Démission de La Raison - Francis Schaeffer - 74 Pages
Démission de La Raison - Francis Schaeffer - 74 Pages
Démission de La Raison - Francis Schaeffer - 74 Pages
de la raison
Francis A. Schaeff e r
Samizdat
Ce texte de Francis A. Schaeffer Démission de la raison est tiré du site
Croixsens.net:
http://www.croixsens.net/livres/schaeffer.php
Titre de l’original : Escape From Reason. Intervarsity Press, Londres,
1968
Version papier disponible chez La Maison de la Bible, Genève
Traduction revue : Pierre Berthoud, 5e édition, 1993
Avant-propos 9
Chapitre 1. 11
Nature et grâce 11
Thomas d’Aquin et l’homme autonome 12
Peintres et écrivains 12
La nature opposée à la grâce 13
Léonard de Vinci et Raphaël 15
Notes 16
Chapitre 2. 17
Unité de la nature et de la grâce 17
L’homme face à la Réforme 18
Toujours à propos de l’homme 20
La Réforme, la Renaissance et les mœurs 21
L’homme entier 22
Notes 23
Chapitre 3 25
Les origines de la science moderne 25
Kant et Rousseau 26
Le modernisme scientifique 28
La nouvelle morale 29
Hegel 30
Kierkegaard et la ligne du désespoir 31
Notes 34
Chapitre 4 35
Le Saut 35
L’existentialisme athée 35
L’existentialisme religieux 37
La théologie nouvelle 38
Expériences au «niveau supérieur» 38
La linguistique : un autre aspect du «saut» 40
Notes 41
Chapitre 5 43
L’art, moyen d’évasion 43
La poésie avec Heidegger 43
L’art avec André Malraux 44
Picasso 45
Bernstein 46
La pornographie 46
Le théâtre de l’absurde 48
Chapitre 6 49
La Folie 49
Le «niveau supérieur» au cinéma et à la télévision 50
Le mysticisme au «niveau supérieur» 51
Jésus, la bannière sans contenu 53
Chapitre 7 57
La raison et la foi 57
La Bible parle pour elle-même 59
Commencer par soi-même, mais ... 61
La source de connaissance indispensable 62
Le «saut dans le noir»: une nouvelle mentalité 63
Ce qui ne change pas dans un monde où tout
change sans cesse 63
Glossaire 65
Autres références 67
1
Francis Schaeffer,
une vie, une pensée1
Pierre Berthoud
F
rancis Schaeffer est décédé à Rochester (États-Unis), le 15 mai
1984, des suites d’un cancer contre lequel il a lutté pendant sept
ans. Issu des milieux presbytériens évangéliques américains, il a eu
un rayonnement qui a largement dépassé l’horizon du monde anglo-
saxon, comme en témoigne la traduction de ses ouvrages en plusieurs
langues. Nombreux sont ceux que son enseignement a touché. Son
approche du christianisme appelle à un retournement total, car elle
s’adresse à l’homme tout entier. Aucune rupture n’est admise entre le
spirituel, l’intellectuel et le psychologique.
La marque du chrétien.
Editions Telos 1973
Néo-modernisme ou Christianisme.
La Maison de la Bible s.d.
La vraie spiritualité.
Editions La Maison de la Bible
No Final Conflict.
InterVarsity Press 1975
No Little People.
InterVarsity Press 1974
Démission de la raison 7
True spirituality.
Tyndale House 1971
A Christian Manifesto.
Crossway Books Wheaton IL 1981
Notes
1 - Ce texte fut publié dans La Revue Réformée vol. 36 mars 1985 pp. 1-4.
Pour de plus amples renseignements contacter La faculté libre de théologie
réformée; 33, avenue Jules-Ferry; 13100 Aix-en-Provence; France
2 - G. Machen appartenait à l’«École de Princeton» et avait été contraint de
quitter cette Faculté lorsqu’elle avait basculée dans le modernisme.
3 - Aujourd’hui, 30 ans plus tard, il existe des extensions au Pays-Bas, en
Angleterre, en Suède et aux États-Unis.
4 - Très rapidement l’Abri devint une communauté de familles partageant la
vision des Schaeffer.
5 - L’ensemble des écrits des Schaeffer forme une unité. Les ouvrages qui
abordent les questions philosophiques et culturelles côtoient les écrits qui
traitent des thèmes bibliques et de spiritualité. Ils sont tous d’égale importance.
La trilogie: Démission de la raison, Dieu, ni silencieux, ni lointain et The God
Who Is There constitue cependant le coeur de leur apologétique.
9
Avant-propos
A
vant de se rendre dans un pays étranger pour un séjour prolongé,
il convient d’en apprendre la langue. Cette connaissance n’est
toutefois pas suffisante pour avoir des relations étroites avec ses
habitants. Il faut aussi étudier leurs modes de penser afin de les com-
prendre et de communiquer avec eux. Telle est la situation de l’Eglise
chrétienne qui a pour mission de communiquer autour d’elle les prin-
cipes scripturaires et fondamentaux de sa foi.
A toutes les époques, les chrétiens ont à faire face au même pro-
blème : comment s’exprimer de manière à être compris ? Problème
mal résolu si conscience n’est pas prise que la réalité environnante
se modifie sans cesse et qu’il importe de connaître et de comprendre
les modes de penser de chaque époque, comme aussi de chaque lieu
et, plus encore, de chaque nation. Certaines caractéristiques de notre
temps sont universelles. Je me propose de les analyser non pour satis-
faire une curiosité purement intellectuelle, mais afin de montrer quelles
sont les conséquences à tirer de leur juste évaluation.
D’aucuns s’étonneront, peut-être, de ce que j’ai choisi l’oeuvre
de Thomas d’Aquin comme point de départ. Cependant pour com-
prendre la pensée moderne, il importe de la resituer historiquement et
philosophiquement, et de se rappeler quels cheminements les modes
de penser ont suivis. Alors seulement, il devient possible de préciser
comment transmettre une vérité immuable dans un monde en perpé-
tuel mouvement.
Chapitre 1.
Nature et grâce
L
’origine de l’homme moderne peut être située à plusieurs mo-
ments de l’histoire. Pour ma part, je la place à l’époque de Tho-
mas d’Aquin (1225 – l 274), dont l’enseignement a véritablement
changé la face du monde en ouvrant le débat sur ce qu’il est convenu
d’appeler «la nature et la grâce», concepts que je présenterai sous la
forme du diagramme suivant, aux deux niveaux :
grâce
---------------------
nature
ou en développant :
s’établit entre les deux. Après Thomas d’Aquin, les philosophes s’ef-
forcent, pendant bien des années, de définir l’unité de la nature et de
la grâce avec l’espoir de lui trouver un fondement rationnel. La Renais-
sance a eu plusieurs effets heureux, en promouvant, par exemple, une
conception plus juste du rôle de la nature. Selon la Bible, la nature est
l’oeuvre de Dieu ; elle a donc son importance et ne saurait être mépri-
sée, comme d’ailleurs le corps n’a pas à l’être lorsqu’il est comparé à
l’âme. La beauté est également importante et la sexualité n’est nulle-
ment mauvaise en soi. La nature est un don de Dieu à l’homme ; elle
est bonne, et l’homme, en la méprisant, méprise en réalité la création
et, par conséquent, Dieu lui-même, le Créateur.
Peintres et écrivains
Cimabue (1240 – 1302), qui a eu Giotto (1267 – 1337) pour élève,
est le premier artiste à subir très tôt cette nouvelle influence, puisque
Démission de la raison 13
la grâce – l’universel
-------------------------------------------
la nature – le particulier
l’âme – l’universel
-------------------------------------------------------------
les mathématiques – le particulier – la mécanique
Notes
1 - Auto-nome = loi à soi-même. L’autonomie est entendue, ici, au sens phi-
losophique: l’homme étant la mesure de toute chose. L’autonomie psycholo-
gique, à la différence, est positive ; c’est celle de la créature libre et respon-
sable devant son Créateur.
2 - La théologie naturelle est la partie de la philosophie qui traite de l’existence
de Dieu, de ses attributs, en se fondant uniquement sur la raison et l’expé-
rience, sans le secours de la Révélation.
3 - Le platonisme est le système philosophique de Platon ou se réclamant de
lui. Il postule que l’esprit humain, susceptible d’absolu, dépasse le sensible
pour atteindre les idées, domaine du pur intelligible, seules réalités, et prin-
cipes de l’existence autant que de la connaissance. Le vrai seul est réel.
4 - L’aristotélisme est l’ensemble d’une doctrine provenant d’Aristote ou ins-
pirée par lui. Il est caractérisé par l’analogie de l’être (l’être se dit de multiples
manières), la recherche des diverses causes de ce qui est, de ce qui se meut,
de ce qui est mû et des diverses opérations volontaires de l’homme (agir et
faire). Seul le réel est vrai.
Chapitre 2.
I
l est temps maintenant de rapprocher les deux grands courants de
pensée que sont la Renaissance et la Réforme. Calvin naît en 1509;
son Institution de la religion chrétienne est de 1536. Léonard de
Vinci meurt en 1519, l’année où la controverse de Leipzig oppose
Luther (1483 – 1546) au Dr Eck. François 1er amène en France Léo-
nard de Vinci vieillissant, et se voit dédier par Calvin son Institution. La
Renaissance coïncide donc, en partie, avec la Réforme qui va tenter
de régler le problème de l’unité de la nature et de la grâce de façon
tout autre que la Renaissance. La Réforme rejette à la fois, en effet,
Aristote et le néo-platonisme.
Quelle solution propose-t-elle ? Selon les Réformateurs, l’absence
d’unité provient, d’une part, du développement de l’ancien humanisme
de l’Eglise Catholique, et d’autre part, de la théologie de Thomas
d’Aquin qui, en limitant la portée de la Chute, confère à l’homme une
certaine «autonomie». La Réforme, à la différence, fait sienne, sans la
restreindre, la conception biblique de la Chute. Dieu est le Créateur de
l’être humain qui est tout entier déchu1, y compris son intelligence et
sa volonté. En opposition à la théorie de Thomas d’Aquin, la Réforme
enseigne que Dieu seul est «autonome».
Ceci est vrai en deux domaines. Pour la Réforme, en effet, la Bible
seule – Sola Scriptura – constitue l’autorité suprême et suffisante, qui
ne saurait être mise en parallèle avec aucune autre autorité, fût-ce celle
de l’Eglise ou de la théologie naturelle. La Réforme exclut, d’autre part,
l’idée que l’homme puisse, de façon «autonome» par rapport à Dieu,
assurer son salut, à la différence de la doctrine catholique pour qui le
salut est une oeuvre partagée : si Christ est mort pour nous sauver,
l’homme doit néanmoins mériter Christ, ce qui implique un élément
humain. La Réforme affirme, au contraire, que l’homme ne peut abso-
lument rien faire, qu’aucun effort d’ordre moral ou religieux, issu de sa
volonté propre, ne peut le sauver. Seule, l’oeuvre parfaite accomplie
par Christ, sa mort historique, donne le salut; et le seul moyen d’être
sauvé consiste à élever des mains vides dans un geste de foi – Sola
Fide – et à recevoir le don gratuit de la grâce de Dieu.
Notons, en passant, que la Réforme évoque «l’Ecriture seule» et non
«la révélation de Dieu dans le Christ seul». Le point de vue des Réfor-
mateurs à cet égard est essentiel ; autrement le mot «Christ» perd toute
signification, et l’on fait fausse route à l’instar de la théologie moder-
niste. Séparer Christ de l’Ecriture conduit à perdre de vue le sens de
18 Démission de la raison
voient s’éclairer à leurs yeux l’oeuvre de Christ telle qu’elle est expo-
sée dans l’Ecriture. Ils comprennent que Jésus est mort sur la croix en
substitut et en victime expiatoire afin de sauver des hommes effective-
ment coupables. Atténuer cette culpabilité pour quelque motif que cela
soit – psychologique, théologique, héréditaire, ou autre –, c’est por-
ter atteinte à l’oeuvre de Jésus-Christ telle que l’Ecriture la présente.
Christ est mort pour un homme dont la culpabilité morale est évidente,
car cet homme a fait un choix délibéré.
Dieu a créé l’homme, les animaux, les fleurs et les objets inanimés.
Si l’on considère le caractère infini de Dieu, l’homme est aussi éloigné
de Dieu que les objets inanimés. Mais, selon la Bible, il en va tout
autrement pour la personne de l’homme.
Démission de la raison 21
L’homme entier
Le point de vue biblique de la Réforme a été et reste tout autre. A la
différence de Platon, il n’accorde pas une importance plus grande à
l’âme qu’au corps. Dieu a créé l’homme, corps et âme, et tout en lui est
important. La doctrine de la résurrection corporelle n’est pas une vérité
démodée; bien au contraire, elle nous parle de l’amour de Dieu envers
cet homme qu’il a créé et qui est important dans sa globalité. La Bible
s’oppose également à l’humanisme pour qui le corps et l’esprit «auto-
nome» sont magnifiés, tandis que la grâce est minimisée et que toute
notion d’universel, d’absolu est évacuée.
La doctrine biblique mise en évidence par la Réforme s’oppose au
platonisme comme à l’humanisme pour plusieurs raisons. La pre-
mière est que Dieu, ayant créé l’homme tout entier, s’intéresse à lui
globalement. La seconde tient au fait que la Chute (événement qui a
eu lieu à un moment précis de l’histoire) a affecté l’homme en toutes
ses parties. Enfin, la rédemption, fondée sur l’oeuvre de Jésus-Christ,
le Sauveur, et révélée dans l’Ecriture, concerne l’homme tout entier. A
la résurrection, sa rédemption sera parfaite. Au chapitre 6 de l’épître
aux Romains, l’apôtre Paul déclare que, même si la perfection n’est
pas de ce monde, nous goûtons dès à présent, par le moyen de la foi,
la réalité de cette rédemption dans la totalité de notre être grâce à
Christ, à son sang versé sur la croix et par la puissance du Saint-Es-
prit. La souveraineté de Christ s’exerce sur l’homme dans la globalité
de sa personne. La Bible l’enseigne; les Réformateurs l’ont compris.
En Hollande, par exemple, plus qu’ailleurs, l’accent a été mis sur le
fait que cette souveraineté s’exerce aussi sur la culture. Ainsi Christ
règne aux deux «niveaux» :
grâce
------------
nature
Notes
1 - Dire que i’homme est tout entier déchu ne signifie pas qu’il est aussi mau-
vais qu’il est possible de l’être, qu’il est incapable de discerner la volonté de
Dieu ou de pratiquer le bien à l’égard de ses semblables, qu’il ne peut pas
souhaiter rendre un culte à Dieu et lui obéir. Ces termes expriment plutôt que
les effets de la Chute ont atteint toutes les parties de l’être humain. L’ensemble
de ses facultés ont été marquées par le péché : la volonté, l’intelligence, les
sentiments, etc.
Chapitre 3
L
a science est très impliquée dans cette évolution des idées dont les
promoteurs, il ne faut pas l’oublier, vivaient en chrétienté, c’est-
à-dire dans un monde tout pénétré de la mentalité chrétienne. Un
homme comme J. Robert Oppenheimer (1904 – 1967), qui n’était pas
chrétien, l’a bien compris; d’autres aussi. Le christianisme a effective-
ment joué un rôle décisif dans la naissance de la science moderne, ne
serait-ce qu’en suscitant un courant de pensée favorable à l’explora-
tion de l’univers.
Pour Jean-Paul Sartre (1905 – 1980), la question philosophique
fondamentale est celle de l’être. Quelle que soit la perspective de
l’homme, il finit par buter contre le réel avec les problèmes que pose
son existence. Le christianisme affirme le caractère objectif de la réa-
lité. A la différence de la pensée orientale, la tradition judéo-chrétienne
attribue à Dieu la création d’un univers qui lui est extérieur. Ce terme
n’a à être entendu ni dans son sens spatial, ni comme exprimant
que l’univers serait une extension de l’essence divine ou un rêve. Le
terme «extérieur» signifie plutôt que l’univers est une réalité objective à
prendre en considération et à explorer. Le christianisme est convaincu
du caractère objectif de la réalité, des rapports de cause à effet qui s’y
développent et de sa solide consistance. C’est un fondement sur lequel
on peut construire. En bref, l’objet lui-même, l’histoire, le principe de
causalité sont tout à fait réels.
C’est ainsi qu’un grand nombre de savants ayant vécu aux débuts
de la science moderne partagent l’opinion de Francis Bacon (1561
– 1626) qui écrit, dans son ouvrage Novum Organum Scientiarum :
«La Chute a dépouillé l’homme à la fois de son état d’innocence et de
son pouvoir sur la nature, mais il peut néanmoins réparer cette double
perte ici-bas, d’une part grâce à la religion et à la foi, et d’autre part
grâce aux arts et aux sciences.»
La science en tant que telle et l’art sont considérés comme des acti-
vités religieuses, au meilleur sens du terme. Remarquons également
que Francis Bacon ne considère pas la science comme «autonome»,
puisqu’elle est, par rapport à la Chute, dépendante de la révélation de
l’Ecriture. Dans ce cadre, la science (et l’art) peut cependant se déve-
lopper librement, et possède une valeur intrinsèque aussi bien pour
Dieu que pour les hommes.
Ces savants croient – avec F. Bacon, il convient de nommer Copernic
(1475 – 1543), Galilée (1564 – 1642), Kepler (1571 – 1630), Faraday
26 Démission de la raison
Kant et Rousseau
Après la Renaissance et la Réforme, la phase critique suivante ap-
paraît avec Kant (1724 – 1804) et Rousseau (1712 – 1778), même
si beaucoup d’autres, dans l’intervalle, peuvent retenir l’attention. A
l’époque de Kant et de Rousseau, le concept «d’autonomie», né de
l’oeuvre de Thomas d’Aquin, a pris de l’ampleur, mais la probléma-
tique a changé, ce qui est symptomatique de l’évolution de la situa-
tion. Après que la grâce ait été jusque-là opposée à la nature, au XVIIIe
siècle l’idée de grâce disparaît, et le terme ne correspond plus à rien.
Le rationalisme est désormais solidement établi sur ses positions et
l’idée de révélation est absente en tous domaines. On ne s’exprime
plus en termes de «nature et grâce» mais de «nature et liberté» :
liberté
----------
nature
Le modernisme scientifique
Rappelons, tout d’abord, que les savants des temps anciens, s’ils
croyaient au principe de causalité, ne pensaient pas cependant qu’il
s’exerce à l’intérieur d’un système clos. En cela réside la différence
entre la science naturelle et la science enracinée dans une philoso-
phie naturaliste, ou entre ce que j’appellerai la science moderne et le
modernisme scientifique. L’idée de «système clos» ne représente pas
un échec de la science en tant que telle, mais correspond à la nouvelle
philosophie qui prévaut actuellement parmi les savants, selon laquelle
l’univers soumis aux investigations de la physique comprend aussi
tous les domaines de la vie. Les philosophes des époques anciennes
n’auraient pas admis cela. Même si Léonard de Vinci a pressenti cette
évolution de la science puisque, comme nous l’avons vu, ayant com-
pris qu’à partir des mathématiques on en est réduit aux particules
quantifiables, il s’est acharné à découvrir un universel.
A notre époque, le «niveau inférieur» ayant complètement absorbé
le «niveau supérieur», le savant moderniste affirme l’existence d’une
unité totale entre les deux «niveaux» par suppression du «niveau supé-
rieur». Il n’y a plus ni Dieu, ni liberté : tout est inclus dans le système.
Démission de la raison 29
------------------------------------------------------------
Dieu, liberté amour, raison d’être morale, homme
------------------------------------------------------------
nature – physique, sciences sociales et
psychologie – déterminisme
La nouvelle morale
Cette conception a influencé la morale. Les écrivains pornogra-
phiques du XXe siècle se réclament du Marquis de Sade (1740 – l 814).
On lui accorde aujourd’hui un rôle très important et on ne le considère
pas simplement comme un auteur obscène. Il y a une cinquantaine
d’années, en Angleterre, la possession de ses ouvrages était un délit.
Aujourd’hui, le Marquis de Sade est à l’honneur aussi bien au théâtre
qu’en philosophie et en littérature. Tous les écrivains nihilistes («black
writers») et les «auteurs en révolte» se réclament de Sade, non seu-
lement parce qu’il est un auteur obscène ou parce qu’il se sert de la
30 Démission de la raison
Hegel
Hegel (1770 – 1831) marque après Kant une nouvelle et importante
étape. Jusqu’à lui, la recherche philosophique a consisté à tenter d’in-
clure dans un cercle tout ce qui a trait à la pensée et à la vie. Tour
à tour, chacun a présenté un système que le suivant a contesté en
proposant autre chose et ainsi de suite. Comment s’étonner, dans ces
conditions, que l’étude de la philosophie procure si peu de plaisir !
A l’époque de Kant, le rationalisme, philosophie fondée sur la rai-
Démission de la raison 31
KANT
LIGNE DU HEGEL
DÉSESPOIR ART
MUSIQUE
CULTURE
KIERKEGAARD GÉNÉRALE
THÉOLOGIE
EXISTENTIALISME EXISTENTIALISME
SÉCULIER RELIGIEUX
pour lui, l’aspiration des hommes de tous les temps est irréalisable.
Notes
1 - Nouméal, du grec nouméon, «ce qui est pensé» (et non réel).
2 - Dans Dieu, illusion ou réalité ? (Ed. Kerygma, F-13100 Aix-en-Provence,
1989), j’ai parlé en détail des diverses disciplines (philosophie, art, musique,
culture générale et théologie) telles qu’elle se présentent dès lors qu’elles ont
passé sous la «ligne du désespoir».
Chapitre 4
Le Saut
A
près la «ligne du désespoir», nous arrivons à Kierkegaard et au
«saut»1. Avec Kant, comme nous l’avons noté, la ligne tracée
entre la nature et les universaux s’est considérablement renfor-
cée. Avec le «saut» de Kierkegaard, tout espoir de découvrir une quel-
conque unité est abandonné. Le schéma, avec Kierkegaard, devient :
L’espoir d’un quelconque lien entre les deux mondes s’est évanoui.
Il n’y a aucune communication, aucun échange entre le «niveau supé-
rieur» et le «niveau inférieur», mais une totale dichotomie. La ligne sé-
paratrice est devenue un énorme mur, parfaitement infranchissable.
Sous la «ligne», il y a donc le rationnel et le logique ; au-dessus, ce
qui ne l’est pas. Entre les deux, pas la moindre relation. En d’autres
termes, au «niveau inférieur» où tout est rationnel, l’homme en tant
qu’homme est mort. Seuls existent les mathématiques, le particulier
et ce qui est quantifiable. L’homme, quant à lui, ignore qui il est, n’a
ni but, ni raison d’être. Le pessimisme lui colle à la peau. Pourtant,
par un «saut» irrationnel au «niveau supérieur», il découvre une foi
non-rationnelle qui rend optimiste. Telle est la dichotomie totale de
l’homme moderne !
Cette dichotomie est plus difficile à percevoir et à comprendre pour
ceux de nos contemporains issus de famille chrétienne ou appartenant
à la classe moyenne que pour les habitués de la rive gauche à Paris,
ou de l’université de Londres. Influencés par leur milieu, les premiers
estiment que la dichotomie n’est sûrement pas totale et qu’un échange
est possible entre les deux mondes; cette conception est formellement
contredite par l’homme moderne, même si on a l’illusion du contraire.
Du point de vue rationnel, l’homme est dépourvu de signification;
c’est en cela qu’il est «mort». Il ne s’agit pas, là, de la mort qui ter-
mine l’existence, mais d’un état permanent que l’homme ignore, ce
qui l’empêche d’en prendre conscience.
L’existentialisme athée
A partir de Kierkegaard, deux courants de pensée se dessinent, d’une
part, l’existentialisme athée et, d’autre part, l’existentialisme religieux.
L’existentialisme athée a pour chefs de file Jean-Paul Sartre (l905 –
36 Démission de la raison
L’existentialisme religieux
La situation est la même dans la perspective de Karl Barth et des
diverses théologies qui en découlent : pas d’intersection rationnelle
entre les deux «niveaux». Jusqu’au jour de sa mort, Barth est resté
partisan de la haute critique; la Bible contient des erreurs, mais cela
n’empêche pas de la croire, elle véhicule «une parole religieuse», car
la «vérité religieuse» est distincte de la vérité historique de l’Ecriture.
Ainsi pas de place pour la raison, aucun moyen de vérification : c’est là
le «saut» en termes religieux. Thomas d’Aquin a préparé l’avènement
d’un homme à l’intelligence «autonome» au «niveau inférieur» ainsi qu’à
une théologie naturelle et une philosophie affranchies de l’autorité de
l’Ecriture. En poursuivant cette démarche, la pensée séculière s’est
vue contrainte de placer son espoir dans l’irrationnel. De même, dans
la théologie néo-orthodoxe, le «saut» est nécessaire, car il est exclu
de chercher Dieu en faisant usage de sa raison. Pour cette théologie,
l’homme est dans une condition inférieure à celle de l’homme déchu
tel que le dépeint la Bible. Pour la Réforme et pour la Bible, l’homme ne
peut rien faire pour assurer lui-même son salut, mais il peut et même il
doit, avec sa raison, sonder l’Ecriture qui lui parle, non seulement de la
«vérité religieuse», mais aussi de l’histoire de l’humanité et de l’univers.
Tel est le trait distinctif de cette irrationalité : admettre que ce que
la Bible enseigne en matière religieuse et spirituelle est exact et qu’à
l’inverse, elle peut se tromper dans le domaine de ce qui est vérifiable.
A cet égard, les tenants d’un langage théologique radical ou plus clas-
sique sont d’accord pour dissocier totalement la foi et la raison. C’est
là la version religieuse de la mentalité qui prévaut aujourd’hui.
Le vocabulaire utilisé au «niveau supérieur» n’affecte en rien le
système, qui s’accommode aussi bien d’expression religieuse que
38 Démission de la raison
La théologie nouvelle
Pour la néo-orthodoxie, issue de la théologie libérale classique, très
fortement rationaliste, les mots susceptibles d’une définition ration-
nelle se situent au «niveau inférieur» tandis que ceux qui ne le sont
pas se situent au-dessus de «la ligne». Ce sont ces derniers termes qui
occupent toute l’attention de ces nouveaux théologiens. Quand, par
exemple, P. Tillich parle de «Dieu au-delà de Dieu», le premier terme
«Dieu» est indéfinissable.
Le non-rationnel – connotations2
-----------------------------------------
le rationnel – définitions
lente. Tels sont ceux qui, de nos jours, formulent et affrontent les
grandes questions.
Notes
1 - Le «saut» est le passage brusque d’un état à un autre (la nature ne fait pas
de saut).
2 - Connotation : propriété d’un terme qui peut, en même temps, désigner un
objet et évoquer certains de ses attributs.
3 - The Humanist Frame (Structure de l’humanisme), Allen & Unwin, Londres
1961. The Humanist Frame (Structure de l’humanisme), Allen & Unwin,
Londres 1961.
4 - Editions du Cerf, 1955
Chapitre 5
D
ès l’époque de Rousseau, la liberté s’est trouvée totalement
dissociée de la nature, vouée tout entière au déterminisme qui
englobe l’homme lui-même et lui ôte tout espoir de délivrance.
Ainsi, au «niveau supérieur», l’homme lutte pour une liberté qu’il veut
totale et inconditionnelle. Et puisqu’il n’existe ni Dieu ni ordre univer-
sel pour restreindre sa liberté, il cherche à s’accomplir complètement;
pourtant, en même temps, il ressent comme un enfer son état de pri-
sonnier d’un système. Tel est le dilemme de l’homme moderne.
Le domaine de l’art en offre de nombreuses illustrations. Ce dilemme
explique, pour une part, la laideur qui caractérise presque tout l’art
contemporain, dans la mesure où il est l’expression subjective de l’état
de l’homme. C’est la nature humaine déchue que l’artiste représente à
son insu. L’homme a été créé à l’image de Dieu, c’est-à-dire merveil-
leux; il est maintenant déchu. Ainsi, en cherchant à exprimer sa liberté
d’une façon «autonome», l’artiste prive, partiellement, son oeuvre de
toute signification et de toute beauté. En contraste, une grande partie
du «design», l’art industriel, gagne en beauté et en harmonie parce qu’il
se soumet aux lois de l’univers.
Ainsi, la science n’est pas entièrement libre ; elle doit tenir compte
de la réalité. Le savant ou le philosophe, même s’il affirme que tout est
hasard et dépourvu de sens, n’en est pas moins obligé, dans ses dépla-
cements, de se soumettre à l’ordre qui gouverne l’univers. Si la science
passe outre, elle devient de la science-fiction. Le «design» industriel, en
tant que science, étant obligé de respecter la forme de l’univers, est
souvent plus beau que l’Art (avec un grand A), expression de la révolte
de l’homme, de sa laideur et de son désespoir. Considérons, mainte-
nant, comment le «saut» est représenté dans les arts.
l’Etre – c’est-à-dire «ce qui est» – a une signification dont les paroles
rendront compte en partie. Ainsi le poète, par sa seule existence, de-
vient prophète et suscite l’espoir que la vie dépasse les limites de la
connaissance rationnelle. C’est là une conception («niveau supérieur»)
tout aussi irrationnelle et vide de sens que les précédentes.
mais cela ne l’empêche pas d’affirmer que la raison doit céder la place
à une mystique de l’art qui, loin de rester théorique, doit servir de
base à une nouvelle pédagogie. L’art est donc une fois encore proposé
comme la seule réponse offerte à la condition humaine par l’intermé-
diaire du «saut».
Picasso
Picasso (1881 – 1973) est un autre exemple. Il a tenté de créer un
«universel» en recourant à l’expression abstraite. Il est même allé si loin
qu’il est impossible, sur ses tableaux, de distinguer une blonde d’une
brune, un homme d’une femme ou même d’une chaise. Cette abstrac-
tion sur la toile est devenue comme son propre univers dont il a été,
non sans succès, le dieu. Mais, dès qu’il a peint un «universel», il a dû
affronter l’un des dilemmes de l’homme moderne : l’incommunicabi-
lité. La personne qui regarde son tableau n’en comprend pas le sens.
A quoi bon, alors, jouer au dieu sur la toile si personne ne peut déchif-
frer votre message ? Il est intéressant d’observer ce qui s’est produit
quand Picasso est tombé amoureux. Il a commencé par écrire sur ses
tableaux : «J’aime Eva», et aussitôt la communication avec le public a
été rétablie. Mais cette communication était irrationnelle et n’existait
qu’au travers de l’amour de Picasso pour Eva, sentiment compréhen-
sible, mais sans rapport explicite avec le sujet du tableau. Ici encore,
se retrouve le «saut» que le peintre, l’homme, fait d’autant mieux s’il
tombe amoureux !
A partir de cette époque, il est possible de suivre l’évolution de Picas-
so au fil de ses amours et de ses ruptures. Lorsqu’il tombe amoureux
d’Olga et l’épouse, il la représente de façon réaliste. Cela ne signifie
pas que le reste de son oeuvre soit sans importance : Picasso était un
très grand peintre, mais c’était un homme qui n’a pas réussi dans ses
tentatives pour créer un «universel» et, dès lors, sa vie s’est réduite à
une succession de crises.
Plus tard, j’ai vu plusieurs des tableaux peints alors qu’il était amou-
reux de Jacqueline. Ce fut une nouvelle période pour Picasso, car il
aimait cette femme (il l’épousa d’ailleurs, en seconde noce). Ainsi,
dans les tableaux d’Olga et de Jacqueline, en contradiction totale
avec presque toute son oeuvre, il a représenté le «saut» dans l’irration-
nel par le système de symboles formels, «saut» que d’autres effectuent
avec des mots.
Remarquons, en passant, que Salvador Dali (1904 – 1989) a fait de
même lorsque, rompant avec son univers surréaliste, il a opté pour
un certain mysticisme, en peignant les symboles de l’art chrétien
chargés de leur signification religieuse, mais privés de leur contenu,
suivant en cela la même démarche que la théologie nouvelle. C’est
46 Démission de la raison
Bernstein
Nous essayons de montrer que nous avons à faire à un concept
presque monolithique – la dichotomie et le «saut» – et que peu im-
portent les valeurs et leur mode de représentation – termes ou système
de symboles – placés au «niveau supérieur». Léonard Bernstein (1918
– 1990), dans sa Kaddish Symphony, a voulu faire de la musique l’ex-
pression de l’espoir au «niveau supérieur». L’homme moderne, c’est sa
caractéristique, accepte deux «niveaux» de connaissance entièrement
dissociés l’un de l’autre, et n’attache aucune importance aux termes
ou aux symboles qu’il utilise au sein de cette dichotomie. Du point
de vue de la rationalité, l’homme est mort ; son seul espoir est une
forme de «saut» en dehors de tout contrôle de la raison. Entre les deux
«niveaux», aucun point de contact n’existe.
La pornographie
La littérature pornographique moderne se situe également dans cette
perspective. Ce genre de littérature a toujours existé, mais elle revêt,
de nos jours, une forme différente. Il s’agit non pas de simples ou-
vrages à caractère obscène, mais de véritables traités philosophiques.
Henry Miller (1891 – 1980), par exemple, considère que la raison, et
même la sexualité sont dépourvues de sens, ce qui ne l’empêche pas
de mettre son espoir en une sorte de panthéisme susceptible de lui
donner une raison d’être.
Terry Southern (1924 – 1995) nous présente un autre aspect de
cette littérature. Il est l’auteur de Candy et du Chrétien magique. En
dépit de leur allure obscène et corrosive, ces ouvrages présentent des
considérations importantes. Dans son ouvrage Ecrivains en révolte
(Writers in Revolt, 1963), dont l’introduction a pour titre «Vers l’éthique
d’un âge d’or», l’auteur cherche à démontrer que le monde occiden-
tal est en train de s’effondrer. L’homme moderne, dit-il, ne se conçoit
qu’en termes psychologiques et c’est avec beaucoup d’habileté qu’il
ajoute : «La portée de cette prospective psychologique, par rapport aux
diverses philosophies et cultures en vigueur jusqu’à nos jours, est écra-
sante puisqu’elle aboutit, en définitive, à la négation absolue du crime,
de l’idée même de crime.» Southern ne veut, certes, pas dire que le
crime n’existe plus, mais qu’il n’est plus considéré comme tel, et qu’il
n’est même pas un acte moralement répréhensible.
Les chrétiens «évangéliques» inclinent à ignorer ces auteurs et
s’étonnent de ne pas comprendre l’homme moderne, alors qu’en réa-
lité ces écrivains sont les penseurs d’aujourd’hui. La philosophie chré-
Démission de la raison 47
Le théâtre de l’absurde
Le désespoir transparaît dans le théâtre de l’absurde. L’angoisse cau-
sée par l’absurde rappelle la pensée de Sartre. L’homme est un acteur
tragique placé dans un environne- ment totalement absurde où il lui
est impossible de satisfaire ses aspirations rationnelles. Mais le théâtre
de l’absurde va plus loin que Sartre. Celui-ci dénonce l’absurdité de
l’univers, mais il le fait en des termes et avec une syntaxe convention-
nels. Le théâtre de l’absurde, quant à lui, bouscule la syntaxe et déva-
lue le sens des mots pour dénoncer, avec plus de véhémence encore,
l’absurdité du monde.
Martin Esslin, connu pour ses émissions à la BBC, a écrit, sur ce
sujet, un livre dont l’introduction est intitulée «L’absurdité de l’absurde»
(Le théâtre de l’absurde, Buchet-Chastel, 1963).
Il distingue trois étapes dans ce théâtre. Dans la première, on dit
au bourgeois : «Réveille-toi, tu as assez dormi» et on l’éveille en lui
jetant des seaux d’eau et en renversant son lit. Puis, c’est la deuxième
étape, dès qu’il est réveillé, on le fixe du regard et lui annonce qu’il est
absolument seul dans l’univers. Dans la troisième étape, on élabore
une super-mystique, qui est une tentative de «sur»-communication.
Ceci s’apparente aux «happenings» et «environnements» de Marcel
Duchamp (1887 – 1969). Je ne puis traiter ces questions en détail
dans le présent ouvrage, mais je conclus que cette «sur»-communica-
tion, qui se soustrait au contrôle de la raison, est vide de tout contenu ;
elle doit néanmoins être prise au sérieux, car elle est un moyen de
manipulation sociale. Quoi qu’il en soit, si les deux premières étapes
du théâtre de l’absurde illustrent la tendance au pessimisme, la der-
nière constitue, de nouveau, un «saut» mystique, qui ne découle aucu-
nement des deux précédentes.
Chapitre 6
La Folie
N
ous n’avons pas encore épuisé le sujet du «saut» ! Ce défi lancé
à la raison existe dans plusieurs autres domaines. Il faut citer
un ouvrage de Michel Foucault (1926 – 1984), Maladies men-
tales et psychologie (Presses Universitaires de France, 1963). Dans
la recension du livre paru dans The New Review York of Books (3 no-
vembre 1966), intitulé «Eloge de la folie», le critique Stephen Marcus,
de l’Université de Columbia, écrit : «Ce que Foucault conteste en défi-
nitive, c’est l’autorité même de la raison ... Et en cela, il représente
l’une des tendances majeures de la pensée contemporaine. Son refus
de croire au pouvoir transcendantal de la raison met en relief l’une des
grandes vérités de notre temps : à savoir que le XIXe siècle n’a pas su
tenir ses promesses».
En d’autres termes, les héritiers du siècle des Lumières s’étaient en-
gagés à unifier de façon rationnelle le champ (les deux «niveaux») de
la connaissance. Foucault soutient, à juste titre, que le XIXe siècle n’a
pas tenu sa promesse. Et le critique ajoute : «C’est là l’une des raisons
qui l’amènent à se tourner vers les artistes et les philosophes fous
et à demi-fous de notre époque. Leurs propos mettent notre monde
en accusation; au travers de leur art – expression de leur folie –, ces
penseurs accentuent la culpabilité du monde et contraignent celui-
ci à reconnaître sa faillite et à se réformer. On doit, en toute bonne
foi, admettre la justesse et la force de ces observations sur la pensée
contemporaine. Nous vivons à une époque qui en arrive à se croire
postérieure à tout : post-moderne, post-historique, post-sociologique,
post-psychologique ... Nous avons rejeté les systèmes philosophiques
des XIXe et XXe siècles ; nous les avons dépassés sans pour autant les
transcender par une nouvelle vérité, ni même découvrir un système de
valeurs qui les égale et puisse leur succéder.»
En d’autres termes, les rationalistes n’ont trouvé aucune solution au
problème de l’unité du champ de la connaissance et n’ont aucun es-
poir de la découvrir. Et Foucault pousse la pensée de Rousseau jusqu’à
sa conclusion logique : la liberté «autonome» n’est atteinte que dans la
folie. Aussi, vive la folie, car alors on est libre ... !
degger avant lui, que cette philosophie était inadéquate. Son film Le
silence manifeste ce changement. Il exprime l’idée que l’homme est
mort et il inaugure un nouveau genre de cinéma. L’oeil de la caméra
photographie ce qui se passe dans la vie et en souligne le caractère
absurde en des termes qui n’ont rien d’humain. Le film est une succes-
sion d’images sans aucun discours humain.
Cette conception se retrouve chez les écrivains nihilistes (black wri-
ters) de notre époque. C’est elle qui a conféré son importance au livre
De sang froid (1967) de Truman Capote (1924 – 1984). Presque tous
les critiques se sont accordés pour reconnaître l’absence de tout juge-
ment moral dans ce livre. L’auteur se borne à relater les faits – «II a
ramassé l’arme du crime et a fait ceci et cela.» – exactement comme le
ferait un ordinateur raccordé à l’oeil de la caméra.
Cependant, la plus étonnante affirmation du cinéma moderne n’est
pas celle de la mort de l’homme (au «niveau inférieur»), mais la puis-
sante expression de la condition humaine au «niveau supérieur» après
le «saut». Parlons d’abord du film L’année dernière à Marienbad. Son
producteur a expliqué son projet qui justifie la présence de corridors
interminables et l’absence de suite logique dans les séquences. Si
l’homme est mort au «niveau inférieur», une fois le «saut» non-rationnel
accompli, il est privé, au «niveau supérieur», de toute valeur et de tout
principe. Car les valeurs, les principes, appartiennent au domaine de la
raison et de la logique. Il n’y a donc plus ni vérité, ni contre-vérité qui
en soit l’anti-thèse, ni bien, ni mal. L’homme va à la dérive.
Juliette de l’esprit est un film du même genre. Un étudiant m’a dit
qu’il allait revoir ce film pour la troisième fois afin d’y distinguer le réel
de l’imaginaire. Je n’avais pas vu ce film à l’époque, mais je l’ai vu de-
puis dans un petit théâtre de Londres. Si je l’avais vu plus tôt, j’aurais
dit à cet étudiant de ne pas chercher plus longtemps. On pourrait voir
ce film mille fois sans parvenir à faire la part du réel et de l’imaginaire,
car il est justement construit pour empêcher le spectateur d’y parvenir.
Il n’y a plus aucune valeur, aucun principe. Impossible de distinguer le
réel, l’illusoire, le psychologique ou la folie.
Blow up, le film d’Antonioni, est de la même veine. Il présente
l’homme moderne, au «niveau supérieur», dénué de principes et de va-
leurs, et il souligne qu’une fois la dichotomie entre les «deux niveaux»
acceptée, peu importe ce que l’on place au-dessus de «la ligne».
Ceci reste valable pour la théologie nouvelle. Sous «la ligne», l’homme
comme Dieu sont rationnellement morts. Les théologiens de «la mort
de Dieu» ont déclaré nettement qu’il est inutile de parler de Dieu au «ni-
veau supérieur» puisque nous ne savons rien de lui, et qu’il vaut mieux
avouer honnêtement que Dieu est mort. Après notre analyse de la pen-
sée contemporaine, on comprend aisément pourquoi ces théologiens
se sont lassés de jouer le jeu et ont renoncé à employer des termes reli-
gieux sans contenu, pour aboutir à la conclusion logique que Dieu est
mort. La théologie libérale radicale propose donc le schéma que voici :
l’irrationnel Jésus
-------------------------------------
le rationnel – Dieu est mort
Les chrétiens ont donc à faire preuve d’une très grande prudence.
Dans le Weekend Telegraph, en date du 16 décembre 1966, Margha-
nita Laski décrit les nouveaux mysticismes et se demande s’il est pos-
sible d’en démontrer la fausseté ou la véracité. En fait, elle explique
que les hommes sont en train d’extraire la religion du domaine des
choses sujettes à discussion et de la placer dans celui où rien ne l’est
parce qu’aucune preuve, positive ou négative, n’y est à apporter.
Les «évangéliques» doivent se montrer prudents en face de certains
d’entre eux qui affirment que l’important n’est pas de prouver la vé-
racité ou la fausseté d’une doctrine, mais de rencontrer Jésus. Une
telle déclaration, qu’elle ait été ou non l’objet d’une analyse, relève du
«niveau supérieur».
La raison et la foi
L
a rupture entre la foi et la raison entraîne plusieurs conséquences
au-delà du cadre biblique : tout d’abord, sur le terrain de l’éthique.
Il est, en effet, impossible d’établir une relation entre un christia-
nisme irrationnel et la morale de la vie courante qui a besoin de normes.
Ainsi, rien d’étonnant à ce qu’aujourd’hui soit jugé «chrétien» l’acte que
la majorité dans l’Eglise, ou dans la société, considère comme tel à un
moment donné. Impossible, en effet, d’avoir une morale objective dès
lors que foi et raison sont totalement dissociées : le relatif est roi.
Autre conséquence : la législation d’un pays se voit elle-même privée
de tout fondement. La Réforme a établi un système de lois reposant
sur la conviction que Dieu s’est révélé concrètement dans les choses
ordinaires de la vie. Dans l’ancien Palais de Justice à Lausanne, une
magnifique peinture de Léo-Paul Robert (1851 – 1923) représente La
Justice instruisant les juges. Au premier plan de la fresque, l’artiste
a peint plusieurs cas de litiges : une femme contre son mari, l’archi-
tecte contre le constructeur, etc. Léo-Paul Robert présente un procès
en pays réformé et montre la Justice désignant de son épée un livre
sur lequel sont inscrits les mots : «La loi de Dieu». Pour la Réforme, les
lois ont un fondement. L’homme moderne quant à lui, non seulement
rejette la doctrine chrétienne, mais supprime ce que nos pères consi-
déraient comme fondement de la morale et du droit.
Troisième effet : le problème du mal devient «insoluble». La convic-
tion chrétienne que la Chute est un fait historique, spatio-temporel,
global, accompli par un être humain libre qui a délibérément décidé
de se révolter contre Dieu, est abandonnée. Dès lors, il ne reste plus
que l’affirmation saisissante de Baudelaire : «S’il y a un Dieu, c’est le
diable», ou encore la déclaration d’Archibald McLeish, dans sa pièce
intitulée J. B. : «Si Dieu est Dieu, il ne peut pas être bon, et s’il est bon,
il ne peut pas être Dieu.»
En dehors de la solution du christianisme – qui présente Dieu comme
le Créateur d’un homme dont l’existence a un sens précis, dans une
histoire qui va vers son achèvement, et le mal comme résultant de la
révolte de Satan suivie, en un lieu précis, de celle de l’homme – nous
ne pouvons qu’accepter, dans les larmes, le jugement formulé par
Baudelaire. Dès que la réponse du christianisme historique est reje-
tée, il n’y a plus qu’à affirmer contre toute logique – par un «saut» au
«niveau supérieur» – que Dieu est bon. Car, si nous pensons possible
d’accepter la dichotomie entre les «deux niveaux» et, ainsi, d’échap-
58 Démission de la raison
tout; il est le maître de tous les aspects de la vie. Inutile d’affirmer que
Jésus est l’alpha et l’oméga, le commencement et la fin, le Seigneur de
toutes choses, s’il n’est pas aussi le Seigneur de ma vie intellectuelle
et de sa cohérence. Je suis dans l’erreur ou la confusion si je chante
la seigneurie de Christ tout en prétendant garder mon indépendance
(mon «autonomie») dans certains domaines de ma propre vie, qu’il
s’agisse de ma vie sexuelle ou de ma vie intellectuelle, même si elle est
particulièrement élaborée et intense. «L’autonomie» – c’est-à-dire l’in-
dépendance par rapport à ce que Dieu nous dit – en quelque domaine
que ce soit, dans les sciences ou dans l’art, est une fausse piste. Les
sciences et les arts ne sont pas pour autant figés, bien au contraire;
ils nous montrent les limites à l’intérieur desquelles la liberté est pos-
sible. Si la science et l’art sont placés en situation d’autonomie (placés
au «niveau inférieur»), ils ne peuvent que susciter les tragédies qui ja-
lonnent l’histoire. Chaque fois que ce qui est placé au «niveau inférieur»
a voulu être «autonome», il «avale» le «niveau supérieur». Non seule-
ment, Dieu disparaît, mais également la liberté, et même l’homme.
crève, d’un coup de fusil, les ballons dans le ciel. Bien au contraire,
tout se passait comme si j’avais tenu à la main un câble auquel tous
les problèmes liés les uns aux autres étaient accrochés et recevaient
leur solution respective à l’intérieur d’un système que la Bible affirme
être la vérité. Bien des fois, j’ai expérimenté cela. Le système biblique
supporte fort bien la confrontation avec n’importe quelle idéologie du
jour et ... se défend lui-même.
Ce système biblique est incomparable et se distingue de tout autre
car il encourage – ce que chacun devrait faire – à réfléchir à partir de
soi-même, et il explique pourquoi.
La Bible affirme, tout d’abord, qu’au commencement toutes choses
ont été créées par un Dieu à la fois infini et personnel, un Dieu qui a
toujours existé. Tout, dans l’univers, porte l’empreinte de sa personne.
La Bible dit, ensuite, que la création n’est pas une extension de l’es-
sence de Dieu, comme l’envisage le panthéisme, mais qu’elle lui est
extérieure, sans que ce terme ait un sens spatial. Telle est la meilleure
manière de présenter la création à l’homme du XXe siècle. La création
est née de la volonté d’un Dieu qui est une personne éternelle (sans
commencement); aussi l’amour et la communication, attributs de la
personne de Dieu, en constituent-ils des caractéristiques intrinsèques.
Dans l’univers, étant donné son origine, le personnel prime sur l’imper-
sonnel et les aspirations profondes des êtres humains s’accordent avec
cet ordre des choses. Par ailleurs le monde est une réalité concrète,
objective, extérieure à Dieu son Créateur, soumise à un développe-
ment historique de cause à effet. L’histoire, tout comme ma propre
personne, sont bien réelles.
Dans ce contexte d’une histoire vraie, la Bible enseigne que l’homme
a été l’objet d’une attention particulière : Dieu l’a créé à son image. Si
l’être humain méconnaît son besoin de se rattacher à ce qui est au-
dessus de lui, il cherche dans la direction opposée : au-dessous de lui.
En l’occurrence, aujourd’hui, il s’identifie à la machine, et non plus à
l’animal, comme on le faisait à une époque maintenant révolue. Or, la
Bible dit que l’homme doit chercher sa raison d’être en haut, puisqu’il
a été créé à l’image de Dieu : il n’est pas une machine !
Si l’on refuse de prendre en considération une telle origine de l’univers,
quelle autre solution existe-t-il ? II n’y en a pas, à moins d’admettre que
l’homme est le produit d’une triple combinaison faite d’impersonnel,
de temps et de hasard. Malgré les efforts de plusieurs, dont Teilhard
de Chardin (1881 – 1955), la personnalité de l’homme n’a jamais pu
être expliquée de la sorte. Personne n’a jamais pu montrer comment le
temps et le hasard transforment l’impersonnel en personnel.
Si c’était la bonne solution, nous n’aurions plus qu’à sombrer dans
le désespoir. Mais la Bible, en affirmant que l’homme a été créé à
Démission de la raison 61
Glossaire
Agnosticisme : Doctrine selon laquelle l’homme n’a aucun accès ni à
la Vérité, ni à la Réalité ultimes. En particulier, l’homme ne pourra
jamais connaître Dieu, quand bien même celui-ci existerait.
Antithèse: Opposition entre deux notions ou propositions (ex. : le néant
est l’antithèse de l’Etre).
Athéisme : Doctrine qui nie toute existence de Dieu qu’il soit conçu
comme personnel ou impersonnel.
Autonomie : Etat d’indépendance d’un individu n’agissant que par ses
propres lois.
Chute : Séparation d’avec Dieu et corruption totale de la nature de
l’homme, résultant de la désobéissance d’Adam et Eve.
Connotation : Ensemble des représentations émotionnelles liées à un
mot et évoquées lors de son usage.
Déterminisme :
1. Principe scientifique selon lequel les lois de la nature sont con
stantes, immuables : «les mêmes causes produisent les mêmes
effets».
2. Doctrine philosophique niant la liberté de l’homme.
Dichotomie : Séparation radicale entre deux éléments (ex. : établir une
dichotomie entre la foi et la raison = en faire deux réalités entière-
ment différentes, sans aucun lien).
Dualisme : Toute doctrine métaphysique qui pose l’existence de deux
principes originels distincts et irréductibles.
Existentialisme : Courant philosophique mettant l’accent sur l’exis-
tence concrète de l’homme. Celle-ci est vue comme absurde, c’est-
à-dire dénuée de signification. L’homme est totalement libre, c’est
pourquoi il doit donner lui-même un sens à sa vie. Les représentants
les plus connus de l’existentialisme en France sont J.-P. Sartre et
A. Camus.
Happening : Type de manifestation (artistique, sociale) se voulant
spontanée et libre, et visant à contester l’ordre établi.
Humanisme : Doctrine philosophique affirmant la dignité de l’Homme,
conçu comme valeur suprême pour l’homme.
Méthodologie : Ensemble des règles et processus opératoires d’une
discipline scientifique ou technique.
66 Démission de la raison
Autres références