.429-430.
65
d’après les critiques et les chercheurs, en tenant compte de l’article de Robbe-Grillet – notre
point de départ.

Pour commencer l’analyse d’Impressions d’Afrique, il est important de donner le


contexte du livre. L’action se déroule en Afrique. Les passagers d’un bateau qui a fait naufrage
sont détenus par un roi nègre. Ils deviennent les spectateurs des festivités pour le couronnement
de ce roi. La fête est pleine d’exécutions cruelles, donc, de cadavres, et de miracles, de
démonstrations présentées par des sorciers, des hypnotiseurs etc. Entre autres, on voit les
reproductions de trois histoires d’amour1 sur scène dans lesquelles sont inclues des descriptions
de machines et d’appareils, comme dans l’extrait choisi. La particularité de ce dernier est son
isolement puisqu’il est inscrit dans une des histoire d’amour. Il est séparé du texte par des
astérisques d’un côté, et par la fin du chapitre, de l’autre.
Comme nous l’avons déjр dit, l’extrait proposé paraît particulièrement fructueux pour
notre étude car il présente la description d’une expérience scientifique. Si on le compare aux
autres sujets similaires chez Roussel, ce fragment présente un résultat typique de l’imagination
rousselienne qui se livre р de telles constructions dans toutes ses œuvres.
La question р laquelle nous souhaitons répondre est la suivante : en quoi consiste la
singularité des descriptions rousseliennes ? Tout d’abord, il faut comprendre ce que l’on voit
dans le texte, car la description de Roussel est avant tout visuelle. Un personnage dont le nom
est Fuxier fait pousser du raisin, puis, montre des images dans chacun des grains. Le premier
moment inhabituel est dans « l’éclosion soudaine » qui s’explique par le mécanisme
extraordinaire inventé par Fuxier. Les plantes poussent assez lentement vues par le regard
humain. Nous les observons immobiles comme des images, des photos. Ici, l’expérience
scientifique est distinguée par sa rapidité. « Sous l’action du courant chimique les grains se
développèrent rapidement, et bientôt une grappe de raisin blanc, pesante et mûre, pendit
isolément du côté du cep» (IA,164). Ce que l’on voit habituellement comme statique est présenté
ici comme un processus, donc, comme une action. Au niveau lexical cela est mis en évidence par
des combinaisons incompatibles : « l’apparition annoncée se révélait р nos regards sous la forme
d’un imperceptible grapillon.
<…> Fuxier [a] déposé dans chaque grain la genèse d’un gracieux tableau » (IA,164),
c’est lр le deuxième aspect que nous soulignons dans cette étude. Parmi tous les grains, seul le
dernier contient l’expression « une reproduction d’un tableau » (IA,168) ce qui le définit comme
un tableau au sens pictural, synonyme de peinture. Cependant, la façon de présenter toutes les

1
Elles sont analysées en détail par Michel Butor dans Sur les procédés de Raymond Roussel in Essais sur les
modernes, Paris, Gallimard, 1967, pp. 199-221.
66
autres images est identique р cette dernière. Est-il possible de les interpréter comme des
peintures ?
a) Premièrement, les images sont mises en parallèle avec la reproduction d’un tableau de
Raphaël comme si elles étaient les tableaux d’un autre maître. Deuxièmement, Fuxier
les présente comme un peintre ou un connaisseur : il les commente et donne un nom р
chaque tableau « Un aperçu de l’ancienne Gaule », « Eudes scié par un démon dans le
songe du compte Valtguire », « Napoléon en Espagne », « Un Evangile de saint
Luc », « Hans le bûcheron et ses six fils », « La première sensation amoureuse
éprouvée par l’Emile de Jean-Jacques Rousseau ». L’un des noms (« Un Evangile »)
réunit trois images différentes représentant les mêmes personnages et se veut un
triptyque, œuvre en trois tableaux typique de la peinture religieuse. De plus, les
spectateurs les observent comme des tableaux : « chacun de nous admirait la finesse
des contours et la richesse des tons » (IA,165).
b) Le contenu des images – les descriptions elle-mêmes – témoigne de l’aspect statique
des peintures. La scène « Eudes scié par un démon dans le songe du compte
Valtguire » représente un dormeur qui est étendu. Cette caractéristique crée le
statisme de l’image. Sur la première partie du triptyque on voit une fille au regard
fixe et un jeune garçon immobilisé. La fixité de leurs parents est exprimée par le
mutisme (ils «pleuraient en silence » (IA,167)) qui continue dans la deuxième scène
où leurs émotions sont exprimées par « des gestes d’extase ». « La première
sensation amoureuse éprouvée par l’Emile de Jean-Jacques Rousseau » représente une
jeune femme iimmobile sur le seuil de sa porte. « Fuxier, <…> en remuant les doigts,
fit jouer les rayons électriques parmi les reflets rouge vif de la robe éclatante »
(IA,168). Dans « Hans le bûcheron et ses six fils » où « le vieillard, tournant р demi
la tête, semblait narguer » (IA,168), il s’agit plutôt de la constatation de la fixité que
du processus tourner la tête. La même remarque peut être faite pour la reproduction
de Raphaël où un ange « enfonçait la pointe de son épée » (IA,168) – c’est le moment
plastique qui est observé, on ne voit pas le résultat du duel.
Après ces refléxions, on voit que dans la représentation des grains, il y a une dimension
picturale. Dès lors, on va analyser le texte comme étant composé d’une énumération d’images
fixes.

Par ailleurs, il semble que cette grappe de raisin soit regardée dans un rapprochement
maximal р l’aide d’un appareil optique. Chaque grain contient un groupe de personnages décrits
67
en détail, comme nous l’avons vu. « Le détail subit un grossissement absolu par lequel surgit la
possibilité de ses propres détails »1.

En premier lieu on voyait Jésus étendant la main vers une fillette qui, les lèvres entr’ouvertes, le regard
fixe, semblait chanter quelque trille fin et prolongé. A côté, sur un grabat, un jeune garçon immobilisé dans le
sommeil de la mort gardait entre ses doigts une longue antenne d’osier ; près de la funèbre couche, le père et la
mère, accablés, pleuraient en silence. <…> Dans le grain du milieu, Jésus, tourné vers le grabat, regardait le jeune
mort, qui, miraculeusement rendu р la vie, tressait en habile vannier l’antenne d’osier légère et flexible. (IA,166-
167)

A côté de grandes caractéristiques du tableau – la position des personnages, leur


apparence générale – les détails minuscules impressionnent par leur abondance. Toutes les
expressions données ici en italiques sont des précisions supplémentaires pittoresques. Ces
précisions pourraient être observées dans le cas d’une contemplation р l’échelle réelle. La
manière rousselienne se présente comme une réaction en chaîne qu’on ne peut pas arrêter :
- On observe Fuxier qui tient dans ses doigts une « tige mère triplement ramifiée ».
- Un grossisement, et on voit au premier plan un des trois grain jumeaux.
- Plus près encore, on s’enfonce dans la description du tableau du premier grain. Jésus
étend la main vers une fillette, р côté on voit un jeune garçon sur une couche, ses
parents qui pleurent, dans un coin une enfant.
- Les précisions descriptives augmentent. On s’approche de la fillette – « les lèvres
entr’ouvertes <…> [elle] semblait chanter» (IA,167). On la quitte et s’approche du
garçon, on voit qu’il est étendu sur un grabat, qu’il garde entre ses doigts une longue
antenne d’osier. On le quitte et l’on voit au premier plan une enfant р l’écart et l’on
distingue qu’elle est bossue et malingre.
On a vu maintenant des détails р mesure que le regard ou un appareil optique les saisit par un
grossissement progressif. (Fuxier – ses doigts et le cep – trois grains – premier tableau) – Jésus
étendant la main vers une fillette – une fillette immobile avec un regard fixe – ses lèvres
entr’ouvertes / (Fuxier – ses doigts et le cep – trois grains – premier tableau) – р côté de Jésus un
corps couché – un garçon immobilisé par la mort sur un grabat – une longue antenne entre ses
doigts / (Fuxier – ses doigts et le cep – trois grains – premier tableau) – quelqu’un de petit dans
un coin – une enfant humble – une enfant bossue et malingre. Un tel sautillement se déroule dans
la conscience comme cela se passe au cinéma. Il ne s’agit pas du mouvement de la pélicule, mais
du grossissement extrême de la focalisation sur un seul détail.
Dans un de ses ouvrages Jean Ricardou se souvient des paroles de Borges р propos du
paradoxe zénonien, paroles qui conviennent exactement р ce processus de description et de

1
Jean Ricardou La fiction flamboyante // Pour une théorie du Nouveau Roman, Paris, Dupont, 1971, p.262
68
lecture. «Cette chute illimitée dans des précipices toujours plus minuscules» 1 suscite le vertige
que connaît chaque descripteur et chaque lecteur averti. Ainsi, cette façon de sauter d’un objet р
l’autre est-elle utilisée pour désorienter le lecteur, et au niveau sémantique, un tel travail
minutieux et simultané sert р priver les images de leur cadre et de leurs proportions.

En résumé, les descriptions rousselliennes se trouvent de façon hyperbolique dans le


domaine du visuel. Les images qu’il décrit ont un caractère immobile – Roussel décrit des
tableaux. Ces dernières contiennent des détails minuscules qui ne permettent pas de percevoir les
tableaux dans leurs vraies dimensions correspondant aux grains. Le lecteur doit se transposer
dans les différentes dimensions de la description tout en obéissant р la succession de la ligne
d’écriture.

Pour préciser une spécificité roussellienne qui n’est pas présentée dans les Impressions
d’Afrique, nous citons Roussel lui-même qui explique dans Comment j'ai écrit certains de mes
livres les rébus р la base desquels il construit certaines œuvres. Voici un exemple classique qui
traite des phrases homophones : Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard / Les lettres
du blanc sur les bandes du vieux pillard. « Je choisissais deux mots presque semblables. Par
exemple, billard et pillard. J’y ajoutais des mots pareils, mais pris dans deux sens différents, et
j’obtenais ainsi deux phrases presque identiques... Les deux phrases trouvées, il s’agissait
d’écrire un conte pouvant commencer par la première et finir par la seconde. <…> Amplifiant
ensuite le procédé, je cherchai de nouveaux mots se rapportant au mot billard, toujours pour les
prendre dans un sens autre que celui qui se présentait tout d’abord, et cela me fournissait chaque
fois une création de plus »2.
Il faut donc ajouter parmi les caractéristiques d’écriture de Roussel ce procédé de
répétitions contenant de petites modifications qui renversent le sens.

En continuant l’étude roussellienne, nous abordons maintenant certains travaux critiques


consacrés р cet écrivain pour disposer d’une image plus complète quand nous aborderons la
comparaison avec Robbe-Grillet.
Les approches de Roussel se divisent р nos yeux en deux catégories : celles qui cherchent
le sens caché dans les procédés rousseliens (ce sont les plus nombreuses) et celles qui disent,
comme Robbe-Grillet dans l’article analysé ou encore Foucault, que « c’est un langage qui ne

1
Ibid., p.262.
2
Raymond Roussel, Comment j'ai écrit certains de mes livres, Paris, Jean-Jacques Pauvert, 1963, p.23.
69
veut rien dire d’autre que ce qu’il veut dire »1. Comme Foucault se rapproche d’Alain Robbe-
Grillet nous commencerons par son approche et lui accorderons une attention particulière.
L’ouvrage de Michel Foucault s’intitule tout simplement Raymond Roussel c’est un grand
volume où il analyse son œuvre chronologiquement. Comme Roussel n’occupe pas la première
place dans notre travail, nous nous appuierons sur l’étude de Frances Fortier sur l’ouvrage de
Foucault.
Tout d’abord, ce chercheur pose la question de savoir ce qui est attirant chez Roussel
pour les critiques, et en particulier, pour Foucault. Il répond qu’il s’agit avant tout des
phénomènes suivants : « une attention méticuleuse accordée au signifiant, des mécanismes de
contamination sémantique, une œuvre entière construite р partir de procédés de répétition, un
nouvel espace logique du texte ». De plus, son « œuvre se caractérise désormais par [la] double
tension qu'elle institue entre une esthétique du pastiche et sa propre stratégie de camouflage »2.
Enfin, « l'effet de déréalisation d'un tel texte, même s'il n'est pas perceptible en une première
lecture qui peut être charmée par un imaginaire stupéfiant »3, doit aussi être pris. Dans son
analyse Foucault tient compte des premiers commentaires de l’œuvre roussellienne de Jean Ferry
et de Michel Leiris et il s’oppose р celui de Breton. Que découvre-t-il dans son ouvrage sur la
spécificité de l’écriture roussellienne ? « Toute interprétation ésotérique du langage de Roussel
situe le « secret » du côté d’une vérité objective <…> Aucun symbole, aucun hiéroglype dressé
dans toute cette agitation minuscule, mesurée, prolixe de détails mais avare d'ornements. Pas de
sens caché, mais une forme secrète »4. La quintessence de ce secret se trouve « р la surface du
style, la plus plate des proses »5 et dans « la relative platitude de l'énigme découverte — le jeu
des métagrammes et la dislocation d'une phrase d'une quelconque chanson enfantine »6. Foucault
remarque particulièrement les répétitions (grсce auxquelles il appelle son œuvre une œuvre de
rime) et le clivage des mots et des choses, du signifiant et du sens. Sur le problème de ce clivage
‘sens-signifiant’ il n’est pas inutile de rappeler l’exemple que Roussel lui-même a donné dans
Comment j'ai écrit certains de mes livres et que nous avons cité plus haut concernant les phrases
homonymes. Ce jeu est fréquent dans ses livres. Foucault considère que les nombreuses
machines dans ses œuvres (et nous-mêmes sommes capable d’en faire la constatation dans
l’extrait analysé) sont des reflets de la structure textuelle, « chacune [d’elles] apparaît comme un
microcosme de son univers »7. Selon Foucault, les métamorphoses que provoquent ces

1
Michel Foucault, Dits et écrits I, 1954-1988, Paris, Gallimard, pp. 210-211.
2
Michel Foucault, Op.cit., pp. 210-211.
3
Frances Fortier Michel Foucault.L’Espace textuel d’un double langage. In : Etudes littéraires, 1993, n°3, p.137.
4
Michel Foucault, Op.cit.,p. 210.
5
Ibid.,p.63.
6
Frances Fortier Op.cit., p.139.
7
Ibid., p. 140.
70
mécanismes inventés dans l’intrigue du livre sont « des figures inverses des métamorphoses des
récits traditionnels ». Ces métamorphoses textuelles ne servent pas au développement de
l’anecdote. Dès lors, les métamorphoses sont redoublées. Foucault, par son analyse, les réunit en
un seul procédé : métamorphoses des machines – métamorphoses du récit ; comme dit Frances
Fortier, c’est une « lecture des mises en abyme ». A propos de cet aspect, Foucault parle aussi du
labyrinthe verbal. Enfin, « l’œuvre roussellienne a révélé son secret : [elle est] close <…> et ne
parle que d’elle-même dans sa circularité »1 en étant seulement une forme visible de son langage.
L’autre branche de la critique de Roussel, ceux qui travaillent sur le sens et non
seulement sur le langage déchiffrent les rébus, les anagrammes et interprètent la symbolique des
textes. Mais nous ne nous arrêterons pas sur ce point puisque c’est l’étude du langage motive
notre recherche sur Robbe-Grillet2. Ce qui nous semble plus important c’est d’examiner les
références surréalistes.
Nous concentrerons notre analyse sur deux ttextes déjр évoqués 3. Il s’agit premièrement
d’un article de Philippe Soupault dans Littérature : Nouvelle Série de 1922 qui est intitulé
Raymond Roussel. Au début de cette lecture, il faut préciser que la manière d’écrire du
surréaliste est très métaphorique, riche en comparaisons et en associations ce qui laisse au second
plan les idées. Il ne s’agit pas d’un article d’un chercheur, mais d’un écrivain qui fait de son
article une œuvre littéraire. Soupault aborde deux textes rousselliens : Impressions d’Afrique et
la Vue. En parlant du premier, il décèle chez Roussel un goût spécifique « incroyablement vif »
grсce auquel l’écrivain imagine « des effets nouveaux, des machines sensationnelles, des tours
de force surhumains »4. Selon le surréaliste, toutes les combinaisons réunit sous le titre
Impressions d’Afrique (« on les voit glisser sans pouvoir les distinguer. Il semble que des
jumelles de théсtre et parfois même une longue vue soient nécessaires »5) sont placées sous le
signe de l’ironie ce qui р son tour « lui permet de [les] proposer sans faiblesse . <…> L’ironie
dont il colore son livre est du même ton que celle qui flamboie dans la Saison en Enfer. <…>
Elle ne chasse pas le mystère des romans ni le halètement du lecteur qui tourne les pages de plus
en plus vite »6. Soupault constate : « Chaque objet et chaque ligne se mêlent aux minutes que je
vis et si je ne craignais pas d’employer ce mot si rouillé j’avouerais que l’atmosphère des

1
Ibid., p. 141.
2
Nommons tout de même quelques-uns de ces critiques : Annie Le Brun, Vingt mille lieues sous les mots, Raymond
Roussel de 1994, Philippe Kerbellec Comment lire Raymond Roussel : cryptanalyse de 1988 qui présente un
Roussel irréductible р son seul procédé comme le fait Foucault; et Sjef Houppermans Raymond Roussel - Ecriture et
désir de 1985.
3
En Russie il est difficile de prendre connaissance de plusieurs documents contenant les opinions surréalistes sur
Roussel.
4
Philippe Soupault Raymond Roussel. In : Littérature, Nouvelle Série : n°2, Avril 1922, p.16.
5
Ibid., p. 17.
6
Ibid., p.17.
71
Impressions d’Afrique est franchement ‘moderne’ »1. Ensuite, il passe р la poésie rousselienne en
citant la Vue de 1897 et dit : « Malgré les apparences, cette poésie est plus hermétique, plus
difficilement accessible que celle de Mallarmé ». (peut-être sous-entend-il par lр sa proximité du
surréalisme). Citons avec Soupault certaines lignes de la Vue et nous y adjoindrons un passage
de l’article de Robbe-Grillet.

Roussel :

Quelquefois un reflet momentané s'allume


Dans la vue enchсssée au fond du porte-plume
Contre lequel mon œil bien ouvert est collé
A très peu de distance, р peine reculé ;
La vue est mise dans une boule de verre
Petite et cependant visible qui s'enserre
Dans le haut, presque au bout du porte-plume blanc
Où l'encre rouge a fait des taches, comme en sang.
La vue est une très fine photographie
Imperceptible, sans doute, si l'on se fie
A la grosseur de son verre dont le morceau
Est dépoli sur un des côtés, au verso ;
Mais tout enfle quand l'œil plus curieux s'approche
Suffisamment pour qu'un cil par moments s'accroche.

Robbe-Grillet :

Fréquemment aussi, nous trouvons la simple reproduction plastique <…> Les exemples abondent, que ce soit dans
les romans, les pièces ou les poèmes, de ces images de toutes sortes : statues, gravures, tableaux, ou même dessins
grossiers sans aucun caractère artistique? Le plus connu de ces objet est la vue en miniature que l’on aperçoit dans le
manche d’un porte-plume. Bien entendu, la précision de détails y est aussi poussée que si l’auteur nous montrait une
scène véritable,grandeur nature, ou même agrandie р l’aide d’un appareil d’optique, jumelles ou microscope. Une
image de quelques millimètres de côté nous fait ainsi voir une plage comportant divers personnages sur le sable, ou
sur l’eau dans des embarcations; il n’y a jamais rien de flou dans leurs gestes, ou dans les lignes du décor. De l’autre
côté de la baie passe une route; et sur cette route roule une voiture, et un homme est assis р l’intérieur de la voiture;
cet homme tient une canne, dont le pommeau représente…, etc. (PNR, 75)

Nous voyons tous les éléments du visuel chez Roussel qui sont présenté dans les romans
de Robbe-Grillet : l’œil qui observe, un rapprochement exrême, voire la photographie, c’est-р-
dire l’immobilité. Le commentaire critique le prouve.
En résumé, nous pouvons dire que, d’après Soupault, Roussel invente des combinaisons
et encombre ses textes de détails sans crainte de perdre le mystère du récit. Par ailleurs, ses
inventions donnent impression d’être observées avec des instruments d’optique. En l’analysant
le surréaliste considère cette œuvre actuelle, digne de l’avant-garde.
Nous souhaiterons encore analyser un texte : celui de Paul Eluard. Son Jeu de
Construction est dédicacé р Roussel. Ce geste fait sans doute référence р la méthode
roussellienne qui consiste, par exemple, dans ce que Soupault a souligné : la combinaison
1
Ibid., p.18.
72
d’images et de vues qui se réunissent dans des machines extraordinaires. Dès lors, cette méthode
est dans le jeu des constructions langagières et textuelles. Comme le remarque un chercheur du
surréalisme Hervé Bismuth, la première ligne de ce poème « L’homme s’enfuit, le cheval
tombe » est, en premier lieu, une juxtaposition de deux images quotidiennes, en second lieu, la
troncation d’un exposé banal : « Le cheval s’enfuit, l’homme tombe », par ailleurs, « une telle
pratique de l’hommage sculpte ainsi un véritable art poétique, tant du destinataire de cet
hommage que de son énonciateur : Eluard pratique р la même époque le jeu roussellien,
notamment dans L’Aube impossible »1.
En résumé il est important de souligner que tous les traits spécifiques de Roussel que
nous avons cerné durant l’analyse et que les critiques différents examinent, s’accordent р ceux
qui sont décrits par Robbe-Grillet dans l’article Enigmes et transparence chez Raymond Roussel.
Dès lors, continuons d’étudier la correspondance entre les deux auteurs.

1
Hervé Bismuth, Une pratique intertextuelle d’Aragon :l’écriture de l’hommage dans Les Poètes,
http://www.louisaragon-elsatriolet.org/spip.php?article46 , consulté le 13 avril 2012.
73
Chapitre 3. Les points de convergence entre Alain Robbe-Grillet et
Raymond Roussel

Après avoir examiné les textes de Roussel, nous pouvons revenir р Robbe-Grillet et
confirmer notre idée selon laquelle il établit une proximité de son œuvre avec celle de ce dernier.
Tout d’abord, les deux écrivains sont des descripteurs. Leurs textes glissent sur la surface
des objets, c’est « la plus plate des proses »1, pour reprendre les mots de Foucault sur Roussel.
Nous avons remarqué que Roussel établit un clivage entre le signifiant et le signifié. Souvenons-
nous de l’exemple sur les phrases homonymes et de la citation de Comment j'ai écrit certains de
mes livres (Les lettres du blanc sur les bandes du vieux billard / Les lettres du blanc sur les
bandes du vieux pillard). Le travail sur les signifiants, le jeu de mots, se retournent en un
labyrinthe verbal. C’est de la même manière que Robbe-Grillet, nous l’avons vu, est maître d’un
labyrinthe construit par l’utilisation de mêmes signifiants ce qui provoque un vrai vertige.
Ensuite, l’exemple des phrases homophones rousselliennes illustre encore le procédé de
répétitions dotées d’une légère modification qui se répandent dans l’œuvre entière (elle est
« construite р partir de procédés de répétition »2). L’extrait de Roussel que nous avons examiné
ne pouvait pas le prouver, pourtant, Michel Butor constate qu’il existe une « répétition indéfinie
des instants décisifs » dans les Impressions d’Afrique. «Impressions d’Afrique et Locus Solus
sont comme tissés en filigrane d’une multitude de répétitions ». C’est en pensant р ces répétitions
de scènes que Foucault a énoncé : c’est une œuvre de rime. Il s’agit lр du procédé de Robbe-
Grillet que nous avons étudié dans le chapitre 3 de la deuxième partie (La Jalousie) et qui est
présent dans tous les romans de la première période. Si nous rappelons les extraits choisis dans
Le Voyeur, c’est la scène de la vente des montres. Ce procédé, nous l’avons aussi interprété
comme une rime qui réunit des scènes immobiles par un effet de rythme dans l’action
romanesque.
Les deux auteurs affirment par leurs méthodes l’importance du visuel. Robbe-Grillet
introduit des photos dans ses romans, il les décrit ou, selon une de nos interprétations de la
deuxième partie, il applique l’effet photographique р sa technique descriptive : les scènes sont
immobiles et statiques. Roussel décrit des tableaux dans Impressions d’Afrique, la fixité est aussi
sa technique principale. Dans la Vue, le poème, on lit les lignes suivantes : « Dans la vue
enchсssée au fond du porte-plume <…>/ La vue est une très fine photographie ».
Chez Robbe-Grillet décrire un détail c’est toujours le mettre au premier plan. Dans le
Labyrinthe la description de la photo déclenche la description du lampadaire qui р son tour

1
Michel Foucault, Op.cit.,, p.63.
2
Frances Fortier Op.cit., p. 137.
74
provoque la description du rameau de lierre avec ses détails minuscules. Ce processus a été
associé aux glissements de caméra1. Cela correspond mieux р l’époque de Robbe-Grillet qu’р
celle de Roussel (on a évoqué cette idée р propos du sautillement roussellien d’un objet р un
autre). Cette succession de la ligne d’écriture peut être aussi comparée р une série de dessins,
nous l’avons supposé aussi dans l’analyse de la partie précédente concernant Robbe-Grillet. Sans
aucun doute, la desription roussellienne a une tendance semblable р sauter d’un élément р un
autre, au voisin, en trouvant des précisions nouvelles.
Une autre remarque peut s’appuyer sur l’opinion de Soupault qui a dit р propos de
Roussel que l’ironie organise le texte et qu’elle ne chasse pas le mystère des romans. Il est
important de remarquer qu’il existe aussi une ironie chez Robbe-Grillet.
C’est une ironie qui vise р déstabiliser les règles du roman traditionnel et qui progresse de plus
en plus dans chaque roman étudié 2. On observe, par exemple, la déconsruction de l’action
linéaire. Un ‘piétinement’ narratif a pris sa place. L’ouvrage de Monique Yaari Ironie
paradoxale et ironie poétique présente une classification de l’ironie et en attribue un type
particulier aux nouveaux romanciers : «L’ironie paradoxale par excellence, cependant, est
générale dans le sens qu’elle reflète une philosophie véritablement paradoxale, la quintessence
du « Que sais-je ? » sceptique. <…> Elle s’abstient généralement d’interpréter, sinon par jeu,
préférant plutôt présenter – voir Robbe-Grillet, Sarraute, Beckett »3.
Un point de convergence qui a été révélé par notre réfléxion sur Eluard et son hommage р
Roussel, c’est la combinaison des images et des vues qui se réunissent. Chez Roussel, les
combinaisons se font dans des machines extraordinaires dont « chacune apparaît comme un
microcosme de son univers »4. Chez Robbe-Grillet, ce sont des combinaisons de répétitions, de
diverses scènes non-liées par la logique du roman traditionnel. Le roman entier peut être vu
comme une sorte de collage des morceaux différents. En révélant la diversité des focalisations
dans la deuxième partie et la multiplicité des interprétations, nous avons pu démontrer qu’il
existe un collage des points de vue. Pourtant, est-il légitime de parler d’un collage surréaliste ?
On passera р cette piste de réfléxion dans le chapitre р venir.

Rappelons en conclusion les traits d’écriture qui sont communs р Robbe-Grillet et р


Roussel : la tendance р décrire les surfaces, р jouer avec les signifiants des mots, les répétitions,

1
En parlant des effets cinématographiques chez Robbe-Grillet de la periode purement littéraire, on a déjр cité un des
ouvrages qui en traite : Jeanne-Marie Clerc « Où en est le parallèle entre cinéma et littérature ? », Revue de
littérature comparée 2/2001 (n o 298), p. 317-326.
2
Par exemple, les mécanismes de l’ironie dans Les Gommes sont examinés dans l’article de Mohammad Hossein
Djavari L’ironie dans Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet. In : Plume, revue d’AILLF, Université de Téhéran, 2010,
n°10.
3
Monique Yaari Ironie paradoxale et ironie poétique, Summa Publications, Birmingham, Alabama, 1988.
4
Frances Fortier Op.cit., p.139.
75
l’importance du visuel, le penchant pour l’art pictural fixe, les descriptions très détaillées et leur
sautillement, l’ironie en tant que moteur de l’anecdote, les combinaisons associant des images
distinctes.
76
Chapitre 4. Existe-t-il un héritage surréaliste chez Robbe-Grillet ?

Selon la réflexion du chapitre précédent, les textes d’Alain Robbe-Grillet de la première


période semblent être des combinaisons de scènes incohérentes. On a déjр évoqué l’adjectif
surréaliste pour le mot collage, comme une des variantes de combinaisons. Ce n’est pas
seulement par cette notion que nous lions l’écrivain en question et les surréalistes. Compte tenu
de l’analyse effectuée dans les chapitres précédents, Raymond Roussel semble être un
intermédiaire entre l’œuvre surréaliste et celle de Robbe-Grillet. Il est important de placer en une
ligne intitulée intérêt pour le visuel les trois phénomènes littéraires. Quant р l’importance du
visuel chez Roussel, nous l’avons envisagée en nous appuyant sur l’article de Robbe-Grillet
(chapitre 1) et en analysant les descriptions rousselliennes (chapitre 2). Pour montrer l’attention
surréaliste au visuel, il nous semble suffisant de mentionner l’ouvrage de Breton Le surréalisme
et la peinture de 1928. Enfin, la deuxième partie de ce mémoire montre par ces études détaillées
où est le visuel de Robbe-Grillet et pourquoi il est un des principes fondamentaux de son
écriture. Dès lors, examinons la modèle surréaliste des combinaisons selon la logique suivante :
premièrement, on verra ce que l’on sous-entend par le terme collage et on essayera d’appliquer
cette notion aux textes étudiés, deuxièmement, nous verrons la ‘méthode combinatoire’ que l’on
nomme l’écriture automatique.
Abordons le premier point par la définition du collage proposée dans Dictionnaire
encyclopédique du surréalisme : « Collage – (du verbe français coller) – est une technique de
création picturale, graphique, littéraire répandue au XXe siècle qui consiste р combiner les
éléments incohérents ou р les juxtaposer dans l’œuvre (papier peint, journaux, morceaux de tissu,
de métal, de bois, objets divers). Le fragment de la réalité indépendante de l’auteur s’introduit
directement dans la texture et prend une nouvelle signification plastique ou symbolique 1 [la
traduction est mienne – E.B.].» Ce terme est apparu en 1912 dans l’art cubiste, quand P.Picasso
et G.Braque ont réalisé les premiers collages. Plus tard, les dadaïstes ont largement utilisé cette
technique (M.Duchamp, F.Picabia, J.Arp). Une combinaison paradoxale de motifs plastiques et
picturaux qui choquait le public voici ce qui a attiré l’attention des surréalistes pour le collage.
Pour prendre un exemple, nous mentionnons le peintre Max Ernst. La technique du collage a
joué un rôle particulier dans son œuvre. A la fin des années 20, il a même commencé р pratiquer
un nouveau genre – un roman-collage où le récit était primordial par rapport aux illustrations.

1
Encyclopeditcheski slovar surrealizma [Dictionnaire encyclopédique du surréalisme] sous la rédaction d’Elena
Galtsova, IMLI RAN, Moscou, 2007, p.250.
77
Dans les années 30-40 les écrivains surréalistes comme Breton et Eluard parmi d’autres ont
également utilisé cette technique de l’art plastique.
Dès lors, nous comprenons que le collage est un procédé visuel. On peut dire que
l’extrapolation de ce principe pictural р la littérature est une sorte de métaphore. Il nous permet
de voir l’effet de combinaison des matériaux sémiotiques.
Ce procédé se caractérise par une mise en page spécifique qui témoigne de la transition
entre la narration et l’extrait d’un journal, par exemple, introduit dans le texte. De ce fait, le
lecteur se situe dans la position du personnage ou р côté de lui, il ne lit pas la description de cet
extrait, il le voit lui-même. Pourtant, les lettres, les journaux intimes interpolés dans les textes
des XVIIIe-XIXe siècles ne détruisent pas la narration (voir par exemple Adolphe de
B.Constant). Les romans traditionnels ne sont pas considérés comme des romans-collages
puisque le narrateur montre explicitement la transition entre deux types de texte. Nous
rencontrons ce type de collage seulement dans Les Gommes, quand Wallas aperçoit la pancarte
d’une papéterie qui est reproduite dans le texte :

La première chose qu’il aperçoit est une pancarte rouge vif, sous une immense flèche, l’inscription :
Pour le dessin
Pour la classe
Pour le bureau

PAPETERIE VICTOR HUGO


2 bis, rue Victor Hugo
(р 1000 mètres sur la gauche)
Articles de qualité

Ce détour l’éloigne de la clinique ; mais comme il n’est pas р une minute près, il s’engage dans la direction indiquée
(G, 130).

Le deuxième procédé surréaliste que nous examinerons est l’écriture automatique. Entre autres,
inspirée par la méthode des associations libres de Freud, elle consiste р écrire un texte sans
contrôle de la raison – la main écrivant est primordiale. Le premier ouvrage écrit avec ce procédé
a été Les Champs magnétiques d’A.Breton et Ph.Soupault en 1919. Malgré le fait que Breton a
corrigé ce texte consciemment, l’ordre des chapitres ne correspond pas р la succession
chronologique de leur apparition.
Le chercheur Frances Fortier déjр mentionné qui analyse Foucault et son Raymond
Roussel, écrit que Roussel recevait « un support avoué de la part des surréalistes lesquels
cro[yaient] reconnaître chez lui une démarche d’écriture automatique, même s’ils avou[aient] ne
pas bien le comprendre »1. Par l’intermédiaire de Roussel on peut essayer de lier cette technique

1
Frances Fortier Op.cit., p.136.
78
р l’époque étudiée. Dans Préface à une vie d’écrivain Robbe-Grillet dit : le « brave critique
Emile Henriot écrivait dans son article [р propos de La Jalousie] qu’il avait eu l’impression
qu’on lui avait envoyé un exemplaire défectueux. C’est-р-dire probablement les pages étaient
tombées au brochage, on les avait remises dans n’importe quel ordre avec probablement
plusieurs fois les mêmes pages provenant d’exemplaires différents »1. On sait qu’en réalité il
s’agit d’une technique spécifique utilisée par le romancier.
Dans la littérature contemporaine, ce procédé est proche par son résultat de la méthode du
bricolage2. Le bricolage implique l’action créatrice de composer les éléments hétérogènes dans
un ensemble où ces éléments se mettent р vivre d’un dynamisme dialogique. Le dynamisme
dialogique des fragments, c’est-р-dire leur rapport d’interaction, se voit enfin comme une activité
inconsciente du texte qui est déterminée par la situation, par le contexte.
Cependant, il nous semble plus pertinent de le faire correspondre р la technique de
montage. Nous nous basons sur l’étude du chercheur russe A. Touriline qui analyse les types de
montage dans le roman de Nabokov La Défense Loujine. Il s’appuie sur les premiers théoriciens
du montage, notamment sur S.Eisenstein. C’est lui qui a donné la définition au montage. En tant
que réalisateur et théoricien du cinéma il a également transposé cette notion р chaque activité
créatrice artistique. Sa courte phrase qui a inspiré le chercheur en littérature est la suivante : « Le
montage c’est toujours un conflit 3.» Ce qui est plus important pour nous, c’est de voir, d’après
Touriline, le montage au niveau microtextuel. Tout d’abord, l’unité de montage est un cadre
cinématographique. Pour le définir р son tour le chercheur utilise des notions supplémentaires,
disons interdisciplinaires, liées au cinéma et appliquées р la littérature: un fragment homogène et
une collure.
En premier lieu, un fragment homogène, c’est un fragment du texte qui est décrit d’un seul point
de vue ou qui traite d’une seule couche narrative.
En deuxième lieu, une collure, autrement dit, un joint entre deux cadres, c’est un effet produit
par la superposition des deux fragments homogènes de telle façon que leur lien n’est pas
explicite.
Dès lors, un cadre dans le roman est ce fragment homogène qui est séparé de tout le contexte –
des autres fragments homogènes (œuvre en entier) – par la collure. Chaque cadre – ou si l’on
veut, chaque fragment – est significatif seulement dans le contexte.

1
Alain Robbe-Grillet Préface à une vie d’écrivain, chapitre 10, Le goût du double.
2
telle que la voit Nathalie Piegay-Gros dans Introduction à l’intertextualité.
3
Cité dans Alexandre Touriline Montajnye vremennye structury v romane V.V. Nabokova “Zachtchita Loujina”/
Les procédés de montage dans La Défense Loujine de Nabokov. In : Vestnik RGGU, 2007, N°7, p.45-56.
79
Si nous revenons aux romans de Robbe-Grillet, étudiés dans la deuxième partie du
travail, on voit que la superposition des couches narratives que nous avons appelée les points de
jonction, c’est ce procédé de montage dans le roman. Les scènes répétitives ou non sont toutes
comme ces fragments homogènes et c’est seulement en se réunissant dans le roman qu’elles
s’emplissent de sens.
En continuant la théorie du chercheur russe, il est important de signaler que dans le domaine
cinématographique le cadre est en même temps un élément narratif et une image visuelle. Dès
lors, si nous appliquons la signification de cadre sur une œuvre littéraire, il y a deux possibilités :
on se base sur l’aspect visuel du cadre ou sur l’aspect narratif. Pour analyser le montage dans le
texte il est plus pertinent de parler de la structure narrative.
Touriline distingue trois fonctions de montage. Premièrement, la formation d’un point de
vue spécifique chez le lecteur. Si les couches narratives distinctes, c’est-р-dire, deux situations
spatio-temporelles différentes, se superposent, ce qui est exactement le cas des romans de
Robbe-Grillet, le lecteur n’est pas capable de prendre position strictement par rapport aux
coordonnées spatio-temporelles du roman. Il n’existe pas de couche qu’il puisse définir comme
point de départ sémantique. Par ailleurs, le lecteur voit plusieurs couches simultanément, mais il
ne voit aucune d’elles en entier – du début jusqu’р la fin. A partir de ce fait ainsi que de notre
propre analyse de la deuxième partie, nous pouvons constater que le lecteur de Robbe-Grillet est
toujours perdu dans la narration, ce que Genette, on le sait déjр, appelle le vertige.
Nous n’avons pas l’intention d’exposer le deuxième point, le caractère fragmentaire de
l’œuvre, et le troisième point, le statut particulier du personnage, puisque ces idées sont déjр
commentées dans le cadre de l’analyse des textes. De plus, en ce qui concernt le statut particulier
du personnage, l’auteur de Pour un nouveau roman l’a défini lui-même. Néanmoins, ces points
issus de la théorie du montage visent р confirmer nos réflexions sous un autre angle.
Pour en finir, il faut dire que le chercheur mentionné donne comme exemple du roman-
montage (ou roman-collage) Manhattan Tranfer, de l’écrivain américain J.Dos Passos publié en
1925, ce qui nous ramène р l’époque surréaliste et р la pensée sur le rapport de continuité entre
œuvres. Dans cette perspective, il serait fructueux d’examiner les ciné-romans de Robbe-Grillet
des années 60, leur rapport au récit proprement littéraire et leur correspondance aux romans
étudiés dans ce mémoire.
CONCLUSION

Dans ce travail nous avons examiné la première période de l’œuvre de Robbe-Grillet,


notamment les romans : Les Gommes, Le Voyeur, La Jalousie, Dans le labyrinthe, en nous
basant sur la périodisation proposée par le chercheur Roger-Michel Allemand. Cette œuvre est
une des plus importantes de la littérature contemporaine et on ne cesse de l’étudier. Nous avons
choisi une problématique assez globale concernant la manière d’écrire de Robbe-Grillet, si nous
reprenons le concept de G.Dessons. Pourtant, nous avons analysé des exemples textuels précis en
nous appuyant sur ceux pour lesquels il était plus pertinent de révéler la spécificité de cette
écriture. Nous avons posé sans cesse la même question qui nous a toujours guidée durant la
recherche : comment lire Alain Robbe-Grillet ?
Dans la première partie de ce mémoire, nous avons mis en lumière le contexte historique
de l’époque où le fédérateur du Nouveau Roman a commencé р publier ses œuvres. On a
compris que tous ceux qui ont été réunis autour du directeur des éditions de Minuit, Alain
Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute, Claude Simon, Samuel Beckett, Robert Pinget, Claude Ollier,
Michel Butor, Marguerite Duras, avaient l’intention de s’opposer р la littérature « périmée », de
faire éclater les formules du traditionalisme et chacun l’a fait р sa manière р lui.
Ensuite, on a vu le panorama de toute l’œuvre de Robbe-Grillet classifiée selon les
périodes. La première période, celle que nous avons étudiée, se présente comme une étape
éminemment littéraire puisqu’après l’écrivain devient réalisateur et scénariste en continuant р
publier de la prose.
Nous avons dégagé aussi les traits particuliers robbe-grillétiens en nous appuyant, d’une
part, sur les manifestes théoriques nouveau-romanesques comme Pour un nouveau roman de
Robbe-Grillet et L’Ere du soupçon de Sarraute, d’autre part, sur certains ouvrages critiques.
Tous les éléments romanesques se modifient : l’auteur n’est plus démiurge, le personnage n’a ni
apparence ni psychologie, l’intrigue linéaire est perturbée, le temps devient indistinct, la
description n’a aucune signification.
Finalement, nous avons synthétisé les approches méthodologiques sur Robbe-Grillet en
nous basant sur les ouvrages théoriques de l’époque et sur les recueils contemporains qui
rassemblent diverses recherches novatrices.
81
Dans la deuxième partie, nous avons effectué l’analyse minutieuse de certains fragments
les plus représentatifs de chaque roman. On a mis en relief des procédés comme la focalisation
mixte, l’utilisation d’un seul temps verbal (dans la plupart des cas c’est le présent) et l’effet
qu’elle provoque – les superpositions des couches narratives, les répétitions, y compris la mise
en abyme, le reflet, le dédoublement. La géométrie et l’immobilité des descriptions détaillées
nous a fait évoquer l’hypothèse de la technique photographique et le rapprochement extrême
que l’on remarque dans ces descriptions nous a fait évoquer l’hypothèse cinématographique. Il
n’est pas négligeable que les descriptions de Robbe-Grillet produisent un piétinement de la
narration, ce qui implique, avec l’achronologie du récit, la « labyrinthisation structurale »1 des
textes. En répondant р la question posée nous avons proposé plusieurs interprétations dont la
multiplicité est inéluctable dans cette œuvre ambiguë.

Dans la troisième partie, en étudiant l’écriture robbe-grillétienne nous avons dévoilé les
points de convergence entre Robbe-Grillet et Raymond Roussel en analysant l’article critique
robbe-grillétien Enigmes et transparences chez Raymond Roussel et le fragment du roman
roussellien Impressions d’Afrique.
Nous avons vu que plusieurs traits spécifiques sont communs aux deux auteurs : la
tendance р décrire avec minutie, р jouer avec les signifiants des mots, р répéter les scènes, р se
pencher sur l’art pictural fixe, р combiner les images incohérentes en les collant, р stimuler
l’intrigue par l’ironie.
Finalement, comme Roussel avait de l’influence sur les surréalistes, nous l’avons prouvé
par leurs propres témoignages (Breton Anthologie de l’humour noir, Aragon Une Vague de
rêves, Soupault article dans la revue Littérature sur Roussel), il était légitime de rapprocher
l’œuvre en question du mouvement surréaliste. Nous avons montré qu’il existait un rapport de
continuité avec les techniques du début du XXe siècle chez Robbe-Grillet. En combinant les
scènes et les descriptions, il utilise les procédés suivants : dans Les Gommes nous voyons la
méthode du collage, la succession achronologique des scènes provoquée par l’écriture
automatique chez les surréalistes se rapproche du roman-montage.

Au cours de nos recherches sur ce sujet, nous avons rencontré deux grandes
perspectives que nous souhaiterions développer.
En premier lieu, il n’est pas suffisant d’examiner l’œuvre de Robbe-Grillet (surtout de la
première période) dans le cadre du Nouveau Roman en tant que théorie révolutionnaire, même si
cela est indispensable. Il convient également de replacer Robbe-Grillet dans l’histoire de la

1
Thi Tu Huy Nguyen Op.cit., p. 346.
82
littérature, bien que l’écrivain la réprouvсt en partie. Nous l’avons montré, cet auteur poursuit la
ligne conductrice de l’art du XXe siècle, où l’importance du visuel va croissant.
En deuxième lieu, l’œuvre cinématographique de Robbe-Grillet développe ses recherches
dans une tendance intergénérique (littérature, photographie, cinéma). Pour ne pas sortir du cadre
littéraire, il serait fructueux р notre avis d’analyser la transition du genre roman au genre
cinéroman et le début du travail d’écrivain-réalisateur dans ce domaine.
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